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Ainsiresonnel'Echoinfinides Hosseini, Khaled

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Ainsiresonnel'Echoinfinides Hosseini, Khaled

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DU MÊME AUTEUR

Les Cerfs-volants de Kaboul, Belfond, 2005 ;


10/18, 2006
Mille soleils splendides, Belfond, 2007 ;
10/18, 2009
Les Cerfs-volants de Kaboul (Roman
graphique), Belfond, 2011

Vous pouvez consulter le site de


l’auteur
aux adresses suivantes :
www.khaledhosseini.com
www.khaledhosseinifoundation.org
KHALED HOSSEINI

AINSI RÉSONNE
L’ÉCHO INFINI
DES
MONTAGNES
Traduit de l’américain
par Valérie Bourgeois
Ce livre est dédié à Haris et
Farah,
tous deux le noor de mes yeux,
ainsi qu’à mon père, qui aurait
été fier.
À Elaine
Par-delà les idées du bien
et du mal,
Il y a un champ.
Je t’y retrouverai.
Djalâl Od-Dîn
e
Rûmî, XIII siècle
1

Automne 1952
, je
BIEN. VOUS VOULEZ UNE HISTOIRE

vais vous en raconter une. Mais


seulement une. Inutile de m’en réclamer
une autre ensuite. Il est tard et un long
voyage nous attend demain, Pari et moi.
Vous aurez besoin de dormir cette nuit.
Oui, toi aussi, Abdullah. Je compte sur
toi, mon garçon, pendant que ta sœur et
moi nous serons partis. Tout comme ta
mère. Bon, une histoire, donc. Écoutez-
moi, tous les deux. Écoutez-moi bien et
ne m’interrompez pas.
Il était une fois, à l’époque où les
divs, les djinns et les géants erraient sur
la terre, un fermier du nom de Baba
Ayub, qui habitait avec les siens dans un
petit village appelé Maidan Sabz. Parce
qu’il avait une famille nombreuse à
nourrir, il menait une vie de dur labeur.
Chaque jour, il travaillait de l’aube
jusqu’au coucher du soleil, labourant
son champ, retournant et bêchant la terre,
prenant soin de ses maigres pistachiers.
Quelle que soit l’heure, on le voyait
dehors, plié en deux, le dos aussi courbé
que la faucille qu’il faisait aller et venir
à longueur de temps. Ses mains sans
cesse calleuses saignaient souvent, et
chaque nuit, le sommeil l’emportait dès
l’instant où sa joue touchait l’oreiller.
À cet égard, je dois dire qu’il n’était
pas le seul, loin de là. La vie à Maidan
Sabz était difficile pour tout le monde. Il
y avait d’autres villages plus fortunés au
nord, dans des vallées avec des arbres
fruitiers, des fleurs et des ruisseaux où
s’écoulait une eau fraîche et limpide.
Mais Maidan Sabz était un lieu désolé
qui ne ressemblait pas le moins du
monde à l’image suggérée par son nom,
le « champ vert ». Situé dans une morne
plaine poussiéreuse bordée de
montagnes abruptes, il était balayé par
un vent brûlant qui vous soufflait de
fines particules dans les yeux. Trouver
de l’eau y relevait d’un combat de tous
les jours, parce que les puits, même les
plus profonds, s’asséchaient souvent.
Certes, il y avait une rivière, mais les
villageois devaient effectuer une demi-
journée de marche pour l’atteindre, et
quand bien même ils le faisaient, elle ne
charriait toute l’année que des eaux
boueuses. Et après dix années de
sécheresse, elle aussi s’asséchait.
Disons simplement que les gens de
Maidan Sabz s’échinaient deux fois plus
que les autres pour gagner à grand-peine
deux fois moins.
Malgré ça, Baba Ayub s’estimait bien
loti car il avait une famille à laquelle il
tenait plus qu’à tout. Il chérissait sa
femme, ne haussait jamais le ton face à
elle et la frappait encore moins. Au
contraire, il appréciait ses conseils et
puisait un plaisir sincère dans sa
compagnie. Il avait aussi le bonheur de
compter autant d’enfants que les doigts
de la main – deux filles et trois fils,
qu’il aimait tous profondément. Les
premières, en plus d’être dévouées et
gentilles, avaient bon caractère et bonne
réputation. Quant aux seconds, auxquels
il avait appris la valeur de l’honnêteté,
du courage, de l’amitié et du travail
effectué sans se plaindre, ils lui
obéissaient comme doivent le faire des
fils respectueux et l’aidaient à cultiver
son champ.
Bien qu’il fût attaché à tous ses
enfants, Baba Ayub éprouvait en secret
une affection particulière pour l’un
d’entre eux – son fils Qais. Benjamin de
la fratrie, Qais était un petit garçon de
trois ans aux yeux bleu foncé qui
charmait quiconque le rencontrait par
son rire espiègle. C’était aussi l’un de
ces enfants si pleins d’énergie qu’ils
vident les autres de la leur.
L’apprentissage de la marche lui avait
procuré un tel ravissement qu’il avait
commencé à s’y adonner toute la
journée, lorsqu’il était éveillé, et
ensuite, ce qui était plus gênant, la nuit
dans son sommeil. Il sortait de la maison
familiale en pisé et déambulait dans
l’obscurité sous le clair de lune.
Évidemment, ses parents s’inquiétaient.
Et si jamais il tombait dans un puits ?
S’il venait à se perdre ? Ou, le pire de
tout, s’il se faisait attaquer par l’une des
créatures qui rôdaient le soir dans les
plaines ? Ils essayèrent de nombreux
remèdes, dont aucun ne se révéla
efficace. Au bout du compte, la solution
que trouva Baba Ayub fut toute simple
– comme le sont souvent les meilleures
solutions : il ôta la petite cloche
accrochée au cou de l’une de ses
chèvres et l’attacha à la place à celui de
Qais. Elle ne manquerait pas ainsi
d’éveiller quelqu’un si jamais son fils se
levait en pleine nuit. Au bout d’un
moment, les crises de somnambulisme
de l’enfant cessèrent, mais il s’enticha
de sa clochette et refusa de s’en séparer.
Et c’est ainsi que, même si elle ne
remplissait plus son office originel, elle
resta fixée à une ficelle autour de son
cou. Quand Baba Ayub rentrait après
une longue journée de travail, Qais se
précipitait hors de la maison et se jetait
contre son ventre, la clochette tintant à
chacun de ses petits pas. Son père le
prenait dans ses bras et le ramenait à
l’intérieur, où Qais le regardait avec
attention se laver, avant de s’asseoir à
côté de lui pour le dîner. À la fin du
repas, Baba Ayub sirotait son thé et
observait sa famille en imaginant le jour
où tous ses enfants se marieraient et lui
donneraient des petits-enfants, et où il
serait le fier patriarche d’une
progéniture encore plus nombreuse.
Hélas, Abdullah et Pari, le temps du
bonheur prit fin pour Baba Ayub.
Un jour, un div arriva à Maidan Sabz.
À mesure qu’il approchait du village en
provenance des montagnes, la terre se
mettait à trembler sous ses pieds. Les
villageois laissèrent tomber leurs pelles,
leurs houes et leurs haches pour s’enfuir
en courant et s’enfermer dans leur
maison, où ils se blottirent les uns contre
les autres. Lorsque le fracas cessa,
l’ombre du div assombrit le ciel au-
dessus de Maidan Sabz. On raconte que
des cornes incurvées lui poussaient sur
la tête et que des poils rêches et noirs
recouvraient ses épaules et sa puissante
queue. On raconte que ses yeux
brillaient d’une lueur rouge – mais
personne n’en était sûr, voyez-vous, du
moins personne de vivant, car le div
mangeait sur-le-champ ceux qui osaient
lui jeter le moindre regard. Pour cette
raison, les villageois gardèrent sagement
les yeux rivés au sol.
Tous savaient pourquoi le div était là.
Ils avaient entendu le récit de ses visites
à d’autres villages et ne pouvaient que
s’étonner d’avoir échappé si longtemps
à son attention. Peut-être que leur pauvre
et rude existence avait joué en leur
faveur, raisonnaient-ils. Leurs enfants
n’étaient pas aussi bien nourris
qu’ailleurs et n’avaient pour ainsi dire
que la peau sur les os. Mais même ainsi,
la chance avait fini par tourner.
Maidan Sabz trembla et retint son
souffle. Les familles priaient pour que le
div passe devant leur maison sans
s’arrêter, sachant qu’elles devraient lui
donner un de leurs enfants s’il tapait sur
leur toit. Il le jetterait dans un sac,
balancerait celui-ci sur son épaule et
s’en repartirait là d’où il venait. Nul ne
reverrait jamais le pauvre petit. Et si des
parents avaient le malheur de refuser, le
div s’emparait de toute leur progéniture.
Où les emmenait-il ? Dans son fort,
qui se dressait au sommet d’une
montagne escarpée, loin de Maidan
Sabz. Il fallait traverser des vallées,
plusieurs déserts et deux chaînes de
montagnes avant de l’atteindre, et quel
être sain d’esprit y serait allé en ayant la
certitude de mourir à l’arrivée ? Le bruit
courait que le fort était empli de cachots
aux murs couverts de couteaux de
boucher. Que des crochets à viande
pendaient des plafonds. Qu’il y avait des
broches géantes et des brasiers. Et que
s’il surprenait un intrus, le div pouvait
surmonter son aversion pour la chair des
adultes.
Vous aurez deviné, je suppose, quel
toit reçut le coup redouté. En
l’entendant, Baba Ayub laissa échapper
un cri de détresse et sa femme
s’évanouit. Les enfants pleurèrent de
terreur, et aussi de chagrin, parce qu’ils
étaient sûrs désormais que l’un d’entre
eux était perdu. La famille avait jusqu’à
l’aube pour effectuer son offrande.
Comment vous décrire le supplice que
vécurent Baba Ayub et sa femme ce
soir-là ? Aucun parent ne devrait avoir à
faire un tel choix. Veillant à ne pas être
entendus de leurs enfants, tous deux
discutèrent de la conduite à adopter. Ils
parlèrent et pleurèrent, encore et encore.
Toute la nuit, ils balancèrent, mais
l’aube approcha sans qu’ils aient pris de
décision – ce qui était peut-être le
souhait du div, car si elles se
prolongeaient trop, ces tergiversations
lui vaudraient d’avoir cinq enfants au
lieu d’un seul. Au bout du compte, Baba
Ayub alla ramasser cinq cailloux de
taille et de forme identiques juste devant
chez lui. Sur chacun d’eux, il écrivit le
nom d’un enfant, et lorsqu’il eut fini, il
les fourra tous dans un sac en toile qu’il
tendit à sa femme. Elle frémit comme
s’il avait renfermé un serpent venimeux.
— Je ne peux pas, dit-elle à son mari
en secouant la tête. Je ne peux pas être
celle qui choisit. Je ne le supporterai
pas.
— Moi non plus…, commença Baba
Ayub.
Mais au même instant, il vit par la
fenêtre que le soleil allait bientôt
émerger à l’est derrière les montagnes.
Le temps leur était compté. Il contempla
ses cinq enfants d’un air abattu. Un doigt
devait être coupé pour sauver la main. Il
ferma les yeux et tira un caillou au sort.
Là encore, je suppose, vous aurez
deviné lequel Baba Ayub sortit du sac.
Lorsqu’il vit le nom inscrit dessus, il
tourna son visage vers le ciel et poussa
un cri. Puis, le cœur brisé, il souleva
son plus jeune fils, et Qais, qui avait une
foi absolue en lui, enroula joyeusement
les bras autour de son cou. Ce ne fut que
lorsque son père le déposa hors de la
maison et ferma la porte que l’enfant
comprit que quelque chose ne tournait
pas rond. Il supplia en pleurant qu’on le
laisse rentrer et martela le battant de ses
petits poings. Baba Ayub resta adossé à
ce dernier, les yeux fermés, en larmes.
— Pardonne-moi, pardonne-moi,
répéta-t-il à voix basse alors que le sol
vibrait sous les pas du div.
Son fils hurla. La terre trembla et
trembla tandis que le démon s’éloignait
de Maidan Sabz. Enfin, il disparut. Tout
redevint immobile et le silence se fit,
troublé seulement par les pleurs de Baba
Ayub, qui suppliait Qais de lui
pardonner.
Abdullah, ta sœur s’est endormie.
Couvre-lui les pieds. Voilà. Parfait.
Peut-être devrais-je m’arrêter là. Non ?
Tu veux que je continue ? Tu en es sûr,
mon garçon ? Très bien.
Où en étais-je ? Ah oui. Quarante
jours de deuil s’ensuivirent. Tous les
jours, les voisins préparaient des plats
pour la famille et veillaient avec Baba
Ayub et les siens. Ils apportaient ce
qu’ils pouvaient, du thé, des sucreries,
du pain, des amandes, ainsi que leurs
condoléances et leur compassion. Mais
c’était à peine si Baba Ayub arrivait à
dire simplement merci. Il pleurait, assis
dans un coin, et des torrents de larmes
s’écoulaient de ses yeux comme s’il
avait voulu mettre fin lui-même à la
sécheresse que subissait le village. On
ne souhaiterait pas au pire des hommes
de connaître une telle souffrance.
Plusieurs années se succédèrent. La
sécheresse continua et Maidan Sabz
sombra dans une pauvreté encore plus
grande. Plusieurs bébés moururent de
soif au berceau. Le niveau d’eau dans
les puits baissa encore et la rivière
s’assécha, contrairement à la détresse de
Baba Ayub, qui telle une rivière enflait à
chaque jour qui passait. Il n’était plus
d’aucune aide à sa famille. Il ne
travaillait pas, ne priait pas, ne mangeait
presque plus rien. Sa femme et ses
enfants le supplièrent – en vain. Ses fils
durent prendre le relais, car il se
contentait de rester assis au bord de son
champ, silhouette solitaire et misérable
au regard tourné vers les montagnes. Il
cessa de parler aux villageois qui, lui
semblait-il, marmonnaient dans son dos
et le traitaient de lâche pour avoir
abandonné son fils de si bon cœur. Qui
le considéraient comme un père indigne.
Un vrai père aurait combattu le div et
serait mort en défendant les siens.
Il se confia un soir à sa femme.
— Mais pas du tout ! protesta-t-elle.
Personne ne te traite de lâche.
— Je les entends.
— C’est ta propre voix que tu entends,
mon époux.
Elle ne lui avoua pas cependant que
les villageois chuchotaient en effet dans
son dos – mais pour dire qu’il avait
peut-être perdu la raison.
Et puis un jour, il leur montra qui il
était. Il se leva à l’aube sans éveiller sa
femme et ses enfants, et, après avoir
glissé quelques morceaux de pain dans
un sac, enfilé ses chaussures et attaché
sa faux à sa taille, il se mit en route.
Il marcha longtemps, très longtemps.
Le jour, il cheminait jusqu’à ce que le
soleil ne soit plus qu’une faible lueur
rouge à l’horizon. La nuit, il dormait
dans des grottes pendant que le vent
sifflait au-dehors, ou bien près d’une
rivière, sous un arbre ou à l’abri d’un
amas rocheux. Il mangea son pain, puis
ce qu’il put trouver – des baies
sauvages, des champignons, des
poissons qu’il attrapait à mains nues
dans les ruisseaux. Il lui arriva aussi de
ne pas manger du tout. Jamais il ne
s’arrêta cependant. Lorsque des passants
lui demandaient où il allait et qu’il leur
répondait, certains éclataient de rire,
d’autres pressaient le pas de peur
d’avoir affaire à un fou, et d’autres
encore priaient pour lui, car eux aussi
avaient perdu un enfant à cause du div.
Baba Ayub gardait la tête baissée et
avançait. Quand ses chaussures
tombèrent en lambeaux, il les fixa à ses
pieds avec de la ficelle. Puis la ficelle
elle-même se rompit, alors il continua
pieds nus. Il traversa ainsi des déserts,
des vallées et des montagnes.
Enfin, il atteignit celle au sommet de
laquelle se dressait le fort du div. Il était
si impatient de mener à bien sa quête
qu’il ne se reposa pas et entama aussitôt
l’ascension. Ses habits n’étaient plus
que des haillons, il avait les pieds
ensanglantés et les cheveux poussiéreux,
mais sa résolution demeurait sans faille.
Les aspérités des rochers lui entaillèrent
la plante des pieds. Des rapaces lui
donnèrent des coups de bec sur la joue
lorsqu’il passa près de leur nid. De
violentes bourrasques manquèrent
l’arracher au flanc de la montagne. Et
pourtant il s’obstina, escaladant un
rocher après l’autre jusqu’à ce qu’il
parvienne devant un lourd portail. Il jeta
une pierre contre le battant.
— Qui a osé ? tonna le div depuis sa
forteresse.
Baba Ayub se présenta.
— Je viens du village de Maidan
Sabz, ajouta-t-il.
— Souhaites-tu mourir ? Tu dois en
avoir envie pour me déranger chez moi !
Qu’est-ce qui t’amène ?
— Je suis venu te tuer.
Un silence s’ensuivit derrière le
portail. Puis celui-ci s’entrouvrit, et le
div apparut, menaçant, dans toute sa
gloire cauchemardesque.
— Vraiment, dit-il d’une voix qui
résonna comme un coup de tonnerre.
— Oui. D’une façon ou d’une autre,
l’un de nous doit mourir aujourd’hui.
L’espace d’un instant, le div parut prêt
à s’emparer de Baba Ayub et à
l’achever d’un simple coup de ses dents
aussi tranchantes que des dagues. Mais
quelque chose le fit hésiter. Il plissa les
yeux. Peut-être était-ce la folie des
propos que lui tenait ce vieillard. Peut-
être était-ce son apparence, ses habits
déchiquetés, son visage en sang, la
poussière qui le maculait de la tête aux
pieds, les entailles ouvertes sur sa peau.
Ou peut-être était-ce son regard, dans
lequel il ne lisait pas la moindre peur.
— D’où viens-tu, m’as-tu dit ?
— De Maidan Sabz.
— Ce doit être loin d’ici, ça, à en
juger par ton état.
— Je ne suis pas venu perdre mon
temps à palabrer. Je suis venu…
Le div leva une main griffue.
— Oui, oui, tu es venu me tuer. Je
sais. Mais avant ça, tu peux sûrement
m’accorder quelques dernières paroles.
— Très bien, répondit Baba Ayub.
Mais seulement quelques-unes.
— Je te remercie, dit le div en
souriant. Puis-je te demander quel mal je
t’ai fait pour mériter un tel châtiment ?
— Tu m’as pris mon plus jeune fils. Il
était ce que j’avais de plus cher au
monde.
Le div grogna et se tapota le menton.
— J’ai pris beaucoup d’enfants à
beaucoup de pères…
Baba Ayub saisit sa faux avec rage.
— Alors je les vengerai eux aussi.
— Je dois avouer que ton courage me
laisse admiratif.
— Tu ne connais rien au courage. Le
courage suppose un enjeu. Moi, je n’ai
rien à perdre.
— Si, ta vie.
— Tu me l’as déjà prise.
Le div grogna encore et examina Baba
Ayub d’un air pensif.
— Très bien, dit-il au bout d’un
moment. Je vais t’accorder ton duel. Je
te demande juste de me suivre.
— Fais vite, répliqua Baba Ayub. Je
perds patience.
Mais le div se dirigeait déjà vers un
corridor gigantesque, et Baba Ayub
n’eut pas d’autre choix que de lui
emboîter le pas. Ils longèrent un dédale
de couloirs dont les plafonds, tous
soutenus par d’énormes colonnes,
effleuraient presque les nuages. Ils
passèrent par d’innombrables cages
d’escaliers, traversèrent des chambres
assez grandes pour contenir tout Maidan
Sabz. Ils marchèrent ainsi jusqu’à ce que
le div entraîne Baba Ayub dans une salle
immense au bout de laquelle était tendu
un rideau.
— Approche, dit-il.
Baba Ayub vint se poster près de lui.
Le div écarta le rideau. Derrière, une
fenêtre surplombait un immense jardin.
Bordé de rangées de cyprès au pied
desquels poussaient des fleurs de toutes
les couleurs, il s’agrémentait de bassins
carrelés de bleu, de terrasses en marbre
et de pelouses luxuriantes. Baba Ayub
remarqua aussi les haies superbement
taillées, les fontaines où l’eau
gargouillait à l’ombre de grenadiers.
Jamais il n’aurait pu imaginer un si bel
endroit.
Mais ce qui le bouleversa le plus, ce
fut la vue des enfants qui gambadaient et
s’amusaient là. Ils se pourchassaient
dans les allées et autour des arbres,
jouaient à cache-cache derrière les
haies. Baba Ayub les observa jusqu’à ce
qu’il trouve ce qu’il cherchait. Il était
là ! Son fils, Qais, vivant et en pleine
forme. Il avait grandi et ses cheveux
étaient plus longs que dans le souvenir
qu’il en gardait. Vêtu d’une belle
chemise blanche et d’un élégant
pantalon, il riait joyeusement en courant
après deux de ses camarades.
— Qais, murmura Baba Ayub, dont le
souffle embua le carreau de la fenêtre.
Puis il cria le nom de son fils.
— Il ne peut pas t’entendre, dit le div.
Ni te voir.
Baba Ayub sauta en agitant les bras et
en tapant contre la fenêtre, jusqu’à ce
que le div referme le rideau.
— Je ne comprends pas. Je croyais…
— C’est ta récompense.
— Explique-toi.
— Je t’ai obligé à passer un test.
— Un test ?
— J’ai mis ton amour à l’épreuve.
C’était un défi très dur, je le reconnais,
et je mesure le prix que tu as dû payer.
Mais tu as réussi. Voilà ta récompense.
Et la sienne.
— Et si je n’avais choisi aucun de mes
enfants ? Si j’avais refusé de me
soumettre à ton test ?
— Alors les cinq auraient péri. De
toute façon, cela aurait été une
malédiction pour eux d’avoir été
engendrés par un homme faible, un lâche
qui aurait préféré les voir tous mourir
plutôt que de faire peser un tel fardeau
sur sa conscience. Tu dis que tu n’as pas
de courage, mais j’en vois en toi. Ce que
tu as fait, la responsabilité écrasante que
tu as accepté de porter, cela en
supposait beaucoup. Pour cela, je te
respecte.
Baba Ayub tira faiblement sur sa faux,
mais elle glissa de sa main et heurta le
sol en marbre avec fracas. Ses genoux se
dérobèrent sous lui et il dut s’asseoir.
— Ton fils ne se souvient pas de toi,
continua le div. Telle est sa vie, à
présent, et tu as été toi-même témoin de
son bonheur. Ici, on lui sert les meilleurs
mets et on lui fournit les plus beaux
habits. On lui témoigne de l’amitié et de
l’affection. On lui enseigne les beaux-
arts, les langues étrangères et les
sciences, ainsi que les voies de la
sagesse et de la charité. Il ne manque de
rien. Un jour, lorsqu’il sera un homme, il
choisira peut-être de partir et il sera
libre de le faire. Je pense qu’il
influencera alors le cours de nombreuses
vies par sa gentillesse et qu’il apportera
le bonheur à ceux qui vivent enfermés
dans leur chagrin.
— Je veux le voir, dit Baba Ayub. Je
veux le ramener à la maison.
— Vraiment ?
Baba Ayub leva les yeux vers le div.
La créature s’approcha d’un cabinet
près du rideau et sortit un sablier de l’un
des tiroirs. Au fait, sais-tu ce qu’est un
sablier, Abdullah ? Oui ? Très bien. Le
div sortit donc un sablier, le retourna et
le posa aux pieds de Baba Ayub.
— Je t’autoriserai à repartir avec ton
fils, dit-il. Mais si tel est ton choix, il ne
pourra jamais revenir ici. Et si tu le
laisses, c’est toi qui ne pourras jamais
revenir ici. Quand le sable se sera
écoulé, je te demanderai quelle est ta
décision.
Sur ce, le div sortit de la salle,
laissant de nouveau Baba Ayub face à un
douloureux dilemme.
Je vais le ramener chez moi, songea-t-
il aussitôt. C’était ce qu’il désirait le
plus au monde, de toutes les fibres de
son être. Il avait rêvé tant de fois de cet
instant. Serrer de nouveau le petit Qais
dans ses bras, embrasser sa joue et
sentir la douceur de ses mains dans les
siennes. Et pourtant… si Qais rentrait
avec lui à la maison, quelle vie
l’attendrait à Maidan Sabz ? Celle d’un
paysan comme lui, dans le meilleur des
cas, et guère mieux. Enfin, à supposer
qu’il ne succombe pas à la sécheresse, à
l’image de tant d’autres enfants du
village. Pourrais-tu te le pardonner, se
demanda Baba Ayub, en ayant
conscience de l’avoir arraché par
égoïsme à une vie opulente qui lui
ouvrait tant de portes ? D’un autre côté,
s’il abandonnait Qais derrière lui,
comment pourrait-il supporter de savoir
son garçon en vie, de connaître l’endroit
où il habitait, et de ne pas avoir le droit
de lui rendre visite ? Comment le
pourrait-il ? Baba Ayub pleura. De
désespoir, il saisit le sablier et le jeta
contre le mur, où l’instrument se
fracassa en mille morceaux en répandant
son sable par terre.
Lorsqu’il revint dans la salle, le div le
trouva debout devant le verre brisé, les
épaules affaissées.
— Tu es une bête cruelle, dit Baba
Ayub.
— Quand on a vécu aussi longtemps
que moi, on constate que la cruauté et la
bienveillance ne sont que des nuances
d’une même couleur. As-tu fait ton
choix ?
Baba Ayub sécha ses larmes, ramassa
sa faux et l’attacha à sa taille.
Lentement, il se dirigea vers la porte, la
tête baissée.
— Tu es un bon père, dit le div quand
Baba Ayub passa près de lui.
— Je te souhaite de rôtir dans les
flammes de l’enfer pour ce que tu m’as
infligé, répliqua le vieillard d’un ton las
en sortant de la pièce.
Il longeait le couloir lorsque le div le
rappela.
— Tiens, dit-il en lui remettant une
petite fiole en verre remplie d’un liquide
sombre. Bois ça sur le chemin du retour.
Adieu.
Baba Ayub prit la fiole et partit sans
un mot.
Une longue période s’écoula. La
femme de Baba Ayub guettait son mari
– de même que lui avait guetté le retour
de Qais –, mais son espoir de le voir
revenir s’amenuisait avec le temps.
Déjà, les gens du village parlaient de lui
au passé. Et puis, un jour qu’elle était
assise par terre au bord du champ
familial, une prière au bord des lèvres,
elle aperçut une silhouette qui s’avançait
vers Maidan Sabz en provenance des
montagnes. À la vue de cet homme
maigre aux habits en lambeaux, au
regard cave et aux tempes creusées, elle
crut d’abord à un derviche perdu, et ce
ne fut que lorsqu’il s’approcha qu’elle
reconnut son mari. Son cœur bondit de
joie et elle poussa un cri de
soulagement.
Après qu’il se fut lavé et qu’on lui eut
donné à boire et à manger, Baba Ayub
s’allongea chez lui, entouré de
villageois qui le bombardaient de
questions.
— Où es-tu allé, Baba Ayub ?
— Qu’as-tu vu ?
— Que t’est-il arrivé ?
Il ne put leur répondre, parce qu’il ne
se souvenait de rien – ni de son voyage,
ni de la montagne du div, ni de sa
discussion avec ce dernier, ni du grand
palais et de la vaste salle avec le rideau.
Il était comme au sortir d’un rêve déjà
oublié. De même, il ne se souvenait ni
du jardin secret, ni des enfants, ni surtout
de Qais jouant entre les arbres avec ses
amis. Il cligna d’ailleurs les yeux,
perplexe, lorsque quelqu’un mentionna
ce dernier.
— Qui ça ? demanda-t-il, sans se
rappeler avoir jamais eu un fils du nom
de Qais.
Comprends-tu, Abdullah, en quoi le
geste du div était charitable ? La potion
qui a fait perdre la mémoire à Baba
Ayub était sa récompense pour avoir
réussi le deuxième test.
Ce printemps-là, des nuages crevèrent
enfin au-dessus de Maidan Sabz et
déversèrent non pas la petite bruine des
années précédentes, mais une forte, une
très forte averse. Le village assoiffé se
leva pour saluer l’arrivée de cette eau.
Toute la journée, la pluie tambourina sur
les toits, noyant les autres bruits. De
grosses gouttes tombaient de la pointe
des feuilles. Les puits se remplirent et le
niveau de la rivière monta. Les
montagnes à l’est verdirent. Les fleurs
sauvages s’épanouirent et pour la
première fois depuis bien des années,
les enfants s’amusèrent dans l’herbe et
les vaches purent paître. Tout le monde
se réjouissait.
Lorsque la pluie cessa, le village eut
fort à faire. Plusieurs murs en pisé
s’étaient écroulés, ramollis par l’eau,
quelques toits s’affaissaient et des
parcelles entières de terres agricoles
s’étaient transformées en marais.
Mais après des années de sécheresse
catastrophique, les habitants de Maidan
Sabz n’allaient pas s’en plaindre. Les
murs furent reconstruits, les toits réparés
et les canaux d’irrigation drainés. À
l’automne, Baba Ayub cueillit plus de
pistaches qu’il ne l’avait jamais fait de
sa vie. Non seulement ça, mais l’année
d’après, et la suivante encore, sa récolte
continua à gagner en qualité et en
quantité. Dans les grandes villes où il se
déplaçait pour vendre sa production, il
s’asseyait fièrement derrière ses
pyramides de pistaches, rayonnant
comme s’il était l’homme le plus
heureux du monde. Maidan Sabz ne
connut plus jamais la moindre période
de sécheresse.
Il n’y a pas grand-chose à ajouter,
Abdullah. Peut-être me demanderas-tu
cependant si un beau jeune homme passa
un jour à cheval à Maidan Sabz, en route
vers de grandes aventures ? S’arrêta-t-il
pour boire un peu de cette eau dont le
village ne manquait plus désormais, et
s’assit-il afin de rompre le pain avec les
habitants – peut-être même avec Baba
Ayub lui-même ? Je n’en sais rien, mon
garçon. Mais ce que je peux te dire,
c’est que Baba Ayub vécut jusqu’à un
âge très avancé, qu’il maria tous ses
enfants, comme il l’avait toujours
souhaité, et que ces derniers lui
donnèrent beaucoup de petits-enfants,
qui tous furent pour lui une grande
source de joie.
Et je peux aussi te dire qu’il lui
arrivait certaines nuits, sans raison
particulière, de ne pas trouver le
sommeil. Bien qu’il fût très vieux
désormais, il tenait toujours sur ses
jambes, à condition de s’aider d’une
canne. Ces nuits-là, il se glissait hors de
son lit sans éveiller sa femme, sortait et
marchait dans le noir en tapotant le sol
devant lui avec sa canne, le visage
caressé par la brise nocturne, jusqu’à ce
qu’il parvienne à un rocher plat à la
lisière de son champ. Il s’asseyait
dessus et restait souvent là une heure
durant, parfois plus, à contempler les
étoiles tandis que des nuages passaient
devant la lune. Il songeait à sa longue
existence, empli de gratitude devant tous
les bienfaits et les bonheurs qui lui
avaient été accordés. Souhaiter
davantage, aspirer à plus encore, il le
savait, aurait été mesquin. Il soupirait
donc avec contentement et écoutait
souffler le vent des montagnes et pépier
les oiseaux de nuit.
Mais de temps à autre, il lui semblait
distinguer un autre bruit. C’était toujours
le même. Le tintement aigu d’une
clochette. Il s’étonnait de l’entendre,
seul dans le noir, alors que les moutons
et les chèvres dormaient. Parfois il se
disait qu’il était victime de son
imagination, et parfois aussi il se
persuadait du contraire, au point de
crier :
— Il y a quelqu’un ? Qui va là ?
Montrez-vous !
Personne ne lui répondait jamais.
Baba Ayub ne comprenait pas. De
même, il ne comprenait pas pourquoi un
sentiment indéfinissable – un sentiment
comme on peut en éprouver à la fin d’un
rêve triste – le prenait par surprise tel un
coup de vent inattendu et le submergeait
chaque fois qu’il entendait ce tintement.
Puis cela passait, comme le font toutes
choses. Cela passait.
Et voilà, mon garçon. C’est la fin de
mon histoire. Je n’ai rien à ajouter.
Maintenant, il est vraiment tard, je suis
fatigué et ta sœur et moi devons nous
réveiller à l’aube. Souffle ta bougie.
Pose ta tête sur l’oreiller et ferme les
yeux. Dors bien, mon garçon. Nous nous
dirons au revoir demain matin.
2

Automne 1952
SON P ÈRE NE L’AVAIT ENCORE JAMAI

FRAPPÉ. Lorsqu’il le fit, lorsqu’il lui


donna une claque juste au-dessus de
l’oreille, fort, sans prévenir, et du plat
de la main, des larmes de surprise
montèrent aux yeux d’Abdullah, qui les
refoula aussitôt.
— Rentre à la maison.
Au-dessus de lui, Pari éclata en
sanglots.
Puis il reçut encore une gifle, plus
forte que la première, et cette fois sur la
joue gauche. Sa tête fut projetée sur le
côté et la brûlure lui arracha de
nouvelles larmes. L’oreille bourdonnant
encore, il vit son père se baisser et se
pencher si près de lui que son visage
ridé à la peau mate éclipsa tout à la fois
le désert, les montagnes et le ciel.
— Je t’ai dit de rentrer à la maison,
mon garçon, répéta-t-il, l’air peiné.
Abdullah ne souffla mot et, protégé
par son ombre, il se contenta de cligner
les yeux face à lui.
— Abollah ! cria Pari d’une voix
suraiguë et pleine d’appréhension du
haut de la petite charrette rouge.
Son père posa sur lui un regard glacial
pour le dissuader de bouger et revint
vers la carriole. De son lit, Pari tendit
les mains vers Abdullah. Celui-ci les
l a i s s a s’éloigner un peu avant de
s’essuyer les yeux et de les suivre.
Au bout d’un moment, son père lui jeta
un caillou, comme le faisaient les
enfants de Shadbagh avec le chien de
Pari, Shuja – sauf qu’eux, ils voulaient
vraiment le blesser. Ce caillou-là, bien
inoffensif, atterrit à quelques pas
d’Abdullah. Il attendit, et lorsque la
carriole se remit en route, il continua lui
aussi à avancer dans son sillage.
Pour finir, juste après que le soleil eut
passé son zénith, son père s’arrêta, se
retourna vers lui avec l’air de réfléchir,
puis lui fit signe d’approcher.
— Tu ne renonces pas, hein ?
Pari tendit de nouveau une main hors
de la charrette et la glissa vivement dans
celle d’Abdullah. Le regard larmoyant,
elle lui décocha son sourire aux dents
écartées, comme si rien de mal ne
pouvait lui arriver tant qu’il serait à ses
côtés. Abdullah referma les doigts
autour des siens, ainsi qu’il le faisait
chaque soir quand ils dormaient dans
leur lit, tête contre tête, les jambes
emmêlées.
— Tu étais censé rester à la maison.
Avec ta mère et Iqbal. Comme je te
l’avais dit.
Avec ta femme, tu veux dire, songea
Abdullah. Ma mère, on l’a enterrée.
Mais il avait appris à ravaler de telles
paroles avant qu’elles ne franchissent
ses lèvres.
— Très bien, suis-nous. Mais je ne
veux pas de pleurnicheries, tu
m’entends ?
— D’accord.
— Je te préviens. Je ne le tolérerai
pas.
Pari adressa un sourire rayonnant à
Abdullah, qui contempla ses yeux clairs
et ses belles joues roses en lui souriant
lui aussi.
À partir de ce moment-là, il marcha à
côté de la petite charrette qui allait
cahotant sur le sol crevassé du désert,
tout en tenant la main de sa sœur. L’un et
l’autre se jetaient furtivement de joyeux
coups d’œil, mais ils veillaient à ne pas
trop parler, de peur de mettre leur père
de mauvaise humeur et de tout gâcher.
De longs moments s’écoulèrent durant
lesquels ils restèrent seuls tous les trois,
sans voir rien ni personne hormis des
ravins rouge cuivre et de hautes falaises
de grès. Le désert s’étendait à l’infini,
comme s’il avait été créé pour eux et
rien que pour eux, et sous la haute voûte
du ciel bleu, l’air brûlant semblait
pétrifié. Les rochers luisaient sur la terre
craquelée. Abdullah ne percevait aucun
bruit en dehors de sa propre respiration
et du grincement répété des roues à
mesure qu’ils avançaient vers le nord.
Plus tard, ils s’arrêtèrent pour se
reposer à l’ombre d’un bloc rocheux.
Leur père grogna et laissa tomber par
terre les manches de la charrette. Le
visage tourné vers le soleil, il grimaça
en cambrant le dos.
— Combien de temps nous reste-t-il
avant d’arriver à Kaboul ? demanda
Abdullah.
Son père baissa la tête vers lui. Il
s’appelait Saboor. C’était un homme à la
peau sombre, aux traits durs, anguleux et
osseux, au nez crochu comme le bec
d’un rapace et aux yeux caves. Il n’était
pas plus épais qu’un roseau, mais une
vie passée à trimer lui avait donné des
muscles puissants, aussi serrés que les
bandes de rotin autour des bras d’un
fauteuil.
— Demain après-midi, répondit-il en
portant l’outre en peau de vache à ses
lèvres. À condition de ne pas lambiner.
Il but une grande gorgée qui fit aller et
venir sa pomme d’Adam.
— Pourquoi oncle Nabi ne nous a pas
emmenés ? Il a une voiture.
Cette remarque ne valut à Abdullah
qu’un coup d’œil exaspéré.
— On n’aurait pas eu besoin de
marcher autant, ajouta-t-il.
Sans répondre, son père ôta sa calotte
maculée de noir de fumée et essuya la
sueur sur son front avec la manche de sa
chemise.
— Regarde, Abollah ! s’exclama
soudain Pari en pointant un doigt hors de
la charrette. Encore une !
Abdullah suivit son regard jusqu’à une
longue plume d’un gris semblable au
charbon brûlé qui gisait par terre, à
l’ombre de la roche. Il alla la ramasser
par la tige et souffla sur les moutons de
poussière qui la recouvraient. Un
faucon. Ou peut-être une colombe, ou
une ammomane du désert. Il en avait
aperçu quelques-unes ce jour-là. Non,
plutôt un faucon. Il souffla de nouveau
sur la plume et la tendit à sa sœur, qui
s’en empara gaiement.
Chez eux, à Shadbagh, elle gardait
sous son oreiller une vieille boîte à thé
en étain qu’Abdullah lui avait donnée.
Le fermoir était rouillé et le couvercle
représentait un Indien barbu vêtu d’un
turban et d’une longue tunique rouge, qui
tenait une tasse de thé fumant dans ses
mains. C’était dans cette boîte qu’elle
rangeait sa collection de plumes – son
bien le plus précieux. Des plumes de
coq vert sombre ou bordeaux, une
blanche provenant de la queue d’une
colombe, une de moineau, marron terne
et parsemée de taches noires, et enfin,
celle dont elle était très fière, une plume
de paon d’un vert iridescent avec un bel
œil à l’extrémité.
Abdullah lui en avait fait cadeau deux
mois plus tôt, après avoir entendu parler
de ce garçon dans un autre village dont
la famille possédait un paon. Un jour
q u e son père était parti creuser des
fossés dans une ville au sud de
Shadbagh, il était allé voir le gamin et
lui avait demandé une plume de l’oiseau.
Une négociation s’était ensuivie, au
terme de laquelle il avait accepté de
céder ses chaussures en guise de
paiement. Le temps qu’il rentre à
Shadbagh, la plume de paon coincée
dans la taille de son pantalon, ses talons
blessés laissaient des traces de sang sur
le sol. Des épines et des échardes
s’étaient enfoncées sous la peau de ses
pieds, et chaque pas lui occasionnait une
douleur cuisante.
En rentrant chez lui, il avait surpris sa
belle-mère, Parwana, occupée à faire du
naan dans le tandoor devant leur
maison. Il s’était aussitôt caché derrière
le chêne géant qui poussait près de chez
eux et avait attendu qu’elle termine.
Penché derrière le tronc, il avait
observé travailler cette femme aux
larges épaules, aux bras longs, aux
mains rugueuses et aux doigts boudinés
– cette femme au visage rond et bouffi
qui ne possédait rien de la grâce du
papillon dont on lui avait pourtant donné
le nom.
Abdullah aurait voulu pouvoir l’aimer
comme il avait aimé sa propre mère,
morte des suites d’une hémorragie à la
naissance de Pari, trois ans et demi
auparavant, alors qu’il avait sept ans.
Mère dont les traits s’étaient presque
effacés de sa mémoire, et qui prenait son
visage entre ses mains pour l’attirer vers
elle, qui lui caressait la joue tous les
soirs en lui chantant une comptine avant
qu’il s’endorme.

J’ai trouvé une triste petite fée


À l’ombre d’un arbre en papier
Je connais une triste petite fée
Que le vent un soir a soufflée.

Il aurait aimé pouvoir aimer Parwana


de la même façon. Et peut-être le
souhaitait-elle aussi en secret – pouvoir
l’aimer, lui. Tout comme elle aimait
Iqbal, son fils de un an, qu’elle ne
cessait d’embrasser et pour qui elle se
rongeait les sangs à la moindre toux, au
moindre éternuement. Ou comme elle
avait aimé son premier bébé, Omar. Lui,
elle l’avait adoré. Mais le froid l’avait
emporté à l’âge de deux semaines durant
l’hiver particulièrement rude qu’ils
avaient connu près de trois ans plus tôt.
Ils venaient juste de lui donner un
prénom. Omar avait compté parmi les
trois bébés morts à Shadbagh cette
année-là. Abdullah revoyait sa belle-
mère serrant le petit cadavre emmitouflé
du bébé, et aussi ses crises de larmes. Il
se rappelait l’enterrement au sommet
d’une colline, le tout petit monticule sur
le sol gelé, le ciel de plomb, les prières
du mollah Shekib, les durs flocons de
neige et de glace qui cinglaient les yeux
de tout le monde sous l’effet du vent.
Il s’attendait à ce que Parwana soit
furieuse en apprenant qu’il avait troqué
sa paire de chaussures contre une plume
de paon. Son père avait trimé en plein
soleil pour gagner de quoi les payer.
Oui, ça risquait de barder. Peut-être
même qu’elle le frapperait. Elle l’avait
déjà fait, après tout. Ses mains épaisses
et fortes – fruit d’années passées à
porter sa sœur infirme – savaient
comment faire aller et venir un balai ou
assener une bonne claque.
Mais, à sa décharge, il devait bien
reconnaître aussi que Parwana ne
semblait en éprouver aucune
satisfaction. De même, elle n’était pas
incapable de tendresse envers lui et sa
sœur. Il y avait eu cette fois où elle avait
cousu une robe vert et gris argenté à Pari
à partir d’un rouleau de tissu que leur
père avait rapporté de Kaboul. Celle
aussi où, avec une patience étonnante,
elle avait montré à Abdullah comment
casser deux œufs simultanément sans
briser les jaunes. Et cette autre fois
encore où elle leur avait appris à tordre
et à tourner les spathes d’un épi de maïs
pour fabriquer de petites poupées,
comme elle l’avait fait avec sa propre
sœur lorsqu’elles étaient petites, et à
confectionner des robes à ces dernières
à l’aide de petits bouts de tissu déchirés.
Mais il s’agissait là de gestes
accomplis par devoir, des gestes tirés
d’un puits bien moins profond que celui
réservé à Iqbal. Si une nuit leur maison
prenait feu, il savait sans l’ombre d’un
doute qui Parwana saisirait avant de se
précipiter au-dehors. Elle n’y
réfléchirait pas à deux fois. Au bout du
compte, tout se résumait à ça : Pari et lui
n’étaient pas ses enfants. La plupart des
gens aimaient les leurs, mais Pari et lui
ne lui appartenaient pas et ils n’y
pouvaient rien changer. Ils n’étaient que
les restes laissés par une autre femme.
Il avait regardé Parwana emporter le
pain dans la maison, puis ressortir et se
diriger à petits pas vers le ruisseau en
tenant d’un bras Iqbal, de l’autre des
linges à laver. Sitôt sa belle-mère hors
de vue, il était rentré en douce, ses
talons l’élançant chaque fois qu’ils
touchaient le sol. À l’intérieur, il s’était
assis pour enfiler ses vieilles sandales
en plastique, les seules autres
chaussures qu’il possédait. Il avait bien
conscience de n’avoir pas été
raisonnable. Mais lorsqu’il s’était
agenouillé près de Pari et qu’il l’avait
doucement réveillée de sa sieste pour lui
tendre le cadeau qu’il cachait derrière
son dos, comme un magicien, la manière
dont le visage de la fillette s’était
illuminé, de surprise d’abord, de
ravissement ensuite, les baisers qu’elle
avait fait pleuvoir sur ses joues, et son
rire quand il l’avait chatouillée sous le
menton avec la pointe de la plume, tout
cela l’avait récompensé de ses efforts.
Brusquement, il n’avait plus senti aucune
douleur.
Son père s’essuya une fois de plus le
visage avec sa manche. Abdullah et lui
burent à tour de rôle.
— Tu as l’air fatigué, mon garçon.
— Pas du tout, répondit Abdullah,
bien qu’il le fût en réalité.
Il était même épuisé. Et il avait mal
aux pieds. Il n’était pas facile de
traverser un désert en sandales.
— Monte.
Abdullah s’installa derrière Pari en
s’adossant aux lattes en bois de la
charrette, et tandis que sa sœur pressait
contre lui les petites bosses de sa
colonne vertébrale, il contempla le ciel,
les montagnes, les rangées de collines
serrées qui se succédaient doucement à
l’infini. Devant lui, son père tirait la
carriole, tête baissée, en soulevant de
petits nuages de sable rouge-brun à
chaque pas. Ils croisèrent une caravane
de nomades kuchi, procession
poussiéreuse de grelots tintinnabulants et
de chameaux grognant. Parmi eux, une
femme blonde comme les blés aux yeux
cernés de khôl sourit à Abdullah.
Ses cheveux lui rappelèrent sa mère et
il ressentit comme au premier jour la
douleur de l’avoir perdue, elle et sa
gentillesse, sa gaieté innée, son désarroi
face à la cruauté des gens. Il se
remémora son rire en cascade et la
timidité avec laquelle elle inclinait
parfois la tête. Elle avait été une
personne délicate, tant par sa nature que
par sa stature, un petit brin de femme à
la taille fine dont le foulard laissait
toujours échapper quelques mèches. Il
s’était souvent demandé comment un
corps si frêle pouvait contenir tant de
joie, tant de bonté. Et, de fait, il ne le
pouvait pas. Tout cela débordait à
travers son regard. Père, lui, était
différent. Il y avait de la dureté en lui.
Ses yeux se posaient sur le même monde
que sa femme, mais lui n’y voyait
qu’indifférence. Un labeur sans fin. Son
univers à lui était implacable. Rien de
bon n’était gratuit. Même l’amour. Il
fallait payer pour tout, et quand on était
pauvre, la souffrance était votre seule
monnaie d’échange.
Abdullah observa la raie couverte de
croûtes qui séparait en deux les cheveux
de sa petite sœur, son poignet menu qui
pendait par-dessus le bord de la
carriole, et il comprit que, en mourant,
leur mère avait transmis un peu d’elle-
même à Pari. Une part de sa joyeuse
dévotion, de sa candeur, de son
optimisme inébranlable. Pari était la
seule personne au monde incapable de
lui faire du mal. Parfois, il avait
l’impression qu’elle était sa seule
véritable famille.
Les couleurs du jour s’estompaient
lentement, cédant la place au gris, et les
sommets montagneux au loin lui
évoquaient de plus en plus les
silhouettes opaques de géants ramassés
sur eux-mêmes. Ils étaient passés ce
jour-là près de plusieurs villages, la
plupart aussi éloignés de tout et aussi
poussiéreux que Shadbagh. De petites
maisons carrées en pisé, parfois
adossées au flanc d’une montagne, avec
des rubans de fumée qui s’élevaient de
leur toit. Des cordes à linge, des femmes
accroupies près d’un feu de bois.
Quelques peupliers, quelques poulets,
une poignée de vaches et de chèvres, et
immanquablement une mosquée. Le
dernier village jouxtait un champ de
pavots dans lequel travaillait un
vieillard. Il leur cria quelque chose
qu’Abdullah n’entendit pas. Leur père le
salua.
— Abollah ? dit Pari.
— Oui.
— Tu crois que Shuja est triste ?
— Il va bien, à mon avis.
— Personne ne l’embêtera ?
— C’est un gros chien, Pari. Il sait se
défendre.
Shuja était réellement imposant. Leur
père disait qu’il avait dû être un chien
de combat auparavant parce que
quelqu’un lui avait coupé les oreilles et
la queue. Qu’il puisse se défendre, ou
qu’il ose le faire, était une tout autre
histoire. Quand cet animal errant était
arrivé à Shadbagh, les gamins du village
lui avaient jeté des pierres, donné des
coups avec des branches d’arbre et des
rayons de roues de vélo rouillées. Shuja
n’avait jamais montré les dents. Avec le
temps, ils en avaient eu assez de le
harceler et ils l’avaient laissé tranquille,
même si Shuja restait prudent et
suspicieux en leur présence, comme s’il
n’avait pas oublié leur cruauté passée.
Il fuyait tout le monde à Shadbagh, à
l’exception de Pari. Face à elle, il
perdait toute contenance. L’amour qu’il
lui portait était immense et sans faille.
Elle était son univers. Le matin,
lorsqu’elle sortait de la maison, il se
levait d’un bond en frémissant. Le
moignon de sa queue mutilée s’agitait
frénétiquement, ses pattes tapotaient le
sol en lui donnant l’air de marcher sur
de la braise, et il sautillait joyeusement
en rond autour d’elle. Toute la journée,
il la suivait comme son ombre, reniflant
ses talons, et le soir, lorsqu’ils se
séparaient, il se couchait devant la
porte, éploré, en attendant le lendemain.
— Abollah ?
— Oui ?
— Quand je serai grande, je vivrai
avec toi ?
Il regarda le disque orange du soleil
qui s’abaissait pour venir flirter avec
l’horizon.
— Si tu veux. Mais tu n’en auras pas
envie.
— Si !
— Tu voudras une maison à toi.
— Mais on pourra être voisins.
— Peut-être.
— Tu n’habiteras pas loin.
— Et si jamais tu en as marre de moi ?
Elle lui donna un petit coup de coude.
— Impossible.
Abdullah sourit.
— Très bien, alors.
— Tu resteras près de moi.
— Oui.
— Jusqu’à ce qu’on soit vieux.
— Très vieux.
— Pour toujours.
— Oui, pour toujours.
Elle se tourna vers lui.
— Tu le promets, Abollah ?
— Pour toujours.
Plus tard, leur père hissa Pari sur son
dos et Abdullah tira la carriole vide
derrière eux. À mesure qu’ils
avançaient, il entrait dans une transe
insouciante. Il avait seulement
conscience du mouvement de ses
genoux, des gouttes de sueur qui
dégoulinaient du bord de sa calotte, des
petits pieds de Pari rebondissant contre
les hanches paternelles. Et de l’ombre
formée par sa sœur et leur père, qui
s’allongeait sur le sol gris du désert et
qui s’éloignait de lui lorsqu’il
ralentissait.

L’offre de travail émanait d’oncle


Nabi. En réalité, c’était le frère aîné de
Parwana, ce qui faisait donc de lui un
oncle par alliance. Il travaillait,
employé comme cuisinier et chauffeur, à
Kaboul. Une fois par mois, il venait leur
rendre visite à Shadbagh. Son arrivée
était annoncée par un staccato de coups
de klaxon et les braillements d’une
horde de gamins qui couraient après sa
grosse voiture bleue au toit couleur
chamois et aux jantes lustrées. Ils
donnaient des tapes sur les ailes et les
vitres du véhicule jusqu’à ce qu’oncle
Nabi coupe le moteur et émerge tout
sourire – le bel oncle Nabi avec ses
longs favoris, ses cheveux bruns ondulés
et coiffés en arrière, son costume
couleur olive, trop grand pour lui, sa
chemise blanche et ses mocassins
marron. Parce qu’il conduisait une
voiture – même si c’était celle de son
employeur –, et parce qu’il portait un
costume et travaillait à la ville, tout le
monde sortait pour l’admirer.
Lors de sa dernière visite, il avait
proposé du travail au père d’Abdullah.
Les gens riches qui l’employaient
voulaient faire construire une annexe au
fond de leur jardin – un petit pavillon
avec une salle de bains, le tout séparé de
la maison principale – et il leur avait
suggéré d’engager son beau-frère, qui
s’y connaissait en bâtiment. D’après lui,
il serait bien payé et cela lui prendrait
un mois environ.
Et son père s’y connaissait en
bâtiment. Ça, oui. Il avait participé à
suffisamment de chantiers de
construction. D’aussi loin qu’Abdullah
s’en souvînt, il n’avait cessé de frapper
aux portes en quête d’une journée de
travail.
— Si j’avais été un animal à la
naissance, je vous jure que j’aurais été
une mule, avait-il dit un jour au doyen du
village, le mollah Shekib.
Parfois, Saboor emmenait Abdullah.
C’est ainsi par exemple qu’ils avaient
cueilli des pommes dans une ville située
à une journée entière de marche de
Shadbagh. Abdullah le revoyait juché
sur une échelle jusqu’au soir, les
épaules voûtées, sa nuque creusée que
brûlait le soleil, la peau à vif de ses
avant-bras, ses doigts épais qui tordaient
et tournaient les tiges des pommes une à
une. Son père avait aussi fabriqué des
briques pour une mosquée dans une autre
ville. À cette occasion, il lui avait
montré comment ramasser la bonne
terre, celle plus claire située en
profondeur. Il l’avait tamisée avec lui, y
avait ajouté de la paille, avant de lui
apprendre patiemment à titrer l’eau afin
que le mélange ne devienne pas trop
liquide. Au cours de l’année écoulée, il
avait également porté des pierres,
déblayé des terrains à la pelle et s’était
essayé au labour des champs. Il avait
même bitumé une route avec une équipe
d’ouvriers de la voirie.
Il se reprochait la mort d’Omar,
Abdullah le sentait. S’il avait trouvé
davantage de petits boulots, ou des
boulots mieux rémunérés, il aurait pu
acheter de meilleurs habits à son fils,
des couvertures plus épaisses, peut-être
même un fourneau digne de ce nom pour
réchauffer leur maison. Voilà ce qu’il
pensait. Il n’avait pas parlé du bébé
depuis l’enterrement, mais cela ne
faisait aucun doute.
Abdullah se rappelait l’avoir aperçu,
seul devant le chêne géant, quelques
jours après le drame. L’arbre, qui
dominait tout Shadbagh, était l’être
vivant le plus ancien du village. Son
père disait qu’il n’aurait pas été surpris
s’il avait été témoin de la marche de
l’empereur Babour sur Kaboul avec son
armée. Il disait aussi qu’il avait passé la
moitié de son enfance à l’ombre de son
impressionnant feuillage ou perché dans
ses immenses branches. Son propre
père, le grand-père d’Abdullah, avait
accroché une balançoire à l’une d’elles
avec de longues cordes, et celle-ci avait
survécu à d’innombrables hivers
rigoureux et au vieil homme lui-même.
Abdullah l’avait même entendu ajouter
qu’il en faisait à tour de rôle avec
Parwana et sa sœur Masooma lorsqu’ils
étaient enfants.
Mais ces derniers temps, il était
toujours épuisé quand, à son retour du
travail, Pari le tirait par la manche et
demandait à ce qu’il la pousse sur la
balançoire.
Demain peut-être, Pari.
Juste un peu, Baba. S’il te plaît, lève-
toi.
Pas maintenant. Une autre fois.
Elle finissait par renoncer, lâchait sa
manche et s’éloignait avec résignation.
Parfois, le visage maigre de leur père se
décomposait lorsqu’il la regardait
partir. Il roulait alors sur son lit,
remontait la couverture sur lui et fermait
ses yeux las.
Abdullah n’arrivait pas à l’imaginer
sur une balançoire. Il n’arrivait pas à
imaginer que son père ait pu un jour être
un enfant, comme lui – un garçon
insouciant, qui allait d’un pas léger, qui
fonçait dans les champs avec ses
camarades de jeux –, lui dont les mains
étaient scarifiées et le visage zébré de
rides profondes. Lui qui aurait tout aussi
bien pu naître avec une pelle à la main et
de la terre sous les ongles.

Ils furent contraints de dormir dans le


désert cette nuit-là. Ils mangèrent du
pain avec le reste des pommes de terre
bouillies que Parwana avait emballées
pour eux, puis le père d’Abdullah fit du
feu et posa une bouilloire dessus afin de
préparer du thé.
Il se pencha ensuite sur les flammes et
alluma une cigarette.
Recroquevillé derrière Pari sous une
couverture en laine, les petits pieds
froids de sa sœur collés contre les siens,
il roula sur le dos. Pari appuya sa joue
contre le creux familier sous sa
clavicule. Il inspira l’odeur cuivrée de
la poussière du désert et fixa le ciel
empli d’étoiles semblables à des
cristaux de glace dont la lueur
s’intensifiait et vacillait tour à tour. Un
délicat croissant de lune berçait le
contour vague et fantomatique de la
partie cachée de l’astre.
Il repensa à ce fameux hiver, presque
trois ans plus tôt, quand tout était plongé
dans l’obscurité, quand le vent
contournait la porte et s’infiltrait dans la
maison par chaque petite fissure du
plafond en faisant entendre un long
sifflement, grave et assourdissant.
Dehors, le village entier avait disparu
sous la neige. Les nuits étaient
interminables et dépourvues d’étoiles,
les journées brèves et sinistres. Le soleil
se montrait rarement, et seulement pour
faire de courtes apparitions. Il se
souvenait des cris laborieux d’Omar,
puis de son silence, puis de son père
lorsqu’il avait sculpté une planche d’un
air lugubre sous un croissant de lune en
tout point pareil à celui qu’ils avaient
au-dessus d’eux à cet instant, et de ses
coups pour l’enfoncer dans le sol gelé
juste devant la petite tombe.
Et maintenant, la fin de l’automne se
profilait de nouveau. L’hiver rôdait
déjà, mais son père et Parwana n’en
parlaient jamais, comme si prononcer ce
mot risquait de hâter son arrivée.
— Père ?
De l’autre côté du feu, un petit
grognement retentit.
— Tu me laisseras t’aider ? À
construire l’annexe, je veux dire.
Des volutes de fumée montaient de la
cigarette de son père, qui fixait
l’obscurité, le regard perdu dans le vide.
— Père ?
Assis sur une roche, celui-ci s’agita.
— Tu pourrais peut-être m’aider à
préparer le mortier, répondit-il.
— Je ne sais pas comment faire.
— Je te montrerai. Tu apprendras.
— Et moi ? demanda Pari.
— Toi ?
Il tira sur sa cigarette et attisa le feu
avec un bâton. Des petites étincelles
éparses s’élevèrent en dansant dans le
noir.
— Tu seras responsable de l’eau. Tu
veilleras à ce qu’on n’ait jamais soif,
parce qu’un homme ne peut pas
travailler s’il n’est pas assez désaltéré.
Pari resta silencieuse.
— Père a raison, dit Abdullah.
Sa sœur voulait se salir les mains,
patauger dans la boue, et elle était déçue
par la tâche qui lui était confiée.
— Sans toi pour aller nous chercher à
boire, on ne finira jamais cette maison.
Leur père glissa son bâton dans l’anse
de la bouilloire afin de retirer celle-ci
du feu et la poser sur le côté.
— Tu sais quoi ? lança-t-il. Montre-
moi que tu es déjà capable de t’occuper
de l’eau et je te trouverai autre chose à
faire.
Pari se tourna vers Abdullah, le visage
illuminé par un sourire.
C’était comme lorsqu’elle était bébé
et qu’elle dormait sur son torse. Parfois,
durant la nuit, il ouvrait les yeux et la
découvrait qui lui souriait en silence
avec la même expression.
C’était lui qui l’élevait. Réellement.
Même s’il avait seulement dix ans.
Quand elle était toute petite, c’était lui
que Pari réveillait la nuit par ses cris et
ses marmonnements, et lui aussi qui
marchait dans le noir en la faisant
tressauter dans ses bras. Il avait changé
ses couches sales. Il lui avait donné le
bain. Leur père ne pouvait pas s’en
charger – c’était un homme, et de toute
façon il était toujours trop épuisé par
son travail. Et Parwana, déjà enceinte
d’Omar, tardait à répondre aux besoins
de Pari. Elle n’en avait ni la patience ni
l’énergie. Cette responsabilité avait
donc incombé à Abdullah, mais cela ne
le dérangeait pas du tout. Il le faisait
volontiers. Il aimait être celui qui avait
aidé Pari à faire ses premiers pas et qui
s’était extasié devant son premier mot.
Tel était son but dans la vie. Telle était
la raison pour laquelle Dieu l’avait créé.
Pour qu’il soit présent auprès de Pari
quand Il avait emporté leur mère.
— Baba, dit Pari. Raconte-nous une
histoire.
— Il se fait tard.
— S’il te plaît.
Leur père était un homme très
renfermé qui prononçait rarement plus
de deux phrases de suite. Mais, à
l’occasion, et sans qu’Abdullah puisse
s’expliquer pourquoi, quelque chose en
lui se débloquait et les récits se
bousculaient dans sa bouche. Il lui
arrivait de les captiver, Pari et lui,
pendant que Parwana s’affairait
bruyamment dans la cuisine avec ses
casseroles. Il leur rapportait des fables
qu’il tenait de sa grand-mère et qui les
envoyaient vers des contrées peuplées
de sultans, de djinns, de divs
malveillants et de sages derviches.
Parfois aussi, il inventait des histoires.
Comme ça, sur-le-champ. Il dévoilait
alors une propension à l’imagination et
au rêve qui surprenait toujours
Abdullah. Leur père ne lui semblait
jamais plus présent, plus vivant, plus à
nu et plus sincère que lorsqu’il
s’exprimait ainsi, comme si ses contes
étaient autant de minuscules fenêtres
ouvertes sur son monde opaque et
impénétrable.
Mais ce soir-là, sa mine indiquait
clairement qu’ils n’auraient pas droit à
une nouvelle histoire.
— Il se fait tard, répéta-t-il.
Il prit la bouilloire avec le bord du
châle drapé sur ses épaules et se servit
une tasse de thé. Il souffla dessus, avala
une gorgée. Les flammes jetaient une
lueur orange sur son visage.
— C’est l’heure de dormir. Une
longue journée nous attend demain.
Abdullah remonta la couverture sur
Pari et lui. Blotti au-dessous, il fredonna
une comptine contre la nuque de sa
sœur.

J’ai trouvé une triste petite fée


À l’ombre d’un arbre en papier

Déjà à moitié assoupie, Pari chantonna


son couplet d’une voix traînante.

Je connais une triste petite fée


Que le vent un soir a soufflée.

Elle s’endormit presque aussitôt


après.
Abdullah s’éveilla quelques heures
plus tard et constata que leur père n’était
plus là. Il se redressa, apeuré. Le feu
s’était presque éteint et seules quelques
infimes braises rougeoyaient encore. Il
regarda à gauche, à droite, mais ne
distingua rien dans cette immensité noire
et étouffante. Il se sentit pâlir. Le cœur
tambourinant dans sa poitrine, il tendit
l’oreille et retint son souffle.
— Père ? murmura-t-il.
Silence.
La panique commença à monter en lui.
Il resta assis sans bouger, le dos droit,
aux aguets, mais un long moment
s’écoula sans qu’il ne capte le moindre
bruit. Il n’entendait rien. Ils étaient
seuls, Pari et lui, encerclés par
l’obscurité. Ils avaient été abandonnés.
Leur père les avait abandonnés. Pour la
première fois, il mesura toute l’étendue
du désert – et du monde. Il était si facile
de s’y perdre. Il n’y avait là personne
pour vous aider, personne pour vous
montrer le chemin. Puis une hypothèse
plus affreuse s’immisça dans sa
conscience. Leur père était mort.
Quelqu’un lui avait tranché la gorge.
Des bandits. Ils l’avaient tué et
s’approchaient à présent de Pari et de
lui, sans se presser, en savourant ce qui
pour eux s’apparentait à un jeu.
— Père ? répéta-t-il d’une voix
stridente.
Aucune réponse.
— Père ?
Il continua à crier, encore et encore.
Un étau se resserrait sur sa gorge. Il
perdit le compte du nombre de fois où il
appela son père sans qu’aucune réponse
ne lui parvienne dans le noir. Il imagina
des visages cachés dans les montagnes,
des gens qui l’observaient, qui se
moquaient de lui et de Pari. La peur lui
tordait le ventre. Il se mit à frissonner et
à gémir tout bas, prêt à hurler.
Puis il y eut un bruit de pas et une
silhouette surgit de l’obscurité.
— Je croyais que tu étais parti, dit
Abdullah en tremblant.
Son père s’assit près des cendres du
feu.
— Où étais-tu ?
— Rendors-toi, mon garçon.
— Tu ne nous abandonnerais pas,
hein ? Tu ne ferais pas ça, Père ?
Celui-ci le fixa, mais ses traits se
fondaient dans le noir, de telle sorte que
son expression demeurait indéchiffrable.
— Tu vas réveiller ta sœur.
— Ne nous laisse pas.
— Ça suffit, maintenant.
Le cœur cognant à se rompre,
Abdullah s’allongea et serra fort Pari
dans ses bras.
Abdullah n’était jamais allé à Kaboul
et ce qu’il savait de la capitale venait
des histoires qu’oncle Nabi lui avait
racontées. Certes, il s’était déjà rendu
dans quelques agglomérations plus
petites pour accompagner son père dans
son travail, mais jamais dans une vraie
ville, et rien de ce que son oncle lui
avait dit n’aurait pu le préparer à
l’agitation de celle-là – la plus grande et
la plus animée de toutes. Où qu’il pose
les yeux, il voyait des feux de
circulation, des salons de thé, des
restaurants, des boutiques avec des
devantures en verre et des enseignes
lumineuses de toutes les couleurs. Les
voitures avançaient dans un bruit de
ferraille le long des rues bondées en
klaxonnant et en se faufilant de justesse
entre les bus, les piétons et les cyclistes.
D e s garis tintinnabulants tirés par des
chevaux allaient et venaient sur les
boulevards, leurs roues cerclées de fer
cahotant sur la route. Les trottoirs
qu’Abdullah longea avec son père et sa
sœur étaient envahis par des vendeurs
de cigarettes et de chewing-gums, des
kiosques à journaux et des maréchaux-
ferrants occupés à battre des fers à
cheval. Aux carrefours, des agents de la
circulation vêtus d’uniformes mal
ajustés jouaient de leur sifflet et
faisaient des gestes autoritaires dont
personne ne semblait tenir compte.
Tenant Pari sur sa hanche, Abdullah
s’assit sur un banc, près d’une
boucherie, et partagea avec elle une
assiette de haricots blancs à la sauce
tomate et au chutney de coriandre que
leur père avait achetée pour eux à un
vendeur des rues.
— Regarde, Abollah, dit Pari en
montrant une boutique en face d’eux.
Derrière la devanture se tenait une
jeune femme habillée d’une belle robe
verte brodée de petits miroirs et de
perles, d’un long foulard assorti, de
bijoux en argent et d’un pantalon rouge
sombre. Parfaitement immobile, elle
observait les passants avec indifférence.
Elle ne cligna pas une seule fois des
yeux, ne bougea pas non plus d’un pouce
pendant qu’Abdullah et Pari finissaient
leurs haricots, et resta encore immobile
après ça. Abdullah aperçut un peu plus
loin une affiche géante accrochée à la
façade d’un grand bâtiment. Elle
représentait une belle et jeune Indienne
qui se baissait comme par jeu derrière
une sorte de bungalow, au milieu d’un
champ de tulipes sur lequel il pleuvait à
verse. Les hanches moulées par son sari
mouillé, elle souriait timidement. Était-
ce ça qu’oncle Nabi appelait un cinéma,
cet endroit où les gens allaient regarder
des films ? Avec un peu de chance, il les
y emmènerait, Pari et lui, au cours du
mois à venir. Abdullah s’en réjouissait
d’avance.
La mosquée bleue au bout de la rue
venait de faire retentir l’appel à la
prière lorsque la voiture d’oncle Nabi
s’arrêta au bord du trottoir. Portant
comme toujours son costume vert olive,
il ouvrit en grand la portière du côté
conducteur – sans remarquer un jeune
garçon en caftan qui passait là à vélo et
qui fit un écart juste à temps pour
l’éviter.
Oncle Nabi courut donner une
accolade à leur père. Puis il se pencha
joyeusement vers Abdullah et Pari afin
d’être à leur hauteur.
— Vous aimez Kaboul, les enfants ?
— Il y a beaucoup de bruit, répondit
Pari – ce qui le fit rire.
— En effet. Venez, vous verrez plein
d’autres choses dans la voiture. Essuyez
vos pieds avant de monter. Saboor,
installe-toi à l’avant.
Le siège arrière, froid et dur, était
d’un bleu clair assorti à la carrosserie.
Abdullah se glissa vers la place derrière
le conducteur et aida Pari à grimper sur
ses genoux, non sans noter les regards
envieux que leur jetaient les passants.
Pari tourna la tête vers lui et tous deux
échangèrent un sourire.
En route, ils observèrent la ville
défiler derrière la vitre. Après leur
avoir expliqué qu’il allait suivre un
chemin plus long afin de leur faire
découvrir un peu Kaboul, oncle Nabi
leur montra une colline appelée Tapa
Maranjan et le mausolée en forme de
dôme au-dessus qui dominait la ville.
C’était là, leur dit-il, que Nader Shah, le
père du roi Zaher Shah, était enterré. Il
leur montra aussi la citadelle de Bala
Hissar, en haut de la montagne Koh-e
Shir Darwaza, que les Britanniques
avaient utilisée au cours de leur seconde
guerre contre l’Afghanistan.
— C’est quoi, ça, oncle Nabi ?
demanda Abdullah, qui tapota la vitre à
la vue d’un gros bâtiment jaune
rectangulaire.
— Le Silo. La nouvelle usine à pain,
répondit Nabi en tenant le volant d’une
main et en se dévissant la tête pour lui
faire un clin d’œil. Cadeau de nos amis
les Russes.
Une usine qui fabriquait du pain.
Abdullah n’en revenait pas. En
comparaison, il songea à Parwana, à
Shadbagh, lorsqu’elle aplatissait sa pâte
en la frappant contre les parois de leur
tandoor en terre.
Enfin, oncle Nabi bifurqua dans une
grande rue toute propre bordée de
cyprès régulièrement espacés. Là, les
maisons étaient élégantes et plus grandes
que toutes celles qu’Abdullah avait
jamais vues. Blanches, jaunes ou bleu
clair, érigées sur un étage pour la
plupart, elles étaient protégées par de
hauts murs et un portail métallique.
Plusieurs voitures semblables à celle
d’oncle Nabi étaient également garées
là.
Ils s’arrêtèrent devant une allée le
long de laquelle poussait une rangée de
buissons taillés avec soin. Au bout se
dressait une demeure blanche si
imposante qu’Abdullah eut du mal à en
croire ses yeux.
— Ta maison est immense ! s’extasia
Pari, les yeux écarquillés.
Oncle Nabi rejeta la tête en arrière et
éclata de rire.
— Ah, j’aimerais bien ! Mais non,
c’est celle de mes employeurs. Vous
allez les rencontrer. Tenez-vous bien,
maintenant.

La maison se révéla encore plus


impressionnante une fois qu’oncle Nabi
les eut conduits à l’intérieur. Elle devait
être assez grande pour contenir au moins
la moitié des habitations de Shadbagh.
C’était comme s’ils avaient pénétré dans
le palais du div. Le jardin à l’arrière,
joliment aménagé, comprenait des
parterres de fleurs bien entretenus, des
petits buissons et, çà et là, quelques
arbres fruitiers, parmi lesquels Abdullah
reconnut des cerisiers, des pommiers,
des abricotiers et des grenadiers. On y
accédait depuis la maison par une
galerie surmontée d’un toit – une
« véranda », dixit oncle Nabi – et
entourée d’une petite rambarde que les
rameaux d’une vigne recouvraient, telle
une toile d’araignée. En se rendant dans
la pièce où M. et Mme Wahdati les
attendaient, Abdullah avisa une salle de
bains avec les toilettes en porcelaine
dont oncle Nabi leur avait parlé, et un
lavabo étincelant aux robinets de
couleur bronze. Lui qui passait des
heures chaque semaine à remplir des
seaux au puits communal de son village
fut stupéfait de découvrir que l’eau
pouvait être accessible d’un simple tour
de main.
Pari, leur père et lui se retrouvèrent
bientôt assis sur un gros canapé orné de
glands dorés, avec dans leur dos de
doux coussins parsemés de petits
miroirs octogonaux. En face d’eux, un
tableau représentant un vieux tailleur de
pierre courbé au-dessus d’un bloc
rocheux, le maillet à la main, occupait à
lui seul presque tout un mur. Des
tentures bordeaux habillaient les larges
fenêtres qui s’ouvraient sur un balcon
ceint d’une haute balustrade en fer forgé.
Tout dans la pièce était lustré, sans le
moindre grain de poussière.
Jamais Abdullah n’avait eu autant
conscience de sa saleté.
Le patron d’oncle Nabi, M. Wahdati,
avait pris place sur un fauteuil en cuir.
Les bras croisés, il les observait d’un
air qui n’était pas vraiment inamical,
mais distant, impénétrable. Il était plus
grand que leur père – Abdullah l’avait
remarqué dès l’instant où il s’était levé
pour les saluer. De faible carrure, les
lèvres fines et le front haut et luisant, il
portait un costume blanc cintré avec une
chemise verte au col ouvert dont les
manchettes étaient fermées par des
lapis-lazulis ovales. Il n’avait pas
prononcé plus de quelques mots depuis
qu’ils étaient entrés dans la pièce.
Pari contemplait l’assiette de gâteaux
sur la table en verre devant eux.
Abdullah n’avait jamais imaginé qu’il
puisse en exister autant de différents. Il y
en avait au chocolat, en forme de doigts
et recouverts de serpentins de crème,
d’autres plus petits et fourrés à l’orange,
d’autres encore tout verts et en forme de
feuilles…
— Vous en voulez un ? demanda
Mme Wahdati, qui meublait la
conversation à elle seule. Allez-y,
servez-vous, tous les deux. Je les ai
sortis pour vous.
Abdullah et Pari se tournèrent vers
leur père afin de quêter sa permission.
Cela parut charmer Mme Wahdati, car
elle haussa les sourcils et inclina la tête
en souriant.
Il acquiesça discrètement.
— Un chacun, dit-il à voix basse.
— Oh, non, protesta Mme Wahdati.
J’ai envoyé Nabi les chercher presque à
l’autre bout de la ville.
Leur père rougit et détourna le regard.
Assis au bord du canapé, sa calotte usée
dans les mains, il veillait à éloigner ses
genoux de Mme Wahdati et restait
concentré sur son mari.
Abdullah choisit deux gâteaux et en
donna un à Pari.
— Oh, prends-en un autre. Il ne
faudrait pas que Nabi se soit donné tout
ce mal pour rien, dit Mme Wahdati d’un
ton de gai reproche, tout en souriant à
oncle Nabi.
— Ce n’était rien du tout, dit-il, gêné.
Il s’était posté à l’entrée du salon, à
côté d’un grand meuble en bois aux
épaisses portes vitrées. Sur les rayons à
l’intérieur, Abdullah aperçut des photos
encadrées de M. et Mme Wahdati. L’une
d’elles les montrait en compagnie d’un
autre couple, vêtus d’épais foulards et
de gros manteaux, devant un fleuve blanc
d’écume. Sur une autre, Mme Wahdati
riait en tenant un verre et en serrant de
son bras nu la taille d’un homme qui,
chose incroyable, n’était pas
M. Wahdati. Il y avait une photo de
mariage aussi – lui, grand et bien mis, en
costume noir, et elle en robe blanche
fluide, tous deux affichant un sourire
pincé.
Abdullah lorgna leur hôtesse, sa taille
fine, sa jolie petite bouche, ses sourcils
parfaitement arqués, les ongles de ses
doigts de pieds vernis de rose et son
rouge à lèvres assorti. Il se souvenait
d’elle à présent. Il y avait près de deux
ans, quand Pari était encore un bébé,
oncle Nabi était venu avec elle à
Shadbagh parce qu’elle voulait
rencontrer sa famille. Elle portait ce
jour-là une robe couleur pêche sans
manches – il revoyait encore l’air étonné
de son père – et des lunettes de soleil
aux grosses montures blanches. Elle
n’avait cessé de sourire, de poser des
questions sur le village, leur vie, le nom
et l’âge de chacun d’eux. Elle s’était
comportée comme si elle était à sa place
dans leur maison de pisé basse de
plafond, assise contre le mur noir de
suie, près de la fenêtre constellée de
mouches et de la bâche en plastique
ternie qui séparait la pièce principale de
la cuisine – là où il dormait avec Pari.
Elle avait fait des tas de manières,
insistant pour enlever ses talons hauts à
l’entrée, choisissant de s’asseoir par
terre alors que leur père lui avait
proposé de manière tout à fait sensée de
prendre une chaise. À croire qu’elle
était des leurs. Il n’avait que huit ans,
mais il avait vu clair en elle.
Le souvenir le plus marquant qu’il
gardait de cette visite était cependant
l’attitude de Parwana. Alors enceinte
d’Iqbal, elle était restée assise dans son
coin, silhouette voilée murée dans le
silence et recroquevillée sur elle-même,
la tête rentrée dans les épaules, les pieds
ramenés sous son gros ventre, comme si
elle voulait se fondre dans le mur. Son
visage était protégé des regards par un
voile sale qu’elle serrait en boule sous
son menton. Abdullah avait perçu la
honte qui émanait d’elle telle une
vapeur, son embarras, son sentiment
d’être toute petite et il avait éprouvé un
élan de compassion étonnant envers sa
belle-mère.
Mme Wahdati prit un paquet posé près
de l’assiette de gâteaux et alluma une
cigarette.
— Nous avons fait un long détour en
venant et je leur ai fait voir la ville, dit
oncle Nabi.
— Bien ! Très bien ! approuva-t-elle.
Étiez-vous déjà venu à Kaboul, Saboor ?
— Une fois ou deux, Bibi Sahib.
— Et puis-je vous demander quelle a
été votre impression ?
— La ville est très peuplée, répondit-
il avec un haussement d’épaules.
— En effet.
M. Wahdati ôta une petite peluche sur
la manche de sa veste et fixa le tapis.
— Très peuplée, et parfois fatigante,
continua sa femme.
Son père hocha la tête en faisant mine
de comprendre.
— Kaboul est une île, en réalité.
Certains la disent progressiste, et peut-
être est-ce vrai. Oui, je suppose. Mais
elle est aussi déconnectée du reste de ce
pays. Ne vous méprenez-pas, Saboor,
ajouta-t-elle en le voyant baisser les
yeux sur sa calotte. Je soutiens sans
réserve toutes les décisions
progressistes qui sont adoptées ici. Dieu
sait que le pays en a besoin. Mais
parfois, cette ville est un peu trop
contente d’elle-même à mon goût. Je
vous jure, les gens sont d’une
prétention…
Elle soupira.
— Cela en devient lassant reprit-elle.
Pour ma part, j’ai toujours admiré la
campagne. J’y suis très attachée. Les
provinces éloignées, les qarias, les
petits villages. Le véritable Afghanistan,
pour ainsi dire.
Il opina avec hésitation.
— Je ne suis peut-être pas d’accord
avec toutes les traditions tribales, ni
même avec la plupart d’entre elles,
d’ailleurs, mais il me semble que là-bas,
les gens mènent des vies plus
authentiques. Ils ont quelque chose de
solide en eux. Une humilité
rafraîchissante. Le sens de l’hospitalité,
aussi. Une capacité à surmonter les
épreuves. Et de la fierté. C’est le bon
mot, Suleiman ? De la fierté ?
— Arrête, Nila, répondit-il posément.
Un silence pesant s’ensuivit.
M. Wahdati tambourinait sans bruit sur
le bras de son fauteuil pendant que,
accoudée au sien, les pieds croisés, sa
femme souriait froidement en tenant sa
cigarette barbouillée de rose.
Ce fut elle qui rompit le silence.
— Ce n’est sans doute pas le bon mot,
dit-elle. « Dignité » conviendrait mieux,
peut-être.
Elle sourit, dévoilant des dents
blanches bien alignées. Abdullah n’en
avait jamais vu de pareilles.
— Oui, voilà. C’est beaucoup mieux.
Les gens à la campagne donnent une
impression de dignité. Ils la portent sur
eux, n’est-ce pas ? Un peu comme un
badge. Je suis sincère. Je la vois en
vous, Saboor.
— Merci, Bibi Sahib, marmonna-t-il
en s’agitant sur le canapé sans cesser de
contempler sa calotte.
Mme Wahdati hocha la tête, puis se
tourna vers Pari.
— Et, si je peux me permettre, tu es
absolument charmante.
Pari se rapprocha d’Abdullah.
— « Aujourd’hui, j’ai vu le charme, la
beauté, la grâce insondable du visage
que je cherchais », récita lentement
Mme Wahdati, avant de sourire. C’est
de Rûmî. Vous avez entendu parler de
lui ? On dirait qu’il a composé ces vers
juste pour toi, ma chérie.
— Madame est une poétesse
accomplie, déclara oncle Nabi.
En face d’eux, M. Wahdati se pencha
pour prendre un gâteau, le cassa en deux
et mordit dedans.
— Nabi veut juste être gentil avec
moi, dit Mme Wahdati en lui jetant un
regard plein de chaleur.
Une fois de plus, Abdullah vit les
joues de son oncle s’empourprer.
Puis leur hôtesse écrasa son mégot en
le pressant durement à plusieurs reprises
contre le cendrier.
— Et si j’emmenais les enfants
ailleurs ?
Son mari laissa échapper un soupir
audible et abattit ses mains sur les
accoudoirs de son fauteuil comme pour
se lever, mais resta à sa place.
— Je vais les emmener au bazar, dit
Mme Wahdati. Enfin, si vous êtes
d’accord, Saboor. Nabi nous y conduira.
Pendant ce temps, Suleiman pourra vous
montrer l’arrière de la propriété.
Comme ça, vous verrez par vous-même
le site à construire.
Il acquiesça d’un signe de tête.
M. Wahdati ferma lentement les yeux.
Tous se levèrent.
Soudain, Abdullah souhaita que son
père remercie ces gens pour les gâteaux
et le thé, qu’il les prenne par la main,
Pari et lui, et qu’ils quittent cette
maison, ses tableaux, ses tentures, son
luxe débordant et son confort. Ils
n’auraient qu’à remplir leur outre,
acheter du pain et quelques œufs durs, et
repartir par le même chemin qu’à l’aller.
Ils traverseraient de nouveau le désert,
ses amas rocheux, ses collines, pendant
que son père leur raconterait des
histoires. Tous deux se relaieraient pour
tirer la charrette de Pari. En deux jours,
trois peut-être, ils seraient de retour à
Shadbagh, et tant pis si c’était avec les
poumons emplis de poussière et les
membres fatigués. En les voyant arriver,
Shuja accourrait pour danser autour de
Pari. Ils seraient chez eux.
— Allez-y, les enfants, lâcha son père.
Abdullah fit un pas en avant, sur le
point de dire quelque chose, mais la
main épaisse d’oncle Nabi se posa sur
son épaule pour l’obliger à faire demi-
tour et l’entraîner dans le couloir.
— Attendez un peu de voir les bazars
de cette ville, déclara-t-il. Vous n’en
avez jamais vu de semblables.
Mme Wahdati s’était assise avec eux
sur la banquette arrière. L’air dans la
voiture était saturé de son parfum lourd,
et aussi d’une autre odeur qu’Abdullah
ne reconnut pas, une odeur douce et un
peu âcre à la fois. Elle les bombarda de
questions. Qui étaient leurs amis ?
Allaient-ils à l’école ? Elle les
interrogea sur leurs corvées
quotidiennes, leurs voisins, leurs jeux.
Les rayons du soleil tombaient sur son
visage, si bien qu’il distinguait le fin
duvet sur sa joue et la limite discrète de
son maquillage sous la mâchoire.
— J’ai un chien, dit Pari.
— Ah oui ?
— C’est un sacré numéro, lança oncle
Nabi depuis l’avant de la voiture.
— Il s’appelle Shuja. Il sait quand je
suis triste.
— Les chiens sont ainsi, commenta
Mme Wahdati. Ils sont plus doués pour
ça que certaines personnes de ma
connaissance.
Ils passèrent devant trois écolières qui
sautillaient sur le trottoir, vêtues
d’uniformes noirs et de foulards blancs
noués sous le menton.
— Je n’ai pas oublié ce que j’ai dit
tout à l’heure, mais Kaboul n’est pas si
terrible, dit Mme Wahdati en triturant
son collier d’un air absent, le regard
tourné vers le dehors et les traits
soudain empreints d’une certaine
pesanteur. Je n’aime jamais tant cette
ville qu’à la fin du printemps, après la
saison des pluies. L’air si pur. Les
prémices de l’été. La manière dont le
soleil éclaire les montagnes…
Elle sourit faiblement.
— Ce sera agréable d’avoir une enfant
à la maison. Un peu de bruit, pour
changer. Un peu de vie.
Abdullah la regarda avec inquiétude.
Il y avait quelque chose d’alarmant chez
cette femme, sous son maquillage, son
parfum et ses appels à la compassion.
Quelque chose de semblable à des
fissures. Il se surprit à penser à la fumée
des plats cuisinés par Parwana, à
l’étagère de la cuisine croulant sous les
pots, les assiettes dépareillées et les
casseroles tachées. Le matelas qu’il
partageait avec Pari lui manquait,
malgré sa saleté et l’entrelacs de
ressorts qui menaçaient toujours de
percer à la surface. Tout cela lui
manquait. Jamais il n’avait aspiré si
douloureusement à être chez lui.
Mme Wahdati s’avachit sur son siège
et soupira en serrant son sac à main
comme une femme enceinte aurait
agrippé son ventre gonflé.
Oncle Nabi s’arrêta près d’un trottoir
grouillant de passants. De l’autre côté de
la rue, près d’une mosquée dont les
minarets s’élançaient vers le ciel, se
trouvait le bazar – un labyrinthe de
passages voûtés et d’allées à ciel ouvert
où se pressait une foule compacte. Ils
déambulèrent le long de rangées
d’échoppes vendant des vestes en cuir,
des bijoux colorés sertis de pierres, des
épices de toutes sortes. Mme Wahdati
avançait avec Abdullah et Pari, tandis
qu’oncle Nabi fermait la marche. À
présent qu’ils étaient à l’extérieur, elle
portait des lunettes de soleil qui la
faisaient bizarrement ressembler à un
chat.
Les appels des bonimenteurs
résonnaient de toutes parts et de la
musique s’échappait à plein volume de
chaque étal ou presque. Ils passèrent
devant des stands proposant des livres,
des radios, des lampes et des casseroles
gris argenté. Abdullah aperçut deux
soldats aux bottes poussiéreuses et aux
longs pardessus marron foncé qui
partageaient une cigarette en examinant
chaque personne d’un air teinté d’ennui
et d’indifférence.
Ils firent une pause devant une
boutique de chaussures. Mme Wahdati
fourragea parmi toutes les paires
exposées sur des boîtes pendant que
Nabi se dirigeait d’un pas nonchalant
vers l’échoppe suivante, les mains
nouées dans le dos, pour étudier
quelques vieilles médailles avec
condescendance.
— Que penses-tu de celles-ci ?
demanda Mme Wahdati à Pari en lui
montrant une paire de baskets jaunes
toutes neuves.
— Elles sont jolies ! s’exclama la
fillette, stupéfaite.
— Essaie-les, alors.
Elle aida Pari à les enfiler et les lui
attacha. Puis elle se tourna vers
Abdullah et le fixa par-dessus ses
lunettes.
— Une paire ne te ferait pas de mal à
toi non plus. Je n’arrive pas à croire que
tu aies parcouru à pied tout le chemin
depuis ton village avec ces sandales.
Il refusa la proposition d’un geste et
détourna la tête. Plus loin, dans l’allée,
un vieil homme à la barbe hirsute et aux
pieds bots mendiait auprès des gens.
— Regarde, Abollah ! dit Pari en
levant une jambe après l’autre pour
montrer ses chaussures.
Elle martela le sol, sautilla sur place.
Mme Wahdati appela oncle Nabi et lui
demanda de marcher un peu avec la
fillette afin que celle-ci puisse voir si
elle se sentait bien dans ses chaussures.
Oncle Nabi s’exécuta ; il prit Pari par la
main et fit quelques pas avec elle.
Mme Wahdati baissa les yeux sur
Abdullah.
— Tu trouves que je suis méchante,
n’est-ce pas ? À cause de ce que j’ai dit
tout à l’heure.
Il regardait sa sœur passer près du
mendiant aux pieds bots. Celui-ci
s’adressa à elle, et elle se tourna vers
leur oncle pour lui dire quelque chose.
Oncle Nabi jeta une pièce au vieil
homme.
Abdullah se mit à pleurer sans bruit.
— Oh, mon gentil garçon, dit
Mme Wahdati, manifestement surprise.
Pauvre chou.
Elle sortit un mouchoir de son sac à
main et le lui tendit, mais il le repoussa
d’un geste brusque.
— S’il vous plaît, ne faites pas ça, la
supplia-t-il d’une voix brisée.
Elle s’accroupit près de lui et remonta
ses lunettes sur ses cheveux. Elle avait
les yeux humides, elle aussi, et
lorsqu’elle les tapota avec son
mouchoir, ils laissèrent une traînée noire
sur le tissu.
— Je ne t’en veux pas, si tu me
détestes. Tu as le droit. Mais même si je
ne m’attends pas à ce que tu
comprennes, pas aujourd’hui en tout cas,
sache que c’est pour le mieux. Je
t’assure, Abdullah. C’est pour le mieux.
Un jour, tu t’en rendras compte.
Il leva le visage vers le ciel et laissa
échapper un long gémissement, juste au
moment où Pari revenait en sautillant
vers lui, les yeux débordant de gratitude,
ivre de joie.

Un matin, cet hiver-là, son père alla


chercher sa hache et abattit le grand
chêne avec l’aide de Baitullah, le fils du
mollah Shekib, et de quelques hommes.
Personne ne tenta de s’interposer. Sous
le regard d’Abdullah et des garçons du
village, il commença par ôter la
balançoire. Il grimpa dans l’arbre,
coupa les cordes avec un couteau, puis il
s’attaqua au tronc avec les autres
jusqu’à la fin de l’après-midi, moment
où le vieux chêne s’affaissa enfin avec
un grondement retentissant. Il prétendait
qu’ils avaient besoin de bois de
chauffage pour l’hiver, mais il avait
manié la hache avec violence, les
mâchoires serrées et la mine assombrie,
comme si en réalité il ne supportait plus
la vue de cet arbre.
À présent, sous un ciel couleur de
pierre, les hommes frappaient le tronc
couché, les joues et le nez rougis par le
froid, et leur lame heurtait le bois en
faisant résonner un bruit creux.
Abdullah, lui, arrachait de petits
rameaux aux grosses branches situées
vers la cime de l’arbre. Deux jours plus
tôt, la neige était tombée pour la
première fois de la saison. Pas
beaucoup, pas encore. Ce n’était que la
promesse de choses à venir. Bientôt,
l’hiver s’abattrait sur Shadbagh, avec
ses petits glaçons, ses longues congères
et ses vents qui fendillaient la peau sur
le dos des mains en une minute. Pour
l’heure, la neige ne formait qu’une petite
couche sur le sol, entrecoupée çà et là
jusqu’aux montagnes de bandes de terre
marron clair.
Abdullah ramassa une brassée de fines
branches et les charria vers une pile
communale qui grossissait à vue d’œil à
proximité. Il portait ses nouvelles bottes,
des gants et un manteau d’hiver
matelassé bleu foncé, avec une doublure
fourrée orange. Il avait déjà servi, mais
à part la fermeture Éclair cassée, que
son père avait réparée, il était comme
neuf. Il avait aussi quatre poches
profondes qui s’ouvraient et se
refermaient avec un bruit sec, et une
capuche, matelassée elle aussi, qu’il
pouvait resserrer autour de son visage
en tirant sur un cordon. Il la repoussa et
souffla un long panache de vapeur.
Le soleil baissait à l’horizon, mais il
discernait encore le vieux moulin qui se
dressait, gris et sévère, au-dessus des
murs de terre du village. Ses ailes
grinçaient chaque fois qu’une
bourrasque cinglante arrivait des
montagnes. Il n’abritait guère plus que
des hérons bleus en été, mais à présent
que l’hiver était là, ces derniers étaient
partis, laissant la place aux corbeaux.
Chaque matin, il était réveillé par leurs
croassements et leurs cris discordants.
Quelque chose attira son regard, par
terre, un peu plus loin. Il s’en approcha
et s’agenouilla.
Une plume. Petite. Jaune.
Il ôta un gant pour la ramasser.
Ce soir, ils allaient faire la fête, lui,
son père et son demi-frère Iqbal.
Baitullah venait d’avoir un nouveau
garçon. Un motreb chanterait pour les
hommes pendant que quelqu’un jouerait
du tambourin. Il y aurait du thé, du pain
chaud fraîchement cuit et du shorwa, une
soupe de légumes avec des pommes de
terre. Après cela, le mollah Shekib
tremperait un doigt dans un bol d’eau
sucrée et le donnerait à sucer au bébé.
Puis il sortirait sa pierre noire brillante,
son rasoir à double lame, et il
soulèverait le linge recouvrant le ventre
de l’enfant. Un rituel ordinaire. La vie
continuait à Shadbagh.
Abdullah tourna la plume dans sa
main.
Je ne veux pas de pleurnicheries,
avait dit son père. Pas question. Je ne le
tolérerai pas.
Et il n’y en avait pas eu. Personne au
village n’avait demandé où était Pari.
Personne n’avait même prononcé son
nom. Il s’étonnait qu’elle ait pu
disparaître aussi radicalement de leur
vie.
Seul Shuja avait fait écho à sa douleur
en surgissant chaque matin devant leur
porte. Parwana lui avait jeté des
cailloux. Son père l’avait chassé avec un
bâton. Malgré cela, il n’avait cessé de
revenir. Tous les soirs ils l’entendaient
gémir tristement, et tous les matins ils le
retrouvaient couché près de la porte, la
gueule sur ses pattes avant, un regard
mélancolique et dénué de reproche posé
sur ses assaillants. Cela avait duré des
semaines, jusqu’au jour où Abdullah
l’avait aperçu qui s’éloignait vers les
montagnes, la tête basse. Nul à Shadbagh
ne l’avait revu depuis.
Il fourra la plume jaune dans sa poche
et se dirigea vers le moulin.
Il lui arrivait de surprendre son père
dans les moments où il baissait sa garde
et de lui découvrir une mine rembrunie
nuancée d’émotions déroutantes. Il lui
apparaissait diminué, dépouillé de
quelque chose d’essentiel. Il déambulait
dans la maison ou s’asseyait au chaud
près de leur gros poêle en fonte tout
neuf, le petit Iqbal sur les genoux, en
contemplant les flammes d’un air absent.
Sa voix avait pris des accents traînants
qu’Abdullah ne se rappelait pas avoir
entendus avant, comme si un poids
grevait chacun de ses mots. Il s’abîmait
dans de longs silences, le visage fermé,
et ne racontait plus d’histoires – plus
depuis qu’Abdullah et lui étaient rentrés
de Kaboul. Peut-être avait-il aussi vendu
sa muse aux Wahdati, songeait Abdullah.
Envolée.
Disparue.
Ne restait plus rien.
Pas même une explication.
Rien, sinon cet aveu de Parwana : Il
fallait que ce soit elle. Je suis désolée,
Abdullah. Il fallait que ce soit elle.
Un doigt coupé afin de sauver la main.
Il s’agenouilla par terre derrière le
moulin, au pied de la tour de pierre qui
tombait en ruine, et ôta ses gants pour
creuser le sol. Il revoyait ses sourcils
épais, son grand front bombé, ses dents
écartées lorsqu’elle souriait. Il entendait
dans sa tête son rire léger résonnant dans
toute la maison, comme autrefois. Il
avait encore en mémoire le tumulte qui
avait suivi leur retour du bazar. La
panique de Pari. Ses cris. Oncle Nabi
qui l’emportait vivement. Abdullah
creusa jusqu’à ce que ses doigts heurtent
du métal. Il glissa les mains en dessous,
sortit la petite boîte à thé du trou et
essuya la terre froide sur le couvercle.
Ces derniers temps, il pensait souvent
à l’histoire que son père leur avait
racontée la veille de leur voyage à
Kaboul, celle du vieux paysan Baba
Ayub et du div. Il suffisait qu’il se
trouve à un endroit où Pari s’était tenue
un jour, et là, devant l’absence de sa
sœur, semblable pour lui à une odeur qui
aurait émané de la terre sous ses pieds,
ses jambes cessaient de le porter, son
cœur s’effondrait sur lui-même, et il
aspirait à boire une gorgée de la potion
magique que le div avait donnée à Baba
Ayub, pour pouvoir lui aussi tout
oublier.
Mais il était impossible d’oublier.
Pari flottait sans y être invitée à la
périphérie de son champ de vision
partout où il allait, telle la poussière
collée à sa chemise. Elle était présente
dans les silences devenus si fréquents à
la maison, des silences qui enflaient
entre les mots, tantôt froids et vides,
tantôt débordants de choses inexprimées,
à la manière d’un nuage chargé d’une
pluie qui jamais ne tomberait. Certaines
nuits, il rêvait qu’il était de nouveau
dans le désert, seul, cerné par les
montagnes. Au loin, une petite lueur
s’allumait, s’éteignait, s’allumait,
s’éteignait encore. Comme un message.
Il ouvrit la boîte. Elles étaient toutes
là. Les plumes de Pari. Celles de coq,
de canard, de pigeon. Celle du paon,
aussi. Il jeta la jaune au milieu. Un
jour…, pensa-t-il.
Il espérait.
Son temps à Shadbagh était compté, de
même qu’il l’avait été pour Shuja. Il le
savait, désormais. Plus rien ne le
retenait au village. Il n’y avait pas de
foyer. Il attendrait que l’hiver passe, et
une fois le dégel bien amorcé, il se
lèverait un matin avant l’aube,
franchirait le seuil de leur maison, puis
choisirait une direction et se mettrait en
route. Il irait aussi loin de Shadbagh que
ses pieds accepteraient de le porter. Et
si plus tard, en traversant quelque vaste
étendue, le désespoir s’emparait de lui,
il s’arrêterait et fermerait les yeux en se
remémorant la plume de faucon que Pari
avait trouvée dans le désert. Il
l’imaginerait se détacher de l’oiseau,
tout là-haut dans les nuages, à des
centaines de mètres au-dessus du sol,
tournoyer et tourbillonner au milieu de
courants violents, soufflée par de
violentes rafales de vent sur des
kilomètres et des kilomètres de désert
et de montagnes, et finalement atterrir là,
entre tous les endroits possibles et
contre toute attente, au pied de cet amas
rocheux où sa sœur l’avait aperçue.
Cela l’emplirait d’étonnement, mais
aussi d’espoir, que de telles choses
puissent se produire. Et même si la
sagesse le lui déconseillait, il s’armerait
de courage, rouvrirait les yeux et
reprendrait sa marche.
3

Printemps 1949
PARWANA LE SENTavant de repousser
les couvertures et de le voir. Les fesses
de Masooma en sont toutes couvertes,
jusqu’à ses cuisses, de même que les
draps, le matelas et le dessus-de-lit.
Masooma la regarde par-dessus son
épaule, avec dans les yeux une demande
timide de pardon, et aussi de la honte
– toujours la honte, après tout ce temps,
toutes ces années.
— Je suis désolée, murmure-t-elle.
Parwana a envie de hurler, mais elle
se force à esquisser un sourire. Dans des
moments comme celui-là, elle doit
prendre sur elle pour se rappeler une
vérité inébranlable et ne pas la perdre
de vue : tout est sa faute. Rien de ce qui
lui est échu n’est injuste ou indu. Elle
n’a que ce qu’elle mérite. En soupirant,
elle examine les draps souillés et frémit
à l’idée du travail qui l’attend.
— Je vais te nettoyer, dit-elle.
Masooma se met à pleurer en silence,
sans que rien sur son visage ne trahisse
le moindre changement d’expression.
Rien hormis des larmes qui gonflent et
coulent sur ses joues.
Dehors, dans le froid du petit matin,
Parwana allume du feu dans le foyer
aménagé sur le sol. Une fois qu’il a pris,
elle va remplir un seau d’eau au puits
communal de Shadbagh, le met à
chauffer et tend ses paumes vers les
flammes. De là où elle est, elle aperçoit
le moulin, la mosquée du village où,
enfants, Masooma et elle ont appris à
lire auprès du mollah Shekib, et aussi la
maison de celui-ci, au pied d’une petite
colline. Plus tard, quand le soleil sera
haut dans le ciel, son toit sur lequel sa
femme fait sécher des tomates formera
un carré rouge vif parfait qui tranchera
avec le fond poussiéreux des alentours.
Parwana lève les yeux vers les pâles
étoiles du matin qui la fixent en
clignotant avec indifférence. Elle se
ressaisit.
À l’intérieur, elle retourne Masooma
sur le ventre, puis plonge un linge dans
l’eau et nettoie sa sœur en essuyant les
excréments sur ses fesses, son dos et la
chair flasque de ses jambes.
— Pourquoi tu prends de l’eau
chaude, Parwana ? dit Masooma, la tête
dans l’oreiller. Pourquoi tu te donnes
cette peine ? Tu n’es pas obligée. Je ne
sentirais pas la différence.
— Peut-être. Mais moi, si, répond
Parwana en grimaçant sous l’effet de la
puanteur. Maintenant, tais-toi et laisse-
moi finir ça.
À partir de là, sa journée se déroule
comme toujours depuis la mort de leurs
parents, quatre ans plus tôt. Elle donne à
manger aux poules. Elle fend du bois et
rapporte des seaux d’eau du puits. Elle
prépare de la pâte et fait cuire du pain
dans le tandoor devant leur maison en
pisé. Elle balaie le sol. L’après-midi,
elle s’accroupit près du ruisseau avec
les autres villageoises pour laver son
linge contre les rochers. Puis, parce que
c’est vendredi, elle se rend sur la tombe
de ses parents au cimetière et récite une
courte prière pour chacun d’eux. Et toute
la journée, entre ces corvées, elle prend
le temps de changer Masooma de
position en la faisant rouler tantôt sur un
côté, tantôt sur l’autre, et en coinçant à
chaque fois un oreiller sous ses fesses.
À deux reprises ce jour-là, elle
aperçoit Saboor.
Elle le voit d’abord accroupi devant
sa petite maison en compagnie de son
fils Abdullah, occupé à attiser le feu
qu’il vient d’allumer, les yeux plissés
face à la fumée. Puis de nouveau plus
tard, en train de discuter avec d’autres
hommes – des hommes qui, comme lui,
ont des familles maintenant, mais avec
qui autrefois, lorsqu’ils n’étaient que
des garçons, il se disputait, faisait voler
des cerfs-volants, pourchassait les
chiens et jouait à cache-cache. Un poids
pèse sur lui depuis quelque temps, un
voile tragique – une femme morte et
deux enfants, dont l’un encore en bas
âge. Il parle à présent d’une voix
fatiguée tout juste audible et se traîne
dans le village comme une version usée
et amoindrie de lui-même.
Parwana l’observe de loin, en proie à
un désir presque paralysant. Elle
s’efforce de détourner la tête quand elle
passe près de lui. Et si, par accident,
leurs regards se croisent tout de même,
elle ne reçoit de lui qu’un petit salut qui
lui fait monter le rouge aux joues.
Ce soir-là, le temps qu’elle se couche,
c’est à peine si elle a encore la force de
lever les bras. La fatigue lui donne le
tournis. Étendue dans son lit, elle attend
de s’endormir.
Puis, dans le noir :
— Parwana ?
— Oui ?
— Tu te souviens de la fois où on a
fait du vélo ensemble ?
— Mmm.
— On allait si vite ! On dévalait la
colline et les chiens nous couraient
après.
— Je m’en souviens, oui.
— On criait toutes les deux. Et
ensuite, on a heurté cette pierre…
Parwana entend presque sa sœur
sourire dans l’obscurité.
— Mère était furieuse contre nous,
continue Masooma. Et Nabi aussi. Son
vélo était fichu.
Parwana ferme les yeux.
— Parwana ?
— Oui.
— Tu veux bien dormir avec moi, ce
soir ?
Elle repousse son couvre-lit et
traverse la hutte pour rejoindre
Masooma et se glisser sous sa
couverture. Sa sœur appuie la joue sur
son épaule, un bras posé en travers
d’elle.
— Tu mérites mieux que moi,
chuchote-t-elle.
— Ne recommence pas avec ça,
répond Parwana avant de lui caresser
les cheveux avec ces longs gestes
patients qui font plaisir à Masooma.
Durant un moment, elles discutent
paresseusement et à voix basse de
petites choses sans importance, chacune
réchauffant le visage de l’autre par son
souffle. Ce sont des instants à peu près
heureux pour Parwana. Ils lui rappellent
leur enfance, quand sa sœur et elle se
blottissaient sous la même couverture,
nez contre nez, en gloussant sans bruit et
en se murmurant des secrets et des
ragots. Masooma ne tarde pas à
s’endormir, et tandis que sa langue
accompagne ses rêves de claquements
bruyants, Parwana contemple par la
fenêtre le ciel d’un noir d’ébène. Son
esprit vagabonde entre des fragments de
pensées, jusqu’à ce qu’il s’arrête sur une
image qu’elle a vue un jour dans un
vieux magazine, celle de deux frères
siamois, la mine sombre, rattachés au
niveau du torse par une épaisse bande de
chair. Deux êtres inextricablement liés,
le sang né dans la moelle du premier
coulant dans les veines du second. Unis
de façon permanente. Parwana sent
comme un étau, un désespoir semblable
à une main qui se refermerait à
l’intérieur de sa poitrine. Elle prend une
inspiration et tente de se concentrer sur
Saboor, mais seules lui reviennent en
mémoire des rumeurs qu’elle a
entendues au village, selon lesquelles il
serait en quête d’une nouvelle femme.
Elle chasse alors son visage de son
esprit et refoule cette idée ridicule.

