Catherine
Coquery-Vidrovitch
Petite histoire de l’Afrique
L’Afrique au sud du Sahara de la préhistoire à nos
jours
2011
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article, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite
sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants
cause est illicite.
Présentation
L’Afrique subsaharienne est le berceau de l’humanité, et son
histoire la plus vieille du monde. Ce petit livre, qui se destine à un
public curieux mais non spécialiste, se nourrit d’un demi-siècle de
travaux fondamentaux portant sur la question. Non seulement il
fait le point sur une histoire au moins aussi variée et passionnante
que les autres, mais il s’attache à déconstruire un à un les grands
clichés qui continuent de nourrir les imaginaires occidentaux ;
ceux qui font de l’Afrique un continent subalterne, à part,
irrémédiablement à la traîne.
Or l’Afrique, depuis toujours, influe sur le reste du monde ; elle lui
a fourni main-d’œuvre, or et matières premières, qui ont joué un
rôle essentiel, aujourd’hui encore méconnu, dans la mondialisation
économique. Elle a développé, au fil des siècles, un savoir
parfaitement adapté à ses conditions environnementales, savoir
qui fut taillé en pièces par l’extrême brutalité de la colonisation,
pourtant si brève au regard de l’histoire longue. Mais, si on lui a
beaucoup pris, l’Afrique a aussi donné, avec une formidable
vitalité.
Cet ouvrage n’a pas pour objet de raconter l’histoire africaine dans
le détail, mais il en dégage les étapes cruciales, en mettant en
avant, pour chacune d’elles, quelques idées fondamentales et
souvent neuves. L’objectif de ce livre est aussi, et surtout, d’aider à
comprendre le présent et à en dégager des perspectives d’action
pour l’avenir.
La presse
Traiter, en 200 pages, de l’histoire de l’Afrique subsaharienne de
la préhistoire à nos jours peut apparaître comme une gageure. Il
ne s’agit pas de retracer par le menu plusieurs millénaires
d’histoire d’un continent qui ne forme pas une entité homogène,
comme le souligne Coquery-Vidrovitch. Le livre doit cependant sa
relative unité à deux phénomènes dramatiques : les traites
esclavagistes et la colonisation européenne. Comment était
l’Afrique d’avant les Blancs ? Quel était le rôle des ethnies, des
femmes, de la religion ? Pourquoi certaines civilisations brillantes
ont disparu sans laisser de trace ou presque ? C’est à ces questions
générales et simples que s’attache à répondre l’historienne, qui
souligne à quel point l’Afrique a toujours été insérée dans la
mondialisation.
LIBÉRATION
On pourrait considérer que le livre de Catherine Coquery-
Vidrovitch constitue tout entier une réponse implicite au trop
fameux discours de Dakar de Nicolas Sarkozy, en juillet 2007. La
réplique est même explicite lorsque l’auteur écrit que l’Afrique
« contribua autant que les autres continents à l’histoire du
monde ». Accessoirement, elle rappelle aussi, dans le sillage du
Sénégalais Cheikh Anta Diop, que « l’Égypte est en Afrique ». Et
que c’est en Haute-Égypte, proche de la Nubie, peuplée
d’Africains noirs, que prit forme « une splendide civilisation, dont
les racines plongeaient au sud autant qu’au nord ». Mais ce serait
abaisser le travail de Catherine Coquery-Vidrovitch que de lui
prêter uniquement le dessein de répondre à un discours qui
prétendait que l’homme africain « n’est pas assez entré dans
l’histoire ». L’éminente spécialiste de l’Afrique a une toute autre
ambition. En un peu plus de deux cents pages, elle retrace
l’histoire du continent depuis Toumaï, ce squelette d’hominidé
datant de huit millions d’années, découvert en 2001 au Tchad,
jusqu’à nos jours. C’est une histoire matérialiste déterminée par le
perpétuel combat de ces peuples avec la nature. Une histoire
longtemps rurale que la belle érudition de l’auteur rend
lumineuse.
POLITIS
L’auteur
Professeure émérite à l’université Paris VII, Catherine Coquery-
Vidrovitch est spécialiste de l’histoire africaine. Elle a publié de
nombreux ouvrages sur la question, parmi lesquels, parus
récemment, Enjeux politiques de l’histoire coloniale (2009) et Des
victimes oubliées du nazisme (2007).
Du même auteur
Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Agone, Marseille, 2009.
Des victimes oubliées du nazisme. Les Noirs et l’Allemagne dans la
première moitié du XXe siècle, Le Cherche Midi, Paris, 2007.
L’Afrique noire de 1800 à nos jours (avec Henri Moniot), rééd. PUF,
Paris, 2005 (1974).
Histoire des villes d’Afrique noire des origines à la colonisation, Albin
Michel, Paris, 1993.
Les Africaines. Histoire des femmes d’Afrique noire du XIXe au XXe siècle,
Desjonquères, Paris, 1994.
L’Afrique et les Africains au XIXesiècle, Armand Colin, Paris, 1999.
Afrique noire. Permanences et ruptures, L’Harmattan, Paris, 1992
(Payot, 1985).
Le Congo (AEF) au temps des grandes compagnies concessionnaires,
1898-1930, Éditions de l’EHESS, 2001 (1972).
La Découverte de l’Afrique. L’Afrique noire atlantique des origines au
XVIIIe siècle, L’Harmattan, Paris, 2003 (Julliard, 1965).
Copyright
© Éditions La Découverte, Paris, 2011.
ISBN numérique : 978-2-7071-6725-5
ISBN papier : 978-2-7071-6713-2
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Table
Introduction
1. Méthodes et sources
La construction européenne de l’Afrique
Du racialisme au racisme
Les sources
L’énigme africaine
2. Les origines
3. L’environnement et les peuples
Le relief et la circulation des hommes
Un continent insalubre ?
Climat et végétation
Le sol et la sagesse agraire
L’évolution de la population
Variations pluviométriques et poussées démographiques
« Ethnies » et tribalisme
4. L’évolution des structures sociales
Une économie rurale de subsistance
Des sociétés inégalitaires
Castes et esclaves
Le rôle essentiel des femmes
5. L’Afrique au sud du Sahara dans l’histoire de la
mondialisation
L’or
La main-d’œuvre
Les matières premières
6. Les grandes étapes de l’histoire africaine jusqu’au
XVIe siècle
L’Afrique au sud du Sahara, de l’Égypte ancienne à l’or médiéval
Du commerce de l’or aux grandes traites esclavagistes : XIIe-
XVIIIe siècle
7. L’esclavage africain
La traite des Noirs proprement dite
Les plantations esclavagistes
L’esclavage noir et les traites africaines
Les conséquences sur le continent africain
8. L’indépendance africaine au XIXe siècle
L’Afrique occidentale
Économie et politique en Afrique orientale
9. L’ère coloniale et les transformations sociales de
longue durée
Le cas de l’Afrique du Sud
Le XIXe siècle colonial
La conférence internationale de Berlin
La première phase coloniale : vers 1885-vers 1930
La seconde phase coloniale
La modernisation de l’exploitation
10. Décolonisation et indépendance
La longue maturation des États africains contemporains
L’indépendance : une conquête
La périodisation
Les femmes, avenir de l’Afrique ?
Villes, gouvernance et démocratie
Conclusion
Brève orientation bibliographique
Table des cartes Les grandes zones de végétation
naturelle
L’Afrique politique Xe-XVIe siècle
Les traites négrières internes et externes au XVIIIe siècle
L’Afrique politique XVIIIe-XIXe siècle
L’Afrique colonisée à la veille de la Première Guerre mondiale
L’Afrique contemporaine
Ma gratitude va à François Gèze qui a accueilli mon idée avec enthousiasme, et à
Rémy Toulouse qui a veillé à sa réalisation, avec des avis toujours judicieux pour en
améliorer la compréhension.
Introduction
L’idée de cet ouvrage m’est venue lorsque, il y a quelques mois,
une amie « afro-descendante », comme on dit aujourd’hui de
l’autre côté de l’Atlantique, m’a demandé quel livre conseiller à sa
fille, une jeune Française qui désirait connaître l’histoire du
continent d’où étaient venus ses ancêtres, sans en rien savoir ou si
peu, et sans jamais avoir rencontré le thème, ni au cours de sa
scolarité ni en dehors. Il est vrai que, si nous ne manquons plus
d’ouvrages savants, et même de « livres du maître » sur la
question, il n’existe guère en français de synthèse vraiment
accessible. Or j’avais enseigné naguère à l’université Paris 7 un
cours d’« introduction à l’histoire africaine », obstinément
peaufiné ensuite, une vingtaine d’années durant, auprès des
étudiants américains (undergraduates, pour la plupart de 2e ou
3e année) de l’université dans laquelle j’enseignais
périodiquement, la State University of New York. Ils étaient très
motivés, surtout les jeunes African-Americans, mais fort ignorants
de la question. Leur esprit était plein de clichés. Il s’agissait donc
de « remettre les pendules à l’heure » de façon claire, méthodique
mais non dogmatique, afin de faire comprendre la place de
l’Afrique dans l’histoire du monde depuis… ses origines. Cela
représente beaucoup de lectures, de travail, de réflexion, beaucoup
de corrections ou d’amendements… pour parvenir, au fil des
années, à une synthèse abordable. C’est la dernière étape de cette
aventure qui est aujourd’hui transmise au lecteur français non
nécessairement spécialiste1.
Les idées de nos compatriotes sur l’Afrique sont très différentes
de celles des African-Americans, mais souvent aussi peu
convaincantes. Combien de fois ai-je entendu au cours de ma
carrière : « Vous étudiez l’histoire africaine ? Mais qu’en sait-on
avant l’arrivée des Européens ? Il y a donc des sources ? » Le
sommet fut atteint lorsque, en juillet 2007, dans un discours
prononcé à l’université de Dakar devant un aréopage
d’universitaires et de chercheurs sénégalais, le président Sarkozy
crut pouvoir affirmer (à l’image, hélas !, de nombre de ses
contemporains) que les Africains n’étaient pas encore réellement
entrés dans l’histoire. Son ignorance est partiellement excusable :
dans les années 1960, quand la recherche française a commencé à
s’intéresser à l’histoire africaine, les historiens eux-mêmes, et non
des moindres, que dis-je, la quasi-totalité des universitaires,
étaient convaincus que l’Afrique n’avait pas d’histoire… parce que
celle-ci n’était pas écrite. Les quelques originaux qui entendaient
démontrer le contraire étaient considérés comme de doux rêveurs
marginaux qui, en outre, n’avaient pas à concurrencer les
ethnologues et les anthropologues, dont le domaine réservé était,
justement, à la fois celui des sociétés « autres » et celui des peuples
dits « sans histoire ».
Ce petit livre a donc pour objet de faire le point sur tout ceci.
Après un demi-siècle de travaux fondamentaux sur la question, il
s’agit enfin de faire comprendre à un public français et
francophone non spécialiste que non seulement l’Afrique a une
histoire, mais que celle-ci, la plus longue de toutes, n’est ni moins
variée ni moins prenante que les autres. Les chercheurs spécialisés
pourront sans doute, de leur côté, reprocher à cet essai des
généralisations abusives, voire des erreurs, inévitables sur une telle
durée ; mais comment procéder autrement ? Il est hors de
question, en quelque 200 pages, de raconter cette histoire par le
menu. Cela serait aussi fastidieux qu’infaisable. L’enjeu est donc
de n’omettre aucune phase de cette histoire, mais de le faire de
façon thématique, en privilégiant systématiquement les idées qui
m’apparaissent fondamentales, et parfois neuves. L’objectif est en
somme d’aider à comprendre le présent : comment mesurer la
situation actuelle à l’aune des différentes strates du passé cumulé,
comment en tirer des hypothèses sur la situation d’aujourd’hui et,
comme toujours quand on songe à l’Afrique et à ses problèmes
actuels, quelles sont les perspectives d’action et d’avenir.
Tel est l’objet de ce petit livre, dont le premier chapitre aborde
certaines questions clés, et notamment celle de savoir de quelle
Afrique nous parlons, et pourquoi. Il aborde aussi les idées pièges
à éviter et, bien entendu, la question des sources, qui permettent
désormais d’avancer avec une relative assurance.
Note de l’introduction 1. C’est la raison pour laquelle certains pourront parfois y retrouver des
idées ou des fragments disséminés sous une autre forme dans des articles ou ouvrages antérieurs.
1
Méthodes et sources Pourquoi
l’« Afrique au sud du Sahara » ?
D’abord parce que la dénomination
« Afrique noire » est un héritage
colonial qui implique de définir tous
les habitants du subcontinent par
leur aspect physique, leur couleur de
peau, qui est loin d’être aussi
uniforme que cet adjectif le laisse
entendre. Cette simple remarque
permet de relativiser le regard
« eurocentré » lié à la couleur à
propos du continent africain. Car
être « noir » ou « beur » (« arabe »
en verlan, c’est-à-dire d’ascendance
maghrébine) ne se remarque que si
la majorité des autres ne le sont pas.
Le terme « noir » choque quand il est
utilisé par une majorité (blanche)
envers une minorité discriminée. Or,
pour un Français qui va en Afrique au
sud du Sahara, tous les Africains se
ressemblent à première vue car la
couleur saute aux yeux et efface le
reste. Pour un Africain qui arrive en
France, c’est exactement la même
chose en sens inverse. La « condition
noire », selon le titre de l’ouvrage de
Pap Ndiaye (2008), pose question
aux Français de couleur, dans
l’Hexagone et plus encore dans les
DOM (départements d’outre-mer),
mais assurément pas en Afrique. Les
Africains d’Afrique sont bien plus
détendus que les African-Americans
sur la « négritude », dont ils tirent au
contraire une certaine fierté.
Il faut aussi éviter en histoire l’expression d’« Afrique
précoloniale ». Elle préjuge et projette dans le passé un état et des
processus qui sont advenus tard dans l’histoire du continent, et
dont les Africains d’autrefois n’avaient pas la moindre idée. La
quasi-totalité des régions africaines n’ont pas été, jusque très
récemment, colonisées par des puissances extérieures au continent
(hormis l’Égypte, conquise par les Grecs et colonisée par les
Romains, et la côte orientale de l’Afrique, colonisée au XIXe siècle
par le sultanat d’Oman puis de Zanzibar). Certaines d’entre elles,
en revanche, furent colonisées par d’autres peuples africains (c’est
également ce qui s’est passé sur les autres continents). Mais, dans
leur immense majorité, ces régions sont restées indépendantes vis-à-
vis des Européens jusqu’à la fin du XIXe siècle, y compris pendant
la période de la traite atlantique (il y a cependant des exceptions,
comme le port de Luanda, occupé continûment par les Portugais
depuis le XVIe siècle). Enfin, l’indépendance (en 1956 au Soudan,
en 1957 au Ghana, mais seulement en 1963 au Kenya ou en 1990
en Namibie) ne fut pas une nouveauté pour un petit nombre de
vieux Africains nés avant la colonisation (étant entendu que le
processus ainsi qualifié n’a pas grand-chose à voir avec les
indépendances de jadis).
La construction européenne de l’Afrique L’Afrique a
la plus vieille histoire du monde et les Européens ne
l’ont pas « découverte » : ce qu’ils ont découvert (plus
tard que les autres), et ce dont ils ont construit
l’idée, c’est « leur » Afrique. En revanche, l’histoire
africaine liée au monde méditerranéo-asiatique
musulman et à celui de l’océan Indien (dont l’essor
intervint entre le Ve et le XVe siècle) leur est demeurée
tardivement inconnue. Or elle fut très importante.
Les Européens ne commencèrent à pénétrer le
continent qu’en 1795, quand l’Écossais Mungo Park
atteignit le fleuve Niger, alors que les Arabes du
Maghreb l’avaient atteint dès le IXe siècle, et que
ceux d’Arabie étaient arrivés sur la côte orientale
d’Afrique avant l’époque romaine.
Mais ce sont les Européens, à l’occasion des Grandes
Découvertes, qui ont fait de l’Afrique géographique un objet
d’étude ; et la connaissance accumulée, puis peaufinée depuis la
période allant du XVIe au XVIIIe siècle, fut transmise pratiquement
inchangée jusqu’à il y a peu. Dans l’Antiquité, le monde
méditerranéen ne connaissait pas l’Afrique comme continent : les
espaces non ou mal connus au sud de l’Égypte ou du Maghreb
étaient dénommés selon les cas Nubie, Éthiopie ou Libye.
« Africa » apparut chez les Romains, mais pour ne désigner que
l’arrière-pays immédiat de leur grande ennemie, la Carthage des
Puniques (d’où le surnom donné à son vainqueur, Scipio
Africanus). Quant à l’Afrique, son nom sera repris par les Arabes
d’Afrique du Nord sous le nom d’« Ifriqiya ». Mais ce n’est qu’avec
la circumnavigation du continent par les Portugais, à la toute fin
du XVe siècle — lorsque fut franchi le cap des Tempêtes alors
rebaptisé de Bonne-Espérance (1498) — qu’elle fut ainsi désignée.
L’Afrique est née de la cartographie. À partir du XVIe siècle, les écrits
européens la décrivirent et la constituèrent de leur point de vue :
marchands, missionnaires, explorateurs, voyageurs de toute sorte
et trafiquants d’esclaves élaborèrent leur propre idée de l’Afrique.
Le philosophe congolais Valentin Mudimbe en inventoria et en
déconstruisit la fabrication dans deux ouvrages : The Invention, puis
The Idea of Africa, dans les années 19801, ouvrages non traduits en
français à ce jour, contrairement au travail analogue d’Edward
Said sur la construction européenne de l’orientalisme (1978),
traduit dès 1980.
Du racialisme au racisme Pourquoi l’histoire de
l’Afrique est-elle aujourd’hui si méconnue,
marginalisée, oubliée, et même rejetée ? À l’origine
de ce mépris se trouve la traite dite, éloquemment,
« négrière ». Or cette traite des esclaves noirs, qui
s’intensifia au XVIIe siècle du côté européen, s’ajouta
à des traites nettement plus anciennes — dirigées
vers le monde méditerranéen ou l’océan Indien —
animées par les Arabo-musulmans dès le IXe siècle. La
grande différence, c’est que jusqu’alors les esclaves,
toujours des étrangers, avaient aussi été des Blancs
(le mot esclave vient d’ailleurs de « slave » ou
« Slavonie »). L’originalité de la traite atlantique fut
de déterminer une fois pour toutes la couleur des
esclaves : à partir du XVIIe siècle, et surtout au XVIIIe,
un esclave atlantique ne pouvait être que noir, et
tout Noir était en somme destiné par nature à
devenir esclave, au point que le mot nègre devint
synonyme d’esclave. Ainsi, paradoxalement, la
construction négative du continent se confirma
durant le siècle des Lumières. On en connaît la cause
profonde : l’eurocentrisme, qui a dominé la genèse
des sciences depuis le début des Temps modernes, au
XVIIIe et plus encore au XIXe siècle. Malheureusement
pour l’Afrique, l’histoire et l’ethnologie prirent
forme précisément à ce moment-là, au moment où la
suprématie européenne s’affirmait violemment sur le
reste du monde. Ce dernier en a pâti, car le point de
vue de l’observateur s’est mué pour une longue, une
trop longue période, en « vérité universelle ».
Si les philosophes du XVIIIe siècle étaient hostiles à l’esclavage,
leur attitude était plus ambiguë quand il était question des
capacités mentales et intellectuelles des Noirs. Les théories ont
varié. Ainsi, le tsar Pierre Ier de Russie, grand admirateur des
Lumières, voulut démontrer que l’intelligence était un don
aristocratique, quelle que soit la « race » originelle ; il fit élever à
la cour de Russie un jeune esclave supposé être le fils d’un prince
camerounais, qui devint l’un de ses principaux généraux et était le
bisaïeul du poète Pouchkine. Néanmoins, cette « ouverture »
disparut progressivement au XIXe siècle alors que s’élaboraient les
principes de ce qu’on peut appeler le racialisme (différent du
racisme en ce qu’il reposait sur ce que l’on considérait alors comme
des preuves scientifiques). Le premier à différencier trois races (la
blanche, la jaune et la noire) fut le naturaliste Buffon à la fin du
XVIIIe siècle. Cela correspondait à la découverte de l’intérieur du
continent par les Européens. L’appréhension de la géographie et
des sociétés africaines s’accompagna dès lors de la systématisation
de l’idée d’inégalité entre les races. La distinction entre race
supérieure — blanche bien entendu — et races inférieures — la
plus dénigrée étant la noire — fut finalement « scientifisée » par
les spécialistes, médecins, biologistes et anthropologues
physiciens du dernier tiers du XIXe siècle. Le tout découlait quasi
directement de l’opprobre né, au cours des siècles précédents, de
la traite dite « négrière » (le mot lui-même insiste sur la couleur).
À la fin du XIXe siècle, la traite atlantique avait presque
entièrement disparu, mais la conviction de l’inégalité raciale et de
l’incapacité des Noirs à assurer leur propre développement était
ancrée dans les consciences occidentales. Quant à la première
moitié du XXe siècle, elle fut caractérisée par l’essor du racisme,
devenu pur préjugé à partir du moment où les progrès de la
génétique, dans les années 1920, avaient démontré que l’espèce
humaine était unique2. La conviction d’une différence entre races,
hélas, ne s’en maintiendra pas moins solidement au-delà, puisque
le programme de géographie de sixième invitait encore en 1960,
et en sus à propos de l’Afrique, à l’étude des « trois grandes
races », mention qui ne disparaîtra des instructions de l’Éducation
nationale qu’en 19713.
Ce défaut de connaissance et ce mépris envers les Noirs ont
donc une longue histoire. On peut en suivre l’accentuation dans
la littérature spécialisée tout au long du XIXe siècle. À la curiosité
ou même à l’enthousiasme des premiers découvreurs succédèrent
des récits de plus en plus critiques, en appelant à la conquête
coloniale de ces peuples barbares soumis au joug de despotes
sanguinaires et esclavagistes — et qui restaient donc à « civiliser ».
Ces idées seront reprises sous une autre forme lors de la
colonisation. Celle-ci, à son tour, a établi une différence légale,
statutaire, entre le citoyen (quelques centaines d’« assimilés ») et
la masse des « indigènes » (natives en anglais), c’est-à-dire des
individus assujettis à un système juridique spécial, celui des codes
dits de l’indigénat. Ce régime inégalitaire, inventé en Kabylie en
1874 à la suite de l’insurrection de 1871, fut ensuite élargi au reste
de l’Algérie puis adapté aux autres colonies françaises. C’est en
« Afrique noire », où il ne disparaîtra qu’en 1946, qu’il dura le
plus longtemps. L’héritage légué par l’Occident est donc lourd ;
l’imaginaire occidental contemporain est nourri de ce passé
cumulatif de mépris pour le Noir ou l’Africain, passé de païen à
esclave, puis d’esclave à indigène. Aujourd’hui, cela aboutit à
l’opposition entre le Français supposé « de souche » (blanc et
chrétien) et l’immigré (sous-entendu noir ou maghrébin
musulman). Cette tendance nationaliste exacerbée a finalement
accouché, en France métropolitaine, d’une dernière aberration : le
non-concept institutionnel d’« identité nationale ». Cette entité
limitée à un Hexagone imaginaire sécrété par le « roman
national » a abouti, entre autres, au détestable discours prononcé
par Nicolas Sarkozy à Dakar le 26 juillet 2007, selon lequel
l’homme africain n’était « pas assez entré dans l’histoire ».
Les sources Les recherches sur l’Afrique furent ainsi
largement dénaturées par des siècles de préjugés
véhiculés par une majorité d’historiens,
d’ethnologues et d’anthropologues, de l’époque
coloniale à nos jours. C’est ce qu’a entrepris de
mettre en cause, de façon décapante, ce que l’on
appelle aujourd’hui les études postcoloniales ; celles-
ci s’efforcent d’étudier le passé en « déconstruisant »
l’héritage biaisé de cette « bibliothèque coloniale »,
où des concepts apparemment banals véhiculent
inconsciemment des clichés séculaires. Car il est
indispensable de replacer dans le temps long de
l’histoire les débats sociologiques et politiques
d’aujourd’hui.
L’Afrique est un immense continent, grand comme trois fois les
États-Unis. Il couvre un espace de 30 millions de km2 et s’étend
sur 7 500 kilomètres d’ouest en est et 8 000 kilomètres du nord au
sud. Il est composé de 53 États (y compris les îles environnantes)
extrêmement variés, en paysages, en langues, en histoire.
L’Afrique n’est donc pas une entité homogène et, évidemment, encore moins
un pays ou un État. Des comparaisons banales ne tiennent pas, par
exemple entre l’Afrique (un continent) et la Chine (un État). Sur
le plan climatique, tous les climats, donc tous les modes de vie
(ruraux) y existent, du désert et du sahel (pastoral transhumant) à
la dense forêt équatoriale, en passant par la savane où dominent
les cultivateurs.
L’histoire africaine d’avant la colonisation fut d’une grande
diversité ; elle est maintenant connue grâce à des travaux
d’historiens qui se sont multipliés depuis l’indépendance.
Contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire, leurs sources sont
considérables et très variées. Malgré les disparités régionales
(l’Égypte est peut-être, à l’opposé de la Namibie, la partie du
monde où les sources écrites couvrent la période la plus longue), il
existe de fortes dominantes selon les périodes : la période gréco-
romaine et nubienne nous est connue grâce à l’archéologie autant
qu’aux documents écrits ; on doit à l’historien Hérodote (Ve siècle
av. J.-C.) ou au géographe Ptolémée (IIe siècle apr. J.-C.) des textes
fondateurs, de même que le fut, sinon le Périple d’Hannon (qui fait
le récit d’un voyage, de l’Afrique du Nord vers l’Atlantique), du
moins celui de Néchao (qui partit d’Égypte), rapporté par
Hérodote, et plus encore le Périple de la mer Érythrée (par la mer
Rouge et l’océan Indien à la fin du Ier siècle apr. J.-C.)4. L’absence
de sources écrites fait de la phase d’expansion bantu (à partir du
Ier millénaire av. J.-C.) en Afrique centrale et orientale le domaine
privilégié de l’archéologie, mais surtout de l’ethnobotanique, de la
linguistique (gloto-chronologie : datation à partir du temps de
différenciation entre langues d’origine commune) et de la
génétique, qui permettent de reconstituer et de dater des
mouvements de populations et des syncrétismes culturels anciens.
L’arrivée des musulmans au VIIIe siècle de notre ère vit resurgir les
écrits, cette fois-ci en langue arabe, rédigés soit par des voyageurs
étrangers venus du monde méditerranéen et asiatique (pour ne
citer que les plus connus : Al-Masudi et Ibn Hawkal au Xe siècle,
Al-Bakri au XIe siècle, Idrisi au XIIe siècle, Al-Omari et Ibn Battuta
au XIVe siècle, Léon l’Africain au XVIe siècle), soit par des érudits
locaux, à partir de légendes plus anciennes, sous la forme de
chroniques transcrites (Tarikh el-Fettash — « Chronique du
chercheur » — et Tarikh es-Sudan — « Chronique du pays des
Noirs » — aux XVIe et XVIIe siècles, textes d’Ahmed Baba de
Tombouctou, chroniques de Kano ou de Kilwa, abondante
littérature des sultanats de Sokoto), ou en langue pular (peul) au
XIXe siècle. Plusieurs dizaines de milliers de manuscrits en langue
arabe restent conservés par de grandes familles maraboutiques en
Afrique de l’Ouest, révélant qu’une culture autochtone écrite existe
au moins depuis le XVe siècle. Ils sont en voie d’être répertoriés et
restent en très grande partie à exploiter. La littérature de voyage
des marchands portugais ou hollandais, des jésuites et des
capucins italiens ou portugais du XVIe au XVIIIe siècle eut une
tonalité bien différente de celle des rapports britanniques ou
français du XIXe siècle, principalement d’origine navale ou
missionnaire. Les sources écrites les plus connues, pour la plupart
étrangères, ont lourdement contribué à façonner notre
interprétation de l’histoire, d’autant qu’elles s’avèrent souvent
être la transcription, ou l’aboutissement, d’autres types de sources,
par exemple archéologiques. C’est à plus forte raison le cas des
sources orales — précieuses chez ces peuples où l’oralité était
l’outil dominant de transmission du savoir : les plus anciennes ne
sont connues que parce qu’elles furent autrefois transcrites
localement en arabe ou recueillies par les premiers voyageurs
occidentaux.
Ce continent contrasté connut néanmoins récemment une
relative unité, due à deux phénomènes dramatiques successifs : —
les traites des esclaves, qui débutèrent bien avant la traite atlantique,
mais qui se généralisèrent entre le XVIe siècle et le XIXe siècle
inclus ; leurs destinations, outre les traites internes au continent,
furent multiples (Méditerranée, océan Indien et océan
Atlantique) ; — la colonisation européenne, qui s’abattit sur le
continent tout entier. En 1900, l’ensemble de l’Afrique — hormis
l’Éthiopie (qui sera colonisée de 1936 à 1941 par l’Italie de
Mussolini) et le petit Liberia (république créée au milieu du
XIXe siècle par les sudistes américains qui voulaient « renvoyer en
Afrique » les esclaves affranchis) — était colonisée. On ne doit
cependant pas oublier un fait majeur : aussi importante fût-elle
dans la transformation des esprits et des conditions de vie, la
colonisation, sauf en Algérie et en Afrique du Sud, a duré moins
d’un siècle, et parfois beaucoup moins : sa mise en place
institutionnelle et politique ne débuta souvent qu’entre les
années 1890 et 1919 (c’est le cas de la Haute-Volta ou du Tchad,
tout au plus territoires militaires à partir de 1900). Quant à
l’indépendance, elle est aujourd’hui vieille d’à peine deux
générations. Il y a donc un contraste évident dans la manière
dont est appréhendée l’histoire de l’Afrique, selon que l’on adopte
le point de vue intérieur ou extérieur ; ceux qui se focalisent sur la
période coloniale sont les anciens colonisateurs, par ailleurs assez
indifférents à ce qui eut lieu avant et après leur présence sur le
continent ; de leur côté, les Afro-descendants de la diaspora
(notamment dans les DOM) sont avant tout concernés par la
traite des esclaves dont ils sont issus. En revanche, les historiens
africains qui travaillent en Afrique, tout en s’interrogeant, à
l’occasion du cinquantenaire des indépendances, sur le bilan à
dresser pour l’avenir, sont moins interpellés par la présence
européenne stricto sensu. Ils assument que celle-ci ne représente
qu’un épisode, certes majeur mais non exceptionnel de l’histoire
de leur continent. En effet, bien d’autres conquêtes et
colonisations, aussi bien internes qu’externes, jalonnent l’histoire
africaine sur la longue durée.
L’énigme africaine Connaître l’ensemble de cette
histoire, au-delà de ces derniers épisodes essentiels
mais relativement brefs, est nécessaire si l’on veut
pouvoir répondre à la question lancinante : pourquoi
en est-on arrivé là ? Peut-on rendre compte de ce
renversement originel fondamental (l’humanité, en
effet, y est née et en est partie il y a une dizaine de
millions d’années) ? L’Égypte, et donc l’Afrique, est
« mère » du monde : Européens et Africains
revendiquent avec une passion similaire l’héritage
égyptien. Mais pourquoi les Africains furent-ils les
derniers à connaître une économie d’investissement
et de production ? Pourquoi tant de grands
commerces transcontinentaux (sel, or, fer, ivoire,
etc.) se sont-ils effondrés au lieu de générer des
activités productives ? Pourquoi de belles
civilisations anciennes (Nok, Ifé, Zimbabwe…) ont-
elles disparu en laissant si peu de traces ? Pourquoi la
situation actuelle est-elle aussi tragique, et pourquoi
l’avenir demeure-t-il si inquiétant ?
Les facteurs sont multiples. Ils se sont malheureusement
souvent combinés tout au long de l’histoire. Il faut prendre tout
cela en considération si l’on veut comprendre pourquoi la plupart
des processus actuels demeurent lents et difficiles à modifier. On
peut schématiquement diviser ces facteurs en deux groupes,
interne et externe, en constante interaction. Dans le premier
groupe figurent les conditions écologiques : des terres en général
pauvres (sauf dans la vallée du Nil ou sur de rares terroirs
volcaniques) ; des risques séculaires de très longues sécheresses sur
une large partie du continent ; des sols souvent ou trop durs
(latérite tropicale) ou trop lessivés (argiles latéritiques
équatoriales) ; des maladies anciennes et jamais, ou tardivement,
éradiquées (paludisme, maladie du sommeil généralisée par la
pénétration coloniale, onchocercose, multiples parasitoses) ; des
sociétés rurales davantage organisées pour la subsistance que pour
le profit, la priorité étant donnée à l’équilibre social (le consensus)
plutôt qu’à l’affirmation de l’individu. Parmi les facteurs internes,
il faut aussi prendre en compte une histoire démographique
malheureuse, résultant en grande partie d’agressions répétées
venant de l’extérieur ; d’où la stagnation globale de la population
à partir du XVIe siècle environ jusqu’au début du XXe. Les données
environnementales sont donc globalement peu favorables. Les
hommes n’ont que plus de mérite à avoir réussi à surmonter
(l’Afrique sera sans doute d’ici un siècle le continent le plus
peuplé du monde) tous les obstacles mis sur leur chemin par la
nature et par une succession d’épisodes coloniaux internes parfois
redoutables.
Dans le second groupe, celui des facteurs externes, les plus
déterminants furent les traites des esclaves et les multiples
colonisations, de celle amorcée par les Grecs en Égypte à celles
dites de l’« impérialisme colonial » européen, en passant par les
colonisations arabes, notamment à l’est du continent (sultanat de
Zanzibar aux XVIIIe et XIXe siècles), et les grands djihads (guerres
saintes) de conquête au XIXe siècle. Le pire fut sans doute atteint
avec le régime de l’apartheid en Afrique du Sud (entre 1947 et
1990).
Un demi-siècle seulement après les indépendances, tout cela
forme un héritage politique et économique, mais aussi
idéologique et culturel, qu’il s’agit de bien comprendre si l’on
veut le maîtriser et le rendre fécond, d’autant que nous en avons
désormais les moyens : nos connaissances sur l’histoire africaine
ont fait des bonds de géant au cours des dernières décennies.
Jusqu’à l’indépendance, le savoir sur l’Afrique était en effet resté
implicitement ou explicitement réservé aux anthropologues,
surtout du côté français où dominait (pour les historiens)
l’histoire de la colonisation. Mais les travaux historiques se sont
multipliés depuis lors. S’ils sont restés, jusque dans les
années 1990, très majoritairement dirigés par des universitaires
occidentaux, ils ont ensuite de plus en plus été traités par des
historiens africains, sur place ou dans les diasporas. La littérature
scientifique de langue anglaise, surtout aux États-Unis mais aussi
en Afrique, est énorme ; en langue française, les historiens
africains sont également devenus majoritaires, ce qui permet de
dégager une vision plus globale de l’histoire : aux traditionnels
points de vue « eurocentrés » s’ajoutent désormais des
perspectives « afrocentrées », souvent fort différentes. Cet apport
essentiel (dit « postcolonial ») enrichit et modifie parfois les
débats.
Notes du chapitre 1
1. Valentin MUDIMBE, The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy, and the Order of
Knowledge, Indiana University Press, Bloomington, 1988 ; The Idea of Africa, Indiana
University Press, Bloomington, 1994.
2. Pour le détail de cette évolution, se reporter à mon ouvrage Enjeux politiques de
l’histoire coloniale, Agone, Marseille, 2009, p. 149-156.
3. Référérence importante, aimablement communiquée par Laurence de Cock.
4. Périple d’Hannon (VIe ou Ve siècle av. J.-C.), suffète de Carthage, trad. grecque (exercice
d’école qui ne correspondit pas à un voyage véritable). Périple de la mer Érythrée (trad.
D. L. Casson, 1989) qui évoque la terre d’Azania (au sud de la mer Rouge) et dont la
remarque sur le soleil qui change de sens paraît confirmer au moins le franchissement
de l’équateur, sinon celui du Cap de Bonne-Espérance.
2
Les origines Les ancêtres des hommes
apparurent en Afrique il y a plusieurs
millions d’années1. Depuis le début
des années 1990, et jusqu’à
récemment, on a accordé, suivant en
ceci le préhistorien Yves Coppens, la
priorité à l’Afrique orientale, où
furent mis au jour les restes d’une
petite femme que son inventeur
dénomma « Lucy ». Celle-ci aurait
vécu il y a quelque trois millions et
demi d’années et aurait été obligée
de s’adapter à un fort réchauffement
climatique censé avoir modifié la
faune. Las ! la thèse fut ébranlée
pour deux raisons : d’une part, il est
établi que nous ne descendons pas en
ligne directe de Lucy, qui ne fut que
l’une des nombreuses branches
avortées des mutations génétiques
qui différencièrent progressivement
l’homme des grands singes. Lucy, qui
savait encore grimper aux arbres,
serait une sorte d’arrière-grand-tante
australopithèque laissée sans
descendance (les australopithèques,
qui marchaient debout et
possédaient des mâchoires puissantes
munies de dents robustes, furent
peut-être les premiers hominidés à
quitter l’Afrique). L’autre raison
secoua autrement le monde des
paléontologues : la découverte, en
2001, au Tchad, en Afrique centrale,
dans le désert du Djourah, d’un
crâne fossilisé dont le « possesseur »
fut dénommé Toumaï. Ce dernier
aurait plus du double de l’âge de
Lucy : selon les estimations (qui
datent de 2002), fondées sur la
biochronologie (c’est-à-dire la
confrontation à d’autres restes,
trouvés à proximité de Toumaï, dont
certains spécimens ont été, eux,
datés ailleurs avec sûreté), il aurait
sept millions d’années, c’est-à-dire
quasiment l’âge (supposé) de la
divergence évolutive entre les
ancêtres des chimpanzés et ceux des
hominidés. L’affaire n’est pas close :
selon certains, Toumaï pourrait être
encore plus âgé et atteindre dix
millions d’années ; il serait donc
moins l’ancêtre de l’homme qu’une
vieille femelle protogorille. Ce n’est
pas neutre, puisque Toumaï dispute
le titre de plus vieil ancêtre de
l’homme à Orrorin, un fossile vieux
de six millions d’années mis au jour
au Kenya. La querelle est peut-être
vaine, dans la mesure où personne
n’est encore capable d’affirmer si
l’un ou l’autre de ces fossiles est bien
celui d’un bipède — signe
d’humanité au dire des découvreurs2.
Difficile, donc, de parler de « notre plus vieil ancêtre » : il ne
s’agissait encore que de modèles transitoires (si tant est que l’on
puisse utiliser ce terme pour des évolutions qui se sont déployées
sur des millions d’années). L’être appelé à devenir humain apprit
d’abord à descendre des arbres pour se mettre sur ses pieds, se
transformant progressivement en Homo habilis (habile de ses
membres antérieurs), Homo erectus (homme debout, dégageant
ainsi définitivement l’usage de ses mains), Homo faber (artisan),
puis Homo ergaster (grand et taillé pour la course, donc capable de
quitter l’Afrique). Il passa ensuite, par étapes, au stade d’Homo
sapiens, et enfin à celui d’Homo sapiens sapiens, rameau remontant à
quelque 200 000 ans (il en a été trouvé un spécimen en Éthiopie
daté de 195 000 ans), dont nous restons à ce jour les
représentants. Un signe de cette transformation est fourni par le
repérage et la datation des tout premiers rites d’inhumation. En
effet, si l’on ignore l’origine du langage, on sait qu’enterrer ses
morts implique de penser l’au-delà, et donc de penser tout court.
