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Abdelkebir Khatibi - La Mémoire Tatouée - Autobiographie D'un Décolonisé-Denoël (1971)

autobiographie

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Kuru Rey
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La mémoire tatouée

La mémoire
tatouée
Autobiographie d'un décolonisé

Denoël
© 1971, by Éditions Denoël, Paris-7
ISBN:2-207-28101-9
Demanaissance, je sauvegarde le rite sacré. On
memit un peu de miel sur la bouche, une goutte
de citron sur les yeux, le premier acte pour libérer
mon regard sur l'univers et le second pour vivi-
fier mon esprit, mourir, vivre, mourir, vivre, dou-
ble à double, suis-je né aveugle contre moi-même?
Né le jour de l'Aïd el Kébir, mon nom suggère
un rite millénaire et il m'arrive, à l'occasion, d'ima-
giner le geste d'Abraham égorgeant son fils. Rien
àfaire, mêmesi nem'obsèdepas le chant de l'égor-
gement, il ya, à la racine, la déchirure nominale ;
de l'archet maternel à monvouloir, le temps reste
fasciné par l'enfance, comme si l'écriture, en me
donnant au monde, recommençait le choc de mon
élan, au pli d'un obscur dédoublement. Rien à
faire, j'ai l'âme facile à l'éternité.
Mon nom me retient à la naissance entre le
parfum deDieu et le signe étoilé. Je suis serviteur
et j'ai le vertige ; moi-même raturé en images,
je merange à maquestion égarée entre les lettres.
Pas d'herbe verte ni desséchée qui ne soit dans un
écrit explicite !
La mémoire tatouée

Je naquis avec la deuxième guerre, je grandis


aussi dans son ombre et peu de souvenirs me
reviennent de cette époque. Se détachent de ma
mémoire de vagues paroles sur la rareté des pro-
duits ou le drame de parents engagés de gré ou
de force. Radio-Berlin captait l'attention de nos
pères ; l'histoire internationale entra dans ma
petite enfance par la voix du sinistre dictateur.
Expédition, en cas d'alerte, dans un terrain
vague maritime. Nous laissions derrière nous une
ville éteinte : le vol et le pillage étaient rois. Dans
la rue, je me faisais happer le pain que je devais
rapporter du four public. Je revenais chez moi les
jambes crispées. De pauvres paysans, enfuis de la
plaine voisine, traversaient le quartier dans un
tourbillon de violence. Des vies semblables traî-
nent dans ce passé ; longtemps après, quand j'es-
sayai de transcrire cette misère, je ne pus le faire
que par un désordre aigu de tout le corps, barbelé
dans la plus complète incertitude. Rêvais-je de
paradis ? Les rivières de miel ne hantaient pas
l'irradiation de mes petites illusions ; j'étais fils de
mon père de mon père, un enfant en qui se
dépouillait sa tribu, en une généalogie de plus en
plus brisée. Et je pense bien que maprofession —
regard dédoublé sur les autres —s'enracine à tout
hasard à l'appel de me retrouver, au-delà de ces
humiliés qui furent ma première société.
En temps d'alerte, je restais tard à glisser entre
les fantômes, au bord de la place rocheuse, alors
que les hommes priaient, foule tremblante dont
la peur vaquait en écho dans ma propre divaga-
tion. N'efface mon errance sur cette plage que la
folle pluie, déposée en ma somnolence, quand se
récitait, la nuit, la voix penchée, à la limite de la
stridence, de ma grand-mère. Tombez, grand-
mère !
Laguerre des autres passa vite, comme un com-
bat imaginaire et lointain, sans morts, sans sang
palpable, un combat aux adversaires invisibles et
qui se termina par des épisodes d'abord plaisants.
Fuck fuck lady, nous demandaient les Américains
en distribuant du chewing-gum. J'appris avec eux
la direction du bordel. Les prostituées de la ville
étaient amusées, m'a-t-on dit, par ces mâcheurs
têtus qui cachaient leur sexedans depetites poches
jamais vues.
Le labyrinthe se compliquait pour ces Améri-
cains, quicherchaientà forniquer. Aleur approche,
les gens du quartier disparaissaient ; eux conti-
nuaient à déambuler, fous furieux. Je les surpris à
menacer de leurs armes mon pauvre père qui, ne
comprenant pas ce qu'on voulait de lui, essaya de
se dégager. Il yparvint, laissé à sa terreur. Pas-de-
chance, le fameux voyou du quartier, défendait
l'honneur. Qu'aurait fait mon père si les soldats
avaient forcé la porte de notre maison et violé ma
mère ? Ce phantasme ne me quitta pas.
Pas-de-chance partageait son temps entre la pri-
son et la rue, je le voyais marcher, chair flasque
brouillée dans l'espace, frappant l'air de ses mains
tatouées. Ce truand qui fascinait les gosses cassait
les obstacles de la rue, en heurtant les murs de
ses épaules basculantes. Il puait, grognait, et jetait
sur le sol un regard trouble.
En se reconstituant, le portrait de ce voyou,
rejailli dans une double fureur au travers de ma
sexualité, me renvoie maintenant à la sophistica-
tion des personnes —ou personnages —de ma
prédiction, comme si le désir, jamais épuisé dans
la suspension, ne pouvait que se fixer sur les
fleurs d'un autre langage, avant que ne s'élance la
joie contrariée demoncorps.
Me saisit la même fascination devant toute
Bédouine tatouée. Quand celle-ci ouvre la main
ancestrale, j'épouse ma fixation au mythe. Toute
calligraphie éloigne la mort de mon désir, et le
tatouage a l'exceptionnel privilège de me préser-
ver. Aucunpoint dechute dans le chaos, seulement
la force d'une impulsion dénouée, un graphe
prompt comme un clin d'œil.
Aucun règlement de compte à demander aux
parents. Je ne veux massacrer ni père ni mère.
Je naquis au début de la guerre et monpère mou-
rut juste après sa fin ; pas de temps pour nous
connaître, noter sa vie par rebondissement, récol-
ter un cycle où s'effiloche un temps hagard. Ma
mère me laisse vivre, mais il y a un rêve entre
nous, elle ira à La Mecque même si mon dieu est
mort.
Je reconnais la fraîcheur de son regard, quand
elle me raconte la souffrance de mon sevrage à
l'âge dedix-huit mois. Monfrère aîné «vola » le
sein de la mère endormie. On lui fit avaler une
souris sautée dans du beurre. Agréable façon de
surprendre l'inceste ! « Pour moi les petits os »,
réclamait le frère. J'eus droit à quelques fragments
coraniques transcrits sur une galette ; tout retrou-
vait le chemin du paradis, bien que la pointe du
sein maternel fût alors amère.
LesFrançais qui nous colonisaient, dit mamère,
ressemblent, au moment de l'Indépendance, aux
enfants séparés du sein maternel. Pour sa mère,
seule cette séparation pouvait expliquer la folie de
nos agresseurs. Née dans la poussière du débar-
quement des Français à Casablanca, elle me vit,
plus tard, les mains hautes devant la mitraillette
d'un para. Je fus emmené ensuite avec mes frères
dans une direction inconnue. Mamèrepleura, car
l'histoire restait opaque et flottait, là-bas, dans un
battement de torture et de douleur. Croyait-elle,
mamère,madoucemère,être laNympheCalypse,
la toute-divine au langage ailé qui enferma Ulysse
dans sa grotte aux quatre sources ? Leur sépara-
tion fut un merveilleux conte : à l'approche du
départ, le divin héros, nousdit-on, cessaseslarmes.
Leurdernière nuit sedérouladans l'ambroisie et le
nectar.
La fraîcheur mythique de cette rencontre avec
l'Occidentmeramèneà la mêmeimage ondoyante
de l'Autre, contradiction d'agression et d'amour.
Adolescent, jevoulais medéfinir dans l'écoute nos-
talgique du mythe initial.
Attaque de trachome après le sevrage. Avec
ma mère, visite au marabout guérisseur. Nous
dormions dans le sanctuaire quand elle fit le rêve
suivant: elle sevoitdansnotre maison; la lumière
est allumée, bien qu'il fasse jour. Desmaçons tra-
vaillent. Elle voit ensuite le marabout lui offrir
une figue, elle la prend et en demande une
deuxième. Vœuexaucé. Elle medit : « Lesfigues
sont tes yeux. »Onmemit le lendemain du blanc
d'œufdans les yeuxetl'onme déclara guéri. Rien
1. Grotte localisée dans le nordduMaroc.Allezsavoir
si la rencontre était irréelle! Archéologie masquée, soit!
à dire, c'était vrai ! Bah ! Pas de guérison qui ne
soit dans un écrit explicite.
Je me rappelle bien cette souffrance, et tant de
couleurs volées à mon désordre. J'aimais fixer
longuement le soleil le plus ardent. Etait-ce ma
timide interrogation sur le silence du monde ?
Mon regard, amoureux des sauterelles, se mouvait
dans la fantaisie religieuse. Les sept paradis et les
enfers, Dieu et Satan, les prophètes et l'humanité
rajeunie, éternellement belle et sage, les houris
enfin, planaient là-haut, après la mort, la vie et
la mort. Je décrochais du soleil, brièvement altéré,
et je mesentais déjà triste et vieux. Aces moments,
le temps s'étalait dans toute sa brûlure, je me
posais des questions sur mon vol. Eh quoi ! la vie
serait-elle cette clôture du temps qui s'enroulerait
en une spirale illimitée ? Non point le bonheur
fêlé, ceci est un miroir dont je bricole les reflets,
mais la projection d'un enfant au-delà de ses signes.
L'image choc de mon père est comique : marche
dans la rue, lui rigide, entre ciel et terre, m'écra-
sant de sa taille, et moi trottinant en silence. J'étais
heureux. La seule photographie que j'aie conservée
de lui me renvoie un visage de bagnard, la tête
nue, les cheveux coupés ras, les oreilles en flèche,
le regard d'une douceur acide, et en bas de la
photographie des empreintes digitales bien fanées.
Rigidité face à la rondeur joviale de ma mère,
figue sèche et euphorbe dont j'imagine à peine
l'enlacement. De ce couple qui fit de sa vie intime
le secret des dieux, je dissocie parallèlement une
tendresse irrésistible et le saut de chèvre, mon
père. Je naquis là-bas.
Mon père passa sa vie entre Dieu et l'argent ;
souvent il les mettait tous les deux dans sa poche.
Théologien, aride inspirateur de la bonne direc-
tion, il dit non à la vénalité des cadis. Prêcheur
grisâtre et commerçant doué, il vivait en une dua-
lité farouche et morose. De coutume, il habitait
dans le Coran, entouré de sa famille ou de ses
fidèles — confrérie nombreuse —, dormait tard
entre les livres, se réveillait brutalement au petit
matin. Retiré au premier étage, Dieu veillait sur
notre sommeil. Fugace protection quand je me
réveillais : Dieu était parti pour la journée, j'allais
par la suite braconner par-dessus ses lunettes une
vague tendresse. Et puis, il y avait, au moment de
la colère, ce tonneau où je m'engloutissais en cla-
quant des dents.
Avait-il rencontré l'histoire sans que je le sache ?
Ni réformiste, ni fou de pouvoir, c'était un conspi-
rateur sans projet, mais refusant de se soumettre.
Avait-il compris qu'il n'avait rien à apprendre de
l'Occident, puisque son Dieu était vivant ? Sa pau-
vre tête suggérait la tristesse de ceux qui se font
expulser dans une dépossession de plus en plus
mutilante.
Cet homme qui effleurait à peine ma mère
s'acharna sur le fils aîné. J'arrivais en troisième
position : mon père accepta de m'expédier à l'école
franco-marocaine, je devins la conscience dégradée,
donnée à la mécréance. Orphelin d'un père disparu
et de deux mères, aurais-je le geste de la rotation ?
Est-ce possible, le portrait d'un enfant ? Car le
passé que je choisis maintenant comme motif à la
tension entre mon être et ses évanescences se
dépose au gré de ma célébration incantatoire, elle-
même prétexte de ma violence rêvée jusqu'au
dérangement ou d'une quelconque idée circulaire.
Qui écrira son silence, mémoire à la moindre
rature ?
Qui dira mon passé dans l'effacement d'une
page, qui saura varier l'obscurité au seul arrache-
ment d'ailes ? Plus que mon vouloir, le voici, le
souvenir plaintif, le voici libre de sa figure ! Durée
de lierre qui ne trahisse pas l'enfant que j'étais,
l'enfant fertile qui n'est pas mort en moi !
Me revient un lapsus : mère à la place de
mémoire, double absence dans un double hasard.
Faire une enfance, rien ne fermera l'idée d'une
transcription.
Peut-être cette frayeur d'un certain passé s'in-
verse-t-elle dans ma brutale découverte de la mort.
Le petit frère m'abandonna et devint oiseau de
paradis. Après sa mort, ma mère le protégea du
feu de l'enfer, souffrant en silence ; pas de larmes
qui auraient troublé son bonheur, jamais plus !
Mourir petit garçon, c'était dit dans la tradition,
est un matin intérieur qui voile tous les chaos, on
réinvente l'extase matricielle. Et ce petit frère me
laissa un signal secret : avec ses jouets, je recom-
mençai le montage de notre passé, théâtre premier
où je dialoguais, les yeux fragiles, avec uncadavre.
Asept ans, la mort entra dans mavie avec une
telle fureur que je dispose encore des hurlements
qui me secouèrent, crispation de l'homme jeté,
pieds et mains liés, dans la folle identité. Je porte
en moi le cri grinçant de trois frères livrés à leur
communedérision. Sept ans, l'âge réaliste !
En se dispersant, mon père devint une parole
immémoriale. Alors, pour un enfant, mourir ou se
désagrégerà travers l'absence dupère, quelle diffé-
rence ? Le cadavre était prêt : on avait tout pré-
paré, tout réglé, tout liquidé. Je battais l'escalier
dans toutes les directions, butant contre l'inertie
proche, puis accroché au mur où tombait mon
pleur. Interminable défilé de visages inconnus ;
on hurlait, on mangeait bien, fête et assassinat
ligués en un chant lugubre. Devant le drap blanc
et parfumé à l'eau de rose où s'allongeait le cada-
vre, j'étais parfaitement énigmatique à moi-même;
de lui à moi, un amour brûlé. Le cortège en file
indienne, à travers la ville, alors que le cercueil
avançait dans sa misérable majesté. Il sera dit que
je suivrai en trottinant, un pas en arrière, deux pas
dans le vide, et par-dessus le cortège cette bouffée
de miséricorde qui planait.
Arrivée au cimetière, terrain vague où voisinent
des chiens et des herbes folles, et au printemps,
des marguerites, de l'orgueil. Il faut trouver un
trou et le tour est joué, c'était beau, équivalence,
pas davantage, de s'égarer dans la position du
rêveur des cavernes. Dans ce terrain vague, la
pluie emporte la terre rouge, s'annoncent dans
le soleil quelques graffiti sur la tombe du père.
Ci-gît la rhétorique glaciale, au cœur de mon
enfance.
On distribua aux pauvres des figues sèches, je
n'avais pas le temps de souhaiter la mort du père,
même a posteriori. Vous avez une mère, me direz-
vous. Bonheur ! mais une mère ne remplace pas
l'absence du père, dont j'étais complice. Même
dégradé, mêmedéviant, je continuais l'arbre, j'étais
protégé. Mamère, mapauvre mère, je l'ai connue
à peine, je l'ai côtoyée sur la pointe des pieds.
Elle mettait au monde ses enfants, la rue les hap-
pait. Je me rappelle la rue, plus que mon père,
plus que ma mère, plus que tout au monde. Ten-
dresse larvée chaque fois que je retourne à cette
rue, même dépaysement quand je rentre chez moi
après une longue absence. A quelques mètres de
la maison familiale et en une fraction de seconde,
le vide m'envahit, se perd la mémoire, éclair d'une
immobilité définitive. Cloué dans l'espace, j'hésite
à avancer; la couleur mesauve sur l'instant, peut-
être le mauvede mapréférence. Il faut que, même
en gardant les yeux ouverts et fixes devant moi,
je continue à bouger, évitant tout geste suspect,
toute titubation, la pesanteur collée au poids des
bagages. Ce cramponnement s'effectue pourtant
sans grande déchirure, l'élasticité des muscles
demeurant intacte. Pour retrouver mon équilibre
dans la rue, je peux m'inventer un prétexte pour
affronter cette évasion brutale, me dire que je
suis bien venu dans la joie de retrouver les miens,
par exemple, de leur parler, la main caressante sur
leur épaule. Si, subitement, je ne reconnais plus
cette rue, si mon corps se détache de son point
spatial, c'est que je ne sais plus pourquoi je suis
là, ce que je suis venu faire ; plus de mouvement
vers les autres, seulement une couleur, elle-même
miroir de ma séparation.
Avec le temps, j'ai succédé au père, à l'aîné
— son image impossible —, alors que je rêve
d'abolir toute tribu, d'être lutteur de classe...
Enchaînons par un souvenir lointain. Vers
quatre ans, je fus surpris par la marée haute sur
un îlot rocheux à Essaouira. Longue dérive devant
les petites bêtes sous roche, et qui me retranchait
du monde en m'enfermant dans un temps de plus
en plus enchevêtré. Abandonné, loin demescama-
rades de jeu, je jetai un dernier coup d'œil devant
moi et sans pousser un seul cri, je fonçai, complè-
tement habillé, et traversai l'eau, debout. L'eau
m'arrivait jusqu'au cou; un peu plus profonde,
elle m'aurait étouffé. Je revins eau et sable, ma
tante était folle.
Au fond de ce décor, le seul rêve de mon
enfance dont je n'oublie pas la précision me
montre enroulé par une grosse vague, puis pro-
jeté sur la plage. Pas de sentiment de terreur, plu-
tôt une attente, un vide, comme lorsqu'après un
choc brusque vous attendez la reprise de votre
souffle. Mer, mère, mémoire, lapsus échappés à
cette frileuse nostalgie.
Accord si décisif entre la mer et mon corps que
j'étais resté longtemps insensible aux autres mer-
veilles, la blancheur de la neige, la forêt, même
inondée de parfums. Accord prédestiné, me dira-
t-on, puisque la mer est motif de ma première
mélodie.
Leshommesqui mecolonisaient et leurs enfants
semblaient vivre au rythme des saisons, à l'har-
monie cosmique cataloguée, retransmise. Jusqu'à
dix-sept ans, je n'avais jamais vu ni la neige, ni
la forêt, la vraie et la grande. Cela était cartes
postales ou contes de fées : frémissaient les forêts
dès que l'on s'avançait, et tombait la neige quand
les enfants étaient sur le chemin de l'école. Bah !
c'était rien, un rien deméditation quand je parlais,
en mon adolescence, de saules pleureurs dont
j'ignorais jusqu'à la forme, de chants d'oiseaux
que je tuais volontiers à l'aide d'un piège impi-
toyable. J'attrapais cesoiseaux, étranglés ou agoni-
sants. J'allais contempler leurs cadavres sur notre
terrasse mille fois aérienne : la mer glissait à l'ho-
rizon.
En lisant récemment Cosmos de Gombrowicz,
j'ai reconnu comme mienne l'image forte du
livre : spectacle d'un oiseau pendu dans la forêt,
à l'intersection de deux sentiers. L'assassin n'est à
aucun momentdésigné, parce que tout simplement
nous sommestous enchaînés à cegeste suspenduet
que le massacre d'oiseaux, fureur au travers de
l'écriture blanche, signe mon entière participation.
Un jour un farfelu géant aux oreilles de chou
vint m'enlever ma tante maternelle qui fut, dans
un sens, ma vraie mère. Infiniment dérisoire et à
la limite du réel, cet homme traînait des jambes
d'échassier, se froissait dans la rue en se gonflant
d'air truqué. Tarbouche pointu qui montrait la
direction dansante, le vagabondage d'une jambe
absolument écartée de l'autre, pierre contre diph-
tongue, il passait. Il avait le rire fou, et n'écoutait
que le hasardduvent. Il sera dit pendantmonado-
lescence qu'il feindra plusieurs fois de se pendre,
avec un semblant de corde. Il hurlait faussement,
se laissait rater sa mort, si malheureusement que
nous riions fort. Il récoltait notre pitié, c'était tout.
Rapt dema mère après quatre mois de veuvage
par un homme poussiéreux, écrasé par notre mé-
pris. Rapt aussi de ma tante qui m'emmena avec
elle à Essaouira. Je fis sans histoire ce premier
voyage amoureux à trois, onmedorlota, on mefit
la vie facile, j'étais gai.
Entouré d'un harem de sept fillettes berbères
—paradis à perdre —, j'appris les débuts du jeu
érotique. Bilan déjà chargé d'un enfant dissocié de
la famille, timide et timoré, qui s'amusait, pour
assouvir ses rêves, à regarder le soleil en face.
Je connaissais déjà le terrorisme des pères, je
vivais avec le mien. comme dans un jeu d'ombres,
chacun son rôle et Dieu pour tous. J'appris
—comme il convient —les offices du respect et
du commandement, le code de la famille à barbe.
Plus grand, je conquis l'espace à petits pieds, mais
je retombai dans la fatigue de l'évasion, les solu-
tions impossibles et le retour vaincu. Lecercle était
vite fermé sur mes révoltes contre le père et le
silence maternel.
Ce rapt embrouilla les cartes ; la tante m'avait
protégé, mis à l'écart dans mapropre famille. Fils
d'une mère parallèle, je fonçais droit dans l'em- .
piétement desidentités, la duplicité, l'appartenance
à un bonheur empoisonné. Avec son mariage, je
devins, à quatre ans, le spectateur précoce d'une
fille violée.
Ma tante se portait comme une plume, doigts
s'effilant dans un velouté sans chair, mouvance
sans joie ; tout restait à sa place, elle glissait entre
les murs. En sa présence pourtant une tendresse
endormante, le battement d'une vague. La nuit, je
pensais à la chair abrupte de son mari. L'inceste
dédoublé est le rêve de tant d'enfants ; dans mon
cas, rêve contre un père dénaturé, mon oncle.
Cette femme s'amusait à grignoter la surface
des murs, s'avançait dans la maison, malgré elle,
avec la froideur d'un conspirateur déchu. Céliba-
taire, elle m'entoura de son affection ; mariée, elle
m'oublia ; je perdis définitivement mon insou-
ciance et l'on m'apprit à ne pas tuer les traîtres.
Voilà qu'une mendiante entra chez ma tante avec
un cadeau caché ; on ouvrit le panier : un bébé
dormait. Pouvais-je la fixer de face sans m'annihi-
ler ? Plus rien à faire là malgré mon harem, je
baladais autour de mon remplaçant une solitude
boiteuse. Une fille encore ! c'était donc toujours le
règne maternel.
Un simulacre d'adulte me sauva de l'ennui :
cohabitation amoureuse avec une jeune bonne,
même chambre et même lit à l'occasion. Elle me
viola, j'avais quatre ans.
Elle me réveillait et m'initiait sens dessus des-
sous, des coussins par ici, mon sommeil par là,
et surtout cette mollesse dans l'étourdissement. Je
gardeprésente l'image decette fille, réduite à men-
dier un orgasme impossible, l'oubli forcené dans
un enfant. Alors ?
Quandje revins un an plus tard chez les parents,
je pris goût à cette jouissance précoce avec une
autre bonne. Cette fois, je pus bander. Nous dor-
mions, elle et mesdeux frères, dans la mêmecham-
bre, qui se transforma en lieu orgiaque. La bonne
devint notre bordel, et nous, nous consommions,
dans le frémissement de la nuit, une sexualité
tribale. Quand à cet âge il m'arrivait de bander,
je ne sentais pas, si ma mémoire ne me trahit pas
trop, cette brûlure au ventre presque suffocante
qui précède le plaisir ; c'était un chatouillement
tendre au sexe, un chatouillement douillet, gardant
le même degré d'excitation, une sorte de plaisir
monocorde qui se consumait à petit feu. J'aimais
cette femme,j'aimais la chaleur rondedesescuisses
quand je grimpais, somnolent, sur son ventre. Il
m'arriva une fois de m'endormir sur elle, ce qui
gêna évidemment mes frères, obligés de me dépla-
cer. L'aîné devait se surmener, puisqu'il se réveil-
lait à l'aube pour la prière. Grasse matinée pour
moi, ensuite courir dans le matin, en croquant un
beignet avec un souvenir bien plus chaud au sexe.
Je découvris le bordel plus tard, vers neuf ans.
On y allait à plusieurs à la sortie de l'école, en
file indienne ; on se pointait chez une putain sans
préjugés dont le nom étrange grince encore en
moi. Vieille femmedébonnaire,elle accueillait faci-
lement la cotisation collective passée de main en
main. Puritain bien pointilleux, je fus dégoûté par
sa voix rauque, sa vulgarité et son chapelet d'in-
jures. Dégoûté aussi par son haleine puant le tabac,
sonsexejaune, piquant et dépoilu qu'elle enduisait
de salive. Mêmesensation quand je touche de ma
main un quelconque hérisson : sexe rasé, expulsé
par le sol et prêt à ensanglanter. Grand-mère,
tombez !
Les putains de Casablanca fumaient des ciga-
rettes avec le sexe, c'était du luxe, bien sûr ! Le
bordel de notre petite ville était modeste : un mer-
cantilisme artisanal, un bordel intime, presque
familial. Senties nulle part ces odeurs mêlées de
tabac, de sperme, d'épices et d'agressifs parfums
d'eaux de Cologne espagnoles. Putains fardées
commede coutume, avec l'allure sanguinolente du
clown. Mais ce spectacle de kaléidoscope qui
m'éprouvait sensiblement était médiocre subver-
sion, je ne savais plus compter mes phalanges. Tel,
cri strident des milliers de bordels au bord de mes
cauchemars. Adolescent, je concluais : arrachons
la pureté des ténèbres d'une putain et la prostitu-
tion du cœur d'une pucelle. Dichotomie à tous
égards mystique ; je divisais les autres avec mes
phantasmes et me classais dans un étrange éro-
tisme. De mêmeà cet âge la tentation d'être utile
à tout hasard, d'être nécessaire, de laisser une his-
toire ouun personnage, de forcer le destin à coups
d'idées et d'actes généreux. Il y a de quoi rire
quand des autobiographes astucieux prennent cela
pour un goût d'éternité. Comme partout ailleurs,
le brouillard tient bon, ouvre la poitrine et passe !
Regarde les fleurs au plafond ; je regardai et
monprépucetomba. Lafête dela circoncisioncom-
mençait, nous passâmes par les ciseaux, mes frères
et moi. Ouwah ! Ouwah! Peut-être nous sera-t-il
fait miséricorde pour ces fleurs d'oranger, sur ces
myrtes et cet encens. Prie ton Seigneur ! Au plus
pur, au plus droit. Prie ton Seigneur ! il reviendra
contre nous, le jour du Très Grand Egarement.
Salez le prépuce et jetez ! Hé quoi ! brûle-t-elle, la
tribu des femmes ?Elles te portent maintenant sur
un drap blanc, que ne troquent-elles leurs signes
contre ma blessure ?
Se sépare le monde en deux, je flotte, immé-
morial cri, bien au-delà de l'arrachement, cri indé-
fini qui fera crouler madernière cruauté ; je flotte,
bienquejemesoutienne auplaisirdupouletchaud
entre les dents, je flotte dans la fugue des épices,
pas seul, avec trois frères, trois prépuces tombés ;
de même l'expulsion analogique, pendue à tout,
voir quoi quand apparaît la paire de ciseaux, crier
dans le vide et de loin en loin, le regard inscrit
à tout jamais dans les fleurs artificielles ; monpère
se cachantdansla chambre, il nepouvaitmevoir ;
je gesticule à la place de tout le monde, quel tro-
phée récoltes-tu, père, en te réduisant à une fuite ?
Tupleurespeut-êtredansuncoin alors queje hurle
dans le souffle demonpère. Dis : Allah estgrand.
Dis : nousferons desablutions desanget d'amour.
Puis la transposition de l'épice à la couleur, c'est
là que s'accrocha le souvenir, comme jamais éva-
nescence ne frappa mon corps ; peut-être man-
gent-ils mieux après m'avoir offert aux femmes ;
je dois à tous cette blessure. Je discerne une vague
conspiration pour que je me mette à genoux ;
entre-temps, on me fait descendre l'escalier, où je
rebondis tout seul depuis la naissance. On me
suspend à une multitude de bras en fête, et l'on
crie victoire. Je m'évanouis une première fois. Le
cri de ma mère me réveille. Elle fait semblant de
m'accoucher une deuxième fois et elle pleure ; je
bifurque vers l'énigme des femmes : sur les
convives l'eau de rose à disperser, un fragment de
vision, je mords de l'œil, tout s'éteint. Non point
la mort du petit juste ! Ne crois-tu pas qu'on t'a
élevé à la dignité dupatriarche ?Sois digne de ton
sang, sois patriarche ! Epouse une, deux, trois,
quatre femmes, et passe ! Hérite, enfant, hérite de
ton père, de ton père, la fêlure n'est pas mortelle.
Ceuxqui s'érigent, le sexenoncirconcis, neconnaî-
tront que tourment et déplaisir ! Ceux du Très
Grand Egarement ! Sache, enfant propice, sache !
Peut-être pourras-tu te mettre en parabole. Eh
quoi ! Souffle contre la douleur ! Sépare-toi et
passe !Marcheensuite, les genoux écartés, nefrotte
pas le pénis contre la blancheur du vêtement, sois
vigilant !
Alors, pour toute mobilité, l'éclosion d'une fleur
de sang, tatouée entre les cuisses.
Enfant, j'avais tué une race de moineaux ; que
la forêt m'excuse, c'est un autre désordre des doigts
qui mefait frémir. Ainsi, ce coq égorgé dans notre
maison : la tête, en se tortillant, était de danse
splendide, une phrase religieuse suffit pour happer
la veine jugulaire, laisser les plumes s'éparpiller
à moitié, dans l'extrême rétrécissement d'un
poèmeattribué à unemain sûre. Maisle coq restait
coq et moi je ne voulais pas mourir.
Plus tard, la hantise des ciseaux déchirait mon
sexe. Je tremblais ouvertement, écart proche de
la déperdition, tout écrire et tout imaginer, voilà
le motif de magénération, voilà tout.
Par la circoncision, j'accédais à la reconnaissance,
à la virilité sans poil. Ma mère memit du henné
sur la main, ce jaunerouge pâle jamais transgressé.
Sois homme ! Sois femme ! Elle s'occupa demoiet
me gâta, on jouait ensemble, un, deux, trois,
quatre, cinq et la sauterelle s'envole, je monteavec
l'hirondelle, je descends avec l'aigle, je reste tout
seul, je monte tout seul, je descends tout seul, je
monte avec tout le monde. Je suivais, heureux, le
mouvement de ses mains.
J'avais fréquenté l'école coranique pendant un
certain temps. On me demanda de m'exercer à la
calligraphie, parce qu'elle mène, nous répétait le
fqih, droit au paradis. Pour écrire sur la planche
en bois, il fallait tailler un roseau fin, le tremper
dans une écritoire profonde, et recomposer patiem-
ment les paraboles coraniques jusqu'à la vision
chantante.
La petite planche sur laquelle devait se déve-
lopper mon savoir resta longtemps blanche ; je
ne savais ni écrire, ni aiguiser la plume debois ; je
posais la planche sur mes genoux, comme un sym-
bole inutile. Le fqih, patriarche très proche du
bon Dieu par sa barbe et son autorité, nous ensei-
gna quelques procédés mnémotechniques. Ma
mémoire s'épanouit vaguement, puis elle devint
vite une pomme gâtée. Très tôt, je connus l'acte
manqué, la perception d'un double langage. Mon
temps à crier n'importe quoi, pendant de longues
heures, assommépar le bruit, sous le regardmépri-
sant du patriarche. Journées d'un temps linéaire,
réduites à un espace limite où le cerclé des enfants
prisonniers de leurs corps se refermait autourd'une
divinité sadique. Cepatriarche que faisait vivre la
communautéduquartier mangeait parfois en notre
présence, on se tournait contre le mur pendant
qu'il consommait. Criant face au mur, je rêvais de
fuite. Désarmé, je résistais aux pleurs, à l'échec.
Devant le père je pliais l'échine, meconformais
à un rôle d'esclave complice. Je mevengeais en lui
volant de l'argent pour le compte des frères ou
en dessinant sur son bureau des cow-boys mono-
lithiques et fades sachant à peine tenir un revolver.
Tout cela ne fit aucun drame, je continuais à trim-
baler mavie ennuyée et docile. Larue meprenait,
je me faufilais dans le labyrinthe où tout pouvait
jaillir : des chats errants, des yeux de femmes
entre les portes ou près de la maison, des jnouns
derrière les figues de Barbarie. J'assistais aussi aux
terribles bastonnades sur la plante des pieds quand
éclatait la colère du maître. On tenait la victime
de force, elle tombait ensuite, petite bave sur la
natte d'osier. Je me débinais au moment de la
prière, on me traita de voyou; je retrouvai la
tactique de la rue.
Mon quartier archétypal : je rafraîchis la mé-
moire par le geste bref d'une main de femme
quand elle tire sur elle une porte rapiécée, sem-
blant d'obstacle au viol. Je traverse mon enfance
dans ces petites rues tourbillonnantes, maisons de
hauteur inégale, et labyrinthe qui se brise au coin
d'un quelconque présage. Qu'est-ce encore, une
rue ? Ce feuillage de chaux, usé par la pluie ; je
traverse mon enfance, au-dessus de ces tombeaux
retournés, et si des chats affamés se rompent dans
le soleil, il y a la parure venue detoutes parts, la
percée qu'achève un vol rare, surtout ce terrain
vague, où se dressent les figuiers de Barbarie de
mon cri lointain, jnouns et houris dardant la nuit,
par exclamation. Je chantais et jetais des cailloux.
Une rue fait violence à l'autre, sans excepter le
doute des chauve-souris, ratures ridicules et timo-
rées. Avec un morceau d'oignon sur un roseau, on
chassait la forme visqueuse, ailes inutiles dont je
retenais la destruction, la nuit nous blessait légère-
ment aux pieds. Passons un instant à la maison
par le mêmechemin parabolique. Lepère dormait
seul, en haut ; la mère, en bas, dans une chambre
à part. Entre les deux, ma cohabitation avec les
frères et la bonne. Au fond de la chambre pater-
nelle, cette armoire grandiose, avec glace oblongue
et striée, fermée à clef alors qu'elle s'ensablait
devant mes yeux dans une odeur de naphtaline,
souvenir de cimetière ou de mites mille fois dé-
faites, qui revenaient sur les parchemins enroulés,
bijoux, chiffons bariolés ou vieille monnaie, et
derrière tout, une bague avec une petite boule en
verre : LaMecque !
Lesterrasses communiquaient aisément. Je guet-
tais, la tête penchée sur la cour de mon choix. Le
voisin bigame se plaignait à la famille de mes éva-
sions aériennes. J'étais insaisissable. Je contrôlais
les adultes par le détachement de mes propres
élans, plaisir médiocre malgré la concurrence aux
chats enfuis, ou aux parties de football extrême-
ment complexes, un pas en arrière, deux pas dans
le vide, ce sera bien plus tard la fable du danger,
le suspense.
En me projetant par l'escalier abrupt contre le
compteur d'électricité, je me retourne complète-
ment, souhait conclu, souhait enterré, je marche
en rêve éveillé sur les dalles dans un réduit évasé,
face à notre chambre dont la seule fenêtre disait
non ; à droite le lieu secret de rats bien gras, bien
turbulents, museau à déverser des fouilles, quand
la nuit devenait curieuse. Il y a aussi la cuisine
obscure et noire de fumée, là l'exil de quelques
ustensiles déplacés selon une voix chantante ; ma
mère s'asseyait en face de la lumière.
J'attaquais de préférence notre voisin bigame,
rigide, muet-roi, ses femmes, concises, orchestrant
la parole soudaine. Je ne peux dissocier l'image
singulière de chacune. Le duo avait sa belle et sa
maudite, sa stérile et sa couveused'enfants. Penché
d'un côté ou de l'autre, que penser ensuite ? Scin-
tille une belle femme, donnée à un militaire fran-
çais, tout rouge et tout rond. Acause du porc et
du vin, me disait-on. Dieu engraisse-t-il les mé-
créants pour les mieux rôtir ?Je refusais d'embras-
ser ce bonhomme. Un dimanche pied-noir était un
autre dimanche : tangos, valses grognantes, puan-
teur douce, alcools trop agressifs pour mon débor-
dement. Par le vasistas, l'Occident carrousel de
coloniaux désœuvrés.
Avais-jetenté deséduirecette femmelarge aux
épaules tombantes? Disons que je me dévergon-
dais en petits frissons, quand je me hasardais à
frôlersonépaulenue.Elle fut lapatronnedenotre
tendresse larvée, cette nostalgie de toutes les fem-
mesquemonjeuneregard rêva. Versmoi,pleines
cendres!
De son côté, le fqih du coin n'en finissait pas
de se marier et de divorcer pendant un quart de
siècle; j'avaischaquefois l'âge desaprogéniture :
impossible demedéplacer avec mespropres ailes
vers sesfemmes,toujours belles et jeunes. Protégé
parlesavoiret sonharem—rarementréunisdans
la même rhétorique —le patriarche entra dans
l'absolu. Il dit : Queton œil se sèche, enfant, on
fera tomber pour toi des dattes fraîches, couleront
desrivièresdemiel, autantdesignespourceuxqui
sont doués d'esprit. D'abord le bâton à vue d'œil
pour te punir, enfant, ensuite le don des femmes
surterre pourceluiquile mérite. Cedonestéphé-
mère,maisnécessaire,enfant. Situ doutes, épouse-
les alors toutes ! Ordre, ordre, ordre! Voilà que
je courbe la tête quand le patriarche prie, on ces-
sait de déchirer les mouchespar l'aile, car collées
au mur, toutes violettes comme un rien de prin-
temps,quiacrié?
Je grandissais bien alors que le temps n'était
plus le même,cela ne faisait rien puisque le soleil
était possible, ainsi meparlait l'autre vieillard de
mon enfance, entouré de thé vert et de quelques
pains de sucre, le corps haché, quelques bulles de
brume à travers des yeux lents, où la vieillesse
s'arrêta pour un temps déchu. Le quartier vivait
une avancée de paraboles, invitation le soir à cau-
serdans les étoiles.
Ala maison, quand la maison s'ébauchait dans
la conversation féminine, j'avais figure conforme
auxcousinesparallèles, pourmoinotiond'un sang
stocké dans une virginité d'avant la naissance.
J'avais l'équilibreendogame; onmeservaitàfroid
unmariagedesmariages. Elles metaquinaient sur
le vert demesyeux.
Aucun sanglot ne pourra me contredire, j'ai
recours à lachaleur de l'eau. Il faut le dire, il n'y
aura pas la défection d'un hammam ou de son
miroir. Aussi la porte s'ouvre-t-elle ; ma mère
improvisedéjà sur une lumière tamisée, elle filtre
seshabits et les miensauseul bruit. Entredans la
vapeur, mou de coquille ! Un œil s'allonge, un
autre s'égare, qu'ils soient tous deux impliqués
jusqu'au feu ! Je tâtonne pour l'instant, voilà le
cercle sur les dalles, le tien, unepiècechaude, une
pièceplus chaude, unetroisième, bref, àrépercuter
jusqu'au vertige, on me frotte la poitrine, le dos,
sedéréalise le reste, je m'approche dubassin d'eau
bouillante, et j'ai peur de tomber, brusquement
une femmeécarte ses cuisses à l'infini, une béance
mefixe, qui acrié ?Quis'est enfui en rebondissant
sur les dalles ? J'ai perdu, en un éclair, toutes ces
femmesde mon enfance. Je les ai perdues, et dans
un sens, je suis devenu, après cet ordre ternaire
brisé, père de ma mère, de mes frères, et des ana-
logies aveugles.
Je naquis dans le rythme de maville, porté par
le vent douxet salé de l'Océan. Ouvrez le cœurde
Thalassa, vousyverrez la racine croiséed'une bran-
che et d'un regard. Ceregard appelle la renaissance
d'un espace. Par le jeu de la dissimulation, le sou-
venir métamorphose la ville de notre passé en une
nostalgie blanche ; les chemins partent et aboutis-
sent au même nœud, les quartiers se renvoient les
uns aux autres dans un puzzle de formes, de sur-
faces et de couleurs. Deux images se détachent de
mamémoire nomade, images légères et mouvantes
commela géométrie de l'hirondelle ou l'appel feu-
tré du désir. Fumée de kif, la mer chante dans le
blanc de mes yeux. Paix ! Paix ! Paix !
Deux villes parallèles

