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Bernard Vinot - Saint-Just

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DU MÊME AUTEUR

Epigraphe

Dédicace

CHAPITRE PREMIER - La beauté de la jeunesse

CHAPITRE II - De la Loire à la terre ancestrale


UN MARIAGE MOUVEMENTÉ.

UNE ENFANCE PROTÉGÉE.

UNE FAMILLE DE « LABOUREURS ».

LE DESTIN DE LOUIS-JEAN.

LA MAISON DE BLÉRANCOURT.

CHAPITRE III - A Soissons, chez les Oratoriens


LES ÉDUCATEURS ET L'ENSEIGNEMENT.

LES IDÉES NOUVELLES AU COLLÈGE.

UNE ATMOSPHÈRE DE CONTRAINTE.

LA « MONOGRAPHIE DU CHÂTEAU DE COUCY ».

CHAPITRE IV - La fugue et la prison


LA FAMILLE GELLÉ.

CHAPITRE V - Un poète libertin ?


SAINT-JUST « LICENCIÉ ÈS LOIS » ?

« ARLEQUIN-DIOGÈNE. »

« ORGANT » : UN POÈME PORNOGRAPHIQUE ?

FANTASMES ET EXPÉRIENCES.

GRANDS MAÎTRES ET « ROUSSEAU DES RUISSEAUX »

SAINT-JUST S'EXPLIQUE SUR « ORGANT »

CHAPITRE VI - Peuple de Blérancourt, peuple de Saint-Just


BLÉRANCOURT : CHÂTEAU, MARCHÉ, TERROIR.

PROSPÉRITÉ, SURPEUPLEMENT ET PAUVRETÉ.


UNE SOCIÉTÉ BESOGNEUSE.

LA PRÉRÉVOLUTION À BLÉRANCOURT.

CHAPITRE VII - Faire lever la Révolution


UN AUTODAFÉ FONDATEUR.

LE BAPTÊME DE LA TRIBUNE A CHAUNY.

LA GARDE NATIONALE.

TENTATIVES DE FÉDÉRATION.

PRENDRE LES MAIRIES.

MENACES SUR LE MARCHÉ.

CHAPITRE VIII - Le sursaut des notables


ÉLECTION DES JUGES DU DISTRICT.

L'AFFAIRE DES COMMUNAUX.

UNE GRANDE OCCASION.

« UN PETIT MONTESQUIEU... »

CHAPITRE IX - Minorité et solitude


ÉLECTIONS DU PREMIER DEGRÉ.

LA LETTRE À DAUBIGNY.

SAINT-JUST FRANC-MAÇON ?

EXCLUSION DE SAINT-JUST.

CHAPITRE X - Un an encore aux côtés du peuple


AVOCAT DE SES COMPATRIOTES.

AUX MÂNES DE MIRABEAU.

« DE LA NATURE. »

ACQUISITION DE BIENS NATIONAUX.

LE BENJAMIN DE LA CONVENTION.

CHAPITRE XI - Le roi doit mourir


PROCLAMATION DE LA RÉPUBLIQUE.

GIRONDINS ET MONTAGNARDS.

A LA MONTAGNE ET AUX JACOBINS.

LE PROCÈS DU ROI.

TRIPLE INTERVENTION DE SAINT-JUST.

LE VOTE.

SAINT-JUST ET L'ISSUE DU PROCÈS.

CHAPITRE XII - Écarter la Gironde


S'UNIR POUR VAINCRE.

SAINT-JUST MIS EN CAUSE PAR LA RUE.

MISSION DANS L'AISNE ET LES ARDENNES.

LA « RÉVOLUTION DU 2 JUIN ».

SAINT-JUST ET LES GIRONDINS.

CHAPITRE XIII - Indulgence ou rigueur ?


SAINT-JUST ET LA CONSTITUTION DE L'AN II.

AGGRAVATION DU CONFLIT.

UN PROCUREUR PARTIAL.

REDOUTABLE PRÉCÉDENT.

CHAPITRE XIV - Durcir la Révolution


SAINT-JUST AU GRAND COMITÉ.

LE SURSAUT.

TRAVAUX FORCÉS POUR LES NOBLES.

L'ANGLETERRE.

SUSPENDRE LES « LOIS DOUCES ».

CHAPITRE XV - Les amours et les amis


THÉRÈSE GELLÉ.

HENRIETTE LE BAS.

SAINT-JUST ET LES FEMMES.

SAINT-JUST ET SES AMIS.

AMITIÉ ET SOCIÉTÉ.

CHAPITRE XVI - Sauver Strasbourg


MISSION À L'ARMÉE DU RHIN.

UNE AUTORITÉ CONTESTÉE.

CE PAYS « SUPERBE », L'ALSACE.

LA RÉVOLUTION IMPOSÉE.

« DISCIPLINER LES CHEFS ».

JUSTICE EXPÉDITIVE ET RÉCOMPENSES.

L'OBSESSION DU RAVITAILLEMENT.

L' EMPRUNT FORCÉ.

SAINT-JUST ANTISÉMITE ?

SAINT-JUST ET LES NOTABLES.

SCHNEIDERIENS ET PROPAGANDISTES.

ÉCHEC À KAISERSLAUTERN.

LA NOUVELLE POLITIQUE.

LANDAU DÉBLOQUÉE.

CHAPITRE XVII - Neutraliser les deux meutes


DANTONISTES ET ULTRA-RÉVOLUTIONNAIRES.

ROBESPIERRE SE REPREND.

SAINT-JUST ET LA RÉVOLUTION SOCIALE.

LE RAPPORT DE SAINT-JUST ET L'ARRESTATION DES « HÉBERTISTES ».

HÉRAULT ET DANTON.

CHAPITRE XVIII - Fleurus


LA MISSION DE PLUVIÔSE.

LA MISSION DE FLORÉAL.

RIGUEURS DISCIPLINAIRES.

SAINT-JUST ET LE BON.
L'ARMÉE PIÉTINE.

DES ÉCHECS QUI PRÉPARENT LA VICTOIRE.

CHARLEROI ET FLEURUS.

CHAPITRE XIX - La Cité nouvelle


UNE PENSÉE ÉCONOMIQUE CONFORMISTE.

CONSENSUS.

ÉTAT-PROVIDENCE ET SOLIDARITÉ.

L'HOMME RÉVOLUTIONNAIRE.

L'ÉGLISE AU SERVICE DE LA CITÉ.

UTOPIE ET GRANDEUR.

CHAPITRE XX - Le piège de la violence


LES DÉCRETS DE VENTÔSE.

RÉPRESSION ET RÉVOLUTION SOCIALE.

LE BUREAU DE POLICE.

LA TERREUR AU PAYS DE SAINT-JUST.

CHAPITRE XXI - La Révolution ou la mort


ROBESPIERRE DÉFIÉ.

RUPTURE AU COMITÉ.

S'APPUYER SUR LA CONVENTION ?

COMPROMIS AVEC LES COMITÉS.

ÉTABLIR UNE DICTATURE ?

SAINT-JUST DUPÉ.

ROBESPIERRE AVOUE SA FAIBLESSE.

SAINT-JUST CONDAMNÉ A L'EXPLOIT.

INACTION.

LA FIN.

LE SUPPLICE.

CONCLUSION
ANNEXE Saint-Just et l'histoire

Repères chronologiques

Sources et bibliographie
© Librairie Arthème Fayard, 1985.
978-2-213-64760-9
DU MÊME AUTEUR
Saint-Just, son milieu, sa jeunesse et l'influence de sa formation sur sa
pensée et son action politiques. Thèse pour le doctorat d'État, 1984.
« Ni rire, ni pleurer, ni maudire: comprendre. »
PAULSEN
A Françoise et François
CHAPITRE PREMIER

La beauté de la jeunesse
La légende ne naît pas de la beauté de Saint-Just, mais la beauté
naît de la légende. Pour que sa tête devienne celle de l'archange
de la guillotine, il faut que le bourreau la ramasse.
MALRAUX

Rarement l'aspect physique aura autant compté pour un homme d'État.


L'histoire s'est emparée de son image d'archange et, depuis, toutes les
sensibilités pétrissent cette beauté hermaphrodite, au gré des fantaisies ou
des intérêts.
Elle convient à ses admirateurs. Pourquoi seraient-ils gênés par les
allures féminines d'un héros dont Lamartine écrit qu'il chargeait à la tête
des escadrons républicains et se jetait dans la mêlée avec l'insouciance
d'un jeune hussard ? Serait-il interdit d'être beau quand on est brave ?
Elle convient aussi à ses détracteurs. Laid, ils l'auraient comparé au
diable, beau, ils peuvent le présenter comme l'incarnation d'une ruse du
Malin et ne manquent jamais de souligner la redoutable efficacité du vice
quand il est associé à la grâce.
Alors, Saint-Just était-il vraiment beau ?
Les témoignages des contemporains ne s'accordent pas toujours. Sa
sœur Louise évoquait pour ses petits-enfants sa « grande beauté », tandis
que son ami de jeunesse, le Soissonnais Lejeune, parle seulement de sa «
physionomie honnête ». Son collègue Levasseur de la Sarthe le dit «
faible de corps », alors que Camille Desmoulins insiste sur sa raideur : «
On voit dans sa démarche et son maintien qu'il regarde sa tête comme la
pierre angulaire de la République et qu'il la porte sur ses épaules avec
respect comme un saint sacrement. » Enfin, le Conventionnel Paganel
fait un portrait plus fouillé : « Une taille moyenne, un corps sain, des
proportions qui exprimaient la force, une grosse tête, les cheveux épais,
le teint bilieux, des yeux vifs et petits, le regard dédaigneux, des traits
réguliers et la physionomie austère, la voix forte, mais voilée, une teinte
générale d'anxiété, le sombre accent de la préoccupation et de la défiance,
une froideur extrême dans le ton et dans les manières, tel nous parut
Saint-Just, non encore âgé de trente ans. »
En dehors de la tradition familiale, tous ces souvenirs ne sont pas très
convaincants. D'autres ont été recueillis plus tard auprès des survivants
de la Révolution. Ainsi Mignet : « II avait un visage régulier, à grands
traits, d'une expression forte et mélancolique ; un oeil pénétrant et fixe,
des cheveux noirs plats et longs» ; Lamartine lui aussi insiste sur « ses
cheveux tombant des deux côtés sur son cou, sur ses épaules ». Si
Erckmann-Chatrian le voient «petit et blond, très beau de figure et
généralement bien habillé, mais raide et orgueilleux », Lamartine le
montre « immobile à la tribune, froid comme une idée, (...) le calme de la
conviction absolue répandu sur ses traits presque féminins, comparé au
Saint-Jean du messie du peuple par ses admirateurs ». Mais c'est
Michelet, visiblement influencé par cette description, qui le campera
durablement en accusateur du roi : « Sans ses yeux bleus fixes et durs,
ses sourcils fortement barrés, Saint-Just eût pu passer pour femme. Était-
ce la Vierge de Tauride? Non, ni les yeux, ni la peau, quoique blanche et
fine, ne portaient à l'esprit un sentiment de pureté. Cette peau, très
aristocratique, avec un caractère singulier d'éclat et de transparence,
paraissait trop belle, et laissait douter s'il était bien sain. L'énorme cravate
serrée, que seul il portait alors, fit dire à ses ennemis qu'il cachait des
humeurs froides. Le col était comme supprimé par la cravate, par le collet
raide et haut; effet d'autant plus bizarre que sa taille longue ne faisait
point du tout attendre cet accourcissement du cou. Il avait le front très
bas, le haut de la tête comme déprimé de sorte que les cheveux, sans être
longs, touchaient presque les yeux. Mais le plus étrange était son allure,
d'une raideur automatique qui n'était qu'à lui. La raideur de Robespierre
n'était rien auprès. Tenait-elle à une singularité physique, à son excessif
orgueil, à une dignité calculée? Peu importe. Elle intimidait plus qu'elle
ne semblait ridicule... Ainsi, lorsque, dans son discours, passant du Roi à
la Gironde et laissant là Louis XVI, il se tourna d'une pièce vers la droite,
et dirigea sur elle, avec la parole, sa personne tout entière, son dur et
meurtrier regard, il n'y eut personne qui ne sentît le froid de l'acier. »
Décidément, les témoignages littéraires sont bien ambigus! Les autres
le seraient-ils moins? Dans les années qui suivirent la Révolution, beauté
et jeunesse furent fréquemment associées à Saint-Just. Sans aucun doute
des peintures et des gravures représentant de jeunes hommes élégants,
portant ou non la cravate haute, furent qualifiées de « portraits présumés
de Saint-Just ». C'est probablement le cas de la belle sanguine attribuée à
Christophe Guérin, conservée au musée Carnavalet, mais dont rien
n'indique qu'elle ait un rapport avec le Conventionnel. D'autre part, de
nombreuses représentations, réalisées longtemps après la mort du jeune
révolutionnaire – comme le médaillon 1 et le buste de David d'Angers ou
la gravure de Bosselmann Fils, commandée pour illustrer l'Histoire des
Girondins de Lamartine – attestent que le mythe de l'archange s'était déjà
imposé.
Certains portraits offrent tout de même de sérieuses garanties: par
exemple, le pastel exécuté au moment où Saint-Just logeait à l'hôtel des
États-Unis, récupéré par Élisabeth Le Bas et conservé par la famille
comme un pieux souvenir, ce qui lui confère un caractère de véracité. Il
en va de même du portrait de Prudhon: selon Hamel, l'artiste était un
fervent admirateur de Robespierre et un habitué du salon des Duplay, où
le peintre et Saint-Just peuvent s'être rencontrés. On lit dans le coin de la
toile à droite: « A Saint-Just. P.-P. Prudhon 1793.» Ces deux œuvres
présentent des similitudes: même ovale de visage, même dessin des
lèvres, yeux clairs, nez fort et longs cheveux châtains. On retrouve ces
mêmes traits dans le tableau de David et encore dans celui de Greuze où
le jeune député pose avec son sabre de représentant en mission placé à
proximité.
La gravure de Bonneville doit aussi retenir l'attention. Cet artiste s'est
spécialisé dans la représentation des hommes les plus célèbres de la
Révolution et son œuvre est aujourd'hui précieuse. Le portrait qu'il donne
est le seul, de tous ceux que nous possédons de Saint-Just, qui le désigne
nommément avec son titre, ses date et lieu de naissance (erronés
d'ailleurs) et de mort: il est donc incontestable et à peu près
contemporain. Le Conventionnel est représenté col ouvert, les traits
accusés et durcis, le nez fort, semblable à celui de son père, et avec une
expression où domine la vulgarité. Dans le détail, on reconnaît pourtant
le modèle de David ou de Greuze mais vieilli (encore que l'expression
s'applique à un homme de 27 ans, fatigué) et sans la cravate habituelle.
En outre, cette gravure, parue en 1796, en pleine réaction thermidorienne,
a le mérite d'être sans complaisance. La notice qui l'accompagne ne laisse
guère de doute sur les sentiments de P. Quénard, l'auteur du commentaire:
« Si nous n'avions pas vu tant de valets de l'Ancien Régime, aristocrates
sans pudeur en 1789, s'emparer trois ans après de l'opinion, pour se
proclamer les apôtres exclusifs du gouvernement républicain, nous
aurions de la peine à concilier le petit soi-disant marquis de Saint-Just
avec le grand sans-culotte montagnard Saint-Just. Nous aurions pu nous
étonner de voir le charmant faiseur de petits vers... abandonner les
antichambres et les boudoirs et s'enfoncer dans la fange... » Sans le
vouloir, pourtant, Bonneville aura au moins rendu un service au
Conventionnel en montrant que son cou n'était pas marqué, comme le dit
Michelet, «d'humeurs froides», c'est-à-dire d'écrouelles (manifestations
infectieuses d'origine tuberculeuse) que les malveillants attribuaient à des
séquelles de débauche.
Louis-Antoine avait hérité les «grands traits » des Saint-Just et des
Robinot, ses parents : long visage, long nez, long cou, adoucis par la
jeunesse et embellis par un goût vestimentaire très sûr. Nul doute que
l'âge ne les eût creusés. S'il avait vécu, il aurait de plus en plus ressemblé
à son père et pris l'allure mâle, forte et grave mais sans beauté de Louis-
Jean. Cette évolution naturelle, accentuée par les journées harassantes et
les nuits sans sommeil au Comité de salut public et aux armées, fut
probablement perceptible dès 1793. En outre, la personnalité était assez
mobile et l'expression suffisamment altérée par les élans passionnés et le
poids des responsabilités pour que son image ait été reçue et réfléchie
diversement. Il est normal que les portraits de Saint-Just ne soient pas
absolument ressemblants.
Il est compréhensible aussi que la postérité se soit emparée de son
aspect et de sa mémoire pour les grandir ou les avilir. Michelet,
s'inspirant de Lamartine, en porte la lourde responsabilité. L'évocation
qu'il a faite de lui lorsqu'il prononça son discours au procès du roi a
définitivement influencé la grande et la petite histoire. Cet admirable
morceau littéraire prend, peut-être pour les besoins de l'antithèse, bien
des libertés avec la réalité. Passe encore que, contre tous les portraits, il
dote Saint-Just d'« yeux bleus fixes et durs»: c'est sans doute pour les
assortir avec « le couteau de la guillotine » ou « le froid de l'acier » dont
il parle plus haut et plus loin ! Mais pourquoi insiste-t-il bien davantage
que les contemporains sur son aspect androgyne? Est-ce par
complaisance, par effet de style, pour opposer « une bouche qui semblait
féminine » aux «paroles froidement impitoyables » qu'elle proférait ou
pour suggérer qu'un révolutionnaire ne peut décidément pas être un
homme comme les autres ? Si telle était l'intention de Michelet, il a
réussi. Sa description a été pillée et déformée, de sorte qu'aujourd'hui, les
évocations proposées au public sont, à quelques exceptions près, des
caricatures de caricature. Même sous la plume d'auteurs célèbres, elles
montrent pour la plupart un Saint-Just outrancièrement féminisé, cheveux
frisés, poudrés, boucle à l'oreille, voix fluette, regard admiratif tourné
vers Robespierre.
Au XVIIIe siècle, presque tous les hommes de qualité se poudraient et
certains, en guise d'ornement ou de distinction, souvent aussi pour
affirmer leur place ou leur grade dans des associations de
compagnonnage ou des sociétés de pensée, portaient un anneau à
l'oreille. Bonneville, dans son recueil, représente ainsi le duc d'Orléans,
Alexandre de Lameth, Jean Debry, député de l'Aisne, et le général Hoche.
Il ne semble pas que cela soit le cas de Saint-Just. Michelet lui-même
n'en parle pas. Les portraits de Quenedey et Guérin qui ont permis
d'accréditer cette légende ne représentent probablement pas Saint-Just et
ce détail n'apparaît ni sur le pastel légué par les Le Bas, ni sur les
peintures de Prudhon, de David et de Greuze, non plus que sur la gravure
de Bonneville. En fait, c'est au moment où le port en devint
exclusivement féminin que l'on s'avisa de représenter Saint-Just
systématiquement paré d'une boucle d'oreille. De toute évidence
l'opération répondait non pas au souci de servir la vérité historique mais à
celui de discréditer sa personnalité en mettant sa virilité en question.
Beaucoup de ceux qui ont évoqué Saint-Just ne se sont pas contentés de
lui ravir son visage et son allure physique mais ont aussi disposé de son
âme 2.
1 Reproduit en couverture.
2 Voir l'annexe Saint-Just et l'Histoire.
CHAPITRE II

De la Loire à la terre ancestrale

UN MARIAGE MOUVEMENTÉ.

« Le trent may 1766 ont reçus le sacrement de mariage messire Louis


Jean de Saint-Just de Richebourg, écuyer, chevailler de l'ordre royal
militaire de Saint-Louis, capitaine de cavallerie, maréchal des logis de la
compagnie des gendarmes sous le titre de Berry, fils de deffunt Me
Charles de Saint-Just, bourgeois, et de deffunte dame Marie Françoise
Adam de la ville de Nampcelle en Picardie, diocèse de Soissons,
actuellement en quartier en la ville de Cusset en Auvergne, parroisse du
même nom, diocèse de Clermont, et damoiselle Marie Anne Robinot,
fille majeure de Me Léonard Robinot, conseiller notaire du roy, grenetier
au grenier à sel de la ville de Decize, et de deffunte dame Jeanne Houdry,
[de la] ditte parroisse (...) Le présent mariage célébré en présence de
Jacques Lemaitre, menuisier, de maître Pierre Baudoin, vicaire de cette
parroisse qui ont signés avec nous, de Jean Martinet, marchand, de Jean
Chapelain, cabaretier qui ont déclarés ne savoir signer. »
Comme il est étrange cet acte de mariage des parents du
Conventionnel Saint-Just ! L'époux présente toutes les apparences d'un
fils de famille noble et l'épouse semble issue de la bonne bourgeoisie. Or
la cérémonie se déroule à la sauvette dans le village de Verneuil, près de
Decize, en Nivernais. La situation des témoins (un menuisier, un
marchand, un cabaretier (dont deux ne savent pas même lire) est sans
rapport avec celle des mariés.
Quelques jours plus tôt, cependant, le 24 mai 1766, Louis-Jean et
Marie-Anne avaient signé leur contrat entourés d'une brillante suite civile
et militaire, mais le père et les frères de la mariée, notables de Decize,
n'avaient pas non plus assisté à cette réunion.
Louis-Jean était un allègre quinquagénaire. Sous les cheveux châtains
dissimulés par la perruque, son visage, barré d'un long nez, était sans
grâce. Mais sa haute taille, remarquable pour l'époque (plus de 1,78 m),
le distinguait. Il avait fière allure dans son étincelant uniforme rouge à
galons d'argent. Sur sa poitrine brillait, à l'extrémité de son ruban couleur
feu, la croix de l'Ordre de Saint-Louis dont le Roi-Soleil avait assuré en
le créant : « La vertu, le mérite et les services rendus seront les seuls
titres pour y entrer. »
Les villageois de Verneuil, témoins de cette cérémonie inhabituelle,
regardaient curieusement ce bel officier dont le régiment stationnait à une
centaine de kilomètres de là. Il venait, disait-on, de la lointaine Picardie
où il était propriétaire, on ne l'avait vu qu'épisodiquement à Decize où il
fréquentait d'anciens compagnons d'armes, mais son nom, ses titres et son
grade en imposaient.
La réalité était moins brillante. Huitième des onze enfants d'une
famille de fermiers, il s'était engagé dans la « gendarmerie » – arme
d'élite et de prestige qui désignait alors la cavalerie – à dix-neuf ans. Son
unité avait participé aux guerres de Succession d'Autriche et de Sept Ans
et avait connu la gloire et les épreuves, en particulier lors de la défaite de
Minden, en Wesphalie (1759), où ses pertes avaient été sévères.
Pour les rescapés de ces campagnes harassantes, la chance de survivre
n'était pas tout, car l'avancement était aléatoire. « La vertu, le mérite et
les services rendus » y contribuaient sans aucun doute. Rien ne valait
pourtant une ascendance noble, même douteuse. Un Nicolas Mésange,
témoin au contrat de mariage de Louis-Jean, signe de Mésange et
plusieurs gendarmes, trop visiblement englués dans la roture, se déclarent
fils de «bourgeois vivant noblement.» Incorporé en 1735, Louis-Jean de
Saint-Just était passé brigadier en 1751. Il avait effectué vingt-cinq ans de
service et attendu l'âge de quarante-cinq ans pour être promu maréchal
des logis (1760). Carrière plus qu'honorable pour des gens de sa
condition. Michelet voyait juste en décrivant cet « officier de fortune »
comme l'un de « ces militaires de l'Ancien Régime qui, par la plus grande
énergie, avec une longue vie d'efforts, ayant, vingt-cinq, trente ans, percé
le granit avec leur front, obtenaient sur leurs vieux jours la croix de
Saint-Louis et finissaient par être noble ». Lors de son mariage, Louis-
Jean bénéficiait donc de l'équivoque d'un patronyme flatteur et la croix,
avec le titre d'écuyer qu'elle conférait, l'avait anobli. Elle le plaçait parmi
cette moitié des capitaines de l'armée française qui s'assemblaient
annuellement à la Cour le jour de la Saint-Louis et elle le présentait pour
ce qu'il était : un brave.
Marie-Anne, son épouse, avait vingt ans de moins que lui. Sa famille,
passée, à la fin du XVIIe siècle, des métiers et de la boutique aux offices,
faisait partie de la meilleure société bourgeoise qui fréquentait la
noblesse locale. Léonard Robinot, le père, était une personnalité de
Decize. Conseiller du roi, notaire royal, procureur en la châtellenie, il
exerçait aussi les fonctions judiciaires de grenetier au grenier à sel ; à
deux reprises il avait été échevin de sa ville. Il habitait, quai du Pont-de-
Loire, une demeure aujourd'hui disparue, qui s'élevait sur l'emplacement
de l'actuelle agence du Crédit Lyonnais ; il disposait aussi en ville de
maisons de rapport dans le quartaro (c'est-à-dire le quartier haut, quartier
du grenier à sel), de propriétés rurales et, à Brain 1, d'une maison de
campagne, flanquée de dix hectares de vigne. Des enfants que lui avait
donnés sa femme, Jeanne Houdry, trois avaient survécu : Claude, avocat
au Parlement de Paris, Léonard (qui signe Robinot le Jeune pour se
distinguer de son père), notaire et procureur en la châtellenie de Decize
dès 1766, et Marie-Anne.
Comment expliquer que personne n'ait jusque-là distingué Marie-
Anne ? Le portrait du musée de Blérancourt ne laisse pas supposer qu'elle
ait pu inspirer quelque répulsion. Il est peu probable également que les
prétendants aient été rebutés par le souvenir de ses ascendants
boulangers, pâtissiers, tanneurs ou bouchers. Sans doute Léonard
Robinot, égoïste, possessif et presque impotent, appréciait-il assez le
confort d'une maison tenue par sa fille pour souhaiter que cette situation
se prolongeât et évincer, sous de bons prétextes, les partis éventuels.
G. Lenôtre, enquêtant à Blérancourt, décrira Marie-Anne comme une
nature « douce, passive, un peu indolente ». Mais cette appréciation ne
concorde guère avec l'image de cette femme de trente ans qui eut assez
de volonté pour s'opposer à son père. En mai 1766, la jeune femme,
soutenue par son entourage, obtint des autorités judiciaires la permission
d'adresser des « sommations respectueuses » à son père, procédure
réservée aux enfants majeurs qui se heurtaient à un refus de
consentement injustifié. Trois sommations étaient prévues mais, souvent,
le père cédait à la première afin d'éviter les frais des suivantes. Léonard
Robinot, lui, s'entêta. Lorsque sa fille se présenta, accompagnée du
notaire Grenot et de deux témoins de la meilleure aristocratie, il fit dire
qu'il était absent le 21 et le 22 mai ; le 23, lors de la troisième visite, il
quitta la pièce sans mot dire. Le lendemain, le contrat de mariage fut
signé et la cérémonie fixée au 30 mai. Bien qu'aucun des fiancés n'y fût
domicilié, elle eut lieu à Verneuil, dont le curé, Antoine Robinot, était
l'oncle de la mariée. Cette intimité évita l'exhibition des dissensions d'une
des familles les plus en vue de la ville. Elle épargna peut-être aussi aux
nouveaux époux, que plus de vingt ans séparaient, un éventuel charivari,
coutume qui accompagnait souvent les unions marquées par une trop
grande différence d'âge.
Dans cette affaire rondement menée, les futurs époux ne manquèrent
donc pas de concours. Mais l'opposition paternelle les contraignit à s'unir
dans un climat de discorde. L'incident brisa momentanément l'unité
familiale et le jeune ménage n'a sans doute pas été accueilli tout de suite
dans la demeure du quai du Pont-de-Loire à Decize.

UNE ENFANCE PROTÉGÉE.

Quinze mois après le mariage naquit Louis-Antoine (on lui avait donné
les prénoms de son père et de son parrain, l'abbé Robinot). Il fut baptisé
le jour de sa naissance, le 25 août 1767, en la paroisse Saint-Aré de
Decize, ce qui donne à penser que la brouille familiale était oubliée et
que la mère avait accouché dans la maison paternelle 2.
La naissance incita peut-être Louis-Jean à mettre un terme à sa vie de
garnison car il quitta la gendarmerie dans les dix-huit mois qui suivirent
son mariage. Après plus de trente ans de service, il se retirait avec le
grade de capitaine et 600 livres de pension et s'écartait du destin de ses
compagnons d'armes, Renault et Mésange, qui servirent une dizaine
d'années de plus, et furent démobilisés avec le grade de lieutenant-
colonel et une pension de 1 200 livres. Probablement sacrifiait-il sa
carrière à la vie familiale.
La modicité de ses ressources lui imposait de rechercher une activité
de remplacement. Encore robuste, rompu aux tâches d'autorité, il aurait
sans doute pu trouver un état sur place. Sans que l'on sache s'il voulut
soustraire sa femme à l'influence de son ancien milieu, s'extraire d'un
environnement hostile ou simplement retrouver son pays, sa maison et
ses biens, il décida toutefois de rejoindre sa Picardie natale.
Mais le jeune Louis-Antoine n'était pas sevré. La mère avait eu
d'ailleurs quelque difficulté à trouver une nourrice. Une tradition veut
qu'il ait d'abord été allaité avec Jeanne-Jacquette Ducaroy, la fille de la
sage-femme qui l'avait mis au monde et qui accoucha, elle-même,
quelques jours plus tard. L'acte de baptême de cette sœur de lait, qui
figure sur la même page du registre paroissial que celui de Louis-
Antoine, apporte un élément de véracité à cette anecdote. Selon l'usage
dans ce milieu, l'enfant avait ensuite été placé en nourrice à Verneuil,
dans une maison connue sous le nom de « locaterie des Marches » et
située à quelques pas du presbytère d'où l'oncle curé pouvait veiller sur
son filleul. Il y demeura pendant plusieurs années, notamment lors du
premier séjour de ses parents en Picardie. Ceux-ci quittèrent Decize pour
rejoindre Nampcel, dans l'Oise, où ils habitèrent avec Madeleine, sœur de
Louis-Jean, dans l'étroite maison de la famille Saint-Just. C'est là que
naquirent Louise-Marie-Anne et Marie-Françoise-Victoire en 1768 et
1769. On a cru longtemps qu'ils avaient séjourné à Nampcel jusqu'à leur
installation en 1776 à Blérancourt (Aisne), à 4 km de là, et que leur fils
avait passé auprès d'eux toute sa petite enfance. En réalité, les Saint-Just
avaient quitté Nampcel au plus tard en 1773. Ils emménagèrent à Decize
dans la grande maison de Léonard Robinot et s'y trouvaient encore avec
Claude Robinot, lorsque la demeure fut vendue le 18 juillet 1776. Le
jeune garçon passa donc ses neuf premières années dans la Nièvre.
Marie-Anne fut probablement enchantée de retrouver à Decize, située sur
une île ravissante entre deux bras de Loire, son milieu et ses amis. Son
mari s'intégra à la vingtaine de notables qui administraient la ville,
participant à la discussion des affaires et à l'élection des officiers.
On peut penser que cette famille, réunie, connut à cette époque
quelques années de bonheur et qu'elle créa autour des trois jeunes enfants
une atmosphère souriante, confortable et douillette, dans la proximité
cossue de Léonard Robinot, avant que ne fondent sur elle des deuils. Les
témoignages recueillis dans la seconde moitié du XIXe siècle s'accordent
à célébrer ces retrouvailles et à souligner l'attendrissante passion de
Léonard pour son petit-fils.
Decize ne comptait guère plus d'un millier d'habitants, mais sa
garnison de gendarmes et ses ponts qui en faisaient une étape sur la route
de la Bourgogne vivifiaient son activité économique et animaient sa
société. Au sein de cette bourgeoisie, l'enfance du futur Conventionnel
fut insouciante et heureuse.
Elle ne fut pas pour autant à l'abri du spectacle de la misère. L'hiver de
1771 provoqua une disette et contraignit la municipalité à ouvrir un
atelier de charité sur les « halles », ces terres « halées » en bord de Loire,
incultes et brûlées par le soleil en été, à quelques dizaines de mètres de la
maison Robinot. C'est alors que fut plantée cette somptueuse allée de
platanes, aujourd'hui classée et unique en France. Le curé Saint-Éloy note
sur son registre que les pauvres y travaillèrent pour une livre de pain par
jour et que les enfants de six ans à peine ainsi que les sexagénaires y
furent occupés à porter du sable. Louis-Antoine fut-il intrigué par
l'effervescence qui animait les alentours de la maison ? S'il posa des
questions sur l'activité de ces enfants guère plus âgés que lui qui
s'affairaient dans le froid, on lui répondit probablement qu'elle était le dur
salaire de la faim pour tous les malheureux ; que cette misère était la
misère des autres mais qu'il avait la chance d'appartenir, lui, au monde de
ceux qui décidaient des secours aux nécessiteux.
Les conversations qu'il pouvait capter entre son grand-père, son père et
ses deux oncles – respectivement procureur du roi et trésorier-receveur de
la ville – roulaient sur des problèmes de direction et de gestion : levées
des octrois aux ponts de la ville, épisodes d'un long procès entre la
municipalité et le duc de Mazarin-Mancini, gouverneur du Nivernais, au
sujet d'une usurpation de propriété, défense des franchises communales
contre les empiétements seigneuriaux, etc. Ainsi, en 1776, le maire, les
échevins et les conseillers se dressèrent-t-ils contre « les gens d'affaires
de plusieurs seigneurs » qui menaçaient le droit d'allodialité 3 dont
jouissaient leurs immeubles : ils les tenaient en pleine propriété, disaient-
ils, et n'entendaient point que des « tentatives risquées » contre certains
particuliers pussent constituer des précédents. La décision fut prise
d'engager, au besoin, une instance judiciaire aux frais de la ville. On le
voit, les affrontements entre la noblesse et la bourgeoisie étaient déjà vifs
dans la cité.
La disparition de Léonard Robinot, le 29 janvier 1776, entraîna un
partage entre ses trois enfants et la vente de la demeure familiale.
L'expédition des affaires se prolongea pendant la plus grande partie de
l'année et les Saint-Just ne quittèrent Decize qu'à l'automne. Pour Louis-
Antoine, plus qu'un changement ce fut la fin d'une époque. En quittant
l'île chaleureuse, il s'apprêtait à découvrir un monde différent, celui de la
communauté paysanne dont étaient issus ses ascendants paternels.

UNE FAMILLE DE « LABOUREURS ».

Par tradition les Saint-Just étaient des « laboureurs », des paysans


aisés. On les rencontre dans la région de Compiègne au milieu du XVIIe
siècle. Le plus lointain ancêtre connu du Conventionnel, son bisaïeul
Charles de Saint-Just (1636-1696) habitait à Chelles, près de Pierrefonds,
où il exploitait une ferme qu'il tenait à bail du chapitre de la cathédrale de
Soissons puis il se fixa sur la fin de sa vie à Attichy (où il fut désigné
comme receveur du château) et, en 1690, devint fermier de Montplaisir,
sur le plateau voisin.
Charles partage alors l'existence de cette société rurale du Valois qui ne
changera pas jusqu'à la Révolution et où la terre appartient
essentiellement aux châteaux et aux communautés religieuses qui la
donnent à ferme. Les rapports entre propriétaires et exploitants sont de
type seigneurial. La signature d'un bail à loyer est pour le bailleur à la
fois un moyen de pression et de sélection. La réussite et les perspectives
d'ascension passent par d'étroits rapports de collaboration entre le
propriétaire et son fermier dont l'efficacité, la fidélité et même la servilité
sont appréciées. Charles est « receveur » de la seigneurie, tâche de
confiance, mais rebutante, qui consiste essentiellement à faire rentrer les
redevances. Elle implique, en même temps qu'une certaine instruction, de
l'autorité et de l'inflexibilité. Quand tout va bien, un tel homme peut faire
figure de notable dans son village ; sa familiarité avec le château lui
assure souvent les conseils, les cadeaux, la considération des Grands et le
prestige auprès des paysans que donne le pouvoir. Il peut aussi accéder à
l'aisance, transformer son revenu discrétionnaire en biens-fonds et réussir
par des alliances avantageuses à accumuler un patrimoine foncier,
marque véritable de la considération sociale. Ainsi, Charles de Saint-Just
lègue-t-il à sa descendance quelques lambeaux de propriétés sur les
terroirs de Chelles, Berogne, Saint-Étienne, Montigny-Langrain et
Pierrefonds. Mais c'est son fils, également prénommé Charles, dit « le
Jeune » (1676-1766), qui affermit, au cours de sa longue vie, ce qu'a
esquissé le père. Installé à Morsain comme fermier et receveur de la
seigneurie de Jean-Antoine Sezille du Buhat, il contracte un mariage très
profitable avec Marie-Françoise Adam, fille du « receveur de la terre et
seigneurie de Nancel », qui l'introduit dans l'aristocratie paysanne et
l'allie à tous les exploitants des grandes fermes environnantes (voir carte
en annexe p. 373).
Les Saint-Just se sont donc ancrés aux confins du Valois et du
Soissonnais, dans ces riches terres à céréales qui s'étendent de part et
d'autre de la vallée de l'Aisne entre Compiègne et Soissons. Les moissons
y rassemblent des travailleurs saisonniers par milliers. Tout un monde de
courtiers, de marchands, installés en ville, particulièrement à Soissons et
à Noyon, fait commerce du blé. Les surplus sont écoulés sur le marché
d'Attichy ou livrés au port de Vic-sur-Aisne d'où ils sont embarqués pour
la région parisienne. Les rentiers de la terre, comme les Saint-Just eux-
mêmes, imposent à leurs fermiers de charrier une partie des redevances
en nature vers ces gros marchés auxquels conduisent des routes
soigneusement entretenues par l'Intendance de Soissons, attentive au
commerce et au ravitaillement de la capitale.
Généralement moyennes, les exploitations sont quelquefois
importantes : ainsi la ferme des Pertrons, que Charles de Saint-Just géra
pendant quelques années, représentait 95 ha ; celle de La Carrière, à
Nampcel, dont il fut receveur, 150 ha ; la ferme des Loges, propriété de
l'abbaye d'Ourscamp, 200 ha. Enfin la ferme de Loire, à Trosly, propriété
des religieux de l'ordre de Prémontré et tenue à bail de père en fils par les
Lemoine, propres cousins des Saint-Just, en comptait 300 (elle sera
achetée par un bourgeois parisien, le 25 janvier 1791, pour la forte
somme de 310 000 livres; aucune adjudication n'atteindra cette année-là,
dans l'Aisne, la moitié de ce prix). Roger Lemoine fut l'un des vingt-
quatre principaux cultivateurs de la généralité 4 invités personnellement
par l'intendant à la fête publique donnée à Soissons à l'occasion de la
naissance du Dauphin, en novembre 1781 : « Je vous invite ... à venir
prendre part avec moi au bonheur de la France et assister aux
témoignages de joie, de zèle et de respect que la province doit à ses
maîtres et à souper avec moi le 29 de ce mois après avoir assisté au Te
Deum qui sera chanté dans la cathédrale pour la naissance de Mgr le
Dauphin. »
Les Lemoine et les Saint-Just étaient du même milieu. Roger Lemoine
et le père du Conventionnel étaient cousins germains par leurs mères.
Leurs destins furent différents mais leurs rapports, malgré la disparité des
fortunes, demeurèrent étroits ; tout naturellement, Roger Lemoine fut
nommé tuteur des enfants de Louis-Jean de Saint-Just lorsqu'ils furent
orphelins. Les Adam, les Lebrasseur, les Ferté, les Lemoine et les Saint-
Just formaient ce petit groupe de fermiers qui tenaient les plus beaux
domaines de la région. Leur aisance, leur niveau d'instruction – ils
signent tous fermement les actes passés au nom du seigneur –, leur
autorité et leur adaptation au milieu faisaient d'eux les collaborateurs
naturels, intéressés et rétribués des grands propriétaires. Vilains mais
premiers parmi les vilains, ils étaient parvenus à un statut social envié.

LE DESTIN DE LOUIS-JEAN.

Toutefois la charge des enfants pouvait compromettre les situations


acquises en une génération. Comme son père, Louis-Jean eut dix frères et
sœurs. C'est probablement cette fécondité qui l'éloigna de la terre. Mais
comme lui aussi, il resta le dernier survivant et unique héritier. Ainsi, les
hasards d'une hérédité exceptionnellement malheureuse lui permirent de
transmettre aux siens le patrimoine accumulé en trois générations : une
maison et environ 25 ha de terre, dont les revenus fonciers étaient
cependant modestes. On a prêté aux sœurs du Conventionnel de
mirifiques contrats de mariage : en fait, Louise n'eut que 2 000 livres de
dot. Contrairement aux idées reçues, les Saint-Just vivaient petitement
sur un capital à conserver à tout prix. Situation confirmée par toutes les
correspondances dont nous disposons : les réticences de Mme de Saint-
Just à assumer les « folles dépenses » de son fils, les plaintes de sa fille,
dans une lettre au chevalier d'Évry, sur l'inconduite de son frère (« Il
n'ignore point le peu de fortune dont nous disposons »), l'intervention du
chevalier auprès du lieutenant général de police de Crosne (« comme sa
mère n'est point aisée, n'ayant que le nécessaire pour vivre avec ses
autres enfants, je vous supplie de vouloir bien ordonner qu'il soit conduit
à Saint-Lazare, à la plus modique pension... »), enfin, la célèbre
apostrophe de Saint-Just à Daubigny (« Infâmes que vous êtes, je suis un
fourbe, un scélérat parce que je n'ai pas d'argent à vous donner... »).
Cet état précaire peut expliquer aussi la rigueur avec laquelle est
conduite la gestion du patrimoine par Louis-Jean, le père, puis par sa
veuve. Les locations sont surveillées et quelquefois retirées
prématurément aux preneurs. Plusieurs baux contiennent des exigences
d'une précision dépassant de loin les formules habituelles et des
poursuites sont prévues après six mois de retard dans le paiement des
loyers. D'anciennes obligations, dont la perception était pendant un
moment tombée en désuétude, sont réactivées. Des commandements
d'huissiers sont expédiés aux mauvais payeurs, en particulier après les
récoltes catastrophiques de 1787, 1788, 1789. Le futur Conventionnel a
été témoin, pendant toute sa jeunesse, des rapports parfois tendus entre sa
famille et les paysans.
Les Saint-Just n'appartiennent, en effet, plus véritablement au monde
de la terre. Et pourtant, à Blérancourt où ils se fixent à la fin de l'année
1776, ceux qui ont connu l'aïeul Charles (mort à Nampcel dix ans
auparavant) savent bien que leur patronyme ne témoigne d'aucune
noblesse, tout juste d'une origine géographique. Mais Louis-Jean en
impose par son passé dans la gendarmerie, récompensé par son titre
d'écuyer et sa croix de Saint-Louis. Dans la région, il ne partage
l'honneur de la porter qu'avec le chevalier d'Évry ou le chevalier de
Mazancourt. De ce fait, les populations locales finiront par assimiler les
Saint-Just à des nobles de souche ancienne et à leur reconnaître
considération et privilèges, comme l'établissent indiscutablement les
documents fiscaux de l'année 1789. Ils ne payent alors d'impositions
ordinaires ni à Morsain, où ils possèdent la plus grande partie de leurs
propriétés foncières (environ 19 hectares), ni à Blérancourt où ils
habitent. Et ce n'est pas un oubli : Mme de Saint-Just acquitte la
redevance roturière pour sa domestique.
Ainsi, la carrière militaire de Louis-Jean n'avait pas assuré une
véritable aisance matérielle aux siens, mais elle avait été une efficace «
savonnette à vilain ». Ce valeureux soldat avait hissé sa famille de la
roture à la petite noblesse. Douze ans après sa mort, sa veuve et ses
enfants vivaient assez besogneusement des rentes de leurs terres mais ils
échappaient à la taille à laquelle étaient assujettis les non-nobles.
Louis-Antoine profitera d'ailleurs de son nom au début de sa carrière.
Les curés, les notaires, les secrétaires d'assemblées lui donneront avec
déférence du « Mr de Saint-Just » jusqu'à la fin de l'année 1792. Lui-
même se prêtera à cet usage en signant à plusieurs reprises de Saint-Just.
Il est vrai qu'à la même époque l'Incorruptible signe de Robespierre et
qu'à Arcis-sur-Aube Danton se fait appeler d'Anton! Par la suite, cette
particule deviendra un sujet de polémique pour ses adversaires politiques.
Certains, comme Desmoulins ou Louvet, l'affubleront narquoisement du
titre de « Mr le chevalier de Saint-Just » ; d'autres, en l'an II, tenteront de
le discréditer en l'accusant d'être noble.

LA MAISON DE BLÉRANCOURT.

C'est donc une famille considérée et respectée qui s'installe à


Blérancourt. L'achat de la maison de la rue aux Chouettes constitue un
moment fort qui l'enracine enfin et affirme son statut social. A la fois
simple et singulière par sa taille, cette demeure, l'une des plus récentes du
bourg, était remarquable. L'acte de vente du 16 octobre 1776 la décrit
ainsi : « Une maison consistant en cuisine deux chambres à côté,
vestibule, trois chambres à la gauche d'iceluy en entrant grenier au-dessus
desdits bâtiments, pavillons servant de bûcher et de grange deux caves
sous les bâtiments de ladite maison, petit caveau voûté en pierres attenant
de la cuisine, halle à la suite, le tout couvert en thuilles, petit collombier
pratiqué dans le grenier sur le devant de la ditte maison. » Il faut se
garder de voir dans la présence de ce colombier une quelconque
distinction seigneuriale : Blérancourt en comptait alors une dizaine. Il
serait plus hasardeux encore d'établir des relations trop étroites entre cette
maison et la qualité sociale des Saint-Just. Elle avait été bâtie à partir de
1750 par un certain Lefèvre, marchand épicier et père de neuf enfants,
qui avait acheté les ruines calcinées d'une masure avec plusieurs terrains
attenants et n'avait cessé de l'agrandir; l'entreprise contribua-t-elle à ses
mauvaises affaires ? Acculé à la faillite, il fut contraint de la vendre.
Occupant plus de 30 ares, la propriété fut portée, par des achats de
Mme de Saint-Just, à près de 50 ares. Elle était limitée, au nord, par le ru
du Moulin et ombragée par une charmille qui passe pour avoir été un lieu
de repos pour le père et de méditation et d'inspiration pour le fils. Celui-
ci y déambulait la plume à la main, jetant ses idées sur des feuilles
éparses sur plusieurs tables. Les arbres ont aujourd'hui disparu et la
plaque désignant la « charmille Saint-Just », apposée dans la rue de
l'Ancien-Jeu-d'Arc (actuellement rue Saint-Just), n'indique plus qu'un
emplacement.
Cette propriété était antérieure aux règlements d'urbanisme
promulgués à Blérancourt après l'incendie de 1775 qui avait détruit la
quasi-totalité du centre du bourg. Provoqué peut-être par l'habitude
qu'avaient les paysans de faire sécher le chanvre au four, le feu s'était
propagé de toit de chaume en toit de chaume. Le seigneur, le duc de
Gesvres, qui appartenait à une génération encore sensible à des valeurs
en plein déclin : la générosité, l'obligation chrétienne de charité (« J'ai vu,
écrit-il, des malheureux dans la plus grande misère »), décida de fournir
le bois et les pierres nécessaires à la reconstruction et surtout les tuiles
qu'il fallut faire venir de la tuilerie d'Hallon, distante de plus de six lieues
(environ 25 km). Mais la maison de la rue aux Chouettes, isolée et
beaucoup moins intégrée au tissu urbain qu'aujourd'hui, avait, comme le
moulin et quelques autres bâtisses, échappé au sinistre. Elle existe
toujours et porte les stigmates de nombreuses transformations et
mutilations successives. Aujourd'hui l'une des plus anciennes maisons du
bourg, elle a conservé sa couverture de tuiles plates et elle est
caractéristique de l'habitat dans cette région au milieu du XVIIIe siècle.
L'ensemble, en forme de U, composite, est bâti en pierres friables
extraites des carrières voisines de Vassens. Des ancrages assurent une
solide liaison avec la charpente. Comme il était d'usage dans la région,
l'un des pignons est flanqué d'une cheminée, l'autre est à ressauts ou «
sauts de moineaux ». Un très sobre bandeau, soulignant par endroits le
niveau du grenier, en constitue la seule décoration extérieure. Elle fut
payée 6 048 livres. Cette grosse somme, remploi des biens propres de
Marie-Anne après la liquidation de la succession nivernaise, soulignait
surtout l'aisance passée des Robinot.
Les Saint-Just y entrèrent avant l'hiver 1776. Mais pour ce jeune
enfant, le dépaysement coïncide presque avec la mort de son père,
inhumé le 9 septembre 1777 en présence de son cousin germain, Roger
Lemoine, et de cinq curés, desservant des paroisses environnantes. L'une
des dernières pensées du Conventionnel sera pour ce père dont on sait
peu de chose, mais qui a probablement laissé une empreinte décisive sur
son fils. La raideur, le goût de l'autorité, le sens de l'honneur et de la
fidélité en amitié sont des valeurs que transmet l'éducation militaire.
Comme le remarquera Michelet, il y aura du soldat dans cet homme-là.
1 Sur le territoire de la commune de Decize.
2 Cette opinion était partagée au XIXe siècle par de nombreux Decizois qui avaient connu les
Robinot. Elle apparaît aujourd'hui probable malgré les réserves que l'historien local J. Hanoteau a
faites à ce sujet. La tradition était affirmée dans les Annales de la ville de Decize par Tresvaux de
Berteux, maire de Decize entre 1851 et 1914. J. Hanoteau croit en une persistance de la brouille
essentiellement parce que « Léonard n'assista pas au baptême de son petit-fils ». Argument fragile
car le vieillard n'assista pas davantage au mariage de son fils, Robinot le Jeune, aux baptêmes de
ses petits-enfants et aux obsèques d'Antoine Robinot, son frère. Ses absences semblent être tout
simplement dues à son impotence.
3 Les biens allodiaux étaient affranchis de toute redevance.
4 Circonscription administrée par l'Intendant. Celle de Soissons avait été créée par Henri IV en
1595.
CHAPITRE III

A Soissons, chez les Oratoriens


Dedans ou dehors, ils sont à nous, par l'esprit, le goût, les
principes qu'ils ont reçus de nous.
Père Batterel

La disparition de Louis-Jean de Saint-Just laissait à sa veuve la


responsabilité de trois enfants dont l'aîné venait d'avoir dix ans. Louis-
Antoine partagea pendant quelques années la vie et l'éducation des jeunes
Blérancourtois avant que sa mère ne se décide, probablement en 1779, à
l'envoyer au collège.
Fondé au XVIIIe siècle, le collège Saint-Nicolas de Soissons avait été
confié, en 1675, à la congrégation des Oratoriens, dont l'activité
éducative n'avait pas la prestigieuse réputation de celle des Jésuites ; mais
ils s'imposaient par une exigence de spiritualité qui les poussait à désirer
« le Fils de Dieu en partage. » On les disait aussi curieux des problèmes
contemporains, plus ouverts que leurs concurrents aux innovations et
portés vers un enseignement moderne des sciences et de l'histoire. En
fait, chaque établissement était autonome et ces remarques ne
s'appliquent pas à tous. Le succès de l'Oratoire fut surtout lié à
l'expulsion des Jésuites en 1764, victimes de la jalousie qu'avaient
suscitée leur cohésion, leur influence et leur indépendance à l'égard du
pouvoir politique. Les Oratoriens remplacèrent souvent leurs rivaux et,
au début de la Révolution, la congrégation comptait 750 membres et 70
maisons.
Dès le début du XVIIIe siècle, le collège de Soissons disposait du cycle
complet des études et ses huit régents (professeurs) assuraient la
formation des élèves de la sixième à la philosophie, bien que l'existence
matérielle de l'établissement ait été longtemps précaire : il n'avait pour
ressources qu'une prébende allouée par la cathédrale Saint-Gervais de
Soissons et quelques maigres rentes. Pour assurer l'équilibre financier
d'un petit collège comme celui-ci – son effectif était de l'ordre de 150
élèves –, il était tentant d'accueillir des pensionnaires étrangers à la ville.
Aisés, ceux-ci procuraient des bénéfices épongeant une partie du déficit.
Pourtant, les Oratoriens, (comme les Jésuites d'ailleurs) réprouvaient
l'internat. Est-ce à Soissons (où il enseigna) que l'un d'eux, François
Daunou, s'en fit une idée négative? Dans son Plan d'éducation présenté à
l'Assemblée nationale au nom des instituteurs publics de l'Oratoire
(1790), il recommande qu'aucun élève ne soit reçu dans le pensionnat «
avant l'âge de neuf ans et après l'âge de douze ». « Si tous ceux qui ont
été préposés à ces sinistres institutions consentaient à nous faire un récit
fidèle des désordres dont ils ont été les témoins, ou les auteurs, ou les
victimes, moins de parents, n'en doutons pas, chercheraient à se
décharger de la vigilance à laquelle ils sont obligés. » A Soissons, on
n'acceptait pas les jeunes gens de treize ans parce qu'ils apportaient «
toujours une grande dissipation et souvent des mœurs incertaines ». Il y
avait 24 internes en 1780, 26 en 1782 et la direction déplorait que deux
préfets de pension et deux domestiques dussent être affectés au service
d'un si petit nombre. Du moins peut-on penser que ceux-ci, ainsi «
surencadrés », jouissaient de conditions matérielles satisfaisantes.
A lire le règlement intérieur, on n'a pas l'impression que les
pensionnaires de Soissons soient très malheureux même si, entre 6 et 21
heures, ils doivent subir une longue journée d'études et de prières. Ils sont
entourés d'attentions. Le matin entre 7 h 30 et 8 heures, une femme vient
les peigner et un domestique « leur fait la queue ». On leur laisse le soin
de se friser et de se poudrer. Le soir, on leur donne un quart d'heure à la
fin de l'étude, avant de gagner le dortoir, pour se mettre des papillottes,
tandis que les jours de fête, ils sont coiffés par un perruquier.
Quotidiennement, un tailleur raccommode les vêtements endommagés et
une blanchisseuse passe deux fois par semaine. Saint-Just ne perdra pas
ces habitudes, jamais il ne négligera les soins corporels et ne se laissera
aller au débraillé vestimentaire. Les nombreuses cravates, les habits d'un
goût raffiné et le poudrier, mentionnés dans l'inventaire de ses effets et
qui ont donné lieu à tant de polémiques, c'est au collège qu'il a appris à
en user.
Le règlement insistait sur les équipements et les éléments de détente
offerts aux pensionnaires. Chaque soir ils pouvaient puiser dans la
bibliothèque et ils passaient les jeudis d'été à la campagne, au hameau de
Vignoles, paroisse de Courmelles 1, dans une propriété qu'y possédait le
collège. Les jours de fêtes et de congé, ils s'adonnent aux promenades et
aux jeux d'esprit, aux échecs, aux dames, au trictrac, au billard, aux
barres, etc. La nourriture paraît avoir été tout à fait satisfaisante. L'acte de
visite 2 de 1783 fait état d'une consommation de 62 livres de pain par jour
pour 42 personnes (pensionnaires et personnel d'encadrement), 38 livres
de viande pour les jours gras.
Saint-Just, dont la famille habitait à 25 km de Soissons, fut-il reçu à
l'internat, hébergé en ville chez des habitants ? On l'ignore. Mais il dut
être fort impressionné lorsqu'il découvrit, probablement à la Saint-Luc
(18 octobre) de l'année 1779, les beaux et spacieux bâtiments du collège,
après avoir franchi le portail orné de bas-reliefs représentant Pallas et
Cérès, déesses de la Sagesse et de l'Agriculture, sous la couronne
d'épines, emblème armorial des Oratoriens.

LES ÉDUCATEURS ET L'ENSEIGNEMENT.

L'enseignement était assuré par deux ou trois pères et neuf ou dix


confrères (religieux non-prêtres, qui ne prononçaient pas de vœux).
Après sa sixième avec le confrère Lacoste, Saint-Just fut l'élève du
confrère de Menneville pendant trois années consécutives. Ses débuts
furent brillants comme en témoigne le livre qu'il reçut à l'issue de la 5e, en
récompense d'un premier prix de version et d'un second prix de thème. Il
fit sa seconde avec le confrère Pourpre et sa rhétorique avec le Père
Monier, avant son année de philosophie en 1785-1786.
Le collège Saint-Nicolas permettant à ses élèves de philosophie de
choisir la « physique » ou la « logique », beaucoup donnaient la
préférence à la première dont le laboratoire, soigneusement tenu, était de
qualité. Saint-Just a probablement fait ce choix car il s'attribuera plus tard
des talents pour cette discipline et on a retrouvé dans sa bibliothèque un
traité d'Éléments d'arithmétique correspondant au programme de cette
classe. S'il a peut-être suivi les cours du physicien Pruneau, il n'a pu, en
revanche, connaître le confrère Léon Silvy, adepte ardent des idées
nouvelles et par la suite accusateur public au Tribunal révolutionnaire de
Laon, car celui-ci n'arriva à Soissons qu'en 1787, après le départ du jeune
homme. Rencontra-t-il Daunou, comme l'affirme Barère dans ses
Mémoires ? Daunou enseigna bien la logique à Saint-Nicolas en 1783-
1784, mais Saint-Just n'était alors qu'en seconde. Néanmoins il put sans
doute le côtoyer, car le collège ne formait qu'une grande famille.
Les éducateurs de Saint-Just étaient jeunes : quand Saint-Just fréquenta
leurs classes, Lacoste avait vingt ans, Menneville vingt-trois, Pourpre
vingt-quatre, H. Pruneau trente. Le plus âgé, le Père Monier, en avait
trente-deux. Venant de tous les horizons, ils étaient presque tous issus de
la moyenne bourgeoisie : fils de médecins, de marchands, de rentiers,
d'officiers ou de militaires. Tous ceux qui approchèrent le futur
Conventionnel semblent avoir été des sujets d'élite : à vingt-quatre ans,
Daunou remportera le premier prix d'un concours proposé par l'Académie
de Nîmes en soutenant La Harpe, adepte des Lumières ; Menneville
devint supérieur à l'Académie royale de Juilly, fleuron de l'Ordre ; quant
à la direction, elle incomba, pendant la décennie 1780-1790, à deux
supérieurs de talent : Pierre François Peyré puis Sulpice de Molier, qui
arriva en 1784 au moment où Saint-Just passait en rhétorique. Mais la
personnalité qui a laissé le souvenir le plus vif à Saint-Nicolas est sans
conteste le préfet des études François-Marcel Pruneau.
Le Père Pruneau était entré à l'Oratoire relativement tard, à vingt-
quatre ans, et n'avait été ordonné prêtre qu'à trente-six ans. Nommé
physicien à Soissons en 1780, (Saint-Just entrait en cinquième), il trouva
à la préfecture des études une vocation où il excella dès l'année suivante
et où il demeura jusqu'à la dispersion de la congrégation. Son neveu a
déposé aux Archives de l'Oratoire un règlement manuscrit sur la page de
garde duquel il a mentionné : « Ce livre a été écrit par mon oncle F.M.
Pruneau. [...] Il souffrit l'exil pour sa foi, pour cette cause il serait monté
sur l'échafaud comme sur son lit. Au moment où il fut obligé d'émigrer, il
était préfet au collège de Soissons qu'il avait relevé d'une manière
particulière par sa réputation de talent et de bonne éducation. » On
comprend la satisfaction du père visiteur en 1783 : « Nous sommes
édifiés de l'esprit de paix et d'union que nous voyons régner dans la
communauté, et nous bénissons le ciel de la régularité que nous avons
lieu d'y remarquer. » Entre 1783 et 1787, le renom de l'établissement fit
passer le nombre de pensionnaires de vingt-six à cinquante-neuf, effectif
au maximum des capacités d'accueil.
Certaines conceptions pédagogiques ne manquaient pas d'allure. Le
Père Pruneau comptait plus sur la douceur que sur la brutalité et préférait
une trop grande bonté à un excès de sévérité. Il évitait de châtier sous
l'emprise de la colère ou de la passion, « ce qui n'empêchera pas que je
parle fortement lorsqu'il le faudra », mais sans blesser. Pas de châtiments
corporels, aucune exclusion de la classe sans avis du préfet ou du
supérieur. Les enfants devaient être traités sans distinction de condition ni
de qualité, comme s'ils étaient tous des « anges de Dieu ». Le Père
Monier, quant à lui, préconisait : « Avec la douceur, la raison et le
sentiment surtout, il faut arriver à les conduire. »
Dans des locaux récemment contruits «en pierres de taille », les cent
cinquante élèves sont répartis en huit divisions. Assis sur des bancs sans
pupitre, il écoutent le régent juché sur sa chaire. Pour certaines tâches,
celui-ci est secondé par des décurions. Ces élèves relèvent les noms des
absents, inscrivent les notes et incitent la dizaine de camarades dont ils
sont responsables au silence, à l'attention ; ils leur font réciter les leçons
et signalent au préfet « tout ce qui se fait de mal en classe, en l'absence
ou en présence du maître ». Les tâches sont accomplies dans une
émulation permanente entre les membres de chaque décurie et entre les
décuries de chaque classe. Tous les mouvements se font au son du
tambour. Le lycée napoléonien reprendra cet usage.
Tout au long du XVIIIe siècle, l'enseignement des sciences, intégré aux
deux années de philosophie et comprenant des mathématiques, de la
physique, de la chimie et des sciences naturelles, fut pratiqué à Soissons,
où le souvenir du Père Privat de Molières, ami de Malebranche et
membre de l'Académie des Sciences, était vivace. Le Père Monier
assurait que les mathématiques exerçaient «la mémoire et le jugement ».
Quant à la physique elle ne se diluait pas dans la métaphysique. Une
dotation était affectée « à l'entretien du cabinet de physique » et la
bibliothèque, enrichie chaque année, reçut en 1782 « trois volumes de
Sigand Delafon sur l'électricité..., cinq volumes de Buffon ».
Mais l'enseignement par excellence restait littéraire, à base de latin et
d'histoire ancienne (surtout romaine). La rhétorique en était le
couronnement : elle préparait à des carrières juridiques ou
ecclésiastiques. Dans la mesure où elle formait à l'éloquence politique et
à l'art de convaincre, on serait tenté de conclure que Saint-Just, qui
excellait à la tribune, s'en était imprégné. Dans ses Fragments
d'Institutions républicaines, il conseillera pourtant d'éviter les sentiers de
la rhétorique traditionnelle et de décerner le prix d'éloquence « au
laconisme, à celui qui aura proféré une parole sublime dans le péril, qui
par une harangue sage aura sauvé la patrie, rappelé le peuple aux mœurs,
rallié les soldats » . Il sut convaincre, c'est vrai, mais ce fut grâce à un art
qui bousculait bien des académismes et n'appartenait qu'à lui.
L'histoire romaine semble l'avoir impressionné davantage, d'autant
plus que les grands penseurs admirés, tels Fénelon et surtout
Montesquieu, en prolongeaient l'écho. On enseignait une histoire romaine
particulière, avant tout édifiante : il faut, avait expliqué au début du siècle
le recteur de l'université de Paris, Rollin, dans son Discours préliminaire
au traité des études, « opposer au torrent des fausses maximes et des
mauvais exemples qui entraînent presque tout le monde, les maximes et
les exemples des grands hommes de l'Antiquité ». En réalité, les bons
exemples se limitaient à quelques hauts faits et à quelques hommes à
admirer qui étaient à l'histoire ce que les morceaux choisis sont à la
littérature. On entendait que les oeuvres vertueuses prêtées à ces héros du
monde païen vinssent illustrer les valeurs chrétiennes. Plutarque en était
la source. A voir combien les hommes de la Révolution y puisèrent, il
n'est pas sûr que tous aient reconnu le caractère artificiel de ce monde
antique que l'éducation leur avait présenté. Cet héritage spirituel d'une
Grèce et d'une Rome mythiques enthousiasma le jeune Saint-Just et
l'imprégna pour toujours. « N'eût-il connu Sparte, qu'il eût été tout de
même Saint-Just, écrira G. Lefebvre, mais on peut admettre que ce
modèle a contribué à le raidir et à le durcir. » Hélas pour cette génération,
la première traduction moderne de l'Histoire de la guerre du Péloponnèse
de Thucydide, œuvre de réflexion et de lucidité politiques, remonte à
1795.
D'autres activités complétaient l'éducation reçue à Soissons : « Il faut
apprendre le dessin, recommandait le Père Monier, ce talent est toujours
dans le cours de la vie la source de beaucoup de jouissances pures et de
distractions utiles dans la jeunesse. Il faut apprendre la danse. Cet
exercice ne peut que servir au développement des facultés physiques et
être agréable un jour. » Il souhaitait encore que l'enfant reçoive « au
moins une teinture de musique, ne serait-ce que pour la sentir et en
connaître les beautés », une initiation au chant « s'il a de la voix », sinon
à un instrument, de préférence le piano car « la flûte est fatigante pour la
poitrine ». Saint-Just fit effectivement du dessin et manifesta même dans
ce domaine un talent qui causait l'admiration de son entourage, comme
l'atteste cette «tête d'adolescent», exercice d'école légué par la famille au
musée Carnavalet. Il s'exerça aussi à la musique – le flageolet qu'il utilisa
est conservé au musée de Blérancourt.
La pratique du théâtre, enfin, était régulière à Saint-Nicolas, bien que
les autorités supérieures de la congrégation l'aient considérée comme une
perte de temps. Les municipalités et les parents tenaient beaucoup à ces
séances publiques qui mettaient les enfants à l'honneur. Il est probable
que cette tradition, encore attestée en 1791, était en usage à l'époque de
Saint-Just. On peut y voir, peut-être, l'origine du goût, qu'adolescent, il
manifestera pour l'art dramatique et, plus tard, ce sens très sûr de la
déclamation et de la pause.

LES IDÉES NOUVELLES AU COLLÈGE.

Les Oratoriens de Soissons furent sensibles aux aspirations réformistes


de leur temps. Le Père Pruneau prend ainsi nettement position sur le
problème de la représentation du tiers état aux États généraux, dans une
longue lettre du 12 janvier 1789 au « directeur général des Finances »,
Necker, pour lui faire connaître les véritables vœux de la « partie
travaillante et journellement utile du clergé » : « Je fréquente des
dignitaires, des chanoines de cathédrale et de collégiale, des curés des
villes et des campagnes, des ecclésiastiques vivant en communauté, je
n'en connais aucun qui n'applaudisse plus ou moins hautement aux
réclamations actuelles du tiers état (...) Je crois pouvoir sans témérité me
rendre garant de ceux de la Congrégation à laquelle j'ai l'honneur
d'appartenir depuis vingt ans (...) D'où il est aisé de conclure que si la
forme des élections pour députer aux États généraux était telle que les
curés eussent le degré d'influence qu'exigent leur nombre, la dignité de
leur caractère et l'importance de leurs fonctions, le dernier des trois
ordres aurait toujours pour lui la voix du premier dans ses prétentions
raisonnables. »
La Révolution révélera pourtant les limites de ce libéralisme : le préfet
des études et le supérieur refuseront le serment à la Constitution civile du
clergé et seront suivis par la majorité des confrères ; Daunou, élu du Pas-
de-Calais, s'opposera aux entreprises régicides de la Convention ; Marcel
Pruneau émigrera dans le sillage du marquis de Causan, tandis que son
frère Hilaire sera jeté en prison à Soissons. Quant à Joseph Monier, il
entrera dans la conspiration de La Rouërie. Dénoncé, arrêté, il
s'échappera, gagnera Londres, où il participera à tous les complots, et
collaborera notamment au projet de débarquement à Quiberon. Il finira sa
vie dans la famille de Montalembert qu'il connaîtra en exil ; précepteur
de Charles, le tribun du libéralisme catholique au XIXe siècle, il restera
jusqu'à sa mort profondément royaliste.

UNE ATMOSPHÈRE DE CONTRAINTE.

Dans les années 1780, c'est probablement à l'atmosphère de contrainte


du collège que fut surtout sensible Saint-Just. Les échanges y étaient
régis par des règles strictes et tâtillonnes. Toutes les relations entre
professeurs, entre élèves, ou de professeurs à élèves éveillant la
suspicion, il était formellement interdit aux professeurs d'accueillir dans
leurs chambres internes ou externes ; le silence était considéré comme
une vertu et la discussion – en latin à partir de la 3e – était limitée aux
sujets religieux. Jésus-Christ, rappelait-on, avait eu deux sortes de
conversation : les unes, agréables, avec sa mère, saint Joseph et quelques
personnes de son entourage, les autres fâcheuses, particulièrement avec
les Juifs et les pharisiens. La réflexion incitait à se défier de celles qui
paraissaient agréables : « Le péché s'y mêle le plus souvent et nous les
accomplissons avec vanité et sensualité. » Éviter les bavardages inutiles,
c'était gagner du temps pour la prière et l'étude.
Limiter les conversations, c'est aussi prévenir la naissance d'« amitiés
déréglées ». Aucun des membres de la communauté ne doit prodiguer de
faveurs à quelques-uns aux dépens des autres. On s'abrite sous l'autorité
de saint Basile et la vigueur de sa belle formule : « Celui qui aime les uns
mieux que les autres montre clairement qu'il n'aime pas les autres. » Les
affections sont suspectes, car l'homme, écrit le Père Pruneau, est trop
faible et d'esprit trop limité pour avoir les moyens de concilier une amitié
profane et l'amour du Christ : « Souvenons-nous que si nous voulons être
amis du monde, nous serons ennemis de Jésus-Christ. » En ville, les
agressions sont plus périlleuses encore que celles du monde protégé de
Saint-Nicolas. Pères, confrères et élèves sont mis en garde contre ses
dangers : « La conversation d'Ève avec le serpent et celle de la femme
avec l'homme furent très pernicieuses et causèrent la perte de tout le
genre humain », note encore le Père Pruneau.
Mais ce qui frappe surtout dans la réglementation du collège Saint-
Nicolas c'est le temps consacré à Dieu. La messe est quotidienne, la
prière du matin ouvre la journée, celle du soir la clôt. Le recueillement
rythme chaque occupation : on prie en classe, à genoux devant une image
pieuse, on prie à table, on prie même au début de la récréation. L'Oratoire
assume l'enseignement dans ses collèges, mais son objectif prioritaire est
de former de bons chrétiens par la prière et l'étude. « Que m'importe donc
que je sois bon philosophe, bon prédicateur, bon rhétoricien ou bon
théologien, écrit le préfet des études de Soissons, puisque [au jour du
Jugement] je ne serai pas examiné sur cela mais qu'on examinera si j'ai
été bon chrétien, bon disciple de Jésus-Christ. »
Ajoutons les entraves qui paralysaient la curiosité intellectuelle, les
livres interdits, mis à l'index : « Évitons, recommandait l'acte de visite de
Soissons de 1773, la curiosité qui pousse souvent à des lectures
dangereuses pour la foi et pour les mœurs ... l'attrait du plaisir qui préfère
l'agréable à l'utile, l'amusement au solide ; l'amour de la nouveauté qui
abandonne les anciens sentiers pour se frayer de nouvelles routes qui ne
peuvent qu'égarer. » De tels freins ne pouvaient que heurter les élèves les
plus intelligents, les plus mûrs et surtout les plus créatifs. Ed. Fleury
rapporte qu'un des professeurs, ayant surpris Saint-Just à rimer de
mauvais vers contre la religion, lui aurait prophétisé le destin d'un grand
homme ou d'un grand scélérat. Le biographe assurait tenir cette
confidence d'un ancien condisciple du Conventionnel, devenu un
«honorable vieillard » et qui présentait par ailleurs Saint-Just comme un
garçon réservé, recherchant l'isolement, aimant écrire et rimer. Ses
camarades l'auraient surnommé d'Assoucy, comme le poète médiocre du
XVIIe siècle qui s'intitulait lui-même « l'empereur du burlesque, premier
du nom » et que Boileau avait immortalisé par ces vers :

Le plus mauvais plaisant eut des approbateurs


Et, jusqu'à d'Assoucy, tout trouva des lecteurs.

Ce condisciple aurait également affirmé qu'un jour Saint-Just avait pris


la tête d'une rébellion contre les autorités et avait tenté de mettre le feu au
collège ; saisi en flagrant délit, il avait été exclu, probablement
temporairement, puisque cette sanction ne l'avait pas empêché
d'accomplir sa rhétorique au collège.
En l'absence de documents écrits, ces propos méritent attention.
Laissons de côté l'anecdote de l'incendie : on pourrait déceler bien des
rêves de pyromane, mais heureusement il y a souvent loin du projet à la
réalisation ; Saint-Nicolas n'a pas brûlé, on l'aurait su ! Pour le reste, le
témoignage apparaît assez banal. Quel sujet de caractère n'a jamais
regimbé devant l'autorité pour peu que la justice lui ait paru
transgressée ? Quel enfant imaginatif ne s'est pas isolé de ses camarades
pour rêver ? Brissot lui-même écrit dans ses Mémoires : « En lisant
Plutarque, je brûlais de ressembler à Phocion (...) Comme je ne pouvais
m'y livrer [à mes rêves] avec mes camarades de collège, je m'arrachais à
leur compagnie avec le plus grand soin pour m'enfoncer dans des
promenades solitaires. »
LA « MONOGRAPHIE DU CHÂTEAU DE COUCY ».

L'anecdote du pamphet antireligieux sent l'apocryphe mais s'intègre


assez bien dans le comportement d'un adolescent qui a probablement
ébauché les premiers vers blasphématoires d'Organt dès l'époque du
collège. Les distances qu'il a prises par rapport à sa formation spirituelle
sont perceptibles dans ce qui est probablement son plus ancien manuscrit,
improprement intitulé Monographie du château de Coucy. Il s'agit d'une
copie presque intégrale de l'Histoire de la ville et des seigneurs de Coucy
qu'un bénédictin, Dom Toussaint du Plessis, avait publiée à Paris en 1728
et où Saint-Just pratiqua des coupures révélatrices de sa personnalité
naissante. Ainsi évitait-il certaines apologies politiques – l'alliance du
Trône et de l'Autel, par exemple –, transformant la phraséologie édifiante
de son modèle et rejetant les explications providentielles ou les
interventions de caractère divin.
La famille a conservé ce curieux travail en lui attribuant plus de prix
qu'il n'en méritait. E. Decaisne, petit-neveu du Conventionnel, qui a
présenté ces feuillets comme des « notes écrites par Saint-Just », et les
commentaires hâtifs de certains auteurs ont contribué à surestimer son
importance et à créer la confusion.
Saint-Just n'a sûrement jamais songé à publier ce qu'il savait être un
plagiat. Il est du reste difficile de penser que ces 126 pages
soigneusement manuscrites puissent correspondre à un exercice scolaire.
Les professeurs de l'Oratoire, qui connaissaient probablement l'ouvrage
de Du Plessis, n'auraient guère apprécié un tel essai. Il est plus
vraisemblable que Saint-Just s'est passionné pour le sujet en lisant le livre
de l'érudit, qu'il en a, à sa façon, recopié l'essentiel, soit au collège, soit
pendant ses vacances désœuvrées à Blérancourt et qu'il n'a pas résisté au
plaisir de paraître important en se laissant attribuer par son entourage
admiratif le mérite d'une telle recherche. En changeant le ton, en ne
plaçant en tête de sa première page ni titre ni référence d'auteur, en ne
recopiant ni le début ni le dernier fragment de phrase du livre, le jeune
homme semble, pour le moins, s'être prêté à la naissance d'une
équivoque.
Cette entreprise trahit un goût de l'étude, de l'astuce et surtout un désir
de considération. Elle révèle aussi une bonne dose de naïveté. A
l'exception de quelques ignorants, qui pouvait-elle tromper? Saint-Just
était sans doute très jeune quand il a recopié ces lignes. S'il avait eu un
destin commun, personne ne se serait préoccupé de ces feuillets. C'est
une chance qu'ils nous soient parvenus pour témoigner des rêves de
gloire d'un adolescent au moment où son esprit critique s'éveillait et
s'essayait contre les idées reçues.
Aussitôt après avoir quitté le collège, Saint-Just s'efforça de faire
croire à sa mère que les religieux l'avaient dissuadé d'entrer à l'Oratoire.
Si c'est vrai, les Oratoriens ne souhaitaient pas accueillir leur ancien
élève et, si c'est faux, lui-même rejetait l'éventualité de partager leur vie.
Dans les deux cas, cela prouve que le jeune homme, malgré ses succès
scolaires, n'a pas trouvé un total épanouissement au collège.
Cultivé, doué d'une grande mémoire et d'une imagination foisonnante,
c'était en même temps un adolescent orgueilleux et d'une sensibilité
extrême. Pour diriger un tel garçon, il eût fallu plus qu'un professeur :
une forte personnalité assez psychologue pour ne pas le heurter, assez
riche pour susciter son admiration et capable de répondre à son affection.
Tout laisse à penser qu'il ne l'a pas rencontrée à Saint-Nicolas. Il s'éloigna
du collège sans regret, ravi sans doute de retrouver Blérancourt et son
milieu familial. Là, pourtant, l'attendaient d'autres déconvenues.
1 6 à 7 km du collège.
2 Des « actes de visite » (rapports d'inspection) étaient établis périodiquement par un père
visiteur, sorte d'inspecteur général pour l'Oratoire.
CHAPITRE IV

La fugue et la prison
Au cours de l'année 1786 éclata entre Saint-Just et sa mère une
violente dispute qui faillit compromettre à jamais l'équilibre familial,
provoquant la fugue du jeune homme et son incarcération pendant six
mois dans une « maison de force » à Paris. La tradition veut que
l'incident soit lié à une histoire d'amour, un amour partagé entre Saint-
Just et Thérèse Gellé, la fille d'un notaire blérancourtois. Ils s'étaient
connus enfants : lorsque les Saint-Just étaient arrivés dans ce bourg
picard, il avait neuf ans, elle en avait dix.

LA FAMILLE GELLÉ.

La mère de Thérèse, Sophie Sterlin, appartenait à l'une des plus


honorables familles du village. En 1766, elle avait dû aller faire une
déclaration de grossesse devant Me Thorin, autre notaire du bourg.
Enceinte de huit mois « du fait des œuvres de Me Louis-Antoine Gellé »,
elle précisa qu'elle avait eu avec lui « des habitudes charnelles sous la
promesse que lui avait faite maintes fois le dit Gellé de l'épouser ». On
devine ce qu'avait dû lui coûter cette démarche tardive et humiliante et
combien elle avait espéré jusqu'à la dernière extrémité ne pas avoir à
l'accomplir ! L'enfant était née dans la honte. Le père, qui était aussi
régisseur de la seigneurie de Blérancourt, avait demandé au concierge du
château et à la femme du jardinier de la présenter sur les fonts de
baptême. On la prénomma Louise, en hommage à son père et à son
parrain, Thérèse, comme sa marraine et Sigrade en l'honneur d'une sainte
locale... Deux fois veuf déjà, Gellé ne se résigna à épouser Sophie Sterlin
que dix-sept ans plus tard dans la discrétion d'une petite église de
campagne et les époux reconnurent «un enfant né en 1766 ». Louise
Thérèse Sigrade Sterlin recevait enfin un père et un nom légitimes.
Comme sa demi-sœur, âgée alors de vingt-trois ans, se prénommait
Louise, on l'appela Thérèse et elle signa toujours ainsi.
Thérèse et Louis-Antoine, en ces années 1776-1777, étaient donc
réunis par une sorte de commune étrangeté. Ils n'étaient pas semblables
aux autres enfants ; lui, nouveau venu, intriguait par de multiples
singularités : un langage, un accent acquis en Nivernais ; elle, dans la
mentalité du temps, était hors des normes, comme une provocation aux
convenances. Il est possible que ces différences qui les opposaient au
milieu les aient rapprochés, qu'une amitié d'enfance les ait unis pendant
les deux années où Saint-Just vécut à Blérancourt avant son entrée au
collège et que ces sentiments se soient épanouis chaque été, lorsque le
jeune homme rentrait dans sa famille.
Les Gellé étaient plus riches que les Saint-Just mais Louis-Antoine
portait un nom noble, passait pour un brillant élève et, à sa majorité,
hériterait des biens de son père. Beaucoup de proches ne voyaient pas
sans attendrissement la perspective d'une union qui pourrait se réaliser
sans obstacle majeur. C'est peut-être ce que pensaient les Lely-Compère,
lorsqu'ils les convièrent tous deux, en décembre 1785, à être parrain et
marraine de leur fils Louis ; le parrain a paraphé d'un magnifique « De St
Juste ». Mais ce n'était pas l'avis de Gellé qui envisageait pour Thérèse
une situation plus brillante. Homme d'affaires avisé, âpre au gain, il
concevait les engagements matrimoniaux, les siens et ceux de ses filles,
comme les moyens d'une ascension sociale. Lui-même avait épousé la
veuve Delmet, marchande de drap, propriétaire d'un fonds de 22 000
livres, puis la veuve Bocquet, riche héritière dotée de 20 000 livres et,
lorsqu'il convola enfin avec Sophie Sterlin, commerçante aisée de
Blérancourt, il se fit donner « l'usufruit de tous ses biens meubles et
immeubles ».
Un parti flatteur se présenta alors pour Thérèse : Emmanuel Thorin, le
fils de son collègue, apportait 15 000 livres de dot. Antoine Gellé promit
pour sa fille une somme de 6 000 livres en espèces (dont il ne paya guère
plus que le dixième) et son office de notaire évalué à 6 000 livres.
Emmanuel en prendrait jouissance à partir du 1er octobre 1788 et, en
attendant, travaillerait gratuitement dans l'étude de son futur beau-père !
Vite organisé, le mariage fut célébré avec faste le 25 juillet 1786.
L'assistance fut exceptionnellement nombreuse et brillante. Les seigneurs
de Blérancourt, Grenet père et fils, s'étaient déplacés de Lille,
accompagnés par le chevalier de Mazancourt du Voisin, le comte Brunet
d'Évry, Fauconnier, régisseur du comte de Lauraguais, seigneur de
Manicamp, cinq curés, des gros fermiers, des robins – dont le notaire
Garot de Coucy-le-Château, ami de Saint-Just, qui avait établi le contrat
de mariage ; trente-six signatures au bas de l'acte ! A Blérancourt on
n'avait jamais vu cela ! Le curé Flobert a pu en mesurer tout le succès, lui
qui, cinq ans plus tôt, avait marié la sœur aînée dans la même église et
signé le registre avec seulement huit témoins et amis !
Était-il si urgent de réaliser cette union ? Le marié avait vingt ans et
demi et la mariée n'en avait pas vingt, âges au mariage
exceptionnellement bas à l'époque. Thorin devrait attendre plus de deux
ans la transmission de l'étude Gellé. On sent que la volonté des familles
fut de rendre la situation irréversible avant les vacances de l'été 1786. Les
relations de Louis-Antoine et de Thérèse étaient notoires dans le bourg.
Villain Daubigny les confirmera en écrivant après Thermidor que «
Saint-Just s'était efforcé de devenir le gendre » de ce tabellion. Il était
donc urgent d'agir et, lorsque le collégien rentra dans sa famille, il fut
placé devant le fait accompli.
Pour Saint-Just l'affaire était grave. La trahison sentimentale
s'accompagnait d'un rejet social. Sensible et susceptible, il en fut
doublement humilié. Comme c'est souvent le cas en semblables
circonstances, il affronta l'autorité qu'il put atteindre d'abord, celle de sa
mère. Il pouvait toujours lui reprocher de l'avoir laissé dans l'ignorance
de ce qui se tramait, de n'avoir rien tenté pour contrebalancer l'effort
financier consenti par les Thorin, bref, lui imputer la responsabilité d'une
situation dont elle n'était vraisemblablement guère responsable. Après
maintes discussions orageuses au cours desquelles on se menaça et on se
provoqua de part et d'autre, le jeune homme s'enfuit à Paris.
Cette fugue de 1786 et la détention qui s'ensuivit sont des épisodes
passionnément contestés de la vie de Saint-Just. Rien n'est pourtant
moins discutable. Le registre d'écrou, conservé aux archives de la
Préfecture de Police, précise qu'il a été arrêté par l'officier Saint-Paul «
sur la demande de sa mère (par M. le chevalier d'Évry) pour s'être évadé
de chez elle en emportant une quantité assez considérable d'argenterie et
autres effets, ainsi que des deniers comptants », qu'il a été confié à la
dame Marie le 30 septembre 1786 et remis en liberté le 30 mars 1787. En
outre, la plupart des pièces de ce dossier, conservées dans les papiers
d'Évry, permettent de reconstituer cette aventure.
Mme de Saint-Just constate qu'à son insu, son fils a quitté le domicile
familial dans la nuit du 14 au 15 septembre 1786 et s'aperçoit qu'il a
emporté plusieurs pièces d'argenterie, « des paquets de galons d'argent,
une paire de pistolets garnis en or, une bague fine, faite en rose et
plusieurs petites choses en argent ». Elle imagine aussitôt qu'il va vendre
ces objets, peut-être faire mauvais usage du produit, et songe alors à
confier sa « peine incroyable » au chevalier d'Evry, seigneur de Nampcel,
dans une lettre du 17. Elle le prie de faire rechercher son fils par le
lieutenant général de police à Paris et de « le faire mettre en lieu de sûreté
» tout en observant une certaine prudence : elle veut contraindre son fils à
la réflexion et au repentir mais non le perdre...
De son côté Louis-Antoine s'installe dans un petit hôtel de la rue
Fromenteau, à proximité du Palais-Royal, ce qui montre son intérêt pour
le théâtre. Intérêt passager puisque, peu de temps après, il ne ménage pas
ses critiques et ses sarcasmes à l'égard des Comédiens-Français. C'est
vraisemblablement au cours de ce mois de septembre 1786 qu'il
fréquenta assez assidûment le monde du spectacle pour avoir pu en
révéler les travers avec une aussi grande précision dans son poème
Organt. On peut dater de cette période ou des mois qui ont suivi son
Épigramme sur le comédien Dubois qui a joué dans Pierre le cruel car
cette tragédie de P. L. Le Belloy, créée en 1772, avait été reprise pour
trois représentations en 1786. Saint-Just y raillait Dubois :

Hier Melpomène et Thalie


Stupidement se querellaient
Sur Pierre Cruel, tragédie
Qu'une heure avant elles jouaient.
Thalie enfin de cette scène
A sa sœur fit payer les frais
Et prit pour rosser Melpomène
Dubois dont on fait les sifflets.

