De Nassim Nicholas Taleb
Incerto, une étude de l’opacité, de la chance, de l’incertitude, de la probabilité, de l’erreur
humaine, du risque et de la prise de décision quand on ne comprend pas trop bien le
monde ‒ étude qui se présente sous la forme d’un essai personnel composé de passages
autobiographiques, d’anecdotes, de paraboles ainsi que d’analyses philosophiques,
historiques, et scientifiques dans des volumes bien distincts que l’on peut compulser dans
n’importe quel ordre :
Le Hasard sauvage (2001, 2004) montre comment on tend à confondre compétences et
chance, comment le hasard n’apparaît pas comme tel, pourquoi il ne sert à rien de parler
de profits alors qu’il est plus facile d’acheter et de vendre que de faire frire un œuf, et traite
de la di érence fondamentale qui existe entre les dentistes et les spéculateurs.
Le Cygne Noir (2007, 2010), montre comment les événements à fort impact, mais rares,
prédominent dans l’histoire, comment nous nous berçons rétrospectivement de l’illusion
de les comprendre grâce à des récits que nous forgeons après coup. Il montre aussi qu’il est
impossible d’estimer scientifiquement les probabilités de ces événements, et, du même
coup, de prévoir et de prédire quoi que ce soit dans certains domaines ‒ mais pas dans
d’autres ‒, que les méthodes de connaissance confirmatoires ne marchent pas, et
comment, grâce à de « faux experts » aveugles aux Cygnes Noirs, nous sommes enclins à
construire des systèmes de plus en plus fragiles face aux événements extrêmes.
Le lit de Procuste : aphorismes philosophiques et pratiques (2010, 2016).
Antifragile : les bienfaits du désordre (2012), montre que certaines choses aiment le désordre
(et donc la volatilité, le temps, le chaos, la variabilité et les facteurs de stress), et d’autres
non, comment on peut classer les choses en « fragiles-robustes-antifragiles », identifier
l’(anti)fragilité en fonction d’une réaction non linéaire sans être obligé d’en savoir
beaucoup sur l’historique du processus (ce qui résout en grande partie le problème de
Cygne Noir) ; cet ouvrage explique aussi pourquoi l’on est vivant si et seulement si on
apprécie la volatilité (une certaine dose, du moins).
Jouer sa peau (2017), ce tome-ci.
Incerto’s Technical Companion, composé de papiers de recherche, de notes diverses, ainsi
que d’observations et de développements (très) techniques.
L’éditeur remercie Fabrice de Gaudemar et Eric Briys pour leur aide précieuse.
2017, by Nassim Nicholas Taleb. All rights reserved.
2017, pour la traduction française
Société d’édition Les Belles Lettres
95, boulevard Raspail, 75006 Paris
ISBN : 978-2-251-90711-6
Deux figures de courage :
Ron Paul, un Romain parmi les Grecs,
et
Ralph Nader, saint gréco-phénicien
LIVRE 1
INTRODUCTION
Bien que pouvant être lu indépendamment, ce livre constitue une
suite à ma série littéraire Incerto, laquelle se présente comme un
mélange de : a) discussions pratiques, b) contes philosophiques, c)
commentaire scientifique et analyse des problèmes relatifs au
hasard et à la façon de vivre, de manger, de dormir, de débattre, de
se battre, de se faire des amis, de travailler, de s’amuser et de
prendre des décisions dans un contexte d’incertitude. Bien
qu’accessible à un lectorat plus large, ne vous méprenez pas : cet
Incerto est un essai, pas une vulgarisation fastidieuse de travaux
e ectués ailleurs (excepté l’Incerto’s technical companion).
Jouer sa peau traite de quatre sujets en un seul : a) l’incertitude et la
fiabilité de la connaissance (tant pratique que scientifique, à
supposer qu’il y ait une di érence entre les deux) ; b) la symétrie
dans les a aires humaines, c’est-à-dire l’équité, la justice, la
responsabilité et la réciprocité ; c) le partage d’informations dans les
transactions ; d) la rationalité dans les systèmes complexes et dans
le monde réel. Le caractère indissociable de ces quatre paramètres
est évident quand on… joue sa peau, précisément1.
Non que jouer sa peau soit une nécessité pour qu’il y ait équité,
e cacité commerciale et gestion des risques : c’en est une pour
comprendre le monde.
Premièrement, ce livre traite de l’identification et du filtrage des
c…ies, c’est-à-dire de la di érence entre la théorie et la pratique, la
cosmétique et la véritable expertise, et entre le monde universitaire
(au mauvais sens du terme) et le monde réel. Pour formuler un
aphorisme à la Yogi Berra : « Dans le monde universitaire, il n’existe
pas de di érence entre le monde universitaire et le monde réel ;
dans le monde réel, si. »
Deuxièmement, il concerne les distorsions des principes de
symétrie et de réciprocité dans la vie : si l’on reçoit les récompenses,
on doit aussi prendre sa part de risques, et ne pas laisser autrui
payer le prix de ses erreurs ; si l’on fait courir des risques à autrui et
que cela lui est préjudiciable, on doit en payer le prix. De même que
l’on devrait traiter autrui comme on aimerait qu’il nous traite, on
apprécierait de partager les responsabilités des événements en
toute justice et équité.
Si l’on donne son avis et que quelqu’un le suit, on a l’obligation
morale d’être soi-même exposé aux conséquences de cette
initiative :
Ne me donne pas ton avis, dis-moi seulement ce qu’il y a dans ton
portefeuille.
Troisièmement, ce livre traite également de la quantité
d’informations qu’on devrait partager concrètement avec autrui, de
ce qu’un vendeur de voitures d’occasion devrait ‒ ou ne devrait
pas ‒ dire d’un véhicule pour l’achat duquel on s’apprête à dépenser
une partie conséquente de ses économies.
Quatrièmement, il s’intéresse à la rationalité et à l’épreuve du
temps. Dans le monde réel, la rationalité ne concerne pas ce qui a du
sens pour tel ou tel journaliste du New Yorker ou tel psychologue
recourant naïvement à des modèles de premier ordre, mais quelque
chose de beaucoup plus profond et statistique, lié à votre propre
survie.
Ne pas confondre l’idée de jouer sa peau telle qu’elle est définie et
employée dans cet ouvrage avec un simple problème d’agent, le fait
de prendre part aux bénéfices. Non. Il s’agit au contraire de prendre
part aux préjudices, d’être pénalisé si quelque chose tourne mal. La
même idée lie les notions d’incitation, d’achat de voitures
d’occasion, d’éthique, de théorie des contrats, d’impératif kantien,
de pouvoir des municipalités, de science du risque, de contact entre
les intellectuels et la réalité, de responsabilité des bureaucrates, de
justice sociale probabiliste, de théorie des options, de droiture, de
marchands de c…ies, de théologie, etc. Et nous nous arrêterons là
pour l’instant.
Les aspects moins évidents dans le fait de jouer sa
peau
Un titre plus approprié (bien que moins percutant) pour ce livre
aurait été : Les aspects moins évidents dans le fait de jouer sa peau : ces
asymétries cachées et leurs conséquences. Car je n’aime tout simplement
pas les livres qui véhiculent des informations évidentes. J’aime être
surpris. C’est pourquoi, en vertu du principe de réciprocité qui
fonde le fait de mettre sa peau en jeu, je n’entraînerai pas le lecteur
dans un voyage prévisible du style de ceux que réservent les cours
de fac, mais plutôt dans le genre d’aventure que j’aimerais moi-
même connaître.
En conséquence, ce livre s’organise de la manière suivante : il ne
faudra pas plus de cinquante pages au lecteur pour saisir
l’importance, la prépondérance et l’omniprésence de cette notion,
jouer sa peau, dans la plupart de ses aspects. Mais il ne faut jamais se
lancer dans des explications détaillées et redondantes de ce qui fait
qu’une chose importante est importante : on déprécie un principe à
n’avoir de cesse de le justifier.
Cet itinéraire aux antipodes de l’ennui implique de se concentrer
sur la deuxième étape ; les implications surprenantes ‒ ces
applications cachées qui ne viennent pas immédiatement à
l’esprit ‒, ainsi que les conséquences moins évidentes, dont
certaines sont très désagréables, et beaucoup incroyablement utiles.
Comprendre les rouages de l’idée de skin in the game nous permet
d’appréhender d’importantes énigmes sous-jacentes à la matrice de
la réalité.
Par exemple : Comment se fait-il que des minorités on ne peut plus
intolérantes gouvernent le monde et nous imposent leurs goûts ? Comment
l’universalisme détruit-il précisément les gens qu’il vise à aider ? Comment se
fait-il qu’il y ait plus d’esclaves aujourd’hui qu’à l’époque des Romains ?
Pourquoi les chirurgiens ne devraient-ils pas avoir l’air de chirurgiens ?
Pourquoi la théologie chrétienne insistait-elle sur un côté humain de Jésus-
Christ nécessairement distinct de l’aspect divin ? Comment les historiens nous
induisent-ils en erreur en rendant compte de la guerre et non de la paix ?
Comment se fait-il que les prises de position qui ne coûtent rien (sans aucune
prise de risques) échouent, tant dans le contexte économique que religieux ?
Comment les candidats à une fonction politique présentant des faiblesses de
caractère évidentes paraissent plus réels que les bureaucrates qui jouissent de
références irréprochables ? Pourquoi vénère-t-on Hannibal ? Comment les
entreprises font-elles faillite dès lors qu’elles ont des gestionnaires
professionnels qui veulent faire le bien ? Comment le paganisme est-il plus
symétrique dans l’ensemble de la population ? Comment les a aires
internationales devraient-elles être conduites ?
Pourquoi ne devrait-on jamais donner d’argent aux organisations
caritatives à moins qu’elles ne fonctionnent de manière fortement distributive
(dite « ubérisée » dans le jargon moderne) ? Pourquoi les gènes et les langues ne
se sont-ils pas répandus de la même manière ? Pourquoi l’échelle des
communautés est-elle importante (une communauté de pêcheurs peut passer
de la collaboration à l’hostilité si l’on modifie d’un cran cette échelle, c’est-à-
dire le nombre d’individus concernés) ?
Pourquoi l’économie comportementale n’a-t-elle rien à voir avec l’étude du
comportement des individus ‒ et les marchés ont-ils peu à voir avec les biais
des participants ? Comment la rationalité est-elle de la survie et seulement de
la survie ? Quelle est la logique fondamentale de la prise de risques ?
Mais, en ce qui nous concerne, jouer sa peau est surtout une question de
justice, d’honneur et de sacrifice ‒ toutes choses essentielles pour les
êtres humains.
Érigé en règle, le fait de risquer sa peau atténue les e ets des
divergences résultant de la civilisation, celles qui existent entre
l’action et les paroles qui ne coûtent rien (le baratin), la conséquence
et l’intention, la pratique et la théorie, l’honneur et la réputation,
l’expertise et le charlatanisme, le concret et l’abstrait, l’éthique et le
juridique, l’authentique et le cosmétique, le marchand et le
bureaucrate, l’entrepreneur et le directeur général, la force et le fait
de rouler des mécaniques, l’amour et la relation d’intérêt, Coventry
et Bruxelles, Omaha et Washington (DC), les êtres humains et les
économistes, les auteurs et les éditeurs, l’érudition et l’académisme,
la démocratie et la gouvernance, la science et le scientisme, la
politique et les politiciens, l’amour et l’argent, l’esprit et la lettre,
Caton l’Ancien et Barack Obama, la qualité et la publicité,
l’engagement et les prises de position qui ne coûtent rien et, de
manière essentielle, la collectivité et l’individu.
Commençons seulement par montrer avec deux anecdotes,
comment les di érents points mentionnés ci-dessus s’articulent
entre eux, juste pour avoir un avant-goût de la façon dont cette idée
transcende les catégories.
1. Afin de comprendre pourquoi il n’est pas facile, dans la vraie vie, de dissocier
éthique, obligations morales et compétences, réfléchissez à la chose suivante. Quand
vous dites à quelqu’un qui occupe un poste à responsabilité ‒ votre comptable, par
exemple ‒ « Je vous fais confiance », entendez-vous par là que : 1) vous faites confiance à
son éthique (il ne détournera pas votre argent au Panama) ; 2) vous faites confiance à sa
précision en tant que comptable ; ou 3) les deux ? Tout le sujet du livre porte sur la
di culté qu’il y a, dans le monde réel, à dissocier l’éthique de la connaissance.
PROLOGUE
PARTIE 1 : LA RACLÉE D’ANTÉE
Ne quitte jamais maman ‒ Je continue à trouver des seigneurs de guerre ‒ Bob Rubin et son
transfert de risque ‒ Les systèmes aiment les accidents de voiture.
Antée était un géant ‒ une sorte de demi-géant, plutôt ‒, le fils, au
sens littéral du terme, de Gaïa, la Terre-Mère, et de Poséidon, le dieu
de la mer. Il avait une curieuse occupation : obliger ceux qui
passaient dans son pays, la Libye (grecque), à se battre ; sa technique
consistait à clouer ses victimes au sol avant de les écraser. Ce loisir
macabre était apparemment un moyen d’exprimer sa dévotion
filiale ; l’objectif d’Antée était de construire pour son père Poséidon
un temple en utilisant les crânes de ses victimes.
Antée était réputé invincible ; mais il y avait un truc. Il tirait sa
force du contact avec sa mère, la terre. Séparé physiquement de
cette dernière, il perdait tous ses pouvoirs. Dans le cadre de ses
douze travaux ‒ dans une seule version de l’histoire ; pas toutes, en
fait ‒, Hercule eut pour tâche de mettre une raclée à Antée. Il
parvint à le soulever de terre et l’acheva en l’écrasant : les pieds
d’Antée n’étaient plus en contact avec maman.
Ce que l’on retient de cette anecdote, c’est qu’à l’instar d’Antée, il
est impossible de dissocier la connaissance d’un contact avec le sol.
En fait, il est impossible de dissocier quoi que ce soit de ce contact.
Et ce contact avec le monde réel se produit en jouant sa peau ‒ en
s’exposant au monde réel et en en payant les conséquences, bonnes
ou mauvaises. Les éraflures de notre peau guident notre
apprentissage et notre découverte de ce monde par une sorte de
signal naturel ‒ ce que les Grecs appellent « pathemata mathemata »,
« que la sou rance guide ton apprentissage », chose que les mères de
jeunes enfants connaissent assez bien. Nous avons montré dans
Antifragile que la plupart des choses dont nous attribuions
l’invention aux universitaires avaient en fait été découvertes en
bricolant, puis légitimées ultérieurement par un genre ou un autre
de formalisation. La connaissance que nous engrangeons en
bricolant, en tâtonnant, par l’expérience et grâce à l’œuvre du temps
(en d’autres termes, par un contact avec la terre), est infiniment
supérieure à celle que nous acquérons en raisonnant ‒ chose que les
institutions préoccupées de leur propre intérêt se sont toujours
assidûment employées à nous dissimuler.
Nous allons maintenant appliquer cela à ce qu’on appelle à tort
« élaboration des politiques ».
La Libye après Antée
Seconde anecdote. Tandis que j’écris ces lignes, quelques milliers
d’années plus tard, la Libye, pays putatif d’Antée, a maintenant des
marchés d’esclaves, résultat d’une tentative manquée de ce que l’on
appelle un « changement de régime » destiné à « renverser un
dictateur ». Oui, en 2017, il existe des marchés d’esclaves improvisés
dans les parkings, où des Africains sont vendus aux plus o rants.
Toute une série de gens considérés comme des interventionistas
(pour citer des noms, « Bill » Kristol, Thomas Friedman, et d’autres
encore2), qui ont soutenu l’invasion en Irak en 2003 ainsi que la
destitution du président libyen en 2011, défendent aujourd’hui le
fait d’imposer un changement de régime du même acabit à un autre
groupe de pays, dont la Syrie, parce qu’elle est « gouvernée par un
dictateur ».3
Ces interventionistas et leurs amis du Département d’État américain
ont contribué à créer, à former et à soutenir les rebelles islamistes
alors « modérés », mais qui ont évolué et fini par rallier Al-Qaïda ‒
le même Al-Qaïda, exactement le même, qui avait fait exploser les
tours jumelles le 11 septembre 2011. Ils ont mystérieusement oublié
qu’Al-Qaïda lui-même était composé de « rebelles modérés » créés
(ou élevés) par les États-Unis pour aider à combattre la Russie
Soviétique parce que, comme nous le verrons, le raisonnement de
ces gens instruits n’inclut pas ce genre de récursivité.
On a donc tenté ce machin qui s’appelle « changement de régime en
Irak », et on a lamentablement échoué. On a retenté ce machin en
Libye, et il y a maintenant des marchés d’esclaves actifs dans ce
pays. Mais on a rempli l’objectif de « renverser un dictateur ». En
suivant exactement le même raisonnement, un médecin injecterait
des cellules cancéreuses « modérées » à un patient « pour améliorer
son taux de cholestérol », et crierait fièrement victoire après la mort
de ce dernier, surtout si l’autopsie révèle un taux de cholestérol
remarquable. Mais on sait que les médecins ne le font pas, ou pas de
manière aussi grossière, et qu’il y a une bonne raison à cela. En
général, ils mettent un minimum leur peau en jeu, ils ont une vague
compréhension des systèmes complexes, et, pour déterminer leur
conduite, plus de deux mille ans au cours desquels l’éthique a évolué
pour s’adapter à cette complexification.
Et ne renoncez pas à la logique, à l’intellect et à l’instruction, car
un raisonnement logique strict mais d’un ordre supérieur
montrerait qu’à moins de trouver un moyen de rejeter toute preuve
empirique, défendre les changements de régime implique de
défendre aussi l’esclavage ou une dégradation semblable du pays
(puisque de tels changements produisent généralement ce genre de
résultats). Ainsi ces interventionistas ne manquent-ils pas seulement
de sens pratique et n’apprennent-ils jamais de l’histoire, mais ils
commettent même des erreurs de raisonnement pur, qu’ils noient
dans une sorte de discours semi-abstrait.
Leurs trois faiblesses : 1) ils pensent en termes de statique, non de
dynamique ; 2) ils pensent en termes de dimensions basses et non
élevées ; 3) ils pensent en termes d’actions, jamais d’interactions.
Nous verrons plus avant tout au long de ce livre le raisonnement
intellectuel défectueux des idiots instruits (ou semi-instruits,
plutôt). Pour l’instant, nous pouvons préciser les trois faiblesses en
question.
La première est qu’ils sont incapables d’imaginer les étapes
suivantes et n’ont pas conscience de la nécessité de le faire ; or, tous
les paysans de Mongolie ‒ ou presque ‒, tous les serveurs de Madrid
et tous les loueurs de voitures à San Francisco savent que la vraie vie
n’est en réalité qu’une succession d’étapes.
La deuxième est qu’ils sont également incapables de faire la
distinction entre des problèmes multidimensionnels et leurs
représentations unidimensionnelles ‒ comme la santé
multidimensionnelle et la réduction de celle-ci à un unique résultat
d’examen de cholestérol. Ils sont incapables de comprendre l’idée
qu’au niveau empirique, les systèmes complexes n’ont pas de
mécanismes de causes et d’e ets unidimensionnels évidents et
qu’en contexte d’opacité, on ne s’amuse pas avec ce genre de
systèmes. Corollaire de cette faiblesse : ils comparent les actions du
« dictateur » à celles du Premier ministre suédois ou norvégien, pas
à celles de son équivalent local.
La troisième faiblesse réside dans leur incapacité à prévoir
l’évolution de ceux qu’on aide en intervenant, ou l’amplification des
retours qu’on a de cette intervention.
« Ludis de alieno corio »4
Et quand une explosion se produit, ils invoquent l’incertitude, une
chose appelée Cygne Noir (événement inattendu à fort impact),
comme le titre du livre d’un type (très) têtu, sans avoir conscience
qu’on ne doit pas jouer avec un système si les conséquences sont
extrêmement incertaines, ou, plus généralement, qu’on doit éviter
de s’engager dans une action qui présente de gros inconvénients si
l’on n’a aucune idée de ce que cela va engendrer. Il est essentiel, ici,
que ces inconvénients n’a ectent pas l’interventionniste. Il poursuit
son activité dans le confort de sa maison de banlieue thermo-
régulée avec un garage pour deux voitures, un chien, et une petite
aire de jeu dont la pelouse est non traitée aux pesticides pour ses 2, 2
enfants surprotégés.
Imaginez que des gens a igés de handicaps mentaux similaires et
ne comprenant pas l’asymétrie se retrouvent aux commandes d’un
avion. Les pilotes incompétents, ceux qui ne tirent aucune leçon de
l’expérience ou se moquent de prendre des risques qu’ils ne
comprennent pas, peuvent tuer pas mal de personnes, mais ils
finiront eux-mêmes au fond de l’Atlantique, par exemple, et
cesseront alors de représenter une menace pour autrui et pour
l’humanité. Mais pas dans le cas qui nous occupe.
Ainsi finit-on par peupler ce qu’on appelle « l’intelligentsia » de
gens délirants, mentalement dérangés au sens littéral du terme,
simplement parce qu’ils ne sont jamais obligés de payer pour les
conséquences de leurs actes, et qui répètent des slogans
modernistes dénués de toute profondeur (ainsi usent-ils et abusent-
ils du mot « démocratie » tout en encourageant les coupeurs de
têtes ; la démocratie est une notion qu’ils apprennent dans les livres
pendant leurs études supérieures). Quand on entend quelqu’un
invoquer des notions modernistes abstraites, on peut généralement
supposer que cet individu possède une certaine instruction (mais
pas assez, ou dans la mauvaise discipline) et un sens des
responsabilités insu sant.
Or, donc, des innocents, les Yazidis, les minorités chrétiennes au
Proche- (et au Moyen-) Orient, les Mandéens, les Syriens, les
Irakiens et les Libyens, ont dû payer le prix des erreurs de ces
interventionistas qui sont en ce moment même assis dans leurs
confortables bureaux climatisés. Comme nous le verrons, cela viole
la notion même de justice depuis son origine prébiblique,
babylonienne ‒ ainsi que la structure éthique en fonction de
laquelle l’humanité a survécu.
Non seulement le principe des guérisseurs est : « d’abord, ne pas
nuire », « primum non nocere », mais, a rmerons-nous, ceux qui ne
prennent pas de risques ne devraient jamais être impliqués dans les
prises de décisions.
De plus :
Nous avons toujours été fous, mais nous n’étions pas assez habiles pour
détruire le monde. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Nous reparlerons des interventionistas « pacificateurs » et
analyserons comment leurs processus de paix aboutissent à des
impasses, comme dans le cas du conflit israélo-palestinien.
Les seigneurs de guerre sont toujours là
L’idée de risquer sa peau est intimement liée à l’histoire : tous les
seigneurs de guerre et les bellicistes étaient eux-mêmes des
guerriers et, outre quelques curieuses exceptions (que nous
mentionnerons à l’occasion), les sociétés ont été régies par des gens
qui prenaient des risques, pas par des gens qui les transféraient sur
autrui.
Oui, les personnages éminents ont pris des risques ‒ des risques
bien plus considérables que les citoyens ordinaires. L’empereur
romain Julien l’Apostat, dont nous reparlerons beaucoup plus tard,
mourut sur le champ de bataille en combattant dans l’interminable
guerre à la frontière de la Perse ‒ alors qu’il était empereur. Si
l’habitude des historiens de construire des légendes peut nous
inciter à nous poser des questions dans le cas de Jules César,
d’Alexandre et d’autres généraux tels que Napoléon, dans celui de
Julien, les preuves sont convaincantes. En e et, il n’y a pas de
meilleure preuve historique qu’un empereur se trouvait en première
ligne dans une bataille qu’une lance perse logée dans sa poitrine
(Julien avait oublié de porter son armure de protection). Un de ses
prédécesseurs, Valérien, fut capturé sur la même frontière, et
utilisé, dit-on, comme marchepied humain par le Perse Shapur Ier
lorsqu’il montait sur son cheval. Et la dernière fois qu’on vit le
dernier empereur byzantin, Constantin XI Paléologue, c’est quand il
enleva sa toge violette et se joignit à son cousin Théophile
Paléologue, à Don Francisco de Tolède et à Jean Dalmata, et que,
épées brandies au-dessus de la tête, ils chargèrent ensemble les
troupes turques, allant ainsi au-devant d’une mort certaine.
Pourtant, la légende veut que Constantin se soit vu proposer un
marché en cas de reddition. Ce genre de marché n’est pas fait pour
les rois qui se respectent.
Il ne s’agit pas d’anecdotes isolées. La part de moi-même qui
raisonne en statisticien en est parfaitement convaincue : moins d’un
tiers des empereurs romains poussèrent leur dernier soupir dans
leur lit ‒ et on peut a rmer qu’étant donné que, seuls quelques-uns
étant morts de vieillesse, s’ils avaient vécu plus longtemps, ils
auraient succombé à un coup d’État ou sur un champ de bataille.
Aujourd’hui encore, les monarques tirent leur légitimité d’un
contrat social qui nécessite de prendre des risques physiques. Lors
de la guerre des Malouines, en 1982, la famille royale britannique
veilla à ce qu’un de ses rejetons, le prince Andrew, coure plus de
risques que le citoyen lambda ; de fait, son hélicoptère était en
première ligne. Pourquoi ? Parce que traditionnellement, le statut
même de Lord découle du fait de protéger autrui, d’échanger prise
de risques personnelle contre position de premier plan ‒ et il se
trouve que la famille royale britannique n’avait pas oublié ce
contrat. On ne peut être Lord si on ne l’est pas.
Le transfert de risque « à la Bob Rubin »
Certains croient que se libérer des guerriers qui sont au sommet
est signe de civilisation et de progrès. Ce n’est pas le cas. D’ailleurs :
La bureaucratie est un mécanisme par lequel une personne est
confortablement coupée des conséquences de ses actes.
Et, se demandera-t-on peut-être, que pouvons-nous y faire
puisqu’un système centralisé va nécessairement avoir besoin de
gens qui ne sont pas directement exposés au prix de leurs erreurs ?
Eh bien, nous n’avons d’autre choix que celui de décentraliser, ou,
pour le dire plus poliment, de localiser ; de réduire le nombre de ces
décideurs immuns.
La décentralisation est fondée sur la notion simple qu’il est plus facile de faire
des c… en mode macro qu’en mode micro.
La décentralisation réduit les asymétries structurelles larges.
Mais, pas d’inquiétude : si nous ne procédons pas à cette
décentralisation et à ce partage des responsabilités, ils se feront
d’eux-mêmes, à la dure : un système qui ne possède pas de
mécanisme de mise en jeu de sa peau finira par exploser et par se
réparer de cette façon. S’il survit.
Par exemple, si la crise a frappé les banques en 2008, c’est à cause
de l’accumulation de risques cachés dans le système : les banquiers,
maîtres ès transfert de risques, pouvaient recevoir régulièrement
des primes issues d’une certaine catégorie de risques explosifs
cachés, utiliser des modèles de risques qui ne fonctionnent que sur
le papier (car dans la pratique, les cercles universitaires ne
connaissent rien du risque), puis, en cas de faillite, invoquer
l’incertitude (ce même Cygne Noir tout aussi imprévisible
qu’invisible et ce même auteur très, très têtu), et conserver les
primes qu’ils avaient touchées auparavant ‒ ce que j’ai appelé le
transfert de risque « à la Bob Rubin ».
Qu’est-ce que le transfert de risque « à la Bob Rubin » ? Robert
Rubin, ancien Secrétaire d’État au Trésor américain, un de ceux
dont la signature figure sur le billet de banque avec lequel vous
venez de payer votre café, toucha 100 millions de dollars de primes
de Citibank au cours de la décennie précédant le krach bancaire de
2008. Quand la banque, littéralement insolvable, fut sauvée par le
contribuable, il ne fit aucun chèque ‒ il invoqua l’incertitude comme
excuse. Face, il gagne ; Pile, il crie au Cygne Noir. Rubin ne reconnut
pas non plus qu’il transférait les risques aux contribuables : ce
furent les spécialistes de la grammaire espagnole, les assistants
d’enseignement scolaire, les responsables d’usines de fabrication de
boîtes de conserve, les nutritionnistes spécialisés dans le
végétarisme et les gre ers des substituts du procureur qui prirent
les risques qu’il aurait dû prendre et payèrent les pertes qu’il aurait
dû payer. Mais la plus grande victime fut l’économie de marché, car
le public, déjà enclin à haïr les financiers, se mit à confondre
économie de marché et forme de corruption et de favoritisme de
haute volée, alors qu’en fait, c’est exactement le contraire : ce sont
les gouvernements qui rendent de telles situations possibles via les
mécanismes de sauvetages financiers. Pas seulement via les
mécanismes financiers : l’intervention du gouvernement en général
a tendance à éliminer la notion de skin in the game.
La bonne nouvelle, c’est qu’en dépit des e orts d’un gouvernement
Obama complice qui voulait protéger le jeu et les rentes de
situation5 des banquiers, les preneurs de risques professionnels
commencèrent à se déplacer vers de petites structures
indépendantes appelées fonds spéculatifs (hedge funds). La raison
principale de ce déplacement fut la bureaucratisation excessive du
système quand les paperassiers (qui croient que le travail consiste
(
essentiellement à brasser des papiers) se mirent à accabler les
banques de règles ‒ et pourtant, en plusieurs milliers de pages de
règles et autres réglementations, ils se débrouillèrent pour éviter la
question de risquer sa peau. De l’autre côté, dans l’espace décentralisé
des fonds spéculatifs, les propriétaires-exploitants détiennent au
moins la moitié de leur valeur nette dans les fonds, ce qui les expose
relativement plus que n’importe lequel de leurs clients, et ils coulent
personnellement avec le navire.
Les systèmes apprennent par l’élimination
En fait, si vous ne devez souligner qu’un seul paragraphe dans cet
ouvrage, c’est celui-ci. Le cas des interventionistas occupe une place
centrale dans notre histoire parce qu’il montre que ne pas jouer sa
peau a des e ets à la fois éthiques et épistémologiques (c’est-à-dire
relatifs à la connaissance). Nous avons vu que les interventionistas
n’apprenaient jamais rien parce que ce ne sont pas eux qui sont victimes
de leurs erreurs et, comme nous l’avons laissé entendre avec le dicton
« pathemata mathemata » :
Ce mécanisme de transfert de risques entrave aussi l’apprentissage.
Plus concrètement :
On ne pourra jamais convaincre totalement quelqu’un qu’il a tort. Seule la
réalité a ce pouvoir.
En fait, pour être précis, la réalité se moque pas mal d’avoir raison.
Ce qui compte, c’est la survie.
Car
la malédiction de la modernité, c’est qu’une catégorie de personnes ne cesse
d’augmenter au sein de la population : des personnes qui sont plus douées pour
expliquer les choses que pour les comprendre… Ou plus douées pour expliquer
que pour faire.
Apprendre n’est donc pas vraiment ce qu’on enseigne à chaque
victime à l’intérieur de ces prisons de haute sécurité appelées écoles.
En biologie, l’apprentissage est imprimé au niveau cellulaire de
l’organisme par le processus de sélection ‒ mettre sa peau en jeu,
nous le maintenons, est plus un filtre qu’un élément dissuasif.
L’évolution n’est possible que s’il y a risque d’extinction, et :
Il n’y a pas d’évolution sans risquer sa peau.
Bien que ce dernier point soit l’évidence même, je continue à voir
des membres de cercles universitaires qui ne mettent pas leur peau
en jeu défendre l’évolution tout en rejetant la nécessité de risquer sa
peau ou d’organiser des systèmes fondés sur le principe du partage
des risques. Ils refusent le dessein d’un créateur omniscient, tout en
voulant imposer un dessein humain, comme s’ils en connaissaient
toutes les conséquences. En général, plus les gens vénèrent le sacro-
saint État (ou, de manière analogue, les grandes entreprises), plus
ils détestent l’idée de jouer sa peau. Plus ils croient en leur capacité
de prévoir, plus ils détestent l’idée de jouer sa peau. Plus ils portent
des costumes et des cravates, plus ils détestent l’idée de jouer sa
peau.
Pour en revenir à nos interventionistas, nous avons vu que les gens
n’apprennent pas vraiment de leurs erreurs ‒ ni de celles des
autres ; c’est plutôt le système qui apprend en sélectionnant ceux
qui sont moins enclins à commettre un certain type d’erreurs et en
éliminant les autres.
Les systèmes apprennent en éliminant certaines de leurs parties, via
negativa6.
Ainsi que nous l’avons dit, nombre de pilotes incompétents
reposent actuellement au fond de l’Atlantique, et nombre de
conducteurs incompétents et dangereux dans le paisible cimetière
du coin. Ainsi, les déplacements ne sont pas devenus plus sûrs du
simple fait que les gens apprennent de leurs erreurs, mais parce que
le système se charge de les rendre plus sûrs. L’expérience du système
est très di érente de celle des individus ; il est fondé sur le filtrage.
Pour résumer ce que nous avons vu jusqu’à présent :
Jouer sa peau permet de juguler l’hubris humaine.
Approfondissons maintenant le sujet avec la seconde partie du
Prologue, en examinant la notion de symétrie.
2. Les interventionistas ont un point commun essentiel : ils ne sont pas haltérophiles.
3. En France, un représentant des interventionistas serait le journaliste poseur Bernard-
Henri Lévy qui n’a payé d’aucun coup l’erreur de l’intervention en Lybie.
4. « Jouer avec la vie des autres. »
5. Les rentes de situation viennent de l’utilisation de la législation ou des « droits » de
protection pour obtenir des revenus sans ajouter quoi que ce soit à l’activité
économique, sans augmenter la richesse d’autrui. Comme le dirait Gros Tony (que nous
vous présenterons dans quelques pages) : « C’est comme être obligé de payer la Mafia
pour qu’elle vous protège, sans retirer les bénéfices économiques de cette protection. »
6. Via negativa : le principe selon lequel nous savons plus clairement ce qui est faux que
ce qui est vrai et que la connaissance s’accroît par la soustraction. Les actions qui
suppriment sont plus robustes que celles qui ajoutent, parce l’ajout peut avoir des
boucles de feedback invisibles et compliquées. Ce point est abordé en profondeur dans
Antifragile.
PROLOGUE
PARTIE 2 : UN BREF TOUR
DE LA SYMÉTRIE
Les méta-experts jugés par les méta-méta-experts ‒ Prostituées, non prostituées, et
amateurs ‒ Les Français ont ce truc avec Hammourabi ‒ Dumas fait toujours exception.
D’HAMMOURABI À KANT
Jusqu’à l’intellectualisation récente de la vie, jouer sa peau était
considéré comme la règle principale d’une société organisée, et
même de toute forme de vie collective dans laquelle on rencontre,
ou l’on a a aire plus d’une fois à autrui. Cette règle devait même
précéder les établissements humains puisqu’elle prévaut dans le
règne animal sous une forme sophistiquée, très sophistiquée. Ou,
pour le formuler autrement, elle devait nécessairement prévaloir là,
sans quoi la vie aurait disparu ‒ le transfert de risques fait exploser
les systèmes. Et l’idée même de loi, divine ou autre, est de corriger
les déséquilibres et de remédier à ce genre d’asymétries.
Faisons brièvement la route qui mène d’Hammourabi à Kant, où
cette règle s’a ne parallèlement à la vie civilisée.
Hammourabi à Paris
Le Code d’Hammourabi fut gravé sur une stèle en basalte il y a
environ 3 800 ans, dans un lieu public central de Babylone, de sorte
que toute personne alphabétisée pouvait le lire, ou, plutôt, le lire
aux autres. Il contient 282 lois et est considéré comme la toute
première codification législative. Ce code a un thème central : il
établit des symétries entre les gens impliqués dans une transaction,
de sorte que nul ne peut transférer de risques de queue, ou risques
« à la Bob Rubin ». Oui, le transfert de risques « à la Bob Rubin » a
3 800 ans, il est aussi vieux que la civilisation, tout comme les règles
destinées à le contrer.
Qu’est-ce qu’une queue ? Notez pour l’instant qu’il s’agit d’un
événement extrême de faible fréquence. On appelle cet événement
une « queue » parce que, dans les représentations des fréquences de
type courbe en cloche, il se situe à l’extrême droite ou l’extrême
gauche (étant de basse fréquence) ; pour une raison qui dépasse mon
entendement immédiat, on s’est mis à qualifier cela de « queue » et
le terme est resté.
L’injonction la plus connue d’Hammourabi est : « Si un maçon
construit une maison et que la maison s’e ondre et provoque la
mort de son propriétaire, le maçon sera mis à mort. »
Car, comme dans le cas des traders, le meilleur endroit pour
dissimuler les risques se trouve « dans les coins », où l’on peut
enterrer des vulnérabilités aux événements rares que seul
l’architecte (ou le trader) est en mesure de détecter ‒ l’idée étant
d’être très loin dans le temps et l’espace quand ces événements
extrêmes se produiront. Ainsi que me l’avait dit un vieux banquier
anglais alcoolique à la figure vermeille alors que je venais de
terminer ma scolarité et qu’il me prodiguait des conseils sur ma
future carrière : « Je ne consens que des prêts à long terme. Quand ils
arriveront à maturité, je veux être parti depuis longtemps. Et
joignable seulement de très loin. » Il travaillait pour des banques
internationales et survivait grâce à ses entourloupes en changeant
de pays tous les cinq ans et, si je me souviens bien, il changeait aussi
de femme tous les dix ans, et de banque tous les douze ans. Mais il
n’avait pas besoin de partir très loin ni de se cacher à mille pieds
sous terre : jusqu’à une période très récente, quand les choses
tournaient mal, personne ne récupérait les primes acquises dans le
passé par les banquiers. Et il n’est pas étonnant que les Suisses aient
été les premiers à les récupérer en 2008.
La célèbre lex talionis, « œil pour œil… », vient du Code
d’Hammourabi. C’est une métaphore, à ne pas prendre au pied de la
lettre : on n’est pas obligé, dans les faits, d’arracher un œil ‒ cette loi
est donc beaucoup plus souple qu’il n’y paraît au premier abord. De
fait, dans le cadre d’une célèbre discussion mentionnée dans le
Talmud (dans le Baba Kama), un rabbin a rme que si l’on suivait
cette loi à la lettre, le borgne ne paierait que la moitié de la punition
s’il aveuglait une personne qui a ses deux yeux, et l’aveugle ne serait
pas condamné. Ou alors, que se passerait-il si une personne lambda
tuait un héros ? De même, nul besoin d’amputer d’une jambe un
médecin irresponsable qui s’est trompé de jambe en amputant un
patient : le système de responsabilité délictuelle au niveau des
tribunaux et non des réglementations, grâce aux e orts de Ralph
Nader, imposera une amende juste assez conséquente pour protéger
les consommateurs et les citoyens des puissantes institutions. Il est
évident que le système juridique génère peut-être des choses
irritantes (en particulier avec les délits) et a sa propre catégorie de
rentes de situation, mais nous nous portons beaucoup mieux en
nous plaignant des avocats qu’en nous plaignant de ne pas en avoir.
Plus concrètement, certains économistes essaient de m’accuser de
vouloir revenir sur la protection de la loi sur les faillites dont nous
jouissons à l’époque moderne ; et certains même de vouloir rétablir
la guillotine pour les banquiers. Je ne prends pas à ce point les
choses au pied de la lettre : il s’agit seulement d’infliger une amende
juste assez importante pour rendre le transfert de risques « à la Bob
Rubin » moins attractif et ainsi protéger le public.
Figurez-vous que pour une raison qui m’échappe, une de ces
choses curieuses que l’on rencontre seulement en France, le Code
d’Hammourabi, stèle en basalte gris noir, se trouve au Musée du
Louvre. Et les Français, qui sont généralement au courant de
beaucoup de choses dont nous ne savons pas grand-chose,
paraissent l’ignorer ; seuls les touristes coréens avec leurs perches à
selfies semblent avoir entendu parler de l’endroit.
Lors de mon pénultième pèlerinage sur ce site, il se trouve que j’ai
donné une conférence devant des financiers français dans une salle
du musée, sur les idées que nous développons dans ce livre.
J’intervenais juste après l’homme qui, malgré son apparence
physique (et sa personnalité) parfaitement identique à celle des
statues mésopotamiennes, est l’incarnation même de l’absence de
prise de risques : je veux parler de l’ancien président de la Réserve
Fédérale des États-Unis, Ben Bernanke. Quand, me fondant sur le
paradoxe de la situation, à savoir qu’il y a près de quatre mille ans,
nous avions une approche beaucoup plus fine de ces choses et que ce
monument était conservé à moins de 100 mètres de la salle de
conférences, j’ai interrogé l’auditoire, personne, à mon grand
regret, et malgré la vaste culture des financiers français, n’a compris
de quoi je parlais. Personne ne savait rien d’Hammourabi (excepté
qu’il avait joué un rôle dans la situation géopolitique de la
Mésopotamie) ni ne soupçonnait son lien avec le fait de jouer sa
peau et la question de responsabilité des banquiers.
Le tableau 1 montre la progression des règles de la symétrie,
d’Hammourabi à nos jours ; gravissons les barreaux de son échelle.
Tableau n 1 : Évolution de la symétrie morale
Hammourabi 15e loi de la Règle Règle d’or Formule de la loi
/ Sainteté et de la d’argent universelle
Loi du Talion Justice
« Œil pour œil, « Aime ton prochain « Fais aux autres ce « Agis toujours de
dent pour comme toi-même » que tu voudrais qu’on telle sorte que
dent » (Lévitique 19.18) te fasse » (Matthieu la maxime de ton action
(Hammourabi, 7 :12) puisse être érigée en règle
Exode 21.24) universelle » (Kant, 1785,
4 : 421)
L’argent surpasse l’or
Parcourons rapidement les règles qui figurent à la droite
d’Hammourabi. Le Lévitique est une version édulcorée du Code
d’Hammourabi. La Règle d’or est : « Tout ce que vous voulez que les
hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux. » La Règle
d’argent, plus robuste, est : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas
qu’il te fasse. » Plus robuste ? Pourquoi la Règle d’argent est-elle plus
robuste ?
Premièrement, elle nous dit de nous mêler de nos a aires et de ne
pas décider de ce qui est « bon » pour autrui, d’éviter de lui faire ce
qui est « mauvais » pour lui ‒ fondamentalement, ce que nous ne
nous ferions pas à nous-mêmes. Nous savons bien plus clairement
ce qui est mauvais que ce qui est bon. La Règle d’argent peut être
comme la Règle d’or en négatif et, comme nous l’avons vu
précédemment et comme je le répète toutes les trois semaines à
mon barbier calabrais (et calabrophone) : la via negativa (l’action par
la soustraction) est plus puissante et moins sujette à erreur que la via
positiva (l’action par l’ajout7).
Et maintenant, un mot d’« autrui » dans « faire à autrui ». Cette
injonction peut être mise au singulier ou au pluriel et s’adresser par
conséquent à un individu, une équipe de basket-ball, ou à
l’Association des barbiers calabrophones du Nord-Est. Même chose
pour « autrui ». L’idée est fractale, au sens où elle marche à tous les
niveaux : pour les êtres humains, les tribus, les sociétés, les groupes
de sociétés, les pays, etc. ‒ en supposant que chacun soit une unité
distincte et autonome et traite en tant que telle avec ses
homologues. De même que les êtres humains devraient traiter
autrui comme ils voudraient être traités (ou éviter d’être maltraités),
les familles en tant qu’unités devraient traiter les autres familles à
l’avenant. Et, chose qui rend encore plus détestables les
interventionistas de la Partie 1 du Prologue, cela vaut aussi pour les
pays. Car au Ve siècle av. J.-C., Isocrate nous alertait déjà sur le fait
que les nations devaient traiter les autres nations en fonction de la
Règle d’argent, en écrivant la chose suivante :
« Agissez avec les États faibles comme vous estimeriez approprié
que les États forts agissent avec vous. »
Nul n’incarne mieux la notion de symétrie qu’Isocrate, qui vécut
plus de cent ans et, nonagénaire, apporta d’importantes
contributions. Il produisit même une version dynamique rare de la
Règle d’or : « Conduisez-vous avec vos parents comme vous
voudriez que vos enfants se conduisent avec vous. » Il nous a fallu
attendre le grand coach de baseball Yogi Berra pour bénéficier d’une
autre règle dynamique de cet acabit, pour des relations
symétriques : « Je vais à l’enterrement des autres pour qu’ils
viennent au mien. »
Plus e cace, bien sûr, est la direction inverse, traiter ses enfants
comme on aimerait être traité par ses parents8.
L’idée qui sous-tend le premier amendement de la Constitution
américaine est l’instauration d’une symétrie dans le style de la
Règle d’argent : tu peux pratiquer ta religion en toute liberté tant
que tu me permets de pratiquer la mienne ; tu as le droit de me
contredire tant que j’ai le droit de te contredire. Dans les faits, il n’y
a pas de démocratie sans cette symétrie inconditionnelle des droits
d’expression respectifs des parties, et le danger le plus grave est de
suivre la pente savonneuse consistant à essayer de limiter cette
expression au motif qu’elle pourrait heurter les sentiments de
certains. Ces limitations ne viennent pas nécessairement de l’État
lui-même, mais plutôt de l’établissement énergique d’une
monoculture intellectuelle par une police de la pensée hyperactive
dans les médias et la vie culturelle.
L’universalisme, pas pour tout le monde !
En appliquant la symétrie aux relations entre l’individu et le
collectif, on obtient la vertu, la vertu classique, ce que l’on nomme
aujourd’hui « l’éthique de la vertu ». Mais il y a l’étape suivante : à
l’extrême droite du tableau 1, se trouve l’impératif catégorique
d’Emmanuel Kant, que nous résumerions ainsi : « Comporte-toi
comme si ton action pouvait être généralisée au comportement de chacun en
tous lieux et en toutes circonstances. » Le texte source est plus exigeant :
« Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir
en même temps qu’elle devienne une loi universelle », écrit Kant dans
ce que l’on considère comme la première version de cet impératif. Et
« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta
personne que dans la personne de tout autre, toujours en même
temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen »,
dans ce que l’on considère comme la seconde.
Oubliez Kant, car cela devient trop compliqué et les choses qui se
compliquent posent problème. Nous sauterons donc l’approche
draconienne de ce philosophe pour une raison essentielle :
Les comportements universels sont fantastiques sur le papier, et désastreux
dans la pratique.
Pourquoi ? Comme nous le répéterons ad nauseam dans ce livre,
nous sommes des animaux attachés aux lieux et pragmatiques,
sensibles à l’échelle. Ce qui est petit n’est pas grand ; ce qui est
tangible n’est pas abstrait ; ce qui est émotionnel n’est pas logique.
De même que nous avons vu que le micro marche mieux que le
macro, il est préférable d’éviter de donner dans le très général
quand on dit bonjour à son garagiste. Il faut se concentrer sur son
environnement immédiat ; on a besoin de règles simples et
pratiques. Pire encore : le général et l’abstrait ont tendance à attirer
les psychopathes su sants dans le genre des interventionistas de la
Partie 1 du Prologue.
En d’autres termes, Kant n’a pas compris la notion d’échelle.
Pourtant, nombre d’entre nous sommes victimes de l’universalisme
de Kant ‒ comme nous l’avons vu, la modernité pré ère l’abstrait au
particulier ; les combattants de la justice sociale ont été accusés de
« traiter les gens comme des catégories, pas comme des individus ».
En dehors du domaine religieux, peu de gens ont vraiment compris
cette notion d’échelle avant la grande politologue Elinor Ostrom.
En fait, le message profond de ce livre est le danger de
l’universalisme lorsqu’on le pousse un peu trop loin ‒ en
confondant micro et macro. De même, l’idée centrale du Cygne Noir
était la « platonification », le fait de passer à côté d’éléments
essentiels mais cachés d’une chose quand on la transforme en
construction abstraite, et de causer alors une explosion.
DE KANT À GROS TONY
Passons au présent, au présent transactionnel. Comme nous
l’avons mentionné, dans le New Jersey, la symétrie peut simplement
vouloir dire, pour reprendre les termes de Gros Tony : « Ne raconte
pas de conneries, et n’en gobe pas non plus. » Son approche plus
pragmatique est la suivante :
Commence par être sympa avec chaque personne que tu rencontres. Mais si
quelqu’un essaie d’exercer son pouvoir sur toi, fais pareil avec lui.
Qui est Gros Tony ? C’est un des protagonistes de mes précédents
ouvrages qui, de par son air, son comportement, les choix qu’il fait
dans des contextes incertains, sa conversation, son mode de vie, son
tour de taille et ses habitudes alimentaires, est l’exact opposé de
votre bureaucrate du Département d’État ou de votre conférencier
en économie. En outre, à moins qu’on ne le mette vraiment en
colère, il est calme et impassible. Il s’est enrichi en aidant les gens
qu’il désigne sous le terme générique de « pigeons » à se séparer de
leurs fonds (ou plutôt, comme c’est souvent le cas, à se séparer de
ceux de leurs clients, car ces gens-là jouent souvent avec l’argent des
autres).
Il se trouve que cette histoire de symétrie a un lien direct avec ma
propre profession : trader d’options. Dans une option, une personne
a contractuellement l’avantage (gains futurs), l’autre a la
responsabilité des inconvénients (pertes futures), cela à un prix
convenu. Comme dans un contrat d’assurance, quand le risque est
transféré moyennant les frais de la police d’assurance. Toute
rupture significative de cette symétrie ‒ avec transfert des
responsabilités ‒ engendre invariablement une situation explosive,
comme nous l’avons vu avec la crise économique de 2008.
Cette histoire de symétrie est également présente dans
l’harmonisation des intérêts au sein d’une transaction. Revoyons
quelques arguments exposés auparavant : si les banquiers
accumulent les bénéfices alors que leurs pertes sont plus ou moins
transférées discrètement à la société (aux spécialistes de la
grammaire espagnole, aux assistants d’enseignement scolaire, etc.),
il y a un problème fondamental qui fait que les risques cachés
augmenteront de manière continue, jusqu’à l’explosion finale. Alors
qu’elles semblent être une solution sur le papier, les règles
exacerbent le problème car elles permettent de dissimuler plus
facilement les risques.
Ce qui nous amène à ce qu’on appelle le problème de l’agent.
Escroc, idiot, ou les deux
Une extension pratique de la Règle d’argent, « Ne fais pas à autrui
ce que tu ne veux pas qu’il te fasse » :
Évite de demander des conseils à quelqu’un qui gagne sa vie en en donnant, à
moins que cette personne puisse, si nécessaire, être sanctionnée pour les avoir
donnés.
Rappelez-vous ce que nous avons dit précédemment, sur le fait
que : « Je vous fais confiance » concernait à la fois l’éthique et la
connaissance. Il y a toujours une part d’idiots et d’escrocs du hasard
dans les questions d’incertitude : les premiers ont un défaut de
compréhension, et les seconds des motivations perverties. Les uns
(les idiots) prennent des risques qu’ils ne comprennent pas, les
autres (les escrocs) trans èrent les risques aux autres. Les
économistes, quand ils parlent de jouer sa peau, ne s’intéressent qu’à
ces derniers.
Évacuons le problème d’agent, une notion bien connue et étudiée
par les compagnies d’assurance. Pour le dire simplement, on en sait
bien plus sur notre propre santé que n’importe quel assureur. C’est
pourquoi, quand on s’aperçoit qu’on est atteint d’une maladie, on a
intérêt à souscrire une police d’assurance avant que quelqu’un
d’autre ne l’apprenne. En se faisant assurer quand cela nous
arrange, et non quand on est en bonne santé, on finit par coûter au
système plus qu’on ne reçoit de lui. Afin d’éliminer cette
conséquence, les compagnies d’assurance disposent de filtres
comme les franchises élevées.
Le problème de l’agent (ou de l’agent principal) se manifeste
également à travers la divergence des intérêts dans une transaction :
dans le cadre d’une transaction ponctuelle, les intérêts du vendeur
ne coïncident pas avec les nôtres ‒ il est donc susceptible de nous
cacher des choses.
Mais le décourager ne su t pas : l’idiot est une chose bien réelle.
Certaines personnes ne savent pas où se trouve leur intérêt ‒ il
su t de songer aux drogués, aux bourreaux de travail, à ceux qui
sont prisonniers d’une relation toxique, qui aiment les
gouvernements dominants, à la presse, aux critiques littéraires, ou
aux bureaucrates qui présentent tous des signes extérieurs de
respectabilité ; toutes personnes qui, pour une raison obscure,
agissent à l’encontre de leurs propres intérêts. Il y a donc un autre
cas où le filtrage joue un rôle : les idiots qui se sont laissé avoir par le
hasard sont éliminés par la réalité afin de cesser de porter préjudice
aux autres. Rappelez-vous que l’évolution est fondée sur le fait que
les systèmes deviennent intelligents en éliminant des choses.
Ou encore : nous ne savons peut-être pas à l’avance si une action
est idiote, mais la réalité, elle, le sait.
Opacité causale et révélation des préférences9
Élevons maintenant la dimension épistémologique à un niveau
encore supérieur. Le fait de risquer sa peau concerne la vie réelle,
pas les apparences. Selon la devise de Gros Tony :
Ce n’est pas gagner un débat que l’on veut ; c’est gagner, tout court.
De fait, il nous est nécessaire de gagner tout ce à quoi l’on aspire :
de l’argent, un territoire, le cœur de quelqu’un, ou une voiture
décapotable (rose). Car se concentrer exclusivement sur les mots
nous pousse sur une pente très dangereuse, sachant que :
Nous sommes beaucoup plus doués pour faire que pour comprendre.
Il existe une di érence entre un charlatan et un membre de la
société véritablement compétent, mettons, entre un politologue qui
raconte des macro-c… et un plombier, ou entre un journaliste et un
homme qui s’est fait grâce à la Mafia. L’homme d’action gagne en
faisant, non en convainquant. Des secteurs entiers (l’économie, par
exemple, et d’autres sciences sociales) deviennent eux-mêmes du
charlatanisme à cause de l’absence de skin in the game qui pourrait les
reconnecter à la terre (alors que leurs protagonistes débattent de la
« science »). Ils vont mettre au point des rituels, des titres, des
formalités et des protocoles sophistiqués pour dissimuler cette
carence.
Si, dans notre tête, nous ne savons pas où nous allons, nous le savons en
agissant.
Même l’économie est fondée sur la notion de « préférence
révélée ». La question n’est pas ce que les gens « croient » ‒ évitons
d’entrer dans cette discipline molle, pâteuse et auto-référentielle
qu’est la psychologie. Leurs « explications » de ce qu’ils font ne sont
que des mots, cela n’a rien à voir avec la science. Ce que les gens font
est tangible et mesurable, et c’est sur cela qu’il faut se concentrer.
Bien que très puissant, cet axiome, voire peut-être ce principe, n’est
guère suivi par les chercheurs.
Quant à la prévision, vous pouvez oublier :
La prévision (en paroles) n’a aucun rapport avec la spéculation (en actes).
Personnellement, je connais d’horribles prévisionnistes qui sont
riches, et de « bons » prévisionnistes qui sont pauvres. Parce que ce
qui importe dans la vie, ce n’est pas la fréquence à laquelle on a
« raison » sur les conséquences, mais combien nous rapporte le fait
d’avoir raison. Si se tromper ne coûte rien, cela ne compte pas ‒
d’une certaine manière, c’est la même chose que pour les
mécanismes de recherche empiriques.
Les risques que l’on prend dans la vraie vie, en dehors des
contextes de jeux, sont toujours trop compliqués pour se réduire à
un « événement » bien défini que l’on puisse aisément décrire avec
des mots. Dans la vraie vie, le résultat n’est pas comparable au
résultat d’une partie de baseball ‒ on ne peut le réduire à
l’alternative binaire « perdu » ou « gagné ». Nombre de prises de
risques sont extrêmement non linéaires : s’exposer à la pluie peut
être bénéfique, mais non s’exposer à des inondations. Une
présentation plus technique sera nécessaire pour rendre justice à
cette idée. Pour l’heure, considérons que les prévisions, surtout
quand elles invoquent des critères « scientifiques », sont souvent
l’ultime refuge du charlatan, et il en va ainsi depuis la nuit des
temps.
De plus, il existe une chose en mathématiques appelée « problème
inverse », qu’on ne peut résoudre qu’en mettant sa peau en jeu. Pour
l’heure, je la simplifierai comme suit : il nous est plus di cile de
procéder à une ingénierie inverse qu’à une ingénierie ; si nous
voyons le résultat des forces de l’évolution, leur opacité causale
nous empêche de les reproduire. Ces processus ne peuvent qu’aller
de l’avant. L’œuvre même du Temps (que nous capitalisons), et son
caractère irréversible, nécessitent le filtrage que permet le fait de
risquer sa peau.
Celui-ci contribue à résoudre le problème du Cygne Noir et
d’autres liés à l’incertitude, tant au niveau individuel que collectif :
ce qui a survécu a révélé sa robustesse face aux événements de type
Cygne Noir et supprimer le fait de risquer sa peau perturbe ce
mécanisme de sélection. Si l’on ne met pas sa peau en jeu, on ne
peut comprendre l’Intelligence du Temps (manifestation de ce que
nous appelons l’« e et Lindy », par lequel le temps élimine ce qui est
fragile et conserve ce qui est robuste, et l’espérance de vie de ce qui
n’est pas fragile augmente avec le temps). Pourquoi ? Parce que les
idées mettent indirectement leur peau en jeu, et les gens qui les
nourrissent aussi.
À la lumière de cela ‒ de l’opacité causale et de la révélation des
préférences ‒, l’Intelligence du Temps dans des circonstances où l’on
risque sa peau contribue même à définir la rationalité ‒ c’est la
seule définition de la rationalité que nous avons trouvée qui résiste à
un examen logique. Une pratique peut paraître irrationnelle à un
observateur trop instruit et naïf (mais ponctuel) travaillant dans un
quelconque ministère français de la Planification, parce que nous ne
sommes pas assez intelligents pour la comprendre ; et pourtant, elle
fonctionne depuis longtemps. Est-elle irrationnelle ? Il n’y a pas de
raison de la rejeter. Mais nous savons ce qui est clairement
irrationnel : ce qui menace la survie du collectif en premier lieu,
celle de l’individu en second. Et, d’un point de vue statistique, aller à
l’encontre de la nature (et de son importance statistique) est
irrationnel. Malgré le tapage médiatique financé par les fabricants
de pesticides et autres grandes entreprises, il n’existe pas de
définition rigoureuse connue de la rationalité qui rende rationnel le
rejet de ce qui est « naturel » ‒ au contraire.
Par définition, ce qui marche ne peut pas être irrationnel ; à peu
près toutes les personnes que je connais et qui, de façon chronique,
ont échoué dans les a aires, sou rent de ce blocage mental, cette
incapacité à comprendre que si quelque chose de stupide marche (et
fait de l’argent), ce ne peut être stupide.
Un système comportant des critères de skin in the game se maintient
grâce à la notion de sacrifice, afin de protéger le collectif ou des
entités plus élevées dans la hiérarchie, qui doivent survivre. « Seule
la survie compte » ou, comme dirait Gros Tony : « La survie, y a que
ça de vrai ‒ le reste, on s’en fout. » En d’autres termes :
Ce qui est rationnel est ce qui permet au collectif, aux entités destinées à vivre
longtemps, de survivre.
« Rationnel » pas comme l’entend un quelconque livre de
psychologie ou de sciences sociales dépourvu de rigueur10. En ce
sens, une certaine « surestimation » du risque de queue n’est pas
irrationnelle d’un point de vue statistique, car dans l’ensemble, elle
est plus que nécessaire à la survie. Nous aurons l’occasion de revenir
en détail sur cette dimension dite « ergodique ».
Mettre sa peau en jeu, mais pas tout le temps
Mettre sa peau en jeu est une nécessité générale, mais ne nous
laissons pas emporter à l’appliquer dans ses moindres détails à tout
ce que nous voyons, surtout quand les conséquences sont
maîtrisées. Il y a une di érence entre les interventionistas de la Partie
1 qui font des déclarations qui conduisent des milliers de gens à aller
se faire tuer à l’étranger et un avis ino ensif formulé par une
personne dans une conversation ou une déclaration émanant d’une
diseuse de bonne aventure utilisée à des fins thérapeutiques et non
décisionnelles. Nous voulons nous concentrer sur les gens qui, de
par la structure même de leur activité, sont professionnellement
asymétriques, causant des préjudices sans avoir l’obligation de
rendre des comptes.
Car la personne asymétrique au plan professionnel est rare et l’a
toujours été dans l’histoire, même aujourd’hui. Elle cause beaucoup
de problèmes, mais elle est rare. De fait, la majorité des gens que
l’on rencontre dans la vraie vie (boulangers, cordonniers,
plombiers, chau eurs de taxi, comptables, conseillers fiscaux,
éboueurs, assistants dentaires, préposés au lavage des voitures, sans
compter les spécialistes de la grammaire espagnole), paient le prix
de leurs erreurs.
LE MODERNISME
S’il se conforme à des notions de justice ancestrales, anciennes et
classiques, ce livre, se fondant sur les mêmes arguments de
l’asymétrie, va à l’encontre d’un siècle et demi de pensée moderniste
‒ une chose que nous appellerons ici « intellectualisme ».
L’intellectualisme consiste à croire qu’on peut dissocier une action
de ses conséquences, dissocier la théorie de la pratique, et qu’il est
toujours possible de réparer un système complexe par des
approches hiérarchiques, c’est-à-dire de façon top-down.
L’intellectualisme a un frère : le scientisme, interprétation naïve de
la science comme un phénomène complexe plutôt que comme un
procédé et un domaine enclin au scepticisme. Recourir aux
mathématiques quand ce n’est pas nécessaire n’est pas de la science
mais du scientisme. Remplacer votre main, qui fonctionne bien, par
quelque chose de plus technologique, quelque chose d’artificiel, par
exemple, n’est pas plus scientifique. Remplacer le « naturel », c’est-
à-dire des processus millénaires qui ont survécu à plusieurs
milliards de facteurs de stress de grande dimension, par une chose
empruntée à une publication ayant fait l’objet de « critiques par ses
pairs », et qui ne survivra peut-être pas à sa reproduction ou à un
examen statistique approfondi, n’est ni de la science, ni une bonne
pratique. Au moment où j’écris ces lignes, des vendeurs ont pris le
contrôle de la science et s’en servent pour vendre des produits et,
paradoxalement, faire taire les sceptiques.
Mépris de ce qui est compliqué, insipide et scepticisme à l’endroit
des vérités auxquelles on est arrivé en parlant ont toujours existé
dans l’histoire intellectuelle, mais il est peu probable que vous les
rencontriez chez le journaliste scientifique ou le professeur
d’université du coin : un questionnement d’un ordre supérieur
requiert plus de confiance intellectuelle, une compréhension plus
profonde de l’importance des statistiques, ainsi qu’une rigueur et un
potentiel intellectuel supérieurs ‒ ou, mieux encore, une expérience
en tant que vendeur de tapis ou d’épices fines dans un souk. Ce livre
poursuit donc une longue tradition de questionnement sceptique
assorti de solutions concrètes ‒ ceux qui ont lu mes ouvrages
précédents connaissent probablement les écoles de philosophes
sceptiques (traitées dans Le Cygne Noir), en particulier la diatribe de
Sextus Empiricus, Contre les Professeurs.
En conséquence :
Ceux qui parlent devraient faire et seuls ceux qui font devraient parler.
Avec une dispense pour les activités autonomes telles que les
mathématiques, la philosophie rigoureuse, la poésie et l’art, qui ne
revendiquent pas explicitement de refléter la réalité. Ainsi que
l’a rme le grand de la théorie du jeu Ariel Rubinstein : « Mettez au
point vos théories ou vos représentations mathématiques, ne dites
pas aux gens dans la vraie vie comment les appliquer. Laissez ceux
qui décident choisir ce dont ils ont besoin. »
Soyons maintenant plus concrets concernant ce que nous
entendons par « modernisme » : plus la technologie des choses est
avancée, plus l’écart se creuse entre le fabricant et l’utilisateur.
Comment éclairer un conférencier
Ceux d’entre nous qui donnent des conférences s’aperçoivent
qu’ils ‒ et les autres conférenciers ‒ sont mal à l’aise sur scène. La
raison, que j’ai mis dix ans à comprendre, est que l’on reçoit
l’éclairage de la scène dans les yeux, ce qui perturbe la
concentration. (C’est ainsi que la police interrogeait les suspects : en
les éclairant violemment et en attendant qu’ils « se mettent à
table »). Mais comme, plongés dans leur intervention, les
conférenciers ne parviennent pas à identifier le problème, ils
attribuent tout bonnement leur déficit de concentration au fait
d’être sur scène. Cette pratique se perpétue donc. Pourquoi ? Parce
que ceux qui font des conférences devant de vastes auditoires ne
travaillent pas dans l’éclairage, et que les éclairagistes ne font pas de
conférences devant de vastes auditoires.
Autre petit exemple d’évolution top-down. Metro North, la ligne
ferroviaire entre New York City et les banlieues nord de
Westchester, a rénové ses trains de fond en comble. Ils ont l’air plus
modernes, plus propres, ont des couleurs plus vives, et sont même
dotés de nouveaux aménagements comme des prises de courant
pour les ordinateurs (dont personne ne se sert). Mais avant, il y
avait sur le bord, près de la fenêtre, un rebord plat sur lequel on
pouvait poser sa tasse de café matinale : il est di cile de lire avec
une tasse de café à la main. Estimant que c’était une amélioration
esthétique, le designer a conçu le rebord afin qu’il soit légèrement
incliné, de sorte qu’il est maintenant impossible de poser une tasse
dessus. Pourquoi ? Les designers ne sont pas les usagers.
Voilà qui explique les problèmes plus graves d’aménagement
paysager et d’architecture : aujourd’hui, les architectes construisent
pour impressionner les autres architectes, et l’on se retrouve avec
d’étranges ‒ et irréversibles ‒ structures qui ne satisfont pas au
bien-être de leurs habitants ; pour ce faire, il faut du temps et
beaucoup d’ajustements progressifs. Faute de quoi, un spécialiste
assis dans un bureau du ministère de l’Aménagement urbain qui ne
vit pas dans le quartier produira l’équivalent du rebord incliné ‒
une « amélioration », là aussi, mais à grande échelle.
Comme nous le répèterons encore, la spécialisation ne va pas sans
e ets secondaires ‒ notamment celui de séparer le travail de ses
fruits.
Simplicité
En fait, jouer sa peau apporte de la simplicité ‒ la simplicité
désarmante des choses bien faites. Les gens qui voient des solutions
compliquées ne sont pas encouragés à en mettre en œuvre de plus
simples. Comme nous l’avons vu, un système bureaucratisé ira en se
complexifiant à cause de l’interventionnisme de ceux qui vendent
des solutions compliquées parce que c’est ce que leur position et leur
formation les incitent à faire.
Les choses conçues par les gens qui ne risquent pas leur peau ont tendance à
se complexifier (avant l’e ondrement final).
Un concepteur qui se trouve dans cette situation n’a absolument
aucun avantage à proposer quelque chose de simple : quand il est
récompensé pour la manière dont on le perçoit et non pour ses
résultats, il doit donner une impression de perfection. Quiconque a
déjà soumis un article universitaire à une revue spécialisée, sait que
l’on augmente les chances qu’il soit accepté en compliquant son
contenu plus que nécessaire. De plus, les problèmes ont des e ets
secondaires qui augmentent de manière non linéaire avec les
ramifications complexes liées à ce souci de perfection.
Les gens qui ne risquent pas leur peau ne comprennent pas la simplicité.
Quand je ne joue pas ma peau, je suis bête.
Revenons à la notion de pathemata mathemata (« que la sou rance
guide ton apprentissage ») et réfléchissons à son contraire : que
l’excitation et le plaisir guident l’apprentissage. Les gens ont deux
cerveaux : un quand ils risquent leur peau, et l’autre quand ils ne le
font pas. Mettre sa peau en jeu peut atténuer le caractère ennuyeux
de certaines choses. De fait, quand on met sa peau en jeu, certaines
choses barbantes à souhait telles que vérifier la sécurité de l’avion
que l’on va devoir prendre cessent d’être assommantes. Si vous êtes
investisseur, des choses ultra-rasoirs comme lire les notes de bas de
pages d’un état financier (dans lesquelles se trouvent les
informations vraiment importantes) deviennent, eh bien…,
presque distrayantes.
Mais il y a une dimension encore plus essentielle. Nombre
d’accros aux drogues, qui possèdent généralement un intellect
faible et l’agilité mentale d’un légume ‒ ou d’un spécialiste de la
politique étrangère ‒ sont capables de faire preuve de la plus grande
ingéniosité pour se procurer leur dose. Quand ils entrent en cure de
désintoxication, on leur dit souvent que, s’ils dépensaient ne serait-
ce que la moitié de l’énergie mentale qu’ils consacrent à trouver de
la drogue, à essayer de gagner de l’argent, ils deviendraient sans
doute millionnaires. Mais en vain. Privés de leur addiction, leurs
pouvoirs miraculeux disparaissent. C’est comme une potion
magique qui conférerait des pouvoirs extraordinaires à ceux qui la
cherchent, mais pas à ceux qui la boivent.
Je vais vous faire un aveu. Quand je ne joue pas ma peau, je suis
généralement bête. À l’origine, ma connaissance
de problèmes techniques tels que le risque et les probabilités n’est
pas due à mes lectures, ni à un noble appétit pour la philosophie et
la science, ni même à la curiosité, mais aux émotions fortes et à la
poussée hormonale que l’on connaît quand on prend des risques sur
les marchés financiers.
Je n’avais jamais pensé que les mathématiques puissent être
intéressantes jusqu’à ce que, à l’université de Wharton,
un ami me parle des options financières que j’ai décrites
précédemment (et de leur généralisation, de leurs dérivés
complexes) ; je décidai sur-le-champ de faire carrière dans ce
domaine. C’était un mélange de haute finance et de probabilités
complexes ‒ un domaine nouveau et encore inexploré. J’avais
l’intime conviction que les théories qui se fondaient sur la courbe en
cloche classique sans prendre en compte l’impact des événements
de queue (événements extrêmes) étaient erronées. En conséquence,
pour dénicher les erreurs inhérentes à l’estimation de ces titres
boursiers mâtinés de probabilités, je devais étudier les probabilités,
ce qui, par le plus grand des mystères, me parut tout de suite
amusant.
Quand la notion de risque entrait en jeu, un second cerveau se
manifestait immédiatement en moi, et analyser et représenter les
probabilités de séquences complexes devenait tout à coup simple
comme bonjour. Quand il y a le feu, l’on se met à courir plus vite que
dans n’importe quelle compétition. Quand on pratique le ski alpin,
certains mouvements deviennent naturels. Lorsqu’il n’y avait plus
réellement d’action, je redevenais stupide. De plus, les
mathématiques que nous utilisions en tant que traders étaient
parfaitement adaptées à notre problème, contrairement aux
universitaires qui produisent une théorie en quête d’application ‒
dans certains cas, nous devions inventer un modèle de toutes pièces
et ne pouvions nous permettre de nous tromper d’équations.
Appliquer les mathématiques à des problèmes concrets était une
autre paire de manches ; cela impliquait de comprendre
parfaitement le problème avant de lui appliquer des équations.
Toutefois, si l’on trouve la force de soulever une voiture pour
sauver un enfant, une force qui dépasse nos capacités habituelles,
celle-ci perdurera quand la situation se sera apaisée. Ainsi,
contrairement au drogué qui perd son ingéniosité, ce que vous
apprendrez de l’intensité et de la concentration dont vous avez fait
l’expérience sous l’e et du risque ne vous quittera pas. Même si
votre esprit est moins térébrant, personne ne pourra vous enlever
ce que vous avez appris. C’est la raison essentielle pour laquelle je
me bats actuellement contre le système d’éducation classique, créé
par des « blaireaux » pour des « blaireaux ». Quantité d’enfants
apprendraient à adorer les mathématiques s’ils pouvaient se
plonger dans cette discipline, et, plus essentiel encore, ils
apprendraient à repérer les applications erronées qu’on en fait.
Les règles versus les systèmes juridiques
Il existe deux façons de protéger les citoyens contre les grands
prédateurs ‒ les grandes et puissantes sociétés, par exemple. La
première consiste à promulguer des règles. Mais, outre que celles-ci
restreignent les libertés individuelles, elles favorisent un autre type
de prédation : celle de l’État, de ses agents et de ses sbires. Plus grave
encore, les gens qui ont de bons avocats peuvent profiter des règles
(ou, comme nous le verrons, faire savoir qu’ils emploient d’anciens
régulateurs qu’ils paient à l’excès, envoyant ainsi à ceux qui sont
actuellement en fonction un signal leur indiquant qu’ils pourront
agir de la même façon par la suite). Et, bien sûr, une fois entrées en
vigueur, les règles restent, et même quand elles ont fait la preuve de
leur absurdité, les hommes politiques, soumis à la pression de ceux
qui en bénéficient, craignent de les supprimer. Les règles s’ajoutant
aux règles, on finit vite par se retrouver empêtré dans des règles
compliquées qui étou ent l’entreprise. Et la vie, aussi.
Car il y a toujours des parasites qui profitent des règles, à travers
ce qu’on appelle la recherche de profits. Ce sont ces situations où
une personne du monde des a aires utilise le gouvernement pour
réaliser des bénéfices, souvent par le biais de réglementations et de
franchises. Ce mécanisme s’appelle l’emprise réglementaire.
L’autre solution consiste à faire en sorte que l’on joue sa peau dans
la transaction, sous la forme d’une responsabilité juridique et de la
possibilité d’une action en justice e cace. Le monde anglo-saxon a
toujours préféré l’approche juridique à l’approche réglementaire :
« Si tu me portes préjudice, je peux te faire un procès. » Cela a
conduit à la Common Law, un droit très sophistiqué, évolutif et
équilibré, construit de la base vers le haut, en procédant par
tâtonnements. Lorsqu’ils négocient une transaction, les gens
pré èrent presque toujours se mettre d’accord (dans le cadre du
contrat) sur un endroit du Commonwealth (ou jadis un endroit sous
autorité britannique) pour organiser un forum en cas de litige : à cet
égard, Hong Kong et Singapour sont les lieux préférés pour les
contrats en Asie, et Londres et New York pour ceux de l’Occident.