El Jadida.
Garçon de mon âge à la tête rasée, à l'excep-
tion d'une longue mèche au centre du crâne indi-
quant la direction du vent ou de l'école. Qui n'a
eu une mèche, au milieu du crâne, ne comprendra
pas, de toute évidence, ce que j'oserai dire sur ma
génération, celle justement des mèches, la dernière
race qui disparaît maintenant, sous des ventres de
grosseur irrésistible.
Le coiffeur collectionnait prépuces et mèches,
opération proche par l'office, mais horriblement
dissemblable par la bifurcation. J'en connaissais
—des coiffeurs à la main caressante —qui nous
coupaient lescheveux,accompagnés par le gazouil-
lis descanaris, gazouillis ajouté à la rumeur publi-
que, toujours sableuse, impossible à détecter ; petit,
je récoltais, à tout hasard, du sang sur une partie
de mon crâne. Si la teigne bourgeonnait avec le
printemps, le coiffeur laissait planer une main
hésitante, et au lieu de répondre à sa mauvaise
tentation, le voilà qui passait à côté, mine de rien,
en grattant autour ; il sera dit la révélation éclose
jusqu'au stipe, mèche et merveille du désert.
Autre est la faveur de se promener en ville.
Quelques calèches assoupies, des chevaux si mai-
gres qu'on se demande s'ils finiront la journée. Le
conducteur fait semblant de frapper, claque des
dents, hurle sur place ; le fouet qui cingle sur lui-
même retombe, invariablement, sur notre tête,
nous les assis. Il faut bien mériter la balade, on ne
proteste pas, le conducteur n'exige pas davantage.
Il a une tendresse particulière pour ses bêtes, ten-
dresse et différents sentiments jamais démentis.
Quand l'un des chevaux a envie de laisser couler,
par obstination, un liquide jaune puis arc-en-ciel,
la calèche s'arrête, c'est la fête qui commence. A
croire, à la fin, que les chevaux mettent en action
tout ce qui leur passe par la tête, et peut-être
devenu plus cheval que les chevaux, le conducteur
ne contrôle plus la situation. Averti des intrigues
pourtant, il surveille, jour après jour, la transfor-
mation de l'urine arc-en-ciel.
D'ailleurs, réunis au centre de la ville, les che-
vaux font des grèves tournantes, prétextent des
maux de cerveau effroyables en plus des pipis
kilométriques qui traversent la ville ; la route est
droite, les piétons d'ici connaissent parfaitement
les détours, les fantaisies, l'horaire de la belle cou-
leur, et enfin tout.
Averti par le petit âne, notre propriété à la
noria, je patientais. A cause du jeu, simple en
conséquence, attendre que les chevaux bougent un
pied, puis l'autre, s'immobiliser, et pris d'un fou
rire ou d'un accès étrange, ils bondissent vers leur
destin.
Leconducteur se fait payer d'avance, il se méfie,
quoi de plus naturel ! L'argent, l'argent, l'argent !
Il se fout donc du reste, par respect pour ses
bêtes, il sait tout aussi, et que ne sait-on quand on
se laisse guider par un fouet bruiteur ! Dieu a dit
et n'a pas dit et bien plus, on cherche la bonne
parole, telle est la deuxième solution, autrementon
change de calèche et ainsi de suite. Peut-être nous
sera-t-il fait miséricorde pour cette mobilité, le
jour où nous danserons, le visage tourné vers le
soleil.
Les chevaux s'arrêtent pour manger, de loin, ou
de près. Les amas de foin ne suffisent pas à leur
fureur. Ils goûtent, naturellement, la fraîcheur de
la couleur, herbes vertes, figues mauves, vêtements
bariolés des paysannes.. Les habitants saisissent,
par divination répétée, que le cheval n'est pas
l'ennemi, mais derrière toute intrigue, incontesta-
blement, la mouche. Assise ou étendue autour des
yeux de ce pauvre animal, la mouche va là où il
va, change de quartier et d'humeur, elle rentre
ensuite avec lui le soir. Pour exciter le cheval, il
faut exciter la mouche; pour exciter la mouche,
il faut exciter toutes les autres mouches, cercle
vicieux commehypothèse universelle, que l'huma-
nité n'a jamais transgressée. Alors, pourquoi les
hypothèses sous les mouches, pourquoi ?
Il serait plus commode de tenir, sur les genoux
ou dans la poche, une petite boîte à moucherons
pour faire le tour de la ville ; cela est possible,
violemment possible. Le temps industrieux que la
calèche refuse. Combien est détestable ce qu'il
s'agit demanœuvrerdanscecas !
Je prenais une calèche ; si elle s'attardait, j'en
prenais une autre. J'étais derrière tout le monde,
sur la barre suspendue, je ne payais rien, mais les
risques étaient grands. J'arrivais à l'école à l'heure,
il n'y avait pas de quoi être fier !
Dans l'enchevêtrement de ces deux durées, je
donne raison au cheval qui vous mène là où mou-
che se hasarde, parce que tout est semblable, tout
converge au même point ; par quelle cécité les
hommes s'empêchent-ils de vivre leur vérité ?
Un bus minuscule essaya d'éliminer la calèche,
échec total, sabotage, intrigue plus qu'obscure, per-
sonne n'osa ni crier au crime, ni élever le petit
doigt. Même si le petit bus se transforme mainte-
nant en petits taxis, les chevaux savent que tout
cela est oiseux, que les petits taxis feront la même
chose, que tout, enfin, retrouvera le rythme nor-
mal, jusqu'à quand ? Le bus et le métro, couple
incapable de pousser entre les figuiers de Barbarie
et la barbarie est toujours celle des autres.
Dans la rue, d'autres hasards incitaient mon
errance. Disons la vérité, l'hirondelle frôle mon
enfance de si près que j'en garde un fou coup
d'ailes. Une hirondelle peut se percher sur un
poteau télégraphique, je dis au copain : j'attaque.
Je jette un caillou, l'oiseau tombe, pas mort,
étourdi, un peudesalive bec à bec et voilà. Il part.
Tout est possible, il suffit de lancer un rêve de soi
dans la rue.
Possibilité floche lorsque dans la rue le corps ne
résiste à l'art du clin d'œil ; le corps est à l'affût
du moindre tremblement, mais le novice, lui,
s'éperonne en fermant les yeux, convulsion d'un
moribond, non d'un civilisé. Supposons qu'on soit
capabledebougerunœil, deux,sansles mélanger ;
il faut ensuite bien jouer de la paupière. Ouvrir
l'œil c'est rien, l'articuler sans se perdre, c'est le
fait de dire par paraboles, par talismans, par livre
ouvert : ceux qui sont sains decorps le recherchent
dans la rue, par un petit poème agressif, venu
d'une partie ducorps à exprimer selon la crise pas-
sagère, et quand se déchire le voile du désir entre
toi et l'autre, alors, parle sans crainte, tu es cou-
vert, dans les conditions citées ci-dessus dessous.
Qui travaillait pourtant dans cette ville ? Ques-
tion point frauduleuse si l'on avait le pied agile et
chantant, juste pour la distance de boutique à bou-
tique, économie en vrac qui cache bien son jeu. Il
faut chercher le paradis promis derrière les dattes,
figues et amandes sèches.
Le charme s'improvise ensuite au fond de la
boutique, par un dégagement de parfums, litanie
furtive autour d'un ensemble d'instruments silen-
cieux. Inévitablement, dans une telle proportion
d'éclairs et de chatoiements, je reviens, comme il
sied, à la tablegrêle duguérisseur et scribe detalis-
mans, à proximité d'une seule bougie, quoique
éteinte. Il dit : tu es divisé de part et d'autre du
corps ; tu dors, les poings contre le plafond. Il
dit : tu es hanté. Il me donne un talisman, et il
m'encense d'un geste nonchalant. J'ai alors la cer-
titude d'être protégé, la rue m'enveloppe de si
près que la médina et ses allégories se répercutent
dans le labyrinthe de mesphrases.

Sichacun est bien chez soi et Dieu bien partout,


on pouvait de ma maison rejoindre rapidement le
parc Spiney, arrangé —m'a-t-on dit — selon la
phrase cartésienne, claire comme la clarté et pure
comme la pureté, balancé selon la métrique de
l'ordre militaire, de l'agréable excitant, du Beau,
du Vrai et peut-être même d'autres choses. « Eh
quoi ! les Arabes aiment regarder des roses en
papier, ou en plastique, la nature leur a échappé
d'entre les doigts, ils croupissent, grisés par le thé
et l'absinthe. Et pour cacher leur misère, ils for-
niquent toute la journée. Il faut créer des jardins
rationnels, des villes géométriques, une économie
en flèche, il faut créer des Paradis sur terre, Dieu
est mort, vive le colon. » Voici la parole du colon
dessinant la ville comme une carte militaire.
Un pas de plus et tu es embarqué dans la zone
interdite, le terrain sacré du conquérant. C'était
cette étrangéité grinçante qu'on me forçait à lire
entre les quartiers. Onne fait pas asseoir la Beauté
sur ses genouxquoi qu'en dise le poète maudit, qui
chercha au cœur d'Arabie l'euphorbe sauvage.
Voici le Parc, voici un petit musée de fleurs et de
plantes, dont les parfums se perdent dans la géo-
métrie maniaque. Traînez vos pieds, reposez vos
fesses, puis regardez au travers, en travers, dedans
et par-delà. Sachezque le Parc est unedouceur qui
habitue à la tombe. Voici, mon lecteur, la fraî-
cheur de l'esprit cartésien qui se morfond sous
l'ombre des arbres, et voici la vierge intouchable.
Interdit de cueillir la pointe de ses seins, il faut
laisser au vent l'arôme de ses quatre saisons.
Je jouais parfois avec des copains dans ce lieu,
nous allions regarder les parties de tennis ou de
boules près d'un petit bar de la France éternelle :
uncoupdeMartini, le béret rituel, et puis la partie
interminable. N'est-ce pas que le temps se détruit
dans une répétition fissurante ! Je me retrouvais,
perdu dans ce montaged'images baroques, défilant
dans le désordre d'un enfant colonisé. Que pou-
vions-nous faire, écrasés dans nos corps, sinon, Bel
Occident, déflorer ta nature, sauter sur tes zones
interdites et attraper les petits poissons rouges fré-
tillant dans ta matrice ?
On connaît l'imagination coloniale : juxtaposer,
compartimenter, militariser, découper la ville en
zones ethniques, ensabler la culture du peuple
dominé. Endécouvrant son dépaysement,cepeuple
errera, hagard, dans l'espace brisé de son histoire.
Et il n'y a de plus atroce que la déchirure de la
mémoire. Mais déchirure commune au colonisé et
au colonial, puisque la médina résistait par son
dédale.
Aïcha Kendicha, ogresse légendaire dont les
cheveux s'accrochent aux rochers, habite, je le
savais, dans une lagune engluée dans l'algue,
étalant une eau basse et chaude. Au matin, le
regard indique, sur la lagune,deslavandières dévoi-
lées, et foulards en ricochet, de loin en loin,
d'étranges pêcheurs : silence opaque, soie! les
jnouns aussi ont qualité de se multiplier à l'infini,
par clin d'œil de mauvais augure. En une fraction
de seconde, ils sautent dans la chambre, le trou
des toilettes, les coins des murs. Au hammam, ils
ont la voix douce, la main ondulante. On voit,
cette race mange de l'obtus, du noir, et t'attend
dans la solitude. Ala plage, je vis flotter un djinn
sur l'écume. Oùs'enfuir, quand s'accuse l'illusion ?
Stupeur vibratoire de la vague, je plonge.
Plus tard, j'écrivis une pièce de théâtre avec
commepersonnage secondaire Frankenstein Mala-
bar qui étrangle ses victimes en disant : «Excusez
moninnocence, l'amour m'a fait Malabar. »Sortie
de la côte de l'ogresse, cette pièce a le goût légè-
rement macabre de mon enfance.
Aïcha est le nom même de ma mère et nos
femmesbrodent à loisir sur le fantastique pourdire
non à la religion des hommes. Quand elles te
disent : l'inconscient est maternel, réponds : je
suis patriarche et ordonne le système.
Près de la lagune, vienne la polyphonie d'une
histoire désertée, je nomme la forteresse portu-
gaise, où les oiseaux piquent droit dans l'eau,
vienne mon enfance rebondissante sur la barque
demononcle souvent kiffé, pêcheur par moments,
et il allait de soi, sur de petites vagues. Heureux,
je nemedoutais de rien. Quand je retourne à cette
forteresse et que je m'y attarde seul le soir,
j'allonge la main entre le mur et la mer, m'enfer-
mant en une douce souffrance, rêverie de plus en
plus lente et évasive.

Essaouira.
Froide, souventbalayée par le courantdes Cana-
ries, la plage monte de l'eau, poussée par un hori-
zon légèrement courbé. Il faut un regard pâle et
malicieux pour éviter les grains de sable, qui atta-
quent quand on tourne la tête, et s'envolent genti-
ment, dans tous les sens. La plage se laisse coiffer
par de petites baraques en bois, fuguant tranquil-
lement en une série monotone ; cela arrange bien
les choses si s'habitue le regard, on appuie sur
l'œil et la ligne s'aligne, elles, les baraques, mi-
gnonnes, maisons de poupées, on a affaire à un
peu de vent fougueux, qui mord mieux ? Pas
même les vagues, car elles se bousculent, comme
pour s'excuser, elles contournent au loin un îlot,
prison dedans, près du port, l'empire portugais
avec la marque massive de ses forteresses, gran-
deur poussive de ceux qui croyaient enchaîner les
hommes à la pierre. Ville à vendre, disent main-
tenant les gosses.
Il ya, dans cet urbanisme costaud, le rêve gran-
diosedes pirates de l'histoire. Làaussi, vent sableux
déjouant la majesté de ces forteresses. Je pointais,
vers la mer, à travers les canons enfourchés, le cri.
Ledieudenotre enfance est-il mort, cent fois mort,
jeté sur les rochers ?
Orson Welles y tourna son Othello, ténébreux,
décisif, un couteau. La ville qui y figurait, recru-
tée à coups de dollars, connaît par cœur le drame
de la reine assassinée. Ainsi la jalousie, reine à
vendre aussi.
Coquille entourée de sable, cette ville s'ébauche
en une miniature aux couleurs tendres, et je tais
d'autres vibrations : la surprise du soleil, la ville
se recroquevillant et le parfum d'argan, lieu com-
mun du Sud marocain et impression douceâtre
d'un vol continu.
Le mellah n'est pas loin, d'autres odeurs, un
autre dialecte légèrement chantant qui me faisait
pouffer. Je happais des calottes de vieux bonshom-
mes, et les vendais. Avec l'argent, on recommen-
çait dans l'autre sens. Il sera dit que le juif refera
l'histoire à rebours, prisonnier d'une différence
millénaire. Ce ne sont que légendes d'Anciens.
Paix ! Paix ! Paix !
Enfant aux yeux verts, tu fais dans ton panta-
lon, en plein jour, et la maison pachale riait.
J'étais l'idole du harem, où ma tante fréquentait
des amies. Je jouais autour de la vasque d'eau.
Précisons : le sacré de mon enfance, savoir séparer
les rites du corps par l'eau, ceci est utile et ceci
est nuisible par l'eau, l'Occident par le papier rose
et la fourchette carnassière. Elles disent : enfant,
sois fidèle à notre tendresse, les rivières couleront,
c'est certain, coule-toi, enfant aux yeux verts.
Tant de femmes pour rien, harem logé derrière
mon évanescence, je les ai perdues également. Je
reviendrai contre vous tous, le Jour de la Très
Grande Violence.
Elles aussi, les fillettes de ma souvenance, sexe
contre sexe, sur la terrasse, alors que se frôlaient
les chats. Les mères criaient, je m'enfuyais dans
le dédale des terrasses, plus tard le haschisch m'ou-
vrait le ciel.
De la maison de la tante, j'avais spectacle sur
la rue, le haïk est une draperie en danse. Ma re-
quête de descendre dans la rue me réintroduisait
dans le jeu du clin d'œil, la femme par ici se cou-
vrait tout le corps et l'on surprenait, sousuneappa-
rition fougueuse, un seul œil, un seul bien au-des-
sus de mon appel. Je m'égarais devant ces formes
imprécises. Sauve-toi.
Cette ville ne vit pas que de sable et de mytho-
logie. Les bateaux reposent dans le port avant ou
après la pêche ; autrement, les pêcheurs suivent la
sardine baladeuse jusqu'au Sénégal. Affamée toute
l'année, la ville attend ; quand vient l'abondance,
la sardine règne sur tout. Solution possible, la jeter
dans la mer en cas d'excédent.
Enfant, lorsqu'une pensée cruelle t'habituera à
la sardine et à ses odeurs, alors qu'on rangera le
port dans le silence du soir, devant les pêcheurs de
plus enplus petits et pauvres avec le siècle, enfant,
quand tu voltigeras, pieds nus, dans le dédale des
rues, connais ta route. Sache ce que tu n'oses,
prends garde à l'informulé !
Direction unique, solitaire, fondamentale, tu te
cogneras contre la subtilité des interférences, tu
rencontreras un groupe de chats, réunis en faste,
pour le carnage des sardines, bientôt en simple
filigrane. Dans cette ville, on traquera ton désir,
qui le niera ? Onvendra ta tendresse, qui s'exilera
pour toi ? Ne vois-tu pas qu'on parle pour toi,
contre toi ? Sauras-tu l'atroce vérité sans hurler
au petit matin ? Avec ton copain, tu errais dans
cette ville qui te refuse maintenant, tu avais deux
mères et du lait artificiel, la guerre n'était pas
finie, tout sera si lointain, malgré ton frère de lait
et de syllabe.
Unpas dans l'impasse, un autre dans une autre,
je frappe à la porte, personne ne répond, je mar-
che, uncaillou dans la main, je jette, je roule, ainsi
va le monde, par petites secousses, l'enfant que
j'étais se brisait, à tout hasard, mourir enfin, vivre
enfin, mourir enfin, vivre contre soi-même dans
l'écartement de la mémoire.
Me revient enfin une image, une femme tout
en blanc, au visage tranchant et que faisait dispa-
raître le cri du coq. Mon premier film était un
film d'épouvante.
Je détestais les mélos, ces chansons toujours
semblables qui me disaient que la vie n'était rien
d'autre qu'une mélodie dérisoire, rien que des lar-
mes à la fin du film. Plutôt le coup de poing, un
seul par western, cela suffisait pour nous dédoua-
ner. Au cinéma, on se pointait deux heures avant
la séance. Lapropriétaire, bien grasse, puait le par-
fum et déchirait les billets d'un air féroce. Eh
quoi ! à l'entracte, on croquait les grains secs de
pastèque dont on extrayait, minutieusement, de
petits corps frais et durs, seins de fillette, à terme
fixé. Myope déjà, j'avais mon cinéma de côté, par
fourmillement et dilatation des paupières. D'ail-
leurs, je ne comprenais pas le français. Zorro mar-
quait une danse non prévue dans le programme.
Bien que s'accentuât l'évasion, j'emmagasinais de
la souffrance et de la mort. Il sera proclamé que
Tarzan le blanc, le fort et le musclé, sortira, triom-
phant, dans le ronronnement d'un paradis perdu.
Héros chaque semaine, tu traverseras le village,
selon la déchirure des balles. Claque la porte du
saloon, elle te saura gré de ta bonne direction ;
des bandits et une putain désœuvrée t'attendront
devant les trafiquants de la mort et gargarisateurs
de whisky, devant les femmes fatales au regard
velouté. Marche la face tournée contre le soleil et
étrangle-les sans pacte ni intercesseur, excepté ceux
qui disent : salut !
Ainsi tourne la culture