Cette ironie à l'adresse du comédien semble avoir été partagée car c'est
peut-être ce même personnage qu'évoque Brissot dans ses Mémoires : «
On raconte, qu'un mauvais comédien nommé Dubois, atteint du mal qui
coûta un œil à Pangloss, se fit guérir, et ne voulut pas payer son médecin.
Cela fit du bruit au palais, puis à la Comédie-Française, qui expulsa
Dubois de son sein. Mais Dubois avait une jolie fille ; cette jolie fille
connaissait un grand seigneur, ce grand seigneur prit fait et cause pour le
mauvais comédien ; il fut maintenu de force au théâtre ; ses camarades
ayant refusé de jouer avec lui, quatre d'entre-eux... furent envoyés au For-
l'Évêque... » Ainsi, l'épigramme de Saint-Just ne se bornerait pas à une
critique de portée strictement esthétique...
Mais quelque attrait que le jeune homme puisse éprouver pour le
théâtre, quel que soit son goût pour la vie parisienne, il ne tarde guère à
mesurer les inconvénients d'une liberté ainsi acquise et l'inconfort de sa
situation. Quant à Mme de Saint-Just, elle a la surprise de recevoir une
longue lettre expédiée de Sceaux le 20 septembre par un certain
Richardet, médecin à Paris : « Une partie de campagne à Sceaux m'a
empêché de vous écrire plus tôt pour vous tranquilliser sur le compte de
Monsieur votre fils, écrit-il. Je suis la cause innocente de la sottise qu'il a
faite. Il y a quelque temps je le guéris d'un mal à la tempe très dangereux
et nouveau pour tous mes confrères en médecine que j'interrogeais à ce
sujet. La guérison se montait à deux cents francs... » etc. Pour s'acquitter
de cette dette sans inquiéter sa mère, le fils s'était alors emparé de
l'argenterie familiale qu'il avait revendue à un Juif. Averti, le bon docteur
avait sauvé de la fonte ce qu'il avait pu et alertait Mme de Saint-Just.
Grave et rassurant, il recommandait un régime de laitages et légumes
sans vin et l'absorption d'une «poudre antiémorragique tous les matins
pour purifier le sang ». Il évoquait l'avenir de ce jeune patient doué de «
grands talents pour la physique et la médecine », puis arrivait au fait. Le
pauvre garçon avait décidé d'aller à pied à Calais pour s'y embarquer.
Naturellement, sa santé n'y résisterait pas; il fallait donc à tout prix l'en
empêcher. «Il m'a défendu de vous écrire, confiait enfin le médecin, de
vous dire son adresse, mais la voici : Hôtel St-Louis, rue Fromenteau.
Écrivez-lui, mais amicalement (...) Vous aurez même raison de ne pas
perdre de temps, car il doit partir le 7 ou le 8 octobre. »
L'original a disparu mais le fond et la forme montrent que la lettre n'a
pu être écrite par un médecin, de surcroît ne donnant pas son adresse.
L'historien Vatel précise que l'écriture était renversée de droite à gauche,
comme si son auteur voulait dissimuler sa véritable identité. Et, pour
mettre la supercherie en évidence, il donne une transcription respectant
les singularités graphiques : fautes d'orthographe, absence d'apostrophes
et d'accentuation, emploi intempestif de majuscules. Or Saint-Just a
l'habitude de ponctuer de façon fantaisiste, fait un usage aberrant de
lettres majuscules, redouble inopportunément les consonnes ; ses amis
Gateau, Thuillier, Rigaux, qui sont loin d'avoir son envergure
intellectuelle, maîtrisent mieux l'orthographe que lui. Les distinctions de
forme désignent l'auteur de la lettre : c'est Saint-Just lui-même, qui ne
sait comment sortir de l'impasse où il s'est engagé. Il témoigne là d'une
belle imagination, de rouerie, mais aussi de désarroi. A peine parti, le
jeune fugueur s'affole et écrit dès le mercredi suivant. Sa démarche est
surtout un appel, une reddition, une tentative assez piteuse pour trouver
une issue sans trop perdre la face. Puisque le « voleur » donnait son
adresse, l'escapade aurait pu en rester là... Mme de Saint-Just a-t-elle
estimé qu'elle n'avait déjà que trop cédé à cet enfant terrible ? N'eut-elle
ni l'autorité, ni la capacité d'analyse et de compréhension qui l'aurait
incitée à faire semblant d'accepter cette fable pour éviter « à chaud » une
réaction trop rude ? Élevée dans un milieu de robins nivernais très strict,
peu instruite (elle signe ses lettres mais les fait écrire par sa fille et ses
billets autographes trahissent de grosses insuffisances), dépassée sans
doute par les responsabilités qu'elle dut très tôt assumer seule, elle réagit
brutalement et demande à nouveau de l'aide au chevalier d'Évry qui, pour
l'obliger, lui prêta son concours, non sans hésitations pourtant. D'Évry
eut-il l'impression de se prêter à un châtiment excessif? Craignit-il,
comme il l'écrira plus tard, les réactions d'un jeune homme au « cœur
vindicatif et corrompu » ? Toujours est-il qu'il n'alerta les responsables de
la police que le 27 septembre.
Le lieutenant-général de police fut lui aussi prudent car il n'ignorait pas
que le jeune délinquant, orphelin de père, donc déjà héritier présomptif,
ne pouvait être poursuivi pour vol puisqu'il avait des droits indivis sur les
objets dont il s'était emparés. Il se couvrit en exigeant d'Évry la lettre de
sollicitation de la mère et refusa d'interner Saint-Just à Saint-Lazare. Il le
confia à Marie de Sainte-Colombe, maîtresse de pension à Picpus 1, en
assurant que sa maison serait moins chère et « aussi sûre » que la célèbre
prison. Comme les séjours étaient payants, les familles offraient aux
détenus les geôles qu'elles pouvaient : Saint-Just dut se contenter d'une
bastille au rabais. Son arrestation, sur décision provisoire du lieutenant-
général de police, fut confirmée par un ordre signé du roi. Ainsi, une
petite affaire domestique arrivait jusqu'au souverain et déclenchait
l'application de l'une des pratiques les plus exécrées sous l'Ancien
Régime : la lettre de cachet.
Les prolongements de ce conflit méritent une analyse. Saint-Just
opposa aux sanctions dont il était l'objet une attitude hautaine, déclara
avoir vendu les objets emportés par l'intermédiaire d'un «
commissionnaire qu'il a trouvé dans un café » et refusa de signer le
procès-verbal de son interrogatoire. Mme de Saint-Just fut déçue et
décontenancée par ces réactions : « J'ai vu avec une nouvelle peine et par
votre lettre et par la sienne qui y était jointe, écrit-elle à Brunet d'Évry le
18 octobre, qu'il a regardé avec indifférence l'événement auquel il s'est
exposé... » Ayant épuisé d'un coup les ressources de la contrainte
physique, elle n'avait plus qu'un recours : les pressions morales ; elle
invoqua une maladie qu'elle aurait contractée par contrariété. Comme –
Dieu merci ! – Mme de Saint-Just jouissait d'une bonne santé (elle
survécut un quart de siècle à l'incident), on veut bien croire que cette
défaillance passagère ait été due à l'émotion ; mais faut-il l'attribuer à la
honte de s'être découvert un fils voleur, à la crainte d'être privée de son
amour ou au remords de l'avoir fait traiter comme un délinquant ? Le 7
novembre, elle lui imputait la responsabilité de la « fièvre quarte » qui
l'accablait et lui ruinait le tempérament depuis plus de deux mois : « S'il
lui reste encore un peu de sentiment, ajoutait-elle, il doit bien se
reprocher les chagrins qu'il me fait éprouver et qui pourraient me causer
la mort dans la situation où je me trouve. C'est bien mal payer de sa part
la tendresse et l'affection que j'ai toujours eues pour lui. » Aucune
embellie ne vint sur ce point apaiser les remords du futur Conventionnel
puisque sa sœur Louise lui écrivait encore, le 23 mars 1787, quelques
jours avant son élargissement : « J'aurais désiré, mon cher frère, vous
donner des nouvelles plus consolantes de maman, mais je ne vous
apprends qu'avec douleur qu'elle est toujours dans la même situation.
Une fièvre opiniâtre et un dégoût invincible la minent tous les jours. Ma
sœur qui est aussi malade depuis le même temps... », etc.

Le jeune homme passa ainsi six mois à Picpus, en butte à la


réprobation d'une famille qui faisait bloc – jusque dans la maladie – pour
lui inspirer l'horreur de sa faute. Il était privé de liberté et dans
l'incapacité de communiquer son adresse à quiconque, son courrier
passant par l'intermédiaire de sa famille. La Sainte-Colombe fut bonne
pour lui et d'Évry, qui exerçait une surveillance discrète, lui tenait lieu à
la fois de commissionnaire, de conseiller et de directeur de conscience. Il
est patent que le jeune prisonnier ne supporta pas sans impatience cette
tutelle, comme en témoigne cette lettre au chevalier où l'ironie, voire
l'impertinence, sourd sous la politesse affectée.

A Paris, le 26 février 1787


Monsieur,
Je vous demande mille fois pardons, de n'avoir pas Plutot répondu à la lettre que
vous m'avez fait l'honneur De m'ecrire. La fievre me prit il y a environ quinze jours, et
ne me permit pas De prendre la plume. Toutefois ce n'a rien été ; et me voici
presqu'aussi bien Portant q'auparavant.
Je vous remercie, Monsieur, De vos avis ; la resolution De faire le Bien les avait
Precedés, et je les suivrai si je ne mécarte point Du plan que je me suis formé moi
même.
Je viens D'ecrire à maman. Je lui envoie une lettre Pour rigaux. Je Comte sur la
reussite De cette Demarche, si Toute fois, je n'ai point été Devancé par D'autres. Vous
m'aviez averti Dans votre lettre, qu'il convenait De faire adresser la reponse à maman
afin qu'elle vous l'envoyat; c'était Bien mon Dessein Car Je n'avais point envie Dutout
De lui donner mon adresse, mais, Je vous remercie neanmoins Monsieur De Votre
avis, car, Je n'agissais, peutetre, en cela que Pour mon interet, et vous m'avez fait agir
par bienséance. Cela prouve Monsieur que Vous voyez Beaucoup mieux et plus
finement que moi, mais, en revanche Je puis vous assurer De l'estime et De la
reconnaissance la plus parfaitte parce-quelles n'exigent Point Desprit.
J'ai l'honneur d'etre Monsieur Votre très humble très obeissant serviteur.
de St Just 2

« Je suivrai vos avis si je ne m'écarte point du plan que je me suis


formé moi-même ! » « Je puis vous assurer de l'estime et de la
reconnaissance la plus parfaite parce qu'elles n'exigent point d'esprit » ! Il
n'est pas possible d'attribuer ces propos à double sens à la maladresse.
D'Évry, qui dialogua longuement avec le jeune homme, perçut cette
profonde amertume au point d'en redouter les conséquences et avoua plus
tard que cela l'incita à conserver soigneusement tous les documents
relatifs à cette affaire.
Saint-Just avait quelques raisons d'éprouver de la rancœur après les six
mois passés dans cette pension. En feuilletant le registre d'écrou, on
découvre des compagnons de détention dont les méfaits étaient sans
commune mesure avec les siens : un Charles Jalabert, enfermé à la
demande de son père pour « inconduite, libertinage, jeu », qui finit par
dérober à son employeur «deux aunes et demie de drap vert bouteille » ;
un Gabriel Dupré, incarcéré à la demande de sa mère pour « inconduite et
passion de jeu, ce qui l'avait porté à s'approprier différentes sommes que
le notaire chez lequel on l'avait placé lui avait donné à toucher et qu'il est
convenu avoir perdues » ; un Bernard de Saint-Arnould qui demeura chez
Mme de Sainte-Colombe plus d'un an avant d'être relégué à 50 lieues
pour avoir volé trois mille à quatre mille livres « et nombre de bijoux à
un marchand où il était reçu à cause de sa famille ». Il a vu passer aussi,
pour des séjours plus ou moins longs, des détenus « pour cause de
démence » ou pour « aliénation d'esprit et fureur » comme le sieur
Gardanne. Il a bien connu Henri Chrétien Labouret, écroué « sur la
demande de sa femme et de ses enfants pour démence, ayant déjà voulu
se détruire en se jetant par la fenêtre » et qui mourut, on ne dit pas
comment, au bout d'un an dans la pension. Des joueurs, des débauchés,
des voleurs, des déments, tels furent les compagnons de Saint-Just
pendant six mois. Quelle fut sa vie chez la Sainte-Colombe ? Quelle
empreinte laissa-t-elle sur lui ? Le jeune homme a probablement gardé
pour lui les sentiments que lui inspira cette triste expérience.
Apparemment, il ne s'en est confié à personne : par la suite, ni ses amis,
ni ses adversaires n'en feront état.
1 A l'époque, la pension-détention était laissée en partie au soin d'établissements privés.
2 La forme de cette lettre, exceptionnellement, a été respectée. Mais pour faciliter la lecture des
textes autographes de Saint-Just cités dans cet ouvrage, l'orthographe et la ponctuation classiques
seront rétablis.
CHAPITRE V

Un poète libertin ?
M. D. : Vous sapez les rois. L'auteur: J'aime les rois, je hais les
tyrans. M. D. : Vous foulez aux pieds les établissements les plus
sacrés. L'auteur: Ces établissements sont déchus. Ils ne sont plus
sacrés mais vils.
SAINT-JUST :

Dialogue entre M. D... et l'auteur du poème d'Organt.

SAINT-JUST « LICENCIÉ ÈS LOIS » ?

Après un retour discret à Blérancourt en compagnie d'Évry, Saint-Just


se rendit probablement chez un procureur soissonnais, Me Dubois-
Descharmes, où Rigaux lui avait obtenu une place de second clerc. Une
tradition solide veut qu'il ait fréquenté la faculté de Droit de Reims.
L'historien rémois G. Laurent affirme y avoir relevé, sur un registre
aujourd'hui disparu, le nom d'un certain Sejust, inscrit entre octobre 1787
et juillet 1788. Il fait également état de souvenirs laissés par Menu, beau-
frère du Conventionnel Prieur de la Marne, qui aurait eu en sa possession
une lettre de Saint-Just, datée « du milieu de 1787 », où il parlait de son
installation à Reims et des petites affaires dont il avait à s'occuper pour le
compte de son patron. Le jeune homme aurait alors logé dans une maison
de la rue des Anglais (aujourd'hui rue Saint-Just) que le boulanger Fouet
louait à des étudiants en droit. Il aurait rencontré dans cette demeure,
devenue foyer de vie intellectuelle, toute une élite de jeunes gens que la
Révolution devait enflammer.
La faculté de Droit de Reims ne passait pas pour un modèle de rigueur.
Les cours, disait-on, y étaient irréguliers et l'absentéisme des étudiants
très fort. En 1761, de nombreuses plaintes avaient même provoqué une
enquête du chancelier Lamoignon. Une génération plus tard, Brissot,
devant « prendre des degrés » pour être reçu avocat, décida de les «
acheter à Reims ». « Le voyage que je fis dans cette ville, écrit-il dans ses
Mémoires, me convainquit de l'avilissement de son université (...) On y
vendait tout, et les degrés, et les thèses, et les arguments. » Il est facile de
vérifier aujourd'hui, en compulsant le registre des Admissiones ad actum
et ad gradum, que les étudiants y devenaient bacheliers et licenciés en
quelques mois. La très large fréquentation de la faculté par des élèves
venus de toutes les villes du royaume laisse à penser que les études y
étaient bien remarquables ou... l'obtention des diplômes bien commode.
Saint-Just vécut-il avec écœurement cette corruption universitaire et la
reçut-il comme l'effet d'une décomposition sociale ? Manqua-t-il des
moyens financiers indispensables à l'achat des degrés ? Éprouva-t-il de
bonne heure ce mépris qu'il manifeste dans Organt pour la profession
d'avocat ? Son état de second clerc ne lui laissait-t-il pas assez de temps
pour faire des études normales ? On ne sait. Mais une certitude demeure:
Saint-Just ne figure pas, entre 1786 et 1792, sur le registre des admis aux
grades par la faculté de Reims, et on ne peut le confondre avec un certain
Lejuste diplômé en 1787 et 1788.
Malgré l'absence de preuves formelles, il est difficile de mettre en
doute ce séjour à Reims, solidement attesté par la tradition. Mais il est
probable qu'absorbé par ses tâches à l'étude de Me Dubois-Descharmes et
surtout par ses travaux littéraires, Saint-Just ne fit pas l'effort de passer
ses examens. Cela ne l'empêchera pas de se faire attribuer, à plusieurs
reprises, le titre de « licencié ès lois » ou de « licencié en droit » et même
d'« avocat ». Il manifestera d'ailleurs dans ses activités judiciaires une
remarquable compétence vraisemblablement acquise chez Me Dubois-
Descharmes plutôt qu'à la faculté.

« ARLEQUIN-DIOGÈNE. »

Au grand désespoir de sa mère, Louis-Antoine, à ce moment-là, ne


prépare pas sérieusement son entrée au barreau. Par une vocation éclose
dès le collège sans doute, il est porté vers l'écriture. Il subit la fascination
des grands noms de la littérature, rêve d'en faire partie et, de bonne heure,
on l'a vu, il touche au théâtre. On a retrouvé dans ses papiers à
Blérancourt une petite comédie en vers, en un acte, intitulée Arlequin-
Diogène.
La composition et la versification trahissent la gaucherie du débutant.
La graphie révèle que la pièce a été écrite en plusieurs fois et qu'une
première version a été reprise et accrue. Elle s'apparente à un
marivaudage où la satire prend pour cible à la fois l'amour et le cadre
social et politique dans lequel évoluent les personnages. L'intrigue à
rebondissements met en scène Arlequin-Diogène, qui manifeste un
détachement apparent à l'égard des êtres et des événements. C'est en
réalité un stratagème pour conquérir Pérette, une prude qui s'est, jusque-
là, refusée. Sa feinte indifférence est efficace: Arlequin peut avec
délectation rabrouer celle qui désormais s'offre avec insistance. Sa
position lui permet aussi de narguer et de mystifier les « importants » de
la société : il refuse le trône qu'un ambassadeur lui propose et corrompt
un commissaire pour faire emprisonner indûment un financier. Après ces
exploits, Arlequin avoue enfin à Pérette ses véritables sentiments. Celle-
ci change alors totalement d'attitude et se refuse à nouveau. La pièce se
termine sur un dénouement ambigu.
Au cours de ce divertissement, l'auteur se laisse aller à une réflexion
acide sur l'ordre social. Il blâme l'arrogance du financier, évoque les
turpitudes des Cours et des rois, dénonce la vénalité du commissaire et la
malhonnêteté des petits maîtres. Il exprime aussi son dépit amoureux : il
y a entre Arlequin et Pérette une inclination mutuelle qui pourtant se
heurte à une impossibilité de consentement simultané. Peut-on se risquer
à dire que c'est un peu comme si, au moment où tout était possible,
Thérèse-Pérette n'avait pas réellement cru à un amour que lui aurait trop
bien dissimulé Louis-Antoine-Arlequin ?

« ORGANT » : UN POÈME PORNOGRAPHIQUE ?

En dépit de ses intentions satiriques, l'aimable comédie apparaît


comme un divertissement bien anodin, presque mièvre, en comparaison
d'une autre œuvre de jeunesse, violente et corrosive, qui fut publiée sous
le titre : Organt, poème en vingt chants.
« A peine sorti du collège, confie le Conventionnel Barère, Saint-Just
composa donc un poème en huit chants, sur l'histoire du collier de
diamants. Il fut imprimé sous le titre d'Organt. A peine ce poème
satirique eut-il paru, qu'un ordre ministériel ordonna de rechercher
l'auteur pour le mettre à la Bastille. Saint-Just (...) vint se cacher à Paris
chez un notaire de son pays nommé M. Dupey (...) Le 14 juillet 1789, en
démolissant la Bastille, mit un terme à ses embarras ».
Cette relation n'est exacte que dans ses grandes lignes. En fait, le
poème n'est pas uniquement centré sur l'Affaire du collier de la reine, qui
fut divulguée en août 1785 et connut son épilogue judiciaire en mai 1786.
Il évoque bien d'autres faits antérieurs ou postérieurs, comme le duel du
comte d'Artois avec le duc de Bourbon, en 1778, ou l'annonce de la
réunion des États généraux, en août 1788. Le XXe chant se termine, du
reste, sur une allusion à un fait divers qui fut jugé le 2 avril 1789.
L'ouvrage sortit des presses peu après, fin avril ou début mai de cette
année-là, soit deux ans et demi après son commencement.
Il fut peu diffusé, car le lieutenant de police de Crosne, alerté, avait
ordonné une perquisition-saisie chez différents libraires effectuée le 10
juin par le commissaire Chénon. Les démarches de ce policier furent
vaines. Il trouva bien chez la veuve Guillaume «sous le comptoir»
plusieurs brochures interdites mais aucun exemplaire d'Organt. Tous les
commerçants en avaient entendu parler, mais ils déclarèrent que le livre
ne leur avait pas été offert ou qu'ils l'avaient refusé en raison de son prix
trop élevé de « sept livres dix sols. » Financièrement, l'affaire se termina
mal. Saint-Just, qui avait vraisemblablement engagé les économies de
son travail, perdit à peu près tout.
L'ouvrage était-il donc si mauvais ? Il fut reçu comme tel, en tout cas,
par la seule critique, datée de juin 1789, qu'il semble avoir suscitée dans
la Correspondance littéraire de Grimm. « Organt, y lit-on (...), paraît
l'ouvrage d'un jeune homme qui a trop lu la Pucelle et qui ne l'a pas lue
assez ; beaucoup trop, car on y trouve à chaque instant des réminiscences
ou des imitations maladroites de quelques morceaux de l'Arioste
français ; pas assez, parce qu'il n'en saisit que rarement l'esprit, la grâce et
le génie. »
L'intrigue en est confuse et rebutante. Pendant l'une des guerres
entreprises par Charlemagne contre le Saxon Vitikin, l'archevêque
Turpin, victime une nouvelle fois de sa bouillante nature, se laisse
entraîner au péché de la chair avec une nymphe du Rhin et disparaît. Or
sa présence est indispensable à la victoire des Francs. Aussi, son bâtard
Antoine Organt, jeune chevalier de vingt ans, se lance-t-il à sa recherche.
Pour celui-ci commence alors une série d'extraordinaires aventures, tantôt
émouvantes, tantôt réalistes, tantôt fantastiques. Le récit fourmille de
personnages de toutes sortes, hommes, ânes et dieux, saints, anges et
démons, nymphes et êtres mythiques, qui s'assemblent ou s'affrontent
dans un enchevêtrement de faits sans lien. Des hommes devenus ânes
sont utilisés comme montures ou viennent étreindre des belles. A peine
l'attention s'arrête-t-elle sur les pérégrinations des preux de Charlemagne
qu'inopinément elle est captée par d'autres héros engagés dans d'autres
péripéties. L'auteur, parfois, abandonne lui-même tout son monde et
s'engage dans la réflexion philosophique.
Ce poème n'est pas un conte. Étiré sur plus de 7 800 vers, foisonnant
de propos disparates, il est présenté comme une de ces histoires à clés
dont raffolait l'époque. Plusieurs exemplaires comportent des Notes de
l'éditeur qui en révèlent quelques-unes, mais les plus évidentes sont
inavouées. Ainsi, « Charlemagne », souvent appelé irrévérencieuse-ment
« Charlot », est bien le « héros du poème » : il est là, présent de l'exorde
jusqu'à la conclusion. A plusieurs reprises l'auteur s'en prend à ce roi,
jadis bon, « plein de courtoisie », loyal et subitement devenu brutal,
tyrannique, jouet de son entourage et surtout de la reine « que l'on
nommait Madame Cunégonde ».
Saint-Just partage l'animosité populaire à l'égard de « l'Autrichienne »
et colporte les insinuations sans fondement qui circulaient sur son
compte, en particulier sur l'infortune conjugale du roi. Il rappelle l'Affaire
du collier et en persifle les conclusions judiciaires :

On ne parlait, grand, petit, sage, fou,


que du licou, du licou, du licou ;
.................................................................
Monsieur le juge, après très longue pause
Après avoir pesé très mûrement
La vérité, prononça posément,
Et toutefois condamna l'innocent.

Il dénonce les conséquences sociales des dérèglements royaux :

D'un bras débile et flétri de misère,


Le laboureur déchire en vain la terre;
Le soir il rentre, et l'affreux désespoir
Est descendu dans son triste manoir:
Il voit venir sa femme désolée,
Notre cabane est, dit-elle, pillée.
Et qui l'a fait ? dit l'époux plein d'effroi ;
Et qui l'a fait, qui l'a voulu ? - Le Roi !

Antoine-Organt découvre la Cour, où de « coupables favoris » ont sans


cesse la main dans la poche et la bouche à l'oreille d'un roi berné. Il
contemple le palais où la turpitude, la courtisanerie, les intrigues
scandaleuses et les intérêts les plus sordides se donnent libre cours. Au
VIIIe chant, il fait un voyage en « Asinomaïe » (les ânes, symboles de
sottise, occupent une large place dans le poème). Il est le témoin
d'institutions semblables à celles de ses contemporains, tout aussi
défaillantes et entachées des mêmes souillures. Ainsi, au Parlement, des
juges graves et des avocats braillards font face aux justiciables : « Là les
grugeurs et là ceux que l'on gruge ». A l'Académie, les Immortels, sots
orgueilleux prétendant incarner la science, tournent le dos à la raison.
(Piron, l'un des inspirateurs d'Arlequin-Diogène, disait de ces quarante
qu'ils avaient de l'esprit comme quatre !) Au théâtre, enfin, les acteurs
intriguent pour écarter Dorfeuil, qui était à la Comédie-Française l'un des
rares talents appréciés du public.
Mais, parmi toutes les institutions, l'Église est la cible de prédilection
(est-ce un règlement de compte avec Saint-Nicolas de Soissons ?). Saint-
Just la dénonce comme un antre de corruption ; au seuil de l'éternité, où
tout s'achète, le portier fait bonne garde :

Il repoussa durement de l'entrée


Toute vertu qui n'était point dorée.
On acheta par pieds cubes le Ciel;
L'or remplaça la grâce sur l'autel;
On acheta, l'on vendit les miracles...

Des moines paillards, « en rut », bons vivants, solides buveurs de vin


et toujours gras, sont victimes de leurs appétits charnels ; les tribulations
de nonnes crédules sont autant de prétextes à des divertissements d'un
goût douteux mais couramment apprécié à l'époque. C'est essentiellement
à ces péripéties que le poème doit sa réputation de « lubricité ». La scène
la plus connue et, pourrait-on dire, la plus exploitée d'Organt est celle du
viol au couvent. Pour sauver leur vie, les religieuses les plus âgées ont
imaginé de sacrifier la vertu de leurs jeunes consœurs aux ardeurs des
soudards. Dûment chapitrées, les nonnes candides accueillent les brutes
comme s'ils étaient des anges et s'abandonnent à l'épreuve :

Suzanne tombe aux serres de Billoi;


Il vous l'étend, et d'une main lubrique
Trousse en jurant sa dévote tunique.
Quand elle vit poindre je ne sais quoi,
Suzanne crut que c'était pour le prendre
Et le baiser. Sur le fier instrument
Elle appliqua sa bouche saintement.

La nonne prend vite son agresseur pour un messager divin :


Et notre Sœur, qui pour Dieu le prenait,
A ses efforts saintement se prêtait,
Allant au Diable, et brûlant Marie.
Quand la brebis, après ce doux baiser
Sentit l'oiseau quelque part se glisser,
Aller, venir, et l'Ange tutélaire
De son sein blanc les deux roses sucer
Elle comprit que c'était le mystère

Ce devoir de soumission s'achève dans les transports d'un plaisir


partagé :

Son sein bondit, et son teint s'alluma;


Quand un rayon émané de la grâce,
La pénétra, confondit ses esprits,
Et l'emporta tout droit en Paradis.
Elle criait: O puissance efficace !

Saint-Just ne s'en tient pas à ces moqueries de tradition libertine dont


le clergé régulier faisait souvent les frais ; il s'en prend aussi aux saintes
et aux saints, notamment à saint Antoine, « l'amateur de femelles », et à
saint Pierre :

... Le Diable
Lui dit: " Pierrot, je t'attendais ici.
Fils de P., je te cherchais aussi,
Lui riposta le Saint d'une voix ferme. "
Saint-Just, enfin, n'hésite pas à outrager les valeurs les plus sacrées en
comparant les souffrances d'un moine fessé à celles de la Passion du
Christ ou en décrivant, avec une complaisance blasphématoire, les ébats
d'une jeune nonne forcée par un beau chevalier :

La pauvre Agnès, pâmée et confondue,


N'ouvrait qu'à peine une mourante vue;
Son sein, mouillé de larmes de plaisir,
De temps en temps jetait quelque soupir ;
Ses bras en croix, étendus sur le sable,
Rendaient ce signe encore plus adorable.

La violence de ces attaques contre les pouvoirs politiques et religieux


n'est pas pour autant synonyme d'anarchie. Ni Dieu ni maître ? Saint-Just
rejette comme « criminels» ceux que lui propose le royaume de France
mais veut bien reconnaître, quelque part, les siens. Le bon roi Vitikin,
noble et digne vieillard, naturellement pacifique, courageux dans la
guerre que lui impose Charlemagne, pourrait être son maître. Quant à son
Dieu, il s'en remettrait volontiers à l'Être suprême qu'adorent les Saxons,
dont les lois sont celles de « la Nature » : égalité, indépendance, amitié.

FANTASMES ET EXPÉRIENCES.

Dans cette œuvre fantasmatique, tout un univers imaginaire relève de


la psychanalyse. Le goût du temps ne peut expliquer à lui seul la
prolifération d'images ou d'allusions phalliques, les charges répétitives
des guerriers, frappant du braquemart, transperçant de la lance ou de
l'épée, les apparitions successives de l'âne, symbole de puissance
sexuelle, des moines et des soldats soumis à leurs pulsions charnelles.
Une construction psychique aussi univoque, obsédante, pourrait révéler
chez cet homme jeune, sensible et alors éprouvé, la volonté de compenser
un sentiment d'infériorité et d'insécurité. Trahit-elle aussi un complexe de
castration ? Le récit ne comporte pas moins de trois allusions explicites à
des émasculations. Les échecs successifs et l'inadaptation professionnelle
ont exaspéré Saint-Just. En ce sens, Organt pourrait être à la fois
révélation et thérapie. Mais le poème porte surtout la marque
d'expériences juvéniles. Après une enfance heureuse, Saint-Just n'a pas
supporté les rigueurs et les contraintes de son éducation religieuse. Sa
sensibilité blessée le porte, dès qu'il est libre, à des sentiments extrêmes.
Ce n'est pas qu'il n'éprouve le besoin d'un dieu ou d'un temple, mais le
dogme, le Dieu des chrétiens, tels que le présentent le clergé et l'Église,
suscitent chez lui de violentes réactions.
De plus, les effets d'une idylle malheureuse ont terni chez lui l'image
féminine dès la sortie du collège. Appréciée pour ses qualités de
gentillesse, de douceur et de retenue, la femme n'est plus pour lui qu'un
objet. Convoitée et possédée par des moines lubriques, violée par des
soudards ou des chevaliers, victime de bestialités, elle passe du refus à la
satisfaction, quelle que soit l'abjection du partenaire. Pour elle, l'horreur
et l'humiliation des assauts les plus répugnants finissent par se figer dans
les plaisirs de l'étreinte.
Il n'est pas possible, d'autre part, que le séjour chez la Sainte-Colombe
soit resté sans effets. Est-ce cette rude expérience carcérale qui rapprocha
Saint-Just de Gilbert, poète au destin tragique, mort fou en 1780, à l'âge
de vingt-neuf ans ? Organt porte en épigraphe l'un de ses vers :

Vous, jeune homme, au bon sens avez-vous dit


adieu ?

Et le poème est présenté comme une « analogie générale des mœurs


avec la folie ». Il était courant d'utiliser ce stratagème commode pour
tourner la censure – de tout temps les rois ayant toléré les fous –, mais la
folie est omniprésente dans Organt comme dans l'établissement de dame
Marie, lieu de réclusion pour malades mentaux autant que prison...
En dépit de son poids, l'expérience n'a pas, seule, nourri les thèmes
d'Organt. Le jeune auteur puisa aussi son inspiration dans d'abondantes
et hétéroclites lectures.

GRANDS MAÎTRES ET « ROUSSEAU DES RUISSEAUX »

L'influence de la Pucelle de Voltaire a été immédiatement perçue, et


Saint-Just évoque le philosophe à plusieurs reprises. La transformation de
Sornit en âne fait penser aux Métamorphoses d'Apulée, plusieurs scènes,
en particulier celle du combat entre les anges et les démons, sont imitées
du Paradis perdu de Milton ; de nombreux indices révèlent encore les
lectures de La Fontaine, Honoré d'Urfé, Molière. Les références à un
homme proche de la nature montrent aussi que Saint-Just était averti des
débats engagés par de nombreux écrivains, notamment Rousseau, sur ce
problème.
Les références à une littérature reconnue, noble ou ennoblie par le
talent de ses auteurs, sont évidentes. Mais Saint-Just a aussi puisé dans
toute une production de second plan, aujourd'hui oubliée. R. Darnton a
bien montré l'influence politique d'une bohème littéraire qui diffusa
clandestinement des livres dits « philosophiques », le plus souvent, en
fait, de caractère pornographique, écrits par des « Rousseau des ruisseaux
» bien vite oubliés. Tous ces libelles ressassent l'obscénité et l'immoralité
de l'aristocratie. La pédérastie, l'adultère, le cocuage pratiqués par les
Grands en sont les thèmes rebattus. Au fil du temps sont propagées les
dépravations de Louis XV, l'impuissance de Louis XVI et,
conséquemment, l'illégitimité du Dauphin. On commente la maladie
vénérienne contractée par Marie-Antoinette à la suite de ses
dévergondages avec le cardinal de Rohan. On s'arrache les Mémoires
authentiques de la Du Barry. La grande courtisane devient l'héroïne et la
cible d'une foule de plumitifs. Son succès ne se démentira pas avec le
temps, à tel point que certains en feront par la suite une intime
expérimentée de... Saint-Just !
Tous ces pamphlets étaient très lus. Ils accréditaient dans le public
l'image de la perversion et de l'indignité de la classe dirigeante,
désacralisaient les valeurs traditionnelles et opposaient à la turpitude
aristocratique les qualités vertueuses des humbles et des gens du peuple.
Saint-Just leur emprunta informations et procédés. Il était aux aguets des
scandales, des potins, des « affaires » et mettait en scène, avec ou sans
prête-noms, les plus impopulaires de ses contemporains et les plus
diffamés comme la Du Barry, le comte d'Artois ou le chevalier Dubois,
particulièrement détesté depuis qu'en août 1787 il avait fait tirer sur la
foule en émeute.
Bien des allusions à l'actualité échappent aujourd'hui au lecteur. Celles
qui sont intelligibles montrent de quelle manière l'auteur en saisit les
échos et les insère, souvent sans le moindre esprit critique, dans la trame
du récit. Ainsi partage-t-il l'opinion commune sur l'Affaire du collier
alors que la reine est étrangère à cette escroquerie.
Force est de constater que ce poème, rebutant à première lecture, n'a
jamais retenu l'attention qu'il méritait. Ceux qui recevaient avec
répugnance les œuvres de Saint-Just s'en donnèrent à cœur joie, puisant
dans les outrances et exhibant la « lubricité », la « salacité » et le
blasphème. Ils prêtèrent à l'auteur tous les excès de ses personnages et
purent ainsi en faire un grossier, un débauché, un homosexuel, un
syphilitique. Ceux qui regardaient avec sympathie les efforts du jeune
révolutionnaire n'ont jamais suffisamment insisté sur la finalité satirique
de l'œuvre. Peut-être parce que ses aspects les plus excessifs leur
inspiraient une gêne qu'ils surmontèrent rarement. Ils excusèrent,
minimisèrent, cachèrent, comme une maladie honteuse, les aspects
fantasmatiques (Pierre Larousse parle ainsi pudiquement de « quelques
poignées de gros sel ») et ne tentèrent pas d'établir une continuité entre la
jeunesse et la maturité. Ils s'émerveillèrent au contraire de voir surgir
d'un libertin, d'un « excité sexuel », un homme d'État. Les multiples
allusions politiques de l'œuvre sont restées au second plan.
Les circonstances expliquent cette réputation de « légèreté ». Dès que
Saint-Just fut élu à la Convention, son ouvrage reparut sous le titre : Mes
passe-temps ou le nouvel Organt de 1792, poème lubrique en 20 chants,
par un député à la Convention nationale. Il s'agit du reliquat d'invendus
de la première édition utilisé par un adversaire politique.
Cette manipulation ne compromit pas la carrière politique du jeune
auteur, mais lui assura pour longtemps un renom de lubricité. On l'a vu,
la pornographie n'intervient, le plus souvent, que pour éclabousser le
trône, les gens à la solde de la Cour et l'Eglise avec son cortège de
moines et de nonnes. Organt est avant tout une satire politique et
religieuse qui use de tous les moyens pour discréditer les hommes et les
institutions de l'Ancien Régime. Saint-Just s'en est du reste lui-même
expliqué.

SAINT-JUST S'EXPLIQUE SUR « ORGANT »

Dans le Dialogue entre M. D... et l'auteur .du poème Organt, Saint-


Just précise en effet ses intentions 1 :

« M. D. : Monsieur est l'auteur du poème d'Organt ?


L'auteur : Oui.
M. D. : Vous êtes bien corrompu pour votre âge.
L'auteur : Et bien sage, peut-être.
M. D. : Que vous ont déjà fait les hommes pour allumer
chez vous ce fiel satirique ?
L'auteur : Je voulais leur plaire.
M. D. : Pourquoi ces malignes allusions ?
L'auteur : J'ai travaillé d'après des hommes, tant mieux
si j'ai attrapé la ressemblance.
M. D. : Vous sapez les rois !
L'auteur : J'aime les rois, je hais les tyrans.
M. D. : Vous foulez aux pieds les établissements les plus
sacrés !
L'auteur : Ces établissements sont déchus, ils ne sont
plus sacrés mais vils.
M. D. : Votre Charlemagne est le roi ; votre Cunégonde
est la reine.
L'auteur : C'est vous qui l'avez dit.
M. D.: Votre singe Etienne Péronne est le chevalier
Dubois.
L'auteur : Respectez mon singe.
M. D. : Votre Pépin est le comte d'A... Il acheta, il y a
quelques années, un cheval 1700 louis. Ce cheval
s'appelait Pépin et...
L'auteur : Que Pépin s'appelle cheval !
M. D. : Vous avez honni les états généraux. Ne craignez-vous
pas ?...
L'auteur : Je ne crains rien de rien.
M. D. : Quelle horrible impiété règne dans votre livre !
L'auteur : Priez pour moi.
M. D. : Quel portrait d'une reine !
L'auteur : Quel original !
M. D. : Quelle diatribe contre le Parlement, le théâtre et
l'Académie !
L'auteur : Quelle diatribe contre le bon sens que ces trois
corps !
M. D. : Quelle peinture horrible de ?... et de la Trinité.
L'auteur : Vous riez !
M. D. : Ne craignez-vous point maître Antoine, dont
vous avez honni le cochon et le cochon n'est-il point
maître Antoine ?
L'auteur : Apparemment.
M. D. : On vous rôtira.
L'auteur : Je m'en fous. »

Ainsi, les intentions sont claires : mettre en question la tyrannie royale


et ses soutiens. Saint-Just ne croit pas son poème démodé après l'été
1789. Il s'efforce d'ailleurs de continuer à le diffuser puisque, le 2 janvier
1790, au moment même où il se lance dans la vie politique locale, il fait
insérer une publicité en faveur du livre dans le n° 6 des Révolutions de
France et de Brabant, le journal de Camille Desmoulins.
On a qualifié Organt d'« œuvre de jeunesse ». S'appliquant à un
homme âgé de vingt-deux ans et mort à vingt-sept, l'expression n'a guère
de signification sinon pour en souligner les imperfections. Les nécessités
de la rime accentuent la médiocrité laborieuse de l'écriture, les
métaphores sans finesse et les calembours pesants (Saint-Denis « tourne
son cou saint » !), même si, ici où là, une idée, une formule, une image
surprend ou amuse le lecteur. L'œuvre n'aurait jamais traversé les âges si
son auteur n'avait connu un grand destin politique.
Les paragraphes se succèdent sans lien logique. On a l'impression que
Saint-Just n'a réalisé aucune synthèse de ses lectures, aucun effort de
composition, comme si le temps lui avait manqué. Mais cette
inorganisation, cette confusion sont dans sa manière ; on les retrouvera, à
des degrés divers, jusque dans ses discours les plus réussis.
A défaut de composition rigoureuse, il y a dans Organt une unité
d'esprit. L'opposition d'un monde réel et d'un monde de rêve est exprimée
en constantes antithèses : le bien et le mal, la paix et la guerre, le paradis
et l'enfer, le profane et le sacré, le naturel et l'affecté. L'inflexible censeur
estime la classe au pouvoir systématiquement dépravée et les institutions
totalement perverties. Il prête plus attention aux insuffisances des gens,
aux scandales qui les éclaboussent, voire aux ragots qu'ils suscitent qu'à
leurs desseins et à leurs qualités d'hommes d'État. Il reproche aux «
ennemis du bien » la perte du paradis perdu et leur voue une rancune qui
n'est pas exempte de mauvaise foi ; sans doute s'illusionne-t-il d'ailleurs
sur la vertu des autres. En un mot, sa vision est plus moraliste que
politique.
L'année 1789 allait bouleverser la vie de Saint-Just. Elle ne lui retira
pas la plume des mains, mais réorienta son destin. Dans Organt le jeune
poète déplorait de façon un peu abstraite la misère du « laboureur ». En le
ramenant au village parmi les paysans et en lui faisant partager leurs
préoccupations et leurs aspirations, la Révolution allait lui apprendre ce
qu'était ce peuple dont tout le monde parlait à présent.
1 Ce texte, pratiquement inconnu à ce jour, est transcrit intégralement d'après Le Rouge et le
Bleu du 6 décembre 1941 (BN : Fol. Lc2 6647).
CHAPITRE VI

Peuple de Blérancourt, peuple de Saint-Just


La crise de 1786 n'a pas durablement dissocié la famille Saint-Just.
Dès les débuts de la Révolution le jeune homme, qui n'a pas d'emploi, se
fixe pour près de trois années dans la maison de la rue aux Chouettes à
Blérancourt. Pendant tout ce temps, ses relations avec ses soeurs, comme
en témoigne leur correspondance, sont excellentes. Dans une lettre du 9
décembre 1791 à son beau-frère Adrien Bayard, Saint-Just exprime ses
inquiétudes pour la santé de sa plus jeune sœur : « Je vous conseille de
lui faire prendre beaucoup de lait et de ne lui point faire boire d'eau (...)
Si vous vous aperceviez que l'air incommodât votre femme, envoyez-
nous la quelque temps ; elle ne doute point de l'amitié tendre avec
laquelle elle sera reçue de nous... » Bayard n'est pas exclu de ces
effusions : « Vous m'êtes également cher l'un et l'autre et dans toutes les
circonstances, je vous montrerai le cœur d'un frère et d'un bon ami. »
Saint-Just s'entend bien avec ses beaux-frères, les accueille, leur rend
visite et leur demande de menus services. Les dissensions familiales sont
bien oubliées. Mais ce qui compte le plus pour le jeune homme, c'est la
rencontre d'un peuple qu'il va apprendre à connaître : celui des paysans
de Blérancourt.

BLÉRANCOURT : CHÂTEAU, MARCHÉ, TERROIR.

Blérancourt est un gros bourg rural qui compte environ un millier


d'habitants. Sans rivière importante, il ne bénéficie pas de force
hydraulique, ni de batellerie ; il se trouve à l'écart des grandes routes
pavées et la voie Noyon-Soissons, qui le traverse, parcourt une campagne
clairsemée. Quant au terroir, il est de taille médiocre : 775 ha dont 300 de
pentes boisées, de marais et de larris 1. La fonction administrative du
bourg est insignifiante : deux notaires, dont l'un est en même temps
contrôleur de l'enregistrement, y vivent de la clientèle de campagne et la
basse justice du marquisat est éclipsée par la juridiction de bailliage qui
est du ressort de Coucy-le-Château 2.
Ce qui fit la fortune de Blérancourt, ce fut la décision de la famille
Potier de Gesvres, bien en cour sous Henri IV, de bâtir, au début du XVIIe
siècle, un superbe château sur le modèle du Palais du Luxembourg de
Paris. Contrairement à celui de Coucy qui conservait son allure de
forteresse, ce n'était qu'un lieu de résidence. De plus, un couvent de
Feuillants et un « hôpital » pour l'éducation d'enfants pauvres et
d'orphelins y avaient été construits.
Jusque-là blotti autour de l'église, le cœur du bourg se déplaça vers les
halles, dont l'importance s'accrut lorsque, en plus du marché à grain du
lundi, un marché franc 3 qui se tenait le premier mercredi de chaque mois
fut obtenu par faveur royale en 1627. Un îlot de relatif libéralisme
économique s'était ainsi créé dans une région où le duc d'Orléans,
apanagiste, maintenait une réglementation tatillonne. Les rapporteurs
d'une enquête menée à la veille de la Révolution soulignent la vitalité de
ce marché « où il se vend considérablement de toiles, chanvres, lins et
bestiaux de toute espèce ».
Rien n'illustre mieux l'évolution de l'institution seigneuriale sous
l'Ancien Régime que la différence des statuts de Coucy et de Blérancourt.
A Coucy, elle était restée de type médiéval. La fonction de défense du
château qui jadis justifiait la contribution populaire n'avait plus d'objet,
mais le duc d'Orléans continuait à percevoir sans contrepartie. A
Blérancourt l'activité économique, que les Potier de Gesvres avaient
suscitée, légitimait le recouvrement des droits seigneuriaux.
Les marchés stimulaient la vocation agricole du terroir. Les « jardiniers
», deux fois plus nombreux que les « laboureurs », concentraient la force
de travail familial et exploitaient les meilleures terres pour produire des
légumes, en particulier des artichauts, très demandés sur le marché
parisien. L'aristocratie, quelquefois, montrait la voie en manifestant de
l'engouement pour les recherches agronomiques et les cultures nouvelles.
Gesvres avait reçu avec émerveillement des graines de chou rouge et
avait fait assécher l'étang qui jouxtait la porte monumentale du château
pour y pratiquer l'horticulture.
Les parties les plus basses et les plus marécageuses du terroir étaient
réservées au chanvre dont la culture et le traitement constituaient
l'activité des pauvres. Les terres en friche, en grande partie communales,
étaient abandonnées aux troupeaux. Mais les moutons du lieu ne suffisant
pas aux besoins en laine de l'artisanat local, des marchands des Ardennes,
de l'Oise, de la Somme, de la région parisienne venaient en vendre à
Blérancourt.
Sous l'effet d'une vive expansion démographique, des défrichements,
prônés par les sociétés d'agriculture depuis 1750 et encouragés par le
gouvernement, avaient été largement pratiqués, suscitant une vive
compétition. Le curé Musnier, ami de Saint-Just, explique ainsi, dans un
mémoire du 18 août 1788, la situation de sa paroisse de Vassens : les plus
petits cultivateurs, ne pouvant nourrir leurs bestiaux qu'une moitié de
l'année, et les manouvriers avaient défriché ; mais ils s'étaient heurtés au
seigneur qui entendait «non seulement empêcher les défrichements mais
encore faire réunir à la glèbe seigneuriale toutes les parties défrichées ».
Plusieurs de ses paroissiens s'étaient ruinés en procès.
Ainsi, la terre exerçait sur tous un puissant attrait. Elle opposait les
appétits et les intérêts contradictoires des propriétaires et éleveurs,
engagés dans la concentration des exploitations, des seigneurs, tentés par
une gestion rationnelle de leurs domaines, et des pauvres, luttant pour
leur survie. Outre la nourriture, la terre fournissait de quoi pratiquer un
artisanat textile à domicile, indispensable appoint. Ceux qui n'en avaient
pas devaient acheter la matière première et, comme souvent l'argent
manquait, on sollicitait le curé qui faisait appel aux oeuvres charitables
de l'Intendance ou de l'Évêché pour obtenir des avances.
C'est donc dans ce pays médiocre que s'étaient installés les Saint-Just,
à l'écart de deux belles et riches régions du royaume : la vallée de l'Aisne
approvisionnant en blé et farine le marché parisien et celle de l'Oise qui
l'alimentait en foin, avoine, chanvre et cordages.

PROSPÉRITÉ, SURPEUPLEMENT ET PAUVRETÉ.


Le marché et les activités annexes de Blérancourt avaient créé un
équilibre démographique précaire. Les registres paroissiaux témoignent
d'une mortalité variant du simple au double, quelquefois au triple selon
les saisons.

En été, le rouissage du chanvre pouvait déclencher de redoutables


épidémies : en 1788 le nombre des morts avait dépassé la moyenne
décennale de 60 % à Blérancourt et de 154 % à Vassens, mais il s'agit là
d'une année exceptionnelle.
Au début de la Révolution, des enquêtes de l'Administration mettront
en évidence le dénuement de la population. Le revenu moyen par
habitant est, à Blérancourt, la moitié de celui des villages du canton.
D'une façon générale les petites bourgades sont toujours mieux nanties
que les chefs-lieux de cantons où s'entassent mendiants et vagabonds.
Ainsi les entreprises expansionnistes des Potier ont à la fois créé une
certaine prospérité et surchargé la terre. Blérancourt détient alors le triste
record de la pauvreté ; signe qui ne trompe pas, la commune fournira de
gros contingents aux armées nationales avant 1793.
Alors qu'elle était au plus fort de l'épidémie, la région fut, en outre,
éprouvée par un terrible orage de grêle le 13 juillet 1788. Blérancourt fut
lourdement sinistré, ses récoltes détruites et les toitures de ses maisons,
en particulier celle de l'école, gravement détériorées.

UNE SOCIÉTÉ BESOGNEUSE.

La situation économique du bourg a sécrété une société très


diversement composée avec laquelle Saint-Just va s'engager dans ses
premières luttes politiques. Elle éclaire le sens que le jeune
Conventionnel donnera au mot « peuple », car son peuple sera, presque
toujours, celui de Blérancourt, composé de jardiniers, « liacotiers » (très
modestes propriétaires), de mulquiniers, chanvriers, tisserands, fileuses,
couturières, lingères... « Presque tous travaillent aux préparations du
chanvre et font de la toile », souligne l'enquête de 1788. Il y a aussi une
douzaine d'« aubergistes » ou « cabaretiers ».
De cette population émergent quelques familles qu'unit une commune
aisance (bien relative toutefois : onze seulement d'entre elles, dont les
Saint-Just, ont un domestique). Elles vivent de pensions, de rentes, du
négoce ou de fonctions officielles. On peut y ajouter le meunier, notable
– comme presque partout – et le plus important contribuable, de même
que quelques artisans. Sur 231 feux imposés, 35 seulement payent plus
de 10 livres d'impositions ordinaires.
Gellé est l'un des plus influents. Venu à quinze ans de Guiscard, terre
opulente, proche de Roye (où Babeuf exerçait ses fonctions de feudiste),
il avait suivi le cursus classique de ces fils de laboureurs qui
abandonnaient la glèbe pour l'office. Il cumula peu à peu les fonctions de
notaire, de procureur fiscal, de régisseur du marquisat et de marchand de
bois, supervisant en même temps, avec une sourcilleuse vigilance, le
négoce en drap et la rentrée des rentes de sa troisième épouse.
Il avait su tisser de Cuts à Blérancourt un réseau de fidélités. Partout il
était craint, haï et courtisé. Avec ses manières cassantes et sa diplomatie
abrupte, il manœuvrait une clientèle que la cupidité ou le besoin mettait à
sa merci. Artisans, commerçants et paysans vivaient sous la menace
constante de se voir refuser une avance, un moratoire, ou de perdre les
revenus qu'assurait le marquisat.
Au cours de la Guerre des Farines 4, en 1775, il avait affronté « les
mauvais propos de la populace » armée « de pierres, bâtons et couteaux »
en refusant d'entériner le maximum des prix qu'elle prétendait dicter et il
avait assuré la liberté du marché. En ces heures chaudes, sa présence en
avait imposé.
Mais ses excès de pouvoir l'avaient exposé à la contestation bien avant
la Révolution. Dès le 14 mai 1788, le syndic 5 de Blérancourt l'avait
accusé devant la Commission intermédiaire du Soissonnais de manipuler
une municipalité composée presque exclusivement de fermiers et
d'affidés du château. La Commission découvrit une situation explosive et
dénonça « l'esprit de hauteur et de domination » de Gellé « qui, tant à
raison de ses places que de son crédit, manque de délicatesse et
d'honnêteté dans les procédés au point (...) que tous ses collègues, et tout
le public même, cèdent par crainte ou par faiblesse à son despotisme ». Et
le 14 août, à la suite d'une décision ministérielle, le régisseur impopulaire
et Emmanuel Thorin, son gendre, avaient été écartés.

LA PRÉRÉVOLUTION À BLÉRANCOURT.

Aggravées par les aspérités caractérielles de Gellé, les rigueurs de la


pression seigneuriale n'étaient pas négligeables, surtout depuis qu'en
1783 les Grenet avaient succédé aux Potier de Gesvres. Les nouveaux
châtelains résidaient à Lille et ne séjournaient à Blérancourt que quelques
jours par an, abandonnant leurs pouvoirs au régisseur qui affermait
strictement les terres et percevait les droits.
Ainsi, le pouvoir seigneurial, appuyé sur des coteries, avait suscité,
plusieurs années avant la Révolution, une résistance active. Les
interventions sans nuance et les intrigues de Gellé avaient envenimé bien
des rancoeurs. Pourtant, le château n'est pas sérieusement menacé et
maintient ses positions pendant presque toute l'année 1789.
La Révolution commence à Blérancourt sans la moindre originalité.
Les premières manifestations du printemps de 1789 en vue de la
rédaction des cahiers de doléances ou de la représentation aux
assemblées de bailliage vont mobiliser les populations dans les
assemblées locales. Quelques « laboureurs » importants pourraient bien
peser sur elles, mais leur influence sera limitée, tant ils sont absorbés par
les travaux des champs. Presque tous, du reste, sont fermiers et n'agissent
jamais sans considération pour leurs propriétaires : l'heure n'est pas aux
audaces. Les autres notables susceptibles de jouer un rôle sont peu
nombreux, modérés ou hostiles au changement. Avec Antoine Gellé,
deux d'entre eux tiennent une place éminente : Jean-Simon Lévêque, le
curé intelligent et ambitieux de Saint-Aubin, et François Thorin, bailli de
justice et contrôleur de l'enregistrement, personnalité souple, conciliante
et unanimement respectée, qui a cédé son étude de notaire à son gendre
Emmanuel Decaisne. C'est à ce dernier qu'incombe la tâche de rédiger les
cahiers de doléances. Ils contiennent les habituelles considérations sur
l'égalité devant l'impôt et la réforme des abus, des demandes
d'exemptions fiscales en raison des effets du désastreux orage de grêle de
l'été précédent, mais aussi, pour deux d'entre eux, des doléances précises.
A Besmé, on évoque directement le problème des usurpations en
demandant aux députés « de représenter que notre communauté désire
rentrer dans ses communaux ». A Camelin, les habitants souhaitent le
rachat de la portion de terres communes abandonnées au seigneur en «
arrérages de prestations seigneuriales ».
A Trosly-Loire, la tutelle des religieux de Prémontré, seigneurs et gros
décimateurs de la paroisse, est ressentie avec impatience. On préférerait
que « ces biens appartiennent au roy qui connaît si bien la charité qu'à ces
religieux qui ne donnent rien ». Cette charge est suivie d'une proposition
audacieuse : « Le vœu des habitants serait aussi qu'aucun laboureur ne
puisse tenir deux emplois et que les forts emplois soient réduits à quatre
charrues 6 tout au plus, il résulterait de là qu'un emploi de douze charrues,
composé de trois ou quatre habitations et qui ne nourrit qu'une famille, en
nourrirait trois ou quatre et occuperait bien plus de monde et serait un
bien pour l'État. »
Contrairement à la plupart de leurs compatriotes, les Lemoine, cousins
et tuteurs de Saint-Just, fermiers des Prémontrés, n'ont pas apposé leurs
signatures au bas du cahier. On comprend qu'ils n'aient pas tenu à se
rendre solidaires d'attaques contre des seigneurs qui traitaient avec leur
famille depuis de nombreuses générations et qu'ils n'aient pas approuvé
une proposition implicite de partage des grandes unités allant à l'encontre
de leurs intérêts.
Le choix des députés ne reflète pas toujours la hardiesse de certains
cahiers. Dans le bailliage de Coucy-le-Château dont dépendaient
Blérancourt et ses environs, Antoine Gellé, largement responsable des
empiétements seigneuriaux depuis plus de trente ans, est l'un des députés
du tiers état chargés de plaider la récupération des communaux !
Ce mécontentement général à l'encontre des seigneuries laïques et
ecclésiastiques va être un instant oublié quand les populations, redoutant
d'imaginaires fauteurs de troubles, vont se rapprocher momentanément de
leurs notables. A Blérancourt on se raconte avec effroi les événements
que la «Grande Peur » a suscités dans le proche Noyonnais. Les incidents
et « émotions » dont chacun peut être témoin sur les marchés donnent
consistance à la menace d'une submersion par des « brigands ». La
municipalité décide donc de former une milice bourgeoise. François
Thorin demande à la Commission provinciale de Soissons « 80 à 100
fusils » et « 8 à 10 soldats pour encadrer et entraîner cette milice. »
La Commission adresse une réponse dilatoire qui fait ajourner le projet
municipal. Beaucoup pensaient, sans doute, que la récolte, en garnissant
les marchés, calmerait l'effervescence. Le grave incident de la Saint-
Nicolas mit un terme à leurs espoirs.
Le dimanche 6 décembre 1789, une quarantaine de jeunes gens, armés
de fusils et de pistolets, se rassemblèrent dans l'intention de fêter la Saint-
Nicolas, saint du peuple et des travailleurs à la peine. Vraisemblablement
entendent-ils profiter de l'indulgence que traditionnellement on leur
consent ce jour-là. Ils parcourent les rues en tirant des décharges,
recommencent le lendemain, et, dès l'ouverture du marché, sortant
brusquement de l'hôtellerie de la Croix-Blanche, ils prétendent imposer
un prix maximum pour le froment : « A six livres ! nous le taxons à six
livres ! » Antoine Gellé accourt. Mais, cette fois, il n'en impose plus. On
lui crie « Vous n'êtes plus rien ; les justices seigneuriales sont abolies ! »
On prétend en ces temps nouveaux n'avoir d'ordre à recevoir que du
syndic. Les jeunes gens affirment d'ailleurs n'agir qu'avec l'accord de ce
dernier et se précipitent chez lui pour lui demander une attestation.
Simon Carbonnier, le syndic, est un modeste épicier. Sa famille s'est à
plusieurs reprises violemment opposée à Gellé et son frère, chirurgien, a
été accusé d'incapacité par le procureur fiscal au moment de la grande
épidémie de 1788. A-t-il agi par complicité ou sous la pression ?
Toujours est-il que les jeunes gens reviennent en brandissant
triomphalement un ordre fixant le froment à sept livres. Les marchands
s'exécutent et Gellé n'a d'autre ressource que de requérir.
Il est impossible de savoir si Saint-Just fut l'instigateur de ces troubles
ou s'il en fut seulement solidaire. Toutefois le lieu du rassemblement
donne une indication. L'hôtellerie de la Croix-Blanche est en effet tenue
par les Thuillier, très liés aux Carbonnier, et la sœur du syndic est la
belle-mère de Thuillier le Jeune, ami intime de Saint-Just. C'est dire que
les manifestants se sentaient en confiance sous le toit de cette auberge qui
deviendra un des hauts lieux du soutien au futur Conventionnel.
L'incident provoqua une vive protestation du bailli Thorin qui
demanda à Noyon un détachement de vingt à vingt-cinq hommes pour
assurer la police du marché. C'est probablement ce qui précipita la mise
en place d'une force armée locale, dès le 3 janvier 1790, composée de
tous les citoyens actifs de dix-huit à soixante ans et commandée par
Antoine Gellé. Le château sauvegardait sa position dirigeante grâce à la
présence du régisseur à la tête de cette institution garante des propriétés
et des biens. C'était la dernière fois et cette situation n'allait pas durer.
1 Terrains montueux laissés en friche.
2 Les localités citées dans ce chapitre figurent sur la carte du « district de Chauny » p. 374.
3 Les produits échangés sur ce marché échappaient à la plupart . des droits qui frappaient les
transactions communes.
4 Émeutes qui sévirent en plusieurs régions françaises après la promulgation de l'Édit de Turgot,
en 1774, sur la libre circulation des grains à l'intérieur du royaume.
5 Syndic : responsable chargé d'agir au nom de la communauté. La Commission était chargée
d'enquêter sur les abus.
6 Une charrue : de 40 à 42 ha.
CHAPITRE VII

Faire lever la Révolution


Lorsque Saint-Just peut quitter Paris où il s'est réfugié au moment des
poursuites déclenchées par la parution d'Organt, il retrouve ses
compatriotes dont beaucoup sont animés de griefs profonds contre
l'Ancien Régime.
Il y a là François Monneveux, chef d'une nombreuse famille et
aubergiste à Blérancourt depuis 1777 ; jadis cuisinier au château de Cuts,
il éprouve de la haine pour la noblesse et les privilégiés et évoquera plus
tard les temps effroyables où, même avec de l'argent, on ne pouvait se
procurer de quoi manger. Il y a aussi les Thuillier : le père, Pierre, évincé
du château de Blérancourt où il était garde-chasse, qui vit chichement à la
Croix-Blanche, et son fils Victor, ancien clerc de Gellé, maintenant sans
état, hébergé chez son beau-père et qui fréquente assidûment Saint-Just.
Il y a encore Louis Honnoré, cultivateur et boucher, lésé dans ses intérêts
d'éleveur par les empiétements du château sur les communaux.
Ce noyau, cimenté par des alliances matrimoniales, a l'allure d'un clan
qui mêle déceptions et rancœurs personnelles aux revendications de
portée générale. Sa révolte recueille le soutien d'une foule de mécontents
exaspérés par les contraintes seigneuriales et les mauvaises manières de
Gellé. Jour après jour, la désastreuse conjoncture économique en grossit
le nombre. La situation n'est n'ailleurs guère différente dans les villages
voisins, mais, presque toujours, la troupe hétéroclite des opposants n'a
pas de meneurs efficaces. Beaucoup d'entre eux sont analphabètes et
même ceux qui écrivent sont impuissants à lutter contre les conseillers
chevronnés de la seigneurie. En arrivant à Blérancourt, Saint-Just vient à
leur secours, catalyse les mécontentements et prend la révolution en
main.
Dès le 31 janvier 1790, à l'occasion du renouvellement de la
municipalité et de la milice, Honnoré devient maire, François
Monneveux procureur syndic 1 et Decaisne est substitué à Gellé à la tête
de la Garde. Le 7 février, Thuillier le Jeune est nommé secrétaire greffier
de l'assemblée municipale, en remplacement de Lessassière, garde-chasse
du château et homme du régisseur. Le pouvoir glisse en partie de la
seigneurie à la mairie. Peu après, le 11 février 1790, Emmanuel Decaisne,
veuf de Marie-Françoise Thorin, épouse en secondes noces Louise de
Saint-Just. Ce notaire cossu était issu de l'une des plus anciennes familles
bourgeoises du Noyonnais, qui animait la loge maçonnique l'Heureuse
Rencontre de l'Union désirée.
Ces deux événements viennent conforter la situation personnelle de
Saint-Just ; le premier lui offre, par personnes interposées, une tribune et
fait de lui une éminence grise. Le second élargit le cercle de ses relations
et lui procure des concours financiers. Mais, pour mener le combat contre
une force encore puissante, le jeune homme apparaît bien inexpérimenté.
C'est à ce moment qu'il reçoit les conseils et l'appui d'un révolutionnaire
parisien, Villain Daubigny, un enfant de Blérancourt. Employé chez Gellé
puis congédié en 1773, Daubigny s'était fixé à Paris comme « avocat en
parlement », tout en conservant des attaches au village où il séjournait
parfois chez sa mère. A la mort de celle-ci, en 1788, Saint-Just et
Thuillier assistèrent aux obsèques et Honnoré fut désigné comme fondé
de pouvoir dans la succession.
Dès les premiers frémissements politiques de Paris en 1789, Daubigny
s'agite fiévreusement et anime la Garde nationale du district des
Feuillants. Au mois de septembre, il dénonce au Courrier de Versailles le
régisseur d'une seigneurie picarde coupable de « menées antipatriotiques
» : « Il a poussé l'indécence envers la Nation entière, jusqu'à plaisanter
insolemment la cocarde naïve du paysan..., à l'arracher même à ceux qui
osent enfreindre les ordres de ce petit aristocrate subalterne, dont par
humanité je tairai le nom afin de ne pas l'exposer au sort de ceux qui,
comme lui, se sont permis d'insulter à ce signe respectable de la Liberté
française. »
En mars 1790, dans une longue plainte à l'Assemblée constituante,
Antoine Gellé se démasque : le « petit aristocrate subalterne », c'est lui.
Depuis un mois et demi, explique-t-il, Villain est l'hôte du « colonel de la
milice ». Or Decaisne séjourne chez Saint-Just, comme l'attestent les
listes électorales. Les trois hommes habitent donc sous le même toit :
Gellé accuse Villain, Decaisne, « ainsi qu'un jeune homme de vingt à
vingt-deux ans » – évidemment le futur Conventionnel – d'avoir organisé
un conseil et une milice dépourvus de représentativité par des procédés
illicites, y compris « les violences à main armée ». Il raconte que, le
dimanche 7 mars, la municipalité a fait placarder à la porte de l'église une
affiche annonçant la suppression du droit honorifique dans le lieu de
culte, des droits de feu, de poule de four, d'afforage (sur la mise en perce
des tonneaux), des corvées et banalités de moulin et de pressoir. Le
seigneur, ayant rétorqué en invitant les fermiers, censitaires et débiteurs à
s'acquitter de leurs arrérages sous peine de poursuites, le commandant de
la milice a déchiré et piétiné publiquement l'ordre seigneurial et interdit
tout affichage sans autorisation de la municipalité.
Gellé rappelle également que, poussés par une « haine personnelle »,
ses ennemis l'ont accusé d'avoir profané la cocarde, ce qu'il nie, et il leur
reproche encore de s'être arrogés indûment des pouvoirs de police en
prononçant des condamnations et en levant des amendes. Il ne précise
pas toujours ce qu'il reproche à chacun des trois hommes. Cette lettre
montre en tout cas, qu'en mars 1790, Saint-Just n'est pas le seul meneur.

UN AUTODAFÉ FONDATEUR.

Le 11 de ce mois, le jeune homme prétend avoir reçu un paquet


contenant trente exemplaires d'un libelle contre-révolutionnaire avec une
lettre l'engageant à « employer le crédit qu'il a dans ce pays en faveur de
la religion sapée par les décrets de l'Assemblée nationale et à promulguer
l'écrit contenu dans l'envoi ». Qui aurait pu songer à l'élève rétif des
Oratoriens, à l'auteur d'Organt, à l'activiste politique pour diffuser une
circulaire contre-révolutionnaire, de surcroît favorable à la religion
traditionnelle ?
Les brochures n'ayant pu être adressées à Saint-Just, comment sont-
elles tombées entre ses mains ? Auraient-elles été subtilisées à son
véritable destinataire, étant donné que le détournement de courrier était
courant à l'époque ? (un an et demi plus tard, Gellé accusera Saint-Just
d'avoir ouvert un pli cacheté qui lui était destiné avant de le lui remettre
le soir même).
Nanti donc de ce paquet, Saint-Just provoque une réunion
extraordinaire de la municipalité et donne lecture de la lettre « infâme ».
« Toute l'Assemblée, justement révoltée des principes abominables que
les ennemis de la Révolution cherchent à faire circuler dans l'esprit du
peuple, a arrêté que la déclaration serait lacérée et brûlée sur-le-champ ;
ce qui a été fait à l'heure même ; et M. de Saint-Just, la main sur la
flamme du libelle, a prononcé le serment de mourir pour la patrie,
l'Assemblée nationale et de périr plutôt par le feu, comme l'écrit qu'il a
reçu, que d'oublier ce serment : ces paroles ont arraché des larmes à tout
le monde. M. le Maire, la main sur le feu, a répété le serment avec les
autres officiers municipaux... »
Cette scène, rappelant l'héroïsme et la détermination politique de
Mucius Scaevola, avait évidemment été imaginée par Saint-Just. Même
s'ils savaient lire, les paysans qui jurèrent avec lui n'étaient pas des
familiers de Plutarque... C'est lui également qui inspira ce procès-verbal
rédigé de la main de Thuillier. On s'est souvent gaussé du caractère
théâtral de cette démonstration, mais on était très sensible à la fin du
XVIIIe siècle à la grandiloquence, même dans les milieux les plus
instruits et les plus critiques. Rome, la Grèce et leurs héros étaient
devenus des modèles.
Saint-Just venait donc de réussir sa première grande liturgie politique.
Il avait su convaincre, et Honnoré le félicita : « Jeune homme, j'ai connu
votre père, votre grand-père et votre tayon [bisaïeul], vous êtes digne
d'eux : poursuivez comme vous avez commencé et nous vous verrons à
l'Assemblée nationale. » Ces mots révèlent que les ambitions de Saint-
Just commençaient à se manifester et que son entourage était de
connivence. Le conseil prolongea même le caractère publicitaire de la
scène en alertant l'Assemblée par une « Adresse de la communauté de
Blérancourt près Noyon stigmatisant les tyrans qui cherchent à nous
séduire et qui nous représentent la religion comme la fortune, une bourse
à la main, elle qui est si pure et si modérée ! » La délibération municipale
était reproduite et l'Adresse se terminait ainsi : « Heureux le peuple que
la liberté rend vertueux et qui n'est fanatique que de la liberté et de la
vertu ! (...) Excusez des paysans qui savent mal exprimer la tendresse, la
reconnaissance, mais qui conservent à l'Assemblée nationale, dans
l'occasion, des cœurs, du sang et des bayonnettes. »
Lu à la Constituante, le 18 mai 1790, le texte fut chaleureusement
applaudi et son impression ordonnée (preuve qu'il ne parut pas ridicule).
Ce fut un grand succès qui valut à Saint-Just la considération de
beaucoup de ses compatriotes.

LE BAPTÊME DE LA TRIBUNE A CHAUNY.

Le destin de cette adresse n'était pas plutôt connu que Saint-Just


remportait un nouveau triomphe. Du 17 au 20 mai, il participa à
l'assemblée des électeurs appelés à choisir le chef-lieu du département de
l'Aisne. La réunion se déroula dans l'église Saint-Martin de Chauny, en
terrain neutre. Une vive rivalité opposait en effet Soissons, ancien chef-
lieu de généralité, à la ville de Laon, avantagée par sa position centrale.
Pour tenter de lui faire échec, Soissons avait obtenu le rattachement de la
région de Château-Thierry au nouveau département, ainsi très étiré vers
le sud. Mais les districts du nord étant les plus peuplés, il était prévisible
que les électeurs choisiraient Laon.
Porte-parole du canton de Blérancourt, Saint-Just redoutait non pas
d'affronter l'assemblée mais de ne pouvoir s'exprimer. Il n'avait pas vingt-
trois ans et il en fallait vingt-cinq pour participer à la vie politique. Certes
le contrôle d'entrée n'était pas d'une extrême rigueur et il pouvait laisser
planer l'incertitude : né à Decize, il espérait qu'on ne pourrait vérifier.
Mais il avait tout à craindre de ses adversaires. Ainsi dut-il avoir recours
à l'aide de compagnons « musclés » pour se débarrasser de Gellé qui
l'avait dénoncé (« on l'a chassé par les épaules », devait-il confier à
Desmoulins) et entrer. Mandaté pour soutenir Soissons, il s'efforça
surtout de se faire connaître et apprécier d'un auditoire composé, dit-il
lui-même, d'« hommes de toutes trempes et de tout calibre ». Des
hommes qu'il ne devait pas s'aliéner car deux obstacles se dressaient sur
la route de la députation : l'âge et le cens (depuis la fin de 1789, il fallait,
pour être éligible à l'Assemblée, payer 1 marc d'argent d'impôts, 50
francs). Ne remplissant aucune de ces conditions, Saint-Just avait tout
intérêt à séduire ses auditeurs huppés, ce qu'il fit avec l'habileté d'un
politicien chevronné.
Il s'excusa de sa jeunesse, remercia de l'indulgence qu'on lui
témoignait et de la leçon de démocratie qu'on lui offrait. Il regretta de
devoir prendre parti : « Ma conscience est à un seul et mon cœur à tous
les deux. » Puis, il exposa sans passion des arguments ressassés depuis
deux jours avec virulence, et invita à répudier tout chauvinisme de terroir
en pensant aux malheureux qui manquaient de pain.
L'assemblée s'acheva dans la confusion, la plupart des partisans de
Soissons ayant quitté la place avant le vote qui consacra le triomphe de
Laon. Saint-Just n'en fut guère affecté. Il avouait à Desmoulins : « Il me
semble que ce n'est qu'un point d'honneur entre les deux villes, et les
points d'honneur sont très peu de chose presque en tout genre. » Au soir
du 20 mai, Soissons avait subi un préjudice qui pesa gravement sur son
avenir... Mais le détachement dont Saint-Just avait fait preuve fut
interprété comme la manifestation d'une pondération et d'une maîtrise le
plaçant au-dessus des passions partisanes. De toutes parts il fut
congratulé : « Je suis parti chargé de compliments comme l'âne de
reliques. » Il pouvait dire à Camille sa confiance d'être élu « à la
prochaine législature. »
Avant de quitter l'église Saint-Martin, il fit insérer le texte de son
discours au procès-verbal. Il avait signé Florelle de Saint-Just. Ce
prénom fantaisiste et insolite, employé en cette unique occasion, est la
première d'une longue série de fausses déclarations qui entretiennent le
doute sur sa qualité d'électeur: s'il venait en effet aux autorités, intriguées
par la dénonciation de Gellé, l'idée d'enquêter sur l'âge de l'orateur, il
serait assez difficile de retrouver dans quelque registre paroissial un
Saint-Just se prénommant Florelle.
Une semaine plus tard les électeurs du district de Chauny se réunirent
pour désigner leurs administrateurs. Le choix de Saint-Just comme
secrétaire d'assemblée témoigne de son adoption dans le cercle des
notables : il avait accompli le plus difficile.
LA GARDE NATIONALE.

Parallèlement, le jeune homme avait fondé beaucoup d'espoirs sur la


Garde de Blérancourt. Née, comme un peu partout, d'un réflexe de
défense et conçue comme un instrument de maintien de l'ordre, elle se
donnait pour mission de lutter contre les « classes dangereuses » et les «
brigands». Le bruit courut, à la fin juillet 1789, que 4 000 d'entre eux
avaient, en plein jour, moissonné la plaine de Béthisy et qu'ils marchaient
sur Attichy 2; on les assimilait aux fauteurs de troubles qui menaçaient les
marchés. Mais dès qu'il est en mesure d'intervenir, Saint-Just assigne une
autre destination à la Garde nationale et tente d'en faire un instrument
contre les adversaires de la Révolution. Milice, oui, mais à condition d'en
écarter tous ceux qui ont soutenu l'ordre seigneurial, en particulier Gellé
qui a dû en céder la direction au bout de moins d'un mois. Passé en
quelques jours de la situation de « commandant en chef » à celle de
soldat, habitué aux fonctions d'autorité, le régisseur va devoir obéir à des
sergents et à des caporaux qu'hier encore il manipulait avec mépris. Une
délibération municipale lui enjoignant de prendre son tour de garde,
Gellé refuse d'obtempérer et la patrouille du capitaine Clay, envoyée à
son domicile, y est mal reçue (29 mars). La femme Gellé déclare que son
mari ne montera pas la garde «avec une bande de canailles, de coquins et
de gueux comme eux et ceux qui composaient leur f... milice », jette de la
cendre dans les yeux de ses interlocuteurs et lève un bâton sur le
capitaine. Clay dégaine alors son épée. Antoine Gellé joint ses injures à
celles de sa femme, traite les miliciens de drôles, de coquins, de gueux,
d'assassins et leur demande de « f... le camp » avant qu'il ne les « f.... à la
porte ». Comme il s'apprête, aidé de son frère, à mettre ses menaces à
exécution, les hommes de la Garde battent prudemment en retraite,
étonnés d'être insultés « aussi cruellement. » La municipalité dénonce
alors ces agissements au procureur du roi et envoie copies de sa
délibération au président de l'Assemblée nationale et à La Fayette,
commandant général des milices de France.
L'incident dépasse l'anecdote. Il y avait de la provocation à humilier ce
sexagénaire. Le 29 mars, la mission confiée à Gellé et à sa compagnie
était d'assurer l'ordre en ce jour de marché. Le procureur fiscal qui avait
régenté pendant des décennies la vie économique locale pouvait-il
accepter de servir ainsi publiquement, sous les ordres d'un Clay – en qui
personne, pas même Saint-Just, n'avait confiance – aux côtés d'un
cuisinier, d'un menuisier et d'un journalier ? Pour ceux qu'il avait écrasés
de son autorité depuis si longtemps, c'eût été une revanche. Son discrédit
aux yeux des populations et son éventuelle condamnation auraient
également levé l'obstacle le plus redoutable à l'ascension de Saint-Just
vers le pouvoir. Au cours du seul mois de mars 1790, deux plaintes sont
déposées contre Gellé auprès du procureur du roi au bailliage : l'une pour
profanation de la cocarde, l'autre pour refus d'obéissance. Mais Gellé
n'est pas de ceux qu'on intimide ; agrippé aux valeurs qu'il a toujours
défendues, il fera front courageuse-ment.
Le service de la Garde, bénévole, requérait des loisirs. Sans occupation
fixe, Saint-Just était assez disponible. A plusieurs reprises, il représenta
même le canton dans des cérémonies régionales ou nationales. Ainsi fut-
il envoyé à la fête de la Fédération à Paris le 14 juillet 1790 et prêta-t-il
au nom de ses compatriotes le serment de fidélité « à la Nation, à la Loi
et au Roi ». Un an plus tard, au moment de la fuite de Louis XVI, il est
du contingent du discrict de Chauny, le 24 juin 1791, appelé à se
rassembler à Soissons, mais la mesure est rapportée le 26, après
l'arrestation du souverain à Varennes.
Pendant plus de deux ans, Saint-Just s'exerce au commandement de
deux cents hommes, médite sur l'autorité, expérimente les exigences de la
discipline. Il fait condamner plusieurs miliciens à des amendes pour
négligence et afficher les sanctions « publiquement au carrefour de
Blérancourt ». Il croit déjà à la valeur exemplaire et pédagogique de la
répression et punit au nom de la loi pour créer une conscience publique.

TENTATIVES DE FÉDÉRATION.

Désigné sur le registre communal comme « lieutenant-colonel de la


Garde nationale de Blérancourt et commandant d'honneur de celles du
canton », titres ronflants qui relèvent probablement de la bienveillante
complicité du greffier Thuillier, il tenta de tisser des liens fédératifs avec
des communes proches qui voulurent bien s'y prêter.
Au printemps de l'année 1790, le maire de Blérancourt avait adressé
une proposition de pacte fédératif à son homologue soissonnais Goulliart.
Celui-ci manifesta une satisfaction de façade : « Toutes vos expressions
semblent dictées par le patriotisme noble qui embrase tous ceux qui
savent ce que c'est que l'homme (ce compliment s'adresse évidemment
indirectement à Saint-Just, porte-plume du vieux laboureur, homme de
caractère mais sans instruction). J'accepte pour la ville de Soissons le
pacte fédératif que vous lui offrez et je conclus avec votre commune un
traité d'alliance pour le soutien de la constitution. »
Les mesures proposées par Sieyès, en supprimant les provinces,
avaient fait perdre à Soissons sa position de chef-lieu de généralité ; elle
n'était pas devenue chef-lieu du nouveau département ; les nouvelles
institutions s'y enracinaient avec peine et la ville resta longtemps sans
Garde. Sans doute est-ce pourquoi Blérancourt lui offrait une aide
concrète. Mais le maire de Soissons fait clairement comprendre que toute
intervention lui paraît, pour le moment, inopportune, sa ville ayant,
quoique avec retard, résolument pris en main son destin.
Procureur du roi au bureau de Finances, Goulliart avait manifesté, dès
la rédaction des cahiers de doléances, une grande indépendance d'esprit à
l'égard du pouvoir royal. En février 1790, il avait pris la tête d'un
mouvement pour fixer la journée de travail à 12 sous contre ceux qui
voulaient l'établir à 20 pour sélectionner plus sévèrement les électeurs.
Devant l'Assemblée nationale, le point de vue de Goulliart avait été
défendu par Robespierre, qui lui avait écrit le 14 février: «Votre
patriotisme est au-dessus de tout éloge. Les entreprises de l'aristocratie
soissonnaise contre les droits des citoyens sont un scandale pour tous les
amis de la patrie et de la liberté. Une cause aussi juste que la vôtre doit
infailliblement triompher si elle est défendue avec toute la fermeté qu'elle
mérite. C'est un crime d'en manquer quand il s'agit de la cause du peuple.
» L'Assemblée avait commissionné l'abbé d'Expilly, qui avait tranché en
faveur de Goulliart. Cette victoire lui avait valu la reconnaissance des
électeurs les moins fortunés qui l'avaient porté à la mairie. Hasard de
l'histoire : les idéaux de Robespierre et Saint-Just convergeaient à
Soissons avant même que les deux hommes ne se connaissent.
Les Soissonnais craignaient-ils une ingérence ? La réponse polie de
Goulliart, enthousiaste dans la forme et réservée sur le fond, ne déboucha
sur rien, alors que les incidents et les manifestations ne devaient cesser
d'agiter la ville pendant toute l'année. Les nombreux appels des «
patriotes » soissonnais seraient désormais adressés à Paris.
Plus habile, en revanche, fut la démarche envers Vassens : une
délégation de la Garde s'y rendit le 24 juin 1790 ; Saint-Just offrit « une
alliance fraternelle pour le soutien de la constitution et de l'intérêt
commun ». S'empressant de rassurer ses voisins, il souligna que sa
commune n'entendait en aucune manière gêner la liberté et le repos de
cette paroisse qui se gouvernerait par elle-même et n'obéirait qu'aux chefs
qu'elle se choisirait. Accompagnée du maire, la Garde de Vassens se
rendit dans l'après-midi même à Blérancourt pour y prêter le serment et
on décida qu'une pétition pour obtenir des armes serait adressée au
ministre par « M. de Saint-Just ».
Mais, le 14 juillet, celui-ci n'apprécia guère la fête de la Fédération.
Mêlé aux 14 000 délégués du Champ-de-Mars, il en discerna
l'exploitation politique, « effet des menées de quelques hommes qui
voulaient répandre leur popularité ». Les assemblées fédératives lui
semblaient, en revanche, porteuses d'un avenir plus fécond : « Elles
balanceront un peu la force de l'état politique s'il perdait sa popularité. »
Elles seraient une garantie démocratique dans un grand pays où le régime
ne pouvait être que représentatif. On ne sait si des entreprises du genre de
celles de Vassens furent engagées avec d'autres villages, mais les
autorités départementales s'émurent très vite de ce contre-pouvoir
menaçant. Quand elles ne purent les contrôler, elles firent en sorte de les
désarmer et interdirent, en septembre 1790, tout projet de
rassemblements « sous le nom de fédérations de gardes nationales ». Les
Gardes ne seraient plus jamais le fer de lance d'initiatives populaires
créatrices. Encadrées, domestiquées, muselées, elles défileraient musique
en tête, livrées à la curiosité et préposées au divertissement des foules.

PRENDRE LES MAIRIES.


C'est pourquoi, avant même d'être absolument convaincu que les
Gardes n'avaient pas d'avenir, Saint-Just se lança dans la bataille des
municipalités, du reste liée à l'évolution des fédérations. Leur action
pouvait être déterminante pour lutter contre les tenants de l'ordre ancien.
Mais peu de notabilités souhaitaient accueillir un novateur aussi
fougueux que Saint-Just. Dans leur majorité, la lutte avec le château ne
leur semblait pas conforme à leurs intérêts personnels. Beaucoup
pensaient, pour le moins, que le jeu n'en valait pas la chandelle. Ne
pouvant donc compter sur des notables partisans de la Révolution, Saint-
Just s'appuya sur les révolutionnaires et tenta d'en faire des notables.
Le terrain choisi fut Manicamp, gros village surpeuplé d'un millier
d'âmes, où le mécontentement était vif depuis longtemps. Le seigneur
Lauraguais et son régisseur Fauconnier s'étaient attaché les faveurs de
quelques hommes en les laissant libres d'établir une assiette de la taille à
leur convenance. Des plaintes avaient retenu l'attention de la Commission
intermédiaire du Soissonnais : « La municipalité, rapportait celle-ci le 15
juin 1789, était devenue en horreur aux habitants et plusieurs de ses
membres l'avaient abandonnée pour se ranger du côté des mécontents. »
Les rares citoyens courageux qui, par le passé, s'étaient dressés contre les
abus, avaient fini par sombrer dans le découragement, sauf, peut-être,
Jean Gervais, ami de Saint-Just. Le cahier de doléances de la paroisse
demandait que le rôle des tailles fût revu car il avait été établi « en faveur
des membres de la municipalité au préjudice du surplus des habitants ».
La résistance était d'autant plus difficile à animer que le comte de
Lauraguais s'était retiré dans son château dès les premiers soubresauts
révolutionnaires et pratiquait une habile opposition. En 1794, la
municipalité de Chauny le présentera comme un gentilhomme actif
s'adonnant « à la culture de la pomme de terre ». Elle précisera qu'il avait
hébergé, en 1790 et 1791, « un nommé Rivarol ». A deux lieues de
Blérancourt résident donc deux des principaux animateurs des Actes des
Apôtres, journal contre-révolutionnaire. Mais, contrairement à ses
semblables, Lauraguais avait fait une analyse assez lucide, écrivant dès le
23 juillet 1789 : « On ne tire pas des coups de fusil aux idées » et,
ripostant par des idées, n'émigrant pas, critiquant, persiflant, ridiculisant à
chaque occasion le nouveau régime, il se rendait indispensable en
alimentant les marchés démunis.
Dès le début de son activité politique, Saint-Just n'hésita pas à
provoquer ce redoutable adversaire. A son retour de Chauny, après la
réunion pour la désignation du chef-lieu départemental en mai 1790, les
paysans du canton étaient venus à sa rencontre. « Le comte de
Lauraguais, raconte-t-il à Desmoulins, fut fort étonné de cette cérémonie
rusti-patriotique. Je les conduisis tous chez lui pour le visiter. On me dit
qu'il est aux champs et moi cependant je fis comme Tarquin ; j'avais une
baguette avec laquelle je coupais une fougère qui se trouva près de moi
sous les fenêtres du château et sans mot dire, nous fîmes volte-face. » Ce
défi ouvrait entre les deux hommes une lutte sans merci.
La première bataille s'engagea à propos de l'exploitation des terres
communales. Sur ce terroir de Manicamp, au confluent de l'Oise et de
l'Ailette, il s'agissait surtout de pâturages de fonds de vallée dont les
habitants souhaitaient se partager les revenus. Or, la coutume était de
louer les foins sur pied au plus offrant avant de laisser la collectivité
disposer des regains. L'argent de la location alimentait théoriquement le
budget communal, mais cette pratique était d'autant plus contestée
qu'aucun rapport financier n'était rendu et que les routes et les dix-sept
ponts du village n'étaient pas entretenus.
Dans la première quinzaine de juin 1790, Saint-Just et la municipalité
de Blérancourt lancent une double offensive contre le château et les
conseillers à sa dévotion, en donnant la consigne de ne plus payer les
droits seigneuriaux. Lauraguais en rend compte à Babeuf en s'excusant de
ne pouvoir lui faire une avance : « Il y a six semaines, lui écrit-il le 30
juillet, que pour avoir demandé de l'argent à mes débiteurs, au lieu de me
payer un terrier, ils ont voulu se partager mes terres : depuis ce temps-là,
je suis au milieu d'une insurrection qu'un brouillon de Blérancourt,
nommé Saint-Just, a excité dans mes environs. Je ne puis avoir un sol de
personne ; comme ma maison est entourée de larges fossés d'eau, j'y vis
comme dans une citadelle mais j'y mourrais de faim si ma provision de
farine était consommée. Vous n'avez pas idée de la rareté d'un écu. » Ces
propos sont corroborés par une correspondance du procureur syndic au
département : « Il n'y a pas un instant à perdre si vous voulez prévenir
une insurrection... Mr le comte de Lauraguais à son particulier vous en
saura gré. »
L'administration du district rapporte que la municipalité légale a été
destituée et qu'une autre, « composée en partie de citoyens qui ne sont
même pas éligibles », a été mise en place et prétend s'opposer à
l'adjudication des foins communaux (fixée au dimanche 4 juillet) pour en
effectuer le partage entre ses partisans. Les trublions semblent aussi
vouloir s'emparer des papiers de la communauté. Les autorités, résolues à
faire face, se proposent d'envoyer, le jour de l'adjudication, vingt-cinq
hommes du détachement de cavalerie en garnison à Chauny, « même plus
si le cas l'exige », mais elles craignent que la Garde nationale de
Blérancourt ne vienne prêter main forte aux gens de Manicamp et ne
provoque « des voies de fait qui pourraient causer un embrasement
général dans les paroisses voisines de la ville de Chauny ». Aussi
cherchent-elles à déterminer les motifs pour lesquels la municipalité de
Blérancourt suscite ces troubles. Elles ont du reste contaté des entreprises
de même nature dans d'autres villages, spécialement à Saint-Paul-aux-
Bois ; mais là, les fauteurs de troubles se sont heurtés à l'opposition de «
la plus saine partie des habitants. »
L'Administration départementale tranche en faveur de l'ordre établi.
Dans sa séance du 6 août, en dépit d'une lettre d'explication adressée par
« le sieur Saint-Just, avocat à Blérancourt », le directoire 3 préconise de
rechercher l'identité des meneurs. Mais l'enquête s'enlise dans un
mutisme général...
Concrètement, les résultats sont décevants. Les débiteurs du château
ont, à l'initiative des gens de Blérancourt, cessé de verser leurs
redevances mais les autorités en place, bien défendues, ont tenu. Saint-
Just subit là sa première grande défaite de l'année: ses griffes de jeune
loup n'étaient pas assez acérées pour faire tomber un Lauraguais. Même
s'il a limité les dégâts puisque, faute de témoignages, on n'a pu l'inculper,
il est désormais condamné à une relative prudence. En ce printemps, cette
action témoigne des véritables perspectives politiques de son instigateur :
lutte contre le pouvoir seigneurial, extension des droits et responsabilités
civiques à ceux qui en sont exclus, partage des communaux.
MENACES SUR LE MARCHÉ.