Toumaï ébranla l’hypothèse séduisante naguère proposée par
Yves Coppens, qui fit dès le départ de l’environnement une
condition déterminante de l’évolution humaine : selon lui,
l’origine de l’homme remonterait à des événements
géomorphologiques et climatiques traumatiques. En bref (même si
évidemment tout cela a demandé des millions d’années), l’être
humain à venir serait descendu des arbres de la grande forêt
équatoriale en raison du bouleversement engendré en Afrique
orientale par la tectonique des plaques : l’effondrement, dû à de
gigantesques failles, de ce qui est aujourd’hui connu sous le nom
de Rift — ces larges déchirures nord-sud qui s’étendent de
l’Éthiopie au Malawi, et sont jalonnées de grands lacs (Rodolphe,
Tanganyika, Malawi) et de volcans (monts Kenya et
Kilimandjaro). Toujours selon Coppens, cette nouvelle
géomorphologie aurait entraîné un changement climatique
radical. Les pluies équatoriales auraient continué à se déverser le
long des flancs des plateaux — qui, eux, étaient restés intacts,
c’est-à-dire humides et couverts de forêts — s’élevant depuis
l’ouest ; mais elles auraient été stoppées à l’est par les reliefs
d’altitude qui faisaient barrière. Une relative sécheresse se serait
donc installée au-delà, à l’est du Rift. La forêt aurait fait place aux
steppes à épineux. Les singes auraient été contraints de s’adapter à
l’assèchement progressif du climat en descendant des arbres ; et,
pour voir au loin et être capable de chasser, ils auraient dû se
dresser sur leurs pattes. Ainsi, grâce à l’interpellation désormais
suscitée par la ligne d’horizon, le système nerveux central des
protohumains se serait développé, ce qui fit joliment écrire à
Coppens que l’homme commença à penser par les pieds…
Sachant qu’il faut au moins 500 000 ans pour qu’une
modification des gènes ait lieu en fonction de l’environnement,
Toumaï remettrait en cause cette théorie : les mutations
génétiques dont il fut le fruit se seraient également produites à
l’ouest du Rift, et donc indépendamment des bouleversements
climatiques liés à la tectonique des plaques.
Les discussions vont aussi bon train entre spécialistes
internationaux pour savoir si les migrations humaines issues
d’Afrique remontent aux premiers hominidés, si elles eurent lieu à
diverses reprises et, enfin, si l’origine africaine est à nouveau
attestée au stade ultime d’Homo sapiens. Périodiquement, au fil des
découvertes, deux thèses s’affrontent : la thèse diffusionniste
postulant une seule mutation localisée en Afrique, et celle, parfois
empreinte de nationalisme grossier, postulant des mutations
parallèles qui auraient éclos en plusieurs lieux. On vit ainsi
apparaître, un temps, l’Homo siniensis en Chine, ou émerger un
petit spécimen sui generis en Indonésie, peut-être un Homo erectus,
voire un Homo sapiens longtemps resté isolé sur son île… En dépit
de ces variantes, il est un point sur lequel tout le monde
s’accorde : pour des raisons diverses qu’il reste à élucider, l’être
humain balbutia puis prit forme en Afrique, et notamment en
Afrique orientale. Tous les sapiens sapiens descendraient d’une
même population qui se scinda — il y a environ 100 000 ans, puis
à nouveau il y a 60 000 ans — en plusieurs branches, au fur et à
mesure du départ de petits groupes fondateurs. Cela est confirmé
par le fait que c’est au sein des populations africaines que le
matériel génétique présente la plus grande diversité strictement
Homo sapiens, tandis que leurs descendants dispersés à travers le
monde ont progressivement acquis des divergences génétiques
mineures en se retrouvant isolés, au fil de 3 000 générations, par
des barrières géographiques, montagneuses, océaniques, et en
échangeant quelques gènes avec les Néandertaliens, qu’ils
auraient fini par évincer il y a quelque 50 000 ans.
Ainsi, quelques centaines, tout au plus quelques milliers
d’hominidés devenus omnivores et vivant, comme leurs
prédécesseurs, de la chasse et de la cueillette se dispersèrent à
travers tout le continent et au-delà. Ils furent en effet initialement
très peu nombreux : on a pu démontrer qu’il aurait suffi de
soixante-dix adultes en âge de procréer pour peupler l’Amérique
après avoir franchi le détroit de Behring !
En Afrique, ils laissèrent de nombreuses traces de leur présence
et de leurs activités : ossements, outils rudimentaires, pierres
taillées, sites de peintures rupestres préhistoriques furent retrouvés
aussi bien en Afrique australe que dans les grottes du Sahara. En
Afrique du Sud, le régime de l’apartheid, soucieux de cacher tout
ce qui pouvait mettre en doute l’« antériorité » supposée des
Blancs dans le pays, fit interdire pendant des décennies presque
toute recherche à ce sujet. On vient d’y faire une trouvaille
d’importance : le site de Blombos révèle que la technique élaborée
de pierre taillée dite « retouche par pression », à partir de laquelle
on date la naissance de l’art (par la conception d’objets raffinés
non indispensables à la survie du groupe), y est apparue il y a
75 000 ans ; on y a retrouvé des parures de coquillages remontant
à plus de 70 000 ans, soit 50 000 ans avant l’Europe, qui s’en
attribuait jusqu’à présent l’invention avec les peintures rupestres
comme celles de la grotte Chauvet3.
C’est pourtant apparemment hors d’Afrique qu’est née l’histoire
proprement dite, non pas avec l’écriture, comme on le disait
naguère (et malheureusement souvent encore aujourd’hui), mais
avec la domestication de l’agriculture. Celle-ci permit à des hordes
jusqu’alors primitives de s’organiser, économiquement et
politiquement. La découverte et l’usage du fer jouèrent sans
doute, dans cette transformation, un rôle important. Il n’est
pourtant pas évident que le fer ait été adopté en Afrique plus tard
qu’ailleurs ; on sait qu’il était utilisé dès le VIIe siècle av. J.-C. sur
les rives du Niger comme autour des Grands Lacs, où l’on trouve
des traces de techniques anciennes de chauffe, en bas fourneau ou
en fosse. L’ingéniosité des forgerons et la qualité de leurs produits
impressionnent encore aujourd’hui. Ce qui néanmoins continue
d’interpeller, c’est qu’après ces débuts prometteurs l’initiative des
changements historiques a échappé durant deux millénaires aux
Africains eux-mêmes.
Notes du chapitre 2
1. Il n’y a pas de consensus à ce propos. La période avancée varie généralement entre
7 et 10 millions d’années.
2. On fait remonter beaucoup plus haut, il y a 40 ou 50 millions d’années, l’origine de
la famille des primates anthropoïdes, qui se différencieront progressivement entre
hommes et grands singes. Elle se situerait aussi en Afrique ou serait venue de Chine (où
l’on a, pour l’instant, daté des primates vieux de 45 millions d’années).
3. Revue Science, 29 octobre 2010.
3
L’environnement et les peuples Dans
son hypothèse poétique sur les
origines de l’humanité, Yves Coppens
a raison de mettre l’accent sur
l’environnement. Celui-ci joua dans
l’histoire africaine un rôle majeur et,
compte tenu à la fois des contraintes
qu’il impose et de la faiblesse, encore
aujourd’hui, des moyens d’y
remédier, c’est un facteur qui
demeure prégnant pour environ la
moitié de la population restée rurale.
Le relief et la circulation des hommes Dans
l’ensemble, le continent africain est massif, peu
tourné vers la mer. Il est surtout constitué de vastes
plateaux d’érosion étagés, qui s’élèvent sensiblement
vers l’est, où l’altitude frôle la plupart du temps ou
dépasse les deux mille mètres. Le tout étant
essentiellement composé d’un socle d’âge primaire,
il n’y eut que très peu de plissements (de type alpin
tertiaire), hormis la chaîne basaltique du
Drakensberg en Afrique sud-orientale ; on y trouve
surtout des cassures, comme le Rift et ses volcans ou,
en Afrique centro-occidentale, l’axe Fernando Poo-
Tibesti, marqué au sud par le mont Cameroun, c’est-
à-dire là encore un phénomène volcanique. Le hasard
fait que les zones les plus élevées sont situées à
proximité des côtes. Elles sont d’ailleurs peu
nombreuses : à elle seule, l’Éthiopie compte la quasi-
totalité des hauts plateaux situés à plus de
2 000 mètres d’altitude. C’est cette configuration qui
valut à l’Afrique la réputation d’être un continent
fermé. Peu découpées, souvent rendues peu
accessibles par la « barre » océanique et ses très forts
courants (avec en sus le danger des requins), les
côtes sont a priori peu accueillantes. Elles restèrent
d’ailleurs longtemps peu habitées.
À l’intérieur, en revanche, le continent voit se succéder de
vastes bassins hydrographiques : la cuvette centrale du Niger, en
Afrique occidentale, inondée pendant la saison des pluies malgré
le climat semi-désertique ; l’immense bassin endoréique du Chari-
Tchad, celui du fleuve Congo et de ses nombreux affluents
traversant la forêt équatoriale, enfin le bassin du Zambèze aux
inondations redoutables… Ce réseau hydrographique parfois
dense et la platitude des reliefs facilitèrent la circulation en tous
sens — entravée seulement par les cloisonnements politiques —
des hommes et des caravanes ; d’où un réseau enchevêtré de pistes
(par exemple celles qui traversent l’immense désert du Sahara).
Grâce aux rivières et aux pirogues, aux pistes et aux caravanes, les
contacts furent nombreux et incessants, même s’ils se
produisirent souvent via des relais, entre des populations jalouses
de leur territoire.
Les mouvements de populations, collectifs ou individuels,
caractérisèrent l’histoire du continent. Ils furent encouragés par la
complémentarité de régions très diversement dotées : le sel et le
fer, par exemple, suscitèrent de nombreux échanges internes ; le
sel et l’or, des échanges transsahariens ou dirigés vers l’océan
Indien ; le cuivre, abondant en Afrique centrale, donna également
lieu à des échanges à longue distance. La végétation africaine,
contrairement à celle des zones de climat tempéré, est pauvre en
sel, aliment pourtant indispensable à la survie humaine. Le sel n’y
est produit que dans certaines zones bien délimitées : dans les
aires désertiques du Sahara ou du Kalahari, sur quelques côtes à
marais salants ou à proximité des lacs. Quant au fer, dès lors que
fut adopté l’instrument aratoire de la houe (daba), faite d’un
manche en bois et d’une lame de fer (apparue très tôt dans les
zones sahéliennes), il fallait le chercher là où il se trouvait : autour
de Méroé au sud de l’Égypte ancienne, au Maghreb, dans le Niger
oriental, sur le plateau du Nigeria central… Les archéologues
discutent pour savoir à partir de quand le fer fut exploité au sud
du Sahara (les Égyptiens anciens utilisaient un bois très dur) ; il
est possible que cela remonte à plus de deux millénaires avant
notre ère. L’ancienneté de la sidérurgie subsaharienne serait alors
similaire à celle du Moyen-Orient. Des photographies aériennes et
par satellite ont permis de repérer les traces et de démontrer
l’importance de réseaux d’échanges extrêmement anciens. On ne
doit donc en aucun cas imaginer en Afrique l’existence, sinon très
localisée, de peuplades isolées les unes des autres. Si ce fut parfois
le cas, il faut en imputer la cause à l’histoire politique et militaire
(guerres intestines, traites des esclaves, etc.), mais certainement
pas au caractère prétendument « arriéré » de ses habitants. Ceux-
ci, même lorsqu’ils étaient contraints, par prudence ou par
manque de moyens, de rester dans leur village, étaient dans
l’ensemble toujours informés du monde qui les entourait. Dans le
pire des cas, ils disposaient d’un moyen infaillible d’information
régionale : la circulation des femmes qui, en se mariant,
établissaient une sorte de réseau informel entre leur résidence
d’origine et celle qui les accueillait — la patrilocalité (installation
de l’épouse dans la famille du mari) était en effet très fréquente.
Un continent insalubre ?
L’Afrique a aussi la réputation d’être un continent insalubre.
Cette caractéristique s’est en effet fortement accentuée au fil des
siècles — au fur et à mesure qu’aux maladies tropicales originelles
s’ajoutèrent celles venues d’Asie ou d’Europe —, tandis qu’en
Occident les progrès de l’hygiène tendaient à améliorer les
conditions sanitaires qui, à l’origine, n’y étaient pas meilleures.
Des maladies graves, longtemps mortelles, comme la maladie du
sommeil (ou trypanosomiase), dont il existe une forme animale et
une forme humaine, y existaient déjà à l’ère préhistorique ; la
malaria (ou paludisme) est également très ancienne, et est
aujourd’hui encore — faute de vaccin — la première cause de
mortalité sur le continent. La lèpre sévit toujours, et d’autres
maladies tropicales endémiques sont transmises par une
multitude d’insectes ; la mouche, par exemple, répand en forêt la
filariose (des vers circulant sous la peau et pouvant provoquer la
cécité ou la mort lorsqu’ils parviennent au cerveau) — le
traitement préventif de cette maladie (la notézine) n’existe que
depuis les années 1950. Tout cela sans compter une vie animale
dangereuse pour l’homme : mygales (araignées à la piqûre
mortelle), serpents venimeux, etc. Comble de malchance, les rives
de nombreuses rivières sont longtemps restées inhospitalières en
raison de l’onchocercose. Cette maladie, transmise par un
moustique et entraînant la cécité, fut récemment vaincue dans
certaines zones (par exemple le long des rivières Volta au Burkina
et au Ghana) grâce à des campagnes internationales d’éradication
de l’insecte porteur, campagnes qui furent parfois interrompues
car jugées trop coûteuses. C’est peut-être la présence de cette
maladie très invalidante qui explique la réticence ancienne des
populations à installer leurs villages à proximité des rivières. Cela
pourrait à son tour expliquer l’absence surprenante de l’usage de
techniques anciennes d’irrigation (à l’exception évidente du Nil),
malgré la présence de fleuves qui comptent parmi les plus
puissants du monde.
Néanmoins, autrefois, les foyers de grandes endémies étaient
relativement localisés. C’est l’essor des déplacements de
populations, surtout à l’époque coloniale, qui transforma le fléau
en épidémies catastrophiques. Ce fut notamment le cas de la
maladie du sommeil transmise par la mouche tsé-tsé, qui se
généralisa en zone équatoriale avec le transfert accéléré des
travailleurs dans la première moitié du XXe siècle ; elle ne
commença à être jugulée que vers 1950. Il faut y ajouter la fièvre
jaune — également transmise par un moustique —, dont le vaccin
n’existe que depuis 1935, mais dont on meurt encore aujourd’hui.
D’autres maladies furent introduites par les Arabes et les
Européens, comme la variole (repérée au XVIIIe siècle), les maladies
vénériennes, ou la poliomyélite et la rougeole. Ces deux dernières
maladies restèrent de véritables fléaux pour les enfants avant que
des campagnes de vaccination, relativement récentes et pas
toujours suivies, aient été mises en place. Jusqu’au milieu du
XXe siècle, la variole provoqua périodiquement des épidémies
meurtrières ; quant à la tuberculose, elle fit probablement son
apparition au temps de la Première Guerre mondiale, alors que les
maladies vénériennes étaient largement diffusées par les soldats
démobilisés. Le drame occasionné par le sida n’est donc pas,
hélas ! une nouveauté pour l’Afrique, non plus que le manque
criant de soins par rapport à un Occident surprotégé. Il n’est sans
doute pas non plus sans lien avec l’histoire : en effet, selon les
dernières hypothèses de recherche (produites par une équipe de
l’hôpital Saint-Louis en 2010), la dissémination du VIH,
longtemps resté à l’état latent, aurait été soudainement accélérée
par les campagnes de vaccination et les pratiques coloniales et
postcoloniales de transfusion sanguine (utilisée fréquemment en
cas de paludisme grave). Celles-ci sont effectuées massivement
depuis les années 1950, dans des conditions prophylactiques mal
contrôlées. Le virus ainsi répandu serait devenu virulent au sein
de la communauté gay américaine (première grande épidémie en
1981), puis aurait été réimporté sous cette forme aiguë en Afrique
(épidémie de 1982).
Les épizooties (ou épidémies animales) ont été aussi redoutables
que les épidémies humaines pour les nombreux peuples
majoritairement ou exclusivement éleveurs. On connaît mal leur
histoire avant l’intrusion européenne. La pneumonie bovine fut
introduite en Afrique du Sud dès le milieu du XIXe siècle ; en 1870,
elle était arrivée au Tchad. L’épizootie la plus dévastatrice fut la
peste bovine, venue des steppes russes au début des années 1860.
Elle toucha d’abord l’Égypte, puis gagna le Soudan occidental en
1865. Mais c’est surtout au début des années 1880 qu’elle
s’intensifia, lorsque du bétail infecté fut importé à la fois de Russie
et d’Inde. À partir de 1889, l’épidémie allait périodiquement
décimer le cheptel d’Afrique orientale et australe. Les
missionnaires du Lesotho rapportèrent que les troupeaux avaient
déjà été décimés par la pleuro-pneumonie en 1852, et de 1855 à
1857 ; plus de la moitié des moutons et des chevaux périrent en
1865, des dizaines de milliers de vaches entre 1864 et 1866. Le
bétail fut à nouveau décimé par la famine en 1877, et la peste
bovine prit ce relais meurtrier en 1896 ; à la fin du siècle, les
Sotho avaient perdu la moitié de leur bétail. Ces catastrophes
affaiblirent les populations au moment même où s’accéléraient les
conquêtes européennes. Coïncidence ou corollaire ?
Les grandes zones de végétation naturelle
Climat et végétation Plus que dans tout autre
continent, la nature fut un élément déterminant pour
les civilisations africaines. En effet, pour des raisons
complexes, les technologies « modernes » s’y
développèrent moins vite qu’ailleurs. Climat,
végétation, pluviométrie et hydrographie
constituèrent pendant des millénaires des conditions
contraignantes pour la vie rurale. Mais, sur ce vaste
territoire, les données sont extraordinairement
variées. La carte climatique est explicite : l’équateur
partage le continent en deux moitiés à peu près
symétriques, où se succèdent des conditions
naturelles marquées surtout dans la partie
occidentale de l’Afrique. Le climat méditerranéen
règne au nord et au sud du continent, sur les côtes de
la mer du même nom et sur celles de la province du
Cap. Plus on avance vers les tropiques, plus le désert
se développe, très étendu au nord (Sahara), moins
grand, mais tout aussi sec, au sud (Kalahari). Au-
delà, les pluies réapparaissent, mais la saison
humide, à l’inverse des pays tempérés, a lieu pendant
les mois les plus chauds, de juin à septembre dans
l’hémisphère Nord, ce qui correspond à la saison
d’été en Europe : raison pour laquelle les anciens
colonisateurs l’appelaient « hivernage ».
La saison des pluies s’allonge progressivement au sud du désert.
En bordure du Sahara, dans la région appelée « sahel », elle dure
deux mois tout au plus ; ensuite, le climat se fait progressivement
plus humide ; il est de plus en plus caractérisé par l’alternance de
deux saisons de pluies (une longue et une brève, en décembre-
janvier), qui encadrent deux saisons sèches (elles aussi de
longueur inégale). Cette zone intertropicale dite de savane
(grassland, ou « pays de l’herbe » en anglais) fut pendant des siècles
une zone « riche », privilégiée par les cultivateurs sédentaires qui
pouvaient s’adonner à la fois à la culture et à l’élevage. Elle offrait
également, lors des saisons sèches, des terres de pâturage aux
éleveurs transhumants venus du sahel en quête d’humidité pour
nourrir leurs bêtes : d’où des contacts et des échanges millénaires,
qui n’ont jamais été exempts de querelles. Celles-ci se sont même
intensifiées à l’époque contemporaine, car les sécheresses,
récurrentes depuis les années 1970, et la pression démographique
se sont conjuguées pour limiter l’accès aux troupeaux. D’où aussi
la réduction des produits de la chasse, puisque la zone était le
domaine privilégié des grands animaux (lion, buffle, gazelle). Elle
l’est d’ailleurs restée grâce aux réserves des parcs naturels du
Kenya ou de Tanzanie.
Plus on descend vers l’équateur, plus la durée des pluies
s’allonge. Celles-ci durent presque toute l’année dans la zone de
forêt dense qui s’étendait autrefois de la côte du golfe du Bénin
jusqu’à l’ensemble de la cuvette gabonaise et congolaise1. On
retrouve la même disposition zonale en sens inverse dans
l’hémisphère Sud, de l’Angola et du Congo à l’Afrique du Sud.
À l’est du continent, en revanche, en raison de l’altitude des hauts
plateaux, la pluviosité est moindre et la forêt disparaît ; la savane
domine alors partout, de l’équateur à l’Afrique australe.
Ces différences climatiques ont engendré une végétation
naturelle qui a très longtemps dominé les modes de vie (c’est
d’ailleurs encore largement le cas). La vigne et l’olivier règnent au
Maghreb comme dans la province du Cap. Le désert est la zone
des nomades qui pratiquent la très grande transhumance ; leur
domaine de prédilection est le sahel. En revanche, en pays de
savane, la grande saison des cultures — qui correspond à la longue
saison humide (de mai à octobre, environ, dans l’hémisphère
Nord, de décembre à avril dans l’hémisphère Sud) — est inversée
par rapport à la zone tempérée. Les pluies de saison chaude ont
entraîné l’adoption de céréales spécifiques : l’élusine primitive, le
sorgho et le mil, bien moins nutritifs que le blé, ont longtemps
dominé un paysage agraire bouleversé par l’introduction des
plantes américaines importées par les Portugais. Le maïs, le
manioc et les haricots se sont progressivement propagés à travers
le continent tout entier, du XVIe au début du XXe siècle ; mais les
premiers Africains à avoir adopté ces cultures nouvelles n’avaient
pas forcément rencontré les Blancs qui les avaient introduites.
C’est ainsi, par exemple, que le paysage agraire des petits
royaumes interlacustres, comme le Rwanda ou le Burundi d’avant
la colonisation, s’est trouvé intégralement bouleversé. Il est
aujourd’hui, et depuis longtemps, composé exclusivement de ces
trois plantes (outre la banane qui, de son côté, avait été introduite
à partir de l’océan Indien avant le Xe siècle). Le maïs s’est répandu
en Afrique centrale entre le XVIe et le XVIIIe siècle. En revanche,
dans le Nigeria méridional, c’est seulement au début du XXe siècle,
à la faveur des pénuries de la Première Guerre mondiale, que fut
adoptée la farine de manioc (gari ou atieke). Le manioc, bien que
moins nutritif que l’igname — tubercule ancien poussant dans la
forêt —, est devenu fondamental pour de nombreux pays
tropicaux. Il est aujourd’hui menacé par un nouveau virus, la
striure brune, qui le rend incomestible. Cette épidémie se
développe à partir de l’Afrique de l’Est et risque de se révéler très
destructrice.
Le sol et la sagesse agraire D’une façon générale, sauf
dans l’exceptionnelle vallée du Nil, ruban vert qui
traverse le désert, et sur quelques lambeaux de terre
volcanique fertile, les sols africains sont pauvres,
d’une couleur rouge caractéristique (latérite). Dans
la zone tropicale aux longues saisons sèches,
l’insolation zénithale favorise en surface la formation
de véritables croûtes latéritiques constituées des
résidus de l’évaporation. Les paysans sont parfois
obligés de dégager leurs champs au pic avant de les
cultiver. À l’inverse, dans la zone équatoriale, le
ruissellement intense lessive les sols, ne laissant à
cultiver que des argiles latéritiques appauvries en
sels minéraux. Pendant des millénaires, la sagesse
paysanne sut tirer le maximum de ces conditions
difficiles. Selon la zone climatique, les paysans
adoptèrent des combinaisons variées, privilégiant
selon les cas les céréales adaptées (mil, sorgho, fonio,
puis maïs), les tubercules (igname, plus tard patates
douces et manioc) ou les légumineuses (haricots).
Cela donna des terroirs complexes, articulant, le cas
échéant, plusieurs zones et étapes saisonnières
d’exploitation associées aux essences arborées
(bananiers…). La polyculture vivrière des hauts
plateaux d’Afrique centrale et orientale en offre une
remarquable diversité. En l’absence de fumure
animale (surtout dans les zones affectées par la
maladie du sommeil), le système dominant fut celui
de la régénération des sols grâce à la technique du
« brûlis » (ou feux de brousse, dont la cendre servait
à améliorer les terres) et surtout grâce aux très
longues jachères (de 15 à 25 ans). Une des
conséquences de ce système était évidemment la
réduction des terres cultivables à proximité des
villages, toujours à la recherche de nouveaux
champs. D’où une agriculture semi-itinérante, où il
n’était pas rare qu’un village migrât tous les 25 ans
environ afin d’investir de nouveaux terroirs.
C’est sans doute au XIXe siècle que se situe l’une des coupures
majeures de l’évolution politique africaine. En effet, les règles
anciennes de la vie rurale, hors accident climatique grave, ne
posaient pas de problème majeur avant la colonisation. Au cours
de celle-ci, les colons s’emparèrent des meilleures terres pour
parquer les « indigènes » dans des réserves relativement
inhospitalières (ce fut le cas au Kenya et en Afrique australe) ; et,
d’une façon plus générale, ils s’opposèrent à la mobilité des
populations qu’il fallait fixer pour les exploiter (paiement de
l’impôt, cultures obligatoires de rente, recrutements forcés).
Encore les densités de populations restaient-elles, dans l’ensemble,
limitées en regard des immenses espaces de savane (sauf dans les
réserves qui, elles, n’étaient pas extensibles). Depuis l’explosion
démographique du milieu du XXe siècle, ce fragile équilibre est mis
à mal. Face à la nécessité d’accroître les rendements, l’agriculture à
l’européenne et la pression démographique ont entraîné le
raccourcissement des années de jachère, provoquant la
stérilisation de nombreux sols : dans les années 1950, les procédés
industriels de la production arachidière produisirent des
catastrophes écologiques, aussi bien dans le Tanganyika
britannique qu’au Sénégal.
On comprit a posteriori que si la paysannerie ancienne s’était
montrée si rétive à des innovations telles que l’adoption de la
roue ou de la charrue, ce n’était pas par conservatisme obtus. De
même que les paysans ont su tirer parti de la pharmacopée et des
pratiques phytothérapeutiques locales, compte tenu des moyens
limités à leur disposition, les cultivateurs savaient mieux que les
experts étrangers comment travailler leurs terres. Chaque fois que
l’occasion leur en a été donnée, ils ont d’ailleurs innové : par
exemple par l’extension, dans tous les bas-fonds humides
environnants, de la culture du riz pour approvisionner une ville
comme Abidjan ; au Rwanda, ils choisirent de développer la
culture de pommes de terre adaptées au climat tropical. Ce n’est
que depuis quelques années, face à la nécessité d’approvisionner
les villes en vivres frais, qu’une agriculture moderne réfléchie se
met en place.
L’évolution de la population Si l’agriculture se
maintint si longtemps dans cet équilibre précaire,
c’est aussi parce que la population africaine demeura
étonnamment stable pendant des siècles. Il est
évidemment difficile de savoir ce qu’il en fut
vraiment avant que n’apparaissent les premières
estimations européennes, aussi incertaines furent-
elles à leurs débuts. Toujours est-il que l’on estime
cette population à environ cent millions au début du
XVIe siècle, soit 20 % de la population mondiale de
l’époque. À la fin du XIXe siècle, elle n’était plus que
de 95 millions, ce qui ne représentait plus que 9 %
de la population mondiale. Ce fut seulement autour
de 1950 que s’enclencha (après celles de la Chine, de
l’Inde puis de l’Amérique latine) la dernière en date
des explosions démographiques mondiales. En un
demi-siècle, la population africaine décupla, pour
atteindre plus d’un milliard d’individus en 2010
(dont 800 millions au sud du Sahara), soit 18 % de la
population mondiale. Comment expliquer que cette
apparente stabilité sur le long terme, qui n’exclut
pas entre temps des variations parfois considérables,
se soit maintenue jusqu’à il y a à peine un demi-
siècle ?
On incrimine évidemment les ravages causés par les traites
négrières. Or celles-ci furent certes meurtrières, mais leurs
conséquences politiques furent plus nocives que leur impact
strictement quantitatif. Le déficit de population fut moins
provoqué par les départs du continent que par les troubles
multiples qui en découlèrent : des guerres internes incessantes,
des déplacements massifs de populations fuyant les razzias et le
brigandage, qui laissèrent des rancœurs durables — elles n’ont
parfois pas encore disparu entre anciens peuples razzieurs et
razziés. Il est plus que probable que la disposition très irrégulière
de noyaux plus denses de population, séparés par des espaces
désertés, résulte de ces événements : ainsi la côte nigériane ou
celle de l’Angola présentent une forte densité, alors que les
plateaux de l’hinterland furent dépeuplés par la chasse aux
esclaves ; on trouve aussi des densités exceptionnellement élevées
dans des zones de refuge éloignées des grandes pistes
commerciales, comme les petites principautés interlacustres du
centre du continent (le Rwanda ou le Burundi, sauf dans leur
partie orientale, ravagée à la fin du XIXe siècle par la maladie du
sommeil). L’incidence quantitative stricto sensu des traites fut
moins forte que celle due aux déséquilibres politiques et sociaux
ainsi provoqués. Les spécialistes ont calculé que c’est seulement
au XVIIIe siècle, période de l’apogée de la ponction des esclaves,
que celle-ci eut pour effet direct de stopper l’accroissement
démographique naturel, lui-même très peu élevé (de l’ordre de
0,1 %, compte tenu de la faible différence entre les taux de
natalité et de mortalité dans les sociétés préindustrielles). Cet arrêt
de la croissance démographique pourrait suffire à expliquer le
retard pris alors sur l’Europe, surtout quand on sait que, pour
celle-ci, la croissance de la population (négative au XVIIe siècle) fut
un préalable majeur à la révolution industrielle. On verra plus
loin qu’il est inutile de s’écharper sur la question purement
quantitative pour constater les méfaits évidents et durables des
traites négrières.
Les aléas d’une climatologie capricieuse entraînèrent
périodiquement la décimation des populations. On en a
aujourd’hui une idée assez précise grâce aux chroniqueurs arabes
qui, à partir du XVIe siècle, repérèrent dans l’Ouest ou dans l’Est
africain une succession redoutable de périodes de grande
sécheresse (deux ou trois fois par siècle), en général accompagnée
de corollaires catastrophiques : vols de sauterelles saccageant les
récoltes, décimation des troupeaux, épidémies accablant des
populations affaiblies. Vers la fin du XIXe siècle, on constate une
grave recrudescence de ces calamités provoquée, comme nous
l’avons vu, par l’introduction étrangère d’épidémies et
d’épizooties récurrentes : variole, peste bovine ou encore (surtout
depuis la Première Guerre mondiale) maladies vénériennes. C’est
à ce dernier fléau, lié à une pratique intense de circulation des
épouses en Afrique centrale2, que l’on attribue l’arc de stérilité des
femmes qui traverse l’Afrique d’ouest en est, du Gabon au Kenya :
on se tromperait donc en attribuant au continent tout entier des
taux de fécondité généralement très élevés. Les variations sont
énormes selon les lieux et, évidemment, les classes sociales.
Variations pluviométriques et poussées
démographiques Variations de population et
mouvements migratoires furent largement
tributaires de l’histoire climatique du continent.
D’où l’intérêt de repérer les alternances historiques
de périodes de pluies et de sécheresses. Les phases de
forte pluviosité rendaient les populations, en butte
depuis des millénaires à des agressions de toutes
sortes, susceptibles de déployer des stratégies
compensatoires efficaces. Ce sont en général des
phases d’accroissement démographique et de bonne
réactivité politique en cas d’agression extérieure.
On connaît le bouleversement de longue durée provoqué par
l’assèchement du Sahara, à partir du Ve millénaire avant notre ère,
qui entraîna la dispersion des populations préexistantes (dites
pour cette raison de langues nilo-sahariennes) vers le nord ou le
sud. À l’époque moderne, les années 1500-1630 furent
apparemment plus humides, favorables au recul du désert. Vers
1600, les chameaux, le gros bétail et les terres agricoles se
trouvaient 200 à 300 km plus au sud qu’ils ne l’étaient 250 ans
plus tard. En Afrique centrale, la phase pluviale correspond aussi à
l’adoption du maïs venu d’Amérique, favorable à son tour à la
progression démographique. Tout cela provoqua l’émergence de
vastes formations politiques — les Empires luba et lunda en
Afrique centrale — à partir du XVIe siècle. Mais une longue période
d’assèchement relatif s’ensuivit, au cours de laquelle le processus
de désertification progressive du sahel reprit. Vers 1750, le maïs
(préservé sur les hauts plateaux centre-orientaux grâce à l’altitude)
était encore cultivé en Afrique de l’Ouest, mais il dut ensuite céder
peu à peu la place au sorgho et au mil.
Il n’empêche : cette tendance lourde fut scandée par des
accalmies, et le cœur du XIXe siècle en a sans doute été une.
L’Afrique connut alors une phase de pluviosité satisfaisante. Ce
fut aussi une période assez réactive des pouvoirs locaux face aux
premières tentatives européennes, notamment britanniques et
françaises, de s’aventurer vers l’intérieur à partir des côtes du
Sénégal, de la côte des Esclaves (futur Dahomey) ou de la côte de
l’Or. Entre la fin des années 1830 et le début des années 1870, les
accidents climatiques furent suffisamment espacés pour permettre
aux populations de s’en remettre assez rapidement : si durs
fussent-ils, les excès de sécheresse n’avaient alors lieu en moyenne
que tous les dix ans, ce qui laissait une marge de récupération
importante. Mais, à partir des années 1860, la sécheresse se mit à
frapper en moyenne tous les cinq ans.
Les grandes difficultés reprirent vers la fin du XIXe siècle ; à
partir de 1880, les eaux du lac Victoria baissèrent à nouveau. Cette
recrudescence de sécheresse sévit à travers le continent
subsaharien tout entier dans le dernier tiers du siècle. Les
missionnaires du Lesotho, déjà cités, rapportent que, presque
chaque année, les récoltes étaient affectées par le manque d’eau
ou les sauterelles. La perte répétée des troupeaux attaqués par la
peste bovine réduisait périodiquement les peuples pastoraux à la
famine. La recrudescence épidémique fut liée à la fois aux
calamités environnementales et aux progrès de la pénétration
coloniale, facilitée par l’affaiblissement des populations. Toutes
proportions gardées, les raisons sont finalement assez similaires à
celles qui ont entraîné le dépeuplement de l’Amérique latine
quatre siècles plus tôt : le désastre causé par des maladies
importées contre lesquelles les populations n’étaient pas protégées
par une longue accoutumance. La conquête européenne, entrée
dans le dernier quart du siècle dans sa phase d’accélération finale,
aboutit dans ses cas les plus violents, comme au Congo belge, à la
destruction entre 1876 et 1920, selon l’historien Jan Vansina, de
près de la moitié de la population totale de la région. Partout, la
population aurait brutalement chuté au temps de la conquête,
entre 1880 et 1920 : du tiers à la moitié selon les cas et les études,
avec des pertes particulièrement élevées en Afrique centrale et
orientale, notamment, mais pas seulement, en raison de
l’extension dramatique de la maladie du sommeil. En effet, cette
extraordinaire efficacité létale put être atteinte grâce à la
combinaison de la guerre, de la maladie et de la faim. Les grandes
épidémies — l’une des principales causes de mortalité — ne
reculèrent qu’après la grippe espagnole de 1918-1919 et 1921-
1922 (qui causa plusieurs millions de morts en Afrique), la lutte
contre la maladie du sommeil (1914-1950) et la vaccination
contre la fièvre jaune (à partir de 1940).
L’augmentation globale, entre les années 1880 et 1900, de la
population du continent, dont on pense qu’elle avait fini par
atteindre 120 millions d’habitants, serait donc exclusivement due
à l’amélioration démographique des extrémités nord et sud
(Algérie et Afrique du Sud).
La phase de sécheresses récurrentes entamée au XIXe siècle se
prolongea par intermittence jusque dans le premier tiers du
XXe siècle. Elle reprit à nouveau à partir des années 1970.
Aujourd’hui, le désert avance à la vitesse inquiétante de 7 km par
an, et le lac Tchad, naguère réserve incomparable d’eau et de
poisson en plein désert, est sans doute en voie d’assèchement.
Mais on ne peut plus attribuer aux seuls aléas climatiques ce genre
de catastrophe. Désormais, pas plus que ne l’est en Inde une
mauvaise mousson, une grande sécheresse n’est la cause des pires
famines ; depuis le drame des années 1970, les mesures prises à
l’échelle nationale et locale, couplées à l’aide internationale, ont
généralement été en mesure de remédier aux pires calamités. Mais
à une condition : que les hommes ne s’en mêlent pas, que
l’accident climatique ne se cumule pas avec une guerre locale,
civile ou non, ni avec l’impéritie de gouvernements corrompus, ce
qui demeure, hélas, trop souvent le cas, aujourd’hui comme sous
la colonisation.
Au demeurant, on ne peut qu’admirer la capacité de résilience
des Africains qui ont, depuis tant de siècles, su résister
victorieusement à tant de handicaps et de conquêtes. Car un fait
demeure : à l’exception relativement brève de la colonisation dite
de peuplement (d’ailleurs toute relative) en Afrique du Sud et en
Algérie, l’Afrique fut peuplée quasi exclusivement d’Africains qui
surent, en outre, toujours absorber en leur sein les apports
extérieurs, qu’ils soient issus du Proche-Orient, d’Arabie,
d’Indonésie, ou plus tard d’Europe. L’Afrique est une
extraordinaire terre de synthèse pétrie d’histoire, qui ne vécut
jamais, contrairement à ce que racontèrent et crurent les
Européens, dans l’isolement, et ce depuis les origines de son
histoire.
« Ethnies » et tribalisme Il est temps de se
débarrasser de quelques clichés déformants qui
traînent dans les médias. Ainsi l’idée d’ethnie est un
faux concept comparable à celui d’« identité
nationale », aussi mouvant, fluctuant et insaisissable.
Les trois quarts des langues africaines appartiennent
à la famille des langues bantoues. Bantu n’est pas un
terme ethnique, mais linguistique (l’équivalent des
langues dites indo-européennes). Il s’agit en fait d’un
sous-groupe de la famille des langues congo-
kordofaniennes, dont le noyau primitif se trouvait
sur les plateaux nigérians quelque deux ou trois mille
ans avant notre ère. Leurs locuteurs se dispersèrent
progressivement vers l’Afrique occidentale, ou vers la
cuvette congolaise et, de là, vers l’Afrique australe,
en apportant vraisemblablement avec eux la
métallurgie du fer et donc la domestication de
l’agriculture ; ils constituèrent, sur plusieurs
millénaires, la première colonisation interne du
continent, au sens premier du terme : la conquête
agricole des terres. Aujourd’hui, il existe plusieurs
centaines de langues bantoues, dont les locuteurs
sont très loin de tous se comprendre (à l’image d’un
Anglais et d’un Français, dont les langues sont
pourtant toutes deux issues de la famille indo-
européenne). En Afrique australe, leurs langues
furent contaminées par celles des premiers
occupants, locuteurs khoi-san (ou langues à clics,
sons produits par le claquement de la langue), que
l’avancée des bantouphones refoula il y a très
longtemps vers les confins inhospitaliers du désert du
Kalahari.
Le groupe dominant en Afrique du Nord est celui des langues
dites afro-asiatiques, dont font partie le berbère (parlé en Afrique
du Nord depuis plusieurs millénaires) et l’arabe (qui ne s’y est
répandu qu’au VIIIe siècle de notre ère) : d’où le caractère
approximatif et discutable de l’expression « arabo-berbère ».
À noter que l’utilisation courante du terme « arabe » pour
désigner un peuple est une hérésie scientifique (sauf s’il s’agit de
désigner, dans les temps anciens, des habitants de la péninsule
Arabique) : on devrait parler d’arabophones, en particulier pour
l’Afrique du Nord où la grande majorité des peuples étaient
berbérophones ; les « Arabes » musulmans sont, en majorité, des
descendants autochtones d’ascendance berbérophone (ou autre)
convertis à l’islam. L’arabité est un concept culturel peu clair qui
s’est affirmé à partir des grands empires médiévaux dits « arabo-
musulmans ».