Parwana avait été une surprise.


Masooma était déjà sortie et gigotait
tranquillement dans les bras de la sage-
femme lorsque leur mère poussa un cri
et que le sommet d’une autre tête
commença à l’écarteler une seconde
fois. La naissance de Masooma s’était
déroulée sans problème – ce petit ange
s’était lui-même mis au monde, dirait
plus tard la sage-femme. Celle de
Parwana, à l’inverse, avait été longue,
très éprouvante pour la mère, et
dangereuse pour le bébé puisqu’il avait
fallu le libérer du cordon ombilical qui
s’était enroulé autour de son cou comme
dans un accès de panique meurtrier
causé par la séparation. Dans ses plus
noirs moments, ceux où elle ne peut
s’empêcher de se dégoûter elle-même,
Parwana songe que ce cordon faisait
peut-être preuve de sagesse. Peut-être
savait-il qui était la meilleure des deux.
Masooma se nourrissait à l’heure,
dormait quand il fallait et ne pleurait que
si elle avait besoin de manger ou d’être
changée. Elle aimait sucer son hochet,
aussi. Éveillée, elle se montrait gaie et
de bonne humeur. Un rien suffisait à
enchanter cette petite boule emmaillotée
qui ne faisait que rire et pousser des cris
joyeux.
Quel bébé facile à vivre ! s’extasiaient
les gens.
Parwana, elle, était un tyran qui
écrasait leur mère sous le joug de son
autorité. Désemparé par ses colères,
leur père allait se réfugier chez son frère
pour y dormir, emmenant avec lui le
frère aîné des fillettes, Nabi. Pour sa
femme, le soir marquait le début d’un
calvaire aux proportions épiques
ponctué de rares instants de repos.
Toutes les nuits, elle ne faisait que
marcher en ballottant doucement
Parwana dans ses bras, en la berçant, en
lui chantant des comptines. Elle
grimaçait lorsque sa fille mordait son
sein gonflé et à vif et suçait son
mamelon comme si elle voulait aspirer
son lait jusque dans ses os. Mais
l’allaitement ne l’apaisait en rien :
même le ventre plein, elle hurlait et
s’agitait dans tous les sens, sourde aux
suppliques.
Masooma les observait dans son coin,
pensive et impuissante, avec l’air
d’avoir pitié du triste sort de leur mère.
Nabi n’était pas du tout comme ça,
dit celle-ci un jour à leur père.
Tous les bébés sont différents.
Elle me tue, celle-là.
Cela passera, répondit-il. C’est
comme le mauvais temps.
Et en effet, cela avait fini par passer.
Peut-être Parwana avait-elle souffert de
coliques, ou bien d’un mal inoffensif.
Mais il était trop tard. Elle s’était déjà
fait une réputation.
Un après-midi, à la fin de l’été, alors
que les jumelles avaient dix mois, les
villageois se rassemblèrent à Shadbagh
après un mariage. Avec une attention
fiévreuse, les femmes dressèrent sur des
plats des pyramides de riz blanc
moelleux et parsemé de safran. Elles
coupèrent du pain, raclèrent le riz
craquant au fond des casseroles, firent
circuler des plats d’aubergines frites au
yaourt et à la menthe séchée. Pendant
que Nabi jouait dehors avec quelques
garçons, sa mère, assise avec d’autres
personnes du village sur un tapis étendu
au pied du chêne géant, jetait de temps à
autre un coup d’œil aux jumelles qui
dormaient à l’ombre, côte à côte.
Après le repas, au moment du thé, les
bébés se réveillèrent de leur sieste.
Presque aussitôt, quelqu’un attrapa
Masooma. Elle passa joyeusement de
bras en bras, allant d’un cousin à une
tante, d’une tante à un oncle. Tel la
faisait rebondir sur ses jambes, tel autre
la posait en équilibre sur un genou.
Beaucoup de mains lui chatouillèrent le
ventre et beaucoup de nez se frottèrent
contre le sien. Les convives éclatèrent
de rire lorsqu’elle s’amusa à tirer sur la
barbe du mollah Shekib. Ils
s’émerveillèrent de son naturel si
sociable. Ils la soulevèrent et admirèrent
le rose de ses joues, le bleu saphir de
ses yeux, la courbe gracieuse de son
front – autant de signes annonciateurs de
la beauté saisissante qui serait la sienne
dans quelques années.
Restée sur les genoux de sa mère,
Parwana regardait en silence Masooma
assurer le spectacle, l’air un peu
désorientée, seul membre de ce public
d’adorateurs qui ne comprenait pas la
raison de toute cette agitation. Sa mère
baissait parfois les yeux sur elle et
pressait son petit pied doucement,
comme pour s’excuser. Lorsque
quelqu’un s’aperçut que Masooma allait
bientôt avoir deux nouvelles dents, elle
fit faiblement remarquer que Parwana en
avait trois, elle. Mais personne n’y fit
attention.
Les filles avaient neuf ans quand la
famille se rendit un soir de bonne heure
chez les parents de Saboor pour célébrer
l’iftar, la rupture du jeûne après le
ramadan. Les adultes prirent place sur
des coussins autour de la pièce au milieu
du brouhaha assourdissant des
conversations. Du thé, des vœux et des
ragots furent échangés à proportions
égales, tandis que les vieillards faisaient
glisser un chapelet entre leurs doigts.
Assise tranquillement dans son coin,
Parwana se réjouissait de respirer le
même air que Saboor et d’être à
proximité de ses grands yeux sombres.
Au cours de la soirée, elle se risqua
plusieurs fois à l’épier en douce. Elle le
vit mordre dans un carré de sucre, frotter
la douce inclinaison de son front, rire
aux éclats aux propos d’un vieil oncle.
Lorsqu’il la surprenait, comme il le fit
une fois ou deux, elle détournait
vivement la tête avec raideur, toute
gênée. Ses genoux commençaient à
trembler. Sa bouche était si sèche
qu’elle pouvait à peine parler.
Elle songea au carnet caché sous ses
affaires à la maison. Saboor ne cessait
d’imaginer des histoires, des contes
peuplés de djinns, de fées, de démons et
d e divs. Souvent, les enfants du village
se rassemblaient autour de lui et, dans un
silence absolu, l’écoutaient inventer
pour eux de nouvelles fables. Six mois
plus tôt environ, Parwana l’avait
entendu dire à Nabi qu’il espérait mettre
un jour tout cela par écrit. Peu de temps
après, alors qu’elle se trouvait avec sa
mère dans un bazar d’une autre ville,
elle avait repéré sur un étal de livres
d’occasion un carnet magnifique au
papier réglé tout neuf, avec une épaisse
reliure marron gaufrée sur les bords.
Elle savait que sa mère ne pouvait pas
se permettre un tel achat, aussi avait-elle
guetté le moment où le vendeur ne la
regardait pas pour glisser vivement le
carnet sous son pull.
Mais depuis, six mois s’étaient
écoulés et elle n’avait toujours pas eu le
courage de l’offrir à Saboor. Elle était
terrifiée à l’idée qu’il se mette à rire, ou
qu’il voie ce cadeau pour ce qu’il était
vraiment et qu’il le lui rende. Et c’est
ainsi que tous les soirs, allongée dans
son lit sous sa couverture, elle serrait
secrètement le carnet dans ses mains en
effleurant les reliefs du cuir. Demain, se
promettait-elle. Demain, j’irai le lui
donner.
Plus tard ce jour-là, après le repas de
l’iftar, tous les enfants foncèrent jouer
dehors. Parwana, Masooma et Saboor se
succédèrent sur la balançoire que le
père de Saboor avait suspendue à une
branche solide du grand chêne. Vint le
tour de Parwana. Saboor était censé la
pousser, mais il oubliait toujours de le
faire, trop absorbé qu’il était par sa
dernière histoire. Celle-là parlait
justement de leur chêne et de ses
pouvoirs magiques. Lorsqu’on souhaitait
quelque chose, disait Saboor, il fallait
s’agenouiller au pied du tronc et
murmurer son vœu, et si l’arbre était
d’accord pour l’exaucer, il laissait
tomber pile dix feuilles sur votre tête.
La balançoire ralentit jusqu’à ce
qu’elle s’arrête presque complètement.
Parwana se tourna vers Saboor pour lui
demander de continuer, mais les mots
moururent dans sa gorge. Masooma et lui
se souriaient, et dans la main de Saboor
Parwana aperçut le carnet. Son carnet à
elle.
Je l’ai trouvé dans la maison, lui
expliqua sa sœur par la suite. C’était à
toi ? Je te le rembourserai d’une façon
ou d’une autre, je te le promets. Ça ne
t’ennuie pas, hein ? Je me suis dit qu’il
était parfait pour lui. Pour ses
histoires. Non, mais tu as vu comme il
était content ? Tu as vu, Parwana ?
Parwana répondit que non, cela ne
l’ennuyait pas, mais tout au fond d’elle-
même, elle était anéantie. Elle ne cessait
de songer au sourire que Masooma et
Saboor avaient échangé, au regard qu’ils
s’étaient lancé. Elle-même aurait tout
aussi bien pu avoir disparu dans les airs,
comme un génie sorti de l’une des
histoires de Saboor, tant ils avaient
oublié sa présence. La douleur fut
cuisante. Cette nuit-là, dans son petit lit,
elle pleura en silence.
Le temps que sa sœur et elle aient
onze ans, Parwana avait développé une
compréhension précoce des garçons et
de leur étrange comportement face aux
filles qu’ils appréciaient en secret. Elle
le constatait en particulier lorsque
Masooma et elle revenaient à pied de
l’école. En fait d’école, il s’agissait
plutôt d’une pièce à l’arrière de la
mosquée locale où, en plus de leur
apprendre à réciter le Coran, le mollah
Shekib enseignait à tous les enfants du
village à lire, à écrire et à mémoriser
des poèmes. Shadbagh avait de la
chance d’avoir un homme si sage pour
malik, disait leur père. En rentrant chez
elles après ces leçons, elles croisaient
souvent un groupe de gamins assis sur un
mur, qui les interpellaient parfois en
criant ou en leur lançant des petits
cailloux. Parwana ripostait en général
par des invectives et des jets de cailloux
plus gros, même si Masooma la tirait
toujours par le coude en la pressant d’un
ton raisonnable de marcher plus vite et
de ne pas se mettre en colère à cause
d’eux. Mais elle se trompait. Parwana
ne s’énervait pas contre eux parce qu’ils
les prenaient pour cible, mais parce
qu’ils visaient uniquement Masooma.
Elle le savait : ce petit jeu agaçant
relevait de la fanfaronnade, et plus les
garçons en rajoutaient, plus ils
trahissaient la profondeur de leur désir.
Leurs regards ricochaient sur elle, mais
ils s’attardaient sur Masooma, éperdus,
émerveillés, incapables de se détourner.
Malgré leurs blagues frustes et leurs
sourires lascifs, ils étaient tétanisés par
Masooma.
Puis, un jour, l’un d’eux leur jeta non
pas un caillou, mais une grosse pierre
qui roula à leurs pieds. Ses amis et lui
ricanèrent et se donnèrent des coups de
coude lorsque Masooma la ramassa.
Elle était enveloppée d’une feuille de
papier maintenue par un élastique.
Masooma attendit d’être à bonne
distance pour la dérouler et lut le
message avec Parwana.

Je jure que depuis que j’ai vu ton


visage,
Le monde entier m’est devenu
tricherie et illusion
Le jardin ne sait plus ce qu’est une
feuille ou une fleur
Les oiseaux distraits ne distinguent
plus les graines du [collet tendu
pour eux.

Un poème de Rûmî, un de ceux que


leur avait appris le mollah Shekib.
Ils s’améliorent, s’amusa Masooma.
En-dessous, le garçon avait écrit : Je
veux t’épouser. Et il avait ajouté ces
quelques mots : J’ai un cousin pour ta
sœur. Il est parfait pour elle. Ils
pourront brouter ensemble le pré de
mon oncle.
Masooma déchira la feuille en deux.
Ne fais pas attention à eux, Parwana,
dit-elle. Ce sont des imbéciles.
Des crétins, opina Parwana.
Mais elle eut toutes les peines du
monde à plaquer un sourire sur ses
lèvres. Le message était déjà rude, mais
ce qui la blessait le plus, c’était la
réaction de Masooma. Le garçon ne
s’était pas explicitement adressé à elle,
et pourtant elle avait tout de suite
supposé que le poème lui était destiné et
que le cousin mentionné revenait à sa
sœur. Pour la première fois, Parwana se
vit à travers son regard. Elle vit l’image
que sa sœur avait d’elle – ce qui
revenait à contempler l’image que les
autres avaient d’elle. Elle en fut
mortifiée. Humiliée.
De toute façon, ajouta Masooma en
haussant les épaules et en souriant, je
suis déjà prise.

Nabi est venu leur rendre visite,


comme tous les mois. Il est le fils
prodigue de la famille, peut-être même
du village tout entier, au motif qu’il
travaille à Kaboul et qu’il débarque à
Shadbagh dans la grosse voiture bleue
rutilante de son employeur, au capot
surmonté d’une tête d’aigle brillante. À
chaque fois, tout le monde se rassemble
pour assister à son arrivée, les enfants
courent et braillent au côté du véhicule.
— Comment ça va ? demande-t-il.
Tous les trois partagent un thé et des
amandes dans la hutte. De l’avis de
Parwana, Nabi est très séduisant, avec
ses pommettes finement sculptées, ses
yeux noisette, ses favoris et son épaisse
chevelure brune coiffée en arrière de
son front. Il porte son habituel costume
couleur olive qui semble d’une taille
trop grand pour lui. Il en est fier, elle le
sait. Il ne cesse de tirer sur les manches,
de redresser le col, de pincer le pli du
pantalon, bien qu’il n’ait jamais
vraiment réussi à venir à bout de l’odeur
persistante d’oignon brûlé qui imprègne
le tissu.
— Eh bien, la reine Homaira est
passée prendre le thé hier, dit Masooma.
Elle nous a complimentées sur notre
goût exquis en matière de décoration.
Elle sourit gentiment à son frère,
dévoilant ses dents jaunissantes. Nabi
éclate de rire et baisse les yeux sur sa
tasse. Avant qu’il ne trouve du travail à
Kaboul, il aidait Parwana à s’occuper
de Masooma. Ou du moins a-t-il essayé,
durant un temps. Mais il n’y arrivait pas.
C’était trop dur pour lui et Kaboul a été
son échappatoire. Parwana l’envie, sans
pour autant lui tenir vraiment rigueur de
son départ, même si lui-même se fait des
reproches – elle sait qu’il y a plus
qu’une petite part de pénitence dans
l’argent qu’il lui apporte tous les mois.
Masooma s’est coiffée et a souligné
ses yeux d’un trait de khôl, comme
toujours lorsque Nabi vient les voir. En
réalité, elle ne le fait pas tant pour lui
que pour le lien qu’il représente entre
Kaboul et elle. À ses yeux, il est le fil
qui la rattache à un monde glamour et
luxueux, à une ville regorgeant de
voitures, de lumières, de restaurants
fastueux et de palais royaux, et peu
importe que ce fil soit ténu. Longtemps
auparavant, Masooma se décrivait
comme une citadine enfermée dans un
village.
— Et toi ? Tu t’es trouvé une femme ?
demande joyeusement Masooma.
Nabi agite une main en riant – la même
réaction qu’il opposait à leurs parents
lorsqu’ils l’interrogeaient à ce sujet.
— Quand me referas-tu visiter
Kaboul, mon frère ?
Nabi les a emmenées là-bas l’année
précédente. Il est venu les chercher à
Shadbagh, puis, une fois à Kaboul, il a
sillonné les rues de la ville en passant
devant toutes les mosquées, tous les
quartiers commerçants, les cinémas, les
restaurants. Il a montré à Masooma le
palais Bagh-e-Bala, perché sur une
colline surplombant la ville. Dans les
jardins de Babour, il l’a soulevée du
siège avant de la voiture et l’a portée
dans ses bras jusqu’au mausolée de
l’empereur moghol. Ils ont prié là, tous
les trois, à la mosquée Shah Jahan, avant
de s’installer au bord d’un bassin aux
carreaux bleus afin de manger le pique-
nique que Nabi avait préparé pour eux.
Cela a peut-être été le jour le plus
heureux de la vie de Masooma depuis
l’accident, et Parwana devait bien
reconnaître que c’était grâce à Nabi.
— Bientôt, Inch’Allah, répond-il en
tapotant sa tasse.
— Ça t’ennuierait d’ajuster le coussin
sous mes genoux, Nabi ? Ah, c’est
beaucoup mieux, merci, soupire
Masooma. J’ai adoré Kaboul. Si je le
pouvais, je partirais là-bas à pied à la
première heure demain matin.
— Un jour, peut-être.
— Quoi, aller à Kaboul à pied ?
— Non, bafouille-t-il. Je voulais
dire…
Puis il sourit lorsque Masooma éclate
de rire.
Dehors, il donne de l’argent à
Parwana et s’appuie contre le mur en
allumant une cigarette. Masooma est
restée faire la sieste à l’intérieur,
comme tous les après-midi.
— J’ai vu Saboor tout à l’heure,
déclare Nabi en tirant sur les peaux
mortes d’un de ses doigts. Quelle
tragédie. Il m’a dit le prénom du bébé,
mais je l’ai oublié.
— Pari.
Nabi hoche la tête.
— Il m’a annoncé qu’il cherchait à se
remarier. Sans que je lui demande rien.
Parwana détourne le regard en
essayant de feindre l’indifférence, mais
son cœur se met à cogner. Un voile de
sueur se forme sur sa peau.
— Encore une fois, je ne lui ai rien
demandé, insiste Nabi. C’est lui qui a
abordé le sujet. Et il m’a entraîné à
l’écart pour m’en parler.
Parwana le soupçonne de savoir ce
qu’elle éprouve au fond d’elle pour
Saboor depuis tant d’années. Masooma a
beau être sa jumelle, Nabi est le seul à
l’avoir jamais comprise. Mais elle ne
voit pas pourquoi il se donne la peine de
lui apprendre cette nouvelle. À quoi
bon ? Ce dont Saboor a besoin, c’est
d’une femme sans attaches, sans
entraves, d’une femme libre de se
dévouer à lui, à son garçon et sa
dernière-née. Son temps à elle est déjà
dévoré. Consumé. Il le sera toute sa vie.
— Je suis sûre qu’il trouvera
quelqu’un.
Nabi acquiesce en silence.
— Je repasserai le mois prochain, dit-
il en écrasant sa cigarette sous son pied.
Après son départ, Parwana entre dans
la hutte, où elle a la surprise de
découvrir Masooma éveillée.
— Je croyais que tu dormais.
Masooma tourne la tête vers la fenêtre
et cligne des yeux lentement, avec
lassitude.

À treize ans, les filles allaient parfois


faire des courses pour leur mère dans
les bazars bondés des villes alentour.
Une odeur humide s’élevait dans les
allées non pavées fraîchement aspergées
d’eau. Toutes deux déambulaient le long
des échoppes qui vendaient des
narguilés, des châles en soie, des
casseroles en cuivre, de vieilles
montres. Des poulets égorgés suspendus
par les pattes dessinaient des cercles
lents au-dessus des morceaux d’agneau
et de bœuf.
Partout, Parwana voyait l’attention des
hommes s’éveiller brusquement au
passage de Masooma. Elle remarquait
leurs efforts pour se comporter comme
si de rien n’était, mais leurs yeux
s’attardaient sur sa sœur, incapables de
fixer autre chose. Lorsqu’elle lançait un
regard dans leur direction, ils donnaient
l’impression ridicule d’avoir été
distingués entre tous. Ils s’imaginaient
avoir partagé un moment avec elle. Elle
interrompait les conversations au beau
milieu d’une phrase, pétrifiait les
fumeurs occupés à tirer sur leur
cigarette. Elle était celle qui faisait
trembler les genoux et se renverser les
tasses.
Certains jours, tout cela devenait trop
pesant pour Masooma et elle paraissait
presque honteuse. Elle disait alors
qu’elle préférait ne pas sortir pour
éviter d’être dévisagée. Ces jours-là,
c’était comme si, quelque part au fond
d’elle-même, Masooma avait vaguement
compris que sa beauté était une arme. Un
pistolet chargé au canon pointé sur sa
tempe. Le plus souvent cependant, ces
réactions semblaient lui plaire. Elle
savourait son pouvoir de distraire un
homme d’un simple sourire fugace, mais
stratégique, et de faire fourcher les
langues.
Une beauté comme la sienne, cela
vous brûlait les yeux.
Et près d’elle, il y avait Parwana et sa
démarche traînante, sa poitrine plate,
son teint cireux, ses cheveux crépus, son
visage triste aux traits grossiers, ses
poignets épais et ses épaules
masculines. Une ombre pathétique,
partagée entre la jalousie et l’excitation
d’être vue en compagnie de Masooma,
de profiter de toute cette attention, telle
une mauvaise herbe qui se serait nourrie
de l’eau destinée à un lis poussant plus
en amont au bord d’un cours d’eau.
Toute sa vie, Parwana a veillé à ne
pas se poster devant une glace avec sa
sœur. Contempler son visage à côté du
sien, voir si distinctement ce qui lui
avait été refusé la désespérait. Mais en
public, les yeux des étrangers étaient
comme autant de petits miroirs et elle
n’avait pas d’échappatoire.

Elle porte Masooma à l’extérieur et


s’assoit avec elle sur le charpoy, le petit
lit qu’elle a posé là, en prenant soin
d’empiler des coussins afin que sa sœur
puisse s’adosser confortablement au
mur. Hormis le chant des grillons, c’est
une soirée silencieuse, une soirée
sombre aussi, à peine éclairée par les
quelques lanternes qui luisent encore
derrière les fenêtres du village et par la
lumière blanche parcheminée d’une lune
gibbeuse.
Parwana remplit d’eau le récipient du
narguilé, y verse une pincée de tabac
mélangé à deux doses de poudre
d’opium grosses comme des têtes
d’allumette, puis allume le charbon sur
la plaque métallique et tend la pipe à
Masooma. Après avoir tiré longuement
sur l’embout du tuyau, celle-ci s’incline
contre les coussins et lui demande si elle
peut appuyer ses jambes sur les siennes.
Parwana se baisse pour soulever ses
membres inertes et les poser sur elle.
Quand Masooma fume, son visage se
relâche. Ses paupières tombent. Sa tête
s’incline en dodelinant sur le côté et sa
voix prend une intonation distante et
traînante. Un sourire effleure les coins
de sa bouche, capricieux, indolent,
suffisant plutôt que satisfait. Elles se
parlent peu dans ces moments-là.
Parwana écoute la brise et l’eau qui
gargouille dans le narguilé. Elle observe
les étoiles, la fumée qui dérive au-
dessus d’elle. Le silence est plaisant et
ni elle ni Masooma n’éprouvent le
besoin de le meubler avec des paroles
inutiles.
Jusqu’à cette question :
— Tu veux bien faire quelque chose
pour moi ?
Parwana pivote vers sa sœur.
— Je veux que tu m’emmènes à
Kaboul, continue Masooma en exhalant
lentement.
La fumée tourbillonne, s’enroule sur
elle-même, dessinant à chaque instant
des formes différentes.
— Tu es sérieuse ?
— Je veux voir le palais de
Darulaman. On n’en a pas eu l’occasion
la dernière fois. Et on pourrait peut-être
aussi retourner au mausolée de Babour.
Parwana se penche en avant pour
déchiffrer son expression. Elle cherche à
y déceler un soupçon d’espièglerie, mais
sous le clair de lune, elle ne distingue
que l’éclat calme et fixe des yeux de sa
sœur.
— Il faut compter deux jours de
marche au moins. Voire trois.
— Tu imagines la tête de Nabi quand
il nous verra ?
— On ne sait même pas où il habite.
Masooma balaie cet argument d’un
geste mou de la main.
— Il nous a dit dans quel quartier il
vivait. On frappera à quelques portes et
on demandera aux gens. Ce n’est pas si
compliqué.
— Et comment ira-t-on là-bas ? Avec
toi qui ne peux pas marcher !
Masooma retira le narguilé de sa
bouche.
— Pendant que tu travaillais dehors
aujourd’hui, le mollah Shekib est passé
me voir et j’ai discuté un long moment
avec lui. Je lui ai dit que nous comptions
aller quelques jours à Kaboul. Juste toi
et moi. Il a fini par me donner sa
bénédiction. Et aussi sa mule. Tu vois,
tout est arrangé.
— Tu es folle.
— Peut-être, mais c’est ce que je
veux. C’est mon souhait.
Parwana s’adosse de nouveau au mur
en secouant la tête. Son regard dérive
vers le ciel et se perd dans l’obscurité
parsemée de nuages.
— Je m’ennuie à mourir, Parwana.
Elle pousse un long soupir et refait
face à sa sœur.
— S’il te plaît, insiste Masooma en
portant le narguilé à ses lèvres. Ne me
refuse pas ça.

Un jour qu’elles avaient dix-sept ans,


elles allèrent s’asseoir de bon matin sur
une branche en haut du grand chêne,
leurs pieds pendant dans le vide.
Saboor va faire sa demande !
murmura Masooma d’une voix suraiguë.
Sa demande ? dit Parwana sans
comprendre – du moins pas tout de suite.
Oui, enfin, il ne la fera pas en
personne, précisa Masooma en riant
derrière sa main. Bien sûr que non.
C’est son père qui va s’en charger.
Parwana comprit cette fois, et elle en
resta bouleversée. Comment le sais-tu ?
articula-t-elle avec peine.
Masooma lui répondit. Les mots
s’échappaient de sa bouche en un flot
frénétique, mais Parwana n’entendait
presque rien. À la place, elle imagina le
mariage de sa sœur. Précédant les
joueurs de shehnai et de dhol 1, des
enfants en habit neuf porteraient des
paniers remplis de fleurs et d’un
nécessaire à henné. Saboor ouvrirait le
poing de Masooma pour poser la poudre
sur sa paume, puis l’attacherait avec un
ruban blanc. Suivraient les prières, la
bénédiction de leur union. Les cadeaux.
Masooma et Saboor se contempleraient
sous un voile brodé de fil d’or et se
donneraient l’un l’autre une cuillérée de
2
sorbet et de malida .
Et elle, Parwana, serait là, parmi les
invités, témoin de cette scène. On
attendrait d’elle qu’elle sourie, qu’elle
applaudisse, qu’elle soit heureuse,
même si son cœur se lézardait et se
brisait.
Une rafale de vent souffla sur l’arbre,
agitant les branches et faisant bruisser
les feuilles. Parwana dut s’accrocher
pour ne pas perdre l’équilibre.
Masooma avait cessé de parler. Elle
souriait à présent en se mordant la lèvre
inférieure. Tu veux savoir comment je
suis au courant pour sa demande en
mariage ? Je vais te le dire. Ou plutôt,
je vais te montrer.
Elle se détourna et plongea une main
dans sa poche.
C’est là que se produisit quelque
chose dont Masooma ignorait tout.
Profitant de l’inattention de sa sœur,
Parwana prit appui sur ses paumes afin
de soulever ses fesses, puis se laissa
retomber sur la branche de manière à la
faire trembler. Masooma poussa un cri.
Déséquilibrée, elle bascula en avant en
agitant désespérément les bras en tous
sens. Parwana regarda ses propres
mains se mouvoir. Elle ne poussa pas
vraiment Masooma, mais le bout de ses
doigts entra en contact avec le dos de
celle-ci, et si bref et subtil qu’eût été
son geste, elle le commit bel et bien.
Cela ne dura qu’une fraction de seconde,
après quoi elle tenta aussitôt de rattraper
sa sœur, de la retenir par l’ourlet de sa
jupe, tandis que Masooma, paniquée,
criait son nom, et elle le sien. Elle saisit
Masooma par son vêtement. L’espace
d’un instant, il parut possible qu’elle
parvienne à la sauver, mais le tissu se
déchira et lui échappa.
La chute sembla interminable.
Masooma heurta les branches, effrayant
les oiseaux et faisant voler les feuilles.
Elle tourna, rebondit, brisa les petits
rameaux de l’arbre, jusqu’à ce qu’une
branche basse, épaisse celle-là, celle à
laquelle la balançoire était accrochée, la
cueille sur le dos avec un craquement
insupportable. Son corps se plia en
arrière, presque en deux.
Quelques minutes plus tard, un cercle
s’était formé autour d’elle. Nabi et leur
père pleuraient en essayant de lui faire
reprendre conscience. Des gens
baissaient les yeux sur elle. Quelqu’un
prit sa main, qu’elle avait gardée
fermée, et la déplia. Dans sa paume se
trouvaient très exactement dix petites
feuilles froissées.

— Il faut que tu le fasses maintenant,


dit Masooma d’une voix légèrement
tremblante. Si tu attends demain matin, tu
n’en auras plus le courage.
Tout autour d’elles, au-delà de la
faible lueur du feu que Parwana a
alimenté avec des broussailles et des
herbes cassantes, s’étend une zone aride
et infinie de sable et de montagnes
engloutie par l’obscurité. Cela fait
presque deux jours qu’elles traversent
ce paysage désertique en direction de
Kaboul. Parwana a marché à côté de la
mule en tenant la main de Masooma,
attachée quant à elle sur la selle.
Ensemble, elles ont suivi des chemins
raides qui s’incurvaient, descendaient et
serpentaient au milieu de crêtes
rocheuses, sur un sol parsemé d’herbes
couleur ocre et rouille et zébré en tous
sens de longues fissures formant comme
une toile d’araignée.
Debout près du feu, Parwana
contemple sa sœur, cette forme
horizontale étendue sous une couverture
de l’autre côté des flammes.
— Et Kaboul ? dit-elle, même si elle
comprend maintenant qu’il ne s’agissait
que d’une ruse.
— Oh, je t’en prie. Tu es censée être
la plus futée de nous deux.
— Tu ne peux pas me demander ça.
— Je suis fatiguée, Parwana. Ma vie
ne ressemble à rien. Et elle est une
punition pour nous deux.
— Rentrons à la maison, réplique
Parwana dont la gorge commence à se
serrer. Je ne peux pas faire ça. Je ne
peux pas te laisser partir.
— Non, dit Masooma, en larmes à
présent. C’est moi qui te laisse partir. Je
te libère.
Parwana se rappelle un autre soir,
longtemps auparavant, où Masooma
faisait de la balançoire et où elle-même
la poussait. Elle avait regardé sa sœur
tendre les jambes et incliner la tête en
arrière chaque fois qu’elle atteignait son
point le plus haut dans les airs, ses
cheveux longs claquant tels des draps
sur une corde à linge. Elle revoit toutes
les petites poupées qu’elles ont
patiemment façonnées ensemble à partir
d’épis de maïs et habillées de robes de
mariée faites avec de vieux bouts de
tissu.
— Dis-moi, Parwana…
Elle refoule les larmes qui voilent sa
vision et s’essuie le nez du revers de la
main.
— Son garçon, Abdullah. Et la petite
fille, Pari. Tu penses être capable de les
aimer comme s’ils étaient à toi ?
— Masooma…
— Tu y arriverais ?
— Je pourrais essayer.
— Bien. Alors épouse Saboor. Prends
soin de ses enfants. Donne naissance aux
tiens.
— C’est toi qu’il aimait. Pas moi.
— Il finira par t’aimer, avec le temps.
— Tout est ma faute. Tout.
— Je ne vois pas ce que tu entends par
là et je ne veux pas le savoir. À ce
stade, je ne souhaite rien d’autre que
partir. Les gens comprendront, Parwana.
Le mollah Shekib les aura prévenus. Il
leur dira qu’il m’a donné sa bénédiction.
Parwana lève la tête vers le ciel
nocturne.
— Sois heureuse, Parwana, insiste sa
sœur. S’il te plaît, sois heureuse. Fais-le
pour moi.
Elle se sent sur le point de tout avouer
à Masooma, de lui révéler combien elle
se trompe, combien elle connaît mal
celle avec qui elle a partagé le même
ventre maternel, et combien, depuis des
années maintenant, sa vie à elle n’est
qu’une longue excuse muette. Mais qu’en
tirerait-elle ? Du soulagement, une fois
encore aux dépens de Masooma ? Elle
ravale ses mots. Elle a déjà infligé
suffisamment de souffrances à sa
jumelle.
— Je veux fumer, maintenant, dit
Masooma, qui poursuit d’un ton plus dur
et sans appel pour l’empêcher de
protester. Il est temps.
Parwana va chercher le narguilé dans
le sac accroché à l’extrémité de la selle.
Ses mains tremblent lorsqu’elle prépare
le mélange habituel dans le récipient.
— Encore. Mets-en beaucoup plus.
Les joues baignées de larmes,
Parwana renifle et ajoute une autre
pincée, puis une autre, puis encore une
autre. Elle allume ensuite le charbon et
pose le narguilé près de sa sœur.
— Maintenant, déclare Masooma, dont
les joues et les yeux brillent dans la
lueur orange des flammes, si tu m’as
jamais aimée, Parwana, si tu es une
vraie sœur pour moi, va-t’en. Pas
d’embrassades. Pas d’au revoir. Ne me
force pas à te supplier.
Parwana veut dire quelque chose,
mais Masooma détourne la tête en
laissant échapper un son plaintif. Elle se
lève alors lentement, s’approche de la
mule et serre la sangle de la selle avant
de prendre les rênes. Elle s’aperçoit
soudain qu’il lui est peut-être
impossible de vivre sans sa sœur. Elle
n’est pas sûre d’en être capable.
Comment supportera-t-elle les jours où
son absence lui semblera un fardeau
bien plus lourd que sa présence ne l’a
jamais été ? Comment apprendra-t-elle à
marcher au bord du trou béant que
laissera Masooma derrière elle ?
Sois courageuse, l’entend-elle
presque dire.
Elle tire sur les rênes, fait pivoter la
mule et se met en route.
Elle marche en fendant l’obscurité
tandis qu’un vent froid lui fouette le
visage. Elle garde la tête baissée et ne
se retourne qu’une seule fois, un peu
plus tard. À travers ses larmes, le feu de
camp n’est plus qu’un tout petit point
jaune et flou au loin. Elle imagine
Masooma étendue à côté, seule dans le
noir. Bientôt les flammes s’éteindront et
elle aura froid. Son instinct lui souffle
de revenir sur ses pas, d’étendre une
couverture sur sa sœur et de se glisser
dessous, tout contre elle.
Elle s’oblige à reprendre sa marche.
À ce moment-là, elle perçoit quelque
chose. Un bruit étouffé, distant, comme
un gémissement. Elle s’arrête net et
incline la tête. Cela recommence. Son
cœur se met à cogner dans sa poitrine.
Elle se demande avec effroi si ce n’est
pas Masooma qui a changé d’avis et qui
crie son nom. À moins qu’il ne s’agisse
juste d’un chacal ou d’un renard du
désert hurlant quelque part dans le noir.
Elle n’en est pas certaine. Peut-être
aussi est-ce le vent, songe-t-elle.
Ne m’abandonne pas, ma sœur.
Reviens.
Le seul moyen d’être fixée serait de
rebrousser chemin, et c’est ce qu’elle
fait. Elle effectue quelques pas en
direction de Masooma. Puis elle se fige.
Masooma avait raison. Si elle revient
vers elle maintenant, elle n’aura pas le
courage de la quitter au lever du soleil.
Elle flanchera et finira par rester avec
elle. À jamais. Là réside sa seule
chance.
Elle ferme les yeux. Le vent fait battre
son foulard contre son visage.
Nul n’a besoin de le savoir. Nul n’en
saura rien. Ce sera son secret, un secret
qu’elle ne partagera qu’avec les
montagnes. Pourra-t-elle vivre avec, ça
c’est une autre question, mais Parwana
pense connaître la réponse. Elle qui a
vécu avec des secrets toute sa vie.
Elle entend de nouveau le
gémissement au loin.
Tout le monde t’aimait, Masooma.
Et moi, personne.
Et pourquoi, ma sœur ? Qu’avais-je
fait ?
Elle reste un long moment immobile
dans le noir.
Pour finir, elle fait son choix. Elle
baisse la tête et repart vers un horizon
qu’elle ne distingue pas. Après ça, elle
n’a plus un regard en arrière. Elle sait
qu’elle faiblira sinon. Elle perdra toute
sa détermination, parce qu’elle se
reverra avec sa sœur sur un vieux vélo
en train de dévaler une colline en
cahotant sur les pierres et les gravillons,
le métal martelant leurs fessiers dans les
nuages de poussière soulevés à chacun
de leurs dérapages. Elle est assise sur le
cadre et Masooma sur la selle. C’est sa
sœur qui prend les virages en épingle à
cheveux à toute vitesse en faisant
pencher le vélo très bas. Mais Parwana
n’a pas peur. Elle sait que Masooma ne
l’enverra pas voler par-dessus le
guidon, qu’elle ne lui fera pas de mal.
Le monde se fond dans un tourbillon flou
d’excitation, le vent siffle à leurs
oreilles, et lorsqu’elle tourne la tête en
arrière, Masooma échange un regard
avec elle et toutes deux éclatent de rire
pendant que des chiens errants se lancent
à leur poursuite.
Parwana continue à avancer vers sa
nouvelle vie. Elle poursuit sa marche
dans l’obscurité qui l’enveloppe, tel un
ventre maternel, et quand le jour paraît
enfin, quand elle lève les yeux dans le
brouillard de l’aube et qu’elle aperçoit à
l’est une bande de lumière pâle qui
frappe le flanc d’un rocher, elle ressent
cet instant comme une naissance.

1. Shehnai : sorte de hautbois. Dhol : tambour.


(Toutes les notes sont de la traductrice.)
2. Malida : pâte sucrée et brisée, dont l’aspect
rappelle celui de la semoule.
4

le
AU NOM D’ALLAH LE TRÈS CLÉMENT,
Très Miséricordieux,
Je sais que je ne serai plus de ce
monde lorsque vous lirez cette lettre,
monsieur Markos, parce que, au moment
de vous la donner, je vous ai demandé
de ne l’ouvrir qu’après ma mort.
Laissez-moi vous dire quel plaisir cela a
été de vous connaître au cours de ces
sept dernières années, monsieur Markos.
En même temps que j’écris ces mots, je
repense affectueusement au rituel annuel
qu’est devenue pour nous la plantation
des tomates dans le jardin, à vos visites
matinales dans mon petit logis pour y
prendre le thé et plaisanter, à nos
échanges impromptus de leçons
d’anglais et de farsi. Je vous remercie
pour votre amitié, votre prévenance, et
pour le travail que vous avez entrepris
dans ce pays, et je m’en remets à vous
pour faire part de ma gratitude à vos
bons collègues, en particulier mon amie
Mlle Amra Ademovic, dont le cœur
recèle des trésors de compassion, ainsi
que sa charmante fille Roshi.
Je dois avouer que cette lettre ne vous
est pas seulement destinée, monsieur
Markos. Elle s’adresse aussi à une autre
personne à qui, je l’espère, vous la
transmettrez, comme je vous
l’expliquerai plus tard. Pardonnez-moi
si je répète certains faits dont vous avez
peut-être déjà connaissance. Je les
inclus par nécessité, pour elle. Vous le
verrez, cette lettre contient plus d’un
aveu, mais des questions pragmatiques
me poussent également à l’écrire.
Concernant ces dernières, je serai
malheureusement dans l’obligation de
faire appel à votre aide, mon ami.
J’ai longtemps réfléchi au moment où
faire débuter cette histoire. Ce n’est pas
chose facile pour un homme qui doit
avoir dans les quatre-vingt-cinq ans.
Mon âge exact reste un mystère pour
moi, comme pour beaucoup d’Afghans
de ma génération, mais je ne pense pas
me tromper dans mon estimation parce
que je me rappelle très nettement une
bagarre avec mon ami Saboor, celui qui
deviendrait plus tard mon beau-frère, le
jour où nous avons appris que Nader
Shah avait été abattu et que son fils, le
jeune Zaher, lui avait succédé sur le
trône. C’était en 1933. Je pourrais
démarrer là, j’imagine. Ou à un autre
moment. Une histoire est semblable à un
train en marche. Peu importe à quel
endroit vous sautez à bord, tôt ou tard
vous atteindrez votre destination. Mais
je suppose que je ferais mieux de choisir
pour point de départ l’élément sur lequel
s’achève aussi ce récit. Oui, il me paraît
logique de commencer et de conclure
avec Nila Wahdati.

Je l’ai rencontrée en 1949, l’année de


son mariage avec M. Wahdati. Cela
faisait déjà deux ans que je travaillais
pour Suleiman Wahdati – j’avais quitté
Shadbagh, mon village natal, afin de
m’installer à Kaboul en 1946 et j’avais
auparavant été employé durant un an
dans une autre maison du même quartier.
Les circonstances de mon départ de
Shadbagh ne sont pas une source de
fierté pour moi, monsieur Markos.
Considérez cela comme la première de
mes confessions : je me sentais étouffé
par la vie que je menais au village avec
mes sœurs, dont l’une était infirme. Je ne
cherche pas à m’absoudre, mais j’étais
un jeune homme désireux de partir à la
conquête du monde, un jeune homme
plein de rêves, si vagues et modestes
qu’ils aient été, et je voyais mes belles
années s’éloigner et mes perspectives
d’avenir se réduire de plus en plus. Je
suis donc parti, certes pour subvenir aux
besoins de mes sœurs, c’est vrai, mais
aussi pour m’échapper.
Étant à temps plein au service de
M. Wahdati, je vivais chez lui à temps
plein aussi. À l’époque, la maison
n’était pas dans le triste état où vous
l’avez trouvée en arrivant à Kaboul en
2002, monsieur Markos. C’était une
magnifique et somptueuse demeure, aux
murs d’un blanc si éclatant qu’on les
aurait dits sertis de diamants. Le portail
s’ouvrait sur une large allée goudronnée,
et une fois que l’on avait atteint la
maison, on pénétrait dans un vestibule
haut de plafond, décoré de grands vases
en céramique et d’un miroir rond au
cadre en noyer sculpté, pile à l’endroit
où vous avez accroché durant un moment
la vieille photo de votre amie d’enfance
sur la plage. Le sol en marbre brillant du
salon était recouvert d’un tapis turkmène
rouge sombre. Il a disparu aujourd’hui,
de même que les canapés en cuir, la
table basse réalisée à la main, le jeu
d’échecs en lapis-lazuli, le grand
meuble en acajou. Seule une infime
partie du mobilier a survécu, et encore
ai-je peur qu’elle n’ait pas conservé son
lustre d’antan.
La première fois que je suis entré dans
la cuisine carrelée, je suis resté bouche
bée. À mes yeux, elle était assez grande
pour nourrir presque tout mon village
natal. J’avais là un piano de cuisson, un
réfrigérateur, un grille-pain et quantité
de casseroles, de poêles, de couteaux et
d’appareils à ma disposition. Les salles
de bains, quatre au total, avaient des
carreaux de marbre sculptés de manière
très élaborée et des vasques en
porcelaine. Et vous savez, ces trous
carrés sur votre plan de toilette à
l’étage, monsieur Markos ? Eh bien ils
accueillaient à l’origine des lapis-
lazulis.
Et puis il y avait le jardin. Un jour, il
faudra que vous vous installiez dans
votre bureau à l’étage, monsieur
Markos, pour le contempler de haut et
essayer d’imaginer ce qu’il fut autrefois.
On y accédait par une véranda semi-
circulaire à la rambarde couverte de
vigne. La pelouse était verte et
luxuriante, parsemée de parterres de
fleurs – du jasmin, des églantiers, des
géraniums, des tulipes – et bordée par
deux rangées d’arbres fruitiers. Un
homme pouvait s’allonger sous l’un des
cerisiers, monsieur Markos, fermer les
yeux et écouter la brise se faufiler entre
les feuilles en pensant qu’il n’y avait pas
de plus bel endroit sur terre.
Je logeais pour ma part au fond du
jardin, dans une cabane avec une fenêtre
et des murs propres peints en blanc.
Assez grande pour satisfaire les maigres
besoins d’un jeune célibataire, elle était
meublée d’un lit, d’un bureau et d’une
chaise, et l’espace restant me permettait
de dérouler mon tapis de prière cinq fois
par jour. Cela me convenait parfaitement
alors, et cela me convient toujours.
J’étais employé comme cuisinier – une
compétence que j’avais développée
d’abord en observant ma défunte mère,
et plus tard auprès d’un vieil Ouzbek qui
travaillait dans une maison de Kaboul
où j’avais été son aide durant un an. Et,
pour mon plus grand plaisir, j’étais aussi
le chauffeur de M. Wahdati. Il possédait
une Chevrolet des années 1940, bleue
avec un toit couleur fauve, des sièges en
vinyle bleu et des roues aux jantes
chromées. C’était une belle voiture qui
attirait l’attention partout où nous
allions. M. Wahdati m’autorisait à
prendre le volant parce que je lui avais
montré que j’étais quelqu’un de prudent
et d’habile, mais aussi parce qu’il faisait
partie de l’espèce très rare des hommes
qui n’aiment pas conduire.
S’il vous plaît, ne croyez pas que je
me vante, monsieur Markos, quand je dis
que j’étais un bon serviteur. En
l’observant attentivement, je m’étais
familiarisé avec les goûts et les
aversions de M. Wahdati, ses
excentricités, les choses qui l’agaçaient.
J’avais fini par bien connaître ses
habitudes et ses rituels. Par exemple,
chaque matin après le petit déjeuner, il
allait se promener, mais comme il
n’aimait pas marcher seul, il attendait de
moi que je l’accompagne. Je me
conformais à ses désirs, bien entendu,
même si je ne voyais pas l’intérêt de ma
présence. L’air toujours perdu dans ses
pensées, il ne m’adressait pour ainsi
dire pas la parole au cours de ces
sorties. Il avançait d’un pas rapide, les
mains nouées dans le dos, en saluant les
passants d’un signe de tête tandis que les
talons de ses mocassins en cuir cirés
claquaient sur le trottoir. Quant à moi,
incapable de faire d’aussi longues
enjambées que lui, je ne cessais d’être
distancé et de devoir accélérer pour le
rattraper. Le reste de la journée, il se
retirait le plus souvent dans son bureau à
l’étage pour lire ou disputer une partie
d’échecs contre lui-même. Il adorait
dessiner, et même si je ne pouvais pas
attester de son talent, du moins pas à
cette époque – il ne m’a jamais montré
ses œuvres –, je le surprenais souvent
debout dans son bureau, près de la
fenêtre, ou sur la véranda, le front
plissé, la mine concentrée, son crayon à
la mine de charbon tournoyant sur une
feuille de son carnet.
Tous les deux ou trois jours, je le
conduisais en ville. Il rendait visite à sa
mère une fois par semaine et, bien qu’il
les évitât la plupart du temps, il assistait
à l’occasion à des réunions familiales
comme des enterrements, des fêtes
d’anniversaire ou des mariages. Une fois
par mois aussi, je l’emmenais dans une
boutique spécialisée où il reconstituait
son stock de pastels, de mines de
charbon, de gommes, de taille-crayons et
de carnets à dessin. Parfois, il avait
juste envie de rester assis sur la
banquette arrière pendant que je roulais.
Où allons-nous, Sahib ? lui demandais-
je. Il haussait les épaules, je disais, Très
bien, Sahib, puis je passais la première
vitesse et nous étions partis. Je faisais le
tour de la ville des heures durant, sans
but précis, allant d’un quartier à un
autre, longeant la rivière de Kaboul,
montant au Bala Hissar, poussant parfois
jusqu’au palais Darulaman. Certains
jours, je quittais Kaboul pour aller au
lac Quargha. Je me garais près de la
rive, coupais le moteur, et M. Wahdati
restait parfaitement immobile, sans un
mot, semblant se satisfaire de baisser la
vitre pour contempler les oiseaux qui
volaient d’arbre en arbre et les rayons
du soleil qui frappaient la surface de
l’eau en s’éparpillant dessus en mille
petites taches dansantes. Quand je
l’observais ainsi dans le rétroviseur, il
me faisait l’effet d’être la personne la
plus seule au monde.
Tous les mois, il me laissait très
généreusement emprunter sa voiture pour
rentrer à Shadbagh, mon village natal,
voir ma sœur Parwana et son mari
Saboor. À chacune de mes visites,
j’étais accueilli par des hordes d’enfants
braillards qui galopaient à côté du
véhicule en donnant des tapes sur les
ailes et en toquant aux vitres. Quelques-
uns de ces avortons essayaient même de
grimper sur le toit et je devais les
chasser de peur qu’ils n’égratignent la
peinture ou ne cabossent la carrosserie.
Regarde-toi, Nabi, disait Saboor. Tu
es une célébrité.
Ses enfants Abdullah et Pari ayant
perdu leur mère (Parwana était leur
belle-mère), je m’efforçais toujours de
leur prêter attention, surtout à l’aîné, qui
paraissait en avoir le plus besoin. Je lui
proposais de l’emmener seul en balade
avec la Chevrolet. À chaque fois, il
insistait pour que sa petite sœur vienne
aussi et il la tenait fermement sur ses
genoux pendant que nous faisions le tour
de Shadbagh. Je le laissais mettre en
marche les essuie-glaces, appuyer sur le
klaxon. Je lui montrais comment allumer
les veilleuses et les phares.
Après que toute l’agitation provoquée
par la voiture était retombée, je buvais
un thé avec ma sœur et Saboor et je leur
racontais ma vie à Kaboul. Je prenais
soin de ne pas trop m’épancher sur
M. Wahdati. À vrai dire, j’étais très
attaché à lui car il me traitait bien, et
parler de lui dans son dos m’aurait
donné l’impression de le trahir. Si
j’avais été un employé moins discret, je
leur aurais dit que Suleiman Wahdati
était un être déconcertant pour moi, un
homme a priori content de passer le
restant de ses jours à vivre de la fortune
dont il avait hérité, un homme sans
profession, sans passion apparente, et
apparemment sans désir de laisser une
trace derrière lui en ce monde. Je leur
aurais dit qu’il menait une vie
dépourvue de but ou de sens, à l’image
de ces promenades désœuvrées que je
lui faisais faire. Une vie vécue depuis le
siège arrière, observée à mesure qu’elle
défilait sous ses yeux, toute brouillée.
Une vie indifférente.
Voilà ce que je leur aurais dit, mais je
ne le faisais pas. Et bien m’en a pris,
parce que je me serais lourdement
trompé.

Un jour, M. Wahdati a surgi dans le


jardin vêtu d’un beau costume rayé que
je ne lui avais jamais vu auparavant. Il
m’a demandé de le conduire dans un
riche quartier de la ville et, une fois sur
place, il m’a ordonné de me garer dans
la rue, devant une belle demeure. Je l’ai
regardé sonner au portail et entrer après
qu’un serviteur était venu lui ouvrir. La
maison était énorme, plus que la sienne,
et plus belle encore. De hauts cyprès
agrémentaient l’allée, ainsi qu’un
ensemble dense de buissons fleuris
d’une espèce que je n’ai pas reconnue.
Le jardin couvrait une superficie au
moins deux fois égale à celui de
M. Wahdati et les murs étaient assez
hauts pour qu’un homme juché sur les
épaules d’un autre puisse à peine jeter
un œil par-dessus. La richesse étalée là
était d’un autre ordre que celle de mon
employeur, je le sentais bien.
C’était le début de l’été et le soleil
illuminait le ciel. Un air chaud pénétrait
dans la voiture par les vitres que j’avais
baissées. Un chauffeur est peut-être payé
pour conduire, mais il passe en réalité le
plus clair de son temps à attendre.
Attendre devant des boutiques, le moteur
tournant au ralenti. Attendre devant la
salle de réception d’un mariage en
écoutant le bruit étouffé de la musique.
Pour m’occuper ce jour-là, j’ai joué un
peu aux cartes. Puis, lorsque je m’en
suis lassé, je suis sorti de la voiture et
j’ai fait quelques pas dans un sens et
dans l’autre. Je suis ensuite revenu
m’asseoir au volant en me disant que
j’arriverais peut-être à faire une petite
sieste avant le retour de M. Wahdati.
C’est alors que le portail s’est ouvert
sur une jeune femme brune portant des
lunettes de soleil et une robe couleur
mandarine aux manches courtes qui lui
arrivait juste au-dessus du genou. Elle
avait les jambes et les pieds nus. Je ne
savais pas si elle m’avait remarqué,
assis dans la voiture, mais si elle l’a
fait, elle n’en a rien montré. Elle a
appuyé un pied contre le mur derrière
elle, de sorte que le bas de sa robe est
légèrement remonté, dévoilant une petite
partie de la cuisse en dessous. Je me
suis senti devenir cramoisi des joues
jusqu’au cou.
Permettez-moi de faire ici un autre
aveu, monsieur Markos, un aveu d’une
nature quelque peu déplaisante qui ne se
prête guère à une formulation élégante.
À l’époque, je devais avoir près de
trente ans et j’aspirais ardemment à la
compagnie d’une femme. Contrairement
à la plupart des garçons avec qui j’avais
grandi dans mon village, qui n’avaient
jamais vu les cuisses nues d’une femme
adulte et s’étaient mariés en partie pour
avoir enfin le droit de contempler un tel
spectacle, je n’étais pas sans
expérience. À Kaboul, j’avais trouvé et
fréquenté à l’occasion des
établissements où un jeune homme
pouvait satisfaire ses besoins de façon
très commode et en toute discrétion. Je
ne mentionne ce point que pour bien
vous faire comprendre qu’aucune des
prostituées avec lesquelles j’avais
couché ne soutenait la comparaison avec
la créature gracieuse et superbe qui
venait juste de sortir de la maison.
Adossée au mur, elle a allumé une
cigarette et l’a fumée sans hâte, avec une
classe ensorcelante, en la tenant du bout
de deux doigts et en mettant sa main en
coupe devant elle chaque fois qu’elle la
portait à ses lèvres. Je l’ai observée,
fasciné. La manière dont elle pliait son
fin poignet me rappelait une illustration
que j’avais vue un jour dans un luxueux
recueil de poèmes, celle d’une femme
aux longs cils et aux cheveux bruns
détachés, qui, étendue avec son amant
dans un jardin, offrait à celui-ci une
coupe de vin de ses doigts pâles et
délicats. À un moment, quelque chose a
paru attirer son attention dans la
direction opposée à la mienne et j’en ai
profité pour vite passer les mains dans
mes cheveux, que la chaleur commençait
à plaquer sur mon crâne. Lorsqu’elle
s’est retournée, je me suis de nouveau
figé. Elle a tiré quelques bouffées de
plus, puis elle a écrasé sa cigarette
contre le mur et est rentrée d’un pas
nonchalant.
Enfin, je pouvais respirer.
Ce soir-là, M. Wahdati m’a appelé
dans le salon.
— J’ai une nouvelle à t’apprendre,
Nabi. Je vais me marier.
Il semblait que j’avais surestimé son
goût pour la solitude.
L’annonce de ses fiançailles s’est vite
répandue. De même que les rumeurs.
J’en ai eu vent par l’intermédiaire des
autres employés qui allaient et venaient
dans la maison de M. Wahdati. Le plus
bavard était Zahid, un jardinier présent
trois jours par semaine pour entretenir la
pelouse et tailler les arbres et les
buissons. Ce type désagréable avait la
manie répugnante de laisser pointer sa
langue à la fin de chaque phrase, une
langue avec laquelle il lançait des ouï-
dire avec autant de désinvolture que des
poignées d’engrais. Il faisait partie d’un
groupe de serviteurs à vie qui, comme
moi, travaillaient dans le quartier en tant
que cuisiniers, jardiniers et garçons de
courses. Un ou deux soirs par semaine,
une fois leur journée terminée, ils se
pressaient dans ma cabane pour prendre
le thé après le dîner. Je ne me rappelle
pas comment ce rituel a débuté, mais à
partir du moment où il a été instauré, il
m’a été impossible d’y mettre un terme.
Je craignais de paraître grossier et
inhospitalier et, pire encore, de donner à
croire que je me jugeais supérieur à mes
semblables.
Un soir, Zahid a dit aux autres que la
famille de M. Wahdati désapprouvait ce
mariage en raison de la piètre moralité
de la fiancée. Selon lui, elle était connue
à Kaboul pour n’avoir aucun nang et
aucun namoos – aucun honneur – et, à
vingt ans seulement, elle avait déjà
autant d’hommes à son tableau de chasse
que la voiture de M. Wahdati de
kilomètres au compteur. Pire, a-t-il
ajouté, non seulement elle ne le niait
pas, mais elle écrivait des poèmes à ce
sujet. À ces mots, un murmure
réprobateur a traversé la pièce. L’un des
hommes a fait remarquer que dans son
village, elle aurait déjà été égorgée.
Là, je me suis levé et j’ai dit que j’en
avais assez entendu. Je leur ai reproché
de cancaner comme des vieilles pendant
une séance de couture et je leur ai
rappelé que sans M. Wahdati et ses
pareils, nous serions toujours dans nos
villages en train de ramasser des bouses
de vache. Qu’avez-vous fait de votre
loyauté, de votre respect ? ai-je tonné.
Un bref silence s’est ensuivi, durant
lequel j’ai pensé avoir marqué les
esprits de ces imbéciles. Mais des éclats
de rire lui ont succédé. Zahid a déclaré
que j’étais un lèche-cul, et que bientôt
peut-être, la future maîtresse des lieux
écrirait un poème intitulé « Ode à Nabi,
lécheur de nombreux culs ». Indigné, je
suis sorti de ma cabane sous les
ricanements.
Je ne me suis pas beaucoup éloigné,
cependant. Ces ragots me révoltaient et
me fascinaient tour à tour. J’avais beau
affecter une vertueuse rectitude, prêcher
la bienséance et la discrétion, je suis
resté à proximité pour les écouter. Je ne
voulais pas rater un seul détail
croustillant.
Les fiançailles n’ont duré que
quelques jours et ont été couronnées non
pas par une grande cérémonie avec des
chanteurs, des danseurs et de multiples
réjouissances, mais par la courte visite
d’un mollah et deux signatures
griffonnées sur une feuille de papier
devant un témoin. Et c’est ainsi que,
moins de deux semaines après que
j’avais posé les yeux sur elle pour la
première fois, Mme Wahdati a
emménagé dans la maison.

Permettez-moi de marquer une petite


pause, monsieur Markos, pour dire que
je ferai désormais référence à la femme
de M. Wahdati en usant de son prénom,
Nila. Inutile de préciser que cette liberté
ne m’était pas accordée à l’époque, et
que je n’aurais pas accepté de le faire si
on me l’avait proposé. Je ne l’appelais
jamais autrement que Bibi Sahib, avec
toute la déférence attendue de moi. Mais
pour les besoins de cette lettre, je me
dispenserai des règles de l’étiquette et
je la nommerai de la même façon que
j’ai toujours pensé à elle.
Bien. J’ai compris dès le début que ce
mariage n’était pas heureux. J’ai
rarement vu le couple échanger un
regard tendre ou un mot affectueux.
M. Wahdati et Nila étaient deux
occupants d’une même maison dont les
chemins semblaient ne presque jamais se
croiser.
Tous les jours, je servais à
M. Wahdati son petit déjeuner habituel,
une tranche de naan grillé, une demi-
tasse de noix, du thé vert avec une
pincée de cardamome mais sans sucre,
et un œuf cuit dur – il aimait que le jaune
soit tout juste coulant lorsqu’il perçait la
coquille, et mes tentatives infructueuses
pour parvenir à cette consistance
particulière avaient été pour moi une
source de stress considérable au début.
Je l’accompagnais ensuite dans sa
promenade quotidienne pendant que Nila
restait couchée, souvent jusqu’à midi,
voire plus tard encore. Le temps qu’elle
se lève, j’étais pour ainsi dire prêt à
servir son déjeuner à M. Wahdati.
Toute la matinée, je m’acquittais de
mes différentes tâches en guettant avec
impatience le moment où Nila pousserait
la porte-moustiquaire entre le salon et la
véranda. Je faisais des paris dans ma
tête, essayais de deviner comment elle
serait habillée. Aurait-elle relevé ses
cheveux ? Les aurait-elle attachés en
chignon sur la nuque ou les verrais-je
pendre librement sur ses épaules ?
Porterait-elle des lunettes de soleil ?
Des sandales ? Aurait-elle choisi son
peignoir ceinturé en soie bleue ou celui
couleur magenta, avec les gros boutons
ronds ?
Lorsque, enfin, elle faisait son
apparition, je m’affairais dans le jardin
en prétendant que le capot de la voiture
avait besoin d’être nettoyé, ou bien je
trouvais un églantier à arroser, mais tout
cela sans jamais cesser de l’observer. Je
la regardais relever ses lunettes de
soleil pour se frotter les yeux, ôter
l’élastique de ses cheveux en rejetant la
tête en arrière pour laisser ses boucles
sombres et soyeuses tomber lâchement,
puis s’asseoir, le menton posé sur ses
genoux, et contempler le jardin en tirant
des bouffées languides sur sa cigarette,
ou croiser les jambes et agiter un pied
de haut en bas – un geste qui suggérait
pour moi l’ennui, ou l’agitation, ou peut-
être une espièglerie insouciante qu’elle
peinait à réprimer.
M. Wahdati se joignait parfois à elle,
mais très rarement. Il passait la plupart
de ses journées à faire ce qu’il avait
toujours fait jusqu’alors, à savoir lire
dans son bureau à l’étage et dessiner, le
mariage ayant que peu ou pas altéré sa
routine. Nila, elle, écrivait presque tous
les jours, soit dans le salon, soit dans la
véranda, un crayon à la main, les genoux
recouverts de feuilles de papier qui se
répandaient par terre, et toujours avec
ses cigarettes. Le soir, lorsque je leur
apportais leur dîner, chacun recevait son
repas dans un silence ostentatoire, le
regard baissé sur le plat de riz, et le
silence n’était rompu que par un vague
merci et le tintement des cuillères et des
fourchettes contre la porcelaine.
Une ou deux fois par semaine, quand
Nila avait besoin d’un paquet de
cigarettes, de crayons neufs, d’un carnet
ou de produits de maquillage, je lui
servais de chauffeur. Si je savais à
l’avance à quel moment, je veillais
toujours à me peigner et à me nettoyer
les dents avec mes doigts. Je me lavais
la figure, frottais un citron coupé en deux
sur mes mains pour faire passer l’odeur
des oignons, cirais mes chaussures et
époussetais mon costume vert olive.
Celui-ci avait en réalité appartenu à
M. Wahdati, et j’espérais qu’il ne
l’avait pas dit à Nila – même si je le
soupçonnais de l’avoir fait, non par
méchanceté, mais parce que les hommes
dans sa position ne mesurent souvent pas
combien ce genre de détail insignifiant
peut faire honte à un homme comme moi.
Parfois, j’allais jusqu’à mettre la
coiffure en peau de mouton de mon
défunt père. Je me tenais là, devant le
miroir, l’inclinant dans un sens et dans
l’autre sur ma tête, tellement absorbé par
mes efforts pour me rendre présentable
devant Nila que si une guêpe avait
atterri sur mon nez, elle aurait dû me
piquer pour que je m’aperçoive de sa
présence.
Une fois en route, je cherchais des
petits détours afin d’allonger le trajet
d’une minute – ou peut-être deux, mais
pas davantage, pour ne pas éveiller ses
soupçons – et de passer ainsi un peu
plus de temps en sa compagnie.
Agrippant à deux mains le volant, les
yeux rivés sur la route, je veillais à
rester rigoureusement maître de moi-
même et je m’abstenais de la regarder
dans le rétroviseur, sauf si elle
s’adressait à moi. Je me contentais de la
savoir assise là, sur le siège arrière, et
d’inspirer ses multiples fragrances, le
savon coûteux, la lotion, le parfum, le
chewing-gum, la fumée de cigarette. La
plupart du temps, cela suffisait à me
donner des ailes.
C’est dans la voiture que nous avons
eu notre première conversation. Notre
première vraie conversation, puisque je
ne tiens pas compte de toutes les
occasions où elle m’avait demandé
d’aller lui chercher ceci ou de lui porter
cela. Ce jour-là, je la conduisais à la
pharmacie pour qu’elle y récupère des
médicaments.
— À quoi ressemble votre village,
Nabi ? Comment s’appelle-t-il, déjà ?
— Shadbagh, Bibi Sahib.
— Ah oui, Shadbagh. Comment est-
il ? Dites-moi.
— Il n’y a pas grand-chose à en dire,
Bibi Sahib. C’est un village comme tous
les autres.
— Oh, il y a sûrement un élément qui
le caractérise.
Je suis resté calme en apparence, mais
dans ma tête, je réfléchissais avec
frénésie, en quête d’une bizarrerie bien
trouvée qui serait à même de
l’intéresser, de l’amuser. Peine perdue.
Qu’est-ce qu’un homme comme moi, un
villageois, un petit personnage menant
une petite vie, aurait pu avoir à dire
susceptible de captiver une femme
pareille ?
— Les raisins y sont excellents.
À peine avais-je prononcé ces mots
que j’ai souhaité me gifler. Les raisins ?
— Vraiment, a-t-elle répliqué d’un ton
neutre.
— Ils sont très sucrés.
— Ah.
Je souffrais mille morts et sentais la
sueur perler sous mes aisselles.
— Il y a une variété en particulier, ai-
je ajouté, la bouche soudain sèche. On
dit qu’elle ne pousse qu’à Shadbagh.
Elle est très fragile, voyez-vous. Pas du
tout résistante. Si on essaie de la planter
à un autre endroit, même le village le
plus proche, elle flétrit et dépérit. Elle
meurt. De tristesse, affirment les gens de
mon village, même si ce n’est pas vrai,
bien sûr. C’est une question de sol et
d’eau. Mais c’est ce qu’ils racontent,
Bibi Sahib. Elle meurt de tristesse.
— C’est une très belle histoire, Nabi.
Je me suis risqué à jeter un rapide
coup d’œil dans le rétroviseur. Nila
regardait par la vitre du côté passager,
mais à mon grand soulagement, les
commissures de sa bouche s’étaient
relevées en un infime sourire.
Encouragé, je me suis entendu lui
demander :
— Voulez-vous que je vous en raconte
une autre, Bibi Sahib ?
— Certainement.
Le briquet a cliqueté et de la fumée a
dérivé vers moi depuis le fond de la
voiture.
— Eh bien, il y a un mollah à
Shadbagh. Comme dans tous les
villages, évidemment. Le nôtre s’appelle
le mollah Shekib et il connaît plein
d’anecdotes. Combien au juste, je
l’ignore, mais il y avait une chose qu’il
nous répétait toujours : quand on étudie
les paumes de n’importe quel musulman,
peu importe où dans le monde, on
remarque en elles une particularité
étonnante. Elles ont toutes les mêmes
lignes. Et alors ? me direz-vous. Eh bien
les lignes de la main gauche d’un
musulman dessinent le nombre arabe
quatre-vingt-un, et celles de la main
droite, le nombre dix-huit. Retirez dix-
huit de quatre-vingt-un, et qu’obtenez-
vous ? Soixante-trois. L’âge du Prophète
quand il est mort – que la paix soit sur
lui.
J’ai entendu un ricanement à l’arrière.
— Un jour, ai-je continué, un voyageur
est passé par Shadbagh. Il s’est bien sûr
assis avec le mollah Shekib ce soir-là
pour dîner avec lui, comme le veut la
coutume. En entendant cette histoire, il a
réfléchi et il a dit : « Mais, mollah
Shekib, malgré tout le respect que je
vous dois, j’ai rencontré un juif un jour
et je vous jure que ses paumes
présentaient les mêmes lignes. Comment
expliquez-vous ça ? » Et là, le mollah a
répondu que ce juif devait être au fond
de lui un musulman.
Le brusque éclat de rire de Nila m’a
envoûté pour le reste de la journée. Dieu
me pardonne ce blasphème, c’était
comme si le jardin des Vertueux, comme
l’appelle le livre 1, était tombé du ciel
juste sur moi, avec ses fleuves, son
ombre et ses fruits perpétuels.
Comprenez bien que ce n’était pas
seulement sa beauté qui m’ensorcelait
tant, monsieur Markos – encore qu’elle
aurait pu le faire à elle seule. Jamais de
ma vie je n’avais rencontré une jeune
femme comparable à Nila. Tout ce
qu’elle faisait – la manière dont elle
s’exprimait, celle dont elle marchait,
s’habillait, souriait – était une nouveauté
pour moi. Nila allait à l’encontre de
toutes mes notions concernant la manière
dont une femme est censée se comporter.
Ce trait de caractère, je le savais, était
fermement condamné par des gens
comme Zahid, sûrement par Saboor
aussi, et par tous les hommes et toutes
les femmes de mon village, mais pour
moi il ne faisait qu’ajouter à son allure
et son mystère, déjà considérables.
Son rire a donc résonné à mes oreilles
tandis que j’effectuais mon travail ce
jour-là, et plus tard encore, quand les
autres employés de la maison sont venus
prendre le thé, j’ai souri et étouffé leurs
gloussements sous le souvenir de sa
douce hilarité. J’étais fier de savoir que
mon récit lui avait apporté un peu de
réconfort au milieu d’un mariage si
insatisfaisant. C’était une femme
extraordinaire, et je me suis couché ce
soir-là en ayant le sentiment que j’étais
moi-même peut-être plus qu’un homme
ordinaire. Tel était l’effet qu’elle avait
sur moi.

Bientôt, nous avons discuté tous les


jours, elle et moi, en général tard le
matin, quand elle s’asseyait dans la
véranda pour boire un café. Je
m’approchais tranquillement, sous le
prétexte d’accomplir une tâche ou une
autre. Très vite, je me retrouvais appuyé
contre une pelle, ou occupé à servir une
tasse de thé vert, et je parlais avec elle.
Je ressentais comme un privilège le fait
qu’elle m’ait choisi. Je n’étais pas le
seul serviteur de la maison, après tout.
En plus de Zahid, ce rat sans scrupules,
il y avait aussi une Hazara joufflue qui
venait deux fois par semaine laver le
linge. Mais c’était vers moi qu’elle
s’était tournée. J’étais le seul, me disais-
je, même en comptant son mari, avec qui
sa solitude s’estompait. Elle assurait
l’essentiel de la conversation et cela me
convenait très bien. J’étais déjà content
d’être le réceptacle de ses histoires.
Elle m’a raconté par exemple une chasse
à Djalālābād à laquelle son père l’avait
emmenée, et le cerf mort aux yeux
vitreux qui avait ensuite hanté ses
cauchemars pendant des semaines. Elle
m’a dit qu’elle était allée en France
avec sa mère lorsqu’elle était petite,
avant la Seconde Guerre mondiale. Pour
s’y rendre, elle avait pris un train et un
bateau. Elle m’a décrit les secousses des
roues du wagon qui se réverbéraient
dans ses côtes, les rideaux suspendus à
des crochets et les compartiments
séparés, ainsi que les ahanements et les
sifflements rythmés de la locomotive à
vapeur. Elle m’a parlé aussi des six
semaines qu’elle avait passées en Inde
l’année précédente avec son père, durant
lesquelles elle avait été très malade.
De temps à autre, lorsqu’elle se
tournait pour faire tomber la cendre de
sa cigarette dans une soucoupe, je
lorgnais brièvement les ongles rouges de
ses orteils, l’éclat doré de ses mollets
rasés, la cambrure de ses pieds, et
toujours aussi sa poitrine lourde au
galbe parfait. Il y avait des hommes sur
cette terre qui avaient touché ces seins,
m’émerveillais-je, qui les avaient
embrassés en lui faisant l’amour. Que
restait-il à accomplir dans la vie
lorsqu’on avait connu ça ? Où un homme
pouvait-il aller après s’être dressé au
sommet du monde ? Ce n’était qu’au prix
d’un immense effort de volonté que je
parvenais à détacher les yeux de ce
spectacle pour les poser sur un endroit
sûr quand elle me refaisait face.
À mesure qu’elle se sentait plus à
l’aise avec moi, elle a commencé à se
plaindre de M. Wahdati durant ces
conversations matinales. Un jour, elle
m’a confié qu’elle le trouvait distant et
souvent arrogant.
— Il s’est montré très généreux envers
moi, ai-je protesté.
— Oh, je vous en prie, Nabi, a-t-elle
répondu en agitant la main avec dédain.
Vous n’êtes pas obligé de dire ça.
J’ai poliment baissé les yeux. Elle
n’avait pas tout à fait tort. M. Wahdati
avait par exemple l’habitude de corriger
mes fautes d’expression en prenant un
air supérieur qui pouvait passer non sans
raison pour de l’arrogance. Parfois
aussi, j’entrais dans la pièce où il était,
je posais une assiette de friandises
devant lui, lui resservais du thé, essuyais
les miettes sur la table, et durant tout ce
temps il ne m’accordait pas plus
d’attention qu’à une mouche rampant sur
la porte-moustiquaire. Sans même lever
les yeux, il me réduisait à une chose
insignifiante. Mais au bout du compte,
j’estimais qu’il n’y avait pas là de quoi
chicaner, car je connaissais des gens qui
vivaient dans le même quartier – des
gens pour lesquels j’avais travaillé – et
qui battaient leurs serviteurs avec des
bâtons et des ceintures.
— Il ne sait pas s’amuser et n’a pas le
sens de l’aventure, a continué Nila en
remuant mollement son café. Suleiman
est un vieillard ronchon enfermé dans le
corps d’un homme plus jeune.
J’ai été un peu surpris par sa franchise
si cavalière.
— Il est vrai que M. Wahdati apprécie
comme nul autre la solitude, ai-je dit, en
optant prudemment pour la diplomatie.
— Il devrait peut-être vivre avec sa
mère. Qu’en pensez-vous, Nabi ? Ils
vont bien ensemble, croyez-moi.
La mère de M. Wahdati était une
femme corpulente et assez prétentieuse
qui habitait dans une autre partie de la
ville avec son inévitable cortège de
serviteurs et ses deux chiens bien-aimés.
Elle chérissait ces derniers et les traitait
non pas comme les égaux de ses
domestiques, mais comme leurs
supérieurs – et de beaucoup. C’était de
petites créatures hideuses et dépourvues
de poil, vite effrayées, angoissées et
promptes à pousser des aboiements
aigus particulièrement agaçants. Je les
méprisais parce qu’ils avaient la manie
ridicule de vouloir grimper après mes
jambes dès l’instant où j’entrais chez
leur maîtresse.
Chaque fois que je devais emmener
Nila et M. Wahdati chez la vieille
femme, l’atmosphère à l’arrière de la
voiture m’apparaissait clairement tendue
et je devinais au pli barrant le front de
Nila que tous deux s’étaient disputés. Je
me souviens quand cela arrivait à mes
parents. Eux, ils n’avaient de cesse
qu’un vainqueur incontestable soit
déclaré. C’était leur façon de sceller ces
moments déplaisants, de les calfater par
un verdict et de les empêcher d’entacher
la normalité du lendemain. Il n’en allait
pas ainsi avec les Wahdati. Leurs
querelles se diluaient plus qu’elles ne
s’achevaient, comme une goutte d’encre
dans un bol d’eau, en laissant une
teinture résiduelle persistante.
Nul besoin d’être prophète pour
supposer que la vieille femme n’avait
pas approuvé ce mariage et que Nila le
savait.
Nous avons poursuivi nos
conversations, Nila et moi, mais une
question ne cessait de me tarauder.
Pourquoi avait-elle épousé
M. Wahdati ? Je n’avais cependant pas
le courage de la lui poser. Enfreindre à
ce point les convenances n’était pas
dans ma nature. Je pouvais seulement
déduire de cette situation que pour
certaines personnes, en particulier les
femmes, une union, même aussi
malheureuse que celle-là, offrait une
échappatoire à un sort pire encore.
Un jour, à l’automne 1950, Nila m’a
convoqué.
— Je veux que vous m’emmeniez à
Shadbagh, a-t-elle dit.
Elle souhaitait rencontrer ma famille,
voir d’où je venais. Je la servais à table
et j’étais son chauffeur depuis un an
maintenant, a-t-elle expliqué, et pourtant
elle ne savait presque rien de moi. Le
moins que l’on puisse dire est que sa
requête m’a laissé sans voix. Il était
inhabituel qu’une personne de son statut
demande à parcourir une assez longue
distance pour rencontrer la famille d’un
serviteur. J’étais euphorique à l’idée
que Nila s’intéresse autant à moi, et
empli d’appréhension aussi, tant
j’anticipais mon embarras et, oui, je
l’avoue, ma honte lorsque je lui
montrerais la pauvreté dans laquelle
j’étais né.
Nous sommes partis par un matin
couvert. Elle portait des talons hauts et
une robe sans manches de couleur pêche,
mais j’ai estimé qu’il ne m’appartenait
pas de lui conseiller de mettre autre
chose. En chemin, elle m’a interrogé sur
mon village, les gens que je connaissais,
ma sœur et Saboor, leurs enfants.
— Comment s’appellent-ils ?
— Eh bien, il y a d’abord Abdullah,
qui a presque neuf ans. Sa mère est
morte l’année dernière, si bien qu’il est
en fait le beau-fils de Parwana. Sa sœur
Pari a presque deux ans. Parwana a
donné naissance à un garçon l’hiver
dernier, un petit Omar, mais il est mort à
l’âge de deux semaines.
— Que s’est-il passé ?
— L’hiver… Il s’abat sur ces villages
une fois par an, Bibi Sahib, et prend un
enfant ou deux au hasard. Les habitants
peuvent juste espérer qu’il ne s’arrêtera
pas chez eux.
— Mon Dieu, a-t-elle marmonné.
— Pour finir sur une note plus
joyeuse, ma sœur est de nouveau
enceinte.
Au village, nous avons été accueillis
par la foule habituelle des enfants pieds
nus qui se sont précipités vers la
voiture, mais une fois que Nila a émergé
de la banquette arrière, ils sont devenus
silencieux et ont reculé, de peur peut-
être qu’elle ne les gronde – en quoi ils
se trompaient puisqu’elle a fait preuve
envers eux de beaucoup de patience et
de gentillesse. Elle s’est agenouillée en
souriant, a parlé à chacun d’eux, leur a
serré la main, a caressé leurs joues
crasseuses et ébouriffé leurs cheveux
sales. J’ai été très gêné lorsque les gens
se sont massés pour la voir. Il y avait là
Baitullah, un ami d’enfance, qui
l’observait depuis le bord d’un toit,
accroupi à côté de ses frères. Ils
formaient comme une rangée de
corbeaux, mâchonnant tous du tabac
naswar. Et il y avait aussi son père, le
mollah Shekib en personne, et trois
hommes à barbe blanche assis à l’ombre
d’un mur où ils égrenaient mollement les
perles de leur chapelet, leurs yeux sans
âge rivés avec mécontentement sur Nila
et ses bras nus.
J’ai présenté Nila à Saboor et nous
nous sommes dirigés vers la petite
maison en pisé où il vivait avec
Parwana, suivis par une foule de
curieux. À la porte, Nila a insisté pour
ôter ses chaussures, bien que Saboor lui
eût assuré que ce n’était pas nécessaire.
Nous sommes entrés dans la pièce.
Assise dans un coin, raide et
recroquevillée sur elle-même, Parwana
a salué Nila d’une voix à peine audible.
Saboor a haussé les sourcils en
direction d’Abdullah :
— Apporte-nous du thé, mon garçon.
— Oh, non, je vous en prie, a dit Nila
en s’essayant par terre à côté de
Parwana. Ne vous donnez pas cette
peine.
Mais Abdullah avait déjà disparu dans
la cuisine adjacente qui, je le savais,
faisait aussi office de chambre pour Pari
et lui. Une bâche en plastique ternie la
séparait de l’espace où nous nous étions
tous réunis. J’ai trituré mes clés de
voiture en regrettant de ne pas avoir pu
prévenir ma sœur de cette visite et lui
donner ainsi le temps de faire un peu le
ménage. Les murs craquelés étaient noirs
de suie, une couche de poussière
recouvrait le matelas déchiré sur lequel
Nila s’était assise et des mouches
parsemaient l’unique fenêtre de la pièce.
— Quel joli tapis, a commenté
joyeusement Nila en passant les doigts
dessus.
Il était rouge vif, avec des empreintes
d’éléphant pour motifs. C’était le seul
objet un tant soit peu précieux que
possédaient Saboor et Parwana – et ils
l’ont vendu cet hiver-là.
— Il appartenait à mon père, a dit
Saboor.
— C’est un tapis turkmène ?
— Oui.
— J’adore la laine de mouton qu’ils
utilisent. Ce travail est incroyable.
Saboor a opiné sans souffler mot. À
aucun moment il ne l’a regardée, même
lorsqu’il lui parlait.
La bâche en plastique s’est agitée.
Abdullah est revenu avec un plateau
chargé de tasses qu’il a posé par terre
devant Nila, avant de lui en servir une et
de s’asseoir jambes croisées en face
d’elle. Elle a tenté d’engager la
conversation avec lui en lui adressant
quelques questions simples, mais il s’est
contenté de hocher son crâne rasé, de
marmonner une réponse monosyllabique
et de braquer sur elle ses yeux pleins de
méfiance. Je me suis dit qu’il faudrait
que j’aie une petite conversation avec
lui, que je le sermonne doucement sur
ses manières. Mais que je le ferais
gentiment, parce que je l’aimais bien.
C’était un garçon sérieux et capable.
— À quel stade en êtes-vous de votre
grossesse ? a demandé Nila à Parwana.
Tête baissée, ma sœur a répondu que
la naissance était prévue pour l’hiver.
— Quelle chance vous avez.
D’attendre un enfant, je veux dire. Et
d’avoir un jeune beau-fils si poli.
Nila a souri à Abdullah, dont le visage
est resté inexpressif.
Parwana a marmonné quelque chose
qui était peut-être un merci.
— Et vous avez une petite fille aussi,
si je me souviens bien ? Pari, c’est ça ?
— Elle dort, a dit Abdullah d’un ton
sec.
— Ah. Il paraît qu’elle est charmante.
— Va chercher ta sœur, a ordonné
Saboor à son fils.
Abdullah s’est attardé en regardant
tour à tour son père et Nila, puis s’est
levé visiblement à contrecœur.
Si j’avais le désir, même à cette heure
tardive, d’être en quelque sorte absous
de ma faute, je dirais que le lien unissant
Abdullah à sa petite sœur était
ordinaire. Sauf qu’il ne l’était pas. Nul à
part Dieu ne sait pourquoi ces deux-là
s’étaient choisis. Cela s’apparentait à un
mystère. Je n’ai jamais vu une telle
affinité entre deux êtres. En vérité,
Abdullah était autant un père qu’un frère
pour Pari. Lorsqu’elle était bébé et
qu’elle pleurait la nuit, c’était lui qui
bondissait hors de sa couche afin
de marcher un peu avec elle. C’était lui
qui se chargeait de changer ses couches
sales, de la cajoler pour qu’elle se
rendorme, de l’emmailloter. Sa patience
envers elle était sans limite et il la
promenait dans le village en la montrant
avec autant de fierté que si elle était le
trophée le plus convoité du monde.
Quand il est revenu avec une Pari
encore ensommeillée, Nila a demandé à
la prendre dans ses bras. Abdullah la lui
a tendue d’un air suspicieux, comme si
une alarme instinctive s’était déclenchée
en lui.
— Oh, qu’elle est mignonne ! s’est
exclamée Nila, dont les gestes
maladroits trahissaient son inexpérience
des jeunes enfants.
Pari l’a fixée avec confusion, puis
s’est tournée vers Abdullah en se mettant
à pleurer. Il s’est empressé de la
reprendre à Nila.
— Regardez-moi ces yeux ! a-t-elle
continué. Oh, et ces joues ! N’est-elle
pas mignonne, Nabi ?
— En effet, Bibi Sahib.
— Et elle a reçu un nom parfait. Pari.
Elle est effectivement belle comme une
fée.
Abdullah a observé Nila en berçant
Pari dans ses bras. Sa mine
s’assombrissait.
Sur le chemin du retour, Nila s’est
avachie sur le siège arrière, la tête
appuyée contre la vitre. Elle n’a rien dit
durant un long moment, jusqu’à ce
qu’elle éclate brusquement en sanglots.
J’ai arrêté la voiture sur le bas-côté de
la route.
Elle est restée longtemps silencieuse,
le visage enfoui dans ses mains, les
épaules agitées de spasmes. Pour finir,
elle s’est mouchée.
— Merci, Nabi, a-t-elle dit.
— De quoi, Bibi Sahib ?
— De m’avoir emmenée ici. C’était un
privilège de rencontrer votre famille.
— Le privilège était pour eux. Et pour
moi. Nous étions honorés.
— Votre sœur a des enfants
magnifiques, a-t-elle déclaré en retirant
ses lunettes de soleil et en se tapotant les
yeux.
J’ai médité cette remarque. Dans un
premier temps, j’ai décidé de me taire,
mais elle avait pleuré en ma présence, et
l’intimité de cet instant appelait des
paroles de réconfort.
— Vous aurez bientôt les vôtres, Bibi
Sahib, ai-je dit doucement. Inch’Allah,
Dieu y veillera. Attendez, vous verrez.
— Je ne pense pas, non. Même Lui, Il
ne peut rien y faire.
— Bien sûr que si, Bibi Sahib. Vous
êtes si jeune. Si tel est Son souhait, cela
arrivera.
— Vous ne comprenez pas, a-t-elle
répondu avec lassitude et une mine
épuisée que je ne lui avais encore
jamais vue. Je n’ai plus rien. On m’a
tout ôté en Inde. Je suis vide à
l’intérieur.
Je n’ai rien trouvé à lui répondre. Je
mourais d’envie de passer sur le siège
arrière, à côté d’elle, de l’attirer dans
mes bras et de l’apaiser en l’embrassant.
Avant même de comprendre ce que je
faisais, je me suis penché pour prendre
sa main dans la mienne. Alors que
j’anticipais un mouvement de recul, elle
a pressé mes doigts avec gratitude et
nous sommes restés assis dans la
voiture, non pas les yeux dans les yeux,
mais tournés vers les plaines jaunies qui
se flétrissaient d’un horizon à l’autre,
creusées de fossés d’irrigation à sec et
ponctuées çà et là de broussailles, de
roches et de petits signes de vie. La
main de Nila dans la mienne, j’ai
contemplé les montagnes et les pylônes
électriques, suivi du regard un camion
qui avançait pesamment au loin en
soulevant un nuage de poussière dans
son sillage. Je serais volontiers resté là
jusqu’à la nuit.
— Ramenez-moi à la maison, a-t-elle
dit enfin en lâchant ma main. J’irai me
coucher tôt, ce soir.
— Bien, Bibi Sahib.
Je me suis raclé la gorge et j’ai passé
la première vitesse en tremblant
légèrement.

Elle est allée dans sa chambre à


l’étage et n’en est pas sortie pendant
plusieurs jours. Ce n’était pas la
première fois. À l’occasion, elle
approchait une chaise de sa fenêtre et se
plantait là en fumant et en balançant un
pied avec une expression indéchiffrable.
Elle ne parlait pas. Elle ne quittait pas
sa chemise de nuit. Elle ne se lavait pas,
ne se brossait ni les dents, ni les
cheveux. Mais cette fois-là, elle n’a pas
mangé non plus, et cette nouveauté a
causé à M. Wahdati une inquiétude dont
il était peu coutumier.
Le quatrième jour, quelqu’un a frappé
au portail. J’ai découvert en ouvrant un
homme âgé, grand, vêtu d’un costume
parfaitement repassé et de mocassins
vernis. Il y avait quelque chose
d’imposant et d’assez menaçant dans la
manière dont il se dressait devant moi,
sans faire aucun cas de ma personne, en
tenant sa canne lustrée à deux mains
comme s’il s’agissait d’un sceptre. Il
n’avait pas encore dit un mot, mais je
soupçonnais déjà d’avoir en face de moi
un homme habitué à être obéi.
— J’ai cru comprendre que ma fille ne
se sentait pas bien, a-t-il déclaré.
C’était donc son père. Je ne l’avais
encore jamais rencontré.
— En effet, Sahib. J’en ai peur.
— Alors écartez-vous, jeune homme.
Et il m’a poussé pour entrer.
Dans le jardin, je me suis employé à
fendre du bois pour le poêle. De là où
j’étais, je voyais bien la fenêtre de la
chambre de Nila, derrière laquelle se
découpait la silhouette de son père.
Courbé en deux, il appuyait une main sur
son épaule. Elle, elle avait cet air qu’ont
les gens surpris par un fracas soudain,
un pétard ou une porte claquée par un
courant d’air.
Ce soir-là, elle a mangé.
Quelques jours plus tard, Nila m’a
convoqué dans la maison et m’a dit
qu’elle allait organiser une réception.
Nous ne recevions pour ainsi dire
jamais lorsque M. Wahdati était
célibataire, mais depuis qu’elle avait
emménagé avec lui, Nila le faisait deux
à trois fois par mois. La veille, elle me
donnait des instructions détaillées sur
les amuse-gueules et les plats à cuisiner,
et je me rendais ensuite au marché pour
y chercher les produits nécessaires, au
premier rang desquels figurait l’alcool.
Je n’en avais jamais acheté avant car
M. Wahdati ne buvait pas – cela n’avait
rien à voir avec la religion, il n’aimait
tout simplement pas les effets que la
boisson avait sur lui. Nila en revanche
connaissait très bien certaines officines,
des « pharmacies », ainsi qu’elle les
nommait en plaisantant, où, pour
l’équivalent de deux fois mon salaire
mensuel, on pouvait se procurer sous le
manteau un flacon de « médicament ».
J’éprouvais des sentiments partagés à
l’idée d’effectuer cette course et de me
rendre complice d’un péché mais,
comme toujours, mon désir de plaire à
Nila l’emportait sur tout le reste.
Comprenez, monsieur Markos, que
lorsque nous organisions une fête à
Shadbagh, que ce soit pour célébrer un
mariage ou une circoncision, tout se
déroulait en deux endroits distincts, l’un
pour les femmes, l’autre pour les
hommes. Lors des réceptions de Nila,
tout le monde se mélangeait. La plupart
des femmes s’habillaient comme elle,
avec des robes qui dévoilaient
entièrement leurs bras et une bonne
partie de leurs jambes. Elles fumaient,
buvaient des verres à moitié remplis
d’une boisson incolore, ou bien rouge,
ou ambrée, et elles se racontaient des
blagues, et riaient, et touchaient
librement les bras d’hommes que je
savais mariés et dont l’épouse était
présente dans la pièce. Moi, je portais
de petites assiettes de bolani et de lola
kabob 2 d’un bout à l’autre du salon
enfumé, circulant parmi les groupes
d’invités pendant que le tourne-disque
diffusait non pas de la musique afghane,
mais quelque chose que Nila appelait du
jazz, un genre musical que vous
affectionnez aussi, monsieur Markos. Le
tintement aléatoire des notes du piano et
l’étrange lamentation des cuivres
sonnaient à mes oreilles comme une
sorte de cacophonie, mais Nila adorait
ça et je ne cessais de l’entendre dire aux
invités qu’il fallait absolument qu’ils
écoutent tel ou tel morceau. Toute la
nuit, elle a tenu un verre à la main et lui
a porté bien plus d’attention qu’à la
nourriture que je servais.
M. Wahdati a fait peu d’efforts pour
lier conversation avec ses invités. Il
s’est mêlé à eux pour la forme, mais a
passé l’essentiel de son temps dans un
coin, l’air distant, en faisant tournoyer
un soda dans son verre et en affichant un
sourire courtois, sans desserrer les
lèvres, quand quelqu’un s’adressait à
lui. Puis, comme à son habitude, il s’est
excusé lorsque les gens ont demandé à
Nila de leur réciter ses poèmes.
C’était de loin le moment de la soirée
que je préférais. Lorsqu’elle
commençait, je trouvais toujours une
occupation qui me permettait de rester à
proximité. Cloué sur place, une serviette
à la main, je m’efforçais de tout
entendre. Les poèmes de Nila ne
ressemblaient à aucun de ceux avec
lesquels j’avais grandi. Vous le savez
bien, nous autres Afghans adorons notre
poésie. Même les moins instruits parmi
nous peuvent réciter des vers de Hafez,
de Khayyam ou de Saadi. Vous
rappelez-vous, monsieur Markos,
lorsque vous m’avez dit l’année dernière
combien vous aimiez les Afghans ? Je
vous ai demandé pourquoi et vous
m’avez répondu en riant : Parce que
même vos tagueurs citent Rûmî sur les
murs.
Mais les poèmes de Nila défiaient la
tradition. Ils ne suivaient aucun mètre
établi, aucun schéma de rimes. De
même, ils n’abordaient pas des thèmes
habituels tels que les arbres, les fleurs
printanières et les bulbuls. Nila écrivait
sur l’amour, et par amour, je n’entends
pas les ardents désirs soufis de Rûmî ou
Hafez, mais l’amour physique. Elle
écrivait sur des amants qui chuchotaient
sur l’oreiller, qui se caressaient. Elle
écrivait sur le plaisir. Je n’avais encore
jamais entendu un tel langage dans la
bouche d’une femme. Je me tenais là,
j’écoutais sa voix rauque flotter dans le
couloir, les yeux fermés et les oreilles
rouges, en imaginant qu’elle me faisait
la lecture à moi, que nous étions les
amants du poème, jusqu’à ce que
quelqu’un rompe le charme en
demandant du thé ou des œufs à la poêle.
Nila m’appelait alors et je me
précipitais vers elle.
Ce soir-là, le poème qu’elle a choisi
de lire m’a pris au dépourvu. Il évoquait
un homme et sa femme dans un village
qui pleuraient leur nourrisson emporté
par le froid de l’hiver. Les invités l’ont
visiblement beaucoup apprécié, à en
juger par leurs hochements de tête, leurs
murmures d’approbation et leurs
applaudissements chaleureux quand Nila
a levé les yeux de sa feuille. Malgré ça,
j’ai été un peu étonné, et déçu aussi, de
voir que le malheur de ma sœur avait
servi à distraire ces gens, et je n’ai pu
me défaire de cette impression qu’une
sorte de trahison avait été commise.
Quelques jours plus tard, Nila m’a dit
qu’elle avait besoin d’un nouveau sac à
main. M. Wahdati lisait le journal à la
table où je lui avais servi de la soupe de
lentilles et du naan.
— Il te faut quelque chose, Suleiman ?
a-t-elle demandé.
— Non, aziz, merci.
Je l’entendais rarement appeler Nila
autrement que aziz, ce mot qui signifie
bien-aimée, chérie, et pourtant jamais le
couple ne paraissait si distant et ce
terme affectueux si empesé que lorsqu’il
était prononcé par M. Wahdati.
En chemin, Nila a dit qu’elle voulait
passer prendre une amie et elle m’a
indiqué comment me rendre chez elle.
Après m’être garé, je l’ai regardée
remonter la rue jusqu’à une maison à un
étage aux murs rose vif. Au début, j’ai
laissé tourner le moteur, mais au bout de
cinq minutes, comme elle n’était
toujours pas revenue, j’ai coupé le
contact. Bien m’en a pris, parce que
deux heures se sont écoulées avant que
je voie ressurgir sa fine silhouette. En
lui ouvrant la portière arrière, j’ai senti
sous son parfum familier une autre odeur
qui ressemblait un peu au cèdre, avec
peut-être une pointe de gingembre, et
que je connaissais pour l’avoir respirée
lors de la réception deux jours plus tôt.
— Je n’ai rien trouvé qui me plaisait,
a-t-elle annoncé en se remettant du rouge
à lèvres.
À la vue de ma mine perplexe dans le
rétroviseur, elle a baissé son bâton de
rouge et m’a fixé par en dessous.
— Vous m’avez emmenée dans deux
boutiques différentes, mais je n’ai trouvé
aucun sac à main à mon goût.
Ses yeux se sont rivés aux miens dans
le miroir et se sont attardés là un
moment, attendant. J’ai compris que
j’étais désormais dépositaire d’un
secret. Elle mettait mon allégeance à
l’épreuve. Elle me demandait de choisir.
— Je crois même que vous vous êtes
rendue dans trois boutiques, ai-je dit
faiblement.
Elle a souri jusqu’aux oreilles.
— Parfois je pense que vous êtes
3
mon seul ami, Nabi* .
Je suis resté interloqué. Elle m’a
traduit la phrase.
Elle avait toujours son sourire
radieux, mais il n’a pas suffi à me
remonter le moral.
Durant tout le restant de la journée,
j’ai accompli mon travail deux fois
moins vite que d’habitude, et avec une
partie seulement de mon enthousiasme.
Et lorsque les hommes sont venus
prendre le thé et que l’un d’entre eux a
chanté pour nous, sa chanson n’a pas
réussi à me réconforter. J’avais le
sentiment que c’était moi qui avais été
fait cocu. Et j’étais sûr que l’emprise de
Nila sur moi s’était enfin estompée.
Mais le lendemain matin, à mon lever,
elle était toujours là, emplissant de
nouveau mon espace vital du sol au
plafond, s’infiltrant dans les murs,
saturant l’air que je respirais comme un
nuage de vapeur. Je ne pouvais pas
lutter, monsieur Markos.
Je ne saurais vous dire à quel moment
précisément l’idée m’est venue.
Peut-être était-ce ce matin d’automne
venteux, quand j’ai servi le thé à Nila.
Alors que je me baissais pour lui couper
4
une tranche de roat , le bulletin
d’information que diffusait la radio sur
le rebord de la fenêtre a annoncé que
l’hiver 1952 pourrait bien être encore
plus rigoureux que le précédent. Ou
peut-être était-ce avant cela, le jour où
j’ai emmené Nila dans la maison aux
murs roses, ou encore avant, quand je lui
ai tenu la main dans la voiture pendant
qu’elle pleurait.
Dans tous les cas, une fois cette idée
entrée dans mon crâne, il m’a été
impossible de l’en déloger.
Je vous avoue, monsieur Markos, que
j’ai agi la conscience presque
parfaitement tranquille, et avec la
conviction que mon projet n’était le fruit
que de la bienveillance et de bonnes
intentions. Quelque chose qui, bien que
douloureux à court terme, conduirait à
long terme à un bien supérieur pour
toutes les parties concernées. Mais
j’étais aussi guidé par des intérêts moins
honorables, et notamment celui-ci :
offrir à Nila ce qu’aucun autre homme,
pas plus son mari que le propriétaire de
la grande maison rose, ne pouvait lui
donner.
J’ai d’abord parlé à Saboor. Pour ma
défense, je dirai que si je l’avais cru
disposé à accepter de l’argent, je lui en
aurais volontiers donné au lieu de lui
faire cette proposition. Sachant qu’il en
avait besoin – il m’avait confié ses
difficultés à trouver du travail –, j’aurais
demandé une avance sur salaire afin
qu’il ait de quoi tenir tout l’hiver avec
les siens. Mais comme tant de mes
compatriotes, mon beau-frère était
affligé d’une fierté à la fois mal placée
et inébranlable. Jamais il n’aurait
accepté un sou venant de moi. Après son
remariage, il m’avait même demandé
d’arrêter les petits versements que je
faisais à Parwana, au motif qu’il était un
homme et qu’il entendait pourvoir lui-
même aux besoins de sa famille. Et il est
mort en ne faisant rien d’autre que ça,
avant d’avoir quarante ans. Il s’est
effondré un jour qu’il récoltait des
betteraves à sucre dans un champ
quelque part près de Baghlan. On m’a
raconté qu’il était mort en serrant
toujours la fourche dans ses mains en
sang et couvertes d’ampoules.
Je n’étais pas père et je ne ferai donc
pas semblant de deviner au terme de
quelles délibérations tourmentées
Saboor a pris sa décision. De même, je
n’étais pas informé de la teneur des
discussions entre les Wahdati. En
soumettant mon idée à Nila, je l’avais
juste priée de la présenter comme venant
d’elle, et non de moi, dans ses échanges
avec son mari. Je savais qu’il s’y
opposerait. Je n’avais jamais perçu en
lui le moindre instinct paternel, au point
que je m’étais déjà demandé si
l’incapacité de Nila à avoir des enfants
n’était pas ce qui l’avait poussé à
l’épouser. Quoi qu’il en soit, je me suis
tenu à l’écart de l’atmosphère tendue qui
régnait entre ces deux-là. Quand je me
couchais le soir, je ne voyais que les
larmes qui avaient jailli des yeux de
Nila au moment où je lui avais parlé et
la manière dont elle avait pris mes
mains en me fixant avec gratitude et
– j’en étais certain – quelque chose qui
ressemblait beaucoup à de l’amour. Je
ne pensais qu’à ce cadeau que je lui
offrais et que ne pouvaient pas lui faire
des hommes bien mieux lotis que moi
dans la vie. Je ne pensais qu’à la
profondeur de mon dévouement envers
elle, et à la joie que j’y mettais. Et je
pensais, j’espérais – en pure perte, bien
sûr – qu’elle commencerait peut-être à
voir en moi un peu plus qu’un loyal
serviteur.
Quand, pour finir, M. Wahdati a cédé
– ce qui ne m’a pas étonné, tant la
volonté de Nila était redoutable –, j’en
ai informé Saboor et lui ai proposé de
les conduire à Kaboul, Pari et lui. Je
n’ai jamais vraiment compris pourquoi
il a choisi de venir à pied depuis
Shadbagh avec elle. Ni pourquoi il a
permis à Abdullah de les accompagner.
Peut-être s’accrochait-il au peu de temps
qu’il lui restait à passer avec sa fille.
Peut-être aussi cherchait-il une sorte de
pénitence dans les conditions
éprouvantes de ce voyage. À moins que
ce ne fût sa fierté qui l’ait dissuadé de
monter dans la voiture de l’homme qui
achetait sa fille. Mais au bout du
compte, ils étaient bien là au rendez-
vous, devant la mosquée, tous les trois
pleins de poussière. En les emmenant
chez les Wahdati, j’ai fait de mon mieux
pour paraître plein d’entrain devant les
enfants, qui ne se doutaient pas de ce qui
les attendait ni de la terrible scène qui
allait bientôt se dérouler.
Il ne servirait pas à grand-chose de
vous la décrire en détail, monsieur
Markos, cette scène qui s’est
effectivement déroulée comme je le
craignais. Sachez pourtant qu’après
toutes ces années, je sens encore mon
cœur se serrer quand son souvenir
s’impose à moi. Comment pourrait-il en
être autrement ? J’ai pris ces deux
enfants sans défense, dans lesquels
l’amour le plus simple et le plus pur
avait trouvé à s’exprimer, et je les ai
arrachés l’un à l’autre. Jamais je
n’oublierai cette brusque panique
générale. Pari qui battait des jambes,
affolée, et qui criait Abollah, Abollah,
tandis que je l’entraînais hors de la
pièce en la portant jetée sur mon épaule.
Abdullah qui hurlait le nom de sa sœur
et tentait d’écarter son père de son
chemin. Nila, les yeux écarquillés, les
mains plaquées sur sa bouche, peut-être
pour étouffer ses propres cris. Tout cela
pèse sur moi. Malgré le temps passé,
monsieur Markos, tout cela pèse encore
sur moi.