La psychologie des hommes s'accommode mieux des offensives que


des retraites, de l'action que de l'attente. Les extrémistes avaient attiré
tous les regards et suscité tous les commentaires, puis avaient été
contraints de se replier sur leur village et attendaient, anxieux, les
réactions de leurs adversaires. L'affolement, sans doute attisé par les
commentaires des bien-pensants, s'empara de Blérancourt où se produisit
un phénomène un peu comparable à celui de la Grande Peur de 1789.
C'est du moins ainsi que l'on peut interpréter la crainte, apparemment
sans fondement, d'un transfert des marchés francs de Blérancourt à
Coucy.
Les pauvres gens ne redoutaient guère des poursuites judiciaires : elles
n'auraient pour eux que des conséquences superficielles, mais les
marchés, en revanche, avaient une importance vitale. C'est à leur
disparition qu'ils pensèrent d'abord comme à la catastrophe suprême.
Tout le monde savait depuis longtemps que Coucy cherchait à ranimer
l'activité économique ; la ville prétendait offrir le calme, la liberté et les
garanties nécessaires à l'épanouissement du commerce. Or, après
l'incident de la Saint-Nicolas et les troubles de juin et juillet, beaucoup
estimaient que ces conditions n'existaient plus à Blérancourt. L'opinion
publique était à l'écoute des rumeurs les plus alarmistes colportées par
tous ceux qui réprouvaient les désordres. Saint-Just lui-même, semble-t-
il, fut pris de panique. Il n'est guère facile d'assumer, à moins de vingt-
trois ans, la responsabilité d'une action collective aux conséquences
désastreuses. Cherchant un recours, comme le maire de Soissons
quelques mois plus tôt, il écrivit à « M. de Robespierre ».
Dans ce premier contact en date du 19 août 1790, Saint-Just exprime la
plus grande admiration pour le député d'Arras : « Vous qui soutenez la
patrie chancelante contre le torrent du despotisme et de l'intrigue, vous
que je ne connais que, comme Dieu, par des merveilles, je m'adresse à
vous, Monsieur, pour vous prier de vous réunir à moi pour sauver mon
triste pays... » Après avoir évoqué ce qui se trame, il l'informe d'une
étonnante décision : « Appuyez, s'il vous plaît, de tout votre talent, une
adresse que je fais par le même courrier dans laquelle je demande la
réunion de mon héritage aux domaines nationaux du canton pour que l'on
conserve à mon pays un privilège sans lequel il faut qu'il meure de faim.
»
Un héritage contre un privilège, quelle étrange proposition ! S'il ne
s'agissait que d'une marque de désintéresment, on ne s'en étonnerait
guère, mais, seuls les propriétaires étant éligibles, Saint-Just renonçait du
même coup à ses desseins politiques. Est-il alors vraiment sincère ?
Naturellement, sa proposition ne fut pas retenue et l'adresse échoua au
comité d'Agriculture. On ne reparla pas non plus du transfert des
marchés. Mais Robespierre ne se sépara jamais de la lettre du jeune
Blérancourtois. Sans doute fut-il flatté de la chaleureuse admiration que
lui exprimait son correspondant qui terminait ainsi : « Je ne vous connais
pas, mais vous êtes un grand homme. Vous n'êtes point seulement le
député d'une province, vous êtes celui de l'humanité et de la République.
Faites, s'il vous plaît, que ma demande ne soit pas méprisée. » La
signature était suivie du titre d'« électeur au département de l'Aisne » (il
le précisait en toute occasion, comme s'il voulait le rendre familier afin
qu'on ne pût le lui contester).
Ainsi, la Garde nationale avait été pour lui un instrument décevant et la
conquête du pouvoir municipal n'avait pas donné les résultats escomptés.
Constamment au combat, souvent hors-la-loi, Saint-Just n'avait pourtant
pas ménagé sa peine. Mais la violence avait achoppé aux forces de
tradition. Les grands espoirs du printemps s'étiolaient sous les lumières
vives de l'été. La Révolution se stabilisait, des institutions s'organisaient
et offraient des perspectives légalistes qu'en juriste Saint-Just allait
s'efforcer d'exploiter.
1 Un « Conseil général » de la commune, son « maire » et son « procureur » sont élus pour deux
ans. Le procureur représente les contribuables et fait fonction d'accusateur public dans les affaires
de simple police.
2 A une trentaine de km au sud de Blérancourt.
3 Le département était administré par un Conseil général élu qui désignait un « directoire » pour
le représenter dans l'intervalle des sessions.
CHAPITRE VIII

Le sursaut des notables

ÉLECTION DES JUGES DU DISTRICT.

Après sa formation en février 1790, le département de l'Aisne fut


divisé en six districts 1 dont le plus petit, celui de Chauny, ne comptait
que sept cantons. Comme aucune ville ne dominait indiscutablement
cette nouvelle circonscription, l'administration fut installée à Chauny et la
justice à Coucy-le-Château. C'était pour ce gros bourg une compensation
de taille, car les tribunaux de district jugeaient en première instance les
causes qui n'avaient pu être réglées par les juges de paix des cantons et en
appel celles des districts voisins. C'est donc à Coucy que Saint-Just fut
convoqué le 11 octobre 1790 avec les autres électeurs pour désigner les
juges du district.
L'opération ne se déroula pas dans le calme ; les électeurs de La Fère
se plaignirent de ne pas avoir obtenu la résidence du tribunal et ceux
d'Anizy-le-Château protestèrent contre leur rattachement au district de
Chauny et non à celui de Laon. Les électeurs de Coucy endurèrent
patiemment ces manœuvres et invitèrent fermement leurs collègues à se
plier aux décisions de l'Assemblée nationale. Saint-Just soutint cette
proposition ; toujours aux avant-postes, il écrivit nerveusement au bas du
procès-verbal : « Les électeurs du canton de Blérancourt, constants dans
le respect dû aux décrets de l'Assemblée nationale, persuadés que la loi
est sacrée et que l'Assemblée électorale n'a caractère que pour obéir aux
lois positivement sans les enfreindre ni les restreindre.
«Déclarent qu'ils s'attachent à leur pouvoir qui ne s'entend que de la
nomination des juges et refusent de prendre part à toute délibération
étrangère ou discussion ou émission de vœu sur la fixation du chef-lieu
de tribunal. »
Cette prise de position favorisait les habitants du canton de
Blérancourt, beaucoup plus proches de Coucy que de La Fère. Elle était
également conforme aux intérêts personnels de Saint-Just : il pouvait
ainsi espérer se concilier la sympathie des magistrats de Coucy,
notamment celle du lieutenant général Carlier, forte personnalité
jouissant d'une large estime et qui fut d'ailleurs élu premier juge à une
très forte majorité. Il savait que de telles relations lui seraient utiles aussi
bien dans ses entreprises contre les seigneurs locaux que dans la question
de son âge.
On ne manque pas, une fois de plus, d'être frappé par son absence de
discrétion, par son audace, pour ne pas dire par son insolence. Le plus
jeune des cinq délégués de son canton et de surcroît en situation illégale,
il paraît totalement insensible à la fois à la précarité de sa propre situation
et à la compétence reconnue de ceux qui l'entourent, en particulier Jean-
Simon Lévêque, âgé de trente-sept ans, ancien correspondant de la
Commission intermédiaire du Soissonnais, curé et maire de son village et
administrateur du district. Sans le moindre égard pour celui-ci, il
s'empare de la plume, rédige la déclaration commune et signe le
premier...
Lévêque était un redoutable rival pour Saint-Just. Les charges que la
Commission lui avait confiées l'avaient fait connaître. On le savait
partisan d'un réformisme tranquille et ses rapports écrits, toujours fermes
et empreints d'une déférente hostilité aux féodaux, plaisaient. On y
trouvait quelques-unes de ces réflexions critiques qui distinguaient sans
trop les compromettre les esprits modernistes. Beaucoup de notables
estimaient ce curé intelligent, né sur leur sol, à Mercin près de Soissons,
en 1753, et pour qui ils éprouvaient une sorte de complicité. Ils
l'appréciaient à la fois pour ses idées, pour la modestie que lui imposait
son état, pour sa culture, son talent et son savoir-faire qui les dépassaient.
Ils le jugeaient parfaitement représentatif des valeurs qui leur étaient
chères. Disposés à lui faire confiance et à lui déléguer leurs pouvoirs, ils
l'avaient placé, cinq mois plus tôt, à la vice-présidence du district. Il ne
pouvait qu'être encombrant pour Saint-Just, qui, toutefois, n'était pas
dépourvu d'appuis à Coucy.
La ville avait choyé les électeurs, les plaçant chez les bourgeois les
plus aisés, afin qu'ils « soyent plus honnêtement et tranquillement logés
que dans des auberges». Saint-Just avait été reçu chez Garot. Notaire et
procureur, celui-ci était connu pour ses idées libérales. L'impétuosité de
ses actions défensives dans des affaires d'empiétements seigneuriaux
avait parfois été jugée excessive et lui avait attiré une certaine
impopularité jusque dans son milieu. Saint-Just et Garot communiaient
donc d'idées. Leurs relations furent étroites et fructueuses, le jeune
homme profitant de l'expérience et des conseils de ce quadragénaire
combattif. Dès son retour à Blérancourt, il lui témoignait sa
reconnaissance en ces termes : « Je ne vous fais point ici de longs
remerciements des honnêtetés dont vous m'avez comblé. Mais vous et
Madame ne pourrez pas faire de plus grand plaisir à la famille que de
venir la visiter le plus tôt que vous pourrez. » Il l'entretint aussi de ses
préoccupations du moment : les problèmes posés par des spoliations de
communaux à Vassens et à Blérancourt.

L'AFFAIRE DES COMMUNAUX.

Un conflit s'était élevé à Vassens entre le seigneur, M. de Beaumé, et


les habitants au sujet de marais et de terres incultes servant de pâturages :
aux termes d'une convention passée en 1764, le seigneur s'était engagé à
n'en planter qu'un tiers de la superficie en laissant le reste à la jouissance
communautaire. Mais l'accord n'avait pas été respecté et les particuliers,
qui s'avisaient d'en faire usage, étaient menacés de poursuites. Alerté, le
bureau de la Commission intermédiaire demanda que lui fussent
communiquées les pièces des deux parties. Mais l'abbé Musnier, qui avait
offert ses bons offices à ses paroissiens, n'osait se les faire remettre de
peur de mécontenter Beaumé. En cas de différend, il n'était pas facile
d'accéder aux archives entreposées au château ou confiées à des
conseillers sur lesquels le seigneur avait barre. Un procès était une
entreprise hasardeuse et quelquefois ruineuse. L'affaire s'enlisa et le curé
se résigna malgré le concours qu'il avait reçu de Saint-Just, confronté aux
mêmes difficultés à Blérancourt.
Là, dès le 2 juillet 1790, la municipalité avait adressé aux
administrateurs du district une lettre où se reconnaît le style de Saint-
Just : « S'il était lâche et cruel, ce régime sous lequel nous avons si
longtemps gémi, qu'il nous paraît doux ce passage rapide à un autre
régime et si noble et si pur. Ce gouvernement patriotique n'est plus
qu'une chaîne de prospérité dont vous tenez chacun un anneau. »
Habilement les usurpations étaient imputées au régisseur et non au
seigneur, « honnête homme » dupé. Les conseillers sollicitaient
l'arbitrage du district, « entre lui que l'on trompe et nous que l'on
dépouille ». Grenet pouvait difficilement se dérober. Il fut décidé que des
émissaires représentant chacune des parties se rencontreraient le 15
octobre à Blérancourt et Saint-Just fut choisi comme porte-parole de la
commune.

Les alliés du château contestèrent la procédure et le mandataire, et


parlèrent même de concussion. Le jeune homme protesta de son
désintéressement et s'engagea à ne léser aucun de ses concitoyens. Il
pensait encore que la solution aux problèmes économiques était affaire de
bonne volonté. A l'entrevue, le château ne nia pas le principe de la
propriété communale, reconnut la nécessité d'un bornage et proposa
d'acheter ou de louer les communaux. Satisfait, Saint-Just incita les siens
à adresser au seigneur leurs « sentiments de reconnaissance et
d'attachement » pour cet accord, lequel était « un pur effet de la bonté de
son cœur ». Son enthousiasme n'était pas feint, il était convaincu d'avoir
contribué à un arrangement satisfaisant : « J'ai remporté victoire sur ce
que vous savez, confie-t-il à Garot, j'avais affaire à partie de bonne foi. »
En réalité, il n'avait retenu des propos de son interlocuteur que ce qui
pouvait plaire à ses commettants. Or, si le seigneur avait accepté de
reconnaître les possessions de la commune, il entendait bien les acquérir.
Saint-Just ne l'a pas perçu et se réjouit: «Pour moi, qui n'attache à
l'emploi dont je suis chargé d'autre importance que celle de vous être bon
à quelque chose, qui ne cherche point les honneurs, mais le bien et l'oubli
ensuite, j'achèverai l'ouvrage qui m'est confié, trop payé sans doute par le
plaisir de l'avoir fait. »
Il peut penser que l'affaire des communaux est virtuellement réglée,
qu'il a rempli son mandat rapidement et sans conflit et que ses succès
auront été plus nombreux que les revers en 1790. C'est donc dans un
climat de relative euphorie qu'il aborde d'autres problèmes. Voilà
précisément que l'élection des juges de paix lui donne la possibilité de
frapper un grand coup.

UNE GRANDE OCCASION.

En assignant à chaque canton un juge de paix, les Constituants avaient


misé sur la conciliation pour diminuer le nombre des procès et alléger la
charge des tribunaux. Saint-Just partageait naturellement ce point de vue,
et c'est avec espoir qu'il prépara cette élection fixée dans les sept cantons
du district – dont celui de BIérancourt – au 20 octobre 1790. Pour lui et
pour beaucoup de ses compagnons c'était l'occasion d'écarter ces baillis
de justices seigneuriales, les Gellé ou les Thorin, qui depuis des
décennies assignaient et requéraient. Les premiers mois de la Révolution
n'avaient pas, à cet égard, apporté de notables changements : en 1789 et
1790 l'étude de Thorin-fils avait été assiégée par les gardes du château
déposant contre des dizaines d'habitants des rapports pour délits de bois
ou de chasse...
L'opération avait été minutieusement préparée: les maires avaient été
alertés et certains avaient accepté, à Blérancourt par exemple, de porter
sur les listes de citoyens actifs des habitants qui n'en avaient pas l'âge ou
ne payaient pas une contribution suffisante (c'était du moins ce que leurs
adversaires devaient leur reprocher). Sauf pour Thuillier, on ne peut
guère étayer le bien fondé de ces accusations mais, entre avril et octobre
1790, le nombre des actifs du canton a augmenté de plus de 8 %.
Bien que ce soit le temps des semailles et un jour de semaine,
Blérancourt dès l'aube bourdonne d'une animation insolite. A l'auberge de
la Grosse- Tête, le propriétaire, Pigné, exprime des opinions modérées.
Certains lui prêtent des sympathies pour les partisans de la stabilité. Son
beau-frère l'épicier Beaumé, qui a épousé en 1788 la nièce de Levasseur,
seigneur de Saint-Aubin, sera mis en état d'arrestation le 20 octobre 1793
pour avoir comploté avec Lévêque et Thorin fils et avoir déclaré
publiquement que la France ne pouvait se maintenir sans roi. A la Croix-
Blanche, en revanche, Pierre Thuillier est tout acquis à Saint-Just et son
fils Victor est un ardent novateur. Les partisans du changement peuvent
aussi compter sur le soutien de la Croix-d'Or, mais le tenancier, François
Clay, devenu commerçant après avoir épousé la veuve Tostain, passe
pour peu sérieux. Quant à François Monneveux, aubergiste dans la rue
Neuve, c'est un révolutionnaire fougueux sinon désintéressé, avec lequel
Saint-Just ne prendra ses distances que beaucoup plus tard.
L'assemblée appelée à élire le juge de paix et ses assesseurs pour
chaque village a été convoquée dans l'église des Feuillants. Sont venus
des douze communes du canton 427 citoyens actifs sur les 536 inscrits.
Bien connu, l'abbé Lévêque impose d'entrée sa personnalité. Au premier
scrutin, il ne manque que d'une voix son élection à la présidence de
séance (213 voix sur 427). Les 82 voix qu'enlève Saint-Just pour le poste
de secrétaire permettent de mesurer son audience. Mais, surprise, le
lendemain Lévêque obtient 151 voix et Saint-Just 93. Il s'est sûrement
passé quelque chose...
En dépit de la discrétion du procès-verbal, tout laisse supposer que la
journée a été houleuse : on a demandé aux administrateurs du district de
Chauny d'envoyer un député ou deux commissaires, vu « la perte de
temps où tous se trouvaient pour la semence des grains ». C'est Saint-
Just, craignant sans doute que les désordres ne soient imputés aux siens
ou que la prochaine assemblée ne soit convoquée au chef-lieu de district,
qui en a pris l'initiative. D'une plume fébrile, il a écrit : « L'assemblée
primaire du canton de Blérancourt, divisée d'intérêts sans l'être de cœur et
pleine de respect et de confiance envers Messieurs les administrateurs de
district a arrêté par acclamation qu'elle les supplie de leur envoyer qui
elle jugera à propos pour la concilier. L'amour de l'ordre et non la passion
a eu part à cet arrêté. L'assemblée a délibéré en outre que le présent sera
signé des maires de toutes les paroisses, du président, du secrétaire
provisoire, des scrutateurs et du secrétaire rédacteur. » (Suivent les
signatures de ces différentes personnalités dont celle de Saint-Just, «
secrétaire rédacteur ».)
Le 24 octobre, la troisième séance s'ouvre sous la présidence de
Maupertuis, l'un des membres du directoire de district, venu pour la
circonstance de Chauny. Saint-Just a probablement changé de tactique car
ses partisans entendent, cette fois, le porter non plus au secrétariat mais à
la présidence. Au premier scrutin, il obtient 152 voix, plus que Lévêque
(146). Ayant réuni « la pluralité relative » des suffrages, il est proclamé
élu sans que l'on puisse savoir par quels moyens il a gagné 70 voix en
quelques jours. Sans doute croit-il qu'il vient de remporter une grande
victoire et qu'avec l'aide de ses amis il va pouvoir écarter Thorin candidat
de ses adversaires en poussant l'un des siens à la justice de paix (lui-
même n'y pouvant prétendre puisqu'il n'a pas trente ans).
La chimère fit long feu. Gabriel Liret, charpentier à Blérancourt,
travaillant pour le château, client et vieil ami de Gellé, déclare alors que
Saint-Just n'a pas l'âge requis pour être citoyen actif. Partisans et
adversaires de Saint-Just échangent des insultes ; le procès-verbal parle
pudiquement de « propos malhonnêtes et même de voies de fait ».
Étienne Guillot, un charron, bouscule le curé Lévêque. Pour éviter les
suites fâcheuses « de la rumeur », la séance est levée. Le lendemain, les
esprits sont apaisés. Saint-Just, pour qui la grande affaire reste l'élection à
la prochaine Assemblée législative, ne souhaite sans doute pas que la
question de son âge soit tranchée au fond et remet sa démission en
demandant que soit insérée au procès-verbal cette déclaration écrite de sa
main :

«En m'honorant de la qualité de président vous n'avez fait que donner un autre nom
à la qualité de votre frère et de votre ami que je possédais déjà :
« Mais comme j'attache plus de prix au sentiment qui vous a fait porter le choix sur
moi qu'à l'honneur de présider, persuadé qu'on peut détruire ma qualité sans détruire
votre amitié.
« Parfaitement convaincu que ma jeunesse doit être ici subordonnée, je remets la
présidence entre les mains de M. le commissaire.
Je ne me plains de personne, il y a déjà quelque temps que je suis persuadé que le
ressentiment ne mène à rien de bien ni de bon.
« C'est un sacrifice que je fais, mais je le fais de grand cœur, parce que rien n'entre
dans mes principes que ce qui amène le plus grand honneur de la loi et le bon ordre.
« Quant aux reproches que l'on me fait sourdement, je demande que tout le monde
soit admis à les rendre publics et qu'ils soient insérés dans le procès-verbal.
Je remets la présidence à M. le commissaire. Je demande que le présent soit écrit au
procès-verbal. Je demande qu'il soit inséré dans le procès-verbal que celui qui a levé
la difficulté contre moi n'a pas dit l'âge. »

Saint-Just utilise ses arguments habituels (la modestie que lui impose
sa jeunesse, le prix qu'il attache à l'amitié de ses compatriotes plus qu'aux
honneurs, l'absence de ressentiment pour ses adversaires, l'exaltation de
la concorde, la soumission à la loi et à l'ordre), mais il laisse planer
l'équivoque sur son âge et profère une menace voilée contre son
dénonciateur. L'intervention est habile. Il manifeste loyalisme, bonne
volonté, esprit de concession et peut ainsi espérer qu'en échange le
commissaire de district fermera les yeux sur son âge. Il cède sur
l'accessoire en sachant que, désormais, il tient une majorité dans cette
assemblée primaire.
Les modérés ont senti le danger. Ils sont exaspérés d'avoir vu en
quelques jours leur confortable majorité se diluer sous l'effet de
l'activisme d'adversaires résolus. Ils les accusent d'avoir multiplié les
promesses, usé de la concussion et de la menace. L'un d'eux leur reproche
d'avoir quêté des voix chez un certain Bigot oncle d'un filleul de Saint-
Just : « Cela est faux et si faux que je vous prie de l'interpeller. Je fus
chez son frère, à la vérité, mais seul ; j'y restai cinq minutes, et j'allais
voir un homme dont j'avais tenu quelque temps avant le fils sur les fonts
de baptême ; il ne fut question d'autre chose que de l'intérêt que je prenais
à cet enfant. »
Après la démission de Saint-Just, Lévêque, appelé à son tour à la
présidence, démissionne également, afin de ne pas entrer dans le jeu des
agitateurs en acceptant le compromis. Aussitôt, ses partisans mettent en
question la présence de nombreux électeurs qui ne payent pas la
contribution équivalant à trois journées de travail. Volontairement
imprécise pour tenir compte des situations locales, cette disposition avait
provoqué un peu partout, et particulièrement dans le district de Chauny,
de nombreuses contestations. La rémunération d'une journée de travail à
la campagne passant du simple au double entre l'hiver et l'été, chaque
commune interpréta la loi avec libéralisme ou rigueur (pour voter, il
fallait être imposé de 30 sols à Vassens, 36 à Blérancourt, 45 à Cuts, 60 à
Trosly). En outre, la région, sinistrée par l'orage de grêle du 13 juillet
1788, avait obtenu, pour l'année 1789, un régime fiscal adouci et de
nombreux bénéficiaires de dégrèvements se trouvaient exclus de la liste
des citoyens actifs. De plus, un certain nombre de jeunes ménages, même
dans la population aisée, cohabitaient avec leurs parents, ce qui aggravait
encore les difficultés d'interprétation.
Peu avant la Révolution, Lévêque avait dénoncé le « despotisme » de
Gellé mais, dès l'automne 1790, effrayé par l'audace des pauvres conduits
par Saint-Just, il s'était rapproché de son adversaire. Ensemble ils exigent
maintenant que les listes électorales soient vérifiées et confrontées à
celles des impositions. Mais lorsque le collecteur de Blérancourt veut
déposer le rôle, ceux qui se sentent menacés l'en empêchent ; pour éviter
des violences l'assemblée est alors à nouveau dispersée.
A la suite de ces incidents, le commissaire Maupertuis, le 26 octobre,
dénonce les cabales, les intrigues, le truquage des listes électorales avec
la complicité de certains maires. Afin de procéder à l'élection du juge de
paix dans de bonnes conditions, il propose qu'elle se déroule au chef-lieu
de district. Le directoire la convoque donc, pour le 7 décembre, à
Chauny.
Saint-Just comprend que cette décision va exclure du scrutin beaucoup
de ses partisans trop pauvres pour se rendre dans une ville aussi éloignée.
Cherchant sans doute à montrer qu'il est étranger aux désordres, il ne
vient pas à Chauny et quitte même probablement la région ; c'est en effet
par courrier qu'il fait remettre à Thuillier le brouillon d'une motion
invitant les autorités départementales à rétablir l'élection au chef-lieu de
canton afin que le juge soit indiscutablement l'élu de tous. Dès le début
de la réunion du 7 décembre, les listes sont vérifiées (sans que soit
précisé le nombre des électeurs). En tout cas, la participation est faible
avec seulement 205 présents au début de la séance et 143 votants. Et
lorsque, le lendemain, on voudra désigner les assesseurs de village, 9
communes sur 12 n'auront aucun citoyen actif sur place... Cette fois,
l'affaire est menée tambour battant et manifestement manipulée par
Gellé. Lévêque est élu président de séance «aux applaudissements et
acclamations unanimes » ; l'assemblée, toujours « unanime », fatiguée de
tout ce temps perdu et souhaitant « retourner le plus tôt possible à ses
ouvrages», exige que les trois scrutateurs soient désignés par
acclamations sinon « elle allait sur-le-champ se dissoudre pour ne plus
revenir ». Placé devant « cette circonstance critique », Lévêque laisse
acclamer Thorin père, Lebrasseur, fermier de la Grange aux Moines, et
Médart Labbé, fermier de Beauvoir : des hommes dont le choix souligne
bien que le camp des adversaires de Saint-Just regroupait les plus gros
fermiers.
La promptitude des opérations et la faible participation semblent avoir
surpris les partisans de Saint-Just ; ainsi Thuillier n'arrive-t-il qu'au
moment où l'élection du juge est presque terminée. Interpellé comme un
intrus, il est accusé de ne pas payer les 36 sols d'imposition puis exclu « à
la presque unanimité ». Par 108 des 143 votants, Thorin père est élu à la
justice de paix ainsi stabilisée dans son milieu traditionnel : à Blérancourt
le bailli de justice de l'Ancien Régime devient juge du nouveau.
Cet épisode, qui a tourné à l'épreuve de force, revêt une importance
dans la vie locale aussi bien que dans la carrière de Saint-Just. A l'échelle
d'un bourg comme Blérancourt, on retrouve d'inévitables conflits de
personnes. Il est significatif que deux des protagonistes les plus virulents,
le charpentier Liret et le charron Guillot, qui ont à peu près la même
position sociale mais qu'opposent depuis longtemps des querelles de
voisinage et d'héritage, prolongent leur affrontement sur le terrain
politique. Au-delà de ces rivalités, les fermiers, les notables et leurs
clients sont confrontés à une opposition rassemblant les jeunes et les
pauvres. Défavorisés par les exigences du code électoral, ceux-ci
compensent leur infériorité par la détermination, l'intimidation, l'éclat. Ils
font traîner les choses en longueur, ce qui a pour effet de décourager les
citoyens des campagnes, choqués par les excès et scandalisés par le
temps perdu en pleine période de travaux des champs. Saint-Just aurait
sans doute fini par l'emporter si les modérés n'avaient dressé un obstacle
à ses partisans en les obligeant à se rendre au chef-lieu. D'autre part, la
lutte a permis à ses adversaires de mettre un terme à ses victoires
successives et d'attirer l'attention sur sa minorité.
Ces revers furent pourtant bientôt contrebalancés par une entreprise
littéraire grâce à laquelle il renoua avec le succès.

« UN PETIT MONTESQUIEU... »

La réputation de Blérancourt passa-t-elle les frontières ? L'autodafé du


«libelle infâme » fut-il commenté outre-Manche ? Un membre de la
Société philanthropique de Londres manifesta-t-il son admiration à la
communauté de ce bourg lointain ? C'est en tout cas ce que Saint-Just
affirme en prétendant qu'une lettre venue d'Angleterre lui aurait inspiré
l'Esprit de la Révolution et de la Constitution de France. D'après sa
correspondance avec le libraire Beuvin, le manuscrit a été rédigé pendant
le second semestre de 1790 et déposé avant la fin de l'année. Mais, à la
suite d'embarras d'argent, Beuvin interrompit la fabrication du livre et
l'auteur dut emprunter des fonds – probablement à l'un de ses beaux-
frères – pour mener à terme la publication. Le 23 juin 1791, le Moniteur
annonça un ouvrage signé de « Louis Léon de Saint-Just, électeur du
département de l'Aisne ».
Le but, explique l'auteur dans son avant-propos, est d'analyser la
Révolution dans « ses causes, sa suite et son terme ». Manifestement
pourtant, il ne domine pas son sujet. Le traité politique manque d'unité, la
pensée de fermeté. Les problèmes les plus divers sont abordés de la façon
la plus arbitraire. L'impression de décousu est encore accentuée par
l'absence de rigueur dans le raisonnement, les thèmes majeurs de
l'ouvrage se trouvant dilués au fil des parties et repris avec des nuances,
des réserves et des contradictions. Une certaine progression de la pensée
est toutefois perceptible, comme si la plume s'efforçait de s'accorder au
rythme vertigineux de l'actualité et au foisonnement des événements.
La critique du trône ouvre le propos, mais elle a perdu les aspérités
provocatrices d'Organt. « Charlot » devient « Louis » et « Cunégonde »
laisse la place à une « Marie-Antoinette plutôt trompée que trompeuse,
plutôt légère que parjure ». On décèle même une sympathie plus grande
pour le couple royal que pour la « multitude » complice des excès de
juillet 1789 : « J'ai entendu les cris de joie du peuple effréné qui se jouait
avec des lambeaux de chair en criant, Vive la liberté, vivent le Roi et Mr
d'Orléans (...) Le peuple est un éternel enfant. » Une élite doit donc
guider sa marche afin que la Révolution ne soit pas «une guerre
d'esclaves impudents qui se battent avec leurs fers et marchent enivrés ».
Mais, en même temps, Saint-Just ne conçoit pas la gestion des affaires
publiques sans un large concours : un peuple qui ne serait plus la
populace dangereuse de la rue parisienne lui apparaît comme souverain
recours de la démocratie.
La noblesse a été écartée et l'Église remise à sa vraie place. Saint-Just
adhère presque sans réserve à la monarchie constitutionnelle, approuve le
veto suspensif 2 et les deux catégories de citoyens, et couvre d'éloges
l'Assemblée nationale dont « la prodigieuse législation... ne pèche que
dans quelques détails ». Il souhaite une patrie pacifique, un État
compatissant aux malheureux, des lois douces. La peine de mort lui fait
horreur et malgré sa vénération pour Rousseau il lui lance : « Je ne te
pardonne pas, ô grand homme, d'avoir justifié le droit de mort. »
L'idée de vertu, déjà, imprègne ce petit livre. Dès la première page,
l'auteur en parle à quatre reprises et souligne les «forces nouvelles » dont
elle est porteuse. Elle répond à la plupart des interrogations posées par le
régime en gestation. La noblesse est une injustice car « la loi n'a point
prescrit la vertu sublime ; elle a voulu qu'on l'acquît soi-même ». La
liberté d'esprit avec laquelle l'Antiquité concevait la jeunesse et l'amour
ne paraît hardie que « parce que nous sommes corrompus ». Quant au
divorce et aux naissances illégitimes : « Les séparations outragent non
seulement la nature mais la vertu. » « Toute patrie vertueuse se rendra la
mère des infortunés à qui la honte aura refusé le lait et les caresses de la
nature. » En matière judiciaire, il faut « arrêter l'injustice » car « c'est
inspirer la vertu ». Le message évangélique a été altéré, pense-t-il, par
l'Église, mais il faut sauvegarder la morale car « elle est la foi
fondamentale de la vertu ».
Les sources de cet aimable ouvrage sont multiples : œuvres
philosophiques, journaux, observations de la vie quotidienne. Mais
l'influence de Montesquieu y est dominante, comme l'atteste cette
réflexion du penseur de La Brède placée en épigraphe : « Si je pouvais
faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons d'aimer ses
devoirs, son prince, sa patrie, ses lois, qu'on pût mieux sentir son
bonheur... je me croirais le plus heureux des mortels. » Entre l'Esprit de
la Révolution et l'Esprit des lois, la filiation est perceptible à la fois dans
le titre, la présentation, la formulation et la manière d'aborder les grands
problèmes, mais aussi dans les réponses. Saint-Just emprunte à son
modèle l'idée de la séparation des pouvoirs, le rejet du despotisme
politique et du fanatisme religieux et l'enracinement de la morale dans
une métaphysique. Comme lui également, il aspire à des rapports si
possible contractuels entre les hommes et les pouvoirs.
Montesquieu suggérait au débutant qu'était Saint-Just une pensée, un
comportement et un ton modérés, étrangers à sa nature. Néanmoins la
lecture du jeune homme est sélective, accommodée au goût du jour. Qu'il
s'agisse de la propriété, des représentants politiques ou de l'État, les
formules originales ne manquent pas, mais elles ne retiennent guère
l'attention tant elles sont allusives et se réfèrent à des idées ressassées –
d'ailleurs souvent appliquées par le nouveau régime. Saint-Just
s'illusionne un peu lorsqu'il confie à Beuvin : « J'ai traité de grandes
choses et je suis entré quelquefois dans des routes nouvelles où la lecture
ne m'aurait pas conduit. » Le lecteur, en définitive, retient les thèses que
Saint-Just approuve bien davantage que les propositions qu'il avance.
En revanche, la forme frappe par sa vigueur. Le style est déjà dans la
meilleure manière du Conventionnel. Courtes et incisives, les phrases
sont ponctuées d'antithèses brillantes et d'aphorismes tranchants. Quand
Montesquieu avait écrit: «Le peuple, dans la démocratie, est, à certains
égards, le monarque ; à certains autres il est sujet », Saint-Just affirme : «
Le peuple est monarque soumis et sujet libre. » Ailleurs, l'auteur de
l'Esprit des lois déplorait : « Mais le peuple a toujours trop d'action ou
trop peu. Quelquefois avec cent mille bras il renverse tout ; quelquefois
avec cent mille pieds il ne va que comme les insectes », et Saint-Just
résume : « Là où les pieds pensent, le bras délibère, la tête marche. »
L'écriture permet à Saint-Just de sublimer son besoin d'action ; elle est
son remède et son espérance. Dès la dixième ligne s'exprime son désir
d'être aimé : « Qui que vous soyez, puissiez-vous en le lisant [le livre]
aimer le cœur de son auteur ! » Très vulnérable à l'humiliation, il rêve
d'une gloire qui confondrait tous ceux qui l'ont sous-estimé : « Ne vous
épouvantez point de la hardiesse de mes paradoxes, ceux qui ne disent
que ce que tout le monde dit ne sont point lus », écrit-il au libraire
Beuvin.
Cette soif de succès est indissociable d'une aspiration politique bien
précise, l'entrée à l'Assemblée : « Si j'étais un peu plus connu par cet
ouvrage, avoue-t-il encore à son éditeur, je serais un peu plus hardi à
m'avancer et tout tient peut-être pour moi à cela. » Peut-être pense-t-il
qu'en se faisant apprécier de tout le pays, il pourra impressionner son
adversaire Gellé. Celui-ci approuvant en général les prises de position
des hommes influents, Saint-Just espère-t-il prouver que son talent et sa
maturité valaient bien une majorité ? Le livre n'est sûrement pas dénué
d'arrière-pensées électoralistes. C'est le manifeste d'un jeune provincial
frémissant d'ambition, tourné vers le monde politique et impatient de s'y
mêler.
Mais il est encore trop tôt pour savoir vers qui – Barnave et les Lameth
ou bien Robespierre et Desmoulins – le jeune auteur va se tourner. Pour
l'instant, il demeure mêlé aux paysans de Blérancourt, confondu à leur
sort, solidaire de leurs aspirations et de leur action.
1 Voir carte en annexe, p. 374.
2 Donnait au roi la possibilité de s'opposer à la volonté des députés pendant la législature en
cours et la suivante, soit, au maximum 4 ans.
CHAPITRE IX

Minorité et solitude
Travailleur infatigable, Saint-Just était sans cesse taraudé par le besoin
d'agir. S'il avait pu espérer se présenter sans entrave aux élections
législatives, il aurait préparé sa campagne électorale dans l'enthousiasme.
Mais la crainte d'en être empêché à cause de son âge le consternait. Il
n'avait certes pas renoncé au combat, mais il savait qu'un échec
repousserait ses ambitions à l'horizon de 1793. La perspective de ces
deux années d'attente le plongeait dans l'abattement et la mélancolie,
d'autant plus que la paisible campagne de Blérancourt était un cadre trop
calme et trop étroit : « Je suis isolé ici comme un saint, écrivait-il à
Beuvin, et vie de saint est triste vie. » Il dit aussi combien il aimerait se
trouver comme lui sous les arcades du Palais-Royal, noires de monde et
animées d'une vie trépidante et manifeste soudainement une gaieté que
l'on relève rarement : « Je ne sais qui éventa [sic] le caquet et la jaserie,
badine-t-il, mais celui-là fut un génie bienfaiteur de l'espèce humaine. »
Cet homme, dont l'histoire a souligné la raideur et l'austérité, savait
manifester de la fantaisie, mais cet aspect, entrevu dans Organt,
n'apparaîtra plus qu'exceptionnellement, tant le fardeau et la gravité des
responsabilités lui imposeront un masque aux traits déformés dont la
postérité a retenu l'image.
Afin d'absorber son dynamisme, il ne cesse de réfléchir, d'écrire et
avoue à Beuvin : « Je m'ennuie et ce travail continuel dans la solitude
m'obsède. » L'ambition de jouer un rôle national le poursuit. Hanté par
l'idée de sa minorité, il est prêt à tout pour sortir de cette situation
insupportable. Il ose encore espérer, néanmoins, qu'avec l'appui de ses
partisans et la complicité de certaines autorités, il pourra neutraliser
Gellé. Mais celui-ci peut compter sur l'appui du curé Lévêque. Saint-Just
se trouve donc confronté à la double hostilité de la seigneurie et des
réformateurs modérés.

ÉLECTIONS DU PREMIER DEGRÉ.

En juin 1791, furent organisées les premières opérations électorales


pour désigner les membres de la prochaine assemblée nationale, la
Législative 1. Les communes du canton de Blérancourt avaient dressé de
nouvelles listes de citoyens actifs.
A l'évidence, la loi fut interprétée avec le plus extrême libéralisme,
sinon transgressée : les inscrits ont augmenté de près de 25 % dans le
canton et à Blérancourt de plus de 50 % !
Convoqués le dimanche 19, dans l'église de Blérancourt, les citoyens
actifs se querellent une fois encore à propos de Saint-Just : Gellé, le
chirurgien Massy et le fermier Labbé dénoncent à nouveau son âge et
demandent son exclusion. Mais les autres tiennent bon et, « unanimement
», le maintiennent... Thorin fils et le fermier Lebrasseur, deux alliés du
clan Gellé, sont élus le jour même, mais, le lendemain, les électeurs
boudent les urnes : seuls 141 votants désignent Saint-Just et trois de ses
partisans, ce qui confirme les scrutins d'octobre-novembre 1790: dans
son canton, Saint-Just peut compter sur 100 à 150 voix, environ un quart
des inscrits. C'est une assise électorale relativement étroite mais
cohérente, déterminée et fidèle.
Au cours de ces opérations, l'habileté du futur Conventionnel et des
siens fut de gagner du temps le premier jour et de dissuader leurs
adversaires de se représenter le lendemain. Mais les nuages
s'amoncellent. La validation de son élection, mise en question par le clan
Gellé, embarrasse l'administration. De plus, par un malheureux concours
de circonstances, c'est le 23 que paraît l'élégante et aimable apologie de
la monarchie constitutionnelle, Esprit de la Révolution et de la
Constitution de France, le lendemain même de l'arrestation de Louis XVI
à Varennes !

LA LETTRE À DAUBIGNY.
Saint-Just cherche alors partout des alliés. Sa fameuse lettre à
Daubigny du 20 juillet fut sans doute écrite à Noyon, au cours de l'un des
fréquents trajets qu'il effectuait vers cette ville. C'est par étourderie ou
précipitation (à moins que la transcription ne soit erronée) que la lettre
est datée de 1792 : toutes les allusions aux personnes et aux événements
se rapportent à l'année 1791 : « Je vous prie, mon cher ami, de venir à la
fête », commence-t-il, évoquant la Saint-Pierre, fête patronale de
Blérancourt fixée au premier dimanche d'août (et non une cérémonie
maçonnique comme on l'a supposé à tort). Il se fait même très pressant :
« Je vous en conjure. J'ai proclamé ici le destin que je vous prédis : vous
serez un jour un grand homme de la République. » (Coïncidence : au
même moment, Daubigny, alors proche de Robespierre, fait une
incursion dans l'histoire en portant aux Feuillants, qui ont quitté le club
des Jacobins après la fusillade du Champ-de-Mars, un appel au
ralliement). « Depuis que je suis ici, poursuit Saint-Just, je suis remué
d'une fièvre républicaine qui me dévore et me consume. » (...) « J'envoie
à votre frère la deuxième. Procurez-vous la dès qu'elle sera prête.
Donnez-en à MM. de Lameth et Barnave ; j'y parle d'eux. Vous m'y
trouverez grand quelquefois. » Le sens de cette « deuxième » s'éclaire au
dernier paragraphe : « J'ai donné à Clé un mot par lequel je vous prie de
ne lui point remettre d'exemplaire de ma lettre. » Daubigny ne connaît
donc pas la teneur de cet écrit politique destiné à mettre en valeur le
talent de l'auteur et approuvant les frères Lameth et Barnave. Il ne peut
s'agir de la « deuxième » édition de l'Esprit de la Révolution... parue un
mois plus tôt, probablement connue de Daubigny et muette sur Barnave.
Il faut supposer que Saint-Just envoie à un « frère » la seconde partie d'un
texte appelé à paraître sous forme de lettre et qui ne nous est pas parvenu.
Il est tout à fait possible qu'il ait songé à écrire, après les graves
événements de juin-juillet 1791, un complément tenant compte des
événements récents et corrigeant des idées exprimées six mois plus tôt. Il
était d'ailleurs familier des retouches : après Organt, il avait d'abord
ajouté une clé, puis son Dialogue avec M. D... pour attirer l'attention sur
la portée politique du poème. L'évocation des Lameth et de Barnave,
alors au sommet de leur popularité et intermédiaires actifs entre le Trône
et l'Assemblée, orateurs brillants et écoutés, s'explique sans doute par des
préoccupations électorales : Saint-Just cherchait certainement à être
remarqué par eux.
Redoutant par-dessus tout une indiscrétion du commissionnaire Clé, il
recommande à deux reprises, et en termes forts, de ne pas lui confier
d'exemplaire de sa lettre : « Je vous le défends très expressément, et si
vous le faisiez, je le regarderais comme le trait d'un ennemi... j'espère que
Clé reviendra les mains vides ou je ne vous le pardonnerai pas. » Clé, (ou
Clef, ou plus souvent Clay) aubergiste à Blérancourt se faisait volontiers
le messager de ses concitoyens et Saint-Just entretenait avec lui de
bonnes relations. Acquis aux idées nouvelles, Clay passait pour peu
sérieux auprès de ses amis, comme Thuillier l'écrivait à Saint-Just en
janvier 1793 : « Ta maman te prie de ne pas remettre sa pelisse au citoyen
Clef, parce que ce serait perdu. Ne lui remets pas la blouse que je t'avais
mandée, car il la vendrait. » En fait, Saint-Just trahit son inquiétude : il
veut à tout prix éviter que les autorités picardes soient informées de ses
dernières options : « Tant que je n'aurai point un sort qui me mette à l'abri
de mon pays, j'ai tout ici à ménager. » Il ressent l'inconfort d'une position
en porte-à-faux : à Paris, la plupart des hommes politiques se sont,
comme lui-même, définitivement détachés de Louis XVI après sa
tentative de fuite du 20 juin ; mais, dans l'Aisne, les autorités rivalisent
d'allégeance au souverain : derrière Lévêque, les administrateurs du
district de Chauny envoient une adresse à l'Assemblée « pour assurer le
roi de leur fidélité, de leur amour » et se féliciter de son « inviolabilité ».
Partout dans la région circulent des pétitions en sa faveur.
Le jeune révolutionnaire se trouvait dans une situation
particulièrement délicate. Au moment où paraissait son livre plein de
ménagements envers la royauté, la brusque évolution des circonstances
l'amenait, à l'aube de l'été 1791, à affirmer ses sentiments républicains
auprès des gens influents à Paris, tout en s'efforçant de les dissimuler, au
moins pour quelque temps, dans son département. Il pouvait redouter que
l'Esprit de la Révolution d'une part et l'additif de l'autre ne soient utilisés
contre lui, ici et là, par les hommes de l'un ou l'autre bord qui lui en
voulaient.
Contraint depuis l'enfance à la dissimulation chez les Oratoriens puis
envers M. d'Évry, obligé par ambition de mentir sur son âge et sa fortune,
astreint à tenir un double langage aux paysans de Blérancourt et aux
notables de Chauny, aux provinciaux et aux Parisiens, il sombre soudain,
sous l'effet d'une tension intolérable, dans une brutale explosion de
sincérité : « Allez voir Desmoulins, écrit-il à Daubigny, embrassez-le
pour moi, et dites-lui qu'il ne me reverra jamais, que j'estime son
patriotisme, mais que je le méprise, lui, parce que j'ai pénétré son âme et
qu'il craint que je le trahisse. Dites-lui qu'il n'abandonne pas la bonne
cause, et recommandez-le lui, car il n'a point encore l'audace d'une vertu
magnanime. »
Pourquoi évoque-t-il Desmoulins ? Il est rare de rencontrer deux
natures aussi dissemblables. Il y avait probablement chez Saint-Just une
part de dépit. Dès le mois de mai 1790, il avait écrit au journaliste : « Je
suis libre à l'heure qu'il est. Retournerai-je auprès de vous ou resterai-je
parmi les sots aristocrates de ce pays-ci ? (...) « Si vous avez besoin de
moi, écrivez-moi (...) Si vous avez quelque chose à faire dire à vos gens
de Guise, je les reverrai dans huit jours à Laon où j'irai faire un tour pour
affaires particulières. » Mais Desmoulins n'avait pas répondu à ses
avances.

On sait aussi que Saint-Just brûlait de faire du journalisme à Paris ; il


confiait à Beuvin : « J'ai envie d'entreprendre un journal jusqu'à ce que
mes vingt-cinq ans me viennent (...) D'ailleurs je voudrais être à Paris
pour fréquenter les bibliothèques dont je ne puis plus me passer. »
Camille faurait-il dissuadé d'embrasser cette carrière? Saint-Just ne
manquait pas d'arguments pour souligner l'évolution politique de son
interlocuteur et lui faire sentir combien ses actes s'éloignaient des
principes affirmés depuis que son mariage avec Lucile Duplessis lui avait
apporté l'amour et l'aisance. Desmoulins, lui, avait trop de talent pour ne
pas se prévaloir de son passé et rappeler ses convictions républicaines
exprimées dès le premier numéro des Révolutions de France et de
Brabant, bien avant Robespierre et Marat. Il aimait aussi beaucoup trop
la polémique pour ne pas opposer la soudaine «fièvre républicaine » de
son jeune censeur aux positions opportunistes soutenues dans l'Esprit de
la Révolution... ; il pouvait lui reprocher d'avoir justifié la royauté
constitutionnelle et la citoyenneté passive et même lui rappeler,
narquoisement, qu'au moment où il s'efforçait de se faire élire à vingt-
trois ans, il félicitait le législateur d'avoir écarté des urnes «l'homme qui
n'a pas vingt-cinq ans, dont l'âme n'est point sevrée ! »
Il y avait trop de scepticisme blasé à l'égard de la politique et de la
morale chez l'un, trop de passion chez l'autre. Dès cette époque, se
dessinent les premiers contours de ce que seront le dantonisme et le
robespierrisme... Chez Saint-Just la blessure était profonde : « Adieu ; je
suis au-dessus du malheur. Je supporterai tout ; mais je dirai la vérité.
Vous êtes tous des lâches qui ne m'avez point apprécié. Ma palme
s'élèvera pourtant et vous obscurcira peut-être. Infâmes que vous êtes, je
suis un fourbe, un scélérat, parce que je n'ai pas d'argent à vous donner.
Arrachez-moi le cœur et mangez-le ; vous deviendrez ce que vous n'êtes
point : grands ». Quels graves griefs Saint-Just pouvait-il nourrir à l'égard
de ses anciens amis ?

SAINT-JUST FRANC-MAÇON ?

Certains ont pensé qu'il fallait entendre le mot « frère » utilisé dans sa
lettre au figuré, comme en usaient les francs-maçons, et que Saint-Just
aurait vainement sollicité le parrainage de ses amis dans une loge
parisienne. Pourtant, les indices sont plutôt négatifs. Dans Organt,
l'auteur raille la célèbre loge des Neuf-Sœurs et, plus tard, le Bureau de
police du Comité de salut public, qu'il dirigera, tiendra pour suspectes les
organisations maçonniques. Rien, en outre, jusqu'ici ne permet d'affirmer
que Villain ou Desmoulins aient été maçons ; tout juste sait-on que le
père de Camille avait été « premier surveillant » à la loge Saint-Jean sous
le titre de la Franchise à Guise mais il avait presque aussitôt cessé ses
fonctions « à cause de ses absences fréquentes pour affaires ».
A Soissons, la loge des Frères amis réunissait quelques grands
notables et hauts fonctionnaires de l'Intendance, du reste le plus souvent
hostiles à la Révolution. Elle était si fermée qu'en 1781 s'était constituée
la loge de Saint-Julien de l'Aurore et que le Grand-Orient de Paris, saisi
du litige, avait tranché en faveur de la nouvelle loge. Le recrutement
étant désormais moins élitiste, plusieurs Blérancourtois comme Constant
Meurizet, procureur au bailliage, ou Pierre Gauthier, prieur des Feuillants
(les religieux du bourg) entrèrent aux Frères amis, mais pas Saint-Just,
trop jeune et sans état. De toute façon, l'activité maçonnique déclina à
Soissons dès le début de la Révolution et le vénérable précisait dans une
« planche » (une lettre) du 26 juillet 1792 à l'Orient de Paris que la loge y
était dissoute « depuis plus d'un an ».
Cependant, s'il en avait eu besoin pour la suite de sa carrière, Saint-
Just aurait sans doute pu entrer à la loge de L'Heureuse rencontre de
l'union désirée à Noyon, où la famille Decaisne comptait plusieurs
dignitaires. Son propre beau-frère, André François Emmanuel Decaisne,
y avait été reçu « le 3e jour du premier mois de l'année de la vraie lumière
5788 » (3 mars 1788). Mais lui-même ne figure pas dans le tableau des «
frères » en 1791, peu avant la dispersion de la loge. Cela ne veut pas dire
que Saint-Just n'ait pas bénéficié de solidarités liées à la maçonnerie ou
du soutien individuel de certains « frères », Decaisne par exemple.
Toutefois, parmi les maçons il comptera toujours beaucoup plus
d'ennemis que d'amis, à commencer par Beauvisage, seigneur de Guny,
de la loge soissonnaise des Frères amis, Jean-Baptiste Hébert, affilié à la
Parfaite union à Laon et plus tard à celle des Enfants de la vraie lumière
à Chauny, emprisonné comme ex-noble et pour avoir rédigé une adresse
favorable au roi. Faut-il aussi rappeler que Brunet d'Évry père et que
Potier de Gesvres, jugé et guillotiné le 7 juillet 1794 sur ordre de Saint-
Just, avaient été maçons ?
Il est donc douteux que Saint-Just ait cherché à se faire intégrer dans
une société dépassée par les événements révolutionnaires aussi bien à
Paris qu'en province et dont la plupart des loges avaient cessé leurs
activités. En 1791, il savait bien que ce grand corps prestigieux et
mystérieux avait perdu toute cohésion. S'il cherchait à se faire remarquer
par les Lameth, dont l'un était du Grand-Orient, c'est l'homme politique et
non le maçon qui l'attirait.
La vérité est plus simple. En 1788, Daubigny avait deux frères à Paris,
l'un qualifié de « bourgeois » et l'autre de « premier valet de chambre de
Monsieur le garde des Sceaux ». C'est probablement à l'un d'eux que
Saint-Just fit appel pour faire reproduire la fameuse lettre à diffusion
confidentielle. La très vive déception qu'il exprime à ses amis, tous deux
ardents Jacobins, répond sans doute à leur refus de le présenter au grand
club de la rue Saint-Honoré pour de prétendues raisons financières 2.
Saint-Just n'en pouvait plus de végéter à Blérancourt – « O Dieu !
Faut-il que Brutus languisse loin de Rome ! » – et le club des Jacobins,
véritable séminaire d'hommes politiques, était alors beaucoup plus
attirant qu'une loge pour un aspirant à la députation.

EXCLUSION DE SAINT-JUST.

Tous ces élans désordonnés mettent en relief les sinuosités de sa ligne


politique. Mais l'accessoire ne doit pas masquer l'essentiel et il faut bien
constater que l'itinéraire est comparable à celui de presque tous les
révolutionnaires avancés. Isolé à Blérancourt, sans guide dans un
entourage hostile et propre à le décourager, Saint-Just affirme, dès la fuite
du roi, un républicanisme intransigeant. Il ne changera plus.
Plus de deux mois après leur désignation, les « électeurs » furent
convoqués à Laon, le 4 septembre 1791, pour choisir les députés à la
Législative. Un rapporteur exposa les difficultés soulevées par l'élection
de Saint-Just à Blérancourt. Celui-ci avait pourtant écrit au président une
lettre lue en public où il prétendait « avoir justifié de son âge ». Le
lendemain, l'assemblée décida qu'il devrait le prouver. Le 7, il déposa une
nouvelle réclamation en invoquant la loi du 27 mars 1791 qui laissait à
certains citoyens, attaqués pour inéligibilité, l'exercice provisoire de leur
mandat. En l'absence de justification, Jean Debry consignait au procès-
verbal : « Nous, président, l'avons [Saint-Just] rayé de la liste des
électeurs. » C'était fini. Le rêve de participer à l'Assemblée législative
s'effondrait.
Quelques jours plus tard, le 18 septembre, alors que l'on procédait à
Chauny à la nomination des nouveaux administrateurs du district, Gellé,
électeur suppléant, demanda à remplacer le titulaire évincé. Pièces à
l'appui, il justifia l'invalidation de Saint-Just et fut admis. Changement
symbolique : l'ancien pouvoir, un instant ébranlé, se raffermissait.
A ces déboires politiques de l'été 1791 se sont probablement ajoutées
des déceptions et des frustrations d'ordre personnel. Depuis son retour à
Blérancourt, l'existence quotidienne rapprochait Saint-Just de Thérèse
Gellé-Thorin. Une tradition veut même qu'ils aient entretenu alors une
liaison clandestine. Les témoignages indiscutables sur ce qui se passera
plus tard lui donnent toutes les apparences de la vraisemblance. Il n'est
donc pas à exclure que des griefs d'ordre privé se soient mêlées à
l'affrontement sans merci de deux hommes idéologiquement opposés.
1 Le code électoral censitaire était complexe. Rassemblés au chef-lieu de canton, les citoyens
actifs (payant une contribution équivalant à trois journées de travail) devaient choisir 1/100e d'entre
eux (6 pour le canton de Blérancourt) qui seraient « électeurs ». Pour être « électeur » il fallait
payer une contribution équivalant à 10 journées de travail. Ces « électeurs », convoqués par la
suite au chef-lieu de département, désigneraient les députés à la Législative parmi ceux qui
payaient une contribution d'un marc d'argent, soit 50 francs.
2 Les non-députés pouvaient être admis au club des Jacobins sur présentation de 5 membres. Le
droit d'entrée était de 12 livres et la cotisation annuelle de 24.
CHAPITRE X

Un an encore aux côtés du peuple


A l'automne de 1791, la bataille pour les communaux de Blérancourt
rebondit : Grenet, l'ancien seigneur, n'est pas vraiment disposé à les
restituer. Face aux siens, déçus, et à ses adversaires, goguenards, Saint-
Just se sent ridicule d'avoir, un an plus tôt, crié victoire. Il réalise, en
même temps, que les bons sentiments ne parviennent pas toujours à
concilier des intérêts opposés. Qui pouvait ressentir plus vivement que lui
une telle humiliation ? « Vous connaissez l'homme à qui vous avez
affaire, confiait-il à Beuvin, il a le cœur et l'âme élevés. » Il faut de la
maturité pour se résigner au cynisme.
Puisque cette première conciliation avait échoué, il fallait donc que le
problème fût repris sur de nouvelles bases. Les parties constituèrent alors
des rapports et mémoires aux conclusions évidemment contradictoires.
Le seigneur s'appuyait sur des déclarations de propriété élaborées au fil
du temps, dont certaines remontaient au XVe siècle, et qui n'étaient pas
toutes précises. Cette situation multipliait les sujets de contestation, mais
les solutions se heurtaient surtout à un principe fondamental. En
garantissant la propriété comme un droit naturel et imprescriptible, le
nouveau régime était bien embarrassé pour dire le droit. Quelles que
soient, ici et là, les volontés réformistes, les subtilités et les artifices
juridiques, les propriétaires avaient la plupart du temps les moyens de
défendre efficacement leurs intérêts en rassemblant leurs titres et même
en puisant dans le nouvel arsenal législatif.
A Blérancourt, Gellé, pour le compte de Grenet, faisait observer qu'une
grande partie des terres litigieuses avaient été boisées et tombaient sous
le coup de la loi du 22 février 1791 ; celle-ci assurait pleine propriété et
libre jouissance des plantations seigneuriales de plus de quarante ans sauf
si les communautés souhaitaient les racheter à leur valeur actuelle.
Blérancourt ne pouvait supporter une telle dépense. Gellé rappelait aussi
que de nombreuses plantations remontaient aux années 1750-1751 et que
certaines, apparemment plus récentes, avaient été reconstituées après des
destructions avec l'accord total « de la partie la plus saine de la
population ». Conseillé par Saint-Just, le procureur de la commune,
Monneveux, faisait citer des vieillards ayant effectué de nombreuses
plantations après 1752. C'était un dialogue de sourds. Les autorités
départementales finirent par autoriser la commune à faire valoir ses
droits. Saint-Just fut le défenseur officieux de Blérancourt auprès du
tribunal de district à Coucy. Avec une minutie de juriste, il résuma les
griefs de la communauté et opposa, aux dénombrements douteux établis
unilatéralement par le seigneur, un usage qui remontait à deux siècles.
Très habilement, il arguait de ce que le seigneur et les habitants avaient
qualité d'associés dans la propriété et la gestion des communaux :
personne ne pouvait en droit s'approprier une partie de ces terres
indivises et toute tentative en ce sens, à quelque époque que ce fût, ne
pouvait qu'être frappée de nullité ; il reprenait là une argumentation
juridique qui avait amené la Constituante à donner aux municipalités la
possibilité de recouvrer des parcelles que les seigneurs avaient acquises
par triage (reprise en pleine propriété du tiers d'une terre autrefois
concédée gratuitement). Certaines plantations conférant une plus-value
au domaine commun, leur récupération, admettait-il, donnait lieu à
indemnité en faveur du seigneur, encore que celui-ci en eût tiré des
bénéfices. Mais, il lui apparaissait inique que le châtelain prétendît à des
remboursements de frais de plantation et d'entretien. Ce serait payer,
disait-il, « le prix d'un délit qui a détruit le troupeau » (le troupeau de
moutons communal était passé de 1 500 à 600 têtes).
Ce plaidoyer trahit l'évolution de Saint-Just. En octobre 1790, il
évoquait « la droiture de Mr de Grenet..., la bonté de son cœur » qui
méritaient « les sentiments de reconnaissance et d'attachement » de tous ;
à présent, il dénonçait les « sinuosités du Sieur Grenet » qui avait, avant
la Révolution, multiplié les bonnes paroles, les fausses promesses et les
tergiversations et maintenant temporisait. A l'épreuve des réalités, le
révolutionnaire se frottait à l'immense capacité de résistance de la
noblesse que rien n'avait entamée. Décidément, tout n'était pas
conciliable, il était impossible de convaincre les Gellé, les Grenet et les
Lauraguais : « Quand un État est assez malheureux pour avoir besoin de
violence, il a besoin d'infamie », avait-il écrit en 1790. Le pensait-il
toujours, ou bien prenait-il conscience que seule la pression
révolutionnaire devait faire plier les privilégiés ?

AVOCAT DE SES COMPATRIOTES.

Saint-Just poursuit ses entreprises dans le cadre de la légalité,


multipliant les démarches officieuses auprès du juge de paix de Coucy
pour le compte de ses concitoyens : la plupart des différends appelés en
conciliation portent d'ailleurs sur des contentieux entre des particuliers et
le château. On voit le régisseur Gellé défendre les intérêts de la
seigneurie avec une constante âpreté. A Béjot, « bourgeois », il réclame
huit années d'arrérages de terrage, c'est-à-dire la redevance d'une partie
des récoltes ; il exige de quatre pauvres habitants de multiples droits. On
voit Lauraguais, convoqué au bureau de paix pour un rachat de terrage,
refuser de s'y rendre puis répondre que les offres sont insuffisantes.
« Bourgeois », marchands, modestes travailleurs (jardiniers, tisserands,
tailleurs de pierres, maçons), Saint-Just les défend tous avec le même
talent, dévoilant ainsi une facette jusque-là inconnue de sa personnalité.
Avec une immense bonne volonté et un désir de conciliation qui place ses
adversaires en difficulté, il reconnaît que Béjot ou Coupet ou Sevestre
sont en retard de paiement. D'ailleurs, lui Saint-Just, qui les représente,
est disposé à payer ; il montre 6 livres. Mais afin d'établir les droits, il
serait souhaitable de consulter les archives authentifiant ces redevances.
Gellé ne l'ayant pas fait, il propose de proroger la citation ; devant le
refus du régisseur, Saint-Just fait remarquer que celui-ci devra bien
devant le tribunal présenter ses pièces. Pourquoi ne pas le faire
maintenant ? Le juge ne pouvait qu'apprécier ce mélange de mesure et de
finesse, mais il était aussi impuissant que le jeune avocat. Dans le
marquisat, seules les suites du 10 août mettront un terme à l'entreprise
seigneuriale.
AUX MÂNES DE MIRABEAU.

Dépourvu de droits politiques, avocat impuissant, Saint-Just, n'avait


légalement accès qu'à la Garde de Blérancourt. Il s'y accrochait. Le grade
de « lieutenant-colonel » que Thuillier lui attribue dans les procès-
verbaux et que lui-même accole quelquefois à son nom masque une
réalité moins flatteuse, comme on peut le constater lors de la
réorganisation de cette milice en février 1792. Encore une fois, les
élections sont soumises à l'influence des gros fermiers, dont deux sont
élus « commandants ». Saint-Just est seulement « commandant en second
». Cela ne l'empêche pas d'exploiter toute occasion et de transformer les
grandes circonstances en manifestations de propagande politique.
Le 13 mai 1792, les habitants de Blérancourt étaient rassemblés au
marais pour y planter l'arbre de la Liberté. La journée, explique le
procureur Monneveux, était placée sous le signe de la liberté pour les
citoyens et de l'effroi pour leurs ennemis. On fit mettre la Garde nationale
en carré et Saint-Just s'adressa à ses concitoyens. Voulant célébrer le
premier anniversaire de la mort de Mirabeau, dont le prestige était encore
intact (du moins en province), il invita l'assistance à le suivre en cortège
chez lui pour y quérir un buste du grand homme. On planta l'arbre et
Decaisne prononça un discours (probablement rédigé par Saint-Just) :
devant l'arbre et sous le regard de Mirabeau, l'orateur s'engagea, au nom
de tous, à apporter aux « patriotes » la paix, la liberté, le bonheur et aux
tyrans la guerre et la mort. Les ennemis de la Révolution « ont repoussé
nos cœurs et nous avons porté chez eux les piques, le fer et la mort » (une
vision pour le moins optimiste des premiers combats d'une guerre
déclarée depuis trois semaines). L'exemple d'hommes comme Mirabeau
ferait triompher leurs principes : oubli de l'intérêt particulier – la
correspondance du tribun avec le roi sera découverte plus tard – et
fidélité à la loi. « Notre poste véritable aujourd'hui, ajoute Decaisne, est
sur la terre ennemie et violatrice de nos droits ; il est à la victoire ou à la
mort ! La mort ne sera point pour nous mais pour les tyrans. L'arbre de la
Liberté fera le tour de l'univers ; on le plantera à la porte de tous les
esclaves et de tous les rois ; et s'ils l'abattent, il tombera sur eux. » Ce
martial langage ne dut pas dépayser les Blérancourtois. Depuis l'automne
de l'année précédente, ils s'étaient accoutumés à la proximité des soldats
qui cantonnaient dans le bourg.
En ce printemps 1792, la population de Blérancourt, unie derrière ses
autorités et son curé, adhère avec une certaine ferveur aux manifestations
révolutionnaires. Ayant prêté serment à la constitution le 21 novembre
1790, l'abbé Flobert n'a jamais refusé son concours au nouveau régime. Il
est de toutes les grandes cérémonies. Le 23 janvier 1791, en présence de
Saint-Just, il transfère dans l'église paroissiale les châsses contenant les
reliques de saint Côme lorsque le couvent des Feuillants est supprimé. Le
25 septembre 1791, il solennise l'acceptation de la constitution par Louis
XVI en célébrant avec les corps constitués, la Garde et « tous les citoyens
», la messe et les vêpres, suivies du chant du Te Deum. Dès la déclaration
de la guerre il participe aux efforts de recrutement pour l'armée. Enfin, à
l'issue de la cérémonie du 13 mai, il chante « la messe du Saint-Esprit
pour tous les volontaires qui sont sur les frontières ». Saint-Just
encourage cette collaboration entre le curé et les autorités favorables à la
Révolution, ne perdant pas de vue l'aide que pouvait apporter Flobert aux
forces de rénovation. Aucune trace de rupture n'apparaît, du moins
jusqu'à son départ à la Convention.

« DE LA NATURE. »

Quand l'action ne l'accapare pas, Saint-Just s'adonne à la réflexion. Il


commence la rédaction d'un nouveau traité, De la Nature, de l'état civile
(sic) de la cité ou les règles de l'indépendance du gouvernement. Le plan
prévoyait quatre livres. Deux seulement ont été rédigés, pour l'essentiel
au cours des années 1791 et 1792. L'ouvrage est demeuré inachevé faute
de temps ou parce que certains développements étaient devenus sans
objet après le 10 août.
La lecture de ces quarante pages assez abstraites est difficile parce que
Saint-Just donne à certains mots tantôt leur sens habituel, tantôt un sens
qui lui est propre. Les idées de ce nouvel ouvrage présentent des
analogies avec celles de l'Esprit de la Révolution... et même d'Organt.
Mais la pensée est mûrie, approfondie et plus originale.
L'homme est naturellement sociable, écrit-il, et vivait à l'origine dans
un « état social », c'est-à-dire en symbiose avec la nature où n'existaient
ni l'élévation ni l'abaissement de la personne, où régnaient l'indépendance
et la sûreté et dont étaient proscrites la violence et l'oppression. Chaque
individu était assuré de sa «possession», une sorte d'acquis naturel,
inaliénable, assurant à chacun la satisfaction de ses besoins et de ses
affections. Cette société heureuse avait dû concevoir un « état politique »
organisé autour d'une force capable de s'opposer à l'agression d'une
société étrangère. Mais cette force a été annexée par un tyran, qui l'a
utilisée pour s'assujettir ses semblables, menant ainsi les hommes d'un
âge d'or à l'âge actuel. Toutes les lois furent depuis lors des lois de force
et de violence sécrétant la dépendance, la domination, l'oppression et
façonnant un homme nouveau qualifié de «sauvage». Malgré des
emprunts visibles, Saint-Just s'éloigne sur ce point de Rousseau («ce
grand philosophe a pensé que l'homme avait commencé par être sauvage
mais il a fini par là »), et se rapproche de Bernardin de Saint-Pierre. Cette
idée de la régression de l'humanité le porte à dénigrer les lois
systématiquement. Toutes sont mauvaises, même si elles émanent d'un «
contrat social ». Il y a chez le jeune théoricien un côté libertaire.
Les propositions frappent par leur libéralisme. Ses conceptions du
mariage tranchent sur les mentalités de l'époque. Les unions doivent se
réaliser sans contrainte, les séparations également, dans la mesure du
moins où les enfants n'ont pas à en souffrir. Les rapports contractuels
entre conjoints ne sont soumis qu'à leur propre volonté. Dans le même
esprit, Saint-Just envisage avec mesure les problèmes de l'adultère et
ceux de l'inceste.
Enfin, tout en manifestant son opposition formelle aux lois agraires, il
voit dans la propriété dont chacun pourrait être doté le moyen d'assurer la
conservation de tous les individus et leur attachement à la patrie.
De la Nature... fut médité dans la solitude. Si l'Esprit des lois l'inspire
encore largement, il copie surtout la démarche et rejette plus de solutions
qu'il n'en adopte. Ainsi, il emprunte à Montesquieu la distinction entre les
« lois civiles », douces, à l'usage des particuliers et les « lois politiques »,
propres aux princes qui doivent gouverner par la force, mais il en fait le
point de départ d'un système original. Il partage son horreur pour la loi
agraire et son optimisme quant aux effets démographiques d'une
redistribution de terres. Comme lui, il parle des rapports entre hommes et
femmes, mais en tire des conclusions plus souples. Et, on l'a dit, il
évoque avec modération la question de l'inceste que Montesquieu
flétrissait.

ACQUISITION DE BIENS NATIONAUX.

Mais les événements de l'été 1792 allaient arracher Saint-Just à ses


méditations. Plus que jamais il songeait à ses ambitions nationales. Le
caractère tapageur d'initiatives dont il rehausse certaines manifestations
publiques n'est évidemment pas dépourvu d'arrière-pensées. Avant les
événements imprévisibles du 10 août, qui provoquèrent la désignation
anticipée d'une Convention élue au suffrage universel sans aucune
condition censitaire, Saint-Just se préparait à des élections qui devaient
intervenir à l'automne de 1793. Âgé de vingt-six ans, il ne serait plus
confronté à l'obstacle de sa minorité. Mais restaient les conditions de
cens. Dès avril 1790 il s'était livré à une nouvelle tricherie : avec la
complicité de Thuillier, il s'était fait porter sur les listes comme un
contribuable payant 100 livres ! A cette époque, il n'avait pas d'activité
rémunérée et n'avait pas encore hérité des biens de son père ; même s'il
avait pu en disposer, ils auraient représenté moins d'une dizaine
d'hectares de terre. A Blérancourt, à l'exception du meunier et du
receveur des droits de marchés, personne n'acquittait plus de 100 livres.
La falsification est d'ailleurs grossière. Le nom de Saint-Just a été rajouté
par Thuillier et le montant de la contribution, d'abord porté à 200 livres, a
été surchargé pour être ramené à 100 ! Ce truquage a beaucoup contribué
à entretenir une illusion sur l'état de richesse de Saint-Just.
Gellé ignorait bien entendu cette fraude, mais il connaissait
suffisamment la situation de la famille Saint-Just pour pouvoir mettre en
doute le montant des impositions de son adversaire. C'est probablement
par crainte d'une difficulté de cet ordre que celui-ci acquit des biens
nationaux dans le district de Noyon, achat qui a donné lieu à des
interprétations tendancieuses au lendemain de Thermidor : « Le
conspirateur Saint-Just », écrivait l'agent national du district de Chauny
chargé de l'enquête, aurait acquis des biens dans le district de Noyon «
sous un nom emprunté comme, à ce qu'on prétend, il a fait dans la Suisse
».
Saint-Just avait bien acheté le 20 juin 1792, sous son nom et son titre
de «commandant du bataillon de la Garde nationale de Blérancourt »,
huit pièces de pré sises aux environs de Noyon, à Brétigny, Pontoise et
Salency, en tout 14 faulx et demie 1 pour 13 275 livres. Il avait pris
comme fondé de pouvoir Augustin Bontems, laboureur à Cuts, qui traitait
lui-même directement avec des manouvriers chargés de la fenaison, en
particulier un certain Pierre Cardon, « pêcheur de poissons » à Pontoise.
Hucher, notaire à Noyon, percevait les fermages de Salency et en faisait
transmettre le montant à Saint-Just par Bontems qui réglait au percepteur
les contributions du Conventionnel. Mais comme Pierre Cardon et
Augustin Bontems achetèrent eux-mêmes des biens nationaux, on a
accusé les intéressés d'avoir été des prête-noms pour le compte de Saint-
Just.
La malveillance eut d'autant plus de prise que les Bontems s'étaient fait
beaucoup d'ennemis à Cuts, où ils avaient animé, dans les années 1780,
un groupe de défricheurs, ce qui leur avait valu un procès intenté par la
communauté. Les plus irréductibles, comme Augustin Bontems, s'étaient
soumis de mauvaise grâce et, à la faveur des troubles révolutionnaires,
avaient repris leurs empiètements, surtout à partir de 1790. Les officiers
municipaux de Cuts les avaient alors cités devant le tribunal de district de
Noyon, qui avait ordonné l'exécution des sentences, mais Saint-Just, au
nom du Comité de salut public, était intervenu en leur faveur et avait
ordonné une enquête.
Le Conventionnel prenait le parti d'hommes qui s'étaient dressés contre
le château et la municipalité complaisante. Comme Gellé était bailli de
Cuts, on retrouve dans ce village de l'Oise le prolongement de
l'antagonisme Gellé-Saint-Just. Après Thermidor, les officiers
municipaux dénonceront les Bontems aux administrateurs du district : «
Leurs prétentions n'ont rien qui étonne lorsqu'il demeure constant que le
traître Saint-Just était le protecteur d'Augustin Bontems avec lequel il
était en relation et qui recevait pour lui. »
Ces achats de biens nationaux apparaissent en fait comme des achats
de précaution, dans le contexte d'une législation électorale favorable aux
propriétaires terriens et aux gros contribuables. La façon dont ils ont été
acquittés est plus mystérieuse. L'effort financier était relativement
modeste car le paiement pouvait être échelonné sur douze ans et les
acquéreurs ne devaient fournir, dans la quinzaine de l'achat, que 12 % du
prix. Saint-Just aurait donc dû débourser, en 1792, un peu moins de 1600
livres. Il est possible qu'il ait disposé de son patrimoine en avance
d'hoirie, mais il semble plutôt qu'une partie des fonds nécessaires lui ait
été prêtée : ainsi, en 1793, rembourse-t-il 400 livres à son ami Lely, de
Blérancourt.
Ces acquisitions précédaient de moins de deux mois l'explosion d'août.
L'Assemblée supprimait alors, dans sa séance du 10, toute distinction
censitaire entre les citoyens. Le 12, elle abaissait l'âge de l'électorat à
vingt et un ans, mais maintenait l'éligibilité à vingt-cinq. Le principe de
l'élection à deux degrés fut conservé ; le 26 août aurait lieu la désignation
des électeurs et le 2 septembre celle des députés. Saint-Just eut 25 ans le
25 août !

LE BENJAMIN DE LA CONVENTION.

Lorsque s'ouvrit, dans l'église de Blérancourt, l'assemblée primaire de


canton, Saint-Just n'avait plus guère d'obstacles sur sa route. Gellé, qui
avait si obstinément utilisé l'argument de l'âge, dut penser que la chance,
cette fois, avait tourné. Vint-il seulement aux urnes ? Malgré la
libéralisation du système électoral, l'abstention, comme partout en
France, fut massive: 177 citoyens seulement votèrent et 164 désignèrent
Saint-Just. C'était le plus grand nombre de partisans qu'il eût jamais
rassemblés. Les cinq électeurs élus avec lui étaient tous des siens, en
particulier son beau-frère Decaisne et son ami Thuillier.
Dès l'ouverture de l'assemblée pour la nomination des députés à la
Convention le 2 septembre en l'église Saint-Gervais de Soissons, Saint-
Just fut élu vice-secrétaire, puis président du premier bureau de vote. Le
5 septembre au matin, il obtint 349 voix sur 600. Succès modeste par
rapport à ceux des anciens députés à la Législative Quinette et Debry ou
d'hommes très connus comme Thomas Payne ou Condorcet,
respectivement élus dans quatre et cinq départements. « M. le président
lui a dit deux mots sur ses vertus qui ont devancé son àge »; précise le
procés-verbal de l'assemblée de Soissons, et Saint-Just a répondu en
«marquant à l'assemblée toute sa sensibilité et la plus grande modestie. »
Le 9, Saint-Just écrivait à son beau-frère Adrien Bayard : « Frère, je
vous annonce que j'ai été nommé lundi dernier député à la Convention...
» Il était bien ému ou bien fatigué pour communiquer avec une erreur de
date la nouvelle de son élection qui remontait, en réalité, au mercredi. Il
demandait à son parent de lui prêter pendant une quinzaine de jours son
logement parisien.
Ainsi se terminait un séjour de près de trois années à Blérancourt. Des
années fertiles en événements et en combats, des années d'efforts et de
travail au cours desquelles la pensée avait mûri à l'épreuve de l'action.
Après Thermidor, son ami Gâteau devait promettre d'en révéler
l'ampleur : « Je dirai quel était ton zèle à défendre les opprimés et les
malheureux quand tu faisais à pied, dans les saisons les plus rigoureuses,
des marches pénibles et forcées, pour aller prodiguer tes soins, ton
éloquence, ta fortune et ta vie. » Il ne le fera pas, mais chacun peut
mesurer ce qu'a pu coûter, en déplacements et sacrifices, une telle
activité. Qu'en restait-il ?
Les nouvelles institutions, un moment porteuses d'espoirs, avaient
déçu. La Garde nationale n'avait guère été un facteur d'émancipation. La
fédération locale n'avait pas dépassé une union de principe entre deux
villages sur les douze du canton. La Fédération nationale n'avait donné
lieu qu'à un grand spectacle. Saint-Just n'avait pu vaincre. Avait-il su
convaincre ? Moins du quart de ses compatriotes lui apportaient son
soutien alors qu'il s'était dévoué à leur cause avec tant de ténacité.
Mais voilà qu'en un seul jour, le 10 août 1792, l'émeute avait balayé la
royauté et condamné à court terme la plupart des survivances du régime
seigneurial. Saint-Just pouvait constater qu'un seul jour de violence
révolutionnaire avait donné à la France ce que trois années d'efforts
obstinés n'avaient pu procurer à son village.
Lorsqu'il quitta la Picardie, il méditait cette leçon. Quelques jours plus
tard, mêlé à ses collègues de la Convention, il allait s'en distinguer par sa
jeunesse – il était le benjamin de cette assemblée – et aussi par son
expérience. Qui, parmi tous ces bourgeois, avait, comme lui, lutté au
coude à coude pendant trois annés avec le petit peuple ? Face à tous ceux
qui faisaient ou feraient la Révolution «en haut », qui l'avait faite, autant
que lui, « en bas » ?
1 Voir carte en annexe. Une faulx : un peu moins de 43 ares.
CHAPITRE XI

Le roi doit mourir


La révolution commence quand le tyran finit.
SAINT-JUST, 27 décembre 1792.

Saint-Just gagna donc Paris, le 18 septembre 1792, deux jours avant


l'ouverture de la Convention. Réunie pour la première fois le 20, elle était
composée d'une majorité d'hommes qui avaient affirmé leurs sentiments
républicains. La plupart des royalistes s'étaient abstenus ou avaient été
écartés des assemblées électorales. Quelquefois même, lorsqu'ils avaient
été convaincus d'avoir signé des pétitions en faveur du roi, comme à
Soissons ou à Paris, ils avaient été exclus. A Paris, le scrutin s'était
déroulé publiquement et oralement, enlevant ainsi aux modérés les
chance que leur aurait donné le secret : même Marat, qui choquait tant de
respectabilités à la Montagne, avait été désigné ! De cette ardente
Convention, les Girondins allaient constituer l'élément tempéré alors
qu'ils avaient siégé à la gauche de la Législative, bousculé les valeurs
modérées et multiplié les attaques contre la royauté.

PROCLAMATION DE LA RÉPUBLIQUE.

Ces députés se savaient mandatés pour mettre un terme à une crise de


régime qui couvait depuis la fuite du roi et qu'avait ouverte, le 10 août, la
prise sanglante des Tuileries. Leur origine bourgeoise et leur activité
politique ne les portaient pas, pour la plupart, à l'indulgence envers le
trône. Valmy, le premier succès militaire de la Révolution, acquis
opportunément le jour même de leur réunion, les confortait dans leurs
convictions. Aussi, lorsque le 21 septembre, le député parisien Collot
d'Herbois proposa l'abolition de la royauté, il ne rencontra guère de
résistance. Tout au plus Basire, ami de Danton, s'efforça-t-il de tempérer
l'enthousiasme en recommandant une discussion. Mais Grégoire, l'évêque
constitutionnel de Blois, lui répondit vertement : « Qu'est-il besoin de
discuter quand tout le monde est d'accord? Les rois sont dans l'ordre
moral ce que les monstres sont dans l'ordre physique. Les cours sont
l'atelier du crime, le foyer de la corruption et la tanière des tyrans.
L'histoire des rois est le martyrologe des nations ! » Ducos l'appuya en
affirmant que toute explication serait bien inutile « après les lumières
qu'a répandues la journée du 10 août ». Cette argumentation sommaire
servit de débat. La décision fut prise à l'unanimité. La République était
née. Étonnée, sans doute, de sa propre audace et comme pour se
convaincre elle-même, la Convention décida de dater désormais les actes
officiels non plus de l'an IV de la Liberté mais de l'an I de la République.
Cette victoire trop facile, acquise dans le désordre d'une fin de séance
dépeuplée, portait une lourde charge d'ambiguïté. Elle suivait une
initiative de Danton qui avait fait condamner, tout aussi unanimement, la
dictature et la loi agraire: un coup à gauche, un coup à droite. Mais
chacun savait que ce mouvement de balancier trop bien réglé ne pourrait
pas camoufler indéfiniment les divergences. Tôt ou tard, au-delà de cette
unité de façade, il faudrait bien répondre aux vraies questions : quelle
liberté, quelle propriété, quel pouvoir? Et puisqu'on avait supprimé la
royauté, il fallait apporter une réponse à la plus urgente : que faire du
roi ? Ce fut l'origine d'un long et douloureux débat qui exacerba les
rivalités et les affrontements à la Convention et attisa les haines entre
Girondins et Montagnards.

GIRONDINS ET MONTAGNARDS.

Ces groupes n'ont rien à voir avec nos organisations politiques


modernes. Si, à cette époque, on discernait un rassemblement d'hommes
attachés à faire prévaloir un programme cohérent, on le dénonçait comme
une coterie, une sorte de perversion de la démocratie, que l'on appelait
péjorativement une faction. Au fil du temps, des députés se sont pourtant
rapprochés selon des affinités et ont pris l'habitude de réagir
collectivement.
Les partisans de Brissot, baptisés Girondins par Lamartine, ont été
présentés comme une émanation de la bourgeoisie côtière, naturellement
attachée au libéralisme économique et favorable au commerce maritime.
Les Bordelais étaient évidemment sensibles aux intérêts d'un grand port.
Mais beaucoup venaient d'autres horizons. Brissot était de Chartres et
Condorcet, né à Ribemont, était député de l'Aisne comme Saint-Just. Les
Montagnards (qui siégeaient en haut des gradins, d'où leur surnom), de
milieux peut-être moins aisés, semblent avoir été plus proches des
artisans et des boutiquiers, plus familiers du peuple parisien : beaucoup
se sont fait élire à Paris. Mais eux aussi, pour la plupart, sont des
partisans convaincus de la propriété, condamnent la loi agraire et prônent
un certain libéralisme économique.
Rien en fait ne laisse supposer que ces hommes vont se déchirer
cruellement. Presque tous issus de la petite et moyenne bourgeoisie, ils
ressentent une même hostilité à l'égard de l'opulence et des grandes
fortunes, ils se sont les uns et les autres dressés contre le despotisme et
sont sensibles aux valeurs de la démocratie. A quelques notables
exceptions près, ils rejettent les croyances religieuses traditionnelles
comme autant de superstitions et méprisent les prêtres. Toutefois, leur
conduite procède d'intérêts et de tempéraments divergents. Elle est
marquée par l'indépendance et l'originalité des plus fortes personnalités.
Les relations d'amitié, les rivalités de personnes et les jalousies,
l'influence des événements viennent perturber des clivages apparemment
logiques. Si les préoccupations économiques sont importantes, elle sont
loin d'être déterminantes. Le désir d'être, l'idéalisme, la foi en un
messianisme révolutionnaire et les passions l'emportent chez certains
dans les deux camps.
Sur la nouvelle Assemblée planait le souvenir affreux des massacres de
septembre 1792. Certains faisaient la part belle à la spontanéité qui peut
s'emparer en pareille circonstance de foules incontrôlées. Beaucoup
même comprenaient la réaction de « patriotes », qui avaient perdu leur
sang-froid à l'annonce de l'avance ennemie. Mais tous, au fond d'eux-
mêmes, réprouvaient ces « septembrisades » qui bouleversaient leur
sensibilité.
Elles devinrent pourtant une machine de guerre. Les Girondins
s'efforcèrent d'en faire porter la responsabilité à leurs adversaires. Ils
accusaient la Commune de Paris, mise en place le 10 août, d'être
l'instigatrice du crime, Marat d'avoir appelé à la justice directe du peuple,
Danton, alors ministre, de n'avoir rien tenté pour s'y opposer. Leurs
attaques faisaient mouche et impressionnaient ces députés dont la grande
masse siégeait à la Plaine, comme on disait alors, c'est-à-dire au centre.
La Montagne se trouvait comme éclaboussée de ce sang innocent des
prisons, et réduite à la défensive.
Expérimentés, réputés, sûrs d'eux, les Girondins s'imposèrent d'emblée
en plaçant les leurs aux postes-clés. Sans discrétion ni délicatesse, ils
peuplèrent les bureaux, les secrétariats et les commissions
parlementaires. Ce sans-gêne froissait au centre bien des susceptibilités.
C'était une grande faute politique que d'ignorer des hommes comme
Sieyès ou Barère. Les Girondins avaient acquis l'art de maîtriser les
débats parlementaires. Connaissant bien la salle du Manège, exiguë,
incommode, avec son acoustique détestable, ils savaient ce qu'il fallait de
voix pour se faire entendre d'une tribune centrale hors de la vue de
certains députés, ce qu'il fallait de cris et de vociférations pour neutraliser
les orateurs de l'opposition timides et délicats.
Ainsi, la situation leur paraissait favorable. Chaque jour grandissait
dans l'opinion l'horreur des tueries de Septembre. Ils entendaient
exploiter l'émotion publique et englober dans la même réprobation les
exécuteurs des basses œuvres, la Commune de Paris et les députés
montagnards les plus en vue.
Tâche délicate. Les septembriseurs et tous ceux qui les couvraient
étaient bien souvent ceux-là mêmes qui avaient abattu la royauté. Les
Girondins pouvaient-ils prétendre à l'héritage du 14 juillet, du 20 juin, du
10 août sans en assumer les excès ? Tâche dangereuse aussi. La rue
parisienne avait été le moteur de la Révolution. Elle avait balayé depuis
trois ans tout ce qui s'était opposé à elle. Après avoir habilement exploité
son action, la Gironde devait maintenant l'affronter mais, lorsqu'elle parla
de réduire Paris à « 1/83e d'influence », elle provoqua une confrontation
dans laquelle Saint-Just intervint directement.
A LA MONTAGNE ET AUX JACOBINS.

Saint-Just s'était immédiatement rallié à la Montagne et était très


proche de Robespierre. Le jeune homme, on l'a vu, s'était directement
adressé au député d'Arras, en août 1790, lorsque le marché franc de
Blérancourt semblait menacé. Il est pourtant probable que les deux
hommes ne se lièrent qu'au début de la session parlementaire. Sans le
moindre pouvoir à ce moment-là, le député d'Arras était la cible de ceux
qui cherchaient à lui imputer une responsabilité dans les tueries de
Septembre. Mais, riche de sa longue expérience des assemblées et des
clubs, il était parvenu à la maturité de son talent. Saint-Just devait
beaucoup apprendre de lui quand viendrait le temps des grandes joutes
oratoires.
L'occasion ne se fit guère attendre. Les Girondins estimant que la
liberté des débats était entravée par les pressions de la rue, le ministre de
l'Intérieur, Roland, proposa de lever une garde armée dans tous les
départements. Les Montagnards y virent une menace ; ce fut l'objet de la
première intervention publique de Saint-Just. Comme la discussion avait
été ajournée au Manège, c'est aux Jacobins qu'il lut, le 22 octobre, son
discours.
On y retrouve l'un de ses thèmes favoris : les particuliers, les groupes
de citoyens, les gouvernements doivent s'incliner devant la souveraineté
populaire. Ce n'est pas une milice mais le peuple qu'il faut armer. Ceux
que l'on qualifie aujourd'hui d'agitateurs sont ceux que la Cour traitait
hier de factieux. « L'anarchie, citoyens, est la dernière espérance d'un
peuple opprimé ; il a le droit de la préférer à l'esclavage et se passe plutôt
de maîtres que de liberté. » Il faut pourtant éviter la force, poursuit-il,
emprunter les voies de la philosophie et de la persuasion, réserver la
vigueur aux mauvais bergers et toujours se souvenir que la véritable
anarchie « n'est point dans le peuple, mais dans ceux qui règnent ou se
disputent l'autorité ».
Ce premier grand discours valut à Saint-Just, selon le journal des
Jacobins, « des applaudissements moins vifs que mérités ». A la rigueur,
ces hommes pouvaient accepter une collusion de circonstance avec le
pavé parisien, mais difficilement approuver une justification des
désordres.
Le projet ne fut pas voté. Cependant, sous l'impulsion des Girondins,
de nombreux fédérés affluèrent à Paris. La tension monta. Saint-Just
intervint à nouveau aux Jacobins, le 4 novembre, pour dénoncer les
carences gouvernementales : « La cause de tous nos malheurs est dans la
situation politique ; quand les gouvernements sont dissous, ils se
remplissent de fripons comme les cadavres de vers rongeurs. Je demande
que le développement du système d'oppression soit toujours à l'ordre du
jour ; j'invite les membres de cette société et les sociétés affiliées à
dénoncer tous les traîtres. »

LE PROCÈS DU ROI.

