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Jean-Pierre Vernant - Pandora, La Première Femme

Ce récit mythologique grec raconte l'origine de la première femme, Pandora. Selon Hésiode, à l'origine il n'y avait que des hommes et pas de femmes, et les humains vivaient dans un âge d'or sans souffrance. Mais après la prise de pouvoir de Zeus, il décida de créer la femme Pandora pour punir les hommes.

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Jean-Pierre Vernant - Pandora, La Première Femme

Ce récit mythologique grec raconte l'origine de la première femme, Pandora. Selon Hésiode, à l'origine il n'y avait que des hommes et pas de femmes, et les humains vivaient dans un âge d'or sans souffrance. Mais après la prise de pouvoir de Zeus, il décida de créer la femme Pandora pour punir les hommes.

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PANDORA,

LA PREMIÈRE FEMME
Du même auteur
Derniers titres parus
Le corps des dieux, avec Charles Malamoud, Galli-
mard, Folio Histoire, 2003.
Les origines de la pensée grecque, PUF, 2004.
Entre mythe et politique, volume 2, La traversée
des frontières, Seuil, Points essais, 2004.
Mythe et tragédie en Grèce ancienne, deux
volumes, avec Pierre Vidal-Naquet, La Décou-
verte, collection « Poche », 2004.
Mythe et société en Grèce ancienne, La Découverte,
collection « Découverte », 2004.
Ulysse suivi de Persée, Petite conférence sur la
Grèce, Bayard, Les petites conférences, 2004.
Démocratie, citoyenneté et héritage gréco-romain,
avec Pierre Vidal-Naquet et Jean-Paul Brissons,
Liris, 2004.
Les mythes grecs, La Découverte, 2005.
Mythe et pensée chez les Grecs : études de psycho-
logie historique, La Découverte, collection
« Poche », 2005.
Œdipe et ses mythes, avec Pierre Vidal-Naquet,
Complexe, 2006.
Religions, histoires, raisons, Bibliothèques 10-18,
10-18, 2006.
Jean-Pierre Vernant
PANDORA,
LA PREMIÈRE
FEMME
Ce livre est une reprise d’une conférence
donnée à la Bibliothèque nationale de
France le 6 juin 2005.

ISBN-10 : 2.227.47625.7
ISBN-13 : 978.2.227.47625.7
© Bayard, 2006
3 et 5, rue Bayard, 75393 Paris Cedex 08
Le sujet que j’ai choisi de traiter au-
jourd’hui devant vous c’est Pandora :
la première femme. L’histoire que je
vais vous raconter est assez drôle, un
peu baroque, mais, comme beaucoup
de mythes grecs, on s’aperçoit qu’il y a,
à travers l’intrigue, sans avoir l’air de
rien, une forme de sagesse, une forme
de réflexion sur ce que nous sommes,
sur la condition humaine.

7
Pandora, la première femme

Les deux textes majeurs auxquels je


me réfère ce soir sont des textes d’Hé-
siode, poète béotien qu’on date du
VIIe siècle av. J.-C., juste après Homère.
Hésiode, qui nous donne son nom dans
l’un des deux poèmes sur lesquels je
m’appuie, est un petit agriculteur, as-
sez pauvre, paysan, berger. Il raconte
qu’un beau jour, alors qu’il se prome-
nait avec ses troupeaux, ses agneaux,
dans les montagnes, surgirent tout à
coup devant lui des déesses merveil-
leuses à voir, les filles de Mnémosuné,
les filles de Mémoire, les Muses, qui le
traitèrent plutôt mal, et qui lui dirent à
peu près : « Espèce de moins que rien,
avec tes moutons, tu n’es qu’une

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Pandora, la première femme

gaster ! », gaster (au féminin en grec)


c’est l’estomac, la panse, le bide… « Tu
n’es qu’un ventre ! Parce que comme la
plupart des hommes, tu essaies seule-
ment de subsister comme tu peux, alors
que ce n’est pas ça l’essentiel. L’essen-
tiel, c’est ce que nous allons t’appren-
dre parce que nous savons, nous, tout
ce qui a été, tout ce qui est et tout ce qui
sera. Nous avons l’omniscience, et
dans nos chants, quand nous sommes
sur l’Olympe, aux pieds de Zeus, nous
lui chantons en quelque sorte tout le
devenir du monde, toute sa gloire, le
fait qu’il est maintenant le maître de
l’univers. Et peut-être, si tu le veux
nous pouvons t’apprendre tout cela. »

9
Pandora, la première femme

Elles lui donnèrent alors une sorte de


bâton, de sceptre de laurier, qui le qua-
lifie comme chanteur, aède. Il va donc
à son tour, lui, chanter tout ex arkhes,
« depuis le début », l’origine du monde,
comment tout s’est déroulé. Et au
cours de ce texte, la Théogonie, dont
Hésiode reprend certains éléments
dans Les travaux et les jours, un second
poème, il va aborder une question dont
Françoise Héritier, l’anthropologue,
pour laquelle j’ai la plus grande admi-
ration et le plus grand respect, a bien
mis en lumière le caractère de socle. Il y
a un développement de l’humanité de-
puis les temps préhistoriques, il y a une
diversité des cultures bien sûr, mais il y

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Pandora, la première femme

a un certain nombre de choses sans les-


quelles les hommes n’auraient pu ni vi-
vre ni penser. Un socle. Et ces choses
font partie, en quelque sorte, d’une ex-
périence que dès la préhistoire les
hommes ont dû affronter et qui a mo-
delé aussi leur intelligence, leur forme
de pensée, les catégories mentales à tra-
vers lesquelles ils essayaient de
comprendre ce qu’ils avaient devant
eux. Et l’une de ces questions fonda-
mentales c’est : pourquoi deux sexes ?
Ce serait tellement plus simple s’il n’y
en avait qu’un. Le nôtre, bien entendu.
Donc pourquoi deux sexes ? Pour-
quoi y a-t-il du masculin et du fémi-
nin ? Alors que, comme les Grecs

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Pandora, la première femme

eux-mêmes l’ont formulé, comme le


formule par exemple Hippolyte, dans
la pièce d’Euripide, on ne comprend
pas pourquoi les dieux ont eu l’idée ba-
roque de créer à côté des mâles, des an-
thropoi, des humains mâles, quelque
chose d’autre qui est la femme. « Ça se-
rait beaucoup mieux s’il n’y en avait
pas ! » dit Hippolyte, qui considère que
la femme est une sorte de danger, d’im-
pureté par rapport à la vie telle qu’il la
conçoit, tout entière dédiée à Artémis
la déesse vierge qui refuse l’union
sexuelle… Ce serait tellement simple :
la divinité aurait dû faire un système
où il n’y aurait que des hommes, on
irait dans les temples, on y déposerait