Pari n’avait pas tout à fait quatre ans à


l’époque, mais en dépit de son jeune
âge, il y avait des réflexes en elle qui
avaient besoin d’être corrigés. Elle a
par exemple reçu l’ordre de m’appeler
juste Nabi, et non plus Kaka Nabi. Ses
erreurs lui ont été gentiment signalées,
encore et encore, y compris par moi,
jusqu’à ce qu’elle finisse par croire que
nous n’avions aucun lien de parenté. Je
suis devenu pour elle Nabi le cuisinier
et Nabi le chauffeur. Nila, elle, est
devenue « maman » et M. Wahdati
« papa ». Nila a commencé à lui
enseigner le français, qui avait été la
langue de sa mère.
La froideur avec laquelle M. Wahdati
avait accueilli la fillette n’a pas duré
longtemps. À sa grande surprise peut-
être, les larmes d’angoisse de Pari et la
douleur qu’elle éprouvait à être séparée
de sa famille l’ont vite désarmé. Bientôt,
elle nous a rejoints dans nos promenades
matinales. M. Wahdati l’installait dans
une poussette et déambulait avec elle
dans le quartier. Ou alors il l’asseyait
sur ses genoux, derrière le volant de la
voiture, et souriait patiemment pendant
qu’elle appuyait sur le klaxon. Il a
engagé un menuisier qui lui a fabriqué un
lit-gigogne à trois tiroirs, une commode
en érable pour ses jouets et une petite
armoire basse. Puis il a fait repeindre en
jaune tous les meubles de sa chambre
après avoir appris que cette couleur était
sa préférée. Et un jour, je l’ai découvert
assis par terre en tailleur à côté de Pari,
en train de dessiner des girafes et des
macaques sur les portes de l’armoire
avec un talent assez remarquable. Cela
faisait des années que je le voyais
dessiner, mais je n’avais encore jamais
posé les yeux sur son travail – ce qui en
dit long sur sa nature réservée, monsieur
Markos.
L’une des conséquences de l’arrivée
de Pari a été que, pour la première fois,
la famille Wahdati a ressemblé à une
vraie famille. Désormais liés par
l’affection qu’ils portaient à la fillette,
Nila et son mari prenaient tous leurs
repas ensemble. Ils allaient se promener
avec elle dans un parc à proximité et
restaient assis avec contentement sur un
banc en la regardant jouer. Quand je leur
servais du thé le soir après avoir
débarrassé la table, je surprenais
souvent l’un d’eux occupé à lire un livre
d’enfant à Pari, laquelle, installée sur
leurs genoux, oubliait chaque jour un peu
plus sa vie passée à Shadbagh et les
personnes qui en faisaient partie.
Mais sa présence a eu une autre
conséquence, que je n’avais cette fois
pas anticipée : elle m’a relégué au
second plan. Soyez clément avec moi,
monsieur Markos, et rappelez-vous que
j’étais un jeune homme. Je reconnais que
j’ai nourri des espoirs, si ridicules
qu’ils aient été. C’était grâce à moi que
Nila était mère, après tout. J’avais
décelé l’origine de son malheur et je lui
avais fourni un antidote. Pensais-je que
nous deviendrions amants ? J’aimerais
pouvoir dire que je n’étais pas si
stupide, monsieur Markos, mais cela ne
serait pas tout à fait vrai – la vérité, à
mon avis, est que nous attendons tous
qu’il nous arrive quelque chose
d’extraordinaire, quand bien même les
obstacles seraient insurmontables.
Je ne m’attendais pas en revanche à
être à ce point éclipsé. Nila n’avait plus
une minute de libre à présent, tout son
temps étant pris par Pari. Les leçons
alternaient avec des jeux, des siestes,
des promenades, et encore des jeux. Nos
bavardages quotidiens sont passés à la
trappe. Si elles s’amusaient toutes les
deux avec des cubes ou un puzzle, Nila
remarquait à peine que je lui avais
apporté son café et que j’étais encore là,
choqué. Quand nous nous parlions, elle
semblait distraite, et toujours impatiente
d’abréger la conversation. Dans la
voiture, son expression était distante.
Pour cette raison, et bien que j’en aie
honte, j’avoue que j’ai éprouvé une
pointe de rancœur envers ma nièce.
Conformément à l’accord conclu avec
les Wahdati, la famille de Pari n’avait
pas le droit de lui rendre visite.
De même, aucun contact avec elle ne
leur était autorisé. Je suis retourné un
jour à Shadbagh, peu après
l’emménagement de Pari chez les
Wahdati, avec un modeste cadeau pour
Abdullah et un autre pour le petit garçon
de ma sœur, Iqbal, désormais presque en
âge de marcher.
— Tu as fait tes cadeaux, a déclaré
Saboor. Maintenant, il est temps que tu
t’en ailles.
Je lui ai dit que je ne comprenais pas
le pourquoi de cet accueil si glacial et
de ses manières brusques.
— Tu comprends très bien, a-t-il
répliqué. Et ne te sens pas obligé de
revenir nous voir.
Il avait raison. Je comprenais très
bien. Un froid s’était installé entre nous.
Ma visite avait été maladroite et s’était
déroulée dans une atmosphère tendue,
conflictuelle même. Il ne paraissait plus
naturel de nous asseoir ensemble, de
boire du thé et de discuter de la météo
ou de la récolte de raisin de l’année.
Saboor et moi affections de trouver
normale une situation qui ne l’était plus.
Quelle qu’en ait été la raison, j’avais au
bout du compte brisé sa famille. Il ne
voulait plus de moi chez lui et oui, je le
comprenais. Après ça, j’ai cessé d’aller
à Shadbagh. Je n’ai plus jamais revu
aucun d’entre eux.

C’est au début du printemps 1955 que


nos vies à tous dans la maison ont
changé à jamais, monsieur Markos. Je
me souviens qu’il pleuvait. Pas une
pluie exaspérante, de celles qui font
coasser les crapauds, mais une bruine
indécise qui n’a cessé d’aller et venir
toute la matinée. Je le sais parce que le
jardinier, Zahid, était là, appuyé sur un
râteau, paresseux comme à son habitude,
et disait qu’il allait peut-être écourter sa
journée de travail à cause du mauvais
temps. Je m’apprêtais à me retirer dans
ma hutte, ne serait-ce que pour ne plus
avoir à écouter ses sottises, quand j’ai
entendu Nila crier mon nom à l’intérieur
de la maison.
J’ai traversé le jardin en courant. Sa
voix venait de la chambre de maître à
l’étage.
Je l’ai trouvée dans un coin, contre le
mur, une paume plaquée sur sa bouche.
— Il ne va pas bien, a-t-elle dit, la
main devant la bouche.
Assis sur son lit dans un simple
maillot de corps blanc, M. Wahdati
émettait d’étranges sons gutturaux et
tentait avec obstination, mais sans
succès, d’accomplir un geste avec son
bras droit. Il avait le teint pâle, les traits
défaits et les cheveux en bataille, et j’ai
remarqué avec horreur qu’un filet de
bave coulait à la commissure de ses
lèvres.
— Nabi ! Faites quelque chose !
Pari, alors âgée de six ans, était entrée
dans la chambre et grimpait à présent sur
le lit en tirant M. Wahdati par son
maillot.
— Papa ? Papa ?
Il a baissé la tête vers elle, les yeux
écarquillés, en ouvrant et refermant la
bouche. Elle a hurlé.
Je l’ai vivement attrapée et portée
vers Nila, à qui j’ai dit de l’emmener
dans une autre pièce parce qu’il ne
fallait pas qu’elle voie son père dans un
état pareil. Nila a cligné des yeux,
comme au sortir d’une transe. Elle nous
a dévisagés tour à tour, Pari et moi,
avant de tendre les bras à la fillette. Elle
me demandait sans cesse ce qu’avait son
mari et me répétait de faire quelque
chose.
J’ai appelé Zahid depuis la fenêtre.
Pour une fois, ce bon à rien s’est révélé
utile. Il m’a aidé à enfiler un pantalon de
pyjama à M. Wahdati, puis à le soulever
hors du lit, à le descendre dans
l’escalier et à l’installer sur le siège
arrière de sa voiture. Pendant que Nila
montait à côté de lui, j’ai ordonné au
jardinier de rester à la maison pour
s’occuper de Pari. Là, il a commencé à
protester, mais je l’ai frappé du plat de
la main sur la tempe, aussi fort que je le
pouvais, tout en le traitant de mule et en
lui rappelant qu’il devait faire ce qu’on
lui disait.
J’ai ensuite reculé dans l’allée et suis
parti en écrasant l’accélérateur.
Deux semaines se sont écoulées avant
qu’on ramène M. Wahdati chez lui. Le
chaos s’est abattu sur la maison, soudain
envahie par des hordes de parents. Je
faisais infuser du thé et cuisinais
presque du matin jusqu’au soir pour
nourrir tel oncle, tel cousin, telle tante
âgée. Toute la journée, la sonnette du
portail retentissait, des talons
cliquetaient sur le sol en marbre du
salon et des murmures se propageaient
dans le vestibule à mesure qu’un flot de
visiteurs s’y déversait. J’avais rarement
vu la plupart d’entre eux et j’ai compris
qu’ils se fendaient d’une apparition plus
par égard pour l’auguste mère de
M. Wahdati que pour cet homme reclus
et malade avec lequel ils entretenaient
peu de liens. Sa mère est d’ailleurs
venue elle aussi, bien sûr – sans ses
chiens, Dieu merci. Elle a déboulé dans
la maison avec un mouchoir dans chaque
main pour tapoter ses yeux rougis et son
nez qui coulait et s’est plantée près de
son lit en pleurant. Pour couronner le
tout, elle était habillée en noir, comme si
son fils était déjà mort, ce qui m’a
effrayé.
Et, d’une certaine façon, il l’était. Du
moins l’homme qu’il avait été. La moitié
de son visage ressemblait désormais à
un masque figé. Ses jambes ne lui
servaient presque plus à rien et s’il
pouvait bouger le bras gauche, le droit
n’était plus qu’un amas d’os et de chair
flasque. Pour ne rien arranger, il
s’exprimait par des grognements rauques
et des gémissements dont personne ne
parvenait à déterminer le sens.
Le médecin nous a dit qu’il éprouvait
des émotions, comme avant son attaque,
et qu’il avait également conservé son
entendement, mais qu’il était incapable
d’agir en fonction d’eux pour le moment.
Ce n’était pas tout à fait vrai. Au bout
de la première semaine environ, il a
bien fait sentir ce que lui inspiraient ses
visiteurs, y compris sa mère. Même très
malade, il restait un être
fondamentalement solitaire. Et il n’avait
que faire de leur pitié, de leurs mines
désolées, de leurs mouvements de tête
abattus devant son état pitoyable.
Lorsqu’ils entraient dans sa chambre, il
agitait sa main gauche avec colère pour
les chasser. Lorsqu’ils s’adressaient à
lui, il détournait le regard. Lorsqu’ils
s’asseyaient à son chevet, il serrait le
drap dans son poing et grognait en
martelant sa hanche jusqu’à ce qu’ils
s’en aillent. Son rejet de Pari n’était pas
moins insistant, même s’il se montrait
beaucoup plus gentil avec elle. Si elle
venait jouer avec ses poupées près de
lui, il levait les yeux vers moi, l’air
suppliant, les yeux humides et le menton
tremblant, jusqu’à ce que je la fasse
sortir de la chambre – il n’essayait pas
de lui parler car il savait que son
élocution la bouleversait.
Le grand exode des visiteurs a été un
soulagement pour Nila. Quand les gens
se massaient dans la maison, elle se
retirait avec Pari dans la chambre de
celle-ci à l’étage. Cela déplaisait fort à
sa belle-mère, qui attendait sans doute
– et, franchement, comment le lui
reprocher ? – que Nila reste auprès de
son fils, ne serait-ce que pour ménager
les apparences. Mais les apparences,
évidemment, Nila s’en contrefichait, de
même que de tout ce qu’on pouvait dire
sur elle. Et il se disait beaucoup de
choses.
« Quel genre de femme est-ce là ? »
ai-je entendu sa belle-mère s’exclamer
plus d’une fois.
Elle se plaignait auprès de quiconque
voulait bien l’écouter que Nila était sans
cœur et qu’il y avait un trou béant dans
son âme. Où était-elle, à présent que son
époux avait besoin d’elle ? Quelle
femme abandonnait son mari aimant et
loyal ?
Une partie de ses propos était fondée.
En effet, c’était moi qu’on était le plus
certain de voir au chevet de son fils, moi
qui lui donnais ses médicaments et qui
saluais les nouveaux arrivants dans sa
chambre. C’était à moi que le médecin
s’adressait le plus souvent, et par
conséquent à moi aussi, et non pas à
Nila, que les gens demandaient des
nouvelles de M. Wahdati.
En renvoyant chez eux ses visiteurs,
celui-ci a retiré une épine du pied à sa
femme, mais lui en a replanté une autre
juste après. Tant qu’elle se terrait dans
la chambre de Pari, Nila se tenait à
distance à la fois d’une belle-mère
désagréable et de la loque humaine
qu’était devenu son mari. À présent la
maison était vide et elle se retrouvait
confrontée en tant qu’épouse à des
obligations qu’elle était absolument
incapable de remplir.
Elle ne pouvait pas le faire.
Et elle ne l’a pas fait.
Je ne dis pas qu’elle était cruelle ou
sans pitié. J’ai vécu de longues années,
monsieur Markos, et s’il y a bien une
chose que j’ai fini par saisir, c’est qu’on
gagne à faire preuve d’un peu d’humilité
et de charité au moment de juger le cœur
d’autrui. Ce que je dis, en revanche,
c’est qu’en entrant un jour dans la
chambre de M. Wahdati, j’ai découvert
Nila en pleurs contre lui, une cuillère
toujours à la main, tandis que de la
purée de lentilles dégoulinait du menton
de son mari sur le bavoir attaché autour
de son cou.
— Laissez-moi faire, Bibi Sahib, ai-je
murmuré.
Je lui ai pris la cuillère, j’ai essuyé la
bouche de M. Wahdati et j’ai tenté de le
nourrir, mais il a gémi et fermé les yeux
en tournant la tête.
Peu de temps après cet épisode, j’ai
traîné deux valises dans l’escalier et je
les ai tendues à un chauffeur afin qu’il
les range dans le coffre de sa voiture.
Puis j’ai aidé Pari, qui portait son
manteau jaune préféré, à grimper sur le
siège arrière.
— Nabi, tu emmèneras papa nous voir
à Paris, comme maman l’a dit ? a-t-elle
demandé avec son sourire aux dents
écartées.
J’ai répondu que je n’y manquerais
pas quand son père irait mieux, et j’ai
ensuite embrassé le dos de ses petites
mains.
— Bibi Pari, je te souhaite bonne
chance et beaucoup de bonheur.
J’ai croisé Nila lorsqu’elle a
descendu les marches du perron, les
yeux gonflés et barbouillés d’eye-liner.
Elle venait de faire ses adieux à
M. Wahdati dans sa chambre.
Je lui ai demandé comment il allait.
— Il est soulagé, je pense. Mais c’est
peut-être simplement ce que j’ai envie
de croire.
Elle a refermé son sac et passé la
lanière sur son épaule.
— Ne dites à personne où je vais.
Cela vaut mieux.
Je le lui ai promis.
Elle m’a assuré qu’elle écrirait
bientôt. Après quoi, elle m’a longuement
fixé droit dans les yeux – avec une
sincère affection, m’a-t-il semblé.
— Je suis heureuse que vous soyez
avec lui, Nabi, a-t-elle dit en posant une
main sur mon visage.
Puis elle m’a serré dans ses bras, sa
joue contre la mienne. Son parfum et
celui de ses cheveux ont empli mes
narines.
— C’était vous, Nabi, a-t-elle ajouté à
mon oreille. Ç’a toujours été vous. Vous
ne le saviez pas ?
Je n’ai pas compris et elle s’est
détachée de moi avant que je puisse
l’interroger. Tête baissée, elle a longé
l’allée d’un pas rapide, les talons de ses
bottes claquant sur l’asphalte, et s’est
glissée près de Pari à l’arrière du taxi.
Elle ne s’est tournée qu’une fois vers
moi en pressant une paume contre la
vitre lorsque la voiture a démarré. Cette
paume blanche a été la dernière image
que j’ai eue d’elle.
Je l’ai regardée partir et j’ai attendu
que le taxi ait passé l’angle de la rue
pour refermer le portail. À ce moment-
là, je me suis appuyé contre le battant et
j’ai pleuré comme un enfant.

Malgré le souhait de M. Wahdati,


quelques visiteurs ont défilé, du moins
durant une brève période. Mais pour
finir, seule sa mère a continué à lui
rendre visite. Elle venait une fois par
semaine à peu près et claquait des doigts
vers moi afin que j’apporte une chaise
près du lit de son fils. À peine s’était-
elle affaissée dessus qu’elle se lançait
dans une tirade pleine de venin sur le
caractère de sa femme désormais
envolée. C’était une putain. Une
menteuse. Une ivrogne. Une lâche qui
avait fui Dieu sait où juste quand son
mari avait le plus besoin d’elle. Tout
cela, M. Wahdati le supportait en
silence, en contemplant impassiblement
la fenêtre derrière elle. Suivait un flot
interminable de nouvelles, presque
physiquement douloureuses à écouter
pour la plupart en raison de leur
banalité. Une cousine s’était disputée
avec sa sœur qui avait eu le culot
d’acheter exactement la même table
basse qu’elle. Telle personne avait
crevé en rentrant de Paghman le
vendredi précédent. Telle autre avait
changé de coiffure. Et ainsi de suite.
Parfois, M. Wahdati grommelait quelque
chose. Sa mère se tournait vers moi.
— Vous. Qu’a-t-il dit ?
Elle s’adressait toujours à moi de la
sorte, avec des mots durs et saccadés.
Parce que je restais presque toute la
journée avec M. Wahdati, j’avais
lentement appris à décrypter ses paroles.
Je me penchais tout près, et dans ce qui
sonnait pour les autres comme un
grognement ou un marmonnement
inintelligible, je reconnaissais une envie
de boire de l’eau, d’uriner dans le
bassin hygiénique, ou le besoin d’être
retourné. J’étais devenu de facto son
interprète.
— Votre fils dit qu’il aimerait dormir.
La vieille femme soupirait, répliquait
que c’était aussi bien comme ça, il
fallait qu’elle y aille de toute façon. Puis
elle se penchait pour l’embrasser sur
le front et promettait de revenir bientôt.
Après que je l’avais raccompagnée
jusqu’au portail, où son propre chauffeur
l’attendait, je retournais dans la chambre
de M. Wahdati m’asseoir sur un tabouret
près de son lit. Ensemble, nous
savourions le silence. Et lorsque, de
temps à autre, son regard croisait le
mien, il secouait la tête avec un grand
sourire de travers.
Le travail pour lequel j’avais été
engagé était désormais très limité – je ne
conduisais que pour aller faire des
courses une ou deux fois par semaine et
je ne cuisinais plus que pour deux
personnes –, aussi ai-je jugé ridicule de
continuer à payer les autres employés
pour des tâches que je pouvais assumer
moi-même. Je m’en suis ouvert à
M. Wahdati, qui m’a fait signe de
m’approcher.
— Tu vas t’épuiser, a-t-il dit.
— Non, Sahib. Je serai heureux de le
faire.
Il m’a demandé si j’en étais sûr, et j’ai
répondu que oui.
Des larmes lui sont montées aux yeux
et ses doigts se sont refermés faiblement
autour de mon poignet. Il avait été
l’homme le plus stoïque que j’avais
connu, mais depuis son attaque, les
choses les plus triviales le rendaient
agité, anxieux, larmoyant.
— Nabi, écoute-moi.
— Oui, Sahib.
— Verse-toi le salaire que tu veux.
J’ai dit qu’il n’était pas nécessaire de
parler de ça.
— Tu sais où je garde mon argent.
— Reposez-vous, Sahib.
— Peu importe la somme.
J’ai déclaré que j’envisageais de
préparer un potage de légumes pour le
déjeuner.
— Du shorwa, cela vous tente ? ai-je
lancé. Maintenant que j’y pense, j’ai
bien envie d’en manger, moi.
J’ai mis fin aux soirées quotidiennes
des autres employés dans ma cabane. Je
ne me souciais plus de leur opinion et je
refusais qu’ils viennent chez M. Wahdati
s’amuser à ses dépens. J’ai ainsi eu
l’immense plaisir de renvoyer Zahid. Je
me suis également séparé de la femme
hazara qui s’occupait des lessives et je
me suis mis à les faire moi-même et à
étendre le linge dehors. J’ai pris soin
des arbres, taillé les buissons, tondu la
pelouse, planté des fleurs et des
légumes. J’ai entretenu la maison aussi,
balayant les tapis, cirant les sols,
époussetant les rideaux, lavant les
carreaux, réparant les robinets qui
fuyaient, remplaçant les tuyaux rouillés.
Jusqu’au jour où j’ai voulu ôter les
toiles d’araignées sur les moulures de la
chambre de M. Wahdati pendant qu’il
dormait. C’était l’été, et nous subissions
une chaleur sèche impitoyable. J’avais
retiré les couvertures et les draps de
M. Wahdati, remonté les jambes de son
pyjama et ouvert les fenêtres, mais
malgré ça et le ventilateur au plafond qui
tournait en grinçant, rien n’y faisait, l’air
brûlant s’infiltrait de toutes parts.
Il y avait dans la pièce un placard
assez grand que je comptais nettoyer
depuis quelque temps déjà. J’ai décidé
de m’y attaquer ce jour-là. J’ai fait
coulisser les portes et j’ai commencé
par les costumes, que j’ai époussetés un
à un, même si je devais reconnaître que,
selon toute probabilité, M. Wahdati ne
les mettrait plus jamais. De la poussière
s’étant aussi accumulée sur des tas de
livres, je les ai essuyés à leur tour. J’ai
astiqué des chaussures avec un chiffon et
les ai alignées bien soigneusement. Puis
j’ai découvert une grosse boîte en
carton, presque cachée par plusieurs
longs manteaux d’hiver. Je l’ai tirée vers
moi. Elle était remplie de vieux carnets
de dessins de M. Wahdati, empilés les
uns sur les autres comme autant de
tristes vestiges de sa vie passée.
J’ai pris le premier au sommet et l’ai
ouvert à une page au hasard. Mes jambes
ont soudain menacé de ne plus me
porter. J’ai feuilleté tout le carnet, avant
de le reposer et d’en ramasser un autre,
et encore un autre, et encore un autre.
Les pages défilaient sous mes yeux,
chacune éventant mon visage avec un
petit soupir, chacune représentant le
même sujet dessiné à la mine de
charbon. Ici, observé depuis la chambre
à l’étage, je frottais l’aile avant de la
voiture. Là, j’étais appuyé sur une pelle
près de la véranda. On me voyait nouer
mes lacets, couper du bois, arroser les
buissons, servir du thé, prier, faire la
sieste. Figurait aussi la voiture de
M. Wahdati garée le long des rives du
lac Quargha, vitre baissée. J’étais au
volant, mon bras pendant par-dessus la
portière. Une silhouette vaguement
esquissée était assise à l’arrière et des
oiseaux volaient en rond au-dessus de
nos têtes.
C’était vous, Nabi.
Ç’a toujours été vous.
Vous ne le saviez pas ?
Je me suis tourné vers M. Wahdati. Il
dormait profondément sur le côté. J’ai
replacé avec soin les carnets dans la
boîte en carton, j’ai refermé celle-ci et
l’ai rangée dans son coin, sous les
manteaux d’hiver. Puis j’ai quitté la
pièce en tirant doucement la porte afin
de ne pas le réveiller. J’ai suivi le
couloir plongé dans la pénombre et
descendu l’escalier. Je me suis vu
marcher, sortir dans la chaleur de cette
journée d’été, longer l’allée, pousser le
portail, m’éloigner à grands pas dans la
rue, passer l’angle et continuer à
avancer sans un regard en arrière.
Comment allais-je pouvoir rester à
présent ? me demandais-je. Je n’étais ni
dégoûté ni flatté par ma découverte,
monsieur Markos, mais totalement
dérouté. J’ai essayé de m’imaginer
comment continuer à travailler là en
sachant ce que je savais. Le contenu de
la boîte jetait un voile sur tout. Il m’était
impossible d’ignorer une chose comme
celle-là, impossible aussi de la chasser
de mes pensées. Mais comment aurais-je
pu partir en le laissant dans un tel état de
faiblesse ? Je ne pouvais pas, pas sans
avoir d’abord trouvé quelqu’un de
convenable pour me remplacer. Je lui
devais au moins ça parce qu’il avait
toujours été bon envers moi – moi qui
avais manœuvré dans son dos pour me
gagner les faveurs de sa femme.
Je suis revenu dans la salle à manger
et me suis assis à la table de verre, les
yeux fermés. Je ne peux pas vous dire
combien de temps je suis resté là sans
bouger, monsieur Markos. Je sais juste
qu’à un moment donné, j’ai entendu des
mouvements à l’étage. J’ai rouvert les
yeux. La lumière avait changé. Alors je
me suis levé et j’ai mis de l’eau à
bouillir pour le thé.

Un jour, je suis monté dans sa chambre


et je lui ai dit que j’avais une surprise
pour lui. C’était à la fin des années
1950, bien avant l’arrivée de la
télévision à Kaboul. Lui et moi jouions
beaucoup aux cartes à cette époque, et
depuis peu aussi aux échecs, jeu dont il
m’avait appris les règles et pour lequel
je me montrais assez doué. Nous
consacrions également un temps
considérable à des leçons de lecture. Il
s’est révélé un professeur patient qui
fermait les yeux en m’écoutant lire et
secouait doucement la tête lorsque je me
t r o mp a i s . Encore, disait-il. Son
élocution s’était considérablement
améliorée depuis son attaque.
Recommence, Nabi. Grâce au mollah
Shekib, j’étais plus ou moins instruit
quand j’avais été engagé en 1947, mais
ce sont les cours de Suleiman qui m’ont
permis de progresser en lecture, puis en
écriture. Il voulait m’aider, bien sûr,
mais sa démarche était aussi intéressée :
désormais, je pourrais lui lire des livres
qu’il aimait. Même s’il était capable de
le faire seul, il se fatiguait vite et n’y
parvenait jamais très longtemps.
Quand j’étais pris par une tâche et que
je ne pouvais pas être près de lui, il
n’avait pas grand-chose pour s’occuper.
Il écoutait des disques. Souvent, il
devait se contenter de regarder par la
fenêtre les oiseaux perchés sur des
arbres, le ciel, les nuages, les enfants
qui s’amusaient dans la rue, les vendeurs
de fruits qui tiraient leurs ânes en
chantant Cerises ! Cerises du jour !
Quand je lui ai parlé de ma surprise, il
a voulu savoir ce que c’était. J’ai glissé
un bras derrière son cou en répondant
que nous allions d’abord descendre au
rez-de-chaussée. Dans ce temps-là,
j’étais encore jeune et fort, si bien que je
n’avais presque aucun mal à le porter. Je
l’ai conduit dans le salon et je l’ai
doucement étendu sur le canapé.
— Alors ? a-t-il insisté.
Je suis allé chercher son fauteuil
roulant dans l’entrée. Durant plus d’un
an, j’avais fait pression sur lui pour
qu’il en utilise un, et malgré ses refus
obstinés, j’avais pris l’initiative d’en
acheter un quand même. Il a tout de suite
secoué la tête.
— C’est à cause des voisins ? Vous
êtes gêné par ce qu’ils diront ?
Il m’a seulement demandé de le
ramener à l’étage.
— Eh bien moi, je me fiche de ce
qu’ils diront ou penseront, ai-je
continué. Voilà ce qu’on va faire
aujourd’hui, vous et moi. On va aller se
promener. Il fait beau, ne discutez pas.
Je finirai bon pour l’asile si on ne sort
pas de cette maison, et ça vous mènerait
à quoi, hein, que je devienne fou ?
Franchement, Suleiman, arrêtez de
pleurer comme une petite vieille.
Cette fois, il a ri en même temps qu’il
pleurait, tout en répétant « Non, non ! »
pendant que je l’installais dans son
fauteuil. J’ai posé une couverture sur lui
et l’ai emmené à l’extérieur.
Il convient de préciser ici que j’avais
bel et bien cherché quelqu’un pour me
remplacer. Je ne l’ai pas avoué à
Suleiman – j’estimais préférable de
trouver la bonne personne avant de le lui
annoncer. Un certain nombre de
candidats sont venus se renseigner sur le
poste. Je les ai reçus en dehors de la
maison afin de ne pas éveiller les
soupçons de Suleiman, mais ma quête
s’est révélée bien plus problématique
que je ne l’avais imaginé. Quelques-uns
étaient clairement faits du même bois
que Zahid. Ceux-là – je les repérais très
vite pour en avoir côtoyé toute ma vie –,
je les avais d’emblée écartés. D’autres
n’avaient pas les compétences
nécessaires afin de cuisiner pour
Suleiman qui, comme je l’ai déjà
mentionné, était assez difficile. Ou alors
ils ne savaient pas conduire. Beaucoup
ne savaient pas lire non plus – un
sérieux handicap dans la mesure où
j’avais pris l’habitude de faire la lecture
à Suleiman l’après-midi. Certains m’ont
semblé impatients, un autre n’était pas
du tout apte à prendre soin d’un homme
qui pouvait avoir un comportement
exaspérant, digne parfois d’un enfant
capricieux. Et il y avait eu aussi ceux
dont je sentais d’instinct qu’ils n’avaient
pas le tempérament requis pour assumer
une tâche aussi difficile.
Et c’est ainsi que, trois ans plus tard,
je continuais à travailler là et à me
persuader que je partirais quand j’aurais
l’assurance que Suleiman était entre de
bonnes mains. Trois ans plus tard, je
lavais encore son corps un jour sur deux
avec un linge mouillé, je le rasais, je lui
coupais les ongles et les cheveux. Je le
nourrissais, je l’aidais à utiliser son
bassin hygiénique, je l’essuyais comme
un nourrisson, je lavais les couches
souillées que je lui mettais. À ce
moment-là, nous avions développé un
langage muet, né de la familiarité et de
la routine et, inévitablement, une
certaine décontraction auparavant
inimaginable s’était immiscée dans notre
relation.
Après que j’ai réussi à lui faire
accepter le fauteuil roulant, l’ancien
rituel de nos promenades matinales a
repris. Je le sortais de la maison et nous
longions la rue en saluant les voisins sur
notre passage. Parmi eux figurait
M. Bashiri, un jeune homme fraîchement
diplômé de l’université de Kaboul qui
travaillait pour le ministère des Affaires
étrangères. Il avait emménagé avec son
frère et leurs épouses respectives dans
une grande demeure située à trois
maisons de chez nous, de l’autre côté de
la rue. Il nous arrivait de le croiser au
moment où il faisait chauffer sa voiture
le matin avant de partir et je m’arrêtais
toujours pour plaisanter un peu avec lui.
Ensuite, j’emmenais souvent Suleiman
jusqu’au parc de Shar-e-Nau, où nous
nous asseyions à l’ombre des ormes
pour observer la circulation – les
chauffeurs de taxi martelant leur klaxon
du plat de la main, les vélos
accompagnés par le tintement de leur
sonnette, les ânes qui brayaient, les
piétons suicidaires qui passaient juste
devant les bus. Lui et moi sommes
devenus des habitués du parc et de ses
alentours. En rentrant, nous nous
arrêtions en général afin d’échanger
quelques mots aimables avec des
vendeurs de magazines et des bouchers,
quelques autres avec les jeunes policiers
chargés de régler la circulation. Nous
bavardions aussi avec des chauffeurs qui
attendaient leurs passagers, appuyés
contre leur voiture.
Parfois, j’installais Suleiman sur le
siège arrière de la vieille Chevrolet,
puis je rangeais le fauteuil dans le coffre
et roulais jusqu’à Paghman, où je
trouvais toujours un joli pré vert et un
petit ruisseau ombragé par des arbres.
Après le repas, Suleiman tentait de
dessiner. Son attaque ayant affecté sa
main droite, il avait toutes les peines du
monde à y arriver, mais il a réussi à
l’aide de la gauche à recréer des arbres,
des collines et des bouquets de fleurs
sauvages avec bien plus de talent que je
n’aurais pu le faire, moi dont les facultés
étaient intactes. Au bout d’un moment,
fatigué, il s’assoupissait en laissant
échapper son crayon. Je lui couvrais
alors les jambes et m’étendais sur
l’herbe près de son fauteuil. J’écoutais
la brise dans les arbres, levais les yeux
vers le ciel et les bancs de nuages qui
glissaient au-dessus de nous.
Tôt ou tard, mes pensées dérivaient
vers Nila, qu’un continent entier séparait
de moi. Je me représentais la douce
brillance de ses cheveux, la manière
dont elle balançait son pied, sa sandale
tapant son talon pendant qu’elle grillait
une cigarette. Je revoyais la cambrure de
son dos et le renflement de sa poitrine.
Je mourais d’envie d’être de nouveau
près d’elle, submergé par son parfum, de
sentir mon cœur s’emballer, comme
autrefois lorsqu’elle touchait ma main.
Elle avait promis de m’écrire, et même
si des années s’étaient écoulées et
qu’elle m’avait selon toute
vraisemblance oublié, je ne peux mentir
aujourd’hui et prétendre que je
n’éprouvais plus aucune bouffée
d’espoir chaque fois que nous recevions
du courrier.
Un jour, assis dans l’herbe à Pagham,
je réfléchissais devant un échiquier.
Cela se passait des années plus tard, en
1968, l’année qui a suivi la mort de la
mère de Suleiman, et celle aussi où
M. Bashiri et son frère sont chacun
devenus pères d’un petit garçon – Idris
pour le premier et Timur pour le second.
J’apercevais souvent les bébés dans
leurs poussettes quand leurs mères les
emmenaient se promener dans le
quartier. Ce jour-là, Suleiman et moi
avions commencé à disputer une partie
d’échecs, mais il s’était ensuite endormi
et j’en avais profité pour essayer de
trouver une riposte à son attaque
d’ouverture.
— Dis-moi, Nabi, quel âge as-tu ? a-t-
il soudain lancé.
— Eh bien, plus de quarante ans. Je
sais au moins ça.
— Je me disais que tu devrais te
marier. Tu ne resteras pas beau
éternellement. Déjà, tu commences à
grisonner.
Nous nous sommes souri. Je lui ai
raconté que ma sœur Masooma me
répétait la même chose autrefois.
Il m’a demandé si je me souvenais du
moment où il m’avait engagé, en 1947,
vingt et un ans plus tôt.
Évidemment, je m’en souvenais. Je me
morfondais à l’époque dans un emploi
d’aide-cuisinier à quelques rues de sa
maison. Lorsque j’avais entendu dire
qu’il recherchait un cuisinier – le sien
s’était marié et était parti –, je m’étais
rendu directement chez lui un après-midi
et j’avais sonné au portail.
— Tu étais incroyablement mauvais
aux fourneaux, a continué Suleiman.
Aujourd’hui, tu accomplis des miracles,
Nabi, mais ton premier repas… Mon
Dieu. Et la première fois que tu as
conduit ma voiture, j’ai cru que j’allais
avoir une attaque.
Il a marqué une pause, puis a ri
doucement, comme amusé par cette
plaisanterie involontaire.
Cette confession a été une énorme
surprise pour moi, monsieur Markos. Un
choc même, car il ne s’était jamais
plaint durant toutes ces années, que ce
soit de ma cuisine ou de ma conduite.
— Pourquoi m’avez-vous embauché,
dans ce cas ?
Il m’a fait face.
— Parce que tu es entré et que j’ai
pensé à cet instant-là n’avoir jamais vu
quelqu’un d’aussi beau.
J’ai baissé les yeux sur l’échiquier.
— Quand je t’ai rencontré, j’avais
bien conscience que nous n’étions pas
pareils, toi et moi. Ce que je voulais
était impossible. Seulement nous avions
nos promenades matinales, nos balades
en voiture. Je ne prétendrai pas que cela
me suffisait, mais c’était mieux que de
ne pas être avec toi. J’ai appris à me
contenter de ta proximité.
Il s’est de nouveau tu avant de
poursuivre :
— Je crois que tu comprends une
partie de ce que je te décris, Nabi. Je le
sais.
J’étais incapable de croiser son
regard.
— J’ai besoin de t’avouer, ne serait-
ce qu’une fois, que je t’aime depuis très,
très longtemps, Nabi. S’il te plaît, ne
m’en veux pas.
J’ai secoué la tête. Durant quelques
minutes, aucun de nous n’a rien dit. Ils
respiraient entre nous, ces mots qu’il
venait de prononcer, cette douleur d’une
vie réprimée et d’un bonheur qui
n’existerait jamais.
— Si je te parle aujourd’hui, Nabi,
c’est pour que tu comprennes pourquoi
je veux que tu t’en ailles. Trouve-toi une
femme. Fonde une famille, comme tout
le monde. Il est encore temps pour toi.
— Ma foi, ai-je enfin répondu avec
désinvolture dans l’espoir d’apaiser la
tension de cet échange. Un de ces jours,
pourquoi pas. Mais vous vous en
mordrez les doigts. Et le pauvre diable
qui devra laver vos couches à ma place
aussi.
— Tu tournes toujours tout en
dérision.
Un scarabée avançait doucement sur
une feuille gris-vert.
— Ne reste pas pour moi. Voilà ce
que je veux te faire comprendre, Nabi.
Ne reste pas pour moi.
— Vous vous flattez.
— Encore ton ironie, a-t-il soupiré
avec lassitude.
J’ai gardé le silence. Il avait tort,
pourtant. Ma dernière remarque n’était
pas une plaisanterie. Ce n’était plus pour
lui que je restais. Au début, oui. Je
l’avais fait parce qu’il avait besoin de
moi, parce qu’il dépendait de moi pour
tout. J’avais fui quelqu’un comme lui par
le passé et j’emporterai dans ma tombe
le remords que j’en éprouve encore. Je
ne pouvais pas recommencer. Mais
lentement, imperceptiblement, mes
raisons avaient changé. Je ne saurais
vous dire quand ou comment, monsieur
Markos. À présent, c’était pour moi que
je restais, voilà tout. Suleiman avait
beau me conseiller de prendre femme, je
me rendais compte en contemplant ma
vie que j’avais déjà ce que les gens
recherchent dans le mariage. J’avais le
confort, une compagnie, une maison où
j’étais toujours le bienvenu, où on
m’aimait et où on m’estimait
indispensable. En tant qu’homme, je
continuais à pouvoir satisfaire mes
besoins physiques – j’en avais encore,
bien sûr, même s’ils étaient devenus
moins fréquents et moins pressants avec
les années –, comme je l’ai expliqué
plus tôt. Quant aux enfants, bien que je
les aie toujours aimés, je n’ai jamais
senti en moi le moindre désir de
paternité.
— Puisque tu fais ta tête de mule en
refusant de te marier, a déclaré
Suleiman, j’ai une requête à t’adresser.
Mais à condition que tu l’acceptes par
avance.
J’ai dit qu’il ne pouvait pas exiger ça
de moi.
— Je le fais quand même.
J’ai levé les yeux vers lui.
— Tu as le droit de refuser, Nabi, me
dit-il.
Il me connaissait bien. Il a souri de
travers, j’ai promis d’accepter et il m’a
présenté sa requête.

Que vous dire, monsieur Markos, des


années qui ont suivi ? Vous connaissez
bien l’histoire récente de ce pays
assiégé. Il est inutile que je ressasse
pour vous cette période si sombre. Je
suis fatigué rien qu’à l’idée de l’évoquer
par écrit. De toute façon, la souffrance
de l’Afghanistan a déjà été suffisamment
racontée, et par des plumes bien plus
érudites et éloquentes que la mienne.
Je peux la résumer en un mot : la
guerre. Ou plutôt, des guerres. Pas une,
pas deux, mais de multiples guerres, à la
fois grandes et petites, justes et injustes,
avec sans cesse des acteurs différents
dans les rôles des bons et des méchants
– ou supposés tels –, chaque nouveau
héros vous rendant de plus en plus
nostalgique de l’ancien félon. Les noms
changeaient, tout comme les visages, et
je crache sur chacun d’eux sans
distinction pour toutes les vendettas
mesquines, les snipers, les mines
antipersonnel, les bombardements, les
roquettes, les pillages, les viols et les
meurtres qui leur sont dus. Ah, assez !
La tâche est à la fois trop grande et trop
déplaisante. J’ai connu ce temps-là et
j’entends le revivre à travers ces pages
le plus brièvement possible. Tout ce que
j’en ai tiré de positif, c’est une certaine
justification de mon choix concernant la
petite Pari, qui devait être une jeune
femme alors. Cela soulageait ma
conscience de me dire qu’elle était en
sécurité, loin de toutes ces tueries.
Les années 1980, comme vous le
savez, monsieur Markos, n’ont en réalité
pas été si terribles à Kaboul, dans la
mesure où l’essentiel des combats se
déroulait en province. Mais cela a été
une période d’exode et de nombreuses
familles de notre quartier ont fait leurs
valises pour se rendre au Pakistan ou en
Iran, avec l’intention de s’installer
ensuite quelque part en Occident. Je me
souviens très bien du jour où M. Bashiri
est venu me dire au revoir. Je lui ai
serré la main et souhaité bonne chance.
J’ai aussi fait mes adieux à son fils Idris,
alors un adolescent dégingandé de
quatorze ans aux cheveux longs et à la
bouche surmontée d’un fin duvet. Je lui
ai confié que je regretterais beaucoup de
ne plus le voir faire voler des cerfs-
volants et jouer au football dans la rue
avec son cousin Timur. Vous vous
rappelez peut-être que nous les avons
retrouvés bien des années plus tard,
monsieur Markos, durant une fête que
vous avez organisée à la maison au
printemps 2003. Dans l’intervalle, ils
étaient devenus des hommes.
Dans les années 1990, en revanche,
les affrontements ont fini par atteindre la
capitale. Kaboul a été la cible
d’attaques menées par des hommes qui
donnaient l’impression d’être sortis du
ventre de leur mère avec une
kalachnikov à la main, monsieur
Markos. Des vandales, tous autant qu’ils
étaient. Des voleurs armés qui
s’attribuaient eux-mêmes des titres
ronflants. Quand les roquettes ont
commencé à voler dans le ciel, Suleiman
est resté chez lui et a refusé de partir. Il
a rejeté catégoriquement toute
information concernant ce qui se passait
en dehors des murs de sa maison, il a
débranché la télévision et mis la radio
de côté. Les journaux ne l’intéressaient
pas davantage. À sa demande, je me suis
abstenu de le tenir au courant des
combats. Il savait à peine qui se battait
contre qui, qui gagnait, qui perdait,
comme s’il espérait qu’en ignorant ainsi
obstinément la guerre, elle lui rendrait la
pareille.
Il n’en a rien été, bien sûr. La rue où
nous habitions, autrefois si tranquille et
propre et pimpante, s’est transformée en
zone d’affrontements. Les balles
frappaient toutes les maisons. Des
roquettes sifflaient au-dessus de nous et
s’écrasaient un peu partout sur la
chaussée en creusant des cratères dans
l’asphalte. La nuit, des balles traçantes
volaient en tous sens jusqu’à l’aube. Il y
avait des jours où nous profitions d’un
court répit, de quelques heures de calme,
mais des salves de tirs éclataient ensuite
brusquement en crépitant de tous les
côtés tandis que les gens criaient dans la
rue.
C’est durant ces années, monsieur
Markos, que la maison a subi la majeure
partie des dégâts que vous avez pu
constater en la voyant pour la première
fois, en 2002. Certes, certains d’entre
eux étaient dus au passage du temps et à
la négligence – j’étais devenu vieux et je
n’avais plus les moyens de l’entretenir
comme auparavant. Les arbres étaient
morts après être restés des années sans
donner de fruits, le gazon avait jauni, les
fleurs, fané. Mais la guerre s’était
montrée impitoyable envers cette
demeure autrefois si belle. Les fenêtres
avaient volé en éclats, brisées par le
souffle des explosions. Une roquette
avait pulvérisé le mur est du jardin ainsi
que la moitié de la véranda où Nila et
moi avions si souvent discuté. Une
grenade avait endommagé le toit. Des
impacts de balles scarifiaient les murs.
À cela s’ajoutaient les pillages,
monsieur Markos. Des miliciens
entraient à leur guise et repartaient avec
ce qui leur chantait. Ils ont raflé la
plupart des meubles, les tableaux, les
tapis turkmènes, les statues, les
chandeliers en argent, les vases en
cristal. Ils ont détaché les lapis-lazulis
dans les salles de bains. Un matin, je me
suis réveillé en entendant des hommes
dans l’entrée. J’ai découvert une bande
de miliciens ouzbeks qui arrachaient le
tapis de l’escalier avec des poignards
aux lames incurvées. Je suis resté planté
là à les regarder. Qu’aurais-je pu faire ?
Que représentait pour eux un vieillard
de plus avec une balle dans la tête ?
À l’image de la maison, Suleiman et
moi commencions à être usés. Ma vue
faiblissait et mes genoux me
malmenaient presque au quotidien.
Pardonnez-moi ma vulgarité, monsieur
Markos, mais le simple fait d’uriner
s’apparentait parfois à une épreuve
d’endurance. Comme il fallait s’y
attendre, la vieillesse a été plus dure
envers Suleiman. De plus en plus
ratatiné sur lui-même, il est devenu
maigre et d’une fragilité saisissante. Il a
manqué mourir deux fois, notamment au
plus fort des affrontements entre les
forces d’Ahmad Shah Massoud et celles
de Gulbuddin Hekmatyar, quand des
corps restaient des jours durant dans la
rue sans que personne ne vienne les
chercher. Suleiman souffrait à ce
moment-là d’une pneumonie, contractée
selon son médecin à force d’aspirer sa
propre salive. Malgré la pénurie de
médecins et de médicaments, j’ai réussi
à le soigner, et sans doute à le ramener
des portes de la mort.
Peut-être à cause de notre confinement
et de notre proximité, nous nous sommes
beaucoup disputés pendant cette
période, lui et moi. Nous nous
querellions comme le font les couples
mariés, avec fougue et entêtement, et sur
des sujets triviaux.
Tu as déjà préparé des haricots cette
semaine.
Pas du tout.
Mais si. Tu en as fait lundi !
Nous n’étions pas d’accord sur le
nombre de parties d’échecs disputées la
veille. Et pourquoi posais-je toujours
son eau sur le rebord de la fenêtre, là où
le soleil allait la réchauffer ?
Pourquoi n’avez-vous pas réclamé le
bassin, Suleiman ?
Je t’ai appelé je ne sais pas combien
de fois !
Qu’est-ce que vous me reprochez ?
D’être sourd ou bien paresseux ?
Pas la peine de choisir, c’est les
deux !
Vous ne manquez pas d’air. Oser me
traiter de feignant alors que vous
passez vos journées au lit…
Et ainsi de suite.
Dans ces cas-là, il tournait la tête d’un
côté et de l’autre quand je tentais de le
nourrir. Je le laissais alors et sortais en
claquant la porte. Parfois aussi, j’avoue,
je quittais la maison exprès pour
l’inquiéter. « Où vas-tu ? » me criait-il.
Je ne répondais pas et faisais semblant
de partir pour de bon. Évidemment, je
me contentais d’aller fumer quelque part
dans la rue – une nouvelle habitude, ça,
acquise sur le tard, même si je ne m’y
adonnais que lorsque j’étais en colère.
Je pouvais ainsi rester des heures
dehors. Et pour peu que Suleiman m’ait
vraiment énervé, je m’absentais jusqu’à
la tombée de la nuit. Mais je revenais
toujours. Je rentrais dans sa chambre
sans dire un mot, je le changeais de
position et tapotais ses oreillers, chacun
de nous évitant de regarder l’autre,
chacun de nous attendant les lèvres
pincées une offre de paix de sa part.
Ces disputes ont pris fin avec
l’arrivée des talibans, ces jeunes
hommes barbus et armés de fouets, aux
traits durs et aux yeux cernés de khôl.
Leur cruauté et leurs excès ont eux aussi
été abondamment décrits, si bien que là
non plus, je ne vois pas l’utilité de vous
les énumérer, monsieur Markos. Je dois
juste dire que, ironie du sort, leurs
années à Kaboul ont coïncidé pour moi
avec une période de répit personnel. Ils
réservaient l’essentiel de leur mépris et
de leur fanatisme aux jeunes, notamment
les femmes. Moi, j’étais un vieillard.
Ma principale concession à leur régime
a été de me laisser pousser la barbe, ce
qui, franchement, m’a libéré d’un rasage
quotidien méticuleux.
— C’est officiel, Nabi, a soufflé
Suleiman depuis son lit. Tu as cessé
d’être beau. Tu ressembles à un
prophète maintenant.
Dans la rue, les talibans passaient près
de moi comme si j’étais une vache en
train de paître. Je les y encourageais en
affichant une expression un peu bovine
afin d’éviter d’attirer inutilement
l’attention. Je frémis à l’idée de ce
qu’ils auraient fait de – et à – Nila. De
temps à autre, quand je convoquais son
souvenir et que je la revoyais rire lors
d’une soirée, un verre de champagne à la
main, avec ses bras nus et ses longues
jambes fuselées, j’avais l’impression de
l’avoir inventée. Comme si elle n’avait
jamais vraiment existé. Comme si rien
de tout ça n’avait été réel – pas
seulement elle, mais moi aussi, et Pari,
et le Suleiman jeune et en bonne santé
d’antan, et même les années que nous
avions passées tous ensemble dans la
maison.
Puis, un matin de l’été 2000, je suis
entré dans la chambre de Suleiman avec
du thé et du pain frais sur un plateau.
J’ai tout de suite compris que quelque
chose s’était produit. Il respirait
difficilement, l’affaissement des traits de
son visage était soudain beaucoup plus
prononcé et lorsqu’il a tenté de parler, il
n’a produit que des sons rauques à peine
audibles. J’ai posé mon plateau et me
suis précipité vers lui.
— Je vais aller chercher un médecin,
Suleiman, ai-je dit. Attendez-moi. On va
vous remettre sur pied, comme on l’a
toujours fait.
J’ai voulu partir aussitôt, mais il a
violemment secoué la tête et m’a fait
signe avec les doigts de sa main gauche.
Je me suis penché vers lui.
Il a tenté à plusieurs reprises de
s’exprimer, sans que je parvienne à
distinguer le sens de ses paroles.
— Je suis désolé, Suleiman. Laissez-
moi aller chercher un médecin. Je n’en
ai pas pour longtemps.
Il a de nouveau secoué la tête,
lentement cette fois, et des larmes ont
coulé de ses yeux atteints par la
cataracte. Sa bouche s’est ouverte et
refermée. Il a pointé du menton sa table
de nuit, et quand je lui ai demandé s’il y
avait là quelque chose dont il avait
besoin, il a acquiescé, les yeux clos.
J’ai tiré le tiroir supérieur. Il ne
contenait rien hormis ses cachets, ses
lunettes de lecture, un vieux flacon d’eau
de Cologne, un calepin et des crayons à
la mine de charbon qu’il avait cessé
d’utiliser des années plus tôt. Je
m’apprêtais à l’interroger sur ce que
j’étais censé trouver quand je l’ai
aperçue, rangée sous le calepin. Une
enveloppe avec mon nom griffonné au
dos d’une écriture malhabile. Elle
renfermait une feuille de papier sur
laquelle il avait rédigé un unique
paragraphe. Je l’ai lu.
J’ai contemplé ses tempes creusées,
ses joues décharnées, ses yeux caves.
Il m’a de nouveau fait signe de me
baisser. J’ai senti son souffle froid,
rauque et irrégulier sur ma joue. J’ai
entendu le bruit de sa langue qui remuait
péniblement dans sa bouche sèche tandis
qu’il s’efforçait de se reprendre. Sans
que je sache comment, peut-être par la
seule force de sa volonté – la toute
dernière –, il a réussi à murmurer à mon
oreille.
Ce qu’il m’a dit m’a fait blêmir.
— Non. S’il vous plaît, Suleiman, ai-
je articulé à travers la boule qui s’était
logée dans ma gorge.
Tu as promis.
— Pas tout de suite. Je vais vous
soigner. Vous verrez. On surmontera ça,
comme on l’a toujours fait.
Tu as promis.
Combien de temps suis-je resté là,
près de lui ? Combien de temps ai-je
tenté de négocier ? Je ne sais plus,
monsieur Markos. Je me rappelle en
revanche que j’ai fini par me lever et
que j’ai contourné le lit pour m’allonger
près de lui. Je l’ai roulé sur le côté, face
à moi. Il était léger comme un rêve. J’ai
déposé un baiser sur ses lèvres sèches et
craquelées, puis j’ai appuyé un oreiller
entre son visage et ma poitrine, j’ai
passé la main derrière sa tête et je l’ai
serré contre moi longuement, fermement.
Après ça, tout ce dont je me souviens,
c’est la manière dont ses pupilles
s’étaient dilatées.
Je me suis approché de la fenêtre et
me suis assis, la tasse de thé de
Suleiman toujours sur le plateau à mes
pieds. C’était un matin ensoleillé. Les
boutiques allaient bientôt ouvrir, si ce
n’était pas déjà fait. Des petits garçons
se rendaient à l’école. De la poussière
flottait dans l’air. Un chien gambadait
paresseusement dans la rue, escorté par
un nuage noir de moustiques qui
tournoyaient au-dessus de lui. J’ai
regardé deux jeunes hommes passer en
moto. Le passager, assis à califourchon
sur le porte-bagage arrière, avait hissé
un écran d’ordinateur sur une épaule et
une pastèque sur l’autre.
J’ai appuyé le front contre le carreau
chaud de la fenêtre.

Le message dans le tiroir de Suleiman


était un testament par lequel il me léguait
tout. La maison, son argent, ses affaires
personnelles, et même la voiture,
pourtant réduite à l’état d’épave depuis
longtemps. Sa carcasse gisait toujours
dans le jardin sur ses pneus dégonflés,
tel un amas de métal rouillé.
Au début, je me suis senti littéralement
perdu. J’avais pris soin de Suleiman
durant plus d’un demi-siècle. Mon
existence quotidienne avait été définie
par ses besoins, sa compagnie. À
présent, j’étais libre de faire ce que je
voulais, mais cette liberté m’est apparue
illusoire, car ce que je désirais le plus
m’avait été retiré. Il faut se donner un
but dans la vie et vivre en conséquence,
dit-on. Sauf que, parfois, c’est seulement
après avoir vécu que votre vie se révèle
pourvue d’un but – et sans doute un but
auquel vous n’aviez jamais pensé. Moi,
j’avais atteint le mien et je me retrouvais
désormais désœuvré et à la dérive.
Il m’était impossible de continuer à
dormir dans la maison. C’était à peine si
je supportais d’y rester. Suleiman
disparu, elle me semblait bien trop
grande pour moi. Et chaque pièce,
chaque recoin m’évoquait de vieux
souvenirs. Je suis donc retourné dans ma
vieille cabane au fond du jardin. J’ai
chargé quelques ouvriers de m’installer
l’électricité afin que j’aie de la lumière
pour lire et un ventilateur pour
m’apporter un peu de fraîcheur en été.
Quant à l’espace, il ne m’en fallait pas
beaucoup. Mes biens se résumaient pour
ainsi dire à un lit, quelques habits et la
boîte contenant les dessins de Suleiman.
Bien sûr, cela peut vous paraître bizarre,
monsieur Markos. Légalement, la maison
m’appartenait, avec tout ce qu’elle
renfermait, mais je ne me sentais
vraiment propriétaire d’aucun de ces
biens, et je savais qu’il en serait
toujours ainsi.
J’ai beaucoup lu. Je prenais des livres
dans l’ancien bureau de Suleiman et
rangeais chacun d’eux à sa place après
l’avoir fini. J’ai planté des tomates,
quelques pieds de menthe. Je me suis
promené dans le quartier, mais souvent,
mes genoux me faisaient souffrir avant
que j’aie parcouru deux pâtés de
maisons, si bien que j’étais contraint de
rentrer. Parfois aussi, je sortais une
chaise dans le jardin et je paressais là.
Je n’étais pas comme Suleiman. La
solitude ne me convenait pas.
Et puis un jour, en 2002, vous avez
sonné au portail.
À ce moment-là, les talibans avaient
été expulsés par l’Alliance du Nord et
les Américains étaient arrivés en
Afghanistan. Des milliers de travailleurs
humanitaires affluaient à Kaboul des
quatre coins du monde pour construire
des hôpitaux et des écoles, réparer les
routes et les canaux d’irrigation,
apporter de la nourriture, des abris et
des emplois.
Vous étiez accompagné d’un jeune
Afghan du coin qui portait une veste
violet vif et des lunettes de soleil. Il a
demandé à parler au propriétaire de la
maison et vous avez tous les deux
échangé un bref regard quand j’ai dit que
c’était moi.
— Non, Kaka. Le propriétaire, a-t-il
insisté avec un sourire suffisant.
Je vous ai invités à entrer prendre un
thé.
La conversation qui a suivi s’est
déroulée dans la partie de la véranda qui
avait survécu, devant des tasses de thé
vert, et en farsi – comme vous le savez,
monsieur Markos, j’ai appris à parler un
peu anglais au cours des sept années qui
se sont écoulées depuis, en grande partie
grâce à vous et à votre générosité. Par
l’intermédiaire de votre interprète, vous
m’avez expliqué que vous veniez de
Tinos, une île grecque. Vous étiez
chirurgien, faisiez partie d’une équipe
médicale venue à Kaboul opérer des
enfants gravement blessés au visage, et
vos collègues et vous aviez besoin d’une
résidence – une maison d’hôtes, comme
on appelle ça maintenant.
Vous avez voulu savoir combien
j’exigerais pour vous héberger.
— Rien, ai-je dit.
Je me souviens encore de la manière
dont vous avez cligné des yeux après
que le jeune homme à la veste violette
vous a traduit ma réponse. Vous avez
répété votre question, en pensant peut-
être que j’avais mal compris.
L’interprète s’est avancé sur le bord
de sa chaise et s’est penché vers moi
pour me parler d’un ton confidentiel. Il
m’a demandé si j’avais perdu la tête, si
j’avais la moindre idée de ce que votre
équipe était prête à payer et du montant
qu’atteignaient désormais les loyers à
Kaboul. D’après lui, j’étais assis sur une
mine d’or.
Je lui ai ordonné d’ôter ses lunettes de
soleil quand il s’adressait à un ancien,
puis de faire son travail, qui consistait à
traduire, pas à donner des conseils. Je
me suis ensuite tourné vers vous et vous
ai exposé ma raison d’agir ainsi – la
seule parmi beaucoup d’autres qui
n’était pas d’ordre privé :
— Vous avez quitté votre pays, vos
amis, votre famille, et vous êtes venu
ici, dans cette ville désolée, pour aider
ma patrie et mes concitoyens. Comment
pourrais-je profiter de vous ?
Le jeune interprète, que je n’ai plus
jamais revu à vos côtés, a levé les mains
en l’air et ri avec consternation. Ce pays
a changé. Il n’a pas toujours été ainsi,
monsieur Markos.
Parfois le soir, allongé seul chez moi
dans le noir, je vois briller les lumières
de la maison. Je vous observe, vous et
vos amis – surtout cette brave
Mlle Amra Ademovic, dont l’incroyable
bonté m’inspire une admiration sans
bornes –, pendant que vous mangez,
fumez et buvez votre vin, installés sur la
véranda ou dans le jardin. J’entends la
musique aussi, et lorsqu’il vous arrive
d’écouter du jazz, je pense à Nila.
Elle est morte aujourd’hui, je le sais.
Je l’ai appris par Mlle Amra. Je lui
avais parlé des Wahdati, du fait que
Nila avait été une poétesse, et elle a
trouvé sur internet une anthologie des
meilleurs articles publiés par une revue
française au cours de ces quatre
dernières décennies. L’un d’eux,
consacré à Nila, expliquait qu’elle était
morte en 1974. J’ai songé à la futilité de
toutes ces années pendant lesquelles
j’avais espéré recevoir une lettre d’une
femme qui n’était déjà plus. Je n’ai pas
été tout à fait surpris d’apprendre
qu’elle s’était suicidée. Je sais
maintenant que certaines personnes sont
malheureuses comme d’autres sont
amoureuses : secrètement, intensément,
irrémédiablement.
Permettez-moi d’en finir avec ce récit,
monsieur Markos.
Ma fin est proche à présent. Elle ne
saurait plus tarder, tant je m’affaiblis de
jour en jour – Dieu soit loué. Je tenais à
vous remercier, monsieur Markos, pour
votre amitié, pour avoir pris le temps de
me rendre visite chaque jour, de boire
un thé avec moi et de me faire part des
nouvelles concernant votre mère à Tinos
et votre amie d’enfance, Thalia. Et pour
votre compassion envers mon peuple et
les services inestimables que vous
rendez à ses enfants.
Merci également pour les travaux de
réparation que vous effectuez ici. J’ai
passé la plus grande partie de ma vie
dans cette maison, elle est mon foyer et
je suis certain que je pousserai bientôt
mon dernier soupir sous son toit. Après
avoir assisté consterné et attristé à son
déclin, j’ai éprouvé une joie immense à
la voir repeinte et à découvrir le mur
d’enceinte réparé, les fenêtres
remplacées et la véranda reconstruite
– moi qui y ai vécu tant de moments
heureux. Merci, mon ami, pour les
arbres que vous avez plantés et les
fleurs qui s’épanouissent une fois de
plus dans le jardin. Si j’ai contribué de
quelque manière que ce soit à l’aide que
vous apportez aux habitants de cette
ville, alors ce que vous avez
gracieusement fait dans cette maison est
une compensation plus que suffisante à
mes yeux.
Mais, au risque de paraître insatiable,
je me permets de solliciter deux faveurs,
la première pour moi, et la seconde pour
quelqu’un d’autre. Tout d’abord,
j’aimerais que vous me fassiez enterrer
dans le cimetière d’Ashuqan-Arefan, ici
à Kaboul. Je suis sûr que vous le
connaissez. Depuis l’entrée principale,
dirigez-vous vers l’extrémité nord. En
cherchant un peu, vous tomberez sur la
tombe de Suleiman Wahdati. Procurez-
moi un emplacement à proximité et
faites-moi enterrer là. C’est tout ce que
je demande en ce qui me concerne.
Ensuite, j’aimerais que vous essayiez
de retrouver ma nièce Pari quand je
serai mort. Si elle est toujours vivante,
cela ne devrait pas être trop difficile
– internet est un outil merveilleux.
Comme vous pouvez le constater, j’ai
joint à cette lettre mon testament, dans
lequel je lui lègue la maison, l’argent et
mes quelques affaires. Je vous prie de
lui remettre les deux. Et, s’il vous plaît,
dites-lui que j’ignore les multiples
conséquences qu’a entraînées mon geste
d’autrefois. Dites-lui que je ne puise de
réconfort que dans l’espoir. L’espoir
que, peut-être, où qu’elle soit
aujourd’hui, elle reçoit autant de paix,
de grâce, d’amour et de bonheur que ce
monde peut en donner.
Je vous remercie, monsieur Markos.
Que Dieu vous protège.
Votre ami à jamais,
Nabi

1. Allusion au Jardin des Vertueux, célèbre


recueil de hadiths de l’imam Nawawi
e
(XIII siècle).
2. Bolani : pain frit ou cuit et fourré d’une
farce aux légumes. Lola kabob : saucisses de
bœuf.
3. Les passages en italique suivis d’un
astérisque sont en français dans le texte.
4. Roat : pain sucré, souvent parfumé à la
cardamome et dégusté avec du thé.
5

Printemps 2003
L’INFIRMIÈRE, AMRA ADEMOVIC, A

PRÉVENU IDRIS ET TIMUR.

— Si vous montrez réaction, même


petite, elle sera fâchée, et moi je jette
vous dehors, a-t-elle dit après les avoir
entraînés à l’écart.
Ils se trouvent au bout d’un long
couloir mal éclairé de l’aile réservée
aux hommes à l’hôpital Wazir-Akbar-
Khan. D’après Amra, le seul parent
qu’ait encore la fille est son oncle, ou du
moins est-ce le seul à lui avoir rendu
visite, et il n’aurait pas été autorisé à
venir la voir si elle avait été installée
dans l’aile des femmes. Le personnel l’a
donc mise ici, non pas dans une chambre
– il aurait été indécent qu’elle en partage
une avec des hommes qui n’étaient pas
de sa famille –, mais au bout de ce
couloir, dans ce no man et no woman’s
land.
— Et moi qui croyais que les talibans
avaient quitté la ville, dit Timur.
— C’est fou, non ? répond Amra en
laissant échapper un rire perplexe.
Depuis une semaine qu’il est de retour
à Kaboul, Idris constate que ce ton à la
fois exaspéré et amusé est très répandu
parmi les humanitaires étrangers, qui
doivent louvoyer entre les inconvénients
et les particularités de la culture
afghane. Ce droit à la moquerie joyeuse
et cette libre condescendance le vexent
un peu, mais le fait que les habitants de
la ville ne semblent pas s’en rendre
compte, ou bien le prennent comme une
insulte, lorsqu’ils le font, l’incite à
penser qu’il devrait probablement les
imiter.
— Mais vous, on vous laisse aller et
venir, fait remarquer Timur.
Amra hausse un sourcil.
— Moi, je ne compte pas. Pas
afghane, alors pas vraie femme. Vous ne
savez pas ça ?
Timur sourit sans se laisser démonter.
— Amra, dit-il. C’est un prénom
polonais ?
— Bosniaque. (Pas de réaction.) Ici,
c’est l’hôpital, pas le zoo. Vous
promettez.
— Je promets.
Idris jette un coup d’œil à l’infirmière
en craignant que ces taquineries quelque
peu hardies et inutiles ne l’aient
offensée, mais son cousin s’en tire
apparemment à très bon compte. Il lui
envie ce talent, tout en le lui reprochant.
Timur lui est toujours apparu fruste,
dépourvu d’imagination et de subtilité.
Idris sait aussi qu’il trompe à la fois sa
femme et le fisc. Il possède une société
de courtage en prêt immobilier aux
États-Unis et Idris est quasi certain qu’il
trempe jusqu’au cou dans une histoire de
fraude. Mais Timur est aussi
extrêmement sociable et il parvient sans
cesse à se faire pardonner ses fautes par
sa bonne humeur, son côté résolument
sympathique et son air faussement
innocent, si séduisant, auxquels
succombent tous les gens qu’il
rencontre. Son physique ne gâche rien
non plus – corps musclé, yeux verts et
sourire encadré de fossettes. Timur,
estime Idris, est un homme adulte qui
jouit des privilèges d’un enfant.
— Bien, dit Amra. D’accord.
Elle tire un drap cloué au plafond en
guise de rideau et les laisse passer.
La fille – Roshi, comme Amra l’a
appelée, autrement dit Roshana – semble
avoir neuf ans, peut-être dix. Elle est
assise sur un lit au cadre métallique, le
dos au mur et les genoux ramenés contre
la poitrine. Idris baisse aussitôt les yeux
en ravalant un cri d’exclamation avant
qu’il puisse lui échapper. Mais, il fallait
s’y attendre, Timur se révèle incapable
d’une telle retenue.
— Oh ! Oh ! Oh ! répète-t-il d’une
voix basse et peinée en faisant claquer
sa langue.
Idris n’est pas surpris de voir des
larmes théâtrales trembloter dans ses
yeux.
La fille cille et pousse un grognement.
— OK, fini, on s’en va maintenant, dit
sèchement Amra.
Dehors, sur les marches à moitié en
ruine du perron, l’infirmière sort un
paquet de Marlboro de la poche de
poitrine de sa tenue bleu pâle. Timur,
dont les larmes ont disparu aussi vite
qu’elles se sont matérialisées, prend une
cigarette et allume celle d’Amra et la
sienne. Idris se sent nauséeux, pris de
vertiges. La bouche sèche, il redoute de
vomir et de se couvrir de ridicule, ce
qui confirmerait l’opinion qu’Amra doit
avoir de lui, d’eux – les riches exilés
incrédules revenus au pays contempler
bouche bée le carnage maintenant que
les croque-mitaines sont partis.
Il s’attendait à ce que l’infirmière les
sermonne tous les deux, ou au moins
Timur, mais son comportement est plus
aguicheur que sévère. Tel est l’effet de
son cousin sur les femmes.
— Alors, lance-t-elle avec
coquetterie. Que dites-vous, Timur ?
Aux États-Unis, Timur se fait appeler
« Tim ». Il a changé son nom après le
11-Septembre et prétend qu’il a presque
doublé son chiffre d’affaires depuis.
Perdre ces deux lettres, a-t-il dit à Idris,
a déjà fait plus pour sa carrière qu’un
diplôme universitaire – diplôme qu’il ne
possède pas de toute façon, puisqu’il
n’est pas allé à la fac. C’est Idris,
l’érudit de la famille Bashiri. Seulement,
depuis qu’ils sont arrivés à Kaboul,
Timur ne s’est présenté que sous son
vrai nom. C’est une duperie qui ne fait
de mal à personne, une duperie
nécessaire même. Mais cela agace Idris.
— Désolé pour tout à l’heure, dit
Timur.
— Peut-être je vais vous punir.
— Doucement, ma belle.
Amra se tourne vers Idris.
— Bon. Lui, c’est le cow-boy. Et
vous, le silencieux, le sensible. Vous
êtes… comment on appelle ça ?
Introverti.
— Il est médecin, l’informe Timur.
— Ah ? C’est sûrement choquant pour
vous alors. Cet hôpital.
— Qu’est-il arrivé à cette fille ?
demande Idris. Roshi. Qui lui a fait ça ?
Amra se rembrunit, et lorsqu’elle lui
répond, c’est avec une détermination
toute maternelle.
— Je me bats pour elle. Je me bats
contre gouvernement, contre
bureaucratie à l’hôpital, contre
neurochirurgien connard. Tout le temps,
je me bats pour elle. Je n’arrête pas.
Elle n’a personne.
— Je croyais qu’elle avait un oncle.
— Un connard, aussi, réplique Amra
en tapotant sa cigarette. Alors, pourquoi
vous venez ici, les garçons ?
Timur se lance dans un récit plus ou
moins véridique. Il explique qu’Idris et
lui sont cousins, que leur famille a fui
après l’invasion des Soviétiques, qu’ils
ont passé un an au Pakistan avant de
s’installer en Californie au début des
années 1980. C’est la première fois en
vingt ans que tous deux rentrent au pays.
Mais ensuite, il ajoute qu’ils sont là
pour « se reconnecter », pour
« s’instruire », pour pouvoir
« témoigner » des conséquences de
toutes ces années de guerre et de
destruction. Ils veulent retourner aux
États-Unis, dit-il, afin de sensibiliser les
gens, de lever des fonds et de « donner
quelque chose en retour de ce qu’ils ont
reçu dans la vie ».
— On veut donner quelque chose en
retour, répète-t-il en prononçant ces
mots éculés avec tant de sérieux qu’Idris
en est gêné.
Bien sûr, Timur n’avoue pas la vraie
raison de leur voyage à Kaboul :
réclamer la propriété qui a appartenu à
leurs pères, celle où Idris et lui ont vécu
jusqu’à quatorze ans. Sa valeur atteint
des sommets depuis que des milliers
d’humanitaires étrangers ont déferlé en
ville en cherchant un endroit où loger.
Ils sont passés la voir plus tôt ce jour-là
et ont découvert qu’elle accueillait pour
l’heure un groupe disparate et fatigué de
soldats de l’Alliance du Nord. En
partant, ils ont croisé un homme d’âge
mûr qui habitait trois maisons plus loin
de l’autre côté de la rue, un chirurgien
esthétique grec du nom de Markos
Varvaris. L’homme leur a offert à
déjeuner et a proposé de leur faire
visiter l’hôpital Wazir-Akbar-Khan, où
l’ONG qui l’emploie possède un bureau.
Il les a aussi conviés à une fête ce soir-
là. Timur et Idris ont eu vent de
l’existence de la fille seulement en
arrivant à l’hôpital, lorsqu’ils ont
surpris la conversation de deux aides-
infirmiers qui parlaient d’elle sur les
marches de l’entrée. « On devrait aller
voir ça, vieux », a dit Timur en donnant
un coup de coude à Idris.
L’air ennuyée par son histoire, Amra
jette sa cigarette et resserre l’élastique
qui maintient coiffés en chignon ses
cheveux blonds bouclés.
— Bon. Je vous retrouve ce soir
pendant la fête ?

C’était le père de Timur, l’oncle


d’Idris, qui les avait envoyés à Kaboul.
Mais la maison de la famille Bashiri
avait changé de mains un certain nombre
de fois en vingt années de guerre et faire
reconnaître leurs droits sur elle
prendrait du temps et de l’argent. Des
milliers d’affaires de litiges immobiliers
encombraient déjà les tribunaux du pays.
Le père de Timur leur avait dit qu’ils
devraient « manœuvrer » au sein de la
bureaucratie afghane, notoirement lente
et pesante – un euphémisme pour
« chercher les bonnes personnes à qui
graisser la patte ».
— C’est mon rayon, ça, avait déclaré
Timur, comme s’il était nécessaire de le
préciser.
Le père d’Idris était mort neuf ans plus
tôt après un long combat contre le
cancer. Il s’était éteint chez lui, entouré
de sa femme, de ses deux filles et
d’Idris. Ce jour-là, une foule entière
avait envahi la maison. Oncles, tantes,
cousins, amis et connaissances – tous
avaient pris place sur les canapés et les
chaises, et, quand il n’était plus resté un
seul siège libre, par terre et dans
l’escalier. Les femmes s’étaient
rassemblées dans la salle à manger et la
cuisine pour préparer des thermos de thé
à la chaîne. Fils unique du défunt, Idris
avait dû signer tous les papiers – ceux
pour le médecin chargé de constater le
décès et ceux pour les jeunes hommes
affables de l’entreprise de pompes
funèbres, venus chercher le corps avec
un brancard.
Timur ne l’avait pas quitté un seul
instant. Il l’avait aidé à répondre aux
appels téléphoniques. Il avait salué les
gens qui affluaient par vagues afin de
présenter leurs condoléances. Il avait
commandé du riz et de l’agneau à
l’Abe’s Kabob House, un restaurant
afghan du coin tenu par son ami
Abdullah, qu’il surnommait par
plaisanterie « oncle Abe 1 ». Il avait garé
les voitures des invités âgés lorsqu’il
s’était mis à pleuvoir. Enfin, il avait
appelé un de ses copains qui travaillait
pour l’une des chaînes de télévision
afghanes locales et fait en sorte qu’une
annonce soit diffusée à l’antenne le soir
même – contrairement à Idris, il
comptait de nombreuses relations au
sein de leur communauté et s’était même
vanté devant lui d’avoir plus de trois
cents contacts dans son téléphone
portable.
Ce jour-là, au début de l’après-midi, il
avait conduit Idris à la maison de
pompes funèbres à Hayward. Il tombait
des trombes d’eau et la circulation était
ralentie sur la 680 en direction du nord.
— Ton père, il avait de la classe,
vieux. Il faisait partie de la vieille
école, avait-il dit en prenant la sortie
Mission, sans cesser d’essuyer ses
larmes avec sa main libre.
Idris avait acquiescé gravement.
Depuis toujours, il était incapable de
pleurer en présence d’autrui, y compris
lors d’événements tels que des
funérailles, où cela s’imposait. Il y
voyait un handicap mineur comparable
au daltonisme. Pourtant, il en voulait
vaguement à Timur – de manière tout à
fait irrationnelle, il le savait – de le
reléguer ainsi au second plan par son
empressement à s’occuper de tout et par
ses sanglots dramatiques. Comme si
c’était son père à lui qui était mort.
Ils avaient été conduits dans une pièce
silencieuse à peine éclairée, aux
meubles massifs et sombres. Là, un
homme en veste noire, les cheveux
séparés au milieu par une raie, les avait
accueillis. Il sentait le café hors de prix.
D’un ton très professionnel, il avait
présenté ses condoléances à Idris et lui
avait fait signer le formulaire
d’autorisation d’inhumation. Puis il avait
demandé combien de copies du certificat
de décès la famille désirait. Une fois
tous les papiers remplis, il lui avait
remis avec diplomatie une brochure
intitulée « tarifs généraux » en
s’éclaircissant la gorge.
— Bien évidemment, ces prix ne
s’appliquent pas si votre père était un
fidèle de la mosquée afghane de
Mission. Nous avons conclu un
partenariat avec eux. Ils paieraient pour
l’emplacement au cimetière et le service
religieux. Tous vos frais seraient
couverts.
— J’ignore complètement s’il était
membre de cette mosquée ou pas, avait
répondu Idris en étudiant la brochure.
Son père avait été un homme pieux, il
le savait, mais en privé. Il s’était
rarement rendu à la prière du vendredi.
— Voulez-vous que je vous laisse une
minute ? Vous pourriez appeler la
mosquée.
— Non, pas la peine, s’était interposé
Timur. Il n’en était pas membre.
— Vous en êtes sûr ?
— Ouais, je me souviens d’une
conversation.
— Très bien.
Dehors, les deux cousins avaient
partagé une cigarette près du 4 × 4. Il ne
pleuvait plus.
— C’est du vol, avait commenté Idris.
— Mais reconnais que la mort, c’est
un bon business, avait répliqué Timur en
crachant dans une flaque sombre. La
demande ne faiblit jamais dans ce
domaine. Merde, ça marche mieux que
la vente de bagnoles.
À l’époque, il était copropriétaire
d’une concession de voitures
d’occasion. L’entreprise avait accumulé
des pertes sévères jusqu’à ce qu’il la
reprenne avec un de ses amis. En moins
de deux ans, il en avait fait une affaire
rentable. C’est un self-made man, aimait
répéter le père d’Idris. Idris, pendant ce
temps, gagnait un salaire de misère en
bouclant sa deuxième année
de spécialisation en médecine générale à
l’université de Davis. Sa femme, Nahil,
épousée un an plus tôt, travaillait quant à
elle trente heures par semaine en tant
que secrétaire dans un cabinet d’avocats
et préparait en parallèle ses LSAT, un
examen conditionnant l’admission en fac
de droit.
— C’est un prêt, avait insisté Idris. On
est bien d’accord, hein ? Je te
rembourserai.
— Comme tu veux. Mais t’inquiète
pas pour ça, vieux.
Ce n’était pas la première fois que
Timur lui venait en aide – et ce ne serait
pas la dernière. En cadeau de mariage,
son cousin lui avait offert un Ford
Explorer neuf. Il avait également cosigné
le prêt contracté par Idris et Nahil pour
acheter un petit appartement à Davis.
Dans la famille, il était de loin l’oncle
préféré de tous les enfants. Si un jour
Idris avait un coup de fil à passer, un
seul, ce serait quasi certainement à
Timur.
Et pourtant.
Idris avait découvert que tout le
monde autour de lui était au courant de
la cosignature du prêt. Timur l’avait fait
savoir. Et au mariage, ce dernier avait
interrompu la musique pour faire une
déclaration, avant que la clé de
l’Explorer soit apportée à Idris et Nahil
avec pompe – sur un plateau, rien de
moins – devant un public attentif. Les
flashs avaient crépité. C’était ce qu’Idris
avait redouté : le côté tape-à-l’œil, la
frime, une manière éhontée de se mettre
en scène, les fanfaronnades. Il n’aimait
pas penser ainsi à son cousin, qui était
pour lui ce qui se rapprochait le plus
d’un frère, mais il lui semblait que
Timur était un homme qui rédigeait son
propre dossier de presse, et sa
générosité, soupçonnait-il, était un
aspect calculé d’un personnage très
complexe.
Idris et Nahil avaient eu une petite
dispute à son sujet un soir, alors qu’ils
changeaient les draps du lit.
Tout le monde a envie d’être aimé,
avait-elle dit. Pas toi ?
D’accord, mais je ne suis pas prêt à
payer pour ce privilège.
Elle lui avait reproché d’être injuste,
et ingrat aussi, après tout ce que Timur
avait fait pour eux.
Tu ne comprends pas, Nahil. Tout ce
que je dis, c’est qu’il est grossier de
placarder ses bonnes actions sur un
tableau d’affichage. Il gagnerait à agir
discrètement, dignement. Signer des
chèques en public, ça ne correspond
pas tout à fait à la définition de la
gentillesse.
Mais ça s’en rapproche beaucoup,
chéri, avait-elle rétorqué en faisant
claquer le drap.

— Bon Dieu, je me souviens de cet


endroit, dit Timur en levant les yeux
vers la maison. Comment s’appelait le
propriétaire, déjà ?
— Wahdati, je crois. J’ai oublié son
prénom.
Idris repense à tous les moments où,
enfants, Timur et lui ont joué dans cette
rue, devant ce portail. Ce n’est
qu’aujourd’hui, des décennies plus tard,
qu’ils le franchissent pour la première
fois.
— « Les voies du Seigneur… »,
marmonne Timur.
La maison, ordinaire, a été construite
sur un étage. Aux États-Unis, elle
attirerait à Idris les foudres de
l’Association des propriétaires de son
quartier à San Jose. Mais pour Kaboul,
c’est une demeure somptueuse, avec de
hauts murs, un portail métallique et une
large allée. Pendant qu’un garde armé
les conduit à l’intérieur, Idris constate
que, à l’image de beaucoup de choses à
Kaboul, la maison conserve une partie
de sa splendeur passée malgré les dégâts
qui lui ont été infligés – et ils sont
nombreux : impacts de balles et fissures
zigzagantes sur les murs noircis, briques
apparentes sous les grosses portions
manquantes de plâtre, buissons
desséchés dans l’allée, arbres nus dans
le jardin, gazon jauni. Plus de la moitié
de la véranda qui domine l’arrière de la
maison a disparu. Mais, à l’image de
beaucoup de choses aussi à Kaboul, les
signes d’une renaissance lente et
hésitante sont visibles çà et là.
Quelqu’un a commencé à repeindre la
maison et planté des rosiers dans le
jardin. La partie détruite du mur donnant
à l’est a été remplacée, quoiqu’un peu
maladroitement. Une échelle appuyée
contre le côté rue de la maison donne à
penser à Idris que le toit est en cours de
réparation, et il en va de même pour la
véranda.
Ils croisent Markos dans le vestibule.
Les cheveux gris, le front dégarni et les
yeux bleu clair, l’homme porte une tenue
afghane grise et un keffieh à carreaux
noirs et blancs enroulé avec élégance
autour de son cou. Il les introduit dans
une pièce bruyante et enfumée.
— J’ai du thé, du vin et de la bière. À
moins que vous ne préfériez un
remontant plus costaud ?
— Je suis preneur de tout ce que vous
avez, dit Timur.
— Oh, vous me plaisez, vous. Là, près
de la chaîne hi-fi. Vous ne risquez rien
avec les glaçons, au fait. Ils sont
préparés avec de l’eau en bouteille.
— Tant mieux.
Timur est dans son élément à des
soirées comme celle-là et Idris ne peut
s’empêcher d’admirer son aisance, son
don pour les petites plaisanteries
sarcastiques, son charme maîtrisé. Il le
suit vers le bar, où son cousin prend une
bouteille rouge pour leur servir à chacun
un verre.
Une vingtaine d’invités ont pris place
sur des coussins autour de la pièce. Le
sol est recouvert d’un tapis afghan
bordeaux. Le décor, discret, de bon
goût, correspond à ce qu’Idris a fini par
appeler « le chic des expat’ ». Un CD de
Nina Simone passe doucement. Tout le
monde boit, fume – à quelques
exceptions près – et parle de la nouvelle
guerre en Iraq et de ses probables
conséquences pour l’Afghanistan. Dans
un coin, un téléviseur allumé sur CNN
International, le son coupé, montre
Bagdad de nuit. Filmée en plein durant
l’opération « Choc et effroi », la ville
s’illumine d’éclairs verts incessants.
Une vodka à la main, ils sont rejoints
par Markos et deux jeunes Allemands à
la mine sérieuse, employés du
Programme alimentaire mondial. Comme
tant d’humanitaires rencontrés à Kaboul,
Idris les trouve vaguement intimidants,
du genre à bien connaître la vie et à
n’être jamais impressionnés.
— Jolie maison, commente-t-il à
l’intention de Markos.
— Il faut dire ça au propriétaire.
Markos traverse la pièce et revient en
compagnie d’un vieil homme maigre à
l’épaisse chevelure poivre et sel coiffée
en arrière, à la barbe soigneusement
taillée et aux joues creuses de ceux qui
ont perdu presque toutes leurs dents. Il
porte un costume couleur olive élimé,
beaucoup trop grand pour lui, qui était
peut-être à la mode dans les années
1940. Markos le fixe avec une affection
non dissimulée.
— Nabi jan ? s’exclame Timur.
Soudain, Idris se souvient.
Le vieil homme leur sourit timidement.
— Excusez-moi, nous nous sommes
déjà rencontrés ?
— Je suis Timur Bashiri, dit Timur en
farsi. Ma famille habitait autrefois dans
cette rue.
— Oh, mon Dieu ! Timur jan ? Et
vous, vous devez être Idris jan ?
Celui-ci hoche la tête en lui retournant
son sourire.
Nabi les serre tous les deux contre lui.
Il les embrasse sur la joue, l’air ravi, et
les dévisage avec incrédulité. Idris le
revoit promener son employeur,
M. Wahdati, qu’il poussait dans un
fauteuil roulant. Parfois, ils s’arrêtaient
sur le trottoir et les regardaient jouer au
foot avec les gamins du quartier, Timur
et lui.
— Nabi jan vit ici depuis 1947, dit
Markos, qui a passé un bras autour de
ses épaules.
— C’est vous le propriétaire de cette
maison maintenant ? demande Timur.
Nabi s’amuse de sa surprise.
— J’ai servi M. Wahdati de 1947
jusqu’à sa mort, en 2000. Il a eu la bonté
de me léguer sa maison, oui.
— Il vous l’a donnée ? insiste Timur,
incrédule.
— Oui.
— Vous deviez être un sacré
cuisinier !
— Et vous, si je peux me permettre,
vous m’avez laissé le souvenir d’un
sacré garnement.
Timur se met à rire.
— Marcher droit, ça n’a jamais été
mon truc, Nabi jan. Je laisse ça à mon
cousin ici présent.
— Nila Wahdati, la femme du
précédent propriétaire, était une
poétesse, dit Markos à Idris en faisant
tourner son vin dans son verre. Elle a
acquis une petite notoriété,
apparemment. Vous la connaissez ?
Idris secoue la tête.
— Tout ce que je sais, c’est qu’elle
avait déjà quitté le pays quand je suis
né.
— Elle a vécu à Paris avec sa fille,
intervient Thomas, l’un des Allemands.
Et elle est morte en 1974. Un suicide, je
crois. Elle avait des problèmes avec
l’alcool – enfin, c’est ce que j’ai lu.
Quelqu’un m’a donné une traduction
allemande de l’un de ses premiers
recueils, il y a de ça un an ou deux. Je
dois dire que je l’ai trouvé très bon.
Étonnamment sexuel, aussi, si je me
souviens bien.
Idris acquiesce, tout en se sentant de
nouveau un peu dépassé – cette fois
parce qu’un étranger l’a instruit sur une
artiste de son pays. À quelques pas de
lui, il entend Timur engager une
conversation animée avec Nabi sur le
montant des loyers à Kaboul. En farsi,
bien sûr.
— Vous avez une idée des tarifs pour
une maison pareille, Nabi jan ? dit-il au
vieil homme.
— Oui, répond Nabi, amusé. J’ai
conscience des prix du logement dans
cette ville.
— Vous pourriez plumer ces types !
— Eh bien…
— Et vous les laissez vivre ici
gratuitement ?
— Ils aident notre pays, Timur jan. Ils
ont quitté leurs maisons pour venir en
Afghanistan. Je ne trouverais pas correct
de les « plumer », comme vous dites.
Timur émet un grognement et vide son
verre d’un trait.
— Ma foi, soit vous détestez l’argent,
mon ami, soit vous valez beaucoup
mieux que moi.
Amra entre dans la pièce, vêtue d’une
tunique afghane bleu saphir et d’un jean
délavé.
— Nabi jan ! s’exclame-t-elle, avant
de l’embrasser sur la joue et de le
prendre par le bras – ce qui semble le
déstabiliser un peu. J’adore cet homme,
ajoute-t-elle. Et j’adore le mettre dans
l’embarras.
Elle lui répète ses paroles en farsi, à
quoi il hoche la tête en riant et en
rougissant légèrement.
— Et si vous essayiez plutôt de me
mettr e, moi, dans l’embarras ? dit
Timur.
Amra lui donne une tape sur la
poitrine.
— Celui-là, c’est un faiseur de
problèmes.
Markos et elle s’embrassent à la mode
afghane, trois fois sur la joue, puis elle
fait de même avec les Allemands.
— Amra Ademovic, la présente
Markos en enroulant un bras autour de sa
taille. La travailleuse la plus acharnée
de Kaboul. Mieux vaut éviter de la
contrarier. Et sachez aussi qu’elle tient
l’alcool comme personne. Vous roulerez
sous la table avant elle.
— On va vérifier ça tout de suite, dit
Timur en s’emparant d’un verre sur le
bar derrière lui.
Le vieil homme, Nabi, en profite pour
s’éclipser.
Durant une heure environ, Idris se
mêle aux invités, ou du moins tente de le
faire. À mesure que les bouteilles se
vident, les conversations deviennent de
plus en plus stridentes – en allemand, en
français, et dans une langue qu’il
suppose être du grec. Il boit une autre
vodka, suivie d’une bière tiède, puis,
face à un groupe de personnes, trouve le
courage de glisser une blague qu’il a
apprise en Californie sur le mollah
Omar. Seulement elle ne se révèle pas si
amusante une fois traduite en anglais, et
il la raconte de façon trop nerveuse, si
bien qu’elle tombe à plat. Il s’éloigne
vers un autre groupe de convives et les
écoute discuter d’un pub irlandais censé
ouvrir bientôt à Kaboul. De l’avis
général, l’affaire ne tiendra pas la route.
Durant un moment, il continue à aller
et venir dans la pièce, sa bière chaude à
la main. N’ayant jamais été à l’aise dans
ce genre de soirée, il tente de s’occuper
en examinant les lieux. Il y a des posters
des bouddhas de Bamiyan et d’une
2
partie de buzkashi , un autre d’un port
dans une île grecque nommée Tinos,
dont il n’a jamais entendu parler. Il
repère aussi une photo encadrée dans
l’entrée. En noir et blanc, un peu floue,
elle semble avoir été prise avec un
appareil artisanal. Une jeune fille aux
longs cheveux bruns assise sur un
rocher, face à l’océan, y tourne le dos à
l’objectif. L’angle gauche inférieur du
cliché donne l’impression d’avoir été
brûlé.
Le dîner comprend du jarret d’agneau
au romarin piqué de petites gousses
d’ail ainsi que de la salade au fromage
de chèvre et des pâtes au pesto. Idris se
sert un peu de salade, qu’il finit par
manger du bout des dents dans un coin
de la pièce. Timur, lui, est assis avec
deux jeunes Danoises séduisantes
– comme un roi entouré de sa cour,
songe Idris. Un éclat de rire retentit et
l’une des femmes effleure le genou de
son cousin.
Il sort sur la véranda avec son verre
de vin et s’assoit sur un banc en bois. Il
fait nuit à présent et l’endroit n’est
éclairé que par deux ampoules
suspendues au plafond. De là où il est, il
aperçoit les contours d’une sorte de
cabane au fond de la propriété et, à
droite du jardin, une grosse, longue et
vieille voiture, probablement américaine
à en juger par ses courbes, et aux quatre
pneus crevés, semble-t-il. Un modèle
des années 1940, ou peut-être du début
des années 1950, il n’arrive pas à bien
distinguer. De toute façon, il n’a jamais
été un grand amateur de voitures. Il est
sûr que Timur saurait ça, lui. Il lui
assénerait le modèle, l’année, la
puissance du moteur et toutes les
options. Un chien du quartier lâche une
série d’aboiements. À l’intérieur de la
maison, quelqu’un a mis un CD de
Leonard Cohen.
— Silencieux et sensible.
Les pieds nus, Amra le rejoint sur le
banc. Des glaçons tintent dans son verre.
— Votre cousin cow-boy, il est la vie
de cette fête.
— Je n’en suis pas surpris.
— Il est très beau. Il est marié ?
— Et père de trois enfants.
— Dommage. Je me tiens bien, alors.
— Il serait certainement déçu
d’entendre ça.
— J’ai des règles. Vous ne l’aimez
pas beaucoup…
Idris lui répond en toute sincérité que
Timur est presque un frère pour lui.
— Mais il vous fait de la honte.
En effet. C’est vrai, Timur lui a déjà
fait honte. Son comportement est celui
d’un Afghano-Américain éminemment
abject. Débarqué dans cette ville
ravagée par la guerre avec l’air d’y être
chez lui, il tape les habitants dans le dos
avec bonhomie, il leur donne du mon
frère, ma sœur, mon oncle , il fait la
charité avec ostentation aux mendiants
en puisant dans ce qu’il appelle sa
bourse à bakchichs, il plaisante avec
des femmes âgées qu’il appelle mère et
qu’il pousse à raconter leur histoire
devant son caméscope, et il les écoute
avec une mine désolée, en se prétendant
l’un des leurs, comme s’il avait été là
depuis le début, comme s’il n’avait pas
soulevé des poids dans un club de gym
de San Jose pour renforcer ses
pectoraux et ses abdominaux au moment
où ces gens se faisaient bombarder,
assassiner ou violer. Tout cela est
hypocrite et de mauvais goût, et Idris
s’étonne que personne ne voie clair dans
son jeu.
— Ce qu’il vous a raconté n’est pas la
vérité, dit-il. Nous sommes venus ici
faire valoir nos droits sur la maison qui
appartenait à nos pères. C’est tout. Il n’y
a pas d’autre raison.
Amra laisse échapper un petit
ricanement.
— Je le sais. J’étais bernée, vous
pensez ? J’ai eu affaire aux seigneurs de
guerre et aux talibans de ce pays. J’ai
tout vu. Rien ne peut me donner un choc.
Aucune chose, aucune personne ne peut
me berner.
— J’imagine bien.
— Vous êtes honnête, vous, au moins.
— Je considère juste que nous devons
respecter les habitants de cette ville et
tout ce qu’ils ont subi. Et par « nous »,
j’entends les gens tels que Timur et moi.
Les chanceux. Ceux qui n’étaient pas là
quand le pays était bombardé. Nous ne
sommes pas comme les Afghans restés
ici et nous ne devrions pas faire
semblant de l’être. Les histoires qu’ils
ont à raconter… nous ne sommes pas en
droit de les écouter… mais je divague,
là.
— Divague ?
— Je dis n’importe quoi.
— Non, je comprends. Pour vous, ces
histoires, c’est un cadeau qu’ils vous
font.
— Un cadeau, oui.
Ils sirotent encore quelques gorgées de
vin et continuent à discuter un moment.
C’est la première conversation sincère
qu’Idris a depuis qu’il a atterri à Kaboul
– une conversation dénuée des
moqueries subtiles et des vagues
reproches qu’il a perçus chez les locaux,
les fonctionnaires, les employés des
agences humanitaires. En réponse à ses
questions, Amra lui explique qu’elle a
servi au Kosovo avec les Nations unies,
au Rwanda après le génocide, en
Colombie et au Burundi. Elle s’est aussi
occupée d’enfants prostitués au
Cambodge. Débarquée à Kaboul un an
plus tôt, elle en est à sa troisième
mission, cette fois avec une petite ONG
pour laquelle, en plus de travailler à
l’hôpital, elle tient un dispensaire
mobile le lundi. Mariée deux fois,
divorcée deux fois, pas d’enfant. Idris a
du mal à deviner son âge, même s’il est
probable qu’elle est plus jeune qu’elle
n’en a l’air. L’éclat d’une beauté
pâlissante et une sexualité brute de
décoffrage transparaissent derrière ses
dents jaunissantes et les poches de
fatigue sous ses yeux. Dans quatre ans,
cinq peut-être, estime-t-il, eux aussi
auront disparu.
— Vous voulez savoir ce qui est
arrivé à Roshi ? lance-t-elle soudain.
— Vous n’êtes pas obligée de me le
dire.
— Vous pensez que je suis ivre ?
— Vous l’êtes ?
— Un petit peu. Mais vous êtes un
type honnête, avoue-t-elle en lui donnant
une tape sur l’épaule, doucement,
presque par jeu. Vous demandez pour
les bonnes raisons. Les autres Afghans
comme vous, ceux qui viennent de
l’Ouest, ce sont rien que… comment
dites-vous déjà ? Des curieux ?
— Des voyeurs.
— Voilà.
— Ça s’apparente à de la
pornographie.
— Mais peut-être vous êtes gentil,
vous.
— Si vous me dites ce qui est arrivé à
Roshi, je considérerai que vous me
faites un cadeau.
Alors elle lui raconte.
Roshi habitait avec ses parents, ses
deux sœurs et son petit frère dans un
village situé à un tiers de la distance
entre Kaboul et Bagram. Un vendredi du
mois précédent, son oncle, le frère aîné
de son père, était venu les voir. Cela
faisait presque un an que les deux
hommes avaient un différend au sujet de
la propriété où Roshi vivait avec sa
famille. L’oncle considérait qu’elle lui
appartenait de droit, puisqu’il était
l’aîné, mais leur père l’avait léguée à
son cadet, qui se trouvait être son fils
préféré. Le jour de sa visite, cependant,
tout allait bien.
— Il veut terminer la dispute, il a dit.
En prévision de sa venue, la mère de
Roshi avait tué deux poulets, fait cuire
une grande casserole de riz aux raisins
secs et acheté des grenades au marché.
Quand l’oncle est arrivé, son frère et lui
se sont embrassés et donné l’accolade.
Le père de Roshi l’a même serré si fort
qu’il l’a soulevé du tapis. La mère en a
pleuré de soulagement. La famille s’est
ensuite assise par terre. Tout le monde a
mangé et s’est resservi une fois, et
encore une fois. Les grenades ont suivi.
Il y a eu aussi du thé vert et des petites
sucreries au caramel. Après ça, l’oncle
s’est excusé en demandant à utiliser les
latrines.
À son retour, il avait une hache à la
main.
— Comme celles pour couper les
arbres, précise Amra.
Le premier à périr a été le père de
Roshi.
— Elle a dit qu’il n’a même pas su ce
qui se passait. Il n’a rien vu.
Un simple coup sur la nuque, par-
derrière. Il a été quasiment décapité.
Puis ç’a été le tour de la mère. Elle s’est
débattue, mais plusieurs coups portés à
la figure et à la poitrine l’ont réduite au
silence. À ce moment-là, les enfants
hurlaient et couraient en tous sens.
L’oncle s’est lancé à leur poursuite.
L’une des sœurs de Roshi n’a pas eu le
temps d’atteindre le couloir – il l’a
attrapée par les cheveux et l’a plaquée
par terre. Son autre sœur, elle, y est
parvenue, mais Roshi a entendu son
oncle défoncer la porte de sa chambre.
Des cris ont résonné. Puis le silence est
retombé.
— Alors Roshi, elle décide de
s’enfuir avec son petit frère. Ils courent
vers le dehors. Ils courent vers la porte
d’entrée, mais elle est fermée à clé.
L’oncle, c’est lui qui a fait ça, bien sûr.
Paniqués, désespérés, ils ont
rebroussé chemin vers le jardin, oubliant
peut-être qu’il n’y avait pas de porte là,
pas d’issue possible, et que les murs
étaient trop hauts pour qu’ils les
escaladent. Lorsque l’oncle est sorti de
la maison, Roshi a vu son petit frère âgé
de cinq ans se jeter dans le tandoor où
seulement une heure plus tôt leur mère
avait fait cuire le pain. Il criait dans les
flammes quand elle-même a trébuché et
chuté par terre. Elle s’est retournée sur
le dos juste à temps pour apercevoir le
ciel bleu et la hache qui s’abattait sur
elle. Après, ç’a été le vide.
Amra s’interrompt. À l’intérieur de la
maison, Leonard Cohen chante une
version live de « Who by Fire ».
Même s’il pouvait parler, ce dont il
est incapable pour l’instant, Idris ne
saurait pas quoi dire. Peut-être aurait-il
fait une remarque, prononcé quelques
mots traduisant son indignation et son
impuissance, si ce drame avait été
l’œuvre des talibans, ou d’al-Qaida,
ou d’un commandant moudjahid
mégalomane. Mais on ne peut l’imputer
ni à Hekmatyar, ni au mollah Omar, ni à
Ben Laden, ni à Bush et à sa guerre
contre la terreur. Le motif ordinaire et
totalement trivial de ce massacre rend en
quelque sorte ce dernier plus terrible
encore, et bien plus démoralisant. Le
mo t insensé lui vient à l’esprit, avant
qu’il le ravale. C’est ce que les gens
disent toujours. Un acte de violence
insensé. Un meurtre insensé. Comme
s’il était possible de commettre un
meurtre sensé.
Il revoit cette fille, Roshi,
recroquevillée contre le mur sur son lit
d’hôpital, les genoux serrés, l’air si
jeune. La fente au sommet de son crâne
rasé, la grosse masse de tissus cérébraux
qui en suintait, plantée là sur sa tête
comme le nœud d’un turban sikh.
— Elle vous a dit tout ça elle-même ?
demande-t-il enfin.
Amra acquiesce péniblement.
— Elle se souvient très bien. Chaque
détail. Elle peut vous raconter chaque
détail. J’aimerais qu’elle oublie, à cause
des mauvais rêves.
— Son frère, qu’est-il devenu ?
— Trop de brûlures.
— Et l’oncle ?
Amra hausse les épaules.
— On nous dit, soyez prudents. Dans
mon boulot, on nous dit, soyez prudents,
soyez professionnels. Ce n’est pas une
bonne idée de s’attacher. Mais Roshi et
moi…
La musique cesse brusquement.
Encore une coupure de courant. Durant
quelques minutes, tout est noir en dehors
du clair de lune. Idris entend les gens se
plaindre dans la maison. Des lampes
torches halogènes s’allument très vite.
— Je me bats pour elle, conclut Amra,
sans jamais lever les yeux. Je n’arrête
pas.

Le lendemain, Timur part avec les


Allemands à Istalif, une ville renommée
pour ses poteries.
— Tu devrais venir, Idris.
— Je préfère rester ici et en profiter
pour lire.
— Tu peux faire ça à San Jose, vieux.
— J’ai besoin de me reposer. Je crois
que j’ai trop bu à la soirée d’hier.
Après que les Allemands sont passés
chercher Timur, Idris reste allongé un
moment sur son lit en contemplant une
affiche publicitaire décolorée des
années 1960 accrochée au mur, sur
laquelle quatre touristes blonds tout
sourire randonnent au bord du lac de
Band-e-Amir – un souvenir de sa propre
enfance, ici à Kaboul, du temps où les
guerres n’avaient pas encore éclaté, où
tout ne s’était pas écroulé. En début
d’après-midi, il sort se promener. Il
marque une pause en chemin dans un
petit restaurant pour manger des
brochettes de viande, mais il lui est
difficile de savourer son repas face aux
jeunes visages crasseux qui le regardent
à travers la devanture. Cela le
bouleverse. Il doit reconnaître que
Timur est plus doué que lui pour gérer
ce genre de situation. Son cousin
transforme toujours ça en jeu. Tel un
sergent recruteur, il siffle et oblige les
petits mendiants à se mettre en rang. Il
sort ensuite de sa bourse à bakchichs
quelques billets qu’il distribue un par un
en claquant les talons et en faisant le
salut militaire. Aux anges, les gamins lui
rendent son salut et l’appellent Kaka.
Parfois, ils s’accrochent même à ses
jambes.
Après le repas, Idris prend un taxi et
demande à être conduit à l’hôpital.
— Mais emmenez-moi d’abord au
bazar, dit-il au chauffeur.