La grande affaire de la fin de l'année 1792 fut le procès du roi, car il


concentra dramatiquement les effets d'un double affrontement : celui de
l'Assemblée et du roi puis celui de la Gironde et de la Montagne. Il
contraignit indirectement tous les Conventionnels à donner une réponse à
la question que pose, tôt ou tard, toute révolution : quand faut-il y mettre
un terme ? Tous ceux qui souhaitaient en stabiliser les acquis cherchèrent,
plus ou moins hypocritement, à sauver le roi afin de ne pas créer
l'irrémédiable ; tous ceux qui voulaient aller plus loin virent dans le
jugement l'occasion de franchir une étape décisive.
Au lendemain du 10 août, peu de voix se seraient élevées pour prendre
la défense de Louis XVI. Mais le temps avait atténué le souvenir du sang
versé, la Gironde l'avait bien compris. Aucun de ses membres n'était
royaliste mais, pour des raisons d'opportunité politique, elle avait,
semble-t-il, conçu le dessein de sauver le souverain. Elle pensait comme
Danton : « Si on le juge, il est mort » et redoutait les effets de cette
décision. Le caractère sans précédent de ce procès permettait toute sorte
de manœuvres. Sous l'influence des Girondins, la Convention temporisa
et confia à son comité de Législation l'étude de la procédure à engager.
Cela prit plus de trois semaines. Enfin, le 7 novembre, le rapporteur
Mailhe en présenta les conclusions : Louis XVI ne pouvait invoquer
l'inviolabilité de « la personne du roi » inscrite dans une constitution qu'il
avait lui-même violée et serait jugé par l'Assemblée elle-même.
Le 13 novembre, sur propostion de Pétion, on délibéra d'abord sur la
question : « Le roi peut-il être jugé ? » Non sans duplicité, Morisson,
député de la Vendée, très attaché à la personne royale, exprima combien
il lui serait agréable de voir « le tyran sanguinaire » expier ses forfaits
mais il n'entrait pas, concluait-il, dans les attributions d'une assemblée
législative de juger un roi inviolable et sacré.

TRIPLE INTERVENTION DE SAINT-JUST.

Saint-Just monta alors à la tribune. « J'entreprends, citoyens, de


prouver que le roi peut être jugé ; que l'opinion de Morisson, qui
concerne l'inviolabilité, et celle du comité qui veut qu'on le juge en
citoyen, sont également fausses. » Surpris, les Conventionnels
l'écoutaient malgré son jeune âge et son absence de notoriété.
Péremptoire, il poursuivait : « Moi je dis (...) que nous avons moins à le
juger [le roi] qu'à le combattre », et il s'agaçait que l'on consacrât un
temps précieux à un sujet aussi futile, indigne de législateurs réunis pour
fonder la république. Trois semaines plus tôt, déjà, aux Jacobins, il avait
laissé échapper son mépris : « Les grands revers et les grands coupables
intéressent les petites âmes. » A la Convention il lançait de même : « On
s'étonnera un jour, qu'au XVIIIe siècle, on ait été moins avancé que du
temps de César : là, le tyran fut immolé en plein Sénat sans autre forme
que vingt-trois coups de poignard et sans autre loi que la liberté de Rome.
» Saint-Just ne laisse pas aux Conventionnels le temps de méditer sa
dialectique envoûtante ; il les enferme dans la logique des événements. Si
Louis était inviolable, il n'aurait pas été déchu et eux ne seraient pas là.
En fait, le roi est un rebelle, car il a constamment violé la constitution
dont il devait être le garant. Comment pourrait-il être jugé par les lois
qu'il a détruites ? Une constitution est un contrat ; or il n'y a pas de
contrat possible entre un peuple et un roi. Toute royauté est une
usurpation, un crime : « On ne peut pas régner innocemment. » « On
cherche à remuer la pitié ; on achètera bientôt des larmes ».
Ses auditeurs ne connaissent pas tous le long itinéraire qui l'a conduit à
ces positions. Hier partisan convaincu d'une monarchie constitutionnelle
et adversaire de la peine de mort, il réclame aujourd'hui la tête du roi. Il
sait combien les partisans du souverain sont nombreux, puissants,
soutenus par de multiples solidarités. Il a pu mesurer aussi, en province,
son prestige. Un roi emprisonné ou en exil conservera son aura, éveillera
la nostalgie, exploitera les difficultés de ses successeurs et sera une
menace permanente pour la République. Il faut à jamais frapper la
royauté, car l'établissement de la démocratie passe nécessairement par le
sacrifice du roi. Comme pour tout ce qu'il entreprend, il n'envisage pas
l'échec et termine : « Peuple, si le roi est jamais absous, souviens-toi que
nous ne serions plus dignes de ta confiance, et tu pourras nous accuser de
perfidie. »
Plus tard, son condisciple Lejeune devait écrire : « Saint-Just, au choix
de ses discours, et surtout à ce talent de l'insinuation qu'il possédait au
plus haut degré, entraînait le consentement et le suffrage. » On ne retint
pas ce que son éloquence portait de reniement des idées humanistes,
d'excès et de rhétorique ; elle fut applaudie chez les Montagnards et chez
de nombreux Girondins. Pour Michelet, les tribunes « sentirent la main
d'un maître et frémirent de joie ». Le journal jacobin Le Républicain en
fit un compte rendu élogieux : « Un mot. Un seul mot sur les rois : il
servira d'avis aux peuples qui en connaissent encore : " on ne peut pas
régner innocemment ". C'est toi, Saint-Just, qui annonças si simplement
cette grande et éternelle vérité. » Dans Le Patriote français, Brissot lui
rendait également hommage : « Parmi des idées exagérées, qui décèle la
jeunesse de l'orateur, il y a dans ce discours des détails lumineux, un
talent qui peut honorer la France. » Au-delà des divergences politiques,
des hommes tels que Brissot ou Vergniaud admiraient le nouveau venu,
mais ce coup d'éclat faisait de l'ombre à leur propre éloquence et
restreignait leur marge de manœuvre. Michelet notera : « Il avait eu cette
puissance de donner le ton pour tout le procès. Il détermina le diapason.
On continua de chanter au ton de Saint-Just. »
L'hypothèse de la trahison du roi rebondit quelques jours plus tard
lorsque le serrurier Gamain vint révéler l'existence d'une armoire de fer
qu'il avait dissimulée, à la demande du monarque, dans un des murs des
Tuileries. Les papiers qu'on en sortit n'apportèrent pas la preuve formelle
d'un appel à l'étranger, mais ils confirmèrent les relations de la Cour avec
des émigrés et certains députés à la Législative dont les services étaient
rétribués par l'intendant de la Liste civile. Ces pièces s'ajoutaient à de
multiples présomptions et démontraient l'aversion de Louis XVI pour la
Révolution et sa volonté de la mystifier. Cette découverte confortait
l'analyse de Saint-Just.
Le 3 décembre, Robespierre demanda à son tour la mort sans
jugement. Son discours, semblable à celui de Saint-Just, était
remarquable de forme, mais en raison sans doute d'un sentiment de déjà
entendu, des médiocres qualités oratoires de l'intervenant, il ne produisit
pas une impression aussi forte que celui de son jeune collègue. La leçon
ne fut pas perdue.
Les deux orateurs montagnards restaient toutefois isolés sur leurs
positions extrêmes. Marat, lui, souhaitait un procès solennel qui écarterait
à l'avance les accusations d'assassinat. C'était aussi l'opinion de la
Convention qui décida de juger Louis XVI elle-même. Le revers subi par
Saint-Just et Robespierre n'était qu'apparent, car leur position excessive,
présentée avec éclat, avait eu un effet d'entraînement : le procès ne put
être ajourné. Il débuta le 11 décembre et poussa la Gironde à de multiples
manœuvres, en particulier pour accréditer l'idée que les principaux chefs
montagnards (Robespierre, Marat, Danton) aspiraient à la dictature. Dès
le 4 décembre, le Girondin Buzot avait proposé de décréter la peine de
mort contre quiconque tenterait de rétablir la royauté « sous quelque
dénomination que ce soit ». La formule montrait bien que l'orateur ne
visait pas les véritables royalistes, mais les députés de la Montagne. Le
16, l'attaque fut dirigée contre Philippe-Égalité, ci-devant duc d'Orléans,
député de Paris qui siégeait dans les rangs de la Montagne. Malgré son
comportement ambigu il disposait de soutiens dans toutes les travées, y
compris à l'extrême gauche, auprès de Camille Desmoulins et de Marat.
Buzot, encore lui, insinua qu'après l'exécution de Louis XVI, Orléans
revendiquerait le trône et qu'il fallait l'exiler tant sa popularité pouvait en
faire un mortel danger pour la Révolution.
Au-delà des multiples liens que le prince avait tissés par son action
politique et ses subsides, la motion de Buzot plaçait la Montagne dans un
grand embarras : qui la rejetterait serait taxé de sympathie pour les
Bourbons. En dissociant la personne du roi du principe monarchique, elle
désamorçait l'argumentation simplificatrice de Robespierre et de Saint-
Just et distillait le doute dans l'esprit de ceux qui assimilaient la mort de
Louis XVI à la fin de la tyrannie. Saint-Just comprit que cette discussion
pouvait provoquer de fratricides affrontements. Seule comptait pour
l'instant l'élimination du roi. Le 16 décembre, il intervint à nouveau et
déclara que le projet lui semblait inopportun : « On affecte, en ce
moment, de lier le sort d'Orléans à celui du roi, dit-il, c'est pour les
sauver tous peut-être ou du moins amortir le jugement de Louis Capet. »
Il demanda qu'on sursoie au bannissement de la famille d'Orléans
jusqu'au lendemain du jugement de Louis XVI.
Moreau, député de Saône-et-Loire, provoqua les rires en répliquant
ironiquement: « Saint-Just... vous dit: " Ce moment n'est pas favorable
pour chasser les tyrans " ; et gracieusement il vous propose de les garder
tous dans votre sein. » Les rieurs se rendaient-ils compte qu'en
maintenant Philippe parmi les députés, Saint-Just venait d'assurer une
voix – et quelle voix ! – aux partisans de la mort de Louis XVI ?
Le 26 décembre, Louis XVI comparut pour la seconde fois et son
avocat, Romain de Sèze, prononça un plaidoyer émouvant. Il rappela le
passé libéral du roi. Monté sur le trône à vingt ans, le souverain avait
tenté d'accomplir sa mission avec justice et bonté et de faire œuvre de
réformateur, notamment en appelant Turgot. Depuis son arrivée, Louis
impressionnait par son humilité et sa dignité grandies par les épreuves de
sa longue incarcération. Il avait puisé dans sa foi ardente des ressources
qui sublimaient un caractère jusque-là bien terne. En toute occasion, il
opposait le calme aux outrages, la patience aux provocations.
L'habileté de l'avocat et le comportement royal pouvaient attendrir les
Français et certains de leurs représentants : la Montagne sentit le danger.
C'est encore Saint-Just qu'elle délégua pour ramener sur le terrain
politique un débat que les raisons du cœur menaçaient de dévoyer.
L'assemblée était sous l'influence de la plaidoierie de De Sèze lorsqu'il
prit la parole (le 27 décembre).
Saint-Just rappelle l'hostilité sournoise et l'hypocrisie du roi à l'égard
du nouveau régime : « Il a toujours affecté de marcher avec tous les
partis, comme il paraît aujourd'hui marcher avec ses juges mêmes. » Il
dénonce ensuite l'aval que le roi a donné aux abus ecclésiastiques et
féodaux, les artifices qu'il a opposés aux lois réformatrices, son
despotisme dissimulé sous de flatteuses et doucereuses paroles. Il évoque
encore le 10 août : « On frémit lorsqu'on songe qu'un seul mot de sa
bouche eût arrêté le sang. Défenseurs du roi, que demandez-vous ? Si le
roi est innocent, le peuple est coupable. »
Un tiers des Conventionnels étaient juristes. Le légalisme était chez
eux une seconde nature. De Sèze le savait et les avait troublés en
lançant : « ... Je cherche parmi vous des juges et je n'y trouve que des
accusateurs. Vous voulez prononcer sur le sort de Louis et c'est vous-
mêmes qui l'accusez... » Saint-Just s'adresse à ceux qui se sentaient mal à
l'aise d'être juge et partie : ils ne peuvent réserver leurs rigueurs au
peuple et leur sensibilité au roi. Après avoir demandé l'exil des Bourbons,
pouvaient-ils se laisser aller à l'injustice jusqu'à ménager « le seul d'entre
eux qui fût coupable » ? Pouvaient-ils exercer la loi martiale contre les
tyrans du monde et épargner le leur ? Ils sont la légitimité populaire, et
l'appel au peuple serait inutile et dangereux : « Il n'y a pas loin de la
grâce du tyran à la grâce de la tyrannie. » Il les contraint enfin à prendre
leurs responsabilités en demandant que chacun monte à la tribune pour
dire si « Louis est ou n'est pas convaincu ».
Ce discours valut à Saint-Just un nouveau triomphe. Les
applaudissements de ses partisans furent si chaleureux qu'ils
provoquèrent un avertissement du président, Barère : « Je rappelle aux
citoyens que c'est ici une sorte de cérémonie funèbre ; les
applaudissements et les murmures sont défendus. »
La Gironde se résolut à en appeler au peuple. Tous ses chefs
intervinrent, mais sans concertation et sans accord sur les modalités de
l'appel. Les uns, comme Salle, voulaient s'en remettre aux assemblées
primaires et d'autres, comme Vergniaud et Buzot, entendaient proposer
aux départements la ratification de la sentence. Ils se rendaient pourtant
compte qu'une décision désavouée par le pays aurait porté un coup
terrible à l'Assemblée. Incohérence ? Saint-Just l'a cru. Il avait écrit sur
son agenda : « Le côté droit voulait la mort du roi, et cependant les sots
de ce côté défendaient Louis ; c'est ce qui faisait dire à Fabre : " Ils
désirent la mort du roi, parce que sa vie est un obstacle à leur ambition ;
mais ils veulent conserver pour eux des apparences d'humanité. Ils
marchent ainsi d'une manière sourde à leurs desseins ". »

LE VOTE.

Il est peu probable que la Gironde ait été spécialement préoccupée par
le sort personnel du roi. Certes, elle savait que sa mort provoquerait un
élargissement du conflit avec l'Europe, mais elle s'inquiétait surtout de
l'influence croissante de la Montagne, soutenue par le peuple parisien
dont les sections pétitionnaient depuis la découverte de l'armoire de fer,
le 20 novembre. Les amis de Buzot disposaient d'une situation dominante
en province et tentaient d'y entraîner le débat. Mais de nombreux députés
pensaient que cette solution n'était pas bonne et pouvait conduire la
Révolution à l'impasse. C'est finalement Barère qui emporta la décision.
Dans un remarquable discours, le représentant des Hautes-Pyrénées
démontra que le pouvoir devait rester à la Convention. Avec lui, ce 4
janvier 1793, la plus grande partie de la Plaine bascula et apporta la
majorité à la Montagne. La Gironde venait de perdre une grande bataille.
Saint-Just vota pour la mort du roi, contre l'appel au peuple et contre le
sursis, alors que la majorité des douze députés de l'Aisne se prononçait
pour l'appel au peuple ou le sursis : Condorcet avait demandé « la peine
de la loi la plus sévère après la mort » et avait répondu au sujet du sursis :
« Je n'ai pas de voix ». Avec Saint-Just, seuls Quinette, ancien notaire à
Soissons, et Le Carlier, ancien président du district de Chauny,
réclamèrent la plus grande rigueur. Comme si la géographie du
département pesait sur le vote...
Ce procès bouleversa en quelques jours les positions politiques
fragilement établies par plus de trois ans de révolution. La Gironde, hier
dominatrice, perdit tout prestige. N'ayant cessé de louvoyer, ses porte-
parole ne purent sans se déconsidérer émettre d'autre vote que la mort du
roi, dont ils ne voulaient pourtant pas. Répugnant à retomber dans le
néant, les modérés et les hésitants durent s'engager par ce baptême du
sang qui allait les lier durablement.
SAINT-JUST ET L'ISSUE DU PROCÈS.

Au cours de ces deux mois d'affrontement, Saint-Just et Barère avaient


tenu les premiers rôles. L'exécution de Louis XVI et ce qui s'ensuivit
découlèrent de l'union de fait de ces deux hommes. Barère avait entraîné
le centre et Saint-Just avait donné un redoutable écho à la volonté de
Robespierre. Cette convergence esquissait une alliance Plaine-Montagne
pouvant relancer l'action révolutionnaire. « La révolution ne commence
que quand le tyran finit » avait dit Saint-Just. La fin du « tyran »
cimentait effectivement un groupe nouveau : celui des régicides. En
guillotinant Louis XVI, ils avaient pulvérisé la vieille formule : « le roi
est mort, vive le roi » pour affirmer : « le roi est mort, vive le peuple». Le
pouvoir avait changé d'essence. Saint-Just eut-il conscience que les
représentants du peuple souverain incarnaient le nouveau pouvoir et
devenaient à leur tour inviolables et sacrés ?
Dans l'immédiat, tout n'allait pas de soi. Bien qu'ils appartiennent à la
même classe sociale, qu'ils aient reçu la même éducation et qu'ils
partagent les mêmes valeurs, les régicides, venus de multiples horizons,
étaient de sensibilités très différentes. Le consensus abrupt de janvier
1793 avait quelque chose d'artificiel et rassemblait des volontés fermes et
vacillantes. En immolant le roi, ils avaient affermi une république ; il
allait leur falloir maintenant s'accorder pour définir laquelle.
CHAPITRE XII

Écarter la Gironde
Il est nécessaire qu'il n'y ait dans l'État qu'une seule volonté.
SAINT-JUST, 28 janvier 1793.

S'UNIR POUR VAINCRE.

Quel homme politique n'a rêvé de rassembler tout un peuple dans une
même œuvre ? Depuis 1789, la Révolution en avait offert l'illusion à
travers les embrassades du 4 août 1789 ou les solennités du 14 juillet
1790. Saint-Just avait vécu ces espoirs qui s'étaient évanouis. Il en
attribuait l'échec aux fourberies du trône et de ses soutiens. Il envisageait
l'unité comme la première obligation du nouveau régime. Sans en avoir
probablement mesuré tous les obstacles, il pensait pouvoir rassembler les
citoyens libres autour d'une bonne constitution. Le jeune député
n'imaginait pas les dissensions et les rivalités qu'allaient étaler, à la
Convention et dans ses coulisses, tous ces hommes ardemment attachés à
la Révolution. Il n'était pourtant pas sans percevoir, dans cette Assemblée
bruissante des accents de toutes les régions françaises, d'étonnantes
différences. Calme et laconique, il ne côtoyait pas toujours sans
agacement les méridionaux de la Gironde qui emplissaient la vie
politique de leur insouciante gaieté et de leurs éclats de voix. Sobre et
discret, il n'appréciait guère ceux qui passaient une partie de leur temps
dans le salon de Mme Roland ou celui des Valazé. Mais dans l'intérêt de
la Révolution, comme la quasi-totalité des membres de l'Assemblée, il
surmontait ses impatiences.
La perspective de leurs divisions provoquait chez ceux-ci une sorte de
vertige qui les paralysait au seuil de la rupture. De plus, ils se savaient
confrontés à un double danger : les monarchistes, soutenus par une
coalition d'armées étrangères menaçaient et le peuple de Paris inquiétait.
Énervée par une situation alimentaire toujours précaire, la rue était
sensible à toutes les provocations. Dans ces conditions, les députés
s'affrontaient mais, pendant longtemps, ils n'osèrent se frapper, d'autant
que c'eût été violer un principe fondamental de la démocratie : l'immunité
des élus du peuple. Ne pouvant s'exclure, ils étaient donc condamnés à
s'unir. Saint-Just, en évoquant, le 22 janvier 1793, la précarité de la
situation militaire, les rappela à la réalité : « Oubliez-vous vous-mêmes.
La révolution française est placée entre un arc de triomphe et un écueil
qui nous briserait tous. Votre intérêt vous commande de ne point vous
diviser. Quelles que soient ici les différences d'opinions, les tyrans
n'admettent point ces différences entre nous. Nous vaincrons tous, ou
nous périrons tous. »

SAINT-JUST MIS EN CAUSE PAR LA RUE.

Les Montagnards sont proches du peuple de Paris mais ils ne songent


pas encore à s'en faire un allié contre la partie la plus modérée de la
Convention. L'incident qui mit en cause Saint-Just en février 1793 est, à
cet égard, significatif. Le ravitaillement de la capitale étant toujours
déficient, un groupe de pétitionnaires exigea avec hauteur d'être reçu à
l'Assemblée. Choquée par la violence et l'arrogance du ton, la
Convention refusa d'abord de les recevoir. Ils insistèrent, il fallut les
entendre. Ils lurent alors une longue pétition vraisemblablement écrite
par Jacques Roux, le « curé rouge » de la section des Gravilliers : «
Citoyens législateurs, ce n'est pas assez d'avoir déclaré que nous sommes
républicains français. Il faut encore que le peuple soit heureux ; il faut
encore qu'il ait du pain, car là où il n'y a pas de pain, il n'y a plus de lois,
plus de liberté, plus de république... » Et ils exigèrent que le blé soit taxé
et que les contrevenants soient punis de dix ans de prison et les
récidivistes exécutés. L'attaque était essentiellement dirigée contre les
partisans de la liberté du commerce mais visait aussi les Montagnards qui
pourtant avaient sur ce problème des positions moins tranchées. « On
vous a dit, s'indignaient les pétitionnaires, qu'une bonne loi sur les
subsistances est impossible. » Or Saint-Just avait affirmé le 29 novembre
1792 : « On ne peut point faire de lois contre ces abus, l'abondance est le
résultat de toutes les lois ensemble. » Un tract des sections parisiennes le
mettait directement en cause : « Quand le peuple sait que dans les
assemblées populaires les orateurs qui haranguent et débitent les plus
beaux discours et les meilleures leçons soupent bien tous les jours... de ce
nombre est le citoyen Saint-Just : levez haut le masque odieux dont il se
couvre. »
Saint-Just pouvait être légitimement indigné. Il n'a pas laissé, comme
certains (Danton par exemple) le souvenir d'un viveur à l'affût des
soupers fins. Et s'il avait bien soutenu qu'une réglementation brutale
risquerait de couper de la Révolution les paysans, les marchands de blé et
les acheteurs de biens nationaux, il avait affirmé son hostilité à une
absolue liberté des échanges.
En fait, les sections de Paris s'attaquaient, à travers Saint-Just, à la
gauche de la Convention. L'incident révélait un conflit de fond sur la
démocratie et pas seulement une divergence d'appréciation politique. La
redoutable force qui s'était manifestée lors des grandes « journées »
révolutionnaires resurgissait à la Convention et étalait avec insolence ses
aspirations. En mettant en cause le député de l'Aisne dont la réputation,
assise sur quelques interventions brillantes, dépassait maintenant le cercle
de ses amis, elle s'en prenait à l'Assemblée elle-même.
Saint-Just n'était point homme à subir sans répondre à ses détracteurs ;
il alla s'expliquer devant les émeutiers. L'un des pétitionnaires révéla : «
Ce matin, arrivé dans cette enceinte, nous nous sommes entretenus avec
un de vos membres ; il nous a dit, qu'après la lecture de la pétition, il
faudrait demander que la Convention s'occupât, toute affaire cessante, de
faire une loi sur les subsistances pour la République entière. (...) On m'a
dit qu'il s'appelle Saint-Just ; mais je ne le connais pas. »
« Quand je suis entré ce matin dans cette assemblée, déclara Saint-Just,
on distribuait une pétition des quarante-huit sections de Paris, dans
laquelle je suis cité de manière désavantageuse. Je fus à la salle des
conférences, où je demandai à celui qui devait porter la parole si j'avais
démérité dans l'esprit des auteurs de la pétition : il me dit que non ; qu'il
me regardait comme un très bon patriote (...) Je lui dis: " Quelle que soit
votre position, je vous invite à ne point agir avec violence; calmez-vous
et demandez une loi générale. Si la Convention ajourne votre proposition,
alors je demanderai la parole, et je suivrai le fil des vues que j'ai déjà
présentées. " Citoyens, je n'ai point dit autre chose.» Ce soutien aux
revendications populaires, dans la stricte légalité d'une république
naissante, mit un terme aux débats.
Les préoccupations premières de la Montagne étaient de ne pas heurter
les possédants et de ne pas désorganiser davantage le système de
distribution, si imparfait qu'il fût. Au début de l'an I de la République,
Robespierre, Saint-Just et même Marat répugnaient à s'engager dans les
voies d'une violence aux conséquences imprévisibles. Mais la guerre et
ses contraintes allaient leur imposer un changement radical de politique.

MISSION DANS L'AISNE ET LES ARDENNES.

Dès le mois de février 1793, après que la Convention lui eut déclaré la
guerre, l'Angleterre débarqua sur le continent un corps expéditionnaire,
qui n'était pas en soi bien redoutable, mais annonçait que les hostilités
allaient reprendre et s'intensifier. La Convention, qui avait travaillé
jusque-là dans l'euphorie des victoires de l'automne, allait devoir faire
face aux exigences d'un long effort militaire. Dumouriez en Belgique
avait laissé les Austro-Prussiens s'établir solidement entre l'armée du
Nord-Est de Custine et la sienne. Les troupes françaises, mal vêtues, mal
nourries, avaient indisposé par leurs pillages les populations des régions
occupées ; de nombreux volontaires avaient quitté le service en toute
légalité ou même avaient déserté. De 400 000 hommes à la fin de 1792,
les effectifs du ministre Beurnonville s'étaient réduits de près de la moitié
alors que Saxe-Cobourg s'apprêtait à lancer une grande contre-offensive.
Devant la montée des périls, la Convention décrète, le 23 février 1793,
la levée de 300 000 hommes et, le 9 mars, décide d'envoyer dans toute la
France 82 représentants du peuple, constitués en équipes de deux
membres, chaque équipe étant responsable de deux départements.
Investis de pouvoirs étendus sur les autorités civiles et militaires, les
représentants ont mandat d'enquêter et même d'ordonner des arrestations
de suspects afin de hâter la levée.
Saint-Just est envoyé avec Jean-Louis Deville, député de la Marne,
dans l'Aisne et les Ardennes. C'est une mission de confiance car le nord
de cette région avait vu passer la guerre quelques mois plus tôt et se
trouvait exposé à une attaque austro-prussienne. Alors âgé de trente-cinq
ans, avocat à Reims avant la Révolution, Deville avait habité, dit-on,
avec Saint-Just chez le boulanger Fouet en 1787 et 1788. Tous deux
s'étaient retrouvés sur les bancs de la Montagne à la Convention et
avaient eu la même attitude lors du procès du roi. La jeunesse de l'un était
compensée par la maturité de l'autre.
Contrairement à ce que l'on a longtemps cru, les deux représentants se
rendirent bien dans l'Aisne, où leur présence est attestée par plusieurs
documents. De Soissons, le 15 mars, le chef de légion Pirlot,
commissaire du département, écrit que « les citoyens Saint-Just et
Deville, membres de la Convention nationale, sont arrivés aujourd'hui à
une heure et demie » et que l'après-midi a été consacré à une longue
conversation sur les modalités de recrutement. Après avoir critiqué
l'injustice des levées, les deux Conventionnels se sont rendus aux raisons
du commissaire et signé l'état qu'il avait préparé.
Conformément aux instructions, Pirlot avait déjà commencé les
opérations de recrutement, mais trois volontaires seulement s'étaient
inscrits. Les représentants organisèrent alors le lendemain, dans la
cathédrale, une assemblée publique qui s'ouvrit aux accents de la
Marseillaise. Saint-Just prononça un discours « pathétique et capable de
réchauffer le civisme des patriotes les moins ardents », puis engagea
chacun à venir déposer «sur l'autel de la patrie un don patriotique pour
donner des secours aux citoyens qui marcheraient à sa défense ». En une
heure et demie 4 000 livres furent collectées.
Mais Saint-Just pouvait constater le peu d'empressement à s'engager.
Les accents de la Marseillaise et les paroles émouvantes entraînaient
moins l'adhésion que les arguments économiques. Seule la perspective
d'une prime substantielle retenait l'attention. Saint-Just jugeait donc
équitable de faire participer l'ensemble des citoyens à l'amélioration des
faibles avantages que la République voulait offrir aux volontaires. Par
leur présence, les Conventionnels faisaient pression sur les Soissonnais ;
il ne s'agit, pour l'instant, que de contrainte morale. Mais déjà l'opération
reposait sur le principe de la solidarité nationale mis en œuvre plus tard
en Alsace, de façon plus systématique et brutale.
Le 20 mars, les députés Beffroy, Quinette, Debry et Condorcet
annonçaient au Conseil permanent de Laon l'arrivée de Saint-Just et
Deville. Mais les deux hommes, en possession de « renseignements
particuliers », avaient décidé de poursuivre leur mission en direction de
l'Argonne et de visiter les places fortes de la vallée de la Meuse. En
outre, comme la moitié des champs n'avait pas été ensemencée à cause de
la guerre, ils s'efforcèrent de trouver de l'avoine et de l'orge pour les
semailles de printemps et ouvrirent les greniers des émigrés aux paysans
du district de Granpré. Ils devançaient ainsi de quelques jours la
Convention qui autorisa, le 25 mars, l'ensemencement des terres des
émigrés et confisqua leurs greniers au profit de la nation.
Après avoir contrôlé les places de Sedan, Mézières, Charleville et
Givet, les deux commissaires se séparèrent probablement car, le 28 mars,
Pirlot informe le département d'un nouveau passage de Saint-Just à
Soissons : « [Il] est venu ce matin à 8 heures au district et j'ai eu avec lui
une conversation détaillée sur les objets qui nous manquent pour le
départ des volontaires. Il y a ici dans les magasins de la République
plusieurs effets qui nous seraient bien nécessaires mais les commissaires
des guerres nous ont fait observer qu'ils ne pouvaient ouvrir leur magasin
que par ordre du ministre. Le citoyen Saint-Just nous a promis d'en faire
son rapport à la Convention mais tous ces retards nous arrêtent. »
Dans l'Aisne et les Ardennes, la levée s'effectua sans enthousiasme
mais sans passion. Le contingent n'était pas toujours de qualité : s'étaient
présentés des estropiés, des débiles flattés par la soudaine considération
dont ils étaient l'objet ou simplement alléchés par la prime. Certains
désertèrent dans les jours suivants. Il fallut déjouer les supercheries et
exiger des autorités locales le remplacement des tricheurs, besogne qui
absorba l'activité des agents nationaux pendant plusieurs mois. Mais dans
l'ensemble la levée fut réalisée dans des conditions convenables ; nulle
part on n'entendit ces cris de « Pas de tire-ment, à bas la milice ! » qui
avaient allumé l'incendie vendéen dès le début du mois de mars.
En revanche, l'équipement et l'encadrement des recrues pâtirent d'un
grand désordre. Les hommes ne devaient rejoindre leurs unités qu'une
fois habillés et armés, mais les administrations locales manquaient de
ressources. Saint-Just avait constaté à Soissons, et sans doute aussi dans
d'autres villes, que les équipements, disponibles dans les magasins, ne
pouvaient être distribués sans l'accord du ministre de la Guerre. Il avait
écrit plusieurs fois à Beurnonville mais n'en avait reçu aucune réponse.
Mesurant alors les limites de ce qu'il peut entreprendre, il met un terme à
sa mission et rentre à Paris.
Le 31 mars, il anime la séance du club des Jacobins : «J'annonce à la
société que Beurnonville est un traître. Citoyens, je n'ai pas trouvé un
seul homme de bien dans le gouvernement, je n'ai trouvé de bon que le
peuple. » Il expose les déficiences qu'il a constatées. Pas d'armes, pas de
munitions en suffisance. Il a cru bon de revenir à Paris pour en rendre
compte au comité de défense générale et menace, au cas où ses avis
seraient négligés, de retourner dans les départements et de faire exécuter
les mesures qui s'imposent.
Le jugement de Saint-Just est d'une grande sévérité. Beurnonville
méritait sans doute un qualificatif plus approprié et nuancé que celui de
traître : après cette accusation, le ministre de la guerre se rendit sur le
front pour s'opposer aux menées suspectes de Dumouriez, qui le fit
arrêter et livrer à l'ennemi comme otage. Ministre depuis deux mois
seulement, il n'avait pas eu le temps de maîtriser la situation. Pouvait-on
lui en tenir grief? Pache, son prédécesseur, avait été remplacé pour
incapacité et Bouchotte, son successeur, fut à son tour très discuté. Tout
était à faire. Il fallait à la fois mettre en place des structures pour
répondre à l'effort de guerre et résister à une coalition d'ennemis
extérieurs et intérieurs. Cela supposait une concentration d'autorité dont
Beurnonville ne disposait aucunement, pas plus que Bouchotte après lui.
Dans ce domaine comme dans d'autres, la fonction finit par échoir au
Comité de salut public qui se subordonna de plus en plus le ministère.
Au cours de sa mission, Saint-Just avait saisi la gravité de la situation.
Sa violence à l'égard de Beurnonville exprimait peut-être une antipathie
personnelle mais surtout sa colère et son angoisse. La Révolution n'avait
pas les moyens de sa politique ; les Girondins avaient engagé la guerre
sans en imposer les contraintes.
LA « RÉVOLUTION DU 2 JUIN ».

Au même moment s'accumulent les nouvelles catastrophiques. Le 12


mars, lors des opérations de recrutement à Saint-Florent-le-Vieil, ont
éclaté les premiers troubles de ce qui va devenir la guerre de Vendée. Sur
le front belge, le 18, les Impériaux écrasent les armées françaises à
Neerwinden. Dumouriez, qui manifestait depuis longtemps déjà une
grande indépendance d'allure, négocie secrètement avec Cobourg, tente
vainement d'entraîner son armée contre Paris et, le 5 avril, finit par se
réfugier chez l'ennemi avec le fils de Philippe-Égalité. Sur le Rhin,
Custine laisse enfermer plus de la moitié de son armée, soit 25 000
hommes, dans Mayence, évacue la rive gauche du Rhin et se replie à
Landau. La seule bonne nouvelle de cette campagne de printemps aura
été la résistance de l'armée aux entreprises félonnes de Dumouriez : elle
sauve momentanément la Révolution.
Ces événements dramatiques aggravèrent les divergences de fond à la
Convention. Les Girondins qui, non sans légèreté, avaient précipité le
pays dans l'aventure militaire, constataient qu'elle alimentait la
dynamique révolutionnaire. Ils voulaient maintenant la paix à l'extérieur
et à l'intérieur dans la stabilité des avantages acquis. En attendant, ils
poursuivaient la guerre avec mollesse. Les Montagnards au contraire,
derrière Robespierre et Saint-Just, voulaient poursuivre la Révolution,
mais comprenaient la nécessité d'un appui populaire. « Il faut très
impérieusement faire vivre le pauvre, écrit Jean Bon Saint-André à
Barère le 26 mars, si vous voulez qu'il vous aide à achever la Révolution.
Dans les cas extraordinaires, il ne faut voir que la grande loi de salut
public. » Le danger contre la patrie radicalisait les oppositions politiques.
L'âpreté de la lutte contraignit les adversaires à s'engager davantage.
Chacun dut choisir son camp. Chaque camp dut compter les siens. Par
souci d'efficacité, beaucoup perdirent toute retenue. Des itinéraires,
jusque-là inimaginables, allaient se dessiner : certains pactiseraient avec
les forces populaires, d'autres se retrouveraient au coude à coude avec les
contre-révolutionnaires les plus acharnés. C'est au terme de
l'affrontement que la distinction entre les Girondins et les Montagnards
prit tout son sens. Les uns et les autres furent acculés à des choix souvent
fort éloignés de leurs véritables aspirations : les intérêts « de classe » de
Robespierre étaient certainement plus proches de ceux de Brissot que de
ceux de la sans-culotterie ; Brissot, de son côté, avait presque tout en
commun avec Robespierre, presque rien avec le royalisme.
Pour l'heure, c'était l'impasse. Chaque camp était pénétré d'une ardente
nécessité : éliminer l'autre. Chaque député percevait une atteinte à la
représentation souveraine comme une menace pour la liberté en général
et comme un danger personnel. Ainsi, Robespierre s'était-il opposé, le 27
janvier 1793, à l'invalidation des députés girondins au profit de leurs
suppléants.
La Gironde pourtant passe à l'offensive. A la suite de la trahison de
Dumouriez, elle demande le 1er avril que les députés complices de
l'ennemi ne soient plus protégés par l'immunité parlementaire. La
proposition vise Danton, dont les relations avec le général félon étaient
étroites, et peut-être aussi Robespierre, qui avait fait preuve d'indulgence
à son égard...
Ce dernier contre-attaque le 3 : « La première mesure de salut public à
prendre est de décréter d'accusation tous ceux qui sont prévenus de
complicité avec Dumouriez et notamment Brissot. » Le 5, le club des
Jacobins, alors présidé par Marat, réclame à son tour la révocation par le
peuple des députés girondins. Ceux-ci ripostent par la voix de Guadet,
qui obtient le 12 un décret d'accusation contre Marat ; « l'ami du peuple »
sera, quelques jours plus tard, triomphalement acquitté et, le 15, Pache, le
maire de Paris, à la tête d'une délégation des sections, demande à la
Convention l'expulsion de vingt-deux chefs girondins. L'insurrection
parisienne devait dénouer la situation un mois et demi plus tard, le 31
mai et le 2 juin 1793 : 80 000 personnes investirent les Tuileries et c'est
sous la menace des canons d'Hanriot, chef de la Garde nationale, que
l'Assemblée décréta par acclamations l'arrestation à leur domicile de
vingt-neuf députés girondins.

SAINT-JUST ET LES GIRONDINS.


Certains Montagnards jouent un rôle important dans cette phase
capitale de la Révolution. Marat tout particulièrement, qui « parle comme
le mandataire de l'insurrection... et dispose de la représentation nationale
», ainsi que le remarque G. Lefebvre. Couthon aussi, qui se fait porter à
la tribune pour proposer le décret de proscription.
Quant à Saint-Just, l'agression contre des membres de la représentation
nationale allait à l'encontre de ses principes constamment affirmés et, à
aucun moment, son nom n'apparaît au cours des débats et des péripéties
de cet épisode dramatique. Sa discrétion ne saurait pour autant être
interprétée comme une réprobation. Non seulement il fut, par la suite,
chargé du rapport contre les Girondins, mais lorsqu'il dut choisir son
camp, il le fit résolument. Après le 2 juin, à l'instigation de Condorcet,
neuf des douze députés de l'Aisne envoyèrent une adresse de protestation
dans leur département et réagirent très vivement lorsqu'ils furent menacés
d'arrestation : « Après quatre ans de révolution, les principes seraient-ils
méconnus à tel point que les représentants du peuple ne pussent exprimer
leur opinion sans s'exposer à compromettre leur liberté individuelle ? »
Leur collègue Beffroy, « en ce moment représentant du peuple près de
l'armée du Nord », partageait leurs sentiments, ajoutaient-ils, et Quinette,
le onzième, était alors prisonnier à Spielberg en Moravie. Saint-Just fut
donc le seul des députés de l'Aisne à ne pas s'associer à la protestation de
Condorcet.
La journée du 2 juin, si elle avait libéré l'Assemblée paralysée par les
affrontements partisans, avait porté un terrible coup aux principes de la
démocratie : Robespierre avait admis que le peuple se soulevât pour faire
pression sur ses représentants. Mais cette insurrection, soutenue
militairement par la Garde, est lourde de menaces. « Le 2 juin, écrit
Michelet, contient en lui Fructidor et Brumaire. » Encore qu'il
reconnaisse : « La politique girondine, aux premiers mois de 1793, était
impuissante, aveugle : elle eût perdu la France. » Beaucoup de ceux qui
avaient mesuré la gravité de la situation en Vendée et aux frontières
légitimèrent ces redoutables décisions au nom de la raison d'État.
Saint-Just, avec d'autres, en porte la responsabilité : il n'avait pas
supporté la perspective d'un écrasement de la République par les trônes
étrangers. Mais par son choix, il donnait à penser qu'un véritable régime
parlementaire était voué à l'impuissance dans les circonstances difficiles
et foulait aux pieds la nouvelle légitimité que, plus que quiconque, il
avait contribué à mettre en place sur la dépouille du roi. Première atteinte
portée à la démocratie par les démocrates eux-mêmes, le 2 juin devenait
symbole d'efficacité et de liberté brisée. Dans l'immédiat, ses
conséquences vont peser sur ce nouveau pouvoir, désormais grand ouvert
à Saint-Just.
CHAPITRE XIII

Indulgence ou rigueur ?
Fasse la destinée que nous ayons vu les derniers orages de la
liberté.
SAINT-JUST, 8 juillet 1793.

L'exclusion des chefs girondins plongea le pays dans le désordre. De


nombreux départements se dressaient contre la « populace » parisienne et
les prétentions dictatoriales de leurs meneurs. Afin de prouver à tous que
la République était enfin sortie de la paralysie parlementaire et qu'elle
était à l'aube d'une ère libérale, les Montagnards décidèrent de se
consacrer d'urgence à l'élaboration d'une constitution.

SAINT-JUST ET LA CONSTITUTION DE L'AN II.

Une commission, composée de Ramel, Mathieu, Couthon, Saint-Just et


Hérault, fut mise en place et déposa le 10 juin un projet qui fut voté le 24.
Saint-Just conserva de ces travaux un souvenir amer qu'il exprima plus
tard : «Nous nous rappelons qu'Hérault fut avec dégoût le témoin des
travaux de ceux qui tracèrent le plan de constitution dont il se fit
adroitement le rapporteur déhonté. »
Les juristes de la commission jugeaient des capacités techniques de
Saint-Just sur le discours et le projet de constitution qu'il avait présentés à
la Convention le 24 avril 1793. Ils regardèrent probablement avec
condescendance et incrédulité ce jeune homme qui parlait de vertu à tout
propos, entendait, tel Lycurgue à Sparte, confier aux vieillards un rôle
stabilisateur dans la société, voulait que les lois contre les traîtres à la
patrie eussent des effets rétroactifs et écrivait le droit comme un poète : «
Le peuple français vote la liberté du monde ! » Il est probable que même
ses amis n'appréciaient pas tous ces élans anticonformistes.
Le plan girondin, présenté par Condorcet à la Convention les 15 et 16
février, servit de document de base ; certains articles (d'ailleurs déjà votés
avant le 31 mai) furent même intégralement conservés. Mais le texte
définitif était profondément marqué par l'empreinte montagnarde. Placée
en préambule, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen
reprend souvent mot pour mot un texte proposé par Robespierre le 24
avril 1793 : l'invocation à l'Être suprême et plusieurs articles, notamment
ceux sur l'oppression et le droit à l'insurrection, ont été directement
inspirés par le député de Paris.
Les idées de Saint-Just sont très proches de celles de son ami, mais
restent frappées au coin de son style inimitable. Entendant conjurer le
péril prétorien il déclare : « Il n'y a point de généralissime. » Au nom de
l'égalité, il affirme le principe d'une société sans maîtres ni domestiques :
la nouvelle loi organique «ne reconnaît point de domesticité ». Enfin, les
rapports de la République avec les nations étrangères sont placés sous le
signe de la rigidité et de l'intransigeance : « [Le peuple français] ne fait
point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire », article que tous
les modérés de l'Assemblée trouvèrent excessif et dangereux. Ainsi
Sébastien Mercier : « Avez-vous fait un traité avec la victoire ? » Il fut
toutefois voté.
Quant à l'organisation des pouvoirs publics, elle se conforme aux
propositions de Saint-Just dans son discours du 24 avril. Le pouvoir
législatif est renforcé. Élu à l'échelon national, il aura prestige et
légitimité et pourra ainsi dominer les exécutifs départementaux. De
nombreux recours directs au peuple sont en outre prévus. Le grand
nombre d'illettrés et d'abstentionnistes eût sans doute faussé le
déroulement de ces consultations fréquentes. Toujours adepte des
solutions radicales, Saint-Just avait en conséquence proposé que le vote
fût obligatoire sous peine d'amende, mais on ne l'avait pas suivi. Pour la
Montagne, cette référence constante et directe au peuple présentait tous
les avantages. Conforme à leurs principes, elle permettrait aux
Robespierristes, par le truchement des Jacobins et de leurs nombreuses
sociétés, d'influencer les électeurs.
En pleine crise girondine, la nouvelle constitution, qui devait être
soumise à l'approbation populaire, démontrait au pays l'efficacité et la
volonté démocratique des Montagnards. Comme elle ne fut jamais
appliquée, on a parfois soupçonné ses auteurs d'avoir voulu réaliser une
simple opération de séduction politique. Les nouveaux maîtres, à la
vérité, en avaient bien besoin. Les difficultés s'accumulaient et tout
d'abord la liquidation de l'affaire girondine liée à la révolte d'un grand
nombre de départements.

AGGRAVATION DU CONFLIT.

Après le 2 juin, trente-deux Girondins avaient été inculpés et mis en


état d'arrestation à leur domicile. Les gendarmes s'acquittaient de leur
mission avec plus de bonhomie que de rigueur. Vergniaud, par exemple,
avait été vu en ville et même attablé dans une auberge en train de boire
avec son garde ! Cette réclusion laissait aux inculpés une liberté dont
chacun usait. Valazé écrivit à la Convention pour rejeter d'avance une
amnistie que des indiscrétions calculées laissaient prévoir. De son côté,
Vergniaud exigeait au plus tôt de l'Assemblée le rapport du Comité de
salut public, traitait ses adversaires d'agitateurs et réclamait la tête de
Lhuillier, procureur général syndic de la Seine et de Hassenfratz, membre
de la Commune. Leurs amis en liberté harcelaient aussi la Montagne,
stigmatisant la censure de la Commune sur le courrier destiné à la
province. Ils exigeaient que la Convention entende par priorité le rapport
contre les inculpés... Le 2 juin n'avait pas eu les résultats escomptés.
Robespierre en espérait une union, mais celle-ci tardait à se réaliser : « Je
n'ai plus la vigueur, dit-il aux Jacobins le 12 juin, pour combattre les
intrigues de l'aristocratie. Épuisé par quatre années de travaux pénibles et
infructueux... » C'est à ce moment-là que les chefs girondins commirent
d'incroyables maladresses qui devaient les perdre.
Des mouvements insurrectionnels avaient éclaté à Lyon, Bordeaux et
Marseille et de nombreuses administrations locales s'étaient déclarées en
état de rébellion contre la capitale. Inculpés ou non, une bonne vingtaine
de Girondins, exaspérés, s'enfuirent afin de structurer la résistance dans
le pays, d'armer leurs partisans et de marcher sur Paris. Chasset et
Birotteau se rendirent à Lyon, Grangeneuve à Bordeaux, Rabaut Saint-
Étienne à Nîmes, mais la plupart convergèrent vers la Normandie pour
mettre sur pied une « assemblée des départements réunis », embryon d'un
véritable contre-pouvoir.
Au moment où les chefs les plus en vue de la Montagne, Robespierre
et Danton, étaient comme frappés de lassitude, Saint-Just propose de se
rendre au cœur de la révolte. Le 17 juin, il se fait déléguer, avec Lindet,
Lejeune et Duroy, dans l'Eure et dans la Somme. Il aurait confié à Garat:
« Je crois qu'on peut mener les hommes avec un cheveu. » Mais les
protestations de loyalisme d'une députation normande engagèrent le
Comité à rapporter son décret. Il fallait prioritairement et définitivement
régler le problème girondin à Paris. Le 19 juin, le Comité de salut public
confia à Saint-Just l'ingrate mission de liquider cette affaire délicate.

UN PROCUREUR PARTIAL.

Saint-Just devait convaincre les Conventionnels de la culpabilité des


accusés, puis arrêter le degré de sévérité dans la répression. C'était un
exercice périlleux et laborieux puisqu'à la première lecture du rapport, le
24 juin, le Comité ajourna son vote et n'adopta le texte que le 2 juillet,
non sans l'avoir amendé.
C'est le 8 juillet que le député de l'Aisne demande aux membres de la
Convention de sacrifier une partie des leurs, en évoquant des précédents :
Marat déféré devant le tribunal révolutionnaire et Philippe-Égalité (dont
le fils s'était compromis dans la trahison de Dumouriez) arrêté. Il révèle
ensuite que la République vient d'échapper à une conjuration ourdie par
le général Dillon. Il n'y a rien à prouver, il suffit de narrer, dit-il : un
soulèvement s'apprêtait à restaurer l'ancienne constitution et la monarchie
au profit du fils Capet et de sa mère. Opportunément, la Convention a
déjoué le complot. Confrontée au péril, elle a frappé fort, confondant
coupables et égarés, car « rien ne ressemble à la vertu comme un grand
crime ». Le 2 juin a empêché le retour de la tyrannie comme le 10 août
avait abattu le tyran. Tout l'art de l'orateur est dans l'amalgame entre la «
faction » girondine et des traîtres véritables comme Dillon et Dumouriez.
En introduisant à la Convention un esprit de parti, poursuit-il, les
Girondins la vouèrent à une paralysie du pouvoir. Ils firent traîner le
procès du roi sous prétexte de lui donner de la solennité. Ils accréditèrent
l'idée que le peuple de Paris et ses représentants étaient des fauteurs
d'anarchie ; « Buzot déclama contre l'anarchie, et ce fut lui qui la créa.
On calme l'anarchie par la sagesse du gouvernement ; on l'irrite par des
clameurs qui sont toujours sans fruit. » Ils s'opposèrent aussi par toutes
sortes de moyens à l'élaboration d'une constitution propre à donner du
nerf au pouvoir. Ils accablèrent les démocrates en les présentant comme
des « triumvirs » exerçant une dictature, en leur imputant les massacres
de Septembre, alors qu'eux-mêmes, au pouvoir, ne les avaient pas
empêchés. Ils alarmèrent les propriétaires en répandant de faux bruits de
désordres et d'assassinats. Leurs calomnies ont allumé l'incendie en
Normandie, à Bordeaux, à Lyon et à Marseille. Des patriotes trompés ont
ainsi pris les armes contre la République, apportant leur renfort à
l'ennemi vendéen. Ils ont aussi exploité le danger régnant aux frontières
pour éloigner de Paris les bons citoyens et n'ont pas saisi toutes les
propositions de paix. A plusieurs reprises, Saint-Just dénonce les
intelligences nouées entre les ennemis de l'intérieur et de l'extérieur : «
Dans les révolutions, ceux qui sont les amis d'un traître sont légitimement
suspects. »
Bien qu'il y ait sans doute eu peu de rapports entre Dillon et les
Girondins, Saint-Just présente les desseins du général avec une étonnante
précision, jamais confirmée par la suite : « Le projet était dirigé par
plusieurs chefs. Ils sont arrêtés. Ces chefs avaient sous eux douze
généraux, dont chacun était chargé de s'emparer de l'esprit de quatre
sections. »
« ... On devait s'emparer, à la même heure, du canon d'alarme et
l'enclouer, et s'emparer, par la voie de force, de ceux de la Maison
commune et du Temple, de ceux de toutes les sections, qui leur devaient
être livrés, soit par une attaque, soit par les affidés de la ligue. On devait
proclamer le fils du feu roi, Louis XVII, et sa mère régente.
« Le projet étant mis à exécution, les individus composant cette ligue
devaient se nommer de droit gardes du corps, et ceux qui se seraient
distingués dans cette action auraient été décorés d'un ruban moiré blanc
auquel serait supendue une médaille représentant un aigle renversant
l'anarchie. »
Saint-Just peut-il croire à ce qu'il dit ? L'accusation est si énorme
qu'elle provoque des interruptions à droite. « La dénonciation de ces faits
et les pièces à l'appui seront livrées à l'impression», poursuit
imperturbablement le rapporteur. Elles ne le furent jamais : les archives
n'ont rien livré de tel. Ce projet de restauration paraissait bien
hypothétique. Les relations de Dillon avec les Girondins n'étaient alors
pas plus voyantes que son amitié avec Desmoulins. Saint-Just croit bon
d'ajouter, en s'appuyant sur une affiche-pamphlet appelant au meurtre et
répandue dans Paris, que les Girondins projetaient d'immoler une partie
de la Convention. L'accusation, là aussi, paraît grossière. Fut-elle prise au
sérieux ? Témoigne-t-elle de la psychose de peur qui s'était emparée des
députés à la perspective d'une victoire des armées étrangères ?
Ce long réquisitoire n'aurait essentiellement reposé que sur des
présomptions si les Girondins ne s'étaient pas enfuis dans les
départements. Cette faute politique donnait une singulière consistance au
dossier : le « grand crime », jusque-là fort insidieux, voire imaginaire,
apparaît alors à tous comme une grande trahison.
Elle fit basculer la Plaine, en portant le discrédit sur les Girondins. (Et
pour longtemps : jusqu'à ce que le talent de Lamartine, un demi-siècle
plus tard, les auréole d'une gloire posthume.) Saint-Just pouvait dire : «
Ils ne partageront point avec vous l'amour du monde. » Accablés par les
royalistes, rejetés par les révolutionnaires, désemparés, certains iront
jusqu'à la compromission contre-révolutionnaire.
Les conclusions du réquisitoire sont pourtant étonnantes de
modération. Saint-Just réclame la mise en accusation de quatorze
hommes seulement : neuf qui sont en fuite et cinq « complices ».
Certains, durement mis en cause dans le rapport, comme Brissot ou
Valazé, ne sont pas mentionnés dans le décret et tous les autres, « plutôt
trompés que coupables », sont rappelés à la Convention.
Les raisons qui ont déterminé le Comité dans ses choix n'apparaissent
pas toujours avec clarté. Louvet, l'un de ceux qui furent mis en
accusation, écrivait : « Il n'appartient qu'à M. de Saint-Just de calomnier
avec autant de gentillesse et de tourner en calembours aussi délicats les
ordures du Père Duchesne, les atrocités de Marat et les rhapsodies de
Robespierre. » Saint-Just attaquait surtout les fuyards. Le Mercure
Universel relate, d'ailleurs, qu'après avoir cité trois ou quatre noms, il
avait employé l'expression et caetera, formulation maladroite qui avait
suscité les murmures de la droite. L'orateur avait alors fait remarquer
qu'il s'agissait des représentants en fuite. En fait, l'opinion que les
Montagnards les plus influents se faisaient du degré de « patriotisme » de
leurs adversaires a surtout compté. La qualité des votes dans le procès du
roi et les attitudes passées à l'égard de Marat et Robespierre ont été
déterminantes.

REDOUTABLE PRÉCÉDENT.

Le rapport contre les trente-deux était surtout un acte politique qui


réduisait l'influence de la Gironde et arrachait la Convention à
l'immobilisme où l'avait plongé l'affrontement entre la « droite » et la «
gauche ». Il donnait à la Montagne une franche liberté d'action. Celle-ci
eût probablement souhaité pratiquer une ample clémence si la Gironde
avait accepté le coup de force du 2 juin. Mais au fil des jours, la liste des
hommes qui se placèrent ostensiblement hors-la-loi s'allongea. Le Comité
dut assumer les conséquences de sa politique jusqu'à emprisonner et
menacer du Tribunal soixante-quinze députés qui avaient protesté contre
les événements du 2 juin.
Malgré sa modération, le rapport de Saint-Just radicalisa les
oppositions et introduisit, dans la Montagne elle-même, des germes de
division, car l'Assemblée était peuplée d'homme unis par des alliances
familiales et des liens d'ordre économique, psychologique, culturel :
frapper l'un, c'était souvent atteindre l'autre.
Ainsi l'attaque contre Dillon exaspéra-t-elle Camille Desmoulins.
Camille, qui estimait le général, manifesta sa mauvaise humeur dès le 10
juillet, lors du renouvellement du Comité de salut public, en reprochant
sèchement leur incompétence aux membres sortants. Le lendemain,
lorsque Cambon revint sur la conspiration et demanda à la Convention de
ratifier l'arrestation de Dillon, Desmoulins l'interrompit brutalement : « Il
n'y a rien d'absurde comme la fable qu'on vient de débiter », et tenta de
faire tourner le débat en faveur de son ami ; « Je demande, répliqua
Billaud-Varenne, qu'il ne soit pas permis à Camille de se déshonorer ». «
Si Desmoulins veut devenir le défenseur officieux de Dillon, renchérit
Legendre, qu'il aille au Tribunal révolutionnaire. » On passa à autre
chose, mais l'incident n'était pas clos.Emporté par sa verve de
pamphlétaire, Desmoulins s'en prit à certains de ses propres amis
politiques, accusant Billaud-Varenne de lâcheté, ridiculisant Legendre qui
n'avait « que le petit défaut de se croire après dîner le plus grand
personnage de la République », mordant enfin Saint-Just : « Après
Legendre, le membre de la Convention qui a la plus grande idée de lui-
même, c'est Saint-Just. » Raillant la raideur du jeune Conventionnel il
ajoutait : « Ce qui est assommant pour la vanité de celui-ci, c'est qu'il
avait publié, il y a quelques années, un poème épique en vingt-quatre
chants intitulé Argant 1. Or, Rivarol et Champcenetz, au microscope de
qui il n'y a pas un seul vers, pas un hémistiche en France qui ait échappé,
et qui n'ait fait coucher son auteur sur l'Almanach des grands hommes,
avaient eu beau aller à la découverte, eux qui avaient trouvé sous les
herbes jusqu'au plus petit ciron en littérature, n'avaient point vu le poème
épique en vingt-quatre chants de Saint-Just. Après une telle mésaventure,
comment peut-on se montrer ? »
Pourquoi infliger à cet homme orgueilleux une telle blessure ? Était-ce
seulement de l'agressivité ? L'affaire Desmoulins-Dillon révélait, en fait,
les liens de l'un des tout premiers républicains de la Révolution avec un
noble libéral, accusé de complot et mort sur l'échafaud en criant : « Vive
le roi ». Elle illustrait l'attitude équivoque de ces bourgeois qui
fournissaient le personnel révolutionnaire : leur ascension sociale les
avait souvent rapprochés des anciennes classes privilégiées au détriment
de la résolution idéologique des convictions. Dans l'effervescence, les
hommes était souvent seuls, car les clubs n'avaient pas l'efficacité des
partis modernes habitués à arrêter une stratégie, à dénouer les dangers
possibles et à susciter des réflexes collectifs. L'expérience était là pour
prouver que les meilleurs et les plus sûrs pouvaient fléchir. « Les ennemis
de la République sont dans ses entrailles », concluait Saint-Just.
On s'est demandé pourquoi il avait assumé cette ingrate tâche de
procureur général. N'y voir qu'ambition, vanité ou férocité serait bien
sommaire. Parmi l'entourage de Robespierre, le député de l'Aisne s'était
rapidement imposé comme l'un de ses collaborateurs les plus écoutés.
Son efficacité avait été telle dans le procès du roi qu'elle fut
naturellement mise au service de la Montagne dans le procès des
Girondins. Il pouvait espérer sortir de cette déplaisante « spécialisation »,
quand la soudaine foucade de Desmoulins fit apparaître que les besognes
de cet ordre ne lui manqueraient pas par la suite.
Il reste à relever que, malgré ses nombreuses et brillantes interventions
dans le procès des Trente-Deux, Saint-Just n'avait été élu au Comité de
salut public, le 10 juillet, qu'en avant-dernière position, avec 124 voix
alors que Couthon et Jean Bon Saint-André en avaient obtenu 176 et 192.
Il n'avait accepté que par devoir ce rôle d'accusateur, porteur
d'impopularité, que les ambitieux fuyaient : « J'ai attaqué des hommes
que personne n'eût osé attaquer, disait-il, tout concourrait à rendre
criminel celui qui l'eût osé ; moi seul j'ai dû remplir ce dangereux
message, c'est au plus jeune de mourir et de prouver son courage et sa
vertu. »
1 La déformation est-elle volontaire ?
CHAPITRE XIV

Durcir la Révolution
Il est une vérité éternelle dont il est important de convaincre les
hommes. C'est que le plus mortel que les peuples aient à redouter
est le gouvernement.
MARAT, 8 octobre 1789.

Un peuple n'a qu'un ennemi dangereux, c'est son gouvernement.


SAINT-JUST, 10 octobre 1793.

Dans le même temps où une grandiose Fédération était organisée pour


fêter la nouvelle constitution, le 10 août 1793, la pression des armées
étrangères et les menées contre-révolutionnaires se conjuguaient pour
imposer un gouvernement fort alors que les nouvelles institutions avaient
prévu un exécutif faible. Ce gouvernement trouva son origine dans un «
Comité de Défense nationale », mis en place au lendemain du 10 août
1792 et transformé, après la trahison de Dumouriez, en un « Comité de
salut public ». Composé essentiellement de membres de la Plaine
renouvelés chaque mois, le Comité devait faire la liaison entre le Conseil
exécutif et l'Assemblée pour activer l'action ministérielle. Ses pouvoirs,
mal définis, s'accrurent à la faveur de l'insurrection du 2 juin 1793.

SAINT-JUST AU GRAND COMITÉ.

C'est à ce moment-là que Saint-Just y entra. Officiellement, il n'était


que l'un des cinq hommes chargés de rédiger une constitution. Mais,
quelques jours plus tard, il participait à toutes les délibérations. Le 13
juin, le Comité, réorganisé en six sections, lui confia l'une d'elles : la
correspondance générale. Le 15, il entra dans une commission créée pour
diriger l'armée levée contre les rebelles de l'intérieur. Dès cette époque,
donc, et avant Robespierre, Saint-Just se trouvait investi de très hautes
fonctions gouvernementales.
Mais le Comité de salut public ne prit son aspect définitif qu'après la
violente attaque de Camille Desmoulins au moment de l'affaire Dillon : le
10 juillet, il fut renouvelé et réduit à neuf membres : Jean Bon Saint-
André, Barère, Gasparin, Couthon, Hérault de Séchelles, Thuriot, Prieur
(de la Marne), Saint-Just, Robert Lindet. Danton n'en fut plus et
Gasparin, solidaire de Custine, décrété d'accusation, démissionna. Puis
Robespierre y entra le 27 juillet. Enfin, le 14 août, deux remarquables
spécialistes des problèmes militaires : Carnot et Prieur (de la Côte-d'Or)
se joignirent à eux. Le 6 septembre, ce fut le tour de Billaud-Varenne et
Collot d'Herbois dont l'audience était grande dans les milieux sans-
culottes ; le dantoniste Thuriot, très isolé, partit. C'est donc cette équipe
de douze membres, réduite à onze après l'exécution de Hérault de
Séchelles, qui forma le fameux « Grand Comité » et gouverna pendant un
an.
C'étaient tous des hommes de caractère. Un noyau de Montagnards
avec Robespierre, Saint-Just, Couthon, Jean Bon Saint-André et Prieur de
la Marne dominait une gauche animée par Billaud-Varenne et Collot
d'Herbois, toujours prêts à soutenir les revendications du petit peuple
parisien, et une droite dont Prieur de la Côte-d'Or, Carnot, Lindet, ardents
partisans de la Révolution mais plus modérés, étaient les représentants.
Lindet, rescapé du premier Comité, répugnait au terrorisme et refusera
d'associer sa signature à celle de ses collègues sur l'ordre d'arrestation de
Danton. Barère se trouvait au centre : certains ont qualifié ce Gascon
courtois de caméléon, mais il fut pourtant un élément d'union. Ses textes,
modèles d'intelligence et d'habileté, parvenaient souvent à recueillir
l'assentiment de tous. Si Robespierre fut l'âme du Comité, Barère y joua
un rôle déterminant dans les grandes occasions.
La distinction entre les « travailleurs » et les « politiques », surtout
soulignée par les Thermidoriens pour décerner la louange ou le blâme,
est assez arbitraire. En fait, le mérite de tous fut grand et celui des «
politiques », qui assurèrent un lien actif entre le Comité, les clubs et la
Convention, permit au gouvernement de durer.
Une spécialisation souple s'imposa. Pour sa part, Saint-Just consacra
une grande partie de son temps aux affaires militaires, notamment en
passant 146 jours en mission aux armées. Il partagea aussi des
responsabilités policières, surtout quand fut créé le Bureau de police du
Comité. Mais chacun avait droit de regard et d'intervention sur toute
question.
Le Comité s'était installé au pavillon de Flore. Harassés par quinze à
dix-huit heures de travail quotidien, soumis à une tension permanente et
énervés par des querelles et des rivalités de personnes, la plupart des
membres résistèrent mal à ce régime épuisant.
Lorsque Saint-Just accède aux responsabilités gouvernementales, le
climat s'est encore alourdi. Depuis le mois de juin 1793, la crise s'aggrave
et une avalanche d'événements catastrophiques s'abat sur le nouveau
pouvoir. Le responsable de la commission chargée de mater les rebelles
de l'intérieur n'allait manquer ni de soucis ni de besogne.
La révolte « fédéraliste » s'étend alors sur la plus grande partie du
territoire, dans l'Ouest et le Sud surtout : soixante départements sont
touchés. Elle se nourrit des rancœurs et des mécontentements d'une
coalition hétéroclite de partisans de l'Ancien Régime, de libéraux, de
monarchistes constitutionnels, de catholiques attachés aux prêtres
réfractaires et de démocrates indignés par le coup de force du 2 juin
contre l'Assemblée. A Lyon, les Jacobins sont traqués et Chalier, le
maire, idole du petit peuple, est décapité. Le royaliste Précy organise la
défense de la ville et fait appel au roi de Sardaigne. Marseille, Toulon et
la Corse, qui a fait sécession sous le commandement de Paoli, demandent
l'aide des Anglais. Les forces de la République préviennent la menace à
Marseille (25 août) mais, le 29, Toulon se livre avec son escadre à
l'Angleterre.
L'une des conséquences indirectes de l'insurrection fédéraliste est
l'assassinat de Marat, le 13 juillet, par Charlotte Corday, une jeune
Normande en relations avec les Girondins. Certes, la santé de l'Ami du
peuple était très altérée et ses jours comptés, mais la Montagne perdait
avec lui le seul des siens qui eût véritablement l'oreille du peuple parisien
et qui, grâce à la lucidité de certaines de ses vues et sa popularité,
représentait un atout non négligeable. Voilà pourquoi Saint-Just déplore
cette mort à plusieurs reprises.
En Vendée, les nouvelles ne sont pas bonnes non plus. Après s'être
emparés de Fontenay le 26 mai, les insurgés tentent de s'organiser. Mais
ils sont attachés à leur région et à leurs chefs et répugnent à entreprendre
de lointaines expéditions. L'armée « catholique et royale » s'empare
néanmoins de Saumur le 9 juin, échoue devant Nantes le 29, puis écrase
le 5 juillet les républicains de Westermann à Châtillon-sur-Sèvre et, le 13,
ceux de Santerre à Vihiers.
A la Convention, Barère ne peut que prophétiser la riposte nationale : «
Les forêts seront abattues, les repaires des bandits seront détruits, les
récoltes seront coupées pour être portées sur les derrières de l'armée et les
bestiaux seront saisis. Les femmes, les enfants et les vieillards seront
conduits dans l'intérieur. »
Aux frontières, les défaites du printemps et la trahison de Dumouriez
entraînent une longue série de revers. Bien qu'elle dispose de deux fois
plus d'hommes que ses adversaires la Révolution manque de techniciens
expérimentés. Les officiers chevronnés sont, presque tous, des nobles de
l'Ancien Régime, dont le zèle est bien souvent douteux : « La noblesse
contre laquelle on se bat dirige cette guerre, dans le succès de laquelle
elle a tout à perdre » remarque Barère. Valenciennes tombe le 23 juillet,
Mayence le 28. Cambrai ne doit son salut qu'à la mésentente entre les
Austro-Hanovriens de Cobourg et de York. En Savoie, les Sardes
s'apprêtent à pénétrer dans la Maurienne et la Tarentaise. De leur côté, les
Espagnols forcent les Pyrénées et s'avancent vers Perpignan et Bayonne.
Au moment où Robespierre entre au Comité de salut public, la
République n'est plus qu'une « citadelle assiégée ».
Ces revers aggravent les effets de la crise économique. Partout,
essentiellement dans les grandes villes, on souffre des insuffisances du
ravitaillement. L'approvisionnement de Paris, concurrencé par celui des
armées, est assuré dans des conditions précaires. Sous l'effet de la
dépréciation monétaire et de la rareté des subsistances, les prix ne cessent
de monter et la production est désorganisée ; de nombreux travailleurs
sont sans emploi.
Par l'intermédiaire du club des Jacobins, Robespierre, Saint-Just et les
Montagnards jouissent d'un grand prestige mais doivent assumer
l'impopularité des mesures de rigueur qu'impose toute politique dans les
temps difficiles. Dès lors, les sans-culottes écoutent volontiers ceux qui
préconisent une répression accrue contre les suspects, la réquisition des
grains, la taxation des prix et la distribution de secours aux indigents aux
frais des riches. Ceux qu'on appelle les Enragés, conduits par Jacques
Roux, Varlet et Leclerc, n'ont d'influence réelle que sur quelques sections
parisiennes et de rares villes de province, ils ne disposent d'aucun relais à
l'Assemblée ou au gouvernement, d'aucun club. Les Cordeliers sont, en
revanche, plus menaçants ; leur club, galvanisé par Momoro, d'origine
espagnole, est ouvert aux plus humbles. La disparition de Marat élargit
leur crédit et leurs membres, qui sont en place, en profitent pour accroître
le nombre de leurs obligés. Ainsi, Vincent, secrétaire général du ministre
de la Guerre Bouchotte, pratique une « révolution des emplois 1 ».
Donnant la préférence au zèle « patriotique » plutôt qu'à la compétence, il
recrute les fonctionnaires du ministère parmi les sans-culottes, ce qui lui
vaut la considération des faubourgs et la vénération d'une clientèle
reconnaissante. Un autre adjoint de Bouchotte, Ronsin, ancien auteur
dramatique nommé général par une promotion foudroyante, sera chef de
l'armée révolutionnaire. Le ministère devient un bastion cordelier.
Les Cordeliers rencontrent en outre bien des sympathies à la
Commune de Paris, où le maire Pache et le procureur Chaumette ne leur
sont pas hostiles. Ainsi, ils ont favorisé l'élection d'Hanriot à la tête de la
Garde nationale. Quant au substitut du procureur, Hébert, journaliste du
Père Duchesne, il a capté l'héritage de Marat et son audience est grande
dans la sans-culotterie. Ambitieux et arriviste, déçu peut-être d'avoir été
écarté de la députation à la Convention, puis du ministère de l'Intérieur, il
se livre à la surenchère.
Disposant d'antennes au gouvernement, dans l'armée, dans la presse,
dans les sociétés de pensée, ces hommes constituent un danger stimulant
pour les Montagnards. Traités d'endormeurs, ceux-ci réagissent afin de
conserver un soutien populaire qui est une de leurs forces. Pour peu que
leur notoriété vienne à s'altérer ou que la pression des événements les y
oblige, les Robespierristes se voient contraints de se rapprocher des sans-
culottes et d'adopter des mesures chères à la rue, telles la taxation et la
réquisition, mesures qui pourtant ne correspondent pas toujours à leurs
propres objectifs.

LE SURSAUT.

Sous l'effet de ces menaces multiples, le gouvernement allait s'affermir


et se durcir.
Le Comité et la Convention prirent d'abord une série de mesures en
faveur des paysans : le 17 juillet, abolition sans indemnité de tout ce qui
subsistait des droits seigneuriaux. On ne peut douter que Saint-Just ait
appuyé cette décision qui mettait enfin un terme légal au long conflit qui
l'avait opposé, deux années durant, à Grenet à Blérancourt, à Beaumé à
Vassens, à Lauraguais à Manicamp. D'un trait de plume, il remportait
cette victoire qui s'était refusée à ses inlassables efforts sur le terrain. Ces
dispositions pouvaient certes, si elles étaient correctement appliquées,
apporter un profit substantiel à la petite paysannerie, mais rien aux sans-
culottes. Le Comité, où siégeait maintenant Robespierre aux côtés de
Saint-Just et Couthon, dut céder davantage aux prétentions des
révolutionnaires avancés.
Les premières victimes en furent les militaires suspects et les
Girondins. Le 28 juillet, Custine fut décrété d'accusation et les
Conventionnels en fuite mis hors-la-loi. Le 1er août, la reine, qu'on
présentait souvent comme un sujet de négociation ou de complot, était
déférée au Tribunal révolutionnaire et là destruction des tombeaux
royaux de Saint-Denis fut décidée. Enfin, le 4, Kellermann reçut l'ordre
d'assiéger Lyon. Mais l'ennemi approchait. Le 12 août, la Convention
décréta l'internement des suspects, sous prétexte de risques
d'espionnage ! Le 23, elle vota la « levée en masse » et Barère lançait sa
fameuse apostrophe : « Dès ce moment, jusqu'à celui où les ennemis
auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en
réquisition permanente pour le service des armées. Les jeunes gens iront
au combat ; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les
subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits et serviront dans
les hôpitaux ; les enfants mettront le vieux linge en charpie, les vieillards
se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des
guerriers, prêcher la haine des rois et l'unité de la République. » Cinq
jours plus tard, Custine, symbole de la défaite et de la trahison, était
guillotiné.
La sécheresse du mois d'août aggravait les difficultés de cette période
qui précède la nouvelle récolte. Paris a faim. Le 4 septembre,
l'effervescence gagne les sections et, le 5, les sans-culottes en armes
investissent la Convention pour exiger l'organisation d'une armée
révolutionnaire, la rigueur à l'égard des suspects et une politique dirigiste
en matière économique.
Avec l'aide des Jacobins et de la Commune, le Comité parvient à
contrôler le mouvement : le 5 septembre, il met la terreur « à l'ordre du
jour ». Le 6, il s'adjoint, on l'a vu, Billaud-Varenne et Collot d'Herbois,
porte-parole des manifestants et, le 9, il crée l'armée destinée à ravitailler
Paris et à châtier les traîtres. Le 11, la taxation des grains et fourrages est
uniformisée sur l'ensemble du territoire. Le 17, une nouvelle loi définit
les suspects de façon ambiguë et confère ainsi une grande puissance aux
comités révolutionnaires habilités à délivrer les certificats de civisme.
Enfin, du 22 au 29, est discuté le Maximum général des prix et des
salaires.
Au début de septembre, l'administration de l'Aisne, encombrée de
prisonniers et de suspects, s'effraie que l'ennemi approche. Le 2, le
procureur général syndic Pottofeux s'adresse directement à Saint-Just. Le
5e régiment, explique-t-il, « a refusé de marcher à l'ennemi ». Il demande
des bannières portant l'inscription : « Le peuple français debout contre les
tyrans. » Saint-Just – ce n'est pourtant pas dans ses habitudes – ne répond
pas. Il est « retenu dans son lit par une maladie », explique un
commissaire dépêché à Paris.
Faite d'un agrégat de Conventionnels soupçonnés de concussion avec
des banquiers et des affairistes, de députés écartés du Comité de sûreté
générale, de représentants en mission froissés d'avoir été rappelés,
l'opposition relève la tête. Les uns reprochent au Comité son
intransigeance, les autres sa faiblesse. Cette coalition de
mécontentements personnels serait sans doute restée inoffensive sans la «
faction » dantoniste. Après avoir occupé une place de premier plan dans
le gouvernement depuis le début de la Convention, Danton, soit par
lassitude, soit par tactique, a pris ses distances à l'égard du pouvoir en
quittant volontairement le Comité de salut public (10 juillet 1793). Il s'est
réfugié dans la vie domestique auprès d'une jeunesse de seize ans qu'il
vient d'épouser. Ses partisans, pas toujours bien inspirés, vont pendant
son semi-effacement conduire l'opposition. Ainsi, son ami Delacroix
joint sa voix à celles des Hébertistes et des Enragés pour réclamer
l'application de la constitution, ce qui impliquait la dissolution de la
Convention, des comités et l'organisation de nouvelles élections. En
pleine guerre, cette initiative trahissait en réalité les divergences
fondamentales qui séparaient les Dantonistes et les Robespierristes.
Les premiers manifestent une impatience soudaine contre les rigueurs
du pouvoir et engagent une campagne en faveur de l'indulgence. Le 20
septembre, Thuriot démissionne avec éclat du Comité de salut public et
quelques jours plus tard s'en prend devant la Convention à l'économie
dirigée, à la complaisance envers les sans-culottes et à la méfiance pour
les élites : « On cherche maintenant à accréditer dans toute la République
qu'elle ne peut se soutenir si l'on n'élève pas à toutes les places des
hommes de sang (...) Il faut arrêter ce torrent impétueux qui nous entraîne
à la barbarie. » La Convention l'applaudit chaleureusement et envoie au
Comité Briez, naguère chargé de mission à l'armée du Nord et présent à
Valenciennes lorsque la place capitula.
Le 25, Robespierre se précipite à la tribune : « Celui qui était à
Valenciennes lorsque l'ennemi y est entré n'est pas fait pour être membre
du Comité de salut public. Ce membre ne répondra jamais à cette
question : " Pourquoi n'êtes vous mort ? " » Il aurait, lui, préféré le
sacrifice à la lâcheté. C'est la faiblesse pour les traîtres qui nous perd,
poursuit-il, il faut que « le gouvernement prenne de la consistance » et
puisse compter sur la « confiance illimitée » de l'Assemblée. Convaincue
par Robespierre ou feignant de l'être, la Convention conserve alors sa
confiance au Comité, ce qui revient à le reconnaître comme
gouvernement. La fermeté l'emporte donc, l'opposition est neutralisée. Sa
défaite laisse les coudées franches à ses adversaires qui vont pouvoir
justifier la suspension de la constitution, une tâche qui incombe à Saint-
Just, le 10 octobre 1793.
L'orateur démasque la contre-révolution qui sévit, comme l'avait déjà
remarqué Marat quatre ans plus tôt, jusque dans le « gouvernement » : il
s'agit de tous ceux – hauts dirigeants ou modestes fonctionnaires – qui
ont des responsabilités dans la conduite des affaires et l'application des
lois. « Les lois sont révolutionnaires ; ceux qui les exécutent ne le sont
pas. » L'armée est dans un triste état, poursuit-il. Les généraux sont
coupés de la nation, les chefs, corrompus par les habitudes passées, sont
souvent peu assidus, débauchés et méprisants à l'égard de la troupe. Or «
un soldat malheureux est plus malheureux que les autres hommes » ;
l'administration fourmille de malhonnêtes : « on vole la ration des
chevaux. » Et Saint-Just définit l'autorité nouvelle : « Les représentants
du peuple aux armées doivent être les pères et les amis du soldat. Ils
doivent coucher sous la tente, ils doivent être présents aux exercices
militaires, ils doivent être peu familiers avec les généraux, afin que le
soldat ait plus de confiance dans leur justice et leur impartialité, quand il
les aborde. Le soldat doit les trouver jour et nuit prêts à l'entendre. Les
représentants doivent manger seuls. Ils doivent être frugaux et se
souvenir qu'ils répondent du salut public et que la chute éternelle des rois
est préférable à la mollesse passagère. »
Pour mettre un terme aux abus, Saint-Just propose de donner
inlassablement l'exemple de la vertu et d'exercer la rigueur contre les
corrompus et les voleurs : « Ceux qui font les révolutions dans le monde
ne doivent dormir que dans le tombeau. »
Parallèlement, Saint-Just s'en prend à la conception que se font du
service public les agents de l'État : « Tel qu'on le fait il n'est pas vertu, il
est métier. » Il accable l'Administration surpeuplée de fonctionnaires
coûteux et inefficaces : « Le ministère est un monde de papier ; je ne sais
point comment Rome et l'Égypte se gouvernaient sans cette ressource ;
on pensait beaucoup, on écrivait peu. La prolixité de la correspondance et
des ordres du gouvernement est une marque de son inertie, il est
impossible que l'on gouverne sans laconisme. » Les choix sont aveugles
ou dominés par l'intrigue: «On achète les places. (...) On chasse un fripon
d'une administration, il entre dans une autre. » Les ennemis de la
Révolution ont mis la main sur la gestion de l'État, accaparant et volant le
Trésor public. On croit entendre Marat, neuf mois plus tôt : « Tous les
intrigants de l'État ont été en l'air pour briguer les emplois et devenir
fonctionnaires publics ; c'est-à-dire pour devenir oppresseurs et vampires
du peuple. »
Saint-Just propose alors d'établir un lourd impôt sur ceux qui disposent
du superflu après qu'ils aient volé les deniers publics, fondé leur fortune
sur la taxation et profité de l'inflation pour rembourser l'État en espèces
dévalorisées. Ce prélèvement dégonflera les disponibilités privées,
éliminera des marchés la concurrence déloyale qu'y rencontre l'État ; il
entraînera une baisse des prix pour le plus grand intérêt du peuple.

TRAVAUX FORCÉS POUR LES NOBLES.

Dans le même sens, il est nécessaire de diminuer le coût des transports


en améliorant la qualité des voies. Le Comité évoque l'affectation des
suspects emprisonnés aux travaux publics : remise en état des routes,
percement des canaux de Saint-Quentin et d'Orléans, entretien des
rivières, transport de bois pour la marine. Barère, dans ses Mémoires,
prétend que cette proposition émanait de Saint-Just. Indignés, ses
collègues auraient alors objecté qu'on ne pouvait agir à Paris comme
Marius à Rome : « Eh bien ! aurait répliqué Saint-Just, Marius était plus
politique et plus homme d'État que vous ne le serez jamais. J'ai voulu
essayer les forces, le tempérament et l'opinion du Comité de salut public.
Vous n'êtes pas de taille à lutter contre la noblesse puisque vous ne savez
pas la détruire, c'est elle qui dévorera la Révolution. Je me retire du
Comité. »
Sur le fond, Barère dit vrai. Le projet a bien été non seulement débattu
au Comité mais encore adopté, puis annulé, comme en témoignent les
minutes des débats : un article 14, barré, était ainsi libellé: «Tous les
hommes suspects seront employés à creuser les canaux et à rétablir les
chemins. » Pourquoi douter de l'affirmation de Barère, puisqu'à la tribune
Saint-Just avait présenté le projet avec faveur : « Il serait juste que le
peuple régnât à son tour sur ses oppresseurs et que la sueur baignât
l'orgueil de leur front. » Le député de l'Aisne connaissait bien la capacité
de résistance de la noblesse, il la craignait et ne perdit jamais une
occasion de l'abaisser. On peut encore lire dans la minute du rapport sur
les factions de l'étranger, sous la plume de Thuillier : « La Convention
nationale voue à l'exécration et la noblesse et les Bourbons et les ennemis
de la Révolution. » Cette phrase a été également rayée mais ne laisse
aucun doute sur les sentiments de leur auteur.

L'ANGLETERRE.

Délaissant ce sujet de controverse, Saint-Just se préoccupe bientôt de


contrôler les importations. Six jours plus tard, il ne se contente plus
d'allusions : le 16 octobre, il présente à la Convention la loi contre les
Anglais. L'Angleterre, dit-il, n'exporte que des produits ouvrés et enrichit
ainsi ses fabricants, ce qui « avilit nos manufactures ». Il cite l'exemple «
d'autres pays étrangers » qui fournissent des matières premières
indispensables à l'économie française : cuirs, métaux, bois.
C'est à tort qu'on a décelé des relents de nationalisme xénophobe dans
ce rapport. Saint-Just dénonce essentiellement l'asphyxie économique
dont est menacé l'État révolutionnaire ; il accable les Anglais et non pas
tous les étrangers. Il se garde d'ailleurs de confondre tous les
Britanniques dans une même réprobation : « Toutes les lois que vous
ferez contre le commerce de l'Angleterre seront des lois dignes de la
reconnaissance du peuple anglais, également opprimé par la noblesse, par
le ministère et par les commerçants. » De même, le conflit engagé par le
gouvernement de Londres contre la France au lendemain de l'exécution
de Louis XVI est dirigé davantage contre le régime que contre le peuple
français.

SUSPENDRE LES « LOIS DOUCES ».

Sur le plan proprement politique, Saint-Just entend donner à la


Révolution les moyens d'agir en concentrant l'autorité dans les mains de
la Convention : « Le gouvernement provisoire de la France est
révolutionnaire jusqu'à la paix » fait-il décréter. Le Comité de salut
public surveillera désormais le Conseil exécutif provisoire, les ministres,
les généraux et l'Administration. Il contrôlera l'activité de l'armée
révolutionnaire et recensera les productions de grains de chaque district
pour ajuster les disponibilités aux besoins. Par raison d'État, Saint-Just
remet en quelques mains des moyens capables à la fois de refouler les
armées étrangères et d'étouffer la démocratie. Les « lois douces » seront
pour les « amis de la liberté » dans la cité future. Quelqu'un eut-il à ce
moment-là un regard vers l'arche de cèdre déposée aux pieds du président
et contenant le texte de la Constitution ?
L'heure est donc à la sévérité dans les paroles et dans les actes. Le 16
octobre, la Révolution brandit à la face du monde le supplice de Marie-
Antoinette. Beaucoup, même parmi ceux qui réprouvaient la conduite de
la reine, en furent horrifiés. Vilate, juré au Tribunal révolutionnaire,
rapporte qu'au soir de cette journée Saint-Just aurait déclaré : « Les
mœurs gagneront à cet acte de justice nationale. » Vilate est un
personnage flagorneur et véreux dont les confidences sont suspectes,
mais comment douter que Saint-Just n'ait approuvé cette condamnation,
lui qui avait lancé le même jour : « Votre Comité a pensé que la meilleure
représaille envers l'Autriche était de mettre l'échafaud et l'infamie dans sa
famille. »
A l'Assemblée, tout le monde comprend qu'engagé dans la guerre le
gouvernement soit contraint de se doter de moyens exceptionnels, et
cherche à neutraliser les tentatives d'intelligences avec l'ennemi. Mais
Saint-Just entend le faire avec une fermeté plus farouche encore et
exhorte ses collègues « à punir non seulement les traîtres mais les
indifférents mêmes ». Or, au sein d'un peuple sans grande éducation
politique, les indifférents sont nombreux. Certes, le but d'une loi
terroriste est d'effrayer, mais son application implique au sommet une
volonté et une inflexibilité difficiles à exercer par un gouvernement
collégial où les Robespierristes sont minoritaires. Saint-Just est-il
conscient que la répression impitoyable sur toutes les velléités
d'opposition est le prix de son efficacité ? Se rend-il compte qu'elle est
vouée à multiplier les martyrs au risque de susciter à terme un « front de
compassion » ? Voit-il que s'il est facile de s'y engager il est
redoutablement délicat d'en sortir ?
1 Le nombre des commis du ministère passera de 143 en 1789 à plus de 1800 en 1794.
CHAPITRE XV

Les amours et les amis


L'amour est la recherche du bonheur. Celui qui dit qu'il ne croit
pas à l'amitié est banni.
SAINT-JUST.

