Jean Potocki à nouveau
FAUX TITRE
356
Etudes de langue et littérature françaises
publiées sous la direction de
Keith Busby, †M.J. Freeman,
Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Jean Potocki à nouveau
Études réunies et présentées par
Émilie Klene
avec la collaboration
d’Emiliano Ranocchi
et de
Przemyslaw B. Witkowski
Suivies de la première version
du Manuscrit trouvé à Saragosse,
dans une édition modernisée
de François Rosset et Dominique Triaire
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2010
Ce volume a été préparé par Émilie Klene.
Il a été vérifié par Emiliano Ranocchi et Przemysław B. Witkowski.
Les articles d’Adam Łukaszewicz et de Janusz Ryba ont été respectivement
traduits par Emiliano Ranocchi et Przemysław B. Witkowski.
Illustration couverture: La Romería de San Isidro, Francisco de Goya.
© Museo Nacional del Prado (España).
Cover design: Pier Post.
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ISBN: 978-90-420-3162-3
E-Book ISBN: 978-90-420-3163-0
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2010
Printed in The Netherlands
Introduction
Un bref bilan des recherches sur l’œuvre de l’auteur du Manuscrit
trouvé à Saragosse permet de constater toute l’étendue du travail me-
né par les Potockiens. La découverte réalisée par François Rosset et
Dominique Triaire des manuscrits du roman a permis l’édition des
Œuvres aux éditions Peeters en 2006 puis celle des deux versions du
Manuscrit trouvé à Saragosse en 2008 aux éditions Garnier Flam-
marion. 2010 verra la parution des Voyages en livre de poche mais
aussi celle d’une lettre et d’une nouvelle parade. Mais la recherche
s’est aussi portée sur les problèmes relatifs au roman ou encore ceux
liés à la traduction de Chojecki, et elle a pris pour objets d’étude des
thèmes aussi variés que le positionnement de Potocki vis-à-vis du
colonialisme ou le caractère subversif de certains textes. Cet ouvrage
en présente les résultats, énoncés par ailleurs à l’occasion du colloque
de Cracovie, le 14 avril 2008.
L’œuvre dans son ensemble, protéiforme et foisonnante, et l’auteur
dont le talent n’a d’égal que la fantaisie, ne pouvaient qu’attirer de
jeunes chercheurs auxquels la communauté des Potockiens a réservé
un accueil particulièrement chaleureux. Un filon d’or est transmis à
ces nouveaux Alphonse, filon de la connaissance auquel il s’agira de
réserver un meilleur sort que dans le Manuscrit trouvé à Saragosse.
Communiquer sur les découvertes les plus récentes et inscrire cette
nouvelle génération de chercheurs dans le sillage des plus éminents,
telle était la visée du colloque « Jean Potocki à nouveau ». La récur-
rence du thème du passage et de la traversée dans l’œuvre de l’auteur
témoigne d’un souci permanent d’élargir les frontières géographique,
éthique et culturelle. Dans ce droit-fil, il semblait important d’emme-
ner les chercheurs sur les terres de Potocki, en Pologne, trente-six ans
après le colloque de Varsovie, pour y organiser une rencontre interna-
tionale. Il semblait tout aussi primordial d’élargir le champ discipli-
naire et d’accueillir également des intervenants traducteur, philosophe
ou encore égyptologue, tous charmés par cette « œuvre-monde », qui
fournit une matière à réflexion inépuisable.
Les actes du colloque « Jean Potocki à nouveau » sont suivis de
deux textes inédits de Jean Potocki, Recueil raisoné des plus ancien-
nes notions historiques et Essai sur le déluge, ainsi que de la première
6 Introduction
version du Manuscrit trouvé à Saragosse, dans une édition moderni-
sée de François Rosset et Dominique Triaire que nous tenons à remer-
cier chaleureusement.
Sauf indication contraire, les références au Manuscrit trouvé à Saragosse, notées 1804
ou 1810, renvoient au texte fourni dans l’édition Garnier Flammarion :
Manuscrit trouvé à Saragosse (version de 1804), éd. de François Rosset et Dominique
Triaire, Paris, Garnier Flammarion, 2008.
Manuscrit trouvé à Saragosse (version de 1810), éd. de François Rosset et Dominique
Triaire, Paris, Garnier Flammarion, 2008.
Les références notées 1794 renvoient à la première version du Manuscrit trouvé à
Saragosse, éditées par François Rosset et Dominique Triaire, dans le présent ouvrage.
Les références notées Œuvres I renvoient à Œuvres I : Voyages I – Voyage en Tur-
quie et en Egypte, Voyage en Hollande, Voyage dans l’Empire de Maroc, Voyage
dans quelques parties de la Basse-Saxe, éditées par François Rosset et Dominique
Triaire, Louvain-Paris-Dudley, Peeters, 2004.
Œuvres II renvoient à Œuvres II : Voyages II – Voyage à Astrakan et sur la ligne du
Caucase, Mémoires sur l’ambassade en Chine, éditées par François Rosset et Domi-
nique Triaire, Louvain-Paris-Dudley, Peeters, 2004.
Œuvres III renvoient à Œuvres III : Théâtre – Écrits historiques – Principes de chro-
nologie – Écrits politiques, éditées par François Rosset et Dominique Triaire, Lou-
vain-Paris-Dudley, Peeters, 2004.
Enfin les références notées Œuvres V renvoient à Œuvres V : Correspondance –
Varia – Chronologie – Bibliographie – Index général, éditées par François Rosset et
Dominique Triaire, Louvain-Paris-Dudley, Peeters, 2006.
I
Profils d’une œuvre multiple
Potocki et Hérodote
MONIKA NIEWÓJT
En 1802, après quelques années de silence, Potocki publia, pour la
première fois à Saint-Pétersbourg, l’Histoire primitive des peuples de
la Russie avec une exposition complète de toutes les notions, locales,
nationales et traditionelles, nécessaires à l’intelligence du quatrième
livre d’Herodote. L’œuvre fut imprimée par l’Académie Impériale des
Sciences ; elle comprenait 230 pages et elle était divisée en douze
chapitres précédés d’une introduction méthodologique. Le texte aurait
dû être suivi des « Tables Chronologiques, qui conduiront depuis les
tems les plus anciens jusqu’au moyen âge », imprimées séparément,
qui sont encore aujourd’hui difficiles à consulter dans les quelques
exemplaires que nous avons à disposition1. Le livre fut imprimé en
seulement quelques cent exemplaires que l’auteur ne distribua qu’à
moitié, probablement découragé par les critiques d’A. L. Schlözer2.
Jules Klaproth, considérant la rareté de l’œuvre qu’il estimait très
intéressante pour les études slavistiques et orientalistes, décida de la
publier à nouveau avec, en annexe, les trois tables chronologiques3 : le
livre parut à Paris en 1829, dans la deuxième édition du Voyage dans
les steps d’Astrakhan. C’est grâce à cette publication que nous pou-
vons aujourd’hui consulter les trois tables qui auraient dû faire partie
intégrante de l’édition péterbourgeoise.
1
Dominique Triaire, Œuvre de Jean Potocki : inventaire, Paris, Champion, 1985,
p. 67. Dominique Triaire informe que l’exemplaire de la Bibliothèque Nationale de
Paris contient une des trois tables chronologiques.
2
Jules Klaproth, « Préface », p. VII, vol. I, in : Voyage dans les steps d’Astrakhan et
du Caucase. Histoire primitive des peuples qui ont habité anciennement ces contrées.
Nouveau périple du Pont-Euxin. Par le comte Jean Potocki. Ouvrages publiés et ac-
compagnés de notes et de tables, par M. Klaproth, Membre des Sociétés Asiatiques de
Paris, de Londres et de Bombay. Avec 7 planches et 2 cartes, Paris, Merlin, 1829 ; A.
L. Schlözer, Göttingische Gelehrte Anzeigen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht,
1803.
3
« Table chronologique pour l’histoire des Slaves », pp. 304-312 ; « Table dont l’uti-
lité est de faire voir comment on a successivement abusé des noms de Gètes, Scythes,
Sarmates et Alains », pp. 313-321 ; « Table pour servir à l’histoire de l’Asie Mi-
neure », pp. 322-327, Jean Potocki, Histoire primitive… par Klaproth, op. cit., vol. II.
10 MONIKA NIEWOJT
De même que pour les œuvres historiographiques précédentes, Po-
tocki avait entrepris un projet très ambitieux : son intention était de
publier un volume pour chaque province russe. L’œuvre n’a pas été
portée à terme et seuls trois volumes parurent : Histoire ancienne du
gouvernement de Cherson, Histoire ancienne du gouvernement de
Podolie et Histoire ancienne du gouvernement de Wolhynie4, ainsi
qu’un Atlas archéologique de la Russie européenne5.
Genèse : « Le résultat de vingt ans de recherches et de voyages »
L’Histoire primitive des peuples de la Russie, que nous pouvons
considérer comme le dernier chapitre de l’historiographie de Potocki
sur les Slaves, vit le jour à la suite d’un séjour au Caucase dans les
années 1797-1978. Le voyage, certes fondamental pour le dévelop-
pement des idées politiques de Potocki sur la politique internationale
de la Russie et sur l’aspect expansionniste de l’Empire, fut entrepris
non pour des motifs politiques, mais avec la volonté de visiter les
lieux décrits par les auteurs préférés de Potocki, Hérodote et Strabon.
Textes grecs en main, Potocki vérifiait au cours de ses excursions
l’exactitude des informations géographiques transmises par les Pères
de l’historiographie. Le 12 octobre 1797, Potocki note dans son jour-
nal qu’il vient de commencer la rédaction d’une carte, pour s’orienter
plus facilement dans l’enchevêtrement des références géographiques
données par Hérodote : « J’ai comencé a metre sur le Papier ma
grande Carte de la Scythie, pour l’intelligence du quatrieme Livre
d’herodote6 ». Une dizaine de jours plus tard, l’auteur précise qu’il
s’agit d’un projet né quelque temps auparavant, mais qu’il n’a pu réa-
liser qu’en se confrontant aux lieux décrits par l’écrivain grec :
4
Histoire ancienne du gouvernement de Cherson. Pour servir de suite à l’Histoire
primitive des peuples de la Russie, St. Pétersbourg, Académie Impériale des Sciences,
1804 ; Histoire ancienne du gouvernement de Podolie. Pour servir de suite à l’His-
toire primitive des peuples de la Russie, St. Pétersbourg, Drechsler, 1805 ; Histoire
ancienne du gouvernement de Wolhynie. Pour servir de suite à l’Histoire primitive
des peuples de la Russie, St. Pétersbourg, Imprimerie de l’Académie, 1805.
5
Jean Potocki, Atlas archéologique de la Russie européenne, St. Pétersbourg, [s.e.],
1805. Deuxième édition, St. Pétersbourg, A. Pluchard et Comp., 1810. Troisième édi-
tion, St. Pétersbourg, Imprimerie de l’Académie Impériale des Sciences, 1823.
6
Idem, Voyage dans les steppes d’Astrakhan et sur la ligne du Caucase, in : Œuvres
II, p. 71.
Potocki et Hérodote 11
Le 23. Octobre.
Depuis le 16, j’ai été entierement absorbé dans ma carte d’herodote. Un an et de-
mie je l’ai portée dans mon cerveau, comme Jupiter portoit Minerve, et enfin elle
en est sortie plus évidente que je n’avois osé l’espérer. Toutes les distances et les
limites répondent non seulement les unes aux autres, mais encore a la marche de
Darius et a la route des Caravanes du Borysthene. Enfin, tout le quatrieme livre
d’herodote se trouve sur ma carte en grec et en francois, et chaque contrée y est
chargée du passage qui explique sa véritable position - Comme je suis fort las de
me faire imprimer et graver Je me contenterai de multiplier les copies de mon tra-
vail Seulement pour qu’il ne soit pas entierement perdu7.
Encouragé par les fructueux résultats obtenus grâce à l’enquête sur
le Melpomène hérodotien, Potocki commence à remonter le temps. La
lecture des exégètes français, Bochart et Huet, lui suggère d’élargir
ses recherches sur les Scythes en se référant même aux textes sacrés,
qu’il avait jusqu’alors tenus délibérément à part : « j’ai évoqué les
Ombres d[e] Bochart et de huet, et j’ai fait mon entrée dans l’érudition
hébraïque, par un commentaire sur le chapitre trente huitieme
d’Ezéchiel tres important pour l’histoire des Scythes8 ». Dans les
Fragments historiques et géographiques sur la Scythie, la Sarmatie et
les Slaves (Brunswick 1795), parus un an avant son départ pour les
steppes de l’Astrakhan, Potocki s’était promis de ne pas aller au-delà
du Ve siècle avant J.-C. Il avait alors motivé sa décision par le fait que
l’enquête sur des temps si lointains, indispensable au demeurant, était
laborieuse car le peu de résultats obtenus ne pouvaient compenser le
labeur du chercheur9.
Durant le voyage en Caucase, la situation, semble-t-il, évolua :
stimulé par le séjour dans l’« antique berceau des origines10 », Potocki
pensa pouvoir outrepasser la limite temporelle qu’il s’était fixée, au-
7
Jean Potocki, Voyage dans les steppes d’Astrakhan et sur la ligne du Caucase, op.
cit., p. 73.
8
Ibid., p. 81.
9
Idem : « j’exclus […] de ce recueil les premiers livres de Diodore de Sicile ainsi que
le second de Trogue Pompée. Mon oeuvre ne remonte point jusques à ces obscurités
de la nuit des tems. Ce n’est pas que je traite de chimeres, les efforts que plusieurs
savants distingués ont fait pour y porter quelque clarté ; bien eloigné d’une opinion
pareille. Je suis au contraire convaincu, que les conquètes de l’histoire, sur les domai-
nes de la fable sont susceptibles d’une extension presque indéfinie ; mais ce sont là
des bornes que le plus laborieux et le plus heureux d’entre les savants ne peut reculer
que de quelques lignes », Fragments historiques et géographiques sur la Scythie, la
Sarmatie et les Slaves, Brunswick, 1795, Livre I, p. 9.
10
Idem, Voyage dans les steppes d’Astrakhan, op. cit., p. 81.
12 MONIKA NIEWOJT
delà de laquelle pour l’historiographie du XVIIIe siècle commençaient
les temps dits « fabuleux ».
Au cours de la rédaction de l’Histoire primitive confluèrent donc
différents motifs : l’expérience positive du voyage au Caucase,
l’aspect idéologique qui fit que Potocki se concentra ultérieurement
sur l’étude – géographique – des actuels et futurs (selon lui) habitants
de l’Empire russe, et enfin le fait que – du point de vue chronolo-
gique – seules manquaient à l’historiographie potockienne les notions
primaires recueillies chez les auteurs sacrés et profanes sur les peuples
concernés.
Outre la reconstruction géographique de Melpomène, le voyage au
Caucase a favorisé les connaissances anthropologiques de Potocki,
très importantes pour lui qui a souvent recours à des arguments de ca-
ractère ethnographique pour prouver l’exactitude de ses théories sur
les origines des peuples. Tout ce qui se réfère au mode de vie des tri-
bus rencontrées et à leur aspect physique constitue un matériel suscep-
tible d’être utilisé pour l’identification des peuples antiques : ainsi, par
exemple, dans les Agrippéens, « hommes chauves » d’Hérodote, qui
habitent aux pieds des « hauts monts » (c’est-à-dire les Ourals), Po-
tocki reconnaît la tribu calmuque, qui aujourd’hui encore conserve les
mêmes traits somatiques, les mêmes usages que ceux décrits par
l’écrivain grec11.
Il faut de même ajouter qu’en 1800, Potocki fit un voyage en Cri-
mée, à l’embouchure du Dniestr et sur les rives du Boug. Les résultats
de cette expédition sont encore cités dans l’Histoire primitive12, sur-
tout dans les chapitres concernant la question des déluges.
Usage des sources
De même que dans les ouvrages précédents, durant la rédaction de
l’Histoire primitive, Potocki est fidèle aux mêmes principes épisté-
mologiques13. En examinant les diverses typologies de témoignages
11
Jean Potocki, Histoire primitive des peuples de la Russie avec une exposition com-
plète de toutes les notions, locales, nationales et traditionelles, nécessaires à
l’intelligence du quatrième livre d’Hérodote, St. Pétersbourg, Académie Impériale des
Sciences, 1802, p. 109.
12
Ibid., p. 117.
13
« Les questions historiques se décident sur des témoignages directs, absolument
comme les procès criminels sont décidées sur les dépositions, et cela par la raison
Potocki et Hérodote 13
utilisées dans sa recherche, il reprend les présupposés théoriques pro-
pres à l’érudition classique de la diplomatique qui se fonde sur l’ana-
logie entre histoire et droit. Les deux matières ont un objectif com-
mun : atteindre la vérité. Puisant toutes les deux dans le même sys-
tème complexe de preuves fournies par différents types de témoigna-
ges, elles utilisent encore la même approche à propos de la vérifi-
cation et de l’interprétation des témoignages acquis. Mais Potocki n’a
pas l’intention de respecter rigoureusement les règles de la diplo-
matique. Quand il s’agit d’établir les règles de la critique textuelle –
puisque ce sont avant tout les textes susceptibles de fournir des témoi-
gnages – il abandonne la rigueur du canon mabillonien de l’évaluation
des preuves : « Il y a des témoignages tellement évidents, qu’ils n’ont
point besoin d’être appuyés par des preuves historiques14 ». Même si
Potocki ne cite pas explicitement le critère d’évaluation de
l’authenticité et de la véridicité des témoignages selon le critère du
« bon sens » de l’historien, il s’éloigne peu de ce type d’approche,
affirmant souvent suivre dans l’évaluation des preuves un critère de
« logique ».
Les preuves directes, fournies par les témoignages directs, sont
sans aucun doute supérieures parce qu’elles permettent d’obtenir des
certitudes sur les événements examinés. Parfois cependant, l’écrivain,
surtout l’écrivain de l’Antiquité qui travaille sur des sources fragmen-
taires, doit recourir à des témoignages indirects qui n’offrent pas les
mêmes certitudes mais renvoient à l’aire du probable. D’un point de
vue épistémologique, par ce raisonnement, l’échelle de valeur des
références s’amplifie et ne se distingue plus seulement à travers les
termes de ce qui est certain (vrai) ou faux, mais elle admet des grades
intermédiaires de « probabilité ». Potocki est convaincu qu’il faut
parfois se contenter de la probabilité – en recueillant et en interprétant
les dites « semi-preuves » – ce qui constitue quelquefois l’unique ma-
nière de continuer la recherche15. Font encore partie de ces semi-
preuves tous les témoignages linguistiques, comme par exemple la
toponomastique (« la nomenclature géographique mérite beaucoup
toute simple que dans l’un et l’autre cas il s’agit de faits », Histoire primitive des
peuples de la Russie avec une exposition complète de toutes les notions, locales,
nationales et traditionnelles, nécessaires à l’intelligence du quatrième livre
d’Hérodote, op. cit., p. 4.
14
Ibid.
15
Ibid., p. 5.
14 MONIKA NIEWOJT
d’attention16 ») et l’étymologie dont Potocki fait un large usage : « Les
Etymologies ne méritent même pas le noms de sémi-preuves, cepen-
dant il faut aussi les recueillir parce qu’elles ajoûtent beaucoup à la
force des preuves17 ».
Selon Potocki, l’unique méthode à suivre dans l’étude des origines
des premiers habitants de la Russie (et pas seulement) est l’analyse
philologique des témoignages. En l’absence de témoignages directs,
l’analyse des vocables ou de la structure des langues peut être parfois
fondamentale pour la connaissance d’un peuple. En considérant la
spécificité de l’étude des origines et en ayant bien présent à l’esprit
l’objectif d’arriver à la « première mention historique », Potocki dé-
cide de structurer sa recherche sur la base du critère linguistique.
Sa manière de répartir les peuples imite celles des naturalistes
comme Linné ou Buffon dont l’auteur s’était déjà servi dans l’Essay
sur l’histoire universelle pour esquisser le projet d’un dictionnaire
historico-linguistique : « Je commencerai donc par l’énumération de
tous les peuples actuellement existants dans l’Europe et l’Asie ; et
comme dans l’étude de toutes les sciences, l’on a senti l’avantage de
classer, je me conformerai à cet usage, sans m’arrèter à le justifier18 ».
Typologie des sources
Si l’usage que Potocki fait des sources dans l’Histoire primitive
n’est pas substantiellement différent de celui des œuvres précédentes,
il est par contre intéressant de noter le changement important de la
typologie des sources utilisées. Les nouveautés sont avant tout dues au
déplacement de l’enquête historique sur des époques plus lointaines :
c’est pour cela que, mis à part quelques témoignages de Nestor, l’un
des auteurs préférés de Potocki et qu’il a généralement le plus lu, on
ne trouve dans le texte nulle trace d’autres sources médiévales. Appa-
raissent au contraire des auteurs que jusqu’alors Potocki avait exclus
de ses collections, pour diverses raisons : dans certains cas, parce que
leurs témoignages sur les peuples scythes, sarmates et slaves lui sem-
blaient trop importants pour les réduire à de simples citations d’antho-
16
Jean Potocki, Histoire primitive des peuples de la Russie avec une exposition
complète de toutes les notions, locales, nationales et traditionnelles, nécessaires à
l’intelligence du quatrième livre d’Hérodote, op. cit., p. 6.
17
Ibid., p. 5.
18
Ibid., p. 13.
Potocki et Hérodote 15
logie (Hérodote, Strabon, Diodore de Sicilie, Tacite, Pline l’Ancien
etc.), dans d’autres cas parce qu’il craignait que la démonstration de
véridicité de chaque passage, s’agissant de témoignage produit ou
relatif à une période peu documentée, n’exige trop de place, de temps
et de travail. Des années de lecture des auteurs grecs et latins ont per-
mis à Potocki d’acquérir une grande familiarité avec les textes que
l’on peut observer dans l’habileté avec laquelle il « jongle » avec les
témoignages en les confrontant constamment dans l’Histoire primi-
tive.
Durant le voyage au Caucase, Potocki a pu approfondir ses con-
naissances, grâce aux vérifications in situ des informations transmises
par les historiens et les géographes anciens, qui renforcèrent sa con-
viction que ces témoignages étaient parfaitement valides. Sur la base
de ces nouvelles acquisitions, il n’hésita plus à compléter son recueil
des antiquités slaves à l’aide de passages plus complexes des histo-
riens comme Hérodote, Strabon, Diodore de Sicilie. On note dès le
titre l’accent mis surtout sur l’Enquête d’Hérodote : Histoire primitive
des peuples de la Russie avec une exposition complète de toutes les
notions, locales, nationales et traditionelles, nécessaires à l’intelli-
gence du quatrième livre d’Herodote. Le Melpomène hérodotien
constitue en effet la base de l’Histoire primitive, dans lequel il est
presque entièrement re-proposé au lecteur. Potocki a seulement omis
les digressions relatives aux lieux et aux personnages qui n’étaient pas
directement en relation avec le thème principal de l’œuvre, c’est-à-
dire l’expédition de Darius en Scythie et la description des origines,
usages et traditions des peuples scythes. Le texte hérodotien occupe
un peu moins de la moitié de toute l’Histoire ; la partie restante est
divisée entre les commentaires de Potocki et les citations des autres
auteurs.
Potocki cite la traduction française d’Hérodote faite en 1786 par
Pierre-Henri Larcher19 qui n’est pourtant pas reproduite fidèlement
puisque notre auteur s’est réservé la liberté de modifier le texte et
l’apparat des notes de Larcher quand il le jugeait nécessaire. Même si
l’œuvre d’Hérodote constitue le texte de l’Histoire, Potocki, toujours
réticent à fournir les indications bibliographiques exactes, ne rapporte
19
Pierre-Henri Larcher, Histoire d’Hérodote, traduite du grec, Paris, Musier/Nyon,
1786.
16 MONIKA NIEWOJT
aucune référence concrète relative à cette traduction (il passe aussi
sous silence les autres éditions d’Hérodote dont il s’est servi).
Outre la version française de Larcher, Potocki consultait aussi les
autres traductions de l’auteur grec en latin : celle de « Solin » c’est-à-
dire Caius Julius Solinus (IIIe siècle) qui avait composé De situ et
mirabilibus orbis (ou Polyhistor), la traduction du XVe siècle de Lo-
renzo Valla (que Potocki cite aussi comme « Vallia »20) et enfin celle
du XVIIe siècle de Henri Estienne21, dont Larcher s’était également
servi. Il semble que Potocki ait aussi examiné les autres traductions
qu’il regroupe une fois pour toutes sous le titre « tous les anciens tra-
ducteurs ». Les traductions en latin sont toujours citées à côté de la
version de Larcher, pour en souligner les erreurs ou les omissions.
Les objections faites au traducteur français sont rarement de type
philologique, mais elles concernent les aspects relatifs à l’interception
des informations géographiques transmises par Hérodote. Quelquefois
Potocki objecte à Larcher le peu de connaissances des peuples immor-
talisés dans le Melpomène. La solution à ces problèmes complexes
nécessitait une profonde connaissance de la géographie qui ne pouvait
être acquise – selon Potocki – que directement sur le territoire, et non
par la médiation des autres auteurs qui, à leur tour, avaient une
connaissance limitée aux seules informations de type livresque. Si
Larcher avait eu l’occasion de voyager, comme l’a fait Potocki, il
aurait évité nombre de grossières erreurs. Toujours à propos des
connaissances géographiques et ethnographiques, Potocki est
convaincu que Larcher a sous-évalué les témoignages de nombreux
voyageurs de l’ère moderne – comme Tavernier, Gmelin, Pallas, Mül-
ler et autres –, qui aidaient le savant de cabinet à se familiariser avec
le territoire sur lequel les Scythes avaient étendu leur domination.
Parmi les objectifs principaux, deux au moins sont directement liés
à l’œuvre d’Hérodote. Potocki désirait, en tout premier lieu, mettre en
lumière les points les plus obscurs de la géographie hérodotienne, et
cherchait les preuves pour pouvoir exprimer de façon fondée un ju-
20
Jean Potocki : « je traduis ce passage comme Valla et tous les anciens traducteurs ;
et non pas comme M. Larcher […] », Histoire primitive des peuples de la Russie avec
une exposition complète de toutes les notions, locales, nationales et traditionelles,
nécessaires à l’intelligence du quatrième livre d’Hérodote, op. cit., p. 91 ; Lorenzo
Valla, Herodoti Historiarum libb. IX, Venise, 1474.
21
Henri Estienne, Herodoti Halicarnassei Historiarum Libri IX (cum interp. Vallae
ab II. Stephano recognita)…, Londres, 1679.
Potocki et Hérodote 17
gement positif sur la qualité des informations transmises par l’auteur
grec. Potocki, qui connaissait parfaitement les auteurs anciens et les
évaluations de ces œuvres, connaissait aussi la réputation qui avait
poursuivi Hérodote depuis l’antiquité jusqu’au XVIe siècle, qui en
faisait un auteur sans fondement, voire même un « menteur22 ».
Ce que Potocki considère et estime plus particulièrement dans
l’œuvre de cet auteur – outre l’exactitude des informations géographi-
ques –, est l’attention portée à tous les aspects de la vie matérielle et
spirituelle des populations décrites, l’intérêt manifeste pour les ques-
tions ethnographiques dont il agrémente sa recherche historique23.
Fidèle à la règle de rapporter tout ce qui pouvait servir à la caractéri-
sation d’un peuple, – et non comme un « conteur de fables » –, Héro-
dote avait justement éprouvé le besoin de donner leur place à des his-
toires pour le moins invraisemblables. Ces récits populaires, selon
Potocki qui apparaît alors comme un précurseur du romantisme, font
partie intégrante de l’Histoire comme toutes les autres plus « nobles »
composantes.
L’intérêt commun pour la géographie et l’ethnographie, complé-
ment de la recherche historique, font d’Hérodote l’auteur de référence
de Potocki. Inexorable source d’informations, il était encore le plus
fidèle des compagnons de voyage :
herodote refait avec moi le voyage de la Scythie – écrivait Potocki dirigé vers
Astrakh –, vignt [sic] deux Siecles après y avoir été en personne, dans cet in-
tervalle de tems, cent peuples diférents y ont habité, les ruines de leurs Villes
couvrent le désert,
Mais on ne sait plus nom de ces villes, Cent Rois, mille gueriers fameux
ont semé les plaines de leurs Sepulchres, mais on ne sait plus le nom de ces
Rois et de ces Gueriers. Cependant her[o]dote existe encore tout entier. Il me
parle dans sa langue, je pese chacqu’une de ses parolles, je crains d’en perdre
une seule, et je l’entends avec plus de plaisirs que je n’en trouve dans la
Conversation de bien des Vivants24.
Une autre nouveauté dans l’ensemble des sources que Potocki uti-
lise est la présence importante de textes sacrés et plus particulièrement
22
Arnaldo Momigliano, « Il posto di Erodoto nella storia della storiografia », in : La
storiografia greca, Turin, Einaudi, 1982, pp. 139, 145 et passim.
23
Ibid.
24
Jean Potocki, Voyage dans les steppes d’Astrakhan et sur la ligne du Caucase, op.
cit., p. 35.
18 MONIKA NIEWOJT
du dixième chapitre de la Genèse (10, 1-5), de la prophétie attribuée à
Ezéchiel et de la traduction arménienne de la Bible25.
Les passages de la Genèse, toujours en français dans le texte, sont
repris et élaborés à partir de différentes versions du texte sacré (hé-
braïque, grecque et latine). Malgré les nombreuses citations, Potocki
ne précise pourtant pas à quelle tradition il fait référence. Les passages
du dixième livre de la Genèse sont, presque à chaque fois, mis en pa-
rallèle avec ceux des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, écrivain
juif de langue latine du Ier siècle après J.-C., de façon à démontrer les
nombreuses coïncidences entre sources sacrée et profane. Ces mêmes
coïncidences permettent à leur tour d’identifier des peuples post-
diluvium et les régions qu’ils habitaient. Outre les citations du texte de
Flavius Josèphe, Potocki rapporte la traduction arménienne de la Bible
et quelques fragments des Annales Chaldéennes de Mar Ibas Gadina
(Katina) (ca 150-100 av. J.-C.), résumées par l’écrivain arménien
Movses Khorenatsi (ca 410-490), qui enrichissent d’autres témoigna-
ges d’informations relatives aux noms des peuples ayant survécu au
déluge (il s’agit surtout d’informations sur les peuples caucasiens).
La classification des peuples sur la base du critère des ressem-
blances linguistiques a sans aucun doute l’avantage de faire coïncider
– au moins en ce qui concerne les peuples européens – les informa-
tions de Potocki, tirées des auteurs grecs et latins, avec le texte de la
Genèse : « en classant par langues, on a toutes les langues de l’Europe
dans la même classe et de plus les langues Medes ce qui est la clas-
sification employée par la Génese26 ». Cette concordance fournit selon
Potocki une preuve en faveur des propres conclusions et explique en
partie le large usage du texte biblique.
Potocki signale encore l’existence de certaines différences entre
textes sacrés et profanes, qui consistent principalement dans le fait que
la Genèse fait dériver tous les peuples de la descendance de Japhet,
alors que les sources profanes attestent l’existence de peuples de fa-
milles n’appartenant pas à celle japhétique, qui auraient de même
survécu au déluge universel. Malgré quelques différences (que l’au-
teur a visiblement du mal à concilier), la Genèse reste selon lui un
texte fondamental pour quiconque souhaite s’aventurer dans les méan-
25
Traduite en arménien par Mesrob Mašdotz (361-440).
26
Jean Potocki, Histoire primitive des peuples de la Russie avec une exposition com-
plète de toutes les notions, locales, nationales et traditionelles, nécessaires à
l’intelligence du quatrième livre d’Hérodote, op. cit., p. 215.
Potocki et Hérodote 19
dres de l’histoire des Origines. La validité du texte est indiscutable,
surtout en ce qui concerne les informations sur les peuples avec les-
quels les Hébreux ont eu des rapports directs. Leur connaissance des
Européens est au contraire plus superficielle puisqu’elle n’est que le
reflet d’informations fournies par de tierces personnes :
la Génese est un livre étincellant de verité, un livre historique, le plus ancien et le
meilleur que nous avons et bien plus instructif encore, sur les peuples de l’Asie et
l’Afrique, que sur ceux de l’Europe, car les Juifs connoissent leurs voisins par
eux-mêmes et ne connoissoient les peuples de l’Europe que par les Pheniciens.
Tout cela a déjà été dit par Bochart27.
La référence au pasteur français Samuel Bochart (ou Bochard), au-
teur d’une histoire universelle « consacré à la genèse, à la dispersion
et à la culture des nations28 », laisse penser que Potocki, en intro-
duisant les sources sacrées jusqu’alors absentes de ses recherches, se
soit rapproché des théories, comme celle de Bochart, sur la descen-
dance (ou la possibilité de descendance) des peuples de Noé29. Bo-
chart est un des nombreux érudits auquel Potocki se réfère dans son
œuvre. La large présence d’auteurs comme L. Boivin, A. Court de Gé-
belin, J. Ch. Gatterer, N. Lenglet-Dufresnoy, C. Mannert, J. Usher, I.
Vossius auxquels s’ajoutent les nombreuses – bien que toujours très
vagues – références aux Mémoires de l’Académie des Inscriptions,
fournit la preuve de l’étendue de l’érudition de l’univers historiogra-
phique potockien.
Si l’une des particularités distinctives de l’Histoire universelle rési-
de justement dans une argumentation fondée sur l’observation directe
qui démontre les concordances entre passé et présent, y compris en
27
Jean Potocki, Histoire primitive des peuples de la Russie avec une exposition com-
plète de toutes les notions, locales, nationales et traditionelles, nécessaires à
l’intelligence du quatrième livre d’Hérodote, op. cit., p. 215.
28
Blandine Barret-Kriegel, Les Académies de l’Histoire, in : Les Historiens et la
monarchie, Paris, PUF, 1988, vol. III, pp. 228-229, n. 26 ; Arnaldo Momigliano,
« Histoire ancienne et l’Antiquaire », in : Problèmes d’historiographie ancienne et
moderne, Paris, Gallimard, 1983, p. 279 ; Samuel Bochart, Geographiae sacrae pars
prior, Phaleg, seu de Dispersione gentium et terrarum divisione facta in aedificatione
turris Babel. Geographiae sacrae pars altera, Chanaan, seu de Coloniis et sermone
Phoenicum, Caen, Typis P. Cardonelli, 1646.
29
« [Bochart] trouvait dans l’histoire du peuple hébreu une clef pour toute l’histoire
universelle à partir de la dérivation des noms des descendants de Noé », Blandine
Barret-Kriegel, Les Académies de l’Histoire, op. cit., p. 229.
20 MONIKA NIEWOJT
l’absence de sources écrites, l’autre caractéristique est que l’auteur
tente de démontrer la validité du mythe des Amazones et du déluge
universel. Nous ne trouverons donc dans l’Histoire aucune tentative
d’interprétations allégoriques ou symboliques ni même de lecture
évhémériste des mythes, mais plutôt une analyse systématique de ces
« événements historiques » fondée sur autant de preuves
« scientifiques ».
« Qu’on ne me reproche point d’avoir traité sérieusement l’histoire
des Amazones »
La question des Amazones occupe longuement Potocki qui
s’appuie principalement sur les informations extraites de l’œuvre
d’Hérodote. Pour rester fidèle à sa méthode de recherche, fondée sur
la comparaison des différentes sources, Potocki examine même les
témoignages des autres auteurs antiques : Trogue Pompée, Strabon et
Hippocrate. L’objectif est de reconstruire l’identité des femmes guer-
rières, leurs origines, d’identifier le peuple qu’elles ont fréquenté et,
enfin, de donner un nom au territoire sur lequel elles sont arrivées et
se sont établies après s’être unies à la population autochtone. Potocki
atteint son but en utilisant un large éventail d’arguments, liés à
l’analyse philologique des textes, ou de caractère anthropologique (il
cite alors pour confirmer ses propres textes les témoignages de voya-
geurs comme J.-B. Tavernier et J. Perry30) pour enfin conclure par de
surprenantes comparaisons de nature linguistique entre les Amazones
et les peuples des îles caraïbiques, à partir des carnets de La Borde31,
jésuite et voyageur du XVIIe siècle. Au sujet des aventures des Ama-
zones, Potocki ne s’exprime qu’en termes d’« histoire des Amazo-
nes », et jamais en termes de mythe. Considérant la qualité et la quan-
tité de preuves (de différentes natures) de leur existence, il juge leur
histoire tout à fait vraisemblable.
30
Jean-Baptiste Tavernier, Six Voyages en Turquie, en Perse et aux Indes…, Paris,
G. Clouzier, 1676-1677 ; John Perry, The State of Russia under the present Czar, with
an account of the Tartars and other people, Londres, 1716.
31
Sieur de la Borde, Relation de l’origine, mœurs, coutumes, guerres et voyages des
Caraïbes…, Paris, H. Justel, 1674 ; Jean Potocki, Histoire primitive des peuples de la
Russie avec une exposition complète de toutes les notions, locales, nationales et tradi-
tionelles, nécessaires à l’intelligence du quatrième livre d’Hérodote, op. cit., p. 65.
Potocki et Hérodote 21
Après avoir affronté la question des Amazones, Potocki soutient
qu’il a aussi résolu le problème qui intéresse les scientifiques depuis
longtemps, lié à l’identité des Sauromates. Selon lui, à la lumière des
preuves fournies, il est évident que ces derniers furent les descendants
des Amazones et des Scythes libres (Nogaïs), qui habitaient à l’est du
fleuve Don. L’arrivée des femmes guerrières sur les territoires de
l’Asie mineure expliquerait la fondation des villes de cette région qui,
avant leur apparition, était presque entièrement déserte32.
Le déluge : « collationner l’histoire des hommes avec celle de la na-
ture »
La tentative que fait Potocki de concilier Histoire sacrée et Histoire
profane, la Genèse et les chronologies antiques, culmine dans la dé-
monstration de l’existence historique de trois déluges universels :
« Ayant […] remonté dans l’histoire des peuples jusques aux prémie-
res mentions historiques, j’ai encore voulu coordonner à ma Chrono-
logie, les deux déluges dont la Grece a conservé le souvenir et qui ont
laissé des traces si visibles dans la Russie méridionale33 ». Pour prou-
ver que les déluges ont effectivement eu lieu, Potocki se sert
d’arguments de nature « scientifique », en s’appuyant sur l’autorité de
géologues, géographes et astronomes et en utilisant des preuves de
caractère historique, extraites de l’analyse des textes, sacrés et pro-
fanes, des écrivains antiques et modernes.
Potocki écarte de manière catégorique la possibilité de considérer
le déluge de la même manière que les autres mythes et d’en offrir une
lecture selon une clé exclusivement symbolique : la Terre et la civili-
sation ont conservé toutes deux trop de témoignages de ces événe-
ments pour qu’ils puissent être réduits à de simples signes ou allégo-
ries. Ainsi, Potocki prend ses distances vis-à-vis de la nouvelle ten-
dance – qui s’imposait alors en France suite à la publication des œu-
vres de Court de Gébelin (Le monde primitif analysé et comparé avec
le monde moderne, 1773-82) et de Rabout de Saint-Etienne (Lettres
sur l’histoire primitive de la Grèce, 1787) – et qui consistait à inter-
préter les mythes en les dépouillant de toute leur dimension historique
32
Jean Potocki, Histoire primitive des peuples de la Russie avec une exposition
complète de toutes les notions, locales, nationales et traditionnelles, nécessaires à
l’intelligence du quatrième livre d’Hérodote, op. cit., p. 66.
33
Ibid., pp. 215-216.
22 MONIKA NIEWOJT
et en les réduisant à une pure manifestation de la « mentalité primi-
tive34 », codifiée à travers le langage symbolique :
nous vivons dans un siècle où des hommes d’ailleurs savants se sont plu à consi-
derer l’histoire ancienne, comme une énigme ingénieuse que chacun pouvoit ex-
pliquer à sa fantasie, en sorte que si quelqu’un se donnoit la peine de faire un tout
de leurs différents Systemes il en pourroit conclure avec juste raison, qu’il n’y a
point eu d’hommes avant les Olympiades, mais seulement des Etymologies, des
Allégories, et des constellations. Cependant ces hommes qui cultivoient
l’Astronomie, connoissoient sans doute l’usage de l’écriture, et non seulement ils
ne manquoient pas de moyens de faire passer leur nom à la posterité, mais ils
avoient la passion de vivre dans le couvenir des hommes. C’est pour cela qu’ils
élevoient des Pyramides, qu’ils ambitionnoient l’Apothéose etc35.
Potocki rééquilibre la critique de l’interprétation symboliste, qui se
moque de la possibilité d’une lecture historique des mythes, par l’élo-
ge des écrivains antiques et modernes comme Varron, Eusèbe, Bo-
chard et Usserius36. Ces derniers, comme lui-même, s’étaient intéres-
sés à l’étude de la chronologie, en donnant une juste valeur à un évé-
nement tel que le déluge universel qui marqua un moment de rupture
dans l’histoire de l’humanité.
Dans son exposé, Potocki essaie de donner une réponse aux ques-
tions suivantes : le nombre de déluges universels (trois, selon lui), les
modalités de l’inondation la plus antique, décrite par les Babyloniens
et qui, selon sa théorie, coïncide avec le déluge biblique, et enfin le
problème d’ordre chronologique relatif à la datation respective des
trois déluges. Pour démontrer l’existence du déluge universel comme
événement effectivement advenu, Potocki construit un système de
preuves très articulé. Pour commencer, il établit le simple présupposé
que les traces du déluge, en considérant qu’il n’existe pas de témoi-
gnages directs sur des temps si anciens, doivent être recherchées dans
34
« Ces ouvrages développent une même hypothèse, à savoir qu’il existe une “menta-
lité primitive” que le langage et l’écriture peuvent donner les moyens de connaître.
Tout repose sur un postulat : le langage et l’écriture furent originellement symboli-
ques ; ce qui permet, en conséquence, de considérer les fables comme un discours
liant les images sous une forme elle-même imagée. Tout n’est ainsi qu’allégorie »,
Chantal Grell, L’histoire entre érudition et philosophie : étude sur la connaissance
historique à l’âge des Lumières, Paris, PUF, 1993, pp. 116-117.
35
Jean Potocki, Histoire primitive des peuples de la Russie avec une exposition com-
plète de toutes les notions, locales, nationales et traditionelles, nécessaires à
l’intelligence du quatrième livre d’Hérodote, op. cit., p. 229.
36
Blandine Barret-Kriegel, Les Académies de l’Histoire, op. cit., p. 249.
Potocki et Hérodote 23
l’histoire de la Terre. Il affirme s’être appuyé pour son enquête sur les
témoignages de Pallas37, qui avait exploré les provinces méridionales
de la Russie lors d’une expédition scientifique. Les observations du
naturaliste allemand lui ont permis d’établir une grille argumentative
où les preuves extraites des travaux de chercheurs de sciences naturel-
les se croisent et supportent celles des sources écrites : « je me suis
transporté en Crimée auprès de Mr. Pallas. Nous avons tout discuté
ensemble, et si j’ose m’exprimer ainsi, nous avons collationné
l’histoire des hommes avec celle de la nature38 ». Le compte-rendu de
Pallas est soutenu par celui du botaniste français Tournefort39 qui,
comme Pallas, a examiné l’aspect physique des côtes et des bassins de
la mer Noire et de la mer Caspienne, fortement modifié par les inon-
dations qui avaient laissé de nombreuses traces dans le paysage.
Au sujet des origines du déluge universel, Potocki cite à sa faveur
le « cométographe » anglais Whiston qui affirmait en 1742, sur la base
de ses propres calculs, qu’une éventuelle collision d’une comète avec
la Terre aurait pu hausser le niveau des eaux au point de provoquer
une énorme inondation des terres émergées (pour cela il appelle
l’inondation babylonienne « alluvion australe »).
Les preuves du déluge babylonien peuvent être observées avant
tout dans la nature : l’eau porta en Europe les plantes et les poissons
africains. En Sibérie des éléphants furent retrouvés intacts, n’ayant pas
eu le temps de « pourrir » grâce à la rapidité du cours des eaux : « ils
ont gelé avant de se putréfier40 ». Le déluge modifia probablement
37
Peter Simon Pallas, Voyage à travers plusieurs provinces de l’empire russe,
St. Pétersbourg, Kaiserliche Academie der Wissenschaften, 1771-1776.
38
Jean Potocki, Histoire primitive des peuples de la Russie avec une exposition com-
plète de toutes les notions, locales, nationales et traditionelles, nécessaires à
l’intelligence du quatrième livre d’Hérodote, op. cit., p. 216.
39
Joseph Pitton de Tournefort, Relation d’un voyage du Levant, fait par ordre du roi,
Paris, Imprimerie Royale, 1717.
40
Jean Potocki, Histoire primitive des peuples de la Russie avec une exposition com-
plète de toutes les notions, locales, nationales et traditionelles, nécessaires à
l’intelligence du quatrième livre d’Hérodote, op. cit., p. 221. Avant, Potocki donne
une description plus détaillée : « Déjà en l’année 1742, des Cosaks employés par le
vieux Gmelin, lui dirent qu’on trouvoit sur les bords de la Léna des corps de Mam-
mouth encore fraix et pour ainsi dire sanglants, Gmelin ne les crût point, mais Pallas
qu voyagea 30 ans après trouva un Rhinoceros couvert de sa peau, de ses mulcules, et
d’une partie de ses chairs, le tout avoit été conservé par la gelée sous des dépots ma-
rins. Mais si la Sibérie avoit jamais été la patrie des Rhinoceros, leurs corps auroient
pourri et n’auroient pas gélé. Monsieur Pallas supposa donc qu’une épouvantable
24 MONIKA NIEWOJT
l’aspect même de certaines côtes et, à sa suite sans doute, « le Golphe
Persique et la mer Rouge, de la même maniere que s’est formé le
Zuyder-zée41 » se forma. Le souvenir du déluge est encore conservé
dans les témoignages écrits, tout d’abord dans ceux des astronomes
babyloniens : Bérose, historien babylonien (IVe-IIIe siècles av. J.-C.),
les historiens grecs ou de langue grecque comme Nicolas de Damas
(Ier av. J.-C.), Hiéronymos de Cardia (ca 350-260 av. J.-C.) et Mna-
seas Patrensis (IIe siècle) ; l’historien arménien Mar Ibas Katina (ca
150-100 av. J.-C.) et après lui, Movses Khorenatsi, (370-442 ?). Tous
s’accordent sur le fait que l’inondation babylonienne venant du sud
avait laissé à peu de personnes (à de nombreuses personnes, selon
d’autres témoignages) la possibilité de se réfugier sur les montagnes
de l’Arménie.
Pour dater cet événement, Potocki réussit à concilier différentes
traditions chronologiques : les annales chinoises42, la version de la
Bible des Soixante-dix et la chronologie grecque fondée sur la data-
tion des Olympiades, pour arriver à la conclusion que le déluge eut
lieu entre 2370 et 2230 avant J.-C.
Les trois déluges, dont la réalité historique pour Potocki est in-
contestable, constituent une sorte de cadre pour l’histoire de tous les
peuples antiques, précédemment classés par notre auteur selon le cri-
tère linguistique. Une fois les époques de chaque déluge établies, il est
plus facile de s’orienter dans l’histoire des peuples, d’en suivre les
mouvements migrateurs, les transformations, les conquêtes et les dis-
paritions. Les premières informations sur les peuples conduisent à la
civilisation babylonienne : « Vingt doux [deux] siecles avant nôtre ére
la ville de Babylone étoit comme le point de contact de trois grands
peuples43 ». Potocki range le premier de ces peuples dans la « classe
orientale » : outre les Babyloniens, les habitants de Biblo et Jaffa ap-
partenaient à cette catégorie. Ces deux villes-cités, de même que Ba-
marée venue de la mer d’Asie, avoit couvert les deux Indes, et poussant les flots à
travers les vallées de l’Imaus, avoit porté les corps des Eléphants et des Rhinocéros
jusques aux zones glacées », p. 219.
41
Ibid., p. 220.
42
En s’appuyant sur les annales chinoises, Potocki soutient que « les mers de la Chine
ont été la limite de la grande marée qui peut-être même n’a agi qu’obliquement sur les
côtes de la Chine », Histoire primitive des peuples de la Russie avec une exposition
cmplète de toutes les notions, locales, nationales et traditionelles, nécessaires à
l’intelligence du quatrième livre d’Hérodote, op. cit., p. 220.
43
Ibid., p. 222.
Potocki et Hérodote 25
bylone, existaient déjà avant le déluge. Un second peuple habitait le
plateau iranien (de Susa, le long des côtes du golfe persique jusqu’à
l’Inde) de même qu’une partie de l’Égypte : « Les peuples de cette
classe [Chuchite], étoient infininiment superieurs à tous les peuples de
leur tems et par les lumières et par le courage44 ». Les informations sur
ce peuple se trouvent aussi bien dans la Bible que chez les auteurs
profanes : « Observez que les Chuschites sont les Ethyopiens des Sep-
tante, et les Atlantes Aïthériens de Pline45 ». Un troisième peuple
habitait à l’est de l’Euphrate, de Babylone à la mer Caspienne,
occupant les territoires de la Bactriane. Les Indiens de l’Antiquité
appartenaient à cette même classe comme le démontre, selon Potocki,
l’étude comparée du sanscrit et de la langue parlée dans la zone du
Cachemire46. Les peuples appartenant à cette classe intéressèrent plus
particulièrement notre auteur puisqu’il s’agit de « cette grande race de
peuple que la Génese appelle enfants de Japhet ». Un quatrième peu-
ple qui correspond à la classe turque de Potocki, vivait dans les terri-
toires qui partent du fleuve Oxus (Amou-Daria) et s’étendent au nord
et nord-est.
Mais les peuples regroupés sous ces quatre catégories linguistiques
n’étaient pas les seuls habitants du monde : « des Serres dans le Thi-
bet, des Sines à la Chine, des Thobel dans le Caucase, des Thogarmes
dans l’Asie mineure, des Pelasges en Grece, des Sicaniens en Italie,
des Turdules en Espagne, des Atlantes dans l’Atlas, l’Ethyopie et la
haute Egypte47 ». Tous ces peuples avaient pourtant la particularité
commune de vivre exclusivement dans des zones de montagne. Ce fait
44
Jean Potocki, Histoire primitive des peuples de la Russie avec une exposition
cmplète de toutes les notions, locales, nationales et traditionelles, nécessaires à
l’intelligence du quatrième livre d’Hérodote, op. cit., pp. 222-223.
45
Ibid., p. 223.
46
De nombreux savants, contemporains de Potocki, voyaient dans le Caucase le
berceau du genre humain (Jean-Baptiste Claude Delisle de Sales, Histoire du monde
primitif, Paris, 1779) ou le lieu originaire de la langue primitive (Jean-Sylvain Bailly,
Lettres sur l’Atlantide, Paris-Londres, 1779). Potocki s’appuie souvent sur l’autorité
de Bailly. L’origine des Slaves reste encore aujourd’hui une question ouverte et le
Caucase est souvent considéré par les historiens comme le territoire originaire de ces
peuples. Cfr. : Francis Conte, Les Slaves. Aux origines des civilisations d’Europe,
Paris, Albin Michel, 1986, p. 10. Sur Bailly et Delisle de Sales voir Chantal Grell,
L’Histoire entre érudition et philosophie, op. cit., pp. 106-111.
47
Jean Potocki, Histoire primitive des peuples de la Russie avec une exposition com-
plète de toutes les notions, locales, nationales et traditionelles, nécessaires à
l’intelligence du quatrième livre d’Hérodote, op. cit., p. 223.
26 MONIKA NIEWOJT
est, selon Potocki, une ultime preuve du premier déluge universel :
« l’alluvion australe » aurait balayé tous les peuples qui habitaient les
plaines. En référence à la classe japhétique, Potocki se lance dans une
critique de la théorie de Bailly sur le peuple imaginaire des Atlantes
qui auraient donné naissance à d’autres peuples de l’Antiquité, dont
les Indiens : « Mr Bailly a prouvé que l’Astronomie des Indiens leur
venoit du nord. Elle pouvait leur venir de Zariaspa qui est assez au
nord, pour que l’on ne soit pas obligé de recourir à l’hypothèse de je
ne sais quels Atlantes septentrionaux dont aucun ancien n’a jamais fait
mention48 ». Encore une fois, Potocki démontre qu’il est un lecteur
attentif des nouvelles théories et recherches, toujours informé des plus
importantes publications relatives à l’histoire des Origines.
48
Jean Potocki, Histoire primitive des peuples de la Russie avec une exposition com-
plète de toutes les notions, locales, nationales et traditionelles, nécessaires à l’intel-
ligence du quatrième livre d’Hérodote, op. cit., p. 223.
« Nous avons collationné l’histoire des hommes
avec celle de la nature » : un essai inconnu de
Jean Potocki
EMILIANO RANOCCHI
Pendant la dernière guerre mondiale, les fonds de l’ancienne Bi-
bliothèque Nationale Prussienne à Berlin ont été éparpillés dans plus
de trente localités du Reich afin d’éviter d’être détruits par les bom-
bardements. Après 1945, la plupart de ceux qui ne se sont pas perdus
entre temps se retrouvèrent dans les bibliothèques de Pologne et de
l’Union Soviétique. Seule une infime partie fut restituée à la Staats-
bibliothek de Berlin.
Un des fonds les plus importants se trouve à la Bibliothèque Jagel-
lonne de Cracovie. Il contient une riche collection de manuscrits de
plusieurs siècles, du Moyen Âge à la modernité, parmi lesquels se
trouve une importante collection d’autographes de provenances très
différentes. Les autographes sont répartis par auteurs. Dans une seule
enveloppe signée du nom de Potocki, sont conservés ensemble une
lettre et un conte de 1785, qui proviennent des archives de Herder1, et
un troisième texte, jusqu’ici complètement inconnu. Le texte, dont il
est question ici, provient de la collection d’autographes qui appar-
tenait à Joseph Maria von Radowitz (1797-1853), général prussien et
homme d’état d’orientation conservatrice qui servit pendant sa jeu-
nesse dans l’armée de Napoléon, puis qui fit carrière dans l’armée
prussienne, appartenant au cercle des hommes de confiance de Frédé-
ric Guillaume IV. Radowitz collectionna tout au long de sa vie des
autographes d’hommes illustres. Sa collection comportait des auto-
graphes du XVIe au XIXe siècles, répartis en trois sections. La pre-
1
Voir Emiliano Ranocchi, Karlsbad, lato 1785 [Karlsbad, été 1785], in : Rzeczy
minionych pamięć. Studia dedykowane prof. Tadeuszowi Ulewiczowi w 90 rocznicę
urodzin [La Mémoire des choses passées. Études dédiées au professseur Tadeusz
Ulewicz à l’occasion de son 90e anniversaire], Cracovie, Księgarnia Akademicka,
2007, pp. 419-447. Une version abrégée en langue française de cette étude se trouve
dans : Jean Potocki ou le Dédale des Lumières, ouvrage collectif préparé par François
Rosset et Dominique Triaire, Montpellier, PULM, 2010.
28 EMILIANO RANOCCHI
mière était constituée de quatre subdivisions : réformateurs, princes,
guerriers et hommes d’État. La deuxième section renfermait les auto-
graphes de savants, en particulier d’historiens. La troisième enfin se
subdivisait encore en trois sections : littérature nationale, artistes et
varia. L’autographe de Potocki se trouvait dans la section historique.
Je suis actuellement dans l’incapacité d’établir le nom de la personne
à qui Radowitz a pu l’acheter ou de qui il a pu le recevoir en présent.
En 1864, quand la collection de Radowitz fut acquise aux enchères
par la Bibliothèque Royale après la mort du propriétaire, le procureur
de la famille von Radowitz, Hübner-Trams, en publia le catalogue, où
le manuscrit porte le numéro 4375 et est décrit en ces termes : Potocki
Johann, Graf, Historiker, höchst verdient um die slawische Ges-
chichte, m. 1816, Französische Abhandlung über die Abnahme des
Wassers auf der Erde, 3 ¾ S. 4. s. l. e. a. Ans [Potocki Jean, comte,
historien, ayant de grands mérites dans l’histoire des peuples slaves,
mort en 1816, traité en langue française sur la diminution de l’eau sur
la Terre, trois pages et demie, in-quarto, sans indication de lieu et
d’année, sans signature2]. En revanche, dans le catalogue manuscrit de
la Bibliothèque Royale, le texte en question est décrit comme un Es-
say über die Sintflut [Essai sur le Déluge3]. Une analyse attentive de
son contenu et de sa structure permet de percevoir les affinités que ce
document entretient avec un texte, intitulé Recueil Raisoné des plus
anciennes notions historiques4, contenu dans le cahier de travail per-
sonnel de Jean Potocki, retrouvé naguère par Przemysław B. Wit-
kowski dans les Archives Nationales Historiques d’Ukraine à Kiev5.
Par ailleurs, l’essai provenant de la collection Radowitz entretient des
liens très étroits avec l’Histoire primitive des peuples de la Russie,
publiée à Petersbourg en 1802.
Je souhaiterais d’abord comparer les deux manuscrits, car ils
s’éclairent mutuellement. La ressemblance que l’on note à première
vue est la structure bipartite de la thématique des deux textes. Il est
2
[Christian Wilhelm Hübner-Trams], Verzeichniss der von dem verstorbenen
Preussischen General-Lieutenant J[oseph Maria] von Radowitz hinterlassenen
Autographen-Sammlung, 3 parties, Berlin, 1864.
3
Document mis en annexe, pp. 329-333.
4
Document mis en annexe, pp. 317-327.
5
Voir : Przemysław B. Witkowski, « Jean Potocki à la charnière du XVIIIe et du
XIXe siècles d’après son cahier de travail personnel, et d’autres documents inédits des
Archives de Kiev », in : Jean Potocki ou le Dédale des Lumières, op. cit.
Un essai inconnu de Potocki 29
vrai que la subdivision du contenu est un peu différente, car le texte
contenu dans le Recueil Raisoné n’est qu’une esquisse inachevée,
répartie en deux chapitres, alors que le bref essai de Berlin-Cracovie
est écrit sans solution de continuité, mais chaque paragraphe est nu-
méroté de façon identique comme dans l’introduction à l’Histoire
primitive des peuples de la Russie ainsi que – beaucoup plus impor-
tant – dans la deuxième partie du douzième chapitre de l’Histoire pri-
mitive, où il est justement question du Déluge. Les différents degrés
de lisibilité distinguent également les autographes : la graphie de
l’autographe de Cracovie est beaucoup plus soignée (ce qui peut té-
moigner d’une destination externe), alors que l’autographe de Kiev
n’est parfois qu’un brouillon illisible. Comme dans l’Histoire primi-
tive (plus encore que dans les Fragments historiques et géographiques
sur la Scythie, la Sarmatie et les Slaves, presque dénués de tout com-
mentaire de l’auteur), la méthode d’argumentation utilisée dans le
Recueil Raisoné s’appuie sur les citations d’auteurs de l’antiquité (Hé-
rodote et Pline l’Ancien6) entrecoupées d’un commentaire de Potocki.
La similitude de l’essai de Berlin-Cracovie avec l’Histoire primi-
tive apparaît également dans le tableau comparant les numéraux slaves
et sanskrits qui s’appuie – comme les tableaux analogues contenus
dans l’Histoire primitive – sur le Linguarum totius orbis vocabularia
comparativa, ouvrage publié à Pétersbourg en 1787-1789 sous la di-
rection de Peter Simon Pallas, que Potocki avait avec lui pendant son
voyage au Caucase7 et qu’il mentionne explicitement vers la fin du
deuxième chapitre du Recueil Raisoné8. Le tableau en question ne
reproduit par contre aucun de ceux parus dans l’Histoire9.
En général on peut considérer toute la partie finale de l’essai, dé-
diée à la chronologie du Déluge, comme une ébauche du douzième
6
En qui concerne les sources anciennes, voir Monika Niewójt, « Potocki et
Hérodote », dans le présent recueil, pp. 9-26.
7
Voir François Rosset et Dominique Triaire, Jean Potocki. Biographie, Paris,
Flammarion, 2004, p. 273.
8
Voir aussi Histoire primitive des peuples de la Russie avec une exposition complete
des toutes les notions, locales, nationales et traditionelles, nécessaires a l’intelligence
du quatrieme livre d’Hérodote par le Comte Jean Potocki, St. Pétersbourg, Académie
Impériale des Sciences, 1802 (dorénavant HP), pp. 30-31. Le lien entre les deux
passages est évident.
9
Dans l’Histoire primitive on retrouvera un tableau pareil à celui de la page 14, où
c’est toutefois le celte qui est comparé avec le sanscrit. Par contre les numéraux slaves
sont partiellement confrontés avec les numéraux sanscrits et grecs à la page 215.
30 EMILIANO RANOCCHI
chapitre de l’Histoire primitive, comme on le verra par la suite. En
revanche, au tableau contenu dans l’essai en question répond dans le
Recueil Raisoné une phrase dépourvue de verbe qui sonne comme le
titre d’un chapitre inexistant ou d’un projet de programme d’étude :
« Rapports des langues Indiennes avec celles de l’Europe ».
La bipartition thématique présente dans ces deux textes (dans
l’essai et dans le Recueil Raisoné), indépendamment du fait que cha-
cun d’eux emploie une méthodologie un peu différente (citations et
commentaires dans le fragment de Kiev, argumentation continue dans
l’essai de Berlin-Cracovie), fournit la preuve évidente qu’ils se réfè-
rent au même projet. En effet leur thématique conjugue d’abord (pre-
mier chapitre du Recueil, paragraphes 1-8 du texte de Berlin–Craco-
vie) la question de la présence des restes fossiles d’origine marine sur
le sommet des montagnes – donc la question de la diminution des
eaux dans les temps préhistoriques – avec le récit biblique sur le Dé-
luge et avec d’autres récits et témoignages anciens sur les déluges :
toutes ces questions bouleversaient les âmes des savants et des pen-
seurs depuis la deuxième moitié du XVIIe siècle10. Puis (deuxième
chapitre du Recueil et paragraphe 9 du texte de la Jagellonne) ils trai-
tent des langues comme une sorte d’équivalent immatériel des fossi-
les, notamment en ce qui concerne « les racines comunes aux langues
Celtiques et indiennes » « comme un monument contemporain au
dernier déluge » (Essai sur le Déluge).
Les deux textes font correspondre « l’histoire des hommes avec
celle de la nature11 ». Ils prennent pour point de départ le constat de la
présence de fossiles (cités en ces termes : « les huitres diluviennes, les
cornes d’hammon, et les corps organisés qui composent la pierre len-
ticulaire » dans le texte de Berlin–Cracovie) sur les sommets des mon-
tagnes, tandis que le Recueil Raisoné s’appuie sur une longue citation
structurée d’Hérodote. Il est question dans celle-ci d’une confrontation
10
Sur la thématique voir l’œuvre aujourd’hui canonique de Paolo Rossi : I segni del
tempo. Storia della terra e storia delle nazioni da Hooke a Vico, Milan, Feltrinelli,
1979. Plus spécifiquement consacrée à l’interprétation du Déluge entre religion et
science dans le milieu français, voir l’œuvre fondamentale de Maria Susana Seguin :
Science et religion dans la pensée française du XVIIIe siècle. Le mythe du Déluge
Universel, Paris, Honoré Champion, 2001. Enfin, en ce qui concerne la naissance de
la pensée moderne sur l’histoire, notamment dans le milieu allemand voir : Helmut
Zedelmaier, Der Anfang der Geschichte. Studien zur Ursprungsdebatte im 18
Jahrhundert, Hambourg, Meiner Verlag, 2003.
11
HP, p. 216.
Un essai inconnu de Potocki 31
des récits des prêtres de Thèbe et d’Heliopolis avec ceux de Memphis
concernant les noms des dieux et des différences de calendriers entre
Égyptiens et Grecs, enfin de l’hypothèse avancée par Hérodote selon
laquelle la mer était autrefois à l’emplacement de la ville de Memphis.
Les deux textes mentionnent dans ce lieu la théorie du déluge de Jean-
André De Luc, géologue et physicien de Genève, auteur des Lettres
physiques et morales sur les montagnes et sur l’histoire de la terre et
de l’homme (La Haye 1778). Dans sa théorie de la Terre, De Luc en-
tendait accorder les notions de la physique contemporaine avec le
livre de la Genèse. Il divisait donc l’histoire de la Terre en deux pé-
riodes fondamentales : pendant la première période, les eaux auraient
couvert le continent primitif puis reculé des suites de l’effondrement
de la terre et de l’inondation des profondeurs souterraines – ce qui
aurait causé l’abaissement de la mer. Pendant la deuxième période, à
mesure que l’eau reculait et découvrait la terre, serait née toute la vé-
gétation. Les premières traces indiquant la connaissance que Potocki
avait de l’œuvre principale de De Luc apparaissent dans le Voyage
dans quelques parties de la Basse-Saxe, publié en 1795. Dans la lettre
du 15 août de Neubrandenbourg on lit :
L’on croit que toute la vallée, où la ville a été bâtie depuis, étoit sous l’eau, du
tems des Vendes où Slaves, l’on y a trouvé des ancres, & un lieu peu eloigné
porte encore le nom de Haring-Fang qui veut dire peche du Harang.
J’ai demandé plus haut, pourquoi les montagnes secondaires de l’intérieur des
continents, paroîssent être composées de sédiment marins, tandis que l’on voit des
granits sur les bords de la mer ? Mais si l’on adopte le systême de Mr. de Luc, ce-
ci s’expliquera facilement, car lorsque les alpes étoient les isles de notre planete
inondée, il est clair, que la plus grande partie des testacées, devoient être tout
contre, ou être jettés sur leurs rivages, car c’est là ce qu’on voit encore arriver sur
les bords de la mer. Mais lors des grands enfondrements dont parle Mr. De Luc,
les bords actuels de la mer se sont trouvés à découvert, & sont parvenus tout à
coup à l’état de terre ferme, sans avoir passé par celui de rivage. Ce qui fait que
l’on n’y trouve pas de sédiments marins. […] Au reste, je ne dis toutes ces choses
que rélativement au systême de la disparution subite des eaux, & je n’en soutiens
pas la possibilité dans un sens absolu. J’ignore même si les physiciens ont raison
de s’appliquer aujourd’hui, à rajeunir le monde après avoir passé une trentaine
d’années à le viellir, comme à l’envie les uns des autres12.
On voit déjà dans ce fragment du Voyage dans quelques parties de la
Basse-Saxe que Potocki garde une certaine distance par rapport à la
12
Jean Potocki, Voyage dans quelques parties de la Basse-Saxe, in : Œuvres I,
pp. 214-215.
32 EMILIANO RANOCCHI
possibilité d’établir l’âge du monde, qui est en accord avec la pensée
de De Luc. Cette circonspection résulte d’une attitude cognitive pro-
fonde, exprimée peut-être au mieux dans l’Histoire primitive des peu-
ples de la Russie, et correspondant au pessimisme epistémologique
des Lumières tardives :
Chercher les origines est un vain mot inventé par la vanité des humains qui ont
toujours à la bouche je sais ou je veux savoir. Mais, dans le passé, ils n’arrivent
qu’à la première mention historique […]. Les origines sont donc du nombre de
ces choses que nous ne devions pas savoir ; mais la première mention historique
est un terme abordable. Tout esprit laborieux y peut atteindre et alors il aura tou-
ché une des bornes de l’esprit humain13.
Mais revenons au troisième paragraphe de l’Essai sur le Déluge que
nous voulons ici présenter :
On trouve des coquilles jusques a trois mille pieds audessus de la surface actuelle
des mers - Des hommes empressés a tirer des conclusions ont dit - « Si la mer a
eté a trois mille pieds, audessus de son niveau actuel, il s’en suit qu’il n’y a eu
alors de terre seche, que quelques hauts somets qui étoient comme des isles au mi-
lieu d’un ocean immense » Mais cette conclusion seroit defectueuse - Car si une
partie du fond de la mer, a pu s’enfoncer et crouler sur lui meme. La meme chose
a pu ariver sur la terre seche - aussi voyons nous des granits tout nuds [dans des
positions] - qui vu leur position, et leur niveau, devroient être couverts de dépots
marins. - Et Mr Pallas voyant de pareils granits sur les bords de la Berda14 n’a
point hesité a dire que c’etoient des somets afaissés depuis la retraite des eaux
Voyés - la description de la Crimée15. Observés aussi que l’ecroulement de l’isle
Atlantide, [peut] pouroit etre consideré comme exemple si ce fait étoit averé16
Potocki blâme l’esprit de système des savants empressés à tirer des
conclusions hâtives :
13
HP, pp. 11-12.
14
Affluent droit du fleuve Ob en Sibérie.
15
Peter Simon Pallas, Physikalisch-topographisches Gemählde von Taurien, St.
Pétersburg, J. Z. Logan, 1796, pp. 52-60. Version française : « Tableau physique et
topographique de la Tauride », Neue Nordische Beiträge (St. Pétersbourg-Leipzig, J.
Z. Logan), 7, 1796.
16
Voir aussi le Manuscrit trouvé à Saragosse (version de 1810), pp. 736-737. Ici le
mythe d’Atlantide est inséré à l’intérieur d’une théorie de formation des continents
qui précède le Déluge.
Un essai inconnu de Potocki 33
L’esprit de systême pris dans un sens défavorable consiste à vouloir expliquer
beaucoup, d’après un nombre de faits qui ne suffit pas à l’explication17.
On s’aperçoit facilement que ce fragment se réfère au même phéno-
mène présenté dans la lettre de Neubrandenburg : la présence de mon-
tagnes dénuées de toute trace de sédiments marins dans des locali-
sations inattendues, comme par exemple sur les bords de mer. Potocki
mentionne dès le début du Recueil Raisoné les raisons de son intérêt
pour les théories scientifiques servant à l’explication du récit biblique
du Déluge et de la présence des fossiles marins sur les sommets des
montagnes. Elles s’apparentent même à un postulat :
Je me propose [de Consider] dans cet ouvrage de considerer les peuples comme
ayant toujours co-existé avec le [ter] globe terrestre. et pour chaque Race humaine
je [ne] remonterai jusques a la plus ancienne mention historique, et je redescen-
drai jusques a nos jours.
On comprend encore mieux le lien entre les deux questions quand il
parvient dans le Recueil à la théorie de De Luc. Après la citation de
Pline on lit le commentaire suivant :
Nous avons dit « que la mer avoit été a la hauteur des montagnes.
2. Que des parties de la surface de la terre avoient croulé sur des vides. //
Si l’on m’acorde ces deux points. je pose la question. suivante. « Ce grand enfon-
drement, des Terains, s’est il fait a la foix, ou successivement ? »
Je repons. « [S’il s’est fait] S’il s’est fait a la foix. tout le genre humain a du perir.
avec tous le êtres organisés. Car qui pouroit resister a la secousse de18 toises
cubes. »
Mais ces enfondrements ont pu se faire successivement
Il rapporte ensuite une autre citation de Pline où il est question de
l’effondrement de l’île de Cée et de la ville de Thyndaris en Sicile et il
avance l’hypothèse selon laquelle une partie des habitants de Cée au-
rait pu survivre :
17
HP, p. 10. Dans le Recueil Raisoné le même reproche est fait à Court de Gébélin et
à Le Brigant pour avoir cru pouvoir étendre les rapports de parenté entre les langues
européennes « a toutes les langues de la terre. Ils se sont // trompés, [et] ce travers [de
la plus part des] de Plusieurs savants. de multiplier les aplications d’une découverte,
est la [ressource] source de presque toutes les erreurs. dans toutes les sciences. - et il
constitue proprement l’esprit de systeme ».
18
Un espace blanc a été ménagé pour un nombre.
34 EMILIANO RANOCCHI
[…] mais voici des observations plus nouvelles.
Mr Pallas m’a fait [observer] remarquer en Crimée que les monts qui bordent la
Peninsule vers le midi ne sont que des demi montagnes, et que l’[es] autre moitié
est tombée, dans la mer, ou plutot dans des goufres. car la mer y est profonde. [Or
sur pres de Soudac] Or pres de Souddac19 sur l’escarpement d’une de ces demi-
montagnes on voit un dépot marin, formé depuis la ruine de la montagne, mais
avant que la mer fut réduite a son niveau actuel. et [vers l] sur la rive [gauche]
droite de la Berdaia, il y a une contrée de Granit. que Mr Pallas regarde comme un
ancien somet afaissé. [car on le] depuis le tems ou la mer étoit a la hauteur du dé-
pot de Soudak. - Car si ce somet eut éte alors ou il est apresent il seroit couvert
d’une couche calcaire, comme celle qui [po] borde la rive [gau] gauche de la ri-
viere20
Le fragment cité ci-dessus renvoie évidemment au même contexte que
le troisième paragraphe de l’essai de Berlin–Cracovie, dans lequel –
au paragraphe suivant – il mentionne encore une fois Peter Simon
Pallas, l’auteur des Observations sur la formation des montagnes et
les changements arrivés au globe (Saint-Pétersbourg 177721) :
Mr Pallas a observé que les montagne<s> de la Crimée, etoient coupée<s> par la
moitié du coté de la mer, et que sur l’escarpement, il y avoit de nouvelles couches
marines, formées depuis l’écroulement de la [montagne] moitié des montagnes et
avant que la mer noire eut son nivau actuel - Ce qui est aussi confirmé par la pres-
que certitude ou l’on est que la mer Caspienne a ete autrefoix jointe a la mer
noire22.
19
Sudak [Судак] sur la côte, à l’est de la Crimée.
20
On peut confronter ce passage avec Peter Simon Pallas, Observations faites dans un
voyage entrepris dans les gouvernements méridionaux de l’Empire de Russie dans les
années 1793 et 1794, traduit de l’allemand, T. 2, Leipzig-Strasbourg-Paris, G. Mar-
tini, 1801, p. 190 sq.
21
Sur Pallas voir la monumentale monographie de Folkwart Wendland : Peter Simon
Pallas (1741-1811). Materialien einer Biographie, Berlin-New York, Walter de
Gruyter, Veröffentlichungen Der Historischen Kommission Zu Berlin, 80/I-II, 1991.
22
Voir aussi HP, p. 217 : « Mr. Pallas voyageant au nord de la mer Caspienne y
reconnut d’une maniere indubitable le tour de son ancien bassin, il marchoit d’ailleurs
sur son ancien lit devenu une plaine salée, un sable mélé de coquilles marines bien
conservées, et suivant ces indications, jusques au Bosphore Cimérien, il vit que le
détroit avoit été ouvert par un affaissement du terrain produit par les éruptions
boueuses qui bouleversent encore toute cette contrée. On sent bien que cette mer
Caspienne se dégorgeant tout-à-coup dans la mer Noire fermée alors comme un lac
dut en élever considérablement les eaux ».
Un essai inconnu de Potocki 35
Potocki rencontra personnellement Pallas pendant son voyage en Cri-
mée dans l’année 1800. Il mentionne cette rencontre dans l’Histoire
primitive des peuples de la Russie :
Ayant ainsi remonté dans l’histoire des peuples jusques aux prémieres mentions
historiques, j’ai encore voulu coordonner à ma Chronologie, les deux déluges dont
la Grece a conservé le souvenir et qui ont laissé des traces si visibles dans la Rus-
sie méridionale. Pour y mieux réussir, je me suis transporté en Crimée auprès de
Mr. Pallas. Nous avons tout discuté ensemble, et si j’ose m’exprimer ainsi, nous
avons collationné l’histoire des hommes avec celle de la nature. Voici le résultat
de notre travail23.
Dans sa théorie de la Terre, Pallas essayait de répondre à la question
suivante : pourquoi certains fossiles retrouvés dans l’Europe du nord
semblent-ils rappeler des espèces d’animaux et de plantes qui
n’étaient alors connues que dans les climats tropicaux ? Buffon avait
avancé à ce propos l’hypothèse d’un refroidissement graduel de la
température terrestre ; à l’époque préhistorique, le climat de la zone
septentrionale de la planète aurait été plus chaud, les changements
graduels du climat auraient causé la migration des animaux au sud
ainsi que des mutations au sein de certaines espèces (principalement la
diminution de la taille des animaux) ou même l’extinction d’autres
espèces. Cette hypothèse expliquerait pourquoi les espèces repré-
sentées par les fossiles n’étaient pas toujours identiques à celles qui
vivaient alors dans les mers tropicales (toutes ces conceptions relèvent
de la méconnaissance de la théorie des glaciations). Néanmoins, dans
le cinquième paragraphe de son essai, Potocki exprime un jugement
bref et négatif sur la théorie de Buffon :
Mr de Bufon a dit que la terre, douée autrefoix de plus de chaleur centrale, a nouri
des Elephants et de Rhinoceros, dans des latitudes ou ils ne peuvent plus vivre au-
jourdhui24 - Mais cette solution est défectueuse. Car si la terre s’étoit refroidi peu
a peu, Les Rhinoceros y auroient pouri. au lieu que sur les bords de l’Indigirka25,
on les trouve avec leurs peaux, poils, tendons, et chairs Ce qui prouve qu’ils ont
été porté tout entiers, dans des climats ou la terre conserve tous les corps. parce
qu’elle ne dégele jamais.
23
HP, pp. 215-216.
24
Voir Georges-Louis Leclerc de Buffon, Les Époques de la nature. Cinquième
Époque : Lorsque les éléphants et les autres animaux du midi ont habité les terres du
nord, Paris, Imprimerie Royale, 1778, pp. 165-190.
25
Fleuve dans la Sibérie orientale.
36 EMILIANO RANOCCHI
Il vaut la peine de rapporter ici le fragment correspondant du dou-
zième livre de l’Histoire primitive des peuples de la Russie pour se
convaincre de l’étroitesse du lien qui unit les deux textes en question
et cet opus magnum, lien qui peut aider à établir leur datation :
Venons à l’ancien Déluge ou alluvion australe. Déjà en l’année 1742, des Cosaks
employés par le vieux Gmelin, lui dirent qu’on trouvoit sur les bords de la Léna
des corps de Monmouth encore fraix et pour ainsi dire sanglants, Gmelin ne le
crut point, mais Pallas qui voyagea 30 ans après trouva un Rhinoceros couvert de
sa peau, de ses muscles, et d’une partie de ses chairs, le tout avoit été conservé par
la gelée sous des dépos marins. Mais si la Sibérie avoit jamais été la patrie des
Rhinoceros, leurs corps auroient pourri et n’auroient pas gélé26.
L’alluvion australe a porté en Europe les plantes et les poissons de l’Afrique, que
nous trouvons empreints dans les Schistes du Vicentin et de l’Auvergne. La même
alluvion a porté en Europe des Eléphants dont nous trouvons les squeletes et en
Sibérie nous trouvons des corps entiers parce qu’ils ont gelé avant de se putréfier.
Je parle toujours d’après Mr. Pallas, c’est à Messieurs Lamarc et Lameterie, à
nous refuter par des conjectures plus heureuses27.
Johann Georg Gmelin, qui avait pris part à la deuxième expédition en
Kamchatka comme directeur du comité scientifique (1733-1743),
avait le premier essayé d’expliquer la présence de vertébrés fossilisés
en Sibérie par l’hypothèse d’une grande alluvion dans la Mer Indienne
qui aurait transporté leurs restes dans le nord28. Pallas s’était déclaré
d’abord très sceptique face à cette explication. Dans son étude publiée
en 1769, il embrassait plutôt la théorie de Buffon29. C’est seulement
pendant son expédition académique en Sibérie (1768-1774) qu’il
changea d’avis, au moment où il découvrit que les restes de ces ani-
maux se trouvaient près des rivages en même temps que d’autres fos-
26
HP, p. 219.
27
HP, pp. 220-221. La présence de pétrifications d’animaux et de plantes disparues
sur les hauteurs de la Vénétie est mise en relation dans le système de Velasquez avec
le troisième jour de la Création, donc avec le processus de séparation des eaux et des
continents, et non avec le Déluge qui aura lieu plus tard. Voir le Manuscrit trouvé à
Saragosse (1810, pp. 721-723).
28
Peter Simon Pallas, D. Johann Georg Gmelins Reise durch Sibirien, von dem Jahr
1733 bis 1743, 4 vol., Göttingen, Vandenhoeck, 1751-1752. La seule édition moderne
de la relation de Gmelin est l’extrait : Johann Georg Gmelin, Expedition ins unbe-
kannte Sibirien, Stuttgart, Thorbecke, 1999.
29
Idem, « De ossibus Sibiriae fossilibus, craniis praesertim Rhinocerotum atque
Buffalorum observationes », Novi Commentarii Academiae Scientiarum Imperialis
Petropolitanae (St. Pétersbourg), (1769), 13 (1768).
Un essai inconnu de Potocki 37
siles d’origine marine30. Dès ce moment, Pallas commença à expliquer
la question par l’hypothèse d’un violent afflux d’eaux tropicales, cau-
sé par l’éruption de volcans de la Mer Indienne – hypothèse, dans
laquelle on peut bien reconnaître (comme le fait Wendland31)
l’influence du botanique Antoine de Jussieu. Ce dernier avait déjà
avancé semblable théorie par rapport à la végétation tropicale, à la dif-
férence qu’il recourait à des phénomènes de longue durée comme les
courants marins ou le retrait de la mer32 plutôt qu’à une catastrophe
naturelle. Pallas avança cette hypothèse dans le monde animal, tout en
l’insérant à sa théorie stratigraphique33 :
Monsieur Pallas supposa donc qu’une épouvantable marée venue de la mer
d’Asie, avoit couvert les deux Indes et poussant les flots à travers les vallées de
l’Imaus, avoit porté les corps des Eléphants et des Rhinocéros jusques aux zones
glacées34.
C’est donc Pallas qui rapprocha cette alluvion (qui avait pu se vérifier
plusieurs fois) du Déluge de la Bible, en faisant converger d’autres
témoignages de l’antiquité des peuples asiatiques.
Les sixième et septième paragraphes du texte de Berlin-Cracovie
éclairent mieux encore ce moment. Ils fournissent en effet des élé-
ments qui mettent l’objet de ce texte en rapport avec l’expédition en
Chine de 1805 et qui montrent combien elle fut en étroite relation
avec les recherches de Pallas :
Monsieur de Voltaire a dit, (et de son tems on pouvoit le croire) que les Elephants
dont les Squeletes se trouvent dans le nord, y avoient été conduits, par des Princes
tartares comme animaux curieux - Mais les Chasseurs du Marchand Sibérien
Lhiakow. Ont trouvé dans une isle de la mer Glaciale, une si grande quantité
d’Elephants qu’ils en ont raporté dans une seule anée huits mille pouds d’y voire.
30
Voir Folkwart Wendland, Peter Simon Pallas (1741-1811), op. cit., pp. 578-579.
31
Ibid., p. 580.
32
Antoine de Jussieu, « Examen des causes des impressions de Plantes marquées sur
certaines Pierres des environs de Saint-Chaumont dans le Lionnois », in : Mémoires
de l’Académie Royale des Sciences pour 1718, Paris, Imprimerie Royale, [1719].
33
Peter Simon Pallas, Betrachtungen über die Beschaffenheit der Gebürge und die
Veränderung der Erdkugel, besonders in Beziehung auf das Russische Reich ;
vorgelesen in der öffentlichen Versammlung der Russisch-Kaiserlichen Akademie der
Wissenschaften, da dieselbe mit der hohen Gegenwart des Grafen von Gothland
beehret wurde, durch P. S. Pallas, St. Pétersbourg, J. F. Hartknoch, 1777.
34
HP, p. 219.
38 EMILIANO RANOCCHI
Mr Pallas a été plus heureux dans ses solutions. il a dit. « on a vu plus d’une foix
la mer submerger des portions de terre. Cela est arivé lors de la fameuse inonda-
tion Cimbrique. Cela est arivé lorsque le Nordzée a formé le Suyderzée, Cela est
arivé au Kamczatka peu avant le voyage de Steller35. - Cela est arivé a l’isle de
Formose qui a été toute entiere sous les eaux. enfin dans le dernier tremblement
de terre de Messine, l’on a vu la mer se soulever, et inonder le rivage - Des causes
semblables, mais plus puissantes. ont pu soulever l’ocean austral et lui faire inon-
der l’inde. Des bras de l’inondation ont pu percer au travers des valées de l’imaus,
et porter des troupeaux d’elephan<ts> dans l’interieur de la Sibérie. Ceux ci cou-
verts a l’instant d’une couche de vase, ont participé a la nature glacée du térain
qui conserve tous les corps. » - observés qu’ici, tout ce qui a raport aux Elephants
et aux Rhinoceros, sont des faits. Il n’y a d’hypothetique que le gonflem<ent> de
la mer australe. dont il faut aussi rechercher les causes possibles. Mr Pallas croit
qu’il peut avoir été occasioné par la formation soudaine des isles de la mer du
Sud, qui efectivement sont toutes volcaniques - cette cause est la seule possible
que nous conoissions. à moins que l’on ne veuille suposer que l’aproche d’un
corps celeste excentrique, n’ait par atraction produit cette épouvantable marée36.
Voyons encore un passage du Recueil Raisoné qui reproduit presque
point par point l’argumentation de l’essai sur le Déluge de Berlin–
Cracovie :
Donc les coquillages sur les plus hautes montagnes actuelles, ne prouvent rien
contre l’eternelle co-existence des hommes avec la terre ce qui doit s’entendre
aussi des animaux et des plantes quand aux submersions partielles. telles que le
Deluge mentione dans //
Mentioné dans la genese et les anales Chaldeennes. [Mr Pallas les atribue aux
memes Causes. qui ont produit de nos jours le desastre de l’isle de Formose ou a
des causes semblables. Le,] L’inondation qui a forcé les cimbres a quiter leur
pays. celle qui a formé le Zuyder, zee, celle du Kamczatka décrite par Steller, [le
desastre de l’isle] celle de Formose. Tous ces [phenomenes] desastres ont été des
Alluvions passageres qui n’ont aucqu’un raport avec la geologie. mais de l’aveu
même des écrivains apelés sacrés. une partie du genre humain a toujours echa-
pé[s]
35
Steller arriva en Kamchatka en 1740 ; après l’expédition en Alaska il revint en
Kamchatka d’où il partit en 1744.
36
On reconnaît ici une version tardive et « régionalisée » de l’hypothèse
catastrophiste qui liait le Déluge au changement soudain de l’écliptique, causé par le
passage d’une comète. Le texte de référence, qui avait ouvert une longue théorie
d’hypothèses diluvianistes, était : William Whiston, A New Theory of the Earth,
Londres, Benjamin Tooke, 1696. Nous reviendrons sur cette hypothèse.
Un essai inconnu de Potocki 39
Dans la lettre à Adam Georges Czartoryski, écrite en Sibérie le 9 août
180537, Potocki, relatant son voyage de Perm à Tomsk, mentionne
encore une fois, sans en dire le nom, la théorie de Pallas :
En efet c’est tres pres de Tobolsk que finit la terre arable. Plus loin d’afreux ma-
rais se continuent jusqu’aux plages limoneuses de la mer glaciale. Quelques coli-
nes s’elevent cependant au milieu de cette terre inondée, et ofrent aux méditations
un phenomene bien extraordinaire. Les fleuves en faisant crouler leurs bords y
metent à decouvert d’enormes dents d’élephant et des fragments de leurs os. Ces
ruines d’animaux se continuent par tout le 64eme dégré de latitude jusqu’à la Vi-
lui38 ou l’on trouve aussi des squeletes de Rinoceros. Il seroit beau qu’un observa-
teur parcourut ces pays, et analysa les couches de terres qui couvre ces étranges
monuments. Car s’il s’y trouve des detritus marins. L’on en [doit] conclure qu’un
déluge y porta les habitants de la zone torride. Et sinon il faudra bien en conclure
en faveur d’un changement dans l’Eclyptique39.
On voit donc encore une fois ici les deux hypothèses parallèles qui
pendant tout le XVIIIe siècle avaient joui d’un crédit plus grand : celle
actualiste des inondations particulières (ou des « submersions par-
tielles » comme l’écrit Potocki) et celle catastrophiste de l’inclinaison
de l’écliptique ou du passage d’une comète (les deux se rejoignant sur
le changement d’écliptique causé par le passage d’une comète). Dans
les deux textes dont il est question ici, Potocki semble plutôt pencher
du côté de la première, n’excluant pas toutefois la seconde. Il est inté-
ressant de remarquer l’évolution à la faveur de l’hypothèse cata-
strophiste : déjà dans l’Histoire primitive, l’hypothèse de la comète est
bien plus considérée. Les sources grecques avaient signalé le change-
ment de taille, de couleur et de mouvement d’une étoile au temps du
déluge d’Ogygès40. Potocki crut qu’il s’agissait d’une comète :
37
Jean Potocki, Lettre du 9 août 1805 à Adam Georges Czartoryski, in : Œuvres V,
p. 107.
38
Près du rivage de Viluj, Pallas avait retrouvé les restes d’un Rhinocéros. Voir :
Peter Simon Pallas, « De Reliquiis animalium exoticorum per Asiam borealem re-
pertis complementum », Novi Commentarii Academiae Scientiarum Imperialis
Petropolitanae (St. Pétersbourg), (1773), 17 (1772), pp. 459-460 ; idem., Reise durch
verschiedene Provinzen des Russischen Reichs in einem ausführlichen Auszüge, partie
3 (1772-1773), Francfort-Leipzig, J. G. Fleischer, 1778, p. 101.
39
Peter Simon Pallas, « De Reliquiis animalium exoticorum per Asiam borealem
repertis complementum », op. cit., p. 107.
40
Potocki croit se référer pour cette information au déluge de Babylone, HP, p. 216.
40 EMILIANO RANOCCHI
S’il est vrai que l’on ait alors vu une étoile varier dans sa couleur, sa grandeur et
son mouvement, cette étoile étoit apparemment une Comète, qui a pu agir, sur la
mer des Indes de maniere à produire cette épouvantable marée ; puisque les hom-
mes ont vu des marées produites par les causes ordinaires, couvrir l’isle de For-
mose, la Chersonese Cymbrique, etc. Le grand Cometo-graphe Whiston dit que la
Comète de 1742, auroit infalliblement causé un Déluge si la terre se fut trouvée
alors dans cette partie de son orbite, dont la Comète s’étoit le plus rapproché.
Parce qu’alors, elle en n’auroit été à la même distance que la Lune. Or la Comète
paroissant plus grande que la Lune, il s’en suit que l’attraction auroit été plus
forte41.
Dans la lettre à Czartoryski, l’hypothèse du changement de l’éclip-
tique est formulée, sans que la comète soit explicitement mentionnée.
Dans la Suite du système de Velasquez enfin, contenue dans la cin-
quantième Journée du Manuscrit trouvé à Saragosse (version de
1810), c’est à l’hypothèse complexe du passage d’une comète et au
changement de l’écliptique qu’est attribuée la cause du Déluge – et
cette cause-là est présentée comme la seule (on ne parle plus des érup-
tions volcaniques dans l’Océan Indien selon l’hypothèse de Pallas42).
Si l’on considère que la thèse catastrophiste, attribuant la cause du
Déluge à une intervention externe, fut souvent défendue par les repré-
sentants de l’orthodoxie religieuse, il faut se garder de confondre les
convictions de Velasquez et celles de Potocki, même si cette interven-
tion n’est pas présentée ici comme étant de nature surnaturelle.
L’option en faveur de l’hypothèse catastrophiste peut être aussi inter-
prétée comme un signe de la piété de Velasquez (même s’il s’agit
parfois d’une piété fortement hétérodoxe). Mais sur la période de 1805
à 1810, Potocki considéra sans aucun doute de plus en plus sérieuse-
ment l’hypothèse catastrophiste. Ce n’est sûrement pas un hasard si le
système de Velasquez représente l’effort le plus marqué chez Potocki
pour faire concorder le récit de la Genèse avec une théorie de la Terre
très documentée – effort tout à fait caractéristique d’une tendance
révisionniste au début du XIXe siècle et qui commencerait, nous sem-
ble-t-il, avec De Luc : le livre de la Genèse y est traité comme un texte
digne de foi, loin du fondamentalisme orthodoxe, mais également loin
de la dérision libertine.
L’expédition en Chine de 1805 pouvait donc viser entre autres la
récolte de preuves ultérieures qui appuient ou démentent la théorie de
41
HP, p. 219.
42
Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse (1810, pp. 743-745).
Un essai inconnu de Potocki 41
Pallas. Le marchand Sibérien Ivan Ljachov, dont il est question dans
le sixième paragraphe du texte de Berlin–Cracovie, est aussi men-
tionné dans la lettre à Adam Georges Czartoryski du 20 septembre
180543. On doit à cet homme, originaire de Jakutsk, la découverte des
îles de Novosibirsk. Il fit commerce dans un premier temps de l’ivoire
issue des restes de mammouths sur le continent. En avril 1770, il partit
à la recherche de nouvelles marchandises au nord du Saint Nez (Svja-
toj nos). Il passa sur la mer gelée et il parvint à la première des îles
(qui par la suite, grâce à un ukaz de l’impératrice, porta son nom, au-
jourd’hui Ljachovskie ostrova, Les Îles de Ljachov), la « Proche »
(Bližnij ostrov, aujourd’hui dite Île Grande de Ljachov), depuis la-
quelle il accéda à l’île voisine (la Petite, Malyj Ljachovskij Ostrov). Il
revint ensuite à Jakutsk et il obtint le monopole commercial sur les
îles. Il s’y rendit à nouveau pendant les années 1773 et 1774, pour
mieux les explorer. À cette occasion, il découvrit qu’elles contenaient
une quantité énorme de restes de mammouths préhistoriques. En ou-
tre, il s’aperçut de l’existence d’une dernière île au nord de la Petite
qui s’avéra être la plus grande d’entre elles, aujourd’hui connue sous
le nom d’Île de la Chaudière (Kotel’nyj ostrov). Le fait que la seule
autre mention que nous connaissions de Ljachov chez Potocki se
trouve dans la lettre mentionnée de 1805 n’est pas suffisant comme
terminus post quem pour la datation des deux textes. Je ne suis parve-
nu à déterminer s’il existe une source précise dans laquelle Potocki
aurait pu puiser ses connaissances. Il est cependant certain que la dé-
nomination des Îles de Ljachov était déjà bien établie à ce moment-là
depuis trente ans et qu’un expert de la géographie de la Russie tel que
Potocki en avait été informé avant l’année 1805.
Ainsi, le but que Potocki se fixe est celui de problématiser et de si-
tuer dans un contexte historique le récit du Déluge. On lit dans le
fragment de Cracovie-Berlin les propos suivants :
Le progres que la Geologie a fait de nos jours. peuvent faire conjecturer que les
phisiciens avenir distingueront, Quelques époques dans ces plus anciennes révolu-
tions du globe, sur les quelles, les recherches historiques n’ont auqu’une prise.
Tout ce que nous pouvons faire, pour le moment est de bien distinguer cet ancien
sejour des eaux sur la terre, d’avec ce que l’on a apelé le déluge44 - Car il y a eu
43
Jean Potocki, Lettre du 20 septembre 1805 à Adam Georges Czartoryski, in :
Œuvres V, pp. 115-116.
44
Cette distinction entre l’« ancien sejour des eaux sur la terre » et le Déluge (ou
déluge) sera développée et articulée à partir du schéma du récit biblique de la Création
42 EMILIANO RANOCCHI
un déluge, qui a submergé Babylone et l’Assyrie, l’Inde, et la Chine. peutetre une
partie de l’Afrique et de l’Europe. Je parle du Déluge de Berose, et de Moyse - Il
n’y en n’a pas eu depuis, dans les memes contrées. mais il peut y en avoir eu
d’autres auparavant - Il y [en] a eu depuis en Europe un déluge qui est celui de
Deucallion - Celuici peut avoir eu pour cause, l’irruption subite du Pont Euxin.
dans la mer Egée45
On présente ici une interprétation du Déluge comme celle d’un évé-
nement de portée locale. Ce n’est pas une nouveauté dans la théorie de
la Terre du XVIIIe siècle : la réduction de l’histoire biblique au rang
de tradition nationale d’un peuple et d’une région particuliers avait ses
racines dans le Tractatus theologico-politicus de Spinoza, même si
une certaine priorité était accordée à cette tradition en ce qui concerne
la fiabilité historique (au reste, de pareilles déclarations pouvaient
résulter d’une stratégie de dissimulation de la pensée libertine). De la
même manière, l’affirmation d’une pluralité de déluges de portée et
d’épicentre différents, soit comme pluralité de déluges de portée lo-
cale, soit comme plusieurs déluges mineurs après le grand déluge46,
n’était pas nouvelle : la théorie des inondations particulières essayait
de fournir une explication à la multiplicité des strates sédimentaires
qui ne se justifiaient pas par une seule grande inondation et qui consti-
tuaient un des traits distinctifs du courant scientifique de l’actualisme,
fondé sur l’idée que les « causes actuelles » en jeu dans la formation
du globe n’avaient pas changé lors de son histoire. Il semble cepen-
dant que la position de Potocki ait évolué : le texte de Berlin-Cracovie
dans le système de Velasquez, contenu dans les quarante-neuvième et cinquantième
Journées du Manuscrit trouvé à Saragosse (1810, pp. 715-748). Il y a ici aussi des
ressemblances très intrigantes avec la Philosophie de la Nature de Jean-Baptiste
Delisle de Sales (1777) : « Il est certain qu’il fut un tems où le globe que nous
habitons étoit sous les eaux ; sa structure intérieure le démontre ; & ce grand
événement qui a changé la face de la terre, ne doit pas être confondu avec ces
inondations qui ont anéanti dans quelques contrées la race humaine, & qu’on connoît
sous le nom des déluges de Noé, d’Ogygès & de Deucalion. » (cité d’après Maria
Susana Seguin, Science et religion dans la pensée française du XVIIIe siècle, op. cit.,
p. 455). Tous les éléments sont ici présents : la théorie de la Terre (retrait de la mer
primordiale par effondrement de la croûte), la conception des déluges comme
inondations locales, les dimensions plus importantes du premier déluge par rapport
aux inondations successives. Même les ressemblances entre les formulations exigent
une confrontation plus approfondie que nous envisageons pour une étude future.
45
Voir HP, p. 218.
46
Voir François Ellenberger, Histoire de la Géologie, tome 2, Paris, Éditions
Lavoisier-Technique et Documentation, 1988, pp. 45-46.
Un essai inconnu de Potocki 43
ne présente pas de hiérarchisation évidente entre le déluge de Baby-
lone (appelé ici déluge de Moïse et de Bérose, conjuguant ainsi la
tradition juive avec celle chaldéenne selon une pratique très répandue
au XVIIIe siècle) et les déluges successifs connus par les chrono-
graphes hellènes, dont il mentionne seulement celui de Deucalion,
associé comme dans l’Histoire primitive à l’irruption de la mer Noire
dans la mer Égée. Dans l’Histoire primitive des peuples de la Russie,
le déluge de Babylone sera appelé aussi alluvion australe et d’une
façon tout à fait traditionnelle, relevant de la chronographie chrétienne
de l’Antiquité tardive, opposé aux deux déluges « grecs » : celui
d’Ogygès et celui de Deucalion47. L’option de Potocki semble se si-
tuer entre les deux, car elle rappelle plutôt la deuxième (plusieurs dé-
luges après le premier), à la différence que le premier et plus ancien,
le déluge de Babylone, n’est pas non plus un déluge universel. En
effet il n’est « universel » que dans un sens culturel, au sens où il tou-
che tout le monde connu des Hébreux. Derrière cette affirmation se
cache une ligne de pensée qui remonte aux libertins érudits tels Mail-
let et Mirabaud ou encore Boulanger48 (et en amont à Spinoza). En
revanche, le crédit attribué au récit de la Genèse (comprenant le retour
partiel aux doctrines diluvianistes), même sous réserve que sa validité
se limite aux peuples du bassin méditerranéen, est caractéristique des
premières années du XIXe siècle. Le récit biblique est donc fiable à sa
façon :
[…] et c’est précisement en quoi consiste la principale différence entre l’histoire
primitive prophane et l’histoire primitive sacrée, la première dit qu’après la
grande inondation, il n’est resté des hommes que dans quelques pays de monta-
gnes, l’historie sacrée réduit le genre humain à une seule famille. ce seul point ex-
cepté, l’histoire prophane est non seulement d’accord avec l’histoire sacrée, mais
elle lui doit ses principaux eclaircissement49.
Donc la Genese est un livre étincellant de vérité, un livre historique, le plus ancien
et le meilleur que nous ayons, et bien plus instructif encore, sur les peuples de
47
HP, pp. 216-217.
48
Benoît de Maillet, Telliamed, ou Entretiens d’un philosophe indien avec un
missionaire français sur la diminution de la mer, Amsterdam, L’Honoré & Fils,
1748 ; Jean-Baptiste de Mirabaud, Le Monde, son Origine et son Antiquité. De l’Âme
et de son immortalité, Paris, Briasson, 1751; Nicolas-Antoine Boulanger, L’Antiquité
dévoilée, [s. l.], 1766. Voir Maria Susana Seguin, Science et religion dans la pensée
française du XVIIIe siècle, op. cit., pp. 158-166, 414-430.
49
HP, p. 207.
44 EMILIANO RANOCCHI
l’Asie et l’Afrique, que sur ceux de l’Europe, car les Juifs connoissoient leurs voi-
sins par eux-mêmes et ne connoissoient les peuples de l’Europe que par les Pheni-
ciens50.
Dans les réflexions sur le Déluge qu’on peut lire dans l’Histoire pri-
mitive, les accents sont déjà un peu différents, car dans cette œuvre la
question du Déluge est fonctionnelle, à des fins historiques de l’étude.
On doit néanmoins souligner que la position de Potocki par rapport à
l’histoire juive partage beaucoup de points avec celle de Vico et Her-
der : elle est reconnue comme l’histoire la plus fiable d’un peuple et
simultanément relativisée en tant qu’histoire particulière.
La preuve qui consiste à inscrire le Déluge dans une chronologie
historique – autrement dit la preuve de parvenir au « terme abor-
dable » – avait déjà eu un précurseur en De Luc. Ce dernier croyait
avoir démontré que les continents tels que nous les connaissons ne
remontaient pas au-delà du Déluge et que l’histoire humaine coïnci-
dait avec la période qui lui avait succédé. L’époque précédente avait
été vraisemblablement beaucoup plus longue, mais elle demeurait tout
à fait inconnue. Parler de l’âge du monde signifiait pour De Luc parler
de l’époque qui avait commencé avec le Déluge et dans laquelle
l’humanité se trouvait jusqu’à présent51. La chronologie naturelle
confirmait de cette façon la chronologie sacrée (Potocki dans l’essai
de Cracovie biffe significativement « Sacrée » en « recue ») :
Telles sont les preuves du déluge de Babylone tirées de l’histoire naturelle et cette
science nous en indique jusques a un certain point l’epoque. Car enfin, il est vrai
que la terre gelée de Sibérie, conserve indéfiniment les corps morts qui y sont en-
sevelis - Mais considerons que des substances bien plus dures se décomposent
dans le sein de la terre, et que les momies d’Egyp<te> sont pour la plus part dé-
composées, malgrés les soins de l’embaumement Ce seroit donc aler contre les
loix de l’Analogie, que de reculer indéfinimen<t> a des miliers de siecles,
l’Epoque du Deluge de Babylone - mais si je ne recule cette epoque, qu’a envi-
rons deux foix celle des momies, je me raproche tout a fait de la Chronologie [Sa-
crée] recue.
On peut donc regarder les études chronologiques de Potocki comme
une tentative de trouver un fondement historique à la théorie scienti-
50
HP, p. 215.
51
Voir Martin J. S. Rudwick, Bursting the Limits of Time. The Reconstruction of
Geohistory in the Age of Revolution, Chicago-Londres, University of Chicago Press,
2005, pp. 150-158.
Un essai inconnu de Potocki 45
fique de De Luc. Il est vrai que le diluvianisme de Potocki est beau-
coup plus faible que celui de De Luc (la théorie des submersions par-
tielles) ; par conséquent la structure binaire de la théorie de la Terre de
De Luc se trouve chez Potocki bien affaiblie : le fait même que les
deux textes dont il est ici question veuillent démontrer qu’une partie
de l’humanité ait échappé au Déluge et donc qu’il n’y ait aucun com-
mencement à l’histoire de l’homme sur Terre est la preuve que la pen-
sée de Potocki résulte de la pensée libertine (et de la théorie actua-
liste). La preuve de la portée locale du Déluge serait, selon Potocki, la
communauté linguistique entre les langues celtiques (Potocki, sur les
traces de Court de Gébelin, considère entre autres les langues slaves,
le latin et l’allemand comme langues de provenance celtique52) et les
langues indiennes qu’il cite dans le neuvième paragraphe des trois
descendants de Noé, liant aussi le récit du Déluge aux peuples qui en
avaient été victimes. Il reste que le Déluge (même appréhendé comme
événement local) est considéré en effet dans ces deux textes comme le
dernier terme abordable, au-delà duquel résident les temps
« antihistoriques » (Potocki écrit toujours « antihistoriques » pour
« antehistoriques »), dont on n’a aucun témoignage. On voit bien ce
point dans le dernier paragraphe : Potocki présente une preuve pour
établir la date du Déluge « sans le secours de l’histoire juive » –
preuve particulièrement intéressante parce qu’elle témoigne d’une
volonté de concilier les deux traditions chronologiques (celle biblique
et celle prophane) en démontrant qu’elles ne se contredisent pas,
même prises séparément. Cette preuve s’opposait à celle des représen-
tants de la tradition libertine du siècle précédent comme Henri de
Boulainvillers et Nicolas Fréret qui avaient démontré l’incompatibilité
de la chronologie biblique avec celle prophane. Il parvient par cette
voie jusqu’à l’an 3042, coïncidant à peu près avec la chronologie bi-
blique qui situait l’événement dans l’année 3044. Voici la conclusion :
52
Voir HP, p. 12. Pour une introduction au thème de la recherche de la langue
primitive voir : Umberto Eco, La ricerca della lingua perfetta nella cultura europea,
Rome-Bari, Laterza, 1993, en particulier le cinquième chapitre : L’ipotesi mono-
genentica e le lingue madri, p. 83 sq, où il est question aussi de Court de Gébelin.
L’influence de Court de Gébelin sur la pensée de Jean Potocki par rapport à la langue,
même si Potocki ne manquait pas d’accents fortement critiques à son adresse, a déjà
été reconnue depuis longtemps, mais elle attend encore une analyse approfondie. Sur
l’œuvre principale de Court de Gébelin voir : Anne-Marie Mercier-Faivre, Un
supplément à « L’Encyclopedie ». Le « Monde primitif » d’Antoine Court de Gébelin,
Paris, Honoré Champion, 1999.
46 EMILIANO RANOCCHI
Mais si nous metons ainsi le déluge a trois mille ans avant notre ere, il s’en suivra
que [le déluge remontoit fort] au l’histoire de beaucoup de pays remonte beau-
coup plus haut. – Je ne vois a cela rien qui doive aréter. Le déluge a pu inonder
Babylone, qui est proche de l’embouchure du Tigre, et ne pas inonder l’Armenie
ou la haute Egypte. Donc il n’y a point de comencement a l’histoire des hommes
si ce n’est qu’il y a eu des hommes avant les plus anciens dont l’histoire fasse
mention – mm et meme plusieurs institutions humaines remontent a ces tems an-
tihistoriques. et voila pourquoi nous avons tant de peine a en débrouiller les origi-
nes (Essai sur le Déluge).
On peut sans doute affirmer que la thèse de Potocki présuppose
l’option polygéniste (implicite dans toute conception locale du Dé-
luge), peut-être par l’intermédiaire de Benoît de Maillet et de son Te-
lliamed, qui reste au second plan dans les deux textes que nous venons
de mentionner, mais qui sera abondamment explicitée par l’Histoire
primitive. La preuve que Potocki ait lu le Telliamed fait défaut, mais il
connaissait certainement l’œuvre du consul de France en Égypte, car il
mentionnait ses ouvrages sur l’Égypte dans son Voyage en Turquie et
en Egypte53.
Ainsi la position de Potocki par rapport à une longue chronologie
se caractérise par une bonne dose de scepticisme, conséquence de
l’échec du siècle précédent dans la recherche d’une « science des ori-
gines ». Nous ne devons cependant pas oublier la perspective du
« terme abordable » : la question des origines est consciemment lais-
sée ouverte. Après un siècle et demi de débats sur la datation du
monde, Potocki demande aux adversaires de faire un pas en arrière
pour établir ce qui est raisonnablement possible de dire sur l’origine
de l’histoire – de l’histoire, non du monde. Nous pouvons même voir
dans le titre de son ouvrage, Histoire primitive, une intention polé-
mique par rapport au Monde primitif de Court de Gébélin, auquel il
devait beaucoup, mais qui était affecté d’un « esprit de système ». On
relève ici en outre une ressemblance profonde avec un auteur qu’il ne
cite pas, mais avec lequel il partage le scepticisme sur la possibilité de
connaître le monde antédiluvien et l’approche scientifique, inductive à
la recherche, fondée sur les témoignages aussi bien naturels qu’histo-
riques : il s’agit de Nicolas-Antoine Boulanger. Même la conception
53
Jean Potocki, Œuvres I, p. 49.
Un essai inconnu de Potocki 47
du « terme abordable » trouve son correspondant54 dans le « premier
terme » de Boulanger. Le Déluge de Potocki est comme celui de Bou-
langer un événement géologique et historique à la fois, complètement
depourvu de toute dimension métaphysique. Un certain synchrétisme
théorique est aussi caractéristique des deux, le mélange des thèses
diluvianistes (comme celle de De Luc, plusieurs fois citée par Potocki)
avec des éléments typiques de la théorie actualiste (la relativisation du
Déluge dans l’histoire du monde chez Boulanger, les nombreuses
inondations locales chez Potocki) et la pensée libertine (traces d’une
théorie préadamique, la thèse polygéniste). Il reste à établir si Potocki
a pu connaître les Anecdotes de la Nature directement (ce qui me
paraît actuellement invraisemblable), ou plutôt si l’influence de Bou-
langer s’est transmise par la lecture de Demarets ou de Buffon.
En conclusion nous ne pouvons que rejoindre Przemysław B. Wit-
kowski sur la datation de l’essai sur le Déluge et du Recueil Raisoné
entre 1800 et 1802 (date de parution de l’Histoire primitive). En re-
vanche, même si aujourd’hui encore on ignore toute la correspon-
dance entre Pallas et Potocki, il n’y a aucun doute que la rencontre
avec le savant allemand ait eu une influence de longue durée sur la
pensée de Potocki et qu’elle ait pu éclairer ses recherches pendant son
voyage en Sibérie en 1805.
54
Voir Maria Susana Seguin, Science et religion dans la pensée française du XVIIIe
siècle, op. cit., pp. 176-177, en particulier la note 106. Voir encore : John Hampton,
Nicolas-Antoine Boulanger et la Science de son temps, Genève-Lille, Giard, 1955 ;
Paul Sadrin, Nicolas-Antoine Boulanger ou avant nous le déluge, Oxford, Voltaire
Foundation, 1986.
Jean Potocki et le théâtre de Tulczyn
PRZEMYSŁAW B. WITKOWSKI
Un caractère des âmes nobles et généreuses, est le goût des entreprises, des créa-
tions et en général de la difficulté vaincue, le Comte Félix, maître d’une fortune
immense, la pouvait dépenser dans les plaisirs et l’oisiveté des villes ; il préféra
de civiliser la sauvage Ukraine, et de porter les arts en un pays, où l’on ne
connaissait pas même les metiers ; il avait à la vérité la satisfaction d’opérer sur
une grande échelle ; il pouvait faire dans ses terres, et dans une seule direction,
plus de 40 lieues de France, et leur population excédait deux cent quarante mille
âmes des deux sexes [je souligne]1.
C’est en ces termes que Jean Potocki caractérise le mécénat artis-
tique de son cousin, Stanisław Szczęsny (1752-1805), fondateur de la
ville et du château de Tulczyn, en voïvodie de Braclav (aujourd’hui,
région de Vinnicta, Ukraine). Un élément important de ce « foyer des
arts » fut le théâtre permanent, construit peu avant 1787, l’année de la
visite du roi de Pologne, Stanislas Auguste Poniatowski (1732-1798).
La scène théâtrale s’inscrivait dans l’immense ensemble architectural
du château, édifié probablement par Lacroix, architecte d’origine po-
lonaise formé à Rome2.
1
Jean Potocki, [Biographie de Stanisław Szczęsny Potocki], in : Stanisław Trem-
becki, Sophiówka, trad. du polonais par Auguste de Messence comte de Lagarde-
Chambonas, Vienne, Imprimerie d’Antoine Strauss, 1815, pp. 132-146, cité d’après
Jean Potocki, Œuvres III, p. 409.
2
Nous savons très peu de choses sur sa biographie. L’abbé Grzegorz Piramowicz
(1735-1801) dans sa correspondance adressée à Ignacy Potocki (1750-1809),
mentionne un certain Lacroix, architecte et dessinateur qui servait de guide à la
société polonaise réunie à Rome, en hiver 1779-1780, Korespondencja Igancego
Potockiego w sprawach edukacyjnych (1774-1809) [Correspondance d’Ignacy
Potocki concernant les affaires d’éducation (1774-1809)], éd. par Bożena Michalak,
Wrocław-Varsovie-Cracovie-Gdańsk, Zakład Narodowy im. Ossolińskich, 1978,
pp. 62-63. Par ailleurs déjà le 4 février 1780 Lacroix perçut une somme d’argent que
le porte-enseigne de la Couronne, alors Stanisław Szczęsny Potocki, avait envoyée à
Rome. Celui-ci avait déménagé quelques années auparavant à Tulczyn, et s’apprêtait
à y construire un somptueux château [voir le registre des dépenses de S. Sz. Potocki
pour l’année 1780, Центральний Державний Історичний Архів України –
Archives Historiques Centrales d’État d’Ukraine, Kiev (cité ultérieurement TsDIA),
fonds 49/I, cote 22]. À ce stade des recherches, nous ne pouvons pas déterminer
50 PRZEMYSŁAW B. WITKOWSKI
Le théâtre fut placé au sud-est du château, au bord de l’allée venant
de Szpików. La scène et l’auditoire furent aménagés dans la partie
orientale d’un bâtiment rectangulaire fortement allongé d’un niveau,
dont l’autre moitié était occupée par la salle de manège. Cet édifice,
avec celui des Écuries construit en face, longeait la route. Ainsi, les
deux bâtiments constituaient comme des coulisses qui guidaient le
regard du visiteur empruntant l’allée vers la porte cochère placée au
milieu de l’aile gauche du château. Après avoir franchi cette porte, le
visiteur se retrouvait devant le somptueux corps-de-logis du château,
au milieu de la cour d’honneur, fermée des deux côtés par les impo-
santes ailes latérales3.
Le théâtre lui-même, qui n’existe plus aujourd’hui, fut construit
aux dires d’Adam Naruszewicz (1733-1796), savant qui accompagna
le roi lors de sa visite en 1787, « dans un nouveau goût d’architec-
ture4 ». Auguste de Messence, comte de Lagarde-Chambonas (1785-
1853 ?), qui séjournait à la cour des Potocki en 1811, rapporte que le
exactement l’identité de Lacroix, ni connaître précisément le rôle qu’il joua dans
l’édification du château et du théâtre de Tulczyn.
3
Contrairement à l’information transmise par les auteurs des Памятники
градостроительства и архитектуры Украинской ССР [Mémoires d’urbanisme et
d’architecture de la République Socialiste Soviétique d’Ukraine], t. 2, Kiev,
Будівельник, 1985, p. 30, reprise par A. Chamraïeva et L. Borysova dans
« Палацовий ансамбль у Тульчині » [Ensemble architectural du château de
Toultchyn], in : Архітекурна спадщина України [Héritage architectural de
l’Ukraine], 3, partie II, Питання історіоґрафії та джерелоэнавства української
архітектури [Question d’historiographie et de critique des sources de l’architecture
ukrainienne], éd. par V. Tymofiyenko, Kiev, Видавництво « Укаїноэнавство »,
1996, p. 139, ainsi que par François Rosset et Dominique Triaire dans Jean Potocki.
Biographie, Paris, Flammarion, 2004, p. 308, le château de Tulczyn fut construit à
partir de 1781, et non 1757. Ainsi, le corps-de-logis fut bâti entre 1781 et 1782. Les
deux ailes latérales furent ajoutées au corps-de-logis en retour d’équerres entre 1782
et 1784. Sur l’architecture du château de Tulczyn voir Tadeusz S. Jaroszewski,
« Materiały do dziejów pałacu Potockich w Tulczynie » [Matériaux pour l’histoire du
château des Potocki à Tulczyn], Rocznik Muzeum Narodowego w Warszawie
(Varsovie), t. XXVI, 1982, pp. 309- 331 ; idem., « Jeszcze kilka słów o pałacu w
Tulczynie » [Encore quelques mots sur le château de Tulczyn], ibid., t. XXVIII, 1984,
pp. 105-109 ; idem., « Pałac Potockich w Tulczynie i początki architektury
klasycyzmu na Ukrainie » [Le château des Potocki à Tulczyn et les prémices de
l’architecture néo-classique en Ukraine], Przegląd Wschodni (Varsovie), t. I, 1991,
cahier 1, pp. 83-111.
4
Adam Naruszewicz, Diariusz podróży Stanisława Augusta króla na Ukraine w roku
1787 [Journal de voyage du roi Stanislas Auguste en Ukraine l’année 1787],
Varsovie, 1805, pp. 303-307.
Potocki et le théâtre de Tulczyn 51
théâtre fut bâti « sur le même plan que [celui] de l’ermitage à Péters-
bourg5 ».
L’analyse comparative du relevé du théâtre de Tulczyn, datant des
années 1870, et du plan du théâtre de Catherine II mentionné ci-des-
sus, confirme le propos du voyageur français. En effet, les deux salles
théâtrales offraient des amphithéâtres à gradins à l’antique, couronnés
par une colonnade semi-circulaire. Ce système offrait à tous les spec-
tateurs présents dans l’auditoire semi-circulaire, à peu près la même
visibilité du spectacle. Tant Giacomo Quarenghi (1747-1817), archi-
tecte natif de Bergame travaillant pour l’impératrice, que l’architecte
des Potocki (probablement Lacroix), adoptèrent le modèle du Teatro
Olimpico de Vicence, conçu par Andrea Palladio (1508-1580), et
construit entre 1580 et 15846.
Le théâtre de l’Ermitage et celui de Tulczyn, tous deux édifiés
presque simultanément, constituaient en effet l’un des premiers exem-
ples en Europe Orientale du style néo-palladien dans l’architecture
théâtrale. Dès les années 1770, l’engouement pour l’œuvre d’A. Pal-
ladio coïncida avec l’apparition du goût grec et avec les projets de
réforme de la salle théâtrale française, inspirés par les récentes réalisa-
tions italiennes, comme le Teatro Regio de Turin, conçu entre 1738 et
1740 par Benedetto Alfieri (1700-1767)7.
Le problème attirant l’attention des architectes français à cette épo-
que résidait dans l’adaptation du système de gradins à l’antique à la
salle théâtrale moderne. Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806), qui en
donna la solution dans son projet pour le théâtre de Besançon dont les
loges en forme de balcons étaient disposées en amphithéâtre8, souligne
5
Auguste de Messence, comte de Lagarde-Chambonas, Voyage de Moscou à Vienne
par Kiow, Odessa, Constantinople, Bucharest et Hermanstadt ; ou lettres adressées à
Jules Griffith : par…, Paris, Treuttel et Würtz, 1824, p. 113.
6
Le modèle du théâtre à l’antique, suivi par A. Palladio dans la construction du
théâtre de Vicence, fut promu dans son traité d’architecture, intitulé I Quattro Libri
dell’Architettura. Nous trouvons dans le catalogue de la bibliothèque de Tulczyn de
nombreuses éditions du fameux traité, y compris l’édition originale qu’A. Palladio
publia en 1570 à Venise, Catalogue des livres. Tulczyn…, TsDIA, fonds 49/II, cote
14, feuillet 45 v°, numéro 237.
7
Nikolaus Pevsner, A History of Building Types, Londres, Thames and Hudson, 1997,
p. 72.
8
Daniel Rabreau, Claude-Nicolas Ledoux, Paris, Éditions du patrimoine, 2005,
pp. 59-62, 134-138. Voir aussi Jacques Rittaud-Hutinet, La Vision d’un futur. Ledoux
et ses théâtres, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1983, pp. 62-79.
52 PRZEMYSŁAW B. WITKOWSKI
toutefois les différences de besoins des spectateurs à l’époque de la
Rome républicaine et les mœurs de la société de l’Ancien Régime :
Ce qui convient à un état républicain ne convient pas à un état monarchique ; nos
mœurs, nos usages, nos spectacles, sont différents ; des gradins applicables à nos
écoles publiques, ne remplissent pas les points donnés pour nos salles de spectacle
[…]. Il nous faut des loges, des loges commodes où les rangs et les fortunes soient
distingués […]9.
Bien évidemment, dans le cadre du petit théâtre privé, qui était a
priori dépourvu de balcons et de loges, le problème d’adaptation du
système « égalitaire » des gradins antiques aux exigences et aux
mœurs de la société hiérarchisée de l’Ancien Régime, ne se posait pas.
Ainsi, l’« égalitaire » cavea à l’antique, qui garantit partout une bonne
visibilité et permet à tout le monde d’être vu, semble particulièrement
bien adaptée aux besoins du théâtre de société, lieu de rencontre d’une
haute classe sociale, où le besoin de « distinguer les fortunes » n’a pas
de raison d’être.