Si une grande entreprise pollue votre quartier, vous pouvez vous
associer avec vos voisins et lui intenter un procès d’enfer. Il y aura
bien un avocat cupide qui aura déjà préparé toute la paperasse. Et
les coûts potentiels de cet accord seront su samment dissuasifs
pour que l’entreprise en question se tienne tranquille.
Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas réglementer. Certains e ets
systémiques le requièrent (par exemple, des risques cachés de
dégâts environnementaux qui se révèlent trop tard). Si l’on ne peut
faire de procès e cace, il faut réglementer11.
Même si la société retirait un bénéfice net des réglementations, je
continuerais à préférer être libre. À condition de ne pas porter
préjudice à autrui, la liberté n’a pas de prix. Cette attitude porte le
nom de « libertarisme déontique » (déontique venant de « devoirs ») :
l’établissement de règles prive les gens de leur liberté. Certains
d’entre nous pensent que la liberté est le bien le plus précieux que
l’on possède ‒ y compris la liberté de commettre des erreurs ; elle
est sacrée au point de ne jamais devoir être échangée contre des
avantages économiques ou autres.
METTRE SON ÂME EN JEU
Pour finir par un élément essentiel, jouer sa peau est une question
d’honneur, considérée comme un engagement existentiel, et de
prise de risques (une certaine catégorie de risques) comme une
séparation entre l’homme et la machine et ‒ bien que certains
puissent détester cette idée ‒ une hiérarchie d’êtres humains.
Si l’on ne prend pas de risques pour défendre son avis, on n’est rien.
Et comme nous ne cessons de le rappeler, nous n’avons d’autre
définition de la réussite que celle de mener une vie honorable. Nous
avons laissé entendre que c’était un déshonneur de laisser les autres
mourir à sa place.
L’honneur implique qu’il y a certains actes qu’on ne commettra
absolument jamais quelles que soient les gratifications matérielles
qu’on puisse en retirer. L’honneur interdit que l’on conclue un pacte
faustien, ou que l’on vende son corps pour 500 dollars ; ce qui veut
dire qu’on ne le ferait pas non plus pour un million, un milliard, ou
un million de milliards. Et ce n’est pas seulement une posture via
negativa. L’honneur implique aussi qu’il y a des choses que l’on ferait
de manière inconditionnelle, quelles qu’en soient les conséquences.
Prenez les duels, qui nous ont privés du grand poète russe
Pouchkine, du mathématicien français Évariste Galois, et de bien
d’autres encore, disparus jeunes ‒ voire très jeunes dans le cas de
Galois : les gens couraient un risque sérieux de mourir juste pour ne
pas perdre la face. Vivre en lâche était tout simplement impossible,
et la mort était de loin préférable, même si, comme dans le cas de
Galois, on avait inventé dès l’adolescence12 une branche des
mathématiques totalement inédite et extrêmement importante.
Comme une mère de Sparte le disait à son fils partant pour la
guerre : « Reviens (victorieux) avec ton bouclier, ou (mort) sur lui » ‒
la coutume voulant que l’on rapporte le corps du défunt allongé sur
son bouclier ‒, sous-entendu : « Ne reviens surtout pas sans ton
bouclier » ‒ seuls les lâches abandonnaient leur bouclier pour
pouvoir s’enfuir plus vite.
Si l’on veut réfléchir à la manière dont la modernité a détruit
certains fondements des valeurs humaines, il faut comparer les
comportements inconditionnels décrits ci-dessus avec les
accommodements de notre monde moderne : les gens qui
travaillent pour des groupes de pression abjects (représentant les
intérêts de la Barbarie Saoudite à Washington, par exemple), ou
ceux qui jouent sciemment le jeu universitaire habituel, dénué de
toute éthique, justifient leur situation en recourant à des arguments
tels que : « Je dois financer les études de mes enfants. » En général,
les gens qui ne sont pas indépendants moralement adaptent
l’éthique à leur profession (en enjolivant un minimum la réalité) au
lieu de trouver une profession adaptée à leur éthique.
Mais l’honneur comporte une autre dimension : se lancer dans des
actions qui vont au-delà du simple fait de risquer sa peau et se
mettre en danger pour les autres, mettre sa peau en jeu pour eux ;
sacrifier quelque chose d’important pour le bien de la collectivité.
Il existe toutefois des activités qui remplissent leur auteur d’un
sentiment de fierté et d’honneur sans nécessiter de sacrifice
extraordinaire : les activités artisanales.
Les artisans
Tout ce que l’on fait pour optimiser son travail, réaliser des
économies, le rendre plus « e cace » (et rendre sa vie plus
« e cace ») finira par nous amener à le détester.
Les artisans mettent leur âme en jeu.
1o) Les artisans font les choses d’abord pour des raisons
existentielles, et ensuite pour des raisons commerciales. Leurs
décisions ne sont jamais motivées uniquement par l’aspect
financier, même si leur motivation reste financière. 2o) Leur
profession comporte une certaine forme d’« art » ; ils se tiennent à
distance de la plupart des aspects de l’industrialisation ; ils
associent art et a aires. 3o) Ils mettent une certaine force d’âme
dans leur travail ; ils ne vendraient pas une chose défectueuse ni
même de qualité discutable, parce que leur fierté en serait blessée.
4o) Enfin, ils ont des tabous sacrés, des choses qu’ils ne feraient pas
même si cela leur permettait d’améliorer sensiblement leur
rentabilité.
« Compendaria res improbitas, virtusque tarda », « Le chemin du crime
est court et aisé, celui de la vertu est long et di cile » ; en d’autres
termes, il est malhonnête de prendre des raccourcis.
Laissez-moi illustrer mon propos par un exemple emprunté à ma
propre profession. Il est facile de voir qu’un écrivain est, de fait, un
artisan : les ventes de livres ne sont pas sa motivation ultime,
seulement un objectif secondaire (et encore). C’est en s’imposant
des interdictions très fortes qu’on préserve le caractère sacré du
produit. Ainsi, en 2001, l’écrivain britannique à succès Fay Weldon
a été payée par le joaillier Bulgari pour faire la publicité de la
marque en l’insérant dans la trame d’un roman13. Les conséquences
furent cauchemardesques, l’ensemble de la communauté littéraire
ayant manifesté un sentiment de dégoût.
Je me souviens aussi que, dans les années 1980, des gens avaient
essayé de distribuer gratuitement des livres, mais avec des
publicités insérées au beau milieu du texte, comme dans les
magazines. Cette initiative se solda par un échec.
De même, on n’industrialise pas l’écriture. Vous seriez déçus si
j’embauchais un groupe d’écrivains pour me « donner un coup de
main » afin d’être plus e cace. Certains auteurs comme Jerzy
Kosinski, ont essayé d’écrire des livres en en sous-traitant des
paragraphes, et ont été complètement ostracisés après qu’on l’a
découvert. Parmi ces écrivains ayant recruté des sous-traitants, peu
ont vu survivre leur travail. Il existe cependant des exceptions :
Alexandre Dumas père, par exemple, qui, dit-on, dirigeait un atelier
de « nègres » (45 !), ce qui permit à sa production d’atteindre les 150
romans ‒ on disait alors pour plaisanter qu’il en avait lu certains.
Mais en général, la production n’est pas évolutive (même si les
ventes le sont), et Dumas est probablement l’exception qui confirme
la règle.
Et maintenant, un point très concret. Un des conseils les plus
judicieux que j’ai reçus me fut donné par un entrepreneur plus âgé
qui avait très bien réussi (et était heureux), Yossi Tardi : il me
recommanda de ne jamais avoir d’assistant. La seule présence d’un
assistant vous prive de votre capacité naturelle de filtrage ‒ et son
absence vous oblige à ne faire que les choses qui vous plaisent, et à
mener peu à peu votre vie en fonction de ce principe. (Par
« assistant » je n’entends pas, en l’occurrence, une personne
embauchée pour e ectuer une tâche bien précise telle que noter des
copies, aider à la comptabilité, ou arroser des plantes, mais juste
une sorte d’ange gardien chargé de superviser toutes les activités de
son employeur). C’est une approche via negativa : on aspire à un
)
maximum de temps libre, non à un maximum de travail, et l’on peut
estimer sa propre « réussite » en fonction de ce critère chi ré.
Autrement, on finit par assister ses assistants, mal à l’aise de ne pas
partager de choses avec eux, ou cherchant à « expliquer » comment
faire les choses, ce qui demande plus d’e orts intellectuels que de
les faire soi-même. Paradoxalement, au-delà de mon travail
d’écriture et de ma vie de chercheur, ce conseil s’est révélé
fantastique sur le plan financier, car je suis plus libre, plus leste, je
suis très exigeant avec moi-même quand je fais quelque chose, alors
que les journées de mes pairs sont remplies de « réunions » inutiles
et de correspondance qui ne l’est pas moins.
Avoir un assistant (excepté pour le strict nécessaire) empêche de mettre son
âme en jeu.
Imaginez la situation si, lors de votre prochain voyage au
Mexique, vous recouriez à un traducteur personnel au lieu
d’acquérir un solide vocabulaire espagnol grâce à un contact direct
avec les autochtones ; l’assistance nous éloigne sensiblement de
l’authenticité.
Les universitaires peuvent être des artisans. Même ces
économistes qui, comprenant Adam Smith de travers, a rment que
les êtres humains sont là pour « chercher à maximiser » leur revenu,
expriment ces idées gratuitement tout en se vantant de ne pas être
dans une recherche de profits bassement commerciale, sans voir la
contradiction.
Mise en garde contre certains entrepreneurs
Les entrepreneurs sont les héros de notre société. Ils échouent
pour nous tous. Cependant, eu égard au financement et aux
mécanismes actuels du capital-risque, nombre de personnes que
l’on prend à tort pour des entrepreneurs ne mettent pas
véritablement leur peau en jeu, au sens où leur but est de gagner de
l’argent en vendant leur société ou en la faisant entrer en Bourse. La
véritable valeur de cette société, son activité et sa survie à long
terme leur importent peu. C’est comme des gens qui élèveraient des
enfants pour les vendre au plus o rant à l’âge de quatre ans. Leur
calcul est purement financier, ce qui exclut ce genre d’individus de
notre catégorie d’« entrepreneurs » qui prennent des risques. On les
identifie facilement à leur capacité à rédiger un montage financier
convaincant.
Les sociétés au-delà du stade de l’entrepreneur commencent à
pourrir. Une des raisons pour lesquelles les sociétés meurent autant
que les malades du cancer est l’attribution de devoirs limités dans le
temps. Une fois que l’on change cette attribution ‒ ou mieux, de
société ‒, on peut dire des risques profonds « à la Bob Rubin » qui se
font jour : « Ce n’est plus mon problème. » La même chose se
produisant quand on liquide une a aire, rappelez-vous que :
Les compétences requises pour fabriquer les choses ne sont pas les mêmes que
celles qui sont nécessaires pour les vendre.
« Arrogant » fera l’a aire
Les produits ou les sociétés qui portent le nom de leur propriétaire
véhiculent un message très important. Elles crient qu’elles ont
quelque chose à perdre. Cette éponymie indique à la fois un
engagement à l’égard de la société et la confiance que l’on fait au
produit. Un de mes amis, Paul Wilmott, se voit souvent taxé
d’égomaniaque pour avoir donné son patronyme à… une revue
technique de finance mathématique, Wilmott ‒ laquelle, au moment
où j’écris
ces lignes, est sans aucun doute la meilleure dans son domaine.
« Égomaniaque », c’est bon pour le produit. Mais si l’on ne peut pas
se faire traiter d’égomaniaque, « arrogant » fera l’a aire.
Citoyenneté de plaisance
Beaucoup de gens nantis qui viennent s’installer aux États-Unis
évitent de prendre la citoyenneté américaine alors qu’ils y vivent. Ils
disposent d’un lieu de résidence permanent comme avantage
gratuit car c’est un droit, mais pas une obligation, puisqu’ils peuvent
le rendre par une simple procédure. Quand on leur demande
pourquoi ils ne prêtent pas serment devant un juge et n’organisent
pas une soirée pour êter ça, ils invoquent invariablement « les
impôts ». Dès lors qu’on devient citoyen américain, on est obligé de
payer des impôts sur son revenu mondial, même si l’on vit à
l’étranger. Cependant, d’autres pays occidentaux tels la France et le
Royaume-Uni, dispensent leurs citoyens de payer des impôts s’ils
vivent dans un paradis fiscal. Cela incite toute une série de gens à
« acheter » une citoyenneté via des investissements et un temps de
résidence minimum dans le pays émetteur du « bon » passeport.
Un pays ne devrait pas tolérer les amis des bons jours seulement ‒
ceux qui ne sont là que parce qu’ils y trouvent des avantages. Il y a
quelque chose d’insultant dans le fait de prendre une nationalité
sans mettre sa peau en jeu, simplement pour voyager et franchir les
frontières, sans vouloir des côtés négatifs qui vont avec le passeport.
Mes parents étant citoyens français, il m’aurait été facile de me
faire naturaliser français il y a quelques décennies. Mais cela ne me
semblait pas juste ; cela me paraissait même carrément insultant.
Et, malgré mon amour pour la France et sa langue, à moins de
mettre réellement ma peau en jeu, je ne pouvais pas le faire ; voir
mon visage barbu sur un passeport français m’aurait donné
l’impression d’être un imposteur. J’aurais eu honte en face des
agents de sécurité aux frontières.
Cependant, je suis allé aux États-Unis, j’ai adopté le pays et pris
mon passeport en signe d’engagement : que ce soit une bonne ou
une mauvaise chose, impôts ou pas impôts, mon identité est
devenue américaine. Beaucoup de gens se sont moqués de ma
décision parce que mes revenus provenaient majoritairement
d’outre-Atlantique et que si j’établissais ma résidence o cielle à
Chypre ou à Malte, par exemple, j’aurais gagné beaucoup plus de
dollars. Si je veux faire baisser mes impôts, et c’est e ectivement le
cas, je suis obligé de me battre pour, tant pour moi-même que pour
la collectivité, les autres contribuables, sans chercher à recourir à
l’évasion fiscale. Skin in the game.
Les héros n’étaient pas des rats
de bibliothèque
Si vous voulez étudier les valeurs classiques comme le courage ou
apprendre des choses sur le stoïcisme, ne cherchez pas
obligatoirement du côté… des spécialistes du classicisme. L’on ne
fait jamais de carrière universitaire sans raison. Lisez les textes eux-
mêmes ‒ Sénèque, César ou Marc-Aurèle, si possible ‒ ou les
commentateurs des classiques qui étaient eux-mêmes des hommes
d’action, tels que Montaigne ‒ des gens qui, à un moment,
mettaient leur peau en jeu. Évitez les intermédiaires à chaque fois
que possible. Ou laissez tomber les textes, et contentez-vous d’agir
courageusement.
Car étudier le courage dans des manuels ne rend pas plus
courageux que manger du bœuf ne transforme en bovin.
Un mécanisme mental mystérieux fait que les gens ne se rendent
pas compte que la chose essentielle que l’on puisse apprendre d’un
professeur est à devenir soi-même professeur ‒ et que la principale
chose que l’on puisse apprendre d’un « coach de vie », dirons-nous,
ou d’un orateur particulièrement inspirant, est à devenir soi-même
« coach de vie » ou orateur particulièrement inspirant. Par
conséquent, rappelez-vous : les héros de l’histoire n’étaient pas des
spécialistes du classicisme et des rats de bibliothèque ‒ des gens qui
vivent par procuration dans les textes ‒, mais des personnes
d’action qui devaient être douées de la capacité de prendre des
risques. Pour pénétrer leur psychisme, il vous faudra quelqu’un
d’autre qu’un professeur en fin de carrière qui enseigne le
stoïcisme14. Ce genre de personne ne comprend presque jamais rien
(jamais, en fait). D’après mon expérience, fondée sur toute une série
de querelles personnelles, nombre de ces « classicistes », qui savent
dans les détails les plus infimes ce que des figures de courage
comme Alexandre, Cléopâtre, César, Hannibal, Julien l’Apostat,
Léonidas ou Zénobie mangeaient au petit-déjeuner, sont incapables
de faire preuve d’une once de courage intellectuel. Le milieu
universitaire (et le journalisme) serait-il foncièrement le refuge du
baratineur stochastophobe ? C’est-à-dire du voyeur qui veut bien
observer mais sans prendre de risque ? Il semblerait que oui. Le
chapitre le plus important de ce livre, et opportunément le dernier,
« La logique de la prise de risques », montre que, si certains
éléments centraux du risque sont évidents pour les professionnels
du domaine, les théoriciens passent à côté depuis plus de deux
siècles !
Jouer son âme et un peu (pas trop)
de protectionnisme
Et maintenant, appliquons cette idée à l’époque moderne.
Rappelez-vous l’histoire des architectes coupés des utilisateurs de
leurs constructions. Elle s’étend à des e ets systémiques plus
généraux, comme le protectionnisme et le mondialisme. Vue de
cette façon, la montée d’une part de protectionnisme peut avoir une
raison forte ‒ une raison économique.
Nous laissons de côté le fait que la mondialisation conduit à des
e ets « le gagnant rafle la mise », qui sont déstabilisants et
explosifs. L’idée ici est que les gens sont en partie des artisans. Car,
contrairement à ce que des lobbyistes payés par de grandes
entreprises internationales essaient de nous faire croire, ce
protectionnisme ne s’oppose même pas à la pensée économique, ce
que l’on appelle l’économie néo-classique. Il n’est pas incompatible
avec les axiomes mathématiques de la prise de décision dans le
domaine économique, sur lesquels repose le fondement de
l’économie, de se comporter d’une manière qui ne maximise pas son
bénéfice net en dollars étroitement défini au détriment d’autres
choses. Il n’y a rien d’irrationnel, selon la théorie économique, à
laisser de l’argent sur la table en raison de ses préférences
personnelles. Autrement, comme nous l’avons dit, la notion
d’appétence limitée à des gains financiers ne peut expliquer
l’existence même d’experts économiques qui promeuvent l’idée
d’intérêt personnel15.
On peut mieux se porter, au sens strictement comptable du terme
(dans l’ensemble) en exportant des emplois. Mais ce n’est peut-être
pas ce que les gens veulent vraiment. J’écris parce que c’est ce pour
quoi je suis fait, tout comme un couteau coupe, l’arété d’Aristote ‒ et
sous-traiter mes recherches et écrire à la Chine ou à la Tunisie
augmenterait (peut-être) ma productivité, mais me priverait de
mon identité.
Ainsi, peut-être, les gens veulent-ils faire des choses, seulement
faire des choses, parce qu’ils ont le sentiment que cela fait partie de
leur identité. Un fabricant de chaussures de Westchester veut être
cordonnier, jouir des fruits de son travail et de la fierté de voir sa
marchandise dans les magasins, même si sa situation
« économique » comme on dit, pourrait bénéficier du fait de laisser
une usine chinoise fabriquer les chaussures et de se reconvertir.
Même si ce nouveau système lui permettait de s’acheter des
télévisions à écran plat, plus de chemises en coton, et des vélos
meilleur marché, il lui manquerait quelque chose. Priver les gens de
leur profession peut être cruel. Ils veulent jouer eux aussi, et ils en
ont les moyens. Les gens veulent mettre toute leur âme en jeu.
En ce sens, outre qu’elles stabilisent le système, la décentralisation
et la fragmentation améliorent la relation des gens à leur travail.
Juger, c’est jouer sa peau
Concluons par une anecdote historique.
On pourra me demander : La loi, c’est bien joli, mais que feriez-
vous d’un juge corrompu ou incompétent ? Il peut commettre des
erreurs en toute impunité. Il peut être le maillon faible. Pas tout à
fait ; ou du moins pas sur le plan historique. Un jour, un ami m’a
montré un tableau hollandais intitulé Le Jugement de Cambyse16. Il
figure une histoire rapportée par Hérodote concernant Sisamnès, le
juge perse corrompu qui fut écorché vif sur ordre du roi Cambyse
parce qu’il avait violé les règles de justice. Le tableau représente le
fils de Sisamnès rendant la justice assis sur la chaise de son père
tapissée de sa peau écorchée, en souvenir du fait que rendre un
jugement, c’est mettre sa peau en jeu ‒ au sens littéral de
l’expression.
7. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse » (Isocrate, Hillel
l’Ancien, le Mahabharata). « Ce qui t’est odieux, ne l’inflige pas aux autres hommes.
Voici toute la Torah, le reste n’est que commentaire. Maintenant, va et étudie. » Le rabbin
Hillel l’Ancien s’appuyant sur le Lévitique 19:18. « Ne fais pas à autrui ce qui, si on te le
faisait, te ferait sou rir. C’est l’essence de la moralité. »
8. Une posture contre la violation de la symétrie se trouve dans une parabole du
Nouveau Testament (Mt, 18. 21-35), celle du Serviteur impitoyable. Un serviteur qui voit
sa dette abyssale annulée par un roi compatissant punit un autre serviteur qui lui doit
une somme bien moindre. La plupart des commentateurs semblent ne pas voir que le
vrai message est la symétrie (dynamique), pas le pardon.
9. Ce passage est technique et peut être sauté à la première lecture.
10. En fait, ceux qui ont formalisé la théorie de la rationalité, comme le
mathématicien et théoricien du jeu Kenneth Binmore, a rment qu’il n’a jamais existé
de théorie de la « rationalité » rigoureuse et cohérente qui enferme les gens dans une
camisole de force. On ne trouvera même pas de telles revendications en économie
orthodoxe néo-classique. La majorité de ce qu’on lit sur le « rationnel » dans la
littérature verbeuse n’a aucune rigueur.
11. Le Ralph Nader auquel je dédie ce livre est celui qui a contribué à établir le
mécanisme juridique permettant de protéger les consommateurs et les citoyens ‒
moins le Ralph Nader qui appelle de temps en temps à mettre en place des
réglementations.
12. Il existe en fait un argument en faveur des duels : ils évitent que les conflits
n’impliquent des groupes de personnes plus importants, c’est-à-dire deviennent des
guerres, en limitant le problème aux personnes qui mettent leur peau en jeu.
13. The Bulgari Connection (N.d.E.).
14. Comme nous l’avons dit dans Antifragile, nous comprenons Sénèque en termes
d’asymétrie (et d’optionalité), tant financière qu’émotionnelle. En prenant des risques,
nous comprenons quelque chose qu’il est impossible de transmettre aux classicistes,
d’où notre frustration de voir des textes consacrés à Sénèque passer à côté de l’essentiel.
15. Certains cantons suisses ont longtemps interdit ‒ démocratiquement ‒ la vente de
biens fonciers aux étrangers afin d’empêcher de riches membres de la jet-set qui ne
risquaient pas leur peau de venir perturber les lieux en faisant monter les prix de ces
biens et de porter ainsi préjudice à de jeunes primo-accédants en les excluant
définitivement du marché. Était-ce stupide, sur le plan économique ? Pas du tout,
même si certains promoteurs immobiliers ne seraient pas du tout d’accord.
16. Tableau du primitif flamand Gérard David (v. 1450-1523) (N.d.T.).
PROLOGUE
PARTIE 3 : LES CÔTES
DE MA SÉRIE LITTÉRAIRE
Sept pages par séance d’écriture, sept pages par an est
le rythme idéal ‒ Les relecteurs ont besoin de re-réviseurs.
Maintenant que nous avons esquissé les idées principales, voyons
comment cette discussion s’intègre dans le reste de ma série
littéraire. À l’instar d’Ève qui sortit de la côte d’Adam, chaque livre
de l’Incerto est sorti de la côte du précédent. Le Cygne Noir est une
discussion ponctuelle dans Le Hasard sauvage ; le concept de
convexité aux événements aléatoires, le thème d’Antifragile, est
esquissé dans Le Cygne Noir ; et enfin, jouer sa peau est le thème
d’une partie d’Antifragile, avec le mot d’ordre suivant : « Tu ne
deviendras pas antifragile aux dépens des autres. » En bref,
l’asymétrie dans la prise de risques conduit à des déséquilibres et,
potentiellement, à une destruction systémique.
Le transfert de risques « à la Bob Rubin » que nous avons
mentionné dans la première partie du Prologue est le moyen le plus
facile de comprendre le transfert de risques omniprésent mais
invisible et ses e ets systémiques. (Comme nous l’avons vu, quand
ces gens font de l’argent, ils conservent les profits ; quand ils
perdent, quelqu’un d’autre en supporte les coûts tandis qu’ils se
livrent à leur invocation du Cygne Noir.) C’est la colonne vertébrale
de chaque ouvrage de ma série littéraire. À chaque fois qu’il y a une
coïncidence temporelle malheureuse entre une période de bonus
(par an) et l’occurrence statistique d’une explosion (disons tous les
dix ans), l’agent est encouragé à jouer le jeu du transfert de risques
« à la Bob Rubin ». Eu égard au nombre de gens qui essaient de
monter dans le bus, on assiste à une accumulation progressive des
risques de Cygne Noir dans ces systèmes. Et alors… boum ! Ils
explosent17.
La route
Si l’on regarde les thèmes des livres mentionnés ci-dessus,
certains sont plus intéressants que d’autres, et nous allons nous
laisser guider par les plus stimulants. Le côté éthique est simple,
participant de l’asymétrie générale de Gros Tony que nous avons
mentionnée plus haut (« Laisse les autres tranquilles, mais ne te
laisse pas faire »). J’ai exploré à fond cette question dans le cadre
d’une collaboration marquée par de très vifs échanges avec le
philosophe (et compagnon de promenade) Constantine Sandis.
Ainsi le droit de la responsabilité civile est-il tout aussi simple, et
nous croyions qu’il occuperait une grande partie de ce tome, mais ce
ne sera heureusement pas le cas. Pourquoi ?
Le droit de la responsabilité civile n’a aucun intérêt pour ceux qui
ne possèdent pas le tempérament qui vous pousse vers une fac de
droit. Motivé par l’intrépide Ralph Nader, j’ai accumulé sur une
table basse de mon bureau près de vingt volumes sur le droit des
contrats et la responsabilité civile ; or, le sujet m’a paru tellement
ennuyeux que ce fut pour moi une tâche herculéenne de lire plus de
sept lignes à chaque fois (c’est pourquoi Dieu, dans sa miséricorde, a
inventé les réseaux sociaux) : contrairement à la science et aux
mathématiques, le droit, qui est également très rigoureux, ne
réserve aucune surprise. La seule vue de ces livres me rappelle un
déjeuner avec un ancien membre du Conseil de la Réserve Fédérale,
le genre de chose auquel on ne devrait jamais être soumis plus d’une
fois dans sa vie. J’expédierai donc cette question en quelques lignes.
Comme nous l’avons suggéré dans les premiers paragraphes de
l’Introduction, certains sujets non soporifiques (la théologie
païenne, les pratiques religieuses, la théorie de la complexité,
l’histoire ancienne et médiévale, et, bien sûr, la probabilité et la
prise de risques), correspondent au filtre naturaliste de votre
serviteur. En bref, si l’on ne peut pas mettre toute son âme dans une
chose, il faut y renoncer et la laisser à d’autres.
En parlant de mettre toute son âme en jeu, j’ai dû surmonter une
certaine honte dans la situation suivante. Lors de l’épisode parisien
d’Hammourabi, au Musée du Louvre, quand je me suis retrouvé face
à l’imposante stèle en basalte (dans la même salle que les Coréens
avec leurs perches à selfies), je me suis senti mal à l’aise de ne
pouvoir déchi rer les inscriptions qui figuraient dessus et de devoir
m’en remettre à des experts. Quoi, des experts ? Cela n’aurait pas
été gênant s’il s’était agi d’un voyage culturel, mais en l’occurrence,
j’étais là pour une raison professionnelle, écrire un livre qui
explorait cette question en profondeur ! Je me suis fait l’e et d’un
imposteur, à ne pas savoir comment ce texte ancien était lu et récité
à l’époque. En outre, un de mes hobbies occasionnels étant la
philologie sémite, je n’avais pas d’excuse. J’ai donc fait un petit
détour par rapport à mes activités habituelles, avec l’obsession
d’apprendre assez d’akkadien pour pouvoir réciter le Code
d’Hammourabi à l’aide de la phonétique sémite, une manière de
mettre toute mon âme en jeu.
Un détecteur amélioré
Cet ouvrage est le fruit d’un flirt aussi intense ‒ non
universitaire ‒ qu’imprévu avec les mathématiques. Car, après avoir
achevé Antifragile, je pensais mettre ma plume au repos quelque
temps pour m’installer dans la vie confortable d’un quart de poste à
l’université et occuper mes loisirs à lire des livres d’histoire, à
déguster des pâtes à l’encre de seiche en compagnie de bons vivants
non universitaires, et à jouer au bridge l’après-midi ‒ le genre
d’existence tranquille et sans souci que menait la noblesse au XIXe
siècle.
Ce que je n’avais pas prévu, c’est que mes rêves de vie paisible ne
dureraient que quelques semaines. Car je ne montrai absolument
aucun talent pour les activités de retraité telles que bridge, échecs,
loto, visite de pyramides au Mexique, etc. Alors qu’un jour, je tentais
tout à fait par hasard de résoudre un casse-tête mathématique, cela
me mena à cinq ans de pratique monomaniaque et dévorante de
cette discipline, avec ces accès obsessionnels qui accablent les gens
habités par des problèmes. Comme d’habitude avec ce genre de
choses, je ne faisais pas des mathématiques pour résoudre un
problème, mais juste pour faire des mathématiques afin de
satisfaire à une fixation. Néanmoins, je ne me serais pas attendu à ce
que cela produise l’e et suivant : aiguiser la sensibilité de mon
détecteur de c… à un point tel qu’écouter des sornettes bien
emballées (émanant de gens verbeux, surtout des universitaires) me
faisait le même e et qu’avoir été placé dans une pièce dans laquelle
auraient jailli de temps à autre, de manière totalement aléatoire, des
bruits perçants et discordants, du genre de ceux qui tuent les
animaux. Les gens normaux ne me dérangent jamais ; c’est le c…d
dans la profession « intellectuelle » qui me dérange. Voir le
psychologue Steven Pinker faire des déclarations sur des choses
intellectuelles produit sur moi le même e et que tomber sur un
Burger King au beau milieu d’un parc national.
Depuis lors, c’est sous l’influence de ce détecteur de conneries
hypersensible que j’écris ce livre.
Les critiques littéraires
Et puisque nous parlons de livres, nous refermerons cette
introduction avec cette chose capitale que j’ai apprise du temps que
j’ai passé dans ce secteur d’activité. Nombre de critiques littéraires
sont des gens droits et honnêtes sur le plan intellectuel ; mais
l’industrie est foncièrement en conflit avec le public, et
s’autoproclame néanmoins représentante de la catégorie des
lecteurs moyens. Par exemple, s’agissant de livres écrits par des
auteurs qui prennent des risques, le grand public (et certains
éditeurs, mais très peu) est capable de détecter ce qui l’intéresse
dans une certaine mesure, chose que ceux qui œuvrent dans l’espace
bidon de la production de mots (en d’autres termes, ceux qui ne font
pas) ne parviennent chroniquement pas à saisir ‒ et ils n’arrivent
pas à comprendre ce qui leur échappe parce qu’ils ne prennent pas
vraiment part à la vie active et transactionnelle.
Les critiques littéraires ne peuvent pas non plus ‒ par la définition
même de leur fonction ‒ juger des livres qu’on relit. Pour ceux qui
connaissent l’idée d’e ets non linéaires développée dans Antifragile,
l’apprentissage s’enracine dans la répétition et la convexité, ce qui
signifie que lire deux fois un seul texte est plus bénéfique que lire
une seule fois deux choses di érentes ; à condition, bien sûr, que le
contenu dudit texte ait un minimum de profondeur. La convexité est
implantée dans le vocable sémite « mishna » qui, en hébreu, se
rapporte à la compilation pré-talmudique de la tradition orale et
signifie « dédoublement » ; « midrash » lui-même peut également
être associé à l’emboutissage et à un a ûtage répété, et trouve son
pendant dans la madrassa des enfants d’Ismaël.
Les livres devraient être construits comme le lecteur lit, ou veut
lire, et en fonction de la profondeur avec laquelle l’auteur veut
aborder un sujet, pas pour faciliter la vie des critiques littéraires
lorsqu’ils rédigent leur papier. Les critiques sont de mauvais
intermédiaires ; ils sont actuellement en train de se faire dépouiller
de cette fonction, à l’instar des sociétés de taxis (de se faire
« ubériser », comme dirait l’autre).
Comment ? Il y a, là encore, un problème de skin in the game : un
conflit entre les critiques professionnels qui pensent devoir décider
de la façon dont un livre devrait être écrit, et les véritables lecteurs
qui lisent réellement les livres parce qu’ils aiment cela. D’un côté,
les critiques exercent un pouvoir incontrôlé et arbitraire sur les
auteurs ; comme il faut avoir lu un livre pour s’apercevoir que
l’auteur de la critique ne raconte que des bobards et qu’il ne met pas
sa peau en jeu, des critiques comme Michiko Kakutani du New York
Times (aujourd’hui à la retraite) ou David Runciman, qui écrit dans
The Guardian, peuvent continuer à sévir éternellement sans que
personne ne s’aperçoive qu’ils a abulent ou qu’ils ont bu (ou les
deux ; dans le cas de Kakutani, j’en suis certain). On juge les
critiques en fonction de leur plausibilité et de la manière dont elles
sont écrites, jamais en fonction de leur pertinence par rapport au
livre18.
Aujourd’hui, près de deux décennies après le premier épisode de
ma série littéraire, j’ai mis au point des moyens d’interagir
directement avec vous, mes lecteurs.
Organisation de l’ouvrage
Le Livre 1 comprend l’Introduction que nous venons juste de voir,
avec ses trois parties.
Le Livre 2, Premier aperçu du problème de l’agent, expose
en profondeur les questions de symétrie et d’agent dans le partage
des risques, faisant le lien entre conflit d’intérêts commercial et
éthique générale. Il nous présente brièvement la notion de mise à
l’échelle, et la di érence entre l’individuel et le collectif, et donc les
limites du mondialisme et de l’universalisme.
Le Livre 3, Cette asymétrie majeure, traite du pouvoir de la minorité
en vertu de laquelle une petite partie de la population inflige ses
préférences à la population générale. La (courte) « Annexe au livre
3 » montre 1o) comment une série d’unités ne se comporte pas
comme la somme de ces unités, mais comme une chose qui n’en fait
qu’à sa tête ; 2o) les conséquences d’une grande partie d’une chose
appelée « science » sociale.
Le Livre 4, Des loups parmi les chiens, traite de la dépendance et ‒
appelons un chat un chat ‒ de l’esclavage dans la vie moderne :
pourquoi les salariés existent parce qu’ils ont beaucoup plus à
perdre que les contractuels. Ce chapitre montre également que,
même si l’on est indépendant et Fuck your money, on est vulnérable si
les gens qui nous sont chers sont visés par des sociétés et autres
groupes malveillants.
Le Livre 5, Être vivant, c’est prendre certains risques, montre ‒ dans le
chapitre 5 ‒ comment la prise de risque vous con ère peut-être une
apparence moins séduisante, mais vous rend considérablement plus
convaincant. Il explique la di érence entre la vie en tant que vie
réelle et la vie telle qu’on l’imagine dans une machine à expérience ;
comment Jésus devait être un homme, et pas tout à fait Dieu ; et
comment Donaldo a gagné la présidentielle américaine grâce à ses
imperfections.
Le chapitre 6 présente l’IENI (intellectuel-et-néanmoins-
idiot) qui ne sait pas que mettre sa peau en jeu permet davantage de
comprendre le monde (y compris les balades à vélo) que les
conférences.
Le chapitre 7 explique la di érence entre inégalité de risques et
inégalité de salaires : l’on peut être plus riche, mais on doit rester
dans la réalité et prendre des risques. Il présente aussi une vision
dynamique de l’inégalité, en opposition à celle, statique, de l’IENI.
La situation qui contribue de manière la plus évidente à l’inégalité
est celle de haut fonctionnaire ou de professeur permanent dans
une université, pas celle d’entrepreneur.
Le chapitre 8 traite de l’« e et Lindy », cet expert de tous les
experts qui peut nous expliquer pourquoi les plombiers sont des
experts mais pas les psychologues cliniciens, ou pourquoi les
journalistes du New Yorker qui se livrent à des commentaires sur les
experts n’en sont pas eux-mêmes. L’« e et Lindy » sépare les choses
auxquelles le temps profite de celles qu’il détruit.
Le Livre 6, Examen approfondi du problème de l’agent, recherche les
asymétries cachées qui ont des conséquences.
Le chapitre 9 montre que, dans la pratique, le monde est plus
simple, et que les experts dignes de ce nom n’ont pas la tête de
l’emploi. Ce chapitre présente une heuristique de la détection de c…
ies.
Dans le chapitre 10, nous voyons comment les riches sont des
pigeons victimes de gens qui cherchent à compliquer leur mode de
vie pour leur vendre quelque chose.
Le chapitre 11 explique la di érence entre menaces et vraies
menaces, et montre comment on peut posséder un ennemi en ne le
tuant pas.
Le chapitre 12 présente le problème de l’agent chez les
journalistes : ils vont sacrifier la vérité et construire un récit erroné
à cause de la nécessité de plaire à d’autres journalistes.
Le chapitre 13 explique pourquoi la vertu nécessite de prendre des
risques ‒ pas ces risques au rabais, bons pour la réputation de celui
qui les court, consistant à jouer les chevaliers blancs sur Internet ou
à signer un chèque à une quelconque ONG, qui pourrait bien
contribuer à détruire la planète.
Le chapitre 14 explique le problème de l’agent chez les
géopoliticiens et chez les historiens qui traitent généralement des
guerres plutôt que de la paix, nous livrant ainsi une vision déformée
du passé. L’histoire est en outre a igée de méprises probabilistes. Si
l’on se débarrassait des experts « ès paix », le monde serait plus en
sécurité et nombre de problèmes se résoudraient de manière
structurelle.
Le Livre 7, Religion, croyance, et mise en jeu de sa peau, explique les
croyances en termes de mise en jeu de sa peau et de préférences
révélées : nous voyons comment il est fonctionnellement
impossible de distinguer les athées des chrétiens, mais pas des
musulmans salafistes. Évitez les formules : « les religions » ne sont
pas tout à fait des religions : certaines sont des philosophies,
d’autres ne sont que des systèmes juridiques.
Le Livre 8, Risque et rationalité, se compose de deux chapitres
centraux, que nous avons choisi de garder pour la fin. Il n’existe pas
de définition rigoureuse de la rationalité qui ne soit pas liée au fait
de jouer sa peau ; tout est une question d’actions, et non
d’expression verbale, de pensées et de baratin.
Le chapitre 19, La logique de la prise de risques, résume tous mes
principes sur le risque et met au jour les erreurs concernant les
événements de faible probabilité. En outre, il classifie les risques
suivant des niveaux (de l’individuel au collecti ) et s’e orce de
prouver que courage et prudence ne sont pas contradictoires à
condition que l’on agisse au profit de la collectivité. Il explique la
notion d’« ergodicité », qui avait été laissée en suspens. Enfin, ce
chapitre esquisse ce que nous appelons les principes de précaution.
Annexe : asymétries dans la vie et les choses
Tableau n 2 : Asymétries dans la société ‒ Là où nous en sommes
restés dans Antifragile.
MET SA PEAU EN JEU
NE MET PAS SA PEAU EN JEU MET SA PEAU EN JEU POUR AUTRUI, AUTREMENT
DIT MET EN JEU CORPS ET ÂME
Conserve les
Conserve les avantages, trans ère Prend les inconvénients à la
inconvénients qui lui
les inconvénients à autrui, possède place d’autrui, ou au nom de
incombent, prend ses
une option cachée aux dépens d’autrui valeurs universelles
propres risques
Saints, chevaliers, guerriers,
Bureaucrates, conseillers politiques Citoyens
soldats
Marchands, hommes Prophètes, philosophes
Consultants, sophistes
d’a aires (au sens pré-moderne du terme)
Grandes entreprises ayant accès à l’État Artisans Artistes, certains artisans
Cadres d’entreprise (avec costume) Entrepreneurs Entrepreneurs/novateurs
Scientifiques anticonformistes
Scientifiques qui font le jeu Expérimentateurs de
qui prennent des risques en faisant
du système, théoriciens, prospecteurs de laboratoires
des conjectures éloignées
données, études observationnelles et de terrain
des croyances communes
Gouvernement de cités-
Gouvernement centralisé Gouvernement municipal
États
Écrivains, (certains)
Correcteurs-réviseurs Vrais écrivains
correcteurs
Journalistes qui prennent des
Journalistes qui « analysent » risques et dénoncent des
Spéculateurs
et font des prévisions escroqueries (régimes et
entreprises puissants), rebelles
Politiciens Activistes Dissidents, révolutionnaires
Négociants de fonds de (Ces personnes ne se lanceraient
Banquiers
couverture pas dans un commerce vulgaire)
Court après les récompenses, Sa plus grande ‒ voire seule ‒
les prix, les honneurs, les cérémonies, les récompense est de mourir
médailles, les thés avec la reine pour ses idées ou ses positions :
d’Angleterre, cherche à devenir membre Socrate, Jésus, sainte Catherine,
d’académies, à serrer Hypatie, Jeanne d’Arc
la main de Barack Obama
17. Le transfert de risques cachés ne se limite pas aux banques et aux sociétés.
Certains segments de la population y prennent part de manière très e cace. Par
exemple, les gens qui vivent dans les régions côtières exposées aux ouragans et aux
crues reçoivent de substantielles subventions de l’État ‒ et donc des contribuables. Ils
ont beau jouer les victimes après qu’un tel événement s’est produit, ce sont eux et les
promoteurs immobiliers qui perçoivent des bénéfices financés par d’autres.
18. Il a fallu trois ans pour qu’on comprenne que le message du Hasard sauvage était « la
chance joue plus qu’on ne croit » et non pas celui que les critiques littéraires faisaient
passer aux gens : « Tout n’est qu’une question de chance pure et simple. » La plupart des
livres ne survivent pas trois mois.
LIVRE 2
PREMIER APERÇU
DU PROBLÈME DE L’AGENT
CHAPITRE 1
POURQUOI CHACUN DEVRAIT MANGER SES PROPRES
TORTUES :
L’ÉGALITÉ EN UNIVERS INCERTAIN
Un goût de tortue ‒ Où sont les nouveaux clients ?
Charia et asymétrie ‒ Il y a les Suisses, et les autres ‒ Rav Safra et les Suisses (mais pas les
mêmes que tout à l’heure).
« Ipsi testudines edite, qui cepistis », « Toi qui es le plus doué pour
attraper les tortues, mange-les », dit l’adage ancien.
L’origine de cette expression est la suivante. On racontait qu’un
groupe de pêcheurs avait attrapé un grand nombre de tortues. Après
les avoir cuisinées, ils s’aperçurent que ces animaux marins étaient
nettement moins comestibles qu’ils ne l’avaient cru : lors du repas
pris en commun, peu de membres du groupe voulurent en manger.
Il se trouve que Mercure passait par là ‒ Mercure étant le plus
polyvalent des dieux, un dieu composite en quelque sorte : c’est le
dieu du commerce, de l’abondance, des messagers, du milieu, ainsi
que le patron des voleurs et des brigands… et de la chance, ce qui
n’est pas étonnant. Les pêcheurs l’invitèrent à se joindre à eux et lui
proposèrent les tortues à manger. Comprenant qu’ils ne le
conviaient que pour les débarrasser d’un mets dont ils ne voulaient
pas, il les obligea tous à manger les tortues, établissant ainsi le
principe selon lequel on doit manger soi-même ce que l’on donne à
manger aux autres.
On trouvera toujours un pigeon
Les cas où j’ai fait preuve de naïveté m’ont appris une chose :
Attention à la personne qui vous conseille de faire telle ou telle chose parce
que ce sera « bon pour vous » alors que ça le sera également pour elle, et que les
préjudices que vous subirez ne l’a ecteront pas directement.
Bien sûr, on ne demande généralement pas ce genre de conseils. Il
y a asymétrie quand ledit conseil vaut pour vous mais pas pour la
personne en question ‒ elle peut être en train d’essayer de vous
vendre quelque chose, ou de vous faire épouser sa fille ou
embaucher son gendre.
Il y a des années de cela, je reçus une lettre d’un organisateur de
conférences. Celle-ci était claire, elle posait une dizaine de
questions du genre : « Avez-vous le temps de répondre aux
demandes ? » et « Pouvez-vous prendre en charge l’organisation du
déplacement ? », le message central étant qu’un organisateur de
conférences me simplifierait la vie en me permettant de me
consacrer à l’acquisition de connaissances ou à tout ce qui
m’occupait (une compréhension plus profonde du jardinage, de la
collection de timbres ou des vins libanais) pendant que quelqu’un
d’autre se chargerait des corvées quotidiennes à ma place. Et ce
n’était pas n’importe quel organisateur de conférences : lui seul
pouvait faire toutes ces choses ; il lisait des livres et pouvait entrer
dans l’esprit des intellectuels (à l’époque, je ne me sentais pas
insulté quand on me qualifiait d’intellectuel). Comme à
l’accoutumée avec les gens qui donnent spontanément des conseils
qu’on ne leur a pas demandés, j’ai senti qu’il y avait anguille sous
roche : il ne pouvait vraiment s’empêcher de me conseiller et
d’insinuer que ce qu’il me proposait était « bon pour moi ».
En bon pigeon, et bien que n’étant pas réceptif à son discours, je
finis par faire a aire avec lui, et le laissai gérer une réservation dans
le pays étranger où il était basé. Tout se passa très bien jusqu’à ce
que, six ans plus tard, je reçoive un courrier de l’administration
fiscale de ce pays. Je le contactai immédiatement, lui demandant si
d’autres citoyens américains avec lesquels il travaillait étaient
confrontés à ce genre de réclamation fiscale, ou s’il avait entendu
parler de situations semblables. Sa réponse fut aussi brève
qu’instantanée : « Je ne suis pas votre avocat fiscaliste » ‒ en
l’occurrence, il ne me donna spontanément aucune information me
permettant de savoir si ses autres clients américains, qui faisaient
appel à ses services parce que c’était « bon pour eux », rencontraient
le même problème.
De fait, dans la dizaine de cas semblables qui me reviennent en
mémoire, il s’avère toujours que ce que l’autre partie vous présente
comme « bon pour vous » n’est pas réellement bon pour vous, mais
l’est certainement pour elle. En tant que trader, on apprend à
identifier et à traiter avec les gens honnêtes ‒ ceux qui vous
informent qu’ils ont quelque chose à vous vendre en vous
expliquant que cette transaction sert leur propre intérêt, et vous
demandent en retour si vous avez vous-mêmes un intérêt
quelconque à la conclure. Évitez à tout prix ceux qui vous appellent
pour vous vendre un produit sous couvert de conseils ‒ essayant
ainsi de vous fourguer leur stock. En fait, l’histoire des tortues est
une constante dans l’histoire des transactions entre mortels.
J’ai travaillé jadis pour une banque d’investissement américaine
qui appartenait à la catégorie des établissements bancaires
prestigieux, baptisée « chaussure blanche » parce que ses
partenaires étaient membres de clubs de golf assez fermés où l’on
pratiquait ce sport chaussé de blanc. Comme toutes les entreprises
de ce genre, celle-ci cultivait, exacerbait et protégeait une image
d’éthique et de professionnalisme. Mais le boulot de l’équipe des
vendeurs (tous des hommes, de fait), les jours où ils portaient des
chaussures noires, consistait à « décharger » les traders de
l’inventaire dont ils étaient « gavés », c’est-à-dire des titres qu’ils
possédaient en surnombre et dont ils devaient se débarrasser pour
réduire leur risque. Les vendre à d’autres traders était hors de
question car les traders professionnels, qui ne jouent généralement
pas au golf, auraient flairé l’excès d’inventaire et auraient fait
baisser le prix. Nous, les traders, rémunérions les forces de vente
avec des « points » (de pourcentage), compensation variable qui
augmentait notre empressement à nous défaire de nos titres. Les
vendeurs emmenaient les clients dîner dehors, leur payaient des
vins onéreux (ostensiblement les plus chers de la carte, bien
souvent), et obtenaient un retour colossal sur les milliers de dollars
de notes de restaurants en se délestant sur eux de ces titres dont ils
ne voulaient pas. Comme me l’expliqua en toute franchise un
vendeur chevronné : « Si j’achète une bouteille de vins à 2 000
dollars à un client qui travaille au service des finances d’une
municipalité et achète ses costumes dans un grand magasin dans le
New Jersey, je le tiens pour les deux ou trois mois à venir ; je peux en
tirer au moins 100 000 dollars de bénéfices. Rien sur le marché ne
permet d’avoir un tel retour sur investissement. »
Les vendeurs faisaient l’article de tel ou tel titre, disant qu’il
conviendrait parfaitement au portefeuille du client, qu’ils étaient
certains que son prix allait augmenter et que, s’il « manquait une
occasion pareille », le client le regretterait amèrement ‒ ce genre de
discours. Les vendeurs étaient experts dans l’art de la manipulation
psychologique, obligeant le client à e ectuer des opérations
financières, souvent contre son intérêt, sans que cela ne les dérange
et tout en l’adorant, lui et son entreprise. Un jour, on demanda à l’un
des meilleurs vendeurs de la banque, un homme extrêmement
charismatique qui venait travailler en Rolls avec chau eur, si les
clients n’étaient pas âchés quand ils se faisaient rouler dans la
farine. « Non, ils ne se mettent pas en boule quand ils se font
arnaquer », répondit-il ; et il ajouta : « On trouve toujours un pigeon
parmi les clients. »
Comme les Romains le savaient parfaitement, on chante gaiement
les louanges de la marchandise pour s’en débarrasser (« Plenius aequo
laudat venalis qui volt extrudere merces19 »).
Le prix du blé à Rhodes
Ainsi, l’argument de vente consistant à « donner des conseils »
est-il fondamentalement immoral ‒ vendre ne peut pas être
considéré comme du conseil. On peut trancher sur ce point sans
craindre de se tromper. On peut conseiller, on peut vendre (en
vantant la qualité du produit) et les deux doivent rester bien
distincts.
Un problème se pose toutefois concernant le cours des
transactions : quelle quantité d’informations le vendeur doit-il
révéler à l’acheteur ?
La question : « Est-il moral de vendre une chose à quelqu’un en
sachant que son prix va finir par baisser ? » ne date pas d’hier, mais
la réponse n’en est pas moins simple. Ce débat remonte à un
désaccord entre deux philosophes stoïciens, Diogène de Babylone et
son élève Antipatros de Tarse, qui faisait la leçon aux autres au sujet
des informations asymétriques et semble correspondre à l’éthique
dont se réclame votre serviteur. Ni l’un ni l’autre n’ont laissé
d’œuvre, mais on sait pas mal de choses grâce à des sources
secondaires ‒ ou tertiaires, dans le cas de Cicéron. Cette question
fut présentée de la manière suivante, référencée par Cicéron dans le
De O ciis. Supposez qu’un homme ait rapporté une importante
cargaison de blé d’Alexandrie à Rhodes, à une époque où cette
céréale y était chère à cause de la pénurie et de la famine. Supposez
également qu’il soit au courant que de nombreux bateaux
transportant eux aussi du blé ont mis voile d’Alexandrie vers
Rhodes. Doit-il en informer les Rhodiens ? Comment peut-on agir
de manière honorable ou déshonorable en pareilles circonstances ?
Nous autres, traders, avions une réponse simple. Nous appelions
« gaver » le fait de vendre de grandes quantités de titres à des gens
sans les informer qu’il y avait d’importants inventaires en attente
d’être vendus. Un trader honnête n’agissait pas ainsi à l’égard
d’autres traders professionnels ; cela ne se faisait pas, et
l’ostracisation était la punition qu’on infligeait à celui qui
contrevenait à cette règle. Mais il était autorisé, d’une certaine
façon, à le faire au marché anonyme et aux anonymes qui n’étaient
pas traders, ou à ceux qu’on appelait « les Suisses », des « pigeons »
aléatoires résidant à des kilomètres de là. Il y avait les gens avec
lesquels nous entretenions un rapport relationnel, et ceux avec lequel
ce rapport était transactionnel. Ces deux catégories de personnes
étaient séparées par un mur moral ‒ situation très semblable à celle
qui veut qu’on ne puisse pas faire de mal à un animal domestique,
mais qu’on oublie les règles sur la cruauté dès lors qu’il s’agit de
cafards.
Diogène a rmait que le vendeur devait en divulguer autant à son
client que le droit civil le lui permettait. Antipatros, lui, estimait
qu’il fallait tout divulguer ‒ au-delà ce qu’imposait le droit civil ‒ de
façon à ce que le vendeur ne sache rien que l’acheteur ne sache pas
aussi.
La position d’Antipatros est de toute évidence plus robuste ‒ la
robustesse étant indi érente au temps, au lieu, à la situation et à la
couleur des yeux des participants. Considérons pour l’heure que :
L’éthique est toujours plus robuste que le juridique. Au fil du temps, c’est le
juridique qui devrait converger vers l’éthique, jamais le contraire.
En conséquence :
Les lois vont et viennent ; l’éthique demeure.
Car la notion de « loi » est ambiguë et extrêmement dépendante de
la juridiction : aux États-Unis, notamment grâce aux associations de
défense des consommateurs, le droit civil intègre ce genre de
divulgations ; dans d’autres pays, les lois sont di érentes. C’est
particulièrement évident avec les lois sur les valeurs mobilières,
puisqu’il existe des règles contre le front running20 et celles
concernant les informations réservées aux initiés qui rendent
obligatoires de telles divulgations aux États-Unis ; en Europe, ce ne
fut pas le cas pendant longtemps.
De fait, à mon époque, une grande partie du travail des banques
d’investissement consistait à jouer sur les règles, à trouver des vides
juridiques. Et, paradoxalement, plus il existait de règles, plus il était
facile de faire de l’argent.
L’égalité dans l’incertitude
Ce qui nous amène à l’asymétrie, le concept fondamental qui sous-
tend la notion de jouer sa peau. La question devient : dans quelle
mesure peut-il exister une di érence dans les informations fournies
aux personnes impliquées dans une transaction ? Le monde de
l’ancienne Méditerranée orientale et, dans une certaine mesure, le
monde moderne, semblent rejoindre la position d’Antipatros. Si
l’idée de : « Prends garde à l’acheteur » (caveat emptor) existe dans les
pays anglo-saxons, celle-ci est plutôt nouvelle, et jamais générale,
souvent atténuée par les lemon laws21. À l’origine, une « lemon » était
une voiture chroniquement défectueuse ‒ comme ma Mini
décapotable, par exemple ‒ et donc amoureuse des garagistes ;
ce terme s’est généralisé depuis et on l’emploie pour qualifier tout ce
qui se déplace.
Ainsi, à la question formulée par Cicéron, d’un débat entre les
deux anciens stoïciens : « Si un homme propose sciemment à la
vente un vin éventé, doit-il en informer ses clients ? », nous
répondrons que le monde se rapproche actuellement de la position
de transparence préconisée par Diogène, pas nécessairement par le
biais de règles, mais par celui du droit de la responsabilité civile, la
possibilité pour tout un chacun de poursuivre en justice un vendeur
si celui-ci l’a trompé. Le droit de la responsabilité civile réintroduit
un peu de skin in the game chez le vendeur ‒ ce qui explique qu’il soit
vilipendé et haï par les entreprises. Ce droit a cependant des e ets
de bord et il ne faut y recourir que sans naïveté, c’est-à-dire de façon
à ce qu’il soit impossible d’utiliser ces lois comme autant de moyens
d’arriver à ses fins. Et, comme nous le verrons plus loin avec le récit
d’une visite chez le médecin, ce sera inévitablement le cas.
La charia, en particulier la loi qui régit les transactions et la
finance islamique, nous intéresse dans la mesure où elle conserve
certaines méthodes et pratiques méditerranéennes et
babyloniennes aujourd’hui perdues ‒ notre objet n’est pas de flatter
l’ego des princes saoudiens. Elle se situe au confluent du droit
gréco-romain (comme le montre son
contact avec l’École de droit de Béryte), des règles commerciales
phéniciennes, du droit babylonien et des usages commerciaux
tribaux arabes et, en tant que telle, elle est dépositaire de toutes les
traditions de l’ancien monde méditerranéen et sémite. Nous voyons
la charia comme un musée de l’histoire des idées sur la symétrie
dans les transactions. Elle établit le Gharar, interdiction
su samment draconienne pour être totalement bannie de toute
forme de transaction. C’est un terme emprunté à la théorie de la
décision extrêmement sophistiqué et qui n’existe pas en français : il
signifie à la fois « incertitude » et « tromperie » ‒ à mon avis, sa
signification dépasse l’asymétrie des informations entre deux
agents.
Il veut dire « inégalité de l’incertitude ». En bref, l’objectif des deux
parties dans une transaction étant d’avoir la même incertitude face
à des conséquences aléatoires, une asymétrie devient l’équivalent
d’un vol. Ou, pour le formuler de manière plus robuste :
Dans une transaction, aucune des deux parties ne doit avoir de certitude sur
l’issue de cette dernière alors que l’autre est dans l’incertitude.
Comme tout terme légaliste, le Gharar a ses limites ; il reste plus
faible que l’approche d’Antipatros. Si, dans une transaction, la
certitude n’est que d’un côté du début à la fin, c’est une violation de
la charia. Mais s’il existe une forme faible d’asymétrie ‒ si l’une des
deux parties, par exemple, détient des informations privilégiées qui
lui donnent un avantage sur les marchés, il n’y a pas de Gharar car il
y a su samment d’incertitude des deux côtés, puisque le prix est
une donnée future et que Dieu seul connaît le futur. D’un autre côté,
vendre un produit défectueux (dont la défectuosité est une
certitude) est illégal. En conséquence, ce que sait le vendeur de blé à
Rhodes dans mon premier exemple ne tombe pas sous le coup du
Gharar, alors que ce serait le cas dans le second exemple, celui de la
boisson éventée.
Comme nous le voyons, ce problème d’asymétrie est tellement
compliqué que des écoles di érentes donnent des solutions morales
di érentes ; examinons donc l’approche proposée par le Talmud.
Rav Safra et « les Suisses »
Sur cette question, la morale juive est plus proche d’Antipatros que
de Diogène dans son objectif de transparence. Pour le Talmud, il
devrait y avoir transparence non seulement sur la marchandise,
mais peut-être aussi sur ce que le vendeur a en tête ‒ ce qu’il pense tout
au fond de lui.
Au Moyen Âge, le rabbin Chlomo ben Itzhak (Rabbi Salomon, fils
d’Isaac le Français), plus connu sous le nom de Rachi, raconte
l’histoire suivante : Rav Safra, érudit babylonien du IIIe siècle, qui
était également un commerçant actif, proposait des biens à la vente.
Alors qu’il priait en silence, un client arriva, qui tenta de lui acheter
sa marchandise à un certain prix et qui, voyant que le rabbin
ne répondait pas, augmenta ce prix. N’ayant pas l’intention de la lui
vendre à un prix plus élevé que celui qu’il avait proposé au départ,
Rav Safra sentit qu’il devait honorer l’intention initiale. Et
maintenant, la question : Rav Safra est-il obligé de vendre au prix
initial, ou doit-il opter pour le prix augmenté ?
Une transparence aussi totale n’est pas absurde ni inhabituelle
dans ce qui apparaît comme un monde transactionnel impitoyable
‒ le monde des traders auquel j’appartenais jadis. En tant que
trader, j’ai souvent été confronté à ce problème, et, dans ce débat, je
me rallierai à la position de Rav Safra. Suivons sa logique.
Rappelez-vous la rapacité des vendeurs relatée précédemment dans
ce chapitre. Il m’arrivait parfois de proposer de vendre quelque
chose pour 5 dollars, par exemple, mais je communiquais avec le
client par l’intermédiaire d’un vendeur, et celui-ci revenait vers moi
avec une o re « améliorée » de 5,10 dollars. Ces 10 centimes
supplémentaires me mettaient toujours mal à l’aise. Ce n’était tout
bonnement pas une manière viable de faire des a aires. Que se
passerait-il si le client découvrait par la suite que l’o re initiale était
de cinq dollars ? Rien ne pourrait compenser la honte que
j’éprouverais alors. Surtaxer une chose s’apparente au fait de « gaver
les gens de marchandises de mauvaise qualité ». Mais pour en
revenir à l’histoire de Rav Safra, que se serait-il passé s’il avait
vendu à un client un article au prix majoré, et à un autre,
exactement le même article au prix initial, et que le hasard ait voulu
que ces deux clients se connaissent ? Que se serait-il passé s’ils
avaient été tous deux des agents du même client final ?
Même si la morale ne l’exige pas, la politique la plus e cace, qui
ne fasse pas honte à celui qui l’applique, est la transparence
maximale ‒ la transparence des intentions, même.
Cependant, l’histoire ne nous dit pas si l’acheteur était un
« Suisse », ces étrangers auxquels nos règles de morale ne
s’appliquaient pas. Nous soupçonnons qu’il devait y avoir une
espèce pour laquelle elles étaient assouplies ou éventuellement
abolies. Souvenez-vous de notre discussion sur Kant : la théorie est
trop théorique pour les êtres humains. Plus notre éthique est
circonscrite, moins elle est abstraite, et mieux elle fonctionne ;
sinon, comme Elinor Ostrom l’a montré récemment, le système ne
peut fonctionner correctement. Avant elle, notre vieil ami Nietzsche
l’avait compris quand il écrivait : « “Pitié pour tous” ‒ ce serait
cruauté et tyrannie pour toi, Monsieur mon voisin ! »
Soit dit en passant, Nietzsche est la seule personne dont Gros Tony
(si l’on en croit ses propres citations) a déclaré qu’il ne la
contredirait jamais.
Les membres et les non-membres
Car l’exclusion du « Suisse » n’est pas sans importance. Les choses
ne pouvant être « mises à l’échelle » et généralisées, j’ai quelques
di cultés avec les intellectuels qui parlent de notions abstraites. Un
pays n’est pas une grande ville, une ville n’est pas une grande
famille, et… désolé, mais le monde n’est pas un grand village. Il y a
des transformations d’échelle dont allons parler ici, et dans
l’appendice du chapitre 3.
Quand les Athéniens traitent tous les avis de manière égale et
parlent de « démocratie », cela ne s’applique qu’à leurs citoyens, pas
aux esclaves ni aux métèques ‒ l’équivalent des détenteurs d’une
carte de résident permanent (green card) ou d’un visa de stagiaire J1b.
De fait, le Code de Théodose privait de leurs droits légaux les
citoyens romains qui épousaient des « Barbares » ‒ d’où la parité
morale avec les autres. Ils perdaient leur statut de « membre du
club ». Quant à l’éthique juive, elle fait la di érence entre sang épais
et sang fin : nous sommes tous frères, mais certains le sont plus que
d’autres22.
Les gens faisaient partie d’un club avec des règles et un
comportement à respecter en tant que membre, semblables à ceux
en vigueur aujourd’hui dans les country clubs, avec des initiés et des
non-initiés. Comme le savent les adhérents d’un club, sa finalité est
l’exclusion et la limitation de sa taille. Pour s’entraîner à tuer, les
Spartiates pouvaient chasser et tuer les hilotes, ces non-citoyens qui
avaient le statut d’esclaves mais étaient par ailleurs égaux aux autres
Spartiates ; on attendait d’eux qu’ils meurent pour Sparte. Les
grandes villes de l’ancien monde préchrétien, surtout dans le
Levant et en Asie mineure, abondaient en confréries et en clubs, en
sociétés ouvertes et (souvent) secrètes. Il existait même des clubs
funéraires dont les membres se partageaient les frais et
participaient aux cérémonies funéraires.
Les Roms (Manouches, Gitans…) ont quantité de règles de
conduite strictes vis-à-vis des autres gitans, et d’autres vis-à-vis de
toutes les personnes impures qui ne sont pas d’origine gitane et qu’ils
appellent des « gadjé ». Comme l’a observé l’anthropologue David
Graeber, même la banque Goldman Sachs, connue pour sa cupidité
agressive, se comporte en son sein comme une communauté
communiste, grâce au système de gouvernance partenarial.
Ainsi exerçons-nous nos règles de morale, mais il y a ‒ à partir
d’un certain ordre de grandeur ‒ une limite au-delà de laquelle ces
règles ne s’appliquent plus. C’est malheureux, mais le général tue le
particulier. Une question que nous explorerons de nouveau plus
tard, après avoir abordé plus profondément celle de la théorie de la
complexité : est-il possible d’être à la fois moral et universaliste ?
Oui, en théorie, mais malheureusement pas dans la pratique. Car à
chaque fois que le « nous » devient un club trop important, les
choses se dégradent, et chacun commence à défendre ses propres
intérêts. L’abstrait est bien trop abstrait pour nous. C’est la raison
essentielle pour laquelle nous plaidons en faveur de systèmes
politiques qui commencent par la municipalité, et s’échelonnent
ensuite pour conquérir les niveaux supérieurs (comme en Suisse,
paradoxalement ‒ ces « Suisses »), plutôt que l’inverse, qui a échoué
dans de grands États. Être quelque peu tribal n’est pas une mauvaise
chose ‒ et nous devons travailler de manière fractale dans le cadre
de relations organisées et harmonieuses entre tribus, et non mettre
toutes ces tribus dans le même panier. En ce sens, un fédéralisme à
l’américaine constitue le système idéal.
Ce changement d’échelle du particulier au général justifie mon
scepticisme à l’endroit d’une mondialisation débridée et de grands
États multi-ethniques. Mon confrère, le physicien et chercheur en
systèmes complexes Yaneer Bar-Yam, a découvert que « les bonnes
frontières faisaient les bons amis » ‒ chose que les « décideurs
politiques » et les gouvernements locaux ne comprennent pas
concernant le Moyen-Orient. Question d’échelle ‒ je le répéterai
jusqu’à ce que je n’aie plus de voix. Mettre les chiites, les chrétiens et
les sunnites dans le même panier et leur demander de chanter
Kumbaya autour d’un feu de camp en se tenant par la main au nom
de l’unité et de la fraternité humaines a échoué (les interventionistas
ne savent pas encore que « devrait » n’est pas une déclaration
su samment valide au plan empirique pour « construire des
nations »). Accuser les gens de « sectarisme » ‒ au lieu de tirer le
meilleur parti de cette tendance naturelle ‒ est une des absurdités
des interventionistas. Instaurez une séparation administrative entre
les tribus (comme le faisaient les Ottomans) ou seulement d’autres
bornes dans d’autres secteurs, et leurs relations deviendront
soudain amicales23.
Le Levant a sou ert (et continue de sou rir) des arabologues
occidentaux (généralement anglo-saxons) entichés de leur sujet
mais dont la peau n’est pas en jeu sur les lieux, et qui, d’une certaine
façon, ont la mission cruelle de détruire les cultures et les langues
indigènes locales, et de couper le Levant de ses racines
méditerranéennes24.
Toutefois, point n’est besoin d’aller très loin pour comprendre
l’importance de l’échelle. On sait d’instinct que les gens s’entendent
mieux quand ils sont voisins que quand ils sont colocataires.
Quand on y pense, cela semble une évidence, voire une
lapalissade, à en juger par le comportement bien connu des foules
dans « l’anonymat » des grandes villes, comparé à celui des groupes
dans les petits villages. Je passe parfois du temps dans le village de
mes ancêtres, où on a l’impression d’être en famille. Les gens
assistent aux enterrements des autres (les clubs funéraires se
trouvaient surtout dans les grandes villes), donnent un coup de
main à leur voisin, se soucient de lui, même s’ils détestent son chien.
Il n’y a aucun moyen d’arriver à la même cohésion dans une grande
ville quand l’Autre y est une entité théorique, et que notre
comportement envers lui ou elle est gouverné/e par quelque règle
morale générale, pas par un individu de chair et de sang. Vu de cette
façon, nous n’avons pas de mal à le comprendre, mais ne parvenons
pas à ériger en généralité le fait que l’éthique est une chose
fondamentalement locale.
Mais pour quelle raison ? La modernité nous a mis dans la tête
qu’il y avait deux entités : l’individuel et la collectivité universelle ‒
en ce sens, jouer sa peau pour vous ne concernerait que vous en tant
qu’unité. En réalité, ma peau se trouve dans un groupe plus vaste de
personnes, un groupe qui inclut une famille, une communauté, une
tribu, une fraternité. Mais il est impossible que ce soit la collectivité
universelle.
« Non mihi non tibi, sed nobis »,
« Ni à moi, ni à toi, mais à nous »
Creusons en profondeur l’idée d’Elinor Ostrom. La « tragédie des
communaux », telle qu’exposée par les économistes, est la suivante
‒ les « communaux » faisant référence à une propriété collective :
une forêt, des lieux de pêche, ou le jardin public du coin. En tant que
communauté, que collectivité, les fermiers pré èrent éviter le
surpâturage, et les pêcheurs, la surpêche, qui dégradent l’ensemble
des ressources. Mais, pris individuellement, chaque fermier, chaque
pêcheur aurait tout à gagner à l’exploitation intensive ‒ à condition,
bien sûr, que les autres n’y gagnent rien. Et c’est là la pierre
d’achoppement majeure du socialisme : les intérêts particuliers des
individus s’accordent mal avec le collectivisme. Ce serait toutefois
une grave erreur de penser que les gens ne peuvent fonctionner que
dans le cadre d’un système fondé sur la propriété privée.
La découverte empirique d’Olstrom est qu’il existe une taille de
communauté bien précise en deçà de laquelle les gens se
comportent en collectivistes, protégeant les communaux, comme si
l’entité entière devenait rationnelle. Ces communaux ne peuvent
être trop vastes. C’est comme un club. À une échelle di érente, les
groupes se comportent di éremment. Cela explique pourquoi le
municipal di ère du national, et comment fonctionnent les tribus :
l’on fait partie d’un groupe bien particulier, plus grand que le « soi »
étroit, mais plus étroit, cependant, que l’humanité en général.
Chose essentielle, au sein d’un groupe, les gens partagent certaines
choses mais pas d’autres. Et les relations avec l’extérieur sont régies
par un protocole. Les tribus pastorales arabes ont des règles
d’hospitalité strictes envers les étrangers amis qui ne menacent pas
leurs communaux, mais deviennent violentes dès lors que l’étranger
représente une menace.
Définition d’un communal selon la conception « jouer sa peau » : espace dans
lequel on est traité par autrui comme on le traite soi-même, où chacun exerce la
Règle d’argent.
Le « bien public » est une chose abstraite, sortie d’un manuel. Nous
verrons dans le chapitre 19 que « l’individu » est une entité mal
définie. « Moi » est vraisemblablement plus un groupe qu’une seule
personne.
Êtes-vous sur la diagonale ?
Une devise des frères Geo et Vince Graham résume le caractère
ridicule de l’universalisme politique indépendant de l’échelle :
« Au niveau fédéral, je suis libertaire ; au niveau de l’État, républicain ; au
niveau local, je suis démocrate ; et au niveau de ma famille et de mes amis, je suis
socialiste. »
Si, après cela, vous n’êtes pas convaincu du ridicule des étiquettes
droite-gauche, vous ne le serez jamais.
Les Suisses sont obsédés par la gouvernance ; et de fait leur
système politique n’est ni « de gauche », ni « de droite », mais fondé
sur cette gouvernance. Le perspicace mathématicien Hans Gersbach
a organisé à Zurich un atelier sur le thème « Mettre sa peau en jeu »,
qui montrait comment récompenser (et punir) correctement les
politiques dont les intérêts ne sont pas alignés sur ceux des
personnes qu’ils représentent. Il m’est soudain venu à l’esprit que si
les choses marchent bien en Suisse et dans d’autres pays
germaniques, ce n’est pas tant parce que les responsables politiques
sont obligés de rendre des comptes, qu’à cause de la mise à l’échelle,
qui les expose très fortement à cette obligation : l’Allemagne est une
fédération. Étendons la question au partage de risques.
Tous dans le même bateau (au sens propre)
Le grec est une langue précise : il a un mot pour décrire l’opposé du
transfert de risques : le partage des risques. « Synkyndineo » signifie
« prendre des risques ensemble », ce qui était une condition
nécessaire dans les transactions maritimes25.
Les Actes des Apôtres26 décrivent un voyage en cargo e ectué par
saint Paul, alors prisonnier d’un centurion, pour se rendre de Sidon
à Malte en passant par la Crète. Lui et les autres prisonniers sont
confrontés à une tempête et « après avoir mangé à satiété, ils
allégeaient le vaisseau en jetant le blé à la mer ».
Alors qu’ils se délestaient de denrées particulières, tous les
propriétaires, et pas seulement ceux des marchandises jetées,
devaient contribuer au remboursement de ces dernières. En e et, il
s’avéra qu’ils se conformaient à une pratique qui remonte au moins
à 800 av. J.-C., codifiée dans la Lex Rhodia, la loi rhodienne, du nom
de l’île de Rhodes, située dans la mer Égée et axée sur le commerce ;
ce code n’existe plus mais il est cité depuis l’Antiquité. Il stipule que
les risques et les coûts des contingences doivent être répartis de
manière égale, sans se préoccuper de savoir qui en est responsable.
Comme le résume le Code Justinien27 :
« La loi rhodienne porte que “si l’on a jeté des marchandises dans
la mer pour décharger un vaisseau, tous doivent contribuer à
supporter la perte qui a été faite pour le salut de tous”. »
En fait, le même partage des risques existait pour les caravanes le
long des routes du désert. Si la marchandise était perdue ou volée,
tous les marchands devaient partager les coûts, qui n’incombaient
donc pas seulement au propriétaire de cette dernière.
« Synkyndineo » a été traduit par le grand maître latiniste Armand
D’Angour par le mot « compericlitor ». En conséquence, si l’on
parvient un jour à le traduire en anglais, cela devrait donner
« compericlity » ‒ et son antonyme, le transfert de risques « à la Bob
Rubin », serait « incompericlity ». Mais en attendant, nous pensons
que « risk sharing » fera l’a aire.