Avant la colonisation, comme partout, il exista en Afrique de
nombreuses formations politiques, de la plus petite (chefferie) à la
plus grande (empires). Ces sociétés politiques eurent une histoire
commune parfois pendant plusieurs siècles, un système
hiérarchisé, un mode de production et de vie et, le plus souvent,
une langue commune : le fon dans le royaume d’Abomey, l’ewe
sur la côte togolaise actuelle, le yoruba ou l’igbo au Nigeria
(actuel), etc. C’étaient des États, et même souvent des États-
nations, même si leurs bases et leurs règles étaient différentes de
celles des États européens en formation depuis le XVIe siècle. Les
Européens les appelèrent des « tribus » ou même des « races »
(mention présente sur les formulaires d’identité en AOF jusqu’en
1960). Pour faire moins « colonial », les ethnologues reprirent le
mot d’origine allemande « ethnie ». Il en est issu des confusions
entre « peuple », « État » et « ethnie ».
À l’époque coloniale, les administrateurs eurent comme souci
de fixer des populations jusqu’alors très mobiles : on dessina sur
les cartes des frontières-lignes, à l’intérieur desquelles on traça des
subdivisions (les « cercles »). On obligea les gens à y résider, et on
les « catégorisa » en tribus (que les chercheurs nommèrent à
nouveau ethnies, comme s’il s’agissait des mêmes qu’avant) ; ainsi,
le terme « Yoruba » — qui ne désignait auparavant que les
habitants de la région d’Oyo — fut imposé par les Britanniques
pour désigner une aire beaucoup plus vaste, incluant tous les
individus de langue et de culture proches, mais dont
l’organisation politique était auparavant très diverse. De leur côté,
les groupes africains soumis réagirent contre le pouvoir blanc : ils
se tournèrent vers un passé plus rêvé que réel et, comme tous les
peuples, le reconstruisirent plus beau et plus uni. Ces mythes
d’origine furent renforcés par une réaction régionaliste et
traditionniste qui avait commencé à prendre forme bien avant la
colonisation. Le XIXe siècle fut en effet caractérisé par de grands
empires de conquête intérieurs : en Afrique de l’Ouest, la
tentation fut alors grande pour ces nouveaux pouvoirs issus des
djihads d’accréditer un passé d’islam fervent qui était en réalité
loin d’aller de soi. Les ethnologues coloniaux, qui s’engouffrèrent
dans cette faille, contribuèrent largement à renforcer ces
reconstructions identitaires. Un exemple intéressant est celui de
l’élaboration du « peuple peul », qui résulte d’un amalgame
complexe et ancien. À l’origine se trouve sans doute un petit
noyau humain d’origine saharienne, refoulé il y a quelques
millénaires vers le haut Sénégal par l’assèchement du désert. Des
poussées démographiques périodiques ont favorisé des métissages
nombreux avec les populations environnantes, qui ont trouvé
leur plus grande extension au fil du XIXe siècle. À partir de la fin
du XVIIIe siècle, la conjonction des informations échangées dans
les deux sens par les chefs et autres informateurs locaux et les
voyageurs et ethnologues européens, dont chaque partenaire
réinterprétait à sa façon les renseignements fournis par l’autre, a
contribué à l’« invention » d’une culture peule multiséculaire ; or
il s’agit en réalité du fruit de rencontres et d’échanges incessants
entre divers groupes migrants finalement unifiés par leur
conversion tardive à l’islam, essentiellement au XIXe siècle3.
Ce double courant, de revendication nationalitaire autochtone
d’une part et, d’autre part, de volonté classificatoire coloniale,
rigidifia et créa même parfois des « ethnies », dont on
cartographiait désormais le territoire. Au moment de
l’indépendance, lorsque les élections furent généralisées, les
députés cherchèrent à se faire élire dans leur région d’origine. Ils
développèrent alors l’argument suivant : « Je suis de votre région,
je suis de la même ethnie que vous. » Il s’agit cette fois de
manipulations politiciennes modernes : ce qu’on a appelé le
tribalisme. Ce phénomène, si caractéristique du génocide
rwandais (1994), fut peu ou prou exploité partout ailleurs.
Il est donc faux de parler de guerres « ethniques ». Ce sont des
guerres modernes de lutte pour le pouvoir et la terre, s’appuyant
sur des revendications identitaires reconstruites et manipulées.
C’est essentiel pour comprendre l’histoire récente du Rwanda ou
de la Côte-d’Ivoire (par exemple) : les problèmes y étaient d’abord
d’ordre politique et foncier, et non d’ordre ethnique, quand bien
même ils en empruntaient le discours et la forme. Tout cela relève
d’un regard eurocentré, qui ne cherche à comprendre les
questions africaines que du point de vue de l’observateur
européen. Cela ne signifie pas que les « ethnies » n’existent pas
aujourd’hui ; certains régionalismes « ethniques » sont plus forts
que jamais. Mais ce sont des reconstructions récentes, parfois bien
plus rigides qu’autrefois, qui se sont greffées sur des héritages
historiques et culturels passés parfois très différents.
Notes du chapitre 3
1. Cette zone de forêt dense (à la hauteur de l’équateur dit climatique) est un peu
décalée vers le nord par rapport à l’équateur géographique, dissymétrie que les
climatologues expliquent par le déséquilibre de température provoqué par la masse
continentale plus importante dans l’hémisphère Nord que dans l’hémisphère Sud.
2. Dans des sociétés où la virilité était une qualité masculine essentielle, c’est la
femme qui était considérée comme coupable en cas de stérilité : d’où son rejet par le
mari qui allait en prendre une ou plusieurs autres, tandis que l’épouse rejetée pouvait
être à son tour remariée contre dot par sa propre famille. D’où une progression
géométrique des maladies vénériennes handicapantes dans les sociétés où cette
circulation des femmes était très développée…
3. Ces traditions reconstruites attribuaient aux Peuls les origines les plus exotiques,
par exemple (entre autres !) une ascendance lointaine avec les Hébreux, en référence à
leur teint parfois assez clair. En réalité, leur apparence physique très variée reflète
l’histoire de métissages complexes, facilités par des processus migratoires incessants.
Anna PONDOPOULO, Les Français et les Peuls, histoire d’une relation privilégiée, Les Indes
savantes, Paris, 2008.
4
L’évolution des structures sociales
Pendant des millions d’années,
l’Afrique fut le berceau de
l’humanité, mais d’une humanité qui
paraît s’être ensuite « développée »
— au sens technique et économique
du terme — ailleurs, aux dépens du
continent qui la vit naître. Certes, les
Africains ont su, autant que les
autres, au moyen des instruments
qu’ils inventèrent à cette fin, tirer le
meilleur parti de l’environnement
qui leur était imparti. C’est pourquoi
ce n’est en rien dénigrer l’Afrique
que de constater que des sociétés
paysannes peu outillées s’y
maintinrent plus longtemps
qu’ailleurs (on pourrait tout aussi
bien s’interroger sur la « régression »
de l’Europe méditerranéenne
médiévale et de la civilisation
byzantine, eu égard au « miracle »
grec). Le développement technique
mis au point au fil des siècles grâce à
ce qu’on peut schématiser comme
une heureuse combinaison
d’inventions chinoises, juives, arabes
et européennes intervint au sud du
Sahara plus tard qu’ailleurs. Or, pas
plus que les Indiens d’Asie (qui
eurent eux aussi à subir des
« colonisations » successives), mais
contrairement aux Amérindiens ou
aux Aborigènes d’Australie, les
habitants ne furent exterminés ou
absorbés. Ils étaient trop nombreux
et trop vivants pour cela. Pourquoi
donc sont-ils les derniers (nettement
après les Indiens par exemple) à
connaître une économie
d’investissement plutôt que de
thésaurisation et de distribution ?
Pourquoi les richesses du
mercantilisme et du commerce à
longue distance se sont-elles à tant
de reprises désintégrées au lieu de
générer des activités productives ? Il
ne s’agit pas de tomber dans l’« afro-
pessimisme », néanmoins cette
question angoissante impose à tout
chercheur en sciences sociales
comme à tout citoyen, d’Afrique ou
d’ailleurs, d’embrasser l’ensemble du
passé s’il veut essayer d’y répondre.
Une des questions le plus souvent posées sur l’Afrique est la
suivante : pourquoi ce continent, doté de richesses humaines et
de ressources minérales exceptionnelles, connut-il un
« développement » tardif ? Certes, les conditions écologiques
sont, on l’a vu, très irrégulières. Mais c’est la conjonction de
nombreux facteurs interdépendants, internes et externes, qui
permet seule de rendre compte, en définitive, de l’histoire des
sociétés sur la longue durée.
L’héritage des structures sociales, longuement étudiées par les
anthropologues, joua un rôle dans cette évolution. Pourquoi, par
exemple, les Africains vivant au sud du Sahara n’adoptèrent-ils
pas la roue, connue des Égyptiens et des Éthiopiens, et dont les
traces préhistoriques, révélées par les peintures rupestres du
Sahara, parvinrent sûrement jusqu’à eux ? Fut-ce parce que les
sols ne s’y prêtaient pas ? Parce qu’une pression démographique
limitée n’incitait guère à intensifier la production ? Parce que les
rives des fleuves intertropicaux, infestées par l’onchocercose, ne se
prêtaient pas à la diffusion des techniques d’irrigation pratiquées
le long du Nil ? Le fait est qu’en dehors des crises écologiques
(communes à toutes les sociétés préindustrielles) un équilibre
relatif put s’instaurer entre des populations dans l’ensemble peu
denses, souffrant donc peu du manque de terres caractéristique du
Moyen Âge occidental, et leur mode de subsistance. Entendons-
nous bien : cela n’a rien à voir avec l’immobilisme naguère supposé
par les ethnologues occidentaux (et aujourd’hui encore par
Nicolas Sarkozy). Mais, partout dans le monde, les sociétés rurales
préindustrielles connurent une élasticité limitée par la nature, et
donc une stabilité relative des principes d’organisation avant
l’intrusion de la mécanisation. Cela n’est vrai, malgré les
apparences, que jusqu’aux débuts de la colonisation qui,
rappelons-le, débuta dès le XVIe siècle dans certains endroits (au
Mozambique ou sur la côte angolaise par exemple), et au
XVIIIe siècle lorsque des missionnaires importèrent en Afrique les
premières charrues (en Afrique australe notamment).
Une économie rurale de subsistance Cet équilibre
relatif put perdurer parce qu’il était tendu vers un
unique objectif : la subsistance du groupe. Le travail
de la collectivité rurale connaissait un faible degré de
spécialisation ; le niveau technologique rudimentaire
rendait peu significatif le contrôle matériel des
moyens de production : tout le monde ou presque
pouvait posséder une daba (houe), tout le monde
pouvait cultiver son champ, dans un contexte où l’on
ne souffrait pas ou peu de la « faim de terre ». Cela
explique l’absence de l’appropriation privée du sol,
au moins au sens strict du terme. À proprement
parler, le concept de propriété privée de la terre
(concept clairement défini en Occident par le droit
romain) n’existait pas. La terre n’était pas
appropriable, elle était un don du ciel qui assurait la
survie grâce à ses produits : culture, élevage, chasse
et cueillette. En disposaient et pouvaient en
transmettre la jouissance les membres de la
collectivité censés descendre des premiers occupants
— et qui conservaient ce statut même si des
conquérants étaient intervenus entre-temps. Mais il
était hors de question de la vendre. Le « chef de
terre », souvent différent du chef politique (qui, lui,
pouvait descendre d’un conquérant), jouait un rôle
religieux plutôt que foncier. Il assurait la régulation
de l’exploitation du terroir plus ou moins au prorata
de la dimension et du rang des familles, mais il ne
pouvait en disposer à des fins personnelles, même si,
dès les premiers contacts avec les Européens, ceux-ci
l’ont fait agir peu ou prou comme le propriétaire de
fait — au sens occidental du terme. Dès 1891, par
exemple, les Achanti entreprirent la mise en valeur
de terres cacaoyères, qu’il s’agissait dès lors
d’acheter et de faire fructifier ; pour ce faire, les
Anglais les encouragèrent à adopter la transmission
patrilinéaire de leurs biens (c’est-à-dire de père en
fils), alors que la société achanti était matrilinéaire,
ce qui décourageait les planteurs de bonifier des
terres qui, à leur mort, reviendraient aux enfants de
leurs sœurs1. En 1900, les Britanniques érigèrent les
chefs provinciaux du royaume ganda en grands
propriétaires fonciers des terres qu’ils avaient à
administrer.
Auparavant, c’était le groupe tout entier qui assurait une
production destinée essentiellement à sa subsistance. En Afrique
centrale et orientale dominait l’habitat dispersé ; il n’était pas
rare, lorsqu’un chef était polygame, que chacune de ses femmes se
trouvât à la tête d’une exploitation isolée. Cela explique
pourquoi, au début des indépendances, un certain nombre de
gouvernements autoritaires (notamment « marxistes-léninistes »)
imposèrent le regroupement des villages ; ce fut le cas en Éthiopie,
en Tanzanie ou au Mozambique. L’idée n’était pas mauvaise en
soi, qui traduisait le souci de mettre en commun les outils
modernes de l’exploitation agricole. Mais les opérations,
précipitées et mal acceptées, se traduisirent par des catastrophes
écologiques et humaines.
En pays de forêt, les villages dépassaient rarement une centaine
d’habitants. En revanche, dans les savanes d’Afrique de l’Ouest ils
étaient plus gros et pouvaient regrouper, sous le contrôle du
patriarche entouré des demeures de ses femmes, tout un lignage,
c’est-à-dire une vaste famille sur plusieurs générations. Le cas le
plus fréquent était le voisinage de plusieurs fragments de lignages
différents ; car si la descendance croissait trop, elle essaimait, avec
à la tête de chaque groupe un descendant de l’ancêtre commun,
ce qui créait des liens entre les différents villages. Ces maisonnées,
proches de la terre et soumises à la nature, étaient moins
organisées pour produire que pour survivre. Chacune constituait
un centre autonome de production et de consommation où, faute
de surplus, les échanges commerciaux, s’ils n’étaient pas absents,
restaient limités. Même dans les régions où les marchés étaient
denses et fréquents, comme en Afrique de l’Ouest, on ne venait
pas seulement pour vendre ou acheter un menu produit (le plus
souvent, on échangeait un peu de bois contre une poule, ou le
contraire). Les transactions de voisinage étaient aussi l’occasion
d’échanges de toute nature ; échange social d’abord : on venait
entendre les nouvelles ou discuter, dans certaines sociétés, des
alliances matrimoniales, etc. ; échange politique également : pour
le chef, le marché était un moyen de rassembler les villageois,
donc de faire reconnaître son autorité par les chefs voisins, et de
collecter le tribut. Régional ou local, le marché était donc un lieu
social autant qu’économique.
Hormis pour les grands chefs, le surplus commercialisable
demeurait limité, l’impact du faible niveau technologique se
trouvant renforcé par la qualité médiocre des sols. Dans ce cadre,
la vie paysanne était moins un mode de production qu’un mode
d’existence : c’est une différence essentielle par rapport au mode de
production mercantiliste occidental, où tout s’achète et se vend,
toute valeur étant valeur d’échange, y compris la force de travail.
En revanche, dans le mode paysan — même si le secteur
marchand y exista de tout temps et dans toutes les sociétés —, ce
n’est pas la valeur marchande, c’est l’appréhension directe des
valeurs d’usage, concrètes et multiples, qui occupait toute la vie
sociale : un objet, une idée ne valaient que par l’usage que l’on en
faisait. Tel objet banal, dont la valeur commerciale était minime
en Europe (une aiguille, un couteau, une mesure de sel) pouvait
représenter une valeur sans commune mesure avec son prix de
revient, parce qu’il était rare, venu de loin, ou parce qu’il était
réservé à un usage noble (comme certains types de pagne, l’or, ou
l’ivoire thésaurisé grâce à la chasse).
Cela concernait tout ce qui répond aux besoins : nourriture,
outils, vêtements, mais aussi objets d’art et monuments,
connaissances (le savoir magique, destiné à agir sur la nature) et
croyances. En effet, l’appréhension des valeurs d’usage se faisait
au niveau le plus bas des forces productives. C’est pourquoi,
soumis aux puissances de la nature, l’homme interprétait le
monde sous une forme religieuse qui lui tenait lieu de science :
même au niveau matériel le plus misérable, les besoins ne se
mesuraient pas seulement en termes physiologiques mais,
simultanément, en termes idéologiques et sociaux, c’est-à-dire
élaborés par et pour la société. Autrement dit, les rapports de
production ne se limitaient pas (comme dans le mode capitaliste)
à une définition juridique de la propriété ou du profit : ils
prenaient, à l’occasion de la production, une dimension à la fois
sociale et politique.
Tel qu’il est décrit ci-dessus, le mode de production paysan
semble parfois avoir subsisté tardivement. Selon les zones, le
principe de base pouvait différer : on commercialisait le manioc et
parfois le riz (en climat équatorial), le mil (en zone soudanienne),
voire, sous la colonisation, une culture d’exportation payée cash
(l’arachide au Sénégal ou au Niger, l’huile de palme sur la côte
nigériane ou déhoméenne, la noix de cajou au Mozambique, le
café ou le cacao ailleurs). Mais le schéma resta longtemps
analogue. Malgré les apparences, il n’en va plus de même, nulle
part. Certes, les moyens technologiques demeurent souvent
rudimentaires, les femmes continuent fréquemment de n’utiliser
que leur daba pour cultiver ; on les voit s’agglutiner autour des
puits ou des marigots, et défiler sur les routes de campagne la tête
chargée d’une cuvette remplie d’eau ou de fagots de bois. Mais
même les paysans africains les plus fidèles à leurs idéaux et à leurs
rites ancestraux sont intégrés à l’économie mondiale, ne serait-ce
qu’au travers de l’agriculture d’exportation (cash crops). Pour
survivre dans les villages, ils ont dû depuis longtemps participer à
l’« économie de traite », en vendant les récoltes pour acheter non
seulement les biens de consommation courante (qui tuent
l’artisanat local) mais aussi, de plus en plus, des produits vivriers
peu rentables qu’ils ont souvent eu tendance à négliger. Un des
exemples caractéristiques est celui du producteur mouride du
Sénégal, autrefois soumis à un système pseudo-féodal
d’exploitation de l’arachide. Celle-ci était contrôlée par les grands
marabouts de sa confrérie dans un cadre créé, entretenu et
encouragé par la colonisation2. Puis la production arachidière
déclina ; l’économie de la confrérie s’adapta. Les anciens paysans
ou talibe furent envoyés par leurs maîtres à travers le monde où ils
vendent maintenant, sur les marchés, les trottoirs et les plages
d’Europe et d’Amérique, leurs produits artisanaux — de plus en
plus souvent, en réalité, des objets de pacotille initialement
produits en masse et à bas prix en Italie du Nord, mais désormais
également importés d’Asie.
Même lorsqu’ils sont restés sur place, les paysans d’aujourd’hui
sont en contact avec la ville. Ils connaissent tous, au plus profond
des campagnes, les prix du marché et sont au fait des
informations internationales, ne serait-ce que grâce au transistor à
piles, instrument d’écoute universellement partagé. Depuis peu, le
téléphone portable a fait son apparition, sans oublier la télévision,
présente un peu partout parmi les classes moyennes et
bourgeoises grâce aux groupes électrogènes.
Le cadre agraire prémoderne a donc vécu. Il correspondait à un
rapport donné, relativement stable, entre un sol pauvre, une
démographie modeste et un ordre social lignager. Il ne faut pas
non plus enjoliver cet équilibre, qui n’excluait ni les ruptures de
soudure (phase fréquente de pénurie entre l’épuisement des
greniers de l’année précédente et l’attente de la récolte à venir), ni
les catastrophes démographiques. La précarité des ressources
rendait l’élasticité du système très limitée : le moindre choc
(guerre, surpeuplement, etc.) pouvait provoquer la rupture. On
imagine dans ce contexte les drames provoqués par la conquête
coloniale, surtout quand on sait que les techniciens les mieux
intentionnés des services agricoles contemporains n’ont même
pas su les éviter3.
L’autorégulation sociale était un élément fondamental de la
stabilité interne du système. Tout se passait comme si le système
foncier visait à protéger le groupe contre une pénurie artificielle
des terres, en empêchant leur accumulation entre les mains de
quelques privilégiés. La première garantie était l’absence de
l’appropriation privée ; les droits sur le sol, propriété collective,
étaient jalousement gardés par les institutions. Cela s’explique
notamment par le fait que le système économique ne pouvait
guère se permettre de nourrir des non-productifs : le cycle vivrier
produisant peu de surplus, il suffisait tout juste à assurer la
subsistance et la reproduction du corps social. Les grands chefs
pratiquaient le même système, la différence étant qu’ils
contrôlaient des fermes plus vastes que les autres, donc cultivées
par un nombre élevé de femmes, de dépendants et d’esclaves.
Cette fragilité des campagnes rend compte de la gravité des
ruptures d’équilibre provoquées par la colonisation : soit les
communautés perdirent la jouissance d’une partie de leur terroir à
l’occasion de la politique aveugle des grandes concessions
européennes, telle qu’elle fut pratiquée au Congo belge ou
français au tournant des XIXe et XXe siècles ; soit les recrutements
forcés provoquèrent un exode rural massif des travailleurs valides,
laissant derrière eux vieillards, femmes et enfants, incapables
d’assumer leur propre subsistance ni, à plus forte raison, celle des
nouvelles concentrations ouvrières sur les chantiers forestiers,
routiers, ou miniers ; soit, au contraire, une accélération brutale
de la croissance démographique — telle que celle amorcée à partir
des années 1930 et surtout après la Seconde Guerre mondiale —
fit augmenter massivement le nombre de bouches à nourrir ; soit,
enfin, un développement disproportionné des cultures
commerciales d’exportation détourna de la production vivrière
une part excessive de la force de travail.
Contre ces agressions, le corps social avait appris à se protéger,
avec les moyens modestes laissés à sa disposition et utilisés
jusqu’à la limite du possible. Dans l’économie paysanne, assurer la
subsistance et l’entretien de la maisonnée était l’objectif majeur.
Or, d’une génération à l’autre, la production vivrière pouvait
connaître une alternance éventuelle d’expansion ou de
diminution de l’exploitation en fonction de la dimension du
groupe et du nombre de bras susceptibles de manier la daba. Ce
qui demeurait essentiel, c’était le maintien de la lignée malgré ces
aléas, d’où l’importance du culte des ancêtres chargés de la
protéger. Certes, les religions d’Afrique sont presque aussi
nombreuses que ses langues, ses cultures et ses peuples ; à chacun
ses dieux, ses génies, ses ancêtres, ses rites, ses prières, ses
sacrifices. À première vue, tout oppose la religion des Dogons à
celle des Zoulous. En réalité, leurs caractéristiques fondamentales
sont proches : les cultes avaient essentiellement pour objet de
relier les hommes, par le truchement de leurs ancêtres, au monde
protecteur invisible de la nature. Le surnaturel faisait partie de la
vie quotidienne. C’est pourquoi les civilisations africaines,
plurielles, furent toujours prêtes à s’ouvrir à d’autres divinités
voisines si leur pouvoir s’avérait efficace : d’où la faculté d’adopter
les rites monothéistes (de l’islam ou du christianisme), sans pour
autant renier les siens. Un proverbe se plaît à dire que l’on est en
Afrique « musulman-animiste, chrétien-animiste, ou animiste-
animiste ».
Des sociétés inégalitaires Les sociétés africaines
furent aussi inégalitaires que les autres. On peut en
considérer les deux extrêmes : les sociétés dites
lignagères, souvent (mais pas toujours)
caractéristiques de l’Afrique centrale forestière, et les
sociétés aristocratiques, dont un cas extrême est
celui des éleveurs des confins désertiques et
sahéliens, aussi bien au nord (tribus touarègues,
Peuls, Wolofs) qu’au sud (Tswanas). Entre les deux,
de nombreux États combinèrent de diverses manières
l’articulation entre les privilèges des dignitaires et les
tâches de la masse qui leur était soumise,
alternativement composée d’agriculteurs (en saison
des pluies) ou de soldats du prince (en saison sèche).
Les ethnologues, fascinés par des coutumes dont ils
découvraient l’originalité et influencés par les préjugés
occidentaux de l’époque, eurent tendance à décrire la
« communauté villageoise » comme un paradis perdu, une sorte
de communisme primitif de la précarité. C’est inexact. D’abord,
tous les lignages n’occupaient pas le même rang : il y avait des
lignages forts, dont dépendaient des lignages subordonnés ou
même esclaves. Ainsi, en forêt, les groupes de chasseurs pygmées
étaient les esclaves des peuples cultivateurs qu’ils
approvisionnaient en viande. Au sein d’un même lignage,
l’inégalité était la règle. Dans ces sociétés « préscientifiques », le
savoir était identifié à la sagesse, laquelle, liée à l’expérience, était
réservée aux plus anciens. Les aînés exigeaient le respect : une des
règles de politesse les plus tenaces, encore aujourd’hui, est le
respect de la parole des anciens. Un jeune n’avait ni le droit de
s’adresser à ses aînés directement, ni, encore moins, de les
regarder dans les yeux. À la séniorité s’ajoutait le statut social : la
famille élargie incluait non seulement ses membres génétiques
(épouses et enfants, neveux et nièces, petits-enfants…), mais toute
une série de dépendants (enfants « gagés » ou échangés entre
lignages voisins, dépendants et « castés », et, encore au-dessous
d’eux, esclaves possédés de génération en génération).
Castes et esclaves Peu répandues en pays de forêt, les
castes étaient fréquentes chez les éleveurs du sahel et
en Sénégambie. Les castés étaient au service des gens
libres et ne pouvaient sortir de leur condition ; la
caste impliquait en effet l’endogamie (pas de
mariage en dehors de sa caste) et la transmission du
même savoir-faire de génération en génération.
C’était une inégalité importante pour les gens de
métier : forgerons, tisserands, cordonniers, ou griots
(chanteurs-musiciens) spécialisés dans la
mémorisation des faits et gestes des grandes familles
auxquelles ils étaient attachés, de père en fils ou de
mère en fille. Comme en Inde, il reste parfois difficile
de lutter contre les préjugés de caste, qui peuvent
entraver la vie politique : ainsi, au Sénégal, l’action
militante des syndiqués du réseau ferré de l’AOF
(presque tous castés car travaillant le fer) eut jusque
dans les années 1950 bien du mal à faire la jonction
avec les milieux politiques dakarois (souvent
descendants d’hommes libres, en sus « originaires »
de nationalité française). Encore aujourd’hui, il peut
être problématique pour un casté de poursuivre une
carrière politique4.
À propos des esclaves, les chercheurs sont revenus sur la
distinction longtemps en vigueur (ce qui évitait aussi de poser le
problème) entre le « captif » local, censé connaître une vie
familiale globalement acceptable, et l’« esclave de traite »,
condamné à la vente, en Amérique ou ailleurs. Ni plus ni moins
que dans les autres sociétés prémodernes, l’esclavage ne fut
inconnu en Afrique. Quoi qu’aient cru et dit les observateurs
instruits par les chefs de façon souvent tendancieuse, la captivité
et les souffrances des plus démunis ne furent pas moins âpres que
celle des esclaves « exportés ». Comme partout, il y eut de
« bons » et de « mauvais » maîtres. On décèle, depuis le XVIe siècle
au moins, une corrélation entre l’émergence des États et la mise
en place d’une force de travail servile. Il a également existé des
plantations esclavagistes, qui se développèrent avec les cultures
d’exportation, surtout au XIXe siècle précolonial. Ce sont les
guerres, nombreuses entre peuples voisins, qui furent les
principales pourvoyeuses de prisonniers (et de femmes)
incorporés en qualité d’esclaves à la société victorieuse. Ces
esclaves de guerre n’étaient pas prioritairement des soldats : faire
partie de l’armée du prince restait un privilège aristocratique, et
un homme de bonne naissance était monnayable contre rançon
(comme cela se pratiquait dans la « course » méditerranéenne).
L’armée victorieuse ratissait les villages : outre les femmes,
toujours appréciées, ceux qui étaient razziés comme esclaves
étaient souvent déjà esclaves auparavant. Il s’agissait des plus
démunis, dont les proches étaient incapables de racheter la
liberté. On pouvait aussi réduire en esclavage (et donc vendre
ailleurs) des gens dont on voulait se défaire, dans des sociétés qui
ignoraient l’usage de la prison fermée : un individu chassé du
village n’avait d’autre recours que d’aller se réfugier auprès d’un
autre groupe, qui l’acceptait comme dépendant ou comme
esclave5.
Bien entendu, il faut d’abord définir ce que l’on entend par
« esclavage », qui ne désigne pas nécessairement un système aussi
spécifique que celui du sud des États-Unis dans les plantations de
coton. L’esclave était un « étranger sans racine », tache indélébile
chez des peuples où l’essentiel de la religion consistait à honorer
les ancêtres. On était esclave de naissance ou on le devenait, étant
entendu que tous les étrangers n’étaient pas nécessairement
esclaves, et que la condition libre n’était pas non plus aisée à
définir dans nombre de sociétés africaines anciennes. La
condition servile était majoritairement féminine ; il était
beaucoup plus difficile pour une femme que pour un homme de
s’en émanciper. Mais l’homme, même libéré, n’en restait pas
moins, avec ses descendants, à jamais un esclave social, car il
restait dépourvu d’ancêtres fondateurs : en Sénégambie, on peut
encore aujourd’hui deviner, à partir de son nom, si une personne
descend ou non d’un esclave, d’un ceddo (guerrier), d’un casté ou
d’un homme libre.
La hiérarchisation sociale était accentuée dans les sociétés
aristocratiques, très répandues chez les peuples où l’élevage était
dominant ; par exemple dans les pays du sahel ou chez les
Touaregs, cavaliers du désert dont les haratin, les cultivateurs des
oasis, étaient les esclaves. Non seulement l’inégalité entre lignages
était accentuée, mais il existait aussi une inégalité interne face aux
chefs et princesses, qui vivaient entourés d’une foule de
dépendants et d’esclaves à leur service.
Or, à tous les niveaux, du haut au bas de l’échelle sociale, la
même organisation primait pour ce qui relevait de la subsistance :
les nobles comme les petites gens se trouvaient à la tête
d’exploitations rurales dont les principes d’exploitation étaient
similaires. Seules différaient, bien entendu, leur taille et la
répartition des récoltes, dont les lignages dépendants remettaient
une partie (le tribut) à leurs maîtres. Ces inégalités sociales
anciennes furent parfois entérinées et figées par les colonisateurs ;
ce fut le cas au Rwanda, où l’administration belge décida en 1940
d’enregistrer comme Tutsi tous les propriétaires de plus de dix
têtes de bétail — appartenance désormais entérinée sur leur carte
d’identité6 ; ce mythe d’une origine noble avait été volontiers
confirmé, voire élaboré, par les historiens locaux d’origine tutsie,
qui avaient été privilégiés par le système d’éducation colonial.
Tout cela incite à interroger un fait jusqu’à présent assez
négligé : celui des rapports « interraciaux » antérieurs au racisme
blanc/noir institutionnalisé par les Européens. Celui-ci est un
héritage si prégnant qu’il eut tendance à neutraliser la possibilité
d’analyse des inégalités internes préalables. Or il existait, dans les
sociétés africaines comme ailleurs, des distinctions impératives de
statut, des prescriptions endogamiques, des interdictions de frayer
entre catégories différentes. On ne peut donc faire l’économie
d’un phénomène qui a existé dans nombre de sociétés : leur
« racialisation ». Les sociétés africaines connurent comme les
autres des représentations identitaires différenciées et des formes
de racisme, non pas nécessairement fondé sur la couleur, mais sur
une accumulation de préjugés distinguant, selon les lieux et les
cas, les « civilisés » (les chefs, les érudits, les musulmans) des
« sauvages » (les étrangers, les exclus, les inférieurs).
De ce point de vue, les concepts d’ethnie ou de lignage, qui
fournissent une interprétation essentiellement biologique des
liens de parenté, furent une façon de « noyer le poisson ». Des
« rapports de race » (partiellement masqués par le mythe de la
consanguinité, ce qui était loin d’être toujours le cas) existèrent
au sein d’un même lignage, comme entre familles et castes
différentes, voire concurrentes. Aucune des identités collectives
contrastées actuelles (« Arabes » versus « Africains » au Soudan ou
à Zanzibar, où ils ne se distinguent souvent ni par la couleur ni
par la religion ; ou, au Rwanda et au Burundi, Tutsi versus Hutu,
de langue et de culture communes) ne fut ni entièrement
inventée par l’épisode colonial, ni seulement léguée par l’histoire
plus ancienne. La façon de penser collectivement le soi et l’autre
fut en Afrique, comme partout ailleurs, remaniée de génération en
génération, héritée en partie de matériaux très anciens, mais
toujours combinés à de nouvelles inventions. Il en va ainsi des
grandes peurs qui ont parfois abouti à des massacres, voire à un
génocide : des souvenirs historiques, relatifs par exemple à des
razzias esclavagistes subies par les ancêtres d’un groupe, peuvent
être réélaborés par l’imaginaire populaire en mémoire collective.
Celle-ci, en transformant l’appartenance au groupe en enjeu
victimaire, est alors susceptible d’engendrer des accès de
violences. Ce sont ces violences qui deviennent génératrices de
haines raciales justificatives, plutôt que le contraire. Il ne s’agit en
aucun cas de nier le rôle de la colonisation, qui joua souvent un
rôle de catalyseur, mais qui ne doit néanmoins pas être
transformée en deus ex machina manipulateur et unilatéral. Les
chefs et les intellectuels locaux jouèrent de leur côté, avant et
après la phase coloniale, un rôle parfois décisif dans le
déclenchement des dérives récentes.
Le rôle essentiel des femmes Si les chefs produisaient
plus, c’est qu’ils possédaient davantage de femmes,
et que les femmes avaient, dans l’organisation de la
société, un rôle original majeur. Quelles que soient la
zone climatique et l’idéologie dominante, animiste
ou musulmane, on retrouve globalement les mêmes
caractéristiques.
La clé était partout la même : la division sexuelle des tâches.
Sauf exception, aux hommes revenaient les travaux de force
(l’abattage d’un seul arbre pouvait exiger de deux hommes une
journée de travail continu), la guerre, l’édification de la tente ou
la construction de la maison (quoique en Afrique australe cette
tâche incombât aux femmes), la chasse et la pêche, la politique ;
aux femmes, la subsistance — depuis les semailles jusqu’au
transport dans les greniers et les cuisines — et bien entendu
l’éducation des enfants, avec un taux de fécondité naguère proche
du maximum biologique, soit, en moyenne, un enfant tous les
trois ans. Les femmes jouissaient d’une certaine autonomie
puisque, avec leurs jeunes enfants, elles vivaient dans un monde
séparé de celui des hommes ; elles travaillaient, mangeaient, se
distrayaient ensemble, dans une vie souvent collective mais aussi
inégalitaire : la mère du mari régentait ses épouses, la première
épouse avait barre sur les plus jeunes. La différence était que les
hommes légiféraient pour l’ensemble du groupe, tandis que les
femmes n’avaient de pouvoir que sur elles-mêmes. L’idéologie de
la supériorité masculine existait partout, y compris dans les
sociétés dites matrilinéaires — à l’origine les plus fréquentes —,
qui garantissaient néanmoins à l’épouse une autonomie réelle au
sein du ménage, car elle continuait de dépendre de son propre
lignage. Les enfants du couple lui appartenaient et revenaient
aussi à son lignage : si elle divorçait, elle les emmenait avec elle.
Enfin, si elle gagnait sa vie, elle pouvait disposer de ses gains ou
les remettre à sa propre famille et non à celle de son mari.
En ce cas, la transmission se faisait alors non pas de père en fils,
mais de l’oncle au fils de sa sœur (dit neveu utérin) ; autrement
dit, l’héritage transitait par les femmes. Cela conférait à la femme
non le pouvoir, mais la capacité de transmettre le pouvoir aux
mâles de la famille. Ce privilège de « mère de chef » a pu jouer un
rôle important. Compte tenu du nombre élevé d’enfants des deux
sexes à chaque génération, dont un certain nombre arrivait à l’âge
adulte, il y eut aussi des problèmes d’héritage complexes, qui
reliaient entre eux de très nombreux lignages, et engendrèrent
nombre de guerres picrocholines. D’où l’effort des colonisateurs
pour favoriser l’héritage patrilinéaire, plus favorable à
l’investissement direct et donc à la transmission des cash crops.
Le mariage était un contrat à la fois politique, économique et
social et non un sacrement, comme dans les religions
monothéistes. La valeur d’une femme dépendait à la fois de sa
fécondité et de sa force de travail. La femme était (et reste)
glorifiée en qualité de mère, symbole et réalité de la fécondité,
comme dans toutes les sociétés agraires. Certes, la naissance d’une
fille était moins nécessaire que celle d’un garçon, parce que c’est à
celui-ci que revenait la charge religieuse primordiale : le culte des
ancêtres, intercesseurs nécessaires entre les hommes et les
divinités, ancêtres qu’il fallait convaincre, pacifier, bref honorer,
sous peine des pires malédictions. Mais la condition féminine
était globalement moins handicapante que dans les sociétés
asiatiques. À la différence des sociétés chinoise ou indienne, avoir
une fille n’était pas une catastrophe mais un gage de richesse ;
pour la famille, c’était une promesse de travail et la garantie
d’avoir des enfants. Une cultivatrice ne pouvait travailler à la
houe guère plus de 2,5 ha par an ; avoir plus de femmes c’était
avoir plus de terres et plus d’enfants, donc un lignage plus fort.
C’est pourquoi la compensation matrimoniale, à la différence de la dot
de nos sociétés occidentales (ou de l’Inde), était versée par la
famille de l’époux à celle de la fiancée, puisque sa famille allait la
perdre.
Le travail rural des femmes, très dur, pouvait être allégé par la
polygamie. Mais celle-ci était limitée, peu de paysans ayant les
moyens de s’offrir une deuxième femme. Pendant la colonisation,
les régions « riches » (en cacao ou en café) virent flamber les prix ;
si la famille du jeune homme n’avait pas de quoi payer la dot,
l’apport du futur mari se faisait en heures de travail, comme en
pays igbo (au sud-est du Nigeria actuel), où il pouvait être réduit
en quasi-servage par sa future belle-mère. Les hommes pouvaient
aussi migrer en ville pour gagner chez les Blancs le salaire qui
paierait la dot. Les dons en nature (selon les cas, bracelets ou
plateaux de cuivre, vache, etc.) prirent alors une valeur
marchande, ce que traduit bien l’évolution du vocabulaire anglais,
du « bridewealth » au « brideprice ». En Afrique centrale notamment,
la femme devint un bien que le mari pouvait aussi, par courtoisie,
offrir à un hôte de passage — un frère de sang ou un allié
lignager — pour l’honorer (on a dit dans le chapitre précédent
que cette circulation des femmes ne fut pas sans incidence sur la
propagation, exceptionnelle dans cette zone, des maladies
vénériennes).
La grande polygamie des chefs était un instrument politique de
domination : Mutesa, souverain ganda du XIXe siècle, aurait eu 300
ou 400 épouses. Le roi Njoya des Bamoum (Cameroun) en avait,
au début du XXe siècle, 1 200, et laissa à sa mort, au début des
années 1930, 163 enfants vivants (il en aurait eu 350 !). Au milieu
du XXe siècle, le souverain des Kuba, au Congo belge, possédait
encore 600 épouses. L’infériorité du genre féminin ne rendait pas
pour autant les femmes solidaires entre elles. Les vieilles
reproduisaient les rapports inégalitaires de séniorité, contrôlant à
leur place et non pour elles, mais pour les hommes du lignage, le
travail effectué par les plus jeunes et les servantes. La mère du
mari, puis la ou les premières épouses exerçaient leur pouvoir sur
les brus, sur les coépouses plus jeunes et, bien entendu, sur les
femmes esclaves (dont certaines pouvaient être coépouses). Ces
rapports inégalitaires se répétaient à tous les niveaux, depuis le
noyau familial de base jusqu’à l’exploitation d’État.