Cette égalité entre les spectateurs est soulignée, du point de vue de
la distribution de l’espace, par l’architecte de l’impératrice Catherine
II. Dans un album illustrant le théâtre de l’Ermitage, paru peu après la
fin des travaux, G. Quarenghi affirme qu’il « n’y a aucune place dis-
tinguée dans ce Théâtre où toute l’étiquette est bannie et chacun peut
s’asseoir la, où bonne lui semble10». Cette description de la salle, dé-
pourvue de loges privées à l’italienne, symbole de cloisonnement de la
vie sociale, fait écho aux débats sur la démocratisation de
l’architecture publique qui avaient lieu en même temps dans la France
post-révolutionnaire. Dans son traité paru en 1804, C.-N. Ledoux,
ancien architecte du Roi, en décrivant le théâtre de Besançon, souligne
cette fois-ci l’aspect « démocratique » de son plan architectural :
Ici la salle est terminée ; on découvre au-delà des entrecolonnements, des gradins
très élevés qui tendent au point de vue. Voulant associer à l’instruction publique
ceux à qui la fortune ne permet pas d’obtenir les places ; voulant former les
mœurs par le choix épuré des représentations, on a senti qu’il n’étoit pas conve-
9
Cité d’après Daniel Rabreau, Claude-Nicolas Ledoux, op. cit., p. 62.
10
Giacomo Quarenghi, Théâtre à l’Hermitage de sa Majesté l’Imperatrice de toutes
les Russies, St. Pétersbourg, 1787, cité d’après Barbara Król-Kaczorowska, « Dawne
teatry Moskwy i Leningradu » [Anciens théâtres de Moscou et Leningrad], Pamiętnik
Teatralny (Varsovie), Année X, 1961, n° 4, p. 558.
Potocki et le théâtre de Tulczyn 53
nable de cercler la multitude dans l’usage dangereux des scènes dépravées qui la
dégradent et avilissent le goût11.
Ainsi, les amphithéâtres à gradins de la Rome républicaine consti-
tuaient une solution alternative aux « scènes dépravées » qui « dégra-
dent » le peuple et « avilissent le goût ». Le régime de la république
romaine qui s’appuyait sur la vertu et l’égalité des citoyens, se reflé-
tait en effet dans l’architecture des édifices publics, considérée comme
particulièrement « vertueuse ». Elle était prônée tant en France pré-
révolutionnaire et révolutionnaire, que dans les anciennes républiques
aristocratiques, comme la Res Publica polonaise.
C’est dans ce contexte esthétique et idéologique de l’architecture
néo-classique des années 1780, que devrait être restituée l’inscription :
« Byda zawsze mieszkaniem wolnych i cnotliwych » [Puisse-t-il être
toujours l’asile de gens libres et vertueux], que Stanisław Szczęsny
Potocki, fit placer au-dessus de l’entrée de sa maison à Tulczyn. Ce
« souhait […] louable », que le comte de Lagarde-Chambonas juge
trente ans plus tard comme « mieux convenu à la maison de Socrate
qu’au plus grand palais de la Pologne12 », démontre également à quel
point le mécénat artistique de S. Sz. Potocki, l’un des idéologues du
parti républicain, est en cohérence avec sa pensée politique.
À la fin des années 1790, après une époque de tourments politiques
et révolutionnaires marquée par les deux derniers partages de la Polo-
gne, Tulczyn retrouva sa splendeur d’autrefois13. Rentré au pays de-
puis peu, Stanisław Szczęsny conclut son troisième mariage, cette
fois-ci avec Sophie Glavani (1762-1822), épouse en premières noces
du général Józef Witt, commandant de la forteresse de Kamieniec
Podolski. L’arrivée de la fameuse comtesse de Witt, véritable égérie
11
Claude-Nicolas Ledoux, L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des
mœurs et de la législation, t. I, Paris, Imprimerie de H.-L. Perroneau, 1804, p. 226.
12
Auguste de Messence, comte de Lagarde-Chambonas, Voyage de Moscou à
Vienne…, op. cit., p. 77.
13
Sur la chute de la Pologne et la Confédération de Targowica, dirigée par S. Sz.
Potocki, voir Emanuel Rostworowski, « Stanisław Szczęsny Potocki », in : Polski
Słownik Biograficzny [Dictionnaire biographique polonais], vol. 28, Wrocław, Zakład
Narodowy im. Ossolińskich, 1984-1985, pp. 183-202, passim ; Jerzy Łojek, Dzieje
zdrajcy : Szczęsny Potocki [Histoire d’un traître : Szczęsny Potocki], Varsovie
[Katowice, 1988], Alfa-Wero, 1995, passim ; Władysław Smoleński, Konfederacya
targowicka [Confédération de Targowica], Poznań [Cracovie, 1903], Wydawnictwo
Kurpisz, 2006.
54 PRZEMYSŁAW B. WITKOWSKI
de la société mondaine de ce temps, ouvre une nouvelle ère dans
l’histoire de Tulczyn.
La résidence ukrainienne des Potocki devint alors un refuge pour
nombre d’émigrés français, chassés de leur patrie par « les malheurs
de la Revolution », pour reprendre l’expression du comte de Moisan,
qui garda le vif souvenir des « jours heureux » passés auprès de Stani-
sław Szczęsny Potocki à Tulczyn14. Après la défaite de l’armée des
princes face à la garde nationale, les salons du château de Tulczyn
virent défiler ses principaux dirigeants et leurs familles. Nous pouvons
mentionner entre autres Yolande-Gabrielle, duchesse de Polignac
(1749-1793), ancienne favorite de Marie-Antoinette, venue en Ukrai-
ne en compagnie de ses deux fils, Armand (1771-1847) et Auguste
(1780-1847), Pierre-Louis-Auguste Ferron, comte de la Ferronnays
(1777-1842), Jean-Louis-Henri de Bancalis de Maurel, marquis
d’Aragon (1763-1848), accompagné de son épouse, princesse Nassau-
Siegnes, et Victor-Louis-Alexandre, marquis de Toustain (1774-
1829).
En plein milieu des guerres napoléoniennes, Tulczyn – véritable
« El-Dorado de la Pologne » – aux dires du comte de Lagarde-Cham-
bonas15, s’apparente à un havre de paix dans une Europe envahie par
l’armée française. La reine Marie-Caroline de Bourbon-Siciles (1752-
1814), chassée par Marat de Naples puis de Palérmo, y trouva égale-
ment refuge. Pendant quelques jours de décembre 1813, la comtesse
Potocka accueillit en effet avec magnificence cette sœur aînée de Ma-
rie-Antoinette de France, et par là même la fille de l’impératrice Marie
Thérèse de Habsbourg-Lorraine16.
Le marquis de Toustain évoqué précédemment, décrit ainsi le
mode de vie à la cour des Potocki : « où, sans sortir de chez soi, on
peut se procurer toutes les choses nécessaires à la vie et au plaisir, y
trouvant bonne compagnie et même un théâtre français17 ».
14
Le comte de Moisan, Lettre du 7 février 1805 à Stanisław Szczęsny Potocki,
TsDIA, fonds 49/III, cote 154, feuillet 7 r°-7 v°.
15
Auguste de Messence, comte de Lagarde-Chambonas, Voyage de Moscou à
Vienne…, op. cit., p. 79.
16
Alexis de Guignard Saint-Priest, Études diplomatiques et littéraires, Paris, Amayot,
1846, pp. 290, 292-293 ; Jean-Paul Garnier, Murat, roi de Naples, Paris, Librairie
Plon, 1959, pp. 224-225.
17
Victor-Louis-Alexandre de Toustain, Mémoires du marquis de Toustain, publiés
par la marquise de Perry de Nieuil, 1790-1823…, Paris, Plon, 1933, p. 223.
Potocki et le théâtre de Tulczyn 55
Ce plaisir des divertissements et du théâtre était assuré par nombre
d’hommes de lettres, comme Jean Potocki, qui en 1798, après avoir
traversé les pleines d’Astrakhan, et les monts du Caucase, honora
Stanisław Szczęsny de sa présence. Comme il l’explique dans une
lettre adressée encore de « Gegoriewsk sur la ligne du Caucase » à son
cousin, « quand je n’aurai plus quoi, je viendrai manger votre cas-
cha18 ». En effet, le bienfaisant maître de Tulczyn, non seulement
accueillit son parent, mais lui donna également la main de sa fille,
Konstancja (1781-1852), accompagnée d’une dot considérable19.
Cependant, Jean Potocki ne resta pas redevable envers ses hôtes.
Comme à Łańcut, chez la princesse maréchale Lubomirska, pour la-
quelle il composa le recueil des Parades, ou comme à Rheinsberg,
chez le prince Henri de Prusse (1726-1802), pour lequel il écrit Les
Bohémiens d’Andalousie, il étala à Tulczyn ses talents d’homme de
théâtre.
Contrairement à la scène théâtrale de circonstance, dont il disposait
chez la princesse maréchale au château de Łańcut, la résidence de son
nouveau beau-père lui offrait un théâtre permanent avec le décor pal-
ladien en vogue et l’équipement professionnel de la scène20. La ri-
chesse de la garde-robe théâtrale, dont témoigne l’inventaire dressé
peu avant la mort de S. Sz. Potocki en 1805, démontre le caractère
quasi-professionnel de la scène de Tulczyn21.
18
pol. ‘kasza’ désigne une sorte de gruau formant la base de l’alimentation polonaise,
Jean Potocki, Lettre du 1er décembre 1797 à Stanisław Szczęsny Potocki, in : Œuvres
V, p. 52.
19
Voir le contrat de mariage entre Jean Potocki et la fille de S. Sz. Potocki, TsDiA,
fonds 49/I, cote 2513.
20
Selon les mémoires de Leon Dembowski, qui visitait le château de Łańcut au début
des années 1790, la modeste salle théâtrale, dont les murs étaient décorés uniquement
par un damas rouge à franges dorées, était construite sur le plan rectangulaire. Elle fut
édifiée en 1792, peu avant la représentation des Parades de Jean Potocki. Ce ne fut
que vers 1800, treize ans après la construction du théâtre de Tulczyn, que Chrystian
Piotr Aigner (1756-1841), architecte attitré à la cour de la princesse maréchale, donna
à cette salle la forme du théâtre palladien. Toutefois, cette construction fut exécutée
d’une manière provisoire en bois et papier, Bożena Maszkowska-Majewska, « Teatr
w Łańcucie » [Théâtre de Łańcut], Pamiętnik Teatralny (Varsovie), Année XI, 1962,
n° 3-4, pp. 464-474 ; Barbara Król-Kaczorowska, « Teatr na zamku w Łańcucie »
[Théâtre du château de Łańcut ], ibid., Année XLVIII, 1999, n° 3-4, pp. 21-30.
21
Regestr teatralnej garderoby, dekoracja – spisany 1803 roku w Tulczynie
[Inventaire de la garde-robe théâtrale, décoration – fait en 1803 à Tulczyn], TsDIA,
fonds 49/I, cote 535, feuillets 1-10 ; Regestr masek z garderoby JW-o Pana
Dobrodzieja Imć Panu Żmijowskiemu do teatralnej garderoby oddanych [Inventaire
56 PRZEMYSŁAW B. WITKOWSKI
Le proverbe dramatique, L’Aveugle, mis au jour par Dominique
Triaire, nous donne un brillant exemple de l’activité théâtrale de Jean
Potocki pendant son séjour au château22. Cette pièce composée entre
1799 et 1802, dans l’un des genres de prédilection de la société mon-
daine éprise de théâtre, nous livre un touchant portrait de six filles de
la maison Fargeot. Salomée, Constance, Antonine, Joséphine, et Émi-
lie étalent leurs talents respectivement pour la danse, la musique, le
théâtre, la littérature et les travaux ménagers. Enfin, Cécile dépourvue
des « petits travers » de ses sœurs, « aussi sage que belle », fait preuve
de dévouement pour sa mère et d’empathie à l’égard des nécessiteux.
Comme le remarque Dominique Triaire, les rôles des six Mesde-
moiselles Fargeot furent assurément composés pour les six filles aî-
nées de Stanisław Szczęsny23. Tant les divers talents que les « petits
travers » de ces muses de Tulczyn ont permis à Jean Potocki d’indivi-
dualiser les demoiselles Fargeot. Nous pouvons par exemple identifier
Mademoiselle Constance, qui « joue du clavecin sur ces genoux »
entre chaque réplique échangée dans la pièce, avec Wiktoria Potocka
(1779-1826). Le « compte de l’argent » dépensé en 1795 pour les
besoins de « Mlle la Cesse Victoire Potocka », entre autres « au racor-
deur de clavecin » et « pour son abonnement de musique24 », nous
laisse supposer qu’elle était éprise de cet instrument non moins que
Constance Fargeot qui souhaitait, aux dires de sa sœur, accueillir son
futur mari en jouant la sonate de Haydn.
Dans une lettre destinée à Stanisław Szczęsny devenu père de la
neuvième fille, Jean Potocki toujours flatteur à l’égard de son inter-
locuteur, compare la progéniture féminine de son parent aux Muses
qui « leurs ressembloient par les talents avant de les egaler en nom-
des masques provenant de la garde-robe de Son Excellence, donnés à Monsieur
Żmijowski pour la garde-robe théâtrale], TsDIA, fonds 49/I, cote 535, feuillets 10 v°
– 15 r° ; Rzeczy z garderoby JW-ej Pani Dobrodziejki do garderoby teatralnej JP-u
Żmijowskiemu oddane [Habits provenant de la garde-robe de Son Excellence
Madame, donnés à Monsieur Żmijowski pour la garde-robe théâtrale], TsDIA, fonds
49/I, cote 535, feuillets 10 v° – 15 r°. Cités d’après Roman Sobol, « Z dziejów teatru
Potockich w Tulczynie » [De l’histoire du théâtre des Potocki à Tulczyn], Pamiętnik
Teatralny (Varsovie), Année XV, 1966, n° 1-4, pp. 209-218.
22
Dominique Triaire, « L’Aveugle. Un proverbe inédit de Jean Potocki », Dix-
Huitième Siècle, n° 25, 1993, pp. 295-303.
23
Idem, « L’Aveugle. Un proverbe inédit de Jean Potocki », op. cit., p. 295.
24
TsDIA, fonds 49/II, cote 2961, feuillets 49-52.
Potocki et le théâtre de Tulczyn 57
bre25 ». Dans cette vision de Tulczyn modelée d’après le Mont Par-
nasse, leur père devient « hercule musagete ou conducteur des muses,
qui étoit adoré dans plusieurs villes de la grece26 ».
Toutefois, le rôle destiné par l’écrivain à son beau-père dans
L’Aveugle semble plutôt être celui de Monsieur Fargeot, père d’une
nombreuse famille, auquel on ne doit « pas moins une obéissance
entière ». Jean Potocki nous instruit dans un aperçu biographique
consacré à son beau-père, qu’il « goûta pendant quelques années les
charmes de la vie patriarchale […] dans le sein de la nombreuse fa-
mille » ; ceci exactement à l’époque où L’Aveugle fut écrit.
La charnière du XVIIIe et du XIXe siècles fut également une pé-
riode de mariages de la nombreuse progéniture féminine de Stanisław
Szczęsny, issue de son deuxième mariage avec Józefina Amalia Wan-
dalin Mniszech (1752-1798). À l’instar du patriarche de Tulczyn,
Monsieur Fargeot décida de donner la main de l’une de ses filles à son
collaborateur Jacques Francœur. Suivant l’usage mercantile, le futur
gendre, « un homme d’un certain âge », apporta à Madame Fargeot
une lettre de change établie par le mari de celle-ci, et autorisant son
porteur à épouser l’une des « six filles au choix ». Le dilemme ren-
contré d’un côté par la progéniture féminine de M. Fargeot, de l’autre
par Konstancja, désignée par son père comme épouse de Jean Potocki,
âgé alors d’environ quarante ans, dut assurément présenter certaines
similitudes. Néanmoins, comme le remarque judicieusement Antonine
Fargeot, l’un des avantages d’une telle union est la possibilité
d’assigner au mari le rôle « des pères nobles dans la comédie, ou [des]
tyrans dans le tragique ». Ainsi, l’arrivée de Jean Potocki à la cour de
son cousin, suivi de son mariage avec Konstancja, enrichit considéra-
blement le potentiel du théâtre de Tulczyn.
En témoigne notamment une parade inédite, Gile en menage, que
Jean Potocki composa pour la scène de Tulczyn. Cette suite de Gile
amoureux nous est parvenue sous forme de copie, figurant dans le
cahier de travail de Jean Potocki, que j’ai découvert dans les archives
de Kiev27. La comparaison entre l’écriture de la seconde épouse de
25
Jean Potocki, Lettre 20 avril 1802 à Stanisław Szczęsny Potocki, in : Œuvres V,
p. 64.
26
Ibid.
27
Voir Przemysław B. Witkowski, « Jean Potocki à la charnière du XVIIIe et du XIXe
siècles d’après son cahier de travail personnel, et d’autres documents inédits des
58 PRZEMYSŁAW B. WITKOWSKI
l’écrivain, connue grâce à la correspondance entretenue pendant plu-
sieurs années avec la famille d’Aragon, et le texte de la parade, indi-
que clairement que l’écriture de Gile en menage est la même que celle
de Konstancja, comme le soulignent, entre autres, la graphie et les
fautes de grammaire propres à la fille de Stanisław Szczęsny28. Ainsi,
la pièce fut composée par Jean Potocki, puis recopiée par son épouse
dans le cahier de l’écrivain entre 1799, date du mariage de Jean Po-
tocki avec Konstancja et 1802, date de la publication de l’Histoire
primitive des peuples de la Russie29.
Comme dans le cas de L’Aveugle, il s’y opère une sorte de « jeu de
miroirs » entre la situation familiale dans laquelle se trouvent les per-
sonnages de la pièce et celle de l’écrivain. Celui-ci, peu après son
propre mariage, met en scène les jeunes mariés, Zerzabelle et Gile,
traversant une crise due à l’indulgence de la jeune épouse envers son
familier, Crispin. Toutefois, face à l’arrogance et la boutade de son
adorateur, Zerzabelle lui refuse finalement ses faveurs et constate
qu’une « femme auroit bien tort de se fier » à lui30.
Précisément à cette époque, Jean Potocki partageait avec sa jeune
épouse une passion non seulement pour le théâtre, mais aussi pour les
récits de voyages. Dans une lettre adressée à son frère, l’écrivain
dresse une image idyllique d’un couple particulièrement harmonieux.
Leurs lectures communes, notamment des récits de voyages de Sa-
muel Hearne (1745-1792), Jean-Foi Vaillant (1632-1706), Mungo
Park (1771-1806) ou Guillaume George Browne (1768-1813), étaient
systématiquement interrompus par les cris du petit « Bernaillon », né
en novembre 180031.
Archives de Kiev », in : Jean Potocki ou le Dédale des Lumières, ouvrage collectif
préparé par François Rosset et Dominique Triaire, Montpellier, PULM, 2010.
28
Je voudrais remercier Dominique Triaire d’avoir attiré mon attention sur la
ressemblance entre l’écriture de Gile en ménage et celle des lettres envoyées par
K. Potocka au marquis d’Aragon, qui sont conservées aujourd’hui dans les archives
de la famille d’Aragon au château de Saliès (Tarn, Midi-Pyrénées).
29
Sur la chronologie des textes figurant dans le cahier de Kiev, voir Przemysław B.
Witkowski, « Jean Potocki à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècles d’après son
cahier de travail personnel, et d’autres documents inédits des Archives de Kiev », op.
cit.
30
Idem, « Jean Potocki à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècles d’après son cahier
de travail personnel, et d’autres documents inédits des Archives de Kiev », op. cit.
31
Jean Potocki, Lettre du 15 février 1802 à Seweryn Potocki, in : Œuvres V, pp. 57-
58 ; François Rosset et Dominique Triaire, Jean Potocki. Biographie, op. cit., p. 307.
Potocki et le théâtre de Tulczyn 59
Néanmoins, dans les mois suivants, Jean Potocki vécut ses pre-
miers problèmes conjugaux qui ne sont pas sans rappeler ceux traver-
sés par le personnage principal dans Gile en menage. Ainsi, le 3 mai
1802, le « Menage jusque la si heureux », selon les paroles de l’écri-
vain, traversa une première crise. Celui-ci rapporte dans une lettre
adressée à son beau-père, que Konstancja décida de divorcer pour
suivre son amant. Toutefois, suite à une scène non dépourvue d’une
certaine dramaturgie, Konstancja, au milieu des « cris touchants » de
l’enfant du couple, « qui apeloit Papa sur mille tons diferents », est
revenue sur sa décision32.
L’histoire ne manque pas non plus de comique. La jeune épouse,
après avoir « acordé une quantité de faveurs Czarno na Białym [noir
sur blanc] » à son adorateur, fut finalement obligée « de fuir des per-
sécutions [de celui-ci] si nouvelles dans l’ordre social, car l’usage des
armes a feu dans les divorces et pour les obtenir est reellement une
nouveauté ». Ainsi, Jean Potocki à la fin de la lettre envoyée à son
« chér Beaupere » qualifie toute histoire d’ « enfentillage », malgré les
protestations de son épouse, qui y attachait apparemment plus
d’importance33.
Malgré ces orages plus ou moins passagers, la petite société de
Tulczyn s’apprêtait dans les mois suivants à fêter les noces des deux
sœurs de Konstancja, Róża (1780-1862), et Oktawia (1786-1842).
Afin de remercier ses anciens protecteurs pour les quinze années qu’il
passa à la cour des Potocki, le poète Felix Bartolozzi, envoya « aux
Mesdemoiselles les Comtesses », des vers en italien et français célé-
brant leurs noces. Les heureux époux qui entrèrent dans la « brillante
& riche maison de Tulczyn », selon les paroles du poète italien, furent
Antoni Potocki (1780-1850) de la branche « Pilawa dorée », qui épou-
sa Róża, et Jan Nepomucen Świeykowski (ca 1790-1837) du blason
Trzaska, qui s’unit avec Oktawia.
Dans la préface à son épithalame, F. Bartolozzi salue le « Père res-
pectable d’une famille nombreuse Charitable & Généreuse, qui aime
tendrement ses enfants ». Comme nous l’avons vu, le patriarche de
Tulczyn avait déjà été portraituré de la même manière dans L’Aveugle
de Jean Potocki. Après le mariage de ce dernier avec Kontancja, célé-
bré à peine trois ans auparavant, Stanisław Szczęsny « eut le bonheur
32
Jean Potocki, Lettre du 3 mai 1802 à Stanisław Szczęsny Potocki, in : Œuvres V,
pp. 65-66.
33
Ibid.
60 PRZEMYSŁAW B. WITKOWSKI
d’approuver le sixième contrat de mariage », comme le souligne le
poète italien34.
De quelle autre façon les poètes et familiers de la cour de Tulczyn
ont-ils pu célébrer ces noces dirigées personnellement depuis « la
voute Celeste » par « Le Dieu Immortel / […] Sur la Lyre doré », pour
reprendre encore une fois les vers de F. Bartolozzi35 ? Nous pouvons
supposer que la parade de Jean Potocki, montrant les jeunes mariés
faisant courageusement face à leurs premiers problèmes conjugaux,
fut représentée à l’occasion du mariage de deux belles-sœurs de
l’écrivain, le 31 août 1802, ou dans les mois qui l’ont suivi.
Dans ce cas, les spectateurs du théâtre de Tulczyn, dont la plupart
étaient, comme nous l’avons vu, des personnes d’une grande distinc-
tion, ont dû entendre Crispin livrer une caractéristique très subversive
de la haute société :
Ma cousine vous ne connois[s]ez pas les personnes du haut parage, Les Duches-
ses, Les Reines, Les Baronnes, toutes ces grandes dames la ne regardent pas a la
qualité. Le moment les decident […] et puis nous choquions nos verres assez
amoureusement [avec la reine de Norvège]36.
En dehors des spectacles destinés au cercle familial tels que
L’Aveugle, joué par les membres de la famille qui remplissaient à la
fois le rôle d’acteurs et de spectateurs, la scène de Tulczyn avait éga-
lement recours à une troupe professionnelle. En 1800, Stanisław
Szczęsny engagea Antoni Żmijewski comme directeur du théâtre. Cet
ancien directeur du théâtre public de Kamieniec Podolski vint à la
cour des Potocki, accompagné de sa troupe théâtrale composée des
acteurs professionnels avec lesquels il travaillait déjà lors de sa direc-
tion à Kamieniec37.
Nous pouvons supposer que, selon une tradition bien ancrée à
Tulczyn, les comédiens professionnels secouraient les amateurs dans
34
TsDIA, fonds 49/II, cote 2972, feuillet 9 r°-9 v°.
35
Ibid., feuillets 12 et 14.
36
Przemysław B. Witkowski, « Jean Potocki à la charnière du XVIIIe et du XIXe
siècles d’après son cahier de travail personnel, et d’autres documents inédits des
Archives de Kiev », op. cit.
37
A. Żmijewski commença probablement sa carrière théâtrale dans la troupe de
Wojciech Bogusławski (1757-1829) où il jouait des rôles secondaires tout en
travaillant comme caissier. Ensuite, il fit partie de la troupe de Tuczemski, formée à
Varsovie en août 1795, Roman Sobol, « Z dziejów teatru Potockich w Tulczynie »,
op. cit., p. 202.
Potocki et le théâtre de Tulczyn 61
les représentations théâtrales. C’était le cas à l’époque de la deuxième
épouse de S. Sz. Potocki, Józefina Amalia, qui joua par exemple avec
d’autres dames et gentilshommes de distinction dans des comédies
françaises et polonaises, le 15 mai 1784. La soirée se termina par la
représentation d’un opéra bouffe montée par une troupe profession-
nelle, qui jouait en résidence38.
Le remplacement de la troupe professionnelle d’opéra bouffe par la
troupe théâtrale d’A. Żmijewski permet d’expliquer dans une certaine
mesure le jugement sévère que Jean Potocki porta sur les spectacles
d’opéra donnés à Tulczyn au début du XIXe siècle, par les amateurs :
Le soir [du 15 février 1802] la seconde noblesse a joué Zemire et Azor39. Jan-
kowski qui jouoit le pere avoit l’air si triste qu’on auroit dit qu’il avoit perdu non
pas son Vaissau mais toute une flote, Le maitre de danse qui jouoit Ali faisoit tous
les gestes avec les pieds. Azor au lieu d’etre tigré, étoit couvert de taches de
graisse et tout le reste a l’avenant - Mais je m’en suis consolé dans l’idée que je
vérois bientot de meilleurs spectacles40.
Cette époque intéressante dans l’histoire du théâtre de Tulczyn, se
termina avec le départ de Jean Potocki à Saint-Pétersbourg, suite à son
engagement dans le Ministère des Affaires Étrangères, suivi de la
mort de son beau-père en 1805. Antoni Żmijewski partit aussitôt avec
sa troupe, emportant avec lui environ 700 costumes et accessoires de
théâtre, ainsi que 70 volumes de comédies, drames, tragédies et livrets
d’opéra joués sur la scène de Tulczyn, que la veuve du comte Potocki
lui donna en remerciement de ses services41.
Malgré le départ de J. Potocki et d’A. Żmijewski, la cour de Tulc-
zyn continua à rayonner. Dans les mois qui suivirent le départ de ce
premier, Stanisław Trembecki (vers 1739-1812), séjournant jusque-là
chez les princes Czartoryski, accepta l’invitation du comte Potocki.
Cet ancien courtisan et panégyriste du roi de Pologne composa en
38
Gazeta Warszawska (Varsovie), 19 mai 1784, cité d’après R. Sobol, « Z dziejów
teatru Potockich w Tulczynie », op. cit., pp. 197-198.
39
L’opéra comique d’André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813) sur le livret de Jean-
François Marmontel (1732-1799).
40
Jean Potocki, Lettre du 15 février 1802 à Seweryn Potocki, op. cit., p. 57.
41
Regestr oddanych książek Imć Panu Żmijowskiemu teatralnych i oper przez JW-o
Pana Dobrodzieja 31 marca 1804 r-u w Tulczynie [Inventaire des livres de théâtre et
livrets d’opéra donnés à Monsieur Żmijowski par Son Excellence Monsieur le 31
mars 1804 à Tulczyn], TsDIA, fonds 49/I, cote 535 feuillets 16-18, cité d’après
Roman Sobol, « Z dziejów teatru Potockich w Tulczynie », op. cit., pp. 209, 218-222.
62 PRZEMYSŁAW B. WITKOWSKI
1804 un poème descriptif consacré au jardin de Sophiówka, que le
comte Potocki planta en l’honneur de sa troisième épouse42.
La même année, la société de Tulczyn salua le retour de Dyzma
Bończa Tomaszewski (1749-1825), dramaturge et courtisan habitué
de la cour des Potocki. Il renoua à cette époque avec la scène, en écri-
vant une comédie Pierwsza Miłość [Premier amour] qui parut à Leip-
zig (en réalité Cracovie) en 180543. Entre 1805 et 1820, alors que le
domaine était administré par la veuve du comte, la scène de Tulczyn
sembla plutôt remplir le rôle de théâtre d’éducation44. Cependant, la
présence d’artistes tels que William Allan (1782-1850), surnommé le
« Raphaël écossais », venu à la cour de la comtesse Potocka en com-
pagnie d’Alexander marquis de Douglas et de Clydesdale, futur duc
d’Hamilton (1767-1852)45, les embellissements constants du jardin de
Sophiówka, l’édition viennoise du poème de S. Trembecki, magnifi-
quement illustré par les gravures de Ferdinand Schlegel d’après les
dessins de W. Allan46, démontrent la continuité du mécénat artistique
des Potocki de Tulczyn.
Ainsi, nous ne pouvons exclure qu’après son retour en Ukraine en
1809, Jean Potocki ait renoué avec le théâtre de Tulczyn. Par ailleurs,
Sophie Potocka l’associa à cette époque à des projets tels que l’édition
viennoise de Sophiowka, mentionnée ci-dessus, pour laquelle Jean
42
Edmund Rabowicz, Stanisław Trembecki w świetle nowych źródeł [Stanisław
Trembecki à la lumière de nouvelles sources], Wrocław, Zakład Narodowy im.
Ossolińskich, 1965, passim. ; voir aussi Claude Backvis, Un grand poète polonais du
XVIIIe siècle, Stanislas Trembecki : l’étrange carrière de sa vie et sa grandeur, Paris,
Bibliothèque Polonaise, 1937, passim.
43
Roman Sobol, « Z dziejów teatru Potockich w Tulczynie », op. cit., pp. 201-202 ;
Elżbieta Aleksandrowska, « Tomaszewski Dyzma Bończa 1749-1825 », in : Dawni
pisarze od początków piśmiennictwa do Młodej Polski przewodnik biograficzny i
bibliograficzny [Anciens écrivains dès le début de la littérature jusqu’à la "Jeune
Pologne" guide biographique et bibliographique], vol. IV, Varsovie, Fundacja
Akademia Humanistyczna-IBL PAN, 2003, p. 252.
44
Voir la description d’une soirée de juillet 1811, donnée par A. de Lagarde-
Chambonas : « Nous avons eu hier comédie et ballet. Les enfans ont représenté de
petites pièces agréablement versifiées par l’abbé Chalenton ; les filles, surtout, ont mis
dans leur jeu beaucoup de finesse, comme dans leur danse beaucoup de grâce »,
Auguste de Messence, comte de Lagarde-Chambonas, Voyage de Moscou à Vienne…,
op. cit., pp. 112-113.
45
Jeremy Howard, Andrzej Szczerski, « William Allan, Greek beauty and Polish
romanticism », Apollo, 2001, n° 153 (472 juin), pp. 49-50.
46
Stanisław Trembecki, Sophiówka, op. cit.
Potocki et le théâtre de Tulczyn 63
Potocki composa la biographie de son ancien beau-père47, ou au projet
de la création d’une ville balnéaire, Sophio-polis sur la côte de Cri-
mée48. Seul le dépouillement systématique des anciennes archives des
Potocki de Tulczyn nous permettra peut-être un jour de mieux com-
prendre les relations qui unissaient Jean Potocki vers la fin de sa vie à
la cour de Tulczyn.
47
Jean Potocki, [Biographie de Stanislas-Félix Potocki], in : Œuvres III, pp. 409-418.
48
Idem, Sophio-polis sur la côte méridionale de Crimée entre Simos at Alupka, in :
Œuvres II, pp. 266-272.
Parades : le début de l’idée subversive
dans l’œuvre de Potocki
MAREK DĘBOWSKI
Où et quand commence chez Potocki cette tendance à se moquer
des autres, à menacer les valeurs reçues, à réviser l’ordre universel
établi, cet état d’esprit constamment présent dans le Manuscrit trouvé
à Saragosse et qui se manifeste si explicitement à la fin de sa vie ? La
phrase suivante par exemple : « le monde pourrait être arrangé tout
autrement qu’il ne l’est », tirée de la correspondance de Potocki1
révèle de façon frappante, à mon avis, non seulement la pensée d’un
déséquilibré las de vivre, comme l’appelle Emanuel Rostworowski, ou
d’un « malade cyclothimique » confronté à un monde incompréhen-
sible, mais aussi une attitude conséquente et, je dirais, presque poé-
tique, qui s’accorde avec son dernier geste suicidaire, geste qui, citons
encore, « sonne juste par rapport à cette vie où n’avaient cessé de
s’entremêler réalité et fiction, geste que l’homme ne put accomplir, le
pistolet à la main, qu’après avoir tracé sur le papier quelques
"caricatures fantastiques"2 ». Celles-ci que Potocki fait sur papier aux
ultimes moments de sa vie, fascinent notre imagination par cette ironie
macabre à l’œuvre dans laquelle il représente un monde caricatural sui
generis, la seule œuvre littéraire qu’il ait entièrement consacrée à un
monde « arrangé tout autrement qu’il ne l’est » un monde grotesque et
subversif. Il s’agit bien évidemment des Parades.
Qu’est-ce que la parade ? La définition du Littré est simple :
« Scènes burlesques données par les bateleurs à la porte de leur théâtre
pour piquer la curiosité des passants et s’attirer des spectateurs ».
Nous sommes assez mal renseignés sur les premières formes de
parades dans la mesure où elles n’étaient pas été écrites, mais nous
savons que la parade, en tant que spectacle offert gratuitement aux
passants, commence à remporter un franc succès dans la seconde
moitié du XVIIe et au début du XVIIIe siècle quand elle s’implante sur
1
Jean Potocki, Lettre du 4/6 novembre 1810 à Maria Potocka, in : Œuvres V, p. 241.
2
François Rosset et Dominique Triaire, Jean Potocki. Biographie, Paris, Flammarion,
2004, p. 458.
66 MAREK DĘBOWSKI
les places de foire de Saint-Germain et de Saint-Laurent. C’est alors
l’époque des plus grands triomphes de Bobèche et de Galimafre dont
les parades sont même publiées sous forme de recueil au XIXe siècle
(Paris 1833 et 1835). À partir des textes qu’on y trouve, on peut sup-
poser qu’au milieu du XVIIIe siècle, la parade avait commencé à
exister en tant que spectacle populaire autonome, plus développé, qui
avait en partie perdu son caractère initial d’appât commercial. En
1756, parut le recueil des parades de Thomas-Simon Gueulette
(imprimé en 1881) dans lequel on pourrait reconnaître l’un des
premiers exemples de parade littéraire. La distinction entre parade
littéraire et parade populaire est-elle possible ? Il semble que oui. Car
les parades littéraires écrites vers le milieu du XVIIIe siècle ne visaient
plus de buts commerciaux et leur public n’avait rien de commun avec
le public de la foire. Elles étaient des représentations pseudo-popu-
laires – ou plus exactemment des pastiches de spectacles populaires,
créées pour amuser l’aristocrate raffiné qui aimait à « s’encanailler »
conformément à la mode de l’époque. Cette parade littéraire était une
forme de théâtre intime, de café cabaret à domicile transporté dans les
salons et les théâtres privés du duc d’Orléans, du prince de la Vallière,
du comte de Clermont ou de la duchesse du Maine. À côté de Gueu-
lette, déjà cité, le plus célèbre des fournisseurs de ce type de parades
fut Beaumarchais dont les œuvres ont été éditées, comme nous le
savons, par Pierre Larthomas en 1977. Le schéma de la parade
adoptée par les théâtres de société est très simple. Les personnages
sont rarement plus de cinq, toujours les mêmes : Cassandre, Izabelle
(Zerzabelle chez Potocki), Léandre, Gile ou Arlequin et Docteur. Ces
êtres, complètement imaginaires, aux contours particulièrement gro-
tesques et présentant ostensiblement les traits d’une provenance
sociale basse, sont toujours intriqués dans une situation absurde qui
tend vers le scabreux ou le scatologique, alors que les exemples les
plus variés d’obscénité et de grossièreté constituent l’accent dominant
de toutes leurs relations. Les allusions érotiques énoncées en une sorte
de « poissard littéraire » sont les moyens les plus fréquents du comi-
que verbal, car le public des salons du XVIIIe siècle s’amusait à
chercher des allusions là où il n’y en avait pas. La ligne des Parades
de Jean Potocki est sans doute celle de la parade française des salons
littéraires du Paris du XVIIIe siècle précisément. En une autre
occasion j’ai indiqué, assez largement je crois, les sources littéraires et
théâtrales des six Parades de Potocki, leurs contextes historique,
Parades : le début de l’idée subversive dans l’œuvre de Potocki 67
idéologique et esthétique, ainsi que les modifications apportées par
l’auteur pour rehausser le niveau de ce genre fort conventionnel.
Aujourd’hui j’aimerais attirer votre attention sur deux parades
seulement, dans lesquelles la formation des idées supposées déranger
les conventions sociales ou religieuses des spectateurs du théâtre de
Łańcut est la plus visible. Je pense notamment au Calendrier des
vieillards et au Comédien bourgeois. Ce sont, je le rappelle, les seules
saynètes dans lesquelles Potocki cite nommément deux personnes
réelles, Mme Stephanie-Félicité de Genlis et Jean Larive, qu’il
connaissait par ailleurs, et qui étaient connues du public qui assistait
aux représentations de ses parades dans le château de Łańcut durant
l’été 1792.
Le nom de Mme de Genlis apparaît dans le sous-titre de la version
du Calendrier imprimée à Varsovie en 1793 : « parodie de la Cloison
comédie du Théâtre de Madame de Genlis ». Ce nom est ici double-
ment trompeur, car le lecteur érudit se rappelait sans doute que Le
Calendrier des vieillards renvoyait plutôt à La Fontaine et à sa nou-
velle (tirée d’ailleurs de Boccace) du même titre. Dans les recueils de
pièces de Genlis intitulés Théâtre d’Education à l’usage des jeunes
personnes et Le Théâtre de société, rien ne suggère de parallèle quel-
conque avec le calendrier et encore moins avec des vieillards dupes et
impuissants. Le théâtre de Genlis fut au contraire assez célèbre dans
les milieux catholiques des années 1780 et il fut rapidement traduit en
polonais (à Varsovie en 1793) après les éditions françaises. Ses comé-
dies cependant, à l’exception d’une, n’ont jamais été représentées sur
la scène publique. Zelia fut la seule à être jouée (à Varsovie en 1790)
et elle tomba vite dans l’oubli. La Cloison de Mme de Genlis n’est
visiblement qu’un prétexte, un clin d’œil malicieux, car de cette
comédie Potocki n’a gardé que l’artifice de la cloison. Tout le reste est
différent. Il s’agissait en vérité de faire allusion à Mme de Genlis en
personne, à celle – je cite Marie-Emmanuelle Plagnol – « qu’on
appela la Mère de l’Eglise, celle qui professe une morale issue du
catholicisme, mais adaptée aux exigences de la vie contemporaine3 ».
Dans ses pièces, Mme de Genlis jette l’anathème sur tous les maux
moraux du siècle des Lumières : le libertinage, le marivaudage, la
3
Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, « Le théâtre de Mme de Genlis », Dix-Huitième
Siècle, n. 24, 1992, p. 367 ; Voir aussi Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Madame
de Genlis et le théâtre d’éducation au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Fondation,
Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 350, 1997.
68 MAREK DĘBOWSKI
passion, en un mot tout ce qui crée le désir. D’après elle, les relations
entre homme et femme, y compris leurs relations conjugales, doivent
reposer sur la vertu et non sur l’amour. C’est cette éducation
conjugale catholique à la manière de Madame de Genlis que Potocki
tourna entièrement en dérision.
Le Calendrier des vieillards de Potocki, dont la trame rappelle
effectivement un fragment « corsaire » de la nouvelle de La Fontaine,
est une parade où un mari, Monsieur Anselme Cassandre, cherche
dans un vaisseau corsaire sa jeune femme enlevée. Il arrive et entend
ses gémissements. Il ne la voit pas, car elle se trouve de l’autre côté
d’une cloison. Or, il prend justement ces gémissement pour des
symptômes de maladie, sans comprendre qu’ils sont des signes de
jouissance – je cite :
Elle n’en peut plus – Ouais, qu’es-ce que toutes ces voix ? [“] je vous aime tous
les trois également [”] – mais à qui parle-t-elle donc si je pouvais voir – Je crois
voir là haut un trou. Montons sur cette chaise, ai. Zerzabelle, ai ai. (il tombe de sa
chaise4).
Pourtant l’attaque de Potocki pleine d’ironie et de grotesque, dirigé
contre la morale conjugale à la Madame de Genlis, aurait dû atteindre
une autre cible encore. Celle de l’éducation conjugale à la polonaise.
Car le titre de la parade Le Calendrier des vieillards peut s’expliquer
dans le texte de Potocki par une allusion aux fameux calendriers et
almanachs qui, au XVIIIe siècle, constituaient pour la majorité de
Sarmates, c’est-à-dire des nobles polonais mal éduqués de province, la
seule lecture. Ces calendriers furent une source inépuisable de pré-
jugés, de xénophobie et d’obscurantisme catholique. C’est dans ces
calendriers que nous trouvons des leçons sur le mariage vertueux,
déterminées par une vision primitive du commandement biblique
« Croissez et multipliez » (Genèse, 1/26). Cette vision du mariage
diluée dans plusieurs comédies polonaises des années 1760 se
présente de façon concentrée dans Le Mariage du calendrier, la plus
célèbre pièce de l’abbé Bohomolec, jouée avec succès à cause du
scandale de mœurs en mars 1766 dans le théâtre public de Varsovie
puis dans les théâtres de province (à Cracovie par exemple où les
parents de Jean Potocki avaient leur hôtel), et inscrite à leur répertoire
jusqu’aux années 1780. Potocki connaissait sans doute la comédie de
4
Jean Potocki, Le Calendrier des vieillards, in : Œuvres III, p. 18.
Parades : le début de l’idée subversive dans l’œuvre de Potocki 69
Bohomolec et, par conséquent, il comprenait bien la fonction emblé-
matique du calendrier dans la lutte contre les mentalités catholiques
arriérées. C’est ainsi que Gile dans sa parade dit :
Quoi seriés vous par hasard, Anselme ha, ha, ha.
CASSANDRE :
Sans doute.
GILE :
Anselme Cassandre.
CASSANDRE :
Mais oui vraiment.
GILE :
L’homme au Calendrier ha, ha, ha. (il s’en va.)
CASSANDRE (Seul) :
Ouais qu’est ce qu’il veut dire avec son calendrier. D’ou pourroit il savoir, ce qui
se passoit entre ma petite & moi ? Pauvre chere enfant, lors que je lui disois,
«Aujourd hui la lune entre dans son second quartier, & le jour n’est point
favorable5 ».
Ce sont à peu près les paroles de M. Staruszkiewicz (Vieillardski) un
Sarmate arriéré, personnage principal de la comédie Le Mariage du
calendrier, qui donne à sa fille des leçons sur le mariage, après avoir
lu les indications du calendrier sur les cycles de la lune, favorables à
la fonction reproductive du couple. Il y aurait donc deux caricatures
dans la parade de Potocki Le Calendrier des vieillards : la première
vise la morale conjugale pieuse proposée par Mme de Genlis ; la
seconde concerne l’obscurantisme sarmate qui fait du mariage un
mécanisme de reproduction.
Dans Le Comédien bourgeois, l’analyse des didascalies permet de
comprendre l’intention subversive de Potocki. Celles-ci s’articulent
toutes autour de l’image caricaturale du lyrisme de Jean-Jacques
Rousseau, mais, chemin faisant, elles bousculent également un
tragédien célèbre de la Comédie Française, Larive. Présentons cette
idée point par point. Le premier indice constitue le sous-titre de cette
parade : scène italienne. Ne l’oublions pas. Le second est la forme de
la pièce. Elle n’a rien d’une parade. Elle met en scène deux person-
nages assez réalistes, un père et son fils, dont aucun ne porte de nom
conventionnel. La composition de la pièce est elle aussi singulière :
plus de la moitié du texte du Comédien bourgeois se compose de
didascalies. La didascalie-clé se trouve presque au début :
5
Jean Potocki, Le Calendrier des vieillards, op. cit., pp. 17-18.
70 MAREK DĘBOWSKI
LE FILS (entre, déclamant entre ses dents, envelopé dans son manteau, & tenant
un role de la main droite) :
Paroissés, Navarois Maures & Castillans
Et tout ce que l’Espagne à produit de vaillans.
(S’avançant sur le devant du théatre & contrefaisant Larive6)
Pourquoi Larive ? Il s’agit sans aucun doute du tragédien célèbre Jean
Mauduit, dit de Larive. Mais Larive est né en 1747. En 1792, il a alors
45 ans, c’est-à-dire l’âge de jouer le père de Chimène plutôt que celui
de son amant. Ce serait donc un pastiche au premier degré du jeu de
l’acteur célèbre et controversé. Potocki l’avait certainement vu dans
les années 1785-1787, lorsqu’il habitait régulièrement à Paris. À cette
époque, le succès de Larive déclinait déjà. En 1788, ce grand acteur,
dépité d’avoir été sifflé, avait quitté la scène de la Comédie Française.
Au début de la Révolution, le Théâtre français voyait ses salles
désertées par le public. Finalement, comme l’explique Marvin Carlson
dans son étude Le Théâtre de la Révolution française, au printemps
1790, les comédiens « s’en furent chercher Larive dans sa retraite. [...]
Il consentit à jouer dans Œdipe, première reprise depuis plusieurs
années d’une œuvre classique importante. 1788 n’était pas bien loin,
pourtant les événements intervenus depuis lors donnèrent l’impression
qu’on avait rappelé au théâtre un acteur d’une autre époque et seule la
curiosité attira une foule énorme7 ». Malgré ce succès plutôt mitigé, le
grand Larive resta à la Comédie Française et il est possible que
Potocki ait vu ses exploits, en 1790 ou en 1791, puis qu’il se soit
moqué de son jeu devant ses amis de Łańcut.
Mais une autre hypothèse se présente, qui mène à Jean-Jacques
Rousseau. À côté du nom de Larive, se trouve, rappelons-le, le sous-
titre du Comédien bourgeois : scène italienne. Larive à l’époque où
l’on joue Le Cid, s’était fait remarquer en jouant, dans un théâtre de
société à Lyon, le rôle de Pygmalion, dans une pièce écrite par Jean-
Jacques Rousseau. Nous connaissons même la date exacte de la
première : le 19 avril 1770. Son succès l’avait fait engager pour jouer
ce rôle à Paris. En 1775, le Théâtre Français présenta Pygmalion,
pièce lyrique de Rousseau, au sujet de laquelle Félix Gaiffe écrivit les
propos suivants :
6
Jean Potocki, Le Comédien bourgeois, in : Œuvres III, p. 22.
7
Marvin Carlson, Le Théâtre de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1970,
p. 58.
Parades : le début de l’idée subversive dans l’œuvre de Potocki 71
au public, grâce au jeu expressif de Larive et de la beauté sculpturale de Mlle
Raucourt, il ne se fait pas prier pour applaudir. [...] Il ne se doutait guere, ce bon
public, qu’il acclamait, dès le 30 octobre 1775, le premier exemplaire de ce
monstre voué aux acclamations de la foule et au mépris des littérateurs : le
Mélodrame8.
Le terme de mélodrame est important car Rousseau, en qualité d’au-
teur du Dictionnaire de Musique et, avec sa Lettre à M. d’Alembert
sur les spectacles, en qualité de théoricien de théâtre, explique à
propos de son Pygmalion comment il conçoit un nouveau genre
lyrique. D’ailleurs, le sous-titre de son mélodrame, scène lyrique, qu’il
écrit au-dessous de Pygmalion, rappelle, à mon avis, la mention de
scène italienne, au-dessous du Comédien bourgeois. Potocki pouvait
par cette indication dans sa parade faire allusion à un essai de
Rousseau dans lequel ce dernier donne une nouvelle définition du
mélodrame. L’essai du philosophe porte le titre suivant : Observations
sur l’Alceste italien de M. le Chevalier Gluck. Voici ce qu’il écrit :
J’ai imaginé un genre dramatique dans lequel les paroles et la musique, au lieu de
marcher ensemble, se font entendre successivement et où la phrase parlée est en
quelque sorte annoncée et préparée par la phrase musicale. La scène de Pygmalion
est un exemple de ce genre de composition qui n’a pas d’imitateurs9.
En ce qui concerne les « imitateurs » de Pygmalion, le philosophe
se trompe. Ils furent nombreux, bien que leur but fût différent de celui
qu’aurait aimé lui assigner Rousseau. Pygmalion, peu après la
première parisienne, devint surtout l’objet de nombreuses parodies
destinées aux petits théâtres de boulevard dont on trouve des exemples
dans la collection « Soleinne », parmi les pièces manuscrites des
années 1780. Potocki avait peut-être lu une de ces parodies. Même s’il
n’avait pas lu celle de Pygmalion à Paris, il est à peu près certain qu’il
en avait vu l’original traduit en polonais sur la scène de Varsovie. Au
printemps 1792, cette pièce fut représentée dans la capitale polonaise
et son succès au Théâtre National fut éclatant. Elle fut jouée pratique-
ment toutes les semaines depuis avril jusqu’à la fermeture annuelle du
théâtre en juillet. Il est probable que Potocki vît Pygmalion plusieurs
8
Félix Gaiffe, Le Drame en France au XVIIIe siècle, Paris, Armand Collin, 1907,
p. 191.
9
Jean-Jacques Rousseau, Pygmalion (1762), in : idem., Œuvres complètes, Paris,
Dalibon, 1826, pp. 880-881.
72 MAREK DĘBOWSKI
fois, car le rôle de Galathée était joué par Mme Truskolaska, une
femme très belle et, par ailleurs, la maîtresse du frère du roi.
En outre, ce qui frappe en premier lieu, dès qu’on compare
Pygmalion et Le Comédien bourgeois, c’est la structure des deux
textes. Je crois en effet que l’intelligence de ce pastiche du lyrisme
absurde à la Jean-Jacques Rousseau consiste surtout dans le fait que
Potocki ait complètement changé le contenu de sa pièce par rapport à
Pygmalion, tout en en conservant fidèlement la structure. La longueur
des deux pièces est comparable. La fonction des deux personnages
également. Dans Le Comédien bourgeois, le rôle du père se résume à
quatre phrases au début de l’acte et à deux à la fin. Tout le reste de la
pièce repose sur les monologues et les mouvements du fils-comédien,
tout comme le rôle de Pygmalion-sculpteur. Dans Pygmalion, le rôle-
clé est tenu par la statue de Galathée qui, sous l’effet des émotions du
sculpteur, s’anime. Dans Le Comédien bourgeois, la statue est rempla-
cée par le mannequin qui sert au fils de partenaire scénique et derrière
lequel se cache le père du comédien. Le fils, sous l’effet de sa décla-
mation pathétique de passages de tragédies, croit voir le mannequin se
transformer en personne vivante, tandis qu’en réalité, c’est le père qui
bouge et déplace l’objet de ses frayeurs. La confusion des sens
s’intensifie à chaque fragment déclamé, interrompue seulement à
chaque nouvelle hallucination, jusqu’au moment où le père quitte la
cachette et embrasse son fils prosterné. Dans Pygmalion, nous le
savons, le développement de la situation dramatique est exactement le
même. Les seules différences sont les suivantes : dans la scène lyrique
de Rousseau, le sculpteur déclame de longs monologues enflammés et
non des fragments de tragédies. De plus, au lieu du père du comédien
bourgeois, c’est Galathée qui, en descendant du piédestal et en
prononcant une parole humaine, assure le dénouement de la situation.
Quant aux autres éléments des deux pièces, ils sont parfaitement
identiques jusqu’aux moindres détails. Relevons la description du
décor dans les deux premières didascalies :
La scene représente une chambre de garçon fort en désordre, on voit partout des
poignards, des couronnes, des cuirasses, & autres habits de théatre, à droite est
un lit. A gauche une machine à épousseter les habits, sur laquelle sont jettés des
vettements turcs ce qui fait comme un mannequin. (Jean Potocki, Le Comédien
bourgeois, p. 21)
Parades : le début de l’idée subversive dans l’œuvre de Potocki 73
Le théâtre représente un atelier de sculpteur. Sur les côtés on voit des blocs de
marbre, des groupes, des statues ébauchées. Dans le fond est une autre statue
caché sous un pavillon d’une étoffe légère et brillante, orné de crépines et de
guirlandes. (Jean-Jacques Rousseau, Pygmalion, pp. 797-799)
Et voici deux fragments de péripéties :
LE COMÉDIEN BOURGEOIS :
(montrant le mannequin, & puis contrefaisant Zaire.) Fatime soutiens moi. -
(Reprenant le ton d’Orosmane, & déclamant sans lire.) […]
Perfide. Vengons nous. Quoi c’est elle. Oh! destin
Zaire. Oh! Dieux, le fer echappe de ma main.
(Il court frapper le manequin. Le pere qui est caché dériere, lui arète le bras, le
fils est efrayé […]).
En vérité j’ai cru sentir comme si l’on m’arrétoit le bras - Ce que c’est que de se
pénètrer de son role! - Oh ! je ferai de l’effet sur les spectateurs. (Jean Potocki, Le
Comédien bourgeois, pp. 23-24)
PYGMALION :
(Il prend son maillet et son ciseau, puis s’avançant il monte, en hésitant, les
gradins de la statue qu’il semble n’oser toucher. Enfin, le ciseau déjà levé il
s’arrête) : – Quel tremblement! Quel trouble ! ... Je tiens le ciseau d’un main mal
assurée... je n’ose... je gâterai tout. (il s’encourage ; et enfin, présentant son
ciseau. Il donne un seul coup, et, saisi d’effroi, il le laisse tomber en poussant un
gand cri) – Dieu ! Je sens la chair palpitante repousser le ciseau ! ... (il redescend
tremblant et confus) – Vaine terreur... fol aveuglement ! ... Non, je n’y toucherai
point ! (Jean-Jacques Rousseau, Pygmalion, pp. 797-799)
Les ressemblances entres les autres fragments confirment claire-
ment l’intention parodique de Potocki par rapport à l’œuvre de Rous-
seau. Reste à savoir si Potocki, en choisissant comme objets de
parodies des personnalités très connues comme Mme de Genlis, Larive
ou Rousseau, considérait lui-même cette entreprise subversive comme
autre chose qu’un badinage littéraire sarcastique. Si après les Parades,
Jean Potocki n’avait rien écrit, une telle question serait certainement
abusive. En été 1792, c’est-à-dire avant la nuit de Varennes, au châ-
teau de Łańcut, ce n’était rien d’autre qu’une distraction intelligente.
Car à ce moment-là, ni l’auteur, ni les spectateurs des parades, les
princes, les comtes, les hauts dignitaires de l’Église, ne se doutaient
que, peu de temps après, le monde auquel appartenait l’aristocratie
cesserait d’exister. Pourtant les écrits postérieurs de Potocki, à partir
de la critique des idées du XVIIIe siècle – depuis les théories égalita-
ristes jusqu’au mysticisme religieux – nous autorisent, je crois, à voir
74 MAREK DĘBOWSKI
dans Le Calendrier des vieillards et dans Le Comédien bourgeois un
des premiers chaînons, intuitif plutôt que raisonné, d’une longue révi-
sion que fait Potocki des valeurs aristocratiques et des causes de la
déstabilisation du pouvoir séculaire des grandes maisons aristo-
cratiques en Europe supplantées par le pouvoir des bourgeois. Doués,
ces derniers étaient cependant barbares et usurpateurs et ils se permet-
taient de donner des leçons aux nobles sur l’origine de l’inégalité des
hommes.
Société du spectacle et démocratie de la parade
dans Cassandre démocrate de Jean Potocki
YVES CITTON
Il y a au moins trois façons d’approcher un texte comme Cassandre
démocrate. Une étude relevant de l’histoire littéraire peut chercher à
réinscrire une telle pièce au sein de ce genre éphémère et très parti-
culier que fut la parade, cette comédie en un acte, mettant en scène la
même demi-douzaine de personnages standard (Cassandre, Léandre,
Zerzabelle/Isabelle, Gile, le Docteur), destinée originellement à être
jouée gratuitement sur les tréteaux des théâtres des Boulevards avec la
fonction publicitaire d’attirer le passant et de l’inciter à acheter un
billet pour le « vrai » spectacle sur le point de commencer à l’intérieur
de la salle. L’aspect a priori déconcertant de la langue (« c’est z’ainsi
que j’ai appris… qui z’est mon amant »), la minceur d’une intrigue
radicalement dénuée de tout souci du vraisemblable et de la psycho-
logie, la dimension essentiellement méta-théâtrale d’une pièce où les
discours des personnages ont moins pour référents des types ou des
comportements humains que d’autres personnages de théâtre et
d’autres discours typés, tout cela – qui pourrait suffire à détourner le
lecteur non-averti – s’explique comme une loi de ce sous-genre qui a
fleuri entre 1710 et la Révolution1. Un tel travail de réinsertion généri-
que et de démêlage des sources et des allusions méta-discursives a déjà
été réalisé par Marek Dębowski qui a savamment mis en lumière la
façon dont Jean Potocki s’est réapproprié ce genre de la parade pour le
farcir des références littéraires les plus diverses et les plus finement
ciblées (Rousseau, Mme de Genlis, Jean Larive, etc.)2.
1
Pour une bonne présentation de ce genre, voir la préface synthétique proposée par
Guy Spielmann à la réédition de quelques-uns de ces textes sous le titre Parades. Le
Mauvais Exemple, Léandre hongre, Léandre ambassadeur, Paris, Lampsaque, « Le
Studiolo-Théâtre », 2006.
2
Voir Marek Dębowski, « Originalité des Parades de Potocki », Studies on Voltaire
and the Eighteenth Century (Oxford), 265, 1989, pp. 1368-1371 ; idem, « L’éducation
conjugale et sa dérision dans le théâtre polonais des Lumières », in : Théâtre et
théâtralité. Mélanges offerts à Jean Claude, Nancy, Presses universitaires de Nancy,
76 YVES CITTON
Un deuxième type d’études peut soumettre Cassandre démocrate à
une lecture relevant de l’histoire des idéologies et des positionnements
politiques. On essaie alors de saisir, comme ont commencé à le faire
les biographes de Potocki3, dans quel état d’esprit, comment et pour-
quoi un membre de la plus haute noblesse polonaise s’amuse à rédiger
et à faire jouer par et pour d’autres aristocrates, durant l’été 1792 dans
le château de Łańcut, une série de textes inscrits dans un genre origi-
nellement marqué par le théâtre « populaire » de la Foire, mais réap-
proprié depuis plusieurs décennies pour le plaisir des élites. On est
ainsi amené à éplucher les multiples couches de moqueries, d’ironie et
probablement de mépris condescendant qui ont pu pousser l’Europe
titrée non seulement à adopter les manières de parler poissardes du bas
peuple français, mais aussi – dans le cas particulier de Cassandre dé-
mocrate – à parodier les stéréotypes et les idéologèmes du discours
révolutionnaire qui était alors à peine en train de prendre forme dans
les rue de Paris. Il va de soi que la critique dévastatrice de la rhétorique
démocratique mise en scène par une telle pièce est à situer dans un
contexte historique (biographique, politique, sociologique, géogra-
phique) très précis qui conditionne à la fois le processus de production
d’une telle pièce et sa signification. Quoiqu’il s’avère souvent remar-
quablement proche de nos façons actuelles de percevoir le monde, le
comte Jean Potocki ne pouvait bien entendu envisager « la démo-
cratie » qu’à partir de présupposés radicalement différents de ceux qui
sont les nôtres aujourd’hui.
En plus de devoir être situé au sein du genre éphémère de la pa-
rade, Cassandre démocrate mérite donc également d’être réinscrit
dans toute une série de textes parodiant les modes de parole, d’argu-
mentation et de comportement inventés par les révolutionnaires fran-
çais, ainsi que, plus généralement, dans toute une tradition multi-
séculaire de dérision envers le scandale fondamental du principe dé-
mocratique : imaginer que le « bas peuple » et la « vile multitude »
soient capables de se gouverner eux-mêmes, voilà qui a longtemps
2000, pp. 277-284 ; idem, « Parades : le début de l’idée subversive dans l’œuvre de
Potocki », dans le présent recueil, pp. 65-74.
3
Voir François Rosset et Dominique Triaire, Jean Potocki. Biographie, Paris,
Flammarion, 2004 (pp. 183-242 pour l’époque de la première Révolution et la
rédaction des parades) ; Dominique Triaire, Potocki. Essai, Arles, Actes Sud, 1991 ;
ainsi que l’introduction rédigée par le même auteur à son édition des Parades, Arles,
Actes Sud, 1989, pp. 7-16.
Société du spectacle dans Cassandre démocrate 77
suffi à faire rire les élites, et qui déchaînera des torrents de dénoncia-
tions de moins en moins amusées au fur et à mesure que la Révolution
française se retournera avec plus de rigueur et de cruauté contre l’aris-
tocratie et les divers « ennemis du peuple ». En ce sens, et même si le
texte est écrit avant la radicalisation de 1793, Cassandre démocrate
peut être mis en (tête de) série avec les multiples satires de la rhéto-
rique révolutionnaire que connaîtront les dernières années du siècle
(comme l’épisode du club de Tornik dans Pauliska ou la perversité
moderne de Révéroni Saint-Cyr, ou comme Lioncel, ou l’Emigré de
Louis de Bruno).
J’adopterai ici une troisième approche qui écartera explicitement
toute prétention historienne pour poser à Cassandre démocrate la
question proprement littéraire qui me paraît fondamentale, celle de
savoir en quoi ce texte peut encore nous parler aujourd’hui par la
seule puissance de sa lettre. Qu’est-ce que, après deux siècles de bal-
butiements démocratiques, la parade de Potocki peut encore nous ap-
prendre sur la nature, les formes et les limites de nos démocraties ac-
tuelles ? En quoi y a-t-il encore une vérité suggestive à tirer de ce
texte qu’une lecture superficielle pourrait être tentée de ranger dans un
tiroir oublié (et à oublier) de notre histoire littéraire ? Comment le
génie scripturaire de Potocki réussit-il à transcender les préjugés de la
classe, de l’époque et de l’idéologie dans lesquelles baignait l’auteur,
pour parvenir à exprimer des intuitions qui conservent à travers les
siècles une puissance de révélation constamment renouvelée ?
De prime abord, Cassandre démocrate paraît se conformer pleine-
ment à la vision qu’un magnat polonais pouvait adopter sur la Révo-
lution française. La pièce met en scène un conflit entre un petit com-
merçant partisan de la révolution démocratique (Cassandre, le père) et
un défenseur des droits de la noblesse (Léandre, l’amant), entre les-
quels se trouve prise Zerzabelle (la fille à marier), que Cassandre sou-
haite faire épouser son commis (Gile), auquel il a remis sa petite en-
treprise (dépérissante) de vente de fromages. Comme de juste, le pré-
tendu démocrate y est ridiculisé de part en part : il s’approprie un vo-
cabulaire politique à la mode qu’il détourne de son objet premier et
auquel il paraît ne rien comprendre (« je vais procéder à l’appel nomi-
nal4 » signifiant simplement qu’il s’apprête à appeler sa fille vers lui) ;
4
Jean Potocki, Cassandre démocrate, scène I, in : Œuvres III, p. 46 (noté dorénavant
I, 46). Pour faciliter la lecture des citations, j’en ai modernisé la ponctuation et
l’orthographe.
78 YVES CITTON
le récit de vie par lequel il se présente au public est un tissu de men-
songes, à travers lesquels l’orphelin analphabète se déclare « né au
sein d’une famille honnête », et avoir reçu « une éducation excel-
lente » lui donnant l’occasion de « se distingu[er] de [s]es compa-
gnons d’étude » (II, p. 47) ; malgré son recours exagéré au lexique
démocratique, il prétend se comporter en petit despote envers sa fille
qu’il donne en mariage sans la consulter et sans même la laisser parler
(« Taisez-vous », « Taisez-vous donc », II, p. 47) ; ses velléités despo-
tiques sont d’autant plus ridicules qu’elles n’ont aucun effet sur une
fille bien résolue à n’en faire qu’à sa tête, et à épouser son amant aris-
tocrate Léandre plutôt que le valet Gile ; à peine commence-t-il à être
rossé par Léandre que Cassandre retourne sa veste et lui offre sa fille
en mariage, tout en prétendant par ce geste « sauver la France » de la
« contre-révolution » (V, p. 51). Le bourgeois démocrate est donc
peint sous les traits traditionnellement attribués par les élites à « la lie
du peuple » : ignorant, stupide, prétentieux, menteur, lâche, veule,
opportuniste, volage et naturellement porté vers la tyrannie – bref,
incapable de se gouverner soi-même. On peut facilement y sentir la
condescendance du noble envers « ces grands enfants que l’on appelle
peuples5 », et on imagine sans peine les rires satisfaits et les sourires
méprisants de la coterie patricienne réunie au château de Łańcut de-
vant un tel tableau (très convenu) de la plèbe révolutionnaire démo-
crate.
Toute la seconde moitié de cette petite pièce retourne toutefois le
projecteur pour faire apparaître l’aristocrate Léandre aussi ridicule que
le démocrate Cassandre. Nourrissant sa superbe de jurons et de coups,
le jeune homme se déchaîne contre les « vils plébéiens » dont l’assem-
blée « a défendu de mettre des armoiries aux portières des carrosses »,
contre « la populace infâme » qui a « décrété qu’il ne serait pas permis
de mettre ses armes sur la porte de son hôtel », et contre les « ma-
rauds » qui ont « défendu les livrées » (V, p. 50), mais son empor-
tement tombe aussi ridiculement à plat que les mensonges prétentieux
de Cassandre puisque, comme Gile ne manque pas de le souligner à
chaque réplique, Léandre n’a ni carrosse, ni hôtel, ni domestique. Cet
aristocrate, fier de ses droits traditionnels mais issu du plus bas étage
et vivant sans le sou, s’avère tout aussi tyrannique que le démocrate
Cassandre, puisque lui non plus ne tolère pas la moindre réplique
5
Jean Potocki, Lettre du 17 janvier 1794 à Madame de Staël, in : Œuvres V, p. 35.
Société du spectacle dans Cassandre démocrate 79
(« Taisez-vous, lie du peuple » V, p. 50) et ne se fait entendre que par
des coups distribués très généreusement à tout ce qui passe à sa portée
– y compris sa dulcinée : « Mamzelle, si ce n’était la chevalerie dont
je fais profession, & qui rend votre personne inviolable, je vous traite-
rais comme ces deux marauds » (V, p. 51). À la veule multitude ne
fait donc face qu’une brute épaisse entichée de titres et de privilèges
devenus sans objet. Au-delà de leurs préjugés de caste, les hôtes du
château de Łańcut semblent avoir été disposés à se moquer de leurs
semblables (de la petite noblesse, du moins) aussi bien que de ceux
qui menaçaient leur statut au nom du peuple et de l’égalité.
Sur ce registre, on pourrait rapprocher utilement Cassandre démo-
crate de la Seconde lettre sur l’histoire de notre temps parue le 29
février 1792 dans le Journal Hebdomadaire de la Diète, soit six mois
avant la rédaction de la parade. Après avoir rencontré Mirabeau et
Lafayette lors de son séjour de novembre 1790, au cours duquel il
avait été invité au club des Jacobins et à l’Assemblée nationale6, Po-
tocki revient sur son plus récent voyage à Paris de novembre et dé-
cembre 1791 pour relever que « l’esprit de parti y est poussé à l’excès,
et que tout ce qui porte le caractère de la modération ou de
l’impartialité est aussitôt rejeté par les deux partis ». Or il identifie ces
partis sous des termes qui annoncent clairement les personnages de la
parade. Relevant que leur seul point d’accord consiste en leur admi-
ration commune pour la révolution polonaise, il ajoute que, même sur
ce terrain d’entente, ils parviennent à se disputer : « les Aristocrates
disaient que nous leur appartenions, parce que nous avions conservé la
noblesse, et les Démocrates nous revendiquaient, parce que nous
avions admis le Tiers ». Et d’ajouter une remarque qui montre à quel
point le choix de ces termes est chargé d’une conscience hautement
réflexive :
Mais, Monsieur, puisque je viens de me servir des noms d’Aristocrates et de Dé-
mocrates, je crois devoir répondre à la communication que vous m’avez faite d’un
billet de Mr. L’A[bbé] P[iattoli] où cet ami commun vous invite à ne jamais don-
ner le nom d’Aristocrates à nos mécontents, parce qu’il pourrait en résulter que
l’on donnerait le nom de Démocrates au parti opposé, ce qui serait absolument
faux7.
6
Voir sur ces points la Lettre du 23 décembre 1790 à Séverin Potocki, in : Œuvres V,
p. 23 sq.
7
Jean Potocki, Seconde lettre sur l’histoire de notre temps, in : Œuvres III, p. 319.
80 YVES CITTON
Alors que Potocki se donnera la peine (bien peu méthodique) de
préciser les « nouvelles définitions » qu’il convient d’attribuer à des
termes comme « Ambition », « Patriotisme », « Bon citoyen »,
« Honnêtes gens » ou « Coquins » dans la Quatrième lettre sur l’his-
toire de notre temps parue le 14 mars 1792, il ne fournira pas celles
qu’il avait pourtant annoncées à propos des « Démocrates » et des
« Aristocrates ». On peut imaginer que la parade lui offre l’occasion
(opportunément ludique) de compléter ce travail de redéfinition qui
mêle inextricablement les registres politique, comique et satirique.
Outre une condamnation générale de l’esprit de parti et de l’intransi-
geance aveugle qui caractérise les agents politiques de la période ré-
volutionnaire, le « sens » de la pièce paraît alors relativement clair : si
l’intrigue (minimale) finit, comme il se doit, sur le happy end d’un
mariage accepté par Cassandre entre Zerzabelle et Léandre, c’est seu-
lement parce que la force brutale (et aveugle) de la noblesse a remis
sur le droit chemin de la soumission les prétentions ridicules d’une
populace lâche et infâme qui se gargarisait ridiculement d’un lexique
politique dévoyé auquel personne ne comprend plus rien. Une analyse
aussi cynique ne manquait sans doute ni de réalisme ni d’attrait pour
les aristocrates réunis autour du comte Jean Potocki – et elle corres-
pond à des interprétations assez largement répandues parmi l’Europe
titrée de l’époque, et dont on peut voir quelques traces émerger ail-
leurs dans l’œuvre de Potocki8. Il serait sans doute sage d’y reconnaî-
tre « la » signification (historique) de Cassandre démocrate, et
d’arrêter ici les frais d’une interprétation qui ne peut se prolonger sans
risquer de partager le ridicule impertinent de Cassandre farcissant du
lexique spécialisé de la démocratie une banale affaire matrimoniale…
Car, bien entendu, cette piécette relève de la plaisanterie, et non de
l’analyse historique ou du traité politique. De même que le Manuscrit
8
Pour ces affleurements d’un mépris pour la plèbe incapable de se gouverner elle-
même rationnellement, voir par exemple Œuvres III, pp. 271-272 ou p. 311. Rien
n’étant jamais simple chez Potocki, il est également vrai que le très riche Essai
d’aphorismes sur la liberté de 1790, en même temps qu’il affirme des vues qui
peuvent nous apparaître rétrospectivement « racistes », décrit l’émancipation en
termes d’un art subtil grâce auquel les mœurs des peuples interagissent avec les
initiatives législatives (ou normatives), selon des cercles qui peuvent être souvent
vicieux mais parfois vertueux (Œuvres III, pp. 305-311). Pour un écho avec des
réflexions contemporaines sur ces sujets, voir l’article de Marc Maesschalck,
« Normes de gouvernance et enrôlement des acteurs sociaux » dans la revue
Multitudes, n° 34 (automne 2008), pp. 182-205.
Société du spectacle dans Cassandre démocrate 81
trouvé à Saragosse avait sans doute pour fonction première, dans
l’esprit de son auteur, de divertir, et que c’est sur le mode d’un plus-
de-sens que nous pouvons aujourd’hui en tirer des enseignements
d’ordre philosophique ou anthropologique, de même les parades ont-
elles évidemment pour but premier de faire rire, et non d’articuler une
théorie politique. Ce sont toutefois bien les éléments d’une théo-
risation de la démocratie que je souhaite dégager de ce texte bref,
théorisation que je systématiserai en neuf thèses succinctes, ordonnées
de la plus triviale à la moins intuitive – en prenant (trop) au sérieux
cette plaisanterie que j’érigerai (par un forçage interprétatif avoué
pour tel) au statut de « modèle » : à quoi ressemblerait la démocratie
si les paroles, les comportements et les mésaventures de Cassandre
devaient lui servir de révélateurs ?
1. La gouvernementalité démocratique participe d’une « révolu-
tion » (moderne) qui renverse les valeurs traditionnelles (fondées sur
la continuité du sang et du titre) en de nouvelles valeurs se réclamant
d’un processus institutionnel d’éducation et de décision politique col-
lective.
Le combat (de fantoches) qui confronte Cassandre à Léandre op-
pose bien deux systèmes de valorisations et de références. Le démo-
crate se réclame certes « d’une famille honnête », mais il situe cette
honnêteté dans le fait que ses parents « ne négligèrent rien pour [lui]
donner une éducation excellente » ; il tire sa fierté de s’être
« distingu[é] bientôt de [s]es compagnons d’étude », de s’être entiè-
rement voué aux « soins de l’éducation » de sa fille et d’avoir
« toujours été démocrate », ce dont il témoigne en se restreignant à ne
faire que ce qui est « dans la constitution », à ne se fier qu’à la « plu-
ralité assurée » et à soumettre toutes ses décisions aux formes de « la
motion », du « veto suspensif », de « l’ordre du jour » et de « l’appel
nominal » (I, p. 46 et II, pp. 47-49).
L’aristocrate, de son côté, ne se fie qu’à son épée, qu’il entend
« passer au travers de l’assemblée nationale », il ne respire que le mé-
pris du bas peuple, dont il se distingue par ses armoiries, ses armes et
ses livrées, autant de marques d’une identité héritée par un lignage qui
suffit à justifier sa supériorité. Face à « l’insolence » de « l’imper-
tinent raisonneur » et des « vils plébéiens » qui refusent de reconnaître
cette supériorité de droit, il « voit qu’une contre-révolution est néces-
saire », il se résout à « l’opérer ici, ce sera toujours autant de fait », et
82 YVES CITTON
il entreprend aussitôt de rosser tous ceux qui passent à portée de ses
coups (V, pp. 49-51).
La pièce se situe explicitement au lendemain d’un renversement
des valeurs traditionnelles : alors que la déchéance consistait aupara-
vant en ce qu’un noble épouse une roturière, le scandale tient désor-
mais à ce que la fille d’un bourgeois fromager désire « épouser un
gentilhomme » qui « porte une épée » (II, p. 49). À l’ordre ancien
assurant la supériorité du sang et de la bravoure combative, une révo-
lution a bel et bien substitué un ordre nouveau caractérisé par le culte
de l’égalité juridique, le respect des procédures parlementaires, la
distinction par le mérite personnel et l’éducation – ordre nouveau au-
quel on ne peut s’opposer que par une « contre-révolution ».
2. La gouvernementalité démocratique est une affaire d’entrepre-
neurs commerçants, dont l’existence est vouée à assurer la meilleure
gestion de leur capital (matériel, financier, humain, symbolique).
Durant l’exposition qui lui donne l’occasion de peindre le tableau
flatteur de sa vie et de sa trajectoire sociale, Cassandre le démocrate
précise qu’au moment de « choisir un état », il « préfér[a] le commer-
ce, qui est comme l’on dit l’âme des états commerçants », se vouant
désormais à « émettre des fromages pour la consommation du bon
peuple » (II, p. 47). Au-delà de cette vocation à se mettre au service de
la production et de la circulation des marchandises, le démocrate ap-
paraît surtout comme un individu qui gère toutes les dimensions de
son être sur le mode de l’investissement, de la transaction et de
l’échange. Lorsque « la révolution fit tomber tout le commerce de la
France » et que « la consommation de [s]es fromages diminuait tous
les jours », Cassandre s’avisa non seulement de « proposer à l’assem-
blée l’émission de cent millions d’assignats », mais surtout il se « ré-
solu[t] à abandonner à [son commis] Gile un commerce qui ne fait
plus la circulation d’un dividende favorable » ; tout laisse cependant
supposer que la remise de sa boutique à fromages s’inscrit dans une
transaction plus large, au sein de laquelle ce don a valeur de dot, et
constitue ainsi à la fois un placement de sa fille et une assurance-vieil-
lesse : « en même temps, je lui fais un présent plus rare quoique moins
commun, je lui donne en mariage ma chère Zerzabelle » (II, p. 48).
Pour le démocrate, les « trois commerces » de Montaigne n’en font
plus qu’un : amour, amitié, mariage, filiation, finance, offre et deman-
de ne forment plus qu’un vaste réseau de transactions au sein duquel
Société du spectacle dans Cassandre démocrate 83
tout peut communiquer avec n’importe quoi. Cassandre ressemble
bien à la figure de « l’entrepreneur de soi-même » que Michel Fou-
cault a esquissée à l’horizon de l’anthropologie néolibérale dans ses
cours au Collège de France des années 1977-1978 : un homo œcono-
micus qui gère toutes les dimensions de son existence en termes de
capital à investir de façon à en maximiser les revenus. On passe ainsi
avec une parfaite fluidité de la vente de fromages au mariage de sa
fille, d’une opération financière sur les assignats à une promotion de
sa réputation, de l’amour pour ses enfants au soin de son patrimoine –
chaque individu ne constituant plus pour lui-même qu’une forme par-
ticulière de capital (le capital humain) à faire fructifier de la manière
la plus judicieuse et la plus prudente.
Une telle prudence explique la hantise qu’éprouve l’entrepreneur
démocrate à l’idée de s’exposer à quelque forme que ce soit de vio-
lence destructrice. Dès lors que l’individualisme possessif fait coïnci-
der l’individu avec ses possessions, et dès lors que la grande affaire
d’une vie est de savoir faire fructifier au mieux toutes les dimensions
de son capital, l’entrepreneur devient un lieu de tension paradoxale
entre une prise de risque qui définit son essence (du point de vue
d’une théorie économique déjà mise en place un demi-siècle avant
Potocki par Cantillon et les physiocrates), et une profonde aversion
envers toute violence pouvant entraîner la perte ou la destruction de ce
capital qui constitue son être même (d’où la multiplication progressive
des mécanismes assuranciels). Le valet pusillanime, prêt à toutes les
conciliations les moins honorables, a toujours été l’autre face du che-
valier d’industrie.
Telle est bien l’image (ridiculisée) qu’en reflète ici Cassandre.
Après avoir « opéré une contre-révolution » par une pluie de coups
appliqués aux épaules de Gile, l’aristocrate s’est mis à rosser le démo-
crate qui, loin de songer à répondre à cette violence sur le mode du
combat, ne cherche d’abord qu’à l’esquiver, puis à la faire tourner au
profit de son capital (symbolique) :
CASSANDRE :
L’on avait bien raison de dire que rien ne serait plus fatal qu’une contre-
révolution, & je puis en parler à présent par expérience ; cependant il me reste un
moyen d’empêcher que cela n’aille plus loin : ce Léandre est amoureux de ma
fille, je m’en vais la lui offrir en mariage, à condition qu’il renoncera désormais
aux contre-révolutions, z’ainsi j’aurai une occasion de sauver la France, & de mé-
riter une couronne civique, que je ne manquerai pas de faire mettre dans les Ga-
zettes. (V, p. 51)
84 YVES CITTON
C’est bien la même logique entrepreneuriale qui poussait Cas-
sandre à « donner en mariage » Zerzabelle à Gile dans la scène II, et
qui le pousse ici à revoir ses plans d’investissements pour l’« offrir en
mariage » à Léandre. Dans les deux cas, la chair de ma chair (mes
épaules soumises aux coups d’un violent, ma fille en âge de mariage,
mon entreprise nourrie de ma sueur, mon image publique garante de
ma crédibilité à venir) entre dans un commerce généralisé aux permu-
tations infinies, dont toute ma vie (prudente) se passe à anticiper les
retournements, à calculer les opportunités et à éviter les écueils.
3. La gouvernementalité démocratique recouvre les rapports de
force et de violence d’un vernis fragile de consentement.
Contrairement à ce que j’ai laissé entendre jusqu’à présent, la vio-
ence (destructrice) ne constitue toutefois pas une réalité extérieure au
monde de la démocratie entrepreneuriale. Si, dans les gestes mis en
scène par la parade, c’est bien le brutal Léandre qu’on voit « renverser
tous les meubles » (IV, p. 49), « jeter à terre » et « rosser » les autres
personnages (V, p. 51), et si le pusillanime Cassandre paraît plier sous
cette violence en ne cherchant qu’à s’en concilier les bonnes grâces, le
discours du démocrate révèle dès la première tirade à quel point les
démocraties ne font souvent que recouvrir de formes consensuelles
des menaces et des rapports de force qui constituent le ressort caché
du consentement qu’elles génèrent :
CASSANDRE :
Je suis seul, profitons de ce monologue favorable pour faire venir ma fille, & lui
faire la motion d’épouser un mari de ma main, qui sera l’époux que je lui destine.
Je ne doute point de son assentiment, & si par hasard elle voulait user du veto
suspensif, je lui donnerais cent coups de pieds dans le ventre, qui sont une plurali-
té assurée & donnant ainsi au pouvoir exécutif une énergie momentanée, je vais
procéder à l’appel nominal. Zerzabelle, Zerzabelle ! (I, p. 46 )
Cette parodie d’énergétique politique à la Montesquieu double son
effet comique d’un effet révélateur quant à l’esprit des lois (et des dé-
crets exécutifs) qui contiennent la multitude en régime démocratique :
sous la liberté d’expression, on voit périodiquement réapparaître les
« cent coups de pieds » et de bâtons de la police anti-émeute ; sous la
liberté des contrats (d’emploi), on sent souvent peser les exigences de
la faim « dans le ventre », les angoisses des loyers, des traites et des
fins de mois difficiles, qui motivent les démocrates les moins bien
Société du spectacle dans Cassandre démocrate 85
lotis à donner « leur assentiment » à des formes de vie qui ne font pas
vraiment pour eux l’objet d’un choix… Sous le triomphe glorieux de
l’homo democraticus réglant le sort de ses gouvernants selon le bon
plaisir majoritaire de ses inclinations électorales, sous les bastonnades
momentanées que le pouvoir exécutif impose aux épaules de ses op-
posants trop énergisés, la démocratie marchande repose bien sur une
pluralité assurée de contraintes, qui restent généralement en deçà de
la violence ouverte, mais qui nourrissent son fonctionnement quoti-
dien de leurs menaces latentes.
Il est intéressant à cet égard de voir Potocki inscrire, sans nécessité
dramaturgique particulière, la frontière extérieure de la violence escla-
vagiste des colonies américaines au sein de son portrait de la démo-
cratie commerçante parisienne. Cassandre, que « [s]on goût portait
aux établissements éloignés », a cependant restreint ses pérégrinations
du « faubourg St Marceau » aux « bords de la Seine », sous l’effet
d’un noble scrupule moral qui l’a conduit à renoncer aux profits du
commerce colonial :
CASSANDRE :
Un autre que moi peut-être eût fait cultiver ses fromages en Amérique, mais je ne
voulus point d’un or arrosé du sang de malheureux qui, pour n’être pas plus noirs
que vous, ma chère Zerzabelle, n’en sont pas moins vos frères. (II, p. 47)
En un « siècle des philosophes » dont un ouvrage récent montre
qu’ils ont eu fortement tendance à scotomiser la réalité esclavagiste de
leur vision du monde9, cette irruption gratuite de la traite négrière dans
le discours de Cassandre, pour multi-comique qu’elle soit10, fait écho
9
Christopher L. Miller dans The French Atlantic Triangle. Literature and Culture of
the Slave Trade, Durham-Londres, Duke University Press, 2008, soutient qu’à
quelques exceptions près, les philosophes les plus importants des Lumières françaises
« n’ont pas trop dérangé le commerce d’esclaves : Rousseau, concentré sur des pro-
blèmes européens, l’a ignoré presque entièrement, et Voltaire en a fait l’objet d’inves-
tissements, tout en faisant des commentaires spirituels et ironiques sur l’inhumanité
de l’ensemble. L’application à l’Afrique de ces notions des Lumières que sont la
liberté et l’auto-détermination auront encore longtemps à attendre, jusqu’à ce que les
mouvements d’indépendance s’emparent de l’idée d’auto-détermination et se l’appro-
prient au XXe siècle. Au XVIIIe siècle, le commerce d’esclaves et l’esclavage ont
persisté pour le profit d’une classe qui se considérait cultivée » (p. 81, ma traduction).
10
La densité comique obtenue dans la plupart des répliques de cette pièce par la
superposition de multiples niveaux de dérision est remarquable, et en dit long sur le
talent littéraire de Potocki. Pour ne prendre que le cas de ces quelques mots consacrés
au commerce esclavagiste, on peut identifier au moins 1° l’absurdité évidente d’im-
86 YVES CITTON
aux « cent coups de pieds dans le ventre » du monologue initial en
suscitant le fantôme des chaînes, des brimades, des mutilations et des
massacres que les entrepreneurs de commerce, avec tout l’appui du
pouvoir exécutif, imposent par la force la plus brutale et la violence la
plus sauvage à leurs « frères » moins blancs qu’eux, aux périphéries
de la démocratie européenne.
4. La gouvernementalité démocratique rencontre sa limite dans la
résistance que lui opposent les convenances et les répugnances des
sujets à gouverner – convenances et répugnances qui constituent
l’énergie réelle dont vit la démocratie radicale.
Malgré la menace des cent coups de pieds dans le ventre, Zerza-
belle refuse son assentiment au mariage avec Gile prévu par son père
– et se voit provisoirement déshéritée à la fin de la scène IV. Si l’on
veut voir en la démocratie (radicale) une force (kratos) de résistance
exercée par le bas peuple (démos) à toute forme de pouvoir tyrannique
imposé par « le haut », c’est en réalité du côté de Zerzabelle, et non de
Cassandre, qu’il faut repérer la figure du démocrate. Sous les irrup-
tions momentanées et localisées de violence ouverte (coups dans les
ventres, gaz lacrymogènes, emprisonnements, exécutions, ou encore
évictions et licenciements), la démocratie repose au quotidien sur la
reproduction et l’acceptation tacite d’un régime de convenances.
Comme l’a mis en lumière de façon paradoxale le Discours sur la ser-
vitude volontaire de La Boétie, et comme l’a développé la tradition
politique aujourd’hui identifiée au spinozisme, toute forme de pouvoir
politique stable se nourrit d’une obéissance fondée sur le fait que la
multitude des sujets croit trouver davantage d’intérêt à se plier aux
consignes du pouvoir en place qu’à s’y opposer ouvertement – en
fonction de quoi l’on peut dire que toute forme de gouvernement est
(de façon radicale : dans ses racines mêmes) démo-cratique. Au vu de
cette approche, la limite du pouvoir politique n’est donc pas tant à
situer dans la vertu d’un texte (constitution, code de lois, etc.) que
porter des fromages d’Amérique étant donné la lenteur des transports de l’époque,
2° le ridicule d’un goût pour les établissements lointains qui se borne à un déména-
gement de quelques centaines de mètres au cœur de Paris, 3° le contresens d’une
langue qui fourche pour peindre en noire la blanche Zerzabelle, 4° l’hypocrisie d’un
manque d’esprit d’aventure glorifié rétrospectivement au titre d’un scrupule moral – à
quoi l’on verra bientôt s’ajouter une cinquième couche (dénonçant un conformisme
décervelé).
Société du spectacle dans Cassandre démocrate 87
dans un certain régime de circulation d’affects : les sujets veulent bien
obéir aux lois aussi longtemps qu’ils s’imaginent que l’ordre politique
en place convient (en gros) à leurs aspirations, mais ils sont toujours
prêts à refuser d’accorder cette obéissance (voire à recourir à la vio-
lence anti-gouvernementale) dès lors que les mesures proposées leur
répugnent et causent leur indignation – les démocraties électorales ne
faisant de ce point de vue que soumettre les gouvernants à la mesure
formelle et régulière de la circulation des affects qui constitue le fon-
dement de la démocratie radicale11.
C’est précisément dans ces termes que Zerzabelle réplique au pre-
mier projet de mariage formé par son père :
ZERZABELLE :
[…] j’ai l’honneur de vous répondre avec ma douceur accoutumée que si l’époux
me convient, je le garderai, mais que les coups de pieds ne m’ayant jamais conve-
nu dans le ventre, je vous les rendrai avant que vous me les ayez donnés. [Son
père lui ayant demandé de s’asseoir pour l’écouter :] je sais que le devoir d’une
fille soumise est d’obéir, lorsqu’elle n’y a point de répugnance, & je vais
m’asseoir. (II, p. 46)
Fidèle à ses principes, Zerzabelle s’assied, puisque cet ordre lui
convient, mais refuse d’épouser Gile, puisque ce commandement lui
répugne – ne voulant « épouser que Monsieur Léandre, qu[‘elle] aime
& qui z’est [s]on amant depuis le jour où il s’est offert à [s]a vue »
(II, p. 48).
La réponse de Cassandre à un tel refus d’obéissance est double-
ment révélatrice du fonctionnement politique d’une démocratie (com-
merçante). D’une part, il est porté à ne voir dans le refus d’obéissance
de sa fille que l’effet de menées démagogiques : « vous le prenez là
sur un ton bien démagogue » (II, p. 48). D’autre part, et dans la même
foulée, il se retient de recourir à la violence ouverte, au nom du res-
pect du texte de la constitution, mais impose aussitôt une sanction
d’ordre économique : « si les coups de pieds étaient dans la constitu-
tion, tu n’en recevrais que de ma main. Mais je sens que je m’écarte
de l’ordre du jour. Je lève la séance, je t’abandonne à ton Aristocrate,
& je te déshérite » (II, p. 49).
11
Sur tous ces points, je renvoie à Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de
la multitude à l’économie des affects, éd. par Yves Citton et Frédéric Lordon, Paris,
Éditions Amsterdam, 2008.
88 YVES CITTON
Le quiproquo de la réplique de Zerzabelle – « Non, mon père, je ne
le prends point sur un ton décalogue » – fait habilement le lien entre
les deux réactions de Cassandre : le gouvernant démocrate résiste
difficilement à la tentation de qualifier de « démagogue » (ou de
« populiste ») toute affirmation de désir ou de répugnance en prove-
nance de la multitude, dès lors qu’elle contrevient à la lecture (forcé-
ment intéressée) qu’il propose du « décalogue » législatif ou constitu-
tionnel en charge de réglementer la vie démocratique. Et au-delà
d’une telle dénonciation de démagogie, s’il n’entreprend pas
d’imposer par la force un bien-être dont la multitude (aveugle) ne veut
pas, il s’empressera de menacer de rendre la vie économiquement
impossible (au nom de la croissance du PIB et de la compétition inter-
nationale) à quiconque se refusera à partager son interprétation du
décalogue.
5. La démocratie est une affaire de régime rhétorique avant d’être
une affaire de mode de gouvernement.
En deçà de ces considérations « de substance » sur le fonctionne-
ment de la politique démocratique, ce que la parade de Potocki met
surtout en lumière (comique), c’est d’abord un certain régime de cir-
culation, de déformation, de torsion et de déplacement de la parole et
de la nomination. On a déjà vu dans les citations précédentes à quel
point le « démocratisme » de Cassandre consistait avant tout à nom-
mer par des termes tirés du lexique politico-législatif des actions rele-
vant en réalité de ses gestes quotidiens et de ses intérêts purement
privés (« faire la motion d’épouser un mari », « procéder à l’appel
nominal », « lever la séance »). On aura également senti que le comi-
que repose généralement sur les quiproquos qui intervertissent les
syllabes ou les étiquettes dans cette valse parfaitement immaîtrisée de
nomination pseudo-politique – démagogue devenant décalogue, dé-
mocratique, Démocrite, aristocrate, Erostrate, décrété, décrotté, la
« contre-révolution » nommant une bastonnade, et « les deux cham-
bres » désignant la cuisine et l’alcôve de la maison de Cassandre.
Le comique de la parade repose essentiellement sur de tels jeux de
déplacements (lexicaux, perlocutoires), de même que sa suggestivité
théorique repose sur les déplacements conceptuels qu’invitent à opérer
ces déplacements verbaux. Avant de les observer plus en détails, il
convient toutefois de mesurer leur impact d’ensemble, qui est de redé-
crire la démocratie comme un mode de s’exprimer tout autant (voire
Société du spectacle dans Cassandre démocrate 89
davantage) que comme un mode de gouverner. Dans la mesure même
où la pièce met en scène avec Cassandre un démocrate ridiculement
indigne de l’idéal démocratique – comme elle met en scène avec
Léandre un aristocrate notoirement indigne de l’idéal de la noblesse –,
elle nous conduit à concevoir la démocratie comme un régime rhéto-
rique de gouvernementalité largement indépendant des convictions,
des finalités et des pratiques concrètes des acteurs qui en jouent le jeu.
6. Le régime rhétorique de gouvernementalité démocratique fait
que nul n’y sait vraiment de quoi il parle ni ne peut s’en tenir à la
parole qu’il fait mine de donner.
La parade nous plonge dans un univers où nul ne coïncide plei-
nement avec l’identité dans laquelle il essaie de se (faire) reconnaître.
De par le ridicule qui doit, par une loi du genre, recouvrir tout person-
nage, le démocrate et l’aristocrate sont voués à paraître tragi-comi-
quement en retrait par rapport à l’idée qu’on voudrait se faire de leur
statut et de leurs prétentions. Dans la mesure où la démocratie se
conçoit comme un lieu de négociation collective (et donc de compro-
mis, d’alliances et de flexibilité), chacun s’y voit condamné à devoir
faire ce qu’il s’était promis de ne pas faire, comme l’illustre bien
l’attitude de Léandre envers Cassandre à la fin de la pièce : « votre
alliance est de nature à ce qu’un gentilhomme ne devrait pas seu-
lement la prendre avec des pincettes, mais les appâts de votre fille me
décident & je consens à me mésallier ». Sur la base de cette première
compromission se déroule une négociation au cours de laquelle Léan-
dre promet « de ne plus songer à une contre-révolution », tandis que
Cassandre « accorde les deux chambres » à son ennemi politique,
devenu son beau-fils et pouvant désormais s’installer dans la cuisine
et l’alcôve de sa maison fromagère. Le démocrate fait certainement
rire mais il n’a nullement tort de dire que « grâce à [s]on esprit conci-
liatoire, la contre-révolution n’a pu s’effectuer » (V, p. 52). La vérita-
ble contre-révolution dans une démocratie parlementaire ne consiste
pas en un changement de gouvernement ou d’orientation politique,
mais en une suspension de l’esprit conciliatoire (par un coup d’État
militaire ou par l’instauration d’un état d’exception) – soit en l’instau-
ration d’une parole qui refusera de se plier aux formes du compromis.
S’il est vrai qu’en démocratie l’agent politique ne peut s’engager
que conditionnellement à vouloir faire demain ce qu’il (se) promet
aujourd’hui, il n’est guère étonnant de le voir ne pas savoir non plus
90 YVES CITTON
très précisément sur quoi portent sa parole et ses promesses actuelles.
Tous les déplacements dont se nourrit le comique de la parade (les
quiproquos, les confusions, les malentendus) participent d’un débor-
dement inévitable de la parole envers l’action (et de l’action envers la
parole) au sein du processus démocratique. Parce qu’il s’agit d’un
processus par essence collectif et orienté vers le futur (un désir de
prospérité à assurer pour l’avenir, au sein de conditions qu’il est im-
possible de connaître ni de prévoir de façon précise et certaine), aucun
agent individuel ne peut savoir exactement ce qu’il dit en offrant les
solutions législatives qui lui semblent les plus désirables. La rhétori-
que démocratique est donc fatalement immaîtrisée – truffée
d’approximations et d’erreurs d’estimation, hantée de contradictions,
qui n’apparaîtront pleinement qu’avec le recul apporté par (les ratages
de) l’expérience à venir.
Les agrammaticalités et les paralogismes dont la parade farcit ses
dialogues ne font qu’exacerber les imprécisions, les omissions, les
illusions ou les impostures dont se nourrit toute parole politique en
régime démocratique : prétendre faire « un présent plus rare parce que
moins commun » (II, p. 48), affirmer que les esclaves africains ne sont
« pas plus noirs que » Zerzabelle (II, p. 47), ou traiter cette dernière de
« fille-marâtre » (II, p. 49)12, tout cela est certainement plus drôle mais
pas forcément moins absurde que de prétendre mesurer le bien-être
commun à la seule croissance du PIB, que de traiter les immigrés
comme une menace pour la prospérité nationale, ou que de disquali-
fier a priori tout programme impliquant une hausse d’impôts. Dès lors
qu’on analyse à la loupe le parcours argumentatif des discours politi-
ques qui circulent dans nos médias, ils prennent rapidement l’allure de
ces « coq-à-l’âne » et de ces « amphigouris » que Zerzabelle dénonce
plusieurs fois dans le bavardage de son père.
7. Le régime rhétorique de gouvernementalité démocratique im-
pose des formes et des contenus de discours convenus, indépendants
de la vérité éprouvée par le sujet parlant.
12
Potocki utilise un mode de ridiculisation similaire (de type nonsensical) dans
quelques-uns de ses textes ouvertement politiques, comme dans la feuille consacrée à
la dénonciation De la secte des trembleurs (1788), où l’on peut lire que ces Polonais
modérés, face à la menace étrangère, « croient que le meilleur moyen d’empêcher
qu’on entre chez eux est de tenir leurs portes ouvertes, parce qu’ils disent que s’ils les
fermaient, cela pourrait donner à quelqu’un l’envie de les ouvrir » (Œuvres III,
p. 266).
Société du spectacle dans Cassandre démocrate 91
Alors que les absurdités alignées par Léandre tiennent à ce qu’il se
laisse emporter par sa défense furieuse des droits ancestraux de la
noblesse, il apparaît vite comme évident que Cassandre le démocrate
ne croit pas un seul des mots qu’il profère. Les mensonges éhontés
dont il alimente son autobiographie ne participent ni d’un emporte-
ment illusionné, ni même d’un désir de faire accroire à son inter-
locuteur une contre-vérité dont il aurait intérêt à le persuader, mais
semblent relever d’un besoin bizarre de proférer des choses auxquelles
il sait pertinemment que son interlocuteur ne croira pas, mais qui doi-
vent néanmoins être affirmées pour la forme. Lorsque Zerzabelle lui
rappelle qu’il est orphelin et ne sait ni lire ni écrire, alors qu’il vient de
prétendre que ses « parents ne négligèrent rien pour [lui] donner une
éducation excellente », il lui répond : « Taisez-vous, ma fille, ce que
vous dites-là, je le dirai à la fin, mais il faut toujours commencer une
histoire comme j’ai fait » (II, p. 47).
Au-delà de l’impératif communicationnel du storytelling13, tout se
passe comme s’il importait peu, en démocratie, que je croie à ce que je
dis ou que vous y croyiez en m’écoutant : ce que je vous demande,
c’est d’« écoute[r] des choses que vous savez déjà, ce sera le moyen
de ne point ignorer ce qui vous est connu dès longtemps » (II, p. 46) ;
si l’adéquation de mes paroles à mes croyances est un problème se-
condaire, en revanche « il est essentiel que je prouve que j’ai toujours
été démocrate, & dès avant la naissance des plus vieux députés »
(II, p. 47).
Autant dire que la démocratie est, du point de vue rhétorique, le
règne du politiquement correct : ce qui compte n’est pas de dire ce
qu’on pense (ou ce qui est vrai), mais de dire ce qu’il faut dire (et de
ne pas dire ce qu’on ne saurait entendre). C’est tout le discours de
Cassandre qui apparaît ainsi comme destiné à faire parade d’un dé-
mocratisme au-dessus de tout soupçon : c’est parce qu’il faut avoir
reçu une excellente éducation qu’il commence son histoire en y fai-
sant référence, c’est pour avoir l’occasion de faire l’éloge de « ce bon
peuple que ses ennemis n’ont point cessé de calomnier » qu’il raconte
l’histoire de sa fromagerie – et c’est surtout pour « prouver qu’il a
13
Sur l’importance prise par le storytelling dans la communication politique
contemporaine, voir par exemple Christian Salmon, Storytelling. La machine à
fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, Éditions La Découverte, 2007
et Francesca Polletta, It Was Like a Fever. Storytelling in Protest and Politics, Chi-
cago, University of Chicago Press, 2006.
92 YVES CITTON
toujours été démocrate » (plutôt que pour exprimer une sensibilité
personnelle) qu’il fait mine de se préoccuper du « sang des malheu-
reux » Africains qui arrose l’or ramené d’Amérique. La démocratie
valorise un espace où la parole doit se conformer à ce qu’on dit sui-
vant les modes et les engouements du moment (« je préférai le com-
merce, qui est comme l’on dit l’âme des états commerçants », II, p.
47 ; « l’on avait bien raison de dire que rien ne serait plus fatal qu’une
contre-révolution », II, p. 51).
Ici encore, la démocratie paraît reposer sur une convergence de
convenances : de même que les gouvernés obéissent aux commande-
ments qui conviennent à leurs intérêts (sans quoi ils sont conduits à se
débarrasser des gouvernants qui ne leur conviendraient plus), de
même chacun se sent-il appelé à dire ce qu’il convient de dire en fonc-
tion des conventions langagières et idéologiques du moment. S’il est à
la mode de se vanter d’une éducation excellente, de chanter l’éloge du
bon peuple ou de faire déclaration d’anti-esclavagisme, je sacrifierai à
ces rites, non pour exprimer mon opinion intime, mais pour assurer
ma bonne insertion dans le réseau de communication démocratique.
Au sein d’une collectivité qui se flatte de son égalité et de son indis-
tinction, il devient effectivement « essentiel » de garantir et
d’alimenter constamment son appartenance au réseau socialisant.
Chaque parole a la fonction d’un passeport ou d’une patte blanche
destinés à prouver qu’on est bien à sa place au sein de cette commu-
nauté d’égaux et de semblables : le comique de déplacement lexical
sur lequel repose la parade tient précisément à ce que les termes que
j’emploie doivent servir à la fois de moyens de référence à une cer-
taine portion du réel que j’ai besoin de désigner et de mots de passe
assurant le renouvellement de mon accès à la communauté de sembla-
bles.
8. Le régime rhétorique de gouvernementalité démocratique im-
pose une structure de communication circulaire qui fait de tout
échange conversationnel un spectacle adressé en réalité à un tiers
caché (le public).
S’il est tellement essentiel de dire ce qu’on dit, c’est dans la me-
sure où chacun sait qu’on l’écoute. Ce que la pièce de Potocki met en
lumière, c’est qu’en démocratie, toute parole est marquée par une
structure de double adresse : au-delà de l’interlocuteur particulier
qu’elle paraît viser explicitement (un père parle à sa fille), elle est en
Société du spectacle dans Cassandre démocrate 93
réalité orientée vers une instance tierce (le public), qui correspond
exactement à ce « on » collectif servant à la fois de destinateur pre-
mier et de destinataire ultime à l’acte de parole. Cette structure relève
donc d’une forme de communication essentiellement circulaire, à
travers laquelle la communauté de semblables se reproduit elle-même
par l’entremise des effets de similitude et de résonances qu’elle induit
dans les propos de chacun de ses membres. C’est la bizarrerie de cette
structure de communication que font sentir les deux premières tirades
de la parade :
CASSANDRE :
Je suis seul, profitons de ce monologue favorable pour faire venir ma fille, & lui
faire la motion d’épouser un mari de ma main, qui sera l’époux que je lui destine.
[…]
ZERZABELLE :
Me voici mon père, & je n’étais pas bien loin, car voyant que vous parliez seul &
si haut que les sourds pouvaient vous entendre, je me suis approchée pour écouter
& c’est z’ainsi que j’ai appris l’époux et les cent coups de pieds que vous voulez
me donner dans le ventre […].
CASSANDRE :
Ma fille, ne vous emportez point : il est vrai que j’ai parlé fort haut, mais j’avais
mes raisons pour cela, & je dois parler encore de la même manière, car
l’exposition n’est pas finie. (I et II, p. 46)
Tout un pan de l’humour de la pièce tient à sa dimension méta-
théâtrale. Conformément à la loi du genre, la parade tend à exploiter
de façon parodique les propriétés de la représentation dramatique : ses
tréteaux provisoires offrent une occasion de se moquer des conven-
tions qui régissent la scène du théâtre officiel. Cassandre n’est pas
présenté comme un père cherchant à marier sa fille, mais comme un
acteur qui s’adresse à un public en incarnant le personnage d’un père
parlant à sa fille – à savoir comme un bateleur qui profite d’un « mo-
nologue favorable » pour se livrer au travail « d’exposition » devant
planter la situation de toute pièce de théâtre.
Telle est bien la structure de communication à double adresse évo-
quée ci-dessus : le personnage/acteur fait mine de s’adresser à un autre
personnage/acteur, mais vise en réalité un tiers caché, le public d’un
« on » multiple et indistinct qui l’entend depuis la salle. Le dispositif
théâtral et conceptuel de Cassandre démocrate nous invite donc à
reconnaître en la démocratie la structure d’une société du spectacle :
l’agent politique doit avant tout se comporter comme un acteur, qui
94 YVES CITTON
joue aussi bien que possible le rôle dont il veut projeter l’image parmi
ses concitoyens, disant ce qu’il faut dire pour être (ré)élu et pour
pousser ses spectateurs/électeurs à partager sa vision de la prospérité
nationale. Il se sait être à chaque instant sur la scène publique, observé
et écouté, applaudi ou hué selon ce qu’on dira de ce qu’il a pu dire ou
faire. Quel que soit son environnement immédiat, il parle toujours
« seul & si haut que les sourds puissent l’entendre », dans la mesure
où ses interlocuteurs immédiats ne sont que des excuses ou des média-
tions pour valoriser l’image qu’il souhaite répandre de lui au sein du
public de la communauté des semblables.
Cassandre se comporte donc en parfait (politicien) démocrate lors-
qu’il tourne finalement à son avantage public l’humiliation privée que
lui a imposée la bastonnade de Léandre : en donnant sa fille à
l’aristocrate qu’il maudissait quelques minutes plus tôt, et en le faisant
renoncer à ses coups contre-révolutionnaires, il pense avoir trouvé
« une occasion de sauver la France, & de mériter une couronne civi-
que, qu[‘il] ne manquera pas de faire mettre dans les Gazettes » (V, p.
51). Comme on peut s’en assurer quotidiennement en regardant les
nouvelles de 20 heures, ce qui compte dans nos démocraties médiati-
ques n’est pas tant l’action performée par le politicien que la façon
dont cette action est perçue et reflétée par les journaux, les commenta-
teurs et les sondages. Selon le renversement déjà abondamment décrit
par Guy Debord, Paul Virilio et Jean Baudrillard, « la réalité » n’est
pas ce qui se passe actuellement dans les rues, les usines, les bureaux
ou les parlements, mais ce qui passe à la télévision et dans les médias
les plus en vue : 30 000 personnes qui manifestent dans une de nos
villes sans passer au Journal de 20 heures comptent infiniment moins,
du point de vue de notre médiocratie politique, que 300 activistes qui
parviennent à attirer sur leur cause une demi-minute d’attention télévi-
suelle et la page de titre d’une gazette nationale.
Pour discret qu’il soit, le clin d’œil qu’adresse Cassandre démo-
crate au rôle de la presse et aux phénomènes de spectacularisation
s’inscrit dans des séries récurrentes qui traversent toute l’œuvre et
toute la pensée de Potocki. Outre ses expériences personnelles de di-
recteur de gazettes, destinées elles aussi à distribuer des couronnes
civiques aux acteurs du mouvement patriotique polonais, c’est toute la
macrostructure du Manuscrit trouvé à Saragosse qui décrit une micro-
société du spectacle établie au sein de la Sierra Morena, où elle attire
deux voyageurs-pigeons (Alphonse van Worden et Pèdre Velasquez)
Société du spectacle dans Cassandre démocrate 95
qu’elle manipule au sein d’une vaste et parfaite mise en scène. Le
destin de la dynastie et de la conspiration des Gomelez – et, à travers
eux, celui d’un projet de monarchie universelle – se trouve suspendu à
la réussite d’un spectacle où les agents s’avèrent finalement n’avoir
été que des acteurs, dont les échanges ne s’adressaient en réalité qu’au
public constitué par les deux voyageurs14. Quoiqu’à travers des genres
et sur des modes très différents, la parade et le roman décrivent bien
une société que traverse et structure de part en part une logique du
spectacle, au sein de laquelle le théâtre ne se contente pas de repré-
senter la vie, mais s’avère donner la raison de sa constitution sociale.
9. Le régime rhétorique de gouvernementalité démocratique ré-
pond exactement à la structure de la parade en ce que le débat politi-
que y fonctionne comme un préambule de nature publicitaire destiné à
capter l’attention et à fourguer un billet d’adhésion à un public prêt à
faire un pari sur sa satisfaction à venir.
Au sein d’une telle société du spectacle, le jeu politique de la dé-
mocratie remplit une fonction remarquablement similaire à celle qui
définissait la parade sur les lieux de foire des XVIIe et XVIIIe siècles.
Avant de se constituer en genre propre et de servir à l’amusement des
classes supérieures, la parade servait en effet à appâter le chaland en
lui donnant un avant-goût gratuit de ce dont il pourrait avoir l’expé-
rience réelle en achetant un billet pour le spectacle complet. Confor-
mément à sa vocation méta-théâtrale, la parade de Potocki met en
scène ce geste de captation d’attention et d’affects dans ses premières
et dans ses dernières répliques : on a vu Cassandre insister initiale-
ment pour que sa fille, qui s’était « approchée pour écouter », « prenne
une chaise afin d’être assise plus commodément » (pour l’entendre
dire des choses qu’elle sait déjà), et on a vu Léandre reconnaître que
ce sont « les appâts » de Zerzabelle qui lui ont rendu irrésistible une
14
Pour une interprétation du Manuscrit essayant de prendre la mesure de cette
dimension spectaculaire, je renvoie à mes articles « L’imprimerie des Lumières :
filiations de philosophes dans le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki », in :
Le Philosophe romanesque. L’image du philosophe dans le roman des Lumières, éd.
par Pierre Hartmann et Florence Lotterie, Strasbourg, Presses universitaires de
Strasbourg, 2007, pp. 301-335 ; « Potocki and the Spectre of the Postmodern »,
Comparative Criticism (Cambridge), no 24, automne 2002, pp. 141-165 ; et « Le
Manuscrit trouvé à Saragosse : une machine à tordre le droit », in : Jean Potocki ou le
Dédale des Lumières, ouvrage collectif préparé par François Rosset et Dominique
Triaire, Montpellier, PULM, 2010.
96 YVES CITTON
mésalliance qu’il « ne devrait pas seulement prendre avec des pincet-
tes »…
Or cette fonction publicitaire de la parade, dans toute sa dimension
d’appât, informe également le jeu de la démocratie parlementaire, qui
s’éclaire de couleurs plus réalistes dès lors qu’on l’envisage à travers
l’imaginaire de la foire plutôt qu’à travers celui du forum. À quoi sert
donc un discours politique, sinon à tenter d’amener des électeurs à
« acheter » (to buy) un argumentaire, en investissant leur bulletin de
vote dans un programme dont les promesses de félicité leur semblent
crédibles ? Dans la foire aux idées et aux mots d’ordre, il s’agit de
savoir attirer l’attention des passants, capter leurs affects, mobiliser
leurs craintes et leurs espoirs – sur l’escompte d’un résultat qui ne
peut être qu’à venir (dans les quatre ou cinq ans du rythme électoral).
Face à cette structure de parade que revêt la démocratie telle que
l’esquisse Potocki, on comprend pourquoi le politicien Cassandre, à
chaque fois que sa fille pointe un mensonge grossier dans ses propos
et le rappelle à la vérité travestie, rétorque invariablement : « je le
dirai à la fin » (II, pp. 47-48). En régime de démocratie parlementaire,
la parole politique a la forme d’une promesse de prospérité faisant
l’objet d’un pari sur l’avenir – promesse vouée à ne rencontrer sa
vérité (satisfaction ou, plus généralement, déception) qu’à la fin du
mandat pour lequel le candidat aura été élu. Le rythme de la vie poli-
tique est ainsi marqué par un délai constitutif, par une prospérité qui
apparaît comme constamment différée ou par une « crise » (relative au
chômage, à la dette publique, au pouvoir d’achat) dont on voit perpé-
tuellement « le bout du tunnel », mais dont on n’a jamais l’impression
de sortir vraiment – puisqu’on ne fait en réalité périodiquement que
changer d’objet de promesse ou de crainte, sans jamais en accomplir
ou en liquider aucun.
On entrevoit aussi par là même une signification possible du petit
échange au cours duquel Cassandre vante les mérites de sa fille en la
décrivant comme un Phénix :
Société du spectacle dans Cassandre démocrate 97
CASSANDRE :
Votre mère me fut enlevée par un sort funeste, & dès lors je me consacrai à votre
éducation, vous répondîtes à mes soins & devîntes un phénix.
ZERZABELLE :
Ah ! mon père, vos entrailles me regardent avec une indulgence maternelle : les
phénix & moi, nous ne passons pas souvent par la même porte.
CASSANDRE :
Point de fausse modestie ma fille, je me connais en phénix & vous en êtes un sur
ma parole, mais ne m’interrompez plus. (II, p. 48)
Là où le principe abstrait de la démocratie parlementaire prévoit la
remise des compteurs à zéro au terme de chaque calendrier électoral,
la visée du politicien démocrate est de voir son électorat renaître de
ses cendres à la fin de son mandat – même si une forte tendance à
l’alternance fait que le public et les phénix ne passent pas souvent par
la même porte. Face à une logique qui tend fortement à éjecter les
sortants, et voyant son image vouée à être descendue en flammes par
ses opposants, le politicien sait que sa survie repose sur une capacité
de renaissance périodique (de mère en fille), au fil des promesses et
des crises autour desquelles il sera parvenu à mobiliser le débat public
pour chaque (ré)génération électorale successive.
En mettant dans la bouche de Cassandre un discours non seulement
absurde mais ennuyeux, qui a la vertu de faire s’endormir sa fille as-
sise pour l’écouter (II, p. 47), la parade représente dès lors la hantise
suprême de tout bateleur-politicien : échouer à captiver l’attention du
public. Alors que durant les deux derniers siècles, nos économies mo-
dernes se sont mobilisées pour combattre la rareté des biens matériels
(nourriture, vêtements, logements, voitures, etc.), les développements
parallèles des communications et du temps libre permis par l’abon-
dance de biens de consommation fait apparaître une nouvelle rareté
qui en arrive à ré-organiser aussi bien nos logiques économiques que
nos espaces politiques : le temps d’attention. L’hyperactivité de cer-
tains présidents témoigne d’une conscience lucide et opportuniste de
cette nouvelle économie de l’attention15, au sein de laquelle faire par-
15
Voir sur ce point l’introduction et le premier chapitre de Richard A. Lanhan, The
Economics of Attention. Style and Substance in the Age of Information, Chicago,
University of Chicago Press, 2006 et Maurizio Lazzarato, Les Révolutions du
capitalisme, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2004.
98 YVES CITTON
ler de soi (en bien ou en mal), c’est déjà avoir gagné la première ba-
taille pour la survie politique – rien n’étant pire que l’indifférence de
média et le sommeil du public (ne serait-ce que parce que le choc du
réveil risque d’être imprévisible). Qu’il s’agisse de vendre (to sell) la
marque d’un soda, d’une voiture, d’un parfum, le slogan d’un parti ou
le visage radieux d’un candidat, les experts de la communication
s’ingénient – comme les auteurs de parades – à appâter le chaland par
une parole dont l’essence est publicitaire, dans la mesure où son objet
est indissociablement de mobiliser l’attention du public et d’infléchir
ses gestes d’adhésion à venir.
La pièce suggère aussi, du même coup, que – contrairement à l’in-
famie dont fait généralement objet l’abstentionnisme – le refus de prê-
ter attention au jeu politique (rester chez soi le jour du vote, éteindre
sa télévision durant les grands débats de la foire électorale) peut cons-
tituer à la fois une ultime forme de rejet et une toute première forme
de résistance à la perversion du jeu politicien : s’endormir durant les
discours de nos divers Cassandre démocrates peut nous donner
l’occasion de rêver à ces « autres mondes possibles » que leurs coq-à-
l’âne faussement réalistes étouffent dans l’œuf tant que nous restons
enfermés dans les fausses alternatives (promesses et crises) dont leurs
argumentaires nous obnubilent.
La vision de la démocratie esquissée par cette parade de Potocki
est donc certes critique dans la mesure où elle dépeint un monde nour-
ri de mensonges, d’âneries, d’opportunisme, de vantardise et de vio-
lence sous-jacente. On ne saurait toutefois dire qu’une telle piécette
invite à condamner la démocratie comme telle, ne serait-ce que parce
que l’aristocrate Léandre donne une image aussi ridicule d’une possi-
ble contre-révolution nobiliaire que le démocrate Cassandre donne
une image peu flatteuse de la Révolution bourgeoise. L’impression
qui reste à l’esprit, au terme des quatre dernières répliques que se par-
tagent Cassandre, Gile et Léandre, est celle d’une assez joyeuse et
finalement bien innocente plaisanterie dont le happy end est aussi
finement grinçant que l’est le reste de la pièce, sous ses faux airs de
vulgarité. Dès lors que « la contre-révolution n’est plus à craindre »,
comme en convient la tirade finale de Léandre, le promis annonce à sa
promise que « notre bonheur z’est assuré » et qu’« il ne nous reste
plus qu’à vaquer aux embarras de votre félicité » (V, p. 52). Confor-
mément aux lois de la parade, tout paraît se résoudre pour le mieux
dans le plus démocratique des mondes : Zerzabelle a pu écarter le
Société du spectacle dans Cassandre démocrate 99
mari qui suscitait sa répugnance pour obtenir celui qui convenait à ses
désirs ; Léandre, tout occupé à assurer son bonheur, ne songe plus à
passer son épée au travers de l’assemblée nationale ; Gile pourra
continuer à vendre ses fromages (sitôt que la tourmente révolu-
tionnaire aura permis une reprise du commerce) ; et Cassandre pourra
se glorifier dans les gazettes d’une couronne civique obtenue pour
avoir sauvé la France.
Avec deux siècles de distance – à la suite de l’invention de la ma-
chine à vapeur, du chemin de fer, du télégraphe, de la télévision, des
centrales nucléaires, du Boeing 747, du lave-vaisselle, du Hummer et
du Blackberry, et avec le recul que donnent les caps passés en 1794,
1848, 1945, 1968, 1989 et 2001 – nos modes de vie individuelle et nos
régimes de démocratie politique paraissent à la fois « avoir z’assuré
notre bonheur » et risquer de nous écraser sous « les embarras de notre
félicité ». De même que le Manuscrit trouvé à Saragosse se conclut
sur un partage de richesses émancipées de tout prosélytisme fanatique,
mais également vidées de toute finalité autre que celle d’une jouis-
sance désœuvrée, de même Cassandre démocrate laisse-t-il son au-
dience (amusée) suspendue à un événement menaçant qui « n’a pu
s’effectuer » (la contre-révolution), mais dont l’absence fait planer un
vague sentiment d’inanité et de déréliction. À nous sans doute de rê-
ver comment, dès lors que « la contre-révolution n’est plus à crain-
dre », une autre révolution – plus réellement démocratique – pourra
enfin devenir possible.
On pourrait commencer par imaginer une autre parade qui se re-
centrerait autour de la fille de Cassandre (à laquelle la scène finale de
la pièce de Potocki ne donne pas la parole), anoblie par son mariage à
Léandre dans un régime ne reconnaissant plus aucune noblesse attitrée
(Zerzabelle démocrate16 ?). On pourrait voir en Zerzabelle non seule-
ment, comme dans la pièce jouée à Łańcut, une figure de résistance
du public, fort de son bon sens pratique, contre les coq-à-l’âne et les
mauvais mariages qu’essaient de lui fourguer les divers marchands de
fromage qui se sont accaparé le pouvoir économique et politique du-
rant la modernité bourgeoise, mais l’appel à une nouvelle noblesse –
16
Un tel devenir-femme de la démocratie aurait bien entendu fait rire Potocki, qui se
moque des discussions d’un club révolutionnaire visant à « répandre d’absurdes
paradoxes tels que le legem agrariam ou partage égal des terres, l’admission des
femmes au gouvernement et autres rêveries de ce genre » (Lettre du 23 décembre
1793 à Séverin Potocki, in : Œuvres V, p. 26).
100 YVES CITTON
déjà réclamée à l’époque par une auteure comme Isabelle de Charrière
– qui mettrait au rancart le privilège du sang pour cultiver la distinc-
tion d’une éducation (véritablement) excellente (quoique universelle),
qui renoncerait à l’esprit de clan pour s’adonner à la curiosité anthro-
pologique des voyages lointains, qui troquerait l’épée et le point
d’honneur contre la plume et l’imagination romanesque pour faire de
la créativité artistique et intellectuelle le plus grand mérite d’une aris-
tocratie démocratisée. Le scénario d’une telle pièce consacrée au de-
venir-artiste d’une nouvelle noblesse esquisserait une double figure
qui nous est finalement familière, celle d’un officier (aux Gardes wal-
lonnes) devenu érudit, d’un patriote (polonais) devenu anthropologue
et d’un comte devenu conteur (Alphonse Potocki démocrate ?).