Et maintenant, nous allons traiter de certaines dérives qui
surviennent quand on met sa peau en jeu.
Vendre ses actions
Un jour que j’étais allé à la télévision parler d’un livre que je venais
de publier, je me suis retrouvé coincé dans le studio, enrôlé pour
participer à une table ronde avec deux journalistes, plus
l’animateur. Le sujet du jour était Microso , société qui existait
encore à l’époque. Tout le monde, y compris l’animateur, mit son
grain de sel dans la discussion. Quand vint mon tour, je déclarais :
« Je n’ai ni d’actions Microso , ni je ne tirerai avantage d’une baisse
de ce titre donc, je ne peux pas en parler », répétant ma devise de la
première partie du Prologue : « Ne me donne pas ton avis, dis-moi
seulement ce qu’il y a dans ton portefeuille. » Un trouble
incommensurable se peignit sur le visage de mes interlocuteurs : en
général, un journaliste n’est pas censé parler des actions qu’il
possède ‒ et, qui pis est, il est censé ne jamais, au grand jamais,
manquer de se prononcer sur des sujets auxquels
il ne connaît absolument rien. Un journaliste est censé être un
« juge » impartial, et pourtant, contrairement à Sisamnès dans Le
Jugement de Cambyse, aucune menace d’utilisation secondaire de sa
peau ne plane sur lui.
Il y a deux façons de « promouvoir son inventaire ». La première
consiste à acheter une action parce que cela vous plaît, puis à en
parler (et révéler que vous la possédez) ‒ le défenseur le plus fiable
d’un produit est son utilisateur28. La seconde est d’acheter une
action afin de pouvoir faire la publicité de la société, puis de la
revendre en bénéficiant des retombées des louanges que vous en
avez chantées ‒ c’est ce que l’on appelle la manipulation boursière,
et c’est évidemment un conflit d’intérêts. On a privé les journalistes
de la possibilité de mettre leur peau en jeu afin d’empêcher cette
manipulation, en pensant que la société en retirait un bénéfice net.
Mon argument dans ce livre est que la manipulation boursière et les
conflits d’intérêts sont moins graves que l’impunité dont jouissent
ceux qui donnent de mauvais conseils. Comme nous le verrons, cela
s’explique principalement par le fait que, par souci de sécurité, ces
journalistes qui ne risquent pas leur peau se rallient à l’opinion
d’autres journalistes, créant ainsi une monoculture et des mirages
collectifs.
Chez le médecin
Le médecin n’a pas le problème d’Antée : tout en se parant des
atours de la science, la médecine repose fondamentalement sur
l’apprentissage et, à l’instar de l’ingénierie, elle ne s’enracine pas
seulement dans l’expérimentation et les théories, mais dans
l’expérience. Les économistes disent « Supposons que… » et
produisent une théorie bizarroïde, mais les médecins n’ont pas cette
possibilité. Il y a donc mise en jeu de leur peau à de nombreux
égards, sauf peut-être ‒ mais pas complètement ‒ dans l’e et de
l’agent qui sépare le client du fournisseur. Et à ce niveau, les
tentatives de skin in the game ont une certaine catégorie d’e ets
indésirables, en déplaçant l’incertitude du médecin sur le patient.
Il y a des chances pour que le système juridique et les mesures
de régulation mettent la peau du médecin en jeu ‒ mais un mauvais jeu.
De quelle façon ? Le problème réside dans la fiabilité des
indicateurs. Chaque indicateur peut être exploité au maximum ‒ la
baisse de cholestérol que nous avons mentionnée dans le Prologue
est une technique de trafic des chi res portée à sa limite. De
manière plus réaliste, mettons qu’un cancérologue ou un centre
hospitalier de cancérologie, jugé sur la survie de ses patients à cinq
ans, soit confronté à diverses possibilités pour un nouveau patient :
quel traitement va-t-il choisir d’appliquer ? L’alternative se joue
entre la chirurgie au laser (procédure chirurgicale) et la
radiothérapie, qui est toxique tant pour le patient que pour le
cancer. Statistiquement, la première peut donner sur cinq ans des
résultats pires que la seconde, mais à long terme, celle-ci tend à
favoriser le développement de tumeurs secondaires et, pour chaque
maladie, elle o re moins de chances de survie sur vingt ans que la
chirurgie au laser. Étant donné que la fenêtre de calcul de survie est
de cinq ans, non de vingt, on a intérêt à opter pour cette dernière.
Ainsi, il y a des chances que le médecin soit en passe d’écarter
l’incertitude en choisissant la seconde meilleure option.
Un médecin est poussé par le système à transférer le risque de lui à vous, et du
présent au futur, ou du futur au futur plus lointain.
Souvenez-vous que, quand vous entrez dans le cabinet d’un
médecin, vous vous trouvez face à quelqu’un qui, malgré son air
péremptoire, est en situation de fragilité. Comme il n’est pas vous,
ni un membre de votre famille, il n’éprouvera pas directement de
sentiment de perte a ective si votre état de santé se dégrade. Son
objectif est évidemment d’éviter un procès qui pourrait s’avérer
catastrophique pour sa carrière.
De fait, il y a des indicateurs qui peuvent tuer. Mettons que vous
deviez consulter un cardiologue et qu’il s’avère que vous tombez
dans la catégorie des risques légers, ce qui n’augmente pas vraiment
votre risque d’avoir un accident cardiovasculaire, mais qui précède
le stade d’une maladie possiblement inquiétante. (Les gens ne
comprennent pas cette non-linéarité : un prédiabétique est plus
proche à 90 d’une personne normale qu’un diabétique).
Cependant, le médecin subit des pressions pour vous traiter afin de
se protéger. Si vous tombez raide mort immédiatement après la
consultation, événement de faible probabilité, il peut être poursuivi
en justice pour négligence, pour ne pas vous avoir prescrit le bon
médicament que l’on croit temporairement utile, comme c’est le cas
des statines, par exemple, médicament dont on sait qu’il a été
soutenu par des études douteuses ou incomplètes. Dans son for
intérieur, il sait peut-être que les statines sont nocives, car elles
vont entraîner des e ets à long terme. Mais les entreprises
pharmaceutiques ont réussi à convaincre tout le monde que ces
conséquences ‒ invisibles ‒ étaient bénignes. En fait, pour
beaucoup de gens gravement malades, les risques l’emportent sur
les avantages. Sauf que ces risques sont cachés ; ils se manifesteront
sur le long terme, alors que le risque légal est immédiat. Cette
situation n’est pas di érente du transfert de risques « à la Bob
Rubin », qui consiste à di érer les risques et à les rendre invisibles.
Cela dit, est-il possible de rendre la médecine moins
asymétrique ? Pas directement ; la solution, nous l’avons a rmé
dans Antifragile et plus techniquement ailleurs, est que le patient ou
la patiente évite de se faire traiter quand il ou elle est légèrement
malade, mais qu’il ou elle réserve les médicaments aux
« événements de queue », c’est-à-dire aux maladies graves qui
surviennent rarement. Le problème, c’est que les malades « bénins »
sont beaucoup plus nombreux que les personnes gravement
malades ‒ et que celles dont on s’attend à ce qu’elles vivent plus
longtemps et qui consomment des médicaments depuis plus
longtemps ; d’où la motivation des entreprises pharmaceutiques à
en faire leur cœur de cible. (Je me suis laissé dire que les morts
cessaient de consommer des médicaments.)
En résumé, le médecin comme le patient mettent ‒ bien
qu’imparfaitement ‒ leur peau en jeu, mais pas les gestionnaires ‒
et ceux-ci semblent être la cause du dysfonctionnement inquiétant
du système. De tout temps et en tous lieux, les administrateurs ont
été une plaie.
La suite
Ce chapitre nous a présenté le problème de l’agent et le partage
des risques, considérés d’un point de vue à la fois commercial et
moral. Nous avons également traité du problème d’échelle. Nous
allons maintenant essayer d’approfondir les asymétries cachées qui
font que les agrégats sont des OVNI.
19. « Trop de promesses diminuent la confiance, quand on entend un homme louer
plus que de raison les marchandises dont il cherche à se défaire en les vendant. »
(Horace, Ep. II, II, 10).
20. Technique boursière qui consiste à ce qu’un courtier utilise un ordre transmis par
ses clients pour s’enrichir. Il s’agit de profiter des décalages de cours engendrés par les
ordres importants passés par les clients du courtier (N.d.T.).
21. Lois protégeant les acheteurs de voitures défectueuses (N.d.T.).
22. Cf. Avishai Margalit.
23. Quand bien même les Ottomans ne sont pas allés assez loin. D’aucuns a rment
que, si les Arméniens avaient tenu compte de l’appel à une certaine autonomie lancé
par le romancier Ra , les tragédies des années 1890 et 1915 auraient été moins
terribles.
24. Alors que je citais la formule de Bar-Yam lors d’une conférence, l’ancien chef de la
Ligue arabe, un certain Amr Mahmoud Moussa, fut horrifié ‒ o ensé par mon message
de promotion du « sectarisme ». La majorité sunnite dans les « pays arabes » a pour
stratégie de qualifier de « sectarisme » toute tentative menée par un groupe d’établir
une certaine autonomie (paradoxalement, quand ils sont riches, ces gens possèdent
souvent des maisons en Suisse). Il est toujours commode d’invoquer l’universalisme
quand on appartient à la majorité. Comme ils ont du talent pour les étiquettes, ils vous
accusent aussi de « racisme » si, comme les Kurdes, les Maronites et les Coptes, vous
faîtes une vague remarque sur l’autonomie instituée. Le terme « racisme » pâtit d’une
certaine dévaluation, et il peut être amusant d’observer les Irakiens et les Kurdes se
traiter mutuellement de racistes pour vouloir ou combattre l’autonomie.
25. « Car quiconque aujourd’hui verse son sang avec moi / Sera mon frère. »
(Shakespeare, Henry V).
26. Ac 27, 38.
27. Livre XIV, Tit. II. (Voir S. P. Scott, The Civil Law, vol. 1, Cincinnati, 1932.)
28. Les utilisateurs sont les plus fiables parce qu’ils constituent un filtre naturel. J’ai
acheté une voiture électrique ‒ une Tesla ‒ parce que mon voisin était ravi de la sienne,
et je l’ai vu le rester pendant plusieurs années. Aucune publicité, aussi importante soit-
elle, ne vaudra jamais la crédibilité d’un utilisateur en chair et en os.
LIVRE 3
CETTE ASYMÉTRIE MAJEURE
CHAPITRE 2
C’EST LE PLUS INTOLÉRANT
QUI L’EMPORTE : LA DOMINATION
DE LA MINORITÉ TÊTUE
Pourquoi l’on n’est pas obligé de fumer dans la zone fumeurs ‒ Vos choix alimentaires lors de
la chute du roi saoudien
‒ Comment empêcher un ami de travailler trop dur
‒ La conversion d’Omar Sharif ‒ Comment faire
s’e ondrer un marché.
La caractéristique principale des systèmes complexes est qu’un
ensemble se comporte d’une manière que ses composants ne
peuvent prédire. Les interactions importent plus que la nature des
entités. Étudier des fourmis individuellement ne nous donnera
quasiment jamais (on peut même dire « jamais » sans risque de se
tromper) une idée de la façon dont fonctionne une fourmilière. Pour
ce faire, il faut comprendre la fourmilière en tant que fourmilière,
ni plus, ni moins ‒ pas en tant que collection de fourmis. C’est ce
qu’on appelle une propriété « émergente » du tout, par laquelle les
parties di èrent du tout parce que ce qui compte, ce sont les
interactions entre ces parties. Et ces interactions peuvent obéir à
des règles très simples. La règle dont nous allons parler dans ce
chapitre est celle de la minorité.
Il su t qu’une minorité intransigeante ‒ qui met su samment sa
peau en jeu (ou, mieux encore, son âme) ‒ atteigne un niveau
relativement faible ‒ 3 ou 4 de la population, par exemple ‒ pour
que la totalité de cette dernière doive se soumettre à ses préférences.
De plus, la domination de la minorité s’accompagne d’une illusion
d’optique : un observateur naïf pourra avoir l’impression que les
choix et les préférences de la minorité sont ceux de la majorité. Si
cela semble absurde, c’est parce que nos intuitions scientifiques ne
sont pas calibrées pour. (Oubliez les intuitions scientifiques et
académiques et les jugements à l’emporte-pièce ; ils ne fonctionnent
pas, et l’intellectualisation lambda ne marche pas non plus dans le
cas des systèmes complexes, alors que la sagesse de nos grands-
mères, elle, si).
Figure n° 1.
Le carton de limonade avec le « U » entouré indiquant que cette boisson est kasher (au sens
littéral).
Entre autres nombreuses choses, le pouvoir de la minorité va nous
montrer qu’il su t d’un petit nombre d’intolérants vertueux qui
jouent leur peau en faisant preuve de courage pour que la société
fonctionne correctement.
Curieusement, cet exemple de complexité m’est venu à l’esprit
alors que j’aidais à préparer le barbecue estival du New England
Complex Systems Institute. Tandis que les hôtes dressaient la table
et ouvraient les bouteilles, un de mes amis qui est pratiquant et
mange uniquement kasher est passé dire bonjour. Je lui ai proposé
un verre de cette eau jaune et sucrée contenant de l’acide citrique
que l’on appelle parfois limonade, presque certain qu’il le refuserait
en raison de ses principes alimentaires. Cela n’a pas été le cas. Il a bu
ce liquide, et un convive qui mangeait kasher lui aussi a fait
remarquer que toutes les boissons proposées dans le cadre de ce
barbecue étaient kasher. En regardant le carton de limonade, nous
avons vu qu’un symbole y figurait en tout petits caractères, un U à
l’intérieur d’un cercle, indiquant qu’il s’agissait d’un produit kasher.
Ce symbole sera détecté par ceux qui ont besoin de savoir et
recherchent cette inscription en caractères minuscules. Quant aux
autres, dont je fais partie, à l’instar de
M. Jourdain faisant de la prose sans le savoir, ils boivent depuis
des années des boissons kasher en ignorant qu’elles le sont.
Des criminels allergiques aux cacahuètes
Une idée étrange m’est soudain venue à l’esprit. La population qui
respecte les règles de la kasherout représente moins des 3/10e de 1
des habitants des États-Unis. Pourtant, il apparaît que presque
toutes les boissons sont kasher. Pourquoi ? Simplement parce que le
« tout kasher » permet au producteur, à l’épicier, au restaurateur, de
ne pas être obligé de faire la di érence entre kasher et non kasher
pour les boissons, avec étiquettes particulières, rayons séparés,
inventaires bien distincts, sous-installations de stockage di érents.
Et la règle simple qui change le total est la suivante :
Un consommateur kasher (ou halal) ne mangera jamais de produits non
kasher (ou non halal), mais il n’est pas interdit à un consommateur qui ne
mange pas kasher de le faire.
Ou, reformulée pour application à un autre domaine :
Une personne handicapée ne se servira pas des toilettes standard, mais une
personne qui ne l’est pas se servira des toilettes pour handicapés.
D’accord, dans la pratique, on hésite parfois à utiliser les toilettes
portant le signe « handicapés » pour cause de confusion ‒ on
confond cette règle avec celle qui a cours dans les parkings, et l’on
croit donc que ces toilettes sont réservées exclusivement aux
handicapés.
Une personne allergique aux cacahuètes ne mangera pas de produits en
contenant, mais une personne qui ne l’est pas pourra manger des produits
présentant des traces de cacahuètes.
Ce qui explique qu’il soit si di cile de trouver des cacahuètes dans
les avions, et que les cantines des écoles aux États-Unis n’en
intègrent pas dans leurs repas ‒ ce qui, d’une certaine manière,
augmente le nombre de personnes qui y sont allergiques, car une
exposition réduite à une source d’allergie est une des causes de cette
dernière.
Étendons cette règle à des domaines où elle peut devenir
amusante :
Une personne honnête ne commettra jamais d’acte criminel, mais un
criminel sera tout à fait disposé à commettre des actes légaux.
Qualifions cette minorité de groupe intransigeant, et la majorité de
groupe flexible. Et leur relation repose sur une asymétrie de choix.
Un jour, j’ai fait une blague à un ami. Il y a des années, quand Big
Tobacco occultait les preuves des préjudices du tabagisme passif et
interdisait qu’elles soient dévoilées, les restaurants new-yorkais
avaient des zones fumeurs et d’autres non-fumeurs (même les
avions disposaient ‒ absurdité ‒ d’une zone fumeur). Un jour, j’allai
déjeuner à l’extérieur avec un ami qui venait d’Europe : le restaurant
n’avait de table libre que dans la zone fumeurs. Je convainquis cet
ami que nous devions acheter des cigarettes car nous étions obligés
de fumer dans la zone fumeurs. Il obtempéra.
Deux choses encore. Premièrement, la géographie du terrain,
c’est-à-dire la structure spatiale, a une importance non négligeable :
que les intransigeants soient dans leurs propres quartiers ou
mélangés au reste de la population fait une grande di érence. Si les
gens qui obéissent au pouvoir de la minorité vivaient dans des
ghettos, avec leur propre micro-économie bien distincte, ce pouvoir
ne s’appliquerait pas. Mais quand une population a une répartition
spatiale égale ‒ quand, par exemple, le quotient de cette population
minoritaire dans un quartier est le même que dans le village, lequel
est le même que dans le comté, lequel est le même que dans l’État,
lequel est le même que dans le pays tout entier, alors, la majorité
(flexible) doit se soumettre au pouvoir de la minorité.
Deuxièmement, la structure du coût a elle aussi une importance non
négligeable. Pour revenir à notre premier exemple, il se trouve que
fabriquer de la limonade qui respecte la kasherout ne change pas
beaucoup le prix, pas assez pour justifier des inventaires. Mais si
cette fabrication devient nettement plus chère, alors, le pouvoir de
la minorité s’en trouvera a aibli dans une proportion non linéaire à
la di érence de coût. Si fabriquer de la nourriture kasher coûte dix
fois plus cher, alors, ce pouvoir ne s’appliquera pas, excepté, peut-
être, dans des quartiers très riches.
Les musulmans ont, si je puis m’exprimer ainsi, des lois kasher,
mais elles sont beaucoup plus limitées et ne s’appliquent qu’à la
viande. Car les musulmans comme les juifs ont des règles quasi-
identiques concernant l’abattage des animaux (toute la nourriture
kasher est considérée comme halal par les sunnites, ou l’était aux
siècles précédents, mais l’inverse n’est pas vrai). Notez que ces
règles d’abattage sont motivées par l’idée de jouer sa peau, héritées
de la pratique de l’ancienne Méditerranée orientale, grecque et
sémite, de ne vénérer les dieux que si l’on met sa peau en jeu, qu’on
sacrifie de la viande à la divinité, et qu’on mange ce qui reste. Les
dieux n’apprécient pas les messages à bon compte.
Songez à présent à la façon dont se manifeste cette dictature de la
minorité. Au Royaume-Uni, où les musulmans (pratiquants) ne
représentent que 2 ou 3 de la population, la viande qu’on trouve
dans les magasins est très majoritairement halal. Près de 70 des
importations de viande d’agneau en provenance de Nouvelle-
Zélande sont halal. Près de 10 des magasins de la chaîne de
restauration rapide Subway sont « tout halal » (c’est-à-dire sans
viande de porc), et ce en dépit des pertes de revenus de magasins qui
ne vendent pas de porc. La même chose vaut pour l’Afrique du Sud,
où la proportion de musulmans est la même et où une quantité
démesurément élevée de poulets est certifiée halal. Mais au
Royaume-Uni et dans d’autres pays chrétiens, le halal n’est pas
assez neutre pour atteindre un niveau élevé, car les gens peuvent se
rebeller contre l’obligation de se conformer aux valeurs sacrées
d’autrui ‒ si l’on est un authentique monothéiste, accepter et
respecter les valeurs sacrées d’autres religions pourrait être l’indice
d’une sorte de violation de la sienne. Par exemple, al-Akhtal, poète
arabe chrétien du VIIe siècle, mettait un point d’honneur à ne jamais
manger de viande halal, comme il le dit dans le célèbre poème
provocateur où il se vante d’être chrétien : « Wa lastu bi’akulu lahmal
adahi », « Je ne mange pas de viande sacrificielle. »
Al-Akhtal faisait référence à la réaction chrétienne classique trois
ou quatre siècles auparavant ‒ à l’époque païenne, on torturait les
chrétiens en les forçant à manger de la viande sacrificielle, ce qui
représentait pour eux un sacrilège. Nombre de martyrs chrétiens
préférèrent se laisser mourir de faim plutôt que d’ingérer des
aliments impurs.
Avec l’augmentation des populations musulmanes en Europe, on
peut s’attendre au même rejet des normes religieuses d’autrui en
Occident.
Ainsi, le pouvoir de la minorité a peut-être pour conséquence une
quantité plus importante de denrées halal dans les magasins que ne
le justifie le nombre de consommateurs halal dans la population,
mais avec un vent de proue, parce que certaines personnes peuvent
considérer l’alimentation des musulmans comme taboue. Toutefois,
avec certaines règles non religieuses de la kasherout, si nous
pouvons nous exprimer ainsi, on peut s’attendre à ce que cette
quantité converge à près de 100 (ou un pourcentage plus élevé).
Aux États-Unis et en Europe, les entreprises alimentaires « bio »
vendent de plus en plus de produits, précisément à cause du pouvoir
de la minorité, et parce que les produits alimentaires ordinaires et
non étiquetés peuvent être considérés par certains comme
contenant des pesticides, des herbicides, et des organismes
transgéniques génétiquement modifiés, dits aussi OGM, qui, selon
eux, s’accompagnent de risques inconnus. (Ce que nous appelons
OGM dans ce contexte sont des aliments transgéniques qui
entraînent le transfert de gènes provenant d’une espèce ou d’un
organisme étrangers). À moins que cela ne s’explique par des
raisons existentielles, un comportement prudent ou un
conservatisme burkéen (c’est-à-dire suivant les idées prudentes
d’Edmund Burke) ‒ certains peuvent ne pas vouloir s’éloigner trop
)
et trop vite de ce que mangeaient leurs grands-parents. Apposer
l’étiquette « biologique » sur une chose est une façon de dire qu’elle
ne contient pas d’OGM transgénique.
En promouvant des aliments génétiquement modifiés via toutes
sortes de lobbyings, corruption de membres du Congrès et
propagande scientifique ouverte (avec campagnes de di amation à
l’encontre de personnes telles que votre serviteur), les grandes
entreprises de l’agroalimentaire ont cru bêtement qu’il leur su sait
de remporter la majorité. Eh bien non, espèce d’imbéciles. Comme
je l’ai dit, votre jugement « scientifique » à l’emporte-pièce est trop
naïf dans ce genre de décisions. Pensez que les consommateurs
d’OGM transgéniques mangeront des produits qui n’en contiennent
pas, mais pas le contraire. Il peut donc su re qu’il y ait une
population infime, pas plus de 5 mettons, de consommateurs de
produits non génétiquement modifiés, répartie de manière égale
dans l’espace pour que la population entière soit obligée de manger
des aliments non génétiquement modifiés. De quelle façon ?
Mettons que vous organisiez un événement corporatif, un mariage,
ou une ête somptueuse pour célébrer la chute du régime en Arabie
Saoudite, la faillite de la banque spécialiste des rentes de situation
Goldman Sachs, ou un outrage public à Ray Kotcher, président de
Ketchum, cette méprisable société de relations publiques que
j’accuse de dénigrer les chercheurs et les lanceurs d’alertes
scientifiques. Vous est-il nécessaire d’envoyer un questionnaire
demandant aux gens s’ils mangent ou non des OGM transgéniques
et de réserver des repas spéciaux en fonction de leurs réponses ?
Non. Vous allez simplement choisir tout ce qui est non
génétiquement modifié, à condition que la di érence de prix ne soit
pas conséquente. Et il s’avère qu’elle est assez négligeable aux États-
Unis, car le coût des aliments (périssables) y est largement ‒ à
environ 80 ou 90 ‒ déterminé par la distribution et le stockage,
non par le coût au niveau agricole. Et comme la demande de
produits biologiques (et d’appellations telles que « naturel ») est en
hausse, suivant le pouvoir de la minorité, les coûts de distribution
baissent et ce pouvoir finit par augmenter d’autant.
Les grandes entreprises agricoles ne se sont pas rendu compte que
c’était comme participer à un jeu dans lequel il ne fallait pas
seulement gagner plus de points que son adversaire, mais
remporter 97 des points, juste pour être tranquille. Encore une
fois, il est étrange de voir ces grandes entreprises agricoles qui ont
consacré des centaines de millions de dollars à la recherche ‒ plus
campagnes de di amation, s’il vous plaît ‒ avec des centaines de
chercheurs qui se croient plus intelligents que tout le monde, passer
à côté d’un point aussi élémentaire sur les choix asymétriques.
Autre exemple : ne croyez pas que la généralisation des voitures
automatiques soit nécessairement due au fait qu’à l’origine, une
majorité de conducteurs préféraient l’automatique ; elle s’est peut-
être produite simplement parce que ceux qui maîtrisent la conduite
manuelle peuvent toujours conduire une voiture automatique, alors
que le contraire n’est pas vrai29.
La méthode d’analyse employée ici est dite « groupe de
renormalisation », appareil de physique mathématique puissant qui
nous permet de voir comment les choses changent d’échelle pour
augmenter (ou décroître). Poursuivons en l’examinant ‒ sans
mathématiques.
Groupe de renormalisation
Figure n° 2.
Groupe de renormalisation : étapes 1 à 3 (en partant du haut) : trois boîtes en contenant quatre,
avec une boîte grise à l’étape 1, avec applications successives du pouvoir de la minorité.
La figure 2 représente trois boîtes illustrant ce qu’on appelle
l’autosimilarité fractale.
Chaque boîte en contient quatre plus petites. Chacune de ces
quatre petites boîtes en contient elle-même quatre, et ainsi de suite
jusqu’en bas et jusqu’en haut, jusqu’à ce que l’on atteigne un certain
niveau. Il y a deux couleurs : blanc pour le choix majoritaire, et gris
pour le choix minoritaire.
Supposez que la petite unité contienne quatre personnes ‒ une
famille de quatre membres. L’une d’entre d’elles se situe dans la
minorité intransigeante et ne mange que des aliments non OGM (ce
qui inclut les aliments biologiques). Cette boîte est de couleur
sombre et les autres sont de couleur claire. On « renormalise une
fois » en montant : la fille têtue parvient à imposer sa loi aux trois
autres membres et l’unité est à présent entièrement sombre, c’est-à-
dire que ses membres vont opter pour les aliments non OGM.
Cependant, à l’étape 3, on trouve une famille se rendant à un
barbecue auquel trois autres familles vont participer. Comme on
sait qu’elles ne mangent que des aliments non OGM, les hôtes ne
vont proposer que des mets biologiques. S’apercevant que le
quartier ne se nourrit que de produits non OGM, l’épicerie du coin
passe à la commercialisation exclusive de ces produits pour se
simplifier la vie, ce qui a une incidence sur le grossiste local, et
l’histoire continue et « (se) renormalise ».
E et de coïncidence, la veille de ce barbecue à Boston, je flânais
dans New York et fis un saut dans les bureaux d’un ami que je
voulais empêcher de travailler, c’est-à-dire de se lancer dans une
activité qui, si l’on en abuse, altère la clarté mentale, en plus de faire
prendre de mauvaises positions et de brouiller les traits du visage.
Le physicien français Serge Galam se trouvait être à New York et
avait choisi le bureau de cet ami pour venir tuer le temps. Galam a
été le premier à appliquer ces techniques de renormalisation aux
questions sociales et aux sciences politiques ; son nom m’était
familier car il est l’auteur du principal livre publié sur le sujet,
lequel se trouvait depuis des mois dans un colis Amazon non ouvert
dans ma cave. Il me présenta ses recherches et me montra une
simulation informatique d’élections dans lesquelles il su t qu’une
minorité excède un certain niveau pour que ses choix prévalent.
Ainsi, la même illusion existe dans les débats politiques, propagée
par les scientifiques que sont soi-disant les politologues : parce
qu’un parti d’extrême droite ou d’extrême gauche est soutenu par,
mettons, 10 de la population, on croit que son candidat va obtenir
10 des voix. Non : ces électeurs de base doivent être rangés dans la
catégorie des « inflexibles » ‒ ceux qui voteront toujours pour leur
parti. Mais certains, parmi les électeurs flexibles, peuvent aussi
voter pour ce parti extrémiste, tout comme les gens qui ne mangent
pas kasher peuvent manger kasher ; et ce sont ces électeurs-là
auxquels il faut prendre garde, car ils sont susceptibles de venir
grossir le nombre de voix en faveur du parti extrémiste en question.
Les modèles de Galam ont mis au jour pléthore d’e ets paradoxaux
dans le domaine des sciences politiques ‒ et ses prédictions se sont
révélées bien plus proches des résultats e ectifs que le consensus
naïf.
Le veto
Nous avons vu avec le groupe de renormalisation l’e et « veto »,
car une personne dans un groupe peut influer sur les choix de ce
dernier. Rory Sutherland, cadre dans la publicité (et extrêmement
bon vivant) m’a suggéré que cela expliquait pourquoi certaines
chaînes de fast-food comme McDonald’s prospéraient, non pas
parce qu’elles proposent des produits extraordinaires, mais parce
qu’elles ne se heurtent pas au veto d’un certain groupe socio-
économique ‒ et par une faible proportion de gens dans ce groupe,
qui plus est30.
Quand on se trouve face à deux ou trois choix possibles,
McDonald’s apparaît comme une valeur sûre. C’est également une
valeur sûre dans les endroits louches comptant quelques clients
réguliers où il peut y avoir une di érence notable entre les attentes
concernant la nourriture et la réalité ‒ j’écris ces lignes de la gare de
Milan, et aussi choquant que cela puisse paraître à un touriste venu
de loin, McDonald’s est un des rares restaurants qu’on trouve ici. Et
il est bondé. On est profondément troublé de voir des Italiens y
chercher le réconfort d’un repas sans risque ; s’ils détestent
McDonald’s, ils détestent encore plus l’incertitude, c’est sûr !
Même chose pour la pizza : il s’agit d’un mets communément
accepté et, sauf dans le cadre d’une soirée chic, on ne reprochera à
personne d’en commander une.
Voici ce que Rory m’a écrit au sujet de l’asymétrie bière-vin et des
boissons que l’on choisit quand on organise une ête : « Quand on a
au moins 10 de femmes à une ête, on ne peut pas servir
uniquement de la bière. Mais la plupart des hommes vont boire du
vin. On aura donc besoin d’un seul service de verres, si l’on ne sert
que du vin ‒ le donneur universel, pour reprendre le terme qui
s’applique aux groupes sanguins. »
Il est possible que cette stratégie du meilleur minorant ait été mise
en œuvre par les Khazars qui essayaient de choisir entre l’islam, le
judaïsme et le christianisme. La légende veut que trois délégations
de haut rang (évêques, rabbins, et cheiks) soient venues faire
l’article. Les seigneurs khazars demandèrent aux chrétiens : « Si l’on
vous obligeait à choisir entre le judaïsme et l’islam, que choisiriez-
vous ? ‒ Le judaïsme », répondirent-ils. Les seigneurs interrogèrent
alors les musulmans : « Laquelle des deux religions choisiriez-vous,
le christianisme ou le judaïsme ? ‒ Le judaïsme », répondirent les
musulmans. Ce fut donc le judaïsme ; et la tribu se convertit.
« Lingua Franca »
Si une réunion a lieu en Allemagne dans la salle de conférences au
décor bien germanique d’une entreprise su samment
internationale ou européenne, et qu’une personne, dans cette salle,
ne parle pas allemand, la réunion se déroulera intégralement… en
anglais ‒ le genre d’anglais dénué de toute élégance qu’on parle
dans les entreprises du monde entier. Les autochtones pourront
ainsi o enser à la fois leurs ancêtres teutons et la langue anglaise.
Tout a commencé par la règle asymétrique selon laquelle les
personnes dont l’anglais n’était pas la langue maternelle le
connaissaient néanmoins (un mauvais anglais), mais qu’il y avait
moins de chances que l’inverse (des Anglais connaissant d’autres
langues que la leur) soit vrai. Le français était censé être la langue de
la diplomatie car les fonctionnaires issus de l’aristocratie le
parlaient ‒ tandis que leurs compatriotes lambda qui travaillaient
dans le commerce s’en remettaient à l’anglais. Le commerce s’accrut
jusqu’à dominer la vie moderne, l’anglais remporta la bataille entre
les deux langues rivales ; cette victoire n’a rien à voir avec le prestige
de la France ou les e orts de ses fonctionnaires pour que leur langue
latine, plus ou moins belle et dotée d’une orthographe logique,
l’emporte sur celle à l’orthographe déroutante des mangeurs de meat
pie d’outre-Manche.
On peut ainsi comprendre intuitivement comment l’émergence
des langues lingua franca peut venir des lois de la minorité ‒ et c’est
un point que les linguistes ne voient pas. L’araméen est une langue
sémitique qui a succédé au cananéen (c’est-à-dire au phénicien, à
l’hébreu) dans le Levant et qui ressemble à l’arabe ; c’était la langue
que parlait Jésus-Christ. Si elle est devenue dominante dans le
Levant et en Égypte, ce n’est pas parce que les Sémites ont exercé un
pouvoir impérial particulier, ou parce qu’ils ont des nez
intéressants. Ce sont les Perses ‒ qui parlaient une langue indo-
européenne ‒ qui di usèrent l’araméen, la langue de l’Assyrie, de la
Syrie et de Babylone. Les Perses apprirent aux Égyptiens une langue
qui n’était pas la leur. En bref, quand les Perses envahirent
Babylone, ils trouvèrent une administration avec des scribes qui ne
connaissaient que l’araméen et pas le persan, si bien que l’araméen
devint la langue officielle. Si votre secrétaire ne peut prendre en
dictée qu’en araméen, c’est cette langue que vous allez utiliser. Cela
créa une situation singulière, l’emploi de l’araméen en Mongolie,
car les archives étaient tenues dans l’alphabet syriaque (le syriaque
étant le dialecte oriental de l’araméen). Et des siècles plus tard,
l’histoire se répéterait à l’envers, quand les Arabes emploieraient le
grec dans leurs premières administrations aux VIIe et VIIIe siècles.
Car, à l’époque hellénistique, le grec remplaça l’araméen comme
lingua franca dans le Levant, et les scribes de Damas continuèrent à
tenir les archives en grec. Cependant, ce ne sont pas les Grecs qui
di usèrent leur langue autour de la Méditerranée, mais les Romains
qui accélérèrent sa propagation, car ils l’employaient dans le cadre
de leur administration dans tout l’Empire oriental, tout comme les
Levantins de la côte ‒ le Nouveau Testament fut écrit en grec, le grec
de Syrie.
Un Canadien français de mes amis, Jean-Louis Rheault, a fait la
réflexion suivante, déplorant la disparition de la langue de ses
compatriotes en dehors des régions strictement provinciales : « Au
Canada, quand on dit “bilingue”, c’est “anglophone” ; et quand on dit
“francophone”, ça devient “bilingue”. »
Les gènes versus les langues
En regardant les données génétiques de l’ancienne Méditerranée
orientale, mon compatriote généticien Pierre Zalloua et moi-même
avons découvert que les deux envahisseurs, les Turcs et les Arabes,
avaient l’un comme l’autre laissé peu de gènes, et que dans le cas de
la Turquie, les tribus d’Asie orientale et centrale avaient apporté une
langue entièrement nouvelle. Fait choquant, les populations d’Asie
Mineure dont on parle dans les livres d’histoire sont encore
présentes en Turquie, mais elles portent d’autres noms. De plus,
Zalloua et ses collègues ont montré que les Cananéens d’il y a 3 700
ans se retrouvaient dans plus des 9/10e des gènes des habitants
actuels du Liban, auxquels ne s’ajoutait qu’une infime proportion
d’autres gènes, bien que toutes les armées possibles et imaginables
fussent passées par là pour faire du tourisme et piller les lieux31.
Alors que les Turcs sont des Méditerranéens qui parlent une langue
d’Asie orientale, les Français (au nord d’Avignon) bien qu’en grande
partie d’origine nord-européenne, parlent une langue
méditerranéenne.
Ainsi :
Les gènes suivent les règles de la majorité ; les langues, celles de la minorité.
Les langues voyagent ; les gènes, moins.
Cela nous montre que construire des théories raciales sur la
langue, en divisant les gens en Aryens et en Sémites sur la base de
considérations linguistiques, comme on a pu le faire à une époque
encore récente, était une erreur. Si cette question était centrale pour
les nazis allemands, cette pratique se poursuit aujourd’hui sous une
forme ou une autre, souvent bénigne. Car le grand paradoxe, c’est
que, bien qu’antisémites, les suprémacistes nord-européens
(Aryens) recouraient aux Grecs de la période classique pour se
conférer un pedigree et un lien avec une civilisation glorieuse, sans
se rendre compte que les Grecs et leurs voisins Sémites
méditerranéens étaient en fait proches sur le plan génétique. On a
récemment démontré que les Grecs anciens et les Levantins de l’âge
du Bronze étaient les uns comme les autres originaires d’Anatolie. Il
se trouve simplement qu’ils ne parlaient plus la même langue.
La rue à sens unique des religions
De la même manière, l’expansion de l’islam au Proche-Orient ‒ où
le christianisme était extrêmement bien établi (c’est là qu’il a vu le
jour) ‒ peut être attribuée à deux asymétries simples. À l’origine, les
dirigeants islamiques n’étaient pas particulièrement intéressés par
la conversion des chrétiens, car ceux-ci leur procuraient des revenus
fiscaux ‒ le prosélytisme de l’islam ne s’adressait pas à ceux qu’ils
appelaient les « gens du Livre », c’est-à-dire les personnes de
confession abrahamique. En fait, mes ancêtres qui survécurent
treize siècles sous la loi islamique voyaient certains avantages au
fait de ne pas être musulmans ‒ principalement celui d’échapper au
service militaire.
Les deux règles asymétriques sont les suivantes. Premièrement, si
un non-musulman sous loi islamique épouse une musulmane, il
doit se convertir à l’islam ‒ et si l’un des deux parents d’un enfant se
trouve être musulman, l’enfant le sera aussi32. Deuxièmement,
devenir musulman est irréversible, l’apostasie étant le crime le plus
lourd dans cette religion ‒ un crime sanctionné par la peine de
mort. Le célèbre acteur Omar Sharif, né Michel Dimitri Chalhoub,
était d’origine libanaise chrétienne. Il se convertit à l’islam pour
épouser une célèbre actrice égyptienne et fut obligé de changer de
nom pour prendre un patronyme arabe. Plus tard, il divorça, mais
ne reprit jamais la religion de ses ancêtres.
En vertu de ces deux règles asymétriques, on peut e ectuer des
simulations simples et voir comment l’occupation de l’Égypte
chrétienne (copte) par un petit groupe islamique peut conduire au
fil des siècles, à ce que les Coptes ne soient plus qu’une infime
minorité. Il su t juste d’un faible taux de mariages
interconfessionnels. De même, on peut voir comment le judaïsme
ne s’étend pas et tend à demeurer minoritaire, cette religion
obéissant à des règles opposées : la mère devant être juive, les
unions interconfessionnelles quittent la communauté. Une
asymétrie encore plus forte que celle du judaïsme explique la
raréfaction au Proche-Orient de trois confessions gnostiques : celles
des Druzes, des Yazidis et des Mandéens. (Les religions gnostiques
sont celles qui comportent « des mystères et des connaissances » qui
ne sont généralement accessibles qu’à une minorité d’anciens,
tandis qu’on empêche les autres membres de la famille d’accéder
aux détails de la religion en question.) Contrairement à l’islam qui
requiert que l’un des parents soit musulman, et au judaïsme qui
demande que la mère, au moins, soit de confession juive, ces trois
religions nécessitent que les deux parents soient de la confession
concernée, sans quoi la personne peut dire adieu à la communauté.
Dans des pays tels que le Liban, la Galilée et le nord de la Syrie, où
le terrain est montagneux, les chrétiens et les autres musulmans
non sunnites sont restés concentrés. N’ayant pas côtoyé de
musulmans, les chrétiens n’ont pas contracté de mariages
intercommunautaires. L’Égypte, en revanche, a un terrain plat. La
répartition de la population présente des mélanges homogènes, ce
qui permet la renormalisation (c’est-à-dire permet à la règle de
l’asymétrie de prévaloir) ‒ nous avons vu précédemment que, pour
que les règles kasher fonctionnent, il fallait que les juifs soient en
quelque sorte dispersés dans tout le pays.
Les coptes d’Égypte ont pâti d’un autre problème : le caractère
irréversible des conversions à l’islam. Nombre de coptes sous loi
islamique se sont convertis à cette religion quand il s’agissait d’une
simple procédure administrative permettant, par exemple, de
décrocher un emploi ou de régler un problème nécessitant de
recourir à la jurisprudence islamique. On n’était pas obligé d’être un
croyant convaincu puisque l’islam ne s’oppose pas vraiment au
christianisme orthodoxe. La conversion d’une famille chrétienne ou
juive qui s’est convertie à l’instar des marranes devient réellement
e ective quand deux ou trois générations plus tard, ses descendants
oublient l’accommodement que ses ancêtres avaient fait.
L’islam n’a donc fait que se montrer encore plus têtu que le
christianisme, qui, lui-même, avait gagné grâce à son entêtement.
Car, avant l’islam, on peut considérer que l’expansion initiale du
christianisme dans l’Empire romain était due en grande partie à…
l’intolérance aveugle des chrétiens, leur attitude immensément
récalcitrante, agressive et mâtinée de prosélytisme. Initialement,
les païens romains avaient fait preuve de tolérance vis-à-vis des
chrétiens, la tradition étant de partager les dieux avec les autres
membres de l’Empire romain. Ils se demandaient cependant
pourquoi ces Nazaréens refusaient d’échanger les dieux et d’o rir ce
Jésus au Panthéon romain en échange d’autres dieux. Quoi, nos
dieux ne sont pas assez bien pour eux ? Mais les chrétiens se
montraient intolérants à l’encontre du paganisme des Romains. Les
« persécutions » des chrétiens avaient beaucoup plus à voir avec leur
intolérance envers le panthéon et les dieux locaux, que le contraire.
Ce que nous lisons, c’est l’histoire écrite du point de vue des
chrétiens, pas des gréco-romains.
Nous en savons trop peu du côté romain pendant la montée du
christianisme, car les hagiographies dominent les récits ; nous
avons, par exemple, celui du martyre de Sainte-Catherine, qui
continua à convertir ses geôliers jusqu’à sa décapitation, sauf que…
il se pourrait qu’elle n’ait jamais existé. Il existe des histoires
interminables de martyrs et de saints chrétiens ‒ mais très peu
concernant l’autre côté, les héros païens. Tout ce dont on dispose,
c’est du peu que l’on sait du retour au christianisme pendant
l’apostasie de l’empereur Julien et les écrits de son entourage
composé de païens grecs-syriens tels que Libanios. Julien avait tenté
de revenir au paganisme antique ‒ en vain : c’était comme essayer
de maintenir un ballon sous l’eau. Et, contrairement à ce que
nombre d’historiens croient à tort, ce n’est pas parce que la majorité
était païenne, mais parce que la partie chrétienne était trop
inflexible. Si le christianisme avait de brillants esprits comme
Grégoire de Nazianze et Basile de Césarée, aucun ne pouvait se
comparer, même de loin, au grand orateur Libanios. (Mon
heuristique est que plus on est païen, plus on est un esprit brillant,
et plus on a la capacité de gérer les nuances et l’ambiguïté33. Les
religions purement monothéistes comme le christianisme
protestant, l’islam salafiste ou l’athéisme fondamentaliste siéent
aux esprits littéralistes et médiocres qui sont incapables de gérer
l’ambiguïté.)
En fait, on peut observer dans l’histoire des « religions », ou plutôt
des rituels et des systèmes de comportement et de croyances
méditerranéens, une tendance dictée par les intolérants, qui, de fait,
rapproche le système de ce que l’on peut appeler une religion. Le
judaïsme aurait peut-être presque perdu en raison de sa règle
concernant la mère et de son confinement à une base tribale, mais le
christianisme s’est imposé ‒ ainsi que l’islam, pour les mêmes
raisons. L’islam ? Il existe beaucoup d’islams, leur forme ultime étant
très di érente des précédentes. Car l’islam lui-même finit par être
dominé (dans sa branche sunnite) par les puristes, simplement
parce que ceux-ci sont plus intolérants que les autres : ce sont les
wahhabites (alias les salafistes), fondateurs de l’Arabie Saoudite, qui,
au XIXe siècle, détruisirent les tombeaux dans ce qui est aujourd’hui
leur pays. Ils continuèrent à imposer la loi la plus intolérante qui
soit, d’une manière imitée plus tard par Daesh (l’État islamique).
Chaque forme de l’islam sunnite semble exister dans le but de
satisfaire la plus intolérante de ses branches.
Décentraliser, à nouveau
Autre attribut de la décentralisation que les « intellectuels » qui
étaient opposés à la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne
(Brexit) ne comprennent pas : supposons qu’il faille un seuil de 3
dans une entité politique pour que le pouvoir de la minorité prenne
e et, et que la minorité têtue représente en moyenne 3 de la
population, avec certaines variations autour de la moyenne ;
certains États seront soumis à ce pouvoir, mais pas d’autres. D’un
autre côté, si l’on fusionnait tous les États en un seul, le pouvoir de
la minorité prévaudrait un peu partout. C’est pourquoi, ainsi que
nous le répétons à qui veut l’entendre, les États-Unis marchent si
bien car c’est une fédération, pas une république. Pour employer le
langage d’Antifragile, la décentralisation est convexe aux variations.
Imposer la vertu aux autres
L’idée d’unilatéralité peut nous aider à réfuter deux ou trois autres
conceptions erronées. Pourquoi interdit-on les livres ?
Certainement pas parce qu’ils o usquent l’individu moyen ‒ la
plupart des individus sont passifs et n’en ont pas grand-chose à
faire, ou pas assez pour demander l’interdiction. Si l’on regarde
certaines situations passées, il a su de quelques activistes
(motivés) pour que certains livres soient interdits, ou que certains
auteurs soient mis sur liste noire. Le grand philosophe et logicien
Bertrand Russell perdit son poste à l’Université de la ville de New
York à cause d’une lettre ; celle d’une mère en colère ‒ et têtue ‒ qui
ne voulait pas que sa fille se tienne dans la même pièce que le type
qui menait une vie dissolue et professait des idées dérangeantes.
La même chose vaut pour toutes les prohibitions ‒ du moins celle
de l’alcool aux États-Unis, laquelle donna lieu à d’intéressantes
histoires avec la mafia.
Formulons l’hypothèse que la formation des valeurs morales dans
la société n’est pas liée à l’évolution du consensus. Non, c’est le plus
intolérant qui impose la vertu aux autres précisément à cause de
son intolérance. La même chose s’applique aux droits civils.
Un éclairage sur la manière dont les mécanismes de la religion et
de la transmission de la morale obéissent à la même dynamique de
renormalisation que les règles alimentaires ‒ et dont on peut
montrer que la moralité est plutôt susceptible d’être imposée par
une minorité. Nous avons vu précédemment l’asymétrie qui existe
entre le fait d’obéir aux règles et celui de les enfreindre : un individu
qui se conforme à la loi (ou à une règle) suit toujours les règles, mais
un criminel, ou quelqu’un dont les principes sont plus relâchés ne
les enfreindra pas toujours. De même, nous avons abordé la question
des e ets asymétriques forts des règles qui régissent l’alimentation
halal. Fusionnons les deux. Il s’avère qu’en arabe classique, le terme
« halal » a un antonyme, « haram », qui désigne le fait de violer les
règles juridiques et morales ‒ tout type de règle. C’est exactement le
même interdit qui régit la consommation de nourriture ainsi que
tous les autres comportements humains, comme coucher avec la
femme de son voisin, prêter avec intérêts (sans partager les
inconvénients subis par l’emprunteur), ou tuer son propriétaire
pour le plaisir. « Haram », c’est « haram », et c’est asymétrique.
Une fois qu’une règle morale est établie, il va su re d’une petite
minorité intransigeante de suiveurs répartis géographiquement
pour imposer la norme à la société. La mauvaise nouvelle, comme
nous le verrons dans le chapitre suivant, c’est que quelqu’un qui
considère l’humanité comme un ensemble peut croire à tort que les
êtres humains sont spontanément en train de devenir plus moraux,
plus aimables, meilleurs, d’avoir meilleure haleine, quand tout cela
ne s’applique qu’à une petite partie de l’humanité.
Un jour, on a demandé à l’historien Peter Fritzsche pourquoi les
Polonais à Varsovie n’avaient pas plus aidé leurs voisins juifs, et il a
répondu que, dans l’ensemble, ils l’avaient fait ; mais il fallait sept
ou huit Polonais pour aider un seul juif, et un seul Polonais
transformé en indic pour livrer une dizaine de juifs à la police.
Même s’il est contestable que cet antisémitisme était aussi limité,
on imagine sans peine les conséquences néfastes engendrées par
une minorité d’agents.
La stabilité du pouvoir de la minorité,
un argument probabiliste
Voici un argument probabiliste en faveur de la minorité qui dicte
ses valeurs sociétales. Où que l’on regarde dans les sociétés et les
histoires des pays, on tend à trouver une prévalence des mêmes lois
morales générales, avec certaines di érences ‒ des di érences
mineures : « Ne vole pas (du moins pas au sein de la tribu) » ; « Ne
pratique pas la chasse aux orphelins pour le plaisir » ; « Ne tabasse
pas les passants gratuitement juste pour t’entraîner ; utilise un
punching-ball » (à moins d’être à Sparte et encore : vous ne pourriez
tuer qu’un nombre limité d’hilotes pour vous entraîner), et des
interdits similaires. Et on voit ces règles évoluer au fil du temps
pour devenir plus universelles, s’étendre à un ensemble plus large
pour inclure progressivement les esclaves, d’autres tribus, d’autres
espèces (animaux, économistes), etc. De plus, une propriété de ces
lois est qu’elles sont claires, binaires, discrètes, et ne laissent pas
place au flou. On ne peut pas voler « un peu » ou assassiner
« modérément ». On ne peut pas observer la kasherout et manger
« juste un peu » de porc au barbecue dominical.
Et si vous caressiez la poitrine de la femme ou de la petite amie
d’un haltérophile quelconque sous ses yeux, nous ne pensons pas
que vous vous en sortiriez très bien au cours de l’altercation qui
s’ensuivrait, ni que vous arriveriez à le convaincre que vous ne
l’avez fait que « légèrement ».
En fait, il semble beaucoup plus vraisemblable que ces valeurs
aient été le fait d’une minorité que de la majorité. Pourquoi ? Prenez
les deux thèses suivantes :
Les situations qui se produisent sont paradoxalement plus stables quand la
minorité domine ‒ l’écart des résultats est plus faible et la règle a plus de
chances d’émerger indépendamment à travers des populations di érentes.
Et :
Il est plus probable que ce qui ressortira du pouvoir de la minorité, ce seront
des règles claires, binaires.
Un exemple. Imaginez qu’un individu malveillant veuille
empoisonner la collectivité en versant un produit quelconque dans
des canettes de soda. Il a deux possibilités. La première est le
cyanure, qui obéit au pouvoir de la minorité : une goutte de poison
(supérieure à un certain seuil) empoisonne toute la boisson. La
seconde est un poison « façon majorité » ; pour tuer, il faut que plus
de la moitié de la boisson soit toxique. Maintenant, considérez le
problème inverse ‒ une succession de décès à la suite d’un dîner de
ête, dont il faut rechercher la cause. Le Sherlock Holmes du coin
a rmerait qu’en supposant que le résultat soit : Toutes les personnes
qui ont bu le soda ont été tuées, l’individu malveillant a choisi la
première et non la seconde option. En bref, le pouvoir de la majorité
conduit à des fluctuations autour de la moyenne, avec un taux de
survie élevé ; pas le pouvoir de la minorité.
Le paradoxe de Popper-Gödel
Alors que je participais à un grand dîner avec de nombreuses
tables, le genre de situation où l’on doit choisir entre le risotto
végétarien et son équivalent non végétarien, je remarquai qu’on
apportait à mon voisin un plateau-repas (mais avec argenterie)
rappelant ceux qu’on vous sert dans les avions. Les plats étaient
hermétiquement recouverts de papier aluminium. De toute
évidence, il était d’obédience kasher ultra-stricte. Cela ne le
dérangeait pas d’être assis à côté de mangeurs de prosciutto qui, de
surcroît, mélangeaient le beurre et la viande dans la même assiette.
Il voulait juste qu’on le laisse assouvir en toute tranquillité ses
propres préférences.
Pour les minorités juives et musulmanes telles que les chiites, les
sunnites et autres groupes religieux qui leur sont (vaguement)
associés comme les druzes et les alaouites, le but est qu’on les laisse
tranquilles ‒ à quelques exceptions historiques près ici et là. Mais si
mon voisin avait été un salafiste sunnite, il aurait demandé à toute
l’assemblée des convives de manger halal ‒ au bâtiment entier, si
possible. Ou à la ville entière. Et même au pays entier, si possible.
Et, encore mieux, à la planète entière. En e et, étant donné
l’absence totale de séparation entre l’Église et l’État, et entre le sacré
et le profane, pour lui, « haram » (l’antonyme de « halal ») signifie, au
sens littéral, « illégal ». L’assemblée entière se serait rendue
coupable d’une violation de la loi.
Tandis que j’écris ces lignes, certains se demandent si la liberté de
l’Occident éclairé ne peut pas être sapée par les politiques intrusives
qui seraient nécessaires pour combattre les fondamentalistes.
La démocratie ‒ la majorité, par définition ‒ peut-elle tolérer les
ennemis ? La question est la suivante : « Seriez-vous d’accord pour
interdire la liberté de parole à tout parti politique dont la charte
prévoit l’interdiction de la liberté de parole ? » Allons un peu plus
loin : « Une société qui a choisi de se montrer tolérante doit-elle se
montrer intolérante vis-à-vis de l’intolérance ? »
C’est en fait l’incohérence que Kurt Gödel (le grand maître de la
rigueur logique) décela dans la Constitution en passant l’examen de
naturalisation américaine. La légende veut que Gödel ait commencé
à se disputer avec le juge, et Einstein, qui était son témoin à
l’audition, lui sauva la mise. De son côté, le philosophe des sciences
Karl Popper découvrit la même incohérence dans les systèmes
démocratiques.
J’ai écrit que des gens manquant de logique m’avaient demandé si
l’on devait se montrer « sceptique envers le scepticisme » ; je leur ai
répondu de la même façon que Popper quand on l’avait interrogé
sur la possibilité de « falsifier la falsification » ‒ je suis simplement
parti.
On peut répondre à ces questions avec l’exemple du pouvoir de la
minorité. Oui, une minorité intolérante peut prendre le contrôle de
la démocratie et la détruire. Et elle finira de fait par détruire notre
monde.
C’est pourquoi nous devons nous montrer plus qu’intolérants avec
certaines minorités intolérantes. Il est impossible de traiter le
salafisme intolérant (qui nie le droit des autres d’avoir leur propre
religion) avec les « valeurs de l’Amérique » ou les « principes de
l’Occident ». L’Occident est en train d’aller droit au suicide.
L’irrévérence des marchés et de la science
Songez maintenant aux marchés. On peut dire qu’ils ne sont pas la
somme des acteurs du marché, mais que les changements de prix
reflètent les activités du vendeur et de l’acheteur les plus motivés.
Oui, c’est le plus motivé qui l’emporte. En fait, voici une chose que
seuls les traders semblent comprendre : comment un prix peut
chuter de 10 à cause d’un seul vendeur. Oui, il su t d’un seul et
unique vendeur têtu. La réaction des marchés est disproportionnée
par rapport au rythme. L’ensemble des marchés boursiers
représente actuellement plus de 30 000 milliards de dollars, mais
en 2008, il a su d’un ordre de vente, de seulement 50 milliards,
soit 2/10e de 1 du total, pour qu’ils chutent de près de 10 ,
causant des pertes d’environ trois milliards. C’était un ordre activé
par la Société Générale qui avait découvert une acquisition cachée
faite par un de ses traders, un escroc, et voulu revendre le tout.
Pourquoi le marché a-t-il réagi de manière aussi disproportionnée ?
Parce que l’ordre de vente était unilatéral ‒ têtu : il fallait vendre et
il était impossible de convaincre la direction de ne pas le faire. Ma
devise personnelle est la suivante :
Le marché est un grand cinéma avec une petite porte.
Et le meilleur moyen de détecter un pigeon est de voir s’il se
concentre sur la taille de la porte ou sur celle du cinéma. Des
bousculades peuvent avoir lieu dans un cinéma ‒ par exemple si
quelqu’un se met à crier « Au feu ! » parce que ceux qui veulent
sortir ne veulent pas rester à l’intérieur, ce qui s’apparente
exactement à cette radicalité que nous avons vue chez ceux qui
observent les règles de la kasherout.
La science procède de la même façon. Nous verrons plus tard que
le pouvoir de la minorité sous-tend la manière dont Karl Popper
appréhende cette dernière. Mais pour l’instant, parlons d’un
personnage plus divertissant, Richard Feynman. What Do You Care
What Other People Think ?34 tel est le titre d’un recueil d’anecdotes du
grand physicien, le plus irrévérencieux et le plus espiègle de son
temps. Comme le montre le titre de son livre, il y développe l’idée
d’irrévérence fondamentale de la science, adoptant un mécanisme
semblable à l’asymétrie kasher. De quelle façon ? La science n’est
pas la somme de ce que pensent les scientifiques, mais, tout comme
les marchés, une procédure extrêmement biaisée. Une fois qu’on a
tordu le cou à une chose, elle devient fausse. Si la science avait
procédé sur la base du consensus majoritaire, nous serions encore
coincés au Moyen Âge et Einstein aurait fini comme il avait
commencé ‒ dans la peau d’un expert en brevets s’adonnant en
pure perte à ses loisirs favoris.
« Unus sed leo », « Un seul, mais un lion »
Alexandre le Grand a dit qu’il valait mieux avoir une armée de
moutons dirigée par un lion qu’une armée de lions dirigée par un
mouton. Le grand conquérant (ou, plus vraisemblablement, l’auteur
de cette formule probablement apocryphe) comprenait la valeur de
la minorité active, intolérante et courageuse. Hannibal fit régner la
terreur à Rome pendant une décennie et demie avec une minuscule
armée de mercenaires, remportant vingt-deux batailles contre les
Romains ‒ batailles dans lesquelles le nombre de soldats du camp
adverse était à chaque fois plus important. Il s’inspira d’une version
de cette maxime. Car, lors de la bataille de Cannes, il fit la remarque
suivante à Hasdrubal Gisco, qui se plaignait que les Romains étaient
beaucoup plus nombreux que les Carthaginois : « Une chose est
encore plus extraordinaire que leur nombre… Dans toute cette
multitude, il n’y a pas un seul homme qui s’appelle Gisco35. »
Il n’y a pas que dans l’armée qu’on est grandement récompensé
pour son courage et sa ténacité. « Ne doutez jamais du pouvoir d’une
poignée de citoyens intelligents de changer le monde. En réalité,
c’est la seule chose qui ait permis de le faire », a écrit Margaret
Mead. Il est indéniable que les révolutions sont le fait d’une
minorité obsessionnelle. Et la croissance, économique ou morale, de
la société tout entière, est due à un petit nombre de personnes.
Résumé et la suite
Résumons à présent ce chapitre, et mettons-le en relation avec ces
« asymétries cachées », qui est le sous-titre du livre. Ce n’est pas le
consensus, les élections et le vote, la majorité, les comités, les
réunions verbeuses et les conférences académiques qui font évoluer
la société : une poignée de gens su t à faire considérablement
bouger les lignes ; il su t juste d’une règle asymétrique quelque
part. Et l’asymétrie est présente presque partout36.
Nous avons promis dans le Prologue d’expliquer que l’esclavage
est plus répandu que prévu ‒ beaucoup plus, en fait.
Nous verrons cela plus tard, après l’appendice.
29. Merci à Amir-Reza Amini.
30. Pour le formuler en termes techniques, c’était le meilleur scénario catastrophe de
di érence par rapport aux attentes : un écart et une moyenne plus faibles.
31. Une controverse a cours au Royaume-Uni car les Normands y ont laissé plus de
textes et d’images dans les livres d’histoire que de gènes.
32. Notez qu’il existe certaines di érences mineures suivant les régions et les sectes
islamiques. La règle initiale est que, si une musulmane épouse un non-musulman, il
doit se convertir. Dans la pratique, dans de nombreux pays, les deux doivent le faire.
33. C’est un fait que, si le christianisme éradiqua les traces passées, il pourrait aussi
avoir éradiqué… sa propre histoire. Car nous sommes en train de découvrir que des
courants comme les gnostiques détenaient des traces radicalement di érentes des
débuts du christianisme. Mais le gnosticisme était une religion extrêmement secrète ‒
fermée aux non-initiés et secrète sur ses propres archives. Et les religions secrètes, eh
bien… enterrent leurs secrets.
34. Trad. fr. : Vous y comprenez quelque chose, Monsieur Feynman ?, Paris, Odile Jacob, 1998.
35. La diversité semble faire défaut aux patronymes carthaginois : il y a quantité de
Hamilcar et de Hasdrubal, et les historiens s’y perdent. De même semble-t-il y avoir
beaucoup de Gisco, dont un personnage dans le Salammbô de Flaubert.
36. Il su t, disons, d’une minorité de 3 , pour que « Joyeux Noël » devienne
« Bonnes Fêtes ». Mais je soupçonne que si cette minorité devait augmenter, cet e et se
dissiperait, car les sociétés caractérisées par la diversité ethnique sont plus
syncrétiques. J’ai grandi au Liban à l’époque où la moitié de la population était
chrétienne ; les gens se saluaient à la manière païenne des Romains en échangeant leurs
vœux pour les êtes. Aujourd’hui, les chiites (et certains sunnites qui n’ont pas été
endoctrinés par l’Arabie Saoudite) souhaiteraient un « Joyeux Noël » à un chrétien.
APPENDICE AU LIVRE 3 :
DEUX OU TROIS CHOSES PARADOXALES EN PLUS,
CONCERNANT LE COLLECTIF
Antifragile traitait de l’échec de la moyenne à représenter quoi que
ce soit en présence de non-linéarités et d’asymétries semblables au
pouvoir de la minorité. Allons donc au-delà :
Le comportement moyen du participant au marché ne nous permettra pas de
comprendre le comportement général du marché.
On peut étudier les marchés en tant que marchés et les individus
en tant qu’individus, mais les marchés ne sont pas la somme
d’individus moyens (une somme étant une moyenne multipliée par
une constante, de sorte que les deux sont impliquées de la même
manière). Grâce à ce que nous avons dit de la renormalisation, ces
points paraissent maintenant clairs. Mais pour montrer comment
les a rmations du domaine des sciences sociales tout entier
peuvent s’écrouler, faisons un pas de plus :
Les expériences psychologiques sur des individus atteints de « biais » ne nous
permettent pas de comprendre automatiquement les agrégats ou les
comportements collectifs, et ne nous éclairent pas non plus sur les
comportements de groupes.
En dehors des transactions impliquant d’autres êtres humains, la
nature humaine ne se définit pas. Souvenez-vous que nous ne
vivons pas seuls, mais en meutes, et qu’il n’est quasiment rien de
pertinent qui concerne une personne isolée ‒ c’est généralement ce
que l’on fait dans le cadre de travaux de style laboratoire37.
Les groupes sont des entités à part entière. Il existe des di érences
qualitatives entre un groupe de dix et, disons, un groupe de 395 435
personnes. Chacun d’eux est un animal di érent, au sens littéral du
terme, aussi di érent qu’un livre peut l’être d’un immeuble de
bureaux. Quand on se concentre sur les communaux, on est un peu
désorientés, mais, à une certaine échelle, les choses deviennent
di érentes ‒ mathématiquement di érentes. Plus la dimension est
élevée, en d’autres termes, plus le nombre d’interactions possibles
est élevé, et plus il devient disproportionnellement di cile de
distinguer le macro du micro, les entités générales des entités
simples. Cette augmentation disproportionnée des exigences en
termes de calcul est dite « Malédiction de la dimension ». (En fait,
j’ai trouvé des situations où, en présence de petites erreurs
aléatoires, une seule dimension supplémentaire peut multiplier par
plus de deux un aspect de la complexité ; passer de 1 000 à 1 001
peut multiplier la complexité par un milliard).
Ou, en dépit de l’excitation énorme que nous procure notre
capacité à voir à l’intérieur du cerveau grâce à ce que l’on appelle les
neurosciences :
Comprendre le fonctionnement des sous-parties du cerveau (disons des
neurones) ne nous permettra jamais de comprendre le fonctionnement du
cerveau lui-même.
Un groupe de neurones ou de gènes, comme un groupe de
personnes, di ère de ses composants individuels ‒ parce que leurs
interactions ne sont pas nécessairement linéaires. À ce jour, nous
n’avons pas la moindre idée de la façon dont fonctionne le cerveau
du Caenorhabditis elegans, un petit ver qui possède environ 300
neurones. Ce ver a été la première entité vivante dont le gène ait été
séquencé. Songez à présent que le cerveau humain possède environ
100 milliards de neurones, et qu’à cause de la « Malédiction de la
dimension », passer de 300 à 301 neurones est susceptible de
multiplier la complexité par deux. Ainsi l’emploi de l’adverbe
« jamais » est-il approprié, en l’occurrence. Et si vous voulez
également comprendre pourquoi, malgré les « avancées » tant
vantées dans le domaine du séquençage de l’ADN, nous sommes
quasiment incapables d’obtenir des informations, excepté par
petites bribes isolées pour certaines maladies… c’est le même topo.
Les maladies monogéniques, celles dans lesquelles un seul gène joue
un rôle, peuvent tout à fait être résolues, mais tout ce qui entraîne
une dimensionnalité plus élevée s’e ondre.
Comprendre la composition génétique d’une entité ne nous permettra jamais
de comprendre le comportement de cette unité elle-même.
Pour rappel, ce que j’écris ici n’est pas une opinion ; c’est une
propriété mathématique simple.
L’approche du champ moyen (mean-field) consiste à utiliser
l’interaction moyenne entre, mettons, deux personnes et à la
généraliser au groupe ‒ ce n’est possible que s’il n’y a pas
d’asymétries. Par exemple, Yaneer Bar-Yam a appliqué l’échec du
champ moyen à la théorie évolutionniste du récit du gène égoïste
crié sur tous les toits par des esprits journalistiques aussi
énergiques que Richard Dawkins et Steven Pinker, qui maîtrisent
mieux la langue anglaise que la théorie des probabilités. Il montre
que les propriétés locales sont un échec et que les prétendues
mathématiques utilisées pour prouver l’existence du gène égoïste
témoignent d’une naïveté et d’une utilisation erronée qui sont
a igeantes. Les travaux de Martin Nowak et de ses collègues (dont
le biologiste E. O. Wilson) sur les erreurs irrémédiables de la théorie
du gène égoïste ont déchaîné les passions38.
Se pourrait-il qu’une bonne partie de ce que nous avons lu
concernant les avancées dans le domaine des sciences
comportementales soit des bêtises ? Telle est la question. Et il y a
des chances que la réponse soit « Oui ».
Les marchés à intelligence nulle
La structure sous-jacente de la réalité importe beaucoup plus que
les participants, chose que les décisionnaires politiques ne
comprennent pas.
Quand la structure de marché est adéquate, une série d’idiots produit un
marché qui fonctionne de façon intelligente.
En 1993, les chercheurs Dhananjay K. Gode et Shyam Sunder sont
arrivés à un résultat surprenant. Si l’on peuple les marchés
financiers d’agents dotés d’une intelligence nulle ‒ c’est-à-dire
achetant et vendant de manière totalement aléatoire, au sein d’une
structure telle qu’un processus des enchères digne de ce nom aligne
régulièrement les enchères et les o res…, devinez quoi ? On obtient
la même e cacité d’allocation que si les acteurs du marché étaient
intelligents. Les théories de Friedrich Hayek se confirment, une fois
de plus. Il apparaît cependant qu’une des idées les plus citées dans
l’histoire, celle de la main invisible, est la moins intégrée dans la
psyché moderne.
De plus :
Il se pourrait qu’un comportement idiosyncrasique de la part de l’individu
(jugé au premier abord « irrationnel ») soit nécessaire à l’e cacité du
fonctionnement au niveau collectif.
De façon plus importante pour la foule « rationaliste » :
Les individus n’ont pas besoin de savoir où ils vont : les
marchés, si.
Si on laisse les gens tranquilles sous une bonne structure, ils
sauront se débrouiller.
37. Ce que nous venons de dire explique que ce que l’on appelle économie
comportementale ne parvienne pas à nous donner plus d’informations que l’économie
classique (elle-même assez pauvre) sur la façon de jouer le marché ou de comprendre
l’économie, ou de générer des politiques.
38. Il vaut la peine de citer les noms, en l’occurrence, car ces gens se sont comportés
comme des chiens d’attaque envers ceux qui ont disqualifié la théorie du gène égoïste,
sans traiter des données mathématiques que ceux-ci leur ont opposées (ils en sont
incapables), mais en continuant à aboyer.
LIVRE 4
DES LOUPS PARMI LES CHIENS
CHAPITRE 3
COMMENT POSSÉDER UNE PERSONNE EN TOUTE
LÉGALITÉ
Même l’Église avait ses hippies ‒ Coase n’a pas besoin
des maths ‒ Évitez les avocats pendant l’Oktoberfest ‒ La vie d’expat a une fin ‒ Les gens
qui ont été salariés montrent des signes de domestication.
À l’époque lointaine où l’Église commençait à s’établir en Europe,
il y avait un groupe de moines itinérants qu’on appelait les
gyrovagues. Ils vivaient dans l’errance, allant d’un monastère à
l’autre sans être a lié à aucune institution. Ils pratiquaient un
genre de monachisme libéral (et ambulatoire) et leur ordre était
viable puisque ses membres vivaient de mendicité et des bonnes
grâces des citadins qui s’intéressaient à eux. Il s’agissait toutefois
d’une forme faible de viabilité, car on peut di cilement qualifier de
viable un groupe de gens qui ont fait vœu de célibat : la croissance
organique leur étant impossible, il eut fallu qu’ils recrutent sans
cesse. Néanmoins, leurs membres réussissaient à survivre grâce à
l’aide de la population, qui les nourrissait et les logeait
temporairement.
Vers le Ve siècle, les gyrovagues commencèrent à disparaître ‒ ils
n’existent plus aujourd’hui. L’Église ne les aimait pas, et leur ordre
fut interdit par le concile de Chalcédoine au Ve siècle, puis à nouveau
par le second concile de Nicée environ trois cents ans plus tard. En
Occident, saint Benoît de Nursie, leur plus farouche détracteur,
privilégiait une forme de monachisme plus institutionnelle, et finit
par l’emporter en imposant des règles qui codifiaient cette activité,
la hiérarchisant et la plaçant sous la supervision étroite d’un abbé.
Par exemple, les principes édictés par saint Benoît, regroupés dans
une sorte de manuel d’instruction, la Règle bénédictine, stipulent
que les biens d’un moine doivent être remis aux mains de l’abbé
(règle 33), et qu’il est interdit à un moine en colère de frapper les
autres moines (règle 70).
Pourquoi les gyrovagues furent-il interdit ? Simplement parce
qu’ils étaient libres ‒ entièrement libres. Libres financièrement, et
en sécurité, non du fait de leurs moyens financiers, mais de leurs
besoins. Paradoxalement, en se livrant à la mendicité, ils
disposaient de l’équivalent d’un argent « Fuck-your-money » ‒ argent
qu’il est beaucoup plus facile d’obtenir quand on se trouve tout en
bas de l’échelle qu’en intégrant la catégorie des gens qui dépendent
d’un revenu.
La liberté totale est la dernière chose qu’on voudra instaurer si on
a une religion organisée à diriger. La liberté totale étant également
une très, très mauvaise chose si l’on est chef d’entreprise, ce
chapitre traite de la question des salariés et de la nature de
l’entreprise et autres institutions.
La règle de saint Benoît vise explicitement à priver les moines du
moindre soupçon de liberté, conformément aux principes suivants :
« stabilitate sua et conversatione morum suorum et obeodientia »,
« stabilité, conversion des mœurs et obéissance ». Et, bien sûr, les
moines sont soumis à une période de probation d’un an qui permet
de voir s’ils sont assez obéissants.
En bref, toute organisation veut qu’un certain nombre de gens qui
lui sont liés soient privés d’une certaine part de liberté. Comment
possède-t-on ces gens ? Premièrement, en les conditionnant et en
les manipulant psychologiquement ; deuxièmement, en les incitant
à mettre leur peau en jeu, en faisant en sorte qu’ils aient vraiment
quelque chose d’important à perdre s’ils désobéissent à l’autorité ‒
ce qu’il était di cile de faire avec les mendiants gyrovagues qui
méprisaient les possessions matérielles. Au sein de la mafia, les
choses sont simples : les hommes reconnus (c’est-à-dire adoubés)
peuvent être supprimés si le capo suspecte un manque de loyauté,
avec séjour temporaire dans un co re de voiture ‒ et présence
garantie du parrain à leur enterrement. Dans les autres professions,
l’idée de jouer sa peau prend des formes plus subtiles.
Posséder un pilote
Supposons que vous possédiez une petite compagnie aérienne.
Vous êtes une personne très moderne, et, ayant assisté à pléthore de
conférences et discuté avec nombre de consultants, vous avez la
conviction que l’entreprise est une chose qui appartient au passé :
tout peut être organisé au travers d’un réseau de prestataires. C’est
plus e cace ainsi, vous en êtes certain.