Une boîte à la main, il longe le couloir


aux murs couverts de graffitis, avisant au
passage les bâches en plastique qui ont
remplacé les portes des chambres, un
vieillard qui se traîne pieds nus avec un
pansement sur l’œil, des patients étendus
dans des pièces étouffantes d’où les
ampoules des lampes ont disparu.
Partout flotte une odeur corporelle âcre.
Au bout du couloir, il marque une pause
devant le rideau avant de l’ouvrir. Son
cœur se serre à la vue de la fillette
assise au bord du lit. Agenouillée devant
elle, Amra brosse ses petites dents.
Un homme émacié, la peau brûlée par
le soleil, la barbe en bataille et les
cheveux bruns coupés très courts, a pris
place de l’autre côté du lit. Il se lève
vivement à l’arrivée d’Idris et appuie
une main sur sa poitrine en s’inclinant.
Une fois de plus, Idris est frappé de voir
avec quelle facilité les gens du coin
reconnaissent en lui un Afghan
occidentalisé, et quel privilège injustifié
le parfum de l’argent et du pouvoir lui
confère dans cette ville. L’homme se
présente à lui comme étant l’oncle
maternel de Roshi.
— Vous êtes revenu, dit Amra en
plongeant la brosse à dents dans un bol
d’eau.
— J’espère que ça ne vous dérange
pas.
— Pourquoi pas.
Idris s’éclaircit la gorge.
— Salaam, Roshi.
La fille se tourne vers Amra pour
quêter sa permission.
— Salaam, répond-elle ensuite d’une
voix hésitante et fluette.
— Je t’ai apporté un cadeau.
Idris baisse la boîte devant elle et
l’ouvre. Le regard de l’enfant s’anime
lorsqu’il en sort une petite télé et un
magnétoscope. Il lui montre ensuite les
quatre films qu’il a achetés. La boutique
d’où ils proviennent ne proposait pour
ainsi dire que des longs-métrages
indiens, des films d’action ou d’arts
martiaux avec Jet Li et Jean-Claude Van
Damme, sans oublier l’intégrale de
Steven Seagal. Mais il a quand même
réussi à dénicher E.T. , Babe, le cochon
devenu berger, Toy Story et Le Géant
de fer – qu’il a déjà tous visionnés chez
lui avec ses fils.
Amra demande à Roshi lequel lui fait
envie. La fillette choisit Le Géant de
fer.
— Tu vas adorer, dit Idris.
Il a du mal à la fixer en face. Ses yeux
ne cessent de glisser vers le chaos sur sa
tête, la bosse luisante formée par le tissu
cérébral, l’enchevêtrement des veines et
des vaisseaux capillaires.
Il n’y a pas de prise électrique dans
cette partie du couloir et il faut du temps
à Amra pour trouver une rallonge, mais
une fois le téléviseur branché et les
premières images du film apparues à
l’écran, les lèvres de la fillette s’étirent
en un sourire – un sourire qui fait
prendre conscience à Idris à quel point,
même à trente-cinq ans, il ne connaît
rien du monde, de sa sauvagerie, de sa
cruauté, de sa brutalité sans limites.
Après qu’Amra s’est excusée pour
aller s’occuper d’autres patients, il
s’assoit à côté du lit et regarde la
cassette vidéo avec Roshi.
L’oncle reste là, présence silencieuse
et impénétrable. À la moitié du dessin
animé, le courant saute. Roshi se met à
pleurer, mais l’homme se penche vers
elle depuis sa chaise et lui saisit
durement la main en murmurant quelques
mots secs en pachtou – langue qu’Idris
ne comprend pas. La fillette cille et tente
de se dégager. Idris contemple sa petite
main perdue dans celle de son oncle, à
la poigne ferme et aux jointures
blanches.
— Je reviendrai demain, Roshi,
annonce-t-il en enfilant son manteau. On
pourra regarder une autre cassette, si tu
veux. Ça te dit ?
Pour toute réponse, Roshi se blottit
sous les couvertures. Idris fait face à son
oncle et imagine ce que Timur infligerait
à cet homme – Timur qui, contrairement
à lui, est incapable de résister à une
émotion facile. Laisse-moi dix minutes
seul avec lui, exigerait-il.
L’oncle le suit jusque sur les marches
à l’entrée de l’hôpital.
— C’est moi, la vraie victime, Sahib,
déclare-t-il alors.
Sans doute a-t-il vu l’expression
stupéfaite d’Idris parce qu’il se reprend
aussitôt.
— Bien sûr, c’est elle la victime.
Mais je veux dire que j’en suis une, moi
aussi. C’est évident pour vous, ça, vous
êtes afghan. Mais ces étrangers, ils ne
comprennent rien.
— Il faut que j’y aille.
— Je ne suis qu’un mazdoor, un
simple laboureur. Je gagne un dollar,
deux au maximum les bons jours, Sahib.
Et j’ai déjà cinq enfants, dont l’un est
aveugle. Et maintenant ça…
Il soupire et continue :
— Parfois, je me dis – Dieu me
pardonne – qu’Allah aurait dû laisser
Roshi… enfin, vous voyez. Cela aurait
peut-être mieux valu. Parce que, je vous
le demande à vous, Sahib, quel garçon
voudra bien d’elle maintenant ? Elle ne
trouvera jamais de mari. Et dans ce cas,
qui devra prendre soin d’elle ? Moi. Il
faudra que je le fasse toute ma vie.
Sentant qu’il a été piégé, Idris sort son
portefeuille.
— Tout ce que vous pourrez, Sahib.
Pas pour moi, bien sûr. Pour Roshi.
Idris lui tend deux billets. L’oncle
cligne des yeux et lève la tête vers lui.
— Deux…
Mais il se tait aussitôt, comme s’il
craignait d’alerter Idris sur une erreur.
— Achetez-lui des chaussures
décentes, lui ordonne celui-ci avant de
descendre les marches.
— Allah vous bénisse, Sahib ! lui crie
l’oncle. Vous êtes un homme bon. Vous
êtes un homme bon et généreux.

Idris repasse le lendemain, et le


surlendemain. Bientôt, cela devient une
routine et il est présent tous les jours au
chevet de Roshi. Il finit par connaître les
aides-soignants par leur nom, de même
que les infirmiers qui travaillent au rez-
de-chaussée, le concierge, les gardes à
l’air famélique et fatigué à l’entrée de
l’hôpital. Il tient ses visites aussi
secrètes que possible. Il n’a pas parlé de
Roshi à Nahil au téléphone. Il ne confie
pas non plus à Timur où il va, ni
pourquoi il ne se joint pas à lui durant
son voyage à Paghman et lors d’une
réunion avec un fonctionnaire du
ministère de l’Intérieur. Mais son cousin
l’apprend tout de même.
— Tant mieux pour toi, commente-t-il.
Tu fais une bonne action.
Il observe un silence.
— Sois prudent, c’est tout.
— Tu veux dire qu’il faut arrêter
d’aller la voir ?
— On part dans une semaine, vieux. Il
ne faudrait pas qu’elle s’attache trop à
toi.
Idris hoche la tête. Il se demande si
Timur n’est pas vaguement jaloux de sa
relation avec Roshi, et si même il ne lui
en veut pas de lui voler cette occasion
en or de jouer les héros. Timur
émergeant au ralenti d’un bâtiment en
flammes, un bébé dans les bras. Timur
acclamé par la foule.
Reste que son cousin a raison. Ils
doivent rentrer chez eux dans une
semaine et la fillette a commencé à
l’appeler Kaka Idris. Pour peu qu’il
arrive en retard, il la découvre agitée.
Ces jours-là, elle noue les bras autour
de sa taille, en proie à un soulagement
qui se lit sur son visage. Elle n’attend
rien avec autant d’impatience que ses
visites, lui a-t-elle avoué. Parfois, elle
serre sa main entre les siennes pendant
qu’ils regardent une cassette vidéo. Et
lorsqu’il n’est pas avec elle, lui-même
pense souvent au léger duvet blond sur
ses bras, à ses petits yeux noisette, à ses
jolis pieds, à ses joues rondes, à la
manière dont elle pose son menton sur
ses mains pendant qu’il lui lit un des
livres d’enfant qu’il a achetés dans une
librairie près du lycée français. Il s’est
laissé aller à imaginer brièvement
comment ce serait de la ramener avec lui
aux États-Unis, quelle place elle
pourrait se faire entre ses garçons, Zabi
et Lemar. Au cours de l’année passée,
Nahil et lui ont déjà évoqué la
possibilité de faire un troisième enfant.
— Et maintenant ? dit Amra la veille
de son départ.
Un peu plus tôt, Roshi a donné à Idris
un dessin réalisé au crayon sur une des
feuilles de l’hôpital servant à noter la
température des patients. Deux
silhouettes figurées par de simples traits
y regardent la télévision. Il a montré
celle avec les cheveux longs. C’est toi ?
Et ça, c’est vous, Kaka Idris.
Tu avais les cheveux longs avant ?
Ma sœur les brossait tous les soirs.
Elle savait comment s’y prendre pour
que ça ne fasse pas mal.
Ça devait être une gentille sœur.
Quand mes cheveux repousseront,
vous pourrez les coiffer, vous aussi.
Je crois que ça me plairait bien.
Ne partez pas, Kaka. Ne partez pas.
— C’est une brave petite, dit-il à
Amra.
De fait, Roshi est bien élevée, et
humble aussi. Non sans une pointe de
culpabilité, il songe à ses propres fils
Zabi et Lemar, là-bas à San Jose, qui ne
se cachent pas depuis longtemps de
détester leurs prénoms afghans et qui se
comportent de plus en plus comme des
petits tyrans, à l’image de ces enfants
américains autoritaires que Nahil et lui
s’étaient juré de ne jamais avoir.
— C’est une survivante, répond Amra.
— En effet.
L’infirmière s’appuie contre le mur.
Deux aides-soignants passent vivement
près d’eux en poussant un brancard. Un
jeune garçon est étendu dessus, la tête
enveloppée de bandages ensanglantés et
la cuisse barrée d’une entaille ouverte.
— Les autres Afghans d’Amérique ou
d’Europe, ils viennent et ils prennent des
photos d’elle. Ils la filment. Ils font des
promesses. Et après, ils rentrent chez
eux et ils montrent ça à leur famille.
Comme si elle est un animal de zoo. Je
les laisse faire parce que je me dis que
peut-être, ils l’aideront. Mais ils
oublient. Ils ne donnent jamais de
nouvelles. Alors je repose la question :
et maintenant ?
— L’opération dont elle a besoin…
J’aimerais la rendre possible.
Amra le regarde avec hésitation.
— Il y a un service de neurochirurgie
dans mon groupe hospitalier. Je parlerai
à ma chef. On s’arrangera pour faire
venir Roshi en Californie et l’opérer.
— Oui, mais l’argent…
— On trouvera un financement. Au
pire, je paierai.
— De votre portefeuille ?
— L’expression exacte est « de votre
poche », la corrige-t-il, amusé. Mais
oui, c’est bien l’idée.
— Il nous faudra l’autorisation de son
oncle.
— À supposer qu’il revienne un jour.
L’homme n’est pas réapparu et ne
s’est plus du tout manifesté depuis
qu’Idris lui a donné les deux cents
dollars.
Amra lui sourit. Il n’a jamais rien fait
de tel auparavant. Il y a quelque chose
d’excitant, d’enivrant, d’euphorisant
même, à s’engager ainsi tête baissée
pour quelqu’un, et cela l’emplit d’une
telle énergie qu’il en a presque le
souffle coupé. À sa grande surprise, des
larmes lui picotent les yeux.
— Hvala, dit Amra. Merci.
Puis elle se dresse sur la pointe des
pieds pour l’embrasser sur la joue.

— Je me suis tapé l’une des


Hollandaises, dit Timur. Tu te souviens,
les filles qui étaient à la soirée ?
Occupé à admirer la masse compacte
des doux sommets bruns de l’Hindu
Kush sous leurs pieds, Idris s’écarte du
hublot pour se tourner vers son cousin.
— La brune, précise celui-ci. J’ai
avalé la moitié d’une petite pilule bleue
et je l’ai baisée jusqu’à la prière du
matin.
— Putain, quand est-ce que tu comptes
grandir ? réplique Idris, écœuré que
Timur lui fasse encore part de ses écarts
de conduite, de son infidélité, de ses
frasques grotesques dignes des
confréries étudiantes.
— Rappelle-toi, vieux, dit Timur avec
un sourire suffisant. Ce qui se passe à
Kaboul…
— S’il te plaît, ne finis pas cette
phrase.
Son cousin éclate de rire.
Quelque part au fond de l’avion se
déroule une petite fête. Quelqu’un chante
en pachtou et tape sur une assiette en
polystyrène comme sur un tamboura.
— Je n’arrive pas à croire qu’on soit
tombés sur le vieux Nabi, marmonne
Timur. C’est dingue.
Idris prend le somnifère qu’il gardait
dans sa poche de poitrine et l’avale sans
eau.
— Je reviendrai le mois prochain,
poursuit Timur en croisant les bras et en
fermant les yeux. Deux ou trois voyages
supplémentaires seront probablement
nécessaires après ça, mais ça devrait
être bon pour nous.
— Tu fais confiance à ce type,
Farooq ?
— Putain, non. C’est bien pour ça que
je vais revenir.
Farooq est l’avocat engagé par Timur.
Il s’est fait une spécialité d’aider les
Afghans ayant vécu en exil à récupérer
leurs propriétés perdues à Kaboul.
Timur continue à parler de la
paperasserie à remplir, du juge qui
présidera la procédure – du moins
l’espère-t-il – et qui n’est autre qu’un
cousin au second degré de la femme de
Farooq. Idris s’appuie une fois de plus
contre le hublot et attend que son cachet
fasse effet.
— Idris ?
— Quoi ?
— Ça craint, ce qu’on a vu là-bas,
hein ?
Quelle perspicacité, vieux.
— Yep.
— Mille tragédies au kilomètre.
Idris ne tarde pas à sentir sa tête
bourdonner. Sa vision devient floue. En
même temps qu’il sombre dans le
sommeil, il repense à ses adieux à
Roshi, à ce moment où il a serré ses
doigts en lui affirmant qu’ils se
reverraient, et à elle qui sanglotait
doucement contre lui, presque sans bruit.
Sur la route qui le mène de l’aéroport
de San Francisco à chez lui, Idris se
rappelle avec affection le trafic
chaotique et démentiel de Kaboul. Il lui
paraît étrange de rouler au volant de sa
Lexus sur les voies bien ordonnées et
dépourvues de nids-de-poule de la 101,
de croiser des panneaux de signalisation
toujours en état et des gens si polis qui
mettent leur clignotant et respectent les
priorités. Il sourit au souvenir de tous
les chauffeurs de taxi adolescents et
intrépides à qui Timur et lui ont confié
leur vie à Kaboul.
À côté de lui, Nahil le bombarde de
questions. La ville était-elle sûre ?
Comment était la nourriture ? A-t-il été
malade ? A-t-il rapporté des photos et
des vidéos ? Il fait de son mieux. Pour
elle, il tente de décrire les écoles
détruites par les obus, les squatteurs
dans les bâtiments sans toit, les
mendiants, la boue, l’électricité
capricieuse. Mais autant décrire une
musique. Il ne peut donner vie à ces
images. Les détails vifs et marquants,
comme un appareil de musculation au
milieu des ruines, une peinture
représentant Schwarzenegger sur une
fenêtre, lui échappent déjà, et son
compte-rendu sonne à ses oreilles aussi
commun et insipide qu’une banale
dépêche journalistique.
Sur le siège arrière, les garçons se
montrent conciliants et l’écoutent durant
quelques instants – ou du moins font-ils
semblant. Mais Idris sent leur ennui.
Puis Zabi, celui qui a huit ans, demande
à regarder un film. Lemar, son aîné de
deux ans, s’efforce de rester encore un
peu attentif, mais Idris entend bientôt le
vrombissement d’une voiture de course
s’élever de sa DS Nintendo.
— Qu’est-ce qui vous prend, les
enfants ? les réprimande Nahil. Votre
père rentre tout juste de Kaboul. Vous
n’êtes pas curieux ? Vous n’avez aucune
question à lui poser ?
— Ce n’est pas grave, la coupe Idris.
Laisse.
Mais il est tout de même contrarié par
leur manque d’intérêt et la joyeuse
ignorance qu’ils manifestent vis-à-vis de
la loterie génétique qui leur a accordé
une vie privilégiée. Il perçoit un fossé
soudain entre lui et sa famille, y compris
Nahil, qui ne l’interroge pour ainsi dire
que sur les restaurants qu’il a fréquentés
durant son voyage et l’absence d’eau
courante et d’installations sanitaires
dans les maisons. Il porte désormais sur
eux ce regard accusateur que devaient
lui jeter les habitants de Kaboul à son
arrivée en Afghanistan.
— Je meurs de faim.
— De quoi tu as envie ? demande
Nahil. Tu veux manger japonais ?
Italien ? Il y a un nouveau traiteur près
d’Oakridge.
— Allons plutôt dans un resto afghan.
Ils se rendent à l’Abe’s Kabob House,
à l’est de San Jose, près du vieux
marché aux puces de Berryessa. Le
propriétaire, Abdullah, est un
sexagénaire grisonnant à la moustache en
guidon de vélo et aux mains fortes.
Comme sa femme, il fait partie des
patients d’Idris. Il les salue d’un geste
de la main derrière sa caisse lorsque ce
dernier entre avec Nahil et leurs enfants
dans le restaurant. Abe’s Kabob House
est une petite entreprise familiale qui ne
compte que huit tables protégées par des
nappes en plastique souvent collantes.
Les menus y sont plastifiés, les murs
recouverts de posters de l’Afghanistan,
et un antique distributeur de boissons
surnommé le « marchandiseur » trône
dans un coin. Abdullah accueille les
clients, tient la caisse et fait le ménage.
Sa femme, Sultana, travaille en
coulisses. C’est elle la magicienne des
lieux. Idris l’aperçoit dans sa cuisine,
penchée sur quelque chose, les cheveux
coincés sous un filet et les yeux plissés
au-dessus de la vapeur. Abdullah a
raconté à Idris qu’ils s’étaient mariés au
Pakistan à la fin des années 1970, après
la prise du pouvoir par les communistes
en Afghanistan. Ils avaient obtenu l’asile
aux États-Unis en 1982, l’année de
naissance de leur fille Pari.
C’est justement elle qui prend leurs
commandes aujourd’hui. Avenante et
courtoise, Pari a le teint clair de sa mère
et des yeux qui laissent transparaître la
même force de caractère. Elle a aussi un
corps étrangement disproportionné,
mince et gracile au-dessus de la taille,
mais alourdi en dessous par de larges
hanches, des cuisses épaisses et de
grosses chevilles. Elle porte ce jour-là
l’une de ses jupes amples habituelles.
Idris et Nahil choisissent de l’agneau
3
accompagné de riz brun et de bolanis ,
et les garçons des chapli kabobs, le plat
le plus proche d’un hamburger qu’ils
puissent trouver sur la carte. Pendant
qu’ils attendent d’être servis, Zabi
apprend à Idris que son équipe de foot a
atteint la finale du championnat. Il
occupe le poste d’ailier droit et le match
doit avoir lieu le dimanche suivant.
Lemar annonce quant à lui qu’il doit
participer à un récital de guitare le
samedi.
— Qu’est-ce que tu vas jouer ?
demande mollement Idris, qui ressent de
plus en plus les effets du décalage
horaire.
— « Paint It Black ».
— Super.
— Je ne suis pas sûre que tu te sois
assez entraîné, fait prudemment
remarquer Nahil.
Lemar laisse tomber la serviette en
papier qu’il s’amusait à rouler.
— Maman ! Tu rigoles ? Tu vois pas
tout ce que je me coltine tous les jours ?
J’ai trop de trucs à faire !
Au milieu du repas, Abdullah
s’approche d’eux en s’essuyant les
mains sur le tablier noué autour de sa
taille. Il leur demande si les plats leur
conviennent, s’il peut leur apporter quoi
que ce soit.
Idris l’informe que Timur et lui
rentrent tout juste de Kaboul.
— Timur jan ? Que mijote-t-il, celui-
là ?
— Rien de bon, comme d’habitude.
Abdullah sourit à ces mots. Idris sait
quelle affection il porte à son cousin.
— Et comment vont les affaires ?
— Docteur Bashiri, soupire Abdullah.
Si un jour je souhaitais jeter un mauvais
sort à quelqu’un, je dirais « que Dieu te
donne un restaurant ».
Ce qui les fait tous rire.
Plus tard, au moment de quitter le
restaurant et de remonter dans le 4 × 4,
Lemar se tourne vers son père.
— Papa, est-ce qu’il nourrit tous les
gens gratuitement ?
— Bien sûr que non.
— Alors pourquoi il n’a pas voulu de
ton argent ?
— Parce que nous sommes afghans, et
aussi parce que je suis son médecin.
Ce n’est qu’en partie vrai. La
principale raison, soupçonne Idris, tient
à son lien de parenté avec Timur et à
l’argent que celui-ci a prêté à Abdullah
des années plus tôt pour ouvrir son
restaurant.
De retour chez lui, Idris est d’abord
surpris de découvrir que la moquette a
été arrachée dans l’entrée et le salon et
que les clous et le bois de l’escalier sont
désormais à nu. Puis il se souvient. Ils
ont décidé de refaire leur intérieur et de
poser du parquet – de larges lames de
cerisier couleur « bouilloire cuivrée »,
comme l’a spécifié le vendeur de la
société spécialisée en revêtements de
sol. Les portes des meubles de la cuisine
ont également été poncées et un trou
béant apparaît là où se trouvait leur
vieux micro-ondes. Nahil lui dit qu’elle
travaillera à mi-temps le lundi suivant
afin de pouvoir être là le matin avec les
menuisiers et Jason.
— Jason ?
Cela lui revient ensuite. Jason Speer,
le type chargé d’installer le home
cinéma.
— Il doit passer prendre des mesures,
explique Nahil. Il nous a déjà obtenu des
caissons de basses et le projecteur à un
prix réduit. Trois de ses gars viendront
mercredi pour commencer à travailler.
Idris hoche la tête. Le home cinéma,
c’était son idée, il en a toujours rêvé.
Mais maintenant, cela le gêne. Il se sent
déconnecté de tout ça – Jason Speer, les
nouveaux meubles de cuisine et le
plancher « bouilloire cuivrée », les
baskets montantes à 160 dollars de ses
enfants, le dessus-de-lit en chenille dans
sa chambre, l’énergie avec laquelle
Nahil et lui ont cherché à acquérir toutes
ces choses. Ainsi matérialisées, ses
ambitions le frappent par leur frivolité.
Elles lui rappellent les disparités
brutales entre sa vie et ce qu’il a
découvert à Kaboul.
— Qu’y a-t-il, chéri ?
— C’est le décalage horaire. J’ai
besoin de faire une sieste.
Le samedi, il réussit à rester éveillé
jusqu’à la fin du récital de guitare, et le
dimanche durant une bonne partie du
match de Zabi. Mais il doit s’éclipser
vers le parking après le début de la
seconde mi-temps afin de dormir une
demi-heure. À son grand soulagement,
son fils ne remarque rien. Le dimanche
soir, quelques voisins viennent dîner. Ils
se passent les photos de son voyage et
regardent poliment pendant une heure les
images qu’il a tournées à Kaboul et que
Nahil a tenu à leur montrer – contre la
volonté d’Idris. Au cours du dîner, ils
l’interrogent sur son séjour, lui
demandent son avis sur la situation en
Afghanistan. Il sirote son mojito en leur
répondant succinctement.
— Je n’arrive pas à imaginer comment
c’est de vivre là-bas, dit Cynthia – une
prof de Pilates du club de gym que
fréquente Nahil.
— Kaboul, c’est… c’est mille
tragédies au kilomètre, lâche-t-il.
— Ç’a dû être le choc des cultures,
pour toi.
— En effet.
Il ne leur avoue pas que c’est en
rentrant chez lui qu’il a véritablement
éprouvé ce choc.
Pour finir, la conversation dévie vers
une récente série de vols de courrier qui
a frappé le quartier.
Ce soir-là, allongé dans son lit, il se
confie à sa femme :
— Tu crois qu’on est obligés d’avoir
tout ça ?
— « Tout ça » ?
Dans le miroir, Idris voit Nahil se
brosser les dents devant le lavabo.
— Tout ça. Toutes ces choses.
— Non, elles ne sont pas
indispensables, si c’est ce que tu veux
dire.
Elle crache dans le lavabo, fait
quelques gargarismes.
— Tu ne trouves pas que c’est trop ?
— On a travaillé dur, Idris. Tu te
rappelles les MCAT4, les LSAT, tes
années de médecine, mes études de
droit, ta spécialisation ? Personne ne
nous a fait de cadeau. On n’a à s’excuser
de rien.
— Pour le prix de ce home cinéma, on
aurait pu faire construire une école en
Afghanistan.
Elle le rejoint dans la chambre et
s’assoit sur le lit pour ôter ses lentilles.
Elle a un profil magnifique et Idris adore
ses pommettes marquées, son cou fin et
la manière dont son front plonge
brusquement jusqu’à la naissance de son
nez.
— Alors fais-le, dit-elle en se tournant
vers lui et en clignant des yeux pour
chasser les gouttes de collyre. Je ne vois
pas ce qui t’en empêche.
Quelques années plus tôt, Idris a
découvert que Nahil aidait un petit
Colombien prénommé Miguel. Elle ne
lui en avait jamais parlé, et, parce que
c’était elle qui s’occupait du courrier et
de leurs finances, il n’en avait rien su
pendant longtemps, jusqu’à ce qu’il la
voie un jour lire une lettre de l’enfant.
Celle-ci avait été traduite de l’espagnol
par une religieuse, qui y avait joint une
photo d’un grand garçon maigre comme
un échalas devant une cabane en paille,
un ballon de foot dans les bras et rien
derrière lui hormis des vaches
squelettiques et de collines. Nahil avait
commencé à le parrainer durant ses
études de droit et cela faisait onze ans
que ses chèques croisaient
tranquillement le chemin des photos de
Miguel et de ses lettres dans lesquelles
il la remerciait par religieuse
interposée.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demande
Nahil en ôtant ses bagues. C’est le
syndrome de culpabilité des survivants ?
— Je vois juste les choses un peu
différemment maintenant.
— Bien. Mets ça à profit, alors. Mais
arrête de te regarder le nombril.
Le décalage horaire le prive de
sommeil cette nuit-là. Il lit un moment,
suit en partie la rediffusion d’un épisode
d’À la Maison-Blanche au rez-de-
chaussée et finit devant l’ordinateur dans
la chambre d’amis que Nahil a
transformée en bureau. Il a reçu un mail
d’Amra. Elle espère qu’il est rentré chez
lui sans encombre et que sa famille se
porte bien. Il pleut « avec colère » à
Kaboul, écrit-elle, et les rues sont si
détrempées que les gens ont de la boue
jusqu’aux chevilles. Ces averses ont
provoqué des inondations, au point que
deux cents familles environ ont dû être
évacuées par hélicoptère à Shomali, au
nord de Kaboul. Les mesures de sécurité
ont été renforcées, en raison du soutien
apporté par le gouvernement afghan à la
guerre de Bush en Irak et des
représailles attendues de la part d’al-
Qaida. Elle conclut par cette phrase :
Avez-vous pu parler à votre chef ?
Sous ce message figure un court
paragraphe de Roshi, que l’infirmière a
traduit pour lui :

Salaam, Kaka Idris


Inch’Allah, vous êtes bien arrivé en
Amérique. Je suis sûre que votre
famille est très heureuse de vous
retrouver. Chaque jour, je pense à
vous. Chaque jour, je regarde les
films que vous m’avez achetés. Je
les aime tous. Je suis triste parce
que vous n’êtes plus là pour les
regarder avec moi. Je me sens bien
et Amra jan prend soin de moi. S’il
vous plaît, dites salaam à votre
famille de ma part. Inch’Allah,
nous nous reverrons bientôt en
Californie.
Respectueusement,
Roshana.
Il répond à Amra, la remercie et se dit
désolé d’apprendre qu’il y a eu des
inondations. Il espère que la pluie
cessera. Puis, après lui avoir assuré
qu’il touchera un mot de Roshi à sa chef
dans le courant de la semaine, il ajoute
ces mots :

Salaam, Roshi jan


Merci pour ton gentil message. J’ai
été très heureux d’avoir de tes
nouvelles. Moi aussi, je pense
beaucoup à toi. J’ai parlé de toi à
ma famille et tout le monde est très
impatient de te rencontrer, en
particulier mes fils, Zabi jan et
Lemar jan, qui me posent beaucoup
de questions à ton sujet. Nous
attendons tous ton arrivée avec
impatience.
Je t’embrasse bien fort,
Kaka Idris.

Puis il se déconnecte d’internet et


retourne se coucher.

Le lundi, il est accueilli dans son


cabinet par toute une série de messages
téléphoniques. Des demandes de
renouvellement d’ordonnances
débordent d’une corbeille en plastique,
attendant son approbation. Il doit passer
en revue plus de cent soixante mails et
sa boîte vocale est saturée. En consultant
son planning sur son ordinateur, il
découvre avec consternation que des
rendez-vous supplémentaires – des
rajouts, comme les appellent les
médecins – ont été insérés toute la
semaine dans ses heures de consultation.
Pire, il verra cet après-midi la
redoutable Mme Rasmussen, une femme
particulièrement désagréable et
belliqueuse qui présente depuis des
années de vagues symptômes ne
réagissant à aucun traitement. La
perspective d’être confronté à ses
besoins revêches le font soudain
transpirer. Et pour couronner le tout,
l’un des messages vocaux, laissé par sa
chef, Joan Schaeffer, l’informe qu’un
patient à qui il avait diagnostiqué une
pneumonie juste avant de partir à
Kaboul s’est révélé atteint
d’insuffisance cardiaque congestive. Son
cas sera utilisé la semaine suivante pour
la « Peer Review », une
vidéoconférence mensuelle suivie par
tous les services hospitaliers durant
laquelle les erreurs commises par des
médecins – dont le nom n’est pas cité –
servent à illustrer des points
d’apprentissage. Mais cet anonymat est
limité, Idris le sait. La moitié au moins
des personnes présentes dans la salle de
projection de son hôpital reconnaîtront
le coupable.
Il sent pointer un mal de tête.
Il accumule un retard désastreux dans
son planning ce matin-là. Un patient
asthmatique surgit sans rendez-vous, qui
a besoin d’une prise en charge
respiratoire et d’une étroite surveillance
de son débit expiratoire de pointe et de
sa saturation en oxygène. Un cadre d’âge
mûr qu’il n’a pas vu depuis trois ans se
présente ensuite avec un infarctus du
myocarde antérieur en voie de
constitution. L’heure du déjeuner est
déjà à moitié écoulée lorsque Idris peut
enfin s’accorder une pause. Dans la
salle de conférences où mangent les
médecins, il avale à la va-vite quelques
bouchées d’un sandwich sec à la dinde
tout en essayant de rattraper le retard
pris dans ses notes. Il répond aussi aux
questions de ses collègues par quelques
mots hachés – toujours les mêmes :
Kaboul est-elle une ville dangereuse ?
Que pensent les Afghans de la présence
américaine ? Mais son esprit reste
concentré sur Mme Rasmussen, les
messages auxquels il doit donner suite,
les renouvellements d’ordonnances qu’il
doit valider, les trois rajouts dont il a
écopé cet après-midi-là, la « Peer
Review » à venir, les artisans qui
s’affairent chez lui avec leurs scies,
leurs perceuses et leurs marteaux. Parler
de l’Afghanistan dans ces conditions,
c’est comme évoquer un film éprouvant
qu’il aurait vu récemment et dont les
effets s’estomperaient peu à peu, et il est
étonné de constater combien ce
changement a été rapide et subtil.
La semaine se révèle l’une des plus
dures de sa carrière. Bien qu’il en ait eu
l’intention, il ne trouve pas le temps de
discuter du cas de Roshi avec Joan
Schaeffer. D’une humeur massacrante, il
se montre brusque avec ses fils, énervé
par les allées et venues des artisans et
leur bruit. Son rythme de sommeil reste
décalé. À cela s’ajoutent deux mails
d’Amra, dans lesquels elle continue à lui
transmettre des nouvelles de la vie à
Kaboul. L’hôpital Rabia-Balkhi, réservé
aux femmes, vient de rouvrir. Contre
l’avis des partisans d’une ligne
islamique dure, le gouvernement de
Karzai va autoriser les chaînes du câble
à diffuser leurs programmes à la
télévision. Dans un post-scriptum à la
fin de son second message, Amra
l’informe que Roshi s’est renfermée sur
elle-même depuis son départ et lui
redemande s’il a parlé d’elle à sa
supérieure. Idris s’écarte du clavier. Il y
revient plus tard, honteux de son
agacement, et aussi de la brève tentation
qu’il a eue de lui répondre en lettres
majuscules : JE LE FERAI EN TEMPS
VOULU.

— J’espère que tout s’est bien passé


pour vous.
Assise à son bureau, les mains nouées
sur ses jambes, Joan Schaeffer le fixe
par-dessus ses petites lunettes de lecture
perchées sur le bout de son nez. C’est
une femme débordant d’une énergie
joyeuse, au visage plein et aux cheveux
blancs rêches.
— Entendons-nous bien : le but n’était
pas de vous remettre en cause.
— Bien sûr. Je comprends.
— Et ne vous en faites pas. Cela
pourrait arriver à n’importe lequel
d’entre nous. Il est parfois difficile de
distinguer une insuffisance cardiaque
congestive d’une pneumonie sur une
radio.
— Merci, Joan.
Idris se lève pour quitter son bureau,
mais s’arrête à la porte.
— Au fait, il y a un sujet dont je
voulais discuter avec vous…
— Oui, bien sûr. Rasseyez-vous.
Il obtempère et commence à lui parler
de Roshi. Il lui décrit sa blessure, le
manque de moyens de l’hôpital Wazir-
Akbar-Khan. Il lui confie l’engagement
qu’il a pris envers Amra et la fillette. En
même temps qu’il prononce ces mots à
voix haute, il sent sa promesse peser sur
lui comme cela n’avait pas été le cas à
Kaboul, quand Amra l’avait embrassé
sur la joue, et il est troublé de faire le
rapprochement avec les remords que
peut susciter un achat inconsidéré.
— Mon Dieu, Idris, dit Joan en
secouant la tête. J’admire votre
démarche. Mais quelle horrible histoire.
Cette pauvre enfant. C’est inconcevable.
— Je sais.
Il lui demande si l’hôpital serait
disposé à couvrir les frais de son
opération.
— Ou de ses opérations. À mon avis,
il en faudra plus d’une.
— J’aimerais bien, soupire Joan. Mais
franchement, je doute que le comité de
direction accepte, Idris. J’en doute fort.
Vous savez que nous sommes dans le
rouge depuis cinq ans. Et cela
soulèverait des problèmes juridiques
aussi. Des problèmes compliqués.
Elle attend qu’il réagisse, déjà
préparée peut-être à ce qu’il proteste,
mais il n’en fait rien.
— Je comprends, dit-il.
— Vous devriez pouvoir trouver une
association humanitaire qui s’occupe de
cas comme celui-là, non ? Cela
supposerait un peu de travail, mais…
— Je vais me renseigner. Merci, Joan.
Et il se lève, surpris de se sentir plus
léger, presque soulagé par sa réponse.

Un mois de plus s’écoule avant que le


home cinéma soit installé, mais c’est une
merveille. Le projecteur fixé au plafond
diffuse une image nette et les
mouvements sur l’écran géant de 120
pouces sont étonnamment fluides. Le son
surround 7.1, les égaliseurs graphiques
et les caissons de basses répartis aux
quatre coins de la pièce ont
incroyablement amélioré l’acoustique.
Un soir, Idris et Nahil regardent Pirates
des Caraïbes avec leurs fils. Enchantés
par cette technologie, les garçons ont
pris place chacun à côté de leur père et
piochent dans le grand seau de pop-corn
posé sur ses genoux. Ils s’endorment
devant la longue scène de bataille finale.
— Je vais les coucher, dit Idris à
Nahil.
Il les soulève l’un après l’autre. Zabi
et Lemar grandissent et leurs corps si
minces s’allongent à une vitesse
alarmante. En les bordant dans leur lit, il
prend conscience du crève-cœur qui le
guette avec eux. D’ici quelques années,
il aura été remplacé. Ses fils
s’enticheront d’autres choses, d’autres
personnes, et Nahil et lui ne seront plus
pour eux qu’une source d’embarras. Il
repense avec nostalgie à l’époque où ils
étaient petits, sans défense et si
totalement dépendants de lui. Il se
rappelle la terreur de Zabi devant les
bouches d’égout et les grands cercles
maladroits qu’il décrivait pour les
éviter. Et ce jour où, pendant qu’ils
regardaient un vieux film, Lemar lui a
demandé s’il était déjà né quand le
monde était en noir et blanc. Tout en
souriant à ce souvenir, il embrasse ses
fils sur les joues.
Puis il s’assoit dans le noir en
observant Lemar dans son sommeil. Il a
porté un jugement hâtif sur ses garçons,
et surtout injuste – cela lui saute aux
yeux désormais. Et il a été tout aussi
sévère envers lui-même. Il n’est pas un
criminel. Tout ce qu’il possède, il l’a
gagné. Dans les années 1990, pendant
que la moitié des types qu’il connaissait
sortaient en boîte et couraient après les
filles, il s’est plongé dans ses études et a
traîné dans des couloirs d’hôpital à deux
heures du matin, oubliant les loisirs, le
confort, le repos. Il a donné ses jeunes
années à la médecine. Il a payé son écot.
Pourquoi devrait-il se sentir coupable ?
Cette famille est la sienne. Cette vie est
la sienne.
Au cours du mois passé, Roshi est
devenue abstraite pour lui, comme un
personnage dans une pièce de théâtre.
Leur lien s’est délité. L’intimité
inattendue, si vive et si pressante qui lui
était tombée dessus dans cet hôpital
s’est totalement émoussée. L’expérience
a perdu toute sa force. Il voit la
détermination farouche qui l’a saisi pour
ce qu’elle était vraiment. Une illusion.
Un mirage. Il s’est retrouvé sous
l’emprise de quelque chose qui
ressemblait à une drogue. La distance
entre lui et cette fillette lui apparaît
immense à présent. Infinie,
insurmontable. De même que sa
promesse lui semble imprudente,
malencontreuse, comme une
appréciation gravement erronée de ses
propres capacités, de sa volonté et de
son caractère. Il vaut mieux l’oublier. Il
n’est pas capable de la tenir, c’est aussi
simple que ça. Au cours des deux
dernières semaines, il a reçu trois
nouveaux mails d’Amra. Il a lu le
premier et n’y a pas répondu. Il a effacé
les deux autres sans même y jeter un œil.
La queue dans la librairie comprend
environ douze ou treize personnes et
s’étire de l’estrade de fortune jusqu’au
stand des magazines. Une grande femme
au large visage tend de petits Post-it
jaunes aux gens afin qu’ils écrivent leur
nom et le message personnel qu’ils
souhaitent voir figurer dans la dédicace.
Au début de la file, une vendeuse les
aide à ouvrir le livre à la page de titre.
Idris est tout près, un exemplaire à la
main.
— Vous l’avez lu ? demande la femme
qui le précède, une quinquagénaire aux
cheveux blonds coupés court, en se
tournant vers lui.
— Non.
— Il sera au programme de la
prochaine réunion de mon club de
lecture, le mois prochain. C’est à mon
tour de choisir.
— Ah.
Elle fronce les sourcils et presse une
main contre sa poitrine.
— J’espère que les gens le liront.
C’est un récit tellement émouvant.
Tellement exaltant. Je parie qu’ils en
feront un film.
Idris ne lui a pas menti. Il n’a pas
commencé le livre et doute de s’y
plonger un jour. Il ne se sent pas le
courage de se retrouver dans ces pages.
Mais d’autres le feront à sa place. Et là,
il sera démasqué. Les gens sauront.
Nahil, ses fils, ses collègues. Il a la
nausée rien que d’y penser.
Il ouvre l’ouvrage et passe sur les
remerciements et la biographie du
coauteur, celui qui a véritablement écrit
l’histoire, pour contempler une fois de
plus la photo sur le rabat de la jaquette.
Aucun signe de la blessure. Si elle a une
cicatrice, et elle en a forcément une, elle
est dissimulée sous ses longs cheveux
bruns ondulés. Roshi porte un chemisier
brodé de petites perles dorées, un
collier avec un pendentif au nom d’Allah
et des boucles d’oreilles en lapis-lazuli.
Appuyée contre un arbre, elle fixe droit
l’objectif en souriant. Il revoit les
silhouettes qu’elle avait dessinées pour
lui. Ne partez pas, Kaka. Ne partez pas.
Il ne décèle plus aucune trace chez cette
jeune fille de la petite créature
tremblante qu’il a découverte derrière
un rideau six ans plus tôt.
Il parcourt l’hommage rendu au début
du livre.
Aux deux anges de ma vie : ma mère
Amra et mon Kaka Timur. Vous êtes
mes sauveurs. Je vous dois tout.
La file avance. La femme aux cheveux
blonds coupés court se fait dédicacer
son exemplaire, puis s’écarte sur le côté.
Le cœur battant, Idris fait un pas vers
l’estrade. Roshi lève les yeux. Elle porte
un châle afghan sur un chemisier à
manches longues couleur citrouille et de
petites boucles d’oreilles ovales en
argent. Ses yeux sont plus sombres que
dans son souvenir, et son corps a gagné
des courbes féminines. Elle le regarde
sans ciller. Bien que rien chez elle ne
trahisse qu’elle l’a reconnu, bien que
son sourire soit poli, il y a quelque
chose d’amusé et de distant dans son
expression, quelque chose de taquin, de
rusé, et d’absolument pas intimidé. Idris
se sent oppressé. Tous les mots qu’il
avait préparés – et même écrits, et
répétés dans sa tête en venant ici – se
tarissent brusquement. Il ne réussit pas à
en prononcer un seul et demeure planté
là, l’air un peu ridicule.
La vendeuse toussote.
— Monsieur, si vous voulez bien me
donner votre livre, je l’ouvrirai à la
page de titre et Roshi vous le signera.
Le livre. Idris baisse les yeux et le
découvre serré fermement entre ses
mains. Il n’est pas venu ici pour ça, bien
sûr. Ce serait odieux – odieux et
grotesque –, après tout ce qui s’est
passé. Pourtant, il se voit le tendre à la
vendeuse qui tourne les pages d’un geste
expert jusqu’à celle désirée. Roshi
griffonne ensuite une dédicace sous le
titre. Il ne lui reste plus que quelques
secondes pour s’adresser à elle. Pas
dans le but d’atténuer l’indéfendable,
non, mais parce qu’il estime qu’il lui
doit bien ça. Seulement, lorsque
l’employée de la librairie lui rend son
exemplaire, il ne peut articuler le
moindre son. À cet instant, il
souhaiterait avoir ne serait-ce qu’une
once du courage de Timur. Il regarde de
nouveau Roshi. Elle s’est déjà tournée
vers la personne suivante.
— Je…, commence-t-il.
— Il faut avancer, monsieur,
s’interpose la vendeuse.
Tête baissée, il s’en va.
Il s’est garé dans le parking derrière la
librairie et le chemin jusqu’à sa voiture
lui paraît le plus long de toute sa vie. Il
ouvre la portière, marque une pause. De
ses mains qui n’ont pas cessé de
trembler, il rouvre le livre. Les mots
griffonnés ne sont pas une signature. Elle
lui a écrit deux phrases en anglais.
Il ferme l’ouvrage, et les yeux aussi. Il
devrait être soulagé, suppose-t-il. Mais
une partie de lui aspire à autre chose.
Peut-être que si elle lui avait fait une
grimace, ou adressé une remarque
infantile, pleine de dégoût et de haine,
peut-être que si elle avait laissé
exploser sa rancœur, cela aurait été
mieux. À la place, elle l’a congédié
proprement, diplomatiquement. Avec ce
message : Ne vous inquiétez pas. Vous
n’êtes pas dedans. Un geste gentil. Ou
plutôt, pour être plus précis, un geste
charitable. Oui, il devrait être soulagé.
Mais cela le blesse. Il sent le coup
qu’elle lui a porté, comme une hache
abattue sur la nuque.
Il y a un banc à proximité, sous un
orme. Il s’en approche, pose le livre
dessus, puis va s’asseoir au volant de sa
voiture. Un moment s’écoule avant qu’il
se sente capable de tourner la clé de
contact et de partir.

1. Surnom d’Abraham Lincoln.


2. Buzkashi : jeu très populaire en Afghanistan,
dans lequel des cavaliers se disputent une
carcasse de chèvre décapitée.
3. Bolani : petite galette farcie aux légumes.
4. MCAT (Medical College Admission Test) :
test d’admission en faculté de médecine.
6

Février 1974
Note de l’éditeur
Parallaxe 84 (HIVER 1974), p. 5

Chers lecteurs,
Il y a cinq ans, lorsque nous avons
commencé à publier des numéros
trimestriels comportant des
interviews de poètes peu connus, il
nous était impossible d’anticiper le
succès qu’ils allaient rencontrer.
Beaucoup d’entre vous ont demandé
à ce que l’expérience soit prolongée
et, de fait, vos lettres enthousiastes
ont ouvert la voie à une tradition
devenue annuelle pour Parallaxe.
Ces entretiens, qui comptent aussi
maintenant parmi les sujets préférés
de nos rédacteurs, ont conduit à la
découverte – ou à la redécouverte –
de quelques poètes talentueux et à
une appréciation de leur œuvre qui
se faisait attendre depuis longtemps.
Mais, hélas, une ombre flotte sur le
présent numéro. L’auteur que nous
vous présentons ce trimestre, Nila
Wahdati, était une poétesse afghane
interviewée par Étienne Boustouler
l’hiver dernier à Courbevoie, près
de Paris. Mme Wahdati, vous en
conviendrez sans aucun doute, lui
avait accordé un entretien éloquent
et d’une franchise étonnante, comme
rarement nous en avons publié. C’est
avec une grande tristesse que nous
avons appris sa mort prématurée,
peu de temps après cette rencontre.
Elle sera regrettée parmi la
communauté des poètes. Elle laisse
derrière elle une fille.

C’est troublant, ce timing. La porte de


l’ascenseur s’ouvre en tintant au moment
exact – mais vraiment exact – où le
téléphone se met à sonner. Pari l’entend
parce qu’il vient de l’appartement de
Julien, celui situé juste à l’entrée de
l’étroit couloir mal éclairé, donc le plus
proche de l’ascenseur. D’instinct, elle
sait qui appelle. Et à voir la tête de
Julien, lui aussi.
— Tant pis, dit-il en s’avançant dans
la cabine.
Derrière lui se tient la femme distante
au teint rougeaud de l’étage du dessus.
Elle fixe Pari avec impatience. Julien la
surnomme « la Chèvre », en raison des
poils qui lui font comme un bouc sur le
menton.
— Allons-y, Pari, insiste-t-il. On est
déjà en retard.
Il a réservé une table à 19 heures dans
un nouveau restaurant du
XVIe arrondissement qui fait parler de
lui pour son poulet braisé*, sa sole
cardinale* et son foie de veau au
vinaigre de Xérès. Ils doivent dîner avec
Christian et Aurélie, de vieux amis de
fac de Julien – de l’époque où il était
étudiant, pas professeur – et se sont
donné rendez-vous à 18 h 30 afin de
prendre l’apéro. Sauf qu’il est déjà
18 h 15 et qu’il leur faut encore aller en
métro jusqu’à la station La Muette, puis
parcourir à pied six pâtés de maisons
avant d’arriver au restaurant.
Le téléphone continue à sonner.
La femme au bouc toussote.
— Pari ? dit Julien d’un ton plus
ferme.
— C’est probablement maman.
— Oui, j’en ai bien conscience.
De façon irrationnelle, Pari songe que
sa mère, avec son flair imbattable pour
les scènes dramatiques, a choisi ce
moment précis dans le seul but de
l’acculer à faire ce choix : monter dans
l’ascenseur avec Julien ou répondre à
son appel.
— C’est peut-être important…
Julien soupire.
Tandis que les portes de l’ascenseur
se referment derrière lui, il s’appuie
contre le mur du couloir et plonge les
mains dans les poches de son
imperméable, ce qui lui donne l’air de
sortir d’un film policier de Melville.
— Je n’en ai que pour une minute,
s’excuse Pari.
Il lui jette un regard sceptique.
L’appartement de Julien est petit. En
six enjambées, elle traverse l’entrée et
la cuisine et se retrouve assise au bord
du lit, la main tendue vers le téléphone
posé sur la seule table de nuit qu’ils ont
la place d’accueillir. D’ici cependant, la
vue est spectaculaire. Il pleut ce soir-là,
mais par beau temps, Pari contemple
presque entièrement tout l’Est parisien
depuis la fenêtre.
— Oui, allô* ? dit-elle dans le
combiné.
— Bonsoir*, répond une voix
d’homme. Vous êtes Mlle Pari
Wahdati ?
— Qui est à l’appareil ?
— Vous êtes la fille de Mme Nila
Wahdati ?
— Oui.
— Je suis le Dr Delaunay. Je vous
appelle au sujet de votre mère.
Pari ferme les yeux. Un bref éclair de
culpabilité la traverse, supplanté ensuite
par une peur familière. Elle a déjà
répondu à ce genre d’appels, bien trop
s ouvent pour en garder le compte,
depuis qu’elle est adolescente – et même
avant ça. Un jour, à l’école primaire,
son professeur a interrompu le contrôle
de géographie qu’elle était en train de
passer et l’a accompagnée dans le
couloir pour lui expliquer à voix basse
ce qui s’était produit. Elle a l’habitude
de ces coups de fil, mais leur répétition
ne l’a pas rendue insouciante. Cette fois,
ça y est, se dit-elle systématiquement.
Et, systématiquement aussi, elle
raccroche et fonce rejoindre sa mère.
Avec son jargon d’économiste, Julien lui
a affirmé que cette demande d’attention
cesserait peut-être si elle-même
supprimait l’offre.
— Elle a eu un accident, dit le Dr
Delaunay.
Pari va se poster près de la fenêtre en
l’écoutant. Elle roule et déroule le
cordon du téléphone autour de son doigt
pendant qu’il lui raconte le séjour de sa
mère à l’hôpital, l’entaille au front, les
points de suture, le rappel préventif du
vaccin antitétanique, les soins
désinfectants, le traitement antibiotique
topique, les pansements. La mémoire de
Pari la ramène en arrière, jusqu’à ce
jour où, à dix ans, de retour de l’école,
elle avait trouvé vingt-cinq francs et un
mot rédigé à la main sur la table de la
cuisine. Je suis partie en Alsace avec
Marc. Tu te souviens de lui. Rentrerai
dans deux ou trois jours. Sois sage. (Ne
veille pas trop tard le soir !) Je t’aime.
Maman. Elle était restée debout dans la
cuisine, tremblante, les yeux emplis de
larmes, en se répétant que deux jours, ce
n’était pas si terrible, ce n’était pas si
long.
Le médecin lui pose une question.
— Pardon ?
— Je disais : viendrez-vous la
chercher, mademoiselle ? La blessure
n’est pas grave, vous comprenez, mais il
vaudrait peut-être mieux qu’elle ne
rentre pas chez elle toute seule. Sinon,
nous pouvons lui appeler un taxi.
— Non. Inutile. Je devrais être là d’ici
une demi-heure.
Elle se rassoit sur le lit. Julien sera
contrarié, probablement gêné aussi
devant Christian et Aurélie, dont
l’opinion semble compter beaucoup
pour lui. Pari n’a pas envie de ressortir
dans le couloir et de lui faire face. Pas
plus qu’elle n’a envie d’aller à
Courbevoie et de faire face à sa mère.
Ce qu’elle voudrait, c’est s’allonger,
écouter le vent projeter des trombes
d’eau contre la fenêtre jusqu’à ce
qu’elle s’endorme.
Elle allume une cigarette.
— Tu ne viens plus, c’est ça ?
demande Julien en entrant dans la pièce.
Elle ne répond pas.
Extrait de « L’Oiseau chanteur
afghan »,
une interview de Nila Wahdati
par Étienne Boustouler,
Parallaxe 84 (HIVER 1974),
p. 33

EB : Si j’ai bien compris, vous êtes


à moitié afghane et à moitié
française ?
NW : Ma mère était française, oui.
Elle habitait Paris.
EB : Mais elle a rencontré votre
père à Kaboul. Vous êtes née là-bas.
NW : Oui. Ils ont fait connaissance
en 1927. Lors d’un dîner officiel au
Palais royal. Ma mère accompagnait
son père – mon grand-père, donc –,
qui avait été envoyé à Kaboul pour
conseiller le roi Amanullah sur ses
réformes. Vous avez entendu parler
de lui ? Le roi Amanullah ?
Nous sommes assis dans le salon du
petit appartement que Nila Wahdati
occupe au 29e étage d’un immeuble
résidentiel de Courbevoie, juste au
nord-ouest de Paris. La pièce est de
dimensions réduites, mal éclairée et
chichement meublée : un canapé
jaune safran, une table basse, deux
grandes étagères remplies de livres.
Elle tourne le dos à la fenêtre,
qu’elle a ouverte pour dissiper la
fumée des cigarettes qu’elle allume
l’une après l’autre.
Nila Wahdati se déclare âgée de
quarante-quatre ans. C’est une
femme très séduisante, qui n’est
peut-être plus au faîte de sa beauté,
mais qui ne s’en est pas encore
beaucoup éloignée. Des pommettes
royales, une belle peau, la taille
fine. Des yeux intelligents,
aguicheurs, dont le regard pénétrant
vous donne l’impression d’être à la
fois jaugé, testé, charmé, manipulé,
et qui restent à mon avis une
redoutable arme de séduction. Sans
maquillage en dehors de son rouge à
lèvres, qui a un peu bavé, elle porte
un bandana remonté au-dessus du
front, un chemisier violet délavé, un
jean, mais n’a ni chaussettes ni
chaussures. Bien qu’il ne soit que
11 heures du matin, elle a déjà
entamé une bouteille de chardonnay
qui n’a pas été mise au frais – après
m’en avoir offert chaleureusement
un verre, que j’ai préféré refuser.
NW : C’est le meilleur roi qu’ils
aient jamais eu.
Je trouve la remarque intéressante
en raison du pronom qu’elle a
choisi.
EB : « Ils » ? Vous ne vous
considérez pas comme afghane ?
NW : Disons que j’ai divorcé de ma
moitié la plus pénible.
EB : Je suis curieux de savoir
pourquoi.
NW : S’il avait réussi – je veux
parler du roi Amanullah –, je vous
aurais peut-être répondu
différemment.
Je lui demande de s’expliquer.
NW : Voyez-vous, il s’est réveillé
un matin et il a annoncé son projet
de remodeler le pays, à grands
coups de pied si nécessaire, pour en
faire une nation nouvelle, plus
éclairée. Par Dieu ! a-t-il dit. Fini,
le port du voile, pour commencer.
Vous imaginez, monsieur
Boustouler, une femme arrêtée en
Afghanistan pour avoir porté une
burqa ! Et quand sa femme, la reine
Soraya, est apparue à visage
découvert en public ? Oh là là*. Les
poumons des mollahs se sont
tellement gonflés d’indignation
qu’ils auraient pu faire voler un
millier de dirigeables Hindenburg.
Finie aussi, la polygamie ! a-t-il dit.
Et tout ça, voyez-vous, dans un pays
où les rois avaient des légions de
concubines et ne posaient jamais les
yeux sur la plupart des enfants qu’ils
avaient si frivolement engendrés. À
partir de maintenant, a-t-il ordonné,
aucun homme ne pourra contraindre
une Afghane à se marier. Finies, les
dots, braves femmes d’Afghanistan,
et finis, les mariages imposés aux
petites filles. Et ce n’est pas tout :
vous irez à l’école.
EB : C’était un visionnaire, alors.
NW : Ou un idiot. J’ai toujours
trouvé la frontière entre les deux
dangereusement étroite.
EB : Qu’est-il devenu ?
NW : La réponse est aussi frustrante
que prévisible, monsieur
Boustouler. Le djihad, bien sûr. Le
djihad a été déclaré contre lui par
les mollahs et les chefs tribaux.
Imaginez un millier de poings
brandis vers le ciel ! Le roi avait
fait bouger la terre, mais il était
entouré par un océan de dévots
fanatiques, et vous savez bien ce qui
se passe quand le plancher
océanique tremble, monsieur
Boustouler. Un tsunami de rebelles
barbus s’est abattu sur le pauvre roi
et l’a emporté, tout gesticulant,
impuissant, avant de le recracher sur
les rives de l’Inde, puis de l’Italie
et, pour finir, en Suisse, où il est
sorti en rampant de cette fange pour
mourir en exil, vieux et sans
illusion.
EB : Et le pays qui a émergé
ensuite ? Je suppose qu’il ne vous
convenait pas ?
NW : L’inverse est tout aussi vrai.
EB : Raison pour laquelle vous êtes
partie en France en 1955.
NW : Je suis partie parce que je
voulais épargner à ma fille une
certaine existence.
EB : Quel genre d’existence ?
NW : Je ne voulais pas qu’elle
devienne contre sa volonté et contre
les lois de la nature une de ces
femmes zélées et tristes qui
s’acharnent à mener une vie de
servitude silencieuse, toujours
apeurées à l’idée de montrer, de
dire ou de faire ce qu’il ne faut pas.
Des femmes devant lesquelles
certains s’extasient en Occident – ici
en France, par exemple. Des femmes
transformées en héroïnes à cause de
leur dur quotidien, et admirées de
loin par ceux qui ne supporteraient
pas d’échanger une seule journée
leur place contre la leur. Des
femmes dont les désirs sont étouffés,
qui doivent renoncer à leurs rêves,
et qui pourtant – et c’est là le pire,
mo n s i e u r Boustouler –, vous
sourient et font semblant de ne se
poser aucune question lorsque vous
les rencontrez. Comme si leur sort
était enviable. Mais si vous les
regardez attentivement, vous voyez
leur impuissance, leur désespoir, et
combien tout cela dément leur
prétendue bonne humeur. C’est assez
pathétique, monsieur Boustouler. Je
ne voulais pas de ça pour ma fille.
EB : Je suppose qu’elle le
comprend ?
Elle allume une nouvelle cigarette.
NW : Ma foi, les enfants ne sont
jamais tout à fait à la hauteur de nos
espérances, monsieur Boustouler.

Aux urgences, une infirmière irascible


ordonne à Pari d’attendre à l’accueil,
près d’un petit chariot rempli de
tablettes et de feuilles couvertes de
graphiques. Pari s’étonne que l’on
puisse sacrifier volontairement sa
jeunesse pour se former à une profession
qui vous fait atterrir dans un endroit
pareil. C’est quelque chose qui la
dépasse totalement. Les hôpitaux la
rebutent. Elle déteste la vue des gens
lorsqu’ils sont au plus mal, l’odeur
nauséabonde de ces lieux, les brancards
grinçants, les couloirs aux teintes tristes,
les appels incessants lancés aux
médecins.
Le Dr Delaunay s’avère plus jeune
qu’elle ne s’y attendait. Il a le nez fin, la
bouche étroite et des cheveux blonds
très bouclés. Il l’entraîne hors des
urgences et franchit avec elle des portes
battantes afin de rejoindre le hall
principal.
— Quand votre mère est arrivée, lui
apprend-il d’un ton confidentiel, elle
était ivre… Vous ne semblez pas
surprise ?
— Je ne le suis pas.
— Une partie du personnel non plus. Il
paraît qu’elle a plus ou moins un compte
ouvert ici. Pour ma part, je suis nouveau,
si bien que je n’avais jamais eu le
plaisir de la rencontrer.
— C’était grave ?
— Elle s’est montrée désagréable. Et
je dois dire qu’elle versait un peu dans
le mélodrame.
Ils échangent un bref sourire.
— Elle va s’en remettre ?
— Oui, à court terme, répond le Dr
Delaunay. Mais je lui recommande avec
insistance de boire moins. Elle a eu de
la chance cette fois-ci, mais qui sait si la
prochaine…
Pari acquiesce.
— Où est-elle ?
Il la reconduit aux urgences et passe
l’angle d’un couloir avec elle.
— Le lit numéro 3. Je reviens tout de
suite avec les formulaires d’autorisation
de sortie.
Pari le remercie et se dirige vers le lit
de sa mère.
— Salut, maman*.
Nila lui sourit avec lassitude. Elle a
les cheveux emmêlés, le front enveloppé
de bandages et le bras gauche relié à une
poche à perfusion d’où un fluide
incolore s’écoule goutte à goutte dans
ses veines. Non contente d’avoir mis des
chaussettes dépareillées, elle a enfilé sa
chemise d’hôpital à l’envers et ne l’a
pas fermée correctement. Entrouverte
sur le devant, celle-ci laisse voir une
partie de la cicatrice épaisse, sombre et
verticale de sa césarienne. Lorsque Pari
lui a demandé quelques années plus tôt
pourquoi elle ne dessinait pas une ligne
horizontale, comme chez les autres
femmes, sa mère a expliqué que les
médecins lui avaient donné une vague
raison technique à l’époque dont elle ne
se souvenait plus. Le plus important, a-
t-elle dit, c’est qu’ils ont réussi à te
sortir de mon ventre.
— J’ai gâché ta soirée, marmonne-t-
elle.
— Les accidents, ça arrive. Je vais te
ramener chez toi.
— Je pourrais dormir une semaine.
Ses yeux se ferment, bien qu’elle
continue à parler d’une voix traînante et
heurtée.
— J’étais juste assise devant la télé.
J’ai eu faim. Je suis allée dans la cuisine
me chercher du pain et de la confiture.
J’ai glissé. Je ne suis pas sûre de savoir
comment, ni sur quoi, mais je me suis
cogné la tête contre la barre du four. Je
crois que j’ai perdu connaissance
pendant une minute ou deux. Assieds-toi,
Pari. Tu m’indisposes en restant debout
devant moi.
Pari obéit.
— Le Dr Delaunay a dit que tu avais
bu.
Sa mère soulève à moitié une de ses
paupières. Sa propension à fréquenter
les médecins n’est surpassée que par le
dégoût qu’ils lui inspirent.
— Ce gamin ? Il t’a dit ça ? Le petit
salaud*. Parce qu’il s’y connaît, peut-
être ? Son haleine sent encore le lait
maternel.
— Il faut toujours que tu tournes ça à
la plaisanterie. Dès que j’aborde le
sujet, c’est pareil.
— Je suis fatiguée, Pari. Tu me feras
la morale une autre fois. La flagellation
ne mène à rien.
Et elle s’endort là. Qui plus est en
ronflant d’une manière qui n’a rien
d’attrayant, comme toujours après ses
cuites.
Assise sur le tabouret à côté du lit,
Pari attend le Dr Delaunay en se
représentant Julien installé à une table
sous un éclairage tamisé, un menu à la
main, en train d’expliquer la situation à
Christian et Aurélie devant de grands
verres de bordeaux. Il a proposé de
l’accompagner à l’hôpital, mais d’un ton
détaché, juste pour la forme. Venir ici
aurait été une mauvaise idée, de toute
façon. Dire que le Dr Delaunay croyait
avoir assisté à une scène
mélodramatique un peu plus tôt… Mais
bon, même s’il ne pouvait pas venir
avec elle, Pari aurait aimé qu’il n’aille
pas non plus à ce dîner sans elle. Elle
est encore un peu surprise qu’il l’ait fait.
Il aurait pu se justifier auprès de ses
amis. Ils auraient pu choisir un autre
soir, modifier la réservation. Mais
Julien était sorti. Ce n’était pas
seulement indélicat. Non, il y avait
quelque chose de méchant dans son
geste, quelque chose de délibéré, de
cinglant. Pari le savait déjà capable d’un
tel comportement, mais ces derniers
temps, elle se demande s’il n’y prend
pas aussi plaisir.
C’était dans un service d’urgence
assez semblable à celui-ci que sa mère
avait rencontré Julien pour la première
fois – dix ans plus tôt, en 1963, quand
elle-même avait quatorze ans. Il avait
conduit là un de ses collègues, qui
souffrait d’une migraine. Nila, elle, y
avait emmené Pari, victime d’une
mauvaise entorse à la cheville pendant
son cours de gym à l’école – pour une
fois, c’était elle la patiente. Elle
attendait, allongée sur un brancard,
quand Julien avait poussé sa chaise près
d’elles et engagé la conversation avec
Nila. Pari ne se rappelle pas ce qu’ils
s’étaient dit, en dehors de cette
remarque de Julien : « Paris, comme la
ville ? » et de la réplique familière de sa
mère : « Non, sans le s. Ça veut dire
“fée” en farsi. »
Elles avaient dîné avec lui la même
semaine, un soir de pluie, dans un petit
bistro près du boulevard Saint-Germain.
Au moment de se préparer, Nila avait
longuement joué et surjoué les indécises,
jusqu’à ce qu’elle opte pour une robe
bleu pastel à la taille marquée, des gants
du soir et des talons aiguilles. Et même
alors, elle avait pivoté vers sa fille dans
l’ascenseur en lui demandant : « Ça ne
fait pas trop Jackie Kennedy, n’est-ce
pas ? Qu’en penses-tu ? »
Avant le repas, ils avaient fumé tous
les trois, et, pour Nila et Julien, bu une
bière dans des chopes glacées géantes.
Une fois passée cette première tournée,
Julien en avait commandé une deuxième,
puis une troisième. En chemise blanche,
cravate et blazer à carreaux, il affichait
les manières courtoises et contrôlées
d’un homme bien élevé. Il souriait
naturellement, riait sans effort. Tout
juste avait-il quelques cheveux gris au
niveau des tempes, ce dont Pari ne
s’était pas rendu compte aux urgences en
raison du mauvais éclairage. Il devait
avoir à peu près le même âge que sa
mère. Très au fait de l’actualité, il avait
évoqué durant un certain temps le veto
opposé par de Gaulle à l’entrée de
l’Angleterre dans le Marché commun, en
réussissant presque, chose étonnante
pour Pari, à rendre le sujet intéressant.
Suite à une question de Nila, il leur avait
appris qu’il enseignait depuis peu
l’économie à la Sorbonne.
— Professeur ? Comme c’est
glamour !
— Oh, pas vraiment. Vous devriez
venir assister à un cours. Vous
changeriez vite d’avis.
— Pourquoi pas.
Pari sentait que sa mère était déjà un
peu ivre.
— Je me glisserai peut-être dans une
de vos classes, un jour. Pour vous épier
en pleine action.
— « En pleine action » ? Vous n’avez
pas déjà oublié que j’enseigne
l’économie, Nila ? Si vous venez, vous
découvrirez que mes étudiants me
prennent pour un demeuré.
— Oh, j’en doute.
Pari aussi en doutait. Une bonne partie
des étudiantes de Julien devaient avoir
envie de coucher avec lui. Durant tout le
dîner, elle l’avait observé en veillant à
ne pas être prise sur le fait. Il possédait
un visage comme on en voit dans les
films noirs, un visage destiné à être
photographié en noir et blanc, balafré
par les ombres parallèles d’un store
vénitien, la fumée d’une cigarette
tournoyant à proximité. Une mèche de
cheveux en forme de parenthèse était
retombée sur son front de façon
infiniment gracieuse – trop, peut-être. À
supposer qu’elle se soit retrouvée là par
hasard, Pari avait noté que Julien ne
s’était jamais donné la peine de la
repousser.
Il avait interrogé sa mère sur la petite
librairie qu’elle possédait et dirigeait.
Elle était située de l’autre côté de la
Seine, après le pont d’Arcole.
— Vous avez des livres sur le jazz ?
— Bah oui*.
Il pleuvait de plus en plus fort et le
bistro devenait bruyant. Pendant que le
serveur leur apportait des gougères au
fromage et des brochettes de jambon,
Julien et Nila avaient entamé une
discussion sur Bud Powell, Sonny Stitt,
Dizzy Gillespie et – le préféré de
Julien – Charlie Parker. Nila, elle,
préférait le style propre à la côte Ouest,
celui de Chet Baker et de Miles Davis,
et avait-il écouté Kind of Blue ? Pari
avait été surprise de la découvrir
passionnée à ce point par le jazz et aussi
calée sur autant de musiciens. Elle en
avait conçu – et ce n’était pas la
première fois – une admiration enfantine
à son égard, tout en ayant le sentiment
déstabilisant de ne pas connaître
réellement sa propre mère. Ce qui ne
l’avait pas surprise en revanche, c’était
la manière dont elle avait séduit Julien,
totalement et sans effort. Elle était dans
son élément dans ce restaurant. Elle
n’avait jamais eu de mal à attirer
l’attention des hommes. Elle les
engloutissait.
Pari l’avait regardée murmurer
gaiement, rire aux plaisanteries de
Julien, incliner la tête et jouer d’un air
absent avec une mèche de ses cheveux.
Une fois de plus, elle s’était émerveillée
de voir combien sa mère était jeune
– vingt années seulement les
séparaient – et belle aussi, avec ses
longs cheveux bruns, sa poitrine pleine,
ses yeux saisissants, son visage dont
l’éclat intimidant évoquait de nobles
figures classiques. Et elle s’était étonnée
encore de lui ressembler si peu, elle qui
avait des yeux clairs et sérieux, un long
nez, les dents de devant écartées et de
petits seins. Sa beauté, si jamais elle
pouvait se prévaloir d’en avoir une
quelconque, était d’un genre plus
modeste et prosaïque. Côtoyer sa mère
lui rappelait toujours que son physique à
elle était fait d’une étoffe plus commune.
Parfois, c’était Nila en personne qui
s’en chargeait, même si elle avançait
toujours masquée derrière un
compliment comme derrière un cheval
de Troie.
Tu as de la chance, Pari, lui assenait-
e l l e . Tu n’auras pas besoin de
travailler aussi dur que moi pour que
les hommes te prennent au sérieux. Ils
feront attention à toi. Trop de beauté,
ça corrompt tout. Puis elle éclatait de
rire. Oh, écoute-moi. Je ne prétends pas
parler en connaissance de cause. Bien
sûr que non. C’est juste une
observation.
Tu dis que je ne suis pas belle.
Je dis qu’il est préférable de ne pas
l’être. Et puis, tu es jolie, c’est bien
assez. Je t’assure, ma chérie. C’est
même mieux.
Pari estimait ne pas ressembler
beaucoup à son père non plus. Il avait
été un homme grand, à la mine sérieuse,
au front haut, au menton étroit et aux
lèvres fines. Elle conservait dans sa
chambre quelques photos de lui datant
de son enfance à Kaboul. Il était tombé
malade en 1955, date à laquelle sa mère
et elle avaient emménagé à Paris, et était
mort peu après. Parfois, elle se
surprenait à contempler l’une de ces
photos, en particulier un portrait en noir
et blanc d’elle et lui debout devant une
vieille voiture américaine. Appuyé
contre l’aile, il la portait dans ses bras
et tous deux souriaient. Pari se souvenait
de s’être assise un jour avec lui pendant
qu’il peignait des girafes et des
macaques sur la porte d’une armoire. Il
l’avait laissée colorier l’un des singes
en lui tenant la main et en guidant
patiemment ses coups de pinceau.
Voir le visage de son père sur ces
photos réveillait une vieille sensation en
elle, une impression qu’elle nourrissait
depuis toujours. Celle que sa vie était
marquée par l’absence de quelque chose
ou de quelqu’un d’essentiel. Parfois,
cela restait vague, à la manière d’un
message qui aurait effectué des détours
insondables sur de vastes distances, un
faible signal radio éloigné, stridulé. Et
parfois aussi, elle lui semblait si
évidente, cette absence, si intime et si
proche d’elle que son cœur faisait un
bond. Comme en Provence, deux ans
plus tôt, quand elle avait vu un chêne
massif devant une ferme. Et cette autre
fois, au jardin des Tuileries, où elle
avait observé une jeune mère tirer son
fils dans un petit chariot rouge. Pari ne
comprenait pas. Elle avait lu une
histoire un jour sur un Turc d’âge mûr
qui était soudain tombé dans une
profonde dépression lorsque son frère
jumeau, dont il ignorait l’existence, avait
succombé à une attaque cardiaque lors
d’une excursion en canoë dans la forêt
amazonienne. Cette histoire transcrivait
ce qu’elle éprouvait mieux que
quiconque ne l’avait jamais fait.
Elle en avait parlé un jour à sa mère.
Il n’y a aucun mystère là-dedans,
mon amour* , avait-elle répondu. Ton
père te manque. Il a disparu de ta vie.
C’est normal que tu ressentes ça. Il ne
faut pas chercher plus loin. Viens là.
Viens faire un bisou à maman.
Cette réponse, bien que parfaitement
logique, lui paraissait insatisfaisante.
Certes, Pari pensait que ce vide en elle
aurait été en partie comblé si son père
avait été encore vivant, encore là avec
elle. Mais elle se rappelait avoir eu ce
sentiment même étant petite, quand elle
vivait avec ses deux parents dans leur
grande maison de Kaboul.
Peu après la fin du repas, sa mère
s’était excusée pour aller aux toilettes et
Pari était restée seule quelques minutes
avec Julien. Ils avaient discuté d’un film
qu’elle avait vu la semaine précédente,
dans lequel Jeanne Moreau incarnait une
joueuse, et aussi de son école et de ses
goûts musicaux. Pendant qu’elle parlait,
Julien avait appuyé les coudes sur la
table et s’était penché un peu vers elle,
attentif, souriant et fronçant les sourcils
à la fois, sans jamais la quitter des yeux.
C’était du cinéma, avait-elle songé. Il
faisait semblant, voilà tout. Ce n’était
rien qu’un petit numéro raffiné qu’il
répétait devant les femmes, quelque
chose qu’il avait choisi de faire comme
ça, sous l’impulsion du moment, pour
s’amuser à ses dépens. Et pourtant,
devant son regard fixe, elle avait senti
son pouls s’accélérer malgré elle et son
ventre se nouer. Et elle s’était surprise à
adopter un ton faussement sophistiqué et
ridicule, très éloigné de celui qui était le
sien d’habitude. Elle en avait
conscience, mais ne parvenait pas à
s’arrêter.
Il lui avait révélé qu’il avait été marié,
très brièvement.
— Vraiment ?
— Il y a quelques années. Quand
j’avais trente ans. Je vivais à Lyon à
l’époque.
Il avait épousé une femme plus âgée,
mais leur couple n’avait pas duré tant
elle s’était montrée possessive. Il
n’avait pas évoqué cet épisode de sa vie
lorsque Nila était à table avec eux.
— Notre relation était avant tout
physique. C’était purement sexuel*.
Elle voulait me posséder.
En même temps qu’il prononçait ces
mots, il l’avait observée avec un petit
sourire subversif, en jaugeant
prudemment sa réaction. Pari avait
allumé une cigarette et tenté de la jouer
très cool, à la Bardot, comme si c’était
le genre de confidence que les hommes
lui faisaient en permanence. Mais elle
tremblait intérieurement. Elle savait
qu’une petite trahison venait d’être
commise à leur table. Un acte un peu
illicite, pas tout à fait inoffensif mais
indéniablement excitant. Lorsque sa
mère les avait rejoints, les cheveux
recoiffés et les lèvres remaquillées, le
charme de l’instant avait été rompu et
Pari lui en avait brièvement voulu de
s’immiscer ainsi entre eux – ce qu’elle
s’était aussitôt reproché.
Elle avait revu Julien une semaine
plus tard environ – un matin, alors
qu’elle portait un bol de café à sa mère
dans sa chambre. Assis sur le bord du
lit, il remettait sa montre. Elle n’avait
pas été prévenue qu’il passerait la nuit
là, et en l’apercevant depuis le couloir à
travers l’interstice de la porte, elle était
restée figée, son bol à la main, sa
bouche lui donnant l’impression d’avoir
avalé une motte de boue sèche. Elle
avait contemplé la peau parfaite de son
dos, le petit renflement de son ventre, la
zone sombre entre ses jambes
partiellement recouvertes par les draps
froissés. Il avait attaché sa montre et
allumé une cigarette prise sur la table de
chevet, avant de poser les yeux sur elle
avec désinvolture en lui adressant un
sourire pincé, comme s’il avait su
depuis le début qu’elle était là. Puis
Nila avait dit quelque chose dans la
douche et Pari avait fait demi-tour.
C’était un miracle qu’elle ne se soit pas
brûlée avec le café.
Nila et Julien étaient restés amants
durant six mois. Ils allaient souvent au
cinéma, au musée et dans des petites
galeries d’art exposant les œuvres
d’obscurs peintres fauchés aux noms à
consonance étrangère. Un week-end, ils
étaient partis à la plage à Arcachon, près
de Bordeaux, et étaient revenus tout
bronzés avec une caisse de vin rouge.
Julien emmenait Nila à des événements
organisés par son université et Nila
l’invitait à des lectures d’auteurs dans sa
librairie. Pari les suivait au début
– Julien le lui avait demandé, ce qui
avait semblé faire plaisir à Nila –, mais
elle avait vite trouvé des prétextes pour
rester à la maison. Elle n’avait pas
envie, elle ne pouvait pas. C’était
insupportable. Elle était trop fatiguée,
prétendait-elle. Ou elle ne se sentait pas
bien. Ou elle devait aller étudier chez
Colette, son amie depuis l’école
primaire – une fille filiforme à l’air
fragile, aux longs cheveux mous et au
nez busqué, qui aimait choquer les gens
par ses commentaires scandaleux.
— Je parie qu’il est déçu que tu ne
viennes pas avec eux, lui avait-elle fait
remarquer un jour.
— Eh bien, si c’est le cas, il ne le
montre pas.
— Normal. Que dirait ta mère ?
— À quel sujet ? avait demandé Pari,
qui voulait entendre la réponse de son
amie, même si elle la connaissait déjà.
— « À quel sujet » ? avait répliqué
Colette d’un ton sournois et excité. Que
dirait-elle si elle découvrait qu’il sort
avec elle uniquement pour t’avoir, toi ?
Qu’il te veut, toi.
— C’est dégoûtant.
— Ou peut-être qu’il vous veut toutes
les deux. Peut-être qu’il aime les parties
à plusieurs. Dans ce cas, je te prierais
peut-être de me recommander à lui.
— Tu es répugnante, Colette.
Parfois, quand sa mère et Julien
étaient de sortie, Pari se déshabillait
dans le couloir et s’examinait dans un
miroir. Son corps laissait à désirer. Il
était trop grand à son goût, trop mal
fichu, trop… utilitaire. Elle n’avait
hérité d’aucune des courbes
ensorcelantes de sa mère. Il lui arrivait
de marcher ainsi, tout nue, jusqu’à la
chambre de celle-ci et de s’allonger sur
le lit où Julien et elle avaient fait
l’amour. Étendue là, les yeux fermés, le
cœur battant, elle s’abandonnait
totalement à l’insouciance tandis que
quelque chose de semblable à un
bourdonnement se répandait dans sa
poitrine, son ventre, et plus bas encore.
La relation avait pris fin, bien sûr.
Nila et Julien avaient rompu. Pari avait
été soulagée, même si elle s’y attendait.
Les hommes décevaient toujours sa mère
au bout du compte. À chaque fois, ils
échouaient lamentablement à se hisser à
la hauteur de l’image idéale qu’elle se
faisait d’eux. L’exubérance et la passion
des débuts conduisaient à terme à des
accusations et des paroles haineuses,
des crises de rage et de larmes, des jets
d’ustensiles de cuisine et des
effondrements. Le Drame avec un grand
D. Nila était incapable de commencer ou
de clore une relation sans excès.
Suivait une période prévisible durant
laquelle elle se découvrait un goût
soudain pour la solitude. Elle restait au
lit, un vieux manteau d’hiver enfilé par-
dessus son pyjama, en faisant peser sur
l’appartement sa présence lasse,
malheureuse et revêche. Pari savait qu’il
valait mieux la laisser tranquille dans
ces moments-là. Ses tentatives pour la
consoler et lui tenir compagnie n’étaient
jamais bien accueillies. Cette humeur
maussade durait des semaines – et dans
le cas de Julien, cela avait été beaucoup
plus.
— Ah, merde* ! lâche Nila à cet
instant.
Elle est assise sur son lit, toujours
vêtue de sa chemise d’hôpital, pendant
qu’une infirmière lui ôte son
intraveineuse. Le Dr Delaunay a donné à
Pari le formulaire d’autorisation de
sortie.
— Quoi ?
— Ça vient juste de me revenir. J’ai
une interview dans quelques jours.
— Une interview ?
— Un portrait pour une revue de
poésie.
— C’est génial, maman !
— L’article sera accompagné d’une
photo, réplique Nila en montrant les
points de suture sur son front.
— Je suis sûre que tu trouveras un
moyen élégant de cacher ça.
Nila soupire en détournant le regard.
Lorsque l’infirmière lui retire l’aiguille
du bras, elle grimace et lui décoche une
remarque acerbe imméritée.

Extrait de « L’Oiseau chanteur


afghan »,
une interview de Nila Wahdati
par Étienne Boustouler,
Parallaxe 84 (HIVER 1974),
p. 36

J’examine de nouveau l’appartement


et suis attiré par une photo encadrée
sur l’une des étagères. Elle
représente une petite fille accroupie
au milieu de buissons sauvages sur
lesquels elle cueille des baies
quelconques avec la plus grande
concentration. Elle porte un manteau
jaune vif boutonné jusqu’au cou qui
contraste avec le ciel gris sombre. À
l’arrière-plan se dresse une ferme en
pierre aux volets fermés et aux
bardeaux abîmés. Je l’interroge sur
cette photo.
NW : Ma fille, Pari. Comme la
ville, mais sans s. Cela veut dire
« bonne fée ». La photo a été prise
en Normandie pendant un voyage
que nous avons fait toutes les deux.
En 1957, je crois. Elle devait avoir
huit ans.
EB : Elle vit à Paris ?
NW : Elle étudie les mathématiques
à la Sorbonne.
EB : Vous devez être fière d’elle.
Elle sourit et hausse les épaules.
EB : Je suis un peu étonné par son
choix de carrière, elle dont la mère
a consacré sa vie à la littérature.
NW : Je ne sais pas de qui elle tient
ça. Toutes ces formules et ces
théories incompréhensibles… Enfin,
je suppose qu’elles ne le sont pas
pour elle. Moi, je suis à peine
capable de faire une multiplication.
EB : C’est peut-être sa manière de
se rebeller. Vous en connaissez un
rayon dans ce domaine, il me
semble.
NW : Oui, mais j’ai fait ça
correctement. J’ai bu, j’ai fumé, j’ai
pris des amants. Qui peut bien se
rebeller en faisant des maths ?
Et elle éclate de rire.
NW : Du reste, elle ne pourrait être
qu’une rebelle sans cause, comme
on dit. Je lui ai donné toute la liberté
dont on peut rêver. Elle n’a besoin
de rien, ma fille. Elle ne manque de
rien. Elle vit avec quelqu’un. Un
type un peu plus âgé qu’elle.
Absolument charmant, très cultivé,
amusant. Narcissique au possible,
bien sûr. Avec un ego gros comme
la Pologne.
EB : Vous désapprouvez cette
relation ?
NW : La question n’est pas de
savoir si je l’approuve ou pas. Nous
sommes en France, monsieur
Boustouler, pas en Afghanistan. Les
jeunes ne sont pas constamment
obligés d’avoir l’aval de leurs
parents.
EB : Votre fille n’a gardé aucun lien
avec l’Afghanistan ?
NW : Elle en est partie à l’âge de
six ans. Elle ne se souvient pas très
bien de sa vie là-bas.
EB : Contrairement à vous, n’est-ce
pas ?
Je lui demande de me parler de ses
jeunes années.
Elle s’excuse, quitte la pièce un
moment et revient avec une vieille
photo froissée en noir et blanc. Un
homme à lunettes, à la carrure
imposante, à la mine sévère, aux
cheveux brillants et séparés en deux
par une raie impeccable, lit un livre
assis à un bureau. Son costume aux
revers en pointe est complété par un
gilet croisé, une chemise blanche à
col haut et un nœud papillon.
NW : Mon père quand il avait vingt-
neuf ans. L’année de ma naissance.
EB : Il a l’air très distingué.
NW : Il faisait partie de
l’aristocratie pachtoune de Kaboul.
Très instruit, parfaitement bien
élevé, sociable comme il faut. Un
grand conteur, aussi. Du moins en
public.
EB : Et en privé ?
NW : Devinez, monsieur Boustouler.
Je saisis la photo et l’étudie de
nouveau.
EB : Je dirais qu’il était distant.
Grave. Insondable. Intraitable.
NW : J’insiste vraiment pour que
vous preniez un verre avec moi. Je
trouve détestable – non, odieux,
même – de boire seule.
Elle me sert un verre de chardonnay.
Par politesse, j’avale une gorgée.
NW : Il avait les mains froides, mon
père. Quel que soit le temps. Et il
portait toujours un costume, là
encore quel que soit le temps. Coupé
sur mesure, avec des plis bien
marqués. Et un chapeau mou. Et des
derbys bicolores à petits trous,
forcément. Il était séduisant, je
suppose, mais son charme avait un
aspect solennel. Et aussi, ce que je
n’ai compris que beaucoup plus
tard, un aspect artificiel, un peu
ridicule et faussement européen
– renforcé par des parties
hebdomadaires de boulingrin et de
polo et par une épouse française
convoitée, tout ça avec la
bénédiction du jeune roi
progressiste.
Elle triture l’un de ses ongles sans
rien dire durant un moment. Je
retourne la cassette de mon
magnétophone.
NW : Mon père avait sa propre
chambre et ma mère et moi dormions
dans une autre. Presque tous les
jours, il allait déjeuner avec des
ministres et des conseillers du roi.
Ou sinon, il sortait faire du cheval,
jouer au polo ou chasser. Il adorait
chasser.
EB : Vous ne le voyiez donc pas
beaucoup. C’était une figure absente.
NW : Pas tout à fait. Il mettait un
point d’honneur à passer quelques
minutes avec moi tous les deux ou
trois jours. Il entrait dans ma
chambre et s’asseyait sur mon lit, ce
qui était le signal pour que je grimpe
sur ses genoux. Il me faisait sautiller
pendant quelques instants, sans
qu’aucun de nous deux ne dise
grand-chose, et pour finir il me
lançait : « Que fait-on maintenant,
Nila ? » Parfois, il me laissait
prendre le mouchoir dans sa poche
de poitrine pour que je le replie.
Moi, évidemment, je le roulais en
boule et le rangeais sans
ménagement à sa place. Il feignait
alors la surprise, ce que je trouvais
très comique. On recommençait,
encore et encore, jusqu’à ce qu’il se
lasse de ce jeu, c’est-à-dire assez
rapidement. À ce moment-là, il me
caressait les cheveux de ses mains
froides en disant : « Papa doit y
aller maintenant, ma biche. File. »
Nila rapporte la photo dans la pièce
d’à côté et, en me rejoignant, sort un
paquet de cigarettes d’un tiroir et en
allume une nouvelle.
NW : « Ma biche ». C’était le
surnom qu’il me donnait. Je
l’adorais. Je sautillais souvent dans
le jardin – on en avait un très
grand – en chantonnant : « Je suis la
biche de papa ! Je suis la biche de
papa ! » Ce n’est que bien plus tard
que j’ai saisi à quel point ce surnom
était sinistre.
EB : Pardon ?
Elle sourit.
NW : Mon père tuait des cerfs à la
chasse, monsieur Boustouler.

Elles auraient pu parcourir à pied la


distance entre l’hôpital et l’appartement
de Nila, mais la pluie a redoublé
d’intensité. Dans le taxi, Nila se
recroqueville sur le siège arrière,
enveloppée dans l’imperméable de Pari,
et regarde sans un mot par la vitre.
L’espace d’un instant, elle paraît vieille
à sa fille, bien plus vieille que ses
quarante-quatre ans. Vieille, et fragile,
et maigre.
Cela fait un moment que Pari n’est pas
allée chez elle. En entrant, elle trouve le
plan de travail de la cuisine encombré
de verres à vin sales, de sachets de
chips ouverts, de pâtes non cuites et
d’assiettes dans lesquelles des morceaux
de nourriture non identifiables se sont
fossilisés. Un sac en papier débordant
de bouteilles de vin vides repose sur la
table, où il semble tout près de se
renverser. Pari aperçoit des journaux
par terre, dont l’un a absorbé le sang
répandu par la blessure de sa mère plus
tôt dans la journée, et au-dessus, une
chaussette en laine rose. Cela l’effraie
de voir l’appartement dans un tel état
– et cela l’emplit de culpabilité aussi.
Ce qui, connaissant sa mère, est peut-
être l’effet voulu. Puis elle se déteste
d’avoir osé supposer ça. C’est le genre
de chose que penserait Julien. Elle veut
que tu aies mauvaise conscience. Il le
lui a répété plusieurs fois au cours de
l’année écoulée. Elle veut que tu aies
mauvaise conscience. Au début, Pari
s’est sentie soulagée, comprise. Elle lui
a été reconnaissante de mettre des mots
sur ce qu’elle ne pouvait, ou ne voulait
pas articuler. Elle a cru avoir trouvé un
allié. Mais ces derniers temps, elle
s’interroge. Elle capte dans ses propos
une pointe de méchanceté. Une absence
troublante de gentillesse.
Le sol de la chambre est jonché
d’habits, de disques, de livres et de
journaux. Sur le rebord de la fenêtre, des
mégots flottent dans un verre à moitié
rempli d’une eau devenue toute jaune.
Pari repousse les livres et les vieux
magazines qui encombrent le lit et aide
sa mère à se glisser sous les
couvertures.
Nila lève les yeux vers elle, le dos
d’une main appuyée contre le pansement
de son front. Cette pose lui donne l’air
d’une actrice de film muet sur le point
de s’évanouir.
— Ça va aller, maman ?
— Je ne crois pas.
Sa réponse ne sonne pas comme une
demande suppliante d’attention. Elle a
dit ça d’une voix monocorde et blasée,
en conférant à ses mots une tonalité
fatiguée, sincère et sans appel.
— Tu me fais peur, maman.
— Tu repars tout de suite ?
— Tu veux que je reste ?
— Oui.
— Alors je reste.
— Éteins la lumière.
— Maman ?
— Oui.
— Tu prends tes médicaments ou
pas ? J’ai l’impression que tu as arrêté
et ça m’inquiète.
— Ne recommence pas à me faire la
morale. Éteins la lumière.
Pari obéit et s’assoit sur le bord du lit
en regardant sa mère s’endormir. Puis
elle va dans la cuisine s’attaquer au
vaste chantier qui l’y attend. Munie
d’une paire de gants, elle lave les verres
qui empestent le vieux lait aigre, les
bols incrustés de céréales séchées, les
assiettes dont les restes de nourriture
sont parsemés de taches de moisissure
vertes et duveteuses. Elle se rappelle
lorsqu’elle a fait la vaisselle chez
Julien, le matin qui a suivi leur première
nuit ensemble. Il avait préparé une
omelette. Comme elle avait savouré cet
acte domestique tout simple, nettoyer
des plats dans son évier, pendant que le
tourne-disque diffusait une chanson de
Jane Birkin…
Elle avait renoué avec lui l’année
précédente, en 1973, pour la première
fois en presque dix ans, après être
tombée sur lui durant une manifestation
étudiante contre la chasse au phoque
devant l’ambassade du Canada. Elle ne
voulait pas y aller, d’autant qu’il lui
restait un devoir à terminer sur les
fonctions méromorphes, mais Colette
avait insisté. Elles vivaient ensemble à
l’époque – une situation qui se révélait
de plus en plus déplaisante pour l’une et
l’autre. Son amie fumait de l’herbe,
portait des bandeaux et d’amples
tuniques magenta brodées d’oiseaux et
de pâquerettes, et elle ramenait à la
maison des garçons débraillés aux
cheveux longs qui prenaient sa
nourriture à Pari et jouaient mal de la
guitare. Très souvent, elle descendait
dans la rue pour dénoncer haut et fort les
actes de cruauté envers les animaux, le
racisme, l’esclavage, les essais
nucléaires dans le Pacifique. Il régnait
toujours un sentiment d’urgence dans
leur appartement, où des gens que Pari
ne connaissait pas entraient et sortaient
sans cesse comme dans un moulin. Et
lorsqu’elles étaient seules, elle
percevait une tension nouvelle entre
elles, un dédain de la part de Colette,
une désapprobation muette.
— Ils mentent, disait son amie avec
animation. Ils prétendent que leurs
méthodes sont humaines. Humaines ! Tu
as vu ce qu’ils utilisent pour leur
défoncer le crâne ? Ces hakapiks ? Une
fois sur deux, les pauvres bêtes ne sont
même pas encore mortes que ces salauds
leur plantent ces crochets dans le corps
pour les hisser sur le bateau. Ils les
écorchent vifs, Pari. Ils les écorchent
vifs !
La manière dont Colette prononçait
ces mots, dont elle les soulignait,
donnait à Pari envie de s’excuser. De
quoi, elle n’en était pas tout à fait sûre,
mais elle savait que depuis quelque
temps cela l’oppressait de côtoyer
Colette et de subir ses reproches et ses
nombreux cris d’orfraie.
Seules une trentaine de personnes
étaient venues ce jour-là. Le bruit avait
couru selon lequel Brigitte Bardot ferait
une apparition, mais cela n’avait rien été
de plus qu’une rumeur, finalement.
Déçue par le peu d’affluence, Colette
avait eu une vive dispute avec un jeune
homme à lunettes maigre et pâle nommé
Éric – l’organisateur de la manifestation,
d’après ce que Pari avait pu
comprendre. Pauvre Éric. Elle avait eu
pitié de lui. Toujours furieuse, Colette
avait pris la tête du cortège et Pari avait
suivi à l’arrière, à côté d’une fille toute
plate qui braillait des slogans avec une
sorte de fièvre nerveuse. Les yeux rivés
sur le trottoir, elle avait tenté de son
mieux de ne pas se faire remarquer.
À l’angle d’une rue, un homme lui
avait tapoté l’épaule.
— On dirait que tu meurs d’envie
d’être secourue.
Il portait une veste en tweed avec un
pull, un jean et une écharpe en laine. Les
cheveux plus longs, il avait un peu
vieilli, mais avec élégance, d’une façon
que certaines femmes de son âge
auraient pu trouver injuste, et même
exaspérante : toujours mince et en forme,
des pattes-d’oie au coin des yeux,
quelques cheveux gris en plus sur les
tempes, et des traits qui accusaient à
peine une pointe de lassitude.
— C’est le cas, avait-elle répondu.
Ils s’étaient embrassés sur la joue, et
lorsqu’il lui avait demandé si elle
accepterait de prendre un café avec lui,
elle avait dit oui.
— Ta copine a l’air en colère. Du
genre prête à tuer quelqu’un.
Pari avait jeté un coup d’œil derrière
elle. À côté d’Éric, son amie déclamait
ses slogans en levant le poing, mais
aussi, chose absurde, en les foudroyant
tous les deux du regard. Elle avait
réprimé un éclat de rire – cela aurait eu
sinon des conséquences irréparables –
et, avec un petit haussement d’épaules en
guise d’excuse, elle était partie.
Ils étaient allés s’asseoir dans un
bistro, à une table près de la vitre. Julien
avait commandé du café et deux
millefeuilles en s’adressant au serveur
avec cette autorité si naturelle que Pari
n’avait pas oubliée. Cela avait fait voler
dans son ventre les mêmes papillons que
lorsqu’elle était ado et qu’il passait
chercher sa mère à la maison. Elle
s’était soudain sentie gênée, consciente
de ses ongles rongés, de son visage non
maquillé, de ses cheveux qui
pendouillaient en boucles molles, et elle
avait regretté de ne pas les avoir séchés
après sa douche – mais elle était en
retard et Colette faisait alors les cent
pas comme un animal en cage.
— Je ne t’avais pas rangée dans la
catégorie des filles indignées, avait-il
dit en lui allumant sa cigarette.
— Je ne le suis pas. Je suis venue plus
par culpabilité que par conviction.
— Par culpabilité ? Vis-à-vis de la
chasse au phoque ?
— Vis-à-vis de Colette.
— Ah. Oui. Tu sais, je crois qu’elle
m’effraie un peu.
— Nous tous aussi.
Cela les avait fait rire. Julien avait
tendu la main par-dessus la table pour
effleurer son foulard, puis l’avait laissée
retomber.
— Il serait banal de dire que tu as
beaucoup grandi, alors je ne le ferai pas.
Mais tu es absolument ravissante, Pari.
— Quoi, dans ma tenue d’inspecteur
Clouseau ? avait-elle répliqué en
pinçant le revers de son imperméable.
Colette lui avait dit que c’était
stupide, cette manie qu’elle avait de se
déprécier pour tenter de masquer sa
nervosité face aux hommes qui
l’attiraient. Surtout quand ils la
complimentaient. Ce n’était pas la
première fois, et ce ne serait pas la
dernière, loin de là, mais à cet instant,
elle avait envié à sa mère son assurance
innée.
— Bientôt, tu vas dire que je me
montre à la hauteur de mon prénom.
— Ah, non*. S’il te plaît. Ce serait
trop facile. Complimenter une femme,
c’est tout un art, tu sais.
— Mais je suis certaine que tu le
maîtrises. Non ?
Le serveur était ensuite arrivé avec
leurs pâtisseries et leurs cafés et Pari
s’était concentrée sur ses mains pendant
qu’il disposait les tasses et les assiettes
sur la table. Ses paumes à elle étaient
moites. Elle n’avait eu que quatre
amants dans sa vie – un nombre
modeste, elle le savait, si elle se
comparait à sa mère au même âge, ou ne
serait-ce qu’à Colette. Elle était trop
attentive, trop raisonnable, trop prête à
faire des compromis, trop souple, et
dans l’ensemble beaucoup plus fiable et
moins épuisante que sa mère ou son
amie. Mais ce n’étaient pas des qualités
qui faisaient que les hommes se
bousculaient à ses pieds. Et elle n’avait
aimé aucun de ses compagnons, bien
qu’elle eût menti à l’un d’eux en
affirmant le contraire. Au lit, clouée
sous leur corps, c’était des images de
Julien qui lui venaient à l’esprit, Julien
et son beau visage qui semblait briller
d’une aura particulière.
En mangeant, il lui avait parlé de sa
vie professionnelle. Il avait quitté
l’enseignement pour travailler durant
quelques années sur la viabilité de la
dette au FMI. L’aspect le plus agréable
de son poste, selon lui, avait résidé dans
les voyages qu’il devait faire.
— Où ça ?
— En Jordanie, en Irak. Après, je me
suis accordé deux ans environ pour
écrire un livre sur l’économie
informelle.
— Tu as été publié ?
— Il paraît, avait-il répondu en
souriant. Je bosse maintenant pour une
boîte de consulting privée à Paris.
— Moi aussi, j’ai envie de voyager.
Colette n’arrête pas de me dire qu’on
devrait aller en Afghanistan.
— Je crois deviner pourquoi elle, elle
en a envie.
— J’y songe, en tout cas. Je veux dire,
à retourner là-bas. Je me fiche du
haschich, mais j’aimerais vraiment
visiter le pays, voir où je suis née. Peut-
être retrouver l’ancienne maison où j’ai
vécu avec mes parents.
— J’ignorais que tu éprouvais ce
besoin.
— Je suis curieuse. C’est vrai, je me
souviens de si peu de choses.
— Il me semble que tu as parlé un jour
d’un cuisinier qui était employé par ta
famille.
Pari avait été flattée qu’il se rappelle
un détail mentionné tant d’années
auparavant. Cela signifiait qu’il avait
pensé à elle dans l’intervalle. Elle avait
dû rester présente dans son esprit.
— Oui. Il s’appelait Nabi. C’était
notre chauffeur, aussi. Il conduisait la
voiture de mon père, une grosse voiture
américaine bleue au toit ocre. Je revois
encore la tête d’aigle sur le capot.
Plus tard, il l’avait interrogée sur ses
études, son choix de se concentrer sur
les variables complexes, et il l’avait
écoutée avec plus d’attention que Nila
ne l’avait jamais fait – Nila, qu’un tel
sujet ennuyait et qui paraissait ne pas
comprendre que Pari puisse se
passionner pour ça. Incapable même de
feindre l’intérêt, elle lui lançait des
plaisanteries légères qui, en apparence,
donnaient l’impression de moquer sa
propre ignorance. Oh là là*, disait-elle
en souriant. Ma tête ! Ma tête ! J’ai le
tournis. Faisons un marché, Pari. Je
vais préparer du thé et pendant ce
temps-là, toi, tu redescendras sur terre,
d’accord ? Et elle riait. Pari se pliait à
ses désirs, mais ces propos lui faisaient
l’effet d’une petite pique, d’une sorte de
réprimande indirecte, comme si sa mère
avait voulu suggérer qu’elle jugeait son
savoir ésotérique et ses études frivoles.
Frivoles. Ce qui ne manquait pas de sel
venant d’une poétesse, songeait Pari
– mais ça, elle ne le lui dirait jamais.
Puis Julien lui avait demandé ce qui
lui plaisait dans les mathématiques.
— Leur côté réconfortant.
— « Intimidant » m’aurait semblé un
adjectif plus approprié.
— Il l’est aussi.
Ainsi qu’elle le lui avait expliqué, la
permanence des vérités mathématiques,
leur absence d’arbitraire et d’ambiguïté
lui procuraient un certain réconfort. Tout
comme la certitude que les réponses,
même si elles étaient parfois élusives,
pouvaient être trouvées. Qu’elles étaient
là, qu’elles attendaient, séparées de
vous par seulement quelques signes
gribouillés à la craie.
— Tout le contraire de la vie, en
somme, avait-il noté. Parce que là, en
revanche, la réponse à une question est
soit négative, soit très compliquée.
— C’est si facile de lire en moi ?
avait-elle dit, amusée, avant de se
cacher derrière sa serviette. Tu dois me
prendre pour une idiote.
— Pas du tout, avait-il protesté en lui
arrachant la serviette. Pas du tout.
— Je suis comme tes étudiants. Je dois
te faire penser à eux.
Il avait continué à l’interroger, non
sans dévoiler au passage une bonne
connaissance de la théorie analytique
des nombres et au moins quelques
notions concernant Carl Gauss et
Bernhard Riemann. Ils avaient discuté
ainsi jusqu’à la tombée de la nuit, buvant
du café, puis de la bière, puis du vin. Et
lorsqu’il n’avait plus été possible de
reculer, Julien s’était penché vers elle
en adoptant un ton poli et respectueux :
— Comment va Nila ?
Pari avait gonflé les joues et soupiré
lentement. Il avait hoché la tête d’un air
entendu.
— Elle risque de perdre sa librairie.
— J’en suis navré.
— Cela fait des années que les
affaires vont de plus en plus mal. Elle
devra peut-être mettre la clé sous la
porte. Elle ne l’avouera jamais, mais ce
serait un coup dur pour elle. Un coup
très dur.
— Elle écrit ?
— Pas ces derniers temps.
Au grand soulagement de Pari, Julien
était vite passé à un autre sujet. Elle
n’avait pas envie de parler de Nila, de
son alcoolisme, du combat permanent
qu’il fallait mener pour l’obliger à
prendre ses médicaments. Elle se
rappelait tous ces moments gênants
chaque fois qu’elle s’était retrouvée
seule avec Julien et qu’il l’avait
regardée chercher quelque chose à dire
pendant que sa mère s’habillait. Celle-ci
avait bien dû le sentir. Était-ce pour
cette raison qu’elle avait rompu avec
lui ? Si oui, Pari la soupçonnait d’avoir
agi davantage comme une amoureuse
jalouse que comme une mère protectrice.
Quelques semaines plus tard, Julien
lui avait demandé d’emménager avec lui
dans son petit appartement de la rive
gauche, situé dans le
VIIe arrondissement. Elle avait accepté.
À ce stade, l’hostilité ombrageuse de
Colette rendait l’atmosphère entre elles
insupportable.
Pari se souvient de son premier
dimanche chez lui. Ils étaient installés
sur son canapé, l’un contre l’autre, elle
plongée dans une agréable torpeur, lui
occupé à boire du thé tout en lisant un
article d’opinion à la dernière page du
journal, ses longues jambes appuyées
sur la table basse. Le tourne-disque
passait une chanson de Jacques Brel. De
temps à autre, Pari bougeait la tête
contre le torse de son amant, qui se
penchait alors afin d’embrasser sa
paupière, son oreille ou son nez.
— Il faut qu’on parle à ma mère.
Elle l’avait senti se raidir. Il avait
replié le journal et ôté ses lunettes pour
les poser sur le bras du canapé.
— Il faut qu’elle le sache, Julien.
— Oui, sans doute.
— Comment ça, « sans doute » ?
— Non, tu as raison, bien sûr. Tu
devrais l’appeler. Mais fais attention.
Ne lui demande ni sa permission ni sa
bénédiction, parce que tu n’auras aucune
des deux. Mets-la simplement au
courant. Et fais-lui bien comprendre
qu’il ne s’agit pas d’une négociation.
— C’est facile à dire pour toi.
— Peut-être. Souviens-toi juste que
Nila est rancunière. Désolé, mais c’est
pour ça qu’on s’est séparés. Elle est
étonnamment rancunière. Je sais donc
que ça ne sera pas facile.
Pari avait soupiré et fermé les yeux.
Cette perspective lui donnait mal au
ventre.
— Ne sois pas faible, avait-il insisté.
Elle avait téléphoné à sa mère le
lendemain. Nila était déjà informée.
— Qui te l’a dit ?
— Colette.
Évidemment, avait songé Pari.
— J’allais le faire.
— Je sais. On ne peut pas cacher un
truc pareil.
— Tu es en colère ?
— Est-ce que ça changerait quelque
chose ?
Pari se tenait près de la fenêtre. De
son doigt, elle suivait distraitement le
rebord bleu du vieux cendrier de Julien.
Elle avait fermé les yeux.
— Non, maman. Ça ne changerait rien.
— Ma foi, j’aimerais pouvoir dire que
cette remarque-là ne me blesse pas.
— Ce n’était pas mon intention.
— Je considère ça comme hautement
discutable.
— Pourquoi voudrais-je te faire du
mal, maman ?
Nila avait éclaté de rire. Un rire creux
et dissonant.
— Parfois, quand je te regarde, je ne
me retrouve pas en toi. Pas du tout. Je
suppose que ça n’a rien de surprenant,
du reste. Je ne sais pas quel genre de
personne tu es, Pari. Je ne sais pas qui tu
es, ce dont tu es capable dans ton sang.
Tu es une étrangère pour moi.
— Je ne comprends pas ce que tu veux
dire.
Mais sa mère avait déjà raccroché.