Les Voyages de Potocki : le regard d’un libertin
ÉMILIE KLENE
Il n’est guère d’époque qui ait été aussi intimement pénétrée de
l’idée de progrès que le XVIIIe siècle. Animés par la nécessité
d’étendre tous les domaines de connaissance, les savants élargissent le
champ concret d’exploration et aiment à s’aventurer sur le terrain pour
soumettre la nature à l’épreuve des calculs. Ils n’hésitent pas pour cela
à quitter la douceur du cabinet pour vivre parfois très durement les
conditions d’un voyage loin des frontières européennes. Il s’agit d’être
au plus près du réel, condition d’un savoir authentique. Bougainville,
Volney, Felix de Azara, Cabanis, Adelbert de Chamisso, Humboldt,
ou encore Bonpland sont autant de figures qui illustrent cette soif de
rencontre avec l’étranger. À leurs yeux, l’essor de la connaissance dé-
pend d’une observation attentive et de la compréhension des sociétés.
Potocki qui n’a de cesse de rappeler le plaisir que lui procurent les
découvertes1 n’échappe pas à cet engouement. Ce genre d’études dé-
coulant d’une expérience directe des terres et des populations lointai-
nes est trop lié au développement des savoirs pour le laisser indiffé-
rent. Muni de livres et d’instruments, dans le droit fil des Idéologues,
il entend retracer le plus exactement possible les objets en tant que
phénomènes réels, sans négliger les indications les plus minutieuses. Il
est bien, en ce sens, un homme de son temps. La variété des objets
qu’il étudie2 ne doit pas nous leurrer. Il n’est pas un touche-à-tout
superficiel, inconsistant, qui multiplie les centres d’intérêt sans se
1
Jean Potocki, Voyage à Astrakan et sur la ligne du Caucase, in : Œuvres II, p. 66 :
« Ce séjour est donc pour le moment fort triste, mais je le trouve si fécond en notions
nouvelles, que je veux m’y aréter quelque tems » et p. 81 : « Dix neuf ans se sont
ecoulé depuis mon premier voyage d’Afrique. Ce tems est loin de moi. mais les
mêmes motifs me guident et me soutiennent. Les Gens passionés pour l’étude, sont
tous un peu comme le Geometre Syracusain qu’un Soldat de Metellus, a pu tuér et
non distraire - Je bénis meme l’hereuse abstraction qui me donne des plaisirs isolés et
paisibles ».
2
Les végétaux, les animaux, les paysages mais aussi des sciences toutes nouvelles
telles l’ethnologie, la climatologie, ou encore la linguistique.
102 ÉMILIE KLENE
fixer sur aucun. Il sait se montrer strictement scientifique3 et nous
n’oublions pas le soin qu’il a de noter, dessiner, rapporter le plus fidè-
lement possible tout ce que son regard embrasse afin que ses relations
puissent être utiles aux spécialistes. Mais il nous semble plus juste de
constater qu’il s’écarte parfois de la méthode adoptée au départ et le
soin qu’il a d’y revenir in extremis ne doit pas nous faire oublier les
moments où le contrôle de la conscience se fait moins rigoureux. Ce
sont ces failles que nous souhaiterions explorer car elles nous parais-
sent révélatrices de la conception intime que le voyageur a du monde.
C’est dans cet écart que se trouve, selon nous, sa véritable conception
de la connaissance, dans laquelle affleure l’empreinte de la philoso-
phie libertine4.
Il n’est certes guère surprenant de déceler cette influence chez un
voyageur du XVIIIe siècle puisque les « esprits forts », en faisant
l’apologie du libre jugement, ont favorisé l’essor de la pensée des
Lumières5. L’ébranlement du socle commun des croyances, la compa-
raison des coutumes ou encore la démystification des supercheries,
sont autant de conditions du relativisme libertin qu’il est habituel de
retrouver chez les auteurs un demi-siècle plus tard. Aucune surprise
3
Voir Nicole Hafid-Martin, Voyage et connaissance au tournant des Lumières (1780-
1820), Oxford, Voltaire Foundation, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century,
334, 1995, p. 49.
4
Le champ sémantique que recouvre le libertinage au XVIIe siècle est très large. Jean-
Pierre Cavaillé, « Les libertins : l’envers du Grand siècle », in : Libertinage et
philosophie au XVIIe siècle, Saint Étienne, Publications de l’Université de Saint
Étienne, n°7, 2003, p. 314, montre que la première historiographie fait du libertin une
« catégorie englobante » et qu’« elle étend la catégorie, par extrapolation, des cibles
de Garasse au siècle entier ». Le vocable finit par s’appliquer à des référents très
divers depuis l’hétérodoxe dénoncé par Calvin jusqu’au « libertin érudit »
particulièrement discret et prudent, défini par René Pintard, en passant par le bel
esprit qui sert de cible au jésuite. Que l’on se situe sur le plan des spéculations
philosophiques ou sur celui de la représentation des mœurs, le discours libertin trouve
sa raison d’être dans une dynamique de transgression de la doctrine chrétienne et sur
celle, plus large, de la norme.
5
L’influence des libertins érudits sur les Lumières, notamment celles qualifiées de
« radicales », a été rigoureusement mise au jour dans l’ouvrage collectif édité par
Catherine Secretan, Tristan Dagron, Laurent Bove, Qu’est-ce que les Lumières « radi-
cales » ? Libertinage, athéisme et spinozisme dans le tournant philosophique de l’âge
classique, Paris, Éditions Amsterdam, 2007. Nous renvoyons plus particulièrement
aux articles de Jean-Pierre Cavaillé, « Libertinage ou Lumières radicales », pp. 61-74,
et de Gianni Paganini, « L’Apport des courants sceptiques à la naissance des
Lumières radicales », pp. 87-104.
Les Voyages de Potocki : le regard d’un libertin 103
donc ici… à moins de déceler, à côté de la peur du dogme, une dé-
fiance tout aussi importante à l’égard de la raison. Potocki envisage en
effet les questions relatives au savoir d’une manière extrêmement
critique. La raison, comme tous les autres moyens de connaissance,
n’échappe pas à l’examen et se trouve parfois mise en défaut. L’esprit
des libertins est bien présent chez Potocki, au-delà de leur influence
sur les Lumières.
La raison, foyer du jugement, s’érige en condition de la libre-
pensée. Mais alors que les Lumières s’appuient sur elle pour encadrer,
reconstruire le réel démantelé, unifier ses différents éléments, pour
connaître et nommer l’univers, Potocki, lui, la tient parfois à distance.
Ses fréquents hommages à la rigueur de Volney ne masquent pas une
pratique quelque peu différente qui, comme nous le croyons, conforte
les deux axes de la critique des libertins à l’égard de cette faculté :
d’une part, la rupture entre ordre de la raison et ordre du
monde, d’autre part les bornes que la raison introduit dans le champ
de la connaissance.
À l’inverse des penseurs classiques, cartésiens et surtout natura-
listes qui voient en elle un principe d’ordre et de compréhension de la
nature6, nombre de libertins la jugent inadéquate pour saisir la « bran-
loire pérenne7 » qu’est le monde. Si les adeptes du cartésianisme – et
non Descartes comme le rappelle Sylvia Giocanti8 – estiment que
« pour bien penser, il faut penser selon la raison qui par nature délivre
un ensemble de règles qui garantit l’accès à la vérité, la convenance
naturelle entre l’esprit humain et le monde (conçu comme un ordre
stable et permanent) étant présupposée », pour les esprits forts au
contraire, le rapport de convenance entre cette faculté et la nature est
rompu. Niant le principe de coïncidence entre l’ordre mathématisable
de l’univers, c’est-à-dire la chose étendue, et la chose pensante, ils
jugent ce principe de classification et de contrôle inapte à saisir la
6
Depuis le rationalisme qui rend compte de la capacité de la lumière naturelle à
rendre intégralement lisible la nature au moyen de règles mathématiques jusqu’au
naturalisme qui suppose une harmonie entre l’ordre du monde et l’ordre de la raison.
7
Montaigne, Essais (1595), livre III, chapitre II, Paris, Gallimard, 1965, p. 25.
8
Sylvia Giocanti, « Classicisme philosophique et marginalité : scepticisme et liber-
tinage », in Excellence classique et marginalité au XVIIe siècle, Paris, Presses
universitaires de France, XVIIe siècle, 224, juillet-septembre 2004, pp. 371-372,
souligne que l’union de l’âme et du corps qui constitue l’homme à part entière chez
Descartes se dérobe entièrement à la raison. Elle rappelle également que le philosophe
met l’accent sur la difficulté d’accéder à la raison et en faire bon usage.
104 ÉMILIE KLENE
réalité toujours mouvante et imprévisible. Or, on ne peut qu’être sen-
sible au caractère labile de la vision que Potocki a également du
monde. Alors que pour les Lumières, la raison ordonne la perception,
assure un cadre à la pensée pour appréhender et structurer le divers,
pour lui au contraire, comme pour les libertins, le réel doit être saisi
dans son mouvement continuel.
Jamais le caractère instable du monde n’est plus tangible dans
l’œuvre du voyageur que dans ses Voyages. Embarqué sur différents
vaisseaux pour gagner l’Égypte, via la Turquie, il navigue aussi sur la
Volga et sur la mer Caspienne à Astrakan. La progression sur le fleuve
ou sur la mer rend l’appréhension du monde inconstante, et le specta-
cle de l’étranger est vite associé « au mouvement du tableau9 », ta-
bleau rapidement privé de son cadre, pour le plus grand bonheur du
voyageur :
Je vous avouerai que ce n’est pas sans plaisir que je me suis retrouvé en pleine
mer. Ce spectacle uniforme du ciel & de l’eau qui affige [sic] tant de voyageurs,
ne produit point cet effet sur moi10.
La confusion des éléments qui structurent l’espace, semblable à la
destruction des catégories acquises par les lectures, l’éducation, et
gouvernées par la raison, grise littéralement Potocki. La beauté du
désordre, l’inversion des éléments le ravissent :
Un nouvel horisont s’est découvert à notre vue, et nous a fait voir toute l’étendue
des inondations du Volga Coup d’œil trop extraordinaire pour qu’on puisse tenter
de le déecrire […] Ici c’est un vaste Archipel lié par des forets qui sortent du sein
des eaux. Enfin c’est le déluge déecrit par ovide. – Les poissons y sont reellement,
sur les Arbres, et y font la guerre a diverses especes de rats qui vont s’y réfugier11.
Le voyageur aime à s’appesantir sur la vision du bouleversement natu-
rel12. Ce qui évoque immanquablement les premiers jours du monde
suscite l’émerveillement d’une pensée qui retrouve elle aussi la fraî-
9
Voyage en Turquie et en Egypte, in : Œuvres I, p. 13.
10
Ibid., p. 16.
11
Voyage dans les steppes d’Astrakhan, op. cit., p. 24.
12
On trouve un passage similaire dans Voyage dans les steppes d’Astrakhan, op. cit.,
p. 152 : « Nos regards ne pouvoient embrasser toute l’étendue du débordement d’un
bras du Volga. Les villages sembloient nager dans le fleuve; les troupeaux deman-
doient, par leurs cris, à être conduits dans des lieux plus élevés qui étoient devenus
des îles. Je contemplois avec plaisir l’activité qui se déployoit autour de moi ».
Les Voyages de Potocki : le regard d’un libertin 105
cheur des origines. Tout est neuf. On fait table rase des schémas pré-
conçus essayant de comprendre un monde borné, balisé, structuré
selon des catégories immuables. Aussi, le voyageur n’est pas là pour
confirmer un savoir, mais pour ouvrir l’éventail des possibles, accéder
aux lieux interdits13, et goûter le caractère illimité du monde. Il se
laisse entraîner par le mouvement, il dérive donc, obéissant aux seuls
principes de plaisir et de curiosité14, pleinement conscient que c’est là
le seul moyen de saisir l’univers :
Souvent aussi je me suis demandé, d’où me pouvoit venir cet attrait pour des habi-
tations dangereuses & incommodes. [...] En effet, si je regarde en arriere sur quel-
ques années passées entre la poussiere des in-folio, le tourbillon du monde & les
bourasques de la mer, ce n’est pas sur des instants de dissipation, d’illusion
même, que je me plais à arrêter ma vue : je leur préfere encore ces longues nuits
consacrées à l’étude, dans le silence du cabinet. Mais qu’avec bien plus de déli-
ces, ma pensée se reporte au temps où étonnée de sa force naissante, elle n’étoit
jamais plus active que lorsqu’elle ne s’occupoit d’aucun objet en particulier, &
que facile à s’égarer, d’un élan elle se portoit au-delà de toutes les choses existan-
tes; & c’est alors que j’habitois des vaisseaux15.
Les flots qui l’environnent sont d’ailleurs souvent agités et le vent est
violent. Qu’il accuse l’incompétence des pilotes ou le déchaînement
des éléments16, Potocki n’a de cesse de souligner que l’homme est
bien peu maître de la nature car ni la raison ni la technique
n’autorisent la domination de ce monde instable. Il se retrouve ici
comme un adepte du fortuit, de la contingence17, jusqu’à souhaiter ne
13
On retiendra son goût pour déjouer les interdictions et accéder aux lieux
généralement inaccessibles, dans Voyage en Turquie et en Egypte, op. cit., p. 19 : « Je
reviens souvent aux lieux dont on m’avoit défendu l’entrée, & j’éprouve qu’il en est
peu d’inaccessibles à l’opiniâtreté, & sur-tout à l’or ».
14
Ibid., p. 16 : « tout me plaît dans cet élément, jusqu’à son inconstance. J’aime à
penser qu’elle peut facilement déranger tous mes projets de voyages, & qu’il suffit
d’un coup de vent, pour me porter sur les côtes presque inconnues de Guriel ou de
Mingrélie, ou chez les féroces Abassas ».
15
Voyage en Hollande, in : Œuvres I, p. 75.
16
Voyage en Turquie et en Egypte, op. cit., p. 16 : « Nous avons profité de matin
d’une brise de Nord-Est pour sortir du Liman. Les courants rendent ce passage très-
dangereux ; nous ne pouvions en douter en voyant sur le rivage de l’Isle d’Adda, deux
bâtiments qui y avoient fait naufrage le jour même que je m’étois retiré si à propos
dans le port de Stanslava ».
17
Voyage en Turquie et en Egypte, op. cit., p. 19 : « Depuis près d’un mois, je passe
les journées entieres à parcourir les rues de cette Capitale, sans autre but que de me
rassasier du plaisir d’y être. Je me perds dans ses quartiers les plus reculés; j’erre sans
106 ÉMILIE KLENE
plus maîtriser l’itinéraire de son voyage et être le jouet des éléments.
Si les frontières et les lieux de passage l’intéressent tellement, c’est
qu’il sait que dans cet univers labile, les liens entre les choses se font
et se défont, à la manière de ces ponts pivotants qui, en Hollande,
assurent à la fois un mouvement perpétuel et une communication
temporaire entre les îles, créant des combinaisons aléatoires18. Rien
n’est stable, tout fuit, ainsi que le souligne Bektasch à Hafez :
Tu peux plonger deux fois ta main dans le courant de l’Euphrate, mais ce ne sera
plus dans la même eau19.
Tout est emporté dans le mouvement universel et la raison semble
bien inapte à en saisir le flux.
La raison est également susceptible de limiter la connaissance.
C’est du moins l’idée des sceptiques20, dont les libertins réactivent lar-
gement la philosophie au XVIIe siècle21. Gorgias et Sextus Empiricus
notamment soulignent le paradoxe d’une raison humaine cherchant à
transcender sa propre transcendance et que Joël Figari22 analyse en ces
termes :
Il faudrait arriver à soutenir que la reconnaissance de la finitude de la raison est la
condition de possibilité de sa puissance infinie. Cette idée hante la philosophie
depuis plusieurs siècles et semble reposer sur le paradoxe d’une raison humaine
cherchant à transcender sa propre transcendance : étant circonscrite en l’homme,
la raison est extérieure et transcendante aux choses qu’elle veut connaître ; et pour
les connaître, il faut qu’elle se transcende elle-même et devienne immanente aux
dessein & sans plan. Je m’arrête, ou je poursuis ma course, décidé par le motif le plus
léger ».
18
Voyage en Hollande, op. cit., p. 74 : « Imaginez une tourbiere convertie en un lac
d’eau claire & limpide: une chaussée qui n’est point droite, le traverse dans toute sa
longueur. Deux canaux navigables la séparent des habitations. Celles-ci sont
composées d’une ou de plusieurs isles, qui communiquent entre elles, par une
multitude de ponts, dont les uns tournent sur leur pivôt, pour laisser passer les
barques, d’autres se levent, pour fermer l’habitation ».
19
Le Voyage de Hafez, in : Œuvres I, p. 197.
20
Avant eux, Démocrite dès le VIe siècle av. J.-C. en avait déjà exprimé l’idée : « Ne
prétends pas connaître toutes choses, car tu deviendrais ignorant de toutes choses »
(Fragment B 169).
21
Voir Le Scepticisme au XVIe et au XVIIe siècle : le retour des philosophies antiques
à l’âge classique, tome II, Paris, Albin Michel, 2001.
22
Joël Figari, « La Raison et ses limites », site de l’académie de Grenoble, Espace
Pédagogique, http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/articles.php?lng=fr&pg=52, 10
janvier 2005.
Les Voyages de Potocki : le regard d’un libertin 107
choses. Dès lors, la capacité de connaissance de la raison repose sur la capacité
d’autotranscendance de l’individu et, finalement, la raison est limitée par
l’individu lui-même.
Pour les libertins, comme pour les sceptiques23, il faut recourir à
d’autres facultés humaines pour saisir le réel : la sensation, le senti-
ment, l’intuition, et surtout l’imagination… Gassendi, dans son oppo-
sition à Descartes, fait de cette dernière une faculté unificatrice fonda-
mentale. Selon Jean-Charles Darmon24, il ne cesse de solliciter une
immense bibliothèque dans la constitution de ses propres modèles
théoriques, utilisant souvent le lexique de la fable dans sa quête du
plus ou moins probable. Dans la même lignée, Cyrano de Bergerac
use également dans L’Autre Monde de tous les moyens offerts par
l’imaginaire pour écarter les bornes des préjugés et développer les
thèses scientifiques les plus hétérodoxes. Le mythos remplace le logos,
l’imagination supplée la raison, favorisant ainsi le recul des limites qui
cernent le champ du savoir25.
Certes Potocki retient le rôle primordial de la raison, garante
d’objectivité et d’une plus sûre connaissance de l’étranger :
lorsqu’il s’agit d’écrire, l’imagination est pour les voyageurs un guide trop dange-
reux, & la raison m’avertit de finir26
Mais ce rappel ne doit pas nous faire oublier la part d’imaginaire qu’il
déploie dans ses relations27. La raison en effet peut restreindre le point
de vue, étriquer la vision du monde. Il suffit pour s’en convaincre de
23
Gorgias par exemple accorde beaucoup d’importance à l’expérience sensorielle.
24
Jean-Charles Darmon, Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle en
France. Études sur Gassendi, Cyrano, La Fontaine, Saint-Évremond, Paris, PUF,
1998.
25
Idem, « L’imagination de l’espace entre argumentation philosophique et fiction de
Gassendi à Cyrano », Études littéraires, volume 34, numéro 1-2, Hiver 2002, pp. 217-
240 : « En ce mouvement par nature excessif de l’imagination cyranienne, qui se
nourrit d’éléments philosophiques divers pour aller toujours plus loin, la différence
entre le « possible » et le « probable » sera sans cesse brouillée sous la pression du
fictif, la cinétique de son invention, et les exigences poétiques propres à la fable ».
26
Voyage en Turquie et en Egypte, op. cit., p. 40. De même, p. 54 : « Je sens cepen-
dant que la plume du voyageur, descriptive comme son crayon, ne doit point aller au-
delà de ce qu’il voit, & je m’empresse de faire reprendre à la mienne le caractere qui
lui convient ».
27
Passages qui justement soulignent la différence de sa méthode avec celle adoptée
par Volney.
108 ÉMILIE KLENE
comparer la richesse des deux descriptions des pyramides d’Égypte,
appréhendées tantôt par la raison, tantôt par la rêverie. La première
version, de par l’extrême précision de son calcul, frise le grotesque :
on trouve que le nombre de ces blocs se monte à plus de trois cents trente-quatre
mille trois cents soixante sept, qui font une solidité de soixante-deux millions trois
cents neuf mille six cents pieds cubes28,
tandis que la seconde, secourue par l’imaginaire, retient sans doute
l’essentiel :
Alors que l’on s’éloigne autant que l’on voudra, l’imagination fatiguée de calcul,
ne garde plus que l’idée de l’immensité & la conserve toujours29.
Loin de reléguer cette faculté dans le champ du mensonge ou de la
fable, ce passage souligne au contraire la nécessité d’un équilibre.
L’imagination, en s’affranchissant des bornes strictement rationnelles,
sert une approche du monde élargie, instable, aux frontières mou-
vantes, bien plus fidèle à la perception du voyageur :
il me semble que la vue de cet espace illimité allume l’imagination, & y éleve
plus vivement le desir de le parcourir30.
Ainsi Potocki reprend à son compte, semble-t-il, le lien entre l’usage
du genre hodéporique et la portée libertine du traitement imaginaire
qui, sur le mode du « Pourquoy non?31 », concède à l’imagination le
pouvoir de faire reculer les limites rationnelles du savoir32. Il accueille
en lui un jeu de tensions entre rêverie et discours raisonné particulière-
ment subtil, capable de restituer toute la « féerie » d’un monde entrevu
28
Voyage en Turquie et en Egypte, op. cit., p. 53.
29
Ibid.
30
Ibid., p. 16.
31
Cyrano de Bergerac, L’autre Monde ou les États et Empires de la lune, Les États et
Empires du soleil (1662), Paris, Champion Classique, 2004. Cette question récurrente
(équivalant à un « Que sais-je ? ») que pose le narrateur met perpétuellement en
question la doxa en faisant reculer les limites du probable.
32
Cette intrication du mouvement et de l’ouverture sur un espace illimité, non borné
par les préjugés humains ni par la raison systémique, est clairement analysée par Jean-
Charles Darmon, Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle, op. cit.,
p. 215 : « le mouvement est [...] essentiel pour représenter l’infini, le rendre sensible
en tant qu’horizon, (d’où l’importance de la forme littéraire du récit de voyage) ».
Les Voyages de Potocki : le regard d’un libertin 109
dans sa mouvance, féerie bien fidèle à la vision du voyageur qui, à
bord de la corvette française, s’approche de Constantinople :
A peine fixions-nous un point de vue, qu’il disparoissoit à nos yeux, & la foule
d’objets nouveaux vus avec cette rapidité, donnoit à ce voyage un air de féerie, &
à moi l’idée d’une jouissance nouvelle33
Il s’agit en effet de rapporter fidèlement ce qui est vu, sans pour
autant cloisonner le spectacle, sans brider la pensée. La réflexion du
voyageur au retour de cette escale semble à ce titre bien significative :
L’espece d’enchantement que j’éprouvai en les voyant pour la premiere fois,
m’avoit empêché de les décrire, & je les quitte sans que le prestige soit entiére-
ment dissipé. Mais tandis que je veux vous les peindre, la vîtesse avec laquelle
nous nous en éloignons, m’en ôte la possibilité. Déjà je ne vois plus ce bassin su-
perbe34, [...]
S’ensuit une longue description de la capitale turque. Paradoxalement,
Potocki, qui se plaît d’habitude à peindre sur le motif, ne peut rendre
compte de la beauté du rivage de Constantinople que lorsque celui-ci
se dérobe à sa vue. Pour révéler l’ineffable du « tableau magnifique »,
il lui faut recourir à une belle prétérition, scandée de « déjà je ne vois
plus », qui lui permet de se débarrasser du miroitement envoûtant des
détails, tout en laissant paraître son admiration. En décrivant ce qu’il
ne voit plus, incapable de peindre les images au moment bien trop
fugace où elles s’offrent à son regard, il perçoit toute l’importance de
l’imaginaire dans la saisie du réel. Si l’écrivain des Lumières insiste
sur la nécessité de s’en remettre à la raison, le voyageur, lui, en ap-
pelle secrètement aux autres facultés humaines.
C’est dans cette faille, dans cet écart creusé entre les faits et la vi-
sée qu’il assigne à son travail, que Potocki semble adopter la concep-
tion libertine de la connaissance. La rupture entre ordre de la raison et
ordre de la nature est consommée et l’imaginaire – quoi qu’en dise le
voyageur – sert un regard sensible à l’ouverture et à l’illimité. Entre
distance critique et abandon, entre analyse et rêverie, il se fraye un
chemin qui lui permet d’être au plus près des choses. Or c’est cette
empreinte libertine qui paradoxalement fait de Potocki un écrivain
d’une radicale modernité. S’affranchissant de la faculté-reine de son
33
Voyage en Turquie et en Egypte, op. cit., p. 18.
34
Ibid., p. 40.
110 ÉMILIE KLENE
siècle, il accepte que le sens échappe à l’homme, que le monde se
délie en fragments épars, contradictoires, radicalement ouvert et non
plus hiérarchisé. Il nous montre un univers dénué de stabilité et dont le
sens est une quête. Au lecteur de le construire :
Je ramasserai les fossiles à mésure qu’ils se rencontreront sur mon chemin, & le
lecteur les rangera à son gré35
35
Voyage dans l’Empire de Maroc, in : Œuvres I, p. 115.
Jean Potocki au pied des pyramides
ADAM ŁUKASZEWICZ
Les motifs égyptiens dans la production de Potocki sont indissocia-
blement liés à son intérêt pour l’Antiquité classique, puisque les sa-
vants de son temps ne pouvaient observer l’Égypte que par le biais des
auteurs grecs et latins. Dans son attrait pour l’Égypte, il est difficile
d’analyser le rôle joué par la conviction très répandue à l’époque de
l’importance qu’aurait eu dans l’Antiquité la doctrine secrète et ou-
bliée des prêtres égyptiens. Cette conviction était entre autres alimen-
tée par les cercles d’initiés aux loges maçonniques qui fleurissaient à
l’époque de Potocki. La symbolique maçonnique puisait ses réfé-
rences non seulement dans l’Évangile de Saint Jean et dans la tradition
vétéro-testamentaire, mais aussi dans les autres cultures de l’Ancien
Orient, en particulier dans celle de l’Égypte. L’exemple le plus célèbre
de cette pratique est l’égyptisante Flûte enchantée de W. A. Mozart.
Les liens de Potocki avec la maçonnerie constituent un aspect mécon-
nu de sa biographie1. Du reste les maçons n’étaient pas les seuls à
s’intéresser à l’Égypte.
Dans l’œuvre de Potocki, on note une évidente prédilection pour
les questions linguistiques, et on reconnaît par ailleurs dans les re-
cherches scientifiques de ce savant amateur des inclinations certaines
pour la philologie. Même les badines Parades portent la trace du goût
du capitaine des sapeurs pour l’Antiquité classique, lui qui en août
1792 était revenu de la guerre à Łańcut au château de sa belle-mère (la
princesse Élisabeth – Isabelle à proprement parler – Lubomirska, née
Czartoryska, veuve du grand maréchal de la Couronne2, fille du prince
Auguste Alexandre et sœur d’Adam Casimir Czartoryski) et qui s’était
consacré aux plaisirs littéraires. Dans la parade Cassandre homme de
lettres, le Docteur (un des prétendants à la main de Zerzabelle, deve-
nue le prix du « concours littéraire ») se dit prêt à conduire une dis-
1
Voir François Rosset, Dominique Triaire, Jean Potocki. Biographie, Paris, Flamma-
rion, 2004, pp. 310-311.
2
Mort en 1783. Voir ibid., p. 108.
112 Adam Łukaszewicz
pute « sur quelque sujet que se soit, & dans la langue qu’il vous plaira
de choisir. Voulés vous que nous parlions hebreux, chaldéen, syria-
que, latin ou gréc3 », et il récite dans la langue originale le début de
l’Iliade, sans susciter le moindre enthousiasme du côté des auditeurs.
Il semble que Potocki se moque ici de lui-même. Un écho d’auto-
dérision se fait également entendre dans la parade Voyage de Cassan-
dre aux Indes, où le protagoniste dit :
J’ai passé par Passy, par Saint Cloud je suis revenu à Anieres, j’ai demandé par
tout, où étoient les indes, personne n’a pu me le dire4.
Ayant constaté que « les voyages de long cours sont sujets à des
vicissitudes bien changeantes5 », Cassandre pense bien revenir chez
lui. La pièce italienne intitulée Le comédien bourgeois montre un
« comédien bourgeois » qui répète chez lui plusieurs rôles et qui se
déguise, comme l’exige le répertoire classique (innovation que le fa-
meux Talma aurait empruntée à Jean Potocki sur ses conseils), avec
des habits grecs et romains, improvisés au moyen de draps de lit et de
couvertures.
Il est notoire que les Parades (Recueil de Parades représentées sur
le théâtre de Łańcut), oubliées à cause de leur publication dans une
édition originale assez rare, ont été redécouvertes par Leszek Kukulski
dans les années cinquante. Leur traduction parut dans le mensuel Dia-
log en août 1958 et sous forme de recueil en 1966. Les Parades ont
été traduites en polonais dans les années cinquante par Józef Modrze-
jewski, homme de loi et papyrologue, puis professeur à la Sorbonne et
membre de l’Académie Polonaise des Connaissances et de l’Aca-
démie Polonaise des Sciences. L’illustre savant franco-polonais fit
cette belle traduction pendant sa jeunesse, alors qu’il travaillait encore
à l’Institut de Papyrologie de l’Université de Varsovie, dirigé par le
professeur Rafał Taubenschlag.
L’aventure égyptienne de Potocki commence en 1784, quand le
jeune homme, voyageant depuis les steppes situées au bord de la Mer
Noire aux portes du Levant, visite la Turquie, puis qu’il part pour
Alexandrie, sur un navire chargé de bois de construction. Il y débar-
que au mois d’août, alors que le climat ne favorise pas les activités.
3
Cassandre homme de lettres, in : Œuvres III, p. 41.
4
Ibid., p. 33.
5
Ibid.
Jean Potocki au pied des pyramides 113
Du reste, alors qu’il entre dans le port (accompagné par des coups de
canon en son honneur), il est déjà en proie à une forte fièvre, dont la
première crise s’était manifestée le 21 juillet sur l’île de Rhodes. Il
avait apparemment contracté une maladie dans les lieux somptueux au
pied de l’Ida en Turquie. Dans une brève lettre, datée du 16 août de-
puis Alexandrie, il écrit :
Arrivé devant cette ville, je n’avois pas la force de monter sur le gaillard, & je me
suis traîné à la proue ; mais au lieu de voir le port, ma foiblesse ne m’a laissé ap-
percevoir qu’un nuage blanc, & j’ai regagné mon lit, avec assez de peine6.
Il loge chez le consul français, où il est bien soigné. Aux premiers
signes de guérison, il se fait raser la tête, ce que Bystroń interprète
comme un troc d’habits occidentaux contre des habits turcs, mais ce
qui était également considéré au début du XXe siècle comme un
moyen thérapeutique très efficace en cas d’infection. Il met aussi un
turban7.
La relation de ce voyage se présente sous la forme d’un recueil de
lettres adressées, comme l’écrit Bystroń, « à une dame laissée dans
l’anonymat8 ». Il faut reconnaître cependant dans cette destinataire
non nommée la mère du jeune voyageur9. Voici ce qu’il lui écrit :
Je ne vous parle ni de la colonne de Pompée, ni de l’aiguille de Cléopâtre, ni des
catacombes, ni de toutes les autres antiquités d’Alexandrie, dont tous les voya-
geurs ont déjà tant parlé10.
En définitive il n’écrit rien au sujet des monuments. Puis il se rend à
Rosette qui, à cette époque, est plus grande qu’Alexandrie. Il écrit :
Rosete est mieux bâtie qu’Alexandrie ; elle paroit aussi plus opulente, & à propor-
tion plus peuplée, quoique la peste lui ait enlevé ce printemps plus d’un tiers de
ses habitants11.
6
Voyage en Turquie et en Egypte, in : Œuvres I, p. 45.
7
Jan Stanisław Bystroń, Polacy w Ziemi Świętej, Syrii i Egipcie (1147-1914) [Les
Polonais en Terre Sainte, en Syrie et en Égypte], Cracovie, 1930, p. 78.
8
Ibid.
9
Voir François Rosset et Dominique Triaire, Jean Potocki. Biographie, op. cit., p. 90.
10
Voyage en Turquie et en Egypte, op. cit., p. 45.
11
Ibid., p. 46.
114 Adam Łukaszewicz
Au bout de trois jours, le 20 août 1784, il part en direction des sources
du Nil vers le Caire. Pendant le voyage en bateau face aux magni-
fiques paysages du Delta, les voyageurs doivent se montrer prudents
et même veiller la nuit : les brigands fourmillaient partout ! (« il y a
autant de corsaires sur le Nil, que sur quelque mer que ce soit12 »).
Bientôt Potocki est en proie à une rechute de fièvre. Peu après il arrive
à Boulak, alors petite ville aux portes du Caire. Le 23 août, il débar-
que au Caire, où règnent la famine et la misère. Il y voit des danses
érotiques, il donne l’aumône, il observe l’inondation du Nil ainsi que
le départ des caravanes pour la Mecque. Ensuite une brève guerre
civile éclate entre deux beys. Enfin le 13 septembre, la paix est restau-
rée. Potocki peut enfin se consacrer aux pyramides. Le 26 septembre,
il écrit du Caire à propos de son séjour au pied des pyramides à Gizeh.
Il n’est pas facile à partir de cette description de déterminer avec pré-
cision la date de son arrivée devant les pyramides. Le moment où
l’amateur de l’Égypte les découvre pour la première fois reste à jamais
gravé dans sa mémoire. Potocki « remontant de Rosete au Caire13 »
voit de loin les gigantesques monuments. Il en fait mention et dit qu’il
les découvre à nouveau « vers Gizeh ». Il décrit la position de « ce
village » (aujourd’hui la ville compte plusieurs millions d’habitants et
elle n’est pas distincte du Caire) et passe aussitôt à la description des
pyramides qu’il termine par la mention de la nuit à Gizeh et du retour
au Caire le lendemain avec l’intention de partir pour Alexandrie trois
jours plus tard. Potocki aperçoit donc d’abord les pyramides de loin,
mais vers la fin de son séjour, il fait une excursion à Gizeh pour bien
les observer. Les temps sont loin où les voyageurs (tel Simon de Sar-
rebruche en 1395) pensaient que les pyramides étaient les greniers du
Joseph biblique. Potocki lit Hérodote. Il décrit assez bien les impres-
sions du visiteur qui s’approche des pyramides puis qui les voit par-
dessous14. Il compare la pyramide à la basilique Saint-Pierre à Rome.
Il fait le compte des pierres utilisées pour sa construction (il se réfère
probablement à la pyramide de Chéops) et obtient le nombre de
334 367. Il précise aussi la « masse » ou plus précisément le volume
12
Voyage en Turquie et en Egypte, op. cit., p. 46.
13
Ibid., p. 52.
14
On a du mal à comprendre pourquoi les biographes de Potocki voient dans ses
observations bien objectives les symptômes d’un partage « entre les exigences rigou-
reuses de la raison et les appels de l’imagination » et un « ton d’ironie délicate », voir
François Rosset et Dominique Triaire, Jean Potocki. Biographie, op. cit., p. 103.
Jean Potocki au pied des pyramides 115
de 62 309 600 « pieds cubes ». Il se moque de l’anecdote rapportée
par Hérodote sur la plus petite pyramide qui aurait été bâtie par la fille
de Chéops avec les pierres que lui fournissaient ses amants, une pierre
pour chaque… faveur. Potocki fait le compte et il obtient le nombre de
167 383 pierres et demie. Il ajoute : « somme qui, pour une jeune
Princesse, paroîtra toujours assez considérable15 », omettant cependant
de dire à quelle faveur correspond la demi-pierre.
Sur la grande pyramide, le comte grave une inscription : « Leur
masse indestructible a fatigué le temps », citation tirée du poème de
Jacques Delille (1738-1813) Les jardins de 1780. Plus tard, les soldats
(ou plutôt les officiers) de Bonaparte aperçurent l’inscription, dont ils
ne purent que s’étonner sans pouvoir en deviner l’auteur16. Il vaut la
peine d’ajouter que l’usage de laisser des inscriptions sur les monu-
ments antiques, déjà très répandu à l’Antiquité, devait être considéré
dans l’Égypte du XVIIIe siècle comme un comportement typique des
touristes, puisque Potocki écrit :
Les Arabes qui savent que les voyageurs sont curieux de graver leurs noms à
l’entrée de la pyramide, sont venus m’apporter un ciseau ; je m’en suis servi pour
y faire placer ce vers du Poëme des Jardins17.
Puis :
A trois cents pas des pyramides se voit la statue colossale du sphinx, ou plutôt la
tête de cette statue, car tout le reste est enseveli sous le sable18.
Potocki ne se sent pas encore parfaitement rétabli et, malgré la forte
tentation, il renonce à gravir la pyramide de Chéops, bien qu’à son
avis « La chose n[e soit] pas fort difficile ». De là, il aurait vu sur
« toute l’Egypte étendue à [s]es pieds comme sur une Carte géogra-
phique19 ». Il ajoute ensuite qu’il a « assez de peine à en parcourir
l’intérieur, pour parvenir jusqu’au tombeau du Pharaon20 ». Il rappelle
aussi qu’il a « passé sept à huit heures à dessiner ces monuments de la
15
Voyage en Turquie et en Egypte, op. cit., p. 54.
16
François Rosset et Dominique Triaire, Jean Potocki. Biographie, op. cit., pp. 103-
104.
17
Voyage en Turquie et en Egypte, op. cit., p. 53.
18
Ibid., p. 54.
19
Ibid.
20
Ibid., voir aussi la note 140, p. 53.
116 Adam Łukaszewicz
grandeur des Egyptiens21 ». À cette occasion, il attrape un coup de
soleil « qui [lui] avoit brûlé la moitié du visage & fort enflammé le
sang ». Les dessins de Potocki se sont perdus, bien qu’en 1853 il exis-
tât encore des gravures réalisées sur leur base (le petit-fils du voya-
geur, Adam Potocki, en fait mention dans la lettre à sa mère envoyée
d’Égypte au cours de l’année 185322). C’est regrettable car ils auraient
pu présenter un plus grand intérêt encore que les impressions de
voyage.
Suite à son insolation, Potocki a une nouvelle poussée de fièvre. Il
prend de la quinine et peu après il part pour Alexandrie où des trou-
bles affligent le pays et interrompent l’alimentation en eau. Le 13
octobre, sur un navire vénitien (« senaut Vénitien l’Innocent ») Potoc-
ki quitte l’Égypte. Le 8 novembre, il arrive à Venise, où il doit atten-
dre la fin de la quarantaine. Il apprend par des lettres les projets de
mariage que sa mère et sa famille lui préparent. Il a encore devant lui
un voyage à Rome et l’épisode très intéressant de la visite au cardinal
Stefano Borgia, collectionneur d’antiquités, à Velletri. Cette visite
aura une influence décisive sur les études ultérieures de Potocki sur
l’ancienne Égypte23.
Potocki ne mentionne pas la question délicate, mais importante des
« souvenirs » que chaque voyageur est presque obligé de rapporter de
voyages lointains. Cependant on apprend de la remarquable bio-
graphie de François Rosset et Dominique Triaire, qui s’appuie sur de
vastes recherches d’archives, que Potocki reçoit en présent du Patriar-
che de l’Église copte « un manuscrit ancien » qu’il donne en 1808 à
l’académie de Kiev. On peut avancer l’hypothèse qu’il s’agissait d’un
manuscrit copte. François Rosset et Dominique Triaire font remarquer
à raison que dans le bagage de Potocki pouvaient se trouver plusieurs
souvenirs semblables, dont on a perdu la trace comme certaines de ses
œuvres24.
21
Voyage en Turquie et en Egypte, op. cit., pp. 54-55.
22
François Rosset et Dominique Triaire, Jean Potocki. Biographie, op. cit., p. 103. Il
est important de rappeler le portrait du comte Adam Potocki (1822-1872), activiste
galicien dans le domaine économique et politicien d’orientation conservatrice, peint
par l’artiste léopolitain François Tepa (1829-1889) : le comte y est présenté avec un
couvre-chef oriental. Le peintre accompagna A. Potocki lors de son voyage en Grèce,
en Égypte et en Palestine.
23
Ibid., p. 106.
24
Ibid., p. 105.
Jean Potocki au pied des pyramides 117
Le Voyage en Turquie et en Egypte fut publié en français en 1788
et en polonais en 1789, à Varsovie, à l’Imprimerie Libre [Drukarnia
Wolna] qui lui appartenait25, à un moment où la littérature de voyage
connut une immense popularité. Parmi ces publications, on doit men-
tionner les ouvrages de C. E. Savary, Lettres sur l’Egypte, Paris 1785-
1786 (3 volumes in-octavo) et de Constantin-François Chassebœuf et
de Volney, Voyage en Syrie et en Egypte pendant les années 1783,
1784 et 1785, Paris 1787 (2 tomes in-octavo26). Potocki fait au reste
l’éloge de Volney. Jan Stanisław Bystroń écrit que Potocki fut peut-
être « le premier véritable touriste polonais qui visita l’Égypte » et il
précise qu’il « alla en Égypte pour l’amour du pays et non à l’occasion
d’un pèlerinage en Terre Sainte27 ». Ajoutons encore qu’il fut le pre-
mier voyageur polonais aussi bien préparé par ses lectures.
Au début du XIXe siècle, Potocki se trouve en Italie. Nous connais-
sons ses impressions grâce à ses lettres, telle celle adressée à un cer-
tain banquier Chaudoir, auquel il écrit le 4 octobre 1803 :
L’Italie est fort chere. Je ne sors pas d’une auberge a moins de quatre ducas, pour
le souper et le coucher. Il y a cent mille francois des Polonois, et des troupes ne-
gres. […] Si vous pouvés m’envoyer quelques centaines de ducas a compte, a Pise
vous m’obligerés28.
En 1803, il devient égyptologue : il publie à Florence les Dynasties du
second livre de Manethon. La chronologie égyptienne sera dorénavant
une obsession jusqu’à sa mort tragique en décembre 1815. En 1805, la
Chronologie des deux premiers livres de Manéthon29 paraît en Russie
ainsi que, trois ans plus tard, l’Examen critique du fragment Egyptien
25
[Jan Potocki], Podróż do Turek y Egyptu z przydanym dziennikiem podróży do
Holandyi podczas rewolucyi 1787. z Francuzkiego Przełożona [Le voyage en Turquie
et en Égypte et le journal du voyage en Hollande durant la révolution de 1787, traduit
du français], Varsovie, Drukarnia Wolna, 1789.
26
Voir la bibliographie de Jean-Marie Carré, Voyageurs et écrivains français en
Égypte, vol. I, Le Caire, 1956, p. 117.
27
Jan Stanisław Bystroń, Polacy w Ziemi Świętej, Syrii i Egipcie, op. cit., p. 77.
28
Jean Potocki, Lettre du 4 octobre 1803 à Chaudoir, in : Œuvres V, pp. 68-69.
29
Idem, Chronologie des deux premiers livres de Manethon, St. Pétersbourg, 1805.
118 Adam Łukaszewicz
connu sous le nom d’Ancienne chronique30. Enfin dans les années
1810-1815, Potocki publie les Principes de chronologie31.
Manéthon de Sébennytos était un prêtre égyptien proche de la cour
des premiers Ptolémée, qui écrivit en grec pour le roi de Macédoine
l’histoire du pays des pharaons. Dans son travail, il se servait naturel-
lement de sources en langue égyptienne, que les Grecs ne pouvaient
pas comprendre et qui sont aujourd’hui presque toutes perdues. Même
l’œuvre de Manéthon ne s’est pas conservée. Il faut savoir que ce que
nous connaissons de Manéthon n’est qu’une reconstruction fondée sur
des fragments de ce texte perdu qui paraissent sous la forme de cita-
tions dans des œuvres postérieures32. Parmi les fragments conservés,
les textes de Joseph Flavius et de Sexte Jules l’Africain (connu grâce à
une citation de Georgios Synkellos33) revêtent une importance particu-
lière.
La tâche principale du chercheur de Manéthon est celle de recons-
truire le texte original puis d’interpréter les informations qui y sont
contenues. Jusqu’à nos jours, ce travail n’a pas été effectué de manière
satisfaisante34.
Le livret de Potocki compte quinze pages. Sur la couverture en pa-
pier il porte l’inscription en grec :
MANEΘΩΝ
O
ΣEBENNYTHΣ
L’œuvre contient dix-neuf chapitres. Son contenu est constitué d’un
mélange singulier de traductions, de paraphrase et d’hypothèses chro-
30
Jean Potocki, Examen critique du fragment égyptien, connu sous le nom d’Ancienne
Chronique, St. Pétersbourg, tiré à cent exemplaires, 1808.
31
Idem, Principes de chronologie pour les temps antérieurs aux olympiades, St. Pé-
tersbourg, 1810 ; Principes de chronologie pour les douze siècles qui ont précédé les
olympiades, vol. I, Krzemieniec, 1813, vol. II et III Krzemieniec 1814 ; vol. IV, V et
VI Krzemieniec 1815 ; Œuvres III (commentaire de S. H. Aufrère).
32
Manéthon, Aegyptiaca, Cambridge-Londres, Loeb Classical Library, 1980.
33
Voir Wolfgang Helck, Untersuchungen zu Manetho und den Ägyptischen Königs-
listen, Berlin, Akademie-Verlag, 1956.
34
Sur l’importance de Manéthon et sur les sources dans lesquelles cet auteur puisait
son savoir, voir Jurgen von Beckerath, Untersuchungen zur politischen Geschichte
der zweiten Zwischenzeit in Ägypten, Glückstadt, Ägyptologische Forschungen, 23,
1964, pp. 11–20.
Jean Potocki au pied des pyramides 119
nologiques parfois contradictoires. Ce n’est assurément pas une lec-
ture facile et accessible aux amateurs. Il s’agit sans aucun doute d’un
travail scientifique, parfois même proche des recherches scientifiques
actuelles. Parmi les erreurs évidentes et les malentendus, on découvre
ici et là des observations d’une remarquable justesse.
Potocki même définit le caractère de ce premier travail sur
l’ancienne Égypte dans l’introduction à son étude suivante sur la
chronologie :
Le présent ouvrage fait suite à celui que j’ai fait imprimer à Florence en l’année
1803. Je voulois alors prouver que le sens de Manéthon pouvoit être dégagé des
fausses interprétations de Flavien, et qu’ainsi ramené à sa pureté primitive - il
n’offroit que des notions justes et vraies35.
Dans le même livre sur les dynasties de Manéthon, on trouve l’expli-
cation du but auquel tend ce travail :
Je crois donc pouvoir donner ici un essai chronologique, dans le quel cependant
l’on ne doit regarder les années que comme approximations, et s’en tenir aux siè-
cles36.
Dans la lettre dédicacée adressée au cardinal Stefano Borgia, pla-
cée au début des Dynasties, on lit les propos suivants :
Votre Eminence en recevant cet écrit voudra bien se rappeler du temps où Elle me
tendoit la main dans la carrière difficile de la haute Antiquité. Je revenois alors
d’Egypte, et je retrouvai Memphis dans votre Museum de Velletri. Zoega y jettait
alors les fondemens de son vaste et merveilleux ouvrage37.
On ignore à quel moment Potocki s’est rendu à Memphis, mais cette
lettre prouve que la visite a bien eu lieu. Il serait fort intéressant de
connaître cette date. Les lettres relatives à la partie égyptienne du
Voyage en Turquie et en Egypte n’en font aucune mention. Ou bien
Memphis fonctionnerait-elle ici comme une figure rhétorique, une
pars pro toto, qui symboliserait ainsi l’Égypte entière ? C’est néan-
35
Jean Potocki, Chronologie des deux premiers livres de Manéthon, op. cit. Dans la
copie de ce texte, conservée à la Bibliothèque universitaire de Varsovie, on peut voir
dans l’introduction une petite correction faite à la main, constituée d’une lettre et d’une
ligne, qui donne l’impression d’être un autographe.
36
Idem, Dynasties du second livre de Manethon, Florence, 1803, p. 101.
37
Ibid., p. 3.
120 Adam Łukaszewicz
moins assez peu probable. Jean Potocki semble avoir bien vu Saqqare
et Memphis. Peut-être s’y est-il rendu à cheval en une journée depuis
Gizeh (ce qu’on peut faire encore aujourd’hui par le même moyen de
locomotion) lors de son bref séjour en Égypte au cours de l’année
1784, au temps des troubles internes. On peut facilement imaginer
qu’il ait fait cette excursion dans la deuxième moitié de septembre,
bien qu’il soit étrange qu’il ne le mentionne pas au moment où il évo-
que la description des pyramides et le séjour à Gizeh. S’arrêtait-il
plutôt brièvement aux environs de Bedrachein, lorsqu’il revenait sur le
Nil par le chemin du Caire à Alexandrie ?
Ibrahim, le Turc de Jean Potocki
JANUSZ RYBA
La culture européenne au siècle des Lumières se caractérise par sa
grande diversité. La culture française, qui se distingue de toutes les
autres, s’étend à l’ensemble du vieux continent, de Londres à Saint-
Pétersbourg. Stanislas Auguste Poniatowski, souverain de la Républi-
que des Deux Nations, s’adresse ainsi à l’auteur de Candide :
Monsieur de Voltaire tout contemporain d’un homme tel que vous, qui sait lire,
qui a voyagé, et qui ne vous a pas connu, doit se trouver malheureux1.
Cette conviction est partagée avec Stanislas Auguste par un grand
nombre d’élites des Lumières. Par ailleurs, au début du XVIIIe siècle,
la mode pour l’Angleterre voit le jour en France :
L’anglomanie fleurit partout, à la Cour et dans la haute société (le régent Philippe
d’Orléans, le cardinal Dubois, le « Club de l’Entresol »), dans les salons (Mme
Geoffrin, Mme du Deffend, Mme Necker), dans les milieux de l’Académie et de
l’Encyclopédie. Politiques, diplomates, philosophes, hommes de lettres ou ac-
teurs, les voyageurs anglais sont reçus chez nous à bras ouverts2.
Au fil du temps, à l’approche du Romantisme, la culture anglaise
commence à menacer la culture française :
C’est l’époque où triomphe l’art anglais, le jardin anglais, la mode anglaise. Les
femmes s’habillent comme les modèles de Reynolds et de Gainsborough, les
hommes abandonnent la lourde et massive perruque poudrée, adoptent les che-
veux plus courts3.
Vers le milieu du XVIIIe siècle, au temps de la renaissance du classi-
cisme, les regards se tournent vers Rome et la Grèce antique :
1
Stanisław Łukasik, La France et La Pologne à travers les siècles jusqu’à La Grande
Révolution, Paris, 1933, p. 36.
2
Dictionnaire des lettres françaises. Le XVIIIe siècle, publié sous la direction du
cardinal G. Grente, édition revue et mise à jour sous la direction de F. Moureau, Paris,
Fayard, 1995, p. 60.
3
Ibid., p. 60.
122 JANUSZ RYBA
En l’espace de quelques années, le « goût grec » tourna à la manie. Tout, à Paris,
était « à la grecque » […] l’extérieur comme l’intérieur des bâtiments, le mobilier,
les tissus, les bijoux. « Nos dames sont coiffées à la grecque ; nos petits maîtres se
croiraient déshonorés de porter une boîte qui ne fût pas à la grecque4 ».
Cette Europe, intérieurement différenciée, s’intéresse aux mœurs, aux
lettres, aux religions, aux systèmes philosophiques, ainsi qu’à la faune
et la flore des contrées orientales. Ainsi, l’exotisme marque considéra-
blement les Lumières, principalement dans son aspect le plus popu-
laire : l’orientalisme, qui selon les moments, revêt diverses facettes.
Ainsi, l’Europe porte son attention soit sur la Turquie, soit sur la
Chine ou l’Inde5. Dans sa version la plus répandue, l’orientalisme se
manifeste à travers la mode qui dicte par exemple que l’on aménage
les « salles chinoises » dans les châteaux et les hôtels particuliers ; on
se déguise en Asiates lors de bals masqués ; les aristocrates se font
portraiturer en costumes orientaux6. Les résidences se peuplent de
serviteurs orientaux :
Cette tendance [à engager les servants étrangers] résultait en partie de la mode
pour la turquerie, qui régnait alors. Ainsi, nous retrouvons souvent les servants
Nègres ou Turcs. Lehndorff vit à la cour de la princesse Isabella Lubomirska un
Turc plus beau que le soleil7.
Au XVIIIe siècle, les savants qui s’intéressent aux religions, les tra-
ducteurs de chef-d’œuvres de littérature orientale et les connaisseurs
de langues orientales, commencent à explorer l’Orient de manière plus
approfondie, plus « sérieuse ». Les spécialistes de différents domai-
nes, telles les sciences du langage, de la physique, de l’astronomie ou
4
Hugh Honour, Le Néo-classicisme, trad. de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat,
Paris, Librairie Générale Française, 1998, pp. 32-33.
5
Voir Dictionnaire des lettres françaises. Le XVIIIe siècle, op. cit., p. 985.
6
Voir Andrzej Jakimowicz, Zachód a sztuka Wschodu [L’Occident et l’art de
l’Orient], Varsovie, Wiedza Powszechna, 1981, pp. 119-124.
7
Marek Grzegorz Zieliński, Cudzoziemcy w życiu codziennym Rzeczypospolitej doby
stanisławowskiej [Les étrangers dans la vie quotidienne de la Res Publica à l’époque
de Stanislas Auguste], Bydgoszcz, Wydawnictwo Akademii Bydgoskiej im.
Kazimierza Wielkiego, 2004, p. 69 : « Tendencja ta [do zatrudniania cudzoziemskich
służących] po części wynikała z panującej wówczas mody na turecczyznę. Często
słyszymy zatem o służących Murzynach czy Turkach. Lehndorff widział na dworze
księżnej Isabelli Lubomirskiej Turka piękniejszego niż słońce ».
Ibrahim, le Turc de Jean Potocki 123
de la médecine, partent souvent en missions scientifiques en Asie8.
Grâce à leurs recherches, les élites des Lumières cessent peu à peu de
percevoir l’Orient comme une curiosité fascinante.
Jean Potocki, auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse, quoique
fasciné par la culture française et par l’Antiquité, compte parmi les
admirateurs et connaisseurs de l’Orient. Dès sa jeunesse, il s’intéresse
aux pays du Levant9. Il étudie assidûment tant les traités savants que
les récits de voyage consacrés à ces contrées. Il entreprend également
plusieurs voyages en Asie. Dans le cadre de ses pérégrinations
orientales, il examine la vie et la culture des habitants de la Turquie,
de l’Égypte, de la Libye, du Tunis, du Maroc, de la Mongolie, du Cau-
case, et d’une partie de la Chine. Dans une lettre de 1805 qu’il adresse
au prince Adam Kazimierz Czartoryski, il reproche à ce dernier de
considérer son intérêt pour l’Orient comme une manie, sensible aux
connotations péjoratives de l’expression. Il s’oppose à cette qualifica-
tion et définit lui-même son goût pour l’Orient comme une « noble
passion », et non une bizarrerie obsessionnelle10.
Au fil des années consacrées à l’étude du Levant, Potocki devient
un véritable connaisseur dans ce domaine. Dans une lettre adressée au
tsar Alexandre Ier, il se montre conscient de son érudition :
Mes voyages et mes études m’ont donné sur l’Asie des connoissances d’un genre
ou peu des gens s’apliquent11
À travers l’Orient, il satisfait, dans une certaine mesure, son immense
curiosité du monde et des peuples. Cette contrée apaise également ses
nerfs irrités par « l’Europe ». Sa riche, voire exubérante imagination,
que nous connaissons à travers le Manuscrit trouvé à Saragosse, se
nourrit de curiosités et de fastes orientaux.
Il rapporte de ses voyages au pays du Levant nombre de choses di-
verses : bibelots, œuvres d’art, manuscrits... En 1784, il ramène aussi
un homme : un Turc prénommé Ibrahim, qui devient alors son servi-
teur :
8
Voir Dictionnaire des lettres françaises. Le XVIIIe siècle, op. cit., pp. 987-988 ;
Andrzej Jakimowicz, Zachód a sztuka Wschodu, op. cit., pp. 137-138.
9
Jean Potocki, Voyage en Turquie et en Egypte, in : Œuvres I, p. 19 : « Nourri par
l’étude de l’histoire & de la littérature des orientaux… ».
10
Idem., Lettre du début 1805 à Adam Kazimierz Czartoryski, in : Œuvres V, p. 95.
11
Idem., Lettre du 5 décembre 1804 à Alexandre Ier, in : Œuvres V, p. 91.
124 JANUSZ RYBA
Potocki, en effet, ne reverra plus les côtes ottomanes. Mais il emporte avec lui un
souvenir vivant dont il ne cessera plus de mesurer le prix : il s’est attaché à Cons-
tantinople les services d’un domestique turc prénommé Ibrahim, qui ne le quittera
plus jusqu’à ce jour de décembre 1815 où Potocki décidera de mourir12.
Nous avons très peu d’informations sur les relations de Potocki et
d’Ibrahim à leur retour de Turquie. Le Turc et son maître sont plus
souvent mentionnés dans les témoignages d’époque dès le début de
1788, au moment où l’auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse rentre
dans son pays natal, après quelques années passées en France. Dès son
retour en Pologne, Potocki s’investit dans la vie politique. Il milite,
écrit des brochures politiques, voyage en province etc13. Enfin, il
fonde une imprimerie. À cette époque, Ibrahim accompagne souvent
voire très régulièrement son maître lors de ses apparitions publiques,
lors de promenades en carrosse par exemple. Tous deux suscitent une
grande curiosité : le Turc en raison de son caractère exotique, son
maître par son excentricité.
Potocki, jeune homme dont l’esprit regorge d’idées démocratiques,
décide qu’Ibrahim (occupant encore à ce moment-là un poste de servi-
teur) voyagerait dorénavant à ses côtés à l’intérieur de son carrosse, et
non pas, comme c’était alors l’usage, sur les marches extérieures du
véhicule, réservées habituellement aux domestiques. Cette décision
surprend la haute société varsovienne. Voici comment le roi Stanislas
Auguste commente ce comportement, dans une lettre adressée à son
agent diplomatique, Auguste de Simone Croticelli :
Il a un servant Turc […], qui se dressait d’abord sur les marches à l’arrière de son
carrosse, et lui servait de laquais. À présent, il prend la place auprès de son maître
à l’intérieur du carrosse, ce que j’ai vu de mes propres yeux14.
À l’instar de son maître, Ibrahim se distingue par une beauté hors du
commun : « Tous les deux étaient d’une rare beauté15 ». Le Turc est
12
François Rosset et Dominique Triaire, Jean Potocki. Biographie, Paris, Flamma-
rion, 2004, p. 98.
13
Voir notamment Emanuel Rostworowski, « Debiut polityczny Jana Potockiego w r.
1788 » [Début politique de Jean Potocki en 1788], Pamiętnik Literacki (Varsovie),
1956, cahier n° 4.
14
Ibid., p. 698 : « Ma sługę Turczyna […] który zrazu za karetą u niego stawał i
służył mu jako lokaj. Teraz go z sobą obok w karecie wozi. Widziałem to własnemi
oczami ».
Ibrahim, le Turc de Jean Potocki 125
un homme bien fait qui pèse 230 livres. Coiffé d’un fez, il porte un
pourpoint de janissaire, en velours ponceau, brodé avec art, ainsi
qu’une culotte bouffante de batiste. Son costume est complété par des
babouches et « un précieux yatagan accroché à une ceinture à fils
d’or ». Ibrahim, que Jean Potocki avait engagé avant tout en raison de
son caractère oriental, assimile certains traits « français » de son maî-
tre qui lui donnent un caractère « multiculturel » :
Au surplus, ce Turc parlait français et était aussi aimable que le premier des ga-
lants des salons parisiens16.
Le 14 mai 1790, Ibrahim survole Varsovie en compagnie de son maî-
tre et Jean-Pierre Blanchard, éminent aéronaute français. Ce deuxième
vol en montgolfière au-dessus de la Res Publica, et le premier avec la
participation d’un Polonais (Potocki est en effet le premier aéronaute
polonais), attire l’attention de l’opinion publique. En témoigne le
grand retentissement dans la presse d’époque, dans la correspondance,
dans les mémoires et les brochures17. D’après les mémorialistes tel
Frédéric Schulz, Ibrahim savait qu’il allait accompagner Potocki dans
son vol au-dessus de Varsovie. Cette version semble être la plus plau-
sible. Une autre version indiquerait qu’Ibrahim aurait été poussé par
son maître au dernier moment à l’intérieur de la montgolfière :
Le Turc effectua ce voyage au-dessus de la terre malgré lui, car au moment où il
montait dans la nacelle pour donner un mouchoir à son maître, les cordes ont été
coupées et la montgolfière s’éleva à toute vitesse dans les nuages, d’où on pouvait
entendre ces mots : « Allah ! Allah !18 »
15
Stanisław Chołoniewski, Obrazy z galeryi życia mego [Images de la galerie de ma
vie], Lwów, Gubrynowicz i Schmidt, 1890, p. 182 : « obaj [...] byli niepospolitej
urody ludzie ».
16
Ibid. : « i do tego jeszcze Turek ten po francusku gadał, a grzeczny był jak
najpierwszy szarmant w salonie paryskim ».
17
Voir Roman Kaleta, « Pierwszy polski lotnik » [Premier aéronaute polonais] in :
idem, Sensacje z dawnych lat [Les sensations d’autrefois], Wrocław, Zakład
Narodowy im. Ossolińskich, 1980, pp. 104-109.
18
Voir Roman Kaleta, « Pierwszy polski lotnik », op. cit., p. 105 : « Turek niechcący
odbył z nim tę nadziemską podróż, bo w chwili gdy podając chustkę panu swemu
wstępował do łódki [balonowej], odcięto liny i balon szybkim pędem wzniósł się do
góry, skąd tylko można było słyszeć słowa : <Allach ! Allach !> ».
126 JANUSZ RYBA
Le départ soudain, en octobre 1790, de Jean Potocki (cette fois-ci
sans Ibrahim) en voyage à l’étranger, dans l’empire de Maroc, clôt
cette période durant laquelle le comte s’affiche avec son serviteur
turc. À cette époque, l’opinion publique retient l’image d’un duo insé-
parable. Schulz, cité ci-dessus, précise que Potocki part en voyage
aérien avec « ses compagnons ordinaires : un obèse Turc et un blanc
barbet romain [je souligne]19 ».
Ses fréquentes apparitions publiques avec l’exotique Turc, habillé
avec un faste oriental, renforcent sans doute cette aura d’excentricité
qui flotte autour de l’auteur du Manuscrit, à son retour en Pologne :
[…] la bizarrerie de son comportement [celui de Potocki] avec l’imposant Ibra-
him, le mystère de sa personne : tout cela ne pouvait qu’exciter les imaginations20.
Cette fraternisation avec le Turc pourrait résulter en quelque sorte de
la prédilection de Jean Potocki pour le cosmopolitisme, de son ouver-
ture vers les autres cultures. Dans ses récits de voyage, nous trouvons
plusieurs épisodes de rencontre avec les autochtones issus de races
non-européennes. Nous y trouvons également les preuves d’une
grande facilité avec laquelle Jean Potocki nouait des relations avec
eux, et grâce auxquels il obtenait des informations précieuses.
Nous savons peu de choses sur l’histoire ultérieure du Turc et sur
ses liens avec l’auteur du Manuscrit. Il accompagne son maître dans
son expédition au Caucase en 1797 qui part là-bas avec le second de
« ses compagnons ordinaires », son chien préféré. Nous savons égale-
ment qu’il charge le Turc de veiller sur ses affaires à Odessa, où il a
acheté des parcelles pour les revendre ensuite avec profit21. En ce
temps-là, le rôle joué par Ibrahim auprès de son maître change. Il de-
vient administrateur de ses biens, une figure importante donc dans
l’entourage de Potocki, ce qui témoigne d’un avancement considé-
rable :
19
Frédéric Schulz, « Podróże Inflatczyka z Rygi do Warszawy » [Les voyages d’un
Live de Riga à Varsovie], in : Polska stanisławowska w oczach cudzoziemców [La
Pologne stanislavienne aux yeux des étrangers], éd. et préfacé par Wacław Zawadzki,
vol. 2, Varsovie, Wydawnictwo PIW, 1963, p. 501 : « swoich zwykłych towarzy-
szów : opasłego Turka i białego rzymskiego pudla ».
20
François Rosset et Dominique Triaire, Jean Potocki. Biographie, op. cit., p. 177.
21
Ibid., p. 316.
Ibrahim, le Turc de Jean Potocki 127
Il récompensa ensuite le Turc de sa fidélité en lui confiant l’administration des
biens d’Uładówka22.
Cette décision de nommer le Turc régisseur était sans doute surpre-
nante pour les contemporains, comme celle de le placer à l’intérieur
du carrosse dans la phase varsovienne de la vie de Potocki.
Le fidèle Ibrahim fait construire pour son maître une maison à Uła-
dówka : un manoir dans le style oriental, « assez petit et inconfor-
table », ainsi que le rapporte Chołoniewski, certainement en raison des
modestes capacités financières, à cette époque, de Potocki, et non à
cause d’une quelconque incompétence de l’administrateur. Dans une
lettre de 1809 adressée à sa nièce, Maria Potocka, Jean Potocki vante
l’esprit d’économie d’Ibrahim, et la maison qu’il fait édifier pour lui :
[…] ici j’ai trouvé tout en bon ordre La subsistance de mes paysans assurée, et
une jolie maison, qu’Ibrahim a bati avec les rognures de l’Economie, et sans rien
oter au revenu23.
L’emploi du terme « maison », et non pas « château », suggère que
le bâtiment n’était pas très grand, ce qui explique sans doute les pro-
pos de Chołoniewski. À Uładówka, l’auteur du Manuscrit se plonge
dans une solitude de plus en plus grande, une « mauvaise solitude »
selon l’expression employée par Chołoniewski24. Les excursions à
Tulczyn ou dans les manoirs voisins, se font de plus en plus rares. Les
domestiques d’Uładówka ne sont pas très nombreux. Potocki manque
aussi d’aide dans son travail scientifique qu’il mène jusqu’aux der-
niers moments de sa vie. Il est vrai qu’il engage un jeune Juif « pour
le seconder dans la langue hébreu ». Toutefois, il n’a pas de secrétaire.
Dans une lettre adressée à l’éditeur français, Firmin Didot, il écrit
ceci :
J’y ai corrige beaucoup de fautes, mais sans doute il en reste encore, car l’auteur
ne peut corriger son ouvrage et j’ai personne pour me seconder25.
22
Stanisław Chołoniewski, Obrazy z galeryi życia mego, op. cit., p. 184 : « Nagrodził
potem Turkowi tę jego wierność, poruczając mu zarząd majątku uładowieckiego ».
23
Jean Potocki, Lettre du 10/22 octobre 1809 à Maria Potocka, in : Œuvres V,
p. 233.
24
Stanisław Chołoniewski, Obrazy z galeryi życia mego, op. cit., p. 190.
25
Jean Potocki, Lettre du 1er novembre 1814 à Firmin Didot, in : Œuvres V, p. 264.
128 JANUSZ RYBA
Outre Jean Potocki, le rôle-clef dans cette petite cour d’Uładówka
est joué par Ibrahim dont le comte ne peut plus se séparer. Stanisław
Chołoniewski, cité déjà plusieurs fois, et son père viennent souvent
rendre visite à l’auteur du Manuscrit. Celui-ci passe aussi les « hivers
entiers » chez les Chołoniewski au château de Janów, non loin d’Uła-
dówka. À ce moment-là, l’image de ces deux personnages, Ibrahim et
son maître, se grave dans l’imagination du très jeune Chołoniewski :
L’une des figures qui joua les premiers rôles dans l’univers de mes fantaisies en-
fantines fut Jean Potocki, fils de l’écuyer tranchant de la Couronne ; et de même
pour son intendant, le Turc Ibrahim. Comment, pouvait-il en être autrement26 ?
Jean Potocki et Ibrahim apparaissent comme un couple inséparable
tant dans les relations évoquées ci-dessus, qui renvoient aux années
1788-1790, que dans les mémoires de Chołoniewski, concernant la fin
de la vie de l’auteur du Manuscrit.
La mort de Jean Potocki, qui se tue d’un coup de pistolet, met fin à
ce duo. Ibrahim, fidèle régisseur, remplit ses devoirs jusqu’à la fin :
Nous entrons à cheval sur la digue menant à Uładówka. Un certain officier aussi à
cheval, court à notre rencontre. C’était un écuyer de M. Potocki. Une fois qu’il
nous a atteints, et sans nous laisser le temps de demander ce qui se passe avec son
maître, il a poussé un cri d’une voix enrouée : « Notre Monsieur le comte vient de
se tirer une balle dans la tête ! Ayez pitié, Messieurs, et venez vite. Après le coup
de feu, M. le régisseur est entré avec les gens dans la chambre, où il a trouvé le
maître étendu sur le lit avec la tête fracassée ; en ayant peur de la responsabilité, il
a cacheté la chambre, qui sans les témoins comme vous, Messieurs, ne pourra pas
être réouverte…27 »
26
Stanisław Chołoniewski, Obrazy z galeryi życia mego, op. cit., pp. 181-182 :
« Jedna z postaci, najpierwszą rolę grająca w mojej dziecinnej fantazji, była Jana
Potockiego, krajczyca koronnego ; druga zaraz przy niej, komisarza jego, Turka
Ibrahima. Jakże to mogło być inaczej ».
27
Ibid., p. 193 :
« Wyjeżdżamy na groblę prowadzącą do Uładówki. Jakiś zdyszany oficjalista biegnie
przeciwko nam także konno. Był to koniuszy p. Potockiego. Nie dał nawet nam czasu
zapytania się go, co się z jego panem dzieje – tylko, dopadłszy nas, chrypliwym
krzyknął głosem : <Nasz pan hrabia dopiero co się zastrzelił ! Niech panowie zmiłują
się i prędzej przybywają. P. rządca po strzale wpadłszy z ludźmi do pokoju, zastał
pana z potrzaskaną głową rozciągniętego na łożu ; – lękając się odpowiedzialności,
opieczętował pokój, który bez takowych, jak panowie świadków, odemkniętym być
nie może...> ».
Ibrahim, le Turc de Jean Potocki 129
Chołoniewski écrit sur Jean Potocki : « C’était un maître excellent,
charitable et généreux jusqu’à la prodigalité28 ». Grâce aux largesses
de son maître, le Turc, en le servant, avait rassemblé une somme
considérable de ducats. Néanmoins, Potocki non seulement avait assu-
ré la situation financière d’Ibrahim, mais grâce à son ingéniosité (litté-
raire mais pas seulement), il immortalisa le Turc. De nombreuses bio-
graphies, thèses, essais, et œuvres d’imagination ont été écrits sur
l’auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse. En raison du rôle qu’il joua
dans la vie de Potocki, Ibrahim trouva sa place aux côtés du comte,
grand seigneur particulièrement talentueux.
Ainsi, dans la biographie de Potocki récemment publiée par Fran-
çois Rosset et Dominique Triaire, le personnage du Turc est évoqué
dix fois. Dans le domaine des Belles Lettres, dans un roman Sto dia-
błów [Cent diables, première éd. 1870], consacré aux temps stanisla-
viens, Józef Ignacy Kraszewski en parlant de l’auteur du Manuscrit,
ne manque pas d’évoquer Ibrahim :
La promenade dans le Jardin Saxon, toujours plein de dames élégantes quoique
modestement vêtues, et d’hommes gracieux, constituait une relâche préférée des
varsoviens, leur amusement le plus agréable. […] Plus d’une fois, la foule tournait
avec une curiosité pleine de respect autour de Jean Potocki, qui venait de rentrer
de l’étranger, vêtu encore à l’orientale, et se montrant toujours en compagnie in-
séparable du gros Turc et de l’immense barbet29.
Le personnage d’Ibrahim est aussi évoqué quelquefois dans un ro-
man intitulé Noce rozkoszy, czyli ostatnia podróż Jana hr. Potockiego
[Nuits de volupté, ou dernier voyage de Jean comte Potocki, première
éd. 1997], que nous devons à l’écrivain contemporain, Tomasz Jurasz.
En dehors des textes évoqués ci-dessus, les nombreux auteurs qui écri-
virent sur Jean Potocki se sentirent obligés de mentionner le nom du
serviteur oriental, qui, sans doute, ne rêva jamais d’un tel honneur.
28
Stanisław Chołoniewski, Obrazy z galeryi życia mego, op. cit., p. 185 : « Był to pan
wspaniały, dobroczynny, hojny nawet do rozrzutności ».
29
Józef Ignacy Kraszewski, Sto diabłów : mozaika z czasów Czteroletniego Sejmu
[Cent diables : mosaïque du temps de la Diète de Quatre Ans], éd. A. Dumałowa,
Varsovie, Ludowa Spółdzielnia Wydawnicza, 1982, p. 44 : « Było to dla Warszawy
najulubieńszym wytchnieniem, najmilszą zabawką przebiec ten Ogród Saski, zawsze
pełen wytwornie, choć skromnie poubieranych pań i powabnych mężczyzn. […].
Tłum nieraz z pełną poszanowania ciekawością krążył za Janem Potockim, świeżo
przybyłym z zagranicy, przebranym jeszcze po wschodniemu i ukazującym się
zawsze w nieodstępnym towarzystwie grubego Turka i ogromnego pudla ».
Le style géométrique de Potocki (2)
JEAN-MARC ROHRBASSER
Dans la première partie de ce travail1, j’ai montré que l’un des
nombreux fils qui tissent la trame de l’œuvre complexe de Jean Potoc-
ki pouvait être dévidé sous l’espèce d’un « style géométrique », une
manière, non seulement d’écrire, mais encore de penser et de se repré-
senter le monde comme susceptible de mathématisation, de modélisa-
tion ou de systématisation analogues à ce que l’on rencontre dans les
sciences dites « dures ». J’ai d’abord rappelé ce que signifiait la caté-
gorie de « style » dans cette perspective et pourquoi il me paraît licite,
dans le cas de l’auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse, d’en faire
l’emprunt à Gilles-Gaston Granger. Le récit de vie, comme
l’événement historique, font l’objet chez Potocki d’une représentation
d’ordre physique et d’une réflexion imprégnée de la notion de probabi-
lité. Ces premières approches se développent ensuite en une Mathesis
universalis, incluant une arithmétique, une algèbre et une physique des
passions. C’est le « géomètre » Velasquez qui est le principal porteur
fictionnel de ces incursions de la pensée scientifique dans un roman
qui est aussi un véritable « théâtre du romanesque2 ». Or, ce person-
nage ne s’arrête pas à une mathématisation des passions. Dans le
monde tel qu’il le conçoit, il est possible d’élaborer en outre une
arithmétique de la vie humaine, un calcul de son déroulement et de sa
durée qui, rétrospectivement, éclairent les spéculations de Potocki rela-
tives à la chronologie et à l’organisation du temps historique. Enfin,
ces perspectives ouvrent sur un système général des connaissances,
œuvre de Diègue Hervas et conception totalisante de l’auteur du Ma-
nuscrit, construction visant à ramasser en une extraordinaire ency-
clopédie, l’ensemble du savoir humain. Ces derniers aspects font
l’objet du présent travail.
1
Jean-Marc Rohrbasser, « Le style géométrique de Potocki (1) », in : Jean Potocki ou
le Dédale des Lumières, ouvrage collectif préparé par François Rosset et Dominique
Triaire, PULM, 2010.
2
François Rosset, Le théâtre du romanesque : Manuscrit trouvé à Saragosse entre
construction et maçonnerie, Lausanne, L’Âge d’homme, 1991.
132 JEAN-MARC ROHRBASSER
III. Arithmétique de la vie
Dans la quarante-deuxième journée de Potocki (1804), le comte de
Penna Velez, devenu marquis de Torres Rovellas, achève l’histoire de
la vie qu’il a menée après avoir épousé Elvire. Il déclare craindre que
cette histoire n’ait ennuyé l’homme qui, près de lui, n’a cessé de cou-
vrir ses tablettes de signes et de nombres. Mais ce dernier, le géomètre
Velasquez, se récrie et affirme que, au contraire, cette histoire l’a
« vivement intéressé » (1804, p. 675). Les réflexions du géomètre
vont donner lieu à un intéressant traitement de la vie humaine en
« style géométrique ».
III. 1. La courbe d’énergie
La vie du marquis, animée par une « passion motrice », le géomètre la
voit comme « l’ordonnée d’une courbe fermée [s’avançant] sur l’axe
des abscisses, [croissant] selon une loi donnée, [restant] presque sta-
tionnaire sur le milieu de l’axe, ensuite [décroissant] dans la propor-
tion de son accroissement ». Au marquis, fort étonné de voir sa vie,
selon ses propres termes, mise « en équation », Velasquez rétorque
qu’il ne s’agit pas de sa vie singulière mais « de la vie humaine en
général ». Selon le géomètre, « l’énergie physique et morale, croissant
avec l’âge, s’arrêtant ensuite et déclinant, est par la même identique à
d’autres forces et soumise à des lois analogues ». Il existe donc une
proportion « entre le nombre des années et la quantité d’énergie mesu-
rée par l’élévation morale » (1804, p. 675).
Le géomètre représente le cours de la vie par le grand axe d’une el-
lipse, partagé en 70 parties égales, les années imparties à l’homme par
David (Psaume LXXXIX, 10 : « et les jours de tous nos ans ne vont
ordinairement qu’à soixante-dix années ». Velasquez ne parle, lui, que
de la durée accordée par le ciel). La moitié du petit axe est prise de
sorte à ne pas dépasser de deux dixièmes l’ordonnée de 30 et de 40
qui sont à égale distance de 35 ». L’ordonnée porte les « degrés
d’énergie » qui « ne sont pas des valeurs de même nature que les par-
ties de l’axe qui sont des années » (1804, p. 675). Elles en sont des
fonctions, elles y sont – comme il a été dit – proportionnelles et ex-
primées en dixièmes. La partie supérieure de l’ellipse dont viennent
d’être déterminés les axes est la courbe de vie, « qui s’élèvera d’abord
rapidement, restera ensuite presque stationnaire, et déclinera comme
Le style géométrique de Potocki (2) 133
elle s’était élevée » (1804, pp. 675-676). La naissance étant à l’origine
des ordonnées, Velasquez indique les valeurs suivantes sous forme de
tableau (Tableau 1) :
TABLEAU 1. Degrés d’énergie de 0 à 12 ans
[d’après Potocki (1804)]
Age degré
d’énergie
0 0
1 34
2 52
3 64
4 73
5 82
6 89
7 96
8 101
9 104
10 111
11 116
12 120
Et l’affaire s’arrête là dans la version de 1804. Son développement
figure dans la quarante-cinquième Journée (1810) avec le détail de la
constitution des nombres. Le tableau est un peu différent. L’exposé
adopte cette fois le pur style géométrique dans son acception première
de manière d’écrire : « soit l’espace de la vie le grand axe d’une el-
lipse et soit encore ce grand axe partagé en quatre-vingt-dix parties
égales, ce qui est à peu près le plus grand nombre d’années qu’on
puisse vivre ». La longévité humaine est à présent élevée à 90 ans et la
moitié du petit axe est – avec cohérence – « prise de manière qu’elle
ne surpasse pas de deux dixièmes l’ordonnée de 40 et de 50, qui sont à
égale distance de 45 » (1810, p. 651). Une légère erreur se glisse dans
les différences de 1 à 7 ans : celle qui est entre 2 et 3 ans est bien de
10 et non de 11 degrés. Par ailleurs, cette fois, Potocki ne présente pas
les chiffres sous forme de tableau.
Voici une première hypothèse de distribution des degrés d’éner-
gie : elle part des ordonnées fournies par Velasquez pour les âges de 0
134 JEAN-MARC ROHRBASSER
à 7 ans. À partir de 8 ans, les ordonnées sont calculées en moyennant
les différences jusqu’à 26 ans. (Tableau 2 et Figure 1).
TABLEAU 2. Degrés d’énergie de 0 à 26 ans
(d’après la version de 1810)
Age degré d’énergie
0 0
1 31
2 47
3 57
4 65
5 73
6 79
7 85
8 89
9 94
10 98
11 102
12 106
13 111
14 115
15 118
16 120
17 123
18 126
19 129
20 131
21 134
22 137
23 140
24 142
25 145
26 148
Le style géométrique de Potocki (2) 135
160
140
120
100
80
60
40
20
0
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27
âge
FIGURE 1. Courbe d’énergie de 0 à 26 ans
On voit bien, grosso modo, le début d’une demi-ellipse, telle que la
présente Velasquez. On peut aller plus loin et, considérant ces pre-
miers nombres comme une série chronologique, préciser l’équation de
la droite de tendance en utilisant la méthode des moindres carrés.
Cette équation s’écrit :
y = 4,5t + 43,9
t étant l’âge et y le degré d’énergie.
Cette équation permet d’extrapoler les degrés d’énergie de 27 à 90
ans, en fixant un maximum à 45 ans et en appliquant négativement, à
partir de 46 ans, l’équation de la droite de tendance. On obtient les
nombres suivants (Tableau 3 et Figures 2 et 3) :
136 JEAN-MARC ROHRBASSER
TABLEAU 3. extrapolation des degrés d’énergie
par âge de 27 à 90 ans
degré
de degré de
vitalité vitalité degré de
âge (t) (y) âge (t) (y) âge (t) vitalité (y)
0 0 30 179 60 172
1 31 31 183 61 167
2 47 32 188 62 162
3 57 33 192 63 157
4 65 34 197 64 140
5 73 35 201 65 137
6 79 36 206 66 134
7 85 37 210 67 131
8 91 38 215 68 128
9 95 39 219 69 126
10 99 40 224 70 125
11 103 41 228 71 123
12 107 42 233 72 122
13 111 43 237 73 119
14 115 44 242 74 115
15 119 45 242 75 111
16 123 46 242 76 107
17 127 47 237 77 103
18 130 48 232 78 99
19 131 49 227 79 95
20 133 50 222 80 91
21 134 51 217 81 87
22 136 52 212 82 83
23 139 53 207 83 77
24 142 54 202 84 71
25 145 55 197 85 65
26 148 56 192 86 57
27 165 57 187 87 49
28 170 58 182 88 39
29 174 59 177 89 23
90 0
Le style géométrique de Potocki (2) 137
250
200
150
100
50
0
1 4 7 10 13 16 19 22 25 28 31 34 37 40 43 46 49 52 55 58 61 64 67 70 73 76 79 82 85 88 91
âge
FIGURE 2. Courbe des degrés d’énergie extrapolés
1000
degré d'énergie
100
10
1
1 4 7 10 13 16 19 22 25 28 31 34 37 40 43 46 49 52 55 58 61 64 67 70 73 76 79 82 85 88 91
âge
FIGURE 3. Courbe des degrés d’énergie extrapolés
(échelle semi-logarithmique)
Le résultat est loin d’une demi-ellipse mais il offre une figure inté-
ressante : le haut d’un as de pique, signe qui met l’accent sur la mau-
vaise mise d’une personne mais également la qualifie de ridicule (Fi-
gure 4). C’est parfois, force est de le reconnaître, le cas de Velasquez
138 JEAN-MARC ROHRBASSER
et des arithmétiques qu’il propose et dont il semblerait que son créa-
teur, Potocki, ne soit pas toujours caution.
FIGURE 4. L’as de pique
Mais cette carte à jouer est aussi le symbole de la conquête à tout
prix, de la victoire arrachée par la force si nécessaire. Elle représente
la force de décision ultime, l’activité intense, le combat dont l’issue
est favorable. Elle signifie la possession, la fermeté, l’esprit construc-
tif, l’assurance de la réussite. Par extension, elle indique le triomphe,
le pouvoir, mais aussi la vexation. L’as d’épée ou de pique est associé
à la fertilité, à la procréation, à la virilité, mais aussi aux actions su-
perficielles qui résultent d’intenses activités cérébrales et intellectuel-
les. Ce dernier trait ne touche-t-il pas de près au géomètre du Manus-
crit ?
Représenté avec les logarithmes des nombres en ordonnées, la
courbe évidemment s’aplatit pour ressembler au vol d’un oiseau de
Le style géométrique de Potocki (2) 139
grande envergure. Pourquoi ne pas y voir l’albatros poétique de Char-
les Baudelaire, si peu adapté à la marche terrestre ?
ENCADRE 1. La force vitale
Au XVIIIe siècle, la vitalité ou force vitale préoccupe les calcu-
lateurs. Ils aperçoivent clairement le lien entre probabilité et force
vitale. Dans un traité publié en 17573, Louis de Beausobre (1730-
1783), utilisant les données fournies par Halley4, définit la probabilité
de la vie comme « l’expression de l’état actuel de cette faculté, ou
puissance, qui nous soutient à différents âges, avec plus ou moins de
cette action qu’on appelle vitalité […] On ne doit point confondre
cette action avec ce qu’on nomme vigueur ou force du corps puisque
ceux qui sont les plus forts ne sont pas toujours ceux qui vivent le plus
longtemps ». Beausobre souligne que « cette vitalité, ou puissance de
vie, est sujette à de grandes irrégularités, mais qui sont soumises à une
certaine loi ». Elle connaît d’abord une croissance régulière de 0 à 13
ans, le maximum se rencontrant à cet âge. Puis on assiste à une dé-
croissance régulière de la « puissance de vie » durant certaines pério-
des et des décroissances moins uniformes et plus élevées durant
d’autres, jusqu’à la fin de la vie (p. 2). Enfin, à la fin de l’ouvrage,
l’auteur insère la table de Halley qu’il utilise en y ajoutant une men-
tion de son cru de la puissance de vie à chaque âge et de ce qu’il
considère être des années climatériques (Figure 5).
3
Louis Isaac de Beausobre, Nouvelles Considérations sur les Années Climatériques,
la longueur de la vie de l’homme, la propagation du Genre humain, & la vraie
puissance des Etats, considérée dans la plus grande population, Paris, 1757.
4
Edmund Halley, « An Estimate of the Degrees of the Mortality of Mankind, drawn
from curious Tables of the Births and Funerals at the City of Breslaw ; with an At-
tempt to ascertain the Price of Annuities upon Lives. By Mr. E. Halley, F. R. S. »,
Philosophical Transactions, XVII, 1693, pp. 596-610.
140 JEAN-MARC ROHRBASSER
FIGURE 5. Table de Beausobre d’après Halley
En passant sur les erreurs et le fait que la signification de la
« puissance de vie » implique un nombre entier et rend inutiles les
deux décimales, il appert que cette vitalité est l’inverse du quotient de
mortalité et indique sur combien d’individus il en meurt un par an. Par
exemple, de 1 à 2 ans, il y a 145 décès pour 1000 survivants à 1 an ; le
quotient de mortalité est de 145/1000 = 0,145 et 1/0.145 est à peu près
égal à 7. Le calcul est direct en divisant le nombre de survivants à 1 an
par le nombre des décès dans la période de 1 à 2 ans et en considérant
que la survenue de ces décès se répartit uniformément sur la période
considérée : 1000/145 = 6,9. Dans cette table, de 1 à 2 ans, il meurt
une personne sur à peu près 7.
Dans le traité qu’il consacre aux questions de population, le ma-
thématicien alsacien Jean-Henri Lambert expose la signification ma-
thématique du nombre indicateur de la force vitale. Il construit une
table de survie d’après des données de Londres puis trace une courbe
à partir de cette table, ajoutant que, dans les colonnes de la table, les
nombres « qui indiquent sur combien d’individus il en meurt un par an
représentent à peu près les sous-tangentes » de la courbe. Ces sous-
tangentes donnent, selon Lambert, la « véritable mesure de la force
Le style géométrique de Potocki (2) 141
vitale5 ». On peut comparer les deux courbes de vie qu’obtiennent
Beausobre et Lambert (Figure 6).
180
160
140
Lambert
120
100 Beausobre
80
60
40
20
0
0
3
6
9
12
15
18
21
24
27
30
33
36
39
42
45
48
51
54
57
60
63
66
69
72
75
78
81
84
87
90
93
96
99
2
âge 10
FIGURE 6. Forces vitales comparées chez Beausobre et Lambert
On constate que le maximum de la force vitale, nettement mar-
qué dans les deux cas, ne se place pas aux mêmes âges. Ce maximum
intervient entre 12 et 14 ans chez Beausobre et à 17 ans révolus chez
Lambert. Dans le second cas, on a à faire à une population plus nom-
breuse mais plus hétérogène. Dans le premier, on a à faire à une popu-
lation homogène d’environ 34 000 individus, assimilée à juste titre à
une population stable et fermée. La décroissance est beaucoup plus
régulière chez Lambert : ce n’est pas forcément une marque de plus
grand réalisme, mais aussi bien le résultat d’un lissage opéré sur les
données.
5
Johann Heinrich Lambert, Beyträge zum Gebrauche der Mathematik und deren
Anwendung (Berlin, 1765-1772), in : idem., Contributions mathématiques à l’étude de
la mortalité et de la nuptialité (1765 et 1772), éd. par Jean-Marc Rohrbasser et
Jacques Véron, avant-propos de Marc Barbut, Paris, Ined, 2006, § 48, p. 53.
142 JEAN-MARC ROHRBASSER
On peut également tenter une reconstitution à partir des chiffres
donnés par Halley-Beausobre, en tenant compte du fait que ce dernier
indique 12 ans comme âge du maximum de force vitale. (Tableau 4 et
Figures 7 et 8). La droite de tendance a alors pour équation
y = 8,87t - 5,05
TABLEAU 4. Extrapolation à partir des chiffres fournis par Beausobre des degrés
d’énergie par âge de 0 à 90 ans
degré de degré de
vitalité degré de vitalité
âge (t) (y) âge (t) vitalité (y) âge (t) (y)
0 0 31 270 61 241
1 7 32 279 62 232
2 15 33 288 63 223
3 21 34 297 64 214
4 27 35 305 65 205
5 33 36 314 66 196
6 39 37 323 67 187
7 58 38 332 68 178
8 68 39 341 69 169
9 74 40 350 70 160
10 83 41 359 71 151
11 93 42 367 72 142
12 108 43 376 73 133
13 110 44 377 74 124
14 119 45 377 75 115
15 128 46 376 76 112
16 137 47 367 77 98
17 146 48 358 78 87
18 155 49 349 79 79
19 163 50 340 80 73
20 172 51 331 81 63
21 181 52 322 82 45
22 190 53 313 83 39
23 199 54 304 84 33
24 208 55 295 85 27
Le style géométrique de Potocki (2) 143
25 217 56 286 86 21
26 226 57 277 87 14
27 234 58 268 88 6
28 243 59 259 89 3
29 252 60 250 90 0
30 261
400
350
300
degré d'énergie
250
200
150
100
50
0
1 4 7 10 13 16 19 22 25 28 31 34 37 40 43 46 49 52 55 58 61 64 67 70 73 76 79 82 85 88 91
âge
FIGURE 7. Représentation graphique de la courbe de vie
(chiffres extrapolés d’après Beausobre)
144 JEAN-MARC ROHRBASSER
1000
degré d'énergie
100
10
1
1 4 7 10 13 16 19 22 25 28 31 34 37 40 43 46 49 52 55 58 61 64 67 70 73 76 79 82 85 88 91
âge
FIGURE 8. Représentation graphique de la courbe de vie
(chiffres extrapolés d’après Beausobre et échelle semi-logarithmique)
C’est cette fois une pyramide qui se trouve représentée, également
un haut lieu de symbolisme. Dans la dix-huitième lettre du Voyage en
Turquie et en Egypte, Potocki écrit avoir « apperçu pour la première
fois les pyramides ». Il est d’abord déçu par leur apparente grandeur,
ses yeux « mesurant la hauteur de ces monuments sur une fausse
échelle, n’y [trouvant] plus rien de merveilleux ». La même chose,
ajoute le comte, « doit arriver nécessairement à la vue de tout édifice,
lorsque la parfaite proportion de ses parties ne laisse pas d’objet de
comparaison qui puisse faire juger de la grandeur de leur ensemble6 ».
Idée intéressante soulignant le caractère de trompe-l’œil que peut re-
vêtir une proportion harmonieuse : rien n’y étant contrasté – ou encore
décalé –, rien n’y ressort et l’ensemble paraît plus petit ou plus banal
qu’il n’est. Il est tentant d’appliquer cette remarque, non seulement à
la composition, mais encore à un aspect du contenu scientifique – et
peut-être du contenu tout court – du Manuscrit. En effet, dans le ro-
man, un décalage, une rupture d’harmonie voire de cohérence, intro-
duisent la faille par où s’engouffre la spéculation du lecteur sensible à
ces décrochages. Par ailleurs, mais la vérification de cette hypothèse
est remise à plus tard, il est possible que la refonte de la version de
6
Jean Potocki, Voyage en Turquie et en Egypte, in : Œuvres I, p. 52.
Le style géométrique de Potocki (2) 145
1804 visant à la désintrication des récits et à un « lissage » narratif
plus étale trouve là une de ses explications : cette autre construction
de la narration ferait en effet mieux apparaître les différences de tailles
et de poids des récits de même que les problèmes qui, tout posés qu’ils
sont, ne peuvent être satisfaits par des solutions univoques ou décisi-
ves. Un exemple de cette situation est fourni dans la première partie
de ce travail par le problème arithmétique posé par la fortune du vice-
roi du Mexique.
Tout est affaire de point de vue : l’observateur – le lecteur – doit
faire le choix d’une distance convenable. Ainsi, lorsque les pyramides
sont considérées depuis leur base, leur « sommet disparaît peu à peu et
l’on ne voit plus que l’entassement des blocs énormes dont on avait
d’abord si mal jugé ». Il est impossible de statuer de manière uni-
voque. L’objet est à géométrie multiple en fonction de l’observation à
laquelle il est soumis. Enfin, dès lors que le Manuscrit peut être vu
comme un roman sans début ni fin – puisque circulaire –, rien ne sert
de se hâter vers une hypothétique conclusion – le « sommet ». Mieux
vaut bien plutôt s’attarder à la lecture patiente de chaque histoire –
même si la succession du récit paraît au début, à la « base », sans suite
ni cohérence – afin de parcourir le plus de chemins possibles et
d’entrevoir la véritable « grandeur » de l’œuvre. Et toute prise de posi-
tion n’est encore que témoignage douteux des sens, appréciation sub-
jective. En effet, le voyageur géomètre, lorsqu’il observe les pyrami-
des, doit porter dans ces observations, pour les corroborer ou les in-
firmer, « la clarté du calcul sur le témoignage rectifié [des] sens ».
Alors, « on trouve que le nombre de ces blocs se monte à plus de trois
cent trente-quatre mille trois cent soixante-sept, qui font une solidité
de soixante-deux millions trois cent neuf mille six cents pieds cubes ».
C’est tout Velasquez et c’est ici Potocki.
En prenant l’équivalence 1 pied cube = 0,0283 m3, on a une idée
du volume que donne Potocki, soit 1 763 362 m3. Si l’on prend
comme hauteur de cette pyramide une estimation de 146,64 m, on
obtient, avec le volume donné par Potocki, un côté d’environ 190 m
de longueur. On l’estime aujourd’hui à 230 m environ. Avec cette
longueur et les 1 763 362 m3 de volume, la hauteur serait d’environ
100 m. Avec la hauteur et la longueur du côté estimées aujourd’hui, le
volume de la pyramide serait de 2 585 752 m3. Les estimations actuel-
les parlent d’environ 2 300 000 blocs utilisés et d’une masse de 5,75
millions de tonnes environ, ce qui fait 2,5 t par bloc. Potocki indique
146 JEAN-MARC ROHRBASSER
un nombre de blocs supérieur à 334 367, ce qui paraît une manifeste
sous-estimation : avec 400 000 blocs, la masse totale serait de 1 mil-
lion de tonnes. Est frappante la précision de la limite inférieure indi-
quée pour le nombre de blocs : 334 367, et non 334 300 ou 334 350 ou
335 000. Ainsi, « la lumière du calcul » a bel et bien redressé la pre-
mière impression erronée des sens puisque, à présent, ajoute le comte,
« que l’on s’éloigne autant que l’on voudra, l’imagination fatiguée de
calcul, ne garde plus que l’idée de l’immensité & la conserve tou-
jours7 ». Ce qui est vrai du monument ne l’est toutefois pas lorsqu’il
s’agit de chronologie, domaine dans lequel l’imagination potockienne
ne s’est jamais montrée « fatiguée de calcul ». L’échelle logarithmi-
que produit une assez harmonieuse moitié supérieure d’ellipse,
conformément aux dires de Velasquez.
Un même travail peut être effectué à partir des chiffres de Süss-
milch-Lambert (Tableau 5 et Figures 9 et 10). Le maximum de force
vitale est chez Süssmilch à 18 ans et les individus de la table sont tous
éteints à 103 ans. L’équation de la droite de tendance est cette fois
y = 9,44t - 8,55
TABLEAU 5. Extrapolation à partir des chiffres fournis par Süssmilch-Lambert
des degrés d’énergie par âge de 0 à 90 ans
degré de
degré de degré de vitalité
âge (t) vitalité (y) âge (t) vitalité (y) âge (t) (y)
0 0 35 312 70 303
1 4 36 322 71 294
2 12 37 331 72 284
3 20 38 341 73 275
4 27 39 350 74 265
5 37 40 360 75 256
6 43 41 369 76 246
7 51 42 378 77 237
8 60 43 388 78 227
9 71 44 397 79 218
10 82 45 407 80 209
7
Jean Potocki, Voyage en Turquie et en Egypte, op. cit., p. 53.
Le style géométrique de Potocki (2) 147
11 95 46 416 81 199
12 110 47 426 82 190
13 121 48 435 83 180
14 128 49 445 84 171
15 137 50 454 85 168
16 143 51 463 86 153
17 151 52 463 87 151
18 159 53 463 88 145
19 161 54 454 89 134
20 171 55 445 90 130
21 180 56 435 91 117
22 190 57 426 92 106
23 199 58 416 93 97
24 209 59 407 94 84
25 218 60 397 95 71
26 227 61 388 96 62
27 237 62 378 97 52
28 246 63 369 98 45
29 256 64 360 99 33
30 265 65 350 100 30
31 275 66 341 101 22
32 284 67 331 102 12
33 294 68 322 103 0
34 303 69 312
148 JEAN-MARC ROHRBASSER
500
450
400
350
force vitale
300
250
200
150
100
50
0
1 6 11 16 21 26 31 36 41 46 51 56 61 66 71 76 81 86 91 96 101
âge
FIGURE 9. Représentation de la force vitale chez Süssmilch-Lambert
1000
100
force vitale
10
1
1 6 11 16 21 26 31 36 41 46 51 56 61 66 71 76 81 86 91 96 101
âge
FIGURE 10. Représentation de la force vitale
chez Süssmilch-Lambert (échelle semi-logarithmique)
Le style géométrique de Potocki (2) 149
Cette représentation ne faisant que rendre la pyramide et la demi-
ellipse plus harmonieuse, et leur dessin plus frappant.
Une autre manière de traiter une série chronologique consiste à
utiliser la méthode des moyennes mobiles. Ces dernières ont pour
effet de lisser la courbe donc d’en mieux représenter la forme géné-
rale. Les chiffres extrapolés à partir de ceux que donne Velasquez (y =
4,5t + 43,9), traités en moyennes mobiles de 10 années, donnent logi-
quement un as de pique à la pointe très arrondie (Figure 11).
250
degré d'énergie (MM/10)
200
150
100
50
0
1 5 9 13 17 21 25 29 33 37 41 45 49 53 57 61 65 69 73 77 81
âge
FIGURE 11. Représentation de la force vitale (Velasquez)
par la méthode des moyennes mobiles de 10 années
Avec les chiffres fournis par Beausobre (y = 8,87t - 5,05) et en
utilisant la même méthode, la pyramide s’aplanit légèrement et la
courbe est pratiquement identique dans son allure à celle qui est tracée
par les chiffres extrapolés de Velasquez (Figures 12 et 13).
150 JEAN-MARC ROHRBASSER
400
350
degré d'énergie (MM/10)
300
250
200
150
100
50
0
1 4 7 10 13 16 19 22 25 28 31 34 37 40 43 46 49 52 55 58 61 64 67 70 73 76 79
âge
FIGURE 12. Représentation de la force vitale (Beausobre)
par la méthode des moyennes mobiles de 10 années
Cette tendance est renforcée par l’allure de la courbe lissée d’après
les chiffres de la table Süssmilch-Lambert (y = 9,44t - 8,55). Les deux
dernières courbes (Figures 12 et 13) sont pratiquement identiques et
toutes deux reposent sur des chiffres tirés de l’expérience. La courbe
lissée des chiffres extrapolés (Figure 11) est un peu plus « irrégu-
lière » mais son allure générale diffère peu de celles que produisent
les données empiriques. Un calcul du coefficient de covariation entre
la série de Velasquez et celle de Beausobre donne un résultat de 0,99,
indice d’une très forte corrélation entre les deux séries. C’est
l’exemple d’une belle concordance entre la spéculation et la réalité.
Le style géométrique de Potocki (2) 151
500
450
degré d'énergie (MM/10)
400
350
300
250
200
150
100
50
0
1 5 9 13 17 21 25 29 33 37 41 45 49 53 57 61 65 69 73 77 81 85 89 93
âge
FIGURE 13. Représentation de la force vitale (Süssmilch-Lambert)
par la méthode des moyennes mobiles de 10 années
Velasquez prétend ne représenter là que « la vie de ces hommes
dont les passions sont modérées et dont la plus grande force est à qua-
rante ans passés, vers quarante-cinq », tandis que celle du marquis de
Torres Rovellas, dont « l’amour a été la passion motrice », a connu
son pic d’énergie au moins dix ans plus tôt. À peu près vers trente ou
trente-cinq », la courbe s’élevant plus vite. La compensation de la pré-
cocité de Torres Rovellas est évidente : il décline déjà lorsque l’hom-
me modéré peut encore accroître son énergie. Cette vie connaîtra donc
un degré d’énergie de 127 à 14 ans (et non à 4 ans comme l’indique
fautivement le texte) et de 144 à 21 ans. Par ailleurs si la symétrie de
la courbe doit être respectée, il faut que la vie du marquis n’excède
pas 70 ans, le terme biblique fixé dans la version de 1804. Cependant,
cette courbe ne sera pas symétrique : elle montrera des pics et des
creux répondant aux diverses péripéties de cette existence. C’est
pourquoi Velasquez, avec cet esprit de finesse qui se joint parfois à
l’esprit de géométrie, prie le marquis de ne pas croire que, « en faisant
le grand diamètre de [son] ellipse de soixante-dix, [il] borne [sa] vie à
ce nombre d’années ». Le géomètre rassure son interlocuteur : « vous
pouvez aller à quatre-vingt-dix et au-delà » (1810, pp. 652-653) et ne
152 JEAN-MARC ROHRBASSER
peut s’empêcher d’ajouter que, « dans ce cas les dernières ordonnées
seront à peu près celles de la courbe appelée chaînette » (Encadré 2).
ENCADRE 2. La chaînette
La chaînette est une courbe plane transcendante qui correspond à la
forme que prend un fil pesant, flexible, infiniment mince, homogène
et inextensible, suspendu entre deux points et placé dans un champ de
pesanteur uniforme (Figure 14). Galilée pensait que c’était un arc de
parabole, mais Leibniz, Jean Bernoulli, et Christian Huygens ont mon-
tré, en 1691 et indépendamment, qu’il n’en était rien. Huygens la
nomme en latin catenaria qui deviendra chaînette en français.
FIGURE 14 : courbe de la chaînette
L’équation de la chaînette est :
⎛ x⎞
y − y0 = a.ch⎜ ⎟
⎝a⎠
Le style géométrique de Potocki (2) 153
le paramètre a étant fonction de la longueur 2l du fil. ch est le cosinus
hyperbolique défini comme étant la partie paire de la fonction expo-
nentielle, c’est-à-dire par :
e x + e −x
ch( x ) =
2
Il convient enfin de souligner la nouveauté, à l’époque, de ce type
de représentation. En effet, même s’il n’en montre pas le dessin, Ve-
lasquez décrit précisément une représentation graphique. La première
représentation graphique connue d’une courbe de survie est due à
Christian Huygens en 1669. Mais, insérée dans une correspondance
privée avec le frère du physicien hollandais, elle ne sera publiée et
connue qu’au XIXe siècle. Ce type de représentation – les plus impor-
tantes sont alors dues à l’Anglais William Playfair – est donc encore
rare, et Potocki se montre, ici encore, un esprit novateur.
III. 2. La longueur de la vie humaine
Velasquez fixe la longueur maximum de la vie humaine à 90 ans. Les
savants du XVIIIe siècle n’avaient pas manqué de traiter en « style
géométrique », cette question du terme de la vie humaine (Encadré 3).
ENCADRE 3. Le terme ordinaire de la vie humaine
Élaborant un modèle quantitatif de la mortalité, Leibniz donne une
indication portant sur un âge maximal de l’homme dans un de ses
manuscrits des années 16808, mais c’est dans son Essay de quelques
raisonnemens nouveaux sur la vie humaine et sur le nombre des
hommes9 que sont le mieux définies « les bornes ordinaires de la vie
8
Gottfried Wilhelm Leibniz, « De longaevitate I », in : Gottfried Wilhelm Leibniz.
Hauptschriften zur Versicherungs – und Finanzmathematik, éd. par Eberhard Knob-
loch et J.- Matthias Graf von der Schulenburg, Berlin, Akademie Verlag, 2000, pp.
488-495. Éd. en français par Marc Parmentier, G. W. Leibniz, l’estime des
apparences, 21 manuscrits de Leibniz sur les probabilités, la théorie des jeux,
l’espérance de vie, Paris, Vrin, 1995, pp. 360-366.
9
Idem, Essay de quelques raisonnemens nouveaux sur la vie humaine et sur le
nombre des hommes, in : Leibniz et les raisonnements sur la vie humaine, éd. par
Jean-Marc Rohrbasser et Jacques Véron, Paris, Ined, 2001.
154 JEAN-MARC ROHRBASSER
humaine ». Le philosophe raisonne, comme Beausobre, en termes de
force vitale, de “vivacité”, supposant, « suivant la Sainte écriture et
l’expérience, que la plus grande longueur usitée [de la vie humaine]
est de 80 ans, c’est à dire que les hommes passent au plus 80 ans, mais
qu’ils ne passent pas 81 ans » (p. 109).
Si la « plus grande longueur » de la vie humaine est supposée être
de 80 années, Leibniz admet bien que des individus puissent dépasser
cet âge et même celui de 100 ans dans certains pays, mais il ne s’agit,
selon lui, que de « cas particuliers ». Leibniz se réfère à deux
« autorités » qu’il place ostensiblement sur le même plan, l’Écriture et
l’expérience. La référence à la première est, dans ce cas, commune ;
on peut cependant remarquer que Pascal évoque dans ses Pensées une
durée de vie « naturelle » de vingt ans plus élevée : « pourquoi ma
connaissance est-elle bornée ? ma taille ? ma durée à cent ans plutôt
qu’à mille ? Quelle raison a eue [sic] la nature de me la donner telle,
et de choisir ce nombre plutôt qu’un autre, dans l’infinité desquelles il
n’y a pas plus de raison de choisir l’un que l’autre, rien ne tentant plus
que l’autre10 ? ». On trouve, chez Platon, une indication similaire
(615b) : « […] chaque âme, pour chaque faute à tour de rôle, [subis-
sait] dix fois sa punition, et chaque punition durait cent ans – c’est-à-
dire la durée de la vie humaine – afin que la rançon fût le décuple du
crime11 ». Buffon est du même avis, portant la longévité naturelle de
l’homme à 90 ou 100 ans.
Si Leibniz déclare tenir compte de l’expérience pour définir un âge
limite, il la néglige finalement, en raison de son caractère contingent :
« [...] il y a deux sortes de considérations dont on se peut servir pour
estimer la vie des hommes : les unes sont plus incertaines et plus par-
ticulières et qui dépendent de l’expérience, les autres sont plus généra-
les et plus propres au calcul et dépendent davantage du raisonne-
ment12 ».
Beausobre pose l’hypothèse que, quelques personnes exceptées,
« tout le genre humain est […] sujet à descendre par la même échelle
de vie […] Une puissance de vie, qui après avoir atteint son maximum
à l’âge de 13 ans, ne s’affaiblirait successivement après cet âge, que
d’une quantité proportionnelle à la durée de la vie, pourrait ne point
10
Blaise Pascal, Pensées (1670), Paris, Gallimard, 1954, p. 1113.
11
Platon, La République, éd. par Léon Robin, Paris, Gallimard, 1940.
12
Gottfried Wilhelm Leibniz, Essay de quelques raisonnemens nouveaux sur la vie
humaine et sur le nombre des hommes, op. cit., p. 108.
Le style géométrique de Potocki (2) 155
être sujette à des défaillances si subites, et par conséquent la personne
qui aura une telle puissance de vie, après être montée à son maximum
de vitalité, doit descendre d’un pas égal jusqu’à sa mort13 ». Il propose
106 ou 107 ans qui découlent de son calcul de la force vitale :
« L’homme […] pourra vivre jusqu’à l’âge de 107 à 108 ans car […]
de mille personnes à l’âge d’un an, il en reste 646 à l’âge de 12 ans, et
il en est mort 354 ; que de l’âge de 12 à celui de 13 il n’en meurt que
6, et qu’il en meurt le même nombre successivement jusqu’à l’âge de
25 ans : d’où il est clair que si la puissance de vie diminue annuelle-
ment après l’âge de 13 ans, d’une quantité exprimée par le même
nombre 6, l’homme peut vivre jusqu’à 107 à 108 ans » (p. 6).
Beausobre se livre à une autre évaluation reposant sur des données
de Londres dont il ne donne pas l’origine. Il calcule que, dans cette
ville, la durée maximum de la vie humaine est de 92 ans. En effet, il y
a à 12 ans 646 survivants sur 1000, et il y a 6 décès par an jusqu’à 25
ans. Dès lors, « l’expression de puissance de vie à l’âge de 12 à 13
ans » est 6. Mais, ajoute Beausobre, « = probabilité de vivre de
l’âge de 12 à 13 ans, et de 13 à 14 ans. Cette probabilité
646 − 6 640
=
6 6 . Donc si cette probabilité ne diminue chaque année que
de 6, il est évident que l’homme peut vivre jusqu’à 107 à 108 ; puis-
646
que 6 = 107,4 14».
Ce calcul suppose bien entendu une décroissance linéaire de la vi-
talité, cette diminution ne s’effectuant toutefois régulièrement que
jusqu’à 25 ans. Il est en outre exact que rapporter le nombre des décès
d’une année donnée aux survivants de l’année précédente donne la
probabilité de mourir dans l’année, savoir 6/646 = 0,0093 : c’est le
quotient de mortalité. La probabilité de survie est donc égale à 1-
0,0093, soit 0,9907. On peut ainsi, de proche en proche, calculer
l’espérance de vie. Beausobre en conclut à l’équilibre régnant dans la
nature. En effet, « le genre humain atteint aujourd’hui à son maximum
de puissance de vie, dans l’âge où la faculté de la génération com-
13
Louis Isaac de Beausobre, Nouvelles Considérations sur les Années Climatériques,
la longueur de la vie de l’homme, la propagation du Genre humain, & la vraie
puissance des Etats, considérée dans la plus grande population, op. cit., pp. 4-5.
14
Ibid., notes (d) et (e), pp. 6-7.
156 JEAN-MARC ROHRBASSER
mence à se développer […] il paraît y avoir un certain rapport entre le
temps de la génération, et celui de la longueur de la vie, et […] il y a
une compensation entre le nombre des hommes et la durée de la vie »
(p. 8).
On retrouve l’hypothèse d’un ordre admirable. Cette « compen-
sation » dont parle Beausobre est une régulation qui vise à produire un
nombre d’hommes adéquat. La longueur de la vie, selon Beausobre,
est inversement proportionnelle au nombre des hommes, même si l’on
trouve des irrégularités. Comme dans le cas du marquis de Torres
Rovellas chez Potocki, la faveur de la nature n’autorise que des excep-
tions, lesquelles n’entament en rien la présomption de régularité qu’on
peut relever en général, c’est-à-dire dans les grands nombres.
Dans ce domaine de la longévité, Velasquez, dans son système
(1810, p. 742), évoque les longévités bibliques qu’il dit avoir contri-
bué « puissamment à l’éducation de l’esprit humain ». En effet, pre-
nant l’exemple de Seth, il rappelle que ce dernier mourut lorsque
« Lamech son septième descendant avait déjà cent soixante-quinze
ans » (Tableau 6).
TABLEAU 6. Longévité des patriarches selon la Bible (Genèse V)
Patriarche engendre pour vit encore âge au décès
la 1ère fois à (en années) (en années)
(en années)
Adam 130 800 930
Seth 105 807 912
Enosch 90 815 905
Kénan 70 840 910
Mahalaleel 65 830 895
Jéred 162 800 962
Hénoc 65 300 365
Mathusalem 187 782 969
Lémec 182 595 777
Noé 500 450 950
Ainsi, souligne le géomètre, « Seth observa le ciel pendant huit
cents ans et peut fort bien avoir inventé à lui seul toute l’astronomie
des Anciens. On lui attribue le cycle de six cents ans ». Ce cycle de
Le style géométrique de Potocki (2) 157
six cents ans reconduit à un type de chronologie de l’histoire du
monde répartie en 10 périodes de 600 ans jusqu’à nos jours (Ta-
bleau 7).
TABLEAU 7. Cycles de 600 ans de l’histoire humaine
Cycle Événement
1. 3974 AJC - 3374 AJC 3974 AJC : sortie d’Eden
2. 3374 AJC - 2774 AJC 3200 AJC : Naissance de Lamech
3. 2774 AJC - 2174 AJC 2600 AJC : début de la civilisation mi-
noenne en Crète
4. 2174 AJC - 1564 AJC 2100 AJC : culte d’Osiris en Egypte
2068 AJC : mort de Noé
5. 1574 AJC - 974 AJC 1557 AJC - 1537 AJC : règne d’Amé-
nophis 1er
1537 AJC : exode des Hébreux
6. 974 AJC - 374 AJC 963 AJC - 960 AJC : règne d’Abijam
7. 374 AJC - 227 356 AJC : Philippe II, roi de Macédoine
8. 227 - 827 235-284 : anarchie de 49 ans à Rome
9. 827 - 1427 843 : Traité de Verdun. Partage de
l’Empire carolingien
10. 1427 - 2077 1428 : début de l’Empire aztèque au
Mexique
1430 : construction de l’enceinte de
pierre à Zimbabwe
1431 : Jeanne d’Arc brûlée à Rouen
1761 : naissance de Jean Potocki
2027 : début de l’ère du Verseau
(« Millenium »)
Enfin, lors du processus de formation des étoiles appelées « super-
géantes rouges », il faut 600 ans pour fusionner le carbone.
III. 4. Combinatoire des idées et échelle des esprits
Newton, l’un des pères spirituels de Potocki, est mentionné comme
celui qui « avait une habitude continuelle de la combinaison des idées
et dans la foule d’idées qu’il a assemblées, s’est trouvée la combinai-
son de la pomme qui tombe et de la lune retenue dans son orbite ».
158 JEAN-MARC ROHRBASSER
Cette importance de la combinatoire des idées – issue de Locke et de
Condillac – et de la combinatoire en général dans le style potockien
est soulignée dans la trente-neuvième Journée (1804).
Une première proposition définit l’idée comme ce qui est suscepti-
ble de numération. L’enfant, poussé par le besoin applique sa bouche
au sein de sa nourrice et, dès qu’il a goûté le lait, il a une idée, une
autre impression se fait sur ses sens, et il acquiert encore une idée »
(ibid.), et ainsi de suite. C’est la philosophie sensualiste de Condillac
– la statue et l’odeur de rose. Une seconde proposition définit l’idée
comme susceptible de combinaison avec d’autres idées. Une troisième
proposition définit la combinaison dans le pur « style géométrique » :
« J’appelle combinaison, l’assemblage et non la transposition ; ainsi
AB est la même combinaison que BA » (1804, p. 625). Dans le lan-
gage de l’analyse combinatoire d’aujourd’hui, Velasquez désigne bien
la combinaison de deux éléments et non leur arrangement : AB et BA
sont en effet deux arrangements différents de deux éléments.
On calcule ainsi le nombre d’arrangements de p termes pris parmi
n termes :
p n!
A =
n (n − p )!
et le nombre de combinaisons de p termes pris parmi n termes :
p n! p ⎛n⎞
C = . Avec 0 ! = 1. C s’écrit aussi ⎜⎜ ⎟⎟ .
n p!(n − p )! n ⎝ p⎠
Ces combinaisons donnent également les coefficients du binôme.
S’il y a donc 2 arrangements de 2 termes pris parmi 2, il n’y en a
qu’une combinaison. De même, s’il y a 6 arrangements de 2 termes
pris dans 3 (AB, AC, BC, BA, CA, CB), il n’y en a que 3 combinai-
sons (AB, AC, BC). Velasquez ajoute la combinaison des trois prises
ensemble (ABC) et obtient quatre combinaisons de 3 idées. Comme le
font remarquer les éditeurs, il omet l’unique partie vide (p = 0) et les n
parties à 1 élément (p = 1). Les combinaisons de 4 lettres prises 2 à 2
sont au nombre de 6 et prises trois à trois, au nombre de 4, ce qui fait
10, et 11 avec la combinaison des 4. Poursuivant de proche en proche,
Velasquez obtient ceci (Tableau 8) :
Le style géométrique de Potocki (2) 159
TABLEAU 8. Combinaisons de lettres d’après Potocki
Nombre de lettres Nombre de combinaisons
5 16
6 57
7 121
8 236
9 495
10 1013
11 2035
Velasquez souligne la croissance rapide du nombre de combinai-
sons. Si toutes les parties de p élément(s) d’un ensemble de n éléments
étaient comptées, ce serait une croissance exponentielle de forme 2n.
Le géomètre ajoute ne pas prétendre « par ce calcul matériel numérer
l’esprit, mais seulement montrer la loi de tout ce qui est susceptible de
combinaison ». Il s’agit donc d’une véritable leçon de mathématiques.
Cet avertissement n’empêche toutefois pas Velasquez d’inviter ses
interlocuteurs à se « représenter une échelle de tous [les] différents
esprits » (1810, p. 626). Il met – de manière attendue – Newton en
haut de l’échelle et lui attribue un « score » de 100 millions. La lanter-
ne rouge est tenue par le « paysan des Alpes » avec 100 000. Entre les
deux, « une infinité de moyennes proportionnelles qui désigneront des
esprits supérieurs au paysan, inférieurs à Newton ». Velasquez pro-
pose d’attribuer aux esprits placés en haut de l’échelle la faculté
« d’ajouter aux découvertes de Newton, de les comprendre, d’en saisir
une partie, de briller par la combinaison » (1804, pp. 626-627).
Les plus belles vies étant celles que l’on s’invente, Potocki, par le
truchement de ses érudits polymathes se donne enfin la destinée dont
il a rêvé.
En réalité le « paysan des Alpes » n’est pas la lanterne rouge : en
effet, « on peut se figurer une échelle décroissante qui aille du paysan
[…] aux esprits désignés par seize, onze, cinq, puis aux intelligences
qui ont quatre idées et six combinaisons, trois idées et quatre combi-
naisons ». Velasquez pense encore – comme avec la pie et le cheval –
au problème de l’intelligence animale15 et cherche, à l’instar de Leib-
niz, à suggérer une chaîne continue des êtres (1804, pp. 623-628).
15
Jean-Marc Rohrbasser, « Le style géométrique de Potocki (1) », op. cit.
160 JEAN-MARC ROHRBASSER
C’est manifeste dans la version de 1810 où la combinatoire des idées
est intégrée dans le système de Velasquez, le détail de ce système dans
cette version très développée, n’ayant, de par son étendue, pas sa
place ici. Entre l’enfant à la mamelle et l’animal, « bientôt la diffé-
rence devient immense ». C’est « une sorte de mécanisme » qui fait se
combiner les idées chez l’animal, lequel « semble combiner [ses]
idées deux à deux, et toujours avec un retour sur lui-même », c’est-à-
dire seulement par rapport à lui-même. Velasquez suggère le réflexe
pavlovien : « Un certain son rappelle [à l’animal] la mangeoire, le
fouet levé lui rappelle la douleur ». Ainsi, chez l’animal sauvage, « le
besoin exerçant continuellement la faculté de combiner, elle devient
une habitude qui ressemble un peu à ce que nous appelons raisonne-
ment ». Plus encore, chez l’animal domestique, « la faculté combi-
nante est encore plus exercée […] ; l’habitude chez lui semble devenir
attachement et l’on croit y voir quelques rudiments de ce que nous
appelons vertus » (1810, pp. 727-728).
Les progrès de l’enfant sont beaucoup plus détaillés que dans la
version de 1804. Après avoir reçu ses premières impressions, l’enfant
« semble dominé par un esprit intérieur qui le force à combiner. Il
touche, il cherche, il examine, il se rappelle, il compare, il imite, il
crie, il nomme ». L’observateur de ces rapides progrès, pour peu qu’il
soit géomètre, « démêlera ici la loi des combinaisons ». On peut donc
leur appliquer le calcul. Ce qui suit est semblable à l’ébauche de Po-
tocki (1804). Mais la conclusion en diffère : « pour peu qu’on ait l’ha-
bitude des calculs, on voit assez que cette progression arrive bientôt à
l’infini ». Et comme, à nombre égal d’idées, il peut y avoir « une
grande différence dans la faculté de les combiner, la différence des
intelligences résultantes sera bientôt infinie » (1810, pp. 727-729).