Si les femmes de l’aristocratie n’avaient qu’à surveiller le travail
d’une armada de serviteurs et d’esclaves, certains chefs saisirent
l’opportunité des innovations coloniales pour mettre leurs
nombreuses épouses, donc autant de houes, au travail dans les
plantations de caféiers ou de cacaoyers. Dans la forêt comme en
savane, au sein d’un État comme dans une structure politique
éclatée, chez les agriculteurs comme chez les éleveurs, le travail
des paysannes était organisé de façon similaire. Car il faut bien
davantage parler de paysannes que de paysans. Les régions où le
travail des champs était effectué par les hommes sont assez rares,
surtout localisées en Afrique de l’Ouest. « Le pastoralisme est
supérieur à l’agriculture comme l’homme est supérieur à la
femme », dit un proverbe luo (Kenya). Chez les éleveurs, les
jeunes garçons gardaient les vaches, mais ce sont les femmes qui
mettaient les mains à la pâte : elles les trayaient et faisaient le
beurre. L’usage masculin de la houe n’existait que dans la zone
sahélienne : chez les Senoufo du Mali ou chez les Hausa, où les
femmes n’avaient le droit de sortir qu’à la nuit tombée ou
vivaient recluses — ce qui fut exceptionnel en Afrique
subsaharienne, sauf sur la côte orientale swahilie. Chez les Fon du
Bénin, le fait de travailler aux champs était mal vu pour une
femme, même si cela n’était pas défendu. Les femmes étaient
plutôt marchandes ou artisanes, potières ou teinturières (à
l’indigo). Les hommes maniaient la hache pour l’abattage des
arbres. En Afrique subsaharienne, la charrue fut un corollaire
tardif de la « modernisation », et apparut quand le minimum de
capital nécessaire fut monopolisé par les hommes. Aux femmes, il
ne resta alors que leur savoir-faire millénaire.
Notes du chapitre 4
1. La transmission matrilinéaire se faisait d’oncle à neveu dit utérin (fils de la sœur),
car la transmission du lignage se faisait pas les femmes.
2. Les « confréries » sont une organisation typiquement africaine de l’islam, que l’on
retrouve en particulier au Sénégal. La confrérie mouride a pour origine un pieux
musulman, Amadou Bamba, qui fut au début du XXe siècle inquiété par l’administration
coloniale, ce qui valut au mouvement de nombreux adeptes ou talibe. Ses successeurs
surent exploiter ce succès religieux en confiant à leurs fidèles la production arachidière.
Aujourd’hui, les responsables mourides investissent dans l’immobilier et dans le
commerce international.
3. Si l’on veut en savoir davantage, cf. Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Afrique noire.
Permanences et ruptures, Payot, Paris, 1985 (2e éd. révisée, L’Harmattan, Paris, 1993).
4. On raconte à Dakar qu’Amadou-Makhtar Mbow (né en 1921), qui fut directeur
général de l’UNESCO (1974-1987), aurait en 1966 opté pour une carrière internationale
parce que, alors qu’il se présentait aux élections municipales dans le parti d’opposition,
les gens se tenaient sur le pas de leur porte une savate à la main pour signifier que sa
famille appartenait à la caste des cordonniers.
5. Cf. Harris MEMEL-FOTÉ, L’Esclavage dans les sociétés lignagères de la forêt ivoirienne (XVIIe-
e
XX siècle), Éditions du CERAP-IRD, Paris, 2007.
6. La mention de l’ethnie sur la carte d’identité fut supprimée au Burundi à
l’indépendance (1962), mais maintenue au Rwanda jusqu’en 1994 : c’est pourquoi, au
moment du génocide, avoir « perdu » sa carte d’identité signifiait que l’on était tutsi et
exposait au massacre…
5
L’Afrique au sud du Sahara dans
l’histoire de la mondialisation
L’Afrique contribua autant que les
autres continents à l’histoire du
monde. Mais plutôt que d’envisager
ses apports, il est d’usage de se
concentrer sur ce qu’elle y aurait et y
a effectivement perdu. Or, ni plus ni
moins que les autres aires
géographiques, l’Afrique se situe au
cœur de la culture mondiale. C’est là,
en effet, que l’humanité trouve ses
origines ; c’est là qu’elle prit forme
avant de se propager dans le reste du
monde. On peut donc se demander
pourquoi, alors que l’histoire
proprement dite débute vers 4000
av. J.-C., les Africains se replièrent
pendant des siècles sur leur
continent, sauf quand ils en furent
extraits par la force. Mais,
finalement, peut-on vraiment parler
de repli ? À sa façon, l’Afrique se
retrouva non seulement à plusieurs
reprises au centre des mondes
connus, mais elle se révéla aussi être
un ensemble susceptible de mettre
en contact ces mondes qui venaient à
elle. Que l’Afrique ait été,
à différents moments de l’histoire et
au même titre que les autres
continents, au centre des systèmes
internationaux, est rendu visible
grâce à une astuce cartographique
simple : si l’on place au centre d’une
représentation du monde le
continent dont on interroge la
centralité, celle-ci ne peut que sauter
aux yeux. Si l’on procède ainsi avec
l’Afrique, il apparaît qu’elle se trouve
à son tour au carrefour de trois
mondes : — le monde méditerranéo-
afro-asiatique, celui qui fut sans
doute le plus anciennement au
contact du continent africain ; — le
monde de l’océan Indien, qui prit
surtout son essor entre le Ve et le
XVe siècle ; — le monde atlantique,
enfin, qui fit irruption sur le
continent noir à la toute fin du
XVe siècle.
Ces rencontres avec le reste du monde jouèrent toujours dans
les deux sens, quels qu’aient été les « visiteurs » — Indiens,
Arabes, Portugais, Européens et Américains. Ceux-ci en tirèrent
profit et l’avenir de leurs pays respectifs en fut systématiquement
modifié. Mais il en va de même pour l’Afrique : ces contacts
successifs suscitèrent des hybridations culturelles et politiques de
toute sorte. S’il est vrai que les décisions se prirent le plus souvent
hors d’Afrique, cela ne signifie pas que les Africains ont subi
passivement l’intervention extérieure. Au contraire, il s’est
toujours trouvé des courants et des acteurs novateurs issus de ces
rencontres : sultans de l’or, chefs négriers, entrepreneurs de
commerce jouèrent un rôle actif, parfois déterminant, en Afrique
comme au-dehors. Cela n’a rien de surprenant ; c’est même une
règle de l’histoire. Ce sont des événements, au sens fort du terme,
qui font bifurquer l’histoire et déterminent un futur différent. Il
en va ainsi, par exemple, de l’histoire de France, marquée
successivement par la conquête romaine, la concurrence entre
pays d’oil et pays d’oc, les guerres contre l’Espagne puis contre la
Grande-Bretagne, les conquêtes, puis les défaites napoléoniennes,
les trois guerres contre l’Allemagne. Ce sont bien souvent des
interventions extérieures qui orientent l’histoire d’un pays ou
d’un continent.
Aussi est-il injuste de ne faire de l’Afrique qu’un épiphénomène
historique par rapport à ce qui a pu se passer ailleurs. Même s’il
est vrai que l’évolution technologique y démarra plus
tardivement, et que les systèmes économiques globaux qui en
résultèrent évincèrent l’apport africain, l’Afrique a bien une
histoire interne qui lui est propre. C’est la vision eurocentrée qui
fit de l’Afrique une « périphérie » ; or, pour les Africains, ce sont
les autres parties du monde qui étaient situées à la périphérie de
leur univers. Il nous faut donc, en somme, regarder par les deux
bouts de la lorgnette.
L’or Le rôle joué par l’or au Moyen Âge nous fournit
un bon exemple pour y parvenir. En effet, sa qualité
de métal précieux et rare a fait de l’or la principale
source de prospérité financière, aussi bien en Europe
que dans le monde de l’océan Indien. D’où venait-il,
avant que ne soit découvert, à la fin du XVe siècle, l’or
des Caraïbes puis, au XVIe siècle, l’argent du Pérou et
du Mexique, et enfin, au XVIIIe siècle, l’or du Brésil ?
Si les mines américaines firent la fortune de la
péninsule Ibérique, dès lors promue principal
fournisseur de métaux précieux de l’Europe dite
« moderne » à la sortie du Moyen Âge, il provenait
auparavant essentiellement, outre de quelques
gisements lointains des montagnes de l’Oural, du
Soudan occidental (aux sources du fleuve Sénégal),
ainsi que de l’arrière-pays de ce que les Portugais
devaient surnommer, pour cette raison, la côte de
l’Or, devenue quelques siècles plus tard la colonie
britannique de Gold Coast. Dans un article
prémonitoire, et qui fit date, le médiéviste Maurice
Lombard faisait état de l’importance de l’or ouest-
africain dès le XIe siècle. Il le qualifia d’« or du
Soudan », mais ne l’attribua qu’à l’islam : « Sans l’or
musulman ne saurait se comprendre le second âge
d’or de la civilisation byzantine1. » Cette erreur
d’appréciation était due au fait que, comme le
faisaient la plupart des historiens occidentaux, il
décrivait un système d’échanges selon un point de
vue eurocentré : « Le circuit de l’or est fermé : du
monde musulman à l’Occident, de l’Occident à
Byzance, de Byzance au monde musulman. » Il
s’interrogeait donc peu sur le circuit méridional
essentiel, transsaharien, de la production de l’or. On
connaît pourtant bien, en histoire africaine, la
grandeur successive des empires africains médiévaux
(Ghana, Mali, Songhaï) qui établirent leur puissance
sur ce commerce international. Al-Bakri, à la fin du
XIe siècle, et Idrisi, au XIIe siècle, évoquèrent l’or du
Ghana, dont le territoire est limitrophe de la zone de
production, « renommée à cause de la quantité et de
la qualité du métal produit2 » ; Ibn Khaldûn conta le
périple du sultan du Mali Kankan Moussa qui, au
milieu du XIVe siècle, entreprit le pèlerinage à
La Mecque, en compagnie de 12 000 esclaves
« revêtus de tuniques de brocart et de soie du
Yémen », et de nombreux chameaux portant
« quatre-vingts charges de poudre d’or pesant
chacune trois quintaux »3. Le sultan apporta tant
d’or au Caire qu’il provoqua sur son passage une
mémorable inflation. Les Africains avaient pour
habitude d’échanger cet or contre une denrée
nécessaire à leur survie biologique : le sel du désert.
Cet échange était très ancien. Il fut pour la première
fois rapporté par Hérodote dès le Ve siècle av. J.-C.,
qui le décrivit sous le nom de « troque muette »,
pratiquée par les Carthaginois « au-delà des colonnes
d’Hercule »4. La grandeur du port de Leptis Magna
ne peut pas non plus s’expliquer autrement : grande
métropole punique puis romaine (à une centaine de
kilomètres à l’est de Tripoli, qui joua plus tard le
même rôle) et patrie de l’empereur Septime Sévère,
elle fut le débouché privilégié des pistes centrales du
Sahara traversant le pays des Garamantes, le Fezzan
et/ou le Tassili N’ajjer. On ne peut s’empêcher de
penser que son opulence exceptionnelle devait
autant à l’or venu du sud qu’au commerce de l’huile
d’olive et du blé sur lequel insistent les historiens de
l’Antiquité — bien que ces dernières productions
n’aient rien d’original comparées aux autres côtes
méditerranéennes.
Le métal précieux d’Afrique était donc connu depuis les temps
les plus anciens et son usage monétaire et économique se
poursuivit intensément en Europe (notamment à Byzance)
jusqu’à la découverte des mines américaines. Les Arabes de
Méditerranée qui, pour leur part, préféraient la monnaie d’argent,
servirent de truchement avec le monde occidental. Celui-ci avait
grand besoin d’or pour ses propres échanges et pour monter des
expéditions en direction de l’Asie orientale ; les caravanes
traversaient ainsi le continent asiatique jusqu’en Inde et en
Chine, où elles allaient chercher soieries, pierres précieuses et
épices de toutes sortes. On peut donc arguer que c’est grâce à l’or
du Soudan (plutôt qu’à celui de Byzance) que Marco Polo put
établir au XIIIe siècle des contacts directs avec la Chine5. Pourquoi
ce fait, pourtant fondamental, n’est-il quasiment jamais
mentionné en Occident ?
La remarque vaut, en suivant le même type de raisonnement,
pour l’or d’Afrique australe, dont l’exploitation par le royaume de
Zimbabwe entre les XIe et XVe siècles (puis du Monomotapa,
découvert par les Portugais quand ils parvinrent, un siècle plus
tard, sur la côte orientale d’Afrique6), conditionna les échanges
transocéaniques dans le monde de l’océan Indien. Ce n’est pas un
hasard si l’on a retrouvé dans les fouilles de la cité fortifiée de
Zimbabwe, pourtant située à plus de 300 kilomètres à l’intérieur
des terres, des porcelaines de Chine. Le grand port de l’époque
était Sofala, principal débouché de ces richesses vers l’océan
Indien. Par ailleurs, bien qu’aucune fouille archéologique n’ait
encore rien fourni de probant, pourquoi ne pas faire l’hypothèse
que l’orpaillage ait été, comme au Soudan, antérieur au XIe siècle,
et que le métal précieux soit remonté vers le nord jusqu’aux
sources du Nil ? Les Égyptiens anciens étaient en effet de grands
consommateurs d’or, qu’ils n’avaient pourtant pas à disposition
chez eux. Les historiens situent généralement plus près de la
Haute-Égypte le « pays de Pount », dont les Égyptiens vantaient la
production ; or l’extension de la circulation du minerai à partir
des sites majeurs de la production africaine n’est pas à exclure a
priori.
Maurice Lombard fut le premier à comprendre que l’importance
de l’économie monétaire du monde musulman tout entier
provenait de ces deux sources d’or : la « frappe abondante de
dinars [était] due à l’afflux d’or neuf d’Afrique du Sud-Est et du Soudan7,
[provoquant un] essor du crédit qui doubl[ait] la circulation des
espèces ». C’est l’or africain subsaharien qui fit prendre conscience
dès le IXe siècle à Ibn Khurdadhbeh que « le développement de la
richesse et des transactions commerciales est si grand qu’on peut
voir des pièces de numéraire circuler dans les plus petites
bourgades, là où jusqu’alors le simple troc était seul pratiqué.
Ainsi, à la zone de circulation monétaire agrandie correspond le
pouvoir plus grand des villes sur les campagnes8 ».
De façon analogue, si les Portugais s’établirent dès la fin du
XVe siècle sur les côtes du golfe du Bénin, ce ne fut pas d’abord
pour le commerce des esclaves ; celui-ci ne servit dans un premier
temps que de commerce d’appoint, sorte de monnaie d’échange
pour le cabotage de port en port ou d’île en île qui permettait
l’essentiel : la collecte de l’or, cette fois-ci non plus à travers les
pistes transsahariennes, mais à partir des forts côtiers
pourvoyeurs, notamment Saint-Georges-de-la-Mine (futur
Elmina), au nom révélateur. C’est cet or africain qui, une fois
encore, assura le financement et donc le démarrage, d’abord
expérimenté à São Tomé, de l’économie de plantation du
commerce atlantique. L’or des Caraïbes ne donna lieu qu’à une
économie de prédation à court terme (l’Amérique latine attira
d’abord par la richesse de ses mines d’argent, au Pérou et au
Mexique)9.
On peut arguer que les Africains souffrirent alors de leur
ignorance du marché mondial ; cette ignorance les incitait à
croire que l’échange d’une barre de sel, et plus tard d’un mauvais
fusil, contre un lingot d’or n’était pas un marché de dupe. Il
n’empêche qu’en ces temps éloignés l’Afrique, tant occidentale
qu’australe, était située au cœur de l’économie mondiale : sans
l’or du Soudan occidental et du Zimbabwe, sans l’émergence
interne de puissantes formations politiques qui en contrôlaient les
processus d’échange, celle-ci ne se serait pas développée de la
même façon. Le problème, c’est que les Africains eux-mêmes
l’ignoraient. L’or africain médiéval joua en son temps un rôle
analogue à celui découvert à la fin du XIXe siècle à Johannesburg
(1886) : ce dernier allait désormais approvisionner 80 % de la
consommation occidentale de ce métal10. L’Afrique a donc fourni
au reste du monde un instrument monétaire majeur : l’or.
La main-d’œuvre Le deuxième exemple est celui de la
traite des esclaves. Dressons à nouveau une carte du
monde avec l’Afrique pour centre, qui indiquerait les
flux d’esclaves entre le XVIIe et le XIXe siècle. Ce n’est
en effet qu’au XVIIe siècle, avec l’essor des plantations
de canne à sucre au Brésil, que débuta massivement
la dernière des traites, la traite atlantique des
esclaves. Un fait majeur saute alors aux yeux : les
esclaves africains, auparavant déjà utilisés sur place
(comme dans toutes les sociétés anciennes), furent
désormais drainés vers toutes les parties du monde :
vers le monde méditerranéen (notamment, mais pas
seulement, en passant par l’Égypte), vers l’océan
Indien et le sultanat d’Oman et de Zanzibar, et, last
but not least, vers l’océan Atlantique. Les dernières
recherches démontrent que le continent lui-même ne
fut pas épargné : le « mode de production
esclavagiste » y connut au XIXe siècle une expansion
encore jamais atteinte, et les réseaux de traites
internes y furent aussi nombreux que les autres11.
Bref, à l’époque moderne mercantiliste, celle des
grandes plantations tropicales d’exportation
mondiale (canne à sucre, clou de girofle, coton, sisal,
etc.), la main-d’œuvre africaine noire réduite en
esclavage se retrouva partout : aux Amériques, bien
entendu, mais aussi en Arabie, en Inde et en
Indonésie, et même sans doute en Chine. L’Afrique
devint le pourvoyeur majeur de la main-d’œuvre de
plantations, et elle le restera lors de la première
révolution industrielle fondée sur l’industrie textile
des cotonnades. Bref, l’Afrique a fourni le monde
entier en main-d’œuvre. Elle se retrouva de facto au
centre de ce que Marx considérait comme le fait
majeur de l’expansion économique : la force de
travail. L’Afrique a donc fourni au reste du monde un
instrument productif majeur : le système de
plantation esclavagiste.
Les matières premières Le XIXe siècle précolonial post-
traite atlantique marque un troisième temps de
l’apport africain à la mondialisation économique. La
révolution industrielle anglaise réclamait en effet
toujours plus de matières premières pour sa
production : pas seulement le coton cultivé par les
esclaves du sud des États-Unis pour l’industrie textile,
mais aussi les oléagineux tropicaux nécessaires pour
huiler les machines, éclairer les ateliers (avant
l’invention de l’électricité à la fin du siècle),
fabriquer le « savon de Marseille » dont on venait de
découvrir la formule. L’huile de palme, ainsi que
l’huile d’arachide (également produite en Inde),
provenaient principalement d’Afrique de l’Ouest,
l’huile de coco et la noix de coprah d’Afrique
orientale. Le clou de girofle était exclusivement
produit dans les îles de Zanzibar et de Pemba. Les
bois de teinture tropicaux, essentiels pour l’industrie
textile tant que l’industrie chimique n’y avait pas
suppléé, étaient exploités depuis le XVIe siècle par les
Portugais de Luanda sur la côte du royaume du
Kongo. À la fin du XIXe siècle, le caoutchouc de la
forêt équatoriale approvisionnait (comme celui du
Brésil) l’industrie des pneus automobiles, et l’or
d’Afrique du Sud remplaçait celui du Soudan
occidental. Bref, le continent africain joua à nouveau,
à ce stade, un rôle essentiel dans la production
capitaliste occidentale. Les systèmes politiques et
sociaux africains se transformèrent et s’adaptèrent
une fois de plus à ces nouveaux marchés qui, d’une
part, allaient intensifier la production, donc le travail
esclavagiste interne, et, d’autre part, favoriser l’essor
de nouveaux pouvoirs locaux ou régionaux
— empires de conquête, chefs de guerre, leaders de
djihad ou entrepreneurs de plantations, selon les cas.
La configuration politique et sociale de l’Afrique de
la seconde moitié du XIXe siècle, bien avant
l’achèvement de la conquête coloniale, n’avait plus
grand-chose de commun avec celle du siècle
précédent. L’Afrique fut donc aussi un fournisseur
majeur de matières premières indispensables à
l’industrie européenne.
Il faut, enfin, mentionner le rôle politique international joué
par l’Afrique, dont témoigna la conférence internationale de
Berlin en 1884-1885. Pour la première fois, l’ensemble des
puissances européennes, Empire ottoman inclus, se réunirent,
non plus pour solder une guerre (comme lors du congrès de
Vienne en 1815 à la fin de l’épopée napoléonienne), mais pour
parer à son éventualité. Or, s’il n’y fut question que de l’Afrique,
cette conférence préfigurait en quelque sorte l’Europe à venir : il
s’agissait en effet de fixer entre Européens les règles du jeu
permettant de finaliser la colonisation du continent.
Presque intégralement achevée en 1900, cette colonisation eut
pour effet, lors d’une période relativement brève, de retirer
l’Afrique du champ des concurrences mondiales. « Mise en
réserve » et utilisée comme telle par les différentes métropoles,
surtout pendant la Grande Dépression des années 1930, l’Afrique
disparut momentanément du jeu global. Mais on verra dans le
dernier chapitre que, dès la Seconde Guerre mondiale, dont elle
fut un terrain stratégique essentiel, elle reprit une place de choix
dans le système mondial.
Ainsi, à leur façon, et depuis les tout premiers balbutiements de
l’histoire, les Africains se sont pratiquement toujours retrouvés au
centre des grands mouvements de mondialisation. Cela signifie
que, comme les autres peuples, ils furent nécessaires à la
globalisation. L’Afrique joua un rôle essentiel de centre de
production (de matières premières), et de réserve de main-d’œuvre
(hier d’esclaves, aujourd’hui de travailleurs migrants). En
revanche, le continent dans son ensemble n’est encore guère
industrialisé, ni n’est devenu un marché de consommation
valorisé. Voilà ce qui permet aux autres d’en faire la « périphérie »
de leur monde. C’est indéniable si l’on raisonne en termes de PIB ;
c’est faux pour d’innombrables raisons : économiques, mais aussi
stratégiques, démographiques, culturelles et humaines.
Notes du chapitre 5
1. Maurice LOMBARD, « Les bases monétaires d’une suprématie économique : l’or
musulman du VIIe au XIe siècle », Annales, vol. 2, no 2, 1947, p. 158-159.
2. IDRISI, Description de l’Afrique et de l’Espagne, Leyde, 1866, p. 7.
3. IBN KHALDÛN, Histoire des Berbères, tome II, Paris, 1925, p. 112-114.
4. HÉRODOTE, Histoires, Les Belles Lettres, IV, Paris, p. 183.
5. Il faut noter que l’or était privilégié par les Européens, tandis que la Chine
recherchait prioritairement l’argent, qu’elle reçut ensuite massivement d’Amérique
latine par leur intermédiaire.
6. W.G.L. RANDLES, L’Empire du Monomotapa, du XVe au XIXe siècle, Mouton, Paris/La Haye,
1975.
7. Souligné par moi.
8. Maurice LOMBARD, L’Islam dans sa première grandeur, Flammarion, Paris, 1971 (ouvrage
posthume).
9. Cf. Joseph MILLER, « Slavery and the Financing of the Atlantic World », Conference
on Debt and Slavery. The history of a process of enslavement, McGill University, Montréal,
p. 7-9, mai 2009, et conference à l’EHESS, Paris, 12 mai 2010.
10. En raison de la guerre froide, l’or sud-africain représentait alors 60 % de l’or
mondial, mais 80 % de l’approvisionnement du monde occidental.
11. Claude MEILLASSOUX, Anthropologie de l’esclavage, le ventre de fer et d’argent, PUF, Paris,
1986 ; Catherine COQUERY-VIDROVITCH, L’Afrique et les Africains au XIXe siècle. Mutations,
révolutions, crises, Armand Colin, Paris, 1999, p. 189-210.
6
Les grandes étapes de l’histoire
africaine jusqu’au XVIe siècle
L’Afrique au sud du Sahara, de l’Égypte ancienne à
l’or médiéval L’histoire de l’Afrique commence
avec l’Égypte ancienne. Ce fut le coup de génie du
Sénégalais Cheikh Anta Diop que de reprendre une
thèse oubliée (déjà proposée à la fin du XIXe siècle)
en rappelant en 1954 ce que l’égyptologie
« blanche » élaborée depuis le XVIIIe siècle s’était
bien gardée de retenir : l’Égypte est en Afrique.
Certes, ce physicien de formation n’était pas
historien, mais ses intuitions relevaient du sens
commun. C’est en Haute-Égypte, territoire proche
de la Nubie des Éthiopiens anciens (qui étaient des
Africains noirs), que prit forme une splendide
civilisation, dont les racines plongeaient au sud
autant qu’au nord. Ce fut l’un des creusets du
monde, où des peuples venus de tous les alentours
contribuèrent à engendrer la civilisation que nous
connaissons. Ces gens (y compris certains
pharaons) avaient des teints de peau très variés,
en un temps où le racisme de couleur ne prévalait
guère sur le racisme de culture ; on était civilisé ou
barbare, et les allusions à la couleur de peau
étaient rares dans le monde antique
méditerranéen et oriental, sans doute précisément
grâce à cette variété. La plupart des habitants,
compte tenu des métissages et du climat, étaient
plutôt basanés — certains plus noirs, d’autres plus
clairs — et de morphologie variée, comme en
témoignent les profils des fresques tombales…
L’idée d’une Égypte africaine, qui était tout sauf
scandaleuse, apparut néanmoins comme telle,
dans les années 1950, aux égyptologues
occidentaux. Le commun des mortels n’était pas
encore débarrassé de l’héritage du « racisme
scientifique », codifié au XIXe siècle, selon lequel
les Noirs étaient inférieurs aux Blancs, sur le plan
de l’intelligence comme sur celui de la civilisation.
L’idée fit alors scandale en Occident, elle fut en
revanche essentielle en Afrique subsaharienne,
rendant leur dignité à des peuples dont on déniait
l’historicité sous le prétexte qu’ils avaient vécu
sans écriture.
L’héritage égyptien se diffusa vers le sud au début de notre
ère, dans ce qu’on a appelé la Nubie ancienne : en attestent les
impressionnants vestiges de villes telles que Méroé ou Axoum,
où l’on a retrouvé aussi bien des restes de pyramides
(d’influence égyptienne) que des traces de l’industrie du fer
(qui n’existait pas encore en Égypte). Le lien est donc évident
entre la destruction de l’Égypte pharaonique par les Romains
(la dernière pharaonne, Cléopâtre, se suicida après la défaite
d’Antoine, son amant, vaincu par Octave, le futur empereur
Auguste) et la descente vers le sud de certains de ses héritiers.
La phase suivante demeure assez obscure. La région de la
Corne de l’Afrique eut à subir des invasions perses à partir du
Ve siècle de notre ère. Elle ne connut ensuite un renouveau
qu’avec l’arrivée de l’islam et l’émergence d’une culture
métisse dite « swahilie ». Dans l’Afrique du Nord antique, la
Libye était partagée entre, à l’est, la Cyrénaïque, sous influence
égyptienne et grecque, et dont la superbe capitale donna son
nom à la province (Cyrène), et, à l’ouest, la Tripolitaine,
héritée de Carthage et sous influence romaine : à l’est de
Tripoli, la zone de Leptis Magna, jusqu’alors si brillante, tomba
dans le marasme à partir du Ve siècle de notre ère à la suite de
l’invasion des Vandales puis, dès la fin du VIIe siècle, après le
passage apparemment destructeur des premiers Arabes
conquérants qui visaient l’ouest. Elle ne devait retrouver son
lustre qu’avec l’émergence de l’Empire ottoman (au XVe siècle).
En revanche, l’essor musulman fut plus précoce au Maghreb
où s’épanouirent, entre le Xe et le XIIe siècle, les grandes
dynasties almoravide puis almohade à partir du monde
berbère marocain.
La conquête par les Arabes de l’ensemble de l’Afrique du
Nord, depuis la Basse-Égypte jusqu’à l’extrémité occidentale du
« Maghreb » (terres du couchant), allait provoquer pendant
plusieurs siècles une désorganisation des relations entre le
nord et le sud du désert. À l’ouest, l’assèchement progressif du
Sahara avait rompu les relations jusqu’à ce que fût introduit,
vers le IIIe siècle de notre ère, le chameau (en fait un
dromadaire à une bosse). Celui-ci, capable de résister au
manque d’eau pendant une dizaine de jours de marche d’oasis
en oasis, fut un élément essentiel de la reprise du contact.
À l’est, le désert se combinait au massif montagneux éthiopien
qui servit de zone refuge aux peuples hostiles à la conquête
arabe : juifs falachas et chrétiens coptes des origines, mais
aussi peuples animistes rétifs à l’islam. Bref, il y eut, de facto,
captation par le monde méditerranéen d’une grande partie
d’un héritage égyptien jadis commun.
Mais il ne faut pas exagérer cette coupure ; dès la fin du
VIIIe siècle, les musulmans d’Afrique du Nord avaient rétabli le
contact en atteignant les rives du fleuve Niger. Les régions les
plus rapidement touchées par l’islam furent celles où les cités
étaient des lieux de rencontre avec les commerçants
musulmans venus du Maghreb. On trouve dans un texte de
990 la mention suivante : « Le roi du pays Kawkaw se déclare
musulman devant ses sujets ; beaucoup d’entre eux se
déclarent également musulmans. » Au début du XIe siècle, le
chef de Koukya se convertit à son tour à l’islam en déplaçant
sa capitale de Koukya à Gao, sur le fleuve Niger. Avant sa mort
en 1040, le roi du Tekrour, qui subissait l’hégémonie du
Ghana voisin encore animiste (royaume qu’il ne faut pas
confondre avec l’État actuel du Ghana, qui a repris ce nom
glorieux de l’histoire ouest-africaine), épousa également la
religion musulmane. Quant au Ghana, il dominait depuis un
ou deux siècles la région du haut fleuve Sénégal, probablement
jusqu’à la vallée du Niger. Ibn Hawkal le décrivit comme « le
pays le plus riche du monde à cause de son or ». L’influence
musulmane s’y était déjà fait sentir : Al-Bakri insiste sur le
niveau culturel de certains musulmans entourant le roi, parmi
lesquels « des jurisconsultes et des érudits » qu’il jugeait
précieux pour le règlement des affaires du pays. Il les utilisa
comme interprètes, voire comme trésoriers ou ministres. En
fin de compte, le Ghana ne put résister à l’offensive des
Berbères, auxquels se joignirent des Noirs du Tekrour déjà
islamisés. En 1076, la capitale Koumbi Saleh fut prise et
saccagée par les Almoravides et le roi se convertit à son tour.
Même si, par la suite, profitant des disputes nées autour de
l’héritage de son roi, tué en 1097, le Ghana se libéra, il
demeura, en tout cas au niveau de ses classes dirigeantes, une
terre d’islam. Les populations rurales, elles, restèrent dans leur
grande majorité animistes au moins jusqu’au XVIIe, sinon
jusqu’au XIXe siècle.
Tombouctou, située au sommet de la boucle du Niger et la
seule grande ville méridionale accessible depuis le nord par
chameau, était un point de passage incontournable qui
permettait le transbordement des marchandises, et
notamment des barres de sel, depuis les caravanes jusqu’aux
grandes pirogues du fleuve. Celles-ci assuraient ensuite la
liaison nord-sud entre Tombouctou et Djenné, ville construite
par les Arabes à partir du XIIe siècle à quelques kilomètres de la
cité autochtone de Djenné-Djéno, plus ancienne de plus d’un
millénaire1. De là, après un nouveau transbordement, le réseau
des marchands islamisés, dits « dioula », diffusait le sel en
provenance du désert (tout comme il diffusa le modèle de la
mosquée de Djenné au style dit « soudanais ») dans tout
l’Ouest africain. Le contrôle de ce commerce nord-sud était
entre les mains des souverains du sahel. C’est pourquoi l’islam
de cour allait dominer au sein des royaumes du Soudan
occidental qui se succédèrent dans la zone sahélienne jusqu’au
XVIIIe siècle, en se propageant progressivement vers l’est :
Ghana aux XIe et XIIe siècles, Mali aux XIIIe et XIVe siècle,
Songhaï de Gao aux XVe et XVIe siècles, cités haoussas ensuite
(au nord du Nigeria actuel), jusqu’à leur conquête lors du
djihad mené par Ousmane dan Fodio à l’aube du XIXe siècle.
Les cités du sahel furent d’importants foyers de
savoir musulman, ce qui les rendit célèbres ; ainsi,
Tombouctou fit rêver les Européens jusqu’à ce que le Français
René Caillié y mît les pieds le premier, en 1828 seulement.
Source : C. Coquery-Vidrovitch, Afrique noire, permanences et ruptures, L’Harmattan,
1983.
L’Afrique politique Xe-XVIe siècle La conversion ancienne des
élites soudaniennes à l’islam impliquait d’elles qu’elles
remplissent une des obligations de tout musulman : effectuer
au moins une fois dans sa vie le pèlerinage à La Mecque.
Plusieurs mois, voire plusieurs années, étaient alors
nécessaires aux caravaniers pour traverser le désert et
accomplir leur devoir pieux. La piste privilégiée passait par le
lac Tchad et, de là, ralliait Le Caire. Il ne restait plus ensuite
qu’à traverser la mer Rouge et affronter le désert arabique…
On ignore combien d’Africains originaires de l’Ouest se
lancèrent dans cette expédition longue, difficile et
dangereuse ; mais on connaît, par les voyageurs arabes, les
récits des plus célèbres d’entre eux, si célèbres à l’époque que
l’un de ces récits au moins (et ce n’était pas le premier)
parvint grâce au bouche à oreille à un cartographe majorquin
(Atlas catalan de Charles V, 1375) : le pèlerinage de Kankan
Moussa, souverain du Mali, en 1346. Il y eut aussi celui, non
moins fameux, de l’Askya Mohamed du Songhaï un siècle et
demi plus tard (1495-1496). Ces souverains étaient partis avec
une escorte de plusieurs milliers de suivants et d’esclaves.
Mais combien d’inconnus ont pris le même chemin au fil des
siècles ? On connaît fort peu de choses là-dessus. On sait que
El-Hadj Omar, grand conquérant du XIXe siècle issu du Fouta-
Toro sur le fleuve Sénégal, fut aussi un érudit qui passa
plusieurs années au Proche-Orient et séjourna à Jérusalem
(1828-1830), d’où il fit trois fois le pèlerinage à La Mecque.
Une enquête orale réalisée en 1965 a recueilli le témoignage
d’un vieil homme qui avait fait le pèlerinage trois fois : la
première à pied avant la Première Guerre mondiale, la
deuxième — la plus dangereuse, car des brigands, nombreux
et agressifs, le capturèrent à plusieurs reprises — en camion
entre les deux guerres, et la dernière fois en avion, voyage
offert par ses enfants dans les années 1950.
La diffusion culturelle entre l’Égypte et l’Afrique
subsaharienne fut donc bien plus importante qu’on l’a
longtemps cru. On discute aujourd’hui des influences
réciproques qui ont pu en découler : ainsi, par exemple, l’idée
fut émise que la langue wolof (parlée au Sénégal) aurait des
origines hiéroglyphiques ; on a aussi remarqué des similitudes
entre les coiffures tressées féminines d’un bout à l’autre des
pistes du pèlerinage. Par ailleurs, certaines structures politiques
rurales font probablement partie de cet héritage.
Du commerce de l’or aux grandes traites
esclavagistes : XIIe-XVIIIe siècle L’histoire de cette
période est inégalement connue. Les sources
archéologiques n’en ont pas encore révélé toute la
richesse, et les textes écrits ne la décrivent que
partiellement : les sources en arabe ne concernent en
effet que les zones touchées par l’islam, c’est-à-dire
l’ensemble de l’espace sahélien et la côte orientale
d’Afrique, jusqu’à l’îlot de Mozambique (au nord du
futur État du même nom), ainsi que la grande île de
Madagascar. Pour le reste de l’Afrique occidentale et
centrale, les écrits de langues portugaise et
néerlandaise sont les plus utiles ; Portugais et
Hollandais dominèrent en effet la circumnavigation
du continent à partir de la seconde moitié du
XVe siècle. Les contacts s’établirent avec l’Éthiopie dès
1495, à partir de l’Abyssinie ; puis les jésuites
portugais s’y implantèrent en 1557, et y rédigèrent
leurs observations jusqu’à leur expulsion deux siècles
plus tard (1633).
Ce que l’on sait néanmoins est essentiel : l’Afrique était
devenue très tôt, avant même cette époque, partie prenante du
monde, dont elle resta pendant des siècles le principal fournisseur
en or. La grandeur des empires soudanais est assez bien connue
grâce aux récits des voyageurs et marchands arabes qui ont
surtout parcouru le pays entre le Xe et le XVIe siècle. L’une des
dernières sources d’importance en langue arabe est la Description de
l’Afrique de Hassan al-Wazzan, dit Léon l’Africain (c. 1488-c.
1548). Celui-ci fut victime de la « course » méditerranéenne et
réduit en esclavage par les chrétiens ; fin lettré, il demeura ensuite
assez longtemps à la cour du pape, où il rédigea l’histoire de ses
voyages avant son retour au pays, dont on ne sait rien. À partir du
XVIe siècle, l’islam et la langue arabe s’étaient suffisamment
répandus pour que les Africains, à leur tour, fixent par écrit
l’histoire locale, jusqu’alors transmise oralement. Ces chroniques
sont autant de sources précieuses. Certaines sont bien connues et
ont été traduites dès le début du XXe siècle : les tarihks, qui
racontent l’histoire des royaumes soudanais ; ou bien les
chroniques des villes jalonnant les côtes de l’océan Indien
(« Chronique de Kilwa » par exemple). Depuis quelques années,
les recherches se sont intensifiées pour repérer et analyser les
trésors archivistiques conservés localement dans les grandes
familles de lettrés, notamment (mais pas seulement) à
Tombouctou et à Kayes (Mali), à Agadès et à Zinder (Niger).
Les seules sources la concernant étant de nature archéologique,
on connaît moins l’histoire de Zimbabwe, cité importante qui
donna son nom à l’État moderne. On sait tout de même qu’entre
le XIe et le milieu du XVe siècle, c’est-à-dire avant l’arrivée des
Portugais, ses habitants érigèrent d’impressionnants monuments
de pierre. Il en demeure aujourd’hui, au centre d’un bassin
vallonné, l’enceinte haute de 9 mètres de ce qui fut sans doute le
palais royal, et, en hauteur, les ruines majestueuses d’un probable
sanctuaire qui resta peut-être partiellement occupé jusqu’au
XIXe siècle. Mais, dès les années 1450, le gros de la population
migra quelque 300 kilomètres plus au nord, sans doute pour des
raisons écologiques : la croissance démographique de cette
importante structure politique, dont la subsistance reposait
essentiellement sur un élevage semi-transhumant, avait
probablement fini par stériliser les sols fragiles. Les habitants
finirent donc par s’installer à Mutapa (appelée Monomotapa par
les Portugais, qui eurent avec ce royaume de l’intérieur riche en or
quelques contacts difficiles). Zimbabwe avait dû sa splendeur,
comme les royaumes soudanais, à son contrôle sur le commerce
de l’or. On a retrouvé sur le site des traces abondantes de ses
relations marchandes avec l’océan Indien, et notamment de la
porcelaine chinoise, sans que jamais, sans doute, Chinois et
Zimbabwéens se soient réellement rencontrés. Quant au trésor en
or, il fut pillé au XIXe siècle par les troupes de l’ambitieux Cecil
Rhodes (qui donna son nom à la colonie britannique qu’il
contribua à conquérir). Il n’en reste rien.