Fiche une école au fond d'une rue longue et


droite, elle se tiendra à distance, la porte en fer
au-dessus de ton enfance. Les adultes glissaient par
la petite porte, c'était leur privilège, je la prenais
moi aussi, quand ma marche m'avait mené ailleurs
ou que je faisais mourir un parent trente-six fois
par année. Retard, dirait-on, et quelle occasion tra-
hir, pour l'enfant ruminant la férocité par les
doigts, billes ou oiseaux, et comment affronter la
petite porte, la défoncer ou l'escalader alors qu'il
y avait derrière elle le Directeur, gros cochon bar-
bouillé de joie, méchant, et il se cachait derrière
les arbres pour surprendre les retardataires. Une
gifle, à vif et en toute franchise, bien que les étoi-
les fussent silence, j'avais à peine le temps de
pirouetter, et tomber, sec, en plein alphabet. Vo-
lontaire ordre des classes, rangées en file indienne,
la promotion scolaire parallèlement ; un hoquet
par année et il en fallait cinq pour parcourir toute
l'école, être déclaré certifié.
Mon père m'envoya à l'école franco-musulmane
en 1945. Ce fut le cousin kiffeur qui s'en chargea.
Désignons chez lui ces yeux vitreux, cette fissure
de la voix, et surtout cette extrême économie du
geste. Je côtoyais, un peu troublé, la petite éter-
nité qu'il habitait. Chancelant, de coutume, avec
le mythe coriace de voir partout du Turc, vivant
peu, travaillant par sursaut, lisant l'histoire comme
une épopée traversée par l'épée rédemptrice du
Turc, Américains et Soviétiques seulement épi-
gones du siècle. Proposition comme une autre de
signifier le monde. Entre-temps, il épousa une cou-
sine, replongea dans son paradis. Mon père l'éloi-
gna de sa vue, le prenant pour un voyou démus-
clé. Myope, le cousin s'obligeait à coller le journal
contre lui, ne rien voir et tout suggérer, commen-
ter en vrac les aléas du jour, légèrement emporté
par le pousse-pousse de son délire.
A l'école, un enseignement laïc, imposé à ma
religion ; je devins triglotte, lisant le français sans
le parler, jouant avec quelques bribes de l'arabe
écrit, et parlant le dialecte comme quotidien. Où,
dans ce chassé-croisé, la cohérence et la conti-
nuité ?
Elève médiocre d'abord, je gribouillais la lettre
impossible et tarabiscotée. J'avais, en plus, la ma-
nie persistante de rater la ligne droite. Il sera dit
que la lettre grimpera, tortueuse, se fracassant sur
la marge, crise subtile dont je mesure la réponse
au silence, à l'échec ; écraser l'alphabet commeça,
contre le vol d'une hirondelle, ainsi tourne la
culture, on parle et on parle et le sable continue.
Autrement, ma rue savait mieux, mon pied aussi
Elève médiocre pendant deux ans, mais non
révolté. On s'excite, on cogne, on échoue enfin,
accomplissant le fait que les autres ont oublié,
ceux qui punissent le sommeil, la tricherie, triche-
rie mienne et grosses taches sur cahiers, la main
s'habituant, par peur, à courir dans le désordre.
Commeinceste miroitant, cette peur devant l'écri-
ture, peur d'être dévoré par elle, le plus loin pos-
sible, et de mourir en conspirateur à la fin d'un
interminable monologue.
L'instituteur questionnait déjà, rarement d'ail-
leurs, jamais peut-être ; il se mettait à table pour
nous tenir éveillés, pas plus, lisait le journal, cra-
chait, tirait les oreilles.
Norme des normes d'être animé par un institu-
teur raté ! Commentexigerque la craie negrince ?
Une classe à trente, et l'érosion des tables qu'on
poussait de côté pour se pincer. On n'avait pas
admiré comme il convenait les images démonstra-
tives, accrochées au tableau ; il fallait pourtant
imaginer dedans l'opacité, la condition des objets,
leurs transfigurations, et je naquis à leur esprit au
creux du dépaysement. Penser que l'instituteur se
brisa à temps meconsole. Lesinstitutrices des pro-
vinces de France ronronnaient bien, et quelle dif-
férence ! Elles étaient notre harem scolaire qu'on
défeuillait, année par année, jusqu'à maturité com-
plète. On changeait de cahier, une fois par an ;
mais puni, un pied un peu en l'air, on lisait dans
le mur, la classe logée derrière la tête, ainsi tourne
la culture.
Commeces institutrices savaient debelles choses
et qu'on les rêvait houris, on faisait tomber n'im-
porte quoi sous la table, et hop ! on se traînait par
terre, le regard oblique vers les cuisses roses. Poule
couveuse, cette dame respectable de taille et de
diphtongues ne devinait pas l'intrigue sous la
table, ou bien elle se dévergondait, nous laissant
voir un petit mouvement pervers. Pour elle, on
s'efforçait de dire notre profession souhaitée, moi
chauffeur de car et un copain devenir français,
métier risible si l'on écoutait la classe.
Flanque-toi d'un petit drapeau tricolore, voici le
Résident général, Juin, l'Immortel, l'Académie
tohu-bohu pas seulement des dictionnaires, mais
aussi jumelle de l'art militaire. Attends le carna-
val, discipline-toi, sur le trottoir, sous le comman-
dement unique de ton institutrice, agite le trico-
lore, tricolore-toi ; la Marseillaise est une prouesse,
ton premier chant qui te montre cette marche mili-
taire, avec le mouton en tête. Il sera dit un autre
hymne de ton égorgement. Sois onomatopée, on
te saura gré de ta vague ressemblance.
De là à comparer mon français à la langue du
Coran exige un autre parchemin, qui arrivera le
jour où rien ne m'empêchera de sauter de page en
page, eu égard à mon dédoublement furieux, et le
livre que j'écrirai sera alors pensée religieuse.
Arbre de mon enfance, le Coran dominait ma
parole alors que l'école, c'était une bibliothèque
sans le Livre.
Chant d'abord, le Coran s'apprend par cœur,
et mon frère, le jour de cet apprentissage final,
célébra la viande et le sang, sacrifiés à la bonté
d'un. Au fait, le père le lisait à haute voix en tri-
potant le chapelet. Les livres camphrés du père
prenaient parfois un bain d'air, voilà la théologie
ardue au soleil, voilà mon père, démonstration à
imposer au moisi, au mystère. A côté du Coran,
il y avait le talisman et la magie des femmes, par
le henné aussi et le tatouage. C'est pourquoi, signe
des signes, le sexe est la fin de la mémoire désor-
donnée.
Al'école, la musique des morceaux choisis, puis-
que j'ignorais les contes de fées et les bandes des-
sinées. De toute évidence, on ne saura jamais si
ces morceaux choisis nous épataient, bien que leur
gentillesse et leurs personnages appellent au rêve,
par oisiveté de notre part.
Le musée des morceaux choisis d'où partait le
discours suivant : parler dans nos rédactions de ce
qui se disait dans les livres, du bois brûlant dans
la cheminée, sous le regard malin de Médor, par-
tir dans la neige quand on imaginait difficilement
son existence. Médor s'abritait sous un nom arabe.
Cela ne changeait rien à notre culpabilité, on se
sentait des enfants conçus en dehors des livres,
dans un imaginaire anonyme. Et decours encours,
disparaître derrière les mots, en prenant soin d'éli-
miner toute trace suspecte. Chacun est le flic de
ses mots, ainsi tourne la culture. Mais Richepin et
Daudet ! Et bien d'autres encore, avec une allure
générale et persistante : le terrain vague ; et Tar-
tarin ne valait pas un cow-boy, il faut le répéter.
Divisons, pour avancer, la classe en deux cli-
ques, celle qui savait et celle qui tuait les mouches,
j'étais entre les deux, si je ne m'abuse, si le souve-
nir se prétend étrange, si j'ai le moindre pouvoir
sur mesmirages, à savoir le galop des synonymes,
bizarre, extraordinaire, fantastique, abracadabrant,
et chut ! quand l'instituteur regardait la montre, la
voix du cancre, du fond de la salle : « Le temps
passe, les monuments tombent, ce qui reste, ce qui
survit, c'est la pensée humaine. »
Enfant, sache qu'une série est un progrès, un
verset une évocation et que tout s'annule, de plein
droit, quand le savoir te fouette. Traverse la parole
béante. Cruauté ! Cruauté ! Dans le terrain vague
de la culture française, on jetait les chansons, le
nombril en l'air, on ygrattait avec fureur, la chan-
son se décalcinait, à la rigueur un mélo en gong,
moi-même un chien, oreilles dressées, gueule cha-
virante et, par le glissement dans le vide, je me
rencontre dans le regard louche d'un double.
De même le quarteron des saisons. En octobre
lire des textes relatifs à l'été, pendant que jaunis-
saient les feuilles ; Noël arrivait avec le cadavre
décomposé de l'automne sur le dos, et hop ! le
printemps était déjà là ! Ensuite les événements
se précipitaient, on nous bousculait sur les exa-
mens et sur les vacances. Mon enfance, ma vraie
enfance, je ne pourrai jamais la raconter.
Une mélodie semblable, recracher dans les
rédactions l'essence des morceaux choisis, telle
quelle, quand, en flèche brisée, l'esprit d'un enfant
se colonise. Le cœur jouait plutôt avec les talis-
mans. Certes, le Maroc, dans ces textes, sous la
forme d'un joyeux folklore, tuniques blanches,
babouches vif écarlate, pastèques ensanglantées, et
quedire ?Unmuezzinmécanique,enfourchant une
humanité endormie et qui ne se réveillait que pour
se mouiller le bout des doigts, ébauchant quelques
génuflexions. Laprière, c'était parler auvide. Eton-
nés par cette image de nous-mêmes, nous glous-
sions, un peu honteux commelorsqu'on vavoir un
film un peu canaille en mâchant du chewing-
gum, pour faire passer une émotion larvée.
Car l'histoire était cechevalier fougueux, envolé
dans l'espace d'une miniature. Par la mère, je sa-
vais l'épopée de Sidna Ali. Héritier démultiplié,
comment pouvais-je troquer la nudité d'un enfant
contre le hurlement du mythe ? Le grand-père
paternel, à la fin du siècle, fut pris d'une folie
d'évasion. On ignora les motifs. Demande-t-on à
un serpent la raison de sa mue? Il abandonna sa
famille, arriva à La Mecque, par des moyens com-
pliqués, marche à pied, dos de chameau et un
bateau qui échoua. Il fut sauvé, sans doute, par
l'astuce inexorable de l'anecdote. Après un séjour
d'un ou deux ans à La Mecque, on le retrouva
ensuite dans sa famille à Fès. Puis, pour des rai-
sons encore mystérieuses, reprit son aventure à
travers le Maroc, ciselant le stuc et le marbre. La
fin du récit l'installe à la campagne, le fait mou-
rir tranquillement, comblé d'enfants. Ajoute à cela
que nous respections les vieillards comme des
dieux, notre bandedessinée au rythme duchapelet.
Vivre est pour ma mère une manière de se sou-
venir, notre arbre généalogique éloignait, par sa
floraison, la pulvérisation de l'histoire. Celle-ci
commençait avec le Prophète, et se terminait au
paradis ou en enfer, j'avais une place quelque part
en un point prédestiné, puisque, enfant, j'étais de
toutes les manières couvert ; les gosses qui meu-
rent atterrissent droit au paradis.
A l'école, on retrouvait le chaos. Page tournée,
dynastie tombée ; la tête d'un roi ! Les dynasties
se bousculaient, les tribus piaffaient dans la pous-
sière et, de temps en temps, la tête fantasque
d'un illuminé qui, après avoir produit des miracles
d'épicier, levait une troupe de sauterelles et tra-
versait, irrésistiblement, une contrée mille fois dé-
vastée. Emu par ce désordre, l'Occident colonial
décida d'intervenir pour le bien de tout le monde.
Alléluia la colonisation ! Alléluia l'histoire gail-
larde !

Quittons les livres et revenons un instant à la


ville. Nous organisions, à cet âge, la bagarre aux
cailloux, la nuit, quartier contre quartier. Blotti
dans un coin, je glissais derrière un voile d'indé-
termination, enfant si maigre et simple voyeur de
la tribu. Quand la course nous menait jusqu'au
marabout, à un kilomètre de la ville, nous ypéné-
trions de plain-pied, sans égard aux esprits qui
hantaient le cimetière d'alentour. Dans le mara-
bout, on déracinait les bijoux, on subtilisait la
petite monnaie, résumant par cette frénésie la tra-
hison du sacré. Par surcroît, une herbe si légère
et comme multipliée, par-delà les tombeaux.
Enfant, voici le jour faste, va, une fois par an,
à la foire rurale de la tribu. Traîne ton regard sur
la poussière, flotte furtivement avec là foule, au
bordde la plage rocheuse, voisinede la foire. C'est
là l'abattoir, marche parmi les charognes éven-
trées, scelle-toi à ton insouciance, bien que devant
toi se collent des chiens en rut. Ce rut est charité
annuelle pour tout l'univers. Peut-être tremble-
ras-tu d'être castré. Jette-leur des cailloux et passe
à côté, invité par le carnaval. Certes d'autres ont
fixé le poignard vitriolé de ta tribu, Delacroix sur
les chevaux ailés et coups de baguette magique
pour l'Occident. Cesera, bien plus tard, uneimage
fanée de ton errance. Enfant, entre maintenant
dans la tente, au lieu de tourner à dextre et à
senestre. La nuit tombe et tu voisines une jeune
paysanne. Lève-toi, enfant, mets-lui un chapelet de
caresses maladroites et touche ses mains tracées au
henné. Lespuces peuvent grouiller sur la natte, ne
dénombre pas leurs attaques, sois indolent jusqu'à
la cruauté. Le cri du coq ne tranchera pas ton
désir. Ouvre les yeux et harcèle-toi. En vérité, en-
fant, cette nuit est pour un peuple qui se scinde.
Passe devant le maïsgrillé oule nougat enroulé,
passe devantle kaléidoscope, mais arrête-toi devant
le conteur. Emporté par son histoire, le conteur
imite le sifflement del'épée et étend le bras tout en
tournant sur lui-même. Courbe la tête avec les
autres. Il est temps de tambouriner, et voilà et
voilà, par le feu craché et l'eau bouillante, une
jambe se crispe contre l'autre, ouwah! Ouwah!
Le conteur dit : le coq voudrait bien voler jus-
qu'au septième ciel, ce ne sont pas les ailes qui
lui manquent, mais c'est que le ciel ne veut pas le
voir. Parce que la vie, ce sont les paraboles qui la
font passer.
Avant de quitter ce carnaval, rappelle-toi ton
oncle paysan, engagé pendant la deuxième guerre
aux côtés de ceux qui te dominent. Il a parcouru
sans comprendre l'Occident et la différence sau-
vage. Il s'improvise maintenant, lui aussi, conteur.
Ecoute sans rire le récit décousu de son périple.
Les souvenirs qu'il récoltera seront un vieux
gramophone et des disques vaguement bruiteurs,
et à travers le zigzaguement de l'aiguille — si
aiguille s'allonge — tu verras les soldats maro-
cains défiler dans un pays lointain en chantant :
Pourquoi, pourquoi nous sommes-nous engagés?
Pour la soupe et la gamelle.
Enfant, accompagne tes parents, de préférence
ta mère, de préférence un jour de mariage. Pen-
dant la cérémonie, il y a des femmes et des hom-
mes, ceci est un signe qui te trouble un peu.
Chante, même déguisé en fille, on te saura gré de
ton ondulation, hausse les épaules et dis : qu'im-
porte l'ondulation! Assieds-toi autour des dan-
seurs travestis et en double robe ; un violon diva-
gue en toute allégresse, il grince de longue date,
il parle d'une mélodie grossière pour t'éloigner du
cercle. Danse, danse, la poitrine ouverte. Setrom-
pent ceux qui prétendent que le drap de la mariée
sera blanc. Non point ! Il sera ensanglanté. Les
hommes pinceront le marié par tous les côtés,
devant le drap de sang, jusqu'à la fraîcheur de
l'aube. Ouwah ! Ouwah !
Adolescence à Marrakech

On rompt une enfance, par arrêt méditatif, à


l'intersection d'une identité qui se dévore elle-
même et la fatigue d'une fascination à l'âge suc-
cessif. Comment dissoudre à l'instant la profusion
ies reflets et violenter la nostalgie ? Très bas, il y
a, au terme de la scène, maints souvenirs en cres-
:endo. Se trahir par quel masque, quand une
ivresse en vaut une autre, et que s'effiloche le
savoir ? Une séparation à figurer dans un ensem-
ble mouvant, et je passe, la tête inclinée.
Avoir douze ans et partir pour Marrakech !
Dans le car, un horrible mal d'estomac, cette
poussée végétative de plus en plus agressive, et
qui, au gré du cahot, grattait les narines, puis
s'arrêtait aux dernières stalactites de morve et de
larmes. On lessive le cerveau, question d'en arran-
ger le dérèglement passager, on partage le souffle
et c'est là que se lève la transe, vite tombée. A
travers le regard gluant, le sourire ou la grimace
de l'autre, un ciel au geste blanc, on s'endort.
Dans cet endormi, perlait une absence, ni inter-
rogative, ni bourdonnante, l'orée d'un dégagement
contradictoire qui le darda, au cœur du vertige,
lui-même à ce moment, loin de la tribu et loin
des morts de la maison, bien que la mère proté-
geât ses voyages avec un talisman autour du cou.
Chute dans la durée chantante, la somnolencefrag-
mentaire pesait. Il fut étourdi par le sommeil, le
corps à la dérive et le front balançant.
Séparation d'un adolescent, arraché d'un double
exil, deux villes et deux mères, mais dans la fraî-
cheur du passé, derrière tout, inoubliable cette
baignade dans un bassin de femmes nues s'épar-
pillant dans le feuillage. Aucune folie n'aurait
détruit la lascivité fugitive, envolée en une méta-
phore inutile. L'enfance allait mourir.
Et la quête du savoir dans un car embrouillé
dans les cailloux, ainsi se prolongeait le projet
paternel dans la poussière des livres. J'aurais ap-
pris par clin d'oeil, ficellement ducorps, à lire dans
unmort, et écrire pour les survivants demondéra-
cinement —ma génération —, rivé à un double
langage. Je ne renie rien pourtant, rien, et bienve-
nue à toute animation qui me provoque !
Je partis, gloire d'un boursier, élevé à l'ortho-
graphe par un instituteur du Pernod et de l'ani-
sette. Il nous instruisait avec rage, et des gifles,
même le dimanche. On portait dans nos poches
une langue sans égard au siècle, un français dé-
crété en torchons au milieu d'une phrase vaga-
bonde, une feuille corruptible, car le Coran se fai-
sait respecter ; là où il gisait, il se chantait à l'in-
térieur et à l'extérieur. La parabole, le proverbe
et la bonne nouvelle arrangeaient la tétralogie de
notre culture.
La plaine, à moitié aride, séparant Marrakech
d'El Jadida, est une représentation de pierres, et
d'instinct je simplifie l'errance des figuiers, qui
se hausseraient distraitement, à la moindre palpi-
tation de mes paupières. De coutume, les figuiers
se laissent attaquer par le vent en se courbant,
accrochésà la terre. Acette période encorechaude,
ils se rétrécissaient, dénoués et tendrement assou-
pis. Le geste nonchalant du soleil me montrait le
ruisseau sec, goût initial et rétrospective de tant
de souvenirs ; de là s'envolaient les moineaux, à
la recherche de leur rythme, souvenirs ravagés de
l'enfance transformant mon corps en une image
transparente, facile au mot. D'un coup, le paysage
chavira, de la terre rouge partout ; d'un coup,
pénétrer la couleur au degré d'une voltige, allu-
sion à un début d'angoisse, s'arrêter là et ne plus
partir.
AMarrakech, on défigure le minaret de la Kou-
toubia, par fatigue du voyage ; après la palme-
raie, au seuil d'un soleil en exil, j'exhibai, à la
porte de la ville, et à la place d'un poignard, une
valise bourrée de linge. Aucollège, le pion medit
tout dego : numéro 108, voici ton lit et ta chaise,
le reste appartient à ma main de fer.
La place Jamaa Lfna fuguait, alors que notre
calèche déjouait les rues. La porte du collège était
ouverte. On clôturait la course, en regagnant le
réfectoire ; je pleurais, allongé la nuit dans le dor-
toir orphelin. Pleurez, ô mes frères, pleurez, pèle-
rins de la science infuse !
Ala cuisine ducollège, deux énormes marmites
faisaient l'affaire ; le cuisinier, tendrement sangui-
naire, tournait autour à mesure que s'excitait la
chaleur ; selon les aléas du jour et les stratagèmes
qu'il savait briser, il prenait et servait à bras ou-
verts. Des anecdotes étranges circulaient sur sa
gaieté foudroyante. Il basculait, d'un coup de
pouce, ce qui se tenait devant lui : un gong et des
moustaches, le plat arrivait, en croisade, dans le
pays des exilés. Artisan jusqu'au bout, il planta
un couteau de cuisine dans la plus belle des ména-
gères. Héhé ! Il avait la tête en joie. Oui, arrière
aux sauterelles infidèles, broyez, marchez selon
votre direction !
Auréfectoire, un petit pois, c'est rien, mêmes'il
donne le fou rire, il a son devenir tout tracé, il
bondit, et il sera dit qu'on le séchera, l'écrasera et
le malaxera, sans scandale sur terre, la commu-
nauté dansera. Deux petits pois, ça se neutralise,
on n'a plus le cœur pour rire, pour rien faire ;
couple en promenade ou spirituel aléa d'attendre
délicatement, un pied levé, on avale pain et eau
jusqu'au frôlement de l'idiotie, mais le jour faste,
—le dimanche à l'internat — nous avions un
tas de petits pois et une tarte croustillante. J'étais
heureux et faisais l'idiot. Un tas de petits pois et
la colère du pion qui dit : numéro 108, dehors !
Prends ta chaise, tes assiettes et tes petits pois,
dehors, là-bas ! A table, je tourne, tu tournes, à
qui ce morceau, à moi, à toi, à lui. Mon complice,
grâce à un jeu de pied, m'indiquait le bon mor-
ceau. Ainsi intriguait la table, vibrations à la tête,
débandade de milliers de cellules lâchées au dor-
toir, et que dire, je vous le dis ? Ledevenir indus-
trieux. quête misérable du savoir. J'étais malheu-
reux.
Arrivaient les sauterelles, Marrakech se dépla-
çait en gloussant ; une sauterelle, cela se range
sous une pierre, là-bas, mais un peuple de saute-
Telles, pour saper la cigogne difficile à manger,
contemplative, et cynique, au-dessus de tout le
monde, de plus en plus haut. Allonger la Kou-
et son labyrinthe afin de l'attraper exigeait
u netransformation de la ville et du pays, une
autre mentalité, voltigeante et saut dans le vide,
rmême si le haschisch fait dire dans cette ville : je
courbe le nez de côté, circulez ! La sauterelle a
compris depuis longtemps : éviter la guerre intes-
. Elle a choisi la passion pour le suicide géné-
ral. La sauterelle se gonflait alors de désir. Mer-
weille ! Création sur création, le croustillant, la
danse des yeux et des doigts, ratures, folle écriture
dont je détache, corporellement, un régime bien
discipliné.
Sauterelle ou autre légende, je dirai la suite sens
dessus dessous, en souffrance giratoire, devant la
kafta en brochette, car, au fond de la boutique,
chanteront la fumée et la viande douce du cha-
meau.
On décrépissait. Le jeudi, le médecin, sans re-
garder, tâtait un peu, peut-être pas du tout ; il
nous tenait à distance, mettait la main sur notre
poitrine, une machine inutile à la main, et il tirait,
une fois, deux fois.
D'autres attendaient, pas le temps de suivre le
pouls. Malin qu'il était, il voisinait, tranquille-
ment, avec sa conscience. On pouvait somnoler
dans ses bras, juste pour voir.
Le vendredi, une minute de douche par élève,
au galop, et hop ! l'eau de la douche tombait par-
tout, il faut courir après, la mer était loin ; casa-
nier, on préférait se mouiller en filigrane, pas de
pudeur à cracher, à piaffer, la tête de travers sous
une douche qui louche de tous les côtés.
Par moments, pour se détendre, on sprintait
sur le terrain circulaire, un pas par là, un pas par
ici, et quel souffle ! Corde entre les cuisses, four-
berie connue des collégiennes et spectacle de nos
rêves. On courait. La balle étoilait. Fatigués à .
temps, on allait au salon, cave bien sombre, ping-
pong, au rythme d'une symphonie de Beethoven,
Wagner attendant son tour. Je guidais les opéra-
tions de l'aiguille.
Prison dans oasis, le collège côtoie, par chatoie-
ment,illisible àcoupsûr, si l'on balaie les quartiers
massifs, le collège côtoie un jardin à n'en plus
finir ; le mur s'arrachait, partout du rouge et la
mémoire chaude, je tombais de l'autre côté. Défi-
laient les palmiers dans le jardin, histoire de
m'embrouiller dans la course, j'avais et j'avais de
la nostalgie quand, faisant la sieste au soleil, je
quittais, pour un moment, le sifflet du pion, la
chaise. Un abricotier à la fin du printemps, volé,
rendu à la bouche, mot qu'on lâchait, ne deman-
dez point la convoitise amère, ainsi se dépouillait
l'arbre, agressé par notre somnolence, plomplom,
tu me donnes et je te donne, la fête entre une
heure et deux heures, à la fin du printemps. J'étais
malheureux.
Quelques mois de malheur dans cette prison !
Après, on se résigne, ici ou ailleurs, à douze ans,
penser que l'on n'a pas choisi sa terre d'élection,
ses parents et ses paraboles. On choisissait pour
nous, on n'avait qu'à choisir pour les autres, à tel
point vrai que ce motif cherchera, en vain, une
explosion, en vain réveil à 7 1/2, en vain cours
à partir de 8, en vain déjeuner et récréation de 12
à 14, en vain et en vain, dortoir à 9. L'après-midi,
je mesauvais dans la somnolence, la nonchalance,
l'indolence, le ronronnement, le grincement, le
picotement, maintenant, maintenant je dis et je
dis ; bien queje m'accrochasse àcette cascade, plus
loin, bien plus loin, à la limite de la station assise,
je me débinais dans le rêve éveillé.
Au collège, il y avait une mosaïque de tribus
voisines, nommons les visages pâles et fourbus,
ceux de la ville à vendre (Essaouira), je les con-
naissais par cœur, cœur tranquille de cecôté, mais
l'œil, le clin d'œil ; l'autre tribu à onomatopées
sèches, les Berbères qui se passaient des énigmes
énervantes, devant mon nez, gestes dehaut en bas,
musique de la chèvre ; et derrière ces tribus, les
fils innombrables du caïdat du Sud, il en venait
chaque année, non point pour les études, simple-
ment là pour donner un coup de main à la tribu,
la protéger en cas d'insurrection imprévue. Ces
paquets de nouveaux venus se donnaient la main,
bloquant les couloirs. Nous arrivions du Nord,
façon de parler, parce que le Nord se déplace,
on est toujours le nord d'un nord et d'un sud et
bien plus loin, l'essentiel c'est de se déplacer en
guerre, pour voir ce qui se passe. Notre groupe
s'organisait pour la défense et la bagarre, je trans-
mettais l'ordre, je me blottissais. Lâche ? Non
point, mon lecteur. Voyeur? L'œil est mortel,
j'en connais qui divaguent devant les formes. Non
point ! Non point !
Interne d'expression, on se méfiait de l'autre,
l'externe, le Marrakchi, peu bagarreur, doué d'un
style sexuel acerbe. La chaise ou n'importe quoi
devenait sexe érigé. Ces allusions désarmantes,
honteuses, nous donnaient un grain d'hystérie, on
attaquait. Frappe ! Frappe !
Refusant obstinément la bagarre, l'externe se
retranchait dans la force du mot, qui démobilisait
toutes les tribus présentes. Si tu partages un
homme, une partie pour une femme et une autre
pour un homme, que reste-t-il ? Notre réponse :
la précaution infinie de déplacer une chaise, de
l'appeler vagin, et par surprise chaise ; poignard
sera ainsi désert, et par surprise poignard, et poi-
gnard sur chaise ?Lebrouillard persistait. LeMar-
rakchi jouait sur les internes avec obsession detout
désirer, on était fou. Frappe ! Frappe !
Onpréférait à ce jeu subtil le chassé-croisé dans
le bordel à quatre sous, tirer quelque chose de la
poche, après avoir mâché du chewing-gum. N'al-
térez point vos femmes, on vous saura gré devotre
ondulation, ainsi danse le monde. J'étais malheu-
reux.
Enclasse, c'était l'occasion d'accentuer mamyo-
pie, faute de mieux. Au bout de la craie, l'œil
partait comme ça. Il a été dit que l'espace du
tableau, en moins de rien, se dessinait en un bou-
quet de graphes, reviviscence souterraine de ma
litanie. Distinctement, j'ouvre une parenthèse
contre une autre, pour me séparer, corps et passé,
dans un livre à traduire en autant de petits cris.
Et je nomme ce professeur de mathématiques af-
freux bonhomme, cheveux roux, figure de crabe,
et que sais-je !
Il balayait la salle de gestes rigides et pointait
sur nous une première question, une seconde, qu'il
savait toutes deux sans solution, palpable pour
nous. On sèche avant de mouiller, dit parfaite-
ment le langage collégien. Et nous ne possédions
pas le tac-au-tac pour le neutraliser. De plus en
plus excité, il transformait le tout en un véritable
ring, courant dans tous les sens, écrivant et ratu-
rant, finissait par lâcher le tableau, secoué par un
hurlement sauvage. Hourrah ! Hourrah ! Pas beau-
coup de résistance de notre côté. Quant à mon as-
pect minable, un peu chétif, il ne récoltait que le
dégoût : zéro d'office, avec en plus son refus ob-
stiné de corriger mes copies. D'autres professeurs
venaient, dans la journée, balayer tout ça. Les uns,
doux et persuasifs, les autres paresseux à plaisir.
Disons la vérité, ils se contentaient souvent de
quelques discussions décousues, blagues ou détails
de la vie quotidienne, avec une satisfaction bien
lasse. Ce lettré algérien, embarrassé dans le para-
doxe facile, était amoureux de la contradiction
toute en éclaboussures mouchetées. Il nous suffi-
sait, ce dialecticien aux joues de bébé, débonnaire
jusqu'au doute : on se retrouvait, ulcéré par un
savoir dérisoire.
Voici le professeur degéographie, trapu, sifflant
et pointant la règle. Par un coup de baguette, jail-
lissaient des montagnes, habitées de mots étran-
ges, chantants. Montagnes interrogées, soumises à
quoi ? Chef de gare sans casquette, planté au cen-
tre de l'univers, il surveillait les passages, extrê-
mement complexes, des fleuves et rivières, mesu-
rait, vérifiait ; il y avait toujours, au fond, une
litanie de la petite barbarie. On poussait les mon-
tagnes, par curiosité, pour affronter le silence
atroce de l'univers. Nous assistions ainsi au spec-
tacle grandiose des chutes du Niagara. Oui, arrière
aux plaines, aux plateaux, arrière au désert où la
mort mêmeperdait la mémoire, place au royaume
de la géographie. Celle-ci, décrochage poussiéreux,
nous poussait, vers le vrai chaos, un espace déta-
toué. Auplus, le sens du monde se confondait, au
lointain, avec le vol calculé d'une hirondelle.
Contrée étrange, la géographie éventrait avec le
fer rouillé de la citation, alors que je rêvais de
déséquilibrer tous les sites, par un seul parfum.
Je me retirais dans un coin, avalais la leçon et la
récitais devant notre bonhomme, en zigzaguant
autour des points et virgules. Revenu à ma place,
commençait alors le détachement. Car le même
professeur racontait bien la mythologie grecque.
Merveille, bien que m'étonnât le nombre des
dieux, trop familiers et trop calculateurs, mer-
veille, et que me servirait l'histoire poussiéreuse
des cultures si je ne pouvais loger dans la splen-
deur de leur inconscient ?
Quand la chaleur allongeait notre errance col-
lective, Marrakech se déployait, plus énigmatique
que jamais. Quelle femme à la main lente nous
aurait donné, avec le vif du henné, l'énigme du
labyrinthe ? Les Marrakchis se repliaient, peuple
se déplaçant peu, disparaissant, à ces moments, en
un clin d'œil. A l'extérieur, des chuchotements
vagues, une extrême fragilité des mains, l'émer-
gence, quelque part, depalpitations feutrées, épar-
ses et secrètes. Parfois, l'échancrure brutale du
soleil, puis renaissait la ville, tamisée de lumières
et de parfums. Ces boutiquiers furtifs en connais-
sent la fugue, par ici l'envergure du kif. Nous
avons préparé pour vous, derrière la vasqued'eau,
adolescent aux yeux verts, des bourgeoises se ca-
ressant le pubis, il s'agit de mâcher du haschisch.
Chaleur! Chaleur !
Par-delà, donne rendez-vous dans un coin de
la forteresse, soutiens-toi, à la caresse du palmier,
soutiens-toi, matière innée pour une ville trouble !
Adolescent aux yeux verts, libre le dimanche,
tu flânes dans la place Jamaa Lfna, de ronde en
ronde. Devant toi, il y a cet homme qui avale
de l'eau bouillante, qui bave et écrase un brasier.
Ne ferme pas les yeux, il fera semblant de se
déchirer leventre et il dansera. Ailleurs, leserpent
serenverse,enseperdantdans levide. D'ungeste,
le Saharien charmeurdereptiles lecaresse. Dresse-
toi ! Sache prendre ta direction devant tant de pré-
cipitations. Expulse de ton regard les hippies de
pacotille. Flâne encore, sois indolent et orgueilleux.
Prends le haschisch une fois par expérience, une
deuxième avec humilité. Tu réuniras tes camara-
des de classe, tu commenteras, avec le feu et les
étoiles, un seul poème. Baudelaire de ta préférence,
adolescent aux yeuxverts !
Si tuveux encore, prends-en une troisième fois,
chez ta tante, dans ta ville parallèle. Une fille
viendra te séduire sur le lit à baldaquin, éteins le
regard à moitié, juste pour voir le plafond et la
suite de l'histoire. Elle entrera sur la pointe des
pieds, posera sur ta poitrine ouverte la touche déli-
cate de deux petits seins durs, dérive-toi ! Ouvre
les yeux, la chambre sera verte, non point le para-
dis, mais une écriture licite, là-bas, dans le désir.
Quel désir ? Souvent c'est le bordel où tu hésites
à entrer, puis tu fonces, louchement.
Envérité, c'est là-bas qu'on te choisira, au fond
d'une rue adjacente à quoi, une femme, peut-être
démaquillée, emportée peut-être par une triple
robe. Fais-lui signe de monter, même si ce signe
est sarcasme. Défroque le sexe, l'internat est à
mouvoir dans un autre spectacle, peu vif à ton
sang. Cette fille, plus timide que toi, te fera vague-
ment rêver à quoi ? Etonne-toi ! Mélo, alors que
tu défeuilleras ses robes légères, coupe-les par la
ceinture nonchalante. Elle te préparera du thé,
secoue la menthe, adolescent aux yeux verts ! Tu
la traverseras, violent èt rigide, vers quoi, nul grief
à ta tendresse, nul grief à ta puberté explicite !
Demain, tu te réveilleras et tu aurasquinze ans
et tu seras triste et défiguré.
Le corps et les mots