Bob est un pilote avec lequel vous avez signé un contrat spécifique,
sous la forme d’un long accord juridique bien défini, relatif à des
vols précis, des engagements conclus longtemps à l’avance, et
prévoyant une amende en cas de défaut d’exécution. Bob fournit le
copilote ainsi qu’un autre pilote au cas où l’un d’eux tomberait
malade. Demain soir, vous avez organisé un vol à destination de
Munich dans le cadre d’un séjour spécial à l’occasion de l’Oktoberfest,
et Bob est le pilote sous contrat pour l’occasion. Le vol est plein de
passagers enthousiastes en classe économique ; certains d’entre eux
se sont préparés en suivant un régime ; ils attendent depuis un an
cet événement pantagruélique de bière, bretzels et saucisses dans
des hangars pleins d’éclats de rire.
Bob vous appelle à 17 h pour vous informer que son copilote et lui
vous aiment beaucoup, mais que…, eh bien, vous comprenez, ils ne
pourront pas assurer le vol de demain. Vous comprenez, ils ont reçu
une proposition de la part d’un cheikh saoudien, un homme très
pieux qui veut organiser une soirée exceptionnelle à Las Vegas et qui
a besoin de Bob et de son équipe pour piloter l’avion. Ce cheikh et sa
suite ont été séduits par les manières de Bob, le fait qu’il n’a jamais
bu une goutte d’alcool de sa vie, et l’ont assuré que l’argent n’était
pas un problème ; leur o re est tellement généreuse qu’elle couvrira
n’importe quelle amende que vous pourrez lui infliger pour avoir
enfreint le contrat qu’il a signé avec vous.
Vous pourriez vous gifler. Il y a quantité d’avocats sur ces vols à
destination de l’Oktoberfest, et, qui pis est, des avocats à la retraite
qui n’ont pas de passe-temps favori et adorent faire des procès parce
que c’est un moyen de tuer le temps, quelles que soient les
conséquences. Songez à la réaction en chaîne : si votre avion ne
décolle pas, vous ne serez pas équipé pour ramener de Munich vos
passagers alourdis par la bière, et vous louperez très certainement
beaucoup de trajets aller-retour. Rediriger les passagers coûte cher
et n’est pas garanti.
Vous passez quelques coups de fil, et il s’avère qu’il est plus facile
de trouver un professeur d’économie doué de sens commun et de la
capacité de comprendre ce qu’il se passe que de dénicher un autre
pilote ‒ un fait de probabilité nulle. Vous avez toutes ces actions
dans une société qui est à présent gravement menacée ; vous êtes
certain que vous allez faire faillite.
Vous commencez à vous dire que, eh bien, vous comprenez, si Bob
était un esclave, quelqu’un que vous possédez, ce genre de choses ne
serait pas possible. Un esclave ? Mais attendez… ce que Bob vient de
faire n’est pas une chose que font les salariés dont l’activité consiste
à être salariés ! Les gens qui gagnent leur vie en étant salariés ne
font pas preuve de ce genre d’opportunisme. Les prestataires sont
trop libres ; ils ne craignent que la loi. Les salariés, eux, ont une
réputation à défendre. Et ils peuvent être renvoyés. Ceux qui aiment
le salariat ont une bonne raison de l’aimer : le chèque à la fin du
mois !
Les salariés adorent le caractère régulier de la paie, avec cette
enveloppe qu’ils trouvent posée sur leur bureau le dernier jour du
mois, sans laquelle ils se comporteraient comme un bébé privé du
lait de sa mère. C’est alors que vous comprenez que si Bob avait été
salarié et non pas lié à vous par ce statut de contractuel
apparemment moins onéreux, vous ne vous retrouveriez pas dans
cette situation extrêmement délicate.
Mais les salariés sont chers… Il faut les payer même quand on n’a
pas de travail à leur donner. On perd sa flexibilité. À compétences
égales, ils coûtent beaucoup plus cher encore. Et puis, les amateurs
de chèques sont paresseux… mais il n’empêche qu’ils ne vous
laisseraient jamais tomber dans des circonstances semblables à
celles décrites ci-dessus.
Si les salariés existent, c’est donc parce qu’ils mettent
su samment leur peau en jeu ‒ et le risque est partagé avec eux, un
risque assez important pour être un facteur dissuasif et une
sanction en cas de non-fiabilité ‒ s’ils ne se présentent pas à l’heure
convenue, par exemple. On achète de la fiabilité.
Et la fiabilité est le moteur de nombreuses transactions. Les gens
qui ont certains moyens possèdent une maison de campagne, ce qui
n’est pas rentable comparé à des hôtels et à des biens en location,
parce qu’ils veulent être sûrs que la maison sera disponible s’ils
décident de s’y rendre sur un coup de tête. Une expression
américaine dit qu’il ne faut jamais acheter les trois choses suivantes
si on peut les louer : ce avec quoi l’on navigue, ce avec quoi l’on vole,
et ce avec quoi l’on…, ce « petit quelque chose » qui fait la di érence.
Cependant, quantité de gens possèdent des bateaux, des avions, et
finissent par posséder aussi ce… « petit quelque chose ».
Certes, être contractuel a des inconvénients, une sanction
financière qui peut être intégrée au contrat, outre les préjudices
portés à sa réputation. Mais dites-vous qu’un salarié courra toujours
plus de risques. Et, eu égard à son statut même de salarié, il sera
prudent. Le fait que les gens aient été ou soient salariés indique
qu’ils sont, d’une certaine manière, domestiqués.
Une personne salariée depuis un certain temps donne par là même la preuve
de sa soumission.
Cette preuve de soumission se traduit par le fait que, depuis des
années, la personne en question se plie au rituel de se priver de sa
liberté personnelle pendant neuf heures par jour, qu’elle arrive
toujours à l’heure au bureau, fait abstraction de ses activités
personnelles préférées ‒ et malgré cela, elle n’a jamais agressé
personne en rentrant chez elle après une journée exécrable. C’est un
chien propre et obéissant.
De « l’esprit d’entreprise »
à « l’esprit multi-entreprises »
Même quand un salarié cesse de l’être, il reste diligent. Plus une
personne reste longtemps dans une société, plus son investissement
émotionnel est important et lui dicte de rester, et, plus elle est
assurée, quand elle s’en ira, de faire une « une sortie honorable »39.
Si les salariés diminuent votre risque de queue, vous diminuez
autant le leur. Ou du moins le croient-ils.
Au moment où j’écris ces lignes, les entreprises ne restent au
sommet en termes de taille (les fameuses S P 500) qu’entre dix et
quinze ans. Elles sortent de ce classement parce qu’elles fusionnent
ou diminuent leur activité, deux situations qui conduisent à des
licenciements. Tout au long du XXe siècle, cependant, la longévité
attendue excédait les soixante ans, et était même plus importante
pour les grandes entreprises, où les salariés restaient toute leur vie.
Ils avaient ce qu’on appelait « l’esprit d’entreprise » (employer le
genre masculin est justifié, en l’occurrence, car ces salariés étaient
presque exclusivement des hommes).
L’esprit d’entreprise ‒ qui a dominé au XXe siècle ‒ caractérise
essentiellement quelqu’un dont l’identité est imprégnée du sceau
dont l’entreprise veut le marquer. Ce quelqu’un a la tête de l’emploi,
il parle le langage que l’entreprise s’attend à l’entendre parler. Sa vie
sociale est tellement investie dans cette dernière que la quitter
équivaudrait à une sanction très lourde, comparable au
bannissement d’Athènes au temps de l’ostracisme. Le samedi soir, il
sort avec d’autres fidèles et leurs épouses, et ils échangent des
blagues qui ont cours dans l’entreprise. IBM demandait à ses
salariés de porter une chemise blanche ‒ pas bleu clair, ni ornée de
rayures discrètes, mais toute blanche. Et un costume bleu foncé.
Aucune fantaisie n’était permise, il n’y avait pas de place pour la
moindre idiosyncrasie. L’on était une part d’IBM.
Notre définition :
Quelqu’un qui a l’esprit d’entreprise a le sentiment d’avoir énormément à
perdre s’il ne se comporte pas comme tel ‒ c’est-à-dire, s’il met sa peau en jeu.
En retour, l’entreprise est liée par un pacte consistant à le garder
dans ses e ectifs aussi longtemps que possible, c’est-à-dire jusqu’à
ce qu’il soit obligé de prendre sa retraite ; après quoi, fort d’une
confortable pension, il ira jouer au golf avec ses anciens collègues.
Ce système fonctionnait quand les grandes entreprises survivaient
longtemps et étaient considérées comme plus pérennes que les
États-nations.
Mais dans les années 1990, on a brusquement réalisé qu’avoir
l’esprit d’entreprise était une situation sûre… à condition que
l’entreprise en question perdure. Et la révolution technologique qui
a eu lieu dans la Silicon Valley a représenté une menace financière
pour les entreprises traditionnelles. Par exemple, après l’ascension
de Microso et du PC, IBM, qui était le principal vivier des hommes
doués de l’esprit d’entreprise, fut obligée de licencier une partie de
ses « salariés à vie » qui s’aperçurent alors que le profil à risque
faible de leur situation ne l’était pas tant que cela. Ces gens ne
pouvaient trouver de travail ailleurs ; en dehors d’IBM, ils n’étaient
d’aucune utilité à quiconque. Même leur sens de l’humour tombait à
plat dès qu’ils sortaient de leur culture d’entreprise.
Si l’esprit d’entreprise et les hommes qui en étaient doués ont pour
ainsi dire disparu, ils ont été remplacés par des personnes mues par
un esprit « multi-entreprises ». Car les gens ne sont plus possédés
par une entreprise mais par une chose pire encore : l’idée qu’ils
doivent être employables.
Ainsi, la personne employable intègre un secteur industriel avec la
peur de déplaire non seulement à son employeur, mais à d’autres
employeurs potentiels40.
La théorie de l’entreprise de Ronald Coase
La personne employable est peut-être, par définition, celle que
l’on ne trouvera jamais dans un livre d’histoire car elle est vouée à
ne jamais laisser sa marque sur le cours des événements. Par nature,
elle n’intéresse pas les historiens. Mais voyons à présent comment
cela correspond à la théorie de l’entreprise et à celles de Ronald
Coase.
Un salarié a ‒ par nature ‒ plus de valeur à l’intérieur qu’à l’extérieur de
l’entreprise, c’est-à-dire qu’il a plus de valeur pour son employeur que pour le
marché.
Coase était un économiste remarquable au sens où c’était un esprit
indépendant, rigoureux, créatif, avec des idées applicables qui nous
expliquent le monde qui nous entoure ‒ un véritable penseur, en
d’autres termes. Extrêmement rigoureux, il est connu pour avoir
élaboré un théorème éponyme (sur la façon dont les marchés
excellent à répartir les ressources et les nuisances comme la
pollution), postulat qu’il a énoncé sans un seul mot de
mathématiques mais qui est aussi fondamental que bien des choses
qui ont été écrites dans cette discipline.
Outre son « théorème », Coase a été le premier à expliquer
pourquoi les entreprises existent. Selon lui, les contrats peuvent
être trop onéreux à négocier, ils entraînent un certain nombre de
coûts de transaction, de sorte qu’on constitue sa société et embauche
des salariés avec une description de poste claire parce qu’on veut
éviter les frais juridiques et organisationnels inhérents à chaque
transaction. Un marché libre est un lieu où des forces concourent à
déterminer des missions et où l’information circule par le biais d’un
niveau de prix ; mais au sein même d’une société, ces forces du
marché sont abolies parce que leurs coûts de gestion sont plus
élevés que les bénéfices qu’elles rapportent. Les forces du marché
vont donc obliger l’entreprise à atteindre la proportion optimale de
salariés et de prestataires extérieurs.
Comme nous le voyons, Coase s’est arrêté un tout petit peu avant
la notion de skin in the game. Il n’a jamais réfléchi en termes de
risques et ne s’est pas rendu compte qu’un salarié était une stratégie
de gestion du risque.
Si les économistes comme Coase et Machinchose s’étaient
intéressés aux Anciens, ils auraient découvert la stratégie de gestion
du risque sur laquelle se fondaient les familles romaines qui,
conformément à la tradition, prenaient un esclave comme trésorier
‒ la personne responsable des finances du ménage et de la
propriété. Pourquoi ? Parce qu’on peut infliger une punition
beaucoup plus sévère à un esclave qu’à un homme libre ou à un
a ranchi ‒ et pour ce faire, on n’est pas obligé de s’en remettre au
mécanisme de la loi. On peut être ruiné par un régisseur
irresponsable ou malhonnête qui détournera nos fonds immobiliers
vers la Bithynie. La situation d’esclave comporte plus
d’inconvénients.
La complexité
Et maintenant, bienvenue dans le monde moderne. Dans un
monde où les produits sont de plus en plus fabriqués par des sous-
traitants qui possèdent un niveau de spécialisation croissant, les
salariés sont encore plus nécessaires qu’avant pour assurer
certaines tâches spécifiques et délicates. Si on loupe une étape d’un
processus, c’est souvent l’entreprise entière qui se casse la figure, ce
qui explique qu’aujourd’hui, dans un monde soi-disant plus e cace
avec des stocks moins importants et des sous-traitants plus
nombreux, les choses semblent bien se passer, avec e cacité, mais
les erreurs coûtent plus cher et les retards sont considérablement
plus longs que par le passé. Un seul retard dans la chaîne peut
stopper le processus entier.
Une curieuse façon de posséder des esclaves
La possession d’esclaves par les entreprises a toujours pris des
formes très curieuses. Le meilleur esclave est quelqu’un que l’on
surpaye et qui, le sachant, est terrifié à l’idée de perdre son statut.
Les multinationales ont créé une catégorie de salariés, les
« expatriés », sorte de diplomates jouissant d’un niveau de vie
supérieur qui représentent la société dans un pays étranger et y font
tourner sa filiale. Toutes les grandes sociétés avaient (ou ont encore)
des salariés dotés du statut d’expat et, en dépit de son coût, c’est une
stratégie extrêmement e cace. Pourquoi ? Parce que plus un salarié
est loin du siège de sa société, plus son entité est autonome, et plus
on veut le rendre esclave afin qu’il ne fasse rien d’incongru dans son
coin.
Une banque new-yorkaise envoie un salarié marié avec sa famille
dans un pays étranger ‒ un pays tropical, par exemple, où la main-
d’œuvre est bon marché ; elle lui consent des avantages et autres
privilèges tels qu’appartenance à un country club, chau eur, jolie
villa avec jardinier payée par l’entreprise, voyage de retour annuel
au pays en première classe avec toute sa famille, et elle le maintient
là-bas quelques années, assez longtemps pour le rendre accro à sa
situation. Le salarié en question gagne beaucoup plus que les
« locaux », suivant une hiérarchie qui rappelle l’époque coloniale. Il
se construit une vie sociale avec d’autres expats. Il a peu à peu envie
de rester beaucoup plus longtemps dans ce pays, mais il est loin du
siège de sa société et n’a aucune idée de sa position dans l’entreprise
à l’instant T, si ce n’est à travers de vagues signes. Finalement, à
l’instar d’un diplomate, il sollicite une autre destination quand
sonne l’heure du remaniement. Retourner au siège social de
l’entreprise impliquerait la perte de tous ses avantages, l’obligation
de percevoir à nouveau le salaire de base comme tous les autres
employés, et il est maintenant complètement esclave ‒ alors,
retourner à la vie typique de la classe moyenne inférieure dans la
banlieue de New York, prendre le train de banlieue, voire ‒ le ciel
l’en préserve ! ‒ un bus, et déjeuner d’un sandwich !… Ce salarié est
terriblement inquiet quand le grand patron le bat froid. Toutes ses
pensées, ou presque, vont être concentrées sur la politique de
l’entreprise… ce qui est exactement ce que veut cette dernière. Au
cas où une intrigue se tramerait contre lui, le grand patron dans la
salle du conseil aura un supporter dévoué.
La liberté n’est jamais gratuite
Dans le fameux Roman d’Ahiqar, repris par la suite par Ésope, puis,
plus tard encore, par La Fontaine, le chien se vante auprès du loup
de toutes les marques de confort et de luxe dont il jouit, enjoignant
presque le loup à les adopter. Jusqu’à ce que celui-ci lui demande à
quoi sert son collier, et soit épouvanté quand il l’apprend :
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et je ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor41.
La question est celle-ci : que voulez-vous être, un chien ou un
loup ?
Et au cas où vous auriez des doutes, dans une des versions
inspirées de la version araméenne, l’âne sauvage finit mangé par le
lion. La liberté implique de prendre des risques ‒ de mettre
vraiment sa peau en jeu. La liberté n’est jamais gratuite.
Quoi que vous fassiez, ne soyez jamais un chien qui feint d’être un
lion. Dans la catégorie des petits oiseaux appelés « bruants à face
noire », les mâles développent des traits secondaires qui
correspondent à leur aptitude au combat. La couleur sombre est
associée à la domination. Cependant, l’expérience consistant à
assombrir le plumage des mâles plus clairs ne renforce pas leur
position, parce qu’elle ne modifie pas leur comportement. En fait,
les oiseaux assombris de manière artificielle se font tuer ‒ comme
me l’expliquait un jour le chercheur Terry Burnham : « Les oiseaux
savent qu’il faut être ce qu’on paraît. »
Autre aspect du dilemme du chien versus le loup : le sentiment de
stabilité factice. La vie d’un chien peut sembler dénuée de
problèmes et sûre, mais si son propriétaire n’est plus là, le chien ne
survivra pas. La plupart des gens pré èrent adopter des chiots, pas
des chiens adultes. Dans nombre de pays, les chiens dont on ne veut
pas sont euthanasiés. Un loup est entraîné à la survie. Comme nous
l’avons vu dans le passage concernant IBM, les salariés abandonnés
par leur employeur sont incapables de rebondir.
Des loups parmi les chiens
Il existe une catégorie de salariés qui ne sont pas des esclaves, mais
ils représentent une très faible proportion du vivier. On les
reconnaît à la chose suivante : ils se fichent complètement de leur
réputation ‒ de leur réputation dans l’entreprise, du moins.
Après mes études de finance, j’ai suivi pendant un an un
programme de formation au secteur bancaire ‒ par une sorte de
hasard, car la banque était quelque peu déroutée par ma formation
et mes objectifs et voulait que je devienne banquier international.
Là, j’étais entouré de personnes éminemment employables dans des
entreprises (ce fut l’expérience la plus désagréable de ma vie),
jusqu’au moment où je me réorientai pour devenir trader (dans un
autre établissement) et découvris qu’une société pouvait compter
quelques personnes qui n’étaient pas des esclaves. Il y avait des
loups parmi les chiens.
Le premier était le vendeur, dont la démission pouvait entraîner la
faillite de la société, et, pire encore, bénéficier à un concurrent chez
qui ledit vendeur attirerait tous les clients dont il s’occupait chez
son ex-employeur. La société que j’intégrai connaissait des tensions
avec ses commerciaux, car elle tentait de les couper des comptes
dont ils s’occupaient en dépersonnalisant la relation qu’ils
entretenaient avec leurs clients ‒ en vain, la plupart du temps ; les
gens aiment les gens, et ils laissent tomber une société dès lors
qu’elle essaie de remplacer l’interlocuteur chaleureux, voire souvent
exubérant qu’ils trouvent en la personne du vendeur, par quelqu’un
d’impersonnel et de froidement poli. Le second était le trader, à
propos duquel une seule chose comptait : les P L (Profit and Loss)
ou « pertes et profits » qu’il réalisait. Les entreprises ont une
relation amour/haine avec ces deux types de salariés, car ils sont
incontrôlables ‒ en l’occurrence, ils n’étaient gérables que lorsqu’ils
n’étaient pas rentables, auquel cas ils devenaient indésirables.
Je m’aperçus que les traders qui rapportaient de l’argent pouvaient
se révéler de tels trublions qu’il fallait les tenir à l’écart des autres
employés. C’est le prix à payer quand on associe les gens à un P L
spécifique et qu’on les transforme ainsi en centres de profits, et que
rien d’autre ne compte. Je me rappelle avoir un jour menacé un
trader qui maltraitait en toute impunité le comptable terrifié, lui
disant des choses telles que : « Je me casse le tronc à gagner de
l’argent pour payer ton salaire » (insinuant que la comptabilité ne
contribuait pas au bénéfice net de la société). Mais ne vous en faites
pas ; les gens qu’on rencontre quand on est au sommet de la vague,
on les retrouve quand on est au creux de celle-ci, et, par la suite,
quand la chance finit par l’abandonner, j’ai vu ce gars-là se faire
maltraiter (de façon plus subtile) par le comptable en question avant
d’être licencié. Vous êtes libres ‒ mais seuls comptent vos dernières
performances. Comme nous l’avons vu avec l’âne sauvage d’Ahiqar,
la liberté n’est jamais gratuite.
J’ai dit plus haut que j’avais changé d’établissement pour
m’éloigner du prototype du salarié entièrement dévoué à sa société,
et on m’informa explicitement que je serais licencié dès l’instant où
je cesserais d’atteindre l’objectif P L. J’avais le dos au mur, mais je
relevai le défi, ce qui m’obligea à me lancer dans l’« arbitrage », les
transactions à faible risque avec des baisses peu importantes qui
étaient possibles à l’époque parce que l’ingéniosité des opérateurs
financiers était très relative.
Je me rappelle qu’on me demandait pourquoi je ne portais pas de
cravate, ce qui revenait alors à se promener sur la Cinquième
avenue en tenue d’Adam. « En partie par arrogance, en partie par
souci d’esthétique, en partie par commodité », répondais-je
toujours. Si vous étiez rentable, vous pouviez servir toutes les
insanités que vous vouliez aux directeurs et ils les gobaient, parce
qu’ils avaient besoin de vous et qu’ils craignaient de perdre leur
propre poste. Les preneurs de risques peuvent être des gens
imprévisibles sur le plan social. La liberté est toujours associée à la
prise de risques, qu’elle y conduise ou qu’elle en découle. On prend
des risques, on a le sentiment d’écrire l’histoire. Et les preneurs de
risques en prennent parce que ce sont par nature des animaux
sauvages.
Notez la dimension linguistique ‒ et la raison pour laquelle, en sus
des contraintes liées à leur apparence vestimentaire, les traders
devaient être séparés des gens qui n’étaient pas libres et ne
prenaient pas de risques. De mon temps, personne ne jurait en
public excepté les gens qui appartenaient à des gangs et ceux qui
voulaient faire savoir qu’ils n’étaient pas des esclaves ; les traders
juraient comme des charretiers et j’ai gardé l’habitude d’employer
un langage grossier par stratégie ‒ hormis dans mes écrits et dans le
cadre de ma vie de famille42. Ceux qui recourent à des termes
grossiers sur les réseaux sociaux (comme Twitter) montrent par là
même qu’ils sont libres et, paradoxalement, compétents ‒ ce qui
leur coûte cher. On ne montre pas sa compétence à autrui si l’on ne
prend pas de risques ‒ il existe peu de stratégies à faible risque de ce
genre. De nos jours, jurer est donc le signe d’un statut important,
tout comme les oligarques moscovites arrivent en jeans à des
événements spéciaux pour indiquer leur puissance. Même dans les
banques, quand on faisait faire le tour de l’établissement aux clients,
on leur montrait les traders comme on l’aurait fait d’animaux dans
un zoo, et le spectacle d’un trader au téléphone agonissant d’injures
un courtier avec lequel il rivalisait de hurlements est une chose qui
faisait partie intégrante du décor.
Ainsi, alors que jurons et langage de charretier peuvent être
l’indice d’un statut comparable à celui d’un chien ainsi que d’une
totale ignorance ‒ la « canaille » qui, étymologiquement parlant,
établit un lien entre ces gens et les chiens ‒ paradoxalement, le
statut le plus élevé, celui d’homme libre, se manifeste généralement
par l’adoption des usages de la classe la plus basse43. Ce n’est pas si
di érent de Diogène (celui du tonneau) insultant Alexandre Le
Grand pour qu’il s’écarte de son soleil ; c’est juste indicatif (une
légende bien sûr). Songez qu’au Royaume-Uni, les « bonnes
manières » ainsi que la peur d’enfreindre les lois et de contrevenir
aux normes sociales furent imposées à la classe moyenne pour la
domestiquer.
L’aversion pour la perte
Considérons pour l’instant la chose suivante :
L’important, ce n’est pas ce qu’une personne a ou n’a pas ; c’est ce qu’elle a
peur de perdre.
Plus on a à perdre, plus on est fragile. Paradoxalement, lors des
débats auxquels j’ai participé, j’ai vu quantité de lauréats de ce qu’on
appelle le Nobel d’économie (le Prix de la Riskbank en l’honneur
d’Alfred Nobel) préoccupés par le fait d’avoir le dessous dans un
débat. Il y a des années, j’ai remarqué l’inquiétude de quatre d’entre
eux quand le trader totalement anonyme que j’étais les traitait
publiquement d’escrocs. Qu’en avaient-ils à faire ? Eh bien, plus
vous gravissez les échelons dans ce milieu, moins vous vous sentez
en sécurité, car avoir le dessous lors d’un débat face à une personne
moins importante que vous vous fragilise plus que les autres.
Aller plus haut dans la vie ne marche qu’à certaines conditions. On
pourrait penser que le chef de la CIA est la personne la plus
puissante d’Amérique, mais le vénéré David Petraeus s’est avéré être
plus vulnérable qu’un camionneur… Ce type ne pouvait même pas
avoir de relation extraconjugale. On peut risquer la vie des autres,
mais on demeure soi-même esclave. La structure de la fonction
publique est entièrement organisée de cette façon.
En attendant Constantinople
Nous trouvons le contraire exact de la grosse légume publique en
la personne de l’autocrate.
Tandis que j’écris ces lignes, nous assistons à un début
d’a rontement entre les dirigeants des États membres de l’OTAN
(Organisation du traité de l’Atlantique nord) ‒ des États modernes
qui n’ont pas vraiment de « chefs », seulement des gens qui ont une
grande gueule ‒ et le Russe Vladimir Poutine. Il est clair que,
hormis celui-ci, tous doivent être élus, peuvent être soumis au feu
de la critique de leur parti, et sont obligés de calibrer la moindre de
leur déclaration en fonction de l’interprétation erronée que la
presse pourrait en faire. J’ai moi-même été directement exposé à ce
genre de situation insécurisante. Poutine, lui, possède l’équivalent
d’un argent « Fuck-your-money » et envoie clairement le message « Je
m’en tape », ce qui lui vaut un nombre accru de partisans et de
soutiens. Dans le cadre de cet a rontement, il apparaît et se
comporte comme un citoyen libre face à des esclaves qui ont besoin
de comités, d’approbation, et ont bien sûr l’impression de devoir
prendre leurs décisions en fonction de la manière dont elles seront
aussitôt évaluées.
L’attitude de Poutine fascine ses partisans, surtout les chrétiens du
Levant ‒ en particulier les chrétiens orthodoxes qui se souviennent
de ce moment d’histoire où la flotte de la « Grande Catherine »
arriva, permettant ainsi d’entendre de nouveau les cloches de la
cathédrale Saint-Georges à Beyrouth. La « Grande Catherine » fut
« le dernier tsar qui en avait dans le pantalon » : c’est elle qui prit la
Crimée aux Ottomans. Auparavant, les Ottomans sunnites avaient
interdit aux chrétiens des villes de la côte qu’ils contrôlaient de faire
sonner les cloches des églises ‒ seuls les villages de montagne
inaccessibles se permettaient cette liberté. Ces chrétiens perdirent
la protection active du tsar russe en 1917 (au profit de l’usurpateur
ottoman de Constantinople) et aujourd’hui, près d’un siècle plus
tard, ils espèrent que Byzance est de retour. Il est beaucoup plus
facile de faire a aire avec le propriétaire de l’a aire en question
qu’avec un employé lambda qui va probablement perdre son emploi
l’année suivante ; il est plus facile de se fier à la parole d’un
autocrate qu’à celle d’un élu fragile.
En observant Poutine, je me suis dit que les animaux domestiques
(et stérilisés) n’ont pas la moindre chance face à un prédateur
sauvage ‒ vraiment pas la moindre. Oubliez les compétences
militaires : c’est la gâchette qui compte44.
L’histoire montre que l’autocrate est à la fois plus libre et, dans
certains cas ‒ celui, spécifique, des monarques classiques dans les
petites principautés, par exemple ‒ qu’il met sa peau en jeu en
améliorant les lieux, plus que ne le ferait un représentant élu dont la
fonction objective est de montrer des bénéfices sur le papier. Ce
n’est pas le cas à l’époque moderne, car, sachant leurs jours comptés,
les dictateurs se livrent à un pillage des lieux et trans èrent leurs
avoirs sur un compte en Suisse ‒ c’est le cas de la famille royale
saoudienne.
Ne secouez pas le Bureaucristan
Plus généralement :
On ne peut pas faire confiance à des gens dont la survie dépend des
« évaluations professionnelles » d’un supérieur hiérarchique.
Même si les salariés sont fiables par nature, il n’en reste pas moins
qu’on ne peut pas leur faire confiance pour prendre des décisions,
des décisions di ciles ‒ tout ce qui implique d’importantes
concessions mutuelles. Ils sont également incapables de faire face à
des situations d’urgence à moins de travailler dans un secteur dont
c’est la spécialité ‒ une caserne de pompiers, par exemple. Le salarié
a une fonction objective très simple : accomplir les tâches que son
ou sa supérieur(e) hiérarchique juge nécessaires. Si, en arrivant au
travail un matin, il découvre un potentiel d’opportunités
incroyables telles que vendre des produits contre le diabète à des
touristes saoudiens pré-diabétiques, il ne peut pas se mettre à
exploiter ce filon s’il travaille dans le secteur des luminaires et vend
des lustres à des veuves de Park Avenue aux goûts démodés.
Ainsi, bien qu’un salarié soit là pour faire face à une urgence, s’il y
a un changement de plan quelconque, il sera coincé. Cette paralysie
peut provenir de la répartition des responsabilités qui cause une
grave dilution, mais il y a un autre problème d’échelle.
Nous avons vu le résultat avec la guerre du Vietnam. À l’époque, la
plupart croyaient (en quelque sorte) que certaines mesures étaient
absurdes, mais il était plus facile de continuer que de s’arrêter ‒
d’autant qu’on peut toujours inventer une histoire pour expliquer
pourquoi il est préférable de continuer que de tout arrêter (l’histoire
des raisins verts étant maintenant appelée « dissonance
cognitive »). Nous avons assisté au même problème avec l’attitude
des États-Unis vis-à-vis de l’Arabie Saoudite. Depuis l’attaque du
World Trade Center à New York le 11 septembre 2001 (dans laquelle
la majorité des assaillants étaient des citoyens saoudiens), il est clair
que quelqu’un dans ce triste royaume était mêlé ‒ d’une manière ou
d’une autre ‒ à cette histoire. Mais il n’y a pas un bureaucrate
‒ ils avaient peur d’une rupture de l’approvisionnement en
pétrole ‒ qui ait pris la bonne décision ; au contraire, ce fut la pire
de toute, celle d’envahir l’Irak, qui fut approuvée parce qu’elle
paraissait plus simple.
Depuis 2001, la politique mise en place pour lutter contre les
terroristes islamistes n’a cessé de se concentrer sur l’arbre qui cache
la forêt ‒ pour dire les choses poliment ‒ c’est-à-dire, en quelque
sorte, de traiter les symptômes tout en passant complètement à côté
de la maladie. Décideurs politiques et bureaucrates lents à la détente
ont bêtement laissé se développer le terrorisme parce qu’ils n’ont
pas pris en compte ses racines ‒ parce que ce n’était pas une mesure
idéale pour se maintenir à leur poste, même si elle l’était pour le
pays. C’est ainsi que nous avons perdu une génération : un jeune qui
est allé au collège en Arabie Saoudite (notre « allié ») après le
11 septembre est aujourd’hui un adulte, endoctriné pour croire à la
violence salafiste et la soutenir, et donc la financer. Pire encore, les
wahhabites ont accéléré leur processus d’endoctrinement en Asie
du Sud-Est et du Sud-Ouest avec leurs madrassas, et ce grâce aux
importants revenus pétroliers. Ainsi, au lieu d’envahir l’Irak, de
faire exploser « Djihad John » et d’autres terroristes, provoquant
ainsi une multiplication de ces agents, il aurait été plus simple de se
concentrer sur la source de tous les problèmes : l’enseignement
wahhabite/salafiste et la promotion de l’intolérance qui fait qu’un
chiite, un yazidi ou un chrétien est un individu déviant. Mais, nous
nous répétons, ce n’est pas une décision qui peut être prise par un
ensemble de bureaucrates qui consulteront au préalable leur
description de poste.
La même chose s’est produite en 2009 avec les banques. J’ai dit
dans le Prologue que le gouvernement Obama était complice du
transfert de risques « à la Bob Rubin ». On a su samment de
preuves montrant qu’ils craignaient de secouer le cocotier et de
contredire leurs copains.
À présent, comparez ces politiques avec d’autres dans lesquelles
les décideurs remplaceraient leur « évaluation annuelle » par le fait
de mettre leur peau en jeu, et c’est un tout autre monde qui se
dessinera.
La suite
Continuons en parlant du talon d’Achille de l’individu libre qui ne
l’est pas autant que cela.
39. Le système de titularisation universitaire est destiné à donner aux gens la sécurité
leur permettant d’exprimer librement leurs opinions. Cependant la titularisation est
accordée (dans les disciplines idéologiques comme les « humanités » et les sciences
sociales) aux personnes soumises qui jouent le jeu et ont fait la preuve de leur
domestication. Cela ne marche pas.
40. Dans certains pays, l’encadrement et l’encadrement intermédiaire se voient o rir
des avantages tels qu’une voiture (sous forme de cadeau fiscal) et autres choses pour
lesquelles un salarié ne dépenserait pas son argent si on lui donnait du liquide (il y a des
chances qu’il mettrait cette somme de côté) ; elles rendent le salarié encore plus
dépendant.
41. La Fontaine, « Le Loup et le Chien », Fables, I, 5 (N.d.E.).
42. Je ne résiste pas à l’envie de vous raconter cette histoire. Un jour, j’ai reçu une
lettre d’une personne qui travaillait dans l’industrie de la finance, me demandant la
chose suivante : « Cher M. Taleb, je suis de près votre travail, et je me sens obligé de vous
donner un conseil. Un intellectuel tel que vous accroîtrait vraiment son influence s’il
évitait d’employer des termes grossiers. » Ma réponse fut on ne peut plus brève : « Allez
vous faire f…»
43. Mon ami Rory Sutherland (encore lui) explique que certains employés plus
intelligents juraient par stratégie lorsqu’ils s’adressaient à des journalistes pour leur
faire savoir qu’ils disaient la vérité, et non qu’ils récitaient quelque mantra fabriqué de
toutes pièces par l’entreprise.
44. Le su rage universel n’a pas tellement changé les choses : jusqu’à récemment, le
groupe des gens élus dans les soi-disant démocraties se limitait à un club de membres
de la classe supérieure qui se souciaient beaucoup, beaucoup moins de la presse. Mais,
paradoxalement, avec l’augmentation de la mobilité sociale, un nombre croissant de
gens ont pu faire partie des politiques ‒ et perdre leur emploi. Et il en va peu à peu
comme pour les entreprises ; on commence à rassembler des gens qui ont très peu de
courage ‒ et qui, comme dans une entreprise ordinaire, ont été choisis précisément
pour cette raison.
CHAPITRE 4
LA PEAU DES AUTRES EN JEU POUR VOUS
Comment être lanceur d’alerte ‒ James Bond n’est pas
un prêtre jésuite, mais un vieux garçon ‒ le professeur Moriarty et Sherlock Holmes aussi ‒
Intelligence totale dans la société Ketchum ‒ Mettre en jeu la peau des terroristes.
Un prêt et deux chats
Imaginez que vous travailliez pour une entreprise qui cause un
préjudice caché (jusque-là) à la communauté, dans la mesure où elle
dissimule une propriété cancérigène qui tue des milliers de gens
mais avec des conséquences qui ne sont pas (encore) visibles. Vous
pouvez alerter le public, mais vous perdrez automatiquement votre
travail. Il y a fort à parier que les chercheurs toxiques de cette
entreprise démentiront vos déclarations, ce qui sera une source
d’humiliation supplémentaire. Vous êtes au courant de ce que les
porte-parole de Monsanto ont fait au biologiste français Gilles-Éric
Séralini, tombé en disgrâce et traité comme un lépreux par la
communauté scientifique avant de gagner son procès en
di amation. Ou la nouvelle ira et repartira comme elle est arrivée,
et, au final, on ne vous écoutera plus. Vous connaissez l’histoire des
lanceurs d’alertes ; elle montre que, même si l’on finit par avoir gain
de cause, la vérité peut mettre un certain temps à émerger à travers
le bruit créé par les porte-parole des grandes entreprises. En
attendant, vous en paierez le prix. Une campagne de di amation
lancée contre vous anéantira tous vos espoirs de retrouver un
travail.
Vous avez neuf enfants, un parent malade, et, à cause de votre
prise de position, l’avenir de vos enfants va être compromis. Leurs
espoirs d’intégrer une université vont s’envoler en fumée ‒ vous
pourriez même avoir du mal à les nourrir correctement. Vous êtes
sérieusement tiraillé entre votre devoir envers la collectivité et celui
que vous avez à l’égard de votre progéniture. Vous avez le sentiment
d’être partie prenante de ce crime et tant que vous ne faites rien,
d’en être acteur : des milliers de personnes continuent à mourir,
empoisonnées en secret par l’entreprise. En l’occurrence, être moral
coûte extrêmement cher à autrui.
Dans le James Bond intitulé 007 Spectre, l’agent Bond se retrouve
engagé dans une lutte ‒ solitaire, un peu à la manière d’un lanceur
d’alertes ‒ contre une conspiration des forces du mal qui se sont
emparées des services secrets britanniques, y compris de ses
responsables. Quand on sollicite son aide pour lutter contre cette
conspiration, Q (qui a construit la dernière voiture de luxe et autres
gadgets à l’intention de Bond) répond : « J’ai un prêt et deux chats. »
‒ pour plaisanter, bien sûr, parce qu’il finit par risquer la vie de ses
deux chats pour combattre les méchants.
La société aime que les saints et les héros de la morale soient
célibataires afin de ne pas être soumis à des pressions familiales et
au dilemme de devoir transiger avec leur sens de l’éthique pour
nourrir leurs enfants. L’humanité entière ‒ chose passablement
abstraite ‒ devient leur famille. Certains martyrs comme Socrate
(bien qu’il ût septuagénaire), avaient de jeunes enfants et
résolurent ce dilemme à leurs dépens45. Beaucoup de gens en sont
incapables.
La vulnérabilité des chefs de famille a été considérablement
exploitée dans l’histoire. Les samouraïs de la période Edo devaient
laisser leur famille en otage, garantissant ainsi aux autorités qu’ils
ne prendraient pas position contre les dirigeants. Les Romains et
les Huns avaient adopté la pratique consistant à échanger des
« visiteurs » permanents, les enfants des chefs des deux parties, qui
grandissaient ainsi à la cour d’un pays étranger dans une sorte de
captivité dorée.
Les Ottomans s’en remettaient à des janissaires qui, bébés, avaient
été soustraits à des familles chrétiennes et ne se mariaient jamais.
N’ayant pas de famille (ou pas de contact avec leur famille
d’origine), ils étaient entièrement dévoués au sultan.
Ce n’est pas un secret : les grandes entreprises pré èrent les
employés qui ont une famille ; les gens qui courent des risques
potentiels sont plus faciles à posséder, surtout quand ils sont
étranglés par un prêt important.
Et, bien sûr, la plupart des héros de fiction comme Sherlock
Holmes ou James Bond ne s’encombrent pas d’une famille
susceptible de devenir la cible du méchant professeur Moriarty, par
exemple.
Allons un peu plus loin.
Pour faire des choix moraux, on ne peut pas être obligé de résoudre un
dilemme entre le particulier (amis, famille) et le général.
Le célibat a été et demeure un moyen de forcer les hommes à
mettre en œuvre un tel héroïsme : par exemple, les Esséniens,
mouvement rebelle du judaïsme remontant à l’avant J.-C., étaient
célibataires. Mais ils ne se reproduisirent pas ‒ à moins de
considérer que leurs sectes connurent une mutation pour fusionner
avec ce que l’on nomme aujourd’hui le christianisme. L’obligation
du célibat est le moyen le plus e cace pour les causes rebelles, mais
n’est pas le meilleur pour multiplier les membres d’une secte au fil
des siècles.
L’indépendance financière est également un moyen de résoudre
les dilemmes éthiques, mais cette forme d’indépendance est di cile
à vérifier ‒ au temps d’Aristote, une personne qui jouissait de
moyens autonomes était libre de suivre sa conscience, mais à
l’époque moderne, ce n’est plus aussi courant.
La liberté intellectuelle et morale nécessite que les autres ne
mettent pas leur peau en jeu pour nous, ce qui explique que les êtres
libres soient aussi rares. Je ne peux vraiment pas imaginer
l’activiste Ralph Nader, surtout à l’époque où il était la cible des
grandes compagnies automobiles, à la tête d’une famille comptant
2, 2 enfants et un chien.
Cependant, comme nous allons le voir maintenant, ni le célibat ni
l’indépendance financière ne garantissent une immunité
inconditionnelle.
Découvrir des vulnérabilités cachées
Nous avons vu jusqu’à présent que l’obligation de célibat montrait
que la société avait toujours fait payer les actions d’une personne à
une certaine catégorie de la collectivité. Cela ne se fait jamais de
manière explicite. Nul ne dit : « Je vais punir ta famille parce que tu
critiques les grandes entreprises agrochimiques » ; alors qu’en
pratique, c’est e ectivement ce qui se passe quand plane la menace
de voir diminuer le volume de cadeaux au pied du sapin familial, ou
la qualité des aliments dans son réfrigérateur.
Possédant pour ma part de l’argent « Fuck-your-money », il se trouve
que je suis totalement indépendant (même si je suis certain que mon
indépendance n’est pas liée à ma situation financière). Mais il y a
des personnes qui me sont chères que mes actes peuvent a ecter, et
auxquelles ceux qui veulent me nuire pourraient s’en prendre. Dans
la campagne orchestrée contre moi, l’immorale société de relations
publiques que je suspecte être Ketchum (recrutée pour discréditer
ceux qui se montraient sceptiques vis-à-vis des transgéniques, en
raison des risques qu’ils présentent) ne pouvait pas mettre en
danger mes moyens de subsistance, ni me taxer d’« antiscience »
(l’argument-massue dans leur machine à discréditer) puisque j’ai
quantité de publications à mon actif, que je suis connu pour
défendre la rigueur du raisonnement probabiliste et qui plus est,
dans un langage technique, et que j’ai plusieurs millions de lecteurs
qui comprennent ma pensée. Il est donc un peu tard pour dire que je
suis antiscience. En fait, en créant des analogies entre certains
passages de mes textes soigneusement choisis et sortis de leur
contexte, et de ceux du gourou New Age Deepak Chopra, la société a
incité les gens à supposer que Chopra était un logicien, une
incarnation de la règle de Wittgenstein46 : « Quand je mesure la
table avec une règle, est-ce la règle que je mesure ou la table ? » Ce
genre de comparaison tirée par les cheveux est plus susceptible de
discréditer ceux qui la font que ceux qu’elle vise.
La société de relations publiques a donc recouru au harcèlement,
utilisant les réseaux sociaux pour submerger d’e-mails le personnel
de l’Université de New York ‒ y compris une secrétaire sans défense
et d’autres personnes qui ne savaient absolument pas que je
travaillais à l’université, puisque je n’y vais qu’à mi-temps. Cette
méthode ‒ consistant à taper là où ils croient que cela va vous faire
mal ‒ implique de frapper des gens autour de vous qui sont plus
vulnérables que vous. Dans sa campagne de di amation contre
Ralph Nader, General Motors, ne sachant plus que faire pour
l’arrêter, se mit à harceler Rose Nader, sa mère, l’appelant à trois
heures du matin ‒ à une époque où il était di cile de localiser les
appels téléphoniques. Cela, évidemment, pour que Ralph Nader se
sente coupable de nuire à sa propre mère. Il s’avéra que Rose Nader,
elle-même activiste convaincue, se sentit flattée qu’on l’appelle ainsi
(au moins, elle n’était pas exclue de la lutte).
J’ai le privilège d’avoir d’autres ennemis que les grands groupes
agroalimentaires. Il y a quelques années, l’Université américaine de
Beyrouth a proposé de me décerner un doctorat honoris causa. J’ai
accepté par respect, contrevenant à mon principe de refuser les
honneurs et les doctorats : d’après mon expérience, les gens qui
collectionnent les doctorats honoris causa sont toujours des
personnes préoccupées par les questions de hiérarchie, et je
souscris à l’injonction de Caton qui préférait qu’on lui demande
pourquoi il n’avait pas de statue plutôt que pourquoi il en avait une.
Le personnel de l’université est immédiatement devenu la cible de
mes détracteurs, des étudiants sympathisants du salafisme et des
gens contrariés par mon enthousiasme pour l’islam chiite et le fait
que je le défende, et par mon souhait de restituer le Liban à la région
méditerranéenne orientale, au monde gréco-romain auquel il
appartient concrètement, loin de cette construction imaginaire et
désastreuse appelée arabisme. Manifestement, les doyens et les
présidents des universités sont beaucoup plus vulnérables que les
personnes indépendantes et les animaux qui savent détecter la
faiblesse. En vertu du pouvoir de la minorité, il su t qu’une infime
poignée de détracteurs recoure à mauvais escient à des mots à la
mode du genre de ceux qui font grincer des dents ‒ le mot
« raciste », par exemple ‒ pour susciter l’e roi de toute une
institution ‒ les institutions sont composées de salariés, de salariés
soucieux de leur réputation et vulnérables. Le salafisme sunnite
n’est pas une race mais un mouvement politique ‒ avec organisation
criminelle, s’il vous plaît ‒ ; cependant, les gens ont tellement peur
d’être taxés de racisme qu’ils en perdent toute logique. Mais en fin
de compte, on ne peut pas me nuire : revenir sur l’attribution d’une
telle distinction ‒ et a ronter la réaction de votre serviteur (avec sa
réputation de fauteur de troubles) ‒ serait encore pire face à
l’opinion publique que le harcèlement, aussi pénible soit-il.
En fin de compte, la méthode consistant à s’en prendre aux
personnes vulnérables qui vous sont liées ne marche pas. Pour que
la moralité finisse par triompher pendant de longues périodes de
l’histoire, il a fallu qu’un pouvoir de la minorité à rebours soit à
l’œuvre : la probabilité conditionnelle est que les gens odieux
doivent généralement être bêtes, et les gens moraux plus
intelligents. C’est vrai : il apparaît que les personnes qui se lancent
dans des campagnes de di amation sont foncièrement
incompétentes dans tous les autres domaines ‒ et dans celui-là
aussi, si bien que l’industrie a tendance à accumuler les ratés qui
n’ont pu faire carrière ailleurs, surtout dans les périodes où l’éthique
prévaut. Au lycée, un de vos pairs qui avait le sens du commerce,
était débrouillard ou doué pour les études supérieures a rmait-il
rêver de travailler pour une société de relations publiques et de
devenir expert mondial en di amation des lanceurs d’alertes ? Ou
même lobbyiste ? Ces emplois sont nécessairement un indice
d’échec dans d’autres domaines.
Qui plus est :
Pour être à l’abri des conflits, il ne faut pas avoir d’amis.
Ce qui explique pourquoi Cléon avait, disait-on, renoncé à tous ses
amis pendant l’exercice de ses fonctions.
Jusqu’à présent, nous avons vu que le lien entre l’individu et la
collectivité était trop flou pour être interprété de manière naïve.
Examinons donc la situation classique du terroriste qui croit s’être
mis dans une situation où l’on ne peut pas lui nuire.
Comment obliger les kamikazes à mettre
leur peau en jeu
Peut-on punir la famille d’un individu des crimes qu’il a commis ?
Les Écritures sont su samment contradictoires pour qu’on puisse
répondre par l’a rmative et par la négative après avoir lu l’Ancien
Testament. Le Livre de l’Exode et Le Livre des Nombres montrent Dieu
« punissant l’iniquité des pères sur les enfants et sur les enfants des
enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération ». Le
Deutéronome fait la distinction entre les parents et les enfants : « Les
pères ne seront pas mis à mort pour les fils, et les fils ne seront pas
mis à mort pour les pères : ils seront mis à mort chacun pour son
péché47. » Aujourd’hui encore, la question n’est pas complètement
réglée, et la réponse n’est pas claire et nette. On n’est pas
responsable des dettes contractées par ses parents, mais les
contribuables allemands sont encore redevables de l’indemnité de
guerre destinée à couvrir les crimes commis par leurs grands- et
arrière-grands-parents. Et même à l’époque très ancienne où la
dette était un fardeau qui traversait les générations, la réponse
n’était pas claire non plus : il y avait un mécanisme d’équilibrage où
l’on e açait périodiquement (au sens littéral du terme) l’ardoise ‒
on assistait à une annulation jubilaire des dettes.
Toutefois, dans le cas du terrorisme, la réponse est claire : « Tu tues
ma famille, et tu crois que ce crime va rester impuni ; je vais faire
payer un certain prix à la tienne. » La responsabilité indirecte ne
relève pas du système normalisé de sanctions des crimes, qui existe
dans toute société civilisée, mais a ronter des terroristes (qui
menacent des innocents) n’est pas non plus une situation normale.
Car dans l’histoire, il y a très peu de situations où l’auteur d’un
crime en retire un avantage complètement asymétrique, une
récompense de la mort quand il le commet48.
Le Code d’Hammourabi comporte en fait cette disposition,
transférant la responsabilité d’une génération à l’autre et
considérant que l’unité de référence n’est pas le particulier ; sur
cette même stèle en basalte qui était entourée de perches à selfies
coréennes, on peut lire la chose suivante : « Si l’architecte construit
une maison et que cette maison s’e ondre, tuant le fils premier-né
du maître du lieu, le fils premier-né de l’architecte sera mis à
mort. » L’individu tel que nous le comprenons aujourd’hui n’existait
pas en tant qu’entité autonome ; la famille, si.
Les Gitans ont des règles qui sont longtemps restées opaques aux
regards extérieurs ; il a fallu attendre le film Vengo (2000) pour que
le grand public découvre la coutume qui régit les relations entre les
clans gitans : si un membre d’une famille tue un membre d’une
autre famille, un parent direct de l’assassin sera livré à la famille de
la victime.
Le souci inédit auquel on est confronté avec le terrorisme
djihadiste, c’est que l’on est totalement impuissant face à une
personne qui s’est laissé abuser et est prête à tuer plein d’innocents
sans aucun inconvénient réel, c’est-à-dire, sans jouer sa peau : pour
elle, les échecs comme les réussites sont un avantage. Dans le nord
de la Phénicie, les alaouites sont terrifiés par les salafistes qui
portent des « gilets » car ils peuvent les activer dans un lieu public,
et il n’y a presque aucun moyen de les « prendre » sans qu’ils ne les
activent. Les tuer à vue entraîne de faux positifs ‒ mais il est
impossible d’éviter les faux négatifs ‒ avec la conséquence que,
dans certains cas, de simples citoyens coincent et « ceinturent »
dans des lieux où l’explosion fera moins de dégâts le kamikaze
présumé qu’ils ont repéré. C’est une forme de contre-attentat-
suicide.
On peut recourir à un système de punitions défini de manière
explicite par la communauté quand d’autres méthodes de justice ont
échoué, à condition que ce châtiment ne soit pas une réaction
émotionnelle, mais une méthode de justice bien définie avant
l’événement afin d’être un facteur dissuasif. Quelqu’un qui se
sacrifie au profit d’une chose considérée comme un avantage pour
une collectivité donnée a besoin qu’on l’en décourage ; c’est donc
une forme d’injection de mise en jeu de sa peau dans le système là
où il n’existe pas d’autres méthodes. Et la peau est visible : c’est cette
collectivité même.
La seule façon qui nous reste pour contrôler les kamikazes serait
précisément de les convaincre que se faire exploser n’est pas le pire
scénario pour eux, ni le scénario final non plus. Faire supporter un
fardeau financier à leurs familles et aux personnes qui leur sont
chères ‒ exactement comme les Allemands continuent à payer pour
les crimes de leurs ascendants ‒ assortirait aussitôt leurs actions de
conséquences, injectant cet aspect indispensable de skin in the game.
Cela nécessiterait de veiller à ce que leurs familles ne se vivent pas
comme des martyres ‒ il faudrait que la sanction soit bien calibrée
de façon à être pénible sans jamais conférer de dimension héroïque
à ceux qui en écopent.
J’éprouve toutefois un certain malaise à l’idée de transférer le
crime d’une entité, d’un individu, à une autre, la collectivité. Ce qui
ne me gêne pas, en revanche, c’est d’empêcher les familles des
auteurs d’actes terroristes de tirer profit de la situation ‒ nombre de
groupes terroristes récompensent les familles des kamikazes ; on
peut mettre fin sans état d’âme à cette pratique.
La suite
Dans les deux derniers chapitres, nous avons examiné les bons et
les mauvais côtés de la dépendance, et les contraintes que risquer sa
peau impose à nos libertés. Nous allons maintenant nous pencher
sur les émotions (positives) que procure la mise en jeu de sa peau.
45. Dans L’Apologie de Socrate, de Platon, Socrate se comporte comme un Mensch : « Et
moi aussi, j’ai une famille, j’ai trois fils, dont l’un est sorti de l’enfance et les deux autres
ont encore besoin des secours de leur père. Je n’en ferai cependant paraître aucun pour
vous attendrir. »
46. Cf. Le Hasard sauvage.
47. Voir Ex, 20, 5-6 ; Nb, 14, 18 versus Jr, 31, 29 ; Ez, 31, 29 ; Jb, 21, 19 ; et Dt 24, 16.
48. La vulgate veut que les terroristes croient qu’ils vont aller au paradis et y trouver
des vierges qui ressemblent à leurs voisines de palier. Ce n’est pas tout à fait exact ; ce
que beaucoup recherchent, c’est une mort considérée comme héroïque.
LIVRE 5
ÊTRE VIVANT, C’EST PRENDRE CERTAINS
RISQUES
CHAPITRE 5
LA VIE DANS LA MACHINE
DE SIMULATION
Comment s’habiller pour lire Borges et Proust ‒ Il y a quantité de façons de convaincre à
l’aide d’un pic à glace ‒ Des conseils d’évêques se chamaillant sur la théosis ‒ Pourquoi
Trump va gagner (de fait, il a gagné).
Un jour, j’étais invité à un dîner et assis autour d’une grande table
ronde, en face d’un type courtois prénommé David. Notre hôte, le
physicien Edgar Choueiri, donnait ce dîner en hommage à un
auteur, ancien secrétaire du grand Borges, de sorte que tout le
monde, à l’exception de ce David, était habillé comme des gens qui
lisent Borges. Quant à David, il était vêtu comme quelqu’un qui
ignore que les gens qui lisent, entre autres, Borges, doivent
s’habiller d’une certaine façon quand ils se réunissent. À un
moment, au cours du dîner, il s’empara inopinément d’un pic à
glace avec lequel il se transperça la main. Je n’avais aucune idée de la
façon dont ce gars gagnait sa vie ‒ et j’ignorais aussi que la magie
était le hobby d’Edgar. Il s’avéra que David était magicien
(il s’appelle David Blaine) et qu’il était très célèbre.
Ne sachant pas grand-chose sur les magiciens, je supposai que
tout cela était a aire d’illusion d’optique ‒ ce problème central de
l’inverse dont nous avons parlé dans le Prologue 2, qui fait qu’il est
plus facile de pratiquer l’ingénierie que l’ingénierie inverse.
Toutefois, une chose me frappa à la fin du dîner. David se tenait près
du vestiaire et essuyait avec un mouchoir les gouttes de sang qui
coulaient de sa main.
Ce gars s’était donc bien enfoncé le pic à glace dans la main ‒ avec
tous les risques que cela comporte. Tout à coup, il devint une autre
personne à mes yeux ‒ une personne authentique. Il prenait des
risques. Il mettait sa peau en jeu.
Je le revis quelques mois plus tard et, alors que je lui serrais la
main, je remarquai une cicatrice à l’endroit où le pic à glace avait
transpercé cette dernière.
Jésus prenait des risques
Cela m’a enfin permis de comprendre cette histoire de Trinité. La
religion chrétienne, lors des conciles de Chalcédoine, de Nicée et
autres conciles œcuméniques et synodes marqués par de vives
controverses entre évêques, n’a cessé d’a rmer la nature duelle de
Jésus-Christ. Ce serait plus simple, d’un point de vue théologique, si
Dieu était Dieu et Jésus un homme comme n’importe quel autre
prophète, ainsi que l’islam le voit, ou que le judaïsme voit Abraham.
Mais non, il fallait qu’il soit à la fois homme et dieu ; cette dualité est
tellement essentielle qu’elle est revenue sous di érentes formes
subtiles ‒ qu’elle permette de partager la même substance
(orthodoxie), la même volonté (monothélites) ou la même nature
(monophysites). La Trinité explique que d’autres monothéistes aient
vu des traces de polythéisme dans la religion chrétienne, et que de
nombreux chrétiens soient tombés entre les mains de Daesh (l’État
Islamique) et aient été décapités.
Les fondateurs de l’Église semblaient donc réellement vouloir que
le Christ mette sa peau en jeu ; de fait, il a sou ert sur la croix, s’est
sacrifié, et a fait l’expérience de la mort. Il a pris des risques. Et, plus
important encore pour notre histoire, il s’est sacrifié pour les autres.
Un dieu dépourvu d’humanité ne peut mettre sa peau en jeu de cette
façon, ne peut pas vraiment sou rir (ou, si c’était le cas, cette
redéfinition d’un dieu auquel on injecte une nature humaine
étaierait notre argumentation). Un dieu qui ne sou rirait pas
vraiment sur la croix serait semblable à un magicien qui a fait
illusion, pas à quelqu’un dont le sang a réellement coulé après qu’il
s’est enfoncé un pic à glace entre les os carpiens.
L’Église orthodoxe va plus loin, élevant le côté humain vers le haut
et non vers le bas. Athanase d’Alexandrie, évêque du IVe siècle,
écrivait : « Jésus-Christ s’est incarné afin que nous puissions être
faits Dieu. » (C’est moi qui souligne.) C’est précisément le caractère
humain de Jésus qui peut permettre aux êtres humains que nous
sommes d’avoir accès à Dieu et de fusionner avec lui, de faire partie
de lui, et de participer ainsi du divin. Cette fusion s’appelle theosis.
Grâce à la nature humaine du Christ, le divin devient possible pour
nous tous49.
Le pari de Pascal
Cet argument (que la vraie vie consiste à prendre des risques) vaut
pour la faiblesse théologique du pari de Pascal, qui stipule que
croire au Créateur aura des retombées positives si celui-ci existe, et
aucune retombée négative s’il n’existe pas. Si l’on suit cette idée
jusqu’à son terme logique, on voit qu’elle propose une religion qui
ne requiert pas de mettre sa peau en jeu, ce qui en fait une activité
purement académique et stérile. Mais ce qui s’applique à Jésus doit
aussi s’appliquer aux autres croyants. Nous verrons que dans la
tradition, il n’y a pas de religion qui n’implique pas, pour les fidèles,
de jouer leur peau.
La matrice
Contrairement aux évêques ‒ tout aussi querelleurs mais doués
d’une pensée beaucoup plus subtile ‒, les philosophes ne
comprennent pas les choses avec leur machine à expérience. Qu’est-ce
que cette machine ? En deux mots, on s’assoit dans un dispositif et
un technicien branche quelques câbles dans notre cerveau, après
quoi l’on fait une « expérience ». C’est exactement comme s’il
produisait un événement, sauf que tout se passe dans la réalité
virtuelle ; tout est mental, jamais physique. Hélas, une telle
expérience ne pourra jamais appartenir à la catégorie du réel ‒ seul
un philosophe universitaire moderniste qui n’a jamais pris de
risques peut croire à de telles bêtises. Pourquoi ?
Parce que, pour nous répéter, la vie est faite de sacrifices et de
prises de risque, et tout ce qui n’implique pas une dose raisonnable
des premiers, avec l’obligation de satisfaire aux secondes, n’est pas
proche de ce qu’on peut appeler « la vie ». Si l’on n’assume pas le
risque de subir un préjudice réel, réversible, voire potentiellement
irréversible en se lançant dans une aventure, ce n’est pas une
aventure.
Notre argument ‒ que la réalité nécessite qu’on se mette
en danger ‒ peut conduire à des arguties concernant le problème
corps-esprit, mais ne le répétez pas au philosophe du coin.
Certes, on pourra m’opposer qu’une fois à l’intérieur de cette
machine, on peut peut-être croire que l’on met sa peau en jeu et
faire l’expérience de sou rances et de leurs conséquences comme si
on les vivait réellement. Mais c’est « une fois à l’intérieur », pas à
l’extérieur, et il n’y a pas de risque de préjudices irréversibles, ces
choses qui se prolongent et font que le temps s’écoule dans une
direction ou une autre. Si un rêve n’est pas la réalité, c’est parce que,
quand on se réveille en sursaut après avoir chuté d’un gratte-ciel
chinois, la vie continue et il n’y a pas de barrière absorbante ‒ terme
mathématique qui désigne cet état irréversible dont nous parlerons
longuement plus loin, ainsi que de l’ergodicité, le concept le plus
puissant que nous connaissons.
À présent, abordons la question des avantages que peuvent
présenter des défauts patents.
Le Donald
J’ai tendance à regarder la télévision sans allumer le son. Quand
j’ai vu Donald Trump à côté des autres candidats à la primaire des
Républicains, j’ai eu la certitude que, quoi qu’il dise ou qu’il fasse, il
allait gagner cette étape de l’élection présidentielle. En fait, c’est
précisément parce qu’il avait des défauts, et que cela se voyait.
Pourquoi ? Parce qu’il était bien réel et que le public ‒ composé de
gens qui ont l’habitude de courir des risques, pas de ces analystes
sans vie qui n’en prennent jamais dont nous parlerons un peu plus
loin ‒ préférera toujours voter pour quelqu’un qui saigne parce qu’il
s’est transpercé la main avec un pic à glace. Même si elles sont
vraies, les histoires qui veulent que ce soit un entrepreneur raté
viennent en fait étayer mon argument : on pré ère avoir a aire à
une personne authentique, même si c’est un raté, qu’à quelqu’un qui
a réussi, car les imperfections, les cicatrices et les défauts réduisent
l’écart entre un être humain et un fantôme50.
Les cicatrices sont le signe que l’on a mis sa peau en jeu.
Et :
Les gens savent faire la di érence entre ceux qui sont en première ligne et
ceux qui sont dans les coulisses.
La suite
Avant de clore ce chapitre, un peu de sagesse « à la Gros Tony » :
agissez toujours plus que vous ne parlez. Et faites précéder la parole
par de l’action. Car il restera toujours qu’agir sans parler l’emporte sur le
fait de parler sans agir.
Autrement, vous serez pareil à la personne dont nous allons nous
entretenir dans le chapitre suivant (ce qui, espérons-le, o ensera
nombre d’« intellectuels »), cette maladie insidieuse des temps
modernes : les gens qui restent en coulisses tout en feignant d’être
en première ligne.
49. « Le Fils de Dieu partage notre nature afin que nous puissions partager la Sienne ;
de même qu’il nous a en Lui, nous l’avons en nous» (Saint Jean Chrysostome).
50. J’avais aussi remarqué que Trump, en ne s’exprimant pas de manière
conventionnelle, montrait qu’il n’avait jamais eu de chef, ni de supérieur hiérarchique à
convaincre, à impressionner, ou dont il devait rechercher l’approbation. Les gens qui
ont été salariés choisissent leurs mots avec plus de soin.
CHAPITRE 6
L’INTELLECTUEL-ET-NÉANMOINS-IDIOT (IENI)
Ceux dont la peau n’est pas en jeu ‒ Phobies des lipides ‒ Apprendre le soulevé de terre à un
professeur.
Pendant la période qui va de 2014 à 2017 (et qui se poursuit au
moment où j’écris ces lignes), nous avons assisté partout, de l’Inde
aux États-Unis en passant par le Royaume-Uni, à une rébellion
contre le cercle restreint des hauts fonctionnaires, des
décisionnaires et des journalistes ayant leurs entrées ‒ cette
catégorie d’experts semi-intellectuels et condescendants sortis
d’une des universités de l’Ivy League, d’Oxford ou Cambridge, et
autres établissements du même acabit choisis pour leur nom, et qui
nous disent a) que faire, b) que manger, c) comment parler, d)
comment penser, et… e) pour qui voter.
Où trouver un autre sabot
Mais le problème est celui du borgne qui suit l’aveugle : ces
personnes qui se disent membres de l’« intelligentsia » ont les deux
pieds dans le même sabot, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas assez
intelligentes pour définir l’intelligence et qu’elles tombent donc
dans des circularités ‒ mais leur principale compétence réside dans
leur capacité à réussir des examens mis au point par des gens
comme eux, ou à écrire des articles lus par des gens comme eux.
Certains d’entre nous ‒ pas Gros Tony ‒ restent encore aveugles à
l’incompétence en série. Avec les études de psychologie qu’on arrive
à reproduire dans moins de 40 des cas, les conseils diététiques qui
s’inversent après trente ans de phobie des graisses alimentaires, la
macroéconomie et l’économie financière (prisonnière d’un filet de
mots aussi gargantuesque que complexe) qui marchent encore
moins que l’astrologie (comme mes lecteurs le savent depuis Le
Hasard sauvage), Ben Bernanke qui a été reconduit pour quatre
années à la présidence de la Réserve Fédérale des États-Unis (2010-
2014) alors qu’il n’avait absolument pas vu venir les risques qui
s’annonçaient, et les essais pharmaceutiques qu’on parvient à
reproduire une fois sur trois dans le meilleur des cas, les gens sont
parfaitement en droit de se fier à leur instinct ancestral personnel et
d’écouter leur grand-mère (ou Montaigne et autres sources du
savoir classique, triées sur le volet) ; et ce avec de bien meilleurs
résultats que ceux obtenus par ces imbéciles de décideurs politiques.
Science et scientisme
De fait, on voit bien que ces académico-bureaucrates qui se
sentent en droit de diriger notre vie ne sont même pas rigoureux,
que ce soit dans le domaine des statistiques médicales ou dans celui
de la politique. Ils sont infichus de faire la di érence entre science et
scientisme ‒ à leurs yeux, ce dernier est en fait plus scientifique que la
science. Par exemple, il est facile de montrer qu’une grande partie
de ce que les Cass Sunstein et autres Richard Thaler ‒ ces gens
désireux de nous inciter à nous comporter d’une façon ou d’une
autre ‒ taxeraient de « rationnel » ou d’« irrationnel » (ou de
catégories du même acabit indiquant une divergence par rapport à
un protocole souhaité ou prescrit) vient de leur compréhension
erronée de la théorie de la probabilité et de leur utilisation
cosmétique des modèles de premier ordre. Ils ont également
tendance à confondre l’ensemble avec l’agrégation linéaire de ses
composants ‒ c’est-à-dire à croire que notre compréhension des
individus pris séparément nous permet de comprendre les foules et
les marchés, ou que notre compréhension des fourmis nous permet
de comprendre les fourmilières.
L’« intellectuel-et-néanmoins-idiot » (IENI) étant un produit de la
modernité, son apparition s’est accélérée au moins depuis le milieu
du XXe siècle pour atteindre son apogée un peu partout aujourd’hui,
au point que les gens qui ne mettent pas leur peau en jeu l’ont
emporté. Dans la plupart des pays, le rôle du gouvernement est de
cinq à dix fois plus important qu’il y a un siècle (en pourcentage du
PIB). Bien qu’apparemment omniprésent dans notre vie, l’IENI
représente encore une petite minorité et se rencontre rarement en
dehors des circuits spécialisés ‒ think tanks, médias et
départements de sciences sociales des universités ; car la plupart
des gens ont de véritables emplois et dans ces secteurs, il n’y a guère
d’ouvertures pour l’IENI. Les secteurs dans lesquels on les rencontre
expliquent l’importance de leur influence en dépit de leur nombre
limité.
L’IENI pointe une anormalité chez les autres parce qu’ils font des
choses qu’il ne comprend pas, sans penser une seconde que c’est
peut-être sa propre compréhension qui est limitée. Il pense que les
gens doivent agir en fonction de leurs intérêts, et lui sait quels sont
ces intérêts, surtout si les gens en question sont des red necks ou des
Britanniques qui ne parlent pas l’anglais de la BBC et qui ont voté
pour le Brexit. Quand la plèbe fait une chose qu’elle estime sensée,
mais pas lui, l’IENI l’accuse de ne pas être instruite. Ce qu’on appelle
généralement « participer au processus politique », il le qualifie à
l’aide de deux termes bien distincts : « démocratie » quand cela lui
convient, et « populisme » quand la plèbe ose voter dans un sens qui
contredit ses préférences. Alors que les riches croient au principe
« un dollar, un vote », les personnes plus humanistes au principe
« une personne, une voix », Monsanto à « un lobbyiste, une voix »,
l’IENI croit à « un diplômé d’une université de l’Ivy League, une
voix » (avec l’équivalent, dans une certaine mesure, pour les écoles
d’élite à l’étranger et les PhD, car on en a besoin pour faire partie du
club).
L’IENI est ce que Nietzsche appelait un « Bildungsphilister », un
« philistin instruit ». Méfiez-vous de l’érudit de surface qui se prend
pour un érudit, ainsi que du barbier qui décide de se mettre à la
chirurgie du cerveau.
L’IENI est incapable de détecter un sophisme.
Intellectuel et néanmoins philistin
L’IENI est abonné au New Yorker, journal destiné à apprendre aux
Philistins à improviser une conversation sur l’évolution, la neuro-
quelque-chose, les biais cognitifs et la mécanique quantique. Il parle
d’« égalité des races » et d’« égalité économique » mais n’est jamais
allé boire un coup avec un chau eur de taxi issu des minorités (là
encore, aucune mise en jeu réelle de sa peau, car, nous le répéterons
jusqu’à ce que nous n’ayons plus de voix, ce concept est
foncièrement étranger à l’IENI). Au Royaume-Uni, l’IENI s’est fait
mener en bateau par Tony Blair. L’IENI moderne a assisté à plus
d’une conférence TED en chair et en os ou regardé plus de deux de
ces conférences sur YouTube. Non seulement il a voté pour Hillary
Monsanto-Malmaison parce qu’elle semblait avoir de grandes
chances d’être élue et autres raisonnements circulaires, mais il
considère quiconque ne l’a pas fait comme mentalement dérangé.
L’IENI confond Proche-Orient (l’ancienne Méditerranée orientale)
et Moyen-Orient.
L’IENI possède un exemplaire de la première édition reliée du
Cygne Noir sur ses étagères, mais confond absence de preuves avec
preuves d’absence. Conséquence de sa propension à confondre
science et scientisme, il croit que les OGM sont « la science », que
« la technologie » n’est pas di érente de l’élevage traditionnel.
En général, l’IENI comprend bien la logique du premier ordre,
mais pas les e ets du second ordre (plus élevés), ce qui le rend
totalement incompétent dans des domaines complexes. De sa
confortable maison de banlieue avec garage pour deux voitures, il a
prôné la destitution de Kadhafi parce que c’était un « dictateur »,
sans se rendre compte que les destitutions ont des conséquences ‒
souvenez-vous que sa peau n’est pas en jeu et qu’il ne paie pas les
conséquences.
Dans le passé, l’IENI s’est trompé sur le stalinisme, le maoïsme, les
OGM, l’Irak, la Libye, la Syrie, les lobotomies, la planification
urbaine, les régimes faibles en glucides, les appareils
d’entraînement, le behaviorisme, les acides gras trans, le freudisme,
la théorie du portefeuille, la régression linéaire, le sirop de maïs à
forte teneur en fructose, la loi gaussienne, le salafisme, les modèles
d’équilibre général dynamiques stochastiques, les projets
immobiliers, le marathon, le gène égoïste, les modèles de prévision
électorale, Bernie Mado (avant qu’il n’explose en vol) et les
valeurs-p. Et pourtant, il est convaincu que la position qu’il défend
actuellement est la bonne51.
Il n’a jamais pris de cuite avec des Russes
L’IENI est membre d’un club qui lui permet d’avoir des avantages
lorsqu’il voyage : s’il est chercheur en sciences sociales, il va utiliser
les statistiques sans savoir comment elles ont été obtenues (à
l’instar de Steven Pinker et des soi-disant psychologues en général) ;
quand il est au Royaume-Uni, il va assister à des festivals
littéraires ; il boit du vin rouge (jamais de blanc) pour accompagner
son steak ; à une époque, il était convaincu que la graisse
alimentaire était nocive et aujourd’hui, il défend la thèse opposée
(en se fondant sur la même source d’information que
précédemment) ; il prend des statines parce que son médecin lui a
dit de le faire ; il ne comprend pas l’ergodicité et quand on la lui
explique, il s’empresse de l’oublier ; il n’emploie pas de termes
yiddish même quand il parle a aires ; il étudie la grammaire avant
de parler une langue ; il a un cousin qui a travaillé avec quelqu’un
qui connaît la reine d’Angleterre ; il n’a jamais lu Frédéric Dard,
Michael Oakeshott, John Gray, Libanios, Ammien Marcellin, Ibn
Battûta, Saadia Gaon ou Joseph de Maistre ; il n’a jamais pris de
cuite avec des Russes ; il n’a jamais bu au point de commencer à
casser des verres (ou plutôt des chaises) ; il ne connaît même pas la
di érence entre Hécate et Hécube (ou, pour le dire en argot de
Brooklyn : « He can’t tell shit from shinola52 ») ; il ne sait pas qu’il
n’existe pas de di érence entre « pseudo-intellectuel » et
« intellectuel » quand on ne met pas sa peau en jeu ; il a fait
référence à la mécanique quantique au moins deux fois au cours des
cinq dernières années dans le cadre de conversations qui n’avaient
rien à voir avec la physique.
L’IENI recourt à des arguments fondés sur la philosophie
scientifique quand il discute de phénomènes ; il est deux ou trois
fois trop théorique quand il traite d’un problème en particulier.