Sur la côte de l’océan Indien, le commerce maritime commença
il y a fort longtemps et n’a jamais cessé depuis. De relais en relais,
le cabotage côtier s’étendait probablement de l’Inde et de la Chine
jusqu’au sud de la côte africaine, en passant par l’Arabie, la Corne
de l’Afrique et les îles de Zanzibar et de Mozambique. Ce trafic
précéda l’islam, puisque les Romains, à partir de la Haute-Égypte,
avaient créé des escales, ou « emporia », jusque sur la côte kényane.
Mais l’expansion arabe accrut les échanges. Les marins persans,
indiens ou arabes s’installèrent dans les ports de la côte, où ils
fondèrent des familles. C’est ainsi qu’émergea dès le XIIe siècle une
langue de communication qui allait devenir le swahili, et dont les
premières traces écrites, en caractères arabes, remontent au
XVIe siècle. En même temps que la langue se développa une culture
spécifique. Celle-ci, dès l’origine éminemment urbaine, puisque
fondée sur l’activité portuaire des escales de commerce, allait
s’épanouir au XVIIIe siècle.
Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, de solides formations politiques se
développèrent également au cœur de l’Afrique centrale (dans
l’actuel République démocratique du Congo). Ces empires,
appelés Luba et Lunda, et situés aux confins de l’Angola et du
Kasaï, ne furent connus des premiers voyageurs portugais qu’au
moment de leur déclin. Ils leur firent cependant parfois grande
impression, ainsi qu’en témoigne le récit de la première visite de
la capitale du Kazembe en 1796. En ce qui concerne l’émergence
et la force de ces empires, on en est réduit à des conjectures. Leur
essor est dû à la conjonction de deux facteurs : d’une part,
l’adoption assez précoce du maïs, qui permit une nette
progression démographique, facteur favorable à l’organisation
politique ; les souverains disposèrent ainsi de plus en plus de
dépendants et de main-d’œuvre pour les plantations, les
caravanes et leur armée ; d’autre part, l’exploitation du cuivre, qui
joua dans ces régions le rôle de monnaie (sous forme de barrettes
ou de bracelets) et dut favoriser le commerce sous toutes ses
formes, traite des esclaves incluse. Mais cette dernière allait,
comme ailleurs, provoquer leur déclin, au moment où le trafic
négrier international (notamment la traite atlantique entre
Kongo, Portugal et Brésil) prit définitivement le pas sur toutes les
autres formes d’activité. On sait en tout cas qu’au XIXe siècle le
brigandage s’était intensifié dans toute la zone, laquelle était
ravagée par les razzias des royaumes négriers alentour (comme
celui de Msiri, au Katanga).
Des pans entiers de ce passé ont été partiellement et parfois
totalement enfouis à cause des destructions ultérieures liées à
l’ampleur croissante des traites esclavagistes internes et externes.
C’est ce qu’indique le titre donné à la seconde édition de
l’ouvrage précurseur du grand historien britannique Basil
Davidson, Lost Cities of Africa (« Les villes d’Afrique oubliées »,
1965), initialement intitulé Old Africa rediscovered (« L’Afrique
ancienne redécouverte »), et traduit en français en 1962 sous le
titre L’Afrique avant les Blancs.
Note du chapitre 6
1. L’ancienneté de Djenné-Djéno, qui se développa sur le fleuve de 250 av. J.-C.
environ au IXe siècle de notre ère, fut révélée en 1980 grâce aux fouilles de deux
archéologues américains, les McIntosch.
7
L’esclavage africain1
Il faut distinguer le statut des esclaves (le fait d’être esclave) de leur
commerce (dit « traite négrière »). L’esclavage est une forme radicale
d’exploitation de la force humaine de travail qui fut pratiquée
dans la plupart des sociétés préindustrielles, en Afrique comme
ailleurs. Les traites africaines se développèrent dans trois
directions : vers l’océan Indien et le monde asiatique, vers la
Méditerranée à travers le Sahara, vers les Amériques via l’océan
Atlantique.
Cette dernière, la traite dite « atlantique », ne fut prohibée
qu’au début du XIXe siècle, d’abord par les Danois, puissance
maritime en déclin, dès 1802. Mais c’est surtout son interdiction
par les Britanniques en 1807, puis par l’ensemble des puissances
européennes à la suite du congrès de Vienne, en 1815, qui fut
significative. Or la traite de contrebande se poursuivit jusqu’à
l’abolition de l’esclavage (qui fut appelée l’« émancipation »).
Celle-ci fut votée en 1833 (et appliquée de façon progressive entre
1834 et 1838 selon les colonies) par la Grande-Bretagne, en 1848
par la France, en 1865 par les États-Unis (à l’issue de la guerre de
Sécession), en 1886 par les Espagnols à Cuba, en 1888 par le
Brésil2. La traite atlantique ne disparut que lorsque les marchés
d’esclaves furent supprimés.
L’esclave (au sens strict du terme) était considéré comme un
objet, une marchandise (pouvant être achetée et vendue). Il était
en outre délocalisé, déraciné, loin de ses attaches familiales et
sociales, arraché à son milieu d’origine. En revanche, le
travailleur, même malmené et forcé à travailler (les « engagés »,
substitués aux esclaves, ou le « travail forcé » de la colonisation),
n’était pas un esclave. On raisonne souvent par analogie en
utilisant la formule « travailler comme un esclave ». Or on fait
dans ce cas allusion à l’exploitation du travail de la personne, et
non à celle de la personne elle-même, niée en tant qu’être
humain libre, phénomène que l’on redécouvre dans certaines
parties du monde de façon inquiétante.
L’esclavage existe depuis des temps très anciens. Il est attesté en
Europe jusqu’à la fin du Moyen Âge au moins ; il a théoriquement
disparu partout ailleurs au début du XXe siècle, bien que l’on
signale encore des cas répertoriés çà et là. Par exemple, l’État de
Mauritanie, pour la troisième ou quatrième fois, a édicté
récemment une loi interdisant l’esclavage, démonstration a
posteriori qu’il reste localement pratiqué.
Dans l’Antiquité, l’esclave, qui était un élément majeur de la vie
productive, n’était pas défini par sa couleur. Chez les Grecs, tout
« barbare » — c’est-à-dire tout individu non grec, donc « non
civilisé » — pouvait être réduit en esclavage. Les Grecs réduisirent
d’autres grecs en esclavage, les Romains eurent des esclaves grecs,
mais plus souvent venus des confins de l’empire, surtout de
Germanie, de Thrace, du Proche-Orient ou des steppes nordiques
lointaines. À cette époque, la plupart des esclaves étaient des
Blancs issus du nord de l’Europe. Au Ve siècle av. J.-C., Aristote,
inspiré par Platon qui, avant lui, avait fait des barbares les
ennemis naturels des Grecs, fut le premier à préférer des non-
Grecs comme esclaves, « car que certains aient à gouverner et
d’autres à être gouvernés n’est pas seulement nécessaire, mais
juste ; de naissance, certains sont destinés à la sujétion, d’autres
non ». Un barbare était par nature un esclave, car il était supposé
moins apte que les autres à l’exercice de la liberté ; ainsi, par
exemple, Aristote pensait que les habitants du nord de l’Europe
manquaient d’habileté et d’intelligence, et que ceux d’Asie
manquaient d’esprit3.
De même, chez les Arabo-musulmans, tout païen, c’est-à-dire
tout non-musulman (l’équivalent du barbare chez les Grecs),
pouvait être asservi ; c’est la solution inverse qui fut adoptée en
Occident, puisque le Code noir édicté par Louis XIV (en 1685)
stipulait au contraire que tous les esclaves devaient être « baptisés
et instruits dans la religion catholique ».
La Bible comme le Coran n’ont rien contre les Noirs ; le racisme
de couleur apparut assez tard dans l’histoire. L’idée fut introduite
par un exégète grec (chrétien) du IIIe siècle apr. J.-C., puis reprise
par un érudit arabe du IXe siècle. Cette fiction se diffusa dans le
monde chrétien sous le nom de « mythe de Cham »,
interprétation libre d’un récit biblique sur l’ivresse de Noé et sur la
fureur dans laquelle il entra lorsqu’il apprit que son dernier fils
s’était irrespectueusement moqué de lui à cette occasion. Noé
maudit alors son fils Cham et sa descendance : « Maudit soit
Canaan [fils de Cham] ! Qu’il soit pour ses frères le dernier des
esclaves ! » La Bible s’arrête là. Il n’en fut pas de même pour ses
commentateurs : le maudit engendra les Noirs. Au texte sacré
s’ajoutèrent une série de contes, dont celui de Chus, un autre fils
de Cham. Ce dernier aurait à nouveau désobéi à Noé, qui avait
interdit à sa descendance d’avoir des rapports sexuels dans
l’Arche. Or Cham conçut un enfant pendant le déluge : Chus.
Dieu le maudit et le fit naître noir. De lui naquirent les Éthiopiens
et tous les Noirs africains. L’histoire fut transcrite en Europe au
XVIe siècle et propagée par des auteurs du XVIIIe4. Mais c’est surtout
au début du XIXe siècle que cette fiction pénétra dans le monde
catholique et que son interprétation fut dès lors attribuée à la
Bible5. Cette référence figurait encore au début des années 1970
dans le petit dictionnaire Larousse mis à la disposition des
écoliers.
La traite des Noirs proprement dite Le
déclenchement de la traite des Noirs remonterait au
baqt, traité conclu par le conquérant arabe Abdfallah
ben Sayd avec les Nubiens en 652. Ben Sayd leur
aurait ainsi imposé un tribut de 360 esclaves par an6.
À partir du Xe ou du XIe siècle, à la grande époque des
empires africains musulmans dits « soudanais », des
millions de Noirs furent déportés vers le monde
méditerranéen et l’océan Indien. Les musulmans ne
considéraient pas seulement les Noirs comme des
païens, mais aussi comme une race inférieure, si bien
que le mot arabe pour désigner l’esclave, abid, devint
plus ou moins synonyme de Noir (Zenj était un terme
plus vague pour désigner les « sauvages »). La
littérature arabe méditerranéenne du VIIIe et du
IXe siècle associait la peau noire à des caractéristiques
négatives : la mauvaise odeur, une physionomie
répulsive, une sexualité débridée, des aspects de
sauvagerie ou de débilité. Les esclaves noirs étaient
utilisés pour le travail de la terre ou de la mine,
comme soldats, eunuques ou ghilman (pages). Les
femmes, plus nombreuses, servaient de concubines
ou de servantes. Un texte du XIe siècle distinguait les
Nubiennes, alliant « grâce, aisance et délicatesse »,
les Éthiopiennes, gracieuses mais fragiles, les Zenj,
laides et acariâtres, et les Zaghawa, qui sont encore
pires7. La politique fut relativement assimilationniste
et, même si les esclaves masculins se faisaient
généralement émasculer, les métissages, au travers
du concubinage et des harems, étaient assez
fréquents. Leur descendance finit pas se fondre dans
la population, au point que les mélanges de peuples,
devenus parfois peu visibles, furent relativement
négligés dans l’histoire jusqu’à une époque récente.
Source : C. Coquery-Vidrovitch, L’Afrique et les Africains au XIXe siècle. Mutaions, révolutions,
crises, Armand Colin, 1999.
Les traites négrières internes et externes au XVIIIe siècle Ibn
Khaldûn exceptait de son mépris les souverains du Soudan
occidental mais n’était pas tendre avec leurs voisins : « Au sud du
Nil se trouve un peuple noir appelé les Lamlam. Ils sont païens
[…]. Ils constituent la masse ordinaire des esclaves [vendus] à des
marchands qui les transportent vers le Maghreb. Au-delà vers le
sud, il n’y a pas de civilisation à proprement parler. Certains êtres
y sont plus proches d’animaux muets que d’humains doués de
raison […]. On ne peut les considérer comme des êtres
humains8. » L’image transmise par les Arabes était donc nuancée
par le statut social. L’Atlas catalan de 1375, offert par l’infant Juan
d’Aragon au roi de France Charles VI, résumait les connaissances
cartographiques de l’époque. Il proposait une carte d’Afrique sur
laquelle figurait une série de types humains accompagnés de
notices. Parmi ceux-ci, un Touareg voilé conduisait un chameau
dans le Sahara occidental, un Pygmée nu chevauchait une girafe,
et un roi noir, glorieux, était censé incarner la puissance de l’or
du kankan « Musa Mali », bien connu des voyageurs arabes. C’est
l’autre roi noir de l’Atlas, situé dans une île mythique au-delà de
l’Inde, qui symbolisait l’inconnu et régnait sur « un peuple
différent de tous les autres […] ils sont noirs et dépourvus de
raison. Ils mangent les étrangers chaque fois qu’ils le peuvent ».
C’est à partir du XVIe siècle que la traite atlantique fut engagée
par les Portugais. Elle se développa sous deux formes. Dans
l’Atlantique nord, le commerce dit « triangulaire », pratiqué au
cours des siècles suivants par les Britanniques et les Français,
rentabilisait au maximum les trajets de la flotte maritime. Il
consistait à faire partir d’Europe des navires chargés de pacotille
manufacturée, de tissus, d’armes et d’alcool vers les côtes
africaines, où ces marchandises étaient échangées contre des
esclaves. Ceux-ci étaient à leur tour déportés vers les Antilles et les
Amériques, où ils étaient vendus. Les navires revenaient ensuite
en Europe chargés de la mélasse produite à partir de la canne à
sucre et destinée à être transformée en sucre et en alcool dans les
distilleries européennes.
Presque la moitié des esclaves furent acheminés directement par
les Portugais depuis les côtes angolaises et mozambicaines
jusqu’au Brésil, et ce du début du XVIe jusqu’au milieu du
XIXe siècle. Le Portugal bénéficia en effet, après 1815, d’une
tolérance de la part des Britanniques, qui assuraient la police des
mers ; la traite dite « en droiture » demeura autorisée au sud de
l’équateur jusqu’aux années 1840. Le Brésil ne l’interdit qu’en
1850. Cela permit au trafic entre l’Angola, le Mozambique et le
Brésil de se poursuivre.
Le commerce atlantique se greffa et se déploya sur l’héritage de
nombreux réseaux de traite antérieurs qui traversaient le Sahara et
se poursuivaient du centre du continent jusqu’aux côtes
asiatiques. Au XIXe siècle, en tout cas, il apparaît clairement que les
différents réseaux d’esclavage existant sur le continent africain ne
procédaient plus en circuit fermé. On connaît (entre autres)
l’histoire d’une esclave qui, au long d’une vie accidentée, se
retrouva un moment captive dans une caravane qui l’entraînait
vers l’océan Atlantique ; échappée par miracle, elle était à
nouveau, quelques années plus tard, déportée vers l’océan Indien
pour y être vendue. On mesure ainsi l’incroyable extension du
trafic d’esclaves à partir du continent africain tout entier9.
Les plantations esclavagistes La canne à sucre arriva
en Afrique par la Méditerranée orientale. La première
révolte d’esclaves noirs fut répertoriée sur les
plantations d’Arabie dès la fin du VIIe siècle apr. J.-C.
La plus importante d’entre elles se produisit en
Basse-Mésopotamie (Irak) au IXe siècle : commencée
en 869, elle ne fut écrasée qu’en 883. C’est dire son
ampleur. Le nombre des victimes aurait oscillé entre
500 000 et 2,5 millions10 !
Ce furent les Portugais qui acclimatèrent la plante dans les îles
situées au large des côtes occidentales africaines, notamment dans
les Canaries, et surtout à São Tomé, au fond du golfe du Bénin,
îles désertes avant leur arrivée. Pour acheter leurs premiers
esclaves sur la côte africaine, les Portugais utilisèrent l’or qu’ils
venaient y récolter. C’est donc au large de l’Afrique que fut
constitué le système qui fit du Noir non plus un homme, mais un
outil de travail. Vers 1506, 2 000 esclaves permanents se
trouvaient déjà à São Tomé. En 1540, leur nombre était de 5 000
ou 6 000, tous importés du delta du Niger et surtout du Congo, et
employés sur les plantations de canne à sucre. Quelques années
plus tôt, entre 1530 et 1536, une grande révolte y avait éclaté ;
c’est alors que les premières théories de l’infériorité des Noirs
furent élaborées en Occident.
Par la suite, les Portugais, forts de leur succès, délocalisèrent la
canne à sucre au Brésil, où les plantations esclavagistes se
multiplièrent à partir du milieu du XVIIe siècle. Elles furent
implantées dans les Antilles britanniques (à la Jamaïque et à la
Barbade) au début du XVIIIe siècle, puis dans les îles françaises de
Saint-Domingue, de la Martinique et de la Guadeloupe. Saint-
Domingue se transforma alors en fleuron de la production
sucrière ; mais, pendant la Révolution, à partir d’août 1791, les
esclaves se révoltèrent sous l’impulsion de Toussaint Louverture,
arrachant l’émancipation votée par la Convention en 1794.
Finalement, en 1804, deux ans après le rétablissement de
l’esclavage dans les colonies par Napoléon Bonaparte, la moitié de
l’île devenue indépendante institua le premier État noir moderne
sous le nom d’Haïti. Cuba prit donc la relève de la culture de la
canne et devint, vers la fin du XVIIIe siècle, le principal centre de
production qui comptait le plus grand nombre de plantations
esclavagistes. De son côté, l’Amérique du Nord accueillit pendant
la colonisation britannique des plantations de tabac dans l’État de
Virginie. Puis, au début du XIXe siècle, les États-Unis devenus
récemment indépendants (1776) implantèrent des champs de
coton dans leurs États du Sud. Cette matière première était en
effet désormais très recherchée sous l’effet de la révolution
industrielle britannique, fondée en grande partie sur l’essor de
l’industrie textile.
Dès lors, la production esclavagiste occidentale, richesse de la
période dite mercantiliste (XVIIe-XVIIIe siècles), devint partie
prenante du capitalisme industriel émergent au XIXe siècle. Cet
élément est important : on ne peut en aucun cas considérer que le
« système esclavagiste » et le « système capitaliste » sont
inconciliables. Il est au contraire avéré (et ce fut sans doute
profitable, bien que la rentabilité du système esclavagiste soit
l’objet de discussions entre historiens économistes) que le système
dominant capitaliste fit appel de façon privilégiée, dans le cadre
de la nouvelle division internationale du travail, à des structures
de production a priori obsolètes ou dépassées.
L’esclavage noir et les traites africaines Alors que
dans le monde musulman les esclaves étaient de
toutes les couleurs de peau, l’esclavage atlantique fut
exclusivement noir ; si bien que très vite le mot
« nègre » devint synonyme d’« esclave ». C’est
Colbert qui rédigea pour le compte de Louis XIV le
code, appelé plus tard le « Code noir », fixant le sort
des esclaves ; code dont la sévérité apparaît d’autant
plus terrible que l’un de ses objets était de tempérer
le pouvoir jusqu’alors incontrôlé des planteurs.
Destiné aux îles françaises des Antilles et de la
Réunion, il fut durci par celui de 1724, destiné aux
esclaves de Louisiane. Le mariage mixte y était
proscrit, et le concubinage, qu’il s’établît entre Blanc
et Noir ou entre affranchi et esclave, était puni
d’amende. Les enfants nés de mariages entre esclaves
restaient esclaves (même si la mère seule était
esclave) et appartenaient au maître de la mère. Les
assemblées d’esclaves étaient interdites et, en cas de
manquement à cette règle, c’étaient les maîtres qui
étaient tenus pour responsables. Les esclaves
n’avaient le droit de rien vendre ni rien posséder
« qui ne soit à leur maître ». Ils ne pouvaient circuler
qu’avec l’autorisation de ce dernier, étaient interdits
d’avoir la charge d’aucun office, et n’avaient pas le
droit de témoigner. Le maître avait néanmoins pour
devoir de les nourrir, de leur fournir deux habits par
an et d’entretenir les vieux et les infirmes. Mais
« l’esclave qui aura frappé son maître, sa maîtresse
ou le mari de sa maîtresse, avec contusion ou effusion
de sang, ou au visage, sera puni de mort ». Bref,
l’esclave, bien que doté d’une âme, n’était qu’un
bien, une chose, qui pouvait être enchaîné, frappé à
coups de verges ou de cordes, et dont la valeur
marchande était remboursable au maître en cas de
condamnation à mort…
La volonté britannique de mettre fin à la traite négrière
s’explique à la fois par l’essor du capitalisme industriel, qui
privilégiait d’autres formes de travail fondées sur le salariat, et par
la montée du mouvement « philanthropique » né au siècle des
Lumières, qui suscita un puissant courant dit « humanitariste ».
Ainsi, en 1772, le procès intenté à un planteur des îles qui avait
amené un esclave à Londres déboucha sur un cas de
jurisprudence, le « cas Somerset ». Ce dernier stipulait que
l’esclavage était interdit sur le sol britannique car la loi anglaise ne
le mentionnait pas (un procès similaire avait, un demi-siècle
auparavant, conclu l’inverse, ce qui témoigne de l’évolution de la
pensée au cours du XVIIIe siècle). L’interdiction de la traite par les
Britanniques en 1807 fut le fruit de facteurs variés ; elle n’en
signale pas moins les changements qui s’étaient produits dans les
mentalités.
C’est pourtant au XIXe siècle, sous couvert de théories
« scientifiques » justifiant l’« inégalité des races », que le racisme
biologique se développa. Dès lors, les Noirs furent considérés
comme une « race inférieure » et se retrouvèrent victimes de tous
les excès provoqués par une telle conception11 ; conception qui,
comme on l’a vu, resta dominante jusqu’au milieu du XXe siècle.
Dans le domaine colonial français, deux régimes coexistèrent un
temps : l’un aux Antilles et à la Réunion, où l’esclavage fut
maintenu jusqu’en 1848 (sinon durant le bref intermède de la
Révolution française, entre 1794 et 1802, sauf en Martinique,
occupée par les Britanniques), l’autre dans le « nouvel empire
colonial », qui s’ouvrit en 1830 par la conquête de l’Algérie. Une
histoire coloniale différente pour les Noirs d’Afrique et les Noirs
antillais a débouché en France sur des « mémoires de l’esclavage »
contrastées : l’expansionnisme colonial en Afrique à la fin du
XIXe siècle s’autojustifia en effet officiellement par la lutte contre
l’esclavage interne africain.
Car la fin de la traite atlantique ne mit pas fin au trafic, loin de
là. En effet, la paix européenne de 1815 provoqua la mise au rebut
d’un stock considérable d’armes, stock renouvelé au fil du siècle
en raison des progrès technologiques qui conduisaient
périodiquement les armées européennes à se moderniser. Les
fusils devenus inutiles furent transformés en « armes de traite »
(ce fut notamment l’activité spécialisée de la ville industrielle de
Liège), dont l’Europe occidentale inonda le monde méditerranéen
arabo-musulman. L’ouverture du canal de Suez (1869), qui établit
un contact direct entre la Méditerranée et la mer Rouge, raccourcit
les distances en court-circuitant la circumnavigation de l’Afrique.
Paradoxalement, la fin de la traite atlantique eut un autre effet
pervers inattendu : elle allait contribuer à faire de l’océan Indien
le centre des affaires esclavagistes. Au XIXe siècle, le plus important
marché négrier devint le sultanat de Zanzibar, qui dominait la
côte orientale d’Afrique depuis Oman (en Arabie du Sud) jusqu’à
l’île de Mozambique (qui donna son nom au pays côtier). Arabes,
Indiens et Swahili en furent les principaux acteurs.
Les conséquences sur le continent africain Les effets
démographiques, bien que discutés et parfois
exagérés, furent importants. Le calcul est difficile à
établir. Les chiffres ne sont connus que pour la traite
atlantique, sur laquelle on dispose de nombreuses
sources quantitatives et de moyens de recoupement.
Les historiens ont ainsi pu travailler soit sur le
nombre d’esclaves débarqués aux Amériques (Philip
Curtin), soit sur celui des esclaves embarqués en
Afrique (Paul Lovejoy), soit enfin en calculant le
nombre total d’expéditions et le chargement moyen
des bateaux. Les résultats concordent : à peu près
11 millions d’esclaves furent déportés (en moins de
deux siècles pour la plupart d’entre eux) en
Amérique et dans les Caraïbes ; la période de traite la
plus intense se situe entre 1760 et 1840
(l’interdiction de la traite fut peu suivie d’effet tant
que perdurèrent la contrebande et la tolérance pour
le trafic brésilien). Sur un peu plus de 11 millions
d’esclaves importés, 4,6 millions le furent via la
traite portugaise, 2,6 via la traite anglaise, 1,6 via la
traite espagnole et 1,2 via la traite française.
4,8 millions d’esclaves (donc pas loin de la moitié)
furent « traités » au XVIIIe siècle, et 2,6 millions, soit
près de 30 % du total, entre 1801 et au moins 1866
(surtout « en droiture », directement d’Afrique vers
le Brésil).
Les chiffres sont infiniment plus aléatoires pour les autres
traites. Quelques historiens ont proposé des évaluations qui
restent à vérifier. En dix siècles (du Xe au XXe siècle), entre 5 et
10 millions (chiffre proposé le plus récemment12) d’esclaves
auraient traversé le Sahara en direction de la Méditerranée ; un
million et demi d’entre eux seraient morts en route. Le trafic
connu son acmé entre le XIIe et le XVe siècle, à l’époque des grands
empires du Soudan occidental, puis lors des djihads de l’Ouest
africain au XIXe siècle. Les chiffres seraient plus faibles pour la
traite de l’océan Indien (de l’ordre de 5 à 6 millions ?) mais, à la
différence du reste de l’Afrique, l’esclavage de plantation y fut
largement pratiqué au XIXe siècle, à Zanzibar et le long de la côte
africaine. En tout état de cause, il est quasiment impossible de
comparer des flux qui se produisirent sur des durées si différentes.
Enfin il reste une inconnue impossible à chiffrer : combien de
gens sont morts pour qu’un esclave soit « produit » et arrive sur
son lieu d’exploitation ? Les historiens supposent qu’il y eut au
minimum un mort pour un esclave. Cela donnerait un total
général d’environ 50 millions d’individus perdus pour le
continent subsaharien en dix siècles. Il y en eut peut-être
davantage, qui sait ? En tout cas, les pertes ont varié dans l’espace
et dans le temps. Le résultat sur la longue durée est implacable :
l’hypothèse généralement admise, on l’a dit, est que le continent
africain est le seul au monde où la population n’a pas augmenté
sur la longue période qui s’étend du début du XVIe à la fin du
XIXe siècle.
Les études régionales permettent d’apporter des précisions.
Ainsi, les esclaves femmes étaient davantage recherchées sur le
marché arabo-musulman (de l’ordre de deux femmes pour un
homme), tandis que le rapport s’inversait dans le trafic atlantique.
En tout état de cause, la traite, qui ne dépassa pas, à son apogée, le
départ annuel de 40 000 individus vers l’océan Indien et de
60 000 vers l’océan Atlantique, ne provoqua pas de recul global
important de la population. Ce qu’elle entraîna localement, en
revanche, et qu’elle contribua à généraliser, c’est la stagnation de
ces populations. Ce fut dramatique à certaines périodes de
l’histoire, notamment au XVIIIe siècle, une des périodes majeures
du trafic, au moment où la population européenne faisait, elle, au
contraire, preuve d’un grand dynamisme. La traite déséquilibra
également les rapports de genres et de générations des
populations, puisqu’elle visait de façon privilégiée les jeunes
adultes (mâles ou femelles selon les cas) les plus vigoureux et les
plus féconds.
La traite interne à l’Afrique provoqua surtout de vastes
mouvements migratoires car, parmi les très nombreux États ou
chefferies indépendants que comptait cet immense continent, les
chefs ne vendaient pas leurs propres sujets (sinon leurs propres
esclaves), mais leurs prises de guerre. Autrement dit, la chasse à
l’homme provoquée par la demande favorisa les guerres et
généralisa l’économie de prédation, le tout alimenté par les armes
de traite importées massivement. Les déséquilibres qui
s’accentuèrent entre peuples razzieurs et peuples razziés
contribuent à expliquer la répartition très inégalitaire des
populations entre noyaux surpeuplés — comme au Rwanda, zone
refuge au cœur du continent — et régions sous-peuplées
— comme le Gabon, soumis à une traite quasi continue du XVe au
XIXe siècle inclus. Un autre exemple est fourni par le Nigeria
actuel, dont les côtes, depuis longtemps surpeuplées, furent le
siège d’une traite active soutenue par les chefferies locales qui en
tiraient leur prospérité ; en revanche, les plateaux du middle belt,
objet de razzias incessantes, se trouvent aujourd’hui
misérablement dépeuplés. De nouvelles entités politiques greffées
sur les circuits internationaux d’esclaves se sont constituées…
Bref, la carte politique de l’Afrique fut durablement et
profondément affectée par les trafics négriers.
Les résultats s’en firent pleinement sentir dès la fin du
XVIIIe siècle. Comme toutes les autres sociétés préindustrielles, les
sociétés africaines connurent l’esclavage pendant très longtemps
et, contrairement à ce qui fit naguère rêver certains
anthropologues, l’esclavage africain n’était ni nécessairement plus
« doux » ni plus « domestique » qu’ailleurs. Mais l’exigence des
marchés demandeurs avait provoqué un essor, inégalé jusqu’alors,
des réseaux internes de traite, y compris en intensifiant le
brigandage. Dans le même temps, l’usage interne des esclaves
s’amplifia, surtout quand la fermeture du marché atlantique
augmenta le nombre des captifs sur place. Les pouvoirs
conquérants les utilisèrent largement pour renforcer leurs armées
et leur production, si bien qu’à la fin du XIXe siècle la moitié des
Africains peut-être étaient esclaves, pourcentage probablement
très supérieur à ce qu’il était un siècle auparavant. D’où ce
paradoxe : à la toute fin du XIXe siècle, les colonisateurs
occidentaux allaient justifier la conquête par la nécessité de lutter
contre l’esclavage interne à l’Afrique… qu’ils avaient eux-mêmes
contribué à généraliser du fait de la traite atlantique puis de son
arrêt relativement brutal.
En dehors de l’Afrique comme à l’intérieur, cette histoire longue
de l’esclavage et du racisme antinoir, qui en fut le corollaire, laissa
des traces profondes. Depuis l’an 2000, le tabou relatif pesant sur
cet épisode particulièrement sombre de l’histoire des peuples est
en train de tomber en France, aussi bien du côté des descendants
de négriers (Européens, Arabes, Africains), que de celui des
descendants d’esclaves (en Afrique et dans les Caraïbes). Cette
prise de conscience a abouti au vote, en 2001, de la « loi
Taubira », qui reconnaît que la traite des Noirs fut un « crime
contre l’humanité ». Cette déclaration n’est pas nouvelle : l’un des
premiers à le proclamer ouvertement fut, en 1781, treize ans avant
la première abolition de l’esclavage, le philosophe Condorcet, qui
commençait ainsi ses Réflexions sur l’esclavage des Nègres : « Réduire
un homme à l’esclavage, l’acheter, le vendre, le retenir dans la
servitude, ce sont de véritables crimes […]. Ou il n’y a point de
morale, ou il faut convenir de ce principe […]. Que l’opinion ne
flétrisse point ce genre de crime […] et cette opinion serait celle de
tous les hommes […], que le crime resterait toujours un crime. »
Notes du chapitre 7
1. Ce propos reprend ou résume certains textes que j’ai déjà produits sur la question, à
l’oral ou à l’écrit.
2. On notera la concordance avec l’émancipation des esclaves (ou Roms) en 1859 en
Roumanie, où l’esclavage existait depuis le XIVe siècle. Roms était un terme générique
pour désigner les esclaves de la couronne, de l’Église ou des boyards (seigneurs).
3. Politique, livre I, chapitres 2, 4 et 6.
4. Guillaume POSTEL, 1561, repris par P. TOURNEMINE, Remarques sur le mémoire touchant
l’origine des nègres et des Américains, 1734, cités par Louis SALA-MOLINS, Le Code noir, ou le
calvaire de Canaan, PUF, Paris, 1987, p. 30, note 1.
5. Cf. Pierre CHARLES, « Les Noirs, fils de Cham le maudit », Nouvelle Revue théologique,
1928, t. LV, p. 721-739, et « Les antécédents de l’idéologie raciste », ibid., 1939, t. LXVI,
p. 131-156.
6. François RENAULT, La Traite des Noirs au Proche-Orient médiéval, VIIe-XIVe siècle, Geuthner,
Paris, 1989, p. 11-29.
7. IBN BUTLAN, traduit in Bernard LEWIS, Race et couleur en pays d’islam, Payot, Paris,
1982, p. 140-147.
8. IBN KHALDÛN, Al-Muqaddima, Discours sur l’Histoire universelle, vol. 1, UNESCO,
Beyrouth, 1967-1968, p. 118-119. Rééd. Actes Sud, Arles, 1997.
9. L’historienne américaine Marcia Wright a exploité des sources missionnaires
protestantes de la seconde moitié du XIXe siècle, aux confins de la Tanzanie actuelle, qui
renferment le témoignage de plusieurs femmes esclaves réfugiées à la mission à la fin de
leur vie.
10. Alexandre POPOVIC, La Révolte des esclaves en Iraq au IIIe/IXe siècle, Geuthner, Paris,
1976.
11. Cf. Catherine COQUERY-VIDROVITCH, « Le postulat de la supériorité blanche et de
l’infériorité noire », in Marc FERRO (dir.), Le Livre noir du colonialisme, XVIe-XXIe siècle, Robert
Laffont, Paris, 2003, p. 646-685. On y trouvera les références précises de toutes ces
allusions.
12. John WRIGHT, The Trans-Saharan Slave Trade, Routledge, Londres/New York, 2007.
8
L’indépendance africaine au
XIXe siècle En Afrique subsaharienne,
le XIXe fut un siècle de
bouleversements majeurs, qui ne
relevaient qu’en partie des troubles
liés à l’avancée coloniale, encore très
limitée. La quasi-totalité du
continent, hormis l’Afrique du Sud et
l’Algérie, resta en effet indépendante
jusqu’au dernier tiers du siècle.
L’Afrique occidentale Tout le long de la côte
occidentale d’Afrique, de la Sénégambie à la côte de
l’actuelle Namibie, les populations furent très tôt en
contact avec les étrangers arrivés par l’Atlantique.
Les Portugais et les Hollandais, les principales
puissances maritimes de l’époque, créèrent de
nombreux comptoirs fortifiés (que l’on appelle aussi
des « forts ») de commerce tout le long de la côte dès
le XVIe et le XVIIe siècle : Saint-Georges-de-la-Mine
(devenu ensuite Elmina) sur la côte de l’Or, Luanda
sur celle de l’Angola actuel, ou Le Cap, escale de la
Compagnie néerlandaise des Indes orientales située à
mi-chemin de la Hollande et de ses comptoirs
indonésiens. Les Français et les Britanniques les
imitèrent à partir du XVIIe siècle : Saint-Louis du
Sénégal et l’île de Gorée furent occupés par les
agents de la Compagnie française du Sénégal, tandis
que les Anglais occupèrent, entre autres, les ports de
Cape Coast Castle (dans l’actuel Ghana) et de Lagos
(dans l’actuel Nigeria), pris aux Portugais. À leur
arrivée, les Portugais découvrirent parfois des
capitales de petits royaumes bien organisés qui
forcèrent leur admiration : ce fut le cas du royaume
du Bénin, en pays yoruba, qui devait une partie de
son essor à sa situation — à mi-chemin des routes
venant du Nord (sahélo-soudanien) et de celles
venant du Sud forestier. Benin City reste célèbre pour
ses bas-relief et statues de bronze du XVIe siècle (sans
nul doute dérivées des magnifiques têtes de bronze
représentant les souverains d’Ifé au XIIe siècle1). Le
royaume du Kongo, qui recouvrait une partie de
l’Angola septentrional, leur fit aussi forte impression.
Un de ses souverains, Nzinga Nkuwu, soucieux de
saisir l’opportunité de commercer avec des étrangers
apparemment si prometteurs, se convertit (et
convertit son peuple) au catholicisme dès le XVe siècle
(1491), culte dont il est demeuré tardivement des
traces : au tout début du XVIIIe siècle, il y eut même
une héroïne, Kimba Vita (dite Béatrice du Congo),
qui appela, au nom de la religion, à la révolte contre
la mainmise portugaise. Dénoncée par les
missionnaires, elle finit brûlée comme hérétique sur
l’ordre du roi2.
Source : C. Coquery-Vidrovitch, Afrique noire, permanences et ruptures, L’Harmattan, 1983.
L’Afrique politique XVIIIe-XIXe siècle Dès lors que la traite
atlantique se généralisa, ces formations politiques antérieures,
après avoir bien accueilli les nouvelles opportunités qui leur
étaient offertes, ne surent y faire face et déclinèrent. Puis elles
finirent, au XIXe siècle, faute de mieux, par vendre leurs propres
sujets comme esclaves, ce qui fragilisa évidemment leur existence
même. En revanche, d’autres comprirent les enjeux et parvinrent
à s’adapter au nouveau marché. C’est ainsi qu’une série de petits
royaumes « négriers » se développèrent vers la fin du XVIIe siècle.
Ils connurent successivement leur apogée et leur déclin au
XIXe siècle, quand les Européens mirent fin à ce qu’ils appelaient
désormais le « commerce honteux ». Les plus connus furent le
royaume d’Abomey (Bénin méridional actuel), le royaume
achanti (Ghana central actuel), et les nombreuses petites cités-
États actives sur la côte Ewe (Togo) ainsi que dans les nombreuses
îles du delta du fleuve Niger. Il s’agissait de petits États-nations
— le terme n’est pas exagéré, mutatis mutandis évidemment —
dont l’émergence (à la fin du XVIIe siècle), l’apogée (dans les
années 1760-1840) et le déclin (dans la seconde moitié du
XIXe siècle) coïncident chronologiquement avec l’évolution
parallèle de la traite des esclaves atlantique, celle-ci se
développant elle-même simultanément à l’extension des
plantations de canne à sucre, du Brésil vers les Caraïbes. Il ne
s’agit aucunement du hasard, mais bien d’organismes politiques
qui se mirent en place en étroite corrélation avec le marché
international dominant de l’époque, au moins jusque dans la
première moitié du XIXe siècle.
Un des meilleurs exemples nous est fourni par le royaume
d’Abomey, qui constituait une communauté politique forte, de
langue et de culture fons, organisée en un système qui combinait
la guerre et le commerce : à chaque saison sèche, l’armée, sous le
commandement du souverain et la conduite des divers chefs de
province, partait aux confins de sa zone d’influence faire des
prisonniers destinés à nourrir le commerce d’esclaves. Le retour
des soldats donnait lieu à de grandes fêtes dans la capitale, qui
duraient cinq à six semaines. Elles nous sont bien connues grâce
aux descriptions qu’en ont faites les voyageurs, pour la plupart
marchands d’esclaves européens dont le roi exigeait alors la
présence. Ce dernier y faisait étalage de sa puissance en faisant
défiler ses richesses, dont les nouveaux esclaves razziés, et les
nombreux présents offerts par ses partenaires atlantiques
(carrosses, meubles ou, bien entendu, fusils européens). Ces fêtes
lui permettaient de redistribuer une partie du butin à ses sujets.
Elles étaient aussi l’occasion de grandes cérémonies religieuses,
destinées à honorer les ancêtres royaux, où se pratiquaient
notamment des sacrifices humains (d’esclaves bien entendu),
sacrifices démultipliés lors des funérailles royales, où ils étaient
censés accompagner le souverain au royaume des morts. Les
Européens ont aussi décrit un corps d’armée tout particulier, celui
des Amazones, composé de jeunes femmes offertes (de plus ou
moins bon gré) au roi par son peuple. À l’issue de ces
rassemblements cérémoniels, une fois la saison des pluies arrivée,
les Fons redevenaient des paysans attachés à l’agriculture de
subsistance, dans une région relativement fertile et peuplée
— d’autant qu’à chaque génération les enfants d’esclaves nés sur
le sol dahoméen devenaient dahoméens à leur tour.