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Pandora, la première femme

un certain nombre de dons votifs, et on


retirerait un petit garçon. Comme ça, il
y aurait une humanité entièrement
peuplée de mâles. Cette question,
« pourquoi deux sexes ? », est fonda-
mentale parce qu’on ne peut compren-
dre ce qu’est l’homme tant qu’on n’a
pas élucidé les raisons d’une sexualité
double. Ni comprendre ce qu’est le
monde, ni désigner par la parole cha-
que réalité de ce monde. La langue va
classer les choses en masculin et fémi-
nin : il y a une chaise et il y a un buffet ;
il y a un féminin et un masculin. Et si je
regarde les Grecs, ils ont été tellement
façonnés intellectuellement par l’idée
qu’il y a deux sexes, qu’ils ont

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Pandora, la première femme

constitué, déjà chez les pythagoriciens,


des tables à deux colonnes, permettant
de répartir les choses en fonction de
leur sexe, masculin ou féminin : mâle/
sec ; femelle/humide ; mâle/chaud ; fe-
melle/froid etc. Et ça continuait
comme ça : toutes les catégories qui
nous permettent de penser le monde
étaient disposées sur deux colonnes et
elles étaient vues comme des formes du
masculin et du féminin. Tels étaient les
enjeux.
Alors qu’est-ce que nous raconte Hé-
siode lorsqu’il est inspiré par les
Muses ? Je vais un peu simplifier les
choses, pour les reconstruire ensuite.
Mais je crois honnêtement que tout ce

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Pandora, la première femme

que je vais dire est d’une certaine fa-


çon dans le texte. Ce qu’il nous raconte,
c’est que, à l’origine, au moment où le
monde commence à exister, et où le sei-
gneur, le roi de l’univers est Kronos,
l’âge d’or, il n’y a pas de femme. Tous
les humains, anthropoi, sont alors des
andres, des mâles. Il n’y a pas de femme
et il n’y a pas non plus de naissance
proprement dite, ni par conséquent de
mort. Les hommes sont là, mêlés aux
dieux, mangeant avec eux, vivant avec
eux, sans avoir ni à travailler, ni à se fa-
tiguer, sans connaître aucune maladie
ni aucune souffrance. Sans ni même
connaître, au sens propre, la mort.
Comme dit Hésiode, tous les biens

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Pandora, la première femme

étaient à eux, il n’y avait aucun mal.


Existence idyllique. Le blé pousse tout
seul, les viandes sans doute sont rôties
et cuites… On a tout à portée de la
main sans avoir rien à faire, les bras et
les jambes toujours jeunes, toujours la
même souplesse, toujours la même vi-
gueur, et on passe son temps avec les
dieux, mêlés à eux, dans les banquets à
manger sans avoir eu rien à préparer,
à écouter les muses qui chantent, à
écouter la poésie, dans une forme de
vie absolument idyllique. Telle est la si-
tuation première du temps de Kronos.
Mais comme vous le savez, il y a eu
une guerre entre les dieux, entre
Kronos et Zeus. Et finalement, c’est

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Pandora, la première femme

Zeus qui devient maître du ciel. Zeus


devient maître du ciel et cette poigne,
cette emprise qui est maintenant la
sienne suppose d’abord qu’il a vaincu
les dieux hostiles par la force. Il a
combattu contre eux, c’était la grande
guerre des dieux. Et d’autre part, les
autres dieux qui ont combattu avec lui,
dans son camp, lui ont demandé de
prendre la souveraineté. Violence bru-
tale d’un côté et accord mutuel de l’au-
tre, avec les autres dieux. Il va ainsi
créer un ordre cosmique, et un ordre
cosmique stable. Ça ne va plus bouger
une fois qu’il aura décidé comment ça
doit être. Cet ordre cosmique, il va
consister d’abord dans le fait que, entre

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Pandora, la première femme

les dieux vainqueurs et lui, il va don-


ner à chacun une place, une fonction,
un domaine où il est souverain. Aphro-
dite va s’occuper des affaires d’amour,
de sexe. Héra va s’occuper du mariage
légitime, de la souveraineté. Athéna,
de la guerre, de la sagesse, etc. Chacun
est à sa place, a un rôle bien défini. Il a
réparti ce que les Grecs appellent les
honneurs, les timai ou les portions, les
moirai. Et cet ordre, il est comme tout
ordre, hiérarchique. Au sommet, il y a
Zeus, et puis il y a les différents dieux,
les grands, les petits, les moyens. Et
chacun a sa place et ne doit pas s’occu-
per de ce qui ne le regarde pas.
Zeus, à un moment donné, jette alors

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Pandora, la première femme

sans doute un regard sur ces êtres


étranges, ces anthropoi, qu’il voit man-
ger avec les dieux, vivre avec eux, mais
qui ne sont pas des vrais dieux.
Qu’est-ce qu’ils font là, quel est leur
statut ? Pourquoi sont-ils mélangés
avec les immortels ? Alors il décide
que, pour que l’ordre soit l’ordre, il faut
qu’entre les immortels divins et les hu-
mains, il y ait une frontière, un tracé
qui soit net. Et pour cela, il ne va pas
s’amuser à faire la guerre aux hommes,
ils ne comptent pas du tout, une piche-
nette et ils sont morts ; il ne va pas non
plus conclure un accord avec eux, ils
n’en sont pas dignes. Il faut donc trou-
ver une solution un peu biaisée où il ne

19
Pandora, la première femme

se compromet pas trop mais qui va re-


mettre les hommes à leur place.
Il s’adresse donc à un dieu particu-
lier, intéressant à examiner, un Titan
qui s’appelle Prométhée, dont le nom
même indique qu’il est capable, pro, de
comprendre à l’avance ce qui va se pas-
ser. C’est « le prévoyant ». Il a un frère
qui lui s’appelle non pas Pro-méthée
mais Épiméthée, c’est-à-dire celui qui
comprend après, quand c’est trop tard.
Celui qui n’arrive à saisir exactement
ce qui s’est passé qu’une fois que les
choses lui sont tombées sur la tête. Ce
Prométhée est doué de ce que les Grecs
appellent la métis, c’est-à-dire une in-
telligence subtile, retorse, ayant

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Pandora, la première femme

volontiers recours à la tromperie et au


mensonge. Étant bien entendu que le
maître absolu en métis, c’est Zeus.
Parce qu’aussitôt qu’il est proclamé roi
du monde, il fait venir à lui Métis, une
divinité marine qui prend toutes les
formes, qui se métamorphose, et il
l’épouse, c’est sa première femme.
Mais on l’a prévenu que l’enfant qu’il
aurait avec Métis, si c’est un mâle, arri-
verait à le vaincre. Métis est enceinte
d’une fille, Athéna, qui va être l’astuce
personnifiée. Zeus, par astuce, dit à
Métis : « Alors comme ça il paraît que
tu peux prendre toutes les formes ? »
« Bien sûr, c’est facile », répond Métis.
« Tu pourrais prendre la forme d’un