Extrait de « L’Oiseau chanteur


afghan »,
une interview de Nila Wahdati
par Étienne Boustouler,
Parallaxe 84 (HIVER 1974),
p. 38

EB : C’est ici que vous avez appris


le français ?
NW : Ma mère me l’a appris à
Kaboul quand j’étais petite. Elle ne
me parlait qu’en français et me
donnait des leçons tous les jours.
Ç’a été très dur pour moi quand elle
est partie.
EB : Elle est retournée en France ?
NW : Oui. Mes parents ont divorcé
en 1939, quand j’avais dix ans.
J’étais la fille unique de mon père, il
était donc hors de question de me
laisser quitter le pays avec elle. Je
suis restée et elle est allée vivre à
Paris chez sa sœur, Agnès. Mon
père a tenté d’atténuer cette perte en
engageant un précepteur, en
m’occupant avec des cours d’art et
d’équitation. Mais rien ne remplace
une mère.
EB : Qu’est-elle devenue ?
NW : Oh, elle est morte. Quand les
nazis sont entrés dans Paris.
Contrairement à sa sœur, elle n’a
pas été tuée par eux. Elle a
succombé à une pneumonie. Mon
père ne me l’a dit qu’après la
libération de Paris par les Alliés,
mais je le savais déjà. Je le savais.
EB : Cela a dû être difficile.
NW : J’étais effondrée. J’adorais
ma mère. J’avais prévu de la
rejoindre en France après la guerre.
EB : J’en déduis que vous ne vous
entendiez pas bien avec votre père ?
NW : Il y avait des tensions entre
nous. Nous nous disputions, et
souvent, ce qui était nouveau pour
lui. Il n’avait pas l’habitude qu’on
lui réponde, surtout quand la
personne en face de lui était une
femme. On s’affrontait sur ce que je
portais, où j’allais, ce que je disais,
comment je le disais, à qui je le
disais. Je me montrais de plus en
plus intrépide et aventureuse, et lui
austère et froid. Nous étions devenus
des adversaires naturels.
Elle rit et resserre le bandana noué
derrière sa tête.
NW : Et puis j’ai commencé à
tomber amoureuse. Souvent,
désespérément, et, à la grande
horreur de mon père, à tort et à
travers. Un fonctionnaire de bas
étage qui gérait des affaires pour lui.
Le fils d’un majordome. Rien que
des passions téméraires, rebelles,
toutes vouées à l’échec dès le
départ. J’arrangeais des rendez-vous
secrets et quittais la maison en
douce. Bien sûr, quelqu’un informait
mon père qu’on m’avait vue traîner
dans les rues. On lui racontait que je
cavalais – c’était toujours ce mot-là
qui revenait : je « cavalais ». Ou
bien je me « donnais en spectacle ».
Mon père était obligé d’envoyer des
gens à ma recherche. Après ça, il
m’enfermait. Des jours entiers. Tu
m’humilies, me disait-il derrière la
porte. Pourquoi ? Que vais-je faire
de toi ? Parfois, il répondait à cette
question avec sa ceinture ou son
poing. Il me pourchassait dans la
pièce. Je suppose qu’il s’imaginait
pouvoir me soumettre par la terreur.
J’ai beaucoup écrit à cette époque,
de longs poèmes scandaleux,
dégoulinant de passion adolescente.
Assez mélodramatiques et très
affectés, aussi, j’en ai peur. Sur des
oiseaux en cage et des amants
enchaînés, ce genre de chose. Je
n’en suis pas fière.
Je sens que la fausse modestie n’est
pas son style et je ne peux qu’en
déduire qu’il s’agit là d’un jugement
honnête sur ses premiers écrits. Si
tel est le cas, il m’apparaît
cruellement sévère. Ses poèmes
datant de cette période sont en fait
stupéfiants, même une fois traduits
– et encore plus si on prend en
compte son âge à ce moment-là.
Touchants, très imagés, emplis
d’émotion, de perspicacité et de
grâce révélatrice, ils traitent
superbement de la solitude et d’une
tristesse irrépressible, tout en
retraçant les déceptions et les hauts
et les bas d’un amour jeune saisi
dans toute sa splendeur, avec ses
promesses et ses pièges. Il s’en
dégage souvent un sentiment de
claustrophobie transcendante,
comme devant un horizon qui se
rétrécit, et on y perçoit toujours une
lutte contre la tyrannie des
circonstances – en général dépeintes
sous la forme d’une figure masculine
sinistre jamais nommée qui se tient
toute proche, menaçante. Une
allusion à peine voilée à son père,
sans doute. Je m’en ouvre à elle.
EB : Et dans ces poèmes, vous
rompez avec le rythme, les rimes et
le mètre qui, je crois, font partie
intégrante de la poésie farsie
classique. Vous utilisez des images
spontanées. Vous soulignez des
petits détails au hasard. C’était
révolutionnaire, il me semble. Peut-
on affirmer que si vous étiez née
dans un pays plus riche – l’Iran par
exemple –, vous seriez certainement
connue aujourd’hui comme une
pionnière de la littérature ?
Elle sourit d’un air désabusé.
NW : J’imagine que oui.
EB : Je reste assez frappé par ce que
vous avez dit tout à l’heure. Sur le
fait que vous n’étiez pas fière de ces
poèmes. Y a-t-il une seule de vos
œuvres dont vous soyez satisfaite ?
NW : C’est une question délicate,
ça. Je suppose que je répondrais par
l’affirmative, si seulement j’arrivais
à les séparer du processus de
création en lui-même.
EB : Vous voulez dire, si vous
arriviez à séparer la fin et les
moyens ?
NW : Je vois le processus créatif
comme une entreprise malhonnête
nécessaire. Grattez la surface d’un
beau texte, monsieur Boustouler, et
vous découvrirez toutes sortes
d’actes déshonorants. Créer
implique de saccager la vie d’autres
individus, de les transformer en
participants involontaires et
récalcitrants. Vous volez leurs
désirs, leurs rêves, vous mettez dans
votre poche leurs défauts, leurs
souffrances. Vous prenez ce qui ne
vous appartient pas. Le tout en
connaissance de cause.
EB : Et vous étiez douée pour ça.
NW : Je ne l’ai pas fait pour
poursuivre un quelconque idéal
artistique, mais parce que je n’avais
pas le choix. La compulsion était
bien trop forte. Si je n’y avais pas
succombé, je serais devenue folle.
Vous me demandez si je suis fière
de moi. Personnellement, j’ai du mal
à me vanter de quelque chose obtenu
par des moyens que je sais
moralement douteux. Je laisse aux
autres la décision de chanter mes
louanges ou pas.
Elle vide son verre de vin et le
remplit avec ce qui reste dans la
bouteille.
NW : Ce que je peux vous dire,
cependant, c’est que personne ne le
faisait à Kaboul. Je n’étais pas
considérée là-bas comme une
pionnière dans quelque domaine que
ce soit, si ce n’est celui du mauvais
goût, de la débauche et de
l’immoralité. Et le premier à le
penser était mon propre père. Pour
lui, mes écrits reflétaient les
divagations d’une putain. C’est
précisément le mot qu’il a employé.
Il disait que j’avais sali à jamais le
nom de sa famille. Il n’arrêtait pas
de me demander pourquoi je
trouvais si dur d’être quelqu’un de
respectable.
EB : Comment réagissiez-vous ?
NW : Je lui répondais que je me
moquais de sa conception de la
respectabilité. Que je n’avais
aucune envie de me glisser moi-
même une laisse autour du cou.
EB : J’imagine que cela l’énervait
encore plus.
NW : Naturellement.
J’hésite avant de lui faire la
remarque suivante :
EB : Mais je comprends sa colère.
Elle hausse un sourcil.
EB : C’était un patriarche, n’est-ce
pas ? Et vous vous opposiez
frontalement à tout ce qu’il
connaissait, à tout ce qui lui était
cher. À travers votre vie et vos
poèmes, vous revendiquiez en
quelque sorte de nouvelles
frontières pour les femmes, le droit
pour elles de décider de leur propre
statut, celui de parvenir à une
individualité légitime. Vous
remettiez en cause le monopole que
des hommes comme lui détenaient
depuis toujours. Vous disiez ce qui
ne pouvait pas être dit. Vous meniez
une petite révolution à vous toute
seule, en somme.
NW : Et moi qui ai cru durant tout ce
temps que j’écrivais sur le sexe.
EB : Mais ça en fait partie, non ?
Je feuillette mes notes et lui cite
quelques-uns de ses poèmes
ouvertement érotiques – « Épines »,
« S’il n’y avait l’attente »,
« L’oreiller ». Je lui avoue aussi
qu’ils ne figurent pas parmi mes
préférés, qu’ils manquent de nuance
et d’ambiguïté. Qu’ils donnent
l’impression d’avoir été composés
dans le seul but de choquer et de
scandaliser. Je les perçois comme
un réquisitoire furieux et polémique
contre les rôles assignés aux
hommes et aux femmes en
Afghanistan.
NW : Mais j’étais furieuse. J’étais
furieuse contre l’idée selon laquelle
il fallait me protéger contre le sexe.
Contre mon propre corps. Tout ça
parce que j’étais une femme. Et les
femmes, figurez-vous, sont
affectivement, moralement et
intellectuellement immatures. Elles
ne savent pas se contrôler. Elles
sont vulnérables face à la tentation
physique. Ce sont des êtres
hypersexuels qu’il convient de
museler pour ne pas qu’elles sautent
au lit avec tous les Ahmad et les
Mahmoud qui passent.
EB : Mais… pardonnez-moi de vous
dire ça… n’est-ce pas précisément
ce que vous faisiez ?
NW : Seulement pour protester
contre cette image de la femme.
Elle éclate d’un rire délicieux, plein
d’espièglerie et d’intelligence
maligne. Puis elle me demande si je
veux manger. Sa fille lui a
récemment rempli son frigo,
m’explique-t-elle, avant de me
préparer un excellent sandwich au
jambon fumé. Elle n’en fait qu’un
cependant. Pour sa part, elle
débouche une nouvelle bouteille de
vin et allume une autre cigarette.
NW : Monsieur Boustouler, dans
l’intérêt de cet entretien, ne trouvez-
vous pas que nous devrions rester en
bons termes ?
Je réponds que oui.
NW : Alors accordez-moi deux
faveurs. Mangez votre sandwich et
arrêtez de fixer mon verre.
Inutile de dire que cette injonction a
douché par avance toute envie que
j’aurais pu avoir de l’interroger sur
sa consommation d’alcool.
EB : Que s’est-il passé ensuite ?
NW : Je suis tombée malade en
1948, peu avant mes dix-neuf ans.
C’était grave, mais je ne m’étendrai
pas davantage sur le sujet. Mon père
m’a emmenée à Delhi pour me faire
soigner et il est resté six semaines
avec moi pendant que les médecins
me soignaient. On m’a dit que
j’aurais pu en mourir. Peut-être
aurais-je dû. La mort marque parfois
un vrai tournant dans la carrière des
jeunes poètes. À mon retour, j’étais
fragile et renfermée. Écrire était
devenu le cadet de mes soucis. Je
n’avais plus goût à rien, ni à la
nourriture, ni aux conversations, ni
aux distractions. Je détestais avoir
de la visite. Tout ce que je voulais,
c’était tirer les rideaux et dormir
toute la journée. Ce que je faisais la
plupart du temps. Pour finir, je me
suis extirpée de mon lit et j’ai
lentement retrouvé les rituels du
quotidien – j’entends par là les
gestes essentiels qu’une personne
doit accomplir pour être
opérationnelle et à peu près
civilisée. Mais je me sentais
diminuée. Comme si j’avais perdu
une partie vitale de moi-même en
Inde.
EB : Votre père s’inquiétait-il ?
NW : Bien au contraire. Cela
l’encourageait. Il pensait qu’en ayant
frôlé ainsi la mort, je cesserais de
me montrer immature et capricieuse.
Il ne comprenait pas que j’étais
perdue. J’ai lu que lorsqu’une
avalanche vous ensevelit et que vous
êtes étendu sous toute cette neige,
vous n’arrivez plus à déterminer si
vous êtes tourné vers le haut ou le
bas. Vous voulez creuser pour sortir
de là, mais si vous le faites dans la
mauvaise direction, vous vous
rapprochez encore plus de votre
mort. Pour moi, c’était pareil.
J’étais désorientée, suspendue en
plein désarroi, privée de ma
boussole. Déprimée au-delà de toute
expression. Dans un tel état, vous
êtes vulnérable. C’est probablement
pour ça que j’ai dit oui l’année
suivante, en 1949, quand Suleiman
Wahdati a demandé ma main à mon
père.
EB : Vous aviez vingt ans.
NW : Mais pas lui.
Elle me propose un autre sandwich,
que je refuse, et un café, que
j’accepte cette fois. Tout en mettant
de l’eau à bouillir, elle me demande
si je suis marié. Je lui réponds que
je ne le suis pas et que je doute de
l’être un jour. Elle me jette un coup
d’œil par-dessus son épaule, et son
regard s’attarde sur moi. Puis elle
sourit.
NW : Ah. D’habitude, je vois ces
choses-là.
EB : Surprise !
NW : C’est peut-être mon
traumatisme.
Elle montre son bandana.
NW : Je ne le porte pas pour me
faire remarquer. Je suis tombée il y
a quelques jours et je me suis ouvert
le front. Mais quand même, j’aurais
dû deviner. Pour vous, je veux dire.
Je sais par expérience que les
hommes qui comprennent les
femmes aussi bien que vous semblez
le faire ont rarement envie de se
frotter à elles.
Elle me tend un café, allume une
cigarette et se rassoit.
NW : J’ai une théorie concernant le
mariage, monsieur Boustouler. Dans
la très grande majorité des cas, on
devine en moins de deux semaines si
ça va marcher ou pas. C’est étonnant
de voir combien de gens restent
prisonniers des années durant, des
décennies même, d’un aveuglement
réciproque et de faux espoirs alors
qu’ils ont eu leur réponse au cours
de ces deux premières semaines.
Moi, ça ne m’a même pas pris aussi
longtemps. Mon mari était un homme
bien. Mais il était beaucoup trop
sérieux, distant et inintéressant. Sans
compter qu’il était amoureux de son
chauffeur.
EB : Ah. Ç’a dû être choc.
NW : Ma foi, cela corsait la
situation.
Elle sourit un peu tristement.
NW : J’étais avant tout désolée pour
lui. Il n’aurait pas pu choisir une
pire époque ou un pire endroit pour
naître tel qu’il était. Il est mort d’une
crise cardiaque quand notre fille
avait six ans. À ce moment-là,
j’aurais pu rester à Kaboul. J’avais
la maison, la fortune de mon mari. Il
y avait aussi un jardinier et le
chauffeur dont je vous ai parlé.
J’aurais mené une vie confortable.
Mais j’ai fait mes valises et je suis
partie en France avec Pari.
EB : Dans son intérêt à elle, comme
vous l’avez déjà dit.
NW : Tout ce que j’ai fait, monsieur
Boustouler, je l’ai fait pour ma fille.
Non qu’elle comprenne, ou qu’elle
apprécie ce geste à sa juste valeur.
Elle fait parfois preuve d’un manque
de considération qui me sidère. Elle
n’imagine pas la vie qu’elle aurait
dû endurer si je n’avais pas été là…
EB : Votre fille est-elle une
déception pour vous ?
NW : Monsieur Boustouler, je suis
arrivée à la conclusion qu’elle est
ma punition.

Un jour, en 1975, Pari découvre un


petit paquet sur son lit en rentrant chez
elle. Cela fait un an qu’elle est allée
chercher sa mère aux urgences et neuf
mois qu’elle a quitté Julien. Elle vit à
présent avec une élève infirmière du
nom de Zahia, une jeune Algérienne aux
cheveux bruns bouclés et aux yeux verts.
C’est une fille compétente, d’un
tempérament joyeux et serein, avec qui
la cohabitation ne pose aucun problème.
Seule ombre au tableau : Zahia est
maintenant fiancée à son petit ami, Sami,
et se prépare à emménager avec lui à la
fin du semestre.
Une feuille de papier pliée
accompagne le colis. Ceci a été livré
pour toi. Je passerai la nuit chez Sami.
À demain. Je t’embrasse. Zahia.
Pari ouvre le paquet. À l’intérieur se
trouvent un magazine et un autre
message, griffonné celui-là d’une
écriture familière à la grâce quasi
féminine. Cette revue a été envoyée à
Nila, puis au couple qui occupe
l’ancien appartement de Colette, avant
qu’on ne me la fasse parvenir. Tu
devrais faire suivre ton courrier. Lis ce
texte à tes risques et périls. Aucun de
nous deux n’y apparaît à son avantage,
j’en ai peur. Julien.
Pari laisse tomber le magazine sur le
lit et va se préparer une salade
d’épinards avec du couscous. Après
avoir enfilé son pyjama, elle mange
devant son petit téléviseur noir et blanc
de location et regarde distraitement des
images de réfugiés du Sud-Vietnam
arrivant par avion sur l’île de Guam.
Elle pense à Colette, lorsqu’elle
manifestait contre la guerre menée là-
bas par les États-Unis. Colette qui avait
déposé une couronne de dahlias et de
marguerites sur la stèle de sa mère, qui
l’avait serrée dans ses bras et
embrassée, et qui avait récité avec talent
l’un des poèmes de Nila sur une estrade.
Julien n’était pas venu à la cérémonie.
Il avait appelé et expliqué sans grande
conviction qu’il n’aimait pas les
enterrements, qu’il les trouvait
déprimants.
Comme tout le monde, non ? avait dit
Pari.
Je crois qu’il vaut mieux que je me
tienne à l’écart.
Fais comme tu veux, avait-elle
répondu, tout en songeant : Mais ton
absence ne t’absoudra pas. Pas plus que
ma présence ne m’absoudra, moi. De
notre inconséquence. De notre légèreté.
Mon Dieu. Elle avait raccroché en
sachant que sa liaison passagère avec
Julien avait été le coup de grâce pour sa
mère. Et que toute sa vie, sa culpabilité
et ses terribles remords ressurgiraient
parfois brutalement, la faisant souffrir
jusque dans sa moelle. Elle se débattrait
avec eux jusqu’à la fin de ses jours. Ils
seraient comme un robinet qui goutte au
fond de son esprit.
Elle prend un bain après le dîner et
révise quelques notes en prévision d’un
examen à venir. Puis elle regarde encore
un peu la télévision, lave et essuie la
vaisselle, balaie le sol de la cuisine.
Mais ça ne sert à rien. Elle n’arrive pas
à se distraire. La revue est toujours sur
son lit, d’où elle semble l’appeler en
bourdonnant tout bas.
Plus tard, elle enfile un imperméable
par-dessus son pyjama et sort marcher le
long du boulevard de la Chapelle, à
quelques rues au sud de son
appartement. Il fait froid et des gouttes
de pluie battent le trottoir et la devanture
des boutiques, mais l’appartement ne
peut contenir son agitation pour l’instant.
Elle a besoin de sentir l’air frais,
l’humidité ambiante, et d’avoir de
l’espace autour d’elle.
Lorsqu’elle était jeune, elle s’en
souvient, elle ne cessait de poser des
questions. Est-ce que j’ai des cousins à
Kaboul, maman ? Est-ce que j’ai des
tantes et des oncles ? Et des grands-
parents ? Est-ce que j’ai un grand-père
et une grand-mère ? Pourquoi ne
viennent-ils jamais nous rendre visite ?
On peut leur écrire une lettre ? S’il te
plaît, on peut aller les voir ?
La plupart de ses interrogations
tournaient autour de son père. Quelle
était sa couleur préférée, maman ? Dis,
maman, c’était un bon nageur ? Est-ce
qu’il connaissait plein d’histoires
drôles ? Elle se rappelle un jour où il
lui avait couru après dans une pièce et
où il l’avait fait rouler sur un tapis en lui
chatouillant la plante des pieds et le
ventre. Elle a toujours en mémoire
l’odeur de son savon à la lavande, son
front haut et ses longs doigts. Ses
boutons de manchettes en lapis-lazuli, le
pli de son pantalon. Et elle revoit encore
les moutons de poussière qui s’étaient
envolés du tapis.
Ce qui avait toujours manqué, c’était
la colle pour relier entre eux ces
souvenirs morcelés et disparates, pour
les transformer en une sorte de récit
cohérent. Mais sa mère ne lui confiait
jamais grand-chose. Elle gardait pour
elle les détails de son passé et de leur
vie ensemble à Kaboul. Elle tenait sa
fille à distance de leur histoire
commune, si bien que, pour finir, Pari
avait arrêté de chercher des réponses
auprès d’elle.
Et voilà qu’aujourd’hui, elle découvre
que sa mère s’est épanchée auprès de ce
journaliste, Étienne Boustouler, comme
jamais elle ne l’a fait avec elle.
Ou pas ?
Pari a lu l’interview trois fois, mais
elle ne sait pas quoi en penser, ni ce
qu’elle doit croire. Tant d’éléments lui
paraissent faux. Certains passages lui
ont fait l’effet d’une parodie. D’un
mélodrame épouvantable où les beautés
emprisonnées se mêlaient aux idylles
condamnées et à une oppression
omniprésente, le tout raconté avec trop
de verve, sans aucune pause.
Elle avance à grands pas vers Pigalle,
à l’ouest, les mains dans les poches de
son imperméable. Le ciel s’assombrit
rapidement et la pluie qui cingle son
visage tombe de plus en plus dru,
fouettant les fenêtres des immeubles et
barbouillant la lumière des phares. Elle
n’a pas le souvenir d’avoir jamais
rencontré son grand-père maternel. Elle
n’a vu de lui que cette photo où il lit à
son bureau, mais elle doute qu’il ait été
le sombre personnage à moustache dont
sa mère a brossé le portrait. De fait, il
lui semble voir clair à travers ce récit.
Elle a sa propre idée. Dans sa version à
elle, c’est un homme empli d’une
légitime inquiétude vis-à-vis de sa fille
– laquelle, profondément malheureuse et
portée à l’autodestruction, ne peut
s’empêcher de tout gâcher dans sa vie.
Un homme en butte à des humiliations et
des attaques répétées contre sa dignité et
qui, malgré ça, reste présent auprès de
son enfant, qui l’emmène en Inde
lorsqu’elle tombe malade et qui la veille
durant six semaines. Et à ce propos, de
quoi a-t-elle vraiment souffert ? Que lui
a-t-on fait en Inde ? Pari repense à la
cicatrice verticale de sa mère sur
l’abdomen. Zahia lui a certifié que
celles des césariennes étaient toujours
horizontales.
Et il y a ces affirmations sur son mari,
le père de Pari. S’agit-il d’une
calomnie ? A-t-il vraiment aimé Nabi, le
chauffeur ? Et dans ce cas, quelle raison
pouvait-elle avoir de le révéler après
tout ce temps, si ce n’est le désir de
désorienter, d’humilier, et peut-être
même de blesser quelqu’un ? Mais qui ?
En ce qui la concerne, Pari n’est pas
surprise par le traitement peu flatteur
que sa mère lui a réservé – c’est normal,
après sa relation avec Julien –, pas plus
qu’elle ne l’est par son récit expurgé et
aseptisé de son expérience de la
maternité.
Mensonges que tout ça ?
Et pourtant…
Sa mère était une poétesse talentueuse.
Pari a lu toutes ses œuvres en français et
tous les poèmes qu’elle a traduits du
farsi. La force et la beauté de son style
sont indéniables. Mais si le compte
rendu qu’elle a fait de sa vie dans
l’interview était un mensonge, d’où lui
venaient les images qu’elle utilisait dans
ses œuvres ? Où se trouvait la source de
ces mots tantôt honnêtes, charmants,
tantôt brutaux et tristes ? N’était-elle
qu’une habile mystificatrice ? Une
magicienne dotée d’un stylo en guise de
baguette magique, capable d’émouvoir
un public en faisait surgir des émotions
qu’elle-même n’avait jamais
éprouvées ? Était-ce seulement
possible ?
Pari l’ignore complètement. Et peut-
être était-ce ça, le véritable but de sa
mère : faire trembler le sol sous ses
pieds. La déstabiliser volontairement et
semer la pagaille dans son esprit, la
transformer en étrangère à ses propres
yeux, l’amener à douter de tout ce
qu’elle a cru savoir sur sa vie, faire en
sorte qu’elle se sente aussi perdue que si
elle avait erré dans un désert en pleine
nuit, cernée par l’obscurité et l’inconnu,
en quête d’une vérité insaisissable
semblable à une toute petite lueur qui
aurait trembloté au loin, sans cesse
mouvante, sans cesse plus distante.
Pourrait-il s’agir d’un châtiment ? Une
vengeance de sa mère pour la punir non
seulement de sa liaison avec Julien,
mais aussi de la déception qu’elle a
toujours été à ses yeux ? Sans doute
comptait-elle sur sa fille pour tirer un
trait sur son alcoolisme, sur les hommes,
sur ces années gâchées à tenter
désespérément d’être heureuse. Toutes
ces impasses dans lesquelles elle s’était
engagée, avant de rebrousser chemin.
Toutes ces déconvenues qui la laissaient
encore plus défaite, désemparée, et qui
rendaient le bonheur encore plus
illusoire. Qu’est-ce que j’étais pour toi,
maman ? Qu’étais-je censée être au
moment où je grandissais dans ton
ventre – en supposant que j’aie bien été
conçue là ? Une graine d’espoir ? Un
billet acheté pour te sortir des
ténèbres ? Un pansement sur le trou
que tu portais dans ton cœur ? Si oui,
je n’étais pas assez. Loin de là. Je
n’apaisais pas ta douleur, je n’étais
qu’une impasse de plus, un fardeau
supplémentaire, et tu as dû le sentir
assez vite. Tu as dû t’en rendre compte.
Mais que voulais-tu y faire ? Tu ne
pouvais pas me vendre chez un prêteur
sur gages.
Peut-être cette interview était-elle le
dernier pied de nez de sa mère.
Pari va s’abriter de la pluie sous
l’auvent d’une brasserie située à
quelques rues de l’hôpital où Zahia suit
une partie de sa formation. Tout en
allumant une cigarette, elle se fait la
réflexion qu’elle devrait appeler
Colette. Elles ne se sont parlé qu’une
fois ou deux depuis l’enterrement. Dire
que lorsqu’elles étaient jeunes, elles
passaient des heures ensemble à
mâchonner des chewing-gums jusqu’à ce
qu’elles en aient mal aux mâchoires, ou
à se brosser les cheveux et à les
attacher, assises devant le miroir de la
coiffeuse de Nila… Puis elle avise une
vieille femme qui longe péniblement le
trottoir de l’autre côté de la rue, la tête
enveloppée d’un bonnet de pluie en
plastique, tenant en laisse un petit terrier
couleur fauve. Une fois de plus, un nuage
s’échappe du brouillard collectif de ses
souvenirs et prend lentement la forme
d’un chien. Pas un roquet comme celui-
là, mais un gros chien maigre, sale, au
pelage épais, à la queue et aux oreilles
sectionnées. Pari ignore s’il s’agit d’un
souvenir, ou d’un fantôme de souvenir,
ou de rien du tout. Elle a demandé un
jour à sa mère s’ils avaient jamais
possédé un chien à Kaboul. Je te l’ai
déjà dit, je n’aime pas ces animaux,
avait-elle répondu. Ils n’ont aucune
fierté personnelle. Tu as beau leur filer
des coups de pied, ils continuent à
t’aimer. C’est déprimant.
Et puis il y a cette autre remarque
qu’elle lui a faite :
Je ne me retrouve pas en toi. Je ne
sais pas qui tu es.
Pari jette sa cigarette et décide de
passer un coup de fil à Colette pour lui
proposer d’aller boire un thé quelque
part. Pour prendre de ses nouvelles.
Découvrir qui elle fréquente. Faire du
lèche-vitrine avec elle, comme autrefois.
Et pour voir si sa vieille amie est
toujours disposée à faire ce voyage en
Afghanistan.

Pari rencontre bien Colette. Elles se


donnent rendez-vous dans un bar
populaire de style marocain où un joueur
d’oud se produit sur une petite scène, au
milieu des tentures violettes et des
coussins orange éparpillés partout. Son
amie n’est pas venue seule. Elle a
emmené un jeune homme avec elle – un
certain Éric Lacombe, professeur de
théâtre dans un lycée du
XVIIIe arrondissement. Ainsi qu’il le
rappelle à Pari, il l’a déjà vue quelques
années plus tôt, lors d’une manifestation
contre la chasse au phoque. Elle met un
moment à le resituer, mais cela lui
revient : c’était à lui que Colette avait
reproché le faible nombre de
participants en lui martelant la poitrine.
Ils s’assoient par terre, sur les coussins
moelleux, et commandent des boissons.
Pari a d’abord l’impression que Colette
et Éric sont en couple, mais à force
d’entendre son amie lui vanter les
qualités du jeune homme, elle finit par
comprendre qu’il a été entraîné là pour
elle. La gêne qui l’aurait normalement
envahie dans une situation pareille se
trouve toutefois reflétée – et atténuée –
par celle d’Éric. Elle s’en amuse, et juge
même attachante sa façon de rougir et de
secouer la tête pour s’excuser et traduire
son propre embarras. Devant du pain et
de la tapenade, elle lui jette des coups
d’œil en coin. On ne peut pas le
qualifier de beau. Il a de longs cheveux
mous attachés sur la nuque, de petites
mains, un teint pâle, un nez trop étroit, un
front trop proéminent et un menton pour
ainsi dire inexistant. Mais ses yeux
brillent lorsqu’il s’égaie, et il a la manie
de ponctuer chacune de ses phrases d’un
sourire plein d’attente, semblable à un
joyeux point d’interrogation. Et si son
visage ne captive pas Pari autant que
celui de Julien, il est empreint d’une
bien plus grande douceur et se révèle un
ambassadeur de la prévenance, de la
patience tranquille et de l’intégrité
morale qu’elle ne tardera pas à
découvrir en lui.
Ils se marient par une froide journée
du printemps 1977, quelques mois après
l’investiture de Jimmy Carter. Contre le
souhait de ses parents, Éric insiste pour
qu’ils se contentent d’une petite
cérémonie civile, sans autre témoin que
Colette. Selon lui, un mariage
traditionnel est un luxe qu’ils ne peuvent
pas se permettre. Son père, un riche
banquier, offre de payer les frais – Éric
est son fils unique, après tout. Il le
propose d’abord comme un cadeau, puis
comme un prêt, mais Éric refuse. Même
s’il ne le dit pas, Pari sait qu’il cherche
à lui éviter la gêne d’une cérémonie où
elle serait toute seule, sans famille à ses
côtés, sans personne pour la conduire à
l’autel ou verser une larme de joie pour
elle.
Lorsqu’elle l’informe de son projet
d’aller en Afghanistan, il fait preuve
d’une compréhension dont Julien
n’aurait sans doute jamais été capable.
Et il exprime ce qu’elle ne s’est jamais
ouvertement avoué à elle-même :
— Tu penses que tu as été adoptée.
— Tu viendras avec moi ?
Ils décident de faire le voyage cet été-
là, une fois que l’année scolaire sera
terminée pour lui et qu’elle-même
pourra se ménager une petite pause dans
la préparation de sa thèse. Éric s’inscrit
avec elle à des cours de farsi donnés par
un professeur trouvé grâce à la mère
d’un de ses élèves. Durant cette période,
il arrive souvent à Pari de le surprendre
sur le canapé, des écouteurs sur les
oreilles et un magnétophone sur le
ventre, les yeux fermés pour mieux se
concentrer en même temps qu’il
marmonne en farsi des « merci », des
« bonjour » et des « comment allez-
vous ? », avec un fort accent.
Quelques semaines avant l’été, juste
au moment où Éric commence à se
renseigner sur les billets d’avion et les
possibilités de logement, Pari découvre
qu’elle est enceinte.
— On peut toujours partir, dit Éric. On
devrait, même.
C’est elle qui s’y oppose en faisant
valoir l’état de leur studio, le chauffage
défectueux, la plomberie défaillante,
l’absence d’air conditionné et leurs
meubles de récupération.
— Ce serait irresponsable. On ne peut
pas élever un bébé dans un endroit
pareil, conclut-elle.
Éric prend un deuxième emploi en tant
que professeur de piano – carrière qu’il
avait brièvement envisagée avant
d’opter pour le théâtre –, et le temps que
naisse Isabelle, la douce Isabelle au
teint clair et aux yeux de la couleur du
sucre caramélisé, ils ont emménagé dans
un petit trois-pièces à proximité du
jardin du Luxembourg, cette fois avec
l’aide du père d’Éric, qu’ils ont
acceptée à condition de pouvoir le
rembourser.
Pari s’accorde trois mois de congé
afin de passer ses journées avec sa fille.
Elle se sent toute légère en sa présence,
et comme enveloppée de lumière chaque
fois qu’Isabelle tourne les yeux vers
elle. Quant à Éric, son premier geste en
rentrant du lycée, le soir, est de poser
son manteau et sa sacoche dans l’entrée
et de se laisser tomber sur le canapé en
tendant les bras vers elle.
— Donne-la-moi, Pari. Donne-la-moi.
Et tandis qu’il fait sautiller Isabelle
sur lui, Pari l’informe de toutes les
petites nouvelles du jour – la quantité de
lait que leur fille a bue, le nombre de ses
siestes, les nouveaux sons qu’elle émet,
ce qu’elles ont regardé ensemble à la
télévision, les jeux auxquels elles ont
joué. Éric ne se lasse jamais de ces
détails.
Ils ont reporté à plus tard leur voyage
en Afghanistan. À vrai dire, Pari
n’éprouve plus le besoin douloureux de
partir à la recherche de ses racines. La
raison en est Éric et sa compagnie
apaisante et réconfortante. Et aussi
Isabelle, qui a rendu le sol plus ferme
sous ses pieds – même s’il reste
parsemé de trous et de pièges. Toutes
ses questions demeurées en suspens,
toutes ces choses que sa mère a refusé
de lui dire – elles sont toujours là.
Simplement, elle n’est plus aussi avide
de réponses.
De même, l’impression qu’elle a
toujours eue de souffrir de l’absence de
quelque chose ou de quelqu’un de vital
s’est atténuée. Elle lui revient de temps
à autre, parfois avec une force qui la
prend par surprise, mais moins souvent
qu’autrefois. Pari ne s’est jamais sentie
si comblée, si joyeusement ancrée
quelque part.
En 1981, alors qu’Isabelle a trois ans
et qu’elle-même est enceinte de
quelques mois de son fils Alain, elle se
rend à Munich pour une conférence. Elle
doit y présenter un article qu’elle a
corédigé sur l’utilisation des formes
modulaires pour résoudre des problèmes
posés par d’autres domaines que la
théorie des nombres, notamment la
topologie et la physique théorique.
Après son exposé – qui reçoit un bon
accueil –, elle sort dans un bar bruyant
avec quelques universitaires afin d’y
boire des bières et manger des bretzels
et de la Weisswurst. Il n’est pas minuit
lorsqu’elle rentre à l’hôtel, mais elle se
couche sans se changer ni se laver la
figure. Le téléphone la réveille à 2 h 30.
C’est Éric, qui l’appelle de Paris.
— Il y a un souci avec Isabelle.
Leur fille a de la fièvre. Ses gencives
ont brusquement gonflé et sont devenues
toutes rouges. Elles saignent beaucoup
dès qu’on les effleure.
— C’est à peine si je vois ses dents,
Pari. Je ne sais pas quoi faire. J’ai lu
quelque part qu’il pourrait s’agir de…
Elle voudrait qu’il arrête, qu’il se
taise. Elle voudrait lui dire qu’elle ne
supporte pas d’écouter ça, mais il est
trop tard. Elle entend les mots
« leucémie infantile », à moins que ce ne
soit « lymphome » – mais quelle
différence, de toute façon ? Assise sur le
bord de son lit, telle une statue de
pierre, elle sent son cœur cogner et sa
peau se couvrir de sueur. Elle est
furieuse contre Éric, coupable de planter
une peur aussi horrible dans son esprit
au beau milieu de la nuit, alors qu’elle
est à sept cents kilomètres de sa fille et
totalement impuissante. Elle est furieuse
contre elle-même et sa propre stupidité.
Contre sa décision de s’exposer
volontairement à une vie d’angoisses.
Elle a fait preuve d’une totale
inconscience. D’une folie sans bornes.
D’une foi incroyablement ridicule et
infondée dans l’idée que, envers et
contre tout, un monde qu’on ne contrôle
pas ne vous prendra pas la seule chose
que vous ne supporteriez pas de perdre.
Cette conviction qu’il ne vous détruira
pas. Je n’ai pas le courage d’endurer
ça. Ces mots, elle va jusqu’à les
murmurer. Je n’ai pas le courage
d’endurer ça. À cet instant, elle ne peut
envisager un choix plus téméraire et
irrationnel que celui de devenir parent.
Et une partie d’elle – Aidez-moi, mon
Dieu, supplie-t-elle, pardonnez-moi
cette pensée – en veut aussi à Isabelle
de lui infliger ça, de la faire souffrir
autant.
— Éric. Éric ! Écoute-moi*. Je vais te
rappeler. Il faut que je raccroche.
Elle vide son sac à main sur le lit et
cherche dans son petit carnet d’adresses
marron le numéro de Colette. Son amie
s’est mariée avec un étudiant en
médecine, Didier, et s’est installée avec
lui à Lyon, où elle a ouvert une agence
de voyages. C’est son mari qui répond.
— Tu sais que je me spécialise en
psychiatrie, Pari, n’est-ce pas ?
— Je sais. Je sais. J’ai juste pensé
que…
Il lui pose quelques questions. Isabelle
a-t-elle perdu du poids ? A-t-elle des
suées nocturnes, des bleus inhabituels ?
Est-elle fatiguée ? Fait-elle des
poussées de fièvre chroniques ?
Au bout du compte, il lui dit que le
mieux serait de consulter un pédiatre le
lendemain matin. Mais que si ses
souvenirs de sa formation générale sont
bons, cela ressemble fort à une gingivo-
stomatite aiguë.
Pari serre si fort le combiné qu’elle en
a mal au poignet.
— S’il te plaît, articule-t-elle
patiemment. Didier.
— Ah, désolé. En clair, ça m’évoque
les premières manifestations d’un bouton
de fièvre.
— Un bouton de fièvre.
Puis il ajoute les plus beaux mots que
Pari ait jamais entendus de sa vie :
— Elle devrait s’en remettre.
Pari n’a rencontré Didier que deux
fois, l’une avant et l’autre après son
mariage avec Colette, mais à cet instant,
elle l’aime sincèrement. Et elle le lui
dit, tout en pleurant au téléphone. À
plusieurs reprises, elle lui répète qu’elle
l’aime. Il éclate de rire et lui souhaite
une bonne nuit. Elle rappelle ensuite
Éric pour lui demander d’emmener
Isabelle voir le Dr Perrin le lendemain
matin. Après cela, les oreilles
bourdonnantes, elle reste étendue dans
son lit en regardant la lumière de la rue
filtrer à travers les volets en bois vert
terne. Elle repense au jour où elle a été
hospitalisée à cause d’une pneumonie, à
huit ans. Sa mère avait refusé de rentrer
à la maison et insisté à la place pour
dormir sur la chaise à côté de son lit.
Pari ressent soudain un lien tardif,
nouveau et inattendu avec elle. Nila lui a
souvent manqué au cours de ces
dernières années. Lors de son mariage,
bien sûr. À la naissance d’Isabelle. Et à
une foule d’autres moments. Mais jamais
autant que durant cette terrible et
merveilleuse nuit dans sa chambre
d’hôtel à Munich.
De retour à Paris, elle tente de
persuader Éric de ne pas avoir d’autres
enfants après la naissance de leur
deuxième. Ils ne feraient que risquer
encore plus d’avoir le cœur brisé.
En 1985, alors qu’Isabelle a sept ans,
Alain, quatre, et le petit Thierry, deux,
elle accepte un poste dans une grande
fac parisienne. Durant quelque temps,
elle subit les basses manœuvres et les
mesquineries universitaires habituelles
– peu étonnantes dans la mesure où, à
trente-six ans, elle est le plus jeune
professeur et l’une des deux seules
femmes de son département. Elle
surmonte cette épreuve comme jamais sa
mère, imagine-t-elle, n’aurait pu ou
voulu le faire. Elle refuse de s’abaisser
à la flatterie et ne passe de pommade à
personne. Elle évite de se quereller ou
de se plaindre. Il y aura toujours des
collègues sceptiques à son égard. Mais
le temps que chute le mur de Berlin, les
barrières de sa vie professionnelle ont
fait de même et elle a lentement
remporté les suffrages de ses collègues
par son comportement réfléchi et sa
sociabilité désarmante. Elle noue des
amitiés dans son département – et dans
d’autres aussi –, se rend à des
événements organisés par l’université, à
des levées de fonds, et à l’occasion à
des cocktails et des dîners. Éric
l’accompagne à ces soirées où, par
plaisanterie, il insiste pour s’affubler
toujours de la même cravate en laine et
de la même veste en velours avec des
pièces aux coudes. Ainsi vêtu, il
déambule au milieu de la foule des
convives, goûtant les hors-d’œuvre,
sirotant du vin, l’air jovialement
désorienté, et Pari doit de temps à autre
le rejoindre et l’éloigner d’un groupe de
mathématiciens avant qu’il ne leur
assène son opinion sur les 3-variétés et
les approximations diophantiennes.
Inévitablement, quelqu’un finit par
solliciter son avis sur l’actualité en
Afghanistan. Un soir, un professeur un
peu éméché, M. Chatelard, lui demande
ce que deviendra selon elle son pays
après le départ des Soviétiques.
— Votre peuple vivra-t-il en paix,
madame la professeur ?
— Je n’en sais rien. D’un point de vue
pratique, je ne suis afghane que de nom.
— Non mais, quand même*. Vous
devez avoir une idée.
Elle sourit et tente de tenir à distance
ces questions toujours un peu déplacées.
— Juste ce que je lis dans Le Monde.
Comme vous.
— Mais vous avez grandi là-bas,
non ?
— Je suis partie quand j’étais toute
petite. Avez-vous vu mon mari ? C’est
celui avec la veste aux coudes renforcés.
Elle dit vrai. Elle suit les nouvelles,
lit des articles sur la guerre, sur les
armes fournies par l’Occident aux
moudjahidin, mais l’Afghanistan
n’occupe plus la même place dans son
esprit. Elle a largement de quoi
s’occuper chez elle – elle vit désormais
à Guyancourt, à environ vingt kilomètres
du cœur de Paris, dans une jolie maison
de quatre chambres située sur une petite
colline, près d’un parc agrémenté de
sentiers de promenade et de bassins.
Éric a commencé à écrire des pièces de
théâtre en plus de donner des cours.
L’une d’elles, une farce politique légère,
sera jouée à l’automne dans un petit
théâtre près de l’hôtel de ville de Paris,
et il a déjà reçu commande d’une
deuxième.
Isabelle est devenue une adolescente
calme, intelligente et attentionnée, qui
tient un journal intime et lit un roman par
semaine. Elle se passionne pour Sinéad
O’Connor aussi. Et elle prend des cours
de violoncelle qui l’amèneront dans
quelques semaines à interpréter la
Chanson triste de Tchaïkovski lors d’un
récital. Elle a d’abord été réticente à
l’idée de se mettre à cet instrument, si
bien que Pari a suivi quelques cours
avec elle par solidarité. Cela s’est
révélé à la fois inutile et impossible.
Inutile parce que Isabelle s’était vite
approprié le violoncelle, et impossible
parce que celui-ci donnait à Pari des
douleurs aux articulations. Cela fait un
an déjà qu’elle se réveille le matin avec
dans les mains et les poignets une
raideur qui met une demi-heure à
s’estomper, parfois même une heure.
Après avoir fait pression sur elle pour
qu’elle consulte un médecin, Éric est
revenu à la charge avec tant d’insistance
– « Tu n’as que quarante-trois ans, Pari,
ce n’est pas normal » – qu’elle a enfin
pris rendez-vous.
Alain, le cadet de la fratrie, possède
un charme canaille. Né prématurément,
il est encore petit pour un garçon de
onze ans, mais il compense largement sa
taille par sa volonté et son bon sens.
Obsédé par les arts martiaux, il parvient
toujours à tromper ses adversaires, qui
le sous-estiment en raison de son
physique fluet et de ses jambes
maigrelettes. Souvent, allongés dans leur
lit le soir, Pari et Éric se sont
émerveillés de son incroyable
détermination et de sa féroce énergie.
Pari ne se fait pas de souci pour ses
deux aînés. C’est plutôt Thierry qui la
préoccupe. Thierry qui devine peut-être
confusément qu’il n’a pas été attendu,
prévu, invité. Sujet à des silences
blessants et des regards noirs, il n’en
finit pas de protester chaque fois qu’elle
lui demande quelque chose et il la
provoque, lui semble-t-il, pour le simple
plaisir de provoquer. Certains jours, une
ombre plane sur lui. Elle le sait. Elle la
voit presque. Une ombre qui se forme et
qui gonfle jusqu’à ce qu’elle éclate,
déversant un torrent de rage accompagné
de tremblements et de coups de pied par
terre qui effraient Pari et face auxquels
Éric ne peut que cligner des yeux et
sourire d’un air malheureux. Pari sent
d’instinct que Thierry sera pour elle une
source d’inquiétude à vie, comme la
douleur dans ses articulations.
Elle se demande souvent quelles
relations sa mère aurait eues avec
Isabelle, Alain et Thierry. Surtout avec
ce dernier. Son intuition lui souffle
qu’elle lui aurait été d’une aide
précieuse et qu’elle se serait peut-être
en partie retrouvée en lui malgré leur
absence de lien biologique – sur lequel
Pari n’a plus de doute depuis un
moment. Les enfants ont entendu parler
de leur grand-mère, en tout cas. Isabelle,
en particulier, se montre curieuse et a lu
la plupart de ses poèmes.
— Je regrette de ne pas l’avoir
connue, dit-elle.
Ou encore :
— Elle a un côté glamour. Je pense
qu’on aurait pu être très proches, elle et
moi. Tu ne crois pas ? On aurait lu les
mêmes livres. Je lui aurais joué du
violoncelle.
— Elle aurait adoré, répond Pari. Ça,
j’en suis certaine.
Elle tait pour l’instant le suicide de
Nila. Peut-être les enfants
l’apprendront-ils un jour
– probablement, même. Mais pas par
elle. Elle refuse de semer en eux l’idée
qu’une mère est capable d’abandonner
ses petits et de leur dire Vous ne me
suffisez pas. Pour elle, Isabelle, Alain,
Thierry et Éric ont toujours été
suffisants. Ils le seront toujours.
Durant l’été 1994, ils partent en
famille à Majorque. C’est Colette qui
organise ces vacances pour eux par
l’intermédiaire de sa florissante agence
de voyages. Didier et elle n’ont pas
d’enfant, non pas en raison d’une fatalité
biologique, mais parce qu’ils n’en
veulent pas. Pour Pari, le moment est
bien choisi. Sa polyarthrite est sous
contrôle. Elle prend une dose
hebdomadaire de méthotrexate, qu’elle
tolère sans problème, et elle n’a pas eu
besoin de prendre de stéroïdes depuis
quelque temps, ce qui lui évite les
insomnies induites par ces médicaments.
— Et je ne te parle même pas de la
prise de poids, dit-elle à Colette.
J’aurais trouvé dur de venir ici avec en
tête l’épreuve du maillot de bain. Ah, la
vanité…
Ils passent leurs journées à visiter
l’île. Ils se rendent sur la côte nord-
ouest, près des montagnes de la Sierra
de Tramuntana, et se promènent le long
des oliveraies et dans la forêt de pins.
Ils goûtent à la porcella, à un succulent
plat à base de bar appelé lubina, ainsi
qu’au tumbet, un mijoté d’aubergines et
de courgettes – à l’exception de Thierry,
qui refuse d’en avaler la moindre
bouchée, si bien que dans chaque
restaurant Pari doit prier le chef de lui
préparer une assiette de spaghettis
accompagnés d’une simple sauce tomate,
sans viande ni fromage. Un soir aussi, à
la demande d’Isabelle qui a récemment
découvert l’opéra, ils assistent à une
représentation de la Tosca de Puccini.
Pour supporter un tel supplice, Colette et
Pari boivent en douce une flasque de
vodka bon marché durant le spectacle.
Elles se retrouvent ivres avant le milieu
de l’acte II, et ne peuvent s’empêcher de
ricaner comme des écolières devant le
jeu de scène dramatique du chanteur
jouant Scarpia.
Un jour que Didier, Alain et Éric sont
partis randonner dans la baie de Sóller,
toutes deux vont pique-niquer sur la
plage avec Isabelle et Thierry. En
chemin, ils s’arrêtent dans une boutique
pour acheter à l’adolescente un maillot
de bain qu’elle a repéré. C’est là que
Pari entrevoit son reflet dans la vitrine.
D’habitude – surtout ces derniers
temps –, un processus mental
automatique se met en branle quand elle
s’avance devant un miroir afin de la
préparer à cette vision plus âgée d’elle-
même. Cela la protège. Cela atténue le
choc. Mais dans cette devanture, elle se
surprend à l’improviste, totalement
démunie face à une réalité non déformée
par son propre aveuglement. Elle
aperçoit une femme d’un certain âge
vêtue d’une tunique lâche et terne et
d’une jupe de plage qui ne cache pas
assez les bourrelets sur ses genoux. Le
soleil fait ressortir ses cheveux gris, et
malgré son eye-liner et son rouge à
lèvres, son visage est de ceux sur
lesquels le regard d’un passant ne se
pose que pour s’en écarter, comme
devant un panneau de signalisation ou un
numéro de boîte aux lettres. L’instant est
bref, juste le temps d’un battement de
cœur, mais cela suffit pour que l’image
illusoire qu’elle avait d’elle rattrape
celle, bien réelle, de la femme qui la
fixe dans la vitrine. L’expérience
s’avère assez dévastatrice. C’est ça la
vieillesse, pense-t-elle en suivant
Isabelle dans le magasin. Des moments
cruels qui vous tombent dessus sans
crier gare.
Plus tard, en rentrant dans leur maison
de location, ils constatent que les
hommes sont déjà là.
— Papa se fait vieux, dit Alain.
Occupé à préparer une carafe de
sangria derrière le bar, Éric roule de
gros yeux et hausse les épaules avec
candeur.
— J’ai cru que j’allais devoir te
porter, le taquine son fils.
— Donne-moi un an. On reviendra
l’année prochaine et je ferai la course
avec toi tout autour de l’île, mon pote*.
Ils ne reviendront jamais à Majorque.
Une semaine après leur retour, Éric est
victime d’une crise cardiaque. Cela se
produit à son travail, pendant qu’il
s’adresse à un éclairagiste. Il en
réchappe, mais fera deux autres attaques
au cours des trois années suivantes, dont
la dernière lui sera fatale. Et c’est ainsi
qu’à quarante-huit ans, Pari se retrouve
veuve, comme sa mère avant elle.
Un jour, au début du printemps 2010,
elle reçoit un appel longue distance. Il
ne la surprend pas. En fait, elle s’y
prépare même depuis son réveil ce
matin-là. Avant l’heure prévue, elle
s’assure d’avoir l’appartement pour elle
seule – ce qui suppose de demander à
Isabelle de partir plus tôt que
d’habitude. Sa fille et son mari, Albert,
vivent juste au nord de l’île Saint-Denis,
à quelques rues de son studio. Isabelle
vient la voir un jour sur deux, après
avoir déposé ses enfants à l’école, et lui
apporte une baguette et des fruits frais.
Pari n’est pas encore clouée à un
fauteuil roulant – même si elle anticipe
cette échéance. Sa maladie l’a contrainte
à prendre une retraite anticipée l’année
précédente, mais elle est encore tout à
fait capable de se rendre seule au
marché et d’effectuer une promenade
quotidienne. Ce sont ses mains – ces
mains laides, tordues – qui la trahissent
le plus souvent et qui, les mauvais jours,
lui donnent l’impression que des éclats
de cristal s’entrechoquent autour de ses
articulations. Elle porte des gants
chaque fois qu’elle sort afin de les
maintenir au chaud, mais aussi et surtout
parce qu’elle a honte d’elles, de leurs
jointures noueuses, de leurs doigts
disgracieux affligés d’une déformation
en col de cygne, dixit son médecin, et de
son auriculaire gauche sans cesse replié.
Ah, la vanité, dit-elle à Colette.
Ce matin-là, Isabelle est arrivée avec
des figues, quelques savons, du
dentifrice et un Tupperware rempli
d’une soupe de châtaignes qu’Albert
envisage de proposer comme nouvelle
entrée aux propriétaires du restaurant où
il est employé en tant que sous-chef. En
déballant ses courses, Isabelle évoque le
nouveau contrat qu’elle vient de
décrocher. Elle compose des bandes
originales pour des émissions de
télévision, des publicités et bientôt,
espère-t-elle, pour des films. Elle doit
commencer par une minisérie en cours
de tournage à Madrid.
— Tu iras là-bas ? s’enquiert Pari. À
Madrid ?
— Non. Le budget est trop serré. Les
producteurs refusent de couvrir mes
frais de déplacement.
— Quel dommage. Tu aurais pu loger
chez Alain.
— Oh, maman, tu n’y penses pas ! Le
pauvre. Il a à peine assez de place pour
étirer ses jambes.
Alain est consultant financier et vit
dans un tout petit appartement madrilène
avec sa femme Ana et leurs quatre
enfants. Il envoie régulièrement à Pari
des photos et des petites vidéos de ces
derniers.
Pari demande à Isabelle si elle a des
nouvelles de Thierry – mais non, pas
cette fois. Son fils est en Afrique, dans
l’est du Tchad, où il travaille dans un
camp de réfugiés du Darfour. Pari le sait
parce qu’il a des contacts épisodiques
avec Isabelle – la seule à qui il se confie
un peu. C’est ainsi qu’elle connaît les
grandes lignes de sa vie, comme le fait
qu’il a passé un certain temps au
Vietnam et qu’il a été brièvement marié
là-bas, quand il avait vingt ans.
Isabelle met une casserole d’eau à
bouillir et va chercher deux tasses dans
un placard.
— Pas ce matin, Isabelle. En fait,
j’aimerais que tu t’en ailles.
Sa fille lui jette un regard blessé, et
Pari s’en veut de ne pas avoir mieux
formulé sa requête. Isabelle a toujours
été très sensible.
— Ce que je voulais dire, c’est que
j’attends un appel et que j’ai besoin
d’être seule.
— Un appel ? De qui ?
— Je te raconterai plus tard.
Isabelle croise les bras en souriant.
— Tu t’es trouvé un amant ?
— Un amant ? Tu es aveugle ou quoi ?
Tu m’as regardée dernièrement ?
— Je ne vois pas où est le problème.
— Il faut que tu t’en ailles. Je
t’expliquerai plus tard, je te le promets.
— D’accord, d’accord, dit Isabelle en
prenant son sac, son manteau et ses clés.
Mais sache que je suis très intriguée.
L’homme qui appelle à 9 h 30
s’appelle Markos Varvaris. Il est entré
en contact avec elle par l’intermédiaire
de son compte Facebook en lui envoyant
ce message, rédigé en anglais : Êtes-
vous la fille de la poétesse Nila
Wahdati ? Si oui, j’aimerais beaucoup
m’entretenir avec vous d’un sujet qui
vous intéressera. Pari a cherché son
nom sur internet et découvert qu’il
s’agissait d’un chirurgien esthétique
travaillant pour une organisation
caritative à Kaboul. Au téléphone, il la
salue en farsi et continue à s’exprimer
dans cette langue jusqu’à ce qu’elle
l’interrompe :
— Monsieur Varvaris, je suis
désolée… pouvons-nous parler en
anglais ?
— Ah, bien sûr. Excusez-moi. Je
pensais… mais c’est normal,
évidemment. Vous étiez si jeune quand
vous avez quitté votre pays, n’est-ce
pas ?
— En effet.
— J’ai appris le farsi ici et je dirais
que je me débrouille assez bien. Je suis
arrivé à Kaboul en 2002, peu après le
départ des talibans. Une époque assez
optimiste, alors. Les gens étaient prêts à
tout reconstruire, à instaurer la
démocratie, etc., etc. Aujourd’hui, c’est
bien différent. Nous préparons les
élections présidentielles, certes, mais
c’est une autre histoire, j’en ai peur.
Pari l’écoute patiemment faire une
longue digression sur le défi logistique
que représentent les élections en
Afghanistan, mais que Karzai relèvera,
dit-il, puis sur les incursions
inquiétantes des talibans dans le Nord et
les attaques islamistes croissantes contre
les médias. Suivent quelques
parenthèses sur la surpopulation à
Kaboul et le coût du logement, avant
qu’il n’en revienne à l’objet de son
appel :
— Je vis dans cette maison depuis
plusieurs années et il me semble que
vous y avez habité, vous aussi.
— Pardon ?
— C’était la maison de vos parents.
En tout cas, c’est ce que j’ai été amené à
penser.
— Si vous me permettez… qui vous a
dit ça ?
— Le propriétaire. Il s’appelle Nabi.
Ou plutôt, il s’appelait Nabi. Il est
décédé, malheureusement. Il n’y a pas
très longtemps. Vous vous souvenez de
lui ?
Une image s’impose à elle d’un jeune
et beau visage avec des favoris et une
énorme masse de cheveux bruns ramenés
en arrière.
— Oui. Enfin, surtout de son nom.
C’était notre cuisinier. Et notre
chauffeur, aussi.
— Il occupait les deux fonctions, en
effet. Il vivait ici, dans cette maison,
depuis 1947. Soixante-trois ans. C’est
presque incroyable, non ? Mais, je vous
le répète, il a rendu l’âme. Le mois
dernier. Je l’appréciais beaucoup
– comme tout le monde.
— Je vois.
— Nabi m’a laissé un message que je
ne devais lire qu’après sa mort. J’ai
demandé à un collègue afghan de me le
traduire en anglais. Ce message… à vrai
dire, c’est plus qu’un message. Une
lettre, pour être plus précis, et
admirable, qui plus est. Nabi y raconte
plusieurs choses. Je vous ai cherchée
parce que certaines d’entre elles vous
concernent, et aussi parce qu’il me
demande à l’intérieur de vous retrouver
et de vous remettre le tout. Il m’a fallu
faire quelques démarches, mais nous
avons réussi à vous localiser. Merci
internet, conclut-il en riant.
Une partie de Pari veut raccrocher.
D’instinct, elle sent que, quelles que
soient les révélations griffonnées sur le
papier par ce vieil homme, cette
personne surgie de son lointain passé, à
l’autre bout du monde, celles-ci sont
vraies. Elle sait depuis longtemps que sa
mère lui a caché la vérité sur son
enfance. Mais même si le socle de son
existence a été brisé par un mensonge,
ce qu’elle a planté depuis dans ce
terreau lui apparaît aussi sûr, et solide,
et inébranlable qu’un grand chêne. Éric,
ses enfants, ses petits-enfants, sa
carrière, Colette. Alors à quoi bon ?
Après tout ce temps, à quoi bon ? Il vaut
peut-être mieux clore le sujet.
Elle ne le fait pas, pourtant. Son pouls
s’accélère et ses mains deviennent
moites.
— Que… que dit-il dans ce message,
dans cette lettre ?
— Eh bien, pour commencer, il
prétend avoir été votre oncle.
— Mon oncle.
— Par alliance, pour être précis. Et ce
n’est pas tout. Il ajoute bien d’autres
choses.
— Monsieur Varvaris, est-ce que vous
l’avez ? Cette lettre, ou bien sa
traduction ? Vous l’avez avec vous ?
— Oui.
— Si vous la lisiez pour moi ? Cela
vous est possible ?
— Vous voulez dire… là, maintenant ?
— Si vous avez le temps. Je peux vous
rappeler pour prendre l’appel à ma
charge.
— Non, non, pas la peine. Mais vous
êtes sûre ?
— Oui. J’en suis sûre, monsieur
Varvaris.
Il lui lit donc la lettre. Jusqu’au bout.
Cela dure un moment. À la fin, elle le
remercie et dit qu’elle reprendra bientôt
contact avec lui.
Après avoir raccroché, elle branche la
cafetière et s’approche de la fenêtre. De
là, une vue familière se présente à elle
– l’allée pavée et étroite en contrebas, la
pharmacie au bout de la rue, le traiteur
oriental à l’angle, la brasserie tenue par
une famille basque.
Ses mains tremblent. Quelque chose
d’étonnant lui arrive. Quelque chose de
véritablement remarquable. L’image
qu’elle en a est celle d’une hache
frappant le sol et d’un flot de pétrole
noir jaillissant soudain à la surface.
Voilà ce qui lui arrive. Libérés par le
choc, des souvenirs remontent des
profondeurs de sa mémoire. Elle regarde
en direction de la brasserie, et ce
qu’elle voit n’est pas le serveur maigre
sous l’auvent, occupé à donner un coup
de torchon sur une table, un tablier noir
noué autour de la taille, mais un petit
chariot rouge dont une des roues couine
et qui cahote sous un ciel dans lequel
filent les nuages, et qui franchit des
crêtes, plonge dans des petits ravins
asséchés, gravit et descend des monts
ocres. Elle voit des enchevêtrements
d’arbres fruitiers, leur feuillage agité
par la brise, des rangées de pieds de
vigne entre des petites maisons au toit en
terrasse. Elle voit des fils à linge et des
femmes accroupies près d’un ruisseau,
et les cordes grinçantes d’une balançoire
sous un grand arbre, et un gros chien
fuyant sous les moqueries de petits
villageois, et un homme au nez busqué
creusant un fossé, la chemise collée à
son dos par la sueur, et une femme
voilée penchée sur un feu de cuisine.
Mais il y a un autre détail à la lisière
de tout ça, juste à la périphérie de sa
vision – et c’est ce qui l’attire le plus.
Une ombre insaisissable. Une silhouette.
À la fois douce et dure. Douce comme la
main qui tient la sienne. Dure comme les
genoux sur lesquels elle a autrefois
appuyé sa joue. Elle cherche à distinguer
un visage, mais il s’échappe, se dérobe
chaque fois qu’elle se tourne vers lui.
Pari sent un gouffre s’ouvrir en elle. Il y
a toujours eu une grande absence dans sa
vie. Quelque part, elle l’a toujours su.
— Un frère, dit-elle sans s’en rendre
compte – et sans se rendre compte
qu’elle pleure.
Les paroles d’une chanson en farsi
affluent soudain en elle :
Je connais une triste petite fée
Que le vent un soir a soufflée.
Il y a un autre couplet, elle en est
certaine, qui peut-être venait avant
celui-là. Mais lui aussi lui échappe.
Pari s’assoit. Elle ne se sent pas
capable de rester debout à cet instant.
Elle attend que le café finisse de passer.
Lorsqu’il sera prêt, elle en prendra une
tasse, fumera peut-être ensuite une
cigarette. Puis elle passera un coup de
fil à Colette, à Lyon, pour voir si sa
vieille amie peut lui organiser un voyage
à Kaboul.
Mais pour l’heure, elle reste assise.
Elle ferme les yeux tandis que la
cafetière commence à gargouiller, et
derrière ses paupières elle découvre des
collines qui se dressent doucement vers
un grand ciel bleu, et le soleil qui se
couche derrière un moulin, et toujours,
toujours, des chapelets brumeux de
montagnes qui déclinent et s’estompent à
l’horizon.
7

Été 2009
— TON PÈRE EST UN GRAND HOMME.
Adel leva les yeux. L’enseignante,
Malalai, une femme d’âge mûr et potelée
portant un châle violet brodé de perles
sur ses épaules, s’était penchée pour lui
chuchoter ces mots à l’oreille. Elle lui
souriait à présent, les yeux fermés.
— Tu as de la chance, mon garçon.
— Je sais.
Bien, articula-t-elle en silence.
Ils se tenaient sur les marches à
l’entrée de la nouvelle école pour filles
de la ville, un bâtiment vert pâle
rectangulaire au toit en terrasse et aux
larges fenêtres, pendant que le père
d’Adel, son Baba jan, récitait une courte
prière avant de se lancer dans un
discours enflammé. Une foule imposante
d’enfants, de parents et d’anciens s’était
rassemblée devant lui dans la chaleur
étouffante de ce milieu de journée
– environ une centaine d’habitants de la
petite ville de Shadbagh-e-Nau, « le
nouveau Shadbagh ».
— L’Afghanistan est notre mère à
tous, déclara-t-il en levant vers le ciel
son gros index, sur lequel étincela une
bague sertie d’une agate. Mais c’est une
mère souffrante, et depuis longtemps. Et
s’il est vrai qu’une mère a besoin de ses
fils pour se rétablir, elle a aussi besoin
de ses filles – au moins autant, sinon
davantage !
Une salve d’applaudissements et
plusieurs cris et sifflements saluèrent
ces propos. Adel examina les visages
dans la foule. Ils étaient fascinés par son
père, cet homme aux sourcils noirs
broussailleux et à la barbe fournie qui se
dressait devant eux, grand, fort et massif,
presque assez large d’épaules pour
emplir l’entrée de l’école derrière lui.
Tandis qu’il continuait, le regard
d’Adel croisa celui de Kabir, l’un des
deux gardes du corps de son Baba jan,
qui se tenait impassible près de celui-ci,
une kalachnikov à la main. La foule se
reflétait dans ses lunettes noires
d’aviateur. Kabir était petit, mince, pour
ainsi dire frêle, et portait des costumes
aux couleurs voyantes – lavande,
turquoise, orange –, mais Baba jan le
comparait à un faucon et disait que
c’était une dangereuse erreur de le sous-
estimer.
— Je m’adresse donc à vous, jeunes
filles d’Afghanistan, déclama-t-il en
tendant ses grands bras en geste de
bienvenue. Vous avez un devoir solennel
à remplir. Celui d’apprendre, de vous
appliquer, d’exceller dans vos études,
afin que non seulement vos pères et vos
mères soient fiers de vous, mais aussi
notre mère commune à tous. Son avenir
est entre vos mains, pas entre les
miennes. Je vous demande de ne pas
penser à cette école comme à un cadeau
de ma part. Ce n’est qu’un bâtiment, et le
véritable cadeau se trouve à l’intérieur :
c’est vous. Mes jeunes sœurs, vous êtes
un don pour moi, pour la communauté de
Shadbagh-e-Nau, et, plus important
encore, pour l’Afghanistan ! Dieu vous
bénisse.
De nouveaux applaudissements
éclatèrent.
— Dieu vous bénisse, commandant
Sahib ! crièrent plusieurs personnes.
Il brandit un poing en souriant. Adel
était si fier qu’il en avait presque les
larmes aux yeux.
L’enseignante, Malalai, s’avança
ensuite avec une paire de ciseaux. Un
ruban rouge avait été tendu devant
l’entrée de la classe. La foule se
rapprocha légèrement, pour mieux voir,
mais Kabir fit signe à quelques
personnes de reculer et en repoussa deux
sans ménagement. Des mains se levèrent
pour filmer la scène avec des téléphones
portables. Le commandant prit les
ciseaux, marqua une pause, puis se
tourna vers Adel :
— Tiens, mon fils. À toi l’honneur.
— Moi ?
— Vas-y, insista-t-il en lui faisant un
clin d’œil.
Adel coupa le ruban. De longs
applaudissements retentirent et il
entendit le cliquetis de quelques
appareils photos, ainsi que des voix
criant « Allah-u-akbar ! ».
Son père resta à sa place pendant que
les écolières se mettaient en file
indienne. Âgées de huit à quinze ans,
elles portaient toutes le foulard blanc et
l’uniforme noir et gris à fines rayures
qu’il leur avait donnés. À tour de rôle,
elles se présentèrent à lui avec timidité,
avant de pénétrer dans la classe. Il leur
sourit avec chaleur, leur tapota la tête et
leur prodigua quelques mots
d’encouragement.
— Je te souhaite de réussir, Bibi
Mariam. Travaille bien, Bibi Homeira.
Rends-nous fiers de toi, Bibi Ilham.
Plus tard, près du Land Cruiser noir,
Adel regarda son père, à présent en
nage, échanger des poignées de main
avec les habitants du coin tout en faisant
rouler un chapelet entre ses doigts. Il les
écoutait patiemment en se penchant un
peu vers eux, le front plissé, hochant la
tête, attentif à toutes celles et tous ceux
qui venaient le remercier, offrir de prier
pour lui, présenter leurs respects et,
pour beaucoup, saisir cette occasion de
lui demander un service. Une mère
voulait emmener son enfant malade voir
un chirurgien à Kaboul, un homme avait
besoin d’un prêt pour monter une
cordonnerie, un mécanicien souhaitait de
nouveaux outils.
Commandant Sahib, si vous pouviez
avoir la bonté…
Je n’ai personne à qui m’adresser,
commandant Sahib…
Adel n’avait jamais entendu personne
en dehors de sa proche famille
s’adresser à son père autrement qu’en
disant « Commandant Sahib », alors
même que les Russes étaient partis
depuis longtemps et qu’il n’avait pas tiré
un seul coup de feu en dix ans. À la
maison, des photos encadrées de lui
dans sa période moudjahid recouvraient
les murs du salon. Chacune d’elles était
gravée dans la mémoire d’Adel : son
B a b a jan appuyé contre l’aile d’une
vieille jeep rouillée, ou accroupi sur la
tourelle d’un char calciné, ou posant
fièrement avec ses hommes, la poitrine
barrée d’une ceinture de munitions, près
d’un hélicoptère abattu. Sur une autre, il
apparaissait avec un gilet pare-balles et
une cartouchière, le front pressé contre
le sol du désert, en pleine prière. Il était
bien plus maigre à ce moment-là, et on
ne voyait jamais rien d’autre que des
montagnes et du sable derrière lui.
Blessé deux fois par les Russes au
combat, il en gardait des cicatrices qu’il
avait montrées à Adel, l’une juste sous
la cage thoracique, à gauche – qui lui
avait coûté la rate –, et l’autre à environ
un pouce du nombril. Somme toute,
disait-il, il avait eu de la chance.
Certains de ses amis avaient perdu les
bras, les jambes, les yeux. D’autres
avaient eu le visage brûlé. Ils avaient
fait ça pour leur pays, et aussi pour
Dieu. Car c’était ça, le djihad, affirmait-
il. Un sacrifice. On sacrifiait ses
membres, sa vue – sa vie, même –, et on
le faisait avec joie. Le djihad vous
valait aussi certains droits et privilèges,
parce que Dieu veillait à ce que les plus
grands sacrifices soient justement
récompensés.
À la fois dans cette vie et dans la
suivante, ajoutait-il en pointant son
doigt vers le bas, puis vers le haut.
En regardant ces clichés, Adel
regrettait de ne pas avoir pu lutter à ses
côtés durant cette époque plus
aventureuse. Il aimait s’imaginer avec
lui, en train d’abattre un hélicoptère
russe, de faire exploser des chars,
d’éviter les balles, de vivre dans les
montagnes et de dormir dans des grottes.
Père et fils. Des héros de guerre.
Il y avait aussi une grande photo
encadrée de son Baba jan souriant à
côté du président Karzai à l’intérieur de
l’Arg, le palais présidentiel de Kaboul.
Plus récente, elle avait été prise lors
d’une petite cérémonie durant laquelle
on lui avait décerné une récompense
pour son travail humanitaire à
Shadbagh-e-Nau. Une récompense plus
que méritée. La nouvelle école pour
filles n’était que son dernier projet.
Adel savait que les femmes en ville
mouraient régulièrement en couches
autrefois, mais ce n’était plus le cas
depuis que son père avait ouvert un
grand dispensaire tenu par deux
médecins et trois sages-femmes dont il
payait le salaire de sa poche. Tous les
habitants pouvaient s’y faire soigner
gratuitement et les enfants de la ville y
avaient tous été vaccinés. Le
commandant avait aussi envoyé des
équipes localiser des points d’eau un
peu partout afin de creuser des puits.
C’était à lui encore que Shadbagh-e-Nau
devait d’avoir enfin l’électricité en
permanence. Et une dizaine de
commerces au moins avaient vu le jour
grâce à des prêts qui, Adel l’avait
appris par Kabir, n’étaient que rarement
remboursés, voire jamais.
La réponse d’Adel à l’enseignante
était sincère. Il mesurait bien sa chance
d’être le fils d’un tel homme.
Au moment où s’achevait la série de
poignées de main, il repéra un vieillard
fluet aux lunettes rondes à fines
montures, à la petite barbe grise et aux
dents semblables à des pointes
d’allumettes brûlées qui s’approchait de
son père. Un garçon à peu près aussi âgé
qu’Adel le suivait en traînant les pieds.
Ses gros orteils pointaient à travers des
trous symétriques dans ses baskets, ses
cheveux formaient un enchevêtrement
rigide sur sa tête, et si son jean raidi par
la crasse était trop court, son T-shirt lui
arrivait en revanche presque jusqu’aux
genoux.
Kabir se planta devant le vieil homme.
— Je t’ai déjà dit que ce n’était pas le
moment, cracha-t-il.
— Je veux juste parler un peu avec le
commandant.
Celui-ci prit Adel par le bras et le
poussa doucement sur la banquette
arrière du Land Cruiser.
— Allons-y, fiston. Ta mère t’attend.
Il monta à son tour et claqua la
portière.
Tandis que sa vitre teintée se
refermait, Adel observa Kabir
s’adresser au vieillard, mais sans
pouvoir distinguer ses paroles. Puis le
garde du corps vint s’installer au volant
du 4 × 4 et posa sa kalachnikov sur le
siège à côté de lui avant de démarrer.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Rien d’important, répondit Kabir.
Ils s’engagèrent sur la route.
Quelques-uns des garçons présents dans
la foule s’élancèrent brièvement à leur
poursuite jusqu’à ce que le Land Cruiser
les distance. Kabir longea le boulevard
principal congestionné qui coupait en
deux la ville de Shadbagh-e-Nau en
klaxonnant fréquemment pour se faufiler
entre les véhicules. Tout le monde lui
céda le passage et quelques personnes
les saluèrent d’un signe de la main. Adel
contempla les trottoirs bondés de part et
d’autre de la route, notant çà et là des
éléments familiers du décor – les
carcasses pendues à des crochets dans
les boucheries, les forgerons occupés à
tourner leurs roues en bois et à actionner
leurs soufflets à la main, les marchands
de fruits qui chassaient les mouches sur
leurs raisins et leurs cerises, le barbier
assis dehors sur une chaise en rotin, en
train d’affûter son rasoir sur du cuir. Ils
passèrent devant des salons de thé, des
kebabs, un atelier de réparation
automobile et une mosquée, puis
traversèrent la grande place de la ville.
Au centre se dressaient une fontaine
bleue et un moudjahid en pierre noire de
près de trois mètres de haut, le regard
tourné vers l’est, un turban enroulé
gracieusement autour de sa tête et un
lance-roquettes sur l’épaule. Le
commandant avait lui-même commandé
cette statue à un sculpteur de Kaboul.
Au nord de l’artère s’étendait un
quartier résidentiel – essentiellement
des rues étroites non pavées et des
petites maisons au toit en terrasse
peintes en blanc, jaune ou bleu. Des
antennes paraboliques trônaient sur
quelques-unes d’entre elles et des
drapeaux afghans recouvraient un certain
nombre de fenêtres. Adel savait par son
père que la plupart des habitations et des
commerces de Shadbagh-e-Nau avaient
été construits au cours des quinze années
précédentes, souvent grâce à lui. Les
gens le considéraient du reste comme le
fondateur de la nouvelle ville. Les
anciens avaient proposé de donner son
nom à celle-ci, mais il avait refusé.
La route principale continuait vers le
nord jusqu’à Shadbagh-e-Kohna, le
vieux Shadbagh, situé à trois kilomètres
de là. Adel n’avait jamais vu le village
tel qu’il était des dizaines d’années plus
tôt. Le temps que son Baba jan le fasse
venir de Kaboul avec sa mère, l’endroit
n’existait pour ainsi dire plus. Toutes les
maisons avaient disparu. Le seul vestige
du passé était un moulin en ruine.
Parvenu là, Kabir bifurqua à gauche sur
un large chemin de terre qui menait
quatre cents mètres plus loin aux gros
murs hauts de trois mètres soixante de la
propriété où Adel vivait avec ses
parents – le seul édifice encore debout à
Shadbagh-e-Kohna, en dehors du
moulin. À présent que le 4 × 4 roulait en
cahotant sur la piste, Adel distinguait ses
remparts blancs surmontés de rouleaux
de barbelé.
Le garde en uniforme qui se tenait
toujours en faction devant l’entrée les
salua avant d’ouvrir le portail. Kabir
s’engagea sur une allée gravillonnée en
direction de la maison.
Celle-ci comportait deux étages.
Peinte en rose vif et vert turquoise, elle
offrait aux regards de grandes colonnes,
des avant-toits pointus, des parois
vitrées réfléchissantes qui miroitaient au
soleil, des garde-fous, une véranda aux
mosaïques étincelantes et de larges
balcons aux rambardes incurvées en fer
forgé. À l’intérieur, la famille disposait
de neuf chambres et sept salles de bains,
toutes en granite et marbre jaune
– lorsqu’il jouait à cache-cache avec
son père, Adel pouvait déambuler une
heure durant avant de le trouver. Et
depuis peu, pour son plus grand plaisir,
son Baba jan parlait d’aménager une
piscine au sous-sol.
Kabir s’avança vers les hautes portes
de la maison, puis coupa le moteur.
— Tu veux bien nous laisser une
minute ? le pria le commandant.
Kabir acquiesça et sortit du véhicule.
Adel le regarda monter les marches en
marbre du perron pour aller sonner. Ce
fut Azmaray, l’autre garde du corps – un
type courtaud, massif et bourru – qui lui
ouvrit. Les deux hommes échangèrent
quelques mots et s’attardèrent sur les
marches en allumant chacun une
cigarette.
— Il faut vraiment que tu t’en ailles ?
demanda Adel à son père.
Celui-ci devait partir dans le Sud le
lendemain matin pour surveiller ses
champs de coton à Helmand et
rencontrer les ouvriers de la filature
qu’il avait fait construire au même
endroit. Il serait absent deux semaines
– autant dire une éternité.
Son père posa les yeux sur lui. Il
occupait plus de la moitié de la
banquette arrière, faisant paraître Adel
minuscule en comparaison.
— Je regrette, fiston, mais oui, il le
faut.
— J’étais fier de toi, aujourd’hui. Très
fier.
— Merci, Adel, répondit le
commandant en lui pressant le genou de
sa grosse main. J’apprécie le
compliment. Mais si je t’emmène à ce
genre d’événement, c’est pour que tu en
tires des leçons, pour que tu comprennes
combien il est important que les gens
chanceux comme nous se montrent à la
hauteur de leurs responsabilités.
— J’aimerais juste que tu ne sois pas
forcé de partir tout le temps.
— Moi aussi, fiston. Moi aussi. Mais
je ne m’en vais que demain. Je
repasserai ce soir à la maison.
Adel hocha la tête en contemplant ses
mains.
— Écoute, continua son père d’une
voix douce. Les habitants de cette ville
ont besoin de moi, Adel. Ils ont besoin
de mon aide pour avoir une maison,
trouver du travail et gagner leur vie. Le
gouvernement a ses propres problèmes à
gérer, il ne peut rien pour eux. Si je ne le
faisais pas, personne ne le ferait. Les
gens souffriraient alors.
— Je sais, marmonna Adel.
— Kaboul te manque, je m’en doute.
De même que tes amis. Ç’a été dur pour
ta mère et toi de vous adapter à la vie
ici. Et je sais que je suis toujours en
déplacement ou en réunion quelque part,
et que beaucoup de personnes me
prennent tout mon temps. Mais…
regarde-moi, fiston.
Adel leva les yeux. Une lueur
bienveillante brillait dans ceux de son
père sous le dais de ses sourcils
broussailleux.
— Tu comptes plus pour moi que
quiconque sur cette terre, Adel. Tu es
mon fils. Je renoncerais volontiers à tout
ça pour toi. Je donnerais ma vie pour
toi, fiston.
Adel hocha de nouveau la tête, au bord
des larmes. Parfois, quand son Baba jan
lui parlait ainsi, il sentait son cœur
gonfler et gonfler, tant et si bien qu’il
avait du mal à respirer.
— Tu me comprends ?
— Oui.
— Tu me crois ?
— Oui.
— Bien. Embrasse-moi.
Adel se jeta à son cou et savoura son
étreinte rude et patiente. Il se rappelait
quand il était petit et qu’il allait lui
tapoter l’épaule au milieu de la nuit,
encore tremblant après un cauchemar.
Son père repoussait sa couverture pour
le laisser grimper dans son lit et
embrassait le sommet de sa tête jusqu’à
ce qu’il s’apaise et se rendorme.
— Peut-être que je te rapporterai un
petit quelque chose d’Helmand.
— Tu n’es pas obligé, répondit Adel
d’une voix étouffée.
Il possédait des jouets à ne plus savoir
qu’en faire. Et pas un seul sur terre
n’aurait pu compenser l’absence de son
père.

Plus tard ce jour-là, Adel se figea au


milieu de l’escalier afin d’épier la scène
qui se déroulait sous ses yeux.
Quelqu’un avait sonné à la porte, et
Kabir, après avoir répondu, se tenait à
présent appuyé contre le chambranle, les
bras croisés, bloquant le passage au
visiteur avec qui il s’entretenait. C’était
le vieil homme qu’Adel avait aperçu
plus tôt à l’école, celui avec des lunettes
et des chicots. Le garçon aux baskets
trouées l’accompagnait.
— Où est-il ? demandait le vieil
homme.
— En voyage d’affaires. Dans le Sud.
— J’ai entendu dire qu’il ne devait
partir que demain.
Kabir haussa les épaules.
— Combien de temps restera-t-il là-
bas ?
— Deux mois, peut-être trois. Qui sait.
— Ce n’est pas non plus ce qu’on m’a
raconté.
— Tu mets ma patience à l’épreuve, le
vieux, répondit Kabir en décroisant les
bras.
— Je vais l’attendre.
— Pas ici, non.
— Je voulais dire, près de la route.
Kabir s’agita nerveusement.
— Comme tu veux. Mais le
commandant est un homme très occupé.
Il n’y a pas moyen de savoir quand il
rentrera.
Le vieil homme acquiesça et rebroussa
chemin, suivi par le garçon.
Kabir referma la porte.
Adel alla tirer le rideau de l’une des
fenêtres du salon afin de scruter les deux
silhouettes qui remontaient la piste
reliant la propriété à la route principale.
— Tu lui as menti, Kabir.
— Je suis payé en partie pour ça.
Protéger ton père contre les parasites.
— Qu’est-ce qu’il veut ? Du boulot ?
— Quelque chose comme ça.
Kabir s’installa sur le canapé, ôta ses
chaussures et lui fit un clin d’œil. Adel
appréciait le personnage – beaucoup
plus qu’Azmaray, qui se montrait
désagréable et lui adressait rarement la
parole. Kabir, à l’inverse, jouait aux
cartes avec lui et lui proposait de
regarder ses DVD. Il aimait les films. Il
en possédait toute une collection achetée
au marché noir et en visionnait dix à
douze par semaine – des films iraniens,
français, américains, et bien sûr ceux de
Bollywood, peu importait. Et parfois,
quand la mère d’Adel était dans une
autre pièce et que celui-ci promettait de
ne rien dire à son père, il ôtait le
chargeur de sa kalachnikov et le laissait
tenir celle-ci, comme un moudjahid.
Mais pour l’heure, l’arme était appuyée
contre le mur, près de la porte d’entrée.
Kabir s’allongea sur le canapé et
appuya les pieds sur l’accoudoir en
commençant à feuilleter un journal. Adel
lâcha le rideau de la fenêtre et se tourna
vers lui. Il ne distinguait que son front
par-dessus sa revue.
— Ils avaient l’air inoffensifs, dit-il.
— J’aurais peut-être dû les inviter à
prendre un thé, alors, murmura le garde
du corps. Et leur offrir des gâteaux,
aussi.
— Ne te moque pas.
— Ils ont tous l’air inoffensifs.
— Baba jan va les aider ?
— Probablement, soupira Kabir.
« Ton père est une rivière pour son
peuple. »
Il baissa son journal et sourit.
— C’est tiré de quoi, ça ? Allez, Adel.
On l’a vu le mois dernier.
Adel haussa les épaules et se dirigea
vers l’escalier.
— Lawrence, lança Kabir. Lawrence
d’Arabie. Anthony Quinn.
Puis, juste quand Adel atteignait le
haut des marches, il ajouta :
— Ce sont des parasites, Adel. Ne te
laisse pas avoir. Ils dépouilleraient ton
père de tout ce qu’il possède s’ils le
pouvaient.

Un matin, quelques jours après que


son père fut parti à Helmand, Adel
monta dans la chambre de ses parents.
Derrière la porte s’élevait une musique
rythmée assourdissante. Il entra et
découvrit sa mère, Aria, qui se démenait
en short et en T-shirt pour reproduire les
bonds, les accroupissements, les fentes
et les abdos enchaînés par trois blondes
en nage sur son écran plat géant. Elle
l’aperçut dans le grand miroir de sa
coiffeuse.
— Tu veux te joindre à moi ? dit-elle
en haletant par-dessus la musique.
— Non, je vais juste m’asseoir.
Il se laissa glisser sur le parquet et
l’observa sautiller dans un sens et dans
l’autre à travers la pièce.
Mince, souple et encore jeune – elle
s’était mariée à seulement quatorze
ans –, sa mère avait des mains et des
pieds délicats, un petit nez retroussé et
un joli visage qui la faisait ressembler à
une actrice d’un film de Bollywood.
Adel avait une belle-mère plus âgée, et
trois demi-frères, mais son père les
avait installés plus à l’est, à Jalalabad,
si bien qu’il ne les voyait qu’une fois
par mois environ, quand ils allaient leur
rendre visite tous les deux.
Contrairement à sa mère et à sa belle-
mère, qui ne s’aimaient pas, Adel
s’entendait bien avec ses demi-frères.
Ils l’emmenaient dans des parcs, au
bazar, au cinéma et à des tournois de
buzkashi. Ils jouaient à Resident Evil,
flinguaient les zombies de Call of Duty
avec lui, et ils l’intégraient toujours à
leur équipe quand ils disputaient un
match de foot avec les gamins de leur
quartier. Adel aurait tant aimé qu’ils
vivent près de lui.
Sous ses yeux, sa mère s’allongea sur
le dos, décolla du sol ses jambes
tendues, puis les baissa en maintenant
une balle en plastique bleue coincée
entre ses chevilles nues.
La vérité, c’était qu’il s’ennuyait à
mourir à Shadbagh. Cela faisait deux ans
qu’ils habitaient là et il ne s’était
toujours pas fait un seul ami. Il ne
pouvait pas se rendre en ville à vélo,
certainement pas seul en tout cas, au vu
de la vague de kidnappings que subissait
la région. Même s’il s’échappait parfois
brièvement, il restait toujours dans
l’enceinte de la propriété. Il n’avait pas
non plus de camarades de classe parce
que son père refusait de le laisser
fréquenter l’école locale – pour des
« raisons de sécurité », disait-il. À la
place, un précepteur venait tous les
matins à la maison lui faire cours. En
général, Adel s’occupait en lisant, en
tapant seul dans un ballon de foot ou en
visionnant des films avec Kabir, souvent
pour la énième fois. Il déambulait
mollement dans les larges couloirs de
leur imposante maison, traversait les
grandes pièces vides, ou bien regardait
par la fenêtre de sa chambre à l’étage. Il
vivait dans un vaste manoir, mais dans
un monde étriqué. Certains jours, il
s’ennuyait tant que cela lui donnait envie
de crier.
Il savait que sa mère aussi souffrait de
cette terrible solitude et qu’elle
s’efforçait de meubler ses journées en
suivant un rituel quotidien : de la gym le
matin, puis une douche suivie d’un petit
déjeuner, puis de la lecture, du
jardinage, puis des séries télévisées
indiennes l’après-midi. Quand le
commandant était absent – et il l’était
régulièrement –, elle traînait à la maison
en sweat-shirt gris et en baskets, sans se
maquiller, les cheveux attachés en
chignon sur la nuque. Elle ouvrait même
très peu la boîte à bijoux où elle
rangeait les bagues, les colliers et les
boucles d’oreilles qu’il lui rapportait de
Dubai. En revanche, elle pouvait passer
des heures à parler à sa famille à
Kaboul. Ce n’était d’ailleurs que
lorsque sa sœur et ses parents lui
rendaient visite durant quelques jours,
tous les deux ou trois mois, qu’elle
s’animait véritablement. Elle mettait une
robe longue en tissu imprimé et des
talons hauts. Elle se maquillait. Ses yeux
brillaient et son rire résonnait dans toute
la maison. Alors Adel entrevoyait la
personne qu’elle avait peut-être été
autrefois.
Durant les périodes où ils se
retrouvaient seuls, tous deux essayaient
de se réconforter mutuellement. Ils
faisaient des puzzles, jouaient au golf et
au tennis avec la Wii d’Adel. Mais
celui-ci n’aimait rien tant que construire
des maisons avec sa mère à l’aide de
cure-dents. Elle dessinait un schéma
complet en 3D sur une feuille en incluant
un porche à l’avant, un toit à pignon, de
larges escaliers à l’intérieur et des murs
séparant les différentes pièces. Ils
commençaient par la base, enchaînaient
avec les cloisons et les marches, et
tuaient ainsi le temps en appliquant avec
soin de la colle sur les cure-dents. Puis
ils laissaient sécher les sections
réalisées. La mère d’Adel disait qu’elle
avait rêvé de devenir architecte
lorsqu’elle était plus jeune, avant
d’épouser le commandant.
Un jour qu’ils érigeaient un gratte-ciel,
elle lui avait raconté les circonstances
de son mariage.
En fait, ton père devait s’unir à ma
sœur aînée, avait-elle dit.
Tante Nargis ?
Oui. Ça s’est passé à Kaboul. Il l’a
aperçue un jour dans la rue, et voilà. Il
a décidé qu’elle serait sa femme. Il
s’est présenté chez nous le lendemain
avec cinq de ses hommes, en
s’imposant plus ou moins. Tous
portaient des bottes. Elle avait secoué
la tête en riant comme s’il avait fait
quelque chose de drôle, sauf qu’elle ne
riait pas ainsi d’habitude quand elle était
réellement amusée. Si tu avais vu la tête
de tes grands-parents.
Ils s’étaient assis dans le salon, le
commandant, ses hommes et ses parents
à elle. Elle-même était restée dans la
cuisine afin de préparer du thé pendant
qu’ils s’entretenaient. Il y avait un
problème parce que sa sœur Nargis était
déjà promise à un cousin qui vivait à
Amsterdam, où il faisait des études
d’ingénieur. Comment pouvaient-ils
rompre des fiançailles ? avaient
demandé ses parents.
C’est là que je suis entrée avec le thé
et des pâtisseries sur un plateau. J’ai
rempli les tasses, disposé la nourriture
sur la table. Ton père m’a vue, et
quand je me suis tournée pour sortir, il
a dit : « Vous avez peut-être raison,
monsieur. Il ne serait pas juste de
rompre des fiançailles. Mais si vous me
dites que celle-là est prise aussi, j’en
serais hélas réduit à croire que vous ne
m’aimez pas. » Puis il a éclaté de rire.
Et c’est ainsi que nous nous sommes
mariés.
Elle avait pris un tube de colle.
Tu l’aimais ?
Pour être honnête, avait-elle avoué
avec un petit haussement d’épaules,
j’avais surtout peur de lui.
Mais tu l’apprécies maintenant,
n’est-ce pas ? Tu l’aimes ?
Bien sûr que oui. Quelle question.
Tu ne regrettes pas de l’avoir
épousé ?
Elle avait rangé le tube de colle et
médité sa réponse quelques secondes.
Regarde nos vies, Adel. Regarde autour
de toi. Qu’y a-t-il à regretter ? Et elle
avait souri en le tirant doucement par
une oreille. Du reste, je ne t’aurais pas
eu, sinon.
Elle éteignit la télévision et s’assit par
terre, essoufflée, en essuyant la sueur
dans son cou avec une serviette.
— Amuse-toi tout seul ce matin, dit-
elle en s’étirant le dos. Moi, je vais
prendre une douche avant de manger. Et
je pensais appeler tes grands-parents
aussi. Ça fait quelques jours que je ne
leur ai pas parlé.
Adel soupira et se leva.
Dans sa chambre, située au premier
étage d’une autre aile de la maison, il
ramassa son ballon de foot et enfila le
maillot au nom de Zidane que son père
lui avait offert pour ses douze ans. Il
descendit ensuite au rez-de-chaussée, où
Kabir faisait la sieste, la poitrine
recouverte d’un journal ouvert, puis alla
chercher une canette de jus de pomme
dans le frigo et sortit.
Il longea l’allée gravillonnée en
direction de l’entrée de la propriété. La
guérite du garde était vide. Adel, qui
connaissait les horaires de ses rondes,
ouvrit le portail avec précaution et le
referma derrière lui. Presque aussitôt, il
eut l’impression de mieux respirer. Il y
avait des jours où sa maison lui faisait
beaucoup trop l’effet d’une prison.
Il marcha dans l’ombre de l’enceinte
vers l’arrière de la propriété, loin de la
grande route. C’était là que se trouvait le
verger de son père, qui
s’enorgueillissait de ces longues rangées
parallèles de poiriers, de pommiers,
d’abricotiers, de cerisiers, de figuiers et
de néfliers – l’ensemble occupant un
total de plusieurs hectares. Lorsqu’ils se
promenaient tous les deux, il hissait
souvent Adel sur ses épaules pour qu’il
puisse leur cueillir à chacun une pomme
bien mûre.
Entre la propriété et le verger
s’étendait un terrain en friche, quasiment
vide en dehors d’une cabane où les
jardiniers rangeaient leurs outils et de la
souche plate d’un vieux chêne qui avait
dû être imposant autrefois. Le père
d’Adel avait compté ses anneaux de
croissance un jour et conclu que cet
arbre avait probablement vu passer
l’armée de Gengis Khan. Celui qui
l’avait coupé n’était qu’un imbécile,
avait-il déclaré en secouant tristement la
tête.
Il faisait très chaud ce jour-là et le
soleil brûlait dans un ciel d’un bleu
aussi parfait que ceux qu’Adel coloriait
au crayon lorsqu’il était petit. Il posa
son jus de pomme sur la souche et
s’entraîna à jongler avec son ballon. Son
meilleur résultat était de soixante-huit
sans que la balle touche le sol. Il avait
établi son record au printemps, mais
l’été était entre-temps arrivé et il n’avait
toujours pas réussi à faire mieux. Il en
était à vingt-huit lorsqu’il s’aperçut que
quelqu’un l’observait. C’était le jeune
compagnon du vieil homme qui avait
voulu aborder son père lors de
l’inauguration de l’école. Il se tenait
accroupi à l’ombre de la cabane en
briques.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda
Adel en essayant de parler sèchement,
comme Kabir lorsqu’il s’adressait aux
étrangers.
— Je profite de l’ombre. Ne me
dénonce pas.
— Tu n’as rien à faire ici.
— Toi non plus.
— Quoi ?
Le garçon ricana.
— Laisse tomber.
Il étira ses bras et se leva. Adel tenta
de voir si ses poches étaient pleines.
Peut-être était-il venu voler des fruits.
Mais l’autre s’approcha de lui et
s’empara de son ballon, qu’il envoya en
l’air d’une simple frappe du pied, avant
de jongler rapidement avec à deux ou
trois reprises. Pour finir, il le lui rendit
d’une talonnade. Adel le rattrapa et le
coinça sous son bras.
— Tu vois l’endroit où ton bouffon
nous a ordonné d’attendre, mon père et
moi ? Il n’y a pas d’ombre là-bas près
de la route. Et pas un foutu nuage dans le
ciel.
Adel éprouva le besoin de défendre
Kabir.
— Ce n’est pas un bouffon.
— Ouais, mais il nous a bien fait voir
sa kalachnikov, ça je peux te le dire,
répliqua le garçon avec un sourire
amusé et indolent.
Puis il cracha par terre.
— Tu es fan de M. Coup-de-Boule, on
dirait.
Il fallut un moment à Adel pour
comprendre de qui il parlait.
— Tu ne peux pas le juger sur une
erreur. C’était le meilleur. En tant que
milieu de terrain, il faisait des miracles.
— J’en ai vu des meilleurs que lui.
— Ah ouais ? Qui ça, par exemple ?
— Maradona.
— Maradona ? s’insurgea Adel, qui
avait déjà eu cette discussion avec l’un
de ses demi-frères à Jalalabad. C’était
un tricheur ! « La main de Dieu », tu te
souviens ?
— Tout le monde triche et tout le
monde ment, riposta le garçon en
bâillant.
Il s’éloigna de quelques pas. D’après
Adel, il faisait environ la même taille
que lui, peut-être un poil de plus, et il
avait probablement le même âge. Mais il
donnait l’impression d’être plus vieux
de par sa façon de marcher sans hâte,
l’air un peu hautain, comme s’il avait vu
tout ce qu’il y avait à voir, comme si
rien ne le surprenait plus.
— Je m’appelle Adel.
— Et moi Gholam, dit l’autre en
revenant lui serrer la main.
Sa poigne était ferme, et sa paume
sèche et calleuse.
— Quel âge tu as ?
— Treize ans, je suppose, répondit
Gholam avec indifférence. Ou peut-être
quatorze, maintenant.
— Tu ne connais pas ta date de
naissance ?
— Je parie que tu connais la tienne,
toi. Je parie que tu comptes les jours qui
te séparent de ton anniversaire.
— Pas du tout. Je veux dire, je ne
compte pas les jours.
— Il faut que j’y aille. Mon père
attend tout seul.
— Je pensais que c’était ton grand-
père.
— Eh bien tu t’es trompé.
— Tu veux jouer aux tirs au but ?
— Tu veux qu’on fasse des tirs au
but ? Comme si c’était des penalties ?
— Cinq chacun. Celui qui en marque
le plus a gagné.
Gholam cracha de nouveau par terre,
fixa la route en plissant les yeux, puis se
tourna vers Adel. Celui-ci nota son
menton un peu petit pour son visage, les
canines qui chevauchaient ses dents
– dont une toute cassée et pourrie – et
son sourcil gauche fendu en deux par une
fine cicatrice. Pour ne rien arranger, il
sentait mauvais. Mais si l’on exceptait
ses visites mensuelles à Jalalabad, Adel
n’avait pas discuté, et encore moins
joué, avec un garçon de son âge depuis
près de deux ans. Il se prépara à être
déçu.
— Merde, pourquoi pas ? répondit
Gholam en haussant les épaules. C’est
moi qui commence.
Ils disposèrent deux pierres à deux
mètres quarante de distance pour figurer
le but.
Gholam effectua ses cinq tirs. Il
réussit le premier, en manqua deux
autres, et Adel en intercepta facilement
deux. En tant que gardien, le jeune
garçon se révéla encore plus pitoyable.
Adel inscrivit quatre buts en feintant
pour l’amener à partir du mauvais côté,
et le seul qu’il rata fut en fait dû à un tir
mal cadré.
— Putain, jura Gholam, plié en deux,
les mains sur les genoux.
— Tu veux ta revanche ?
Adel s’efforçait de ne pas fanfaronner,
mais cela lui était difficile. Il jubilait
intérieurement.
Gholam accepta, et le résultat fut
encore plus déséquilibré. Cette fois, il
marqua un point, contre cinq pour Adel.
— C’est bon, je suis crevé, dit-il en
levant les mains.
Il se traîna vers la souche de l’arbre,
sur laquelle il s’affaissa en poussant un
grognement de lassitude. Adel ramassa
le ballon et vint s’asseoir à côté de lui.
— Ces trucs-là ne m’aident sûrement
pas, dit Gholam en sortant un paquet de
cigarettes de la poche avant de son jean.
Il ne lui en restait qu’une. Il l’alluma
d’un geste expert, tira dessus avec
satisfaction et la tendit à Adel. Celui-ci
fut tenté de la prendre, ne serait-ce que
pour l’impressionner, mais il finit par
s’abstenir, de peur que Kabir ou sa mère
ne sente l’odeur du tabac sur lui.
— Sage décision, dit Gholam en
inclinant la tête en arrière.
Ils parlèrent négligemment de foot
durant un moment, et Adel eut l’agréable
surprise de trouver en Gholam un vrai
connaisseur. Ils comparèrent leurs
matchs et leurs buts préférés. Chacun
dressa la liste des cinq joueurs qu’il
considérait comme les meilleurs du
monde – à peu près les mêmes pour l’un
et l’autre, si ce n’est que Gholam
incluait Ronaldo le Brésilien dans sa
sélection, tandis qu’Adel privilégiait
Ronaldo le Portugais. Inévitablement, ils
en vinrent à évoquer la finale de la
Coupe du Monde 2006, et le triste
épisode pour Adel du coup de tête donné
par Zidane à un joueur italien. Gholam
avait regardé le match debout au milieu
d’une foule qui s’était massée devant un
magasin de téléviseurs, pas très loin de
son camp.
— Ton « camp » ?
— Celui où j’ai grandi. Au Pakistan.
Il raconta à Adel que c’était la
première fois qu’il venait en
Afghanistan. Il avait passé toute sa vie
au Pakistan, dans le camp de réfugiés de
Jalozai, où il était né – un immense
labyrinthe de tentes, de cabanes en pisé
et de maisons construites avec des
plaques de plastique et de tôle
d’aluminium, le tout bordant d’étroits
passages jonchés d’ordures et
d’excréments. Presque une ville, selon
lui, nichée dans les entrailles d’une ville
encore plus grande. Ses frères et lui – il
était l’aîné de trois ans – avaient été
élevés là, dans une petite hutte en terre
qu’ils occupaient avec leur mère, leur
père, Iqbal, et leur grand-mère
paternelle, Parwana. Ils avaient appris à
marcher et à parler dans ces allées. Ils
étaient allés à l’école. Et lui, il avait
joué avec des bâtons et des vieilles
roues de vélo rouillées, courant avec les
autres enfants réfugiés jusqu’à ce que le
soleil se couche et que sa grand-mère lui
dise de rentrer.
— C’était sympa, confia-t-il. J’avais
des amis. Je connaissais tout le monde.
Et on s’en sortait bien. J’ai un oncle en
Amérique, le demi-frère de mon père,
Abdullah. Je ne l’ai jamais rencontré,
mais il nous envoyait de l’argent tous les
deux ou trois mois. Ça aidait. Ça aidait
même beaucoup.
— Pourquoi avez-vous quitté le
camp ?
— Parce qu’il le fallait. Les
Pakistanais l’ont fermé. Ils disaient que
la place des Afghans était en
Afghanistan. Et un jour, on n’a plus reçu
d’argent de mon oncle. Alors mon père a
décrété qu’on pouvait bien retourner
chez nous et repartir de zéro maintenant
que les talibans étaient passés du côté
pakistanais de la frontière. Pour lui, on
était comme des invités qui avaient
abusé de l’hospitalité de leurs hôtes. Ça
m’a fichu un coup. Cet endroit, soupira-
t-il en montrant le paysage autour d’eux,
c’est un pays étranger pour moi. Et puis
tu vois, il y avait des gamins du camp
qui étaient déjà venus en Afghanistan, eh
bien aucun d’eux n’avait un seul truc
positif à raconter.
Adel voulait lui dire qu’il le
comprenait. Il voulait lui dire combien il
regrettait Kaboul, ses amis, et aussi ses
demi-frères à Jalalabad. Mais il sentit
que cela risquerait de faire rire Gholam.
— C’est vrai qu’on s’ennuie ici,
déclara-t-il à la place.
Gholam éclata quand même de rire.
— Je ne crois pas que ce soit tout à
fait ce qu’ils entendaient par là.
Adel comprit vaguement qu’il avait
été remis à sa place.
Gholam tira une bouffée de sa
cigarette et souffla une série d’anneaux
de fumée. Ensemble, ils les regardèrent
flotter doucement et s’évaporer.
— Mon père nous a dit, à mes frères et
à moi : « Attendez un peu… attendez un
peu de respirer l’air de Shadbagh, les
garçons, et de goûter à son eau. » Faut
savoir qu’il est né et qu’il a grandi ici,
lui. « Vous n’avez jamais bu une eau si
fraîche et si délicieuse, les garçons »,
qu’il répétait. Il n’arrêtait pas de nous
parler de Shadbagh, et pourtant ce
n’était sans doute rien qu’un petit village
quand il y habitait. Il prétendait aussi
qu’il y avait une variété de raisins qu’on
ne pouvait faire pousser que dans le coin
et nulle part ailleurs au monde. À
l’écouter, on aurait pu croire qu’il
décrivait le paradis.
Adel lui demanda où il logeait à
présent. Gholam jeta son mégot, leva les
yeux vers le ciel et les plissa face à la
lumière éclatante.
— Tu vois le terrain vague, près du
moulin ?
— Oui.
Adel attendit la suite, mais il n’y en
avait pas.
— Tu vis là ?
— Pour le moment, marmonna
Gholam. On a une tente.
— Tu n’as pas de famille dans le
coin ?
— Non. Soit ils sont morts, soit ils
sont partis. Mon père a bien un oncle à
Kaboul. Ou il en avait un. Qui sait s’il
est encore en vie. C’était le frère de ma
grand-mère et il travaillait pour des gens
riches. Mais je crois qu’ils ne se sont
pas parlé depuis des dizaines d’années
– cinquante ans ou plus… Ce sont
pratiquement des étrangers l’un pour
l’autre. Je suppose que s’il n’avait pas
le choix, mon père irait le voir. Mais il
veut essayer de s’en tirer seul. C’est ici
sa maison.
Ils passèrent quelques instants en
silence, assis sur la souche, en observant
les feuilles du verger frissonner dans le
vent chaud qui soufflait en bourrasques.
A d e l imaginait Gholam et sa famille
dormant la nuit sous une tente, avec les
scorpions et les serpents qui rampaient
tout autour d’eux.
Sans savoir vraiment pourquoi, il lui
expliqua ce qui avait poussé ses parents
à quitter Kaboul avec lui pour s’installer
là. Ou plutôt, il ne put choisir entre
toutes les raisons qui l’incitaient à le
faire. Peut-être voulait-il ôter à Gholam
l’impression qu’il menait une existence
insouciante simplement parce qu’il
vivait dans une grande maison. Ou se
livrer avec lui à une sorte de
compétition digne d’une cour de
récréation. Ou susciter sa compassion. À
moins que ce ne soit pour réduire le
fossé entre eux ? Il l’ignorait. Peut-être
pour tout ça à la fois. De même, il
ignorait pourquoi il tenait tant à ce que
ce garçon l’apprécie. Tout juste sentait-
il qu’il aurait été trop simpliste de
mettre en avant sa fréquente solitude et
son envie d’avoir un ami.
— On est venus à Shadbagh parce que
quelqu’un a tenté de nous tuer à Kaboul,
dit-il. Une moto s’est arrêtée devant
chez nous un jour et son conducteur a
mitraillé la maison. Il n’a pas été pris.
Heureusement, aucun de nous n’a été
blessé.
Il n’était pas sûr de la réaction qu’il
attendait, mais il s’étonna de n’en
susciter aucune.
— Ouais, je sais, dit enfin Gholam, les
yeux toujours plissés face au soleil.
— Tu sais ?
— Il suffit que ton père se cure le nez
pour que tout le monde soit au courant.
Adel le regarda froisser son paquet de
cigarettes et le fourrer en boule dans la
poche de son jean.
— Il a des ennemis, ton père, ça c’est
sûr, soupira Gholam.
Il ne lui apprenait rien, songea Adel.
Son Baba jan lui avait expliqué que
certains des hommes qui avaient
combattu à ses côtés contre les
Soviétiques dans les années 1980 étaient
devenus aussi puissants que corrompus.
Ils s’étaient dévoyés, disait-il. Et, parce
qu’il refusait de participer à leurs
manœuvres criminelles, ils tentaient
toujours de l’affaiblir, de salir son nom
en répandant de fausses rumeurs à son
sujet. Voilà pourquoi il veillait à
protéger Adel en permanence – par
exemple, il ne tolérait pas les journaux à
la maison et interdisait à son fils de
suivre les informations à la télé et de
surfer sur internet.
— Il paraît que c’est un sacré fermier,
aussi, dit Gholam en se penchant vers
lui.
— Tu peux en juger par toi-même,
répliqua Adel. Quelques hectares de
verger, c’est tout. Enfin non, je suppose
qu’il faut y ajouter ses champs de coton
à Helmand. Ceux qui alimentent sa
filature.
Gholam le sonda du regard. Un sourire
étira lentement ses lèvres, dévoilant sa
canine pourrie.
— Du coton. T’es un cas, toi. Je ne
sais pas quoi dire.
Sans vraiment saisir le sens de sa
remarque, Adel se leva et fit rebondir
son ballon.
— Tu n’as qu’à dire : « On rejoue ! »
— On rejoue !
— Allons-y.
— Mais là, je parie que tu ne
marqueras pas un seul but.
Cette fois, ce fut au tour d’Adel de
sourire.
— Tu paries quoi ?
— Facile. Ton maillot de Zidane.
— Et si c’est moi qui gagne ? Ou
plutôt, quand je gagnerai ?
— Si j’étais toi, je ne me
préoccuperais pas de ça. Les chances
sont trop faibles.
Ce fut un bel affrontement. Gholam
plongea à droite, à gauche, et intercepta
tous les tirs d’Adel. En ôtant son
maillot, celui-ci se reprocha sa
stupidité. Il n’aurait pas dû se laisser
dépouiller ainsi de ce qui lui appartenait
légitimement – son bien le plus précieux,
qui plus est. Il sentit avec inquiétude des
larmes lui piquer les yeux et s’efforça de
les refouler.
Au moins Gholam eut-il le tact de ne
pas enfiler le maillot devant lui. En
s’éloignant, il lui décocha un sourire
par-dessus son épaule.
— Ton père, il ne sera pas vraiment
absent trois mois, hein ?
— On le remet en jeu demain, répliqua
Adel. Le maillot.
— Ça mérite peut-être réflexion.
Et Gholam repartit vers la route. À mi-
chemin, il marqua une pause, prit le
paquet de cigarettes froissé dans sa
poche et le jeta par-dessus le mur
d’enceinte de la maison.