Dans une longue lettre du 2 septembre 1793, Thuillier écrivait à Saint-


Just : « J'ai des nouvelles de la femme Thorin et tu passes toujours pour
l'avoir enlevée. Elle demeure à l'hôtel des Tuileries, vis-à-vis des
Jacobins, rue Saint-Honoré. Il est instant, pour effacer de l'opinion
publique la calomnie que l'on a fait imprimer dans le cœur des honnêtes
gens, de faire tout ce qu'il convient pour conserver l'estime et l'honneur
que tu avais avant cet enlèvement. Tu ne te fais pas idée de tout ceci,
mais il mérite ton attention... Adieu mon ami ; la poste me presse. Fais
pour l'ami ce que tu lui as promis. »
Cet avertissement intervenait un peu plus d'un mois après le scandale
qui avait secoué Blérancourt, quand Thérèse Gellé-Thorin avait quitté le
domicile conjugal le 25 juillet et s'était installée à Paris. Les amours de
Saint-Just ont donné lieu à une abondante littérature, mais les sources
indiscutables, rares et ambiguës, n'en disent pas bien long. Quelques
allusions épistolaires, quelques témoignages de circonstance, souvent fort
douteux, une page de carnet pouvant passer pour un récit
autobiographique, c'est tout.
La vie privée des hommes célèbres est livrée à tous et souvent
manipulée sans respect: c'est particulièrement vrai pour Saint-Just, à qui
l'on a « fait les poches » avant de le conduire au supplice. Les moyens
manquant pour aborder cet aspect de son existence, les procédés les plus
contestables ont été employés. On a fait confiance à des témoignages
fantaisistes ou à des ragots, pour certains recueillis plusieurs décennies
sinon plus d'un siècle après. Surtout, on a pratiqué un amalgame entre la
fugue à Paris, l'inspiration « érotique » d'Organt et la liaison avec Mme
Thorin.
Les meilleurs historiens ont parfois accrédité l'idée que le libertinage
avait tenu dans la jeunesse de Saint-Just une place démesurée; Georges
Lefebvre lui-même, rendant compte des travaux de l'Américain Curtis,
parle d'« excitation sexuelle » !
La légende noire prend racine dans la fugue de septembre 1786,
lorsque Saint-Just, passionné de théâtre, avait arpenté le quartier du
Palais-Royal que fréquentaient les artistes et les gens du spectacle.
Installé dans un modeste hôtel de la rue Fromenteau qui en comptait
plusieurs, pas toujours de la meilleure réputation, il habitait, prétend
Taine, la « rue des prostituées ». Comme, d'autre part, Organt fait, à deux
reprises, allusion à la « vérole », il n'en a pas fallu davantage pour y voir
une confidence autobiographique. Les interprétations approximatives de
ce poème pallient les lacunes des sources et ont fortement contribué à
créer l'image d'un Saint-Just libertin ou « excité ».
La vérité oblige à dire que Saint-Just, avant la Révolution, séjourna
peu à Paris, si l'on excepte sa détention rigoureuse chez la Sainte-
Colombe : trois semaines entre le 15 septembre et le début octobre 1786,
quelques voyages et enfin un séjour au moment de la parution d'Organt,
en juin 1789, dans l'effervescence des débuts de la Révolution. C'est peu
pour se perdre dans le stupre. Saint-Just fut aussi délégué de son district à
la fête de la Fédération le 14 juillet 1790. On ne peut évidemment ajouter
foi à la fable de la liaison qu'il aurait nouée, à cette occasion, avec la Du
Barry vieillissante. Il est certes séduisant pour les échotiers de prolonger
la carrière féconde d'une favorite en la faisant passer des bras de Louis
XV à ceux de Saint-Just, mais c'est si peu vraisemblable que, même E.
Fleury, qui puise l'anecdote dans les Mémoires apocryphes de la Du
Barry, la livre au conditionnel. Celle-ci présente au moins l'intérêt de
montrer que les plumitifs de la Révolution changèrent de cibles mais non
de méthodes. Elle rejoint les confidences fantaisistes d'un Lamothe-
Langon, écrivain du XIXe siècle spécialisé dans la rédaction de médiocres
romans historiques, qui raconte comment Saint-Just fut fessé par Hérault
pour les beaux yeux de l'actrice Claire Lacombe. Et cette ancienne
comédienne qui se serait fait appeler Mme de Saint-Just en souvenir de
sa liaison avec le Conventionnel ? Hamel, qui rapporte le fait, reste
allusif et avoue ne pas savoir ce qu'il faut en penser.
En réalité, le travail écrasant auquel étaient astreints les membres du
Comité de salut public leur aurait, à supposer qu'ils l'eussent souhaité,
laissé peu de temps à consacrer au libertinage. Leurs moments de détente
étaient rares et leur vie privée soumise aux exigences de la vie politique.
Que n'eût révélé Danton, renseigné par mille espions, lui qui, à son
procès, ne put qu'évoquer misérablement les « bains turcs » fréquentés
par Saint-Just !

THÉRÈSE GELLÉ.

On chercherait vainement la preuve formelle d'une liaison entre Saint-


Just et Thérèse Gellé-Thorin. Mais les on-dit, l'abandon par Thérèse du
domicile conjugal et la lettre de Thuillier sont autant de présomptions
concordantes. On serait même tenté d'établir un lien entre cette fugue du
25 juillet et la mission « d'intérêt public » que le Comité confie à Saint-
Just le 18 juillet dans l'Aisne et qui n'a laissé nulle trace dans les
archives. Avec ou sans l'assentiment du Conventionnel, pour le rejoindre
ou non, Thérèse Thorin s'installe à Paris et obtiendra le divorce le 21
messidor an II (9 juillet 1794). Or, aussitôt après Thermidor, elle
reviendra à Blérancourt chez ses parents, parmi ceux qu'elle a défiés et à
proximité de son ancien mari rapidement remarié. N'est-ce point l'aveu,
chez cette femme de caractère, d'un grand rêve brisé ?
Mal réinsérée dans un milieu dont elle avait bravé les normes, en proie
à des problèmes d'argent, à des dissensions d'héritage avec sa sœur et son
beau-frère, probablement ébranlée par des blessures de toutes sortes, elle
achèvera sa douloureuse existence dans son village natal à l'âge de trente-
neuf ans. A coup sûr, Saint-Just a beaucoup compté pour elle. Par amour
elle lui a tout sacrifié et lui est, en grande partie, redevable de son
tragique destin.
Quant au Conventionnel, il écrit à Thuillier : « Où diable as-tu rêvé ce
que tu mandes de la citoyenne Thorin ? Je te prie d'assurer tous ceux qui
t'en parleront que je ne suis pour rien dans tout cela (...) Adieu, si
l'histoire que tu m'as faite t'est reproduite, tu voudras bien rendre
témoignage à la vérité. » Cette lettre non datée peut apparaître comme
une réponse à celle du 2 septembre. Or, dans ce même courrier, Saint-Just
propose à son ami l'emploi d'administrateur des subsistances que celui-ci
occupe déjà depuis une quinzaine de jours au moment où il écrit sa lettre.
La réponse de Saint-Just n'est donc pas de septembre, mais de la fin de
juillet ou du début d'août. Cette précision chronologique ne change pas
grand-chose sur le fond mais prouve que le sujet avait déjà été abordé, et
surtout que la supplique de Thuillier : « Fais pour l'ami tout ce que tu lui
as promis » ne peut s'appliquer à une demande de poste. Témoin des
conséquences de cette affaire, Thuillier fait appel aux sentiments et à la
raison de Saint-Just pour le convaincre « de faire tout ce qu'il convient
pour conserver l'estime et l'honneur » dont il jouissait « avant cet
enlèvement ».
Saint-Just nie donc avoir enlevé la citoyenne Thorin. Il est possible
qu'il ne mente pas sur ce point et que Thérèse ait pris sa décision seule.
Néanmoins, sa phrase, trop laconique et ambiguë pour démontrer sa
bonne foi, ressemble à ces démentis officiels, rédigés à dessein de façon
équivoque et qui masquent mal un grand embarras.
L'hôtel des Tuileries où logeait Thérèse était tout proche du pavillon de
Flore et à quelques centaines de mètres de l'hôtel des États-Unis, rue
Gaillon, où habitait Saint-Just; celui-ci passait forcément à proximité en
se rendant au Comité de salut public ou aux Jacobins. Pouvait-il ignorer
le sort de Thérèse ?
La démarche de Thuillier, le comportement de Thérèse et les
dénégations gênées de Saint-Just imposent l'idée qu'une liaison a bien
existé. L'ancien greffier blérancourtois laisse un témoignage de mentalité
sur le climat social dans lequel elle dut être vécue: « l'enlèvement » d'une
femme mariée passait pour un acte scandaleux susceptible de causer la
perte de « l'estime et de l'honneur » des « honnêtes gens », c'est-à-dire
des sympathisants du changement. Le corps social faisait passer certains
principes de vie privée avant ses convictions politiques (trois ans plus tôt,
Saint-Just lui-même s'était prudemment prononcé contre le divorce).
Thuillier, de son côté, feint de ne pas croire à la culpabilité de son ami en
parlant de « calomnie » et Saint-Just fait une réponse incomplète et peu
explicite.
Un « enlèvement » n'est pas un adultère et l'infidélité de Thérèse n'a
pas provoqué chez tous la même réprobation. Mais, d'une façon générale,
l'inconduite, surtout d'une femme, suscitait la désapprobation : la liaison
de Saint-Just et de Mme Thorin, inévitablement remarquée à Blérancourt,
aura dû se heurter à de nombreuses difficultés. Cette situation bloquée se
compliquait d'un conflit politique. Dès les premiers événements
révolutionnaires, on l'a vu, le père et le mari de la jeune femme s'étaient
presque systématiquement opposés aux entreprises de Saint-Just. C'est
donc dans les pires conditions que les deux jeunes gens se seraient
rencontrés à Blérancourt dans les années 1790-1792. Elle aurait vécu
dans la mauvaise conscience et l'angoisse d'un scandale et lui aurait
redouté à chaque instant que soient compromis ses projets politiques. Sur
l'un de ses carnets, Saint-Just avait écrit : « L'amour est la recherche du
bonheur. » Avec tous ces obstacles était-il possible ?
Et pourtant, Saint-Just semble avoir cru aux vertus familiales et avoir
souhaité fonder un foyer. Son ami Gateau rapporte, qu'il « soupirait après
le terme de la Révolution pour... jouir du repos de la vie privée dans un
asile champêtre, avec une personne que le ciel semblait lui avoir destinée
pour compagne, et dont il s'était plu lui-même à former l'esprit et le cœur,
loin des regards empoisonnés des habitants des villes ».
On peut remarquer que cette compagne correspond assez bien à
Thérèse. Lejeune, lui aussi, affirme qu'à Laon, un an avant son élection à
la Convention, Saint-Just lui aurait confié : « Pour moi, mon ambition se
borne à vivre un jour à la campagne dans les limites que la nature a
marquées. Une épouse, des enfants pour mon cœur, l'étude pour mes
loisirs, mon superflu pour mes bons voisins s'ils sont pauvres. » Était-il
déterminé à se marier rapidement et à régulariser une situation
scandaleuse, puisque la loi sur le divorce, votée par la Législative le 20
septembre 1792, lui en offrait la possibilité ? La procédure prévue en cas
d'abandon du domicile conjugal par l'un des époux exigeait bien moins
d'un an, et la Convention la libéralisa encore par la suite. Or, Thérèse
Thorin ne quitta Blérancourt que dix mois après ce vote et n'obtint le
divorce qu'à la veille de Thermidor, soit près d'un an après son
installation à Paris. Il semble difficile d'imputer ces lenteurs aux seules
formalités administratives.
En fait, si l'hypothèque légale était levée, d'autres contraintes, dues à la
radicalisation des oppositions politiques de l'an II, entrèrent
probablement en jeu. Le père, la mère, le mari et le beau-frère de Thérèse
étaient emprisonnés et menacés dans leur vie. Pouvait-elle écarter de sa
pensée les geôles où croupissaient les siens ? Saint-Just pouvait-il les
protéger ? Pouvait-il faire libérer un Antoine Gellé, dont il connaissait
l'acharnement contre-révolutionnaire, sans avoir le sentiment de
commettre un acte incivique, une injustice et d'agir pour convenance
personnelle ?
Si cette liaison fut renouée à Paris, les nécessités de la politique et la
bienséance imposaient la plus grande discrétion. Dans ces conditions, il
est difficile de savoir si Saint-Just l'a considérée comme une survivance
épisodique ou comme le prologue d'un projet plus sérieux. La
documentation digne de foi est rare, mais elle existe.
Une allusion directe aux deux filles d'Antoine Gellé est faite par
Villain Daubigny dans ses Principaux événements, pour et contre la
Révolution, dont les détails ont été ignorés jusqu'à maintenant.
Accompagnées de la citoyenne Pigné de Blérancourt, sœur du citoyen
Beaumé, lui aussi incarcéré, elles sollicitaient «journellement et
infructueusement la liberté de leur père, de leur mère, celle de leurs maris
et de leurs frères ». « Toutes trois, ajoute-t-il, malgré les dépenses
effrayantes, les peines incalculables, les rebuffades et les désagréments
de toutes espèces qu'elles eurent à essuyer et à vaincre, le firent avec
courage, une activité et une convenance que rien ne put altérer ni
suspendre. » Villain, témoin privilégié, l'un des mieux placés pour
connaître la vie privée de Saint-Just, est si trouble qu'on ne peut en
attendre la moindre sincérité. Dans ce pamphlet, écrit pendant la réaction
thermidorienne, son principal souci est de charger Saint-Just en s'attirant
la bienveillance de ses adversaires tels Gellé. Tout en signalant que le
Conventionnel s'est « efforcé de devenir le gendre » de l'ancien notaire,
Villain se garde d'exploiter la rumeur d'enlèvement et de liaison. En
flétrissant la mémoire de Saint-Just, il pouvait du même coup avilir
Thérèse Gellé et craindre de courroucer son père.
Ainsi, les amours de Saint-Just et de Mme Thorin transparaissent plus
qu'ils n'apparaissent. Les papiers de la famille Le Bas, en revanche,
apportent la certitude qu'une aventure s'est ébauchée entre le
Conventionnel et Henriette Le Bas.

HENRIETTE LE BAS.

Les amis les plus intimes de Robespierre avaient leurs entrées dans la
maison de son logeur, Duplay, un entrepreneur de menuiserie cossu, et
trouvaient détente et réconfort dans une atmosphère de chaude intimité
républicaine. On y conversait, on y organisait quelquefois des soirées de
lecture ou des auditions de musique. Là passèrent des hommes brûlant de
passion politique comme Buonarroti, des artistes comme Prudhon et
beaucoup de Conventionnels. C'était un endroit discret pour tous ceux qui
souhaitaient rencontrer Robespierre. Bien des amitiés s'y confirmèrent
(ainsi celle de Saint-Just et Le Bas), des unions s'y scellèrent même : Le
Bas épousa Elisabeth, la plus jeune des filles Duplay, en septembre 1793.
Philippe Le Bas, député du Pas-de-Calais à la Convention, s'était
d'emblée rapproché de Robespierre, son compatriote. Les charges que lui
imposaient les travaux parlementaires, puis ceux du Comité de sûreté
générale, lui laissaient si peu de loisirs que, pour donner une compagne à
sa femme, enceinte dès le début de leur mariage, il invita sa plus jeune
soeur Henriette à venir s'installer auprès d'elle. L'intimité qui unit Saint-
Just à Henriette remonte donc à cette époque.
Les rapports entre Saint-Just et Henriette, alors âgée de dix-huit ans,
s'apparentent davantage, semble-t-il, à une idylle fugace qu'à une liaison
tapageuse. D'ailleurs, sous le toit austère des Duplay, des débordements
n'auraient pas été tolérés. Dans ce milieu fermé, en vue, et fortement
politisé, de tels liens, si ténus fussent-ils, devenaient fatalement
compromettants. La moindre brouille domestique pouvait entraîner de
graves conséquences politiques. On le vit bien lorsqu'à la veille de sa
seconde mission à l'armée du Nord, Saint-Just rompit. Le Bas en conçut
les plus vives appréhensions et c'est avec un soulagement visible qu'il
écrit à sa femme le 2 mai 1794 : « Nous sommes actuellement très bons
amis, Saint-Just et moi ; il n'a été question de rien. Nous avons sur-le-
champ agi ensemble à l'ordinaire. »
Les raisons de cette rupture restent floues. Selon E. Hamel, qui
recueillit les confidences d'Élisabeth Le Bas, Saint-Just se serait offusqué
de ce qu'Henriette «avait contracté la mauvaise habitude de prendre du
tabac ». Ce n'est qu'un mauvais prétexte.
Il n'est pas douteux que l'entourage des jeunes gens était favorable à ce
rapprochement et qu'après en avoir espéré une rapide et heureuse union,
il s'inquiéta de ne rien voir aboutir. Les familles politiques, plus
contraignantes encore que les familles unies par le sang, prétendent parler
au nom de valeurs collectives qui dépassent les destins individuels.
Robespierre ou Duplay peut-être intervinrent puisque Le Bas écrit à sa
femme le 2 mai : « Recommande à Henriette de ne plus être si triste mais
il est possible qu'une voix plus puissante que la mienne ait parlé. Tant
mieux ! » Il semble que, placé devant une alternative, Saint-Just ait
répugné à s'engager et préféré rompre.
Les proches ne perdirent pas pour autant l'espoir d'une réconciliation.
Le 14 mai, Le Bas évoque le sort d'Henriette dans une lettre à sa femme :
« Je n'ose parler d'elle à Saint-Just. C'est un homme si singulier. » Et
deux jours plus tard : « Je n'ai avec Saint-Just aucune conversation qui ait
pour objet mes affections domestiques ou les siennes (...) Embrasse
Henriette pour moi ». Le 17 mai, il rapporte cet incident révélateur : « J'ai
reçu, aujourd'hui, ma chère amie, une lettre d'Henriette adressée à Saint-
Just et à moi. Saint-Just l'avait ouverte et lue ; il me l'a rendue, sans me
dire autre chose, si ce n'est qu'elle était pour moi seul. » Enfin le 22 mai :
« Mes compliments à la famille, à Henriette. La personne que tu sais est
toujours de même. »
Visiblement, Saint-Just, souhaitant maintenir avec Le Bas de bons
rapports, a poliment esquivé, pendant une quinzaine de jours, toutes les
occasions d'évoquer cette question. Puis, manifestement agacé par son
insistance, il lui a fait définitivement comprendre que le sort d'Henriette
n'avait plus rien de commun avec le sien. Le Bas n'en reparla plus.
Sa décision était-elle irrévocable ? Élisabeth Le Bas a toujours
prétendu que seules les circonstances politiques avaient été responsables
de l'ajournement du mariage. Hamel écrit qu'un « léger nuage » s'était
élevé entre eux mais que, sans les événements de Thermidor, Henriette et
Saint-Just se seraient mariés. Élisabeth éprouvait une grande affection
pour l'ami de son mari et aurait, sans aucun doute, apprécié qu'il entrât
dans la famille. Cela rend son témoignage suspect.
Ainsi, Mme Thorin aurait été momentanément délaissée au profit
d'Henriette. Mais cette amourette de six mois, épanouie pourtant dans
l'atmosphère politique complice du cercle Duplay, ne semble pas avoir
bouleversé l'horizon sentimental de Saint-Just. En revanche,sa longue et
douloureuse aventure avec Thérèse a probablement occupé une place
importante dans le mûrissement de sa pensée. Une pensée à la fois
généreuse et pessimiste.

SAINT-JUST ET LES FEMMES.

Les idées de Saint-Just sur l'amour, les femmes et le mariage se sont


certes façonnées sous l'influence culturelle du moment, mais aussi de son
expérience propre. Dans l'Esprit de la Révolution..., il exprime sa
compassion pour la fille abusée (« un préjugé la déshonore, elle n'est que
malheureuse ») et pour l'enfant illégitime que les lois persécutent au lieu
de consoler. C'est peut-être le mariage d'intérêt auquel a été contrainte
Thérèse qui le poussera à concevoir et ébaucher une législation où
dominent le respect des sentiments et de la liberté. Les Fragments
d'Institutions républicaines, composés pour l'essentiel au cours des
années 1793-1794, sont à cet égard révélateurs: les époux, écrit-il, « ne
s'unissent point par contrat mais par tendresse ». En toutes circonstances,
les parents doivent renoncer aux pressions : « Nul ne peut troubler
l'inclination de son enfant. » « Ceux qui s'aiment sont époux », affirme-t-
il à deux reprises. Mais cette liberté n'a aucunement pour objet de
favoriser le libertinage, car l'union conjugale a pour fin la procréation et
la constitution d'une famille : « Les époux, qui n'ont point eu d'enfants
pendant les sept premières années de leur union et qui n'en ont point
adopté, sont séparés par la loi, et doivent se quitter. » N'est-ce pas le cas
de Thérèse ? Saint-Just perçoit parfaitement les contraintes imposées par
l'enfant à des unions contractées de façon si libérale. « L'homme et la
femme qui s'aiment sont époux ; s'ils n'ont point d'enfants, ils peuvent
tenir leur engagement secret ; mais si l'épouse devient grosse, ils sont
tenus de déclarer au magistrat qu'ils sont époux. »
Ces quelques idées sont le fruit d'une évolution. En 1790, il écrivait
avec optimisme : « Chez les peuples vraiment libres, les femmes sont
libres et adorées et mènent une vie aussi douce que le mérite leur
faiblesse intéressante. » Mais quelques années plus tard, il tranchait : «
Dans les jours de fêtes une vierge ne peut paraître en public après 10 ans
sans sa mère ou son père ou son tuteur. » Comme si la liberté, subitement
corsetée, avait été immolée à la rigidité des mœurs.
Ce sont des sentiments tout aussi mitigés qu'il exprime dans quelques
notes jetées sur une page de son carnet : « Pour être heureux avec les
femmes, il faut... les laisser absolument libres... Celui qui veut rendre une
femme contente doit l'abandonner à elle-même. » « Il est dangereux
d'être trop empressé auprès des femmes et de les assouvir. Il faut de
l'indifférence pour les enflammer et elles s'accoutument autant à se passer
de caresses excessives qu'elles s'en dégoûtent à la fin. Laissez-leur
toujours des désirs, et en les traitant avec peu d'empressement, vous y
gagnez cela que pour peu qu'elles se refroidissent, le moindre feu les
réveille, au lieu que si vous avez dès lors épuisé tout, elles demandent
encore davantage ou se dégoûtent. » Ce jeu était déjà celui d'Arlequin-
Diogène. Au cours de sa vie, Saint-Just s'est souvent contraint à
l'indifférence et à l'impassibilité, et pas seulement avec les femmes.
Ses véritables émotions, il les a sans doute livrées dans ce récit d'un
amour malheureux, probablement autobiographique, où chacun des deux
partenaires ne peut rejoindre l'autre 1 : « Elle arrivait à pas très lents. Elle
entra, l'embrassa, lui pressa la main. Il lui reprocha doucement sa longue
absence et son silence. Elle ne répondit rien. Il la conduisit par la main et,
arrivé dans son appartement, il lui prodigua les plus tendres caresses. Elle
souriait et ne proférait pas une parole. Ils se reposèrent tous les deux sur
un lit, elle ne goûta point de plaisir, mais prit beaucoup de part à celui de
son ami. Elle passa ses mains sur sa peau autour de son corps, elle croisa
ses jambes sur les siennes. Il lui demanda si elle ne l'aimait plus. Elle
l'embrassa et garda un profond silence. " Que j'ouvre ta bouche, ajouta-t-
il, par un baiser. " Elle sourit. Ensuite, il lui fit reproche de ce qu'elle ne
lui avait point écrit. " Je devais venir, répondit-elle – Autrefois, quand tu
venais, tu m'apportais plusieurs lettres. " Elle ne répondit rien. " Je te
fuirai ", lui dit-il. Elle ne dit mot. " Pourquoi es-tu aussi triste ? – Parce
que tu m'as dit que tu me fuirais – Tu étais triste auparavant. " Elle ne dit
rien. « Mais, ajouta-t-il, par où finirons-nous ? Il faudra nous séparer, tu
ne penses donc point à l'avenir. – Je n'y pense plus. Je ne sais pourquoi. Il
me semble que je te verrai toujours ici. – Tu deviens indifférente, mais
pourquoi tant de tristesse. – Tu veux que je te suive. Je ne pourrai jamais
m'y résoudre. Je te le promettrai pour t'engager à faire ton avancement.
Nous verrons ensuite, mais je ne pourrai jamais m'y résoudre, voilà ce
qui m'afflige, j'y pense toujours – Dans ce cas oublions-nous sur-le-
champ. Allons, prends courage. Puisqu'il faut nous séparer un jour
épargnons-nous plus de regrets. Adieu, j'aurai une autre femme. Je
t'amènerai mes petits enfants, tu les aimeras comme les tiens – Non,
s'écria-t-elle, je ne veux pas. " Et elle fondit en larmes en le pressant
plusieurs fois. " Surmontons notre faiblesse ", poursuivit-il, et il lui répéta
qu'il prendrait une femme qui lui ressemblerait et qu'il lui amènerait ses
petits enfants. " Tu vois, comme je sais prendre mon parti. Je le prendrais
de même si tu étais infidèle. Tu n'es point jalouse ? – Non. – Tu m'aimes?
– Oui, je t'aime – Eh bien, il faut s'oublier, nous séparer et ne nous plus
revoir. " Elle pleure. Il ne tarda pas à lui montrer qu'il l'aimait toujours de
même, il lui fit promettre de revenir le surlendemain, elle emporta le
secret de sa tristesse. Étant sortie, elle fut assez tranquille et elle alla. Elle
promit à son ami de lui dire bien des choses. Elle en avait écrit autant à
son ami et, quand il le lui demanda, elle ne répondit rien. Il lui dit en
partant : " Trois choses t'affligent, ce que tu m'a confié l'autre fois. » Elle
voulut savoir [deux mots illisibles] pas. Il la reconduisit et s'embrassèrent
tendrement.
« Il se disait à lui-même : ou elle se défie de moi ou elle est jalouse, ou
elle a un dessein qu'elle n'ose me confier. »
On aimerait identifier la femme dont il est question, mais ce serait
hasardeux, même si l'on pense irrésistiblement à Thérèse Gellé. L'unique
certitude qu'apporte ce récit, le seul témoignage émanant de Saint-Just
sur sa vie privée, est qu'il souffrait d'une tragique difficulté à
communiquer. Peut-être parce que ses tentatives furent malheureuses,
Saint-Just ne semble pas avoir trouvé d'épanouissement dans l'amour. Il
reporta sa sensibilité, son besoin de donner et de recevoir dans l'amitié,
au point de la concevoir comme un élément moteur de l'organisation
sociale.

SAINT-JUST ET SES AMIS.

La personnalité rayonnante de Saint-Just attirait par son « talent


d'insinuation » et cette « physionomie honnête qui donnait un nouveau
prix à toutes ses paroles », comme dit son compatriote Lejeune. Ayant
beaucoup à donner, il allait vers les autres. Mais, en même temps, sa
réserve et une certaine austérité imposaient respect et distance.
A chacune des étapes de son existence, Saint-Just s'est lié avec des
personnalités de tempérament, de culture et de milieux très différents.
Certaines lui sont supérieures, d'autres quelquefois très inférieures, le
plaçant tantôt en situation seconde, tantôt en position dominante. Ses
choix sont guidés par des critères moraux ou idéologiques. C'est avec
beaucoup de mesure que l'amitié est reçue et avec spontanéité et naïveté
qu'elle est généreusement offerte. Elle s'accompagne d'admiration dont
Saint-Just est à la fois l'objet et le sujet : Thuillier l'admire et il admire
Robespierre. A ses yeux, l'amitié engage fortement, sa rupture dépasse la
simple déception : incapable de passer de l'amitié à l'indifférence, il
réagit avec l'hostilité la plus vive. Le crime de lèse-amitié est inexpiable.
Lorsqu'il lui faut travailler après son séjour chez la Sainte-Colombe, il
sollicite Rigaux, un ami de collège, qui lui trouve un emploi. Saint-Just
accueille la nouvelle sans surprise : « Voici la réponse de Rigaux telle
que je l'attendais. » Amitié oblige ! Au cours de sa carrière politique, il se
souviendra d'amis soissonnais et les engagera, comme ce Lejeune
nommé, en 1794, chef des bureaux de surveillance et de police générale
près du Comité de salut public. Mais, preuve que Saint-Just s'est bien
enraciné dans le milieu de sa jeunesse, ce sont surtout les Blérancourtois
qui occuperont la plus large place dans le cercle, somme toute assez
étroit, des amis. Bien avant la Révolution le trio Saint-Just, Thuillier et
Daubigny est uni de liens fraternels. Leur éducation n'est pourtant pas la
même, les deux derniers n'ont pas fréquenté le collège de Soissons et ont
été formés dans l'étude de Me Gellé. Seul Thuillier vit en permanence à
Blérancourt, Saint-Just y rejoint périodiquement sa famille et Villain
vient de temps en temps chez sa mère. Tous trois nourrissent une
commune hostilité à l'égard de Gellé qui a séparé sa fille de Saint-Just et
a renvoyé de son étude Villain et Thuillier. Cette aversion personnelle
sans grandeur trouvera peu à peu de plus nobles justifications quand le
régisseur se fera le symbole et le suppôt d'un régime honni de presque
tous.
L'amitié de Saint-Just et de Thuillier représente une sorte de rêve
accompli. Chacun peut attendre à peu près tout de l'autre. Saint-Just peut
compter en politique sur le total dévouement de Thuillier dont il assure
par la suite la carrière (les Thermidoriens le désigneront toujours comme
le « séide » du Conventionnel.)
Du secrétariat de la municipalité de Blérancourt, Thuillier seconde
Saint-Just avec ardeur ; plus tard, comme administrateur du district de
Chauny, il le renseigne très précisément et très régulièrement sur
l'évolution des affaires locales. S'il y manque, Saint-Just, soucieux d'être
à l'écoute de son milieu, le presse : « Tu ne me donnes aucune nouvelle,
tu ne me dis rien de toi-même ni des opinions. Tu sais cependant quelle
était notre manière sage de nous tout dire. » Thuillier se plaint de son
nouvel état : « Je te prie de me chercher ce qu'il me convient et m'en
donner avis sur-le-champ, afin que je quitte ce pays ingrat et peu
reconnaissant des sacrifices que j'ai fait pour lui ainsi que toi. » A quoi
son correspondant répond : « Porte-toi bien ; conduis-toi bien, dis-moi si
tu es toujours poursuivi par les ennemis de la Révolution. » Dans l'été
1793, il lui fait la proposition tant attendue : « Te plaît-il d'être
administrateur des achats et subsistances de l'armée? Écris-moi là-dessus.
On a reconnu en toi les qualités, la probité et l'intelligence nécessaires. »
Gateau, un autre ami du député de l'Aisne, est également nommé à ce
poste le 14 août 1793. Contrôlant et surveillant de nombreux agents
militaires, provoquant par leurs fonctions des réactions d'hostilité et de
haine, ils seront des censeurs sévères conformes à l'image que s'en faisait
leur illustre ami.
Thuillier était d'une grande naïveté, manquait parfois de sens politique
et ne maîtrisait pas toujours très bien ses nouveaux pouvoirs. Comme
beaucoup, il était grisé par sa subite réussite et harcelait Saint-Just de
sollicitations pour lui-même et pour son entourage. Celui-ci lui
prodiguait mises en garde et conseils avec une constante patience.
Thuillier l'écoutait comme un oracle et lui obéissait immédiatement.
Toutefois, ce petit homme au visage rond ne manquait pas de
personnalité et dissimulait derrière ses yeux bleus une grande
détermination. Bien guidé, il agissait avec dévouement quoique
obscurément. C'est probablement à lui que Saint-Just destine ce billet ni
daté ni signé : « Écris-moi tous les jours ce que tu fais par rapport aux
subsistances. Ne te lasse point. Les besoins sont immenses. Envoie trois
ou quatre commissaires de tous côtés et envoie au maire l'état de tes
marchés à mesure. Je t'en prie. » On n'a pas toujours bien apprécié la part
que prirent Thuillier et Gateau dans les succès remportés aux armées par
le Conventionnel.
L'ancien greffier de Blérancourt, hébergé par son ami, lui servait
occasionnellement de secrétaire. Il ne se consola jamais de la fin tragique
de Saint-Just et mourut, probablement empoisonné dans sa prison, moins
de deux mois après lui.
Le cas de Villain Daubigny est différent. On sait qu'il fut au début de
1790, à Blérancourt, une sorte de « conseiller technique » pour le jeune
révolutionnaire. Mais, dès l'année suivante, leurs relations s'assombrirent
comme l'atteste la fameuse lettre où Saint-Just exprimait du dépit de ne
pas en recevoir d'aide. Peut-être éprouvait-il déjà des doutes sur son
honnêteté et sa sincérité. Daubigny joua un rôle important dans les
événements du 10 août 1792 et manifesta sa bravoure au cours de l'assaut
des Tuileries. Mais, dès ce jour, il fut accusé d'avoir volé une grosse
somme d'argent dans le château. L'affaire ne fut jamais éclaircie...
Robespierre, qui l'avait remarqué depuis des années aux Jacobins, le fit
pourtant entrer au ministère de la Guerre, et sa nomination provoqua une
très vive réaction à la Convention. Mais les accusateurs de Daubigny
étaient ceux-là mêmes qui s'en prenaient au Comité de salut public. Du
coup Robespierre prit sa défense et Saint-Just également : « Je joins avec
plaisir mon témoignage à celui de Robespierre et je déclare que j'ai
toujours connu Daubigny comme un homme de bien. Il est de mon pays.
Je l'ai vu vendre ses effets pour fournir à la subsistance de sa mère qu'il a
nourrie pendant quinze ans. En un mot, je ne connais pas de meilleur
ami, de plus ardent patriote, de citoyen plus estimable que Daubigny. »
Après Thermidor, Villain fut un des accusateurs les plus durs et les
plus acharnés de Saint-Just. Le premier serait-il un ingrat et le second une
dupe ? L'affaire est plus complexe. Villain était très proche de
Robespierre, et aussi de Danton ; il avait également des amis chez les
Hébertistes des comités de section. Sa position, comme souvent, semble
s'être précisée à mesure que ses ambitions furent déçues, que les purges
de Germinal et les événements de Thermidor suscitèrent des volte-face.
Saint-Just était-il naïf au point de penser qu'un bon fils serait
nécessairement un bon citoyen ? C'est possible. Mais il faut aussi
comprendre que Daubigny connaissait bien la vie de son compatriote et
aurait pu exploiter politiquement toutes ses erreurs de jeunesse : le « vol
» de l'argenterie et la fugue à Paris, les polissonneries d'Organt, les
accents royalistes de l'Esprit de la Révolution... Il aurait pu dénoncer
(même si lui aussi les avait préconisés) les moyens contestables qu'il
avait employés à Blérancourt au début de la Révolution. Il aurait pu
mettre un terme à sa carrière politique. « ...Indigné des horribles
vexations qu'il avait commises contre différentes personnes de mon pays,
écrit d'ailleurs Villain en l'an III, pour satisfaire à des haines particulières,
je l'avais menacé de lui arracher le masque et de renverser l'échafaudage
de prétendues vertus et de mœurs spartiates dont il affectait le langage et
les dehors. » « Je donnerai des détails sur la vie privée de cet homme qui,
jeune encore, avait déjà perfectionné l'art d'opprimer le peuple par la
terreur et l'effroi, qui ne le cèdent en rien à ceux qu'offrent tous les tyrans
ses modèles », précise-t-il dans une note.
Otage de Villain, Saint-Just ne pouvait ni l'ignorer ni l'attaquer et dut le
subir après l'avoir sollicité puis protégé. Il est probable que les liens se
sont relâchés dès les premiers mois de 1794 : Daubigny semble ne plus
faire partie du cercle des proches du Conventionnel.
Ce n'est pas le cas de Gateau, qui déclare avoir fait la connaissance de
Saint-Just en 1788. Les deux hommes se sont probablement rencontrés à
Reims à la faculté de Droit et se sont retrouvés à Paris, où Gateau s'est
installé en mai 1791. Son nom est étroitement associé à ceux de Thuillier,
dont il fut le collègue à l'administration des Subsistances et de Daubigny,
avec lequel il entretint une correspondance suivie. Généreux,
enthousiaste et chaleureux, Gateau s'est lié avec des hommes aussi divers
que les Montagnards Saint-Just, Villain, des Girondins comme Carra et
Girey-Dupré ou encore des Hébertistes tels Vincent. Il n'était pas non
plus insensible à l'expansion de ses propres affaires comme l'attestent
plusieurs de ses lettres. Épicurien, Gâteau est de tempérament beaucoup
plus dantoniste que robespierriste. Il trouve ses limites dans son absence
de sens politique, mais sa conscience professionnelle et sa fidélité sont
émouvantes : ainsi a-t-il le courage de témoigner en faveur de Vincent au
procès des Hébertistes et de ne pas diffamer Saint-Just après Thermidor
malgré une très dure détention pendant quatorze mois.
Contrairement à Thuillier, Gateau ne fut pas un ami exclusif et
inconditionnel de Saint-Just ; personne, pourtant n'a contribué autant que
lui à sa renommée du vivant du Conventionnel comme après sa mort.
Ainsi, de Strasbourg, il écrivait à Daubigny le 27 brumaire an II : « ...Il
était temps que Saint-Just vînt auprès de cette malheureuse armée... il a
tout vivifié, ranimé, régénéré... Quel maître-bougre que ce garçon-là ! La
collection de ses arrêtés sera sans contredit un des plus beaux monuments
historiques de la Révolution. » Cette affectueuse admiration traversa les
épreuves et l'infortune politique. Pendant sa détention, Gateau rédigea, en
faveur de son ami mort, un vibrant éloge que Briot, en 1800, inséra dans
la première édition des Fragments d'Institutions républicaines : « Cher
Saint-Just, si je dois échapper aux proscriptions qui ensanglantent ma
patrie, je pourrai dérouler un jour ta vie entière aux yeux de la France et
de la postérité... je dirai quel était ton zèle à défendre les opprimés et les
malheureux... Je dirai quelles furent tes moeurs austères, et je révélerai
les secrets de ta conduite privée... »
Ce sont aussi des liens régionaux qui rapprochèrent Saint-Just de
Charles Gervais, natif de Manicamp, et dont le père, pauvre paysan, avait
constamment appuyé le futur Conventionnel dans son conflit avec
Lauraguais. Le jeune Charles avait quitté son village pour pratiquer le
commerce du bois à Saint-Domingue. Mais, expulsé de l'île en décembre
1792, il vint affirmer à la Convention qu'il était l'objet des intrigues
d'aristocrates, puis rentra chez ses parents à Manicamp. Il animait le
comité de surveillance de Chauny quand fut votée la loi du 9 mars 1794
(19 ventôse an II) menaçant d'arrestation ceux qui avaient participé à des
assemblées coloniales : Saint-Just le protégea et lui fit attribuer à la mi-
juin, une place de comptable à la Commission d'Agriculture et des Arts.
Tardive et discrète, cette amitié a échappé à l'observation, mais c'est
probablement grâce à elle que Saint-Just put mesurer mieux que
quiconque la complexité des questions coloniales.
Bien d'autres amitiés se sont nouées au fil des jours, même si, faute de
documents, on les soupçonne plus qu'on ne les décèle. On sent pourtant
bien la présence d'une centaine de partisans dévoués et actifs dans les
réunions politiques difficiles ; on perçoit l'enthousiasme d'humbles
jardiniers venus témoigner dans l'affaire des communaux et affirmer les
usages immémoriaux de Blérancourt ; on sait combien fut chaleureux le
concours d'Honnoré, le vieux maire du bourg, qui favorisa l'action et la
carrière du jeune révolutionnaire.
Saint-Just manifestait en général une extrême bienveillance envers ses
amis. A Thuillier, il offre une montre en or ; il s'efforce de procurer des
places à ses fidèles, toujours prêt à leur rendre service quand c'est
compatible avec sa morale politique. Il écrit à un «citoyen et ami » (sans
doute Garot) le 8 juillet 1793 : « ... J'ai peu de loisir, je fais ce que je puis
pour répondre à votre confiance, et pourvu que je rende compte au peuple
de mes moments, l'amitié ne sera pas plus sévère. Je vais m'occuper avec
le Cen Charmier de l'affaire du citoyen Bailli que je vous prie d'assurer de
mon sincère attachement... » Il ne cède que très rarement à des
sollicitations douteuses ou contraires au bien public. Lorsque Gateau
demande l'élargissement d'un certain Dubois, son collègue à la
Commission d'Agriculture, arrêté à cause de ses rapports professionnels
avec Malesherbes, le défenseur de Louis XVI, il interroge : « Se sont-ils
vus depuis la Révolution ? » Il tempère Thuillier qui, non content d'avoir
inlassablement demandé pour lui-même, ne peut se retenir d'aider ses
parents et ses amis. C'est probablement à lui que Saint-Just écrit le 21
septembre 1793 : « Je te recommande, mon ami, de t'acquitter de ta
mission selon mon coeur, c'est-à-dire avec une justice inflexible. Ne
passer rien à aucun fripon. La République est la première considération
de toutes. Notre sensibilité doit être tout entière pour elle. Monnevieux
désire être placé, je t'invite d'être utile avec discernement à tes
compatriotes. J'embrasse Gateau et toi. »
Quand le député de l'Aisne arrive à Paris, le cercle de ses amis
s'élargit. A la Convention, il rencontre Philippe Le Bas. La froideur et
l'intransigeance de l'un contrastaient avec la spontanéité et la chaleur de
l'autre, mais ils avaient la même sensibilité que le premier refoulait et que
le second extériorisait. « Saint-Just est bien portant, écrivait Philippe à sa
femme, le 1er février 1794 ; quand nous avons du mal, notre amitié nous
le fait supporter mieux. » Mais le 16 mai, il se plaignait : ...Je suis seul
avec mon cœur... « Schillichem [un chien qu'il avait adopté en Alsace]
me caresse beaucoup et je le lui rends bien ». La rupture de la liaison
entre Saint-Just et Henriette, la sœur de Philippe, n'était peut-être pas
étrangère à ces propos désenchantés. Mais l'amitié des deux hommes n'en
fut pas vraiment altérée.
C'est à Paris aussi que Saint-Just se rapprocha de celui qui allait avoir
une influence déterminante sur son destin. Ce n'était pas un choix
opportuniste dicté par l'arrivisme. Si Saint-Just avait seulement souhaité
faire carrière il se serait tourné vers la Gironde qui distribuait les places
ou vers Danton. Le talent de Robespierre avait mûri à l'épreuve des
quatre premières années de la Révolution, mais son caractère difficile et
son intransigeance l'avaient isolé. La poignée de Montagnards qui
l'entouraient ne semblait guère appelée à jouer les premiers rôles. En
allant vers lui, il empruntait une voie étroite, pavée de dangers.
Les deux hommes avaient en commun une soif d'absolu et brûlaient du
même idéal. Ils tenaient au pouvoir sans aimer la fortune,
désintéressement d'autant plus remarquable qu'il était rare.
Contrairement à Saint-Just, Robespierre avait été un premier de classe.
Pour compenser la médiocrité de ses origines, il avait trouvé son
accomplissement dans la rhétorique et l'art oratoire. A l'Assemblée,
comme naguère au collège Louis-le-Grand, ses devoirs, ses rapports
étaient presque toujours excellents et dépourvus de ces défauts voyants
que l'on reprochait à Saint-Just. Il excellait dans les clubs que Saint-Just
fuyait. Son extraordinaire subtilité d'esprit en faisait un remarquable
tacticien parlementaire, évoluant avec aisance entre les travées de la
Montagne et de la Plaine, sachant trouver des formules souples, avancer
des propositions puis les reprendre si nécessaire. Nul ne sut mieux
profiter des événements, ressaisir des situations compromises,
manœuvrer au coup par coup avec habileté et fermeté. Saint-Just, au
contraire, était obnubilé par la réalisation immédiate de ses objectifs et
voulait exploiter une situation dont les siècles étaient avares pour traduire
en actes les mesures envisagées.
Robespierre s'imposait à ses pairs tout en se distinguant des masses. Il
avait certes fréquenté et aidé le petit peuple d'Arras (ainsi, il avait rédigé
le cahier de doléances des savetiers mineurs), mais il eut ensuite peu de
contacts directs avec les sans-culottes parisiens et presque aucun avec le
monde rural. Saint-Just ne connaissait pas mieux le peuple de la capitale.
En revanche, pendant trois ans il avait partagé les luttes et les espoirs des
paysans. Il était donc naturellement porté à prolonger la réflexion
politique par l'action. Robespierre et Saint-Just se complétaient donc
admirablement et perçurent très vite ce que leurs efforts gagneraient en
efficacité s'ils se répartissaient les tâches selon leurs aptitudes. Leurs
esprits en vinrent parfois à se mêler si étroitement qu'il est souvent
impossible de dissocier l'influence de chacun dans une décision.
Naturellement, cette amitié profonde ne permit pas toujours de
dominer les divergences de vues ou les heurts de caractères. De neuf ans
plus âgé, Robespierre dut parfois être agacé par les simplismes de Saint-
Just et ce dernier fut sans doute irrité par le formalisme tâtillon, les
entêtements et les rancunes mesquines de son aîné. Chacun savait déceler
les défaillances de l'autre. Exacerbés par les difficultés à surmonter et les
fatigues du combat, ces tempéraments abrupts ont été par moments en
désaccord sur des points précis. De plus, au cours des vingt-deux mois
pendant lesquels ils œuvrèrent ensemble, leurs rapports évoluèrent. Saint-
Just, qui avait accompli presque tout le chemin vers Robespierre, imposa
progressivement sa personnalité et son style et devint chaque jour plus
indispensable à mesure que déclinaient la santé, la perspicacité et le
crédit de l'Incorruptible. Sur la fin, Saint-Just semble même avoir été plus
conciliant et avoir mieux mesuré, sans pouvoir en persuader Robespierre,
la nécessité de l'union au sein du Comité de salut public. On a beaucoup
spéculé sur l'ampleur des divergences entre les deux hommes, mais force
est de constater que le dernier discours de Saint-Just – celui-là même
qu'on l'empêcha de prononcer – est un vibrant hommage à l'ami et un
exemple de fidélité rare dans l'Histoire.
L'intimité de ces deux hommes de caractère était si étroite que certains
sont allés jusqu'à suggérer qu'elle fut de nature homosexuelle. Saint-Just,
qui n'a jamais hésité à s'exprimer sur les sujets les plus délicats, a
dénoncé, au moins à deux reprises, dans Organt, ces mœurs qui lui
apparaissaient comme l'un des vices propres à la classe des aristocrates.

AMITIÉ ET SOCIÉTÉ.

Beaucoup plus que l'amour, contrarié, c'est l'amitié qui a ensoleillé la


courte vie du député de l'Aisne. Elle lui a valu bien des concours
chaleureux et des marques de dévouement. En dépit de certaines
déconvenues, elle lui apparaît comme une des rares valeurs susceptibles
d'échapper à l'usure, à la corruption, aux compromissions. Il imagine d'en
faire l'un des axes d'une nouvelle société ; comme en témoignent les
notes des Fragments d'Institutions républicaines, il entend même
assimiler légalement les rapports d'amitié à ceux de la parenté.
Obligation sociale, l'amitié procède du libre choix ; une fois nouée, elle
sera « officialisée » par une déclaration solennelle et rompue par un
compte rendu public au Temple. Les amis se prêteront témoignage dans
les contrats et arbitrages, dans les différends avec des tiers. Organisant
les funérailles et prenant en tutelle les orphelins des disparus, ils seront
mutuellement responsables de leurs crimes. Les hommes liés d'amitié
entretiennent des rapports privilégiés : engagés verbalement, ils ne se
feront pas de procès et, à la guerre, combattront côte à côte. La mort ne
les séparera jamais et ils seront « enfermés dans le même tombeau ».
Ces idées étaient une résurgence de l'Antiquité. Depuis le XIVe siècle
les juristes y avaient renoncé ; au XVIIIe, elles étaient totalement
anachroniques. Saint-Just, probablement, ne souhaitait pas substituer des
relations d'amitié aux rapports légaux, mais simplement conférer à la loi
une dimension éthique et affective. En réunissant des hommes inégaux
par la fortune et par l'intelligence, l'amitié transcenderait les différences
et deviendrait un moyen d'intégration et de concorde sociales.
Comme toujours, Saint-Just ne s'est pas contenté d'émettre des idées.
Son amitié avec Thuillier, Gâteau, Robespierre et d'autres fut féconde.
Au milieu des difficultés, l'amitié leur a apporté le réconfort et, dans les
pires moments, la force de subir les épreuves. Les dernières heures de
Saint-Just furent toutes de fidélité à Robespierre et de recueillement
auprès de la dépouille de Le Bas (qui aurait pu sauver sa vie, mais
revendiqua l'honneur de partager le sort des proscrits). Alors que tous
reniaient Saint-Just, Gâteau endura un long emprisonnement et Thuillier
en mourut.
En voulant procurer aux hommes plus que le pain, Saint-Just s'est
peut-être bercé d'illusions et a trop misé sur les vertus de l'amitié. Mais,
conscient de l'isolement de l'individu, il fut spontanément porté à exalter
la fraternité sociale. Quoique exprimées de façon naïve et maladroite, ces
préoccupations ne sauraient faire sourire.
1 Page de carnet, conservée à la Bibliothèque nationale sous la cote : Nouv. acq. fr. : 24 158,
saisie chez Saint-Just après son arrestation.
CHAPITRE XVI

Sauver Strasbourg
Nous n'avons d'entrailles que pour la patrie.
SAINT-JUST

Le 18 juillet 1793, le Comité de salut public avait confié à Saint-Just


une mission « d'intérêt public » dans l'Aisne, l'Oise et la Somme ; si
toutefois elle eut lieu, elle fut courte, discrète et même secrète puisque
apparemment il ne quitta guère le pavillon de Flore à ce moment-là et
que, le 1er août, Collot d'Herbois, Isoré, Lequinio et Lejeune furent,
précisément, envoyés dans l'Aisne et l'Oise.

MISSION À L'ARMÉE DU RHIN.

Écrivant à Thuillier à la fin de juillet : « Je vais, je crois, aller ces


jours-ci aux armées », Saint-Just envisageait-il d'accompagner Le Bas qui
partit le 2 août ? Pensait-il y être envoyé à la place de Carnot, qui y fut
délégué le 25 septembre ? C'est seulement en octobre qu'il fut investi de
responsabilités qui devaient le retenir à l'armée du Rhin pendant deux
mois et demi.
Parmi les pièces rassemblées en l'an III contre lui, on trouve ce
témoignage de Broendlé, secrétaire du district de Strasbourg : « Les
représentants [Saint-Just et Le Bas] veulent sacrifier six mille citoyens de
Strasbourg... On battrait la générale, toute la Garde nationale serait sous
les armes, les six mille marcheraient vers le Rhin, embarqueraient... On
tirerait de nos batteries quelques coups de canon sur la rive gauche
opposée pour engager l'ennemi au combat et à mitraille sur les bateaux ;
ceux-ci seraient entre deux feux et ne pourraient échapper. (...)
Heureusement les choses en sont restées là. » Malgré cette dernière
phrase rassurante, le texte a permis à certains d'assimiler Saint-Just au
sinistre Carrier de Nantes.
Pour d'autres, il a rejoint dans l'histoire le petit nombre des sauveurs de
la patrie menacée : Michelet, qui pourtant ne l'aime guère et ne le trouve
pas assez démocrate, se laisse aller à l'enthousiasme: « Saint-Just apparut
non comme un représentant mais comme un roi, comme un dieu. Armé
de pouvoirs immenses sur deux armées, cinq départements, il se trouva
plus grand encore que sa haute et fière nature. Dans ses écrits, ses
paroles, dans ses moindres actes, en tout éclatait le héros... »
En redonnant l'avantage à l'armée du Nord, la victoire de Wattignies
avait ramené Carnot au Comité de salut public, et Saint-Just, qui avait
piaffé d'impatience tout l'été, se fit déléguer, avec Le Bas, à l'armée du
Rhin dès le lendemain.
Malgré de fortes convictions et son engagement dans le cercle des
Robespierristes, Le Bas était de tempérament modéré. Sa personnalité
attirait la sympathie, jusque chez ses adversaires. Ainsi avait-il su, au
cours d'une précédente mission, rester en bons termes avec son collègue
Duquesnoy, dont les heurts avec Carnot devaient trahir le caractère
redoutable. Mais il répugnait à quitter les siens. Élisabeth, sa femme,
pensait que Robespierre l'avait associé à Saint-Just pour des raisons
politiques : « Robespierre envoyait Le Bas avec Saint-Just en mission
parce qu'il savait Le Bas calme et juste, quoique ardent, et capable de
modérer Saint-Just dont le caractère véhément et passionné aurait été
quelquefois nuisible aux intérêts de la patrie. »
Au cours de ces missions, Le Bas semble avoir été un brillant second
plein d'admiration et de respect à l'égard de son collègue : « Je suis très
content de Saint-Just, écrivait-il à sa femme le 1er novembre 1793, il a des
talents que j'admire et d'excellentes qualités. » L'accord entre les deux
hommes fut presque toujours parfait en Alsace et, plus tard, en dépit de la
déconvenue amoureuse d'Henriette, sœur de Philippe, il persista.
La banalité de l'ordre de mission du 17 octobre contraste avec
l'importance des deux représentants. Membres du Comité de salut public
et du Comité de sûreté générale, ils sont une émanation du gouvernement
de fait. C'est que la situation à l'Est, assez comparable à celle qu'avait
trouvée Carnot dans le Nord un mois plus tôt, justifiait bien l'intervention
d'instances gouvernementales. (Carte en annexe p. 375).
Après la capitulation de Mayence, le 28 juillet 1793, les Austro-
Prussiens avaient, en effet, lancé une puissante offensive qui partout avait
fait plier les forces révolutionnaires. Malgré la destitution du général en
chef, Landremont, et la nomination de Carlenc, les défaites avaient
continué de s'accumuler. Face à Wurmser, l'armée du Rhin avait
abandonné Wissembourg, Lauterbourg et Haguenau le 13 octobre. La
forteresse de Landau avait été investie ; les Autrichiens campaient à
quelques lieues de Strasbourg et un parti hostile menaçait de leur livrer la
ville. Quant à l'armée de la Moselle, battue à Pirmasens le 14 septembre,
elle s'était repliée sur Sarrebrück et Sarreguemines ; la place de Bitche,
encerclée, ne pouvait plus assurer la défense de Saverne et des cols
environnants. La moyenne Alsace et la porte de Lorraine étaient
menacées.
Avec 100 000 hommes, le Comité de salut public croyait que la
supériorité de ses effectifs devait lui donner la victoire. Carnot
s'étonnait : « Il est inconcevable qu'avec cette force prodigieuse dans un
pays que l'art et la nature se sont réunis à rendre inexpugnable, on ait à
craindre de succomber sous les coups de l'ennemi. » Mais, à peine arrivés
sur place, Saint-Just et Le Bas éclairent le Comité : «Les 100 000
hommes dont vous parlez sont répartis depuis Huningue jusqu'à Landau
et Fort-Vauban. (...) Nous avons eu la bêtise de nous disperser dans des
garnisons (...) et nos forces sont nulles » (3 novembre). La dissémination
des troupes et la perte des lignes de Wissembourg avaient réduit l'effectif
opérationnel de l'armée du Rhin à environ 40 000 hommes et l'armée de
la Moselle en comptait 36 000. Il fallait donc acheminer des renforts sur
l'ensemble du front, réorganiser les forces disponibles, faire de nouvelles
levées et fournir un considérable effort de logistique et d'intendance.
De plus, le temps pressait, car les garnisons de Bitche et surtout de
Landau, dont la chute aurait des effets désastreux, ne pourraient tenir
indéfiniment.

UNE AUTORITÉ CONTESTÉE.


Sur le rapport de Saint-Just et Le Bas, le Comité renonça à exploiter la
victoire de Wattignies dans le Nord pour faire porter tous ses efforts sur
l'Est. Les deux représentants furent chargés d'adapter et de surveiller
l'application des plans mis au point par Carnot. Celui-ci ayant décidé de
concentrer toutes les forces disponibles à Bouquenom (Bukenheim) afin
de lancer une opération sur Bitche puis de débloquer Landau. Saint-Just
proposa d'attaquer en même temps le flanc de l'armée ennemie dans la
région de Saverne et de tenter de le poursuivre dans le Brisgau par Kehl :
« ... Nous marcherons de tous côtés comme le tonnerre sans nous arrêter,
sans laisser respirer l'ennemi. » Carnot reçut la suggestion avec
courtoisie, mais il s'en tint à l'attaque de Bitche et conseilla d'attendre la
retraite de l'ennemi pour engager un autre mouvement.
Cet échange de lettres laisse supposer que Saint-Just et Le Bas
disposaient sur le terrain d'une autorité sans partage. Or douze
commissaires étaient déjà en fonction à l'armée de l'Est, sans compter
ceux qui se trouvaient dans la Moselle, la Meurthe et les Vosges et ils
disposaient des mêmes pouvoirs. Mallarmé, Guyardin et Lacoste
s'offusquèrent de voir Saint-Just et Le Bas se faire appeler « députés
extraordinaires », quand bien même fussent-ils membres du Comité et
eussent-ils accès aux secrets gouvernementaux. De plus, et bien qu'il eût
laissé pousser sa moustache pour durcir et vieillir son visage, Saint-Just
n'en demeurait pas moins le benjamin de l'Assemblée. Voulant imposer
l'autorité du Comité, il traitait ses interlocuteurs avec distance : « Nul
n'osait les aborder sans trembler », confia plus tard Monet, le maire de
Strasbourg. Et E. Quinet rappelle que Baudot, également représentant en
Alsace, disait de Saint-Just quarante ans après : « Son souvenir me fait
encore frissonner. »
Saint-Just et Le Bas, constatant que les interventions des représentants
se chevauchaient quand elles ne s'opposaient pas, suggérèrent, dès le
lendemain de leur arrivée à Strasbourg, que deux suffiraient à les
seconder. Mais leur proposition ne fut guère suivie d'effets, bien au
contraire. Début novembre, ils apprirent que Hérault de Séchelles,
soupçonné de trahison au Comité, venait d'être chargé d'une mission de
surveillance et de ravitaillement des unités de réserve dans le Haut-Rhin.
Le 5, Le Bas exprimait vivement à Robespierre son mécontentement :
non seulement les représentants n'étaient pas rappelés, mais on envoyait
un personnage aussi suspect que Hérault. De son côté, Saint-Just
manifestait une rancœur désabusée : « La confiance n'a plus de prix
lorsqu'on la partage avec des hommes corrompus ; alors on fait son
devoir par le seul amour de la patrie, et ce sentiment est plus pur. Je
t'embrasse mon ami. »
Pourtant la Convention avait finalement adopté le 3 novembre un
décret rappelant la plupart des commissaires et nommait ou maintenait
auprès des armées Lemane, Baudot, Ehrmann et Lacoste (du Cantal) avec
les « mêmes pouvoirs que les autres représentants envoyés près des
armées ». C'était loin de donner satisfaction à Saint-Just et à Le Bas,
même si Robespierre et Carnot avaient joint ces mots à la notification : «
Gardez-vous de l'impatience, nous vous soutenons. »
Ces tergiversations montrent que la Convention ne tenait pas à laisser
toute liberté en Alsace aux amis de Robespierre. Les représentants
rappelés rejoignirent l'Assemblée à contre-cœur, sans hâte, et pour
certains en plusieurs semaines. De leur côté, Lacoste et Baudot, forts de
pouvoirs aussi étendus que ceux de Saint-Just et de Le Bas, agirent avec
beaucoup d'indépendance. Ce manque de cohésion profitait d'une
définition très floue du commandement. La médiocrité des généraux était
également un grave sujet de préoccupation. Depuis le début de la guerre,
la trahison et l'incompétence avaient instauré un climat de suspicion : les
chefs étaient chargés de tous les péchés en cas d'échec. Mais, peu à peu,
une nouvelle génération d'officiers s'affirma qui joignait à ses convictions
républicaines une grande valeur technique : la relève intervint
précisément en brumaire an II au moment où Saint-Just et Le Bas
mettaient le pied en Alsace. Pichegru fut nommé général en chef de
l'armée du Rhin et accueilli, le 26, par Saint-Just et Le Bas : « Pichegru
arrive à l'instant, annoncèrent-ils au Comité ; c'est un homme résolu,
nous allons l'installer et frapper. » Quatre jours plus tôt, Hoche avait, de
son côté, reçu le commandement de l'armée de la Moselle, avec le grade
de général de division.
Cette différence de grade entre les deux hommes indiquait que le
Comité se réservait la possibilité de subordonner Hoche à Pichegru, le
jeune chef de vingt-cinq ans au « vétéran » de trente-deux, comme
l'explique très clairement le ministre Bouchotte à Saint-Just dans une
lettre du 23 octobre : « ... Dans le cas de la fusion de l'armée de la
Moselle à celle du Rhin, le commandement resterait au général en chef
de celle-ci, c'est pour cela que Hoche n'est pas nommé général en chef
mais général de division, commandant l'armée de la Moselle. »
Cette décision ne fut pourtant pas précisée aux intéressés avec la même
netteté et Hoche ne se considéra jamais comme un subordonné. Les plans
de campagne, il est vrai, augmentaient constamment ses effectifs, lui
confiaient les opérations principales et le plaçaient aux avant-postes de la
victoire. Tout, y compris ses capacités et sa nature, l'incitait à se
comporter en chef et à ne manifester ni patience ni bienveillance à l'égard
de Pichegru. Saint-Just et Le Bas n'avaient aucune raison d'encourager
ces tendances et se contentèrent de lui communiquer leurs directives par
la voie hiérarchique. Fut-ce une faute psychologique ? Ils ne
manifestèrent en tout cas aucune prévention envers lui en faisant
appliquer la politique du Comité et réagirent avec mesure lorsque la
brouille entre les deux généraux s'envenima en pleine bataille.

CE PAYS « SUPERBE », L'ALSACE.

Dans l'immédiat, ils ne manquaient pas de besogne en abordant cette


terre alsacienne qui n'était pas une terre comme les autres. A leurs rares
moments de loisir, ils découvrirent, du haut des cimes, la somptuosité de
ses paysages avec une émotion que Le Bas exprimait à sa femme : « Le
pays où je suis est superbe. Nulle part je n'ai vu la nature plus belle, plus
majestueuse ; c'est un enchaînement de montagnes élevées, une variété de
sites qui charment les yeux et le cœur. Nous avons été ce matin, Saint-
Just et moi, visiter une des plus hautes montagnes au sommet de laquelle
est un vieux fort ruiné, placé sur un rocher immense. Nous éprouvâmes
tous les deux, en promenant nos regards sur tous les alentours, un
sentiment délicieux... » En revanche, ils ne comprirent pas la singularité
historique de cette région.
A la fin de l'Ancien Régime, l'influence française s'y faisait sentir
depuis un siècle et demi à peine et ce pays de civilisation rhénane n'était
dirigé par un intendant que depuis 1674; Strasbourg, république
indépendante, n'avait été rattachée à la France qu'en 1681. Le
morcellement politique avait entretenu une grande instabilité religieuse et
sociale.
En 1793, la société alsacienne était essentiellement rurale. Les masses
paysannes parlaient exclusivement le dialecte et leur ignorance totale du
français compliquait singulièrement les communications avec le pouvoir
central. Très attachées à leurs mœurs et à leurs croyances, elles
subissaient l'influence de ministres catholiques, réformés ou luthériens,
qui tous étaient éduqués outre-Rhin et répandaient une culture
germanique. A Strasbourg, l'artisanat et le commerce faisaient vivre de
nombreux salariés, compagnons, petits patrons, négociants et banquiers.
Mais les distinctions sociales se faisaient tout autant en fonction de
critères sociologiques et religieux que de fortune. Les vieux Alsaciens de
souche se démarquaient ostensiblement des Allemands, plus récemment
installés, et des « Français de l'intérieur » ; les catholiques ne se mêlaient
pas aux protestants et depuis peu, une importante communauté juive,
vivant à part et souvent détestée, avait pris une place prépondérante dans
les affaires. Pour l'étranger, aucune société n'était aussi difficile à saisir.

LA RÉVOLUTION IMPOSÉE.

Les paysans, en grande majorité citoyens actifs, s'engouèrent pour les


réformes lorsque la Révolution éclata. Leurs convictions religieuses ne
les empêchèrent pas d'acquérir des biens d'Église et le transfert de la
propriété seigneuriale attacha beaucoup d'entre eux au nouveau régime.
Les protestants qui avaient acquis, en 1790, le plein exercice de leur
citoyenneté s'y engagèrent aussi. La première municipalité
«révolutionnaire» de Strasbourg fut dirigée par l'un d'eux, Frédéric de
Dietrich, représentatif de cette bourgeoisie d'affaires favorable à une
révolution modérée. Mais à mesure que celle-ci se durcit, la grande
masse s'en détacha, surtout lorsque la guerre, les conscriptions et les
réquisitions l'atteignirent. « L'habitant de ce département ne sera jamais
capable de ces sacrifices, écrivaient les administrateurs du Bas-Rhin au
Comité, de cet élan qui annoncent un républicain ardent. Il n'est pas
davantage autrichien ni prussien, il ne regrette point l'Ancien Régime, il
aime peut-être la République, mais il n'est point fait pour les révolutions.
»
L'opposition jacobine était animée par quelques très jeunes gens et les
cadres les plus en vue n'étaient pas alsaciens : François Monet, futur
maire de Strasbourg, était savoyard, Antoine Tétrel, son adjoint, lyonnais
et Euloge Schneider, accusateur public près le tribunal criminel de
Strasbourg, allemand. L'impulsion lui vint de la Convention. Par une
succession de coups de force, les représentants en mission imposèrent en
1793 la mise en place d'institutions terroristes : ainsi, en janvier, le
successeur du maire Dietrich, Turckheim, fut remplacé par Monet malgré
l'opposition des douze sections de la ville. Puis, du 3 au 6 octobre, les
administrateurs départementaux élus furent supplantés par des Jacobins
nommés et, le 8, fut créé un comité de surveillance et de sûreté générale
du Bas-Rhin. Enfin, le 15, le tribunal criminel devint une commission
révolutionnaire sans jury rendant ses jugements dans les 24 heures.
Ainsi, Strabourg connaissait la violence révolutionnaire. Le 31 mars,
trois têtes étaient tombées sous le couperet de la guillotine ; élus
destitués, dirigeants imposés, arrestations, institutions d'exception : toute
une politique terroriste avait été pratiquée en Alsace avant l'arrivée de
Saint-Just et de Le Bas.

« DISCIPLINER LES CHEFS ».

Dès leur arrivée, le 24 octobre, les représentants sont confrontés à de


multiples difficultés. Au plan militaire, il faut rétablir la discipline,
restaurer le moral, accroître les effectifs et pourvoir au ravitaillement.
Mais ils doivent en même temps conjurer les menaces pesant de
l'extérieur et de l'intérieur sur Strasbourg : les intrigues des émigrés et les
menées de certaines autorités civiles. Le spectre de Lyon hantait les
esprits.
Les deux amis s'attachent d'abord à décourager dans l'armée toute
manifestation d'indiscipline et à encourager les actes patriotiques. A
Saverne, le 22 octobre, ils déclarent : « Soldats, nous venons vous venger
et vous donner des chefs qui vous mènent à la victoire. » Et ils assurent
au Comité que l'armée est saine dans son ensemble, à l'exception de
quelques officiers : « Nous allons l'épurer, nous allons discipliner les
chefs, ils en ont plus besoin que les soldats. » Il fallait montrer aux
unités, traumatisées par une série d'échecs, que quelque chose avait
changé, qu'une volonté nouvelle allait les conduire au succès Mais
comment distinguer entre l'absence de volonté, d'autorité, de compétence
et l'erreur ou la trahison ?

JUSTICE EXPÉDITIVE ET RÉCOMPENSES.

Le 26 octobre, le tribunal militaire est transformé en une commission


spéciale dotée de vastes pouvoirs tant à l'égard des civils que des
militaires : « Nous apprenons que vos procédures languissent, écrit Saint-
Just à Bruat, l'accusateur public. Vous êtes trop longtemps à entendre les
prévenus et vous laissez pressentir vos jugements. Vous êtes institués
pour être justes, prompts et sévères ; mais souvenez-vous que la mort est
sous le siège des juges iniques, comme sous celui des coupables. » Entre
le 28 octobre 1793 et le 6 mars 1794, le tribunal prononce 27
condamnations à mort et 34 à la détention jusqu'à la paix, chiffres sans
commune mesure avec ce qu'on à prétendu par la suite. Mais, plus que le
nombre, c'est la qualité des victimes qui étonna : 8 officiers dont 2
généraux !
Les colonels de Tauzia et de Béril étaient condamnés pour royalisme,
l'administrateur général des subsistances militaires, Cablès, pour agiotage
et prévarication et, enfin, le général Isambert, pour avoir abandonné à
l'ennemi le fort de Saint-Remy, point stratégique sur la ligne de la Lauter.
Les onze premières exécutions eurent lieu en présence des troupes et,
pour la plupart, avant l'offensive.
Cette justice expéditive fut-elle au moins équitable ? Le simple soldat
Réau fut exécuté aux côtés d'Isambert : « L'égalité règne, proclama la
société populaire de Strasbourg, un général et un chasseur ont été fusillés.
» Pour en accroître les effets, Saint-Just et Le Bas donnèrent au supplice
un caractère publicitaire qui eut un immense retentissement. Lacoste,
Baudot et Lemane furent bien souvent tout aussi impitoyables, par
exemple quand ils décidèrent de punir de mort les fuyards et les pillards
(18 furent ainsi exécutés). Pourtant cette sévérité fut éclipsée par celle de
Saint-Just et Le Bas...
Les représentants s'en prennent aussi à la discipline relâchée et
interdisent toute sortie du camp sans permission du général. Ils réduisent
la circulation des militaires pour raison de service et font contrôler
rigoureusement les prétendus malades. Les sanctions sont propres à
frapper les imaginations : ainsi, l'adjudant général Peyredieu, surpris à la
Comédie de Strasbourg, est dégradé et ses adjoints qui l'accompagnaient
passent la nuit en prison. L'infortuné capitaine Texier, en sortie
irrégulière, est tombé, lui, sur un passant incommode : « Texier, capitaine
des chasseurs du Rhin, rencontré aujourd'hui à sept heures du soir dans
les rues de Strasbourg par le citoyen Saint-Just, à qui il a demandé le
chemin de la Comédie, sera mis en arrestation pour avoir quitté son poste
»...
La répression se double de récompenses tout aussi exemplaires. Voici
le lieutenant-colonel Argout, remarqué pour sa bravoure, notamment lors
de la retraite de Wissembourg, le chef de bataillon Édouard Huet et le
capitaine Jean-Baptiste Augier, qui avaient vaillamment défendu le fort
de Bitche, nommés généraux de brigade. Les promus sont d'ailleurs
fréquemment issus d'unités frappées par la justice militaire.
Simultanément, des honneurs et des rétributions récompensent les
braves ou les mutilés : chevaux de luxe, sabres et fusils saisis sur les
émigrés, pensions, gestes solennisés par un arrêté ou une proclamation
destinés à enflammer les cœurs. Saint-Just et Le Bas s'efforcent encore de
sensibiliser la Convention aux actes de vaillance ; ainsi, envoient-ils à
Paris les défenseurs de Bitche et le capitaine Donnadieu avec un drapeau
qu'il a pris à l'ennemi pour les faire ovationner par les députés.
Les commissaires veillent aussi aux conditions matérielles des troupes,
réquisitionnent des lits pour les blessés, expérimentent « l'eau
régénératrice du citoyen Tranche La Hausse pour la guérison des
blessures et des maladies les plus connues dans l'armée ». Ils suscitent la
solidarité des paysans envers leurs compagnons mobilisés : « Vous êtes
Français et républicains, le champ de votre concitoyen ne restera point
inculte. »
L'OBSESSION DU RAVITAILLEMENT.

Dès leur arrivée en Alsace, les commissaires furent assaillis de


réclamations et absorbés par la quête inlassable des subsistances.
Secondés par Gâteau et Thuillier, des hommes de confiance, ils agirent
avec plus de détermination que de légalisme, comme en témoigne la
réaction goguenarde des Francs-Comtois.
Quelques jours après leur arrivée, ils avaient ainsi arrêté que les
membres des corps constitués répondraient « sur leur tête » de toute
transgression à la loi du Maximum pour les boeufs, les vaches et les
moutons. Les autorités du Doubs rappelèrent qu'un décret du 23 octobre
maintenait la liberté des ventes et achats de bétail sur pied. Elles
redoutaient la ruine d'un « département frontière rempli de troupes et de
malades... Il y a lieu de croire que ce décret [du 23] n'était pas connu des
représentants Saint-Just et Le Bas lorsqu'ils ont pris leur arrêté [du 28]. »
Comme l'Alsace, la Franche-Comté avait été incorporée tardivement à la
France et son particularisme était une raison supplémentaire d'opposer
ses propres agents au pouvoir central.
Les nécessités du ravitaillement imposaient des décisions abruptes en
faveur d'une armée manquant de tout. Les entreprises privées, en
l'absence de manufactures d'État comme pour l'armement, étaient
incapables de faire face à la fourniture de vêtements et de souliers, et la
pénurie se faisait particulièrement sentir à cause des rigueurs de l'hiver
alsacien. L'obligation faite récemment aux cordonniers de livrer cinq
paires de chaussures par décade n'avait guère eu d'effet... « A la
municipalité de Strasbourg. Dix mille hommes sont nus-pieds dans
l'armée, il faut que vous déchaussiez tous les aristocrates de Strasbourg
dans le jour et que demain à dix heures du matin les dix mille paires de
souliers soient en marche pour le Quartier Général », proclamait le
célèbre arrêté du 25 brumaire pris par Saint-Just et Le Bas. Près de 17
000 paires de souliers et plus de 21 000 chemises furent déposées au
magasin militaire par les Strasbourgeois.
Privés d'éléments d'appréciation, les deux représentants devaient bien
souvent improviser, quitte à reculer. Leur intransigeance assura pourtant
un ravitaillement continu aux troupes pendant la période cruciale de
contre-offensive. Par la suite, ils surent s'adapter avec souplesse aux
nécessités de la victoire. « C'est sans contredit, écrivait Legrand à la suite
d'une enquête en l'an III, les plus grands révolutionnaires qui aient été
envoyés à l'armée, mais ils étaient plus abordables, plus justes et je dirai
même plus humains que la plupart de leurs collègues... et le militaire
franc, loyal, qui faisait son devoir, n'avait rien à craindre ; ils savaient
distinguer les talents et les mérites. » Établie pourtant à la demande des
Thermidoriens, cette appréciation confirme que Saint-Just, fils de soldat,
sut se faire estimer d'hommes qui aimaient la netteté de ses interventions,
son impartialité, son dévouement, son efficacité ; peut-être aussi
appréciaient-ils les aspects de sa personnalité qui semblent aujourd'hui
les plus excessifs : son intransigeance cassante et sa manière provocante
de faire des exemples. Ils furent sensibles à son activité qui leur assura
vivres, chevaux, chaussures ; mais ils s'enthousiasmèrent aussi pour le
chef qui congédia un trompette prussien en lui lançant : « La République
française ne reçoit de ses ennemis et ne leur envoie que du plomb. » Il
avait compris la psychologie de ces hommes, longtemps vaincus, mais
prêts à l'héroïsme. « Il veut en faire des héros, il leur parle comme à des
héros », note encore Legrand. Par son art d'attirer l'attention, il faisait
connaître leurs peines et leurs exploits à la Convention comme, quelques
années plus tôt, le civisme des paysans de Blérancourt à la Constituante.
Il y avait en lui du Bonaparte...

L' EMPRUNT FORCÉ.

Les rapports avec les civils furent moins heureux, spécialement avec la
frange la plus opulente de la bourgeoisie. Le 31 octobre, Saint-Just et Le
Bas décidèrent de lancer un « emprunt » forcé sur les riches de
Strasbourg, comme le faisaient un peu partout les représentants, par le
moyen de taxes ou de lourdes amendes. Ce qui est remarquable ici, c'est
le montant : 9 millions ! Saint-Just avait certainement voulu appliquer là
les théories qu'il avait à plusieurs reprises exposées à la Convention.
L'extension ultérieure de l'imposition à certaines communes du Bas-Rhin,
puis la levée de 5 millions sur les riches de Nancy montrent bien qu'il ne
s'agissait pas à ses yeux d'une mesure fortuite. Le produit devait être
affecté aux dépenses militaires et au soulagement des patriotes indigents,
mais la ponction visait en même temps à absorber les liquidités afin de
lutter contre l'inflation. Saint-Just l'indique lui-même à la société
populaire de Strasbourg : « Nous imposons les riches pour faire baisser
les denrées. » La taxe fut progressivement répartie sur 193 possédants en
fonction de leur fortune présumée (impositions de 4 000 à 300 000
livres). Le recouvrement se heurtant à l'opposition des Strasbourgeois,
Saint-Just et Le Bas firent exposer pendant deux heures sur l'échafaud
Mayno, le plus riche des contribuables (7 novembre). En fait, cette
expérience d'intervention économique ayant été improvisée, la répartition
fut hâtive. Il fallut consentir des dégrèvements parfois énormes et réparer
des omissions. Peu de temps après, la loi du 14 frimaire (5 décembre),
qui soumettait toute levée de taxes à l'assentiment de la Convention,
conforta les récalcitrants et modéra le zèle des percepteurs. Saint-Just et
Le Bas ne se laissèrent pourtant pas arrêter par la médiocrité des rentrées
et disposèrent des fonds collectés : 500 000 livres furent immédiatement
accordées aux patriotes indigents.

SAINT-JUST ANTISÉMITE ?

A de multiples reprises, de grands révolutionnaires ont manifesté une


vive hostilité à l'égard des Juifs. Le représentant Baudot déplore ainsi
l'absence d'ardeur novatrice dans « la race juive, mise à l'égal des bêtes
de somme par les tyrans de l'Ancien Régime », et dit à son collègue
Duval : « Les Juifs nous ont trahi dans plusieurs petites villes et villages
du côté de Wissembourg ; on serait en peine pour en compter dix
reconnus patriotes dans les départements des Haut et Bas-Rhin (...)
partout ils mettent la cupidité à la place de la patrie et leurs ridicules
superstitions à la place de la raison. (...) Ne serait-il pas convenable de
s'occuper d'une régénération guillotinière à leur égard ? »
Saint-Just a-t-il été antisémite lui aussi ? Certes, Cablès,
l'administrateur des subsistances condamné à mort pour prévarication,
était juif et beaucoup des négociants strasbourgeois imposés l'étaient
également. Rien pourtant ne permet de soupçonner qu'il ait agi selon des
critères raciaux, bien au contraire. Le Bureau de police du Comité de
salut public, confié quelques mois plus tard à Saint-Just, se démarquera
nettement de toute manifestation raciste et, lorsque l'accusateur public du
Haut-Rhin vitupérera la « caste infernale » des Juifs, il s'attirera cette
remarque d'Herman, homme de confiance des Robespierristes : « Les
expressions injurieuses qu'il adresse à tous les Juifs en général
contreviennent au vœu de la constitution qui tend à proscrire les préjugés
et à ne former de toutes les nations qu'une seule et même famille. » Juifs
ou non, la rigueur pesa sur les présumés traîtres et les riches.

SAINT-JUST ET LES NOTABLES.

Saint-Just et Le Bas avaient compté sur la société populaire, animée


essentiellement par la moyenne et petite bourgeoisie, mais ils furent
déçus. Pendant les quinze premiers jours, le ton de leurs lettres est
fraternel, bientôt les rapports se détériorent.
Les premières divergences apparurent à propos du général Dièche,
commandant de la place militaire de la ville depuis août 1793 et
originaire du Rouergue ; donc un des Français de l'intérieur qui, après
s'être mêlé aux débats de la société populaire, n'avait pas été adopté et
avait réagi par le mépris à l'égard des Alsaciens. Ainsi, quand Saint-Just
et Le Bas demandèrent à la Société son opinion sur le général, celle-ci le
qualifia d'ivrogne et d'incapable. Les commissaires ne tinrent pas compte
de ce jugement désobligeant et confièrent à Dièche, dont les troupes n'ont
pas été recrutées sur place, de multiples missions policières en plus de ses
prérogatives militaires. C'est lui qui installe la guillotine sur la place de la
Maison-Rouge, qui pratique les visites domicilaires et arrête les suspects.
Il devient vite un auxiliaire irremplaçable exposé aux attaques des
notables strasbourgeois.
Un événement important consacre la rupture entre ces notables et les
représentants : la saisie aux avant-postes d'une lettre signée : « Marquis
de Saint-Hilaire ». Elle révèle un complot impliquant plusieurs
administrateurs de Strasbourg prêts à livrer la ville à l'ennemi. Dénoncée
depuis comme un faux, elle cause un grand émoi dans les milieux «
patriotes » où régnait une psychose d'espionnage qui n'était pas sans
fondement. Quelques jours plus tard, le propre neveu du général von
Wurmser, commandant du corps autrichien, fut arrêté à Strasbourg
même : « Nous avons acquis le droit d'être soupçonneux », écrira Saint-
Just. Le 2 novembre, les commissaires destituent la quasi-totalité des
administrateurs du département, du district et de la municipalité de
Strasbourg qui furent le lendemain incarcérés à Metz, Châlons-sur-Marne
et Besançon. Quand ceux du département tentent de retarder leur départ,
Saint-Just leur répondit simplement : « Il est huit heures ! »
Cette intransigeance révolta la société populaire dont la majorité des
membres prirent parti pour les anciens magistrats. Saint-Just répliqua : «
Vous êtes indulgents pour des hommes qui n'ont rien fait pour la patrie.
(...) L'indigence est soulagée, l'armée est vêtue ; elle est nourrie, elle est
renforcée ; l'aristocratie se tait ; l'or et le papier sont au pair. » Quoique
optimiste, cette appréciation reflétait assez bien les résultats immédiats
de la mission, mais la société populaire n'en persista pas moins à rejeter
de telles manières.
La mise en place d'autorités administratives protégées par Dièche
imposèrent certes le parti jacobin, mais elles le coupèrent des Alsaciens.
Les modérés se présentèrent alors en victimes et firent vibrer la corde du
particularisme en dénonçant la dictature du nouveau pouvoir. Ils
trouvèrent d'autant plus d'écho que l'Alsace subissait aussi les excès des
hommes d'Euloge Schneider et de la «Propagande révolutionnaire ».

SCHNEIDERIENS ET PROPAGANDISTES.

Euloge Schneider était poète, ancien professeur de grec à Bonn et


traducteur d'Anacréon et de saint Jean Chrysostome. Vicaire général de
Strasbourg avant d'embrasser fougueusement les idées nouvelles, il
organisa un réseau constitué d'hommes, venus comme lui, d'outre-Rhin et
anciens prêtres. De Barr à Haguenau, leur influence s'étendait sur tout le
Bas-Rhin non occupé ; ils épuraient ou remplaçaient les municipalités,
veillaient à l'application du Maximum et dénonçaient les suspects.
Schneider pratiquait des réquisitions forcées, levait des taxes sur les
riches, infligeait des amendes et exposait les contrevenants à la vindicte
publique. Ses pratiques terroristes ressemblaient à celles de Saint-Just et
de Le Bas, qui travaillèrent avec lui pendant toute la durée de leur
premier séjour.
Le cas de la « Propagande révolutionnaire », un groupe de quelques
dizaines d'hommes venus de régions voisines pour accélérer le
bouleversement en Alsace, est un peu différent. Même s'ils furent
dépassés et durent le supprimer au bout d'un mois, Saint-Just et Le Bas
en portent la responsabilité. Ayant besoin de huit patriotes issus de
sociétés populaires des départements voisins, il en vint entre quarante et
soixante, alors même qu'ils étaient absents. Grosse moustache, longue
robe, long sabre et bonnet rouge, ils se comportaient en pays conquis,
épurant la société populaire de Strasbourg, cherchant les suspects et
imposant le mouvement de déchristianisation parti de Paris. Ils furent, au
début, accueillis avec transports aussi bien par le maire Monet que par
Gâteau et le représentant Baudot.
La plupart des « Français de l'intérieur » furent incapables de
comprendre le peuple alsacien. Gateau parle de son « fanatisme », de son
« indolence » et de sa « stupidité allemande ». Saint-Just n'alla jamais
aussi loin, mais il ne sentit pas qu'il était en contact avec une autre
culture. Le respect des différences n'était pas dans l'air du temps. Il eut au
contraire le sentiment que la républicanisation du pays passait pas
l'élimination des empreintes étrangères et que tout ce qui était «
germanique » était responsable de retard et devait, par conséquent, être
extirpé. Il approuva tacitement les débuts de la déchristianisation. Dès le
4 novembre, toutes les églises, à l'exception de Saint-Thomas et de la
cathédrale, furent transformées en magasins de vivres, leurs biens furent
saisis et une grande croisade contre le « fanatisme » fut organisée avec le
concours des Propagandistes.
Saint-Just et Le Bas prirent personnellement trois arrêtés, autorisant la
société populaire à utiliser les locaux de Saint-Thomas, faisant transférer
à Paris les objets précieux et abattre toutes les statues de pierre autour de
la cathédrale. A la lettre, ils ne furent pas responsables des destructions
dans la cathédrale puisque la décision fut prise en leur absence par
Monet ; mais si celui-ci a cru pouvoir interpréter ainsi leur pensée, c'est
qu'ils n'avaient jamais manifesté d'intérêt pour ce chef d'œuvre
gothique... Dans le même esprit, Saint-Just proposa de « changer tous les
noms des villages et villes de l'Alsace et leur donner les noms des soldats
de l'armée » ; il invita les femmes « à quitter les modes allemandes
puisque leurs coeurs [étaient] français »...

ÉCHEC À KAISERSLAUTERN.

Mais les préoccupations immédiates restaient avant tout militaires.


Simultanément, Carnot au Comité, Bouchotte au ministère, Saint-Just et
Le Bas sur place, Hoche et Pichegru aux armées préparaient la contre-
offensive. De nouvelles recrues étaient engagées et des renforts
parvenaient de l'armée des Ardennes ; le gros des troupes était concentré
à Sarralbe. Le 15 novembre, Saint-Just écrivait à Hoche : « Il faut que,
sous peu, il ne reste pas un Prussien, pas un ennemi pour rapporter dans
son pays des nouvelles de l'Alsace. » Du 17 novembre au 2 décembre,
une vaste attaque est engagée depuis Sarrelibre (Sarrelouis) jusqu'au
Rhin ; Hoche délivre Bitche mais, contrairement aux directives du
Comité, fonce sur Kaiserslautern où il se heurte aux forces supérieures de
Brunswick, et doit reculer au prix de lourdes pertes. Cet échec relatif
entraîne le retour à Paris des deux représentants. « Tu as pris à
Kaiserslautern un nouvel engagement, écrit Saint-Just à Hoche avant son
départ ; au lieu d'une victoire, il en faut deux. » Le lendemain, Carnot
assure Hoche de sa confiance ; la victoire n'est pas encore au rendez-
vous, mais quelque chose a changé : pour la première fois, le Comité
adresse des encouragements à un général battu.
A Paris, entre le 4 et le 10 décembre, Saint-Just et ses collègues
débattent des questions militaires, notamment des liaisons entre les
armées du Rhin et de la Moselle. Mais ce n'est pas l'essentiel. Le 4
décembre, la Convention vote le projet de loi de Billaud-Varenne
codifiant toutes les mesures prises depuis un an. C'est la « grande charte
» du pouvoir révolutionnaire qui réduit les prérogatives des représentants
en mission : leur action est désormais soumise au contrôle du Comité et
la levée des taxes à celui de l'Assemblée. Pour Saint-Just, c'est l'espoir
d'imposer sur le terrain l'autorité du Pavillon de Flore, mais aussi le
désaveu de ses fameux « emprunts » sur les possédants de Strasbourg et
de Nancy.
Cette reprise de contact avec le gouvernement amène par ailleurs
Saint-Just et Le Bas à modérer leurs vues sur la déchristianisation.
Comme presque tous les révolutionnaires, ils admettent, certes, que des
églises soient transformées en greniers à foin ou en ateliers de salpêtre,
que les cloches soient envoyées aux fonderies des arsenaux et que l'or des
vases sacrés vienne alimenter le Trésor. Mais Robespierre les informe
que, le 7 novembre, Léonard Bourdon et Anacharsis Cloots (qui se
déclarait lui-même « l'ennemi personnel de Jésus-Christ ») ont poussé
l'évêque de Paris, Gobel, à abjurer solennellement, geste imité un peu
partout dans le pays ; le 10, Chaumette, procureur de la Commune de
Paris, avait organisé dans la ci-devant cathédrale Notre-Dame une fête de
la déesse Raison, au terme de laquelle la citoyenne Momoro avait
embrassé Laloy, président de la Convention : pour beaucoup, ce baiser
était une caution ; enfin, le 23, sur réquisitoire de Chaumette, la
Commune avait décidé la fermeture de tous les temples et églises de la
capitale. Maximilien n'eut guère de peine à convaincre ses amis que cette
politique outrancière aliénerait beaucoup d'esprits au nouveau régime...
Ces graves soucis ne ternirent cependant point la joie des retrouvailles
chez les Duplay. Il est probable qu'on reparla de la splendeur des
paysages alsaciens, car Élisabeth et Henriette obtinrent d'accompagner
les deux commissaires lorsqu'ils reprirent leur mission. Le voyage Paris-
Saverne, accompli dans les premières rigueurs de l'hiver, fut
particulièrement pénible pour l'épouse de Le Bas qui était enceinte. Le
souvenir qu'elle en a conservé permet de mesurer avec quelle gentillesse
et quelle gaieté le député de l'Aisne savait se comporter avec ses amis : «
Saint-Just eut pour moi, en route, les attentions les plus délicates et les
prévenances d'un tendre frère. A chaque relais, il descendait de la voiture
pour voir si rien n'y manquait, de peur d'accident. Il me voyait si
souffrante qu'il craignait pour moi. (...) Pour passer le temps, ces
messieurs nous lisaient des pièces de Molière ou quelques passages de
Rabelais et chantaient des airs italiens ; ils faisaient tous leurs efforts
pour nous distraire et me faire oublier mes souffrances. »

LA NOUVELLE POLITIQUE.
Les représentants installent leurs compagnes à Saverne et aussitôt
reprennent leur tâche. Arrivés à Strasbourg dans la nuit du 12 au 13
décembre, ils font arrêter, dès le 13 au soir, Euloge Schneider puis ses
principaux collaborateurs et mettent un terme à l'action de la Propagande
révolutionnaire. Le faste insolent affiché par Schneider qui entrait à
Strasbourg, accompagné de sa jeune femme, « traîné par six chevaux et
environné de gardes, le sabre nu », servit de prétexte. Exposé pendant
quatre heures à la vue du peuple « pour expier l'insulte faite aux mœurs
de la République naissante », qualifié de « ci-devant prêtre et né sujet de
l'Empereur », il fut envoyé à Paris. Était-il si cruel et si grossier ? Le
représentant Lacoste exprimera son indignation au Comité de salut
public : « Le supplice infâme qu'avait subi Schneider, accusateur public,
avait consterné les patriotes et rendu les aristocrates plus dangereux et
plus insolents que jamais. » A tort ou à raison, il est largement resté pour
l'histoire l'archétype du révolutionnaire « extrémiste», complice de
Cobourg. De sa prison thermidorienne, Gâteau indiquera que lui-même
avait engagé Saint-Just à renverser Schneider qui «ensanglantait le
département» et à disperser «des brigands qui, sous le nom de
propagandistes, prêchaient le pillage et le septembrisage. » En fait, le
spectre du complot de l'étranger hantait de plus en plus les
Robespierristes. Schneider fut traité en espion et guillotiné.