21
Pandora, la première femme

lion, en particulier ? » « Oh oui ! » Et la


voilà lionne. « Tu pourrais te faire
flamme ? » Et elle devient une flamme
qui brûle tout. « Tu pourrais te faire
goutte d’eau ? » Et au moment même
où elle se transforme en goutte d’eau, il
l’avale. La question est réglée, il a Métis
à l’intérieur de lui, il devient le dieu à
métis, il devient la métispersonnifiée.
Toute l’histoire de Pandora sera
celle d’un combat entre le dieu souve-
rain, qui veut fonder un ordre hiérar-
chique bien établi, et le petit dieu
Prométhée, un peu à part, malin aussi,
qui l’affronte. Pourquoi Prométhée af-
fronte-t-il Zeus ? Qu’est-ce que voulait
Zeus quand il a affronté Kronos et ses

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Pandora, la première femme

frères, les Titans ? Il voulait prendre la


place de Kronos. Il recherchait le pou-
voir. Prométhée ne cherche pas la place
du dieu, il n’a pas cette ambition. En re-
vanche, c’est comme ça qu’on le dési-
gne parfois, il est philanthropos, il aime
les hommes. Pourquoi ? Parce qu’il
n’est pas un dieu souverain. C’est un
dieu malin, rusé. Et je crois qu’on peut
dire que ce qui choque Prométhée dans
l’ordre auquel il appartient, puisqu’il
collabore avec les Olympiens, sous la
direction de Zeus, c’est qu’il n’y a pas
d’ordre sans injustice. Il n’y a pas de
hiérarchie sans qu’il n’y ait entre ceux
qui sont en haut et ceux qui sont en bas
des différences terribles. Et, si vous

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Pandora, la première femme

voulez, Prométhée n’est pas un rival de


Zeus, pas un concurrent. Il est, permet-
tez-moi de faire cette comparaison,
cette petite voix, comme le soixante-
huitard de l’Olympe, qui va essayer de
faire en sorte, dans l’ordre que Zeus
établit, où il y a les dieux d’un côté, les
hommes de l’autre, que ces derniers ne
soient pas trop défavorisés. Il va es-
sayer de berner Zeus en faveur des
hommes.
Alors comment ça se passe ? Cela va
se dérouler en trois actes.
Premier acte : les dieux et les
hommes sont réunis, ils font cercle. Et
Zeus annonce que cette fois on va ré-
gler la concurrence, la querelle entre
les dieux et les hommes. Chacun va
avoir son lot. Et pour cela, c’est Promé-
thée qui est chargé de se débrouiller
pour qu’il y ait une frontière tout à fait
nette entre les dieux et les hommes. Les
hommes qui ne sont seulement que des

25
Pandora, la première femme

andres, des mâles, et qui jusque-là, je le


répète, vivent encore mêlés aux dieux.
Prométhée amène alors un grand
bœuf, une bête superbe. Elle est immo-
lée, découpée, et il va en faire deux
parts. Une part représentant la condi-
tion des dieux, et l’autre la condition
des hommes. Une fois que ce sera fait,
il n’y aura plus moyen de revenir sur ce
qui a été décidé. Ces deux parts que fait
Prométhée sont deux traquenards,
deux mensonges. Pourquoi ? Il com-
mence en effet par prendre les quatre
os longs de l’animal, les ostea leuca, les
os blancs, toute la chair en a été enle-
vée, il n’y a que les os. Les deux pattes
de devant, les deux pattes de derrière. Il

26
Pandora, la première femme

les met côte à côte et il camoufle ces os


blancs dénudés en les recouvrant d’une
couche de graisse blanche appétis-
sante. Quand on voit ça, on ne peut que
saliver. Premier paquet. Deuxième pa-
quet : il prend tout ce qui est comesti-
ble, tout ce qui est mangeable. Chair et
graisse, « entrailles lourdes de graisse »
nous dit le texte. Tout ce qui est man-
geable, tout ce qui a été gratté sur les os,
est rassemblé et enveloppé dans la peau
du bœuf. Tout est refermé et cet en-
semble, la peau et la mangeaille, est
placé, camouflé, caché dans la gaster,
dans l’estomac de l’animal, qui est d’as-
pect plutôt répugnant.
Donc d’un côté la blanche graisse

27
Pandora, la première femme

appétissante, avec les os, et de l’autre,


un estomac répugnant avec toute la
viande. Cela est apporté et présenté de-
vant Zeus, devant dieux et hommes
ébahis qui regardent, qui se deman-
dent comment ça va se passer. Zeus
n’est pas dupe, il dit à Prométhée : « Tu
as été bien partial ! » Mais il a décidé
qu’il jouerait le jeu, et comme deux
joueurs engagés dans une partie de po-
ker, pour voir celui qui trichera le
mieux, il entre dans la partie. Promé-
thée lui dit : « Zeus, à tout seigneur tout
honneur, à toi de jouer ! Tu prends la
part que tu veux. » Zeus voit les deux
parts, il prend la belle part, soulève la
graisse et découvre les quatre jambes

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Pandora, la première femme

sous forme de ostea leuca, les purs os de


ce malheureux animal. Alors il est fu-
rieux et dit à Prométhée : « Tu as voulu
me duper, tu vas voir ce qu’il va en coû-
ter ! » Fin du premier acte.
Je vous signale tout de suite que ce
premier acte n’est pas gratuit. Car dans
le sacrifice alimentaire grec, c’est-à-dire
dans la seule forme de nourriture car-
née que les Grecs reconnaissent, on ne
peut manger que si l’animal a été rituel-
lement sacrifié. Et cette viande forme
deux parts : d’abord les os blancs, qu’on
dépose avec des aromates sur l’autel,
on y met un peu de graisse, on verse du
vin et l’on fait brûler pour les dieux. La

29
Pandora, la première femme

fumée monte, et les dieux ont, comme


part, la fumée odorante du sacrifice. Et
tout le reste, toute la viande, ou bien
elle est placée sur des broches pour être
rôtie, ou bien elle est mise dans des
grandes cuves pour être bouillie. Au-
trement dit, c’est la réalité de ce
qu’était l’alimentation quotidienne des
hommes à l’époque. On mange la
viande sacrifiée rituellement, après
que les dieux ont eu leur part. Bien en-
tendu, Prométhée pense qu’il fait un
cadeau en donnant aux hommes tout
ce qui est mangeable, et Zeus fait sem-
blant de le croire aussi. Mais vous
comprenez bien qu’en vérité c’est

30
Pandora, la première femme

l’inverse. La bonne part c’est celle qui,


par son apparence, semble la mau-
vaise. Car dans notre corps, seuls les os
sont imputrescibles. Seuls les os ne
sont pas soumis à la putréfaction, à la
dégénérescence. Tout ce que les
hommes vont manger, dont ils vont se
repaître avec appétit, c’est précisé-
ment ce qui dans la viande morte est
destiné à pourrir. Ce que les dieux ont,
c’est cette espèce d’architecture im-
mortelle qu’il y a dans l’homme. D’au-
tant que dans ces os, il y a la moelle,
c’est-à-dire, aux yeux des Grecs, la par-
tie vitale. Ils ont donc, les dieux grecs,
ce qui dans l’animal est la vie, et la vie