Chaque jour durant une semaine


environ, après ses cours du matin, Adel
sortit de la propriété avec son ballon.
Les deux premières fois, il parvint à
caler ses escapades sur les rondes du
garde, mais à la troisième tentative,
celui-ci l’intercepta et l’empêcha de
passer. Adel retourna dans la maison
chercher un iPod et une montre. Dès
lors, le garde le laissa aller et venir en
cachette, à la condition qu’il ne
s’aventure pas plus loin que la lisière du
verger. Quant à Kabir et Aria, ils
remarquèrent à peine ses absences d’une
heure ou deux. C’était l’un des avantages
de vivre dans une maison aussi grande.
Adel jouait seul derrière la propriété,
au milieu du terrain vague, en espérant
voir surgir Gholam. Il jonglait avec son
ballon, regardait un avion de chasse filer
à travers le ciel, assis sur la vieille
souche, ou jetait mollement des cailloux
autour de lui, mais en gardant en
permanence un œil sur le chemin de
terre qui rejoignait la route principale.
Au bout d’un moment, il ramassait son
ballon et rentrait chez lui d’un pas lourd.
Jusqu’à cet après-midi où Gholam
réapparut avec un sachet en papier.
— Où étais-tu passé ?
— Je travaillais.
Gholam lui raconta que son père et lui
avaient été engagés durant quelques
jours pour faire des briques. Son boulot
à lui consistant à préparer le mortier, il
avait trimbalé des seaux d’eau et des
sacs de ciment et de sable plus lourds
que lui. Il expliqua à Adel comment
faire le mélange dans une brouette, en le
rabattant dans l’eau avec une binette,
encore et encore, et en le mouillant
jusqu’à ce qu’il prenne une consistance
souple qui ne s’effritait pas. Il
l’apportait ensuite aux hommes occupés
à poser les briques et filait
recommencer. Il ouvrit ses mains pour
lui montrer ses ampoules.
— Waouh, fit Adel.
C’était stupide, il le savait, mais il ne
voyait pas quoi dire d’autre. L’activité
la plus proche d’un travail manuel à
laquelle il se fût jamais livré remontait à
trois ans plus tôt, quand il avait aidé un
jardinier à planter quelques jeunes
pommiers dans la cour de leur maison à
Kaboul.
— J’ai une surprise pour toi, annonça
Gholam.
Il sortit de son sac le maillot de
Zidane et le lui jeta.
— Je ne comprends pas, dit Adel,
surpris et ravi, quoique un peu méfiant.
— J’ai vu un gamin en ville l’autre
jour qui le portait.
Gholam agita les doigts pour lui
réclamer le ballon et continua à parler
en jonglant avec.
— Non mais, tu le crois, ça ? Je me
suis approché de lui et je lui ai dit :
« Hé, c’est à mon copain, ce truc. » Il
m’a regardé. Pour faire court, on a réglé
le problème dans une ruelle. À la fin,
c’était lui qui me suppliait de reprendre
le maillot !
Il attrapa le ballon en l’air, cracha et
sourit.
— Bon, d’accord, peut-être que je le
lui avais vendu quelques jours plus tôt.
— Ce n’est pas juste. Si tu le lui avais
vendu, il lui appartenait.
— Quoi, tu n’en veux plus ? Après
tout ce que j’ai fait pour le récupérer ?
Le combat n’était pas inégal, tu sais. Il
m’a collé quelques bons coups de poing.
— Mais quand même…
— Et puis, je t’ai roulé en premier et
je m’en voulais. Maintenant, tu as ton
maillot. Quant à moi…
Gholam montra ses pieds chaussés
d’une nouvelle paire de baskets bleues
et blanches.
— Il va bien, ce gamin ? demanda
Adel.
— Il s’en remettra. Maintenant, on
continue le débat ou on joue ?
— Ton père est avec toi ?
— Pas aujourd’hui. Il est au tribunal à
Kaboul. Viens, allons-y.
Ils s’amusèrent un moment à alterner
les passes et les dribbles. Plus tard,
brisant la promesse faite au garde, Adel
alla se promener avec Gholam dans le
verger, où ils mangèrent des nèfles et
burent les canettes de Fanta frais qu’il
avait prises en douce dans la cuisine.
Ils ne tardèrent pas à se retrouver ainsi
presque tous les jours. Ils jouaient au
foot, se pourchassaient à travers les
rangées d’arbres du verger. Ils
discutaient de sport et de cinéma. Et
lorsqu’ils n’avaient plus rien à se dire,
ils se tournaient vers Shadbagh-e-Nau,
les douces collines au loin et la chaîne
montagneuse indolente plus loin encore,
et cela leur convenait très bien.
Chaque matin désormais, Adel se
réveillait en ayant hâte de voir son ami
remonter subrepticement le chemin de
terre et d’entendre le son de sa voix
forte et pleine d’assurance. Il se montrait
souvent distrait durant ses cours, sa
concentration vacillant à la perspective
des jeux auxquels ils se livreraient
ensuite, des histoires qu’ils se
raconteraient. Il s’inquiétait à l’idée de
le perdre. Il craignait que le père de
Gholam, Iqbal, ne trouve un emploi fixe
en ville, ou un endroit où s’installer, et
que son fils ne soit obligé de partir avec
lui ailleurs, dans une autre région. Il
avait essayé de se préparer à cette
possibilité, de s’armer de courage
contre les adieux qui s’ensuivraient.
— T’as déjà connu une fille ? lui
demanda Gholam un jour qu’ils étaient
assis sur leur souche.
— Tu veux dire…
— Ouais.
Adel sentit le rouge lui monter aux
joues. Il envisagea un bref instant de
mentir, mais il savait que Gholam s’en
apercevrait.
— Et toi ? marmonna-t-il.
Gholam alluma une cigarette et lui en
proposa une. Cette fois, Adel l’accepta,
non sans avoir jeté un coup d’œil
derrière lui pour s’assurer que le garde
ne l’épiait pas à l’angle de la propriété
ou que Kabir n’avait pas décidé de
mettre le nez dehors. Il tira une bouffée
et fut aussitôt pris d’une longue quinte de
toux. Goguenard, Gholam lui donna des
tapes dans le dos.
— Alors, oui ou non ? souffla Adel,
les yeux larmoyants.
— J’avais un copain au camp, lui
confia Gholam d’un air complice. Il était
plus vieux que moi et il m’a emmené
dans un bordel à Peshawar.
Il lui raconta l’histoire. La petite pièce
crasseuse. Les rideaux orange, les murs
lézardés, l’unique ampoule suspendue au
plafond, le rat qu’il avait vu détaler. Le
bruit des pousse-pousse au-dehors dans
la rue, le vrombissement des voitures.
La jeune fille sur le matelas, qui avait
fini son biryani en le fixant d’un air
impassible. Même dans la faible
lumière, il avait remarqué son joli
visage et le fait qu’elle était à peine plus
âgée que lui. Après avoir ramassé ses
derniers grains de riz avec un morceau
replié de naan, elle avait repoussé son
assiette et s’était allongée en s’essuyant
les doigts sur son pantalon en même
temps qu’elle le baissait.
Adel l’écouta, fasciné, envoûté. Il
n’avait jamais eu d’ami comme lui.
Gholam avait une plus grande
expérience du monde que ses demi-
frères, pourtant ses aînés de plusieurs
années. Quant à ses amis à Kaboul…
Fils de technocrates, de hauts
fonctionnaires ou de ministres, ils
menaient tous la même vie que lui, ou
presque. Celle que Gholam lui laissait
entrevoir en revanche semblait pleine de
soucis, d’imprévus et d’épreuves, mais
aussi d’aventures. C’était une vie à des
années-lumière de la sienne, bien
qu’elle se déroulât pour ainsi dire à un
jet de pierre. Devant de tels récits, son
quotidien le frappait parfois comme
étant désespérément ennuyeux.
— Alors, tu l’as fait ? demanda-t-il.
Tu l’as fourrée dans sa chatte ?
— Non. On a bu une tasse de thé et on
a parlé des poèmes de Rûmî. Non mais,
à ton avis ?
Adel rougit.
— Et c’était comment ?
Mais Gholam était déjà passé à autre
chose. Avec lui, les conversations
suivaient souvent le même schéma : il
décidait du sujet, se lançait dans une
histoire avec enthousiasme, puis s’en
désintéressait et la laissait en plan – et
Adel avec, alors même qu’il l’avait bien
appâté.
— Ma grand-mère dit que son mari,
Saboor, lui a rapporté un jour une
légende au sujet de cet arbre, enchaîna-t-
il. C’était longtemps avant qu’il ne
l’abatte, bien sûr. Mon grand-père lui
avait raconté ça quand ils étaient petits.
Le truc, c’est que si tu avais un vœu, il
fallait t’agenouiller devant le chêne et le
lui murmurer. Et si l’arbre acceptait de
l’exaucer, il laissait tomber très
précisément dix feuilles sur ta tête.
— Je n’en ai jamais entendu parler.
— Le contraire aurait été étonnant,
non ?
Ce fut alors qu’un détail interpella
Adel.
— Attends un peu. Ton grand-père a
abattu notre arbre ?
Gholam posa les yeux sur lui.
— Votre arbre ? Il ne vous appartient
pas.
— Comment ça ?
Gholam plongea son regard encore
plus profond dans le sien. Pour la
première fois, Adel ne perçut aucune
trace de la verve habituelle de son ami,
de son sourire suffisant ou de sa malice
insouciante. Ses traits étaient
transformés et il affichait une mine
sérieuse, étonnamment adulte.
— Cet arbre était celui de ma famille.
Tout comme cette terre était la nôtre.
Elle nous appartient depuis des
générations. Ton père a bâti son palais
dessus au moment de la guerre, pendant
qu’on était au Pakistan.
Il tendit le doigt vers le verger.
— Ces arbres, là. Il y avait des
habitations à cet endroit avant. Mais ton
père les a fait raser. Tout comme il a fait
raser la maison où mon père est né et où
il a grandi.
Adel cilla.
— Il s’est approprié notre terrain pour
y construire ça, cracha-t-il en pointant un
doigt vers la propriété. Ce machin-là.
— Je croyais qu’on était amis,
protesta Adel, un peu nauséeux et le
cœur battant sourdement. Pourquoi tu me
sors des mensonges pareils ?
— Tu te souviens quand je t’ai entubé
et que je t’ai pris ton maillot ?
poursuivit Gholam, les joues en feu. Tu
as presque pleuré. Ne dis pas le
contraire, je t’ai vu. Et c’était pour un
maillot. Un maillot. Imagine ce qu’a
éprouvé ma famille après avoir fait tout
le voyage depuis le Pakistan, quand elle
est descendue du bus et qu’elle a
découvert cette chose sur notre terre. Et
quand ton bouffon en costume violet
nous a ordonné de déguerpir.
— Baba jan n’est pas un voleur ! Tu
peux demander à qui tu veux à
Shadbagh-e-Nau. Demande aux habitants
ce qu’il a fait pour cette ville.
Il repensa à la manière dont son père
recevait les gens à la mosquée, installé
par terre, une tasse de thé devant lui et
un chapelet à la main. Une file
solennelle s’étirait de son coussin
jusqu’à l’entrée principale, des hommes
aux mains sales, des vieillardes
édentées, de jeunes veuves avec leurs
enfants, tous dans le besoin, tous
attendant leur tour pour solliciter un
service, un travail, un petit prêt pour
réparer un toit, un fossé d’irrigation, ou
acheter du lait en poudre. Et lui, il
hochait la tête et les écoutait avec une
infinie patience, comme si chacune de
ces personnes comptait autant pour lui
qu’un membre de sa famille.
— Ah ouais ? Alors comment se fait-il
que mon père possède un acte officiel de
propriété ? lança Gholam. Celui qu’il a
confié au juge au tribunal.
— Je suis sûr que s’il parlait à
Baba…
— Ton Baba refuse de le voir. Il
refuse de reconnaître ce qu’il a fait. Il
passe devant nous en voiture comme si
on était des chiens errants.
— Vous n’êtes pas des chiens, dit
Adel en luttant pour garder un ton égal.
Vous êtes des parasites. Kabir avait
raison. J’aurais dû m’en douter.
Gholam se leva et fit quelques pas.
— Juste pour info, je n’ai rien contre
toi, déclara-t-il en s’arrêtant. Tu n’es
qu’un petit garçon ignare. Mais la
prochaine fois que ton père ira à
Helmand, demande-lui de t’emmener
dans son usine. Vois un peu ce qu’il fait
pousser dans le coin. Je vais te donner
un indice : ce n’est pas du coton.

Ce soir-là, avant le dîner, Adel se


prélassa dans un bain moussant. Le bruit
de la télévision lui parvenait du rez-de-
chaussée – Kabir regardait un vieux film
de pirates. La colère qui l’avait
submergé face à Gholam ne l’avait pas
quitté de l’après-midi, mais il songeait à
présent qu’il avait été trop dur envers
lui. Son père lui avait expliqué un jour
que quoi qu’on fasse, il arrivait que les
pauvres disent du mal des riches. Ils le
faisaient essentiellement parce que leur
propre vie les décevait. On n’y pouvait
rien. C’était naturel, même. Et on ne
doit pas le leur reprocher, Adel.
Adel n’était pas naïf au point
d’ignorer que le monde était
fondamentalement injuste. Il n’avait qu’à
jeter un coup d’œil par la fenêtre de sa
chambre pour s’en rendre compte. Mais
admettre cette vérité ne devait apporter
aucune satisfaction aux gens comme
Gholam, supposait-il. Peut-être avaient-
ils besoin d’un bouc émissaire, d’une
cible en chair et en os, d’une personne
qu’ils puissent commodément juger
responsable de leurs difficultés, de
quelqu’un à condamner, à blâmer, à
fustiger. Et peut-être que Baba jan avait
raison lorsqu’il affirmait que la
meilleure solution consistait à
comprendre, à ne pas juger hâtivement.
À réagir avec bienveillance, même. Tout
en regardant les petites bulles de savon
remonter à la surface de l’eau et éclater,
Adel songea aux écoles, aux
dispensaires que son père avait fait
construire alors même que certains en
ville répandaient de sales ragots sur lui.
Il se séchait quand sa mère passa la
tête par la porte de la salle de bains.
— Tu descends dîner, Adel ?
— Je n’ai pas faim.
— Oh.
Elle entra et prit une serviette sur le
portant.
— Tiens, dit-elle. Assieds-toi. Laisse-
moi te sécher les cheveux.
— Je peux le faire moi-même.
Elle resta derrière lui en l’étudiant
dans le miroir.
— Ça va, Adel ?
Il ignora la question. Elle appuya une
main sur son épaule et le regarda comme
si elle attendait qu’il frotte sa joue
contre elle. Peine perdue.
— Maman, tu as déjà vu la filature de
coton de Baba jan ?
Il nota qu’elle marquait un temps
d’arrêt.
— Bien sûr. Toi aussi.
— Je ne parle pas des photos. Tu l’as
vue en vrai ? Tu y es allée ?
— Comment aurais-je pu ? Helmand
est une ville dangereuse. Ton père ne
mettrait jamais ma vie en danger. Ni la
tienne.
Adel acquiesça.
Au rez-de-chaussée, des coups de
canon retentirent et des pirates
poussèrent des cris de guerre.
Trois jours plus tard, Gholam le
rejoignit de nouveau. Il s’avança
vivement vers lui et s’arrêta.
— Je suis content que tu sois venu, dit
Adel. J’ai quelque chose pour toi.
Il ramassa sur la souche le manteau
qu’il avait emporté tous les après-midi
avec lui depuis leur querelle. Il était en
cuir marron, avec une doublure en peau
de mouton et une capuche zippée que
l’on pouvait ôter et remettre. Il le tendit
à Gholam.
— Je ne l’ai pas beaucoup mis. Il est
un peu grand pour moi, mais il devrait
t’aller.
Gholam ne bougea pas.
— On a pris un bus hier et on s’est
rendus au tribunal à Kaboul, déclara-t-il
d’une voix monocorde. Devine ce que
nous a dit le juge. Il a dit qu’il avait une
mauvaise nouvelle à nous annoncer. Il a
dit qu’il y avait eu un accident. Un petit
incendie. L’acte de propriété de mon
père a brûlé. Il est détruit. Parti en
fumée.
Adel laissa lentement retomber sa
main qui tenait le manteau.
— Et pendant qu’il nous expliquait
qu’il ne pouvait rien faire pour nous
sans ces papiers, tu sais ce qu’il avait au
poignet ? Une montre en or toute neuve
qu’il ne portait pas la dernière fois que
mon père l’avait vu.
Adel accusa le coup.
Gholam posa sur le vêtement un regard
perçant, mortifiant. Un regard destiné à
faire honte. Cela fut efficace. Adel eut
comme un mouvement de recul. Dans sa
main, l’offrande de paix se transforma
en tentative de subornation.
Gholam fit demi-tour et repartit vers la
route d’un pas pressé.

Le soir même de son retour, le


commandant organisa une fête à la
maison. Adel se retrouva assis à côté de
lui à la tête de la grande nappe étalée sur
le sol pour le repas. Son père préférait
parfois manger par terre et avec les
doigts, surtout s’il recevait des amis de
ses années de djihad. Ça me rappelle le
temps des cavernes, plaisantait-il. Les
femmes, elles, avaient pris place autour
de leur hôtesse à la table de la salle à
manger et utilisaient des cuillères et des
fourchettes. Leurs bavardages
résonnaient sur les murs en marbre.
L’une d’elles, aux hanches larges et aux
longs cheveux teints en roux, était
promise à l’un des amis du commandant.
Plus tôt ce soir-là, elle avait sorti son
appareil photo numérique pour montrer à
Aria des clichés d’une boutique de
robes de mariée à Dubai.
Au moment du thé, après le repas, le
père d’Adel raconta l’embuscade que
son unité de combattants avait tendue
autrefois à une colonne soviétique pour
l’empêcher d’entrer dans une vallée plus
au nord. Tout le monde l’écouta avec
attention.
— Quand ils sont arrivés dans notre
ligne de mire, dit-il en caressant
distraitement les cheveux d’Adel, on a
ouvert le feu. On a touché le véhicule de
tête, puis quelques jeeps. Je pensais
qu’ils allaient soit reculer, soit essayer
de passer en force, mais ces fils de pute
se sont arrêtés, ils sont sortis de leur
véhicule et ils ont riposté. Vous le
croyez, ça ?
Des murmures s’élevèrent parmi les
convives, dont certains secouèrent la
tête. Adel savait que la moitié au moins
des hommes présents étaient d’anciens
moudjahidin.
— On était plus nombreux qu’eux,
peut-être trois contre un, mais ils étaient
bien armés et ils n’ont pas mis
longtemps à retourner notre attaque
contre nous. Ils visaient nos positions
dans les vergers. Très vite, ç’a été la
débandade. On a tous pris nos jambes à
notre cou. Moi, j’étais avec un type,
Mohammad quelque chose. On courait
côte à côte dans une vigne – pas le genre
qu’on voit parfois avec des grands
poteaux et des fils tendus, mais celui où
on laisse pousser les pieds normalement
dans le sol. Les balles volaient partout,
on ne pensait qu’à sauver notre peau, et
c’est là qu’on a tous les deux trébuché et
qu’on s’est étalés par terre. Moi, en
moins de deux, je suis debout et je
repars, mais il n’y a plus aucune trace de
ce Mohammad quelque chose. Je me
retourne et je crie : « Relève-toi, bougre
d’âne ! »
Soucieux de ménager son effet, il
marqua une pause et pressa un poing
contre ses lèvres pour se retenir de rire.
— Et là, il s’est redressé et il s’est
remis à courir. Tenez-vous bien : ce
cinglé était chargé de grappes de raisin.
Il en avait plein les bras !
Les rires fusèrent. Adel aussi
s’esclaffa. Son père lui frotta le dos et
l’attira contre lui. Lorsque quelqu’un
commença à raconter une autre histoire,
il prit la cigarette posée près de son
assiette, mais il n’eut pas l’occasion de
l’allumer parce que soudain, un bruit de
verre brisé retentit quelque part dans la
maison.
Dans la salle à manger, des femmes
hurlèrent. Un objet métallique, peut-être
une fourchette ou un couteau à beurre,
tomba avec fracas sur le marbre. Les
hommes bondirent sur leurs pieds.
Azmaray et Kabir entrèrent en courant,
chacun avec une arme au poing.
— Ça venait de l’entrée, fit remarquer
Kabir.
Au même moment, un nouveau bruit de
verre brisé se fit entendre.
— Attendez ici, commandant Sahib.
On va aller voir, dit Azmaray.
— Putain, non. Je ne vais pas me
terrer comme un lâche sous mon propre
toit.
Adel suivit son père vers le vestibule
avec Azmaray, Kabir et tous les autres
hommes. En chemin, il observa Kabir
ramasser une baguette métallique dont
ils se servaient en hiver pour attiser le
feu dans le poêle. Sa mère les rejoignit
aussi précipitamment, le teint livide et
les traits tirés. Alors qu’ils atteignaient
l’entrée, une pierre vola à travers une
fenêtre et des éclats de verre se
répandirent sur le sol. La future mariée
aux cheveux rouges hurla. Dehors,
quelqu’un vociférait.
— Comment ont-ils fait pour passer le
garde ? demanda quelqu’un derrière
Adel.
— Commandant Sahib, non ! tonna
Kabir.
Trop tard, le père d’Adel avait déjà
ouvert la porte.
Le jour faiblissait, mais c’était l’été et
une lumière jaune pâle inondait encore
le ciel. Au loin, Adel aperçut des petits
points lumineux – les habitants de
Shadbagh-e-Nau se préparaient à dîner
avec leur famille. Les monts à l’horizon
apparaissaient plus foncés, et bientôt
l’obscurité remplirait tous les creux.
Mais il ne faisait pas encore assez
sombre pour l’empêcher de distinguer le
vieil homme qui se tenait au pied des
marches du perron, une pierre dans
chaque main.
— Emmène Adel à l’étage, ordonna le
commandant à sa femme. Tout de suite !
Elle entraîna son fils dans l’escalier
en le tenant par les épaules, puis le long
du couloir jusqu’à sa chambre. Après
avoir fermé la porte à clé et tiré les
rideaux, elle alluma la télévision et le
conduisit vers le lit, sur lequel ils
s’assirent tous les deux. À l’écran, deux
Arabes vêtus de longues tuniques
traditionnelles et de bonnets en laine
s’affairaient après un camion géant.
— Qu’est-ce qu’il va faire à cet
homme ? demanda Adel, qui ne pouvait
s’empêcher de frissonner. Maman,
qu’est-ce qu’il va lui faire ?
Il leva les yeux vers sa mère et vit son
visage s’assombrir. Il comprit
brusquement que quelle que soit sa
réponse, il ne pourrait pas s’y fier.
— Il va lui parler, dit-elle avec un
tremblement dans la voix. Il va le
raisonner. C’est ce que fait toujours ton
père. Il raisonne les gens.
Adel secoua la tête. Il pleurait à
présent.
— Qu’est-ce qu’il va lui faire,
maman ? Qu’est-ce qu’il va lui faire ?
Sa mère ne cessa de marteler la même
réponse – tout irait pour le mieux, cette
histoire finirait bien, personne ne serait
blessé. Mais plus elle le lui répétait,
plus il sanglotait, et il continua jusqu’au
moment où, épuisé, il s’endormit sur ses
genoux.

UN ANCIEN COMMANDANT ÉCHAP P E

UNE TENTATIVE D’ASSASSINAT.


Adel lut l’article dans le bureau de
son père, sur son ordinateur. L’auteur
décrivait une attaque « sournoise » et
présentait l’assaillant comme un ancien
réfugié soupçonné d’avoir partie liée
avec les talibans. Il rapportait aussi des
propos du commandant expliquant qu’il
avait craint pour la sécurité de sa
famille. Surtout celle de mon petit
garçon, avait-il dit. En revanche, il ne
livrait pas le nom de l’assaillant ni
aucune indication sur ce qu’il était
devenu.
Adel éteignit l’ordinateur. Il n’était
pas censé l’utiliser – pas plus qu’il
n’était censé entrer dans le bureau de
son père. Un mois plus tôt, il n’aurait
osé braver aucune de ces interdictions.
Il retourna dans sa chambre, s’allongea
sur son lit et fit rebondir une vieille
balle de tennis contre le mur. Bam !
Bam ! Bam ! Sa mère ne tarda pas à
venir le voir pour lui demander, puis lui
ordonner, d’arrêter. Il ne l’écouta pas.
Elle s’attarda un instant sur le pas de la
porte avant de repartir discrètement.
Bam ! Bam ! Bam !
En apparence, rien n’avait changé.
Une transcription de ses activités
quotidiennes aurait révélé qu’il avait
repris une vie normale. Il se levait
toujours à la même heure, se lavait,
déjeunait avec ses parents, suivait les
cours de son précepteur. Et l’après-
midi, il passait son temps à traîner ici et
là, à regarder des films avec Kabir ou à
jouer à des jeux vidéo.
Sauf que rien n’était plus pareil.
Gholam lui avait peut-être entrouvert
une porte, mais c’était son père qui
l’avait forcé à la franchir. Des rouages
en sommeil s’étaient mis en branle dans
son cerveau. Du jour au lendemain, il eut
le sentiment d’avoir acquis un sens
entièrement nouveau grâce auquel il
percevait des choses dont il n’avait
jusqu’alors jamais eu conscience, des
choses présentes sous son nez depuis
des années. Il voyait par exemple les
secrets que sa mère enfouissait en elle et
qui désormais dégoulinaient presque sur
son visage lorsqu’il la regardait. Il
voyait ses efforts pour le tenir à l’écart
de tout ce qu’elle savait, de tout ce
qu’elle maintenait enfermé, scellé, sous
bonne garde – à l’image de leur vie à
tous les deux dans cette vaste demeure.
Il voyait enfin celle-ci avec les yeux des
autres : comme une monstruosité, un
affront, un monument à la gloire de
l’injustice. Et il voyait derrière
l’empressement des gens à satisfaire son
père l’intimidation et la peur qui sous-
tendaient en réalité leur respect et leur
déférence. Il songea que Gholam serait
fier de lui et de sa perspicacité. Pour la
première fois, il appréhendait
pleinement les forces qui avaient
toujours régi son existence.
De même que les vérités violemment
conflictuelles propres à chaque individu.
Pas seulement son père, sa mère ou
Kabir.
Mais aussi lui-même.
Cette dernière découverte fut, à
certains égards, la plus surprenante à ses
yeux. Les révélations sur les actes dont
son père s’était rendu coupable – des
actes commis d’abord au nom du djihad,
puis qualifiés de juste récompense pour
ses sacrifices – l’avaient laissé sous le
choc. Du moins un certain temps. Des
jours durant, après ce fameux soir où
des pierres avaient fracassé leur fenêtre,
il avait eu mal au ventre chaque fois que
le commandant entrait dans la même
pièce que lui. Lorsqu’il l’entendait
parler sèchement à quelqu’un au
téléphone, ou même fredonner dans son
bain, un frisson lui parcourait l’échine et
sa gorge devenait si sèche que cela en
était douloureux. Quand son père
l’embrassait pour lui souhaiter bonne
nuit, il éprouvait d’instinct l’envie de
fuir son contact. Il faisait des
cauchemars dans lesquels, debout au
bord du verger, il assistait à une mêlée
entre les arbres. Il distinguait l’éclat
d’une baguette qui se levait et s’abattait,
le bruit du métal heurtant les os et la
chair, jusqu’à ce qu’il se réveille, un cri
bloqué dans la poitrine. Des crises de
larmes le submergeaient par moments
sans prévenir.
Et pourtant.
Et pourtant.
Un autre phénomène se produisait en
parallèle. Cette lucidité nouvelle ne
l’abandonnait pas, mais peu à peu, elle
trouvait de la compagnie en lui. Une
prise de conscience contradictoire
s’opérait à présent, qui ne supplantait
pas la première, mais qui revendiquait
une place à côté. Adel s’éveillait à cette
autre partie de lui-même, plus
déstabilisante celle-là. Une partie de lui
qui, avec le temps, presque
imperceptiblement, s’accommoderait de
sa nouvelle identité – laquelle, pour
l’heure, le picotait à la manière d’un
pull en laine humide. Il comprit qu’il
finirait probablement par accepter la
situation, comme sa mère avant lui. Il lui
en avait voulu au début. Désormais, il se
montrait plus clément. Peut-être avait-
elle agi ainsi par peur de son mari. Ou
en échange d’une vie luxueuse. Mais
Adel pressentait qu’elle avait surtout dû
se résigner pour la même raison qu’il le
ferait : parce qu’elle y était bien
obligée. Quel choix avaient-ils ? Il ne
pouvait pas plus échapper à son
existence que Gholam ne pouvait
échapper à la sienne. Les gens
apprenaient à supporter les choses les
plus inimaginables. Lui aussi, il y
arriverait. Telle était sa vie. Telle était
sa mère. Tel était son père. Et cela
valait également pour lui, même s’il ne
s’en était pas toujours rendu compte.
Adel savait qu’il ne porterait plus à
son père autant d’affection qu’avant,
quand il dormait tranquillement niché
dans le creux de ses bras puissants.
C’était devenu inconcevable. Mais il
découvrirait comment l’aimer à nouveau
– et tant pis si cela promettait d’être une
entreprise autrement plus compliquée et
délicate. Il se sentait presque bondir
hors de l’enfance. Bientôt, il retomberait
sur ses pieds, cette fois dans la peau
d’un adulte, et il lui serait impossible
alors de revenir en arrière, parce que les
propos que son père lui avait tenus sur
les héros de guerre valaient aussi pour
les adultes : une fois qu’on en devient
un, on le reste jusqu’à sa mort.
Allongé dans son lit, le soir, il
songeait qu’un jour, peut-être le
lendemain ou le surlendemain, ou peut-
être la semaine suivante, il sortirait de la
propriété pour se rendre près du moulin,
là où Gholam campait avec sa famille.
Sans doute le terrain serait-il désert. Il
se planterait au bord de la route et
imaginerait la maigre cohorte formée par
le jeune garçon, sa mère, ses frères et sa
grand-mère, tous charriant leurs affaires
empaquetées avec des cordes, tous
cheminant sur le bas-côté poussiéreux
des routes du pays, en quête d’un endroit
où se poser. Gholam était le nouveau
chef de famille. Il allait devoir travailler
et passer sa jeunesse à nettoyer des
canaux, à creuser des fossés, à faire des
briques et à cultiver des champs. Petit à
petit, il se transformerait en l’un de ces
hommes à la peau tannée qu’Adel voyait
toujours courbés derrière leurs charrues.
Adel se disait qu’il resterait là un
moment, à regarder les collines et les
montagnes qui dominaient le nouveau
Shadbagh. Ensuite sans doute, il sortirait
de sa poche cet objet qu’il avait trouvé
un jour dans le verger – la moitié gauche
d’une paire de lunettes cassée au niveau
de l’arête du nez, au verre fissuré en
étoile et à la branche maculée de sang
séché. Il s’en débarrasserait dans un
fossé. Et lorsqu’il tournerait les talons
pour rentrer chez lui, il se disait
qu’avant toute chose, il se sentirait
soulagé.
8

Automne 2010
,
CE SOIR, EN RENTRANT DU DISP ENSAIR

je trouve un message de Thalia sur le


téléphone fixe de ma chambre. Je
l’écoute en ôtant mes chaussures et en
m’asseyant à mon bureau. Elle me dit
qu’elle a un rhume, que c’est sûrement
Mamá qui le lui a refilé, puis elle me
demande de mes nouvelles et s’enquiert
de mon travail à Kaboul. À la fin, sur le
point de raccrocher, elle ajoute : Odie
n’arrête pas de dire que tu n’appelles
jamais. Elle ne te l’avouera pas, bien
sûr, alors c’est moi qui m’en charge.
Markos, pour l’amour de Dieu, appelle
ta mère, espèce de trouduc.
Je souris.
Thalia.
Je garde une photo d’elle sur mon
bureau, celle que j’ai prise tant d’années
plus tôt sur la plage de Tinos – Thalia
assise sur un rocher, le dos tourné à
l’objectif. Je l’ai fait encadrer, même si,
quand on l’examine de près, on distingue
une zone marron foncé dans le coin
inférieur gauche – souvenir d’une
Italienne folle à lier qui a tenté de la
brûler il y a longtemps.
J’allume mon ordinateur et commence
à taper des notes sur les opérations que
j’ai réalisées hier. Ma chambre compte
parmi les trois que l’on trouve au
premier étage de la maison où je vis
depuis mon arrivée à Kaboul, en 2002,
et j’ai placé mon bureau près de la
fenêtre surplombant le jardin. De là, j’ai
vue sur les néfliers que j’ai plantés il y a
quelques années avec mon ancien
propriétaire, Nabi. Je distingue aussi
son logement, aujourd’hui repeint, contre
le mur du fond. Après la mort de Nabi,
je l’ai proposé à un jeune Hollandais
venu aider des lycées locaux à
s’informatiser. Sur la droite gît la
Chevrolet de 1940 de Suleiman
Wahdati, immobile depuis des
décennies, couverte par la rouille
comme un rocher par la mousse, et
actuellement ensevelie sous une fine
couche de neige due à la chute précoce
d’hier – la première de l’année. J’ai
brièvement envisagé de faire traîner
cette carcasse jusqu’à l’une des
décharges de Kaboul, mais je n’en ai
pas eu le courage. Elle me semblait faire
trop partie du passé de cette maison, de
son histoire.
Je termine mes notes et regarde ma
montre. Il est déjà 21 h 30, soit
20 heures en Grèce.
Appelle ta mère, espèce de trouduc.
Si je veux téléphoner à ma mère ce
soir, je ne peux pas reculer davantage.
Je me souviens de ce que Thalia m’a
écrit dans l’un de ses e-mails : Mamá se
couche de plus en plus tôt. Je prends
une inspiration et me prépare à cette
épreuve avant de décrocher le combiné.

J’ai rencontré Thalia durant l’été


1967, quand j’avais douze ans. Elle était
venue nous rendre visite à Tinos avec sa
mère, Madaline. Mamá – Odelia de son
prénom – disait que cela faisait quinze
ans très précisément que Madaline et
elle ne s’étaient pas vues. Son amie
avait quitté l’île à dix-sept ans pour
aller à Athènes, où elle avait acquis une
brève et modeste renommée en tant
qu’actrice.
— Ça ne m’a pas étonnée. Avec son
physique, il fallait s’y attendre. Tout le
monde s’entichait d’elle. Tu
comprendras quand tu la verras.
Je lui ai demandé pourquoi elle ne
m’avait jamais parlé d’elle.
— Je ne l’ai pas fait ? Tu es sûr ?
— Oui.
— Tiens, j’aurais juré le contraire,
avait-elle répondu. Sa fille, Thalia, tu
dois être gentil avec elle parce qu’elle a
eu un accident. Un chien l’a mordue et
elle en garde une cicatrice.
Elle n’avait pas voulu m’en dire plus
et je savais qu’il était inutile d’insister.
Mais ce détail m’intriguait bien plus que
le passé cinématographique et théâtral
de Madaline. La cicatrice devait être à
la fois importante et bien visible pour
que l’on fasse preuve d’égards
particuliers envers cette fille, et cela
piquait ma curiosité. J’ai attendu avec
une impatience morbide de la découvrir.
— Madaline et moi, on s’est
rencontrées à la messe, quand on était
petites, m’avait expliqué ensuite Mamá.
Elles étaient tout de suite devenues
inséparables, au point de se tenir la main
sous leur bureau à l’école, pendant les
récréations, à l’église ou durant leurs
promenades le long des champs d’orge.
Au point aussi de se jurer de rester
sœurs pour la vie et de vivre à proximité
l’une de l’autre, même après leur
mariage. Elles seraient voisines, et si
l’une d’elles se trouvait un jour sommée
par son mari de déménager, elle
exigerait le divorce. Je me souviens que
Mamá avait souri légèrement en me
racontant tout cela d’un ton plein
d’autodérision, comme pour prendre ses
distances avec cette exubérance et cette
folie juvéniles, tous ces serments faits
tête baissée, dans la précipitation. Mais
j’avais perçu en elle une pointe de
vexation muette, une déception que la
fierté l’empêchait de reconnaître.
Madaline avait épousé un homme
riche et bien plus âgé qu’elle, un certain
M. Andreas Gianakos qui, des années
plus tôt, avait produit son second et
dernier film. Il travaillait désormais
dans le bâtiment et possédait une grosse
entreprise à Athènes. Ils avaient eu une
dispute récemment, tous les deux. Ils
s’étaient brouillés. Ça, Mamá ne me
l’avait pas dit, mais je le savais grâce à
la lecture partielle, clandestine et hâtive
d’une lettre que Madaline lui avait
envoyée pour annoncer son intention de
venir la voir.
Cela me barbe de plus en plus, crois-
moi, de côtoyer Andreas et ses amis
d’extrême droite et
d’écouter leur musique martiale. Je ne
décroche jamais un mot en leur
présence. Je me tais lorsqu’ils chantent
les louanges de ces voyous de
militaires qui ont tourné notre
démocratie en ridicule. Si j’osais
exprimer le moindre désaccord, je suis
certaine qu’ils me catalogueraient
comme une anarchiste communiste, et
même l’influence d’Andreas ne
pourrait alors m’empêcher de finir au
cachot. Peut-être d’ailleurs qu’il ne se
donnerait même pas la peine de
l’exercer – son influence, je veux dire.
Parfois, j’ai l’impression qu’il ne
cherche qu’à me provoquer pour que je
me discrédite moi-même. Ah, tu me
manques tant, ma chère Odie. Je
regrette tellement ta compagnie…
Le jour où devaient arriver nos
invitées, Mamá s’est levée tôt pour faire
le ménage. Nous vivions dans une
modeste maison construite à flanc de
colline. Comme la plupart des
habitations de Tinos, elle était en pierre,
blanchie à la chaux et surmontée d’un
toit plat aux tuiles losangées rouges. La
petite chambre que Mamá et moi
partagions à l’étage n’avait pas de porte
– un étroit escalier y menait
directement –, mais elle était pourvue
d’une imposte et d’une petite terrasse
avec une balustrade en fer forgé d’où
l’on avait vue sur les toits des autres
maisons, les oliviers et les chèvres, les
ruelles pavées sinueuses, les arcades en
contrebas et, bien évidemment, sur la
mer Égée, bleue et calme le matin en été,
et moutonnante l’après-midi, quand
soufflait le meltem venu du nord.
Lorsqu’elle a eu fini de tout nettoyer,
Mamá a enfilé ce qui passait pour sa
seule tenue des grands jours, celle
qu’elle portait tous les 15 août lors de la
fête de la Dormition à l’église Panagía
Evangelístria. À cette date, les pèlerins
affluaient à Tinos des quatre coins de la
Méditerranée afin de prier devant la
célèbre icône de cet édifice religieux. Il
existe une photo de ma mère dans sa
longue robe à col rond d’un jaune rouille
terne, qu’elle accompagnait d’un pull
blanc rétréci, de bas et de chaussures
noires disgracieuses. Ainsi vêtue, elle
avait tout d’une veuve revêche. Les
traits sévères, les sourcils touffus et le
nez retroussé, elle posait, rigide, l’air
pieuse et maussade à la fois, comme si
elle-même comptait parmi les pèlerins.
Je figure sur la photo, moi aussi, debout
contre elle en chemise et short blancs,
avec des chaussettes assorties remontées
jusqu’aux genoux. On devine à ma mine
renfrognée que j’ai reçu l’ordre de me
tenir droit, sans sourire, et qu’on m’a
débarbouillé la figure et peigné les
cheveux en les aplatissant avec de l’eau,
contre ma volonté et avec beaucoup de
chichis. On sent une forme de
mécontentement flotter entre nous. On le
devine à la raideur de nos postures, à la
manière que nous avons d’à peine nous
toucher.
Ou peut-être pas. Mais moi, je le
remarque dès que je me penche sur cette
photo – la dernière fois datant d’il y a
deux ans. Je ne peux que constater la
méfiance, l’effort, l’impatience qui s’en
dégagent. Je ne peux que voir deux êtres
réunis par un sentiment de devoir
génétique, déjà condamnés à se
déconcerter et à se décevoir
mutuellement, chacun tenu par l’honneur
de défier l’autre.
De notre chambre à l’étage, j’ai
regardé Mamá partir pour le port de la
ville de Tinos. Un foulard noué sous le
menton, elle avançait résolument par
cette journée bleue et ensoleillée.
C’était une femme mince et frêle, au
corps d’enfant, mais que l’on avait
intérêt à laisser passer quand on la
croisait. Je me souviens d’elle quand
elle m’emmenait à l’école le matin
– c’est une ancienne institutrice,
aujourd’hui à la retraite. En route, elle
ne me tenait jamais par la main. Les
autres mères le faisaient avec leurs
enfants, mais pas elle. Elle disait qu’elle
devait me traiter comme tous ses élèves.
Elle marchait devant moi, serrant du
poing le col de son pull, pendant que je
trottais dans son sillage en essayant de
suivre son rythme, avec à la main la
boîte contenant mon casse-croûte. En
classe, je m’asseyais toujours au fond.
Je la revois au tableau. Elle était
capable de pétrifier un élève
indiscipliné d’un simple coup d’œil
aussi efficace qu’un caillou décoché au
lance-pierres avec une précision de
chirurgien. Et elle pouvait vous
foudroyer d’un regard noir ou d’un
silence soudain.
Mamá croyait par-dessus tout en la
loyauté, même si cela lui imposait de se
sacrifier. Surtout si cela lui imposait de
se sacrifier. Elle considérait aussi qu’il
était toujours préférable de dire la
vérité, franchement, sans fioritures, et de
la dire d’autant plus vite qu’elle était
désagréable. Elle n’avait pas de
patience avec les chiffes molles. Elle
était – et reste – une femme dotée d’une
volonté de fer, une femme qui ne
s’excusait jamais et avec laquelle il
valait mieux ne pas se disputer – mais
aujourd’hui encore, je ne sais pas si ce
trait de caractère était inné chez elle ou
si elle l’avait développé par nécessité,
quand mon père était mort au bout d’un
an de mariage seulement, la laissant
m’élever toute seule.
Je me suis endormi peu de temps après
son départ. Plus tard, une voix féminine
aiguë et sonore m’a réveillé en sursaut.
Je me suis assis. Elle était là, tout en
rouge à lèvres, poudre, parfum, courbes
fines, cheveux auburn et membres
élancés, semblable à une publicité pour
une compagnie aérienne derrière la fine
voilette de sa toque. Plantée au milieu
de la chambre dans une minirobe vert
fluo, une valise en cuir à ses pieds, elle
me souriait, le visage radieux, en me
parlant d’un ton débordant d’aplomb et
d’entrain.
— C’est donc toi, le petit Markos !
Odie ne m’avait pas dit que tu étais
aussi beau. Oh, je la retrouve en toi. Tu
as ses yeux – oui, tu as les mêmes yeux
qu’elle, je crois. On a déjà dû te le faire
remarquer. J’avais tellement hâte de te
rencontrer. Ta mère et moi, nous… oh,
mais je suis sûre qu’Odie t’a tout
raconté, alors tu imagines bien quel
plaisir c’est pour moi de vous voir tous
les deux, et toi en particulier, Markos.
Markos Varvaris ! Moi, je suis
Madaline Gianakos, et, si je puis me
permettre, je suis ravie de faire ta
connaissance.
Elle a ôté son long gant blanc cassé
– le genre que j’avais vu seulement dans
les magazines, couvrant les avant-bras
de dames élégantes qui fumaient sur les
marches d’un opéra lors de soirées
mondaines ou qu’on aidait à sortir d’une
voiture noire rutilante sous les flashs des
photographes. Elle a dû tirer plusieurs
fois sur chaque doigt avant de pouvoir
l’enlever, puis elle s’est légèrement
inclinée vers moi en me tendant une
main douce et fraîche.
— Enchantée. Et voici ma fille,
Thalia. Chérie, dis bonjour à Markos
Varvaris.
Thalia se tenait à l’entrée de la
chambre, près de ma mère, et posait sur
moi des yeux inexpressifs. C’était une
fille maigre à la peau pâle et aux
cheveux vaguement bouclés. En dehors
de ça, je ne peux absolument pas la
décrire. Je ne saurais dire la couleur de
sa robe – enfin, à supposer qu’elle en ait
porté une ce jour-là – ni quel était le
style de ses chaussures, ni si elle avait
des chaussettes, ou une montre, ou un
collier, ou une bague, ou des boucles
d’oreilles. Je ne saurais le dire, parce
que si vous étiez dans un restaurant et
qu’une personne venait soudain à se
déshabiller et à bondir sur une table
pour jongler avec des petites cuillères,
non seulement vous la regarderiez, mais
vous ne pourriez regarder qu’elle. Il en
allait de même avec le masque qui
recouvrait le bas du visage de cette fille.
Il empêchait purement et simplement
d’observer quoi que ce soit d’autre chez
elle.
— Thalia, dis bonjour, ma chérie. Ne
sois pas impolie.
Il m’a semblé la voir hocher la tête.
— Bonjour, ai-je articulé d’une voix
râpeuse.
Une onde a traversé l’air. Un courant.
Je me sentais empli de quelque chose
qui était pour moitié de l’excitation,
pour moitié de la crainte, quelque chose
qui jaillissait en moi et se
recroquevillait dans le même temps. Je
fixais Thalia, je le savais, mais je ne
pouvais pas m’en empêcher, je ne
pouvais pas détacher mon attention du
tissu bleu ciel de son masque, des
élastiques qui le retenaient à l’arrière de
sa tête, de la fente horizontale découpée
devant sa bouche. J’ai compris tout de
suite que je ne supporterais pas de voir
ce qu’il cachait. Et aussi que j’en
mourais d’impatience. Rien dans ma vie
ne retrouverait son cours normal tant que
je n’aurais pas vu de mes propres yeux
ce qu’il y avait en elle de si terrible, de
si effroyable qu’il faille en protéger les
autres.
L’autre possibilité, à savoir que le
masque était peut-être conçu pour
protéger Thalia contre nous, m’a
échappé. Du moins durant les affres
vertigineuses de cette première
rencontre.
Madaline et Thalia sont restées à
l’étage afin de déballer leurs affaires
pendant que Mamá préparait des filets
de sole dans la cuisine. Elle m’a
demandé de faire un café grec à
Madaline – ce que j’ai fait –, puis de le
lui monter – ce que j’ai fait aussi, après
avoir posé la tasse sur un plateau avec
une petite assiette de pastellis 1.
Après toutes ces années, la honte
m’envahit encore tel un liquide chaud et
poisseux au souvenir de ce qui s’est
passé ensuite. Je me représente toujours
la scène comme figée, à l’image une
photo. Madaline fume, debout près de la
fenêtre, d’où elle contemple la mer
derrière ses lunettes rondes aux verres
jaunes, une main sur une hanche, un pied
croisé par-dessus l’autre. Son chapeau
trône sur la coiffeuse. Au-dessus, il y a
un miroir, et dans ce miroir, il y a
Thalia, assise sur le bord du lit, le dos
tourné. Elle est penchée en avant, en
train de faire je ne sais quoi, peut-être
dénouer ses lacets, et je vois qu’elle a
ôté son masque. Il se trouve près d’elle
sur le lit. Un froid me saisit, que j’essaie
de stopper, mais mes mains tremblent, si
bien que la tasse en porcelaine s’agite
sur sa soucoupe. Madaline pivote vers
moi. Thalia lève les yeux. Je surprends
son reflet dans le miroir.
Le plateau m’a échappé et est tombé
avec fracas dans l’escalier. La vaisselle
s’est brisée. Le café brûlant s’est
renversé. Brusquement, ç’a été le chaos.
Je me suis retrouvé à quatre pattes, pris
d’un haut-le-cœur au-dessus des éclats
de porcelaine.
— Oh, mon Dieu, oh, mon Dieu,
répétait Madaline.
Mamá a accouru à l’étage.
— Qu’y a-t-il ? a-t-elle crié. Qu’est-
ce que tu as fait, Markos ?
Un chien l’a mordue, m’avait-elle dit
en guise d’avertissement. Elle a une
cicatrice. Le chien n’avait pas mordu le
visage de Thalia. Il l’avait mangé. Et
peut-être existait-il des mots pour
décrire ce que j’avais aperçu dans le
miroir ce jour-là, mais « cicatrice »
n’était pas l’un d’entre eux.
Je me souviens de Mamá m’attrapant
par les épaules pour m’obliger à me
relever et à me tourner vers elle.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui
ne va pas chez toi ?
Et puis je me souviens de son regard
qui était passé au-dessus de ma tête. Et
qui s’était immobilisé. Les mots se sont
bloqués dans sa bouche. Soudain livide,
elle m’a lâché. C’est alors que j’ai
assisté à la chose la plus extraordinaire
qui soit, une chose que j’estimais aussi
improbable que de voir un jour le roi
Constantin apparaître à notre porte
habillé en clown : une larme enflait au
coin de son œil droit.
— Alors, comment était-elle ?
demande Mamá.
— Qui ça ?
— Qui ça ? La Française. La nièce de
ton propriétaire, l’enseignante de Paris.
Je colle le combiné contre mon autre
oreille, surpris qu’elle n’ait pas oublié
cette histoire. Depuis toujours, j’ai
l’impression que tout ce que je lui dis
disparaît dans les airs sans avoir été
entendu – à croire qu’il y a de
l’électricité statique entre nous, une
mauvaise connexion. Parfois, quand je
l’appelle de Kaboul, comme à cet
instant, il me semble qu’elle a posé le
combiné sans bruit pour s’écarter et que
je parle dans le vide par-delà les
continents, même si je sens sa présence
au bout du fil et que je distingue sa
respiration. Ou bien je lui raconte
quelque chose qui a trait au dispensaire
– un garçon ensanglanté emmené là par
son père, par exemple, avec des éclats
d’obus enfoncés dans les joues, l’oreille
arrachée, une victime de plus qui a joué
dans la mauvaise rue au mauvais
moment de la mauvaise journée – et là,
sans prévenir, un choc retentit, et la voix
de ma mère me parvient brusquement,
distante, étouffée, tantôt plus audible,
tantôt moins. Ses pas résonnent, je capte
le bruit d’un objet traîné sur le sol, et je
me tais en attendant qu’elle revienne
– ce qu’elle fait au bout d’un moment,
toujours un peu essoufflée. Je lui ai
dit que j’étais bien debout, m’explique-
t-elle. Je le lui ai dit très clairement :
« Thalia, j’aimerais rester debout près
de la fenêtre et regarder la mer le
temps que je discute avec Markos.
— Vous allez vous fatiguer, Odie. Il
faut vous asseoir », qu’elle me répond.
Et avant que je comprenne ce qui se
passe, elle tire le fauteuil, tu sais, le
gros en cuir qu’elle m’a acheté l’année
dernière, elle le tire vers la fenêtre.
Bon sang, ce qu’elle est forte. Tu n’as
pas vu le fauteuil, bien sûr. Non,
forcément. Puis elle soupire avec une
exaspération feinte et me demande de
poursuivre, mais je suis alors trop
déstabilisé pour ça. Au final, j’ai le
vague sentiment d’avoir été réprimandé,
et qui plus est de l’avoir mérité,
coupable que je suis de fautes
inexprimées, de crimes dont je n’ai
jamais été formellement accusé. Et
même quand je reprends le fil de mon
histoire, celle-ci sonne amoindrie à mes
oreilles. Elle ne fait pas le poids,
comparée à la séquence théâtrale du
fauteuil avec Thalia.
— C’était quoi, son nom, déjà ?
demande encore Mamá. Pari quelque
chose, non ?
Je lui ai parlé de Nabi, qui était un
ami cher pour moi, mais elle ne connaît
que les grandes lignes de sa vie
– comme le fait qu’il a légué par
testament la maison de Kaboul à sa
nièce, Pari, élevée en France. Je n’ai
pas mentionné Nila Wahdati, ni sa fuite
à Paris après l’attaque de son mari, ni
toutes les années que Nabi a passées à
prendre soin de Suleiman. Cette
histoire-là. Elle comporte trop de
parallèles qui appellent un retour de
bâton. Ce serait comme lire à voix haute
mon propre chef d’inculpation.
— Pari, oui. Elle était sympathique. Et
chaleureuse. Surtout pour une
universitaire.
— Que fait-elle, déjà ? Elle est
chimiste ?
— Mathématicienne, dis-je en
refermant mon ordinateur.
Il a recommencé à neiger doucement
– de tout petits flocons qui tournoient
dans le noir et se jettent contre ma
fenêtre.
Je raconte à Mamá la visite de Pari
Wahdati à la fin de l’été dernier. Elle
était vraiment charmante. Douce, fine,
les cheveux gris, un long cou avec une
veine bleue gonflée remontant de chaque
côté, un sourire plein de bienveillance
qui dévoilait des dents de devant
écartées. L’air un peu fragile, aussi, et
plus vieille que son âge. Une forme
sévère de polyarthrite. Des mains
noueuses, surtout. Encore fonctionnelles,
mais la fatale échéance approchait, et
ça, elle le savait. Cela m’a fait penser à
Mamá et à sa propre échéance.
Pari Wahdati est restée une semaine
avec moi à Kaboul. À son arrivée, je lui
ai fait visiter la maison. Elle ne l’avait
pas vue depuis 1955, et bien qu’elle ait
été frappée de la découvrir beaucoup
plus petite que dans son souvenir, elle a
semblé très étonnée par les images
vivaces qu’elle avait gardées de cet
endroit, sa configuration, les deux
marches entre le salon et la salle à
manger, par exemple, où elle s’asseyait
autrefois pour lire en milieu de matinée,
baignée par les rayons du soleil. Quand
je l’ai emmenée à l’étage, elle a reconnu
sa chambre, pourtant occupée en ce
moment par un de mes collègues, un
employé allemand du Programme
alimentaire mondial. Je me souviens de
son émotion lorsqu’elle a repéré la
petite armoire dans l’angle de la pièce
– l’un des rares vestiges de son enfance,
comme me l’avait fait comprendre la
lettre de Nabi. Elle s’est accroupie à
côté et a passé les doigts sur la peinture
jaune écaillée et sur les girafes et les
macaques dont le dessin s’estompait.
Les yeux humides, elle m’a demandé très
timidement, et en s’excusant, s’il serait
possible de la faire acheminer jusqu’à
Paris. Elle a proposé d’en payer une
autre en remplacement. C’était la seule
chose qu’elle souhaitait conserver de
cette maison. Je lui ai répondu que je me
ferais un plaisir de m’en occuper.
Au bout du compte, en dehors de cette
armoire, que j’ai expédiée quelques
jours après son départ, Pari Wahdati est
repartie en France sans rien emporter
d’autre que les carnets de dessins de
Suleiman Wahdati, la lettre de son oncle
et quelques-uns des poèmes de Nila, que
Nabi avait sauvés. Sa seule autre
requête durant son séjour avait été de se
rendre à Shadbagh afin de voir le village
où elle était née et où elle espérait
retrouver son demi-frère, Iqbal.
— Maintenant que la maison est à elle,
je suppose qu’elle va la vendre, dit
Mamá.
— En fait, elle m’a dit que je pouvais
rester aussi longtemps que je le voulais.
Sans payer de loyer.
Je vois presque ma mère pincer les
lèvres avec scepticisme. En bonne
insulaire, elle met en doute les
motivations de tous les continentaux et
se méfie de leurs marques apparentes de
bienveillance. C’est l’une des raisons
pour lesquelles, enfant, j’ai su que je
quitterais Tinos un jour, quand
l’occasion se présenterait. Une sorte de
désespoir s’emparait de moi chaque fois
que j’entendais les gens parler ainsi.
— Le pigeonnier avance bien ? dis-je
pour changer de sujet.
— J’ai dû remettre ça à plus tard. Ça
me fatiguait.
Mamá est allée consulter un
neurologue à Athènes il y a six mois. Je
l’avais poussée à le faire après avoir
appris qu’elle développait des
mouvements convulsifs et laissait sans
cesse tomber des objets. C’est Thalia
qui l’y a emmenée et qui m’a ensuite
informé dans ses mails que Mamá s’était
lancée à son retour dans une foule de
projets. Repeindre la maison, réparer
les fuites d’eau, construire un placard
tout neuf à l’étage avec son aide à elle,
obtenue à force de cajoleries, et même
remplacer les tuiles fissurées du toit
– encore que là, Dieu merci, Thalia ait
fini par dire stop. Et maintenant le
pigeonnier. J’imagine ma mère, les
manches retroussées, le marteau à la
main et le dos trempé de sueur, enfoncer
des clous et poncer des planches.
Essayer de prendre de vitesse ses
propres neurones défaillants. Leur
arracher jusqu’à la dernière once
d’utilité pendant qu’il est encore temps.
— Quand rentreras-tu ? s’enquiert-
elle.
— Bientôt.
C’est la réponse que je lui ai déjà faite
il y a un an, quand elle m’a posé la
même question. Je ne suis pas rentré à
Tinos depuis deux ans.
Un bref silence.
— N’attends pas trop longtemps. Je
veux te voir avant qu’on me mette sous
assistance respiratoire.
Elle rit. C’est une vieille habitude
chez elle, cette manière de plaisanter et
de faire le pitre face aux coups du sort,
ce refus dédaigneux de s’apitoyer sur
elle-même. Cela a pour conséquence
paradoxale – et calculée, je le sais –
d’amoindrir et d’intensifier les coups
durs en question.
— Viens à Noël si tu peux, dit-elle.
Ou au moins avant le 4 janvier. D’après
Thalia, il y aura une éclipse de soleil sur
la Grèce ce jour-là. Elle a lu ça sur
internet. On pourrait la regarder
ensemble.
— J’essaierai, Mamá.

C’était comme se réveiller un matin et


découvrir qu’une bête sauvage s’était
promenée chez vous. Je ne me sentais en
sécurité nulle part. Elle était partout,
rôdant, traînant dans chaque coin de la
maison, sans jamais arrêter de se tapoter
la joue avec un mouchoir pour essuyer la
bave qui s’écoulait de sa bouche. Les
petites dimensions de notre intérieur
faisaient qu’il était impossible de la fuir.
Je redoutais surtout les repas et le
spectacle que m’infligeait Thalia
lorsqu’elle soulevait le bas de son
masque pour porter sa cuillère à sa
bouche. Cela me retournait l’estomac.
Elle mangeait bruyamment, en laissant
échapper des petits morceaux de
nourriture à moitié mâchés qui
s’écrasaient avec un splash mouillé sur
son assiette, sur la table, ou même par
terre. Contrainte d’ingérer tous les
liquides avec une paille – sa mère en
conservait un stock dans son sac à
main –, elle aspirait sa soupe en
émettant tout un tas de borborygmes, et
le breuvage finissait toujours par tacher
son masque et dégouliner le long de sa
joue jusque sur son cou. La première
fois, j’ai demandé à sortir de table, et
Mamá m’a toisé d’un air sévère. Je me
suis donc entraîné à détourner les yeux
et à faire abstraction du bruit, mais cela
m’était difficile. Quand j’entrais dans la
cuisine, Thalia était là, assise sagement
pendant que Madaline passait un onguent
contre les irritations sur sa joue. J’ai
commencé à tenir un calendrier, un
compte à rebours mental des quatre
semaines qu’elles étaient censées passer
chez nous.
Je regrettais que Madaline ne soit pas
venue seule. Je l’aimais bien, elle.
Quand on s’asseyait tous les quatre dans
la petite cour carrée devant la maison,
elle sirotait du café en fumant cigarette
sur cigarette, les angles de son visage
ombragés par notre olivier et par un
chapeau cloche en paille qui aurait été
ridicule sur n’importe qui d’autre – au
hasard, Mamá – mais qui ne l’était pas
sur elle parce qu’elle était de ces gens à
qui l’élégance venait sans effort, comme
un don transmis génétiquement, par
exemple la capacité à enrouler sa langue
en forme de tube. Avec elle, il n’y avait
jamais de temps mort dans la
conversation. Les anecdotes se
succédaient dans sa bouche tels les
trilles d’un oiseau. Un matin, elle nous a
raconté ses voyages, notamment celui à
Ankara, où elle s’était promenée le long
des berges du fleuve et où elle avait
siroté du thé vert avec du raki, ou encore
celui que M. Gianakos et elle avaient
effectué au Kenya. Là-bas, ils étaient
montés à dos d’éléphant au milieu
d’acacias épineux. Ils avaient même
mangé de la bouillie de maïs et du riz à
la noix de coco avec des villageois.
Les histoires de Madaline réveillaient
une vieille impatience en moi, un besoin
que j’avais toujours eu de me lancer
bille en tête dans le monde. En
comparaison, ma vie à Tinos
m’apparaissait banale à pleurer. Je
voyais mon avenir se profiler à la
manière d’un néant interminable, et c’est
ainsi que j’ai passé la majeure partie de
mon enfance sur cette île à me débattre,
à me faire l’effet d’être une doublure de
moi-même, un remplaçant, comme si
mon vrai moi résidait ailleurs, attendant
de s’unir un jour avec ce moi plus flou,
plus creux. Je me sentais naufragé. Un
exilé dans ma propre maison.
Madaline a dit qu’elle s’était rendue à
Ankara dans un endroit appelé le parc
Kuğulu et qu’elle y avait observé des
cygnes glissant sur l’eau – une eau
semblable à un miroir éblouissant.
— Mais je m’emballe, a-t-elle dit en
riant.
— Pas du tout, a répondu Mamá.
— C’est une manie, chez moi. Je parle
trop. Depuis toujours. Tu te souviens de
tous les ennuis qu’on a eus parce que je
bavardais en classe ? Tu n’étais jamais
fautive, Odie. Tu étais si responsable, si
studieuse.
— Elles sont intéressantes, tes
histoires. Tu mènes une vie intéressante.
Madaline a roulé de gros yeux.
— Oui, enfin tu connais cette pensée
chinoise. Les temps intéressants sont
ceux qui s’accompagnent des plus
graves bouleversements.
— Tu as aimé l’Afrique ? a demandé
Mamá à Thalia.
Celle-ci a pressé son mouchoir contre
sa joue sans répondre. J’en ai été
soulagé, tant elle avait une façon bizarre
de parler. Chez elle, les mots
produisaient un son mouillé à mi-chemin
entre un zézaiement et un gargouillement.
— Oh, Thalia n’aime pas voyager, a
déclaré Madaline en écrasant sa
cigarette. Ce n’est pas son truc.
Cette affirmation a sonné comme une
vérité sans appel. Il n’était pas question
de se tourner vers sa fille pour l’inviter
à acquiescer ou à protester.
— Eh bien moi non plus, Thalia, a dit
Mamá. J’aime être chez moi. Je crois
que je n’ai tout simplement jamais
trouvé de raison valable de quitter
Tinos.
— Et moi, aucune de rester, à part toi,
naturellement, s’est interposée Madaline
en lui touchant le poignet. Tu sais quelle
était ma plus grande peur, quand je suis
partie ? Ma plus grande inquiétude ?
Comment vais-je m’en sortir sans Odie ?
Je te jure, j’étais pétrifiée rien que d’y
penser.
Lentement, Mamá a détaché son regard
de Thalia.
— Tu t’en es bien tirée, il me semble.
— Tu ne comprends pas.
Je me suis rendu compte à cet instant
que c’était moi qui ne comprenais pas,
parce que Madaline me regardait droit
dans les yeux.
— Je n’aurais jamais tenu sans ta
mère. Elle m’a sauvée.
— Là, tu t’emballes, a dit Mamá.
Thalia a levé la tête. Dans le bleu du
ciel, un avion marquait en silence sa
trajectoire d’une longue traînée blanche.
— C’est de mon père qu’Odie m’a
sauvée, a expliqué Madaline, sans que je
sache si elle s’adressait toujours à moi.
Il faisait partie de ces hommes mauvais
dès la naissance. Il avait des yeux
globuleux, un cou épais et court et un
grain de beauté noir sur la nuque. Et des
poings. Des poings durs comme la
brique. À la manière dont il rentrait à la
maison, je devinais son humeur. Il
n’avait rien de plus à faire. Le bruit de
ses bottes dans le vestibule, le tintement
de ses clés, son fredonnement, c’était
suffisant pour moi. Quand il était fou de
rage, il soufflait toujours par le nez en
plissant les yeux, avec l’air de réfléchir,
et ensuite il se frottait le visage en
disant, très bien, fillette, très bien. À ce
moment-là, vous saviez ce qui allait
suivre. La tempête approchait et vous ne
pouviez pas l’arrêter. Personne ne
pouvait vous aider. Parfois, rien qu’à le
voir se frotter la figure, ou rien qu’à
l’entendre soupirer à travers sa
moustache, je tournais presque de l’œil.
» J’ai croisé la route d’autres hommes
comme lui depuis. J’aimerais vous
affirmer le contraire, mais cela m’est
impossible. Et ce que j’ai appris, c’est
qu’en grattant un peu, on découvre des
êtres tous plus ou moins identiques.
Certains sont plus raffinés, je vous
l’accorde. Ils ont parfois un peu de
charme, ou beaucoup, et on peut s’y
laisser prendre. Mais en réalité, ce sont
des petits garçons malheureux qui
pataugent dans leur rage. Ils se sentent
floués. Ils n’ont pas eu leur dû. Personne
ne les a aimés suffisamment. Bien sûr,
ils attendent de vous que vous les
chérissiez. Ils veulent être étreints,
bercés, rassurés. Mais c’est une erreur
que de le faire. Ils sont incapables de
l’accepter. Ils sont incapables
d’accepter la chose même dont ils ont
besoin. Pour cette raison, ils en arrivent
à vous détester. Et ça n’en finit pas,
parce qu’ils ne vous détestent jamais
assez. Ça n’en finit pas, le calvaire, les
excuses, les promesses, les paroles
reniées. Tout ce cauchemar… Mon
premier mari était ainsi.
J’étais stupéfait. Nul ne s’était jamais
exprimé avec une telle franchise en ma
présence, et certainement pas Mamá.
Aucune personne de ma connaissance ne
m’avait encore dévoilé ainsi ses
infortunes. Je me sentais gêné pour
Madaline, et en même temps admiratif
devant sa candeur.
Lorsqu’elle a mentionné son premier
mari, j’ai remarqué, pour la première
fois depuis que je l’avais rencontrée,
une ombre sur son visage, la suggestion
momentanée de quelque chose de
sombre, de mortifiant, de douloureux, en
porte-à-faux avec ses rires pleins de
vitalité, ses taquineries et sa robe orange
à fleurs. Je me souviens d’avoir pensé
sur le moment qu’elle devait être bonne
actrice pour dissimuler ses déceptions et
ses blessures sous un tel vernis de
gaieté. Comme derrière un masque, me
suis-je dit, secrètement très fier de ce
brillant parallèle.
En grandissant, cependant, il ne m’est
plus apparu si évident. J’ai pris
conscience avec le recul d’une certaine
affectation dans la manière dont elle
avait marqué une pause en faisant
allusion à ce premier mari, dans celle
dont elle avait baissé les yeux, dans la
fêlure de sa voix et le léger tremblement
de ses lèvres, de même qu’il y en avait
dans son énergie phénoménale, dans ses
plaisanteries, dans son charme entraînant
et peu discret, dans la douceur même de
ses rebuffades, accompagnées d’un clin
d’œil rassurant et d’un éclat de rire.
Peut-être s’agissait-il dans les deux cas
d’un maniérisme factice, ou peut-être
pas du tout. J’ai fini par ne plus
distinguer ce qui, chez Madaline,
relevait de la comédie ou de la réalité
– mais au moins cela m’a-t-il donné
d’elle l’image d’une actrice infiniment
plus intéressante.
— Combien de fois ai-je débarqué ici
en courant, Odie ? a-t-elle continué, de
nouveau souriante, tandis qu’un rire
montait en elle. Tes pauvres parents.
Mais cette maison était mon refuge. Mon
sanctuaire. Vraiment. Une petite île au
milieu d’une autre, plus grande.
— Tu étais toujours la bienvenue ici, a
dit Mamá.
— C’est grâce à ta mère que mon père
a arrêté de me battre, Markos. Elle te l’a
raconté ?
J’ai répondu que non.
— Ça ne m’étonne guère. C’est Odelia
Varvaris tout craché.
Mamá déroulait et aplatissait le bord
d’un tablier sur ses genoux d’un air
songeur.
— Un soir, je suis arrivée ici la
langue en sang, une bande de cheveux
arrachée au niveau de la tempe et
l’oreille encore bourdonnante à la suite
d’un coup que j’avais reçu. Il n’y était
pas allé de main morte, cette fois. J’étais
dans un état ! Un état !
À écouter Madaline, on aurait pu
croire qu’elle décrivait un repas copieux
ou un bon roman.
— Ta mère n’a pas posé de question
parce qu’elle savait. Évidemment
qu’elle savait. Elle m’a juste dévisagée
longuement, moi qui étais plantée là,
tremblante, et elle a dit – je m’en
souviens encore, Odie –, elle a dit : Ça
suffit maintenant. On va aller voir ton
père, Maddie. Moi, je l’ai suppliée. Je
craignais qu’il ne nous tue toutes les
deux. Mais bon, tu connais ta mère.
J’ai acquiescé, et Mamá m’a jeté un
coup d’œil en coin.
— Elle n’a pas voulu m’écouter. Elle
avait ce regard… je suis sûre que tu
vois lequel. Elle est donc sortie, mais
pas avant d’avoir pris le fusil de chasse
de son père. Tout le long du chemin, j’ai
essayé de l’arrêter, de la convaincre
qu’il ne m’avait pas fait si mal que ça.
Elle n’a rien voulu entendre. On a
marché jusqu’à chez moi. Mon père était
là, sur le pas de la porte. Odie a levé le
canon du fusil et le lui a fourré sous le
menton. Refaites ça, a-t-elle dit, et je
reviendrai vous coller une balle dans
la tête.
Mon père a cligné des yeux. Pendant
un moment, il est resté muet. Incapable
de prononcer un mot. Et le plus beau, tu
veux savoir ce que c’est, Markos ? En
baissant les yeux, j’ai vu un petit cercle
de… enfin, je pense que tu peux
deviner… un cercle qui s’élargissait
tranquillement par terre entre ses pieds
nus.
Madaline a repoussé ses cheveux en
arrière.
— Et ça, mon cher, c’est une histoire
vraie, a-t-elle conclu en allumant de
nouveau son briquet.
Elle n’avait pas besoin de le préciser.
Je la croyais. Je reconnaissais la loyauté
franche et farouche de ma mère, sa
volonté sidérante. Son besoin impulsif
de corriger les injustices, de protéger
les opprimés. Et j’ai eu confirmation que
Madaline avait dit vrai en entendant le
grognement de Mamá devant le dernier
détail livré par son amie. Elle le
réprouvait. Elle le trouvait sans doute de
mauvais goût, et pas seulement pour une
raison évidente. De son point de vue, les
gens, même quand ils avaient eu un
comportement déplorable, méritaient un
minimum de dignité dans la mort. Surtout
les membres de votre famille.
Elle s’est agitée sur son siège.
— À défaut de voyager, Thalia,
qu’est-ce que tu aimes faire ?
Tous nos yeux se sont tournés dans la
même direction. Madaline parlait depuis
un moment, et, assis là dans notre cour,
sous les rayons du soleil qui tombaient
en formant des aplats lumineux autour de
nous, je me rappelle avoir pensé que
cela reflétait bien sa capacité à
monopoliser l’attention, à tout aspirer
vers elle, si bien qu’on en oubliait
Thalia. Mais je n’ai pas exclu qu’elles
se soient toutes deux adaptées par
nécessité à cette dynamique – celle de la
fille silencieuse éclipsée par une mère
égocentrique qui se plaisait à faire
diversion. Qui sait, le narcissisme de
Madaline s’apparentait peut-être à une
forme de gentillesse ou de protection
maternelle.
Thalia a marmonné quelque chose.
— Un peu plus fort, ma chérie.
Elle a produit un grondement glaireux.
— La science.
J’ai noté pour la première fois la
couleur de ses yeux, d’un vert qui
rappelait les prés non pâturés, ses
cheveux d’un brun très sombre et son
teint aussi parfait que celui de sa mère.
Avait-elle été jolie avant, peut-être
même belle, comme Madaline ?
— Parle-leur de ton cadran solaire, a
dit celle-ci, avant de poursuivre devant
l’indifférence de Thalia : Elle a fabriqué
un cadran solaire. L’été dernier, dans
notre jardin. Et sans se faire aider. Pas
par Andreas, et certainement pas par
moi.
Elle a ri à ces mots.
— Équatorial ou horizontal ? a
demandé Mamá.
Un éclair de surprise a brillé dans les
yeux de Thalia. Une sorte
d’ébahissement. Comme quelqu’un qui,
en marchant dans une rue bondée à
l’étranger, capterait soudain des bribes
de sa langue natale.
— Horizontal, a-t-elle répondu de son
étrange voix mouillée.
— Qu’est-ce que tu as utilisé pour le
gnomon ?
Thalia l’a regardée fixement.
— J’ai coupé une carte postale.
C’est à cet instant que j’ai compris
quelle relation pourrait les unir toutes
les deux.
— Elle démontait ses jouets quand
elle était petite, a expliqué Madaline.
Elle aimait les trucs mécaniques, avec
des rouages à l’intérieur. Sauf qu’elle ne
s’amusait pas avec, n’est-ce pas,
chérie ? Non, tous ces cadeaux hors de
prix, elle les cassait. On avait à peine le
temps de les lui donner qu’elle les
éventrait déjà. Ça me rendait folle de
rage. Mais Andreas – et là, je dois
reconnaître son mérite – disait qu’il
fallait la laisser faire, que c’était le
signe d’un esprit curieux.
— Si tu veux, on pourra en fabriquer
un ensemble, a proposé Mamá. Un
cadran solaire, je veux dire.
— Je sais déjà comment faire, a
rétorqué Thalia.
— Sois plus polie, ma chérie, l’a
sermonnée sa mère en étendant, puis en
repliant une jambe, comme si elle
s’étirait avant un numéro de danse. Tante
Odie essaie de t’aider.
— Ou quelque chose d’autre, alors.
— Oh ! Odie ! s’est exclamée
Madaline en exhalant vivement la fumée
de sa cigarette dans un souffle laborieux.
Je n’arrive pas à croire que je ne t’aie
pas raconté ça. J’ai une nouvelle à
t’annoncer. Devine.
Mamá a haussé les épaules.
— Je vais rejouer au cinéma ! On m’a
offert le premier rôle dans une
superproduction. Tu le crois, ça ?
— Félicitations, a dit Mamá sans
conviction.
— J’ai le scénario avec moi. Je te le
ferai lire, Odie, mais j’ai peur à l’idée
qu’il ne te plaise pas. C’est mal ? Autant
que tu le saches, j’en serais malade. Je
ne m’en remettrais pas. On commence à
tourner à l’automne.

Le lendemain matin, après le petit


déjeuner, Mamá m’a pris à l’écart.
— Très bien, quel est le problème ?
Qu’est-ce qui t’arrive ?
J’ai répondu que je ne voyais pas de
quoi elle voulait parler.
— Tu ferais mieux d’arrêter ça. Ce
manège ridicule. Ça ne te va pas du tout.
Elle avait cette façon si particulière de
plisser les yeux et d’incliner très
légèrement la tête. Aujourd’hui encore,
cela lui donne une emprise sur moi.
— Je ne peux pas faire ça, Mamá. Ne
m’y oblige pas.
— Et pourquoi, au juste ?
Les mots ont fusé avant que je puisse
les ravaler.
— C’est un monstre.
Elle a serré les lèvres et m’a fixé, non
pas avec colère mais d’un air
découragé, comme si je l’avais vidée de
toute son énergie. Il y avait quelque
chose de définitif dans son regard. De la
résignation. Celle du sculpteur qui,
laissant tomber son maillet et son burin,
renonce à travailler un bloc récalcitrant
parce qu’il ne prendra jamais la forme
souhaitée.
— C’est quelqu’un à qui il est arrivé
un terrible malheur. Traite-la encore de
monstre et tu auras affaire à moi. Essaie
un peu pour voir.
Un peu plus tard, je me suis retrouvé
avec Thalia dans une ruelle pavée
bordée de chaque côté par un mur en
pierre. Je veillais à marcher quelques
pas devant elle afin que les passants ou,
pire encore, l’un des garçons de mon
école, ne s’imaginent pas que nous
étions ensemble – ce qu’ils ne
manqueraient pas de penser de toute
façon. Chacun pouvait s’en rendre
compte. J’espérais juste que la distance
entre nous signalerait au moins mon
mécontentement et ma répugnance.
Heureusement, Thalia ne faisait aucun
effort pour me rattraper. Nous avons
croisé des fermiers à la peau brûlée par
le soleil, la mine lasse, qui rentraient du
marché. Ployant sous le poids de paniers
en osier remplis de produits invendus,
leurs ânes avançaient en faisant claquer
leurs sabots sur les pavés. Je
connaissais la plupart de ces hommes,
mais j’ai gardé la tête baissée et
détourné le regard.
J’ai conduit Thalia au bord de la mer,
en choisissant une plage de galets où
j’allais parfois – je savais qu’il y aurait
moins de monde là qu’à d’autres
endroits comme Agios Romanos. Après
avoir remonté le bas de mon pantalon,
j’ai sauté d’un rocher à un autre, jusqu’à
ce que j’en repère un près de l’endroit
où se brisaient les vagues. Ôtant mes
chaussures, j’ai plongé mes pieds dans
une petite flaque qui s’était formée entre
un amas de pierres. Un bernard-l’ermite
a détalé entre mes jambes. Thalia s’est
assise à ma droite, près de moi.
Nous sommes restés là un long
moment sans parler, face à l’océan qui
grondait contre les rochers. Un vent
froid me fouettait les oreilles en
soufflant une odeur de sel sur mon
visage. Un pélican planait au-dessus de
l’eau bleu-vert, les ailes déployées.
Deux femmes s’étaient avancées dans la
mer jusqu’aux genoux en soulevant leur
jupe. À l’ouest, j’avais vue sur l’île, le
blanc dominant des maisons et des
moulins, le vert des champs d’orge, le
marron terne des montagnes dentelées
d’où s’écoulaient chaque année des
sources d’eau. C’était là que mon père
était mort. Il travaillait dans une carrière
de marbre vert lorsqu’un jour, alors que
Mamá était enceinte de six mois, il avait
glissé d’une falaise et s’était écrasé une
trentaine de mètres plus bas. D’après
elle, il avait oublié d’attacher son
harnais de sécurité.
— Tu devrais arrêter, a dit Thalia.
Je jetais des galets dans un vieux seau
en étain galvanisé à proximité, et sa
remarque m’a pris au dépourvu. J’ai raté
ma cible.
— Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?
— Arrête de te monter le bourrichon.
Je n’ai pas plus envie que toi de subir
cette situation.
Elle maintenait son masque en place
tandis que le vent faisait voler ses
cheveux. Je me suis demandé si elle
vivait au quotidien avec la peur qu’une
bourrasque l’arrache et l’oblige à courir
après, exposée à tous les regards. Sans
un mot, j’ai jeté un autre galet, qui a de
nouveau atterri à côté du seau.
— Trouduc, a-t-elle dit.
Au bout d’un moment, elle s’est levée,
mais j’ai fait mine de rester à ma place.
Puis, en lançant un coup d’œil par-
dessus mon épaule, je l’ai aperçue qui
remontait la plage en direction de la
route. J’ai remis mes chaussures et l’ai
suivie jusqu’à la maison.
À notre arrivée, Mamá éminçait des
gombos dans la cuisine. Assise près
d’elle, Madaline se faisait les ongles
tout en fumant et en tapotant sa cigarette
au-dessus d’une soucoupe. J’ai frémi,
horrifié. La soucoupe en question faisait
partie du service de table en porcelaine
que Mamá avait hérité de sa grand-mère.
Cette vaisselle était le seul véritable
bien de valeur qu’elle possédât, et elle
la descendait rarement de l’étagère tout
en hauteur sur laquelle elle la rangeait.
Entre deux bouffées, Madaline
soufflait sur ses ongles et évoquait
Pattakos, Papadopoulos et Makarezos,
les trois colonels auteurs d’un coup
d’État militaire – le coup d’État des
colonels, comme on l’appelait alors –
survenu plus tôt cette année-là à
Athènes. Elle disait qu’elle connaissait
un dramaturge, un « homme adorable,
adorable », selon ses termes,
emprisonné au motif qu’il aurait été un
communiste subversif.
— C’est absurde, bien sûr !
Totalement absurde. Tu sais ce que les
policiers infligent aux gens pour les
faire parler ? a-t-elle ajouté à voix
basse, comme si la junte militaire s’était
cachée quelque part dans la maison. Ils
leur mettent un tuyau dans le derrière et
ils ouvrent le robinet à fond. C’est vrai,
Odie. Je te jure. Ils trempent des
chiffons dans les trucs les plus
immondes qui soient – de la merde
humaine, en clair – et ils les fourrent
dans la bouche des gens.
— Quelle horreur, a commenté Mamá,
impassible.
J’étais curieux de savoir si elle se
lassait déjà de Madaline, de son flot
d’opinions politiques pompeuses, du
récit des soirées auxquelles elle avait
assisté avec son mari, de la liste des
poètes, des intellectuels et des musiciens
avec lesquels elle avait bu du
champagne, du compte-rendu de ses
voyages inutiles et ridicules dans des
villes étrangères, de ses discours sur les
catastrophes nucléaires, la surpopulation
et la pollution. Mamá l’écoutait pour lui
faire plaisir, en affichant un sourire
perplexe empreint d’ironie, mais je
sentais qu’elle pensait du mal de son
amie. Elle devait trouver que Madaline
se gargarisait de ses propres mots, et
sans doute était-elle gênée pour elle.
Voilà ce qui coince avec la gentillesse
de Mamá, ce qui ternit ses interventions
en faveur des autres et ses gestes de
bravoure. La dette qui les accompagne.
Les exigences, les obligations qu’elle
vous impose en contrepartie. Sa façon
de monnayer ces actes, de réclamer en
échange votre loyauté et votre
allégeance. Je comprends maintenant
pourquoi Madaline est partie autrefois.
La corde qui vous sauve de la noyade
peut devenir un nœud coulant autour de
votre cou. Les gens finissent toujours par
décevoir Mamá, même moi. Ils ne
parviennent pas à s’acquitter de leur
dette, enfin pas comme elle le voudrait.
Son lot de consolation est la sinistre
satisfaction d’avoir la haute main, d’être
libre de les juger depuis un perchoir
stratégiquement avantageux, puisqu’elle
est toujours celle qui a été flouée.
J’en suis triste en raison de ce que
cela révèle de sa misère, de son anxiété,
de sa peur de la solitude, de sa crainte
de finir abandonnée. Et que penser de
moi, qui connais ce trait de caractère de
ma mère, qui sais précisément ce dont
elle a besoin, et qui pourtant le lui ai
refusé délibérément, systématiquement,
en prenant soin de mettre un océan entre
nous, un continent, ou de préférence les
deux, presque en permanence durant ces
trente dernières années ?
— La junte n’a pas le sens de l’ironie,
a continué Madaline. Écraser les gens
comme ça… et en Grèce, en plus ! Le
berceau de la démocratie ! Ah, vous
voilà, les enfants. Alors, comment
c’était ? Qu’est-ce que vous avez
manigancé, tous les deux ?
— On a joué sur la plage, a répondu
Thalia.
— C’était sympa ? Vous vous êtes
bien amusés ?
— C’était génial.
Le regard de Mamá s’est posé tour à
tour sur elle et moi, sceptique, mais
Madaline a applaudi en silence en
rayonnant de joie.
— Tant mieux si vous vous entendez
bien ! Maintenant que je n’ai plus à
m’inquiéter à ce sujet, Odie et moi
pourrons passer un peu de temps
ensemble de notre côté. Qu’est-ce que tu
en penses, Odie ? On a tellement de
choses à se raconter encore !
Mamá a souri vaillamment et tendu la
main vers un chou.
À partir de ce moment-là, Thalia et
moi avons été laissés libres de faire ce
que nous voulions. Nous étions censés
explorer l’île, jouer sur la plage, nous
amuser comme le font les enfants. Mamá
nous préparait à chacun un sandwich et
nous partions ensemble après le petit
déjeuner.
Une fois hors de vue, nous nous
séparions souvent. À la plage, j’allais
nager, ou bien je m’allongeais sur un
rocher torse nu pendant que Thalia
ramassait des coquillages ou faisait des
ricochets sur l’eau avec des cailloux
– ce qui ne rimait à rien parce que les
vagues étaient trop hautes. Nous
suivions des sentiers qui serpentaient
dans les vignes et les champs d’orge, les
yeux baissés sur nos ombres, tous deux
plongés dans nos pensées. En général,
nous errions. L’industrie touristique
n’était pas très développée à Tinos en ce
temps-là. C’était essentiellement une île
agricole où les gens subsistaient grâce à
leurs vaches, leurs chèvres, leurs
oliviers et leur blé. Pour finir, ne
sachant pas quoi faire, nous mangions
nos sandwichs quelque part, sans un
mot, à l’ombre d’un arbre ou d’un
moulin, en contemplant entre deux
bouchées les ravins, les champs de
buissons épineux, les montagnes et la
mer.
Un jour, j’ai flâné en direction de la
ville. Nous habitions sur la côte sud-
ouest de l’île, et la ville de Tinos se
situait à quelques kilomètres de marche
seulement plus au sud. Il y avait là-bas
un petit bric-à-brac tenu par un veuf au
visage empâté, M. Roussos. On trouvait
toujours tout et n’importe quoi dans la
devanture de sa boutique, aussi bien une
machine à écrire des années 1940 que
des chaussures de chantier en cuir, une
girouette, un vieux présentoir à pots de
fleurs, d’énormes bougies, une croix ou,
bien évidemment, des reproductions de
l’icône de la Panagía Evangelístria. Et
même un gorille en cuivre. Photographe
amateur, M. Roussos possédait aussi une
chambre noire de fortune dans son
arrière-boutique. Quand les pèlerins
affluaient à Tinos au mois d’août, il leur
vendait des pellicules et développait
celles-ci contre rémunération.
Un mois plus tôt, j’avais repéré un
appareil photo dans un étui en cuir usé
de couleur rouille. Depuis, je venais
régulièrement le contempler. Un jour, me
disais-je, j’irais en Inde, l’étui pendu en
bandoulière, et je prendrais des photos
des rizières et des plantations de thé que
j’avais vues dans National Geographic.
Je mitraillerais le chemin de l’Inca. À
dos de chameau, dans quelque vieux
camion poussiéreux ou à pied, je
braverais la chaleur jusqu’à ce que
devant moi se dressent le Sphinx et les
Pyramides, et eux aussi, je les prendrais
en photo, et mes clichés seraient publiés
sur papier glacé dans des magazines.
Voilà ce qui m’a attiré vers la boutique
de M. Roussos ce matin-là, bien qu’elle
fût fermée pour la journée. Je suis resté
dehors, le front appuyé contre la
devanture, à rêvasser.
— C’est quel modèle ?
Je me suis reculé et j’ai aperçu le
reflet de Thalia dans la vitrine. Elle
tapotait sa joue gauche avec son
mouchoir.
— L’appareil photo, a-t-elle précisé.
J’ai haussé les épaules.
— On dirait un C3 Argus.
— Et comment tu sais ça, toi ? ai-je
demandé.
— C’est juste le 35 mm qui s’est le
plus vendu au monde au cours de ces
trente dernières années, m’a-t-elle
répliqué d’un ton de reproche. Il ne paie
pas de mine, pourtant. Il est même laid.
Il fait penser à une brique. Alors comme
ça, il paraît que tu veux devenir
photographe ? Plus tard, quand tu seras
grand. C’est ta mère qui me l’a dit.
Je me suis retourné vers elle.
— Mamá t’a dit ça ?
— Oui, et ?
J’ai de nouveau haussé les épaules.
J’étais gêné que Mamá ait parlé de moi
à Thalia et je me suis demandé sur quel
mode elle l’avait fait. Parmi toutes les
armes qui composaient son arsenal, elle
avait fort bien pu choisir sa façon
faussement solennelle d’évoquer des
choix qu’elle jugeait soit désastreux, soit
frivoles. Elle pouvait saper vos
ambitions sous vos propres yeux.
Markos veut parcourir le monde et le
capturer avec son objectif.
Thalia s’est assise sur le trottoir en
tirant sa jupe sur ses genoux. La morsure
du soleil était cuisante ce jour-là et il
n’y avait presque personne dehors, à
l’exception d’un vieux couple qui
remontait la rue péniblement, avec
raideur. Le mari, Demis Quelque-chose,
portait une casquette plate grise et une
veste en tweed marron qui paraissait
trop épaisse pour la saison. Son visage
avait une expression figée de surprise, je
m’en souviens, de celles qu’ont parfois
les personnes âgées, comme si elles
étaient perpétuellement choquées par
cette monstrueuse surprise qu’est la
vieillesse – ce n’est que des années plus
tard, en fac de médecine, que je l’ai
soupçonné d’avoir la maladie de
Parkinson. Ils nous ont fait signe au
passage. En leur retournant leur salut, je
les ai vus noter la présence de Thalia.
Ils ont marqué une petite pause, puis se
sont remis en route.
— Tu as un appareil ? a dit Thalia.
— Non.
— Tu as déjà pris une photo ?
— Non.
— Et tu veux être photographe ?
— Tu trouves ça bizarre ?
— Un peu.
— Si je te disais que je voulais
devenir policier, tu trouverais ça bizarre
aussi ? Parce que je n’ai jamais passé
les menottes à quelqu’un ?
J’ai senti à la douceur de son regard
que, si elle l’avait pu, elle aurait souri.
— Tu es malin, pour un trouduc. Un
petit conseil : ne parle pas de cet
appareil photo devant ma mère ou elle te
l’achètera. Elle a toujours très envie de
faire plaisir aux gens.
Elle a de nouveau porté le mouchoir à
sa joue.
— Je doute qu’Odelia approuverait,
de toute façon, a-t-elle ajouté. Je
suppose que tu le sais déjà.
J’étais à la fois impressionné et un peu
déstabilisé par tout ce qu’elle semblait
avoir saisi en si peu de temps. C’est
peut-être le masque, ai-je pensé. Ça lui
donne une couverture, la liberté d’être
attentive, d’observer et de scruter.
— Elle risquerait de t’obliger à le
rendre.
J’ai soupiré. C’était vrai. Mamá
n’accepterait pas cette tentative de se
faire pardonner à si bon compte, surtout
si cela impliquait de l’argent.
Thalia s’est levée et a épousseté ses
fesses.
— J’ai une question. Tu as une boîte
chez toi ?

Madaline sirotait du vin avec Mamá


dans la cuisine. À l’étage, Thalia et moi
étions occupés à noircir une boîte à
chaussures avec des feutres. Elle
appartenait à Madaline et avait renfermé
une paire d’escarpins en cuir vert citron
à talons hauts, encore enveloppés dans
leur papier de soie.
— Où comptait-elle porter ça ? me
suis-je étonné.
J’entendais Madaline au rez-de-
chaussée parler d’un cours d’art
dramatique qu’elle avait suivi un jour et
durant lequel l’enseignant lui avait
demandé, en guise d’exercice, de mimer
un lézard immobile sur une pierre. Un
éclat de rire – le sien – a retenti.
Nous avons fini de passer une
deuxième couche de noir, mais Thalia a
jugé préférable d’en ajouter encore une,
juste pour être sûrs qu’on n’avait oublié
aucun endroit. Le noir devait être
uniforme et sans défaut.
— Un appareil photo, ce n’est rien
d’autre que ça. Une boîte noire avec un
trou pour laisser passer la lumière et
quelque chose au bout pour l’absorber.
Donne-moi l’aiguille.
Je lui ai tendu l’aiguille à coudre de
ma mère. J’étais sceptique, c’était le
moins qu’on puisse dire, quant aux
possibilités qu’offriraient cet appareil
artisanal. Pourrait-il même
photographier quoi que ce soit ? Une
boîte à chaussures et une aiguille, était-
ce bien sérieux ? Mais Thalia s’était
lancée dans ce projet avec une telle foi,
une telle confiance en elle, que j’ai dû
envisager aussi que cela puisse marcher.
Elle m’amenait à penser qu’elle
possédait des connaissances dont j’étais
dépourvu.
— J’ai effectué quelques calculs, a-t-
elle déclaré en perçant la boîte avec
soin. Sans lentille, on ne peut pas faire
le trou sur le petit côté. La boîte est trop
allongée. Mais la largeur est à peu près
bonne. La clé, c’est de faire un trou
d’une taille appropriée. Je l’évalue à
environ 0,6 millimètre. Là. Maintenant,
il nous faut un obturateur.
En bas, la voix de Madaline s’était
réduite à un murmure pressant. Je ne
distinguais pas ce qu’elle disait, mais je
devinais qu’elle s’exprimait plus
lentement, en articulant bien, et je l’ai
imaginée penchée en avant, accoudée sur
ses genoux, les yeux rivés à ceux de ma
mère, sans ciller. Au fil des ans, j’ai fini
par bien connaître cette tonalité. Quand
les gens parlent ainsi, on peut parier que
c’est pour dévoiler, révéler, confesser
quelque catastrophe, et implorer la
personne qui les écoute. C’est le b.a.-ba
des équipes chargées de notifier le
décès d’un militaire lorsqu’elles
frappent aux portes, des avocats vantant
les mérites du plaider coupable à leurs
clients, des policiers arrêtant des
voitures à trois heures du matin, des
maris infidèles. Combien de fois y ai-je
moi-même eu recours, ici, dans les
hôpitaux de Kaboul ? Combien de fois
ai-je guidé des familles entières dans
une salle au calme, avant de les prier de
s’asseoir, de tirer une chaise pour moi et
de rassembler la force de leur
communiquer une nouvelle tout en
redoutant la conversation qui allait
suivre ?
— Elle parle d’Andreas, a dit Thalia
d’une voix égale. J’en mets ma main au
feu. Ils ont eu une grosse dispute. Passe-
moi le scotch et les ciseaux.
— Il est comment, lui ? Mis à part le
fait qu’il soit riche, je veux dire.
— Qui, Andreas ? Il est sympa. Il
voyage beaucoup. Quand il est à la
maison, il invite toujours plein de
monde. Des gens importants – des
ministres, des généraux, ce genre de
personnes. Ils boivent près de la
cheminée et discutent toute la nuit, le
plus souvent d’affaires et de politique.
Je les entends depuis ma chambre – je
suis censée rester à l’étage quand il a de
la compagnie. Mais il m’achète des
trucs. Il paie un précepteur qui vient
chez nous me faire cours. Et il s’adresse
à moi à peu près gentiment.
Elle a scotché par-dessus le trou un
morceau de carton rectangulaire que
nous avions également colorié en noir.
Au rez-de-chaussée, tout était devenu
silencieux. J’ai chorégraphié la scène
dans ma tête. Madaline pleurait sans
bruit en triturant distraitement un
mouchoir. Mamá ne lui était pas d’un
grand secours et se contentait de la
regarder, raide, avec un petit sourire
pincé, comme si quelque chose d’amer
fondait sous sa langue. Elle déteste que
les gens pleurent devant elle. C’est à
peine si elle supporte le spectacle de
leurs yeux gonflés, de leur mine
implorante. Pour elle, les larmes sont un
signe de faiblesse, une manière voyante
d’attirer l’attention, et elle refuse d’y
céder. Elle ne peut se contraindre à
consoler les autres. En grandissant, j’ai
appris que ce n’était pas l’un de ses
traits les plus positifs. La tristesse doit
être privée, estime-t-elle. Pas étalée au
grand jour. Enfant, je lui ai demandé si
elle avait pleuré quand mon père avait
fait sa chute mortelle.
Pendant les funérailles ? Quand on
l’a enterré ?
Non.
Tu n’étais pas triste ?
Que je l’aie été ou non, ça ne
regardait personne.
Tu pleurerais si je mourais, Mamá ?
Espérons que je n’aurai jamais à le
savoir.
Thalia a pris la boîte de papier photo.
— Sors la lampe de poche.
Nous sommes entrés dans le placard
de Mamá en prenant soin de fermer la
porte et de bloquer la lumière du jour
avec des serviettes. Une fois dans le
noir complet, Thalia m’a dit d’allumer
la lampe, que nous avions auparavant
enveloppée de plusieurs couches de
cellophane rouge. Dans cette faible
lumière, je ne distinguais que ses doigts
fins qui découpaient une feuille de
papier photo pour la scotcher à
l’intérieur de la boîte à chaussures, en
face du trou. Nous avions acheté le
papier à la boutique de M. Roussos la
veille. À notre arrivée, il avait fixé
Thalia par-dessus ses lunettes. C’est une
attaque à main armée ? avait-il
plaisanté. Thalia avait pointé son index
vers lui et plié le pouce comme pour
armer un pistolet.
Elle a refermé la boîte à chaussures et
couvert le trou avec l’obturateur.
— Demain, a-t-elle déclaré dans le
noir, tu prendras la première photo de ta
carrière.
Je n’aurais su dire si elle se moquait
de moi ou pas.