De 1818 à 1858, le long règne du roi Ghézo fut bénéfique au
pays, malgré les tentatives renouvelées des Britanniques de lui
faire abandonner la traite négrière. Or celle-ci était centrale dans
son dispositif politique, puisque la guerre était rendue possible
grâce aux fusils de traite que le roi recevait en échange des
esclaves qu’il fournissait. Ghézo sut maintenir cette ressource
fondamentale de son pouvoir, tout en s’adaptant aux nouvelles
demandes du marché occidental : la production d’huile de palme,
dont le commerce, loin de se substituer à la traite négrière, lui fut
complémentaire. Les grands exploitants se mirent à utiliser les
esclaves sur la palmeraie, et constituèrent ainsi, dans la seconde
moitié du siècle, un patrimoine patrimonial qui resta dans
l’indivision jusqu’au XXe siècle. Le système politique était
pyramidal, avec le monarque et sa cour au sommet, entourés
d’une aristocratie complexe, faite à la fois de dignitaires locaux et
de marchands afro-brésiliens, c’est-à-dire de ces anciens esclaves
africains revenus du Brésil, médiateurs culturels chrétiens mais
polygames, hommes d’affaires et politiques qui jouèrent un rôle
important grâce à leurs richesses et à leur savoir. Cette unité
nationale explique pourquoi la conquête du Dahomey par les
Français (1890-1894) fut la guerre coloniale la plus dure et la plus
longue de la région : le peuple soutint massivement la résistance
conduite par le dernier roi indépendant, Béhanzin.
L’État achanti, né d’une confédération de peuples de langue
akan (Ghana central actuel), suivit à peu près la même évolution
chronologique. Cette formation à la fois militaire, politique et
marchande tenait son originalité des échanges avec l’arrière-pays,
fondés sur la redistribution dans tout le sahel musulman des noix
de kola dont elle était, aux limites de la zone forestière, un gros
producteur. Sa prospérité était garantie par la présence de l’or, qui
constituait, sous forme de poudre, la base monétaire de l’État, et
dont l’exportation remédia au déclin de la traite des esclaves.
C’est vers la fin du XVIIIe siècle que le chef supérieur, l’asantehene,
titulaire du « siège d’or », symbole de son autorité, assit son
pouvoir. L’organisation politique y était comparable à celle du
royaume d’Abomey (et l’on y pratiquait également des sacrifices
humains en l’honneur des ancêtres royaux). Au début du
XIXe siècle, la capitale, Kumasi, comptait 25 000 à
30 000 habitants. Elle recevait aussi bien la visite d’Européens
venus du sud que de marchands musulmans arrivés du nord en
provenance du sahel. Là aussi, l’annexion britannique de 1896 fut
très mal acceptée : une révolte menée par la reine mère éclata et
dura plusieurs années. Les Achanti n’acceptèrent la souveraineté
britannique que lorsque les Anglais se résolurent, en 1928, à
restituer le siège d’or de l’asantehene, symbole de la cohésion
nationale.
En Afrique centro-occidentale, l’habitat était très dispersé, et le
commerce transcontinental, intense, se pratiquait surtout de relais
en relais entre des communautés différenciées toujours prêtes à se
razzier mutuellement. Néanmoins, il s’y développa aussi des
formations politiques solides, dont la plus connue est le royaume
kuba. Son essor dans le Kasaï occidental (une province de
l’actuelle République démocratique du Congo), qui culmina dans
la première moitié du XIXe siècle, permit l’éclosion d’une culture
superbe rendue célèbre, entre autres, par son art développé autour
de la personne royale, ses masques et ses sculptures sur bois et
cuivre.
On pourrait multiplier les exemples de ces petits États-nations
qui prirent forme à partir du XVIIIe siècle. Elles tiraient avantage de
l’articulation entre une économie locale et régionale prospère et
les opportunités d’un commerce international en expansion : les
royaumes dits interlacustres — dont le Rwanda, le Burundi et
surtout le royaume ganda (devenu en 1894 le cœur de l’Ouganda
colonial) — comptent parmi ces formations aidées par une longue
histoire collective qui avait doté leurs habitants d’une langue et
donc d’une culture communes. Les dérives nationalitaires de
purification ethnique dont ils furent le théâtre ne sont qu’un
avatar récent du déséquilibre démographique et politique accéléré
par les traumatismes de l’histoire coloniale et postcoloniale.
Quant à l’arrière-pays sahélo-soudanien de l’Afrique
occidentale, il connut une explosion de conversions à l’islam à la
suite des djihads qui se généralisèrent à partir de la fin du
XVIIIe siècle. Pourquoi cette expansion soudaine si forte ? Depuis le
XIIe siècle au moins, l’islam était présent mais se limitait aux
milieux dirigeants citadins qui l’utilisaient comme médiation
diplomatique et commerciale avec le monde saharien et
méditerranéen. C’était aussi un savoir religieux urbain respecté,
conservé notamment à Tombouctou sous la forme de manuscrits
précieux ; mais, sauf en Sénégambie où l’islam maraboutique fut
plus précoce qu’ailleurs et où, dès le XVIIe siècle, se développa un
antagonisme fort entre religieux (dits « marabouts ») et pouvoirs
traditionnels « païens » préétablis, il n’était ni rural ni populaire.
Or, tout à coup, les conversions à l’islam se multiplièrent chez les
Peuls, éleveurs dans les campagnes du sahel, donnant naissance à
des djihads entrepris par de grands chefs à la fois religieux et
militaires. Il s’agissait de mouvements idéologiques d’inspiration
conservatrice ; le modèle de référence était le temps des Justes des
débuts de l’islam, réaction religieuse prônant le retour à une foi
purifiée. Mais c’était aussi une formule mobilisatrice de
rénovation de l’ordre social répondant à sa façon au défi européen
lancé depuis les côtes africaines, d’une manière indirecte et filtrée,
bien avant le XIXe siècle.
Le premier soulèvement peul eut lieu dans le massif du Fouta-
Djalon, où prennent leur source les fleuves Niger, Sénégal et
Gambie (en Guinée actuelle). Le XVIIIe siècle fut une période de
rivalités intenses entre ce peuple pasteur gagné progressivement à
l’islam, qui l’emporta finalement sur les cultivateurs locaux
animistes qui avaient dominé jusqu’alors. Vers 1770, les Peuls
avaient créé une confédération de neuf provinces contrôlant les
pistes de commerce sur environ 300 kilomètres. Il s’ensuivit une
réelle prospérité fondée sur un système interne hiérarchisé et
esclavagiste. La production de riz et de bétail était favorisée par
l’altitude, qui protégeait les troupeaux de la mouche tsé-tsé, et par
la proximité relative de la côte que le Fouta approvisionnait en
vivres et en esclaves sans être exposé directement aux convoitises
européennes. Dans le même temps, la suprématie musulmane
entraîna l’éclosion d’une culture poétique remarquable, transcrite
du pular en caractères arabes. Une intense activité intellectuelle
draina des étudiants venus de toutes les régions. Les méthodes
africaines d’enseignement de l’islam furent en effet mises au point
dans le Fouta.
Les plus célèbres djihads se succédèrent tout au long du
XIXe siècle. Dès 1804, Ousmane dan Fodio, très saint et savant
intellectuel, fut le premier à partir à la conquête du pays haoussa
(au nord du Nigeria actuel) qu’il entendait ramener à la foi
orthodoxe des premiers siècles de l’hégire. En quelques années, le
territoire dominé atteignit 1 300 kilomètres d’est en ouest et
650 kilomètres du nord au sud. Les différents États issus du
djihad, dirigés par des sultans ou des émirs (amir), reconnaissaient
le pouvoir supérieur du califat central de Sokoto. Dan Fodio,
grand érudit peul né en 1754, était fils d’imam ; il vécut entouré
de manuscrits, dont certains venaient d’Afrique du Nord ou
d’Arabie, dans une vaste maisonnée polygame et riche en esclaves
où se côtoyaient Peuls, Haoussas et Touaregs, d’où un syncrétisme
certain entre nomades et sédentaires. Lui et son entourage,
constitué de Peuls venus d’un peu partout suivre son
enseignement, surent à merveille résoudre le problème de toutes
ces théocraties : comment passer d’une religion minoritaire
tolérée, et adoptée par les chefs seulement quand elle leur
paraissait utile, à celle d’une idéologie religieuse et impériale
d’État ? Comment faire d’un petit groupe musulman rigoriste et
isolé géographiquement le moteur de la reconnaissance du
Soudan occidental comme dar al-islam ? Ousmane dan Fodio
renonça au pouvoir personnel pour se consacrer à la religion dès
1810 ; il partagea son empire entre son frère et l’un de ses fils. Il
fit aussi éduquer sa fille, Nana Asma, qui devint une poète
reconnue en son temps.
Implanté plus à l’ouest, Oumar Tall, dit El-Hadj Omar (car il
avait fait le pèlerinage à La Mecque), fut un autre de ces grands
conquérants ; il étendit son pouvoir à partir des années 1840. La
guerre lui permit de réaliser en quelques années ce que la
prédication n’était pas parvenue à obtenir en plusieurs siècles.
Descendu du haut fleuve Sénégal (zone du Fouta-Toro), il
construisit son État en faisant de nombreux adeptes, mais, chassé
vers l’est par la poussée française et britannique, il finit au milieu
du siècle par transformer son aventure religieuse en empire de
violence et de conquête. C’est pourquoi, au Sénégal, la tradition le
concernant est enthousiaste lorsqu’elle évoque la période où il
vivait en Sénégambie, sa région d’origine ; mais elle devient
négative vers l’est, en Côte-d’Ivoire ou au Mali, où l’on se
souvient surtout de ses conquêtes et de la fin de sa vie (qui fut
tragique). Il mourut en 1864 dans l’explosion de son refuge
transformé en poudrière ; celui-ci, paradoxalement, se trouvait
chez les païens de la falaise du Bandiagara. En effet, ce ne furent
pas les Européens (qui étaient encore loin) qui eurent raison de
lui, mais la révolte de ceux dont il avait conquis le territoire : les
Bamana3 de la région de Ségou (Mali) et les Peuls du Macina dont
il détruisit la capitale. Ces derniers ne supportèrent pas d’être
asservis alors même qu’ils étaient musulmans.
D’autres djihads furent menés un peu partout à la même
époque en Afrique de l’Ouest. Comment expliquer cette poussée ?
On ne peut s’empêcher de penser que ces mouvements,
totalement internes dans leur déroulement, répondaient à leur
façon aux changements d’équilibre internationaux dont la
répercussion se faisait sentir au même moment jusqu’au cœur de
l’Afrique. C’était avant que la présence européenne ne soit encore
perceptible ou manifestement hostile. Ce que les Africains
pouvaient néanmoins éprouver, c’étaient les incidences directes
ou indirectes de la révolution industrielle en gestation en Europe.
Ils constatèrent par exemple la diminution de la traite des esclaves
dans l’Atlantique nord, tandis que le réseau des circuits africains
du commerce intérieur, alors en plein essor, ne s’était pas adapté à
la fermeture du marché extérieur. La « production » d’esclaves
continua de générer des « stocks » qu’on ne pouvait plus écouler
ailleurs. Qu’en faire ? Les royaumes négriers de la côte, davantage
au fait des intérêts européens, surent tirer profit des conditions
nouvelles du marché. Britanniques et Français, en même temps
qu’ils arrêtaient d’acheter des esclaves, s’étaient mués en
consommateurs de matières premières dont l’industrie
européenne devenait friande : les bois de teinture, l’indigo et la
noix de kola pour l’industrie textile (les teintures chimiques
n’existaient pas encore), les oléagineux tropicaux pour l’huile
nécessaire au graissage des machines, à l’éclairage des usines
(grâce aux chandelles et aux bougies) et à la fabrication du savon
(dit « de Marseille ») mis au point dans la première moitié du
XIXe siècle. La côte était par endroits riche en palmeraies
naturelles ; quant aux paysans sénégalais, ils cultivaient (comme
en Inde) l’arachide. Les chefs locaux eurent tôt fait de mettre leurs
propres esclaves au travail. Le royaume achanti fit de même en
produisant de façon intensive la noix de kola : le pays était situé à
la lisière de la savane et de la forêt, qui était riche de nombreux
kolatiers. Les nouveaux convertis à l’islam de la zone sahélienne
en devinrent de gros consommateurs, la noix ayant des qualités
d’excitant comparables à celles du café, voire de l’alcool, interdit
par leur religion.
En revanche, les peuples de l’intérieur se trouvèrent
désorganisés par ces conditions nouvelles. Or on remarque, de
manière évidente chez les Peuls qui se répandirent alors dans tout
l’Ouest africain, une indéniable poussée démographique, due
probablement à des conditions climatiques relativement
favorables, on l’a vu, dans la première moitié du XIXe siècle. L’essor
de la population était aussi le fruit d’une augmentation de
la production de vivres rendue possible par la main-d’œuvre
esclave désormais en surplus. Les grands djihads furent, en même
temps que des aventures de conquête, des entreprises de colonat,
les peuples conquis devenant (comme naguère) autant d’esclaves,
cette fois-ci utilisés non comme marchandise de traite, mais
comme main-d’œuvre agraire. Que faire, enfin, des autres ? Des
soldats, qui venaient grossir des armées conquérantes amenées
ainsi à ambitionner de conquérir toujours davantage.
Ce schéma culmina, à l’Ouest, avec le dernier des grands chefs
de guerre, Samori, né vers 1830, qui utilisa l’islam plus qu’il ne le
prôna (1860-1898). À la différence des précédents chefs, il n’était
pas, à l’origine, réformateur religieux mais dioula, c’est-à-dire
marchand musulman, qui avait élargi son domaine d’intervention
à partir de l’arrière-pays de la Guinée côtière. Mais il était trop
tard : dans les années 1865, la conquête du Sénégal avait déjà été
entreprise sous la direction de Faidherbe. Les Britanniques en
faisaient autant en remontant la Casamance et le long de la côte
de l’Or, de même que les Portugais. Comme ses prédécesseurs,
Samori n’eut à sa disposition que deux moyens pour résister à
l’intrusion européenne : l’islam — il se déclara sur le tard chef de
djihad — et la guerre — il se mua en chef militaire esclavagiste.
Cela le conduisit à sa perte ; les Français le capturèrent en 1898,
comme l’avait été cinq ans auparavant Ahmadou, fils d’El-Hadj
Omar, qui avait repris le combat de son père. Ainsi les peuples
soumis d’ouest en est, transformés en esclaves cultivant la terre
pour leurs conquérants colonisateurs, furent délivrés moins de
cinquante ans après la mise en place de ces constructions
étatiques, soit par la révolte directe, soit par les Européens qui
surent momentanément se présenter en libérateurs. La
colonisation européenne était désormais à l’ordre du jour.
Les mouvements religieux tardifs ne furent pas propres au seul
Ouest africain. Au sud de la Libye actuelle et en liaison avec ses
foyers musulmans, une vaste confrérie mahdiste (le mahdi étant en
quelque sorte un envoyé du Prophète) se propagea sous le nom de
Senoussiya depuis la Libye jusqu’au nord du Tchad central dans la
seconde moitié du XIXe siècle ; plus commerçant que militaire, ce
mouvement n’en fut pas moins diabolisé aussi bien par les
Français que par les Italiens, qui ambitionnaient de conquérir la
zone. Un autre mouvement mahdiste, au cœur de l’État du
Soudan actuel, à Ondurman, face à Khartoum, rallia massivement,
à partir de 1885, les populations à la restauration de l’islam des
origines. Il fallut treize années aux Britanniques pour venir à bout
de cette hégémonie militaire et religieuse ; en effet, durant cette
phase de transition, ce furent ces mouvements et non les empires
animistes séculaires qui s’opposèrent avec le plus de vigueur aux
puissances coloniales. Dans le même temps, ces formations
nouvelles, à certains égards modernisantes, contribuèrent à
désorganiser les anciens modes de vie en amorçant une véritable
révolution politique et culturelle.
Ce qui interpelle ici, c’est que cette transformation politique
majeure due à la constitution d’empires de conquête ne fut pas le
propre du sahel africain islamisé. Elle eut lieu de façon
comparable un peu partout en Afrique, à ceci près que la
motivation religieuse en était généralement absente.
Économie et politique en Afrique orientale Le rôle
moteur de l’économie esclavagiste dans le
façonnement de l’État est évident en Afrique
orientale. Davantage liée à l’histoire égyptienne,
l’épopée de Rabah est exemplaire sur ce plan. Ce
dernier était esclave à l’origine, probablement
originaire du Bahr el-Ghazal (État du Soudan actuel),
et il apprit le métier militaire dans l’armée
égyptienne. Entré en rébellion à la suite de guerres
intestines, il décida de prendre le maquis à partir du
Darfour avec une petite troupe de soldats aguerris.
De proche en proche, il allait conquérir à partir des
années 1880 l’ensemble du bassin du Tchad,
installant sa capitale (et, si l’on en croit la tradition,
un palais de cent chambres dont il ne reste que les
ruines) au Bornou, à l’ouest du lac. L’histoire
coloniale française le présente comme un tyran
sanguinaire dont la conquête française était venue à
bout en 1900 grâce à une triple expédition partie
d’Algérie, du Sénégal4 et du Congo. Certes, Rabah ne
fut pas précisément un tendre ; il coupa des têtes et
fonda sa fortune sur les razzias d’esclaves. Mais
c’était à sa façon un homme politique « moderne ». Il
fit creuser des puits, planter des vergers, installer
une ferme ; il adopta l’artillerie occidentale ; il
recevait de la mer Rouge des fusils (c’était l’époque
où l’ex-poète Arthur Rimbaud s’adonnait au trafic
des armes et des esclaves en Éthiopie) et de Tripoli
des boulets de canon et ses lunettes de vue. Rabah
entendait régir à son gré son empire, et refusa
obstinément de poursuivre les contacts noués, à l’est
depuis l’Égypte et à l’ouest depuis la Bénoué (Nigeria
oriental), par les Britanniques, qui l’auraient
volontiers utilisé pour contrer les ambitions
françaises dans la zone. Paradoxe : cinq des fils de ses
principaux chefs, tués à ses côtés, furent confiés par
les Français à la mission catholique du Gabon. L’un
d’entre eux, Ibrahim Babikir, finit conseiller tchadien
de l’Union française. Son frère Djama publia en 1950
la biographie de Rabah. Bref, on constate, à la fin du
XIXe siècle, une étonnante symbiose entre les
méthodes des aventuriers venus d’Europe et celles
des autochtones. Les premiers n’hésitèrent pas à
recourir à la politique de la terre brûlée et aux
méthodes locales de razzia à des fins de colonisation ;
les seconds, ouverts sur le monde extérieur, se
révélèrent prompts à s’insérer dans le nouveau
système.
C’est sur l’océan Indien que se mit en place un système
véritablement colonial dès la fin du XVIIIe siècle. Un trafic intense
entre l’île de Zanzibar, le sud de l’Arabie et Bombay contribua à la
croissance des cités côtières swahilies héritées du métissage entre
commerçants persans puis arabes et Africains de langues bantoues
qui vivaient dans l’immédiat arrière-pays. Dans le premier tiers du
siècle, le sultan régnant à Oman, suzerain des lieux, s’installa à
Zanzibar dont il fit sa capitale en 1840. Puis, jusque dans les
années 1870, il étendit son pouvoir sur l’ensemble de la côte5. Les
Arabes omani se souciaient peu de politique locale — sauf à
Mombasa, où les Shirazi, c’est-à-dire les nobles swahilis de souche
locale ancienne, avec à leur tête la grande famille des Mazrui, leur
résistèrent pied à pied. Pour se différencier des Omani, les Shirazi,
issus de métissages arabes beaucoup plus anciens, s’inventèrent
une lointaine mais douteuse ascendance shirazi (perse). Ils
s’intéressaient surtout au commerce, qui prospérait grâce à
l’alliance des marchands zanzibarites et des financiers indiens.
Dans les villes de la côte, les colons arabes dominaient grâce à
leurs vastes plantations esclavagistes de canne à sucre et de
cocotiers ; ils nouèrent également des alliances avec les
commerçants indiens, qui finançaient les expéditions caravanières
vers l’intérieur du continent. Cette aristocratie citadine tenait à se
distinguer d’une foule urbaine envahissante, celle des gens des
caravanes venus de l’intérieur, dont la présence devint majoritaire
dans le dernier tiers du siècle. D’où l’« invention » des Mijikenda,
populace « africaine » dont les patriciens shirazi se différenciaient
par leur mode de pensée — l’islam —, leur statut politique et leur
mode de vie — les vêtements et les maisons urbaines à étage en
pierre et à toit en terrasse.
À Zanzibar, l’économie de plantation esclavagiste et la
prolétarisation du personnel caravanier (porteurs, chasseurs
d’éléphants ou soldats mercenaires) avaient créé de nouvelles
conditions de travail, largement financées par des capitaux
indiens. Les esclaves étaient plus nombreux que jamais, mais leur
situation variait : à côté des esclaves de plantation ou des esclaves
domestiques, un certain nombre d’entre eux furent autorisés à
exercer leur artisanat ou à organiser des expéditions caravanières
pour le compte de leur maître.
Par ailleurs, plus les entrepreneurs de la côte pénétraient à
l’intérieur des terres, moins les chasseurs et les porteurs étaient
libres d’agir à leur guise : les caravaniers nyamwezi (littéralement,
les « gens de l’Ouest ») se muèrent en une « nation de porteurs »
contrôlés par les Arabes. La monétarisation de l’économie devint
la règle avec l’introduction des thalers de Marie-Thérèse, monnaie
d’argent spécialement frappée en Autriche pour l’Afrique, depuis
le XVIIIe siècle6, et dont la stabilité était garantie par le fait qu’ils
n’étaient émis qu’en échange de lingots d’or. Même si
l’agriculture de subsistance restait dominante, tout le monde
produisait un tant soit peu pour le marché local ou régional, voire
international : soit des vivres pour les citadins et les caravanes,
soit des cauris (petits coquillages utilisés comme monnaie en
Afrique occidentale) ramassés sur les plages et vendus aux
négociants allemands qui les déversaient en Afrique de l’Ouest,
soit de la résine copal ou des produits de plantation, soit encore
de l’ivoire ou des esclaves, sans oublier les gens des hautes terres
qui apportaient leur production dans les ports marchands. Les
femmes brassaient la bière, teignaient des cotonnades ou
vendaient des nattes avec les matières premières qu’elles
cultivaient dans leurs champs, ou qu’elles achetaient de temps à
autre aux marchands indiens. Les forgerons utilisaient du fer
importé d’Europe ; la consommation de riz venu d’Inde se
popularisa. Tout cela était encouragé par la montée du prix de
l’ivoire garantie par l’insatiable demande occidentale, tandis que
la baisse du prix des produits industriels importés rendait les
termes de l’échange de plus en plus favorables, en apparence, aux
entrepreneurs locaux. Un planteur, bien connu des Européens
sous le nom de Tippu Tip, s’allia même un moment à
l’explorateur Stanley dans le Haut-Congo. Il possédait dans la
région une plantation esclavagiste où le travail était scandé par le
gong. Il mourut en 1904 dans sa propriété de Zanzibar… et son
faire-part de décès parut dans le Times.
L’État zanzibarite, État colonial, était trop hiérarchisé et
compartimenté pour engendrer une nation. Du moins accéléra-t-il
l’adoption d’une langue commune et la diffusion d’une culture
aristocratique métissée à dominante musulmane, dont l’héritage
devint un élément important des politiques nationales ultérieures.
Le swahili est aujourd’hui la langue la plus parlée (et écrite) au sud
du Sahara.
Plus au sud, le fait majeur de la première moitié du XIXe siècle
fut la montée en puissance d’un petit royaume — sans doute lié
au trafic d’esclaves — dont le souverain zoulou, Chaka, fit un État
centralisé, autoritaire et guerrier. Chaka était lui-même soucieux
d’entretenir sa réputation d’invincibilité, ce qui finit par en faire,
selon les Blancs, un tyran sanguinaire et, selon les Africains, un
héros libérateur (Senghor lui a consacré un poème célèbre). En
réalité, il accueillit plutôt chaleureusement, en 1824, les premiers
commerçants britanniques à qui il vendit volontiers de l’ivoire.
Deux d’entre eux séjournèrent un temps dans son pays (près de
Port Natal, qui deviendra Durban) et rédigèrent de précieux
témoignages. Tout au long du XIXe siècle, l’historiographie
produite par les Blancs exagéra l’influence de Chaka pour justifier
leur propre expansion, au point que les historiens eurent un
moment tendance à attribuer tous les troubles précoloniaux
d’Afrique centro-australe aux guerres locales qu’il déclencha. En
réalité, Chaka, qui mourut assassiné en 1828 (peut-être en raison
de ses accointances avec les marchands d’esclaves blancs), fut
incontestablement un réformateur d’envergure et un grand chef
militaire. Son influence se développa au XIXe siècle vers le nord
jusqu’au Zimbabwe occidental actuel (avec l’arrivée des Ndebele
venus du sud). Il sut, à sa façon, répondre aux menaces
européennes (tout en refusant l’usage des armes à feu). L’unité
culturelle des Zoulous résista durablement à la conquête, bien que
leur territoire ait été réduit à une maigre réserve au nord du Natal,
où une dernière révolte éclata en 1905-1906. Un nouveau souffle
fut donné au mythe de Chaka au début des années 1920 par de
jeunes intellectuels zoulous. Chrétiens du Natal opposés au
pouvoir blanc, ces derniers en firent le héros fondateur de leur
parti, l’Inkatha, qui n’en était pas moins une formation politique
moderne. Dans les années 1990, l’Inkatha s’opposa violemment à
l’ANC de Nelson Mandela, et ses options séparatistes sont restées
fermes jusqu’à nos jours.
Notes du chapitre 8
1. Il y a une filiation probable, mais encore non élucidée, entre la civilisation (et les
bronzes) d’Ifé et du Bénin (XIIe-XVIe siècle), et la culture de Nok, qui produisit non loin
de là, vers le début de notre ère, un art célèbre par ses statuettes de terre cuite d’un
archaïsme exquis.
2. On repère donc, dans différents points d’Afrique fort éloignés les uns des autres et
situés à l’écart de l’islam, des traces de cultures urbaines florissantes qui remonteraient à
la même époque, autour du XIe et du XIIe siècle, aussi bien au Zimbabwe qu’en pays
yoruba ou Kongo.
3. Les Français les appelaient « Bambara » (terme qui désigne aujourd’hui leur langue).
4. Il s’agit de l’« expédition Joalland et Meynier », qui prit la suite de l’équipée
sanguinaire des militaires Voulet et Chanoine, lesquels, saisis de délire
mégalomaniaque, détruisaient tout sur leur passage.
5. C’est un sultan de Zanzibar qui commença la construction de la ville de Dar es-
Salam (qui sera reprise par les Allemands).
6. Les premiers étaient frappés à l’effigie de l’impératrice Marie-Thérèse, et les
Africains n’acceptèrent que ce modèle, qui continua donc d’être fabriqué uniquement à
cet usage jusqu’au début du XXe siècle.
9
L’ère coloniale et les transformations
sociales de longue durée La
colonisation européenne commença
bien avant le XIXe siècle, mais de
façon discrète et insidieuse — sauf en
Afrique du Sud, où elle fut d’emblée
brutale. Ailleurs, les expéditions
occidentales étaient de taille
restreinte, et les quelques marchands
et explorateurs qui débarquaient
n’avaient aucun intérêt à provoquer
les habitants, bien au contraire. Ils
leur procuraient une pacotille
attirante et négociaient en échange
avec le chef local le droit d’implanter
des forts de commerce. Quelques
agents et soldats restaient sur place
pour protéger les marchandises ; il
arrivait aussi qu’un missionnaire y
soit envoyé pour évangéliser les
alentours. Le fort avait pour rôle
d’affirmer la présence d’une nation
face aux compagnies étrangères
concurrentes, compagnies dites « à
charte » qui avaient reçu le privilège
royal de commercer au nom de leur
pays, mais pas du pays voisin : d’où,
là où c’était le plus rentable, comme
sur la côte de l’Or, une succession
serrée de forts édifiés par différentes
nations européennes. Seuls les
Portugais avaient théoriquement
reçu du pape, au début du XVIe siècle,
le droit d’évangéliser le continent,
mais des compagnies dites
« interlopes » (c’est-à-dire non
officielles) leur emboîtèrent le pas :
des Danois, des Hollandais et des
Brandebourgeois d’abord, des
Britanniques et des Français ensuite.
Sauf à Luanda, port occupé de façon
continue par les Portugais depuis le
XVIe siècle, il est encore trop tôt pour
parler de colonisation ; tout au plus
peut-on évoquer une présence
privilégiée.
Le cas de l’Afrique du Sud C’est ainsi que commença
l’occupation du Cap, à l’extrémité sud du continent,
qui, comme nous l’avons vu, était un point d’escale
de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales.
Le site, où règne un climat méditerranéen, se prêtait
au ravitaillement en eau et en vivres. Au milieu du
XVIIe siècle (1652-1657), les Hollandais y déposèrent
quelques colons chargés d’approvisionner leurs
navires. Ces petits planteurs « boers » (dont les
Afrikaners sont les descendants) s’installèrent en
cercle clos, chassant à coups de fusil les Africains au
demeurant peu nombreux qui vivaient du
nomadisme pastoral. Ils étaient esclavagistes, mais
préférèrent importer leurs esclaves d’Indonésie et de
Madagascar, avant de les acheter finalement aux
Portugais qui pratiquaient la traite au Mozambique.
Un siècle et demi plus tard, en 1795, à l’occasion des
guerres issues de la Révolution française, les Anglais
y débarquèrent à leur tour, mais ils n’y revinrent
qu’en 1806 pour coloniser le territoire. Comme ils
continuèrent d’en interdire l’accès aux autochtones,
Le Cap resta une colonie blanche jusqu’à la fin du
XIXe siècle. Or, dans le même temps, ses frontières ne
cessèrent de reculer (passant de 25 à 250 kilomètres
de la mer) au fil de guerres incessantes contre les
Africains de langue xhosa repoussés toujours plus
loin vers l’est. Là, au bord de l’océan Indien, les
Anglais finirent par créer la colonie du Natal en 1844
aux dépens du peuple zoulou, relégué dans une
réserve. Ce recul incessant de la frontière vers le
nord, qui assura progressivement aux Blancs la
prééminence sur l’ensemble du territoire, est
comparable au processus qui eut lieu à peu près en
même temps aux États-Unis pour la conquête de
l’Ouest. La différence majeure réside dans le fait que,
bien que pratiquant une politique équivalente de
création de réserves, les Blancs d’Afrique du Sud ne
parvinrent jamais à éradiquer massivement les
Africains noirs qui leur préexistaient. Mais ils furent à
l’origine d’une importante population métisse : Le
Cap occidental, à la lisière du désert du Kalahari,
était un lieu de chasse et d’aventure où les colons,
arrivés sans femmes, donnèrent naissance à des
« ethnies » qu’ils dénommèrent Hottentots — qui
étaient en réalité le résultat de métissages de toutes
sortes — et Bushmen — Bochimans en français, nés
du mélange avec les populations du désert de langue
khoi ou san —, le tout à l’origine de la catégorie
raciale « coloured » créée par la ségrégation.
En 1835, la décision des Anglais d’interdire l’esclavage dans la
colonie précipita l’année suivante le départ vers le nord des Boers,
restés pour la plupart des petits fermiers. Ils appelèrent cette
migration le trek, qui signifie le « grand voyage ». Repoussant
toujours plus loin les autochtones, ils créèrent deux États blancs à
l’intérieur des terres : l’Orange et le Transvaal. La découverte de
diamant (en 1867), puis surtout d’or, à Johannesburg (en 1886),
rompit l’équilibre fragile entre Blancs ; la violente guerre anglo-
boer éclata en 1899 et dura trois ans. Elle décida les Britanniques à
préserver leurs intérêts financiers tout en passant la main aux
nationalistes boers. L’Union sud-africaine blanche fut alors
constituée et devint indépendante au sein du Commonwealth en
1910.
L’économie sud-africaine blanche, financée par sa richesse
exceptionnelle en or, se développa sans commune mesure avec le
reste du continent. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, elle
recevait des capitaux internationaux (britanniques et américains)
qui constituaient les trois quarts du total des investissements
effectués sur le continent. Les mines d’Afrique du Sud attirèrent
de nombreux travailleurs immigrés venus d’autres régions du
continent. Ceux-ci n’avaient le droit de circuler que munis d’un
passe (ou permis) officiel et sans leur famille, et étaient parqués
dans des camps miniers (les compounds). Entre les deux guerres, les
industries commencèrent à s’implanter dans les villes, ce qui
entraîna, malgré une très sévère répression, l’essor du parti
communiste ; le syndicalisme africain noir, pourtant interdit par
le régime, se développa également (l’African national Congress
[ANC] avait vu le jour dès 1912). Des grèves violentes éclatèrent à
plusieurs reprises, notamment dans les mines, auxquelles les
nationalistes blancs répliquèrent en instaurant une politique
raciale ségrégationniste qui devait aboutir, en 1947, à l’invention
d’un système politique violemment répressif et séparatiste
antinoir, l’apartheid. Des quartiers entiers furent rasés et les
habitants délogés furent regroupés en fonction de leur « race »
— blanche, indienne, coloured (métisse) ou noire, aux droits très
inégaux. Seule la sortie de prison de Nelson Mandela en 1990
devait y mettre fin.
Le XIXe siècle colonial Ailleurs, l’intrusion coloniale
fut beaucoup moins « modernisante ». Elle se fit dans
un premier temps discrète et parfois séduisante face
aux désordres internes antérieurs. Les Africains ne
réalisèrent que trop tard qu’ils s’étaient fait prendre
au piège. En Afrique occidentale, il s’est en effet
d’abord agi, pour les Britanniques, de résoudre un
problème d’ordre logistique : que faire, quand la
marine arraisonnait un navire de contrebande
négrière, des esclaves « libérés » à bord ? Il était bien
sûr hors de question de les ramener chez eux, quel
que fût leur ancien lieu de résidence. L’astuce
consista à mettre à profit l’expérience de certains
mouvements abolitionnistes qui rêvaient de renvoyer
en Afrique les descendants affranchis des esclaves
atlantiques. Des missionnaires expérimentaient les
effets de cette pratique depuis 1787 sur la presqu’île
de Sierra Leone, que le gouvernement britannique
transforma en colonie de la Couronne en 1807.
Confiées aux missionnaires, la christianisation et
l’éducation des « libérés » se développèrent. Au
milieu du XIXe siècle, Koelle, missionnaire et linguiste,
enregistra quelque 160 langues (sans y inclure les
variantes locales) — donc nationalités — africaines
qui cohabitaient dans la ville de Freetown. Dès la
deuxième génération, les habitants de la ville
inventèrent une culture commune dont la langue
créole de communication, baptisée « krio », fut
utilisée dans la presse locale avant la fin du siècle.
Freetown ne fut qu’un des centres actifs de métissage culturel
depuis le début des contacts avec les Européens : Saint-Louis du
Sénégal et Gorée, Cape Coast Castle, Lagos, Luanda et, sur l’océan
Indien, Mozambique ou Mombasa ne sont que les plus connus
d’une multitude de lieux d’échanges et de contacts. Il ne faut pas
oublier, avant eux, les premières missions chrétiennes qui
essaimèrent un peu partout en Afrique, là où l’islam n’était pas
arrivé : en Afrique du Sud d’abord, où les missionnaires (surtout
protestants, sauf au Lesotho) s’activaient dès la fin du XVIIIe siècle.
En 1842, David Livingstone, l’un des missionnaires les plus actifs,
entreprit d’évangéliser l’Afrique centrale à partir de l’océan
Indien. À la fois passionné de géographie (il voulait découvrir les
sources du Nil) et doté d’un sens pratique aiguisé, il s’était donné
un objectif révélateur de l’état d’esprit européen au XIXe siècle :
lutter contre l’esclavage interne en offrant aux Africains d’autres
sources de profit ; il entreprit ainsi de créer des « fermes modèles »
au cœur du continent, d’une façon pour le moins expéditive : il
achetait lui-même des esclaves pour les « libérer » et leur dispenser
une éducation religieuse. En échange, ces derniers devaient lui
être dévoués et travailler durement pour lui. Alors qu’on était sans
nouvelles de lui depuis quelques années, le journal américain New
York Herald finança une expédition, menée par le grand reporter
Stanley, destinée à partir à sa recherche. Ce dernier le retrouva
finalement en 1871, à demi mourant, dans un village où eut lieu
une présentation maintes fois représentée en Europe : « Dr.
Livingstone, I presume1 ? »
Ailleurs, néanmoins, il fallut attendre les prémices immédiates
de la colonisation pour que les efforts des missionnaires se
trouvent couronnés de succès. Selon la règle cujus regio, ejus religio2,
les peuples suivaient leur souverain. Cela pour deux raisons :
d’une part, le travail missionnaire préalable avait préparé le
terrain et, d’autre part, il était devenu de bonne politique de se
concilier les faveurs du nouveau pouvoir ; la religion importée
devenait garante de promotion sociale et culturelle. On remarque
d’ailleurs assez souvent que la conversion choisie n’était pas celle
du colonisateur local : c’est le catholicisme que choisirent en 1900
les Igbo du Nigeria sous domination britannique, tandis que le
mouvement harriste (du nom de son prédicateur fondateur), qui
se propagea sur la côte ivoirienne au début du XXe siècle, était
d’inspiration protestante. Quant au Buganda, son roi se convertit
au catholicisme à la veille du protectorat britannique, ce qui
engagea le royaume dans une guerre complexe, à la fois civile,
religieuse et antieuropéenne, où s’affrontèrent trois partis
bugandais au nom de monothéismes concurrents : protestant,
catholique et musulman (1888-1893).
La quasi-totalité du continent resta indépendante jusqu’à la fin
du siècle. Mais, progressivement, les relations avec l’Europe
changèrent du tout au tout, surtout en Afrique occidentale, où
l’économie de traite des produits3 prit le pas sur celle des esclaves.
L’accélération du rythme de la pénétration occidentale se traduisit
simultanément dans tous les domaines : économique, avec
l’intensification des échanges ; politique, avec la modification des
relations ; et idéologique, avec l’essor d’une société créole qui
devint le creuset des modes de vie et de penser européens.
Le volume du commerce entre l’Europe et l’Afrique, qui décupla
entre 1820 et 1850, passait soit par la côte atlantique, soit par le
Maghreb. Pour les textiles anglais, le Maroc, Tunis et surtout
Tripoli devinrent les grands entrepôts du transit vers l’intérieur du
continent. C’était le corollaire direct de la révolution industrielle :
du fait de la mécanisation et de la production de masse, le prix de
revient des biens manufacturés importés en Afrique baissa
souvent de plus de la moitié, tandis que la demande occidentale
en matières premières tropicales assurait une hausse sensible de
leur valeur sur le marché international. La double marge
bénéficiaire des firmes expatriées (à l’importation et à
l’exportation) n’empêchait pas les profits de leurs partenaires
africains qui, avec la même quantité de matières premières,
pouvaient s’offrir de plus en plus de biens manufacturés. Ils
renoncèrent ainsi d’autant plus volontiers à la traite négrière
atlantique, dont le marché avait tendance à se tarir tandis
qu’augmentaient les risques liés à la contrebande.