31
Pandora, la première femme

stable. C’est ce qui leur vient sous


forme de fumée dont ils se nourrissent.
Tandis que les hommes, eux, parce
qu’ils ont, caché dans la gaster de l’ani-
mal, tout ce qui est mangeable, devien-
nent eux-mêmes des gasteres, des
ventres. Les hommes ont besoin de
manger, s’ils ne mangent pas, ils meu-
rent. Leur vie n’est plus cette vie qu’ils
menaient avec les dieux tandis qu’ils
partageaient avec eux une nourriture
d’immortalité. Maintenant, quand on
se fatigue, il faut manger, il faut rechar-
ger ses batteries. L’énergie qu’on a en
nous est une énergie à éclipse, ça n’est
pas une énergie qui est toujours au
même niveau. On ne peut pas peiner,

32
Pandora, la première femme

se fatiguer, se dépenser sans avoir be-


soin de récupérer en mangeant. Nous
sommes donc devenus d’une certaine
façon des gasteres. C’est la fin du pre-
mier acte.
R Athéna et Pandora. Détail. Vase grec du Ve s.
av. J. C. (D.R.)
L’ambiguïté de cette espèce de nour-
riture sacrificielle établit un contact
avec les dieux, parce qu’on ne peut
manger de la viande qu’à l’occasion
d’une fête religieuse et en donnant aux
dieux la meilleure part. En même
temps qu’on mange avec eux, que les
dieux sont censés assister, ou au moins
être présents à la nourriture et au
repas, cet acte qui nous unit à eux est ce

37
Pandora, la première femme

qui nous en sépare, puisque nous man-


geons tout autre chose qu’eux.
Zeus est en colère, ou il fait sem-
blant d’être en colère, et dit : « Puisque
c’est comme ça, je vais cacher aux
hommes leur vie, bios et le feu, pyr. »
Qu’est-ce que cela veut dire cacher aux
hommes leur vie, bios ? Bios c’est la vie,
mais c’est aussi ce qui fait vivre les
hommes, ce qui nourrit la vitalité des
hommes : les céréales. Les hommes,
pour les Grecs, sont, contrairement
aux dieux, les mangeurs de pain. Les
dieux ne mangent pas le pain, mais les
hommes sont des mangeurs de pain.
C’est le pain qui les fait vivre. Et il va
donc le cacher. Avant, quand les

38
Pandora, la première femme

hommes et les dieux vivaient ensem-


ble, le blé poussait tout seul sur un sil-
lon automatique, il cuisait tout seul, il
était mélangé avec l’eau et l’on avait
des gâteaux tout prêts. Tout seuls, les
hommes n’avaient rien à faire. Si on ca-
che la vie, le blé aux hommes, qu’est-ce
que ça signifie ? Ça veut dire que désor-
mais, pour avoir du blé, il faut cacher
la semence du blé dans la terre, c’est-
à-dire qu’il faut avoir une charrue, une
araire, tracer un sillon, ouvrir avec le
soc de la charrue une certaine fente
dans la terre et y déposer le sperma, la
semence du blé. Il faut ensuite recou-
vrir pour que les oiseaux ne la man-
gent pas. Et il faut attendre. Si les dieux

39
Pandora, la première femme

le veulent, si Déméter y est favorable,


le blé va germer. Mais ce n’est pas fini,
il faudra le couper… De toute façon,
cacher le blé signifie : « Tu gagneras ton
pain à la sueur de ton front. » Il faut tra-
vailler. Il faut travailler la terre, la la-
bourer. Il faut transpirer. Il faut cacher
la semence du blé. Le blé est caché, et
les hommes n’ont plus les moyens
d’avoir le blé qui vient tout seul.
Et le feu est caché. Quel feu ? Le feu
de Zeus. Zeus a un feu, qui est repré-
senté quelquefois par un aigle, quel-
quefois par un éclair. C’est un feu
éternel, inépuisable, d’une force in-
comparable. Auparavant, les hommes
en disposaient, du temps de Kronos,

40
Pandora, la première femme

avant la séparation. Le feu céleste,


Zeus le déposait sur les frênes pour que
les hommes puissent en disposer
quand ils en avaient besoin. Donc plus
de feu, plus de pain qui vient tout seul,
leur nourriture de vie. Que vont alors
devenir les hommes ? Ils ne peuvent
même plus manger la nourriture que
Prométhée leur avait destinée, cette
viande crue : ils ne peuvent pas la
cuire, ils n’ont plus de feu. Zeus éclate
de rire en se disant : « Cette fois je les ai
sérieusement coincés ! »
Mais Prométhée est très malin. Il dé-
cide alors de régler ce problème. Il
prend dans la main la tige d’une plante
qui s’appelle le fenouil. Cette plante a

41
Pandora, la première femme

ceci de particulier que, contrairement à


ce qui se passe dans les arbres, dont
l’intérieur où se trouve la sève est hu-
mide, et dont l’extérieur, l’écorce, est
sec, l’intérieur du fenouil, lui, est
complètement sec, et l’extérieur est
vert et humide. Alors il prend un fe-
nouil dans la main et monte vers le ciel.
Il passe devant Zeus, qui est sans doute
étendu sur son lit, et, quand celui-ci re-
garde ailleurs, Prométhée prend une
semence de feu, sperma puros, qu’il
place en haut de son fenouil. Le feu se
propage alors à l’intérieur du fenouil
sans qu’on puisse le voir du dehors.
Prométhée repasse ensuite devant
Zeus, arrive chez les hommes et leur

42
Pandora, la première femme

donne la semence de feu. Avec ça, ils


allument leur cuisinière, ils cuisent la
viande. Ils se réjouissent et se réchauf-
fent. Et Zeus, du haut de l’Olympe, re-
garde et voit tout d’un coup les feux qui
brillent chez les humains. Il entre alors
dans une fureur totale, dans une rage
complète.
Bien entendu, le feu qu’ont les
hommes, le feu prométhéen, est un feu
intelligent, le produit d’une astuce,
d’une technique de transport du feu que
les Grecs connaissaient. Tandis que le
feu de Zeus est immortel, infatigable,
toujours prêt à jaillir. Celui des
hommes, issu d’une semence, est un feu
mortel, comme les hommes eux-mêmes,

43
Pandora, la première femme

fragile et vorace. Si vous ne le nourris-


sez pas, il meurt. Il faut tout le temps lui
donner à manger. Et il faut, une fois
qu’il s’est un peu apaisé, faire bien at-
tention pour que la semence ne dispa-
raisse pas. Bref, c’est un feu, du point de
vue de l’ordre de l’ontologie, inférieur.
À la fois, c’est un feu intelligent, mais
un feu second, produit à partir d’une se-
mence de feu. On a des textes sur cette
semence de feu : on explique qu’il faut
faire attention d’en avoir une toujours
disponible cachée sous la cendre, et
quand on n’en a plus, on va en prendre
chez son voisin qui vous donne un peu
de son feu que vous ramenez. De la
même façon que cette viande qui pour