Pour conclure
L’« intellectuel-et-néanmoins-idiot » sait à tout moment,
comment ses paroles ou ses actes a ectent sa réputation.
Mais on le repère beaucoup plus facilement au fait qu’il n’est pas
haltérophile53.
Post-scriptum
Si j’en crois les réactions à ce chapitre (publié avant les élections
présidentielles américaines de 2016), l’IENI type a du mal à faire la
di érence entre ce qui relève de la satire et ce qui est à prendre au
pied de la lettre.
Trêve de satire, revenons maintenant au cœur du livre, en
abordant le sujet si terriblement incompris de l’inégalité
économique. Par les IENI.
51. À ce sujet, Pareto fait des commentaires plus durs que moi.
52. Expression qui pourrait être traduite par : « Il y connaît que dalle. » (N.d.T.).
53. En outre, l’IENI croit que la critique formulée à son endroit et celui de ses
semblables signifie que tout le monde est idiot, sans se rendre compte qu’ils ne
représentent, comme nous l’avons vu, qu’une infime minorité ‒ mais ces gens-là
n’apprécient pas qu’on remette en question le sentiment que tout leur est dû, et, bien
que traitant les autres comme des êtres inférieurs, ils n’apprécient pas non plus qu’on
leur rende la pareille (être ce que les Français appellent « l’arroseur arrosé ».) Par
exemple, l’économiste et psychologue à deux sous Richard Thaler, partenaire de Cass
Sunstein, « nudger » en chef [Cass Sunstein est l’auteur, avec Richard Thaler, de Nudge. La
méthode douce pour inspirer la bonne décision, Paris, Vuibert 2010 (N.d.T.)] et dangereux
défenseur des OGM, a interprété ce passage comme signifiant qu’« il n’existe pas
beaucoup de non-idiots qui ne s’appellent pas Taleb », sans réaliser que les gens comme
lui représentent moins de 1 , voire moins de 1/10e de 1 de la population.
CHAPITRE 7
INÉGALITÉ ET MISE EN JEU DE SA PEAU
Le statique et le dynamique ‒ Comment faire faillite
et être aimé du plus grand nombre ‒ Les égaux de Piketty.
L’inégalité versus l’inégalité
Il y a inégalité et inégalité.
La première est celle qu’on tolère, comme celle qui existe entre sa
propre compréhension et celle de gens considérés comme des héros
‒ Einstein, Michel-Ange, ou le mathématicien reclus Grisha
Perelman, auxquels on concédera sans peine un grand avantage.
Cela s’applique aux entrepreneurs, aux artistes, aux soldats, aux
héros, à Bob Dylan, à Socrate, au chef cuisiner célèbre du moment, à
quelque empereur romain réputé honorable, tel Marc Aurèle ‒ en
bref, à tous ceux dont on peut naturellement être fan. On peut
vouloir les imiter, aspirer à leur ressembler ; mais on n’éprouve pas
de ressentiment à leur égard.
La deuxième inégalité est celle qu’on trouve intolérable parce que
le sujet qui en bénéficie nous ressemble comme deux gouttes d’eau,
sauf qu’il a su profiter du système et s’est consacré à la recherche de
profits, acquérant des privilèges injustifiés ‒ et bien qu’il possède
quelque chose sur quoi nous ne cracherions pas nous-mêmes
(notamment sa petite amie russe, peut-être), c’est exactement le
type de personne dont on ne peut pas devenir fan. Cette catégorie-là
comprend les banquiers, les bureaucrates qui s’enrichissent, les
anciens sénateurs qui défendent les intérêts de la malfaisante
société Monsanto, les cadres supérieurs rasés de près qui portent
des cravates, et les têtes pensantes de la télévision qui récoltent des
primes démesurées. Non seulement on les envie, mais on prend
ombrage de leur célébrité, et la vue de leur voiture passablement
onéreuse suscite en nous une certaine amertume. Ces gens nous
donnent un sentiment d’infériorité.
Le spectacle d’un esclave riche peut avoir quelque chose de
dissonant.
Dans un article instructif, l’auteur Joan C. Williams explique que
la classe ouvrière américaine est impressionnée par les riches, en
tant que modèles de rôles ‒ chose dont les gens des médias, qui
communiquent les uns avec les autres, mais rarement avec les sujets
réels de la vraie vie, ne se rendent pas compte quand ils con èrent
des idées normatives aux gens (« c’est comme ça qu’ils devraient
penser »). Michèle Lamont, auteur de The Dignity of Working Men54
citée par Williams, a réalisé des entretiens systématiques avec des
cols bleus américains et rencontré chez eux un ressentiment à
l’égard des professionnels grassement payés mais, curieusement,
pas à l’égard des riches.
On peut dire sans risque de se tromper que le public américain ‒
tout public, en fait ‒ méprise les gens qui gagnent beaucoup
d’argent grâce à leur salaire, ou plutôt, les salariés qui gagnent
beaucoup d’argent. De fait, c’est une situation généralisée à d’autres
pays : il y a quelques années, les Suisses, entre tous les peuples, ont
organisé un référendum en vue de faire passer une loi qui
plafonnerait les salaires des directeurs à un multiple bien déterminé
du salaire le plus bas. Cette loi n’a pas été votée, mais le fait que les
Suisses aient réfléchi en ces termes est assez significatif. Car ce sont
les mêmes Suisses qui respectent les riches entrepreneurs et les
gens qui sont devenus célèbres par d’autres moyens.
De plus, dans les pays où la richesse provient de la recherche de
profits, du patronage politique ou de ce qu’on appelle l’emprise
réglementaire (qui permet aux puissants et aux initiés de se servir
de la législation pour escroquer le grand public, ou des formalités
administratives pour freiner la concurrence), la richesse est vue
comme une somme nulle55. Ce que l’on donne à Pierre, on le retire à
Paul. Quelqu’un qui s’enrichit le fait aux dépens d’autrui. Dans des
pays comme les États-Unis où la richesse peut venir de la
destruction, il est facile de voir qu’une personne qui s’enrichit ne
prend pas les dollars dans votre poche ; peut-être en met-elle même
quelques-uns dedans. D’un autre côté, l’inégalité est par définition
un phénomène à somme nulle.
L’idée que nous allons soumettre dans ce chapitre, c’est que ce qui
suscite ‒ ou devrait susciter ‒ l’indignation des gens, c’est la
personne au sommet qui ne joue pas sa peau, c’est-à-dire qui, parce
qu’elle n’assume pas les risques associés à sa situation, est à l’abri de
la possibilité de tomber de son piédestal, de sortir de la tranche de
revenus ou de richesse, et d’aller à la soupe populaire. Je le répète : à
cet égard, les détracteurs de Donald Trump quand il était encore
candidat à la présidentielle, n’ont pas seulement mal compris la
valeur des cicatrices comme indicatrices d’une prise de risques,
ainsi que nous l’avons vu précédemment, mais ils ne se sont pas non
plus rendu compte qu’en claironnant sur tous les toits qu’il avait fait
faillite et subi des pertes financières personnelles de près d’un
milliard de dollars, il éliminait la rancœur (provoquée par le
deuxième type d’inégalité) que l’on pouvait éprouver à son égard.
Perdre un milliard de dollars a quelque chose de respectable ‒ à
condition qu’il s’agisse de son propre argent.
De plus, quelqu’un dont la peau n’est pas en jeu ‒ par exemple, un
cadre d’entreprise qui n’a que des avantages, et aucun inconvénient
financier (du genre à s’exprimer clairement dans les réunions) ‒ est
rémunéré en fonction de paramètres qui ne reflètent pas
nécessairement la richesse de l’entreprise ; comme nous l’avons vu
précédemment, il peut manipuler ces paramètres, dissimuler des
risques, empocher la prime puis partir à la retraite (ou changer
d’entreprise) et accuser son successeur des résultats ultérieurs.
Cette réflexion nous amènera également à redéfinir l’inégalité en
conférant à cette notion une dimension plus rigoureuse. Mais il
nous faut d’abord présenter la di érence entre deux types
d’approches, l’approche statique et l’approche dynamique, car
mettre sa peau en jeu peut transformer un type d’inégalité en
l’autre.
Considérez aussi les deux observations suivantes :
La véritable égalité est l’égalité en matière de probabilité.
Et :
Mettre sa peau en jeu empêche les systèmes de pourrir.
Le statique et le dynamique
Visiblement, un des problèmes des économistes (surtout ceux qui
n’ont jamais vraiment travaillé dans le monde réel) est qu’ils ont du
mal, intellectuellement, avec les choses qui changent et sont incapables
de considérer que ces choses-là présentent d’autres caractéristiques
que celles qui ne changent pas. C’est pourquoi la théorie de la
complexité et les queues de distribution épaisses sont étrangères à
la plupart d’entre eux ; ils ont également des di cultés (sérieuses)
avec les intuitions mathématiques et conceptuelles nécessaires pour
approfondir la théorie des probabilités. En fait, de mon point de
vue, la cécité à l’ergodicité que nous commencerons à définir
quelques paragraphes plus loin est ce qui distingue vraiment un
authentique chercheur qui comprend le monde, d’un universitaire
plumitif qui sacrifie au rituel de la rédaction d’articles.
Donnons quelques définitions :
L’inégalité statique est une image instantanée de l’inégalité ; elle ne reflète
pas ce qui vous arrivera au cours de votre vie.
Songez qu’environ 10 des Américains figureront pendant un an
au moins parmi les 1 de personnes les plus fortunées et que plus
de 50 de la population américaine figurera pendant un an parmi
les 10 de ces dernières56. Il n’en va manifestement pas de même en
Europe, plus statique ‒ mais théoriquement plus égale. Par
exemple, seuls 10 des 500 Américains ou dynasties les plus riches
l’étaient aussi il y a trente ans ; plus de 60 de ceux qui figurent
dans la liste des grandes fortunes françaises étaient des héritiers et
un tiers des Européens les plus riches l’étaient déjà il y a des siècles.
Et l’on vient d’apprendre que les choses sont encore pires à
Florence, où la richesse est détenue par le même petit groupe de
familles depuis cinq siècles.
L’inégalité dynamique (ergodique) prend en compte toute la vie future et
passée.
On ne crée pas une égalité dynamique en se contentant de relever
le niveau de ceux qui se trouvent au bas de l’échelle, mais en faisant
tourner la roue de la richesse ‒ ou en obligeant les gens à prendre le
risque de créer une ouverture.
Le moyen de créer plus d’égalité dans la société est d’obliger les riches (en les
contraignant à mettre leur peau en jeu) à se soumettre au risque de sortir de la
catégorie des 1 %57.
Notre critère, en l’occurrence, est plus fort qu’une simple mobilité
du revenu. La mobilité signifie que quelqu’un peut devenir riche. Le
critère selon lequel il n’existe pas de barrière absorbante signifie que
quelqu’un de riche ne devrait jamais avoir la certitude de le rester.
Ou, pour le dire en termes encore plus mathématiques :
L’égalité dynamique est ce qui rétablit l’ergodicité, et rend ainsi
interchangeables les probabilités temporelles et d’ensemble.
Permettez-moi d’expliquer « l’ergodicité » ‒ chose qui, nous
l’avons dit, est étrangère à l’intelligentsia ; nous lui consacrerons un
chapitre entier à la fin de ce livre, car nous verrons qu’elle annule la
plupart des expériences psychologiques les plus cruciales relatives
aux probabilités et à la rationalité. Voici ce que j’en perçois pour le
moment. Prenez une image en coupe de la population des États-
Unis. Mettons que l’on ait 1 de millionnaires ‒ certains sont en
surpoids, d’autres sont grands, d’autres encore, ont le sens de
l’humour. On a également une majorité importante de gens dans la
classe moyenne inférieure, des professeurs de yoga, des artisans-
boulangers, des conseillers en jardinage, des théoriciens qui
utilisent des tableurs, des professeurs de danse et des accordeurs de
pianos. Prenez le pourcentage de chaque tranche de revenus ou de
richesse (notez que l’inégalité des revenus est plus uniforme que
celle des richesses). L’ergodicité parfaite signifie que chacun d’entre
nous, s’il était éternel, passerait un certain temps dans les
conditions économiques de l’intégralité de la coupe transversale :
sur un siècle, par exemple, soixante ans en moyenne dans la classe
moyenne inférieure, dix ans dans la classe moyenne supérieure,
vingt ans dans la catégorie des cols bleus, et peut-être une seule
année dans celle des 1 58.
Le contraire exact de l’ergodicité parfaite est un état d’absorption.
Le mot « absorption » est emprunté à la terminologie des particules
qui, quand elles se heurtent à un obstacle, sont absorbées ou
adhèrent à celui-ci. Une barrière absorbante est semblable à un
piège : une fois dedans, on ne peut plus en sortir, que ce soit une
bonne chose ou non. Une personne s’enrichit d’une façon ou d’une
autre, puis, une fois « arrivée », comme on dit, elle reste riche. Et si
quelqu’un entre dans la classe moyenne inférieure (alors qu’il vient
d’une couche sociale supérieure), il n’aura jamais la possibilité d’en
sortir et de s’enrichir ‒ si tant est qu’il le veuille, bien sûr ; son
ressentiment à l’égard des riches sera donc justifié. On remarquera
que quand l’État joue un rôle important, la mobilité descendante des
gens qui occupent le sommet est généralement faible ‒ dans des
pays tels que la France, l’État est clément avec les grandes
entreprises et protège leurs cadres et leurs actionnaires afin qu’ils
ne connaissent pas cette mobilité descendante ; il encourage même
leur ascension.
Et « pas de descente » pour les uns, signifie « pas de montée » pour
les autres.
Le « pikettisme » et la révolte de la classe
des mandarins59
Il existe une catégorie sociale qu’on appelle les mandarins, d’après
le titre des mémoires fictifs de Simone de Beauvoir qui l’emprunta
au nom qu’on donnait aux érudits sous la dynastie Ming, lesquels le
donnèrent à la langue chinoise, le mandarin. Nous avons toujours
su que cette classe sociale existait mais nous n’avons pris conscience
de son importance ‒ et de son caractère pernicieux ‒ qu’en
observant les réactions de ses membres aux travaux de l’économiste
français Thomas Piketty.
À la suite de Karl Marx, Piketty a écrit un livre ambitieux sur le
capital. Mon éditrice aux Belles Lettres me l’a o ert quand il
n’existait encore qu’en français (et qu’il était inconnu hors de
France) parce que je trouve louable de publier sous forme de livre la
version originale de ses travaux non mathématiques dans le
domaine des sciences sociales. Cet ouvrage, Le Capital au XXIe siècle,
dénonce avec véhémence la montée alarmante des inégalités,
accompagnant ce propos d’une théorie sur la raison pour laquelle le
capital a tendance à générer trop de revenus par rapport au travail
salarié, et sur la façon dont, faute de redistribution et de
réappropriation des richesses, le monde pourrait s’e ondrer. La
théorie de Piketty sur l’augmentation des revenus du capital par
rapport au travail salarié est clairement erronée, comme le sait
quiconque a été témoin de la montée de ce qu’on appelle
« l’économie du savoir » (ou qui a eu des investissements en
général).
De toute évidence, quand on dit que l’inégalité a changé de l’année
un à l’année deux, on est tenu de montrer que ceux qui se trouvent
au sommet sont les mêmes ‒ ce que Piketty ne fait pas (n’oubliez pas
qu’il est économiste et qu’il a des problèmes avec les choses qui
changent). Mais ce n’est pas tout. Nous nous sommes rapidement
aperçus que, non content de tirer des conclusions de mesures
statiques de l’inégalité, les méthodes qu’il utilisait étaient erronées :
les outils auxquels il recourait n’étaient pas adaptés à ce qu’il
prétendait démontrer sur l’augmentation de l’inégalité. Il manquait
de rigueur mathématique. J’ai rapidement écrit deux articles (l’un en
collaboration avec Raphael Douady, l’autre avec Andrea Fontanari
et Pasquale Cirillo, publiés dans la revue Physica A : Statistical
Mechanics and its Applications) sur la mesure de l’inégalité consistant,
par exemple, à prendre possession des 1 supérieur et à suivre ses
variations. Le hic est que si l’on prend l’inégalité ainsi mesurée dans
l’ensemble de l’Europe, elle sera plus élevée que l’inégalité moyenne
dans les pays qui la composent ; la gravité de cette tendance
augmente en présence de processus qui génèrent un niveau élevé
d’inégalité. Au final, ces articles comportaient assez de théorèmes et
de preuves pour constituer des travaux aussi solides qu’il est
possible d’en trouver dans le domaine scientifique ; bien que ce ne
ût pas nécessaire, j’ai tenu à mettre ces résultats sous forme de
théorème parce que personne ne peut contester un théorème
formellement prouvé sans remettre en question sa propre
compréhension des mathématiques.
Si l’on ignorait l’existence de ces erreurs, c’est parce que les
économistes qui travaillaient sur l’inégalité… ne savaient pas ce que
c’est. L’inégalité est la disproportion du rôle de la queue de
distribution ‒ les riches se trouvent dans les queues de
distribution60. Plus le système est inégal, plus l’e et « le gagnant
rafle la mise » est important, plus on s’éloigne des méthodes du
Médiocristan à queues minces auxquelles les économistes ont été
formés. Le processus de richesse est dominé par l’e et « le gagnant
rafle la mise ». Toute forme de contrôle de ce processus ‒
généralement initié par les bureaucrates ‒ tend à enfermer les
privilégiés dans leur situation d’« ayant droit ». La solution consiste
donc à permettre au système de détruire les forts, et c’est aux États-
Unis que cela fonctionne le mieux.
Il y avait toutefois beaucoup, beaucoup plus grave qu’un
universitaire qui se fourvoie.
Le problème, ce n’est jamais le problème ; c’est la manière dont on
le gère. Pire que les erreurs de Piketty, il y eut la découverte de la
manière dont fonctionnait la classe des mandarins. Les « preuves »
de l’augmentation de l’inégalité suscitèrent chez ses membres un
émoi tellement prématuré que leur comportement eut le même e et
que de fausses nouvelles. En fait, c’était bel et bien de fausses
nouvelles. Les économistes furent tellement enthousiasmés qu’ils
portèrent aux nues l’« érudition » de Piketty parce qu’il parlait de
Balzac et de Jane Austen, ce qui revient à qualifier admirativement
d’haltérophile quelqu’un qu’on a vu traverser le terminal B en
portant un attaché-case. Et ils ignorèrent royalement mes résultats
(et quand ce ne fut pas le cas, ce fut pour déclarer que j’étais
« arrogant » ‒ pour rappel, la stratégie consistant à recourir aux
mathématiques formelles permet d’empêcher qu’on vous reproche
de vous tromper ; ils eurent recours au terme « arrogant », ce qui est
une forme de compliment scientifique). Même Paul Krugman
(économiste actuellement célèbre et intellectuel connu du grand
public) avait écrit : « Si vous croyez avoir trouvé une faille évidente,
)
empirique ou logique, chez Piketty, vous devez vous fourvoyer
complètement. Il a fait ses devoirs ! » Quand je le rencontrai et lui
montrai les faiblesses du travail de Piketty, il les éluda ‒ sans
nécessairement penser à mal, mais très probablement, et de son
propre aveu d’ailleurs, parce que les probabilités et les analyses
combinatoires lui échappaient.
Songez maintenant que des types comme Krugman et Piketty
n’ont pas de problèmes dans l’existence ‒ la réduction des inégalités
leur permet de gravir l’échelle de la vie. À moins que le système
universitaire ou l’État français ne fassent faillite, ils continueront à
toucher leur salaire. Le type ruisselant de chaînes en or que vous
venez de voir dans ce restaurant de steak-frites risque de finir un
jour ou l’autre à la soupe populaire ‒ mais pas eux ; de même que
ceux qui vivent par l’épée périront par l’épée, ceux qui gagnent leur
subsistance en prenant des risques la perdront en prenant des
risques61.
Si l’on a fait tout un plat de Piketty aux États-Unis, c’est parce que
l’enthousiasme général qui a accueilli son livre était représentatif
du comportement de cette catégorie de gens qui adorent théoriser et
s’engager dans une fausse solidarité avec les opprimés tout en
consolidant leurs privilèges.
Les cordonniers jalousent les cordonniers
Si les gens du grand public ne sont pas aussi acrimonieux que les
« intellectuels » et les bureaucrates, c’est parce que la jalousie ne
voyage pas aussi loin, ou ne traverse pas autant de classes sociales.
La jalousie n’émane pas toujours des classes pauvres, préoccupées
par l’amélioration de leur situation, mais des classes cléricales. En
deux mots, il semble que ce soit les professeurs d’université (qui
sont « arrivés ») et les gens dont les revenus sont toujours stables
parce qu’ils sont titulaires de leur poste ‒ un poste gouvernemental
ou universitaire ‒ qui ont massivement souscrit aux propos de
Piketty. Les conversations auxquelles j’ai pris part m’ont convaincu
que ceux qui se comparent aux gens plus riches qu’eux souhaitent
ardemment les déposséder. Comme dans tous les mouvements
communistes, les premiers à adhérer à ces discours sont souvent la
bourgeoisie ou la classe des employés de bureau.
Dans sa Rhétorique, Aristote postule que l’envie est une chose qu’on
a plus de chances de rencontrer chez ses pairs : les classes
inférieures vont plus facilement envier leurs cousins ou les classes
moyennes que les très riches. Et l’expression « Nul n’est prophète en
son pays », qui fait de l’envie un sentiment géographique, provient
en fait de ce passage dans la Rhétorique. Aristote lui-même exploitait
la formule d’Hésiode : « Le cordonnier envie le cordonnier, le
charpentier envie le charpentier. » Plus tard, La Bruyère écrira que
la jalousie se rencontre « dans les personnes du même art, de même
talent et de même condition »62.
Nous doutons donc que, contrairement à Michèle Lamont, Piketty
ait pris la peine de demander aux cols bleus français ce qu’ils
voulaient. Nous sommes certains qu’ils demanderaient une bière de
meilleure qualité, un lave-vaisselle neuf, un train plus rapide pour
leurs allers-retours quotidiens au travail, et non de précipiter la
chute de quelque riche homme d’a aires qu’ils ne voient pas. Mais,
là encore, on peut formuler des questions et, comme avant la
Révolution française, assimiler le fait de s’enrichir à du vol, auquel
cas la classe des cols bleus exigerait une fois de plus que l’on fasse
tomber des têtes63.
Inégalité, richesse et socialisation verticale
Si les intellectuels se préoccupent à l’excès de l’inégalité, c’est
parce qu’ils ont tendance à se voir en termes de hiérarchie et qu’ils
croient que les autres font de même. Qui plus est, dans les
universités « compétitives », toutes les discussions tournent autour
de la hiérarchie ‒ à un point quasiment pathologique. Dans la vraie
vie, la plupart des gens n’en ont pas grand-chose à faire.
Dans un passé plus rural, la jalousie était assez contrôlée ; les
riches n’étaient pas aussi exposés à leurs congénères. Ils n’étaient
pas soumis à la pression de devoir faire aussi bien que d’autres
riches et de soutenir leur concurrence. Ils restaient dans le
périmètre de leur région, entourés de gens qui dépendaient d’eux ‒
un seigneur sur ses terres, par exemple. Si l’on excepte la saison
qu’ils passaient de temps à autre dans les villes, leur vie sociale était
très verticale. Leurs enfants jouaient avec ceux de leurs
domestiques.
C’est dans les environnements urbains commerciaux qu’ils
côtoyaient des membres de leur classe sociale. Puis, au fil du temps,
avec l’essor de l’industrie, les riches commencèrent à se déplacer
vers les villes ou les banlieues, entourés d’autres personnes de
même condition qu’eux ‒ mais pas tant que cela. Ils durent par
conséquent faire aussi bien que leurs congénères, pris dans une
course e rénée à la réussite sociale.
Pour une personne riche coupée d’un contact social vertical avec
les pauvres, ceux-ci deviennent une chose complètement théorique,
une simple mention dans un manuel scolaire. L’intelligentsia se sent
donc en droit de traiter les pauvres comme une construction, celle
qu’elle a créée. Et elle sait ce qui est bon pour eux.
Empathie et homophilie
Souvenez-vous du problème d’échelle que nous avons vu
précédemment, avec l’idée que les règles morales auxquelles on se
conforme ne sont pas universelles, mais varient selon que la
personne est ou non « Suisse », c’est-à-dire étrangère.
La même chose s’applique à l’empathie (le contraire de la jalousie).
On constate que les gens éprouvent plus de compassion pour les
membres de leur classe sociale. Ainsi, la grande bourgeoisie avait
coutume de venir en aide aux personnes issues de familles ruinées
en les engageant comme « intendants » ou dames de compagnie.
Une telle protection au sein du groupe a l’avantage d’une auto-
assurance ‒ quelque chose qui ne peut fonctionner que parmi un
nombre limité de personnes et ne peut être universellement
appliqué : « Tu prends soin de ma progéniture si elle est ruinée, et je
prendrai soin de la tienne. »
Les données…, tu parles !
Autre leçon à tirer de l’ambitieux pavé de Piketty : il est bourré de
tableaux et de graphiques. Oui, il y a bel et bien une leçon à tirer de
cela : ce que nous apprennent ceux qui travaillent dans le monde
réel, c’est que « données » n’est pas forcément synonyme de
« rigueur ». Si, en tant que spécialiste du raisonnement probabiliste,
je n’ai pas inclus certaines données dans Le Cygne Noir, c’est
notamment parce qu’il me semble que les gens saturent leur propos
de chi res et de tableaux lorsque leur argumentation manque de
solidité ou de logique. De plus, ils confondent empirisme avec flot
de données. Quand on avance une chose à raison, quelques données
sont nécessaires pour étayer son propos, surtout quand il s’agit
d’empirisme infirmatoire ou de contre-exemples pour établir des
règles : un seul point su t pour démontrer que les Cygnes Noirs
existent.
Quand les traders réalisent des bénéfices, leurs communications
sont brèves ; quand ils perdent, ils vous submergent de détails, de
théories et de graphiques.
Probabilité, statistiques et science des données sont
essentiellement de la logique alimentée par des observations ‒ et
par l’absence d’observations. Pour quantité de contextes, les points
de données pertinents sont ceux qui se trouvent aux extrêmes.
Ceux-ci sont rares par définition ; et il su t de se concentrer sur ces
points rares mais importants pour se faire une idée de la situation.
Si l’on veut montrer que la fortune d’une personne excède 10
millions de dollars, par exemple, il su t de montrer les 50 millions
de dollars dont elle dispose sur son compte de courtage, sans
dresser en plus la liste de tous ses meubles, y compris le tableau à
500 dollars qui décore son bureau et toutes les petites cuillères en
argent que l’on trouve dans son o ce. Ainsi savons-nous avec
l’expérience qu’un pavé comportant des tonnes de graphiques et de
tableaux destinés à démontrer quelque chose était quelque peu
suspect, voire inquiétant. Cela signifie qu’il y a un manque de
discernement quelque part ! Mais aux yeux du grand public et des
néophytes en matière de statistiques, ces tableaux apparaissent
convaincants ‒ un autre moyen de substituer le complexe au vrai.
Le journaliste scientifique Steven Pinker, par exemple, s’est livré à
ce tour de passe-passe dans son livre, The Better Angels of Our
Nature64, où il a rme que la violence décline dans l’histoire
moderne de l’humanité et attribue ce déclin aux institutions
modernes. Quand mon collaborateur Pasquale Cirillo et moi-même
avons entrepris d’examiner ses « données » à la loupe, nous avons
découvert que, soit Pinker ne comprenait pas ses propres chi res
(ce qui était e ectivement le cas), soit il avait un récit en tête et ne
cessait d’ajouter des graphiques et autres tableaux sans avoir
conscience que les statistiques ne sont pas une question de données
mais de discernement, de rigueur et de vigilance pour ne pas être
dupe du hasard ‒ mais peu importe, cet ouvrage a pendant un
temps impressionné le grand public des collègues IENI.
Éthique de la fonction publique
Terminons cette discussion en traitant d’une injustice pire que
l’inégalité : le spectacle pénible de ceux qui se replient dans les
coulisses ‒ de tous ces gens qui ne prennent pas de risques et
s’enrichissent grâce à la fonction publique.
Quand Barack Obama, en quittant ses fonctions, a accepté d’écrire
ses Mémoires pour 40 millions de dollars, beaucoup s’en sont
indignés. Par ailleurs, ses soutiens, les étatistes qui le défendaient,
étaient critiques à l’égard des personnes du monde des a aires
recrutées par son successeur pour participer au nouveau
gouvernement. Pour eux, l’argent était synonyme de cupidité ‒
mais, de manière tout à fait illogique, ceux qui en gagnaient
autrement qu’en faisant du commerce ne participaient pas de cette
cupidité. J’ai eu beaucoup de mal à faire entendre aux gens que
quelqu’un de riche en poste dans la fonction publique n’était pas du
tout la même chose qu’un individu issu du grand public qui
s’enrichissait ‒ là encore, c’est la dynamique, l’évolution de la
situation qui compte.
Les riches dans la fonction publique ont fait et continuent de faire
la preuve qu’ils ne sont pas totalement incompétents ‒ la réussite
peut être le fruit du hasard, bien sûr, mais nous constatons que la
personne présente une certaine compétence dans la vraie vie, nous
avons quelque preuve qu’elle s’est colletée à la réalité ‒ la condition
étant, naturellement, que sa peau ait été en jeu ‒ et il est préférable
que cette personne ait éprouvé les sentiments liés à un revers de
fortune, qu’elle ait vécu au moins une fois la perte d’une partie de sa
fortune et l’angoisse qui en découle.
Comme d’habitude, il y a ici une part d’éthique et une part
d’e cacité.
Il est totalement immoral de se servir de la fonction publique à des fins
d’enrichissement.
Une bonne règle pour la société serait d’obliger ceux qui
démarrent dans la fonction publique à promettre de ne jamais
gagner plus qu’une somme bien précise dans le secteur privé s’ils y
travaillent ensuite ; le reste devrait aller au contribuable. Cela
garantirait la sincérité des personnes qui travaillent dans les
secteurs où les salariés sont censés être sous-payés parce qu’être au
service de la société leur apporte une gratification personnelle. Cela
prouverait qu’ils ne travaillent pas dans le secteur public par pure
stratégie d’avenir ; on ne devient pas prêtre jésuite simplement
parce que cela peut permettre de se faire embaucher par la suite
chez Goldman Sachs si l’on retourne un jour à l’état laïc ‒ étant
donné l’érudition et la maîtrise magistrale de la casuistique
généralement associées à la Compagnie de Jésus.
Actuellement, la plupart des fonctionnaires tendent à rester dans
la fonction publique ‒ à l’exception de ceux qui travaillent dans des
secteurs délicats contrôlés par l’industrie : l’agroalimentaire, la
finance, l’aérospatiale, tout secteur lié à l’Arabie Saoudite…
Un fonctionnaire peut établir des règles favorables à une industrie
comme celle du secteur bancaire ‒ puis s’en aller chez J. P. Morgan
et récupérer un multiple de la di érence entre son salaire actuel et
le taux du marché. (Les régulateurs, vous vous en souvenez peut-
être, ont intérêt à créer des règles aussi complexes que possibles afin
que leur expertise puisse se monnayer plus cher par la suite).
La fonction publique implique donc un pot-de-vin implicite : vous
servez l’industrie, mettons Monsanto, et elle prend soin de vous
plus tard. Et elle ne le fait pas par sens de l’honneur : simplement, il
faut faire perdurer ce système et encourager le nouveau venu à
respecter les règles. L’ancien secrétaire au Trésor Tim Geithner,
IENI doublé d’un adepte du népotisme ‒ avec qui je partage le
barbier calabrais du Prologue ‒ a été ouvertement récompensé par
l’industrie qu’il a contribué à renflouer. Il a aidé les banques à
obtenir des plans de sauvetage financier, leur a permis de se servir
largement dans le plus grand vivier de primes de l’histoire ‒ et ce,
après la crise, en 2010 (c’est-à-dire avec l’argent du contribuable),
avant de décrocher un poste payé plusieurs millions de dollars dans
une institution financière en récompense de ses bons et loyaux
services.
La suite
Il existe une dépendance perfide au domaine d’expertise :
pourquoi l’électricien, le dentiste, le spécialiste des verbes
irréguliers portugais, l’assistant en coloscopie et le géomètre
algébriques sont des experts (avec plus ou moins certaines
di érences locales), alors que le journaliste, le bureaucrate au
Département d’État, le psychologue clinicien et le macro-
économiste n’en sont pas. Ce qui nous permet de répondre aux
questions suivantes : qui est le véritable expert ? Qui décide qui est
expert et qui ne l’est pas ? Où est le méta-expert ?
L’expert, c’est le temps. Ou plutôt, comme nous allons le voir
maintenant, l’impitoyable et caractériel Lindy.
54. Trad. fr. : La Dignité des travailleurs. Exclusion, race, classe et immigration en France et aux
États-Unis, Paris, Presse de Sciences Po, 2002.
55. Une législation complexe permet aux anciens employés gouvernementaux de
trouver un travail en aidant les sociétés à s’y retrouver dans les lois qu’ils ont eux-
mêmes créées.
56. 39 des Américains se classeront pendant un an parmi les 5 des revenus les
plus élevés, 56 parmi les 10 , et 73 resteront un an parmi les 20 de cette
catégorie de revenus.
57. Ou, en termes plus mathématiques : l’égalité dynamique suppose la chaîne de
Markov, sans les états absorbants.
58. Précision technique (pour les pinailleurs) : ce que nous pouvons qualifier
d’ergodicité imparfaite, en l’occurrence, signifie que chacun de nous à des probabilités
ergodiques à long terme qui varient quelque peu entre les individus : la probabilité que
vous finissiez dans la catégorie des 1 peut être plus élevée que la mienne ; néanmoins,
aucune situation n’aura de probabilité de 0 pour moi, et aucune n’aura de probabilité de
transition de 1 pour vous.
Autre précision technique pour les pinailleurs : le voile d’ignorance de Rawls, dont
nous parlons dans Le Hasard sauvage, suppose qu’une société juste est celle pour laquelle
on opterait s’il s’agissait d’un genre de loterie. Ici, nous allons plus loin et traitons d’une
structure dynamique, en d’autres termes de la façon dont une société évoluerait, car elle
ne restera évidemment pas statique.
59. Ce paragraphe est technique et peut être sauté par ceux qui savent déjà que les
universitaires spécialisés en économie sont bidons (ou qui n’ont pas besoin qu’on les en
convainque).
60. Le type de distribution ‒ dite « à queue épaisse » ‒ associé à l’inégalité rend les
analyses beaucoup, beaucoup plus délicates, et j’en avait fait ma spécialité. Au
Médiocristan, les changements qui surviennent au fil du temps résultent des
contributions collectives du centre, du milieu. En Extrêmistan, ces changements
viennent des queues. Désolé si cela ne vous plaît pas, mais ce sont des résultats
mathématiques.
61. Si le processus se caractérise par des queues de distribution épaisses, la richesse
est générée au sommet, ce qui signifie que des augmentations de richesse conduisent à
des augmentations de l’inégalité mesurée. Au sein de la population, la création de
richesse est une suite de petits paris sur la probabilité. Il est donc naturel que le bassin
de richesse (mesuré en années de dépenses, comme le fait Piketty) augmente avec la
richesse. Prenez 100 personnes, pour une queue qui correspond à notre mesure, la
richesse additionnelle devrait émaner d’une personne, alors que les 50 personnes
restantes du bas de l’échelle n’y contribueraient en rien. Ce n’est pas un bénéfice à
somme nulle : éliminez cette personne, et il n’y aura quasiment pas d’augmentation de
la richesse. En fait, le reste des gens bénéficient déjà de la contribution de la minorité.
62. Note plus technique (qui peut être sautée).
L’argument suivant se défend : si l’on envisage le problème d’un point de vue
dynamique et non statique, l’impôt sur la fortune favorise le salarié au détriment de
l’entrepreneur.
63. Voyez ce qui s’est passé avec le scandale des dépenses des membres du Parlement
britannique ; ceux-ci se faisaient o rir des postes de télévisions et des lave-vaisselle,
articles que le public pouvait parfaitement se représenter. Les parlementaires ont
objecté que ce n’était pas comme s’ils avaient volé 1 million en actions, mais je me suis
dit que c’était précisément pour cela que les gens n’étaient pas d’accord ; ils
comprennent très bien ce qu’est une télé, pas ce que sont les actions.
64. Trad. fr. : La part d’ange en nous, Paris, Les Arènes, 2017.
CHAPITRE 8
UN EXPERT NOMMÉ LINDY
Lindy est le seul et unique expert ‒ Ne mangez pas
leur cheesecake ‒ Les méta-experts jugés par les méta-méta-experts ‒ Prostituées, non
prostituées, et amateurs.
Lindy est un traiteur new-yorkais, aujourd’hui un piège à
touristes, qui attribue fièrement sa célébrité à son cheesecake, mais
est en fait connu pour les cinquante et quelques années
d’interprétation par des médecins et des mathématiciens de
l’heuristique qui s’y est développée. Les acteurs qui y traînaient,
échangeant des ragots sur d’autres acteurs, ont découvert que les
spectacles de Broadway qui duraient, mettons 100 jours, avaient
une espérance de vie de 100 jours supplémentaires. Et ceux qui
duraient 200 jours, de 200 jours supplémentaires. Cette heuristique
est devenue célèbre sous le nom d’« e et Lindy ».
Que le lecteur me permette une mise en garde : alors que l’e et
Lindy est une des heuristiques les plus utiles, robustes et
universelles que je connaisse, le cheesecake du même nom est…
nettement moins exceptionnel. En vertu de l’e et Lindy, il y a des
chances que ce traiteur ne survive pas.
Il y avait eu toute une flopée de modèles mathématiques qui
collaient peu ou prou ‒ mais pas vraiment quand même ‒ jusqu’à ce
que votre serviteur se dise que le meilleur moyen de comprendre
l’e et Lindy était de recourir à la théorie de la fragilité et de
l’antifragilité. De fait, la théorie de la fragilité mène directement à
l’e et Lindy. Simplement, mes collaborateurs et moi-même
sommes parvenus à définir la fragilité comme une sensibilité au
désordre : tandis que j’écris ces lignes, le hibou en porcelaine posé
devant moi veut la tranquillité. Il n’aime pas les chocs, le désordre,
les variations, les tremblements de terre, être maltraité par des gens
de ménage phobiques de la poussière, voyager dans une valise
transitant par le Terminal 5 de l’aéroport d’Heathrow, et se faire
bombarder par des milices islamistes financées par la Barbarie
Saoudite. De toute évidence, il ne tire aucun avantage des
événements aléatoires et, plus généralement, du désordre. (Plus
techniquement, étant fragile, sa réaction aux facteurs de stress est
nécessairement non linéaire : jusqu’à son point de rupture, les chocs
d’intensité plus importante l’a ectent considérablement plus que
les chocs plus faibles).
Le temps équivaut fondamentalement au désordre, et la résistance
aux ravages du temps, c’est-à-dire ce que l’on appelle
pompeusement la survie, est la capacité de gérer le désordre.
Est fragile ce qui a une réaction asymétrique à la volatilité et à d’autres
facteurs de stress, c’est-à-dire ce qui en retirera plus de mal que de bien.
En termes de probabilité, la volatilité et le temps sont une seule et
même chose. L’idée de fragilité a contribué à conférer une rigueur à
l’idée que le temps est le seul véritable juge des choses ‒ par
« choses », on entend les idées, les gens, les productions
intellectuelles, les modèles de voitures, les théories scientifiques, les
livres, etc. On ne peut pas duper Lindy : les livres du genre de ceux
de l’éditorialiste du New York Times actuellement en vogue peuvent,
au moment de leur publication, faire l’objet d’une
hypermédiatisation, fabriquée ou spontanée, mais leur espérance
de vie est généralement inférieure à celle du cancer du pancréas,
cinq ans.
Qui est le « véritable » expert ?
Dans les faits, Lindy répond aux méta-questions millénaires
suivantes : qui jugera l’expert ? Qui gardera le garde ? Qui jugera les
juges ? Quis custodiet ipsos custodes ? Eh bien, la survie s’en chargera.
Car l’action du temps passe nécessairement par le fait de mettre sa
peau en jeu. Les choses qui ont survécu au temps nous disent
implicitement ex post qu’elles possèdent une certaine robustesse ‒ à
condition qu’elles aient été exposées à des préjudices. Car sans jouer
sa peau à travers une confrontation à la réalité, le mécanisme de
fragilité est perturbé : des choses peuvent survivre sans raison
pendant un moment, dans une certaine mesure, puis finir par
s’e ondrer en provoquant nombre de dégâts collatéraux.
Quelques détails supplémentaires ‒ pour ceux qui s’intéressent
aux choses complexes, l’e et Lindy a été abordé en détail dans
Antifragile. Les choses ont deux façons de traiter le temps.
Premièrement, il y a le vieillissement et le caractère périssable : les
choses meurent parce qu’elles ont probablement une horloge
biologique, ce que l’on appelle la sénescence. Deuxièmement, il y a
le hasard, le taux d’accidents. Ce à quoi l’on assiste dans la vie
physique est un mélange des deux : quand on est vieux et fragile, on
ne gère pas très bien les accidents. Ceux-ci ne sont pas
nécessairement externes, comme tomber d’une échelle ou se faire
attaquer par un ours ; ils peuvent aussi être internes, provoqués par
un dysfonctionnement des organes ou de la circulation. D’un autre
côté, les animaux qui ne vieillissent pas vraiment, comme les
tortues et les crocodiles, par exemple, semblent avoir une espérance
de vie qui reste constante pendant longtemps. Si un crocodile de 20
ans a 40 ans de plus à vivre (en raison des dangers de son habitat),
un crocodile de 40 ans aura également autour de 40 ans à vivre.
Utilisons un raccourci « est Lindy ce qui… », « Lindyfuge » ou
« Lindy-compatible », pour démontrer quelque chose qui semble
appartenir à la catégorie des choses qui se sont avérées posséder la
propriété suivante :
Est Lindy ce qui vieillit à rebours, c’est-à-dire ce dont l’espérance de vie
augmente avec le temps, à condition de survivre.
Seul ce qui est impérissable peut être Lindy. Les idées, les livres,
les technologies, les procédures, les institutions, les systèmes
politiques, ne sont pas intrinsèquement sujets au vieillissement et à
la périssabilité. Un exemplaire physique de Guerre et Paix peut vieillir
(surtout quand l’éditeur rogne sur les dépenses pour économiser 20
centimes sur le papier d’un livre qui coûte 50 dollars) ; le livre lui-
même en tant qu’idée ne vieillit pas.
Notez qu’avec l’e et Lindy, il n’y a plus d’expert définitif et l’on n’a
pas besoin de méta-experts pour juger l’expertise d’experts qui se
trouvent un échelon plus bas qu’eux dans la hiérarchie. On résout le
problème des « tortues jusqu’en bas »65. L’expert, c’est la fragilité, et
donc le temps et la survie.
Le Lindy des Lindy
L’idée d’e et Lindy est elle-même « Lindyfuge ». Il y a plus de deux
mille cinq cents ans, Périandre, penseur présocratique et tyran de
Corinthe, écrivit la chose suivante : « Vos lois doivent être
anciennes, mais votre nourriture fraîche. »
De même, Alphonse X de Castille, surnommé El Sabio, « le Sage »,
avait une devise : « Faites brûler les vieilles bûches. Buvez du vin
vieux. Lisez de vieux livres. Gardez vos vieux amis. »
Tom Holland, historien perspicace qui n’est fort heureusement pas
un universitaire, a écrit : « Ce que j’admire le plus chez les Romains,
c’est le mépris absolu qu’ils pouvaient avoir pour le culte de la
jeunesse. » Et aussi : « Les Romains jugeaient leur système politique
en se demandant, non s’il avait un sens, mais s’il fonctionnait », ce
qui explique que, dans mes dédicaces, j’aie qualifié Ron Paul de
« Romain parmi les Grecs ».
A-t-on besoin d’un juge ?
Comme nous l’avons mentionné dans la partie 3 du Prologue,
pendant la plus grande partie de ma « carrière universitaire », si je
puis dire, je n’ai jamais enseigné plus d’un trimestre à chaque fois.
Un trimestre su t quand on veut trouver un endroit où aller,
surtout quand il pleut à New York, sans s’impliquer
émotionnellement auprès d’un groupe de personnes et perdre son
indépendance intellectuelle. Cependant, un responsable de
département (qui s’est fait renvoyer depuis) était venu me trouver
pour me donner l’avertissement suivant : « En tant qu’homme
d’a aires et qu’auteur, vous êtes jugé par d’autres hommes
d’a aires et d’autres auteurs ; ici, en tant qu’universitaire, vous êtes
jugé par d’autres universitaires. La vie consiste à évaluer ses pairs. »
Il me fallut un certain temps pour surmonter mon dégoût ‒ je ne
comprends pas encore tout à fait la manière de fonctionner de ceux
qui ne prennent pas de risques ; en fait, ils ne se rendent pas compte
que les autres ne sont pas comme eux, ni de ce qui motive les gens
dans le monde réel. Les hommes d’a aires sont des preneurs de
risques qui ne sont pas soumis au jugement d’autres hommes
d’a aires, uniquement à celui de leur comptable personnel ‒ à
moins d’être des péones dans la hiérarchie dans laquelle ils
s’inscrivent, le genre de domestiques qui sont jugés par leur maître,
et dont nous reparlerons ultérieurement. Les hommes d’a aires
doivent seulement éviter d’avoir un bilan bien étayé d’infractions à
la morale. De plus, non seulement on ne veut pas de l’approbation
de ses pairs, mais on rechercherait même leur désapprobation
(excepté sur les problèmes d’éthique) ; un jour, un vieux trader à la
corbeille a partagé avec moi un sage précepte :
« Si les gens ici vous apprécient, c’est que vous faites quelque
chose de mal. »
De plus :
On peut définir une personne libre, précisément, comme quelqu’un dont le
sort ne dépend pas essentiellement ou directement du jugement de ses pairs.
En tant qu’essayiste, je ne suis pas jugé par d’autres écrivains,
éditeurs et critiques littéraires, mais par les lecteurs. Les lecteurs ?
Peut-être, mais attendez un instant… pas les lecteurs d’aujourd’hui.
Seulement ceux de demain et d’après-demain. Ainsi, mon seul
véritable juge est le temps, et donc les lecteurs futurs ; c’est la
stabilité et la robustesse du lectorat qui comptent. Le lecteur
sensible à la mode, qui ne lit que le tout dernier ouvrage chroniqué
dans le New York Times ne m’intéresse pas. Et, en tant que preneur de
risques, seul le temps compte pour moi ‒ car je pourrais duper mon
comptable avec des revenus stables comportant beaucoup de
risques cachés, mais le temps finirait par les révéler.
Voir ses écrits faire l’objet d’une critique ou être jugés par les autres ne compte
que si et seulement si l’on est soumis au jugement des autres dans le futur ‒ et
pas seulement le présent.
Et :
Plus généralement, une personne libre n’a pas besoin de gagner un débat ‒
seulement de gagner66.
Thé avec la reine
Mes pairs se décernent des honneurs, des adhésions à des
académies, des Nobel, des invitations à Davos et autres événements,
des thés avec la reine, des invitations de gens riches qui font étalage
de leurs relations en organisant des cocktails où l’on ne croise que
des célébrités. Croyez-moi, la vie de certains riches tourne
exclusivement autour de ce genre de choses. En général, ils
a rment essayer de sauver le monde, la planète, les enfants, les
montagnes, les déserts ‒ tous les ingrédients de la vertu di usée
tous azimuts. Mais il est évident qu’ils n’ont aucune influence sur
Lindy ‒ en fait, c’est le contraire. Si l’on passe son temps à essayer
d’impressionner les autres au « 21 Club » à New York, il y a
probablement quelque chose qui ne tourne pas rond chez soi.
Nos pairs sont des collaborateurs précieux, pas des juges ultimes67.
Les institutions
En fait, il y a pire que le jugement de ses pairs ; la
bureaucratisation de l’activité créée une catégorie de nouveaux
juges : les administrateurs d’université, qui n’ont pas la moindre
idée de ce que fait telle ou telle personne si ce n’est via des signaux
extérieurs, deviennent de facto arbitres.
Ces arbitres ne se rendent pas compte que les publications
prestigieuses, décidées en circuit fermé par des critiques littéraires
qui se connaissent entre eux, ne sont pas « Lindy-compatibles » ‒
elles signifient seulement qu’un certain groupe de gens puissants
(pour le moment) apprécient votre travail.
La science dure est peut-être robuste vis-à-vis des pathologies ‒ et
encore. Regardons donc de plus près les très vulnérables sciences
sociales. Le seul juge d’un contributeur étant ses « pairs », il y a un
mécanisme de citations en boucle qui se met en place et qui peut
entraîner toutes sortes de pathologies. La macroéconomie, par
exemple, peut être une absurdité, puisqu’il est plus facile de dire des
macro-c… que des micro-c… (Étant donné le caractère abstrait des
e ets qu’elle aura sur la société, nul ne peut dire si une théorie
fonctionne vraiment.)
Si vous dites quelque chose de dingue, on vous cataloguera comme
dingue. Mais si vous rassemblez une vingtaine de personnes, par
exemple, qui fondent une académie et disent des choses dingues qui
sont acceptées par le groupe, cela devient de la « critique par ses
pairs », et vous pouvez créer un département universitaire.
Quand on ne l’en empêche pas, le milieu universitaire a tendance (parce que
sa peau n’est pas en jeu) à devenir une sorte de jeu rituel de publication
autoréférentiel.
Alors que tout cela tourne à l’épreuve sportive, Wittgenstein
a rmait le contraire : s’il y a bien une chose que la connaissance
n’est pas, c’est un concours sportif ‒ elle est même l’opposé : en
philosophie, le gagnant est celui qui finit le dernier, disait-il.
De plus :
Tout ce qui sent la compétition est une destruction de la connaissance.
Dans certains domaines comme les études de genre ou la
psychologie, le jeu de publication rituel coïncide de moins en moins
avec la véritable recherche, de par la nature même du problème de
l’agent, pour atteindre des divergences d’intérêt dignes de la mafia :
les chercheurs suivent leur propre chemin qui ne concorde pas avec
celui pour lequel les paient leurs clients, c’est-à-dire la société et les
étudiants. L’opacité de leur domaine pour les non-initiés leur
permet de maintenir les gens à distance. Dans le jargon
universitaire, connaître « l’économie » ne signifie pas connaître
quoi que ce soit de l’économie en tant qu’activité bien réelle, mais
connaître ses théories, qui sont pour la plupart des c…, produites
par les économistes. Et les cours universitaires, dont le financement
oblige des parents qui travaillent dur à économiser pendant des
décennies, ont vite fait de dégénérer en mode ; vous travaillez dur
pour que vos enfants assistent à des cours où on leur enseigne une
critique sexuelle de la mécanique quantique.
Il existe cependant une lueur d’espoir. De fait, les événements
récents montrent la façon dont le système fera faillite : les anciens
élèves (qui se trouvent avoir travaillé dans le monde réel)
commencent à réduire les fonds alloués à ces disciplines aussi
grotesques que fallacieuses (mais pas ceux alloués aux manières
grotesques d’aborder les disciplines traditionnelles). Après tout, il
se trouve qu’il faut bien payer les salaires des macro-économistes et
des « spécialistes » postcoloniaux des théories sexuelles. Et
l’enseignement universitaire doit a ronter la concurrence des
ateliers de formation professionnelle : il fut un temps où étudier les
théories postcoloniales pouvait permettre de décrocher un boulot
autre que chez MacDo ; ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Contre son propre intérêt
Les déclarations les plus convaincantes sont celles pour lesquelles
on a beaucoup à perdre, celles dans lesquelles on met au maximum
sa peau en jeu ; les moins convaincantes sont celles par lesquelles on
essaie manifestement (mais sans le savoir) d’améliorer son statut
sans apporter de contribution tangible (comme nous l’avons vu,
c’est le cas d’une grande majorité de travaux universitaires qui ne
disent rien et ne prennent aucun risque). Mais ce n’est pas une
fatalité. Il n’y a rien de mal à frimer ; c’est humain. Tant que la
substance est plus importante que le contenu de la frime, cela ne
pose pas de problème ; restez humain, prenez autant que vous
pouvez, à condition de donner plus que vous ne prenez.
On devrait accorder plus de poids à la recherche rigoureuse d’un auteur qui
contredit ses pairs, surtout si elle entraîne des coûts et porte préjudice à sa
réputation.
De plus :
Quelqu’un dont la présence publique est forte, qui est controversé et qui
prend des risques pour défendre ses opinions est moins susceptible de vendre
des c…68.
Mettre son âme en jeu, à nouveau
La « déprostitutionalisation » de la recherche peut se faire de la
manière suivante. Obligeons les gens qui veulent faire de la
« recherche » à le faire sur leur temps libre, c’est-à-dire à tirer leurs
revenus d’autres sources. Ce sacrifice est nécessaire. Cela semblera
peut-être absurde à nos contemporains endoctrinés, mais Antifragile
rend compte des contributions historiques colossales de chercheurs
non-professionnels, ou plutôt, de chercheurs qui ne sont pas
surfaits. Pour que leurs recherches soient authentiques, les
historiens devraient commencer par travailler comme tout le
monde le jour, ou du moins passer dix ans de leur vie comme
fabricant de lentilles, expert en brevets, mafieux, joueur
professionnel, postier, gardien de prison, médecin, chau eur de
limousine, membre d’une milice, employé de la Sécurité sociale,
avocat, fermier, chef cuisinier, serveur dans un restaurant haut de
gamme, pompier (ma suggestion préférée), gardien de phare, etc.
tout en construisant leurs propres idées.
C’est un mécanisme de filtrage, d’élimination des inepties. Nous
n’éprouvons aucune sympathie pour les chercheurs professionnels.
Pour ma part, j’ai passé les vingt-trois premières années de ma vie
professionnelle à exercer à plein temps un métier extrêmement
stressant et exigeant, tout en étudiant, en e ectuant des recherches
et en écrivant mes trois premiers livres la nuit ; cela a atténué
(supprimé, en fait) ma tolérance pour la recherche bidon.
(On entretient l’illusion que, de même que les hommes d’a aires
sont motivés et récompensés par les bénéfices qu’ils réalisent, les
scientifiques devraient être motivés et récompensés par les
honneurs et la reconnaissance dont on les gratifie. Mais cela ne
marche pas comme ça. Souvenez-vous que la science est un pouvoir
minoritaire : seule une poignée de gens l’exercent, les autres restent
dans les coulisses).
La science est sujette à l’e et Lindy
Nous avons dit précédemment que le fait de ne pas mettre sa peau
en jeu perturbait gravement le mécanisme de survie. Cela s’applique
aussi aux idées.
L’idée de falsification émise par Karl Popper est totalement
« Lindy-compatible » (en association avec le pouvoir de la minorité),
et ce, bien que Popper n’en ait manifestement pas connu la
dynamique et ne se soit pas non plus penché sur la dimension des
risques liée aux choses. Si la science fonctionne, malgré les
vendeurs de c… qui parlent de « méthode scientifique », ce n’est pas
parce qu’il existe une méthode digne de ce nom mise au point par
quelque polard isolé, ou quelque « norme » ayant passé avec succès
un test similaire à un examen oculaire, mais plutôt parce que les
idées scientifiques sont sujettes à l’e et Lindy, c’est-à-dire non
exposées à un étayage artificiel et sujettes à leur propre fragilité. Il
faut que les idées mettent leur peau en jeu. On sait qu’une idée
échouera si elle n’est pas utile, et qu’elle peut par conséquent être
vulnérable à la falsification du temps (et non au
« falsificationnisme » naïf, c’est-à-dire à celui de quelque directive
gouvernementale imprimée en noir et blanc). Plus une idée a
perduré sans être falsifiée, plus son espérance de vie future est
importante. De fait, si on lit le récit que Paul Feyerabend a fait de
l’histoire des découvertes scientifiques, on voit clairement qu’à
court terme, tout peut passer, mais cela ne résistera pas au test du
temps ; c’est manifestement inexorable.
Vous remarquerez, en l’occurrence, que je modifie l’idée de
Popper ; on peut remplacer « vraie » (ou plutôt, « pas fausse ») par
« utile », voire par « pas dangereuse » et même par « protégeant ses
utilisateurs ». Je divergerai donc de Popper dans les réflexions
suivantes : pour que les choses survivent, elles doivent
nécessairement bien se comporter en univers risqué, c’est-à-dire
être performantes quand il s’agit de ne pas mourir. En vertu de l’e et
Lindy, si une idée met sa peau en jeu, ce n’est pas le jeu de la vérité,
mais celui du préjudice. Une idée survit si c’est une bonne
gestionnaire de risques, c’est-à-dire si elle ne porte pas préjudice à
ceux qui la soutiennent mais qu’elle favorise en plus leur survie ‒
cela vaut aussi pour les superstitions qui ont traversé les siècles
parce qu’elles ont donné lieu à des mesures de protection. Plus
techniquement, il faut que cette idée soit convexe et atténue la
fragilité, d’une manière ou d’une autre.
Empirique ou théorique ?
Les universitaires divisent la recherche en deux catégories :
théorique et empirique. L’empirisme consiste à visualiser des
données sur un ordinateur pour essayer de trouver quelque chose de
significatif au plan statistique, ou à e ectuer des expériences en
laboratoire dans des conditions volontairement restreintes. Dans
certaines professions, on qualifie de « clinique » le fait de faire des
choses dans le monde réel ‒ ce qui n’est pas considéré comme
scientifique. Cette dimension clinique fait défaut à de nombreuses
disciplines.
En fait, en vertu de l’e et Lindy, la robustesse au temps, c’est-à-
dire faire des choses dans des conditions impliquant de prendre des
risques, a la survie pour seul critère de validité. Les choses
fonctionnent si 1o) ceux qui les ont faites ont pris des risques d’une
manière ou d’une autre ; et si 2o) ces choses ont réussi à traverser les
générations.
Ce qui m’amène à la grand-mère.
La grand-mère versus les chercheurs
Si une grand-mère ou un ancien vous donne un conseil, il y a 90
de chances qu’il marche. D’un autre côté, en partie à cause du
scientisme et de la prostitution académique, en partie parce que le
monde est dur, si vous lisez quelque chose qui a été écrit par des
psychologues et des comportementalistes, il y a des chances pour
que cela marche à 10 ‒ voire moins, sauf si la grand-mère et les
classiques ont déjà traité du sujet, auquel cas pourquoi aurait-on
besoin qu’un psychologue le revisite69 ? Cela peut paraître virulent,
mais découle directement de l’e et Lindy, en partie de mon
évaluation personnelle de l’importance statistique des résultats,
laquelle est sujette à un e et « hasard sauvage ». Songez que, lors
d’une tentative récente pour reproduire les 100 études de
psychologie publiées dans des revues « prestigieuses » de 2008, on
s’est aperçu que sur les 100, seules 39 pourraient être reproduites.
Sur ces 39, nous croyons que moins de 10 sont réellement robustes
et reproductibles en dehors des limites étroites de l’expérience
concernée. Des faiblesses similaires ont été découvertes en
médecine, dans les neurosciences ; nous en reparlerons plus tard.
(Nous traiterons plus loin de la compréhension erronée qu’on a des
probabilités et des risques de queue ‒ ou de la raison pour laquelle
les mises en garde de votre grand-mère et autres interdits ne sont
pas « irrationnels » ; et du fait que l’« irrationnel » vient en grande
partie d’une compréhension erronée des probabilités).
Ce qui est décisif, ce n’est pas seulement que les livres des Anciens
soient encore là après avoir été soumis au filtre de Lindy, mais que
les populations qui les lisent aient également survécu.
Si les Anciens n’avaient pas accès aux connaissances qui sont
aujourd’hui les nôtres dans le domaine de la physique, ce n’était pas
le cas de la nature humaine. Tout ce qui tient la route dans les
sciences sociales et la psychologie doit être « Lindyfuge », c’est-à-
dire avoir un antécédent chez les classiques, sans quoi il ne se
reproduira ou ne se généralisera pas par-delà l’expérience. Par
« classiques », on peut entendre les textes de morale (les sciences
morales avaient alors une autre signification qu’aujourd’hui) latins
(et de la fin de l’époque hellénistique) : Cicéron, Sénèque, Marc
Aurèle, Épictète, Lucien, les poètes Juvénal et Horace ou, plus tard,
ceux qu’on appelle les « moralistes » français (La Rochefoucauld,
Vauvenargues, La Bruyère, Chamfort). Bossuet est une catégorie à
lui tout seul. On peut se servir de Montaigne et d’Érasme comme
d’un pont vers les Anciens : Montaigne et Érasme furent
respectivement celui qui les vulgarisa le plus, et celui qui réalisa la
compilation la plus complète de leurs œuvres.
Bref tour d’horizon de la sagesse
de vos grands-parents
Refermons à présent ce chapitre par quelques idées qui existent
dans la tradition ancienne et se trouvent reconfirmées, en quelque
sorte, par la psychologie moderne. Elles sont testées naturellement,
ce qui veut dire qu’elles ne sont pas le produit de recherches mais de
ce qui vient spontanément et en premier lieu à l’esprit (souvenez-
vous de ce livre intitulé Jouer sa peau), puis vérifiées dans les textes.
Dissonance cognitive (théorie psychologique de Leon Festinger
concernant les raisins verts, selon laquelle les gens, pour éviter les
croyances incohérentes, disent que les raisins qu’ils ne peuvent pas
atteindre doivent être verts). On la trouve d’abord chez Ésope, bien
sûr, repris par La Fontaine. Mais cette idée semble être plus
ancienne encore ; on la trouve chez Ahiqar de Ninive.
Aversion pour la perte (théorie psychologique selon laquelle
perdre est plus douloureux que gagner n’est agréable) : « Nous ne
sentons pas l’entière santé comme la moindre des maladies70 »
(Annales de Tite-Live, XXX, 21). Presque toutes les lettres de Sénèque
comportent une pointe d’aversion pour la perte.
Conseils négatifs (via negativa) : Nous savons mieux ce qui est
mal que ce qui est bien ‒ souvenez-vous de la supériorité de la Règle
d’argent sur la Règle d’or. « C’est un assez grand bien que l’absence
du mal71 » (Ennius, répété par Cicéron).
Jouer sa peau (littéralement) : Nous commençons par le
proverbe yiddish : « On ne peut pas mâcher avec les dents d’un
autre » ; « C’est avec l’ongle qu’on peut gratter le mieux l’endroit qui
nous démange », repris par Scaliger vers 1614 dans Proverborum
Arabicorum72.
Antifragilité : Il existe des dizaines de dictons anciens. Ne citons
que Cicéron : « Quand notre âme est apaisée, une abeille peut
piquer. » Voir aussi Machiavel et Rousseau pour l’application de cet
aphorisme aux systèmes politiques.
Gratification à court terme : « Un “Tiens” vaut mieux que deux
“Tu l’auras”73 » (proverbe levantin).
Folie des foules : « La folie se rencontre rarement chez les
individus, mais dans les groupes, les partis, les nations, elle est la
règle » (Nieztsche). (Cela peut être considéré comme de la sagesse
ancienne puisque Nieztsche était un classiciste ; j’ai vu beaucoup de
références comme celles-là chez Platon.)
Moins, c’est plus : « Trop d’altercation tue la vérité74 » (Publius
Syrus). Mais bien sûr, l’expression « Moins, c’est plus » se trouve
)
dans un poème de Robert Browning datant de 1855.
Confiance excessive : « J’ai perdu de l’argent parce que je fais
trop confiance75. » Érasme inspiré par Théognis de Mégare (« En
faisant confiance, j’ai tout perdu, en me défiant, j’ai tout conservé »)
et Épicharme (« Reste sobre et souviens-toi d’être vigilant »).
Le paradoxe du progrès, et le paradoxe du choix : il y a une
histoire bien connue sur un banquier new-yorkais qui passe ses
vacances en Grèce et qui, en parlant avec un pêcheur grec et en
observant son petit commerce de poissons, imagine un plan qui lui
permettrait de le transformer en commerce beaucoup plus
important. Le pêcheur lui demande quels avantages il en retirerait ;
le banquier lui répond qu’il pourrait se faire énormément d’argent à
New York et revenir passer ses vacances en Grèce ‒ chose que le
pêcheur trouve absurde, puisqu’il se trouve déjà en Grèce à y faire le
genre de choses que les banquiers font quand ils passent leurs
vacances en Grèce. Cette histoire était très célèbre dans l’Antiquité,
sous une forme plus élégante, comme racontée par Montaigne
(I, 42 ‒ ma traduction) : quand le roi Pyrrhus décida d’attaquer
l’Italie, Cinéas, son sage conseiller, tenta de lui faire prendre
conscience de la vanité de cette action : « Pourquoi voulez-vous vous
lancer dans une pareille entreprise ? » lui demanda-t-il. « Pour
devenir maître de l’Italie », répondit Pyrrhus. « Et ensuite ? ‒ Aller
en Gaule, puis en Espagne ». Cinéas : « Et ensuite ? ‒ Conquérir
l’Afrique, et ensuite… revenir ici me reposer. » Cinéas : « Mais tu es
déjà ici ; pourquoi prendre plus de risques ? » Montaigne cite
ensuite ce que disait le célèbre Lucrèce (De Rerum Natura, V, 1431) sur
le fait que la nature humaine ne connaît pas de limites, comme pour
se punir elle-même.
65. La formule « tortues de haut en bas » exprime un problème de régression à
l’infini ; de fait, alors qu’on expliquait au logicien Bertrand Russell que le monde était
posé sur des tortues : « Et sur quoi les tortues sont-elles posées ? » s’enquit-il. « Sur une
autre tortue, jusqu’en bas ! » lui répondit-on.
66. Une observation sur la modernité. Comme nous l’avons vu dans le domaine
architectural, culinaire et concernant le style de vie, le changement pour le changement
est souvent le contraire du progrès. Ainsi que je l’ai expliqué dans Antifragile, un degré
de mutation trop élevé empêche de pérenniser les bénéfices des changements
antérieurs : l’évolution (et le progrès) nécessite une certaine dose de variation ‒ mais pas
trop fréquemment.
67. Quand les éloges sont une plaie : en fait, une croyance circule depuis longtemps
parmi les traders, selon laquelle les éloges émanant de journalistes sont un indicateur
de l’inverse. Je l’ai appris à mes dépens. En 1983, juste avant que je ne devienne trader, le
géant de l’informatique IBM fit la couverture de Business Week, magazine américain
alors influent, qui le présentait comme la société ultime. Je courus naïvement acheter de
l’action IBM. Ce fut un échec cuisant. Me vint alors à l’esprit que je devais absolument
vendre à découvert, afin de tirer parti de la baisse de l’action. Je fis donc marche arrière,
et j’appris qu’un concert d’éloges de la part des journaleux est, au mieux suspect, au pire
une plaie. IBM s’enfonça dans un déclin qui dura dix ans et demi ; elle fit même faillite.
De plus, j’appris à éviter les honneurs et les récompenses en partie parce que, étant
décernés par les mauvais juges, ils sont susceptibles de vous tomber dessus au moment
où vous êtes au sommet ; or il vaut mieux être ignoré, ou, mieux encore, mal aimé des
média généralistes. Brian Hinchcli e, un ancien trader qui investit dans la restauration,
m’a transmis une heuristique dans ce domaine. Les établissements auxquels on décerne
le titre de « Meilleur » quelque chose (meilleure ambiance, meilleur service, meilleur
yaourt fermenté, et autres breuvages non alcoolisés pour cheikhs en goguette, etc.)
ferment avant la cérémonie de remise des récompenses. Empiriquement, il semblerait
donc que si l’on veut qu’un auteur traverse quelques générations, il faut faire en sorte
qu’il n’obtienne jamais cette chose appelée « Nobel de littérature ».
68. J’ai tendance à être allergique à certaines personnalités publiques, mais pas à
d’autres. Il m’a fallu un certain temps pour apprendre à faire la part entre les deux.
69. Dans une note technique intitulée « méta-distribution des valeurs-p » autour de la
stochasticité de ces valeurs et de leur piratage par les chercheurs, nous montrons que
l’importance statistique de ces documents est au moins un ordre de grandeur inférieur
à ce que l’on a rme.
70. « Segnius homines bona quam mala sentiunt. »
71. « Nimium boni est, cui hini est mali. »
72. « Non scabat caput praeter unges tuo » ; « Ma bihikkak illa đifrak. »
73. « Xasfour bil ‘id ahsan min xasra xalsajra. »
74. « Nimium allercando veritas amittitur. »
75. « Fiducia pecunias amici. »
LIVRE 6
AU FOND DU PROBLÈME DE L’AGENT
CHAPITRE 9
LES CHIRURGIENS NE DEVRAIENT PAS AVOIR UNE …
GUEULE DE CHIRURGIEN
La littérature ne ressemble pas à de la littérature ‒ Donaldo recrute des professionnels ‒ La
gloire de la bureaucratie
‒ Enseigner le soulevé de terre à un professeur
‒ La tête de l’emploi.
La tête de l’emploi
Imaginons que vous ayez le choix entre deux chirurgiens de même
rang dans le même département du même hôpital. Le premier a une
apparence extrêmement ra née ; il porte des lunettes cerclées
d’argent, a une silhouette svelte, des mains fines, un discours posé
et des gestes élégants. Il a les cheveux argentés et soigneusement
peignés. C’est le genre de personne que vous choisiriez pour
incarner un chirurgien au cinéma. Son cabinet s’enorgueillit
ostensiblement d’un diplôme universitaire de l’Ivy League, qui
récompense à la fois son parcours de premier cycle et ses études à la
Faculté de médecine.
Le second ressemble à un boucher ; il est en surpoids, avec de
grosses mains, un parler grossier et une apparence négligée. Sa
chemise pendouille à l’arrière. Aucun tailleur connu sur la côte Est
des États-Unis ne parvient à faire en sorte que le col de sa chemise
puisse être boutonné. Il parle sans vergogne avec un fort accent
new-yorkais, comme s’il ne s’en rendait pas compte. Quand il ouvre
la bouche, on aperçoit même une dent en or. L’absence de diplôme
sur les murs de son cabinet montre qu’il ne tire aucune fierté de son
parcours d’étudiant : il a probablement fréquenté une université
locale. Au cinéma, on s’attendrait à ce qu’il incarne le garde du corps
à la retraite d’un jeune membre du Congrès, ou un cuisinier de
troisième génération dans une cafétéria du New Jersey.
Eh bien moi, si je devais choisir, je surmonterais ma crédulité
naturelle et j’opterais sur-le-champ pour le boucher. Plus encore : si
l’on me proposait de choisir entre deux médecins qui ont l’air de
médecins, je demanderais à pouvoir choisir le boucher. Pourquoi ?
Simplement parce qu’à condition d’avoir réussi (à peu près) dans sa
profession, celui qui n’a pas la tête de l’emploi a dû avoir beaucoup à
surmonter concernant la manière dont il était perçu par les autres.
Et si on a la chance d’avoir des gens qui n’ont pas la tête de l’emploi,
c’est parce qu’ils possèdent la capacité de mettre leur peau en jeu,
d’avoir ce contact avec la réalité qui exclut l’incompétence, car la
réalité est aveugle à l’apparence.
Quand les résultats découlent d’une confrontation directe avec la
réalité et non d’une agence de commentateurs, l’image a moins
d’importance, même si elle est liée aux compétences. En revanche,
l’image ne compte pas pour rien dès lors qu’il y a hiérarchie et
« évaluation professionnelle » standardisée. Prenez les directeurs
généraux des entreprises : non seulement ils ont la tête de l’emploi,
mais ils se ressemblent tous. Et, qui pis est, quand on les écoute
parler, on entend exactement la même chose ‒ jusqu’aux mêmes
mots et aux mêmes métaphores. Mais c’est leur boulot : comme je ne
cesse de le rappeler à mon lecteur, contrairement à la croyance
commune, les cadres ne sont pas des entrepreneurs et sont censés
ressembler à des acteurs.
Certes, il peut y avoir un lien entre l’apparence et les
compétences ; mais avoir réussi alors qu’on n’avait pas la tête de l’emploi
est une information extrêmement parlante, voire cruciale.
Dès lors, il n’est pas étonnant que la fonction de directeur général
du pays, celle de président, ait jadis été remplie par un ancien
acteur, Ronald Reagan. En fait, le meilleur acteur est celui dont
personne ne s’aperçoit qu’il est acteur ; en regardant de plus près
son bilan et ce qu’il a accompli, on s’aperçoit que Barack Obama
était encore meilleur acteur : le fait, très glamour, d’avoir fait ses
études dans une université de l’Ivy League associé à une réputation
de libéral forme une combinaison fascinante en termes d’image
ainsi construite.
La figure du « millionnaire d’à côté » a fait couler beaucoup
d’encre : globalement, quelqu’un de vraiment riche ne ressemble pas
à l’idée que l’on se ferait de quelqu’un de riche, et vice-versa. Tous
les banquiers privés, ou presque, apprennent à ne pas tenir compte
de l’image car elle ne correspond pas à la fortune réelle, et à éviter
de courir après les gens qui roulent en Ferrari dans les country
clubs. J’ai moi-même fait tout récemment l’expérience de cette
vérité : dans le village de mes ancêtres, un voisin (et, comme
pratiquement tout le monde ici, un de mes parents éloignés) qui
menait une existence modeste mais confortable, mangeant des
aliments qu’il cultivait lui-même et buvant son propre pastis (arak),
etc., a légué à son décès une fortune de cent millions de dollars, soit
cent fois plus que ce à quoi l’on se serait attendu.
Alors, la prochaine fois que vous choisirez un roman au hasard,
pensez à éviter celui où l’on voit une photo de l’auteur, l’air pénétré
et arborant une lavallière, debout devant une bibliothèque qui
couvre un pan de mur entier. Ou la personne qui s’exprime avec
aisance et donne ce qu’on appelle une conférence TED.
La même logique et la même inversion d’arguments nous amènent
à penser que les voleurs chevronnés ne doivent pas avoir l’air de
voleurs. Ceux dont c’est le cas ont plus de chances de se trouver en
prison.