J'ai rêvé, l'autre nuit, que mon corps était des


mots.
On est toujours l'adolescent de quelque obscure
mémoire. Ce fut le bonheur de l'écriture qui me
sauva. Je devais mon salut à l'amitié des livres, et
à cet adolescent à la chevelure nonchalante, qui
jetait sur tout un coup d'œil ironique. Duo insé-
parable, une amitié toujours renouvelée. Il dessi-
nait, j'écrivais des poèmes ; il chantait, j'improvi-
sais des bribes de chansons. Il avalait les bandes
dessinées, rendait loufoque l'autorité des profes-
seurs que nous enfermions dans nos intrigues, en
collectionnant leurs tics et lapsus. Nous régnions
sur la littérature. Ecrire, bien écrire, devenait notre
technique terroriste, notre lien secret. Et nous tra-
versions les années, portés par une fascination
inexorable. Je devins écrivain public ; le diman-
che, des internes mechargeaient de leur dicter des
lettres d'amour qu'ils devaient envoyer à leurs
amies. Pour exciter l'inspiration, on m'apportait
des photos. Entouré de mes dictionnaires, j'étais
exalté, multiple à travers ces passions épistolaires.
Je gérais ainsi, jusqu'à midi, la sensibilité du
monde.
La poésie fit le reste. Je l'aimai d'abord bé-
douine, brûlée dans l'allégorie, celle des bardes
préislamiques et surtout Imrou Al Qaïs et sa ten-
dre incantation. Il a perdu sa bien-aimée quelque
part dans le désert, traverse le temps en caressant
un cheval, et disparaît dans l'envolée des rimes.
Loin de moi le temps aigu, l'expulsion dans la rue
ou le bordel, je jouais à disparaître dans les mots,
grignotais les vers, les emmagasinais dans un petit
cahier jauni, que je relisais avant le sommeil. De
jour en jour, d'image en image, mille vies se croi-
saient, ça grouillait de partout, j'en sortais la tête
heureuse et folle.
Autre exercice : tripoter les livres dans tous les
sens, organiser un puzzle, un chassé-croisé délicat
et frileux. Je lisais des romans, en écrivais d'autres,
et au lit, ces démons ensorcelés m'emportaient vers
une si douce fatigue queje tombais dans mes rêves.
A peine fini un roman, une élégie venait vers
moi, ondulante, par-delà une extrême vitesse, une
tension irrévocable d'envolées entre les lignes ;
même lamentable, elle chantait dans la parodie
d'un voyage. J'étais, à tout hasard, source, fleur ou
papillon. La lecture me rendait à la vie, à la mort.
Leparfum d'un motmebouleversait. Je tremblais.
Quel travail forcené que d'avaler le dictionnaire
des rimes et celui des synonymes! D'ailleurs, je
prenais le livre à son auteur, le rendant discours
de monpropre miroir. En établissant matyrannie,
je vidais tel livre de sa pourriture, en sauvais, pour
le bonheur del'auteur et le mien, quelques phrases
immortalisées par moi, dans un carnet de citations,
attribuées d'un trait désinvolte aux écrivains les
plus célèbres. Les professeurs se taisaient, j'avais
donc un pouvoir irréversible. J'aimais de préfé-
rence les mots étranges, qui m'ouvraient le cœur
de quelque pays lointain. Plus que simples trou-
vailles, c'était un corps à corps silencieux et gla-
cial ; après le moment de bonheur, je les cochais
fortement d'une couleur féroce, pour me suggérer
leur relation définitive, je les répétais en fermant
les yeux. Devant l'explosion des sens, j'évitais de
comprendre, j'y aurais laissé mon âme. Compren-
dre était de belle mort, je me contentais de leur
miroitement le plus trouble, le plus traître. Et
comme les endormis de la caverne, les mots nais-
saient au désir, escortaient mes pas, et redou-
blaient, en reflet, ma divination.
Dans la cour, au réfectoire, je souriais, absent,
à mes camarades. Personne ne savait la force de
mon dédoublement ; je vivais, intouchable, dans
la solitude chantée de mon être. En relevant la
couverture du lit, cachant la bougie, loin du re-
gard du pion, i'achevais, de fureur, le livre que
j'avais traîné tout le jour, avec un ou deux livres
de réserve dans les poches. Dans la vie commune,
j'étais neutre, discipliné, malheureux ni plus ni
moins, avec un rire inattendu et fou, sorti de rien ;
on fixait ma dérive. L'ordre du pion se déclen-
chait ; arrivé à moi, il se dégonflait déjà, bulles,
bulles, bulles. J'oubliais la chaise, le corps se dé-
douanait, librement, des muscles à étoiler entre les
mots.
Mon rythme, rêver quand travaillaient les au-
tres, lire quand ils dormaient, fuguer, toujours
fuguer, regarder par un trou les signes extérieurs.
Le soir où j'étais Julien Sorel, comme tout ado-
lescent rencontré dans la littérature, je troquais
mon ennui contre de l'orgueil, je flottais, immor-
tel du tout au tout. Mort ou vivant, je pensais
bien partir, à travers la nuit, créer une nouvelle
religion. On nous expédia au réfectoire. Je ne
lâchais pas Sorel d'un pouce, et comment avaler
d'une main langoureuse des résidus aussi pâteux ?
On s'habitua à mes voyages, et l'on me relégua
dans un manoir. Revenu parmi les autres, je me
voilais dans une gaieté brutale, en barbouillant
l'air de gestes amples et grandioses.
Au début de ce siècle, un poète malade quitta
sonpaysnatal. Il toussait sec, s'étalait, pour dormir,
sur une natte. Parlait-il de quelque signe com-
plice ? Soufflée, sa poésie s'évanouissait dans l'in-
cantation. Il dit le premier mot et l'humanité fut.
D'abord saule pleureur, Jibrane se décida de pro-
cheenproche prophète. Il le déclara lui-même : je
suis fils de Zarathoustra. Bientôt je confondis les
deux. L'un mourut jeune, il le savait, je savais
moi aussi que je mourrais jeune. Rêve vite défleuri
qui s'expatrie maintenant dans cette adolescence,
je serai mort au moins une fois dans les mots.
L'autre, jusqu'au bout, scruta la folie inextinguible.
A quinze ans, je me conjurais, de loin, prophète
exilé. Maisoù?Monincantation était plutôt mate,
mon écriture parchemin dérisoire.
Lesoir, après le repas, je marchais, la tête cour-
bée entre deux arcades, la main droite de travers.
J'imitais la profondeur du solitaire. Onmecroisait,
je louchais d'innocence. Onmedérangeait, je m'es-
quivais. J'étais un autre, durée fantasque et animée
de ferveur. Ayant ainsi un alibi, je rangeais la
société dans un coin, me vassalisais à la solitude.
Vivre, le jour et la nuit, de rêves empruntés, était
l'image absente d'un corps déréalisé, comme tra-
versé par une simple divagation d'un désir
contourné, vibratoire et jamais nommé.
Avec mes camarades les plus tourmentés, nous
cherchions un choc ; l'histoire était là, nous la
retournions : si les Arabes avaient battu Charles
Martel et conquis toute l'Europe ? Séduits par
l'Occident, nous nous arrachions à la différence

1. Poète libanais exilé aux Etats-Unis (1883-1931).


et voulions défaire sa mémoire. Fallait-il choisir
entre le rêve et l'histoire ?
A cet âge, je choisis la solitude, les fraternités
littéraires. Mes dieux étaient de préférence des
poètes marginaux, exilés, fous, suicidés, morts
jeunes ou tuberculeux, ceux-là mêmesque je savais
perdus à tout jamais dans la souffrance pure.
En classe, défilaient les classiques, ces dieux
officiels. Nous les avalions par petits bouts : cha-
que année une tragédie et une comédie, façon de
s'équilibrer dans le gazouillis. Avec un peu de
chance, on apprenait à marteler l'alexandrin, cette
cadence effilochée qui nous menait à une danse
imprévue, ainsi tourne la culture. Pour nous épater,
le professeur de français fermait les volets, hurlait
tout en parcourant la salle. C'était son style tota-
litaire pour nous soustraire à nous-mêmes, nous
octroyer une culture franche, baraquée et sans
retour. Pendant son cours, le rite remplaçait la
culture, le bruit de ferraille, le chant intérieur qui
me charriait. On relevait les volets, bref moment
pour débrider le corps, le soleil revenait, il disait :
explication. Aux plus beaux jours, nous jouions
des scènes de théâtre. Ce théâtre, minable, nous
métamorphosait et nous sautions, gais, dans un
bric-à-brac de questions et réponses. Le professeur
avait un disciple qui hurlait aussi. Nous saisissions
la retombée de ses cris pour rayer le silence de
grincements bien vicieux. Jusqu'au bout, nous
l'accompagnions vers l'ultime bouleversement. Et
au suivant, tonnait le professeur. Je me rangeais
dans mon propre espace, les pieds en abeille. Dans
les plaines arides de Corneille, je baladais mon
radar, dardais l'alexandrin serpenté, mais fumée
cylindrique, celui-ci essoufflait mon souffle. Voici
que se décrochait la rime de sa sécheresse noueuse.
J'imaginais des chameliers engourdis à l'épée
retournée dans le sable, attendant le matin pour
continuer leur marche. Les personnages cornéliens
dont j'enjambais souvent la tirade héroïque me
laissaient un ennui d'acier. A la fin de chaque
pièce, chacun recueillait ses morts, moi je fichais
« la tribu des mots », puis attendais.
Quandje sautai uneclasse, je m'attaquai à Cinna
après avoir incendié le Cid. N'aimant pas les
héros, j'étais du côté des dieux déchus. Sans doute,
cequi merattachait par quelque fibre à cet univers
sonore et équarrisseur fut le souvenir rappelé d'une
rhétorique glaciale et d'une incantation redoutable.
Corneille fut l'un des derniers prophètes armés et,
par son univers féodal, il frôlait, raide, les mythes
ébouriffés de l'enfance.
On ne pouvait parler de l'un sans débaucher
l'autre, je nomme l'équilibre entre Racine et Cor-
neille. A nous de choisir. On ne choisissait rien.
Tout tombait, répandu, entre des identités échan-
crées. De la culture apprise, on bricolait un col-
lage. Le professeur posait le problème suivant :
« Supposez que Curiace tue Horace, racontez la
suite. » Monvoisin de devant résolut le problème
par un style radicalement administratif. Cela com-
mença en liberté franche, Curiace dit au vieil
Horace : « J'ai l'honneur et le regret de vous
annoncer que j'ai tué votre fils. » La culture ne
concernait pas ce garçon, il préférait se faire encu-
ler par la chaise. Il écrivait comme il saluait le
directeur, confondait l'art avec la censure et les
mots avec leur arbitraire. Il appelait les écrivains
par leur prénom ; on le laissait s'aérer sur place
et on l'en sortait pour le montrer, quand la séche-
resse cornélienne nous assassinait.
Maniaque dans les imitations, je racontais la
suite de l'histoire en alexandrins laborieux, torchés.
Je voulais plaire au professeur français, puisque
par Corneille je serais entré dans l'éternité de
l'Autre. L'Occident nous offrait ses paradis. Je me
rêvais extrait choisi, dieu parmi les dieux. Pendant
toute une semaine, je m'étais appliqué à ficeler
des alexandrins. Sauvage et épique pendant toute
une semaine, j'avais enfin la démesured'un rythme
cosmique. Le drame finissant ou non en queue de
poisson, j'étais déjà en haut avec Corneille, de
toute évidence, le professeur au milieu distribuant
les rôles entre ciel et terre, et enfin, en bas, la
classe grenouillarde.
Plusieurs fois, je m'étais hasardé, au gré de mes
lectures, à travestir les dieux officiels, à les neu-
traliser par des exercices d'imitation, d'abord en
m'identifiant à eux, et comme ce voisinage me
pesait, j'avais viré carrément vers la parodie que
je croyais décolonisante. Docile avec mes idoles,
je torturais les autres, ajoutant à leurs œuvres
des morceaux inédits, sortis de ma bibliothèque
mobile, fourmillante, tyrannique. Hugoqui m'était
cher y passa sec, attaché à des rimes drelin-drelin.
Avec Racine, je pris beaucoup de précautions, le
lisais avant de m'endormir, même si me déroutait
le fignolage de ses passions. Car mon corps appe-
lait un chant nostalgique, alors que ces person-
nages de la souffrance et de la mort aimante
m'étonnaient. Je préférais au sublime la tristesse
grêle ou la fureur, ou l'aride : romantique cent
pour cent, avec l'arsenal mythique, les dieux boi-
teux et la maniedetout poétiser. Je flottais. Quelle
histoire orpheline ou agressive pouvait me dessai-
sir ? J'attendais que se dénouât le temps, que com-
mençât ma vraie vie dans l'exaltation d'une nou-
velle naissance. Si l'adolescence est donnée au cri
proche de la reconversion, je pense avoir espéré
que me bousculât la réalité. L'histoire passait,
j'étais dans mon trou, m'observant me réveiller,
étudier, manger et dormir parmi les autres, actes
court-circuités par un voyeurisme hagard.
J'écrivais, acte sans désespoir et qui devait sub-
juguer monsommeil, mon errance. J'écrivais puis-
que c'était le seul moyen de disparaître du monde,
de me retrancher du chaos, de m'affûter à la soli-
tude. Je croyais au destin des morts, pourquoi ne
pas épouser le cycle de mon éternité ? Monchoix
se retenait, je ne voulais pas payer le prix de cette
souffrance : je me voulais gai quand me démas-
quait le jour, indéniablement d'une gaieté déra-
cinée et sifflante.
Grâce au frère aîné, je bifurquai un moment
vers le roman arabe moderne. De cette époque
naquirent mes premiers poèmes en arabe. Parions
qu'ils appartenaient à ma propre notion du vent,
puisque je ne les signai pas.
Faisons maintenant allusion à nos poèmesd'ado-
lescence, dérangeons-les un peu, commeil convient,
et sans égard à leur émoi, bien fané maintenant.
Après les rondeaux et les sonnets, qui suivaient
l'ordre saisonnier, j'aiguisai honnêtement quelques
vers libres de partir, poussifs ou carillonnés. Par
exemple, en appliquant au papier une romance
du soir, je me permettais de rêver à mon aise,
d'ordonner au monde de se taire, afin que se
reconnût mon écoute. Eh bien ! toute la nature
venait à mon aide, complètement ouverte au pou-
voir de mes graffiti. Ma petite métempsycose
champignonnait à tel point que je me retournais,
dégoûté, contre ma toute-puissance. Dans le vague
de l'automne et après avoir trop dormi, trop rêvé,
je partais, ivre, de la fin d'un sonnet à une ro-
mance. Amie ! dans ces deux jours, m'écriais-je,
amie, ma douce amie..
Et que la rime s'étoilât filante, en moins
de rien, j'attendais tranquillement que puissent
bégayer d'autres merveilles, sur maplume souvent
à moitié brisée. Ça, c'était du souffle ! Le mot,
esthétiquement, incluait un signe graphique,
résumé émotif de ma fascination devant la feuille
blanche. Qui aurait osé m'empêcher de faire rimer
foi avec froid en tremblant d'audace, qui ?
Ecœuré par cette innocence, je parodiais la poé-
sie desautres, et la mienne, macréation en hoquets
succincts, saccadés. En imitant Prévert, je finissais
monpoèmepar une pirouette semblable : le jeune
hommeacompris tout cequ'un jeune hommepeut
comprendrequand il necomprend pas grand-chose
aux filles.
Il fallait bien donner une dédicace à cette pas-
sion : porté par la poésie, je devins amoureux.
Elle s'appelait Douce Colombe, moi Solitriste. Elle
écrivait dans le Jeudi littéraire de Maroc-Presse,
moi aussi. Cette dédicace dura deux ans. L'amour,
pensais-je, allait compléter le tout. Je la désirais
par le verbe, elle répondait par des soupirs inin-
telligibles.
En attendant de voir clair, je me baladais, et
préludant à mes phantasmes : des femmes lan-
cinantes que j'attendais au détour d'une rue. Rien
ne venait, sinon leur image dans mes rimes, que
je tripotais sans scandale pour personne.

Adolescent aux yeux verts, tu dis mon âme,


puis dans le bordel, tu descends dans des sexes
de cratère. Mauvais rêve est ton adolescence.
Appuyé sur une putain, tu jalonnes une cuisse
et tu suis, absent, la fumée d'une cigarette encore
allumée. Tu reviens chez elle, tu glisses sur le
trottoir, de peur d'être reconnu, et tu la retrouves,
déjà yeux ouverts, déjà vidé.
Maintenant que Douce Colombe arrive pour la
première fois, cours, cours, un journal à la main,
ce sera votre signe de reconnaissance. Elle arri-
vera en sautillant, toute flottante, et sa robe récla-
mera de toi une main réellement dansante.
Détends-toi, délie ta langue, car voltigeront entre
vous deux quelques phrases dégrisées, fines et tou-
chées. Tu fais un pas, elle va au-delà de toi, elle
jette une main en l'air. Tu t'arrêtes, elle s'assoit,
creusant un petit trou au travers du banc, et quelle
misérable posture pour toi de tout déballer, ta vie,
ton attente et tes petites misères ! Elle sourit,
s'égare un peu de sein, à croire la farce bien mise
au point. Certes, tu prétends que tu l'auras toute
l'été prochain. En vérité, elle t'abandonnera dans
le jardin, un journal à la main. Tu voyageras une
deuxième fois à sa rencontre. Elle arrivera, ce sera
un médiocre désenchantement, elle se figera
bouche creuse, delta, solitude. Ravale tes pleurs
et va-t'en ! Dis : adieu, littérature épistolaire, adieu
poésie nubile ! Si tu t'obstines, essaie avec une
autre fille, courtise cette grosse myope, elle te
pressera en claquant des dents. Vous ne récolterez
que la fatigue, alors que la robe lui arrivera à la
tête. Elle cherche un mari, et toi, tu désires une
femme. Ceci sera pour toi un étrange argument
envers ses semblables, dans de folles positions.
Arrange ton cœur mignon dans ta poésie défunte,
il n'y aura que le corps souverain à conquérir, sur
toi, sur les autres. Et puis, adolescent aux yeux
verts, tu as une tête pensante, crois-moi, l'histoire
te guette, tu seras.
Par gestes décrochés