44
Pandora, la première femme

les hommes est très appétissante, allé-


chante, qui les nourrit mais qui est en
même temps le signe de leur fragilité, de
leur faiblesse, de leur fatigue, de leur
mortalité, le feu dont les hommes dispo-
sent, en même temps qu’il est un feu in-
telligent est un feu inférieur, un feu
affamé, qui au lieu d’être divin, et au
lieu d’être seulement technique et intel-
ligent, est en même temps aux yeux des
Grecs un feu sauvage. Parce qu’il ar-
rive que ce feu allumé vous échappe
complètement et se mette à avaler tout
ce qu’il y a autour de lui comme une
bête sauvage. Donc un feu ambigu qui,
non seulement marque le côté fragile de
la condition humaine, mais aussi

45
Pandora, la première femme

l’animalité à laquelle l’homme est ratta-


ché et contre laquelle il ne peut rien. Fin
du deuxième acte.
R Zeus, Hermès, Épiméthée, Pandora. Détail.
Vase grec du Ve s. av. J. C. (D.R.)
Zeus cette fois est vraiment fâché. Et
il dit à peu près à Prométhée : « Tu as
volé le feu, je vais donc faire don aux
hommes d’un kalon kakon », d’un
« malheur resplendissant. » Un mal-
heur merveilleux à voir, que les
hommes chériront dans leur cœur. Et
pour ce faire, il convoque Héphaïstos,
le dieu forgeron, boiteux, sculpteur. Il
lui dit : « Tu vas confectionner un

49
Pandora, la première femme

mannequin, avec de la glaise que tu vas


mouiller d’eau. Il aura toute l’appa-
rence d’une déesse immortelle. Tu lui
donneras la forme extérieure d’une
parthénos. » Parthénos, c’est la jeune
fille avant ses noces, ou la jeune femme
au moment de ses noces, qui n’a pas en-
core eu d’enfant, qui n’a pas accouché.
Elle peut être vierge, mais elle ne l’est
pas nécessairement, mais surtout elle
n’est pas encore une mère de famille.
D’où vient cette forme de parthénos,
puisqu’il n’y avait pas de femme ? Il n’y
avait pas d’humain au féminin. Mais il
y avait des déesses, qui étaient des par-
thénoi. Athéna, Artémis, Hestia, mer-
veilleuses déesses de beauté. Donc il y

50
Pandora, la première femme

avait un féminin au niveau divin. Et ce


qui est confié comme tâche à Hé-
phaïstos, c’est de fabriquer un manne-
quin qui sera la première parthénos
humaine et cette parthénos humaine,
elle aura ceci de caractéristique qu’elle
aura tout à fait l’aspect d’une parthénos
divine, d’une déesse immortelle. Alors,
il se met au travail, il la confectionne,
il la fait très belle. Zeus convoque
Athéna, Hermès, Aphrodite. Tout le
monde s’affaire alors auprès de ce man-
nequin pour qu’il ressemble aux
déesses immortelles. On lui donne une
robe blanche, un voile brodé, merveil-
leux, scintillant, une couronne fabri-
quée par Héphaïstos avec un décor

51
Pandora, la première femme

animal où toutes les bêtes vivantes se


promènent et quand on les voit, on
croirait que c’est vrai. Bref, elle
rayonne, par son aspect extérieur et
par son costume, ses bijoux. Elle
rayonne de charis. Le charme, la
beauté, la séduction. Cette charis a été
versée sur elle par les déesses. Et en
même temps qu’on lui verse la charis,
l’éclat de la séduction et de la beauté,
auquel on ne peut résister, Hermès
l’anime. Il met en elle la force d’un être
humain, la voix d’un être humain. Je
vous dis les choses comme le dit le texte
grec, Hermès met également en elle un
tempérament de chienne et un esprit
de menteur et même de voleur. Alors,

52
Pandora, la première femme

cette espèce de mannequin animé, vi-


vant, parlant comme vous et moi, parce
qu’on lui a donné la voix humaine,
même si elle se sert de cette voix non
pour dire la vérité mais pour la cacher,
par des mensonges, elle est telle qu’on
l’amène devant l’assemblée. Comme le
bœuf auparavant, on amène Pandora
devant les dieux et les hommes tou-
jours rassemblés avant la grande sépa-
ration. Quand ils la voient, ils sont tous
suffoqués, estomaqués, elle est mer-
veilleuse à voir. Elle resplendit de
beauté et d’éclat, on ne peut pas la voir
sans être séduit, l’aimer, la désirer.
Alors Zeus déclare que cet être, qui
vient d’être créé artificiellement, est la

53
Pandora, la première femme

première femme, l’ancêtre de toutes les


femmes (comme dit le poète, d’elle
vient le genos, le genre féminin, il n’y a
pas de femme qui ne soit issue de Pan-
dora). Elle est appelée Pandora dans le
texte, car elle est le cadeau (doron) que
tous (pan) les dieux vont faire aux hu-
mains. Vous ne pouvez pas ne pas voir
que, dès le départ, Pandora concentre
sur sa personne certains aspects de ce
que nous avons vu dans les épisodes
précédents. Son apparence extérieure
est le contraire de sa réalité. De la
même façon que les parts de nourriture
ont été trafiquées, que sous la graisse
appétissante il y a des os, que sous l’es-
tomac dégoûtant il y a tout ce qui est

54
Pandora, la première femme

mangeable, elle, quand on la voit, c’est


sa beauté qui vous saute au visage.
Mais à l’intérieur, il y a cet esprit de
chienne et ce tempérament de voleur.
Pourquoi esprit de chienne et tempé-
rament de voleur ? Parce que s’il faut
caractériser cette femme, ce manne-
quin animé qui n’est plus un manne-
quin, qui est un être animé, qui parle
comme les hommes, qui se promène,
qui séduit, il faut dire que c’est une gas-
ter, un ventre. Hésiode explique en ef-
fet que la ruse de Zeus a consisté à créer
à côté de l’homme un être qui a un ap-
pétit dévorant. Un être qui ne supporte
pas la médiocrité ou la continence. La
femme a faim, il faut qu’elle remplisse

55
Pandora, la première femme

son ventre. Hésiode explique ça par


une comparaison : dans les ruches, il y
a les abeilles qui dès le lever du jour
sortent de la ruche et vont travailler
toute la journée pour récolter du miel.
Elles vont essayer de rapporter du miel
dans la ruche pour en faire des provi-
sions. Mais ça ne va pas se passer
comme ça. Car en même temps que les
abeilles, il y a d’autres insectes, les
bourdons, qui eux ne bougent pas, res-
tent le derrière dans la ruche, ne tra-
vaillent jamais, mais mangent tout. La
femme correspond à peu près à ça dans
l’existence humaine, elle est toujours à
l’affût du repas. Elle a toujours faim et,
je cite toujours Hésiode : « Quand elle