La création, en 1788, de l’African Association, dont les statuts
affichaient le projet de « développer à l’intérieur du continent le
commerce et l’autorité politique de l’Angleterre », est révélatrice de
l’éveil des ambitions britanniques. Quelques années plus tard, en
1795, un Européen foulait pour la première fois l’arrière-pays
africain ; l’Écossais Mungo Park entendait ainsi résoudre un
mystère : le grand fleuve Niger (dont le sens littéral est « des
Noirs ») coulait-il vers l’ouest ou vers l’est, comme le prétendaient
contradictoirement, à partir de sources de seconde main,
Hérodote et Ptolémée4 ? Depuis cette date, la quasi-totalité des
explorations de la première moitié du XIXe siècle furent l’œuvre
des Britanniques (sauf celle de Mollien au Sénégal en 1819, et
celle de René Caillié à Tombouctou en 1828) : les motivations
économiques (exploiter les richesses du continent), scientifiques
(en découvrir la géographie) et morales (christianiser les Noirs) se
conjuguaient pour soutenir en Occident l’action philanthropique
des adversaires de la traite négrière et des « coutumes barbares »
attribuées aux Africains. Expansion géographique et vagues
d’explorations prirent dans l’ensemble, jusqu’au milieu du
XIXe siècle, une allure de découverte désintéressée. Les choses
changèrent avec la grande expédition de Heinrich Barth — savant
allemand qui découvrit et étudia le Soudan central pour le compte
du Foreign Office (1850-1855) — et du pasteur missionnaire
Livingstone — évoqué plus haut —, qui reçut en 1848 du
gouvernement britannique le titre curieux de « consul de la côte
orientale et de l’intérieur inexploré de l’Afrique ». Ces missions
furent facilitées par l’usage, à partir des années 1830-1840, de la
quinine (extraite de l’écorce du quinquina originaire d’Amérique
centrale), qui permit de soigner le paludisme dont les Européens
mouraient jusqu’alors comme des mouches. Bref, tout cela
traduisait une évolution de la politique de l’Angleterre à l’égard de
l’Afrique.
La pénétration du continent multiplia les occasions de conflit.
Tôt ou tard, explorateurs et négociants se heurtèrent aux
structures locales préexistantes. Ils eurent alors recours à l’autorité
de la Couronne, qui finit par s’emparer de points stratégiques
pour protéger ses ressortissants. Le même processus se répéta un
peu partout, comme en Afrique du Sud où il avait démarré plus
d’un demi-siècle auparavant. Les Britanniques avaient pris pied en
Sierra Leone ; ils firent de même au sud de la côte de l’Or, dès
1843, pour stopper l’évolution des chefs et des premiers
intellectuels locaux. En 1852, ceux-ci envisageaient d’organiser
une fédération indépendante fanti, espoir anéanti avec la mise en
place d’un protectorat en 1874. Près du delta du Niger, le port de
Lagos fut occupé en 1851 et érigé en protectorat dix ans plus
tard ; il s’agissait cette fois-ci de lutter contre la traite de
contrebande des esclaves. Quant à l’expansion française, elle se
dessina avec le monopole de fait accordé en 1843 par le roi
d’Abomey au commerçant marseillais Régis pour le marché de
l’huile de palme dans le port de Ouidah ; Libreville, sur la côte
gabonaise, fut créée la même année. La conquête française
démarra véritablement avec l’arrivée de Faidherbe au Sénégal en
1854.
En apparence, la vie se poursuivait comme par le passé, et les
sociétés africaines purent avoir l’illusion de garder leur avenir en
main en s’adaptant graduellement, sans problème majeur, au
nouveau contexte. Certaines mirent même à profit la nouvelle
donne économique pour renforcer momentanément leur
cohésion interne. Un exemple largement étudié par les historiens
est celui du royaume d’Abomey, qui assura de façon
apparemment harmonieuse le passage de l’économie esclavagiste
à celle de l’huile de palme. De même, en Afrique de l’Est, les
domaines négriers érigés par des chefs mi-guerriers mi-trafiquants,
arabes ou islamisés (Msiri, Mirambo, Tippu Tip), échangeant
ivoire et produits tropicaux contre les armes nécessaires à leurs
razzias, connurent leur apogée : on estime qu’entre 1865 et 1907
vingt millions de « fusils de traite » européens furent importés sur
le continent noir.
La déstructuration des systèmes ancestraux put ainsi donner
l’illusion d’un véritable essor avec, du côté africain, une
remarquable capacité de résistance ou d’absorption. Néanmoins,
l’instabilité politique, l’expansion de l’islam et la vigueur des
formations de résistance à l’Occident traduisaient l’ampleur des
transformations internes. À mesure que s’accélérait la cadence des
rivalités politiques, le processus de subordination s’accentua, avec
notamment l’occupation de São Salvador (capitale de l’ancien
royaume du Kongo) par les Portugais en 1860 ; l’instauration du
protectorat français de Cotonou au Dahomey (1863), celui du
pays fanti (1874) puis du pays achanti (1896) en Gold Coast par
les Britanniques ; la création de l’United African Company sur le
Niger en 1879 ; la conquête de l’arrière-pays sénégalais, etc. Dans
le Nigeria méridional, les guerres yoruba, qui durèrent tout au
long du siècle, témoignent du malaise de sociétés désorganisées
par la disparition de la traite atlantique et incapables de résister à
la fois à la vague d’islamisation venue du nord et à la concurrence
des firmes européennes expatriées, accrue par le marasme des
affaires pendant la Longue Dépression (1873-188l).
La conférence internationale de Berlin Du côté
européen, on prenait la mesure de l’accroissement
des résistances africaines, qui rendait les frictions de
plus en plus fréquentes. La création en 1870 de deux
nouveaux États, l’Italie et l’Allemagne, démultiplia la
concurrence. Il fallut donc organiser une réunion
diplomatique où pourraient siéger tous les États
européens concernés par l’Afrique — y compris
l’Empire ottoman, qui supervisait plusieurs provinces
en Afrique du Nord —, mais, bien entendu, aucun des
pouvoirs politiques africains. Il s’agissait désormais
de fixer les règles du jeu pour éviter que ne se
déclenche une guerre de rivalité entre grandes
puissances. Un partage des zones d’influence, déjà
entamé à la conférence de Vienne en 1815 — où, par
exemple, la France récupéra Saint-Louis et Gorée —,
fut donc décidé. Cela devait permettre de garantir
trois points : le premier était de ménager les intérêts
économiques de chacune des puissances
européennes, en leur garantissant la liberté de
commerce sur les grands fleuves africains du Niger et
du Congo, quelles que soient les prétentions
riveraines des unes et des autres ; le deuxième
consistait à adopter une règle commune de
colonisation : pour que les autres puissances
reconnaissent la possession d’un territoire, il faudrait
désormais avoir déjà implanté sur le terrain quelques
installations, militaires, administratives ou
commerciales. Le troisième, en marge de la
conférence, était une initiative du roi des Belges
Léopold II, qui rêvait d’une colonie susceptible de
remédier aux problèmes causés par les dimensions
réduites de son pays. Il se fit reconnaître
bilatéralement, par chacun des diplomates présents,
le droit de créer l’État indépendant du Congo : un
bien personnel dont il assuma la charge en roi absolu
grâce à son immense fortune. En effet, le Parlement
belge, méfiant, avait refusé d’assumer les risques
d’une colonisation aventureuse dans un territoire à
peine exploré (sinon par les soins du journaliste
américain Stanley engagé par le roi pour descendre
le fleuve). Dans les années 1890, Léopold, à qui le
territoire coûtait trop cher, essaya sans succès de
faire reprendre le Congo par la Belgique qui
consentit tout au plus à deux reprises à lui accorder
des prêts. Il continua donc seul, jusqu’à ce que la
situation se retournât en sa faveur : à partir de 1898,
le caoutchouc de cueillette devint rentable grâce à
l’essor de la fabrication des pneus automobiles. Mais
cela se fit au prix d’une intensification de la cruauté
du régime d’exploitation qui donna lieu, en 1905, au
scandale international du « caoutchouc rouge » : sous
l’impulsion du journaliste britannique Edmund
Morel, le régime léopoldien fut dénoncé dans la
presse européenne. On apprit ainsi que les agents du
roi, qui cumulaient les fonctions d’administrateur et
d’entrepreneur, étaient d’une brutalité inouïe,
d’autant que leur promotion dépendait de la
quantité de latex produite. Ce scandale obligea le roi
à remettre son État indépendant (devenu une affaire
rentable) à la Belgique. Ainsi le Congo devint colonie
belge en 1907.
La compétition coloniale entérinée par la conférence eut pour
effet d’accentuer ce qu’on a nommé la « course au clocher » (ou
« scramble for Africa »). L’idéologie impériale véhiculait les thèmes
de la supériorité raciale et du « fardeau de l’homme blanc5 » tenu
de répandre outre-mer les bienfaits de sa culture (les fameux
« trois C » : Commerce, Christianisme, Civilisation). Chacun
voulait sa part du gâteau. En 1900, quinze ans après la conférence,
le partage était achevé, à l’exception du petit Liberia, et surtout du
très vieil empire d’Éthiopie : l’empereur Ménélik avait mis sur
pied une armée de 100 000 hommes qui résista à l’invasion
préparée à partir de la province de l’Érythrée, qu’il venait de
vendre à l’Italie. La bataille d’Adoua (1896) fut célébrée des
années durant par la peinture populaire nationale. C’est en
hommage à cette victoire que, à l’indépendance, la plupart des
drapeaux des États africains optèrent pour les couleurs du drapeau
éthiopien : le rouge, le jaune et le vert6.
La première phase coloniale : vers 1885-vers 1930
Il est difficile de périodiser précisément cette phase en raison du
chevauchement des épisodes et de la plus ou moins grande
précocité de l’avancée coloniale selon les zones : entre l’Afrique
du Sud — colonisée longtemps auparavant —, l’Afrique de l’Ouest
— où l’« économie de traite » (des produits après celle des
esclaves) était ancienne —, le Congo belge — devenu rapidement,
comme nous l’avons vu, « rentable » —, l’AEF (Afrique équatoriale
française, dite « Cendrillon de l’Empire ») ou l’Afrique orientale
— guère ouverte à l’exploitation occidentale avant le XXe siècle —,
il n’est pas aisé d’établir une chronologie précise. Néanmoins,
l’époque de la Grande Dépression, dans les années 1930, marqua
une rupture décisive : elle démontra l’échec de l’économie
prédatrice qui avait jusqu’alors prédominé en Afrique
intertropicale non minière, et la nécessité d’investissements
infrastructurels autres que ceux portant sur les seules voies
d’évacuation (chemins de fer et ports). Mais, à cause de la Seconde
Guerre mondiale, cette politique d’équipement fut ajournée
durant de longues années.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale au moins, la justification
morale de la colonisation — la mission « civilisatrice » et
chrétienne de l’Occident — semblait aller de soi, sans qu’on
éprouvât le besoin de mesures sociales et sanitaires concrètes. On
n’en envisagea même jamais sérieusement le financement
puisque, selon les conceptions en vigueur à l’époque, qui
ignoraient la notion d’« aide au sous-développement » (créée
seulement après la Seconde Guerre mondiale), c’était l’outre-mer
qui devait rapporter à la métropole et non le contraire ; c’est dans
cet esprit que fut votée en 1900 la loi dite de l’« autonomie
financière » des colonies, restée en vigueur jusqu’en 1946. Les
colonies avaient chacune leur budget propre, alimenté par l’impôt
direct par tête, dit « de capitation » (difficile à mettre en place
dans des sociétés non ou peu monétarisées), et les taxes
douanières (d’où la nécessité d’une économie extravertie
privilégiant le commerce international). Ce maigre pécule devait
couvrir toutes les dépenses (salaires de l’armée et de
l’administration inclus). Autant dire que les colonies ne
subsistèrent qu’à l’aide d’emprunts contractés auprès de la
métropole, ce qui accrut encore leurs charges. Un hasard
malheureux voulut que les grands emprunts coloniaux, déjà
envisagés par la France avant la Première Guerre mondiale mais
retardés par le contexte politique, ne soient finalement avalisés
qu’en 1931 : ils ne servirent qu’à colmater les brèches provoquées
par la Grande Dépression. Remboursables sur cinquante ans7, ces
emprunts enclenchèrent de bonne heure le cycle infernal de l’aide
et de l’endettement.
Le résultat consista en une exploitation prédatrice brutale qui
prit principalement deux formes : — l’économie minière, qui
concernait les quelques pays richement dotés en minerais utiles à
l’économie internationale : l’or d’Afrique du Sud et de Rhodésie
du Sud (Zimbabwe), le cuivre du Congo belge et du Copperbelt
zambien, le diamant du Congo (Kasaï). La plupart des autres
minerais ne furent exploités qu’après 1960 (diamant d’Angola ou
de Centreafrique, et richesse exceptionnelle de la Namibie, alors
sous mandat sud-africain). Les capitaux provenaient d’Occident,
et les mineurs étaient recrutés plus ou moins de force dans les
colonies voisines (le Mozambique portugais en fit son revenu
principal). Des contrats de dix-huit mois permettaient tour à tour
de les parquer dans les compounds miniers et de les renvoyer dans
les « réserves » où restaient cantonnés femmes et enfants. Le
turnover rapide visait à éviter au maximum la « prolétarisation » de
travailleurs dont les colonisateurs voulaient qu’ils restent ruraux.
En dépit de ce régime inhumain qui se poursuivit jusqu’aux
indépendances, le syndicalisme commença à se développer à
partir des années 1930, notamment sur le Copperbelt ; —
l’économie de traite des produits agricoles, surtout développée en
Afrique intertropicale, et plus encore en Afrique occidentale.
Celle-ci se définissait par l’échange de biens manufacturés
importés contre des biens agricoles primaires d’exportation,
fournis par les paysans dans le cadre d’une production villageoise
technologiquement peu évoluée.
La rareté, l’éloignement, l’incapacité à reproduire les objets
faisaient que les paysans étaient prêts à fournir, pour obtenir ces
marchandises, une somme de travail infiniment plus élevée que
ne l’exigeait leur valeur sur le marché international. Le commerce
d’import-export resta entièrement aux mains des firmes
expatriées, aussi bien, au départ, au niveau de la collecte des
produits qu’au retour, à celui de la vente au détail des biens
d’importation. Le « traitant » africain fut réduit au rôle subalterne
de colporteur ou de salarié (sous-gérant ou commis), tandis que
s’épanouissaient les grandes firmes modernes d’import-export :
Lever (devenu Unilever en 1928), la Compagnie française
d’Afrique occidentale (CFAO, 1887), la Société commerciale de
l’Ouest africain (SCOA, 1899), toutes héritières d’affaires nées au
cours du XIXe siècle.
Une phase de prédation accélérée caractérisa l’Afrique centrale
(AEF, Afrique orientale, État indépendant du Congo). Certaines
grosses sociétés privilégiées (sociétés à charte ou compagnies
concessionnaires) se spécialisèrent dans le commerce des produits
de cueillette (latex et ivoire, thésaurisé par les chefs), ce qui leur
permit de réduire au minimum leurs frais d’installation ; quand le
caoutchouc et l’ivoire ne rapportèrent plus, elles purent arrêter
leurs activités du jour au lendemain avec un minimum de pertes.
C’est ce qu’elles firent autour des années 1920 : ce pillage eut pour
résultat d’épuiser les forces vives du pays, en hommes et en
ressources. Enfin, on a tendance à oublier que le premier génocide
du XXe siècle fut celui des Herero, ordonné par le général allemand
von Trotha dans le Sud-Ouest africain (en Namibie actuelle), en
1904-1907. Malgré la victoire militaire écrasante des Allemands
dès 1904, au moins la moitié des 100 000 Herero et Nama furent
massacrés ou périrent refoulés dans le désert.
La méthode était brutale. Partout, elle engendra des abus
d’autorité et des atrocités. Compte tenu de la disproportion des
forces en présence, c’était inévitable : les agents coloniaux étaient
très peu nombreux, ils vivaient dans des conditions parfois très
difficiles, étaient isolés et peu contrôlés. Ils avaient tous les
pouvoirs, les « indigènes » quasiment aucun. Certains colons
furent efficaces, d’autres se conduisirent en autocrates
insupportables. On ne va pas ici énumérer ces « abus » qui furent
nombreux, et souvent connus : l’expédition Voulet-Chanoine, par
exemple, partie de Dakar pour le Tchad en 1899-1900, se termina
dans un bain de sang ; ou encore, au Congo, le fameux « scandale
du caoutchouc rouge », déjà évoqué, qui ne fut pas sans
équivalent au Congo français, où le ministre des Colonies envoya
en toute hâte l’ancien explorateur Savorgnan de Brazza, dont le
rapport, jugé explosif, fut interdit de publication8. Bien d’autres
scandales provoquèrent nombre de réactions, dans la presse, au
Parlement, suscitant parfois des procès retentissants (procès Gaud
et Toqué9, ouvrage d’André Gide sur son Voyage au Congo en 1927,
témoignage du grand reporter Albert Londres, Terre d’ébène, 1929).
Conscient de ces abus, le gouvernement du Front populaire prôna
un « colonialisme humaniste » qui devait y remédier. Mais, au
moment de l’indépendance, la levée autoritaire de l’impôt de
capitation avait toujours cours. Celui-ci avait si mauvaise
réputation que la plupart des jeunes États indépendants le
supprimèrent purement et simplement.
Ces pratiques provoquèrent un peu partout, tout au long de la
période coloniale, des révoltes de désespoir qui étaient
l’expression brutale du refus, au nom d’un impossible retour au
passé. Cette succession de révoltes débuta et se termina par deux
grandes poussées charnières. La première se produisit dès le milieu
du XIXe siècle avec le vaste soulèvement xhosa en Afrique du Sud
(1856-1857), désir désespéré de récupérer les terres. Celui-ci
s’exprima au travers d’un mouvement millénariste de purification
radicale, où le sacrifice du bétail et la destruction des récoltes
étaient sous-tendus par la vision apocalyptique d’un souffle
libérateur qui pousserait tous les Blancs à se jeter à la mer. Ce
soulèvement laissa le pays affamé et exsangue. Près d’un siècle
plus tard, la grande révolte gbaya, qui ravagea l’AEF aux confins
du Cameroun, de l’Oubangui-Chari et du Tchad entre 1928 et
1933, exprimait un élan comparable. L’écart chronologique
souligne le décalage dans l’ancienneté des contacts. Entre-temps,
de nombreuses révoltes éclatèrent : le mouvement Moorosi au
Lesotho (1879), la révolte de Mamadou Lamine au Sénégal
oriental (1885-1887), celle de Massingire en Afrique orientale
portugaise (1884), le soulèvement d’Abushuri dans l’Afrique
orientale allemande (futur Tanganyika) (1888-1891), ou encore
celui des Ndebele et des Shona en Rhodésie, ou des Tlaping au
Bechuanaland (1896-1897). Les exemples sont innombrables. Ces
révoltes furent parfois pour les chefs l’occasion de s’unir à
l’échelle d’une région tout entière ; elles exprimaient notamment
le refus de se plier à l’exigence nouvelle de l’impôt de capitation.
L’ampleur des répressions — qui firent régulièrement des
centaines, voire des milliers de victimes — affola les populations.
Le désarroi qui s’ensuivit explique la conversion massive aux
religions nouvelles qui apparaissaient dès lors comme le dernier
refuge d’une société désemparée. À partir de la Première Guerre
mondiale, des sectes et des Églises « noires » plus ou moins
syncrétistes se sont développées. Le mouvement affecta le monde
musulman aussi bien que les pays animistes. L’influence
chrétienne, surtout, fut à l’origine de vastes Églises messianiques :
Église éthiopienne, adventisme du 7e jour importé des États-Unis
sous le nom de Watch Tower en Afrique du Sud, kimbanguisme
au Congo (aujourd’hui la deuxième Église chrétienne d’Afrique),
harrisme en Côte-d’Ivoire, mouvement zioniste ou vapostori du
Mashonaland. Certaines d’entre elles connurent une forte
résonance politique : André Matswa fut un syndicaliste congolais
« moderne ». C’est après sa mort, en 1942, que naquit le
« matswanisme » messianique en pays lari, au sud du Congo-
Brazzaville.
Ces mouvements exprimaient une réponse populaire à une
domination de plus en plus coercitive. Impôt, travail forcé et
cultures obligatoires furent les chevilles ouvrières de l’économie
d’exportation dans la première moitié du XXe siècle. Quel que fût
le régime colonial, les moyens de pression étaient identiques :
l’impôt, considéré comme un outil de colonisation puisque les
Africains étaient obligés de travailler pour le colon afin d’en payer
le montant ; les cultures obligatoires, qui les obligeaient à en
vendre le produit — la culture du coton, matière première sous-
payée, fut très impopulaire, tandis que, entre les deux guerres, le
rendement du cacao et du café permit à une classe de petits
planteurs en Ouganda ou en Côte-d’Ivoire de se développer ;
enfin, le recrutement obligatoire des travailleurs, ou « travail
forcé » — plus ou moins légal selon les régimes coloniaux —,
s’ajoutait à des prestations effectuées gratuitement au titre des
travaux d’intérêt public. Légal au Congo belge ou dans les
colonies portugaises, le travail forcé n’avait théoriquement pas
droit de cité dans les colonies françaises (au nom de la liberté du
travail proclamée par la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen). Il fut néanmoins couramment utilisé (surtout pendant
les deux guerres mondiales), au point qu’il dut être supprimé en
1947 par la loi dite Houphouët-Boigny. S’ajouta à ces différents
moyens de pression, dans les pays où le colonat blanc était
important, l’expropriation des terres (Afrique du Sud, Highlands
du Kenya) au moyen de la détestable politique des « réserves ».
Ces contraintes n’eurent pas que des effets négatifs : de
nouveaux marchés furent créés et l’économie monétaire
progressa, ce qui contribua à généraliser le salariat devenu peu à
peu volontaire car nécessaire. Bref, comme le voulaient ses
promoteurs, cela accéléra la pénétration de l’économie
occidentale mais, jusqu’en 1930 au moins, sous une forme
particulièrement brutale. Dans une société déséquilibrée, au
peuplement insuffisant, aux structures coutumières négligées par
le pouvoir colonial, ces pressions se firent aux dépens des cultures
vivrières. Celles-ci ne diminuèrent pas forcément, mais, laissées
entièrement aux soins des Africains, elles ne bénéficièrent
pratiquement d’aucune amélioration technique et s’avérèrent
incapables de pourvoir aux besoins d’une population dont la
croissance redémarrait. Le problème était grave quand la plupart
des hommes travaillaient au loin, sur les chantiers ferroviaires ou
miniers, ou bien en ville. Il devint tragique à deux reprises : en
1914-1918, lorsque les métropoles — en particulier la France —
exigèrent des colonies un « effort de guerre » disproportionné par
rapport à leurs capacités (conscription de près de
200 000 hommes — contre 8 000 pour l’Ouest africain
britannique — et intensification des productions stratégiques), et
lors de la débâcle économique des années 1930. Cela entraîna des
famines et des révoltes qui démontraient la fragilité de l’équilibre
de l’ensemble.
La période 1920-1935 resta une phase coloniale dure ; elle
correspondit en effet à l’intégration accélérée des pays africains
dans le système capitaliste mondial, alors que rien ou presque
n’était encore prévu sur le plan social (sanitaire, éducatif,
professionnel) pour protéger les populations autres que les
travailleurs utilisés par les colons. La hausse des prix combinée à
l’accroissement des charges (impôt, travail, cultures) entraîna la
détérioration du sort des Africains. Lors de la Grande Dépression,
il régnait une misère profonde, en partie liée au fait que les
Africains pouvaient de moins en moins recourir aux structures
socioéconomiques villageoises, désormais largement précarisées.
Seule, en zone intertropicale, la Gold Coast échappa en partie au
marasme général en raison de ses richesses exceptionnelles
(premier exportateur mondial de cacao, monopolisé depuis 1911
par une petite bourgeoisie rurale dynamique de planteurs
autochtones). Mais, dans l’« Afrique des réserves », le
surpeuplement commençait à provoquer la stérilisation des terres.
La seconde phase coloniale La reprise consécutive à la
Grande Dépression fut ralentie par la coupure de la
Seconde Guerre mondiale, mais se confirma ensuite.
En 1950-1952, les cours des produits tropicaux et,
par suite, les profits des grandes firmes atteignirent
même, en valeur constante et relative, le point
culminant de leur histoire. Puis, autour de l’année
charnière 1952 (et de la crise de la guerre de Corée),
il s’opéra un renversement de la tendance de fond de
l’exploitation coloniale : ascendante jusqu’alors, elle
baissa ou, au mieux, stagna ensuite. La colonisation
risquait de coûter cher. C’est ce qu’exprima le
courant d’opinion dit « cartiériste », du nom du
journaliste Raymond Cartier qui, à partir de ses
reportages dans l’hebdomadaire Paris Match, rendit
célèbre la formule : « plutôt la Corrèze que le
Zambèze ». Les entrepreneurs occidentaux allaient
alors se reconvertir dans une exploitation de type
post-ou néocolonial.
La naissance de l’économie moderne, qui avait bouleversé les
structures sociales antérieures, avait aussi favorisé l’éclosion de
forces africaines dynamiques. Sauf en Afrique du Sud, comme
toujours plus précoce, c’est dans les années 1930 que
s’ébauchèrent partout les premières formes de résistance
syndicales et politiques qui devaient déboucher, après la Seconde
Guerre mondiale, sur la revendication majeure de l’indépendance
nationale. Ces processus conjoints, du côté occidental (où le
principe colonial commençait à être mis en doute) comme du
côté africain (où se développait la volonté d’autonomie), allaient
contribuer à élaborer, au cours de la période suivante, les
structures de la décolonisation.
La modernisation de l’exploitation C’est
paradoxalement l’effondrement économique des
années 1930 qui obligea les métropoles à réviser
leurs modèles de colonisation : contraints
d’intervenir, les gouvernements acceptèrent l’idée
que l’Empire rapporterait à condition d’y mettre le
prix. Mais, pour l’Afrique intertropicale, le retard
pris était énorme. Dès 1929, la Grande-Bretagne
avait créé le Colonial Development Fund (Fonds de
développement colonial, repris et amplifié en 1940).
Le premier plan d’équipement français, faute d’avoir
été financé en 1919 (la reconstruction de la
métropole était alors une priorité), fut publié en
désespoir de cause par l’ex-ministre des Colonies
Albert Sarraut en 1923 sous le titre « La mise en
valeur des colonies ». Les plans suivants, proposés
dans les années 1930, avortèrent pour la même
raison : le refus d’y mettre le prix. Mais en 1944,
enfin, la conférence de Brazzaville préfigura la
création du Fonds d’investissement et de
développement économique et social (FIDES). Créé
en 1946, ce dernier rompait avec le principe de
l’autonomie financière : désormais, la France
financerait les investissements à hauteur de 45 % (le
reste était encore assuré par des emprunts coloniaux
auprès de la Caisse de coopération de la France
d’outre-mer, la CCFOM). Dans le domaine de la santé
publique, les Français passèrent de pratiques
sanitaires curatives à une politique de prévention (et
de vaccination), préalable au boom démographique
des années 1950-1960.
Au cours des années 1950, la scolarisation des garçons dans le
primaire passa de 6-7 % à 50 % parfois ; une partie croissante de la
population fut dès lors utilisée comme « auxiliaire » de la
colonisation. En dehors de quelques rares établissements qui
existaient antérieurement (collège de Fourah-Bay au Sierra Leone
fondé en 1827, Lovedale en Afrique du Sud en 1841, l’École
d’instituteurs de l’AOF William-Ponty au Sénégal en 1903…), la
pauvreté du système universitaire commençait à pousser quelques
étudiants à aller se former à l’étranger (Kwame Nkrumah aux
États-Unis, les Sénégalais Léopold Senghor, reçu à l’agrégation de
grammaire, ou Alioune Diop, qui créera en 1947 la revue Présence
africaine, partirent pour la France). Cependant, avant la Seconde
Guerre mondiale, l’influence de cette élite intellectuelle était
moindre que celle de la masse des salariés — petite bourgeoisie
d’instituteurs, de bureaucrates et de commis qui, dans certains cas
(comme en Afrique centrale), représentaient la totalité de l’élite.
Cette classe moyenne, plus nombreuse en Afrique britannique où
l’on forma davantage de techniciens, exerça une influence
déterminante grâce à sa mobilité sociale ; elle faisait le lien entre,
d’une part, le milieu européen et l’élite africaine et, d’autre part,
les paysans exaspérés par leur misère ou, dans les centres urbains,
la masse prolétarisée. En dépit de la résistance de l’administration
coloniale, cette petite bourgeoisie prit progressivement le pas sur
les autorités coutumières pour gérer les premières institutions
sociales (welfare associations, sociétés de prévoyance, etc.) et
constitua le gros des cadres des trade unions (syndicats) et des partis
politiques naissants. En AOF, le gouvernement du Front populaire
autorisa le syndicalisme africain en 1936 ; les Britanniques firent
de même à partir de la Seconde Guerre mondiale.
Cette « élite moderne » fut à l’origine des mouvements de
résistance contemporains : boycott du marché occidental dans
l’agriculture de traite (cash crops) ou le commerce (planteurs
cacaoyers de la Gold Coast dès 1930-1931 et surtout en 1938 ;
boycott des boutiques indiennes au Buganda en 1959…) ; grèves,
surtout, dont les toutes premières éclatèrent en Afrique
occidentale britannique dès la fin du XIXe siècle, mais dont les plus
massives se développèrent sur les sites miniers (Afrique du Sud en
1920 et 1946 ; Rhodésie du Sud en 1927 et 1945 ; Copperbelt en
1935 et 1940), dans le secteur ferroviaire (au Cameroun en 1945 ;
sur le Dakar-Niger en 1939 et 1947-1948) ou dans les villes (grève
générale de 1945 au Nigeria), c’est-à-dire dans les secteurs les plus
affectés par l’économie moderne.
La Seconde Guerre mondiale joua un rôle majeur d’ouverture
(comme l’avait déjà fait la Première Guerre pour les « tirailleurs »
mobilisés dans les tranchées), par la mise en contact des Africains
avec d’autres idées et d’autres peuples. Les idéologies étrangères,
dont la censure coloniale avait jusqu’alors interdit la pénétration
sur le continent, sauf pour quelques privilégiés, se répandirent
comme une traînée de poudre (principe de la « liberté des peuples
à disposer d’eux-mêmes » inscrite dans la charte de l’Atlantique,
en 1941, et dans celle des Nations unies, en 1945 ; marxisme des
groupes d’études communistes en AOF ; courant panafricain
d’origine noire-américaine ou antillaise, parvenu aux étudiants
africains de Paris à la veille de la guerre et qui poussa les jeunes
Léopold Senghor et Aimé Césaire à créer la revue L’Étudiant noir et
à inventer le concept de « négritude »).
Les partis naquirent sous leur forme moderne et radicale
(Rassemblement démocratique africain [RDA] en 1947,
Convention People Party de la Gold Coast en 1944, etc.) ; ils
utilisèrent souvent des moyens de pression légale (l’« action
positive » de Nkrumah), parfois aussi, en désespoir de cause, des
procédés violents (révolte Mau-Mau au Kenya en 1952-1956,
rébellion malgache en 1947, ou camerounaise à partir de 1955,
soulèvement congolais en 1960). Tout en utilisant parfois des
formes archaïques (références ethniques ou religieuses
néotraditionnelles), ils exprimaient aussi, résolument, en dépit de
leur confusion, des courants modernistes d’opposition militante à
l’exploitation coloniale, quitte à se retrouver, à l’indépendance,
déchirés par des rivalités internes visant à l’hégémonie politique.
Les mutations entraînées par la colonisation européenne, sous
laquelle vécurent au minimum deux ou trois générations
d’Africains et parfois nettement davantage, furent énormes. Les
Africains nés dans les années 1960 vivent dans un contexte qui
n’a plus rien à voir avec celui qu’ont connu leurs parents nés un
siècle plus tôt. Leur héritage culturel n’est plus le même (et le
nôtre non plus). Mais, comme on l’a rappelé au début de cet
ouvrage, cette phase effectivement cruciale n’explique pas tout : il
y en eut bien d’autres dans l’histoire africaine. C’est pourquoi,
entre autres, l’idée d’un « retour », implicitement conçu comme
paradisiaque, à la phase antérieure — aux « ethnies » d’antan par
exemple — est un leurre ; on ne gomme pas l’histoire, quelle
qu’elle soit. On n’a pas non plus à la juger : les historiens trouvent
ridicule l’idée si répandue en France de « peser » le pour et le
contre de la colonisation, en mettant en balance ses aspects
estimés « positifs » et « négatifs » (pour qui ? et pourquoi ?). Cela
n’a aucun sens en histoire : la colonisation européenne est un fait
historique, qui a changé le cours de l’histoire pour les Africains ;
elle relève en ceci du domaine du savoir et non de celui de la
morale, d’autant plus que, compte tenu des conditions
internationales de l’époque, et surtout de l’histoire européenne,
on voit mal comment les Occidentaux auraient pu régler
autrement leurs propres problèmes (économiques, politiques,
scientifiques…) dans le contexte de la seconde moitié du
XIXe siècle. En histoire, aucun facteur n’est en soi et pour toujours
« positif » ou « négatif ». Ses implications immédiates peuvent
apparaître contradictoires avec ses effets à moyen et à long terme,
et ce constat est normal. Cela n’est pas nouveau : l’ex-ministre des
Colonies Albert Sarraut qui, comme on l’a vu, prônait déjà en
1919, alors sans succès, une politique d’investissements sanitaires
et scolaires, avait déjà prévu les risques à long terme de sa
politique de « mise en valeur » des colonies. Il ne croyait pas si
bien dire : « Cette politique d’éducation morale à l’égard de nos
protégés, tout cela n’est-il point fait pour préparer et favoriser
l’indépendance des pays coloniaux qui nous sont soumis ? […]
Même si cela devait être — et nous verrons tout à l’heure si cela
peut être —, la situation ainsi créée ne pourrait en tout cas préoccuper
que nos petits-neveux qui, comme nous, auront à […] vivre au milieu
de la complexité des problèmes de leur temps10. »
Prenons un exemple concret : celui de la politique sanitaire
coloniale. Elle fut longtemps médiocre — sans effet notable sur
une évolution démographique globalement catastrophique — car
ses objectifs étaient essentiellement curatifs : il s’agissait de guérir
les malades, en priorité ceux qui étaient utiles à la colonisation,
c’est-à-dire les travailleurs et, accessoirement, leur famille. La
protection maternelle et infantile fut envisagée en AOF à partir de
1924 mais peu mise en pratique. Ce n’est qu’aux alentours de la
Seconde Guerre mondiale que l’on s’engagea résolument dans la
prévention. L’arme essentielle en fut la vaccination obligatoire. Le
résultat fut quasi immédiat : en quelques années, le taux de
mortalité infantile, qui était supérieur à 250 pour mille11, tomba à
moins de 100 pour mille. En revanche, le taux de natalité, proche
du maximum biologique, eut même tendance à augmenter en
raison des soins maternels et infantiles (de l’ordre de 47,5 pour
mille). Il en résulta, en Afrique intertropicale, un boom
démographique continu à partir des années 1950. Or, au début
des années 1960, les jeunes États disposaient de très peu de
ressources et de cadres ; les écoles étaient en nombre très
insuffisant malgré les efforts fournis (moins de la moitié des
garçons et moins du quart des petites filles scolarisables allaient à
l’école élémentaire) ; à partir des années 1970, ces jeunes vinrent
grossir, en ville, la multitude des pauvres sans emploi. Que les
médecins aient fait leur travail — sauver des vies — et que le
pouvoir colonial ait financé cet effort peut incontestablement être
considéré comme une grande réussite des années 1950. Or les
effets ont posé des problèmes quasiment insolubles à court et
moyen terme. Va-t-on qualifier tout cela de positif ou de négatif ?
Ce serait absurde. Tout au plus pourrait-on estimer que les
colonisateurs, les démographes, les politiques n’ont pas su prévoir
l’avenir ; mais en avaient-ils et les moyens, et le pouvoir, et le
savoir ? La conjonction de multiples facteurs — sanitaire,
financier, démographique, économique, politique, etc. — est en
jeu, rien n’est simple en histoire. Établir les faits, comprendre
— hélas ! a posteriori — les processus et leurs implications, ce n’est
pas être repentant, comme tant de médias ou de politiciens nous en
ont rebattu les oreilles ; c’est, tout simplement, admettre la
complexité de l’histoire sans tabou et sans complexe, pour espérer
mieux penser à l’avenir.
Notes du chapitre 9
1. C’est ce « scoop » qui donna en 1876 au roi Léopold de Belgique l’idée d’engager
Stanley pour explorer le Congo à son profit en descendant le fleuve.
2. Littéralement, « tel prince, telle religion ».
3. Le même terme de traite est utilisé pour signifier que les méthodes ne différaient
guère de la traite des esclaves ; seul le « produit » changeait.
4. Auparavant, au XVIIIe siècle, seuls deux traitants métis portugais (dits pombeiros)
auraient réussi l’exploit de faire la jonction entre l’ouest et l’est, entre Luanda et le
Mozambique. L’obstacle majeur à la pénétration européenne était la malaria.
5. Titre d’un poème de Rudyard Kipling écrit en réalité à l’occasion de la guerre entre
l’Espagne et les États-Unis, qui s’étaient emparés des Philippines (1898).
6. L’Éthiopie, conquise en 1935, ne fut colonie italienne que six brèves années sous
Mussolini (1936-1941).
7. Cette dette dont les États indépendants ont hérité fut finalement purgée au début
des années 1970.
8. Le résultat fut qu’un nouveau scandale dut être à nouveau étouffé en 1906 : un
jeune administrateur honnête fit découvrir dans la région de Bangui les exactions d’une
compagnie concessionnaire, la Mpoko, convaincue de 750 meurtres sûrs et 750 autres
probables, les agents de commerce tirant sur tout Africain qui refusait de recueillir du
latex.
9. Le scandale fut découvert par Brazza dans la région de Fort-Crampel où, pour fêter
le 14 juillet 1903, les deux fonctionnaires avaient fait sauter un « indigène » en lui
introduisant une cartouche de dynamite dans l’anus.
10. Albert SARRAUT, La Mise en valeur des colonies, Payot, Paris, 1923, p. 115 et 117.
11. Les taux de mortalité ou de natalité expriment le nombre de décès, ou de
naissances, intervenant dans l’année pour un groupe pondéré de mille habitants
représentatif de la population totale. Le taux de mortalité infantile concerne les enfants
de la naissance à un an.
10
Décolonisation et indépendance
La longue maturation des États africains
contemporains Colonisation et décolonisation
sont inséparables : on ne peut comprendre l’une
séparément de l’autre, et ce pour plusieurs
raisons. La plupart des États africains
contemporains ne sont pas nés dans les
années 1960, comme l’affichent les dates des
indépendances. Ils ont commencé à prendre forme
bien avant, dès que leur territoire a été déterminé,
c’est-à-dire entre 1885 (conférence internationale
de Berlin) et 1900 (hormis l’Union sud-africaine
blanche, indépendante dès 1910). C’est au cours
de cette période que furent reconnues les
frontières-lignes des territoires coloniaux : à la
différence des frontières-zones des États africains
antérieurs dont l’extension, assez floue, pouvait
varier, les frontières-lignes furent dessinées sur
des cartes et donc fixées dans les chancelleries
européennes. Leur intangibilité fut confirmée dans
la charte de l’OUA (Organisation de l’Union
africaine, 1963). Les jeunes États indépendants
estimèrent à l’époque qu’ils avaient d’autres
problèmes bien plus aigus à résoudre dans
l’immédiat, à commencer par la libération des
colonies qui demeuraient sous le joug occidental.
On constate que toutes les tentatives de sécession
(Biafra au Nigeria, Katanga/Shaba au Zaïre)
échouèrent, sauf celle de l’Érythrée, dont le
nationalisme est le produit d’une histoire
singulière. L’Érythrée était une province ancienne
de l’Empire éthiopien, importante parce que la
seule à lui assurer l’accès à la mer Rouge dès lors
que la France avait bloqué Djibouti (à l’origine
Obok), mais sa spécificité était aussi liée à
l’histoire des provinces du nord de l’Abyssinie plus
qu’à celle du Choa central (qui devint le centre de
l’empire au XIXe siècle seulement). Les raisons de
la sécession remontent à la vente de la province
aux Italiens par l’empereur éthiopien Ménélik, en
1890. À l’occasion de la Seconde Guerre mondiale,
en 1941, l’Érythrée fut occupée par les Anglais,
qui en firent une tête de pont essentielle sur la
mer Rouge et y encouragèrent l’industrialisation
et la modernisation de l’économie, et ce jusqu’en
1953, date de leur départ. L’Érythrée vit en
particulier se développer une classe ouvrière et
une vie syndicale actives. Le rattachement à
l’Éthiopie, longuement négocié et devenu effectif
en 1960, près d’un siècle après sa cession aux
Italiens, fut vécu comme une régression étatique
et économique, ce qui explique la vive réaction
nationaliste qui s’en est ensuivie.