Notre choix s’est porté sur la plage.


Nous avons posé et attaché fermement la
boîte sur un rocher plat avec une corde
– selon Thalia, il ne fallait absolument
pas qu’elle bouge à partir du moment où
l’obturateur serait ouvert. Puis elle s’est
postée à côté de moi et a jeté un œil par-
dessus notre installation de la même
façon qu’elle aurait vérifié le cadrage
avec un viseur.
— C’est parfait, a-t-elle déclaré.
— Presque. Il nous faut un sujet.
Elle m’a lorgné et a compris où je
voulais en venir.
— Non, pas question, a-t-elle protesté.
Nous avons bataillé, chacun de nous
défendant sa position. Pour finir, elle a
cédé, mais à condition qu’on ne voie pas
son visage. Elle a ôté ses chaussures et
s’est avancée sur une rangée de rochers
à quelques pas de notre appareil photo,
les bras écartés comme un funambule sur
sa corde, jusqu’à ce qu’elle s’assoie en
fixant les îles de Syros et Kythnos à
l’ouest. Après avoir repoussé ses
cheveux en arrière afin qu’ils cachent
les élastiques de son masque, elle a
tourné la tête vers moi.
— Rappelle-toi, a-t-elle crié. Compte
jusqu’à cent vingt.
Et elle a refait face à la mer.
Je me suis baissé et, par-dessus la
boîte, j’ai regardé le dos de Thalia,
l’amas de rochers autour d’elle, les
algues entremêlées au milieu tels des
serpents morts, un petit remorqueur qui
dansait sur l’eau, au loin, la marée
montante qui s’écrasait sur le rivage
déchiqueté et se retirait ensuite. J’ai
soulevé l’obturateur et commencé à
compter.
Un… deux… trois… quatre… cinq…
Nous sommes au lit. À la télé, deux
accordéonistes s’affrontent, mais Gianna
a coupé le son. Les lames du store
découpent la lumière de ce milieu de
journée, dessinant des bandes sur les
restes de la pizza Margherita que nous
avons commandée au service de
chambre. Elle nous a été livrée par un
homme mince et grand, aux cheveux
bruns impeccablement peignés en
arrière, en veste blanche et cravate
noire. Sur la table qu’il a fait rouler
dans la chambre se trouvait un soliflore
avec une rose rouge. Il a ôté le couvre-
plat d’un grand geste et balayé l’air de
sa main, tel un magicien devant son
public après que le lapin est sorti de son
haut-de-forme.
Tout autour de nous, parmi les draps
froissés, s’étalent les photos que j’ai
montrées à Gianna, celles de mes dix-
huit derniers mois de voyages. Belfast,
Montevideo, Tanger, Marseille, Lima,
Téhéran. Je lui tends les clichés de la
commune libre où j’ai brièvement vécu
à Copenhague avec des beatniks danois
aux T-shirts déchirés, bonnet sur le
crâne, qui s’étaient approprié une
ancienne base militaire.
Où es-tu ? demande Gianna. Tu n’es
pas sur les photos.
Je préfère être derrière l’appareil ,
dis-je. Ce qui est vrai. J’ai pris des
centaines de photos, et vous ne me
verrez sur aucune d’elles. Je commande
toujours deux tirages lorsque je donne
une pellicule à développer. J’en garde
un pour moi et j’envoie l’autre à Thalia.
À Gianna, qui s’interroge sur la
manière dont je finance mes voyages,
j’explique que je les paie grâce à un
héritage. Mais ce n’est qu’une partie de
la vérité, parce que l’héritage est celui
de Thalia, pas le mien. Contrairement à
Madaline, qui pour des raisons
évidentes n’était mentionnée nulle part
dans le testament d’Andreas, Thalia
l’était, elle. Elle m’a donné la moitié de
son argent, l’idée étant que je m’en
serve pour payer mes études à
l’université.
Huit… neuf… dix…
Gianna s’appuie sur ses coudes et se
penche par-dessus moi pour prendre son
paquet de cigarettes. Ses petits seins
effleurent ma peau au passage. Je l’ai
rencontrée hier Piazza di Spagna. J’étais
assis sur les marches de pierre qui
relient l’esplanade à l’église, située plus
en hauteur. Elle s’est avancée et m’a dit
quelque chose en italien. Elle
ressemblait à tant de ces jolies filles à
l’air désœuvrées que j’avais vues autour
des églises et des places de Rome. Elles
fumaient, parlaient fort et riaient
beaucoup. J’ai secoué la tête en disant
Sorry ? Elle a souri. Ah, a-t-elle
répliqué. Puis, dans un anglais à l’accent
très prononcé, elle a demandé Briquet ?
Cigarette. J’ai secoué la tête et lui ai
répondu dans mon anglais à l’accent tout
aussi marqué que je ne fumais pas. Son
sourire s’est élargi. Ses yeux brillaient
et le soleil de la fin de matinée nimbait
l’ovale de son visage.
Je m’assoupis un instant et me réveille
en la sentant me donner des petits coups
dans les côtes.
La tua ragazza ? dit-elle. Elle a
trouvé la photo de Thalia sur la plage,
celle que j’ai prise des années plus tôt
avec notre appareil artisanal. Ta petite
amie ?
Non, dis-je.
Ta sœur ?
Non.
La tua cugina ? Ta cousine, sì ?
Je secoue la tête.
Elle examine de nouveau la photo en
tirant de petites bouffées sur sa cigarette.
Non, déclare-t-elle sèchement, et avec
colère même, ce qui m’étonne. Questa è
la tua ragazza ! C’est ta petite amie.
Oui, je crois. Tu es menteur ! Incrédule,
je la regarde allumer son briquet et
commencer à brûler le cliché.
Quatorze… quinze… seize… dix-
sept…
Alors que nous avons fait la moitié du
chemin pour rejoindre l’arrêt de bus, je
m’aperçois que j’ai perdu la photo. Il
faut que je revienne en arrière, dis-je, je
n’ai pas le choix. Alfonso, un huaso
maigrelet qui ne desserre jamais les
dents et fait office pour nous de guide
chilien officieux, interroge Gary du
regard. Gary est américain. De nous
trois, il est celui qui incarne le mâle
dominant. Les cheveux blonds et sales,
les joues parsemées de marques d’acné,
son visage laisse deviner des conditions
de vie habituellement rudes. Gary est de
très mauvaise humeur, et la faim,
l’absence d’alcool et sa sévère
inflammation au mollet droit depuis
qu’il a effleuré hier un buisson de litre
n’arrangent rien du tout. Je les ai
rencontrés tous les deux dans un bar
bondé de Santiago. Après une demi-
douzaine de tournées de piscolas,
Alfonso a suggéré un trek jusqu’aux
chutes de Salto del Apoquindo, où son
père l’emmenait quand il était petit.
Nous sommes partis dès le lendemain.
Nous avons campé près des chutes
durant la nuit et fumé de la dope tandis
que l’eau rugissait à nos oreilles, sous
un ciel immense grouillant d’étoiles. Et
là, nous nous dirigions vers San Carlos
de Apoquindo pour prendre le bus.
Gary repousse le large bord de son
chapeau cordobés et s’essuie le front
avec un mouchoir. Il y en a pour trois
heures de marche, Markos, dit-il.
¿ Tres horas, hágale comprende ?
renchérit Alfonso.
Je sais.
Et tu veux quand même y aller ?
Oui.
¿ Para una foto ? s’exclame Alfonso.
Je hoche la tête, mais sans répondre
parce qu’ils ne comprendraient pas.
Moi-même, je ne suis pas certain de le
faire.
Tu vas te perdre, m’avertit Gary.
Probablement.
Alors bonne chance, amigo.
Es un Griego loco, dit Alfonso.
J’éclate de rire. Ce n’est pas la
première fois qu’on me traite de Grec
fou. Nous échangeons une poignée de
main, puis Gary ajuste les bretelles de
son sac à dos et Alfonso et lui repartent
le long la piste qui suit les replis de la
montagne. Il me salue en agitant le bras
une dernière fois sans me regarder au
moment de disparaître dans un virage.
Quant à moi, je rebrousse chemin. Je
mets en fait quatre heures pour parvenir
à notre camp, parce que je me perds en
cours de route, comme Gary l’avait
prédit. Le temps d’arriver, je suis
épuisé. Je cherche partout, dans les
buissons, entre les rochers, la peur
enflant en moi à mesure que je fourrage
en vain. Mais pile au moment où
j’essaie de me résigner au pire,
j’aperçois un éclair blanc dans un amas
de buissons en haut d’un petit talus. La
photo est coincée dans un
enchevêtrement de ronces. Je la libère et
l’essuie, les yeux emplis de larmes de
soulagement.
Vingt-trois… vingt-quatre… vingt-
cinq…
À Caracas, je dors sous un pont. À
Bruxelles, dans une auberge de jeunesse.
Parfois, je me lâche et je m’accorde une
chambre dans un bel hôtel où je prends
de longs bains chauds, où je me rase et
mange en robe de chambre. Je regarde la
télévision en couleur. Les villes, les
routes, la campagne, les personnes que
je rencontre – tout commence à se
mélanger. Je me dis que je suis en quête
de quelque chose. Mais de plus en plus,
j’ai le sentiment d’errer, d’attendre
qu’un événement se produise, un
événement qui changera tout et vers
lequel ma vie tout entière aura tendu.
Trente-quatre… trente-cinq… trente-
six…
Mon quatrième jour en Inde. Je longe
un sentier au milieu de vaches errantes.
Le monde tangue sous mes pieds. J’ai
vomi toute la journée, j’ai la peau aussi
jaune que peut l’être un sari et il me
semble que des mains invisibles
m’écorchent vif. Lorsque je n’arrive
plus à marcher, je m’allonge sur le bas-
côté. En face de moi, un vieillard remue
le contenu d’une grosse casserole en
fonte. À côté de lui se trouve une cage,
et dans la cage un perroquet bleu et
rouge. Un vendeur à la peau sombre
passe devant moi en poussant une
charrette de bouteilles vides. C’est la
dernière chose dont je me souviens.
Quarante et un… quarante-deux…
Je me réveille dans une grande
chambre à l’atmosphère lourde et
étouffante, où flotte une odeur qui
m’évoque un melon putréfié. Je suis
couché dans un petit lit métallique, sur
un matelas pas plus épais qu’un livre de
poche et posé à même une simple
plaque. La pièce est remplie de lits
comme le mien. Je vois des bras
émaciés pendre dans le vide, des jambes
semblables à des allumettes noires
dépasser des draps sales, des bouches
ouvertes presque édentées. Des
ventilateurs qui tournent paresseusement
au plafond. Des murs parsemés de
taches de moisissure. La fenêtre près de
moi laisse entrer un air moite et brûlant,
et le soleil me transperce les yeux. Gul,
l’infirmier, un musulman au regard
hostile bâti comme une armoire à glace,
m’apprend que je risque de mourir d’une
hépatite.
Cinquante-cinq… cinquante-six…
cinquante-sept…
Je demande mon sac à dos. Quel sac à
dos ? réplique Gul avec indifférence.
Toutes mes affaires ont disparu – mes
habits, mon argent, mes livres, mon
appareil photo. C’est tout ce que le
voleur vous a laissé, ajoute l’infirmier
dans un anglais rocailleux. Et il me
montre le rebord de la fenêtre près de
moi. La photo. Je la saisis. Thalia, ses
cheveux volant au vent, l’eau
bouillonnante d’écume autour d’elle, ses
pieds nus sur les rochers, la mer Égée
étalée devant elle. Ma gorge se noue. Je
ne veux pas mourir ici, parmi ces
étrangers, si loin d’elle. Je coince la
photo entre le verre et le cadre de la
fenêtre.
Soixante-six… soixante-sept…
soixante-huit…
Le garçon dans le lit voisin du mien a
les traits aussi hagards, creusés et
marqués que ceux d’un vieillard. Le bas
de son ventre est déformé par une tumeur
de la taille d’une boule de bowling.
Chaque fois qu’un infirmier le touche à
cet endroit, il ferme les yeux et sa
bouche s’ouvre brusquement sur une
plainte muette et déchirante. Ce matin,
l’un des soignants – pas Gul – veut lui
faire prendre ses cachets, mais il roule
la tête d’un côté et de l’autre tandis que
sa gorge fait entendre un bruit semblable
à celui d’un objet raclé sur du bois.
Enfin, l’homme parvient à lui desserrer
les mâchoires et à glisser les
médicaments de force entre ses dents.
Après son départ, le garçon se tourne
lentement vers moi. Nos regards se
croisent dans l’espace qui sépare nos
lits. Une petite larme coule sur sa joue.
Soixante-quinze… soixante-seize…
soixante-dix-sept…
La souffrance, le désespoir de ce lieu,
c’est comme une vague qui part de
chaque lit, se brise contre les murs
moisis et revient vers vous. On pourrait
s’y noyer. Je dors beaucoup. Quand je
ne le fais pas, je suis pris de
démangeaisons. J’avale les cachets
qu’on me donne et qui me font encore
dormir. Le reste du temps, je contemple
la rue animée au-dehors, la lumière du
soleil qui rebondit sur les tentes du
bazar et les salons de thé miteux. Je
regarde les gamins jouer aux billes sur
des trottoirs qui se fondent dans des
caniveaux boueux, les vieilles femmes
assises sur le pas des portes, les
vendeurs ambulants en dhotis 2
accroupis sur leurs tapis, qui râpent des
noix de coco et vantent leurs guirlandes
d’œillets d’Inde. Quelqu’un pousse un
cri perçant à l’autre bout de la salle. Je
m’assoupis.
Quatre-vingt-trois… quatre-vingt-
quatre… quatre-vingt-cinq…
J’apprends que le garçon s’appelle
Manaar, « le Guide de lumière ». Sa
mère était une prostituée, son père un
voleur. Il vivait avec sa tante et son
oncle, qui le battaient. Personne ne sait
au juste ce qui le tue – c’est un fait,
voilà tout. Personne ne lui rend visite
non plus, et lorsqu’il mourra, d’ici une
semaine, un mois, deux tout au plus,
personne ne viendra réclamer son corps.
Personne ne le pleurera. Personne ne se
souviendra de lui. Il mourra là où il a
vécu, dans son coin, invisible. Quand il
dort, je me surprends à observer ses
tempes creusées, sa tête trop grosse pour
ses épaules, la cicatrice pigmentée sur
sa lèvre inférieure – le maquereau de sa
mère écrasait là ses cigarettes, m’a dit
Gul. J’essaie de lui parler en anglais,
puis avec les quelques mots d’ourdou
que je connais, mais il se contente de
cligner des yeux avec lassitude. Parfois,
je joins les mains et je fais des animaux
en ombres chinoises sur le mur afin de
lui arracher un sourire.
Quatre-vingt-sept… quatre-vingt-
huit… quatre-vingt-neuf…
Un jour, Manaar me montre quelque
chose vers ma fenêtre. Je suis la
direction de son doigt, lève la tête, mais
je ne vois rien qu’un petit bout de ciel
bleu à travers les nuages, des enfants en
contrebas qui jouent avec l’eau
jaillissant d’une fontaine, un bus
crachant des gaz d’échappement. Puis je
comprends qu’il me désigne en réalité la
photo de Thalia. Je la lui tends. Il
l’approche de son visage en la tenant par
le coin brûlé et la fixe un long moment.
Je me demande si c’est l’océan qui
l’attire. Je me demande s’il a jamais
goûté son eau salée ou s’il a déjà eu le
vertige en regardant la marée reculer
entre ses pieds. Ou peut-être, bien qu’il
ne puisse pas voir son visage, s’il sent
un lien entre Thalia et lui – Thalia qui
sait ce qu’est la douleur, elle. Il veut me
rendre la photo, mais je refuse.
Accroche-toi à elle, dis-je. La méfiance
se lit dans ses yeux. Je souris. Et, même
si je ne peux pas en être sûr, je crois
bien qu’il me sourit aussi.
Quatre-vingt-douze… quatre-vingt-
treize… quatre-vingt-quatorze…
Je survis à mon hépatite. C’est
étrange, je n’arrive pas à déterminer si
Gul est content ou déçu que je lui aie
donné tort. Mais je sais en revanche que
je le surprends en lui proposant de rester
en tant que bénévole. Il incline la tête,
fronce les sourcils. Pour finir, il faut que
je m’adresse à l’un des infirmiers en
chef.
Quatre-vingt-dix-sept… quatre-
vingt-dix-huit… quatre-vingt-dix-
neuf…
La salle de douche empeste l’urine et
le soufre. Tous les matins, j’y emmène
Manaar, que je porte tout nu dans mes
bras en veillant à ne pas le bousculer
– j’ai vu un jour l’un des bénévoles le
porter par-dessus son épaule comme un
vulgaire sac de riz. Doucement, je
l’installe sur le banc et j’attends qu’il
reprenne son souffle avant de rincer son
petit corps frêle à l’eau chaude. Manaar
reste toujours patiemment assis sans rien
dire, les paumes sur ses genoux, la tête
baissée, tel un vieillard squelettique et
apeuré. Je passe une éponge savonneuse
sur sa cage thoracique, les bosses de sa
colonne vertébrale, ses omoplates aussi
saillantes que des ailerons de requin.
Après quoi je le ramène dans son lit et
lui donne ses médicaments. Parce que
cela l’apaise, je lui fais des massages
des pieds et des mollets, sans me
presser. Et quand il dort, c’est toujours
avec la photo de Thalia à moitié fourrée
sous son oreiller.
Cent un… cent deux…
J’effectue de longues promenades
désœuvrées, ne serait-ce que pour
m’éloigner de l’hôpital et de la
respiration collective des malades et des
mourants. Sous des couchers de soleil
poussiéreux, dans des rues bordées de
murs tagués et d’échoppes en tôle
accolées les unes aux autres, je croise
des petites filles portant sur leur tête des
paniers remplis de bouses de vache et
des femmes noires de suie occupées à
faire bouillir des haillons dans
d’énormes cuves en aluminium. Je pense
beaucoup à Manaar, tandis que je
déambule dans les méandres de ces
allées. Manaar qui attend de mourir dans
une salle pleine de corps aussi cassés
que le sien. Et je pense aussi beaucoup à
Thalia assise sur son rocher, les yeux
tournés vers la mer. Je sens quelque
chose au fond de moi qui m’attire, qui
m’aspire avec la force d’un courant de
retour. Je veux m’y abandonner, me
laisser emporter. Je veux perdre mes
repères, quitter ce que je suis, me
dépouiller de tout, comme un serpent qui
se débarrasse de sa mue.
Je ne dis pas que Manaar a tout
changé, non. J’ai continué à errer de par
le monde pendant encore un an avant de
me retrouver enfin assis dans une
bibliothèque d’Athènes, face à un
formulaire d’inscription en fac de
médecine. Entre Manaar et ça, il y a eu
les deux semaines que j’ai passées à
Damas et dont j’ai presque tout oublié,
hormis les visages souriants de deux
femmes aux yeux lourdement maquillés
et dotées chacune d’une dent en or. Et
mes trois mois au Caire, dans le sous-
sol d’un vieil immeuble décrépit tenu
par un propriétaire camé. J’ai dépensé
l’argent de Thalia pour voyager en bus
en Islande et suivre une bande de punks
à Munich. En 1977, je me suis cassé un
coude lors d’une manifestation anti-
nucléaire à Bilbao.
Mais dans mes moments de calme,
durant ces longs trajets effectués à
l’arrière d’un bus ou d’un pick-up, mon
esprit me ramenait toujours à Manaar.
Me souvenir de lui, de la détresse de ses
derniers jours et de ma propre
impuissance rendait tout ce que j’avais
accompli, tout ce que je souhaitais
accomplir aussi inconsistant que les
petites promesses que l’on se fait juste
avant de s’endormir – celles que l’on a
déjà oubliées au réveil.
Cent dix-neuf… cent-vingt.
Je lâche l’obturateur.

Un soir, à la fin de cet été-là, j’ai


appris que Madaline allait repartir à
Athènes en nous laissant Thalia, du
moins pour une courte période.
— Juste quelques semaines, a-t-elle
dit.
Nous étions en train de dîner tous les
quatre d’une soupe aux haricots blancs
que Mamá et elle avaient préparée
ensemble. J’ai jeté un coup d’œil à
Thalia par-dessus la table pour voir si
j’étais le seul à ne pas être encore au
courant de la nouvelle. Il semblait que
oui. Thalia avalait calmement sa soupe
en soulevant très légèrement son masque
à chacun des trajets de sa cuillère vers
sa bouche. Avec le temps, son élocution
et sa façon de s’alimenter avaient cessé
de me déranger, ou disons qu’elles ne
me dérangeaient pas plus que la vue
d’une personne âgée mangeant avec un
dentier mal ajusté, comme le ferait
Mamá des années plus tard.
Madaline a expliqué qu’elle enverrait
chercher Thalia dès qu’elle aurait fini de
tourner son film, c’est-à-dire bien avant
Noël, selon elle.
— Je vous ferai même tous venir à
Athènes, a-t-elle déclaré, le visage
illuminé par sa gaieté habituelle. Et on
ira ensemble à la première. Ce ne serait
pas merveilleux, ça, Markos ? Tu nous
imagines tous les quatre en tenue de
soirée, entrant dans un cinéma avec
classe et d’un pas dansant ?
J’ai répondu que oui, même si j’avais
du mal à me représenter Mamá vêtue
d’une belle robe de soirée ou entrer
n’importe où d’un pas dansant.
Madaline a affirmé ensuite que tout se
combinerait parfaitement. Thalia
pourrait se remettre à étudier deux
semaines plus tard, quand l’école
reprendrait – à la maison, bien sûr, et
avec Mamá. Quant à elle, elle nous
enverrait des cartes postales, des lettres
et des photos du tournage. Elle a ajouté
d’autres choses encore, mais je n’ai
presque rien entendu. J’étais si soulagé
que j’en chavirais presque. La peur que
suscitait en moi la fin prochaine de l’été
était comme un nœud dans mon ventre
qui se resserrait chaque jour à mesure
que je me préparais à nos futurs adieux.
Car je me réveillais désormais le matin
en étant impatient de retrouver Thalia à
la table du petit déjeuner et d’entendre
le son bizarre de sa voix. À peine
avions-nous fini de manger que nous
courions dehors grimper aux arbres ou
nous pourchasser à travers les champs
d’orge, fendant les épis et poussant des
cris de guerre tandis que des lézards
détalaient à nos pieds. On entreposait de
prétendus trésors dans des grottes, on
repérait les coins sur l’île où l’écho
était le plus fort et le plus net. On prenait
des photos des moulins et des
pigeonniers avec notre appareil et on les
faisait développer chez M. Roussos.
Celui-ci nous a même laissés utiliser sa
chambre noire, après nous avoir montré
comment utiliser les différents
révélateurs, les fixateurs et les bains
d’arrêt.
Le soir où Madaline a officialisé la
nouvelle, Mamá et elle ont bu une
bouteille de vin dans la cuisine – enfin,
surtout Madaline – pendant que Thalia et
moi jouions au tavli à l’étage. Thalia
dominait la partie et avait déjà amené la
moitié de ses pions sur son plateau
intérieur.
— Elle a un amant, a-t-elle dit en
faisant rouler les dés.
J’ai sursauté.
— Qui ?
— « Qui » ? À ton avis ?
J’avais appris au cours de l’été à lire
dans ses yeux, et elle me fixait à cet
instant comme si je lui avais demandé
où était la mer alors que j’étais sur la
plage. J’ai tenté de vite me ressaisir.
— Je sais qui, ai-je prétendu, les
joues cramoisies. Enfin, je sais qui est
le… tu vois, quoi…
J’étais un garçon de douze ans. Des
mots tels qu’« amant » ne faisaient pas
partie de mon vocabulaire.
— Tu ne devines pas ? Le réalisateur.
— C’est ce que j’allais dire.
— Élias. C’est un personnage, celui-
là. Il plaque ses cheveux sur son crâne, à
la mode des années 1920. Il a une petite
moustache aussi. Il doit se trouver un air
canaille avec, mais c’est juste ridicule.
Bien sûr, il se prend pour un grand
artiste, et maman lui donne entièrement
raison. Tu devrais la voir quand elle est
avec lui, toute timide et soumise, comme
si son génie justifiait qu’elle se
prosterne à ses pieds et qu’elle le
bichonne. Je ne comprends pas comment
elle fait pour ne pas voir clair en lui.
— Elle va l’épouser ?
Thalia a haussé les épaules.
— Elle a très mauvais goût en ce qui
concerne les hommes. Elle choisit les
pires.
Puis elle a secoué les dés dans ses
mains en semblant réfléchir.
— À part Andreas, je suppose. Lui, il
est sympa. À peu près. Mais bien sûr,
elle va le quitter. Elle ne tombe
amoureuse que des salauds.
— Tu penses à ton père ?
— Mon père était un étranger qu’elle a
rencontré en allant à Amsterdam, a-t-elle
répondu, le front plissé. Sur un quai de
gare pendant une grosse averse. Ils ont
passé l’après-midi ensemble. Je ne sais
pas du tout qui il est. Et elle non plus.
— Oh. Je me souviens qu’elle a fait
une remarque un jour au sujet de son
premier mari. Un alcoolique,
apparemment. Je supposais que…
— Ça, c’était Dorian. Un personnage,
lui aussi, a déclaré Thalia en amenant un
autre de ses pions sur son plateau
intérieur. Il la battait. Il pouvait se
montrer gentil et charmant, et l’instant
d’après entrer dans une colère noire. Ça
changeait en un éclair. Un peu comme le
temps, tu vois. C’était pareil. Il buvait
presque toute la journée et ne faisait pas
grand-chose à part traîner à la maison.
Sauf qu’il ne pensait plus à rien quand il
buvait. Il laissait couler l’eau, par
exemple, et inondait toutes les pièces. Je
me rappelle la fois où il a oublié
d’éteindre la cuisinière. Il a failli tout
faire cramer chez nous.
Pendant un moment, Thalia s’est
employée tranquillement à ériger une
petite tour bien droite avec ses pions.
— Le seul être que Dorian aimait
vraiment, c’était Apollo, a-t-elle
continué. Tous les gamins du quartier
avaient peur de lui – d’Apollo, hein.
Pourtant, ils n’étaient pas nombreux à
l’avoir vu. Ils avaient juste entendu ses
aboiements, et ça leur suffisait. Dorian
le gardait enchaîné à l’arrière du jardin
et le nourrissait avec des gros bouts
d’agneau.
Thalia ne m’en a pas dit plus, mais je
me représentais assez bien la scène.
Dorian, ivre mort, oubliant son chien
qu’il avait détaché et qui courait
librement dans le jardin. Une porte-
moustiquaire ouverte.
— Tu avais quel âge ? ai-je murmuré.
— Cinq ans.
Puis j’ai posé la question qui me
trottait dans la tête depuis le début de
l’été.
— Il n’y pas quelque chose… enfin,
on ne peut rien faire pour…
Thalia a détourné le regard.
— S’il te plaît, ne parlons pas de ça,
a-t-elle dit d’une voix pesante derrière
laquelle j’ai senti une profonde douleur.
Ça me fatigue.
— Désolé.
— Un jour, je t’expliquerai.
Et elle l’a fait, plus tard. L’opération
ratée, l’infection postopératoire
catastrophique, la septicémie qui avait
bloqué ses reins, débouché sur une
insuffisance hépatique et détruit les
tissus utilisés pour la reconstruction. Les
chirurgiens obligés de tailler non
seulement ces derniers, mais aussi un
nouveau bout de sa joue gauche et une
partie de sa mâchoire. En raison de
toutes ces complications, elle était
restée près de trois mois à l’hôpital.
Elle avait failli mourir. Elle aurait dû le
faire, même. Après ça, elle avait refusé
de se laisser réopérer.
— Thalia, je suis désolé aussi pour ce
qui s’est passé quand on s’est
rencontrés.
Elle a levé les yeux vers moi. Leur
vieille lueur espiègle était de retour.
— Tu peux. Mais je savais avant
même que tu renverses tout par terre.
— Tu savais quoi ?
— Que tu étais un trouduc.

Madaline est partie deux jours avant la


rentrée des classes. Elle portait une robe
jaune pâle sans manches qui moulait sa
fine silhouette, des lunettes de soleil aux
montures en écaille et un foulard en soie
blanc fermement noué autour de la tête
afin de maintenir ses cheveux en place.
En fait, elle était habillée comme si elle
craignait que des morceaux d’elle ne se
détachent. Comme si elle cherchait
littéralement à rester entière. Sur le port
de Tinos, elle nous a tous serrés dans
ses bras. C’est Thalia qu’elle a étreinte
avec le plus de force, et le plus
longtemps, en pressant ses lèvres sur le
sommet de sa tête en un long baiser
ininterrompu. Elle n’a pas ôté ses
lunettes.
— Serre-moi, toi aussi, l’ai-je
entendue murmurer.
Thalia a obéi avec raideur.
Quand le ferry a quitté le quai dans un
grognement retentissant, laissant derrière
lui une traînée d’eau bouillonnante, j’ai
pensé que Madaline irait se poster sur la
poupe pour nous faire signe et nous
envoyer des baisers. Mais elle s’est
dépêchée d’aller s’installer à l’avant du
bateau sans nous accorder un seul
regard.
En rentrant à la maison, Mamá nous a
ordonné de nous asseoir.
— Thalia, a-t-elle dit, debout devant
nous. Je veux que tu le saches, tu n’es
plus obligée de porter ce truc ici. Pas si
tu le fais pour moi. Et pas non plus pour
lui. Ne continue que si tu en as envie. Je
n’ai rien d’autre à ajouter.
À cet instant, j’ai compris
brusquement ce que Mamá avait déjà vu.
Le masque servait à ménager Madaline.
Il était là pour lui éviter à elle
d’éprouver de la honte et de l’embarras.
Un long moment s’est écoulé durant
lequel Thalia est demeurée silencieuse,
sans bouger. Puis, lentement, ses mains
se sont levées, elle a détaché les
élastiques à l’arrière de sa tête et baissé
son masque. Je l’ai fixée bien en face.
D’instinct, j’ai eu envie de ciller,
comme devant un gros bruit soudain.
Mais je ne l’ai pas fait. J’ai continué à
la regarder en mettant un point d’honneur
à ne pas cligner des yeux.
Mamá a dit qu’elle me ferait cours à la
maison à moi aussi jusqu’au retour de
Madaline afin que Thalia ne reste pas
toute seule la journée. Elle s’occuperait
de nous le soir, après le dîner, et nous
donnerait des devoirs à faire le
lendemain matin pendant qu’elle serait à
l’école. Cela paraissait jouable, du
moins en théorie.
Mais apprendre nos leçons, surtout
quand elle n’était pas là, s’est révélé
quasiment impossible. La nouvelle de la
défiguration de Thalia s’était répandue
dans toute l’île et les gens ne cessaient
de venir frapper à notre porte, poussés
là par la curiosité. On aurait pu croire
que Tinos était brusquement tombé à
court de farine, d’ail, et même de sel, et
que notre maison était le seul endroit où
l’on pouvait en trouver. Nos visiteurs
faisaient à peine l’effort de dissimuler le
véritable but de leur venue. Depuis le
seuil, leurs yeux se posaient toujours sur
un point au-dessus de mon épaule. Ils
tendaient le cou, se dressaient sur la
pointe des pieds. La plupart n’étaient
même pas des voisins. Ils avaient
parcouru des kilomètres à pied pour une
tasse de sucre. Bien sûr, je ne les
laissais jamais entrer et j’éprouvais une
certaine satisfaction à leur claquer la
porte au nez. Mais j’étais aussi triste et
abattu, conscient que si je restais là, ma
vie serait trop profondément influencée
par ces gens. Moi aussi, je finirais par
devenir comme eux.
Les gamins étaient pires, et beaucoup
plus culottés. Chaque jour, j’en
surprenais un qui rôdait dehors ou qui
escaladait notre mur. On travaillait,
Thalia et moi, quand elle me tapotait
l’épaule avec son crayon en pointant
quelque chose du menton. Je me
retournais et découvrais un visage,
parfois plusieurs, collés contre la
fenêtre. La situation est devenue telle
que nous avons dû nous réfugier à
l’étage et tirer tous les rideaux. Un jour,
j’ai ouvert la porte à un garçon de mon
école, Petros, et trois de ses amis. Il m’a
proposé une poignée de pièces de
monnaie pour avoir le droit de jeter un
coup d’œil à Thalia. J’ai répondu non, et
où se croyait-il ? Au cirque ?
Pour finir, j’ai dû mettre Mamá au
courant. Une rougeur prononcée a envahi
son visage et elle a serré les dents.
Le lendemain matin, nos manuels et
nos deux sandwichs nous attendaient sur
la table. Thalia a compris avant moi et
s’est aussitôt raidie. Ses protestations
ont commencé au moment de quitter la
maison.
— Tante Odie, non.
— Donne-moi la main.
— Non, s’il vous plaît.
— Donne-la-moi.
— Je ne veux pas y aller.
— On va être en retard.
— Ne m’obligez pas à faire ça, tante
Odie.
Mamá l’a forcée à se lever et s’est
penchée vers elle en la fixant avec ce
regard que je connaissais bien.
Désormais, rien sur cette terre ne
pourrait la faire reculer.
— Thalia, a-t-elle dit d’une voix à la
fois douce et ferme. Je n’ai pas honte de
toi.
Nous sommes partis tous les trois. Les
lèvres pincées, Mamá avançait
résolument, comme face à un vent
violent, en effectuant des petits pas
rapides. Je l’ai imaginée se rendant avec
le même air déterminé chez le père de
Madaline, toutes ces années plus tôt, un
fusil à la main.
Les gens ont ouvert de grands yeux et
poussé des cris d’exclamation lorsque
nous sommes vivement passés devant
eux sur les sentiers sinueux. Ils se sont
arrêtés pour nous dévisager. Certains ont
tendu un doigt vers nous. J’ai essayé de
les ignorer. Leur teint livide et leur
bouche bée se fondaient à la périphérie
de mon champ de vision.
Dans la cour de l’école, les enfants se
sont écartés sur notre chemin. Une fille a
crié. Mamá a foncé comme une boule à
travers des quilles en tirant presque
Thalia derrière elle et en jouant des
coudes jusqu’à un banc dans un coin de
la cour. Elle est montée dessus, a aidé
Thalia à faire de même, puis a soufflé
trois fois dans son sifflet. Le silence est
retombé.
— Je vous présente Thalia Gianakos,
a-t-elle crié. À partir d’aujourd’hui…
Elle a marqué une pause avant de
poursuivre :
— Celui ou celle qui chouine a intérêt
à se taire, ou je lui donnerai une bonne
raison de pleurer. Bien. À partir
d’aujourd’hui, Thalia fréquentera cette
école. J’attends de vous que vous la
traitiez tous correctement, en faisant
preuve de bonnes manières. Si jamais
j’apprends qu’on se moque d’elle, je
trouverai les coupables et ils le
regretteront. Vous me connaissez, ce ne
sont pas des paroles en l’air. C’est tout
ce que j’avais à dire.
Elle est descendue du banc et, sans
lâcher Thalia, elle s’est dirigée vers la
salle de classe.
Après ça, Thalia n’a plus jamais porté
son masque, que ce soit en public ou à la
maison.

Deux ou trois semaines avant Noël,


nous avons reçu une lettre de Madaline.
Le tournage avait pris un retard imprévu.
Tout d’abord, le directeur de la
photographie – Madaline avait écrit le
DP, et Thalia avait dû nous expliquer ce
que cela signifiait – était tombé d’un
échafaudage et s’était fait une triple
fracture du bras. Puis c’était la météo
qui avait compliqué la réalisation des
scènes d’extérieur.
Nous sommes donc plus ou moins
dans un « schéma d’attente », comme
ils disent. Du coup, on a le temps de
régler quelques petits problèmes posés
par le scénario. Ce ne serait pas
vraiment une catastrophe en soi si cela
ne nous empêchait pas de nous réunir
aussi vite que je l’avais espéré. Je suis
effondrée, mes chéris. Vous me
manquez tous tellement, surtout toi,
Thalia, mon amour. Je ne peux que
compter les jours jusqu’au printemps,
quand ce tournage sera bouclé et que
nous pourrons de nouveau être
ensemble. Je vous porte tous les trois
dans mon cœur à chaque instant que
Dieu fait.
— Elle ne reviendra pas, a déclaré
Thalia en rendant la lettre à Mamá.
— Bien sûr que si ! me suis-je
exclamé, abasourdi.
Je me suis tourné vers Mamá en
attendant qu’elle dise quelque chose, au
moins un mot d’encouragement. Mais
elle a replié et posé la lettre sur la table
avant d’aller tranquillement faire
bouillir de l’eau pour le café. Je me
souviens que je l’ai jugée bien
insensible. Même si elle aussi estimait
que Madaline ne reviendrait pas, elle
aurait dû réconforter Thalia. Mais je ne
savais pas – pas encore – qu’elles se
comprenaient déjà toutes les deux, peut-
être mieux que je ne comprenais chacune
d’elles. Mamá respectait trop Thalia
pour la dorloter. Elle ne l’insulterait pas
en lui prodiguant de fausses assurances.
Le printemps est arrivé, dans toute sa
gloire verdoyante. Puis il est passé.
Nous avons reçu une carte postale de
Madaline ainsi qu’une lettre qui
semblait avoir été écrite à la va-vite,
dans laquelle elle nous informait de
nouveaux problèmes survenus lors du
tournage. Cette fois, c’était les
financiers qui menaçaient de se retirer
du projet en raison de tous ces
contretemps. Contrairement à son
courrier précédent, elle ne fixait plus de
date pour son retour.
Cet été-là – l’été 1968, donc –, par un
après-midi brûlant, Thalia et moi
sommes allés à la plage avec une fille
qui s’appelait Dori. Cela faisait un an
que Thalia vivait avec nous et son
visage avait cessé de lui valoir des
murmures et des regards insistants.
Certes, elle était encore, et serait
toujours, un objet de curiosité, mais cela
aussi s’atténuait. Elle avait désormais
des amis à elle – parmi lesquels Dori –
qui n’étaient plus effrayés par son
apparence, des amis avec qui elle
mangeait le midi, bavardait, jouait après
l’école et faisait ses devoirs. Si
improbable que cela puisse paraître,
elle était presque devenue quelqu’un
d’ordinaire, et je dois avouer que la
manière dont les habitants de l’île l’ont
acceptée comme l’une des leurs m’a
inspiré une certaine admiration.
Cet après-midi-là, nous avions prévu
d’aller nager tous les trois, mais l’eau
était encore trop froide et nous avons
fini par nous allonger sur les rochers,
où nous nous sommes assoupis. En
rentrant, Thalia et moi avons trouvé
Mamá dans la cuisine, occupée à
éplucher des carottes. Une nouvelle
lettre non ouverte attendait sur la table.
— C’est de ton beau-père, a dit
Mamá.
Thalia a ramassé l’enveloppe et est
montée à l’étage. Un long moment s’est
écoulé avant qu’elle redescende.
Laissant tomber la lettre sur la table,
elle s’est assise et a pris un couteau et
une carotte.
— Il veut que je rentre à la maison.
— Je vois, a répondu Mamá, avec, il
me semble, un léger tremblement dans la
voix.
— Enfin, pas vraiment à la maison. Il
dit qu’il a contacté une école privée en
Angleterre. Je pourrais m’inscrire pour
la rentrée de cet automne. Il est prêt à
payer les frais.
— Et tante Madaline ? ai-je demandé.
— Elle est partie. Avec Élias. Ils se
sont enfuis tous les deux.
— Et le film ?
Mamá et Thalia ont échangé un regard
et levé toutes les deux les yeux vers moi.
J’ai compris alors ce qu’elles savaient
depuis le début.

Un matin de 2002, plus de trente ans


après, au moment où je me prépare à
quitter Athènes pour Kaboul, je tombe
sur la notice nécrologique de Madaline
dans le journal. Le nom de famille
mentionné est Kouris, mais je reconnais
dans le visage de la vieille femme en
photo un sourire éclatant qui m’est
familier, et plus que des vestiges de sa
beauté d’antan. Le petit paragraphe en
dessous dit qu’elle eu une brève carrière
d’actrice dans sa jeunesse et qu’elle a
ensuite fondé sa propre compagnie
théâtrale au début des années 1980.
Plusieurs de ses productions ont été
acclamées par la critique, notamment ses
séries de représentations du Long
voyage du jour à la nuit, d’Eugene
O’Neill, au milieu des années 1990, de
La Mouette, de Tchekhov, et
d’Arravoniasmata, de Dimitrios
Mpogris. Le texte ajoute qu’elle était
célèbre dans la communauté artistique
d’Athènes en raison de ses œuvres de
bienfaisance, de son esprit, de son
élégance, de ses soirées somptueuses et
de sa volonté de parier sur des
dramaturges méconnus. Il précise
qu’elle est morte après une longue
bataille contre un emphysème, mais ne
mentionne aucun conjoint ou enfant lui
ayant survécu. Je suis encore plus
stupéfait d’apprendre que cela faisait
plus de vingt ans qu’elle vivait à
Athènes, dans une maison située à
quelques rues seulement de mon propre
logement dans le quartier de Kolonaki.
Je repose le journal, étonné
d’éprouver une pointe d’énervement
envers cette femme morte que je n’ai pas
vue depuis plus de trente ans. Une envie
de protester contre ce récit sur la
tournure qu’a prise sa vie. Je lui ai
toujours imaginé un destin tumultueux,
erratique, des années difficiles faites
d’épreuves, d’à-coups, de chutes, de
regrets et de relations amoureuses
malavisées et désespérées. Je pensais
qu’elle s’était détruite,
vraisemblablement en sombrant dans
l’alcoolisme, et qu’elle avait connu une
de ces fins prématurées que les gens
qualifient de tragiques. Une partie de
mo i avait même envisagé qu’elle l’ait
anticipé et qu’elle ait emmené Thalia à
Tinos pour la préserver, pour la sauver
des désastres qu’elle se savait incapable
de lui épargner. Mais maintenant, je me
représente Madaline de la même façon
que Mamá a toujours dû le faire :
comme une cartographe qui un beau
matin s’est assise afin de dessiner
calmement les frontières de son avenir et
qui en a proprement expulsé le fardeau
qu’était sa fille. À cet égard, sa réussite
s’avérait spectaculaire, du moins à en
croire cette nécrologie et son compte-
rendu succinct d’une vie policée, une vie
bien remplie, pleine de grâce et de
respect.
Cela m’est insupportable. Ce succès,
cette façon qu’elle a de s’en tirer à si
bon compte. C’est ridicule. Où est le
prix à payer, où est le juste et terrible
châtiment ?
Et pourtant, au moment de refermer le
journal, un doute commence à me ronger.
Le vague sentiment que j’ai jugé
Madaline trop durement, que nous
n’étions même pas si différents, elle et
moi. N’avons-nous pas tous les deux
aspiré à nous échapper, à nous
réinventer, à nous forger de nouvelles
identités ? Chacun de nous n’a-t-il pas,
au bout du compte, largué les amarres en
tranchant ces liens qui le retenaient à
quai ? Puis je ris à cette idée et me dis
que non, nous ne sommes pas du tout
pareils – même si, je le pressens, ma
colère envers elle masque peut-être
simplement ma jalousie devant sa
réussite en tout point supérieure à la
mienne.
Je jette le journal. Si Thalia doit
apprendre la nouvelle, ce ne sera pas
par moi.

Mamá a poussé les épluchures de


carotte vers le bord de la table avec son
couteau et les a fait tomber dans un bol.
Elle détestait voir les gens gaspiller la
nourriture. Elle ferait un pot de confiture
avec ces copeaux.
— Ma foi, tu es face à une grande
décision, Thalia.
Celle-ci m’a surpris en se tournant
vers moi.
— Qu’est-ce que tu ferais, toi,
Markos ?
— Oh, ça, je le sais, s’est vivement
interposée Mamá.
— Je partirais, ai-je répondu à Thalia,
mais en regardant ma mère et en
savourant le plaisir de jouer le rebelle
pour lequel elle me prenait.
Bien sûr, j’étais sérieux aussi. Je ne
pouvais pas croire que Thalia hésite un
seul instant. Moi, j’aurais sauté sur une
telle occasion. Une école privée. À
Londres, qui plus est.
— Tu devrais y réfléchir, a dit Mamá.
— C’est déjà fait, a avoué Thalia avec
hésitation.
Puis, encore plus timide, elle a levé
les yeux vers Mamá.
— Mais je ne veux pas trop présumer.
Mamá a reposé son couteau et je l’ai
entendue pousser un bref soupir.
L’avait-elle retenu ? Si tel était le cas,
sa mine stoïque ne trahissait aucun
soulagement.
— La réponse est oui. Bien sûr que
oui.
Thalia s’est penchée par-dessus la
table pour lui effleurer le poignet.
— Merci, tante Odie.
— Je ne le dirai qu’une fois : je pense
que c’est une erreur, ai-je lancé. Vous
commettez toutes les deux une erreur.
Elles se sont tournées vers moi.
— Tu veux que je m’en aille,
Markos ? a demandé Thalia.
— Oui. Tu me manquerais beaucoup et
tu le sais bien. Mais tu ne peux pas
laisser filer la chance d’étudier dans une
école privée. Tu aurais la possibilité
d’aller à l’université, après, de devenir
chercheuse, scientifique, professeur,
inventeur. Ce n’est pas ça que tu veux ?
Tu es la personne la plus intelligente que
je connaisse. Tu pourrais faire tout ce
dont tu as envie…
Je me suis tu.
— Non, Markos, a dit Thalia avec
tristesse. Non, je ne pourrais pas.
Ces mots sans appel sont tombés
comme un couperet, excluant toute
protestation.
Bien des années plus tard, lorsque a
débuté ma formation de chirurgien
esthétique, j’ai compris une chose qui
m’échappait encore au moment où
j’essayais de convaincre Thalia de
partir. J’ai appris que le monde ne voit
pas ce qu’il y a en vous, qu’il se moque
complètement des espoirs, des rêves,
des chagrins qui reposent cachés sous
votre peau et vos os. C’est aussi simple,
aussi absurde et aussi cruel que ça. Mes
patients le savaient, eux. Ils constataient
qu’une grande partie de ce qu’ils étaient,
de ce qu’ils seraient ou de ce qu’ils
pourraient être dépendait de la symétrie
de leur ossature, de l’espace entre leurs
yeux, de la longueur de leur menton, de
leur nez, du fait qu’ils aient ou non un
angle naso-frontal idéal ou pas.
La beauté est un don du ciel énorme,
immérité, accordé de manière aléatoire
et stupide.
J’ai donc choisi ma spécialité pour
redresser la balance en faveur de gens
comme Thalia, pour rectifier à chaque
coup de scalpel une justice arbitraire,
pour opposer une petite résistance à un
ordre mondial que je trouvais
disgracieux, un ordre dans lequel une
morsure de chien pouvait priver une
petite fille de son avenir, faire d’elle
une paria, un objet de mépris.
Enfin, c’est ce dont je me persuade.
Mais j’imagine que d’autres
considérations sont entrées en ligne de
compte. L’argent, par exemple, le
prestige, le statut social. Dire que j’ai
choisi la chirurgie esthétique uniquement
à cause de Thalia reviendrait à présenter
une vision simpliste – quoique
charmante – des choses, une vision un
peu trop ordonnée et équilibrée. Si j’ai
appris quoi que ce soit à Kaboul, c’est
que les comportements humains sont
complexes, et imprévisibles, et
indifférents aux parallèles trop
commodes. Mais je puise du réconfort
dans cette idée d’un schéma, d’un récit
de ma vie qui prendrait forme comme
une photo dans une chambre noire, d’une
histoire qui émergerait lentement et
affirmerait le bien que j’ai toujours
voulu voir en moi. Cette histoire, elle
me porte.
J’ai passé la moitié de ma carrière à
Athènes, à effacer des rides, remonter
des sourcils, tirer des joues, remodeler
des nez mal fichus. Et j’ai passé l’autre
moitié à faire ce que je voulais
vraiment, c’est-à-dire parcourir le
monde – l’Amérique centrale, l’Afrique
subsaharienne, l’Asie du Sud et le
Moyen-Orient – pour opérer des enfants,
réparer des becs-de-lièvre et des palais
fendus, ôter des tumeurs faciales, effacer
des blessures au visage. Mon travail à
Athènes n’était pas aussi gratifiant, loin
de là, mais je gagnais bien ma vie et
cela me donnait le luxe de prendre des
semaines ou des mois d’affilée pour
faire du bénévolat.
Puis, début 2002, j’ai reçu un coup de
fil dans mon cabinet d’une femme que je
connaissais. Amra Ademovic, une
infirmière bosniaque. Nous nous étions
rencontrés lors d’une conférence à
Londres quelques années plus tôt et nous
avions eu une aventure agréable le temps
d’un week-end. Bien qu’elle ait été sans
lendemain, nous étions restés en contact
et nous nous étions revus à l’occasion en
société. Elle m’a dit qu’elle était
employée par une organisation
humanitaire à Kaboul qui recherchait un
chirurgien esthétique pour opérer des
enfants affligés de becs-de-lièvre,
défigurés par des éclats d’obus et des
balles – ce genre de chose. J’ai tout de
suite accepté. Je comptais séjourner
trois mois là-bas. Je suis parti à la fin du
printemps 2002. Je ne suis jamais
revenu.

Thalia vient me chercher au


débarcadère. Elle porte une écharpe en
laine verte et un épais manteau rose
terne sur un gilet et un jean. Ses cheveux,
longs à présent, et séparés par une raie
au milieu, tombent lâchement sur ses
épaules. Ils sont tout blancs, et c’est ce
détail – pas le bas mutilé de son
visage – qui me choque et me prend au
dépourvu quand je la vois. Non pas que
ce soit une surprise. Thalia a commencé
à grisonner vers trente-cinq ans et avait
une tête blanche comme neige avant ses
cinquante ans. Je sais que j’ai changé,
moi aussi. Ma bedaine s’obstine à
s’arrondir, mon front se dégarnit avec
autant d’entêtement, mais le déclin que
l’on observe chez soi est progressif,
aussi quasiment imperceptible
qu’insidieux. À l’inverse, les cheveux
blancs de Thalia sont pour moi une
preuve saisissante de sa marche
régulière et inexorable vers la vieillesse
– et, par conséquent, de la mienne.
— Tu vas avoir froid, dit-elle en
resserrant son écharpe autour de son
cou.
Nous sommes en janvier, en fin de
matinée, et le ciel est couvert. Un vent
froid entrechoque les feuilles ratatinées
dans les arbres.
— Si tu veux du froid, viens à Kaboul,
dis-je en soulevant ma valise.
— Qu’est-ce que tu préfères, docteur ?
Le bus ou la marche ? C’est toi qui
décides.
— Marchons.
Nous prenons la direction du nord et
traversons la ville de Tinos. Sous nos
yeux se succèdent les voiliers et les
yachts amarrés dans le port intérieur, les
kiosques vendant des cartes postales et
des T-shirts, les gens qui sirotent leur
café, lisent le journal ou jouent aux
échecs autour de petites tables rondes
devant les tavernes, les serveurs
disposant des couverts en argent pour le
dîner. Encore une heure ou deux et
l’odeur du poisson en train de cuire
s’échappera des cuisines.
Thalia évoque avec énergie le nouvel
ensemble de pavillons blanchis à la
chaux que des promoteurs immobiliers
font construire au sud de la ville de
Tinos, avec vue sur Mykonos et la mer
Égée. Ils seront occupés essentiellement
par des touristes ou de riches résidents
estivaux qui viennent là depuis les
années 1990. D’après Thalia, ces
maisons seront dotées d’une piscine
extérieure et d’une salle de fitness.
Elle m’écrit par mail depuis des
années et tient pour moi la chronique de
ces changements qui refaçonnent notre
île. Les hôtels du bord de mer, avec
leurs antennes paraboliques et leur accès
à internet, les boîtes de nuit, les bars et
les tavernes, les restaurants et les
boutiques pour les touristes, les taxis,
les bus, la foule, les étrangères qui
bronzent topless sur la plage. Les
fermiers se déplacent dans des pick-up
maintenant, et non plus à dos d’âne – du
moins ceux qui sont restés. La plupart
des autres sont partis il y a longtemps,
même si quelques-uns reviennent
maintenant passer leur retraite sur l’île.
— Odie n’est pas du tout ravie,
m’informe Thalia en faisant allusion à
toutes ces transformations.
Elle a déjà évoqué le sujet dans ses
messages – la suspicion des anciens vis-
à-vis des nouveaux venus et des
bouleversements qu’ils induisent.
— Ça n’a pas l’air de te gêner, toi.
— Râler devant l’inévitable ne sert à
rien. Odie me dit : « C’est normal que
toi, tu aies cette réaction, Thalia. Tu
n’es pas née ici. »
Elle éclate d’un rire sonore et
chaleureux, avant de poursuivre :
— On pourrait penser qu’après
quarante-quatre ans passés sur Tinos,
j’aurais gagné le droit d’avoir voix au
chapitre. Mais voilà le résultat.
Thalia aussi a changé. Même avec son
manteau d’hiver, je note qu’elle s’est
épaissie au niveau des hanches, qu’elle
a pris des rondeurs – pas de douces,
mais de solides rondeurs. Il émane
d’elle une défiance cordiale maintenant,
une façon moqueuse et narquoise de
commenter mes faits et gestes, que je la
soupçonne de trouver légèrement
ridicules. L’éclat dans ses yeux, ce
nouveau rire joyeux, la rougeur continue
de ses joues – l’image globale qu’elle
me renvoie est celle d’une femme de
paysan. Une femme bien, dont la robuste
gentillesse laisse deviner une autorité
vivifiante et une dureté qu’il serait
malvenu de mettre à l’épreuve.
— Comment vont les affaires ? Tu
travailles toujours ?
— De temps en temps, répond-elle. Tu
connais la situation économique du pays.
Nous secouons tous les deux la tête
avec consternation. À Kaboul, j’ai suivi
les informations sur les séries de
mesures d’austérité. J’ai regardé les
reportages de CNN montrant de jeunes
Grecs masqués qui jetaient des pierres
sur la police devant le Parlement, les
forces anti-émeutes qui utilisaient des
gaz lacrymogènes et jouaient de la
matraque.
Thalia ne dirige pas une entreprise à
proprement parler. Avant l’ère du
numérique, elle était essentiellement une
femme à tout faire. Elle se rendait chez
les particuliers afin de souder des
transistors dans leur télévision, de
remplacer des condensateurs sur de
vieilles radios à lampes. On l’appelait
pour réparer les thermostats de
réfrigérateurs défaillants, des tuyaux qui
fuyaient. Les gens lui donnaient ce qu’ils
pouvaient. Et s’ils n’avaient pas les
moyens de la payer, elle effectuait quand
même le boulot. Je ne cours pas après
cet argent, me disait-elle. Je fais ça par
jeu. J’ai toujours ce petit frisson quand
j’ouvre des objets et que je vois le
mécanisme à l’intérieur. Ces jours-ci,
elle est en quelque sorte free-lance dans
l’informatique. Tout ce qu’elle sait, elle
l’a appris seule. Elle fait payer à ses
clients des sommes symboliques pour
diagnostiquer les pannes sur leurs PC,
changer leurs paramètres IP, débloquer
leurs applis, faire en sorte que leurs
ordinateurs ne rament plus, lancer les
mises à jour de ces derniers et les faire
redémarrer lorsqu’ils s’y refusent. Il
m’est arrivé plus d’une fois de lui
téléphoner de Kaboul parce que j’avais
désespérément besoin d’aide avec le
mien.
En arrivant, nous nous attardons un
instant dans la cour près du vieil olivier.
Je découvre les traces de la récente
frénésie de travaux de Mamá – les murs
repeints, le pigeonnier à moitié achevé,
un marteau et une boîte de clous ouverte
sur une planche.
— Comment va-t-elle ?
— Oh, elle est toujours à prendre avec
des pincettes. C’est pour ça que j’ai fait
installer ce truc, dit Thalia en me
montrant une parabole perchée sur le
toit. On regarde des séries étrangères.
Les arabes sont les meilleures, ou les
pires, ce qui revient souvent au même.
On essaie de comprendre l’intrigue. Ça
l’occupe, et pendant ce temps-là, elle me
laisse tranquille.
Elle franchit ensuite la porte d’un pas
résolu.
— Bienvenue à la maison. Je vais te
préparer quelque chose à manger.

C’est étrange d’être de retour ici. Je


relève quelques nouveautés, comme le
fauteuil en cuir gris dans le salon et la
petite table basse en osier blanc près du
téléviseur. Mais le reste est plus ou
moins à sa place habituelle. La table de
la cuisine, aujourd’hui recouverte d’une
toile cirée représentant des aubergines et
des poires en alternance. Les chaises en
bambou au dos droit. La vieille lampe à
huile dans son socle en osier. La
cheminée festonnée et noire de fumée
dans le salon avec la photo de Mamá et
moi toujours accrochée dessus – elle
dans sa belle robe, moi en chemise
blanche. La vaisselle en porcelaine sur
l’étagère supérieure.
Et pourtant, en posant ma valise, je
perçois un trou béant au milieu de tout
ça. Les dizaines d’années que ma mère a
passées ici avec Thalia sont de vastes
étendues noires pour moi. J’ai été
absent. J’ai manqué tous les repas
qu’elles ont partagés à cette table, les
rires, les querelles, les plages d’ennui,
les maladies et la longue série de rituels
simples qui constituent une vie. Entrer
dans la maison de mon enfance a
quelque chose d’un peu désorientant
– cela me donne l’impression de lire la
fin d’un roman commencé, puis
abandonné il y a longtemps.
— Tu veux des œufs ? demande
Thalia en versant de l’huile dans une
poêle, un tablier déjà noué autour de la
taille.
Elle se déplace dans la cuisine avec
assurance, comme si elle était
propriétaire des lieux.
— Oui. Où est Mamá ?
— Elle dort. Elle a eu une nuit agitée.
— Je vais juste jeter un coup d’œil sur
elle.
Thalia prend un fouet dans un tiroir.
— Si tu la réveilles, tu auras affaire à
moi, docteur.
Je monte à l’étage sur la pointe des
pieds. La chambre est plongée dans la
pénombre. Un rai de lumière, long et
étroit, filtre à travers les rideaux tirés,
zébrant le lit de Mamá. La maladie
sature l’air. On ne dirait pas vraiment
une odeur, mais plutôt une sorte de
présence physique. Les médecins la
connaissent bien. C’est comme une
vapeur qui envahirait une pièce. Je reste
un moment sur le seuil, le temps que ma
vision s’adapte. L’obscurité est brisée
par la lueur colorée et mouvante d’un
rectangle sur la table de nuit située du
côté du lit où doit dormir Thalia – le
mien autrefois. Je reconnais un cadre
photo numérique. Une rizière et des
maisons en bois aux toits couverts de
tuiles grises cèdent la place à un bazar
bondé où des chèvres écorchées pendent
à des crochets, puis à un homme à la
peau sombre qui se lave les dents avec
son doigt, accroupi au bord d’une
rivière boueuse.
Je prends une chaise et m’assois près
de Mamá. Maintenant que mes yeux se
sont habitués à la pénombre, je sens
quelque chose changer en moi à sa vue.
Je suis surpris de découvrir combien
elle est devenue chétive. Déjà. Son
pyjama fleuri semble flotter sur ses
petites épaules et sa poitrine aplatie. Je
n’aime pas la manière dont elle dort, la
bouche ouverte et les commissures
affaissées, comme si elle faisait un
mauvais rêve. Je n’aime pas
m’apercevoir que son dentier a bougé
dans son sommeil. Ses paupières
tressautent légèrement. Mais à quoi
t’attendais-tu ? me dis-je, assis là sans
bouger. Et tout en écoutant le tic-tac de
l’horloge murale et le bruit de la spatule
de Thalia contre la poêle au rez-de-
chaussée, je dresse l’inventaire des
détails banals qui composent la vie de
Mamá dans cette pièce. L’écran plat
accroché au mur. L’ordinateur dans un
coin. Le jeu inachevé de sudoku sur la
table de nuit, des lunettes de lecture
posées dessus pour marquer la page. La
télécommande. Les dosettes de larmes
artificielles. Un tube de crème à la
cortisone. Un tube de crème adhésive
pour prothèses dentaires. Un petit flacon
de médicaments. Et, par terre, une paire
de chaussons fourrés gris perle. Jamais
elle ne les aurait portés avant. Ils
côtoient un sac ouvert de couches pour
adultes. Je n’arrive pas à associer ces
affaires à ma mère. Je m’y refuse. Ce
sont pour moi celles d’une étrangère. De
quelqu’un d’indolent, d’inoffensif.
Quelqu’un contre qui on ne pourrait
jamais être en colère.
De l’autre côté du lit, l’image du cadre
numérique change encore. J’en regarde
quelques-unes. Puis cela me revient. Je
connais ces photos. C’est moi qui les ai
prises. À l’époque où je… Où je faisais
quoi ? Je parcourais le monde, je
suppose. J’avais toujours veillé à les
faire développer en double et à en
envoyer un jeu à Thalia. Elle les a
gardées durant toutes ces années. Thalia.
L’affection s’immisce en moi, aussi
douce que du miel. Thalia est ma
véritable sœur, ma vraie Manaar, depuis
le début.
Elle m’appelle depuis le rez-de-
chaussée.
Je me lève sans bruit, mais alors que
je m’apprête à quitter la chambre,
quelque chose attire mon attention. Un
objet encadré et accroché au mur sous
l’horloge. Parce que j’ai du mal à y voir
dans le noir, j’allume mon téléphone
portable et profite de sa lueur argentée
pour examiner ça de plus près. C’est une
dépêche AFP sur l’organisation
humanitaire pour laquelle je travaille à
Kaboul. Je me souviens de cette
interview. Le journaliste était un type
sympa, un Américano-Coréen qui
bégayait légèrement. Nous avions
partagé une assiette de riz pilaf avec des
raisins secs et des morceaux d’agneau.
Un cliché illustre l’article. Moi et
quelques enfants. Debout derrière nous,
raide, les mains dans le dos, Nabi a cet
air à la fois inquiétant, timide et digne
qu’ont souvent les Afghans pris en
photo. Amra est là, elle aussi, avec sa
fille adoptive, Roshi. Tous les enfants
sourient.
— Markos.
Je referme mon portable et descend au
rez-de-chaussée.
Thalia pose devant moi un verre de
lait et une assiette fumante d’œufs sur un
lit de tomates.
— Ne t’inquiète pas, j’ai déjà sucré le
lait.
— Tu n’as pas oublié…
Elle s’assoit sans prendre la peine
d’ôter son tablier, appuie les coudes sur
la table et m’observe manger en se
tapotant la joue gauche de temps à autre
avec un mouchoir.
Je me souviens de toutes les fois où
j’ai essayé de la convaincre de me
laisser l’opérer. Où je lui ai dit que les
techniques chirurgicales avaient
beaucoup évolué depuis les années 1960
et que j’étais certain de pouvoir
améliorer, sinon complètement, du
moins significativement, l’aspect de son
visage. À ma grande stupéfaction, elle
avait toujours refusé. Je suis telle que je
suis, me disait-elle. Une réponse
insipide et insatisfaisante, avais-je
pensé à l’époque. Qu’est-ce que cela
signifiait, d’ailleurs ? Je ne comprenais
pas. J’avais en tête des images peu
charitables de prisonniers, de
condamnés à perpétuité terrifiés à l’idée
de sortir, d’être libérés sur parole, de
devoir affronter ce changement et une
nouvelle vie loin des barbelés et des
tours de garde.
La proposition que je lui ai faite tient
toujours, même si je sais qu’elle ne me
prendra jamais au mot. Aujourd’hui
seulement, je comprends pourquoi. Elle
avait raison, elle est telle qu’elle est. Je
ne peux pas prétendre mesurer combien
cela a dû être dur pour elle de se
regarder chaque jour dans la glace, de
recenser les macabres vestiges de son
visage et de trouver en elle la volonté de
s’y faire. Pas plus que je ne peux
imaginer la torture, l’effort, la patience
que cela supposait. L’acceptation qui a
pris forme lentement au fil des ans,
comme les rochers d’une falaise
sculptés par les assauts répétés des
marées. Quelques minutes ont suffi à un
chien pour donner ce visage à Thalia, et
il lui a fallu à elle une vie entière pour
se forger une identité à partir de ça. Elle
ne me laissera pas tout défaire avec mon
scalpel. Cela reviendrait à lui infliger
une nouvelle blessure par-dessus la
précédente.
Bien que je n’aie pas très faim, je
commence à manger mes œufs pour lui
faire plaisir.
— C’est très bon, Thalia.
— Alors, tu es impatient ?
— Comment ça, impatient ?
Elle tend le bras derrière elle pour
ouvrir un tiroir et en sort une paire de
lunettes de soleil aux verres
rectangulaires. Je reste d’abord
perplexe. Puis je me rappelle. L’éclipse.
— Ah, oui.
— Je pensais regarder simplement sa
projection à travers un tout petit trou.
Mais quand Odie m’a annoncé que tu
venais, j’ai décidé de faire ça bien.
Nous évoquons un peu cette éclipse
prévue pour le lendemain. Thalia
m’apprend qu’elle débutera le matin et
qu’elle sera totale vers midi. Elle a
vérifié les mises à jour de la météo. Par
chance, la journée ne devrait pas être
nuageuse. Elle me demande ensuite si je
veux encore des œufs. Je réponds oui, et
elle enchaîne en me parlant du nouveau
cybercafé qui a ouvert à l’emplacement
de l’ancienne boutique de M. Roussos.
— J’ai vu les photos, dis-je. À
l’étage. Et l’article aussi.
Elle essuie les miettes de pain sur la
table avec sa paume et les jette dans
l’évier en les balançant par-dessus son
épaule sans se retourner.
— Ah, c’était facile. Enfin, les
scanner et les télécharger. Le plus dur,
en revanche, c’était de les trier par pays.
J’ai dû prendre le temps de les étudier
parce que tu n’envoyais jamais de notes,
juste les photos. Et elle, elle y tenait
beaucoup. Elle voulait que tout soit
classé par pays, elle n’en démordait pas.
— Qui ça, « elle » ?
Thalia soupire.
— Qui ça ? Odie, voyons. Qui
d’autre ?
— C’était son idée ?
— L’article aussi. C’est elle qui l’a
trouvé sur internet.
— Mamá a fait une recherche sur
moi ?
— Je n’aurais jamais dû lui montrer
comment faire. Maintenant, elle n’arrête
pas, dit Thalia en riant. Elle regarde tous
les jours. Je te jure. Tu es traqué par une
fan dans le cyberspace, Markos
Varvaris.
Mamá descend au rez-de-chaussée en
début d’après-midi dans un peignoir
bleu foncé, avec aux pieds les chaussons
fourrés que j’ai déjà commencé à
détester. Elle semble s’être brossé les
cheveux et je suis soulagé de la voir se
déplacer normalement dans l’escalier et
me tendre les bras avec un sourire
encore endormi.
Nous nous installons à table devant un
café.
— Où est Thalia ? demande-t-elle en
soufflant sur sa tasse.
— Partie chercher de quoi nous
régaler demain. C’est à toi, ça ? dis-je
en montrant une canne appuyée contre le
mur derrière le nouveau fauteuil, que je
n’avais pas remarquée à mon arrivée.
— Oh, je ne m’en sers presque pas.
Juste les mauvais jours. Ou pendant les
longues promenades. Et même là, c’est
surtout pour avoir l’esprit tranquille,
répond-elle d’un ton trop désinvolte qui
me fait comprendre qu’elle dépend en
réalité bien plus de cette canne qu’elle
ne veut l’avouer. Je m’inquiète plutôt à
ton sujet, à cause des nouvelles qui nous
parviennent de cet horrible pays. Thalia
refuse que je les écoute. Elle dit que ça
me mettrait dans tous mes états.
— On a notre lot d’incidents, mais la
plupart du temps, les gens vivent leur
vie tranquillement et c’est tout. Et je suis
toujours très prudent, Mamá.
Bien sûr, j’omets de mentionner la
fusillade dans la pension juste en face de
la mienne, la récente flambée d’attaques
visant les humanitaires étrangers, ou
encore le fait que par « prudent », je
veux dire que je porte en permanence un
9 mm quand je circule en ville – ce que
je ne devrais probablement pas faire de
toute façon.
Mamá avale une gorgée de café et
grimace légèrement. Elle ne cherche pas
à me tirer les vers du nez, mais je ne
suis pas certain que ce soit très positif.
Je me demande si elle a déjà la tête
ailleurs, si elle est rentrée en elle-même,
comme le font les personnes âgées, ou
s’il s’agit d’une tactique pour ne pas
m’acculer à mentir ou à dévoiler des
choses qui ne feraient que la contrarier.
— Tu nous as manqué, à Noël, dit-
elle.
— Je ne pouvais pas partir, Mamá.
Elle hoche la tête.
— Mais tu es ici aujourd’hui. C’est
tout ce qui compte.
J’avale à mon tour une gorgée de café.
Quand j’étais petit, Mamá et moi
prenions le petit déjeuner à cette table
tous les matins, en silence, presque
solennellement, avant de nous rendre
ensemble à l’école. On se parlait si peu.
— Tu sais, Mamá, je me fais du souci
pour toi.
— Ce n’est pas la peine. Je prends
très bien soin de moi toute seule.
Un éclair de sa farouche fierté
d’autrefois, comme une infime lueur
dans le brouillard.
— Mais pour combien de temps
encore ?
— Aussi longtemps que je le pourrai.
— Et quand tu ne pourras plus ?
Je ne la défie pas. Je l’interroge parce
que j’ignore la réponse à cette question.
Je ne sais pas quel sera mon propre rôle,
ni même si j’en aurai un à jouer.
Elle me fixe posément, puis ajoute une
cuillerée de sucre dans sa tasse et remue
lentement son café.
— C’est drôle, Markos, mais les gens
se trompent souvent complètement. Ils
pensent vivre en fonction de ce qu’ils
veulent. Mais ce qui les guide, en fait,
c’est ce dont ils ont peur. Ce qu’ils ne
veulent pas.
— Je ne te suis pas, Mamá.
— Prends ton cas, par exemple. Ta
décision de partir d’ici. La vie que tu as
menée. Tu avais peur d’être confiné sur
cette île. Avec moi. Tu avais peur que je
te retienne. Ou prends Thalia. Elle est
restée parce qu’elle ne voulait plus
qu’on la dévisage.
Je l’observe goûter son café, ajouter
une nouvelle cuillerée de sucre. Je me
souviens à quel point j’avais toujours
l’impression de perdre pied quand,
enfant, je tentais de m’opposer à elle. Sa
manière de s’exprimer ne laissait place
à aucune objection et elle m’écrasait
sous le rouleau compresseur d’une
vérité assenée d’entrée de jeu,
carrément, directement. J’étais vaincu
avant d’avoir pu prononcer un seul mot.
Cela me paraissait toujours si injuste.
— Et toi, Mamá ? De quoi as-tu peur ?
Qu’est-ce que tu ne veux pas ?
— Être un fardeau.
— Tu n’en seras pas un.
— Oh, pour ça, tu as bien raison,
Markos.
L’inquiétude s’immisce en moi devant
cette remarque cryptique. Je revois
brusquement la lettre que Nabi m’a
donnée à Kaboul, son aveu posthume. Le
pacte que Suleiman Wahdati avait
conclu avec lui. Je ne peux m’empêcher
de me demander si Mamá a fait de même
avec Thalia, si elle l’a choisie, elle,
pour lui venir en aide lorsque son heure
viendra. Je sais que Thalia en est
capable. Elle est forte. Elle ne la
laisserait pas tomber.
Mamá m’étudie avec attention.
— Tu as ta vie, ton travail, Markos,
dit-elle, d’un ton plus doux cette fois, en
changeant de sujet comme si elle avait lu
brièvement dans mes pensées et perçu
ma crainte.
Le dentier, les couches, les chaussons
fourrés – ils m’ont poussé à la sous-
estimer. Elle a toujours la haute main sur
moi. Elle l’aura toujours.
— Je ne veux pas être un fardeau pour
toi, continue-t-elle.
Enfin, un mensonge. Mais il est gentil.
Ce n’est pas moi qu’elle veut épargner.
Nous le savons tous les deux. Je suis
toujours absent et je vis à des milliers
de kilomètres. Les désagréments, le
travail, les corvées, tout cela incombe à
Thalia. Mais Mamá m’inclut aussi et
m’accorde quelque chose que je n’ai pas
mérité, ni même essayé de mériter.
— Tu n’en serais pas un, dis-je
faiblement.
Elle sourit.
— Parlant de ton travail, tu dois te
douter que je n’ai pas vraiment
approuvé ton choix d’aller dans ce pays.
— Un peu, oui.
— Je ne comprenais pas ta décision,
ni pourquoi tu étais prêt à renoncer à ton
cabinet, à tes revenus, à ta maison à
Athènes, au fruit de ton travail, tout ça
pour aller t’enterrer dans une ville aussi
violente.
— J’avais mes raisons.
— Je sais.
Elle porte sa tasse à ses lèvres, mais
l’abaisse sans avoir touché à son café.
— Je ne suis pas très douée pour ces
choses-là, déclare-t-elle lentement,
presque timidement. Ce que j’essaie de
te dire, c’est que tu es devenu quelqu’un
de bien. Je suis fière de toi, Markos.
Je contemple mes mains en sentant ses
paroles atterrir tout au fond de moi. Elle
m’a estomaqué. Pris au dépourvu. Par ce
qu’elle a dit. Ou par la douce lueur dans
ses yeux lorsqu’elle a prononcé ces
mots. J’ignore totalement ce que je suis
censé répondre.
— Merci, Mamá, réussis-je à
marmonner.
Je suis incapable d’ajouter quoi que
ce soit et nous restons assis un moment,
en silence, dans une atmosphère alourdie
par notre maladresse et notre conscience
de tout ce temps perdu, de toutes ces
occasions ratées.
— Je voulais te poser une question,
Markos.
— Oui ?
— James Parkinson. George
Huntington. Robert Graves. John Down.
Et maintenant ce type, là, Lou Gehrig.
Comment ont fait les hommes pour
monopoliser aussi le nom des
maladies ?
Je cligne des yeux. Elle m’imite. Puis
nous éclatons de rire. Mais moi, je
m’effondre intérieurement.

Le lendemain matin, nous nous


étendons dehors sur des chaises longues.
Mamá a mis un épais foulard, une parka
grise, et une couverture en polaire sur
ses jambes pour se protéger du froid
mordant. Nous sirotons un café et
grignotons des coings à la cannelle cuits
au four que Thalia a achetés tout en
fixant le ciel avec nos lunettes spéciales
sur le nez. Un petit morceau de la
bordure nord du Soleil a déjà été mangé,
si bien que ce dernier ressemble
maintenant au logo Apple de
l’ordinateur portable que Thalia ouvre
de temps à autre pour poster des
commentaires sur un forum en ligne.
Tout le long de la rue, des gens se sont
massés sur les trottoirs et les toits afin
d’observer le spectacle. Certains ont
emmené leur famille à l’autre bout de
l’île, où la Société hellénique
d’astronomie a installé des télescopes.
— À quelle heure l’éclipse sera-t-elle
à son maximum ?
— Vers 10 h 30, répond Thalia, qui
ôte ses lunettes et consulte sa montre.
Dans une heure environ.
Elle se frotte les mains d’excitation et
tape encore quelques mots.
Je les regarde toutes les deux, Mamá
avec ses lunettes noires, ses mains aux
veines bleues apparentes, nouées sur la
poitrine, et Thalia qui martèle les
touches de son clavier comme une
démente, ses cheveux blancs débordant
de son bonnet.
Tu es devenu quelqu’un de bien.
Hier soir, alors que je méditais ces
paroles, étendu sur le canapé, mes
pensées ont dévié vers Madaline. Je me
suis rappelé comment, lorsque j’étais
petit, je rageais devant tout ce que Mamá
me refusait, contrairement aux autres
mères. Tenir ma main en marchant. Me
laisser m’asseoir sur ses genoux, me lire
des histoires au coucher, m’embrasser
pour me souhaiter bonne nuit. Ces
choses-là, je ne les avais pas inventées.
Mais durant toutes ces années, j’avais
été aveugle à une autre vérité, plus
grande encore. Une vérité restée
ignorée, méprisée, enfouie sous tous mes
griefs. À savoir que ma mère ne m’aurait
jamais abandonné, elle. Cette certitude
absolue qu’elle ne m’aurait pas traité
comme Madaline avait traité Thalia,
c’était le cadeau qu’elle m’avait fait.
Elle était ma mère et elle ne
m’abandonnerait pas. J’avais accepté ça
simplement – je n’en attendais pas moins
de sa part. Et je ne l’avais pas plus
remerciée que je ne remerciais le soleil
de briller.
— Regardez ! s’exclame Thalia.
Les rayons tombant à travers les
feuilles de notre olivier ont brusquement
fait apparaître des petits croissants de
lumière tout autour de nous – par terre,
sur les murs, sur nos habits. J’en note un
qui tremblote à la surface du café dans
ma tasse, un autre qui danse sur mes
chaussures.
— Montrez-moi vos mains, Odie, dit
Thalia. Vite !
Après que Mamá a obtempéré, elle
sort de sa poche un carré de verre et le
place au-dessus de ses paumes. De
petits arcs-en-ciel vacillants en forme de
croissants parsèment aussitôt la peau
ridée de ma mère, qui retient un cri.
— Regarde, Markos ! dit-elle en
affichant le ravissement décomplexé
d’une écolière.
Jamais je ne lui ai vu un sourire aussi
franc, aussi ingénu.
Nous restons assis tous les trois à
admirer les arcs-en-ciel papillotant sur
ses mains. De la tristesse et une vieille
douleur m’enserrent la gorge dans un
étau.
Tu es devenu quelqu’un de bien.
Je suis fière de toi, Markos.
J’ai cinquante-cinq ans. J’ai attendu
toute ma vie d’entendre ces mots. Est-il
trop tard pour ça ? Pour nous ? Avons-
nous gâché trop d’occasions durant trop
longtemps ? Une partie de moi estime
qu’il vaut mieux continuer comme nous
l’avons toujours fait, en prétendant ne
pas savoir combien nous avons été mal
assortis, elle et moi. Ce sera moins
douloureux. Et préférable peut-être à
cette offrande tardive, à ce petit aperçu
fragile et vacillant de la manière dont
les choses auraient pu se passer entre
nous. Je me dis qu’il n’y a rien de bon à
en tirer, sinon des regrets, et à quoi cela
m’avancerait-il ? Les regrets ne peuvent
pas nous faire revenir en arrière. Ce que
nous avons perdu est irrécupérable.
Et pourtant…
— N’est-ce pas magnifique, Markos ?
dit Mamá.
— Oui, en effet. C’est magnifique.
Et tandis que quelque chose s’ouvre
tout grand en moi, je me penche pour
prendre la main de ma mère dans la
mienne.

1. Pastelli : barre de sésame au miel.


2. Dhoti : pantalon traditionnel indien.
9

Hiver 2010
, mon
QUAND J’ÉTAIS P ETITE père et moi
observions le même rituel tous les soirs.
1
Je disais mes vingt et un bismillah , il
me bordait dans mon lit, puis il
s’asseyait à mon chevet et arrachait les
mauvais rêves de ma tête avec son
pouce et son index. Ses doigts
sautillaient de mon front à mes tempes
en fouinant patiemment derrière mes
oreilles, sur ma nuque, jusqu’à ce qu’il
émette un petit pop semblable au bruit
d’une bouteille qu’on débouche chaque
fois qu’il délogeait un cauchemar de
mon cerveau. Il fourrait celui-ci avec les
autres dans un sac invisible sur ses
genoux qu’il refermait en tirant fort sur
le cordon. Après quoi, il ratissait l’air
en quête de beaux rêves pour remplacer
ceux qu’il avait attrapés. Je le regardais
incliner légèrement la tête et froncer les
sourcils, ses yeux allant d’un côté et de
l’autre, comme s’il s’efforçait
d’entendre une musique lointaine. Je
retenais mon souffle en attendant le
moment où un sourire éclairerait son
visage, où il chantonnerait, Ah, en voilà
un, et où il mettrait ses mains en coupe
pour laisser le rêve atterrir à l’intérieur,
tel un pétale qui serait tombé lentement
d’un arbre en tourbillonnant. Et
doucement, très doucement – mon père
disait que toutes les bonnes choses dans
la vie étaient fragiles et vite perdues –,
il frottait ses paumes contre mon front
pour faire entrer le bonheur dans ma
tête.
De quoi vais-je rêver ce soir, Baba ?
demandais-je.
Ah-ah… Eh bien, il se trouve que ce
soir est un soir particulier, disait-il
toujours, avant de continuer en inventant
au pied levé une histoire. Dans l’un des
rêves qu’il m’a offerts, je suis devenue
l’artiste peintre la plus célèbre du
monde. Dans un autre, la reine d’une île
enchantée sur laquelle je possédais un
trône volant. Il m’en a même donné un
sur mon dessert préféré. D’un
mouvement de baguette magique, j’avais
le pouvoir de tout transformer en gelée
aromatisée – un bus scolaire, l’Empire
State Building, l’océan Pacifique tout
entier si je le souhaitais. Plus d’une fois,
j’ai sauvé la planète de la destruction en
agitant ma baguette devant un météore
sur le point de s’écraser. Mon père, qui
ne parlait jamais beaucoup de son
propre père, disait que c’était de lui
qu’il tenait ce talent. Lorsqu’il était
petit, son Baba le faisait parfois asseoir
– s’il était d’humeur à ça, c’est-à-dire
pas très souvent – pour lui raconter des
histoires peuplées de djinns, de fées et
de divs.
Certains jours, j’inversais les rôles.
Baba fermait les yeux et je faisais
glisser mes paumes sur son visage,
d’abord son front, puis ses joues
râpeuses, puis les poils rêches de sa
moustache.
Alors, quel sera mon rêve, ce soir ?
murmurait-il en prenant mes mains. Et il
souriait. Parce qu’il savait déjà quel
rêve j’allais lui donner. C’était toujours
le même. Celui où sa petite sœur et lui
s’allongeaient sous un pommier en fleur
et s’assoupissaient le temps d’une sieste,
les joues réchauffées par le soleil dont
les rayons jouaient avec l’herbe, les
feuilles et les grappes de fleurs au-
dessus d’eux.
J’étais fille unique, et souvent seule.
Après m’avoir eue, mes parents, qui
s’étaient rencontrés au Pakistan alors
qu’ils avaient près de quarante ans,
avaient décidé de ne pas tenter le diable
une seconde fois. Je me souviens de ma
jalousie devant tous les gamins de notre
quartier et de mon école qui avaient un
petit frère ou une petite sœur. J’étais
déroutée par la manière dont certains
d’entre eux se traitaient, sans se rendre
compte de leur chance. Ils se
comportaient comme des chiens
sauvages. Ils se pinçaient, se frappaient,
se poussaient, se trahissaient de toutes
les façons possibles. Et ils en riaient
aussi. Ils refusaient de se parler. Je ne
comprenais pas. Moi, j’ai passé la plus
grande partie de mon enfance à souhaiter
que mes parents aient un deuxième
enfant. Ce que j’aurais le plus aimé,
ç’aurait été avoir un jumeau ou une
jumelle, quelqu’un qui aurait pleuré à
côté de moi dans mon berceau, qui aurait
dormi avec moi, qui se serait nourri au
même sein. Quelqu’un que j’aurais aimé
éperdument, totalement, et en qui
j’aurais toujours pu me retrouver.
C’est ainsi que la petite sœur de Baba,
Pari, est devenue ma compagne secrète,
invisible de tous à part moi. Elle était
ma sœur, celle que j’avais toujours
désirée. Je la voyais dans le miroir de la
salle de bains quand on se brossait les
dents côte à côte le matin. On s’habillait
ensemble. Elle me suivait à l’école et
s’asseyait près de moi en classe – même
en fixant le tableau, je distinguais
toujours le noir de ses cheveux et le
blanc de son profil du coin de l’œil.
Dans la cour de récréation, où je
l’emmenais avec moi, je sentais sa
présence dans mon dos en descendant un
toboggan ou en me balançant d’une barre
à une autre sur un portique d’escalade.
Après l’école, pendant que je dessinais
à la table de la cuisine, elle gribouillait
patiemment à proximité ou regardait par
la fenêtre jusqu’à ce que j’aie fini et
qu’on sorte en courant jouer à la corde à
sauter, nos ombres jumelles sautillant
sur le béton.
Personne n’était au courant de mes
jeux avec Pari. Pas même mon père. Elle
était mon secret.
Parfois, quand personne n’était là, on
mangeait des raisins et on parlait à n’en
plus finir – des garçons, des céréales qui
avaient pour nous le meilleur goût, des
dessins animés qu’on aimait, des
camarades d’école qu’on n’aimait pas,
des professeurs qu’on trouvait méchants.
On avait la même prédilection pour la
couleur jaune, la glace parfumée à la
cerise, la série télé Alf, et on voulait
toutes les deux devenir artistes quand on
serait grandes. Naturellement,
j’imaginais qu’on se ressemblait comme
deux gouttes d’eau. Nous étions
jumelles, après tout. De temps à autre, je
la distinguais presque – je veux dire que
je la distinguais vraiment –, juste à la
périphérie de mon champ de vision. Je
tentais de la dessiner et, à chaque fois,
je lui attribuais mes yeux d’un vert d’eau
quelque peu inégal, mes cheveux bruns
frisés, mes longs sourcils qui se
touchaient presque. Si quelqu’un
m’interrogeait, j’expliquais que je
m’étais représentée moi-même.
Les récits de mon père sur les
circonstances dans lesquelles il avait
perdu sa sœur m’étaient aussi familiers
que ceux de ma mère sur le Prophète
– ceux-là, je les réapprendrais plus tard,
quand mes parents m’inscriraient aux
cours dominicaux d’une mosquée de
Hayward. Pourtant, même si je la
connaissais bien, je demandais chaque
soir à réentendre l’histoire de Pari,
aspirée que j’étais par sa force
d’attraction. Peut-être était-ce tout
simplement parce que nous portions le
même prénom. Peut-être était-ce pour
cette raison que je percevais entre nous
une connexion floue, empreinte de
mystère, et néanmoins réelle. Mais
c’était plus que ça. Son destin me
touchait, au point que l’on aurait pu me
croire marquée moi aussi par ce qui lui
était arrivé. Une trame invisible et des
ressorts que je n’arrivais pas tout à fait à
appréhender nous liaient
inextricablement, je le sentais, par-delà
notre nom, par-delà notre famille
commune, comme si, ensemble, nous
avions complété un puzzle.
J’étais certaine qu’en écoutant
attentivement son histoire, je
découvrirais quelque chose sur moi-
même.
Tu penses que ton père était triste de
l’avoir vendue ?
Certaines personnes cachent très
bien leur tristesse, Pari. Il en faisait
partie. On ne pouvait pas savoir ce
qu’il éprouvait. C’était un homme dur.
Mais oui, je pense qu’il était triste.
Et toi ?
Mon père souriait. Pourquoi veux-tu
que je sois triste alors que je t’ai, toi ?
répondait-il. Pourtant, même à cet âge,
je n’étais pas dupe. C’était comme une
marque de naissance sur son visage.
Durant toutes ces conversations, un
scénario se jouait toujours dans ma tête.
J’économisais mon argent, je ne
dépensais plus un seul dollar pour
m’acheter des bonbons ou des
autocollants, et une fois mon petit
cochon plein – enfin, ce n’était pas un
petit cochon, mais une sirène assise sur
un rocher –, je le cassais, prenais tous
mes sous et partais à la recherche de la
petite sœur de mon père, où qu’elle soit.
Et quand je la retrouvais, je la rachetais
et la ramenais à la maison auprès de
Baba. Je rendais mon père heureux. Je
ne désirais rien tant qu’être celle qui
gommerait sa tristesse.
Alors, quel sera mon rêve ce soir ?
demandait-il.
Tu le sais déjà.
Un nouveau sourire. Oui, en effet.
Baba ?
Mmm ?
C’était une gentille sœur ?
Elle était parfaite.
Il embrassait ma joue et coinçait la
couverture de chaque côté de mon cou.
Sur le seuil de ma chambre, juste après
s’être retourné pour éteindre la lumière,
il marquait une pause.
Elle était parfaite, répétait-il. Tout
comme toi.
J’attendais qu’il ait refermé la porte,
puis je me glissais hors de mon lit afin
d’aller chercher un oreiller
supplémentaire que je posais à côté du
mien. Tous les soirs, je m’endormais en
sentant des cœurs jumeaux battre dans
ma poitrine.

Je regarde ma montre en m’engageant


sur l’autoroute au niveau d’Old Oakland
Road. Déjà 12 h 30. Il me faudra
quarante minutes au moins pour
rejoindre l’aéroport de San Francisco, à
supposer qu’il n’y ait pas d’accident ni
de travaux sur la 101. Le bon côté des
choses, c’est qu’elle arrive par un vol
international et qu’elle devra donc
franchir tous les contrôles. Cela me
laisse un peu plus de temps. Je passe sur
la voie de gauche et fais monter la Lexus
à près de 130 km/h.
Je me souviens d’une conversation
quasi miraculeuse que j’ai eue avec
Baba il y a près d’un mois. Un échange
semblable à une bulle éphémère de
normalité, une toute petite poche d’air
dans les fonds sombres et froids de
l’océan. Je lui avais apporté son
déjeuner en retard et il avait tourné la
tête vers moi depuis son fauteuil
inclinable pour me faire remarquer d’un
ton très doux, à peine critique, que
j’étais génétiquement programmée pour
ne jamais être à l’heure. À l’image de ta
mère – paix à son âme.
Mais bon, avait-il ajouté en souriant,
comme pour me rassurer, il faut bien
que chacun ait un défaut.
J’avais posé l’assiette de riz et de
haricots sur ses genoux.
C’est donc la tare symbolique que
Dieu m’a donnée ? Une incapacité
chronique à être ponctuelle ?
Et j’ajouterai qu’Il l’a vraiment fait
à contrecœur, a dit Baba en prenant mes
mains. Il était près, si près de te créer
parfaite.
Oui, eh bien je serais ravie de te
dévoiler quelques-uns de mes autres
défauts.
Tu les caches bien, hein ?
J’en ai des tonnes, prêts à apparaître
au grand jour. J’attends pour ça que tu
sois vieux et impotent.
Je suis vieux et impotent.
Et voilà, maintenant tu veux que j’aie
pitié de toi.
Je joue avec les boutons de la radio,
passe d’un talk-show à de la musique
country, puis à du jazz, puis de nouveau
à un talk-show. Pour finir, j’éteins le
poste. Je me sens agitée, nerveuse. Je
ramasse mon portable sur le siège
passager, appelle mon père et laisse le
téléphone ouvert sur mes genoux.
— Allô ?
— Salaam, Baba. C’est moi.
— Pari ?
— Oui, Baba. Tout va bien à la
maison avec Hector ?
— Oui. C’est un jeune homme
merveilleux. Il nous a fait des œufs
qu’on a mangés avec du pain grillé. Où
es-tu ?
— Je conduis.
— Tu vas au restaurant ? Tu n’es pas
de service aujourd’hui, si ?
— Non, je suis en route pour
l’aéroport, Baba. Je vais chercher
quelqu’un.
— Ah, d’accord. Je vais demander à
ta mère de nous préparer à déjeuner.
Elle pourrait nous rapporter quelque
chose du restaurant.
— Très bien, Baba.
À mon grand soulagement, il ne la
mentionne plus après ça. Mais certains
jours, il n’arrête pas. Pourquoi tu ne me
dis pas où elle est, Pari ? Elle se fait
opérer ? Ne me mens pas. Pourquoi
est-ce que tout le monde me ment ? Elle
est partie, hein ? Elle est en
Afghanistan ? Puisque c’est comme ça,
moi aussi, je vais y aller. Je vais partir
à Kaboul et tu ne m’en empêcheras pas.
Notre échange se poursuit ainsi, Baba
faisant les cent pas, affolé, pendant que
je lui raconte des bobards et que
j’essaie de le distraire avec sa
collection de catalogues de bricolage ou
une émission à la télévision. Parfois,
cela marche, mais il y a aussi des
moments où il ne se laisse prendre à
aucune de mes ruses. Il s’inquiète tant
qu’il finit en larmes, hystérique. Il se
frappe la tête, se balance d’avant en
arrière sur sa chaise, les jambes
tremblantes, si bien que je suis obligée
de lui faire avaler un Ativan et
d’attendre ensuite que son regard se
voile. Alors seulement, je m’affaisse sur
le canapé, épuisée, essoufflée, à deux
doigts de pleurer moi aussi, et je lorgne
la porte d’entrée, l’espace au-delà, en
souhaitant franchir le seuil de la maison
et m’éloigner d’ici sans plus jamais
m’arrêter. Mais dès que Baba gémit
dans son sommeil, je me ressaisis,
rongée par la culpabilité.
— Tu peux me passer Hector, Baba ?
J’entends le combiné changer de
mains. En arrière-plan retentissent les
lamentations, puis les acclamations du
public d’un jeu télévisé.
— Salut, ma belle.
Hector Juarez vit en face de chez nous.
Nous sommes voisins depuis très
longtemps et amis depuis ces dernières
années. Il vient deux ou trois fois par
semaine manger des cochonneries et
regarder avec moi des émissions trash
– le plus souvent de la téléréalité –
jusque tard dans la nuit. Ensemble, on
mâchonne des pizzas froides en secouant
la tête avec une fascination morbide
devant les bouffonneries et les pétages
de plombs des candidats. Ancien
marine, Hector a été stationné au sud de
l’Afghanistan, jusqu’à ce qu’il soit
gravement blessé il y a quelques années
lors d’une attaque menée avec des
engins explosifs de circonstance. Le
quartier tout entier s’est déplacé pour le
voir à son retour de l’hôpital militaire.
Ses parents avaient accroché un panneau
« Bienvenue, Hector » devant leur
maison, ainsi que des ballons et des tas
de fleurs, et tout le monde a applaudi
lorsqu’ils sont arrivés en voiture avec
lui. Plusieurs voisins avaient préparé
des tartes. Les gens l’ont remercié pour
ce qu’il avait fait. Sois fort maintenant,
lui ont-ils dit. Dieu te bénisse. Quelques
jours plus tard, le père d’Hector, Cesar,
est venu chez nous installer la même
rampe d’accès pour fauteuil roulant qu’il
avait aménagée devant la porte d’entrée
de sa propre maison, avec un drapeau
américain tendu au-dessus. Pendant
qu’on travaillait tous les deux, je me
souviens, j’ai senti le besoin de
m’excuser auprès de lui pour ce qui était
arrivé à Hector dans le pays natal de
mon père.
— Salut, dis-je à Hector. Je voulais
juste savoir comment ça allait.
— Tout va nickel. On a mangé. On a
regardé Le Juste Prix. On se repose
maintenant avec La Roue de la fortune
en attendant Une famille en or.
— Aïe. Désolée.
— De quoi, mija ? On s’amuse bien.
Pas vrai, Abe ?
— Merci de lui avoir fait des œufs.
— En fait, c’était des pancakes, dit-il
en baissant un peu la voix. Et devine ? Il
a adoré. Il en a avalé quatre.
— J’ai une grosse dette envers toi.
— Hé, j’aime vraiment beaucoup ton
dernier tableau, ma belle. Celui avec le
gamin et son drôle de chapeau. Abe me
l’a montré. Il était tout fier de toi, lui
aussi. Moi, je lui ai dit : Waouh, un peu
que vous pouvez être fier !
Je souris en changeant de voie pour
laisser passer un conducteur qui me suit
de trop près.
— Je sais peut-être ce que je vais
t’offrir à Noël, maintenant.
— Rappelle-moi pourquoi on ne peut
pas se marier ? plaisante-t-il.
J’entends Baba protester derrière lui.
Hector éclate de rire en éloignant le
combiné.
— Je plaisante, Abe ! lance-t-il à mon
père. Allez-y doucement avec moi. Je
suis un pauvre invalide.
Puis il reprend notre conversation.
— Je crois que ton père vient de me
laisser entrevoir le Pachtoun caché en
lui.
Après lui avoir redit de donner ses
cachets à Baba en fin de matinée, je
raccroche.