56
Pandora, la première femme

te fait des sourires, des séductions irré-


sistibles, ça n’est pas qu’elle te trouve
à son goût, elle pense à ta grange !
C’est-à-dire au blé que tu as mis de
côté. » Donc elle est un ventre, et en ce
sens, à côté de cet appétit alimentaire
insatiable, elle est aussi un ventre qui
a un appétit sexuel. Faite d’eau et de
glaise, la femme est, aux yeux des
Grecs, de tempérament humide. Alors
dans un pays chaud, surtout à cer-
taines périodes de l’année, par exem-
ple pendant la canicule, c’est-à-dire
lorsque Sirius, que les Grecs appellent
« le chien », est le plus proche, les
hommes sont affaiblis parce qu’ils ont
un tempérament sec. Quand il y a une

57
Pandora, la première femme

grande chaleur et que le soleil leur tape


sur la tête, comme dit Hésiode, ils sont
affaiblis. Et à ce moment-là les femmes,
au contraire, sont en pleine forme.
Parce qu’étant humides, elles sont un
peu asséchées et par conséquent elles
sont dans le meilleur état possible. Hé-
siode prétend que la femme dessèche,
brûle même, c’est le terme qui est em-
ployé, son mari sans feu, sans avoir be-
soin de tison. Elle le brûle, parce qu’à
la fois elle l’oblige à travailler tant qu’il
peut pour son appétit alimentaire, et
elle le dessèche aussi, parce qu’aux
yeux des Grecs, le jeune homme est
plein de sève, l’homme adulte aussi. Et
au fur et à mesure qu’il vieillit, il se

58
Pandora, la première femme

dessèche comme un vieil arbre, qu’on


peut briser, qu’on peut brûler. Donc les
femmes vont être non seulement ce
ventre qui avale tout, mais elles vont
être aussi, parce qu’elles sont la ri-
poste au feu volé par Prométhée, ce que
beaucoup d’auteurs grecs postérieurs
signaleront, un feu à leur façon, qui
brûle l’homme. Un feu voleur qui va, si
je puis dire, cuisiner son homme en le
faisant brûler à petit feu sous toutes les
formes.
Quelle est la conséquence du ta-
bleau qui vient d’être fait ? D’abord, la
femme est créée. Par Héphaïstos et par
toutes les divinités féminines qui l’ont
habillée en jeune mariée. Athéna lui

59
Pandora, la première femme

noue sa ceinture, nous dit Hésiode.


Parce que se marier, pour une par-
thénos, c’est dénouer sa ceinture. Elle
est donc une jeune mariée, la première
jeune mariée du monde.
Zeus décide d’envoyer cette Pan-
dora, au nom de tous les dieux, au frère
de Prométhée, Épiméthée, qui loge déjà
sur un coin de terre, dans sa maison.
Naturellement, Prométhée comprend
très bien que l’affaire va mal finir. Il
avertit son frère, Épiméthée, de ne pas
accepter de cadeau de la part des dieux
et de le renvoyer comme il est venu.
Épiméthée assure qu’il n’acceptera
pas. Mais Pandora quitte ce cercle où
les hommes et les dieux sont là à la

60
Pandora, la première femme

contempler, et, d’un petit pas tran-


quille, va jusqu’à la maison d’Épimé-
thée. Celui-ci lui ouvre la porte, la voit
et tombe sous le charme. Pandora s’est
introduite chez les hommes : elle est la
femme d’Épiméthée, la première
épouse.
R Possible représentation de la jarre renfermant
tous les maux, surmontée de la tête d’Elpis.
Amphore campanienne de la fin du Ve s. av.
J. C. (D.R.)
Dernier acte. Pandora est mainte-
nant à demeure dans la maison d’Épi-
méthée. Sur l’ordre de Zeus, elle a fait
transporter chez elle une de ces
grandes jarres en terre cuite dans les-
quelles on met le blé, le vin, l’huile et
même parfois en des temps plus an-
ciens, où l’on disposait, au fond de la
maison, les morts. Cette jarre est fer-
mée. Et Zeus a dit à Pandora de lever le

65
Pandora, la première femme

couvercle quand il le lui ordonnera.


Juste un instant, pour le remettre en
place aussitôt. Et c’est ce que va faire
Pandora.
Épiméthée part travailler la terre.
Zeus demande alors à Pandora de lever
le couvercle. De cette jarre sortent tous
les maux qui n’existaient pas aupara-
vant. Puisque les hommes, à l’âge d’or,
ne connaissaient pas de mal. Tous ces
maux sortent en une seconde et se ré-
pandent dans tout l’univers. La mala-
die, la souffrance, la vieillesse, la
fatigue, le deuil… Tous les maux. Pan-
dora remet aussitôt le couvercle sur la
jarre. Comme nous le verrons, il y a un
être, une entité, qui n’était pas pressé

66
Pandora, la première femme

et qui est resté coincé dans la jarre. Ces


maux, qui se sont répandus partout,
Hésiode en fait une description horri-
fiée, sur la mer les tempêtes, sur la terre
les vents mauvais qui détruisent les ré-
coltes, le deuil quand un enfant
meurt… c’est Zeus qui les avait tenus
en réserve pour qu’avec Pandora, ils
soient libérés. Qu’ont-ils de particulier,
ces maux, ces kaka ? Ils ont une double
particularité. Ils sont invisibles et inau-
dibles. Le texte insiste là-dessus : on ne
les voit pas. On ne peut pas les repérer
à l’avance, ils n’ont aucune apparence,
aucune forme visible. Ils ne prévien-
nent pas et pourtant on sait qu’ils sont
là, de nuit, de jour, sur terre et sur mer,

67
Pandora, la première femme

au-dehors et dans la maison. Ils peu-


vent arriver à tout moment sans qu’on
n’y puisse rien, parce qu’on ne les voit
ni ne les entend venir. Ce sont des
maux dont on sait très bien ce qu’ils
sont et qu’on déteste. Personne ne sou-
haite un naufrage, un ouragan, un
deuil. Ces maux qu’on essaierait d’évi-
ter si on les voyait ou si on les enten-
dait, on ne peut ni les voir ni les
entendre.
Par contre, Pandora, qui est le mal,
kakon, est à la fois visible, mais égale-
ment audible, puisqu’elle parle comme
vous et moi. Mais ce qu’on voit d’elle,
ce qu’on entend d’elle, au lieu de vous
mettre en garde, est de nature à vous

68
Pandora, la première femme

séduire. Sa beauté physique fait qu’on


en oublie le reste, et ses paroles miel-
leuses vous séduisent. Les maux qu’on
éviterait si on les voyait sont invisibles,
et le Mal qu’on voit et qu’on entend, on
le prend pour un bien.