L’Afrique colonisée à la veille de la Première Guerre mondiale
Aujourd’hui, les États-nations africains, malgré les pires
difficultés, ne sont pas remis en question, même au Congo-
Kinshasa (RDC) ou en Côte-d’Ivoire. En effet, durant la
colonisation, au moins trois générations vécurent dans les
mêmes frontières, avec les mêmes lois, le même régime
politique (aussi autocratique fût-il) et la même langue de
colonisation. Le cas est clair pour l’Afrique du Sud, où les
oppositions raciales furent pourtant encore plus marquées
qu’ailleurs : l’unité de la nation — en dépit de pulsions de
sécession très minoritaires aussi bien chez les Noirs (Zoulous
de l’Intakha) que chez les Blancs (ultranationalistes) —, en
construction depuis plus d’un siècle, ne fut jamais remise en
question, ni d’un côté ni de l’autre. L’Afrique du Sud s’est en
effet construite non pas sur une « identité ethnique » — la
complexité du peuplement est au contraire très grande dans
le pays et résulte, chez les Blancs comme chez les Noirs, de
migrations et de brassages de populations anciens et
accentués tout au long du XIXe siècle — mais sur un projet
intégré reposant sur un système cohérent d’économie libérale,
mis en place depuis longtemps sous la forme d’une activité
minière et industrielle. Ce projet, l’évolution politique
actuelle entend le poursuivre, mais en le sous-tendant
désormais d’une volonté politique égalitaire entre Sud-
Africains noirs et blancs. Quelles que soient les énormes
difficultés du processus, force est de constater qu’il est en
marche.
C’est lorsque le projet économique débouche sur une
impasse — ce qui est un cas fréquent aujourd’hui en
Afrique — que les peuples se réfugient dans la construction
identitaire et les haines ethniques. L’évolution actuelle en
Afrique présente des points similaires à l’histoire de l’Europe
centrale des deux derniers siècles, caractérisée par l’émergence,
les revendications et les heurts de ce que les observateurs ont
appelé l’« histoire des nationalités », que l’on dénomme
aujourd’hui improprement en Afrique des « ethnies ».
L’exacerbation des nationalismes régionaux n’est que le
résultat de l’échec répété d’expériences politiques nationales.
Les mouvements de décolonisation qui aboutirent
finalement à l’indépendance commencèrent avec la
colonisation, parfois même avant (les premiers nationalistes
« ghanéens » apparurent dans la seconde moitié du XIXe siècle).
La conquête coloniale entraîna un peu partout des violences
paysannes, locales ou régionales. Progressivement, entre les
deux guerres, ceux que l’on appelait alors les « élites »
revendiquèrent le droit de participer à l’exercice du pouvoir.
Malgré la surveillance policière, l’anticolonialisme s’exprima
surtout au sein de groupes militants qui s’organisèrent en
métropole, car la censure était trop répressive sur place. Les
revendications d’autonomie, voire d’indépendance, se sont
exprimées dans le cadre des territoires coloniaux tels qu’ils
avaient été définis par les Européens. Les États à venir allaient
reconnaître le même cadre. Certains cas sont étonnants :
l’insurrection camerounaise des années 1950 (sous la direction
du syndicaliste Ruben Um Nyobe) exigeait d’abord la
réunification des deux Cameroun, or cette revendication se
référait à la guerre de 1914-1918, lorsque la colonie allemande
créée à la fin du XIXe siècle avait été partagée entre les
colonisateurs français et britannique. Même constat pour la
Haute-Volta (le Burkina Faso aujourd’hui) : créée en 1919
seulement et supprimée en 1933 pour être partagée entre
Niger, Soudan (Mali) et Côte-d’Ivoire, elle fut reconstituée en
1947 à la demande expresse des hommes politique voltaïques !
La Première Guerre mondiale, qui fit découvrir le monde
aux soldats recrutés en Afrique (près de 200 000 hommes en
AOF et autant au Maghreb), et la Seconde Guerre mondiale
(avec la charte de l’Atlantique, en 1941, et celle des Nations
unies, en 1945, qui affirmaient solennellement le « droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes ») constituèrent des tournants
essentiels. Dès 1947, le sort en était jeté : les Britanniques
accordèrent à l’Inde (et donc au Pakistan) son indépendance,
même si, il faut le reconnaître, ils n’envisageaient de faire de
même en « Afrique noire » que dans un avenir assez lointain.
Ce fut ensuite le tour de l’Indonésie, qui obtint des Hollandais
son indépendance en 1949. Au sud du Sahara, la Gold Coast
donna le coup d’envoi des indépendances en 1957, sous
l’égide du grand militant panafricain Kwame Nkrumah. Elle se
rebaptisa alors Ghana en référence au glorieux passé médiéval
de cet ancien empire sahélien. L’aveuglement du
gouvernement français, qui perdit son âme dans deux guerres
coloniales (en Indochine et en Algérie, entre 1946 et 1962),
étonne a posteriori. Il s’explique par une idéologie impériale
développée plus tardivement qu’ailleurs : aussi bien le
gouvernement de Vichy que celui de la France libre, pour des
raisons évidemment opposées, glorifièrent l’empire : Pétain
parce qu’il pouvait ainsi faire semblant de préserver la
souveraineté française, de Gaulle parce qu’il lui fallait affirmer
sa légitimité de chef d’État sur un sol français qui ne pouvait
alors être qu’impérial puisque l’Hexagone était occupé (d’où la
conférence de Brazzaville, en janvier-février 1944). L’idéologie
politique de bien des dirigeants africains francophones était
imprégnée de cette forme singulière d’impérialisme
assimilationniste : ce que demandaient les « élites » de
l’époque, ce n’était pas l’indépendance, mais les mêmes droits
que les citoyens français. Or le mythe de l’« assimilation »
intégrale, visant à faire de tous les Africains des Français, avait,
en métropole, disparu depuis longtemps (remplacé par le
terme plus prudent d’« association ») ; mais il avait connu un
début de réalisation en Afrique même, dans ce qu’on appelait
les « quatre communes du Sénégal » (Saint-Louis, Gorée,
Rufisque et Dakar), dont les « originaires » avaient reçu la
nationalité française en 19161. Il en alla de même en 1946 aux
Antilles, sous la conduite d’Aimé Césaire, avec la
départementalisation. Cette quête de la nationalité française
pour obtenir l’égalité pesa longtemps sur les revendications
politiques internes des futurs États francophones.
L’Afrique contemporaine Dans la première moitié du
XXe siècle, la colonisation presque intégrale du continent
avait, pour une période relativement brève, écarté l’Afrique
du champ des concurrences mondiales. « Mise en réserve » et
utilisée comme telle par les différentes métropoles, surtout
pendant la Grande Dépression des années 1930, l’Afrique
sembla alors disparaître du jeu global. Mais la parenthèse fut
brève. De la Seconde Guerre mondiale à la fin de la guerre
froide, l’Afrique retrouva toute sa place dans le système
mondial : d’abord comme champ de bataille essentiel aux
forces alliées et unique base française de la France libre,
déclarée comme telle par le général de Gaulle à la conférence
de Brazzaville ; ensuite, comme point de départ des troupes
de reconquête vers l’Europe méridionale ; et, enfin, comme
centre stratégique et diplomatique de la guerre froide.
L’Afrique joua un rôle dans la politique de non-alignement
des pays émergents du tiers monde car elle devenait aussi
consciente de ses atouts ; cette politique s’exprima à la
conférence afro-asiatique de Bandung en 1955 et, l’année
suivante, à la conférence animée par les trois initiateurs du
non-alignement : Tito (Yougoslavie), Nasser (Égypte) et Nehru
(Inde).
Ce rôle fut renforcé par les indépendances des années 1960-
1980 puisque, désormais, les quelque 45 États africains, 53 en
comptant les îles, (ils étaient encore loin d’être tous
indépendants en 1963, au moment de la création de
l’Organisation de l’Unité africaine) allaient faire entendre leurs
voix aux Nations unies. Il nous faut ici à nouveau mobiliser la
cartographie pour bien comprendre les nouveaux enjeux :
l’Afrique était au centre des rivalités, sorte de zone tampon
essentielle courtisée à la fois par l’Est et par l’Ouest (les États-
Unis et l’Europe occidentale d’un côté, l’URSS et la Chine de
l’autre), et elle-même déchirée entre les modérés et les
radicaux (le « groupe de Monrovia » d’un côté, celui « de
Casablanca » de l’autre).
Depuis la chute du mur de Berlin (le 9 novembre 1989),
l’importance de l’Afrique dans le monde n’a pas décru. La fin
de la guerre froide, bien qu’elle ait interrompu la concurrence
directe entre les deux blocs, n’a pas mis fin au commerce des
armes. Celui-ci s’est vu redirigé vers une grande partie du
continent africain, qui s’est ainsi transformé en l’un des
principaux marchés de consommation d’armement produit
par les grandes puissances internationales. L’histoire politique
intérieure de l’Afrique, souvent tragique, est évidemment liée à
cette nouvelle donne. Il serait malhonnête de ne l’attribuer
qu’à l’impéritie des pouvoirs en place ; même si celle-ci fut et
reste trop souvent réelle, elle est de plus en plus imbriquée
dans la mondialisation économique. Cela est vrai même pour
une guerre civile qui ne relève apparemment que d’une
logique purement interne : le génocide rwandais de 19942. Les
développements récents sont en passe de faire de l’Afrique,
pour un certain nombre d’années encore, le premier
producteur mondial de pétrole (et de bien d’autres minerais de
grande valeur). C’est dire à quel point le continent, une fois de
plus, se trouve en prise avec le monde.
L’indépendance : une conquête La volonté politique
de libération nationale, aiguillonnée par la création
de l’Organisation de l’Unité africaine et les ambitions
panafricaines de Kwame Nkumah (Ghana) ou de
Barthélemy Boganda (République centrafricaine),
avait démarré partout au même moment, au début
des années 1960. Dans une grande partie de
l’Afrique, la lutte armée pour l’indépendance fut
violente et sauvagement combattue. Elle exigea à
plusieurs reprises des guerres de libération,
notamment dans les colonies portugaises contre la
dictature féroce de Salazar, qui refusait la
décolonisation. De grandes figures de leaders
politiques se détachèrent, qui furent à la pointe du
combat dans de violentes guérillas : Amilcar Cabral
en Guinée-Bissau, Agostinho Neto et Mario de
Andrade en Angola, Eduardo Mondlane au
Mozambique. La métropole ne devait céder qu’après
la révolution socialiste dite « des œillets » au
Portugal (avril 1974). En Afrique du Sud, la volonté
farouche d’en finir avec le régime inique de
l’apartheid fut animée par l’ANC à partir de 1960 et
soutenue par la figure héroïque et charismatique de
Nelson Mandela (arrêté dès 1962 et libéré en 1990),
enfin élu président de la République en 1994. Côté
britannique, l’évolution fut contrariée là où des
lobbies colons rêvaient de maintenir un régime
ségrégué : la révolte Mau-Mau au Kenya (1952-1956)
fut sévèrement réprimée sur le terrain, mais
convainquit le gouvernement de Londres de hâter
l’indépendance (1963) ; en Rhodésie, à peu près au
même moment (en 1964), la petite minorité blanche
(300 000 personnes) déclara unilatéralement son
indépendance, qui ne fut pas reconnue par
l’ancienne métropole : le pays, l’ancienne Rhodésie
du Sud, prit le nom de Zimbabwe en 1980, avec la
victoire du mouvement insurrectionnel de Joshua
Nkomo et Robert Mugabe.
Pour ce qui concerne les colonies françaises d’Afrique « noire »,
on ne peut pas dire que l’indépendance fut « octroyée ». L’idée de
la « trahison » des élites africaines de l’époque envers la cause de
l’indépendance est assez répandue chez les jeunes Africains
francophones, parce qu’il y eut davantage négociation que lutte
armée ; mais elle est fausse. La décolonisation — sauf à
Madagascar, en 1947, et au Cameroun, où les insurrections furent
réprimées dans le sang — correspondit à la conjonction d’une
série de facteurs politiques complexes montrant que la France
était plutôt en retard sur les autres métropoles. D’une part, le
« divorce » se creusa en métropole entre l’idéologie impériale
(particulièrement tenace en Algérie) et les intérêts économiques
français, qui n’avaient plus besoin de la colonisation dès lors
qu’elle entraînait plus de dépenses que de profits (notamment par
la promulgation en 1952 du Code du travail outre-mer qui se
démarquait du Code français du travail) ; d’autre part, les
réformes proposées par la conférence de Brazzaville accélérèrent le
processus politique africain. C’est ce que montre l’instauration de
la décentralisation administrative, qui provoqua la création
d’assemblées territoriales élues ouvrant la voie à la vie politique ;
cette réforme prévoyait une déconcentration des pouvoirs dans les
fédérations d’AOF et d’AEF, avec un début de participation aux
affaires des Africains sous la forme d’un collège électoral
censitaire, réservé aux « élites » modernisées en même temps
qu’aux chefs coutumiers dits « traditionnels ». Ces élus siégeaient
aux côtés du collège métropolitain élu au suffrage universel.
Chaque territoire fut doté d’un Conseil général, devenu
Assemblée territoriale en 1948, qui votait le budget et les impôts ;
le gouverneur général de la Fédération fut également assisté d’un
Grand Conseil. Malgré la mauvaise volonté des administrations
locales, les syndicats forgèrent leurs militants, les personnalités
politiques africaines se multiplièrent, les élections jouèrent leur
rôle, et la revendication nationale s’enracina dans ce qu’on
appelait encore les « territoires ». C’est ce qui se passa en AOF,
avec la création du RDA, affilié un temps au Parti communiste
français (1947), au Gabon et au Congo, au Ghana (indépendant
en 1957), au Nigeria, au Kenya, au Tanganyika… Les futurs chefs
d’État — Sékou Touré, Houphouët-Boigny, Mamadou Dia,
Léopold Sédar Senghor, Nkrumah, Kenyatta ou Nyerere et même
Léon Mba au Gabon ou Fulbert Youlou au Congo — furent des
hommes politiques au sens plein du terme. De nombreuses
élections scandèrent ces années d’apprentissage et la liberté
s’apprend vite… Sous la pression de forces politiques montantes
issues d’une jeunesse nombreuse en effervescence, la métropole
fut contrainte d’évoluer, avec la loi-cadre de 1956 (dite loi
Defferre) qui instaura le suffrage universel pour les Africains, et
décida de nommer à la tête de chaque territoire deux responsables
associés, l’un français, l’autre africain.
Il y eut à ce moment-là, du côté africain, l’espoir d’une
adéquation entre la constitution de l’État, la formation de la
nation (« moderne »), et la volonté (voire le rêve) d’autonomie
économique. Dès lors, avec le recul, on peut en déduire que
l’hypothèse d’une fédération africaine occidentale, privilégiée par
Senghor, ou l’idée des États-Unis d’Afrique équatoriale, chère à
Boganda, devenaient de plus en plus improbables, chaque
territoire ayant été encouragé depuis de longues années par la
politique coloniale à développer sa propre autonomie. De Gaulle a
néanmoins tenté en 1958 de faire chapeauter l’ensemble par une
« Communauté française » qui aurait gardé la haute main sur les
évolutions de nations structurellement liées à l’ancienne
métropole. Le vote sur la Communauté fut précédé d’une
propagande française effrénée. De Gaulle lui-même entreprit une
vaste tournée. Il fut parfois fraîchement reçu, notamment au
Sénégal, et bien entendu en Guinée, où le militant
indépendantiste Sékou Touré fit triompher le « non » au
référendum. Dès lors, déjà aux prises avec la guerre d’Algérie, De
Gaulle avait compris que l’évolution vers l’indépendance était
inéluctable à brève échéance. Elle intervint partout en 1960,
proclamée chaque fois à des dates différentes.
L’enthousiasme des fêtes de l’indépendance montre à quel
point les peuples en attendaient la délivrance, à quel point aussi
les visionnaires de l’indépendance restaient inaudibles pour les
ex-pouvoirs coloniaux : ainsi, le superbe discours de Patrice
Lumumba lors des fêtes de l’indépendance du Congo belge, le
30 juin 1960, devant le roi des Belges Baudouin3, détermina son
assassinat quelques mois plus tard à l’instigation des services
secrets belges et américains. Ce fut une grossière erreur :
contrairement à ce que pensaient alors les puissances de l’Ouest,
Patrice Lumumba n’était pas un dangereux révolutionnaire
communiste, mais avait tout du social-démocrate modéré. Sa
disparition brutale fut à l’origine de dizaines d’années de chaos
qui auraient pu être en partie évitées.
La périodisation On peut distinguer trois phases
principales qui se sont succédé au cours des
cinquante années d’indépendance.
— La période « néocoloniale »
Le projet démocratique africain se révéla irréalisable dans le
délai qui avait été imaginé initialement. Malgré les progrès d’après
guerre, l’accès à l’école restait réservé à une minorité (très
restreinte dans le secondaire) et la plupart des gens étaient
analphabètes. La classe politique, avertie mais limitée, était
déphasée par rapport au peuple. Celui-ci attendait une délivrance
immédiate que les États étaient dans l’incapacité de lui donner :
ils ne purent rompre avec l’extraversion économique qui était au
fondement du projet colonial. Cette contradiction ramena le
peuple vers un imaginaire identitaire de compensation qui a pu
donner lieu au pire (comme lors du génocide rwandais).
Le tribalisme fit des ravages, le régime présidentiel aussi. Les
peuples se jetèrent, au nom de l’État-nation à construire, entre les
mains de dictateurs qui incarnaient le contraire de l’idée
démocratique qu’ils étaient supposés importer d’Occident.
Devenus chefs d’État, ces anciens parlementaires n’eurent qu’une
idée en tête : accélérer la fabrication de la nation de façon
artificielle. D’où le parti unique, le syndicat unique (Senghor, l’un
des premiers à le faire, n’y mit fin qu’en 1975 et 1976 au
Sénégal) : c’était à l’État de construire la nation ; cela revenait
donc à nier la seconde au profit du premier. Les anciens militants
politiques se firent despotes implacables : Sékou Touré en Guinée,
Léon Mba au Gabon, Fulbert Youlou au Congo, et bien d’autres.
Les putschs (le premier, en 1963, fut l’œuvre d’Eyadema au Togo)
accélérèrent le passage à la dictature, le divorce devint évident
entre l’État et la nation. Autrement dit, la première période de
l’indépendance, que Nkrumah qualifia de « néocoloniale », fut
une phase de régression qui entraîna toutes sortes de dérives
totalitaires, civiles ou militaires, libérales ou « marxistes-
léninistes ». De plus, ces situations étaient sous-tendues par des
accords militaires plus ou moins secrets avec les anciennes
métropoles qui, selon les cas, encourageaient ou réprimaient les
putschs.
— Les années 1968-1980
Les exigences des jeunes Africains, dont le nombre était en
rapide augmentation, se précisèrent au cours de cette période. Ils
réclamaient la révision d’accords de coopération léonins et
l’africanisation des cadres, rendue possible par les énormes
progrès de l’éducation et l’explosion urbaine. Ces revendications
furent d’abord rejetées : le président sénégalais Senghor exerça
une répression violente contre les étudiants de l’université de
Dakar en 1968, et à nouveau en 1973 ; le président Houphouët-
Boigny fit de même en Côte-d’Ivoire jusqu’en 1992, et ce fut le cas
dans bien d’autres pays africains. Durant ces années, du côté
français, les institutions n’avaient le plus souvent subi qu’un
habillage de façade masquant leur continuité effective avec la
colonisation. Ainsi, le Fonds d’aide et de coopération (FAC), géré
par la Caisse centrale de coopération économique (CCCE,
devenue depuis lors l’Agence économique) et suivi de près par le
ministère français de la Coopération (où l’on continua longtemps
de parler des « pays du champ » ou encore du « pré carré »
français), avait pris la suite quasi directe du FIDES et de la CCFOM
naguère contrôlés par le ministère des Colonies : (d’où la
Françafrique).
La longue récession inaugurée par les chocs pétroliers (de 1973
et 1979) rendit la progression difficile et heurtée. Il n’empêche :
sans que ce fût immédiatement visible, et malgré la répression
sévère de régimes dictatoriaux implacables et durables (Mobutu au
Zaïre, Eyadema au Togo, etc.), le travail souterrain de
démocratisation progressait dans la société civile.
— Depuis 1989
Le tournant décisif est intervenu avec la chute du mur de
Berlin, qui libéra au moins en partie les forces sociales et
politiques intérieures jusqu’alors violemment réprimées
(explosion des « conférences nationales », dont la première se tint
au Bénin dès février 1990). La guerre froide prenant fin, les
grandes puissances ne ressentaient plus le même besoin de se
reposer sur des « pouvoirs stables » garantis par des potentats aux
ordres. Ce n’est sans doute pas un hasard si Nelson Mandela fut
libéré au même moment (février 1990). Depuis lors, les
transformations n’ont plus cessé, et la genèse d’une société civile
et politique est en marche4. Aujourd’hui, en moyenne, la
population urbaine dépasse (parfois de beaucoup, comme au
Congo-Brazzaville, au Gabon ou en Afrique du Sud) la population
rurale, mais les « remèdes » économiques imposés par le FMI et la
Banque mondiale dans les années 1990 — les PAS (politiques
d’ajustement structurel) — eurent des conséquences sociales
tragiques : écoles, universités, hôpitaux sont dans une situation
désastreuse ; la démocratisation, qui a fait des progrès évidents
dans certains pays (Mali, Bénin, Botswana…), demeure fragile
dans d’autres (Sénégal, Niger), ou encore en échec (Cameroun,
Togo, Kenya…), et surtout mal comprise : chaque opposant rêvant
de créer son propre parti, on peut compter dans certains pays
plusieurs dizaines de mini-partis d’opposition ! Dans le pire des
cas (comme dans les deux Congo), l’imbrication étroite des
intérêts des dictateurs et de leurs féaux toujours en place (mais de
plus en plus surveillés par la société) avec ceux des stratégies
internationales et des multinationales pétrolières et minières
paraît rendre la situation inextricable. Il n’empêche : l’opposition
s’organise, la presse se libère, l’assassinat de journalistes fait
dorénavant scandale, la bourgeoisie d’affaires se développe,
Internet et le téléphone portable révolutionnent l’ensemble de la
société, campagnes incluses, et de plus en plus de filles vont à
l’école (la parité est parfois même atteinte, sauf dans la plupart des
pays musulmans).
Les femmes, avenir de l’Afrique ?
Depuis la fin des années 1990, la vision de la condition
féminine en Afrique penche vers un certain « afro-optimisme ».
Les observateurs, tout en soulignant les handicaps des femmes
dans une société globalement machiste, mettent aussi en lumière
leur capacité d’invention et d’innovation. La très grande majorité
des femmes, souvent encore analphabètes à l’âge adulte, se
consacrent à la subsistance, aujourd’hui principalement en milieu
urbain. Le travail informel des femmes s’incarne essentiellement
dans les « marketwomen », qui tiennent les marchés urbains et qui
ont pris, surtout depuis l’indépendance, une importance
déterminante. Elles assurent en effet la survie de villes entières,
dont les habitants se comptent désormais en millions, en veillant
à l’approvisionnement en vivres, souvent en liaison et en
collaboration avec leurs homologues rurales. Les femmes sont
d’ailleurs désormais plus nombreuses que les hommes dans la
plupart des grandes villes africaines. On ne peut pas comprendre
comment on y survit si on occulte le rôle essentiel qu’elles jouent
dans les activités « informelles » (peu ou pas comptabilisées)
consacrées à la subsistance.
Mais il existe aussi aujourd’hui des femmes diplômées (y
compris issues des grandes universités américaines) et
responsables d’entreprises. Ainsi à Bamako (au Mali),
Mme Aminata Traoré, sociologue de formation et ancienne
ministre de la Culture, a fondé une entreprise de luxe destinée à
mettre en valeur le très bel artisanat de son pays (tissage, poteries,
vannerie, etc.) et ouvert deux restaurants de cuisine locale, d’une
qualité exceptionnelle. C’est une véritable chef d’entreprise dont
l’activité se déploie de façon autonome. Ces exemples se
multiplient, et pas seulement dans la mode, le journalisme ou
l’administration. La distorsion entre la réalité et la recherche se
traduit par un fait simple : on ne sait encore presque rien en
France de l’Association panafricaine des femmes d’affaires qui,
signe des temps, a tenu son premier congrès en 1999 à Accra
— ville où effectivement les commerçantes sont reines depuis
longtemps —, le deuxième à Addis-Abeba et le troisième… à
Orlando en Floride ! Ces femmes, que leur formation et leur
milieu inscrivent parmi les ressources vives de leur pays, savent
désormais utiliser à merveille les ressorts du capitalisme
contemporain — réseau Internet inclus évidemment — pour en
assurer la rentabilité. Le phénomène est en plein essor. C’est en
Afrique, au Liberia, qu’a été élue en 2006 la première femme chef
d’État (et pas seulement de gouvernement) : Ellen Johnson-Sirleaf,
économiste formée dans plusieurs universités américaines de
renom. On peut aussi citer la Kényane L. Muthoni Wanyeki, ex-
directrice générale du Réseau panafricain des femmes pour le
développement et la communication. Il existe par ailleurs
plusieurs congrès annuels panafricains organisés par et pour les
femmes. Bref, les femmes sont de plus en plus nombreuses à
travailler à leur propre émancipation, et beaucoup y sont d’ores et
déjà parvenues.
Villes, gouvernance et démocratie Le travail dit
« informel » de la masse des citadins (qui,
aujourd’hui, atteint environ 70 % des activités) est
apparu dès le début de la colonisation. Il fallait bien,
en effet, que quelqu’un s’occupât des affaires
domestiques de tous ceux qui étaient désormais
employés par les Blancs (en tant que cheminots,
facteurs, porteurs, maçons, artisans ou « boys »).
Cela entraîna donc une importante migration
féminine urbaine très mal contrôlée. Dans les villes
hypertrophiées, qui n’ont cessé de grossir depuis les
années 1950, les habitants ont dû inventer seuls de
nouvelles formes de citadinité, dont les processus et
les mécanismes restent largement méconnus des
services officiels. C’est pourquoi il est si difficile
aujourd’hui d’avoir recours à des solutions
urbanistiques classiques pour traiter un phénomène
hérité d’un long passé de malentendus et
d’incompréhension réciproques, entre la vie
quotidienne et concrète d’une immense majorité de
citadins, ceux des classes défavorisées, et la
gouvernance urbaine actuelle. Cette dernière cherche
à remédier à l’absence ou aux difficultés de la
démocratisation politique. Le problème, c’est que la
démocratie exige, pour bien fonctionner, une bonne
gouvernance (c’est-à-dire une gestion administrative
saine et exigeante), mais que toute « gouvernance »
sans démocratie est un leurre, car l’administration
découle du politique et non le contraire.
Les études récentes sur la ville africaine, plutôt que d’insister sur
la nécessaire « adaptation » des Africains à la ville (occidentale)
— ce qui fut le thème dominant de l’anthropologie africaniste des
années 1960-1980, pour laquelle l’Africain était par essence un
rural (ce qui a donné lieu à des clichés aussi grossiers que celui
exprimé dans le discours du président Sarkozy à Dakar) —,
mettent l’accent sur la créativité urbaine africaine ; les villes ne
sont pas pour les Africains des lieux d’adaptation, ce sont (comme
ce fut le cas toujours et partout) des lieux de syncrétisme et
d’échange. Ce ne sont pas les Africains qui devraient « s’adapter »
à un modèle urbain qui leur serait étranger (au contraire, depuis
une bonne génération, bon nombre d’enfants des villes ne sont
jamais allés à la campagne, faute de moyens), ce sont les
Occidentaux (experts de l’urbanisme inclus) qui doivent accepter
de recourir à de nouveaux instruments d’analyse pour
comprendre comment et pourquoi les citadins africains génèrent
des modèles urbains pour lesquels les instruments conceptuels
habituels s’avèrent inopérants. En d’autres termes : qu’est-ce qui
fait que des villes, qui, selon les normes occidentales, ne devraient
pas « marcher », fonctionnent ? On peut même dire qu’elles ne
fonctionnent pas si mal que cela ; en tout cas elles répondent
mieux que les campagnes aux besoins et aux demandes de
citadins en passe de devenir majoritaires (par exemple, Ibadan,
ville de plus de 3 millions d’habitants, ne compte qu’un seul feu
rouge, et pourtant la circulation automobile y fonctionne
relativement normalement). Ce qui entrave la circulation dans les
métropoles africaines (de façon parfois dramatique, comme à
Kinshasa, où les embouteillages de très longue durée font partie
de la vie quotidienne), c’est moins l’absence de signalisation que
l’insuffisance criante du réseau routier (en dépit de l’existence
d’autoroutes urbaines) face à l’augmentation exponentielle des
automobiles : hormis les grandes artères, la plupart des rues sont
encore souvent en terre.
Les espaces urbains exercent une influence déterminante sur les
processus de changements sociaux et culturels. Plus que jamais les
villes africaines sont, comme ailleurs, des lieux de médiation et de
pouvoir, et donc d’élaboration sociale et politique et d’invention
culturelle. La vie n’y est pas facile, certes, mais elle n’y est pas
désespérée.
Notes du chapitre 10
1. Blaise Diagne, député élu à l’Assemblée nationale française (selon un héritage de la
Révolution française réactivé en 1848, dont relevaient les quelques colonies rescapées du
premier empire colonial, d’avant les guerres napoléoniennes, qui avaient le droit d’élire
un représentant national), négocia cet acquis contre la promesse de lever chez les
« sujets » d’AOF les troupes nécessaires pour la guerre des tranchées. La citoyenneté des
Quatre Communes acceptait le droit civil musulman (c’est-à-dire la polygamie). C’est là
l’origine de la tolérance longtemps accordée en France métropolitaine aux ménages
polygames, y compris lors des migrations du travail d’après la Seconde Guerre mondiale.
2. On ne s’attardera pas ici sur cette grave question à propos de laquelle il existe de
nombreuses publications récentes de qualité. Retenons qu’il ne s’agit pas d’un conflit
« ethnique », mais refabriqué comme tel en raison de facteurs conjugués de nature
politique, démographique, foncière et nationaliste, manipulés aussi bien par les
colonisateurs belges que par les intellectuels nationaux. Cf. par exemple Colette
BRAECKMAN, Terreur africaine. Burundi, Rwanda, Zaïre, les racines de la violence, Fayard, Paris,
1996 ; et Les nouveaux prédateurs : politique des puissances en Afrique centrale, Aden, Bruxelles,
2009.
3. Le discours a été enregistré et est disponible à l’adresse suivante :
<www.nzolani.net/spip.php?article22>.
4. Cf., par exemple, Guy LABERTIT, Adieu, Abidjan-sur-Seine. Les coulisses du conflit ivoirien,
Autres Temps, Paris, 2010.
Conclusion
Alors comment sortir de ce cercle infernal d’infériorisation, de
dénigrement et de victimisation ? Certes, l’histoire africaine
cumule une succession impressionnante de déboires au profit de
tous ceux qui, de l’extérieur, ont profité d’elle. Mais il faut sortir
de cette représentation symbolique pour prendre à bras-le-corps
les réalités d’aujourd’hui : ce sont les autres qui ont décrété que
l’Afrique était une périphérie du monde ; aux Africains eux-
mêmes de démontrer le contraire, aux Africains de « positiver »,
en prenant conscience non pas seulement de tout ce qu’on leur a
pris, mais de tout ce qu’ils ont donné au monde. C’est aux
Africains de puiser dans leur force commune la confiance dans
leurs capacités, qui sont immenses : il faut trouver les moyens
d’exploiter les forces vives de peuples qui ont toujours su résister à
tant d’assauts. Le continent est riche d’une population encore en
pleine croissance, jeune, dynamique et inventive, et de ressources
productives exceptionnelles. Le travail social et politique est en
marche. Il a été, entre autres, rendu possible par la croissance
exponentielle, en dépit d’énormes difficultés, de la scolarisation,
et par une volonté de démocratisation qui s’est affirmée depuis les
années 1990, avec la fin de la guerre froide et les conférences
nationales, en dépit là aussi de multiples obstacles. La société
civile et politique est de plus en plus différenciée et désormais
majoritairement urbaine ; les classes moyennes sont en plein
essor, de moins en moins disposées à supporter les régimes
dictatoriaux de naguère. L’explosion de l’information et de la
communication (Internet, portables et mobiles, techniques
informatiques) rend les intellectuels africains de plus en plus
attentifs et perméables aux apports de la diaspora. Des esprits
libres commencent à être entendus dedans comme dehors, qui
appellent à un travail social interne. Ce travail social est, hélas, de
longue haleine, il va être dur, sans doute sujet à des pannes voire
à des régressions ; mais il a lieu en ce moment même, et reste très
méconnu des médias internationaux qui se détachent pourtant du
schéma « afro-pessimiste » qui condamnait jusqu’alors ce
continent à la périphérisation. Il est frappant de constater qu’au
même moment ce sont des auteurs africains de renom, écrivains1
comme artistes2, qui insistent sur la nécessité de reprendre les
choses de l’intérieur, afin de repenser et de restructurer leurs
propres sociétés sans concession ni facilité.
À envisager l’Afrique sur le très long terme, on comprend aussi
à quel point la colonisation fut brève, et la durée de
l’indépendance plus brève encore. Ce fut un moment essentiel en
raison des incidences politiques et culturelles énormes qu’elle a
engendrées. Mais on saisit la futilité qu’il y a à vouloir, en
détachant cette période du reste de l’histoire africaine, mesurer les
aspects « positifs » ou « négatifs » du fait colonial. La colonisation
et ses effets — quels qu’ils soient — ne peuvent être appréciés
qu’au regard de la place somme toute limitée qu’elle occupe dans
l’histoire africaine — et dans l’histoire du monde. Compte tenu
de la conjonction des courants et des événements antérieurs, bref,
de l’ensemble du contexte historique, ce fut sans doute un
moment devenu inévitable des rapports de force tels qu’ils
s’étaient établis à l’époque. Notre métier d’historien n’est pas de
juger, mais de comprendre. Il est aussi, face à un continent si
vivant, de mesurer là où nous en sommes aujourd’hui et
d’envisager des manières d’agir sur un futur encore très indécis, en
fonction d’héritages d’une extraordinaire diversité et, partant,
d’une très grande richesse.
Aujourd’hui comme hier, le rôle international de l’Afrique reste
très important. On a vu que la fin de la guerre froide, en
interrompant l’affrontement entre les deux grands blocs, avait fait
du continent l’un des principaux marchés mondiaux de
consommation des armes ; il en va de même pour le trafic de
drogue. Mais ces écueils très menaçants ne doivent pas masquer
les éléments d’espoir. Grâce à la flambée du cours des matières
premières (un tiers des ressources minières de la planète se
trouvent en Afrique), mais aussi grâce à des mutations profondes,
l’Afrique au sud du Sahara connaît un processus de croissance
rapide (de l’ordre de 5 % par an) en dépit de la crise mondiale.
Près de la moitié de ses habitants habitent dans des villes contre
28 % en 1980. Cela pose des problèmes de logistique, mais cela
ouvre des marchés de consommation intérieure considérables.
Entre 1990 et 2008, la part de l’Asie dans les échanges
commerciaux a triplé (28 %), égalant désormais celle de l’Europe,
qui s’est effondrée (51 % en 1990). L’Afrique compte aujourd’hui
plus de foyers appartenant à la classe moyenne que l’Inde (rapport
du Global Institute McKinsey, 2010). Les observateurs pressentent
un décollage économique imminent.
Les atouts sont donc réels. Reste à faire de l’Afrique dans son
ensemble le groupe politique de pression internationale dont
Kwame Nkrumah rêvait déjà à l’indépendance et qu’elle devrait
en toute logique constituer par rapport aux autres puissances. Des
personnalités et des groupes africains solides et prestigieux s’y
emploient désormais ; c’est par exemple le cas de la fondation
panafricaine créée par Alpha Oumar Konaré, ancien président du
Mali puis de l’OUA (aujourd’hui UA, Union africaine), en liaison
avec l’Afrique du Sud et sa Renaissance africaine, qui voudrait
éviter les polarisations centrifuges qui se dessinent soit autour du
nord soit autour du sud du continent. Mais les obstacles sont
nombreux, à commencer par la mégalomanie de certains chefs
d’État comme Kadhafi en Libye, qui s’oppose au travail déjà
ancien de la SADC (Southern African Development Community)
en Afrique australe. Le régionalisme demeure fort, qui tend à
différencier assez nettement quatre territoires issus de l’histoire :
l’Afrique du Nord, l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique centro-orientale
et l’Afrique australe. Cette partition en quatre grandes régions sera
peut-être, qui sait, une étape nécessaire. Il faut pour le moment
laisser travailler ces forces en marche et pourtant quasiment
ignorées en Occident. Alors il sera éventuellement possible non
seulement de parler de « réparations », mais de les obtenir. Car le
gros problème demeure l’inadéquation entre les aspirations, voire
les volontés, des populations (en matière de santé, d’éducation, de
transparence électorale, etc.) et la très fréquente corruption d’une
nomenklatura politique décalée par rapport aux réalités, et qui a
gangrené la société par l’essor d’un clientélisme éhonté (qui
existait certes déjà avant, mais qui a été « modernisé »).
L’économie « officielle » est fragile, et la grande majorité des gens
ont coutume de vivre selon l’article 15 d’une Constitution qui
n’en possède que 14 (plaisanterie usuelle dans les deux Congo, où
l’on ne manque pas d’humour) : autrement dit, la
« débrouillardise » et les activités dites informelles (c’est-à-dire
non contrôlées) demeurent la condition de la survie de la plupart
des Africains. On ne peut qu’être admiratif devant la vitalité et la
créativité d’une population (qui dépasse aujourd’hui le milliard
d’individus, dont 800 000 vivent au sud du Sahara) dont plus des
trois quarts, désormais, ont moins de 25 ans et sont nés largement
après l’indépendance. L’Occident en apprécie la musique et la
danse, sans percevoir qu’elles ne constituent pas une fin en soi,
mais qu’elles sont les moyens d’expression d’une dynamique
profondément politique.
Aucun jugement définitif ne peut être porté. L’Afrique du Sud
est là pour montrer que, en dépit des énormes difficultés encore
existantes, ses habitants ont su, en l’espace de quarante ans,
changer de fond en comble leur pays, même si la route est encore
longue. C’est tout le problème de l’avenir du continent. C’est une
question de temps, mais des accélérations imprévisibles ne sont
pas à exclure. Elles dépendent des progrès de l’éducation, car la
plupart des gens ignorent encore qu’ils peuvent se passer de leurs
potentats. Comme le prévoit Achille Mbembe : « Le temps de
l’Afrique viendra. Il est peut-être proche. Mais, pour en précipiter
l’avènement, on ne pourra guère faire l’économie de nouvelles
formes de lutte3. »
Notes de la conclusion 1. Cf., entre autres, Célestin MONGA, Nihilisme et négritude, Gallimard, Paris,
2009 ; et Moussa KONATÉ, L’Afrique noire est-elle maudite ? Fayard, Paris, 2010.
2. Par exemple, l’Ivoirien Tiken Jah Fakoly qui vit au Mali sort African Revolution, un
album reggae qui invite au changement et à l’éveil des consciences en Afrique.
3. Achille MBEMBE, Télérama, 16 octobre 2010, p. 20. Mbembe est l’un des principaux
penseurs francophones actuels. Camerounais en exil, il est chercheur en Afrique du Sud.
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