Poursuivons en approfondissant l’assertion suivante :
Dans tout secteur d’activité coupé du filtre direct que procure le fait de jouer
sa peau, la grande majorité des gens connaissent le jargon, jouent le rôle, sont
parfaitement au fait des détails cosmétiques, mais ne connaissent absolument
pas le sujet.
Le sophisme du bois vert
L’idée de ce chapitre est « Lindy-compatible ». « Ne croyez pas que
les belles pommes aient bon goût », nous dit le proverbe latin ; « Non
teneas aurum totum quod splendet ut aurum / nec pulchrum pomum
quodlibet esse bonum. » À l’adage bien connu : « Tout ce qui brille n’est
pas d’or », ce proverbe ajoute la notion plus subtile que toutes les
belles pommes n’ont pas bon goût ‒ chose que les consommateurs
ont mis cinquante ans à comprendre, et encore, puisqu’ils se sont
toujours fait avoir, et continuent de se faire avoir par l’esthétique
des produits (rappelez-vous aussi que les gens qui n’ont pas
d’arguments recourent à quantité de statistiques pour nous
convaincre de leur point de vue).
Dans mon domaine de compétence, les experts ont une règle : ne
jamais embaucher un trader bien habillé. Mais cela va au-delà :
Embauchez le trader qui a réussi, à condition qu’il ait à son actif des
performances antérieures satisfaisantes dont les détails sont les moins
compréhensibles possible.
Pas « les plus compréhensibles possible », mais « les moins ».
Pourquoi ?
J’ai introduit ce point dans Antifragile sous le qualificatif de
« sophisme du bois vert ».
Un type fait fortune dans le bois vert sans connaître ce qui
apparaît comme un détail essentiel concernant ce produit dont il
fait commerce : il ne sait pas que le bois vert est un synonyme de
bois fraîchement coupé, et non du bois que l’on a peint en vert. Dans
l’intervalle, la personne qui racontait cette histoire fait en revanche
faillite tout en connaissant le bois vert dans ses moindres détails,
c’est-à-dire les aspects physiques, économiques et autres de ce
produit. Le sophisme réside dans le fait que ce qu’on a besoin de
savoir dans le monde réel ne coïncide pas nécessairement avec ce
qu’on perçoit par le biais de l’intellect : cela ne veut pas dire que les
détails ne sont pas pertinents, mais seulement que ceux que nous
avons tendance (façon « IENI ») à considérer comme importants
détournent notre attention de facteurs plus importants pour le
mécanisme des prix. Nous considérons que le sophisme du bois vert
relève de l’illusion Soviet-Harvard, et ce, bien que l’approche
soviétique semble avoir été beaucoup plus bottom-up que celle de
Harvard.
Dans tout domaine d’activité, les détails cachés ne sont mis au jour que grâce
à une expérience de style « e et Lindy ».
Autre aspect :
Ce qui peut être formulé et exprimé dans un récit clair qui convainc les
pigeons sera un attrape-couillon.
Dans le cadre d’un cours qu’il donnait sur les placements, mon
ami Terry B. a invité deux intervenants. L’un avait en tout point
l’apparence d’un gestionnaire de placements : vêtements taillés sur
mesure, montre onéreuse, chaussures brillantes, et exposé clair. En
outre, il s’exprimait avec assurance, projetant l’image de confiance
en soi que l’on attend d’un directeur. Le second ressemblait
davantage à notre boucher-chirurgien et était totalement
incompréhensible ; il donnait même l’impression de ne pas avoir les
idées claires. Eh bien, quand Terry a demandé à ses étudiants lequel
des deux avait selon eux le mieux réussi, ils se sont complètement
fourvoyés. Le premier, ce qui était prévisible, était à un niveau
équivalent à celui de la soupe populaire dans ce domaine d’activité,
alors que le second était au moins multimillionnaire.
Feu Jimmy Powers, un Irlandais de New York et un dur à cuir avec
qui j’ai travaillé dans une banque d’investissement quand j’ai
commencé ma carrière de trader, avait réussi bien qu’ayant
abandonné ses études alors qu’il était encore mineur et gangster de
rue à Brooklyn. En réunion, il décrivait nos activités de trader avec
des formules telles que : « Nous avons fait ça, et puis ça, et lalali, et
lalalère, et c’était super cool », face à un auditoire de dirigeants
extrêmement embrouillés que cela ne dérangeait pas de ne rien
comprendre à ce qu’il racontait, tant que notre département
réalisait des bénéfices. Par extraordinaire, au bout d’un moment,
j’ai fini par comprendre facilement ce que Jimmy voulait dire. Et
alors que je n’avais qu’une petite vingtaine d’années, j’ai également
appris que les gens qu’on comprenait le mieux étaient
systématiquement ceux qui racontaient des c….
Sans zéphyrs ni rhododendrons
La littérature ne devrait pas ressembler à de la littérature. Quand il
était adolescent, l’écrivain Georges Simenon travailla dans le
journalisme comme assistant de la célèbre Colette : celle-ci lui
apprit à résister à la tentation d’émailler ses textes d’imparfaits du
subjonctif et de références à des zéphyrs, des rhododendrons et des
firmaments ‒ toutes choses que l’on fait quand on se perd en
grandes envolées littéraires. Simenon poussa ce conseil à son
paroxysme : quelque peu équivalent à celui de Graham Greene, son
style est dépouillé à l’extrême, et de ce fait, les mots ne font pas
obstacle à la description des ambiances ‒ on sent l’humidité
pénétrer nos chaussures à la seule lecture de ces moments
interminables passés par le commissaire Maigret sous la pluie
parisienne ; on a l’impression que le décor est le personnage central
de ses romans.
De même, l’illusion prévaut que les entreprises fonctionnent grâce
à des plans de développement et la science grâce à des
financements. C’est complètement inexact : un plan de
développement est un récit utile pour ceux qui veulent convaincre
un pigeon. Cela marche parce que les entreprises dans le domaine
de l’entrepreneuriat gagnent en grande partie leur argent en
présentant des sociétés sous une forme commercialisable et en les
vendant ; il est di cile de vendre quelque chose sans récit fort. Mais
pour une véritable entreprise, une entité qui doit survivre par elle-
même et non grâce à un plan de collecte de fonds, les plans de
développement et de financement marchent à rebours. Au moment
où j’écris ces lignes, certaines des plus grandes réussites récentes
(Microso , Apple, Facebook, Google) ont commencé
structurellement par une poignée de gens qui ont mis leur peau et
leur âme en jeu et ont grandi ‒ s’ils ont eu recours à des
financements, c’était pour permettre aux directeurs de partir en
réalisant des bénéfices, non pour créer la société. On ne crée pas une
entreprise en créant une entreprise ; pas plus qu’on ne fait de la
science en faisant de la science.
Un évêque en rollers
Ce qui nous ramène aux sciences sociales. J’ai, à de nombreuses
reprises, couché rapidement sur le papier des idées ainsi que des
preuves mathématiques et les ai postées quelque part en projetant
de les faire publier. Sans poudre aux yeux, ni la circularité aussi
verbeuse que dépourvue d’idées des articles de sciences sociales.
Dans certains domaines bidons tels que l’économie, je me suis
aperçu que tout résidait dans la présentation. Ce n’est donc jamais le
contenu, mais plutôt la présentation qui est la cible de critiques. Il
existe un langage bien particulier qu’il faut acquérir en
s’investissant beaucoup dans cet apprentissage, et les articles ne
sont que des variations autour de ce langage.
Ne recrutez jamais un universitaire dans le domaine complexe, sauf si sa
fonction consiste à prendre part à ces rituels : écrire des articles ou passer des
examens.
Ce qui nous amène aux caractéristiques du scientisme. Car ces
imbéciles n’étaient pas seulement attachés à la présentation, mais à
une complexification inutile.
Il y a cependant une logique derrière ces complications et rituels
caractéristiques du monde universitaire. Vous êtes-vous jamais
demandé pourquoi un évêque se déguise comme pour Halloween ?
Dans les sociétés méditerranéennes, la personne qui occupe la
plus haute fonction est par tradition celle qui met sa peau en jeu, qui
prend des risques. Mourir sur le champ de bataille était jadis le plus
grand honneur qui soit. S’il y a une chose qui caractérise la culture
grecque, c’est bien cette capacité à mettre sa peau en jeu. Et s’il y a
une chose qui caractérise l’Amérique d’aujourd’hui, c’est bien la
prise de risques économiques, grâce à un transfert réussi des
valeurs martiales dans les domaines des a aires et du commerce
dans la société anglo-saxonne ‒ chose étonnante, la culture arabe
traditionnelle accorde la même importance à l’honneur lié à la prise
de risque économique. Cependant, l’histoire montre qu’il existait ‒
et qu’il existe encore ‒ des sociétés qui placent l’intellectuel au
sommet de leur hiérarchie. Les Hindous considéraient les
brahmanes comme les premiers dans la leur, les Celtes avaient les
druides (cela vaut aussi pour leurs possibles cousins, les Druzes), les
Égyptiens avaient leurs scribes, et pendant une période
relativement brève, les Chinois eurent l’érudit. Permettez-moi
d’ajouter à cette liste la France de l’après-guerre. On observe
toutefois une similitude remarquable dans la façon dont ces
intellectuels maintenaient leur domination et se distinguaient du
reste de la population : à travers des rituels d’une très grande
complexité, des mystères qui restaient au sein de leur caste, et une
focalisation extrême sur la cosmétique.
Même au-delà, quand on regarde de près les sociétés « normales »
régies par des guerriers ou des hommes d’action, la classe des
intellectuels en leur sein est uniquement une a aire de rituels : sans
pompe ni rituels, l’intellectuel n’est qu’un baratineur ‒ autant dire
rien. Voyez, dans mon pays d’origine, un évêque de l’Église grec-
orthodoxe : c’est la dignité personnifiée. Un évêque en rollers ne
serait plus un évêque. Et, comme nous le verrons plus loin, il n’y a
rien de mal, et il y a même du bon dans le décorum s’il reste ce qu’il
est : du décorum. Mais la science et les a aires n’ont pas vocation à
être du décorum.
Nous allons maintenant examiner les points suivants :
De même que le type gominé dans une Ferrari paraît plus riche que le
multimillionnaire fripé, le scientisme paraît plus scientifique que la véritable
science.
Et :
Un vrai intellectuel ne devrait pas avoir l’air d’un intellectuel.
Le nœud gordien
Ne payez jamais pour la complexité d’une présentation alors que
vous avez seulement besoin de résultats.
Un jour, Alexandre le Grand eut à résoudre un problème dans la
cité phrygienne de Gordion (située dans la Turquie actuelle, comme
souvent avec les histoires grecques). Quand il entra dans Gordion,
Alexandre trouva un vieux char dont l’attelage était attaché par un
nœud tellement serré qu’il était impossible de savoir comment il
avait été fait. Un oracle avait prédit que celui qui parviendrait à le
défaire dirigerait l’intégralité de ce qu’on appelait alors l’« Asie »,
c’est-à-dire l’Asie Mineure, le Levant, ainsi que le Moyen-Orient.
Après avoir bataillé avec le nœud, Alexandre le Grand s’éloigna de
la corde en déclarant que la façon dont le nœud devait être défait
n’avait pas d’importance pour la prophétie. Dégainant alors son
épée, il trancha d’un seul coup ce nœud en deux.
Aucun universitaire ayant « réussi » ne suivrait une telle méthode.
Et aucun IENI non plus : ainsi la médecine a-t-elle mis longtemps à
s’apercevoir que, quand un patient arrivait avec une migraine, il
valait beaucoup mieux lui donner une aspirine ou lui conseiller une
bonne nuit de sommeil que de l’opérer du cerveau ‒ même si cette
option paraît plus « scientifique ».
Intellectualisation excessive de la vie
Dans l’exemple suivant, où Richard Dawkins décrit la manière
dont un joueur de baseball attrape la balle, Gerd Gigerenzer et
Henry Brighton comparent l’approche de l’école « rationaliste »
(entre guillemets, car ces rationalistes-là n’ont pas grand-chose de
rationnel), et celle de l’école heuristique.
Richard Dawkins […] a rme que [le joueur de baseball] « se comporte comme
s’il avait résolu une série d’équations di érentielles en prédisant la trajectoire de
la balle. À un niveau inconscient, il se passe quelque chose d’équivalent, sur le
plan fonctionnel, aux calculs mathématiques. »
[…] Au lieu de cela, des expériences ont montré que les joueurs s’appuient sur
plusieurs heuristiques. L’heuristique du regard est la plus simple et fonctionne si
la balle est déjà très haut dans les airs : Fixe la balle du regard, mets-toi à courir, et
adapte ta vitesse de course de façon à ce que l’angle de ton regard reste constant.
Cette erreur commise par le vulgarisateur scientifique Richard
Dawkins généralise de manière trop simpliste, intellectualisant à
l’excès les êtres humains dans leurs réactions à toutes sortes de
phénomènes naturels, au lieu d’accepter le rôle d’une série
d’heuristiques mentales utilisées dans des buts spécifiques. Le
joueur de baseball n’a aucune idée de l’heuristique exacte, mais il
fait avec ‒ sinon, il perdrait le jeu au profit d’un concurrent qui
n’intellectualise pas les choses. De même, les « croyances
religieuses » ne sont que des heuristiques mentales qui résolvent
une série de problèmes ‒ sans que l’agent le sache vraiment ‒ et
favorisent l’activité humaine ; car résoudre les équations du monde
pour prendre une décision n’est pas une aptitude que nous, les êtres
humains, pouvons aspirer à posséder ‒ c’est impossible à calculer
de manière informatique. Ce que nous pouvons faire,
rationnellement, c’est neutraliser certains aspects de ces
heuristiques ‒ les émousser, si je puis m’exprimer ainsi.
Profession : interventionniste
Quelques règles. Les gens qui ont toujours fonctionné sans mettre
leur peau en jeu (ou sans mettre leur peau dans le bon jeu)
recherchent ce qui est compliqué, centralisé, et évitent la simplicité
comme la peste. Les professionnels en contact avec la réalité, eux,
ont des instincts contraires, et recherchent l’heuristique la plus
simple. Quelques règles :
Les gens qui sont éduqués, choisis et rémunérés pour trouver des solutions
compliquées n’ont aucun avantage à mettre en œuvre des solutions simples.
Et la situation se complique quand le remède lui-même se met à
avoir un problème de skin in the game.
C’est particulièrement frappant dans le méta-problème, quand la solution
concerne précisément la résolution de ce problème.
En d’autres termes, quantité de problèmes dans la société
viennent de l’interventionnisme de gens qui vendent des solutions
compliquées parce que c’est ce que leur position et leur formation
les incitent à faire. Un individu dans cette situation n’a absolument
aucun avantage à proposer quelque chose de simple : c’est
l’apparence qu’on récompense, pas les résultats. Il ne fera
absolument pas les frais des e ets secondaires qui accompagneront
la complication et augmenteront de manière non linéaire.
C’est aussi vrai quand il s’agit de solutions qui sont rentables pour
les technologues.
L’or et le riz
De fait, nous savons maintenant d’instinct que la chirurgie du
cerveau n’est pas plus « scientifique » que l’aspirine, pas plus
qu’e ectuer en avion les quelque 65 kilomètres séparant l’aéroport
JFK de New York de celui de Newark-Liberty n’est un signe
d’« e cacité », bien que cela implique plus de technologie. Mais
nous avons du mal à faire la transposition dans d’autres domaines
et demeurons victimes de ce que l’on appelle le scientisme, qui est à
la science ce que le système de Ponzi est à un investissement, ou ce
qu’une publicité ou une propagande sont à une authentique
communication scientifique ; on amplifie les propriétés
cosmétiques.
Souvenez-vous des modifications génétiques dont nous avons
parlé plus haut. Prenons l’histoire du « riz doré », cette variété de riz
génétiquement modifiée. Certaines compagnies ont découvert le
problème du pigeon, relatif à la capacité des gens à succomber à
l’attrait de la science (lucrative) comme sauveur de l’humanité.
Nombre de pays en développement ont connu et connaissent encore
un problème de malnutrition et de carences nutritionnelles, que
mes collaborateurs Yaneer Bar-Yam et Joe Norman attribuent à un
problème de transport d’une évidence et d’une simplicité totales. En
deux mots, nous gaspillons plus d’un tiers de notre
approvisionnement alimentaire, et les bénéfices d’une simple
amélioration de la distribution excèdent de beaucoup ceux liés à la
modification de l’approvisionnement. Songez seulement que près
de 80 ou 85 du coût d’une tomate peut être imputé au transport,
au stockage, au gaspillage (lié au pourrissement des stocks
invendus), et non à son coût au niveau du fermier. Il est donc
manifeste que nos e orts devraient porter sur la mise en œuvre de
moyens de transport de faible technologie.
Eh bien, les geeks ont trouvé un angle d’attaque. Première étape,
dénicher des photos d’enfants malnutris et les montrer afin
d’éveiller la compassion et de couper court à toute discussion plus
poussée ‒ quiconque ose discuter face à des enfants
mourants est un salopard insensible. Deuxième étape, donner
l’impression que quiconque critique leur méthode s’oppose au fait
de sauver ces enfants. Troisième étape, proposer une technique
apparemment scientifique qui soit lucrative pour eux et dont ils
soient protégés des e ets à longs termes si elle provoque une
catastrophe ou ruine. Quatrième étape, rallier à leur cause les
journalistes et les idiots utiles, des gens qui détestent les choses qui
semblent « non scientifiques » à leurs yeux de non scientifiques.
Cinquième étape, lancer une campagne de di amation pour salir la
réputation de chercheurs qui, ne disposant pas d’argent pour être
« Fuck-your-money », deviennent extrêmement vulnérables dès lors
que leur réputation est entachée.
La technique en question consiste à modifier génétiquement le riz
afin que ses grains contiennent des vitamines. Mes collègues et moi
avons fait l’e ort de démontrer ce qui suit, qui est une critique de la
méthode en général. Premièrement, les organismes génétiquement
modifiés, c’est-à-dire les types de modifications génétiques ainsi
obtenues, n’entrent pas, en termes d’analyse, dans la même
catégorie que l’hybridation des plantes et des animaux qui
caractérisent les activités humaines depuis le début de l’agriculture
‒ celle des pommes de terre ou des mandarines, par exemple. Nous
sommes passés sur les classes de complexité, et les e ets sur
l’environnement n’étaient pas prévisibles ‒ personne n’a étudié les
interactions. Nous avons même montré qu’il y avait une
augmentation patente du risque systémique. Deuxièmement,
aucune étude de risques digne de ce nom n’a été e ectuée, et les
méthodes statistiques présentées dans les articles pour étayer
l’argumentation sont erronées. Troisièmement, nous avons invoqué
le principe de simplicité et été accusés d’être « antiscientifiques ».
Pourquoi ne pas donner à ces gens du riz et des vitamines
séparément ? Après tout, on n’a pas de café génétiquement modifié
avec du lait dedans. Quatrièmement, nous avons réussi à démontrer
que les OGM entraînaient pléthore de risques cachés pour
l’environnement, comme l’emploi plus important de pesticides qui
détruisent le microbiome (c’est-à-dire la bactérie et toute autre
source de vie dans le sol).
Je me suis vite rendu compte que, eu égard au pouvoir de la
minorité, il était inutile de continuer. Les OGM ont perdu
simplement parce qu’une minorité de gens intelligents et inflexibles
s’est opposée à eux.
La compensation
En bref, dès lors que ce sont les autres qui nous jugent et non la
réalité, le mécanisme se grippe de la manière suivante. Les
entreprises qui n’ont pas encore fait faillite possèdent une chose qui
s’appelle service du personnel, avec des gens formés à la discipline
de traiter avec d’autres gens. On y utilise donc des indicateurs, et
l’on y remplit des « formulaires d’évaluation ».
Dès l’instant où l’on a des formulaires d’évaluation, des
distorsions se créent. Rappelez-vous que dans Le Cygne Noir, je
devais remplir mon formulaire d’évaluation qui me demandait
« quel pourcentage de jours j’étais rentable », encourageant les
traders à faire régulièrement de l’argent au détriment des risques
cachés des Cygnes Noirs, des pertes conséquentes. La roulette russe
vous permet de réaliser des gains cinq fois sur six. Cela a entraîné la
faillite des banques car elles sont dans le rouge moins d’un
trimestre sur cent, mais ensuite, elles perdent plus qu’elles n’ont
jamais gagné. Ma méthode, dont je ne faisais aucun mystère, était
d’essayer de gagner rarement de l’argent. J’avais déchiré le
formulaire d’évaluation sous les yeux du grand patron et on m’avait
laissé tranquille.
Or, les distorsions en question se produisent seulement parce que
l’évaluation implique que vous êtes jugé non en fonction de vos
résultats finaux, mais d’un indicateur qui vous incite à paraître
sophistiqué.
L’éducation : un produit de luxe
Aux yeux de la nouvelle grande bourgeoisie asiatique, les
universités de l’Ivy League sont en train de devenir un produit de
luxe ultime. Harvard est comparable à un sac Vuitton ou à une
montre Cartier. Cela exerce un poids énorme sur la classe moyenne
qui réinvestit une part de plus en plus importante de ses économies
dans les établissements scolaires, transférant ainsi son argent à des
bureaucrates, des promoteurs immobiliers, des professeurs
titulaires dans une discipline qui n’existerait pas sans cela (études
de genre, littérature comparée, ou économie internationale), et
autres parasites. Aux États-Unis, nous avons une accumulation de
prêts étudiants qui sont immédiatement transférés à ces
extorqueurs de fonds. D’une certaine façon, il n’y a pas de di érence
avec le racket : pour avancer dans la vie, il faut avoir fréquenté une
université dotée d’un « nom ». Mais nous avons la preuve qu’une
éducation organisée ne fait pas progresser collectivement la société
‒ c’est plutôt le contraire : le niveau d’éducation (formelle) dans un
pays est le résultat de la richesse76.
Une heuristique de la détection de c…ie
En l’occurrence, l’heuristique serait d’utiliser l’éducation à
rebours : de recruter, à compétences égales, la personne ayant
fréquenté les établissements les moins prestigieux. Cela signifierait
que cette personne devrait réussir malgré les diplômes très prisés
de ses concurrents et surmonter des obstacles plus importants. Sans
compter que, dans la vie réelle, il est plus facile de s’entendre avec
les personnes qui ne sont pas allées à Harvard.
On peut estimer la c…ie d’une discipline au fait que le diplôme
dépend à outrance du prestige de l’école qui l’a accordé. Quand je
postulais aux programmes de MBA, je me souviens avoir entendu
que je perdrais mon temps en m’intéressant à des établissements
qui ne faisaient pas partie du top 10 ou 20 des universités. En
revanche, un diplôme de mathématiques dépend beaucoup moins
de l’école dans laquelle on l’a obtenu (à condition qu’elle se situe au-
dessus d’un certain niveau, afin que l’heuristique s’applique à
la di érence entre les écoles faisant partie du top 10 et celles faisant
partie du top 2 000).
La même chose s’applique aux travaux de recherche. En
mathématiques et en physique, un résultat publié sur arXiv.org
(avec un minimum de di cultés) ne pose pas de problème. Dans les
domaines de faible qualité tels que la finance universitaire (où
presque tous les universitaires sont des charlatans et tous les
articles une forme de narration compliquée), le « prestige » de la
revue est le seul critère.
Les vraies salles de sport n’ont pas l’air
de salles de sport
Cet étiquetage en matière d’éducation ‒ qui apporte quantité
d’éléments cosmétiques mais passe très certainement à côté d’une
chose essentielle concernant l’antifragilité et le véritable
apprentissage ‒ n’est pas sans rappeler les salles de sport. Les
équipements sportifs onéreux impressionnent ‒ « mode »,
sophistiqués, multicolores, ils sont faits pour avoir l’air
d’appartenir à un vaisseau spatial, et d’être le plus sophistiqués et
scientifiques possible ‒ souvenez-vous toutefois que ce qui paraît
scientifique est généralement du scientisme, pas de la science. Il en
va de ces salles de sport comme des universités prestigieuses : on y
laisse pas mal d’argent, en grande partie au profit du promoteur
immobilier. Cependant, les gens qui font de la musculation (ceux
qui, en fait, font preuve de force dans de nombreux domaines de la
vraie vie) savent que ceux qui utilisent ces machines cessent
d’acquérir de la force après la phase initiale ‒ et ils le savent depuis
au moins deux mille ans et demi. En fait, en recourant à des
équipements sophistiqués qui sollicitent généralement très peu de
muscles, les utilisateurs finissent par avoir une silhouette en forme
de poire et s’a aiblissent au fil du temps, et, en dehors des machines
sur lesquelles ils s’entraînent, leurs aptitudes sportives ne peuvent
pas leur servir. Ces équipements peuvent avoir une utilité dans le
cadre d’un hôpital ou d’un programme de rééducation, mais pas
pour un utilisateur lambda. En fait, le système d’haltères le plus
basique (une barre métallique avec un poids aux deux extrémités)
que l’on trouve aux antipodes de ces machines, est le seul qui
permette de solliciter le corps entier pendant les exercices ‒ et c’est
l’équipement le plus simple et le moins cher que l’on puisse se
procurer. Il su t d’apprendre les consignes de sécurité pour
soulever de terre la barre métallique la plus lourde possible en
évitant de se blesser.
Tout ce que l’on veut, ce sont des chaussures pour aller courir
quand on le peut (avec peut-être un pantalon dans lequel on n’aura
pas l’air ridicule) et des haltères. Alors que j’écris ces lignes, je
parcours la brochure d’un hôtel à la mode dans lequel je vais aller
passer les deux prochains jours. Cette brochure a été élaborée par
quelque titulaire de MBA : elle montre sur papier brillant toutes les
machines et les carafes de jus de fruits aux couleurs intenses que
l’on vous sert dans cet établissement pour « améliorer » votre santé.
Il y a même une piscine ; mais pas d’haltères.
Et si les salles de sport ne devraient pas avoir l’air de salles de
sport, les exercices physiques ne devraient pas non plus ressembler
à des exercices physiques. Les progrès réalisés sont dus
essentiellement au fait de travailler sur les queues de distribution,
près de sa limite.
La suite
Dans ce chapitre, nous sommes parvenus à mêler haltérophilie et
recherche fondamentale en vertu du seul argument que, si jouer sa
peau élimine le cosmétique, ne pas la jouer entraîne toute une série
d’absurdités. Nous allons maintenant nous pencher sur la
divergence d’intérêts entre soi et soi-même quand on devient riche.
76. Le même argument vaut pour les biographies de scientifiques et de
mathématiciens rédigées par des journalistes scientifiques ‒ ou des biographes
professionnels. Ils vont trouver quelque chose à raconter et, pire, mettre les
scientifiques sur un piédestal.
CHAPITRE 10
ON N’EMPOISONNE QUE LES RICHES :
LA PRÉFÉRENCE DES AUTRES
C’est le vendeur le patron ‒ Comment boire du poison ‒ Publicité et manipulation ‒
L’insoutenable silence
des grandes demeures le dimanche soir.
Quand les gens s’enrichissent, ils se défont de leur mécanisme
d’apprentissage mû par la mise en jeu de leur peau. Ils perdent le
contrôle de leurs préférences, substituant des préférences acquises
aux leurs, innées, se compliquant inutilement l’existence et faisant
leur propre malheur. Et bien entendu, ces préférences sont celles
d’individus qui veulent leur vendre quelque chose. C’est un
problème de mise en jeu de sa peau, car les choix des nantis sont
dictés par d’autres qui ont quelque chose à gagner de cette vente et
ne supporteront aucun de ses e ets secondaires. Et comme les
cibles sont des gens riches et que ceux qui les exploitent le sont
rarement, personne ne criera à la victime.
J’ai dîné un soir dans un restaurant classé au Guide Michelin avec
un type qui avait insisté pour aller là plutôt qu’à la taverne grecque
toute simple que j’avais choisie ‒ le propriétaire-exploitant est un
homme débonnaire dont le petit cousin est le directeur de
l’établissement, et le petit-petit cousin, son réceptionniste.
Dans ce restaurant figurant au Guide Michelin, les autres clients
paraissaient, comme on dit dans certaines langues
méditerranéennes, avoir un balai dans le …, ce qui empêchait la
ventilation de se faire correctement et entraînait l’accumulation des
vapeurs sur les parois de leur estomac, provoquant ainsi le genre de
manières irritantes que l’on rencontre seulement dans les classes
quasi-supérieures éduquées. Je précise qu’outre ce balai, tous les
hommes portaient des cravates.
Le dîner se composait d’une succession de petites choses
compliquées, avec des ingrédients microscopiques et des saveurs
contrastées qui obligeaient à se concentrer comme si l’on passait un
examen. On ne mangeait pas ; on visitait plutôt une sorte de musée
avec un militaire anglais maniéré qui nous donnait un cours sur une
dimension artistique à laquelle on n’aurait jamais pensé tout seul. Il
y avait vraiment peu de choses qui m’étaient familières dans cet
endroit et peu de choses, aussi, qui flattaient mes papilles : quand,
par extraordinaire, je tombais sur un mets réellement savoureux, je
n’avais aucune chance de pouvoir prolonger l’expérience car le plat
suivant arrivait déjà. Ingurgitant tant bien que mal cette succession
de plats, et écoutant les c… que débitait le sommelier sur le vin qui
allait parfaitement avec, je craignais de me déconcentrer. Je
déployais une énergie considérable à feindre de ne pas m’ennuyer.
En fait, j’ai découvert l’optimisation de la mauvaise variable : le
pain, la seule chose qui m’importait, n’était pas chaud ; cela ne fait
apparemment pas partie des critères requis par Michelin.
« Venenum in auro bibitur »
Je quittai les lieux l’estomac dans les talons. En fait, si j’avais eu le
choix, j’aurais opté pour un plat ayant résisté à l’épreuve du temps
(une pizza préparée avec des ingrédients très frais, par exemple, ou
un hamburger juteux) dans un endroit vivant ‒ pour le vingtième
du prix. Mais, mon commensal ayant les moyens de s’o rir ce
restaurant onéreux, nous avons fini en cobayes d’expériences
compliquées réalisées par un chef évalué par quelque bureaucrate
du Guide Michelin. Cela ne résisterait pas à l’e et Lindy : la
nourriture s’améliore au fil d’infimes modifications qui se
transmettent d’une grand-mère sicilienne à l’autre. Il m’est soudain
venu à l’esprit que les riches étaient des cibles naturelles ; comme
Thyeste le crie dans la tragédie éponyme de Sénèque, les voleurs ne
vont pas chez les impécunieux, et l’on a plus de chances de boire du
poison dans un gobelet en or que dans un gobelet ordinaire.
« Venenum in auro bibitur. »
Il est facile d’arnaquer les gens avec des choses compliquées ‒ le
pauvre est à l’abri de ce genre d’escroquerie. C’est exactement la
même stratégie de complication, abordée précédemment, qui
poussait les universitaires à vendre la solution la plus complexe
alors qu’il su sait d’une solution plus simple pour résoudre le
problème. De plus, on commence à recourir à des « experts » et
autres « consultants » dans sa vie privée. Une industrie entière dont
le but est de vous arnaquer parviendra à vous arnaquer : consultants
financiers, conseillers en nutrition, coachs sportifs, concepteurs de
styles de vie, etc.
Pour beaucoup de gens, le hamburger est bien plus savoureux que
le filet mignon parce qu’il contient plus de graisse, mais on les
persuade que le second est préférable au premier car sa production
coûte plus cher.
Ma conception d’une vie agréable est de ne pas participer à des
dîners de gala ‒ c’est le genre de situation où l’on se retrouve coincé
pendant deux heures entre la femme d’un promoteur immobilier de
Kansas City (qui rentre d’un voyage au Népal) et un lobbyiste de
Washington (qui vient de passer des vacances à Bali).
Les grandes demeures funèbres
Même chose dans le domaine de l’immobilier : la plupart des gens,
j’en suis sûr, sont plus heureux dans les lieux un peu confinés, les
quartiers authentiques style bárrio où ils trouvent chaleur humaine
et compagnie, mais quand ils ont beaucoup d’argent, ils finissent
par céder à la pression qui les pousse à emménager dans
d’immenses demeures impersonnelles et silencieuses où il n’y a
aucun voisin à des kilomètres à la ronde. En fin d’après-midi, le
silence qui règne dans les vastes galeries a quelque chose de
funèbre, mais sans la musique apaisante qui va avec. C’est un
phénomène rare dans l’histoire : dans le passé, les grandes
demeures grouillaient de domestiques, de majordomes, de maîtres
d’hôtel, d’assistants, de précepteurs, de cousines pauvres, de
palefreniers, et même de musiciens privés. Et aujourd’hui, vous ne
trouverez personne pour vous consoler d’avoir une vaste demeure ‒
peu de gens se rendent compte à quel point ces lieux sont tristes le
dimanche soir.
Comme l’avait compris le moraliste Vauvenargues, ce qui est petit
est préférable, eu égard à ce que l’on appellerait aujourd’hui les
propriétés d’échelle. Certaines choses sont tout simplement « trop »
pour qu’on les apprécie. Ainsi écrivait-il qu’il était facile pour les
citoyens romains d’aimer leur ville quand c’était un petit village,
mais beaucoup moins quand elle se transforma en vaste empire. De
même, une grande demeure dépourvue de chaleur humaine a
quelque chose de désolé ; et une grande demeure habitée en majeure
partie par des domestiques a quelque chose d’encore plus
éprouvant.
Les gens nantis qui n’ont pas l’air riche sont sans doute conscients
de ce point ‒ ils vivent dans des quartiers aisés et savent d’instinct
que déménager serait un fardeau mental. Beaucoup vivent encore là
où ils ont toujours vécu.
Très peu de gens comprennent leurs propres choix, et ils finissent
par se faire manipuler par ceux qui veulent leur vendre quelque
chose. En ce sens, la paupérisation pourrait être une chose enviable.
En voyant l’Arabie Saoudite, qui devrait peu à peu régresser au
niveau de pauvreté qui était le sien avant l’exploitation du pétrole, je
me demande si Vauvenargues dirait aux Saoudiens qu’ils se
porteraient mieux si on leur supprimait certaines choses ‒ et
l’essaim d’étrangers serviles qui viennent les plumer.
Pour le formuler autrement : si la richesse vous donne moins, et
non plus de choix… c’est que vous ne vous y prenez pas bien.
Conversation
S’il y a une chose qu’il faut faire si l’on est riche et que l’on veut
avoir des amis, c’est dissimuler sa richesse ; ce qui est moins
évident, c’est qu’il peut également être nécessaire de dissimuler son
érudition et son éducation. Les gens ne peuvent entretenir de
relations sociales que s’ils n’essaient pas d’occuper le devant de la
scène ou de se montrer plus intelligents que les autres. De fait,
comme l’explique Baldassare Castiglione dans Le Livre du courtisan,
l’art classique de la conversation consiste à éviter tout déséquilibre :
les gens ont besoin d’être égaux, du moins dans le cadre de la
conversation, sans quoi celle-ci se soldera par un échec. Elle doit
être exempte de toute hiérarchie et chacun doit y contribuer de
manière égale. On pré ère dîner avec ses amis qu’avec son
professeur ‒ à moins, bien sûr, que le professeur en question
comprenne « l’art » de la conversation.
De fait, on peut généraliser la notion de communauté et la définir
comme un espace au sein duquel nombre de règles de concurrence
et de hiérarchie sont abolies, où le collectif prévaut sur l’intérêt
personnel de chacun. Bien sûr, des tensions avec l’extérieur
surviendront fatalement, mais c’est un autre débat. C’est à Elinor
Ostrom que l’on doit cette idée d’abolition de la concurrence au sein
d’un groupe ou d’une tribu.
Non-linéarité du progrès
Maintenant, généralisons au progrès en général. Voulez-vous que
la société s’enrichisse, ou préférez-vous autre chose ‒ éviter la
pauvreté ? Vos choix sont-ils vraiment les vôtres ou ceux de ces
marchands de soupe ?
Revenons à l’expérience du restaurant et parlons des préférences
acquises comparées aux préférences innées. Si j’avais le choix entre
payer 200 dollars pour une pizza ou 9,95 dollars pour l’expérience
française compliquée, je m’empresserais de payer 200 dollars pour
la pizza, plus 9,95 dollars pour une bouteille de Malbec. En fait, je
paierais pour ne pas revivre l’expérience recommandée par le Guide
Michelin.
Nous venons de montrer qu’il existe une complexité qui entraîne
une dégradation ‒ ce que les économistes appellent « utilité
négative ». Cela nous dit quelque chose de la richesse et de la
croissance du PIB dans la société ; cela montre la présence d’une
courbe en « S » au-delà de laquelle les préjudices ne font
qu’augmenter. Cette situation n’est détectable que si l’on se
débarrasse des préférences acquises.
Certes, quantité de sociétés n’ont cessé de s’enrichir ‒ et beaucoup
d’entre elles au-delà de la partie positive de la courbe en « S » ; sans
compter l’e et que l’amélioration du confort a eu sur les enfants
gâtés. Et je suis certain que si une pizza était vendue au prix de 200
dollars, les gens qui ont un balai dans le … feraient la queue pour en
acheter une. Mais comme elle est trop facile à produire, leur choix se
porte sur ce qui est onéreux, et la pizza sera toujours meilleur
marché que cette daube compliquée à souhait.
Ainsi, tant que la société prospérera, quelqu’un essaiera de vous
vendre quelque chose jusqu’au point de dégradation de votre bien-
être, voire un peu au-delà.
La suite
Le prochain chapitre présentera la règle de la menace non verbale
au travers de l’histoire des experts de la force, la secte des Assassins.
CHAPITRE 11
« FACTA NON VERBA »
Un cheval mort dans son lit ‒ L’amitié via un gâteau empoisonné ‒ Empereurs romains et
présidents des États-Unis ‒ Un ennemi vivant vaut dix ennemis morts.
Le meilleur ennemi est celui que vous possédez en mettant votre
peau en jeu pour lui et en ne lui laissant rien ignorer des règles
a érentes à votre dévouement. Vous lui permettez de rester en vie
en sachant que c’est à votre bienveillance qu’il le doit. L’idée qu’il
vaut mieux avoir un ennemi que l’on possède qu’un ennemi mort
ayant été peaufinée par l’ordre des Assassins, nous allons nous
plonger dans les travaux de cette société secrète.
Une proposition très di cile à refuser
Il y a une scène e royable dans Le Parrain : celle où, en se réveillant
un matin, un producteur de cinéma hollywoodien découvre dans
son lit la tête ensanglantée d’un cheval ‒ son cheval de course adoré.
Il avait refusé d’embaucher un acteur américano-sicilien pour des
raisons qui semblaient injustes puisque, tout en sachant que c’était
celui qui incarnerait le mieux le rôle, il lui en voulait à cause de sa
voix « sirupeuse » qui avait charmé une de ses anciennes maîtresses,
et craignait son pouvoir de séduction éventuel sur ses futures
conquêtes. Il s’avéra que cet acteur qui, dans la vraie vie, était (peut-
être) Frank Sinatra, avait des amis et des amis d’amis ‒ ce genre de
choses ; il était même le filleul d’un capo. Une visite du consigliere de la
« famille » n’était pas parvenue à faire céder le ponte en question, ni
à atténuer sa dureté hollywoodienne ‒ ce que ce type n’avait pas
réalisé, c’est qu’en sautant dans un avion pour traverser tout le pays
et lui faire cette demande, l’huile mafieuse en question ne lui
apportait pas seulement le genre de lettre de recommandation
qu’on envoie au service du personnel d’une université d’État, mais
lui faisait une proposition qui ne se refusait pas (c’est à cette scène du
film que l’expression doit sa popularité).
C’était une menace, et pas une menace en l’air.
Alors que j’écris ces lignes, les gens parlent du terrorisme et des
groupes terroristes en commettant une grave erreur de
catégorisation : il existe en fait deux catégories bien distinctes de
terroristes. La première comprend les terroristes qui sont des
terroristes pour tous les individus ‒ ou presque ‒ dotés de facultés
de discernement et qui ne résident pas en Arabie Saoudite ou ne
travaillent pas pour un think tank fondé par les cheiks ; la seconde est
constituée des groupes de milices généralement qualifiés de
« terroristes » par leurs ennemis, et de « combattants de la
Résistance » ou « combattants de la liberté » par ceux qui ne les
détestent pas.
La première catégorie comprend des gens qui ne sont pas des
soldats, qui tuent des civils sans discrimination pour
impressionner, et qui ne se préoccupent pas d’objectifs militaires
car leur but n’est pas de réaliser des avancées militaires, mais
seulement de faire une déclaration, de porter préjudice à des êtres
humains, de faire parler d’eux et, pour certains, d’avoir un moyen
quasi-certain d’accéder au paradis. La plupart des djihadistes
sunnites, du genre à prendre un plaisir incommensurable à faire
exploser des civils ‒ comme Al-Qaïda, l’État Islamique, les
« rebelles modérés » de Syrie, financés par l’ancien président des
États-Unis Barack Obama ‒ appartiennent à cette catégorie. La
seconde catégorie vise l’assassinat politique ‒ l’Armée républicaine
irlandaise, la plupart des organisations chiites, le FLN pendant la
guerre d’Algérie, les résistants français sous l’occupation allemande,
etc.
L’ascendance, les méthodes et les règles des chiites et d’autres
courants semblables au Proche et au Moyen-Orient sont à
rechercher dans la secte des Assassins, qui reprennent eux-mêmes
le mode opératoire des Sicaires de Judée à l’époque romaine. Les
Sicaires devaient leur nom aux épées avec lesquelles ils tuaient les
soldats romains et surtout ceux qui collaboraient avec eux, en raison
de ce qu’ils considéraient comme une profanation du Temple et de la
terre de Judée.
J’ai la malchance de connaître un peu le sujet, étant le seul des
anciens élèves « célèbres » du Lycée franco-libanais ‒ j’y ai fait toute
ma scolarité dans le primaire et le secondaire ‒ figurant sur
Wikipédia qui, contrairement à mes camarades de classe et mes
amis d’enfance, ne doit pas sa notoriété au fait d’avoir été victime
d’une tentative, réussie ou non, d’assassinat.
Les Assassins
Le plus intéressant concernant les Assassins est que le fait
d’assassiner était loin d’être leur priorité. Ils comprenaient les
messages qui n’étaient pas à bon compte. Ils préféraient posséder
leurs ennemis. Et le seul ennemi que l’on ne peut pas manipuler,
c’est un ennemi mort.
Ahmad Sanjar devint en 1118 sultan de l’empire turc seldjoukide
d’Asie mineure (qui correspond à la Turquie moderne), d’Iran et de
parties de l’Afghanistan. Peu après son accession au pouvoir, il se
réveilla un matin avec une épée plantée vigoureusement dans le sol
à côté de son lit. Dans une version de cette légende, une lettre
l’informait que cette épée enfoncée dans la terre ferme était
préférable à l’autre terme de l’alternative : la même épée plongée
dans sa tendre poitrine. C’était un message typique des
Haschischins, c’est-à-dire des Assassins, pour lui faire prendre
conscience de la nécessité de les laisser à peu près tranquilles ‒ leur
envoyer une carte pour leur anniversaire ou embaucher leurs
acteurs pour son prochain film, par exemple. Auparavant, le sultan
Sanjar avait snobé leurs négociateurs de paix ; ils étaient donc
passés à la phase 2 d’un processus manifestement bien orchestré. Ils
le convainquirent que sa vie reposait entre leurs mains et qu’il
n’aurait pas à s’inquiéter outre mesure s’il faisait ce qu’il fallait ‒ ils
lui avaient prouvé qu’ils contrôlaient la situation et qu’ils étaient
fiables. De fait, Sanjar et les Assassins vécurent heureux pour le
restant de leurs jours.
Vous remarquerez qu’aucune menace verbale n’avait été proférée.
Les menaces verbales révèlent seulement faiblesse et manque de
fiabilité de la part de ceux qui les pro èrent. N’oubliez pas, je le
répète : pas de menaces verbales.
Les Assassins étaient une secte qui exista du XIe au XIVe siècle ; elle
était liée à l’islam chiite et violemment anti-sunnite (elle le demeure
à travers ses nombreuses réincarnations). On les associait souvent
aux Templiers, car ils combattaient fréquemment aux côtés des
croisés ‒ et s’ils semblent partager certaines valeurs des Templiers,
épargnant notamment les innocents et les faibles, c’est
vraisemblablement plus parce qu’ils leur transmirent certaines de
leurs valeurs. La deuxième clause du code d’honneur des chevaliers
est la suivante : « Je respecterai et défendrai les faibles, les malades
et les nécessiteux. »
Il semblerait que les Assassins aient envoyé le même message à
Saladin, l’informant que le gâteau qu’il s’apprêtait à manger était
empoisonné… par eux.
Le système d’éthique des Assassins est que l’assassinat politique
permet d’éviter la guerre ; une menace du genre « épée à côté du lit »
est même préférable pour dominer sans entraîner d’e usion de
sang77. Apparemment, leur objectif était d’épargner les civils et les
gens qu’ils ne visaient pas directement. Leurs méthodes guidées par
la précision étaient destinées à diminuer ce que l’on appelle
aujourd’hui les « dommages collatéraux » parmi les civils.
L’assassinat considéré comme du marketing
Les lecteurs qui ont peut-être essayé de se débarrasser de cailloux
dans leurs chaussures (c’est-à-dire de gens qui vous embêtent sans
comprendre vos messages destinés à le leur signaler) savent peut-
être que les « contrats » visant des citoyens ordinaires (pour
précipiter leurs funérailles, je veux dire) sont relativement faciles à
honorer et bon marché pour le commanditaire. Il existe un marché
souterrain relativement actif pour ce genre de contrats. En général,
il faut payer un peu plus pour que ça ait « l’air d’un accident ».
Cependant, les historiens et autres observateurs compétents de
l’histoire martiale recommanderaient exactement le contraire : en
politique, il faudrait payer plus pour que le crime ait l’air
intentionnel.
En fait, ce que le capitaine Mark Weisenborn, Pasquale Cirillo et
moi avons découvert en essayant de réaliser une étude systématique
de la violence ‒ déboulonnant par là même, comme mentionné
précédemment, une thèse farfelue du journaliste scientifique Steven
Pinker ‒, c’est que les chi res relatifs aux guerres ont, de tout
temps, été gonflés… des deux côtés. Les Mongols, comme leurs
victimes paniquées, avaient intérêt à exagérer pour décourager
l’adversaire. Ce qui intéressait les Mongols, ce n’était pas de tuer
tout le monde ; ils voulaient seulement soumettre l’ennemi, ce que
la terreur permettait à peu de frais. De plus, pour avoir passé un
certain temps à examiner les empreintes génétiques des
populations qu’ils avaient envahies, il nous apparaît clairement, à
mes collaborateurs et à moi, que si les guerriers venus des steppes
orientales laissèrent une empreinte culturelle, ils laissèrent sans
aucun doute leurs gènes dans leur région d’origine.
Plus qu’à la guerre, le transfert des gènes entre di érentes régions
est imputable à des migrations de groupes, des conditions
climatiques di ciles et des terres peu cultivables.
À une époque plus récente, le « massacre » des djihadistes syriens
perpétré à Hama par Assad père en 1982 avait causé (selon mes
estimations) un nombre de victimes au moins un cran en dessous de
ce qui avait été annoncé ; les autres prétendues victimes étaient le
fait d’une inflation ‒ les chi res avaient été gonflés au fil du temps,
passant de 2 000 à près de 40 000 sans que de nouvelles
informations importantes aient été communiquées. Le régime
syrien comme ses ennemis avaient intérêt à gonfler ces chi res. Il
est intéressant de remarquer que le nombre des victimes a continué
à augmenter ces dernières années. Nous reviendrons aux historiens
dans le chapitre 14, pour montrer que la rigueur empirique est
totalement étrangère à leur discipline.
L’assassinat considéré comme une forme
de démocratie
Et maintenant, la vie politique. Quand le système démocratique
n’assure pas totalement la gouvernance ‒ et il est évident que c’était
le cas aux États-Unis, en raison des copinages et de la corruption
légale cachée à la Hillary Monsanto-Malmaison ‒, quand le système
n’assure pas totalement la gouvernance, nous savons depuis
longtemps ce que cela entraîne : un renouvellement accru des
dirigeants. La description épigrammatique que le comte de Munster
fait de la Constitution russe explique cela : « L’absolutisme est
tempéré par l’assassinat. »
Alors que les hommes politiques d’aujourd’hui ne mettent pas leur
peau en jeu et, du fait de l’augmentation de l’espérance de vie à
l’époque moderne, n’ont pas de souci à se faire tant qu’ils jouent le
jeu, ils restent de plus en plus longtemps en activité. Ainsi, le
président pseudo-socialiste François Mitterrand a régné pendant
quatorze ans, soit plus longtemps que bien des rois français ; la
technologie lui permettait d’exercer sur la population un pouvoir
supérieur à celui de nombre de ces derniers. Même un président des
États-Unis, qui incarne la forme moderne de l’empereur
(contrairement à Napoléon et aux tsars, les empereurs romains
avant Dioclétien n’étaient pas des absolutistes) passe généralement
quatre ans sur le trône, alors que Rome eut cinq empereurs en
l’espace d’une seule année et quatre en l’espace d’une autre. Le
mécanisme a fonctionné : songez que tous les mauvais empereurs,
Caligula, Caracalla, Héliogabale…, finirent leurs carrières
assassinés par la garde prétorienne ou, dans le cas de Néron, en se
suicidant par anticipation d’un assassinat. Au cours des quatre cents
premières années de l’Empire, seuls vingt empereurs, c’est-à-dire
moins d’un tiers, moururent de mort naturelle, en supposant que
ces morts étaient vraiment naturelles.
L’appareil photo considéré comme une arme
Grâce à l’appareil photo, on n’a plus besoin de mettre de tête de
cheval dans les hôtels-boutiques ou les villas des Hamptons pour
posséder les gens. Ni même, peut-être, de les assassiner.
On vivait jadis dans de petites communautés ; la réputation des
individus était directement liée à ce qu’ils faisaient ‒ on les
observait. Aujourd’hui, l’anonymat fait ressortir le trou du c… chez
les gens. J’ai découvert tout à fait par hasard un moyen de faire
changer de comportement les personnes immorales et grossières
sans les menacer verbalement ; les prendre en photos. Ce seul fait
revient à tenir leur vie entre ses mains et à exercer un contrôle sur
leur comportement futur grâce au silence que l’on gardera ‒ ou non.
Ne sachant pas ce que l’on va faire de leur photo, ces personnes vont
vivre dans l’incertitude.
Voici comment j’ai découvert le pouvoir magique de l’appareil
photo lorsqu’il s’agit de rétablir un comportement civique/moral.
Un jour, dans un couloir du métro new-yorkais, alors que j’hésitais
quelques secondes devant la liste des sorties indiquées, un homme
bien habillé doté d’une constitution sèche et d’une personnalité
névrotique se mit à m’agonir d’injures parce que « je m’étais arrêté ».
Au lieu de le frapper pour engager la discussion, comme je l’aurais
fait en 1921, je sortis mon téléphone portable et me mis à le
photographier tout en le qualifiant calmement de « sombre crétin
qui agresse les personnes perdues ». Il prit peur et s’éloigna en se
cachant le visage dans ses mains afin de m’empêcher de prendre
d’autres photos.
Une autre fois, un homme dans le nord de l’État de New York
s’avança sur une place de parking alors que j’étais en train de m’y
garer en marche arrière. Je lui dis que c’était contraire au savoir-
vivre et il réagit comme un trou du c…. Même chose : je pris sa
photo sans sou er mot, puis celle de la plaque d’immatriculation
de son véhicule. Il s’empressa de s’en aller et libéra la place de
parking. Enfin, près de ma maison, il y a un sentier forestier protégé
interdit aux vélos parce qu’ils nuisent à l’environnement. Deux
conducteurs de VTT l’empruntent tous les week-ends pendant ma
promenade à 16 h. Je les ai réprimandés, en vain. Un jour, j’ai
calmement pris une bonne dizaine de photos d’eux en m’assurant
qu’ils me voyaient bien le faire. Le plus grand des deux a protesté,
mais ils sont vite partis. Je ne les ai jamais revus.
J’ai détruit les photos, bien sûr. Mais je n’aurais jamais pensé qu’un
appareil portable pouvait être une arme aussi redoutable. Et il serait
injuste d’utiliser les photos de ces gars à des fins de harcèlement
moral sur le Web. Dans le passé, les actes répréhensibles étaient
rapportés à des personnes qui savaient remettre les choses en
perspective. Aujourd’hui, des gens qui ne connaissent pas l’individu
incriminé et sont donc incapables de porter un jugement sur
l’ensemble de sa personnalité, jouent les flics. Cela renforce le
pouvoir des procédés d’humiliation sur la toile et les chances qu’ils
deviennent un risque de queue.
Dans le deuxième livre de La République de Platon, il y a une
discussion entre Socrate et le frère de Platon, Glaucon, concernant
l’anneau de Gygès qui con ère à celui qui le porte le pouvoir de
devenir invisible à loisir et d’observer les autres. Il est évident que
Platon annonce là le stratagème que les chrétiens inventeront par la
suite : « Vous êtes surveillés. » La discussion porte sur le fait de
savoir si les gens se comportent bien parce qu’on les observe ‒ ou,
comme l’expose Socrate, parce que c’est leur nature.
77. Il apparaît que les choses qu’on lit sur les Assassins sont parfois des propos
di amatoires émanant de leurs ennemis (notamment ces récits apocryphes selon
lesquels ils devraient leur nom à leur consommation de haschich, qui signifie
« cannabis » en arabe, grâce auquel ils seraient entrés en transe avant de commettre
leurs assassinats).
CHAPITRE 12
LES FAITS SONT VRAIS,
LES NOUVELLES SONT FAUSSES
Je n’ai jamais dit que j’avais dit ‒ Pas de nouvelles, c’est surtout des nouvelles ‒
L’information circule dans les deux sens.
Comment ne pas être d’accord avec soi-même
À l’été 2009, je participai à une discussion d’une heure avec David
Cameron, alors candidat au poste de Premier ministre du Royaume-
Uni, ce qu’il devint plus tard. Cette discussion portait sur la façon de
rendre la société robuste, voire immunisée contre les Cygnes Noirs,
sur la structure propice à une décentralisation et à une
responsabilisation, et sur la manière de construire au mieux le
système. Ce fut un intéressant tour d’horizon de 55 minutes des
sujets que j’aborde dans ma série littéraire, et je pris beaucoup de
plaisir à communiquer pour la première fois sur tous ces points. La
salle de l’élégante Royal Society of Arts était pleine de journalistes.
J’allai ensuite êter cela en compagnie de quelques personnes dans
un restaurant de Soho (à Londres) où je reçus l’appel téléphonique
d’un ami horrifié. Tous les journaux londoniens me qualifiaient de
« climato-sceptique », me présentant comme le protagoniste d’un
vaste complot anti-environnemental.
Ces 55 minutes avaient été intégralement résumées par la presse à partir
d’un commentaire partial de 20 secondes de mon intervention, pris dans un
sens complètement contraire à celui que j’avais voulu exprimer. Le
journaliste, qui n’était pas présent à la conférence, avait dû avoir
l’impression que cela représentait l’intégralité de la discussion.
Il s’avère que j’avais présenté ma version du principe de
précaution, qu’il me semble valoir la peine de reproduire ici. Elle
a rmait qu’on n’a pas besoin de modèles complexes pour justifier le
fait d’éviter une action donnée. Si l’on ne comprend pas une chose et
que cela a un e et systémique, il su t de l’éviter. Les modèles sont
sujets à erreurs, je l’ai expérimenté à maintes reprises dans la
finance ; la plupart des risques apparaissent a posteriori dans les
analyses, une fois que le mal est fait. Il incombe à ceux qui polluent
‒ ou introduisent de nouvelles substances en quantités plus
importantes que d’habitude ‒ de montrer qu’ils ne prennent pas de
risques. En fait, moins on est sûr des modèles, plus on devrait être
conservateur. Paradoxalement, les mêmes journaux avaient
encensé Le Cygne Noir, qui développait ce point très clairement.
Je parvins à me défendre en faisant beaucoup de tapage, et, usant
de menaces légales explicites, je contraignis chaque journal à
publier ma correction. Quand bien même, quelqu’un du Guardian
tenta (en vain) d’édulcorer ma lettre en la présentant comme une
sorte de désaccord par rapport à mes propos antérieurs, et non
comme une correction de la description erronée que le quotidien en
avait fait. En d’autres termes, je n’étais pas d’accord avec moi-
même.
Toutefois, si je pus clarifier mes idées parce que je les avais
intimidés, d’autres ne peuvent en faire autant. En l’occurrence, les
journaux londoniens o raient à leur lectorat une représentation
résolument erronée d’un discours. Quelqu’un qui lisait l’article
pouvait prendre à tort le journaliste pour un intermédiaire entre ce
dernier et le produit, la nouvelle.
Il y a donc de toute évidence un problème d’agent. Il n’existe pas de
di érence entre un journaliste du Guardian et le patron d’un
restaurant à Milan qui, quand vous lui demandez un taxi, appelle
son cousin qui, avant de se pointer, e ectue un tour complet de la
ville pour gonfler exagérément le compteur. Ou entre ce journaliste
et le médecin qui vous fait à dessein un diagnostic erroné pour vous
vendre un médicament dans lequel il a des intérêts directs.
Les informations n’aiment pas qu’on les possède
Le journalisme n’est pas « Lindy-compatible ». Les informations se
transmettent par le bouche-à-oreille, qui circule dans les deux sens.
Dans la Rome antique, on recevait les informations sans filtre
centralisé. Sur les marchés de l’ancienne Méditerranée orientale, les
gens parlaient, à la fois récepteurs et transmetteurs de nouvelles.
Les barbiers o raient des services complets ; ils faisaient également
o ce de chirurgiens, d’experts en résolution de conflits, et de
journalistes locaux. Si les gens avaient la possibilité de sélectionner
les rumeurs qu’ils voulaient, ils participaient aussi à leur di usion.
Même chose pour les pubs et les cafés à Londres. Dans l’ancienne
Méditerranée orientale (actuellement la Grèce et le Levant), la
présentation des condoléances était une occasion de rassembler et
de transmettre des informations ‒ et représentait le principal
creuset de la vie sociale. Les réunions qu’elle occasionnait étaient
prétextes à di user des nouvelles. Dans la communauté grec-
orthodoxe alors importante de Beyrouth, ma sociable grand-mère
réservait certaines de ses journées à des séries de visites de
condoléances, et savait quasiment tout sur tout jusque dans les
moindres détails. Si la progéniture d’un personnage important avait
échoué à un examen, elle était au courant. Rien ‒ ou presque rien ‒
de ce qui se passait en ville ne nous était étranger.
On accordait moins d’importance aux gens qui n’étaient pas
fiables qu’aux autres.
On peut tromper quelqu’un deux fois, pas trois.
La période où l’on s’en est remis à un seul son de cloche, celui que
rendent la télévision ou les journaux et qui peut être contrôlé par les
mandarins, a duré du milieu du XXe siècle jusqu’aux élections
présidentielles américaines de 2016. En ce sens, les réseaux sociaux,
qui permettent une circulation bilatérale de l’information, ont
rétabli le format naturel du système de nouvelles. Les gens qui
prennent part aux échanges dans les marchés et les souks
pourraient en témoigner : être dépendant présente un avantage à
long terme.
De plus, le problème de l’agent tel qu’il se manifeste dans la presse
actuelle est systémique, car les intérêts de cette dernière
continueront à diverger de ceux de son propre lectorat, jusqu’à la
faillite finale. L’interprétation erronée de mes propos me frustra
moins que le fait qu’aucun lecteur ne saurait que ma discussion avec
Cameron avait porté à 99 sur d’autres sujets que le changement
climatique. Si le premier fait pouvait être un malentendu, le second
était un défaut de structure. Et l’on ne remédie jamais aux défauts
de structure ; on laisse le système s’e ondrer78.
La divergence est évidente au sens où les journaleux se soucient
considérablement plus de l’opinion de leurs confrères que de celle
du grand public. Faisons une comparaison avec un système sain ‒
celui des restaurants, par exemple. Comme nous l’avons vu dans le
chapitre consacré à l’e et Lindy, les restaurateurs se soucient de
l’opinion de leurs clients, pas de celle des autres restaurateurs, ce
qui est un moyen de contrôle sur eux et empêche ce secteur
d’activité de s’éloigner collectivement de ses intérêts. De plus,
mettre sa peau en jeu engendre la diversité, pas la monoculture.
L’insécurité économique aggrave la situation : les journalistes
travaillent dans la profession la moins sûre qu’on puisse trouver
actuellement : la majorité d’entre eux vivotent, et être ostracisés par
leurs amis leur serait fatal. Ainsi deviennent-ils une proie facile
pour les manipulations des lobbyistes, comme nous l’avons vu avec
les OGM, les guerres en Syrie, etc. Si vous dites quoi que ce soit
d’impopulaire dans la profession au sujet du Brexit, des OGM, de
Poutine, etc., vous rentrez aussitôt dans l’histoire. C’est le contraire
du monde des a aires où la mentalité « Moi aussi » est sanctionnée.
Éthique du désaccord
Approfondissons maintenant l’application de la Règle d’argent
dans les débats intellectuels. On peut critiquer ce qu’une personne a
dit ou ce qu’elle a voulu dire. La première option étant plus
sensationnelle, elle se prête davantage à la di usion. La marque des
charlatans ‒ comme le journaliste Sam Harris, par exemple ‒ est de
défendre une position ou d’attaquer un détracteur en se concentrant
sur une déclaration que celui-ci a faite en particulier (« Regardez ce
qu’il/elle a dit ») au lieu de dynamiter la position exacte de ce
détracteur (« Regardez ce qu’il/elle veut dire » ou, plus largement,
« Regardez ce qu’il/elle représente »), cette dernière option
nécessitant une compréhension exhaustive de l’idée avancée.
Notons que la même chose vaut pour l’interprétation des textes
religieux, souvent isolés de leur contexte général.
Comme il est impossible d’écrire un document argumenté de
manière parfaitement rationnelle sans qu’il y ait un passage qui,
sorti de son contexte, puisse être transformé par un rédacteur
malhonnête de façon à paraître totalement absurde et susceptible
de faire sensation, les hommes politiques, les charlatans et ‒ plus
ennuyeux ‒ les journalistes, recherchent avidement ce genre de
passages. « Trouvez-moi quelques lignes écrites par n’importe quel
homme, et j’y trouverai de quoi le faire pendre », dit une formule
attribuée à Richelieu, à Voltaire, à Talleyrand, à un cruel censeur
sous la Terreur, et à quelques autres encore. Comme l’a déclaré
Donald Trump : « Les faits sont vrais, les nouvelles sont fausses » ; et
ce ‒ ironie du sort ‒ lors d’une conférence de presse dans laquelle il
fut victime du même genre de compte rendu sélectif de ces propos
que moi lors de ma conférence à la Royal Society of Arts.
Le grand Karl Popper commençait fréquemment par une
représentation infaillible et souvent exhaustive des positions des
adversaires, comme s’il faisait la publicité de ses propres idées,
avant d’entreprendre de les démonter. Prenez également les
diatribes de Hayek intitulées Contra Keynes and Cambridge : c’était un
« contra », mais il n’y a pas une seule ligne qui présente Keynes de
façon erronée ou qui tente explicitement de faire du
sensationnalisme (le fait que les gens aient été trop intimidés par
l’intellect et la personnalité agressive de Keynes pour risquer de
déclencher son ire y aida).
Lisez la Somme Théologique de Thomas d’Aquin, écrite il y a huit
siècles ; vous verrez que ce livre comporte des paragraphes tels que
Questio, puis Praeteria, Objectiones, Sed Contra, etc., décrivant avec une
précision formaliste les positions remises en question, et y
cherchant la faille avant de proposer un compromis. Si vous
remarquez une similitude avec le Talmud, ce n’est pas un hasard : il
apparaît que les deux méthodes proviennent du même
raisonnement juridique romain.
Notez le caractère fallacieux des arguments connexes, en fonction
desquels, non content de tirer un commentaire de son contexte, on
en fournit aussi une interprétation, ou l’on fait la publicité d’une
interprétation erronée de ce dernier. L’auteur que je suis assimile ce
côté fallacieux à du vol.
Certains types de mensonges sur un marché libre font que les
autres traders traitent celui qui en est l’auteur comme s’il était
invisible. Ce n’est pas le mensonge qui est en cause, mais le système,
qui nécessite un minimum de confiance. Car l’histoire montre que,
dans l’Antiquité, ceux qui lançaient des calomnies ne survivaient
pas.
Le principe de charité et le rejet face aux violations dont il fait
l’objet sont compatibles avec l’e et Lindy. Isaïe, dans le chapitre 29,
verset 21 de la Bible, parle de « ceux dont la parole porte
condamnation, ceux qui tendent un piège à celui qui juge à la porte,
et sans raison font débouter le juste. » Les gens mauvais vous
piègent. La calomnie a toujours été un crime très grave à Babylone,
où celui qui accusait à tort était puni comme s’il avait commis le
crime dont il accusait l’autre personne.
Cependant, en philosophie, ce principe de charité ‒ en tant que
principe ‒ n’a que soixante ans.
Il en va pour lui comme pour d’autres choses ; si le principe de
charité devait devenir un principe, ce serait parce que certaines
pratiques éthiques anciennes ont été abandonnées.
La suite
Le prochain chapitre nous mènera à la vertu comme mise en jeu de
sa peau.
78. Une façon dont le journalisme s’autodétruira parce qu’il s’éloigne du public est
illustrée comme suit par l’histoire du groupe de média en ligne Gawker. Gawker était une
entreprise de voyeurisme spécialisée dans la divulgation de la vie privée des gens dans
des proportions industrielles. C’est ainsi que Gawker, qui harcelait ses victimes
financièrement plus faibles (souvent des jeunes d’une vingtaine d’années contre
lesquels il exerçait ce qu’on appelle le revenge porn), finit par être harcelé à son tour par
quelqu’un de plus riche et fit faillite.
Ce qui est très révélateur c’est que, d’après ce que j’ai vu sur le Web, les journalistes se
rangèrent massivement aux côtés de Gawker et ce, en vertu de la « liberté
d’information » ‒ l’exploitation la plus déplacée qui soit de ce concept ‒ au lieu de se
rallier au public qui était naturellement du côté de la victime. Ceci pour rappeler au
lecteur que le journalisme est à la source de tous les problèmes d’agent.
CHAPITRE 13
LA MARCHANDISATION DE LA VERTU
Sontag et rien d’autre ‒ La vertu, c’est ce qu’on fait quand personne ne regarde ‒ Avoir le
courage d’être impopulaire
‒ Les réunions appellent les réunions ‒ Appelez quelqu’un qui est seul le samedi après le
tennis.
Lycurgue, le législateur de Sparte, répondit par ces mots à la
proposition d’autoriser la démocratie dans cette ville :
« Commencez par l’autoriser dans votre famille. »
Je me souviendrai toujours de ma rencontre avec l’écrivain et
icône culturelle Susan Sontag, en grande partie parce qu’elle eut lieu
le jour où je fis la connaissance du grand Benoît Mandelbrot. C’était
en 2001, deux mois après l’attaque terroriste de septembre, dans
une station de radio à New York. L’idée qu’il existait un type qui
« étudiait le hasard » dérangeait Sontag, qui était interviewée, et elle
vint engager la conversation avec moi. Quand elle découvrit que
j’étais trader, elle lâcha qu’elle était « contre le système de marché »
et me tourna le dos alors que je n’avais pas fini ma phrase, juste
pour m’humilier (remarquez ici que la courtoisie est une application
de la Règle d’argent), tandis que son assistante me lançait un regard
noir, comme si j’étais accusé d’infanticide. Afin d’oublier cet
incident, j’essayai de justifier peu ou prou son comportement en
m’imaginant qu’elle vivait dans une commune rurale, cultivait elle-
même ses légumes, écrivait sur du papier avec un stylo, réalisait des
opérations de troc ‒ ce genre de choses.
Eh bien… non. Il s’avéra qu’elle ne cultivait pas ses légumes elle-
même. Deux ans plus tard, je tombai par hasard sur son avis de
décès (j’ai attendu dix ans et demi avant d’écrire sur cet incident
pour éviter de dire du mal d’une personne récemment décédée).
Dans le monde de l’édition, on se plaignait de sa rapacité ; elle avait
fait pression sur son éditeur (Farrar, Straus and Giroux) pour qu’il
lui verse un à-valoir sur l’écriture de son prochain livre d’un
montant qui équivaudrait aujourd’hui à plusieurs millions de
dollars. Elle partageait avec une amie une demeure à New York qui
se vendit par la suite 28 millions de dollars. Peut-être Sontag avait-
elle le sentiment que le seul fait d’insulter les gens qui avaient de
l’argent l’installait dans une espèce de sainteté irrécusable qui la
dispensait de mettre sa peau en jeu.
Il est immoral d’être opposé au système de marché et de ne pas vivre (à
l’instar d’Unabomber79) dans une cabane pour s’en prémunir.
Mais il y a pire :
Il est encore beaucoup, beaucoup plus immoral de se revendiquer vertueux
sans connaître pleinement les conséquences de la vertu.
Et ce sera le sujet central de ce chapitre : l’exploitation de la vertu à
des fins d’image, d’intérêt personnel, de carrière, de statut social, et
autres motifs de ce genre ‒ et par « intérêt personnel », j’entends
tout ce qui ne prend pas part aux inconvénients d’une action
négative.
J’ai rencontré quelques personnes qui, à l’inverse de Sontag,
appliquent dans leur vie les idées qu’elles professent en public.
Ralph Nader, par exemple, mène une existence monacale,
semblable à celle d’un religieux dans un monastère au XVIe siècle.
Le public et le privé
Comme nous l’avons vu avec les interventionistas, une certaine
catégorie de gens axés sur la théorie peuvent mépriser les détails de
la réalité ‒ et les mépriser totalement. Si vous croyez avoir raison
en théorie, vous pouvez ne tenir aucun compte du monde réel ‒ et
vice-versa. Et vous ne vous souciez guère des conséquences que vos
idées ont sur les autres, parce qu’elles vous con èrent une espèce de
statut vertueux qui vous rend indi érent à cette considération.
De même, si vous croyez « aider les pauvres » en dépensant de
l’argent en présentations Powerpoint et en réunions
internationales, le genre de réunions qui conduisent à encore plus
de réunions (et de présentations Powerpoint), vous pouvez ne tenir
absolument aucun compte des individus ‒ « les pauvres » sont une
espèce de construction abstraite que vous ne rencontrez jamais
dans la vie réelle. Les e orts que vous fournissez lors de ces
conférences vous donnent le droit de les humilier quand vous les
croisez en chair et en os. C’est ainsi qu’Hillary Monsanto-
Malmaison, plus connue sous le nom d’Hillary Clinton, trouvait
admissible d’agonir d’injures des agents des services secrets. Et on
m’a récemment raconté qu’un célèbre écologiste socialiste qui
participait à cette même série de conférences maltraitait les
serveurs de restaurants, entre deux interventions sur l’équité et la
justice.
Les enfants de parents riches parlent de « privilège blanc » dans
des universités privilégiées comme celle d’Amherst ‒ mais l’un
d’eux s’est avéré incapable de répondre à la suggestion simple et
logique que lui faisait Dinesh D’Souza : pourquoi n’allez-vous pas
au bureau du registraire pour céder votre place de privilégié à un
étudiant issu des minorités qui est après vous sur la liste ?
Évidemment, l’argument que ces gens vous opposent dans ce
genre de situation est qu’ils veulent que les autres le fassent aussi ‒
ils réclament une solution systémique à chaque micro-problème
qu’ils considèrent comme une injustice. Je trouve cela immoral. À
ma connaissance, il n’y a pas de système éthique qui permet que
quelqu’un se noie sans lui venir en aide parce que les autres ne le
font pas ‒ pas de système qui dit : « Je sauverai les gens de la noyade
seulement si les autres le font aussi. »
D’où le principe suivant :
Si votre vie privée entre en conflit avec vos opinions intellectuelles, cela
annule ces dernières, et non votre vie privée.
Et à une solution à l’universalisme insignifiant dont nous avons
parlé dans le Prologue :
Si vos actes en privé ne peuvent être généralisés, vous ne pouvez avoir d’idées
générales.
Ce n’est pas uniquement une question d’éthique, mais de transfert
d’informations. Si un concessionnaire essaie de vous vendre une
voiture de Détroit alors qu’il conduit une Honda, il signale qu’il y a
peut-être un problème avec la première.
Les marchands de vertu
Dans pratiquement toutes les chaînes hôtelières, de l’Argentine au
Kazakhstan, vous trouverez le même message dans la salle de
bains : « Protégez l’environnement. » Ces chaînes vous demandent
d’attendre avant d’envoyer vos serviettes de toilettes au lavage pour
que vous les réutilisiez quelque temps, parce que limiter le nombre
de lavages leur permet d’économiser des dizaines de milliers de
dollars par an. C’est exactement la même chose que le vendeur qui
vous dit ce qui est bon pour vous alors que c’est surtout (et
fondamentalement) bon pour lui. Ces chaînes hôtelières adorent
l’environnement, bien entendu, mais vous pouvez être sûr qu’elles
ne le crieraient pas autant sur les toits si ce n’était pas bon pour leur
bénéfice net.
Ainsi, les grandes causes que sont la pauvreté (surtout lorsqu’elle
touche les enfants), l’environnement, la justice pour une minorité
piétinée par les puissances coloniales ou un genre quelconque
encore inconnu qui sera persécuté ‒ ces grandes causes sont
aujourd’hui le dernier refuge de l’escroc qui fait la publicité de la
vertu.
La vertu n’est pas une chose dont on fait la publicité. Ce n’est pas
une stratégie d’investissement. Ce n’est pas un plan de réduction des
coûts. Ce n’est pas une stratégie de vente de livres (ou pire, de billets
de concert).
Je me suis donc demandé pourquoi, suivant l’e et Lindy, il n’était
fait mention nulle part dans les textes de ce que l’on nomme
« vertu ». Comment cela pouvait-il être nouveau ?