L'Indépendance était là. Ma jeunesse évasive


s'éveilla soudain à l'appel de l'action. Je sortais
d'une enfance sinueuse, mais protégée. L'avenir
certain, je le voyais dans la culture. Pas d'erreur,
l'écriture est, dans ce sens, une adolescence pro-
longée. Je mevoulais écrivain sans en mesurer la
souffrance et le vertige. Ecrire était une manière
de survivre au souvenir, de flotter dans le temps,
feuille hasardeuse et trouble.
Al'internat, je m'accrochais à la moindreenvo-
lée ; retombant vite, j'attendais le signe de quel-
quechoc,quelque réalité lieusequi aurait brouillé
mes rêves éveillés. Assis, je me repliais, spirale
inverse, et comment dire, j'attendais l'éveil du
vent. Négligence, pourrait-on prétendre : je met-
taisdeschaussettesdecouleursdifférentes, m'habil-
lais n'importe comment, habitué aux vêtements
neutres oùl'on s'abîme pour ne plus réapparaître.
La brosse à cheveux glissait entre les mains;
oubliée quelque part, elle pouvait se déranger
jusqu'à accrocher une grimace rapide, un cheveu
qui louchait de fatigue, une petite musique à l'in-
vasion toute discontinue. J'aimais l'inertie du
corps ; de la mémoire tribale, je n'ai pas hérité la
force du guerrier, mais plutôt la sagesse de l'indo-
lence, et je pourrais longtemps suivre le glisse-
ment d'un parfum. Choisir le moment du désir
pour inaugurer chaque fois le monde, c'était mon
droit.
Il est vrai que l'imaginaire avait ses exploits.
Arrêté par un objet, je me laissais glisser, ouvrais,
en passant la main, des armoires hermétiques. Rien
ne m'arrêtait, et si les portes revenaient à leur
place, je forçais l'espace, assurément articulé par
quelqueinsistance démoniaquevenuedemesdoigts
magiques. On me donnait un ordre, je l'oubliais
en chemin, le reprenais par un bout et le portais,
tout fragile. Penchévers les autres, je m'arc-boutais
à des étincelles, ça craquait autour de moi matin
et soir.
Entre la réalité désenchantée et moi se perpé-
tuait un extraordinaire ricanement. Par gestes
décrochés et au milieu d'une causerie, j'arrêtais
la phrase, mot sous mot, dès que le brouillard se
faisait bien épais. Exilé de moi-même, je me divi-
sais dans des actes trichés de hiatus, ronronne-
ments et petite folie. Rien savoir, rien dire, alors
que j'articulais de la vexation.
Voici l'époque chaudede l'histoire et del'action.
Protégée par son Dieu, ma société bousculait la
vieille litanie, à savoir, peu à peu, la colère blan-
che, bien au-delà de mon enfance nourrie par une
histoire décomposée et crève-cœur de la deuxième
guerre. Un oncle raconta la sanglante tuerie de
Casablanca ; blotti dans le magasin, il écouta la
mitraillette contre la nuit. Le matin, il se réveilla
très tôt pour distribuer le quotidien Al Alam, à
moitié pages blanches, chacun devinait le reste.
Avec le frère aîné, on s'amusa à effacer le vide,
partout en nous des assassinats imaginaires. Il est
vrai aussi qu'en rêvant, pour de vrai, j'assiste avec
Marx à la Révolution d'Octobre. Au collège,
l'action politique, à tous égards, était tortueuse.
Nous arrivaient defaçon épisodiquequelques tracts
que nous commentions par petits groupes. Aucune
organisation interne, seulement le sabotage de la
sécurité de l'Autre : pour désarmer un enseignant
colonialiste, on inscrivait au tableau un énorme
DIEN-BIEN-PHU. Comme le cours était foutu,
il nous insultait, occasion de nous traiter de van-
dales, de wisigoths, de barbares, de tant de noms
forcés qui chantaient curieusement leur terreur.
S'organisait alors la contre-violence, aiguisée
par le mythe et la rumeur. Ma mère contemplait,
sur la lune, la figure du roi exilé1 Poursuivant sa
recherche, elle finissait par y voir toute la famille
royale, je ne lui en voulais pas d'expliquer les
choses à sa manière, car mamère avant de s'envo-
1. Mohammed V, exilé en 1952.
1 pouvait tout me dire. Explosion de bien des
légendes, longtemps endormies ! Cette puissance
onirique protégeait notre évasion dans l'histoire.
Au reste, la liberté rejaillissait par la palpitation
du corps et la semaine. d'après, par un échange de
bonnes fortunes.
A El Jadida, je m'improvisais manifestant
mobile, changeant de quartier, sans plan établi : le
labyrinthe des rues donnait la clef à celui qui
savait zigzaguer entre l'agression et nos forces
souterraines. Pour échapper aux paras, nous dis-
paraissions dans les puits et les citernes. Couchée
sur la terrasse, notre vigie surveillait la déchirure
du ciel. Rarement, la confrontation nue, directe.
Un para défonça la porte, nous repéra, mes
frères et moi. Les mains levées, poussés par la
mitraillette. Arrivée dans un hangar et interro-
gatoire. J'hésitais à expliquer à un policier pour-
quoi je n'étais pas rasé, il me gifla et « baisse la
tête quand je te parle », hurla-t-il. On resta pen-
dant des heures dressés sur les genoux. Faute de
renseignements, on nous laissa partir, l'on embar-
qua d'autres vers un terrain vague. Incident peu
bouleversant, qui m'apprit à agir, par la suite, avec
une humilité précautionneuse. Le combat exigeant
le recul de tout orgueil inutile, je m'habituai aux
gestes semi-clandestins. Je disparus un moment
à la campagne où j'encourageai des parents à scier
des poteaux télégraphiques, faute de mieux. Ail-
leurs, dans le pays, brûlait sinon le feu, du moins
la force du mythe. Le vendredi, on protestait par
la prière et la fermeture des magasins. Aun ins-
pecteurqui lui demandadequi il avait reçu l'ordre
de fermer, un vieillard répondit que c'était une
exigence divine. Façon naturelle de confondre le
Diable ! De tous les coins s'élevaient des voix
étranges, la pluie allait disparaître, le soleil devait
se noyer dans sa folie. On prévoyait la fin du
monde. Le jour de la Très Grande Violence, bien
sûr !
Quand je pense qu'à des moments semblables
des sociétés entières avaient éprouvé jusqu'à la fin
le vertige de la mort, et qu'elles avaient été englou-
ties à jamais dans le chant de leur égorgement, je
sais que l'homme peut basculer entre vie et mort,
dans l'indîfférence exaltée. Je sais aussi la pointe
de la vengeance pour celui qui revenait de cette
étrange contrée.
La contre-violence réorganisait notre colère.
Invincible, le résistant dynamitait, bombardait,
assassinait puis disparaissait au fond d'un puits. Les
femmesmaintenaient le pouvoir salvateur du talis-
man. Car, d'une main, elles éloignaient le mal, et
de l'autre multipliaient la crispation du désir. Le
labyrinthe des rues obéissait encore une fois à la
protection féminine.
Par-delà le chaos de l'histoire, nous nous nour-
rissions à cette force cachée de durer ; pour une
fois, la tendresse se partagea, sans jalousie, entre
la mère et la rue. L'action retrouvait une souve-
nance lointaine.
Mon action était relative et inorganisée. A quel-
ques kilomètres de la ville, on fusillait des résis-
tants dont les derniers gestes et paroles nous par-
venaient un peu cendrés. Quoi ! La mort se faisait
étrange et bien belle. Nous discutions de ce cra-
chat d'un condamné à mort sur la face des assas-
sins, lui déjà au bord du tombeau alors que la
mitraillette le brisait de rage accélérée. Nous tour-
nions autour du camp, finissions par rejoindre
la ville en longeant les rochers et le sable, voilà
le cri de l'histoire coloniale, cousue à mon corps.
Peut-être le déracinement de mon action prove-
nait-il de ma mobilité entre deux villes, celle de
mon enfance et celle de mes études. On s'initiait
à l'acte terroriste, c'était l'escarmouche improvisée
sur une affiche, un jardin ou un policier. Détruire
le regard assuré de l'Autre, puis disparaître ; de
cette manière, inscrire en taches hachées plus que
des boniments. Nous suivions la ronde d'un policier
pour lui projeter le présage de son recul ou de sa
mort. Il s'agissait de multiplier les failles dans cet
espace par paraboles élastiques.
Je me faisais prendre parfois : ainsi, cette
atroce nuit entre les mains de médecins racistes,
après une opération bénigne des amygdales. J'avais,
devant la table d'opération, vomi une partie de
mon sang. Etendu, j'écoutais leur discours sur notre
ingratitude et notre barbarie. Ils disposaient de ma
vie et de ma mort ; mais mon cœur était excel-
lent, j'étais sauvé. Ce long cauchemar que je subis-
sais, les yeux ouverts, me tortura toute la nuit Je
restai éveillé, la main suspendue. Pour passer le
temps, je me représentais fuyant de l'hôpital et
me suicidant quelque part au-dessus d'une falaise.
Défilèrent des agglomérations de cauchemars :
mon enfance toujours mouvante, le film de la
vengeance et de l'humiliation. Sans doute je mou-
rus en image ailée, éclair perdu par la fenêtre.
Alors ?
Le matin, une Sœur blanche vint me caresser la
tête, m'offrit de la glace à maintenir sur la langue.
Mamère était là ; je n'avais pas le droit de parler.
Quand, à la maison, j'articulais des gestes à la
mère analphabète, elle m'apportait la chatte à la
place d'un tabouret, n'importe quoi à la place de
n'importe quoi. Ce jeu de l'indifférence était une
fraîcheur. Je riais de mon seul regard, heureux.
Je monte avec le corbeau, je reste tout seul, je
descends avec tout le monde, je monte avec l'hi-
rondelle et le hibou, et hop !
Au collège, où je me considérais depuis toujours
passager clandestin, nous commencions à dépister
les mouchards. Quand je me sentais généreux et
futuriste, j'écrivais des poèmes ensanglantés sur
ces crapules. Poésie qui circulait ouvertement, puis-
que le symbole couvrait l'opération. De Marrakech
s'envolaient des nouvelles,toujours discordantes,
déjà mythiques. De son temps, le pacha de la ville
balançait ses victimes dans un trou et les emmu-
rait, disait la rumeur,papillons volés à leur mort.
Ensuite, il s'enveloppait dans la drogue : paradis,
harem, progéniture sans chiffre. Comme il s'éter-
nisait dans les délices, la ville s'interrogeait sur
son existence. Ce fantôme glissait, souterrain et
omniprésent. Des résistants tramaient sa saisie et
le sang sur ses djellabas blanches, dans ses yeux si
vitreux, si éteints que des serpents y auraient lové
leur incandescence. J'étais témoin de cette réalité
fantasque. Aux flics partout présents, je montrais
ma carte d'identité, un peu craintif et désarticulé,
sans oublier les barbelés écorchant le regard.
Comme la ville se reconvertissait à une nouvelle
syntaxe, ce vieillard étroit et caverneux allait à sa
perte. Le fantôme se dédoubla par la grâce d'un
roi arraché au kif. Ensemble le sortilège de l'appa-
rence, la fragilité, du lugubre. Quelle fin de porter
ainsi la vieillesse, lynchée par la risée et l'histoire
infidèle !
Ils se rendirent au collège, par une matinée
fraîche, on nous réquisitionna pour montrer le
spectacle ; nous espérions leur assassinat. Sur les
terrasses, les chiens de garde. Le soleil se dérou-
lait, certaine musique ridée, pas de fantasia en
surprise. La beauté du fantôme ne fascinant que
la nuit, nous ne récoltâmes qu'un malentendu
blanchâtre.
1. Il s'agit du roi fantoche, Ben Arafa.
Tout passa.
Ala mosquée de la ville, un résistant dérangea
le scénario, opéra la première image de leur mort.
Le roi maudit, toujours étonné, réclamait un tom-
beau officiel et tranquille, avec comme souvenir
une pipe de kif. Mais à Rabat, on le remit sur un
siège doré, livré à la foule. Cette fois encore on
le rata, car le geste fut arrêté et le résistant déjà
étalé, criblé, tatoué à jamais.
Des révoltes arrivaient sur les sommets des
montagnes, déracinées du terroir. Un paysan avec
un vieux fusil, tout seul, fit de son combat une
guerre universelle. Epopée inoubliable de notre
adolescence !Je redécouvrais, émerveillé, desforces
d'avant le siècle.
Jusqu'à la fin, Marrakech vécut, même renou-
velée, dans ses limites. Quand le pacha s'agenouilla
enfin devant Mohammed V, c'était déjà la fin
d'une longue chevauchée coloniale. L'automne
ramena le roi exilé et quelques autres princes de
la résistance dont nous commencions à épeler le
geste et la parole. Quand il descendit de la passe-
relle, le peuple pleura.
Qu'advenait-il de notre ville ?De pied ferme et
selon une cadence aisée, je me promenais, violen-
tant monenfance, longtemps hantée par des hypo-
thèses nouées. Replié chez lui ou arrangeant les
bagages, l'Autre se cloîtra pendant la fête, assassi-
nat joyeux du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
Ai-je besoin de le répéter ! Notre direction était
à cinq étoiles : peu de règlements decomptes défi-
nitifs, on se réinventait sous l'empiétement de
quelques vérités premières. L'Indépendance fut
l'irrésistible bonheur d'une identité rêvée jusqu'au
délire.
Ecoutons la jeunesse chantée qui rythmait les
défilés. Sur l'estrade, une fillette, aux nattes en
fleur, lisait un discours, tremblotante et rouge,
puis, applaudie, elle retournait dans la chaleur ma-
ternelle. Quelqu'un encensait la foule en la bénis-
sant. Quelle histoire !
Dans la rue, chacun arborait un fétiche ouquel-
que fantaisie nationale. On changeait souvent de
cause à effet, par simple craquement des doigts,
on passait outre, la poitrine ouverte. Eau-de-vie,
voyou populaire, jouait avec un mouchoir des
comédies souvent ratées, s'en allait, la bouteille à
la main. Sa sustension tenait à un pied étriqué. Si
la tête touchait la rue dans un excès matinal, il
se mélangeait, de loin et lentement, aux dimen-
sions du prétexte, de la traversée et de la grimace.
Il apparaissait commeil venait, geste et brouillard,
se nichait un instant, soustrait de ses contresens.
Sindbad canaille et rosace, il se débridait en autant
de ruptures déclives, ivrogne à bout portant ;
c'était le vague de la prison à la rue qui nous le
rendait en demi-tour, le regard sublime, comédien
detout. Inexorablecette ivresse, debar enbar, bout
devie jamais désamorcé. Il savait devant n'importe
qui expulser d'un mot la pesanteur des mortels.
Au quartier, on planta un théâtre de hasard,
fréquenté souvent par les paysans de la région. Le
frère aîné écrivit d'un trait une pièce grandiose à
deux personnages, le Maroc ancien et le Maroc
nouveau, je faisais l'ancien, et lui le nouveau, le
tout précisément dérisoire, tirades finies, aparté
entretoi et moi, frère, cela nesoulevait aucunécho.
Au programme aussi, un homme qui dormait.
Le réveil devait sonner, on l'attendit, le réveil
s'endormit à son tour. Inquiet, le public com-
mença à bouger. L'endormi ronflait maintenant,
je lui soufflai de se lever malgré tout, il se courba
vers moi, m'insulta, se rendormit, tranquillement.
Je le laissai faire et attendis. Il se leva enfin ! Au
moment où il allait s'exécuter, le réveil explosa :
lui, resta debout, les mains en l'air. En quelques
instants, il improvisa la comédie de deux puces
vagabondes dans la salle. D'un coup, il se cha-
touilla les aisselles, on riait, je glissai une chanson
sourde, et dans le brouillard de mes va-et-vient,
j'écoutai la pièce dans toutes ses directions. Puis
défilèrent d'autres personnages, armés de bâtons
et piaffant sur place, vive l'Indépendance !
Nous arriva, un jour, un obscur individu qui se
proclama nouveau prophète, habits blancs, entière-
mentsûr de lui. Il parla àpeine, prit la scène pour
le lieu de sa dignité. Il chassa d'un geste notre
bricolage, médita longtemps, rigide et majestueux.
Il encensa la foule. Allez, dit-il, ouvrez le cœur et
l'oreille, vous entendrez la plus belle des plus
belles histoires, je suis cordonnier, mais j'ai appris
la parole secrète. Il parla, sortit très lentement,
poursuivi par une interminable féerie.
Pour honorer la demande toujours grande, nous
nous installâmes dans le grand théâtre de la ville.
Au programme, des pièces poétiques en arabe clas-
sique. A la fin du spectacle, le public était tou-
jours assis, il n'avait rien compris àcette langue des
livres. Un acteur cria au public que c'était réelle-
ment la fin et qu'il pouvait partir. Cet échec nous
donna une raison, on se réfugia dans la tradition,
seule manière de séduire. On reprit le bâton du
magicien, les parfums du Prophète. La salle riait
facilement. Notre jeunesse, notre compagne mal-
menée, notre jeunesse de la plus lointaine souve-
nance épelait la menue parole fraternelle du peu-
ple. Dans ce chant collectif, pour moi tout neuf,
je me sentais heureux, gardien d'une fraîcheur
première. Par-delà le désenchantement, cette épo-
que dispose encore de mes moindres palpitations.
Commel'enfance jamais égarée, l'histoire a le par-
fum d'une euphorbe, confuse, et qui me possédait.
L'adolescence dévoilée — les filles —devant
nous. Pour la première fois, nous avions formé un
groupe avec des filles : après-midi à la plage ou en
ville, en soirée tournante ; à chacun de combiner
l'approche chuchotante dudésir, aveccommemenu
du thé, du Cocaet des biscuits. Cette bande s'appe-
lait Blue Moon. On dansait entre deux généra-
tions, tangos et rock and roll. Le slow posait un
problème, si la caresse dépassait la touche furtive.
Une fille jura à sa mère de ne pas danser les
rythmes lents, c'était du moins ce qu'elle disait.
Lesfilles en ligne, nous en face. Nous nous levions
d'un saut, tournions, la main moite et le sexe tenu
en respect ; quand celui-ci se mettait lui aussi à
danser, nous entraînions la fille dans une pirouette
imprévue. On se dévergondait ailleurs, inégale-
ment, entre d'autres cuisses. Danscegroupe, c'était
plutôt l'inachèvement de la fraîcheur, le rappel
prénatal d'une légère confusion. L'histoire, qui
décloîtra ces filles, nous offrait de petites amours
perdues en toute transparence. Quand ces filles
partaient, nous retrouvions l'ivresse de l'alcool et
des putains : « Valse mélancolique et langoureux
vertige », disait le poète de mapréférence.
A cette époque, nous aurions aimé savoir la
fusion de la tendresse et du désir. Quel théâtre
craintif ensorcelait le noeudde notre attente ?Pour
ouvrir le sexe chiffré, il fallait se lier, alors que
je me sentais libre et confiant. Chaque âge a ses
désirs ratés ou raturés, j'avais la promessedu deve-
nir. En réalité, je me sentais peu concerné par
ces soirées décolorées.
Déjà, cette année, me prenait le goût de la phi-
losophie. J'avais repris le chemin du collège. La
fête ne m'empêchait pas detravailler avec rage ; le
bac dans la poche, quelle vocation choisir ?
Marrakech se fit dépouiller de la place Jamaa
Lfna par un acte puritain, les bordels furent rayés
de notre géographie. Le Pacha, sous le poids de la
défaite, s'inclina. On barbouillait l'espace de
morale triomphante, on voulait nettoyer d'un trait
la longue servitude. La tradition semblait, pour
un instant, refoulée.
Je découvrais la philosophie avec un professeur
libéral et profondément chrétien, ayant subi les
camps de concentration. Son amabilité nous tou-
chait ; lorsque, quelques années plus tard, j'inau-
gurai mon premier cours à l'Université, il était là
parmi les étudiants, simple comme toujours. A
Marrakech, nous étions seulement quatre étu-
diants ; avant decommencerle cours, ongrignotait
ensemble des beignets chauds. Nous discutions de
Sartre avec une guerre de retard. Quelque temps
auparavant, j'avais eu entre les mains un de ses
textes qui m'avait séduit tout de suite, même si
mon inculture philosophique m'en interdisait
l'entière saisie. Mon accord allait au bruissement
des mots, à la métaphore outrée, à la sinusoïde.
J'allais ensuite happer dans les romansde Sartre
des signes de mon inquiétude, encore que celle-ci
fût plutôt frivole. Le monde sartrien était anti-
1. L'existentialisme est un hurnanisme.
chrétien et antibourgeois, le mien magique et
épique, superposé de masques, mon esprit, mon
corps colonisés. De toute évidence, la division de
notre être était différente, et ma connivence
oblique avec Sartre ne récolta de son univers et
à cette époque que quelques bribes sonores, autant
dire un morceau choisi parmi d'autres, avec toute-
fois un peu plus de savoir et de révolte. Né au
début d'une guerre qui n'était pas la nôtre, j'avais
grandi dans un combat pour lequel l'Occident
devait, pour se dessaisir, payer le prix. Ainsi donc
aucune identification passionnée pour Sartre, petit
prophète à la cigarette papillonnante et qui se
conjurait dans l'extrapolation de mes propres
angoisses.
Entre nous, jeu d'ombres plutôt, autant dire un
salut confus de reconnaissance, mais décisif. Par
lui, je participai à la sécurité ébréchée de l'Occi-
dent. Cet Occident qui commençait à douter de lui-
même vivait le phantasme luxueux de sa mort. A
chaque guerre, l'Occident reconduisait la mort de
Dieu, et en même temps réapparaissait comme
aveuglé devant un tel redoublement. Et si parfois
l'Occident triomphant chantait sa déperdition
nietzschéenne, qu'en était-il de moi et de ma
culture ?
Je reconnaissais de cette culture le bricolage du
savoir, la répression, le dépaysement ; j'en saisis-
sais la faille dans l'intimité de mon être. Et parce
que lié à cette séduction, je me perdais dans la
trame du désir. Aimer l'Autre, c'est parler le lieu
perdu de la mémoire, et mon insurrection qui,
dans un premier temps, n'était qu'une histoire
imposée, se perpétue en une ressemblance accep-
tée, parce que l'Occident est une partie de moi,
que je ne peux nier que dans la mesure où je
lutte contre tous les occidents et orients qui
m'oppriment ou me désenchantent.
Sartre nous donna une raison d'enchainer sur
notre élan. Si l'homme est cette liberté ténébreuse,
je me sentais avenir et fleur nouvelle, à tout
hasard, dans un mouvement fébrile. Adieu, Occi-
dent imagé de mon adolescence ! Une autre his-
toire commençait.
La philosophie enseignée au collège, résumée en
quelques lapsus, ne dénouait pas le ventre. La cul-
ture, je la cherchais dans la fête poétique, étran-
geté mienne et jamais finie, qu'emportait le vol
assorti de quelque rime.
Voici une image décalée du passé proche : je
flottais. En cette dernière année à Marrakech où
j'étais pion nonchalant, escaladant les murs la nuit
pour rejoindre le cinéma, j'étais disponible à la
fantaisie du temps. Avec deux professeurs algé-
riens, amateurs de kif et de l'Internationale, nous
mêlions le plaisir à la méditation désabusée sur
la guerre, la révolution, la mort. A la fin du mois,
on louait une calèche pour le casino ; petit luxe
sans brûlure, seulement le chatoiement bariolé de
l'argent. On courtisait la Française ou l'Israélite
longtemps interdites, on réinventait la parole ; je
fixais la barmaid illusoire, par laquelle se répé-
taient mille images, esclaves dans un château de
pacotille. Unpeu dégrisés à la fin, nous reprenions
une calèche, avec la même indolence. On le sait
déjà, il y avait vie par le rite paresseux.

Je n'ai jamais su mecomporter avec Casablanca,


malgré ma politesse. Qu'étais-je devenu dans cette
ville, l'année d'après ? Je feuillette un livre relatif
au passé proche de cette ville, au début du siècle.
J'y récolte une photo, terrain vague au bord de
l'Océan, y croupissaient quelques trafiquants, les
tribus voisines venaient parfois échouer là, ne pou-
vant aller plus loin. Une ville en écho, qui faisait
partie de la poussière si l'on encroit les survivants,
un petit port qu'on dérangeait par un coup de
pouce, la population se croisait les bras. Il faut le
dire, un tremblement de terre, maintenant, là-bas,
fait sautiller les gratte-ciel par secousses violentes
quoiqueinoffensives, juste pour provoquer la petite
peur, dire que la ville tremblera un peu plus,
qui le niera ? Tremblement ou hoquet, la ville
s'organise en se propageant sans raison convain-
cante, il nesuffit pasdeplan, mêmemilitaire, pour
reconnaître réellement un coin de rue ; il faut
compter ses phalanges, la logique part de cette
règle minimum. On comprendra, je l'espère, les
raisons demon impolitesse, oudetoute autre chose.
On tombe dans cette ville commeon peut, comme
on veut, l'essentiel c'est de s'habituer au bruit et
de le loger à tout jamais derrière la tête. Autre-
ment, il n'y a que la fuite.
Dans le temps et pour la vie collective, on se
contentait de la criée publique ; le crieur racontait
ce qui lui passait par la tête, le bruit était dedans
sa tête, il le gardait pour tout le monde, la popu-
lation dormait tranquillement. Parce que dernier
prophète, grassement payé, le crieur abusait de son
pouvoir, donnait des ordres de plus en plus brefs.
Ne pouvant plus retenir ses hantises de cerveau,
il devint si fantastiquement maigre qu'il s'envola
après la dernière attaque des sauterelles. Plus de
crieur public, la ville s'inquiète, plus de porteur
d'eau non plus, sa source s'est tarie et il s'est
laissé un jour entraîner dans un égout, si triste-
ment.
Toute la ville, sans crieur, ni porteur, rêvait de
paradis perdus ; dans le rêve, l'eau devenait brus-
quement salée, le cri horreur. Pour se donner du
courage, on sortait dans la rue, hurlant contre la
mitraillette, on dépavait les rues, à quoi bon tous
ces pavés, à quoi bon ?Vive l'Indépendance !
Il restait quelques citernes pour les résistants,
on s'y mettait à l'abri, en moins de rien, pour
échapper à la police. Pas d'échelles d'ailleurs, en
un clin d'œil et hop ! Le puits présentait l'incon-
vénient, il le présente toujours, de ne contenir
que deux ou trois personnes debout. Dehors, on
croyait les avoir à l'usure. D'ailleurs, les autres,
les grands autres, ceux qui s'envolent toujours
plus haut, ont eu l'idée decourt-circuiter la rumeur
par une petite machine infernale — la sirène.
C'est ainsi que la ville s'agrandissait, miracle indus-
trieux bien qu'on n'y vît pas de raison logique, ni
de conditions nécessaires et dirait-on immanentes,
la ville s'agrandissait, contre tout le monde. Si une
voiture se hasardait à contourner radicalement la
ville, aucune garantie pour ses vieux jours. Dans
ces moments exceptionnels, on fonçait droit, jus-
qu'à l'extrême mur visible, puis on revenait.
Il m'arrive, comme chacun, de visiter des
parentscasablancais, par exemple,ils poussent aussi
vite que la ville, pas moyen de savoir à qui, à
quoi on a affaire, on saura bien un jour. Mieux :
se faire guider par simple rotation. La direction
du vent provient de la mer, la population va dans
le sens inverse, bien que l'horloge de la ville s'en
foute, totalement seule. Il sera dit que je reviendrai
parmi vous, le jour de la Très Grande Violence.

Je piquais droit vers lé marchand de beignets,


légèrement suspendu sur son siège ; il m'en écra-
sait un, j'attendais, l'enfance refluait ; craquement
matinal du regard.
Au sortir de la médina, tout se résumait en une
image fanée de l'Occident, rondement dépaysée
dans un style néo-mauresque. Comment se sou-
venir de cette ville quand tout y confluait en
explosion ? De loin, les bidonvilles encerclent la
ville étrange forteresse mouvante ; je nomme, en
tremblant, cette humanité battue en retraite. Tout
bougeait dans sa géométrie, ville à tiroirs.
J'allais à la corniche me mêler à la joie grouil-
lante : des garçons alertes et lancinés ; passaient
les filles, bikinis et talons hauts. Je pensais à mes
désirs paresseux, déliés, flottants. Voici un exer-
cice parmi tant d'autres : se réveiller à onze heures,
beignets et thé parfumé, prendre le bus jusqu'à la
mer, jeter un recueil poétique sur le sable. Naturel-
lement, je mesauvais dans le monologue intérieur.
Personne ne m'attendait, ni ici, ni dehors, j'ima-
ginais des rendez-vous aériens, c'était ma manière
de survivre ; je voyais grandir la mer, venir à moi,
je glissais vers l'Océan, fixant le ciel. Il m'arrivait
de m'endormir, frappé par des rêves de fureur.
Au lycée, je retrouvais mon box, parmi une
troupe de forçats au travail qui préparaient les
grandes écoles. Je préparais Propédeutique Lettres,
passant le temps dans le foyer du collège à lire,
ou à écouter la radio. L'initiation des novices se
déroulait sans moi, à coups de cravache. On obli-
geait la victime à écrire au tableau avec le nez, la
craie coincée dans une narine ; ou bien, on balan-
çait une trentaine de types dans une salle de dou-
ches minuscules, les uns sur les autres. Atroce ado-
lescence de s'évertuer si maigrement à l'action
militariste !
Devant ces escarmouches mouchetées, je me
baladais avec un livre, attentif à la fin de l'année.
Je faisais le muet quand on me taquinait : inutile
ausystème,simple voyeur, j'appris donc àmetaire,
à esquiver le défi ; j'étais intouchable. Après quel-
ques mois, je mefis des camarades, on sortait sans
histoires. En ville : cinéma, flirts rapides avec des
collégiennesenblouse,dont une, àla saveurcorsée,
me montra ses cuisses en fermant les yeux, nous
roulions sur place, sensdessus dessous, puis je reve-
nais à mon point de chute, le salon dénudé du
lycée. Je m'affalais dans un coin. Voilà encore
le dîner et son bavardage, chacun débitait ses
petites aventures. On prenait du vin bromuré, il
n'y avait pas dequoi être fier !
Mavie intense se passait en classe. Pour la pre-
mière fois, je metrouvais dans ungroupe en majo-
rité féminin et français. La séduction devenait ma
passion. Je travaillais pour éblouir et je parlais
une langue introuvable dans les livres, puisque,
m'écriais-je par procuration, « la chair est triste
et j'ai lu tous les livres ».
Le professeur de littérature devina le jeu. Il
m'aida. Quand il expliquait Segalen en insistant
sur la mort des cultures, je savais qu'il medonnait
des armes. Il arrivait le matin, le corps déjà brisé,
acre et nonchalant. Il se levait à peine, marchait en
se parlant visiblement. J'aimais ce fakir solitaire,
perdu dans un groupe d'enfants coloniaux et bien
gâtés. Il flairait le malaise, et pour ne pas se
détruire complètement, il nous incitait à parler.
Je fis un exposé lyrique qui se terminait curieuse-
ment pour le public, par ce cri :
« 0 vous qui m'écoutez, rentrez chez vous. »
On aura reconnu le souvenir de Laforgue, qui
couvrait mapâle décolonisation. Car ces filles que
je désirais profondément me caressaient de loin.
Elles disaient que je différais de mes compatriotes.
On m'acceptait parce quej'étais semblable, annihi-
lant d'avance toute mon enfance, toute maculture.
Devant un tel plaisir complexe, je me mis des
moustaches et une cravate de soie bariolée. Leper-
sonnage se donnait un certain air dévergondé.
J'apprenais aux autres à écrire leur propre langue.
On applaudissait, sans plus. Je souhaitais une vic-
toire irréversible, ce furent le sourire, la surprise.
Passion déréglée qui meconvainquit de la solitude.
Toute la place était pour la poésie, ma contrée
criminelle oùs'inscrivait mablessure. Je m'attaquai
aux auteurs difficiles, Mallarmé, Valéry, sans
oublier la douceur si proche d'Éluard. M'ouvrir
ainsi à une existence voilée, et par les mots j'étais
mon propre dieu, au-delà de Casablanca, ville
quelque peu détestable qui m'a volé ma parole.
Rive gauche

Le colonisé que j'étais avait sa table de divi-


nation dans le flottement du temps, la féerie de
l'Indépendance apparaissait couverte de sa propre
fêlure, qu'il me fallait lire sans y laisser mon
âme. Et l'Occident colonial restait un déguisement
à franchir.
Je partais à Paris sans autre histoire que celle
d'un étudiant ombrageux, à la recherche d'une
autre image des autres et de moi-même. Je me
souviens, de même, de ma vacance dans la sépa-
ration de deux espaces, légèrement tremblant,
assis dans un avion nocturne ; rêve qui, depuis
maprime enfance, vieillissait dans la narration. Ce
vol, rencontrer l'Occident dans le voyage de l'iden-
tité et de la différence sauvage.
Faut-il tout dire ? Avant le départ pour Paris,
pas de promesse à ma mère de revenir intact :
partir pour toujours, me faire griser ou perdre le
feu aïeul de ma tribu. Elle accepta ma tentation
nomade, et elle pleura, car elle me savait devenir
un peu plus simulacre.