Ainsi, dans la version de 1810, la hiérarchie des esprits disparaît au
profit de l’énoncé d’une sorte de loi – « la différence des esprits est en
raison composée de la quantité des idées et de la facilité à les com-
biner » – et de la seule mention de la légende liée à Newton, décidé-
ment parangon de l’intelligence, suivant le géomètre : « Newton qui
avait l’habitude d’une combinaison presque incessante vit tomber une
pomme et en conclut la gravitation de la lune ». Toutefois, en 1810,
c’est Dieu qui tient le haut du pavé : « une combinaison immense dans
un instant indivisible est peut-être un des attributs de l’intelligence su-
prême qui créa ce monde ou qui le livra aux lois de la création ». Et,
Le style géométrique de Potocki (2) 161
cette fois, c’est du Dieu de Leibniz dont il est question, l’auteur d’un
monde qui se veut harmonie et système (1810, p. 730).
IV. Système et encyclopédie
Les « Réflexions politiques » de 1805-180616 confrontent deux systè-
mes politiques, l’un que Potocki qualifie de « système d’extension » :
l’empereur de Russie « élèverait un empire slave vis à vis de l’empire
français », l’autre qu’il qualifie de « système de concentration » dans
lequel « l’empire resterait dans ses limites actuelles ». Le système est
ici une stratégie, un ensemble de décisions. Le terme est repris à la fin
de cet écrit lorsque Potocki déclare que « l’Angleterre a un système
tout à fait asiatique », et, plus explicitement encore, que « nous vivons
dans un siècle où il n’est plus permis de faire des fautes. Et pour cela
il faut un système », c’est-à-dire une stratégie concertée, un ensemble
de moyens conçus pour aboutir à une fin déterminée. C’est pratique-
ment le sens de méthode.
Après avoir rédigé un ouvrage par l’effet duquel il se promet la cé-
lébrité (voir ci-dessus), Diègue Hervas, qui s’est juré de figurer un
jour parmi les maîtres en toutes sciences, se retrouve en prison où il
conçoit le plan d’une encyclopédie. Sorti de prison et devenu conta-
dor, c’est-à-dire, comme par hasard, comptable dans les bureaux du
ministère, « notre ambitieux polygraphe se résolut à écrire un volume
in-octavo sur chaque science » (1804, pp. 693-699 ; 1810, pp. 496-
502). Et, dès lors que tout est langage et que « la parole [est] comme
l’attribut distinctif de l’homme », le premier volume de l’encyclopédie
est consacré à la grammaire universelle. Y est exposé « l’artifice
grammatical infiniment varié au moyen duquel on exprimait dans
chaque langue les différentes parties du discours, et l’on donnait des
formes diverses aux premiers éléments de la pensée » (1804, pp. 692-
694 ; 1810, pp. 494-496). Hervas passe ensuite « de la pensée inté-
rieure de l’homme aux idées qui lui viennent par les objets environ-
nants ». Voici le nom des 100 volumes et donc des disciplines qui y
sont traitées. Un nom est souvent accompagné d’une brève définition.
16
Jean Potocki, Œuvres III, pp. 337-339.
162 JEAN-MARC ROHRBASSER
IV. 1. Les volumes de l’encyclopédie
1. Grammaire universelle
2. Histoire naturelle en général
3. Zoologie
Potocki (1810, p. 496) saute le troisième volume consacré à la zoolo-
gie (1804, p. 694) et donne l’ornithologie en 3 et l’Ichtyologie en 5, ne
mentionnant aucun volume 4. L’ordre est ci-dessus rétabli.
4. Ornithologie
5. Ichtyologie
6. Entomologie
7. Scolecologie
ou « la connaissance des vers ».
8. Conchyologie
Une mention spéciale pour cette discipline que Velasquez rencontre
en premier lieu (1794, p. 382) : « La première science à laquelle je
m’appliquai fut cette partie de l’histoire naturelle que l’on appelle
conchyliologie ». C’est « la connaissance des coquilles ».
9. Botanique
10. Géologie
11. Lithologie
« ou connaissance des pierres ».
12. Oryctologie
« ou connaissance des fossiles ».
13. Métallurgie
14. Docimastique
Ou docimasie, science qui enseigne à déterminer sur échantillons les
proportions des métaux utilisables contenus dans les minerais ou dans
des mélanges artificiels.
15. Physiologie
Ce volume « ramène l’homme à lui-même ».
16. Anatomie
17. Myologie
« ou connaissance des muscles » (1810, pp. 496-497).
18. Ostéologie
19. Neurologie
partie de l’anatomie qui traite des nerfs. Le terme « neurologie » avait
en effet ce sens à l’époque et non le sens actuel de discipline qui étu-
die l’ensemble du système nerveux, et en particulier le cerveau.
Le style géométrique de Potocki (2) 163
20. Phlébologie
« ou connaissance du système veineux ». Il est donc bien possible que,
sous le n°19, Hervas pense aux nerfs et au système veineux.
21. Médecine
« divisée dans le vingt-deuxième volume en… »
22. Nosologie
23. Étiologie
« connaissance de leurs causes ». Il faut sous-entendre « des causes
des maladies » puisque l’étiologie est l’étiologie est l’étude des causes
et des facteurs d’une pathologie.
24. Pathologie
« connaissance des maux qu’elles occasionnent », « elles » désignant
toujours les maladies.
25. Séméiotique
« connaissance des symptômes » (on parle aussi aujourd’hui de
« séméiologie »).
26. Clinique
« connaissance des procédés à observer au lit du malade ».
27. Thérapeutique
« art de guérir (le plus difficile de tous) ».
28. Diététique
29. Hygiène
30. Chirurgie
31. Pharmacie
32. Médecine vétérinaire
33. Physique générale
34. Physique particulière
35. Physique expérimentale
36. Météorologie
C’est à l’époque la partie de la physique relative à l’étude de
l’atmosphère et des météores.
37. Chimie
« et les fausses sciences où elle a conduit telles que… » (1810,
p. 497).
38. Alchimie
39. Philosophie hermétique
C’est celle qui a rapport à Hermès, à la science d’Hermès Trismégiste,
donc à l’alchimie. La philosophie hermétique recherche les secrets ca-
chés de la nature.
164 JEAN-MARC ROHRBASSER
« Après ces sciences naturelles, venaient celles qui dérivent de l’état
de guerre qu’on croit aussi être très naturel à l’homme ».
40. Stratégie
41. Castramétation
« l’art de placer les camps » ou l’art d’établir les armées dans des
camps.
42. Fortification
Dès la version de 1794, Velasquez relate les travaux de fortification
de son père : « Il commençait par établir les grands principes de l’atta-
que et de la défense. Il montrait en quoi Coehoorn s’était conformé à
ces principes et les fautes qu’il avait faites, lorsqu’il s’en était écarté ;
il mettait Vauban au-dessus de lui » (p. 349). Velasquez mentionne ici
Menno, baron de Cohorn ou Coehorn (1641-1704), général et ingé-
nieur militaire hollandais, surnommé le Vauban hollandais. Il est
d’ailleurs le contemporain de Vauban et les deux hommes eurent une
connaissance réciproque de leurs travaux. Vauban est également
l’auteur de nombreuses notes sur les dénombrements de population et
l’arithmétique politique en général.
43. Guerre souterraine
« l’art du mineur » (1810, pp. 497-498).
44. Pyrotechnie
45. Balistique
« qui est l’art de lancer des corps graves, art important que l’artillerie
a fait négliger » (1804, p. 695). Ce propos est incompréhensible dans
la version de 1810 qui, cependant, ajoute : « mais Hervas l’avait pour
ainsi dire ressuscité par ses savantes recherches sur les engins en
usage dans l’Antiquité ».
« De là, revenant aux arts de la paix… »
46. Architecture civile
47. Architecture navale
48. Construction des vaisseaux
49. Navigation
« Ensuite Hervas considérant encore l’homme en société… » (1810,
p. 498).
50. Législation
51. Droit civil
52. Droit criminel
53. Droit politique
54. Histoire
Le style géométrique de Potocki (2) 165
55. Mythologie
56. Chronologie
57. Biographie
58. Archéologie
59. Numismatique
60. Blason
61. Diplomatique
« qui est la connaissance des chartes et documents ».
62. Diplomatie
« qui est la science des ambassades ou l’art de négocier ».
63. Philologie
« qui est la connaissance générale des langues ». En particulier au
point de vue de l’histoire littéraire et grammaticale.
64. Bibliographie
« Ensuite Hervas revenant aux arts de la pensée… »
65. Logique
66. Rhétorique
67. Éthique
« qui est la morale ».
68. Esthétique
« qui est l’analyse des impressions que nous recevons par les sens ».
C’est l’acception philosophique classique. Par exemple Kant, dans la
première partie de la Critique de la raison pure, intitulée « esthétique
transcendantale », étudie les formes a priori de la sensibilité, c’est-à-
dire l’espace et le temps.
69. Théosophie
« qui est l’étude de la sagesse mise en rapport avec le culte ». Ce
pourrait aussi bien être, de nos jours, une partie du n°39, « philosophie
hermétique ».
70. Théologie
« divisée en… » (1810, p. 499).
71. Dogmatique
72. Polémique
73. Ascétique
« cette dernière enseigne les exercices de la dévotion ».
74. Exégèse
« qui est l’exposition des Saintes Écritures ».
75. Herméneutique
« leur interprétation ».
166 JEAN-MARC ROHRBASSER
« De la théologie, par une transition où il paraissait trop de hardiesse17,
Hervas passait… » (1810, p. 499).
76. « Onéirocritique »
« qui est l’explication des songes ». Le fils de Hervas commente ce
volume en faisant remarquer qu’il « n’était pas le moins intéressant ».
Il va jusqu’à expliciter son contenu. Son père y montrait « comment
des erreurs mensongères et frivoles avaient eu le droit de gouverner le
monde (« le genre humain », dans la version de 1804) pendant bien
des siècles ». Il donnait les exemples du songe des vaches grasses et
des vaches maigres (interprète : Joseph, Genèse, XLI) qui « changea
la constitution de l’Égypte », puis celui d’Agamemnon devant Troie
(Iliade, II, 23-34), « enfin six siècles après la guerre de Troie, les
Chaldéens de Babylone et l’oracle de Delphes expliquaient les son-
ges ». Cet excursus est évidemment une manifestation de l’esprit
éclairé contre la superstition. Ce nonobstant, le Cabaliste – mais est-il,
selon Potocki, un esprit éclairé ? – fait fond sur les songes pour y voir
ses futures épouses célestes (1810, neuvième Journée). Par ailleurs, le
songe est un important substitut d’une réalité qui parfois se dérobe :
Alphonse l’expérimente pour son plaisir ou à ses dépens dans les pre-
mières journées de ses aventures. Il est vrai cependant qu’il n’en est
alors qu’au tout début de ce qui s’avère être un parcours initiatique18.
77. Ornithomancie
« ou science des augures qui est la divination par les oiseaux pratiquée
surtout par les haruspices toscans ; Sénèque en a conservé les rites »
(1810, p. 499-500).
78. Généthliomancie
« ou science des horoscopes, astrologie judiciaire ». Le terme n’est
plus en usage. L’adjectif généthliaque l’est toujours et désigne ce qui
est relatif à la naissance d’un enfant. On parle en astrologie du thème
généthliaque ou thème de naissance. Là encore, le réprouvé ajoute un
commentaire qui va dans le même sens que celui qu’il faisait au n°76.
Selon lui, les erreurs de l’astrologie « se sont pour ainsi dire propagées
jusqu’à nos jours ».
79. Histoire de la magie
Blaz Hervas commente encore et qualifie ce volume de « plus savant
que les autres » et remontant à « l’origine de la magie, au temps de
17
Version de 1804 : « par une transition hardie » (p. 696).
18
Luc Fraisse, Potocki et l’imaginaire de la création, Paris, Presses de l’Université de
Paris-Sorbonne, 2006.
Le style géométrique de Potocki (2) 167
Zoroastre et d’Ostanes » (1810, p. 500). Zoroastre, personnage reli-
gieux important, fonda le Zoroastrisme, ancienne religion de la Perse.
L’homme, source de nombreuses légendes, est supposé être né au
nord de l’Iran, mais d’autres traditions le font naître dans le nord de
l’Afghanistan. Hostanes est un mage oriental supposé contemporain
de Zoroastre et dont l’origine et la vie sont tout autant entourées
d’affabulations. Hostanes est mentionné dans la deuxième partie de
l’Ars Memoriae de Giordano Bruno, paru en 1582, à l’endroit où Bru-
no présente une combinatoire de deux lettres prises dans différents
alphabets et « prima significet agentes sub inuentorum nomine. Se-
cunda actiones. Tertia insignia. Quarta adstantia. Quinta circumstan-
tias » [signifiant premièrement les agents sous le nom de leurs inven-
teurs ; deuxièmement les actions ; troisièmement les numéros ; qua-
trièmement les choses proches ; cinquièmement les circonstances].
Ainsi Hostanes est « Mv Hostanes Demonum lacessitor 70 », soit un
chasseur de démons. Mv est le « Iuuenis Diadematus et cuius capite
radiorum fulgor emicat, pharetram gestans & arcum » [le jeune
homme qui porte un diadème et de sa tête jaillit un éclair rayonnant,
tenant un carquois et un arc]. Bruno représente cette combinatoire
sous forme d’une roue (Figure 15) qui rappelle l’Ars magna de Lulle :
FIGURE 15 : Roue de Giordano Bruno
Hostanes est également mentionné dans le tome II de
l’encyclopédique Officinae epitome de l’humaniste français Johannes
Ravisius à savoir Jean Tixier de Ravisi (1480-1524), ainsi que dans le
Lexicon universale de Johann Jacob Hofmann (1635-1706), paru à
168 JEAN-MARC ROHRBASSER
Leyde en 1698. Hostanes prétendit que l’on ne pouvait pas voir la
forme du vrai Dieu et que les anges véritables entouraient son trône.
Le réprouvé ajoute que ce volume 79 raconte l’histoire de « cette
science déplorable qui, à la honte de notre siècle, en a infecté le com-
mencement et n’est pas tout à fait abandonnée19 ». C’est toujours
l’homme des Lumières qui parle.
80. Cabale
ainsi que « plusieurs genres de divination tels que la rabdomancie ou
divination par les baguettes, l’hydromancie, la géomancie, etc. »
(1810, p. 500). L’hydromancie est la divination par l’eau. La géoman-
cie est une divination au moyen de points marqués au hasard sur la
terre, et dont on étudie le nombre et la disposition, ou par les figures
que forme une poignée de terre jetée sur une table.
En 1686, Leibniz20 fait une allusion très évocatrice à la géomancie. Il
suppose que « quelqu’un fasse quantité de points sur le papier à tout
hasard, comme font ceux qui exercent l’art ridicule de la Géomance ».
Il est alors possible, poursuit Leibniz, « de trouver une ligne géomé-
trique dont la notion soit constante et uniforme suivant une certaine
règle, en sorte que cette ligne passe par tous ces points, et dans le
même ordre que la main les avait marqués ». Ce paragraphe est signi-
ficativement intitulé : « Que Dieu ne fait rien hors de l’ordre et qu’il
n’est même pas possible de feindre des événements qui ne soient point
réguliers ». C’est une belle métaphore du Manuscrit et de la recherche
de l’ordre du monde que Potocki mena sa vie durant.
Il est frappant de constater qu’ici le réprouvé n’ajoute aucun commen-
taire et, notamment, n’égratigne en rien la cabale. Est-ce surprenant
dans le cadre du roman ?
« De tous ces mensonges, Hervas passait tout à coup aux plus in-
contestables vérités » (1810, p. 500) :
81. Géométrie
82. Arithmétique
83. Algèbre
84. Trigonométrie
85. Stéréotomie
19
Version de 1804 : « détruite » (p. 697).
20
Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique. Monadologie (1686), éd.
par Michel Fichant, Paris, Gallimard, 2004, 6, p. 157.
Le style géométrique de Potocki (2) 169
« qui est la considération des solides appliquée à la coupe des pier-
res21 ».
86. Planimétrie
« art de mesurer les distances dont on ne peut approcher » (1810,
p. 500).
87. Altimétrie
« qui est l’art de mesurer les hauteurs22 » (1804, p. 698).
88. Mécanique
89 Dynamique
« science des forces vives23 ».
90. Statique
« science des forces mortes en équilibre ».
91. Hydraulique
92. Hydrostatique
93. Hydrodynamique
94. Optique et perspective
95. Dioptrique
C’est la partie de la physique qui s’occupe de l’action des milieux sur
la lumière qui les traverse.
96. Catoptrique
C’est la partie de l’optique qui traite de la lumière réfléchie.
97 Gnomonique
« science des cadrans » (1810, p. 501). C’est l’art de construire des
gnomons et des cadrans solaires.
98. Trigonométrie sphérique
C’est un ensemble de relations analogues à celles de la trigonométrie
euclidienne mais portant sur les angles et les distances repérés sur une
sphère.
99. Astronomie24
100. Analyse
discipline « qui selon Hervas était la science des sciences et la der-
nière borne de l’esprit humain » (1810, p. 501). Il s’agit certes de
l’analyse mathématique qui a pour point de départ la formulation ri-
21
Version de 1804 : « qui est la considération des solides ».
22
Cette définition est supprimée dans la version de 1810.
23
À partir d’ici, la version de 1804 est différente : la statique n’a pas de numéro et
c’est l’hydraulique qui porte le n°90 (p. 698).
24
Dans la version de 1804 (p. 698), Potocki place l’astronomie au volume 98 et la
trigonométrie sphérique au volume 99.
170 JEAN-MARC ROHRBASSER
goureuse du calcul infinitésimal. Cette branche des mathématiques
traite de la notion de limite, que ce soit la limite d’une suite ou la li-
mite d’une fonction. Elle inclut également des notions comme la
continuité, la dérivation et l’intégration (Encadré 4).
ENCADRE 4. L’analyse généralisée
L’analyse est en soi un concept encyclopédique, ses différentes si-
gnifications étant véritablement des applications spécifiques d’un
concept commun.
– En philosophie, l’analyse est une méthode qui s’oppose à la syn-
thèse. Elle vise à comprendre un objet en le décomposant en ses cons-
tituants. Elle établit donc tout d’abord des critères permettant
d’identifier les composants.
– En chimie, l’analyse consiste à déterminer les constituants d’un
produit.
– En arts plastiques, l’analyse d’œuvre extrait les sens de la compo-
sition graphique et expose les références culturelles nécessaires.
– En musique, l’analyse est l’étude de la structure formelle, mélodi-
que, harmonique et rythmique des œuvres musicales.
– En psychanalyse, l’analyse est la démarche du patient lors d’une
cure.
– En théorie de l’organisation, l’analyse forces-faiblesses-opportu-
nités-menaces (Figure 16) est un concept d’intelligence économique
utilisé en marketing. C’est la matrice SWOT (Strength, Weakness,
Opportunity, Threat).
FORCES FAIBLESSES
OPPORTUNITES MENACES
FIGURE 16. Matrice SWOT
– Au jeu d’échecs, l’analyse ou analyse post mortem permet aux deux
joueurs, à la fin d’une partie, de revoir les moments-clés de celle-ci.
– En littérature, l’analyse est une méthode structurée pour étudier une
œuvre.
– En grammaire, analyser un segment de discours consiste à évaluer,
d’une part la forme (morphologie flexionnelle), d’autre part la fonc-
tion (syntaxe) de ses éléments constitutifs.
Le style géométrique de Potocki (2) 171
Il faut enfin songer à l’analyse condillacienne. En métaphysique
comme en mathématiques, écrit l’abbé, « on fait la même chose toutes
les fois qu’on analyse, si l’on analyse bien ». Ainsi, l’analyse « est
aussi ancienne que les commencements de l’art de raisonner : elle
remonte à nos premières connaissances » et « c’est la nature qui nous
en a donné les premières leçons25».
Condillac est en effet le père fondateur de la méthode analytique,
outil de l’empirisme tant prisé par Potocki. Pour le philosophe, il
existe deux métaphysiques, l’ancienne, celle des cartésiens, fausse,
ambitieuse, et ne représentant qu’un ramassis d’abstractions. S’y op-
pose la nouvelle métaphysique, la vraie, celle de Locke, qui contient
la connaissance dans les bornes de l’expérience et, par l’analyse, peut
atteindre des vérités. Ainsi, si la métaphysique du calcul se bâtit à
partir de l’expérience qui consiste à compter sur ses doigts, « c’est que
j’ai pensé », écrit Condillac, « que le germe de la métaphysique des
inventeurs est là, ne peut être que là26 ». L’abbé combat la conception
de la synthèse proposée par Descartes et son école, supposant
l’existence d’idées innées, de principes généraux, sources de nos
connaissances. Aux yeux du philosophe, ces théories aprioristes de la
connaissance semblent injustifiées puisque ignorant l’étape senso-
rielle.
IV. 2. Raisonner, calculer
La polymathesis suppose un mode de raisonnement assimilé au calcul.
Hobbes, Leibniz, Condillac ont précisé la nature de cette assimilation
(Encadré 5).
ENCADRE 5. Hobbes, Leibniz, Condillac
La grammaire universelle inaugure logiquement l’ensemble dès
lors que l’on suppose à cette polymathesis, entre autres, un modèle
condillacien. Dans sa Langue des calculs, Condillac défend l’idée, que
l’on rencontre chez Hobbes. Le philosophe anglais définit le raison-
nement comme « une somme totale à partir de l’addition des parties ;
25
Étienne Bonnot, abbé de Condillac, La Langue des calculs, Paris, Houel, 1798, I,
16, pp. 218-219.
26
Ibid., p. 212.
172 JEAN-MARC ROHRBASSER
ou […] un reste, à partir de la soustraction par laquelle une somme est
retranchée d’une autre ». Si l’on remplace les nombres par des mots,
« cela revient à concevoir la consécution qui va des dénominations des
parties à celle du tout, ou la consécution qui va des dénominations du
tout et d’une partie à celle de l’autre partie ». Ainsi, la raison « n’est
que le calcul (c’est-à-dire l’addition et la soustraction) des conséquen-
ces des dénominations générales dont nous avons convenu pour noter
et signifier nos pensées27 ».
Bien entendu, chez Leibniz également, penser, c’est calculer.
Théophile tient que « l’invention des formes des syllogismes est une
des plus belles de l’esprit humain, et même des plus considérables.
C’est une espèce de mathématique universelle dont l’importance n’est
pas assez connue ». Il assimile l’enchaînement des arguments, pourvu
qu’il soit rigoureux, au raisonnement mathématique : « tout raison-
nement qui conclut par la force de la forme, […] un sorite, un autre
tissu de syllogisme qui évite la répétition, même un compte bien dres-
sé, un calcul d’algèbre, une analyse des infinitésimales me seront à
peu près des arguments en forme parce que leur forme de raisonner a
été prédémontrée, en sorte qu’on est sûr de ne s’y point tromper28 ».
Et Condillac : « certainement calculer c’est raisonner, et raisonner
c’est calculer […] Avec quelque signe que se fassent les calculs, les
opérations en sont toujours mécaniques ». Selon l’abbé, tous les do-
maines du savoir ont la même structure et « créer une science n’est
autre chose que faire une langue, et étudier une science n’est autre
chose qu’apprendre une langue bien faite29 ».
Si raisonner est la même chose que calculer, si le monde est bien
écrit, comme le proposait Galilée, en langue mathématique, figurent
nécessairement dans son équation des quantités inconnues. C’est bien
le cas. Lors de la quarante-deuxième Journée de la version de 1810, la
sœur du cabaliste occupe les pensées du géomètre qui ne sait comment
la nommer. Il résout ainsi le problème : « j’étais réduit », lui dit-il, « à
27
Thomas Hobbes, Léviathan (1651), trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, I,
V, pp. 110-111.
28
Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain (1703), éd.
par Jacques Brunschwig, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, IV, 17, p. 425.
29
Étienne Bonnot, abbé de Condillac, La Langue des calculs, op. cit., I, 16, pp. 226-
228.
Le style géométrique de Potocki (2) 173
vous désigner par x, y ou z dont nous nous servons pour les quantités
inconnues ; vous m’épargneriez cet embarras en me disant tout d’un
coup votre nom ». La belle se nomme et Velasquez lui répond sur un
« ton de galanterie géométrique », donc en un style qui se fait géo-
métrico-galant : « Laure, savante Laure, aimable Laure, belle Laure, la
somme de ces valeurs étant l’expression de votre valeur générale ».
Ce qui suggère un calcul de la valeur de chaque individu ou, du
moins, sa caractérisation par une telle équation (1810, pp. 614-615).
Autre présence des quantités inconnues dans la trente-septième
Journée de la version de 1804. Au cours de la digression physico-
théologique qui disparaît dans la version de 1810, après avoir rappelé
que « Don Newton et Don Leibniz ont été de vrais chrétiens et même
théologiens », Velasquez ajoute que, « nés dans notre Église », c’est-
à-dire catholiques et non protestants, « ils eussent également admis un
autre mystère non moins inconcevable qui consiste dans la possibilité
d’une union intime entre l’homme et son Créateur ». Or, le « pro-
blème de cette possibilité ne présente aucune donnée directe puisqu’il
n’offre pour ainsi dire que des inconnues », nous indiquant cependant
« une séparation entière entre l’homme et les autres intelligences revê-
tues de matière ». Le mystère numérique rejoint la question de
l’intelligence animale dont on a vu l’importance pour Potocki (1804,
p. 600). Enfin, dans la quarante-troisième Journée de la version de
1804 – dans un passage également supprimé dans celle de 1810 –,
Velasquez, qui réagit à la complexité des enchâssements de récits, fait
remarquer à Avadoro que ses récits « sont remplis d’inconnues qui
pour la plupart deviennent des valeurs imaginaires ». Il éprouve ainsi
« beaucoup de peine à les mettre en équation ». Il est caractéristique
que, à sa manière quelque peu obsessionnelle, Velasquez parle de
« l’histoire du géomètre Hervas », désignant ainsi l’encyclopédique
père du réprouvé (1804, p. 705).
IV. 3. Encyclopédie et système
Le fils de Hervas commente le projet de son père, concédant d’abord
que la « connaissance approfondie de cent sciences différentes paraîtra
à quelques personnes devoir surpasser les forces accordées à une tête
humaine ». Ce nonobstant, Hervas « écrivit sur chacune un volume
qui commençait par l’histoire de la science et finissait par des vues
pleines de sagacité sur les moyens d’y ajouter et pour ainsi dire de
174 JEAN-MARC ROHRBASSER
reculer dans tous les sens les bornes du savoir » (1810, p. 501). Cette
« polymathesis » est-elle un système au sens newtonien, ou, suivant
une définition que n’aurait pas désavoué le philosophe Christian
Wolff, observe-t-elle cette « disposition des différentes parties […]
dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement et où les
dernières s’expliquent par les premières30 ? »
Voici une tentative de présentation systématique des volumes de
l’encyclopédie de Hervas :
1. Grammaire universelle
2. Histoire naturelle
2. 1. Zoologie
2. 1. 1. Ornithologie
2. 1. 2. Ichtyologie
2. 1. 3. Entomologie
2. 1. 4. Skolyxologie
2. 1. 5. Conchyologie
2. 2. Botanique
2. 3. Géologie
2. 4. Lithologie
2. 5. Oryctologie
2. 6. Métallurgie
2. 7. Docimastique
2. 8. [Biologie] humaine
2. 8. 1. Physiologie
2. 8. 2. Anatomie
2. 8. 3. Myologie
2. 8. 4. Ostéologie
2. 8. 5. Névrologie
2. 8. 6. Phlébologie
2. 9. Médecine
2. 9. 1. Nosologie
2. 9. 2. Etiologie
2. 9. 3. Pathologie
2. 9. 4. Séméiotique
2. 9. 5. Clinique
2. 9. 6. Thérapeutique
2. 9. 7. Diététique
30
Étienne Bonnot, abbé de Condillac, La Langue des calculs, op. cit., I, 1, p. 121.
Le style géométrique de Potocki (2) 175
2. 9. 8. Hygiène
2. 9. 9. Chirurgie
2. 9. 10. Pharmacie
2. 9. 11. Médecine vétérinaire
2. 10. Physique générale
2. 10. 1. Physique particulière
2. 10. 2. Physique expérimentale
2. 10. 3. Météorologie
2. 11. Chimie
2. 11. 1. Alchimie
2. 11. 2. Philosophie hermétique
3. Arts de la guerre et de la paix
3. 1. Stratégie
3. 2. Castramétation
3. 3. Fortification
3. 4. Guerre souterraine
3. 5. Pyrotechnie
3. 6. Architecture civile
3. 7. Architecture navale
3. 8. Construction des vaisseaux
3. 9. Navigation
4. [Sciences sociales et humaines]
4. 1. Législation
4. 2. Droit civil
4. 3. Droit criminel
4. 4. Histoire
4. 4. 1. Mythologie
4. 4. 2. Chronologie
4. 4. 3. Biographie
4. 5. Archéologie
4. 6. Numismatique
4. 7. Blason
4. 8. Diplomatique
4. 9. Diplomatie
5. [Linguistique et poétique]
5. 1. Philologie
5. 2. Bibliographie
5. 3. Logique
5. 4. Rhétorique
176 JEAN-MARC ROHRBASSER
6. Philosophie
6. 1. Ethique
6. 2. Esthétique
6. 3. Théosophie
7. Théologie
7. 1. Dogmatique
7. 2. Polémique
7. 3. Ascétique
7. 4. Exégèse
7. 5. Herméneutique
8. Arts divinatoires
8. 1. Oniromancie
8. 2. Ornithomancie
8. 3. Généthliomancie
8. 4. Magie
8. 5. Kabbale, Rabdomancie, Hydromancie, Géomancie, etc.
9. Mathématiques
9. 1. Géométrie
9. 2. Arithmétique
9. 3. Algèbre
9. 4. Trigonométrie
9. 5. Stéréotomie
9. 6. Planimétrie
9. 7. Altimétrie
10. [Physique]
10. 1. Mécanique
10. 2. Dynamique
10. 3. Statique
10. 4. Hydraulique
10. 5. Hydrostatique
10. 6. Hydrodynamique
10. 7. Optique et perspective
10. 8. Dioptrique
10. 9. Catoptrique
11. [Astronomie]
11. 1. Gnomonique
11. 2. Trigonométrie sphérique
11. 3. Astronomie
12. Analyse
Le style géométrique de Potocki (2) 177
Cette reconstitution a été effectuée en suivant rigoureusement
l’ordre des volumes indiqué par Hervas. Les noms actuels de rubri-
ques ont été mis entre crochets droits. L’histoire naturelle est indiquée
dans le texte, mais non, à strictement parler, les arts de la guerre et de
la paix ou les mathématiques. De même, les rubriques [linguistique et
poétique] ou philosophie, ou encore arts divinatoires, ne sont pas indi-
quées comme telles et ne correspondent souvent pas à un volume.
C’est alors l’emboîtement qui peut être problématique. Le volume 3,
qui traite de zoologie, est distinct des rubriques qui constituent cette
science. Mais il est aisé de voir que les sous-rubriques traitent des
grandes divisions du règne animal, mammifères exceptés. La zoologie
serait donc ici la partie de l’histoire naturelle qui s’occupe des mam-
mifères.
De même, la métallurgie et la docimastique pourraient être placées
dans les sciences physiques. Mais ces dernières font manifestement
problème dès lors qu’elles apparaissent à la fois comme sous-ru-
briques de l’histoire naturelle et comme une rubrique à part avec leurs
divisions traditionnelles. On peut cependant entendre, à la manière du
Système figuré des connaissances humaines de l’Encyclopédie, que la
mécanique et l’optique sont des « mathématiques mixtes ». Mais cela
ne règle pas le sort de l’astronomie : la gnomonique et la trigono-
métrie sphérique, sinon aux mathématiques appliquées, semblent bien
appartenir à l’astronomie ; mais cette dernière dispose d’un volume.
La classe est ici en même temps l’espèce. S’il le rappelle, le cas n’est
cependant pas aussi inquiétant que celui de la classification de
l’encyclopédie chinoise – « Le marché céleste des connaissances bé-
névoles » – que Borges a mentionnée dans son analyse de la langue
universelle de John Wilkins31 : « les animaux se divisent en A) appar-
tenant à l’Empereur, B) embaumés, C) apprivoisés, D) cochons de
lait, E) sirènes, F) fabuleux, G) chiens en liberté, H) inclus dans la
présente classification, I) qui s’agitent comme des fous, J) innombra-
bles, K) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, L) et
cætera, M) qui viennent de casser la cruche, N) qui de loin semblent
des mouches ». Georges Perec32 a mentionné cette classification – il
en a même proposé une autre du même acabit – profondément com-
31
Jorge Luis Borges, « La Langue analytique de John Wilkins », in : Autres
inquisitions, Paris, Gallimard, 1994, pp. 747-751.
32
Georges Perec, Penser/Classer, Paris, Hachette, 1985, p. 164.
178 JEAN-MARC ROHRBASSER
mentée par Michel Foucault dans Les Mots et les choses33. À noter que
ce dernier aurait tout d’abord pensé intituler son livre L’Ordre des
Choses, avant de se rallier à l’avis de son éditeur, Pierre Nora.
Quel est l’ordre observé par Hervas ? Il semble qu’il ne s’agisse ni
de « l’ordre historique » ni de « l’ordre philosophique » dont parle
D’Alembert. Dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, ce
dernier recommande de ne pas croire « que l’arbre encyclopédique
doive ni puisse même être servilement assujetti » à l’histoire philo-
sophique de l’origine de nos idées. En effet, suivant D’Alembert, « le
système général des sciences et des arts est une espèce de labyrinthe,
de chemin tortueux, où l’esprit s’engage sans trop connaître la route
qu’il doit tenir34 ». Cette métaphore du labyrinthe ou du chemin tor-
tueux est bien congruente avec l’esprit général du Manuscrit.
Une comparaison de détail avec le système figuré de l’Encyclo-
pédie n’a pas sa place ici. Il est en tout cas manifeste que la polyma-
thesis de Hervas en est fort différente. C’est donc beaucoup plus du
côté de la totalisation du savoir qu’il faut regarder : la polymathesis de
Hervas boucle sur elle-même, commençant par la grammaire univer-
selle, finissant par l’analyse, donc par l’aspect méthodologique, la
pensée combinatoire, la langue et le nombre. Chez Potocki, la pensée
systématique s’élabore, elle aussi, dans le « style géométrique »
qu’affectionne Velasquez. Et la totalité du savoir forme un cercle, une
roue ou une sphère, l’Un parménidien ? « car, en dehors de l’être, en
quoi il est énoncé, tu ne trouveras pas le penser ; rien n’est ni ne sera
d’autre outre ce qui est ; la destinée l’a enchaîné pour être universel et
immobile ; son nom est Tout35 ». Le monde potockien, outre labyrin-
the, est puzzle se jouant de quelque loi universelle que ce soit : il est
impossible de distribuer les objets du monde selon un code unique, un
seul inventaire totalisant relève de l’impossible, comme le montre
poétiquement l’étonnant « Inventaire » comptable que Jacques Prévert
a inséré dans Paroles en 1948, ou encore l’une des plus profondes
quêtes humaines dont Bottéro36 (Encadré 6) rappelle le très ancien
33
Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines,
Paris, Gallimard, 1966, pp. 7-16.
34
Jean Le Rond D’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie (1751), Paris,
Gonthier, 1965, p. 58.
35
Parménide, Poème, trad. Paul Tannery, Paris, Gauthier-Villars, 1887, p. 32.
36
Jean Bottéro, Mésopotamie. L’Écriture, la raison et les dieux, Paris, Gallimard,
1987.
Le style géométrique de Potocki (2) 179
témoignage. Ce savant montre en effet que les Mésopotamiens ont au
plus haut point cherché à « comprendre l’univers, en en classant et
ordonnant le contenu, détaillé par ses traits communs et ses différen-
ces spécifiques ».
ENCADRE 6. L’encyclopédie mésopotamienne
Parmi les plus vieilles tablettes cunéiformes se trouvent quelques lis-
tes que Jean Bottéro qualifie comme la « première présentation
connue des ouvrages "scientifiques" en Mésopotamie ». Ce sont des
« catalogues de signes et de mots dûment classés selon divers critè-
res ». Ces regroupements ont pu servir de mémentos pour apprendre
l’écriture, puis, se donnant un objectif plus général, il s’est agi de sé-
rier les objets, de dresser des inventaires les plus complets possibles et
raisonnés.
L’"encyclopédie" que décrit Bottéro fut sans doute pour l’essentiel
compilée dès la première moitié du IIe millénaire, mais, ajoute
l’assyriologue, sur des matériaux bien antérieurs. Sur dix-mille rubri-
ques, ces listes, suivant une logique certaine qu’il est souvent malaisé
de pénétrer, mettent en ordre la quasi-totalité de l’univers matériel,
brut et modifié par le travail humain.
On y trouve dans l’ordre : « tous les arbres connus et les objets
usuellement confectionnés en bois ; puis les phragmites [« Plante her-
bacée (graminées) qui croît dans les marais, les fossés, et dont le type
le plus connu est le roseau »] et les ustensiles en roseaux ; puis les
vases en argile ; les peaux et les articles en cuir ; les divers métaux et
tout ce qu’ils servaient à faire ; les animaux, domestiques et sauvages ;
les parties du corps ; les pierres et les objets en pierre ; les végétaux
non arborescents ; les poissons et les volatiles ; les fibres, les étoffes et
les vêtements ; tout ce qui concerne la face de la terre : villes et lieux
d’habitations, montagnes et cours d’eau, du pays et d’alentour ; enfin
tout ce qui, naturel ou élaboré, servait à l’alimentation ». Bottéro37
ajoute que l’ordre proprement humain, c’est-à-dire les états, les mé-
tiers, font l’objet d’un autre répertoire analogue.
Cet esprit de système qui caractérise l’encyclopédisme de Hervas –
et peut-être celui de Potocki – ainsi que sa manière de modéliser
37
Jean Bottéro, Mésopotamie. L’Écriture, la raison et les dieux, op. cit., pp. 68-70.
180 JEAN-MARC ROHRBASSER
l’expérience trouveront, dans l’histoire de la philosophie, leur culmi-
nation dans le système hégélien. Ainsi, Potocki annonce de loin cer-
taines thèses de l’empirisme logique et en particulier celles mises en
avant par Neurath38. Suivant Otto Neurath, il s’agit de voir jusqu’à
quel point « on peut déjà mettre au service de l’unification de la
science l’analyse logico-scientifique », il faut aller plus loin dans le
domaine de l’axiomatisation et de la déduction systématique. Cepen-
dant, la conception que se fait Neurath de l’unité de la science – thèse
chère au Cercle de Vienne – le conduit à penser que « du point de vue
de l’empirisme scientifique, ce n’est pas la notion de « système »,
mais celle d’ « encyclopédie », qui nous offre le véritable modèle de
la science prise dans son ensemble39 », même s’il ne convient pas
d’exclure une démarche de systématisation : « notre critique du sys-
tème en tant que modèle n’en est pas moins doublée d’un travail très
intense […] pour instaurer dans la science un nouvel ordre et enchaî-
nement40 ». Ainsi – et c’est là que, partant de ses bases systématiques,
les empiristes logiques rejoignent la géométrie variable potockienne –
on devra se garder, ajoute Neurath, « de dissimuler l’ambiguïté de
certains énoncés, et de vouloir esquisser un système unitaire, alors
qu’on n’en possède que quelques amorces […] qui ne se laissent pas
coordonner sans plus l’une à l’autre ». Même si, selon Neurath, le
système est un idéal, c’est cependant l’encyclopédie qui constitue la
forme « la plus parfaite que nous puissions jamais atteindre pour ex-
poser l’ensemble de la science ». La présentation encyclopédique
permet de s’opposer « expressément au pseudo-rationalisme de toutes
les philosophies "centralistes" », en se gardant « d’anticiper la systé-
matisation générale de la science41 ». On se souvient que, suivant
Leibniz, l’ars characteristica ne devait pas servir seulement de mé-
thode philosophique mais aussi de clé pour une véritable encyclopé-
die. Hervas, enfin, tente lui aussi un inventaire du monde que Velas-
quez s’emploie à comptabiliser. Mais n’est-il pas inévitable d’oublier
toujours quelques ratons-laveurs ?
38
Otto Neurath, « L’Encyclopédie comme modèle » (1936), traduction de R. Bouvier
in : L’Âge d’or de l’empirisme logique. Vienne-Berlin-Prague 1929-1936, sous la dir.
de C. Bonnet et P. Wagner, Paris, Gallimard, 2006, pp. 581-600.
39
Idem, « Une encyclopédie internationale de la science unitaire », in : Actes du
congrès international de Philosophie scientifique, Sorbonne, Paris, 1935, Paris,
Hermann, Actualités scientifiques et industrielles, 2, 389, 1936, p. 54.
40
Ibid., p. 593.
41
Ibid., p. 56.
Le style géométrique de Potocki (2) 181
Style géométrique et fiction
Trop souvent déçu par les péripéties de sa lutte politique pour le
destin de la Pologne, Potocki le polymathe cultive – paradoxalement
dans un roman qui est également divertissement, et de qualité – le
style géométrique, tentant de porter dans d’autres domaines les goûts
et l’esprit de l’homme de science. Durant vingt ans de sa vie, Potocki
formule le programme d’une science de l’homme étendue, d’une ma-
thématique sociale, pour reprendre l’expression qu’avait choisie
Condorcet42. En effet, comme toutes les applications du calcul aux
sciences morales et politiques, écrit ce dernier, « sont immédiatement
relatives aux intérêts sociaux ou à l’analyse des opérations de l’esprit
humain […] j’ai cru que le nom de mathématique sociale était celui
qui convenait le mieux à cette science » (p. 540). La question n’était
certes pas de juger le contenu de l’apport de Potocki, mais, avec une
modeste compétence en histoire des sciences, de comprendre la dé-
marche de sa pensée intriquant le scientifique et le romanesque. L’une
des tâches de l’histoire des sciences pourrait en effet être de repérer la
nature et l’étendue de la connaissance et de la méthode scientifiques
dans les œuvres qui se donnent pour étrangères à ce domaine, à savoir
par exemple dans les œuvres littéraires. Une meilleure connaissance
historique de ces interférences contribuerait des plus efficacement à
une histoire générale de la raison que la philosophie seule ne peut
assumer. Or, la présente recherche, jointe aux remarquables travaux
existant qui ont déjà tracé le portrait scientifique de Potocki, semble
montrer que ce dernier ne tend pas tant vers l’état de savant que vers
celui d’encyclopédiste, à savoir, pour se conformer à l’étymologie,
d’un éternel chercheur stimulé par un goût universel pour les sciences,
et qui a l’ambition d’embrasser et de synthétiser l’ensemble du savoir
humain. De cet esprit encyclopédique, Newton, Locke, Leibniz et
Condillac sont les maîtres, mais, à l’époque de l’auteur du Manuscrit,
au moment où la spécialisation requiert des grands esprits qu’ils ne
soient plus que mathématiciens ou physiciens ou biologistes, cette
curiosité et cette ambition sont devenus anachroniques.
Il ne serait donc pas juste d’opposer un Potocki savant et un Poto-
cki romancier : l’un et l’autre ne sont que les visages de l’encyclo-
42
Marquis de Condorcet, « Tableau général de la science qui a pour objet l’applica-
tion du calcul aux sciences politiques et morales » (1795), in : Œuvres de Condorcet
publiées par A. Condorcet O’Connor et F. Arago, Paris, Firmin Didot, 1847-1849.
182 JEAN-MARC ROHRBASSER
pédiste qu’il n’a jamais cessé d’être. Dans certaines parties de sa vie,
il est encyclopédiste-politique ou encyclopédiste-historien ou encore
encyclopédiste-archéologue, mais toujours attaché au style géomé-
trique, c’est-à-dire à la méthode des mathématiciens. Son goût de la
raison mathématique le pousse à une systématisation généralisante à
laquelle il donne une forme romanesque, ouvrant son rationalisme aux
multiples possibles de la fiction. Dans le cadre du roman, Potocki
postule une extension de la méthode scientifique à la connaissance de
l’homme et, pour ce faire, prône le recours à la science probabiliste
dès lors que toutes les vérités que prouve l’expérience ne sont que des
probabilités. Potocki tente de faire d’un roman en abyme, forme clas-
sique au XVIIIe siècle, le refuge, entre autres, de réflexions sur
l’origine de l’homme, la langue universelle, ainsi qu’un système pan-
logique unissant, suivant le titre d’un ouvrage de Gilles-Gaston Gran-
ger, le possible, le probable et le virtuel.
II
Études sur le Manuscrit trouvé à Saragosse
Les personnages juifs du Manuscrit trouvé à
Saragosse
DOMINIQUE TRIAIRE
« C’est avec lui que nous avons arrangé toutes les circonstances de
votre arrivée » (1810, p. 823). Ainsi s’exprime le scheik des Gomelez à
la soixantième Journée ; il s’adresse à Alphonse Van Worden, « lui »
désignant le cabaliste. Cette courte phrase transforme rétrospective-
ment tout le roman, l’installe dans une irréductible distance, fait de
l’errance bohémienne une vaste mise en scène. À une différence près,
et majeure : au théâtre, le spectateur sait que ce qu’il voit est illusion,
alors que dans le Manuscrit trouvé à Saragosse, Alphonse et, avec lui,
le lecteur oscillent entre doute et conviction : ce que l’on me dit, ce que
je vois est vrai, ou bien l’on se plaît à me tromper. Deux remarques : le
Manuscrit trouvé à Saragosse est bien une œuvre de fiction (même si
Potocki y mêle des personnes et des faits réels), mais cette fiction, au
lieu de renvoyer à un monde réel qu’elle chercherait à reproduire, ren-
voie à une autre fiction ; et si moins par moins égal plus, fiction par
fiction ne vaudrait-il pas réalité ? Autre remarque : l’hésitation
d’Alphonse est nécessaire1, sans laquelle l’aveu final du scheik n’aurait
pas été crédible, mais inutile et artificiel.
À partir du moment où le complot2 est avéré (même tardivement), il
convient de distinguer entre ceux qui y participent et les autres. Al-
phonse et Velasquez, tous deux héritiers des Gomelez, tous deux ca-
tholiques, non seulement ne savent rien, mais sont les cibles du strata-
gème. Seul de son espèce, Torres Rovellas ignore le complot sans en
être la dupe. En face, le couple organisateur : le scheik et le cabaliste.
À ce couple obéissent les acteurs-conteurs : Pascheco, Zoto, Avadoro.
Revenons à la question de la vérité ou de l’adéquation au réel : sera
réputée fausse l’histoire, comme celle de Pascheco, censée mettre Van
Worden à l’épreuve. Le critère de validité n’est plus alors l’authenticité
des événements racontés par Pascheco, mais leur capacité à ébranler le
1
Plutôt que l’hésitation fantastique de Todorov entre l’étrange et le merveilleux.
2
Le mot est prononcé une fois par Alphonse (1804, p. 598). Il ne reparaîtra pas en
1810.
186 DOMINIQUE TRIAIRE
jeune capitaine. À l’opposé, l’auditeur (ou le lecteur) peut ajouter foi
aux Histoires de Zoto, d’Avadoro, du scheik ou de Mamoun, les deux
premières servant à retenir Alphonse dans la Sierra Morena (même
fonction que dans Les Mille et une nuits), les deux dernières à expli-
quer cette rétention. Il peut même ajouter foi au rôle de l’ermite endos-
sé par le scheik : quel crédit Alphonse aurait-il donné aux propos d’un
mahométan surgi on ne sait d’où, au milieu de la Sierra Morena ? Sous
la bure d’un ermite chrétien, il peut déployer ses lacs autour du jeune
homme, présenter Pascheco, accueillir le cabaliste etc. Pour celui-ci,
les choses sont plus complexes : dès qu’il engage son histoire, se pose
la question (rétrospective, puisque tout ne sera révélé qu’à la soixan-
tième Journée) de la fonction : dit-il la vérité comme Alphonse, Ava-
doro, Velasquez… ou soumet-il son auditeur à une épreuve ? Point
n’est besoin de chercher longtemps : l’Histoire du cabaliste fait partie
des « circonstances » arrangées pour le capitaine des gardes wallonnes
et ne trouve pas d’autre justification a posteriori. Uzeda veut évaluer la
fidélité d’Alphonse à sa parole en essayant de lui faire prononcer le
nom de ses cousines, ce qui ne signifie pas que son histoire soit entiè-
rement fausse (comme on peut le penser pour celles de Pascheco, de
Trivulce de Ravenne ou de Landulphe de Ferrare). Il y mêle en effet
des éléments de vérité que son auditeur pourra constater : il est bien fils
de Mamoun, il habite un proche château, il est de religion juive. Au-
delà, le partage devient plus incertain : est-il vraiment cabaliste ? Ré-
becca est-elle bien sa sœur ?…
La question de la vérité du discours d’Uzeda est centrale, car il
conditionne celui du juif errant ; de la vérité de l’un dépendra celle de
l’autre. Si Uzeda est un comédien, Assuérus aussi. Il faut reprendre à
son apparition, au début, là où tout se joue, où brille furtivement la
vérité avant d’être masquée par les arabesques narratives. Toute
l’histoire du cabaliste s’articule sur sa rencontre avec Alphonse dans le
gibet ; or cette rencontre n’est pas fortuite comme il veut le faire ac-
croire au jeune Wallon, mais découle d’une démarche savamment cal-
culée : ce n’est pas parce qu’il vient de vivre des aventures étonnantes,
dont il fera le récit à la Journée suivante, que le cabaliste se retrouve
sous les pendus, mais parce qu’il veut éprouver Alphonse. À cet égard,
l’évolution de la version de 1804 à celle de 1810 est instructive : afin
que l’apparition d’Uzeda soit recevable, que la ficelle ne soit pas trop
grosse, qu’Alphonse (et le lecteur) ne fronce pas le sourcil, il est intro-
duit en 1810 par tout un appareil impliquant le juif errant (p. 170). Lors
Les personnages juifs du Manuscrit 187
de la première lecture, nous nous efforcerons donc de croire à son his-
toire, à ses épouses, à ses simagrées cabalistiques. Le coup de génie de
Potocki est de jouer sur la mémoire ou plutôt les failles de la mémoire
du lecteur : convaincu tant bien que mal de la vérité de l’histoire, il
apprendra plus tard, beaucoup plus tard que le cabaliste est un habile
manipulateur3, et ne reviendra pas sur son histoire qui restera dans son
esprit comme un récit de vérité, renforcé par les éléments réels dont
j’ai parlé. Si donc Uzeda n’est qu’un conteur, comme Pascheco, il
ruine l’Histoire du juif errant4. Soulignons cette évolution qui
confirmera notre propos : dans la version de 1794, l’Histoire du juif
errant est fortement liée à des personnages et des événements authenti-
ques ; il était alors difficile de la faire passer pour un simple récit
d’épreuve, elle sera donc amputée de son tiers final dans la version
suivante, avant de disparaître totalement dans la dernière version. Peut-
être est-ce précisément parce qu’il sonnait faux, que l’auteur ne parve-
nait pas à choisir entre histoire et épreuve (ou à les concilier) qu’il a
supprimé le personnage.
Comme rien n’est simple dans le Manuscrit trouvé à Saragosse, il
est deux autres récits directement liés à Uzeda, deux récits portés par
deux autres juifs : Rébecca et Mamoun. Le discours de Rébecca est
profondément troublant. En l’écoutant la première fois, elle est la sœur
du cabaliste, doit épouser les Gémeaux, y renonce, projette d’épouser
un musulman et finit par épouser un catholique, Velasquez. Démarche
déjà passablement sinueuse, mais le comble est atteint quand le scheik
révèle que Rébecca est sa fille et la petite-fille d’Avadoro et de la du-
chesse d’Avila. Uzeda connaissait-il la véritable identité de sa
« sœur » ? Elle-même ne semble pas en être informée et paraît sincère
dans sa foi (elle se vit dans la lignée de la Rébecca de la Bible5), dans
ses hésitations, dans ses relations avec Velasquez ; mais si elle est sin-
cère, elle garantit l’histoire de son « frère » (qui redevient vraie), les
études cabalistiques, les projets de mariage formés par Mamoun pour
elle… ce qui oblige à admettre que le scheik aurait laissé à un juif le
3
Dans des lignes autographes (alors que le décaméron est de la main d’un copiste), il
est qualifié de « prétendu cabaliste » (1810, p. 473).
4
La vérité du discours d’Assuérus est si fort contestable que Chojecki n’a pas hésité,
dans sa traduction « aménagée », à en faire un vieux Bohémien.
5
1804, p. 266 ; 1810, p. 256.
188 DOMINIQUE TRIAIRE
soin de marier sa fille ! Mamoun reconnaît d’ailleurs qu’elle « doit irré-
vocablement devenir musulmane » (1810, p. 7816).
Le personnage de Mamoun pose moins de questions ; il est entendu
qu’en tant que personnage secondaire, i. e. sujet d’un discours exté-
rieur, celui du scheik, il n’est plus soumis à la même exigence de véri-
té. Il ramène pourtant le groupe des juifs vers l’histoire et le réel en
greffant sa généalogie sur la Bible. Mais Mamoun, lui aussi, est mar-
qué non du tau de l’immortalité, mais du sceau de l’ambiguïté et il est
imprimé en son identité la plus intime : le nom. Car Mamoun non seu-
lement est un nom arabe et musulman7, mais ce nom était celui du ca-
life abbasside (786-833), fils d’Haroun-al-Raschid, le héros des Mille
et une nuits.
Reprenons à présent la séparation évoquée plus haut entre ceux qui
savent (le couple organisateur et ses acolytes, Pascheco, Zoto, Avado-
ro) et les autres. Quel que soit leur niveau de discours, tous les récits
peuvent être classés en :
– récits d’épreuve : Pascheco, Trivulce de Ravenne, Landulphe de
Ferrare, Thibaud de La Jacquière, Ménipe de Lycie, Athénagore8,
– récits d’information : Histoire du château de Cassar-Gomelez,
Alphonse Van Worden, Torres Rovellas9, Velasquez, le scheik des
Gomelez, Histoire de la maison d’Uzeda,
– récits de dilation : Zoto, Avadoro.
L’Histoire du cabaliste compte parmi les récits d’épreuve et em-
porte avec elle celles de Rébecca et d’Assuérus ; aucune n’est plus
vraie que l’autre, mais nous ne le saurons qu’à la fin (en sera-t-on vrai-
ment convaincu ?). Ajoutons que l’Histoire du cabaliste, fait unique
dans la genèse du roman, est reprise mot pour mot de la version de
1804 dans celle de 1810, ce qui signifie non seulement que Potocki y
6
Dans son article « Jean Potocki et l’étymologie », in : Jean Potocki ou le Dédale des
Lumières, ouvrage collectif préparé par François Rosset et Dominique Triaire,
Montpellier, PULM, 2010, Sydney Aufrère remarque judicieusement que parmi les
langues apprises par le frère et la sœur, ne figure pas l’arabe.
7
Mamoun est écrit deux fois Mamon (voir Matthieu, 6.24) dans les épreuves de
1805 : rien n’est décidément simple chez Potocki.
8
Notons qu’ils s’adressent tous à Alphonse. L’intervention de l’inquisiteur fait partie
des épreuves, mais elle ne constitue pas un récit.
9
En tant que personnage secondaire, Torres Rovellas entre dans un récit de dilation,
mais quand il prend lui-même la parole, il informe les auditeurs de ce qu’il a vécu –
encore que nous pourrions admettre que, manipulé par Avadoro, il participe
involontairement à la rétention dilatoire d’Alphonse.
Les personnages juifs du Manuscrit 189
tenait, mais encore qu’il considérait qu’elle avait atteint son plus haut
degré d’achèvement.
C’est qu’Uzeda est le personnage-charnière du groupe des juifs :
fils de Mamoun, frère de Rébecca (au moins pendant cinquante-neuf
journées dans la version de 1810), maître d’Assuérus. Il mérite d’être
étudié de près. Son vrai nom est « Rabi Sadok Ben Mamoun », nom
qu’il ne donnera qu’une seule fois, au début de son histoire. Comme
beaucoup de juifs en Espagne, à la suite de leur expulsion, il a pris une
identité castillane et continué de pratiquer secrètement sa religion, mais
le nom qu’il porte n’est pas moins énigmatique que celui de son père.
En effet Sadok fut le fondateur de la secte des saducéens10 dont il sera
question dans l’Histoire du juif errant11 : premier éloignement de l’Es-
pagne, mais surtout les saducéens se voyaient perpétuer dans les ka-
raïtes, secte juive d’Ukraine : second éloignement de l’Espagne et pro-
ximité de Potocki. Sadok, comme son père, sont donc des personnages
non pas de contradictions, mais d’inclusion : réels et fictifs à la fois,
musulmans et juifs, de l’Orient et de l’Occident, à la différence d’Al-
phonse et de Velasquez, plantés, enfoncés dans un pays, une religion,
un savoir, une morale, à la différence aussi de Rébecca qui, par son
identité mal reconnue et mal assumée, vit péniblement sa situation,
accumulant décisions et renoncements.
Uzeda, son histoire mise à part et sur laquelle je reviendrai, joue
dans le roman un rôle essentiellement relationnel : avec les deux élèves
d’abord, Alphonse et Velasquez, avec les juifs ensuite, Rébecca et
Assuérus. Dans ses relations avec les deux premiers, il prend, quand il
les rencontre, la figure du double ; il semble en effet avoir vécu la
même aventure que le jeune capitaine, il n’est pas moins savant que le
géomètre. Cette ressemblance n’a d’autre fin que de se porter au niveau
de l’interlocuteur ; dès qu’elle a été perçue par celui-ci, Uzeda prend
une distance ironique : « Le cabaliste se prit à rire » avec Alphonse
(deux fois au début de la huitième Journée de 1804, une fois en 1810),
il est encore plus mordant avec les distractions de Velasquez. Cette
ironie sème le doute dans l’esprit d’Alphonse et de Velasquez sur leurs
propres expériences, mais elle sème aussi le doute sur les paroles
d’Uzeda, sur ses connaissances, sur la connaissance (je reparlerai de la
perméabilité des sciences occultes et exactes). Alphonse ne sait plus ce
10
Au moins le croyait-on au XVIIIe siècle, voir l’Encyclopédie, s. v. « saducéen ».
11
1794, p. 374 ; 1804, p. 387.
190 DOMINIQUE TRIAIRE
qu’il doit croire, et la science du géomètre suscite les sarcasmes du
cabaliste. En ce sens, Uzeda et le juif errant12 poursuivent le même but
de relativisation en empruntant des chemins différents.
Si la relation avec Alphonse et Velasquez se présente, au moins au
début, sur un pied d’égalité, il en va tout autrement pour celle que le
cabaliste entretient avec Rébecca et le juif errant. Bien qu’il apparaisse
une nouvelle fois comme un double, ici de sa sœur (leurs histoires se
confondent tant que vit Mamoun), très vite il prend l’ascendant sur
elle. Que l’Histoire de Rébecca soit authentique ou entre dans le
« complot », le lien de dépendance par rapport à son frère ne se relâche
pas, et l’effort de la jeune femme pour échapper aussi bien à la parole
du père qu’à celle du frère souligne l’étonnante absence des femmes
autour d’Uzeda : pas un mot sur sa mère, nulle relation féminine13.
N’est-il pas lui aussi, comme les Gomelez, à la fin de son histoire ? Les
enfants d’Aaron vont-ils cesser de se multiplier ? Les Uzeda juifs dis-
paraîtront-ils avec les Gomelez musulmans ? Les uns n’iraient-ils pas
sans les autres14?
La relation entre Uzeda et Assuérus est inscrite sous le signe de la
haine. De la part de ce dernier, elle peut s’expliquer par l’état de servi-
tude dans lequel il est tenu par le cabaliste – il aurait pu toutefois ra-
conter son improbable histoire à la demande d’Uzeda, avec la même
bonne volonté que Pascheco avait raconté la sienne à la demande de
l’ermite. En revanche, la haine du cabaliste pour l’éternel vagabond est
plus problématique. Le juif errant, imaginé par Potocki, supporte impa-
tiemment son destin. Dans la version de 1794, il est victime du zèle de
Jésus qui chasse les marchands du temple et cause sa ruine ; il n’est
donc pas surprenant qu’il le « repousse » sur le chemin du Golgotha.
Son châtiment, ainsi que celui qui le lui inflige, semble donc excessif,
voire injuste. Maudit de Dieu et des hommes, il se révolte contre son
sort et son « cœur endurci par un siècle de supplices » (1794, p. 438)
ne respire que la cruauté :
12
« Jean Potocki, franc-maçon », in : De Varsovie à Saragosse - Jean Potocki et son
œuvre, édité par François Rosset et Dominique Triaire, Louvain-Paris, Peeters, 2000,
p. 205 sq.
13
La généalogie biblique est, il est vrai, purement masculine (1810, p. 815 sq.).
14
Jusqu’au « jour du jugement, [où] tous les Juifs seront métamorphosés en ânes et
porteront les fidèles en paradis » (1810, p. 820).
Les personnages juifs du Manuscrit 191
si j’y rencontre quelque voyageur égaré ou bien une famille cafre, je connais le re-
paire de la lionne nourrissant ses petits. Je la conduis vers sa proie et j’ai le plaisir
de la voir dévorer à mes yeux. (1804, p. 512)
La répulsion d’Uzeda naît de cette méchanceté, elle-même générée par
l’épouvantable histoire d’Assuérus. La haine est rare dans le Manuscrit
trouvé à Saragosse : elle anime Zoto et le principino, la Giralda contre
le duc de Sidonia, encore est-elle nourrie par des sentiments louables,
l’honneur ou l’amour maternel. C’est aussi le cas d’Assuérus, injuste-
ment puni : le mal est accidentel, il n’entre pas dans l’essence du
monde, il peut être combattu.
Face donc à nos deux naïfs, Alphonse et Velasquez, les trois per-
sonnages juifs forment, autour d’Uzeda, un groupe principalement
occupé à semer le doute dans l’esprit des jeunes gens : devant Al-
phonse, Rébecca doute de son savoir et de sa foi, devant Velasquez,
elle souligne, tout en le félicitant, les faiblesses de ses raisonnements.
Assuérus montre l’origine historique des religions en général, du chris-
tianisme en particulier. Mais nous avons vu que le discours de l’une
comme de l’autre était contaminé par celui d’Uzeda, rongé par le
doute : appartiennent-ils au « complot » ? sont-ce des comédiens ?
Comme Potocki faisait de sa fiction une fiction au carré, il élève le
doute sur le doute ; et si moins par moins égal plus, doute par doute ne
vaudrait-il pas vérité ?
Je terminerai en abordant les deux histoires qui forment l’axe cen-
tral des personnages juifs dans le Manuscrit trouvé à Saragosse :
l’Histoire du cabaliste au début, à laquelle fait écho à la fin l’Histoire
de la maison d’Uzeda. Les récits d’épreuve, ci-dessus énumérés, possè-
dent une caractéristique commune : le surnaturel. La même caractéris-
tique se retrouve dans les Histoires du cabaliste, de Rébecca et du juif
errant – ce qui suffirait à prouver, s’il était nécessaire, qu’elles sont
bien des récits d’épreuve, exonérées de l’exigence de vérité, factices et
fictives. Ces trois histoires, et particulièrement celle d’Uzeda, se dis-
tinguent cependant de la série : le surnaturel y est en quelque sorte
légitimé, expliqué, assumé en tant que tel par un appareil rationnel. En
effet, Uzeda (et son double Rébecca) est loin d’être un esprit grossier
et crédule : il a reçu une éducation soignée, son château abrite une
riche bibliothèque, son érudition lui permet de lire le latin et le grec
192 DOMINIQUE TRIAIRE
« sans paraître éprouver le moindre embarras à le bien comprendre15 »,
il discute d’égal à égal avec Velasquez. Héritier de Jamblique, précur-
seur de Leibniz16, son esprit est assez éclairé pour assimiler dans un
syncrétisme tolérant les Thamims hébreux, les Dioscures grecs, les
Gémeaux romains et les Kabires phéniciens (1804, p. 187). À quels do-
maines ces vastes compétences s’appliquent-elles ? à l’astrologie et à
la cabale, qualifiées de « mensonges » (1804, p. 698) par Hervas. Pre-
mier paradoxe : un esprit de qualité supérieure s’intéresse à des savoirs
« dont les erreurs se sont pour ainsi dire propagées jusques à nos
jours ». Mais ce premier paradoxe est immédiatement combattu par un
second : la cabale est présentée avec un luxe de détails et de références
qui donne au discours d’Uzeda une grande solidité17, qui perméabilise
la limite entre sciences occultes et « science de la nature18 » ; Buffon,
pour lequel Potocki nourrit la plus vive admiration19, aurait-il dû faire
place dans son Histoire naturelle aux vampires et aux revenants ? À ce
savant mélange de contraires (plus que de contradictions), mêlons
l’ironie qui rend la lecture encore plus incertaine :
D’abord il mit entre nos mains le Sepher Zoohâr ou livre lumineux, appelé ainsi
parce qu’on n’y comprend rien du tout tant la clarté qu’il répand éblouit les yeux
de l’entendement. (1804, p. 184)
Cette citation est emblématique d’abord parce qu’il est impossible
d’indiquer de quel niveau de narration relève l’ironie – est-ce
d’Uzeda ? est-ce du narrateur principal (Potocki) ? –, mais surtout
parce qu’elle concilie la plus grande connaissance avec la plus grande
ignorance, le siècle des Lumières finit, non dans l’illuminisme, mais
dans l’éblouissement !…
Le même jeu de mouvements contraires anime l’Histoire du juif er-
rant : elle est composée de matériaux historiques (faits et personnages
15
1804, p. 216 (remarquons qu’Uzeda traduit du grec en espagnol : Potocki avait bien
en tête l’avertissement qu’il donnera en 1810 !).
16
Velasquez le confirme : « Don Newton et don Leibniz ont été chrétiens et même
théologiens. Le dernier s’était occupé de la réunion des Églises » (1804, p. 606).
17
Au XVIIIe siècle, la cabale oscille entre charlatanisme (Casanova) et mysticisme ;
la lecture de Potocki s’apparente nettement à ce dernier.
18
Au sens donné par le « Systême figuré des connoissances humaines » dans
l’Encyclopédie.
19
Œuvres III, p. 424.
Les personnages juifs du Manuscrit 193
réels, philosophies et religions attestées), mais portée par un person-
nage légendaire, surnaturel.
Uzeda disparaît du sixième décaméron et cède la place à son père,
« Mamoun Ben Gerschon, juif de nation et de religion », « Hébreu très
savant » (1810, pp. 766 et 802), auxiliaire des Gomelez et ami
d’Avadoro. Son histoire suit le même mouvement d’oscillation entre
les extrêmes que celle de son fils ou celle du juif errant. On sait que
Potocki n’a pas hésité dans son roman à puiser plus ou moins
fidèlement à d’autres sources20 ; dans l’Histoire de la maison d’Uzeda,
c’est la Bible elle-même qu’il plagie à plusieurs reprises : il y trouve
une base stable, authentique aux paroles de Mamoun, mais dans le
même temps, il la démythifie en l’utilisant comme adjuvant romanes-
que. Dans ses travaux de chronologie, il a souvent fait appel aux chro-
niques de la Bible sur lesquelles peuvent s’accorder croyants et non-
croyants, mais insérées dans une généalogie personnelle, portées par
un personnage qui se les approprie, elles perdent le caractère
d’objectivité qui leur conférait valeur historique.
Le discrédit ne s’arrête pas là : confinant au blasphème, Potocki
recourt de nouveau à l’ironie. Non seulement il ente l’Histoire de la
maison d’Uzeda sur le texte biblique, mais çà et là, il y mêle des traits
grotesques :
Néhémie le maudit, lui donna des coups de poing, lui arracha des poignées de
21
barbe […] (1810, p. 817) .
Voici le texte auquel il est fait référence dans la Bible de Jérusalem :
Je les tançai et les maudis, en frappai plusieurs, leur arrachai les cheveux […].
Point n’est besoin d’une étude stylistique approfondie pour remarquer
que le glissement de « cheveux » à « poignées de barbe » suffit à ren-
dre le geste ridicule.
L’Histoire de la maison d’Uzeda renferme un symbole encore plus
fort : Potocki ne pouvait ignorer que les textes extraits de la Bible se-
raient aisément retrouvés, que se révéleraient en toute clarté son tra-
vail, ses procédés d’écriture. À partir d’une donnée incontestable (texte
20
Voir par exemple Jean Decottignies, « Variations sur un succube. Histoire de
Thibaud de la Jacquière », Revue des Sciences Humaines, 111, 1963, pp. 329-340.
21
La référence biblique est Néhémie, 13.25.
194 DOMINIQUE TRIAIRE
ou événement), il crée sa fiction (ici, l’Histoire de la maison d’Uzeda),
mais le résultat n’est pas que fictif, il est comique, extravagant, et par
ce sourire il menace ce qui l’a fondé : la cabale, la Bible, l’histoire, le
monde, « comme la rouille s’attache à la lime qui l’enleve, et finit par
la ronger22 ». Dans les dernières pages de son roman, peu avant de le
refermer, Jean Potocki a glissé cet emblème… à notre intention.
22
Quatrième lettre sur l’histoire de notre tems, in : Œuvres III, p. 327.
« Comme j’avais beaucoup entendu parler de
tout cela… » : Les effets du récit dans le
Manuscrit trouvé à Saragosse
LORENZ FRISCHKNECHT
C’est à l’aide de la lecture que Saint Augustin trouve le chemin
vers Dieu. Dans le huitième livre des Confessions, une voix lui ordon-
ne d’ouvrir un livre (« tolle, lege ») et de lire le premier chapitre sur
lequel son regard tombe (« ut aperirem codicem et legerem quod pri-
mum caput invenissem ») ; ainsi se convertit-il comme par une
« lumière de sécurité infuse dans [son] cœur qui dissipe toutes les
ténèbres du doute » (« quasi luce securitatis infusa cordi meo omnes
dubitationes tenebrae diffugerunt1 »). Cette description du personnage
qui découvre fortuitement un texte relatif à sa propre situation et qui
en tire des conclusions, se retrouve dans le Manuscrit trouvé à Sara-
gosse de Jean Potocki2. Le topos est actualisé hors du contexte bibli-
que. Dans sa propre Histoire, le héros-narrateur Alphonse van Worden
raconte comment son père demande au Révérend don Inigo d’aller
chercher un in-folio en parchemin ; ce théologien « l’ouvrit au hasard
et y lut ce qui suit » (1804, p. 111 ; 1810, p. 111). Le lendemain, la
1
Saint Augustin, Confessiones, 8, 29, éd. par M. Skutella, Stuttgart, Teubner, 1969,
pp. 177-178. Traduction de P. Cambronne, Paris, Pléiade, 1998, pp. 950-951 : « Et
voilà bien que j’entends une voix […] : "Prends et lis ! Prends et lis !" Refoulant
l’assaut de mes larmes, je me redressai, interprétant cela comme une injonction di-
vine : tout ce que j’avais à faire, c’était d’ouvrir le livre et de lire le premier chapitre
sur lequel mon regard tomberait. […] Je le saisis, je l’ouvris et lus en silence le pre-
mier chapitre sur lequel tombèrent mes yeux : ‘Plus de ripailles ni de beuveries ; plus
de luxures ni d’impudicités ; plus de disputes ni de jalousies. Revêtez-vous du Sei-
gneur Jésus-Christ et ne vous faites pas les pourvoyeurs de la chair dans les convoiti-
ses.’ Je ne voulais pas en lire davantage, ce n’était pas la peine. Aussitôt la phrase
terminée, ce fut comme une lumière de sécurité infuse en mon cœur, dissipant toutes
les ténèbres du doute. »
2
On peut supposer que Jean Potocki a lu Saint Augustin car il le mentionne plusieurs
fois du moins dans les Dynasties du Second livre de Manethon, Florence, 1803. Re-
production sur le CD-Rom, Œuvres IV, 2, fichier Pot_1803 (pp. 9, 24 et 25).
196 LORENZ FRISCHKNECHT
scène se répète : « Le révérend obéit, l’ouvrit au hasard et lut ce que je
vais raconter » (1804, p. 116 ; 1810, p. 116). Les deux histoires racon-
tées constituent une étape dans l’éducation du fils par le père. Car
Alphonse est censé réfléchir aux récits qu’on lui lit, l’histoire de Tri-
vulce de Ravenne et celle de Landulphe de Ferrare, et il répond enfin
à son père qui lui demande à nouveau s’il éprouve de la peur à la place
du personnage : « Mon cher père, je vous assure que je n’aurais pas eu
la plus légère frayeur ». Le père, « parut très satisfait de cette réponse
et fut très gai pendant tout le reste de la veillée » (1804, p. 118 ; 1810,
p. 118).
La lecture fortuite implique donc des conséquences pour les per-
sonnages. Mais déjà un texte retrouvé inopinément peut déclencher
toute une suite d’événements. Dès l’’Avertissement’, le roman trace sa
voie dans cette direction : l’officier dans l’armée française au siège de
Saragosse découvre un manuscrit espagnol contenant l’histoire de l’un
des aïeux du capitaine de l’armée ennemie (1810, pp. 57-58) ; le texte
matériel, qui est le Manuscrit trouvé à Saragosse, sauve ce premier
personnage d’un destin de prisonnier.
Or, le hasard est loin d’être le seul moyen d’agir sur le narrataire.
En effet, le dispositif du roman est tel que l’on peut dire que le Ma-
nuscrit trouvé à Saragosse est un roman du discours et un roman de
l’effet du discours. Au cours de l’intrigue, Alphonse intègre de nou-
velles valeurs à partir des récits d’Avadoro, le chef des Bohémiens
chez qui il séjourne, et de ceux des autres personnages. Les locuteurs
racontent pour instruire leur auditeur Alphonse, mettre ses vertus à
l’épreuve et constater ses capacités, en vue d’assurer la succession du
chef des Gomelez. L’impact des récits joue un rôle primordial pour
l’intrigue du roman et des sous-récits et il en constitue souvent le mo-
teur principal. L’action accomplie du récit-cadre est minime ; les per-
sonnages n’agissent, ne réagissent et n’existent presque que par leurs
récits3. Sous cet angle, le Manuscrit trouvé à Saragosse est une véri-
table étude de ce qui se passe entre locuteur et auditeur. Quels effets
3
Voir la notion de « l’homme-récit » de Tzvetan Todorov qui, dans son article sous le
même tire, analyse la structure de plusieurs romans à tiroirs dont le Manuscrit trouvé
à Saragosse (dans l’édition Caillois) et constate « une tendance de la littérature où les
actions ne sont pas là pour servir d’’ illustration’ au personnage mais où, au contraire,
les personnages sont soumis à l’action ». Et de continuer : « Le personnage, c’est une
histoire virtuelle qui est l’histoire de sa vie. Tout nouveau personnage signifie une
nouvelle intrigue. Nous sommes dans le royaume des hommes-récits ». Poétique de la
prose, Paris, Seuil, 1971, pp. 78-91.
Les effets du récit dans le Manuscrit trouvé à Saragosse 197
exerce-t-on en racontant ? Quels moyens stylistiques produisent quels
effets ? Comment parle-t-on entre les individus ? Ces questions ne se
trouvent pas encore, ou du moins pas de façon si présente, dans les
romans à tiroirs qui précèdent le Manuscrit trouvé à Saragosse. Dans
les romans épistolaires, par exemple, nous n’avons pas d’instance
extérieure à la narration qui décrit les effets ; dans les Mille et une
nuits, les récits ont pour seul but de sauver Schéhérazade.
Par ces réflexions, Jean Potocki s’insère dans la tradition des Lu-
mières. Désormais, ces philosophes s’intéressent moins à la hiérarchie
du haut vers le bas (le pouvoir est transmis par Dieu au roi, qui règne
sur le peuple), qu’à l’analyse de la société et des rapports entre ci-
toyens. L’interaction verbale entre les individus fait partie de ces ré-
flexions qui se manifestent très concrètement à une époque où le dis-
cours public devient de plus en plus important. Le pouvoir de la lan-
gue est donc un sujet actuel pour les contemporains de Potocki. Avec
cet arrière-plan, ils ont, dans le cas du Manuscrit trouvé à Saragosse,
affaire à un ouvrage qui est dans l’univers de l’individu. Le roman
explore l’homme et ses relations à plusieurs niveaux, parmi lesquels
celui de ses réactions à ce que disent ses prochains.
Il y a dans le Manuscrit trouvé à Saragosse plusieurs types d’effets
du récit que l’on pourrait classer sous les catégories du cognitif et de
l’affectif. Lors de la lecture de l’ensemble de l’œuvre, on se rend
compte que certains types d’effets du récit apparaissent à plusieurs
reprises. Plus précisément, le lecteur a l’impression d’avoir affaire à
une répétition du nombre d’effets, comme c’est le cas d’ailleurs avec
le retour de personnages, de scènes, de thèmes. Mieux vaut cependant
parler de variations ou d’actualisations. Celles-ci assument à chaque
fois une fonction semblable, mais elles enrichissent le modèle de base
par des aspects supplémentaires. Cette disposition en éventail est si-
gnificative : elle rappelle le fait qu’il est question d’une parole qui
n’est jamais qu’un facteur stable, logique ou conséquent. Et elle
s’insère dans l’esthétique potockienne : dire la même chose plusieurs
fois – mais différemment.
En maints endroits du roman, les personnages expriment leur désir
de savoir, et nous arrivons par là à un premier effet affectif des récits,
celui de la curiosité. Dès le début du roman, Alphonse y succombe :
« Comme j’avais beaucoup entendu parler de tout cela à Cordoue,
j’eus la curiosité de m’approcher de la potence » (1804, p. 66 ; 1810,
p. 66). Son envie de savoir est la conséquence de multiples récits. Il ne
198 LORENZ FRISCHKNECHT
les cite pas explicitement mais il les résume. « On racontait des choses
bien étranges des deux frères qui avaient été pendus », note-t-il dans
son journal, et de continuer : « un théologien de Salamanque avait fait
une dissertation », et il « courait aussi un certain bruit que ces deux
hommes étaient innocents » (1804, pp. 65-66 ; 1810, p. 65). Plusieurs
sources et récits extérieurs au roman lui transmettent donc des indices
de phénomènes qui auraient eu lieu sous la potence. Alphonse ne peut
s’empêcher d’aller vérifier ces énoncés ! Cet effet peut aussi se pro-
duire sur le plan de l’énonciation. Avadoro raconte comment l’audi-
toire à Alabajos réagit aux premières phrases de l’Histoire de Giulio
Romati. Ce dernier commence son récit de façon bien séduisante :
Tout ce qui vous est arrivé dans vos voyages est fort intéressant à écouter et à re-
tenir. Quant à moi, je voudrais bien qu’il ne me fût pas arrivé pis, mais en voya-
geant dans la Calabre, il m’est arrivé une aventure si extraordinaire, si surpre-
nante, si effrayante, que je ne puis en écarter le souvenir. Il me poursuit,
m’obsède, empoisonne toutes les jouissances que je pourrais avoir, et c’est beau-
coup si la mélancolie qu’il me donne ne me fait pas perdre la raison. (1804,
p. 240 ; 1810, p. 2314)
Avadoro enchaîne sur ce début de récit en commentant la réaction
des auditeurs : « Un pareil début excita vivement la curiosité de l’au-
ditoire. On le pressa beaucoup de soulager son cœur en faisant un récit
aussi admirable » (1804, p. 240 ; 1810, p. 2315). Romati ne fait qu’en-
chaîner la mention d’« une aventure » et le fait qu’elle le tourmente
encore ; cet enchaînement s’exprime notamment par la tournure
consécutive « si … que … » qui se répète trois fois comme les verbes
exprimant les suites sont au nombre de trois. On peut supposer que les
auditeurs ont hâte d’apprendre les raisons et l’arrière-plan de cette
consécution. Il est à noter qu’Avadoro appelle l’effet de la captatio
benevolentiae explicitement par « curiosité ». Ceci n’est pas toujours
le cas. Souvent, cette curiosité se reflète implicitement dans les remar-
ques critiques et caustiques des auditeurs qui demandent au narrateur
d’être plus précis. Rappelons le passage où Velasquez se plaint de la
confusion – « je ne sais plus qui parle ou qui écoute » – et propose
4
La version de 1810 contient quelques modifications : « Messieurs, tout ce qui vous
est arrivé dans vos voyages est sans doute fort intéressant, et je voudrais qu’il ne me
fût pas arrivé pis […], et c’est beaucoup si je n’en perds pas la raison ».
5
La version de 1810 est plus sobre : « Un pareil début excita vivement la curiosité.
On pria le voyageur de faire ce récit admirable ».
Les effets du récit dans le Manuscrit trouvé à Saragosse 199
d’écrire les romans et autres ouvrages de ce genre « sur plusieurs co-
lonnes comme les traités de chronologie » (1804, p. 4746). Plus tard, le
géomètre prend un ton tranchant et ironique :
J’avais bien prévu que les histoires du Bohémien s’engraineraient les unes dans
les autres. Frasqueta Salero vient de conter son histoire à Busqueros qui l’a ra-
contée à Lope Soarez qui la raconte au Bohémien. J’espère que celui-ci nous dira
ce qu’est devenue la belle Inès ; mais s’il met encore une histoire à la traverse, je
me brouillerai avec lui comme Soarez s’est brouillé avec Busqueros. (1804,
pp. 588-589)
La complexité semble à première vue rebuter les auditeurs. De fait,
leur réaction démontre justement le contraire : ils aimeraient bien sui-
vre les récits et font tout pour que cela fonctionne. Cette volonté
s’illustre par le fait qu’ils expriment leur échec par une sorte de méta-
discours sur la confusion des énoncés, sur l’énonciation dans un ordre
à peine concevable, sur l’enchâssement de récits. Enfin, les auditeurs
peuvent exprimer leur mécontentement de façon bien virulente lors-
que leur curiosité n’est pas assouvie, comme le montre la plainte de
Rébecca dans la version de 1804 : « Je veux absolument savoir au-
jourd’hui comment Sanudo s’est tiré d’une position aussi critique ! »
(1804, p. 4367), et plus loin : « Monsieur le chef, je veux absolument
savoir ce que c’était que ces spectres. Je ne me coucherai point sans
cela ! » (1804, p. 440). Néanmoins, toutes les réactions ne sont pas
aussi fougueuses. On rencontre des remarques plus sobres au cours du
roman : « Rébecca observa avec une sorte d’impatience que nous
étions toujours interrompus à l’endroit d’une histoire le plus intéres-
sant » (1804, p. 315 ; 1810, p. 305). Par ailleurs, il est frappant que
Rébecca soit le personnage dont l’enthousiasme pour la narration est
évoqué le plus souvent. Nous disons frappant, parce qu’il s’agit d’un
6
Cette interruption du géomètre ainsi que la suivante sont supprimées dans la version
de 1810 (p. 377, p. 486) puisque le personnage n’apparaît que plus tard dans le récit-
cadre.
7
Cette interruption ainsi que la suivante sont supprimées dans la vingtième Journée
de la version de 1810 (p. 339, p. 342). Il faut dire que les personnages du récit-cadre
n’apparaissent pas dans Avadoro, histoire espagnole (Paris, Gide fils, 1813) dont
l’édition moderne doit tirer le texte pour l’essentiel du deuxième décaméron de la
dernière version. Cela explique également qu’un commentaire du narrateur lui-même,
le Bohémien, soit supprimé quelques pages auparavant (1804, pp. 431-432 ; 1810,
p. 335).
200 LORENZ FRISCHKNECHT
protagoniste féminin et que les hommes sont dépeints plutôt comme
réservés. Contrairement à Rébecca, les personnages masculins témoi-
gnent d’une plus faible curiosité, même après les discours les plus
effrayants. Alphonse, par exemple, ne s’échauffe point ; il désire as-
souvir sa curiosité non pas pour le seul plaisir de l’écoute, mais pour
pouvoir décider sur les faits à la frontière de l’irréel :
Mon père, si cette aventure est arrivée au seigneur Pascheco, elle peut être arrivée
à d’autres ; j’en jugerai encore mieux si vous voulez bien lui ordonner de conti-
nuer son histoire. (1804, p. 95 ; 1810, p. 95)
Les récits peuvent aussi déclencher d’autres sentiments, par exem-
ple, la tristesse, dont nous voyons deux sources principales : la com-
passion et le souvenir commun. Ces causes se distinguent selon la
distance que le récit établit entre le sujet et l’objet et, par là même,
entre le narrateur et le narrataire. Pour traiter de la première source, la
compassion, il convient de partir d’une citation du cycle d’histoires de
Marie de Torres :
La bonne Marie finit ici son récit et, s’abandonnant à sa douleur, elle versa un tor-
rent de larmes. Ma bonne tante tira aussi son mouchoir et se mit à pleurer ; je
pleurai aussi. Elvire sanglota au point qu’il fallut la délacer et la mettre au lit. Cet
accident fut cause que tout le monde alla se coucher. (1804, p. 310 ; 1810,
pp. 299-300)
Quoique le lecteur puisse sourire de l’accumulation, on ne peut en
conclure que la compassion soit feinte. La tristesse organise la cons-
tellation des personnages de façon claire et précise. Avadoro fait le
tour des auditeurs ; il commence par la locutrice et passe ensuite, sui-
vant les âges, de sa tante à Elvire sans s’oublier. Il est important de
noter qu’il finit sa description par « tout le monde » ; il fait une transi-
tion avec le récit de celle qui parle à l’ensemble de l’auditoire. Il en
résulte que le sentiment, produit par le récit, relie le locuteur à son
auditoire et l’auditoire à son locuteur. La réalité fait souffrir Marie de
Torres de la même manière et avec la même intensité que son récit fait
souffrir Avadoro ; elle est concernée par les événements réels de
même que le jeune bohémien verse des larmes parce qu’il l’a écoutée.
La distance entre le référent et la locutrice devient aussi mince que
celle entre l’énonciation et l’auditeur.
La distance est abolie aussi en ce qui concerne la deuxième source
de tristesse, le récit de souvenirs communs. Or, la ré-union est ici à
Les effets du récit dans le Manuscrit trouvé à Saragosse 201
prendre au pied de la lettre : le récit rappelle une union d’autrefois et
la rétablit, au moins partiellement. Ce procédé apparaît lors des re-
trouvailles d’Hermosito et de la duchesse de Medina Sidonia. Long-
temps après leur séparation, Hermosito réussit à pénétrer dans le pa-
lais de la duchesse et il lui décrit à quel point le souvenir le hante :
Des sentiments nouveaux [envers les mulâtresses qui le tentent], en se dévelop-
pant en mon âme, y réveillèrent le souvenir8 des jeux de mon premier âge, l’idée
de ce bonheur que j’avais perdu, des jardins d’Astorgas où je courais avec vous, la
mémoire confuse de mille témoignages de votre bonté. (1804, p. 485 ; 1810,
p. 388)
Et la duchesse de s’adresser à son auditeur Avadoro :
Je puis vous assurer, me dit la duchesse, que le délire d’Hermosito ne m’avait ins-
piré que de la pitié ; mais lorsqu’il avait parlé des jardins d’Astorgas, des jeux de
notre enfance, le souvenir du bonheur dont je jouissais alors9, l’idée de mon bon-
heur présent, une crainte subite de l’avenir, je ne sais quel sentiment en même
temps doux et mélancolique avait oppressé mon cœur, et je me sentis baignée de
mes larmes. (1804, p. 488 ; 1810, p. 390)
Elle reprend mot à mot les souvenirs évoqués par Hermosito (les
jardins d’Astorgas, les jeux). L’effet est flagrant : l’Histoire d’Hermo-
sito et son choix du lexique évoquent des souvenirs qui suscitent la
tristesse. Cette dernière est le fruit d’une réunion : le récit d’Her-
mosito abolit pour une certaine durée la distance à la fois temporelle,
géographique et sociale qui s’était installée entre son auditrice et lui. Il
symbolise donc le bonheur commun d’autrefois ; le passage illustre à
quel point le récit peut réveiller la mémoire et les sentiments anciens
chez l’auditrice, la duchesse.
À titre d’argument supplémentaire, il n’est pas inutile de rappeler
une scène analogue dans l’Histoire de Velasquez au moment où le
père du géomètre reçoit une lettre de son ancienne amie Blanche. Elle
y raconte ce qu’elle est devenue depuis leur séparation malheureuse et
exprime ses regrets : « Il n’y a pas10 de jour où je n’élève ma voix
pénitente et n’appelle les bénédictions célestes sur vous et sur votre
8
Version de 1810 : « Des sentiments nouveaux se développant en mon âme y réveil-
lèrent le souvenir… ».
9
La version de 1810 remplace le renvoi au temps écoulé par « le souvenir du passé »
et elle met en parallèle explicitement le passé, le présent et le futur.
10
Version de 1810 : « point ».
202 LORENZ FRISCHKNECHT
heureuse épouse » (1804, p. 395 ; 1810, p. 676). La lettre rappelle le
passé au destinataire et lui renvoie les souvenirs des temps communs.
L’effet du récit épistolaire est apparent :
Je vous ai déjà dit le pouvoir que les souvenirs exerçaient sur l’âme de don Henri-
que, et vous pouvez croire que cette lettre dut les renouveler. Il fut plus d’une an-
née sans pouvoir revenir à ses occupations favorites […]. (Ibid.)
Velasquez constate une certaine résignation chez son père. La tristesse
de celui-ci a la même source que celle qu’Hermosito déclenche chez
la duchesse : le sentiment s’exerce à partir de « souvenirs » que le
discours épistolaire « renouvelle ».
Les récits qui évoquent ce souvenir et abolissent la distance entre
les personnes autrefois proches ont dès lors la fonction de médiateurs.
Ce procédé se manifeste également au niveau du désir amoureux.
Souvent, les futurs amants imitent une histoire qu’ils ont lue et éveil-
lent par là leurs sentiments, ou bien un personnage tombe amoureux
d’un autre à partir de la description faite par un tiers. Pour le
deuxième cas, l’exemple de la dix-huitième Journée est très significa-
tif. Le vice-roi Penna Velez fait la connaissance de Henrique de Tor-
res. Ce dernier lui décrit comment les nombreux « racleurs » se ras-
semblent sous son balcon pour rendre hommage à sa belle-sœur El-
vire qui aurait une « beauté qui n’a pas sa pareille dans les Espa-
gnes ». Ces paroles éveillent le désir de l’auditeur :
Ce discours de monsieur de Torres me fit une grande impression. Une personne
aussi belle, douée de qualités aussi excellentes […] me parut destinée11 par le ciel
à faire ma félicité. (1804, p. 325 ; 1810, pp. 312-313)
Bien entendu, Penna Velez n’a jamais vu l’objet de son désir !
Toutefois, le vice-roi semble être un spécialiste des questions amou-
reuses, puisqu’il sort de Grenade où les poètes :
nous ont si bien persuadés que notre climat devait inspirer l’amour qu’il n’est
guère de Grenadin12 qui ne passe sa jeunesse et quelquefois sa vie entière sans au-
tre occupation que d’aimer. (1804, p. 321 ; 1810, p. 308 )
11
Version de 1810 : « tout cela me parut destiné ».
12
La version de 1810 simplifie la syntaxe : les poètes espagnols « nous ont persuadés
que notre climat devait inspirer l’amour et il n’est guère de Grenadin… ».
Les effets du récit dans le Manuscrit trouvé à Saragosse 203
Ces deux passages devraient sans doute se lire avec un arrière-plan
humoristique. Pourtant, ils apportent aussi leur contribution à la ré-
flexion sur l’interaction verbale dans le roman. Les citations relèvent
du même procédé : ce sont des récits (le premier, un portrait, le
deuxième, de la poésie) qui inspirent de l’amour, ou mieux, qui éveil-
lent chez l’auditeur les sentiments qu’ils contiennent (le beau-père
raconte à quel point Elvire est désirée, et les poètes font de Grenade
un fief de l’amour). Il n’est pas aberrant d’appeler ces récits des mé-
diateurs. Le Manuscrit trouvé à Saragosse attribue ce rôle à des récits
littéraires à de nombreux endroits. Nous en relevons quatre. Premiè-
rement, Hermosito écoute un religieux lire une Vie des Saints ; le gar-
çon lui-même lit toute la nuit pour finir par faire un lien avec sa du-
chesse désirée : « Ma tête se remplit d’idées toutes nouvelles : je vis
en songe les cieux ouverts et des anges qui véritablement vous res-
semblaient tous un peu » (1804, p. 486 ; 1810, p. 389). Le texte litté-
raire éveille chez lui l’image de la femme aimée. Deuxièmement, la
lecture de L’Amoureux Léonce, qui est sans doute une référence fic-
tive, fait pleurer Sanudo et renforce ses sentiments envers la belle
Lirias (1804, p. 429 ; 1810, pp. 332-333). Troisièmement, il est utile
de mentionner le rapprochement de Velasquez et de Rébecca. Le
géomètre veut savoir son nom afin de remplacer dans ses calculs la
désignation par x, y ou z dont l’algèbre affecte les valeurs inconnues.
Rébecca se fait appeler « Laure de Uzeda ». Velasquez répond par :
« belle Laure, savante Laure, aimable Laure, car tout cela sont des
facteurs de votre valeur générale » (1804, p. 500 ; 1810, p. 61413).
Nous interprétons ce nom comme une allusion au personnage féminin
du Canzoniere de Pétrarque, moins par rapport à l’inaccessibilité de la
dame, qu’à l’activité de l’amoureux : de même que le narrateur de
Pétrarque prouve son amour en faisant des poèmes, Velasquez le fait
par ses calculs géométriques, autre activité discursive. Quatrième-
ment, il convient de rappeler la manière dont Lonzeto et Elvire tom-
bent amoureux. Ils lisent des romans défendus par Marie de Torres et
organisent leur mariage d’après le modèle littéraire. Lonzeto répond à
sa mère :
13
La version de 1810 change l’ordre des épithètes : « Laure, savante Laure, aimable
Laure, belle Laure, la somme de ces valeurs étant l’expression de votre valeur géné-
rale ».
204 LORENZ FRISCHKNECHT
Nous nous sommes mariés sous le grand marronnier […]. C’est ainsi, Madame,
que la charmante Linda Mora14 est devenue l’épouse de l’heureux Fuen de Rosaz,
et cela est imprimé dans leur histoire. (1804, p. 306 ; 1810, p. 296)
C’est de biais que le récit réalise son effet ; une activité intellec-
tuelle (la lecture ou l’écoute d’un récit) conduit à une émotion (tomber
amoureux) et à une action concrète (le mariage). Ce procédé repré-
sente l’effet dangereux des romans que le XVIIIe siècle stigmatise.
Comme c’est le cas avec Rébecca, qui réagit aux interruptions plus
vivement que les protagonistes masculins, on pourrait dire à première
vue que Potocki reflète l’opinion et qu’il cherche à avertir le lecteur
du danger qu’il est en train de courir. Mais il est évident que ce serait
une contradiction d’avertir du péril et de le produire en même temps,
et il est aussi évident que Potocki ne prend pas au sérieux cette idée
reçue. Par ailleurs, le roman comporte d’autres scènes amoureuses
bien explicites, bien qu’édulcorées dans la version de 1810.
Les récits littéraires réels ou fictifs ne sont pas les seuls médiateurs
extérieurs au roman produisant des effets. Le sentiment de la peur, par
exemple, est souvent provoqué par des renvois à des connaissances
collectives qui sont celles de la société fictive du roman, mais aussi
celles de la société du XIXe siècle naissant. Et ces connaissances cons-
tituent toujours la base de divers récits. Alphonse apprend que la Sier-
ra Morena est censée être dangereuse pour tout voyageur qui la tra-
verse : « Le voyageur qui se hasardait dans cette sauvage contrée s’y
trouvait, disait-on, assailli par mille terreurs capables de glacer les
plus hardis courages » (1804, p. 60 ; 1810, pp. 59-60). « On disait »
donc à quel point la Sierra Morena était dangereuse, autrement dit :
« on » faisait des récits concernant la région. Ce pronom représente
une collectivité. C’est donc la collectivité qui crée de tels mythes. Les
rumeurs et les légendes autour des « voix lamentables », des « lueurs
trompeuses » et des « mains invisibles » (1804, p. 60 ; 1810, pp. 59-
60) sont répandues sous forme de récits ; il en résulte que la peur est
ici un effet de récits collectifs.
Une autre hantise collective n’est visible que de façon indirecte. Il
s’agit d’une allusion à d’autres personnages littéraires qui font peur.
En effet, un renvoi aux malfaiteurs de Sade s’impose quand on lit le
portrait effrayant que fait Avadoro, déguisé en Elvire, de Penna Velez.
14
La version de 1810 se distingue par la graphie des noms propres « Lindamora » et
« Fuenderozas ».
Les effets du récit dans le Manuscrit trouvé à Saragosse 205
Le vice-roi pouvait encore passer pour un bel homme, mais son teint brûlé par le
soleil de la ligne était beaucoup plus près du noir que du blanc. Ses sourcils qui
tombaient sur ses yeux donnaient à sa physionomie une expression si terrible que
tous les soins qu’il prenait pour l’adoucir ne produisaient qu’une grimace qui
n’avait rien d’affable. Lorsqu’il parlait aux hommes, il avait une voix de tonnerre,
et lorsqu’il parlait aux femmes, c’était un fausset que l’on ne pouvait entendre
sans rire. […]
Plus je faisais d’observations sur le vice-roi et moins je me trouvais à mon
aise. Je réfléchis que le moment où il me découvrirait que j’étais un garçon pour-
rait bien devenir le signal d’une fustigation dont l’idée seule me faisait frémir. Je
n’eus donc pas besoin de feindre de la timidité, car je tremblais de tous mes mem-
bres et je n’osai plus lever les yeux sur qui que ce fût. (1804, pp. 312-313 ; 1810,
pp. 302-30315)
Retenons d’abord les traits les plus importants : le teint foncé, les
sourcils terribles, la voix brutale. Chez Sade, dans Justine ou Les
Malheurs de la vertu, publié en 1791 en Hollande, Justine affuble ses
malfaiteurs d’attributs semblables :
Clément […] le regard sombre et farouche, ne s’exprimant qu’avec des mots durs
élancés par un organe rauque, une vraie figure de satyre ; l’extérieur d’un tyran ; il
me fit trembler…16
Rien n’est effrayant comme sa figure [celle de Monsieur de Gernande], la lon-
gueur de son nez, l’épaisse obscurité de ses sourcils, ses yeux noirs et méchants,
sa grande bouche mal meublée, son front ténébreux et chauve, le son de sa voix
effrayant et rauque […] ; tout contribue à en faire un individu gigantesque, dont
l’abord inspire beaucoup plus de peur que d’assurance17.
Roland […] était […] fort brun, des traits mâles, un nez long, la barbe jusqu’aux
yeux, des sourcils noirs et épais18.
Certes, on ne peut pas dire qu’Avadoro tremble parce qu’il aurait
lu Sade. Sa peur n’est pas l’effet direct d’un récit, mais celui de la
15
La version de 1810 contient plusieurs modifications : « […], et ses sourcils qui lui
tombaient sur les yeux donnaient à sa physionomie, que tous les soins qu’il prenait ne
parvenaient pas à adoucir, une tournure qui n’avait rien d’affable. […] c’était un
fausset flûté […] Je réfléchis sur son caractère et il me parut évident que le moment
où il découvrirait que j’étais un garçon deviendrait le signal d’une fustigation […] Je
tremblais de tous mes membres et je n’osai plus lever les yeux sur personne ».
16
Donatien-Alphonse-François de Sade, Justine ou Les Malheurs de la vertu (1791),
éd. par Béatrice Didier, Paris, Librairie Générale Française, 1973, p. 152.
17
D.-A.-F. de Sade, Justine ou Les Malheurs de la vertu, op. cit., p. 230.
18
Ibid., p. 279.
206 LORENZ FRISCHKNECHT
physionomie de Penna Velez. De même, nous ne pouvons savoir si
Potocki disposait de la troisième Justine. Mais la ressemblance entre
les portraits est tout de même frappante. Du moins, on peut dire que
les deux auteurs ont recours à un modèle courant et connu par leur
auditoire, à un topos qui consiste à décrire une scène qui inspire la
peur. En effet, le dispositif est le même chez Potocki et chez Sade : un
personnage jeune et féminin (Avadoro en fille, Justine) est confronté à
un homme plus âgé (Penna Velez, les malfaiteurs) qu’il décrit par un
certain nombre de traits (teint sombre, sourcils épais, voix rauque19).
Le narrateur (Avadoro, Justine) signale ainsi au narrataire (Alphonse,
Juliette), et par là au lecteur, qu’il aura affaire à une scène dangereuse.
Ce dernier tire ses conclusions à partir de ce qui se trouve dans son
répertoire. Dès lors, étant donné qu’un tel topos ne peut se propager
que par des récits littéraires et populaires, on peut dire que la peur est
ici l’effet de discours collectifs.
Pour en revenir à des effets de récits à l’intérieur du roman, il
convient de jeter un pont vers la deuxième grande catégorie des effets
du discours, celle des effets cognitifs. Les nombreux effets de ce genre
permettent de constater que les personnages-auditeurs du roman sont
des enfants des Lumières en ce qui concerne leur recherche conti-
nuelle du savoir. Le roman montre à bon nombre d’endroits des audi-
teurs qui réagissent en se plongeant dans la réflexion. C’est sans doute
la réaction la plus fréquente dans le Manuscrit trouvé à Saragosse.
Dans la seconde Journée, Alphonse ne peut se dégager des énoncés de
Pascheco :
Lorsque je me trouvai seul, le récit de Pascheco me revint à l’esprit. J’y trouvai
beaucoup de conformité avec mes propres aventures, et j’y réfléchissais encore
lorsque j’entendis sonner minuit. (1804, p. 98 ; 1810, p. 98)
Le héros poursuit la même activité après avoir entendu l’Histoire de
Penna Velez et la suggestion de Rébecca (tous « veulent vous rendre
musulman ») :
19
Il ne faut pas oublier que chez les deux auteurs, le personnage n’existe qu’en ra-
contant ; les aventures d’Avadoro ainsi que les infortunes de Justine ne sont connues
que par leurs récits.
Les effets du récit dans le Manuscrit trouvé à Saragosse 207
Rébecca alla trouver son frère, et moi, je m’en fus de mon côté réfléchir à ce que20
j’avais vu et entendu, mais plus j’y réfléchissais et moins je le pouvais compren-
dre. (1804, p. 336 ; 1810, p. 320)
Or, la réflexion seule n’est pas suffisante à la solution. Ce qu’il
faut, c’est une discussion :
Zoto nous quitta et chacun de nous fit sur son récit des réflexions analogues à son
propre caractère. J’avouai ne pouvoir refuser une sorte d’estime à des hommes
aussi courageux que ceux qu’il me dépeignait [entre autres, le bandit Testalunga].
Emina soutenait que le courage ne mérite notre estime qu’autant qu’on l’emploie
pour21 faire respecter la vertu. Zibeddé dit qu’un petit bandit de seize ans pouvait
bien inspirer de l’amour. (1804, pp. 158-159 ; 1810, p. 158)
Un même récit entraîne un nombre d’opinions égal au nombre
d’auditeurs. Le récit produit ici des réflexions qui déclenchent une dis-
cussion et qui se développent selon un enchaînement systématique : il
faut d’abord présenter les faits, les interpréter puis en tirer ses propres
conclusions. Cet effet est une constante du Manuscrit trouvé à Sara-
gosse et il rejoint le concept du roman tel que Luc Fraisse le formule
en recourant au proverbe latin « primum vivere, deinde philoso-
phari22 ». C’est l’épisode qui nous fournit le sujet des réflexions philo-
sophiques. L’audience poursuit ce procédé au cours de tout le roman.
Lorsque par exemple le marquis de Torres Rovellas, à la fin de son
discours, soupçonne Velasquez de s’ennuyer, parce qu’il s’occupe de
ses calculs, l’accusé répond en résumant la quintessence du récit :
20
Version de 1810 : « à tout ce que ».
21
Version de 1810 : « à ».
22
Luc Fraisse, Potocki ou l’itinéraire d’un initié, Nîmes, Lacour, 1992, p. 50 : « Le
romancier, au moment de donner forme à son récit, reprend à son compte le proverbe
latin : primum vivere, deinde philosophari, et lui confère un sens esthétique : dans un
roman, d’abord raconter, théoriser ensuite. Raconter d’abord en deux sens d’ailleurs :
placer le récit en tête dans la succession, mais aussi raconter par prédilection. Au récit
la place prépondérante, aux théories quelques brèves synthèses. […] raconter longue-
ment et théoriser à la fin est le seul principe de construction viable jusqu’au bout, et
de ce fait la démarche du géomètre reproduit à petite échelle le choix conscient du
romancier dans la conception générale de son œuvre. » Concernant les différentes
versions du roman, Luc Fraisse remarque dans la nouvelle édition de sa monographie
que « les transformations que subit le roman, de la version de 1804 à celle de 1810,
illustrent cette conception : moins de systèmes, presque seulement du récit. » Potocki
et l’imaginaire de la création, Paris, Presses universitaires de Paris- Sorbonne, 2006,
pp. 119-120.
208 LORENZ FRISCHKNECHT
« Ce n’est pas de votre vie23 qu’il s’agit ici, reprit Velasquez24, c’est
de la vie humaine en général » (1804, p. 675 ; 1810, p. 650). Ensuite,
Velasquez insère les données de l’histoire écoutée dans ses figures
géométriques, qui sont sa façon d’interpréter l’énoncé et d’en tirer des
conclusions.
Ces effets cognitifs et les effets affectifs dont il a été question su-
pra se mêlent dans le cas de la décision que prend Rébecca de renon-
cer à la cabale. Elle arrête en effet son choix à un moment bien impor-
tant, le lendemain de son propre récit qui l’effraie elle-même et
l’entraîne à s’interrompre. Elle se rapproche de son auditeur et lui dit :
Seigneur Alphonse, je vais vous faire une confidence qui ne vous sera pas indiffé-
rente si vous prenez quelque intérêt à ce qui me concerne. C’est que je viens de
renoncer aux sciences cabalistiques. J’ai fait cette nuit toutes mes réflexions.
(1804, p. 280 ; 1810, p. 270)
On note que le récit que Rébecca a tenu la veille déclenche un pro-
cessus interne : de nouveau, il fait réfléchir la locutrice. Elle prétend
souhaiter mener une vie loin de la cabale, mais bien réelle, et fonder
une famille :
Je veux vivre25 de cette courte vie. Je veux la26 passer avec un époux, et non pas
entre deux astres. Je veux être mère, je veux voir les enfants de mes enfants et
puis, lassée et rassasiée de l’existence, je veux m’endormir entre leurs bras et vo-
ler dans le sein d’Abraham. (1804, p. 280 ; 1810, pp. 270-271)
Au niveau stylistique dans ce passage, l’anaphore du « je » attire
l’attention. Il semble que Potocki recoure à cette auto-focalisation du
narrateur dès que celui-ci doit exprimer de son for intérieur une vision
du bonheur. Car la future duchesse de Medina Sidonia fait de même
lorsque la lettre du duc, lue par son père, lui transmet son admiration :
Je n’en pus entendre27 davantage, j’embrassai les genoux de mon père. Je faisais
son bonheur, j’en étais sûre, j’étais transportée de plaisir. (1804, p. 462 ; 1810,
pp. 364-365)
23
La version de 1810 remplace « votre vie » par « votre histoire » et accentue ainsi la
fonction de l’« homme-récit ».
24
Version de 1810 : « l’inconnu ».
25
Version de 1810 : « jouir ».
26
Version de 1810 : « la veux ».
27
Version de 1810 : « Je ne pus en entendre ».
Les effets du récit dans le Manuscrit trouvé à Saragosse 209
Ce « je » anaphorique, marqueur de subjectivité, est un des élé-
ments qui accentue la décision de Rébecca. Il faut souligner que sa
décision est placée à la tête d’un nouveau cycle d’histoires, à savoir
celui de Marie de Torres. Car ces histoires ouvrent la voie à une argu-
mentation profonde. En effet, Rébecca répètera sa décision par la
suite, en fournissant de nouveaux arguments à chaque fois qu’elle
intervient dans le récit. À la fin de la seizième Journée, elle essaie
d’interpréter la réalité par la fiction : elle compare le couple amoureux
formé par Elvire et Lonzeto, dont Avadoro vient de raconter l’histoire
« réelle », avec des amants qu’elle connaît par la littérature et par l’art
(1804, p. 307 ; 1810, p. 296). Elle évoque d’abord Tanzaï et Zulica,
deux personnages qu’on rencontre chez Crébillon fils (Tanzaï et Néar-
dané pour le premier, Le Sopha pour le deuxième). Elle renvoie en-
suite au mythe antique d’Amour et de Psyché. Alphonse reste dans
l’antiquité et fait allusion à Ovide que le XVIIIe siècle connaît égale-
ment pour avoir rédigé Ars amatoria :
Cette comparaison est heureuse […]. Elle annonce que vous ferez autant de pro-
grès dans l’art qu’enseignait Ovide que vous en avez fait dans les livres d’Hénoch
et d’Atlas. (1804, p. 307 ; 1810, p. 296)
Dans la perspective d’Alphonse, Rébecca fait des « progrès » : d’une
part, elle se rapproche de l’« art » ovidien qu’il faut comprendre
comme art littéraire et art d’amour, d’autre part, ce progrès est surtout
lié à la distance qu’elle prend envers la cabale.
À cela s’ajoute un deuxième argument : Rébecca vient d’entendre
dans l’Histoire de Marie de Torres que la parole, les malentendus dans
la correspondance, les lectures dangereuses peuvent compliquer la vie,
voire tuer les pères de famille. C’est elle-même qui fait le lien entre
ces dangers et la cabale :
Je crois […] que la science dont vous me parlez est aussi dangereuse que celles
dont je m’occupais jusqu’ici, et que l’amour a sa magie aussi bien que la cabale.
(1804, p. 307 ; 1810, p. 297)
Elle rapproche l’amour de la cabale et de la magie. La cabale ne
consiste-t-elle pas essentiellement en paroles mystérieuses ? Et
l’amour, ne peut-il pas naître de récits (romanesques), comme c’est le
cas entre Elvire et Lonzeto dont l’aventure a été le sujet des récits
précédents ? Il n’est pas aberrant d’imaginer le syllogisme auquel
Rébecca trouve la réponse : si la cabale ressemble à l’amour en ce que
210 LORENZ FRISCHKNECHT
leur principe commun est la parole, et si la parole qui déclenche
l’amour s’avère être un danger, la cabale n’est-elle pas un danger aus-
si grand ? Rébecca a trouvé l’argument décisif pour y renoncer. Les
récits et leurs effets affectifs que présente Avadoro ont donc un effet
cognitif sur ce personnage. Ils éclairent l’auditrice à tel point qu’elle
en tire les conséquences. En d’autres termes, le cycle d’histoires au-
tour de Marie de Torres remplit la fonction de détourner Rébecca de la
cabale et de renforcer son projet. Pour ne pas focaliser sur un seul
personnage, on peut dire que l’effet en question s’insère dans la ré-
flexion du romancier sur l’interaction verbale entre les individus du
roman, et par là entre les hommes. Selon le roman, la relation entre
cause et effet n’est pas toujours directe. Le récit qui illustre les dan-
gers des effets amoureux met en évidence les dangers de la cabale, de
cette science discursive. Le récit (de Marie) opère sur un point faible
de l’auditeur qu’il n’a pas visé ; il donne des réponses à des questions
(de Rébecca) qu’il n’a pas explicitement posées.
En outre, cet effet sur Rébecca renvoie à une des interprétations de
toute l’œuvre. Car le passage montre une partie de la quête de Jean
Potocki : pour bien connaître un sujet quelconque, il faut multiplier les
points de vue. Comme l’un des personnages, Rébecca, abandonne
soudainement la science occulte de la cabale, le roman souligne que
cette pratique n’est pas anodine. La réaction de la jeune femme au
récit de Marie de Torres donne une image négative à Alphonse. Le
héros porte maintenant en lui l’aspect positif et l’aspect négatif de la
cabale ; il possède une variété d’informations sur le sujet. Cette varié-
té est aussi une différence de perspectives, semblable à l’expérience
que fait Potocki lorsqu’il se trouve pour la première fois devant les
pyramides en Égypte. De loin, les monuments lui paraissent encore
« comme des montagnes, dont la couleur bleuâtre annonçoit une
grande élévation » ; plus proche, quand il peut distinguer leurs diffé-
rentes assises, les pierres n’apparaissent désormais « que de la gran-
deur de nos briques, & mes yeux mesurant la hauteur de ces monu-
ments sur cette fausse échelle, n’y trouverent plus rien de mer-
veilleux » ; arrivé à la base, Potocki change d’avis et retrouve son
enthousiasme : « alors le sommet disparoît peu-à-peu, & l’on ne voit
plus que l’entassement des blocs énormes dont on avoit d’abord si mal
jugé28 ».
28
Jean Potocki, Voyage en Turquie et en Egypte, in : Œuvres I, pp. 52-53.
Les effets du récit dans le Manuscrit trouvé à Saragosse 211
Différente perspective, différente conclusion – ce point renvoie à
une méthode scientifique qui, à coup sûr, ne s’arrête pas là. Une fois
les divers savoirs acquis, l’homme-chercheur pourra choisir les plus
pertinents. C’est ainsi qu’il peut atteindre la Vérité. Il n’est pas inutile
de dire que le roman n’expose pas seulement nombre de connais-
sances actuelles, mais qu’il y inclut une pluralité d’opinions. Concrè-
tement, si Alphonse – et le lecteur – apprend le côté inquiétant de la
cabale, cela ne peut que l’enrichir. Car jusque-là, il n’était question
que de ses aspects positifs. En effet, Pedro Uzeda n’hésite jamais à
vanter sa science de sorte qu’il suscite par ses propos une fascination
constante chez les auditeurs. D’où la nécessité de présenter le revers
de la médaille ; sinon, la narration courrait le risque de mettre Al-
phonse – et surtout le lecteur – sur une mauvaise piste, de l’induire en
erreur.
Il est impératif d’établir le rapport entre ce souci permanent de
l’auteur et les effets du discours. Cet ensemble de causes et d’effets a
pour fonction d’illustrer une certaine idée de la transmission du sa-
voir : l’Histoire de Marie de Torres comporte de nouvelles connais-
sances que Rébecca acquiert et qui sont le point de départ de son pro-
cessus de décision. Il importe peu que les récits taisent le caractère
dangereux de la cabale ; il est important au contraire de passer par le
biais de l’amour pour saisir le danger du discours cabalistique. Ainsi,
le procédé de la transmission du savoir est loin d’apparaître sous une
forme plate, ce qui rend plus intéressante la lecture et plus authentique
la narration.
« Je ne sais plus qui parle ou qui écoute » :
Velasquez et le problème du roman
LUC FRAISSE
Dans la vingt-huitième Journée de la version de 1804, au moment
où le chef des Bohémiens conte, à l’intérieur de sa propre histoire,
celle de la duchesse de Medina Sidonia et, à l’intérieur de celle-ci,
celle du marquis de Val Florida, le géomètre Velasquez n’y tient plus
et proteste : « je ne sais plus qui parle ou qui écoute. Ici c’est le mar-
quis de Val Florida qui raconte son histoire à sa fille qui la raconte au
Bohémien qui nous la raconte. En vérité cela est très confus. Il m’a
toujours paru que les romans et autres ouvrages de ce genre devraient
être écrits sur plusieurs colonnes comme les traités de chronologie »
(p. 474). Depuis que le texte authentique a été restitué par François
Rosset et Dominique Triaire, nous avons perdu l’intéressante formule
que proposait le texte controuvé de la version Radrizzani : « C’est un
vrai labyrinthe1 ». Mais tel qu’il apparaît réellement sous la plume de
Potocki, ce court passage interrompant le récit renferme une richesse
qui semble justifier que le lecteur s’accorde devant lui une pause ana-
lytique, car en quelques mots, le distrait savant ne soulève rien de
moins que le problème même du genre romanesque, à l’intérieur du-
quel figure celui, non moins intéressant, de Manuscrit trouvé à Sara-
gosse considéré comme roman.
Car on sait que, parallèlement à la rédaction plusieurs fois inter-
rompue puis reprise de son roman, Potocki travaillait aussi assidûment
à l’établissement de chronologies. Et maintenant que les versions de
1804 et de 1810 ont été dissociées, et aperçu dès lors l’esprit différent
qui sous-tend l’une et l’autre – la première arborescente, la seconde
plus rectiligne –, la critique a bien compris que cette réflexion, inci-
dente et même gênante dans le cours du récit, reflète une interrogation
du romancier sur la forme à donner à son œuvre : Velasquez dans ses
objections a tellement raison que la version de 1804 sera abandonnée
et que celle de 1810 lui donnera relativement satisfaction. Hercule
1
Voir Manuscrit trouvé à Saragosse, édition établie par René Radrizzani, Paris, José
Corti, 1989, p. 310.
214 LUC FRAISSE
Poirot en conclurait que, dans l’assistance qui écoute Avadoro et ici
son contradicteur fatigué par l’emboîtement des récits, figure un per-
sonnage dont on ne nous dit rien mais qui décide de tout, qui est Po-
tocki lui-même. Rébecca a beau ironiser aussitôt devant cet empê-
cheur d’écouter les récits en rond, ses paroles n’ont pas été perdues
pour tout le monde et le roman en son beau milieu a bel et bien ici, en
quelques mots, signé tel qu’il se présente son arrêt de mort. Tout se
terminera bien, puisque non seulement Rébecca épousera Velasquez,
mais le roman renaîtra de ses cendres et parviendra à son achèvement.
Mais ce moment de tension, au cœur du récit, vaut que l’on s’y at-
tarde, parce que cette tension concerne la création littéraire elle-même,
en général et ici au moment où elle s’accomplit.
La preuve que la version de 1810 constitue, par sa forme, une ré-
ponse et un acquiescement aux objections, dans le récit, de Velasquez,
est que le roman revu et corrigé ne comportera plus cette interruption
critique, et d’abord parce que ces épisodes emboîtés interviennent
désormais deux décamérons avant l’intervention du géomètre dans le
récit. La curiosité nous vient dès lors de regarder si l’objection déci-
sive se trouvait déjà dans la version de 1794 ; il n’en est rien. Car le
récit, beaucoup plus rectiligne à ce premier stade, se concentre, dans le
morceau de roman que nous possédons et qui commence à la dix-
neuvième Journée, sur l’histoire de Velasquez et de sa famille. Dès
lors, celle d’Avadoro, grande source ultérieure des récits emboîtés,
essaie plusieurs fois de reprendre, mais le récit lui aussi en continuité
du Juif errant l’empêche de se développer. Il n’y a donc pas encore
lieu, à ce stade, d’en discuter les arborescences, mais la vingt et
unième Journée de cette toute première version contient déjà, formulé
par la bouche de Velasquez, le souhait de mettre en équations le dé-
roulement de l’Histoire, question qui n’est pas étrangère à celle de
mettre un peu d’ordre dans un récit à tiroirs.
Velasquez joue, dans cette évolution du roman, un rôle décidément
bien paradoxal : lui en effet, qui demande au narrateur Avadoro un
peu d’ordre, se révélera très remuant au sein du récit, plus remuant
même que le Juif errant qu’il suffit au fond d’exclure de la narration
pour la simplifier, alors que le géomètre, lui, y reste, mais se déplace.
On sait que c’est le retardement de son entrée en scène qui constitue le
Velasquez et le problème du roman 215
grand bouleversement narratif, de la version de 1804 à celle de 18102.
Enfin au plan psychologique, celui qui ici se plaint de ne savoir plus
qui parle ou qui écoute, est un savant distrait qui, s’il parle volontiers,
n’écoute véritablement à peu près personne. Son mariage final avec
Rébecca montre qu’au demeurant, les deux commentateurs du récit
d’Avadoro, l’un pour y opposer des objections, l’autre pour ironiser
sur ces mêmes objections, ne faisaient qu’incarner les deux faces
d’une interrogation dialectique sur la meilleure façon de conduire un
récit. Et la succession en cascade de l’objection sérieuse du géomètre,
puis de l’approbation ironique de la cabaliste (rappelons qu’au XVIIIe
siècle, la dialectique pourrait se définir comme la critique de la criti-
que), dissimule derrière un dialogue badin en forme de hors-d’œuvre
des questions en réalité centrales sur l’œuvre : quand Velasquez ne
sait plus qui parle ou qui écoute, il désigne simplement l’identité civile
du locuteur et de son destinataire ; mais dans le récit d’Avadoro et de
ses narrateurs relais, se pose, surtout pour Alphonse et à travers lui le
lecteur, la question de l’identité morale et presque métaphysique de
celui qui, momentanément, détient la parole.
C’est bien une discussion portant sur l’agencement des romans qui
s’engage, un court instant, entre deux auditeurs d’Avadoro, Velasquez
et Rébecca. Cette dernière ironise de deux manières sur l’objection du
géomètre. L’une consiste à suggérer le simplisme mécaniste de la
contre-méthode qu’il propose : « En effet, dit Rébecca, on lirait dans
une colonne que madame de Val Florida trompait son mari, et dans
l’autre on verrait ce que son mari devenait par là, ce qui répandrait un
grand jour sur cette histoire » (1804, p. 475). Ce n’est évidemment pas
certain, si l’on conçoit ce dispositif sous la forme de deux colonnes
d’écrits juxtaposées ; pas même, dans cette présentation très visuelle,
en imaginant un procédé cinématographique moderne divisant un
écran en deux, et montrant par incrustation la seconde scène se dé-
roulant en regard de la première. L’ironie consiste ensuite à conclure,
par pure antiphrase : « Vous avez bien raison, reprit Rébecca, les sur-
prises continuelles ôtent tout l’intérêt de cette histoire : on ne sait ja-
mais à qui l’on a affaire » (1804, p. 475). La discussion reste là aussi
ouverte, car les effets de surprise sont, à la fin de l’âge classique, l’un
des ressorts les plus reconnus d’un roman réussi. Il n’est dès lors pas
2
Voir Dominique Triaire, « Il était trois fois un géomètre », in : Jean Potocki ou le
Dédale des Lumières, ouvrage collectif préparé par François Rosset et Dominique
Triaire, Montpellier, PULM, 2010.