Eh bien, ce n’est pas nouveau, mais ce n’était pas considéré comme
particulièrement fréquent dans le passé. De fait, il est dit dans
l’Évangile selon saint Matthieu (6, 1-4) que la mitzvah la plus
importante est celle que l’on fait dans le secret :
Gardez-vous de pratiquer votre justice aux regards des hommes pour être vus
d’eux ; autrement, vous n’avez pas de récompense auprès de votre Père qui est
dans les cieux.
Quand donc tu fais l’aumône, ne fais pas sonner de la trompette devant toi,
comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, afin d’être
glorifiés par les hommes ; en vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense.
Pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta
main droite,
afin que ton aumône soit dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le
rendra.
Être ou paraître ?
Comme l’a dit un jour Charlie Munger, principal associé en
a aires de l’investisseur Warren Bu ett, chez Berkshire Hathaway :
« Préféreriez-vous être l’amant le plus fabuleux au monde, mais que
tout le monde pense que vous êtes le pire, ou être le pire au monde,
mais que tout le monde pense que vous êtes le meilleur ? » Comme
d’habitude, si cette réflexion est logique, elle doit figurer dans les
classiques, où on la trouve sous l’intitulé « Esse Quam Videri », que je
traduirai par « être, ou être vu comme tel ». On la trouve dans
Cicéron, Salluste, et même Machiavel, qui, typique de lui, l’avait
inversée et transformée en « videri quam esse », « montrer plutôt
qu’être ».
La simonie
À une période de l’histoire, si l’on avait de l’argent, on pouvait s’en
délester partiellement afin de s’exonérer de ses péchés. Les nantis
pouvaient ainsi alléger leur conscience en achetant des indulgences
et autres faveurs ecclésiastiques ; si cette pratique atteignit un point
d’orgue aux IXe et Xe siècles, elle se poursuivit plus tard sous une
forme plus modérée et discrète, et contribua très certainement à
l’exaspération envers les pratiques de l’Église qui conduisit à la
Réforme.
Pour les membres de l’Église, les indulgences étaient un moyen
commode de lever des fonds, et cet arrangement contentait tout le
monde : celui qui achetait ces faveurs acquérait une option bon
marché sur le paradis, et celui qui les vendait le faisait pour quelque
chose qui ne coûtait rien. C’était, comme on dit dans le langage
commercial, de l’« argent facile ». Pourtant, d’un point de vue
technique, c’était une violation du droit canon, car cela commuait
une chose temporelle en une chose spirituelle et intemporelle.
C’était très certainement « Lindy-compatible » : sur le plan
technique, la simonie n’était pas très di érente de la pratique
païenne des o randes destinées à s’attirer les faveurs des dieux ‒
o randes dont une partie allait gonfler les poches du grand prêtre.
Cela étant, supposez que quelqu’un fasse publiquement don d’un
million de dollars à un « organisme de bienfaisance » et qu’une
partie de cette somme soit consacrée à faire la publicité de cette
donation, cet organisme se définissant comme étant à but non
lucratif et « dépensant » une part de l’argent dans sa spécialité : les
réunions, les futurs appels aux dons, et de multiples e-mails
interentreprises (dans le cas où ces fonds seraient destinés à venir
en aide à un pays ayant subi un tremblement de terre). Voyez-vous
une di érence avec la simonie ? De fait, celle-ci s’est réincarnée
dans la société laïque sous la forme de dîners de charité (avec
cravates noires, pour une raison inconnue), de gens qui se sentent
utiles en se lançant dans des marathons, activité habituellement
égoïste mais qui, en l’occurrence, a pour but de permettre à des
personnes d’avoir un rein tout neuf (comme s’il n’était pas possible
d’y parvenir seulement en signant des chèques à cet e et), et de
gens riches qui donnent leur nom à des bâtiments afin qu’on se
souvienne d’eux comme de gens vertueux. Ainsi, vous pouvez
arnaquer le monde d’un milliard, mais un million ou deux su sent
à vous permettre de gagner le paradis des « donateurs ».
Cela étant, je ne dis pas que tous ceux dont le nom figure sur un
bâtiment sont forcément des personnes non vertueuses et adeptes
de la simonie et des indulgences. Beaucoup y étant contraintes par
les pressions de leurs pairs et de la société, c’est peut-être le moyen
qu’elles ont trouvé pour qu’on les laisse un peu tranquilles.
Maintenant que nous avons établi que la vertu n’était pas un
ornement ‒ pas une chose qu’on peut acheter, du moins ‒ faisons un
pas de plus et voyons dans quelles circonstances elle nécessite qu’on
mette sa peau en jeu en prenant des risques, surtout quand c’est
notre réputation qui est menacée.
La vertu concerne les autres et la collectivité
On peut se fonder sur la propriété d’échelle pour a rmer, sans
risque de se tromper, que la vertu œuvre en faveur du collectif,
surtout quand l’action en question entre en conflit avec le cadre bien
défini des intérêts de son auteur. La vertu, ce n’est pas seulement
être aimable avec des gens dont tout le monde se soucie par intérêt.
La véritable vertu consiste à être aimable avec ceux que les autres
négligent ‒ les cas les moins visibles, ces gens à côté desquels le
grand commerce de la charité a tendance à passer. Ou avec les gens
esseulés et sans amis et qui voudraient juste que quelqu’un les
appelle de temps en temps pour bavarder un peu ou les inviter à
prendre une tasse de café fraîchement torréfié, style café italien.
La vertu impopulaire
La vertu la plus louable est impopulaire. Cela ne signifie pas que la
vertu soit intrinsèquement impopulaire ou liée à l’impopularité,
mais les actes impopulaires sont l’indice d’une certaine prise de
risques et d’un comportement authentique.
Le courage est la seule vertu que l’on ne peut pas feindre.
Si je devais nommer les actes qui, pour moi, sont parfaitement
vertueux, ce serait les prises de position inconfortables, celles qui
sont sanctionnées par le discours ambiant.
Prenons un exemple. Pour une raison que j’ignore, pendant la
guerre de Syrie, grâce à des sociétés de RP financées par le Qatar, on
a fini par pénaliser tous ceux qui s’opposaient aux djihadistes
coupeurs de têtes. Les étiquettes « assadistes » et « assassins
d’enfants » ont été forgées pour faire peur aux journalistes et les
dissuader de remettre en cause tout soutien à ces rebelles salafistes.
Et c’est toujours les enfants qu’on met en avant ; les porte-parole de
Monsanto accusent souvent leurs opposants d’« a amer » les
enfants.
Il est beaucoup plus vertueux de défendre la vérité quand elle est
impopulaire, parce que cela vous coûte quelque chose ‒ votre
réputation. Si vous êtes journaliste et vous comportez de telle
manière que vous risquez d’être ostracisé, vous êtes vertueux.
Certains n’expriment leur avis que dans le cadre d’opérations de
lynchage de masse, quand cela ne présente aucun risque, et pensent
par-dessus le marché, se montrer très vertueux. Ce n’est pas de la
vertu, mais du vice ; un mélange d’intimidation et de lâcheté.
Prenez des risques
Enfin, quand des jeunes gens qui veulent « aider les autres »
viennent me demander ce qu’ils « doivent faire pour faire reculer la
pauvreté et sauver le monde » et semblables nobles aspirations au
niveau macro, je leur suggère trois choses :
1o) n’a chez jamais de principes vertueux ;
2o) ne vous lancez jamais dans les rentes de situation ;
3o) vous devez créer une entreprise. Prenez des risques, créez une
entreprise.
Oui, prenez des risques, et si vous devenez riche (ce qui n’est pas
une obligation), dépensez généreusement votre argent pour les
autres. Nous avons besoin de gens qui prennent des risques
(calculés). Toute l’idée est d’éloigner les descendants de l’homo sapiens
du macro, de buts abstraits à caractère universel, du genre
d’ingénierie sociale qui apporte des risques de queue à la société.
Faire des a aires y contribuera toujours (parce que cela génère une
activité économique sans entraîner de changements économiques à
grande échelle risqués). Les institutions (comme l’industrie de
l’aide) peuvent peut-être aider, mais elles sont tout aussi
susceptibles d’être préjudiciables (cela dit pour être optimiste, car je
suis certain qu’à l’exception de quelques-unes, elles finissent par
l’être).
Le courage (la prise de risques) est la vertu suprême. Nous avons
besoin d’entrepreneurs.
79. Theodore Kaczynski surnommé « Unabomber » est un terroriste américain,
mathématicien de formation, militant écologiste et néo-luddite né en 1942. Il a fait
l’objet de la chasse à l’homme la plus coûteuse de l’histoire du FBI, ayant aspiré deux
décennies durant à devenir le « parfait tueur anonyme ». Il est également philosophe et
l’auteur de plusieurs textes et ouvrages (Source : Wikipédia, N.d.T.).
CHAPITRE 14
LA PAIX, NI ENCRE NI SANG
Les Arabes combattent jusqu’au dernier Palestinien ‒ Où sont les lions ? ‒ Les Italiens ne
meurent pas facilement ‒ Faites construire des fusées aux historiens ‒ Le commerce crée
l’égalité entre les gens (ou l’inégalité ‒ mais c’est une autre question).
Un des problèmes des interventionistas ‒ qui veulent se mêler des
a aires des autres « pour aider » ‒, c’est que, même s’ils aspirent
sincèrement à faire le bien, ils perturbent certains mécanismes de
pacification inhérents aux a aires humaines, un mélange de
collaboration et d’hostilité stratégique. Comme nous l’avons vu
dans le Prologue 1, l’erreur se perpétue parce que quelqu’un d’autre
en paie le prix.
Je suppose que si les INEI et leurs amis ne s’en étaient pas mêlés,
des problèmes tels que le conflit israélo-palestinien auraient été peu
ou prou résolus ; et les deux parties ‒ surtout les Palestiniens ‒ s’en
seraient beaucoup mieux portées. Alors que j’écris ces lignes, ce
problème dure depuis 70 ans, et il y a eu bien trop de cuisiniers qui
ont gâté la sauce ‒ parmi lesquels certains, d’ailleurs, n’ont jamais
eu à la goûter. Je fais l’hypothèse que quand on laisse les gens
tranquilles, leur situation tend à se stabiliser pour des raisons
pratiques.
Les personnes qui sont sur le terrain, dont la peau est en jeu, ne
s’intéressent pas vraiment à la géopolitique ni à de grands principes
abstraits ; elles se préoccupent plutôt d’avoir du pain sur la table, et
de la bière (ou, pour certains, des boissons fermentées non
alcoolisées comme les yaourts à boire) au frigidaire, ainsi qu’une
météo clémente pour leurs pique-niques en famille. En outre, elles
ne veulent pas se faire humilier quand elles entrent en contact avec
leurs semblables.
Car imaginez l’absurdité de la situation : les États arabes poussent
les Palestiniens à se battre pour leurs principes pendant que leurs
potentats sont assis dans des palais sans alcool (et avec des
frigidaires remplis de boissons fermentées non alcoolisées comme
les yaourts à boire) aux sols recouverts de moquette, alors que ceux
qui reçoivent leurs conseils vivent dans des camps de réfugiés. Si les
Palestiniens avaient conclu un accord en 1947, ils s’en seraient
mieux portés. Mais l’idée était de jeter les juifs et les néo-croisés
dans la Méditerranée ; la rhétorique arabe émanait de groupes qui
se trouvaient à des centaines, voire des milliers de km de là et
défendaient des « principes », alors que les Palestiniens étaient
déplacés et vivaient sous des tentes. Puis il y a eu la guerre de 1948.
Si les Palestiniens avaient conclu un accord à ce moment-là, les
choses auraient été résolues. Mais non, il y avait des « principes ».
Ensuite, il y a eu la guerre de 1967. Aujourd’hui, ils s’estimeraient
heureux de pouvoir récupérer le territoire qu’ils ont perdu en 1967.
Puis, en 1992, il y a eu le traité de paix d’Oslo ‒ décidé au sommet.
Aucune paix signée avec l’encre des bureaucrates ne fonctionne ‒
sans compter que, comme nous l’avons dit, tous ces cuisiniers ne
sont jamais obligés de vivre dans leur cuisine. Si vous voulez la paix,
faites négocier les gens comme cela s’est fait pendant des
millénaires. Ils finiront par être contraints de trouver une solution.
Nous sommes fortement enclins à collaborer ‒ excepté quand les
institutions s’en mêlent. Je suppose que si l’on mettait ces « gens qui
veulent aider au Département d’État » en congés payés à faire de la
céramique, de la poterie, ou tout ce que font les personnes qui ont
un faible taux de testostérone quand elles prennent un congé
sabbatique, ce serait une excellente chose pour la paix.
De plus, ces gens tendent à tout voir en termes de géopolitique
binaire, comme s’il y avait seulement deux gros joueurs dans le
monde, et non toutes sortes de gens avec des intérêts di érents.
Pour contrarier la Russie, le Département d’État est exhorté à faire
perdurer la guerre en Syrie, ce qui ne fait en réalité que punir les
Syriens.
La paix discutée au sommet di ère de la véritable paix, tout
comme l’institutionnel di ère de la version authentique : songez
que le Maroc, l’Égypte d’aujourd’hui et dans une certaine mesure
l’Arabie Saoudite, où les gouvernements sont plus ou moins
ouvertement pro-israéliens (et dotés de frigidaires bien
approvisionnés et remplis de boissons fermentées non alcoolisées
comme les yaourts à boire), ont des populations ostensiblement
hostiles aux juifs. Comparez cette situation à celle de l’Iran, où les
autochtones sont carrément pro-occidentaux et tolérants à l’égard
des juifs. Néanmoins, certaines personnes qui ne mettent pas leur
peau en jeu et lisent trop de choses sur le traité de Westphalie (et pas
assez sur les systèmes complexes) persistent encore à confondre
relations entre pays et relations entre gouvernements.
Mars versus Saturne
Si l’on ne comprend rien au problème ‒ à l’instar des
commentateurs de Washington (DC) ‒ et que l’on ne met pas sa
peau en jeu, on voit tout à travers le prisme de la géopolitique. Pour
ces commentateurs ignorants, tout devient une question
d’opposition entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, les États-Unis et la
Russie, Mars et Saturne.
Pendant la guerre du Liban, je me rappelle avoir lu que ce conflit
était un problème « Israël-Iran » ‒ les journalistes usent vraiment
de raccourcis pour expliquer les choses et ne font que perpétuer ces
problèmes. Mais il faut penser que pour les gens qui sont sur le
terrain et mettent leur peau en jeu, comme au Liban, l’objectif est de
faire en sorte que les choses avancent et d’avoir une vie, pas de
sacrifier leur existence au nom de quelque grandiose vision
géopolitique. Ce qui intéresse les « vrais » gens, ce sont les points de
convergence et la paix, pas les conflits et les guerres.
Examinons à présent l’histoire telle qu’elle se déroule réellement,
comparée à celle qui est vue à travers les yeux des « intellectuels » et
des institutions.
Où sont les lions ?
Pendant l’écriture d’Antifragile, j’ai passé quelque temps en Afrique
du Sud dans une réserve naturelle où je faisais des excursions style
safari le matin et bricolais le livre l’après-midi. J’étais allé dans cette
réserve pour « voir les lions ». En fait, en l’espace de toute une
semaine, je n’en vis qu’un seul, et ce fut un tel événement que cela
provoqua un embouteillage de touristes accourus de lieux de
vacances voisins, style « campements ». Les gens ne cessaient de
crier « kuru ! » en zoulou comme s’ils venaient de trouver de l’or.
Cependant, au cours des excursions biquotidiennes où nous n’avons
pas réussi à voir de lions, j’ai vu des girafes, des éléphants, des
zèbres, des sangliers sauvages, des impalas ‒ des impalas à foison.
Comme moi, tout le monde cherchait des « kurus » et ne trouvait que
des animaux pacifiques : désignant une colline du doigt, un Sud-
Africain que nous avions rencontré au milieu de la savane nous fit la
blague suivante : « Regardez, nous avons vu deux girafes et trois
impalas là-bas. »
Il s’avéra que j’avais carrément commis l’erreur contre laquelle je
mets les autres en garde, à savoir confondre le sensationnel avec
l’empirique : il y a en fait très, très peu de prédateurs, comparé à ce
qu’on pourrait appeler des animaux coopératifs. Le campement
dans la réserve sauvage était situé près d’une pièce d’eau qui, au
cours de l’après-midi, fut envahie par des centaines d’animaux
d’espèces di érentes qui s’entendaient manifestement très bien.
Mais parmi les milliers d’animaux que j’ai pu apercevoir l’un après
l’autre, c’est l’image du lion et de son calme majestueux qui domine
dans mon souvenir. Du point de vue de la gestion des risques,
surestimer le rôle du lion peut avoir un sens, mais pas du point de
vue de notre interprétation scientifique des a aires mondiales.
Si la « loi de la jungle » veut dire quelque chose, c’est surtout
collaborer avec quelques distorsions de perception causées par nos
intuitions, par ailleurs très opérationnelles, en matière de gestion
des risques. Même les prédateurs finissent par s’arranger d’une
manière ou d’une autre avec leur proie.
L’histoire vue de la salle des urgences
L’histoire est en grande partie constituée de périodes de paix
ponctuées de guerres, plutôt que de guerres ponctuées de périodes
de paix. Le problème est que nous autres, êtres humains, sommes
portés sur une heuristique de la disponibilité, ce qui nous pousse à
confondre « événements spectaculaires » et « statistiques », et
l’impact patent, émotionnel, d’un événement nous incite à croire
qu’il se produit plus régulièrement que ce n’est le cas en réalité. Si
cela contribue à nous rendre prudent au quotidien, en nous
obligeant à nous protéger davantage, cela ne contribue pas à
l’érudition.
En e et, quand on lit des récits historiques, on peut avoir l’illusion
que l’histoire est surtout faite de guerres, que les États aiment se
battre par défaut quand ils en ont l’occasion, et qu’il n’y a
coordination entre deux pays que quand ils concluent une alliance
« stratégique » pour faire face à un danger qui les menace l’un et
l’autre (ou qu’ils s’unissent sous l’autorité d’une structure
bureaucratique top-down). La paix entre les États européens est
attribuée au pouvoir de bureaucrates verbeux dénués de
« masculinité toxique » ‒ la toute dernière « pathologisation » en
date dans les universités ‒ et non à l’occupation américaine et
soviétique.
L’on nous abreuve régulièrement de récits de guerres, moins de
récits de paix. En tant que trader, j’ai été formé à la première
question que les gens oublient de poser : qui a écrit ces livres ? Eh
bien, ce sont des historiens. Les historiens sont-ils idiots ? Soyons
polis et répondons qu’en majorité, ce ne sont pas des experts et
qu’ils sont soumis à un biais structurel. Ils semblent manquer d’une
vision empirique rigoureuse de l’historiographie.
1o) Les problèmes sont liés au fait de surajuster, de relater à l’excès,
d’extraire trop de via positiva et pas assez de via negativa des données
du passé. Même dans le domaine scientifique, les résultats positifs
(« ça marche ») donnent généralement lieu à un plus grand nombre
d’articles de presse que les résultats négatifs (« ça ne marche pas »).
L’on ne devrait donc pas s’étonner que les historiens soient
carrément victimes du même biais.
2o) Les historiens étant des scientifiques non experts, une
propriété mathématique centrale leur échappe et ils confondent
intensité et fréquence. On devrait considérer les guerres en termes
d’intensité, non de fréquence. Au cours des cinq siècles qui
précédèrent l’unification de l’Italie, celle-ci est censée avoir été
ravagée par « de nombreuses guerres ». Par conséquent, a rment
les historiens, l’unification a « apporté la paix ». Mais plus de
600 000 Italiens ont péri pendant la Grande Guerre, cette « période
de stabilité », soit un ordre de grandeur supérieur à celui de tous les
décès survenus au cours des cinq cents ans précédents. Nombre des
« conflits » entre les États ou les petits États opposaient des soldats
de métier, des mercenaires, souvent, et une grande partie de la
population n’était pas au courant de ces « guerres ». Eh bien, quand
j’avance ces arguments, on m’oppose presque toujours que
« pourtant, il y avait plus de guerres et d’instabilité ». C’est le même
argument commercial à la Robert Rubin, selon lequel les
commerces qui perdent rarement de l’argent sont plus stables,
même s’ils finissent par vous balayer80.
3o) Il existe un problème de représentativité, ou de mesure dans
laquelle le narratif correspond à l’empirique. Les historiens qui
nous touchent sont plus motivés par des histoires de guerres que
par une collaboration sur le terrain entre un groupe élargi d’acteurs
non institutionnels, de marchands, de coi eurs, de prostituées, et
d’autres. La paix et le commerce peuvent peut-être les intéresser,
mais ce n’est pas vraiment ce qui intéresse les gens ; et bien que
l’école historique française des Annales nous ait sensibilisés au fait
que l’histoire est la vie d’un organisme, non une succession
d’épisodes de guerres sanglantes, ces annales n’ont guère évolué.
4o) Troisièmement, comme nous l’avons déjà dit, d’après les
recherches que nous avons e ectuées, le capitaine Mark
Weisenborn, Pasquale Cirillo et moi, les récits du passé sont tru és
de biais de surestimation. Les données atroces remontent à la
surface et ne cessent de le faire au fil des récits.
Le journalisme concerne les « événements » et non l’absence
d’événements, et la plupart des historiens ne sont que des
journalistes améliorés avec des critères élevés de vérification des
informations, qui essaient seulement d’être un peu ennuyeux afin
d’être pris au sérieux. Mais être ennuyeux ne fait pas d’eux des
scientifiques, pas plus que « vérifier les faits » ne fait d’eux des
empiristes, car ils passent à côté de l’idée d’absence de faits. La
lecture d’un livre d’histoire, sans mettre les évènements qu’il relate
en perspective, confronte à un biais similaire à celle d’un récit de vie
à New York vu par un employé de la salle des urgences au Bellevue
Hospital.
Gardez toujours à l’esprit que les historiens et les politiques sont
choisis parmi des gens qui puisent leurs connaissances dans les
livres, pas dans la vraie vie et les a aires. Même chose pour les
employés du Département d’État puisqu’ils ne sont pas recrutés
parmi les traders, mais parmi les étudiants de ces historiens.
Disons-le tout net : passer une partie de sa vie à lire les archives
dans les piles de documents de la bibliothèque de Yale ne
correspond pas au tempérament non académique de quelqu’un qui
doit être sur ses gardes et se défier de tout et de tous ‒ quelqu’un qui
s’occupe de recouvrer des dettes pour le compte de la Mafia, par
exemple, ou un spéculateur dans le secteur minier. (Si vous ne
comprenez pas ça, c’est que vous avez un tempérament
académique).
Prenons par exemple, le récit classique des Arabes en Espagne, des
Turcs dans certaines régions de l’Empire byzantin, ou des Arabes et
des Byzantins. Du point de vue de la géopolitique, on verrait cela
comme une lutte acharnée. De fait, il y a bien eu lutte acharnée,
mais pas au sens où vous le pensez. À cette période, les marchands
commerçaient de manière très active. Ma propre existence en tant
que grec-orthodoxe, adepte d’un culte byzantin vivant sous la loi
islamique, est une preuve de leur collaboration. Et n’ignorez jamais
les rationalisations théologiques destinées à justifier le fait de
collaborer avec les puissances économiques ‒ avant la découverte
de l’Amérique, le centre de gravité des a aires se trouvait en Orient.
L’expression « Plutôt le turban des Turcs que la tiare du pape ! »
vient de Lucas Notaras, dernier Grand-Duc de l’Empire byzantin,
qui avait négocié un traité d’amitié avec les Ottomans, et fut répétée
à di érents moments de l’histoire. On attribue également cette
expression au saint orthodoxe Marc d’Éphèse, et elle fut souvent
proférée haut et fort par les paysans des Balkans pour justifier leur
ralliement aux Turcs contre leurs seigneurs catholiques.
Ainsi que le lecteur doit maintenant le savoir, j’ai moi-même été
témoin d’épisodes de guerre civile au Liban. À l’exception de
certaines zones situées près de la ligne verte, on n’avait pas
l’impression que c’était la guerre. Pourtant, ceux qui en liront des
récits dans les livres d’histoire n’auront pas le même sentiment que
moi81.
La suite
Nous venons de voir dans le livre 6 di érentes asymétries dans la
vie quotidienne issues de problèmes d’agent massivement non
détectés, où le défaut de skin in the game contamine les champs et
engendre des distorsions.
Mais souvenez-vous que la religion est une a aire de mise en jeu
de sa peau ‒ pas uniquement de croyance. Nous consacrerons les
prochains chapitres à ce que le gens appellent «religion», ce qui
nous conduira plus avant encore au coeur du livre : la rationalité et
la tolérance au risque.
80. C’est l’erreur élémentaire que j’ai soulignée dans Le Hasard sauvage, qui consiste à
confondre fréquence et attente (ou moyenne). Il est très di cile, quand on n’est pas
trader, de comprendre que si la banque J. P. Morgan gagne de l’argent en réalisant des
opérations boursières 251 jours sur 252, ce n’est pas nécessairement une bonne chose et
doit très souvent être interprété comme un signal d’alarme.
81. Que lire ? Plutôt que d’étudier l’histoire en termes de lutte entre César et Pompée,
d’équilibre des pouvoirs dans le Péloponnèse ou d’intrigues diplomatiques à Vienne, je
vous conseillerai de vous pencher sur la vie quotidienne, le corpus de lois et les us et
coutumes. Il y a trente ans, j’ai découvert par hasard l’Histoire de la vie privée en 4 volumes
dirigée par Philippe Ariès et Georges Duby, et depuis, je garde le tome 1, De l’Empire
romain à l’an mil (dirigé par Paul Veyne), à proximité de mon lit. Un autre ouvrage
représentatif de cette approche est Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, d’Emmanuel
Leroy-Ladurie. Et, concernant notre chère mais tourmentée Méditerranée, prenez le
magnifique livre de Fernand Braudel : La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de
Philippe II.
D’une certaine façon, il est plus agréable de lire un récit de Venise fondé sur le
commerce plutôt que des c… géopolitiques abstraites. Certains ouvrages ont le don de
vous faire sentir le parfum des épices. Depuis que j’ai découvert les écrits de Duby,
Braudel, Bloch, Ariès et d’autres, je suis incapable de lire sans agacement des livres
classiques d’histoire concernant, par exemple, l’empire ottoman centré autour des
sultans. J’ai l’impression que les historiens de tout poil adoptent le style « récit non
romanesque » repoussoir du New Yorker.
Autres livres : Courtesan and Fishcakes : The Consuming Passions of Classical Athens, de
James Davidson, dans lequel on voit comment les Grecs mangeaient le pain avec la
main gauche ; ou The Discovery of France : A historical Geography, de Graham Robb, qui nous
apprend que les Français parlaient peu le français en 1914. Et beaucoup d’autres
encore…
LIVRE 7
RELIGION, CROYANCE
ET MISE EN JEU DE SA PEAU
CHAPITRE 15
ILS NE SAVENT PAS DE QUOI ILS PARLENT QUAND ILS
PARLENT DE RELIGION
Plus ils parlent, moins on comprend ‒ Loi ou nomos ?
Dans le domaine de la religion, comme dans d’autres,
c’est l’étiquette qu’on paie.
Ma devise dans la vie a toujours été la suivante : « Les
mathématiciens pensent en objets bien définis et élaborés, les
juristes en constructions, les logiciens en opérateurs […], et les
imbéciles, en mots et en étiquettes. » Deux personnes peuvent
employer le même mot en voulant dire deux choses di érentes, et
continuer néanmoins à discuter, ce qui ne pose aucun problème
pour prendre le café ensemble, mais pas des décisions importantes
‒ surtout des décisions politiques qui vont avoir des conséquences
pour autrui. Il est cependant facile de faire trébucher ces gens-là
comme Socrate le fit, en leur demandant simplement ce qu’ils
entendent par ce qu’ils disent ‒ c’est ainsi que la philosophie vit le
jour, en tant que discours rigoureux et désembrouillage de notions
qu’on mélangeait les unes avec les autres, en opposition exacte à la
promotion de la rhétorique par les sophistes. Depuis Socrate,
cependant, il existe une longue tradition de science mathématique
et de droit des contrats façonnés par la précision employée pour
définir les termes. Mais il y a également quantité de déclarations
faites par des imbéciles qui recourent à des étiquettes.
Il est rare que les gens entendent la même chose par le mot
« religion », mais ils ne s’en rendent pas compte. Pour les premiers
juifs et les premiers musulmans, la religion, c’était la loi. Din
signifie « loi » en hébreu et « religion » en arabe. Pour les premiers
juifs, la religion était aussi tribale ; pour les premiers musulmans,
elle était universelle. Pour les Romains, elle était synonyme
d’événements sociaux, de rituels et de êtes ‒ le mot « religio » était le
contraire de « superstitio », et bien que présent dans le Zeitgeist, il
n’avait pas d’équivalent dans l’Orient grec-byzantin. D’un point de
vue procédural et mécanique, la loi se su sait à elle-même et, grâce
à saint Augustin, le christianisme à ses débuts se tenait à une
distance respectable de la loi ; plus tard, se remémorant ses
origines, il n’était pas à l’aise avec la loi. Par exemple, même
pendant l’Inquisition, un tribunal laïc rendait o ciellement le
jugement. De plus, le Code de Théodose fut « christianisé » par une
courte introduction ‒ une sorte de bénédiction ‒, le reste
demeurant identique au raisonnement juridique romain païen tel
qu’énoncé à Constantinople et (surtout) à Béryte (Beyrouth). Ce code
resta dominé par les spécialistes juridiques phéniciens Ulpien et
Papinien, qui étaient païens : contrairement aux a rmations des
géopoliticiens, l’école de droit romaine de Béryte ne fut pas fermée
par le christianisme, mais par un tremblement de terre.
La di érence notable réside en ceci que l’araméen chrétien
emploie un autre mot, « din », à la place de « religion » et « nomos »
(du grec) pour « loi ». Avec son impératif « Rendez à César ce qui est
à César », Jésus sépara le sacré du profane : le christianisme était
pour un autre domaine, celui du « règne à venir », fusionné avec
celui-ci seulement dans l’eschaton. Ni l’islam ni le judaïsme ne font
de di érence notable entre le sacré et le profane. Et bien sûr, le
christianisme s’est éloigné du domaine exclusivement spirituel pour
embrasser les dimensions cérémonielles et ritualistes, intégrant
nombre des rites païens du Levant et d’Asie Mineure.
Pour les juifs aujourd’hui, la religion est devenue ethnoculturelle,
sans la loi ‒ et pour beaucoup, une nation. Même chose pour les
Arméniens, les syriaques, les Chaldéens, les Coptes, et les
maronites. Pour les orthodoxes et les chrétiens catholiques, la
religion est une question d’esthétique, de pompe et de rituels. Pour
les protestants, une question de foi sans esthétique, ni pompe, ni loi.
Plus à l’Est, pour les bouddhistes, les shintoïstes et les hindous, la
religion est de la philosophie pratique et spirituelle, avec un code
d’éthique (et pour certains, de la cosmogonie). De sorte que, quand
les Hindous parlent de la « religion » hindoue, un Pakistanais ne
comprendra pas la même chose qu’un Hindou ‒ et qu’un Perse non
plus, très certainement.
Quand l’idée d’État-nation est apparue, les choses se sont
énormément compliquées.
Avant, lorsqu’un Arabe disait « juif », il faisait surtout référence à
une croyance ; pour les Arabes, un juif converti n’est plus un juif.
Mais pour un juif, un juif est quelqu’un dont la mère est juive.
Cependant, le judaïsme a quelque peu fusionné en un État-nation et
signifie maintenant nation.
En Serbie, en Croatie et au Liban, la religion signifie une chose en
temps de paix, et une tout autre en temps de guerre.
Quand quelqu’un parle de « minorité chrétienne » dans le Levant,
cela ne veut pas dire (contrairement à ce que les Arabes tendent à
croire) qu’il fait la promotion d’une théocratie chrétienne (il y a très
peu d’exemples de théocraties à part entière dans l’histoire du
christianisme ‒ il n’y a eu que Byzance et une brève tentative de
Calvin). Par cette expression, il entend simplement « séculaire », ou
aspire à une séparation nette entre l’Église et l’État. Même chose
pour les gnostiques (druides, Druzes, Mandéens, Alaouites, Alévis)
dont la religion est largement méconnue par ses membres à moins
qu’ils ne la divulguent et soient persécutés par la majorité
dominante.
Le problème de l’Union européenne, c’est que les bureaucrates
naïfs (ces types qui ont les deux pieds dans le même sabot) se
laissent avoir par l’étiquette. Ils traitent le salafisme exactement
comme une religion (avec ses lieux de « culte ») alors qu’en fait, ce
n’est qu’un système politique intolérant qui fait la promotion de la
violence (ou l’autorise) et refuse les institutions occidentales ‒
celles-là mêmes qui leur permettent de fonctionner. Nous avons vu
avec le pouvoir de la minorité que les intolérants écraseront les
tolérants ; il faut stopper le cancer avant qu’il ne devienne
métastatique.
En termes de catégorie, le salafisme est très semblable au
communisme soviétique athée : il s’étend de la même manière à
toutes les activités humaines ‒ ce qui fait que les discussions
destinées à savoir si ce sont les régimes religieux ou athées qui tuent
le plus manquent de pertinence, de précision et de réalisme.
Croyance versus croyance
Nous allons voir à présent que la « croyance » peut être
épistémique ou simplement procédurale (ou métaphorique) ‒
conduisant à des confusions quant au fait de savoir quelles
croyances sont religieuses et quelles croyances ne le sont pas,
éclaircies par l’envoi de signes. Car, en plus du problème « religion »,
il existe un problème « croyance ». Certaines croyances sont en
grande partie du décorum, d’autres sont fonctionnelles (elles aident
à survivre) ; d’autres encore, sont prises au sens littéral. Et pour en
revenir à notre problème de salafisme métastatique : quand un de
ces fondamentalistes parle à un chrétien, il est convaincu qu’il faut
prendre ses propos au sens littéral, tandis que le chrétien est
persuadé que le salafiste a les mêmes concepts souvent
métaphoriques qui doivent être pris au sérieux mais pas au sens
littéral ‒ et, souvent, pas très au sérieux non plus. Les religions
comme le christianisme, le judaïsme et dans une certaine mesure,
l’islam chiite, ont évolué (ou permis à leurs membres d’évoluer en
développant une société complexe) en s’éloignant justement du
littéral ‒ outre l’addition fonctionnelle du métaphorique, le littéral
ne laisse pas place à l’adaptation.
Ainsi que Gibbon l’a écrit :
Les di érents modes de culte qui prévalaient dans le monde romain étaient tous
considérés comme également vrais par le peuple ; comme également faux par le
philosophe ; et comme également utiles par le magistrat. Et c’est ainsi que la
tolérance a engendré non seulement une indulgence mutuelle, mais même une
harmonie religieuse.
Libertarianisme et religions sans Église
L’empereur romain Julien l’Apostat tenta de revenir au paganisme
antique près d’un siècle après que Constantin Ier, le cousin de son
père, ait fait du christianisme une religion d’État. Le problème est
qu’ayant été élevé dans la foi chrétienne, Julien s’imaginait que le
paganisme nécessitait une structure semblable à celle de l’Église, ce
genre de trucs82. Il essaya donc de créer des positions d’évêques
païens, de synodes, et autres choses du même genre. Il ne se rendait
pas compte que chaque groupe païen avait sa propre définition de la
religion, chaque temple, ses propres pratiques, que le paganisme
était par définition réparti en exécution, rituels, cosmogonies,
pratiques et « croyances ». Les païens n’avaient pas de catégorie
pour le paganisme.
Comme nous l’avons mentionné dans le Prologue, Julien, brillant
général et guerrier valeureux, réussit à périr dans une autre de ces
batailles contre les Perses, si bien que le rêve de revenir à des
valeurs anciennes prit fin avec sa disparition.
La même chose vaut pour le libertarianisme. Il n’est pas adapté à
la structure d’un « parti » politique ‒ seulement à celle d’un
mouvement politique décentralisé. Le concept même de
libertarianisme échappe à la structure d’une association dotée d’une
ligne de parti forte et d’une politique unifiée concernant
l’emplacement des tribunaux ou les relations avec la Mongolie. Les
partis politiques sont hiérarchiques, ils sont conçus de manière à
substituer un protocole bien défini au pouvoir décisionnel propre
d’un individu. Cela ne marche pas avec les libertariens. La
nomenclature nécessaire au fonctionnement d’un parti ne peut
exister dans un environnement libertarien saturé de personnalités
indisciplinées et furieusement indépendantes.
Nous autres libertariens partageons toutefois un minimum de
croyances, notamment celle de substituer l’État de droit à la règle de
l’autorité. Nous croyons aux systèmes complexes. Le
libertarianisme étant un mouvement, il peut encore exister sous la
forme de factions dissidentes au sein d’autres partis politiques.
La suite
En conclusion, s’agissant de questions liées aux croyances,
méfiez-vous des étiquettes. Et évitez de faire comme si toutes les
religions étaient identiques. Elles ont cependant un point commun.
Dans le chapitre suivant, nous allons montrer que la religion n’aime
pas les amis des bons jours seulement ; elle est fondée sur le fait de
jouer sa peau.
82. En français dans le texte (N.d.T.).
CHAPITRE 16
PAS DE CULTE SANS SACRIFICE
« De la symétrie, de la symétrie, partout de la symétrie » ‒ Croyance et culte nécessitent une
entrée gratuite.
C’est en rompant un jeûne qu’on comprend la religion. J’écris ceci
alors que j’arrive à la fin de l’exténuante période de Carême grec-
orthodoxe qui interdit en grande partie la consommation de
produits d’origine animale. Ce régime est particulièrement di cile
à observer en Occident où les gens consomment du beurre et des
produits laitiers. Mais une fois le jeûne accompli, on se sent en droit
de célébrer Pâques, saisi par une euphorie comparable à celle qu’on
éprouve en buvant de l’eau fraîche quand on est assoi é. Vous avez
payé pour ; ces êtes sont di érentes pour vous, par rapport aux
autres qui les ont volées.
Rappelez-vous notre brève discussion sur la nécessité théologique
que le Christ ait été fait homme ‒ il a dû se sacrifier. Le moment est
venu de développer un argument.
La principale faille théologique du pari de Pascal réside en cela que
la croyance ne peut pas être une option libre. Elle implique une
symétrie entre ce que l’on paie et ce que l’on reçoit. Sinon, ce serait
trop facile. Ainsi, les règles de skin in the game qui valent entre les
êtres humains s’appliquent aussi dans la relation qu’ils
entretiennent avec les dieux.
Les dieux n’apprécient pas les messages
à bon compte
Je me souviendrai toujours de l’autel dans le monastère Saint-
Serge (ou, en langue vernaculaire, Mar Sarkis), dans la ville
araméophone de Maaloula. Je l’ai visité il y a quelques décennies, ce
qui a déclenché chez moi une obsession pour cette langue ancienne
et délaissée. À l’époque, la ville parlait encore l’araméen occidental
qu’employait le Christ. L’araméen occidental est la langue du
Levant : pour ceux qui connaissent le Talmud, il correspond au
« yerushalmi » ou à l’« araméen palestinien », en opposition à
l’araméen babylonien, plus proche de ce qui est maintenant le
syriaque. Il était fascinant de voir des enfants parler, se taquiner, et
faire tout ce que font les enfants dans une langue ancienne. À
l’époque du Christ, le Levant parlait le grec dans les villes de la côte,
et l’araméen à la campagne.
Quand une ville possède des vestiges d’une langue ancienne, il
faut chercher les traces d’une pratique ancienne. Et, en l’occurrence,
il y en avait bien une. Le détail que je n’oublierai jamais est que cet
autel était doté d’une évacuation pour le sang. C’était une évolution
par rapport à une coutume de l’ère préchrétienne. Les accessoires de
l’Église provenaient d’un temple païen reconverti utilisé par les
premiers chrétiens. En fait, au risque d’en contrarier certains, il
n’était pas aussi reconverti que cela : les premiers chrétiens étaient
des sortes de païens. La théorie classique veut qu’avant le premier
concile de Nicée (IVe siècle), il était courant que les chrétiens
recyclent des autels païens. Mais il s’est avéré qu’il existait des
preuves de ce que j’avais toujours soupçonné : dans la pratique, les
chrétiens et les juifs ne se distinguaient pas vraiment des autres
adeptes de cultes sémites, et se partageaient les lieux de cultes. La
présence de saints dans la chrétienté vient de ce mécanisme de
recyclage. Il n’y avait ni téléphones, ni fax, ni sites Web financés par
les princes saoudiens pour homogénéiser les religions.
« Autel » en levantin et en araméen parlé se dit toujours
« madbah », de « DBH » (« abattage rituel en coupant la veine
gutturale »). C’est une vieille tradition qui a laissé son empreinte sur
l’Islam : l’alimentation halal nécessite l’emploi de cette méthode
pour abattre les animaux. Et qorban, le mot sémite « QRB », qui veut
dire « se rapprocher (de Dieu) », à travers le sacrifice donc, est
toujours employé pour signifier « sacrement ».
En fait, avant sa mort, Hussein s’adressa à Dieu en s’o rant en
sacrifice : « Permets-moi d’être pour toi le qorban » ‒ l’o rande
suprême.
Taraktu’l ǩalqa tarran fi hawaka, ayatamtul xiyala likay araka / Falaw
qataxani fil ĥubbi irban, lama malil fu’ada(ou) ila siwaka / faǩuth ma śu’ta ya
mawlaya minni, ana lkurbanu wajjahani nidaka.
Et, lors de la commémoration de sa mort, le jour de l’Achoura, ses
disciples mettent leur peau en jeu au sens propre du terme,
puisqu’ils s’infligent une auto-flagellation qui provoque des plaies
ouvertes. L’auto-flagellation est également présente dans le
christianisme afin de commémorer la sou rance du Christ ‒
courante au Moyen Âge, cette pratique n’existe plus aujourd’hui,
excepté dans certaines zones d’Asie et d’Amérique Latine.
Ainsi, dans le monde païen (gréco-sémite) de l’ancienne
Méditerranée orientale, il n’y avait pas de culte sans sacrifice. Les
dieux n’acceptaient pas que l’on se paie de mots. En outre, les
o randes brûlées l’étaient précisément afin qu’aucun être humain
ne puisse les consommer. Pas tout à fait, en réalité : le grand prêtre
avait sa part ‒ la prêtrise était une position tout à fait lucrative
puisque dans la Méditerranée orientale hellénophone
préchrétienne, le poste de grand prêtre était souvent proposé aux
enchères.
Le sacrifice physique était même en vigueur au Temple de
Jérusalem ‒ et aussi chez les juifs des époques ultérieures, ou chez
les premiers chrétiens, les disciples du christianisme paulinien. « Et
omnia paene in sanguine mundantur secundum legem et sine sanguinis
fusione non fit remissio », « Et presque tout, d’après la loi, est purifié
avec du sang, et sans e usion de sang il n’y a pas de pardon. »
(Hébreux, 9, 22).
Le christianisme finit toutefois par éliminer l’idée de ce sacrifice,
justifié jusque-là par le fait que le Christ s’était sacrifié pour autrui ;
mais si l’on entre dans une église catholique ou orthodoxe pendant
le service dominical, on en verra un simulacre. Il y a du vin qui
symbolise le sang, lequel, à la fin de la cérémonie, est évacué dans la
piscina (la canalisation). Exactement comme dans l’autel de
Maaloula.
Le christianisme se servait de la personne du Christ pour e ectuer
ce simulacre ; il s’est sacrifié pour nous.
Durant la dernière Cène, la nuit où il fut trahi, Notre Sauveur institua le sacrifice
eucharistique de Son Corps et de Son Sang, pour représenter le sacrifice sanglant
qui devait s’accomplir une fois seulement sur la croix, afin donc que son souvenir
demeurât jusqu’à la fin des siècles (Conseil sacro-saint, 47).
Et la fin du sacrifice, dont il fait une métaphore :
Je vous exhorte donc, frères, par les compassions de Dieu, à o rir vos corps
comme un sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu, ce qui sera de votre part un culte
raisonnable (Romains, 12, 1).
Quant au judaïsme, il a connu la même évolution : après la
destruction du second Temple au Ier siècle, les sacrifices d’animaux
prirent fin. Avant cela, la parabole d’Isaac et d’Abraham marque la
notion d’abandon progressif du sacrifice humain par les sectes
abrahamiques ‒ ainsi qu’une a rmation de la notion de mise en jeu
de sa peau. On continua toutefois à sacrifier des animaux pendant
un certain temps ‒ bien que dans des conditions di érentes. Dieu
mit la foi d’Abraham à l’épreuve en lui imposant un don
asymétrique : sacrifie-moi ton fils ‒ en l’occurrence, il ne s’agissait
pas seulement d’o rir aux dieux une partie de sa récolte en
remerciement d’avantages futurs et de meilleures récoltes, comme
c’est généralement le cas avec les o randes, avec attentes
réciproques. Était exigé le plus grand de tous les dons
inconditionnels que l’on puisse faire à Dieu. Environ mille ans plus
tard, les chrétiens e ectuèrent leur dernière transaction.
Le philosophe Moshe Halbertal a rme qu’après le simulacre
d’Isaac, les transactions avec le Seigneur se fondèrent désormais sur
une sorte de don réciproque. Mais pourquoi les sacrifices d’animaux
se poursuivirent-ils pendant un temps ?
Les coutumes cananéennes ont la vie dure. Maïmonide explique
pourquoi Dieu ne proscrivit pas sur-le-champ la pratique alors
courante du sacrifice animal : la raison en est qu’« obéir à un tel
commandement aurait été contraire à la nature humaine, qui
adhère généralement à ce à quoi elle est habituée ». Au lieu de quoi il
« transféra à Son service ce qui avait servi d’actes d’adoration
d’êtres créés et de choses imaginaires et irréelles ». C’est ainsi que
les sacrifices d’animaux continuèrent ‒ en grande partie
volontaires ‒ mais, et c’est la marque de la religion abrahamique,
pas le culte des animaux ni la propitiation par la corruption. Cette
dernière pratique allait même jusqu’à la corruption d’autres tribus
et de leurs dieux, et ce fut le cas en Arabie jusqu’au VIe siècle, avec un
marché commun central comme La Mecque, semblable aux Nations
Unies pour di érents cultes bilatéraux.
« L’amour sans sacrifice est du vol » (Procuste). Cela vaut pour
n’importe quelle forme d’amour, surtout l’amour de Dieu.
Les preuves
En résumé, dans un lieu de culte judéo-chrétien, le point central,
où se tient le prêtre, symbolise la mise en jeu de sa peau. La notion
de croyance sans preuve tangible n’existe pas dans l’histoire.
La force d’une croyance ne reposait pas sur « des preuves » des
pouvoirs de ses dieux, mais sur celles montrant que ses adeptes
mettaient leur peau en jeu.
CHAPITRE 17
LE PAPE EST-IL ATHÉE ?
Être pape est dangereux, mais les médecins s’occupent
bien de vous ‒ Parler, c’est juste parler ‒ La religion gère
les rituels.
Après qu’on lui eut tiré dessus en 1981, le pape Jean-Paul II fut
transporté aux urgences de l’hôpital Gemelli à Rome, où il
rencontra toute une série des médecins parmi les plus compétents ‒
et modernes ‒ que l’Italie pouvait o rir, contrairement à l’hôpital
public du coin où les soins étaient de moindre qualité. Par la suite, le
centre hospitalier universitaire Gemelli deviendrait le lieu de
destination désigné au moindre problème de santé du Souverain
pontife.
À aucun moment pendant la période d’urgence, les ambulanciers
n’envisagèrent de conduire Jean-Paul II dans une chapelle pour y
prier ou intercéder de manière à peu près équivalente auprès du
Seigneur pour Lui accorder en premier le droit sacré de refuser que
le pape se fasse soigner. Et apparemment, aucun de ses successeurs
n’a songé à donner la priorité au fait de traiter avec le Seigneur dans
l’espoir qu’il intervienne miraculeusement pour éviter au saint
homme de tomber dans les rets de la médecine moderne.
Dans le cas de Jean-Paul II, cela ne veut pas dire que les évêques,
cardinaux, prêtres et simples laïcs n’aient pas prié pour demander
l’aide du Seigneur, ni qu’ils n’aient pas cru que leurs prières seraient
exaucées, eu égard à la guérison extraordinaire de ce saint homme.
Reste toutefois qu’au Vatican, nul ne semble jamais prendre le
risque de consulter d’abord le Seigneur, puis le médecin, et, plus
étonnant encore, nul ne semble jamais voir de problème dans cette
inversion de la séquence logique. En fait, faire les choses dans
l’ordre inverse passerait pour de la folie ; cela reviendrait en e et à
agir à l’opposé des principes de l’Église catholique, car cela serait
considéré comme une mort volontaire, ce que la religion catholique
interdit.
Notez que les prédécesseurs supposés du pape, les di érents
empereurs romains, suivaient la même politique de se faire traiter
d’abord et de recourir à la théologie après, même si certains de leurs
traitements étaient présentés comme accordés par des dieux tels
que le dieu grec Asclépios ou son équivalent romain plus faible
Vediovis.
Et maintenant, essayez de vous imaginer un homme puissant à la
tête d’une secte « athée », qui occuperait un rang équivalent à celui
du pape et aurait besoin lui aussi d’être soigné en urgence. Il serait
arrivé à Gemelli (et non dans un hôpital de deuxième ordre dans le
Latium) en même temps que Jean-Paul II. Il aurait eu la même
flopée de partisans « athées » venus lui apporter une chose que l’on
appelle « espoir » (ou « vœu ») dans leur langage athée, avec un récit
cohérent concernant ce qu’ils aimeraient ou « souhaiteraient » qu’il
arrive à leur grand homme. Les athées auraient porté des vêtements
moins colorés ; en outre, leur vocabulaire aurait été un peu moins
fleuri. Mais, en termes de réactions immédiates en situation de crise
et d’urgence, ils auraient été quasiment semblables.
De toute évidence, il existe de nombreuses di érences entre le
Très Saint Père et un athée de rang équivalent, mais elles portent
sur des choses qui ne mettent pas la vie en danger. Les sacrifices en
font partie. Sa Sainteté a renoncé à certaines activités que l’on
pratique dans une chambre et qui ne sont ni la lecture ni la prière,
mais une bonne dizaine de ses prédécesseurs au moins ‒ dont le
plus célèbre était Alexandre VI ‒ engendrèrent un grand nombre
d’enfants, parmi lesquels au moins un à la soixantaine, et ce par la
voie classique (et non immaculée). (Quantité de papes étaient des
play-boys). Sa Sainteté passe un temps infini à prier, à organiser
chaque minute de sa vie en fonction de certaines pratiques, avec des
exigences. Mais Sa Sainteté est très certainement La plus
Chrétienne : nombre de gens consacrent une part moins importante
de leur temps à la « religion », et nombre d’athées qui se lancent
dans le yoga et autres activités similaires passent eux aussi un
temps considérable à accomplir ce qu’un Martien pourrait
considérer comme des gestes tout aussi rituels.
Il fut un temps, celui de la croisade contre les Albigeois, où les
catholiques participaient au meurtre de masse des hérétiques. Ils
tuaient sans discrimination des hérétiques et des non-hérétiques ‒
stratégie destinée à gagner du temps et à simplifier les choses. La
devise était que cela n’avait pas d’importance, car « le Seigneur
saurait faire la di érence ». Cette époque est révolue depuis
longtemps. S’agissant de situations médicales, éthiques, et de prises
de décisions essentielles, la plupart des chrétiens (comme moi-
même, qui suis grec-orthodoxe) ne se comportent pas di éremment
des athées. Ceux qui le font (à l’instar des sectes scientistes
chrétiennes) sont rares. En lieu et place de la théocratie, la plupart
des chrétiens ont accepté les signes extérieurs modernes que sont la
démocratie, l’oligarchie, une sorte de dictature, tous ces régimes
politiques païens, confinant la « croyance » à des questions qui
rendraient leurs décisions relatives aux questions essentielles
impossibles à distinguer de celles d’un athée.
Religieux en paroles
On définit donc un athée par des actes, ou un laïc par la mesure
dans laquelle ses actions di èrent de celles d’un athée ‒ non par ses
croyances et autres questions de « décorum » et symboliques, qui,
nous le répétons, ne comptent pas.
Il y a des gens qui sont athées en actes, religieux en paroles (la plupart des
chrétiens orthodoxes et catholiques).
D’autres qui sont religieux en actes, religieux en paroles (islamistes
salafistes et kamikazes).
Mais je ne connais personne qui soit athée en actes et en paroles,
complètement dénué de rituels, de respect pour les morts, et de
superstitions (une foi en l’économie, par exemple, ou dans les
pouvoirs miraculeux de l’État puissant et de ses institutions).
La suite
Ce qui va nous permettre de découvrir facilement les paragraphes
suivants : 1o) la rationalité est dans ce que l’on fait, pas dans ce que
l’on pense ou ce que l’on « croit » (peau en jeu) ; et 2o) la rationalité
concerne la survie.
LIVRE 8
RISQUE ET RATIONALITÉ
CHAPITRE 18
COMMENT ÊTRE RATIONNEL
AU SUJET DE LA RATIONALITÉ
Des restaurants sans cuisine ‒ Science depuis la tombe ‒
Ne tirez pas sur la gauche des pianistes ‒ Marchands
de rationalité.
Mon ami Rory Sutherland a rme que la véritable fonction des
piscines est de permettre aux membres de la classe moyenne d’être
assis en maillot de bain sans avoir l’air ridicule. Même chose pour
les restaurants new-yorkais : on croit que leur mission est de
nourrir les gens, mais ce n’est pas le cas. En fait, ils sont là pour
essayer de vous vendre une liqueur ou de grands vins toscans au
verre à des prix exorbitants, tout en vous incitant à franchir le seuil
de leur porte en vous servant vos plats à faible teneur en glucides
(ou en autre chose) en rentrant dans leurs fonds (ce modèle
commercial, bien sûr, ne marche pas en Arabie Saoudite).
Quand on se penche sur le sujet de la religion et, dans une certaine
mesure, sur les superstitions ancestrales, on devrait donc
considérer l’objectif qu’elles servent au lieu de se concentrer sur la
notion de « croyance », de croyance épistémique dans son acception
scientifique stricte. Dans le domaine scientifique, la croyance est la
croyance au sens littéral : elle est juste ou fausse, jamais
métaphorique. Dans la vraie vie, la croyance est un instrument pour
faire des choses, pas le produit final. C’est la même chose que la
vision : vos yeux ont pour but de vous orienter de la meilleure
manière possible, et de vous tirer d’a aire quand c’est nécessaire,
ou de vous aider à repérer une proie de loin. Vos yeux ne sont pas
des détecteurs destinés à percevoir le spectre électromagnétique de
la réalité. Leur description de poste ne mentionne pas qu’ils doivent
produire la représentation scientifique la plus exacte de la réalité ;
plutôt la plus utile à la survie.
Illusion d’optique
Notre mécanisme de perception commet des erreurs ‒ des
distorsions ‒ pour provoquer de notre part des actions plus
précises : que nos yeux nous induisent en erreur est nécessaire. Les
architectes grecs et romains font une représentation erronée des
colonnes des temples en les inclinant vers l’intérieur, ce, afin de
nous donner l’impression que ces colonnes sont droites. Comme
l’explique Vitruve, le but est de « contrer l’illusion d’optique par une
modification des proportions »83. Une déformation visuelle a pour
objectif d’améliorer notre perception esthétique. Dans la réalité, le
sol du Parthénon est incurvé afin que nous puissions le voir droit ; et
les colonnes sont espacées de manière irrégulière, afin que nous
puissions les voir alignées telle une colonne de soldats marchant
dans un défilé de l’armée russe.
Faut-il aller se plaindre auprès de l’O ce du tourisme que les
colonnes du Parthénon ne sont pas verticales et que quelqu’un
profite de nos mécanismes visuels ?
L’ergodicité d’abord
La même chose vaut pour les distorsions de croyances. Y a-t-il une
di érence entre cette illusion d’optique et le fait d’inciter quelqu’un
à croire au Père Noël, si cela lui permet d’améliorer la perception
esthétique qu’il a de ses vacances ? Non, à moins que cette personne
ne se lance dans des actions qui finissent par lui porter préjudice.
En ce sens, entretenir certaines superstitions n’a absolument rien
d’irrationnel : personne n’a réussi à réinventer d’indicateur de
rationalité fondé sur les processus. En revanche, les actions qui
portent préjudice à la personne qui les commet sont irrationnelles.
J’ai montré qu’il était impossible de survivre si l’on n’avait pas une
représentation exagérée et (comme pour les colonnes grecques) très
irréaliste de certains risques de queue ‒ il su t d’un seul
événement pour sortir irrémédiablement du monde des vivants. La
paranoïa sélective est-elle « irrationnelle » si les individus et les
populations qui n’en sont pas atteints finissent respectivement par
mourir ou par s’éteindre ?
Une déclaration qui nous orientera pendant le reste du livre :
La survie est ce qu’il y a de plus important, puis la vérité, la compréhension et
la science.
En d’autres termes, on n’a pas besoin de la science pour survivre
(ce que l’on fait depuis plusieurs centaines de millions d’années),
mais on doit survivre pour faire de la science. Comme aurait dit
votre grand-mère : « Mieux vaut prévenir que guérir. » Ou, selon
une formule attribuée à Hobbes : « Primum vivere, deinde philosophari »,
« D’abord, vivre ; philosopher ensuite. » Les traders et les « vrais
gens » comprennent bien cette priorité, comme le montre cette
formule de Warren Bu ett : « Pour gagner de l’argent, il faut
d’abord survivre » ‒ on en revient encore à la question de jouer sa
peau : ceux d’entre nous qui prennent des risques ont des priorités
plus solides que les notions vagues qu’on trouve dans les manuels,
type « la vérité ». En termes plus techniques, cela nous ramène à la
propriété ergodique : pour que le monde soit « ergodique », il faut
qu’il n’y ait pas de barrière absorbante, pas d’irréversibilités
substantielles.
Et qu’entend-on par « survie » ? La survie de qui ? votre survie ?
celle de votre famille ? de votre tribu ? de l’humanité ? Nous
verrons cela en détail plus tard ; pour l’instant, notez que ma durée
de vie est limitée ; ma survie n’est pas aussi importante que celle de
choses dont l’espérance de vie n’est pas limitée, telle que l’humanité
ou la planète Terre. Par conséquent, plus cette survie est
« systémique », plus elle devient importante.
Figure n° 3.
Une illustration du dilemme biais-variance : imaginez deux personnes (sobres) tirant sur une
cible, par exemple, au Texas. Le tireur de gauche commet une erreur systématique, il tire un peu
trop haut mais toujours près du centre de la cible. Son tir est biaisé. Il ne met pas dans le mille
mais en revanche ne s’en éloigne jamais trop. Le tireur de droite atteint bien quant à lui le centre
de la cible. Toutefois, pour mettre dans le mille, ce qu’il parvient à faire contrairement au tireur
de gauche, il commet beaucoup d’erreurs. Ses tirs sont certes sans biais systématique mais fort
dispersés. Ce dilemme montre que l’on ne peut accentuer la précision du tir, réduire son biais,
sans s’exposer à une volatilité plus grande des résultats. En présence de fragilité, la stratégie
biaisée est la meilleure. Elle évite la ruine car elle évite les points périphériques susceptibles de la
déclencher. Ainsi si votre objectif est de minimiser la probabilité qu’un avion s’écrase, vous
pouvez être amené à commettre des erreurs « pardonnables » pour autant que vous en réduisiez
la dispersion.
En surface, la rationalité n’a pas l’apparence de la rationalité ‒ de
même que, nous l’avons vu précédemment, la science. Trois
penseurs rigoureux orienteront ma réflexion sur la question : d’une
part, Herbert A. Simon, spécialiste des sciences cognitives,
polymathe et pionnier dans le domaine de l’intelligence artificielle,
et Gerd Gigerenzer et son école de la pensée dérivée d’un côté ; de
l’autre, Ken Binmore, mathématicien, logicien et théoricien de la
décision, qui a consacré sa vie à formuler les fondements logiques
de la rationalité.
De Simon à Gigerenzer
Simon a formulé la notion connue sous le nom de « rationalité
limitée » : il nous est impossible de mesurer et d’évaluer toute chose
comme le ferait un ordinateur ; soumis à des pressions évolutives,
nous produisons donc des raccourcis et des distorsions. Notre
connaissance du monde étant fondamentalement incomplète, nous
devons éviter de nous attirer des ennuis que nous n’avons pas
prévus. Et quand bien même nous connaîtrions parfaitement le
monde, il nous sera toujours quasiment impossible de parvenir par
des calculs à une compréhension objective de la réalité. Ces
réflexions ont donné lieu à un programme de recherche fructueux
sur la rationalité écologique, qui recense le nombre de choses
apparemment illogiques que nous faisons, et qui ont en fait des
raisons profondes.
La révélation des préférences
Quant à Ken Binmore, il a montré que le concept qu’on a qualifié
de « rationnel » sans trop réfléchir était mal défini ‒ tellement mal,
en fait, qu’il ne voulait rien dire dans la plupart des cas où on
l’employait. Les croyances en elles-mêmes n’ont rien de
particulièrement irrationnel (étant donné qu’elles peuvent être des
raccourcis et être utiles pour autre chose) : selon lui, tout réside dans
la notion de « préférences révélées ».
Avant d’expliquer cette notion, développons à présent les trois
points suivants :
a) Juger les gens en fonction de leurs croyances n’est pas scientifique ;
b) La « rationalité » d’une croyance n’existe pas ‒ la rationalité de l’action, si ;
c) La rationalité d’une action ne peut être jugée qu’en fonction de
considérations évolutionnaires.
L’axiome de la révélation des préférences déclare la chose suivante :
vous ne saurez pas ce que les gens pensent vraiment, ce qui prédit
leurs actions, simplement en leur posant la question ‒ ils ne le
savent pas eux-mêmes. Ce qui importe, au final, c’est ce qu’ils paient
pour des biens, pas ce qu’ils disent « penser » de ceux-ci, ou les
raisons qu’ils vous en donnent ou qu’ils se donnent à eux-mêmes. Si
vous y réfléchissez une seconde, vous verrez que c’est une autre
manière de formuler le fait de mettre sa peau en jeu. Même les
psychologues le comprennent : dans leurs expériences, les
procédures nécessitent de dépenser des dollars pour que le test soit
« scientifique ». On donne une somme d’argent aux sujets de
l’expérience, et on observe les choix qu’ils formulent à travers la
façon dont ils la dépensent. Cependant, une grande partie des
psychologues oublient le but de l’expérience quand ils commencent
à disserter pompeusement sur la rationalité. Ils se remettent à juger
les croyances plutôt que l’action.
Car les croyances sont… du baratin. Il peut exister une sorte de
mécanisme de traduction trop di cile à comprendre pour nous,
avec des dysfonctionnements au niveau du processus qui sont en
fait nécessaires au bon fonctionnement des choses.
En fait, grâce à un mécanisme (appelé plus techniquement le
dilemme biais-variance), on obtient souvent de meilleurs résultats
en commettant un certain type d’« erreurs » qu’en visant légèrement
à côté de la cible quand on tire (voir Figure 3). En e et, comme nous
l’avons montré dans Antifragile, commettre ces erreurs est la chose la
plus rationnelle que l’on puisse faire, car lorsqu’elles ne coûtent pas
cher, elles sont source d’avantages et de découvertes.
C’est pourquoi nous nous élevons contre le fait que l’État nous
dicte ce que nous « devrions » faire : seule l’évolution sait si la
« mauvaise » chose est vraiment mauvaise, à condition de mettre sa
peau en jeu pour cela.
Figure n° 4.
Le problème classique « vaste monde versus petit monde ». La science est actuellement par trop
incomplète pour donner toutes les réponse ‒ et elle le dit elle-même. Nous avons tellement été
bombardés par des vendeurs utilisant la « science » pour vendre des produits que nombreux
sont ceux qui, dans leur esprit, confondent science et scientisme. La science est avant tout la
rigueur dans le processus.
La religion : de quoi s’agit-il ?
Nous pensons donc que la religion est là pour faire respecter la
gestion des risques de queue au fil des générations, car
ses règles binaires et sans conditions sont faciles à enseigner et à
faire appliquer. Nous avons survécu en dépit des risques de queue ;
notre survie ne peut pas être aussi aléatoire que cela.
Rappelez-vous que mettre sa peau en jeu signifie ne pas prêter
attention à ce que les gens disent, mais uniquement à ce qu’ils font,
et à la mesure dans laquelle ils risquent vraiment leur tête. Que la
survie accomplisse ses miracles.
Les superstitions peuvent être des vecteurs de règles de gestion
des risques. Nous disposons d’informations solides montrant que
les personnes qui entretiennent des superstitions ont survécu ;
répétons-le : ne dévaluez jamais une chose qui vous permet de
survivre. Par exemple, Jared Diamond parle de la « paranoïa
constructive » des Papous de Nouvelle-Guinée, dont les
superstitions les empêchent de dormir sous des arbres morts. Qu’il
s’agisse de superstition ou de quoi que ce soit d’autre qui vous arrête
‒ une compréhension scientifique profonde de la probabilité ‒, peu
importe, tant que vous ne dormez pas sous un arbre mort. Et si vous
rêvez de convaincre les gens de recourir à la probabilité pour
prendre des décisions, j’ai une nouvelle pour vous : près de 90 des
psychologues qui s’occupent de processus de décision (dont des
« réglementeurs » comme Cass Sunstein) ne connaissent
absolument rien aux probabilités et essaient de perturber notre
mécanisme de paranoïa biologique.
De plus, il est selon moi incohérent de critiquer les superstitions
d’une personne si elles visent à apporter certains avantages, et de ne
pas le faire pour les illusions d’optique concernant les temples
grecs.
La notion de « rationnel » invoquée à tout bout de champ par les
avocats de tout poil du scientisme n’est pas assez bien définie pour
être appliquée aux croyances. Nous n’avons pas su samment de
motifs pour débattre des « croyances irrationnelles ». Des « actions
irrationnelles », si.
En poursuivant cette logique, on peut démontrer que ce qu’on
qualifie de « croyance » est en grande partie une sorte de toile de
fond plus métaphorique que réelle, de l’esprit humain. Elle peut
fonctionner comme thérapie.
« Paroles » et « baratin »
Le premier principe que nous énoncerons est :
Il existe une di érence entre les croyances qui relèvent du décorum et un
autre type de croyances ‒ celles qui coïncident avec l’action.
Cette di érence ne réside pas dans les mots ; mais, véritablement,
dans le fait de prendre des risques, d’avoir quelque chose en jeu,
quelque chose que l’on pourrait perdre si l’on se trompait.
Et la leçon, en reformulant ce principe, est :
Seul ce que l’on est prêt à risquer pour une chose peut révéler à quel point on
« croit » vraiment à cette chose.
Cela mérite cependant qu’on poursuive la réflexion. Le fait que la
croyance, la vie, aient cet aspect « décorum » et que l’on suive ces
règles étranges en dehors de l’hôpital Gemelli du monde, mérite
discussion. À quoi ces règles servent-elles ? Pouvons-nous
réellement comprendre leur fonction ? Sommes-nous désorientés
par cette fonction ? Nous méprenons-nous sur leur rationalité ?
Pouvons-nous plutôt les utiliser pour définir la rationalité ?
Que dit Lindy ?
Voyons ce que Lindy a à nous dire sur la « rationalité ». Alors que
les notions de « raison » et de « raisonnable » étaient présentes dans
la pensée ancienne, intégrées essentiellement dans la notion de
précaution (ou sophrosyne), cette idée moderne de « rationalité » et de
« prise de décision rationnelle » a vu le jour dans le sillage de Max
Weber, avec les travaux de soi-disant psychologues et philosophes.
La sophrosyne classique est tout à la fois précaution, contrôle de soi et
tempérance ‒ trois notions en une. Elle a été remplacée par quelque
chose d’un peu di érent. La « rationalité » a été forgée pendant la
période qui suivit l’époque des Lumières à un moment où l’on
croyait que la compréhension du monde était imminente. Elle
suppose qu’il n’y a pas de hasard, ou de structure aléatoire
simplifiée de notre monde. Et aucune interaction avec lui, bien sûr.
La seule définition rigoureuse au plan pratique, empirique et
mathématique que j’aie trouvée de la rationalité est celle de la survie
‒ et de fait, contrairement aux théories modernes élaborées par les
soi-disant psychologues, elle correspond aux classiques. Tout ce qui
entrave la survie à un niveau individuel, collectif, tribal ou général
est jugé « irrationnel ».
D’où le principe de précaution et une saine compréhension des
risques.
Ce qui n’est pas du décorum dans le décorum
En fait, ce que l’on qualifie de « décorum » n’est pas
nécessairement superflu ‒ c’est même souvent le contraire. Ces
choses ont peut-être seulement une autre fonction dont on ne sait
pas grand-chose ‒ et pour le savoir, on peut consulter le grand
maître statisticien, le temps, à travers un outil très technique appelé
fonction de survie, bien connu des personnes âgées comme des
statistiques très complexes. C’est à la version des personnes âgées
que nous allons recourir ici.
Ce dont il faut tenir compte, ce n’est pas que ces croyances aient
survécu aussi longtemps ‒ l’Église catholique est une
administration âgée de près de vingt-quatre siècles (c’est en grande
partie la continuation de la République romaine) ‒, mais plutôt que
les gens qui ont une religion, une certaine religion, aient survécu.
Autre principe :
Quand vous examinez des croyances, ne les évaluez pas à l’aune d’autres
croyances, mais prenez en compte la survie des populations qui les
entretiennent.
Prenez un concurrent de la religion du pape, le judaïsme. Les juifs
ont près de cinq cents interdictions alimentaires di érentes. Celles-
ci peuvent paraître irrationnelles aux yeux d’un observateur qui
cherche la finalité des choses et définit la rationalité en termes de ce
qu’il peut expliquer. En fait, il est tout à fait certain qu’elles lui
apparaîtront comme telles. La kasherout prescrit quatre services de
vaisselle, deux éviers, de ne pas mélanger la viande avec les produits
laitiers et même de veiller à ce que la première ne soit pas en contact
avec les seconds, en sus de l’interdiction de consommer certains
animaux comme les crevettes, le porc, etc. La bonne chère.
Ces règles ont probablement eu un but ex ante. On peut blâmer
l’insalubrité des cochons exacerbée par la chaleur dans le Levant
(même si celle-ci n’était pas sensiblement di érente de celle qui
régnait dans les zones consommatrices de porc, plus à l’ouest), ou
un facteur écologique, peut-être : alors que les cochons entrent en
concurrence avec les êtres humains en mangeant les mêmes
légumes qu’eux, les vaches mangent des choses que nous ne
mangeons pas.
Il n’en reste pas moins que, quel que ût son objectif, la kasherout a
survécu près de trois mille ans non pas parce qu’elle était
« rationnelle », mais parce que les personnes qui observaient ses
règles ont survécu. Il ne fait aucun doute qu’elle a favorisé la
cohésion : les gens qui mangent ensemble se serrent les coudes. En
bref, elle a aidé ceux qui ont survécu parce que c’est une heuristique
convexe. Une telle cohésion de groupe a sans doute favorisé aussi la
confiance dans les transactions commerciales avec des membres
éloignés de la communauté.
Ce qui permet de résumer :
La rationalité n’est pas ce qui a des facteurs explicatifs ampoulés conscients ;
c’est seulement ce qui contribue à la survie, évite la ruine.
Pourquoi ? De toute évidence, comme nous l’avons vu dans le
chapitre consacré à l’e et Lindy :
Tout ce qui arrive, arrive parfois par hasard, mais tout ce qui survit ne survit
pas par hasard.
La rationalité, c’est la gestion des risques, point barre.
83. Vitruve, De l’Architecture (De Architectura), éd. Pierre Gros, Paris, Les Belles Lettres,
2015.
CHAPITRE 19
LA LOGIQUE DE LA PRISE DE RISQUES
Toujours parier deux fois ‒ Connaissez-vous votre point oncle ? ‒ Qui est « vous » ? ‒ Les
Grecs avaient presque toujours raison.
Il est maintenant temps d’expliquer l’ergodicité, la ruine et (à
nouveau) la rationalité. Souvenez-vous de ce que nous avons dit
précédemment : il faut survivre pour pouvoir faire de la science (et
autres choses agréables), mais l’inverse est-il vrai ?
Faites l’exercice mental suivant.
Dans le premier cas de figure, cent personnes se rendent au
casino, pour jouer chacune une somme d’argent bien précise et
boire gratuitement du gin tonic ‒ comme le montre la bande dessinée
ci-contre. Certaines perdront peut-être, d’autres gagneront peut-
être, et au final, on calculera les gains simplement en comptant
l’argent qu’il reste aux joueurs. On peut donc savoir si le casino
évalue les chances au juste prix. Maintenant, supposez que le joueur
numéro 28 soit ruiné. Le joueur numéro 29 en sera-t-il a ecté ?
Non.
Vous pouvez calculer sans risque d’erreur qu’environ 1 des
joueurs de votre échantillon vont être ruinés. Et si vous continuez à
jouer encore et encore, vous aurez probablement à peu près le
même pourcentage de perdants ‒ 1 des joueurs pendant tout le
temps où vous aurez joué.
Figure n° 5.
La di érence entre 100 personnes allant une seule fois au casino et une seule personne y
allant 100 fois, c’est-à-dire entre une probabilité (dépendante au sentier) et au sens où on
l’entend communément. Cette erreur persiste en économie et en psychologie depuis des temps
immémoriaux.
Maintenant, comparez ce premier cas de figure avec le second de
cette expérience.
Une personne, votre cousin Theodorus Ibn Warqa, se rend au
casino cent jours d’a lée, en démarrant avec une somme d’argent
bien définie. Le 28e jour, votre cousin est ruiné. Y aura-t-il un 29e
jour ? Non. Il a atteint un « point oncle » ; fini de jouer, définitivement.