LANDAU DÉBLOQUÉE.

Saint-Just et Le Bas se consacrèrent ensuite à l'offensive sur Landau. A


Paris, ils avaient reçu des pouvoirs spéciaux « pour faire exécuter les
mesures et les mouvements résolus par le Comité». Pensant imposer leur
autorité aux représentants et aux généraux, ils provoquèrent surtout leur
jalousie. Au moment où les forces de Hoche et Pichegru se rejoignaient
en pleine victoire, Baudot et Lacoste donnaient le commandement en
chef des armées du Rhin et de la Moselle à Hoche. C'était un affront à
Pichegru et un désaveu du Comité. A Paris, Carnot et Barère l'apprirent «
avec peine et surprise » et, sur place, Saint-Just et Le Bas, qui avaient
toujours soutenu le général en chef, en éprouvèrent une légitime
amertume : « Il a fallu, dans cet instant, écrivent-ils au Comité, ne se
resouvenir que de la patrie... et prévenir les suites des passions qui
s'élèvent en pareil cas. » Mais c'est dans une union de façade que, le 28
décembre, de Landau, les représentants Saint-Just, Le Bas, Baudot,
Lacoste, Dentzel adressent à la Convention la nouvelle de la victoire : «
Gloire soit rendue à la République française. » Strasbourg et l'Alsace
étaient sauvées.

Cette seconde mission en Alsace revêt une singulière importance dans


la vie de Saint-Just. Ses succès ne sont pas ceux qu'ont représentés les
images d'Épinal. Ni soldat ni stratège, il est le pouvoir en mission. «
L'histoire des missions de Saint-Just, écrit Jean-Pierre Gross, est avant
tout l'histoire du ravitaillement. » Le « roi », le « dieu » de Michelet,
n'est, le plus souvent, qu'un infatigable commis et son prétendu pouvoir «
dictatorial » de proconsul se brise sur l'indiscipline d'un Baudot et d'un
Lacoste ! Ces échecs soulignent les insuffisances et les ambiguïtés du
pouvoir révolutionnaire et, en premier lieu, la dilution des responsabilités
au sommet. Contrainte de stimuler le zèle d'autorités locales souvent très
modérées, la Convention a multiplié les représentants dotés de pouvoirs «
illimités » mais aux initiatives désordonnées, rivales.
Cette mission montre encore combien il est difficile d'animer un
pouvoir véritablement démocratique. Les Conventionnels se heurtent, à
chaque instant, à la passivité de masses attachées à leurs valeurs
traditionnelles et à l'hostilité souterraine de la classe moyenne. La plupart
des Français de l'intérieur n'ont pas fait d'effort pour comprendre les
Alsaciens. Le salut public justifiait la contrainte, mais la victoire et les
résultats, somme toute superficiels, de la violence firent illusion.
Beaucoup, sans doute, pensaient comme Gateau : « Sainte guillotine est
dans la plus brillante activité et la bienfaisante terreur produit ici, d'une
manière miraculeuse, ce qu'on ne devait espérer d'un siècle au moins par
la raison et la philosophie. » Beaucoup d'Alsaciens des zones occupées,
au lieu d'accueillir les armées républicaines, fuyaient devant elles et
empruntaient les fourgons autrichiens. Certains s'en réjouissaient, tels
Baudot et Lacoste qui envisageaient d'installer sur les terres désertées des
colonies de sans-culottes venus d'ailleurs. Saint-Just et Le Bas
envisagèrent, eux, d'unifier les langages : changeant brusquement
l'affectation d'une partie de l'impôt forcé, ils allouèrent, le 29 décembre, à
la veille de leur départ de Strasbourg, une somme de 600 000 livres pour
fonder dans chaque village une « école gratuite de langue française ».
Cette mission de Saint-Just met en relief son sens de la discipline
gouvernementale. Pendant qu'à Strasbourg il maltraite les
administrateurs, impose les riches, assiste les indigents et pratique une
politique antireligieuse, à Paris Robespierre et Billaud-Varenne
reprennent en main les représentants, s'opposent aux « Exagérés » et
s'efforcent de contrôler la campagne de déchristianisation. Saint-Just se
soumet, peut-être avec mauvaise humeur : « Vous avez détruit le
gouvernement révolutionnaire que j'avais fait décréter il y a quelques
mois, aurait-il dit selon Prieur. Dès qu'il est écrit, le gouvernement n'est
plus révolutionnaire. Il consistait dans ce seul mot. »
Cette réaction est d'autant plus plausible qu'elle correspond assez bien
aux conseils qu'aussitôt revenu à Strasbourg, le 14 décembre (24
frimaire), Saint-Just donne à Robespierre : « On fait trop de lois, trop peu
d'exemples. Vous ne punissez que les crimes saillants, les crimes
hypocrites sont impunis. Faites punir un abus léger dans chaque partie,
c'est le moyen d'effrayer les méchants et de leur faire voir que le
gouvernement a l'œil sur tout. (...) Engage le Comité à donner beaucoup
d'éclat à la punition de toutes les fautes dans le gouvernement. Vous
n'aurez pas agi ainsi d'un mois que vous aurez éclairé ce dédale dans
lequel la contre-révolution et la révolution marchent pêle-mêle. »
Saint-Just pensait avoir découvert en Alsace le moyen d'imposer la
volonté du Comité. Dès son retour à Paris, confronté aux intrigues des «
factions », il allait pouvoir mesurer que la ligne de partage entre
révolution et contre-révolution n'était pas si simple à tracer.
CHAPITRE XVII

Neutraliser les deux meutes


Je ne suis d'aucune faction, je les combattrai toutes.
SAINT-JUST, 9 thermidor an II

La veille de son départ en Alsace Saint-Just avait lancé à la


Convention : « Il y a des factions dans la République, factions de ses
ennemis extérieurs, factions des voleurs... Il y a aussi quelques hommes
impatients d'arriver aux emplois, de faire parler d'eux et de profiter de la
guerre. Tous ces partis, toutes ces passions diverses concourent ensemble
à la ruine de l'État, sans pour cela s'entendre entre elles. » Ces quelques
phrases, reprises à peu près cinq mois plus tard, désignaient sans les
nommer les Indulgents et les Exagérés. Les dissensions qui déchiraient la
Convention ne s'évanouirent donc pas avec l'élimination des Girondins.
Les motifs d'opposition idéologique demeuraient, exacerbés par les
rivalités personnelles. Et, dans l'atmosphère de cette terrible année, les
courants d'opinion étaient considérés par le pouvoir comme autant de
manifestations factieuses.

DANTONISTES ET ULTRA-RÉVOLUTIONNAIRES.

Ce qui restait du côté droit à la Convention se tournait maintenant vers


Danton. Bourdon de l'Oise, Thuriot, Delacroix, Courtois ou Fabre
d'Églantine ne manquaient pas d'activité ; le talent polémique de
Desmoulins n'avait rien perdu de sa puissance corrosive. Mais il aurait
fallu, pour rassembler et animer ces hommes un chef déterminé. Or
Danton hésitait. Le grand tribun semblait ne plus être tout à fait lui-
même. Ses interventions, au service d'une ligne politique confuse et
sinueuse, n'obtenaient plus les effets d'antan. Fatigué, il s'était d'ailleurs
retiré, en octobre, à Arcis-sur-Aube pendant près de six semaines.
En face, les « ultra-révolutionnaires » formaient une cohorte
composite. A l'Assemblée, leurs amis, Anacharsis Cloots ou Léonard
Bourdon, étaient rares, mais, grâce à Momoro, ils tenaient le club des
Cordeliers et surtout, par l'entremise de Proli, Desfieux et Pereyra,
pénétraient les sociétés sectionnaires fondées en septembre 1793.
Exprimant les aspirations des sans-culottes, celles-ci conservaient leur
indépendance à l'égard des Jacobins et du gouvernement et pouvaient
compter sur le concours de Chaumette et de Pache à la Commune de
Paris, d'Hanriot à la Garde nationale, de Ronsin à l'armée révolutionnaire
et de Vincent au ministère de la Guerre. Cet ensemble hétéroclite fut
qualifié à tort d'hébertiste parce que le Père Duchesne lui prêtait sa verve
plébéienne. En réalité, Hébert représentait surtout lui-même, mais son
aptitude à traduire les préoccupations quotidiennes des sans-culottes et sa
réelle popularité auprès d'eux le désignaient comme un adversaire
dangereux pour le gouvernement.
Depuis qu'il a rééquilibré sa composition, le Comité de salut public,
dominé par Robespierre, s'est placé dans une position d'arbitre à l'égard
de ceux qui, sur sa droite et sur sa gauche, lui reprochent son imprudence
ou son immobilisme. Il amalgame volontiers les voleurs, les ambitieux
vulgaires, les aventuriers et les opposants. A la mi-octobre, il a maté la
révolte lyonnaise et remporté ses premiers grands succès militaires à
Wattignies et à Cholet aux dépens des Autrichiens et des Vendéens. Mais
sa position reste fragile.
La situation, en effet, se tend brutalement à la fin de l'année. Les
modérés, qui n'ont pu abattre le Comité par leurs attaques frontales de
septembre, vont être affaiblis par les compromissions de plusieurs d'entre
eux dans les ténébreuses intrigues qui entourent la liquidation de la
Compagnie des Indes. Cette société avait été dissoute, mais poursuivait
en fait son fructueux trafic avec la complicité de plusieurs députés. Peut-
être pour détourner les soupçons, Fabre d'Églantine, vers la mi-octobre,
fit des révélations, notamment à Robespierre et à Saint-Just après avoir
personnellement sélectionné ses interlocuteurs en fonction de l'intégrité
patriotique qu'il leur prêtait. Il dénonça un complot ourdi de l'étranger
dont les agents Proli, Desfieux, Pereyra et Dubuisson, tous proches des «
ultra-révolutionnaires » déchristianisateurs, se retrouveraient chez
plusieurs banquiers belges et suisses. Au même moment, les Cordeliers et
les Hébertistes déclenchaient la violente campagne antireligieuse qui
déplaisait à Robespierre. Les modérés bondirent sur l'occasion : Danton,
dont le nom a été cité par le député de la Côte-d'Or Basire au cours de
l'enquête, rentre précipitamment à Paris, passe à l'attaque le 22 novembre
et dénonce la persécution religieuse. Le 3 décembre, il vient se justifier
aux Jacobins et Maximilien lui apporte un soutien mesuré... Menace pour
tous les pouvoirs, notamment les sociétés sectionnaires : le 4 est votée la
grande loi d'organisation du pouvoir qui place «les corps constitués et les
fonctionnaires publics sous l'inspection immédiate du Comité de salut
public ». Une nouvelle orientation politique se dessine.
Ce même 4 décembre, Saint-Just arrive à Paris. Mais le changement se
fait sans lui. Dès le lendemain paraît, avec l'agrément de Robespierre, le
premier numéro du Vieux Cordelier, où Desmoulins accuse les ultra-
révolutionnaires de déconsidérer la Révolution. Le 10, le numéro 2 plaît
davantage encore à Maximilien : c'est une violente attaque contre Cloots
et Chaumette.
Le lendemain, Saint-Just repart en mission. Pendant sa semaine
parisienne, il n'est pas resté insensible à l'évolution politique. En Alsace,
il a lui-même infléchi la ligne de son action en faisant arrêter Euloge
Schneider, mais il ne croit sûrement pas à la possibilité de stabiliser la
Révolution sur les positions d'un Camille Desmoulins.
Pour quelques jours encore, une collaboration sans nuage se poursuit
entre Robespierre et Danton. Le 12 décembre, l'Incorruptible fait chasser
des Jacobins le « citoyen universel », le « baron allemand » : Cloots.
Mais le numéro 3 du Vieux Cordelier, le 15, fait l'effet d'une bombe :
Desmoulins met en cause tout le gouvernement et les pratiques
répressives. Robespierre est atterré. Ridiculisé, il ne peut que constater le
bien-fondé des préventions de Saint-Just à l'égard de Camille, mais son
amitié est telle envers son ancien camarade de collège qu'il n'abandonne
pas encore l'espoir de le sauver.
Le 17, Fabre d'Églantine s'en prend à Ronsin et à Vincent qu'il fait
décréter d'arrestation par la Convention. S'est-il rendu compte qu'il
atteignait ainsi le Comité, qu'à travers Ronsin et ses excès à Lyon, il
mettait en cause Collot d'Herbois ? qu'à travers Vincent, il frappait son
ministre Bouchotte, un homme qui avait la confiance du pavillon de
Flore ? A-t-il voulu contraindre Robespierre à amputer le Comité de son
aile gauche, à remplacer par des modérés Collot, Billaud, Hérault de
Séchelles et même Jean Bon Saint-André ? Pendant quelques jours
Robespierre flotte. Le 20 décembre, il fait un pas de plus vers les
Indulgents, en proposant à la Convention la nomination d'une
Commission de justice chargée de rechercher les patriotes injustement
incarcérés... En Alsace, dans l'entourage de Saint-Just, sitôt connue la
nouvelle de l'arrestation de Vincent, Gateau, intime du Conventionnel,
éclate d'indignation. Il écrit à Daubigny le 22 décembre : « Oh ! Oh ! si
Vincent avait pu devenir contre-révolutionnaire, je ne croirais plus, non
jamais, à la vertu d'aucun des humains. Je ne pense pas qu'il puisse y
avoir rien d'aussi atroce et d'aussi absurde que cette inculpation. »
Collot d'Herbois, inspirateur de la répression lyonnaise, solidaire de
Ronsin et de Vincent, rentre précipitamment, emportant avec lui la tête de
Chalier qu'il offre en relique à la Commune de Paris. Le 21 décembre, il
organise un macabre cortège de patriotes, de la place de la Bastille à la
Convention où il vient présenter les restes du martyr lyonnais.
Triomphalement, il est absous. Son dynamisme entraîne l'approbation des
Jacobins, l'enthousiasme des Cordeliers et de tous ceux qui suivent
Hébert. Le vent tourne...

ROBESPIERRE SE REPREND.

Robespierre ne peut méconnaître ni les réalités ni les rapports de force.


Il reprend sa position d'arbitre. Le 25, à la Convention, il précise que le
gouvernement doit « voguer entre deux écueils, la faiblesse et la témérité,
le modérantisme et l'excès. Le modérantisme qui est à la modération ce
que l'impuissance est à la chasteté, et l'excès qui ressemble à l'énergie,
comme l'hydropisie à la santé ». Bien lui en prend : le 7 janvier,
Desmoulins est mis sur la sellette aux Jacobins à cause du cinquième
numéro de son Vieux Cordelier, encore plus compromettant que les
précédents. Robespierre feint de ne pas prendre au sérieux ce « bon
enfant gâté », égaré par de «mauvaises compagnies », et demande pour
toute sanction que le journal soit brûlé. Mais Camille, citant Rousseau,
regimbe : « Brûler n'est pas répondre. » Maximilien, voyant qu'il se
compromet en vain, prend ses distances : « ... Que les numéros de
Camille ne soient pas brûlés, mais qu'on y réponde..., l'homme qui tient
aussi fortement à des écrits perfides est peut-être plus qu'égaré. »
Trois jours plus tôt la culpabilité de Fabre d'Églantine dans l'affaire de
la Compagnie des Indes avait été établie et Robespierre l'avait dénoncé
aux Jacobins. Amar révéla l'affaire à la Convention le 12, et le député fut
arrêté. Danton ayant tenté de défendre son ami, Billaud-Varenne
l'interpella sèchement : « Malheur à celui qui a siégé à côté de Fabre
d'Églantine et qui est encore sa dupe. » L'avertissement valait aussi pour
Robespierre au cas où son amitié en ferait la dupe de Camille.
Parallèlement, les efforts de Collot d'Herbois finirent par porter leurs
fruits. Le 2 février, Voulland, au nom du Comité de sûreté générale,
rendait la liberté à Ronsin et à Vincent. Cette défaite des Indulgents
exposait le Comité aux coups de l'autre extrême, Vincent et Ronsin
exploitant les difficultés de l'hiver pour attiser, avec l'aide d'Hébert,
l'agitation sociale. Robespierre, craignant de s'aliéner la bourgeoisie
jacobine, s'oppose à la traduction devant le Tribunal révolutionnaire des «
75 » protestataires girondins et affirme : « Depuis le 31 mai il n'y a plus
de Marais. » Les Cordeliers et les Hébertistes comprennent alors que le
changement ne peut passer que par un renouvellement du personnel
politique, à commencer par celui du Comité de salut public. Les succès
de décembre à Toulon, en Vendée et sur le Rhin ont mis le pays à l'abri
des menaces immédiates, mais la très difficile conjoncture économique
justifie toutes les impatiences. Alors, le 12 février, Momoro, au club des
Cordeliers, s'en prend à « tous ces hommes usés en République, ces
jambes cassées en Révolution, qui nous traitent d'exagérés parce que
nous sommes patriotes et qu'ils ne veulent plus l'être ».

SAINT-JUST ET LA RÉVOLUTION SOCIALE.

C'est un Comité de salut public amoindri qui doit faire face à cette
pression : Robespierre, âme du gouvernement, ainsi que Couthon sont
cloués au lit par la maladie, Billaud-Varenne et Jean Bon Saint-André
sont en mission. Saint-Just, après trois semaines d'inspection à l'armée du
Nord, est rentré le 13. Moins usé, il assure la relève avec vigueur. Le 14,
c'est sur ses épaules et sur celles de Collot d'Herbois et de Barère que
repose l'essentiel des décisions politiques à prendre. Les expédients
habituels (secours aux indigents, subventions à la Commune de Paris) ne
suffisent plus à enrayer le mécontentement, non plus que le nouveau
Maximum général, présenté par Barère le 21 février. Le 22, l'Assemblée,
à l'instigation des Indulgents, contraint par décret le gouvernement à
examiner le cas des suspects détenus, alors qu'Hébert fulmine contre les
protecteurs des « 75 » et de Desmoulins, contre les « endormeurs » et
ceux qui se montrent « avides des pouvoirs qu'ils accumulent ».
Au nom du Comité, le 26, Saint-Just répond que la révolution politique
ne s'est pas accompagnée d'une révolution sociale. Or, « ceux qui font les
révolutions à moitié n'ont fait que se creuser un tombeau ». Il préconise
un gouvernement fort pour briser l'opposition des Indulgents et de leurs
complices, les fonctionnaires usurpateurs du pouvoir. Puis il ajoute « La
Révolution nous conduit à reconnaître ce principe que celui qui s'est
montré l'ennemi de son pays n'y peut être propriétaire. (...) Les propriétés
des patriotes sont sacrées, mais les biens des conspirateurs sont là pour
tous les malheureux. » C'était là poser les bases d'une vaste révolution
sociale pour répondre aux aspirations profondes des masses qui
souhaitaient, à la campagne comme à la ville, accéder à la propriété.
Saint-Just était-il mandaté par tous ses collègues des Comités ? Était-il
lui-même sincère ? « Les malheureux sont les puissances de la terre ; ils
ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent » ;
cette phrase émouvante n'était-elle qu'un artifice politique, exprimé par
un rhéteur de talent, ou le propos d'un étourdi ? Cinq jours plus tard, il
présentait au vote de la Convention le fameux décret du 13 ventôse an II
(3 mars 1794) précisant les modalités d'application de la réforme :
recensement national, puis transfert aux « patriotes indigents » des biens
des « ennemis de la Révolution ». Mais, quand bien même serait-elle
entreprise, l'opération offrait surtout des perspectives aux habitants des
campagnes. Les sans-culottes des villes, prévenus contre les «
endormeurs », demeuraient méfiants et disposés à prêter une oreille
attentive aux Cordeliers.
Le 4 mars, aux Jacobins, Vincent amalgame dans ses diatribes
Robespierristes et Indulgents, accusés de précipiter la Révolution dans le
modérantisme. Hébert, d'abord prudent comme d'habitude, finit, dans un
tonnerre d'applaudissements, par appeler à l'insurrection. En signe de
deuil, on voile la Déclaration des Droits de l'Homme. Mais le mouvement
ne rencontre pas l'écho espéré. Momoro entraîne bien la section de Marat
mais Chaumette, à la Commune, se contente prudemment de dire tout le
bien qu'il pense du décret que Saint-Just a fait voter. Le 7, Collot
d'Herbois, à la tête d'une délégation de Jacobins, se rend aux Cordeliers :
Momoro, Ronsin et Hébert se récrient alors qu'on a mal interprété le sens
de leurs propos. On se réconcilie. La Déclaration des Droits de l'Homme
est dévoilée dans l'allégresse générale !
Cette reculade sans gloire n'était cependant pas dépourvue d'arrière-
pensées. Les aspirants à l'insurrection avaient sans doute pris conscience
de leur inorganisation et de leur isolement. Ni Chaumette à la Commune,
ni Hanriot à la Garde nationale, ni Collot d'Herbois au Comité ne les ont
suivis et l'armée de Ronsin est occupée en dehors de Paris. Vincent, seul,
ne s'était pas rétracté mais tous, après cette réconciliation de façade,
relancent l'agitation sectionnaire. Fondamentalement, la situation n'avait
pas évolué. Tôt ou tard, il allait falloir en découdre.
Quelques jours après, le Comité de salut public se réunit au complet et
retrouve son esprit de décision. Conscient de l'hypothèque mortelle que
font peser sur le gouvernement Hébert et les meneurs cordeliers, il sent
qu'en frappant à gauche, il va conforter les Indulgents et n'éloigner un
péril que pour en susciter un autre : celui de la bourgeoisie qui souhaite
stabiliser la Révolution, incarné par des hommes comme Danton et
Desmoulins. Eux aussi devront être écartés. Le temps presse. Au
printemps s'ouvrira, sur la frontière nord, une campagne militaire dont
dépendra le sort de la République.

LE RAPPORT DE SAINT-JUST ET L'ARRESTATION DES «


HÉBERTISTES ».
Le 13 mars, Saint-Just, à nouveau chargé de présenter le point de vue
du Comité, utilise à la Convention les recettes éprouvées en expliquant
que le gouvernement anglais s'appuie cette fois sur les factions pour
restaurer un pouvoir royal à Paris. Tour à tour, il dénonce les amis de
Hébert et ceux de Danton qui, en apparence, s'opposent mais se
retrouvent unis dans les crimes contre la République. Alors, comme s'il
regrettait d'en avoir trop dit, il parle d'autre chose, du bonheur, de la
vertu. Il accable au passage les oisifs, les fonctionnaires, ses cibles
favorites. Puis, brusquement, il revient à ses accusations : « L'un est le
meilleur et le plus utile des patriotes ; il prétend que la Révolution est
finie, qu'il faut donner une amnistie à tous les scélérats. (...) L'autre
prétend que la Révolution n'est point à sa hauteur : chaque folie a ses
tréteaux. L'un porte le gouvernement à l'inertie, l'autre veut le porter à
l'extravagance. » Était-ce un avertissement, une menace ou simplement
un discours sur les principes de morale politique ? Le 5 février,
Robespierre n'avait-il pas déjà dénoncé ces deux factions ? Mais, cette
fois, en approuvant le décret de Saint-Just, l'Assemblée donnait blanc-
seing au Comité pour opérer les arrestations des « traîtres à la patrie ». Le
rapport était si habilement présenté par le jeune Conventionnel qu'il
paraissait, somme toute, presque rassurant. Les hommes du pavillon de
Flore venaient de s'armer d'un glaive qui n'effrayait pas vraiment. Le soir
même, les Jacobins ovationnaient longuement Robespierre dont c'était la
rentrée. Et la joie bruyante de ces retrouvailles achevait d'ôter à cette
journée sa dimension dramatique.
Aussi Hébert, Vincent, Ronsin, Momoro et tous ceux qu'on arrêta dans
cette même nuit du 13 au 14 mars furent-ils sans doute les premiers
surpris puisque aucun n'échappa au coup de filet. Leurs partisans ne
réagirent guère. L'un d'eux, Brochet, imposa aux Cordeliers le point de
vue du Comité. Presque toutes les sections firent allégeance à la
Convention. Tous les détachements de l'armée de Ronsin furent envoyés
en province. A la Commune, Chaumette vacilla : faute d'autant plus
impardonnable aux yeux de Robespierre qu'il s'était fait remarquer par
ses initiatives déchristianisatrices. On l'arrêta le 18.
Au procès, on s'efforça de donner consistance aux dires de Saint-Just
contre cette « faction » et la « conspiration de l'étranger » fut retenue.
Comme il n'était pas absolument apparent que Hébert et les Cordeliers
fussent des espions à la solde de Pitt et de Cobourg, on leur associa des
étrangers et certains de leurs agents, précédemment arrêtés, comme Proli,
Pereyra, Desfieux, Dubuisson, le banquier hollandais Kock et le baron
prussien Cloots. L'athéisme militant que prêchait « l'orateur du genre
humain » avait en outre l'avantage de le rapprocher spirituellement du
Père Duchesne. Pour démontrer que leur dessein était commun avec le
sempiternel complot aristocratique, on leur adjoignit des « complices »,
tels les généraux Laumur et Quétineau : Catherine Quétineau était
l'instigatrice d'un projet d'évasion en faveur de son mari et de ses
compagnons ; les prisonniers, libérés, se seraient alors mêlés aux soldats
de l'armée de Ronsin pour égorger les patriotes. Les factieux étant encore
accusés d'organiser la pénurie, on poussa vers le banc des prévenus
Ducroquet, commissaire aux accaparements de la section de Marat, et
Descombes, administrateur des subsistances. Le 21 mars, Fouquier-
Tinville, énergiquement stimulé par Billaud-Varenne et Collot d'Herbois,
ouvrit le procès qui fut mené rondement. Le 24, les têtes tombèrent.
Techniquement, cette périlleuse épuration avait été conduite de façon
magistrale. Il n'est pas sûr que Saint-Just ait réalisé tout ce que cette belle
victoire portait de germes destructeurs. Pour la première fois, il s'écartait
d'un principe qui avait toujours été chez lui comme une seconde nature :
trancher en faveur du peuple et des plus malheureux. En écartant ceux
qu'il considérait comme de mauvais guides, il n'a sans doute pas mesuré
l'attachement populaire pour le Père Duchesne. Le désarroi des sans-
culottes les laissa sur l'instant sans réaction, mais beaucoup perdirent, à
cette occasion, leur foi politique.
La brutale attaque contre Hébert et les Cordeliers et l'absence de
réaction des sans-culottes redonnèrent vigueur à la campagne des
Indulgents. Au moment où les Exagérés étaient jugés, Desmoulins
fustigeait la justice révolutionnaire et la servilité de la Convention. Il
mettait Barère et même Robespierre en cause. On comprend mal son
obstination car, si son sort et celui de ses amis n'étaient déjà scellés, les
menaces les plus claires s'accumulaient.
HÉRAULT ET DANTON.

Le 15 mars, Hérault de Séchelles et son ami Simond sont appréhendés


et, le lendemain, Amar présente à la Convention, au nom du Comité de
sûreté générale, son rapport sur le scandale de la Compagnie des Indes.
Billaud-Varenne, puis Robespierre lui reprochent d'avoir laissé de côté
les implications politiques de l'affaire, donc d'avoir ménagé les
Dantonistes. Le 17, Saint-Just, à l'Assemblée, accuse Hérault d'avoir
hébergé et protégé un émigré. Certes, dans sa très courte intervention, il
lui reproche aussi d'être un intime de Proli et de divulguer les secrets des
débats du pavillon de Flore ; le Comité ne lui avait-il pas fait savoir
depuis « environ quatre mois... qu'il ne délibérerait plus en sa présence
» ? Son itinéraire politique – il avait été tour à tour Feuillant, Girondin
puis proche des Cordeliers – son scepticisme et son libertinage, tout
contribuait à le rendre détestable aux Robespierristes.
L'entourage de Danton aurait dû interpréter l'inculpation d'Hérault
comme un signe avant-coureur. Dès le 18, Bourdon de l'Oise fait décréter
d'arrestation Héron, un agent du Comité de sûreté générale que
Robespierre protégeait. Indirectement atteint et ulcéré, celui-ci menaça :
« Ce n'est pas assez d'étouffer une faction, il faut les écraser toutes ; il
faut attaquer celle qui existe encore avec la même fureur que nous avons
montrée en poursuivant l'autre. »
Beaucoup plus que Saint-Just, Robespierre hésitait à frapper les
compagnons de Desmoulins et de Danton : l'ami de collège et l'ami de
combat. Mais si l'affaire Héron fut le prétexte, l'enjeu dépassait le
problème des hommes : le gouvernement pouvait-il, sans se saborder,
arrêter la Terreur, la guerre, la Révolution ?
Dès que la décision fut prise, Saint-Just accepta une nouvelle fois de
préparer le rapport à l'aide de notes abondantes fournies par
l'Incorruptible ; il s'en inspira largement, mais fut à la fois plus adroit et
plus ferme. Ainsi, Robespierre reprochait à Danton son indulgence pour
les veuves des conspirateurs lyonnais : Saint-Just passe sous silence cet
épisode qui pouvait incliner les Conventionnels à la pitié et rappeler les
excès de Collot d'Herbois dans cette ville. Maximilien réprouvait encore
la mise en garde de Delacroix : « Si vous les [les Girondins] faites
mourir, la législature prochaine vous traitera de même » ; le député de
l'Aisne évite cette effrayante prédiction et dit : « Ne t'es-tu pas opposé à
la punition des députés de la Gironde ? » L'Incorruptible rapportait, enfin,
le mot de Danton : « Que m'importe ! l'opinion publique est une putain,
la postérité une sottise ! » Puis ajoutait : « Le mot de vertu faisait rire
Danton ; il n'y pas de vertu plus solide, disait-il plaisamment, que celle
qu'il déployait tous les soirs avec sa femme. Comment un homme, à qui
toute idée de morale était étrangère, pouvait-il être le défenseur de la
liberté ? » Saint-Just, écartant toute occasion de détente, traduit : «
Méchant homme, tu as comparé l'opinion publique à une femme de
mauvaise vie ; tu as dit que l'honneur était ridicule, que la gloire et la
postérité étaient une sottise. »
Le rapporteur ne se soucie guère d'étayer ses charges sur des preuves
et ne ménage pas l'outrance. Contrairement à Robespierre qui continue à
voir en Desmoulins un égaré plutôt qu'un coupable, il attribue une totale
responsabilité à l'auteur du Vieux Cordelier.
Pour étoffer un réquisitoire assez peu convaincant, Saint-Just pratique
l'amalgame : à Danton, on associerait des co-inculpés répondant de
multiples chefs d'accusation. Chabot, Basire, Fabre et Delaunay
évoqueraient la concussion et les malversations ; Frey et Guzman,
financiers, l'argent impur de l'étranger ; Hérault, l'Hébertisme, la trahison
et le vice. Puis, en deux phrases, Saint-Just fait l'histoire de cinq ans de
perfidie. « Il y a eu une conjuration tramée depuis plusieurs années pour
absorber la Révolution française dans un changement de dynastie. Les
factions de Mirabeau, des Lameth, de Lafayette, de Brissot, de d'Orléans,
de Dumouriez, de Carra, d'Hébert, les factions de Chabot, de Fabre, de
Danton ont concouru progressivement à ce but par tous les moyens qui
pouvaient empêcher la République de s'établir et son gouvernement de
s'affermir. » En signant l'acte d'accusation (à l'exception de Ruhl et
Lindet) les membres des deux Comités réunis cautionnaient cet
amalgame. Selon Vadier, Saint-Just eût souhaité parler en présence des
accusés, mais la majorité, jugeant cette idée trop risquée, préféra arrêter
les Indulgents avant. Le rapporteur en aurait, de dépit, jeté son chapeau
dans le feu. Anecdote vraisemblable, à en juger par les interpellations du
discours, notamment à l'adresse de Danton : « Danton, tu fus..., tu as dit
toi-même... »
Dans la nuit du 30 au 31 mars, les Dantonistes sont arrêtés. Ses amis
sont consternés. Legendre, à la Convention, rappelle le passé glorieux de
Danton et exige l'audition des inculpés par les députés. Robespierre
bondit : « Nous verrons si la Convention saura briser une prétendue idole,
pourrie depuis longtemps, ou si, dans sa chute, elle écrasera la
Convention et le peuple français... » Saint-Just peut tranquillement lire
son rapport dans l'approbation générale.
L'ultime résistance vint de Danton lui-même, lors de l'audience du 3
avril, quand il souligna la faiblesse des charges qui pesaient sur lui et
provoqua les applaudissements de la salle. Le 4, quand il apprit qu'on
refusait l'audition des témoins à décharge, il redoubla d'attaques contre le
gouvernement. Sa voix portait jusqu'à la foule amassée sur les quais et
Fouquier-Tinville, affolé, écrivit en hâte au Comité que les accusés «
troublaient la séance ». Mais Saint-Just et Billaud-Varenne veillaient. Un
certain Laflotte venait précisément de dénoncer un nouveau complot dont
le général Dillon aurait été l'âme. Saint-Just, prenant l'affaire au sérieux
(ou faisant semblant), se précipita à la Convention et obtint un décret
mettant les accusés « hors des débats ». Le 5 (16 germinal), les prévenus
furent condamnés et exécutés le jour-même.

Certes, personne ne pourrait jurer de l'innocence d'un Hébert, d'un


Hérault ou d'un Danton, sans parler d'un Chabot ou d'un Fabre, mais
comment ne pas être choqué par ces procès bâclés menés par des
hommes qui avaient proclamé la Déclaration des Droits de l'Homme et
refusé la peine de mort ?
Les généraux trahissaient, les espions pullulaient, les délibérations les
plus secrètes du Comité étaient divulguées, les concussionnaires
s'infiltraient jusqu'au sommet de l'État. Que se serait-il passé si une main
complice avait armé et lâché sur Paris et la Convention les milliers
d'hommes peuplant les prisons ? Les intrigues, qu'un hasard ou une
maladresse permettaient de découvrir, provoquaient une tension
constante. Harassés, les membres du Comité, ne restèrent pas insensibles
à cette atmosphère. Crurent-ils réellement aux complots des prisons ?
Saint-Just les redoutait et prit jusqu'en thermidor des mesures de
protection. Il ne craignait pas la mort, mais l'échec de la Révolution.
Voilà pourquoi il fut aussi intransigeant : « La politique a compté
beaucoup sur cette idée que personne n'oserait dénoncer des hommes
célèbres environnés d'une grande illusion tels que Danton, etc. J'ai laissé
derrière moi toutes ces faiblesses. Je n'ai vu que la vérité dans l'univers,
et je l'ai dit », écrivait-il.
CHAPITRE XVIII

Fleurus
Il fallait vaincre. On a vaincu.
SAINT-JUST, le 9 thermidor.

Les victoires remportées à l'intérieur et sur le Rhin à la fin de 1793


avaient conforté les assises de la République, mais la situation demeurait
très préoccupante sur la frontière nord. Dès le printemps s'y livreraient
des batailles décisives ; la Coalition et le Comité s'y préparaient. Dès le
23 décembre, Prieur de la Côte-d'Or, parti en tournée d'inspection, avait
dressé un sombre tableau de la situation.
L'armée, selon lui, n'était pas prête. Elle manquait d'hommes et la
plupart des unités existantes n'étaient pas encore réorganisées selon le
principe de l'amalgame. Les populations et les garnisons ne manifestaient
guère de détermination politique. Partout les vivres et les munitions
manquaient et les chemins devaient être réparés pour le passage des
convois.
A Paris, Carnot hésitait. Il n'avait guère apprécié l'inertie et l'indécision
de Jourdan au lendemain de Wattignies et lui reprochait sa mollesse lors
des incursions hivernales des Austro-Anglais sur la rive droite de la
Sambre. Le 6 janvier, il décida le Comité à le destituer. L'armée du Nord
n'avait désormais ni plan de campagne ni chef.
Pour redresser la situation, le Comité de salut public choisit celui qui
avait fait ses preuves en Alsace : entre janvier et juin 1794, Saint-Just
entreprit trois nouvelles missions. En pluviôse (22 janvier-13 février), il
put analyser de près la situation ; en floréal (29 avril-31 mai) et en
prairial (6-29 juin) il se trouva sur place au moment de la percée des
Coalisés sur Landrecies et de la difficile quoique victorieuse contre-
attaque française.
LA MISSION DE PLUVIÔSE.

L'arrêté du 22 janvier chargea donc Saint-Just d'une mission de


surveillance à Lille, Maubeuge et Bouchain, sur cette voie des invasions
tracée vers Paris, par la Sambre et l'Oise. Désigné seul, le Conventionnel
se fit pourtant accompagner par Le Bas et par Élisabeth et Henriette, qui
séjournèrent dans la famille de Philippe. Pour gagner Lille, les voyageurs
passèrent donc par Amiens, Frévent, où habitaient les Le Bas, et
arrivèrent à Saint-Pol le 25 janvier. (Voir carte en annexe p. 376).
La garde de cette ville les ayant obligés à descendre de voiture, alors
qu'ils avaient déjà été soumis au contrôle d'identité, Saint-Just destitua le
comité de surveillance et en fit arrêter les membres. Ils resteront en
prison à Béthune pendant quatre jours avant qu'il lève la peine. Quant au
maître de poste, il fit un mois de prison, « en expiation de son insolence
», pour avoir déclaré « avec mépris » que les gens du comité de
surveillance « étaient tous de la lie du peuple... » Curieuses décisions où
les réactions personnelles dépassent les nécessités du service de la
République !
A Lille, où ils arrivent « par une neige effroyable », Saint-Just et son
compagnon trouvent une atmosphère d'espionnage et d'intrigue. Pour
mettre la ville en état de résister à un siège, ils font venir 2 000 hommes
en renfort et prennent des dispositions très sévères, comme à Strasbourg.
Les portes de l'enceinte et de la citadelle sont fermées à trois heures de
l'après-midi, la garde est renforcée, les officiers et militaires strictement
contrôlés, les fortifications interdites aux civils, les suspects soumis au
secret et les étrangers au couvre-feu. En outre, le tribunal criminel est
appelé à «faire raser les maisons» des agioteurs et de ceux qui
enfreignent la loi du Maximum. Mais cette dernière menace ne fut pas
exécutée par les autorités locales.
Le 28 janvier, ils décrètent également que « l'emprunt forcé sera
double pour les riches de Lille qui n'auront point satisfait dans dix jours à
leur imposition. Il sera triple dix jours après ». L'emprunt en question
avait été décidé par la Convention en mai 1793 et portait sur l'ensemble
du territoire. Il n'avait donc aucun rapport avec ceux de Strasbourg et
Nancy : à Lille, les représentants ne faisaient qu'appliquer les décisions
prises à Paris, avec succès d'ailleurs, puisque tout le monde paya en
temps voulu.
Quittant Lille le 29 janvier, les deux amis passent ensuite à Cambrai le
30, puis se séparent. Le Bas va à Saint-Quentin et à Avesnes tandis que
Saint-Just passe trois jours au quartier général de Réunion-sur-Oise
(Guise), où il fait renforcer les murailles du château, transférer les
fourrages nécessaires à la campagne à venir et restaurer la discipline. Il
destitue des officiers nobles, « indignes de la confiance de leurs
subordonnés », mais, en revanche, fait verser 600 livres à un certain
Joseph Sueur, de Moulins, qui a « laissé sa femme et ses enfants sans
appui pour se livrer à la défense de la patrie ». Ces gestes ostentatoires
sont moins nombreux qu'en Alsace. L'admirable lettre que Saint-Just
adresse le 31 janvier au Comité de salut public témoigne de son
comportement plus avisé qu'en Alsace.
L'aire d'approvisionnement concédée à l'armée du Nord est
insuffisante, dit-il, et doit être augmentée de moitié. Il souligne aussi le
mauvais état des routes et la trop forte concentration des convois, les
encombrements et les retards dans les livraisons : « Pourquoi ne pas
établir des caissons et magasins de fourrages sur les points où l'on veut
faire agir les armées ? » Ce qui implique une attitude offensive : «
Attendez-vous qu'on vous attaque, ou voulez-vous attaquer ? Dans ce
dernier cas, préparez dès ce soir la position des magasins, vos plans,
placez votre cavalerie, dirigez les convois, afin de faciliter l'explosion de
nos forces à l'ouverture de la campagne. (...) Il serait très sage de votre
part de vous rendre agresseurs, d'ouvrir la campagne les premiers, et
comme votre armée sera très forte, vous pourrez en même temps porter
une armée sur Ostende, une sur Beaumont, cerner Valenciennes et
attaquer la forêt de Mormal. Soyons toujours les plus hardis, nous serons
aussi les plus heureux... » Mais Carnot et le Comité ne le suivirent pas et
laissèrent l'initiative aux Coalisés.
Saint-Just et Le Bas se rejoignent à Maubeuge, où se trame un
important complot. Le 3 février, ils épurent sévèrement la société
populaire, font arrêter plusieurs employés de l'administration militaire
pour espionnage et rechercher un Anglais nommé Fielding, résidant à
Calais, soupçonné d'être l'âme d'une conspiration « dont l'objet était de
livrer Maubeuge aux ennemis de la République ». Il ne sera jamais
retrouvé... Pour faire «un exemple prompt et sur les lieux » un certain
Antoine Rondeau est jugé sur place par la commission militaire,
condamné à mort et fusillé en présence de la garnison. L'affaire ne sera
rendue publique à Paris qu'un mois plus tard.
Par sa position stratégique dans le dispositif de la frontière nord,
Maubeuge était une des clés de la future campagne. Il n'est guère
surprenant que des Coalisés aient cherché à s'y assurer des intelligences
avec la complicité d'une partie de la noblesse.
Depuis longtemps, les révolutionnaires soupçonnaient partout les
activités occultes des nobles qui n'avaient pas donné suffisamment de
gages. Le 25 janvier 1794, le représentant Duquesnoy avait contraint tous
les ci-devant de l'armée du Nord à se retirer à 20 lieues de la frontière. La
découverte du réseau Fielding incite Saint-Just et Le Bas à prendre le
célèbre arrêté du 16 pluviôse (4 février) : « Tous les ci-devant nobles, qui
se trouvent dans les départements du Pas-de-Calais, du Nord, de la
Somme et de l'Aisne, seront mis en état d'arrestation dans les vingt-quatre
heures de la réception du présent arrêté et demeureront au secret. »
Saint-Just aimait les lois simples. Celle-ci l'était redoutablement, car
elle visait les enfants comme les femmes et les vieillards qui pouvaient,
dans ces départements frontières, communiquer avec des émigrés et leur
transmettre des fonds. A la veille d'une campagne dont dépendait le sort
de la République, les considérations humanitaires étaient reléguées au
second plan. Le Conventionnel pensait à la nocivité de ces complices de
l'étranger, habiles à profiter de la moindre faille. Dans sa hâte d'aboutir, il
abhorrait les dérogations : « Vous aviez rendu une loi contre les
étrangers ; le lendemain, on vous propose une exception en faveur des
artistes ; le lendemain, tous vos ennemis sont artistes, même les
médecins... » déclare-t-il, un mois plus tard à la Convention. L'arrêté ne
fut pourtant rédigé et rendu public qu'une semaine plus tard, après que les
deux représentants eurent quitté Maubeuge : non seulement ils prirent le
temps de la réflexion, mais la suite de leur mission renforça leur
détermination.
Naturellement, l'application de cette mesure présentait des difficultés.
Fallait-il inclure dans la noblesse les parents et alliés des nobles ?
Certains interprétèrent le texte de la façon la plus large. Joseph Le Bon,
adjoint de Saint-Just et de Le Bas à Arras, demanda ainsi aux districts «
la liste de tous les ci-devant nobles, comme aussi des pères, mères, fils,
filles, frères, sœurs, agents, fermiers d'émigrés avec des renseignements
sur le degré de civisme de chacun d'eux ». Si les deux auteurs du décret
l'avaient entendu ainsi, les autorités de Saint-Pol auraient dû arrêter le
père de Le Bas, ancien intendant du prince de Rache, et celles de Chauny
auraient dû fournir des renseignements sur la mère et les sœurs de Saint-
Just...
A Paris, le 19 février, Carnot et Saint-Just lui-même limiteront bientôt
la portée de l'arrêté aux « ci-devant nobles ». Vénérant le souvenir de Le
Peletier de Saint-Fargeau, l'un des plus grands noms et l'une des plus
grandes fortunes de l'Ancien Régime, Saint-Just savait que d'anciens
privilégiés pouvaient être de vrais patriotes. Il avait maintenu le comte
d'Hautpoul à la tête du 6e régiment de Chasseurs, puis l'avait promu
général de brigade. Mais il tenait ces hommes pour des singularités rares
et pensait que les nobles ne plieraient que sous la contrainte ; depuis ses
luttes à Blérancourt, il avait conservé à leur égard une vive hostilité.
L'arrêté du 4 février peut être regardé comme le premier pas d'une
tentative systématique de dépossession des contre-révolutionnaires. Le
14 février, il fait ainsi séquestrer les biens d'Hector de Gargan de
Rollepot-Frévent, ci-devant seigneur de Bonnières (Pas-de-Calais),
confiscation tout à fait arbitraire et illégale, mais qui annonce le décret du
13 ventôse (3 mars).
Saint-Just et Le Bas furent inopinément rappelés à Paris
vraisemblablement à cause de l'offensive des Cordeliers et des
Hébertistes. Jusqu'à la fin d'avril, le député de l'Aisne assuma une part
importante des travaux du Comité, affaibli par la maladie de Robespierre.
Comme on sait, Saint-Just souhaitait une stratégie offensive: « L'armée
ouvrira la campagne au plus tard dans trois semaines », écrivait-il le 4
février. Mais à ce moment-là, il fut absorbé par la préparation des décrets
de ventôse et la lutte contre les factions. Le 15 avril, alors qu'il
prononçait à la Convention son rapport sur la police générale, il ne savait
peut-être pas que, la veille, Cobourg avait percé le front, investi
Landrecies et menaçait Le Cateau. La campagne ne s'ouvrirait pas
comme on l'avait espéré. Devant cette situation, il fut de nouveau envoyé
avec Le Bas à l'armée du Nord.

LA MISSION DE FLORÉAL.

Ils ne cherchèrent pas, cette fois, à imposer l'autorité du Comité par


une distance affectée et s'efforcèrent de s'entendre avec les autres
représentants : « J'embrasse mes chers collègues Gillet et Duquesnoy »,
écrit Saint-Just. « Notre collègue Saint-Just est arrivé ce soir, sa présence
ajoute beaucoup à la satisfaction que nous éprouvons de cette journée »
précisent, de leur côté, Guyton et Gillet. Même Levasseur, qui pourtant
n'aime guère Saint-Just, lui déclare : « Ta présence, mon cher collègue,
est ici très nécessaire, viens le plus tôt possible, et ce sera un bon renfort.
» Seul Choudieu, fidèle de Carnot, demeure réservé. Mais, dans
l'ensemble, la prééminence de fait qu'exerça Saint-Just fut acceptée et
l'action commune y gagna en efficacité.
On ne revit pas non plus les conflits d'autorité des armées du Rhin et
de la Moselle. Jourdan, mal aimé de Carnot, avait été, le 19 janvier,
«renvoyé à domicile » pour raison d'inertie et remplacé par Pichegru qui
jouissait de la confiance de Saint-Just et du Comité. Hoche, aussi, avait
été écarté en raison de son esprit d'indépendance, notamment lors de son
initiative malheureuse sur Kaiserslautern. Pour les gens du Comité,
l'obéissance était la première vertu d'un général républicain : « Dès qu'un
général sort des instructions qu'il a reçues et hasarde un parti qui paraît
avantageux, il peut ruiner la chose publique par un succès même. »
Partis de Paris le 30 avril, les représentants arrivent à Noyon le
lendemain. Saint-Just en profite pour aller voir sa famille à Blérancourt.
Le 2 mai au soir, à Guise, ils apprennent la capitulation de Landrecies et
demandent de toute urgence à Paris un plan de campagne.
Carnot comptait beaucoup sur l'aile gauche de l'armée qui, en attaquant
en Flandre maritime, se dirigerait vers Ypres, Ostende, foncerait sur la
Hollande et couperait ainsi les Britanniques de leurs alliés. Mais, en
opérant une percée sur le front central, Cobourg avait pris au dépourvu
l'état-major français. Celui-ci en était réduit à deviner les intentions de
l'ennemi pour décider de ses propres mouvements. L'armée du Nord se
trouvait, en outre, coupée en deux et Pichegru, isolé à Lille, n'avait guère
les moyens d'intervenir sur l'ensemble du front. Alors que Carnot avait
imaginé un choc offensif sur la gauche, Saint-Just dut contenir l'ennemi
sur la droite ; aussi les deux hommes en vinrent à ne plus concevoir la
campagne de la même façon. Ces désaccords techniques ajoutés à des
divergences d'opinion finirent par aigrir leurs rapports et par altérer la
cohésion du Comité. Mais ce n'était pas encore le cas au début de mai : «
Nous ne doutons pas que la perte de Landrecies ne soit l'effet de la
trahison ou de l'ignorance, au moins, de plusieurs de ses chefs, écrit
Carnot le 4. (...) Ce qu'il faut faire, c'est de rétablir l'ordre dans l'armée. »

RIGUEURS DISCIPLINAIRES.

Saint-Just et Le Bas n'avaient pas attendu ce conseil ; partout régnaient


le désordre et la négligence. A Compiègne, ils avaient violemment
protesté parce qu'on n'avait pas visé leur passeport et qu'ils n'avaient pas
trouvé de chevaux de relais. A Noyon, ils s'étaient élevés contre
l'absentéisme des chirurgiens militaires et ordonné que soient déférés au
tribunal de l'armée ceux d'entre eux qui seraient surpris en ville sans
permission.
A Guise, le 3 mai, ils entendent « fortifier la discipline qui fait vaincre
» et, selon une méthode désormais éprouvée, réglementent sévèrement
les sorties. Comme en Alsace, le tribunal militaire est transformé en
commission spéciale affranchie de toute « forme de procédure ». Le 9,
une commission militaire, composée de patriotes fidèles, est créée à
Maubeuge et à Avesnes ; elle «jurera de s'ensevelir sous la place et sera
chargée de fusiller, en cas de siège, tous ceux qui parleront de se rendre
avant d'avoir soutenu les assauts ».
Dès le début des combats, certaines unités d'infanterie, constituées en
majorité de jeunes recrues, ne soutinrent pas le choc de la cavalerie
prussienne et s'enfuirent sous les yeux mêmes de Saint-Just. Le tribunal
militaire, ambulant, se transporte alors jusqu'aux premières lignes et rend
une justice expéditive. Saint-Just et Le Bas avaient aussi mesuré, lors de
leur précédent passage, l'ampleur du laisser-aller administratif. Aussi se
font-ils accompagner, cette fois, d'hommes de confiance : Gateau,
Thuillier et Jacques Duplay, qui ont acquis, surtout les deux premiers,
une grande expérience dans les tâches de contrôle. Sans faire preuve d'un
détachement aussi exemplaire que leur ami, ils travaillent avec
dévouement au service de la République, comme en témoigne leur
correspondance. Le 5 mai, Saint-Just nomme commissaire-ordonnateur
de la place et du corps d'armée de Guise Robert, un ami de longue date,
notaire à Coucy-le-Château, puis agent national du district de Chauny.
Faut-il que ces fidèles aient dérangé bien des habitudes dans l'armée du
Nord pour que l'ont ait tenté de s'en débarrasser ? En tout cas, le Comité
de sûreté générale ordonna, en effet, l'arrestation de Thuillier et selon
Chollet, agent national à Chauny, le despotisme de Robert à Avesnes
avait été si insupportable qu'on l'avait condamné à être fusillé. Dans les
deux cas, Saint-Just avait dû intervenir énergiquement en leur faveur.
La même sévérité s'appliquait aux civils résidant à proximité de la
zone des combats. Après la capitulation de Landrecies, le bruit s'était
répandu que les officiers municipaux y avaient été fusillés par les
Autrichiens. «Par représailles », Saint-Just et Le Bas firent alors
incarcérer les nobles et les anciens magistrats des villes belges de Menin,
Courtrai et Beaulieu. Il fallut un mois pour se convaincre que c'était une
fausse nouvelle propagée par l'ennemi, peut-être pour dissuader les
populations de lui résister, et libérer les détenus. Les représentants
n'avaient guère eu le temps de vérifier cette information, ils voulaient
avant tout que les amis de la République se sentissent soutenus, protégés
et éventuellement vengés.

SAINT-JUST ET LE BON.

La chasse aux traîtres réels ou supposés fut confiée à un groupe d'amis


de Le Bas conduits par Joseph Le Bon. Ancien oratorien et professeur de
rhétorique au collège de Beaune, il siégeait à la Montagne et fréquentait
les Robespierristes dont il conserva la confiance jusqu'en thermidor.
Chargé de mission dans le Nord et le Pas-de-Calais, il installe à Arras,
dès le 13 février, un tribunal révolutionnaire qui sera maintenu par
décision rogatoire quand le Comité de salut public centralisera la justice
révolutionnaire à Paris. Saint-Just demande même expressément à Le
Bon de se rendre à Cambrai pour y exercer, tant auprès des civils que des
militaires, une «justice grave et inflexible ». Dénommé « tribunal
révolutionnaire d'Arras, première section, séant à Cambrai » afin de
conserver une apparence de légalité, le tribunal fonctionnera du 10 mai
au 27 juin. Malgré de nombreux acquittements, cent cinquante-deux
condamnés furent guillotinés ou fusillés. Le Bon, qui rend
quotidiennement compte de ses activités, écrit aux représentants le 12
mai : « Messieurs, les parents et amis d'émigrés et de prêtres réfractaires
accaparent la guillotine. Avant-hier, un ex-procureur, une riche dévote,
veuve de deux ou trois chapitres, un banquier millionnaire, une marquise
de Moldany ont subi la peine de leurs crimes. Un général de brigade
poltron et fuyard jusqu'à Péronne a été condamné à mort et vient d'être
conduit à Lille pour y être fusillé à la tête des colonnes républicaines.
Hier trois espions et cinq ci-devant Français devenus échevins autrichiens
ont également disparu du sol de la liberté. Salut et fraternité. »
Il y a parmi les suppliciés beaucoup d'anciens privilégiés, mais
davantage d'artisans, de marchands, de cultivateurs, d'ecclésiastiques et
même de manouvriers, souvent pauvres, mais fidèles à des hommes
compromis dans la contre-révolution ou simplement suspects. Saint-Just,
habituellement attentif au sort des humbles, en est comptable. Le Bas et
lui approuvent totalement Le Bon. Lorsque celui-ci, dénoncé par Guffroy,
autre Conventionnel du Pas-de-Calais, est appelé à s'expliquer devant la
Convention, Le Bas réclame à Robespierre ce patriote « qui a fait et qui
continue à faire beaucoup de bien et qui vaut une garnison dans Cambrai
», et le Comité de salut public le rend à ses activités en lui prodiguant des
encouragements. Pourtant hostile aux répressions aveugles, Carnot
l'appuie et Barère, après Fleurus, rend un éloge public à un homme « tant
calomnié par les ennemis de la liberté ».
Le Bon a strictement suivi les directives de Saint-Just, qui s'est
constamment solidarisé avec lui jusqu'à rappeler, dans le discours qu'on
l'empêcha de prononcer le 9 thermidor, le témoignage d'un officier
suisse : la police redoutable survenue dans Cambrai avait tellement
déconcerté le plan des alliés qu'ils avaient changé de vues... Saint-Just
n'était pas seul à penser que la guillotine ménageait le sang des soldats.
Que pèse l'exécution de quelques centaines de coupables pour un homme
dont la sensibilité a été émoussée par les charniers des champs de bataille
et l'agonie des braves au soir des combats ?
Ayant abandonné les tâches de surveillance politique, Saint-Just peut
suivre de près les opérations militaires. Dans la nuit du 4 au 5 mai, il
participe à Cambrai à un conseil de guerre où est défini le plan de
campagne. Pichegru projette de concentrer les troupes, d'une part en
Flandre maritime, d'autre part vers Beaumont, à l'est de Maubeuge.
L'offensive sera lancée simultanément sur la droite et la gauche afin
d'obliger Cobourg à disperser ses forces. Ce plan a surtout le mérite de
gérer la pénurie en effectifs.

L'ARMÉE PIÉTINE.

Pichegru a massé 80 000 hommes sur sa gauche, appelée à affronter


les forces les plus vives de l'ennemi. Le rassemblement de droite ne
disposera pendant longtemps que de 50 000 hommes, trop peu nombreux
pour remplir les objectifs sur la Sambre. A droite, faute de mieux, on
nomma le général Desjardin, mais sa délégation de pouvoirs resta limitée
et soumise à l'agrément de ses supérieurs et des représentants. Toutes les
décisions importantes furent prises à la fois par le Comité et par
Pichegru, Saint-Just et Le Bas. Les communications entre eux furent
parfois génératrices de contretemps. Ainsi Pichegru annule, le 8 mai,
l'ordre de marche fixé au 10 à deux heures du matin : les représentants
n'en sont informés que le 9 à neuf heures du soir, trop tard pour arrêter la
manœuvre. Les opérations sont engagées alors que le général en chef
voulait ajourner la bataille !
L'offensive remporte pourtant quelques succès mais, en quelques jours,
faute de moyens en hommes et en approvisionnements, elle s'essouffle ;
le 16, Desjardin, peut-être trop timoré, donne l'ordre de la retraite, sur la
rive droite de la Sambre. Seul avantage : le poste de Thuin, commandant
l'accès à la rive gauche du fleuve, a été conservé. Dans l'après-midi du
14, sans doute en prévision du repli général, Saint-Just fait incendier les
magnifiques abbayes de Lobbes et d'Aulne. Dom Herset, le dernier abbé
d'Aulne s'indigne : « L'auteur, l'organisateur de ces incendies sacrilèges,
ce fut un monstre sous face humaine, Saint-Just, le plus criminel de tous
les hommes. » L'intérêt stratégique des abbayes ne peut être ignoré ;
comme le note V. Dupuis, elles « contenaient une forte quantité de
denrées de toutes sortes, et pouvaient fournir un abri précieux à quelques
bataillons ». Il faut tout de même constater que les Impériaux, soumis
aux mêmes contraintes, n'en étaient pas venus à cette extrémité.
Le jour même de la retraite se tient à Cousolre, au quartier général de
Desjardin, un nouveau conseil de guerre avec Pichegru, les principaux
généraux et les représentants de la Convention, afin de tirer les leçons de
l'échec. Saint-Just et Le Bas proposent de confier la direction des
opérations à un collège composé de Desjardin, de Kléber et de Schérer.
Aucun des chefs susceptibles d'exercer un commandement unique ne
présentait des garanties de compétence suffisantes. Cette pénurie de
talents peut expliquer ce mauvais compromis. Saint-Just avait été
vivement impressionné par le spectacle des fuyards lors de la première
attaque. « ... Ceux qui provoqueront l'infanterie à se débander devant la
cavalerie ennemie, décide-t-il le 16, ceux qui sortiront de la ligne avant le
combat ou pendant la retraite seront arrêtés sur l'heure et punis de mort.
Tous les cantonnements feront des patrouilles ; elles reconnaîtront les
militaires errants et les arrêteront ; s'ils fuient, elles feront feu. » Ordre –
matériellement inexécutable – fut donné de tirer cette proclamation à 25
000 exemplaires dans les 24 heures « sous peine de mort » (car Saint-Just
souhaitait en remettre un à chaque soldat comme un gage concret de son
devoir). L'imprimeur Levecque ne put en livrer que 15 000... mais
survécut.
La concertation n'avait pas apporté de remède aux maux dont souffrait
l'aile droite de l'armée : insuffisance des effectifs, carence du
commandement. Une nouvelle offensive avait toutefois été fixée au 20.

DES ÉCHECS QUI PRÉPARENT LA VICTOIRE.

Les armées, repassant la Sambre en plusieurs endroits, dégagent


Maubeuge et occupent des positions de grand intérêt stratégique.
Malheureusement, les espoirs de victoire sombrent avec la contre-attaque
que Kaunitz lance le 24. Les forces françaises doivent à nouveau se
replier et ne sont sauvées de la déroute que grâce à l'autorité de Kléber.
Alors, dans la nuit du 25 au 26 mai, Saint-Just convoque les généraux à
Thuin et prend en main la direction des opérations. Selon le général
Duhesme, il aurait déclaré : « Généraux, vous êtes rassemblés pour
concevoir et exécuter quelque chose de grand, de digne de la République.
Demain il faut un siège ou une bataille. Décidez-vous ! » Un sourire
amer de Kléber l'aurait rendu « furieux » ; il se serait précipité dans le
jardin et promené pendant deux heures sans chapeau sous la pluie. Il a
cependant le dernier mot. L'armée reprend sa marche le 26 à l'aube,
difficilement, semble-t-il. Toujours d'après Duhesme, les soldats,
harangués par Saint-Just, refusèrent d'avancer jusqu'à ce que Kléber,
s'adressant en allemand à un bataillon alsacien en tête de la colonne,
débloquât la situation.
A ce moment, Saint-Just pense, vraisemblablement comme la plupart
des chefs militaires, que Jourdan et ses 40 000 hommes seront l'appoint
décisif de la victoire, et il reste en liaison constante avec lui. Mais, tout
comme le Comité, il entend ne pas laisser l'ennemi se retrancher sur la
rive gauche de la Sambre et autour de Charleroi. Le 28, les Français
s'emparent donc du pont de Marchienne et entreprennent l'investissement
de Charleroi. Rappelé à Paris, Saint-Just laisse la direction des opérations
à Guyton-Morveau et ne sera plus là, le 1er juin, lors de l'échec sur
Charleroi, qui sonnera le glas de l'offensive que sa fougue et sa certitude
d'avoir raison avaient voulue contre l'avis des généraux.
Cette troisième défaite soulignait la nécessité de nouveaux renforts et
d'un commandement unifié. Cela fut possible à la fin de mai, quand
Jourdan se fut emparé de Dinant, eut franchi la Meuse et rejoint les
forces massées sur la Sambre : le général reçut alors le commandement
de 100 000 hommes. Mais cet accroissement des effectifs compliquait
soudain la tâche des responsables de la logistique. Avant même son
départ, puis pendant son dernier séjour, Saint-Just fut accaparé par tous
ces problèmes.

CHARLEROI ET FLEURUS.
Laissant Le Bas à Paris, le député de l'Aisne arrive le 12 au soir sur la
Sambre que les troupes viennent de passer. Le surlendemain, il adresse à
Jourdan une longue lettre qui, au-delà des gestes d'humeur ou
d'énervement et des entêtements manifestés au cours de la campagne,
rend bien compte de sa volonté. Il y recommande d'imposer la supériorité
numérique des armées françaises pour obliger l'ennemi, par d'incessantes
attaques, à disperser ses forces et à s'épuiser. C'est la conception de
Carnot et celle du Comité de salut public. Saint-Just n'est, ici, qu'un
exécutant discipliné, opiniâtre et intransigeant.
Le succès, pourtant, se fera encore attendre. Le 16 juin, le prince
d'Orange enfonce l'aile droite de Championnet et oblige Jourdan à
ordonner un nouveau repli derrière la Sambre. Si des sanctions sont
prises contre des soldats qui se sont enfuis et des officiers qui ont laissé
faire, la répression reste très limitée. C'est que les raisons d'espérer ne
manquent pas : la bravoure des hommes de Kléber et des cavaliers de
Dubois ont coûté cher à l'ennemi ; par ailleurs le même jour, Pichegru, à
l'ouest, s'est emparé d'Ypres, faisant 5 800 prisonniers, s'emparant de 80
pièces de canon, de 8 500 chevaux et d'une grande quantité de fourrage.
Contrairement à Jourdan qui songe à attaquer en un autre point, Saint-
Just exige que l'on reprenne sans délai l'offensive sur place : dès le 18
juin, les Français repassent la Sambre et réinvestissent Charleroi.
Le siège de la forteresse s'avère délicat : « Je ne puis vous dire quand
nous serons maîtres de Charleroi, écrit Jourdan au Comité, car l'artillerie
ne va pas. Mais le représentant Saint-Just vient d'envoyer la commission
militaire à la tranchée. J'espère que cela donnera de l'activité. » Est-ce
grâce aux efforts de la commission militaire, à la réorganisation de
l'artillerie ou aux récents arrivages de poudre ? Toujours est-il que, le 25,
un officier autrichien se présente porteur de propositions. « Ce n'est pas
du papier que je vous demande mais la place », aurait répliqué Saint-Just.
Reyniac, le commandant de la garnison impériale, en fut impressionné et
se rendit sans conditions. Le jour même, le canon annonçait l'approche de
Cobourg... Cette fois, le représentant avait vu plus clair que les militaires.
Relevant le moral des troupes françaises et leur procurant une grande
quantité d'approvisionnements et surtout des chevaux, la prise de
Charleroi annonce la victoire décisive du lendemain, 8 messidor (26
juin), à Fleurus. Douze heures d'affrontements sanglants, une succession
d'engagements observés par les passagers de l'aérostat l'Entreprenant. Au
soir, Saint-Just et ses compagnons envoient cette dépêche au Comité : «
L'armée sur Sambre a remporté aujourd'hui la plus brillante victoire dans
les champs de Fleurus. (...) L'ennemi (...) est en déroute après douze
heures d'efforts et de combat : on le poursuit. » La proclamation embellit
quelque peu la réalité. La poursuite n'eut pas lieu parce que les
combattants étaient trop harassés et la retraite des Coalisés ne fut pas une
« déroute ». Plus laborieuse que « brillante », la victoire ouvrit
néanmoins la Belgique aux Français.
Quelle part prit exactement le Conventionnel à cette campagne ? On a
prétendu qu'il avait chargé en personne. Ce sont les informateurs de
l'espion royaliste d'Antraigues qui en font état. Le bulletin Drake-
d'Antraigues précise : « Saint-Just, au Comité du 8, dit qu'il avait chargé
cinq fois les Autrichiens à la tête de la cavalerie... » Il faut donc accueillir
avec circonspection les affirmations de correspondants tentés d'exagérer
le caractère sensationnel des renseignements qu'ils donnaient. Plus tard,
Lamartine n'hésita pas à écrire que le jeune homme eut « plusieurs
chevaux tués sous lui » et ajouta : « Saint-Just, disait son collègue Baudot
à son retour des armées, ceint de l'écharpe du représentant, et le chapeau
ombragé du panache tricolore, charge à la tête des escadrons
républicains, et se jette dans la mêlée, au milieu de la mitraille et de
l'arme blanche, avec l'insouciance et la fougue d'un hussard. » Baudot ne
dit pourtant rien de tel dans les Notes historiques qu'il a laissées et
Levasseur de la Sarthe, en mission à l'armée du Nord avec Saint-Just,
contredit ce récit en faisant même passer son compagnon pour un
poltron !
Saint-Just a si souvent manifesté son courage que l'hostilité de
Levasseur ne saurait ternir son image. Mais s'il avait ainsi combattu sur
les champs de bataille, au vu de milliers d'hommes, de nombreux
témoignages n'auraient pas manqué de le confirmer. Et un Le Bas ou un
Gateau n'eussent pas omis de le rapporter. Cette légende relève bien de
l'imagerie romantique reprise par Lamartine, mais esquissée du vivant du
héros. Sa jeunesse généreuse, l'attention qu'il portait aux humbles
enflammaient déjà l'imagination populaire. Ainsi quelques jours avant
Fleurus, il avait condamné les autorités d'une commune de la Meuse à
verser pas moins de 10 000 livres à une jeune fille « en indemnité de
l'acte d'oppression » dont elle avait été victime de leur part. Il eut d'autres
gestes analogues, qui n'ont pas toujours donné lieu à des actes officiels,
mais contribuèrent à faire de lui un symbole de vertu. Une lettre, parue
dans le Journal des hommes libres du 28 mai 1794, rapporte l'une de ces
actions édifiantes : « Citoyens... un acte de bienfaisance est à l'âme de
l'homme vertueux, et par conséquent républicain, ce qu'une goutte de
rosée est à la tendre fleur qui en humecte son calice. Le représentant
Saint-Just, se rendant à Maubeuge, rencontre un jeune homme de douze
ou treize ans couvert de haillons, signes certains de son indigence ; il
l'interroge... apprend que ce malheureux enfant a vu sa mère expirer sous
les coups des satellites du tyran, dans l'affreuse journée du 10 août, et
perdu son père, mort sous les drapeaux de la République... Ce
représentant, sensible aux malheurs du jeune infortuné, l'emmène avec
lui, le fait revêtir ; et, voulant se réserver la douce jouissance que procure
une bonne action, le garde auprès de lui... Qu'un tel exemple apprenne
aux riches égoïstes... qu'il n'est de vrai bonheur que dans le soulagement
des malheureux. »
Cette adulation ne doit pas faire oublier la part que prit Saint-Just à la
campagne jusqu'à Fleurus. Plus que tout autre au Comité, Saint-Just a
toujours gardé à l'esprit l'importance des grandes vallées d'invasion vers
Paris. Il a joué un rôle déterminant dans la formation, l'équipement et le
ravitaillement de l'armée de Sambre-et-Meuse. Il y a rétabli la discipline.
Sa sévérité s'est exercée essentiellement contre les fuyards terrorisés par
la cavalerie prussienne : la plupart des 24 hommes dont on connaît
l'exécution avaient pris la fuite. La guerre, il faut le constater, légitime
universellement ce genre de pratiques.
Quant à l'obstination de ce fils de soldat à commander sans relâche
l'attaque pour harceler l'ennemi, elle a fait ricaner certains professionnels
de la guerre (car elle paraît ponctuée par une série d'échecs) mais à
Charleroi et à Fleurus cèdent les troupes les plus usées.
Saint-Just fut, à l'armée du Nord, le mandataire du gouvernement dont
il appliqua la politique avec l'extraordinaire volonté qui l'animait. Mais il
savait ce qu'elle coûtait de sang et de souffrances à tout un peuple. Nul
plus que lui n'en parla avec autant de pudeur et de réserve et sans doute
espérait-il offrir à la cause qu'il défendait le prestige que la victoire lui
conférerait. Débarrassé du péril étranger, il allait pouvoir travailler à sa
conception d'une cité nouvelle et aux moyens de l'imposer. En traversant
à toute vitesse les villages de France sous les acclamations, pensait-il à
ces luttes, goûtait-il les joies du triomphe ou songeait-il simplement,
comme il aimait à le rappeler, que la roche Tarpéienne est près du
Capitole ?
CHAPITRE XIX

La Cité nouvelle
Il faut que vous fassiez une cité, c'est-à-dire des citoyens qui
soient amis, qui soient hospitaliers et frères.
SAINT-JUST, le 15 avril 1794.

Presque toute sa vie, Saint-Just a rêvé de contribuer à l'établissement


d'une cité où les hommes trouveraient la fraternité et le bonheur. «Je
demande quelques jours encore à la providence pour appeler sur les
institutions les méditations du peuple français et de ses législateurs »,
avait-il prévu de dire le 9 thermidor. D'Organt aux Fragments
d'Institutions républicaines, en passant par ses grands discours, ses
interventions reflètent des étapes bien distinctes de son existence. Tour à
tour jeune contestataire, aspirant à un mandat politique, Conventionnel
dans l'opposition puis au pouvoir, il a critiqué, approuvé, proposé,
imposé. Rarement la chronologie des textes aura eu autant d'importance
pour saisir le cours d'une pensée. Entre novembre 1792 et mai 1793,
Saint-Just défend dans un premier temps le point de vue de l'opposition
montagnarde : « Tous les arts ont produit des merveilles, l'art de
gouverner n'a produit que des monstres. » Tout gouvernement fort
pourrait devenir tyrannique, comme le rappelle le souvenir de
l'absolutisme. A la Commission de constitution, il fait assujettir l'Exécutif
au Législatif et soumettre ce dernier à la pratique démocratique du
référendum. Le libéralisme s'arrête là, car un régime fédéraliste à
l'américaine lui semble porteur de conflits : « Un jour (...) un État
s'armera contre l'autre, on verra se diviser les représentants. » Mieux vaut
un État unitaire, centralisé, garant de droits sociaux étendus, afin que «la
République établie embrasse tous les rapports, tous les intérêts, tous les
droits, tous les devoirs et donne une allure commune à toutes les parties
de l'État». En matière économique, Saint-Just déclarait, le 29 novembre
1792, aux Conventionnels : « Je n'aime point les lois violentes sur le
commerce. » Le lendemain Brissot applaudissait : « Saint-Just... honore
son talent en défendant la liberté du commerce. » Le député de l'Aisne
avait pourtant explicitement rejeté une « liberté indéfinie » et proposé de
placer les transactions « sous la sauvegarde du peuple ». Il entendait aussi
faire payer l'impôt foncier en nature et confier à-l'État le stockage des
grains dans les «greniers publics »... Un an plus tard, il devait exprimer
ses doutes à l'égard des méthodes administratives : « Il faut du génie pour
faire une loi prohibitive à laquelle aucun abus n'échappe. » Puis, alors
même qu'il appliquait le Maximum avec rigueur, il estimait que la
taxation, liée seulement « aux circonstances », n'était qu'un « projet de
famine » inspiré par le comploteur royaliste Batz ! L'ambiguïté n'a pas
toujours échappé aux contemporains. Dans ses Mémoires, le
Conventionnel Paganel écrira : « Son style était serré, concis, plein
d'obstructions et de réticences », usant de « l'obscurité » comme d'un
écran. « Il prenait autant de soin d'occuper, de fatiguer la pensée d'autrui,
que de déguiser et de dévoiler la sienne » ajoute-t-il.
Dès cette époque pourtant, Saint-Just souhaite réserver une place
éminente à l'État. Rien ne le montre mieux que ses réflexions sur la
situation financière. Le gouvernement manque de fermeté, se laisse
entraîner, comme ses devanciers, à l'abus du papier monnaie qui s'avilit
sans cesse et risque d'anéantir la Révolution, répète-t-il. L'orateur
préconise une intervention hardie de l'État, tout en disputant l'autorité à
l'Exécutif et en déplorant les mesures de contrôle des prix. Le procès de
la politique financière est brillant mais il est plus facile de comprendre
les mécanismes de l'inflation que d'y remédier. Dans une économie
déprimée par l'émigration, ponctionnée par la guerre, comment et où
trouver cette monnaie, qu'on souhaite ne pas créer, sans désarmer la
République ? Les réponses de Saint-Just s'apparentent davantage à des
propos d'opposition qu'à un programme de gouvernement. Et d'ailleurs, à
l'épreuve des faits, la rigueur du pouvoir politique s'alourdira, la
répression se durcira, la loi du Maximum sera appliquée et les émission
monétaires maintenues.
Mieux vaut, donc, chercher ailleurs que dans ces discours de
circonstance les véritables idées de Saint-Just. Dans les Fragments,
l'auteur, alors chargé de responsabilités, tient un langage plus concret. Ses
projets manquent d'originalité et semblent passéistes, mais ils répondent à
l'attente de beaucoup de gens.

UNE PENSÉE ÉCONOMIQUE CONFORMISTE.

A plusieurs reprises, Saint-Just affirme une vive hostilité à l'égard de


l'industrie et du commerce : « Une nation de gens de métier n'est pas une
nation mais une foire de marchands et de vagabonds. » La production
industrielle ne saurait constituer qu'un appoint : « Il y a de quoi frémir,
lorsqu'on voit tous les membres d'un souverain vivre d'un métier. Tout
citoyen doit vivre de son champ et s'enrichir de son industrie. » Les
attaques contre l'Angleterre associent dans le même mépris son
gouvernement « despotique » et son économie marchande. Saint-Just n'a
pas été sensible aux premiers frémissements de l'essor de l'industrie qui
commençait à animer certains pays d'Europe. D'autres ont eu la lucidité
de percevoir ce mouvement. Dès 1792-1793, Barnave avait exprimé
l'idée que « l'établissement des manufactures et du commerce devait
naturellement succéder à la culture » ; « dès que les arts et le commerce
parviennent à pénétrer dans le peuple et créent un nouveau moyen de
richesse au secours de la classe laborieuse, il se prépare une révolution
dans les lois politiques ; une nouvelle distribution de la richesse prépare
une nouvelle distribution du pouvoir. »
Saint-Just n'a pas non plus vu qu'une révolution sociale était
incompatible avec le maintien d'une économie agricole traditionnelle.
Beaucoup d'auteurs lui ont fait grief de n'avoir pas discerné l'évolution de
son temps. Ces remarques, certes pertinentes, font fi des circonstances.
L'élite réformatrice de l'an II était imprégnée des Lumières et devait agir,
tout de suite, sur une France où la défiance à l'égard des activités
industrielles et commerciales était répandue. Sans dénier l'utilité de
l'industrie, Montesquieu avait craint que le machinisme ne fût générateur
de chômage et ne portât préjudice à l'agriculture et que le commerce,
quoique propice à la « civilité », ne corrompît « les mœurs pures » et
favorisât un trafic « de toutes les actions humaines et de toutes les vertus
morales ». Pour les physiocrates, disciples de Quesnay, les industriels et
les commerçants constituaient une classe stérile. Mably, enfin, dont les
œuvres figuraient dans la bibliothèque du Comité de salut public et dans
celle de Saint-Just, recommandait, citant Platon, de ne pas installer une
république près d'un rivage ou d'une rivière pour lui éviter la corruption
engendrée par le commerce : « N'en doutez pas, tous ces ballots de
marchandises importées et exportées deviendront pour la République la
véritable boîte de Pandore. » « Le luxe est toujours en proportion avec
l'inégalité des fortunes, écrit encore Montesquieu. Si, dans un État, les
richesses sont également partagées, il n'y aura point de luxe. »
Saint-Just ne pouvait qu'être sensible à ces dangers à la fois moraux et
sociaux. Il trancha avec d'autant moins de nuance que les conséquences
économiques désastreuses des premières années de la Révolution
pesaient lourdement sur l'activité des artisans et commerçants dont une
grande partie de la clientèle avait émigré, se terrait ou était ruinée. Pour
l'instant, ceux qui avaient vécu dans la dépendance des châteaux et des
hôtels parisiens se trouvaient le plus souvent appelés par la conscription
ou requis pour la production de guerre. Mais que faire d'eux une fois la
paix revenue ?
La terre était encore – et pour longtemps – la principale source de
richesses. Saint-Just se tourne donc vers elle, imagine de la morceler en
petites propriétés et d'en doter chaque famille. Généreux, il manifeste à
l'égard de la possession un détachement exprimé avec hauteur dès 1790 :
« Êtres passagers sous le ciel, la mort ne vous avait-elle appris que loin
que la terre nous appartînt, notre stérile poussière lui appartenait à elle-
même ? » Il déclare pourtant à la Convention : « Si vous donnez des
terres à tous les malheureux (...), je reconnais que vous avez fait une
révolution. » Cette distribution aura pour premier avantage de supprimer
l'oisiveté de « la classe qui ne fait rien (...) qui ne pensant à rien, pense à
mal ; qui promène l'ennui, la fureur des jouissances et le dégoût de la vie
commune » et qui constitue ainsi le plus ferme soutien de la monarchie.
La terre serait ensuite le moyen le plus efficace d'assurer la liberté et la
dignité à tous les hommes : « La première de toutes les lois sociales est la
garantie et l'indépendance de la vie... » « Une charrue, un champ, une
chaumière à l'abri du fisc, une famille à l'abri de la lubricité d'un brigand,
voilà le bonheur », s'écrie-t-il à la Convention. Un bonheur universel, y
compris aux colonies où les esclaves libérés seraient pourvus par l'État de
« 3 arpents de terre et les outils nécessaires à leur culture ».
Saint-Just associe ensuite la propriété et le bonheur à la patrie : « J'ai
dit ailleurs que le principe de la vie sociale était la propriété parce que
sans elle on n'avait pas plus de patrie que les vaisseaux qui courent les
comptoirs de l'univers. » Il se souvenait que, lors des premières levées, le
peuple picard avait établi d'instinct un lien entre la possession et la
défense de la patrie : le 15 août 1792, à Saint-Gobain, près de Chauny, les
plus pauvres s'étaient rassemblés pour exiger que les fermiers et les
laboureurs, acheteurs de biens nationaux, fussent enrôlés en priorité,
puisqu'ils avaient davantage qu'eux à perdre dans l'invasion.

CONSENSUS.

L'aspiration à disposer d'une terre était communément partagée même


par ceux qui n'avaient pas lu Plutarque et appris que Lycurgue à Sparte
avait redistribué la terre lacédémonienne entre les Égaux.
Les options de Saint-Just en faveur de la propriété individuelle
manquent toutefois d'ampleur, même pour l'époque. Elles sont loin des
vues d'un Babeuf préconisant une sorte de collectivisation de la terre. Il y
a entre eux tout ce qui sépare le théoricien de l'homme d'action. Les idées
de Babeuf eussent été absolument inapplicables en l'an II. S'attaquer au
principe de la propriété, hautement affirmé dans la Déclaration des
Droits, eût été dresser contre soi les possédants et ceux qui aspiraient à le
devenir. « Aucune force humaine ne pourrait tenter aujourd'hui de rétablir
l'égalité sans causer de plus grands désordres que ceux qu'on voudrait
éviter», avait écrit Mably. Robespierre partageait ce sentiment : « Ames
de boue qui n'estimez que l'or, je ne veux point toucher à vos trésors,
quelque impure qu'en soit la source. Vous devez savoir que cette loi
agraire, dont vous avez tant parlé, n'est qu'un fantôme créé par les fripons
pour épouvanter les imbéciles ; il ne fallait pas une révolution sans doute
pour apprendre à l'univers que l'extrême disproportion des fortunes est la
source de bien des crimes, mais nous n'en sommes pas moins convaincus
que l'égalité des biens est une chimère. »
Saint-Just tient l'inégalité excessive pour un facteur de destruction de
la société : « Un pacte social se dissout nécessairement quand l'un
possède trop, l'autre trop peu, et vainement la loi positive garantira cette
liberté du faible contre le fort, de celui qui n'a rien contre celui qui a tout.
(...) Je ne veux point dire qu'il faille partager la terre de la république
entre ses membres, ces moyens physiques de gouverner ne peuvent
convenir qu'à des brigands, mais ce partage de la terre entre ceux qui
l'habitent doit s'opérer par le système de la législation. »
Il se garde donc bien de heurter les esprits. Ses idées, communément
partagées, ne seraient pas totalement utopiques en ce printemps 1794.
Mais, puisqu'il écarte la loi agraire, comment entend-il intervenir ?
La dispersion des biens nationaux n'avait guère avantagé les plus
démunis. Les acheteurs avaient été le plus souvent des bourgeois qui
spéculaient sur la terre, voire des membres de la haute noblesse
notoirement contre-révolutionnaires. Saint-Just imagine d'autres moyens
de répartition en limitant la taille des propriétés familiales. Variant dans
le temps en fonction des fluctuations démographiques, celles-ci devraient
toujours pouvoir assurer la subsistance et l'indépendance de chacun. Au
cas probable, où les terres disponibles seraient insuffisantes, l'Etat
affermerait une partie du Domaine public aux indigents. L'héritage
n'étant toléré qu'en filiation directe, le Domaine serait constamment
alimenté par les biens tombés en déshérence. Le produit de chaque lopin
attribué, exclusivement destiné à garantir les besoins de première
nécessité, ne pourrait faire l'objet d'une commercialisation...
L'auteur des Institutions entend obliger les propriétaires à payer l'impôt
à la place des fermiers, à exploiter leurs terres en personne jusqu'à l'âge
de cinquante ans et il limite leurs domaines à 300 arpents (100 à 150
hectares). Chacun devrait aussi entretenir un nombre réglementé de
moutons, de vaches et de chevaux. Sans doute parce qu'il en avait été
témoin à Blérancourt, Saint-Just était spécialement préoccupé par la
dégradation du cheptel : dès son arrivée à Paris, il en avait exposé aux
Conventionnels les conséquences. On a retrouvé dans sa bibliothèque un
mémoire de Duquesnoy Sur l'éducation des bêtes à laine et les moyens
d'en améliorer l'espèce soulignant tout l'intérêt économique de l'élevage.
ÉTAT-PROVIDENCE ET SOLIDARITÉ.

Des petits cultivateurs, propriétaires ou fermiers, peupleraient donc


cette Cité future et formeraient une société de solidarité et d'amitié. L'État
régulerait la vie économique. « Le Domaine public », alimenté par les
impôts, les successions et les biens nationaux, « est établi pour réparer
l'infortune des membres du corps social » : soldats mutilés, vieillards,
enfants abandonnés. La République vient en aide aux travailleurs
victimes de la guerre ou de catastrophes naturelles. Elle indemnise les
dégâts des orages et même rembourse, sous certaines conditions, les
commerçants qui ont perdu leurs cargaisons en mer.
Les missions aux armées donnèrent à Saint-Just l'occasion de mettre
ses idées à l'épreuve des faits. En Alsace et dans le Nord, il engagea les
deniers publics pour secourir les veuves et orphelins de guerre, les
blessés, les victimes des pillages de l'ennemi, demanda aux compatriotes
des volontaires de labourer leur champ en leur absence, etc. Peu à peu,
cependant, l'expérience lui fit prendre conscience des difficultés. Presque
partout ses efforts se heurtaient à l'indifférence ou à l'hostilité, ses bons
sentiments au scepticisme ou à la moquerie. « Tandis que vous disputez à
cette armée votre contingent, elle verse pour vous son sang. Voilà sa
récompense », reprochait-il aux membres de la Société populaire de
Lunéville. Dès 1793, il avait constaté que si les lois étaient
révolutionnaires, les exécutants ne l'étaient pas ; il était, par conséquent,
plus urgent de changer les hommes que la législation. Il conçut alors un
projet plus complet, reposant sur des valeurs éthiques. L'idéologie
robespierriste lui en apporta la trame.

L'HOMME RÉVOLUTIONNAIRE.