216 LUC FRAISSE
inintéressant que soit indirectement posée la question de savoir si le
roman pourrait, en tant que tel, répondre à d’autres finalités que la
surprise.
Pareille discussion en raccourci dure à vrai dire depuis un certain
temps, au sujet du genre romanesque, au moment où Potocki imagine
malicieusement cette séquence. De tels dialogues sur le récit entre-
coupant le récit se rencontrent3 dans ces romans dont l’Heptaméron a
fourni le modèle, suscitant le personnage du devisant contant ; le court
dialogue entre Velasquez et Rébecca reprend ici le devis qui intervient
dans ces romans à tiroirs, où la parole est distribuée tour à tour à la
société réunie4. Dans ces conversations elles-mêmes intercalaires, le
récit narration se fait récit débat, à valeur d’argumentation. De plus,
ces dialogues sur les récits avertissent le lecteur que les récits eux-
mêmes dialoguent aussi, mais implicitement, entre eux. Le genre du
dialogue, traditionnellement voué à la réflexion morale, s’annexe ici le
champ de la réflexion esthétique et de l’écrit critique. Là où les récits
qui s’interrompent viennent de faire entendre une voix parlant au pas-
sé, les devisants intercalaires ouvrent par contraste un dialogue à plu-
sieurs voix et au « présent ». Dans l’Heptaméron, ces dialogues ré-
flexifs ont valeur de plaque tournante, d’un récit qui se termine à un
autre qui va commencer ; la nouveauté de Potocki est d’en faire une
sorte d’impasse énigmatique et sans suite apparente. Par leurs com-
mentaires, les devisants traditionnels rappellent en outre que les récits
sont menés à titre d’exemples – ce que devraient être en principe ceux
organisés en présence d’Alphonse par les Gomelez ; si bien que la
critique de Velasquez, puis la critique de la critique par Rébecca dés-
tabilisent subtilement l’enjeu général du roman ; si les récits consti-
tuent des exemples, ces exemples sont à « critiquer ». Mais de
l’Heptaméron à Manuscrit, le commentaire dialogué opère un glisse-
ment, une sorte d’ouverture sémantique du récit ; il constitue une atti-
tude en somme concessive, vis-à-vis du genre du roman, qui n’a pas
encore acquis, faut-il le rappeler, tous ses droits, à cause de quoi on
3
Nous empruntons, dans les deux paragraphes suivants, des réflexions à deux études
du recueil Métamorphoses du roman français, Actes du colloque de Madrid (21-23
avril 2008) réunis par José Manuel Losada Goya, Louvain, Peeters, « La République
des Lettres », 2009 : Maria Dolores Picazo, « La nouvelle de Marguerite de Navarre
entre le ‘devis’ et le commentaire » et Éric Francalanza, « Entre roman comique et
histoire tragique ».
4
Voir Nicole Cazauran, « Les devisants de l’Heptaméron et leurs ‘nouvelles’ »,
Revue d’Histoire littéraire de la France, 1996, n° 5, pp. 879-893.
Velasquez et le problème du roman 217
discute de son bien-fondé au cours même de son développement.
S’organisant en joute, le dialogue des commentateurs ménage, dans
ses pauses, un instant de conversation mondaine de type intellectuel. Il
juxtapose enfin, au récit considéré comme mimesis, un commentaire
du même récit qui explique qu’un récit est plus ou moins impossible.
Genre en cours d’auto-justification, le roman, par opposition aux
épopées, aurait ainsi besoin des récits intercalaires pour constituer une
œuvre longue. Face à cette œuvre longue, les devisants seront donc
l’équivalent du lecteur, soit de plusieurs lecteurs, soit des opinions
partagées d’un seul et même lecteur. Ils devraient, au point de vue de
l’auteur, orienter par leurs commentaires la compréhension des récits,
quand ils la rendent au contraire – nouvelle originalité – aléatoire chez
Potocki. Après ce qui est raconté, ils illustrent ce qu’on en éprouve –
comme en une lecture de roman en deux temps, qui disjoignent le récit
comme action puis le récit comme parole. Le désaccord entre le géo-
mètre et la cabaliste (qui, devant se marier à la fin, illustrent long-
temps à l’avance « le désaccord originel » installé, dans La guerre de
Troie n’aura pas lieu de Giraudoux, au cœur du véritable couple, celui
d’Hector et d’Andromaque5), montre qu’au point où en est parvenue
la civilisation en cette fin des Lumières, la sociabilité n’est pas néces-
sairement source de conventions et de lieux communs, mais peut être
un foyer de réflexion critique – doublement critique ici. La différence
de points de vue pose une question supplémentaire, vu l’identité des
commentateurs : le roman est-il par nature plutôt lu par les hommes
(Velasquez), ou écrit pour les femmes (Rébecca) ? Mais les deux
commentateurs critiques s’additionnant, il en résulte ici une suren-
chère de l’ambiguïté et de l’implicite : car s’il s’avère ipso facto que
les récits sont polysémiques, des sens contradictoires peuvent à leur
tour être prêtés aux commentaires (faut-il y adhérer, sont-ils donnés à
jauger ?) : le critique peut être critiqué, on peut ironiser sur ce
qu’avance l’ironiste. Si bien que le commentaire, loin d’expliquer le
récit, selon sa fonction traditionnelle, en soi et déjà à l’intérieur de
certains romans antérieurs, en reflète plutôt toutes les ressources ; il
présente les mêmes caractéristiques – la même polysémie – que le récit
lui-même. Enfin, il faut remarquer que le commentaire de Velasquez
se place au point de vue de la création (comment agencer les récits
5
Acte II, sc. 8 ; voir Jean Giraudoux, Théâtre complet, édition établie, présentée et
annotée par Guy Tissier, Paris, Librairie Générale Française, « La Pochothèque »,
1991, p. 519.
218 LUC FRAISSE
composant un roman), et celui de Rébecca au point de vue de la lec-
ture et de la critique (l’effet produit sur le lecteur), ce qui n’est pas la
même chose, mais suggère qu’il n’y a pas de création romanesque
sans une critique du roman6. Le ton ambigu de ce court dialogue, entre
deux auditeurs d’Avadoro, pose que le lecteur de romans doit être
critique, c’est-à-dire ici ironique.
Tout cela ne va pas, sur le moment, sans débats7. Jacques Peletier,
après Cinzio, loue les romanciers d’entrelacer leurs histoires : c’est
une preuve d’inventivité8 ; mais Charles Sorel déplore cette pratique.
L’entrelacement est condamné par Huet9 et Boileau10, mais loué en
6
Nous remercions, pour cette remarque et pour d’autres dans le cours de cette étude,
Éric Francalanza à qui nous sommes largement redevable.
7
Voir, pour plus de détails sur les données qui suivent (sauf ce qui concerne Huet),
Michel Stanesco, D’armes et d’amours. Études de littérature arthurienne, Orléans,
Paradigme, 2002, chap. 24, « Premières théories du roman », pp. 393-411 et chap. 26,
« Châteaux en Espagne. Aspects de la réception des ‘vieux romans’ à l’âge
classique », pp. 427-439.
8
Ibid., pp. 401-402. Pour Jacques Peletier du Mans, voir son Art poétique (1555)
publié par André Boulanger, Paris, Les Belles-Lettres, 1930, p. 201 : « tenant le
lecteur en suspens, désireux et hâtif d’en aller voir l’événement. En quoi je trouve nos
romans bien inventés ». On verra bientôt que Huet voit précisément dans l’enchâs-
sement des récits une malencontreuse rupture de ce rythme alerte de la narration –
Huet qui reconnaît cependant en général que l’essor du genre romanesque émane d’un
esprit « fertile en invention » (éd. citée ci-dessous, p. 15).
9
Pierre Daniel Huet, Traité de l’origine des romans (1670), 8e édition, Paris, Jean
Mariette éditeur, 1711. Il n’est pas inintéressant de voir pourquoi. La remarque de
Velasquez n’est pas éloignée du précepte de Huet régissant les narrations roma-
nesques, selon lequel « il faut qu’elles soient écrites avec art, et selon les règles ;
autrement ce sera un amas confus, sans ordre et sans beauté » (pp. 3-4). En fait, le
roman requiert l’unité d’action par référence à la tragédie, afin de pouvoir rattacher ce
genre, sans art poétique issu de l’Antiquité, à la Poétique d’Aristote. C’est dans cet
esprit que Huet condamne les romans où les « épisodes, qui devraient être ajustés si
proprement avec la pièce, qu’ils ne parussent qu’un même tissu », « sont cousus
grossièrement, et paraissent plutôt des lambeaux que des ornements » (p. 77). Est
condamnée notamment la « multiplicité d’actions » (p. 95) non subordonnées à
l’action principale, se succédant « sans ordonnance, sans liaison et sans art » (p. 96),
ce qui donne « un corps à plusieurs têtes, monstrueux et difforme » (p. 97), comme est
la version de 1804 avec ses deux narrateurs, Alphonse et Avadoro, en concurrence.
Pour Huet, le plus grand défaut du romancier est de « perdre de vue son action
principale » (p. 104), ce dont se plaint le géomètre. Plus précisément ici, « enchâsser
un récit dans un récit », c’est, selon les termes du théoricien, outrer l’artifice et
brouiller son dessein (p. 119), quand au contraire le dessein du romancier est
« d’attacher le lecteur […] par l’arrangement et la variété des matières, et par une
narration nette et pressée » (pp. 123-124). L’enchâssement constitue donc un défaut
Velasquez et le problème du roman 219
1675 par Mme de Sévigné chez « l’Arioste : on aime ce qui finit et ce
qui commence ; le sujet que vous prenez console de celui que vous
quittez11 ». Les personnages eux-mêmes en discutent, comme ici, dans
le roman baroque, tels ceux d’Ibrahim, roman de Georges de Scudéry
publié en 164112. Il vaut en particulier la peine de rappeler les termes
employés en 1671 par Sorel, car Velasquez apparemment les para-
phrase directement dans ses protestations ; après avoir déploré dans
les romans tous les inconvénients des personnages et récits inter-
calaires, le romancier polémiste conclut : « Il y a bien pis ; Quelques-
uns en recitent plus que l’Autheur, qui ne dit presque mot, et mesme
pour embroüiller davantage le Roman, ayant introduit un Homme qui
raconte quelque Histoire ; celuy-là rapporte aussi celle qu’un autre a
racontée avec ses propres termes, faisant une Histoire dans une autre
Histoire, ou le Roman d’un Roman ; de sorte qu’on a peine à se res-
souvenir qui c’est qui parle, de l’Autheur, et du premier personnage,
ou du second, et quelque attention qu’y donne le Lecteur, il ne sçait
plus enfin où il en est13 ». Oui, le géomètre de Potocki est à ses heures
pour le lecteur, représenté ici par Velasquez, ce lecteur que de tels romanciers, écrit
Huet, « écartent du grand chemin ; et pendant qu’ils lui font voir tant de pays qu’il ne
cherche point, ils consument et usent son attention et l’impatience qu’il avait d’aller à
la fin qu’il cherchait, et qu’ils lui avaient proposée » (p. 124). Le roman à tiroirs
apparaît ainsi comme une inconséquence du romancier même, qui a perdu de vue son
propre projet.
10
Voir le discours préliminaire au Dialogue sur les héros de romans (1665), Œuvres
complètes, éd. par Françoise Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1966, p. 443.
11
Correspondance de Madame de Sévigné, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 3 vol., 1972-1978, t. I, p. 945. Voir D’armes et
d’amours, op. cit., p. 436.
12
Voir la section « Le roman baroque » correspondant à la troisième (le 8 juillet
2003) des journées organisées par l’Association internationale des études françaises,
ici sous l’égide de Jonathan Mallinson, publiée dans les Cahiers de l’Association
Internationale des Études Françaises, n° 6, mai 2004, pp. 305-465 ; et notamment
l’article d’Anne-Élisabeth Spica, « Les Scudéry lecteurs de L’Astrée », pp. 397-416,
plus particulièrement, s’agissant d’Ibrahim, pp. 405-407. Les personnages, tour à tour
conteurs et auditeurs, formulent à travers la princesse cette exigence : « aussi bien est-
il plus à propos que je sache les choses dans l’ordre qu’elles vous sont arrivées »
(Ibrahim ou l’illustre Bassa, IV, 1, éd. par Évelyne Dutertre, Paris, Klincksieck, 1998,
p. 9 ; voir une autre discussion à ce sujet en IV, 5, p. 418), ce qui ne coïncide pas
nécessairement avec le point de vue soutenu par le géomètre, car c’est ce que fait
Avadoro.
13
Charles Sorel, De la Connoissance des bons livres, ou Examen de plusieurs
Autheurs, Paris, André Pralard, 1671, chap. II, « Censure des Fables et des Romans »,
220 LUC FRAISSE
un romancier de l’âge classique polémiquant sur les techniques du
roman.
Il n’est que d’entendre le mot d’ordre lancé, en 1683, par Du Plai-
sir dans ses Sentiments sur les lettres et sur l’histoire avec des scrupu-
les sur le style ; rappelons que les lignes que l’on va lire, loin
d’exprimer un regret, ont valeur prescriptive : « On ne récite plus dans
le Roman. Il n’est plus de confident qui fasse l’Histoire de son Maî-
tre : l’Historien se charge de tout, et en quelque endroit où on lise, on
n’est plus embarrassé de savoir lequel parle, ou l’Historien, ou le
Confident14 » – comprenons, ou le narrateur principal, ou son relais.
Cette remise en ordre du roman à épisodes intercalaires concerne les
derniers romans des Scudéry ; Velasquez incarne en fait un tournant
classique que l’on pourrait dater de 1661. Dans ce contexte, les propos
du géomètre parlent en partie le langage de la génération classique, à
plusieurs titres. Ne laissons pas pour commencer échapper la portée
proprement rhétorique de la discussion : c’est bien d’une rhétorique
du roman qu’il s’agit ici. À Velasquez qui avance que le roman est
affaire de dispositif, Rébecca réplique qu’il produit une certaine dispo-
sition : deux entrées du roman juxtaposées, qui se font par la rhétori-
que. Le géomètre, devant un trop grand nombre de relais narratifs, se
demande qui parle et qui écoute : question de rhétorique encore, cer-
nant la notion de récit par celle de parole, une parole évaluée en fonc-
tion de sa source et de sa destination ; et l’on voit que cette rhétorique
du récit se confond avec la question même du récit, de sa nature et de
sa portée.
Les expressions employées par Charles Sorel et Du Plaisir dans la
génération classique le montrent : le narrateur d’un roman est appelé
« Du peu d’invention des Romans ; et de quelques-unes de leurs inventions toûjours
semblables », pp. 121-122. Nous remercions Delphine Denis de nous avoir fourni
cette référence ; voir à ce sujet ses deux études, « L’économie de la narration dans
l’œuvre de Mlle de Scudéry », in : La Nouvelle de langue française aux frontières des
autres genres, du Moyen Âge à nos jours, Actes du Colloque international de
Louvain-La-Neuve (mai 1997), éd. par V. Engel, Louvain-la-Neuve, Bruylant-
Academia, 2001, pp. 90-107 ; et « Le roman, genre polygraphique ? », Littératures
classiques, n° 49 (automne 2003), pp. 339-366.
14
On peut lire ce texte dans Poétiques du roman : Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres
textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, réunis par
Camille Esmein, Paris, Champion, 2004, ici p. 763. Nous suivons, dans le recueil déjà
cité Métamorphoses du roman français, l’étude de Delphine Denis « Le roman au
XVIIe siècle : quelques scrupules sur le style ».
Velasquez et le problème du roman 221
historien parce que le roman se définit, à première vue comme en
dernière analyse, par les histoires qu’on y raconte. Mais il est certain
que l’idéal du romancier classique reste d’écrire comme un historien.
Il est même intéressant qu’ici, avec ses colonnes de chronologie, le
géomètre représente l’historien face à Avadoro, le héros picaresque :
car ce sont les notions de temps et d’espace qui se trouvent radicale-
ment confrontées, selon un clivage d’ailleurs moins radical et plus
subtil qu’il n’y paraît d’abord. Semblant poser la question de l’agence-
ment chronologique du récit, le géomètre reste bien géomètre, en ce
qu’il en propose la projection dans l’espace (l’espace, cette intellec-
tualisation du temps que condamnera, bien plus tard et dans un tout
autre contexte, Bergson), donnant par avance raison à Mikhaïl Bakh-
tine, qui forgera le concept de chronotope pour désigner cet axe coor-
donnant l’espace et le temps, au fondement de la structuration roma-
nesque. En apparence ici, l’opposition est claire : Avadoro a parcouru
l’espace en tous sens, et Velasquez le rappelle aux nécessités de
l’ordre chronologique. Le roman picaresque gêne la chronologie ro-
manesque. Mais en fait, le géomètre, avant d’être historien, mesure
l’espace. Les deux personnages adoptent ainsi deux positions complé-
mentaires par rapport à la même catégorie : cet espace, que le picaro a
pour rôle de parcourir de façon trépidante, pour rendre le récit varié et
intéressant, le savant aurait pour fonction de le remettre en ordre, pour
rendre ce même récit intelligible. Chacun des deux personnages en
présence a besoin de l’autre, et joue à un qui perd gagne, qui est ici
plutôt chaque fois un qui gagne perd ; c’est ce que Rébecca se charge
de montrer. Deux positions se trouvent juxtaposées : le déploiement
dans l’espace est une chose, mais il faut repenser l’ordre chrono-
logique ; l’ordre chronologique est une chose, mais il faut redécouvrir
le déploiement dans l’espace. Pour ou contre Avadoro ; pour ou contre
Velasquez.
Ce dernier semble habilité à soulever la question, dans la mesure
où les emboîtements de récits dans Manuscrit trouvé à Saragosse
manifestent une originalité et une surenchère, par rapport à ceux que
l’on rencontrait dans le roman de l’âge classique jusqu’alors15. D’une
part, le nombre des relais narratifs n’était pas communément poussé
aussi loin ; mais ce qui distingue encore le roman de Potocki, c’est la
longueur de l’interruption de chaque histoire et l’effort de mémo-
15
Ainsi que nous l’indiquait Françoise Dervieux, à l’issue de notre intervention.
222 LUC FRAISSE
risation que celle-ci exige donc du lecteur. C’est ici qu’il faudrait faire
un sort à l’expression qu’emploie Velasquez, pour désigner le genre
(précisément dans sa généralité) littéraire auquel se rattacheraient les
récits emboîtés d’Avadoro : « les romans et autres ouvrages de ce
genre », ce qui suppose l’existence d’écrits d’inspiration romanesque,
sans constituer à strictement parler des romans. L’expression autres
ouvrages de ce genre ne doit pas être pressée, dans le sillage de l’âge
classique ; elle peut se réduire à une simple amplification du mot ro-
man qui précède. Le roman étant alors lui-même mal défini, il n’est
pas rare de trouver, au voisinage de ce mot, une expression vague et
redondante qui ne fait que trahir une absence de codification rhétori-
que et d’art poétique propres.
Mais Manuscrit trouvé à Saragosse ne serait-il pas au fait devenu,
dans les parages du roman, un ouvrage de ce genre, ce que donne à
penser, dans la version de 1810, le titre inclus dans la soixante et
unième et dernière Journée, « Conclusion de tout l’ouvrage » (1810, p.
825) ? Roman à tiroirs, le récit d’Avadoro l’est purement, au moment
où Velasquez fait entendre ses protestations, car ce sont bien des récits
de vies qui s’entrecroisent, dans une polyphonie narrative. Mais à côté
du roman proprement dit, Manuscrit se voit menacé par les structures
enchevêtrées parce qu’il est aussi l’un de ces autres ouvrages de ce
genre, comprenant des systèmes, exposés et catalogues. Le roman
cesse d’être seulement roman quand ne s’entrecroisent plus unique-
ment les autobiographies des personnages – et Velasquez, par l’exposé
de son système qui, on le sait, gagne toujours en ampleur d’une ver-
sion à l’autre, concourra grandement lui-même à transformer le roman
en autre ouvrage de ce genre. Notons pour conclure que le roman
suscite deux catégories de complexité : une complexité interne (la
matière narrative y suffisant) et une complexité par voisinages (le récit
amenant l’insertion d’écrits de nature différente, et dont le degré de
fiction peut alors varier). C’est en quoi la remarque, apparemment
naïve de Velasquez, rend par avance insuffisante la réplique en appa-
rence supérieure de Rébecca : avec ses objections et ses chronologies,
le géomètre montre que ce ne sont pas seulement le récit et son point
de vue qui sont importants, mais aussi les articulations, les jalons. Ce
benêt pose des questions profondes. Il n’est pas rare, au XVIIIe siècle,
que géomètre soit tout simplement synonyme de philosophe, et c’est
bien une philosophie du roman que l’esprit du savant se révèle capa-
ble d’embrasser.
Velasquez et le problème du roman 223
Notons que pour savoir au juste qui parle et qui écoute, il faut
connaître le début de l’histoire. Notre attention s’est polarisée sur la
tension vers la fin que paraît supposer ce débat. La question posée est
apparemment celle-ci, et la version de 1804, arrêtée à la quarante-
cinquième Journée, donne à cette question toute sa force concrète :
lancé dans un récit à tiroirs à ce point enchâssé, Avadoro parviendra-t-
il donc à conclure, à resserrer les liens logiques du récit, à retrouver
pour finir un point de vue unitaire, à dominer la force centrifuge des
récits de vie emboîtés ? Mais la question des fins conditionne celle des
commencements : seul un regard toujours rétrospectif, contrariant
l’avancée allègre des récits, permet de déterminer la question, essen-
tielle à une pleine compréhension, de savoir qui parle et qui écoute.
Nous l’expérimentons, puisque nous manquent cruellement encore les
premières Journées de la version de 1794, que l’on retrouvera peut-
être un jour. Derrière l’évidence que toute entreprise romanesque est
rivée à la question de sa fin, se profile une plus subtile considération,
selon laquelle un roman ne s’écrit pas seulement en fonction de sa fin,
mais que tout se joue en fonction de ses débuts : c’est sous ce jour que
la version de 1804 pourrait conserver, en l’état, le statut de projet ro-
manesque autonome.
Percevant en partie l’ironie, ou du moins l’inadéquation du com-
mentaire de Rébecca, le géomètre explicite donc ainsi et son reproche
et sa solution : « Ce n’est pas là ce que je veux dire, reprit Velasquez,
mais voici par exemple le duc de Sidonia dont je dois étudier le carac-
tère, tandis que je l’ai vu déjà mort ; n’eût-il pas été plus à propos de
commencer par la guerre de Portugal ? Et sur une autre colonne,
j’aurais vu que Sangro-Moreno étudie la médecine. Ensuite quand l’un
dissèque l’autre, je n’en eusse plus été surpris » (1804, p. 475). Ce qui
est présenté ici comme l’éventuelle faiblesse de cette version de 1804,
de fait rectifiée partiellement dans celle de 1810, il est à noter que ce
deviendra aux yeux de Balzac le point fort de son entreprise, le prin-
cipe du retour des personnages, présenté avec ses mêmes conséquen-
ces (la rupture de la linéarité romanesque) dans la préface à Une fille
d’Ève en 1839, qu’il vaut la peine de citer, tant elle reprend à
l’avantage du roman exactement ce que le géomètre portait à son dé-
triment : « Vous trouverez, par exemple, l’actrice Florine peinte au
milieu de sa vie, dans Une fille d’Ève, Scène de la vie privée, et vous
la verrez à son début dans Illusions perdues, Scène de la vie de pro-
vince. Ici l’énorme figure de De Marsay se produit en premier minis-
224 LUC FRAISSE
tre, et dans Le Contrat de mariage, il est à ses commencements. […]
Enfin, vous aurez le milieu d’une vie avant son commencement, le
commencement après sa fin, l’histoire de la mort avant celle de la
naissance16 ». Sainte-Beuve y verra d’ailleurs, comme autrefois Ve-
lasquez pour Avadoro, dès 1838 une incongruité, ce qu’il exprime en
des termes à rapprocher des plaintes du géomètre et du secret des Go-
melez chez Potocki : « Grâce à cette multitude de biographies se-
condaires qui se prolongent, reviennent et s’entrecroisent sans cesse,
la série des Études de mœurs de M. de Balzac finit par ressembler à
l’inextricable lacis des corridors dans certaines mines ou catacom-
bes17 ». Le souterrain des Gomelez abrite ainsi un combat entre struc-
ture et inventivité romanesques.
Ce débat, renouvelé à une génération de distance avec, de Potocki
à Balzac, des réponses on le voit opposées, montre que le roman à
tiroirs est en train de devenir, quoique de loin, le roman monde du
XIXe siècle. L’enchâssement des récits, dans un seul roman somme,
amorce l’entreprise romanesque plus vaste que seront les ensembles
de romans avec retour des personnages. Velasquez puis Balzac en dé-
gagent les conséquences, dont la première est que, dirions-nous au-
jourd’hui, la fin de la diégèse n’est pas nécessairement la fin de
l’histoire, que le personnage reparaît mais mourra, ou est mort, ce qui
suscite le développement d’un espace ambigu, convenant bien à Po-
tocki et principalement à la version de 1804, entre achèvement et ina-
chèvement, pour le personnage comme pour l’ensemble du roman. Le
retour des personnages, sous des facettes variées d’un récit à l’autre,
contamine le roman tout entier par la notion d’épisode, il réduit en fait
le roman à des morceaux de roman qui s’additionnent mais se distin-
guent entre eux, selon un rapport déjà organique que privilégiera en
tout le romantisme. Et de fait, la réapparition, sous un nouveau jour,
d’un même personnage semble contrarier la tradition aristotélicienne
postulant la subordination du personnage à l’intrigue18 : ici au
contraire, le personnage se manifeste comme productivité illimitée, et
montre que c’est la combinaison des personnages qui permet
16
La Comédie humaine, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », édition
réalisée sous la direction de Pierre-Georges Castex, 12 vol., 1976-1981, t. II, pp. 264-
265.
17
Sainte-Beuve, « Revue littéraire », Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1838,
quatrième série, t. XVI, 3e livraison, p. 367.
18
Aristote, Poétique, à la charnière de 1450 a et b.
Velasquez et le problème du roman 225
l’intrigue ; ce retour accumulateur, pourrait-on dire, rompt avec
l’esthétique classique.
Dans sa déroute d’auditeur de récits enchâssés, Velasquez, poten-
tiellement muni de ses tables chronologiques, perçoit bien que ces
angles de vue changeants sur les personnages, tour à tour eux-mêmes
narrateurs ou locuteurs, perturbent les rapports entre épisodes et tota-
lité. Thomas Pavel remarque, dans La Pensée du roman, que « le lec-
teur [de romans] finit par saisir, au-delà de la fragmentation épisodi-
que, l’unité finement différenciée du monde », la question étant de
savoir si les épisodes qui s’emboîtent ou se succèdent sont pris « en
charge par le sens global de l’œuvre19 ». Dans ces passations enchevê-
trées de parole, l’auditeur reste-t-il en contact avec l’unité de
l’œuvre ? est-il demandé. Question post-classique : Velasquez, épuisé
par l’enchâssement des récits, va à l’encontre de Huet qui prêtait au
roman, par opposition aux sciences, la ressource de la facilité : selon
lui, point n’était nécessaire, avec les romans, de « se fatiguer la mé-
moire20 » ; ce n’est plus vrai, on l’a vu, avec Potocki.
Qui parle ou qui écoute : si l’auditeur se perd dans cette incerti-
tude, le roman, écartelé entre la question également cruciale de ses
débuts et de ses fins, n’a plus de centre. L’absence de centre est une
question inquiète qui mine les Lumières finissantes. J’ai fondé, dans
Potocki et l’imaginaire de la création, toute mon interprétation de
cette œuvre de polygraphe, au sein de laquelle intervient l’écriture
romanesque, sur la constatation que la personnalité de l’écrivain n’a
pas de centre identifiable21, ce qui expliquerait la polygraphie des
œuvres complètes, et la polyphonie du roman. Il est frappant que Frie-
drich Schlegel émette cette même hypothèse en 1812, dans le cours
sur l’« Histoire de la littérature ancienne et moderne » professé à
Vienne, à propos de la poésie de Goethe, qui elle aussi présenterait la
caractéristique d’être dépourvue de centre, ainsi qu’il en avance
l’hypothèse dans la seizième conférence : « Et cependant, derrière une
culture si variée, une ironie pleine d’esprit, des saillies qui fusent dans
tous les sens, on sent bien souvent qu’il manque un point d’ancrage
19
La Pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, p. 92.
20
Pierre Daniel Huet, Traité de l’origine des romans, op. cit., p. 197.
21
Voir Potocki et l’imaginaire de la création, Paris, Presses universitaires de Paris-
Sorbonne, 2006, pp. 72-75.
226 LUC FRAISSE
central à cet esprit si prodigue en idées dont il se joue22 ». À l’aube du
XIXe siècle et à l’échelle européenne, le concept même d’œuvre sem-
ble ainsi souffrir d’un syndrome de centre de gravité – et il fallait,
dans le roman de Potocki, un géomètre pour le dire. Mais dans Manus-
crit, qui est un roman, ce vertige du décentrement perpétuel – qui
parle ou qui écoute ? – est attaché au genre, si l’on suit le principe du
plurilinguisme romanesque mis en avant par Bakhtine, où reparaît, on
va le voir, ce centre vide mais créateur qui définit bien la position de
Potocki, même si ce n’est pas de lui en particulier qu’il est ici ques-
tion : « Le langage du roman, postule on le sait Bakhtine, c’est un
système de langages qui s’éclairent mutuellement en dialoguant. On
ne peut ni le décrire, ni l’analyser comme s’il était seul et unique », et
dès lors « l’auteur (en tant que créateur du roman en son entier) est
introuvable sur les divers plans du langage : il se trouve au centre où
s’organise l’intersection des plans qui, à divers degrés, s’éloignent de
ce centre23 ». Au moment où il interrompt Avadoro, grand maître ès-
polyphonie romanesque, le géomètre s’est placé dans l’œil du typhon,
et il découvre que, dans cette ronde centrifuge de personnages tour à
tour narrateurs et auditeurs, on ne trouve pas le centre.
L’interrogation soulevée par Velasquez amène ainsi le géomètre à
incarner ici la question même du roman, le roman comme problème.
Plus particulièrement, il souffre, avec beaucoup de lucidité définitoire,
des changements de points de vue induits par le roman à tiroirs, par
excellence en cela représentatif du roman, genre auquel il appartient
de réunir pour les dissocier et juxtaposer ce que René Girard appelle
divers « impérialismes de la perception [ceux représentés par chacun
des personnages engagés ensemble dans l’action romanesque] si abso-
22
Kritische Friedrich-Schlegel-Ausgabe, sous la direction d’Ernst Behler, Ière section,
t. IV, éd. Hans Eichner, Paderborn, Verlag Ferdinand Schöningh, 1982, p. 403. Julien
Gracq relève cette hypothèse comme très prometteuse et pleine d’avenir, en 1992
dans Carnets du grand chemin : « Remarquable à sa date – c’est-à-dire en 1815 – la
critique de Frédéric Schlegel selon laquelle la poésie de Goethe ‘n’a pas de point
central’. Vraie ou fausse, l’importance de cette note n’est pas là, elle est dans
l’introduction, en matière de jugement littéraire, d’une considération jusque-là
entièrement inédite à propos des écrivains : celle de leur centre de gravité émotionnel
et imaginatif, et de son plus ou moins de congruence avec la structure de leur œuvre.
Considération avancée par un écrivain et un penseur qui, plus que tout autre à son
époque, avait de l’avenir dans l’esprit » (Œuvres complètes, éd. par Bernhild Boie,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1995, pp. 1095-1096).
23
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria
Olivier, Paris, Gallimard, 1978, rééd. coll. « Tel », 1987, pp. 407 et 408.
Velasquez et le problème du roman 227
lus qu’ils n’ont aucune conscience du gouffre qui les sépare24 ». Il
appartient à ce savant d’apercevoir, lui, ce gouffre séparant les points
de vue croisés du roman polyphonique, et d’en être saisi de vertige.
À entendre Avadoro, on ne sait donc à la fin qui parle ou qui
écoute. Porteur de la question même du genre romanesque, Velasquez
pose aussi la question du statut d’Alphonse, qui dans cette scène
l’interrompt pour poser sa propre question. Doit-on en effet dire d’Al-
phonse que, dans Manuscrit trouvé à Saragosse, il parle ou qu’il
écoute ? Il a écouté autrefois, il parle aujourd’hui. C’est donc aussi
bien l’énigme du héros narrateur qui est indirectement posée, à travers
la perplexité du géomètre. Alphonse de fait cumule en lui et superpose
les deux fins de romans possibles, que distingue René Girard : « celles
qui nous montrent un héros solitaire rejoignant les autres hommes,
celles qui nous montrent un héros ‘grégaire’ conquérant la soli-
tude25 ». Dans la « Conclusion de tout l’ouvrage » apposée à la ver-
sion de 1810, Alphonse, après avoir été confiné pendant deux mois
dans la Sierra Morena, rejoint l’Histoire ; mais par un ricochet, il se
retire des campagnes militaires pour recopier son journal de l’époque
et nous livrer ainsi, dans une relative retraite, le complexe récit, le
« roman bizarre » selon l’Avertissement, que nous lisons.
La discussion sur l’agencement des romans, entre Velasquez et Ré-
becca à qui Alphonse trouve en cet instant « quelque chose d’ironique
et de douteux26 », renvoie à l’essence du genre, un genre romanesque
24
Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961, rééd. 2001,
p. 281.
25
Ibid., p. 352.
26
Il entre aussi, dans l’ironie manifestée par Rébecca et le fait qu’elle ajoute son avis
contradictoire à celui donné par Velasquez, la question déjà signalée de savoir si les
romans sont écrits pour des lecteurs en général ou pour des femmes. Huet souligne
ainsi la particularité du roman français, qui est à ses yeux d’être plus particulièrement
écrit pour les femmes, qui, « les premières prises à cette appas », « ont fait toute leur
étude des romans » (Pierre Daniel Huet, Traité de l’origine des romans, op. cit.,
p. 210). Fille des Lumières finissantes, Rébecca en est, on le remarquera, au-delà
même de la naïve lecture (ou ici, audition) prêtée à son sexe, à la critique de la
critique des romans. Ses propos ambigus, plus à l’égard des commentaires du
géomètre que du récit lui-même, tombent sous le coup de ce que Huet condamne dans
les romans, « la bassesse des paroles à double entente » (p. 213). En revanche,
l’échange aigrelet entre ces deux auditeurs, masculin et féminin, d’Avadoro, permet à
Manuscrit d’échapper à la catégorie, affirmait Huet, de ces « romans vulgaires,
uniquement renfermés dans les bornes de la galanterie » (p. 261 ; il s’agit ici d’une
lettre de 1699 à Mlle de Scudéry, ajoutée au Traité dans sa réédition).
228 LUC FRAISSE
que Thomas Pavel qualifie justement d’ironique, « c’est-à-dire libre
de prendre ses distances à l’égard de soi-même », « les auteurs de
romans », ajoute-t-il ailleurs, se livrant à « un troc incessant d’idées et
de procédés27 », troc qui est bien l’objet du dialogue technique sur le
récit d’Avadoro qui nous occupe. L’ironie (qui signifie étymologique-
ment interrogation, enquête) est en soi une promesse de roman parce
qu’elle touche à son essence, ce que soupçonne Alphonse de l’iro-
nique Rébecca ici, à savoir « qu’elle eût pu nous raconter une histoire
toute différente de celle des gémeaux célestes, et je me proposai de la
lui demander un jour ». L’attitude questionneuse face au récit est elle-
même mise en réserve de récits.
C’est en quoi il ne semble pas exagéré de conclure que Velasquez,
contestant Avadoro et en discussion avec Rébecca, incarne l’évolution
du roman dans le roman même : évolution du roman de Potocki, qui
va en changer de formule ; évolution générale du genre aussi, à l’aube
du XIXe siècle. Les objections du géomètre donnent à voir un instant
la possible impasse d’une formule romanesque, sinon du genre roma-
nesque en son entier, en soulignant, il importe de le retenir, que le
roman n’est peut-être pas le lieu de tous les possibles : où l’on voit
que l’absence de définition codifiée n’ouvre pas à toutes les libertés. À
l’inverse, le roman ressort de cette brève, intense et subtile discussion
paradoxalement grandi de tous ses mystères ; car le dialogue s’est
terminé ni plus ni moins en aporie (« chacun s’en alla de son côté »,
est-il conclu à l’issue de cette vingt-huitième Journée), les devoirs et
droits du romancier resteront un objet d’interrogation, des solutions
contradictoires ont été proposées sans que l’une d’elles soit pour finir
prescrite. Le roman s’approche bien comme un problème, mais plus
encore comme un problème par définition non résolu. Velasquez et
ses perplexités donnent par avance raison à Claude Lévi-Strauss dé-
clarant que « le héros de roman, c’est le roman lui-même. Il raconte sa
propre histoire », et notamment « qu’il se réduit à une poursuite exté-
nuante de sa structure28 ».
27
La Pensée du roman, op. cit., pp. 43 et 409.
28
Mythologiques III, Paris, Plon, 1968, p. 106.
Histoires de voyageurs enchantés.
Jean Potocki et le thème du voyage fantastique
au XVIIIe siècle
ISABELLA MATTAZZI
La pensée du XVIIIe siècle est sans aucun doute une pensée er-
rante. Depuis le journal de George Berkeley saisi d’enchantement
devant le « charme horrifiant » des Alpes couvertes de glace, jus-
qu’aux réflexions de Louis Antoine de Bougainville embarqué sur la
frégate du roi La Boudeuse, en passant par les vagabondages de Jac-
ques et de son maître autour des possibilités expressives de la forme-
roman, le récit de voyage représente l’un des genres littéraires les plus
appréciés des Lumières.
La modification de l’espace, la continuelle métamorphose de la na-
ture sous le regard d’un observateur en marche sont des caractéris-
tiques non négligeables de cette nouvelle sensibilité qui, à partir des
dernières années du Grand Siècle1, élargit ses horizons géographique,
politique et scientifique jusqu’à considérer le monde comme un lieu
de variations infinies, de déclinaisons multiples d’une réalité destinée
à ne jamais être semblable à elle-même. Si la culture du classicisme
est une culture statique, emprisonnée dans la perfection d’un ordre
immuable des événements, l’Europe du XVIIIe siècle connaît un as-
souplissement progressif de ses frontières épistémologiques :
[…] les philosophes voyagent, les idées se transmettent avec une relative vitesse,
des explorations suivent aux découvertes géographiques, le voyage même est
théorisé en tant que dimension vivante de la pensée2 [ma traduction].
1
Voir Paul Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Fayard,
1961.
2
Elio Franzini, L’estetica del Settecento, Bologne, Il Mulino, 1995, pp. 37-38 : « I
filosofi viaggiano, le idee si trasmettono con relativa velocità, le scoperte geografiche
sono seguite dalle esplorazioni, il viaggio stesso viene teorizzato come dimensione
vivente del pensiero ».
230 ISABELLA MATTAZZI
Le thème du voyage semble renfermer entre ses bornes tous les élé-
ments constitutifs du projet illuministe : l’idée d’une relativité du dis-
cours (refus d’une raison unique, possible cohabitation de multiples
raisons), une philosophie du goût susceptible d’assimiler et de com-
prendre une catégorie tout à fait nouvelle comme le Sublime,
l’expérience de l’Autre et du Divers en tant que données fondamenta-
les de la construction d’une morale et d’un ordre politique, enfin, sur-
tout, le primat des sens dans tout le processus de structuration de la
pensée et l’identification de la connaissance sensible comme seul élé-
ment valable pour s’orienter à l’intérieur de la structure labyrinthique
de l’existence.
À travers le voyage, à travers la liberté du corps en mouvement,
l’homme mime, par ses gestes de voyageur, le parcours quotidien et
inlassable de l’expérience. Il prend conscience de la machine de la
pensée directement en action. Voyage de la connaissance et voyage
géographique relèvent en effet d’une même structure symbolique. De
même que la pensée saisit les données du réel que les sens ont fait
émerger de la matière indistincte de l’univers, de même le voyageur
saisit les différents pans de réalité qu’il parvient à effleurer à travers
les innombrables détours de son chemin. D’ailleurs, tout comme le ra-
contera Sade, la seule expérience digne de ce nom, ne peut s’acquérir
que « par des malheurs et par des voyages3 », seules conditions d’une
rencontre entre l’homme et le monde.
Le Manuscrit trouvé à Saragosse est avant tout la chronique d’un
voyage. Son incipit – les premières pages de son corps textuel –
s’offre au lecteur sous les formes bien connues du genre erratique :
communication du lieu de départ et de la destination finale, descrip-
tion sommaire du parcours, explication même des motivations qui ont
orienté le choix vers un chemin plutôt qu’un autre, description de
l’équipement et des membres du groupe (les deux zagales, Lopez et
Mosquito, et la mule chargée de provisions).
Celui [l’hôte] de l’hôtellerie d’Andujar attestait saint Jacques de Compostelle de
la vérité de ces récits merveilleux. Enfin il ajoutait que les archers de la sainte
Hermandad avaient refusé de se charger d’aucune expédition pour la Sierra More-
na, et que les voyageurs prenaient la route de Jaen ou celle de l’Estrémadure.
Je lui répondis que ce choix pouvait convenir à des voyageurs ordinaires, mais
que le roi don Philippe Quinto ayant eu la grâce de m’honorer d’une commission
3
Donatien-Alphonse-François de Sade, Idée sur les romans (1799), in : Œuvres
complètes du Marquis de Sade, Paris, Pauvert, 1988, vol. X, p. 74.
Jean Potocki et le thème du voyage fantastique au XVIIIe siècle 231
de capitaine aux gardes wallonnes, les lois sacrées de l’honneur me prescrivaient
de me rendre à Madrid par le chemin le plus court, sans demander s’il était le plus
dangereux. […]
Les voyageurs partaient donc le matin d’Andujar, dînaient à Los Alcornoques
des provisions qu’ils avaient apportées, et puis ils couchaient à la venta Quemada.
Souvent même ils y passaient la journée du lendemain pour s’y préparer au pas-
sage des montagnes et faire des nouvelles provisions ; tel était aussi le plan de
mon voyage. (1810, pp. 60-62)
Potocki semble respecter à la lettre, pendant tout le roman, ces ins-
tances philosophiques, ces impératifs culturels qui font d’un texte une
histoire de voyage :
– Le thème de l’altérité (et par conséquent celui de la relativité des
coutumes). Le Manuscrit est sans doute le terrain privilégié de la ren-
contre avec l’Autre. Nulle part comme pendant le voyage d’Alphonse,
on ne suit mieux la règle des Bijoux indiscrets selon laquelle « on
appelle crime chez toi, ce que nous regardons ici comme un acte
agréable à la Divinité4 ».
– Le sentiment du Sublime. Sur ce point, la Sierra Morena, avec ses
cavernes traversées par le vent et ses crevasses qui s’ouvrent au hasard
sous les sabots des chevaux, en est un solide exemple illustratif.
– Enfin, la position centrale de la perception comme élément fonda-
mental du processus de connaissance.
Le Manuscrit trouvé à Saragosse est surtout un livre des sens. Au-
delà de toute construction théorique déductible des propos de Velas-
quez ou de l’athéisme de Hervas, le texte de Potocki est un univers
bâti sur la sensibilité, sur l’usage du regard, sur la fascination du goût,
sur la valeur évocatoire des sons. La curiosité descriptive que Potocki
réserve à la nourriture, à sa préparation, à la saveur des boissons, et
surtout la valeur de connaissance qu’il attribue au son (à la parole) et à
la vue font du Manuscrit un véritable laboratoire philosophique, un
banc d’essai sur lequel faire réagir, comme des éléments chimiques,
les idées de Condillac sur la connaissance sensible et sur son juste
fonctionnement5. La réalité, donnée tout à fait changeante à l’intérieur
du Manuscrit, renaît chaque jour, sous le regard posé à sa surface.
4
Denis Diderot, Les Bijoux indiscrets (1748), Paris, Gallimard, 1981, p. 83.
5
Voir Jan Herman, « Le traité des sensations de Potocki », in : Le Manuscrit trouvé à
Saragosse et ses intertextes, Actes du colloque international, Leuven-Anvers, 30
mars-1er avril 2000, éd. par Jan Herman, Paul Pelckmans et François Rosset, Louvain-
Paris, Peeters, 2001, pp. 219-229.
232 ISABELLA MATTAZZI
Selon la distance entre l’œil et l’objet, selon l’angle de perspective
adopté, le monde modifie sa substance et son destin. Tout changement
d’observateur, toute variation de l’activité scopique, rectifient inexo-
rablement la réalité6.
En apparence alors, le texte de Potocki semble remplir toutes les
conditions pour être considéré comme l’un des exemples les plus re-
présentatifs de la narration de voyage au XVIIIe siècle : mouvement,
observation, apprentissage d’une réalité toujours renouvelée sous le
regard du sujet. Les éléments du voyage sont bien présents dans le
texte. Mais naturellement, tout n’est pas si facile.
Que le Manuscrit et les journaux rédigés par Potocki pendant ses
multiples voyages ne relèvent pas du même genre littéraire est évi-
dent. Que le personnage Alphonse van Worden et son auteur ne vivent
pas la même expérience erratique dans leurs relations de voyage res-
pectives, ce point n’est pas à démontrer. Quelles sont en effet les dif-
férences entre le Voyage en Turquie et en Egypte et le Manuscrit ?
Qu’est-ce qui distingue la plupart des romans de voyage de l’époque,
de la description des soixante et une Journées passées le long des sen-
tiers à pic de la Sierra Morena ?
La simple motivation du fantastique, la seule présence d’éléments
insolites à l’intérieur du livre ne suffisent pas à donner une explication
satisfaisante. Certes, le Manuscrit (au moins dans ses premières
soixante Journées7), est un roman anti-réaliste. Le thème même du
voyage, gage d’une certaine ressemblance entre parole littéraire et
réalité, se trouve frappé au cœur de sa nature identitaire : la linéarité.
Sans direction linéaire, nul vrai parcours. Un chemin réduit à une per-
pétuelle ronde, à une marche obsédante le long du périmètre d’un
cercle, ne peut être considéré comme un voyage. Dans ce cas, la diffé-
rence entre l’errance fantastique d’Alphonse et les innombrables
voyages du siècle dans le rassurant monde « réel », au-delà d’une
évidente différence de thèmes et d’images, semble cachée dans une
couche plus profonde de la construction textuelle. Mieux, on a ici
affaire à un cas de diversité non pas thématique (entre les objets du
discours) mais structurelle.
Alphonse van Worden est un jeune soldat des gardes wallonnes.
Mises à part quelques vagues notions sur l’usage des armes, et une
6
Voir François Rosset, Le Théâtre du romanesque : Manuscrit trouvé à Saragosse
entre construction et maçonnerie, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1991.
7
On fait référence naturellement à la version de 1810.
Jean Potocki et le thème du voyage fantastique au XVIIIe siècle 233
estocade secrète (vrai coup létal) que son père lui a apprise, sa
connaissance de la vie est bien peu de chose. Son jeune âge et sa na-
ture un peu grossière semblent inquiéter les personnages qui, par ha-
sard, croisent son chemin.
– Mon jeune Seigneur, reprit l’hôte, votre Merced me permettra de lui observer
que si le roi l’a honoré d’une compagnie aux gardes avant que l’âge eût honoré du
plus léger duvet le menton de Votre Merced, il serait expédient de faire des preu-
ves de prudence […] (1810, p. 61)
Son voyage dans la Sierra Morena s’apparente alors à un parcours
initiatique. Jeune, inexpérimenté, matière argileuse encore informe sur
laquelle il s’agit de modeler les traits d’une identité adulte, Alphonse
van Worden accomplit dans ses soixante et une Journées les expé-
riences nécessaires qui feront de lui un homme à tous les niveaux.
Il subit dans la Sierra Morena de véritables « épreuves de réalité », en
vivant la peur, la douleur, l’amour, la rage. Sa sensibilité, dans sa ren-
contre avec les objets que le destin chaque fois semble lui présenter,
affine son grain. Sa conscience forme et renforce sa propre structure.
Le voyage, en effet, représentation en filigrane de l’acte de la connais-
sance, est le moyen privilégié d’une prise de conscience de soi. Il est
le moyen le plus facile pour maîtriser le monde et ses propres instinc-
ts, maîtrise que seul celui qui a traversé le mare magnum de
l’expérience peut revendiquer. Mais de quel genre d’expérience s’agit-
il dans le cas d’Alphonse ?
La structure narrative du Manuscrit repose entièrement sur une
tromperie. Le scheik des Gomelez, descendant de cette lignée de mi-
nistres du culte de l’illusion qui, au cours du XVIIIe siècle, s’occupe-
ront avec succès de l’éducation d’ingénus, est le véritable auteur des
péripéties d’Alphonse. Tous les voyageurs que le jeune soldat ren-
contre sur son chemin sont des figurants régis selon sa volonté ordi-
natrice. Tous les contretemps, les apparitions mystérieuses, les bizar-
reries du destin qui font de son voyage une expérience inoubliable,
sont des mécanismes de théâtre, les entraits et les cordes d’une struc-
ture en papier mâché capable de ne restituer qu’une apparence illu-
soire de réalité. L’univers tout entier de la Sierra Morena est faux : il
est l’effet d’une construction. Sa vraie réalité n’est qu’une structure
éducative déterminée a priori par les logiques infaillibles du scheik.
234 ISABELLA MATTAZZI
De là vous êtes venu à mon ermitage où vous avez trouvé le terrible démoniaque
Pascheco, lequel n’est proprement qu’un saltimbanque basque qui s’est crevé un
œil en faisant le saut périlleux. J’ai cru que sa terrible histoire vous ferait quelque
impression et que vous trahiriez le secret juré à vos cousines, mai vous êtes resté
fidèle à votre parole d’honneur.
Le lendemain nous vous avons mis à une épreuve bien plus terrible : un feint in-
quisiteur vous a menacé des plus affreux supplices et n’a pu vous intimider.
Nous voulions vous mieux connaître et nous vous avons attiré au château
d’Uzeda. Là de dessus la terrasse, vous avez vu des Bohémiennes très ressem-
blantes à vos cousines et c’étaient elles en effet (1810, pp. 823-824).
Le mécanisme expérientiel du voyage de van Worden est alors fondé
sur un vice de forme. Lors d’un voyage dans le monde réel, c’est
l’ambiguïté du hasard qui décide de la nature des épreuves que le sujet
doit vivre (et donc, finalement, qui en crée le destin). Dans le monde
fantastique de Potocki au contraire, c’est le projet parfaitement ordon-
né d’une instance éducative qui oriente la fortune du voyageur évo-
luant sur les sentiers rocheux de son univers symbolique8.
Alphonse fait la connaissance d’un monde, à son insu, créé exprès
pour lui par l’intelligence d’un autre. Sa sensibilité se forme en insti-
tuant de justes rapports de cause à effet entre sujet et objet, dans un
système peuplé d’objets illusoires. Il fait réellement l’expérience de la
peur, de la solitude face à un péril mortel. Il accomplit des actes de
courage, mais entre les berges sûres d’un univers édulcoré, mutilé des
parties les plus acuminées de son être.
Si l’on considère alors le voyage comme une sorte de tableau sy-
noptique, de représentation symbolique de la structure humaine de la
connaissance, l’expérience du monde dans le Manuscrit semble être
un acte bouleversé par la présence inattendue d’un élément étranger.
Le rapport exclusif entre sujet et réalité a été soudainement transformé
en triangle. Un troisième élément, omniscient et protégé, à l’abri du
secret, s’est inséré à l’intérieur du couple apparemment harmonieux.
Ce troisième élément, doué d’un pouvoir sans égal, semble tirer jus-
tement sa force de son mystère et du caractère illimité de son regard.
8
De semblables conclusions ont été tirées sur le thème de l’éducation dans les Aven-
tures de Télémaque de Fénelon par Daniele Giglioli dans son livre Il pedagogo e il
libertino. Sul personaggio manipolatore nel romanzo del Settecento francese,
Bergame, Bergamo University Press, 2002. Les voyages fantastiques au cours du
XVIIIe siècle présentent des récurrences structurelles plutôt évidentes en suggérant la
possible présence d’un véritable genre narratif autonome.
Jean Potocki et le thème du voyage fantastique au XVIIIe siècle 235
L’idée du secret et de son lien avec le pouvoir n’est pas nouvelle
pour la culture des Lumières. Le secret, dans la dialectique étroite
entre État et Société qui animera le débat philosophique du siècle, est
susceptible de remplir le vide du pouvoir laissé par le système absolu-
tiste. La maçonnerie, organe moral bien plus que politique au XVIIIe
siècle, fera du secret, la raison première et fondatrice de son projet
éducatif. Pour les francs-maçons, tout comme l’écrit Reinhart Kosel-
leck :
[…] l’isolement vis-à-vis du monde extérieur, rendu possible grâce au secret, pro-
duisait une forme d’existence sociale qui impliquait qu’on soit moralement quali-
fié pour juger le monde extérieur. Au moyen du secret, la conscience particulière
se dilate jusqu’à l’association, et celle-ci devient une grande conscience du monde
dont elle se retranche volontairement par le secret. En rejetant la politique les ma-
çons s’établissent en même temps comme la conscience de la politique9.
Par le secret se manifeste le contrôle de soi, qui préside à toute forma-
tion du sujet adulte. « […] il faut encore que vous vous engagiez sur
les lois sacrées de l’honneur à ne jamais trahir nos noms », demandent
Émina et Zibeddé à Alphonse, moins dans le but d’assurer leur sécuri-
té face à n’importe quelle attaque xénophobe, que dans celui de mettre
à l’épreuve le jeune soldat, en éprouvant ainsi la maîtrise qu’il a de
lui-même (1810, p. 84). Alphonse, du reste, une fois informé du mys-
tère qui soutient et anime tout le Manuscrit, en devient lui-même par-
tie intégrante, en se découvrant le direct descendant des Gomelez, et
par conséquent inclus, emmuré à l’intérieur de cette structure opaque
qui jusque-là en avait présidé l’évolution. Naturellement l’utilisation
du secret, de la ruse, de la volontaire distorsion de la réalité, peut gar-
der un sens si seulement on la situe dans un discours de formation et
de construction identitaire qui en justifie la méthode peu orthodoxe.
La « conjuration pédagogique » de matrice maçonnique semble être
un élément fortement enraciné dans la pensée pédagogique des Lu-
mières.
Alphonse a besoin d’être trompé parce qu’il doit être éduqué. S’il
percevait les péripéties dans leur réelle nature d’artifices, il ne pourrait
pas les reconnaître en tant qu’« expériences » ; elles seraient alors
9
Reinhart Koselleck, Kritik und Krise. Ein Beitrag zur Pathogene der Bürgerlichen
Welt, Freiberg-Munich, Verlag Karl Alber, 1959, Le Règne de la critique, Paris, Les
Éditions de minuit, 1979, p. 69.
236 ISABELLA MATTAZZI
inutiles. La fin justifie les moyens. Pour pouvoir se déclarer auto-
nome, le jeune homme doit passer par l’illusion d’une complète auto-
nomie. Il doit forcément méconnaître la nature prédéterminée du
monde qui l’entoure, pour unifier le caractère protéiforme de l’univers
chaotique et donner un ordre et un sens au réel. Au moment de la plus
haute affirmation d’Alphonse en tant que sujet, l’idée même de son
individualité se révèle problématique. Et seulement par la suite,
l’univers créé par le scheik des Gomelez pourra finalement
s’autodétruire. Seulement après le dévoilement de la ruse, après
l’explosion de la Sierra Morena et de ses sentiers, un espace s’ouvrira
pour l’écriture, pour une parole finalement libre, à même de dire au
monde : « je conte mon histoire ».
Quoique jeune encore et dans la force de l’âge, je songeais à un emploi qui me
permît de goûter les douceurs du repos. Le gouvernement de Saragosse vint à va-
quer et je l’obtins.
Après avoir pris congé du roi, j’allai chez les Moro et je demandai un paquet ca-
cheté que j’avais déposé chez eux il y avait vingt-cinq ans. C’était le journal des
soixante premières journées de mon séjour en Espagne.
J’en ai fait une copie de ma main et je l’ai déposée dans une cassette de fer que
mes héritiers trouveront un jour. (1810, p. 831)
Que la culture des Lumières ait besoin de représenter le parcours
fatigant de sa formation en ces termes illustre bien les rapports com-
plexes et les contradictions de fond qui animent l’identité d’un siècle
perpétuellement divisé entre le désir d’une radicale autonomie du sujet
(d’un sujet, affirme Kant, capable de se donner par lui-même ses pro-
pres lois) et une confiance illimitée dans les potentialités formatives
de l’éducation. Mentor et Télémaque, le scheik et Alphonse, mais
aussi Sarastro et Tamino, descendants directs du voyage initiatique de
Séthos de l’abbé Terrasson, sont les acteurs d’une sorte de condition
double et aporétique de l’existence. Ils semblent être les projections
d’une identité continuellement condamnée à se représenter « par un
sujet d’expérience séparé en deux actants, au premier desquels, le
disciple, a été attribué en apparence une compétence active, vu que
son seul apanage est celui de subir, tandis qu’au deuxième membre du
couple seulement est réservée la sphère de l’action, qui se configure
essentiellement en possibilité illimitée de pousser à faire10 » (ma tra-
10
Daniele Giglioli, Il pedagogo e il libertino. Sul personaggio manipolatore nel
romanzo del Settecento francese, op. cit., p. 25 : « un soggetto dell’esperienza scisso
Jean Potocki et le thème du voyage fantastique au XVIIIe siècle 237
duction). Le gouverneur de Saragosse Alphonse van Worden, en syn-
thèse, ne pourrait pas exister sans le cinquante-deuxième successeur
de Massoud Ben Taher, premier scheik des Gomelez.
Entre le scheik et le soldat, comme entre les lames des ciseaux
d’un système perpétuellement partagé entre obsession éducative et
autosuffisance du sujet, demeure le monde ; un monde qui a été réduit
au squelette de sa dimension pédagogique, tiré de sa condition chao-
tique de pure agglomération informe de circonstances, pour se situer à
l’intérieur d’un ordre immuable de valeurs ; un monde littéraire qui est
devenu mímesis d’une réalité émendée des temps morts de l’existence,
dans lequel les événements ne sont absolument pas équivalents, mais
systématiquement choisis par une instance supérieure, selon leur pou-
voir de signification ; un monde enfin complètement illusoire, mais
qui semble être le parfait témoin des illusions, des contradictions
d’une époque jamais si divisée entre autonomie et hétéronomie de
l’âme, à l’image du siècle des Lumières.
in due attanti, al primo dei quali, il discepolo, è attribuita solo apparentemente la
competenza del fare, dato che suo unico appannaggio reale è il patire ; mentre soltanto
alsecondo membro della coppia è veramente ascritta la sfera dell’azione, che si confi-
gura essenzialmente come una illimitata possibilità di far fare ».
Le Nouveau Monde du Manuscrit
PAUL PELCKMANS
Le « Manuscrit trouvé à Saragosse […] est un roman de l’aire
latine, entre Espagne, Afrique et Italie1 », où le comte Jean tourne
pour ainsi dire le dos à sa Pologne natale et à ses ambitions asiatiques.
Il complète par contre son tour d’horizon occidental en y accueillant
quelques épisodes mexicains, qui nous amènent dans une Amérique
elle aussi latine.
Qu’un roman situé pour l’essentiel dans l’Espagne du XVIIIe siècle
comporte quelques échappées mexicaines, le contraire serait à la li-
mite plus surprenant. Les Bourbons s’étaient affermis sur leur trône de
Madrid en renonçant à une bonne part des possessions européennes de
leurs prédécesseurs Habsbourg. Leurs colonies latino-américaines leur
faisaient toujours un empire où le soleil ne se couchait jamais. Ces
colonies figuraient du coup un horizon à la fois familier et fort loin-
tain, où le romancier pouvait expédier, de façon toujours a priori vrai-
semblable, tel personnage qu’il voulait écarter de sa scène principale.
L’histoire de la duchesse de Medina Sidonia tourne à la catastrophe à
la faveur de quatre départs. La Girona, « d’abord nourrice et devenue
ensuite […] gouvernante » (1810, p. 355) de la future duchesse, peut
tenir ces emplois parce qu’elle est séparée de fait de son mari :
Pedro Giron, mari de ma nourrice, avait été connu par son caractère entreprenant
mais équivoque. Forcé de quitter l’Espagne, il s’était embarqué pour l’Amérique
et ne donnait plus de ses nouvelles. (ibid.)
Le fils de la gouvernante, Hermosito, grandit auprès de sa sœur de lait.
Quand il finit, l’âge venu, par s’en éprendre, la Girona profite de la
première occasion pour l’envoyer chez son père, qui donne très oppor-
tunément signe de vie au moment voulu :
1
François Rosset et Dominique Triaire, Jean Potocki. Biographie, Paris, Flammarion,
2004, p. 300.
240 PAUL PELCKMANS
Il informait sa femme de la fortune qu’il avait faite à la Veracruz, et témoignait le
désir d’avoir son fils auprès de lui. La Girona, qui voulait à tout prix éloigner
Hermosito, ne manqua pas d’accepter sa proposition. (1810, p. 358)
La tragédie se noue quand Hermosito décide de prononcer ses vœux et
de commencer « [s]on noviciat dans un couvent de Madrid » (1810,
p. 389), où la discipline serait moins relâchée qu’au Mexique. Il re-
vient donc en Espagne, cherche à revoir une dernière fois sa bien ai-
mée devenue entre temps « duchesse de Sidonia » (1810, p. 382) et se
fait surprendre à ses genoux. Le duc avait été amené au bon moment
par une nouvelle duègne, que sa jeune épouse avait dû engager pour
remplacer la Girona : elle s’était avisée un peu tard que « [s]on de-
voir » l’appelait « en Amérique » (1810, p. 383) et a croisé son fils sur
l’Océan…
Le passage outre-Atlantique figure, on le voit, une éventualité tou-
jours proche (même si Alphonse ni Avadoro, trop pris dans les rets
centraux de l’intrigue, n’y pensent jamais). Don Cabronez, qui vou-
drait faire « donner une leçon » à un soupirant de son épouse, fait
appel aux bons services du spadassin Ramire Caramanza ; il lui paie
« cent doublons qui [lui] sont nécessaires pour passer dans les îles »
(1810, p. 483) une fois le coup fait. La très douteuse hôtesse de Blaz
Hervas est peut-être un fantôme diabolique ; elle passe à Madrid pour
la « veuve de don Juan Santarez, corrégidor de La Havane » (1810,
p. 521) et s’aménage ainsi des coordonnées à la fois plausibles et diffi-
ciles à vérifier. Il va sans dire que la traversée peut se solder aussi par
une disparition définitive ; l’incident est à ce point stéréotypé que
Potocki s’amuse à le redoubler. Marie de Torres raconte comment son
mari s’était lancé à la poursuite du comte de Rovellas pour « venger
l’injure » de sa belle-sœur, que le comte avait abandonnée sur un faux
soupçon :
Rovellas venait de s’embarquer pour l’Amérique ; mon mari se mit sur un autre
navire. Un coup de vent les fit périr tous les deux. (1810, p. 289)
Il fallait ce jeu de massacre pour isoler dûment l’enfant du jaloux, qui
perd encore sa mère au surlendemain de sa naissance. Mieux enca-
drée, la seconde Elvire n’aurait sans doute pas si naïvement épousé
son Lonzeto en la seule présence du « dieu de la nature » (1810, p.
296) …
Le Nouveau Monde du Manuscrit 241
La référence mexicaine du Manuscrit ne se limite évidemment pas
à motiver des va-et-vient ; ce genre de ficelles, qu’on dirait usées jus-
qu’à la corde si la pratique ne démontrait qu’elles sont à peu près inu-
sables, vaudrait d’ailleurs à peine qu’on s’y attarde. La vraie question
est de savoir quelle image Potocki, dans les quelques épisodes où
l’allusion se fait moins incidente, se fait (ou choisit de proposer) de
l’Outre-Atlantique. Cette image aurait pu être fort tourmentée. Pour
toute une Europe éclairée, l’Amérique latine rappelait d’abord le sou-
venir d’une conquête sanglante, dont la leyenda neira exagérait en-
core, si c’est possible, les horreurs. Le crime était généralement impu-
té au fanatisme, qu’on soupçonnait le plus souvent de quelque hypo-
crisie en insinuant que le zèle avait pu fournir un prétexte à la soif de
l’or. Il arrivait aussi, en cette fin du XVIIIe siècle où les puissances
européennes achevaient leur mainmise sur le monde, que le procès du
fanatisme servait d’alibi et/ou d’exutoire à certaine mauvaise cons-
cience coloniale. La dénonciation insistante des méfaits commis au
nom de la religion légitimait par contrecoup, de façon plus ou moins
implicite, les prises de possession plus paisibles, voire prétendues tout
uniment civilisatrices qui étaient en train de s’accomplir.
Ces intrications ambivalentes aboutissaient souvent, de quelques
chapitres célèbres de l’Essai sur les mœurs aux Incas de Marmontel2,
à des mises en œuvre zébrées de repentirs et d’inconséquences. On
sait au demeurant que le succès de l’Histoire philosophique des deux
Indes a dû tenir pour une large part au fait que l’abbé Raynal y réunit,
de façon fort rapsodique mais sans doute d’autant plus efficace, à peu
près toutes les complaisances et tous les refus que ce sujet délicat
pouvait appeler. Jean Potocki, pour sa part, semble rester largement
étranger à ces scrupules. Si on me permet de faire abstraction pour
l’instant de l’épisode de la princesse Tlascala (nous y reviendrons à
loisir), le constat s’impose que les allusions latino-américaines du
Manuscrit paraissent remarquablement détendues.
Les richesses du Nouveau Monde donnent lieu, comme tant
d’autres choses dans ce roman, à des exagérations plaisantes. Elles ne
sont, à vue de pays, hantées d’aucun remords. Le comte de Rovellas
hérite de sa mère mexicaine « des richesses immenses » (1810,
p. 276) ; quand cet héritage revient à la fille qu’il avait crue à tort illé-
2
Je me permets de renvoyer, pour ce dernier texte, à mon essai « Fanatisme et domi-
nation coloniale dans Les Incas », in : Marmontel, une rhétorique de l’apaisement, éd.
par J. Wagner, Louvain-Paris, Peeters, 2003, pp.151-161.
242 PAUL PELCKMANS
gitime, le vice-roi s’excuse de ne pouvoir lui transmettre qu’un patri-
moine assez ébréché :
Rovellas avait fort entamé sa fortune par ses prodigalités. J’ai supporté tous les
frais de la procédure ; néanmoins je n’ai pu tirer de son bien que seize plantations
à la Havane, vingt-deux actions dans la Compagnie des Philippines, cinquante-six
dans l’Assiento et d’autres menus effets dont la valeur ne monte qu’à vingt-sept
millions de piastres fortes plus ou moins. (1810, p. 321)
Ce n’était toujours pas l’indigence ! La maison Soarez de son côté a
« une grande part à l’apalte des mines du Potosi » (1810, p. 415) et
aime faire ses paiements avec des lingots, qui lui évitent les variations
du change. En résulte un ballet d’une facilité invraisemblable :
À cet effet nous avions des caisses en bois de cèdre qui contenaient chacune cent
livres d’argent, soit deux mille sept cent piastres fortes et six réales. […] Chaque
caisse avait son numéro ; elles allaient aux Indes, revenaient en Europe, retour-
naient en Amérique sans que personne songeât à les ouvrir, et chacun les recevait
en payement avec le plus grand plaisir. (1810, p. 415)
Aisance farfelue, qui choisit d’ignorer allègrement d’évidents périls
de la mer : les allées et venues échappent aux naufrages comme aux
pirates. Les choses se gâtent seulement quand un chef de comptoir de
la maison de Moro s’avise de faire « essayer l’argent » d’une de ces
caisses. Les Soarez ne pardonneront jamais « ce procédé injurieux »
(ibid.).
Plaisanteries légères, qui n’engagent aucune mauvaise cons-
cience : l’argent du Nouveau Monde paraît, dans le Manuscrit, fon-
cièrement innocent. Potocki se moque d’ailleurs aussi d’un péruvien
qui n’a pas l’esprit d’être riche : Don Gonzalve Hierro Sangre se pré-
sente comme « un gentilhomme qui est né au milieu des mines d’or et
qui n’a pas un maravédi » (1810, p. 599). Il se vante aussi d’être
« issu des Pizarres et des Almagres, et l’héritier de leur valeur »
(1810, p. 601). Cette ascendance ne paraît aucunement gênante et
n’aboutit qu’à un autre contraste plaisant : ce « descendant des Pizar-
res » est un faux brave, qui « finit même », face aux Bohémiens armés
d’Avadore, « par trembler si fort qu’on ne pouvait entendre ce qu’il
disait » (1810, p. 602).
Le dégonflement du vantard est une plaisanterie immémoriale. Elle
remonte au moins au Miles gloriosus et s’en prenait volontiers, aux
e e
XVII et XVIII siècles, à des castillans qui ne passaient pas forcément
Le Nouveau Monde du Manuscrit 243
l’Océan3. Le brocard, d’être si foncièrement quelconque, ne renvoie à
aucune problématique proprement coloniale – et donnerait à penser, si
cette inférence ne paraît pas trop hasardeuse, que la valeur « des Pizar-
res et des Almagres », que leur descendant échoue ainsi à égaler, rele-
vait elle aussi, au regard de Potocki, d’un héroïsme en quelque sorte
commun plutôt que d’un crime contre l’humanité.
D’autres plaisanteries sont plus spécifiques. Potocki, nous l’avons
dit, ne dénonce guère les méfaits du fanatisme. Cela ne l’empêche pas
de s’amuser, en homme des Lumières qu’il est, des formes bizarres
que le zèle dévot vient à prendre au Nouveau Monde. Le vice-roi du
Mexique a accédé « à la plus grande dignité dont un sujet du roi des
Espagnes puisse être revêtu » (1810, p. 319) suite à un haut fait où lui-
même salue le doigt du Ciel :
[…] la providence […] avait des desseins sur mon indigne personne. En effet si
j’eusse obtenu la main d’Elvire, les Assenipoels, les Apalaches-Chirigoas
n’eussent pas été convertis à la foi chrétienne, et la croix, signe sacré de notre ré-
demption, n’eût pas été plantée à trois degrés au nord de la mer Vermeille. (1810,
p. 317)
La précision géographique insolite – « trois degrés » – ironise un suc-
cès qui paraît du coup presque arbitraire. Le futur vice-roi a héroïque-
ment converti deux obscures peuplades, mais n’a toujours atteint au-
cun bout du monde ; à défaut de découvrir quelque côte inconnue ou
une montagne infranchissable, il s’est arrêté devant une limite toute
idéale, au-delà de laquelle la Croix n’aura donc pas triomphé des té-
nèbres du paganisme. Le diplôme royal qui salue sa performance parle
plutôt de « l’acquisition de deux provinces très riches en mines, si-
tuées au nord du Nouveau-Mexique » (1810, p. 293) ; pas un mot
n’indique que Potocki s’inquiète ou se formalise seulement de cette
coalescence4 entre le profit ou le gain territorial et les progrès de la
3
Signalons que les prétendus exploits du Matamore de L’illusion comique, dont les
origines ne sont pas précisées mais qui porte un nom tout espagnol, renvoient tous à
l’Orient des romans de chevalerie. Il est vrai que le Nouveau Monde affleure à la
faveur d’un compliment ironique de Clindor, qui affirme avoir entendu parler « en
Mexique » (v.455) d’un haut fait persan du héros.
4
Il note tout au plus à l’occasion, mais c’est là un tout autre procès qui retrouve lui
aussi un grief sans âge, que l’Église prendrait volontiers sa part des richesses du Nou-
veau Monde. La dispense papale accordée à la seconde Elvire « considèr[e] les fonda-
tions pieuses faites en Amérique par la maison de Rovellas » et lui enjoint, comme
une sorte de pénitence, « de bâtir une église pour les théatins de la Veracruz » (1810,
244 PAUL PELCKMANS
foi. Elle a dû lui apparaître comme le régime évident du Nouveau
Monde. Le vice-roi, qui a décidément l’idéologie de son emploi,
conclut sa relation en alignant les deux succès dans une même phrase :
Au bout de deux ans, les nations du Nouveau-Mexique furent soumises à la cou-
ronne d’Espagne et converties à la foi chrétienne. Vous devez savoir à peu près le
reste de mon histoire. (1810, p. 319)
La relation ne précise pas trop comment la geste s’est accomplie. Le
vice-roi ne détaille que le tout début des deux ans, où il se soumet,
pour s’affilier à la tribu guerrière qu’il s’agira de convertir, à une ter-
rible épreuve initiatique :
Il fallait, pour être reçu, souffrir que l’on piquât tout mon corps avec une aiguille
pour y imprimer la figure d’un serpent et d’une tortue ; la tête du serpent est des-
sinée sur mon épaule droite, son corps fait seize tours autour du mien et vient
aboutir à mon orteil gauche. Pendant l’opération, le sauvage qui la fait pique à
dessein les os des jambes et autres endroits sensibles, et il est défendu au réci-
piendaire de donner aucune marque de douleur. Je soutins cette épreuve… (ibid.)
Il assiste ensuite à un combat où le butin se compose de « cent trente
chevelures5 » ennemies et où il a dû se distinguer puisqu’il se trouve
« élu cacique sur le champ de bataille » (ibid.). Ces horribles détails
indiquent que la barbarie, ici, est bien du côté des sauvages et que le
futur vice-roi, qui s’y prête un instant pour les en faire sortir, fait œu-
vre méritoire. Potocki n’ajoute aucun commentaire dans ce sens : il
s’agit moins pour lui d’une leçon à illustrer que d’une quasi-évidence,
qui, là encore, ne pose ni ne soulève aucun vrai problème. Aussi tout
se passe-t-il comme si ce tatouage servait surtout à renforcer lui aussi
un effet comique. Le vice-roi revient en Espagne pour y contracter
une union qui se trouve traverser les amours juvéniles de son élue ; ce
barbon trop habitué à commander fait de toute manière un soupirant
peu convaincant. Potocki, à son habitude, force la note et en fait un
épouvantail comique. Le tatouage, par définition indélébile même si
aucun personnage du Manuscrit ne le voit jamais, le rend plus ef-
frayant encore – et finit par voisiner, au sein d’une énumération co-
casse, avec une peur plus triviale :
p. 626). Les satiriques de tout poil reprochaient depuis toujours aux clercs de tout
acabit d’apprécier les donations juteuses.
5
Version de 1804 : « deux cent trente ».
Le Nouveau Monde du Manuscrit 245
Le serpent brodé à l’aiguille sur son corps, les Indiens auxquels il avait cassé la
tête et l’idée du fouet chez les Théatins, tout accroissait ma frayeur. (1810, p. 321)
Il serait évidemment excessif de prétendre que le massacre des Indiens
n’est aux yeux de Potocki pas plus grave qu’une punition d’écolier. Sa
série est cocasse d’être disproportionnée. Toujours est-il que les sujets
américains du Roi Catholique paraissent ici, en règle générale, aussi
légers et aussi amusants que la plupart des autres personnages du Ma-
nuscrit. Leur présence ni leur rôle au Nouveau Monde ne font vrai-
ment problème.
Le Manuscrit trouvé à Saragosse ne sera donc jamais un roman-
culte de la postcolonial theory. On se souviendra plutôt que le comte
Jean écrit son chef-d’œuvre en marge d’une activité de savant et
d’explorateur orientée tout entière vers une colonisation russe de la
Sibérie. Que ces projets n’aient pas trop abouti ne doit pas faire ou-
blier qu’il s’y est très profondément investi et que, ses intérêts de car-
rière coïncidant avec ceux dont il cherchait à convaincre le czar, il n’a
jamais exprimé aucun doute sur le bon droit de cette activité coloni-
satrice. Le Manuscrit ne fait à aucun degré l’apologie de la colonisa-
tion du Nouveau Monde, ni d’ailleurs de l’esprit colonisateur en tant
que tel ; l’ouvrage respire plutôt, plus proche en ce sens de tout un
XIXe siècle que des Lumières militantes, certaine évidence du colo-
nial.
La réflexion se fait apparemment plus attentive dans l’épisode de
la princesse Tlascala, où le ton n’est plus guère à la plaisanterie ; il
n’est pas sûr pour autant qu’elle aboutisse à une prise de position vrai-
ment plus complexe. La « marquise de Montésume », on s’en sou-
vient, serait la « dernière de ce grand nom que portaient les souverains
du pays » (1810, p. 632) ; elle inspire au marquis de Torres Rovellas
des sentiments profonds qui l’amènent aussi à « saisir toutes les occa-
sions de servir les naturels du Mexique » (1810, p. 644). Comment
apprécier un tel engagement ?
Il reste à vrai dire mesuré. Le contexte historique interdisait de
toute façon d’introduire un libérateur, fût-il malheureux, du Nouveau
Monde, qui aurait un siècle d’avance sur les Miranda et les Bolivar.
La marquise de Montésume souffre pour sa part d’une position un peu
fausse : elle passe sa vie à la cour du vice-roi, où on l’entoure de
considération mais où la « politique du Conseil de Madrid lui défend
de perpétuer [s]es droits » (1810, p. 632) en se mariant. On se
contente donc de lui réserver un rôle royal dans les bals maqués de la
246 PAUL PELCKMANS
cour. Sa « royauté de bal » (1810, p. 635) un peu dérisoire se trouve
authentifiée par une supériorité personnelle éclatante :
Lorsqu’elle entrait dans le salon du vice-roi, on croyait lui voir quelque indigna-
tion de se trouver entre des égales. Mais bientôt elle n’avait plus d’égale. Les
cœurs faits pour aimer avaient reconnu leur souveraine et s’empressaient autour
d’elle. Tlascala n’était plus reine, elle était femme et jouissait de leurs hommages.
(1810, pp. 634-635)
Ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser à « la prospérité du Nouveau
Monde et [a]u bonheur de ses habitants », qui feraient même, quand
les conversations se font plus sérieuses, son
sujet favori auquel elle revenait toutes les fois qu’elle croyait le pouvoir faire sans
inconvénient. (1810, p. 636)
On voit mal à quel inconvénient précis Potocki pouvait penser ;
concluons simplement que les éventuelles suggestions de la marquise
ne vont assurément pas jusqu’au reproche, fût-il voilé. Son zèle pour
ceux qui auraient pu être ses sujets ne lui fait pas oublier les conve-
nances. Le marquis de Torres Rovellas, quand il vient à partager cette
ferveur, « éprouv[e] le besoin de mettre [s]es sentiments en action et
d’influer sur [s]es semblables » ; il sollicite une « charge » qui met
« plusieurs provinces dans [s]a dépendance » et y prend la « défense »
des « naturels opprimés par le peuple conquérant » (1810, p. 637).
Dévouement assez courageux pour lui valoir « des ennemis puis-
sants » et « la disgrâce du ministre » (ibid.) ; le marquis, qui raconte
lui-même son histoire, ne se soucie pas de préciser quelles initiatives
il avait pu prendre.
Nous n’avons droit à quelque détail que pour son geste le plus cou-
rageux, qui essaie de sauver « deux caciques » (1810, p. 644)
condamnés à mort après une révolte. Leur rébellion n’aurait été
« proprement qu’une juste résistance à des oppressions très opposées
aux intentions de la cour » (ibid.). La formule reconnaît le bon droit
des rebelles, mais aussi bien l’innocence essentielle du roi, qu’on
imagine, conformément aux meilleures traditions de l’Ancien Régime,
trompé par quelques exécutants indignes. Torres Rovellas, qui plus
est, n’a pas songé un instant à rejoindre ou à appuyer l’insurrection :
au moment où il intervient, les caciques sont déjà vaincus et se trou-
vent ramenés « dans la capitale du Nouveau Monde » (ibid.), où on
Le Nouveau Monde du Manuscrit 247
leur destine un châtiment exemplaire. Il interrompt la procédure par
un appel au roi, qui reprend une « ancienne formule du droit espa-
gnol » (1810, p. 645) qu’on dirait quelque peu tombée en désuétude,
mais parfaitement légale. Son vrai intérêt, dans l’économie globale de
l’épisode, est d’être fort éprouvante pour l’intercesseur, tenu de se
rendre « caution personnelle » au point de devoir attendre la réponse
royale en prison. La réponse se fait attendre longtemps et se conforme
à « la prudence la plus consommée » (1810, p. 646) : elle combine les
apparences de « la plus extrême sévérité » (ibid.) avec une amnistie de
fait pour tout le monde.
L’engagement de nos deux personnages, pour être sans doute géné-
reux, reste assez abstrait et, surtout, fort respectueux de l’ordre établi.
Le marquis indique une seule fois, et en une seule ligne, que ses
« idées sur le bonheur de l’Amérique prirent la forme de projets ha-
sardeux » (1810, p. 637). J’y reconnaîtrai d’autant moins une quel-
conque objection de conscience contre la conquête du Nouveau
Monde que ce hapax des plus expéditifs s’inscrit dans un développe-
ment où Torres Rovellas avoue sans ambages qu’il est de ces hom-
mes, fort nombreux selon lui, qui sont
destinés par l’influence de leur étoile et sans doute de leur caractère à passer leur
vie sous les lois de ce sexe qui domine ceux qui ne savant pas l’asservir. (1810, p.
636)
Ses efforts en faveur des « opprimés » visent surtout à « inspir[er]
l’intérêt le plus vif » à la femme qui déjà possédait toutes ses affec-
tions (1810, p. 636). Il y réussit à la faveur d’un quiproquo qui finit au
mieux, au moins par instants, par l’abuser quelque peu lui-même :
Tlascala croyait trouver en moi une âme pareille à la sienne. Elle se trompait : son
âme avait passé en moi, elle m’inspirait et me faisait agir.
Moi-même, je me fis quelque illusion sur la force de mon caractère. (1810, p.
637)
Ce ne serait bien sûr pas la première fois que l’amour aurait inspiré,
en Romancier, de nobles desseins, qui n’y paraissent pas forcément
amoindris, bien au contraire, par cette motivation ‘courtoise’. Reste
toujours que ces desseins ne prennent ici aucune consistance propre ;
le marquis enchaîne dans le même paragraphe sur quelques autres
occupations qui seraient pareillement dictées par l’amour – et qui,
elles, ne font de toute évidence le « bonheur » de personne :
248 PAUL PELCKMANS
Mes amusements même eurent une teinte d’héroïsme. Je suivais dans les bois le
jaguar et le puma, ou même j’attaquais ces animaux féroces. Mais ce que je faisais
le plus souvent, c’était de m’enfoncer dans les vallons sauvages au milieu des
échos solitaires, seuls confidents d’un amour dont je n’osais faire l’aveu à celle
qui l’avait inspiré. (ibid.)
Le superlatif de la dernière phrase – le plus souvent… – donne à pen-
ser que l’intérêt pour les Mexicains se trouve réduit à certaine part
congrue.
Il en va foncièrement de même dans l’affaire des deux caciques,
qui est surtout l’occasion d’un très beau geste. Torres Rovellas, qui
reconnaît, nous l’avons vu, qu’ils ne se sont livrés qu’à « une juste
résistance » (1810, p. 644), ne s’avise pourtant pas, au moment de leur
procès, de les défendre : Potocki, qui aurait pu profiter de l’occasion
pour placer un très beau plaidoyer, préfère lui faire recourir d’emblée
à la solution la plus coûteuse, l’appel au roi, qui a l’avantage, au point
de vue de l’ostentation héroïque, de l’amener en prison. Le calcul
s’avère excellent. Tlascala est assez touchée par ce sacrifice suprême
pour lui faire « l’aveu d’une passion égale à la [s]ienne » (1810,
p. 645). Après quoi le Manuscrit n’a plus un mot sur le sort des caci-
ques, qu’on imagine compris dans l’amnistie de fait finale. Ils auront
été les bénéficiaires quasi-occasionnels d’une générosité qui, dans
toutes les acceptions du terme, ne les regardait pas trop.
L’apparente sévérité de la réponse royale ne laisse toujours pas de
faire une victime :
La partie ostensible de l’arrêt fut connue la première et porta une dernière atteinte
à la vie chancelante de Tlascala. (1810, p. 647)
Cette mort tragique ne sera pas racontée en direct6, alors que la mou-
rante aurait pu prononcer de sublimes dernières paroles ; Potocki
laisse passer là encore une superbe occasion. C’est dire combien le
pathétique de cet épisode, qui serait pour un peu le plus sérieux du
Manuscrit tout entier, se confine sans jamais les dépasser vraiment
aux intérêts d’amour et aux soucis de la vie privée. Le malheur de
Tlascala ne débouche, pour qui se contente des mots du texte, sur au-
6
Le marquis annonce la mort de Tlascala à la fin de la quarante-quatrième Journée :
« des sanglots étouff[ent] » alors « sa voix » (1810, p. 647). Le début de la quarante-
cinquième évite ce souvenir douloureux.
Le Nouveau Monde du Manuscrit 249
cun programme politique, ni même sur un vrai début d’analyse de la
situation du Nouveau Monde7.
Reste qu’on peut estimer que le sort fait à un amour entre de pa-
reils partenaires revêt inévitablement, même si aucune glose ne
l’explicite, certaine portée symbolique. La mort de Tlascala symboli-
serait alors, telle qu’en elle-même, la tragédie de tout un peuple. On
noterait aussi, dans cette perspective, que Torres Rovellas, qui com-
mence par accuser durement le coup, survit à tout prendre assez bien à
la tragédie. Il se console plutôt vite par de nouveaux emplois et s’offre
même quelques amours plus légères, qui lui « donn[ent] à tout prendre
plus de plaisir que de peines » (1810, p. 649). Quand il les couronne,
vers ses quarante ans, par un retour de flamme pour son épouse, ces
nouveaux empressements donnent lieu à des « couches tardives »
(1810, p. 649), dont la mère ne se remet pas ; ce second deuil serait
plus dur à surmonter que celui de Tlascala ! Il n’en finit pas moins par
se faire une fois de plus une raison : la très jeune fille d’un de ses vas-
saux lui fait « cueillir » encore « quelques fleurs aux derniers jours de
[s]a tardive automne » (1810, p. 650)… Serait-ce à dire que les senti-
ments de ce survivant tout sauf inconsolable avaient été moins pro-
fonds qu’il s’était plu à le croire ? Ce serait oublier que le Manuscrit
est plutôt favorable aux amours multiples... Il conviendrait de ne pas
oublier non plus que, si la sévérité apparente de l’arbitrage royal porte
le coup fatal à Tlascala, la vraie cause de sa maladie est ailleurs. Son
mal, comme celui de Phèdre, vient de plus loin8 – et notamment d’une
terrible malédiction lancée par un de ses aïeux, « Koatzil, fils de Mon-
tésume » (1810, p. 642), aux lendemains immédiats de la conquête
espagnole et qui semble la menacer directement.
7
En quoi cet épisode consone avec une orientation majeure du roman : les Gomelez
finissent eux aussi par renoncer à leur grande entreprise, qui est à sa manière un enga-
gement, pour se distribuer confortablement le restant de leur trésor. Ce filon d’or tout
épuisé qu’on nous le dit, semble bien suffire pour constituer à tout ce monde des
fortunes particulières des plus juteuses. Le Manuscrit, dans ce sens, dit aussi certain
désintérêt pour la sphère publique ; c’est, je crois, une de ses façons de prendre congé
des Lumières…
8
On peut se demander si Potocki n’aurait pas créé sa Tlascala à partir de l’Aricie
racinienne, qui se trouve elle aussi, à la cour de Thésée, interdite de mariage pour ne
pas perpétuer des droits antérieurs à ceux du roi régnant. Ce qui expliquerait du coup
pourquoi le texte la compare à “Atalante ou Diane” (1810, p. 634), chasseresses dont
la seconde avait eu, chez Euripide, les premières affections d’Hippolyte. Le marquis
de Torres Rovellas devient d’ailleurs à son tour un chasseur héroïque...
250 PAUL PELCKMANS
Koatzil, on s’en souvient, aurait gravé sa malédiction sur une
pierre tombale qui recouvrirait « le corps infâme de Marina » (ibid.).
La célèbre interprète et maîtresse de Cortez, dont les renseignements
avaient contribué décisivement à la conquête, y est vouée aux plus
horribles châtiments. Malédiction que Koatzil élargit ensuite à sa pro-
pre descendance :
[…] si jamais une fille de Koatzil ou la fille de ses filles ou de ses fils, si jamais
une fille de mon sang prodiguait son cœur et ses charmes à la race perfide de nos
conquérants, entre les filles de mon sang s’il se trouvait une Marina, esprits de
mes ancêtres qui descendez ici dans les nuits obscures, punissez-la par des tour-
ments affreux. (1810, p. 643)
Tlascala, quand elle découvre ces imprécations en visitant « un ancien
cimetière situé dans les montagnes » (1810, p. 640), les applique à ses
propres sentiments, encore inavoués à ce moment, pour Torres Rovel-
las, qui lui paraissent répéter la trahison de Marina. Elle ne se remet
jamais du choc ; « l’horreur » du moment et « la fièvre délirante » qui
s’ensuit altèrent irrémédiablement sa « constitution » (1810, p. 645) et
ne lui laissent, pour les dernières séquences de l’épisode, qu’une « vie
chancelante » (1810, p. 647).
Comment interpréter une si étrange catastrophe ? Il aurait été fa-
cile, pour une telle anecdote, d’aménager une savante hésitation fan-
tastique, qui imposerait de demander si elle accomplit, à proprement
parler, l’imprécation de Koatzil ou si elle découle plutôt de
l’ébranlement d’une découverte inopinée. Le Manuscrit, me semble-t-
il, n’admet qu’une seule lecture : Tlascala n’est pas la victime d’un
maléfice objectif, mais de sa propre crédulité, favorisée comme il
convient par des circonstances malencontreuses. La malédiction
s’était trouvée dissimulée « pendant deux siècles » (1810, p. 642) par
des broussailles ; elle réapparaît à un moment où Tlascala se trouve
visiter le cimetière en compagnie du marquis, qu’elle initie aux tradi-
tions aztèques. L’effet est, dès lors, foudroyant. Tout se réduit donc à
du surnaturel très expliqué : on savait que Potocki, même s’il côtoie le
genre, n’est pas (encore) un auteur fantastique. Cela n’empêche évi-
demment pas de se demander si son horrible hasard véhicule aussi
certain symbolisme. Potocki cite longuement les imprécations de
Koatzil ; il a dû se plaire à soigner son pastiche aztèque. Il ne lésine
surtout pas sur les effets de barbarie. Koatzil invoque les esprits de ses
aïeux « avec les mains teintes du sang des victimes humaines » (1810,
Le Nouveau Monde du Manuscrit 251
p. 643), des « mains encore fumantes » (ibid.) de ce sang et ajoute,
pour faire bonne mesure, qu’il « ne cesse d’abreuver [ses dieux] de
sang humain » (ibid.). On imagine, à l’arrière-plan de ces impréca-
tions, d’horribles hécatombes. Les châtiments demandés sont tout
aussi horribles. Marina est ressuscitée « pour quelques instants »
(ibid.) qui permettent de lui infliger les affres d’une nouvelle mort,
l’éventuelle descendante félonne est vouée à une agonie cruellement
démultipliée :
Venez dans la sombre nuit sous la forme de vipères enflammées, déchirez son
corps, dispersez-le dans le sein de la terre et que chacun de ses lambeaux ressente
les douleurs, l’agonie et la mort.
Venez dans la sombre nuit sous la forme de vautours dont le bec sera de fer rougi
au feu, déchirez son corps, dispersez-le dans l’espace des airs et que chacun de ses
lambeaux ressente les douleurs, l’agonie et la mort. (1810, p. 643)
Ces précisions, on s’en doute, n’auront aucune incidence directe sur
quoi que ce soit. La mort de Tlascala, pour le peu qu’on en sait (et par
chance pour elle), n’y ressemble pas. Leur effet le plus clair est de
camper un prince aztèque plus barbare que nature, qui suggère que
Cortez et les siens, quels qu’aient été leurs crimes, auront coupé court
à des abominations pires encore.
Torres Rovellas se fait expliquer la malédiction par « un teoquixpi,
c’est-à-dire descendant des anciens prêtres » (1810, p. 642), qui prati-
que, comme Tlascala elle-même, une « croyance mitigée » où les
« vérités de notre sainte religion » (1810, p. 640) font bon ménage
avec des traditions indigènes. Ce syncrétisme n’est pas pour déplaire à
Potocki ; il ne s’offusque pas non plus qu’il requière, sous le gouver-
nement du Roi Catholique, certaine discrétion. Le marquis se contente
de recommander à son interlocuteur « de ne point trop manifester ses
opinions religieuses » (1810, p. 644). Cela aussi rejoint certaine pente
essentielle du Manuscrit, qui cultive la diversité religieuse mais ne
milite pas exactement en faveur de la tolérance : les Gomelez
s’accommodent fort bien de leurs intelligences secrètes avec la Sainte
Inquisition, qui fait de leur vallée ignorée une enclave implicite.
Tlascala, sous l’effet de sa découverte, perd le sens de cette me-
sure. La tragédie aurait pu être évitée : le teoquixpi qui traduit
l’inscription explique aussi qu’il est avec le ciel des accommode-
ments et se fait fort de savoir « apaiser les esprits et même les dieux
terribles adorés jadis dans le Mexique » (ibid.). Il indique même deux
252 PAUL PELCKMANS
« circonstances » (ibid.) favorables. Le marquis, tout d’abord, y aurait
déjà contribué à son insu en débroussaillant la terrible pierre tombale :
les plantes qui la recouvraient n’avaient rien d’anodin, il s’agissait
d’ « un buisson d’une sorte d’acanthe » (1810, p. 641) que Koatzil y
aurait « planté » (1810, p. 643) puisqu’il renforcerait l’effet de la ma-
lédiction. Le marquis a fait œuvre méritoire en détruisant « l’arbuste
malfaisant » (1810, p. 644) d’un coup de hache.
À ce mérite involontaire, comparable si l’on veut au bienfait objec-
tif d’une Conquista supprimant les sacrifices humains, s’ajoute, dans
le cas du marquis, une bienfaisance plus concertée. La malédiction de
Koatzil n’est plus de mise puisque le marquis ne ressemble en rien à
ses terribles ancêtres :
Et puis qu’y a-t-il de commun entre vous et les farouches compagnons de Cortez?
Continuez à être le protecteur des Mexicains […] (1810, p. 644)
Tlascala, avant de mourir, aura le temps d’oublier un moment ses
scrupules. Elle explique alors à son amant, qu’elle rejoint dans la pri-
son qu’il partage avec les deux caciques, que ses efforts en faveur des
Mexicains ont dû liquider l’ancienne malédiction :
[…] vertueux Alonzo, tu l’emportes. Les mânes de mes pères sont apaisés. Ce
cœur que nul mortel ne devait posséder est devenu ton bien et le prix des sacrifi-
ces que tu ne cesses de faire au bonheur de mes infortunés compatriotes. (1810, p.
645)
L’épisode de Tlascala, pour qui choisit d’en faire une lecture symbo-
lique, retrouve la conviction que le bienfait apporté justifie fondamen-
talement les conquérants qui l’apportent. C’est là, comme on sait,
l’axiome de base de toute idéologie coloniale. Il serait excessif d’y
voir, répétons-le, la leçon de l’épisode : comme pas un mot ne va
vraiment dans ce sens, le constat s’impose que Potocki ne se soucie
pas trop de dispenser à ce sujet quelque leçon que ce soit – et que
l’épisode mexicain le plus élaboré du Manuscrit ne s’éloigne pas
vraiment de la bonne conscience coloniale que le roman respire, par-
tout ailleurs, à toutes ses traversées outre-Atlantique.
Lamekis de Mouhy
et le Manuscrit trouvé à Saragosse
FRANÇOISE DERVIEUX
Lamekis, ou les Voyages extraordinaires d’un Egyptien dans la
terre intérieure, avec la découverte de l’île des Sylphides, est un long
roman en huit parties publié de 1735 à 1738 par le chevalier de Mou-
hy. Il est assez largement tombé dans l’oubli aujourd’hui. Je m’y suis
intéressée à l’occasion de mes recherches sur le rêve dans la littérature
du XVIIIe siècle1, et j’ai été frappée des ressemblances qu’offre avec
ce roman assurément « bizarre » le Manuscrit trouvé à Saragosse de
Potocki, dans ses deux versions. Ces ressemblances témoignent-elles
d’une influence ? C’est possible, car le roman de Mouhy a été réédité
par Garnier dans sa collection de Voyages imaginaires (volumes 20 et
21), publiés de 1787 à 1789 ; Potocki a séjourné en France dans les
années qui ont suivi ; la collection de Garnier s’est taillé un joli suc-
cès. Quand bien même il n’y aurait pas influence mais « rencontres »,
celles-ci s’expliqueraient par les sources communes évidentes que
sont les grands textes sacrés antiques d’une part, et d’autre part des
textes plus récents, comme Les Mille et une nuits et Sethos2, long ro-
man paru en 1731, qui narre les initiations puis les conquêtes du
prince égyptien éponyme.
Certes entre ces œuvres les différences l’emportent, et la supério-
rité de Potocki est manifeste. Mais Lamekis n’est nullement indigne de
la comparaison. Il constitue un jalon dans la lignée de ces romans qui
plus ou moins ironiquement se moquent des pouvoirs de la fiction sur
ses récepteurs, pouvoirs qu’eux-mêmes exploitent aussi profondément
qu’il est possible. Lamekis permet aussi d’observer le développement
1
Françoise Dervieux, Le Rêve et les Lumières : savoir et suggestion, thèse de doctorat
soutenue à l’Université Paris IV, 2007, dir . Michel Delon.
2
Abbé Jean Terrasson, Sethos, histoire ou Vie tirée des monuments anecdotes de
l’ancienne Egypte : traduite d’un manuscrit grec, Paris, J. Guérin, 1731. Voir Nathalie
Ferrand, « De l’érudition au fantastique dans la série des fictions égyptiennes au
XVIIIe siècle : la parodie de Sethos (1731) par Lamekis (1735-1738) », in : Séries
parodiques au siècle des Lumières, dir. Sylvain Menant et Dominique Quéro, Paris,
PUPS, 2005, pp. 349-367.
254 FRANÇOISE DERVIEUX
d’un imaginaire qui, pour avoir des sources précises et avouées, n’en
reste pas moins original au long du siècle : il tient sa place dans un
filon d’irrationnel auquel puisera Potocki. Surtout, Lamekis pose clai-
rement, à plusieurs reprises, la question qui se trouve au cœur même
du Manuscrit trouvé à Saragosse, de la juste réception à réserver au
fabuleux. Dans quelle mesure se laisser réjouir, effrayer, envahir par
l’imaginaire, le merveilleux, le rêve et la littérature ? Que penser du
risque de basculer dans la folie romanesque ?
Je rapprocherai successivement entre eux les motifs, puis la struc-
ture de ces deux œuvres dont les points communs sont flagrants ; puis
j’évoquerai, commune encore, la perméabilité des frontières entre
rêve, réel et littérature.
1. Motifs
Intrigues principales : itinéraires initiatiques et restaurations poli-
tiques inaboutis
À la fin du Manuscrit trouvé à Saragosse (1810), se trouve révélé
le but des Gomelez, ce qui est censé expliquer les aventures de leur
descendant Alphonse van Worden. Depuis plusieurs siècles, cette
famille œuvre à mettre l’or d’un riche filon enfoui au service du pro-
grès de l’islam, et surtout de la maison d’Ali. La dynastie des Gome-
lez d’Afrique doit ne pas cesser d’être pourvue en héritiers mâles,
appelés à de hautes destinées. Pour être à la hauteur du rôle politique
et de trésorier qui lui est assigné, chaque grand scheik des Gomelez
subit de longues initiations, comprenant observations, apprentissages
et mises à l’épreuve. Dans la cinquante-huitième Journée, le grand
scheik contemporain d’Alphonse raconte comment, étant jeune, il a
cru se faire dévorer par un crocodile sacré.
Chargé de donner des héritiers à la branche devenue défaillante des
Gomelez, et d’apprendre le secret de leur existence, de leurs richesses
et de leurs machinations politiques, Alphonse subit les initiations qui
font la matière du début du roman. Ce sont des initiations par la peur.
Il en sort victorieux, mais s’il donne aux Gomelez les héritiers atten-
dus, l’épuisement de l’or a conduit à renoncer aux ambitions politico-
religieuses : la montagne qui depuis des siècles contenait l’or et les
salles souterraines où se réunissaient les conjurés explose, « puisqu’il
n’y a plus rien ».
Lamekis de Mouhy et le Manuscrit trouvé à Saragosse 255
On a pu écrire qu’il était normal que le cadre de l’initiation dispa-
raisse, une fois celle-ci reçue3. Mais de la partie la plus mystérieuse de
l’initiation d’Alphonse, le lecteur ne saura rien. À la fin de la vingt-
neuvième Journée et au début de la trentième (1804), Alphonse accède
à des révélations souterraines qu’il se fait un malin plaisir de taire à
jamais, insistant lui-même sur le tort qu’il a eu de promettre de ne
point parler : « Je descendis, et je vis des choses que je me ferais un
plaisir de vous raconter si je n’étais retenu par ma parole d’honneur
qui y met un obstacle invincible ». Il s’agit de rien moins que du se-
cret qui permet de devenir maître de plusieurs monarchies, et peut-être
de toutes. La révélation, inutile, est passée inaperçue : retrouvant le
lendemain la troupe de Bohémiens, Alphonse s’aperçoit que personne
ne semble avoir pris garde à son absence de deux nuits.
Chez Mouhy les principaux héros mettent tout le roman, soit plus
de 600 pages, à reconquérir leurs prérogatives religieuses et politi-
ques. Lamekis est le fils du grand prêtre des Égyptiens, chassé par
l’injuste reine Sémiramis ; il parviendra à retrouver ses fonctions en
Égypte et à y instaurer un nouveau culte, après avoir observé les rites
cruels des Égyptiens, comme le futur scheik des Gomelez, dans son
voyage d’apprentissage, observera ceux des Yézides du Liban. Lame-
kis parviendra même à joindre son royaume à ceux, voisins, des Ab-
dalles et des Amphiteoclès, peuples imaginaires qui eux aussi avaient
fait l’objet d’une longue reconquête par leurs héritiers légitimes. Les
objets de cette quête disparaissent alors de façon absurde, et non
moins radicale que ne disparaîtront les riches grottes des Gomelez : le
narrateur Lamekis conclut sur une pirouette : « Le royaume des Ab-
dalles est devenu sous mon ministère un océan où toutes les autres
mers et tous les fleuves de la terre se sont déchargés4 ».
Les quelques initiations et apprentissages de Lamekis ne lui auront
servi à rien ; celles de l’un de ses doubles, Mouhy lui-même, auteur-
narrateur-personnage du roman, sont systématiquement dérobées au
lecteur frustré, soit qu’elles fassent perdre conscience à l’initié, soit
que ce dernier prenne ensuite un malin plaisir, comme feront Al-
phonse et Potocki, à rester muet. Ainsi, dans la cinquième partie de
Lamekis :
3
Henri Lafon, Espaces romanesques du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1997, p. 141.
4
Voyages imaginaires, vol. 21, p. 246 (la pagination est bien sûr discontinue d’un
volume à l’autre).
256 FRANÇOISE DERVIEUX
Un rêve extraordinaire, que je n’ai jamais oublié, agita mes esprits : il me sembla
que mon âme […] se repaissait avec une avide curiosité des connaissances après
lesquelles elle avait tant soupiré […]. Je vis… un tourbillon… Mais ô puissance
secrète qui agissez en moi, vos ordres sont suprêmes, pardonnez, je me tais. Frap-
pé de tous les mystères que mon âme venait de concevoir5.
Une note de l’auteur précise : « Dans l’instant que l’auteur écrivait ce
passage, et qu’il allait tracer ce rêve mystérieux, sa main s’appesantit
tout à coup et ne put remuer la plume. […] Il a cru devoir se soumettre
à l’ordre intérieur » de se taire, moyennant quoi l’usage de ses mains
lui a été rendu.
Les lieux : des souterrains au grand jour
Lamekis rapporte, comme l’indique son titre, les « voyages extra-
ordinaires d’un Egyptien dans la terre intérieure » : terre aux « détours
obscurs » explicitement présentés comme labyrinthiques par son au-
teur. Le roman est très riche en souterrains, réalistes ou merveilleux.
Mouhy lui-même découvre, près de Paris, les vestiges d’un temple
enfoui, voué jadis aux sacrifices humains. Sous la terre égyptienne et
celle des Abdalles, les personnages descendent par des puits dans des
souterrains qui les mènent de grottes en palais, de fleuves en mers
intérieures. Ces lieux, pleins d’horreurs et de merveilles, sont riches
d’aventures et de découvertes. Quelle que soit leur profondeur, les
héros parviennent toujours à les fuir, quitte à y redescendre en cas de
besoin, avant de les abandonner définitivement. De fermés sur leurs
mystères, ils se révèlent donc communiquer avec le monde de la sur-
face.
Chez Potocki comme chez Mouhy la grotte est initialement un lieu
merveilleux, voire fantastique, puisque, comme on sait, de la grotte où
a été jetée la relique qu’Alphonse portait au cou, il devient impossible
de trouver trace.
Alphonse rapportera avec complaisance sa descente dans les en-
trailles de la terre, à 3500 marches de profondeur, dans la trentième
Journée (1804). Mais si les marches sont décomptées, et l’escalier et
les galeries souterraines décrits avec des détails qui rappellent ceux de
Lamekis, de la révélation reçue dans ces profondeurs Alphonse ne
trahira rien (une descente comparable, de 1000 marches seulement, est
5
Voyages imaginaires, vol. 20, p. 375.
Lamekis de Mouhy et le Manuscrit trouvé à Saragosse 257
rapportée dans la cinquante-cinquième Journée, 1810). Dès le début
de ses aventures il avait découvert les souterrains du grand scheik des
Gomelez utilisés par les brigands Zoto : réseau de grottes et galeries
atteint au prix d’une descente de 200 marches, mais qui s’ouvre aussi
à l’air libre, à flanc de montagne. Le souterrain et la surface ne
s’opposent donc pas puisqu’ils ne cessent de communiquer ; c’est
aussi le cas des mines du Nouveau Monde évoquées par le vice-roi du
Mexique.
Les grottes affleurent dans le paysage merveilleux du lac de cratère
aux plages reliées par des galeries de pierre creusées dans les falaises
à pic, et bordé de grottes emplies d’eau : apparu dans la quarante et
unième Journée, il servira de cadre aux aventures d’Ondina (1810) ;
c’est par des galeries souterraines qu’Ondina disparaît et réapparaît
d’un bassin à l’autre. Ce site est découvert par le futur grand scheik
qui, comme les héros de Mouhy, a vécu toute son enfance dans une
caverne communiquant avec d’autres souterrains, d’où il remonte au
grand jour par un réseau de crevasses : « c’est comme un labyrinthe de
routes qui se croisent » (il l’affronte armé d’un yatagan, comme les
personnages de Lamekis le sont du fameux zenghis ou poignard).
Dans la suite de sa vie, le scheik se partagera entre le monde de la
surface et celui des souterrains des Gomelez, comme le brigand Zoto,
et comme le chef des Bohémiens : « Je continuai sous terre la vie que
j’avais menée à sa surface » (cinquante-cinquième Journée, 1810). Le
futur scheik parcourra longuement, au début de son apprentissage, les
canaux souterrains du labyrinthe égyptien d’Osymandyas, et passera
un an dans ses caves fertiles en initiations monstrueuses.
Temps et personnages
L’Égypte est un cadre partiel des deux romans. Chez Mouhy sur-
tout et dans la cinquante-huitième Journée (1810) du Manuscrit, elle
est synonyme de cultes exotiques, de féroces intrigues politiques et
religieuses, de lieux magnifiques et étranges, d’inscriptions incompré-
hensibles, de généalogies complexes et d’inquiétants labyrinthes. Les
personnages des deux romans sont pour partie des Orientaux, issus
même de l’histoire antique et légendaire qui fait irruption en plein
XVIIIe siècle, comme la reine Sémiramis dans la chambre parisienne
de Mouhy, et le Juif errant dans l’Espagne traversée par un jeune capi-
taine au service du roi.
258 FRANÇOISE DERVIEUX
Excès : de la merveille à l’horreur, et des plaisirs aux supplices
Lamekis est caractérisé, à chaque page, par ses outrances. Dans la
beauté des merveilles souterraines et aériennes : ruisseaux d’argent
massif ou d’or pur (dont on peut rapprocher le lac de vif argent dans
les souterrains du château de Monte-Salerno, dans le Manuscrit, trei-
zième Journée, 1804), cascades d’eau ascendantes environnées de
vapeur violette, ciel pourpre éclairé par plusieurs soleils… Dans de
tels cadres s’ébattent les êtres les plus horribles, au moral et/ou au
physique (hommes-vers, crapauds géants, sylphes noirs, traîtres et
souverains sadiques), infligeant les pires supplices : (le pal en est le
moindre ; prévalent écorchement et mutilations). Lamekis tourne régu-
lièrement au catalogue de tortures, juxtaposé à l’évocation des plaisirs
supérieurs donnés par la contemplation des merveilles, ou plus bana-
lement sensuels.
On trouve dans Manuscrit trouvé à Saragosse, dès les premières
Journées, le même balancement entre extase et souffrance infinie,
admiration et dégoût, des belles Mauresques aux pendus plus ou
moins déchiquetés et pourrissants, et au répugnant Pascheco intaris-
sable sur les tortures originales que lui ont infligées les démons. Le
héros d’un récit enchâssé, Giulio Romati, découvre d’abord dans
l’infinie beauté des merveilles naturelles ou artificielles du château de
la duchesse de Monte-Salerno un Paradis assez semblable aux salles
luxueuses décrites à plusieurs reprises dans Lamekis : il se révélera
être un Enfer imprimant d’insoutenables brûlures. Mentionnons en-
core les scarifications fantaisistes subies par le vice-roi dans le Nou-
veau Monde (un motif de serpent fait seize fois le tour de son corps,
de son épaule droite à son orteil gauche) et, dans le même récit, la liste
des supplices réservés à la séduisante princesse Tlascala.
2. Les structures de textes impossibles
Des supports inconcevables
La remarque a déjà été faite, à propos des dernières lignes du Ma-
nuscrit trouvé à Saragosse (1810), rapportées à l’’Avertissement’ (en
faisant le pari que celui-ci a bien Potocki comme auteur) : quelle ver-
sion du récit d’Alphonse le lecteur est-il censé lire ?
Lamekis de Mouhy et le Manuscrit trouvé à Saragosse 259
Ce ne peut être le Journal original des soixante premières Journées
du voyage d’Alphonse, puisqu’on a sous les yeux la soixante et
unième. Ce ne peut être non plus la copie dont la découverte est narrée
dans l’’Avertissement’, pour la même raison, et parce que la dernière
phrase de la soixante et unième Journée expose l’enfermement de
cette copie dans la cassette.
Le statut de « journal » assigné au texte pose d’ailleurs problème :
un journal ne devrait comporter ni prolepses, ni adresses au public, or
celui d’Alphonse n’en manque pas (« vous raconter » est une expres-
sion récurrente). Rappelons enfin que le texte offert au lecteur est
censé avoir été écrit sous la dictée d’un Espagnol qui le traduisait
d’espagnol en français – vicissitudes, traductions et découvertes de
manuscrit sont au demeurant des topoi du roman du XVIIIe siècle.
Au texte qui constitue Lamekis sont assignées des origines contra-
dictoires. Un narrateur commence par expliquer avoir pris des notes
sur le récit que lui aurait fait un Arménien de rencontre, portant sur les
aventures du voyageur égyptien Lamekis. Mais à partir de la qua-
trième partie sont évoquées à plusieurs reprises des lacunes sur le
manuscrit qu’exploiterait pour écrire son livre Mouhy, lui-même
nommé. Puis sont dénoncées des erreurs manifestes commises par le
traducteur ; Mouhy travaillerait donc non plus à partir d’un récit oral
mais d’un texte traduit et déficient. À la dernière page, c’est Lamekis
lui-même, principal narrateur-personnage enchâssé, qui se pose en
auteur de l’ensemble du texte qui porte son nom : « mortels, pour qui
j’ai bien voulu écrire mon histoire6 ».
Enchâssements, fractionnements et illisibilité
Ces contradictions nourrissent l’« illisibilité » du roman, pour re-
prendre les termes de Mathieu Brunet dans son article « Lamekis de
Mouhy ou la tentation de l’illisible7 ». Le facteur d’illisibilité majeur
est celui qui rendra si ardue la réception du Manuscrit (1804) : la mul-
tiplicité des enchâssements narratifs (jusqu’à cinq ou six degrés
d’enchâssement) et la fragmentation de ces histoires insérées, reprises
après des interruptions parfois fort longues. Potocki s’est montré sen-
sible aux critiques et aux suggestions de son propre personnage, Vé-
6
Voyages imaginaires, vol. 21, p. 245.
7
Folies romanesques au siècle des Lumières, dir. René Demoris et Henri Lafon,
Paris, Desjonquères, 1998, pp. 305-317.
260 FRANÇOISE DERVIEUX
lasquez, protestant contre le traitement infligé aux récepteurs et récla-
mant plus de simplicité et de continuité8.
Jean Bellemin-Noël dans son article sur Manuscrit trouvé à Sara-
gosse suggère que la multiplicité des degrés d’enchâssement va sou-
vent de pair avec le fantastique. Je ne suis pas sûre que la formule soit
juste, appliquée au Manuscrit9, mais elle l’est pour Lamekis, effroya-
blement plus compliqué. Chez les deux auteurs, les narrateurs sont
fréquemment obligés de repréciser les cadres de leurs récits, mais
Mouhy pratique alternance et enchevêtrement davantage que ne fera
Potocki. Mathieu Brunet a relevé une quinzaine de narrateurs se-
condaires, dont les récits reprennent aussi après de très longues inter-
ruptions (150 pages pour celui de la princesse Nasildaé). Celui de
Motacoa, père adoptif de Lamekis, s’étend sur plus de 400 pages.
Mouhy s’amuse à revenir brusquement du quatrième niveau de narra-
tion au premier, et s’il ne dépasse pas six profondeurs
d’enchâssement, c’est sans doute qu’il s’agit d’une limite à ce que la
mémoire du lecteur peut conserver. Le narrateur premier raconte
qu’un Arménien lui a raconté que Lamekis lui a raconté que Motacoa
lui avait raconté que sa future épouse lui avait raconté que le ministre
du roi son père lui avait raconté…
Les labyrinthes, plusieurs fois représentés et nommés, constituent
d’efficaces métaphores du livre.
Échanges et réduplications
Ces romans sont labyrinthiques pour une autre raison encore :
l’échange de scénarios et personnages entre récits. Certains récits en
rédupliquent d’autres ; Caillois dans la préface de son édition du Ma-
nuscrit insistait déjà sur cette originalité du roman, qui répète sans
cesse le même épisode : une scène d’amour à trois entre un mortel et
deux créatures plus ou moins diaboliques. La chose se produit (ou
manque de peu de se produire) pour Alphonse, Pascheco, le cabaliste,
Vélasquez, Rébecca, Blas Hervas. L’union charnelle entre un mortel
et une unique créature diabolique constitue le substrat de plusieurs
8
Je renvoie à la communication de Luc Fraisse, «‘Je ne sais plus qui parle ou qui
écoute’ : Velasquez et le problème du roman », dans le présent ouvrage, pp. 215-230.
9
Bellemin-Noël ne pouvait en connaître qu’une version très partielle. « L’érotisme
dans le fantastique de Jan Potocki », Revue des Sciences Humaines, 131, juillet-
septembre 1968.
Lamekis de Mouhy et le Manuscrit trouvé à Saragosse 261
autres histoires. Reviennent aussi, avec des variantes, les récits de vie
consacrée à des intrigues menées dans les cavernes et leurs alentours
(Zoto, Avadoro-Pandesowna, le grand scheik).
Chez Mouhy, les aventures de Lamekis et Motacoa sont stricte-
ment parallèles. Tous deux doivent fuir, dès leur enfance, d’injustes
persécutions royales, et trouvent refuge dans les entrailles de la terre ;
ils reconquerront leur place respectivement de grand prêtre et de roi, à
la surface. Quand l’Houcaïs, père de Motacoa, commence dans la
cinquième partie le récit de sa propre histoire, il commence de la
même façon, par des souterrains (la suite est dérobée). Par ailleurs,
l’ascension et les découvertes alternativement magnifiques et horribles
de Lamekis dans l’île des Sylphides doublent celles du philosophe
Dehahal, l’une des principales figures du roman.
Rêves, initiations, voyages se répètent. Et les personnages révèlent
leur parenté, leur proximité, d’un niveau de récit à l’autre, ou à des
centaines de pages de distance, comme ce sera le cas chez Potocki où
le père d’Alphonse se trouve inopinément, à l’occasion d’une histoire
de duel, personnage d’un des récits que le jeune homme écoute dans la
Sierra.
3. La perméabilité des frontières entre rêve, réel et littérature
De communs vertiges
Une caractéristique du Manuscrit souvent pointée est la perméa-
bilité complète entre le monde « réel » découvert par Alphonse, et
celui de la littérature. Le jeune homme revit les aventures de person-
nages des Mille et une nuits surpris dans leurs amours interdites (inter-
vention du grand scheik à la fin de la septième nuit, 1804), et celles de
ses imprudents prédécesseurs Landulphe de Ferrare (invité à coucher
avec un fantôme), Ménipe de Lycie, Giulio Romati et Thibaud de la
Jacquière ; la formule de la dixième Journée (1804) : « j’en vins pres-
que à croire que j’étais un second la Jacquière » a souvent été citée.
De même que celle où Alphonse renvoie en revanche à la littérature
l’histoire de Giulio Romati qu’on prétend lui faire prendre pour au-
thentique. Peu importe, lui explique le chef des Bohémiens : ce qui
compte, c’est l’effet produit par le récit, qui s’incruste à jamais dans
l’imaginaire de son récepteur au point de modifier son existence et sa
vision du monde.
262 FRANÇOISE DERVIEUX
Le récepteur se trouve atteint d’une véritable folie romanesque, au
sens quichottien du terme. Avadoro conclut ainsi l’histoire de Roma-
ti : « Toujours est-il sûr que son récit contribua beaucoup à me donner
[…] un espoir vague de trouver des aventures merveilleuses que je ne
trouvai jamais. Mais telle est la force des impressions que nous rece-
vons dans notre enfance [Avadoro avait onze ou douze ans quand il a
entendu Romati] que cet espoir extravagant troubla longtemps ma tête
et que je ne m’en suis jamais bien guéri. » Alphonse fait immédiate-
ment le rapprochement entre ce récit et ce qu’il observe dans les mon-
tagnes ; il voit non plus simplement des pendus, mais des
« fantômes », et la Journée se conclut ainsi : « Je fus triste tout le reste
du jour, je m’allai coucher […] et je rêvai de vampires, de fantômes,
de cauchemars, de spectres et de pendus ».
J’ai montré déjà la porosité de la frontière entre veille et rêve au
début du Manuscrit10 : il y a une circulation incessante des motifs, des
scénarios, des émotions ressenties, entre d’une part la catégorie glo-
bale de la veille et du réel, et d’autre part celle du rêve et de la fiction :
la seconde imprègne la première. Plus précisément, il semble que le
rêve fonctionne comme un sas par lequel la littérature envahit le réel
où évoluent les héros : Alphonse rêve des sérails d’Afrique offerts à
ses désirs, avant de posséder les belles Mauresques. Bien vite, il ne
sait plus s’il rêve ou non. Il découvre par ailleurs qu’il n’agit pas en
sujet autodéterminé mais comme le personnage d’une pièce composée
par d’autres, où il n’a pas le droit de ne pas tenir son rôle. Du moins le
scénariste n’en est pas le Diable, comme il avait pu le craindre.
Ici encore il me semble difficile de ne pas penser aux vertiges créés
par Mouhy. Ses personnages soixante ans avant ceux de Potocki re-
noncent à trancher s’ils veillent ou rêvent : « soit que nous dormions,
soit que nous veillions… » (deuxième partie, p. 113). Mouhy présente
son roman comme un délire onirique dont le diable s’est peut-être
mêlé : à la cinquième partie, les personnages, y compris les plus fabu-
leux tels chien bleu, hommes-vers et sylphes noirs, font irruption dans
l’univers parisien de l’auteur, dans sa chambre même et, significati-
vement (dans l’hypothèse du rêve), dans son lit. Ils lui suggèrent des
modifications dans le traitement qu’il leur a réservé dans son récit.
Épouvanté, il renonce à écrire, mais n’a pas le choix : il surprend
10
« Retours du rêve, retours sur le rêve dans Manuscrit trouvé à Saragosse », in :
Potocki ou le Dédale des Lumières, ouvrage collectif préparé par François Rosset et
Dominique Triaire, Montpellier, PULM, 2010.