Je fus introduit à Paris par un ami plus âgé


qui habitait de longue date le quartier de mon
enfance. Installation à la Maison du Maroc (Cité
universitaire), mémorable chaîne de ma maison à
l'adolescence exilée. Il veillait à mon éducation et
à mon dévergondage. Il avait le sérieux d'un père
et la malice de.l'oncle, j'étais en petite scène fami-
liale. D'autres étudiants de ma ville s'étaient joints
à nous. Ce cercle dura quelque temps.
Après avoir visité ma chambre, cet ami me
conseilla d'acheter du thé et un réchaud, sans
oublier le pain d'épice et les biscottes, « ça fait
toujours bien » disait-il. Il me montra ensuite le
jeu des lumières selon les situations rêvées, mais
je n'avais pas de lampe rouge. Comme le scénario
manquait d'argument, je demandai à un voisin
peintre de barbouiller une petite lampe mate,
j'avais ainsi tout pour séduire. En nous baladant à
la cité, nous méditions sur les autres cultures. L'es-
pace était choisi, divisé, je n'avais qu'à scruter l'ave-
nir à ma manière. Au restaurant, l'itinéraire était
rapide, avaler et partir. A la cafeteria, chacun rejoi-
gnait une camaraderie ou un désir. Dès mon arri-
vée, j'avais hérité mon groupe qui se retrouvait,
souvent, après le travail
Quelques jours après, il meproposa de draguer
des filles. Tout marcha comme prévu : joli nom,
étrangère, figure longue et symétrique, trébuchant
sur les mots ; on devina le reste et on l'attendit.
Elle parlait, souriante, un peu absente, accepta
simplement le dîner et le bal. Au moment où elle
se leva, sa taille s'allongea indéfiniment. Ecrasés
par cette femme qui nous obligeait au torticolis,
nous prîmes le métro, déjà découragés. Au bal, on
la refila sanshistoire à une taille plus grande.
Première expérience qui m'initia au petit alpha-
bet du dragueur : surprendre le geste ou l'abandon
de l'autre, enchaîner par la parole, parler, toujours
parler jusqu'au dégoût. Je détestais cette humilia-
tion, ces heures blanches, ce désir muet et aveugle,
ces feintes étouffées au moindre danger, j'étais
après tout un médiocre aventurier, un timide et
n'avais pas l'obstination d'un saint. Cet ami ne
croyait pas à l'autre jeu : laisser venir les êtres,
les encercler de proche en proche et les fasciner
par le saisissement ou le regard trouble. Dans cette
distance brisée, Paris s'ouvrait, épaisseur à chan-
ger ; je baladais, de café en café, une solitude
suspendue.
Au milieu de la nuit, on sonna à ma porte. Le
chérif était là, debout, m'offrant une pommegâtée.
Il venait toujours de loin et m'appelait frère. Il se
coucha dans un coin de la chambre. Après avoir
dilapidé une fortune irréelle, brûlé toutes les iden-
tités, prince déchu, Polonais, Iranien, savant, il se
retrouva fauché comme de coutume ; infatigable,
il repartait à la vie. Pour se faire un peu d'argent,
il fonda un parti politique, dont il devint le seul
membre. Détestant unvoisinqu'il accusait d'appar-
tenir à la ligue des Frères Musulmans, il monta
l'opération du message volé. Pour vérifier le com-
plot, il mit un message sur la porte, fit semblant
de dormir et passa la soirée à lire. A minuit, un
froissement de papier ; trop fatigué, il s'était
endormi. Le lendemain, le message s'était évi-
demment volatilisé. Avec des amis, on lui promit
d'exterminer cette association secrète.
Dans ses meilleurs jours, il chassait les grosses
dames, qu'il entourait de poches gonflées et de
mouchoirs ; à ces moments amoureux, il ne saluait
personne, nous regardait de travers et si quelqu'un
l'abordait. il prenait la direction du vent. Cœur
tendre pourtant. Quand il pleuvait sur Paris, il se
servait de son parapluie pour faire passer les
dames d'un trottoir à l'autre, pendant des heures
entières. Je le connus ainsi, entre deux feux rouges.
Salut, chérif, tu t'es mis définitivement en route !
Paris t'a écharpé mais le jour où tu reviendras à
ton enfance confrérique, tu pourras peut-être trou-
ver le repos parmi les fantômes premiers !
Voici deux images demonpremiermois à Paris.
Je souffrais, d'un chagrin sans emblème, mais ma
atience était bien coriace, je ressemblais à l'égaré
présent à moitié dans ses ombres, passant et dispa-
raissant dans le reflet d'un coin de rue. Etrange
trahison de mes cahiers d'écolier : je croyais à
l'allée semblable de l'univers. Recréer le paysage
au milieu de cette foule ténébreuse, faire traîner
sespas et s'asseoir en flagrant délit. Dans le métro,
on lisait pour moi, on parlait de la vie lointaine,
tout m'était égal.
Préparation pendant trois ans d'une bien maigre
licence de sociologie. Etudiant plutôt paresseux, je
recherchais d'autres plaisirs, que la ville me refu-
sait. Au départ, la sociologie était quelque chose
comme un service militaire, peut-être aussi l'affût
d'une identité, un souvenir paternel ou le retour
décoré au pays. Allez savoir ! Séduit par l'Occi-
dent, je désirais mon propre déchiffrement, je flot-
tais, apprenais des livres, séparé de moi, exercice
vacillant de me réveiller le matin devant le rien
à affronter.
A la Sorbonne, un petit bonhomme à la voix
torturée débitait une sociologie féroce : descendre
toute l'année « la série des paliers en profondeur
en se croisant entre macro et micro ». Il grinçait
des dents, harcelait les faux prophètes, morts et
vivants, éclatait d'un rire bien slave, m'a-t-on dit,
en tout cas d'une terrible souffrance. Mon intro-
duction à la sociologie fut donc déchirante. Le
dramedeGurvitch m'était àcette époque inconnu ;
j'assistais, méditatif, à son dernier éclat, emporté
sans retour vers la divagation. Nostalgique de la
Révolution d'Octobre, il nous parlait avec émotion
de l'inépuisable effervescence, de la folle liberté
et du temps qui dansait sur place.
Arrivé au sommet de la salle, il grognait à
droite et à gauche, fureur que n'adoucissait point
notre esclavage. On osait à peine l'approcher, il
fallait parler comme lui et ses livres, ou dispa-
raître, je choisis le silence prudent. Le dieu avait
Aron comme rival1 on hésitait à donner sens aux
copies d'examen, on mélangeait tout, espérant la
confusion générale.
Quereste-t-il de tout ce bric-à-brac ?Lemalheur
de la déchéance et de l'exil, les débris d'une socio-
logie sans marabout, mais je dois à Gurvitch la
lecture obstinée de Marx. Tombez, grand-père !
Nous préférions évidemment les assistants, très
proches de la littérature. Lecours était un délasse-
ment, on séduisait, on jouait avec les filles, on
donnait beaucoup d'exemples, les plus allusifs
possibles, petite barbarie du langage poétique et
du savoir scabreux. Vous apprendrez sans surprise
que cette génération donna Régis Debray ou des
1. L'ironie dudestin veut qu'il yait un troisième socio-
logue du nomde Aaron-Gurwitch, léger et obscur désor-
dre vocal.
écrivains obscurs, d'autres sont partis dans la
brousse faire du bricolage ethnographique. Com-
ment aurions-nous pu être plus dans ce frisson de
l'histoire ?
Mais j'avais à la Sorbonne de vraies tendresses,
l'ami Jacques et l'ami Pierre, orphelins, exilés
commemoi. Avec Pierre, je retrouvais la fraîcheur
rurale. Préférant sa peinture aux études, il se trou-
vait heureux avec le meilleur repas du monde, du
pain, du gruyère et du rouge. Il parlait de son
enfance et de ses prairies. Une nostalgie nuageuse
nous liait dans cette ville insensée.
Plus secret, Jacques était d'une beauté un peu
chimérique qui troublait les adolescentes. Passion
commune pour l'ethnographie ésotérique et la
musique de jazz. Nous nous amusions à récolter
les faits les plus étranges, et apprîmes, pendant
une année, les «relations à plaisanterie »dans les
sociétés archaïques.
On devait chaque fois casser un peu la porte
pour atteindre sa minuscule chambre de bonne,
dansl'île Saint-Louis ; ons'asseyait près desdisques
et l'on écoutait en spéculant sur les autres cultures.
Par la petite lucarne, le regard plongeait sur Paris
et son terrain vague aérien. Et cet adolescent que
j'aimais comme un double avait la méditation
incisive, il savait parler de son détachement dans
l'énigme, la solitude et le mythe.
Avant mon arrivée, mon image de Paris était
littéraire, faussement sartrienne avec dix ans de
retard. Hé quoi ! Je rêvais du jazz et des cuisses
frémissantes.
En prélude à cette image, les caves de Saint-
Germain ! Par la main de la danseuse, je rècom-
posais le battement du sang ; s'enlaçaient des pas
doublés dans la fugue, je brisais parfois le rythme,
sans doute ému par ce désordre quelque peu per-
vers. Conduire les mots à la boucheherbeuse, puis
retrouver la place assise, entouré de fumée et du
temps creusé. J'aimais, avant toute chose, la note
la plus intense ou la plus sophistiquée, ainsi la
voix de Billie Holliday, détachée du cri inutile,
elle qui aimait la vie comme une enfant et qui
connaissait la déchéance, ainsi la fougue de John
Coltrane dont l'angoisse encourage souvent mon
écriture. La musique est, incontestablement, la fas-
cination qui délie mes doigts. Mon corps écoute, -
je suis écrivain !
Je me fis un temps des entrées dans le Paris
littéraire, cercles poétiques où quelques rescapés
d'écoles hétéroclites jouaient au tragique. Lamélo-
die ?plutôt floche. Lerepas ?cher ; on ne devinait
pas où se déversait la charité. Ces poètes pâles,
brutalement saisis par un cri sublime, sentaient
les vieux relents de la Comédie-Française, mais en
plus mince, avec une façon soupirante de s'excuser
d'être parmi nous. Le spectacle commençait entre
deux gorgées, on suspendait la main, on tendait
l'oreille, on admirait la bouche tordue et le geste
figuratif, la musique de fond faisait le reste, arri-
vait vite coincée entre les mots. Onmangeait bien,
onplaisantait, le silence était horrible, on ameutait
lescris degorge et les prénomschantants. Ala fin,
on nesavait plus à qui on avait affaire, au barman
qui surveillait votre verre ou au patron à la poi-
trine découverte : et si le poète, misérable oubli
parmi les meubles, arrivait à glisser entre les
lignes, il était tout heureux de mériter un repas
de chien. La droguée de l'affaire, une aristocrate
fourchue, avalait les mots en traînant sur le
gazouillis de la chaise, aspirait la poésie difficile
qui donnait la teinte macabre, ajoutée ensuite à
l'addition...
Que se passait-il ? Dans Paris, il y a autant de
villes que de suggestions (Dieu merci !), autant de
villes que de groupes d'étrangers, autant de quar-
tiers que d'autres quartiers ; dans les moments
exaltés, j'avais l'intense désir de parcourir l'espace
en y laissant une jambe de bois ou des sourcils
platinés.
Le Quartier latin était mon dépotoir, mon châ-
teau desable, où j'enterrais l'adolescence livresque,
pendant que les maîtres chanteurs dormaient, les
yeux tombés, dans la Seine. Dans chaque oasis, il
y a repaire pour le mirage, je croyais (pouvais-je
penser ?) à l'auréole du café illustre. On medisait
de regarder l'esprit de la maison, il passait, soi-
disant absent, s'asseyait ensuite devant un demi
panaché. Le mot de passe : le laisser travailler, je
ne pensais pas qu'on pût le faire en dehors de la
solitude intime. Je découvrais ainsi des écrivains
et des prétendants qui soupiraient en public, et
quelle honte d'écrire ! Changer de café devenait
un grand événement, une véritable révolution, on
intriguait pour déplacer les chaises, on arrangeait
des rendez-vous au fond de la salle. Il y avait
toujours quelques filles palpables qui passaient par
en dessous sans apprendre le secret des dieux. La
vie chantait en sourdine. Ethnographe démusclé
de l'Occident, j'observais tout en jouant le jeu, il
fallait bien approcher les dieux livresques, morts
refroidis qu'on me servait au Maroc dans la presse
hebdomadaire, j'étais au courant de leur week-end
parmi les hommes, la saison jetant une poignée de
feuilles mortes, on alignait les cadavres, on classait
par ordre de mérite sans oublier la diaspora des
farfelus ou des inquiets. Au printemps, on avait
déjà tout épuisé, on fabriquait des nouvelles étince-
lantes entre critiques, et l'on partait en vacances,
ayant épuisé le carnage sans y avoir laissé beau-
coupdesang et de sous. Et l'on dressait la liste des
livres à emporter, au soleil. On revenait bronzé :
happer de nouveau une idée dans l'air, un nom
à déterrer, une théorie à fleurir. Le cerveau de
l'intrigue, Paris, la culture !
J'aimais mon rhum au lait, le regard brouillé
par des filles sautillantes. Alors ? Robbe-Grillet
et Godard ? La discussion allait de soi, par j'aime
et tu aimes, et quel savoir ! Disons franchement
que je ne savais quoi penser, Robbe-Grillet est un
obsédé des murs, un maniaque méthodique, et
comment dire ? un petit système de petits tics.
Godard ? un collégien du dimanche, qui possède
l'astuce de clicher le hasard de son temps, il bar-
bouillaitquelques signesdepapillon par clins d'œil.
Paris que je fréquentais reconnaissait ses phan-
tasmes dans ce Narcisse comblé, c'était sûrement
du toc ; comme je n'avais pas de préjugé désa-
gréable vis-à-vis du toc et que le délire délicieux
des cultures est un regard réjoui, j'allais voir ses
films pour discuter ensuite. Après tout, j'étais
là pour filer le temps, délier ma langue, et non
pour fuir.
A tout prendre dans le flottement de l'air, je
préférais Vian. Il aimait le jazz, écrivait des livres
réellement drôles, détruisait la bonne conscience
au moment où la guerre poussait ses cadavres. Il
paya le prix de sa souffrance, disparut comme un
vagabond qu'on devait de toute manière retrou-
ver au cours du voyage. C'était cette fraîcheur de
la violence qui me liait à son souvenir, il savait
vivre, écrire et mourir tout à la fois, c'était un
bonheur.
Tout cela était peu de chose, léger flirt entre
le mensonge et la culture. Inexorablement, Paris
apparaissait comme une inépuisable parole où je
devais déchiffrer ma propre énigme, je changeais
de quartier, m'interrogeais vaguement sur une
rue nouvelle, revenais toujours au Quartier latin,
nostalgique et épuisé. Avecdes amis marocains, on
arrangeait parfois la nuit à multiplier de menus
plaisirs, bars sombres où régnaient des saintes
délaissées, qui suçaient la cigarette en vous parcou-
rant du regard, j'avais le portefeuille vide et le
corps musulman, je n'avais tué personne, non plus
aucun remords de vivre, ce regard s'évanouissait
dans la nuit, pas de rêve de mourir foudroyé par
une barmaid, fût-elle fatale, suivre simplement la
fumée voyageuse.
Goût jamais démenti pour ces images sophisti-
quées ; je flottais en un dédoublement langoureux,
les fleurs étaient artificielles, pourquoi me serais-je
affolé de leur obscure séduction ? Nous riions fort,
l'alcool n'était pas fou, on avait simplement l'aride
dépossession du souvenir. Je le sais maintenant, si
l'amitié ne provient pas d'un souvenir, elle s'impro-
vise en complot du présent, comme si le temps,
dans ce double mouvement, était l'évasion d'une
image jamais vécue, jamais déduite.
Nous finissions la nuit aux Halles, autour d'une
soupe brûlante. Arrivait lentement le matin, on
déambulait un peu avant le sommeil, chuchotante
apparence du soleil entre les hommes. Tout me
parlait très simplement.

J'arrivais à Paris avec la guerre d'Algérie, déjà


en rupture avec l'Occident de mon enfance. A la
Cité universitaire, nous logions des Algériens, la
police suivait nos mouvements. On m'attrapa à la
bouche d'un métro alors que j'accompagnais une
amie. Minuit. En pantoufles et aucun papier pour
me présenter. Peur d'être le lendemain ni vu ni
connu dans la Seine matinale. On m'embarqua
avec cinq types, j'attendis la suite en une fureur
close, je leur fis un chantage naïf qui provoqua le
rire. On me laissa choir dans un commissariat sur
un banc; glissant jusqu'au sol, j'y passai la nuit,
harcelé par le bruit continu de la chasse d'eau, la
divagation d'un ivrogne et le flic solitaire qui
cherchait à causer. On me relâcha le matin, on
n'avait rien à me reprocher. On me renvoya aux
études, je pris le métro, les pantoufles béantes, en
rêvant au maquis, ceci pour terminer la suspen-
sion du paragraphe.
Je connaissais l'exercice pour esquiver le défi
raciste : en pays étranger, avais-je le droit de regar-
der en face le dégoût de l'autre ? Quand sa haine
n'avait pas de prise, elle pouvait le décomposer,
je souffrais d'être objet de haine, et souhaitais
oublier l'insulte ; mais le jeu était tentant. Une
seule fois, auchemineauqui medisait schématique-
ment devant le peuple attentif : «Vous prenez les
Français pour des cons ?» —«Oui, monsieur »,
répondis-je en comptant les étoiles. Déjà macolère
était tombée ; content, je partais, délivré de mon
petit cri.
Ala Maison du Maroc, on trafiquait l'avenir et
la petite politique, écharpés de coups idéologiques
et de belles citations. J'étais du côté de Marx, et
je le suis toujours ; militant divisé, je choisissais
l'action quand elle mechantait, disparaissais quand
elle devenait psychodrame dérisoire. Etre lutteur
de classe à la Maison du Maroc devenait un mythe
livresque, les groupes se constituaient par affinités,
se dévoraient en se dispersant souvent lors du
retour au pays. C'était l'interminable rotation de
l'adolescence cachée à son désir. L'idéologie peut
être une rose traîtresse qui vous laisse dans un
coin derue. Onsefardait auxcouleurs saisonnières,
on laissait parler les mots, la vie était si simple, et
l'on n'avait qu'à se laisser aller.
Laguerre d'Algérie déchirait par-ci, par-là. Ecri-
vain sans dossier, je discutais avec passion culture
nationale, identité ou pas, révolution et Islam, et
commechaque groupe français avait son Arabe de
service, on écoutait d'interminables confessions.
L'Arabedeservice disait : «Je suis untrait d'union
entre l'Occident et l'Orient, le christianisme et l'Is-
lam, l'Afrique et l'Asie », et que sais-je encore !
Pauvre Arabe, où étais-tu, réduit à une série de
traits d'union ! J'en voyais qui mendiaient l'image
de leur identité dans les kiosques à journaux, ag-
glutinés à la moindre rature de reconnaissance.
« Allez, disait le pharisien, insultez-vous dans
notre langue, on vous saura gré de la manier si
bien. » Les écrivains que j'ai décrits dans un mau-
vais livre — mon premier enfant naturel avec
l'Occident —écrivaient comme des instituteurs, à
qui, en plus, on devait octroyer une gloire passa-
gère et maigre, pour la cause des opprimés. En-
touré de sa barbe, Sénac imitait le fakir en action,
appelait tout le monde frère. D'autres se tortu-
raient la plume : histoires folkloriques, c'était le
minimum pour se cacher, plus loin hallucination
du déchiré qui ne connaissait plus le sexe de ses
parents.
Ons'enlisait dans la guerre et la mort. Je hasar-
dais dans les rues des signes d'inquiétude, comme
cet homme qui me suivait férocement sans raison
connue de moi et qui rêvait peut-être mon assas-
sinat, mais inlassablement la guerre redevenait
parole. Le déchiré faisait sa petite confession, et
l'on appelait cela cri libérateur. Pire qu'un cou-
teau inattendu, le rapt de l'esprit. Ainsi l'intellec-
tuel colonisé luttait, abrégé dans ses racines les
plus vivantes. Je fus reconnaissant à Kateb —
notre meilleur écrivain —de susciter en moi un
encerclement mythique, ce contre quoi toute his-
toire s'effiloche. Nedjma, merveilleuse incandes-
cence ! Avec ce poète errant, j'ai réappris ma rue
d'enfance et son énigme, l'égarement des souvenirs
quand meharcelait la guerre. Il yaune parole qui
ne se donne que conjurée, je me liais à Nedjma,
je marchais un peu ivre, le regard lointain, puisque
le chant de Kateb, par un parfait contrepoint, me
menait entre le chaos retenu et l'aventure blanche.
Auflux de la guerre, je m'éprouvais légèrement
libre de circuler : cinéma, théâtre et galeries d'art.
Ala Cinémathèque, je découvrais un petit monde
familial où garçons et filles se bousculaient, en se
contrariant mollement l'esprit (tu comprends, je
veux dire...). Cette salle draguait des rescapés de
toutes parts. On en avait pour son argent, menu
bonheur de se dévergonder en images bariolées.
On discutait dur sur la fuite d'un plan, et comme
dans les morceaux choisis de mon enfance, on
s'amusait à zigzaguer entre les virgules. Il y avait
des semainesgrandioses oùtout palpitait avec Lang
ou Chaplin, on avalait les images, secoué par un
sandwich, car on traînait un esromac triste, un
corps affaissé et le pull à l'envers. On flirtait entre
deux films, passaient les semaines, s'embrouillaient
les films et les personnages, au rythme éternel de
la bobine, si mince attache au réel.
Je venais piquer un vague à l'âme et, à la sottie,
je frémissais devant une bière d'avoir épuisé le
monde. On se taisait, la bobine rêvait pour nous,
on se réservait des places, on se sentait au chaud,
généreux et rituel. Paris neutralise la solitude,
donne à chacun la monnaie de son exil. décolore
l'ennui, rend vacillante la résistance la plus sûre.
Commela plupart, je m'arrangeais dela dispersion
des signes. Se sentir contemporain, glisser dans la
durée étourdie où des hommes se nomment centre
du monde.
Chez les libraires et les bouquinistes, ma main
dérangeait les pages, je lisais des fragments de plus
en plus courts, tout se mélangeait, je rentrais, fati-
gué, ayant accompli mon devoir secret. Aux mo-
ments d'extase, je finissais par ne lire que les notes
marginales, espérant me réaliser un jour au-delà
de cette incroyable intrigue de personnages morts.
Quel désespoir de s'annihiler si maigrement ! Je
n'avais pas le goût de l'érudition, j'en avais l'amère
nostalgie, je vivais par double procuration.
Nous voulions tout approcher, ne fût-ce que sur
la pointe des pieds. Et pourquoi pas la peinture ?
J'étais venu à la peinture par Chagall, paysage de
mon enfance, revue dans cet univers où se confon-
dentcoqsmagiques et personnages panachés. Cher-
kaoui était là pour m'initier à Klee. Adorateur du
mauve, souvenir de la figue, ce peintre marocain
qui mourut jeune m'expliquait bien la couleur, en
un tumulte decoloris et de paraboles. Par ailleurs,
je faisais semblant d'acheter des livres de repro-
duction à des éditions en déficit, ça arrivait par
paquets, et c'était si simple, si tentant de jeter les
factures dans la poubelle. Accentuons le vague à
l'âme, je prends une revue, coche les galeries d'art
par ordre d'urgence, puis je cours à mon destin.
Devant un tableau, je me sens si seul que mon
premier mouvement est la fuite, alors que les
autres ont loisir de tourner autour. Peut-être qu'un
seul tableau me suffit pour une semaine, et que
mon rythme optique, s'il faut en croire la défail-
lance de mes yeux, vibre de moins en moins, à
mesure que la couleur s'avère effrayante, insup-
portable. En plus, les galeries d'art ont la fraîcheur
des cimetières, et l'Occident connaît bien ce goût
de l'au-delà, monnayé contre la grande souffrance
des peintres. A la porte, il y a des bonnes femmes,
vestales un peu lourdes, qui vous passent le cata-
logue avec un sourire bien fané.

Si je ne suis pas quitte avec mon passé proche


ou lointain, je me permets de visiter une salle de
théâtre qui fut le lieu d'une étrange cérémonie.
Un personnage chantait la puissance éternelle du
doigt, on hurlait bien, on échangeait des masques,
on poussait le cri jusqu'au crachat. Excédés, les
spectateurs filèrent, bien mal en point. Lavelli
avait atteint son but : terroriser. C'en était fini du
théâtre bien propre, j'étais heureux de le rencon-
trer, bien que son débordement magique me gênât.
Je reste fidèle au principe brechtien de la distan-
ciation.
J'abordai ensuite dans les coulisses ce garçon
hanté par le rite de la violence. Il monta sans his-
toire une petite pièce de mon cru, fable prétendue
cybernétique sur la mort de l'Art. Une série de
personnes fantasques, Mlle Cocorico (la femme
fatale), Frankenstein (excusez mon innocence, di-
sait-il en étranglant ses victimes), un poète (mon
double) « avec une voix maladive et un énorme
crayon à la main ; un philosophe en chemise blan-
che avec encolure d'enfant, un peintre (double d'un
ami) abstrait au second degré avec poitrine aux
dessins obscènes, Monsieur X, un officier en retard
d'une guerre, sans chapeau apparent, le spectateur
n'étant pas censé entrer dans le détail, enfin un
clochard plutôt mince, ou d'une minceur plutôt
juvénile, smoking mis avec beaucoup d'impor-
tance, disposé parallèlement aux moustaches et
chapeau quelconque » (sic). La pièce commençait
par une déclaration universelle et finissait par une
mort également universelle ; entre les deux on
lynchait le clochard devenu muet en lui reprochant
« de trébucher, mâchonner, grogner, klaxonner,
hurler, avaler, mâcher, mordre, cracher, cracher
partout, par terre, sur le plafond, dans les assiettes,
sur les têtes chauves, sur la république, sur la
pureté » (sic). Dégoûtant personnage ! Dans cette
pièce, j'avais donc tout dit et j'étais assez exalté.
Les répétitions et la représentation se passèrent
dans la plus complète dérision. Lavelli devait choi-
sir de jeunes acteurs à promouvoir, le spectacle
était réservé aux défricheurs de jeunes talents. Les
acteurs défilaient en balbutiant ce texte impossible
à lire au premier abord. Une fille défraîchie accom-
pagnée de son petit chien joua en poussant des cris
stridents, et pour nous épater elle s'effondrait dans
le silence le plus effroyable. Ecœuré, Lavelli chassa
la jeune dame et son chien. On arriva à la fin à
récolter quelques novices bien tenaces. J'appris
auprès de Lavelli la manière de « recréer » l'ac-
teur, de le rendre transparent à toute fantaisie. Il
travaillait la voix comme une partition musicale
et réduisait toute résistance ; peu à peu, il émer-
geait, au-delà de la pièce et des personnages. Je
découvris ainsi un dédoublement inattendu, c'était
une fureur bien plus grande qui me revenait. Mis
en question, je tramais, en silence, mon dépasse-
ment futur.
Lavelli aime l'érotisme un peu loufoque. Quand
la belle actrice qui jouait le rôle principal enleva
son soutien-gorge, une vieille dame s'écria à côté
de moi : « Ah ! Je les voyais venir ! » Franken-
stein necassapas ses échasses, la pièce finissait par
un succès apparent. Comme récompense, on offrit
à la belle actrice de jouer dans des films pornogra-
phiques. Tant de mal pour aboutir à une masca-
rade de la traite des Blanches ! J'avais donc créé
un nouveauthéâtre oùl'auteur, le metteur en scène
et les personnages ne servaient plus à rien. Admi-
rable technique pour détruire l'art et recréer la
vie !

Elle attendait le métro, debout entre deux vali-


ses. Je l'abordai en lui disant de me faire rêver là
où elle devait aller, n'importe où. Les vacances
arrivaient. Elle avait le cœur bien sensible, l'allure
dansante, des yeux bleus où s'égarait ma profon-
deur. Au milieu de ce rêve hivernal accrochant à
tout hasard ses cheveux, nous enveloppait un peu
de sagesse triste, pliée au geste. Je la vis croisée
entre la fugue du temps et l'imprévu de l'inno-
cence. Elle vivait et dormait en silence, j'attendais
le plaisir pour lire dans son cœur. Dans le métro,
je lui récitai la tragédie desdigues et deVanGogh,
tout mon maigre savoir sur son pays. Elle cligna
de l'œil, avala gentiment ma divagation, me re-
mercia sur la pointe des pieds, c'était sa manière
d'appeler son village, sans doute enneigé. Je lui
lançai par la fenêtre mon adresse, des fruits et des
revues. Attendri par cette première rencontre entre
deux voies ferrées, j'agitai un mouchoir. Le train
partit, je repris la direction souterraine. Au revoir,
fille rêveuse duNord que j'aimais commeune nos-
talgie renversée !
C'était l'époque où nous tenions un sexe à la
place d'un stylo. Allez savoir comment trafiquer
tout cela ! J'imaginais tout d'avance. Quand les
filles arrivaient, j'étais déjà autre, lointain ; brus-
que retour de mon déclic, je retombais plus bas
en m'accrochant au lit, les jambes tremblantes et
démesurées. Ouvrir la fenêtre, face au froid, cou-
pable d'avoir à aimer dans la souffrance, moi qui
ne désirais que le frottement de menus plaisirs.
Je m'acoquinais avec de petits agendas noirs,
échiquierderendez-vouscomplexes,rendez-vousau
pied levé entre deux stations de métro, rendez-
vous avec deux personnes à la mêmeheure (dis-
traction oudélire répétitif ?), rencontres devant le
chocolatqueje détestais, je déplaçaisles chaises en
obligeant l'autre àtournerenrond, pasdemontre,
mais j'en avais le souvenir désaxé.
Dansmachambreparfois unblues pour étoiler,
unepipedetravers. Je simulais le lynchage sur le
corpsdéfait, lamusiqueet lacaressesedétruisaient
devant mesyeux, je nem'en sortais pas indemne.
Jemesauvais par l'eau fraîche ouunedatte àcro-
quer. Queldésertdetoucher, au borddel'hystérie,
à ces allumeuses ! En vérité, je mesentais déchu
jusqu'à la nausée, éloigné de mes plus furtifs
miroirs. Dans machambre, j'attendais que la nuit
tombât. Inévitable désagrégation ducorps ! J'étais
un hommeseul sans en souhaiter la connaissance
embrasée, àpeineunefuméedecaressesdétachées.
Je nesentais nulle part commedans le métrola
présence un peu macabre du corps, je nomme ce
trait d'union viscéral entre cette inconnue et moi,
elle la quarantaine, les cheveux plissés, elle qui
m'ouvrait en vrac son anecdote quotidienne, elle
l'inépuisable écart des jambes, car elle voulait
attendre le matin dans mes mains. Je la quittai
plus tard avec le sexe tout froid. Enlacez-moi ce
corps flasque dans l'enroulement de sa propre
naissance !
Etait-elle autre chose que réminiscence cette
femme monstrueuse, en cuir noir, qui vrilla long-
temps ma course dans l'escalier ? A peine recon-
naissais-je dans ces êtres le reflet de la déperdition,
je devinais leurs gestes aux miens, je medépassais
en allongeant le bras, étrange désir de mesurmon-
ter par-delà les autres et moi-même. Continuait le
sens tatoué du corps, lézardé par des spasmes vio-
lents ; je rentrais, las de tout recommencer. J'avais
le sexe et mille masques arrachés, voilà une vérité
froide où se logeaient, cendrés, les cheveux, le
regard et les courbes fugitives. Je vivais réellement
expulsé.
J'avais oublié la fille de Hollande. Elle revint,
à travers le téléphone d'abord, parole exotique,
sableuse, réclamant un accident sanglant. Héhé !
la Virginité ! Petites taches de sang et de plaisir,
on jouait pas mal, qui a crié ? Elle suivait mon
ombre, m'attendait quand je ne venais pas, j'étais
fou de me savoir partout contre moi-même. Elle
nemevoulait que du bien pourtant et donnait tout
ce qu'elle pouvait, c'est-à-dire ma pleine volonté,
mon propre vide. Volonté dérisoire, puisque je ne
savais que faire d'elle. Désarmé, je la traînais de
café en café, elle souriait en toute innocence. Inter-
minable marche à travers Paris. Fuir, la tête ou-
verte, surprendre le vol d'un oiseau ou un regard
brusque, je me rêvais à travers ces ruptures suc-
cessives. C'était ainsi que je m'évadais, de regard
en regard, dans ce jeu de miroir, tel le voyeur
devant certaine fresque chinoise : devenant lui-
mêmepersonnage il peut s'y dérouler ous'en déta-
cher selon la grâce du conteur, commesi le réel et
le rêve ne faisaient qu'une seule scène, elle-même
illusoire.
Pour mériter ce corps tout de finesse, je m'étais
habitué malgré moi à l'exégèse du silence. Nous
vivions sans passé parlé ; quand je traquais sa
mémoire bien enfouie, je ne récoltais que la page
blanche d'un journal de jeune fille, il me restait
la tendresse, fumeuse et dansante, au bord de quoi,
au juste ?
Nous prîmes le train dans des directions oppo-
sées, une correspondance aérienne flotta entre nous
quelque temps, tout se brouilla ensuite, et telle une
cigogne fidèle à sespassages, je survole maintenant
les lieux cachés dece plumage.
Après tout un été au Maroc, je revins à Paris,
attendant d'autres amours. J'étais déjà moins ha-
gard, laisser venir les êtres sans me cramponner
aux malentendus. Un peu détaché et vaguement
désabusé, je me faisais présenter de nouveaux visa-
ges, c'était plus simple, moins fatigant. Interchan-
geabilité des mômes, création sur création, et de
cette manière, je jouais au petit dieu. J'organi-
sais les autres à partir de mes aléas et de leur intri-
gue ; au centre de la vie, je pouvais m'occuper des
livres et reprendre les jeux de la culture ; toute
nouvelle expérimentation de l'esprit trouvait en
moi un signe complice. Hélas ! J'engouffrais tout
sans aucun discernement. Puisque mon corps était
devenir, je me liais à l'aventure aveugle du siècle.
Je vis une autre fille pour la première fois dans
cet état de ronronnement de l'âme. Louve passion-
née, elle venait à moi, le corps tremblant, tourbil-
lonnante dans les ouvertures wagnériennes, elle
avait pour dieu ce musicien. Entourée de disques,
elle pianotait, folle, écartelée, tragique jusqu'au
spasme. Je grelottais dans un coin, seul spectateur
decette fin dumonde, si lointaine danscette cham-
bre sordide que je me laissais couler dans la fraî-
cheur d'un amour glacial. Je la regardais en face :
visage long d'enfant délaissé, bouche un peu lan-
goureuse, chevelure décousue, le corps légèrement
arqué, retenu par l'ombre indéterminée des doigts.
Elle prenait à peine les objets, elle les poignardait
ou les cassait, tombait souvent devant mes yeux,
embrouillée dans des intrigues qui medemeuraient
invisibles ; j'avais la distraction quotidienne, mais
cet oubli agressif de l'espace m'inquiétait.
Avec elle, je traînais dans des clubs wagnériens,
réunissant des personnages d'âges et de sexes sans
chiffres. Je discernais à la longue des vieilles
femmes démaquillées, alléchées par un parfum
d'église. J'étouffais honteusement quand grinçait
le disque, jamais venu l'espoir d'un charme même
douloureux.. On se quittait comme on rentrait,
une chaise nue pour chaque fidèle, ni plus ni
moins. Avais-je quitté mon pays, avais-je tant
voyagé pour échouer dans cette grotte de petits
maniaques, féroces à l'écoute ? Je m'endormais,
les pieds accrochés à la chaise de devant, pour ne
pas tomber. Quand je revenais parmi eux, ils
étaient figés à tout jamais, retenant leur souffle,
aucun signe ne m'arrivait, dormir, dormir. Pendant
ces séances, je ne cessais de somnoler et de me
réveiller, bon à la fin pour un lit chaud, plat et
moinswagnérien. Lapremière fois, la wagnérienne
se laissa briser en deux dans une rue sombre, elle
heurta mon corps, claqua des dents, se figea long-
temps en hypnose, se fit ensuite conduire à l'aube
dans la fatigue. Corps anguleux à la mélodie
anxieuse, car le premier mouvement fut la can-
deur défaite aux quatre coins de la chambre, accor-
dée à l'insistance des mains et de la bouche, c'était
l'ouverture grandiose au chant de plus en plus
ténor, puis chut ! Silence où craquait la baguette
magique, déchiffrant des notes égarées. Ladouceur
arpentée dudeuxièmemouvement, entre le cri d'un
os et l'errance d'une cuisse, son corps se nouait et
se dénouait, terre renversée dans la fugue, ensuite,
dans le cerveau vidé, venait l'ultime mouvement
de notre symphonie en chambre close. La nuit
durait, j'avais toujours le regard clair, je me dé-
doublais ouvertement.
Additionné à la ville comme tant de nostalgies
exilées, je glissais dans Paris, acharné et invaincu,
quelques pas indolents pour retrouver dans un café
quelconque le même regard déplié, la longue fati-
gue, la vitesse du temps. On a l'habitude, à Paris,
de vivre décomposé, à peine un souvenir vague de
la nature. Quand l'eau ne se mêle plus aux par-
fums, une ville est un espace sans énigme, déra-
cinée de sa plus lointaine souvenance. Tout y est
rendu au signe de la transparence à la méditation
enfumée, au papillonnement saisonnier des idées,
rendez-vous de l'homme, en tant qu'addition de
simulacres.