C’est comme voir la photo d’une


personnalité de la radio. Le résultat ne
correspond jamais à ce qu’on imaginait
en écoutant sa voix dans la voiture. Pour
commencer, elle est âgée. Ou du moins
assez âgée. Bien sûr, je le savais.
J’avais effectué le calcul et estimé
qu’elle devait avoir une petite
soixantaine d’années. Sauf qu’il m’est
difficile de faire coïncider cette femme
menue aux cheveux gris avec la petite
fille que je m’étais toujours représentée,
l’enfant de trois ans aux cheveux bruns
bouclés et aux longs sourcils qui se
touchaient presque, comme les miens. Et
elle est plus grande que prévu, aussi. Je
m’en rends compte bien qu’elle soit
assise sur un banc près d’une
sandwicherie, d’où elle scrute les
alentours d’un air perdu. Je note pêle-
mêle ses épaules frêles, son ossature
délicate, son visage avenant, ses
cheveux ramenés en arrière et maintenus
en place par un bandeau réalisé au
crochet, ainsi que sa tenue – des boucles
d’oreilles en jade, un jean délavé, une
tunique longue couleur saumon et un
foulard jaune enroulé autour de son cou
avec cette élégance désinvolte des
Européens. Elle m’avait prévenue dans
son dernier mail qu’elle le mettrait afin
que je puisse la repérer rapidement.
Elle ne m’a pas encore vue, et je
m’attarde un moment parmi les
voyageurs qui poussent des chariots
chargés de bagages à travers le terminal
et les chauffeurs brandissant des
panneaux avec le nom de leurs clients.
Mon cœur tambourine bruyamment.
C’est elle, c’est elle, me dis-je. C’est
vraiment elle. Puis nos regards se
croisent et son visage s’éclaire
lorsqu’elle me reconnaît. Elle me fait
signe.
Je la rejoins près du banc. Devant son
sourire, mes genoux tremblent. Elle a
exactement le même que Baba – à
l’exception du léger écartement de ses
dents de devant. Un sourire un peu tordu
à gauche, qui plisse son visage de la
même manière en lui faisant presque
fermer les yeux, et accompagné lui aussi
d’une légère inclinaison de la tête. Au
moment où elle se lève, je remarque ses
mains aux articulations noueuses, ses
doigts recourbés qui s’écartent du pouce
au niveau de la première jointure, les
petites boules sur ses poignets. Mon
ventre se tord tant cela semble
douloureux.
Nous nous étreignons, et je sens la
douceur de sa peau quand elle
m’embrasse sur les joues. Après que
nous nous sommes détachées l’une de
l’autre, elle me tient par les épaules en
me fixant comme elle aurait jaugé un
tableau. Un voile humide recouvre ses
yeux brillants de joie.
— Désolée pour le retard.
— Ce n’est rien. Dire que je te vois
enfin ! Je suis si contente, s’exclame-t-
elle avec un accent français encore plus
prononcé qu’au téléphone.
— Moi aussi. Ton vol s’est bien
passé ?
— J’ai pris un cachet parce que je
savais que je n’aurais pas pu dormir
sinon. Je suis trop heureuse et trop
excitée.
Rayonnante, elle ne me quitte pas du
regard, comme si elle craignait de briser
le charme de cet instant en portant
ailleurs son attention – jusqu’à ce que le
haut-parleur au-dessus de nous diffuse
une annonce pour conseiller aux
passagers de signaler tout bagage
abandonné. Ses traits s’affaissent alors
un peu.
— Abdullah est au courant que je suis
là ?
— Je lui ai juste dit que j’arrivais
avec une invitée.
Plus tard, en montant en voiture, je lui
jette des petits coups d’œil discrets.
C’est si étrange. Il y a quelque chose de
curieusement proche de l’illusion à voir
Pari Wahdati assise dans ma Lexus, à
tout juste quelques centimètres de moi.
Un instant, je la distingue avec précision
– le foulard jaune autour de son cou, le
fin duvet à la naissance de ses cheveux,
le grain de beauté couleur café sous son
oreille gauche –, et le suivant ses traits
m’apparaissent enveloppés dans une
sorte de brouillard, me donnant presque
l’impression de l’observer à travers des
verres embués. J’en éprouve une sorte
de vertige.
— Ça va ? me demande-t-elle en
attachant sa ceinture.
— Je n’arrête pas de penser que tu vas
disparaître.
— Pardon ?
— C’est juste… assez incroyable, dis-
je en riant nerveusement. De constater
que tu existes bel et bien. Que tu es
vraiment là.
Elle sourit et hoche la tête.
— Ah, pour moi aussi. Pour moi aussi,
c’est bizarre. Tu sais, je n’ai jamais
rencontré de toute ma vie une autre Pari
que moi.
— Pareil, dis-je en démarrant. Parle-
moi de tes enfants.
Tandis que nous sortons du parking,
elle commence à évoquer chacun d’eux
en les appelant par leur prénom comme
si je les connaissais tous depuis
toujours, comme si ses enfants et moi
avions grandi ensemble, pique-niqué en
famille, fréquenté les mêmes colonies de
vacances et passé nos étés dans des
stations balnéaires où nous aurions
réalisé des colliers de coquillages et où
nous nous serions enterrés les uns les
autres dans le sable.
J’aurais tellement aimé ça.
Elle me dit que son fils Alain – « ton
cousin », ajoute-t-elle – et sa femme Ana
ont eu un cinquième enfant, une petite
fille, et qu’ils ont déménagé à Valence,
où ils ont acheté une maison. « Enfin, ils
ont quitté leur horrible appartement
madrilène ! » Son aînée, Isabelle, qui
compose des bandes originales pour la
télévision, a été chargée de travailler sur
celle d’une grosse production
cinématographique. Et son mari Albert
est maintenant le cuisinier en chef d’un
restaurant bien coté à Paris.
— Tu as été propriétaire d’un
restaurant, non ? Il me semble que tu
m’en avais parlé dans un de tes mails.
— Mes parents en ont tenu un. Ç’a
toujours été le rêve de mon père. Je les
ai aidés à le faire tourner. Mais j’ai dû
le vendre il y a quelques années, quand
ma mère est morte et que Baba est
devenu… incapable de l’assumer.
— Ah, je suis désolée.
— Oh, il ne faut pas. Je n’étais pas
taillée pour ce genre de travail.
— Cela ne m’étonne pas. Tu es une
artiste.
La première fois que nous avions
discuté au téléphone et qu’elle m’avait
demandé ce que je faisais, je lui avais
confié mon vœu de m’inscrire un jour
dans une école des beaux-arts.
— En fait, je suis ce qu’on appelle une
transcriptrice-rédactrice.
Elle m’écoute avec attention lui
expliquer que je suis employée par une
société qui traite des données pour le
compte des cinq cents plus grosses
entreprises du pays.
— Je rédige des formulaires pour
elles. Des brochures, des reçus, des
listes de clients ou d’e-mails, ce genre
de chose. Le principal, c’est de savoir
taper sur un clavier. Et le salaire est
correct.
— Je vois, dit-elle d’un air pensif. Et
tu trouves ça intéressant ?
Nous sommes parvenues au niveau de
Redwood City en faisant route vers le
sud. Je lui montre un point derrière sa
vitre.
— Tu vois ce bâtiment, là-bas ? Le
grand avec un panneau bleu ?
— Oui.
— Je suis née là.
— Ah bon* ?
Elle tourne la tête pour ne pas le
perdre de vue.
— Tu as de la chance, commente-t-
elle.
— Comment ça ?
— De savoir d’où tu viens.
— Je crois que je n’y ai jamais
vraiment pensé.
— Bien sûr que non. Mais c’est
important de connaître tes racines et
l’endroit où tu as commencé à exister en
tant qu’être humain. Sinon, ta vie te
paraît irréelle. Pareille à un puzzle. Tu
comprends* ? Comme si, après avoir
raté le début d’une histoire, tu te
retrouvais soudain au milieu, à essayer
de tout démêler.
J’imagine que c’est ce que ressent
Baba ces jours-ci. Une vie parsemée de
trous. Tous les jours une histoire
déroutante, un puzzle à reconstituer à
grand-peine.
Nous parcourons quelques kilomètres
en silence.
— Bon, tu veux savoir si je trouve
mon boulot intéressant ? dis-je. Et bien
je suis rentrée chez moi un jour et j’ai
découvert l’eau qui coulait dans l’évier
de la cuisine. Il y avait des éclats de
verre par terre et la gazinière avait été
laissée allumée. Ce jour-là, il est devenu
évident que je ne pouvais plus laisser
mon père tout seul. Et, parce que je
n’avais pas les moyens de payer une
aide permanente à domicile, j’ai cherché
un travail qu’il m’était possible de faire
chez moi. Qu’il soit « intéressant » ou
pas ne rentrait pas vraiment en ligne de
compte.
— Et ton école peut bien attendre,
c’est ça ?
— Il le faut.
Je redoute qu’elle me dise combien
Baba est verni de m’avoir pour fille,
mais heureusement, elle se contente de
hocher la tête en contemplant les
panneaux de l’autoroute – ce dont je lui
suis reconnaissante. D’autres gens
cependant, surtout les Afghans, ne
cessent de faire remarquer quelle chance
a Baba, quelle bénédiction je suis. Ils
parlent de moi avec admiration. Ils me
dépeignent comme une sainte, une fille
qui a héroïquement renoncé à une vie
fastueuse, confortable et privilégiée
pour rester chez elle et prendre soin de
son père. Et de sa mère avant ça,
ajoutent-ils d’une voix qui me semble
toujours empreinte d’une compassion
larmoyante. Toutes ces années passées
à s’occuper d’elle. Quel cauchemar ç’a
été. Et maintenant son père. Elle n’a
jamais été une beauté, c’est vrai, mais
elle avait un amoureux. Un Américain,
un type qui bossait dans les panneaux
solaires. Elle aurait pu l’épouser. Mais
elle ne l’a pas fait. À cause d’eux. Elle
a sacrifié tant de choses… Ah, tous les
parents devraient avoir une fille
comme elle. Ils me complimentent sur
ma bonne humeur. Ils s’émerveillent
autant devant mon courage et ma
noblesse d’âme que devant quelqu’un
qui aurait surmonté une difformité
physique, voire un problème d’élocution
handicapant.
Mais je ne me reconnais pas dans cette
version des faits. Certains matins, par
exemple, je découvre Baba assis au
bord de son lit, où il attend avec
impatience que je lui enfile des
chaussettes par-dessus ses pieds secs et
marbrés. Et lorsqu’il pose sur moi ses
yeux chassieux et qu’il grogne mon
prénom avec une grimace puérile, en
plissant le nez d’une manière qui lui
donne l’air d’un rongeur mouillé et
apeuré, je lui en veux de faire cette tête.
Je lui en veux d’être tel qu’il est. Je lui
en veux de m’obliger à mener une vie
étriquée, d’être la raison pour laquelle
mes plus belles années s’enfuient loin de
moi. Il y a des jours où tout ce que je
souhaite, c’est être libérée de lui, de son
caractère acariâtre, de ses besoins. Je
n’ai rien d’une sainte.
Je prends la sortie au niveau de la
13e Rue. Quelques kilomètres plus loin,
je m’engage dans notre allée, sur Beaver
Creek Court, et je coupe le moteur.
Pari contemple notre pavillon, la porte
du garage à la peinture écaillée,
l’encadrement vert olive des fenêtres,
les deux lions de pierre de mauvais goût
postés de chaque côté de la porte
d’entrée – Baba les adore, et même si je
doute qu’il le remarquerait, je n’ai pas
eu le courage de m’en débarrasser. Nous
vivons dans cette maison depuis 1989,
l’année de mes sept ans. Nous l’avons
d’abord louée, jusqu’à ce que Baba la
rachète à son propriétaire en 1993. Ma
mère est morte ici par un matin
ensoleillé, une veille de Noël, après
trois mois passés dans le lit d’hôpital
que j’avais installé à sa demande dans la
chambre d’amis. Elle voulait profiter de
la vue, m’avait-elle expliqué. Selon elle,
cela lui remontait le moral. Étendue là,
les jambes enflées et grises, elle
regardait le cul-de-sac par la fenêtre à
longueur de journée, la cour bordée par
les érables du Japon qu’elle avait
plantés des années auparavant, le
parterre de fleurs en forme d’étoile, la
bande de gazon traversée par un étroit
chemin recouvert de galets et les
contreforts montagneux au loin qui se
paraient d’une teinte chaude et dorée en
milieu de journée, lorsque la lumière du
soleil tombait droit dessus.
— Je suis très nerveuse, m’avoue
doucement Pari.
— Normal. Ça fait cinquante-huit ans.
Elle baisse les yeux sur ses mains
jointes.
— Je n’ai presque aucun souvenir de
lui. Ce que j’ai en mémoire, ce n’est pas
son visage ni sa voix, mais seulement
l’impression qu’il a toujours manqué
quelque chose dans ma vie. Quelque
chose de bon. Quelque chose… Ah, je
ne sais pas quoi dire. C’est tout.
J’opine en silence. Il ne vaut mieux
pas que je lui avoue à quel point je la
comprends, mais je suis à deux doigts de
lui demander si elle a jamais pressenti
mon existence.
Elle joue avec les bords effrangés de
son foulard.
— À ton avis, il y a une chance pour
qu’il se souvienne de moi ?
— Tu veux la vérité ?
— Bien sûr, oui, répond-elle.
— Il est probablement préférable qu’il
ne le fasse pas.
Je repense à ce qu’a dit le Dr Bashiri,
le médecin qui suit mes parents depuis
très longtemps. Selon lui, Baba a besoin
d’une routine, d’un ordre établi. Du
moins de surprises possible. D’un
sentiment de prévisibilité.
J’ouvre ma portière.
— Ça t’ennuie de rester une minute
dans la voiture ? Je vais renvoyer mon
ami chez lui. Ensuite tu pourras
rencontrer Baba.
Elle appuie une main sur ses yeux, et
je n’attends pas de voir si elle est sur le
point de pleurer.
Quand j’avais onze ans, tous les
élèves de sixième année de mon école
sont partis passer une soirée et une nuit à
l’aquarium de Monterey Bay. Durant la
semaine précédant le vendredi du
départ, mes camarades n’ont parlé que
de ça, à la bibliothèque ou en jouant à la
balle à la récré. Comme ils allaient bien
s’amuser une fois que l’aquarium serait
fermé et qu’ils seraient libres d’aller
d’un bassin à un autre en pyjama, au
milieu des requins marteaux, des raies
chauves-souris, des dragons de mer et
des pieuvres. Notre professeur,
Mme Gillespie, nous avait expliqué
qu’il y aurait des stands pour les repas
et que chacun aurait le choix entre des
sandwiches beurre de cacahuètes-
confiture et des pâtes au fromage. Et en
dessert, vous aurez des brownies ou de
la glace à la vanille, avait-elle ajouté.
Le soir, les élèves se glisseraient dans
leur sac de couchage et écouteraient les
enseignants leur lire des histoires, puis
ils s’endormiraient entourés par les
hippocampes, les sardines et les requins
léopards qui se faufileraient entre les
hautes frondes ondulantes du varech. Le
jeudi, l’impatience rendait l’atmosphère
en classe électrique. Même les gamins
habituellement indisciplinés veillaient à
bien se tenir, de peur d’être privés de
cette sortie.
Pour moi, cela revenait à suivre un
film passionnant, mais sans le son. Je me
sentais éloignée de toute cette joie,
coupée de cette liesse collective
– comme chaque année au mois de
décembre, quand mes camarades
rentraient chez eux pour y trouver des
sapins, des bas suspendus au-dessus de
leur cheminée et des montagnes de
cadeaux. J’ai dit à Mme Gillespie que je
n’irais pas. Lorsqu’elle m’a demandé
pourquoi, j’ai répondu que le voyage
tombait au moment d’une fête
musulmane. Je ne suis pas certaine
qu’elle m’ait crue.
Le soir de ce fameux jour, je suis
restée à la maison avec mes parents et
nous avons regardé la série Arabesque.
J’ai tenté de me concentrer sur l’épisode
et d’oublier la sortie scolaire, mais mes
pensées ne cessaient de vagabonder.
J’imaginais mes camarades au même
moment, en pyjama, une lampe de poche
à la main, le front collé contre la paroi
d’un bassin géant rempli d’anguilles.
Sentant quelque chose se serrer dans ma
poitrine, je me suis agitée. Avachi sur
l’autre canapé, Baba a enfourné une
cacahuète grillée en riant à une réplique
d’Angela Lansbury. À côté de lui, j’ai
surpris ma mère qui m’observait,
songeuse, la mine assombrie, mais
quand nos yeux se sont croisés, ses traits
se sont vite détendus et elle m’a souri
– un sourire furtif, secret. Je me suis
forcée à faire de même. Cette nuit-là,
j’ai rêvé que j’étais au bord de la mer,
debout dans une eau qui oscillait
doucement contre mes hanches en
reflétant mille nuances de vert et de bleu
– jade, saphir, émeraude, turquoise. À
mes pieds nageaient des légions de
poissons, comme si l’océan était mon
aquarium privé. Ils effleuraient mes
orteils et chatouillaient mes mollets,
semblables à un millier d’éclairs
colorés et miroitants qui se détachaient
sur le sable blanc.
Ce dimanche-là, Baba m’a fait une
surprise. Il a fermé le restaurant pour la
journée – chose qu’il ne faisait presque
jamais – et on est partis ensemble à
l’aquarium de Monterey. Durant tout le
trajet, il n’a pas cessé de parler avec
animation. Combien on allait s’amuser.
Comme il était impatient surtout de
découvrir les requins. Et que
mangerions-nous le midi ? Pendant ce
temps, je me suis rappelé quand j’étais
petite et qu’il m’emmenait au zoo de
Kelley Park et dans les jardins japonais
juste à côté pour voir les carpes koï. Il
avait la manie de donner un nom à tous
les poissons, et moi je m’accrochais à sa
main en pensant que je n’aurais jamais
besoin de personne d’autre aussi
longtemps que je vivrais.
À l’aquarium, j’ai déambulé
vaillamment d’une salle à l’autre en
m’efforçant de répondre aux questions
de Baba sur les espèces que je
reconnaissais. Mais la lumière et le bruit
étaient trop forts, et il y avait trop de
monde devant les bassins les plus
intéressants. Cela ne ressemblait en rien
à la sortie scolaire nocturne que j’avais
imaginée. Il fallait batailler pour
avancer et cela m’a épuisée d’essayer
de prétendre que je m’amusais bien. J’ai
très vite eu mal au ventre, et nous
sommes partis après une heure environ
passée à nous traîner sur place. En
rentrant, Baba n’a cessé de me jeter des
regards blessés. Il paraissait vouloir me
dire quelque chose et je sentais ses yeux
peser sur moi. J’ai fait semblant de
dormir.
L’année suivante, au collège, les filles
de mon âge ont commencé à mettre de
l’ombre à paupières et du gloss. Elles
assistaient à des concerts de Boys II
Men, participaient à des soirées
dansantes organisées par l’école et se
rendaient en groupe au parc d’attractions
Great America, où elles hurlaient dans
les descentes et les loopings des
montagnes russes. D’autres testaient le
basket ou devenaient pom-pom girls. La
fille au teint pâle et aux taches de
rousseur assise derrière moi en cours
d’espagnol avait rejoint l’équipe de
natation de notre établissement, et un
jour que nous rangions nos bureaux juste
après la sonnerie, elle m’a proposé de
faire un essai moi aussi. Elle ne
comprenait pas. Mes parents auraient été
mortifiés si j’avais porté un maillot de
bain en public. Non pas que j’en aie eu
envie. J’étais terriblement complexée
par mon physique. La finesse de mon
buste contrastait avec l’épaisseur
disproportionnée de mes membres
inférieurs, comme si la gravité avait tiré
tout mon poids vers le bas. Je semblais
avoir été créée par un enfant au cours de
l’un de ces jeux qui consistent à
mélanger et réassembler des parties du
corps, ou, mieux encore, à les intervertir
afin de faire rire tout le monde. Mère
disait que j’avais une « forte ossature »
et que sa propre mère avait été pareille.
Pour finir, elle a arrêté de m’opposer cet
argument, ayant compris sans doute
qu’aucune fille ne rêvait d’avoir une
forte ossature.
J’ai bien fait pression sur Baba pour
qu’il me laisse jouer au volley, mais il
m’a prise dans ses bras et a posé
doucement ses mains sur ma tête. Qui
t’emmènerait aux entraînements ? m’a-
t-il raisonnée. Qui te conduirait aux
matches ? Oh, j’aimerais tant qu’on
puisse se le permettre, Pari, comme les
parents de tes amis, mais il faut qu’on
gagne notre vie, ta mère et moi. Je
refuse de dépendre de nouveau des
aides sociales. Tu comprends, ma
chérie. Je sais que tu comprends.
Malgré cette nécessité de gagner sa
vie, il trouvait le temps de m’emmener à
des cours de farsi à Campbell. Tous les
mardis après-midi, après l’école, je
m’asseyais dans une salle et, tel un
poisson obligé de nager à contre-
courant, je forçais tant bien que mal la
nature de ma main en guidant mon stylo
de droite à gauche. J’ai supplié Baba de
me laisser arrêter, mais il n’a rien voulu
savoir. Selon lui, j’apprécierais plus
tard ce cadeau qu’il me faisait. Il disait
que si la culture était une maison, alors
la langue était la clé de la porte
principale et de toutes les pièces à
l’intérieur. Sans elle, on devenait
quelqu’un d’instable, sans foyer et sans
identité légitime.
Et puis il y avait les dimanches. Ce
jour-là, je me couvrais la tête d’un
foulard en coton blanc et Baba me
déposait à la mosquée de Hayward afin
que j’y suive un enseignement sur le
Coran. La pièce où j’étudiais avec une
dizaine d’autres filles afghanes était
toute petite, non climatisée, et sentait le
linge sale. Les fenêtres étroites situées
en hauteur me rappelaient celles des
cellules de prison que l’on voit toujours
au cinéma. La femme chargée de nous
faire cours était l’épouse d’un épicier de
Fremont. J’aimais surtout quand elle
nous racontait des histoires sur la vie du
Prophète. Je trouvais intéressant
d’apprendre comment il avait passé son
enfance dans le désert, comment l’ange
Gabriel lui était apparu dans une grotte
pour lui ordonner de mémoriser des
versets, et comment tous ceux qui le
rencontraient étaient frappés par la bonté
et la lumière émanant de son visage.
Mais notre enseignante ne faisait le plus
souvent que nous mettre en garde contre
tout ce que de jeunes musulmanes
vertueuses comme nous devaient fuir
absolument pour ne pas être corrompues
par la culture occidentale : d’abord et
avant tout, les garçons, bien sûr, mais
aussi le rap, Madonna, Melrose Place,
les shorts, la danse, la natation en
public, les pom-pom girls, l’alcool, le
bacon, le salami, les hamburgers non
halals – et ce n’était qu’un début. Assise
par terre, en nage sous l’effet de la
chaleur, j’avais des fourmis dans les
pieds et je regrettais de ne pas pouvoir
ôter mon foulard – forcément, cela ne se
fait pas dans une mosquée. Je levais les
yeux vers les fenêtres, qui ne
permettaient de distinguer que de petits
lambeaux de ciel, en attendant avec
impatience le moment où je sortirais de
la mosquée, où l’air frais tomberait sur
mon visage et où, soulagée, je sentirais
quelque chose se desserrer dans ma
poitrine, comme un nœud inconfortable
qui se serait défait.
Dans l’intervalle, ma seule
échappatoire consistait à lâcher la bride
à mes pensées. De temps à autre, elles
se portaient sur Jeremy Warwick, un
garçon de mon cours de math. Jeremy
avait des yeux bleus au regard
impénétrable et une coupe de cheveux
afro. Du genre réservé et maussade, il
jouait de la guitare dans un petit groupe
amateur – lors du spectacle annuel des
jeunes talents de l’école, ils avaient
interprété une version bruyante de
House of the Rising Sun. En classe,
j’étais assise au quatrième rang derrière
lui, sur la gauche, et j’imaginais parfois
qu’on s’embrassait. Il posait sa main sur
ma nuque, son visage si près du mien
qu’il éclipsait le monde entier. Une
drôle de sensation se répandait alors en
moi, comme une plume chaude qui aurait
doucement frissonné dans mon ventre et
mes membres. Cela ne s’est jamais
produit, évidemment. Lui et moi, c’était
une histoire impossible. S’il avait la
moindre petite idée de mon existence, il
n’en avait jamais rien montré – ce qui
n’était pas plus mal à vrai dire. Ainsi, je
pouvais prétendre que la seule raison
qui nous empêchait d’être ensemble était
qu’il ne m’aimait pas.
Je passais mes étés à travailler dans le
restaurant de mes parents. Plus jeune,
j’adorais essuyer les tables, aider à
disposer les assiettes et les couverts,
plier les serviettes en papier, mettre un
gerbera rouge dans le petit vase rond au
centre de chaque table. Je faisais
semblant d’être indispensable à
l’entreprise familiale, comme si le
restaurant avait risqué de faire faillite
sans moi pour veiller à ce que les
salières et les poivrières soient bien
remplies.
Mais le temps que j’entre au lycée,
mes journées à l’Abe’s Kabob House
étaient devenues interminables et
étouffantes. Le charme que tous les
éléments de ce décor avaient eu pour
moi dans mon enfance s’était estompé.
Le vieux distributeur de boissons qui
bourdonnait dans un coin. Les nappes en
vinyle, les tasses en plastique tachées, le
nom kitsch des plats sur les menus
plastifiés – Brochettes Caravane, Pilaf
de la passe de Khyber, Poulet de la
route de la Soie. Sans oublier le poster
mal encadré de l’enfant afghane qui
avait fait la une du National
Geographic, celle avec son fameux
regard, à croire qu’une loi avait été
votée pour obliger tous les restaurants
afghans à afficher cette fille sous le nez
de leurs clients. À côté, Baba avait
accroché une peinture à l’huile des
imposants minarets de Herat que j’avais
réalisée au collège. Je me souviens de
ma fierté et de mon sentiment d’être
soudain devenue glamour ce jour-là à la
vue des clients qui mangeaient leurs
brochettes d’agneau sous mon tableau.
Le midi, pendant que Mère et moi
faisions des allers et retours entre les
vapeurs épicées de la cuisine et les
tables où nous servions des employés de
bureau, des agents municipaux et des
policiers, Baba tenait la caisse. Baba et
sa chemise blanche maculée de taches
de graisse, ses poils gris qui
s’échappaient par-dessus le bouton du
haut et ses gros avant-bras velus. Baba
qui rayonnait et saluait joyeusement
chaque nouveau client. Bonjour,
monsieur ! Bonjour, madame !
Bienvenue à l’Abe’s Kabob House. Je
suis Abe. Puis-je prendre votre
commande, s’il vous plaît ? Cela me
crispait de le voir se donner
inconsciemment l’air d’un brave idiot du
Moyen-Orient dans une mauvaise série
télé. À cela, il fallait ajouter son petit
numéro avec la vieille cloche en cuivre
qu’il s’amusait à faire sonner chaque
fois que je servais une table. Cela avait
été plus ou moins un jeu au début, je
suppose, cette cloche accrochée au mur
derrière la caisse. Mais avec le temps,
son carillon avait fini par accompagner
l’arrivée de chaque plat. Les habitués
s’y étaient faits et ne l’entendaient
presque plus, les autres mettaient ça sur
le compte du charme excentrique de
l’endroit – même s’il y avait parfois des
plaintes.
Tu n’as plus envie de faire sonner la
cloche, a dit Baba un soir. C’était le
trimestre de printemps de ma dernière
année au lycée. Assis dans la voiture
devant le restaurant, après la fermeture,
nous attendions Mère, qui avait oublié
ses cachets anti-acide et était partie les
chercher en courant. Baba affichait une
mine abattue. Toute la journée, déjà, il
avait été de mauvaise humeur. Une fine
bruine tombait sur la rue commerçante.
Il était tard et le parking était désert, à
l’exception de quelques voitures
drainées par le drive-in du KFC et,
devant le teinturier, un pick-up avec à
l’intérieur deux types dont la fumée de
cigarette s’échappait en volutes par les
vitres ouvertes.
C’était plus drôle quand je n’étais
pas obligée de le faire, ai-je répondu.
Cela vaut pour tout, je suppose. Il a
poussé un profond soupir.
Je me souviens de mon ravissement
quand j’étais petite et que Baba me
soulevait pour que je sonne la cloche.
Au moment où je retouchais le sol, mon
visage irradiait de joie et de fierté.
Il a allumé le chauffage dans la voiture
et croisé les bras.
C’est loin, Baltimore.
Tu pourras venir en avion quand tu
voudras, ai-je dit gaiement.
Venir en avion quand je voudrai, a-t-
il répété avec une pointe de dérision. Je
gagne ma vie en faisant cuire des
brochettes, Pari.
Alors, c’est moi qui viendrai te voir.
Baba a roulé de gros yeux vers moi et
m’a jeté un regard fatigué. Sa mélancolie
était semblable à l’obscurité qui
enveloppait pesamment la voiture.
Tous les jours pendant un mois,
j’avais relevé le courrier, le cœur
battant d’espoir chaque fois que le
facteur s’arrêtait devant chez nous. Je
rapportais tous les plis à la maison et
après avoir fermé les yeux un instant en
p e n s a n t C’est peut-être pour
aujourd’hui, je faisais défiler les
factures, les coupons de réduction et
bons de participation à des loteries.
Jusqu’à ce mardi, une semaine plus tôt,
où j’avais déchiré une enveloppe et
trouvé les mots que j’attendais : Nous
avons le plaisir de vous informer que…
J’avais fait un bond en criant – un
véritable hurlement à m’écorcher la
gorge, et qui m’avait fait monter les
larmes aux yeux. Presque aussitôt, une
image m’avait traversé l’esprit. Une
soirée d’inauguration dans une galerie.
Moi en tenue simple, noire et élégante.
Entourée de mécènes et de critiques au
front ridé, je souriais et répondais aux
questions tandis que des groupes
d’admirateurs s’attardaient devant mes
toiles et que des serveurs aux gants
blancs circulaient en remplissant les
verres des invités et en proposant de
petits carrés de saumon à l’aneth ou des
feuilletés aux pointes d’asperges. J’ai
été saisie d’un brusque accès
d’euphorie, de ceux qui vous donnent
envie de serrer des inconnus dans vos
bras et de danser et tournoyer avec eux.
C’est pour ta mère que je m’inquiète,
a dit Baba.
J’appellerai tous les soirs. Je te le
promets. Tu sais que je le ferai.
Il a hoché la tête. Une rafale de vent a
agité les feuilles de l’érable à l’entrée
du parking.
Tu as réfléchi un peu plus à ce dont
on avait discuté ?
Opter pour un institut universitaire,
tu veux dire ?
Juste un an ou deux. Le temps qu’elle
s’habitue à cette idée. Après, tu
pourrais poser à nouveau ta
candidature.
Une vague de colère m’a envahie.
Baba, ces gens ont étudié les résultats
de mes tests et mon dossier scolaire, ils
ont examiné mon book d’artiste et ils se
sont fait une suffisamment bonne
opinion de mon travail pour
m’accepter, et même pour m’offrir une
bourse. C’est l’un des meilleurs centres
d’enseignement artistique du pays. On
ne dit pas non à ce genre d’école. Une
chance pareille ne se représente pas.
Certes, a-t-il dit en se redressant sur
son siège et en soufflant dans ses mains
en coupe pour les réchauffer. Je
comprends, oui. Et je suis content pour
toi, évidemment. Mais la bataille qui se
livrait en lui se lisait sur son visage. Et
sa peur aussi. Pas seulement celle qu’il
éprouvait pour moi et ce qui risquait de
m’arriver à 4 500 kilomètres de chez
nous. Mais aussi la peur qu’il avait de
moi. Sa peur de me perdre. Sa peur
devant mon pouvoir de le rendre
malheureux par mon absence, de réduire
en pièces son cœur mis à nu et
vulnérable si je le décidais, comme un
doberman déchiquetant un chaton.
Je me suis souvenue de sa sœur. À ce
moment-là, mon lien avec Pari – dont je
sentais la présence autrefois, tel un
battement au fond de moi – s’était depuis
longtemps délité. Elle occupait rarement
mes pensées désormais. À mesure que
filaient les années, je m’étais détournée
d’elle, de même que je l’avais fait de
mon pyjama préféré et des peluches
auxquelles j’avais été un jour si
attachée. Mais à cet instant, j’ai de
nouveau songé à elle et à la relation qui
nous unissait. Si ce qu’on lui avait
infligé pouvait se comparer à une vague
écrasée loin du rivage, alors c’était le
retour de courant de cette vague qui
cernait mes chevilles et qui s’en
éloignait.
Baba s’est éclairci la gorge en
contemplant l’obscurité et la lune voilée
par les nuages. L’émotion faisait
larmoyer ses yeux.
Tout te rappellera à moi.
Devant la tendresse et la légère
panique perceptibles dans ses paroles,
j’ai compris que mon père était
quelqu’un de blessé, que son amour était
aussi vrai, aussi vaste et immuable que
le ciel, et aussi que cela pèserait
toujours sur moi. C’était le genre
d’amour qui tôt ou tard vous obligeait à
faire un choix : soit on s’arrachait à lui
pour être libre, soit on restait et on
supportait sa dureté alors même qu’il
cherchait à vous faire entrer de force
dans une case trop petite pour vous.
J’ai tendu le bras depuis la banquette
arrière afin d’effleurer le visage de
Baba. Il a appuyé sa joue contre ma
paume.
Qu’est-ce qui lui prend tellement de
temps ? a-t-il murmuré.
Elle ferme tout à clé, ai-je répondu,
épuisée. J’ai regardé Mère se dépêcher
de regagner la voiture. La fine bruine
s’était transformée en déluge.
Un mois plus tard, deux semaines
avant que je prenne l’avion pour aller
visiter le campus, Mère est allée voir le
Dr Bashiri et l’a informé que les anti-
acide ne soulageaient pas du tout ses
douleurs au ventre. Il l’a envoyée passer
une échographie. Son ovaire gauche
présentait une tumeur de la taille d’une
noix.

— Baba ?
Immobile sur son fauteuil, le buste
avachi vers l’avant et le bas de ses
jambes recouvert par un plaid en laine à
carreaux, il porte un pantalon de jogging,
le gilet marron que je lui ai acheté
l’année dernière et une chemise en
flanelle qu’il a boutonnée de haut en bas.
I l insiste pour garder ses cols fermés
maintenant, ce qui lui donne une allure à
la fois infantile et frêle. L’air de
quelqu’un qui s’est résigné à la
vieillesse. Son visage me semble un peu
bouffi, et quelques mèches de ses
cheveux blancs décoiffés retombent sur
son front. Il suit Qui veut gagner des
millions ? avec une mine grave et
perplexe. Quand je l’appelle par son
prénom, il reste concentré sur le jeu,
sans paraître m’avoir entendue. Puis il
se tourne vers moi avec mécontentement.
Un petit orgelet pousse sous son œil
gauche et il a besoin d’un rasage.
— Baba, je peux couper le son un
instant ?
— Je regarde la télé.
— Je sais, mais tu as de la visite.
Je lui ai déjà parlé de la venue de Pari
Wahdati hier, et de nouveau ce matin,
mais je ne lui demande pas s’il s’en
souvient. C’est quelque chose que j’ai
appris très tôt, ça. Ne pas le prendre au
dépourvu. Cela le gêne et le met sur la
défensive, au point parfois qu’il en
devient grossier.
Je saisis la télécommande sur le bras
du fauteuil et coupe le son en me
préparant à une crise de colère. La
première fois, j’étais persuadée qu’il
s’agissait d’une feinte, d’un petit numéro
à mon intention. Heureusement, il se
contente aujourd’hui d’émettre un long
soupir par le nez en guise de
protestation.
Je fais signe à Pari, qui attendait dans
le couloir à l’entrée du salon. Lentement,
elle s’approche de nous. Je lui avance
une chaise près de Baba. Elle n’est plus
qu’une boule de nerfs surexcitée, j’en ai
bien conscience. Elle s’assoit le dos
droit et se penche au bord du siège,
livide, les genoux serrés, les mains
collées l’une à l’autre, avec un sourire si
crispé que ses lèvres pâlissent. Elle
scrute Baba intensément, comme si elle
ne disposait que de quelques minutes
avec lui et qu’elle voulait mémoriser ses
traits.
— Baba, c’est l’amie dont je t’ai
parlé.
Il pivote vers la femme aux cheveux
gris en face de lui. Il a une façon
déstabilisante de regarder les gens ces
jours-ci qui ne trahit rien de ses pensées,
même quand il les fixe bien en face.
L’air désengagé, renfermé sur lui-même,
il pourrait faire croire qu’il cherchait
autre chose et que son attention s’était
portée sur eux par hasard.
Pari s’éclaircit la gorge. Même ainsi,
sa voix tremble lorsqu’elle s’adresse à
lui.
— Bonjour, Abdullah. Je m’appelle
Pari. C’est une telle joie de vous
rencontrer.
Il opine lentement. Je vois presque
l’incertitude et la confusion se répandre
sur son visage, telles des vagues
spasmodiques. Ses yeux se posent sur
moi, puis sur elle, et sa bouche s’ouvre
sur un demi-sourire contraint, comme
lorsqu’il s’imagine victime d’une farce.
— Vous avez un accent, fait-il enfin
remarquer en farsi.
— Elle vit en France, dis-je. Il faut
que tu lui parles en anglais, Baba. Elle
ne comprend pas le farsi.
Il acquiesce.
— Alors comme ça, vous habitez à
Londres ? lance-t-il à Pari, mais
toujours dans sa langue natale.
— Baba !
— Quoi ?
Il se tourne brusquement vers moi.
Puis il saisit son erreur et laisse
échapper un petit rire embarrassé avant
de poursuivre en anglais à l’intention de
Pari :
— Vous habitez à Londres ?
— Non, à Paris, répond-elle, sans le
quitter du regard. Je vis dans un petit
appartement à Paris.
— J’ai toujours voulu y aller avec ma
femme, Sultana – paix à son âme. Elle
me disait sans cesse, Abdullah,
emmène-moi à Paris. Quand
m’emmèneras-tu à Paris ?
En fait, Mère n’aimait pas beaucoup
voyager. Elle ne voyait pas pourquoi
elle aurait dû abandonner le confort et le
cadre familier de sa propre maison pour
s’infliger le calvaire de prendre l’avion
et de traîner des bagages. Elle n’avait
même pas le sens de l’aventure culinaire
– son idée d’un plat exotique se résumait
au poulet à l’orange du traiteur chinois
de Taylor Street. Je trouve assez
étonnant que Baba arrive parfois à se
souvenir d’elle avec une précision
troublante – par exemple, sa manie de
saler la nourriture en faisant tomber les
grains de sel de sa paume, ou celle
d’interrompre les gens au téléphone, elle
qui ne le faisait jamais quand elle était
en face d’eux – et qu’il soit capable à
d’autres moments de se tromper autant.
Je suppose que l’image de Mère
s’estompe en lui, que son visage
disparaît peu à peu dans l’ombre, que
son souvenir s’atténue chaque jour, à la
manière du sable s’écoulant d’un poing.
Elle devient une silhouette fantomatique,
une coquille creuse qu’il se sent obligé
de remplir de détails bidon et de traits
de caractère forgés de toutes pièces,
comme si de faux souvenirs valaient
mieux que rien.
— C’est vrai que c’est une belle ville,
dit Pari.
— Peut-être que je l’y emmènerai
quand même. Mais là, elle a un cancer.
Celui qui est propre aux femmes…
lequel, déjà… Le…
Je lui coupe la parole :
— Le cancer des ovaires.
Pari hoche la tête et nous observe tour
à tour.
— Ce qu’elle veut par-dessus tout,
c’est monter en haut de la tour Eiffel.
Vous l’avez déjà vue ? s’enquiert Baba.
— La tour Eiffel ? répond Pari en
riant. Oh, oui. Je la vois tous les jours.
Je ne peux pas l’éviter, en fait.
— Vous êtes montée en haut ? Tout en
haut ?
— Oui, et c’est magnifique. Moi, j’ai
le vertige, alors je ne me sens pas très
l’aise, mais par beau temps, on distingue
le paysage à plus de soixante kilomètres
à la ronde. Bon, évidemment, il ne fait
pas souvent soleil à Paris.
Baba réagit en grognant. Encouragée,
Pari continue à parler de la tour, du
nombre d’années qu’il a fallu pour la
construire, du fait qu’elle n’était pas du
tout censée rester en place après
l’Exposition universelle de 1889. Mais
elle ne sait pas lire aussi bien que moi
dans les yeux de Baba. Son visage est
devenu inexpressif. Elle ne se rend pas
compte qu’elle l’a perdu, que ses
pensées ont déjà dévié, comme des
feuilles emportées par le vent.
— Vous saviez, Abdullah, qu’il fallait
repeindre la tour tous les sept ans ? dit-
elle en s’avançant un peu plus sur son
siège.
— Comment avez-vous dit que vous
vous appeliez ?
— Pari.
— C’est le prénom de ma fille.
— Oui, je sais.
— Vous avez le même prénom. Vous
avez le même prénom, toutes les deux.
Et voilà.
Il tousse et triture distraitement une
petite déchirure dans le cuir du fauteuil,
au niveau de l’accoudoir.
— Abdullah, puis-je vous poser une
question ?
Il hausse les épaules.
Pari lève les yeux vers moi en
semblant solliciter ma permission. Je
l’encourage à poursuivre d’un petit
geste.
— Pourquoi avez-vous décidé de
donner ce prénom à votre fille ?
Il se tourne vers la fenêtre sans cesser
de gratter de son ongle la déchirure dans
le fauteuil.
— Vous vous souvenez, Abdullah ?
Pourquoi ce prénom ?
Il secoue la tête, saisit les pans de son
gilet dans son poing et les referme
contre sa gorge. Ses lèvres bougeant à
peine, il commence à chantonner tout bas
– un petit air rythmé qu’il marmonne
toujours quand l’anxiété le guette, quand
il ne trouve pas la réponse à une
question, quand tout se fond dans le
brouillard et que, submergé par un
torrent de pensées décousues, il attend
désespérément que l’obscurité se
dissipe.
— Abdullah ? Qu’est-ce que c’est ?
— Rien, grogne-t-il.
— Non, cette chanson que vous
fredonnez. Qu’est-ce que c’est ?
Il m’implore en silence, perdu. Il ne
sait pas.
— Ça ressemble à une comptine, dis-
je. Tu te souviens, Baba ? Tu m’as
raconté que tu l’avais apprise étant petit
auprès de ta mère.
— D’accord.
— Vous pouvez la chanter pour moi ?
le presse Pari, émue. S’il vous plaît,
Abdullah. Vous voulez bien la chanter ?
Il baisse la tête et fait signe que non.
— Vas-y, Baba, dis-je doucement en
posant une main sur son épaule saillante.
Tout va bien.
Il finit par céder et, sans nous
regarder, il répète plusieurs fois ce
couplet avec hésitation, d’une voix
tremblante et suraiguë :

J’ai trouvé une triste petite fée


À l’ombre d’un arbre à papier.

— D’après lui, il y a un deuxième


couplet, dis-je à Pari, mais il l’a oublié.
Pari Wahdati éclate d’un rire qui
sonne comme un cri profond, guttural.
Elle se ressaisit aussitôt.
— Ah, mon Dieu*, murmure-t-elle,
avant de se mettre à chanter en farsi :

Je connais une triste petite fée


Que le vent un soir a soufflée.

Le front de Baba se plisse. Un bref


instant, je crois discerner une infime
lueur dans ses yeux. Mais elle s’éteint
ensuite, et il recouvre une fois de plus sa
mine placide.
— Non, non, déclare-t-il. Je ne crois
pas que ce soit ça.
— Oh, Abdullah…, soupire Pari.
Au bord des larmes, elle lui sourit et
se penche pour prendre ses mains dans
les siennes, les embrasser, puis les
presser contre ses joues. Baba sourit à
son tour, l’air tout près de pleurer lui
aussi. Devant le regard éperdu de joie
que me jette Pari, je devine qu’elle
s’imagine avoir ouvert une brèche et
réussi à rappeler à elle son frère perdu
par ce chant magique, comme l’aurait
fait un génie dans un conte de fées. Elle
s’imagine qu’il la voit clairement
maintenant. Mais elle comprendra
bientôt qu’il réagit juste à la chaleur de
sa caresse et à cette affection qu’elle lui
témoigne. Ce n’est qu’un instinct animal,
rien de plus. Ça, je le sais avec une
douloureuse certitude.

Quelques mois avant que le Dr Bashiri


me donne le numéro de téléphone d’un
établissement de soins palliatifs, Mère
et moi étions parties en week-end dans
l e s montagnes de Santa Cruz. Mère
n’aimait pas les longs voyages, mais
nous nous accordions de temps en temps
de petites escapades, elle et moi, à
l’époque où elle n’était pas encore
gravement malade. Pendant que Baba
s’occupait du restaurant, je la conduisais
à Bodega Bay, à Sausalito ou à San
Francisco. Là, nous logions toujours
dans un hôtel près d’Union Square. Nous
nous installions dans notre chambre,
passions commande d’un repas et
regardions des vidéos à la demande.
Plus tard, nous allions nous promener
sur Fisherman’s Wharf – Mère se
laissait avoir par tous les pièges à
touristes. Nous achetions des glaces,
admirions les lions de mer qui
apparaissaient et disparaissaient à la
surface de l’eau près de la jetée. Nous
laissions tomber des pièces de monnaie
dans les étuis des guitaristes des rues et
les sacs à dos des mimes ou des
hommes-robots entièrement peints en
gris. Et nous allions toujours visiter le
musée d’Art moderne. Mon bras enroulé
autour du sien, je lui montrais les
œuvres de Rivera, Khalo, Matisse,
Pollock. Ou bien nous allions au cinéma
dans l’après-midi – Mère adorait ça –,
et nous enchaînions deux ou trois
séances, avant d’émerger de la salle
obscure les yeux troubles, les oreilles
bourdonnantes et les doigts fleurant le
pop-corn.
Les choses étaient plus faciles avec
Mère – depuis toujours. Nos rapports
étaient moins compliqués, moins traîtres.
Je n’avais pas besoin d’être autant sur
mes gardes ni de surveiller en
permanence ce que je disais de peur de
la blesser. Être seule avec elle durant
ces week-ends, c’était comme se blottir
dans un doux nuage et, l’espace de deux
jours, sentir toutes mes préoccupations
s’évanouir mille kilomètres plus bas
sans que cela prête à conséquence.
Nous fêtions cette fois-là la fin d’une
nouvelle série de séances de chimio
– celle qui devait s’avérer la dernière.
Notre hôtel, un bel établissement isolé
de tout, comprenait un spa, un centre de
fitness et une salle de jeux dotée d’un
écran de télévision géant et d’une table
de billard. Depuis le porche en bois de
notre lodge, nous avions vue sur la
piscine, le restaurant et une forêt entière
de séquoias qui s’étiraient haut vers le
ciel. Quelques-uns des arbres étaient si
proches qu’on distinguait les subtiles
nuances de la fourrure d’un écureuil
filant le long de leur tronc. Le premier
matin, Mère m’a réveillée en disant,
Vite, Pari, il faut que tu voies ça. Un
daim mangeait les feuilles des buissons
derrière notre fenêtre.
Je l’ai promenée dans son fauteuil
roulant tout autour des jardins. Je fais
vraiment pitié, disait-elle. Puis je me
suis arrêtée près de la fontaine et assise
à côté d’elle sur un banc, sous le soleil
qui réchauffait nos visages. Ensemble,
nous avons regardé les colibris aller de
fleur en fleur jusqu’à ce qu’elle
s’endorme et que je la ramène dans notre
lodge.
Le dimanche après-midi, nous avons
mangé des croissants sur le balcon du
restaurant – une grande salle au plafond
cathédrale avec des étagères, un attrape-
rêves amérindien accroché à un mur et
une cheminée en pierre – une vraie de
vraie. Sur une terrasse en contrebas, un
homme aux allures de derviche et une
fille aux cheveux blonds et mous
disputaient une partie léthargique de
ping-pong.
Il faut qu’on fasse quelque chose
pour ces sourcils, a décrété Mère. Elle
portait un manteau d’hiver par-dessus
son pull et le bonnet en laine marron
qu’elle s’était tricoté un an et demi plus
tôt – au moment où toutes les festivités
avaient commencé, comme elle disait.
Je te les redessinerai, ai-je répondu.
Rends-les spectaculaires, alors.
Comme ceux d’Elizabeth Taylor dans
Cléopâtre ?
Elle a souri faiblement. Pourquoi
pas ? Puis elle a avalé une petite gorgée
de thé. Sourire accentuait toutes les
nouvelles rides de son visage. Quand
j’ai rencontré Abdullah, je vendais des
habits dans la rue à Peshawar. Il m’a
affirmé que j’avais de très beaux
sourcils.
Les joueurs de ping-pong avaient
abandonné leurs raquettes. À présent
appuyés contre la balustrade en bois de
la terrasse, ils se partageaient une
cigarette en levant les yeux vers le ciel,
lumineux et dégagé ce jour-là en dehors
de quelques nuages qui s’y effilochaient.
Je me souviens que la fille avait de
longs bras osseux.
J’ai lu dans le journal qu’il y avait
un Salon des arts et de l’artisanat à
Capitola aujourd’hui, ai-je déclaré.
Peut-être qu’on pourrait y faire un
tour, et même dîner là-bas, si tu en as
envie. Et si tu t’en sens capable, bien
sûr.
Pari ?
Ouais.
J’ai quelque chose à te dire.
Vas-y.
Abdullah a un frère au Pakistan. Un
demi-frère.
Je lui ai vivement fait face.
Il s’appelle Iqbal et il a plusieurs
fils. Il vit dans un camp de réfugiés
près de Peshawar.
J’ai reposé ma tasse et commencé à la
questionner, mais elle m’a tout de suite
interrompue.
Je te l’apprends maintenant, non ?
C’est tout ce qui compte. Ton père a
ses raisons. Réfléchis-y et je suis
certaine que tu arriveras à les deviner.
L’important, c’est qu’il a un demi-frère
et qu’il l’aide financièrement.
Elle m’a expliqué comment, depuis
des années déjà, Baba envoyait à cet
Iqbal – mon demi-oncle, ai-je pensé
avec un coup au cœur – mille dollars
tous les trois mois par le biais de
Western Union, qui virait cette somme
sur un compte bancaire à Peshawar.
Pourquoi tu m’annonces ça
maintenant ?
Parce que je considère que tu dois
être mise au courant, même s’il n’est
pas d’accord. Et puis, tu géreras
bientôt nos finances. Tu l’aurais
découvert à ce moment-là, de toute
façon.
J’ai détourné la tête et observé un chat
qui s’approchait furtivement des joueurs
de ping-pong, la queue dressée. La fille
a tendu le bras pour le caresser.
L’animal s’est raidi, mais s’est ensuite
roulé en boule et l’a laissée passer les
mains sur ses oreilles et le long de son
dos. Moi, j’étais sonnée. J’avais de la
famille en dehors des États-Unis.
Tu tiendras nos comptes encore
longtemps, Mère, ai-je dit en faisant de
mon mieux pour masquer le tremblement
de ma voix.
Un silence prégnant a accueilli ma
remarque. Lorsqu’elle m’a répondu, elle
l’a fait d’une voix plus basse, plus lente,
comme lorsque j’étais petite et qu’avant
de partir assister à des funérailles, elle
se baissait près de moi pour me rappeler
patiemment que je devais ôter mes
chaussures dans la mosquée, rester sage
pendant les prières, ne pas m’agiter ni
me plaindre, et passer aux toilettes tout
de suite afin de ne pas avoir envie d’y
aller plus tard.
Non, a-t-elle répondu. Et ne va pas
t’imaginer que je le ferai. Mon heure
est venue, il faut que tu t’y prépares.
J’ai laissé échapper un souffle d’air.
Une boule dure logée dans ma gorge.
Quelque part, une tronçonneuse est
entrée en action, le crescendo de son
v r o mb i s s e me nt plaintif contrastant
violemment avec le silence de la forêt.
Ton père est comme un enfant. Il est
terrifié à l’idée d’être abandonné. Il
perdrait tous ses repères sans toi, Pari,
et il ne les retrouverait jamais.
Je me suis obligée à fixer les arbres,
la lumière du soleil qui inondait les
feuilles duveteuses, l’écorce rêche des
troncs. Dans le même temps, j’ai glissé
ma langue entre mes incisives et mordu
fort. Mes yeux se sont embués tandis que
le goût métallique du sang se répandait
dans ma bouche.
Un frère, ai-je dit.
Oui.
J’ai beaucoup de questions à te
poser.
Tu me les poseras ce soir. Quand je
ne serai plus aussi fatiguée. Je te
raconterai tout ce que je sais.
J’ai acquiescé et avalé le restant de
mon thé, qui s’était refroidi entre-temps.
À une table voisine, un couple d’une
cinquantaine d’années s’est échangé des
parties de son journal. La femme, une
rousse à la mine franche et honnête, nous
observait tranquillement par-dessus ses
pages, son attention rivée tantôt sur moi,
tantôt sur ma mère, son teint gris, son
bonnet en laine, ses mains couvertes de
bleus, ses yeux caves et son sourire
squelettique. Quand j’ai croisé son
regard, elle m’a adressé un léger
sourire, comme si nous avions partagé
un savoir secret. J’ai senti qu’elle était
passée par là, elle aussi.
Alors, qu’est-ce que tu en dis, Mère ?
Tu te sens capable d’aller à ce salon ?
Elle m’a dévisagée un moment. Ses
yeux paraissaient trop grands pour sa
tête, elle-même trop grosse pour ses
épaules.
Ma foi, un nouveau chapeau ne me
ferait pas de mal.
J’ai jeté ma serviette sur la table et
repoussé ma chaise pour aller ôter le
frein de son fauteuil roulant.
Pari ? a-t-elle lancé juste comme je la
faisais reculer.
Oui ?
Elle s’est tournée vers moi autant
qu’elle le pouvait. Le soleil qui se
frayait un chemin entre les feuilles des
arbres parsemait son visage de petits
points lumineux. Sais-tu seulement
quelle force Dieu t’a donnée ? Sais-tu
quelle force et quelle bonté il a mises
en toi ?
Les rouages de l’esprit défient
l’entendement. Ce moment-là, par
exemple. Parmi tous ceux que nous
avons passés ensemble au fil des ans,
elle et moi, c’est celui qui rayonne avec
le plus d’éclat, celui qui vibre le plus
fort au fond de mon être : les yeux levés
vers moi par-dessus son épaule, la peau
criblée de toutes ces taches de lumière,
ma mère me demande si je sais quelle
force et quelle bonté Dieu a mises en
moi.

Après que Baba s’est assoupi sur son


fauteuil, Pari remonte doucement la
fermeture Éclair de son gilet, tire le
plaid sur sa poitrine et coince une mèche
pendante de ses cheveux derrière son
oreille. Elle s’attarde ensuite près de lui
en l’observant. Moi aussi, j’aime le voir
dormir, parce qu’on ne perçoit rien
d’anormal chez lui quand il est ainsi.
Ses paupières closes effacent son
inexpressivité, ainsi que son regard
absent et éteint. Il paraît plus familier,
plus alerte et plus présent, comme s’il
avait retrouvé une partie de son ancienne
personnalité. Je me demande si Pari peut
se représenter rien qu’à la vue de son
visage appuyé sur l’oreiller comment il
était autrefois, combien il riait.
Nous quittons le salon pour aller dans
la cuisine, où je prends une casserole
dans un placard avant de la remplir
d’eau au robinet.
— Je voulais te montrer ça, déclare
Pari avec une pointe d’excitation dans la
voix.
Assise à table, elle tourne les pages
d’un album de photos qu’elle a sorti de
sa valise un peu plus tôt.
— J’ai peur que le café ne soit pas à
la hauteur de ceux qu’on boit à Paris,
dis-je en versant l’eau de la casserole
dans la cafetière.
— Oh, tu sais, je ne suis pas une
puriste en la matière.
Elle a ôté son foulard jaune et mis ses
lunettes de lecture. Quand la cafetière
commence à faire entendre son
gargouillis, je m’installe à côté d’elle.
— Ah, oui. Voilà*.
Elle pousse l’album vers moi en
tapotant une photo.
— C’est là. L’endroit où ton père et
moi nous sommes nés. Et Iqbal aussi.
La première fois qu’elle m’a
téléphoné de Paris, elle a mentionné son
demi-frère – peut-être pour me prouver
qu’elle ne mentait pas sur son identité.
Mais je savais déjà qu’elle disait la
vérité. Je l’ai su dès l’instant où j’ai
décroché le combiné et où elle a
prononcé le nom de mon père en
demandant si ce numéro était bien le
sien. Oui, qui est à l’appareil ? ai-je
dit. Elle a répondu, Je suis sa sœur.
Mon cœur a cogné violemment et j’ai
cherché à tâtons une chaise sur laquelle
me laisser tomber. Je n’entendais
soudain plus rien autour de moi. C’était
un choc, oui, une sorte de coup de
théâtre comme il s’en produit rarement
dans la vraie vie. Mais si je me plaçais
à un autre niveau – un niveau dépourvu
de toute logique, un niveau plus fragile,
dont l’essence aurait volé en éclats si
j’avais osé ne serait-ce que le formuler
à voix haute –, je n’étais pas surprise
qu’elle m’appelle. J’avais pour ainsi
dire toujours attendu qu’un caprice
étourdissant du destin, de la vie, de la
chance ou du hasard, quel que soit le
nom que l’on veuille mettre dessus, nous
réunisse toutes les deux.
Je suis sortie dans le jardin avec le
téléphone et me suis assise sur une
chaise près du petit potager où je
continuais à faire pousser les poivrons
et les énormes courges que ma mère
avait plantés. Le soleil a réchauffé mon
cou pendant que j’allumais une cigarette
de mes mains tremblantes.
Je sais qui vous êtes, ai-je dit. Je l’ai
toujours su.
Il y a eu un silence à l’autre bout du
fil, mais j’avais l’impression qu’elle
s’était juste écartée du combiné pour
pleurer doucement.
Nous avons discuté durant presque une
heure. Je lui ai confié que j’étais au
courant de ce qui lui était arrivé et que
je demandais souvent à mon père de me
raconter son histoire autrefois. De son
côté, elle m’a expliqué qu’elle avait tout
ignoré de son propre passé et qu’elle
serait probablement morte sans en avoir
jamais eu connaissance sans la lettre que
son oncle par alliance, Nabi, lui avait
laissée avant de mourir à Kaboul, une
lettre dans laquelle il retraçait en détail
les événements survenus dans son
enfance, entre autres choses. Il avait
remis ce message à un certain Markos
Varvaris, un chirurgien qui travaillait là-
bas et qui avait entrepris ensuite de la
retrouver. Cet été-là, elle s’était rendue
à Kaboul afin de le rencontrer, et il
s’était arrangé pour lui faire visiter
Shadbagh.
Vers la fin de notre conversation, je
l’ai sentie qui prenait son courage à
deux mains. Eh bien, je crois que je suis
prête. Puis-je lui parler, maintenant ?
C’est à ce moment-là que j’ai dû lui
avouer.
Je tire l’album vers moi afin
d’examiner la photo qu’elle me désigne.
Je vois un grand manoir niché derrière
de hauts murs blancs surmontés de
barbelés. Ou plutôt, je vois l’idée
tragiquement erronée que quelqu’un
s’est faite d’un manoir. Un bâtiment
construit sur deux étages, rose, vert,
jaune et blanc, avec des parapets, des
tours, des avant-toits pointus, des
mosaïques et des parois vitrées
réfléchissantes, comme celles des gratte-
ciels. Un monument érigé à la gloire du
kitsch, mais lamentablement raté.
— Mon Dieu !
— C’est affreux, non* ? dit Pari. Je
trouve ça horrible. Les Afghans utilisent
l’expression « narcopalais » pour
désigner ces demeures. Celle-là abrite
un criminel de guerre notoirement connu.
— C’est tout ce qu’il reste de
Shadbagh ?
— De la partie ancienne du village,
oui. Ça, et beaucoup d’hectares d’arbres
fruitiers. Je ne me souviens plus du mot
anglais…
Je lui rappelle le mot qui signifie
verger et elle continue :
— J’aurais aimé savoir où était notre
ancienne maison. Je veux dire, par
rapport à ce bâtiment. Ça m’aurait fait
plaisir de voir son emplacement exact.
Elle évoque le nouveau Shadbagh
– une véritable ville construite à trois
kilomètres environ du village, avec des
écoles, un dispensaire, un quartier
commerçant, et même un petit hôtel.
C’est là qu’elle a cherché Iqbal avec
l’aide d’un traducteur. J’avais déjà
appris tout ça durant notre première et
longue conversation téléphonique – le
fait que personne en ville ne semblait
connaître son demi-frère, puis sa
rencontre avec un vieillard, un ami
d’école d’Iqbal, qui l’avait repéré, lui et
sa famille, sur un terrain vague près du
vieux moulin. Iqbal lui avait raconté que
lorsqu’il était au Pakistan, il recevait de
l’argent de son frère aîné, qui vivait
dans le nord de la Californie. Est-ce
qu’il vous a dit le nom de ce frère ? ai-
je demandé au vieillard. Il m’a
répondu, Oui, Abdullah. Après ça, le
reste n’était pas si difficile. Je veux
dire, vous retrouver, ton père et toi.
J’ai aussi voulu savoir où était Iqbal
à présent, ce qu’il était devenu. J’ai
interrogé le vieil homme. Il l’ignorait,
m’a-t-il affirmé. Mais il semblait très
nerveux, et il a évité de me regarder en
disant ça. Alors je m’inquiète, Pari. Je
crains qu’il ne soit arrivé quelque
chose à Iqbal.
Elle tourne d’autres pages et me
montre ses enfants, Alain, Isabelle et
Thierry, et ses petits-enfants, pris lors
de fêtes d’anniversaire ou en maillot de
bain au bord d’une piscine. Son
appartement à Paris, les murs bleu
pastel, les stores blancs descendus
complètement, les étagères remplies de
livres. Son bureau encombré à
l’université, où elle a enseigné les
mathématiques avant que sa polyarthrite
ne l’oblige à prendre sa retraite.
Je continue à parcourir l’album
pendant qu’elle me livre les légendes
des photos. Sa vieille amie Colette. Le
mari d’Isabelle, Albert. Son propre
mari, Éric, un dramaturge mort d’une
crise cardiaque en 1997. Je m’arrête
devant un cliché d’eux, assis côte à côte
sur des coussins orange dans un
restaurant, l’air incroyablement jeunes,
elle en chemisier blanc et lui en T-shirt,
ses cheveux longs attachés en queue de
cheval.
— Le soir de notre rencontre, dit Pari.
C’était un coup monté.
— Il paraît gentil.
— Il l’était. Quand on s’est mariés, je
me disais : Oh, on vivra longtemps
ensemble. Trente ans au moins, peut-être
quarante, cinquante si on a de la chance.
Pourquoi pas ?
Elle contemple la photo, perdue dans
ses pensées, puis esquisse un petit
sourire.
— Mais le temps, c’est comme le
charme. On n’en a jamais autant qu’on le
croit, poursuit-elle en repoussant
l’album pour boire son café. Et toi, tu ne
t’es jamais mariée ?
Je hausse les épaules et tourne une
nouvelle page.
— Ça s’est joué à un cheveu, un jour.
— Excuse-moi… « à un cheveu » ?
— Ça veut dire que j’ai failli me
marier. Mais on n’a jamais atteint le
stade des alliances.
Ce n’est pas vrai. Cette histoire a été
douloureuse et embrouillée. Aujourd’hui
encore, son souvenir me fait l’effet
d’une douce brûlure.
Pari baisse la tête.
— Excuse-moi. Je suis très impolie.
— Non, ce n’est rien. Il a rencontré
une fille plus jolie et moins…
encombrée, je suppose. Et parlant d’être
jolie, qui est-ce ?
Je lui montre la photo d’une femme à
la beauté frappante avec ses longs
cheveux bruns et ses grands yeux. Une
cigarette à la main, le coude ramené
contre elle et la tête relevée avec
insouciance, elle semble s’ennuyer un
peu, mais son regard est pénétrant et
provocant.
— Ma mère, Nila Wahdati. Enfin,
celle que je pensais être ma mère. Tu me
comprends.
— Elle est superbe.
— En effet. Elle s’est suicidée en
1974.
— Je suis désolée.
— Non, non, ne t’inquiète pas.
Pari passe distraitement son pouce sur
la photo.
— C’était une femme élégante et
talentueuse. Elle écrivait des livres et
avait des opinions très marquées qu’elle
exposait toujours aux gens. Mais elle
était aussi très triste intérieurement.
Toute ma vie, elle m’a tendu une pelle
en me répétant, Comble ces trous que
j’ai en moi, Pari.
Je hoche la tête. Je crois que je vois
très bien ce qu’elle entend par là.
— Mais je ne le pouvais pas. Et plus
tard, je ne voulais plus. J’ai agi
n’importe comment. J’ai été imprudente.
Elle recule sur sa chaise, les épaules
affaissées, et appuie ses maigres mains
blanches sur ses genoux en réfléchissant.
— J’aurais dû être plus gentille*.
C’est quelque chose qu’on ne regrette
jamais, ça. Quand on est vieux, on ne se
dit pas, Ah, si seulement je n’avais pas
été gentille avec cette personne.
Jamais.
Durant un moment, elle garde un air
accablé qui la fait ressembler à une
petite fille perdue.
— Ça n’aurait pas été si difficile,
ajoute-t-elle d’un ton las. J’aurais dû
être plus gentille. J’aurais dû être
davantage comme toi.
Elle pousse un profond soupir et
referme l’album. Puis, après une pause,
elle reprend avec entrain :
— Ah, tant pis. Maintenant, j’ai une
faveur à te demander.
— Vas-y.
— Tu veux bien me montrer quelques-
uns de tes tableaux ?
Nous échangeons un sourire.

Pari passe un mois avec nous. Le


matin, nous déjeunons ensemble dans la
cuisine. Du café noir et des toasts pour
elle, du yaourt pour moi, et des œufs sur
le plat avec du pain pour Baba – il y a
pris goût au cours de l’année écoulée.
Craignant que tous ces œufs ne fassent
monter son taux de cholestérol, j’ai
profité de l’un de ses rendez-vous chez
le médecin pour en parler à ce dernier.
Il m’a adressé son habituel sourire
pi ncé. Oh, je ne m’inquiéterais pas
pour ça, m’a-t-il répliqué. Et cela m’a
rassurée – du moins jusqu’à ce que
j’aide Baba à boucler sa ceinture un peu
plus tard dans la voiture. À ce moment-
là, il m’est venu à l’esprit que le
Dr Bashiri n’avait peut-être rien voulu
dire d’autre que, À ce stade, ça ne
changera rien.
Une fois le petit déjeuner terminé, je
me retire dans mon bureau – c’est-à-dire
ma chambre –, et Pari tient compagnie à
Baba le temps que je travaille. À sa
demande, je lui ai noté les émissions de
télé qu’il aime regarder, l’heure à
laquelle lui donner ses cachets du matin,
ses en-cas favoris et le moment où il
peut les réclamer. C’était son idée à elle
de tout me faire coucher par écrit.
Pourquoi tu ne viens pas simplement
me poser la question ? ai-je fait
remarquer.
Je préfère ne pas te déranger. Et je
veux savoir aussi. Je veux le connaître.
Je ne lui avoue pas qu’elle ne le
connaîtra jamais comme elle aspire à le
faire. En revanche, je lui transmets
quelques trucs. Par exemple, pour des
raisons qui m’échappent toujours,
j’arrive en général à calmer Baba quand
il commence à s’agiter en lui donnant
sans tarder un catalogue gratuit de
bricolage ou un prospectus pour des
meubles. J’en conserve un stock, même
si cela ne marche pas systématiquement.
Si tu veux qu’il fasse la sieste, mets
la chaîne météo ou n’importe quoi en
rapport avec le golf. Mais surtout pas
d’émission culinaire.
Pourquoi ?
Curieusement, ça le rend toujours
nerveux.
Après le déjeuner, nous sortons nous
promener – pas très longtemps, pour les
ménager tous les deux. L’un se fatigue
vite et l’autre souffre de sa polyarthrite.
Une lueur méfiante dans les yeux, Baba
marche sur le trottoir entre Pari et moi,
anxieux, le pas incertain, avec sa vieille
casquette de livreur de journaux, son
gilet et ses mocassins fourrés. À l’angle
de notre rue, il y a une école primaire
accolée à un terrain de foot mal
entretenu et, de l’autre côté, une petite
aire de jeux où je l’emmène souvent.
Nous y trouvons toujours une jeune mère
ou deux, une poussette garée à
proximité, un bambin qui se déplace tant
bien que mal dans le bac à sable, et de
temps à autre un couple d’adolescents
venus paresser sur les balançoires et
fumer au lieu d’aller en cours. Ils
accordent à peine un regard à Baba, et
lorsqu’ils le font, c’est avec une froide
indifférence, voire un subtil dédain,
comme s’ils estimaient qu’il aurait dû
avoir assez de jugeote pour ne pas
laisser la vieillesse et la décrépitude
s’emparer de lui.
Un jour que je marque une pause dans
mon travail pour aller me resservir du
café dans la cuisine, je découvre Baba et
Pari plantés devant un film. Assis sur
son fauteuil, ses mocassins dépassant de
sous le plaid, Baba a la tête penchée en
avant, la bouche entrouverte et les
sourcils froncés, sous le coup de la
concentration ou bien de la confusion.
Pari a pris place à côté de lui, les mains
nouées et les chevilles croisées.
— C’est qui, elle ? demande-t-il.
— Latika.
— Qui ça ?
— Latika, la petite fille des
bidonvilles. Celle qui n’a pas pu sauter
dans le train.
— Elle n’a pas l’air d’une petite fille.
— Oui, mais beaucoup d’années se
sont écoulées, explique Pari.
Maintenant, elle est plus âgée.
La semaine dernière, pendant que nous
étions assis tous les trois sur un banc de
l’aire de jeux, elle s’est tournée vers lui.
Abdullah, vous vous souvenez quand
vous étiez enfant et que vous aviez une
petite sœur ?
À peine a-t-elle eu fini sa phrase qu’il
s’est mis à pleurer. Paniquée, elle a
appuyé le front contre lui en répétant, Je
suis désolée, je suis désolée, et en lui
essuyant les joues, mais il ne cessait de
sangloter, si fort même qu’il a
commencé à s’étouffer.
— Et lui, vous savez qui c’est,
Abdullah ?
Il grogne.
— C’est Jamal, le garçon qui participe
au jeu télévisé.
— Non, pas du tout, réplique-t-il
sèchement.
— Vous pensez que non ?
— Il sert le thé !
— Oui, mais c’était… comment dit-on
en anglais, déjà ? Une scène du passé.
Une scène qui remonte à avant. Un…
En silence, j’articule le mot flashback
devant ma tasse.
— Le jeu télévisé a lieu aujourd’hui,
Abdullah. Et la scène où il sert le thé,
c’était avant.
Mais Baba ne réagit pas. À l’écran,
Jamal et Salim sont assis en haut d’un
grand immeuble de Bombay, leurs pieds
pendant dans le vide.
Pari observe son frère comme si elle
attendait que quelque chose lui décille
les yeux.
— J’ai une question pour vous,
Abdullah, dit-elle. Si vous gagniez un
million de dollars, qu’est-ce que vous
feriez ?
Il grimace, s’agite sur son fauteuil et
se penche encore plus en avant.
— Je sais ce que je ferais, moi,
continue-t-elle.
Baba la fixe d’un air absent.
— Si je gagnais un million de dollars,
j’achèterais une maison dans cette rue.
Comme ça, on pourrait être voisins, tous
les deux, et je viendrais ici tous les
jours regarder la télé avec vous.
Il sourit.
Mais quelques minutes plus tard
seulement, alors que, de retour dans ma
chambre, je tape sur mon clavier avec
mon casque sur les oreilles, un fracas
retentit et Baba se met à tonner en farsi.
J’ôte vivement mes écouteurs et me
précipite dans la cuisine, où je découvre
Pari acculée contre le mur, près du
micro-ondes, les mains ramenées sous
son menton pour se protéger de mon
père qui la frappe sur l’épaule avec sa
canne, les yeux écarquillés. Les débris
d’un verre jonchent le sol à leurs pieds.
— Fais-la sortir d’ici ! crie-t-il en me
voyant. Je veux que cette femme sorte de
chez moi !
— Baba !
Pari est devenue toute pâle. Des
larmes jaillissent de ses yeux.
— Donne-moi ta canne, Baba, pour
l’amour du ciel ! Et ne bouge pas. Tu
vas t’entailler les pieds.
Je l’oblige à lâcher sa canne, non sans
qu’il m’oppose d’abord une farouche
résistance.
— Je veux que cette femme s’en aille !
C’est une voleuse !
— Que dit-il ? demande Pari.
— Elle m’a volé mes cachets !
— Ce sont les siens, Baba !
Une main sur son épaule, je le guide
hors de la pièce. Il tremble sous ma
paume, et au moment où nous passons
près de Pari, je dois l’empêcher de se
jeter de nouveau sur elle.
— Bon, ça suffit comme ça, Baba. Ces
cachets sont à elle, pas à toi. Elle les
prend pour ses mains.
Tout en l’entraînant vers le fauteuil,
j’attrape un catalogue publicitaire sur la
table basse.
— Je ne lui fais pas confiance, grogne
Baba en se laissant tomber sur son siège.
Toi, tu ne vois rien, mais moi, si. Je sais
reconnaître une voleuse quand j’en ai
une en face de moi.
Essoufflé, il m’arrache le catalogue et
commence à tourner les pages avec rage.
Puis il l’abat sur ses genoux et me fait
face en haussant les sourcils au
maximum.
— Et une foutue menteuse, par-dessus
le marché. Tu sais ce qu’elle m’a dit,
cette femme ? Tu sais ce qu’elle m’a
dit ? Qu’elle était ma sœur ! Ma sœur !
Attends un peu que Sultana l’apprenne.
— Très bien, Baba. On lui racontera
ça tous les deux.
— Cette femme est folle.
— On racontera ça à Mère, on fera
sortir cette folle de chez nous et on en
rira tous les trois. Maintenant, détends-
toi, Baba. Tout va bien. Tiens.
Je mets la chaîne météo et m’assois à
côté de lui en lui caressant l’épaule
jusqu’à ce qu’il cesse de trembler et que
sa respiration s’apaise. Moins de cinq
minutes plus tard, il s’est assoupi.
Je retourne dans la cuisine, où Pari
s’est affaissée par terre, le dos au lave-
vaisselle. L’air ébranlée, elle se tapote
les yeux avec une serviette en papier.
— Je suis vraiment désolée, s’excuse-
t-elle. Ce n’était pas prudent de ma part.
— Ce n’est rien.
Je sors la pelle et la balayette de sous
l’évier, récupère un à un les petits
cachets roses et orange éparpillés parmi
les débris, puis ramasse le verre
répandu sur le linoléum.
— Je suis une imbécile*. Je voulais
tellement lui dire… Je pensais que,
peut-être, si je lui avouais la vérité… Je
ne sais pas ce qui m’est passé par la
tête.
Après avoir vidé la pelle dans la
poubelle, je m’agenouille près de Pari et
repousse en arrière le col de sa chemise
pour inspecter son épaule à l’endroit où
Baba l’a frappée.
— Tu vas avoir des bleus. Et je parle
en connaissance de cause.
Je m’assois par terre à côté d’elle et
verse les cachets dans sa main.
— Il est souvent comme ça ?
s’enquiert-elle.
— Il a ses mauvais jours.
— Tu devrais peut-être faire appel à
une aide professionnelle, non ?
Je soupire en opinant. J’ai beaucoup
songé dernièrement à ce jour inévitable
où je m’éveillerai dans une maison vide
pendant que, recroquevillé dans un lit
auquel il ne sera pas habitué, Baba
examinera le petit déjeuner qu’un
inconnu lui apportera sur un plateau. Ou
bien je me le représente avachi à une
table dans une sorte de salle de jeux, en
train de piquer du nez.
— Je sais, mais pas encore. Je veux
m’occuper de lui le plus longtemps
possible.
Pari sourit et se mouche.
— Je comprends.
Je n’en suis pas sûre cependant, et je
ne lui avoue pas mon autre raison d’agir
ainsi. C’est à peine d’ailleurs si je me
l’avoue à moi-même. En fait, bien que
j’aspire souvent à être libre, j’ai peur de
le devenir. J’ai peur de ce qu’il
adviendra de moi, de ce que je ferai une
fois que Baba sera parti. Toute ma vie,
j’ai vécu comme un poisson d’aquarium,
à l’abri dans une bulle de verre, derrière
une barrière aussi impénétrable que
transparente. Je pouvais observer à ma
guise le monde chatoyant de l’autre côté,
je pouvais m’imaginer dedans si je le
voulais. Mais mon existence a toujours
été endiguée, contenue à l’intérieur des
limites dures et inflexibles que Baba a
érigées pour moi, d’abord
consciemment, lorsque j’étais jeune,
puis innocemment, maintenant qu’il
s’étiole de jour en jour. Je crois que je
me suis accoutumée à cette chape de
verre et que je suis terrifiée à l’idée que,
lorsqu’elle se brisera, lorsque je me
retrouverai seule, je m’échouerai dans
un vaste monde inconnu et me tordrai là,
impuissante, perdue, sans plus pouvoir
respirer.
Cette vérité que j’admets rarement,
c’est que j’ai toujours eu besoin de
sentir le poids de mon père sur mon dos.
Pourquoi sinon aurais-je renoncé si
facilement à mon rêve de faire les
Beaux-Arts, en protestant à peine quand
Baba m’a demandé de ne pas aller à
Baltimore ? Pourquoi sinon aurais-je
quitté Neal, l’homme à qui j’ai été
fiancée il y a quelques années ? Il
possédait une entreprise d’installation
de panneaux solaires. Son visage carré
et buriné m’a plu dès l’instant où je l’ai
aperçu au restaurant, lorsque j’ai pris sa
commande et qu’il a levé les yeux de
son menu en souriant. Il était patient,
amical et d’humeur toujours égale. Ce
n’est pas vrai, ce que j’ai dit sur lui à
Pari. Neal ne m’a pas quittée pour une
fille plus jolie. J’ai tout saboté. Même
lorsqu’il m’a promis de se convertir à
l’islam et de suivre des cours de farsi, je
trouvais d’autres failles, d’autres
prétextes. J’ai paniqué, au bout du
compte, et me suis réfugiée dans tous les
recoins familiers, dans toutes les petites
crevasses de ma vie à la maison.
À côté de moi, Pari se redresse. Je la
regarde lisser les plis de sa robe, et je
suis de nouveau frappée par le miracle
que constitue sa présence ici, à quelques
centimètres de moi.
— J’aimerais te montrer quelque
chose, dis-je.
Je me lève à mon tour. L’un des
avantages de ne jamais quitter le giron
familial, c’est que personne ne fait le
grand ménage dans votre chambre, ne
vend vos jouets dans un vide-greniers ni
ne donne vos habits devenus trop petits
pour vous. Je sais que pour une femme
proche de la trentaine, je possède trop
de souvenirs de mon enfance autour de
moi, la plupart fourrés dans un grand
coffre au pied de mon lit. C’est
justement celui-ci que je vais ouvrir à
cet instant. À l’intérieur se trouvent de
vieilles poupées, le poney rose dont je
pouvais brosser la crinière, les livres
d’images, et toutes les cartes de vœux
que j’avais réalisées pour mes parents à
l’école élémentaire avec des haricots
rouges, des paillettes et des petites
étoiles étincelantes. La dernière fois que
nous nous sommes parlé, Neal et moi,
lors de notre rupture, il m’a dit, Je ne
peux pas t’attendre, Pari. Je ne vais
pas rester planté là jusqu’à ce que tu
grandisses.
Je referme le coffre et retourne dans le
salon, où Pari s’est assise sur le canapé,
en face de Baba. Je m’installe près
d’elle.
— Tiens, dis-je en lui tendant une
série de cartes postales.
Elle prend ses lunettes de lecture sur
la petite table à côté du canapé et retire
l’élastique qui entoure le paquet. En
examinant la première, elle fronce les
sourcils. C’est une photo de Las Vegas.
Le Caesars Palace, de nuit, tout
scintillant et illuminé. Elle retourne la
carte et lit le message au dos à voix
haute.

21 juillet 1992
Chère Pari,
Tu n’imagines pas la chaleur qu’il
fait ici. Aujourd’hui, Baba s’est
brûlé en posant la main sur le
capot de notre voiture de location !
Mère a dû mettre du dentifrice
dessus. Au Caesars Palace, il y a
des soldats romains munis d’épées,
de casques et de capes rouges.
Baba n’arrêtait pas de dire à Mère
d’aller prendre une photo avec eux,
mais elle n’a pas voulu. Moi si, par
contre ! Je te montrerai ça quand je
rentrerai. C’est tout pour
aujourd’hui. Tu me manques.
J’aimerais que tu sois là.
Pari
P-S : Je mange le meilleur sundae
du monde en même temps que je
t’écris.

Pari passe à la carte suivante. Le


château du magnat de la presse, William
Randolph Hearst. Elle lit le mot à voix
basse, cette fois. Il avait son propre
zoo ! C’est pas génial, ça ? Des
kangourous, des zèbres, des antilopes,
des chameaux de Bactriane – ceux qui
ont deux bosses. Une autre de
Disneyland, sur laquelle Mickey
apparaît avec un chapeau de magicien et
une baguette magique. Mère a hurlé
quand le pendu est tombé du plafond !
Si tu l’avais entendue ! La crique de La
Jolla. La région de Big Sur. La route
panoramique 17-Mile Drive. Les bois
de Muir. Le lac Tahoe. Tu me manques.
Tu aurais adoré voir ça, c’est sûr. Je
regrette que tu ne sois pas là.
Je regrette que tu ne sois pas là.
Je regrette que tu ne sois pas là.
Pari ôte ses lunettes.
— Tu t’es écrit des cartes à toi-
même ?
— Non, à toi, dis-je en riant. C’est un
peu embarrassant.
Pari repose le tas sur la table et se
rapproche de moi.
— Raconte.
Je baisse les yeux et tourne ma montre
autour de mon poignet.
— Autrefois, j’imaginais qu’on était
des jumelles, toi et moi. J’étais la seule
à te voir. Je ne te cachais rien. Aucun de
mes secrets. Pour moi, tu étais bien
réelle, et toujours à proximité. J’étais
moins seule grâce à toi. Comme si on
était des Doppelgänger. Tu connais ce
mot ?
Un sourire brille dans ses yeux.
— Oui.
J’avais de nous l’image de deux
feuilles emportées à des kilomètres
l’une de l’autre par le vent, et pourtant
liées par les profondes racines
entremêlées de l’arbre dont nous étions
toutes les deux tombées.
— Pour moi, c’était l’inverse,
m’avoue Pari. Tu dis que tu sentais une
présence, mais moi, je ne sentais qu’une
absence. Une vague douleur sans cause.
J’étais en quelque sorte une patiente qui
sait juste qu’elle a mal et qui ne peut pas
expliquer où à son médecin.
Elle pose sa main sur la mienne, et,
l’espace d’une minute, nous restons
silencieuses.
Sur son fauteuil, Baba grogne et
s’agite.
— Je suis vraiment désolée, dis-je.
— Pourquoi ?
— Que vous ayez été réunis trop tard.
— Mais on l’est, maintenant, non ?
réplique-t-elle avec une fêlure dans la
voix. Et il est tel qu’il est aujourd’hui.
Ce n’est pas grave. Je suis heureuse. J’ai
retrouvé une partie de moi qui était
perdue. Et je t’ai retrouvée, toi, ajoute-t-
elle en pressant ma main.
Ses paroles font vibrer la corde de
mes désirs d’enfant. Je me souviens
quand je me sentais seule et que je
murmurais son prénom – notre prénom –
avant de retenir mon souffle en guettant
un écho, certaine qu’il résonnerait un
jour. L’entendre maintenant, dans ce
salon, me donne l’impression que toutes
les années qui nous ont séparées se
replient rapidement l’une par-dessus
l’autre, encore et encore. Comme si le
temps se contractait, tel un accordéon,
jusqu’à ce que, réduit à l’épaisseur
d’une photo, d’une carte postale, il
dépose à mes pieds le souvenir le plus
éclatant de mon enfance afin qu’il
s’assoie à côté de moi, qu’il me tienne
la main et articule mon prénom. Notre
prénom. Je perçois un petit clic, quelque
chose qui se met en place. Quelque
chose qui a été arraché il y a longtemps
et qui se recolle. Et j’éprouve un doux
élancement dans ma poitrine, le bruit
étouffé d’un nouveau cœur qui
redémarre à côté du mien.
Baba se redresse en s’appuyant sur ses
coudes. Il se frotte les yeux et nous
dévisage.
— Qu’est-ce que vous mijotez, les
filles ? demande-t-il en souriant.

Une autre comptine, celle-là sur un


pont à Avignon.
Pari la fredonne pour moi, puis récite
les paroles :

Sur le pont d’Avignon


L’on y danse, l’on y danse
Sur le pont d’Avignon
L’on y danse tous en rond.

— Maman me l’a apprise quand


j’étais petite, dit-elle en resserrant le
nœud de son foulard pour se protéger
d’un grand coup de vent.
Il fait froid, mais le ciel est bleu et le
soleil radieux frappe les bords gris
métallique du Rhône et se brise en tout
petits éclats lumineux à sa surface.
— Tous les enfants français
connaissent cette chanson.
Nous sommes assises sur un banc en
bois en face de l’eau. Pendant que Pari
me traduit les paroles, je m’émerveille
devant la ville située de l’autre côté du
fleuve. Ayant récemment découvert mon
propre passé familial, je suis
impressionnée de me retrouver dans un
endroit si chargé d’histoire – une
histoire documentée, préservée. C’est un
miracle. Du reste, tout dans cette ville
tient du miracle. J’admire la clarté de
l’air, le vent qui tourbillonne le long du
fleuve, faisant clapoter l’eau contre les
berges de pierre, la force et l’éclat de la
lumière, et la manière dont elle semble
émaner de toutes parts. Depuis le banc,
je vois les vieux remparts cernant
l’ancien centre-ville et son labyrinthe de
ruelles sinueuses, la tour ouest de la
cathédrale d’Avignon, la statue dorée de
la Vierge Marie luisant au sommet.
Pari me raconte la légende du jeune
berger qui, au XIIe siècle, a prétendu que
des anges lui avaient demandé de
construire un pont sur le fleuve, puis qui
a prouvé ses dires en soulevant un
énorme rocher et en le jetant dans l’eau.
Elle évoque le moment où des bateliers
du Rhône ont rendu hommage à leur
patron, saint Nicolas, en escaladant
l’édifice. Et les inondations qui, au fil
des siècles, ont rongé les arches et
entraîné leur effondrement. Elle me dit
tout ça avec la même énergie nerveuse et
trépidante que lors de notre visite du
palais des Papes, plus tôt dans la
journée, quand elle ôtait le casque de
son audio-guide pour me montrer une
fresque et qu’elle tapotait mon coude
afin d’attirer mon attention sur une
sculpture intéressante, des vitraux ou des
croisées d’ogives au-dessus de nous.
Devant le Palais, elle a parlé presque
sans s’arrêter, le nom des saints, des
papes et des cardinaux se déversant de
sa bouche en un flot continu tandis que
nous nous promenions dans le square de
la cathédrale parmi les nuées de
pigeons, les touristes, les marchands
africains aux tuniques chamarrées qui
vendaient des bracelets et des montres
contrefaites, et le jeune guitariste à
lunettes plongé dans une interprétation
d e Bohemian Rhapsody en version
acoustique, assis sur une cagette. Je ne
me souviens pas que Pari ait été aussi
loquace durant son séjour aux États-
Unis, et je vois là une tactique dilatoire,
comme si nous tournions autour de ce
qu’elle voulait vraiment faire – ce que
nous allons faire – et que tous ces mots
étaient une sorte de passerelle.
— Mais tu pourras bientôt admirer un
vrai pont, dit-elle. Quand tout le monde
sera là. Nous irons ensemble au pont du
Gard. Tu connais ? Non ? Oh là là.
C’est vraiment merveilleux*. Les
Romains l’ont construit au Ier siècle pour
acheminer l’eau depuis la fontaine
d’Eure jusqu’à Nîmes. Cela fait
cinquante kilomètres ! C’est un chef-
d’œuvre d’ingénierie, Pari.
Je suis en France depuis quatre jours,
et à Avignon depuis deux. Pari et moi
avons pris le TGV à Paris par un temps
gris et froid, et nous avons été
accueillies à notre descente par des
cieux limpides et un vent chaud, le tout
au son des cigales qui chantaient en
chœur dans les arbres. À la gare, j’ai dû
me démener comme une folle pour sortir
ma valise du train – il s’en est même
fallu de peu que je n’y arrive pas
puisque j’ai sauté sur le quai juste au
moment où la porte du wagon se
refermait derrière moi. À trois secondes
près, je me serais retrouvée à Marseille.
Il faudra que je raconte ça à Baba.
Comment va-t-il ? m’a demandé Pari
durant notre trajet en taxi entre
l’aéroport Charles-de-Gaulle et son
appartement.
Il est de plus en plus atteint.
Baba vit dans un centre médicalisé
maintenant. La première fois que je suis
allée là-bas en repérage, j’ai eu droit à
une visite des lieux avec la directrice,
Penny, une grande femme toute frêle aux
cheveux blond vénitien bouclés. Ce
n’est pas si mal, ai-je pensé.
Puis je l’ai dit à voix haute, Ce n’est
pas si mal.
L’endroit était propre, avec des
fenêtres donnant sur un jardin, où, m’a-t-
elle expliqué, ils organisaient un goûter
tous les mercredis à 16 h 30. Il flottait
une légère odeur de cannelle et de pin
dans l’entrée. Les membres du
personnel, que j’appelle presque tous
par leur prénom maintenant, semblaient
courtois, patients, compétents. Je m’étais
imaginé de vieilles femmes au visage
ravagé, avec des poils au menton, bavant
et marmonnant toutes seules devant leur
écran de télévision, mais la plupart des
résidents que j’ai croisés n’étaient pas si
âgés. Beaucoup n’étaient même pas en
fauteuil roulant.
Je crois que je m’attendais à pire.
Ah oui ? a répondu Penny, avant de
lâcher un rire agréable, très
professionnel.
Désolée, ma remarque était impolie.
Pas du tout. Nous avons parfaitement
conscience de l’image que la plupart
des gens ont de ce type d’endroit. Bien
sûr, a-t-elle ajouté par-dessus son
épaule d’un ton sérieux de mise en
garde, nous sommes ici dans la partie
résidence-services de notre
établissement. À en juger par ce que
vous m’avez dit sur votre père, je doute
qu’il y soit à sa place. L’unité réservée
aux personnes atteintes de troubles de
la mémoire serait probablement plus
adaptée dans son cas. Nous y voilà.
Elle a utilisé une clé pour pénétrer
dans l’unité en question. Celle-ci ne
sentait ni la cannelle ni le pin, et mon
estomac s’est révulsé. D’instinct, j’ai eu
envie de faire demi-tour et de repartir,
mais Penny m’a pressé doucement le
bras en me regardant avec une grande
tendresse. J’ai tenu bon jusqu’à la fin de
la visite, submergée par un sentiment
écrasant de culpabilité.
Le matin précédant mon départ pour
l’Europe, je suis allée voir Baba. J’ai
franchi le hall d’entrée de la résidence-
services en faisant signe à Carmen, la
femme d’origine guatémaltèque chargée
de prendre les appels téléphoniques. Je
suis ensuite passée devant la grande
salle commune, où des seniors
écoutaient un quartet à cordes de lycéens
bien habillés, puis devant la salle
polyvalente, avec ses ordinateurs, ses
étagères remplies de livres et ses jeux
de dominos, et enfin devant le tableau
d’affichage et sa série de conseils et de
petites annonces – Saviez-vous que le
soja peut réduire votre taux de mauvais
cholestérol ? N’oubliez pas la séance
Puzzle et Jeux de réflexion ce mardi à
11 heures !
Après quoi, je suis arrivée dans
l’unité de soins fermée à clé. Il n’y a pas
de goûter organisé de ce côté-là de la
porte. Pas de bingo. Personne ici ne
débute sa journée en prenant un cours de
tai-chi. Baba n’était pas dans la
chambre. Son lit était fait, sa télé éteinte,
et il y avait un verre d’eau à moitié plein
sur sa table de nuit. Cela m’a un peu
soulagée. Je déteste le voir étendu sur le
flanc dans son lit d’hôpital, une main
sous l’oreiller, ses yeux caves me fixant
d’un air vide.
Je l’ai trouvé dans la salle de
récréation, affaissé sur un fauteuil
roulant près de la fenêtre donnant sur le
jardin. Il portait un pyjama en flanelle,
sa casquette de livreur de journaux, et
ses jambes étaient recouvertes par ce
que Penny appelle un tablier d’activités
– avec des ficelles qu’il peut tresser et
des boutons qu’il aime faire et défaire.
Selon elle, cela contribue à préserver la
motricité de ses doigts.
Je l’ai embrassé sur la joue et j’ai tiré
une chaise près de lui. Quelqu’un l’avait
rasé, ses cheveux avaient été mouillés et
peignés, et sa peau sentait le savon.
C’est demain le grand jour, ai-je dit.
Je prends l’avion pour aller rendre
visite à Pari en France. Tu te
souviens ?
Il a cligné des yeux. Déjà, avant son
attaque, il commençait à se replier
davantage sur lui-même, à observer de
longs silences, à afficher une mine
inconsolable. Désormais, son visage
s’apparente à un masque dont la bouche
dessine en permanence un petit sourire
poli et bancal qui n’atteint jamais son
regard. Il ne dit plus un mot. Parfois, ses
lèvres s’écartent et il produit un son
rauque, semblable à une expiration
– Aaaah ! – avec une intonation
montante à la fin, comme s’il était
surpris, ou comme si j’avais déclenché
une infime épiphanie en lui.
On se retrouve à Paris, et ensuite on
ira en train jusqu’à Avignon – une ville
du sud de la France où les papes
vivaient au XIVe siècle. On se baladera
un peu dans le coin. Mais le plus beau,
c’est que Pari a annoncé ma venue à
tous ses enfants et qu’ils nous
rejoindront là-bas.
Baba a continué à me sourire de la
même façon qu’il l’avait fait la semaine
précédente quand Hector était passé le
voir, ou quand je lui avais parlé de ma
demande d’inscription au collège des
arts et des lettres de l’université d’État
de San Francisco.
Ta nièce Isabelle et son mari Albert
ont une maison de vacances en
Provence, près d’un lieu qui s’appelle
L e s Baux. Je me suis renseignée sur
internet, Baba. C’est une ville
incroyable, construite sur des
promontoires calcaires dans les
Alpilles. On peut visiter les ruines d’un
château médiéval et contempler les
plaines et les vergers en contrebas. Je
prendrai plein de photos pour te les
montrer quand je rentrerai.
Près de nous, une vieille femme en
robe de chambre faisait glisser çà et là
les pièces d’un puzzle avec suffisance,
tandis qu’à la table voisine, une autre
aux cheveux blancs cotonneux tentait de
ranger des fourchettes, des cuillères et
des couteaux à beurre dans un tiroir à
couverts. Le grand écran installé dans un
angle de la pièce diffusait une série
télévisée dont les personnages
principaux, Ricky et Lucy, attachés l’un
à l’autre par une paire de menottes,
apparaissaient en pleine dispute.
Aaaah ! a dit Baba.
Alain – ton neveu – et sa femme Ana
feront le déplacement depuis l’Espagne
avec leurs cinq enfants. Je ne les
connais pas tous par leur nom, mais je
suis sûre que ça viendra. Et puis ton
autre neveu sera là lui aussi. Le plus
jeune fils de Pari, Thierry. Et ça, ça lui
fait vraiment plaisir, parce qu’ils ne se
sont pas vus ni parlé depuis des
années. Il a pris un congé spécial pour
pouvoir quitter son boulot en Afrique.
Ce sera donc un grand rassemblement
familial.
Plus tard, au moment de partir, je l’ai
de nouveau embrassé sur la joue et je me
suis attardée là, mon visage contre le
sien, en me rappelant l’époque où il
venait me chercher au jardin d’enfants et
où nous passions ensuite récupérer Mère
à sa sortie de chez Denny’s. On
s’asseyait à une table en attendant
qu’elle ait pointé et je mangeais la boule
de glace que le gérant ne manquait
jamais de m’offrir, tout en montrant à
Baba les dessins que j’avais réalisés ce
jour-là. Il faisait preuve de tant de
patience alors, hochant la tête et
examinant chacun d’eux avec une
attention qui lui donnait un air sévère.
Il m’a décoché son sourire.
Ah, j’ai failli oublier.
Je me suis baissée afin d’accomplir
notre rituel habituel au moment des au
revoir : j’ai passé le bout de mes doigts
sur ses joues, son front plissé, ses
tempes, puis ses cheveux gris de plus en
plus rares, les croûtes de son crâne
rugueux et l’arrière de ses oreilles,
arrachant en chemin tous les mauvais
rêves de sa tête. À la fin, j’ai ouvert un
sac invisible pour y faire tomber ces
cauchemars et j’ai tiré fort sur le cordon.
Là.
Baba a émis un son guttural.
Fais de beaux rêves, Baba. Je
reviendrai dans deux semaines. J’ai
pris conscience à ce moment-là que nous
n’avions encore jamais été séparés si
longtemps.
En m’éloignant de lui, j’ai eu la très
nette impression qu’il me regardait, mais
quand je me suis retournée, il jouait
avec un bouton de son tablier.
Pari me parle de la maison d’Isabelle
et Albert. Elle m’en a montré des
photos. C’est une belle ferme
provençale restaurée sur les collines du
Lubéron, tout en pierres, avec des arbres
fruitiers, une tonnelle devant la porte
principale et des tomettes et des poutres
apparentes à l’intérieur.
— On ne le voyait pas sur les photos,
mais il y a une vue fabuleuse sur les
monts du Vaucluse.
— On tiendra tous dedans ? Ça fait
beaucoup de monde pour une ferme.
— Plus on est de fous, plus on rit*.
Comment dit-on en anglais, déjà ? « The
more, the happier » ?
— « The merrier. »
— Ah, voilà. C’est ça*.
— Et les enfants ? Où vont-ils…
— Pari ?
Je me tourne vers elle.
— Oui ?
Elle pousse un long soupir.
— Tu peux me le donner maintenant.
J’acquiesce en silence et plonge la
main dans le sac entre mes jambes.
Je suppose que j’aurais dû découvrir
ça des mois plus tôt, quand j’ai placé
Baba dans son centre médicalisé, mais
après avoir sorti la première des trois
valises que nous gardions dans le
placard de l’entrée pour préparer son
départ, j’ai constaté que tous ses habits
tenaient dedans et que je n’avais pas
besoin des deux autres. Ensuite, je me
suis résolue à faire un grand ménage
dans la chambre de mes parents. J’ai
arraché le vieux papier, repeint les
murs, ôté le grand lit et la coiffeuse au
miroir ovale, débarrassé les placards
des costumes de mon père et des
chemisiers et des robes de ma mère
protégés par des housses en plastique, et
j’ai tout empilé dans le garage en
attendant de porter ça à une association
caritative. J’ai poursuivi en ramenant
mon bureau dans leur chambre, qui me
sert maintenant de lieu de travail et qui
sera aussi ma salle d’étude quand les
cours débuteront à l’automne. Pour finir,
j’ai vidé le coffre près de mon lit et jeté
dans un sac-poubelle tous mes vieux
jouets, mes robes de petite fille, les
sandales et les tennis que je ne pouvais
plus mettre. Je ne supportais plus de
voir les cartes que j’avais réalisées pour
les anniversaires de mes parents, les
fêtes des Pères et celles des Mères. Je
ne pouvais plus dormir la nuit en sachant
qu’elles étaient là, à mes pieds. Cela
m’était trop douloureux.
Au moment de nettoyer le placard de
l’entrée, j’ai sorti les deux valises
restantes pour les entreposer dans le
garage. C’est là que j’ai senti une bosse
dans l’une d’elles. En l’ouvrant, j’ai
trouvé un paquet emballé dans du papier
kraft et, scotchée dessus, une enveloppe
qui portait cette mention, rédigée à la
main en anglais : Pour ma sœur, Pari.
J’ai tout de suite reconnu l’écriture de
Baba – la même que lorsque je
travaillais au restaurant et que je
ramassais les commandes qu’il notait à
la caisse.
Je tends le paquet à Pari.
Elle le pose sur ses genoux et le
contemple en effleurant les mots
griffonnés sur l’enveloppe. De l’autre
côté du fleuve, les cloches de la
cathédrale se mettent à sonner. Un
oiseau déchiquette les entrailles d’un
poisson mort sur un rocher au bord de
l’eau.
Pari fourrage dans son sac.
— J’ai oublié mes lunettes*, dit-elle.
— Tu veux que je te la lise ?
Elle essaie de détacher la lettre, mais
ce n’est pas un bon jour pour ses mains
et, après avoir un peu bataillé avec le
paquet, elle finit par me le tendre. Je
décolle l’enveloppe. À l’intérieur se
trouve un message.
— C’est écrit en farsi.
— Mais tu comprends cette langue,
n’est-ce pas ? me demande Pari avec
inquiétude. Tu peux me traduire ?
— Oui, dis-je en souriant
intérieurement, emplie d’une gratitude
tardive envers Baba pour tous les
mardis après-midi où il m’a emmenée à
Campbell prendre des cours de farsi.
Je repense à lui, déguenillé, perdu
dans un désert qu’il traverse en
trébuchant, le chemin derrière lui
parsemé de tous les petits morceaux
scintillants que la vie lui a arrachés.
Tenant fermement la feuille face au
vent qui souffle en rafales, je déchiffre à
voix haute les trois phrases du message :
On me dit que je dois patauger dans
des eaux où je ne tarderai pas à me
noyer. Avant de m’avancer vers elles,
je laisse ça pour toi sur le rivage. Je
prie pour que tu le trouves, petite sœur,
afin que tu saches ce que j’avais dans
le cœur au moment de sombrer.
Il y a une date aussi. Août 2007.
— Août 2007. L’année où sa maladie
a été diagnostiquée.
Trois ans avant que Pari entre en
contact avec moi.
Celle-ci hoche la tête et s’essuie les
yeux avec la paume de sa main. Deux
jeunes passent devant nous sur un
tandem – aux commandes, une blonde
mince aux joues roses, et derrière elle
un garçon à la peau couleur café
arborant des dreadlocks. Sur l’herbe à
quelques pas de nous, une adolescente
vêtue d’une minijupe en cuir noir parle
au téléphone en serrant la laisse d’un
minuscule terrier gris charbon.
Pari me donne le paquet afin que je le
lui ouvre. Il renferme une vieille boîte à
thé en étain. Sur le couvercle, un Indien
barbu habillé d’une longue tunique rouge
tient une tasse fumante à la manière
d’une offrande. La vapeur s’est presque
effacée et le rouge de la tunique s’est
décoloré au point de devenir rose.
J’actionne le fermoir et soulève le
couvercle. La boîte est remplie de
plumes. Il y en a de toutes les teintes et
de toutes les formes : des courtes d’un
vert profond ; des longues, brun-roux et
à tige noire ; une couleur pêche, avec un
léger reflet violet, provenant peut-être
d’un colvert ; des marron avec des
taches noires le long des barbes
intérieures ; et une plume verte de paon
avec un gros œil à l’extrémité.
Je me tourne vers Pari.
— Tu sais ce que ça veut dire ?
Son menton tremblote et elle secoue
lentement la tête en me reprenant la boîte
pour en inspecter l’intérieur.
— Non. Je sais seulement que
lorsqu’on a été séparés, Abdullah et
moi, il en a beaucoup plus souffert. Moi,
j’ai eu la chance d’être protégée par
mon jeune âge. Je pouvais oublier*. Lui,
non.
Elle saisit une plume et effleure son
poignet avec en l’examinant comme si
elle espérait qu’elle allait s’animer et
s’envoler.
— J’ignore ce que cette plume
représente, quelle est son histoire, mais
ce dont je suis sûre, c’est qu’elle
signifie qu’il pensait à moi. Durant
toutes ces années. Il s’est souvenu de
moi.
Elle se met à pleurer en silence.
J’enroule un bras autour de ses épaules
en contemplant les arbres inondés de
soleil, le fleuve qui coule devant nous et
passe sous le pont Saint-Bénezet – celui-
là même dont parle la comptine. C’est
une moitié de pont, en réalité. Seules
quatre de ses arches originelles ont
traversé le temps, de sorte qu’il s’arrête
net au milieu de l’eau, un peu comme
s’il avait voulu rejoindre l’autre rive,
mais en se révélant finalement trop
court.
Ce soir-là, à l’hôtel, je reste éveillée
dans mon lit. Des nuages se pressent
contre la grosse lune toute gonflée
visible depuis notre fenêtre. Dans la rue,
des talons claquent sur les pavés. Je
perçois des rires et des bavardages. Des
mobylettes pétaradantes. Le tintement
des verres dans le restaurant d’en face.
Les notes d’un piano, quelque part,
s’élèvent jusqu’à moi.
Je pivote vers Pari, qui dort sans bruit
à mes côtés. Son visage m’apparaît pâle
dans le clair de lune. En elle, je revois
Baba – un Baba jeune, plein d’espoir et
heureux, tel qu’il était autrefois – et je
sais que je le retrouverai chaque fois
que je la regarderai. Nous sommes de la
même chair, du même sang. Bientôt, je
ferai la connaissance de ses enfants, et
des enfants de ses enfants, et mon sang
court aussi dans leurs veines. Je ne suis
pas seule. Une bouffée de joie me
cueille à froid et monte en moi en me
faisant venir aux yeux des larmes de
gratitude et d’espoir.
Tout en continuant à observer Pari, je
repense au jeu auquel nous nous
adonnions à l’heure du coucher, Baba et
moi. L’arrachage des cauchemars et
l’offrande de jolis rêves. Je me souviens
de celui que je lui donnais. Attentive à
ne pas réveiller Pari, je tends la main
vers elle et l’appuie doucement sur son
front. Puis je ferme les yeux.
Un après-midi ensoleillé. Ils sont
redevenus des enfants, frère et sœur,
jeunes, clairvoyants et robustes.
Allongés à l’ombre d’un pommier en
pleine floraison, ils sentent la chaleur
des herbes hautes dans leur dos et le
soleil qui s’amuse à moucheter leur
visage à travers la débauche de fleurs
au-dessus d’eux. Ils se reposent côte à
côte, à moitié endormis, comblés – lui,
la tête appuyée sur le bord d’une grosse
racine, elle sur le manteau qu’il a replié
pour elle. À travers ses paupières mi-
closes, elle regarde un merle perché sur
une branche. Des souffles d’air frais
fendent le feuillage en descendant vers
eux.
Elle se tourne vers lui, son grand
frère, son allié en toutes circonstances,
mais il est trop près et elle ne distingue
pas son visage dans sa totalité. Juste
l’inclinaison de son front, l’arête de son
nez, la courbe de ses cils. Aucune
importance. Elle est déjà heureuse d’être
près de lui, avec lui – son frère –, et à
mesure que le sommeil l’emporte, elle
se sent envahie par un calme absolu.
Elle ferme les yeux puis s’assoupit,
sereine, tandis qu’autour d’elle les
choses se fondent dans une lumière
radieuse, toutes ensemble, et d’un seul
coup.

1. Bismillah : expression par laquelle débutent


les sourates du Coran, sauf une, et qui signifie :
« Au nom d’Allah le Clément, le
Miséricordieux ». La croyance populaire veut
qu’elle protège contre les mauvais esprits.
Remerciements
Quelques précisions d’ordre
logistique avant que je n’adresse mes
remerciements. Le village de Shadbagh
est fictif, mais il est possible qu’il en
existe un portant le même nom quelque
part en Afghanistan. Si tel est le cas, je
n’y suis jamais allé. La comptine
chantée par Abdullah et Pari et
notamment la référence à une « triste
petite fée » m’ont été inspirées par un
poème de la grande et regrettée poétesse
persane Forough Farrokhzad. Enfin, le
titre de ce roman provient en partie du
joli poème de William Blake, Chanson
de la nourrice.
J’aimerais remercier Bob Barnett et
Deneen Howell qui ont été de
formidables conseillers et défenseurs de
ce roman, ainsi qu’Helen Heller, David
Grossman et Jody Hotchkiss ; Chandler
Crawford pour son enthousiasme, sa
patience et ses conseils ; et nombre
d’amis de Riverhead Books : Jynne
Martin, Kate Stark, Sarah Stein, Leslie
Schwartz, Craig D. Burke, Helen
Yentus, et beaucoup d’autres encore
dont je ne cite pas le nom, mais à qui je
suis infiniment reconnaissant d’avoir
contribué à la publication de ce roman.
Merci également à mon merveilleux
réviseur, Tony Davis, dont le travail va
bien au-delà de ce que l’on est en droit
d’attendre de lui.
J’éprouve une gratitude particulière
envers ma correctrice, la très talentueuse
Sarah McGrath, qui m’a fait profiter de
son discernement, de sa clairvoyance et
de ses subtils conseils, et qui m’a aidé à
façonner ce livre à bien plus d’égards
que je ne peux m’en rappeler. Jamais le
processus éditorial ne m’a été si
agréable, Sarah.
Enfin, je remercie Susan Petersen
Kennedy et Geoffrey Kloske de leur
confiance et de leur foi indéfectible en
moi et en mon écriture.
Merci, et tashakor à tous mes amis et
à tous les membres de ma famille pour
avoir toujours été là pour moi, et pour
m’avoir patiemment, vaillamment et
gentiment supporté. Comme toujours, je
remercie ma superbe femme, Roya, qui
non seulement a lu et corrigé les
nombreuses versions de ce roman, mais
qui a aussi géré notre vie de tous les
jours sans un murmure de protestation
pour me permettre d’écrire. Sans toi,
Roya, ce livre serait mort quelque part
au cours du premier paragraphe de la
page 1. Je t’aime.
Titre original :
AND THE MOUNTAINS ECHOED
publié par Riverhead Books, a member
of Penguin Group
(USA) Inc., New York.
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les
personnages, les lieux et les événements sont
le fruit de l’imagination de l’auteur ou utilisés
fictivement, et toute ressemblance avec des
personnes réelles, vivantes ou mortes, des
établissements d’affaires, des événements ou
des lieux serait pure coïncidence.
Retrouvez-nous sur
www.belfond.fr
ou www.facebook.com/belfond
Éditions Belfond,
12, avenue d’Italie, 75013 Paris
Pour le Canada,
Interforum Canada, Inc.,
1055, bd René-Lévesque-Est,
Bureau 1100,
Montréal, Québec, H2L 4S5.
EAN : 978-2-7144-5697-7
© 2013, Khaled Hosseini and Roya Hosseini,
as Trustees of
The Khaled and Roya Hosseini Family
Charitable Remainder
Unitrust N° 2 dated February 29, 2012.
Epigrah copyright Coleman Barks.
Tous droits réservés.
© Belfond 2013 pour la traduction française.
En couverture : © Design Helen Yentus et
Lynn Buckley – Atelier Dominique Toutain –
Illustration Kristen Haff – Photo © Betsie Van
der Meer / Getty Images – Marc Owen /
Trevillion Images

Ce document numérique a été réalisé par


Nord Compo

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