Lamekis de Mouhy et le Manuscrit trouvé à Saragosse 263
quelque temps plus tard une plume poursuivant seule son roman dont
le manuscrit a été laissé sur sa table de travail – puis, écrivant à ladite
table, une femme d’une beauté surhumaine. Il apostrophe, indigné,
cette « intelligence, femme invisible ou diable » déjà évanouie. Une
voix lui répond : « ni l’une ni l’autre de ces choses. […] ne t’effraye
de rien, remets toi à ta place, vois et écris ». Ce qu’il fait, saisi
d’enthousiasme, sans pouvoir s’arrêter, pendant un mois et un jour, au
bout desquels, ayant mis un terme aux aventures de son héros Lame-
kis, il dort trois jours et trois nuits : « le quatrième je me réveillai, tout
ce qui m’était arrivé jusque là me parut un songe, et je l’ai toujours
cru depuis » (p. 389).
Voir et écrire des diableries sans les comprendre, c’est ce que fait,
chez Potocki, Alphonse qui tient le Journal de son voyage tout en se
demandant s’il ne rêve pas. Le rapprochement est particulièrement
tentant entre le début du Manuscrit, surtout dans la version de 1804, et
la cinquième partie de Lamekis, où les personnages traversent rêve,
réel et livre de manière répétée et confondante, que j’ai très simplifiée
ici. Chez les deux auteurs il y a jeu, mais l’usage et la portée n’en sont
pas exactement les mêmes.
Le parti pris de dérision chez Mouhy
Le texte de Mouhy est peut-être un « chef d’œuvre inconnu » pour
reprendre l’expression de Jacques Bousquet11, il est aussi une gigan-
tesque bouffonnerie. Composé entre autres de pastiches outranciers
qui ne saluent nullement leurs modèles (qu’il s’agisse des récits syl-
phiques à la mode, ou de Cleveland fraîchement paru), il multiplie les
pirouettes d’auteur qui se moque du lecteur, dont il semble interroger
les limites en matière de complaisance et de curiosité : « Ne vous las-
sez-vous point de me voir en proie à des événements si prodigieux ? »
(septième partie, p. 106). Or, de limites, il n’en trouve point, et n’en
concède aucune. Ce texte est à la fois furieusement merveilleux, in-
croyablement beau, insupportablement malsain et cruel ; captivant et
quasi illisible tant il est odieux, sarcastique et désinvolte. Mouhy met
son public au défi de le lire, et met ses lecteurs en face de leur can-
deur, de leur passivité complice et des fantasmes que peut-être ils
11
Anthologie du dix-huitième siècle romantique, éd. par Jacques Bousquet, Paris,
Jean-Jacques Pauvert, 1972, p. 177.
264 FRANÇOISE DERVIEUX
trouvent à satisfaire au cours de leur lecture. Lamekis est avoué (dans
la cinquième partie, avec insistance) être le produit d’un rêve, d’une
plaisanterie ou de la folie occasionnée par un surmenage d’auteur. Le
texte lui-même suggère que cette folie pourrait bien être contagieuse
et s’étendre, au fil des volumes, au lecteur surmené et malmené.
3. Manuscrit trouvé à Saragosse ou les limites retrouvées :
L’esthétique du Manuscrit (1804) est, elle aussi, celle des « sur-
prises continuelles » de l’histoire (formule de Rébecca dans la vingt-
huitième Journée). Mais Potocki recomposera son roman pour le ren-
dre moins surprenant. Et dès 1804 des barrières, qui ont semblé fragi-
les à bien des lecteurs, sont réinstaurées progressivement entre rêve et
réel, réel et littérature. Il n’y a folie absolue et durable que chez des
personnages stupides ou plaints12, dont on se moque ou envers les-
quels on affiche une indulgence lucide. À la quarante et unième Jour-
née, le chef des Bohémiens fait, à propos des voyageurs américains
qu’il veut conduire vers le lac de montagne entouré de grottes et de
plages fleuries, la remarque suivante : « le marquis de Torres Rovellas
avait autrefois un goût prodigieux pour les romans et la bergerie ; il
faut le recevoir en des lieux qui puissent lui plaire ». L’emprunt à la
littérature, le rapprochement avec le romanesque et le fabuleux, est
donc tranquillement avoué, et mis sous le signe du plaisir : il s’agit de
s’enchanter le monde, fugitivement ; la plaisanterie est souriante et
non sarcastique. Alphonse effleuré, dans les souterrains obscurs, par
ses cousines qui pour le taquiner évoquent leurs trésors, répond sur le
même ton en les qualifiant d’« aimables gnomides » (encore un em-
prunt à la tradition des esprits élémentaires), avant que la scène de leur
rencontre ne s’éclaire (vingt-neuvième Journée, 1804). La folie roma-
nesque a ses charmes quand elle est consciente d’elle-même : dans la
formule du chef des Bohémiens que j’ai tronquée plus haut, Avadoro
reconnaissait au récit merveilleux le mérite de lui avoir donné « le
goût des voyages » ; il ne se plaint pas, en définitive, de n’être pas
guéri des chimères qu’il lui a inspirées. Chez les personnages valori-
sés que sont Alphonse ou le grand scheik mûris, et Avadoro, les fables
(lues ou écoutées) ne donnent plus de cauchemars et ne rendent plus
12
Par exemple Cornadez pour le premier cas, la princesse Tlascala pour le deuxième.
Lamekis de Mouhy et le Manuscrit trouvé à Saragosse 265
fou, elles enjolivent le monde au prix d’un quichottisme discret et
maîtrisé.
Les romans de Mouhy et Potocki ont en commun un projet initial
de déstabilisation grisante, terrifiante et nouvelle du lecteur ; chez
Potocki elle n’est que provisoire. Durable chez Mouhy, elle est
contrebalancée par le comique – un comique grinçant, souvent pas du
meilleur goût ; après tout il ne l’est pas toujours non plus chez Potoc-
ki. Ce contrepoint comique ancre les deux auteurs dans le XVIIIe siè-
cle, et les distingue très nettement des œuvres semblablement vertigi-
neuses des siècles ultérieurs : Cortazar n’ira pas plus loin que Potocki.
Les romans de Mouhy et Potocki constituent une défense et illus-
tration des pouvoirs de l’imagination : rêve, affabulation, littérature,
par une exploration de domaines interdits et un bouleversement des
catégories admises, également transgressifs. En même temps, de ces
pouvoirs Mouhy se moque. Potocki aussi, dans une moindre mesure ;
il semble par ailleurs, plus sérieusement, mettre en garde contre eux.
Le rêve comme le livre se révèlent des fictions à l’instance produc-
trice incertaine, car multiples et issues de profondeurs méconnues, tels
les souterrains ornés de fresques représentant les aventures de Lame-
kis, dans lesquels Mouhy va chercher l’inspiration, perd connaissance
et rêve. Ces romans qui tous deux puisent au rêve jettent sur le phéno-
mène lui-même un éclairage moderne, nouveau. À travers ces chan-
gements d’énonciateur, ces labyrinthes, ces descentes dans des pro-
fondeurs riches en fantasmes cruels et libidineux, à travers ces com-
promissions avec le mal, ces révélations et initiations inabouties, un
savoir est suggéré sur l’origine du rêve, sa nature, ses lois de composi-
tion, la puissance de ses effets.
Rêve, folie, plaisanterie : Lamekis est cela, et n’est peut-être que
cela, une expérience d’écriture délirante poussée aussi loin qu’il est
possible, et dont nul ne revient, sain d’esprit en tout cas. Manuscrit
trouvé à Saragosse ne pousse pas l’expérience aussi loin, mais c’est
aussi qu’il est bien davantage que, pour reprendre la formule
d’Horace, « velut aegri somnia, vanae species, ut nec pes nec caput » :
comme les rêves d’un malade, sans queue ni tête –ce qu’est le roman
de Mouhy.
Manuscrit trouvé à Saragosse et Manuscrit
trouvé au Mont Pausilype. Sur un problème de
genèse textuelle chez Potocki
JAN HERMAN
« Quant à moi j’ai les Gardes wallonnes1 ». C’est ce que déclare le
héros Henriquez d’Aveyro à la fin d’un roman de Félix Louis Christo-
phe Montjoye2. Il y a d’autres romans français, sans doute, où un per-
sonnage est récompensé des services rendus au roi d’Espagne par
l’obtention d’une compagnie. Que cette compagnie soit les Gardes
wallonnes3 ne doit pas davantage surprendre, mais que le roman en
question s’intitule Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, voilà ce qui
légitime le rapprochement de ce roman, publié en 1802 à Paris, du
Manuscrit trouvé à Saragosse dont la deuxième version a été datée
1804 par ses récents éditeurs. Il faut pourtant d’autres indices précis
pour justifier la question que nous voulons soulever ici et qui est de
savoir si Potocki a lu le roman de Monjoye et s’il a pu en faire son
profit pour sa propre œuvre romanesque. L’indice qui invite le plus à
prendre au sérieux le rapprochement des deux auteurs se trouve dans
un autre roman de Montjoye, publié en 1801, Histoire de quatre Es-
1
Dans le roman de Montjoye, Henriquez d’Aveyro parle des « gardes wallons » [sic].
Nous avons corrigé cette faute. Félix-Louis-Christophe Montjoye, Manuscrit trouvé
au Mont Pausilype, Paris, 1802, tome V, p. 342.
2
Né en 1746 à Aix-en-Provence dans une famille noble, Félix-Louis-Christophe
Monjoye poursuit des études de droit dans sa ville natale et s’installe comme avocat
d’abord à Aix, ensuite à Paris, où il rejoint l’équipe de rédacteurs de L’Année
littéraire, en 1790. Pendant le procès de Louis XVI, il est cofondateur du périodique
royaliste L’Ami du roi. La Terreur le force à s’éloigner de Paris, mais il est de retour
lors de la réaction Thermidorienne durant laquelle il publie plusieurs brochures
royalistes. Le coup d’État qui met au pouvoir le Directoire le force à un second exil,
en Suisse cette fois-ci. Pendant l’ère napoléonienne, il cesse ses activités politiques
pour se vouer à la littérature et à l’enseignement, à Gand notamment. Louis XVIII lui
accorde le poste de conservateur de la Bibliothèque Mazarine. Montjoye meurt en
1816 à Paris. L’on connaît de lui également un autre roman, Inez de Léon (1805), et
un grand nombre d’écrits politiques, tous de teneur royaliste.
3
Il faut noter que dans la version de 1794 du Manuscrit trouvé à Saragosse déjà,
Vélasquez désigne Alphonse comme « capitaine aux gardes wallonnes » (p. 361).
268 JAN HERMAN
pagnols. Notons d’abord que le Manuscrit trouvé au Mont Pausilype
(1802) et l’Histoire des quatre Espagnols (1801) sont liés l’un à
l’autre, par le topos du manuscrit trouvé précisément. C’est dans la
préface du second roman que nous apprenons quel est le rapport avec
le premier :
Préface
On lit dans l’Histoire des Quatre Espagnols, qu’un héros de cette histoire, nommé
César de Suza, trouva un manuscrit au mont Pausilype. Des mains de César de
Suza, ce manuscrit passa dans celles de Fernand Texado, autre héros de l’Histoire
des quatre Espagnols ; des mains de Fernand Texado, il passa dans celles du sei-
gneur Sancha, libraire, place Mayor à Madrid, de qui nous le tenons, et lequel
nous a attesté la vérité des événements qui y sont racontés. Ce manuscrit avait été
composé, comme on le dit dans l’Histoire des quatre Espagnols, par l’homme
dont, du temps de César de Suza, on voyait encore au Mont Pausilype, sous une
cage de verre, la tête embaumée4.
Le manuscrit a été composé par un des anciens habitants de l’ermitage
du Mont Pausilype qui est le lieu central qui sert de pont entre les
deux romans. Il s’agit d’un criminel qui, pour pénitence, a écrit l’his-
toire de ses méfaits. C’est lui-même qui a demandé, avant de mourir,
qu’on lui coupe la tête pendant qu’elle conserve un reste de vie, pour
qu’elle serve d’exemple dissuasif aux futurs lecteurs de son manuscrit.
Le lecteur est donc invité à lire le Manuscrit trouvé au Mont Pausi-
lype comme une suite emboîtée de l’Histoire de quatre Espagnols où,
on vient de le constater, le macabre ne manque pas. Or, un personnage
comparse du premier roman est un redoutable bretteur, comme le père
d’Alphonse chez Potocki, et connaît, comme lui, une botte secrète.
C’est la seule interférence entre le premier roman de Montjoye et celui
de Potocki, mais elle est significative à plusieurs égards et notamment
par le renvoi qu’elle contient à la géométrie :
Dès que le maître d’armes m’aperçut, il vint à moi : « Soyez le bienvenu, me dit-
il, seigneur cavalier ; vous faites bien de vous adresser à moi ; tous mes confrères
sont des ânes qui n’ont qu’une vieille routine. Moi seul je possède la botte secrète,
et je la démontre géométriquement5.
4
Félix-Louis-Christophe Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, op. cit.,
tome I, préface, p.i. (dorénavant le tome et la page seront indiqués entre parenthèses).
5
Ibid., Histoire de quatre Espagnols, nouvelle édition, revue et augmentée, Paris,
1801, tome III, pp. 241-242. L’édition augmentée dont nous nous servons a paru la
même année que la première édition, en 1801. À noter aussi que les deux romans de
Montjoye sont signés. L’ordre des prénoms est cependant variable : « par F.L.C.
Sur un problème de genèse textuelle chez Potocki 269
Gardes wallonnes, botte secrète, géométrie, une histoire se déroulant
en partie sur les flancs d’un Mont infesté de brigands,… ces quelques
indices suffisent sans doute pour prendre la question au sérieux. Cette
question peut dès lors se préciser : si les effets de réflexion d’un ro-
man à l’autre sont clairs, se pose le problème de savoir dans quelle
direction l’interférence peut et doit être lue. Potocki travaillait proba-
blement à son roman depuis 1791 et deux décamérons manuscrits
d’une version très avancée, ont été retrouvés. Mais, comme nous
l’apprennent François Rosset et Dominique Triaire, aucun manuscrit
n’était passé au stade de l’imprimé avant janvier 1805. En effet, le 23
décembre 1804, Potocki obtient du comité de censure de Saint-Péters-
bourg l’autorisation pour la publication du premier décaméron puis, le
20 janvier 1805, d’une « suite6 ». Cette épreuve est considérée comme
le point de départ de la deuxième version du roman, début d’une édi-
tion qui n’aboutira pas, mais qu’on peut dater de 1804, moment de
l’obtention du « bon à tirer » de la censure (1804, pp. 23-24). Il im-
porte surtout pour notre propre démonstration qu’en 1804, le titre
« Manuscrit trouvé à Saragosse » est bien fixé.
Il semble improbable qu’un manuscrit ou un jeu d’épreuves (tiré à
cent exemplaire, ce qui est exceptionnel) soient parvenus à la connais-
sance de l’auteur français Félix Montjoye qui avait déjà publié ses
deux romans, en 1801 et 1802 respectivement, quelques années donc
avant l’impression des épreuves pétersbourgeoises du roman de Po-
tocki. S’il y a eu interférence – et c’est ce que nous croyons – elle
semble aller dans le sens d’une lecture par Potocki du roman de Mont-
joye. Si tel est le cas, le Manuscrit trouvé au Mont Pausilype constitue
un intéressant repère de datation de certains épisodes du Manuscrit
trouvé à Saragosse, un terminus a quo. À commencer par le titre. Ma-
nuscrit trouvé à Saragosse est un titre rhématique, entièrement foca-
lisé sur le type de discours et vidé de toute substance thématique7.
Aucun indice dans le titre ne suggère de quoi il sera question dans le
Montjoye » dans le Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, « par L.F.C. Montjoye »
dans Histoire de quatre Espagnols.
6
François Rosset et Dominique Triaire supposent que le roman a dû être entamé dès
le voyage de Potocki en Espagne, puis au Maroc, en 1791 (1804, p. 15).
7
La différence entre titres thématique et rhématique est expliquée par Gérard Ge-
nette : L’adjectif ‘thématique’ qualifie les titres portant sur le ‘contenu’ du texte,
tandis que, pour être rhématique, un titre doit désigner le genre (ou une autre défini-
tion classificatoire). Thématique : ce livre parle de …, rhématique : ce livre est …, in :
Figures V, Paris, Seuil, 2002.
270 JAN HERMAN
manuscrit. Même l’indice spatial ne renvoie pas au contenu du manus-
crit. Saragosse est à peu près la seule grande ville espagnole dont il
n’est jamais question dans le roman de Potocki, en dehors de l’’Aver-
tissement’, qui n’apparaît que dans la version de 1810. Potocki semble
alors avoir profité du très historique siège de Saragosse par les troupes
napoléoniennes en 1809, pour donner un sens quelque peu référentiel
au titre « Manuscrit trouvé à Saragosse » fixé en 1804, au plus tard. Il
n’en demeure pas moins qu’en 1804, le titre est dénué de toute subs-
tance thématique. Potocki pousse à ses extrêmes limites le titre rhéma-
tique de Félix de Montjoye, qui gardait un reste de substance théma-
tique, puisque l’épisode final se déroule au Mont Pausilype. La ma-
nœuvre potockienne d’évidement titrologique est extrêmement rare.
On n’en trouve pas d’exemple au XVIIIe siècle et il faut remonter
jusqu’en 1695 pour rencontrer un titre entièrement rhématique avec le
Livre sans nom8. En revanche, on en voit surgir un exemple durant la
genèse de la version de 1804 du Manuscrit trouvé à Saragosse. Les
éditeurs des deux versions longues du roman de Potocki constatent
que le titre est en place dès la version datée de 1804. Or, on peut sup-
poser qu’il ne date pas d’avant 1802 et que c’est la lecture du roman
de Félix Montjoye qui en a fourni l’idée.
Avant de pousser plus avant cette analyse, il faut aussi souligner
les différences énormes entre les deux romans. Le roman épistolaire
de Montjoye est l’histoire de la réconciliation, ordonnée par le roi
d’Espagne Philippe V, de deux familles qui se vouaient depuis des
générations une haine réciproque. Les deux familles s’appellent
d’Aveyro et Los Tormes. Le roi souhaite que Diègue, l’aînée des
d’Aveyro, épouse Clara de Los Tormes et que Guzman de los Tormes
épouse Amélie d’Aveyro. La paix entre les deux familles ardemment
souhaitée par le roi devrait être scellée par ce double mariage.
L’Histoire commence dans l’immédiat après-guerre qui a mis sur le
trône d’Espagne un roi Bourbon, Philippe, petit-fils de Louis XIV.
Rodrigue de Los Tormes a été récompensé de sa fidélité au roi Phi-
lippe par le portefeuille de ministre de la guerre. Fernand d’Aveyro
par contre a disparu. Certains déclarent l’avoir vu parmi les victimes
de la bataille décisive qui a porté Philippe au pouvoir. D’autres pré-
tendent qu’il a survécu et qu’il a été détenu prisonnier, d’abord en
France, ensuite au Mont Pausilype, près de Naples, au château de
8
Ce livre est une Arlequinade qu’on doit à Charles Cotolendi.
Sur un problème de genèse textuelle chez Potocki 271
l’Œuf, d’où il se serait évadé pour rejoindre une troupe de brigands
dont il aurait aussitôt été élu chef. La famille d’Aveyro, incertain du
sort de Fernand, ne veut rien décider quant au double mariage avant
que le mystère de la disparition de leur père et époux ne soit entiè-
rement éclairci. Les frères d’Aveyro, Diègue et Henriquez, décou-
vriront assez rapidement que leur père est effectivement au Mont Pau-
silype et que le maître d’œuvre de son enlèvement est Guzman de Los
Tormes. Le but du complot ourdi par ce Guzman était d’écarter à tout
jamais la famille d’Aveyro du pouvoir en compromettant Fernand
d’Aveyro par une évasion orchestrée au bout de laquelle Fernand se-
rait obligé de rejoindre les brigands du Mont Pausilype, c’est-à-dire
des perturbateurs de l’ordre et des ennemis de l’État. Les deux famil-
les ne sont donc pas prêtes à se réconcilier, malgré l’ordre du roi. En-
tre-temps, une intrigue sentimentale se développe. Henriquez
d’Aveyro, le cadet de la famille et chevalier de Malte, tombe amou-
reux de Clara de Los Tormes que le roi destine à son frère. Deux
coups de théâtre dénoueront ce roman. Sur le plan politique, Guzman
de los Tormes s’avérera être en réalité le fils d’un paysan substitué au
véritable Guzman, qui était mort au berceau. Le faux Guzman, vérita-
ble scélérat, meurt de manière honteuse. Second coup de théâtre, sur
le plan amoureux : la rivalité naissante entre les deux frères d’Aveyro
qui effrayait tant leurs amis n’est qu’une apparence car Diègue révèle
à la fin qu’il a contracté un mariage secret et qu’il a même un jeune
fils. Le roman se termine par quatre mariages, et par la punition des
complices de Guzman dont l’un s’appelle Stephano Montelirios. C’est
l’auteur du manuscrit que nous lisons et celui à qui on avait coupé la
tête pour l’exposer dans l’ermitage du Mont Pausilype.
À première vue, rien ne rapproche cette maigre intrigue du Manus-
crit trouvé à Saragosse, qui contient des intrigues, politiques et amou-
reuses, en abondance et beaucoup plus brillamment composées.
Qu’est-ce qui a pu provoquer l’intérêt de Potocki pour ce roman après
tout assez pauvre et surtout très long ? Il n’est pas absurde de supposer
que du moment qu’il était personnellement impliqué dans les affaires
politiques extrêmement complexes de son pays, Potocki s’intéressait à
la figure du noble polonais dans les œuvres de fiction. Il y a parmi les
nombreux personnages du Manuscrit trouvé au Mont Pausilype la très
intéressante figure de Wenceslas Radziouski, un noble polonais, che-
valier de Malte, et ami du protagoniste Henriquez d’Aveyro. Du point
de vue de la psychologie, ce personnage est le plus complexe et le
272 JAN HERMAN
mieux développé du roman. Se rangeant d’abord du côté des d’Aveyro
dans les rencontres armées qu’ils ont avec le redoutable Guzman de
Los Tormes, il change de camp et prend le parti de Guzman. Tombé
amoureux d’Amélie, la sœur des d’Aveyro, il ne supporte pas leur
refus et projette d’enlever Amélie et même d’en abuser. Participant
dans le complot qui vise à discréditer la famille d’Aveyro, Radziouski
espère pouvoir fléchir les deux frères d’Amélie une fois qu’il les aura
humiliés. Le passé de Radziouski s’éclaire entre temps, par une lon-
gue lettre autobiographique (I, lettre 8, pp. 104-112) d’une part, par
des informations provenant de l’ambassadeur de Pologne d’autre part
(II, lettre 9, pp. 5-25) : il est à peu près certain qu’il a été à la tête d’un
complot contre le prince Jean Sobieski et il est soupçonné d’avoir
lâché le coup de pistolet qui a failli coûter la vie à ce prince. Il est
aussi soupçonné d’avoir tué son frère aîné dont il aimait la fiancée.
Radziouski est chassé par son père qui le maudit. Cette malédiction
s’emparera peu à peu de l’imaginaire du personnage qui dans les cri-
ses qu’il traverse dans le quatrième tome9 s’imagine porter sur le front
le signe de la réprobation. Radziouski est ainsi explicitement rappro-
ché de Caïn, le fratricide. On n’a aucune peine à reconnaître ici la
figure du pèlerin réprouvé de Potocki qui est marqué au front d’un
Thau inversé10. Le rapprochement de Caïn se construit progressive-
ment. Le premier à évoquer Caïn est le mentor des d’Aveyro, Estève
Mendoza :
Sortez, lui dis-je, sortez de cet état de turpitude et de tourment. Est-ce là vivre en
gentilhomme que d’errer comme Caïn, d’asile en asile ? (IV, p. 61)
9
Félix-Louis-Christophe Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, IV,
pp. 203- 204 : « Tenez, s’écria-t-il en tendant la main vers la mer, le voilà qui se
promène tranquillement sur les eaux ; le voilà ; c’est lui-même ; je le reconnais bien ;
il s’avance vers moi ; il me regarde ; ses vêtements sont blancs comme neige. Dieu !
comme il est pâle ! comme il est triste ! Juste ciel ! il me menace ; il découvre sa
poitrine ; le sang en découle ; il ruisselle ; il rougit l’eau de la mer… ». Ce passage a
pu inspirer à Potocki la scène de la tête sanglante de Pena-Flor qui apparaît à son
meurtrier Conradez pour lui reprocher son crime. Cette scène se trouve dans le
quatrième décaméron de la version de 1804, trente-cinquième Journée.
10
Wenceslas Radziouski n’est pas le seul personnage du Manuscrit trouvé au Mont
Pausilype qui préfigure le pèlerin maudit. Stéphano Montelirios, l’auteur du manus-
crit, et complice de Radziouski, est marqué du même signe de la réprobation : « Qui je
suis ? lui répondit Stéphano d’un air égaré. Est-ce que vous ne lisez pas sur mon
front ? Vous voyez Caïn » (V, pp. 311-312).
Sur un problème de genèse textuelle chez Potocki 273
« Ce malheureux gentilhomme a visiblement comme Caïn une note de
réprobation sur le front », déclare ensuite le même Mendoza quelques
pages plus loin (IV, p. 119). Et dans la même lettre : « Fasse le ciel
que nous n’en entendions plus parler ! Cet homme finira mal ; je le
crois réprouvé par le ciel » (IV, p. 132). Dans le dernier tome enfin,
Henriquez d’Aveyro répudie son ancien ami dans ces termes : « Mal-
heureux, quelle était ton erreur ! Tu pensais que la noirceur de ton
âme ne me serait pas connue. Tu fondais des espérances sur mon ami-
tié. Mais croyais-tu tromper aussi le ciel ? Tout est dit pour toi ; sa
justice te poursuivra partout. Le signe que comme Caïn tu portes sur le
front, éclairera tous les hommes sur tes crimes » (V, p. 18).
Un autre élément qui a pu éveiller l’intérêt de Potocki pour le per-
sonnage polymorphe de Radziouski est le fait que ce dernier se dési-
gne lui-même explicitement, et par métaphore, comme « juif errant » :
Si tu n’as pas vu Aranjuez, mon cher Henriquez, si tu n’as pas vu ses grottes, ses
cascades, ses bosquets, ses jardins, ses sept fontaines, tu n’as rien vu. Quant à
moi, si je n’étais pas un peu juif errant, je finirais ici mes jours. (II, p. 32)
À ce stade de notre réflexion, il est important de souligner que l’« His-
toire du juif errant » est bien en place dès la version de 1794 du Ma-
nuscrit trouvé à Saragosse et qu’elle en constitue même la majeure
partie. Conclure à une influence de Montjoye sur Potocki pour ce qui
est de cette histoire serait dès lors une assomption audacieuse. Le ren-
voi au juif errant dans Montjoye est métaphorique et n’a rien à voir
avec le motif de la réprobation que la tradition attache à cette figure.
La coïncidence n’en est pas moins remarquable sans être vraiment
étonnante. Un autre aspect lié à l’histoire du juif errant doit cependant
nous arrêter : s’il est vrai que Potocki y attachait la plus grande impor-
tance dans la version de 1794, elle est soumise à un effacement pro-
gressif dans les versions longues, au point de disparaître presque tota-
lement de la version de 181011, au profit de Velasquez, le géomètre
distrait qui, déjà présent dans la version de 1794, ne cesse de gagner
en importance dans les versions longues.
11
Le juif errant y fait une brève apparition dans la huitième journée annonçant qu’on
le reverra : « Je suis le Juif errant. Adieu, je vais secourir Pascheco, nous nous
reverrons quelque jour » (1810, p. 170). Signalant cette incohérence du récit, les
éditeurs soulignent que la présence du juif errant dans la version 1810 se limite à cette
brève apparition.
274 JAN HERMAN
Notre argument par rapport à cette substitution progressive est
qu’elle a pu être catalysée par le roman de Montjoye, qui met en
scène, et de manière assez spectaculaire, la figure du géomètre distrait.
Le Père Mendoza, jésuite très respecté du Roi par ses écrits et ses
sages conseils, est « l’homme d’Espagne le plus distrait » (I, p. 68). Il
a l’habitude agaçante d’égarer ou de perdre les lettres qu’on lui confie,
de se tromper de jour dans ses rendez-vous, de substituer un document
à l’autre, etc. Les scènes de distraction sont très abondantes dans le
roman, où elles servent de moyen de faire rebondir l’intrigue12. En
voici un exemple :
Telle a été, senora, la première conversation que le P. Mendoza a eue avec le Roi
au sujet de don Fernand ; il en sortit, comme vous pensez bien, fort satisfait. De
retour chez lui, il retomba dans ses calculs astronomiques, et oublia entièrement
l’Escurial. Le jeudi suivant il se souvient tout à coup en se levant, et de la conver-
sation qu’il a eue avec le Roi, et de celle qu’il doit avoir encore. Il court chercher
une voiture, et se rend à l’Escurial. La première personne qu’il y rencontre, c’est
le comte Rodrigue […]
– Puis-je vous demander où vous allez ?
– Chez le Roi.
– N’est-ce pas au P. Mendoza que j’ai l’honneur de parler ?
– A lui-même.
– Mais, P. Mendoza, le Roi n’est pas visible aujourd’hui. Vous vous méprenez sû-
rement, ce n’est que demain que vous devez lui parler.
– Mais demain c’est samedi, et je dois lui parler vendredi qui es aujourd’hui
– Aujourd’hui c’est jeudi, et demain c’est vendredi.
– A d’autres !
– C’est la pure vérité, je vous jure. (I, p. 218)
Le personnage du géomètre distrait n’implique pas forcément une
interférence entre le père Mendoza et le duc de Vélasquez. Cependant,
certains types de distraction sont troublants pour quiconque tire sur le
fil. Le Duc de Velasquez chez Potocki a pris l’habitude, en signant
12
Nous en relevons ici quelques occurrences : « Mais il a fallu bien du temps à mon
cher oncle qui n’a guère que ses papiers de mathématiques en règle, pour retrouver
ces lettres » (I, p. 149) ; « Je n’ai que le loisir de vous dire que j’ai reçu ce matin une
lettre du cher père de l’Isola, laquelle je ne peux pas vous envoyer, parce que je l’ai
égarée dans la foule de mes papiers, mais j’ai parfaitement à la mémoire ce qu’elle
contient (II, p. 106) ; « Eh ! bien, mes enfants, ce fut à la vue de ces bandes de papier,
que je fus pris de mon étonnante distraction ; ainsi le voulait la Providence. Ces
papiers me rappelèrent celui que le roi m’avait remis pour la nomination d’un
troisième commissaire. J’en fus tout à coup inquiet ; je craignais de l’avoir laissé
tomber dans la rue » (III, p. 90) ; etc.
Sur un problème de genèse textuelle chez Potocki 275
une lettre, de copier son nom noté auparavant sur une de ses tablettes,
pour éviter le sort de son père qui avait perdu fortune, carrière et fian-
cée pour avoir signé, par distraction, du nom de son frère au lieu du
sien. Or, voici ce qui arrive au père Mendoza dans le roman de Mont-
joye :
La tête pleine du château de l’Œuf, au lieu de mettre sur l’adresse de ma laco-
nique et impérative lettre : Au révérend père recteur du collège de Naples, j’écris :
Au seigneur gouverneur du château de l’Œuf, à Naples ; et sans me réveiller de
ma distraction, je jette moi-même cette malheureuse lettre à la poste. Détestable
distraction qui pouvait produire les effets les plus funestes ! (I, p. 226)
Le père Mendoza est le digne équivalent du Duc de Velasquez, distrait
comme lui, brillant géomètre13 comme lui. En témoignent les leçons
qu’il prodigue à ses élèves :
Si je procède ainsi, mes amis, avec méthode, c’est qu’en toute affaire il faut pro-
céder en effet avec la rectitude des mathématiciens ; il faut réunir toutes les don-
nées qu’on peut se procurer, et arriver par les choses connues à la chose inconnue.
Je continue donc sur le même ton ; j’établis d’abord les principes. (I, p. 283)
Le père Mendoza meurt comme il a vécu, en homme distrait, perché
sur son observatoire en pleine nuit, calculant la durée d’une éclipse de
Vénus : « Son observation finie, il s’enfonça, dans des rêveries, il
s’oublia, il s’endormit » (V, p. 329). À la fin du roman de Montjoye,
le géomètre semble rejoindre la figure du cabaliste observateur
d’éclipses. Mais il ne meurt pas sans avoir versé dans le ridicule, qui a
pu fasciner Potocki :
Ce que je fais, répondit le père Mendoza ? Je calcule. Mais très malheureusement
je me trouve arrêté dans la solution d’un problème intéressant parce que quarante
et quatorze font cinquante-cinq. Si quarante et quatorze faisaient cinquante-quatre,
j’aurais fini il y a longtemps mon travail, et j’aurais satisfait à une question fort
importante. (V, p. 330)
13
Le père Mendoza n’est pas le seul géomètre distrait du roman de Montjoye : « Plein
donc de l’idée de la miraculeuse conversion, je m’enfonçai dans la grande rue ; j’y fis
rencontre d’un père capucin qui se mêle de mathématiques. Il m’aborda et m’apprit
longuement qu’il était à la poursuite d’un problème épineux sur un singulier genre de
courbes. Je n’entendis pas un mot de l’explication qu’il jugea à propos de me
développer » (V, p. 155). D’autres personnages souffrent de distractions, comme
Estève, le neveu du père Mendoza, qui envoie à Clara d’Aveyro une lettre destinée à
son frère Diègue (V, p. 6).
276 JAN HERMAN
Ce possible rapprochement de Velasquez du père Mendoza rendu
vraisemblable par d’autres interférences à d’autres niveaux entre Po-
tocki et Montjoye, se heurte pourtant à un problème crucial, que nous
avons déjà effleuré en parlant du juif errant. Une grande partie de
l’Histoire du Duc de Velasquez, y compris la fameuse scène de la
distraction qui coûte si cher à son père, figure déjà dans la version de
1794 du Manuscrit trouvé à Saragosse. Ou plutôt, elle figure dans la
première version du roman qui est notée sur du papier filigrané 1794.
Potocki n’a pas rendu la vie facile à ses futurs éditeurs, mais il avait,
comme le déclarent ces derniers « l’habitude heureuse d’écrire sur du
papier portant, en filigrane, la date de sa fabrication ». En outre,
l’étude attentive de l’ensemble de ses manuscrits a montré à ces mê-
mes chercheurs que Potocki « utilis[ait] son papier dans l’année
[même], tout au plus dans les deux ans suivant son acquisition »
(1807, p. 17). Si tel est le cas, l’hypothèse d’une influence du roman
de Montjoye sur Potocki pour ce qui est de la figure du géomètre dis-
trait est à exclure. Il faut bien avouer qu’aucune des possibles inter-
férences entre le Manuscrit trouvé au Mont Pausilype et le Manuscrit
trouvé à Saragosse n’est décisive. Les indices sont cependant trop
abondants pour encore risquer la solution du hasard : il n’est pas éton-
nant de rencontrer un personnage appelé Theresa Pacheca, fille d’un
nommé Pacheco, chez Montjoye ; il y a sûrement d’autres romans, et
de la même époque, où des bohémiennes prédisent la fortune14 ;
d’autres romans où un personnage plus ou moins ridicule est l’arbitre
de tous les duels15 ; les romans ne manquent pas sans doute où l’on
voit d’hideux cadavres de pendus s’entrechoquer16, des romans enfin
14
Dans Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, une bohémienne prédit au marquis
d’Alcaraz qu’il mourra de la petite vérole, ce qui arrive en effet (IV, p. 166).
15
Chez Montjoye, ce rôle, qu’assume si brillamment Juan van Worden dans le roman
de Potocki, est rempli par le marquis d’Alcaraz : « Lorsqu’il survient un différend
entre des officiers, on me choisit pour arbitre ; l’habitude que je me suis faite de ne
plus laisser sortir de ma bouche que des paroles obligeantes, me procure la facilité de
caresser si adroitement l’amour-propre de ceux qui se querellent, que je les désarme et
que de deux ennemis je fais deux amis (V, pp. 91-92).
16
C’est au Mont Pausilype, où les brigands se retirent dans une enceinte imprenable,
qu’on est témoin d’un tel spectacle : « D’une part il vit plusieurs arbres aux branches
desquels on avait suspendu des corps qui servaient de pâture aux oiseaux de proie.
[…] Le bruit que faisaient tous ces cadavres en s’entrechoquant, les cris plaintifs que
poussaient du fond de leurs fosses les victimes vivantes qu’on y avait ensevelies, tout
cela composait, un spectacle une harmonie digne des enfers (V, p. 213).
Sur un problème de genèse textuelle chez Potocki 277
où l’on boit du chocolat en abondance17, etc. Mais que tous ces détails
futiles figurent dans l’un et l’autre roman laisse perplexe.
Certaines ressemblances, moins futiles, méritent qu’on s’y arrête.
Le Mont Pausilype ne saurait manquer de réveiller chez tout lecteur
attentif le souvenir du Mont Etna dans le Manuscrit trouvé à Sara-
gosse, où les brigands, conduits par Zoto, se retirent dans une île ina-
bordable formée par deux flots de lave qui font boucle (1804, pp. 166-
167). On n’accède à cet îlot que par un passage souterrain. De même,
les brigands du Mont Pausilype conduisent leurs prisonniers par un
tunnel qui conduit à leur camp, installé dans une île inexpugnable
entourée de précipices. Le Nouveau Monde est totalement absent du
roman de Montjoye qui, en revanche, réserve quelques centaines de
pages à une histoire de conversion. L’on sait que la conversion est
l’un des enjeux majeurs du roman de Potocki. Ibrahim, jeune Islamite
que les chevaliers de Malte avaient fait prisonnier et que Henriquez
d’Aveyro parvient à convertir au Catholicisme, demande la faveur de
pouvoir retourner dans son pays. Ce jeune protégé est en réalité le
futur Bey d’Alger, qui sauve plus tard la vie à son protecteur. Il ra-
conte à son tour son histoire : à son retour dans son pays, il a succédé
à son frère, qui avant sa mort violente, lui a communiqué un secret
d’État :
Ayant parlé ainsi, il se revêtit de ses armes, et nous ouvrit les trésors qu’il avait
enterrés ; il ne laissa dans le souterrain où il les avait cachés, que quelques papiers
qu’il me recommanda d’y venir chercher dès qu’il ne serait plus et dès que je
pourrais faire cet enlèvement sans danger. C’est parmi ces papiers que j’ai trouvé
son testament (V, p. 51)
S’il est vrai que le Bey de Tunis dans le roman de Potocki est le fils
d’Alphonse, l’ancien Bey d’Alger, frère d’Ibrahim, a fait un enfant en
Espagne, qui joue un grand rôle dans le roman comme complice de
Guzman. L’on se souviendra aussi, en lisant le Manuscrit trouvé au
Mont Pausilype du combat de taureau, raconté dans la quinzième
17
Le chocolat, dont nous avons pu marquer ailleurs l’importance et l’abondance dans
le roman de Potocki, est présent dès la première scène du roman de Montjoye (I, p. 6).
Il n’est pas une rencontre entre les deux familles où l’on n’en sert. Voir notre article
« Le Traité des sensations de Jean Potocki », in : Le Manuscrit trouvé à Saragosse et
ses intertextes, Actes du Colloque international, Leuven-Anvers, 30 mars-1eravril
2000, éd. par Jan Herman, Paul Pelckmans et François Rosset, Louvain-Paris, Peeters,
2001, pp. 219-229.
278 JAN HERMAN
Journée de la version de 1804, et qui se serait terminé de manière
dramatique pour Rovellas si un jeune inconnu n’avait pas, d’un coup
d’épée, abattu le féroce animal. Chez Montjoye, le rusé Radziouski,
pour éblouir les dames, participe lui aussi à un combat de taureau,
plus richement habillé qu’un chevalier de Malte ne devrait l’être et
éclipsant tous les nobles espagnols en hauteur et magnificence. Son
cheval est éreinté comme celui de Rovellas, mais Radziouski, d’un
pied ferme, attend le taureau et le tue d’un coup d’épée dans la tête,
comme le jeune inconnu chez Potocki (III, pp. 26-34).
Les deux frères d’Aveyro, rivaux en amour, s’appellent Diègue et
Henriquez. Les frères Velasquez, rivaux en amour également, s’appel-
lent Carlos et Henrique. Cette dernière possible interférence avec le
roman de Potocki nous ramène au problème de datation des versions
que nous avons laissée en suspens.
Les deux premiers décamérons de la version de 1794 n’ont pas en-
core été retrouvés. À supposer que Potocki les ait effectivement com-
posés. Or, selon la logique narrative adoptée par Potocki dans les deux
versions longues, c’est dans le deuxième décaméron qu’aurait dû se
trouver l’histoire de Rovellas et du combat au taureau. Selon la même
logique, c’est dans le premier décaméron qu’on aurait dû lire l’histoire
de Zoto et des brigands du Mont Etna. Si l’on adopte l’hypothèse que
Potocki a effectivement composé les quatre premiers décamérons de
la version dite de 1794, on se heurte à un problème colossal : com-
ment les ressemblances entre les quatre premiers décamérons du Ma-
nuscrit trouvé à Saragosse de 1794 avec le Manuscrit trouvé au Mont
Pausilype ont-elles pu être tellement nombreuses, si ce dernier roman
n’a été publié qu’en 1802 ? Qu’il y ait eu interférence entre Potocki et
Montjoye nous apparaît comme une évidence, mais on est bien obligé
de décider entre deux options : ou bien on a affaire à une coïncidence
qui frôle l’invraisemblable, ou bien certaines pages, et non des moin-
dres, de la version dite de 1794, n’ont pas pu être composées avant
1802, c’est-à-dire donc au moment où Potocki était déjà en train de
remanier son roman. La figure du géomètre distrait dans le Manuscrit
trouvé au Mont Pausilype nous paraît particulièrement troublante. Les
ressemblances avec le duc de Velasquez et son père sont telles qu’on
est enclin à penser que les pages conservées de la version dite de 1794
que les éditeurs de Potocki ont déterrées n’ont pas pu être composées
avant 1802. L’argument du papier filigrané est puissant mais non dé-
cisif. La date en filigrane dans le papier utilisé par Potocki pour la
Sur un problème de genèse textuelle chez Potocki 279
rédaction de la version dite de 1794 nous paraît un terminus a quo en
non un terminus ante quem de la rédaction du roman. Il nous est diffi-
cile d’agréer la conclusion des éditeurs de Potocki quand ils fixent
l’« année 1794 comme le moment le plus tardif de l’écriture d’une
première version du roman » (1804, p. 17). Il est fort probable que
Potocki ait nourri le projet romanesque dès 1791 et qu’il en ait rédigé
des parties (comme le fragment conservé de la première journée, noté
sur un papier filigrané 1796). Mais l’abondance d’interférences entre
les romans de Potocki et de Montjoye, dans l’ensemble, nous autori-
sent à risquer l’hypothèse que le long fragment conservé de la version
dite de 1794 (les Journées 19 à 33) a pu être écrit (sur du papier fili-
grané 1794) après 1802. Quant aux 19 premières Journées de la ver-
sion dite de 1794 qui n’ont pas encore fait surface, l’analyse du Ma-
nuscrit trouvé au Mont Paulilype montre qu’il ne faut pas exclure la
possibilité qu’elles n’aient pas été composées avant 1802 ou que, si
une version antérieure existe ou a existé, elle ne présente pas encore
l’Histoire sicilienne de Zoto et la scène du taureau dans l’état tel
qu’on peut le lire dans la version de 1804.
Nous soumettons cette hypothèse à la communauté des Potockiens,
qui l’étudieront pour la confirmer ou la rejeter. Nous espérons ainsi
contribuer à la solution d’un des nombreux problèmes que pose la
genèse extrêmement complexe de ce grand roman et que ses deux édi-
teurs ont commencé à élucider de façon si brillante.
Biographie et lecture du Manuscrit trouvé à
Saragosse
FRANÇOIS ROSSET
Entre la vie d’un auteur et son œuvre s’étend toujours un abîme de
questionnements et de controverses à la fois théoriques, méthodologi-
ques et anthropologiques. Dans le cas de Jean Potocki et du Manuscrit
trouvé à Saragosse, ce rapport s’avère particulièrement probléma-
tique. Entre le champ de l’expérience vécue par l’auteur et l’espace de
la fiction qui s’étend dans le roman, c’est-à-dire, plus largement, entre
l’univers des faits plus ou moins avérés, plus ou moins documentables
et le monde artificiel créé par l’auteur, les distinctions ont tendance,
dans ce cas encore plus que dans d’autres, à s’atténuer, voire même à
se dissoudre. Plusieurs raisons permettent de postuler la particularité
du Manuscrit sur ce plan :
La confusion entre les faits du réel et la fiction est largement favo-
risée par l’histoire même du Manuscrit trouvé à Saragosse comme
texte. Il a souvent été relevé qu’il y avait une étonnante conformité
entre l’histoire fictive du manuscrit trouvé racontée dans l’’Avertis-
sement’ du roman et les aventures des manuscrits réellement écrits par
Potocki. Comme si le roman racontait lui-même, à l’intérieur de
l’espace fictionnel qu’il déploie, l’histoire qui devait l’affecter lui-
même en tant qu’objet soumis aux contingences du monde réel. Cette
observation peut se trouver solidement étayée par l’étude, dans le
roman, du motif du livre, ainsi que d’autres supports de l’écrit (les
pierres gravées que l’on exhume ou nettoie pour les déchiffrer ou les
fameuses bandes de parchemin portant les six fragments dispersés du
secret des Gomelez) ou de bien d’autres façons. En considérant, par
exemple, le motif du livre et ses multiples avatars dans le Manuscrit,
on ne peut que constater la solidité de ce lien qui semble devoir être
inévitablement établi entre l’ordre des faits textuels, manuscrits, co-
pies, imprimés, plagiats, éditions, etc (et donc l’ordre des faits en gé-
néral) et les histoires de textes racontées dans le roman (et donc
l’ordre de la fiction en général). Certes, ce n’est pas la vie de l’auteur
qui peut inspirer ces conclusions, mais la vie du texte. Cette distinc-
282 FRANÇOIS ROSSET
tion ne me paraît pourtant pas décisive ici, au contraire. Car la vie du
texte, telle qu’elle est d’abord racontée dans le roman, puis reconsti-
tuée par ceux qui l’ont récemment mise au jour, reste d’abord, structu-
rellement tout au moins, un récit de vie, comme l’est toute biographie.
Autour du concept même de biographie, le Manuscrit trouvé à Sara-
gosse semble ainsi postuler la possibilité d’une confusion entre
l’homme et l’œuvre, non pas en tant qu’ils sont homme et œuvre, mais
en tant qu’ils sont devenus l’un et l’autre objets d’une histoire ra-
contée.
Tout le monde sait que la vie de Potocki, si foisonnante, si pleine
de surprises et de contradictions, se coule très facilement dans le
moule narratif de la biographie comme récit de vie où il est patent que
les modèles culturels et littéraires ont une part au moins aussi impor-
tante que les données et les informations factuelles qui peuvent être
collectées. En d’autres termes, disons qu’écrire la biographie de ce
personnage hors du commun nécessite une grande circonspection, une
rigoureuse discipline si l’on ne veut pas se laisser emporter par les
prestiges de l’extraordinaire pour raconter une histoire séduisante.
Mais il va de soi que même avec la plus grande prudence, le biogra-
phe est bien conscient (ou du moins devrait-il l’être) qu’il s’engage
dans une entreprise déjà formatée, qu’il s’inscrit dans un modèle
culturel reconnu qui est celui de la biographie en général. Ainsi, dans
cette perspective, le problème du rapport entre la vie et l’œuvre se
révèle particulièrement délicat, sinon impossible à établir et à étudier,
du moment que nous avons nécessairement affaire à deux objets livrés
à notre perception de façon fondamentalement différente. En effet,
nous ne saisissons jamais la vie de la même façon que l’œuvre, parce
que nous ne connaissons la première (la vie) qu’indirectement, à tra-
vers ses reconstitutions discursives qui sont elles-mêmes dépendantes
de toute une série d’éléments propres à l’univers des œuvres (les mo-
dalités de la narration, les contraintes poétiques et rhétoriques du lan-
gage verbal, les attentes supposées des lecteurs, les conditions édito-
riales, etc.) et non pas propres à l’univers de la vie réelle des hommes.
Dans ce sens, la figure de Potocki est peut-être plus spectaculaire que
d’autres à cause de la si étrange richesse de son vécu qui le fait faci-
lement ressembler à une vie inventée ; mais en définitive, elle ne fait,
cette figure particulière, que confirmer le problème théorique majeur
qui se pose à la biographie en général et qui est celui de ce que l’on
appelle volontiers le « modèle biographique ». Et rappelons que c’est
Biographie et lecture du Manuscrit trouvé à Saragosse 283
parce que le compte rendu de la vie des hommes est soumis à ce mo-
dèle qu’il nous renseigne autant, sinon davantage, sur des pratiques
culturelles, des conceptions de la vie humaine, des conditionnements
discursifs que sur le contenu même de la vie du personnage « bio-
graphié ».
Or il se trouve que, justement, ce modèle biographique est omni-
présent dans la trame même du Manuscrit trouvé à Saragosse. C’est
une donnée qui nous fournit une troisième raison de réfléchir à notre
question ; et comme il a fallu faire des choix, c’est sur ce point que je
vais centrer maintenant le propos.
Chaque nouveau personnage rencontré par Alphonse van Worden
dans la Sierra Morena, sans parler d’Alphonse lui-même, est amené à
répondre à la question « qui es-tu ? » en racontant l’histoire de sa vie.
Le schéma est presque toujours le même : celui des circonstances du
récit comme acte de narration, mais également celui du contenu. Le
système de l’enchâssement est porté par cette formule qui veut que
tout personnage apparaissant soit amené à exposer les circonstances
de sa vie jusqu’au moment où il s’est trouvé là, en face de ses interlo-
cuteurs. C’est ce qui fait de ces personnages une fonction que Tzvetan
Todorov a baptisée la fonction des « Hommes-récits ». Cette formule
appliquée systématiquement permettrait de dire : autant de personna-
ges, autant de récits de vie, autant de biographies. Ou encore, dit au-
trement : le récit est biographie.
Affirmation péremptoire qui mériterait d’être nuancée, mais qui se
trouve corroborée par le fait que le contenu de ces histoires de vie
obéit régulièrement au même scénario : il y a des parents géniteurs
(réduits le plus souvent à la figure tutélaire du père) garants d’une
certaine éducation, il y a une tâche spécifique qu’il s’agit de remplir,
soit en imitant le modèle paternel, soit en obtenant la plus haute exper-
tise dans telle discipline du savoir, soit – au contraire – en suivant la
pente tracée par les caprices de la destinée. Mais la particularité de ces
histoires, dans le Manuscrit trouvé à Saragosse, c’est qu’elles finis-
sent toutes par converger autour du foyer des Bohémiens dans la Sier-
ra Morena. Et là encore, cette convergence est double : elle est liée,
d’une part, au parcours qui conduit les personnages depuis des points
d’origine très différents jusqu’au même lieu de la rencontre et, d’autre
part, elle découle de la similitude, voire de l’identité des expériences
qui sont vécues par les uns et les autres et qui sont racontées dans des
récits où se croisent sans cesse les mêmes motifs et les mêmes figures.
284 FRANÇOIS ROSSET
C’est pourquoi Alphonse van Worden est amené à s’interroger sur
la question gravement existentielle de savoir si sa propre vie lui appar-
tient ( « j’en vins presque à croire que des démons avaient, pour me
tromper, animé des corps de pendus et que j’étais un second La Jac-
quière » – 1804, p. 212) ; et, derrière Alphonse, c’est le lecteur qui se
demande, dans une perspective cette fois-ci anthropologique, où se
trouve la prééminence entre des modèles imposés (par les pères, par
les sociétés plus ou moins secrètes, par les conditionnements culturels,
par les livres) et la vie singulière des individus. Ces observations sont
encore amplifiées par le fait qu’elles n’émanent pas du seul niveau des
récits qui s’échangent sur le même plan de narration déployé autour
du foyer des Bohémiens. Car les ressemblances, voire les similitudes
touchent les histoires à différents degrés d’imbrication des récits : ce
ne sont pas uniquement les personnages qui me parlent qui ont vécu la
même chose que moi, mais aussi ceux dont ils me parlent, comme
ceux dont j’ai l’occasion de lire les aventures dans des livres, lesquels
relatent des faits situés dans d’autres temps et d’autres lieux.
Bref, la notion de modèle s’impose à l’évidence ; chaque destinée
du roman semble formatée, tout en donnant à percevoir des nuances
particulières par la variation des tonalités qui font qu’une même struc-
ture d’événements n’aura pas la même saveur si elle est enveloppée
dans le costume du bandit calabrais, du possédé, du savant sicilien, du
cabaliste et de son alter ego féminin, du bohémien-picaro, du géomè-
tre tantôt rationaliste et tantôt mystique, de l’écornifleur à la Busque-
ros ou du candide Soarez. Quant à la structure de l’enchâssement, elle
permet, comme cela a déjà été souvent souligné, de mettre en évi-
dence le récit non pas en tant qu’histoire, mais en tant qu’histoire en
train d’être racontée. Ce n’est donc pas seulement le récit de vie
comme modèle qui est mis en valeur et qui semble s’imposer sur la
vie elle-même, mais son utilisation, sa mise en œuvre, son investisse-
ment pragmatique. Le modèle, oui, mais aussi et même surtout son
usage.
On peut faire observer au passage – sans qu’il soit possible de dé-
velopper ici cette intéressante question – que d’autres dimensions du
roman pourraient être envisagées de la même façon. Ce qui se passe
dans le rapport entre la vie, le récit de vie et le modèle biographique
peut être largement extrapolé, à condition de comprendre que la vie
dont on parle ici est un objet de profonde interrogation. Il ne s’agit pas
tellement de savoir ce qu’est ou a été la vie d’un tel, mais, à travers
Biographie et lecture du Manuscrit trouvé à Saragosse 285
son exemple démultiplié, ce qu’est la vie des hommes en général. Et
là, la réponse n’est que ce qu’elle peut être, incomplète, décevante,
contenue dans les limites étriquées du schématisme auquel l’esprit
humain semble condamné lorsqu’il tend vers les visées les plus hautes
ou les plus profondes : de même qu’on ne peut pas reconstituer la vie
d’un homme, on ne peut pas savoir positivement ce qu’est la vie d’un
homme ou des hommes. Mais on peut enquêter sur cette vie, en réunir
des traces et tenter d’en redessiner le cours à travers un récit. C’est
pour cela que l’on fait des biographies et que l’on raconte des histoires
de vies réelles ou fictives.
Il en va exactement de même pour d’autres questions tout aussi
graves qui résonnent à toutes les pages du Manuscrit trouvé à Sara-
gosse : quels sont les instruments et les voies suprêmes de la connais-
sance ? y en a-t-il seulement ? où se trouve le point d’intersection, de
rencontre ou même de communion qui permettrait de donner un sens à
la diversité infinie et illisible de notre monde ? où est le Sens : est-il
en quelque lieu secret enfoui par le Grand Sage ou n’a-t-il sa consis-
tance, tel un mirage ou tel le filon d’or d’une mine épuisée, que dans
les efforts des hommes qui le cherchent ? À toutes ces questions et à
beaucoup d’autres encore, le roman de Potocki apporte le même type
de réponse : il tend à mettre en lumière la grandeur admirable autant
que le ridicule irrémédiable des entreprises humaines qui se sont tou-
jours déployées pour faire face aux plus grandes énigmes. Il y a la
vanité des aventures individuelles qui se terminent comme le grand
rêve de Diègue Hervas et il y a la pelote inextricable des différents
discours, traditions ou socles de croyance et des différentes formes
élaborées par ceux-ci. Là, comme dans le tarot où chacune des cartes
arbore sa singularité tout en n’ayant de finalité et de force opératoire
que dans l’ensemble du jeu, comme dans l’olla podrida où le goût du
plat unique repose sur le mélange des saveurs spécifiques de chaque
composante, le rapport de l’unité au tout n’est ni transparent, ni cohé-
rent, mais il est l’essence même de la pelote, du roman.
Tout cela cependant, qui pourrait nous entraîner très loin, a-t-il
seulement quelque chose à voir avec la question biographique ? Bien
sûr, si l’on a compris que la biographie comme récit de vie ne peut pas
être autre chose qu’un instrument imparfait, façonné par les hommes
pour apporter au moins une réponse biaisée, mais lisible, parce que
reconnaissable dans sa forme, à la question sans solution humaine qui
porte sur le sens de la vie. Il me semble que c’est en pensant à tout
286 FRANÇOIS ROSSET
cela que l’on peut revenir à la question initiale : celle qui porte sur le
rapport entre la vie de Potocki et le Manuscrit trouvé à Saragosse.
À ce propos, ce qui vient d’être rappelé bien sommairement me
permet de poursuivre et de conclure sur un ton plutôt catégorique. Je
dirai alors que s’il fallait avancer un seul argument pour mettre en
doute la pertinence du recours à la biographie pour expliquer l’œuvre,
je le verrais moins dans les avancées de la psychologie moderne qui
nous a imposé de distinguer différentes dimensions du sujet, et pas
davantage dans la déjà solide tradition des théories rigoureusement
textualistes qui postulent l’autonomie du texte, mais dans quelque
chose de très simple et de très concret qui n’est, par ailleurs, nulle-
ment entaché de quelconques conditionnements idéologiques. Je veux
parler de la réalité des lacunes. Aucune biographie ne permettra ja-
mais de reconstituer l’entier d’une vie d’écrivain. Pour un élément qui
paraît s’imposer comme « explication plancher » (je cite l’expression
de Luc Fraisse, p. 37) de tel motif ou de telle séquence romanesque,
combien de faits ignorés à jamais et donc combien de motifs et de
séquences orphelins, suspendus en l’air faute de plancher ?
La biographie peut être considérée comme source d’observations
particulières et ponctuelles, c’est incontestable ; mais elle ne saurait
servir pour rendre un compte suffisant de la construction du sens d’un
texte et moins encore du sens lui-même. Et cela parce que si le texte
est (en principe) un objet total et complet, la biographie n’est qu’une
projection particulière, forcément lacunaire et culturellement condi-
tionnée, de cet autre objet total et complet qu’est la vie réellement
vécue par l’écrivain. C’est la médiation par le discours biographique,
toujours incomplet, toujours biaisé par les multiples déterminations
propres à ce discours, qui pose entre ces deux objets une irréductible
distance.
Toutefois le Manuscrit trouvé à Saragosse nous montre que la sol-
licitation du biographique dans la quête du sens n’est ni absurde, ni
bizarre. Elle apparaît au contraire comme le réflexe naturel du sujet
qui, s’interrogeant sur sa propre identité, confronte son expérience à
celle des autres. Le problème, c’est qu’il ne peut confronter son expé-
rience qu’au récit de l’expérience des autres, finissant alors par se
fournir à lui-même, au lieu de la réponse philosophique attendue, un
récit, un apologue, une biographie. Dans ce sens, le roman de Potocki
tendrait à prouver que recourir à la vie de l’auteur pour expliquer son
œuvre revient fatalement à chercher le sens d’une fiction dans une
Biographie et lecture du Manuscrit trouvé à Saragosse 287
autre fiction. Est-ce scandaleux ? est-ce pendable ? Potocki nous dit
en tout cas que c’est profondément humain, mais que cela empêche
d’aboutir à autre chose qu’à des variations infinies sur un même motif.
Or il ne me paraît pas présomptueux de revendiquer, pour notre disci-
pline, des ambitions plus élevées ; d’ailleurs, après avoir tourné en
rond pendant soixante jours dans la Sierra Morena, Alphonse a quand
même fini par en sortir – et c’est pour cela qu’il a pu alors, et seule-
ment alors, écrire un texte avant de le livrer à la postérité dans une
cassette en fer.
Éléments de bibliographie
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1810, éd. par F. Rosset et D. Triaire, Paris, GF, 2008.
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trouvé à Saragosse », Literary Studies in Poland (Wrocław),
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Boyer-Weinmann, Martine, La relation biographique : enjeux
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Fraisse, Luc, Potocki et l’imaginaire de la création, Paris, PUPS,
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Herman, Jan, « La désécriture du livre », Europe (Paris), n° 863, mars
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Sobolewska, Anna, « Czytanie kabały » [Lecture de la cabale],
Twórczość (Varsovie), XL, 1984, 7, pp. 62-83.
288 FRANÇOIS ROSSET
Todorov, Tzvetan, Poétique de la prose, Paris, Éditions du Seuil,
1971.
Dans les caves de Chatacz
Le Manuscrit trouvé à Saragosse dans la
traduction d’Edmund Chojecki 160 ans après
ANNA WASILEWSKA
L’histoire de la traduction polonaise du Manuscrit trouvé à Sara-
gosse n’a certainement pas connu un cours aussi fabuleux et tourmen-
té que celui du roman lui-même, un cours devenu déjà légendaire,
décrit en détail par François Rosset et Dominique Triaire1, bien qu’en
Pologne la querelle sur la version définitive du roman ne soit pas en-
core terminée. Néanmoins la traduction polonaise eut aussi son his-
toire, assez confuse et embrouillée, difficile à déchiffrer.
Le Manuscrit parut en 1847 dans la traduction d’Edmund Chojecki
(1822-1899), un émigré politique polonais, homme de lettres, qui pu-
bliait ses écrits sous le pseudonyme de Charles Edmond. Chojecki vint
à Paris en 1844 ou en 1845 et il publia sa version à l’âge de vingt-cinq
ans à peine, en six volumes, à Leipzig, sous le titre Rękopis znaleziony
w Saragossie. Romans wydany pośmiertnie z dzieł hr. Jana Potockie-
go przez Księgarnię Zagraniczną [Manuscrit trouvé à Saragosse. Un
roman édité posthume des œuvres de monsieur le comte Jean Potocki
par la Librairie Étrangère]. Cette édition fut réimprimée dix ans plus
tard avec la biographie de l’auteur en annexe ; une troisième réimpres-
sion parut à Bruxelles en 1862. En 1917, le roman était lancé dans la
collection de la bibliothèque « Muzy », en établissement du texte de
Lorentowicz qui introduisit environ mille menues corrections stylisti-
ques. Le même volume fut réédité en 1950 par les éditions
« Czytelnik » de Varsovie.
Le Manuscrit tombe enfin entre les mains de Leszek Kukulski
(chercheur et éditeur des œuvres de Potocki), qui procède à une révi-
sion fondamentale de la traduction de Chojecki et qui, en 1956, publie
1
François Rosset et Dominique Triaire, De Varsovie à Saragosse : Jean Potocki et
son œuvre, Louvain-Paris, Peeters, 2000 ; François Rosset et Dominique Triaire, Jean
Potocki. Biographie, Paris, Flammarion, 2004 ; Jean Potocki, Manuscrit trouvé à
Saragosse, versions de 1804 et 1810, éd. par François Rosset et Dominique Triaire,
Paris, Garnier Flammarion, 2008.
290 ANNA WASILEWSKA
une première édition critique du texte, en effaçant toutes les correc-
tions illégitimes de Lorentowicz. La difficulté principale qu’il doit
surmonter est l’absence de texte original, parce que le manuscrit du
roman qui servait de base à Chojecki avait disparu aussitôt après la
parution de la version polonaise. Au moment où Kukulski travaille sur
son édition, la traduction de Chojecki est l’unique texte complet du
roman qu’il a à sa disposition. Kukulski fait la révision du texte en
s’appuyant sur les éditions parisiennes et anonymes de Théophile
Étienne Gide : Avadoro, histoire espagnole (1813) et Dix journées de
la vie d’Alphonse van Worden (1814). L’édition du premier déca-
méron de 1805, paru à Saint-Pétersbourg sous le contrôle de l’auteur,
n’est alors pas accessible, ni même les autographes ou les copies ma-
nuscrites. Environ la moitié du roman original français est tout ce dont
dispose Kukulski. Dans sa postface, Leszek Kukulski rend hommage
aux valeurs littéraires de la traduction de Chojecki, en faisant l’éloge
de la souplesse de son style, de la richesse et de l’habileté du langage.
Toutefois la liste des erreurs, des inexactitudes et des omissions du
traducteur est tellement longue qu’il serait difficile de ne pas apprécier
l’étendue du travail du rédacteur. Si on lit aujourd’hui avec plaisir le
Manuscrit trouvé à Saragosse dans la version polonaise, on ne peut
négliger les mérites de Leszek Kukulski qui s’était également fait
connaître en tant que traducteur valable des Voyages2 de Jean Potocki.
Il avait en effet traduit avec Joanna Olkiewicz le Voyage dans
l’Empire de Maroc [Podróż do Cesarstwa Marokańskiego], le Voyage
dans quelques parties de la Basse-Saxe [Podróż do Dolnej Saksonii],
le Voyage à Astrakan et au Caucase [Podróż przez Stepy Astrachania
i na Kaukaz] ainsi que le Cahier de voyage vers la Mongolie [Podróż
do Mongolii]. On peut apprécier les qualités de son écriture précisé-
ment après la lecture du Voyage en Turquie et en Egypte [Podróż do
Turek i Egiptu] dans la traduction de Niemcewicz, qui avait compli-
qué la narration claire et précise de Potocki.
On ne sait si Chojecki, arrivé à Paris en 1845 ou vers la fin de
l’année 1844, travailla sur la traduction du roman avant de venir en
France ou bien après son installation à Paris ; on ignore également
quels sont les manuscrits qui lui servirent de base, mais sans doute ne
consultait-il pas les éditions parisiennes de Gide. Il paraît peu pro-
2
Jan Potocki, Podróże [Voyages], établissement du texte par Leszek Kukulski,
traduits par Julian Ursyn Niemcewicz, Joanna Olkiewicz et Leszek Kukulski,
Varsovie, Czytelnik, 1959.
Le Manuscrit dans la traduction d’Edmund Chojecki 160 ans après 291
bable qu’il ait réussi à traduire le texte intégral d’un roman aussi com-
pliqué et monumental que celui de Potocki après son arrivée à Paris.
Néanmoins Chojecki travailla hâtivement. Kukulski avance même
l’hypothèse selon laquelle il dictait le texte a vista à son secrétaire. En
guise de preuve il cite un ajout comique que l’on peut retrouver dans
les cinq éditions polonaises consécutives. Dans la quarante-neuvième
Journée, où il est question de l’Encyclopédie de Hervas et où sont
mentionnés les noms de Zoroastre et Ostanes, on trouve l’ajout sui-
vant : « …sięgając czasów Zoroastra i Otanesa, a może być i Onane-
sa » [...au temps de Zoroastre et Otanes ou bien Onanes]. Les erreurs
résultant de l’incompréhension ou d’une lecture inexacte du texte sont
assez nombreuses. Dans la cinquante-sixième Journée apparaît le
terme « sen » (« le rêve ») de saint Thomas, au lieu de la Somme ;
dans la douzième Journée, l’expression idiomatique « la mouche du
coche » est traduite littéralement par « mucha na wozie furmana »
(Kukulski : « je m’entremêlais de tout3 »), dans la cinquante-troisième
Journée, « le grand-maître étant entré en donnaison » par « wielki
mistrz stanąwszy w Dounaison » (Kukulski : « wielki mistrz, rozdając
w rok później urzędy » [le grand-maître donnait des offices], p. 479
R). Mais rien n’égale « les caves de Chatacz », traduction que fait
Chojecki de « la cave du château » (w podziemiach Chataczu) à la
soixante-deuxième Journée.
Kukulski corrigea les noms historiques et géographiques, de même
qu’il révisa les raisonnements d’ordre philosophique et mathématique
là où Chojecki, qui n’avait pas compris le texte, détourna et compliqua
le sens de l’énonciation. Dans les passages qu’il ne pouvait pas
confronter au texte français, Kukulski était contraint de faire une véri-
table enquête philologique. Il réussit à reproduire les nombreuses cita-
tions, même les plus obscures, dans les propos du Juif errant : de Jam-
blique dans la trente-troisième Journée et la trente-quatrième Journée,
de Philon d’Alexandrie dans la trente-sixième Journée. Il rétablit éga-
lement les passages des scènes érotiques, effacées par Chojecki. Cer-
taines scènes étaient faciles à restituer grâce à l’accès aux deux édi-
tions parisiennes ; ce sont entre autres les scènes entre Alphonse,
3
« wtrącałem się do wszystkiego », Jan Potocki, Rękopis znaleziony w Saragossie
[Manuscrit trouvé à Saragosse], selon la traduction d’Edmund Chojecki de 1847,
l’établissement du texte, la préface et les annotations par Leszek Kukulski, Varsovie,
Czytelnik, 1956, p. 132 [Les citations ultérieures d’après cette édition dans le texte
comportent le numéro de page et le sigle R].
292 ANNA WASILEWSKA
Émina et Zibeddé à la première Journée, entre Pascheco, Camille et
Inésille à la deuxième Journée, entre Landulphe et Blanca à la troi-
sième Journée etc.
Il introduisit aussi des corrections stylistiques dans les passages où
la syntaxe compliquée du traducteur embrouillait la précision et la
concision de l’auteur. Néanmoins, il faut souligner qu’en introduisant
ses corrections, Kukulski sut procéder avec tact et modération, en
intervenant uniquement là où c’était nécessaire, ne dérangeant point la
substance du texte. Il suffit de voir les premières éditions du roman
pour comprendre que nonobstant toute la contribution de Kukulski,
l’auteur indéniable de la traduction reste Edmund Chojecki. Pourtant,
l’édition critique de 1956 qui représente la version canonique du Ma-
nuscrit en polonais, eut plusieurs rééditions et s’il nous arrive au-
jourd’hui de porter un jugement sur le travail de Chojecki, c’est sa
traduction dans l’établissement du texte de Leszek Kukulski qui reste
notre point de référence incontournable. Cela vaut la peine cependant
de mentionner en marge que René Radrizzani4, qui en 1989 publia la
première version intégrale du texte en français et qui fut obligé de
retraduire en français les fragments manquants d’après la traduction
polonaise, s’était servi de l’édition originale de Chojecki. 1/9 de cette
première édition française qui reproduit le texte intégral du roman a
comme source l’édition polonaise. Ainsi la traduction de Chojecki
contribua à l’élaboration d’une version française qui, d’une certaine
manière, reste apocryphe.
Malgré les efforts considérables que la révision du texte de Cho-
jecki exigeait, Kukulski devait se sentir désarmé sur un point : il était
prisonnier de la version polonaise et, faute de sources, il devait accep-
ter de bonne foi la chronologie des chapitres et la structure du roman.
Il considéra également légitime le nombre des chapitres. Il en parle
dans la postface : « Les derniers mots de la Conclusion de l’ouvrage
nous donnent le nombre de 60 jours au lieu de 66. [...] nous avons pris
le soin de réparer l’inadvertance de l’auteur5 ».
Quel serait alors le résultat de cette confrontation de l’édition ca-
nonique révisée par Kukulski avec le texte original, ou bien comme il
4
Jean Potocki, Le Manuscrit trouvé à Saragosse, nouvelle édition intégrale établie par
René Radrizzani, Paris, José Corti, 1989 [Les citations ultérieures d’après cette
édition dans le texte comportent le numéro de page et le sigle MR].
5
« Ostatnie słowa Zakończenia podają liczbę 60 dni zamiast 66. […] naprawiamy
niedopatrzenie pisarza », (p. 638 R).
Le Manuscrit dans la traduction d’Edmund Chojecki 160 ans après 293
faudrait plutôt dire, avec ses deux versions établies par François Ros-
set et Dominique Triaire ? J’ai confronté le texte de quelques Journées
qui vont servir pour pars pro toto : ce sont intégralement les Journées
1, 41, et partiellement les Journées 13, 42, 43, 46, 51, 62, de même
que les Journées 5-7, pour lesquelles Kukulski n’avait pas accès aux
sources. Il savait cependant grâce à Brückner, qui avait confronté la
traduction aux éditions parisiennes, que Chojecki avait censuré et
mutilé les scènes érotiques, les ayant visiblement considérées comme
trop osées.
Une lecture comparative, quoique inévitablement fragmentaire de
la traduction révisée par Kukulski, nous permettra d’évaluer dans
quelle mesure est justifiée la légende noire de la version de Chojecki,
quel est le poids de ses maladresses, des ajouts et des amputations.
Une première analyse approximative de la première Journée nous
permet d’apercevoir un procédé appliqué dans tout le roman. Il
consiste en une division ou au contraire une liaison injustifiée des
phrases. Deux ou trois phrases de l’original sont ramassées en une
seule ou bien une seule phrase est partagée en plusieurs. La ponctua-
tion est tout aussi arbitraire. Presque tous les points-virgules sont rem-
placés par des points. Ce procédé concerne déjà la première phrase du
texte original, qui couvre le premier paragraphe et qui s’étend dans la
traduction en deux phrases et deux paragraphes. Chojecki, et à sa suite
Kukulski, ne démontent pas l’intégralité du chapitre, néanmoins ils lui
donnent une structure un peu différente. En guise d’exemple, dans le
septième paragraphe qui commence par les mots : « À la place même
où est aujourd’hui la maison de poste… », (p. 61 M 1804) (« Na
miejscu, gdzie stoi dziś dom pocztowy… », p. 25 R), le segment final
de la phrase qui commence par les mots : « tel était aussi le plan de
mon voyage » (p. 62 M 1804 ; p. 62 M 1810), acquiert le statut d’une
autonomie syntaxique absolue et d’un paragraphe à part occupant une
seule ligne : « Taki był plan i mojej podróży » (p. 25 R).
Il arrive à Chojecki de démonter une phrase et d’en faire trois :
La vallée de Los Hermanos commence à l’endroit où le Guadalquivir se répand
dans la plaine ; elle était ainsi appelée parce que trois frères, moins unis encore
par les liens du sang que par leur goût pour le brigandage, en avaient fait long-
temps le théâtre de leurs exploits. (p. 65 M 1804 ; p. 65 M 1810)
Dolina Los Hermanos zaczyna się w miejscu, skąd Gwadalkwiwir rozlewa się po
płaszczyźnie. Dolina wzięła nazwę od trzech braci, których wspólna skłonność do
294 ANNA WASILEWSKA
rozbojów łączyła daleko więcej niż stosunki pokrewieństwa. Miejsce to długo
było widownią niecnych ich postępków. (p. 27 R)
[La vallée de Los Hermanos commence à l’endroit où le Guadalquivir se répand
dans la plaine. La vallée a pris son nom des trois frères moins unis encore par les
liens du sang que par leur goût pour le brigandage. Ce lieu avait longtemps été le
théâtre de leurs vilains exploits6].
Il y a aussi des situations inverses, où deux phrases de Potocki n’en
forment qu’une seule :
C’était la seule eau et le seul ombrage que l’on trouvât depuis Andujar jusqu’à
l’auberge dite venta Quemada. Cette auberge était bâtie au milieu d’un désert,
mais grande et spacieuse. (pp. 61-62 M 1804 ; p. 61 M 1810)
Była to jedyna woda i jedyny cień, jaki można było napotkać od Andujar aż do
gospody Venta Quemada, obszernej i wygodnej, chociaż wystawionej pośród pus-
tyni. (p. 25 R)
[C’était la seule eau et le seul ombrage que l’on trouvât depuis Andujar jusqu’à
l’auberge dite venta Quemada, qui était spacieuse et confortable, bâtie au milieu
d’un désert].
Je ne vais plus citer d’exemples qui seraient trop nombreux. S’il
était plus facile pour le traducteur de construire la phrase différem-
ment, celui-ci n’hésitait pas à la démonter dans son intégralité. C’est
un procédé apparemment innocent, parce que les phrases se lisent très
aisément, sans susciter de soupçons, et qu’il s’agit de menues falsifi-
cations ; pourtant cette pratique déforme la structure du discours. La
longueur de la phrase épouse l’ampleur du souffle, règle le rythme de
la narration, détermine le style. Et encore, une telle « autonomie » du
traducteur ne facilite pas l’identification des propositions, des phrases
ni des paragraphes dans le texte original.
Il arrive aussi que Chojecki recompose radicalement la phrase et
change inconsidérément sa logique:
J’aurais bien voulu avoir une lumière, mais la faim qui me tourmentait avait cela
de bon, c’est qu’elle m’empêchait de dormir (p. 68 M 1804 ; p. 67 M 1810)
Pragnąłem zasnąć, ale nadaremnie, a tu jak na przekorę nie tylko jadła, ale i świa-
tła nie mogłem wynaleźć. (p. 28 R)
6
Les fragments modifiés ou inventés par Chojecki sont cités dans ma traduction
provisoire et mis entre crochets.
Le Manuscrit dans la traduction d’Edmund Chojecki 160 ans après 295
[J’aurais bien voulu dormir, mais en vain, je ne trouvais ni nourriture ni lumière].
Le sens du texte français est un peu différent – le narrateur insiste
sur le fait qu’il voudrait avoir une lumière, mais que la faim le tour-
mente, qui a cela de bon, qu’elle l’empêche de dormir.
Le traducteur fait parfois des omissions, comme dans la phrase
suivante : « Puis il tira un rosaire de sa poche et se mit en prière au-
près de l’abreuvoir » (p. 64 M 1804 ; p. 64 M 1810). Il ne se contente
pas de relier cette phrase à la phrase antérieure, mais il fait aussi dis-
paraître le complément circonstanciel « auprès de l’abreuvoir » [nieo-
podal koryta] : « …i dobywszy z kieszeni różańca, począł żarliwie się
modlić » [Puis il tira un rosaire de sa poche et se mit à prier avec fer-
veur] (p. 26 R). Il lui arrive aussi de faire des omissions moins inno-
centes, certainement voulues, dictées probablement par la pruderie,
des fragments que Kukulski ne pouvait pas rétablir. Mais je vais reve-
nir sur ce point.
La lecture comparée du texte traduit avec le texte original confirme
en général le diagnostic de François Rosset et Dominique Triaire qui,
dans leur préface aux deux versions de l’œuvre, ont donné la recette
selon laquelle Chojecki aurait probablement travaillé. Or, Chojecki
aurait grosso modo traduit les quatre premiers décamérons d’après la
version de 1804, les suivants d’après celle de 1810. Il y a pourtant de
menues différences qui peuvent témoigner que dès le début le tra-
ducteur a profité arbitrairement des deux versions. Par exemple dans
la version de 1804 à la première Journée on trouve le titre « Histoire
d’Émina et de Zibeddé », omis par Chojecki, et pourtant existant dans
la version de 1810. Les différences sont visibles aussi dans la descrip-
tion de l’auberge :
Właściwie mówiąc, był to dawny zamek maurytański, zniszczony niegdyś przez
pożar, a następnie odbudowany jako dom zajezdny ; stąd zwano go Venta Que-
mada, czyli « Spalona Gospoda ». (p. 25 R)
Cette description existe seulement dans la version de 1810 :
C’était proprement un ancien château des Maures détruit anciennement par un in-
cendie et réparé depuis pour en faire une hôtellerie, de là le nom de venta Quema-
da. (p. 61 M)
Tandis que dans la version de 1804, on lit :
296 ANNA WASILEWSKA
C’était proprement un ancien château des Maures que le marquis de Penna-Que-
mada avait fait réparer, et de là lui venait le nom de venta Quemada. (p. 62 M)
[Właściwie mówiąc, był to dawny zamek maurytański, który markiz de Penna
Quemada kazał odbudować i stąd zwano go Venta Quemada7].
Ici tout commence à se compliquer. Kukulski écrit dans sa post-
face, en énumérant les déformations du traducteur, que le nom de
l’auberge Venta Quemada provient de celui d’un marquis inexistant,
un certain Quemada (« wywiódł od zmyślonego margrabiego Que-
mady », p. 636 R). L’auteur de cette correction était donc Kukulski
qui visiblement avait à portée de main la version qui a été retenue
dans celle de 1810. De cette façon venait de se former un palimpseste
fantasque. Chaque « instance narrative » indirecte fonctionne un peu à
la façon du « téléphone arabe » qui falsifie le message initial.
La structure de la quarante et unième Journée n’est pas moins énig-
matique ; c’est le chapitre, pour ainsi dire de transition, entre les deux
versions. Sa composition confirmerait la découverte de François Ros-
set et Dominique Triaire, selon laquelle Chojecki aurait effectué un
collage arbitraire des deux versions. Rappelons que Potocki a aban-
donné la version de 1804 à partir de la moitié du cinquième déca-
méron, qu’il a donné une structure différente au roman, en renonçant
partiellement à l’enchâssement et qu’il a porté à terme son œuvre dans
une version appelée par les deux chercheurs « la version de 1810 ».
Chojecki laisse de côté les trois premières pages qui, dans la version
de 1804, relèvent de la quarantième Journée et commencent la qua-
rante et unième Journée à partir de la page 601 de la version de 1810,
mais il ne suit pas fidèlement le texte. Il renonce à plusieurs fragments
de la page 604. On n’y trouve plus la deuxième partie de la phrase qui
commence par les mots : « Mon ancien ami » : « … et encore en fa-
veur d’un original que nous avons trouvé sous le gibet de Los Herma-
nos. Mon aumônier prétend qu’il est possédé, et le bain des démons ne
pourra que lui faire du bien » [Mój przyjacielu (…) na rzecz orygina-
ła, którego znaleźliśmy pod szubienicą Los Hermanos. Mój kapelan
ma go za opętańca, toteż kąpiel w Diabelskiej Łaźni tylko dobrze mu
zrobi]. Disparaît aussi la phrase suivante : « Le jeune comte de Penna
Velez vint avec sa future, et l’inconnu les suivit de près, son cahier à
7
Les fragments mis ou déformés par Chojecki sont cités dans ma traduction provi-
soire et mis entre crochets.
Le Manuscrit dans la traduction d’Edmund Chojecki 160 ans après 297
la main. Il jeta les yeux autour de lui et d’un air surpris, ramassa une
pierre, l’examina et dit » [Młody hrabia Pena Velez zjawił się ze swo-
ją narzeczoną, a nieznajomy szedł za nim z zeszytem w ręku. Rozejr-
zał się, ze zdziwieniem podniósł z ziemi kamyk, zbadał go i rzekł].
Chojecki laisse de côté presque toute cette phrase et recoud sa fin avec
la phrase antérieure : « Podczas gdy Cygan oprowadzał swoich gości
po dolinie, Velasquez podjął kamyk [je souligne] i rzekł ». Il faut re-
marquer que, dans la version de 1810, Velasquez apparaît encore en
tant que « l’inconnu », « nieznajomy », tandis que soit chez Chojecki,
soit dans la version de 1804, il figure sous son nom. La composition
de la quarante et unième Journée équivaut à celle de l’édition fran-
çaise de 1989, mais Radrizzani avertit que ce chapitre fut emprunté à
la traduction de Chojecki.
Vers la fin de la quarante et unième Journée, une nouvelle énigme
se présente. Après les mots : « Elvire, m’écriai-je, Elvire, je t’ai trahie.
Elvire, je ne suis plus digne de toi. Elvire, Elvire, Elvire... » (p. 643 M
1804 ; p. 612 M 1810), « Elwiro – zawołałem – moja luba Elwiro,
zdradziłem cię ! … » (p. 394 R), Chojecki ajoute une phrase inexis-
tante dans toutes les versions françaises, y compris dans celle de Ra-
drizzani : « Przeklęta niech będzie chwila, w której dałem się namó-
wić na powrócenie zdrowia margrabinie! » (p. 394 R) [Maudit soit le
moment où je me suis laissé convaincre à faire guérir la marquise !].
Serait-ce l’effet d’une pure et simple confabulation du traducteur, à
laquelle Kukulski n’aurait pu remédier ? On doit préciser que le
contenu des Journées suivantes diffère notamment de celui des chapi-
tres relatifs à la version de 1810. Dans la plupart des cas, Chojecki
supprimait le récit d’encadrement. Dans la quarante-deuxième Jour-
née, il n’en reste qu’un bout, dans la quarante-sixième Journée, qui
selon le diagnostic de François Rosset et Dominique Triaire est chez
Chojecki un chapitre inventé, apparaît le début de la cinquante et
unième Journée (1810) : « Les Mexicains, qui étaient déjà restés avec
nous plus longtemps » (p. 749 M 1810), « Meksykanie, którzy dłużej
już z nami pozostawali » (p. 421 R). Dans la soixante-deuxième Jour-
née qui correspond à la cinquante-sixième Journée de la version de
1810, manque une demi-page, etc., etc. Les différences sont si consi-
dérables qu’elles suscitent deux hypothèses. Ou Chojecki remaniait
effectivement les deux versions très librement : il mélangeait les car-
tes et il coupait le texte à son gré, en ajoutant ses inventions, ou bien il
298 ANNA WASILEWSKA
avait à sa disposition d’autres sources, auxquelles nous n’avons tou-
jours pas accès aujourd’hui.
Encore un mot sur les procédés syntaxiques. Il arrive à Chojecki de
changer le discours direct en discours indirect et de relater assez libre-
ment les propos évoqués :
Ricardi offrit de stipuler quelque chose en faveur de la mère.
– Non, lui répondit-elle, je ne vends point ma fille. Cependant j’accepterai les
dons que vous me ferez parvenir. Vivre est la première loi et souvent l’inanition
m’empêche de travailler. (p. 647 M 1804 ; p. 618 M 1810)
[Ricardi obiecał, że zapisze coś matce.
– Nie – sprzeciwiła się – nie zamierzam sprzedawać własnej córki. Ale przyjmę
dary, które zechce mi pan ofiarować. Przede wszystkim trzeba żyć, wycieńczenie
zaś nie daje mi pracować].
Ricardi chciał zawrzeć umowę, której mocą zobowiązywał się wyznaczyć doży-
wotnią pensję matce, ale ta nie chciała nic przyjąć, mówiąc, że nie godzi się brać
pieniędzy, że jednak później z wdzięcznością będzie oczekiwała wsparcia, gdyż
przede wszystkim trzeba żyć, głód zaś często jej zasnąć nie daje. (p. 397 R)
[Ricardi voulait établir un contrat selon lequel il léguait une rente à vie à la mère,
mais elle refusa disant qu’il n’était pas convenable d’accepter de l’argent, qu’elle
accepterait néanmoins volontiers plus tard un appui, parce que vivre est la pre-
mière loi et que souvent la faim l’empêche de dormir].
De même dans la cinquante-deuxième Journée Chojecki rassemble
trois phrases en une seule et y adjoint la dernière, en l’empruntant au
début d’un paragraphe nouveau.
Ceco s’alla faire mousse sur un vaisseau maltais. Je n’en ai plus entendu parler.
Pour moi, l’envie de retrouver ma cousine ne m’abandonna point et pour ainsi
dire, elle a grandi avec moi. (p. 620 M 1810)
[Ceco zaciągnął się jako chłopiec okrętowy na jakiś okręt maltański.
Więcej już o nim nie słyszałam.
Nie porzuciłam jednak chęci odszukania kuzynki, a nawet, by tak rzec, owa chęć
rosła wraz ze mną].
Ceco zaciągnął się jako chłopiec okrętowy na jakiś okręt maltański i już więcej o
nim nie słyszałam, ja jednak nie porzuciłam wcale chęci złączenia się z Laurą, ale
przeciwnie, poprzysięgłam dopiąć mego zamiaru. (p. 398 R)
[Ceco s’alla faire mousse sur un vaisseau maltais et je n’en ai plus entendu parler ;
quant à moi, l’envie de retrouver Laure ne m’abandonna point et pour ainsi dire,
je me promis d’atteindre mon but].
Le Manuscrit dans la traduction d’Edmund Chojecki 160 ans après 299
Revenons au sujet de la « censure des mœurs », qui a entraîné Cho-
jecki à édulcorer les scènes érotiques, pourtant si peu scabreuses, sans
commune mesure avec celles du marquis de Sade. Potocki procède
plutôt par allusions et sous-entendus, ne renonçant jamais à l’élégance
de la phrase. Néanmoins Chojecki fait le choix d’abréger, de déformer
et même de résumer plusieurs d’entre elles. Voici par exemple le
fragment de la dixième Journée :
Orlandine plaça leurs chaises devant le miroir, après quoi elle délaça la fraise de
Thibaud et lui dit:
– Vous avez le col8 fait à peu près comme le mien9, les épaules aussi, mais pour la
poitrine, quelle différence ! La mienne était comme cela l’année passée, mais j’ai
tant engraissé que je ne me reconnais plus. Ôtez donc votre ceinture, défaites vo-
tre pourpoint. Pourquoi toutes ces aiguillettes ? ...
Thibaud ne se possédant plus porta Orlandine sur le lit de moire de Venise et se
crut le plus heureux des hommes... (p. 211 M 1804 ; p. 204 M 1810)
Chojecki gouverné par une pruderie inconcevable traduisit ce passage
à sa façon :
Orlandyna przysunęła krzesło, posadziła Tybalda i zaczęła doń uśmiechać się w
zwierciadle. Następnie gładziła mu czoło, bawiła z pierścieniami jego włosów,
wreszcie zarzuciła mu śnieżne ramiona na szyję, przytuliła do piersi. Tybald od-
chodził od zmysłów, zaćmiło mu się w oczach, krew biła w nim gwałtownie, upo-
jony nieopisaną rozkoszą objął kibić zachwycającej istoty10. (t. 1, p. 217)
[Orlandine plaça sa chaise, y fit asseoir Thibaud et commença à lui sourire dans le
miroir. Elle lui effleurait le front, caressait les boucles de ses cheveux, finalement
elle lui entoura le cou de ses bras de neige et le serra contre sa poitrine. Thibaud
ne se possédait plus, il eut un éblouissement, son sang débordait, et saisi d’un
plaisir inavouable, il enlaça la taille de cette créature ravissante].
Heureusement Kukulski, qui avait accès au texte source, rétablit la
description, en la modérant pourtant insensiblement :
8
Version de 1810 : « cou ».
9
Version de 1810 : « moi ».
10
Rękopis znaleziony w Saragossie. Romans wydany pośmiertnie z dzieł hr. Jana
Potockiego [Manuscrit trouvé à Saragosse. Un roman édité posthume des œuvres de
monsieur le comte Jean Potocki], Leipzig, Księgarnia Zagraniczna, 1857. [Les cita-
tions ultérieures d’après cette édition dans le texte comportent le numéro de page et le
sigle RL].
300 ANNA WASILEWSKA
Orlandyna przysunęła krzesło przed zwierciadło, po czym odpięła krezę Tybalda i
rzekła:
– Masz szyję prawie taką jak moja, ramiona też - lecz jakże odmienne piersi !
Przed rokiem nie byłoby jeszcze tej różnicy, ale dziś moich wprost poznać nie
mogę, takiej zmianie uległy. Zrzuć, proszę twój pas i te wszystkie okrycia. Cóż
widzę?... [Po cóż te wszystkie zapinki?]
Tybald nie panował już nad sobą, poniósł Orlandynę na sofę [na posłanie z we-
neckiej mory] i uważał się za najszczęśliwszego z ludzi… (p. 116 R)
La chose se présentait moins bien pour les chapitres où manquait le
texte source pour la révision du texte traduit. Dans les Journées 5-7
indiquées par Kukulski on peut retrouver facilement les fragments
gommés. Chojecki fit par exemple disparaître le passage existant dans
la version de 1804, ainsi que dans l’édition de Radrizzani :
– L’on y a pourvu, répondit la belle Africaine, et mettant ma main sur sa hanche,
elle me fit sentir une ceinture qui n’était point celle de Vénus, bien qu’elle tînt à
l’art et au génie de l’époux de cette déesse. La ceinture était fermée par un cade-
nas dont la clef n’était pas au pouvoir de mes cousines, ou du moins elles me
l’assurèrent.
Le centre de toute pruderie ainsi mis à couvert, l’on ne songea point à m’en dispu-
ter les surfaces. Zibeddé se rappela le rôle d’amante qu’elle avait autrefois étudié
avec sa sœur. Celle-ci voyait dans mes bras l’objet de ses feintes amours, et livrait
ses sens à cette douce contemplation. La cadette, souple, vive, brûlante, dévorait
par le tact et pénétrait par ses caresses. (p. 141 M 1804 ; p. 79 R)
Chojecki « résume » tout ce fragment à sa manière :
– Nie masz żadnej przyczyny obawy – odparła piękna Maurytanka odgarniając mi
włosy z czoła alabastrową rączką.
W istocie kuzynki moje nosiły ozdoby, jakie w wiekach średnich miłość splatała
nieufną dłonią.
Zachwycała mnie poważna piękność Eminy i lube szczebiotanie jej siostry”. (p.
72 RL)
[– Tu n’a rien à craindre – dit la belle Africaine, écartant de sa main d’alabastre
les cheveux de mon front.
En effet, mes cousines portaient un ornement qu’au Moyen-Âge l’amour entrela-
çait d’une main méfiante.
La beauté grave d’Émina et le doux babillage de sa sœur me ravissaient].
Pas un mot sur la ceinture, sur le cadenas, sur la hanche, sur l’ars
amandi ; pas un mot non plus sur le tact ni les caresses.
Le Manuscrit dans la traduction d’Edmund Chojecki 160 ans après 301
[– Zadbano o to odparła piękna Afrykanka, i kładąc sobie na biodrze moją rękę,
dała mi dotknąć pasa, który nie należał do Wenus, jakkolwiek był dziełem kuns-
ztu i geniuszu małżonka owej bogini. Pas zamykała kłódka, do której klucz nie
był w posiadaniu moich kuzynek, a w każdym razie one tak utrzymywały.
Skoro siedziba wszelkiej wstydliwości pozostawała nieosiągalna, ani myślano
wzbraniać mi dostępu do stref zewnętrznych. Zibelda znowu weszła w rolę ko-
chanki, którą zgłębiała niegdyś razem z siostrą. Tamta zaś dostrzegając w moich
ramionach przedmiot swych udawanych uniesień, oddawała zmysły słodkiej kon-
templacji. Młodsza, gibka, żywa, gorąca, chłoneła dotykiem, wnikała pieszczotą].
La phrase finale de la dixième Journée fut également soumise à une
« correction » : « …la nuit se passa à peu près comme la précédente –
c’est-à-dire que les ceintures ne furent point dérangées » (p. 73 M
1804). Chojecki : « i noc ubiegła nam równie szybko jak poprzedzają-
ca » [et la nuit passa aussi vite que la précédente] (p. 83 R).
Dans la septième Journée, Chojecki omet les paragraphes sui-
vants :
Puis Émina tira une épingle d’or qui retenait sa chevelure, et s’en servit pour fer-
mer exactement les rideaux de mon lit.
Je ferai comme elle et je jetterai un rideau sur le reste de cette scène. Il suffira de
savoir que mes charmantes amies devinrent mes épouses (p. 171 M 1804 ; p. 100
MR).
Le traducteur réinvente sa version, « oubliant » le lit, les rideaux et les
épousailles :
Chciałem poskoczyć za relikwiami, ale dziewczęta opasały mnie pierścieniem
śnieżnych ramion i tak ponętnie zaczęły się uśmiechać, że niebawem ogarnęły ca-
ły mój umysł i nie miałem czasu o niczym innym myśleć. Czułem jak krew biła
we mnie z nadzwyczajną gwałtownością (p. 91 R).
[Potem Emina wyjeła złotą szpilkę z włosów i użyła jej, by starannie spiąć zasło-
ny mego łoża.
Postąpię tak samo i spuszczę zasłonę na dalszy ciąg tej sceny. Wystarczy, jeśli
powiem, że moje urocze przyjaciółki zostały moimi oblubienicami].
Dans la quarante-deuxième Journée, il élimine les « nièces des prêtres
libertins » de la phrase :
C’est celui de la nature, lui répondit Laura, elle a fait les filles pour devenir fem-
mes et mères dans l’état où le ciel les a fait naître, et non pas pour être nièces des
prêtres libertins (p. 622 M 1810).
302 ANNA WASILEWSKA
– To głos natury – odrzekła Laura – która stworzyła kobietę na córkę, żonę i
matkę, nie zaś na to, aby w pogardzie samej siebie wlokła dni pełne smutku i
zgryzot. (p. 400 R).
[C’est la voix de la nature, répondit Laura, qui a créé la femme pour être fille,
épouse et mère, et non pour qu’elle traîne ses jours en tristesse et chagrin, ne res-
sentant que du mépris envers elle-même].
On pourrait citer des dizaines d’exemples de ce genre. Chojecki
mutilait le texte, c’est une certitude. D’après les passages mentionnés
ci-dessus, il serait difficile de partager l’opinion de certains cher-
cheurs polonais qui persistent dans l’idée que le traducteur n’aurait
maquillé que très légèrement les scènes érotiques, mais qu’il ne les
aurait ni amputées ni abrégées. Dans la version polonaise, ces scènes,
nullement scabreuses (donc la justification de ce procédé par l’inexis-
tence d’un vocabulaire approprié dans la tradition littéraire polonaise
n’est nullement fondée) sont bien éloignées du style, du registre lin-
guistique et de la tonalité de Potocki. Tous ces « bras de neige », ces «
petites mains d’albâtre », ces « créatures ravissantes », ces
« gazouillements adorables » ressemblent bien peu à son écriture, bien
peu, car Chojecki les a tout simplement inventés.
Les exemples cités ci-dessus peuvent inquiéter et incitent à résou-
dre la question suivante : dans quelle mesure Chojecki a-t-il réussi à
rétablir l’atmosphère du roman de Potocki ? Il faut néanmoins recon-
naître que malgré toutes ces observations, malgré le penchant du tra-
ducteur à la confabulation et sa faiblesse à se conformer à la censure
des mœurs, on peut dire qu’en général il n’a pas échoué. Parce qu’en
dépit de la « divergence » des deux langues, en dépit de toutes les
différences entre les deux traditions littéraires, Chojecki a bien su
saisir la convention choisie par l’auteur. Il a été capable de restituer
l’ironie, la théâtralisation du récit, la distance envers les histoires ra-
contées, le manque de sentimentalisme, et enfin le comique.
Analysons ce dernier point. J’ai eu l’occasion de vérifier si Cho-
jecki était à la hauteur de ce défi, quand je traduisais l’étude de Domi-
nique Triaire sur l’effet comique dans le Manuscrit trouvé à Sara-
gosse. Il y a dans son texte environ 110 citations brèves illustrant les
effets comiques produits par différents procédés rhétoriques et stylis-
tiques. Ces exemples retrouvés dans la version polonaise du Manus-
crit résistaient dans la plupart des cas à la confrontation. Mais dans
certains passages, il me fallait recourir à une retraduction provisoire et
Le Manuscrit dans la traduction d’Edmund Chojecki 160 ans après 303
mettre entre parenthèses carrées ces bouts de texte, où les choix du
traducteur anéantissaient dans une certaine mesure les intentions de
l’auteur et ne répondaient pas aux besoins de l’analyse effectuée.
L’exemple le plus significatif concerne une phrase riche en allitéra-
tions : (treizième Journée) « Ce souverain était un grand11, gros, gras,
blond, blanc, blafard » (p. 257 M 1804 ; p. 248 M 1810), que Chojecki
a traduit par : « Zalotnik ten był wysoki, gruby, tłusty, jasnowłosy,
biały aż do siności » (p. 144 R) [Ce galant était grand, obèse, bouffi,
blond, clair, pâle jusqu’à devenir livide], au lieu d’inventer quelque
chose comme : « olbrzymi, otyły, opasły, blady, bezbarwny, bezkr-
wisty ». Ici l’effet comique a été bien affaibli, la phrase a perdu son
dard, l’image a pris le caractère anodin, banalisé, imprégné d’une fa-
miliarité bonasse, dénuée de la malice de la figure rhétorique utilisée
par l’auteur. Dans le discours de Velasquez (vingt-cinquième Jour-
née), qui dit que « le besoin [lui] donnait des droits sur le pâté qui
d’ailleurs n’avait pas de maître » (p. 421 M 1804), il serait peut-être
plus amusant de dire « który skądinąd był bezpański » au lieu de
« który skądinąd był bez właściciela » [qui par ailleurs n’avait pas de
propriétaire] (p. 249 R). Chojecki fait disparaître la deuxième partie
de la phrase dans la troisième Journée, où, comme écrit Dominique
Triaire, l’effet comique naît d’une rupture de l’enchaînement cause-
conséquence : « Le toit de nos pères, privé de la présence de ses maî-
tres, l’était aussi d’une partie de ses tuiles » (p. 107 M 1804 ; p. 107 M
1810) et traduit ce passage par « Dach naszych przodków, od dawna
pozbawiony obecności swoich panów, wymagał naprawy » [Le toit de
nos pères, privé de la présence de ses maîtres, exigeait une réparation]
(p. 51 R). Pas un mot sur le fait que le toit soit privé aussi d’une partie
de ses tuiles. Dans la huitième Journée, Chojecki perd « la conjonction
charnelle » de la réplique de l’ermite : « se peut-il que vous ayez été
en conjonction charnelle avec ces deux démons ? » (p. 178 M 1804),
ne laissant que les mots : « ...możeż to być, żebyś miał do czynienia z
dwoma szatanami ? » [se peut-il que vous ayez eu à faire avec ces
deux démons] (p. 96 R). Il omet souvent les adverbes fréquemment
utilisés par Potocki : assez et peu (dosyć, niemal, nieco), qui marquent
parfaitement la marge de distance et mettent entre guillemets
l’anecdote racontée. À la sixième Journée, Zoto dit : « Enfin un Napo-
litain aime à se venger plutôt un peu plus qu’un peu moins » (p. 148
11
Version de 1810 : « était grand ».
304 ANNA WASILEWSKA
M 1804 ; p. 147 M 1810) ; dans la version polonaise il ne reste que :
« Wreszcie gdy idzie o zemstę, każdy Neapolitańczyk woli oddać jej
więcej niż mniej » [Pour se venger, un Napolitain préfère punir plus
que moins] (p. 77 R).
Il serait inutile de multiplier les exemples. On pourrait donner la
fausse impression que le bilan des qualités et des défauts de la traduc-
tion de Chojecki serait négatif. Ce qui n’est certainement pas exact. Et
cependant il ne faudrait pas consulter trop souvent le texte original.
Pour conclure je voudrais formuler un doute qui, en dépit du maté-
riel justificatif, doit rester dans l’espace des conjectures, intuitions et
questions purement rhétoriques, bien qu’audacieuses. La genèse du
Manuscrit trouvé à Saragosse et l’histoire ultérieure du roman restè-
rent longtemps et restent toujours en partie objets d’enquêtes,
d’hypothèses et de recherches. On ignore également quelle était la
version manuscrite d’après laquelle Chojecki traduisait. Dans la pré-
face des deux versions du Manuscrit, François Rosset et Dominique
Triaire ne peuvent affirmer si Chojecki a travaillé sur la traduction
avant son départ de Pologne ou bien après son arrivée à Paris. Mais ils
n’hésitent pas à constater qu’il n’utilisa pas les éditions parisiennes du
libraire Théophile Étienne Gide et qu’il avait certainement accès à des
sources plus valables, probablement grâce à Roger Raczyński (fils
d’Édouard et de Constance Potocki, et demi-frère d’André Bernard),
avec lequel il était en contact direct. Les éditeurs ne mettent pas non
plus en doute (comme d’ailleurs, paraît-il, personne ne l’a contesté)
que la traduction signée par Edmund Chojecki ne soit effectivement
de sa plume. Et pourtant, si on suit de près le riche curriculum vitae de
Chojecki sur la période avant son départ de Pologne et après son arri-
vée en France, de même que sa carrière littéraire à l’époque, un doute
de cette nature peut naître.
Selon les informations données par Polski Słownik Biograficzny
[Le Dictionnaire Biographique Polonais], en 1844 Edmund Chojecki
s’installe à Paris où il entre en contact avec les mouvements de slavo-
philie ; en juin 1845 il part à Prague, et en 1847 il publie à Berlin une
étude Czechia i Czechowie przy końcu pierwszej połowy XIX stulecia
[La Tchéquie et les tchèques vers la fin de la première moitié du XIXe
siècle], dans laquelle il réclame le droit à l’autonomie pour chaque
peuple. En 1846, il édite à Leipzig un recueil de poèmes Gęśla, et dès
1847, il publie la traduction polonaise du Manuscrit trouvé à Sara-
gosse. Il ne revient à Paris qu’en 1849, quand les autorités autrichien-
Le Manuscrit dans la traduction d’Edmund Chojecki 160 ans après 305
nes l’expulsent de Prague pour avoir participé au Congrès de Slavo-
philie.
La question se pose donc. Comment Chojecki, sans cesse en
voyage et absorbé par les questions de slavophilie, aurait-il pu trouver
le temps de traduire cette œuvre monumentale ? Peut-être a-t-il tra-
vaillé sur la traduction avant de quitter la Pologne? Né à Wiski, situé à
l’époque dans la voïévodie de Podlasie, il fait ses études au gymnase
gubernial de Varsovie, où le père de Frédéric Chopin, Nicolas, était
professeur de français. Il n’entre pas à l’Université. Depuis 1841, il
dirige pendant quelques mois la revue Echo (le supplément littéraire
de Gazeta Warszawska), et il exerce la fonction de secrétaire dans
plusieurs théâtres de Varsovie. En 1843, en compagnie de Xavier
Branicki, il entreprend un voyage en Crimée, qu’il décrit dans
Wspomnienia z podróży po Krymie [Souvenirs du voyage en Crimée],
paru en 1844. Ses premiers recueils de récits et de poèmes (1844)
reçoivent une critique peu favorable. Comment Edmund Chojecki, un
littéraire débutant de vingt ans, pouvait-il donc travailler à la traduc-
tion de cette œuvre immense, saturée de références érudites non seu-
lement à l’histoire et à la littérature, mais aussi aux sciences exactes et
naturelles, d’un roman qui exigeait de son traducteur un accès libre à
une riche bibliothèque ? Ajoutons que Chojecki n’avait probablement
aucune expérience en tant que traducteur. On peut naturellement ré-
pliquer que Nerval, à l’âge de dix-neuf ans, publiait la traduction de la
première partie de Faust, considérée par Gœthe même comme géniale
(mais manquant d’autonomie selon Maciej Żurowski). Il est vrai aussi
que Nerval fut plus tard reconnu comme l’auteur de quelques chefs-
d’œuvre, alors que Chojecki avait la réputation d’un homme de lettres
assez médiocre. Même son roman en quatre volumes Alkhadar, ustęp
z życia ojców naszych [Alkhadar, un fragment de la vie de nos pères],
paru en 1854, loué par Grottger, mais sévèrement jugé par Chmie-
lowski, reste aujourd’hui une lecture peu attrayante, voire même indi-
geste. On peut de plus s’interroger sur un point : pourquoi un jeune
homme de vingt ans aurait si impitoyablement maltraité les scènes
érotiques, pourtant si voilées ? Si on prend également en considération
les difficultés d’ordre purement technique, qui devaient compliquer
l’acte de publication, la liste des questions peut s’allonger davantage.
On ne résiste pas à la tentation de poser une question plus fonda-
mentale encore : et si Chojecki n’était pas l’auteur de la traduction du
Manuscrit trouvé à Saragosse ? S’il avait uniquement prêté son nom à
306 ANNA WASILEWSKA
quelqu’un qui souhaitait rester anonyme ? Peut-être la traduction a-t-
elle été conçue bien avant, secrètement encouragée par un membre de
la famille Potocki, à laquelle, comme on le sait, le suicide du comte a
imposé un silence presque absolu. Les descendants n’ont jamais dé-
menti ni démasqué les plagiats bien notoires de Charles Nodier, Cou-
sin de Courchamps, Washington Irving. Ils n’ont pas empêché la dis-
persion des archives. Eux qui conservaient les œuvres et la correspon-
dance de Jean Potocki n’ont pas pris le soin de faire publier le texte
intégral du Manuscrit trouvé à Saragosse. Serait-ce donc inconce-
vable d’envisager que la traduction polonaise du roman ne soit l’effet
d’un acte expiatoire bien discret ? On ne peut rester sur ce point que
dans le champ de l’hypothèse. Les questions posées ci-dessus doivent
rester sans réponse, mais cela veut-il dire qu’il soit illégitime de les
poser ?
Voici donc une nouvelle énigme dans les différents actes énigmati-
ques de ce roman « fantastique ».
III
Annexes
Recueil Raisoné des plus anciennes notions
historiques1
[Origines Scythiques]2
Livre.1. Chapitre.1.
[J’apelle origine d’un peuple le moment ou il se détache d’un autre
peuple ou bien le moment ou il se compose3 de plusieurs autres peu-
ples. Mais]
Je me propose [de Consider] dans cet ouvrage de considerer les
peuples comme ayant toujours co-existé avec le [ter] globe terrestre. et
pour chaque Race humaine je [ne] remonterai jusques a la plus an-
cienne mention historique, et je redescendrai jusques a nos jours.
Je citerai peu mais je ferai parler les anciens eux memes. Mes juges
C’est a dire mes lecteurs, entendront eux mêmes le raport des temoins,
ce qui est necessaire pour bien juger. et de plus cette methode aura
l’avantage de [les] mieux innitier, au genie de l’antiquité. [qui a ce qui
est egalement necessaire pour en bien juger car l’antiq et je redescen-
drai jusques a nos jours.]
Texte d’herodote4.
1 Mais voulant m’instruire avec plus d’exactitude, je suis alé a Thebe
et heliopolis. Je vouloi[t] savoir si les récits que l’on me feroit dans
ces deux villes s’acorderoient avec ceux que [l’on m’avoit fait a]
m’avoient fait les pretres de Memphis J’y atachois d’autant plus
d’importance, que [les habitants] ceux d’heliopolis passent pour avoir
plus d’instruction que tous les autres Egyptiens. Mais les choses qu’ils
m’ont dites sur les dieux Il ne m’est point permis de les écrire. Je pou-
rai bien dire les noms des dieux, et ce que tout le monde en sait. En-
1
Texte autographe conservé par Центральний Державний Історичний Архів
України - Archives Historiques Centrales d’État d’Ukraine, Kiev (TsDIA), fonds
49/II, cote 2975.
2
Les mots entre crochets sont biffés dans le manuscrit.
3
La lecture de ce mot n’est pas certaine.
4
Herodotus Historiae II 3-5,10,12.
310 Recueil Raisoné des plus anciennes notions historiques
core n’en parleraije que lorsque la marche de mon [ecrit] ouvrage
l’exigera nécessairement
2 Quand aux choses humaines, voici celles [dans] sur les quelles
étoient d’acord (tous les pretres de l’Egypte) [Ils penso] Les Egyptiens
(selon eux) sont les prémiers d’entre les hommes qui ayent [inventé
trouve] fixé l’année [de] a douze mois. et la contemplation. des astres
les a conduit a cette découverte. Il me semble aussi que leur maniere
de compter est meilleure que celle des Grecs. ceux ci introduisent tous
les trois ans un mois intercalaire. les Egyptiens au contraire ajoutent
cinq jours aux trois cent [soixante] qui composent leurs douze mois. et
parce moyen leur cycle revient avec [plus de] regularité
3. De plus ils disent que les prémiers ils se sont servi des noms des
douzes Dieux et que les Grecs les ont emprunté d’eux. Ils disent aussi
qu’ils ont les premiers elevé aux Dieux, des autels, des temples, des
Statues et des nefs. Enfin qu’ils ont les prémiers sculpté des animaux
dans [les] la pierre. Les ouvrages et les monuments que l’on voit en-
core [en Egypte] chez eux prouvent que les choses sont comme ils le
disent.
4. Ils disent aussi que Menes est le prémier d’entre les mortels qui
[qu] ait régné. Et que de son tems toute l’egypte étoit un marais, a
l’exception de la Thebaïde. et qu’ainsi rien n’existoit encore de tout ce
qui est aujourdhui audessus du lac Moeris, ou l’on arive de la mer en
sept jours. Et il me semble que [ils disoient] les pretres disoient bien.
Je crois meme que les hommes doués de quelque sagacité n’auroient
pas besoin qu’on le leurs dise[nt] et qu’il leurs sufiroit d’avoir des
yeux
5 Il me semble que l’endroit ou l’on a bati Memphis. a du etre autre
foix. //5 Autrefoix [aut] un golphe de la mer, comme le pays qui est
entre Ilium, Ephese et la Theutranie. Si du moins l’on peut comparer
les petites choses aux grandes…..
§ 6 Voila ce que j’ai entendu dire en Egypte, et tout cela me paroissoit
tres probable car j’ai vu des coquilles sur les montagnes
Comentaire.
Herodote avoit donc observé, des coquilles sur
les montagnes qui sont autour de Memphis. Il en
concluoit avec raison que la mer avoit été a Mem-
5
Nous signalons par la double barre la fin de la page dans le manuscrit.
Recueil Raisoné des plus anciennes notions historiques 311
phis. ― Il auroit du conclure aussi que la mer y
avoit été a la hauteur des monts. et que de plus elle
avoit été a la même hauteur dans toute son éten-
due. ce raisonement a toute la justesse dont l’esprit
humain soit capable (hors des mathematiques pu-
res) Il est aussi tres simple. cependant l’on n’y est
arivé que de nos jours, c’est a dire vingt deux sie-
cles apres herodote.
Apuyé sur cette observation, [nos Gen] Mr de
Luc a fait un autre raisonement qui n’est pas moins
rigoureusement juste. Il a dit. « Les eaux de la mer
n’ataignant plus comme autrefoix le somet des
monts. il faut que leur quantité ait diminué (ce que
nous ne pouvons concevoir) ou que leur fond se
soit abaissé, ce que nous pouvons concevoir. »
Car l’on a vu des terains crouler sur eux mêmes
ou plutot sur des vides prééxistants. Le lac lucrin a
été produit par un de ces enfondrements. et le der-
nier tremblement de terre de la calabre a formé
plus de cent lacs. (Voyés la Theorie de Forster et
Eschenbach Leïpsig. 1792. T. 2. P. 292). Les
exemples en ont ete fréquents dans l’antiquité,
Pline dit que le Golphe d’ambracie s’étoit ainsi
formé et il ajoute.
§. 7. Texte de Pline6
Je passe sous silence les golphes et les lacs. mais la terre se recou-
vrant elle même, a dévoré le Cybotus, montagne tres haute avec le
bourg de Curite. Le mont Sipyle dans la Magnesie Et avant cela dans
le même lieu la ville celebre apellée. Tantalis. Dans la Phenicie les
villes de Galanis et Gamales. avec leurs teritoires. ― En Ethiopie la
[ha] tres haute chaine du Phaegius.
[V] Comentaire.
Voila assés d’exemples, mon intention est de
presser les raisonements plus que les citations.
6
Caius Plinius Secundus, Naturalis Historia II 205 {XCIII}.
312 Recueil Raisoné des plus anciennes notions historiques
Nous avons dit « que la mer avoit été a la hau-
teur des montagnes.
2. Que des parties de la surface de la terre
avoient croulé sur des vides. //
Si l’on m’acorde ces deux points. je pose la
question. suivante. « Ce grand enfondrement, des
Terains, s’est il fait a la foix, ou successi-
vement ? »
Je repons. « [S’il s’est fait] S’il s’est fait a la
foix. tout le genre humain a du perir. avec tous le
êtres organisés. Car qui pouroit resister a la se-
cousse de7 toises cubes. »
Mais ces enfondrements ont pu se faire succes-
sivement
Texte de Pline8.
§. 7. Dans l’isle de Cée, un terain de trente mille pas a été détaché
subitement, et la mer l’a [enleve] englouti avec beaucoup de mortels.
En Sicile la moitie de la ville de Thyndaris a ainsi peri.
Comentaire.
Il est aisé de concevoir qu’une partie des habi-
tants de l’isle de Cée continuoit a subsister tandis,
que les autres perissoient dans les goufres ou-
verts. ― mais voici des observations plus nouvel-
les.
Mr Pallas m’a fait [observer] remarquer en
Crimée que les monts qui bordent la Peninsule vers
le midi ne sont que des demi montagnes, et que
l’[es] autre moitié est tombée, dans la mer, ou plu-
tot dans des goufres. car la mer y est profonde. [Or
sur pres de Soudac] Or pres de Souddac9 sur
l’escarpement d’une de ces demi-montagnes on
voit un dépot marin, formé depuis la ruine de la
montagne, mais avant que la mer fut réduite a son
niveau actuel. et [vers l] sur la rive [gauche] droite
7
Un espace blanc a été ménagé pour un nombre.
8
Caius Plinius Secundus Naturalis Historia II 206 {XCIV}.
9
Sudak (Судак) sur la côte, à l’est de la Crimée.
Recueil Raisoné des plus anciennes notions historiques 313
de la Berdaia, il y a une contrée de Granit. que Mr
Pallas regarde comme un ancien somet afaissé.
[car on le] depuis le tems ou la mer étoit a la hau-
teur du dépot de Soudak. ― Car si ce somet eut éte
alors ou il est apresent il seroit couvert d’une cou-
che calcaire, comme celle qui [po] borde la rive
[gau] gauche de la riviere
Une figure achevera de faire comprendre
l’hypotese de Mrs Pallas et de luc
[Conclusion.
Si les enfondrements ont été successifs. Une grande partie du
Genre humain, a toujours pu survivre aux secousses. Et par
consequent je suis en droit de considerer les peuples comme co-
existants avec le globe.
Quand aux submersions partielles telles. que le déluge mentioné
dans la Genese et dans les anales chaldeennes. on peut les assigner
aux memes causes, qui ont produit de nos jours le desastre de l’isle
formosa, l’inondation du Kamczatka décrite par Steller //
Celle
Celle qui dans le quatrieme siecle a formé le Zuyder-zée, celle qui
quatre siecles auparavant avoit chassé les Cimbres de leur pays Les
déluges de Deucallion d’Ogyges. & & Si toutes ces ob submersion
n’ont éte que partielles, ainsi que toutes les histoires l’atestent je suis
encore en droit de considerer les peuples, comme co-existants avec la
terre le globe de la terre, les animaux et les plantes.]
Une
314 Recueil Raisoné des plus anciennes notions historiques
Soyent A. A. des continents anciennement habités par des hom-
mes.
B. l’ancien niveau de la mer.
g. h. c. des enfondrements successifs.
Le niveau de la mer B. descendant successivement en D. E. met a
découvert les montagnes et pays calcaires f. et k. [Les hommes qui
vivoient en A. s’y étendent p] (la vegetation s’y propage comme dans
le Step du Cuma10 qui a surement été sous l’eau) Les hommes qui
étoient en A. s’y etendent Cependant les continents A. A. s’afaissent
aussi peu a peu. et deviennent ces vastes plaines de granit si comunes
dans les grands continents. ― Donc les coquillages sur les plus hautes
montagnes actuelles, ne prouvent rien contre l’eternelle co-existence
des hommes avec la terre ce qui doit s’entendre11 aussi des animaux et
des plantes quand aux submersions partielles. telles que le Deluge
mentione dans12 //
10
Plutôt Kouma (Udo) : voir Œuvres II, p. 62.
11
Surcharge « les »
12
Les mots « ce qui doit s’entendre aussi des animaux et des plantes quand aux
submersions partielles. telles que le Deluge mentione dans » sont sur la p. en regard.
Recueil Raisoné des plus anciennes notions historiques 315
Mentioné dans la genese et les anales Chaldeennes.
[Mr Pallas les atribue aux memes Causes. qui ont
produit de nos jours le desastre de l’isle de For-
mose ou a des causes semblables. Le,]
L’inondation qui a forcé les cimbres a quiter leur
pays. celle qui a formé le Zuyder, zee, celle du
Kamczatka décrite par Steller, [le desastre de
l’isle] celle de Formose. Tous ces [phenomenes]
desastres ont été des Alluvions passageres qui
n’ont aucqu’un raport avec la geologie. mais de
l’aveu même des écrivains apelés sacrés. une partie
du genre humain a toujours echapé[s].13
Conclusion.
Je me crois en droit de considerer le genre humain Comme ayant
toujours [coexisté] co-existé avec le Globe. Et pour combatre cette
opinion il faudra d’abord. [expliqu] prouver que la mer n’a point été
sur les montagnes ou les Coquilles sont aujourdhui. [2. Secondement],
ou si on l’acorde trouver une autre explication de la diminution des
eaux.
Chapitre. 2.
[Si] Comme Les coquillages que l’on voit sur le somet des monts a
[100] mille toises [du niveau] au dessus du niveau de la mer peuvent
[dav] etre regardés Comme [le plus ancien monument et] un monu-
ment contemporain de l’ancien etat de la terre. Les langues peuvent
aussi etre regardées comme [le plus ancien monument contemporain
de l’histoire] des hommes (le seul monument contemporain de la plus
ancienne histoire des hommes14). et ce sont elles qui indiquent les
anciennes divisions auquelles je donerai le nom de races. sans preten-
dre cependant qu’avant ces divisions il n’y en n’eut [d’autres] d’autres
tout a fait diferentes. Au contraire je pense que [puis que] comme les
Anglois sont un composé de Bretons, de Danois, et de normands. qui
aujourdhui parlent tous la meme langue. Les Anciens Celtes, peuvent
aussi, s’etre composé de peuples encore plus anciens, et avoir ensuite
parlé une meme langue.
13
En marge de ce paragraphe : « Le déluge d’Ogyges et celui de Deucallion »
14
Les mots « le seul monument contemporain de la plus ancienne histoire des
hommes » sont sur la p. en regard.
316 Recueil Raisoné des plus anciennes notions historiques
Ce qu’il y a de certain c’est que nos langues d’Europe ont des ra-
ports évidents avec plusieurs langues de l’Asie. ces raports s’étendent
vers l’orient jusques au gange. [et p] et pas plus loin. Mrs Court de
Gebelin et [le] brigant15 ont voulu [étendre les] les étendre a toutes les
langues de la terre. Ils se sont // trompés, [et] ce travers [de la plus part
des] de Plusieurs savants. de multiplier les aplications d’une décou-
verte, est la [ressource] source de presque toutes les erreurs. dans tou-
tes les sciences. ― et il constitue proprement l’esprit de systeme.