Je venaisdesubir desmoisdefatigue et desouf-


france incompréhensibles. Tourné contre n'importe
quoi, je dormais là où il y avait place, sommeil
lourd, très long ; de temps en temps, d'abord déta-
ché vaguement dans le réel, puis substitué auvide,
je plongeais. En plus, que penser d'un malade à
quimanque l'illusion desamaladie ?Illusion autre
le langage médical ; surmenage, répétait-il. Surme-
nage de quoi et pourquoi ? Tout restait à affron-
ter au-delà de ce sommeil interminable.
Lejour premier se passa auprès de deux person-
nes aimées dans une vaste pièce à l'ameublement
bourgeois et triste. La lumière du dehors prolon-
géepar là neige arrivait dedroite, une fenêtre, une
neige grinçante, Stockholm, et le sommeil qui
s'annonçait, quand j'avais à peine trouvé siège. Et
peut-être avais-je suivi le sourire malicieux et clair
de l'une ou la chevelure désordonnée de l'autre !
Lesouvenir garde un univers fermé qui m'excluait
dans la mollesse du fauteuil, et derrière cette atti-
tude de voyeur désaxé (car, de coutume, je me
retire du monde sans que se déchire mon propre
paysage), je n'étais ni identité forclose, ni fasciné
par la fixité de ces signes aimés. Par réminiscence
en reflet, je revois mon corps en demi-cercle, les
jambes plates et parallèles, position donnée à la
lenteur du temps, lorsque se déplaçait une partie
de moi ; aucune surprise soustraite à la chambre,
aucune déroute des nerfs, simplement un geste dé-
placé, permutation d'un chiffre hagard, aucune
musique nostalgique revenue...
C'était le début d'une fatigue que je croyais
passagère, je remettais le monde au lendemain.
Commeelle persistait, que mon vouloir était frère
de sa fatalité, je me repliais en moi-même, retrou-
vais, du coup, le goût féroce de la lecture. Fatigué
du corps je ne l'étais pas de la lecture, ce dédou-
blement mesauva, je suppose. Et puis commençait
l'itinéraire d'une longue année de convalescence
entre le Maroc, Paris, Combloux et Stockholm.

Il n'y a pas de plus fatigant, de plus déprimant


que les maisons de repos, lieux de l'inquiétude
expulsée des hommes, avec le traître truchement
de la médecine, elle-même parente sordide de la
petite misère universelle. Il n'y a aucun salut dans
ces espaces séparés où végète la souffrance d'êtres
vomis par leurs semblables. Voici, mon lecteur, le
triste spectacle d'être embarqué un jour à Com-
bloux. L'air ne change rien, il désenchante, la
neigemefaisait souffrir, j'avalais desmédicaments,
bavardais avec des convalescents de tous horizons.
Le médecin, femme squelettique, me serrait aigre-
ment, en me parlant de sa famille. Désert dehors
et dedans.
J'avais trouvé, par bonheur, de vrais vivants,
dont je ne comprenais pas la présence parmi ces
fantômes. Je fis connaissance avec un Algérien,
dès mon premier jour, à ma descente du car. La
neige était haute, le froid glacial. Le soleil brillait.
C'était tout. Devant la porte du chalet se tenait,
gai et canaille, un garçon en costume de soirée et
en chaussures légères. Surpris par ce personnage
que je trouvais un peu déplacé, je lui dis : « Tu
es fou. »Il sourit et se présenta. Son histoire était
simple, il allait draguer jour et nuit dans les vil-
lages luxueux d'alentour. Lesoir, il faisait le mur ;
complice, je lui refilai la clef de la discothèque
dont j'étais responsable. Lematin, il me racontait
ses histoires avec les bourgeoises de neige, venues
seules ou à deux, argent nombreux du mari loin-
tain, frottement dans les bars, beaucoup de cou-
leurs et de parfums...
Chaque sexe convalescent avait son chalet, on
se mêlait aux heures libres. J'avais le choix entre
plusieurs groupes : les ravagés (leur propre appel-
lation) qui s'excitaient dans la danse, les intellec-
tuels souffreteux et bien d'autres bandes hostiles
à macuriosité.
Avec un Vietnamien étrange et sa douce amie,
nous organisions — après de longues discussions
—des westerns sur la neige. Nous avions au loin
une cabane abandonnée pour finir le film dérisoire
de notre évasion. Nous assassinions la neige, élimi-
nions la distance par la course effrénée entre les
arbres, et tombions, épuisés, incroyablement gais,
devant une cheminée délabrée. Encore une fois
l'enfance retrouvée et son désordre.
On nous réunissait parfois pour des conférences
lugubres, qui se terminaient dans le chahut géné-
ral. Je préférais m'occuper de la discothèque, la
musique devenait mon oeuvre charitable.
J'avais les montagnes enneigées pour prendre
des photographies tordues, absolument minables,
mon horizon restait intérieur, mon monologue
aussi, au fond d'une solitude de plus en plus vive.
Et ce n'est pas simple fugue entre toi et moi, lec-
teur, d'imaginer pour un instant un papillon de
neige qui, pour se maintenir, devra non pas se
désagréger dans une direction ou une autre, mais
se déplacer selon l'effrayante harmonie de sonpar-
tage. Car, à cette souffrance déjà vieille, je ne
trouve encore aucun sens, sinon à cette époque
ma parfaite innocence devant ma propre mort.
Adieu, Rive gauche et Paris de mon adoles-
cence ! La différence est une femme et la diffé-
rence sauvage une séduction larvée. Belle illusion
est le retour au pays ! On ne revient jamais chez
soi, on retombe dans le cercle de son ombre. Qui
m'attendait pourtant ? Ma mère aux grands yeux
et le vouloir de tout transformer.
J'avais quelque savoir, une poussière de psycha-
nalyse, une sociologie à la voix rauque et des sou-
venirs poétiques enfumés. Ma femme connaissait
mon pays à travers les images dédoublées de mon
corps. Allait commencer notre itinéraire suspendu
dans ce double regard : où finissait notre identité,
où se propageait la racine de notre tendresse ?
Qu'avais-je retenu de ce long séjour de six ans
en Europe ? Question oiseuse si l'on en retient le
vol. Je parle de mon passé comme s'il s'agissait
chaque fois d'un temps à expulser. Soit ! Je donne
la parole à un autre double.
Vint l'adolescence avec sa floraison de déclics.
S'en aller dans la fascination, épars dans l'univers :
tout voir et connaître, disparaître d'avance dans la
notion desonvoyagé. J'aurai été loin dans d'étran-
ges pays et j'aurai tout aimé dans cette partition
en errance.
Et alors ?
Fugue sur la différence

Londres étalait son équilibre, sa précision, son


masque; je marchais avec conviction, et bien que
l'asphalte pût rêver à mon rebondissement, je
n'étais point révolté contre les dimensions gri-
sâtres, graduées de quartier en quartier en un en-
semble lui-même en mouvance. Vagabondage dans
la rue, entre autres, d'une jupe de pâleur et d'éclat.
Je devais passer et voir ; comment surprendre, par-
delà ma prosodie, l'instant qui se déchire ?
Traité commetous les voyageurs du monde, pri-
sonniers de leur silence et de leur aventure ano-
nymes; comme tous les voyageurs du monde,
j'avais l'incertitude coriace, pas moyen de dominer
tout à la fois : le souffle, l'élocution de mon
corps, le glissement dans un réel qui logeait der-
rière ma tête, sauvegarder le cigare, la digression,
tout au plus une représentation de témoin, tribut
à mon attention la plus envahissante.
Esquisser un motif interne, début d'un rien de
méditation, le temps, la jeunesse, vagues vocables
de l'histoire, du vide, que devais-je chercher dans
cette ville dont la différence en mouvement se
singularisait en un obscur arbitraire ? Secroisaient
des personnages vite défraîchis, je me divisais, je
marchais, sûr de me résumer à la ville, en toute
innocence, là ma manière de m'annoncer, par-delà
les musées et les vieilles choses.
Officiellement, je n'avais rien à défendre contre
ma propre indiscrétion, peut-être un calcul d'à
côté, me juger à leur souffle, au silence d'une rue,
me varier à l'infini. Danse ou invention ? Me di-
sant, farouchement évasif, que l'animation d'un
visage local, à supposer un sourire aimable, est un
paradoxe différé. Eux, se débarrassaient —en res-
tant masqués, sans cela pourrais-je les violenter ?
—d'une première représentation que j'avais fuie
chez les miens, l'intervalle d'un non-sens notoire,
puisque notre évanouissement mutuel était de la
divination.
Vus de dos, nous avions la même façon de
balancer les pieds en nous maintenant en cliché,
dans une transposition diaphane, dont l'ébauche
habitait dans ma chambre, un peu détestable,
infligée à moi par moi-même. La solitude tenait
bon. Eh quoi ! le jardin de l'exilé, je mangeais,
dormais bien, lisais, certitudes en marche, je sur-
veillais mes écarts. Différence, passez par la fe-
nêtre !
Autrement, j'avais l'impression d'être joué, cette
identité minable, inactuelle, expulsée de ma lassi-
tude, vie quelque peu orpheline, qui se pensait
dégagée, aérienne, innocente, écrivant à sa femme
ou à ses amis ses impressions anglaises. J'avais vu,
mais le regard abuse ; revenir chaque fois à la
mémoire, et cette chose est déjà attitude ou cen-
dres. Conserver quoi ? Identité épouvantable, en
ceci qu'elle vous suspend dans votre battement, se
retirer, évanoui et sans souvenir, phrases anecdo-
tiques...
Je pus avoir, en réserve, le hasard d'un petit
désordre àRoundHouse, où, pendant deuxsoirées,
je m'étais confronté à la jeunesse de ce pays, jeu-
nesse envignettes gazeuses, jeans, lettrés à la révé-
lation fashionable, chevelure et cruauté, intrusion
de la pipe dekif, je memodifiais à la confusion et
à la correspondance ; plus loin, une table avec
«Che » en affiche, le cigare et le génie, livraison
sur place, l'idéologie de main à main, on négocie,
on achète une brochure, accessoire, égratignures
aux pieds nus, plumes, écho, petite folie. J'étais
vaporeux.
Le programme commençait après mon sand-
wich, lancéàtempsdel'autre côté de la salle. Arri-
vant à la tribune Stokeley Carmichael, Allen Gins-
berg et le psychiatre Laing, le moins connu, le
plus fou, incapable d'arranger sa bouche. Il ratu-
rait la libération sexuelle, disait-il, en ratant son
coude, impossible de basculer tout à fait ; la foule
le soutenait de sa grâce, et que penser du rapport
psychiatre-malade pour la liberté universelle ?
Peuples opprimés, frappez-vous contre les étoiles !
Autre, le gazouillis de Ginsberg, chantant un
poèmechinois, chinois dequi et dequoi ?Lepoète
tirait sa langue rose. On se délassait, ces hommes
palpables, autour de moi, secoués indéfiniment
dans ma distance. Poème chinois, et je donnerais
volontier mon délire à ce coquin de l'Occident. Je
meparlais : ou l'Occident ou la Chine ! Ence soir,
c'était bien le Bouddha drogué qui me revenait
dans l'image la plus sophistiquée. J'étais triste,
même les lèvres amies qui commentaient l'événe-
ment favorisaient mon désarroi. Déjà arrivait
l'exaltation, Carmichael parlait : « Vous, la gau-
che anglaise, vous confondez libération politique
et libération par la drogue, moi je me drogue
depuis l'âge de treize ans et je ne suis pas libre. »
Je soupçonnais ce magicien de jouer sur la res-
piration, de savoir tout sur elle ; son rythme brisa
la dernière résistance. Tu es le vrai, le beau, le
seul, hurlait la horde juvénile. Se leva un impos-
teur en direction franche et, d'un geste, proclama
devant tout le monde que Carmichael portait un
pantalon occidental. Scandale ! puisque l'accusé
portait aussi une tunique indienne aux fils d'or.
Carmichael insulta et partit tranquillement, la
foule était heureuse.
Venait ensuite le happening, personnages noirs
dans un carrosse noir, les uns sur les autres ; par
la jambe au-dessus d'eux-mêmes, je vais agir et
bientôt tu sauras, théâtre éjaculé de quelle mé-
moire, mon lecteur ! Voici encore une envolée de
calligraphes et de parfums. Retour en arrière par
un drame en un acte, des personnages se séparent
pour se reprendre, Hamlet est quelque part, je le
cherche, hélas ! plus de héros, plus d'histoire, plus
de dieu, plus de théâtre, plus rien que de terribles
voyeurs, face à face.
Dernière composition de la soirée, « the Social
Déviants », orchestre aiguillonné par des sociolo-
gues degauche. Lafête se terminait dans la danse
générale, j'articulais des pas, et que la jambe se
crispe contre la jambe !

Un seul cri et je me trouve ailleurs, le cœur


jusqu'à la gorge. Bonjour monsieur, voici votre
route, pas d'autre direction, parlez-moiquand vous
désespère le silence. J'aurais pu passer dans ce
pays, incapable de compter mes phalanges. Je re-
garde à droite, et je passe, je regarde à gauche et
je passe, un geste et je passe, le souffle scandé, à
la limite de la danse. Timide quand tu dis salut,
violent quand tu es seul.
C'était Sofia sous la neige, et la tribu entière
redoutait-elle mon regard ? Honorables créatures,
souvenez-vous dema rançon, souvenez-vous de ma
tristesse, vienne l'Ivresse de la Très Grande Vio-
lence, révolution contre révolution, je serai veni-
meux de penser à ma lamentable vacance.
Manger à la bulgare ou à la turque devenait
argument, je pointais sur la carte le concombre
yaourté, mêmeplat, mêmecomplainte, honorables
créatures !
Une image de bonheur parmi ce peuple, au
grand théâtre de Sofia, fraîcheur à mon avantage,
puisque mon interprète me soufflait son propre
commentaire, ce qui faisait deux textes inintelli-
gibles sur une scène lointaine. Le personnage prin-
cipal se leva, moustaches par terre, gras, vomi ;
avec une cuirasse de sang, je voyais venir le pré-
sage. Bourgeois, disait l'interprète, bourgeois..
On riait fort autour de moi. Le bourgeois était
certes humilié, mais moi je somnolais déjà, ô réa-
lisme socialiste ! Je vis dans le vague la suite de
la pièce : le bourgeois, en courtisant la servante,
lui mit de l'or dans l'échancrure des seins. Sa
femme arriva de justesse ; ronde, elle se laissa
rouler. On tira sur le premier acte.
A l'entracte, on me raconta de nouveau, je
rêvais aux visages qui défilaient, m'étais-je trompé
de siècle et de miroir ? Déjà différemment secoué
par mes jambes pliées, je m'installais dans la
bonne nouvelle. Le temps, mon au revoir, mon
errance, n'effacent pas le pauvre mendiant que
j'étais, qui ne voulait pourtant qu'un objet, un
seul objet à travers le voile.
Indani Rajpai Rahman ! Tu dansais, j'arrivais
de loin, là-bas ton premier mouvement qui m'ob-
sède ; que se déchire la distance et que meurent
ceux qui ne se souviennent pas, dans le dernier
des hommes ! J'arrivais de loin, mélodie aérienne,
étapes plusieurs, capitales de tache à tache, rien
vu, et je tombais en Inde, peuple de ma diffé-
rence sauvage.
J'arrivais en pleine nuit. Colloque afro-asiati-
que, soit ! Je me débine, le plaisir est ailleurs, là-
bas. Le soir, tu danses, tu renverses les mains,
voici encore d'autres graphes aériens, tes doigts
rêvés, croisement, équilibre, et qu'éclate en écho
le Jour de la Très Grande Violence. Tes mains
approchent de moi ; en leur danse, je lis, récite,
écris ma propre parabole. Et je demande à tes
doigts ce que je ne sais point, je me scinde, je suis
ton mouvement, je m'envole, je reviens, pacte de
toi à moi, lettre de toutes les lettres, graphe final
et douloureux qui me fait dormir la nuit à mon
hôtel, projeté contre la calligraphie du désir.
Tu dansais toujours autour de moi, alors que je
circulais en ville, un habitant par signe, et cric !
J'attrape une allumette, et entouré de tant de mi-
sère, je m'allume et je dis qu'éclate le signe, Indani
Rajpai Rahman!
Lointaine la caverne où se cache, au centre,
cette image accrochée au lever du soleil et à son
coucher. Je descendais la montagne, ou je l'esca-
ladais, imposture mineure si l'on accepte les hom-
mes qui devaient venir après moi. Et un jour, je
reviendrai parmi eux, le Jour de la Très Grande
Violence !
Votre descente, dit le Coran, est seulement un
mot, prompt comme un clin d'œil.
Au milieu de la place, dans un village de l'At-
las, la fête du peuple me rappelait les feuilles
d'Abraham, mon irrésistible égorgement et la ba-
taille d'eau dans mon quartier d'enfance. Fête
masquée, têtes de béliers sur des haillons, désarti-
culés au rythme du bâton. Approchez, le peuple,
ceci est magie et nuage, approchez ! Les masques
avançaient en maudissant les races maudites. Pour-
quoi étais-je immobile devant la danse ? Souffle,
seulement un mot, prompt comme un clin d'œil.

Avais-je les clefs de la ville, Cordoba ances-


trale ! Si j'étais poésie, princes déchus, ruines, fres-
ques, mosquées ! J'étais toujours fils de mon père
de mon père, je ne prévoyais ni paradis, ni énigmes
que mon pied eût pu fouler. Mon frère erra dans
ces déserts de la belle mémoire, cherchant la trace
de ses ancêtres andalous. L'Andalousie respirait
maintenant une autre fureur.
Même chaleur qu'à Marrakech, même illusion
de la poitrine ouverte, je circulais dans les laby-
rinthes, me rapprochant, irrésistiblement, de ma
forme. Un lieu, un mythe, croisement.
Lanuit, fuck fuck lady, demandai-je à un enfant
qui criblait mon passé. Lui et moi, l'enfant sem-
blable qui parlait entre nous, en dehors de nous,
les mains dans les poches, et moi-même, père d'un
enfant et d'une enfance, maintenant signes loin-
tains, de par mon livre partagé, signes basculants
vers la mort. Pas d'argent, disait le garçon espa-
gnol, pas de femme, rien du tout, le touriste s'ex-
cite, petit ou grand, il demande la seule direction.
Je fis un geste, il en fit un autre en renversant
la main, fit la moue. Mon ombre, une, deux, trois,
et pirouette dans un coin de rue. Je donnai au gar-
çon une cigarette ; entre lui et mon enfance, reve-
nait le mêmechant de la mer : déclic de la vague.
Il savait tout, à coup sûr, j'arpentais le quartier.
On pointa du doigt, on s'arrêta, on frappa, on
m'offrit le sexe d'une hilare, cheveux fous, la qua-
rantaine, à grignoter. Le premier étage était loin,
pas moyen de dégager la porte, et lui —un sou-
rire de côté, les mains dans les poches — moi-
même tiré et avançant. Pas moyen de briser le
miroir, d'escalader, fosse commune, misère, vieille
misère, et à la porte la mère de la putain d'occa-
sion, et chauve-souris édentée qui metirait par la
poche : donne et passe ! Grand-mère, rien à tirer,
partez audiable, j'ai trente-deux dents, et nemords
que dans le sable. Legarçon attendait dehors, moi
dans un lit coincé contre le plafond, nécessité de
palper, d'avaler la chaleur, jambes, une, deux,
trois, et crac ! car étalé étalant, vidé jusqu'au
pouce, je prolongeais, à tout hasard, la fuite du
corps. Sage, la putain arrondissait mon sexe, déchi-
rure du vide, rien, Espagne humiliée, j'aurais ac-
cepté de troquer ma fatigue et ma longue marche
pour me détacher, ne fût-ce que dans le désespoir
d'une si vieille misère, revenue à moi par ce sou-
rire d'enfant, cette femme laissée à ses vêtements.
La vieille se tenait à la porte. J'étais déjà lancé
dans l'escalier, par-delà. Un peu de fraîcheur
dehors ; au coin d'une rue, le garçon me montra
le chemin. Nous marchions en riant.
Je grinçais de longue date, par haine de la cor-
rida, Espagne, mais par bonheur je rêve du halè-
tement de la danseuse de flamenco quand je me
surprends en désir, bien plus loin que monsouffle.
Pas de projet ce jour-là en marchant au Jardin
du Luxembourg, tourner en rond, tourner avec les
enfants autour du bassin, enfants sortis du regard,
non encore étranglés par la cravate, voir la bran-
che hésiter et disparaître, tourner autour des assis,
autour de mes pas, de mon décrochage, avancer
par-dessus tant de lapsus dans mon propre aléa,
de ma distance à mon souffle dans le frôlement
discontinu. C'est ainsi que les pieds se hasardaient
Je traçais la distance, logé dans une mémoire de
moins en moins nomade, et au lieu de basculer
dans la visibilité, je décidai de bifurquer dans une
partie du Jardin inconnue de moi.
Elle se retourna, je me retournai dans le vide,
elle se retourna encore, fille au manteau noir, sou-
venir à jeter si ne m'amusait cette peur fortuite,
me dépassant et agrandissant ma distance, double
regard dont je soupçonnais le spectacle, rétréci
jusqu'au choc. En vérifiant le visage de vieux cou-
ples, à la merci de leurs bancs, chapeaux jusqu'aux
oreilles, je tombais dans le silence sans retour, et
il m'arrivait de les fixer un instant, sûr alors de
ma glaciale éternité. Voici qu'ils sont morts, voici
que je suis mort, je passe, incliné. Elle pensait
sans doute que j'en voulais à sa gorge ou à sa
parole, précipitée qu'elle était dans la variation
de notre entreprise. Nous fûmes tous les deux
arrêtés par un cri de femme, renversée par une
voiture. Toutle mondes'arrêta. Fini notre jeu puis-
que notre regard arrivait à terme. Etendue sur le
dos, la femme de l'accident qui gémissait arran-
gea sa robe, d'un seul geste, si plein, si chargé de
tant de siècles, de tant de seins portés sur des pla-
teaux d'or, tant de cauchemars noyés dans le sang
et les livres. Ce mouvement si fugitif, qui, dans le
quotidien, équilibre la séduction, merevint en une
étrange provocation ; elle serait morte, la main sur
le sexe.
Un passant intervint spontanément, refit le
même geste plusieurs fois en tirant sur la jupe,
essaya par la suite de contrôler le reste de l'acci-
dent. Pas de blessures par coup d'œil, se méfier
des croisades invisibles, pas de sang, mes frères de
plaisir !
J'étais déjà ailleurs, vaguement méditatif : l'Oc-
cident chrétien était-il ce mouvement ? Ne pas se
trahir devant la mort, maintenir la force de prin-
cipe, se nouer dans la souffrance de telle manière
que la vie divise les signes et les sens en une folie
voilée. Je reconnaissais pourtant le spectacle paral-
lèle de mon identité, et bien que flottant dans le
désert des dieux, je ressentais une certaine émotion,
blancheur de la page qui fascina ma distance à
tous les occidents de ma prairie, oiseaux étranglés
de ma main, désordre des doigts. Ouvre la main
et passe !

Que le printemps soit violet ! S'en va la neige


— dans la mémoire, le bleu des anémones —
comme expulsée de la vieille herbe. Exposition de
signes revenus par le chant du merle ou la glace
qui se brise, bruit non égaré, seulement explicite
dans ce réveil diaphane. Que le printemps soit
violet !
Je savais de ce pays l'accrochage des saisons,
les forêts aux couleurs changeantes quant au
rythme de la marche. Je pense à ma main droite
que je faillis glacer dans la neige, alors que je des-
cendais de la montagne sans m'inquiéter de ma
hauteur. Ce jour-là, j'étais loin pourtant de mon
passé. A Stockholm, je suis sûr dans cette saison
de ne pas me tromper de chevelure, à croire la
blondeur de ma femme parfum même de ma dif-
férence. Nous marchions, peut-être la main dans
la main, vers un autre hasard. Les jeunes couples
passaient avec des fleurs dans les bras.
Mélodie suédoise qui meconduisit tout droit au
Musée moderne dans Nana de Niki Saint-Phallus
ou quelque chose de semblable. On se rappelle
cette gigantesque sculpture de femme au sexe ou-
vert au visiteur. Renonçons pour ce jour à fixer
les tableaux, habitude de vicieux. Non point le
clin d'oeil, mais la tête sur le premier palier de
l'utérus. Timide quand tu dis salut, violent quand
tu es seul. Commentaurait-elle fait un enfant alors
que nul mortel nel'a touchée, sainte Nana ? Com-
ment aurais-je pu, moi-même, aviver le corps dans
la fêlure, et qui m'accusera de mourir, vivre, mou-
rir, vivre au rythme de ma souffrance ?
Fashionable principe du paradis et transposition
sur un banc d'amoureux, dont la parole, nous dit-
on, était happée par un micro invisible. On tour-
nait en file indienne, le bar était là, bière et sand-
1. En réalité, cette artiste s'appelle Niki de
Saint-Phalle.
wiches. Voici qu'on change du jour au jour sans
se tromper de fable. Voici qu'on vit, les mains
dans les poches, au cœur de la lettre vaporeuse, et
que se déguisent de leur belle mort les quelques
rares analogies !
Sous la croisée de tant de brouillards et de
confettis, pas de mère retrouvée, ô rhétorique sué-
doise dont jaillit encore en moi l'étrangère gri-
mace !Quand même mon identité resterait trans-
parente, pouvais-je m'inscrire sans chiffre dans ce
sexe, en rebondissant de toute ma fièvre ?
Maintenant rien ne ressemblait à madivination,
je medédoublais de loin, par gestes entre les feuil-
lages, un clin d'œil basculant, ni déraciné, ni fou-
dre, attouchement, non point le cri contre la
cruauté du désir. Virer contre sa propre ombre en
ce pays arbitraire. Je nomme non seulement le
déplacement des signes, plaisir qui me revient par
la neige ou la forêt, douceur jamais défaite par
aucun déni, non seulement mon corps —talisman
signé au cours de mon errance. Dis : je donne et
je reçois, tant d'oiseaux se taisent à mon insu.
Saurai-je être aveugle à l'anonymat et me sceller
au rythme ? Donne la main et passe !