Peu importent ses compétences au jeu ou sa vivacité, vous pouvez
calculer sans risque de vous tromper que la probabilité que votre
cousin Theodorus Ibn Warqa finisse ruiné est de 100 .
Les probabilités de réussite de la série de personnes sur le croquis
ci-contre ne s’appliquent pas à lui. Appelons le premier groupe :
probabilités d’ensemble, et le second : probabilité ponctuelle (puisque le
premier concerne une série de personnes et l’autre, une seule et
unique personne au fil du temps). Cela étant, quand vous lisez des
documents émanant de professeurs de finance, de gourous de la
finance, ou de votre banque locale, vous recommandant des
investissements fondés sur des rendements à long terme du marché, prenez
garde. Même si leurs prévisions étaient vraies (et ce n’est pas le cas),
personne ne peut bénéficier des rendements du marché à moins
d’avoir des poches sans fond et pas de « point oncle ». Ils confondent
probabilités d’ensemble et probabilités de temps. Si l’investisseur
doit finalement réduire ses risques parce qu’il essuie des pertes, ou
qu’il prend sa retraite, ou qu’il s’est remarié avec la femme de son
voisin, ou encore qu’il a changé d’avis sur la vie, ses rendements
seront séparés de ceux du marché, point barre !
Nous avons vu précédemment avec la remarque de Warren Bu ett
que quiconque survivait, au sens littéral du terme, dans le domaine
de la prise de risques, avait sa version de « Pour réussir, il faut
d’abord survivre ». Ma propre version a toujours été : « Ne traversez
jamais une rivière si elle fait en moyenne 12 mètres de profondeur ».
De fait, j’ai organisé toute ma vie autour du fait que la séquence a de
l’importance et que la présence de la ruine ne permet pas les
analyses coûts-bénéfices ; mais il ne m’est jamais venu à l’esprit que
la théorie de la décision comportait une faille aussi profonde…
jusqu’à ce surgisse de nulle part un article du physicien Ole Peters,
qui travaille avec le grand Murray Gell-Mann. Ils ont présenté une
version de la di érence entre les probabilités d’ensemble et les
probabilités de temps (avec un exercice mental semblable à celui
que j’ai proposé plus haut), et démontré que, dans le domaine des
sciences sociales, quasiment tout ce qui concernait les probabilités
était erroné. Profondément ‒ très profondément ‒ erroné. Car, au
cours des 250 ans qui se sont écoulés depuis que les probabilités ont
été théorisées par le mathématicien Jacques Bernoulli, et que cette
théorie est devenue une référence, presque toutes les personnes
impliquées dans la théorie de la décision ont commis une grave
erreur. Toutes ? Pas tout à fait : tous les économistes, mais pas toutes
les personnes : les spécialistes des mathématiques appliquées
Claude Shannon et Ed Thorp, ainsi que le physicien John Larry
Kelly, inventeur de la formule éponyme, l’ont bien comprise, et de
manière très simple ‒ tout comme le père des mathématiques pour
l’assurance, le spécialiste suédois des mathématiques appliquées
Harald Cramér. Et, plus de deux décennies après, des praticiens
comme Mark Spitznagel et moi-même construisent toute leur
carrière commerciale autour de cette théorie (personnellement, je la
comprends en paroles, et quand je commerce et prends des
décisions, et je suis capable de savoir quand il y a violation de
l’ergodicité ; mais je n’ai jamais clairement compris la structure
mathématique générale ‒ de fait, j’aborde la question de l’ergodicité
dans Le Hasard sauvage). Spitznagel et moi avons même monté une
société à part entière pour aider les investisseurs à éliminer les
« points oncle » afin de pouvoir récolter les rendements du marché.
Je me suis ensuite retiré de cette activité pour flâner un peu, mais
Mark a poursuivi cette tâche sans relâche (et avec succès). Nous
sommes l’un comme l’autre frustrés par les économistes qui, ne
comprenant pas l’ergodicité, ne cessent de répéter que s’inquiéter
des queues est « irrationnel ».
L’idée que je viens de présenter est archi-simple. Mais comment se
fait-il que presque personne ne l’ait comprise, depuis 250 ans ?
Question de mise en jeu de sa peau, encore et toujours.
Apparemment, il faut être très intelligent pour comprendre les
choses probabilistes quand sa peau n’est pas en jeu. Mais pour les
gens surdiplômés qui ne mettent pas les mains dans le cambouis,
c’est di cile à comprendre ; à moins d’être un génie, c’est-à-dire
d’avoir l’esprit su samment clair pour voir à travers la boue, ou
une maîtrise assez approfondie de la théorie des probabilités pour
voir à travers les inepties. Cela étant, Murray Gell-Mann est à coup
sûr un génie (comme Peters, probablement). Gell-Mann est un
physicien de renom, nobélisé, et il a découvert les particules
subatomiques qu’il a lui-même baptisées « quarks ». Ole Peters a
raconté que, quand il lui avait présenté cette idée, il avait
« instantanément compris ». Shannon, Thorp, Kelly et Cramér aussi
sont indubitablement des génies ‒ l’indéniable clarté d’esprit alliée
à cette profondeur de pensée qui jaillit quand on converse avec
Thorp, par exemple, me permettent d’en attester. Ces gens-là
pourraient comprendre la théorie de la décision sans mettre leur
peau en jeu. Mais les économistes, les psychologues et les
théoriciens de la décision, eux, n’ont aucun génie ‒ à moins de
prendre en compte le polymathe Herb Simon, qui a fait de la
psychologie à côté ; et il y a fort à parier qu’ils n’en auront jamais.
Additionner des gens qui n’ont pas de connaissances nouvelles et
fondamentales à partager avec autrui n’ajoute rien à la
connaissance ; rechercher la clarté dans ces domaines équivaut à
rechercher l’esthétique dans le grenier d’un électricien désordonné.
L’ergodicité
Ainsi que nous l’avons vu, une situation est, en l’occurrence, jugée
non ergodique quand les probabilités passées observées ne
s’appliquent pas à des processus futurs. Il y a un « stop » quelque
part, une barrière absorbante qui empêche les gens qui mettent leur
peau en jeu d’en sortir ‒ et vers laquelle le système tendra
invariablement. Appelons ces situations « ruine », car l’entité ne
peut pas émerger de cet état. Le problème central est que, s’il y a
possibilité de ruine, les analyses coûts-bénéfices ne sont plus
possibles.
Prenons un exemple plus extrême que celui du Casino. Supposez
qu’une série de gens jouent à la roulette russe une seule fois pour un
million de dollars ‒ c’est l’histoire qui est au cœur du Hasard sauvage.
Environ cinq sur six d’entre eux gagneront de l’argent. Si quelqu’un
procédait à une analyse coûts-bénéfices, il a rmerait qu’on a 83,
33 de chances de gagner, pour un retour moyen « attendu » de
833 333 dollars par tour. Mais si l’on jouait plus d’une fois à la
roulette russe, on serait bon pour le cimetière. Le rendement
attendu… n’est pas calculable.
Expositions répétées au risque
Voyons pourquoi les tests statistiques et les conclusions
« scientifiques » sont extrêmement insu sants en cas de problèmes
de ruines et d’expositions répétées au risque. Si l’on a rmait qu’il
existe « des preuves statistiques que l’avion ne présente aucun
danger », avec un niveau de confiance de 98 (les statistiques n’ont
pas de sens sans de tels indices de confiance), et qu’on agissait sur la
base de ces déclarations, il n’y aurait quasiment plus de pilote
expérimenté en vie aujourd’hui. Lors du conflit qui m’a opposé à
Monsanto, les défenseurs des organismes génétiquement modifiés
(transgéniques) n’ont cessé de me contrer avec des analyses de
bénéfices à l’appui (qui étaient souvent bidons et trafiquées) et non
des analyses de risques de queue en cas d’expositions répétées au
risque.
Les psychologues déterminent notre « paranoïa » ou « aversion
pour le risque » en soumettant une personne à une seule expérience
‒ puis ils a rment que les êtres humains manquent de logique, car
il existe une tendance naturelle à « surestimer » les petites
probabilités. Comme si la personne n’allait plus jamais prendre de
risque de queue ! Rappelez-vous (chapitre sur l’inégalité) que les
universitaires spécialistes des sciences sociales manquent… de
dynamisme. Avec notre logique ancrée dans le quotidien,
l’incohérence de cette démarche, évidente pour la grand-mère, a
échappé à tout le monde. Fumer une seule cigarette étant
absolument bénin, une analyse coûts-bénéfices jugerait irrationnel
de renoncer à un tel plaisir pour si peu de risques ! Mais c’est l’acte
même de fumer qui tue, avec un certain nombre de paquets par an,
des dizaines de milliers de cigarettes ‒ en d’autres termes, des
expositions répétées à toute une série de risques.
Au-delà, dans la réalité, le moindre risque que l’on prend
contribue à diminuer notre espérance de vie. Si l’on escalade des
montagnes en plus de rouler à moto, en plus de fréquenter le milieu, en
plus de piloter son propre avion privé, en plus de boire de l’absinthe,
l’on diminue considérablement son espérance de vie, même si une
seule de ces actions n’aura pas d’e et significatif. L’idée de
répétition fait qu’il est parfaitement rationnel d’être paranoïaque à
propos d’événements de faible probabilité.
En plus il y a un hic. Si la médecine améliore progressivement
l’espérance de vie, il faut qu’on soit encore plus paranoïaque. Penser
en termes dynamiques.
Si l’on risque une infime probabilité de ruine et qu’il s’agit d’un
risque « exceptionnel », qu’on y survit et qu’on recommence (en se
disant à nouveau que c’est « exceptionnel »), la probabilité qu’on
fasse faillite finira par être de 100 . La confusion vient de ce que
l’on peut avoir l’impression que le risque « exceptionnel » est
raisonnable, mais cela veut également dire qu’un risque de plus le sera
aussi. Cela peut être quantifié en considérant que la probabilité
d’une ruine avoisine 1 à mesure que le nombre d’expositions à des
risques individuellement faibles, disons de 1 sur 10 000, augmente.
La faille, dans les travaux de psychologie, c’est que leurs auteurs
croient que les sujets de leurs expériences ne prennent aucun risque
de queue en dehors de celles-ci et, surtout, qu’ils ne prendront plus
jamais de risque du tout. L’idée d’« aversion pour la perte » en
sciences sociales n’a pas été pensée correctement ‒ ce phénomène
ne peut être mesuré comme il l’a été (si tant est qu’il puisse l’être).
Disons que vous demandiez à un sujet combien il paierait pour
s’assurer une probabilité de 1 de perdre 100 dollars. Vous essayez
de comprendre à quel point il « surpaie » son « aversion pour le
risque » ou quelque chose d’encore plus idiot, son « aversion pour la
perte ». Mais il vous est impossible de ne pas tenir compte de tous
les autres risques financiers qu’il court : s’il gare sa voiture dans la
rue, on peut la lui rayer ; s’il a un portefeuille financier, il peut
perdre de l’argent ; s’il a une boulangerie, il risque peut-être une
amende ; s’il a un enfant à la fac, celui-ci peut lui occasionner des
frais imprévus ; il peut aussi être mis à pied ou tomber gravement
malade, et de manière tout à fait inattendue, dans le futur. Tous ces
risques s’additionnent et l’attitude du sujet les reflète tous. La ruine
est indivisible et ne change pas en fonction de la raison aléatoire qui
peut la provoquer.
Une autre erreur courante dans la littérature psychologique
concerne ce que l’on nomme la « comptabilité mentale ». Pour
qu’une stratégie d’investissement soit ergodique et capte au final le
rendement du marché, l’école de la théorie de l’information de
Thorp, Kelly et Shannon requiert que les agents du marché
augmentent leurs risques quand ils gagnent mais contractent après
avoir subi des pertes ‒ une technique appelée « jouer avec l’argent
de la maison ». Dans la pratique, on y recourt selon des règles de
seuil simples permettant de la mettre facilement en œuvre : on
commence en pariant de manière agressive dès qu’on fait un
bénéfice, jamais quand on essuie une perte, comme un interrupteur
qu’on allumerait puis éteindrait. Cette méthode a sans doute été
utilisée par tous les traders ‒ ou presque ‒ qui ont survécu à ce
milieu. Eh bien, il se trouve que cette stratégie dynamique a été
déclarée inopportune par les économistes et financiers
comportementaux à deux sous comme le sinistre interventionniste
Richard Thaler, qui, ne connaissant absolument rien aux
probabilités, qualifie cette « comptabilité mentale » d’erreur (et
invite naturellement le gouvernement à nous inciter doucement à
ne plus y recourir et à faire que les stratégies ne soient plus
ergodiques).
Je crois que l’aversion pour le risque n’existe pas : ce que l’on
observe est tout bonnement un reliquat d’ergodicité. Les gens
essaient simplement d’éviter le suicide financier et ils adoptent une
certaine attitude vis-à-vis des risques de queue.
Point n’est besoin, toutefois, d’être exagérément paranoïaque pour
soi-même ; il faut déplacer certaines de nos inquiétudes sur des
choses d’une autre ampleur.
Qui est « vous » ?
Revenons à la notion de « tribu » abordée précédemment. Le
travers que les gens prennent lorsqu’ils étudient la pensée moderne
est qu’ils développent l’illusion que chacun de nous est une seule
entité, sans voir la contradiction dans leur propre comportement.
De fait, j’ai sondé 90 personnes lors de séminaires, en leur posant
la question suivante : « Que peut-il vous arriver de pire dans la vie ?
‒ Mourir », m’ont répondu 88 d’entre elles. Il n’y a que pour les
psychopathes que cette situation peut être la pire. Car, j’ai alors
demandé à ceux qui estimaient que la pire chose qui pouvait leur
arriver était leur propre mort : « Votre mort, plus celle de vos
enfants, neveux, cousins, de votre chat, chien, perroquet et hamster
(si vous en avez) serait-elle pire que votre seule mort ? ‒ Oui » fut la
réponse que l’on me fit invariablement. « Votre mort, plus celle de
vos enfants, de vos neveux, vos cousins […] plus celle de l’humanité
entière est-elle pire que votre seule mort ? ‒ Oui, bien sûr. » Dans ce
cas, comment votre mort peut-elle être ce qui pourrait arriver de
pire84 ?
À moins d’être parfaitement narcissique et psychopathe ‒ et encore ‒ votre
pire scénario catastrophe ne se limitera jamais à la perte de votre propre vie.
On comprend donc que le naufrage individuel n’est pas une
perspective aussi catastrophique que celui de la collectivité. Et bien
sûr, l’écocide, la destruction irréversible de l’environnement, est la
catastrophe majeure qui doit nous inquiéter.
Figure n° 6.
Les niveaux de risques. Prendre des risques personnels pour sauver la collectivité, c’est du
« courage » et de la « prudence » puisqu’on réduit les risques pour la collectivité.
Pour se situer dans la perspective ergodique : ma mort en jouant à
la roulette russe n’est pas ergodique pour moi, mais elle l’est pour le
système. Le principe de précaution, tel que je l’ai formulé avec
quelques collègues, concerne justement le niveau le plus élevé.
À chaque fois, ou presque, que j’aborde la question du principe de
précaution, il se trouve un commentateur surdiplômé pour observer
que, « puisqu’on prend des risques simplement en traversant la
rue », pourquoi se faire autant de souci pour le système ? Ce
sophisme me met généralement quelque peu en colère. Outre que le
risque de se faire tuer quand on est piéton est inférieur à un tous les
47 000 ans, le sujet est que ma mort n’est jamais le pire scénario
catastrophe à condition de ne pas être corrélée à celle d’autres
personnes.
Ma durée de vie est finie, celle de l’humanité devrait être
infinie.
Ou :
Je suis renouvelable, pas l’humanité ni l’écosystème.
Pire encore, comme nous l’avons montré dans Antifragile, la
fragilité des composants est nécessaire pour assurer la solidité du
système. Si les êtres humains étaient immortels, ils succomberaient
à un accident, ou à une succession progressive d’inadéquations.
Cependant, la durée de vie plus courte des êtres humains permet
aux changements génétiques d’accompagner l’environnement.
Courage et prudence ne sont pas antinomiques
Comment le courage et la prudence peuvent-ils être l’un et l’autre
des vertus classiques ? La vertu, telle qu’Aristote la présente dans
son Éthique à Nicomaque, est la sophrosyne (sophrosunê, σωφροσύνη), la
prudence, une forme de jugement sain qu’il appelait plus
généralement la « phronesis ». Cela n’est-il pas incompatible avec le
courage ?
Selon notre perspective, la réponse est : non, pas du tout. En fait,
comme dirait Gros Tony, « c’est blanc bonnet et bonnet blanc ».
Comment cela ?
Je peux faire preuve de courage pour sauver un groupe d’enfants
de la noyade, et cela serait aussi la marque d’une forme de prudence.
Je sacrifie là un niveau inférieur de la Figure 8 au profit d’un niveau
plus élevé.
Quant au courage, selon l’idéal grec dont Aristote est l’héritier ‒
l’idéal d’Homère et celui transmis par Solon, Périclès et
Thucydide ‒, il n’est jamais égoïste :
Le courage, c’est sacrifier son bien-être personnel au nom de la survie d’un
niveau supérieur au sien.
Un joueur stupide ne commet pas un acte de courage, surtout s’il
risque les fonds d’autres personnes ou qu’il a une famille à nourrir.
Et d’autres formes de courage stérile ne sont pas vraiment du
courage85.
La rationalité, à nouveau
Dans le chapitre précédent, nous avons présenté la rationalité en
termes de décisions e ectives et non de ce qu’on peut appeler des
« croyances », car celles-ci peuvent être reformulées pour nous
empêcher de manière extrêmement convaincante d’éviter les choses
qui menacent la survie du système. S’il faut recourir à des
superstitions pour y parvenir, cela ne viole non seulement aucun
axiome de la rationalité, mais il serait techniquement irrationnel de
s’y opposer. S’il faut des superstitions pour satisfaire l’ergodicité,
ainsi soit-il !
Revenons-en à Warren Bu ett. Ce n’est pas grâce à une analyse
coûts-bénéfices qu’il a gagné des milliards, mais simplement en
établissant un filtre élevé, puis en choisissant les opportunités qui
outrepassaient ce seuil. « La di érence entre les gens qui réussissent
et ceux qui réussissent vraiment est que ces derniers disent non à
tout, ou presque », a-t-il déclaré. De la même manière, nous sommes
peut-être câblés pour « dire non » aux risques de queue. Car il existe
quantité de façons de gagner de l’argent sans prendre de risques de
queue, et quantité de façons, aussi, de résoudre des problèmes
(comme nourrir la planète) sans technologies compliquées qui
fragilisent et génèrent une possibilité inconnue d’explosion de
queue. Chaque fois que j’entends dire qu’il faut prendre des risques
de queue, je sais que cette a rmation ne vient pas d’un
professionnel qui est parvenu à survivre, mais d’un universitaire
spécialisé dans la finance ou d’un banquier ‒ ce dernier, nous
l’avons vu, fait presque toujours faillite, généralement avec l’argent
des autres.
De fait, refuser des nouvelles technologies de mauvaise qualité ne
nous coûte pas très cher. Avancer dans la vie avec ma « paranoïa
sophistiquée » ne me coûte pas cher non plus, même si elle est
erronée. Car il su t que ma paranoïa se justifie une seule fois, et
elle m’aura sauvé la vie.
Aimer certains risques
Antifragile concerne l’idée que les gens confondent le risque de
ruine avec des variations ‒ une simplification qui constitue une
violation d’une logique des choses plus profonde et plus rigoureuse.
Cela plaide en faveur d’un bricolage « convexe » systématique et
amateur de risques, d’une prise de risques qui ne sont pas des
risques de queue mais o rent des profits de queue. Ce qui est volatil
n’est pas forcément risqué, et vice-versa. Sauter d’un banc pourrait
être bon pour vous et pour vos os, alors que tomber du 22e étage ne
le sera jamais.
Si des blessures mineures peuvent être bénéfiques, ce ne sera
jamais le cas de blessures plus importantes. Être alarmiste vis-à-vis
d’une certaine catégorie d’événements, c’est être alarmiste ; vis-à-
vis d’autres, ça ne l’est pas. Le risque et la ruine sont deux choses
di érentes.
Empirisme naïf
Tous les risques ne se valent pas. L’on entend souvent qu’« il y a
moins de gens qui meurent du virus d’Ébola qu’en se noyant dans
leur baignoire », ou des choses de ce genre, fondées sur « des
preuves ». Voilà une autre catégorie de problèmes que votre grand-
mère peut comprendre, mais pas les gens peu instruits.
Ne comparez jamais un risque à queue épaisse multiplicatif et systémique à
un risque à queue mince, non multiplicatif et idiosyncratique.
Souvenez-vous que ce qui m’occupe est la corrélation entre la mort
d’une personne et celle d’une autre. Nous devons donc nous
inquiéter des e ets systémiques : des choses qui, si elles se
produisaient, pourraient a ecter plus d’une seule personne.
Petit rappel. Il y a deux catégories d’événements aléatoires : le
Médiocristan et l’Extrêmistan. Le premier est à queue mince et
a ecte l’individu sans corrélation avec le collectif. L’Extrêmistan,
lui, a ecte par définition beaucoup de personnes ; il a donc un e et
systémique que le Médiocristan n’a pas. Les risques multiplicatifs ‒
tels que les épidémies ‒ viennent toujours d’Extrêmistan. Même s’ils
ne sont pas mortels (comme la grippe, par exemple), il n’en reste pas
moins qu’ils viennent d’Extrêmistan.
En termes plus techniques :
Les risques du Médiocristan sont soumis à l’inégalité de
Cherno .
On peut expliquer l’inégalité de Cherno comme suit : La
probabilité que le nombre de personnes qui se noient dans leur
baignoire aux États-Unis double l’année prochaine ‒ en supposant
qu’aucun changement n’a ecte la population ni les baignoires ‒ est
d’une sur plusieurs trillions de vies dans l’univers. L’on ne peut en
dire autant de la multiplication par deux du nombre de morts
causés par le terrorisme au cours de la même période.
Les journalistes et les spécialistes des sciences sociales ont une
tendance pathologique à proférer ce genre d’absurdité ‒ surtout
ceux qui pensent qu’une régression et un graphique sont un moyen
sophistiqué d’appréhender un problème. Ils ont tout simplement
été formés par des outils adaptés au Médiocristan. Ainsi entend-on
souvent cette ineptie qu’il y a beaucoup plus d’Américains qui ont
couché avec Kim Kardashian que d’Américains qui sont morts du
virus d’Ébola (ou qu’il y en a beaucoup plus qui sont morts d’un
accident domestique que dans un attentat terroriste). La logique de
votre grand-mère déboulonnerait ces a rmations. Réfléchissons
un instant : il est impossible qu’un milliard de personnes aient
couché avec Kim Kardashian (même elle), mais la probabilité qu’un
processus multiplicatif (une pandémie) entraîne un nombre aussi
important de morts d’Ébola n’est pas nulle. Même si des
événements comme le terrorisme n’étaient pas multiplicatifs, il
existe une probabilité d’actes tels que polluer l’approvisionnement
en eau, qui sont susceptibles de créer des déviations extrêmes.
L’autre argument est que, si les victimes du terrorisme sont peu
nombreuses, c’est parce qu’on est vigilant, et l’argument consistant
à présenter cette vigilance comme superflue témoigne d’une grave
erreur de raisonnement.
Je m’interrogeais sur la raison pour laquelle nombre de
« scientifiques » (dont certains décideurs politiques) semblent ne
pas considérer ce point comme naturel alors que d’autres, si ‒ c’est
le cas du probabiliste Paul Embrechts. Celui-ci observe simplement
les choses à partir de la queue. Il étudie une branche des probabilités
appelée « théorie de la valeur extrême » et fait partie d’un groupe
que l’on a baptisé « les extrémistes » ‒ un petit groupe de
chercheurs spécialisés comme moi dans les événements extrêmes.
Ne pas confondre avec l’Extrêmistan : ils étudient ce qui arrive aux
extrêmes, ce qui comprend à la fois l’Extrêmistan et le Médiocristan
‒ il se trouve simplement que ce dernier est plus doux que le
premier. Ils classifient ce qui est susceptible de se produire « dans
les queues » avec la distribution généralisée de la valeur extrême.
Les choses sont beaucoup plus claires ‒ et de loin ‒ dans les queues.
Et elles le sont également beaucoup plus ‒ et de loin ‒ en
probabilités qu’en paroles.
En résumé
On peut aimer le risque tout en nourrissant une aversion profonde pour la
ruine.
L’asymétrie centrale de la vie est la suivante :
Dans une stratégie qui entraîne la ruine, les bénéfices ne compensent jamais
les risques de ruine.
De plus :
La ruine et d’autres changements de situation sont des choses très di érentes.
Et :
Chaque risque que l’on prend s’ajoute aux autres et contribue à diminuer
notre espérance de vie.
Et enfin :
La rationalité permet d’éviter la ruine systémique.
84. En fait, je dis souvent pour plaisanter : « Ma mort plus le fait que quelqu’un que je
n’aime pas, comme le psychologue Steven Pinker, me survive, serait pire que ma mort
seule. »
85. Pour montrer l’inanité des sciences sociales, ils sont obligés de faire appel au
sensationnalisme des « neurones miroirs ».
ÉPILOGUE
CE QUE LINDY M’A DIT
Et maintenant, lecteurs, nous voici arrivés à la fin du voyage ‒ et
du cinquième épisode de l’Incerto. Tout en essayant de résumer ce
livre, avec le processus de tamisage qui s’impose, j’ai vu le reflet de
mon visage dans la glace d’un restaurant : dominé par une barbe
blanchâtre, et une fierté, typique de la Méditerranée orientale, de
prendre de l’âge, qui confine à la provocation. Il y a plus de vingt-
cinq ans que j’ai pris la plume pour me mettre à écrire l’Incerto ‒
c’était avant que ma barbe ne vire au gris. Lindy me disait que, pour
une certaine catégorie de choses, j’avais moins à prouver, moins à
expliquer, et davantage à théoriser. J’avais entendu quelqu’un dans
le restaurant déclarer d’un ton catégorique : « C’est comme ça, et pas
autrement », et cette formule tournait en boucle dans ma tête.
Pas de résumé, cette fois ; plus de résumé. Selon Lindy :
Quand la barbe, ou les cheveux, sont noirs, prenez garde au raisonnement,
mais ne tenez pas compte de la conclusion. Quand la barbe est grise, tenez
compte du raisonnement et de la conclusion. Quand la barbe est blanche,
dispensez-vous du raisonnement, mais souciez-vous de la conclusion.
Permettez-moi donc de clore ce livre sur une (longue) maxime, de
style via negativa :
Pas de muscles sans force,
d’amitié sans confiance,
d’opinion sans conséquence,
de changement sans esthétique,
d’âge sans valeurs,
de vie sans e ort,
d’eau sans soif,
d’alimentation sans nourriture,
de pouvoir sans équité,
de faits sans rigueur,
de statistiques sans logique,
de mathématiques sans preuve,
d’enseignement sans expérience,
de valeurs sans incarnation,
de diplômes sans érudition,
de militarisme sans force morale,
d’évolution sans civilisation,
d’amitié sans investissement,
de vertu sans risque,
de probabilité sans ergodicité,
de richesse sans être exposé,
de complication sans profondeur,
de fluidité sans contenu,
de religion sans tolérance,
et, surtout :
rien sans jouer sa peau.
Et merci d’avoir lu mon livre.
REMERCIEMENTS
Ralph Nader ; Ron Paul ; Will Murphy (éditeur) ; Ben Greenberg
(éditeur) ; Casiana Ionita (éditeur) ; Molly Turpin ; Mika Kasuga ;
Evan Camfield ; Barbara Fillon ; Will Goodlad ; Peter Tanous ;
Xamer ‘Bou Assaleh ; Mark Baker (aka Guru Anaerobic) ; Armand
d’Angour ; Alexis Kirschbaum ; Max Brockman ; Russell
Weinberger ; Theodosius Mohsen Abdallah ; David Boxenhorn ;
Marc Milanini ; ETH participants à Zurich ; Kevin Horgan ; Paul
Wehage ; Baruch Gottesman, Gil Friend, Mark Champlain, Aaron
Elliott, Rod Ripamonti, and Zlatan Hadzic (sur la religion et le
sacrifice) ; David Graeber (Goldman Sachs) ; Neil Chriss ; Amir-Reza
Amini (voitures automatiques) ; Ektrit Kris Manushi (religion) ; Jazi
Zilber (particulièrement Rav Safra) ; Farid Anvari (scandale
anglais) ; Daniel Hogendoorn (Cambyse) ; Eugene Callahan ; Jon
Elster, David Chambliss Johnson, Gur Huberman, Raphael Douady,
Robert Shaw, Barkley Rosser, James Franklin, Marc Abrahams,
Andreas Lind, and Elias Korosis (tout sur papier) ; Robert Frey ;
Rami Zreik ; Joe Audi ; Guy Riviere ; Matt Dubuque ; Cesáreo
González ; Mark Spitznagel ; Brandon Yarkin ; Eric Briys ; Joe
Norman ; Pascal Venier ; Yaneer Bar-Yam ; Pierre Zalloua ;
Maximilian Hirner ; Aaron Eliott ; Ja er Ali ; Thomas Messina ;
Alexandru Panicci ; Dan Coman ; Nicholas Teague ; Magued
Iskander ; Thibault Lécuyer ; James Marsh ; Arnie Schwarzvogel ;
Hayden Rei ; John Mast-Finn ; Rupert Read ; Russell Roberts ;
Viktoria Martin ; Ban Kanj Elsabeh ; Vince Pomal ; Graeme Michael
Price ; Karen Brennan ; Jack Tohme ; Marie-Christine Riachi ;
Jordan Thibodeau ; Pietro Bonavita. Je suis certain d’en oublier
encore.
GLOSSAIRE
Rente de situation (Rent seeking) : Utilisation de la législation
ou des « droits » de protection pour obtenir des revenus sans ajouter
quoi que ce soit à l’activité économique, sans augmenter la richesse
d’autrui. Comme le dirait Gros Tony : « C’est comme être obligé de
payer la Mafia pour qu’elle vous protège, sans retirer les bénéfices
économiques de cette protection. »
Théorie de la préférence révélée (Revelation of
Preferences) : Théorie, développée par Paul Samuelson, selon
laquelle les agents n’ont pas parfaitement accès au raisonnement
caché derrière leurs actes ; les actes sont observables, la pensée ne
l’est pas, ce qui empêche cette dernière d’être utilisée pour
l’investigation scientifique rigoureuse. En économie, les expériences
nécessitent une vraie dépense par l’agent. Résumé par Gros Tony :
« bavasser ne coûte rien ».
Emprise réglementaire ou Théorie de la capture
(Regulatory capture) : Situations dans lesquelles les législations
finissent par être « jouées » par un agent, souvent en opposition
avec l’intention originelle de la régulation. Des bureaucrates et
hommes d’a aires peuvent tirer une partie de leur revenu de
législations protectrices et de franchises, et œuvrer pour elles. Notez
que la législation est plus simple à créer qu’à corriger ou supprimer.
Scientisme : Croyance selon laquelle la science ressemble… à de la
science, avec une infinie insistance sur les aspects cosmétiques,
plutôt que sur sa machinerie sceptique. Elle prévaut dans les
domaines où des gestionnaires jugent selon des indicateurs. Elle
prévaut également chez les gens qui parlent de science sans en
« faire », comme les journalistes et les instituteurs.
Rationalisme naïf : Croyance selon laquelle nous avons accès à ce
qui fait tourner le monde et que ce que nous ne comprenons pas,
n’existe pas.
L’intellectuel-et-néanmoins-idiot : un idiot.
Pseudo-rationalisme: 1) se concentrer sur la rationalité d’une
croyance plutôt que sur ses conséquences 2) l’utilisation de modèles
probabilistes mauvais pour naïvement décrier l’« irrationalité » des
gens quand ils engagent certaines catégories d’actes.
Problème de l’agent (Agency Problem) : Divergence d’intérêt
entre l’agent et le principal, disons entre le vendeur de voiture et
vous (potentiel propriétaire), ou entre le médecin et le patient.
Transfert de risques à la Bob Rubin (Bob Rubin Trade) :
Gain dans un domaine biaisé où les avantages sont visibles (et
rémunérés avec une compensation) et les inconvénients sont rares
(et impunis en raison de l’absence de mise en jeu de sa peau). Peut
être étendu à la politique, à n’importe quoi où la punition est faible
et les victimes abstraites et éparses (disons les contribuables et les
actionnaires).
Interventionista : Personne qui est source de fragilité parce
qu’elle pense qu’elle comprend ce qui se passe. Elle n’est pas soumise
au filtre et à la discipline de mettre sa peau en jeu. En outre, le sens
de l’humour lui fait souvent défaut.
Sophisme du bois vert (Green Lumber Fallacy) : Consiste à
confondre la source d’une connaissance importante, voire
nécessaire ‒ le taux d’humidité du bois ‒ avec une autre, moins
visible de l’extérieur, et moins facile à contrôler. Comment les
théoriciens imputent une prédiction erronée à ce que l’on devrait
savoir dans un domaine donné ou, plus généralement, comment
tant de connaissances que nous qualifions de « pertinentes » ne le
sont pas vraiment.
E et « Apprendre aux oiseaux à voler » (Lecturing-Birds-
How-to-Fly E ect) : Inverse la flèche de la connaissance de façon à
lire : un monde universitaire flèche pratique, ou éducation flèche
richesse ; pour faire comme si la technologie devait plus à la science
institutionnelle que ce n’est le cas aujourd’hui. Voir Antifragile.
E et Lindy : Une technologie, ou toute chose non périssable, voit
son espérance de vie augmenter chaque jour ‒ contrairement aux
périssables (comme les humains, les chats,
les chiens, les théories économiques et les tomates). Ainsi un livre
en circulation depuis cent ans le restera sans
doute cent ans de plus ‒ à condition que ses ventes soient bonnes.
Ergodicité : Dans notre contexte ici, l’ergodicité s’applique quand
un ensemble de joueurs a les mêmes propriétés statistiques
(particulièrement l’attente) qu’un joueur unique sur la même
période. Les probabilités d’ensemble sont identiques aux
probabilités dans le temps. L’absence d’ergodicité rend les
propriétés du risque non directement transférable de la probabilité
observée au gain d’une stratégie assujettie à la ruine (ou toute
barrière absorbante ou « point oncle ») ‒ autrement dit, non
soutenable de façon probabiliste.
Médiocristan : Processus dominé par le médiocre, avec quelques
réussites ou échecs extrêmes (comme le revenu pour un dentiste).
Aucune observation isolée ne peut a ecter le tout de manière
significative. Également appelé « queue mince » ou membre de la
famille des distributions gaussiennes.
Extrêmistan : Processus où le tout peut être a ecté par une seule
observation (par exemple, le revenu pour un écrivain). Également
appelé « queue épaisse ». Comprend la famille des distributions
fractales ou en lois de puissance. Voir sous-exponentialité dans
l’Appendice.
Règle de la minorité (Minority rule) : Asymétrie où le
comportement du tout est dicté par les préférences d’une minorité.
Les fumeurs peuvent être dans les espaces non-fumeurs mais les
non-fumeurs ne peuvent être dans les espaces fumeurs ; ainsi les
non-fumeurs dominent, non parce qu’ils sont à la base la majorité,
mais parce qu’il sont asymétriques. L’auteur tient que les langues,
l’éthique et (certaines) religions se propagent selon la règle de la
minorité.
Via Negativa : En théologie et en philosophie, fait de se concentrer
sur ce que quelque chose n’est pas, une définition indirecte. Dans
l’action, il s’agit d’une recette concernant ce qu’il faut éviter, ce qu’il
ne faut pas faire ‒ la soustraction et non l’ajout, fonctionne mieux
dans les domaines aux e ets de bords multiples et imprévisibles. En
médecine, faire cesser le tabac à quelqu’un a moins d’e ets
secondaires que lui administrer pilules et traitements, par exemple.
Flexibilité (Scalability): les qualités des entités changent,
souvent de façon abrupte, quand elles diminuent ou
grandissent : les villes sont di érentes des grands états,
les continents très di érents des îles. Le comportement
collectif se transforme quand la taille des groupes augmente ; un
argument pour l’esprit local et contre la globalisme
illimité.
Monoculture intellectuelle : Les journalistes, universitaires et
autres esclaves qui ne mettent pas leur peau en jeu sur un sujet
donné convergent vers un mode « bien pensant » qui peut être
manipulé et résiste souvent au soutien empirique. La raison en est
que la punition pour divergence est souvent prononcée avec des
étiquettes telles que « suppôt de Poutine », « tueur d’enfant » ou
« raciste » (les enfants sont toujours utilisés par les charlatans
comme argument massue). C’est pareil à la façon dont la diversité
écologique décroît quand une île s’agrandit ( voir Le Cygne noir).
Merchandising de la vertu : Dévalorisation de la vertu en
l’utilisant comme stratégie marketing. Classiquement, la vertu doit
demeurer privée, ce qui tranche avec les messages modernes du
style « sauvez l’environnement ». Les marchands de vertu sont
souvent des hypocrites. Par ailleurs, la vertu dérive du courage, du
sacrifice, et mettre sa peau en jeu n’est jamais une vertu.
Merchandiser la vertu est pareil à la simonie qui, au Moyen Âge,
permettait à une personne de haut rang d’acheter des péchés
ecclésiastiques ou indulgences, et d’e acer son ou ses péché(s) par
l’argent.
Règle d’or (symétrie) : Agissez avec les autres comme vous
aimeriez qu’ils agissent avec vous.
Règle d’argent (règle d’or négative) : Ne faites pas aux autres ce
que vous n’aimeriez pas qu’ils vous fassent. Notez la di érence avec
la Règle d’or, en ceci que celle d’argent empêche les importuns de
diriger votre vie.
Principe de charité : Exercice de la symétrie dans les débats
intellectuels ; présenter la position de l’adversaire aussi
précisément que vous aimeriez voir la vôtre présentée ‒ Le
contraire d’un « épouvantail ».
APPENDICE TECHNIQUE
A. METTRE SA PEAU EN JEU ET LES PROBABILITÉS DE QUEUE
Fig. 1. La transaction à la Bob Rubin.
Les gains dans un espace asymétrique ou les bénéfices sont visibles et rémunérés en partie et la
perte est rare et impunie par absence de mise en jeu de sa peau. Peut être généralisé à la politique
ou n’importe quel domaine où la pénalité est faible.
Cette section analysera le décalage probabiliste ou les risques de
queue et les profits dans le cas d’un problème agent principal.
Transfert du dégât
Si un agent bénéficie plus dans le cas positif, sans y perdre dans le
cas négatif, et n’est jugé que sur les performances passées, alors il
aura tout intérêt à cacher les risques inhérents aux cas négatifs en
utilisant une distribution asymétrique pour la performance. Ceci
peut être généralisé à tout gain pour lequel on ne prend pas
l’intégralité du risque et des conséquences négatives de ses propres
actions.
Soit P {K, M} le gain pour l’opérateur au cours de M périodes :
P {K, M}
où , i.i.d. sont les variables aléatoires représentant la
distribution des bénéfices sur une période [t, t iΔt], et K
est un seuil, est un indicateur d’arrêt du temps
quand les conditions de performance passée ne sont pas remplies
(en gros, la condition est d’avoir une certaine performance pendant
un certain nombre d’années sinon la série des gains se termine, le
jeu s’arrête et les bonus positifs disparaissent). La constante μ ∈(0,1)
est le gain d’agents ou le taux de rémunération de la performance,
qui n’est pas forcément monétaire du moment qu’elle est
quantifiable en tant que bénéfice. La quantité ∈[1,∞) indique
l’amplitude de l’exposition aux temps t (i-1) Δt (à cause du décalage
ITo, vu que la performance de la période s est déterminée par q a un
moment s).
Soit { fj } la famille de mesures de probabilités fj : chaque mesure
correspond à une certaine classe de moyenne/convexité m et on
peut diviser leurs propriétés en deux de chaque côté d’un paramètre
de centralité K, qu’on appellera les distributions supérieures et
inférieures. On écrit dFj (x)comme fj (x) dx donc et
les distributions supérieures et inférieures, chacune
correspondant à certaines espérances conditionnelles et
.
Maintenant définissons comme la mesure K centrée et non
paramétrique de l’asymétrie, avec des valeurs >1 pour une
asymétrie positive et 1 pour une négative. Intuitivement
l’asymétrie a des probabilités et des espérances qui vont dans des
directions opposées : plus la perte est grande plus la probabilité de
la compenser est faible.
Nous ne faisons pas l’hypothèse d’un jeu équitable, c’est-à-dire
avec des gains illimités , ,
ce qu’on peut écrire :
m m-= m
Hypothèses simplifiées d’une exposition q
constante et d’une condition unique
d’arrêt du jeu
On suppose q constant q=1 et on simplifie la condition du temps
d’arrêt à celle de ne pas avoir eu du tout de perte dans les périodes
précédentes, , t K}
Ce qui nous amène à :
Puisqu’on suppose que les gains de l’agent sont indépendants et
distribués de manière identique, l’espérance au temps d’arrêt
correspond à l’espérance du temps d’arrêt multipliée par
l’espérance de la rémunération de l’agent .
Et
L’espérance que le jeu s’arrête peut être écrite comme la
probabilité de réussir sous la condition de ne pas avoir eu de pertes
préalables :
On peut exprimer la condition d’arrêt du jeu en termes de séries
ininterrompues de réussite. Soit ∑ la suite ordonnée des séries
consécutives de réussite : ∑ ≡ {{F}, {RF}, {RRF},…, {(M-1) R
consécutifs, F}…}, où R est une réussite et F un échec au cours d’une
période ∆t, avec les probabilités associées :
Pour M large, puisque Fj ∈(0,1), on peut considérer la formule
précédente comme une quasi-égalité, et du coup :
Et finalement l’espérance de gain pour l’agent :
qui augmente soit i) en augmentant 𝔼j soit ii) en minimisant la
probabilité de perte Fj‒, mais, et c’est le point central, même si i) et
ii) ont lieu au détriment de m, l’espérance totale du montage global.
C’est ce qui est alarmant : puisque , l’agent ne se soucie
pas d’une diminution de l’espérance totale du gain m,
si cela provient de la partie gauche de la distribution m‒.
Si on regarde ça dans l’espace de l’asymétrie, l’espérance de gain
de l’agent est maximale dans la distribution j avec la plus faible
valeur de νj (asymétrie négative maximale). L’espérance totale d’une
incitation dans les cas positifs sans mise en jeu de sa peau dépend
de l’asymétrie négative, et non de l’espérance de gain total m.
Fig. 2.
Indy Mac, une société qui s’est e ondrée pendant la crise
des subprimes (Taleb 2009). Elle est représentative des risques qui continuent à augmenter
tant qu’il n’y a pas de pertes… jusqu’à l’explosion finale.
B. PÉRENNITÉ PROBABILISTE ET ERGODICITÉ
Prise de risque dynamique : si vous prenez des risques, quels
que soient les risques, de manière répétée, la manière de compter
est en terme d’exposition sur une vie entière, ou dans la façon dont
ils diminuent la durée de vie résiduelle.
Propriétés de faillite : les probabilités de faillite sont dans le
domaine temporel pour un agent unique, et ne correspondent pas à
des probabilités d’un espace d’états (ou un ensemble) de probabilités
de queue. Les espérances ne sont pas non plus fongibles entre les
deux domaines. Toute a rmation à propos de la « surestimation »
des événements de queue (qui provoquerait la faillite) exprimée par
un agent qui proviendrait d’estimations dans un espace d’états sont
donc erronées. De nombreuses théories de la « rationalité » des
agents sont fondées sur de mauvais estimateurs ou de mauvaises
mesures de probabilité.
C’est la raison principale de la stratégie des haltères.
Il s’agit d’un cas spécifique de l’amalgame entre une variable
aléatoire et le gain d’une fonction dérivée qui dépend à la fois du
temps et du parcours.
Traduction moins technique :
Ne jamais traverser une rivière si elle n’est profonde en moyenne que de 1
mètre.
Un cas général simplifié
Considérons l’exemple simplifié à l’extrême, une séquence de
variables aléatoires indépendantes dans l’espace
des nombres réels positifs ℝ .
Les théorèmes de convergence de la théorie classique des
probabilités traite le comportement de la somme ou de la moyenne :
lim par la loi (faible) des grands nombres
(convergence en probabilité). Comme démontré dans l’histoire du
casino au chapitre 19, quand n tend vers l’infini, cela produit une
convergence en probabilité vers le vrai gain moyen m. Bien que la loi
des grands nombres s’applique à des tirages i qui peuvent être
strictement séparés dans le temps, cela suppose une (certaine)
indépendance, et une certaine indépendance au parcours.
Considérons maintenant où chaque variable
d’état Xi est indexée par une unité de temps t : 0 t T. Supposons
que les « événements temporels » sont tirés de la stricte identique
distribution de probabilité : P(Xi) = P(Xi,t) .
On définit une probabilité temporelle comme l’évolution au cours
du temps pour un seul agent i.
En présence d’une faillite terminale, i.e. irréversible, chaque
observation est maintenant conditionnelle d’un attribut de la
précédente, et ce qui arrive à la période t dépend de t‒1, ce qui arrive
à t‒1 dépend de t‒2, etc… On a donc maintenant une dépendance au
parcours.
Ensuite voici ce que nous appelons l’échec de l’ergodicité :
Théorème 1 (inégalité d’espace-temps d’états) :
Supposons que ∀t, P (Xt = 0) > 0 et (X0 > 0), 𝔼N (Xt) ∞ l’espérance
d’espace d’états pour une période initiale statique t, et 𝔼T (Xi)
l’espérance dans le domaine temporel d’un agent i,
les deux espérances étant calculées selon la loi faible des grands
nombres.
Nous avons
𝔼N (Xt) ≥ 𝔼T (Xi)
Preuve :
.
où est la fonction qui indique si on a survécu à la période
précédente.
Alors, les limites de n en t montrent une espérance qui décroît
dans le temps : 𝔼N (Xt ‒1) ≥ 𝔼N (Xt)
Nous pouvons e ectivement prouver la divergence.
.
Comme nous pouvons voir en considérant T ∞, et par récursion
de la loi de l’espérance itérée, nous obtenons l’inégalité pour tous les
T.
Nous pouvons voir que l’ensemble des preneurs de risque
attendent un gain dans chaque période t, alors que
chacun des preneurs risques est garanti de finalement faire faillite.
Autres approches : on peut aussi traiter la preuve plus
formellement d’une manière plus proche de la théorie de la mesure,
en montrant qu’alors que les ensembles d’espace de « non-faillite »
A sont disjoints, les ensembles temporels ne le sont pas. Cette
approche s’appuie sur le fait que pour une mesure ν : n’est pas
forcément égal à
Pratiquement tous les papiers qui parlent de la « surestimation »
actuarielle du risque de queue via des options (voir la recension
dans Barberi 2003) sont nuls et non avenus du fait de l’inégalité
dans le Théorème 1. Il est clair qu’ils supposent qu’un agent n’existe
que pour une seule décision ou exposition. Tout simplement, les
papiers originaux qui documentent le « biais » supposent que les
agents ne prendront jamais une autre décision durant le reste de
leur vie.
La solution habituelle pour cette dépendance au parcours, si elle
dépend de la faillite seulement, est trouvée en introduisant un
fonction de X qui permet à la moyenne de l’ensemble (indépendante
du parcours) d’avoir les mêmes propriétés que la moyenne
temporelle (dépendante du parcours), ou moyenne de survie
conditionnée. Le logarithme naturel semble un bon candidat.
Alors, et appartiennent à la même
classe de probabilités. Et une mesure de probabilité qui serait
invariante sur l’une le serait sur l’autre, ce qu’on appelle l’ergodicité.
En ce sens, quand on analyse la performance et le risque, sous
conditions de faillite, il est nécessaire d’utiliser une transformation
logarithmique de la variable (Peters 2011), ou une limitation de
l’extrémité gauche (Kelly 1956) tout en maximisant le gain potentiel
sur l’extrémité gauche (Gell-mann 2016), ou une limitation de
l’extrémité gauche (Geman et al. 2015).
Ce que nous avons montré ici est que, à moins qu’on prenne une
transformation logarithmique (ou un fonction similaire, continue,
qui tend vers ‒ ∞ avec un ensemble de faillite au point X = 0), les
deux espérances divergent.
C’est le point crucial du principe de précaution : il faut éviter de
devoir se reposer sur des logarithmes ou des transformations qui
réduisent la probabilité de faillite.
Dans leur papier magistral, Peters et Gell-Mann (2014) ont
montré que l’utilisation par Bernoulli du logarithme n’était pas faite
pour trouver une fonction d’« utilité » concave, mais, comme pour le
critère de Kelly, pour rétablir l’ergodicité. Un peu d’histoire :
• Bernoulli découvre la prise de risque logarithmique sous
l’illusion de l’« utilité ».
• Kelly et Thorp redécouvrent le logarithme pour leur critère de
croissance maximale dans une stratégie de jeu optimale. Rien à voir
avec l’utilité.
• Samuelson met de côté le logarithme comme agressif, sans
réaliser que le semi-logarithme (ou logarithme partiel), i.e. sur une
portion de la fortune, peut être utilisé. De Menger à Arrow, en
passant par Cherno et Samuelson, nombreux sont ceux dans la
théorie de la décision qui ont fait la même erreur sur l’ergodicité.
• Pitman en 1975 montre qu’un mouvement brownien sujet à une
barrière absorbante au point 0, avec des parcours absorbants
limités, devient un processus de Bessel tri-dimensionnel. La dérive
des parcours survivants est 1/T, qui s’intègre en un logarithme.
• Peter et Gell-Mann récupèrent le logarithme pour l’ergodicité et,
de plus, placent le résultat de Kelly-Thorpe sur des bases physiques
rigoureuses.
• Avec Cirillo, l’auteur (Taleb et Cirillo, 2015) découvre le log
comme transformation continue unique pour créer une distribution
duale et ainsi enlever le support compact à une extrémité pour
permettre d’utiliser la théorie de la valeur extrême.
• Nous pouvons montrer (Briys et Taleb, en cours, et dans des
communications privées) la nécessité d’une transformation
logarithmique pour éviter simplement la faillite, ce qui est en fait
un cas spécifique de la classe d’utilité HARA.
Adaptation du Théorème 1 au mouvement
Brownien
Les conclusions de la discussion simplifiée ne changent pas si l’on
utilise des modèles plus riches comme un processus entièrement
stochastique soumis à une barrière absorbante.
Et, évidemment, dans un environnement naturel, l’éradication de
toute vie peut arriver (i.e. Xt peut prendre une valeur extrêmement
négative), pas seulement une condition d’arrêt. L’argument de
Peters et Gell-Mann annule également le soi-disant puzzle de la
prime liée aux actions si on ajoute des queues épaisses (et donc des
résultats nettement plus sévères, pas loin d’être équivalents à la
faillite) et l’absence de fongibilité entre le domaine temporel et
l’ensemble. Il n’y a pas de puzzle.
Le problème est invariant dans la vie réelle si on utilise un
processus stochastique de type mouvement brownien soumis à une
barrière absorbante. Au lieu d’une représentation simplifiée, nous
aurions, pour un processus soumis à L, une barrière absorbante
comme ci-dessous, dans sa version arithmétique :
sinon
ou pour un processus géométrique
sinon
où Z est une variable aléatoire.
En se plaçant en temps continu, et en considérant le cas
géométrique, soit , le temps d’arrêt. L’idée est de faire
correspondre la simple espérance du temps d’arrêt avec la durée de
vie résiduelle ‒ ou qu’elle reste du même ordre.
Nous avons arrêté de regarder la probabilité pour nous concentrer
sur l’écart entre le temps d’arrêt τ où arrive la faillite et la durée de
vie résiduelle.
C. PRINCIPE DE LA PÉRENNITÉ PROBABILISTIQUE
Principe : Une unité doit prendre tout risque comme si elle allait le prendre de manière
répétée ‒ à une fréquence spécifiée ‒ pendant le reste de sa vie.
Le principe de pérennité est nécessaire pour l’argument suivant.
Tant que les expériences sont statiques (on a vu la confusion entre
l’espace d’états et le domaine temporel), la vie est continue. Si vous
considérez une très faible probabilité de faillite comme un risque
non-récurrent, que vous y survivez, et le refaites (un autre deal non-
récurrent), alors vous ferez finalement faillite avec une probabilité
égale à 1. La confusion naît parce que même s’il semble que le risque
non-récurrent est raisonnable, cela veut aussi dire qu’un nouveau
identique l’est aussi (voir figure 3). La bonne nouvelle est que
certaines classes de risque peuvent être considérées comme ayant
pratiquement une probabilité nulle : la Terre a survécu des milliards
de variations naturelles chaque jour pendant plus de 3 milliards
d’années, sinon nous ne serions pas ici. Nous pouvons utiliser
l’argument de probabilité conditionnelle (en ajustant pour le biais
de survie), et ainsi remettre la probabilité de faillite dans un
système.
Maintenant, nous n’avons pas besoin de faire tendre, ni de
supposer que la pérennité est permanente. Il su t d’étendre la
période considérée. Plus le temps t est long, plus l’espérance des
opérateurs diverge.
Fig. 3.
Pourquoi la faillite n’est pas une Ressource Renouvelable. Quelle que faible que soit la
probabilité, dans le temps, un événèment qui doit se heurter au mur de la faillite est à peu près
certain de s’y heurter. Aucun risque ne devrait être considéré comme un événement non-
récurrent.
Considérons l’espérance inconditionnelle du temps d’arrêt vers la
faillite dans un modèle discret et simplifié :
où λ est le nombre d’expositions par
période de temps, T est la durée de vie résiduelle et p est la
probabilité de faillite, toutes deux sur la même période de temps
permettant de fixer p. Puisque, nous pouvons calibrer le risque en
cas de répétitions. Plus l’espérance de vie T est longue (en terme de
périodes de temps), plus sérieux est le problème de faillite. Les
humains et les plantes ont une durée de vie courte, pas la nature ‒
en tous cas pour t de l’ordre de 108 années, d’où des probabilités de
faillite annuelle en O(10-8) et (pour des incréments plus fins) des
probabilités de faillite locales au maximum en O(10-50). Plus on est
haut dans la hiérarchie individu-espèce-écosystème, plus le
problème de faillite est aigu. Cette dualité repose sur le fait que t
, ce qui n’est pas nécessaire pour les sujets qui ne sont pas
permanents, qui ont une durée de vie finie.
L’argument de queues épaisses : plus un système est capable de
subir de larges déviations, plus le problème faillite est grave.
Nous couvrirons le problème des queues épaisses plus en détail.
Clairement, la variance du processus est importante ; mais
globalement les déviations qui ne dépassent le seuil de faillite sont
sans intérêt.
Transformation logarithmique
D’après l’axiome de pérennité, i.e. qu’ « on doit prendre des risques
comme si on allait les prendre indéfiniment », seule une
transformation logarithmique (ou similaire) s’applique.
Le fait d’avoir des queues épaisses est une propriété qui est
inquiétante dans le cas typique d’absence de support compact pour
la variable aléatoire, moins quand les variables sont délimitées.
Mais de la même façon que nous avons vu le besoin d’utiliser une
transformation logarithmique, une variable aléatoire avec un
support dans [0, [ a maintenant un support dans (‒ , ), donc
des propriétés dérivées de la théorie de valeur extrême peuvent
maintenant s’appliquer à notre analyse. De la même façon, si les
dégâts sont définis comme un nombre positif H qui correspond à la
faillite, il est possible de le transformer de [0,H] à [0, ).
Cramér et Lundberg, en analyse d’assurance, ont découvert cette
di culté, voir Cramér 1930.
Notre sur l’Ergodicité86 : L’ergodicité n’est pas identifiable
statistiquement, n’est pas observable, et il n’y a pas de test pour des
séries temporelles qui donnent de l’ergodicité, de manière similaire
à Dickey-Fuller pour la stationnarité (ou Phillips-Perron pour
l’ordre d’intégration). Plus crucialement :
Si vos résultats sont obtenus par l’observation d’une série
temporelle, comment pouvez-vous dire quoi que ce soit à propos de
la mesure d’une probabilité d’ensemble ?
La réponse est similaire à un arbitrage, qui n’a pas de test
statistique mais, crucialement, a une mesure de probabilité
déterminée ex-ante (selon l’argument du « no free lunch »). De plus,
considérons l’argument d’une stratégie d’« auto-financement » via,
disons, des couvertures dynamiques. À la limite, on suppose que la
loi des grands nombres diminuera les retours et qu’on ne subira pas
de pertes ni qu’on ne tombera sur une barrière absorbante. De plus,
quasiment toute la littérature sur la consommation ou les
investissements inter-temporels suppose l’absence de faillite.
Nous ne disons pas qu’un certain titre ou processus aléatoire est
ergodique, mais que, étant donné sa probabilité d’ensemble
(obtenue par des méthodes d’intersection, prédite par des
probabilités subjectives, ou simplement déterminée par des
arguments d’arbitrage), une stratégie de prise de risque devrait se
conformer à de telles propriétés. Donc l’ergodicité concerne la
fonction de la variable ou du processus aléatoire, pas le processus
lui-même. Et la fonction ne devrait pas permettre la faillite.
Dit autrement, supposer que le S P500 a un certain retour espéré
« alpha », une stratégie ergodique devrait générer une stratégie,
selon le Critére de Kelly, pour capturer cet alpha supposé. Si ce n’est
pas le cas, à cause d’une barrière absorbante ou d’autre chose, ce
n’est pas ergodique.
D. DÉFINITION TECHNIQUE DES QUEUES ÉPAISSES
Les distributions de probabilité s’étendent entre des queues
extrêmement fines (Bernoulli) et des queues extrêmement épaisses.
Parmi les catégories de distributions qui se distinguent par leurs
propriétés de convergence des moments, on trouve (1) celles dont le
support est compact mais non dégénéré, (2) les sous-gaussiennes (3)
les gaussiennes, (4) les sous-exponentielles, (5) les lois de Puissance
avec un exposant supérieur à 3, (6) les lois de Puissance avec un
exposant strictement supérieur à 2 et inférieur ou égal à 3, (7) les
lois de Puissance avec un exposant inférieur ou égal à 2. En
particulier, les distributions de loi de Puissance ont une moyenne
finie seulement si l’exposant est supérieur à 1, et ont une variance
finie seulement si l’exposant dépasse 2.
Notre intérêt est de distinguer les cas où les événements de queue
dominent les impacts, comme définition formelle de la frontière
entre les catégories de distributions qui doivent être considérées
comme Médiocristan ou Extrêmistan. La frontière naturelle entre
celles-ci est au niveau de la classe sous-exponentielle, qui a les
propriétés suivantes :
Soit X = une séquence de variables aléatoires
indépendantes et distribuées de manière identique, avec un support
dans ℝ , et avec une fonction de distribution cumulée F. La classe
sous-exponentielle de distributions est définie par (voir Teugels
1975, Pitman 1980) :
où est la distribution cumulée de X1 X2, la somme de
copies indépendantes de X. Cela implique que la probabilité que la
somme X1 X2 dépasse une valeur x est le double de la probabilité que
l’une ou l’autre dépasse x. Ainsi, chaque fois que la somme dépasse
x, pour des valeurs su samment grandes de x, la valeur de la
somme est due au fait que l’une ou l’autre dépasse x ‒ la plus grande
des deux variables ‒ et l’autre contribue de manière négligeable.
Plus généralement, on peut montrer que la somme de n variables
est dominée par la plus grande des valeurs de la même façon.
Formellement, les deux propriétés suivantes sont équivalentes à la
condition sous-exponentielle (voir Chistyakov 1964, Embrechts et al.
1979). Pour un nombre n ≥ 2 donné, soit et Mn = max
a) lim ,
b) lim .
Ainsi la somme Sn a la même magnitude que le plus grand
échantillon Mn, ce qui est une autre façon de dire que les queues
jouent le rôle le plus important.
Intuitivement, les événements de queue dans les distributions
sous-exponentielles devraient se réduire plus lentement que les
distributions exponentielles pour lesquelles les évènements de
queue significatifs ne devraient pas être notables.
En e et, on peut montrer que les distributions sous-
exponentielles n’ont pas de moment exponentiel :
pour toutes les valeurs de ε supérieurs à zéro. Cependant, la
contraposée n’est pas vraie puisque des distributions peuvent ne pas
avoir de moment exponentiel, et néanmoins ne pas satisfaire à la
condition sous-exponentielle.
Nous notons que, si on choisit d’indiquer les déviations comme
des valeurs négatives de la variable x, le même résultat reste valable
par symétrie pour les valeurs négatives extrêmes, en remplacant x
par x - . Pour les variables à deux queues, on peut considérer
séparément les domaines positif et négatif.
86. Grâce à mon interrogation de Andrew Lesniewski, qui m’a aidé à définir ce qu’on
signifie par ergodicité, comme le sens ici diverge de celle en physique statistique.
NOTES
Les notes sont ici ordonnées par thèmes et non successivement.
Éthique : Taleb et Sandis (2013), Sandis et Taleb (2015). Voir aussi Nagel (1970), Ross
(1939) ; pour la philosophie de l’action, Sandis (2010, 2012). Éthique politique : Thompson
(1983). Incertitude et éthique : Altham (1984), Williams (1993), Zimmerman (2008). En
général : Blackburn (2001), Broad (1930). Faire l’ascension par une autre face de la
montagne : Parfit (2011). Éthique et connaissance : Pritchard (2002), Rescher (2009).
Alors que je penche pour l’éthique de la vertu, la vertu pour elle-même, pour des raisons
existentielles, mon co-auteur Constantine Sandis et moi-même avons trouvé, grâce à On
What Matters de Derek Parfit (2011) qui juge que tous grimpent di érentes faces d’une
même montagne, que mettre sa peau en jeu se trouve au point de convergence de trois
systèmes éthiques principaux : l’impératif kantien, le conséquentialisme et la vertu
classique.
Agent principal et hasard moral en économie : Ross (1973), Pratt et al. (1985), Stiglitz
(1988), Tirole (1988), Hölmstrom (1979), Grossman et Hart (1983)
Prise de décision islamique en zone d’incertitude : manuscrit non publié de Farid
Karkabi, Karkabi (2017), Wardé (2010). Al ġurm fil jurm est le concept central.
Œil pour œil non littéral : la question en araméen, à savoir que quand un homme petit
nuit à un homme grand, il n’y a pas équivalence, est mal traduite. Gadol fait référence à
« héros » plutôt qu’à « fort » et Qatan à « faible » plutôt que petit.
Rationalité : Binmore (2008), et entretien privé avec K. Binmore et G. Gigerenzer au
dernier Festschri de Bielefeld en 2017.
Chrétiens et païens : Wilkens (2003), Fox (2006), parmi d’autres. Voir Read et Taleb
(2014).
Julien : Ammien Marcellin, History, vols. I et II, Loeb Classics, Harvard University Press.
Voir également Downey (1939, 1959).
Ostrom : Ostrom (1986, 2015). Voir econtalk discussion avec Peter Boetke et Russell
Roberts, econtalk.org/archives/2009/11/boettke_on_elin.html.
Asymétrie et question d’échelle : Antifragile.
Gène égoïste : Wilson et Wilson (2007), Nowak et al. (2010). Le jugement de Pinker sur le
débat entre Nowak, Wilson et al., et d’autres qui défendent l’approche du « gène égoïste »,
oubliant la flexibilité : edge. org/conversation/steven_pinker-the-false-allure-of-group-
selection. Bar Yam et Sayama (2006).
Les clôtures font les bons voisins : Rutherford et al. (2014).
Sacrifice : Halbertal (1980)
Inégalité dynamique : Lamont (2009) Rank et Hirshl (2014, 1015). Voir aussi Mark Rank,
« From Rags to Riches to Rags », The New York Times, April 18, 2014.
Ergodicité et paris : Peters et Gell Mann (2016), Peters (2011).
Inégalité : Picketty (2015). Dépossession déjà dans Piketty (1995).
Erreur de calcul de l’inégalité : Taleb et Douady (2015), Fontanari et al. (2017).
Taxation de l’égalité incompatible avec les queues de distribution épaisses : Une
telle taxe, censée punir le créateur de richesse, est populaire mais absurde et
certainement suicidaire : puisque le gain dépend sévèrement de l’avantage, ce serait une
folie d’être un preneur de risque avec des paris de faible probabilité, avec des gains de 20
(après les taxes) au lieu de 100, puis de dépenser progressivement toutes les économies
en impôt sur la fortune. La stratégie optimale serait alors de devenir un universitaire ou
un fonctionnaire français, les créateurs d’anti-richesse par excellence. Pour observer
dans le temps le problème transversal : comparez quelqu’un avec de juteux gains, disons
un entrepreneur qui gagne 4,5 millions tous les 20 ans, à un professeur d’économie qui
gagne le même montant sur la période (225 000 dollars en revenu financé par les
contribuables). L’entrepreneur sur la même période finit par payer 75 en taxes, plus
l’impôt sur la fortune sur le reste, alors que l’universitaire titulaire chercheur de rente
qui ne contribue pas à la création de richesse paie disons 30 .
Jeux d’argent Kelly : Thorp (2006), McLean et al. (2011).
Seuil de satisfaction : Il est erroné de penser que les axiomes conduisent chacun
nécessairement à maximiser le revenu sans contrainte (les économistes académiques ont
utilisé des mathématiques naïves dans leurs programmes d’optimisation et leur pensée).
Il est parfaitement compatible de « satisfaire » sa fortune, c’est-à-dire, de viser un
revenu satisfaisant, et de maximiser son aptitude à la tâche, ou la fierté émotionnelle à
voir les fruits de son travail. Ou de ne rien « maximiser » explicitement, juste faire des
choses parce que c’est ce qui nous rend humains.
Violence : Pinker (1011), Cirillo et Taleb (2016, 2018).
Renormalisation : Galam (2008, 2012). Groupe de Renormalisation dans Binney et al.
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Gènes et Règle minoritaire : Lazaridis (2017), Zalloua, discussions privées. Les langues
évoluent plus vite que les gènes. Les Nord-Européens sont surpris d’apprendre que 1)
Grecs anciens et modernes peuvent en fait être le même peuple, 2) les peuples sémites
comme les Phéniciens sont plus proches génétiquement des anciens Indo-européens que
des Sémites, bien que linguistiquement fort éloignés.
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INDEX NOMINUM
Abraham, 168, 292-293
Ahiqar de Ninive, 148, 213
Al-Akhtal, 104
Alexandre le Grand, 23, 60, 124, 149, 227
Alexandre VI, 297
Alphonse X de Castille, 202
Ammien Marcellin, 178, 356
Antée, 17-18, 94
Antipatros de Tarse, 79-81, 83
Ariès, Philippe, 279
Aristote, 61, 158, 192, 323
Asclépios, 296
Athanase d’Alexandrie, 169
Bar-Yam, Yaneer, 87-88, 129, 230
Basile de Césarée, 117
Benoît de Nurcie (saint), 136
Bernanke, Ben, 32, 174
Berra, Yogi, 12, 34
Blaine, David, 167
Bond, James, 155-157
Borges, Jorge Luis, 167
Bossuet, Jacques-Bénigne, 213
Braudel, Fernand, 279
Brighton, Henry, 228, 357
Bu ett, Warren, 266, 303, 315, 324
Burnham, Terry, 146
Caligula, 249
Cameron, David, 253, 256
Caracalla, 249
Castiglione, Baldassare, 241
Caton l’Ancien, 15, 160
César, Jules, 23, 59-60, 279, 284
Chamfort, Nicolas (de), 213
Chopra, Deepak, 159
Choueiri, Edgar, 167
Cicéron, Marcus Tullius, 79, 82, 213-214, 266
Cirillo, Pasquale, 189, 196, 247, 277, 347, 357
Cléon, 161
Cléopâtre, 60
Clinton, Hillary, 263
Coase, Ronald, 135, 142-143
Colette, 224
Constantin XI Paléologue, 23
Cramér, Harald, 316-317, 351
D’Angour , Armand, 92, 331
Dard, Frédéric, 178
Davidson, James, 279
Dawkins, Richard, 129, 228
Dioclétien, 249
Diogène de Babylone, 79
Don Francisco de Tolède, 23
Duby, Georges, 279
Dumas, Alexandre, 29, 55
Dylan, Bob, 181
Einstein, 122, 124, 181
Embrechts, Paul, 327, 354
Ennius, 214
Épicharme, 214
Érasme, 213-214
Ésope, 145, 213
Feyerabend, Paul, 210
Feynman, Richard, 124
Flaubert, Gustave, 125
Friedman, Thomas, 18
Fritzsche, Peter, 119
Gaïa, 17
Galam, Serge, 108-109, 357
Galois, Evariste, 52-53
Gaon, Saadia, 178
Geithner, Tim, 198
Gell-Mann, Murray, 315, 317, 346-348
Gersbach, Hans, 90
Gibbon, Edward, 287
Gigerenzer, Gerd, 228, 305, 356-357
Gode, Dhananjay K., 130
Gödel, Kurt, 122
Graeber, David, 86, 331
Graham, Vince et Geo , 90, 224, 279
Gray, John, 178
Greene, Graham, 224
Grégoire de Nazianze, 117
Gros Tony (personnage ficti ), 26, 37, 39, 43, 64, 85, 172, 174, 323, 333
Hammourabi, 29-33, 65, 162
Hannibal, 14, 60, 125
Hayek, Friedrich, 130, 258
Hécate, 178
Hécube, 178
Héliogabale, 249
Hercule, 17
Hérodote, 62
Hillel l’Ancien, 33
Hinchcli e, Brian, 205
Holland, Tom, 203
Holmes, Sherlock, 121, 155, 157
Horace, 79, 213
Ibn Battûta, 178
Isocrate, 33-34
Jean Dalmata, 23
Jean-Paul II, 295-296
Jésus-Christ, 14, 111, 168-169
Julien l’Apostat, 23, 60, 116, 287, 356
Juvénal, 213
Kaczynski, Theodore, 262
Kadhafi, Mouammar, 177
Kakutani, Michiko, 68
Kant, Emmanuel, 29, 33, 35-37, 85
Kardashian, Kim, 327
Kelly, John Larry, 316-317, 320, 346-347, 352, 357
Keynes, John Mainard, 258
Kosinski, Jerzy, 55
Krugman, Paul, 190-191
La Bruyère, Jean (de), 192, 213
La Fontaine, 145, 213
Lamont, Michèle, 182, 192, 356
La Rochefoucauld, François (de), 213
Léonidas, 60
Leroy-Ladurie, Emmanuel, 279
Libanios, 116-117, 178
Lucien, 213
Lucrèce, 215
Machiavel, Nicolas, 214, 266
Mado , Bernie, 177
Maistre, Joseph (de), 178
Mandelbrot, Benoît, 261, 357
Marc Aurèle, , 181, 213
Mead, Margaret, 125
Mercure, 75
Michel-Ange, 181
Montaigne, Michel de, 59, 174, 213, 215
Munger, Charlie, 266
Nader, Ralph, 7, 31, 51, 64, 158-159, 263, 331
Napoléon, 23, 249
Néron, 249
Nietzsche, Friedrich, 85, 176
Norman, Joe, 230, 331-332
Oakeshott, Michael, 178
Obama, Barack, 15, 25, 72, 154, 196, 221, 245
Ostrom, Elinor, 36, 85, 89, 241, 356
Pascal, Blaise, 169, 289, 331
Paul, Ron, 7, 203
Perelman, Grisha, 181
Périclès, 323
Peters, Ole, 315, 317, 346-348, 356
Petraeus, David, 150
Piketty, Thomas, 181, 188, 190-192, 194, 356
Pinker, Steven, 66, 129, 177, 195-196, 247, 321, 356-357
Platon, 156, 214, 251
Pompée, 279
Popper, Karl Raimund, 122, 124, 210, 258
Pouchkine, 52
Poutine, Vladimir, 151, 257, 337
Powers, Jimmy, 224
Procuste, 4, 293
Pyrrhus, 215
Rachi, 84
Reagan, Ronald, 221
Rheault, Jean-Louis, 112
Richelieu, 258
Robb, Graham, 279
Rousseau, Jean-Jacques, 214
Rubin, Robert, 17, 24-25, 30, 32, 57, 63-64, 92, 96, 154, 276, 334, 339
Rubinstein, Ariel, 45
Runciman, David, 68
Russell, Bertrand, 118, 202, 331-332, 356
Saladin, 246
Salluste, 266
Sanjar, Ahmad, 245-246
Sénèque, 59, 213, 239
Séralini, Gilles-Éric, 155
Sextus Empiricus, 45
Shakespeare, 91
Shannon, Claude, 316-317, 320
Shapur Ier, 23
Sharif, Omar, 99, 114
Simenon, Georges, 224
Simon, Herbert A., 305, 317
Sinatra, Frank, 244
Sisamnès, 62, 93
Smith, Adam, 56
Socrate, 72, 156, 181, 251, 283
Solon, 323
Sontag, Susan, 261-263
Spitznagel, Mark, 316, 331
Sunder, Shyam, 130
Sunstein, Cass, 174, 179, 308
Sutherland, Rory, 109, 149, 301
Talleyrand, 258
Tardi, Yossi, 55
Thaler, Richard, 174, 179, 320
Théognis de Mégare, 214
Théophile Paléologue, 23
Thorp, Ed, 316-317, 320, 347, 357
Thucydide, 323
Tite-Live, 213
Trump, Donald, 167, 171, 183, 258
Valérien, 23
Vauvenargues, Luc de Clapiers (marquis de), 213, 240-241
Veyne, Paul, 279
Vitruve, 302
Voltaire, 258
Weber, Max, 310
Weisenborn, Mark, 247, 277
Williams, Joan C., 182, 355
Wilmott, Paul, 57
Wittgenstein, Ludwig, 159, 207
Zalloua, Pierre, 112-113, 331, 357
Zénobie, 60
Cette édition électronique du livre
Jouer sa peau de Nassim Nicholas Taleb
a été réalisée le 2 janvier 2018
par Flexedo.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN 978-2-251-44759-9).