La question de l'éducation avait fait l'objet de nombreux débats dans


les assemblées, notamment au cours du premier semestre de 1793. Saint-
Just avait noté dans un de ses carnets : « Faire exécuter les lois sur
l'éducation, voilà le secret. » Le 6 juillet 1793, il était entré dans une
commission de six membres chargée de dresser un plan d'éducation. Il
n'est jamais intervenu publiquement sur ce sujet, mais a laissé des notes
hâtives qui ont été publiées dans les Fragments d'Institutions
républicaines. Il reste fidèle à un projet que Le Peletier de Saint-Fargeau
avait préparé et que Robespierre avait présenté le 13 juillet 1793. Il en
reprend et parfois en aggrave les dispositions spartiates. Monopole d'État,
obligatoire et dispensée dans des internats, l'éducation des garçons,
retirés à leurs parents dès l'âge de cinq ans, élevés en commun, a pour
règle la simplicité et la frugalité (quant aux filles, elles resteront dans la
famille). « Vêtus de toile en toute saison » et dormant sur des nattes, ils
se nourrissent de pain, de légumes, de laitages, d'eau. Jusqu'à dix ans, ils
apprennent à lire, à écrire et à nager. Après une formation militaire
achevée à seize ans, ils sont placés en apprentissage chez des hommes de
métier, « laboureurs, manufacturiers, artisans, négociants ». Censés
incarner la sagesse et la réserve, les vieillards seront les instituteurs des
plus jeunes et leur inspireront l'amour du silence. «Les enfants
appartiennent à la mère jusqu'à cinq ans si elle les a nourris, écrit Saint-
Just, et à la république ensuite, jusqu'à la mort. (...) La mère qui n'a point
nourri son enfant a cessé d'être mère aux yeux de la patrie. » Plus qu'une
idée à la mode, c'est pour ce cénacle robespierriste une volonté
d'harmonisation sociale : ne plus voir les gens aisés se décharger sur les
nourrices des fardeaux de la petite enfance, faire de chaque femme une
mère vertueuse et non une coquette. Anecdote significative, Élisabeth
Duplay raconte que, pour l'éprouver avant de l'épouser, Le Bas lui avait
demandé « de lui chercher une femme aimant les plaisirs et la toilette et
ne tenant pas à nourrir elle-même ses enfants ».

L'ÉGLISE AU SERVICE DE LA CITÉ.

L'homme nouveau serait aussi voué à la croyance et au respect de la


Providence. De plus en plus, Saint-Just affirme des convictions morales,
mêle politique et métaphysique. Des dévergondages blasphématoires
d'Organt aux expressions d'une foi ardente dans les derniers mois de son
existence, l'évolution est étonnante. « Il arrive un moment, note-t-il, où
ceux qui ont le plus d'esprit et de politique l'emportent sur ceux qui ont le
plus de patriotisme et de probité. » Ce sont probablement ces « vérités
tristes » qui le poussent à invoquer l'Être suprême et à placer l'espoir de
l'homme dans l'âme immortelle.
Sur ce plan, l'influence de Robespierre, animé d'une spiritualité
profonde, est certaine. Pied à pied, avec ou sans prudence, il a lutté
contre l'athéisme. Pour lui, la fête de l'Être suprême fut un aboutissement.
Ses idées politiques et sociales s'harmonisaient avec la conception toute
religieuse qu'il se faisait de la dignité humaine : l'homme, image de l'Être
suprême. Élisabeth Le Bas rapporte que Maximilien la grondait de « ne
pas assez croire à l'Être suprême » et lui disait : « Tu as tort ! Tu seras
malheureuse de ne pas y croire. Tu es bien jeune encore, Élisabeth !
Pense bien que c'est la seule consolation sur la terre ! » Saint-Just avait
prévu de dire, le 9 thermidor, que la Providence était « le seul espoir de
l'homme isolé ». Déçu par la pratique du pouvoir, le député de l'Aisne a
subi l'ascendant de son aîné. Sa conversion semble toutefois assez
tardive : dans les principes présidant à son essai de constitution, lu le 24
avril 1793, aucune allusion n'est faite à la divinité, alors que Robespierre
n'avait pas manqué, le même jour, de placer la Déclaration des Droits
sous l'invocation du « législateur immortel ». C'est dans le discours
contre Danton que Saint-Just exprima pour la première fois ses
convictions : « On attaqua l'immortalité de l'âme qui consola Socrate
mourant. (...) On attaqua l'idée de la Providence éternelle qui, sans doute,
a veillé sur nous. On aurait cru que l'on pouvait bannir du monde les
affections généreuses d'un peuple libre, la nature, l'humanité, l'Être
suprême, pour n'y laisser que le néant, la tyrannie et le crime. » Il reprend
ensuite dans ses projets institutionnels la formule de Robespierre : « Le
peuple français reconnaît l'Être suprême et l'immortalité de l'âme » et
ajoute même : « Le peuple français voue sa fortune et ses enfants à
l'Éternel. » Il écrira, dans la seconde version de De la Nature...,
probablement à la fin de sa vie : « Ô Être suprême, reçois dans ton sein
une âme ingénue qui vient de toi et s'élève à toi. » « Tous les cultes sont
également permis et protégés », dit-il, mais la tolérance s'arrête aux
portes de l'athéisme. La cité nouvelle est offerte à des croyants et à des
pratiquants. Une place « dans le sein de l'Éternel » est promise aux
déshérités, aux héros morts pour la patrie, aux bons fils et aux bons
citoyens. Le temple, ouvert à tous, est un lieu où ne peuvent être tolérés
ni scandale ni dispute. Il accueille et solennise les actes civiques :
réconciliations, déclarations d'amitié, consécration de la vieillesse
méritante. Les vieillards qui ont mérité l'écharpe peuvent y censurer la
conduite des fonctionnaires ou des jeunes gens. Chaque année, tout
citoyen est tenu d'y rendre publiquement compte de l'emploi de sa
fortune et est invité à vouer ses richesses « au bien public et au
soulagement des malheureux sans ostentation ». Symboliquement,
chaque commune doit procéder une fois par an, après élection, au
mariage d'un jeune homme riche avec une jeune fille pauvre « en
mémoire de l'égalité humaine ». Enfin, le temple rassemble le peuple
chaque matin pour chanter l'hymne à l'Éternel, chaque décadi pour
pratiquer les cultes, chaque premier jour du mois pour célébrer les
grandes fêtes civiques...
Au-delà des détails formels, quelquefois ingénus, et présentés de façon
brouillonne, on perçoit le dessein : former cette humanité vertueuse sans
laquelle il ne saurait y avoir de démocratie. L'accord avec Robespierre est
parfait. L'Incorruptible n'avait-il pas affirmé le 5 février 1794: «Quel est
le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire,
c'est-à-dire le ressort essentiel qui le soutient et qui le fait mouvoir ? C'est
la vertu. (...) Ce qui est immoral est impolitique, ce qui est corrupteur est
contre-révolutionnaire. »

UTOPIE ET GRANDEUR.

Le Montagnard Lequinio avait répondu à Robespierre, interprète de Le


Peletier, que la France n'était pas une Sparte pouvant « abandonner son
agriculture à des hilotes ». Quand bien même aurait-on fait les
investissements indispensables, les résistances psychologiques auraient
été redoutables. Eût-il été possible d'arracher l'enfant à sa famille ?
L'éducation uniformisée d'une jeunesse embrigadée ne présente-t-elle que
des avantages pour la formation de l'esprit critique – garant de la
démocratie – et ne promet-elle que des fruits délicieux ? Eût-il été
possible de ramener les bourgeois et les sans-culottes athées dans des
temples civiques ? Les institutions choisies par Saint-Just eussent-elles
été celles de la constitution de l'an I ou celles d'une théocratie ?
Quant aux idées économiques, elles paraissent aujourd'hui étriquées et
même rétrogrades. Le Conventionnel s'est davantage intéressé à la
répartition qu'à la production. Dans cette république ayant pour principe
la vertu, Saint-Just place les valeurs civiques avant toutes les autres et
voit l'avenir en moraliste plus qu'en économiste. C'est à la fois sa
faiblesse et sa grandeur.
S'il était resté sur un plan théorique, il n'aurait probablement pas retenu
l'attention de l'histoire. Mais, porté par les circonstances au sommet du
gouvernement, il se refusa à l'immobilisme ou à un réformisme timide.
Persuadé d'appartenir au groupe des « grandes âmes » investies d'un
mandat, il se consacra à sa tâche, au point de s'y sacrifier, pour abattre,
sans pitié ni scrupules, tous les obstacles. La fin de sa vie est tournée vers
ce but : il vécut au milieu des réalités quotidiennes dans l'imagination des
lendemains. D'où le double visage qui a frappé ceux qui l'ont approché.
Gateau souligne combien ce jeune homme « généreux, sensible,
humain, reconnaissant » pouvait devenir « sombre et farouche » et
manifester « des manières despotiques et terribles ». Près de vingt ans
plus tard, Lejeune témoignera aussi de la bonté qui lui faisait « répandre
des larmes sur le malheur d'autrui » et de sa cruauté qui lui fermait le
cœur « au cri le plus déchirant de la nature ».
Saint-Just n'aurait pas récusé cette image. « Un homme révolutionnaire
est inflexible, disait-il, mais il est sensé, il est frugal ; il est simple sans
afficher le luxe de la fausse modestie ; il est l'irréconciliable ennemi de
tout mensonge, de toute indulgence, de toute affectation. Comme son but
est de voir triompher la Révolution, il ne la censure jamais, mais il
condamne ses ennemis sans l'envelopper avec eux ; il ne l'outrage point,
mais il l'éclaire ; et, jaloux de sa pureté, il s'observe quand il en parle, par
respect pour elle ; il prétend moins d'être l'égal de l'autorité qui est la loi,
que l'égal des hommes, et surtout des malheureux. (...) L'homme
révolutionnaire est intraitable aux méchants mais il est sensible (...), il
sait que, pour que la Révolution s'affermisse, il faut être aussi bon qu'on
était méchant autrefois. »
Saint-Just ne s'est jamais déguisé, il n'a pas emprunté le langage du
peuple pour paraître plus proche de lui et n'a pas troqué ses vêtements
habituels contre les effets de la mode : « Allez chercher ces scélérats [les
ennemis de la Révolution] chez les banquiers : ils sont en pantalons. » Il
crut vraiment qu'une cité d'amis, de frères, serait réalisée par son temps ;
c'est pourquoi il avait écrit : « le dix-huitième siècle doit être mis au
Panthéon». Mais quelle chance le Conventionnel avait-il de faire
prévaloir ses vues?
Contrairement aux idées reçues, son influence était limitée et ses
moyens d'action très faibles. Aux Finances, en effet, régnait Cambon.
Carnot était le véritable chef des armées et le Comité de sûreté générale
tenait la police. Le Comité de salut public était divisé. Les
Robespierristes, souvent privés de leur guide, y étaient minoritaires.
Leurs convictions religieuses, peu à peu affirmées, leur aliénaient des
Montagnards de plus en plus nombreux. Dans les administrations, des
fonctionnaires liés à de multiples coteries contrecarraient ouvertement ou
sournoisement l'exécution des lois. Si l'on ajoute que la Convention avait
la possibilité, chaque mois, de renouveler les membres du Comité, on
comprendra que Saint-Just avait plus de volonté que de pouvoir. C'est un
homme vulnérable qui va s'efforcer d'accélérer la marche de la
Révolution.
CHAPITRE XX

Le piège de la violence
Que voulez-vous, ô vous qui, sans vertu, tournez la terreur contre
la liberté ?
SAINT-JUST, 13 mars 1794.

Une escalade de la violence accompagne les temps forts de la


Révolution. Mais elle est moins liée à des questions de principe qu'à des
préoccupations quotidiennes, comme celles du ravitaillement ; et c'est
avec la guerre et l'invasion qu'elle atteint un point extrême, les patriotes
étant persuadés que la connivence des ennemis de l'intérieur avec ceux de
l'extérieur va les perdre. Les prisons remplies par le 10 août leur semblent
menaçantes et certains imaginent de supprimer les adversaires : ce sont
les massacres de Septembre, puis la création du Tribunal révolutionnaire,
instrument de la Terreur.
Saint-Just n'est mêlé ni de près ni de loin à ces événements. Il a bien
pratiqué l'intimidation à Blérancourt mais il serait excessif de parler de
terrorisme. A peine arrivé à Paris, il se fait pourtant remarquer par la
violence de ses interventions : aux Jacobins il exige « le développement
du système d'oppression » et la dénonciation de «tous les traîtres » ; à la
Convention il demande la tête du roi, des sanctions contre les Girondins
et l'instauration d'un gouvernement révolutionnaire privant les citoyens
de protections constitutionnelles, peu après que la Convention, stimulée
par la rue, eut elle-même mis la terreur « à l'ordre du jour ».
La fermeté toute militaire de Saint-Just, héritée peut-être d'un père
rompu au commandement, est également dans son tempérament. En
Alsace, il pensait avoir découvert le moyen de déjouer les multiples
oppositions entravant la marche du gouvernement. C'est avec assurance
qu'il écrit à Robespierre la fameuse lettre de Strasbourg, le 14 décembre
1793, et l'adjure de faire moins de lois et plus d'exemples. S'il parle haut,
c'est que sa mission lui a donné la prérogative sur son ami d'avoir
quotidiennement pratiqué la terreur et d'en avoir mesuré les effets tant sur
les civils que sur les soldats.
Au printemps de 1794, les événements conduisent les responsables à
modifier la conception et le rythme de la répression. Les Indulgents et les
Cordeliers se rejoignaient au moins sur la nécessité de juger les
prisonniers, opération qui aurait l'avantage de vider non seulement les
véritables établissements pénitentiaires, mais aussi les anciens couvents,
collèges et hôtels particuliers qui en tenaient lieu. Les premiers en
espéraient de très nombreuses libérations, mais les autres en attendaient
des condamnations massives.

LES DÉCRETS DE VENTÔSE.

Pour désamorcer ce double mécontentement, le gouvernement reprend


l'initiative et, le 13 ventôse an II (3 mars 1794), Saint-Just commente
ainsi le décret qu'a préparé le Comité : « Que l'Europe apprenne que vous
ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ;
que cet exemple fructifie sur la terre ; qu'il y propage l'amour des vertus
et le bonheur. Le bonheur est une idée neuve en Europe ! » Le texte
prévoyait de recenser tous les « patriotes indigents », de connaître leur
âge, leur profession, le nombre et l'âge de leurs enfants, afin de répartir
les biens des « ennemis de la Révolution ». Le Comité de sûreté générale
devait enquêter sur tous les détenus « depuis le 1er mai 1789 ». La notion
de «patriotes indigents » était aussi floue que celle « d'ennemis de la
Révolution » et chacun pouvait l'apprécier à sa façon. La formulation et
l'imprécision des modalités d'application ont convaincu la plupart des
historiens qu'il s'agissait essentiellement d'user d'un artifice pour calmer
les impatients, sans effrayer les modérés. A la Convention, la majorité
des députés était hostile à une réforme agraire d'ampleur ; si elle
comprenait qu'il était urgent de désamorcer l'agitation des Cordeliers, elle
entendait n'appliquer qu'avec une extrême réserve ce qu'elle prenait pour
une loi de circonstance. La majorité des membres des deux Comités
partageait ce point de vue. Jaurès et Mathiez ont affirmé qu'avec les
décrets de ventôse les Robespierristes avaient voulu amorcer une vaste
réforme agraire. C'est vrai sans restriction pour Saint-Just, comme en
témoignent les archives. En raturant et en surchargeant de sa main la
minute d'un décret établi collégialement, il a levé toute ambiguïté à ce
sujet. Les mesures avaient été décidées en faveur « des pauvres et des
malheureux », formule que le Conventionnel a remplacée par « patriotes
indigents » pour marquer une volonté de sélectionner les gens à secourir
selon des critères politiques. Pour associer le peuple à la décision, il a
également obtenu que le tableau des ennemis de la Révolution soit «
rendu public ». « Le Comité de sûreté générale joindra une instruction au
présent décret pour en faciliter l'exécution », a-t-il encore ajouté. Enfin, il
a étendu les dispositions du décret à «ceux qui seront détenus par la suite
».
Quelles qu'aient été les intentions de ses auteurs, Saint-Just est
intervenu directement pour rendre le texte plus précis et plus
contraignant, en un mot plus efficace. Un fragment supprimé dans le
rapport définitif confirme encore cette certitude : « Proscrivez ce qui
reste de la monarchie, réformez les spectacles où l'on va pour de l'argent,
changez-les en fêtes données au peuple ; pressez l'instruction publique, le
code civil, les institutions militaires ; que les lois pénales frappent sur les
magistrats et non sur le Peuple ; ce principe est gage de la liberté ;
accélérez l'exécution du décret du 8 [sur le séquestre des propriétés des
ennemis de la Révolution], que le Comité de sûreté générale extirpe tous
les scélérats qui infestent cet empire et délivre les Patriotes, que les
conspirateurs soient jour et nuit poursuivis, que les sociétés populaires
jugent tous les coupables qui sont dans leur sein et les traînent dans les
tribunaux et la liberté commence son règne. » Toutes les idées de Saint-
Just sont là. Il a d'ailleurs écrit de sa main en marge : « Lycurgue punit de
mort un enfant qui étouffe un moineau et, parmi nous, les crimes qui
étouffent la patrie son impunis. » Pour lui, les dispositions du décret
n'avaient donc rien de décisions de circonstance.
Non content d'avoir ainsi fait modifier le décret, il s'est constamment
préoccupé de son application. Ainsi propose-t-il, le 13 mars, la création
par les deux Comités de six commissions populaires pour juger
promptement les « ennemis de la Révolution détenus dans les prisons » et
demande-t-il, le 15, qu'elles soient mises en place le 4 mai. Mais la
mésentente entre les deux Comités retarde le projet : seul, le Comité de
salut public en nomme deux (13 et 14 mai). Ce n'est que le 22 juillet, cinq
jours avant sa chute, que Saint-Just arrache au Comité de sûreté générale
la création des quatre autres. A l'occasion de dénonciations auprès du
Bureau de police, il a plusieurs fois recommandé le renvoi des affaires à
des commissions populaires : nouvelle preuve qu'il a énergiquement
travaillé à la mise en place de ces institutions indispensables à ses yeux
pour renforcer sa ligne politique. Élu président de la Convention « à la
presque totalité des suffrages », le 19 février 1794, il connaît alors son
moment de plus grande popularité. En ventôse et en germinal les adresses
de félicitations affluent à la Convention et au Comité de salut public. Les
rapports de Saint-Just sont partout applaudis. Tel est qualifié d'« excellent
» à Périgueux et d'« énergique » à Valence ; tel autre suscite à
Blérancourt « la reconnaissance publique », à Noyon un « élan sublime »,
à Château-Gontier les cris de : « Vive la République, vive la Convention,
vive la Montagne ! » Une telle unanimité (y compris dans sa forme) est-
elle totalement sincère ? Les rapports de police, secrets, s'en font pourtant
l'écho : « Il est inconcevable combien ce discours a fait d'effet sur le
public ; partout on veut, à tel prix que ce soit, l'avoir ; le discours de
Saint-Just, dit-on, rien n'est mieux fait que cela, c'est un vrai catéchisme.
»
On a fait observer que le transfert des biens des quelque 90 000
prisonniers que comptait alors la France n'aurait guère bouleversé la
structure de la propriété foncière. Mais le décret, applicable à « tous ceux
qui seront détenus par la suite », devenait redoutable. En enquêtant sur la
conduite de tous les Français « depuis le 1er mai 1789 », on aurait pu en
découvrir beaucoup qui avaient réprouvé certains actes révolutionnaires
ou manifesté leur attachement à la royauté, ne serait-ce qu'en signant des
pétitions en sa faveur...

RÉPRESSION ET RÉVOLUTION SOCIALE.

Le principe d'une redistribution des terres des adversaires de la


Révolution n'était pas en soi original, puisqu'on s'en était déjà pris aux
biens des émigrés, et rien n'empêchait d'en intensifier la pratique. Mais il
y fallait une volonté politique qui passait par une accélération des
procédures judiciaires, une rigueur encore accrue, c'est-à-dire une
aggravation de la terreur. Il est difficile de préciser quelle ampleur Saint-
Just entendait donner à la répression. Le savait-il lui-même ? « La force
des choses nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n'avons
point pensé », avait-il avoué. Entre la Terreur et les vues sociales, il y
avait en tout cas chez lui une corrélation évidente. Comment ce jeune
homme, porté vers les bons sentiments, s'engagea-t-il dans cette extrême
violence ?
Bien renseigné sur les affaires de son district d'origine, il a constaté
que, malgré les protestations d'attachement des sociétés populaires, les
adversaires de la république jacobine sont plus nombreux que ses amis. A
Blérancourt, on « vole » et on « vexe » la femme de Thuillier sans
rencontrer d'opposition et on arrêtera même son père pour « malversation
». Brancas-Lauraguais, qui n'a pas émigré, refuse toute transaction sur
des droits déclarés « rachetables » après le 4 août 1789, conserve ses
propriétés et achète même trois fermes lors de la vente des biens de
l'Oratoire à Saint-Paul-aux-Bois. L'ex-seigneur de Manicamp revêtait
toutes les apparences d'un gentilhomme tranquille et respectueux des lois.
Ses grosses récoltes de pommes de terre étaient plus que jamais
appréciées sur les marchés locaux – surtout lors des pénuries de céréales
–, et il savait en jouer. Il ne fut emprisonné qu'à la suite du décret de
Saint-Just et Le Bas ordonnant l'arrestation de tous les nobles de l'Aisne.
Thuillier avait dû mettre Chollet, agent national de Chauny, en garde
contre toute connivence ou compromission avec l'ancien seigneur : « Tu
ne sais donc pas, ainsi qu'eux [les membres du comité révolutionnaire de
Chauny] que l'on ne veut connaître que la vérité et que ceux qui la
cachent portent naturellement leur tête à la lunette de l'éternité. » Fait
significatif du pouvoir de Lauraguais : cette lettre, avec d'autres, tomba
entre ses mains et ce fut lui-même qui, plus, tard la publia ! Jusque dans
sa prison de Chauny, il continuait à disposer de nombreuses facilités. On
eût été exaspéré à moins. Du sommet de l'État, Saint-Just se sentait
presque aussi impuissant, face à un Lauraguais, symbole des abus de
l'Ancien Régime, que quand il était allé le provoquer dans son château,
au printemps 1790. Il incriminait l'arsenal judiciaire et plus encore la
complicité des magistrats et fonctionnaires.
Pendant longtemps il avait espéré assurer l'ordre sans répression ; en
avril 1793, il pensait encore, on l'a vu, que les vieillards les plus dignes
pourraient s'en charger. En thermidor il se proposait d'instaurer la
censure: on a retrouvé dans ses papiers un projet très élaboré de décret à
ce sujet. Les censeurs, sortes d'inspecteurs intègres, auraient surveillé les
agents de l'État et dénoncé leurs insuffisances à la justice. Mais, au
printemps 1794, le temps presse et Saint-Just apporte sans restriction son
concours à une répression plus dure.
Quand, à la fin du mois d'avril, le Comité de salut public crée le
Bureau de surveillance et de police générale, il participe totalement à son
installation et y place même plusieurs hommes à lui, en particulier
Lejeune, ce Soissonnais avec lequel il était en relation au début de la
Révolution. Il y a aussi Ève Demaillot qui prétendra avoir été son
précepteur, Vieille, autre compatriote, maire de Soissons en l'an II,
Garnerin, un ami de Gateau, Pottofeux, procureur général syndic au
département de l'Aisne, Étienne Lambert, pauvre et intègre berger
d'Étoges (Marne), rencontré sur le chemin de la mission d'Alsace, etc.
Initialement chargé de surveiller les autorités et les magistrats, le Bureau
devient, en fait, une police parallèle aux ordres du Comité. La plupart des
membres de ce dernier, répugnant à participer aux activités du Bureau,
Robespierre, Saint-Just et Couthon en furent les principaux animateurs.
Le Comité de sûreté générale en conçut quelque aigreur, ce qui provoqua
une vive tension au sein du gouvernement, tension encore accrue par les
événements de mai.
Le royaliste Admirat, qui avait en vain cherché Robespierre pour
l'assassiner, s'était rabattu sur Collot d'Herbois et avait fait feu sur lui.
Deux jours plus tard, une jeune fille royaliste, Cécile Renault, avait
demandé à être reçue par Robespierre : elle avait deux petits couteaux
dans la poche et tint des propos hostiles au « tyran ». Plusieurs autres
individus avaient cherché avec insistance à rencontrer Robespierre chez
les Duplay ; les informateurs rapportaient les menaces et les rumeurs
d'attentats qui circulaient en province et à Paris. Bien que l'enquête ait
établi que Cécile Renault et Admirat étaient plutôt des marginaux, une
sorte de panique s'empara des dirigeants. Voyant la main de Pitt derrière
ces tentatives criminelles, Barère fit décider par la Convention, le 26 mai,
que l'armée ne fasse plus de prisonniers anglais, ce qui montre bien à
quel point l'ensemble de la classe politique avait perdu son sang-froid. «
Le Comité a besoin de réunir les lumières et l'énergie de tous ses
membres [pour faire face au] plus grand des périls », écrit Robespierre à
Saint-Just, alors à Charleroi. Cette psychose explique au moins en partie
la préparation accélérée de la loi du 22 prairial (10 juin).
En raccourcissant la procédure, la loi de prairial enlevait toute garantie
aux accusés. Ni interrogatoire avant l'audience, ni avocat, audition
facultative des témoins ; la Cour pouvait prononcer son verdict sur de
simples présomptions morales. Les garanties étaient déjà assez illusoires
auparavant, mais avec cette nouvelle loi, la Terreur connut alors un
rythme jamais atteint : à Paris, on passa de 1251 condamnations à mort
du 1er mars 1793 au 10 juin 1794 à 1376 entre le 10 juin et le 26 juillet !
La Terreur sembla même changer de nature. Couthon, auteur du texte,
déclarait à la Convention : « Le délai pour punir les ennemis de la patrie
ne doit être que le temps de les reconnaître ; il s'agit moins de les punir
que de les anéantir... Il n'est pas question de donner quelques exemples,
mais d'exterminer les implacables satellites de la tyrannie ou de périr
avec la République. » Même si les vainqueurs de Thermidor rejetèrent
sur les vaincus la responsabilité de la Grande Terreur, et si Lindet,
Carnot, Billaud et Collot ont incriminé le Bureau de police, on ne saurait
oublier que tous ont apposé leur signature au bas des actes. Le Comité de
sûreté générale, de son côté, avait adopté un comportement tout aussi
opportuniste.
La loi de prairial apparaît si monstrueusement contradictoire avec les
idéaux affirmés par ses promoteurs que plusieurs biographes se sont
efforcés d'en disculper Saint-Just. Absent de Paris lors du vote, il
bénéficierait aussi des confidences de Gateau insérées dans la première
édition des Fragments d'Institutions... : « J'ai été témoin de son
indignation à la lecture de la loi du 22 prairial, dans le jardin du quartier
général de Marchienne-au-Pont, devant Charleroi. Mais, je dois le dire, il
ne parlait qu'avec enthousiasme des talents et de l'austérité de
Robespierre, et il lui rendait une espèce de culte. » Propos à première vue
contradictoires : comment concilier l'aversion pour la loi et le culte pour
celui qui s'était tant battu pour la faire passer ? Certes, le 10 juin, Saint-
Just repartit pour l'armée du Nord, le jour même du vote de la loi
défendue par Couthon, Robespierre, Barère et Billaud-Varenne. Comme
l'avocat d'Arras, Saint-Just était tout à fait conscient des dangers pesant
sur les révolutionnaires les plus avancés, les assassinats de Le Peletier et
de Marat l'avaient bien montré. Avec le temps, la menace s'était accrue :
aux amis du roi s'étaient joints les Girondins, puis les Dantonistes, les
Hébertistes et les Cordeliers. Beaucoup exécraient certains membres du
gouvernement et proféraient des menaces voilées ou explicites à leur
égard...
A l'instar de Maximilien, Saint-Just devint terriblement méfiant. Au
Bureau de police, il prenait très au sérieux les dénonciations de complots.
Le 21 juillet, après une altercation, il fit arrêter la femme Lambert, sous
prétexte « qu'elle était venue chez lui sans doute pour l'assassiner ».
Crainte fondée ou simple règlement de comptes ? Quant au risque de
conjuration dans les prisons, Saint-Just n'a cessé de prendre des mesures
pour le prévenir. Ainsi, le 5 juillet, il ordonne à La Commission de
direction de police et des tribunaux de faire chaque jour un rapport sur
l'état d'esprit des prisons de Paris et que soient jugés « dans les 24 heures
ceux qui auraient tenté la révolte ou la fermentation ». Il est bien l'un des
plus préoccupés par le comportement de la population carcérale.
Tous ces éléments convergent : on le voit mal s'opposer à des mesures
renforçant la répression au nom de la sécurité. En augmentant le nombre
des condamnés, ces dispositions ne pouvaient, en outre, que hâter
l'application du décret du 13 ventôse auquel il portait tant d'intérêt. Peut-
être réservé sur la nécessité de la codifier, Saint-Just a donné son
approbation à l'escalade de prairial. Attestée par Levasseur de la Sarthe,
sa responsabilité est largement confirmée par les archives du Bureau de
police.

LE BUREAU DE POLICE.

Dès l'ouverture du Bureau les dénonciations affluèrent. Enregistrées et


résumées, elles étaient transmises à Robespierre, à Saint-Just ou à
Couthon. Rapides et spontanées, leurs annotations révèlent mieux que
des documents officiels leurs réactions. Saint-Just néglige les
dénonciations anonymes, demande un complément d'information en cas
d'imprécision et protège les délateurs agissant par conviction politique.
Rigoureux à l'égard des adversaires naturels du régime, en particulier les
nobles, il les fait fréquemment juger à Paris. Quand les autorités locales
les défendent sous prétexte qu'ils ont accompli tel acte édifiant, il ne cède
pas volontiers et fait « prendre de nouveaux renseignements » ; dans le
cas d'un « vieux militaire estropié » menacé d'expulsion, il considère que
« la loi et la patrie [sont] au-dessus du reste ». Pour les nobles, il convient
de savoir « ce qu'on a fait pour apprécier [leur civisme] avec les noms, la
conduite et l'état avant et depuis la révolution de ceux dont il s'agit ».
Plus nuancé à l'égard des prêtres, il fait poursuivre les « comploteurs »
mais épargne les autres. L'évêque de Caen, complice du royaliste La
Rouërie, n'ayant pas encore été jugé, il demande « la procédure de
l'évêque. Écrire aux districts du département d'Ille-et-Vilaine pour leur
demander compte de leur conduite ». Mais il désavoue l'agent national de
Senlis, pourtant si fier des progrès de la déchristianisation : « Écrire à cet
agent qu'il doit se borner à ses fonctions précisées par la loi, respecter le
décret qui établit la liberté des cultes et faire le bien sans faux zèle. »
Objets de suspicion, de nombreux fonctionnaires issus de l'Ancien
Régime, foncièrement hostiles à la Révolution, ou bien demeurés
cordeliers ou dantonistes de coeur, ou encore affidés du Comité de sûreté
générale, sont à plusieurs reprises soumis aux enquêtes des « patriotes »
locaux sur l'ordre de Saint-Just. Sévère pour le manque ou l'abus
d'autorité, celui-ci fustige ainsi l'agent national de Xantes (ci-devant
Saintes) qui se plaint qu'à Niort la loi sur les passeports ne soit pas
observée, l'exercice militaire négligé et les chevaux montés pour le seul
plaisir des officiers : « Écrire à cet agent national pour lui rappeler qu'il
est responsable de l'abus dont il se plaint, que le Comité prendra des
renseignements ultérieurs sur sa conduite. »
Saint-Just recherche inlassablement la sincérité à la cause
révolutionnaire, la probité, la simplicité des mœurs. Ses critères
pourraient se résumer à cette annotation : demander « le nom et la
moralité de ceux qu'on accuse, ce qu'ils étaient avant la Révolution, ce
qu'ils sont, leur fortune. » Avec une telle soif de rigueur, comment ne pas
encourager et protéger les délateurs ? Lorsque telle Société populaire
félicite le Comité de son travail et lui conseille de se méfier des
départements méridionaux imprégnés d'esprit fédéraliste et sectionnaire,
il commente : « Demander les noms des auteurs de complots, cela
vaudrait mieux que des compliments. » Il veut « des noms et des faits ».
Mais si les services des vivres de Givet sont l'objet d'une dénonciation, il
recommande de transmettre la plainte à la Commission des subsistances
« sans nommer le citoyen qui l'a portée ». Il est particulièrement
rigoureux pour les propos contre-révolutionnaires tenus en public, même
par des déments. Un mendiant de La Châtre au « cerveau un peu dérangé
» ayant prophétisé, en présence de trois témoins, qu'on foulerait bientôt
les assignats aux pieds, Saint-Just ordonne de «maintenir l'arrestation ».
Quelques mois plus tôt, il avait scellé le sort de son compatriote Sagny,
un militaire qui avait quitté son unité, crié Vive le roi, affirmé que le roi
de Prusse allait venir épouser Madame Élisabeth et proclamé au Tribunal
avoir toujours été royaliste. Malgré les symptômes de démence cyclique
que présentait ce hussard, Saint-Just et Le Bas, à Noyon, l'avaient fait
transférer à la Conciergerie.
Augustin Lejeune a accusé Saint-Just d'avoir fait exécuter Sagny alors
qu'il avait promis à sa tante qu'on le soignerait à Paris ; la pauvre femme
apprit son supplice quinze jours plus tard. Lejeune a beaucoup menti
après Thermidor et Saint-Just n'était pas à Paris lors du procès. D'autre
part, Sagny n'était pas un hussard parmi d'autres : il avait été le secrétaire
du général Duhoux, un personnage très équivoque qui avait été suspendu
en octobre 1792 de son commandement de la place de Lille, puis acquitté
et envoyé en Vendée où il s'était trouvé face à une colonne dirigée par
son propre neveu. Dénoncé, Duhoux avait été incarcéré à l'Abbaye avant
d'être mis à la retraite. Il est probable que Sagny a pâti de la mauvaise
réputation du général. Quand on sait la sévérité de Saint-Just envers les
ennemis de la Révolution, on peut imaginer que, dans cette affaire, il
aurait approuvé la décision du tribunal.
Son inflexibilité dépassa même souvent celle de Robespierre: à
plusieurs reprises, il recommande des transferts à la Conciergerie que
Robespierre fait annuler en proposant un complément d'information.
Alors que sur la dénonciation d'un chef de bataillon qui aurait fait
encadrer d'or sa croix de Saint-Louis et continue de la porter, Saint-Just
avait écrit: « Arrêter ce coquin, faire traduire à la Conciergerie... »,
l'Incorruptible corrigea: « Prendre des informations à la commission de la
guerre et aux patriotes du pays.»
Un jour que Robespierre s'était emporté, raconte Barère dans ses
Mémoires, Saint-Just lui aurait répondu: « Calme-toi donc, l'empire est
aux flegmatiques. » Dans les archives du Bureau, Maximilien se montre,
au contraire, plus prudent et plus soucieux de ne pas désorganiser les
services par des décisions hâtives, en un mot plus politique que son
cadet. Ce dernier ne manifeste-t-il pas une indulgence impulsive dès que
les suspects sont démunis ou opprimés au risque de désavouer les
autorités révolutionnaires? Contrainte de céder pour 56 livres (au prix du
Maximum) un cochon que les responsables du district ont revendu
aussitôt 250, la veuve Condom, de Montflanquin (Lot-et-Garonne),
trouve en lui un défenseur farouche: «Demander compte au directoire de
sa conduite et lui rappeller que le Comité rendra justice au peuple dans
les plus petits détails de ses intérêts. » Un cultivateur de Treffort, père de
quatre enfants, se plaignant d'avoir été injustement incarcéré et joignant
des certificats de civisme, Saint-Just répond: «Mettre le laboureur en
liberté. » On pourrait multiplier les exemples de sollicitude envers les
faibles. Le mot justice revient si souvent sous sa plume que certains y ont
vu la raison pour laquelle il avait pris l'habitude de signer Saint-Juste.
Mais c'est douteux: le e est plutôt un paraphe, Saint-Just l'emploie depuis
des années (1785, par exemple). Rien moins «politique» que cette
justice-là. Elle est pour les pauvres, les faibles, les travailleurs, contre les
riches, les puissants, les oisifs. La citoyenne Condom et le laboureur de
Treffort sont peut-être hostiles au nouveau régime, mais leur position
sociale et l'oppression dont ils paraissent victimes leur confère un préjugé
favorable à ses yeux.
Rien ne saurait mieux le montrer que l'affaire de Champs, près de
Chauny. Baragot, le curé, était accusé de négligences, de vols et d'actions
contraires aux bonnes mœurs. Une partie de la population mit sa maison
à sac et fut, de ce fait, condamnée à une amende de 21 000 livres. Le 14
février 1793, le ministre de la Justice, Garat, obtient de la Convention
que l'on surseoie à l'exécution du jugement en attendant le verdict du
tribunal de cassation. Saint-Just, alerté par Thuillier, lui a répondu: «Je
me tiens pour averti. » Lorsque la requête est rejetée en cassation, il fait
prendre, le 7 mars 1794, au Comité de salut public un arrêté signé de lui
et de Carnot pour interdire à tout fonctionnaire de « troubler » les
habitants de Champs et de ne donner suite «en aucune manière à aucun
acte contre eux jusqu'à ce que le Comité ait pris connaissance de cette
affaire qui touche à la cause du peuple et de la liberté ». Ainsi bafoue-t-il
les instances judiciaires en soutenant, une fois de plus, le « peuple »
contre son « gouvernement ».

LA TERREUR AU PAYS DE SAINT-JUST.

Après Thermidor, Lejeune prétendit avoir dissimulé une longue liste


de Soissonnais promis au supplice et leur avoir ainsi sauvé la vie. Dans le
district de Chauny, les faits ne confirment pas ce récit bien que les
arrestations y aient été nombreuses, sans compter plusieurs exécutions
dans les rangs de la noblesse.
Le vicomte de Flavigny et sa sœur, la comtesse des Vieux, furent
arrêtés à Charmes, emprisonnés à Chauny, transférés à Saint-Lazare et
guillotinés le 6 thermidor. Deux jours plus tard, le vicomte Desfossés et
sa compagne Marie Chéfer furent exécutés à leur tour. Rien n'indique que
Saint-Just ait été impliqué dans ces décisions mais il n'aimait guère
Desfossés, officier de carabiniers, lieutenant des maréchaux de France au
bailliage de Soissons et de Coucy-le-Château, seigneur de Faux-
Aumencourt, etc., corédacteur du cahier de la noblesse et membre de la
Constituante. Adversaire de toute innovation, il en avait démissionné en
1790, s'était répandu en propos ultra-royalistes et refusé à aider le
nouveau régime. Les patriotes du canton avaient saccagé sa demeure de
Coucy et il en avait accusé les Jacobins Garot et Robert, intimes de Saint-
Just. Thuillier, de son côté, administrateur au district dans l'été 1793,
avait été personnellement impliqué dans son arrestation. Saint-Just,
comme la plupart de ses collègues, n'a donc pas pu ne pas souhaiter son
élimination, de même, peut-être, que celle de Potier de Gesvres, ancien
seigneur de Blérancourt, jugé sur son ordre et exécuté avec 153
coaccusés quelques jours plus tôt.
Quant à Lauraguais, il ne dut qu'aux événements de Thermidor de
garder la vie sauve. Car Saint-Just n'hésita pas, dans ce cas, à prendre des
libertés avec la procédure. Incarcéré à Chauny, le seigneur de Manicamp
avait été transféré à Paris sur ordre du Comité de salut public, en date du
16 juillet 1794. Signée par le seul Saint-Just, la minute enjoignait à
l'agent national d'envoyer au Comité « toutes les pièces contre
Lauraguais, notamment le jugement qu'il a fait rendre contre la
municipalité de Manicamp, pour avoir fait couper dans ses bois un arbre
dont elle a fait l'arbre de la liberté ». L'affaire remontait à juillet 1792,
quand le seigneur avait protesté contre cette initiative, mais jamais il
n'avait poursuivi la municipalité en justice; l'accusation de Saint-Just était
parfaitement mensongère. En fait, Lauraguais n'était pas arrêté pour cette
obscure histoire, mais parce qu'il était un contre-révolutionnaire notoire.
Il est plus difficile, en revanche, d'imaginer le sort qui attendait
Fayard, seigneur de Sinceny, lui aussi rescapé de la Terreur. Alors même
qu'il était en prison, il avait maintenu la production de sa célèbre
faïencerie. Bien qu'il ait été accusé d'avoir été un lecteur de l'Ami du roi,
les autorités locales, quelques jours avant Thermidor, assuraient qu'il
avait «toujours été aimé de tous ses concitoyens ». Saint-Just aurait-il été
impressionné par ces manifestations d'attachement? A voir comment son
inflexibilité se laissait fléchir quand il s'agissait de gens de son propre
village, on peut l'imaginer.
Plusieurs de ses compatriotes furent, en effet, incarcérés par les
comités de surveillance locaux. Gellé était en prison à Port-Libre (Port-
Royal) depuis septembre 1793; l'épicier Beaumé et Thorin, accusés
d'avoir tenu des conciliabules chez le curé de Saint-Aubin pour
comploter, furent arrêtés le 20 octobre 1793 et transférés à la
Conciergerie. De son côté, le curé Lévêque fut enfermé à Chauny, tout
comme Sophie Sterlin, femme de Gellé, prévenue de « mauvais
exemple» et de « propos contre-révolutionnaires. » Comment croire que
Saint-Just ignorait ces faits survenus après qu'il eut reçu une lettre de
Thuillier du 2 septembre 1793: « Depuis le 30 nous sommes ici, mon
cher ami, à faire le travail le plus délicat et je présume que le résultat sera
de t'envoyer les individus qui y figurent. Tu seras content, car nous le
sommes, sous le rapport qu'aucun fripon ne peut nous échapper. » Même
lorsqu'il en eut le loisir à son retour d'Alsace, Saint-Just n'intervint pas en
leur faveur. Daubigny affirme qu'il resta insensible aux supplications de
la femme Beaumé et des filles Gellé et à la détresse de Beaumé qui
venait d'avoir une fille pourtant baptisée Républicaine Désirée! De Lille,
le 8 février, il répondait à sa sœur: « Ma chère sœur, ce que tu me
demandes est contraire à loi, il m'est impossible de te l'accorder. Je
t'embrasse de tout mon cœur. »
Mais le 15 février, plusieurs pétitions, envoyées par « la société
populaire et républicaine », « le comité de surveillance et révolutionnaire
» de Blérancourt et par les municipalités de tous les villages du canton,
recueillaient le nom de presque tous ceux qui avaient combattu avec ou
contre le Conventionnel dans les premières années de la Révolution.
Étaient-ils tous des républicains sincères? Signaient-ils par crainte, par
conviction ou pour montrer à leur ami et parent les bornes à ne pas
franchir? Quelques-uns seulement, comme l'ancien maire Honnoré,
Thuillier, Carbonnier et Monneveux ne se déjugeaient pas et se refusaient
à la clémence; encore que certains, comme Monneveux, athée militant,
étaient des soutiens encombrants pour Saint-Just. Toujours est-il que
celui-ci céda. Thorin et Beaumé furent reconnus innocents et relaxés le 4
avril de même que, le 30, Gellé, le vieil adversaire, en faveur de qui
personne n'avait pourtant pétitionné. Daubigny contribua probablement –
il s'en vantera après Thermidor – à cette libération, puisqu'il porta lui-
même l'arrêté du Comité à la prison du vieillard. Mais Saint-Just ne se
laissa-t-il pas fléchir pour plaire à Thérèse plutôt qu'à Daubigny?
Curieusement, aucun de ses ennemis n'a, semble-t-il, songé à lui
reprocher cet abus de pouvoir. Pour avoir consenti à leur élargissement, il
fallait qu'il se sentît bien seul et bien las. Sollicité par Daubigny, Thérèse
Gellé, par sa propre famille, par ses amis, il put mesurer combien la
Terreur l'avait isolé. Il n'eut probablement pas le courage de revoir son
pays en bourreau, mais en bienfaiteur, au moment où il y fit une courte
halte avant de rejoindre les armées du Nord. Certains interprètent cette
indulgence comme un désaveu de la Terreur, ainsi Gateau: « Que de
larmes je lui ai vu répandre sur la violence du gouvernement
révolutionnaire et sur la prolongation d'un régime affreux, qu'il n'aspirait
qu'à tempérer par des institutions douces, bienfaisantes et républicaines!
»
Mais les Blérancourtois bénéficièrent d'un traitement exceptionnel.
Jusqu'à Thermidor, il ne se passe guère de jour sans que Saint-Just ne soit
amené à signer ou cosigner quelque mandat d'arrêt. Il est solidaire des
charrettes toujours plus nombreuses acheminées vers l'échafaud. Le 5
juillet, 154 personnes sont déférées au Tribunal révolutionnaire; l'ordre
est signé de lui seul. D'autres, semblables, ne portent pas sa signature
mais il en était tout aussi responsable que les autres membres du Comité.
« Il sentait qu'il fallait détendre et non pas briser les cordes de l'arc »,
écrit Gateau, c'est-à-dire mettre en place les nouvelles institutions avant
de renoncer à la répression.
Les Robespierristes concevaient le régime terroriste comme un
instrument indissociable d'une restauration de l'État, de la destruction de
survivances féodales et de la victoire militaire. Leur chef avait bien
prévenu, le 5 février 1794, que « le ressort du gouvernement populaire en
révolution est à la fois la vertu et la terreur: la vertu sans laquelle la
terreur est funeste; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante », mais
quelles limites assigner à la répression? Saint-Just écrivait lui aussi: « La
Révolution est glacée; tous les principes sont affaiblis, il ne reste que des
bonnets rouges portés par l'intrigue. L'exercice de la terreur a blasé le
crime comme les liqueurs fortes blasent le palais. » Entend-il imputer les
excès à ceux qui tournent la terreur« contre la liberté» ? La passion n'a-t-
elle pas guidé certaines décisions, les siennes comme celles de ses
collègues?
Humilié et dupé par ses adversaires, Saint-Just se persuade bientôt que
les privilégiés de l'Ancien Régime n'accepteront les lois de la République
que sous l'effet de la violence. Cette tendance s'exaspéra à mesure que
grandissaient les obstacles, il perdit son sang-froid.
Tout pouvoir politique sécrète son inévitable répression. Celle du
gouvernement révolutionnaire fut à l'aune de l'effervescence du temps.
Entre le 21 janvier 1793, jour de la mort du roi, et le 9 thermidor, 2 663
personnes furent exécutées sur condamnation du Tribunal
révolutionnaire. La diversité des suppliciés (princes, savants, hommes à
talents, mais aussi belles et jeunes femmes, humbles serviteurs) et le
lugubre décorum des charrettes, de la guillotine et du sang ruisselant en
ont grossi les effets aux yeux des contemporains et de la postérité.
Conçue pour pétrifier les adversaires de la Révolution pendant le temps
de la Révolution, la répression terroriste ne pouvait être ni insidieuse ni
discrète. La peur qu'elle inspirait alors glissa des adversaires aux amis,
vint tenailler les « fripons» et même insinuer le trouble jusque dans les
consciences les plus droites. Ses effets qui avaient d'abord accompagné
les progrès des Robespierristes et se renversèrent. Les forces du 9
thermidor s'en trouvèrent galvanisées; en mettant un terme à la Terreur,
elles purent longtemps faire croire qu'elles y avaient été étrangères et
rejeter l'opprobre sur les « triumvirs ».
Ce n'est pas la moindre ironie de l'histoire que de voir un Tallien, un
Barras ou un Fouché, authentiques terroristes, travestis en justiciers,
pourfendre le « scélérat» Saint-Just. Le piège de la violence se refermait
sur ses initiateurs.
CHAPITRE XXI

La Révolution ou la mort
Le jour où je me serai convaincu qu'il est impossible de donner au
peuple français des mœurs douces, énergiques, sensibles et
inexorables pour la tyrannie et l'injustice, je me poignarderai.
SAINT-JUST, Fragments...

Contrairement aux assertions des Thermidoriens, la Terreur n'a pas été


le sujet essentiel de discorde entre les Robespierristes et leurs collègues.
Robespierre, Saint-Just et Couthon ne constituaient pas un «triumvirat»
tout-puissant et ne tenaient ni l'armée, ni la police, ni les finances, ni
l'Administration. Or, toute poursuite de la Révolution passait
nécessairement par un contrôle de l'appareil policier. Le partage de
l'autorité entre les Comités, les représentants en mission, les agents
nationaux et les multiples comités locaux diluait les responsabilités.
L'ajournement des garanties constitutionnelles jusqu'à la paix livrait les
citoyens à l'arbitraire. Depuis longtemps déjà, on s'attachait davantage au
degré de « civisme » d'un homme qu'à la gravité des délits.
Le Comité de salut public intervenait peu dans les problèmes policiers.
S'il avait le droit de lancer des mandats d'arrêt et en usait à l'occasion, la
direction de la police relevait du Comité de sûreté générale. Pendant
longtemps, l'entente régna entre les deux Comités. Mais la création, le 16
avril 1794, d'un Bureau de police chargé de surveiller les fonctionnaires
et soumis au Comité de salut public, marque un grand tournant. Saint-
Just le met en place et le contrôle pendant quatre jours avant de partir, le
30 avril, à l'armée du Nord.
Le Comité de sûreté manifeste alors sa mauvaise humeur. Le 7 mai, il
exige le rappel de Thuillier «secrétaire des représentants du peuple Saint-
Just et Le Bas » afin de l'entendre« sur des faits importants ». On n'en sait
pas plus sinon que Thuillier fut mis en liberté et que les scellés apposés
sur ses papiers furent levés par un arrêté du 20 mai. L'incident trahit la
mésentente gouvernementale et permet de mesurer la prétendue toute-
puissance des « triumvirs ». C'est lé début de l'épreuve de force.
Saint-Just s'engage dans ce conflit avec beaucoup plus de
circonspection que Robespierre. Leurs divergences sur les moyens sont
nettes. Saint-Just veut ménager la susceptibilité du Comité de sûreté,
maintenir avec lui une collaboration étroite et n'hésite pas à lui
transmettre les dossiers qu'il estime de son ressort. Robespierre, lui,
éprouve des préventions à l'encontre de certains hommes de la maison de
Brionne, accuse Amar de modérantisme au sujet de l'affaire de la
Compagnie des Indes et ses conceptions religieuses choquent Vadier qui
voue une haine tenace à la religion et à ses prêtres.
Ce dernier avait assisté, le 24 avril, à l'ouverture du Bureau de police
puis, le 7 mai, il avait entendu la Convention proclamer «l'existence de
l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme». Le 8 juin il avait dû se prêter
aux fastes de la fête de l'Être suprême et, enfin, le 10, la loi du 22 prairial
équivalait à une tentative d'anéantissement de son Comité. Dès lors, tous
les moyens lui semblèrent bons pour arrêter Robespierre, Saint-Just et
Couthon. Ses amis et lui n'auraient, toutefois, probablement rien pu faire
s'ils n'avaient trouvé des alliés au sein même du Comité de salut public.
Billaud était agacé depuis longtemps par l'habileté de Robespierre à
récupérer ses propres idées. Relégué au second plan, il s'insurgeait en
outre contre le décret relatif à l'Être suprême et la manière autoritaire
dont avait été préparée la loi de prairial, publiquement approuvée sur le
fond. Collot d'Herbois, inquiet, savait que Robespierre et Saint-Just
avaient condamné ses mitraillades de Lyon et craignait, comme Fouché,
Tallien, Carrier et autres, d'être rappelé. Carnot, enfin, avait des vues
difficilement compatibles avec celles des Robespierristes. Au dire de son
fils, il aurait, quelques jours après la mort de Danton, reproché à Saint-
Just d'aspirer avec Robespierre au pouvoir suprême. Deux semaines plus
tard, il serait à nouveau entré très violemment en conflit avec lui à propos
de poudre et de salpêtre et Saint-Just l'aurait alors menacé d'une mise en
accusation: « Tu en sortiras [du Comité] avant moi, Saint-Just...
triumvirs, vous disparaîtrez », aurait répliqué Carnot. Des griefs d'ordre
technique les opposaient également; familier des armées, le représentant
était bien placé pour contester les plans de «l'organisateur de la victoire ».
La situation était donc particulièrement tendue à Paris lorsque, le 12
juin, Saint-Just repartit pour le front du Nord. Toutefois, les hostilités ne
s'ouvrirent qu'après son départ. Les adversaires coalisés de Robespierre
mirent son isolement à profit pour lui porter les premiers coups.

ROBESPIERRE DÉFIÉ.

Le 15 juin, Vadier présenta un rapport sur Catherine Théot, une pauvre


femme qui se prenait pour la « Mère de Dieu » et annonçait l'arrivée d'un
Messie, consolateur des pauvres. Dans sa chambre de la rue de la
Contrescarpe, quelques curieux se pressaient autour d'elle. On ne se serait
probablement jamais intéressé aux élucubrations de cette malheureuse si
l'on n'avait distingué parmi ses visiteurs un certain Dom Gerle – à qui
Robespierre avait délivré un certificat de civisme –, ainsi qu'une belle-
sœur du menuisier Duplay. Vadier pensa pouvoir compromettre son
adversaire. Il insinua à la Convention que Catherine Théot pourrait bien
être à la solde d'un aspirant dictateur et son Messie n'être autre que
Maximilien! Il parlait au nom des deux Comités, ce qui révélait une
connivence avec les hommes du pavillon de Flore. L'Incorruptible prit
cette attaque au sérieux. Fouquier-Tinville ne lui pardonnant pas
l'exécution de son parent Desmoulins, la perspective de témoigner devant
lui n'était guère agréable. Fallait-il que Maximilien fût à bout de nerfs
pour ne pas répondre à la manœuvre par le mépris? Il obligea l'accusateur
public à lui remettre le« dossier », se soustrayant ainsi à la loi commune
et donnant consistance aux accusations de dictature qui couraient sur son
compte. Vadier et ses complices n'en espéraient pas plus.
Une dizaine de jours plus tard éclatait un nouvel incident. Des
commissaires révolutionnaires de la section de l'Indivisibilité ayant été
dénoncés comme concussionnaires, Robespierre voulut les faire arrêter
contre l'avis du Comité de sûreté générale. A la séance du 25 juin, alors
qu'il voulait faire contresigner le mandat d'arrêt, Billaud-Varenne lui
reprocha une nouvelle fois son autoritarisme. Il était de plus en plus isolé.
Sur la Sambre, Saint-Just pressait sans relâche les généraux d'offrir à la
République un siège ou une victoire. Cette hâte procédait sans doute du
désir de venir réconforter son ami. Dès que Jourdan eut pris Charleroi et
battu Cobourg à Fleurus, il revint à Paris. Mais la victoire ne scella en
rien la réconciliation au sein du Comité: « Quand je revins pour la
dernière fois de l'armée, dit-il, je ne reconnus pas quelques visages. Les
membres du gouvernement étaient épars sur les frontières et, dans les
bureaux, les délibérations étaient livrées à deux ou trois hommes. » Deux
ou trois hommes: Collot, Billaud, Carnot.

RUPTURE AU COMITÉ.

Le Conventionnel refusa de rendre compte lui-même de la glorieuse


journée du 26 juin et agressa Barère. Ce Gascon excellait à rapporter les
bonnes nouvelles du front, talent qui paraissait à Saint-Just d'une légèreté
incompatible avec la simplicité républicaine et le spectacle sanglant des
champs de bataille. Il demanda à son collègue de faire moins «mousser
les victoires». Il reprocha ensuite à Carnot d'avoir voulu prélever 18 000
hommes sur l'armée de Jourdan pour les donner à Pichegru, ce qui aurait
pu compromettre le succès.
Toujours disposé à la conciliation, Barère laissa Couthon rendre
compte des opérations militaires. Mais, paralytique, anti-héros par
excellence, celui-ci ne s'habituait pas à exalter l'héroïsme des guerriers et
renonça. Barère revint donc. Il était beaucoup plus dangereux de défier
Carnot, dont la compétence était presque unanimement reconnue. Dans
les circonstances où se trouvait le Comité, Saint-Just avait eu tort
d'insister avec tant d'acrimonie sur une défaillance finalement sans
conséquence. Les relations entre les deux hommes étaient profondément
dégradées. Le 11 juillet encore, Saint-Just fit arrêter deux commissaires
révolutionnaires de la section Réunion, et Carnot les fit relâcher le 14. Le
personnel subalterne épousait ces querelles et amplifiait les défis.
Le messager de Fleurus n'apporta donc pas la paix au Comité de salut
public; il aggrava au contraire les dissensions. Robespierre n'était, certes,
plus seul, mais de leur côté, Billaud et Collot avaient gagné en Carnot un
allié. Le 28 ou le 29 juin, les deux clans s'affrontèrent avec violence,
Maximilien, ouvertement traité de dictateur, s'écria: « Sauvez la patrie
sans moi! » et quitta le Comité, suivi de Saint-Just.
Pour Robespierre, cette sortie est un aboutissement; elle trahit sa
fatigue nerveuse et son indignation, mais dissimule aussi sa
détermination. Ayant dénombré ses adversaires, il se sent contraint
d'engager une nouvelle épreuve de force. Isolé momentanément, il garde
l'espoir que, tôt ou tard, la Convention le rappellera dans un Comité
épuré. En attendant, il s'enferme dans une semi-solitude, persuadé qu'on
ne pourra se passer longtemps de lui.
Saint-Just a agi de façon beaucoup plus intuitive et spontanée; il s'est
solidarisé avec Maximilien par amitié et par conviction, mais il ne
compte pas s'aventurer dans un nouvel affrontement, dont peut-être il
réprouve les formes ou perçoit la vanité et l'issue aléatoire. Lui, l'homme
des avant-postes, va temporiser, chercher des alliés et négocier un
compromis.
Aucun d'eux, à aucun moment, n'a envisagé de s'appuyer franchement
sur les forces populaires. C'était pourtant la solution qu'avec les
Montagnards ils avaient adoptée, les 31 mai et 2 juin 1793, pour en finir
avec les Girondins. Le dévouement d'Hanriot, commandant la Garde
nationale, principale force organisée de Paris, leur était acquis; après de
sévères épurations ils tenaient également le club des Jacobins. Quant au
maire de Paris, Fleuriot-Lescot, successeur de Pache, et à l'agent national
de la Commune, Payan, qui avait remplacé Chaumette, ils étaient d'une
fidélité à toute épreuve.
Les états-majors, soigneusement choisis, étaient sûrs mais les troupes
avaient bien souvent perdu de leur enthousiasme. Les exigences de la
production, en particulier pour les armées, avaient amené le
gouvernement à fermer les yeux sur les infractions au Maximum des
prix, et les ouvriers, notamment dans les ateliers d'État, supportaient de
plus en plus mal la baisse de leur pouvoir d'achat. Au mécontentement, le
pouvoir répondait par la réquisition de main-d'œuvre, la répression des
grèves et la taxation. Saint-Just lui-même s'était rapidement trouvé
confronté à ce problème en intervenant, le 24 avril, dans un conflit entre
des râpeurs de tabac et leur employeur soutenu par la police. « Ce sont
les causes d'un rassemblement qu'il faut dissiper », avait-il noté en
proposant de « rendre la justice à qui elle est due ». Mais en juillet, il
exigera aussi l'application du Maximum en faisant juger à Paris des
travailleurs de Rochefort révoltés et en renvoyant « à l'accusateur public
près le Tribunal révolutionnaire » des faïenciers demandant un salaire
double de celui de 1790.
Après les séquelles de l'élimination des Cordeliers, ces difficultés
multipliaient les mécontents. De nombreux sans-culottes, à court de
conscience politique, attribuaient, non sans raison, leurs misères aux
membres les plus éminents du Comité. Cette désaffection relative ne
semble pourtant pas avoir infléchi l'attitude de Saint-Just et de
Robespierre. S'ils avaient, en commun ou individuellement, médité un
coup d'État, ils l'eussent, en dépit de la mauvaise humeur des sans-
culottes, probablement réussi, tant était faible la protection armée de la
Convention. Mais c'eût été tourner le dos aux principes qu'ils
défendaient; lors de la crise girondine, ils avaient davantage récupéré
qu'organisé le mouvement. En outre, il n'y avait guère de rapport entre la
Convention déchirée, le gouvernement impuissant de mai-juin 1793 et
l'Assemblée sévèrement épurée, soumise, en 1794, aux Comités
vainqueurs. Prendre le pouvoir par la rue en thermidor eût été opter pour
une dictature imposée par la force. Ils pensèrent probablement ne pas
devoir être contraints à un tel choix.

S'APPUYER SUR LA CONVENTION ?

Saint-Just n'envisagea pas non plus le recours à l'arbitrage de la


Convention, perspective risquée car les Robespierristes y avaient
beaucoup d'ennemis: les Girondins survivants entretenaient le culte de
leurs disparus, les Dantonistes remâchaient leur rancune, certains athées
avaient insulté Robespierre le jour de la fête de l'Être suprême. La
Montagne reprochait à l'Incorruptible sa politique religieuse et sa sévérité
à l'égard d'anciens chargés de mission. Bien qu'ils fussent couverts de
sang ou corrompus, les Carrier, Tallien, Rovère, Barras, Fréron
bénéficiaient d'amitiés et d'appuis. Fouché, déchristianisateur de la
Nièvre et fusilleur de Lyon, se sentait particulièrement menacé et faisait
circuler des listes en prétendant qu'elles étaient celles des futures
charrettes.
Quant à la Plaine, elle soutenait Robespierre sans défaillance. Il était
pour elle l'homme irremplaçable depuis qu'il avait pris sous sa protection
75 députés décrétés d'arrestation par Amar pour avoir protesté contre la
condamnation des Girondins et qu'il armait la patrie contre les ennemis
de l'extérieur. Grâce à elle, de mois en mois, la Convention renouvelait sa
confiance aux hommes du pavillon de Flore. Mais c'était par peur plutôt
que par enthousiasme pour l'Être suprême ou le programme de ventôse...
Chaque victoire militaire rendait la Terreur un peu plus insupportable et
sapait les fondements de cette fidélité.
Saint-Just avait donc de bonnes raisons de se méfier d'une Assemblée
si peu sûre dont la révolte pourrait être, demain, à la mesure de sa
servilité de la veille. Il ne restait plus alors qu'à chercher un compromis
avec les hommes du pavillon de Flore.

COMPROMIS AVEC LES COMITÉS.

Un replâtrage du Comité de salut public apparaissait comme la moins


mauvaise solution pour sauvegarder, à court terme au moins, la
Révolution. Engagés depuis un an, malgré les divergences, dans une
politique qui les rapprochait, leurs membres avaient restauré l'Etat et
sauvé la patrie. Il aurait fallu être bien aveugle pour ne pas percevoir le
danger de la désunion. Leurs adversaires saisissaient la première
occasion pour reprendre l'initiative. Dans la dernière décade de juin, la
section de la Montagne avait ouvert un registre et invité les citoyens
approuvant la constitution de 1793 à s'inscrire: la manoeuvre visait
évidemment à remettre en question le gouvernement d'exception et celui-
ci avait alors fait brûler le document. Pendant la première moitié de
juillet, avait été organisés, sous prétexte de fêter les victoires et la paix
prochaine, des repas civiques mêlant des gens de toutes origines. L'agent
national de la Commune de Paris dissuada les patriotes d'y participer. «
Quel est celui d'entre vous qui, après avoir bu à la santé de la République
avec des modérés, les dénoncera le lendemain avec autant de courage? »
Le 16, Barère à la Convention et Robespierre aux Jacobins, dénoncèrent
également ces fraternisations et, le 20 juillet, un certain Legray, membre
du comité révolutionnaire de la section du Muséum, fut arrêté pour avoir
violemment critiqué les excès du gouvernement et nommément accusé
Saint-Just et Barère d'être nobles.
Conscient de la position de faiblesse des Robespierristes, Saint-Just
entretenait des relations correctes avec les membres du Comité sauf avec
Carnot. « Je n'ai point à m'en plaindre, confiait-il; on m'a laissé paisible
comme un citoyen sans prétentions et qui marchait seul. » Ainsi, le 14
juillet, fait-il contresigner par Billaud un arrêté ordonnant la levée de 50
millions en numéraire sur la ville de Bruxelles, et il demande, le 21, à
Collot d'arrêter la femme Lambert qui était venue l'insulter. Mais ses
partenaires voulurent avoir l'assurance que Robespiere et lui ne
chercheraient pas à jouer la sans-culotterie contre la Convention et les
Comités. Il donna alors des gages. Le 20, il avait aussi signé l'ordre de
faire désarmer les comités de surveillance. Détail significatif: alors que le
rédacteur avait indiqué que les armes seraient déposées au «Bureau de
police », il avait corrigé de sa main: «Comité de salut public», sans doute
pour montrer que les dites armes seraient mises à la disposition de
l'ensemble du gouvernement. C'est ce geste qui semble avoir débloqué
l'application de la politique de ventôse chère à Saint-Just: du 19 au 21
juillet, les deux commissions déjà en service remettaient leurs premières
listes de détenus et les faisaient approuver par les Comités.
Mais ce rapprochement était un peu factice car, le 21, aux Jacobins,
Couthon, très proche de Robespierre, tenait un autre langage: « Personne
plus que nous ne respecte et n'honore la Convention. Nous sommes tous
disposés à verser mille fois notre sang pour elle. J'invite mes collègues à
présenter leur réflexion à la Convention nationale. Elle est pure, elle ne
se laissera point subjuguer par quatre ou cinq scélérats. » Il est vrai que,
le même jour, les vendeurs de journaux criaient: «Grande arrestation de
Robespiere. » Qui donc avait lancé cette information sensationnelle?
Mais ces divergences entre les Robespierristes n'entravent pas la
négociation. Le 4 thermidor(22 juillet), en l'absence de Couthon et de
Robespierre, les deux Comités réunis mettent enfin en place les quatre
dernières commissions populaires prévues par les décrets de ventôse.
Lindet lui-même finit par signer. Barère, dont le rôle de conciliateur est
ici évident, invite l'Assemblée « à faire cesser la calomnie et l'oppression
sous lesquelles on a voulu mettre les patriotes les plus ardents et qui ont
rendu les plus grands services à la République », ce qui revient à rendre
hommage à Robespierre. Billaud-Varenne, qui est pourtant allé jusqu'à
dresser l'acte d'accusation de l'Incorruptible, est d'accord; une nouvelle
réunion plénière, avec Robespierre et Couthon, est fixée au lendemain.
Saint-Just semble donc avoir pu relancer la politique de ventôse que
les Comités sabotaient depuis quatre mois et préparé le retour de
Robespierre au gouvernement.

ÉTABLIR UNE DICTATURE ?

Le 5 thermidor, les deux Comités se réunissent comme prévu. Les


témoignages sur le contenu et l'évolution de la discussion sont divergents
et contradictoires. Saint-Just prétend avoir, dès le début, demandé qu'on
s'explique avec franchise. Le mal, attisé et exploité par les puissances
étrangères, résidait, dit-il, dans l'absence d'institutions; les plus vertueux
– il pensait à Maximilien – étaient soupçonnés d'aspirer à la tyrannie,
alors qu'ils ne dominaient ni l'armée, ni les finances, ni l'Administration.
David appuya le député de l'Aisne et Billaud-Varenne dit à Robespierre:
«Nous sommes tes amis; nous avons toujours marché ensemble. » Chargé
de présenter à l'Assemblée un rapport sur la situation, Saint-Just le fera,
dit-il, dans le respect «de la Convention et de ses membres » et attirera
l'attention sur « la morale publique». Billaud-Varenne et Collot
d'Herbois, toujours chatouilleux sur tout ce qui pourrait évoquer le
spiritualisme, lui demandent de ne parler ni de l'Être suprême ni de
l'immortalité de l'âme, à quoi Saint-Just consent à contrecœur.
Mais Saint-Just ne dit pas qu'il a également signé, avec Barère, Billaud
et Carnot un arrêté éloignant de la capitale quatre compagnies de
canonniers sectionnaires dévoués aux Robespierristes et qu'il a, semble-t-
il, accepté de reconnaître les prérogatives policières du Comité de sûreté
générale aux dépens du Bureau de police.
On a prétendu dans l'entourage de Carnot et de Prieur qu'il a aussi
réclamé le renforcement de l'Exécutif. L'historien Toulongeon, ancien
Constituant ayant connu de nombreux révolutionnaires le rapporte et
Barère affirme que, appuyé par David, Le Bas et Couthon, il aurait
demandé des pouvoirs dictatoriaux pour Robespierre: « Le mal est à son
comble [dit Saint-Just], vous êtes dans la plus complète anarchie des
pouvoirs et des volontés. La Convention inonde la France de lois
inexécutées et souvent même inexécutables. Les représentants près des
armées disposent à leur gré de la fortune publique et de nos destinées
militaires. Les représentants en mission usurpent tous les pouvoirs, font
des lois et ramassent de l'or auquel ils substituent des assignats.
Comment régulariser un tel désordre politique et législatif? Pour moi, je
le déclare sur mon honneur et ma conscience, je ne vois qu'un moyen de
salut: ce moyen, c'est la concentration du pouvoir (...) Il faut une
puissance dictatoriale autre que celle des deux Comités; il faut un homme
qui ait assez de génie, de force, de patriotisme et de générosité pour
accepter cet emploi de la puissance publique (...) Cet homme, je déclare
que c'est Robespierre: lui seul peut sauver l'État. Je demande qu'il soit
investi de la dictature et que les deux Comités réunis en fassent, dès
demain, la proposition à la Convention.»
Rien, dans ce discours rapporté par Barère, ne ressemble aux formules
de Saint-Just, en général plus politiques et plus nuancées. Mais le député
gascon n'a sans doute pas totalement inventé ces propos. L'enseignement
des collèges exaltait depuis longtemps la dictature qui, à Rome, avait
sauvé à plusieurs reprises la République. Rousseau lui-même écrivait: «
...Si le péril est tel que l'appareil des lois soit un obstacle à s'en garantir,
alors on nomme un chef suprême qui fasse taire toutes les lois et
suspende un moment l'autorité souveraine; en pareil cas la volonté
générale n'est pas douteuse, et il est évident que la première intention du
peuple est que l'État ne périsse pas... »
Barère et les Thermidoriens n'entendaient certes pas le mot de la même
façon et exploitèrent ses connotations péjoratives pour déconsidérer leurs
adversaires et justifier leurs propres actes. Mais il faut bien constater que
les Robespierristes ont sans cesse tenté d'élargir leur pouvoir pour
appliquer leurs idées. Il est tout à fait possible que, le 5 thermidor, Saint-
Just ait, une fois de plus, déploré l'impuissance de l'Exécutif. Certes, il
n'était pas facile de ne pas éveiller le spectre du despotisme. Cinq mois
plus tôt, le député de l'Aisne avait déclaré à la Convention: «Marat avait
quelques idées heureuses sur le gouvernement représentatif que je
regrette qu'il ait emportées; il n'y avait que lui qui pût les dire; il n'y aura
que la nécessité qui permettra qu'on les entende de la bouche de tout
autre. » L'Ami du peuple avait déploré que le pouvoir n'ait pas été
concentré en quelques mains vertueuses. Saint-Just estimait avec
Rousseau «...qu'un dictateur pouvait en certains cas défendre la liberté
publique sans jamais y pouvoir attenter, et que les fers de Rome ne
seraient point forgés dans Rome même, mais dans ses armées ». En
attendant la mise en place des institutions, Robespierre lui apparaissait
justement en mesure de maîtriser les armées victorieuses et d'affermir
l'héritage révolutionnaire.

SAINT-JUST DUPÉ.

Que la question de la dictature ait ou non été évoquée, la réunion du 5


thermidor fut très négative pour Saint-Just qui fut dupé. L'arrêté sur les
quatre commissions populaires ne fut pas suivi de textes d'application.
Maximilien ne reçut que quelques hommages polis. En contrepartie, son
jeune collègue avait accepté le désarmement partiel des sections, renoncé
à la centralisation de la police, à l'épuration de la Convention et à la
publicité de sa politique religieuse. Avec sang-froid, il dissimula son
amertume et ne déclina pas la responsabilité du rapport. Le soir même,
Barère pouvait célébrer l'unité gouvernementale retrouvée. Mais
Robespierre persistait à ne pas croire à une entente avec les Vadier, les
Billaud, les Collot et les athées des deux Comités. Pour lui, beaucoup
plus que pour Saint-Just, la question de l'Être suprême n'était pas
négociable. Le député de l'Aisne dut implicitement reconnaître que
l'analyse politique de Maximilien avait été plus lucide et plus réaliste que
la sienne. Plus inquiétant, le même jour, une délégation du Comité de
sûreté générale, conduite par Amar et Voulland, rendait visite aux 75 «
protestataires» emprisonnés pour s'enquérir de leur traitement: une
opération séduction était bien engagée par les Comités en direction de la
Plaine.
Ainsi, en quelques jours, les Robespierristes venaient de perdre la
bataille des Comités, de compromettre par leurs concessions le recours au
peuple et se trouvaient déjà sur la défensive à la Convention. Le temps
jouait contre eux.
Le 6 au soir, aux Jacobins, Couthon réaffirme, certes, l'unité des
Comités mais, oubliant la promesse faite par Saint-Just, persiste à vouloir
écraser « cinq ou six petites figures humaines dont les mains étaient
pleines de richesses de la République et dégouttantes du sang des
innocents qu'ils avaient immolés ». Il n'en veut qu'aux représentants
corrompus et couvre «la représentation nationale» d'hommages très
appuyés. Discours dans la ligne robespierriste, mais assez modéré pour
ne pas déplaire à la Plaine. Maximilien, de son côté, est maintenant
conscient des conséquences malheureuses de son absence. Sentant l'étau
se resserrer sur lui, alors que Dubois-Crancé exige qu'il explique
pourquoi il l'a fait exclure des Jacobins, il monte, le 8, à la tribune de la
Convention.

ROBESPIERRE AVOUE SA FAIBLESSE.

A la fois testament politique et charge contre ses adversaires, son


discours consomma sa perte. Contrairement à ce qu'on a prétendu, il fut
tout à fait explicite : Amar et Jagot, du Comité de sûreté générale,
Cambon, Mallarmé et Ramel, «administrateurs suprêmes » des finances,
étaient nommés; Vadier, instigateur de l'affaire Théot, Fouché,
déchristianisateur de la Nièvre, l'accusateur public Fouquier-Tinville,
Billaud-Varenne et même Barère furent l'objet d'allusions transparentes.
«Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner » termina-t-
il. Cette fois, il avait défié trop d'hommes. L'un d'eux se dressa soudain,
Cambon: « Avant d'être deshonoré, je parlerai à la France. (...) Un seul
homme paralyse la volonté de la Convention nationale; cet homme est
celui qui vient de faire le discours, c'est Robespierre! » Dans la soirée, il
écrivait à son père: « Demain, de Robespierre ou de moi, l'un des deux
sera mort. »
Les applaudissements qui saluent Cambon donnent la mesure de
l'indignation, longtemps contenue, de l'Assemblée. Billaud-Varenne se
précipite dans la brèche: « ...J'aime mieux que mon cadavre serve de
trône à un ambitieux plutôt que de devenir, par mon silence, le complice
de ses forfaits!... » Des manifestations tardives de bravoure jaillissent
alors un peu partout, en particulier des rangs de la Montagne. Panis,
Bentabole, Charlier, Amar, Bourdon questionnent, protestent et accusent.
D'abord acceptée, l'impression du discours de l'Incorruptible est
finalement refusée. Cet échec révèle aux Conventionnels et au public la
vulnérabilité de Robespierre puisque les débats parlementaires
permettaient aux adversaires de l'Exécutif de le défier.

SAINT-JUST CONDAMNÉ A L'EXPLOIT.

Saint-Just en tire immédiatement les leçons. Il sent que son aîné,


fatigué de porter la Révolution à bout de bras, a, consciemment ou non,
délaissé les habiletés tactiques pour exprimer sa lassitude et son dégoût.
Peut-il remonter le courant et calmer les inquiets en demeurant fidèle à
l'ami et à l'idéal commun? Ayant la nuit devant lui pour y parvenir, il
s'isole au pavillon de Flore.
Au même moment, d'autres emploient la même énergie à sauver leur
vie. Fouché sait qu'il a, comme il l'écrira, «l'honneur d'être inscrit sur les
tablettes [de Robespierre] à la colonne des morts »; Tallien se bat pour
lui-même et pour Thérésa Cabarrus, qu'il a sortie des cachots de
Bordeaux, mais qui, arrêtée de nouveau en prairial, attend d'un jour à
l'autre sa comparution devant le Tribunal révolutionnaire. Ils font le siège
des hommes les plus influents de la Plaine: Boissy d'Anglas, Durand-
Maillane et Palasne-Champeaux qui se font prier. A la troisième visite de
leurs solliciteurs, ceux-ci mesurent l'isolement de l'Incorruptible, les
avantages politiques qu'ils pourraient tirer de l'opération et finissent par
les assurer de leur concours.

Robespierre, de son côté, cherche le réconfort aux Jacobins où il relit


son discours. Il reconnaît tous ses amis venus manifester leur
attachement. Saint-Just, absent pour les raisons que l'on sait, a envoyé
Thuillier dont on dira que «le 8 thermidor [il] fit beaucoup de bruit aux
Jacobins ». Quand Maximilien évoque sa mort prochaine, ses fidèles
vocifèrent et se retournent vers Billaud et Collot, les conspuent, les
empêchent de s'expliquer et les jettent dehors en criant: « A la guillotine!
» Il est environ minuit. Revenus au Comité, ils apostrophent Saint-Just,
voulant lui faire avouer qu'il prépare leur acte d'accusation. Comme il
répond qu'il vient d'envoyer son texte à la copie, ils redoublent
d'invectives, le traitent d'espion à la solde de Robespierre. Collot se
précipite pour le fouiller; Saint-Just, dédaigneux, vide alors ses poches.
Une fois le calme revenu, il s'engage à leur soumettre son discours et se
remet au travail. A deux heures du matin, il rejoint ses collègues dans la
salle des délibérations.
Avertis par Cambon et Lecointre qu'une insurrection de la Commune
sous l'impulsion de Fleuriot-Lescot et de Payan se prépare, les membres
du Comité s'affrontent à nouveau. Billaud-Varenne veut faire arrêter les
deux hommes, Saint-Just s'y oppose. Collot se remet à l'invectiver,
l'accuse d'entraver l'action du Comité au profit des factieux. Saint-Just
tient bon et se contente d'approuver la convocation d'Hanriot. Au lever du
jour il quitte le pavillon de Flore...
Rentre-t-il alors rue Caumartin, où il vient d'emménager, pour prendre
quelques heures de repos? Termine-t-il son discours? Revoit-il Couthon
et Robespierre? Va-t-il, comme on l'a dit, faire un galop au bois de
Boulogne pour se détendre? On ne le saura sans doute jamais.
Billaud et Collot avaient de bonnes raisons de considérer Saint-Just
comme un affidé de Robespierre. Aux Jacobins, ils venaient de voir
Thuillier, son alter ego, se démener en faveur de Maximilien. Restés
seuls, ils convoquèrent Fleuriot-Lescot et Payan pour les interroger sans
relâche, dans l'espoir de désorganiser les préparatifs d'une éventuelle
insurrection. A la fin de la nuit, Fouché leur faisait savoir que le « ventre
» – c'est-à-dire la Plaine – s'était rallié et participerait le cas échéant à une
opération contre Robespierre.
La méfiance du Comité n'était pas sans fondement. Alors que Billaud,
Barère, Collot et Carnot attendaient Saint-Just au pavillon de Flore, ils
virent arriver Couthon, qui – faut-il le rappeler? – habitait dans le même
immeuble que Robespierre. Des propos acerbes furent échangés. Vers
midi, se présenta un huissier porteur d'un billet: « L'injustice a fermé mon
cœur ; je vais l'ouvrir tout entier à la Convention nationale. » Ainsi Saint-
Just manquait à sa parole. Ce n'était sans doute pas les violences de la
nuit qui avaient «fermé son cœur», mais plutôt la conscience d'avoir été
manœuvré le 5 thermidor. Tous furent surpris et d'autant plus indignés
que la présence, probablement complice, de Couthon accentuait leur
malaise. Derrière Billaud, ils se précipitèrent alors à l'Assemblée.
Saint-Just venait d'y arriver élégamment vêtu d'un habit chamois et
d'un gilet blanc. Robespierre, frisé et poudré comme jamais, avait passé
le bel habit bleu qu'il n'avait porté qu'une seule fois, le jour de la fête de
l'Être suprême. Quand ils les virent entrer côte à côte, vivante image
d'une amitié et d'une communion de pensée dont certains avaient douté,
les députés les plus perspicaces, au courant des tractations nocturnes,
comprirent que la bataille était imminente.
Saint-Just savait que son isolement de la veille était aggravé par le
billet griffonné à l'intention des membres du Comité. Il avait compris que
l'expérience du Grand Comité touchait à son terme et venait témoigner sa
foi, parler de l'amitié, confirmer ses principes. Il dirait qu'il avait accepté
le départ de quatre compagnies de canonniers sans en voir la nécessité;
contrairement à sa promesse, il évoquerait la Providence, « seul espoir de
l'homme isolé »; il mettrait en cause Collot, Billaud et Carnot et leur
demanderait de se justifier. Enfin, il proposerait des garanties contre
l'arbitraire en accélérant la mise en place des institutions. Si on voulait
bien encore l'écouter, sa modération permettrait, espérait-il, de ne pas
briser la Révolution. Croit-il encore à la réconciliation qu'il va proposer
quand il monte à la tribune peu après midi? Le silence se fait. «Je ne suis
d'aucune faction, je les combattrai toutes », commence-t-il. Une salve
d'applaudissements... saluant l'entrée de Billaud, l'interrompt. Il reprend:
«Vos Comités de sûreté générale et de salut public m'avaient chargé de
vous faire un rapport sur les causes de la commotion sensible qu'avait
éprouvée l'opinion publique dans ces derniers temps. La confiance des
deux Comités m'honorait; mais quelqu'un cette nuit a flétri mon cœur et
je ne veux parler qu'à vous. J'en appelle à vous de l'obligation que
quelques-uns semblaient m'imposer de m'exprimer contre ma pensée. On
a voulu répandre que le gouvernement était divisé : il ne l'est pas; une
altération politique, que je vais vous rendre, a seulement eu lieu.»
C'est exactement à ce moment que Tallien l'interrompt: «Hier un
membre du gouvernement s'en est isolé et a prononcé un discours en son
nom particulier; aujourd'hui, un autre fait la même chose... je demande
que le rideau soit entièrement déchiré... ! » Billaud-Varenne bondit: «
...Je m'étonne de voir Saint-Just à la tribune après ce qui s'est passé. Il
avait promis aux deux Comités de leur soumettre son discours avant de le
lire à la Convention et même de le supprimer, s'il leur semblait
dangereux... » Le Bas tente d'intervenir; on ne le laisse pas parler. Billaud
s'en prend maintenant à Robespierre et, lorsque celui-ci veut répondre,
les cris de « A bas le tyran! » couvrent sa voix. Quant à Saint-Just, Barras
écrira,résumant tous les témoignages: «Immobile, impassible,
inébranlable, il semblait tout défier par son sang-froid. » Il ne dit plus un
mot, il ne lutte pas. Aujourd'hui qu'il ne s'agit que de survivre, il se
contente de regarder.
Il voit Billaud, Tallien se démener avec l'énergie de ceux que la mort
effraie, Collot, au fauteuil de la présidence, agiter frénétiquement sa
clochette pour mieux couvrir la voix de Robespierre. Il aperçoit plusieurs
Montagnards, naguère ses amis, gesticuler, vociférer. Il souffre à la vue
de Robespierre pris au piège et impuissant, implorant les «hommes purs»
de la Plaine. Il a lu dans le regard de Durand-Maillane et des siens ce que
celui-ci écrira dans ses Mémoires: Robespierre « espérait cette
récompense de sa protection envers nous. Mais notre parti était pris;
point de réponse et grand silence jusqu'à la délibération pour le décret
d'arrestation de Robespierre et de ses complices, auquel nous donnâmes
notre suffrage, ce qui rendit la délibération unanime». La «protection», le
mot est lâché. Hormis quatre ou cinq, les députés ne reconnaissent pas
Robespierre, avec son spiritualisme et ses idées sociales, comme l'un des
leurs. Ils l'ont toléré pour son aptitude à tenir la barre dans la tempête
mais, passé l'orage, ils le rejettent.
Le spectacle, pourtant, se prolongeait. Alors Louchet, un obscur député
de l'Aveyron siégeant à la Montagne, saisit cette occasion pour se hisser
un instant au premier plan de l'histoire: «Je demande le décret
d'accusation contre Robespierre. » Après un moment de stupeur,
l'Assemblée défère à cette demande qui, peu avant, eût paru exorbitante.
Augustin Robespierre prend alors la parole: «Je suis aussi coupable que
mon frère, je partage ses vertus; je demande aussi le décret d'accusation
contre moi. » Aucun courage, aucune générosité ne pouvaient
décidément, ce jour-là, émouvoir la Convention.
Lorsque Le Bas, à son tour, déclare: «Je ne veux pas partager
l'opprobre de ce décret! Je demande aussi l'arrestation », il y a un
moment d'hésitation. On le croyait sans ennemis, mais plusieurs députés
réclament à grands cris son arrestation qui est décrétée en même temps
que celle de Couthon et de Saint-Just. Barère aurait pourtant
recommandé: «Robespierre seul, ni Couthon, ni Saint-Just! » Même
Couthon, cloué sur sa chaise roulante, proteste. A Fréron qui le traite de «
tigre altéré de sang » et l'accuse de vouloir se faire des cadavres des
représentants « autant de degrés pour monter au trône », Couthon montre
ses jambes mortes: « Je voulais arriver au trône, oui! »
Saint-Just, pendant quatre ou cinq heures, assiste toujours à la marée
des passions déchaînées, sans mot dire, sans bouger. Collot d'Herbois
demande que le texte de son discours soit remis à l'Assemblée: il le
dépose docilement sur le bureau et se laisse emmener avec ses
compagnons.

INACTION.