On dévergondait l'idéologie sous d'autres cieux,


commede coutume, j'arrivais de loin, un peu fati-
gué, mais le premier matin me fit flotter dans la
fumée de cigare. La parole, elle-même nombreuse,
dans ce colloque international, rivée à la passion,
à l'ordre, circulait danscette crispation des peuples
qui se hérissent de leur souffle. Homme nouveau,
disait l'histoire, quoique j'en ressente la souffrance,
contre le double temps qui noue toute révolution.
Je fuyais la belle parole, factice quand s'enfume
le désir, pour rejoindre La Havane dont chan-
geaient à vue d'œil la vacance des rues et le com-
merce des couleurs ; il y avait, derrière, la flore
bien exotique pour ma suspension, la gaieté d'en-
fants possédant la rue comme un jouet. Même
à la tombée de la nuit, je me déplaçais dans la
fuite des couleurs, vers la place de l'Université où
dansait le peuple. Femmeaux olives, négresse irré-
sistible, et je partais pour longtemps. Non point
chez eux la lascivité en rut, mais la vérité sans
complaisance du regard et du geste. Voyageur
invertébré, dis : je ne détiens la vérité qu'au gré
de l'expansion detant d'équations jaillies d'un seul
pas de danse, dis : que dansent ceux qui dansent !
quoi ! quoi ! Laisse-toi aller, danseur invertébré.
Je fumais un gros cigare, il n'y avait pas de quoi
être fier !
Ne donne jamais le dos à poignarder et dis :
salut, de front à front, en gardant ta distance !
Mesurepar le simple regard le temps, l'éclair de la
bonne nouvelle. Affronte dans le désert la fourbe-
rie de l'hyène, face à face. Dis : la chair de l'hyène
ressemble à celle de l'âne, même parfum, même
complainte, mes frères ! Fracasse-lui la tête, source
de toute divination, marche sans trembler ; si son
liquide, d'après la tradition, surprend ta peur, il te
poursuivra jusqu'à la mort, bientôt un matin toi-
mêmeos de désert. Tu n'auras pas de lieu, pauvre
poète, dans le cimetière marin proche, tout en bois,
épavesgravées ausignedela chamelle et del'arbre
généalogique de la tribu. Arrête la gazelle au seuil
de l'Océan, caresse-la de loin et laisse-la courir sur
la plage. Dis : je meurs de passion folle et j'ai
perdu le voile pour rejoindre ses ailes ; dis : ma
plume s'envole au chocdes ruines de sable, que
tremble la terre ! que vienne la Très Grande Vio-
lence ! Evite le serpent du désert qui ne mord
qu'une seule fois, écrase-le à jamais sous la pierre,
danse de toute ta force avant qu'il ne te fasse
danser. Peut-être disposeras-tu du pouvoir de sang,
l'œil est mortel, même si se prolonge la nuit dans
la nuit. Peut-être planteras-tu ta tente sur un sol
stable, le sommeil entre hyène et étoiles.
Eh quoi ! croit-il, l'invité du désert, jouer avec
cet espace sans danger pour son propre espace ?
Eh quoi ! croit-il, l'invité, divaguer plus fort que
le désert, et quelle phrase en errance le retiendra
devant ce vide qui ne lui renvoie rien ? Eh quoi !
croit-il rebondir avec les Bédouins par-delà les siè-
cles, vers la horde de poètes poignardés de dos,
royaumes et plumes de roseau d'un parchemin ?
D'une flèche trois pigeons tombèrent d'une
mêmerime s'ouvrit la main, et Antar —le barde
arabe —trancha mille têtes pour que s'enracinât
le désir, au dernier stipe. Mets-toi en parabole
quand tu dis aux Bédouins : salut. Libère ton geste,
donne-le plein de bons augures. Dis cent fois salut
sans te tromper de formule. Ne mens pas dans la
longue litanie, répète jusqu'à complète conjura-
tion. Les hommes t'offriront du lait de chamelle,
les femmes sauront se cacher à ton sillage. Arrête-
toi dans n'importe quelle tribu, garde ta fierté
parmi tes semblables, prie, salue et écoute !
Te voilà maintenant parmi de vrais Bédouins.
Tu regardes le peu de blé et de troupeau. Lechef
de la tribu dit : partage les grains de blé en autant
de distinctions, trois grains pour la barbe du chef
et un grain à chacun des égaux. Quand tombe la
pluie une fois par an, une fois pour toutes, partage
les gouttes en autant de grains, en laissant leur
part aux égaux lointains, ne trahis pas l'absent,
car l'absent est tout le désert. Ne vole pas, même
seul et dévoilé, et si tu voles, donne ta main à
couper. Ledésert surveille de longue date les fan-
tômes commetoi ; ils se fracasseront sans fin, c'est
écrit, dans tout ce silence.
Je me récite toutes ces formules et m'en vais,
le désert ne basculera pas, et moi je ne mordrai
quedu sable.
Fume avec les pêcheurs que tu rencontres, at-
tends, le désert est attente, une immense attente.
Dis : sans doute suis-je venu, mais qu'ai-je fait ?
J'ai voyagé en dehors de moi-même, mais qu'ai-je
fait, récité, lu, écrit ?Quevienne le grand départ !
Tu traverseras les villes du désert à moitié
englouties, Tan-Tan, Tarfaya, tentes en béton,
expulse-les de ton chemin. Au bout de ta fatigue,
tu arriveras à un jardin circulaire, tu glisseras
devant la porte figurée par deux bâtons inclinés.
Peut-être sauras-tu compter les épis rares, peut-
être trouveras-tu une ivresse et une brutale abon-
dance ; tu sauras découvrir, au fond d'un pot mi-
nuscule, deux seules branches de menthe, si petites
branches que tu rêveras de toute ta fougue. Par-
fums ! graphes !
Hantise ce tapis kilométrique de l'hôtel et qui
m'accompagnait jusqu'à la chambre. Fraîcheur
sous condition, sire. Voici que les turbans te guet-
tent dans le couloir et qu'une étrange odeur te
force à l'évasion. Adolescent, je rêvais de l'Inde
commed'un parfum de mahaute souvenance.
Même parole nombreuse dans un autre congrès
international.
Fuir New Delhi pour Delhi, elle-même infati-
gable dispersion. Je m'excuse de partir, à peine le
prix du désarroi. Je me nichais derrière le jeune
conducteur, bicyclette pour nous deux, sa taille
rebondissante partage mon regard, je me heurte
à une extrême lenteur, au détour du moindre
point, halètement oùse brouillent mesaccords. Pas
seulement le sanctuaire de Gandhi, ouvert à la
bonne nouvelle, mais tendresse et nudité face à
face, lui qui savait l'économie d'un silence, bien
plus loin que la mort. Agra ?Taj Mahal ?Expulse
cette éternité glaciale et tous les dieux de pacotille.
Descends de ton refuge, marche, traverse la rue,
cet épicier entouré d'allumettes et de bougies te
fixe derrière un obscur voile, homme si effroya-
blement maigre. Hurle commeun enfant et passe !

Un seul cri et je me trouve ailleurs, le cœur


jusqu'à la gorge. Monter, bonjour monsieur, voici
votre chemin entre les deux villes. On prépare le
choc. Voici l'exposition des victimes du mur, pho-
tos des héros au-delà des barbelés, fleurs et sou-
rires, tous évadés par le trou de la serrure, tous
bricoleurs de la petite mort. Je ne leur dois rien,
ils ne medoivent rien, et je passe, la tête inclinée.
Berlin à droite ou à gauche, qu'importe ! S'ac-
crocher à la seule force de l'image, à Berlin-Ouest
le dévergondage industrieux, magasins végétant
dans le faste ; le soir le néon avec trente étoiles,
quelques putains pour allumer le tout. Pas de sol
stable, réduction, capitalisme, un pas en arrière,
deux pas dans le vide et je passe.
Escalader le mur par curiosité, ci-gît le chien
aux aguets, ci-gît la grenade qui t'attend dans le
saut, au cœur même de l'histoire. Perché à quel-
ques mètres de Berlin-Est, médite un peu, on te
dit à l'Ouest : nous sommes un même peuple ;
on te dit encore : il meressemble cet être qui mar-
che, frère de mur et de guerre, cet être identique,
peut-être a-t-il en plus un manteau grisâtre et la
froideur du front, peut-être un homme, peut-être
moins, on insiste de près et le mur s'évanouit.
Atroce image de ce paradis !
Va à l'Est, apparais de l'autre côté, tu verras.
Douanier souterrain me pointe sur place, rien à
dire, une glissade dans l'autre ville, magasins et
un café comme ailleurs, rien ne me revient, pas
de guerre ni de grimace. Exilé dans ma propre
idéologie pour un après-midi, je mefatigue. Adieu,
mur de Berlin, décroche-toi et tombe !

Voyages ou danse ? Mon errance chez tous ces


peuples, dont je reprendrai un jour les interfé-
rences, face à face, interminable fascination dont
je dénonce les signes, et quelle fable racontera
mon mouvement ? Furtif échange, une fantaisie,
une équation de visions qui me font flotter, à la
croisée des différences, vers ma propre divination.
Rappelle-toi ces enfants cubains possédant les
quartiers comme des jouets, échiquier de rythmes
et de couleurs, et qu'éclate dans leur malice cris-
talline, bien plus loin que mon souffle, le devenir
de la Très Grande Violence !
Variation sur la différence

Ouwah ! Ouwah ! Paris, la lancinante folle et


j'avais l'âme fragile ! Je n'avais pas suivi l'immé-
morial conseil : quand tu entres dans une ville
sans pouvoir parler à quelqu'un, dis cent fois
ô Ouvreur, dis cent fois ô Sauveur, dis cent fois
ô Miséricordieux des Miséricordieux, toutes les
créatures viendront alors à toi, par ordre divin.
Ouwah ! Ouwah !
Au bout de la parabole, il y avait le même ter-
rain vague de la culture, j'avais les yeux ouverts
au cœur de la France idolâtre et je disais : Occi-
dent, tu m'as écharpé, tu m'as arraché le noyau de
ma pensée. Occident, j'allongerai ton corps d'al-
bâtre, vrai de vrai, rien, néant de rien, rien. Je
l'allongerai sur un tronc d'arbre, par l'ondulation
de ma main droite, retenue à la déchirure de ta
robe. Ouwah ! Ouwah ! Passera le vent, vrai de
vrai, sur ta hanche au mouvement traître, rafale !
car ma main droite saisie par l'harmonie, la transe,
renverse ta caresse, et la même main, te défait face
au soleil, ouwah ! Ouwah ! Sainte culture —bah !
—, fais-moi énigme parmi la horde des mendiants,
réveille, expulse mon sang tribal, et que je mange
la chair de mon frère !
Occident, sur tes cheveux cendrés, cendrés je
les veux et les désire, même corde au centre des
mots, tombez ! tombez, souvenirs, et chère Ma-
dame l'Art... tombez, cheveux cendrés à l'ambroi-
sie, au nectar, qui sait qui incline l'autre : Dieu ou
le coq ou la terre ?
Ravale, Occident, tes vipères, tes pierres dres-
sées. Sois homme, sois femme ! Je reste à tes yeux,
je prends la barque, glisse dans la rivière, oiseaux
verticaux, enfance — ploc ! — je glisse encore,
sauvé en rêve éveillé dans une île de tamaris et de
fruits amers, peut-être une cigogne, une bague
de reine, le soir tombe et le reflet assassine ses
astres. Silence de fou, rien, néant de rien, rien !
Quelle île, Occident, as-tu trouvée pour tes sau-
vages ? Et tes fesses en drapeau tricolore, a dit
l'ami, héhé ! Héhé !
Arrivé à tes yeux, je dépossède mes Mille et une
Nuits, rien à dire, j'ai le parchemin en poche,
mieux encore : Le Livre des Chants, ouwah !
Ouwah ! Une très belle reine aimait un poète
qu'elle introduisait dans son lit, en l'absence du roi
bien honoré. Le mettait ensuite dans une caisse,
cric, le descendait dans la trappe. Un jour, le ser-
viteur les surprend entre le lit et la trappe, en
informe le roi qui, furieux et malin, vienr discourir
en poésie sur le sens égaré de ces meubles. Il
désigne la caisse sur laquelle se repose la belle
reine avant les prières : « Deux prosternations à
l'Amour, leurs ablutions se faisant dans le sang ».
Ils se parlent sans fureur en rime et en mort, et
brusquement saisis d'un spasme rigide, sur place,
ils comprennent tout, et mine de rien, ils parlent
des étoiles. Le serviteur prend la caisse, personne
n'ose y regarder, la descend dans un puits, ploc !
un pauvre poète dans la fraîcheur d'un chant.
Certes, Occident, je me scinde, mais mon iden-
tité est une infinité de jeux, de roses de sable,
euphorbe est ma mère, désert est ma mère, oasis
est ma mère, je suis protégé, Occident !
Tu t'es ouvert au rythme de la relaxation, yoga
à gauche, yoga à droite, fakir au sexe kilométrique
entre ciel et terre, cathédrales ! Peux-tu dresser
tes seins sans te trahir, es-tu noyau et non fleur ?
Dans monhistoire, il yavait tant de poètes de ma
tribu, tous grands, frappés de dos, aveugles,
voleurs, assassinés dans un pan de sable, le même
destin entre signes et poignards.
Dans mon histoire, il y avait deux prophètes de
sexes et de peuples opposés. Elle envoie un mes-
sage pour qu'éclate la vérité ; craintif, il demande
longuement conseil, un vieillard donne l'énigme :
pas de conquête de l'univers sans symbole, dit-il.
Notre prophète plante une tente immense, bricole
une vasque d'eau, parfums de toutes natures, cris-
tal, brocart et satin. La prophétesse arrive pour
qu'éclate la vérité, l'ivresse de la vérité. Il la reçoit
à la porte, lui dit : salut, la fait entrer, récite un
poème bref, décisif. S'ouvre ensuite le corps de la
prophétesse quand le parfum se mêle à l'eau.
Ouwah ! Ouwah !
Sur ton ventre, Occident, je retarde la fin des
fins, la revanche de tout écraser, source et foetus,
tirer et mourir, différence barbare, et je m'en irai
au point nodal, défaire ta résistance, ton sommeil.
J'ai choisi, c'est évident, mais pas clair, la séduction
et le vouloir lointain. Qu'ai-je à craindre de ton
rapt, Occident ?
Rêvé-je d'irréversibilité, au-delà de la soie qui
blesse, car je redescends sur ton ventre dans la ven-
geance ; qui veut saisir le savoir ou l'orifice doit
provoquer—face à face —le voile multiple, rapt,
unpas enarrière, deux pas dans le vide, rien, néant
de rien, rien.
Ma main droite accordée à la suspension, par-
tout recommence la parabole berbère : « Le désir
est comme un fils. Qu'il soit aveugle ou boiteux,
peut-on l'oublier ? » Aucune abstinence, pourquoi,
pourquoi ? Je ne suis pas jaloux de mes propres
frères, offerts au souvenir paternel, et moi, le fils
de deux mères ou l'amant du devenir, bah ! Ils
ont vu, Occident, sur ta poitrine le signe de ta
malédiction, syphilis occidentale, ont-ils déclaré,
syphilis la différence apeurée, et sur tes seins, ont-
ils déclaré encore, est gravée ta mort, car Dieu est
grand et tout le reste est minime. Quoi de plus
vrai ? Bah!
Je ne suis pas jaloux de mes frères, ni de mes
pères. En vérité, Occident, quand tout s'écroule
dans notre étreinte, je pense déjà au jour de la
destruction. Quevienne le Jour dela Très Grande
Violence!
Je tiens ta hanche dans le sable, je recroque-
ville ton corps à l'évasion la plus irruptive et
j'attends : tout se passe par-delà les épices, le cri
de l'enfance.
Je tatoue sur ton sexe, Occident, le graphe de
notre infidélité, un feu au bout de chaque doigt.
Point nodal, crac !
IMAGE PREMIÈRE
A. —Ecoute-moi sans metrahir, ouva, accuse
le vent.
B. —Je t'écoute, je te trahis. Tu racontes ton
enfance, tu fais le tour de ta petite vie qui n'a
rien d'exemplaire, il faut l'avouer. Mais malin que
tu es, malin que tu penses être, tu amalgames ta
déperdition dans les signes, tu retires la main
quand l'histoire te harcèle : syllabe par là, voyelle
par ici, et enfance, ploc !
A. — Pauvre égaré ! Bien que je sois le fils
dégradé de mon père, je désire — désir, pour-
tant, sauras-tu jamais ? —te faire frôler la néces-
sité de mon partage. Je t'ai souvent répété que
mon être n'est pas ce vide que tu nommes, cet œil
noir oùje meperdrais dans la mortelle fascination,
même s'il y a au fond de la pupille la peur d'être
dévorépar unesimple fuméedetabac,quand, reve-
nant vers ma fatigue, elle s'enroule et disparaît
dans ma propre chair. Supposons ce vide irrévo-
cable dans le battement, n'est-ce pas que le sou-
venir est pure rature ? On peut commencer par
n'importe où, et tout le reste est hasard, chaque
fois le souvenir est à gagner ou à détruire, une
fois pour toutes, dans une fraude inavouée.
B. —Je me rappelle tout cela, et je me rap-
pelle tes illusions quand tu te résumes par un saut
de chèvre.
A. — Eh bien ! Le désenchantement qui n'est
plus à vendre était une hypothèse du siècle et de
tant d'écrivains, alors que moi je mefracasse entre
le jour et la nuit, point de chute où je suppose
nouée mon identité actuelle, non pas vide, non pas
nostalgie de tant de dieux, mais nœud entre deux
vides, ou comme je le suppose le nœud de ma
Très Grande Violence, qui ferait étendre par ses
deux bords l'incandescence et la mort. Nœud de
mon histoire initiale, que je dirais aussi finale si
ne m'arrêtait ma frayeur.
B. (souriant). —Ta dérision, la folie, les livres !
A. (après untemps d'arrêt). —Supposons nulle
cette hypothèse du désenchantement, je serais donc
quelque part, entre toi et moi, division et rythme,
dialogue de la mer et de mon enfance, possédé
par madouble identité —par maculture et l'Occi-
dent —, tournant à l'intérieur même de mon
masque..
B. (souriant toujours). —?
A. (clignant de l'œil). —Rappelle-toi Muham-
mad —le prophète sans écriture —, rappelle-toi
sa caverne, sa méditation hachée. Quels mots,
quelle incantation, quel souffle ? Il se laissait por-
ter et dire, par une multitude de palpitations, ce
sont ses femmes, ses amis ou sa tribu qui transcri-
vaient son souffle.
B. (vaguement secoué). —J'accepte d'accrocher
àton innocence.
A. — De cette manière, nous suggérons que
derrière mon enfance n'existe pas uniquement ce
souffle immémorial que je ramène, par astuce ou
fétichisme, à tes sens. Il m'importe peu que se
détériore l'histoire...
B. (furieux). —Renseigne-moi sur ton identité
actuelle plutôt que sur ta prose rimée ou ta divi-
nation. Rien à faire de tes fétiches, le devenir est
ma position. Tout tient bon. (Il ouvre la fenêtre
et regarde dehors.)
A. (toujours les yeux très mobiles). —Il m'im-
porte peu que ce souffle se détériore dans les par-
chemins, Coran ou autres livres. Peut-être com-
prendras-tu un jour, mais quel jour est possible,
quel jour ? Peut-être ce souvenir immémorial
inversera-t-il mon désordre, mais le siècle est fou.
Plus fou que ma joie, quand je suis seul et que
je tremble.
B. — En vérité, mon ami, j'ai choisi, je me
laisse vivre... (se reprenant) : Apenser tout ce que
tu penses, quelle déroute finale pour ton savoir !
A. (le regard brusquement attiré par l'image
d'une femme tatouée sur le fond d'une fresque
chinoise, capable d'engloutir les apparences, y
compris les personnages Aet B). —Avouons, par
le détour adéquat, que la horde des signes ne
dérange pas le saut de la chèvre, ou si tu veux,
que la musique ne dérange pas le savoir. Elle sug-
gère, au contraire, sa dialectique voilée. La pensée
dysharmonique ne nous intéresse pas. (Silence.) Tu
m'écoutes ?
B. (face à l'extérieur). —On pourrait renverser
ton mouvement. (Se souvenant lui aussi de la
femmetatouée) : Dela lèvre inférieure à la courbe
du menton, une ligne noire et quatre points noirs,
séparation de la femme, tu venais sans doute avec
le poignard, tu courais de loin, de derrière la
vague.
A. — Quelle étrange contrée où l'enfance s'ou-
vrait au soleil, le cœur même de ma souvenance,
idées bientôt échappées de leur nid, quelle étrange
contrée ! Reprenons ensemble en parabole.
B. (fasciné par sa main droite, lentement déga-
gée de l'autre ; visiblement ému). — Frère de
mon père de mon père !
A. (le regard revenu sur la photo). —Bien que
le cri decette enfance épargne mon salut, l'énigme
à dénouer — quitte à demeurer sur plage dé-
serte —renvoie encore à cette identité nouée. Que
marche vers nous cette étrange contrée, avions-
nous dit ! Si figuration s'accomplit, nous aurions
témoigné de notre reflet dans l'histoire, par notre
descente précipitée contre l'Occident. Enigme sur
énigme, nous prenions cet Occident contemporain
pour une blessure. C'est à ce moment qu'elle
arriva, la femme voilée. Rappelle-toi ses mains tra-
cées au henné, rappelle-toi sa protection, sa dou-
ceur, ses mythes, ses contes fantasques. Rappelle-
toi aussi le bruit de la mer.
B. — Aucun vol d'oiseaux barbares ne pou-
vait délier notre tendresse.
A. —De cette manière, le graphe, puis écho,
puis parfum...
B. (furieux). — Quel bricolage d'identité !
A. (regardant la photo dela femme, maintenant
détatouée). —Identité hautement diaphane qui se
posa là où se souviennent les parfums, tel est son
destin àtout jamais, identité en dessousde laquelle
rien ne se reflète, seulement l'archet maternel ou
le chant immémorial de la mer. Qui jamais usurpa
de force et de mort l'ultime signe ? Acette ques-
tion, même déracinée de sa frayeur, quelle florai-
son de misérables différences !
B. (violemment). —La différence est ta propre
parole.
A. — Si tu veux.
B. — Insaisissable à ta déraison, tu souffriras
d'esprit et de corps, pas moyen de dissocier l'iden-
tité de la différence. Sache !
A. — Tu penses me faire basculer dans un
bout ou l'autre du nœud, je suis vivant, divisé de
multiples façons. Pour te faire raisonner plus allé-
grement, démontrerions-nous la divagationde l'his-
toire entoute quiétude ?Serions-nous capables d'en
séparer la gammeoula contradiction sans paralysie
des signes ? En vérité, il suffit de produire pour
un temps quelques identités folles, l'histoire fera
le reste, c'est son métier, quelques identités folles,
très éloignées pourtant dela Très Grande Violence.
A condition de toujours sauver sa peau. Que
dirions-nous d'un théâtre sans acteurs ? Nous
rêvons donc, de toi à moi, dans la distance désen-
chantée ; en raison de cette scène oubliée à l'ins-
tant, nous concluons que la différence, comme
l'identité, est un rythme et une danse douloureuse.
Peut-être nous sera-t-il fait miséricorde sur ce pre-
mier point.
IMAGE SECONDE
A. — En vérité...
B. (se détache violemment de la fenêtre et
revient vers l'ombre de A en sautillant). — En
ramenant une énigme morte de notre évanescence,
tu penses préciser, dans l'arithmétique dansante
des concepts, une non moins obscure intrigue,
circularité tienne que tu brises à ton avantage,
convaincu que l'univers est à tes trousses. Accep-
terions-nous de bon gré l'errance des mots sur un
nœudqui sedéplace et ne se déplace pas ? Mouve-
ment possible quand l'écriture affronte la folie
générale des signes.
A. (balance les mains). — En vérité, qui, de
mes parallèles, me fera écho ? (les yeux fermés) :
Pourras-tu me violenter sur ce point ?
B. (ironique). —Peut-être es-tu seul à te dégui-
ser dans une telle gloire ?
A. (regard fixé sur la fenêtre, une chèvre sau-
tille). —Si la femme symbolique dont nous par-
lons se roule dans le henné et qu'on me flagelle,
je suis sûr de résister à toute division, moi intel-
lectuel colonisé-décolonisé. (Silence.) Par ce geste
de la frayeur qui colore notre vie, nous rejoignons
de droit —non de désespoir —la seule possibi-
lité : descendre soi-même, dans sa double identité,
ou si tu préfères aviver la pure éclosion des signes,
par un mouvement d'agression et d'amour. De
cette manière le corps se renforce, on peut rire,
qu'importent le savoir ou l'échec ! Autrement,
identité à basculer dans un terrain vague ou dans
la nostalgie pure. Cela ne résout rien en soi, et
quelle solution est possible, quelle question, frère
demonpère demonpère ?Cela touche l'échiquier
d'évanescences que nous nommions en les ren-
voyant à leur chute, cela surtout a lieu. (Agitant
la tête.) Par cet événement qui définit l'exaltation,
nous déduisons l'écart de notre identité à la scène.
B. — Acroire toujours possible le choix entre
un saut dans l'identité ou son vide ou sa folie et
la danse exacte dans la fureur des mots, les autres
théâtres par surcroît.
A. — Eh bien ! quelle que soit l'implication
dans une identité, il ne s'agit pas —en toute évi-
dence — de se regarder dans ce jeu de miroir.
Aiment ceux qui aiment ce petit jeu de la recon-
duction ! Il s'agit bien de la violence, dans une
combinaison de plus en plus complexe, au point...
B. — Quelle violence ? quelle combinaison ?
(joignant les mains).
A. — Disons la stricte vérité, cette combinai-
son ne se désigne que dans la pure éclosion des
signes. Voir par exemple, si notre démonstration se
fait valoir, le tatouage sur mon être d'un autre
cri, dont nous cherchons à palper le discours, ou
plus, la discordance, ou bien plus, l'enchaînement
au désir, qui lui parle et ébouriffe fixe la parabole
à son stipe. De la caverne de Muhammad à notre
souffle actuel, il faut bien admettre que le désert
se fait entendre...
B. —Deceux qui, de tout temps, font tourner
les tables !
A. (plus calme). —Nous pouvons admettre de
même que la parabole coranique n'est pas facile-
ment recomposable à des fins perverses, elle figure
la mémoire d'une identité, que le savoir peut
redoubler dans quelque rhétorique contemporaine
—notre livre. Dans ce combat, on sauve l'image
d'un enfant, chose faite, chose enterrée, cela a sur-
tout lieu, le livre, d'où partira la série de parallèles.
Il y a là encore la marque d'un autre rythme.
B. (furieux). —Que la caverne tienne bon ou
non, figurions-nous les croisements entre identités
et différences dans le pur rêve du signe ? Nous
admettons que l'Occident nous a fascinés jusqu'à
la mort, que nous sommes divisés jusqu'à la mort,
mort dont il ne faut pas faciliter la métamorphose,
le souffle est à mettre à la montagne, la parabole
dans le talisman. Au-delà, tu trafiqueras des
mirages. Pour moi, tout tient puisque le corps est
dedans et dehors. Sache!
A. (revient à la fenêtre, aperçoit l'ombre d'un
homme qui gît, la tête en sang). —Ainsi donc
nous nous croisons par éclair fortuit, par lequel
je me ligue à l'évanescence citée ci-dessus dessous.
Reprenons en parabole. (Dehors, vagues mouve-
ments de foule à travers la poussière; fête ou
guerre ?)
A. —L'histoire est notre désir, noué —comme
tout autre désir —à la violence du temps. Parta-
geons notre vision actuelle du présent en petits
signes ; que le tatouage —premier signe —m'ini-
tie à me souvenir ; que le parfum —deuxième
signe —m'ouvre des énigmes ; que le graphe —
troisième signe —m'ouvre lui aussi le Coran qui
suppose mon enfance, et qu'à travers ces trois
petits signes se produise en écho la Très Grande
Violence, voilà qui facilitera sûrement notre hu-
meur. Bien que nous voulions que l'histoire vole
de ses propres ailes, nous en savons assez mainte-
nant pour annuler les légendes duvide et du siècle,
reprendre la parabole là où nous avons argument
parmi les chèvres. Nous aurions passé la première
décomposition d'un parchemin, qui fut celui de
notre père et de l'histoire. Parchemin me suppo-
sant, et dont j'ai souhaité dans mon actualité la
relative astuce, frauduleuse àcoupsûr, mais partant
de la résonance de l'enfance, elle aboutit à aiguiser
la tension entre les mots, à justifier la résistance
du nœud.
B. — Toute fantaisie ne fait que déranger la
démonstration. En mesures-tu la fragilité ?
A. — Je pense bien que la source initiale dont
nous avons frôlé les vertigineuses hypothèses est
bien au-delà de l'archet maternel, il ne s'agit pas
d'une ligne à tracer dans la pensée entre identité
et différence, simplement ligne à faire voyager
dans le souffle, dans la poitrine ouverte, elle-même
à inscrire dans la temporalité distendue, préféra-
blement entre notre interchangeabilité et le cri à
venir. Image donc qui nous fait revenir, par-delà
les siècles, au parfum contradictoire entre la source
initiale et le temps fou. Tout se décide alors.
B. (tendre). —Frère demonpère de monpère !
A. — Eh quoi ! Scelle-toi à ma palpitation ou
crève, faux-semblant de moi-même. Triompherais-
je deton masqueque je mediviserais àtout jamais.
Malheur à ceux qui sont seuls sans trembler. Peut-
être nous sera-t-il fait miséricorde sur ce deuxième
point.
IMAGE FINALE
Suite dela fête oudela guerre, le personnage B.
saute dans la fresque chinoise qui change de cou-
leurs, dehors la chèvre se suspend à un arganier.
Par-delà la foule, la mer hésite dans le flux. Face
à la fenêtre, le personnage A., exalté, dit :
Salut pourtant àvous, mesinvités dujour et mes
frères de sang. Non pas l'histoire en paraboles,
le siècle a d'autres désordres, la guerre et la
misère. Cessez de glisser dans la divination pure.
Il sera dit que je reviendrai parmi vous, tel que l'a
vie m'aura atteint. Eh bien ! nous ne ferons rien
pour abandonner le sens de l'histoire. Il a été dit :
elle est unique, identité, identité folle, elle n'a pas
engendré et n'est pas engendrée, égaleà elle-même.
Je vous expose la parole. N'ai-je pas rassemblé
autour de mon cil les rêves de votre délivrance ?
Regardez mes yeux, regardez mes mains. N'ai-je
pas fait de mon corps une recréation inquiète et
inépuisable ? Aquand la parole pour tous, ô mes
invités du jour ? Malheur à celui qui se brise sans
arracher la mort à la mort ! Malheur à celui qui
vous toise sans frémir ! Qui vous apprendra à vous
tenir debout ? Prenez garde à celui qui trafique
message contre message. Eh quoi ! Trahiriez-vous
mon enfance et la source de votre pouvoir ? Que
vous arrive-t-il ? Ne vous ai-je pas donné la clef
de votre long cauchemar, alors que vous me
demandiez la bonne nouvelle, que faites-vous ?
que faites-vous que je ne fasse ? Quand je danse
devant toi, Occident, sans me dessaisir de mon
peuple, sache que cette danse est de désir mortel,
ô faiseur de signes hagards. Ainsi en sera-t-il pour
moi et pour les miens. L'Occident croit à sa puis-
sance, pensez, ômesinvités du jour, mêmesi votre
pensée est mortelle ; il peut vivre, vivez contre
votre cauchemar, bien plus loin que votre souf-
fle ; il peut mourir, soyez vigilants jusqu'à la
cruauté. Soyez vigilants ! Il a dit : l'univers est
notre demeure. Répondez : que croulent toutes
les demeures,et quevienne en étrange écho le jour
de la Très Grande Violence. Frappez, face à face.
Sinon, donnez la main et tombez. Dites : nous
sommesnotre propre direction, nous sommesnotre
propre mouvement. L'Occident vous a troqués
contre sa négation. Refusez cette aumône, refusez
toutes les aumônes !
En vérité, nous avons assez dit. Peut-être nous
sera-t-il fait miséricorde pour tout ce parchemin.
PROMEST
PRINTED IN ROMANIA
N°d'édition 1210
Dépôt légal Mai 1982
Voiciunroman autobiographique
qui nous initie àla vie d'unjeune Marocainaisé:
lesjeux de l'enfance, l'école,
le lycée, les voyages, le retour au pays.Riendetrès
surprenant dansuntel itinéraire.
Maisce quiest tout àfait remarquable et neufici,
c'est l'intensité del'univers poétique,
le décentrement de la narration
traditionnelle, la hardiesse dutraitement quel'auteur
fait subir àla langue française.
L'identité et la différence des cultures
sont dévoilées dans la
violence mêmede l'écriture. «L'auto-décolonisation,
dit Khatibi, concerne tous les hommes».
L'auteur rompt avecle roman
maghrébinqui, à l'exception de quelques rares textes
s'est souvent contenté d'imiter
les modèles occidentaux.
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