Quelle est la conclusion d’Hésiode ?


Maintenant qu’il y a des femmes, qu’il
y a eu Pandora, qu’il y a le genos fémi-
nin, on ne peut rien faire. Faut-il,
voyant ce que sont les femmes et le
malheur qu’elles représentent, ne pas
se marier ? Je le cite à peu près : « On vi-
vra dans l’abondance jusqu’à sa mort.
On aura plein de blé, on aura plein de
réserve, on sera un homme riche et

69
Pandora, la première femme

heureux. Mais une fois mort, fini, rien,


il ne reste rien de vous. Et les biens que
vous avez accumulés, le grain dans vo-
tre grange, l’huile, le vin, peut-être
même la monnaie, tout cela ira à des
étrangers. » Donc si vous vivez sans
femme, votre mort met fin radicale-
ment à ce que vous êtes. Mais si vous
vous mariez, et que par chance vous
tombez sur une épouse qui n’est pas
mauvaise, il y en a, dans ce cas le mal
et le bien s’équilibreront. En revan-
che, si vous tombez sur une représen-
tante d’une engeance maudite, votre
vie sera un enfer. En bref, maintenant
que dans la vie humaine il y a des
femmes et plus seulement des hommes,

70
Pandora, la première femme

que les hommes doivent manger, qu’ils


doivent travailler, qu’ils se fatiguent,
qu’ils disposent du feu, le problème
pour eux, c’est que, de même qu’ils doi-
vent enfouir le sperma du blé, le sperma
de la vie dans la terre pour que ça
germe, de même qu’ils doivent cacher
le sperma puros, la semence du feu sous
la cendre pour qu’il se conserve, ils doi-
vent, pour avoir des enfants, cacher
leur propre sperma dans le ventre, dans
la gaster de la femme. Si bien que la
femme est gaster, non seulement par
son appétit, par ce qu’elle avale, la
nourriture et la vitalité virile de son
mari, mais elle est un ventre aussi
parce que c’est seulement de ce ventre

71
Pandora, la première femme

et à partir de ce ventre que l’homme


peut faire que la mort ne soit pas une
disparition radicale. Pourquoi ? Parce
que les Grecs font toujours la compa-
raison entre le sillon de leur champ et
le sillon du corps féminin. Grâce au sil-
lon du corps féminin, la semence que
l’homme va déposer, comme la se-
mence sur le champ de blé, va germer
et il va y avoir un enfant, comme dit
Hésiode « semblable au père ». Et par là
même, puisque nous ne sommes plus
des immortels, il nous faut naître, sor-
tir d’un ventre. Il y a naissance, ce qu’il
n’y avait pas autrefois, quand il n’exis-
tait que des hommes. Mais avec les
femmes, il faut être deux pour faire un

72
Pandora, la première femme

enfant. Il faut un ventre féminin d’où


il va sortir. Et si vous naissez, alors ça
veut dire que vous allez naître petit,
puis grandir, puis vous fortifier, deve-
nir adulte, vieux et finalement mourir.
Pas de naissance sans mort. Comme il
n’y a plus de richesse, de bonheur sans
travail, sans fatigue, tout est ambigu. Et
le ventre féminin est à la fois ce qui ab-
sorbe toutes les richesses, toute la vita-
lité masculine, et ce qui donne à la vie
humaine un sens en créant des en-
fants semblables au père. « Semblable
au père », pourquoi ? Parce que les
Grecs veulent croire que les enfants
sont semblables au père. C’est ce que
pense Hésiode, c’est ce que pense

73
Pandora, la première femme

Aristote, c’est ce que pensent beau-


coup d’autres, que le ventre féminin est
comme la matière, la glaise dans la-
quelle a été pétri ce mannequin. Il est
purement passif, comme une cire sur
laquelle la semence de l’homme s’im-
prime de sorte que la figure de l’en-
fant, c’est l’homme qui l’a donnée.
C’est seulement la matière qui est re-
présentée par la femme. Et ce ventre fé-
minin va donc concentrer toutes les
ambiguïtés. Tout cela est encore ex-
primé d’une autre façon : on peut voir
dans cette série de séquences, le sacri-
fice, la viande, le blé, l’agriculture, le
feu, les techniques du feu et mainte-
nant Pandora, le mariage monogamique

74
Pandora, la première femme

et l’enfantement, la nécessité d’une


chaîne humaine dans laquelle le père et
le fils sont, comme dit Aristote, « une
seule et même personne, sauf en nom-
bre. Les frères sont plusieurs en nom-
bre mais c’est la même forme. » Alors
évidemment, si vous n’avez pas de
femme, pas d’enfant, avec la mort, vous
disparaissez complètement. Si vous
avez un ventre féminin, il apparaît un
ordre dans ce chaos de l’existence hu-
maine, puisque d’une certaine façon,
vous vous prolongez vous-même dans
vos enfants.
L’histoire n’est pas tout à fait finie,
parce que j’ai évoqué la jarre et ses
maux, mais je n’ai pas dit un mot de ce
qui reste au fond de la jarre. Au fond
de la jarre, n’ayant pas eu le temps de
sortir ou ne se pressant pas, se trouve
une entité que les Grecs appellent elpis,
qu’on traduit en général par « espoir »,
qui reste bouclé au fond de la jarre. Et
elpis, si j’en crois Platon, c’est plus

76
Pandora, la première femme

général. Elpis, c’est cette attitude d’at-


tente en face d’un événement qu’on
prévoit mais qui n’est pas sûr. Si cet
événement est heureux et qu’on l’at-
tend, c’est l’espoir. Si cet événement au
contraire est mauvais, dangereux,
alors c’est la crainte. Avec Pandora, la
vie humaine, contrairement à celle des
animaux qui vivent uniquement dans
le présent, est placée sous le signe
d’elpis. Les animaux mangent n’im-
porte quoi. Contrairement aux
hommes qui mangent une certaine
nourriture : le blé, le vin, le pain ou la
viande cuite d’animal sacrifié, les bêtes
mangent tout ce qui leur tombe sous la
dent. Sur le plan sexuel aussi, les

77
Pandora, la première femme

animaux s’unissent n’importe


comment, peut-être même avec leurs
enfants, il n’y a pas d’inceste, c’est
l’union sexuelle sans règle. Alors que
les hommes vont avoir le mariage. Et
puis les animaux n’ont pas le feu, ils
n’ont rien à cuire, alors que l’homme
va cuire en particulier toute sa nourri-
ture pour qu’elle soit plus facilement
digestible. Les hommes vivent dans un
univers qui, d’une certaine façon, est le
même que celui des animaux. Pour-
quoi ? Parce qu’ils vont eux aussi sor-
tir d’un ventre féminin, parce qu’ils
vont eux aussi grandir, vieillir et mou-
rir. Parce qu’ils ont eux aussi besoin de