[J’en vi]
Monsieur Court de Gebelin a cependant rendu un tres grand ser-
vice a l’histoire des Races humaines. La lecture de ses ouvrages a
donné a l’imperatrice Catherine seconde, l’idée de rassembler, dans un
petit nombre. de volumes, les mots les plus simples de toutes les lan-
gues connues, Les savants de tous les pays se sont empressé a contri-
buer a ce recueuil, et Mr Pallas y a présidé.
Ces mots ne sont qu’au nombre de trois cent y compris les numeri-
ques. mais [c’est l’experi] ma propre experience m’a prouvé, qu’il
étoit presque impossible, d’aler plus loin, avec des peuples peu culti-
vés. Ce n’est pas, que le tartare n’ait six cent mots pour exprimer tou-
tes les qualités. d’un cheval. et L’arabe pour celles du chamau. mais
de mots non-composés, [composés] qu’on puisse demander au tartare
comme a l’habitant de l’Atlas. je n’en n’ai pas trouvé plus de trois
cent. et c’etoient a peu près les mêmes que ceux du dictionaire Russe.
J’ose en apeler ici a ma propre experience parce que j’ai ecrit beau-
coup de vocabulaires, [sous la dictée d’] dans le cours de mes voya-
ges, et toujours sous la dictée des nationaux. ― Je les ai comparé avec
ceux du eu [je les ai co] dictionaire russe, [et l’ayant] Et m’étant assu-
ré de leur exactitude. je les prens pour bases de mes comparaisons.
_ Raports des langues Indiennes avec celles de l’Europe //
Les autres noms propres contenus dans celui [ci trouveren] seront
expliqués a mesure que l’ocasion s’en presentera
15
Jacques Le Brigant (1720-1804), philologue, auteur de nombreux ouvrages sur
l’histoire des langues, représentant du mouvement des celtomanes qui croyaient que le
celte était la langue-mère de toutes les langues.
Essai sur le Déluge1
1. Il y a eu un tems, ou les eaux ont couvert, une portion du Globe
plus grande que celle qu’elles couvrent aujourdhui. Celà se
prouve[nt] par les couches de coquilles que l’on trouve sur les
montagnes et les hautes plaines. Quelques unes de ces coquilles
ont leurs homogenes vivants dans nos mers. D’autres, ne les ont
pas, ou s’ils éxistent c’est a des profondeurs, ou nous n’ateignons
point – Telles sont les huitres diluviennes, les cornes d’hammon,
et les corps organisés qui composent la pierre lenticulaire.
2. Plusieurs Geologues ont recherché les causes possibles. de la di-
minution des mers, et de l’augmentation de la terre seche – Ils ont
dit « Nous voyons quelquefoix des terains crouler sur de certains
vides. audessus des quels ils étoient et former des lacs – la meme
chose a pu ariver en grand au fond des mers – De grands vides ont
pu s’y ouvrir, absorber une partie des eaux et leurs faire ainsi
abandoner la terre – » De tous les phisiciens. Mr de Luc a le plus
apuyé sur cette explication [d’un f] hypothetique d’un fait
d’ailleurs [avéré] prouvé aux yeux de la raison.
3. On trouve des coquilles jusques a trois mille pieds audessus de la
surface actuelle des mers – Des hommes empressés a tirer des
conclusions ont dit – « Si la mer a eté a trois mille pieds, audessus
de son niveau actuel, il s’en suit qu’il n’y a eu alors de terre seche,
que quelques hauts somets qui étoient comme des isles au milieu
d’un ocean immense » Mais cette conclusion seroit defectueuse –
Car si une partie du fond de la mer, a pu s’enfoncer et crouler sur
lui meme. La meme chose a pu ariver sur la terre seche – aussi
voyons nous des granits tout nuds [dans des positions] – qui vu
leur position, et leur niveau, devroient être couverts de dépots ma-
rins. – Et Mr Pallas voyant de pareils granits sur les bords de la
Berda n’a point hesité a dire que c’étoient des somets afaissés de-
puis la retraite des eaux Voyés – la description de la Crimée – Ob-
servés aussi que l’ecroulement de l’isle Atlantide, [peut] pouroit
etre consideré, comme exemple si ce fait étoit averé
1
Ce texte est conservé à la Bibliothèque Jagellonne de Cracovie.
318 Essai sur le Déluge
4. Le progres que la Geologie a fait de nos jours. peuvent faire
conjecturer que les phisiciens avenir distingueront, Quelques épo-
ques dans ces plus anciennes révolutions du globe, sur les quelles,
les recherches historiques n’ont auqu’une prise. Tout ce que nous
pouvons faire, pour le moment est de bien distinguer cet ancien
sejour des eaux sur la terre, d’avec ce que l’on a apelé le déluge –
Car il y a eu un déluge, qui a submergé Babylone et l’Assyrie,
l’Inde, et la Chine. peutetre une partie de l’Afrique et de l’Europe.
Je parle du Déluge de Berose, et de Moyse – Il n’y en n’a pas eu
depuis, dans les memes contrées. mais il peut y en avoir eu
d’autres auparavant – Il y [en] a eu depuis en Europe un déluge
qui est celui de Deucallion – Celuici peut avoir eu pour cause,
l’irruption subite du Pont Euxin. dans la mer Egée – Mr Pallas a
observé que les montagne<s> de la Crimée, etoient coupée<s> par
la moitié du coté de la mer, et que sur l’escarpement, il y avoit de
nouvelles couches marines, formées depuis l’écroulement de la
[montagne] moitié des montagnes et avant que la mer noire eut
son nivau actuel – Ce qui est aussi confirmé par la presque certi-
tude ou l’on est que la mer Caspienne a ete autrefoix jointe a la
mer noire.
5. Je reviens au déluge de Babylone. S’il n’étoit démontré que par
des temoignages historiques on pouroit encore le nier. mais nous
en avons des témoins contemporains. je veux dire les corps
d’elephants et de Rhinoceros, trouvés dans la terre en Siberie – Mr
de Bufon a dit que la terre, douée autrefoix de plus de chaleur cen-
trale, a nouri des Elephants et de Rhinoceros, dans des latitudes ou
ils ne peuvent plus vivre aujourdhui2 – Mais cette solution est dé-
fectueuse. Car si la terre s’étoit refroidi peu a peu, Les Rhinoceros
y auroient pouri. au lieu que sur les bords de l’Indigirka, on les
trouve avec leurs peaux, poils, tendons, et chairs Ce qui prouve
qu’ils ont été porté tout entiers, dans des climats ou la terre
conserve tous les corps. parce qu’elle ne dégele jamais. – la même
observation anéantit toute solution apuyée sur un changement
graduel dans l’ecliptique – précession des equinoxes.
6. Monsieur de Voltaire a dit, (et de son tems on pouvoit le croire)
que les Elephants dont les Squeletes se trouvent dans le nord, y
avoient été conduits, par des Princes tartares comme animaux
2
Voir la Cinquième époque des Époques de la nature (1779).
Essai sur le Déluge 319
curieux3 – Mais les Chasseurs du Marchand Siberien Lhiakow.
Ont trouvé dans une isle de la mer Glaciale, une si grande quantité
d’Elephants qu’ils en ont raporté dans une seule anée huits mille
pouds d’y voire.
7. Mr Pallas a été plus heureux dans ses solutions. il a dit. « on a vu
plus d’une foix la mer submerger des portions de terre. Cela est
arivé lors de la fameuse inondation Cimbrique. Cela est arivé
lorsque le Nordzée a formé le Suyderzée, Cela est arivé au Kamc-
zatka peu avant le voyage de Steller. – Cela est arivé a l’isle de
Formose qui a été toute entiere sous les eaux. enfin dans le dernier
tremblement de terre de Messine, l’on a vu la mer se soulever, et
inonder le rivage – Des causes semblables, mais plus puissantes.
ont pu soulever l’ocean austral et lui faire inonder l’inde. Des bras
de l’inondation ont pu percer au travers des valées de l’imaus, et
porter des troupeaux d’elephan<ts> dans l’interieur de la Siberie.
Ceux ci couverts a l’instant d’une couche de vase, ont participé a
la nature glacée du térain qui conserve tous les corps. » – observés
qu’ici, tout ce qui a raport aux Elephants et aux Rhinoceros, sont
des faits. Il n’y a d’hypothetique que le gonflem<ent> de la mer
australe. dont il faut aussi rechercher les causes possibles. Mr Pal-
las croit qu’il peut avoir été occasioné par la formation soudaine
des isles de la mer du Sud, qui efectivement sont toutes volcani-
ques – cette cause est la seule possible que nous conoissions. à
moins que l’on ne veuille suposer que l’aproche d’un corps celeste
excentrique, n’ait par atraction produit cette épouvantable marée.
8. Telles sont les preuves du déluge de Babylone tirées de l’histoire
naturelle et cette science nous en indique jusques a un certain
point l’epoque. Car enfin, il est vrai que la terre gelée de Siberie,
conserve indéfiniment les corps morts qui y sont ensevelis – Mais
considerons que des substances bien plus dures se décomposent
dans le sein de la terre, et que les momies d’Egyp<te> sont pour la
plus part décomposées, malgrés les soins de l’embaumement Ce
seroit donc aler contre les loix de l’Analogie, que de reculer indé-
finimen<t> a des miliers de siecles, l’Epoque du Deluge de Baby-
lone – mais si je ne recule cette epoque, qu’a environs deux foix
celle des momies, je me raproche tout a fait de la Chronologie
[Sacrée] recue.
3
Histoire de la Russie sous Pierre le Grand, chap. VII.
320 Essai sur le Déluge
9. Je regarde aussi comme un monument contemporain au dernier
déluge, les racines comunes aux langues Celtiques et indiennes. Je
m’explique. [alinéa] Les plus anciens écrivains de l’Asie. dont
nous n’avons plus que des fragments ont apelé race de Japhet, les
Celtes, Thraces4, Medes, Iberiens, &. [alinéa] race de Scham et
non point Sem. les hebreux, arabes, Syriens. &. [alinéa] et race de
Chus fils de Chum, les Egyptiens, lybiens, Pheniciens. & [alinéa]
Or ces écrivains disent qu’avant et après le déluge. l’empire de
l’Asie [apres le dé] apartenoit a la race de Japhet. et que la race de
Chus l’en a dépossedé, sous le fameux Nimbrod, dont le nom He-
breu veut dire un rebelle [alinéa] Les memes écrivains dont les pe-
res de l’église ont conservé des fragments disent qu’alors la race
de Japhet s’est dispersée sur le globe, tant en Europe qu’en Asie.
Or je dis que les racines comunes aux langues Celtiques et indien-
nes, sont des monuments anterieurs a cette dispersion. [alinéa] En-
tre mille raports que les langues indiennes ont avec celles de
l’Europe, je citerai les noms numeriques Samscrets et Slaves.
Jeden Ichem Czetyry czetyru sedm sapta
Dwa Dwe Pienci Pancza Osm Asta
Try Tryny Szest Szatu Nava
Desiet Desa5
Sur quoi il faut faire deux observations. L’une qu’en Asie aude-
la du Gange, et en afrique au dela du Senegal. Les langues n’ont
aucqu’un raport avec les langues des trois races mentionées par
Moyse. La seconde observation, est que lorsque les Celtes, sont
venu en Europe après le déluge ils y ont trouvé des habitants,
particulierement dans les montagnes et il est facile d’y distinguer
la race Autochtone d’avec les nouveaux colons En Espagne, les
Autochtones étoient les lusitaniens, les Betes, et surtout les Tur-
dules, qui avoient des Poemes de six mille ans d’antiquité. – Il est
dije6 bien facile de les distinguer d’avec les Iberes et les celtes-
Iberes qui étoient des nouveaux venus. – En Italie les Ombriens
étoient des Celtes, mais les Aborigenes étoient d’anciens habi-
tants.
4
HP IV, p. 56.
5
HP I, p. 14.
6
Pour dis-je
Essai sur le Déluge 321
10. Enfin il me reste a dire, que l’on peut fixer l’epoque du Deluge
sans le secours de l’histoire juive. [alinéa] Par exemple
Trogue Pompée, met Ninus, a l’an avant J. C. 2209.
L’histoire d’Armenie fait Aramus contemporain
de Ninus. Entre Aramus et Haïk. six generations.
ou 200.
Haïk etoit contemporain de Belus et St Clemens
met 10 generations entre celuici et le Deluge. ce
qui fait 633.
3042
Or cette epoque coincide je crois assés précisement avec les 3044.
du texte Samaritain.
Mais si nous metons ainsi le déluge a trois mille ans avant notre
ere, il s’en suivra que [le déluge remontoit fort au] l’histoire de
beaucoup de pays remonte beaucoup plus haut. – Je ne vois a cela
rien qui doive aréter. Le déluge a pu inonder Babylone, qui est
proche de l’embouchure du Tigre, et ne pas inonder l’Armenie ou
la haute Egypte. Donc il n’y a point de comencement a l’histoire
des hommes si ce n’est qu’il y a eu des hommes avant les plus an-
ciens dont l’histoire fasse mention – et meme plusieurs institutions
humaines remontent a ces tems antihistoriques. et voila pourquoi
nous avons tant de peine a en débrouiller les origines.
La première version
du Manuscrit trouvé à Saragosse
FRANÇOIS ROSSET ET DOMINIQUE TRIAIRE
Présentation
Depuis l’édition des Œuvres de Jean Potocki (Peeters, 2004-2006)
et celle du Manuscrit trouvé à Saragosse chez GF Flammarion en
2008, le célèbre roman de Potocki est apparu pour la première fois
sous la forme ou plutôt sous les formes que lui avait réellement confé-
rées son auteur. Ces dernières éditions ont donc donné à lire au public
deux versions du roman, à la fois très différentes et parfaitement com-
plémentaires, désignées respectivement comme « version de 1804 » et
« version de 1810 », ces dates indiquant le moment le plus vraisem-
blable des débuts de la réalisation de chacune de ces versions, et non
pas, bien sûr, le temps de leur achèvement supposé.
Dans la présentation des éditions Peeters et Flammarion, il a tou-
tefois été souligné que les versions de 1804 et de 1810 étaient les états
cohérents et élaborés du texte, tels que la connaissance actuelle des
sources a permis de les reconstituer avec certitude, mais qu’ils
n’étaient pas les seules étapes de la conception de l’œuvre par Potoc-
ki. Il faut en effet considérer une première mise en forme de cette œu-
vre qui a été appelée « version de 1794 », dont il subsiste
d’importants manuscrits, mais cette documentation est malheure-
usement trop lacunaire pour qu’il ait été possible d’en donner une
édition comparable à celle des versions de 1804 et de 1810. Ces ma-
nuscrits incomplets ont été transcrits et livrés aux lecteurs dans le
CD-Rom qui accompagne le volume IV-2 de l’édition Peeters ; il nous
a paru utile d’en donner ici une édition modernisée, quitte à revenir
un jour sur ce dossier si de nouvelles découvertes devaient permettre
de le compléter.
Deux documents d’inégale importance rendent un compte suffisant
de cette « version de 1794 » pour qu’on sache avec certitude qu’elle
324 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
obéissait déjà à un projet consistant qui prendra une nouvelle tournure
en 1804 et encore une autre en 1810. Il s’agit d’abord d’un manuscrit
appartenant à M. Marek Potocki, qui a été désigné dans le dossier des
éditions par le sigle 2-4 MP. Cela signifie qu’on a affaire à un manus-
crit autographe (M), propriété de M. Potocki (P) et qu’il présente un
texte continu allant de la 19e à la 39e journée, soit la fin du deuxième
décaméron, le troisième et le quatrième (2-4), même si le découpage
en décamérons n’existe pas encore ; il présente un texte visiblement
abouti, avec peu de ratures.
Le deuxième document désigné par le sigle 1 CV ne comprend
qu’une seule page ; c’est une copie mise au net (C), conservée aux
archives AGAD de Varsovie (V), présentant un texte situé dans le
premier décaméron (1) à la fin de la 7e journée.
Les leçons qu’on peut tirer de ces documents sont importantes.
Nous savons ainsi qu’aux alentours de 1794 (Potocki utilisait son pa-
pier le plus souvent dans l’année, sans accumuler de grands stocks),
une première version du roman est suffisamment élaborée pour que
l’auteur en ait établi une version manuscrite à peu près stabilisée et ait
voulu en faire tenir une copie mise au net deux ans plus tard. Sur le
plan de la chronologie de l’écriture du roman, nous avons ainsi la
preuve de ce qui était posé comme hypothèse jusque-là, à savoir que
l’idée de cette œuvre a dû germer dans l’esprit de Potocki dès le temps
du voyage en Espagne et au Maroc en 1791 et qu’en 1794, alors qu’il
écrit pour la cour de Henri de Prusse Les Bohémiens d’Andalousie
(comédie où se retrouvent plusieurs des motifs du Manuscrit trouvé à
Saragosse), l’univers spécifique du roman est en place. 1794 est donc
la date la plus tardive qu’il faut fixer pour le commencement de
l’écriture du Manuscrit ; en réalité, il est raisonnable de faire remonter
ce terminus a quo encore de deux ou trois années.
Sur le plan du contenu et de l’organisation de la matière romanes-
que, d’autres observations sont à faire. Rappelons à ce sujet la descrip-
tion donnée dans l’édition Peeters :
La comparaison de cette version [celle de 1794] avec la suivante
[celle de 1804] montre d’abord que la composition en journées est en
place dès le début de la rédaction : Potocki n’a pas imaginé des his-
toires isolées qu’il aurait ensuite combinées, le roman a été conçu
comme un ensemble complexe. Les principaux personnages sont déjà
en place : Alphonse Van Worden, silencieux et attentif, Pandesowna-
Avadoro, le cabaliste et Rébecca, Velasquez prompt à disserter, le Juif
Présentation 325
errant ; apparaît aussi un «viel hermite habille de blanc» qui ne se
retrouvera plus dans les versions suivantes. 2-4 MP commence à la
19e journée avec l’histoire de Velasquez ; ce découpage correspond à
celui qu’on retrouvera dans la version de 1804, mais les journées
suivantes sont fort différentes. En 1794, la 20e journée contient le
début de l’histoire du Juif errant ; cette histoire occupe la plus grande
part du troisième et du quatrième décaméron, et s’achève à la
39e journée comme en 1804, mais sur un récit beaucoup plus déve-
loppé [voir ci-dessous, p. 442]. De la 22e à la 24e journée : suite et fin
de l’histoire de Velasquez. À la 25e journée, le chef bohémien continue
son histoire et narre la scène du palais épiscopal de Burgos (20e jour-
née en 1804) ; le deuxième décaméron de 1794 devait donc contenir
l’histoire d’Avadoro à peu près dans les termes qui seront repris en
1804. Le Bohémien poursuit son histoire pendant quelques lignes à la
32e journée, donnant à son récit une orientation qui sera abandonnée
par la suite [voir ci-dessous, p. 425]. L’épisode du souterrain au cours
duquel Alphonse apprend le secret des Gomelez occupe la 31e journée
(30e en 1804).
2-4 MP est évidemment un état intermédiaire : plusieurs journées
(28e, 29e…) qui contiennent l’histoire du Juif errant sont dépourvues
d’encadrement d’ouverture, les réflexions de Velasquez (37e journée
en 1804) sont écrites à part, dans les dernières pages du document, et
n’ont pas encore été intégrées au roman, mais la fin de la 39e journée,
quand Alphonse apprend qu’il est autorisé à se rendre à Madrid, a pu
aussi être celle du roman. Alphonse connaît le secret des Gomelez,
Velasquez et le Juif errant ont raconté leurs histoires. C’est donc
l’histoire d’Avadoro qui, en croissant, a donné de nouvelles propor-
tions aux versions suivantes1.
On peut alors faire observer que le chantier de 1794 s’acheminait
potentiellement vers un achèvement plutôt aisé du roman : la trame du
récit-cadre était nouée, il ne restait plus qu’à soigner quelques transi-
tions et à conduire vers un dénouement l’histoire d’Avadoro. On sait
que les choses n’ont pas pris exactement cette tournure et qu’au lieu
de boucler son affaire, le romancier a recommencé son travail pour en
donner une nouvelle version dans les années 1804-1808 (la « version
de 1804 »), puis encore une autre, radicalement différente, dans les
années 1809-1814 (la « version de 1810 »). Ce qui s’est passé, c’est
1
Jean Potocki, Œuvres IV, 1, pp. 13-14.
326 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
que l’histoire du chef des Bohémiens a gonflé dans des proportions
qui nécessitaient l’ouverture et le développement de nouveaux déca-
mérons et que, d’autre part, le récit cadre a pris beaucoup plus de
consistance avec le poids que l’auteur accordera plus tard à l’histoire
des Gomelez. Au passage, d’autres tendances auront affecté le roman
dans le cours de sa longue élaboration. Ainsi de l’histoire du Juif er-
rant qui est visiblement la plus développée dans la version de 1794,
avant de subir quelque simplification dans la version de 1804, puis de
disparaître totalement du roman dans celle de 1810 ; ainsi encore de
l’histoire de Velasquez qui va évoluer dans le sens inverse du plus
étroit vers le plus ample. La lecture de cette « protoversion » de 1794
nous renseigne donc de façon certes lacunaire, mais très parlante, sur
l’histoire de l’écriture du Manuscrit. Elle nous permet aussi de com-
prendre que l’on peut s’attendre de retrouver peut-être un jour le ma-
nuscrit de ses dix-huit premières journées qui est, avec la copie du
deuxième décaméron de la version de 1810, l’une des pièces les plus
significatives qui nous manquent encore dans le grand puzzle des
sources du roman de Potocki. On peut d’ailleurs risquer l’hypothèse
que le manuscrit qui aurait été vu et expertisé par un libraire polonais
pour une maison de vente à Paris dans les années 1980 et qui a redis-
paru depuis aurait bien pu correspondre à cette première partie de la
version de 1794, celle qui précédait directement le manuscrit 2-4 MP.
Description matérielle
I. CV
La situation de cette copie d’un feuillet est énigmatique : elle est
glissée à la suite d’un manuscrit du Voyage à Astrakan et sur la ligne
du Caucase (Œuvres II, p. 7), conservé par l’AGAD de Varsovie, et a
été écrite sur le même papier filigrané : 1796 A N S G. Le manuscrit du
voyage date du 17-30 mai 1797.
Les nombreuses différences entre cette copie et la version de 1804
du Manuscrit trouvé à Saragosse suffisent à montrer qu’elles
n’appartiennent pas à la même génération ; il s’agit très probablement,
dans le travail mouvementé de la première version qui s’étend
approximativement de 1794 à 1800, d’un mise au net totale ou
partielle du roman, avant le vaste remaniement qui aboutira à la
version de 1804.
Le texte occupe le recto du f.
Présentation 327
II. 2-4 MP
Cette copie avec corrections et additions autographes est composée
de six cahiers (81 f. et deux gardes) :
– cahier 1, 10 f., filigrane : E & P 1794
– cahier 2, 12 f., même filigrane,
– cahier 3, 12 f., même filigrane,
– cahier 4, 12 f., même filigrane pour le f. extérieur (plié en deux),
mais les 5 f. intérieurs (pliés en deux) ne sont pas filigranés.
– cahier 5, 11 f. (le dernier f. a été déchiré), même filigrane,
– cahier 6, 24 f., ▪ même filigrane pour le f. extérieur (plié en
deux),
▪ puis 7 f. (pliés en deux et encartés dans le
f. extérieur) avec le filigrane : H DOBBS 1799
et cachet imprimé au coin de chaque f. :
DOBBS NEW BRIDGE STREET LONDON
▪ puis 4 f. (pliés en deux et encartés dans les
précédents) avec le filigrane : T I. Ces f.
composent un cahier également numéroté 6
qui entrait sans doute dans un autre
ensemble.
[Au revers de la couverture du document, une étiquette avec la
cote : B.III.2.25. Inv. 2801. Puis plus bas, au crayon : « IV. N 43
“ Manuscrit trouvé à Saragosse ” IV. »
Au recto du f. de garde : « 3e Cahier ». Ensuite Potocki a écrit :]
10. maison + 4 – = 14. + 3 bois = 17. + 4 femmes = 21. + 5
Tailleur = 26. + 2 ma[n]ger des gens. = 28 + 16 = 44.
[Un profil de femme a été dessiné au crayon dans le quart inférieur
droit de la page.
Au verso, une main étrangère a écrit2 : « {początek} Le
commencement de cette journée se trouve dans un autre cahier relié en
vert. / (19e journée-39e journée.) »
Sauf indication contraire, le texte occupe le recto de chaque f.
À la fin du document, le texte a été porté à l’envers du cahier
comme pour un nouveau début.
2
Les passages entre {…} sont biffés dans le manuscrit.
328 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
Au revers de la couverture et à l’envers (dans le sens premier du
document donc), une addition de Potocki :]
75 + 100 = 175 + 120 = 2 [inachevé]
[Le f. de garde est blanc. Il faut sauter au recto du deuxième f. du
cahier 6 (papier de 1799) où Potocki a écrit :]
10. au cuisinier
1. pour deux jours
2. d’avance, pour la remise
9 p[ennings ?]. payé en arriéré pour trois
déjeuners
11. aux gens, pour deux jours
1.
4 joujoux de Bini
6 thermomètre
2 un petit couillon qui était tombé de la
statue de Cosme de Medici
6. pour l’auberge
10.
12. 1. et 2. pour le manger
1. pour la lampe
3. pour le blanchissage
10 emplettes
13. 1. pour le maître
6 pour amener les voitures
1. pour les gens
1. sucre
10 trois déjeuners en arriéré
1. dîner et souper
10.
14. 1. dîner et souper précédents
1. pour chapeau
1. pour la galerie
2. dîner et souper {des}
15. 8 pour une bible
1. pour les gens
2. pour le dîner et souper des femmes
10 p. pour une toile
10.
Présentation 329
[Le calendrier se poursuit au verso du premier f. du cahier 6
(papier de 1794) :]
16. 3. pour le maître à dessiner
{10 pour une toile}
{2. pour}
11/2. pour le cuisinier
17. 1. pour les gens
6 pour la cuisine
1. loge
1. entrée et gourmandise
18. 1. charbon
40.
21/2. le compte de Concolo
4. pour un compte de Chvarzewski
2. pour la cuisine
19. 1. pour les gens
2. pour la cuisine
50.
20. blanchissage 41/2.
{2. cuisin}
5. ducats en joujoux, gourmandises, bonnes
mains etc.
60.
21. pour les gens, 1.
Ce calendrier, qui fait état de dépenses de voyages, est postérieur à
la naissance de Bernard (Bini), le 12 novembre 1800 ; il a pu être
rédigé sur le chemin de Saint-Pétersbourg en 1802, de Vienne ou de
l’Italie l’année suivante. Il ne semble pas que Bernard ait voyagé
ensuite en compagnie de ses parents.
La datation des cinq premiers cahiers offre peu de difficulté : le
copiste écrit les trente-deux premières journées en 1794 ou peu après
(au moment de la copie, le texte est assuré, manifestant une rédaction
originelle qui remonte à plusieurs mois, voire plusieurs années). Le
premier f. du cahier 6 fait suite, mais la journée (33e) n’est pas
achevée. Il poursuit en copiant sur le deuxième cahier 6 (filigrane : T I)
les 34e et 35e j. Fin de la première étape.
La deuxième étape, quelque cinq ans plus tard, est exclusivement
de la main de l’auteur : il complète d’abord la 33e j. à la suite du
330 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
copiste sur le papier de 1794, puis, sans rupture, sur le papier de 1799.
Il glisse, à l’intérieur des 8 f. pliés en deux, les 4 f. T I, et rédige, sur le
papier T I laissé libre par le copiste, puis sur le papier de 1799, les
journées 36e à 39e. Comme les réflexions de Velasquez furent écrites à
l’envers du document, elles sont peut-être plus tardives, mais il est
certain que le calendrier du voyage montre qu’au moment où il fut
dressé, Potocki n’attachait plus une grande importance à son support3.
Il était déjà à la deuxième version de son roman.
Ce document est principalement occupé par l’Histoire du Juif
errant et celle de Velasquez, les « savants » du Manuscrit trouvé à
Saragosse. Sans doute ces récits furent-ils nourris par les années
studieuses passées par l’auteur en Allemagne (1794-1796).
Afin de rendre le travail de comparaison plus aisé, nous avons
conservé les principes de modernisation (graphie, ponctuation)
adoptés dans l’édition GF Flammarion du Manuscrit trouvé à
Saragosse. Les notes explicatives pourront être consultées dans la
même édition.
3
Autre exemple : le 4 MP de la deuxième version (1806 ou 1807) à la fin duquel
Potocki calcule l’amortissement d’un crédit pour les années 1811-1815.
[CV]
[Des1 trois frères, deux] avaient été [pris] et leurs corps se voyaient
attachés à une potence à l’entrée de la vallée. L’aîné appelé Zoto
s’était échappé des prisons de Cordoue et l’on disait qu’il s’était retiré
dans la chaîne d’Alpujarras, mais on racontait des choses bien plus
étranges sur le compte des deux frères qui avaient été pendus ; on n’en
parlait [pas] comme de revenants, mais on prétendait que leurs corps
ranimés par je ne sais quels démons se détachaient la nuit du gibet
pour désoler les vivants. Ce fait passait pour si certain qu’un théo-
logien de Salamanque avait fait une dissertation dans laquelle il
prouvait que les deux pendus étaient des espèces de vampires et que
l’un n’était pas plus incroyable que l’autre, ce2 [que] les plus
incrédules lui accordaient sans peine. Comme j’avais beaucoup
entendu parler de toutes ces choses à mon passage par Cordoue, j’eus
la curiosité puérile de m’approcher de la potence. Le spectacle en était
d’autant plus dégoûtant que les hideux cadavres, agités par le vent,
faisaient des balancements extraordinaires, tandis que d’affreux
vautours les tiraillaient pour arracher des lambeaux de leur chair ; j’en
détournai la vue avec horreur et me hâtai de m’enfoncer dans les
montagnes.
Il faut convenir que la vallée de Los Tres Hermanos semblait faite
exprès pour favoriser les entreprises des bandits et à leur servir de
retraite. L’on y était arrêté tantôt par des rocs détachés du haut des
monts, tantôt par des arbres frappés de la foudre ou renversés par
l’orage. Dans bien des endroits, le chemin traversait le lit dangereux
du torrent ou passait devant les entrées de cavernes profondes dont
l’aspect malencontreux inspirait [la] défiance. Au sortir de cette
vallée, j’entrai dans une autre, au fond de laquelle je découvris la
vente qui devait être mon gîte, mais du plus loin que je l’aperçus, je
n’en augurai rien de bon. Car je distinguai qu’il ne s’y trouvait ni
volets ni fenêtres ; les cheminées ne fumaient point ; je ne voyais
1
GF (version de 1804), p. 65.
2
Biffé : qu’on
332 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
point de mouvement dans les environs et je n’entendais pas les chiens
avertir de mon arrivée. Je conclus que ce cabaret était un de ceux que
l’on avait abandonnés, ainsi que me l’avait dit l’aubergiste d’Andujar.
[2-4 MP]
[cahier] 1
SUITE DE L’HISTOIRE DE HENRIQUE DE V1
– Eh2 bien ! dit le duc, mon cher Henrique, vous sentez-vous en
état d’entrer en lice ? Je vous avertis que je vous donnerai pour rivaux
les plus habiles ingénieurs non seulement de l’Espagne, mais de
l’Europe entière.
Mon père réfléchit un instant à ce que lui disait le duc et puis il lui
répondit avec assurance :
– Oui, Monseigneur le duc, j’entre dans la carrière et je ne vous
ferai pas de honte.
– Eh bien ! reprit le duc, faites de votre mieux, et lorsque votre
travail sera achevé, rien ne retardera plus votre bonheur : Blanche sera
à vous.
Vous pouvez imaginer avec quelle ardeur mon père se mit à
l’ouvrage. Il y passait les jours et les nuits, et lorsque son esprit épuisé
le forçait à prendre quelque repos, il passait ce temps de récréation
dans la société de Blanche,3 lui parlait de leur bonheur futur et souvent
du plaisir qu’il aurait à revoir Carlos. Une année se passa ainsi.
Enfin divers mémoires arrivaient de tous les coins de l’Espagne et
de toutes les parties de l’Europe. Ils étaient cachetés et on les déposait
avec soin dans la chancellerie du duc. Mon père vit qu’il était temps
de mettre la dernière main à son travail, et il le porta à un point de
perfection dont je ne puis vous donner qu’une faible idée. Il
commençait par établir les grands principes de l’attaque et de la
défense. Il montrait en quoi Coehoorn s’était conformé à ces principes
et les fautes qu’il avait faites lorsqu’il s’en était écarté ; il mettait
Vauban au-dessus de lui, mais il prédisait qu’il changerait une
seconde fois de système, et l’événement a vérifié sa prédiction. Ses
1
Le début du texte est aut.
2
GF, p. 340.
3
La suite est de la main du copiste.
334 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
arguments étaient soutenus non seulement par une savante théorie,
mais encore par des détails de construction, localité et dépense qui ne
laissaient rien à désirer, et surtout par des calculs effrayants, même
pour les gens de l’art.
Lorsque mon père eut écrit la dernière ligne de son ouvrage, il lui
sembla y découvrir mille défauts qu’il n’avait pas d’abord aperçus, et
il alla tout tremblant le présenter au duc. Celui-ci le lut avec beaucoup
d’attention et puis il lui dit :
– Mon fils, le prix est à vous, j’en réponds. Je me charge de faire
parvenir le mémoire. Ne songez qu’à votre noce, nous la ferons
bientôt.
Mon père se jeta aux pieds du duc et lui dit :
– Monseigneur, ayez la bonté de faire venir mon frère ; je ne puis
être heureux si je ne le vois pas.
Le duc hésita un peu et puis il lui dit :
– Je prévois qu’il nous rebattra les oreilles de la magnificence de
Louis XIV, mais puisque4 tu le veux, faisons-le venir.
Mon père baisa la main du duc et puis il alla chez sa future. Il ne
fut plus question de mathématiques : l’amour et le bonheur remplis-
saient tous ses moments et toutes les facultés de son âme.
Cependant le roi, à qui le projet de fortifications tenait fort à cœur,
ordonna que tous les mémoires fussent lus et examinés. Celui de mon
père l’emporta tout d’une voix et il reçut du ministre une lettre dans
laquelle on lui marquait la satisfaction du roi et le désir de Sa Majesté
qu’il demandât lui-même une récompense. Dans une autre lettre,
adressée au duc, le ministre faisait entendre que5 si le jeune homme
demandait la charge de colonel général d’artillerie, il l’obtiendrait
peut-être.
Mon père alla porter sa lettre au duc qui lui communiqua la sienne.
Mon père dit qu’il ne pourrait jamais prendre sur lui de demander un
grade qu’il croyait n’avoir pas encore mérité, et il conjura le duc de se
charger de sa réponse au ministre. Le duc lui représenta que cela était
impossible :
4
Interl. aut.
5
Biffé : s’il
Manuscrit trouvé à Saragosse (première version) 335
– C’est à vous, lui dit-il, que la6 ministre a écrit ,7 et c’est à vous à
lui répondre. Sûrement le ministre a ses raisons et comme dans la
lettre qu’il m’écrit, il vous appelle « le jeune homme », il est à croire
que votre jeunesse intéresse le roi et qu’il veut mettre sous ses yeux
une lettre du jeune homme. Enfin nous saurons bien tourner votre
lettre de manière à ne pas y faire paraître trop de présomption.
Le duc se mit à son bureau et écrivit pour mon père la lettre
suivante :
Monseigneur,
La satisfaction du roi que votre lettre m’annonce est une récompense qui doit
suffire à tout gentilhomme espagnol. Cependant, encouragé par vos bontés, j’ose
demander l’agrément du roi pour mon mariage avec Blanche de Velasquez, héritière
des biens et titres de notre maison.
Cet établissement ne ralentira point mon zèle pour le service de Sa Majesté,
heureux si je puis par mes travaux mériter un jour le titre de colonel général
d’artillerie que plusieurs de mes ancêtres ont porté avec honneur.
de Votre Excellence, etc.
Mon père remercia le duc de la peine qu’il avait prise, prit la lettre,
la porta chez lui et la copia mot pour mot, mais au moment d’y mettre
sa signature, il entendit que l’on criait dans la cour :
– Don Carlos est arrivé ! Don Carlos est arrivé !
– Qui ? mon frère ? mon frère ! où est-il ? que je l’embrasse !
– Seigneur don Henrique, signez donc, dit le courrier qui attendait.
Mon père, plein de la joie que lui causait l’arrivée de son frère et
pressé par le courrier, signa « Don Carlos de Velasquez » au lieu de
« Don Henrique », cacheta la lettre et courut embrasser son frère.8
Les deux frères s’embrassèrent en effet, mais don Carlos, se
reculant aussitôt, se prit à rire de toutes ses forces et dit :
– Mon cher Henrique, en vérité tu ressembles comme deux gouttes
d’eau au Scaramouche de la comédie italienne. Ta gonille te prend le
menton comme un plat à barbe, mais cela ne fait rien. Allons voir le
6
Biffé : lettre
7
Biffé : et sûrement le ministre a ses raisons, et comme
La suite est aut.
8
La suite est de la main du copiste.
336 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
vieux bonhomme.
Ils montèrent chez le vieux duc que don Carlos pensa étouffer en
l’embrassant, ce qui alors était du9 bel air à la cour de France. Ensuite
il dit :
– Mon cher oncle, l’ambassadeur m’avait chargé d’une lettre pour
vous, mais je l’ai oubliée à Paris chez mon baigneur. Au reste c’est
égal : Grammont, Roquelaure, Candale et tous les vieux m’ont chargé
de bien des choses pour vous.
– Mon cher Carlos, dit le duc, je ne connais aucun de ces10
messieurs.
– Tant pis pour vous, reprit don Carlos, ils sont fort bons à
connaître. Mais où est donc ma future belle-sœur ? Elle doit être fort
embellie.
Blanche entra dans ce moment. Carlos s’avança vers elle d’un air
dégagé et lui dit :
– Ma divine11 sœur, en France, la coutume est d’embrasser les
femmes et je m’y tiens.
Et il l’embrassa en effet, au grand étonnement de don Henrique qui
n’avait jamais vu Blanche qu’au milieu de ses duègnes et qui n’avait
même jamais osé lui baiser la main. Carlos dit et fit encore mille
choses inconvenables qui affligèrent sincèrement Henrique et firent
froncer le sourcil au duc. Enfin ce seigneur lui dit d’un ton sévère :
– Carlos, allez quitter votre habit de voyage, il y aura ce soir un bal
chez moi. Rappelez-vous que ce qui passe au-delà des Pyrénées pour
des gentillesses passe pour impertinence de ce côté-ci.
Carlos répondit :
– Cher oncle, je vais mettre le nouvel uniforme que Louis XIV
vient de donner à sa cour, et vous avouerez que ce prince est grand
dans tout ce qu’il fait. J’engage ma belle cousine pour une sarabande ;
c’est une danse espagnole d’origine, mais vous verrez ce qu’elle est
devenue entre les mains des Français.
Après avoir parlé ainsi, don Carlos se retira en fredonnant un air de
9
Biffé : bon
10
Biffé : gens
11
Biffé : belle
Manuscrit trouvé à Saragosse (première version) 337
Lully. Son frère qui voyait bien ses travers, voulut cependant le
disculper auprès du duc et de Blanche, mais il se donnait une peine
inutile, car le duc était déjà trop prévenu contre lui et Blanche ne
l’était pas du tout.
Enfin le bal commença. Blanche y parut habillée non pas à
l’espagnole, mais à la française, ce qui surprit tout le monde. Don
Carlos se fit longtemps attendre ; enfin il arriva paré comme on l’était
à la cour de Louis XIV : il avait un justaucorps de velours bleu brodé
en argent, écharpe et aiguillettes blanches brodées de même, un rabat
de point d’Alençon et une perruque blonde d’un volume énorme. Cet
ajustement qui était très magnifique en lui-même le paraissait d’autant
plus que nos derniers rois de la maison d’Autriche avaient introduit en
Espagne un costume très mesquin et l’on avait même abandonné la
fraise qui l’aurait un peu relevé, pour adopter la gonille telle que vous
la voyez porter aujourd’hui aux alguazils et aux gens de loi, ce qui
ressemblait assez à l’habit de Scaramouche comme l’avait très bien
observé don Carlos.
Déjà très différent des cavaliers espagnols par ses habits, don
Carlos s’en distingua encore plus par la manière dont il entra dans la
salle de bal. Au lieu de saluer ou de faire la moindre politesse à qui
que ce soit, il cria aux musiciens :
– Taisez-vous, marauds ! Si vous jouez autre chose que ma
sarabande, je vous donne de vos violons sur les oreilles.
Ensuite il distribua aux musiciens surpris, les partitions qu’il avait
apportées, alla chercher Blanche et la conduisit au milieu de
l’assemblée pour danser avec lui.
Mon père convient que don Carlos dansa admirablement bien et
que Blanche, qui avait des grâces infinies, se surpassa encore en cette
occasion. Lorsque la sarabande fut achevée, toutes les dames se
levèrent à la fois pour faire compliment à Blanche sur la manière dont
elle avait dansé, mais en la comblant d’éloges, elle tournaient les12
yeux sur don Carlos de manière à le convaincre qu’il était, lui, le
véritable objet de leur admiration. Blanche ne s’y trompa point et le
suffrage secret des femmes rehaussa infiniment à ses yeux le mérite
12
Surch. : la tête
338 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
du jeune homme.
Pendant tout le reste de la soirée, don Carlos ne quitta plus Blanche
et lorsque son frère s’approchait, il lui disait :
– Va-t’en un peu résoudre quelque problème ; tu auras tout le
temps d’ennuyer Blanche lorsqu’elle sera ta femme.
Blanche, par des éclats de rire, encourageait ces impertinences et le
pauvre Henrique se retirait confus.
Lorsque le souper fut servi, don Carlos donna la main à Blanche et
se plaça avec elle au haut de la table. Le duc fronça le sourcil, mais
Henrique qui s’en aperçut le pria de ne pas faire de peine à son frère.
Don Carlos à souper entretint la société des fêtes que donnait
Louis XIV, et du ballet où ce prince avait13 fait lui-même le
personnage du soleil. Il dit qu’il savait parfaitement ce pas, que
Blanche ferait le rôle de Diane. Il distribua également les autres rôles
et avant qu’on se levât de table, il fut décidé qu’on danserait le ballet
du Soleil. Don Henrique quitta le bal et Blanche ne s’aperçut pas de
son absence.
Le lendemain matin, don Henrique alla rendre ses devoirs à
Blanche à l’heure accoutumée, mais elle ne put le recevoir parce
qu’elle répétait avec don Carlos le pas de Louis XIV. Trois semaines
se passèrent ainsi. Le duc était devenu sombre. Don Henrique dévorait
son chagrin. Don Carlos faisait et disait mille impertinences que toutes
les femmes de la ville recueillaient comme autant d’oracles. Et
Blanche, tout occupée des modes de Paris et du ballet de Louis XIV,
ne savait pas un mot de tout ce qui se passait autour d’elle.
Un jour, comme l’on était à table, le duc reçut une dépêche de la
cour ; c’était une lettre du ministre, conçue en ces termes :
Monseigneur le Duc de Velasquez,
Le roi notre maître agrée le mariage de votre fille avec don Carlos de Velasquez,
confirme la grandesse et lui donne la charge de colonel général d’artillerie.
Votre affectionné.
– Que veut dire ceci ? s’écria le duc tout furieux. Qu’est-ce que le
nom de Carlos fait dans cette lettre ? C’est Henrique qui doit épouser
Blanche !
13
Biffé : dansé a
Manuscrit trouvé à Saragosse (première version) 339
Mon père pria le duc de l’écouter avec patience, et puis il lui dit :
– Monseigneur, j’ignore absolument comment le nom de don
Carlos se trouve ici à la place du mien, et je suis sûr qu’il n’y a point
de la faute de mon frère, ou plutôt je crois qu’il n’y a de la faute de
personne et que ce changement de nom qui nous surprend entre dans
les vues de la providence. En effet vous devez vous être aperçu que
Blanche n’a point d’inclination pour moi et qu’elle en a pour don
Carlos. Et si cela est, comme je n’en doute point, sa main, sa
personne, ses titres doivent être à mon frère et je n’y ai aucun droit.
Le duc s’adressa à Blanche et lui dit :
– Blanche ! Blanche ! est-il vrai que ton âme soit légère et perfide ?
Blanche s’évanouit, pleura et finit par avouer qu’elle aimait don
Carlos.
Le duc au désespoir dit :
– Mon cher Henrique, s’il t’a enlevé ta maîtresse, il ne peut
t’enlever la charge de colonel général d’artillerie ; c’est toi qui l’as
méritée et tu auras la moitié de mon bien.
– Non, Monseigneur, reprit Henrique, tout votre bien appartient à
votre fille, et pour ce qui est de la charge de colonel général, le roi l’a
donnée à mon frère et il a bien fait, car l’état où se trouve mon âme ne
me permet point de servir ni dans ce grade ni dans un autre.
Permettez-moi de me retirer. Je vais dans quelque saint asile répandre
ma douleur aux pieds des autels et en faire offrande à celui qui a
souffert pour nous.
Mon père quitta la maison du duc et entra dans un couvent de
camaldules où il prit l’habit de novice. Don Carlos épousa Blanche ; la
noce fut fort triste. Le duc se dispensa d’y paraître. Blanche, tout en
désespérant son père, s’affligeait du chagrin qu’elle lui avait causé ; et
don Carlos, malgré son impudence, se trouva un peu déconcerté de la
tristesse générale.
Bientôt le duc eut une goutte remontée et sentit que sa mort était
prochaine. Il envoya chez les camaldules pour demander qu’on lui
envoyât le frère Henrique. Alvarez, l’homme de confiance du duc, alla
au couvent des camaldules qui est le trois lieues [sic] de Bilbao14 et il
14
Aut.
340 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
demanda le frère Henrique. Les camaldules ne répondirent point parce
que leur règle leur défend de parler, mais ils conduisirent Alvarez à la
cellule de mon père : Alvarez le trouva couché sur la paille, couvert de
haillons et enchaîné par le milieu du corps. Henrique reconnut Alvarez
et lui dit :
– Mon ami, comment trouves-tu la sarabande que j’ai dansée hier ?
Louis XIV en a été content ; ces marauds de musiciens ont mal joué.
Et qu’en dit Blanche ? Blanche, qu’en dit-elle ? Réponds-moi,
malheureux !
Alors il agita ses chaînes, se mordit les bras et tomba dans un
affreux accès de rage. Alvarez se retira en fondant en larmes et fit au
duc le triste récit de ce qu’il avait vu.
Le lendemain le duc eut un accès qui fit désespérer de sa vie. Prêt à
mourir, il se tourna du côté de sa fille et lui dit :
– Blanche ! Blanche ! Henrique a perdu l’esprit et je meurs. Je te
pardonne. Puisse Henrique te pardonner aussi.
Ce furent les dernières paroles du duc : elles s’insinuèrent dans
l’âme de Blanche et y portèrent tout le poison du remords. Elle tomba
dans une sombre mélancolie.
Le nouveau duc fit ce qu’il put pour distraire son épouse, mais ne
pouvant y parvenir, il l’abandonna à sa tristesse et fit venir de Paris
une fameuse courtisane appelée la Jardin, et vécut publiquement avec
elle. Il essaya quelque temps d’exercer la charge de colonel général
d’artillerie, mais ne pouvant en venir à son honneur, il envoya au roi
sa démission et lui demanda une charge de cour. Le roi le fit
gentilhomme de chambre. Il alla à Madrid avec la Jardin et laissa
Blanche en Galice.
Mon père passa trois ans chez les camaldules. Enfin les tendres
soins de ces religieux lui ayant rendu l’usage de la raison, il alla à
Madrid et se fit annoncer chez le ministre. Ce seigneur le fit entrer et
lui dit :
– Seigneur don Henrique, votre affaire est venue à la connaissance
du roi qui m’en a voulu de cette méprise, ainsi qu’à ma chancellerie.
Mais je lui ai montré votre lettre signée « Don Carlos ». La voilà
encore. Dites-moi, s’il vous plaît, pourquoi vous n’y avez pas mis
Manuscrit trouvé à Saragosse (première version) 341
votre nom.
Mon père prit la lettre, reconnut son écriture et dit :
– Hélas ! Monseigneur, je me rappelle en ce moment qu’à l’instant
où je signais cette lettre, on est venu m’annoncer l’arrivée de mon
frère et je vois que la joie que j’en ai ressentie m’a fait mettre son nom
à la place du mien, mais ce n’est pas cette méprise qui a causé mes
maux. Lors même que le brevet de colonel général eût été signé pour
moi, je n’aurais pas été en état d’exercer cette charge. Aujourd’hui ma
tête est remise et je crois que je serais en état de remplir les vues que
le roi avait à cette époque.
– Mon cher Henrique, reprit le ministre, tout le projet de
fortifications est tombé dans l’eau ; et à la cour, nous n’avons pas la
coutume de reparler des choses oubliées. Tout ce que je puis faire
pour vous est de vous offrir la place de commandant de Ceuta ; c’est
là tout ce que j’ai de vacant. Encore faudra-t-il que vous partiez sans
voir le roi. J’avoue que cette place est au-dessous de vos talents, et
d’ailleurs il est cruel à votre âge de se confiner sur un rocher de
l’Afrique.
– C’est précisément là, répondit mon père, ce qui m’engage à
accepter et même avec reconnaissance. Il me semble qu’en quittant
l’Europe, j’échapperai à la cruelle influence de ma destinée et qu’en
allant dans une autre partie du monde, j’y deviendrai comme un autre
homme et que j’y retrouverai la paix et le bonheur sous l’influence
d’une étoile plus heureuse.
Mon père prit ses provisions de commandant, s’embarqua à
Algésiras et arriva heureusement à Ceuta. En y débarquant, il éprouva
un sentiment délicieux de paix et de satisfaction. Il lui sembla qu’il
arrivait au port après un violent orage. Son premier soin fut de bien
connaître tous ses devoirs, non pour les remplir seulement, mais pour
faire encore mieux s’il lui était possible. Quelque goût qu’il eût pour
les fortifications, il s’occupa peu de cet objet parce que la place étant
environnée d’ennemis barbares était toujours assez bonne pour leur
résister ; mais il employa toutes les ressources de son génie à amé-
liorer le sort de la garnison et des habitants, et à leur procurer toutes
les jouissances dont leur position était susceptible, renonçant pour y
342 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
réussir à mille profits et avantages que les commandants avaient
jusques alors. Cette conduite le rendit l’idole de la petite colonie. Mon
père prit encore un soin infini des prisonniers d’État qui étaient sous
sa garde, et quelquefois15 il outrepassa en leur faveur la stricte règle
que prescrivaient les devoirs de sa place.
Lorsque tout fut à Ceuta sur un pied dont mon père se trouva
satisfait, il recommença à se livrer à l’étude des sciences exactes. Les
deux frères Bernoulli faisaient alors retentir le monde savant du bruit
de leurs querelles. Mon père les appelait en plaisantant Etéocle et
Polynice, mais au fond il prenait à leurs différends le plus vif intérêt et
souvent il se mêlait au combat par des écrits anonymes qui
fournissaient des secours inattendus tantôt à l’un et tantôt à l’autre des
combattants. Lorsque le grand problème des isopérimètres fut soumis
à l’arbitrage des quatre plus grands géomètres du temps, mon père leur
fit parvenir quelques méthodes d’analyse qui furent regardées comme
des chefs-d’œuvre d’invention, mais on n’imagina point que leur
auteur pût se résoudre à garder l’incognito, et l’on ne manqua point de
les attribuer tantôt à l’un et tantôt à l’autre des deux16 frères. On se
trompait : mon père aimait les sciences et non pas la réputation qui en
est le fruit. Ses malheurs l’avaient rendu farouche et timide.
Jacques Bernoulli mourut au moment de remporter une victoire
complète. Son frère resta maître du champ de bataille. Mon père vit
bien qu’il s’était trompé en ne considérant que deux éléments de la
courbe, mais il ne voulut point prolonger une guerre qui faisait la
désolation du monde savant. Cependant Bernoulli ne pouvait vivre en
paix. Il déclara bientôt la guerre au marquis de L’Hospital dont il
revendiqua toutes les découvertes, et quelque années après, à Neuton
lui-même. Le sujet de ces dernières hostilités était l’analyse infini-
tésimale que Leibnitz avait inventée en même temps que Neuton, et
dont les Anglais avaient fait une affaire nationale.
Mon père passa ainsi les plus belles années de sa vie à considérer
de loin ces grandes batailles17 où les plus grands génies du monde
15
Biffé : même
16
Biffé : partis
17
Aut.
Manuscrit trouvé à Saragosse (première version) 343
combattaient avec les armes les plus acérées que l’esprit humain ait
jamais forgées. Cependant il ne négligeait pas les autres sciences. Les
rochers de Ceuta sont l’asile d’une grande quantité d’animaux marins
qui tiennent de très près à la nature des plantes et servent de transition
à ces deux grands règnes. Mon père en avait toujours quelques-uns
dans son cabinet renfermés dans des bocaux et il se plaisait à observer
les merveilles de leur organisation.
Mon père avait encore une bibliothèque de tous les livres latins ou
traduits en latin que l’on peut regarder comme sources historiques. Il
avait fait cette collection dans l’intention d’appuyer de preuves tirées
des faits les principes de probabilité développés par Nicolas Bernoulli
dans son livre intitulé Ars conjectandi.
Ainsi mon père vivant par la pensée, passant alternativement de
l’observation à la méditation, était presque toujours renfermé chez lui,
et la tension continuelle de son esprit lui faisait souvent oublier cette
cruelle époque de sa vie où sa raison même avait succombé sous le
faix du malheur, mais souvent aussi le cœur reprenait tous ses droits.
Cela arrivait surtout vers le soir lorsque sa tête s’était épuisée du
travail de la journée. Alors comme il n’était pas accoutumé à chercher
des distractions hors de chez lui, il montait sur sa terrasse et regardait
la mer et l’horizon terminé au loin par les côtes de l’Espagne. Cette
vue lui rappelait les jours de gloire et de bonheur où, chéri de sa
famille, aimé de sa maîtresse, admiré des hommes de mérite, son âme
enflammée du feu de la jeunesse, éclairée par les lumières de l’âge
mûr, s’ouvrait à la fois à tous les sentiments agréables, ainsi qu’à
toutes les conceptions qui font l’honneur de l’esprit humain.
Ensuite il se représentait son frère lui enlevant sa maîtresse, ses
biens, sa charge, et lui étendu sur la paille, enchaîné et privé de raison.
Quelquefois il prenait son violon et jouait la fatale sarabande qui avait
décidé Blanche en faveur de Carlos. Cette musique lui arrachait des
larmes et lorsqu’il avait pleuré, il se sentait soulagé.
Quinze ans se passèrent ainsi. Un soir le lieutenant de roi de Ceuta
ayant affaire à mon père vint chez lui un peu tard et le trouva dans un
de ses accès de mélancolie. Après avoir un peu réfléchi, il lui dit :
– Notre cher Commandant, je vous prie de me donner un peu
344 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
d’attention. Vous êtes malheureux, ce n’est pas un secret et nous le
savons tous. Ma fille le sait aussi. Elle avait cinq ans lorsque vous êtes
arrivé à Ceuta et depuis lors, il ne s’est pas passé de jour qu’elle n’ait
entendu parler de vous avec adoration, car vous êtes le dieu tutélaire
de notre petite colonie. Souvent elle m’a dit : « Notre commandant ne
sent si fort ses peines que parce qu’il lui manque de les voir partager
par un cœur aussi sensible que le sien. » Venez nous voir, notre
Commandant, cela vous fera plus de bien que de compter les vagues
de la mer.
Mon père se laissa conduire chez Inez de Cadanza. Il l’épousa six
mois après, à la grande satisfaction de toute la colonie et je suis né dix
mois après leur mariage.
Lorsque mon faible individu eut vu le jour, mon père me prit dans
ses bras et, levant les yeux au ciel, il dit :
– Ô créateur des mondes ! Puissance18 qui as l’immensité pour
exposant, dernier terme de toutes les progressions ascendantes ! Ô
mon dieu ! voilà encore un être sensible que tu as jeté dans l’espace.
S’il doit être aussi misérable que son père, puisse ta bonté le marquer
du signe de la soustraction !
[cahier] 2
Après avoir fait cette prière bien digne d’un géomètre, mon père
m’embrassa avec transport et me dit :
– Non, mon pauvre enfant, tu ne seras point malheureux comme je
l’ai été. Je jure le saint nom de Dieu que jamais je ne t’apprendrai les
mathématiques, mais tu sauras la sarabande, le ballet de Louis XIV et
toutes les impertinences qui parviendront à ma connaissance.
Ensuite mon père me baigna de ses larmes et me rendit à la sage-
femme. Or je vous prie de faire attention à la bizarrerie de ma
destinée. Mon père, à ma naissance, fait vœu de ne jamais
m’enseigner les mathématiques et de me faire apprendre à danser la
sarabande. Eh bien ! c’est l’inverse qui a lieu : il arrive que j’ai une
grande connaissance des sciences exactes et que je n’ai jamais pu
apprendre, je ne dis pas la sarabande puisqu’elle n’est plus en usage,
mais aucune autre danse ; et à la vérité je ne puis concevoir qu’on
18
Biffé : à l’
Manuscrit trouvé à Saragosse (première version) 345
retienne les figures des contredanses. En effet il n’y en a aucune de
produite par un point générateur mû selon une règle constante. Elles
ne peuvent point être représentées par des formules et il me paraît
inconcevable qu’il y ait des gens qui puissent les garder dans leur
mémoire.
Comme don Pedre de Velasquez en était à cet endroit de sa
narration, Pandesovna entra dans la grotte et dit que les intérêts de la
horde exigeaient que l’on se mît promptement en marche et que l’on
s’enfonçât dans la chaîne des Alpujarras.
– À la bonne heure, dit le cabaliste, nous en rencontrerons d’autant
plus tôt le Juif errant et comme il ne lui est pas permis de se reposer, il
nous suivra dans la marche et nous jouirons d’autant plus agréa-
blement de sa conversation. Il a beaucoup vu et il est difficile d’avoir
plus d’expérience.
Ensuite le chef bohémien s’adressa à Velasquez et lui dit :
– Et vous, Seigneur cavalier, voulez-vous nous suivre ou voulez-
vous aller sous escorte dans quelque ville du voisinage ?
Velasquez réfléchit un instant et puis il répondit :
– J’ai laissé quelques papiers à côté du19 mauvais grabat où je me
suis couché avant-hier, pour ne me réveiller que sous le gibet où m’a
trouvé Monsieur qui est capitaine aux gardes wallonnes. Veuillez bien
envoyer à la venta del Marquez. Si je ne20 n’ai pas mes papiers, il est
inutile de continuer ma route. Il faut que je retourne à Ceuta ou bien
que j’y envoie. Tandis que vous enverrez à la venta, je ferai route avec
vous.
– À la bonne heure, dit Pandesovna, tout ce que j’ai est à votre
service. J’enverrai quelques-uns de mes gens à la venta et ils nous
rejoindront à la première halte.
Tout le monde plia bagage et nous fîmes encore ce jour-là six
lieues, et nous passâmes la nuit sur je ne sais quel sommet désert
19
Biffé : lit
20
Biffé : les ai pas
VINGTIEME JOURNÉE
Nous1 passâmes la matinée à attendre les gens que Pandesovna
avait envoyés à la venta del Marquez pour y chercher les papiers de
Velasquez, et par un mouvement de badauderie que je crois naturel à
tous les hommes, nous avions les yeux fixés sur le chemin par lequel
ils devaient venir à l’exception de Velasquez lui-même qui, ayant
trouvé sur la pente du rocher une table d’ardoise polie par les eaux,
l’avait couverte d’xx et d’yz. Après avoir longtemps calculé, il se
tourna vers nous et nous demanda pourquoi nous nous impatientions.
Nous lui répondîmes que c’était parce que les papiers n’arrivaient pas.
Il nous répondit que nous étions bien bons de nous impatienter pour
lui et que dès qu’il aurait achevé son calcul, il s’impatienterait avec
nous. Il fit ses équations après quoi il nous demanda ce que l’on
attendait pour partir.
– Ma foi, dit le cabaliste, Monsieur Velasquez, si vous ne
connaissez pas l’impatience pour vous-même, je crois que vous
sauriez assez bien en donner aux autres.
– Il est vrai, répondit le géomètre, que je n’éprouve guère le
sentiment de l’impatience. Mais l’ayant observé dans d’autres, j’ai vu
que c’était un sentiment de malaise qui augmentait de moment en
moment sans que l’on pût déterminer la loi de cet accroissement qui
n’est pas la même dans différents sujets. Cependant on peut dire qu’il
est en raison inverse de la force d’inertie, en sorte que si je suis deux
fois plus difficile à émouvoir que vous, je n’aurai au bout d’une heure
qu’un degré d’impatience au lieu que vous en aurez deux. Il en est de
même de toutes les passions que l’on peut très bien considérer comme
des forces motrices.
– Il me semble, dit Rébecca, que vous connaissez parfaitement le
cœur humain. Et pourriez-vous me dire par exemple si2 l’amour chez
les hommes diminue par la jouissance tandis3 qu’il augmente, à ce que
1
GF, p. 358.
2
par exemple si surch. aut. : pourquoi
3
Surch. aut. : et
Vingtième Journée 347
l’on dit, chez les femmes ?
– Madame, répondit Velasquez, si vous cherchez la somme du
bonheur de4 chaque individu, vous y trouverez toujours quelque
quantité négative. La nature qui va toujours à son but par les moyens
les plus simples, se sert de celui-ci pour entretenir l’activité des
hommes. En effet, imaginez deux amants dont l’amour irait sans cesse
en augmentant ; à la fin l’attraction réciproque prendrait un tel empire
que, toutes les autres forces motrices en étant anéanties, il en
résulterait un état5 presque général d’inertie pour toutes les autres
fonctions de la vie, ce qui n’est pas dans le vœu de la nature. Mais le
problème que vous me proposez est encore intéressant sous un autre
point de vue, car vous me paraissez supposer qu’un moment avant la
jouissance, la femme aimait moins et l’homme aimait plus, or si
l’amour de la femme va en augmentant et l’amour de l’homme en
diminuant, il y aura nécessairement un laps de temps quelconque où
les deux amants s’aimeront également. J’ai imaginé pour tous les
problèmes de ce genre une formule très élégante : j’appelle x le point
où ils se rencontreront, j’appelle y…
Comme Velasquez était à cet endroit de son analyse, on aperçut les
envoyés de Pandesovna et tout le monde se mit en devoir de partir.
Rébecca s’adressant à Velasquez lui dit qu’elle n’avait pas
parfaitement compris ce qu’il avait dit au sujet de la nature qui va
toujours à son but par les voies les plus simples.
– Madame, répondit le géomètre, vous voyez cette riche végétation
qui couvre les campagnes. Elle ne pourrait exister sans la succession
des saisons. Quelle est la cause d’effets aussi variés ? pas autre chose
qu’une légère inclinaison6 de l’axe terrestre. La seule force
d’attraction suffit aussi à la nature à7 retenir les corps célestes dans
leur orbite et la mer dans ses rivages, et à nous retenir nous-mêmes sur
notre globe. Et par-dessus le marché, les hommes s’en servent encore
pour faire tourner leurs moulins et pour toutes leurs machines à
4
Biffé : tous les êtres
5
Aut. : en étant anéanties, il en résulterait un état
6
Surch. aut. : inclination
7
Biffé : faire
348 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
l’exception d’un petit nombre dont le mouvement est dû à l’élasticité.
Pour la conservation de l’homme, c’est encore la même simplicité de
moyens. La nature ne va pas à chacun prêcher : « Conservez votre
bras, votre jambe. » ; elle a répandu la douleur sur toute la surface de
l’homme comme une sentinelle vigilante qui l’avertit de ce qui
pourrait lui nuire. Et voilà pourquoi, Madame, j’avais l’honneur de
vous dire que cette quantité négative que l’on trouve dans la somme
du bonheur de chaque individu avait pour but d’entretenir le
mouvement dans le monde moral, car il est certain que le bonheur
parfait supposant tous les désirs satisfaits doit produire un repos
parfait qui apparemment n’est pas dans le vœu de la nature.
Velasquez dit encore sur ce sujet bien des choses dont il me serait
difficile de me rappeler à présent, mais qui me parurent alors aussi
vraies que bien dites. Ensuite tout étant prêt pour le départ, la caravane
se mit en marche. Lorsque nous eûmes fait environ une lieue, nous8
aperçûmes sur un sommet éloigné un homme qui marchait très vite et
sans suivre de chemin.
– Ah ! ah ! le voyez-vous ? dit le cabaliste, le coquin, le
paresseux ! Mettre six jours à venir de Jérusalem en Andalousie !
En un moment, le Juif errant arriva près de nous et dès qu’il fut à la
portée de la voix, le cabaliste lui cria :
– Eh bien ! puis-je encore prétendre aux filles de Salomon ?
– Non, non, lui cria le Juif errant, vous n’y avez plus de droit et
même vous avez perdu tout pouvoir sur les esprits au-dessus de la
vingt-deuxième classe, et je ne sais combien de temps vous garderez
l’empire que vous avez pris sur moi.
Le cabaliste parut rêver quelques instants, après quoi il dit :
– À la bonne heure, je ferai9 comme ma sœur. Nous parlerons de
tout cela ce soir. En attendant, Monsieur le voyageur, je vous ordonne
de marcher entre ma mule et celle de ce jeune cavalier, et vous nous
raconterez votre histoire.
Le Juif errant sembla vouloir résister, mais le cabaliste lui dit
quelques mots inintelligibles pour moi, et l’infortuné vagabond
8
GF, p. 371.
9
Biffé : quelques
Vingtième Journée 349
commença en ces termes :
HISTOIRE DU JUIF ERRANT
Ma famille est du nombre de celles qui suivirent le grand prêtre
Onias et bâtirent un temple dans la Basse-Égypte avec la permission
de Ptolémée Philométor. Mon grand-père s’appelait Hiskias. Lorsque
la fameuse Cléopâtre épousa son frère Ptolémée Denys, il entra dans
sa maison en qualité de joaillier de la reine ; mais il était aussi chargé
d’acheter les étoffes, les parures, et dans la suite ce fut lui qui dirigeait
les fêtes. Enfin je puis vous assurer que c’était un homme très
important à la cour d’Alexandrie. Je ne le dis pas pour me vanter : que
m’en reviendrait-il ? Il y a dix-sept siècles qu’il est mort, et même
quelque chose de plus, car il n’est mort que dans la quarante et unième
année d’Auguste. J’étais alors très jeune et je m’en rappelle à peine.
Mais mon père m’a souvent entretenu de tous les événements de ce
temps-là.
Ptolémée, ne pouvant avoir d’enfants de sa sœur, la crut stérile et la
répudia après trois ans de mariage. Mon grand-père suivit la reine
dans son exil et ce fut alors qu’il eut occasion d’acquérir à assez bon
prix d’un marchand de Serendib, les deux belles perles dont l’une fut
ensuite dissoute dans du vinaigre à un repas que Cléopâtre donna à
Antoine. Bientôt après, la guerre civile éclata dans toutes les parties
du monde romain. Pompée se réfugia chez Ptolémée qui lui fit couper
la tête. Cette trahison, qui devait lui concilier la faveur de César,
produisit un effet tout contraire : César voulut remettre Cléopâtre sur
le trône. Les Alexandrins prirent le parti de leur roi avec un zèle dont
l’histoire offre peu d’exemples. Mais ce prince s’étant noyé par
accident, rien ne s’opposa plus à l’ambition de Cléopâtre qui ne mit
pas non plus de bornes à sa reconnaissance. César avant de quitter
l’Égypte fit épouser à la reine le jeune Ptolémée qui était son frère et
son beau-frère, cadet de Ptolémée Denys qu’elle avait épousé en
premières noces. Ce jeune prince n’avait que onze ans et le premier
enfant qu’elle eut fut appelé Césarion pour que l’on ne pût avoir aucun
350 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
doute sur son origine. Mon grand-père qui avait alors vingt-cinq ans
songea à se marier. C’était assez tard pour un juif, mais il avait eu
toujours de la répugnance à prendre une femme dans les familles
juives d’Alexandrie. Ce n’est pas que nous fussions regardés comme
des schismatiques par les Juifs de Jérusalem, cependant dans l’esprit
de notre religion, il ne devait y avoir qu’un seul Temple et l’opinion
générale était que tôt ou tard notre temple d’Égypte, fondé par Onias,
deviendrait l’occasion d’un schisme, comme l’avait été celui de
Samarie10, ce que les Juifs considéraient comme le plus grand des
malheurs. Ces motifs de piété et les dégoûts qui ne manquent jamais
dans les cours faisaient désirer à mon [grand-]père de se retirer dans la
ville sacrée du Seigneur et de s’y marier. Mais peu après que César
nous eut quittés, un juif de Jérusalem, appelé Hillel, vint à Alexandrie
avec sa famille pour y suivre quelques affaires de commerce. Sa fille
aînée appelée Melca fixa le choix de mon grand-père. La noce se fit
avec une magnificence extraordinaire. Cléopâtre et son jeune époux
l’honorèrent de leur présence.
Quelques jours après, la reine fit appeler mon grand-père et lui dit :
– Mon cher Hiskias, vous savez que César est déclaré dictateur.
Maître des vainqueurs du monde, la fortune l’a placé à une élévation
où elle n’avait jamais mis aucun mortel : bien au-dessus des Bélus,
des Sésostris, des Cyrus et des Alexandre. Je suis plus glorieuse que
jamais de l’avouer pour père du petit Césarion. Cet enfant qui a
bientôt quatre ans est charmant pour son âge et je veux que César le
voie. Je veux dans deux mois aller à Rome. Vous jugez bien que je
dois y paraître en reine. Je veux que le dernier de mes esclaves soit
habillé en étoffe d’or et que les plus vils de mes meubles soient en or
massif et enrichis de pierreries. Quant à moi, je ne veux porter que des
perles, et mes habits ne seront que des légers tissus du plus fin byssus.
Prenez tous mes écrins, tout l’or qu’il y a dans mon palais, et de plus
mon trésorier vous comptera cent myriades de dariques. C’est le prix
de deux provinces que j’ai vendues au roi des Arabes. À mon retour
de Rome, je saurai bien les lui reprendre. Allez et que tout soit prêt
dans deux mois.
10
Surch. aut. : Nyphane
Vingtième Journée 351
Cléopâtre avait alors vingt-cinq ans. Son jeune frère, qu’elle avait
épousé depuis quatre ans et qui [n’]en avait alors que quinze, l’aimait
avec une passion extraordinaire. Lorsqu’il sut qu’elle devait partir, il
fit éclater le plus extrême désespoir et lorsqu’il quitta la reine et qu’il
vit son vaisseau s’éloigner, il en fut affecté au point que l’on craignit
pour ses jours.
La reine arriva au port d’Ostie le seizième jour après son départ du
Phare. Elle y trouva des gondoles magnifiques que César avait fait
préparer pour elle. Elle y monta pour arriver à Rome par le Tibre, et
l’on peut dire qu’elle entra en triomphe dans cette même ville où les
successeurs d’Alexandre ne venaient guère qu’attachés au char des
généraux romains.
César, qui était le plus aimable des hommes aussi bien que le plus
grand, reçut Cléopâtre avec des grâces infinies, mais avec un peu
moins de tendresse qu’elle ne l’aurait voulu. La reine, plus ambitieuse
que sensible, n’y fit pas beaucoup d’attention et ne songea qu’à bien
connaître Rome. Comme elle avait de la pénétration, elle ne tarda pas
à s’apercevoir des dangers qui menaçaient le dictateur. Elle lui en
parla, mais tout ce qui ressemble à la crainte ne peut trouver d’accès
chez les héros. Cléopâtre, voyant que César ne voulait point l’écouter,
songea à tirer pour elle-même parti de ses observations. Il lui
paraissait certain que César deviendrait la victime de quelque conspi-
ration et qu’alors l’empire se partagerait entre deux partis : le premier
qui était celui des amis de la liberté avait pour chef visible le vieux
Cicéron, personnage très vaniteux qui croyait avoir fait de grandes
choses parce qu’il avait fait de grands discours, et qui aurait bien
voulu se livrer à un loisir studieux dans sa retraite de Tusculum et
jouir de toute la considération d’un homme d’État ; tous les gens de ce
parti voulaient le bien et ne savaient pas le faire parce qu’ils n’avaient
aucune connaissance des hommes. L’autre parti était celui des amis de
César : braves guerriers et meilleurs buveurs qui se livraient à toutes
leurs passions et savaient tirer parti de celles des autres. Le choix de
Cléopâtre fut bientôt fait : elle témoigna beaucoup de considération
pour Antoine et très peu pour Cicéron qui ne le lui a jamais pardonné.
Cléopâtre, ne voulant point attendre le dénouement du drame dont
352 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
elle avait démêlé l’intrigue, retourna à Alexandrie. Son jeune époux la
reçut avec des transports de joie inconcevables. Le peuple
d’Alexandrie fut dans l’ivresse ; Cléopâtre elle-même, semblant
partager le délire qu’elle inspirait, gagna tout à fait les cœurs des
Alexandrins, mais les gens qui la connaissaient s’aperçurent aisément
qu’il entrait beaucoup de politique dans toutes les démonstrations
qu’elle faisait et qu’il y avait dans ses sentiments plus d’affectation
que de sincérité. En effet, lorsqu’elle se crut assurée d’Alexandrie, elle
alla à Memphis où elle parut habillée en Isis, coiffée avec des cornes
de vache, ce qui lui gagna les cœurs des Égyptiens, et elle sut
également capter la bienveillance des Éthyopiens, des Nabatéens, des
Lybiens et de tous les peuples qui environnent l’Égypte.
Enfin la reine revint à Alexandrie. Bientôt après, César fut
assassiné et la guerre civile éclata dans toutes les parties de l’Empire.
Depuis ce moment, Cléopâtre parut sombre et pensive, et ceux qui
l’approchaient de plus près pénétrèrent son dessein qui était d’épouser
Antoine et de régner à Rome.
Un matin11, mon grand-père alla chez la reine et lui présenta des
pierreries nouvellement venues des Indes. La reine en parut fort
contente, elle loua mon grand-père sur son goût, exalta son zèle et puis
elle lui dit :
– Mon cher Hiskias, voici d’excellentes bananes confites qui, je
crois, ont été apportées des Indes par les mêmes marchands à qui ces
diamants appartiennent. Faites-moi le plaisir de les porter à mon jeune
époux et dites-lui qu’il les mange pour l’amour de moi.
Mon grand-père s’acquitta de sa commission et le jeune roi lui dit :
– Puisque la reine veut que je mange ces confitures pour l’amour
d’elle, je veux que vous soyez témoin que je n’en laisserai pas une
seule.
Mais il n’eut pas mangé six bananes que ses traits se défigurèrent,
son visage prit une teinte livide, ses yeux semblèrent sortir de sa tête ;
il poussa un cri douloureux et tomba mort sur le parquet. Mon grand-
père vit à l’instant qu’il avait été l’instrument du plus odieux de tous
les crimes. Il se retira chez lui, déchira ses habits, se revêtit d’un sac et
11
Surch. aut. : jour
Vingtième Journée 353
se couvrit la tête de cendres.
Six semaines après, la reine le fit chercher et lui dit :
– Mon cher Hiskias, vous devez savoir qu’Auguste, Antoine et
Lépide ont partagé entre eux l’empire du monde. L’Orient est tombé
en partage à mon cher Antoine et j’ai pris la résolution d’aller le
joindre en Cilicie. Je veux, mon cher Hiskias, que vous me fassiez
faire un vaisseau qui ait la forme d’une conque et qui soit revêtu de
nacre en dedans et en dehors. Je veux que sur ce vaisseau, il y ait un
filet d’or d’un tissu délicat à travers duquel on me verra avec les
attributs de Vénus, entourée des grâces, des nymphes, des jeux, des ris
et des amours. Allez et exécutez mes ordres avec votre intelligence
accoutumée.
Mon grand-père se jeta aux pieds de la reine et lui dit :
– Ah ! Madame, daignez considérer que je suis juif ; tout ce qui12 a
rapport aux divinités de la Grèce me semble un sacrilège dont il ne
m’est permis de me mêler en aucune manière.
– J’entends, reprit la reine, vous regrettez mon jeune époux. Votre
douleur est juste et moi-même, j’en ressens plus de peine que je ne
l’aurais cru, mais vous n’êtes pas fait pour la cour, je vous dispense
d’y reparaître.
Mon grand-père ne se le fit pas dire deux fois : il alla chez lui, fit
ses paquets et se retira dès le même jour à une campagne qu’il avait
sur les bords du lac Maréotis. Là il ne s’occupa qu’à mettre ses
affaires en ordre pour pouvoir exécuter aussitôt que possible le projet
qu’il méditait depuis longtemps d’un établissement à Jérusalem. Il
vivait d’ailleurs dans la plus grande solitude et ne recevait13 aucun des
gens qu’il avait vus à la cour à l’exception d’un musicien appelé
Dellius pour lequel il avait toujours eu beaucoup d’amitié.
Cependant Cléopâtre fit faire un vaisseau tel à peu près qu’elle
l’avait désiré, partit pour les rivages de la Cilicie dont les peuples la
prirent réellement pour Vénus, et Marc Antoine qui trouva que les
Ciliciens ne se trompaient pas de beaucoup, la suivit en Égypte où
leurs noces furent célébrées avec une magnificence qui passe toute
12
Biffé : regarde
13
Biffé : personne
354 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
imagination.
Comme le Juif errant en était là de sa narration, le cabaliste lui dit :
– Mon ami, en voilà assez pour aujourd’hui, car nous sommes
arrivés au gîte. Tu passeras toute la nuit à tourner autour de cette
montagne et demain tu nous joindras sur la route. Quant à ce que j’ai à
te dire, ce sera pour une autre fois.
Le Juif errant lança un regard affreux au cabaliste et se perdit dans
le creux d’un vallon.
VINGT ET UNIEME JOURNEE
Nous1 nous mîmes en chemin d’assez bonne heure et lorsque nous
eûmes fait une couple de lieues, nous nous trouvâmes avoir rattrapé le
Juif errant qui sans se le faire dire deux fois se plaça entre ma mule et
celle du cabaliste, et commença en ces termes :
SUITE DE L’HISTOIRE DU JUIF ERRANT
Cléopâtre devenue l’épouse d’Antoine jugea bien que le rôle
qu’elle devait jouer pour conserver son cœur devait tenir davantage du
personnage de Phryné que de celui d’Artémise, ou plutôt cette femme
artificieuse passait avec une égale facilité du ton des courtisanes à
celui d’une reine et faisait même parfaitement l’épouse tendre et
fidèle, mais elle s’y arrêtait peu, et sachant qu’Antoine était le plus
voluptueux de tous les hommes, c’était surtout par les raffinements de
la séduction qu’elle cherchait à le captiver. La cour imita les maîtres,
la ville imita2 la cour, et tout le pays la capitale, si bien qu’en peu de
temps l’Égypte ne fut plus qu’un vaste théâtre de débauche et de
1
GF, p. 380.
2
Interl. aut.
Vingt et unième Journée 355
prostitutions. Ces horreurs gagnèrent même la colonie juive.
Mon grand-père se serait depuis longtemps retiré à Jérusalem, mais
les Parthes venaient de prendre cette ville et d’en chasser Hérode, fils
d’Antipas, qui ensuite fut fait roi de Judée par Marc Antoine. Mon
grand-père, forcé par les troubles à prolonger son séjour en Égypte, ne
savait plus où se retirer, car le lac Maréotis toujours couvert de
gondoles, chargées de lampions et flambeaux, lui offrait jour et nuit
les plus scandaleux spectacles. Enfin mon grand-père prit le parti de
faire murer les fenêtres qui donnaient sur le lac et de [se] renfermer
absolument chez lui avec sa femme Melca et un enfant à qui il avait
donné le nom de Mardochée. La porte était toujours ouverte à son
ancien ami, le musicien Dellius.
Un jour cet ami vint à la maison et dit à mon grand-père :
– Mon cher Hiskias, je suis venu prendre vos ordres pour
Jérusalem où je suis envoyé par Antoine et Cléopâtre. Donnez-moi
une lettre pour votre beau-père Hillel que je veux regarder comme
mon hôte bien que sûrement on me retiendra à la cour et l’on ne me
permettra pas de loger ailleurs.
Mon grand-père voyant un homme qui partait pour Jérusalem versa
beaucoup de larmes. Il lui donna une lettre pour Hillel et lui remit une
somme de vingt mille dariques avec une commission de lui acheter la
plus belle maison de Jérusalem.
Dellius fut de retour au bout de trois semaines. Il fit tout de suite
faire savoir [sic] son arrivée à mon grand-père, mais il lui fit dire en
même temps qu’il ne pourrait le voir que dans quatre jours, parce qu’il
avait des affaires à la cour. Enfin il vint à la maison et dit :
– Mon cher Hiskias, voici d’abord le contrat de vente de la plus
belle maison de Jérusalem qui est celle de Hillel lui-même. Tous les
juges y ont mis leur seing et l’acte est en bonne forme. Voici aussi une
lettre de Hillel. Quant à mon voyage, il a été des plus agréables.
Hérode n’était pas à Jérusalem lorsque j’y suis arrivé. Sa belle-mère
Alexandra m’a invité à souper avec ses deux enfants : Marianne qui
vient d’épouser Hérode et le jeune Aristobule que l’on destinait à la
grande prêtrise, mais qui s’est vu préférer un homme de la lie du
peuple. Je ne puis vous exprimer à quel point j’ai été frappé de la
356 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
beauté de ces deux personnes. Aristobule surtout paraît un dieu
descendu sur la terre. Il n’a que dix-sept ans. Imaginez la tête de la
plus belle femme sur les épaules du plus beau jeune homme. Comme
je ne parlais pas d’autre chose à mon arrivée, Antoine dit qu’il faudrait
les faire venir tous les deux. « Oui, dit Cléopâtre, la femme du roi de
Judée ! Si vous le faites, soyez sûr que vous aurez bientôt les Parthes
dans l’intérieur des provinces romaines. – Eh bien ! a dit Antoine,
faisons au moins venir ce beau jeune homme. Nous le ferons notre
premier échanson. Et quant à moi, a-t-il ajouté, je ne fais pas le
moindre cas de la beauté d’un esclave ; je veux que mes pages soient
tous de famille souveraine… – À la bonne heure, dit Cléopâtre,
faisons venir Aristobule. »
– Dieu d’Israël et de Jacob, s’écria mon grand-père, est-il possible
qu’un Asmonéen, que l’héritier des Maccabées, le successeur de
Moïse et d’Aaron soit mis au nombre des échansons d’Antoine ? J’ai
trop vécu, Dellius. Laissez-moi, je vais me retirer, déchirer mes habits,
me revêtir d’un sac et couvrir ma tête de cendres.
Mon grand-père le fit comme il le disait. Il fut longtemps renfermé,
pleurant sans cesse ; et sûrement il aurait succombé à son chagrin si au
bout de quelques semaines Dellius ne fût venu lui dire qu’Hérode,
craignant l’ascendant que le jeune Aristobule pourrait prendre sur
l’esprit d’Antoine, ne s’était déterminé à le faire grand prêtre.
Mon grand-père, un peu consolé par cette nouvelle, sortit de sa
retraite et recommença à vivre avec sa famille. Quelque temps après,
Antoine partit pour l’Arménie avec Cléopâtre qui le suivit avec
l’intention de se la faire donner par lui la Judée et l’Arabie3 [sic].
Dellius fut du voyage et, à son retour, il nous en raconta toutes les
particularités. Il nous dit qu’Alexandra, arrêtée dans son palais par les
ordres d’Hérode, avait voulu s’échapper avec son fils pour aller
joindre Cléopâtre qui au fond était très curieuse de voir le charmant
grand prêtre, mais que le projet ayant été découvert par un certain
Cubion, Hérode avait fait mourir Aristobule, que Cléopâtre avait4
sollicité sa vengeance, mais qu’Antoine avait répondu qu’un roi devait
3
Biffé : heureuse
4
Biffé : fait
Vingt et unième Journée 357
être maître chez lui, que cependant pour contenter Cléopâtre, il lui
avait donné plusieurs villes appartenant à Hérode.
– Ensuite, ajouta Dellius, nous avons vu bien d’autres scènes :
Hérode, en véritable juif qu’il est, a pris en ferme de Cléopâtre les
provinces qu’elle lui avait enlevées. Nous avons été à Jérusalem pour
traiter cette affaire, et notre reine a voulu donner aux conférences une
tournure assez vive, mais la chère femme, quoiqu’encore très belle, a
trente-cinq ans et Hérode est amoureux fou de Marianne qui en [a]
vingt. Au lieu de répondre à nos agaceries, il a assemblé son conseil et
proposé d’étrangler Cléopâtre, assurant même qu’Antoine en était déjà
fort las et lui en aurait obligation. Heureusement le conseil lui observa
qu’Antoine, bien que peut-être charmé d’être défait de sa maîtresse,
n’en vengerait pas moins sa mort, et cela serait sûrement arrivé. Mais
arrivés ici, nous avons trouvé bien d’autres nouvelles : Cléopâtre est
accusée à Rome d’avoir ensorcelé Antoine. Le procès n’est pas encore
commencé, mais il ne tardera pas. Que dites-vous de tout cela, mon
cher Hiskias ? Avez-vous toujours envie de vous retirer à Jérusalem ?
– Pas pour le moment, répondit mon grand-père, je ne pourrais
cacher mon attachement au sang des Maccabées et je suis persuadé
qu’Hérode fera mourir tous les Asmonéens les uns5 après les autres.
– Puisque vous voulez rester ici, reprit Dellius, donnez-moi une
retraite chez vous. J’ai quitté hier la cour. Nous nous renfermerons
ensemble et nous ne reparaîtrons que lorsque ce pays deviendra
province romaine, ce qui ne peut pas tarder. Quant à ma fortune, elle
se monte à trente mille dariques. Je l’ai remise à votre beau-père qui
m’a chargé aussi de vous rapporter le prix du loyer de votre maison.
Mon grand-père accepta avec joie la proposition de son ami Dellius
et se retira du monde plus strictement que jamais. Mais pour Dellius, il
sortait quelquefois, rapportait les nouvelles de la ville et le reste du
temps, il l’employait à enseigner les lettres grecques à Mardochée qui
depuis est devenu mon père. Souvent aussi, l’on prenait la version des
Septante et Hiskias essayait de convertir Dellius. Vous savez quelle
fut la fin d’Antoine et de Cléopâtre : l’Égypte fut réduite en province
romaine comme Dellius l’avait prévu. Mais notre maison où la
5
les uns surch. aut. : l’un
358 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
réclusion était tournée en habitude continua d’être aussi solitaire que
par le passé.
Cependant on avait toujours des nouvelles de Palestine. Hérode,
qui aurait dû succomber avec son protecteur Antoine, trouva au
contraire grâce aux yeux d’Auguste. Il recouvra toutes les provinces
qu’on avait aliénées du6 royaume de Judée, en acquit de nouvelles, eut
une armée, un trésor, des greniers qui suppléaient aux années de
disette ; enfin il mérita le nom de « grand », heureux si les divisions de
sa famille n’eussent terni tout l’éclat d’une destinée aussi brillante.
La tranquillité ainsi rétablie, mon grand-père reprit le projet de
s’établir en Judée avec son cher Mardochée qui avait alors treize ans.
Dellius, qui s’était beaucoup attaché à son élève, comptait aussi s’y
établir avec eux. Mais sur ces entrefaites, ils virent arriver un juif de
Jérusalem qui leur remit une lettre conçue en ces termes :
Rabi Hazael ben Hillel, pécheur indigne et le dernier du sanhédrin sacré des
Pharisiens, à Hiskias, mari de sa sœur Melca.
Salut,
La contagion que les pécheurs d’Israël ont attirée sur Jérusalem a fait périr mes
frères aînés et mon père. Ils sont dans le sein d’Abraham et participent à la gloire
éternelle quoi qu’en disent les Saducéens que le ciel confonde, ainsi que tous ceux qui
nient la résurrection.
Je serais indigne de m’appeler Pharisien si mes mains pouvaient être souillées par
le bien d’autrui. C’est pourquoi j’ai scrupuleusement recherché si mon père ne devait
rien à personne et quelqu’un m’a dit que la maison que nous occupions à Jérusalem
vous avait appartenu pendant quelque temps. J’ai donc été au greffe des juges, mais je
n’y ai rien trouvé qui autorise une pareille opinion. La maison est bien à moi. Que le
ciel confonde les méchants ! Je ne suis pas un Saducéen.
J’ai trouvé qu’un incirconcis appelé Dellius avait une fois placé trente mille
dariques chez mon père. Mais j’ai un papier un peu effacé qui me paraît être la
quittance de Dellius. D’ailleurs cet homme a été attaché à la reine Marianne et à son
frère Aristobule. C’est un ennemi de notre grand roi. Que le ciel le confonde, ainsi
que tous les méchants, et les Saducéens !
Adieu mon cher frère, embrassez tendrement pour moi ma bonne sœur Melca.
J’étais bien jeune lorsque vous l’avez épousée, mais elle est toujours présente à mon
6
Biffé : voyage
Vingt et unième Journée 359
cœur. Je crois que la dot qu’elle vous a apportée surpasse un peu ce qui lui était dû
légitimement, mais nous traiterons ce sujet une autre fois. Adieu mon cher frère,
puisse le ciel faire de vous un véritable Pharisien.
Mon grand-père et Dellius se regardèrent l’un l’autre longtemps
d’un air surpris ; enfin Dellius dit :
– Mon ami, voilà ce que c’est que la retraite. On pense y jouir du
repos et point du tout : les hommes vous regardent comme un arbre
mort qu’ils peuvent dépouiller ou couper, comme un ver qu’ils
peuvent écraser, comme un poids inutile sur la terre. J’ai quitté la cour
parce que j’étais las de voir l’injustice, mais alors au moins je n’en
étais point l’objet. Je le vois bien : il faut dans ce monde être marteau
ou enclume, battant ou battu. J’ai été lié avec beaucoup de tribuns et
de préfets romains qui ont passé dans le parti d’Auguste et si je ne les
avais pas négligés, on n’oserait pas m’insulter aujourd’hui. Mais
j’étais fatigué du monde, je l’ai quitté pour vivre avec un ami vertueux
et voilà qu’un juif de Jérusalem me prend mon bien et dit qu’il a un
papier effacé qu’il regarde comme ma quittance. Pour vous, mon cher
Hiskias, la maison que vous avez à Jérusalem ne fait pas le quart de
votre bien. Mais moi, j’ai tout perdu et coûte que coûte, il faut que
j’aille à Jérusalem.
Melca survint en ce moment. On l’informa de la mort de ses deux
frères aînés, et l’on ne put lui cacher le procédé de son frère cadet
Hazael7. La bonne Melca en conçut un chagrin profond qui, s’étant
joint ensuite à je ne sais quelle maladie,8 la conduisit au tombeau en
moins de deux semaines.
[cahier] 3
Dellius se préparait à partir pour la Judée, mais un soir qu’il
revenait à pied d’Alexandrie par le faubourg de Rakotis, il reçut un
coup de couteau dans les reins et s’étant retourné, il reconnut le même
juif qui lui avait remis la lettre de Sédékias. Dellius fut longtemps
malade de sa blessure et lorsqu’il fut enfin guéri, l’envie d’aller en
Judée lui était passée ou du moins il n’y voulut aller qu’avec des
protections suffisantes, et il songea aux moyens de se rappeler au
7
Surch. aut. : Sédékias
8
Biffé : la rendit incurable et
360 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
souvenir de quelqu’un de ses anciens protecteurs. Mais Auguste avait
pour principe de laisser les rois d’Asie maîtres chez eux. Il fallut donc
connaître comment Hérode était disposé pour Sédékias, et l’on prit le
parti d’envoyer à Jérusalem un homme de confiance et assez
intelligent pour bien prendre la carte du pays.
Cet homme revint au bout de deux mois et rapporta que la fortune
d’Hérode allait toujours en croissant, ainsi que l’amitié qu’Auguste
avait pour lui, qu’il ménageait également les Juifs et les Romains :
pendant qu’il élevait des autels à Auguste, il voulait rétablir le Temple
de Jérusalem sur un plan beaucoup plus vaste, ce qui charmait
tellement le peuple que quelques flatteurs en avaient pris l’occasion
d’insinuer qu’Hérode était le Messie promis par les prophètes, que
cette opinion avait pris à la cour et que même elle avait fait secte,
enfin que Sédékias était comme le chef des Hérodiens.
C’était le nom que prenaient ceux qui regardaient Hérode comme
le Messie. Vous jugez bien que toutes ces nouvelles donnèrent
beaucoup à penser à mon grand-père ainsi qu’à Dellius. Mais avant
que d’aller plus loin, je dois vous apprendre ce que nos prophètes
avaient dit du Messie…
Comme le Juif errant en était à cet endroit de son histoire, il
s’arrêta tout à coup en regardant devant lui. Je levai les yeux du même
côté et je vis un vieil ermite habillé de blanc, d’une figure très
vénérable et qui tenant son doigt sur la bouche semblait imposer le
silence à l’Israélite. Celui-ci se tut en effet et l’ermite se perdit derrière
un rocher. Le cabaliste parut n’avoir rien vu et demanda au Juif
pourquoi il ne9 poursuivait pas son histoire, mais l’autre, au lieu de
répondre, s’élança dans un ravin qui était à notre gauche et nous le
perdîmes de vue.
– Oh ! oh ! dit le cabaliste, mon drôle obéit à quelque pouvoir plus
grand que le mien ; n’importe, je saurai bien le retrouver. Mais qu’en
dites-vous, Seigneur Velasquez ? Vous me paraissez avoir écouté très
attentivement
– Oui, répondit le géomètre, je l’ai suivi avec attention et j’ai
9
Biffé : continuait
Vingt et unième Journée 361
trouvé que tout ce qu’il nous a conté était très conforme à l’histoire.
Tertullien parle de cette secte des Hérodiens, et pour l’envie que
Cléopâtre eut de faire la conquête de Hérode, Flavien Joseph en fait
mention.
– Seriez-vous, dit Ben Mamoun, aussi fort dans l’histoire que dans
les mathématiques ?
– Non pas tout à fait, répondit Velasquez, mais comme je vous l’ai
déjà dit, mon père qui appliquait le calcul à tout croyait aussi en
pouvoir faire usage dans l’étude de l’histoire et déterminer par
exemple dans quel rapport ce qui est arrivé était avec ce qui aurait pu
arriver. Il allait même plus loin, car il croyait pouvoir représenter les
actions et les passions humaines par des figures de géométrie. Je
m’explique. Mon père disait par exemple : « Antoine arrive en
Égypte, s’y trouve en proie à deux passions : l’ambition qui le conduit
à l’Empire et l’amour qui l’en détourne. Je représente ces deux
directions par deux lignes, AB et AC, faisant entre elles un angle
quelconque. AB, représentant l’amour d’Antoine pour Cléopâtre, est
moindre que AC, car Antoine avait plus d’ambition que d’amour. Je
suppose que ce soit trois fois. Je prends donc la ligne AB et je la porte
trois fois sur la direction AC, après quoi j’achève le parallélogramme
et je tire la diagonale qui représentera exactement la nouvelle direction
produite par les impulsions vers B et vers C. Cette diagonale se
rapprochera toujours de B si l’on suppose plus d’amour et qu’on
allonge la ligne AB ; elle se rapprochera de C si l’on suppose plus
d’ambition. Auguste au contraire qui n’avait que de l’ambition arrivait
nécessairement au point C parce que rien ne le détournait de la ligne
AC. » Lorsque mon père avait ainsi défini son problème, il considérait
la ligne AC comme une ordonnée et la ligne AB comme une abscisse,
et il y appliquait le calcul différentiel. À la vérité, le savant auteur de
mes jours ne regardait tous ces problèmes historiques que comme
d’agréables divertissements dont il10 usait pour égayer sa solitude.
Mais comme l’exactitude des solutions dépendait de celle des
données, mon père (comme je vous l’ai dit) avait avec des soins
infinis rassemblé toutes les sources historiques. Ce trésor me fut
10
Biffé : suffit
362 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
longtemps fermé aussi bien que l’armoire qui contenait les livres de
géométrie,11 parce que mon père voulait que je n’apprisse que la
sarabande, le passe-pied et je ne sais combien d’autres extravagances,
mais je sus enfin12 m’en ouvrir l’entrée et c’est ainsi que j’ai appris
l’histoire.
– Monsieur Velasquez, dit le cabaliste, je suis surpris que vous
sachiez si bien l’histoire et les mathématiques. L’une de ces études
dépend du jugement et l’autre de la mémoire et ces deux qualités
passent pour être opposées et contraires.
– Je ne suis pas de cet avis, reprit Velasquez. Le jugement aide la
mémoire en classant ce qu’elle a rassemblé et réciproquement. Mais il
est vrai que l’une et l’autre puissance de notre âme ne peut être
appliquée avec succès qu’à un certain nombre de connaissances. Par
exemple, je me rappelle, quand je veux, de tout ce que j’ai jamais
appris sur les sciences exactes, l’histoire des hommes et celle de la
nature, mais d’un autre côté, il m’arrive d’oublier mes rapports
momentanés avec les objets qui m’environnent, c’est-à-dire que je ne
vois pas ce qui est devant mes yeux et que je n’entends pas ce que l’on
me crie aux oreilles, ce qui me donne quelquefois l’air de la
distraction.
– Oui quelquefois, dit Ben Mamoun, comme par exemple quand
vous êtes tombé dans l’eau.
– Oh ! pour cela, dit Velasquez, il est vrai que je ne sais pas
comment je suis tombé. Mais je suis toujours charmé que cela soit
arrivé puisque cela m’a donné l’occasion de sauver les jours de cet
aimable cavalier qui est capitaine aux gardes wallonnes. Au reste je ne
voudrais pas me trouver tous les jours à même de rendre de pareils
services, car je me sens encore incommodé de toute l’eau que j’ai
avalée.
Après quelques autres propos du même genre, nous arrivâmes au
11
Biffé : pour mon père
12
sus enfin surch. aut. : suis bien
Vingt-deuxième Journée 363
lieu où nous devions passer la nuit, et des gens que l’on avait envoyés
en avant ayant préparé le souper, nous nous mîmes à table. Le
cabaliste dit qu’il ne pouvait pas bien comprendre ce qui avait engagé
le Juif errant à s’interrompre au moment où il allait nous dire les idées
que l’on avait attachées au nom de Messie. Je lui racontais alors
l’apparition de l’ermite vêtu de blanc qui lui fut confirmée par les
autres voyageurs qui l’avaient vu également, et par Rébecca elle-
même. Ce récit parut lui donner beaucoup à penser. Le frère et la sœur
eurent ensemble un long entretien. Je ne voulus point les interrompre
et je me retirai dans un creux de rocher où l’on avait fait mon lit.
VINGT-DEUXIEME JOURNEE
Le1 temps était beau ; nous fûmes sur pied au lever du soleil et
après avoir fait un léger déjeuner, nous nous mîmes en chemin. Le
cabaliste regardait de tous les côtés avec beaucoup d’inquiétude et
semblait chercher des yeux le Juif errant. Ce fut en vain, il ne parut
point et nous arrivâmes au gîte sans l’avoir aperçu. Lorsque nous
fûmes à table, c’est-à-dire couchés autour d’une nappe de cuir étendue
à terre, le cabaliste tint plusieurs propos qui annonçaient son
mécontentement contre le monde des esprits et la diminution de son
pouvoir dans ce pays-là. Sa sœur, qui semblait y trouver de
l’inconvenance, fit ce qu’elle put pour le faire changer de
conversation, et enfin elle pria Velasquez de continuer son histoire, ce
qu’il fit en ces termes :
SUITE DE L’HISTOIRE DE VELASQUEZ
J’ai eu l’honneur de vous2 raconter comme quoi j’étais né et
1
GF, p. 393.
2
Biffé : dire
364 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
comme quoi mon père m’ayant pris dans ses bras avait fait sur moi
une prière géométrique et avait ensuite juré qu’il ne m’apprendrait
jamais la géométrie. Environ six semaines après ma naissance, mon
père vit entrer dans le port un petit navire qui, ayant jeté l’ancre,
envoya sa chaloupe à terre. Et mon père en vit sortir un vieillard
courbé par l’âge et vêtu comme l’étaient les officiers du3 feu duc
Velasquez, c’est-à-dire justaucorps vert, passements d’or et écarlate
avec les manches pendantes derrière le dos, la ceinture galliègue et
l’épée attachée à un baudrier4. Mon père prit sa lunette d’approche et
crut reconnaître le vieux Alvarez. C’était lui en effet. Il avait de la
peine à marcher ; mon père courut à lui jusques sur le port et tous les
deux manquèrent à mourir de l’émotion qu’ils avaient éprouvée.
Ensuite Alvarez dit à mon père qu’il venait de la part de la duchesse
Blanche de Velasquez, retirée au couvent des Ursulines de Bilbao, et
lui remit une lettre conçue en ces termes :
Seigneur don Henrique,
Une infortunée, qui a causé la mort de son père et fait le malheur de celui à qui le
ciel destinait sa main, ose se rappeler5 à votre mémoire. Tourmentée de remords, je
m’étais vouée à une pénitence dont l’austérité aurait rapproché le terme si Alvarez ne
m’eût représenté que ma mort, en rendant la liberté au duc mon époux, pouvait aussi
lui donner des héritiers et qu’en prolongeant mes jours, je pouvais au contraire vous
conserver son héritage. Cette considération me détermina6 à vivre. Je changeai le
régime que j’avais adopté contre un autre plus nourrissant, je quittai le cilice et je
bornai ma pénitence à la retraite et à la prière. Le duc, se livrant aux dissipations les
plus mondaines, a fait presque tous les ans quelque grande maladie, et plusieurs fois
j’ai cru qu’il vous mettrait en possession de ses titres et de ses biens, mais le ciel veut
apparemment vous laisser dans cette obscurité si peu faite pour les talents qu’il vous
avait accordés. J’apprends que vous avez un fils ; si je demande à Dieu de prolonger
ma vie, c’est uniquement pour lui conserver les avantages dont mes fautes vous ont
privé. Adieu, Seigneur Henrique. Il n’y a pas de jour où je n’élève ma voix pénitente
au ciel et où je n’implore sa bonté pour vous et pour votre heureuse épouse.
3
Biffé : vieux
4
un baudrier surch. aut. : une bandoulière
5
Biffé : du fond de sa retraite
6
me détermina surch. aut. : m’engage
Vingt-deuxième Journée 365
P. S. Les fiefs allodiaux qui ont de tout temps été l’apanage de la branche cadette
de notre maison, font aujourd’hui partie des biens destinés à mon entretien. Ils vous
appartiennent de droit. Le revenu de quinze années vous sera remis par Alvarez et
vous prendrez avec lui les arrangements nécessaires pour en toucher les rentes à
l’avenir. Des motifs qui ont rapport à la façon de penser de mon époux m’ont
empêchée de vous faire cette restitution plus tôt. Priez pour moi, Henrique, et ne
répondez pas à cette lettre.
Je vous ai dit quel était le pouvoir que les souvenirs exerçaient sur
l’âme de don Henrique, et vous pouvez juger que cette lettre si propre
à les renouveler dut pour longtemps en troubler la paix. Il fut en effet
pendant près d’une année sans pouvoir retourner à ses occupations
favorites, mais les soins de son épouse, l’affection qu’il commençait à
me porter et plus encore la résolution générale des équations dont les
géomètres s’occupaient à cette époque, enfin toutes ces causes réunies
eurent assez de pouvoir sur son esprit pour lui rendre du ressort et de
la tranquillité. D’ailleurs l’augmentation de son revenu lui permit
d’augmenter sa bibliothèque, son cabinet de physique et il parvint
même à arranger un observatoire très bien fourni de tous les
instruments nécessaires. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il se livra
aussi au noble penchant qui l’entraînait vers la bienfaisance.7 Je puis
vous assurer8 que dans les vingt-huit ans que j’ai passés à Ceuta, je
n’ai pas connu un seul individu dont le sort fût à déplorer ; mon père
employait toutes les ressources de son génie à procurer à chacun une
subsistance honnête et le détail que je pourrais vous en faire vous
ferait sûrement plaisir à entendre, mais je ne dois pas oublier que je
me suis engagé à vous raconter mon histoire et que je ne dois point
sortir de l’énoncé de ma proposition.
Autant que je m’en rappelle, Messieurs, la curiosité a été ma
première passion et comme il n’y a eu [sic] à Ceuta ni chariots ni
chevaux ni voitures ni aucun autre danger à courir pour les enfants, on
me laissait promener à volonté dans les rues. Et je satisfaisais ma
curiosité en allant au port, remontant à la ville ; j’entrais même dans
toutes les maisons, dans les arsenaux, les magasins, regardant les
7
Biffé : Tout ce que
8
Biffé : c’est
366 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
ouvriers, suivant les portefaix, questionnant tout le monde et me
mêlant de tout. Partout l’on s’amusait de ma curiosité, partout on se
faisait un plaisir de la satisfaire, mais il n’était pas de même dans la
maison paternelle. Mon père avait fait bâtir dans une cour de sa
maison un pavillon séparé dans lequel il avait sa bibliothèque, son
cabinet et son observatoire. L’entrée de ce pavillon m’était défendue ;
je ne m’en embarrassai pas beaucoup dans ma première enfance, mais
dans la suite cette prohibition, qui excitait d’autant plus ma curiosité
naturelle, fut peut-être un des plus puissants attraits qui m’ait entraîné
vers l’étude des sciences.
La première science à laquelle je m’appliquai fut cette partie de
l’histoire naturelle que l’on appelle conchyliologie. Mon père venait
souvent sur les bords de la mer, près d’un rocher où l’eau, dans les
temps calmes, était aussi claire qu’une glace. Il y examinait les mœurs
des animaux marins et lorsqu’il trouvait quelque coquille d’une belle
conservation, il l’emportait chez lui. Je fis longtemps le petit
observateur, mais je fus souvent pincé par les crabes, brûlé par les
orties de mer et piqué par les oursins. Ces inconvénients me
dégoûtèrent de l’histoire naturelle. Je pris du goût pour la physique.
Mon père, qui avait besoin d’un ouvrier pour raccommoder, changer
ou imiter les instruments qui lui venaient d’Angleterre, avait enseigné
cet art à un maître canonnier à qui la nature avait donné quelque
talent. Je passais presque tout mon temps chez lui, je l’aidais dans son
travail, j’acquérais des connaissances pratiques, mais il m’en manquait
une9 très essentielle : je ne savais ni lire ni écrire. J’avais cependant
huit ans finis, mais mon père ne voulait pas que j’apprisse. Il disait
que, pourvu que je susse signer mon nom et danser la sarabande, cela
devait me suffire. Il y avait à Ceuta un vieux prêtre qui avait été
relégué pour je ne sais quelles intrigues sous le règne de Philippe IV ;
il était fort estimé de tout le monde et venait souvent chez nous. Il fut
fâché de me voir aussi10 négligé11 ; il représenta à mon père que je
n’étais point du tout instruit de ma religion et s’offrit à me l’enseigner.
9
Biffé : bien
10
Biffé : éloigné
11
Biffé : que je l’étais
Vingt-deuxième Journée 367
Mon père y consentit et sous ce prétexte le bon père Anselme m’apprit
à lire, à écrire et à compter. Mes progrès furent rapides, surtout dans
l’arithmétique où je ne tardai pas à surpasser mon maître.
J’atteignis à ma douzième année et pour mon âge, j’avais beaucoup
de connaissances, mais je me gardais bien d’en faire parade devant
mon père et si cela m’arrivait, il ne manquait pas de me lancer un
regard sévère et de me dire :
– Apprends la sarabande, mon fils, apprends la sarabande !
Apprends à te présenter de bonne grâce, à faire des impertinences à
tout le monde, et laisse là des choses qui ne serviraient qu’à te rendre
malheureux !
Ma mère alors me faisait signe de me taire et mettait la
conversation sur quelque autre sujet.
Un jour que nous étions à table et que mon père venait de me
recommander d’apprendre à me présenter avec grâce et d’être
impertinent, nous vîmes entrer un homme d’environ trente ans, habillé
à la française. Il nous fit une douzaine de révérences de suite. Après
quoi, voulant faire je ne sais quelle pirouette, il heurta un domestique
qui portait un potage, et le fit tomber. Au lieu de nous faire quelques
excuses sur sa maladresse, l’étranger fit autant d’éclats de rire qu’il
avait fait de révérences. Après quoi il nous dit en très mauvais
espagnol qu’il s’appelait le marquis de Folencour, qu’il avait été forcé
de quitter la France pour avoir tué un homme en duel et qu’il nous
priait de lui donner asile jusques à ce que son affaire fût arrangée. Il
n’eut pas plus tôt fini son compliment que mon père, se levant avec
une extrême vivacité, courut l’embrasser et lui dit :
– Monsieur le Marquis, vous êtes l’homme que j’attendais depuis
longtemps, regardez ma maison comme la vôtre, disposez de tout ce
que j’ai et daignez en retour donner quelques soins à l’éducation de
mon fils : je suis le plus heureux des pères si mon fils peut vous
ressembler.
Si le marquis eût su le sens que mon père attachait à ce qu’il venait
de dire, il n’en eût peut-être pas été fort flatté, mais il prit son
compliment pour un éloge et en parut très content ; il redoubla même
d’impertinences, faisant des allusions continuelles à la beauté de ma
368 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
mère et à l’âge de mon père qui cependant ne cessait de lui applaudir
et de me le faire admirer.
Sur la fin du dîner, mon père demanda au marquis s’il pourrait
m’enseigner la sarabande. Mais au lieu de répondre, mon instituteur se
prit à rire plus fort qu’il n’avait jamais fait, et lorsqu’après les plus
longs éclats il fut revenu à lui-même, il dit que depuis vingt siècles on
ne dansait plus la sarabande, mais seulement le passe-pied et la
bourrée. En même temps, il tira de sa poche un de ces instruments que
les maîtres de danse appellent des pochettes, et joua les airs de ces
deux danses. Lorsqu’il eut fini, mon père lui dit d’un air fort sérieux :
– Monsieur le Marquis, vous jouez là d’un instrument que peu de
gens de qualité savent manier, et vous me feriez croire que vous avez
été maître de danse, mais si cela est, vous en serez encore plus propre
à remplir mes vues. Je vous prie de commencer dès demain à former
mon fils et à le rendre en tout semblable à un seigneur de la cour de
France.
Folencour convint que divers malheurs l’avaient en effet forcé à
exercer quelque temps l’état de maître de danse, mais que n’en étant
pas moins d’une grande naissance, il serait plus propre que personne à
former un jeune seigneur.
Il fut donc résolu que [je] prendrais le lendemain ma première
leçon de danse et de belles manières. Mais avant que de vous rendre
compte de cette journée malencontreuse, je veux vous raconter une
conversation que mon père eut le même soir avec son beau-père, le
major de place de Cadanza. Je n’y ai guère pensé depuis, mais dans ce
moment, toute cette conversation me revient à l’esprit et peut-être
pourra-t-elle vous intéresser. La curiosité me retenant auprès de mon
nouveau mentor, je ne songeai point ce jour-là à courir les rues et,
passant près du cabinet de mon père, j’entendis qu’il élevait la voix
avec toute l’apparence de la vivacité. Il disait au major :
– Mon cher beau-père, je vous en avertis pour la dernière fois : si
Vingt-troisième Journée 369
vous continuez vos manières mystérieuses et vos messages dans
l’intérieur de l’Afrique, je vous dénoncerai au ministre.
– Mon cher gendre, reprit Cadanza, si vous voulez pénétrer dans
nos mystères, rien ne sera plus aisé. Vous avez tous les droits
possibles. Ma mère était une Gomelez et son sang coule dans les
veines de votre fils.
– Mon cher Cadanza, reprit mon père, je suis au service du roi et je
n’ai que faire de vos Gomelez ni de leurs secrets. Soyez sûr que dès
demain je rends compte de cette conversation au ministre.
– Et vous, dit Cadanza, soyez sûr que le ministre vous défendra à
l’avenir de lui faire de rapport sur ce qui nous regarde.
Leur conversation finit à cet endroit. Le secret des Gomelez
m’occupa tout ce jour-là et une partie de la nuit, mais le lendemain le
maudit Folencour me donna ma première leçon de danse dont les
furent [sic] d’abord très désagréables pour moi et tournèrent ensuite au
profit de mon goût pour les mathématiques1.
Comme Velasquez en était à cet endroit de sa narration, le cabaliste
l’interrompit parce qu’il avait, disait-il, quelque chose d’assez
important à dire à sa sœur. Nous nous séparâmes donc et chacun s’en
alla de son côté.
VINGT-TROISIEME JOURNEE
Nous2 nous mîmes encore à errer dans les Alpujarras et le Juif
errant ne paraissant point, le cabaliste continua à nous en marquer son
mécontentement. Nous arrivâmes au gîte d’assez bonne heure et
lorsque nous eûmes soupé, l’on pria Velasquez de continuer l’histoire
de sa vie, ce qu’il fit en ces termes :
1
les mathématiques surch. : la géométrie
2
GF, p. 400.
370 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
SUITE DE L’HISTOIRE DE VELASQUEZ
Mon père voulut assister à ma première leçon de danse et exigea
que ma mère y fût aussi présente. Folencour encouragé par de tels
égards oublia tout à fait qu’il s’était d’abord donné pour un homme de
qualité, et fit un assez long discours en l’honneur de la danse qu’il
appelait son art. Ensuite il observa que j’avais les pieds fort en dedans,
et voulut me faire envisager cette habitude comme honteuse et
incompatible avec la qualité d’homme d’honneur. Je tournai donc les
pointes en dehors et essayai de marcher ainsi, mais Folencour n’en fut
point content : il exigea encore que je tinsse les pointes basses. Enfin,
impatienté de ma maladresse, il me prit les mains et voulant me faire
avancer vers lui, il me tira si rudement que ne pouvant plus me tenir
sur mes pieds ainsi contournés, je tombai sur le nez avec beaucoup de
force. Folencour aurait dû, ce me semble, me faire des excuses, mais
bien loin de là, il s’emporta contre moi et me dit les choses les plus
désagréables avec des expressions dont il aurait senti l’inconvenance
s’il eût mieux su le castillan. J’étais accoutumé à la bienveillance
générale de tout Ceuta ; les propos de Folencour me parurent des
outrages que je ne devais pas supporter. J’allai fièrement à lui, je pris
sa pochette, je la brisai contre terre en lui jurant que je ne prendrais
jamais de leçon de danse de lui. Mon père se leva gravement, me prit
par la main, me conduisit à une salle basse qui était à l’extrémité de la
cour et ferma la porte sur moi en me disant que je ne sortirais que pour
apprendre à danser. Accoutumé comme je l’étais à la plus grande
liberté, ma prison me parut d’abord insupportable : je pleurai
beaucoup et tout en pleurant, je tournais les yeux vers une grande
fenêtre carrée, la seule qu’il y eût dans cette salle basse, et je me mis à
en compter les carreaux. Il y en avait dix dans la hauteur et autant dans
la largeur ; ces carreaux me rappelèrent les leçons d’arithmétique du
bon père Anselme dont la science n’allait pas au-delà de la
multiplication. Je multipliai les carreaux de la hauteur par ceux de la
base et je vis avec surprise que j’avais précisément le nombre général
des carreaux de la fenêtre. Mes sanglots furents moins fréquents, ma
douleur moins vive. Je répétai mon calcul en retranchant tantôt une
Vingt-troisième Journée 371
bande, tantôt deux, soit de hauteur, soit de la base. Je compris alors
que la multiplication n’était qu’une addition répétée et que les surfaces
pouvaient se mesurer aussi bien que les longueurs. Je répétai mon
opération sur les carreaux de pierre dont la salle était pavée ; elle me
réussit également. Je ne pleurais plus, mon cœur au contraire palpitait
de joie, et aujourd’hui même, je ne puis vous parler du plaisir que
j’éprouvai alors, sans en ressentir quelque émotion.
Vers les midi, ma mère vint m’apporter un pain noir et une cruche
d’eau qu’elle m’assura devoir être tout mon dîner ; en même temps,
elle me conjura la larme à l’œil de me prêter aux désirs de mon père et
de prendre les leçons de Folencour. Lorsqu’elle eut fini son exhor-
tation, je baisai sa main avec beaucoup de tendresse et je la priai de
me faire tenir un crayon et du papier, et de ne plus s’embarrasser de
mon sort parce que je me trouvais très bien dans ma salle basse. Ma
mère me quitta très surprise et m’envoya ce que je demandais. Alors
je me livrai à mes calculs avec une ardeur inexprimable, persuadé qu’à
tout moment je faisais les plus grandes découvertes ; en effet toutes
ces propriétés de nombres étaient de véritables découvertes par rapport
à moi qui n’en avais aucune idée.
Cependant je m’aperçus que j’avais faim : je rompis mon pain noir
et je vis que ma mère y avait renfermé un poulet rôti et un morceau de
petit salé. Cette marque de bonté ajouta à ma satisfaction et je repris
avec un nouveau plaisir la suite de mes calculs. Le soir on m’apporta
avec mon lit une lampe à la faveur de laquelle je les continuai fort
avant dans la nuit.
Le lendemain je partageai le côté d’un carreau par la moitié ; je vis
que le produit de la moitié par la moitié était un quart. Je le partageai
en trois et j’eus une neuvième, ce qui m’éclaira sur la nature des
fractions ; j’en fus encore plus assuré lorsque je multipliai deux et
demi par deux et demi, et que j’obtins, à côté et sur le3 carré de deux,
une bande latérale en équerre4, égale à deux et un quart.
Je poussai toujours plus loin mes essais sur les nombres et je vis
que si je multipliais un nombre par lui-même et que je carrasse le
3
et sur le surch. aut. : du
4
Interl. aut. : en équerre
372 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
produit, j’avais le même nombre que si je l’avais multiplié trois fois
par lui-même. Je vis aussi que la différence des deux carrés était égale
au produit de la somme des racines par leur différence. Toutes mes
belles découvertes n’étaient point exprimées dans le langage algé-
brique que j’ignorais. Mais je m’étais fait une notation particulière qui
avait rapport aux carreaux de ma fenêtre et qui ne manquait ni
d’exactitude ni de clarté.
Enfin le sixième jour de ma prison, ma mère, en m’apportant mon
dîner, me dit :
– Mon cher enfant, j’ai de bonnes nouvelles à t’apprendre :
Folencour a été reconnu pour un déserteur et votre père qui regarde la
désertion comme une action infâme l’a fait aussitôt embarquer. Je
pense donc que vous sortirez bientôt de prison.
Je reçus la nouvelle de mon élargissement avec une indifférence
qui surprit ma mère. L’après-dîner, mon père vint lui-même ; il me
confirma ce que ma mère m’avait dit, mais il ajouta qu’il avait chargé
un de ses amis établi à Paris de lui envoyer les figures et la musique
des danses à la mode, et qu’il tâcherait de me les apprendre lui-même,
que d’ailleurs il se rappelait très bien de la manière dont son frère don
Carlos entrait dans la chambre et qu’il tâcherait de me l’inculquer.
Tout en me parlant ainsi, mon père aperçut un cahier qui sortait de ma
poche et s’en empara. Il fut d’abord très surpris de le voir chargé de
chiffres et de certains signes qui lui étaient inconnus. Je les expliquai
ainsi que toutes mes opérations. Sa surprise en augmenta et fut mêlée
d’un air de satisfaction qui ne m’échappa point. Mon père saisit très
bien le fil de mes découvertes, ensuite il me dit :
– Mon cher enfant, si à cette fenêtre qui a dix carreaux par en bas,
j’en ajoutais [deux] et que je voulusse lui conserver la forme carrée,
combien en ajouterais-je ?
Je répondis :
– Vous auriez deux bandes de vingt carreaux chacune et un petit
carré au coin qui serait de quatre carreaux.
À cette réponse, mon père éprouva une joie très vive qu’il contint
le mieux qu’il put ; ensuite il me dit :
– Mais si j’ajoutais une ligne infiniment petite, quel carré aurais-
Vingt-troisième Journée 373
je ?
Je réfléchis un moment et puis je dis :
– Mon cher père, vous auriez deux bandes aussi longues que la
fenêtre, mais infiniment peu larges,5 et quant au petit carré du coin, il
serait si infiniment petit que je ne puis m’en former aucune idée.
Ici mon père se laissa aller sur le dossier de sa chaise, joignit les
mains, leva les yeux au ciel et dit :
– Ô mon Dieu, vous le voyez : il a deviné le binôme de Neuton et
si je le laisse faire, il devinera encore le calcul infinitésimal.
Son état m’effraya, je défis sa cravate, j’appelai du secours. Il
reprit ses sens, me serra dans ses bras et me dit :
– Mon enfant, mon cher enfant, laisse là les calculs, apprends la
sarabande, mon ami, apprends la sarabande !
Il ne fut plus question de prison. Je fis dès le même soir le tour des
remparts de Ceuta et tout en me promenant, je répétais en moi-même :
– Il a deviné le binôme de Neuton, il a deviné le binôme de
Neuton.
Depuis lors je puis dire que tous mes jours ont été marqués par
quelques progrès dans les mathématiques. Mon père avait juré de ne
jamais permettre que je les apprisse, mais un jour je trouvai sous mes
pieds l’Arithmétique universelle de Neuton et je pense qu’il l’avait
égarée à dessein pour m’aider sans fausser son serment. Quelquefois
aussi, je trouvais son cabinet ouvert et je ne manquais pas d’en
profiter. Mais quelquefois aussi, mon père revenant à ses anciennes
idées prétendait me former pour le monde : il me forçait à entrer dans
la chambre en pirouettant, à faire semblant d’avoir la vue basse et
heurtant tout le monde, puis il fondait en larmes et me disait :
– Mon enfant, tu n’as pas été créé pour l’impertinence, tes jours ne
seront pas plus heureux que les miens.
Trois ans après l’époque de mon emprisonnement, ma mère devint
grosse et accoucha d’une fille qui fut appelée Blanche en l’honneur de
la belle et trop légère duchesse de Velasquez. Bien que cette dame eût
défendu à mon père de lui écrire, il crut devoir l’informer de la
naissance de cet enfant et il en reçut une réponse qui lui rappela ses
5
Biffé : aussi
374 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
anciennes douleurs, mais il vieillissait et n’était plus capable de
ressentir des émotions aussi vives.
Ensuite douze années se passèrent sans qu’aucun événement vînt
troubler l’uniformité de notre vie qui cependant était très variée pour
mon père et pour moi par les nouvelles connaissances dont nous nous
enrichissions tous les jours. Peu à peu même, il avait quitté avec moi
son ancienne réserve et en effet ce n’était pas lui qui m’avait enseigné
les mathématiques ; il avait au contraire fait tout son possible pour que
j’apprisse la sarabande ; il n’avait donc rien à se reprocher et se livrait
sans remords au plaisir de causer avec moi sur tout ce qui avait
rapport aux sciences exactes. Ces conversations avaient toujours
l’effet de ranimer mon zèle et de redoubler mon application, mais en
même temps, l’attention que j’y donnais me donna quelque penchant à
la distraction, ainsi que je vous l’ai dit, et ces distractions ont
quelquefois pensé me coûter cher. Je me rappelle entre autres qu’une
fois que j’étais occupé de la rectification d’une courbe, je passai sans
m’en apercevoir d’un ouvrage, dans le chemin couvert de celui-ci, sur
le glacis, et enfin je m’éloignai si bien de la place que les Arabes
m’auraient fait prisonnier si une patrouille n’était venue à mon
secours.
Quant à ma sœur, elle croissait tous les jours en beauté et en grâce,
et il n’aurait rien manqué à notre bonheur à tous si nous avions pu
conserver sa mère, mais il y a un an qu’une maladie courte et violente
l’a enlevée à notre tendresse. Mon père prit alors dans sa maison une
sœur de sa défunte femme, qui s’appelait doña Antonia de Poneras,
âgée de vingt ans et veuve depuis six mois.
Cette dame prit possession de l’appartement de ma mère et du
gouvernement de notre ménage, et elle s’en acquitta à la satisfaction
de tout le monde. Elle avait surtout beaucoup d’attention pour moi et
entrait vingt [fois] par jour dans ma chambre pour me demander si je
voulais du thé, de la limonade ou autres choses pareilles, mais
souvent6 ses visites m’étaient très désagréables parce qu’elles
interrompaient mes calculs. Quand par hasard doña Antonia était une
demi-heure sans m’interrompre, sa femme de chambre la remplaçait.
6
Biffé : aussi
Vingt-troisième Journée 375
C’était une fille du même âge que sa maîtresse et de la même humeur ;
son nom était Marica. Je m’aperçus bientôt que ma sœur n’avait de
goût ni pour sa tante ni pour la suivante, et je ne tardai pas à partager
cette antipathie qui au reste n’était fondée de mon côté que sur la
peine que j’éprouvais à être interrompu.
Cependant je n’étais pas toujours leur dupe et à la fin, j’avais pris
habitude d’arrêter mon calcul dès qu’une des deux femmes entrait
chez moi et je le reprenais lorsqu’elle était sortie.
Un jour que j’étais occupé à calculer un logarithme, Antonia entra
chez moi et se mit dans une fauteuil7 qui était à côté de ma table,
ensuite elle8 se plaignit de la chaleur, ôta le mouchoir qu’elle avait sur
son sein, le plia et le mit sur le dossier de sa chaise. Jugeant à ces
arrangements qu’elle comptait faire une longue séance, je renonçai à
l’instant à la méthode de Neper et j’essayai d’obtenir mon logarithme
par le retour des suites. Antonia qui ne voulait que me contrarier se
leva, mit sa main sur mes yeux et me dit :
– Calculez à présent, Monsieur le géomètre.
Je ne répondis point, mais développant dans ma tête la série
exponentielle, j’arrivai à une équation que je substituai à l’instant
même. Antonia me chatouillait, me pinçait, me baisait les joues et me
faisait je ne sais combien de niches ; je la laissai faire, mais tout à
coup me débarrassant de ses mains, j’écrivis tout le logarithme sans
qu’il y manquât un chiffre. Antonia en fut piquée et sortit de la
chambre en me disant avec assez d’impolitesse :
– Le sot homme qu’un géomètre !
Un moment après, vint Marica qui voulut aussi me chatouiller et
me pincer, mais j’avais encore sur le cœur le propos de sa maîtresse et
je la renvoyai un peu brutalement.
Me voici arrivé à une époque de ma vie, très remarquable par le
nouvel emploi que je commençai à faire de mes connaissances en les
dirigeant vers un même but. Vous observerez dans la vie de chaque
savant qu’il vient un instant où, frappé de la beauté de quelque
principe, il en étend les conséquences et les applications, et donne,
7
Surch. : fenêtre
8
Biffé : ôta le fi
376 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
comme l’on dit, dans un système. Alors il redouble de courage et de
force, revient sur tout ce qu’il sait et achève d’acquérir ce qui lui
manquait. Il considère chaque notion sous toutes ses faces, les réunit,
les classe. Et s’il ne réussit pas à établir son système ou même à se
convaincre de sa réalité, au moins il l’abandonne plus savant qu’il
n’était avant de l’avoir conçu, et en recueille quelques vérités qui
n’avait pas été aperçues avant lui. L’instant de faire un système était
donc arrivé pour moi et voici l’occasion qui m’en donna l’idée. Un
soir que je travaillais après souper et que je venais justement
d’achever un problème dont j’avais donné une solution très élégante et
dont j’étais tout satisfait, je vis entrer ma tante Antonia dans un grand
négligé. Elle me dit :
– Mon cher neveu, je ne puis dormir tant que je vois de la lumière
chez vous ; et puisque votre géométrie est une si belle chose, je veux
que vous me l’appreniez.
Comme je n’avais rien de mieux à faire, je consentis à ce que ma
tante me demandait : je pris mon ardoise et je lui démontrai les deux
premières propositions d’Euclide ; comme j’allais passer à la
troisième, ma tante m’arracha mon ardoise et me dit :
– Mon nigaud de neveu, la géométrie ne vous a-t-elle pas appris
comment on fait les enfants ?
{Le propos de ma tante me parut d’abord absurde, mais en y
réfléchissant je compris qu’elle me demandait peut-être9 une
expression10 générale qui répondît à tous les modes de reproduction
employés par la nature depuis le cèdre jusqu’à l’hysope et depuis11 la
baleine jusqu’au ciron polype12. Je me rappelai en même temps des
réflexions que j’avais faites sur le plus ou le moins d’idées de chaque
animal, or ce plus ou moins d’idées qui remontait au mode de
reproduction, étant susceptible d’augmentation et de diminution,
paraissait du ressort de la géométrie.} [cahier] 4 {Enfin j’avais eu
l’idée d’une notation particulière qui désignait pour chaque animal les
9
Interl. aut.
10
Surch. aut. : explication
11
Interl. aut. : depuis le cèdre jusqu’à l’hysope et depuis
12
Interl. aut.
Vingt-quatrième Journée 377
actions de même espèce et de valeur différente. Mon imagination
s’alluma et me fit entrevoir la possibilité d’appliquer le calcul au
système entier de la nature. Suffoqué par toutes les idées dont j’étais
comme assailli à la fois, je sentis le besoin de respirer un air plus libre.
Je pris mon chapeau et je sortis de ma chambre au grand déplaisir de
ma tante que j’entendis encore blasphémer contre la géométrie.}
Ici le1 Velasquez fut interrompu au grand déplaisir de Rébecca qui
paraissait l’écouter avec un2
VINGT-QUATRIEME JOURNEE
Le3 lendemain nous fîmes encore route par un beau temps et de
belles contrées, mais très désertes. Comme nous étions à tourner une
montagne, je m’aperçus que la boucle de ma sangle s’était défaite, et
je descendis de cheval pour la raccommoder tandis que la caravane
continuait toujours son chemin. L’ardillon de la boucle se cassa
pendant que je voulais le replacer et j’étais décidé à remonter sur ma
selle sans la sangler, lorsque j’entendis des gémissements dans un
creux vallon très ombragé qui s’étendait au-dessous de notre chemin.
Les gémissements redoublèrent, j’attachai mon cheval, je mis l’épée à
la main et je m’enfonçai dans le taillis. Les gémissements me
semblaient toujours près de moi et je ne voyais personne ; enfin
j’arrivai à un endroit moins touffu et je me trouvai entre huit ou dix
hommes armés de mousquets et qui me couchaient en joue de la
distance d’environ douze pas. L’un d’eux me cria de rendre mon
épée ; je le refusai. Il fit semblant de vouloir tirer sur moi ; j’allais à
lui pour le percer de mon épée et je l’eusse fait s’il n’eût mis lui-même
son fusil à terre. Alors je m’arrêtai. On me proposa une capitulation et
1
Biffé : géomèt
2
Cette phrase a été ajoutée par Potocki.
3
GF, p. 413.
378 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
de promettre je ne sais quoi. Je répondis que je ne voulais ni capituler
ni rien promettre. Dans ce moment, on entendit les cris des voyageurs
qui m’appelaient. Mon adversaire me dit :
– Seigneur cavalier, on vous cherche, nous n’avons pas de temps à
perdre. D’ici à huit jours, nous vous attendons au coucher du soleil à
quatre cents pas à l’ouest du camp des Bohémiens. Veuillez bien être
exact à ce rendez-vous ; nous avons des choses importantes à vous
communiquer. Les gémissements que vous avez entendus ne sont
qu’un artifice que nous avons employé pour vous attirer au milieu de
nous.
Après avoir ainsi parlé, mon homme me tira son chapeau, donna un
coup de sifflet et disparut ainsi que ses compagnons.4
Je rejoignis la caravane à laquelle je ne fis point part de mon
aventure, et nous arrivâmes au gîte d’assez bonne heure ; lorsque l’on
eut soupé, l’on pria Velasquez de continuer l’histoire de sa vie, ce
qu’il fit en ces termes :
SUITE DE L’HISTOIRE DE VELASQUEZ
Je vous ait dit, Messieurs, comment un propos inconsidéré de ma
tante Antonia réveilla en moi diverses idées qui depuis longtemps
germaient dans [ma] tête. Toutes les fois que j’avais fait attention à
l’ordre qui règne dans cet univers, j’avais cru y apercevoir des effets
où les calculs étaient applicables, et notamment le calcul des
combinaisons. Il m’est impossible de vous faire comprendre toute
l’étendue de mon système qui d’ailleurs ne fait point partie de mon
histoire.
Il5 vous suffira de savoir que depuis cette époque je commençai à
devenir véritablement distrait. Il était rare que j’entendisse ce que l’on
me disait à l’exception des dernières syllabes de la phrase que l’on
m’adressait ; les dernières syllabes restaient gravées dans ma mémoire
et je répondais souvent assez juste, mais une heure ou deux après que
4
Début des f. non filigranés du cahier 4.
5
GF, p. 418.
Vingt-quatrième Journée 379
l’on m’avait parlé. Il m’est aussi arrivé de marcher sans voir où
j’allais, et j’aurais eu aussi besoin d’un guide que si j’eusse été
aveugle. Ces distractions ne durèrent cependant qu’autant de temps
qu’il m’en a fallu pour mettre mon système dans un certain ordre, et à
mesure que j’y employais moins d’attention, je devenais tous les jours
moins distrait et je puis dire qu’aujourd’hui je suis à peu près corrigé
de ce défaut.
– Oh ! sûrement, dit le cabaliste, permettez que je vous en fasse
mon compliment.
– Je le reçois avec plaisir, dit Velasquez, car mon système n’a pas
plus tôt été achevé qu’un événement inattendu a produit un tel change-
ment dans ma destinée qu’assurément avec tout ce que je vais avoir à
faire maintenant, il sera difficile non pas de faire un système, mais
peut-être hélas ! ne pourrai-je jamais donner dix à douze heures de
suite à un calcul. Messieurs, le ciel a voulu que je fusse duc de
Velasquez, grand d’Espagne et maître d’une grande fortune.
Il y [a] environ quatre semaines que Diego Alvarez, fils de cet
Alvarez qui était si attaché à Blanche, arrive à Ceuta et apporte à mon
père une lettre de cette dame, conçue en ces termes :
Seigneur don Henrique,
Ces lignes sont pour vous annoncer que le ciel va probablement appeler bientôt à
lui votre frère, le duc Velasquez. D’après les lois féodales de l’Espagne, vous ne
pouvez hériter d’un frère cadet et le duché doit aller à votre fils. Je me trouve
heureuse de pouvoir terminer quarante années de pénitence en restituant à votre fils
les biens que mon imprudence vous avait ôtés. Ce que je ne puis vous rendre, c’est la
gloire où vos talents vous auraient conduit. Mais nous sommes tous les deux aux
portes de la gloire éternelle, et celle du monde ne peut guère nous toucher. Pardonnez
donc une dernière fois à la coupable Blanche et envoyez-lui le fils que le ciel vous a
donné.
La lettre était datée de Madrid, ce qui nous prouva que Blanche
était auprès de son époux. Il fut décidé que je partirais immé-
diatement. Je puis dire que tout Ceuta était dans le ravissement par le
bien que l’on voulait à mon père et à moi, mais j’étais loin de partager
la joie générale. Ceuta était un monde pour moi, je n’en sortais qu’en
esprit pour me perdre dans les abstractions, ou si je jetais les yeux au-
380 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
delà des remparts, sur les vastes pays habités par les Maures, c’était
comme si j’eusse regardé un paysage. Ne pouvant y promener, je
m’étais accoutumé à regarder la campagne comme faite seulement
pour réjouir la vue. Je me persuadais que Ceuta était le seul endroit
que je pusse habiter. D’ailleurs il n’y avait dans cette petite ville
aucun mur qui ne me rappelât les équations que j’y avais charbonnées,
aucun rocher qui ne me rappelât quelque méditation dont le résultat
avait satisfait mon esprit. J’y étais à la vérité vexé quelquefois par ma
tante Antonia et sa suivante Marica, mais qu’est-ce que c’était que
leurs légères interruptions auprès des distractions sans nombre
auxquelles j’allais être condamné ? Point de longues méditations,
point de calcul et point de calcul, point de bonheur pour moi. Voilà
comment je raisonnais. Cependant il fallut partir.
Mon père m’accompagna jusques au rivage et, joignant les mains
sur ma tête pour me bénir, il me dit :
– Ô mon fils, tu vas voir Blanche ; elle n’est plus cette beauté
ravissante qui devait faire la gloire et le bonheur de ton père. Tu verras
des traits altérés par l’âge et la pénitence. Ah ! pourquoi pleurer si
longtemps une faute que son père lui a pardonnée et mourant ? Quant
à moi, dis-lui que je ne puis lui pardonner, car jamais je n’eus contre
elle aucun ressentiment. Si je n’ai pas servi mon pays dans des postes
glorieux, j’ai fait pendant quarante ans, dans ces rochers, le bien de
quelques bonnes gens, et c’est à Blanche qu’ils le doivent, ils ont tous
entendu parler de ses vertus et tous la bénissent.
Mon père ne put en dire davantage, il se sentait suffoqué par les
sanglots. Tous les habitants de Ceuta assistaient à mon départ et l’on
pouvait lire dans tous les cœurs le chagrin de me perdre, mêlé à la joie
et à la part que l’on prenait à ma bonne fortune.
Nous mîmes enfin à la voile et j’abordai le lendemain à Algésiras
d’où je me rendis à Cordoue et de là, à Andujar. L’hôte d’Andujar me
conta je ne sais quelles histoires de revenants dont je n’ai pas entendu
un mot. Je couchai chez lui et je partis le lendemain de bonne heure.
J’avais avec moi deux domestiques à cheval, l’un allait devant et
l’autre me suivait.
Frappé de l’idée que je n’aurais à Madrid guère le temps pour
Vingt-quatrième Journée 381
travailler, je tirai mes tablettes et je me mis à effectuer quelques
calculs qui manquaient encore à mon système. J’étais sur une mule
dont le pas lent et égal favorisait ce genre d’occupation. Je ne sais
combien de temps j’employai de cette manière, mais tout à coup ma
mule s’arrêta et je me trouvai au pied d’un gibet garni de deux pendus
dont les figures semblaient grimacer, ce qui me causa un sentiment
d’horreur. Je jetai les yeux autour de moi avec inquiétude et je ne vis
point mes gens. Je les appelai à grands cris, ils ne vinrent point. Je pris
le parti de suivre le chemin qui se trouvait devant moi, et à la nuit
tombante, j’arrivai à une auberge vaste et bien bâtie, mais abandonnée.
Je mis ma mule à l’écurie où il y avait du foin au râtelier et je
m’arrangeai sur un grabat après avoir soupé de quelques provisions
qui se trouvaient dans les poches de ma selle. Tout frugal qu’était ce
repas, il me fit du bien et j’allais me rendormir lorsque j’entendis
sonner minuit. J’imaginai qu’il y avait quelque couvent dans les
environs et je me proposais d’y aller le lendemain.
Bientôt après, j’entendis du bruit dans la cour, je crus que mes gens
étaient arrivés, mais quelle ne fut pas ma surprise lorsque je vis entrer
ma tante Antonia et sa suivante Marica ! Celle-ci portait une lanterne
garnie de deux bougies, et ma tante avait un cahier à la main.
– Mon cher neveu, me dit Antonia, votre père nous a envoyées
pour vous remettre ce papier en mains propres : il dit que c’est un
objet de la plus grande importance.
Je pris le cahier et je lus sur l’enveloppe : « Démonstration de la
quadrature du cercle ». Je savais que mon père ne s’était jamais
occupé et n’attachait aucune importance à ce problème oiseux ;
j’ouvris donc le cahier avec beaucoup de surprise qui se changea en
indignation lorsque je vis que cette prétendue quadrature n’était que la
quadrature de Dinocrate, accompagnée d’une démonstration où je
reconnus la main de mon père, mais non pas son génie, car les preuves
prétendues n’étaient qu’une suite de misérables paralogismes.
Cependant ma tante me dit que m’étant emparé du seul lit qu’il y
avait dans l’auberge, je devais lui permettre de s’y placer à côté de
moi. J’étais si affligé de voir que mon père eût fait un ouvrage rempli
d’erreurs si grossières que je n’entendis pas trop ce qu’elle me disait.
382 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
Je lui fis place machinalement et Marica se coucha au pied du rabat en
appuyant sa tête sur mes genoux. Alors je relus la démonstration de
mon père, et soit que j’eusse les yeux fascinés ou je ne sais comment
cela arriva, mais je ne la trouvai plus si mauvaise ; à une troisième
lecture, je fus tout à fait convaincu. Je tournai la page et je trouvai une
suite de corollaires les plus ingénieux qui tendaient à rectifier et carrer
toutes les courbes quelconques et enfin le problème des isochrones
résolu par les règles de la géométrie élémentaire. Surpris, ravi, étourdi
même par tout ce que je voyais, je m’écriai :
– Oui, mon père a fait la plus grande des découvertes !
– Eh bien ! me dit ma tante, embrassez-moi pour me payer de la
peine que j’ai prise de vous apporter ce cahier.
Je l’embrassai.
– Et moi donc, dit Marica, ne suis-je pas venue aussi de Ceuta et
n’ai-je pas passé la mer ?
Il me fallut aussi l’embrasser. Les deux compagnes de ma couche
me serrèrent si fortement dans leurs bras qu’il me parut impossible de
m’en débarrasser, et je ne le souhaitai pas même, car tout à coup je
sentis naître en moi des sentiments inconnus et inappréciables. Un
sens nouveau se formait sur toute la surface de mon corps et surtout
aux endroits où il touchait à ceux des deux femmes, ce qui me rappela
à l’instant quelques propriétés des courbes que l’on appelle
osculatrices. Je voulais me rendre raison de ce que j’éprouvais, mais
ma tête ne pouvait plus suivre le fil d’aucune idée. Enfin mes6
sensations se développèrent en une série ascendante en infinie, qui fut
suivie du sommeil et ensuite d’un réveil très désagréable sous le
même gibet où j’avais vu les deux pendus grimaçants.
Voici, Messieurs, l’histoire de ma vie où il ne manque que
l’histoire de mon système, c’est-à-dire mes applications du calcul à la
connaissance de l’ordre général de cet univers, mais j’espère qu’un
jour vous voudrez bien me permettre de vous en donner une, et surtout
à cette belle dame qui me paraît avoir pour la géométrie un goût
6
Biffé : sentimen
Vingt-cinquième Journée 383
supérieur à son sexe et à son âge.
VINGT-CINQUIEME JOURNEE
Ce1 jour fut [consacré] au repos. Le genre de vie que menaient nos
Bohémiens et dont la contrebande était le principal objet exigeait des
déplacements continuels et fatigants ; je fus donc charmé de pouvoir
passer toute une journée au même endroit où j’avais passé la nuit.
Chacun prit quelque soin de sa personne et Rébecca alla même
jusqu’à ajouter quelque chose à sa parure ; il me parut quelquefois
qu’elle devenait le sujet des distractions du jeune duc, car c’est là le
titre que nous2 donnions à Velasquez. On nous servit sous un bel
ombrage un dîner un peu plus recherché que ne l’étaient nos repas
ordinaires, et lorsqu’il fut fini, Rébecca observa que le chef des
Bohémiens n’étant pas aussi occupé qu’à l’ordinaire, il n’y aurait pas
d’indiscrétion à lui demander la suite de son histoire. Pandesovna ne
se fit point prier et nous raconta ce que l’on va voir.
SUITE DE L’HISTOIRE DE PANDESOVNA
Nous3 approchions de Burgos. J’étais étendue [sic] dans ma litière
avec un air de dignité très convenable à une future vice-reine. Mon
futur époux voltigeait à mes côtés, entremêlant la sévérité habituelle
de sa physionomie de je ne sais quels airs tendres et empressés qui me
mettaient fort mal à mon aise. Nous arrivâmes ainsi à un abreuvoir
très ombragé où nous trouvâmes une collation que nous avaient fait4
préparer quelques habitants de Burgos. Le vice-roi me présenta la
1
GF, p. 424.
2
Biffé : lui
3
GF, p. 363.
4
Au verso de ce f., Potocki a divisé 120 par 4, puis a donné verticalement la série
suivante : « 4 / 12 / 4 / .9. / 4 déjeuné / 33. »
384 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
main pour descendre de ma litière, mais au lieu de me conduire au lieu
où était la collation, il me mena un peu plus loin et m’ayant fait
asseoir à l’ombre, il s’assit à côté de moi et me parla ainsi :
– Charmante personne, plus j’ai le bonheur de vous approcher, plus
je vous vois et plus je me persuade que le ciel vous a destinée à
embellir le soir d’une vie orageuse que j’avais consacrée au bien de
mon pays et à la gloire de mon roi. J’ai servi sur les deux hémisphères,
j’ai assuré à l’Espagne la possession de l’important archipel des
Philippines, j’ai découvert la moitié du Nouveau-Mexique, j’ai passé
ma vie à disputer mon existence aux vagues de l’océan, aux
intempéries des climats et aux funestes exhalaisons des mines d’or que
je faisais ouvrir. Le roi des Espagnes et des Indes, quelque puissant
qu’il soit, ne l’est pas assez pour me récompenser, mais vous,
charmante Inez, cette récompense est en votre pouvoir. Votre destinée
unie à la mienne ne me laisse plus rien à désirer. Passant mes jours
dans un doux repos sans autre affaire que celle de contribuer à votre
bonheur et d’épier tous les mouvements de votre belle âme, je serai
moi-même heureux par un de vos sourires et transporté de plaisir à la
moindre marque d’affection que vous voudrez bien me donner.
L’image de cette vie paisible succédant aux agitations auxquelles j’ai
été livré jusques à présent, me ravit tellement que j’ai pris cette nuit la
résolution de hâter l’instant où vous serez à moi. Je vous quitte donc,
belle Inez, mais c’est pour me rendre à Burgos où vous verrez les
effets de mon empressement.
Après avoir ainsi parlé, le vice-roi mit un genou en terre, baisa ma
main, monta à cheval et partit au grand galop.
Je n’ai pas besoin de vous dire quelles étaient mes angoisses. Je
m’attendais aux scènes les plus désagréables ; et cette perspective
désespérante était toujours terminée par la fustigation que je ne
manquerais pas de recevoir chez les Théatins. J’allai rejoindre les
deux tantes qui étaient occupées à déjeuner. Je voulus leur faire part
de la nouvelle déclaration du vice-roi, mais il n’y eut pas moyen : le
majordome me pressa de remonter en litière et il fallut obéir.
Étant arrivés aux portes de la ville, nous y trouvâmes un page de
mon futur époux qui dit que l’on nous attendait au palais épiscopal.
Vingt-cinquième Journée 385
Une sueur froide que je sentis sur mon front m’avertit que j’existais
encore, car d’ailleurs la peur m’avait plongé dans une sorte
d’anéantissement dont je ne sortis que lorsque je me trouvai vis-à-vis
l’archevêque. Ce prélat était dans un fauteuil à la droite du vice-roi ;
son clergé était assis au-dessous de lui, et les principaux magistrats de
Burgos étaient assis du côté du vice-roi. À l’autre bout de la salle était
un autel tout préparé pour la cérémonie. L’archevêque se leva, me
bénit et me baisa au front. Surmonté par tous les sentiments dont
j’étais agitée [sic], je tombai à ses pieds et comme inspiré par je ne
sais quelle présence d’esprit, je m’écriai :
– Monseigneur, ayez pitié de moi ! Je veux être religieuse. Oui, je
veux être religieuse.
Après que j’eus fait cette déclaration dont toute la salle retentit, il
me parut convenable [de] m’évanouir. Je ne me relevai donc que pour
tomber entre les bras des deux tantes qui avaient bien de la peine à se
soutenir elles-mêmes, tant elles étaient émues. J’avais les yeux
entrouverts et je vis que l’archevêque se tenait respectueusement
debout devant le vice-roi et semblait attendre qu’il prît quelque
résolution.
Le vice-roi pria l’archevêque de reprendre sa place et de lui laisser
le temps de réfléchir sur ce qui venait de se passer. L’archevêque
s’assit et je vis la physionomie du vice-roi à découvert qui, plus sévère
encore que de coutume, avait une expression à faire peur aux plus
hardis. Il parut quelque temps absorbé dans ces réflexions. Puis
mettant fièrement son chapeau, il dit :
– Mon incognito est fini, je suis le vice-roi du Mexique.
L’archevêque peut rester assis.
Toute l’assemblée se leva avec respect.
– Messieurs, dit alors le vice-roi, il y a quatorze ans que d’infâmes
calomniateurs m’ont accusé d’être le père de5 cette jeune personne. Je
ne trouvai alors d’autres moyens de leur fermer la bouche que de
promettre solennellement de l’épouser dès qu’elle serait en âge de se
marier. Tandis qu’elle croissait en grâces et en6 vertus, le roi agréant
5
Biffé : Mademoiselle
6
Biffé : beauté
386 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
mes services me faisait monter de grade en grade et m’a enfin conféré
la dignité éminente dont je suis maintenant revêtu. Cependant le temps
d’accomplir ma promesse étant venu, je demandai au roi la permission
de venir en Espagne et de m’y marier. Le Conseil de Madrid chargé de
la réponse de Sa Majesté m’écrivit que je pouvais venir en Espagne,
mais sous un autre nom que le mien, et que je ne reprendrais les
honneurs de vice-roi qu’au moment où je renoncerais à mon mariage.
Il m’était en même temps défendu d’approcher de Madrid. Je compris
facilement que j’avais à renoncer ou à mon mariage ou à la faveur de
mon maître, mais j’avais promis et je n’hésitai point. Lorsque je
connus cette charmante personne, je pensai réellement que le ciel
voulait me détourner de la voix des honneurs et me rendre heureux
dans les jouissances paisibles de la retraite. Mais puisque ce ciel
jaloux veut appeler à lui une âme dont le monde n’était point digne, je
vous la remets, Monseigneur l’archevêque ; faites-la conduire au
couvent des Annonciades et qu’elle y commence son noviciat. Les
biens du comte de Rovellas son père sont entre mes mains et j’en
rendrai compte à qui il appartiendra. Je vais écrire au roi et le préparer
à mon arrivée.
Comme Pandesovna en était à cet endroit de son récit, on vint
l’avertir que sa présence était nécessaire aux affaires de la horde.
Lorsqu’il fut parti, on fit quelques réflexions sur la bizarrerie de sa
destinée et puis l’on se sépara.
Vingt-septième Journée 387
VINGT-SIXIEME JOURNEE
Nous1 nous remîmes en2 route et le cabaliste nous dit en montant à
cheval :
– Pour le coup, je puis vous promettre que nous jouirons
aujourd’hui de la conversation du Juif errant. Mon pouvoir n’est pas
encore si fort anéanti que le drôle l’imagine.
Dès que nous fûmes en marche, il tira un livre de sa poche, y lut je
ne sais quelles formules barbares, et bientôt nous vîmes un homme sur
le sommet d’une montagne.
– Le voyez-vous ? dit le cabaliste. Vous allez3 être témoins de la
façon dont je vais le traiter.
Rébecca demanda grâce pour le coupable et son frère parut
s’adoucir. Le Juif errant arriva auprès de nous et en fut quitte pour des
reproches très vifs que le cabaliste lui fit dans une langue que je
n’entendais point. Après quoi il lui ordonna de marcher auprès de moi
et de reprendre son histoire au même endroit où il l’avait laissée. Le
malheureux vagabond obéit sans répliquer et commença en ces
termes :
SUITE DE L’HISTOIRE DU JUIF ERRANT
Je vous ai dit, Messieurs, qu’il s’était formé à Jérusalem une secte
de Hérodiens qui soutenaient que Hérode était le Messie et j’avais
promis de vous4 instruire du sens que les Juifs attachaient à ce nom.
Je vous dirai donc que messie en hébreu veut dire « oint, frotté de
graisse » et que christos est la traduction de ce nom en grec.
Lorsque Jacob se réveilla après sa fameuse vision, il répandit de
l’huile sur [la] pierre et appela cet endroit bethel qui veut dire
1
GF, p. 507.
2
Biffé : marche
3
Biffé : voir
4
Biffé : dire
388 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
« maison de Dieu ».
Sanchoniaton dit que ce fut Scham qui inventa les betyles ou
« pierres animées ». On crut que l’esprit divin animait tout ce qui était
consacré par l’onction. On oignit les rois et messie devint le synonyme
de roi. Lorsque David parle du Messie, c’est lui-même qu’il a en vue,
comme on le voit dès le premier psaume.
Mais lorsque le royaume des Juifs, divisé et souvent envahi, devint
le jouet des puissances voisines, surtout lorsque le peuple fut conduit
en captivité, les prophètes le consolaient en lui promettant qu’un jour
il naîtrait un messie de la race de David, qui abaisserait l’Assyrie
Babylone et rendrait les Juifs triomphants. Les plus beaux édifices ne
coûtaient rien à l’inspiration de nos prophètes ; aussi ne manquèrent-
ils point de bâtir une Jérusalem, digne d’être la capitale d’un aussi
grand roi, et un temple où rien ne manquait de ce qui pouvait rendre le
culte respectable aux yeux du peuple. Les Juifs écoutaient ces
prophéties avec plaisir, mais sans y ajouter une grande importance.
Comment en effet se seraient-ils intéressés à des événements qui ne
devaient arriver que sous les petits-fils de leurs arrière-petits-enfants ?
Il paraît que les prophéties furent à peu près oubliées sous l’empire
des Macédoniens ; aussi l’on ne voit point que personne ait regardé
comme Messie aucun des Maccabées qui pourtant avaient délivré leur
pays de l’oppression des étrangers. Leurs descendants qui régnèrent
effectivement ne passèrent pas non plus pour avoir été annoncés par
les prophètes. Mais il en fut autrement sous le vieux Hérode. Les
courtisans de ce prince, après avoir épuisé pendant les quarante ans
toutes les flatteries qui pouvaient lui plaire, finirent par lui prouver
qu’il était le Messie annoncé dans les prophéties. Hérode, fatigué de
tout à l’exception de l’exercice de la puissance dont il devenait tous
les jours plus jaloux, crut trouver dans cette opinion un moyen de
reconnaître ceux qui lui étaient dévoués. Ses amis formèrent donc une
secte de Hérodiens dont le grand prêtre était le fourbe Sédékias, le
frère cadet de ma [grand-]mère. Vous jugez bien que mon grand-père
et son ami Dellius ne songèrent plus à aller à Jérusalem.
Ils firent faire un petit coffre de bronze, y mirent le contrat de vente
de la maison de Jérusalem, l’obligation d’Hillel pour les trente mille
Vingt-septième Journée 389
dariques de Dellius, avec une cession en faveur de mon père
Mardochée. Puis ils cachèrent le coffre et se promirent de ne plus
l’ouvrir tant que les circonstances plus favorables ne les rappelleraient
pas à Jérusalem.
Hérode mourut et la Judée fut en proie aux plus déplorables
divisions. Trente chefs de parti se firent oindre et furent ainsi des
Messies.
Quelques années après, mon père Mardochée épousa la fille d’un
de ses voisins, et je naquis douze mois après dans la5 ème année du
règne d’Auguste. Mon grand-père voulut avoir la satisfaction de me
circoncire lui-même et ordonna les apprêts d’une fête assez
somptueuse ; mais il était accoutumé à la retraite. Le mouvement qu’il
se donna à cette occasion et sans doute aussi son grand âge furent les
causes premières d’une maladie qui le conduisirent au tombeau en peu
de semaines. Il expira entre les bras de Dellius en lui recommandant
de conserver à mon père et à moi les documents renfermés dans le
coffret de bronze et d’empêcher que le méchant ne jouît en paix des
fruits de sa scélératesse. Ma mère qui avait souffert dans ses couches
ne survécut à son beau-père que de quelques mois.
Le vieux Dellius resta auprès de mon père que tant de pertes
avaient accablé, et ils continuèrent à vivre dans la retraite ; mais
Sédékias n’était point tranquille : il craignait toujours de nous voir
arriver à Jérusalem et lui redemander sa maison et trente mille
dariques, et ne se crut en sûreté qu’autant qu’il nous perdrait tout à
fait ; tout semblait aussi favoriser ses desseins pervers, car Dellius
devint aveugle et mon père qui lui était fort attaché se renferma chez
lui plus qu’il n’avait jamais fait. Bientôt on lui apprit que la maison à
côté de la nôtre avait été achetée par des Juifs de Jérusalem, et qu’elle
était remplie de gens de mauvaise mine, qui avaient tout l’air
d’assassins. Mon père qui aimait la tranquillité par caractère y trouva
de nouvelles raisons pour se renfermer chez lui.
Comme [le Juif] errant en était à cet endroit de son récit, il arriva à
l’un des Bohémiens je ne sais quel accident qui fixa l’attention de
5
Un espace libre a été ménagé.
390 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
toute la caravane, et la suite de son histoire fut remise au lendemain.
VINGT-SEPTIEME JOURNEE
Le lendemain comme nous étions en pleine marche, nous fûmes
joints par le Juif errant qui reprit la suite de son histoire de la manière
que l’on va voir.
SUITE DE L’HISTOIRE DU JUIF ERRANT
Un6 jour on annonça à mon père qu’un greffier romain demandait à
lui parler ; il fut introduit et intima à notre famille qu’elle était accusée
de haute trahison et de vouloir livrer l’Égypte aux Arabes. Lorsque le
Romain fut parti, Dellius dit à mon père :
– Il est inutile de vouloir prouver votre innocence, car7 chacun en
est très persuadé ; mais il vous en coûtera la moitié de votre bien et il
faut le sacrifier de bonne grâce.
Dellius avait raison : cette affaire coûta à mon père la moitié de
tout ce qu’il possédait. L’année suivante, mon père, en sortant le matin
de chez lui, trouva devant sa porte un homme assassiné ; il semblait
respirer encore. Mon père le fit porter dans sa maison et voulut le
rappeler à la vie, mais il vit aussitôt entrer chez lui des hommes de la
justice avec tous les habitants de la maison voisine au nombre de huit,
qui jurèrent tous qu’ils avaient vu mon père assassinant cet homme.
Mon père passa six mois en prison et n’en sortit qu’après avoir sacrifié
l’autre moitié de son bien, c’est-à-dire tout ce qui lui en restait. Sa
maison lui restait encore, mais il y était à peine rentré que le feu prit
chez ses méchants voisins et gagna son habitation. C’était la nuit ; ils
pénétrèrent chez nous, enlevèrent ce qu’ils purent sous prétexte de
6
GF, p. 521.
7
Biffé : tout le monde
Vingt-septième Journée 391
nous secourir et mirent le feu partout où il n’était pas encore.
Au lever du soleil, notre maison n’était plus qu’un monceau de
cendres au milieu desquelles on voyait se traîner l’aveugle Dellius et
mon père qui me tenait dans ses bras et déplorait son malheur.
Lorsque les boutiques furent ouvertes dans notre quartier, mon père
me prit dans ses bras et alla avec moi chez le boulanger qui nous avait
fourni jusques alors et qui par charité nous donna encore trois pains.
Nous retournâmes auprès de Dellius qui nous dit que pendant notre
absence, un homme qu’il n’avait pu voir était venu à lui et lui avait
dit :
– Ô Dellius, puissent vos malheurs retomber sur la tête de
Sédékias ! pardonnez à ceux qu’il a employés. Ils étaient payés pour
vous faire périr et ne l’ont pas fait. Tenez, voilà de quoi vous soutenir
pendant quelque temps.
Alors cet homme lui avait remis une bourse avec cinquante pièces
d’or. Ce secours inattendu fit plaisir à mon père. Il étendit gaiement
sur les cendres un morceau de tapis à moitié brûlé, mit les trois pains
dessus et alla chercher de l’eau dans un pot de terre à moitié brisé.
J’avais alors quatre ans finis ; je me rappelle d’avoir partagé avec8
mon père cet instant de9 gaîté et d’avoir été avec lui à la citerne. J’eus
aussi ma part du déjeuner. Nous y étions encore lorsque nous vîmes
venir un jeune enfant d’environ sept ans qui pleurait et nous demanda
un peu de pain.
– Je suis, nous dit-il, fils d’un soldat romain. Mon père employé
contre un parti de pasteurs arabes n’est point revenu de cette expé-
dition, non plus que tous ses camarades de la même cohorte. Le pain
qu’on m’avait laissé est fini d’hier ; j’ai voulu en demander par la ville
et j’ai trouvé toutes les portes fermées ; mais comme vous n’avez plus
ni porte ni maison, j’espère que vous ne me refuserez pas.
Le vieux Dellius, qui ne manquait aucune occasion de faire de la
morale, dit :
– Il est donc sûr qu’il n’y a point d’homme tellement misérable
8
Biffé : lui
9
Biffé : bonheur
392 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
qu’il ne10 puisse encore être bon à quelqu’un, tout comme il n’y a
point d’homme tellement puissant qu’il n’ait besoin de tout le monde.
Oui, mon enfant, sois le bienvenu, partage avec nous le pain de la
misère. Quel est ton nom ?
– On [m’]appelle Germanus, dit l’enfant.
– Puisses-tu vivre longtemps, reprit Dellius.
Et cette espèce de bénédiction est devenue une prophétie, car cet
enfant a bien longtemps vécu et vit encore à l’heure qu’il est à Venise
où il est connu sous le nom du chevalier de Saint-Germain.
– Je le connais, dit Ben Mamoun, il a quelques connaissances
cabalistiques.
Dès que nous eûmes déjeuné, Dellius demanda à mon père si l’on
avait forcé la porte de la cave. Mon père répondit que la porte était
fermée comme elle l’avait été avant l’incendie, et que les flammes
avaient respecté une partie de la voûte par laquelle on entrait dans
cette cave.
– Eh bien ! dit Dellius, prenez deux pièces d’or de la bourse que
l’on m’a donnée, louez des ouvriers et construisez une cabane autour
de la voûte ; il n’est pas possible qu’il n’y ait quelques débris de
l’ancienne maison qui ne puissent servir.
On trouva en effet quelques poutres et quelques planches entières.
On les joignit comme on put, on couvrit le tout de branches de
palmiers, on le tapissa de nattes et nous eûmes un abri assez
commode. La nature n’en demande pas davantage dans nos heureux
climats : le plus léger abri suffit sous un ciel sans nuages, comme la
plus légère nourriture y est aussi la plus saine. Ainsi l’on peut dire
avec raison que la misère n’est point dans les pays chauds aussi à
redouter qu’elle l’est dans les contrées septentrionales.
Tandis que l’on travaillait à notre habitation, Dellius porta une
natte sur la rue et s’y établit, et joua un air sur la guitare phénicienne ;
après quoi il chanta une grande ariette qu’il avait autrefois composée
10
Biffé : trouve
Vingt-septième Journée 393
pour Cléopâtre et si11 sa voix plus que sexagénaire eut encore le
pouvoir de rassembler autour de lui une foule assez grande qui
trouvait du plaisir à l’entendre. Lorsqu’il eut fini son ariette, il dit :
– Ô citoyens d’Alexandrie, faites l’aumône à Dellius que vos pères
ont vu premier musicien de Cléopâtre.
Ensuite le petit Germanus se présenta à chacun, ayant en main une
écuelle de terre où chacun mit sa petite offrande.12
Alors Dellius se fit une loi de ne chanter et mendier qu’une fois par
semaine, et ces jours-là, tout le quartier s’y rassemblait et l’on ne
retournait chez soi qu’après nous avoir fait d’abondantes aumônes.
Notre destinée était donc assez supportable. Cependant mon père
qui était d’un caractère doux et sensible s’était trop affecté de cette
suite d’infortunes qu’il avait si peu méritées ; il tomba dans une
maladie de langueur qui le conduisit au tombeau en moins d’une
année. Nous restâmes alors uniquement confiés au soin de l’aveugle
Dellius et réduits à vivre de ce que lui rapportaient les accords de sa
voix déjà si vieille et cassée. Une grosse toux suivie d’un enrouement
complet nous ôta cette ressource dès l’hiver suivant, mais je fis alors
un petit héritage d’un frère de ma mère qui était mort à Damiette sans
enfants. L’héritage montait à cinq cents dariques qui n’étaient pas le
tiers de ce qui me revenait de droit, mais Dellius s’en contenta en mon
nom et fit si bien valoir cette petite somme qu’elle a suffi à notre
entretien pendant tout le temps de mon enfance. Dellius ne négligea ni
mon éducation ni celle du jeune Germanus. Nous restions alterna-
tivement auprès de lui : les jours que je n’étais pas de service, je
fréquentais une école juive qui était dans le quartier, et Germanus
suivait les leçons d’un prêtre d’Isis appelé Chérémon. Dans la suite on
le fit porte-flambeau dans les mystères de la déesse ; lorsqu’il revenait
de la fête, il me charmait toujours par les descriptions qu’il m’en
faisait.
Comme le Juif errant en était à cet endroit de son récit, nous
arrivâmes au gîte et il nous quitta pour s’enfoncer et errer dans les
11
Au sens de pourtant.
12
Fin des f. non filigranés du cahier 4.
394 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
montagnes.
VINGT-HUITIEME JOURNEE
[cahier] 5
SUITE DE L’HISTOIRE DU JUIF ERRANT
Nous13 croissions ainsi non pas sous les yeux du bon Dellius qui
n’en avait plus, mais protégés par sa prudence et dirigés par ses bons
avis. Dix-huit siècles se sont écoulés depuis mon enfance, et c’est le
seul temps de ma longue vie auquel je pense avec quelque plaisir.
J’aimais Dellius avec toute la tendresse d’un fils et je m’étais fort
attaché à mon ami Germanus. J’avais cependant avec celui-ci de
fréquentes disputes et toujours sur le même sujet qui était la religion.
Imbu des principes intolérants de la Synagogue, je ne cessais de lui
répéter :
– Vos idoles ont des yeux et elles ne voient point ; elles ont des
oreilles et elles n’entendent point. Un orfèvre les a fondues, les souris
y font leur nid.
Germanus me répondait toujours que les idoles n’étaient pas
regardées comme des dieux et que je n’avais aucune idée de la
13
GF, p. 536.
Vingt-huitième Journée 395
religion égyptienne. Cette réponse, tant de fois repétée, excita ma
curiosité et je priai Germanus d’obtenir du prêtre Chérémon qu’il
m’instruisît lui-même dans sa religion, ce qui pourtant ne pouvait se
faire sans une sorte de mystère, car si on l’avait su à la synagogue,
j’aurais eu l’affront d’être excommunié. Germanus était fort aimé de
Chérémon ; il en obtint facilement ce que je lui avais demandé, et dès
le lendemain, je me rendis à l’entrée de la nuit dans un bosquet voisin
du temple d’Isis. Germanus me présenta à Chérémon qui, après
m’avoir fait asseoir auprès de lui, joignit les mains, se recueillit un
instant et prononca la prière suivante en langue vulgaire de la Basse-
Égypte, que j’entendais parfaitement. Voici donc quelle fut la prière
de Chérémon :
Ô mon Dieu, père de tout, Dieu saint dont la volonté est toujours accomplie par sa
propre puissance, Dieu saint qui te manifestes aux tiens, tu es le saint qui a tout fait
par ta seule parole. Tu es le saint dont la nature est l’image. Tu es le saint que la
nature n’a point créé. Tu es le saint plus fort que toute puissance. Tu es le saint plus
grand que toute élévation. Tu es le saint meilleur que toute louange. Reçois le
sacrifice de grâces de mon cœur et de mes paroles. Tu es ineffable et le silence est ta
prédication, car tu as aboli les erreurs contraires1 à la vraie connaissance. Approuve-
moi, renforce-moi et fais participer à cette grâce ceux qui sont encore dans
l’ignorance, aussi bien que ceux qui te connaissent et qui sont par là mes frères et mes
enfants.
Je crois en toi et le confesse hautement. Je m’élève à la vie et à la lumière. Je veux
participer à ta sainteté, car tu m’en as inspiré la volonté.
Lorsque Chérémon eut fini sa prière, il se tourna vers moi et me
dit :
– Mon enfant, vous voyez que nous reconnaissons ainsi que vous
l’excellence d’un Dieu qui a créé le monde par la parole. La prière que
vous venez d’entendre est tirée du Pi-mandre, livre que nous
attribuons à Thot trois fois grand dont les ouvrages sont portés en
cérémonie dans toutes les fêtes. Il y a vingt-six mille de ces rouleaux
ou volumes qui passent chez nous pour avoir été écrits par ce
philosophe qui vivait il y a deux mille ans. Mais comme il n’est
permis qu’à nos Sahh ou « scribes sacrés » d’en faire des copies, il est
1
Biffé : à la vengeance
396 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
possible qu’ils aient ajouté bien des choses. D’ailleurs les écrits de
Thot sont remplis d’une métaphysique très subtile qui a donné lieu à
des interprétations très différentes. Je me contenterai donc de vous
instruire des dogmes les plus universellement reçus et qui se
rapportent assez à ceux des Chaldéens. Les religions, commes toutes
les autres choses de ce monde, sont soumises à une force lente et
continue qui tend sans cesse à changer leur forme et leur nature, si
bien qu’au bout de quelques siècles, il se trouve que la religion que
l’on croit toujours la même finit cependant par offrir à la croyance des
hommes d’autres opinions ou d’autres préceptes ou des allégories dont
on ne pénètre plus le sens, ou des dogmes auxquels l’on ne croit plus
qu’à moitié. Je ne puis donc vous assurer que je vous instruirai
précisément dans l’ancienne religion dont vous pouvez voir encore
quelques cérémonies représentées dans le grand bas-relief
d’Osymandyas à Thèbes ; mais je vous transmettrai les leçons de mes
anciens telles que je les donne à mes autres élèves.
« Ce que je vous recommande d’abord est de ne vous attacher ni
aux paroles ni à l’image ni même à l’emblème, mais de vous appliquer
à suivre l’esprit de toutes les choses. Ainsi le limon représente tout ce
qui est matériel ; un dieu, assis sur une feuille de lotus et nageant sur
le limon, représente la pensée qui repose sur la matière sans la
toucher. Et c’est le même emblème qui a servi à votre législateur
lorsqu’il a dit que l’esprit de Dieu était porté sur les eaux. Le monde
créé par la parole et l’esprit porté sur les eaux ne sont point les seuls
emprunts que Moïse a faits à notre théologie, ou du moins la religion
égyptienne et la juive ont eu bien des dogmes semblables tels que la
circoncision, l’éloignement pour les étrangers, l’horreur pour le porc,
la continuation du sacerdoce dans les mêmes familles et une infinité
d’autres ressemblances.
Comme Chérémon en était à cet endroit de la leçon, un acolyte du
culte d’Isis frappa l’heure qui désignait minuit. Notre maître nous dit
que des devoirs pieux l’appelaient au temple et que nous pouvions
revenir à l’entrée de la nuit prochaine.
Vous-même, ajouta le Juif errant, vous allez bientôt arriver au gîte,
Vingt-neuvième Journée 397
permettez donc que je remette à demain la suite de mon histoire.
VINGT-NEUVIEME JOURNEE
SUITE DE L’HISTOIRE DU JUIF ERRANT
Je1 ne manquai pas de me rendre au bosquet d’Isis à l’entrée de la
nuit suivante et j’y trouvai le vénérable Chérémon qui reprit ainsi le fil
de ses instructions :
– Les emblèmes dont je vous parlais hier au soir n’ont jamais
empêché que nous n’ayons cru à un Dieu supérieur à tous les autres.
Le texte de Thot est positif à cet égard ; voici comme il s’exprime :
Ce Dieu un est immobile, permanent dans l’isolation de son unité ; l’intelligence
même ne peut se mêler avec lui, ni aucune autre chose. Il est son propre modèle, il est
son propre père, il est son propre fils et seul père de Dieu. Il est celui qui est bon, c’est
la source de toutes les idées intelligibles et de tous les êtres premiers. Ce Dieu un
s’explique de lui-même par la raison qu’il se suffit à lui-même. Il est le principe, le
Dieu des Dieux, la monade de l’unité et le commencement de l’essence, et il est
appelé le père de l’Essence et comme il a existé avant l’intelligence, il est appelé Noé-
t-arque.
« Vous voyez donc, mes amis, continua Chérémon, que l’on ne
peut avoir sur la divinité des idées plus relevées que les nôtres ; mais2
nous avons cru pouvoir déifier une partie des qualités de Dieu et de
ses rapports avec nous, et en faire comme autant de divinités
particulières. Ainsi nous appelons la pensée de Dieu Emeth et
lorsqu’elle se manifeste par l’organe de la parole, nous l’appelons
Toth (persuasion) ou Armeth (interprétation).
« Lorsque la pensée de Dieu tenant en sa garde la vérité et la
sagesse descend sur la terre et met aujourd’hui la force génératrice,
elle est appelée Amoun. Lorsque la pensée y ajoute le secours de l’art,
1
GF, p. 549.
2
Biffé : comme
398 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
elle est appelée Phta ou Vulcain. Et lorsque la pensée paraît plus
éminemment bienfaisante, elle est appelée Osiris.
« Comme [je] vous l’ai déjà dit, nous regardons Dieu comme étant
un, mais l’immense quantité de ses rapports bienfaisants à notre égard
fait que nous croyons pouvoir sans impiété nous adresser à lui comme
s’il était une multitude, car il est réellement immensément varié dans
les qualités que nous pouvons apercevoir.
« Il n’en est pas de même des démons ; nous pensons que chacun
de nous en a deux : l’un bon et l’autre mauvais. Les âmes des héros
tiennent de la nature des bons démons, et sont les premières d’entre
les âmes. Les dieux par leur nature ne peuvent se comparer qu’à
l’éther, les héros et les démons à l’air, et les simples âmes nous
paraissent avoir quelque chose de terrestre. La providence divine nous
paraît pouvoir être comparée à la lumière qui remplit tout l’espace des
mondes. D’anciennes traditions ont appris qu’il y avait encore un
autre ordre de puissances célestes, appelées angéliques ou faites pour
être envoyées et annoncer les ordres de Dieu, et les anges ont des
chefs que les Juifs hellénisants ont appelés archontes ou archanges.
« Ceux qui ont reçu chez nous l’ordre de la prêtrise croient avoir en
leur puissance l’épiphanie, c’est-à-dire le pouvoir de faire apparaître à
leur volonté les dieux, les démons, les anges, les héros et les âmes,
mais ils ne peuvent exécuter ces apparitions théurgiques sans troubler
jusques à un certain point l’ordre de l’univers.
« Lorsque les dieux apparaissent et descendent sur la terre, le soleil
et la lune se dérobent pour quelque temps à la vue des mortels.
« Les archanges sont précédés par une lumière plus éclatante que
celle des anges.
« Les âmes des héros ont moins d’éclat que celles des anges, mais
plus que celles des simples mortels qui sont fort obscurcies par les
effets de l’ombre.
« Les princes du zodiaque se présentent sous des formes très
majestueuses.
« Il y a de plus une infinité de circonstances particulières qui
accompagnent les apparitions de ces différents êtres et servent à les
distinguer ; et les mauvais démons sont reconnaissables aux influences
Vingt-neuvième Journée 399
malignes qui les suivent toujours.
« Quant aux idoles, nous croyons que si on les fabrique sous de
certains aspects célestes et avec de certaines cérémonies théurgiques,
on peut faire descendre sur elles quelque peu de l’essence divine. Mais
cet art est si trompeur et si peu digne de la véritable connaissance de
Dieu que nous l’abandonnons à un ordre de prêtres très inférieur à
celui dont je fais partie.3
« Lorsqu’un de nos grands prêtres invoque les dieux, il se fait en
quelque sorte participant à leur nature. Il ne cesse point d’être homme,
mais la nature divine le pénètre cependant jusques à un certain point,
et il s’unit à son dieu. Dans cet état, il lui est facile de commander aux
démons bruts et terrestres, et de les faire sortir des corps où ils sont
entrés.
« Quelquefois nos prêtres, en mêlant des pierres, des herbes, des
matières animales et des aromates, en font un mélange digne de
recevoir la divinité ; mais les prières sont les véritables liens qui
unissent le prêtre à son dieu.
« Enfin s’il faut tout vous dire, je vous avouerai que les prêtres
osent quelquefois user de menaces envers les dieux ; ils disent pendant
le sacrifice : “ Si vous ne m’accordez ce que je vous demande, je
découvrirai ce qu’Isis a de plus caché. Je révélerai les secrets de
l’abîme, je forcerai le coffre d’Osiris, je livrerai ses membres à
Typhon”. Je vous avouerai naïvement que je n’approuve point ces
formules dont les Chaldéens s’abstiennent absolument.
Comme Chérémon en était à cet endroit de son instruction,
l’acolyte frappa minuit ; nous nous retirâmes, bien résolus à revenir la
nuit suivante. Et puisque vous allez arriver au gîte, ajouta le Juif
errant, permettez-moi de remettre à demain la suite de mon histoire.
Après cela il disparut en effet et nous ne tardâmes pas à arriver à
l’endroit où nous devions passer la nuit.
Lorsque nous eûmes soupé, chacun dit son mot sur le récit du Juif
errant et le duc de Velasquez assura qu’il ne lui avait rien appris de
nouveau, et que tout cela se trouvait dans le livre de Jamblique.
3
Biffé : Lorsque quelque
400 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
– C’est un ouvrage, dit-il, que j’ai lu avec beaucoup d’attention, et
je n’ai jamais pu comprendre comment les critiques qui recevaient
pour authentique la lettre de Porphyre à l’Égyptien Anebon ne
regardaient la réponse du prêtre Abamon que comme une invention de
Jamblique.4 Il m’a paru au contraire que Jamblique n’avait fait autre
chose que de fondre dans son ouvrage la réponse de l’Égyptien et d’y
ajouter quelques observations sur les opinions des Chaldéens et des
philosophes grecs.
– Quoi qu’il en soit d’Abamon et d’Anebon, dit le cabaliste, je
vous assure, Seigneur cavalier, que tout ce que le Juif errant vous a dit
est la pure vérité.
On se sépara et j’allai m’asseoir sous un rocher, dans un lieu d’où
je pouvais considérer à mon aise le lever de la lune et les beaux effets
de la lumière de cet astre sur le paysage qui m’environnait. Mais je ne
fus pas plus tôt assis que je m’entendis appeler par mon nom à deux
reprises. Je me levai et je vis au haut du rocher un homme habillé de
blanc que je reconnus pour le même religieux qui avait imposé silence
au Juif errant. Il me dit :
– Alphonse, sachez que celui que l’on vous donne pour être le Juif
errant n’est qu’un démon chargé d’affaiblir votre foi et de vous faire
embrasser le mahométisme.
Le religieux vêtu de blanc disparut et je retournai chez moi sans
être fort frappé de cette apparition5, car j’étais décidé à ne point quitter
ma religion et tout ce que l’on pouvait dire pour ou contre n’y aurait
rien fait.
4
Biffé : Il n’est
5
être fort frappé de cette apparition surch. aut. : beaucoup de trouble
Trentième Journée 401
TRENTIEME JOURNEE
SUITE DE L’HISTOIRE DU JUIF ERRANT
Le1 vénérable Chérémon nous reçut avec sa bonté ordinaire et nous
dit ensuite :
– L’abondance des matières que nous avons traitées hier ne m’a
point permis de vous instruire à fond d’un dogme généralement reçu
parmi nous, mais qui a encore plus de vogue chez les Grecs par la
célébrité que lui a donnée Platon. Je veux parler du verbe, ou sagesse
divine que nous appelons tantôt Mander, tantôt Meth ou Thot ou
premier Mercure qu’il ne faut pas confondre avec le secrétaire
d’Osymandyas.
Velasquez interrompit le Juif errant et dit :
– Il est sûr que Platon a parlé du verbe dans les mêmes termes que
saint Jean l’évangéliste. Saint Justin et saint Clément avouent aussi
que les païens reconnaissaient la divinité du verbe. Mais je vous prie
de continuer votre récit.
Le Juif errant ne répliqua point et reprit ainsi le fil de son histoire :
– Je dois vous parler encore, dit Chérémon, d’un autre dogme
établi par le second Thot, le restaurateur de notre religion, qui fut
appelé Trismégiste, ou trois fois grand, parce qu’il avait conçu la
divinité comme partagée en trois grands pouvoirs : Dieu lui-même
auquel il donne le nom de Père, puis le Verbe et l’Esprit. Nous
croyons même qu’un oracle enseigna ce dogme à un de nos demi-
dieux, appelé Thulis2. Mais n’attendez pas que je veuille vous
expliquer des choses que je ne comprends pas moi-même et dont pour
cette raison je m’occupe assez peu. L’esprit de notre religion est de
nous unir à la divinité par un cœur vertueux et des mœurs pures. Aussi
1
GF, p. 561.
2
Voir Suidas, s. v. Θουλις.
402 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
nos prêtres3 s’abstiennent-ils pour la plupart de la chair des animaux.
Et les prêtres d’Apis ne se permettent point le commerce des femmes,
assez ressemblant en cela à ces solitaires que les Juifs appellent
Esséniens.
« Voilà à peu près les dogmes que nous suivons aujourd’hui et qui
s’éloignent de notre ancienne religion en plusieurs points importants
et entre autres au sujet de la métempsycose qui aujourd’hui trouve peu
de partisans quoiqu’elle fût fort en vogue il y a sept cents ans lorsque
Pythagore a été chez nous. Il est aussi beaucoup question dans notre
ancienne théologie des dieux des planètes appelés les sept régisseurs,
mais aujourd’hui cette doctrine est abandonnée aux faiseurs
d’horoscope. Comme je vous l’ai dit, les religions changent comme
tout dans ce monde.
« Il ne me reste plus qu’à vous parler de nos mystères, et je vous en
dirai tout ce qu’il vous importe d’en savoir. D’abord soyez bien
persuadé que lors même que vous seriez initié, vous ne sauriez rien du
tout sur l’origine de notre mythologie. Ouvrez l’historien Hérodote : il
était initié et en avertit le lecteur à chaque page, et cependant il fait des
recherches sur les origines des dieux de la Grèce, comme quelqu’un
qui n’en saurait pas plus que le vulgaire. Ce qu’il appelle le discours
sacré n’avait aucun rapport avec l’histoire. C’était ce que les Latins
ont appelé turpi loquentia, ou discours honteux. On faisait à chaque
initié un conte extraordinairement indécent comme celui de Baubo à
Éleusis, celui des amours de Bacchus en Phrygie. Nous croyons en
Égypte que cette turpitude est un emblème qui désigne combien
l’essence de la matière est vile en elle-même, et nous n’en savons pas
davantage. Un consulaire appelé Cicéron a fait dernièrement un livre
sur la nature des dieux, et il avoue qu’il ne sait d’où est venu le culte
de l’Europe, ni ce qu’on doit penser de son origine. Cependant il était
sûrement initié à tous les mystères de la théologie toscane.
L’ignorance de ces initiés4 qui perce dans tous leurs ouvrages prouve
assez, comme je vous l’ai déjà dit, que si vous étiez initié, vous n’en
3
Biffé : pour
4
Biffé : à tous les mystères
Trentième Journée 403
seriez pas plus5 savant sur l’origine de nos religions.
« Tout cela est effectivement très ancien. Vous voyez une
procession d’Osiris sur le bas-relief d’Osymandyas et vous pourrez
voir dans Manéthon que le culte d’Apis et Mnévis a été introduit en
Égypte par Keachus, plus de mille deux cents ans avant Osymandyas.
« L’initiation ne donne donc aucune lumière ni sur l’origine du
culte, ni sur l’histoire des dieux, ni même sur le sens des emblèmes ;
mais l’établissement des mystères n’en a pas moins été très utile au
genre humain.
« Celui qui se reproche quelque faute grave ou dont les mains
souillées par le meurtre n’osent approcher des autels se présente aux
prêtres des mystères, fait l’aveu de ses péchés et est ensuite purifié par
le baptême. Dans les mystères de Mithra, on lui présente du vin et du
pain, et l’on appelle ce repas eucharistie ; le pécheur se croit réconcilié
avec les dieux et recommence pour ainsi dire une nouvelle vie plus
innocente que celle qu’il avait menée précédemment.
Me rappelant alors de ce que l’ermite vêtu de blanc m’avait dit la
veille, je crus devoir interrompre le Juif errant et lui observer que
l’eucharistie me paraissait appartenir uniquement à la religion
chrétienne.
Velasquez prit alors la parole :
– Pardonnez-moi, me dit-il, Seigneur cavalier, ce que le Juif6 a dit à
cet égard est très conforme à tout ce que j’ai lu dans saint Justin
martyr qui ajoute même que l’on y reconnaît la malice des démons qui
ont voulu imiter ce que les chrétiens devaient faire un jour7.
Cependant continuez s’il vous plaît, Seigneur Juif errant.
L’Israélite reprit en ces termes le fil de son discours :
– Les mystères, dit Chérémon, ont encore une cérémonie commune
à tous, et voici en quoi elle consiste : un dieu meurt, on l’enterre et on
le pleure pendant plusieurs jours, ensuite le dieu ressuscite et l’on se
5
Biffé : avancé
6
Biffé : errant
7
devaient faire un jour surch. aut. : doivent faire
404 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
réjouit. Quelques-uns disent que cet emblème représente le soleil,
mais généralement on l’entend des graines confiées à la terre et qui
ressuscitent après avoir germé.
Ici j’interrompis encore le conteur et je lui8 observai que si toutes
ces conformités avaient eu lieu réellement, je ne voyais plus de
différence entre notre religion et celle des païens.
– Elles diffèrent en tout ce qui regarde Jésus, fils de Marie, dont je
vais bientôt vous entretenir. D’ailleurs la providence divine qui se sert
presque toujours de moyens humains peut avoir voulu préparer les
anciennes religions de manière à pouvoir y enter facilement la
nouvelle. Chérémon sentait lui-même que cette ancienne religion
commençait à crouler de toutes parts, et il nous l’avoua dans la
dernière leçon que nous reçûmes de lui.
– Vous voyez, nous dit-il, que nous ne sommes point idolâtres
comme vos prêtres nous l’ont reproché9, mais je pense que notre
religion ainsi que la vôtre commencent à ne plus suffire aux nations.
Si nous tournons les yeux autour de nous, nous apercevons partout
l’inquiétude et le goût des nouveautés. En Palestine, on se porte en
foule dans le désert pour y entendre ce nouveau prophète qui baptise
dans le Jourdain. Ici vous voyez des thérapeutes ou guérisseurs, des
mages qui mêlent le culte des Persans avec le nôtre. Enfin ce qu’il y a
depui10 les temples sont déserts et les autels sans offrandes.
Comme le Juif errant en était à cet endroit de son récit, nous
arrivâmes au gîte et le malheureux vagabond, condamné à ne jamais
goûter le repos, s’enfonça dans le vallon et disparut à nos yeux.
Nous soupâmes et chacun dit son mot sur les leçons du prêtre
égyptien, mais j’évitai de prendre part à la conversation11 et me
rappelant de mon rendez-vous à quatre cents pas du camp du côté du
8
Biffé : dis
9
nous l’ont reproché surch. : vous l’ont dit
10
A-t-il voulu écrire « depuis » ou « de pis » ?
11
GF, p. 500.
Trentième Journée 405
couchant, je pris mon épée et lorsque je me fus éloigné à peu près de
cette distance, j’entendis tirer un coup de pistolet. J’allai dans le
bosquet où l’on avait tiré et j’y trouvai la même bande de gens armés.
Leur chef me dit :
– Salut ! Seigneur cavalier. Je vois que vous êtes homme de parole
et je ne doute point que vous ne soyez aussi homme de courage. Vous
voyez d’ici cette entrée dans le rocher, elle conduit à de longues routes
souterraines ; des personnes qui s’intéressent à vous vous y attendent.
Vous ne voudrez pas sans doute tromper leur espérance.
Je remerciai l’homme qui m’avait parlé et j’entrai dans le
souterrain sans qu’il se mît en peine de me suivre. Lorsque j’eus fait
cinquante pas sous terre, j’entendis du bruit derrière moi et je vis que
des gros quartiers de rochers, abaissés par je ne sais quel mécanisme,
avaient fermé la porte par laquelle j’étais entré. Le jour qui pénétrait
par quelques crevasses me laissait voir devant moi une longue allée
souterraine dont l’extrémité n’était point éclairée du tout. J’y marchais
cependant sans peine malgré l’obscurité parce que le terrain en était
uni et qu’il allait en pente douce. Je ne me fatiguais donc point, mais
je crois que plus d’un homme à ma place aurait éprouvé quelque
terreur en descendant ainsi dans les entrailles de la terre.
Je marchai pendant deux bonnes heures, mon épée dans la main
droite, et la gauche tendue devant mon visage pour le préserver12 de ce
qui aurait pu le blesser. Enfin je me trouvai arrêté par une grille. Je
tâtonnai autour de moi et mes mains et mes genoux rencontrèrent un
petit lit assez bien fait. Je compris facilement qu’il m’était destiné, je
me couchai et m’endormis.
12
Biffé : des choses
406 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
TRENTE ET UNIEME JOURNEE
Lorsque1 je me réveillai, il faisait grand jour, c’est-à-dire que le
souterrain au-delà de la grille était fort bien illuminé par de grandes
lampes de métal. La porte de la grille était ouverte. Je compris que
c’était le chemin que j’avais à prendre. Je m’habillai donc à la hâte et
après avoir marché environ une demi-heure, j’arrivai à un escalier en
limaçon par lequel je pouvais à mon choix m’élever vers la surface de
la terre ou descendre plus avant dans ses entrailles.
Je choisis ce dernier parti et j’arrivai à un caveau où je trouvai un
tombeau de marbre blanc, éclairé par quatre lampes, et un espèce [sic]
de vieux derviche qui y récitait des prières. Le vieillard se tourna vers
moi et me dit d’un air affable :
– Soyez le bienvenu, Seigneur Alphonse, il y a longtemps que nous
vous attendons.
Je répondis que je pensais être dans le château de Cassar-Gomelez.
– Vous ne vous trompez pas, Seigneur cavalier, reprit le derviche.
Ce tombeau couvre le fameux secret des Gomelez ; mais avant que de
vous entretenir de ce sujet important, permettez que je vous offre une
légère collation. Vous aurez besoin aujourd’hui de toutes les forces de
votre corps.
Après avoir ainsi parlé, le vieillard me conduisit à un caveau
attenant où je trouvai un déjeuner abondant et proprement servi.
Lorsque j’eus fini de manger, le derviche me pria de l’écouter avec
attention et me tint le discours dont je vais vous rendre compte.
– Seigneur cavalier, me dit-il, je n’ignore point que vos belles
cousines vous ont [sic] de l’histoire de vos ancêtres et de l’importance
qu’ils attachaient au secret du Cassar-Gomelez. En effet rien au
monde ne saurait être plus important. Un homme maître de notre
secret n’aurait point de peine à se faire obéir par des nations entières et
s’il savait s’y prendre, à parvenir même à la monarchie universelle.
Mais entre des mains imprudentes, ces dangereux et grands moyens
pourraient bouleverser le globe et détruire pour jamais l’ordre établi
1
GF, p. 502.
Trente et unième Journée 407
dans la société. Les lois que nous suivons depuis bien des siècles ont
donc statué que le secret ne serait révélé qu’à des hommes du sang des
Gomelez, et cela seulement lorsque l’on se serait assuré de leur
caractère par des preuves variées et singulières.
« Il est encore d’usage que l’on exige des serments solennels et
accompagnés de tout l’appareil de la religion. Mais la connaissance
que nous avons de votre caractère fait que nous nous contenterons de
votre parole d’honneur. J’ose donc, Seigneur cavalier, vous demander
votre parole de ne jamais révéler ce que vous allez voir.
Je réfléchis quelques instants et enfin je donnai la parole que l’on
me demandait. Alors le derviche poussa un des parois2 du tombeau de
marbre et je vis un escalier qui conduisait à des3 souterrains encore
plus profonds.
– Descendez, Seigneur cavalier, me dit le derviche, il est inutile
que je vous accompagne, mais je viendrai vous chercher ce soir.
Je descendis donc et je vis des choses que je me ferais un plaisir de
vous dire si ma parole d’honneur n’y mettait un obstacle invincible.
Le derviche vint sur le soir comme il me l’avait promis. Nous
remontâmes ensemble et nous allâmes dans un autre caveau où l’on
m’avait préparé un bon souper. Notre table était mise au pied d’un
arbre de pur or qui représentait la généalogie des Gomelez. Il était
comme séparé en deux grandes branches principales dont l’une,
réservée pour les Gomelez mahométans, paraissait florissante et dans
toute la vigueur de la végétation, l’autre au contraire, destinée aux
Gomelez chrétiens, semblait desséchée et ne produisant que des
épines.
– Ne vous étonnez pas, me dit le derviche, de la différence que
vous voyez ici. Les Gomelez fidèles à la loi du Prophète en ont été
récompensés par des trônes, les autres au contraire ont vécu assez
obscurément dans divers emplois, tant militaires que civils et
ecclésiastiques. Ils n’ont jamais été admis à la connaissance entière de
notre secret, et si l’on fait une exception en votre faveur, vous la devez
principalement à l’honneur que vous avez eu de vous être allié avec
2
Le masculin était encore reçu.
3
Biffé : tombeaux
408 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
les deux maisons régnantes de Tunis. Encore ne connaissez-vous pas
encore tous les secrets de notre politique, mais vous pouvez cependant
nous rendre des services importants. Si pourtant vous vouliez passer à
l’autre branche, à celle qui fleurit et qui doit fleurir encore davantage,
un jour votre ambition aurait sûrement de quoi être satisfaite et vous
auriez la gloire de concourir à la réussite de très grands desseins.
Je voulais répondre, mais le derviche m’interrompant exprès
m’expliqua tout l’arbre et me montra la place où j’étais, celle de
Velasquez et de sa sœur ; enfin il me montra le nom de don Emanuel
de Sal, gouverneur de Cadix, du ministre de la Guerre et du grand
inquisiteur. Je vis alors quelle devait être dans toute l’Espagne
l’influence du Cassar-Gomelez. Lorsque j’eus soupé, le derviche me
dit :
– Il est juste que vous ayez une part de votre bien et quelques
dédommagements pour la peine que vous avez prise dans le
souterrain. Voici une lettre de change sur Estevan Maro, un des plus
riches banquiers de Madrid. L’ordre paraît être seulement de mille
pièces de huit, mais il y a un trait de plume particulier qui rend la
lettre de change illimitée, et l’on vous donnera tout ce que vous
voudrez sur votre signature. À présent remontez par cet escalier. Vous
arriverez à une voûte très basse où il faudra vous traîner sur le ventre
l’espace de cinquante pas ; alors vous vous trouverez au milieu des
ruines du château de El-Cassar. Vous ferez bien d’y passer la nuit, et
demain vous découvrirez facilement le camp des Bohémiens qui est au
pied de la montagne. Adieu, mon cher Alphonse, puisse notre saint
Prophète vous bénir et vous montrer le chemin de la vérité !
Le derviche m’embrassa et me quitta en fermant la porte sur moi. Il
ne me restait plus qu’à suivre de point en point tout ce qu’il m’avait
dit. Je montai un millier de marches et je revis enfin le ciel ; je me
blottis sous une voûte et je m’endormis.
Trente-deuxième Journée 409
TRENTE-DEUXIEME JOURNEE
J’aperçus en effet le camp des Bohémiens au pied de la montagne
et je m’y rendis aussitôt. On me dit qu’on m’avait1 cru égaré dans les
montagnes et que l’on avait été inquiet, mais le seul qui me parut avoir
été réellement en peine était Velasquez, les autres étaient proba-
blement du secret. L’on se mit à table d’assez bonne heure. Et lorsque
l’on eut fini de manger, on pria le chef des Bohémiens de reprendre la
suite de son histoire ce qu’il fit en ces termes :
SUITE DE L’HISTOIRE D’AVADORO2
Le vice-roi était sorti. L’archevêque l’avait suivi avec son clergé et
j’étais resté seul avec les deux tantes. Nous prîmes ce moment pour
parler de nos affaires. Ma tante Dalanosa voulait absolument tout
avouer3 à l’archevêque, mais je la conjurai de ne rien dire tant que le
vice-roi serait en Espagne parce que je ne doutais point qu’il ne fît
payer chèrement à ma personne l’erreur dont son cœur m’avait
honoré. La tante d’Elvire ajouta que si le vice-roi savait que sa jeune
pupille s’était enfuie, il lui retirerait ses bontés et que les biens de la
maison de Rovellas seraient à jamais perdus pour elle. Enfin nous
fîmes ce que l’on fait toujours dans les cas embarrassants : nous ne
prîmes aucun parti et les événements allèrent leur train. L’archevêque
rentra à la tête de son clergé, mais sans ses habits pontificaux. Il me
donna la main d’un air grave, mais affable, et me conduisit à sa
voiture. Il y entra avec moi et nous arrivâmes ainsi au couvent des
Annonciades.4 Toutes les portes nous furent ouvertes. L’archevêque
me présenta à la supérieure et se retira bientôt après. La supérieure fut
encore bien plus affable avec moi que n’avait été l’archevêque. Elle
1
Biffé : cherché
2
La suite est aut. Voir l’orientation différente prise en 1804 (GF, p. 366).
3
Biffé : dire
4
Biffé : On nous ouvrit
410 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
me dit :
– Ma pauvre5 enfant,6 vous entrerez en noviciat d’ici à huit jours ;
alors il faudra baiser la poussière de mes sandales, mais votre jolie
bouche n’est guère faite pour tant d’humiliation et avant qu’elle s’y
soumette, je veux la baiser elle-même.
En même temps, la supérieure me donna un baiser dont j’étais
encore trop jeune pour sentir tout le prix. Cette femme s’appelait la
mère Sainte-Thérèse ; elle pouvait avoir vingt-cinq ans, fort brune,
mais parfaitement belle.7
TRENTE-TROISIEME JOURNEE
[cahier] 6
Je me réveillai et je vis que la horde se mettait en devoir de
décamper. Nous montâmes à cheval et bientôt après le cabaliste tira un
livre de sa poche et se mit à réciter quelques formules dans une langue
qui m’était inconnue. Je me doutai bien que le Juif errant ne tarderait
pas à paraître. Il vint en effet, se mit à marcher auprès de mon cheval
et reprit en ces termes la suite de son histoire :
SUITE DE L’HISTOIRE DU JUIF ERRANT
Les8 leçons du sage Chérémon avaient beaucoup plus d’étendue
que l’espèce d’extrait que j’en ai fait. Leur résultat général était qu’un
5
Surch. : chère
6
Biffé : hélas
7
Le f. suivant a été déchiré. La suite est de la main du copiste.
8
GF, p. 589.
Trente-troisième Journée 411
homme, vivant il y a deux mille ans, avait donné aux Égyptiens des
idées religieuses fondées sur une métaphysique très obscure, mais qui
paraissait sublime parce qu’elle était au-dessus de l’intelligence. Dans
cette théologie, Dieu que l’on appelait le Père n’était loué que par le
silence. Cependant lorsqu’on voulait exprimer combien il se suffit à
lui-même, on disait : « Il est son propre père, il est son fils. » On le
considérait sous ce rapport de fils et on l’appelait « raison de dieu »,
« verbe » ou bien « Thot », qui veut dire en égyptien « persuasion ».
Enfin comme l’on vit dans la nature matière et esprit, on regarda
l’esprit comme une émanation de Dieu et on le représenta nageant sur
le limon, porté par une feuille de lotus. L’inventeur de cette
métaphysique reçut le nom de second Thot et de Trismégiste, qui veut
dire trois fois grand, parce qu’il avait, par sa définition des trois
pouvoirs, un peu plus approché de la connaissance de la divinité.
Platon, qui avait passé dix ans en Égypte, transmit toutes ces idées à la
Grèce et fut appelé divin. Mais Chérémon prétendait que la religion
des Égyptiens n’était plus ce qu’elle avait été dans les commen-
cements, et il croyait que toutes religions changeraient ainsi avec le
temps.
Son opinion sur ce point fut bientôt justifiée par ce qui arriva dans
notre synagogue d’Alexandrie. Je n’avais pas été le seul juif à étudier
la théologie des Égyptiens ; d’autres s’étaient aussi appliqués à la
connaître et y avaient pris quelque goût. Surtout ils avaient été séduits
par cet esprit énigmatique qui régnait dans toute la littérature
égyptienne et qui avait probablement sa source dans l’écriture
hiéroglyphique et dans le précepte des prêtres égyptiens de ne point
s’attacher à l’emblème, mais au sens caché qu’il renferme.
Nos rabbins d’Alexandrie voulurent aussi avoir des énigmes à
deviner ; il leur plut de supposer que les écrits de Moïse, bien qu’ils
présentassent le récit de faits arrivés réellement, étaient cependant
écrits avec un art si divin qu’ils recelaient en même temps un sens
caché et allégorique. Et plusieurs démêlèrent ces sens cachés avec une
subtilité qui leur fit beaucoup d’honneur dans le temps ; mais de tous
les rabbins, aucun ne s’y distingua autant que Philon. Une longue
étude de Platon l’avait exercé à répandre une apparence de jour dans
412 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
les ténèbres de la métaphysique, aussi l’appelait-on le Platon de la
Synagogue.1 Le premier ouvrage de Philon traite de la création du
monde et surtout des propriétés du nombre sept.2
Ce qu’il y a de remarquable, c’est que Dieu y est appelé le Père, ce
qui est dans le goût de la théologie égyptienne et non pas dans le style
de la Bible. On trouve aussi dans cet ouvrage que le serpent était une
allégorie de la volupté, que l’histoire de la femme tirée de la côte d’un
homme est une fable allégorique. Le même auteur dans son ouvrage
sur les3 songes dit qu’il y a deux temples de Dieu : l’un, ce monde
dont, et c’est le verbe de Dieu [sic] qui en est le grand prêtre ; l’autre,
l’âme rationnelle dont l’homme est grand prêtre.
Dans son ouvrage sur Abraham, il s’explique encore plus dans le
goût égyptien, car il dit :
Celui que nos lettres sacrées appellent le Étant ou celui qui est est le Père de tout.
Des deux côtés, il est terminé par les deux puissances du grand être, les plus anciennes
et les plus inhérentes : la Créatrice et la Régissante. L’une est appelée Dieu, et l’autre
le Seigneur, de manière que le grand être, toujours accompagné de ses deux
puissances, offre une forme tantôt simple et tantôt triforme : l’une lorsque l’âme
entièrement purifiée, s’élevant au-dessus de tous les nombres et même du binaire si
voisin de l’unité, arrive à l’idée simple, sublime et abstraite ; l’autre forme qui est la
triple se présente à l’âme qui n’est pas encore initiée aux grands mystères.
Philon, qui avait été député auprès de l’empereur Claude, jouissait
d’une grande considération à Alexandrie, ce qui joint à la beauté de
son style et à l’amour que tous les hommes ont pour les nouveautés, fit
adopter ses opinions à tous les Juifs hellénisants. Bientôt ils ne furent,
pour ainsi dire, juifs que de nom, et les livres de Moïse ne furent plus
qu’une espèce de canevas sur lequel ils dessinèrent leurs allégories et
fondèrent leurs mystères dont celui de la triple forme était un des plus
importants.
À cette époque, les Esséniens avaient déjà formé leur singulier
établissement ; ils n’avaient point de femmes, leurs biens étaient en
1
La suite est aut. Potocki a-t-il attendu de lire Philon pour reprendre la rédaction de
son roman ?
2
Le texte se poursuit sur le papier de 1799.
3
Biffé : Chérubins dit que
Trente-quatrième Journée 413
commun. Enfin l’on ne voyait de tous côtés que religions nouvelles,
mélange de judaïsme et d’égyptianisme, mélange de judaïsme et de
sabéisme, nouveaux mystères de Mithra, mystères du dragon,
astrologues juifs qui rendaient un culte aux planètes. Enfin tout
semblait présager la chute des anciennes religions, mais on ne savait
pas encore ce qui en prendrait la place…
Comme le Juif errant en était à cet endroit de sa narration, nous
nous trouvâmes près du gîte, il fut forcé de l’interrompre.1
[deuxième cahier] 6
TRENTE-QUATRIEME JOURNEE
SUITE DE L’HISTOIRE DU JUIF ERRANT
Dellius2 vieillissait et, sentant sa fin approcher, il nous fit venir,
Germanus et moi, et nous dit d’aller creuser dans la cave à droite à
côté de la porte, que nous y trouverions un coffret de bronze et que
nous eussions à le lui apporter. Nous fîmes ce qu’il nous avait
ordonné, nous trouvâmes le coffre et nous le lui apportâmes. Dellius
tira une clef de son sein et l’ouvrit. Ensuite il nous dit :
– Il y a ici deux parchemins revêtus de ligatures et de sceaux. L’un
doit assurer à mon cher enfant la possession de la plus belle maison de
Jérusalem, et l’autre une fortune de trente mille dariques.
Alors il nous conta toute l’histoire de mon grand-père et de mon
grand-oncle maternel Sédékias, et il ajouta :
– Cet homme injuste et avide existe encore ; c’est une preuve que
les remords ne tuent point. Dès que je ne serai plus, mes enfants, vous
irez à Jérusalem ; mais ne vous y faites point connaître jusques à ce
que vous ayez des protecteurs en état de mettre vos jours en sûreté, et
1
Les 5 f. sv. sont blancs. La suite est de la main du copiste sur papier filigrané T I.
2
GF, p. 608.
414 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
peut-être vaudra-t-il mieux attendre la mort de Sédékias qui vu son
grand âge ne peut être que très prochaine. En attendant vous pourrez
vivre de vos cinq cents dariques que vous trouverez cousues dans cet
oreiller qui ne me quitte jamais. Je n’ai qu’un conseil à vous donner :
menez une vie sans reproches et vous aurez la sérénité dans votre
vieillesse. Quant à moi, je vais mourir comme j’ai vécu, c’est-à-dire
en chantant. Ce sera, comme l’on dit, le chant du cygne. Homère
aveugle comme moi a fait une hymne à Apollon qui est le soleil. Je
l’ai mise autrefois en musique, je vais l’entonner, mais je doute que je
puisse arriver jusques à la fin.
Dellius chanta donc l’hymne d’Homère qui commence par « Salut
heureuse Latone », mais lorsqu’il fut à3 « Delos, si tu veux être habitée
par mon fils », sa voix s’affaiblit, il se pencha sur mon épaule et rendit
l’âme.
Nous pleurâmes longtemps notre vieil ami et lorsque nous eûmes
déposé sa cendre dans le petit caveau, nous partîmes pour la Palestine
et nous arrivâmes à Jérusalem le douzième jour après notre départ
d’Alexandrie. Pour plus de sûreté, nous changeâmes de nom. Je pris
celui d’Antipas, et Germanus se fit appeler Glaphyras. Nous nous
arrêtâmes d’abord dans une taverne hors des portes de la ville, et nous
étant informés de la demeure de Sédékias, on nous l’enseigna d’abord,
car c’était la plus belle maison de Jérusalem, un vrai palais digne d’un
fils de roi. Nous louâmes une mauvaise chambre chez un cordonnier
qui logeait vis-à-vis de Sédékias et nous nous promîmes de prendre les
meilleures informations sans donner aucun soupçon sur ce que nous
pouvions être. Au bout de quelques jours, Germanus qui était sorti
dans la matinée vint me dire :
– Mon ami, j’ai fait une heureuse découverte : le torrent de Cédron
fait une nappe d’eau magnifique derrière la maison de Sédékias. Et le
vieillard y passe toutes les soirées sous un berceau de jasmin. Il y est
déjà. Viens, je vais te faire voir ton persécuteur.
Je suivis Germanus et nous arrivâmes sur les bords du torrent, vis-
à-vis d’un jardin d’une beauté merveilleuse et où je vis un vieillard
endormi. Je m’assis vis-à-vis de lui et je le contemplai. Que son
3
Surch. : au passage qui commence par
Trente-quatrième Journée 415
sommeil était différent de celui de Dellius ! Le remords le troublait,
des rêves fâcheux pressaient les sillons de son front sinistre et
quelquefois ils le faisaient tressaillir.
– Ô Dellius, m’écriai-je, Dellius, que tu avais raison de me
recommander une vie innocente !
Germanus fit les mêmes observations que moi. Comme nous en
étions encore occupés, nous aperçûmes une figure qui fit sur nous une
impression bien différente. C’était une jeune fille de seize à dix-sept
ans, d’une beauté merveilleuse que relevait encore une riche parure ;
son col, ses bras et ses jambes étaient couverts de perles et de chaînes
d’or garnies de pierreries, mais d’ailleurs elle n’était revêtue que d’une
légère draperie. Germanus se prosterna en la voyant et dit :
– C’est Vénus elle-même.
Moi, par un mouvement involontaire, je me prosternai aussi. La
jeune beauté nous aperçut, parut un peu troublée, mais ensuite elle se
remit, prit un éventail de plumes de paon et l’agita au-dessus de la tête
du vieillard pour le rafraîchir et prolonger son sommeil. Germanus prit
un livre qu’il avait apporté avec lui et fit semblant de lire ; moi, je fis
semblant de l’écouter, mais nous n’étions attentifs qu’à ce qui se
passait dans le jardin de Sédékias. Le vieillard s’éveilla ; quelques
questions4 que nous lui entendîmes faire à la jeune fille nous
prouvèrent que sa vue était très faible et qu’il ne pouvait nous
apercevoir dans l’endroit où nous étions, ce qui nous fit grand plaisir,
car nous nous proposions d’y venir souvent. Sédékias s’en alla en
s’appuyant sur la jeune beauté et nous retournâmes chez nous où,
ayant fait jaser notre hôte le cordonnier, nous apprîmes que le vieux
Sédékias n’avait d’héritier de ses biens qu’une petite-fille appelée Sara
qu’il aimait beaucoup.
Lorsque nous fûmes retirés dans notre chambre, Germanus me dit :
– Mon cher ami, j’imagine un moyen de finir tout à coup ton
4
Biffé : qu’il fit
416 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
procès avec ton grand-oncle, qui serait d’épouser sa petite-fille, mais il
faudra beaucoup de prudence pour y réussir.
Comme le Juif errant en était à cet endroit de son1 histoire, il
s’aperçut que nous étions près de notre gîte et disparut.
TRENTE-CINQUIEME JOURNEE
SUITE DE L’HISTOIRE DU JUIF ERRANT
J’allais tous les jours passer plusieurs heures vis-à-vis du jardin de
Sédékias et je ne manquais guère d’y voir ma jeune cousine, tantôt
seule, tantôt avec son grand-père. Quoique je ne lui parlasse point, elle
devinait bien que je n’étais là que pour elle. Vous savez que les jeunes
gens s’entendent bien vite. Tandis2 que j’étais tout occupé de la belle
Sara, Germanus qui n’y prenait pas le même intérêt avait passé
plusieurs jours à entendre les leçons d’un rabbin appelé Josué et
devenu ensuite si célèbre sous le nom de Jésus. Car Jésus est en grec
le même nom que Jehoschuah en hébreu, comme on peut le voir par la
version des Septante. Je demandai à Germanus si ce nouveau maître
prêchait une nouvelle religion :
– Non, me répondit-il, il se borne comme Jean le baptiseur à
prêcher la morale la plus pure et il ne s’écarte pas beaucoup des
pratiques de la religion juive, si ce n’est dans la prière où s’adressant à
Dieu, il dit « Notre Père », ce qui se rapproche du mode égyptien ; et
l’on dit aussi qu’il a été longtemps en Égypte. Mais les Juifs croient
qu’il se donne pour le fils de Dieu. Dernièrement, il demanda à ses
disciples ce que l’on disait de lui dans le monde. Pierre lui répondit :
« Les uns disent que vous êtes Élie revenu au monde, d’autres que
vous êtes Jérémie ou Jean – Et toi, Pierre, qu’en penses-tu ? »
1
Biffé : récit
2
GF, p. 616.
Trente-cinquième Journée 417
demande Jésus. Pierre répondit : « Je pense que vous êtes le Messie,
fils de Dieu vivant. » Cette réponse plut à Jésus, mais il défendit à ses
disciples de dire qu’il était le Messie. En effet, ce titre était presque
équivalent à celui de roi et il était dangereux de le prendre3.
Je ne demandai point d’autres détails à Germanus : j’étais trop
occupé de mon amour et de mes projets pour me jeter dans les
opinions nouvelles. Et Germanus qui voulait d’abord suivre Jésus en
Galilée se désista aussi de ce projet.
Un soir, Sara ôta son voile et voulut l’attacher aux branches d’un
a[rbre de] baume, mais le vent s’empara de ce vêtement et après
l’avoir fait4 voltiger un peu, le fit tomber dans le Cédron, je m’élançai
dans les flots du torrent, je saisis le voile et le suspendis à un arbre qui
était au pied de la terrasse. Sara avait détaché une chaîne d’or de son
cou et me la jeta. Je la pris, la baisai et je repassai l’eau.
Le vieux Sédékias s’était éveillé au bruit. Il voulut savoir ce qui
était arrivé, Sara le lui expliquait, il se croyait près de la balustrade et
il était sur des roches où l’on n’en avait point mis parce qu’il y avait5
des arbustes qui en tenaient lieu. Le pied glissa au vieillard, les
arbustes cédèrent et il roula jusque dans le torrent. Je m’y précipitai
après lui, je le saisis et le ramenai sur le rivage où je me tenais à
l’ordinaire. Tout cela fut l’affaire d’un instant. Sédékias reprit ses sens
et se voyant dans mes bras, il comprit qu’il me devait la vie. Il me
demanda qui j’étais ; je lui répondis que j’étais un Grec d’Alexandrie
et que n’ayant ni bien ni parents, j’étais venu chercher fortune à
Jérusalem.
– Je veux te tenir lieu de père, reprit Sédékias, et tu logeras chez
moi.
Je ne jugeai pas à propos de parler de Germanus ; il continua à
demeurer chez le cordonnier et moi, je fus installé chez mon grand-
oncle, ce qui parut ne point déplaire à Sara. Tous les jours, je faisais
quelque progrès dans son cœur et tous les jours aussi, je me mettais
mieux dans l’esprit du grand-père. Le commerce du change se faisait
3
Matthieu, 16. 14-20.
4
Biffé : rouler
5
qu’il y avait surch. : des arbustes en te
418 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
alors comme il se fait aujourd’hui dans tout l’Orient. Si vous allez au
Caire ou à Bagdad, vous y verrez à la porte des mosquées, des
hommes assis à terre et ayant sur leurs genoux des petites tables qui
ont une coulisse à l’un des coins pour faire couler l’argent déjà
compté. Autour d’eux sont des sacs remplis d’or et d’argent qu’ils
débitent à ceux qui ont besoin de telle ou telle monnaie. On appelle
ces changeurs saraf, et c’est ce que vos évangélistes ont rendu par
trapézites. Presque tous les changeurs de Jérusalem et de toute la
Judée ne travaillaient que pour le compte de Sédékias qui, s’entendant
avec les fermiers romains et avec les douaniers, faisait à sa volonté
hausser ou baisser telle monnaie qu’il voulait. Je compris bientôt que
le meilleur moyen que j’avais d’acquérir les bonnes grâces de
Sédékias était de me rendre habile changeur et de suivre avec une
attention infinie toutes les hausses et baisses de l’argent. J’y réussis si
bien qu’au bout de deux mois il ne se faisait plus aucune opération
sans que je fusse consulté.
Comme le Juif errant en était à cet endroit de son récit, ils s’aperçut
que nous arrivions au gîte et s’éloigna avec rapidité.
TRENTE-SIXIEME JOURNEE
SUITE DE L’HISTOIRE DU JUIF ERRANT6
Il courut un bruit que Tibère voulait ordonner une refonte générale
des monnaies d’argent dans tout l’Empire. Je n’avais pas inventé cette
nouvelle, mais je me crus permis de la répandre, et vous pouvez juger
de l’effet qu’elle dut faire parmi les changeurs. Sédékias lui-même ne
savait plus qu’en penser et ne pouvait se déterminer à aucun parti.
6
La suite est aut. jusqu’à la fin.
Trente-sixième Journée 419
Je vous ai dit que dans tout l’Orient l’on voit encore aujourd’hui
les changeurs aux portes des mosquées ; à Jérusalem nous étions dans
le Temple même. Il était vaste, et le coin que nous occupions
n’embarrassait point le service divin. Mais depuis quelques jours, on
ne voyait plus de changeurs parce que l’alarme était générale.
Sédékias ne voulait pas me consulter en forme, mais il semblait
vouloir lire dans mes yeux. Enfin lorsque je jugeai la monnaie
d’argent assez discréditée, je crus qu’il était temps de paraître. J’en
parlai à Sédékias et je l’engageai à me confier tout l’or qu’il avait dans
sa maison. Ce numéraire montait à deux cents talents ; j’en disposai
une partie dans des vases d’airain et je le recouvris de monnaie
d’argent pour ne pas faire voir tout de suite que mon intention était
d’acheter tout l’argent monnayé qu’il y avait à Jérusalem. J’achetai
cependant peu à peu toutes les monnaies d’argent que l’on avait
apportées, et l’on en apportait toujours plus. Tout1 allait à merveille et
j’étais en train de doubler les fonds de mon grand-oncle. Sur ces
entrefaites, nous entendîmes un Pharisien qui disait que Jésus de
Nazareth était entré à Jérusalem sur un âne, que le peuple l’avait reçu
avec beaucoup d’enthousiasme criant « Hosanna » et jetant leurs
manteaux sous les pas de son âne. Cette nouvelle affecta peu les
changeurs et autres hommes occupés de commerce, et ils continuèrent
à vaquer à leurs affaires. Mais tout à coup nous vîmes entrer Jésus
armé d’un fouet de cordes dont il donnait des coups à tour de bras à
tous tant que nous étions. Les disciples, suivant l’exemple de leur
maître, se mirent aussi à nous maltraiter. Mes vases d’airain furent
renversés, mon or se répandit sur le pavé du Temple et fut enlevé par
la foule qui était entrée à la suite de Jésus. Je sortis du Temple, battu
et ruiné.2 Je gagnai tristement le logis de Sédékias ; je le trouvai sur sa
porte :
– Eh bien ! me dit-il avec inquiétude, qu’as-tu sauvé ?
Il fallut bien lui avouer que j’avais tout perdu. J’eus beau lui
représenter mon innocence. Il me maudit, me donna les noms les plus
1
GF, p. 730.
2
Biffé : J’allai
420 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
odieux et me chassa de sa maison.
Comme le Juif errant en était à cet endroit de son récit, il parut
surmonté par le souvenir de ses peines et s’éloigna de nous sans que
les cris du cabaliste pussent l’arrêter.
TRENTE-SEPTIEME JOURNEE
SUITE DE L’HISTOIRE DU JUIF ERRANT
J’étais retourné chez le cordonnier et j’y demeurais avec
Germanus. Je passais les jours et les nuits à pleurer, et il me semblait
que mes malheurs étaient à leur comble, mais j’éprouvai bientôt qu’il
était des peines encore plus cuisantes, car mon hôte vint me dire un
matin que Sédékias avait promis sa petite-fille à un juif de Tibériade et
que la noce allait se faire incessamment. Ce dernier coup du sort
m’ôta tout désir de vivre et je tombai dans la plus affreuse mélancolie.
Germanus qui cherchait à me distraire allait par la ville et venait
ensuite m’en raconter les nouvelles.
Bientôt dans tout Jérusalem, il n’y eut plus qu’un seul sujet de
conversation : le grand prêtre Caïphas n’avait pu supporter qu’un rabi
voulût s’arroger le droit de battre les gens qui étaient dans le Temple
et ne s’y conduisaient pas à son gré, puisque la police du Temple avait
de tout temps appartenu aux grands prêtres, et il avait juré la perte de
Josué. Ce maître infortuné trahi par un de ses disciples fut livré à la
justice romaine. Pilate ne le trouvait pas digne de mort, mais la loi de
Moïse y condamnait tout novateur. Elle était formelle sur ce point. Un
vendredi que j’étais dans la boutique du cordonnier, j’entendis du
bruit dans la rue et je vis que c’était Josué que l’on conduisait au
supplice et qui était encore obligé de porter sa croix. Lorsqu’il passa
devant la boutique du cordonnier, il voulut s’y appuyer un instant. Je
le repoussai. Josué se tourna vers moi et me dit :
Trente-septième Journée 421
– Tu n’as pas voulu que je me repose et tu ne te reposeras jamais.
– Comment cela ? dit Germanus, pourquoi ne se reposerait-il pas ?
Josué se tourna du côté de Germanus et lui dit :
– Il se reposera tous les cent ans d’un sabbat à l’autre à commencer
déjà3, et tu passeras avec lui ce temps de repos pendant dix-huit
siècles.
Les bourreaux de Josué le forcèrent à marcher, mais il n’était pas
encore au bout de la rue que je me sentis saisi par je ne sais quelle
inquiétude qui me força à m’élancer hors de la boutique du
cordonnier. Un pouvoir surnaturel m’entraînait. Je voulus en vain lui
résister, je fis de loin des signes d’adieu à Germanus et un instant
après, je me trouvai au milieu de la campagne. Je suivis le torrent de
Cédron, ensuite le rivage de la mer Morte d’où je gagnai Suez. Ensuite
je m’enfonçai dans le désert. Je rencontrai des troupes d’Arabes
nabatéens et d’autres voyageurs. Quelquefois ils paraissaient ne point
me voir, d’autres fois ma rencontre répandait l’épouvante parmi les
hommes et les animaux et les dispersait au loin. J’arrivai au sommet
d’une montagne dont le côté était coupé à pic et formait un affreux
précipice au fond duquel je voyais des panthères et des hyènes se
disputer les restes d’un éléphant.
– Ah ! m’écriai-je, monstres avides de sang, buvez le mien et
délivrez-moi de l’existence.
Je me précipitai du haut de la montagne, mais je tombai sans me
faire du mal au milieu des panthères et des hyènes qui se retirèrent en
rugissant et grinçant les dents. Je vis alors que j’étais réellement
condamné au supplice de l’immortalité.
Le Juif errant interrompit ici le cours de son récit et disparut à nos
yeux.
3
Interl. : à commencer déjà [la lecture de ces quatre dernières lettres n’est pas
certaine.]
422 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
TRENTE-HUITIEME JOURNEE
SUITE DE L’HISTOIRE DU JUIF ERRANT
Les cabalistes n’avaient pas encore appris l’art de me faire obéir à
leurs conjurations et je traînai ma misère dans les déserts de l’Afrique
pendant soixante-huit ans1 sans aucune interruption. Enfin je sentis
que le pouvoir qui me faisait continuellement changer de place me
dirigeait entre le couchant et le septentrion. Au bout de six jours de
marche, je découvris Jérusalem, que dis-je Jérusalem ? Je vis des amas
de ruines au milieu desquelles un monceau de débris plus élevés que
les autres marquait la place où avait été le Temple. Quelques
malheureux, qui avaient adossé des cabanes contre les pans de murs
qui subsistaient encore, allumèrent des lampes et commencèrent la
célébration du sabbat. Je sentis alors pour la première fois depuis cent
ans mes muscles2 se détendre. Je m’assis sur une pierre et je goûtai la
délicieuse sensation du repos.
Les rayons de la lune éclairaient la scène de désolation dont j’étais
environné, et j’y promenais tristement mes regards, lorsque tout à
coup je reconnus la chute du torrent et le lieu où je m’étais assis tant
de fois. Je distinguai l’onde profonde et claire où je m’étais élancé
pour sauver le voile de Sara, et mon cœur endurci par un siècle de
supplices éprouva quelque disposition à s’attendrir.
Alors je vis un jeune juif qui, s’approchant de moi3 d’un air affable
et ouvert, me dit :
– Vous me paraissez étranger et voyageur. Daignez entrer dans ma
chaumière et célébrer le sabbat avec nous.
Je le suivis et j’entrai dans une hutte de nattes et de branches de
palmiers assez semblable à celle que j’avais habitée avec mon vieux
ami Dellius, mais il semblait cependant qu’il y régnât quelque aisance.
Le juif me présenta sa femme qui était jeune et jolie, et sa grand-
1
soixante-huit ans surch. : un siècle entier
2
Surch. : membres
3
Biffé : me dit
Trente-neuvième Journée 423
mère qui était couchée dans le fond de la chaumière.
– Seigneur étranger, me dit le juif, vous n’auriez trouvé au milieu
de ces ruines aucun homme en état de vous offrir un tapis pour vous
coucher et un léger repas pour réparer vos forces. Si nous jouissons
d’un peu plus d’aisance, nous le devons à un officier des troupes de
Vespasien qui prend intérêt à nous et nous donne le moyen de gagner
notre vie. Vous le verrez bientôt, car il a promis de passer le sabbat
avec nous.
La vieille grand-mère prit alors la parole et dit :
– Ce que mon petit-fils appelle aisance m’aurait paru la plus
affreuse misère. Si vous aviez été autrefois dans ce pays-ci, vous y
auriez entendu parler de4 la belle Sara, petite-fille5 du riche Sédékias.
Il me fut impossible d’en entendre davantage. J’étais baigné de
mes larmes, suffoqué par mes sanglots. La porte s’ouvrit, je vis entrer
le bienfaiteur de cette famille et je reconnus Germanus.
Le Juif errant cessa de parler et s’enfonçant dans le vallon, il
disparut à nos yeux.
TRENTE-NEUVIEME JOURNEE
SUITE DE L’HISTOIRE DU JUIF ERRANT
Germanus passa la soirée avec moi. Il me conta les troubles de
Judée et la prise de Jérusalem par Titus. Il voulait aussi me raconter
les progrès qu’avait faits la religion de Josué. Il était tard et je sentis
avec délice que le sommeil s’emparait de mes sens. Il y avait cent ans
que je n’avais dormi, je priai donc Germanus de remettre cette histoire
au lendemain et je me couchai. Le lendemain, je m’éveillai fort tard.
Germanus était auprès de moi. Il m’avait fait préparer un fort bon
4
Biffé : ma grand-mère
5
petite-fille surch. : héritière
424 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
déjeuner qui me parut d’autant meilleur que pendant un siècle je
n’avais vécu que de fruits sauvages que je cueillais tout en marchant.
Lorsque ma faim fut apaisée, nous sortîmes de la cabane. Nous
nous mîmes à l’ombre d’un térébinthe et Germanus, se rappelant qu’il
avait promis de me raconter les progrès de la religion de Josué6, s’assit
auprès de moi et commença en ces termes :
– Les disciples de Josué continuèrent encore à le voir pendant
quarante jours après sa mort, et il les entretint du royaume de Dieu.
Plusieurs crurent qu’il rétablirait le royaume d’Israël, mais il ne voulut
point s’en expliquer clairement et monta au ciel. Les disciples au
nombre de cent cinquante ne se séparèrent point et firent tous les jours
quelque miracle, ce qui au reste est fort commun dans ce siècle-ci.
Non seulement Simon le Magicien et Apollonius de Thyane ont fait
les choses les plus surprenantes, mais cela est devenu un métier et
ceux qui l’exercent sont appelés prestigiateurs. Mais la société
naissante dut ses principaux accroissements à un moyen qui ne
manque guère de réussir parmi le peuple, c’est d’avoir une bourse
commune. Les petites gens y voient une ressource pour les temps où
ils manqueraient d’ouvrage, et les chefs de l’ordre sont charmés de
disposer de quelques fonds et d’acquérir ainsi une importance7 dont la
bassesse de leur état les eût toujours tenus éloignés. Les apôtres
attachèrent beaucoup d’importance à ce que chacun apportât de bonne
foi sa quote-part. Et il en coûta la vie à8 Ananias et à sa femme pour
en avoir soustrait quelque chose. La société naissante fut vivement
persécutée, mais en ouvrant son sein aux persécuteurs, elle en fit de
zélés partisans qui au reste étaient aussi des gens du peuple ; de là
vient aussi que l’on ne connaît guère les disciples de Josué que sous le
nom d’Ébionites qui veut dire pauvres.
« Beaucoup de Grecs et quelques Romains voulurent être admis
aux repas en commun appelés agapes, mais la loi judaïque prohibait
plusieurs espèces de viandes. Pierre eut une vision qui leva cet
6
de Josué surch. : chrétienne
7
Surch. : influence
8
Biffé : Algol et
Trente-neuvième Journée 425
obstacle, et une voix sortie du ciel déclara que toutes les viandes
étaient pures. La secte s’est propagée comme elles se propagent
toutes. Il y eut de petites sociétés affiliées les unes aux autres et qui
correspondaient entre elles, et surtout des bourses communes. Toutes
ces sociétés regardaient Josué comme le véritable Messie dont le
règne avait été promis par les prophètes.9 C’était la véritable
profession de foi. Marc et Mathieu écrivirent l’histoire de leur divin
maître environ six ans après sa mort et trente-huit après le temps de sa
naissance, et leurs recherches prouvèrent que tout ce que les prophètes
avaient prédit était réellement arrivé dans ce temps-là, et plusieurs
personnes se rappelaient de beaucoup de circonstances qui avaient eu
lieu trente-huit ans auparavant et qui prouvaient évidemment que
Josué était le Messie ou Christ.
« Les choses en restèrent là jusques à environ trente ans après la
mort de Josué. Alors Jean, que vous avez pu voir très jeune à
Jérusalem, a écrit un évangile dont le début est pris dans Platon. Il y
dit positivement que Josué est non seulement le Messie, mais qu’il est
aussi le Verbe.
« Cette introduction du Verbe, qui n’eut lieu que longtemps après
les prédications de Pierre et de Paul, rallia au christianisme tous les
amis de la doctrine égyptienne et tous les platoniciens de l’école
d’Alexandrie. Mais en même temps, elle a amené les disputes
métaphysiques et une quantité de schismes différents. Aujourd’hui,
chaque Église a quelque point de croyance qui lui est particulier, et
traite les autres d’hérétiques. La prise de Jérusalem par Titus, ayant
dispersé les Juifs dans tout le monde romain, a achevé de répandre la
connaissance de leurs livres sur lesquels le christianisme est fondé.
« Quant aux adorateurs des dieux, ils sont toujours charmés quand
on leur en présente de nouveaux pour leur panthéon, surtout quand ces
dieux viennent de Perse, de Syrie ou de l’Asie mineure. Et s’ils
persécutent les chrétiens, c’est qu’ils les confondent avec les juifs. Or
ceux-ci, depuis la destruction de leur capitale, sont possédés de je ne
sais quel fanatisme de vengeance et de révolte qu’on ne sait comment
réprimer. Au moment où je vous parle, les juifs réfugiés en Libye
9
S’achève ici le deuxième cahier 6 ; le texte se poursuit sur le papier de 1799.
426 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
méditent de massacrer les colonies romaines et je crois qu’ils
réussiront.
Comme le Juif errant en était à cet endroit de son récit, il s’aperçut
que nous étions arrivés au gîte et s’éloigna avec rapidité.
Nous soupâmes et après le souper, le cabaliste prenant un ton peu
convenable s’exprima avec assez de légèreté sur toutes les choses que
le Juif errant avait dites. Je ne crus pas devoir le souffrir et prenant
mon sérieux, je lui dis :
– Monsieur de Uzeda, je respecte votre croyance et je pense
pouvoir exiger la même condescendance à mon égard. Si d’ailleurs
vous espérez pouvoir affaiblir10 l’attachement que j’ai pour ma
religion,11 je vous avertis que vous n’y réussirez pas mieux que vous
n’avez réussi à m’arracher mon secret dans le commencement de notre
connaissance.
Velasquez dit qu’il ne pouvait souffrir que l’on parlât légèrement
de la religion et que si elle avait été établie par des moyens humains,
elle pouvait néanmoins être toute divine et que si nous ne la
comprenions pas, ce n’était pas une raison pour la rejeter, puisque
nous ne comprenions réellement presque rien des choses que nous
voyions tous les jours. Enfin il ajouta :
– Mon père m’assurait que le chevalier Isaac Neuton ne parlait
jamais de la religion qu’avec respect et recueillement, et qui ne
voudrait voir adopter tous les sentiments de ce grand homme ?
Le cabaliste parut embarrassé et se tut. Un instant après, nous
vîmes arriver un homme à cheval que l’on reconnut bientôt pour être
un courrier du Conseil de Madrid. Il nous aborda et demanda si don
Alphonse Van Worden se trouvait parmi nous. Je me nommai et il me
remit une lettre conçue en ces termes :
Seigneur Alphonse,
Le tribunal chargé de conserver la pureté de la foi dans les Espagnes est satisfait
de votre soumission. Vous pouvez aller à Madrid y prendre le commandement de
10
Biffé : ma croyance
11
Biffé : vous vous
Trente-neuvième Journée 427
votre compagnie. Nous ne signons point.
Nous priâmes le courrier de prendre place avec nous et on lui fit
servir quelques mets apprêtés à la hâte. Il parla peu, mangea bien et
partit sans prendre congé de personne.
428 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
La1 pie ne quitte point son nid tant qu’elle soupçonne qu’un
homme est caché dans les environs. Des chasseurs sont entrés
ensemble dans une cachette au nombre de trois. Ils en sont sortis les
uns après les autres, et la pie n’a quitté son nid qu’après avoir vu partir
le troisième. Quand les chasseurs sont venus quatre ou cinq, la pie
s’est embrouillée, ou bien elle est toujours partie au troisième. Les
chasseurs en ont conclu que la pie ne pouvait compter que jusques à
trois. Ils se sont trompés : la pie avait retenu la figure de trois
individus, mais elle ne les avait pas comptés, car pour compter, il faut
abstraire le nombre de la chose et cette abstraction qui est à la portée
de presque tous les hommes n’a encore été conçue par aucun animal.
Sans doute l’intelligence des animaux approche souvent de la
nôtre. Le chien démêle le maître de la maison, ses amis et les indif-
férents. Il aime ceux-ci, il souffre à peine les autres. Il hait les gens de
mauvaise mine. Il se trouble, il s’agite, il espère, il craint, il est
honteux lorsqu’on le surprend à faire ce qui lui est défendu2. Pline
rapporte que l’on avait3 appris à danser à des éléphants et qu’on les
surprit une fois, répétant leur leçon au clair de lune.
L’intelligence des animaux nous surprend tant qu’elle s’applique à
des faits particuliers. Ils font ce qu’on leur ordonne. Ils évitent ce
qu’on leur défend ou ce qui leur est nuisible d’une autre manière4.
Mais ils n’ont point abstrait l’idée générale du bien d’avec l’idée
particulière de telle ou telle action. Ils ne peuvent donc point classer
leurs actions et les diviser en bonnes et mauvaises. Ils n’ont donc
point de conscience ; ils ne peuvent donc point la suivre. Ils ne sont
donc point susceptibles de récompenses ni peines, si ce n’est de celles
que nous leur accordons ou infligeons pour notre utilité et non pas
1
GF, p. 601.
Le texte qui suit est aut. et a été porté à l’envers du document ; il commence au recto
du troisième f.
2
Renvoi, sans doute par erreur, sur la p. en regard à ces mots : ou ce qui leur est
nuisible d’une autre manière
3
Biffé : fait
4
Renvoi, pour la seconde fois, sur la p. en regard à ces mots : ou ce qui leur est
nuisible d’une autre manière
Manuscrit trouvé à Saragosse (première version) 429
pour la leur5.
Voilà donc l’homme seul de son espèce sur un globe où nous ne
voyons rien qui n’entre dans un plan général, l’homme seul qui sache
penser sa pensée, qui sache abstraire et généraliser une qualité, et qui
par là même est susceptible de mérite et de démérite, parce que la
généralisation6 et division en bien et en mal leur ont formé une
conscience7. Mais pourquoi aurait-il ces qualités qui le distinguent de
tous les autres animaux ?
Ici l’analogie nous conduit à dire que si tout8 dans ce monde visible
a un but, la conscience ne peut avoir été mise dans l’homme pour rien.
Et nous voilà conduits de raisonnements en raisonnements jusques à la
religion naturelle qui nous conduit au même but que la religion
révélée, à savoir9 à des rémunérations dans une vie à venir et à
l’existence d’un créateur. Or quand les résultantes10 sont les mêmes,
les productrices11 ne peuvent12 être fort différentes. C’est ainsi que
dans le calcul différentiel, nous avons x plus dx exposant y qui peut
être produit par13 qui peut également être produit par [sic]
(x + dx + ddx) puisque les secondes différentielles s’évanouissent
devant les premières si bien que les facteurs mêmes peuvent être
considérés comme égaux.
Mais, me direz-vous, il ne s’agit point ici de me prouver que la
religion révélée aille au même but que la naturelle. Si vous voulez être
chrétien, vous devez croire à la religion révélée, aux miracles qui l’ont
annoncée et établie.
Un moment s’il vous plaît, assignons14 une valeur aux
différentielles. Selon le théologien, Dieu est l’auteur de la religion
5
peines, si ce n’est […] surch. : peines, peines dans une vie à venir, ils n’y ont aucun
droit puisqu’ils n’ont pu ni mériter ni démérite
6
Biffé : de leur système
7
Sur la p. en regard : parce que la […]
8
Surch. : rien
9
Biffé : à des récompens
10
Surch. : résultats
11
Surch. : causes produisantes
12
Biffé : dire
13
x plus dx […] surch. : D (x + dx)y
14
Surch. : donnons
430 Manuscrit trouvé à Saragosse (première version)
chrétienne, et selon le déiste, il l’est aussi puisque rien n’arrive que
par sa permission.
Mais le théologien s’appuie sur des miracles qui, étant une
exception aux lois générales de la nature, font quelque peine au
physicien qui est porté à croire que Dieu, l’auteur de notre sainte
religion, ne l’a établie que par des moyens naturels15 et humains, et
sans déroger aux lois qu’il avait imprimées au monde physique et
moral.
Ici la différence est déjà assez légère, mais le physicien tente une
différenciation encore plus délicate. Il dit au théologien :
– Ceux qui ont vu les miracles n’ont pas eu de peine à y croire. Le
mérite de la foi est pour vous qui êtes venu dix-huit siècles plus tard ;
mais votre foi est également éprouvée, soit que ces miracles aient eu
lieu, soit qu’une tradition sainte vous en ait transmis la connaissance.
Et si l’épreuve est la même, le mérite est le même aussi.
Ici le théologien quitte la défensive et dit au physicien :
– Mais vous-même, qui vous a révélé les lois de la nature ?
Comment savez-vous si les miracles, au lieu d’être des exceptions, ne
sont point des manifestations de phénomènes qui ne vous sont pas
connus ? Car vous ne connaissez point ces lois de la nature auxquelles
vous en appelez. Vous ne savez point pourquoi les rayons du soleil qui
vous paraissent si chauds ne chauffent pourtant pas les sommets des
montagnes ; vous ne savez pas pourquoi ils traversent le cristal qui est
si compact et ne peuvent traverser du papier noirci. En un mot vous ne
savez rien.
{Le physicien est obligé d’avouer qu’il ne sait rien, et il cherche de
nouveaux moyens de se rapprocher du théologien. Ainsi d’appro-
ximation en approximation, ils arrivent à une différence inappréciable.
Or une différence que je ne puis apprécier ne me donne point le droit
de me séparer de l’Église et je m’y soumets de cœur et d’âme.}
Le physicien est obligé d’avouer qu’il ne sait rien et qu’il n’est pas
en droit de nier les miracles, mais il dit au théologien :
– Et vous, vous n’êtes pas en droit de rejeter le témoignage des
Pères de l’Église qui conviennent que plusieurs dogmes et mystères
15
Sur la p. en regard.
Manuscrit trouvé à Saragosse (première version) 431
existaient dans les religions16, antérieurement au christianisme.17 Vous
devez donc vous rapprocher de mon opinion et dire que les dogmes
ont pu être établis par la volonté de Dieu et par des moyens humains,
avant de l’être par sa volonté et18 par des moyens surna[turels.]
Ainsi les opinions du théologien et du physicien, bien qu’elles ne
puissent se rencontrer tout à fait, peuvent se rapprocher sans cesse
jusques à une différence presque inappréciable. Or une différence que
je ne puis apprécier ne me donne point le droit de me séparer de la
communion de mes frères et des opinions de l’Église. Je m’y soumets
donc de cœur et d’âme.
Et les preuves que la chose est ainsi, c’est que Neuton et Leibnitz
ont été je ne dis pas chrétiens de bonne foi, mais théologiens. Quant à
moi qui ne devrais pas me nommer après ces grands hommes, ma
théologie consiste à étudier les œuvres de la création et je crois m’être
en quelque sorte par la pensée élevé au créateur19 lorsque
l’observation m’a conduit à deviner quelques-uns des moyens
secondaires dont il a daigné se servir.
Après avoir ainsi parlé, Velasquez ôta son chapeau et prenant l’air
de recueillement, il tomba dans une rêverie profonde que l’on aurait
pu prendre pour une extase de la part d’un ascétique.
Rébecca voyant qu’il persistait dans le silence, se leva et me donna
le bras. Il nous suivit et nous retournâmes au camp sans mot dire.
Mais ce qui s’était passé me prouva que20 ceux qui visiblement
voulaient nous faire embrasser la religion musulmane n’auraient pas
meilleur marché de Velasquez que de moi.
16
Biffé : non révélées,
17
Biffé : Et si elles y sont entrées par des moyens humains,
18
Le texte se poursuit verticalement dans la marge droite jusqu’à « surna ».
19
Biffé : autant qu’il est en moi
20
Biffé : l’on n
Table des matières
Introduction 5
I – PROFILS D'UNE ŒUVRE MULTIPLE
Monika NIEWÓJT
Potocki et Hérodote 9
Emiliano RANOCCHI
« Nous avons collationné l’histoire des hommes avec celle de la
nature » : un essai inconnu de Jean Potocki 27
Przemysław B. WITKOWSKI
Jean Potocki et le théâtre de Tulczyn 49
Marek DĘBOWSKI
Parades : le début de l’idée subversive dans l’œuvre de Potocki 65
Yves CITTON
Société du spectacle et démocratie de la parade dans
Cassandre démocrate de Jean Potocki 75
Émilie KLENE
Les Voyages de Potocki : le regard d’un libertin 101
Adam ŁUKASZEWICZ
Jean Potocki au pied des pyramides 111
Janusz RYBA
Ibrahim, le Turc de Jean Potocki 121
Jean-Marc ROHRBASSER
Le style géométrique de Potocki (2) 131
434 Table des matières
II – ÉTUDES SUR LE MANUSCRIT TROUVÉ À SARAGOSSE
Dominique TRIAIRE
Les personnages juifs du Manuscrit trouvé à Saragosse 185
Lorenz FRISCHKNECHT
« Comme j’avais beaucoup entendu parler de tout cela… » :
Les effets du récit dans le Manuscrit trouvé à Saragosse 195
Luc FRAISSE
« Je ne sais plus qui parle ou qui écoute » :
Velasquez et le problème du roman 213
Isabella MATTAZZI
Histoires de voyageurs enchantés. Jean Potocki
et le thème du voyage fantastique au XVIIIe siècle 229
Paul PELCKMANS
Le Nouveau Monde du Manuscrit 239
Françoise DERVIEUX
Lamekis de Mouhy et le Manuscrit trouvé à Saragosse 253
Jan HERMAN
Manuscrit trouvé à Saragosse et Manuscrit trouvé au Mont
Pausilype. Sur un problème de genèse textuelle chez Potocki 267
François ROSSET
Biographie et lecture du Manuscrit trouvé à Saragosse 281
Anna WASILEWSKA
Dans les caves de Chatacz. Le Manuscrit trouvé à Saragosse
dans la traduction d’Edmund Chojecki 160 ans après 289
III – ANNEXES
Recueil raisoné des plus anciennes notions historiques 309
Essai sur le déluge 317
MANUSCRIT TROUVÉ À SARAGOSSE (PREMIERE VERSION) 323