78
Pandora, la première femme

manger, ils ne sont pas toujours en


pleine forme.
Donc il y a une animalité qui est
comme le socle dans lequel l’humanité
se trouve inscrite. Mais en même
temps, il y a une rupture. Et cette rup-
ture, c’est le fait aussi que les animaux
n’espèrent et ne craignent rien du tout,
sauf ce qu’ils ont sous le nez. Les dieux
non plus n’ont ni espoir ni crainte. Ils
n’ont rien à espérer, ils ont tout. Ils
n’ont rien à craindre, rien ne les me-
nace. Et quand les hommes vivaient
entre mâles, dans l’âge d’or, mêlés aux
dieux, tous les biens étaient à eux.
Donc qu’avaient-ils à espérer puis-
qu’ils avaient tout ? Aucun mal ne les

79
Pandora, la première femme

menaçait. Ils n’avaient donc aucune


crainte à avoir. Par conséquent, elpis
implique une vie où justement on n’en
est plus là. Les biens et les maux sont
non seulement juxtaposés, mais mé-
langés : chaque bien a en quelque sorte
son mal qui lui est lié.
Et c’est pour cela que l’homme a un
côté prométhéen : à l’avance il sait qu’il
peut lui arriver des choses, il sait très
bien à l’avance qu’il mourra, il ne sait
pas quand, il ne sait pas comment.
À l’avance il sait que des dangers le me-
nacent, il les craint, mais il ne peut pas
les voir, il ne peut pas les entendre.
Donc l’homme prométhéen sait que les
choses vont arriver. Mais en même

80
Pandora, la première femme

temps, nous avons l’autre côté épimé-


théen dont nous sommes aussi soli-
daires. C’est-à-dire qu’on n’est
vraiment fixé sur les choses que quand
c’est trop tard pour trouver un moyen
d’y remédier. Prométhéen et épimé-
théen, ça veut dire que nous vivons
toujours sur le mode de l’attente et
d’une prévision qui n’est pas une vraie
prévision, qui n’est pas un vrai savoir.
Par conséquent, toute cette histoire
est un peu compliquée, mais en même
temps on peut voir à quel point chaque
épisode est encastré dans un autre, et
lui fait écho. La création de la pre-
mière femme, c’est précisément la créa-
tion de ce que nous sommes, de la vie

81
Pandora, la première femme

humaine, de la condition humaine. Cet


incroyable mélange qui fait que les
hommes n’ont pas un statut propre ; ils
étaient mêlés aux dieux, maintenant ils
sont mêlés aux bêtes. Ils sont entre les
bêtes et les dieux. Contrairement aux
bêtes, ils ont un rapport avec les dieux,
par la prière, par les rituels, par les sta-
tues divines, par les temples, par les
rites, par la religion alors qu’il n’y en a
pas chez les animaux. Et, en même
temps, ils sont comme les bêtes, parce
qu’ils partagent les lois de l’animalité,
nécessité de manger, sexualité. Entre
bêtes et dieux, leur statut est ambigu.
Ce caractère s’exprime sur le plan du
récit mythique de façon parfaite chez la

82
Pandora, la première femme

femme. Pourquoi ? Parce que, comme


nous l’avons vu, d’une certaine façon,
la femme est divine.
Dans l’existence du paysan grec
moyen, la vie est dure, la terre n’est pas
très fertile. Et dans cette existence quo-
tidienne, pénible et médiocre, la pré-
sence de la femme, c’est le reflet du
divin dans la vie. Elles sont à l’image
des déesses immortelles. Quand vous
rentrez chez vous, que vous avez votre
femme… Il y a chez Hésiode, comme ça
par hasard, la description d’une petite
fille qui prend son bain. C’est merveil-
leux, c’est un rayon divin qui vient tout
à coup illuminer votre existence mé-
diocre. Divine, humaine, elle parle

83
Pandora, la première femme

comme vous, c’est le mariage monoga-


mique, elle est l’épouse, elle discute de
vos affaires. Et bestiale, parce qu’elle
représente l’animalité alimentaire et
sexuelle. Elle est tout cela à la fois. Et
elle présente une synthèse d’une exis-
tence humaine paradoxale qui n’a pas
encore de statut propre, qui ne se défi-
nit que par rapport aux dieux qu’ils ont
quittés et par rapport aux animaux
dont ils se distinguent encore.
C’est un mythe du VIIe siècle, tous les
Grecs l’ont connu bien entendu, sous
une forme ou sous une autre ; mais
qu’est-ce qu’il y avait à y voir ? Un
grand problème se trouvait posé par le
cas de Pandora. Je veux dire le hiatus

84
Pandora, la première femme

entre l’apparence, l’apparaître, et la


réalité. Entre la fiction et la vérité.
Quand on la voit, elle est la beauté
pure. Mais à l’intérieur d’elle-même, en
son dedans, se trouve un esprit de
chienne et un tempérament de voleur.
D’autre part, contrairement aux
hommes qui d’une certaine façon
comme les dieux sont là depuis tou-
jours, ils n’ont pas de naissance, ils
sont sortis de la terre à l’origine, elle au
contraire est un produit artificiel. Pan-
dora est l’œuvre de la techne, de « l’art »
d’Héphaïstos qui l’a fabriquée comme
on fabrique une statue.
Et par conséquent, sa place, sa fonc-
tion pose le problème de savoir ce que

85
Pandora, la première femme

sont ces images, ces imitations. Quel


est le rapport entre une déesse, sa sta-
tue, et Pandora ? C’est-à-dire qu’il y a,
dans la nature même de Pandora, une
sorte de question qui est posée :
qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est
faux ? Comment se fait-il qu’il peut y
avoir une apparence qui saute aux
yeux, et qu’en même temps cette appa-
rence soit contraire à la réalité de la
chose que vous voyez ? Et cela, c’est
une question que Pandora pose, si je
puis dire, par sa nature d’être fabri-
qué, mais c’est un problème aussi que
les sophistes, les présocratiques, et
toute la philosophie grecque va se po-
ser. Qu’est-ce que c’est que le vrai ?

86
Pandora, la première femme

Qu’est-ce qui est illusoire ? Qu’est-ce


qui est apparent ? Qu’est-ce qu’imi-
ter ? Bref, dans cette narration compli-
quée, amusante je crois, on voit qu’il
peut y avoir dans un récit mythique,
par-delà le divertissement, un pro-
blème affronté sans être jamais explici-
tement posé : « Nous les hommes, qui
sommes-nous ? Et pourquoi ne peut-on
pas être des hommes s’il n’y a pas aussi
des femmes avec nous ? »

Je vous remercie de votre patience


attentive.
Composition et mise en pages :
FACOMPO, Lisieux
Achevé d’imprimer en août 2005
par Normandie Roto Impression s.a.s.
61250 Lonrai
Nº d’imprimeur : 05-••••
Nº d’éditeur : 8668-01
Dépôt légal : septembre 2006
Imprimé en France

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