Les Robespierristes, on l'a vu, n'avaient pas envisagé de coup de force


préventif. Mais on pouvait croire qu'ils avaient au moins préparé un
dispositif pour les secourir: dès que leur arrestation fut connue, la
Commune convoqua son conseil général à l'Hôtel de Ville et siégea sans
désemparer de 17 h 30 à 2 h 30. Elle vota une motion d'insurrection, fit
sonner le tocsin pour appeler les patriotes aux armes et interdit aux
concierges des prisons d'accepter de nouveaux détenus tandis qu'Hanriot
était envoyé au secours des cinq députés.
Ceux-ci avaient été conduits au Comité de sûreté générale. C'est là
qu'Hanriot, qui venait les délivrer, fut saisi par les gendarmes, garrotté et
enfermé avec eux. On a peine à croire qu'il n'ait pas pu rassembler une
troupe fidèle au cours des heures précédentes. Manifestement, les cinq
n'avaient ni prévu leur arrestation, ni préparé une riposte populaire.
Ils perdirent alors espoir lorsqu'ils virent Hanriot partager leur sort. On
ne saura jamais ce qu'ils se dirent au cours du dernier repas qu'ils prirent
dans un bureau du Comité. Si l'on en juge par la suite des événements, ils
semblent avoir décidé de se laisser traduire devant le Tribunal
révolutionnaire et de s'y défendre. Ils étaient bien placés pour mesurer les
minces garanties dont bénéficiaient les inculpés, mais Marat n'en était-il
pas sorti triomphalement en avril 1793 ? Vers 19 heures, ils furent
transférés dans des lieux de détention séparés: Augustin à la Force, Le
Bas à la maison de justice du département, Saint-Just aux Écossais et
Couthon à la Bourbe. Robespierre devait aller au Luxembourg, mais la
consigne de la Commune fut observée et il n'y fut pas reçu; il fut alors
conduit à la mairie.
La situation évoluait en faveur des insurgés. De nombreuses sections,
en particulier à l'est et au sud, répondaient à l'appel; gardes, cavaliers et
canonniers se massaient sur la place de Grève. Il fut décidé d'aller libérer
Hanriot, toujours détenu au Comité de sûreté générale, et les cinq
députés.
Un premier groupe confié à Coffinhal, vice-président du Tribunal
révolutionnaire, se dirigea vers les Tuileries. Les gardes n'opposèrent pas
de résistance et, pendant un moment, la petite troupe tint la Convention
sous sa menace. Certains députés eurent parfaitement conscience du
danger; Billaud-Varenne se fit rassurant mais Collot d'Herbois perdit son
sang-froid au point de demander à ses collègues de s'apprêter à mourir
sur place. Au moment où la nouvelle de ce coup de main parvenait à
l'Hôtel de Ville, Robespierre le Jeune, premier des cinq à être libéré,
venait d'y arriver. Il était à peine 21 heures. Si Hanriot avait pris
l'initiative d'investir la Convention, il y serait parvenu sans difficulté et
aurait ainsi donné aux Robespierristes le temps de s'organiser. Certains
historiens ont attribué cette passivité à l'incompétence, sinon à
l'ivrognerie. Mais ce n'était pas rien que de priver la représentation
nationale de liberté. Coffinhal, un juriste, qui était là, ne s'y décida pas
non plus et, pendant ce temps, au conseil général de la Commune,
Robespierre le Jeune rendait un vibrant hommage à la Convention. Enfin,
Maximilien, accueilli à la mairie de son ami Fleuriot-Lescot aux cris de
«Vive la République, vive Robespierre! », et parfaitement libre de ses
mouvements, se refusa à rejoindre l'insurrection.
La libération des cinq députés, opération en apparence la plus facile, se
fit mal, peut-être à cause de la résistance de certains geôliers, mais
surtout en raison de la réticence des prisonniers eux-mêmes à suivre leurs
libérateurs... Une délégation de la Commune vint prier Robespierre de
rejoindre le conseil général où son frère se trouvait déjà. Son chef,
Lasnier, ayant rencontré Hanriot et Coffinhal, tous trois tentèrent en vain
de le convaincre. Mais Maximilien voulait rester à la mairie alors qu'il
avait, peu auparavant, conseillé à l'insurrection de fermer les barrières, de
museler la presse et de faire arrêter les « députés traîtres ». Il n'entendait
pas ouvertement sortir de la légalité pour diriger le soulèvement, mais
sans doute espérait-il que, comme le 31 mai, celui-ci s'accomplirait sans
lui et qu'on viendrait à lui comme à un recours; dans ce cas, il aurait
surestimé les forces et les capacités de ses partisans et surtout sous-
estimé les possibilités de riposte de la Convention.
La vulnérabilité de cette dernière n'avait, en effet, duré que quelques
heures. Rentrée en séance à 19 heures, elle s'était affairée en destitutions,
dénonciations, proclamations où le plus souvent les mots tenaient lieu
d'initiatives. L'incursion de Coffinhal au Comité de sûreté dégrisa les plus
lucides. Sous l'impulsion de Billaud-Varenne et de Voulland, l'Assemblée
confia alors le commandement de la Garde nationale et l'organisation de
la riposte à Barras et mit les députés rebelles et les insurgés hors la loi.
Chacun savait que la mise hors la loi équivalait à une condamnation à
mort sans la moindre procédure.
La Commune se rendit compte de ses difficultés quand un canonnier
de la section du Bon Conseil vint annoncer que les Comités opéraient des
rassemblements pour marcher sur l'Hôtel de Ville. « Le comité
d'exécution nommé par le conseil a besoin de tes conseils. Viens-y sur-le-
champ. Voici les noms des membres: Châtelet, Coffinhal, Lerebourg,
Grenard, Legrand, Desboiseaux, Arthur, Payan, Louvet», écrivirent
Payan et Fleuriot-Lescot à Robespierre. Celui-ci, au reçu de ce billet
empreint d'anxiété, sortit de son attitude légaliste et rejoignit ceux qui
s'étaient compromis pour lui. Il était près de 23 heures. Le Bas et Saint-
Just, libérés, rallièrent l'insurrection par la suite.
On ne sait à quelle heure exactement Saint-Just arriva à l'Hôtel de Ville
et si, comme Robespierre, il fut réticent pour sortir de prison. Il y était, en
tout cas, bien avant Couthon (qui quitta la Bourbe entre minuit et une
heure), puisqu'il contresigna l'appel de Robespierre le Jeune: « Couthon,
tous les patriotes sont proscrits, le peuple tout entier est levé; ce serait le
trahir que de ne pas te rendre avec nous à la Commune, où nous sommes
actuellement. » Le reflux avait déjà largement commencé; les Jacobins
multipliaient les résolutions, mais n'agissaient pas. L'École militaire de
Mars était passée sous le contrôle de la Convention et de nombreuses
sections basculaient maintenant dans le même sens. Au moment où la
Commune décida de faire arrêter les principaux membres des deux
Comités, il était sans doute trop tard. Les émissaires du pouvoir légal,
souvent ceints de leur écharpe officielle, retournaient d'autant plus
aisément les sections que l'Hôtel de Ville manquait de volonté et de
poigne. Les hommes rassemblés par la Commune battaient la semelle en
place de Grève. Travaillés par les agents de la Convention, ils finirent par
quitter les lieux.
L'inertie d'un homme d'action comme Saint-Just surprend. Lui qui a
tant fréquenté les armées, suggéré des plans de campagne et même
parfois commandé aux états-majors, reste passif. Pourtant, même si la
situation s'est dégradée quand il s'y trouve mêlé, il dispose encore de
troupes nombreuses, armées de canons, qui, bien guidées, pourraient
vaincre. Or, il ne tente rien.
« Tout homme revêtu de fonctions publiques, s'il propose
[l'insurrection], est hors la loi et doit être tué sur l'heure comme
usurpateur de la souveraineté et comme intéressé aux troubles pour faire
le mal ou pour s'élever», avait dit Saint-Just. Le droit à l'insurrection était
pour lui un droit populaire contre un pouvoir tyrannique et non un droit
individuel au service d'ambitions personnelles. Les cinq hommes se sont
comportés en proscrits. Condamnés par l'unanimité de leurs collègues
pouvaient-ils se targuer de représenter le peuple français contre son
émanation? De plus, au cours d'une carrière politique brève mais pleine,
Saint-Just a donné le meilleur de lui-même avec le sentiment de lutter
contre l'injustice et d'aider les plus humbles. Après tant de peine que
reste-t-il? Les députés concussionnaires parlent haut; les fonctionnaires,
les magistrats trahissent l'État impunément; ses compatriotes de
Blérancourt s'impatientent et certains pétitionnent en faveur de ses
adversaires. Entre lui et Tallien, les Conventionnels choisissent Tallien,
vomissent des insultes. « Quoi, pouvait-il se demander, l'amitié s'est-elle
envolée de la terre? » Bien avant que Robespierre, épuisé de fatigue, ne
murmure: «Les brigands triomphent », il a renoncé.

LA FIN.

Le 10 thermidor, vers deux heures du matin, Bourdon arriva sur une


place de Grève presque déserte. Ses hommes s'infiltrèrent facilement
dans l'Hôtel de Ville ; dans les instants qui suivirent, Le Bas se suicida
d'une balle dans la tête, Augustin Robespierre se précipita d'une fenêtre,
Couthon fut retrouvé au bas d'un escalier grièvement blessé, Maximilien
reçut une balle dans le visage sans qu'il soit possible de préciser si le
coup de pistolet avait été tiré par lui-même ou par le gendarme Merda.
Seul, Saint-Just se rendit à ses adversaires sans avoir subi de violence ni
s'être mutilé.
Silencieux, son message demeure sans doute l'un des plus forts. Promis
à une mort certaine, il n'a pas cherché à esquiver les heures douloureuses
qui le séparaient de son exécution.

LE SUPPLICE.

Vers trois heures du matin, les captifs furent transférés au Comité de


salut public, où deux officiers de santé vinrent un peu plus tard panser
Robespierre. A onze heures, les « grands coupables» furent transférés à la
Conciergerie.
Tout hors-la-loi était passible de la peine de mort sans jugement, après
que son identité eut été attestée par deux témoins. La formalité fut
accomplie dès le début de l'après-midi par le tribunal présidé par Scellier,
assisté de Fouquier-Tinville, de l'avocat Guillot commis d'office et du
juré Tirard. Le dénommé Saint-Just, âgé de vingt-six ans et demi, né à
Decize, sans état avant la Révolution, étudiant, ex-député à la Convention
était parmi eux.
Les vainqueurs ne manquèrent pas de transformer l'exécution en
journée de liesse populaire pour montrer à Paris et au monde le
déchaînement des haines contre les «triumvirs» et leurs complices. Il
importait davantage de déconsidérer ces hommes à principes que de les
tuer. Aussi avait-on réinstallé, place de la Révolution, l'échafaud
précédemment transféré à la Barrière du Trône. Les beaux quartiers,
lassés du passage des charrettes communes, s'excitaient à la perspective
de voir défiler celle de Robespierre et de Saint-Just. Les meilleurs
emplacements se louaient à prix d'or.
Vers six heures du soir, vingt-deux condamnés prirent place dans trois
charrettes. Le Bas reposait déjà au cimetière Saint-Paul. Les deux
Robespierre et Couthon, blessés, souffraient à chaque cahot du trajet.
Saint-Just était calme et digne ; cent-vingt jours plus tôt (s'en souvenait-
il ?), il avait déclaré contre Danton: «On peut arracher à la vie les
hommes qui, comme nous, ont tout osé pour la vérité, on ne peut point
leur arracher les cœurs, ni le tombeau hospitalier sous lequel ils se
dérobent à l'esclavage et à la honte d'avoir laissé triompher les méchants.
» Au moment où les charrettes prirent la rue, commença pour les
condamnés un calvaire d'une heure et demie entrecoupé des stations
qu'exigeait la curiosité de la foule. Antoine l'affronta, en pleine
conscience.
Cent-quatre jours plus tôt, il avait dit à la Convention: «Je sais que
ceux qui ont voulu le bien ont souvent péri. Codrus mourut précipité dans
un abîme; Lycurgue eut l'œil crevé par les fripons de Sparte, que
contrariaient ses lois dures, et mourut en exil. Phocion et Socrate burent
la ciguë; Athènes même ce jour-là se couronna de fleurs. N'importe, ils
avaient fait le bien; s'il fut perdu pour leur pays, il ne fut point caché pour
la divinité. »
La foule hurlante se pressait sur le passage, des grappes humaines
vociférantes s'accrochaient aux fenêtres des immeubles, se faisaient
désigner les « tyrans » et les insultaient. Saint-Just les regardait, sans
haine ni hauteur. Il avait écrit dans ses notes: « Je méprise la poussière
qui me compose et qui vous parle; on pourra la persécuter et faire mourir
cette poussière! Mais je défie qu'on m'arrache cette vie indépendante que
je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux. »
Une femme se précipita, s'accrocha à la charrette qui transportait
Robespierre et lui cria: «Monstre, au nom de toutes les mères, je te
maudis. » Antoine prit probablement pour lui une part de ces
malédictions. Se souvenait-il que vingt-six jours plus tôt, à propos d'une
dame Fleury qu'on lui dénonçait il avait écrit: «Quelle est cette Fleury...
n'est-ce point une pauvre femme? »
Lorsque les charrettes arrivèrent à la hauteur de la maison Duplay le
cortège fut arrêté et un enfant aspergea la porte avec du sang de bœuf.
Un jour plus tôt, Saint-Just avait prévu de dire: « Le bien, voilà ce qu'il
faut faire, à quelque prix que ce soit, en préférant le titre de héros mort à
celui de lâche vivant. »
Le cortège arriva place de la Révolution. Les exécutions se
succédèrent dans le redoublement des vivats. Le tour d'Antoine vint
enfin, juste avant celui de Maximilien et de Fleuriot-Lescot. Moment de
vérité. Comme l'écrit Jean-Philippe Domecq dans son ouvrage
Robespierre, derniers temps, « devant le couperet on tenait son dernier
rôle, qui pouvait être le meilleur avec, pour toile de fond, la postérité
historique... La question n'est pas simple: un pas sur l'escalier, la vie perd
son sens; au pas suivant, la mort en prend un autre, qui se perd à la
marche d'après si on trébuche »... Le jeune homme a-t-il songé à son
exceptionnel destin? Il venait de confier à ses notes: «Je n'ai plus devant
les yeux que le chemin qui me sépare de mon père mort et des degrés du
panthéon. » A l'ultime moment, il escalada l'échafaud sans trébucher et
offrit son supplice en gage de sincérité.
Le Conventionnel Le Carlier, ancien président du district de Chauny,
élu comme Saint-Just sous les voûtes de l'église Saint-Gervais de
Soissons et qui, comme lui, dix-huit mois plus tôt, avait voté sans réserve
la mort du roi, amena son fils à la mise à mort. On ignore quel souvenir
en garda le jeune garçon, mais on sait que d'autres enfants eurent bien des
raisons de s'étonner. Michelet raconte dans un passage célèbre que « peu
de jours après Thermidor, un homme, qui vit encore et qui avait alors dix
ans, fut mené par ses parents au théâtre, et à la sortie admira la longue
file de voitures brillantes qui, pour la première fois, frappaient ses yeux.
Des gens en veste, chapeau bas, disaient aux spectateurs sortants: " Faut-
il une voiture, mon maître? " L'enfant ne comprit pas trop ces termes
nouveaux. Il se les fit expliquer, et on lui dit seulement qu'il y avait eu un
grand changement par la mort de Robespierre. »

A Chauny, comme ailleurs, on applaudit à la chute des tyrans, on flétrit


la noirceur de l'âme de ce « nouveau Catilina» et on félicita la
Convention d'avoir déjoué le complot et purgé l'humanité. L'ancien agent
national, Hébert, incarcéré comme ex-noble et royaliste, fut libéré le 23
thermidor et reçu triomphalement dans sa bonne ville. Très ému, il
remercia en s'indignant contre « l'infâme Saint-Just..., le futur roi du
Nord qui... craignait la vertu parce qu'il était pétri de vices ». A
Blérancourt, la Société populaire, animée par Thorin fils, insista dans une
adresse au département pour que fût nommé à la Convention un
successeur au «traître Saint-Just»...
Thorin, qui avait divorcé d'avec Thérèse Gellé le 9 juillet 1794, se
remaria le 23 juillet 1795 et choisit comme témoin Lessassière, parrain
de sa première femme. Sa nouvelle épouse lui donna, le 28 octobre 1797,
une petite Louise, Henriette, Aurore, filleule de « la citoyenne Louise
Saint-Just épouse Decaisne». Les alliances naturelles, un moment
perturbées par les effervescences d'Antoine, se reconstituaient
sereinement.
Decaisne perdit ses fonctions d'administrateur du district, mais reprit
son étude de notaire, qui devint bientôt impériale après avoir été royale et
républicaine. Avec Louise de Saint-Just il eut encore de nombreux
enfants. L'aîné, qui avait vu le jour sous la monarchie, s'appelait Louis.
Le troisième, né dans les bourrasques de l'an II, le jour même où son
oncle arrivait en mission à Strasbourg, avait été prénommé Désiré-
Brutus; bien plus tard, en 1807, naquit Napoléon-Auguste! Cette année-
là, David, qui avait juré le 8 thermidor de boire la ciguë avec
Robespierre, peignait le Sacre de Napoléon...
Lauraguais, assigné à résidence à Manicamp par le Directoire,
continua à faire des mots: «Si mon constant amour pour la liberté, se
plaignait-il à Barras, me fit exiler cinq fois par un roi, il peut bien me
faire déporter une fois par cinq directeurs! » Il poursuivit aussi ses
expériences, décapitant des troupeaux de canards pour, ensuite, tenter de
leur rendre vie. Non, le pétulant vieillard n'avait pas tout à fait oublié la
Révolution...
Sur la butte Monceau, un bal public avait été installé à l'emplacement
du cimetière des Errancis, où reposait Saint-Just. Aux environs de sa
vingtième année, il avait écrit:

Le héros dort sous sa tombe flétrie


Et les amours viennent danser dessus !
CONCLUSION
«Saint-Just, dès longtemps, avait embrassé la mort et l'avenir, écrit
Michelet. Il mourut digne, grave et simple. La France ne se consolera
jamais d'une telle espérance; celui-ci était grand d'une grandeur qui lui
était propre, ne devait rien à la fortune et seul il eût été assez fort pour
faire trembler l'épée devant la loi. » Ce n'est pas l'avis de Marguerite
Yourcenar: «Tout homme mort jeune porte devant l'histoire sa jeunesse
comme un masque: nul ne peut savoir si l'homme d'État eût émergé en
Saint-Just de l'adolescent infecté d'idéologies violentes et de rhétorique
conventionnelle. »
Ces deux regards opposés expriment bien les interrogations que pose
cette si courte vie. Lejeune parle d'un « des personnages où les bigarrures
de l'esprit humain se sont manifestées de la manière la plus frappante».
Apparemment Saint-Just est un être de contradiction; il préconise le
laconisme au moment où l'histoire le hisse au premier plan de
l'éloquence; il appelle de ses vœux une législation douce et, au pouvoir,
instaure la rigueur la plus extrême. Il ne fait pas ce qu'il dit et la plupart
de ses paroles, comme l'a remarqué Quinet, pourraient être retournées
contre lui. L'historien A. Soboul exprimait sa perplexité à l'égard de ce
libertin qui devint une des meilleures têtes politiques de la Convention.
En fait, Saint-Just fut un homme à la personnalité mal affermie.
L'enfant doué et difficile n'a pas trouvé dans son entourage l'être aimé et
admiré qui l'eût aidé. Ni le père, tôt disparu, ni aucun de ses maîtres n'a
tenu ce rôle. Les livres furent longtemps ses seuls compagnons.
L'engagement et la réussite politiques lui permirent d'exprimer l'aspect
profondément sérieux de sa nature, dès lors qu'en Robespierre il trouva
l'autorité d'un père et le prestige d'un maître.
Des influences intellectuelles composites accentuèrent les effets d'une
position sociale indécise. Les terres à Nampcel et à Morsain, le titre
d'écuyer du père et la maison de Blérancourt acquise avec les propres de
la mère témoignent d'héritages disparates mêlant la terre, l'épée et la
robe. L'ascendance bigarrée de Saint-Just le place dans une situation de
mutant social à la croisée de la paysannerie, de la bourgeoisie et de la
petite noblesse. La transplantation en Picardie et la mort du père
fragilisent ces assises précaires et isolent encore un enfant sur lequel la
mère, éloignée de son propre milieu, n'a guère de prise.
Il n'appartient pas au monde de la terre picarde, mais il y entre en
quelque sorte par adoption: chez lui les raisons du cœur ont toujours
beaucoup compté. Pour les humbles de Blérancourt, il a été quelqu'un et
parmi eux, il s'est senti heureux. Ce sont eux qui ont satisfait ses
ambitions et donné un sens à sa vie. Issu d'une bourgeoisie qui se
poussait vers la noblesse, il prône des réformes en faveur de la petite
paysannerie. Moins encore que Robespierre, il n'est représentatif du
courant bourgeois qui anime la Révolution.
Son âge joua aussi un rôle déterminant: ce n'est pas un hasard si les
Montagnards avaient en gros dix ans de moins que les Girondins et si lui-
même était le benjamin des Montagnards. Cette jeunesse explique, au
moins en partie, son sens aigu de l'injustice et de l'humiliation, son
impatience et sa générosité, son goût du merveilleux et ses intuitions. Il a
lu Montesquieu, Rousseau et Mably avec la psychologie de ses vingt ans:
faute de maturité, il n'en a pas toujours perçu la part de sagesse. Mais
sans doute en prit-il finalement conscience: « L'homme ne s'instruit guère
que par sa propre expérience et profite peu des fautes des autres hommes
ou parce qu'il les croit plus malheureux ou parce qu'il les croit moins
sages que soi-même. »
Mais les problèmes personnels de Saint-Just seraient restés
anecdotiques si, dans ce Noyonnais, la situation sociale n'avait été
explosive. Il n'était pas nécessaire d'avoir vingt ans pour s'indigner quand
Lauraguais, une semaine avant la prise de la Bastille, écrivait: « Les
habitants de Manicamp n'ont d'autre moteur que la crainte de la justice et
de l'intendant de leur seigneur. »

Dans cette courte période où les événements allaient plus vite que la
pensée des hommes, Saint-Just ne cessa de concevoir l'avenir. On ne peut
toutefois le considérer comme un théoricien. Ses idées sans originalité
sont une sorte d'éclectisme puisant aux pensées de Robespierre et de
Marat. Ses projets, par exemple, de redistribuer les terres sont tournés
vers le passé. Le rôle de régulateur économique de l'État est une idée
féconde mais floue, voire contradictoire dans sa présentation. Saint-Just
n'est ni Barnave ni Babeuf. Sa grandeur est ailleurs.
Acteur de la révolution de l'an II, il exerce un étonnant charisme. A la
Convention il parle, on l'écoute, il persuade. Son discours est action. Sa
fermeté victorieuse aux armées se nourrit d'intransigeance patriotique: ce
n'est pas un hasard si Ollivier et Malraux l'ont vu gaullien et si les
résistants du réseau «Combat», en 1942, signaient leurs éditoriaux Saint-
Just. Ses coups de boutoir, enfin, au Comité de salut public sont autant
d'efforts pour soulager les plus pauvres. A Blérancourt il écrivait déjà: «
Je n'aime pas les médecins qui parlent, j'aime ceux qui guérissent. »
Cette attitude n'était pas sans danger car elle incitait à sacrifier les
moyens aux fins. Ainsi approuve-t-il la proscription de certains
Conventionnels et accumule-t-il contre eux des griefs imaginaires où les
amalgames tiennent lieu de preuves et les moutons, opportunément sortis
des prisons, de témoins à charge. Avec une mauvaise foi évidente, il
porte la responsabilité de ces parodies de procès où les délits n'étaient le
plus souvent que des délits d'opinion. Mais faut-il rappeler qu'une telle
ligne se confond avec celle du Grand Comité dont le rôle historique n'est
pas réductible aux fantaisies individuelles ni aux aspérités de caractère de
tel ou tel de ses membres? Il serait artificiel d'envisager l'action de Saint-
Just aux armées, à la Convention et au Comité sans la pratique de la
répression: il s'appuie sur elle, s'identifie à elle et tombe avec elle. On ne
saurait toutefois le travestir en dictateur au sens commun du terme.
Il reste que bien des petits, des humbles et des humiliés ont cru qu'il
allait changer la nature du temps et leur donner dans l'immédiat ce que
seuls les ans et les siècles peuvent apporter lentement. Saint-Just n'est
pourtant pas qu'un mythe. En dépit des erreurs, il a vécu son mandat
politique dans l'intégrité, le courage, l'abnégation. A tous les hommes de
responsabilité, il a légué une haute conception du service, du sens de
l'Etat. A tous les citoyens, il a cherché à inculquer la mesure de leurs
droits et la conscience de leurs devoirs communautaires. Persuadé par
l'expérience que sans vertu les lois sont impuissantes, il a tenté d'intégrer
à son dessein les stimulants de l'amitié, le prestige du respect dû à la
vieillesse et le secours d'un principe spirituel.
L'histoire de Saint-Just n'est donc pas uniquement l'histoire d'un échec.
Son issue tragique, en dépit de tant de générosité passionnée, montre
qu'une élite, même forte de sa valeur et de son dévouement, ne saurait
imposer par la violence un régime démocratique, qu'on ne saurait en
même temps écraser les droits de l'homme et prétendre par ailleurs les
promouvoir.
C'est un vaste héritage. Qui saura jamais en définir la portée exacte
dans la mémoire des peuples et des hommes? Mais, au hasard des
circonstances, s'en souviendront de jeunes énarques au moment de
baptiser leur promotion 1, des résistants de toutes tendances en songeant
au châtiment des traîtres et à l'approche de temps nouveaux, des hommes
politiques en méditant sur le pouvoir. Certains comme Ferhat Abbas, le
temps d'une confidence, établiront de surprenants rapprochements. «Ma
culture est française et je ne parle que l'arabe populaire, écrit le leader
algérien. Or, on ne passe pas sa jeunesse avec Pascal, Corneille, Racine,
Danton, Saint-Just, Pasteur, Hugo, sans acquérir un certain civisme, avec
le sens du devoir et le respect de soi!... »
La silhouette de Saint-Just est assez ample pour inspirer à chacun sa
vérité.
1 La promotion Saint-Just est entrée en février 1961 et sortie en mai 1963.
ANNEXE
Saint-Just et l'histoire
L'histoire de Saint-Just s'intègre intimement aux grands courants
d'interprétation de la Révolution. Depuis près de deux siècles, deux
grands fleuves s'écoulent parallèlement, grossissent ou se réduisent selon
le temps, amalgament intimement histoire et actualité, émotions figées et
passions effervescentes. Depuis près de deux siècles, s'affrontent
contempteurs et hagiographes.

Le courant défavorable l'a toujours largement emporté. Il a drainé des


forces hétérogènes et de sensibilités diverses, voire opposées. A côté des
contre-révolutionnaires, on y trouve des libéraux, ouverts aux «principes
de 89 » mais hostiles aux « excès » de 93, des rationalistes rebutés par le
spiritualisme des Robespierristes et enfin des «démocrates ultra » déçus
et frustrés. Inversement, tous ceux qui sont sensibles à l'idéal d'une
république sociale moins inégalitaire ne peuvent rester indifférents aux
efforts de Saint-Just en l'an II. Deux séries d'événements influencent les
regards portés sur son action: au XIXe siècle l'échec de la révolution de
1848 et celui de la Commune en 1871 mettent un terme à la curiosité,
parfois sympathique, qui s'esquissait; au XXe siècle le socialisme et le
succès de la révolution bolchevique orientent au contraire les historiens
vers une recherche plus ouverte.

1794-1848: LE TEMPS DES CONTROVERSES.

Au début du XIXe siècle, la Révolution et ses acteurs prennent valeur


de mythes. Tantôt épouvantails, tantôt porte-drapeaux, les Robespierristes
trouvent néanmoins peu d'avocats. L'image la plus commune est
déformée par la haine. Thermidorien, le rapporteur Courtois avait donné
le ton: «Un étourdi de vingt-six ans, à peine échappé de la poussière de
l'école, tout gonflé de sa petite érudition, avait lu dans un grand homme
[Montesquieu] qu'il n'entendait point, qu'un peuple s'était laissé
corrompre par le luxe, enfant des arts et du commerce; il avait lu encore
qu'un autre grand homme [Lycurgue], qu'il entendait un peu moins sans
doute, avait, dans l'enceinte de quelques milliers de stades, formé un
peuple de braves; et, tout de suite, notre maladroit copiste de l'Antiquité,
sans examen des localités, des mœurs et de la population, appliquant ce
qui était inapplicable, nous venait dire ici d'un ton de suffisance qui n'eût
été que comique s'il n'eût point été atroce: " Ce n'est pas le bonheur de
Persépolis, c'est celui de Sparte que nous avons promis. " »
Le mouvement contre-révolutionnaire, de son côté, a tenté d'accréditer
la thèse du complot: la subversion serait le résultat d'une conspiration
ourdie de longue date dans les salons du « philosophisme » et dans les
loges de la franc-maçonnerie. Si fragmentaire qu'elle paraisse,
l'explication connut de tout temps une grande fortune. Dès le début de la
Révolution, des succès d'édition la popularisèrent. L'abbé Barruel en fit
une synthèse; les Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme
constituent un classique. S'il était facile d'affirmer que Saint-Just avait été
impressionné par la réflexion philosophique des « Lumières », il était
plus ardu de démontrer sa filiation maçonnique. Certains le firent, sans
preuves, et cette interprétation compte encore des partisans.
Quant au courant libéral, il a donné, lui, des événements, une vision
plus nuancée. La publication posthume des Considérations sur la
Révolution française de Mme de Staël (1818) est, à cet égard, capitale.
Le livre porte en épigraphe cette réflexion de Sully: « Les révolutions qui
arrivent dans les grands États ne sont point un effet du hasard ni du
caprice des peuples. » La fille de Necker cherche donc les causes
profondes de la Révolution mais déplore en même temps la perversion
dans laquelle s'est abîmée la liberté; elle définit et impose pour longtemps
l'idée d'une révolution à deux faces: l'une libérale, bénéfique et estimable,
l'autre dictatoriale, sanglante et catastrophique.
Par la suite, la honte de la défaite de 1815, l'occupation étrangère et
l'humiliation des traités éveillent un sentiment national qui rapproche le
peuple français des révolutionnaires. La diffusion du Mémorial de Sainte-
Hélène, en 1823, permit d'entrevoir un certain nombre d'hommes dont
Napoléon était l'héritier. Thiers et Mignet écrivirent des Histoires de la
Révolution à succès, justifiant les « principes de 89 », mais osant aussi
parler de la Montagne. Sans absoudre les Montagnards, ils tentèrent
d'expliquer les excès de « la vile populace » (Thiers) ou les errements
d'un Saint-Just, «monstre peigné » (Mignet). Ces oeuvres subissent la
marque du temps. Écrites par des opposants libéraux à la réaction, elles
présentaient la violence terroriste comme l'écume de l'Histoire, un mal
nécessaire au salut de la nation.
Avec les romantiques, l'attitude envers les grands révolutionnaires est
plus positive, à part celle de Vigny, toujours fidèle à la royauté: dans
Stello il évoque, avec une ironie grinçante, les Institutions républicaines
de Saint-Just, «ces lois de l'âge d'or auxquelles ce béat cruel voulait
ployer de force notre âge d'airain. Robe d'enfant dans laquelle il voulait
faire tenir cette nation grande et vieillie. Pour l'y fourrer, il coupait la tête
et les bras». Mais l'Histoire des Girondins de Lamartine (1847) est dédiée
à tous les acteurs de la Révolution et surtout à ses martyrs: de Vergniaud
à Robespierre en passant par Charlotte Corday. L'auteur cherche à
absoudre les violences, à convaincre que le sang humain féconde
l'Histoire, à réaliser l'unanimité dans la grandeur de la patrie. Il avoue ses
sympathies pour la Convention et Chateaubriand lui reproche d'avoir «
doré la guillotine ». En dépit de son aversion pour les massacres de
Septembre, ses préférences vont à Danton plus qu'à ses bourreaux: « Ce
jeune homme, dit-il de Saint-Just, muet comme un oracle et sentencieux
comme un axiome, semblait avoir dépouillé toute sensibilité humaine
pour personnifier en lui la froide intelligence et l'impitoyable impulsion
de la Révolution. Il n'avait ni regards, ni oreilles, ni cœur pour tout ce qui
lui paraissait faire obstacle à l'établissement de la République universelle.
Rois, trônes, sang, femmes, enfants, peuples, tout ce qui se rencontrait
entre ce but et lui disparaissait ou devait disparaître. Sa passion avait,
pour ainsi dire, pétrifié ses entrailles. Sa logique avait contracté
l'impassibilité d'une géométrie et la brutalité d'une force matérielle... La
Convention le contemplait avec cette fascination inquiète qu'exercent
certains êtres placés aux limites indécises de la démence ou du génie. »
Ce portrait ambigu marquera à jamais les historiens. Tous, même les
plus grands, y puiseront. L'image de Saint-Just en porte, de nos jours
encore, la marque indélébile.
L'expérience de l'an II suscita pendant longtemps peu de sympathies.
Babeuf lui-même attaqua violemment le régime terroriste au lendemain
de Thermidor; il lui attribuait la responsabilité de l'échec de la
Révolution. La misère populaire de l'hiver suivant le fit changer d'idée; il
se rangea alors aux vues de Buonarroti qui ne cessait d'exalter les idéaux
de 93 et, à aucun moment, ne médit des victimes de Thermidor: « Fier
ennemi des rois et des Grands, ami généreux du peuple, écrivait-il de
Saint-Just, il défendit Robespierre dont il avait partagé les desseins et il
en partagea le supplice. » D'autres, ainsi l'historien Laponneraye,
partageaient ces idées. Celui-ci plaçait, avec Jésus et Rousseau,
Robespierre dans une «trinité sainte » dont l'exemple ouvrait la voie à un
socialisme communiste. C'est probablement lui qui publia la première
édition, anonyme, des Œuvres complètes de Saint-Just, à Paris en 1834.
Mais il eut infiniment moins d'impact sur les contemporains que le
lyrisme des romantiques et surtout que l'autorité de Michelet.

MICHELET ENTRE DEUX ÉPOQUES.

Pour la première fois, un spécialiste, chef de section aux Archives


nationales, parle de la Révolution française. Il entend l'expliquer par la
misère populaire (« Venez voir, je vous prie, ce peuple couché par terre,
pauvre Job») devenue insupportable à la suite d'une crise de conjoncture.
Le peuple en est l'acteur principal, frustré de sa victoire par quelques
hommes. Pour Michelet, le temps de la Terreur fut une tyrannie civile qui
« précéda la tyrannie militaire »; il ne pardonne pas aux Robespierristes
leur conception monarchique, religieuse et « antisocialiste » du pouvoir
et va jusqu'à employer un vocabulaire zoomorphique pour désigner
l'Incorruptible comme un « coq de sa province » qui « devint chat ».
Saint-Just n'est guère mieux traité: « Tout lui était bon pour tuer. »
L'historien le présente à la Convention intervenant dans le procès de
Louis XVI. «L'atrocité du discours eut un succès d'étonnement. Malgré
les réminiscences classiques qui sentaient leur écolier (Louis est un
Catilina, etc.), personne n'avait envie de rire. La déclamation n'était pas
vulgaire; elle dénotait chez le jeune homme un vrai fanatisme. Ses
paroles, lentes et mesurées, tombaient d'un poids singulier, et laissaient
de l'ébranlement, comme le lourd couteau de la guillotine. »
Cette hostilité, d'abord insidieuse, s'affermit à l'épreuve du temps. En
1869, Michelet conclut, après quinze ans de réflexion: «Je juge
aujourd'hui et je vois. Et voici mon verdict de juré: sous sa forme si
trouble, ce temps fut une dictature. » Il devait dire plus tard: « Je n'aurais
pas été Jacobin. » Violemment anticlérical, il rejetait tout spiritualisme
religieux; républicain sincère et foncièrement attaché aux libertés, il était
hanté par le césarisme. Les capacités militaires de Saint-Just
l'inquiétaient: «Saint-Just apparut [à Strasbourg] non comme un
représentant, mais comme un roi, comme un dieu. Armé de pouvoirs
immenses sur deux armées, cinq départements, il se trouva plus grand
encore par sa haute et fière nature. Dans ses écrits, ses paroles, dans ses
moindres actes, en tout éclatait le héros, le grand homme d'avenir, mais
nullement de la grandeur qui convient aux républiques. »
Le spectacle des barricades sanglantes de juin 1848 et de la Commune
ne fut probablement pas étranger à l'évolution du grand historien.

DE LA DROITE A LA GAUCHE : L'HOSTILITÉ.

C'est en 1851 que paraît le livre d'E. Fleury Saint-Just et la Terreur,


première biographie consacrée au Conventionnel. L'auteur prétend faire
toute la vérité à une époque où «les successeurs... s'agitent violemment,
reprennent en sous-œuvre l'entreprise politique et idéologique de Saint-
Just, osent nier l'histoire et glorifier leur horrible idole ». Le programme
est tracé: les frasques de jeunesse, véritables ou supposées, sont étalées
avec complaisance. Puis on montre combien les errements d'une vie
politique sont dans le droit fil d'une jeunesse débauchée.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les dénonciations idéologiques
s'accompagnent d'attaques personnelles. Saint-Just redevient alors une
cible privilégiée. On dénonce sa cruauté, son insensibilité, son goût du
sang; tantôt mauvais ange, tantôt homme-fauve ou oiseau de proie.
Sainte-Beuve, qui le qualifie de «jeune homme atroce et théâtral», croit
déceler en lui « un fond de volupté sombre », « une prédisposition
instinctive à la cruauté ». Il en trouve la cause, comme Courtois, dans son
absence de maturité: « Je vois en lui l'écolier d'abord, et puis aussitôt le
tigre; dans l'intervalle il n'avait pas eu le temps de devenir un homme. »
Tout un courant exploite, d'ailleurs avec efficacité, le thème de la
violence populaire et du sang versé, et établit une subtile distinction entre
peuple et populace en décrivant complaisamment les massacres de
prisonniers désarmés, les têtes promenées à bout de piques, le sang qui
gicle sous le couteau de la guillotine.
Venant de l'auteur des Causeries du lundi, ces attaques n'étonnent
guère; qu'elles soient, en revanche, reprises par Taine peut surprendre
davantage. Pourtant, personne, à la fin du XIXe siècle, n'a su comme lui
souligner avec autant de relief la répugnance pour les excès sanglants. Il
présente la Révolution comme l'œuvre d'une multitude jaillie des bas-
fonds, entraînée par quelques meneurs, « nullités énergiques », intoxiqués
par une abstraction philosophique mal assimilée. Parmi les Montagnards
les plus odieux s'élève « un jeune monstre au visage calme et beau, Saint-
Just... qui, à vingt-cinq ans, nouveau venu, sort tout de suite des rangs et
à force d'atrocité se fait sa place... Rhéteur sentencieux et surchauffé,
esprit factice et d'emprunt... élève de Robespierre comme Robespierre est
lui-même élève de Rousseau, écolier exagéré d'un écolier appliqué,
toujours dans l'outrance, furieux avec calcul, violentant de parti pris les
idées et la langue, installé à demeure dans le paradoxe théâtral et funèbre,
sorte de vizir, avec des poses de moraliste pur et des échappées de berger
sensible. »
Ce rude censeur assimile volontairement action politique et crime de
droit commun. « A l'endroit... [de ses... adversaires], toute corde de
potence lui suffit... pourvu qu'elle étrangle... Supposez un glaive vivant
qui sente et veuille conformément à sa trempe et à sa structure... on dirait
que, pareils aux conquérants tartares, il mesure la grandeur qu'il se
confère à la grandeur des abattis qu'il fait: nul autre n'a fauché si
largement à travers les fortunes, les libertés et les vies. » Ces charges
moralisantes sont entendues jusque dans les rangs de la gauche.
Tout est loin, cependant, d'être négatif chez Taine, qui a su, le premier,
souligner la complexité des mouvements populaires agités par
l'interférence des intérêts de groupes, des ambitions personnelles et des
passions collectives. C'est un libéral authentique qui semble avoir perçu,
à la différence de certains de ses devanciers, que le concept de Tiers état
recouvrait une réalité constituée d'éléments sociaux aux intérêts souvent
opposés et contradictoires. La hantise des drames de 1870-1871 et la
perspective de la lutte des classes, telle qu'elle a été présentée par Marx,
l'amène à définir la révolution comme un « transfert aux pauvres de la
propriété des riches », à la rejeter en bloc et, dès lors, à utiliser les thèmes
traditionnels de la contre-révolution. Cela explique que le courant
maurassien, au XXe siècle, y puisera largement. Cette argumentation
s'intègre dans un combat politique où seule compte la fin: le retour à un
certain ordre social.
Mais voilà qu'une autre cause d'hostilité resurgit. Dès la Révolution,
les conceptions déistes des Robespierristes avaient contribué à les
déconsidérer aux yeux de leurs collègues antireligieux dont beaucoup se
joignirent à la meute du 9 thermidor. Les héritiers de ce courant,
longtemps assoupi, trouvent dans le comtisme, au milieu du XIXe siècle,
une nouvelle énergie. La contribution de Quinet est ici décisive. C'est un
républicain libéral et anticlérical, et la tolérance des Robespierristes lui
paraît une erreur: « Saint-Just, voulant ramener Sparte et conservant le
catholicisme en principe, mettait la tête du Moyen Age sur le corps de
l'Antiquité. Ce monstre-là ne pouvait vivre. » Quinet voit aussi dans le
terrorisme politique une résurgence de l'Ancien Régime. «Saint-Just
promène l'épouvante sur tous les partis. Comme l'épervier qui paraît
immobile et n'a pas encore trouvé la proie sur laquelle il veut fondre, il
tient pendant deux heures la Convention sous sa vague menace. Il ne
conclut pas. Il met chacun en présence de lui-même... Personne n'excelle
mieux que lui à tenir le glaive suspendu sur toutes les têtes avant de
frapper. Quand il a fini, nul n'ose l'interroger. Chacun se demande en
secret: de qui veut-il parler ?... Est-ce moi ?... Et si l'on rencontre Saint-
Just on s'efforce de sourire à l'exterminateur. »
L'influence de Quinet sur l'idéologie de la IIIe République est capitale.
Elle est à l'origine d'un regroupement qui rassembla, progressivement,
des orléanistes, des républicains authentiques, des républicains du
lendemain ou simplement des modérés pour construire le régime qui les
divisait le moins. La République du possible s'affirme dans la subversion
symbolique et les audaces formelles. Le 14 juillet devient fête nationale,
la Marseillaise choisie comme hymne et, en 1885, une chaire de la
Révolution française est créée à la Sorbonne. Le radical Aulard, son
premier titulaire, s'assigne comme mission la promotion des principes de
89. Éprouvant du mépris pour Robespierre (« le moindre obstacle est
pour ce myope un mur infranchissable ») et une certaine admiration pour
Saint-Just qui « est adroit et y voit clair... tourne prestement les écueils
quand il ne les pulvérise pas», il consacra une quarantaine d'années à
réhabiliter Danton, plus conforme à l'idéal de cette république
bourgeoise. Le destin des Dantonistes accablait leurs bourreaux du
Comité de salut public et particulièrement leur rapporteur: « Saint-Just va
parler, écrit Jules Claretie dans son Camille Desmoulins, il semble qu'un
archange de la mort se dresse à la tribune et au milieu du silence fasse
entendre des paroles de deuil... Je ne sais rien de comparable à la perfidie
de ce rapport de Saint-Just, arme meurtrière, d'un acier redoutable et bien
trempé. Tout ce dont on accuse les Dantonistes... était faux mais [était]
présenté par Saint-Just avec une habileté sinistre et une conviction féroce
et inébranlable. »
Cette ligne officielle influence fortement les mentalités et les
comportements. En 1887 et en 1891, Danton est statufié à Arcis-sur-
Aube et à Paris. En revanche, en 1881, le projet du conseil municipal de
Decize d'ériger une statue à Saint-Just sombre dans l'indifférence sinon
l'hostilité: la souscription organisée par la presse régionale n'a aucun
succès.
Ces républicains arrivés, hostiles aux Robespierristes, trouvent même,
le temps d'un combat, des alliés à l'extrême gauche. Certains
Communards révèrent le souvenir d'Hébert, de Chaumette ou de Cloots:
leurs bourreaux sont vilipendés, rejetés, accusés d'avoir dévoyé la
Révolution: « Châtré par la vertu de l'Incorruptible, catéchisé par la
morale de Saint-Just, voué pour tout avenir aux joies de l'ascétisme, le
génie de la Révolution râlait et Catherine Théot, devançant Buchez,
annonçait au monde le nouveau messie », écrit G. Tridon, membre de la
Commune.
Quelques voix, dont celle de Louis Blanc, ne se joignirent point à ce
concert. Affirmant ses préférences pour l'an II, il manifeste de
l'indulgence à l'égard de Saint-Just, minimise ses frasques d'adolescence
et les écarts de sa vie privée. Pourtant, il s'inspire manifestement de
Lamartine et Michelet lorsqu'il le présente dans son réquisitoire contre le
roi: «Cette éloquence brève, sauvage et forte, l'imprévu de ces maximes
débitées avec raideur et sang-froid; tant d'inflexibilité dans un tout jeune
homme; l'attitude même de Saint-Just à la tribune, son regard fixe, la
rigidité métallique de son maintien, le contraste qu'il y avait entre ces
dures paroles et la beauté féminine de son visage, tout cela présentait un
caractère extraordinaire et nouveau. L'Assemblée resta un moment
comme pétrifiée. » Blanc admet à regret qu'un bourreau ait été nécessaire
« pour tuer le bourreau ». Et, comme le sang de la guillotine le gêne, il ne
résiste pas à la tentation de faire de Saint-Just un bouc émissaire plein de
«cruauté », instigateur de la Terreur et mauvais génie de Robespierre: «
Plusieurs, que la contagion n'aurait point gagnés peut-être, subirent
l'influence de ce nouveau venu. Robespierre lui-même ne put s'en
défendre, à demi transformé qu'il était déjà par les persécutions de la
Gironde; et chacun remarqua combien son sang s'aigrit et s'altéra dans
ses veines, dès qu'il fut enveloppé dans cette robe de Déjanire, l'amitié de
Saint-Just. »
Avec Hamel, un de ses parents, Saint-Just aura enfin un biographe
chaleureux. Le député de l'Aisne apparaît comme « une de ces puissances
de création que la nature enfante dans ses jours de prodigalité». Hamel
entendait répondre à Fleury. Hagiographie contre pamphlet. Cette
Histoire de Saint-Just pouvait-elle annuler les effets de Saint-Just et la
Terreur? Malgré les mérites d'un sérieux travail de recherche, les accents
constamment exclamatifs, les interprétations tendancieuses et les pieuses
omissions desservent plus qu'elles ne servent le héros. « Saint-Just
devient un Télémaque, un Grandis-son », ricane Michelet. De toute
façon, la censure du Second Empire saisit et détruisit le livre six
semaines après sa sortie. A la fin du siècle, un projet de réédition ne fut
jamais réalisé.

DE JAURÈS A MALRAUX.
Avec le XXe siècle, l'historiographie robespierriste est marquée par le
socialisme et une certaine forme de résistance nationale. L'image de
Saint-Just en profite doublement. Pour les uns, il fut l'instigateur des lois
sociales et, pour les autres, le défenseur des frontières ou encore
l'opprimé révolté, l'oppresseur.
La révolution industrielle et l'émergence du prolétariat avaient été les
faits majeurs de la seconde moitié du XIXe siècle. Marx contribua à
engager les historiens vers une nouvelle recherche fondée sur les faits
économiques et sociaux. C'est ce que tente Jaurès dans son Histoire
socialiste de la Révolution française, publiée entre 1901 et 1904. Il
réserve une place importante à Saint-Just: «Cet homme tout jeune,
fanatique admirateur de Robespierre, avait un esprit singulier et puissant,
à la fois lumineux et trouble. Il s'éblouissait parfois lui-même de fausses
clartés, il s'ingéniait à donner à des idées simples une fausse profondeur,
mais parfois aussi son esprit avait de grands éclairs jaillissants qui
découvraient de vastes étendues. » La sympathie de Jaurès procède sans
doute d'une même préoccupation pour les problèmes économiques et
sociaux. Le chef socialiste le présente d'ailleurs, non pas, comme la
plupart des historiens, au moment du procès du roi mais lors de son
discours sur les subsistances le 29 novembre 1792: « Il avait, bien plus
que Robespierre, le sens et le souci des problèmes économiques. Il ira
bien plus loin que lui dans les revendications sociales. Et tandis que
Robespierre étudie surtout dans l'abstrait les rapports de la propriété et les
Droits de l'homme, Saint-Just s'inquiète des conditions matérielles
d'existence de la Révolution... Sous leur apparence d'idéologues, les
Robespierristes mais surtout Saint-Just ont le sens aigu de la réalité: "un
peuple qui n'est pas heureux n'a point de patrie... On n'a point de vertus
patriotiques sans orgueil, on n'a point d'orgueil dans la détresse. "
Admirable parole qui fait de l'universel bien-être le ressort de la liberté. »
Homme politique, Jaurès souligne le caractère bourgeois de la
Révolution française. Son histoire ouvre une brèche où s'engouffrent des
hommes comme Mathiez. Cet historien associe les personnages
historiques aux idées qu'ils représentent. Il impose une nouvelle vision du
gouvernement révolutionnaire, en refusant de restreindre la Révolution à
la Terreur. Il familiarise l'opinion avec des hommes qui, jusque-là,
n'étaient perçus qu'à travers un écran de malveillance.
A la même époque, des révoltés triomphaient en Russie. Lorsqu'ils
imposèrent l'ordre bolchevique, ils réactualisèrent la Révolution française
et ses controverses. Lénine, homme de doctrine et homme d'action,
apparut comme une sorte de Robespierre et de Saint-Just réunis qui aurait
réussi. La Société des études robespierristes, fondée par Mathiez en 1908,
souhaitait dans une Adresse que la Révolution russe puisse trouver «des
Robespierre et des Saint-Just, grâce auxquels elle éviterait le double
écueil de la faiblesse et de l'exagération ». Les succès du régime
soviétique et les espoirs qu'il porta rejaillirent positivement sur les
illustres Pères de «l'Église jacobine ». Partout, dans les quartiers et les
municipalités où ils étaient en force, leurs sympathisants immortalisèrent
le souvenir de ces glorieux ancêtres. Ainsi la municipalité communiste de
Montreuil donnera-t-elle, en 1936, le nom de Robespierre à une station
de métro... Mais, ironie de l'histoire, le Conventionnel de l'Aisne portait
le nom d'un évangélisateur déjà largement honoré. Dans le monde entier,
des localités sont appelées Saint-Just, et la France en compte plusieurs
dizaines! On substitua alors de nouvelles reliques aux anciennes, d'autant
plus facilement que cette double étrangeté onomastique imposait à l'esprit
l'idée de justice sociale dont s'étaient réclamés les Jacobins...

Inversement, la Révolution de 1917 réactiva toute une école, sous


l'impulsion de Gaxotte, qui pérennisa l'argumentation des libéraux du
XIXe siècle. Pour elle, Robespierre et Saint-Just furent avant tout des
hommes de sang.
De même, l'évolution du régime soviétique ne fut pas sans
conséquences sur l'appréciation portée sur les hommes de l'An II. Un
siècle et demi plus tard, dans des conditions souvent similaires,
resurgissaient l'avilissement de la représentation populaire, la liquidation
des adversaires dans des procès iniques et le mépris de la vie humaine.
Un totalitarisme plus efficace encore puisait son inspiration dans le
précédent Montagnard et le prolongeait. Saint-Just en fut éclaboussé.
Beaucoup furent confortés dans l'idée que le couteau de la guillotine, le 9
thermidor, avait mis un terme à un régime stalinien avant la lettre.
Cependant, ces réactions ne sont pas l'essentiel. La réflexion marxiste,
tout en saluant le caractère à bien des égards positif de l'action jacobine,
souligne sa nature foncièrement bourgeoise. Elle féconde et impose quasi
universellement cette idée que partagent, au milieu du XXe siècle, des
historiens de sensibilités très différentes. Daniel Guérin oppose les
prolétaires ou «bras nus » aux « bourgeois », et n'établit guère de
distinction idéologique entre Girondins et Montagnards: «Des hommes
comme Maximilien de Robespierre, de Saint-Just de Richebourg, Barère
de Vieuzac, Hérault de Séchelles... avec leurs manières aristocratiques,
leur mise impeccable, avaient aussi peu de tempérament plébéien que les
Brissot et les Vergniaud.» S'il croit déceler un embryon de révolution
prolétarienne dans la révolution bourgeoise, ce n'est pas le fait des
Robespierristes.
Albert Soboul intègre, lui aussi, Saint-Just dans sa classe d'origine: «Ni
utopiste ni initiateur d'une révolution nouvelle, il fut, contre l'aristocratie,
le combattant de la révolution bourgeoise. » Il souligne toutefois la «
grandeur historique de Saint-Just » à la Convention, au Comité de salut
public, à la tête des armées qui défendaient la nation révolutionnaire.
Mais il marque aussi ses limites. Le Conventionnel «s'est trouvé désarmé
devant les réalités sociales de son temps ». Appliqué à concilier les
intérêts de la bourgeoisie et ceux des couches populaires, il s'est épuisé
dans cette position insoutenable.
Cette situation en porte-à-faux, Denis Richet la dénonce également
mais il la voit plus métaphysique que politique: « Pour Robespierre et
pour Saint-Just, la révolution bourgeoise, dont ils sont les accoucheurs,
porte en elle le mal absolu, ce luxe, cette aisance, cet athéisme, cet
individualisme de l'intérêt qu'ils détestent. » Et la logique d'une telle
contradiction ne pouvait déboucher que sur des rêves utopiques et le
pessimisme.
Si les tentatives de révolution sociale menées par Saint-Just ont divisé
les Français, son action aux armées a, en revanche, presque toujours
rallié les esprits, même les plus hostiles. On aurait pu attendre, à la
charnière des XIXe et XXe siècles, période de nationalisme frémissant,
que quelque voix s'élevât pour évoquer le souvenir du jeune commissaire
en Alsace. Celle de Barrès, par exemple, lui qui prétendait assumer toute
l'histoire de France, y compris la Révolution, et assurait: «En politique, je
n'ai jamais tenu profondément qu'à une seule chose: la reprise de Metz et
de Strasbourg. » Sut-il gré à Saint-Just d'avoir, en son temps, sauvé
Strasbourg? Il exprime seulement son écœurement devant «cette source
sanglante », cette « lampe dans un tombeau ».
La révolte de Saint-Just n'a-t-elle pas rencontré plus d'écho? Camus
consent bien à la disséquer, mais avec d'infinies précautions. C'est une
opération pratiquée sans sympathie, sans chaleur. Saint-Just n'en sort pas
grandi.
Il aura fallu Malraux, qui partagea la révolte populaire des républicains
espagnols et de la Résistance, pour éclairer différemment la figure de
Saint-Just et l'intégrer dans la gloire d'une continuité historique porteuse
d'épisodes légendaires. La lutte contre l'occupant auréolait ceux qui
avaient dit « non » et grandissait les rebelles. Malraux fait de Saint-Just
un héros national, un héros fondateur même: « Les forces de Saint-Just se
conjuguent pour découvrir dans la confusion des événements l'étoile fixe
qu'il appelle République. Napoléon l'appellera la sienne; Lénine, le
prolétariat; Gandhi, l'Inde; le général de Gaulle, la France. » Quant aux «
crimes », Malraux les ennoblit à sa façon : «Ce somnambule souverain
traverse la terreur... hanté seulement par la République, et tendant ses
mains sanglantes comme des mains de justice. » C'est plus que la raison
d'État, c'est une ardente obligation d'État.
Pour toute une frange de l'opinion, jusque-là hostile, Saint-Just devient
alors de bonne compagnie. L'École nationale d'administration pourra,
sans provocation, donner son nom à l'une de ses promotions et Decize, sa
ville natale, lui ériger un buste.
Ainsi, le mythe de Saint-Just, mais cette fois retourné, survit.
L'archange de la mort est devenu une sorte d'archange de vie pour la
République.
Le Conventionnel est dissimulé sous ce foisonnement d'images où
chacun – dût-il revenir sur son choix – peut puiser. Marguerite Yourcenar
confesse, dans ses Souvenirs pieux, être passée du « culte » à la «pitié
tragique», d'un Saint-Just à un autre en quelque sorte. Elle doute de
l'existence de la personne: « Je crois en des confluences de courants,
avoue-t-elle, des vibrations si vous voulez, qui constituent un être. Mais
celui-ci se défait et se refait continuellement. (...) Le " moi " est une
commodité grammaticale, philosophique, psychologique. Mais quand on
y pense un peu sérieusement, de quel " moi " s'agit-il ? A quel moment »
1

La vie de Saint-Just est assurément une succession de moments soumis


à tous les déferlements. L'un, souvent, explique l'autre. Certains semblent
se contrarier, mais tous, plus ou moins, marquent de leur influence cette
personnalité troublante.
1 Marguerite Yourcenar s'explique, «Lire», juillet 1976, pp. 16-17.
Repères chronologiques
6 mai 1758: naissance de Robespierre à Arras (Pas-de-Calais).
25 août 1767: naissance de Saint-Just à Decize (Nièvre).
11 juillet 1775: sacre de Louis XVI.
Octobre 1776: les Saint-Just quittent Decize et s'installent à
Blérancourt (Aisne).
8 septembre 1777: mort de Louis Jean de Saint-Just de Richebourg,
père du futur Conventionnel.
1779-1786: Saint-Just fait ses études au collège des Oratoriens de
Soissons. C'est probablement vers la fin de cette période qu'il recopie une
étude d'un bénédictin sur le château de Coucy.
3 septembre 1783: traités de Versailles et Paris. Indépendance des
États-Unis d'Amérique.
1786-1787: Saint-Just détenu à Paris pendant six mois.
1787-1788: Saint-Just fréquente peut-être la faculté de Droit de Reims.
8 août 1788 : convocation des États généraux.

1789

Fin avril: parution clandestine du poème Organt.


5 mai: ouverture des États généraux.
17 juin: le Tiers état se constitue en Assemblée nationale; serment du
Jeu de paume.
11 juillet: le roi renvoie Necker.
13 juillet: Desmoulins harangue le peuple au Palais-Royal.
14 juillet: Prise de la Bastille.
16 juillet: rappel de Necker.
22 juillet: massacres de Foulon, un financier, et de Berthier, intendant
de Paris.
Fin juillet: début de la Grande Peur; Saint-Just assiste aux événements
de juillet à Paris.
4 août: abolition du régime féodal.
26 août: déclaration des Droits de l'homme et du citoyen.
5-6 octobre: les Parisiennes marchent sur Versailles et ramènent la
famille royale à Paris.
2 novembre: les biens du clergé sont mis à la disposition de la nation.
7 décembre: une émeute à Blérancourt impose un prix maximum des
grains.

1790

15 janvier: division de la France en 83 départements.


31 janvier: renouvellement de la municipalité de Blérancourt. Louis
Honnoré devient maire.
7 février: Thuillier le jeune, ami de Saint-Just, nommé secrétaire
greffier de la commune de Blérancourt.
Mars: plusieurs actions, inspirées par Saint-Just, sont menées contre
Gellé, régisseur de la seigneurie de Blérancourt.
14 mai: décret décidant la vente aux enchères des biens nationaux.

15 mai: Saint-Just brûle en place publique de Blérancourt un « libelle


infâme ».
17-20 mai: réunion des électeurs de l'Aisne à Chauny pour choisir le
chef-lieu de département. Discours public de Saint-Just.
6 juin: le greffier Thuillier qualifie son ami Saint-Just de « lieutenant-
colonel» de la Garde nationale de Blérancourt.
24 juin: tentative de fédération avec la garde de Vassens.
14 juillet: fête de la Fédération à Paris. Saint-Just y représente le
district de Chauny.
Juin-juillet: Saint-Just et les siens perdent la bataille des
municipalités.
19 août: appel au secours à Robespierre.
7 novembre: Saint-Just perd la bataille de la justice de paix.
27 novembre: l'Assemblée constituante exige un serment de fidélité à
la Constitution civile du clergé.

1791

2 mars: suppression des corporations de métiers.


2 avril: mort de Mirabeau.
14 juin: loi Le Chapelier interdisant les coalitons et les grèves.
20 juin: fuite du roi.
21 juin: l'Assemblée constituante suspend Louis XVI.
23 juin: le Moniteur annonce la parution de l'Esprit de la Révolution
et de la Constitution de France par Louis-Léon de Saint-Just.
17 juillet: massacre du Champ-de-Mars.
27 août: augmentation du cens électoral.
7 septembre: Saint-Just est exclu de l'assemblée électorale de Laon
chargée de désigner les députés à la Législative.
1er octobre: Réunion de l'Assemblée législative.

1792

Année 1792: Saint-Just commence un essai politique: De la Nature...


2 janvier: discours de Robespierre aux Jacobins contre la guerre.
Février-mars: Conspiration royaliste de La Rouërie dans l'Ouest.
20 avril: déclaration de guerre au «roi de Bohême et de Hongrie ».
13 mai: fête patriotique animée par Saint-Just à Blérancourt en
souvenir de Mirabeau.
20 juin: «journée» révolutionnaire à Paris: le peuple envahit les
Tuileries.
Juin-juillet: Saint-Just achète des biens nationaux.
10 août: chute de la royauté.
2 septembre: chute de Verdun livrée par trahison aux Autrichiens.
2-5 septembre: massacres dans les prisons parisiennes.
5 septembre: élection de Saint-Just à la Convention.
18 septembre: arrivée de Saint-Just à Paris.
20 septembre: réunion de la Convention et victoire de Valmy.
21 septembre: abolition de la royauté.
22 septembre: « An I de la République. »
22 octobre: premier discours de Saint-Just aux Jacobins.
13 novembre: premier discours de Saint-Just à la Convention: le roi
doit être jugé en ennemi étranger.
20 novembre: découverte de l'armoire de fer.
29 novembre: discours de Saint-Just sur les subsistances.
11 décembre: début du procès de Louis XVI.
16 décembre: intervention de Saint-Just contre les Bourbons.
24 décembre: Saint-Just élu président du club des Jacobins.
27 décembre: nouveau discours de Saint-Just contre le roi.

1793

20 janvier: assassinat de Le Peletier de Saint-Fargeau.


21 janvier: exécution de Louis XVI.
28 janvier: discours de Saint-Just sur les attributions du ministre de la
Guerre.
1er février: déclaration de guerre à l'Angleterre et à la Hollande.
12 février: discours de Saint-Just sur la réorganisation de l'armée.
24 février: décret sur la levée de 300 000 hommes.
7 mars: déclaration de guerre à l'Espagne.
9 mars: mission de Saint-Just et Deville dans l'Aisne et les Ardennes.

10 mars: création du Tribunal révolutionnaire.


11 mars: début de l'insurrection en Vendée.
18 mars: défaite de Neerwinden.
31 mars: aux Jacobins, Saint-Just accuse Beurnonville de trahison.

5 avril: Dumouriez passe à l'ennemi.


9 avril: création du Comité de salut public.
11 avril: l'assignat reçoit cours forcé.
24 avril: discours de Saint-Just sur la constitution à donner à la
France.
4 mai: première taxation des grains.
24 mai: discours de Saint-Just sur le maximum de population des
municipalités.
30 mai: Saint-Just adjoint au Comité de salut public.
31 mai-2 juin: chute de la Gironde.
7 juin: révolte « fédéraliste » dans le Calvados et à Bordeaux.
24 juin: vote de la constitution de 1793.
8 juillet: rapport de Saint-Just contre les « 32 ».
10 juillet: Saint-Just élu au Comité de salut public.
13 juillet: assassinat de Marat. Défaite des « fédéralistes » à Pacy-sur-
Eure.
18 juillet: Saint-Just désigné pour une mission dans l'Aisne. l'Oise et
la Somme.
27 juillet: Robespierre entre au Comité de salut public.
4 août: la constitution est ratifiée par 1 800 000 voix contre 17 000.
23 août: levée en masse.
27 août: les royalistes livrent Toulon aux Anglais.
4-5 septembre: journée populaires à Paris. La Convention met «la
Terreur à l'ordre du jour».
6 septembre: création de l'armée révolutionnaire.
6-8 septembre: victoire de Hondschoote.
17 septembre: loi des suspects.
29 septembre: Maximum général des denrées et des salaires.
5 octobre: adoption du calendrier républicain.
9 octobre: reprise de Lyon par les républicains.

An II (fin 1793)

19 vendémiaire (10 oct.): Saint-Just demande à la Convention de


décréter le gouvernement de la France révolutionnaire jusqu'à la paix.
25 vendémiaire (16 oct.): exécution de Marie-Antoinette.
25 vendémiaire: Saint-Just lit à la Convention son rapport sur la loi
contre les Anglais.
26 vendémiaire (17 oct.) : Saint-Just part en mission à l'armée du
Rhin.
20 brumaire (10 nov.): fête de la Liberté et de la Raison à Notre-Dame
de Paris.
14 frimaire (4 déc.): décret sur l'organisation du gouvernement
révolutionnaire.
14-20 frimaire (4-10 déc.): retour d'Alsace, Saint-Just passe une
semaine à Paris.
29 frimaire (19 déc.) : Reprise de Toulon aux Anglais et aux royalistes.

3 Nivôse (23 déc.): défaite vendéenne à Savenay.


8 nivôse (28 déc.): déblocage de Landau.
10 nivôse (30 déc.) : retour de Saint-Just à Paris.

An II (1794)

23 nivôse (12 janv.): débat à la Convention sur l'affaire de la


Compagnie des Indes.
3 pluviôse (22 janv.): départ de Saint-Just à l'armée du Nord.
16 pluviôse (4 fév.): la Convention décrète la suppression de
l'esclavage dans les colonies.
16 pluviôse: Saint-Just décide l'incarcération de tous les nobles
domiciliés dans les départements du Pas-de-Calais, du Nord, de la
Somme et de l'Aisne.
25 pluviôse (13 fév.): retour de Saint-Just à Paris.
1er ventôse (19 fév.): Saint-Just président de la Convention.
8 ventôse (26 fév.) : rapport de Saint-Just sur les personnes
incarcérées. Premier « décret de ventôse ».
13 ventôse (3 mars): rapport sur l'exécution du décret du 8 ventôse.
Second « décret de ventôse ».
23 ventôse (13 mars) : rapport de Saint-Just sur les factions de
l'étranger.
25 ventôse (15 mars): rapport de Saint-Just sur l'arrestation d'Hérault
de Séchelles.
4 germinal (24 mars): exécution d'Hébert et des dirigeants des
Cordeliers.
10 germinal (30 mars): arrestation des Dantonistes.
11 germinal (31 mars): rapport de Saint-Just contre les Dantonistes.

15 germinal (4 avril): rapport de Saint-Just sur une nouvelle


conjuration.
16 germinal (5 avril): exécution des Dantonistes.
26 germinal (15 avril): rapport de Saint-Just sur la police générale.
4 floréal (23 avril): ouverture du Bureau de police. Saint-Just annote
les premières dénonciations.
10 floréal-12 prairial (29 avril-31 mai): Saint-Just en mission à
l'armée du Nord.
18 floréal (7 mai): décret de la Convention reconnaissant l'Être
suprême et l'immortalité de l'âme.
3 prairial (22 mai): tentative d'assassinat de Collot d'Herbois par
Admirat.
4 prairial (23 mai): attitude menaçante de Cécile Renault contre
Robespierre.
12 prairial (31 mai): retour de Saint-Just à Paris.
18 prairial (6 juin) : arrêté du Comité de salut public envoyant Saint-
Just à l'armée.
20 prairial (8 juin): fête de l'Être suprême.
22 prairial (10 juin): départ de Saint-Just sur la Sambre.
22 prairial: réorganisation du Tribunal révolutionnaire. Début de la
Grande Terreur.
7 messidor (25 juin): prise de Charleroi.
8 messidor (26 juin): victoire de Jourdan à Fleurus.
11 messidor (29 juin): retour de Saint-Just à Paris.
17 messidor (5 juillet): conspiration du Luxembourg.
20 messidor (8 juillet) : entrée des troupes françaises à Bruxelles.
5 thermidor (23 juillet): tentative de réconciliation aux deux Comités:
Saint-Just dupé.
8 thermidor (26 juillet): dernier discours de Robespierre à la
Convention et aux Jacobins.
9 thermidor (27 juillet) : discours commencé par Saint-Just. Les deux
Robespierre, Saint-Just, Couthon et Le Bas décrétés d'arrestation.
10 thermidor (28juillet): exécution de Robespierre, de Saint-Just, de
Couthon et de dix-neuf de leurs partisans.
Sources et bibliographie
Dans le cadre de ce livre, les sources et études ne peuvent être
présentées que succinctement. Le lecteur qui souhaiterait disposer d'une
bibliographie plus complète et de références précises pourra consulter, à
l'Institut d'histoire de la Révolution française, Université de Paris I ou
aux archives départementales de l'Aisne à Laon, notre thèse de doctorat
Saint-Just: son milieu, sa jeunesse et l'influence de sa formation sur sa
pensée et son action politiques, 969 pp. dact. 1984.

Abréviations:

A.H.R.F. : « Annales historiques de la Révolution française »


A.R. : « Annales révolutionnaires »
R.F.: « Révolution française »
R.E.H. : « Revue des Études historiques »
R.H.R.F.: « Revue historique de la Révolution française».

I. ARCHIVES MANUSCRITES.

– Archives nationales:
Série C: 125, 273, 292, 293.
Série D: D III 2 bis, D III 4, D III 6, D IV 15.
AF" : notamment 20-25, 31, 37, 58, 60, 235, 249.
F7: 3821, 3822, 4436, 4437, 4551, 4620, 4701, 4716, 4723, 477530.
F10: 230, 232.
Séries M 225, 226, 228b et MM 572, 592, 617.
Séries S 6795 A; Y 11518; W notamment 115, 161, 351.
– Bibliothèque nationale (manuscrits):
Nlles Acq. fr. 312: Lettre de la main de Saint-Just.
Nlles Acq. fr. 12947: Manuscrit De la Nature...
Nlles Acq. fr. 22995: Inventaire de la bibliothèque de Saint-Just.
Nlles Acq. fr. 24136: Fragments d'Institutions républicaines.
Nlles Acq. fr. 24158: Notes de Saint-Just (papiers Barère).
FM2: Fonds maçonnique.

– Archives du ministère des Affaires étrangères:


Fonds Bourbon, 321 à 325; 628 à 643.

– Archives de l'Oratoire:
Dossiers Bonnardet et Mss 8° 185.

– Archives de la Préfecture de Police:


A 373 B: A.A. / 33.427.
– Archives du Service Historique des Armées:
Dossiers Saint-Just de Richebourg, Mésange et Jean Alexandre
Renault.
Yb 71, Bi 34.

– Archives du musée national de Blérancourt :


Fonds Saint-Just.

– Bibliothèque municipale de Laon :


Deux lettres autographes de Saint-Just et fonds Lauraguais.
– Archives départementales de l'Aisne:
Notaires : 157 E; 183 E; 49 E; 47 E.
Supplément série E: p. 343, p. 349 et sqq.
Contrôle des actes, C 2212, C 2218.
Registres paroissiaux, notamment ceux de Blérancourt.
Cahiers de doléances, notamment ceux de Besmé Camelin et Trosly.
Série Q: 431, 445.
Série D: 20.
Série C: 13, 28, 86, 195, 580, 583, 910, 929, 942, 1023, 1024, 1356.
Série L : 230, 242, 628, 640, 642, 644, 796, 1104, 1110, 1114, 1115,
1684, 1685, 1711, 1712, 1718, 1720; 1737, 1752, 1753, 2117, 2669,
2670.

– Archives départementales du Doubs:


Série L: 57.

– Archives départementales de la Marne:


J 571 ; 22 B 92; fonds Gustave Laurent; 1 L 338, 2 L 32, 10 L 38.

– Archives départementales de la Nièvre:


Registres paroissiaux de Saint-Aré, Saint-Privé et AC 95/6.

– Archives départementales de l'Oise:


1 Q3 205; L 20; registres paroissiaux de Nampcel.
II. ŒUVRES ET ÉDITIONS DES ŒUVRES DE SAINT-JUST.

«Monographie du châtau de Coucy», 1785 (original au musée de


Blérancourt).
Épigramme sur le comédien Dubois, 1786, A.H.R.F. 1934.
Arlequin-Diogène, 1787-88, pièce peut-être reprise plus tardivement.
Publiée dans « Revue bleue », 1907.
Organt, poème en 20 chants, Paris, 1789.
Dialogue entre M. D. et l'auteur d'Organt, 1789, publié dans «le
Rouge et le Bleu», 1941.
Rapport sur l'affaire des communaux de Blérancourt, 1790.
Esprit de la Révolution et de la Constitution de France, 1791.
Mémoire pour les habitants de Blérancourt contre le sieur Grenet,
1791.
De la Nature, de l'état civil, de la cité ou les Règles de l'indépendance
du gouvernement, de 1792 à 1794.
Essai de constitution, 1793.
Correspondance privée, 1786-1794.
Discours et Rapports, 1792-1794.
Fragments d'Institutions républicaines, 1792-1794

Principales éditions

Fragments d'Institutions républicaines.


La première édition, publiée chez Fayolle, remonte à 1800. Bien
qu'elle ne soit pas totalement fidèle aux originaux, elle a servi de base à
toutes les éditions suivantes jusqu'à la publication scientifique que
Soboul a faite de cet ouvrage dans les A.H.R.F. 1948, puis celle de
Liénard in : Saint-Just, théorie politique, Paris, Le Seuil, 1976.
Le manuscrit original provient de la collection de Charles W. Clark qui
en a fait don à la Bibliothèque nationale, où il est conservé sous la cote
N.A.F. 24 136. Il est constitué de 59 feuillets de papiers de plusieurs
natures qui ont été assemblés selon un ordre arbitraire. En y regardant de
près, on peut y distinguer:
1 Des brouillons anciens du De la Nature..., remontant
probablement à la période blérancourtoise;
2 Des fragments de brouillons de discours;
3 Des notes originales plus ou moins élaborées, quelquefois déjà
recopiées, qui sont les ébauches d'un traité ou d'un rapport sur les
institutions auquel Saint-Just fait allusion le 9 thermidor.
Il faut ajouter que certaines notes sont jetées sur le verso de feuilles
dont le recto a été écrit, quelquefois, plusieurs mois plus tôt.
On comprend, dans ces conditions, que toute tentative de datation
d'ensemble pour ce que l'on appelle les Fragments d'Institutions
républicaines soit vaine, puisqu'ils regroupent des papiers de plusieurs
origines rédigés sur une période qui va de 1791-1792 jusqu'à Thermidor.
L'écriture, très différente d'un feuillet à l'autre, est généralement celle
de Saint-Just sauf les feuillets 36 à 39 inclus qui, à l'exception d'une
dizaine de lignes de la main de Saint-Just, ont été écrits par Thuillier.
L'une des maximes du feuillet 23 est également d'une écriture étrangère
(peut-être Gateau).
L'édition Fayolle, reprise par Nodier, Vellay et d'autres, censure les
noms de Marat et Chalier, rétablit l'orthographe et la ponctuation,
regroupe certaines idées par thèmes et présente quelquefois même un
texte légèrement différent de l'original conservé. Par exemple Saint-Just a
écrit de sa main: « Les cimetières seront de magnifiques paysages et
toutes les tombes seront recouvertes de fleurs » (feuillet 41), ce qui est
transcrit : « Les cimetières sont de riants paysages: les tombes sont
couvertes de fleurs, semées tous les ans par l'enfance.» » (Ch. Vellay:
Œuvres complètes de Saint-Just, t. II, p. 527). Ce genre de modification
est exceptionnel. Mais dans ce cas, il n'est pas possible de savoir si
l'édition Fayolle a été établie d'après des papiers que nous n'avons plus
aujourd'hui ou si le texte a été volontairement modifié. Certains
fragments, particulièrement ceux qui sont consacrés à la censure (édités
avec les Papiers trouvés chez Robespierre, Saint-Just...) ne figurent pas
dans les originaux conservés.

Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc.


supprimés ou omis par Courtois, précédés du rapport de ce député à la
Convention nationale..., Paris, Baudouin, 1828 (quelques pièces).
VELLAY (Charles) : Œuvres complètes de Saint-Just, Paris, 1908.
Discours et Rapports. Introduction et notes d'A. Soboul, Paris, 1957.
Saint-Just. Théorie politique. Textes établis par A. Liénard avec
introduction, Paris, Le Seuil, 1976. Saint-Just, Œuvres complètes, édition
établie par M. Duval, Paris, Lebovici, 1984.

III. BIOGRAPHIES

ÆGERTER (Emmanuel): la Vie de Saint-Just, Paris, Gallimard, 1929.


CENTORE-BINEAU (Denise): Saint-Just, Paris, Payot, 1936.
CHARMELOT (Madeleine-Anna) : Saint-Just ou le chevalier Organt,
Paris, 1957.
CURTIS (Eugène-Newton) : Saint-Just, colleague of Robespierre,
New York, 1935.
DEROCLES (Pierre) (pseud.) SOBOUL (Albert): Saint-Just, ses idées
politiques et sociales, Éd. sociales, 1937.
DOMMANGET (Maurice) : Saint-Just, Paris, éd. du Cercle, 1971.
FLEURY (Édouard) : Saint-Just et la Terreur, Paris, 1851.
GIGNOUX (Claude): Saint-Just, Paris, 1947.
HAMEL (Ernest): Histoire de Saint-Just député à la Convention
nationale, Paris, 1859.
IKOR (Roger): Saint-Just, Paris, Bureau d'édition, 1937.
JOXE (Pierre) : « Saint-Just » in Les grands révolutionnaires, éd.
Martinsart, Romorantin, 1976.
KERMINA (Françoise): Saint-Just. La Révolution aux mains d'un
jeune homme, Paris, Lib. Ac. Perrin, 1982.
KORNGOLD (Ralph): Saint-Just, Paris, Grasset, 1937.
LENÉRU (Marie): Saint-Just, Paris, Grasset, 1922. Préface de M.
Barrès.
MICHALON (Yves): la Passion selon Saint-Just, Paris, A. Michel,
1981.
MORTON (John Bingham): Saint-Just, Londres, 1939.
OLLIVIER (Albert): Saint-Just et la force des choses; préface d'A.
Malraux, Paris, Gallimard, 1954.
VIDAL (Gaston): Saint-Just, Paris, Lechevalier, 1923.

IV. ÉTUDES.

1. Ouvrages généraux:

Actes du colloque Girondins et Montagnards, Paris, Clavreuil, 1980.


Actes du colloque Saint-Just, Paris, Clavreuil, 1968.
AGULHON (Maurice): Marianne au combat: l'imagerie et la
symbolique républicaine de 1789 à 1880, Paris, 1979.
Archives parlementaires: première série.
AULARD (Alphonse): Histoire politique de la Révolution française,
Paris, 1901.
– : la Société des Jacobins. Recueil de documents pour l'histoire du
club des Jacobins, Paris 1889-1897.
– : Recueil des actes du Comité de salut public avec la correspondance
officielle des représentants en mission, 1889-1897.
BABEUF (François): Du système de la dépopulation ou la Vie et les
crimes de Carrier, Paris, an III.
BARNAVE (Antoine): Introduction à la Révolution française, in
Œuvres complètes, Paris, 1843.
BAUDOT (Marc-Antoine) : Notes historiques sur la Convention
nationale, le Directoire, l'Empire et l'exil des votants, Paris, 1893.
BLANC (Louis): Histoire de la Révolution française, Paris, 1864.
BOULOISEAU (Marc): la République jacobine du 10 août 1792 au 9
thermidor an II, Paris, Seuil, 1972.
BUCHEZ (Philippe) et Roux (Prosper): Histoire parlementaire de la
Révolution française, ou Journal des Assemblées nationales, depuis 1789
jusqu'en 1815, Paris, 1834-1838, 40 vol. in 8°.
CARNOT (Hippolyte): Mémoires sur Carnot, Paris, 1861-1863.
CARNOT (Hippolyte) et DAVID-D'ANGERS (Pierre-Jean) :
Mémoires de Barère, Paris, 1842.
CHAUNU (Pierre) : la Civilisation de l'Europe des Lumières, Paris,
1971.
CLARETIE (Jules): Camille Desmoulins, Paris, 1875.
DALINE (Victor): Gracchus Babeuf 1785-1794, Moscou, 1976.
FURET (François) et RICHET (Denis): la Révolution française, Paris,
1965.
GAUTHIER (Florence): la Voie paysanne dans la Révolution
française. L'exemple picard, Maspero, 1977.
GAXOTTE (Pierre): la Révolution française, Paris, 1922.
GÉRARD (Alice): la Révolution française, mythes et interprétations,
Paris, 1970.
GODECHOT (Jacques): les Révolutions (1770-1799), Paris, P.U.F.,
1963.
– les Institutions de la France sous la Révolution et l'Empire, Paris,
P.U.F., 1951; rééd. 1968.
GUÉRIN (Daniel) : Bourgeois et bras-nus, rééd. Gallimard, 1973.
JAURÈS (Jean) : Histoire socialiste de la Révolution française, Paris,
1901-1904; rééd. avec des notes d'A. Soboul, Éd. soc., 1968.
KUSCINSKI (Auguste): Dictionnaire des Conventionnels, Paris,
1916-1919.
LABROUSSE (Ernest) : Esquisse du mouvement des prix et des
revenus en France au XVIIIe siècle, Paris, 1933.
– la Crise de l'économie française à la fin de l'Ancien Régime et au
début de la Révolution, Paris, 1944.
LAMARTINE (Alphonse de) : Histoire des Girondins, Paris, 1847.
LAMOTHE-LANGON (Étienne-Léon de): Histoire pittoresque de la
Convention, Paris, 1833.
LEFEBVRE (Georges) : la Révolution française, rééd., Paris, 1963.
– : Études sur la Révolution française, Paris, P.U.F., 1963.
LEVASSEUR (René) : Mémoires, Paris, 1831.
MABLY (Gabriel BONNOT DE): Œuvres complètes, Paris, Desbrière,
an III.

MANFRED (Albert) : la grande Révolution française au XVIIIe siècle,


Moscou, Éd. en langues étrangères, 1961.
MASSIN (Jean): Robespierre, Club français du livre, rééd., 1970.
MATHIEZ (Albert): la Révolution française, Paris, 1922-1927.
– : la vie chère et le mouvement social sous la Terreur, Paris, 1927.
MICHELET (Jules): Histoire de la Révolution française, Paris, 1847-
1853.
MONTESQUIEU (Charles Louis de): De l'esprit des lois, éd. Garnier,
1962.
OZOUF (Mona): la Fête révolutionnaire ; 1789-1799, Paris,
Gallimard, 1976.
– : l'École de la France. Essais sur la Révolution, l'utopie et
l'enseignement, Paris, Gallimard, 1984.
PAGANEL (Pierre): Essai historique et critique sur la Révolution
française. Ses causes, ses résultats. Paris, 1815.
QUINET (Edgar): la Révolution, Paris, 1865.
ROBESPIERRE (Maximilien): Œuvres complètes, Paris, 1910-1967.
ROUSSEAU (Jean-Jacques): Œuvres complètes, éd. La Pléiade,
Gallimard.
STÉPHANE-POL (pseud. de Paul COUTANT): Autour de
Robespierre. Le Conventionnel Le Bas d'après des documents inédits et
les mémoires de sa veuve, Paris, 1901.
SOBOUL (Albert): la Révolution française, Paris, Éd. soc., 1948.
– : les sans-culottes parisiens en l'an II. Mouvement populaire et
gouvernement révolutionnaire. 2 juin 1793 – 9 thermidor an II, Paris,
1958.
SURATTEAU (Jean-René): la Révolution française, certitudes et
controverses, Paris, P.U.F., 1973.
TAINE (Hippolyte): les Origines de la France contemporaine, 1876-
1893.
THIERS (Adolphe): Histoire de la Révolution française, Paris, 1834.
TOCQUEVILLE (Alexis de) : l'Ancien Régime de la Révolution, Paris
1856.
TOULONGEON (François-Emmanuel) : Histoire de France depuis la
Révolution de 1789, écrite d'après les mémoires et manuscrits
contemporains recueillis dans les dépôts civils et militaires, 4 vol., 1801-
1810.
VOVELLE (Michel): la Chute de la monarchie, Paris, Le Seuil, 1972.

2. Enfance et adolescence de Saint-Just:

ALLAIN (Ernest) : Instruction primaire en France avant la


Révolution, Paris, 1875.
ARIÈS (Philippe): l'Enfant et la Vie familiale sous l'Ancien Régime,
Paris, 1973.
BABEAU (Albert): l'Instruction primaire dans les campagnes avant
1789, Troyes, 1875.
BARRUOL (Jean): Un précepteur provençal de Montalembert chef
d'une conspiration royaliste en 1792: l'abbé Monier de Viens,
Forcalquier, 1922.
BÉGIS (Alfred): Saint-Just et son emprisonnement sous Louis XVI en
exécution d'une lettre de cachet, Paris, 1892.
BOUTANQUOI (O.): la Famille du Conventionnel Saint-Just à
Nampcel, Beauvais, 1913.
– : le Conventionnel Saint-Just et sa famille, Compiègne, 1927.
BRISSOT (Anacharsis) : Mémoires de Brissot... sur ses contemporains
et la Révolution française publiés par son fils, Paris, 1830-1832.
COMBIER (Amédée) : Études sur le bailliage du Vermandois et siège
présidial de Laon, Paris, 1874.
– : Mémoire instructif sur la pension du collège des prêtres de
l'Oratoire à Soissons, s.d., in les Anciens palmarès, Laon, 1883.
DARNTON (Robert): Bohème littéraire et Révolution. Le monde des
livres au XVIIIe siècle, Paris, 1983.
DAUNOU (Claude): Plan d'éducation présenté à l'Assemblée
nationale au nom des instituteurs publics de l'Oratoire, Paris, 1790.
DOYEN (Henri): Histoire des collèges de Soissons, Soissons, 1974.
HANOTEAU (Jean): les Ascendances nivernaises de Saint-Just,
Nevers, 1935.
JOANNIDÈS (A.): la Comédie-Française de 1690 à 1900.
Dictionnaire général des pièces et des auteurs, Paris, 1901.
LALLEMAND (Paul-Joseph): Histoire de l'éducation dans l'ancien
Oratoire de France, Paris, 1888.
LAURENT (Gustave) : «Figures champenoises. Les relations de Saint-
Just à Reims», A.R., 1923.
– : «la Faculté de Reims et les hommes de la Révolution», A.H.R.F.,
1929.
MARMONTEL (Jean-François): Mémoires d'un père, Paris, 1827.
MERLE (Marcel): Decize; son histoire, Decize, 1974.
SNYDERS (Georges): la Pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe
siècles, Paris, P.U.F., 1965.
THÉVENEAU DE MORANDE (Charles) : la Gazette noire par un
homme qui n'est pas blanc, Londres, 1784.
TORJUSSEN (Serena) : les Œuvres littéraires de Saint-Just, thèse
pour le doctorat ès Lettres, Besançon, 1980.
VATEL (Charles): Charlotte Corday et les Girondins, Paris, 1872.
VIDAL-NAQUET (Pierre): préface à FINLEY (M.) in Démocratie
antique et démocratie moderne, Paris, 1976.

3. La période blérancourtoise :

BOUTANQUOI (O.): l'Assemblée municipale de Nampcel,


Compiègne, 1929.
BRAYER (Michel): Statistiques du département de l'Aisne, Laon,
1824.
CHARMELOT (Madeleine): «Autour de Saint-Just», A.H.R.F., 1966.
CANNOT (A.): le Village de Saint-Aubin, Montdidier, 1914.
DESSIN (Charles): le Bourg de Blérancourt. Ses environs, son
histoire, ses monuments, Saint-Quentin, 1926.
DOMMANGET (Maurice): «Saint-Just acquéreur de biens nationaux
dans le Noyonnais», A.R., 1922.
– : État ecclésiastique et civil du diocèse de Soissons, Compiègne,
1728.
EXPILLY (Jean): Dictionnaire géographique, historique et politique
des Gaules et de la France, 1762-1770.
FROMAGEOT (Paul) : « les Fantaisies littéraires, galantes, politiques
et autres d'un grand seigneur: le comte de Lauraguais», R.E.H., 1914.
HENNEQUIN (René): la Formation du département de l'Aisne en
1790, étude sommaire de géographie politique, Soissons, 1911.
LE BIHAN (Alain): Francs-maçons parisiens du Grand-Orient de
France (fin XVIIIe), Paris, 1966.
LEGRAND (Robert): Babeuf et ses compagnons de route, Paris, 1981.
MARTIN (Henri) et JACOB (Paul) : Histoire de Soissons, Soissons,
1837.
MELLEVILLE (Maximilien): Histoire de Laon, Laon, 1846.
– : Histoire de la ville de Chauny, Laon, 1851.
– : Histoire du département de l'Aisne pendant la Révolution de 1789,
Vervins, s.d.
SUIN (Victor): Blérancourt ; histoire locale; Lecat, Saint-Just,
Soissons, 1853.
VELLAY (Charles): « Lettres inédites de Saint-Just » (notamment les
lettres à Beuvin), R.H.R.F., 1910; «Saint-Just en 1790», R.H.R.F. 1911;
«Saint-Just. Premières luttes politiques (1790-1792), Revue de Paris,
1906; « La correspondance de Saint-Just », Mercure de France, 1906.

4. Les missions aux armées.

L'ouvrage fondamental sur cette question est la thèse de doctorat d'État


de Jean-Pierre GROSS : Saint-Just, sa politique et ses missions, Paris,
B.N., 1976.

a) A l'armée du Rhin.

ALBERT (Jean-Étienne): Réponse d'Albert J-E, juge au tribunal


criminel du Bas-Rhin, à une plainte adressée à l'accusateur public
Daniel Stamm, agent près le district de Schelestadt, an III.
BERTAUD (Jean-Paul): la Révolution armée, les soldats citoyens et la
Révolution française, Paris, Laffont, 1979.
BONTOUX (Paul): Corps législatif. Conseil des Cinq-cents. Rapport
fait par Bontoux sur les fugitifs des départements des Haut et Bas-Rhin,
séance du 18 prairial an v.
CAMPAGNAC (Edmond): la Langue française en Alsace sous la
Révolution ; étude sur une famille d'instituteurs alsaciens à la veille et au
lendemain de la Révolution française (1760-1821), Paris, 1928.
CHASSIN (Charles): l'Armée et la Révolution. La paix et la guerre,
l'enrôlement volontaire, la levée en masse, la conscription, Paris, 1867.
CHUQUET (Arthur): les Guerres de la Révolution, Paris, 1886-1896.
COLIN (Jean); Campagne de 1793 en Alsace et dans le Palatinat,
Paris, 1902.
DREYFUS (François): Histoire de l'Alsace, Paris, 1979.
HEITZ (Frédéric): les Sociétés politiques de Strasbourg pendant les
années 1790 à 1795. Extraits de leurs procès-verbaux, Strasbourg, 1863.
– : la Contre-révolution en Alsace de 1789 à 1793; pièces et
documents relatifs à cette époque, Strasbourg, 1865.
HENNEQUIN (Louis): la Justice militaire et la discipline à l'armée du
Rhin et à l'armée de Rhin-et-Moselle (1792-1796) ; notes historiques du
chef de bataillon du génie Legrand, Paris, 1909.
JAQUEL (Roger): «Autour d'Euloge Schneider », A.H.R.F., 1931,
1932 et 1933.
LE BAS (Philippe): Correspondance inédite, Paris, 1837.
LOCHERER (Jean-Jacques): Hérault de Séchelles, Paris, Pygmalion,
1984.
MARX (Roland): la Révolution et les classes sociales en Basse-
Alsace; structures agraires et ventes des biens nationaux, Paris, B.N.,
1974.
MICHON (Georges): la Justice militaire sous la Révolution, Paris,
1922.
NODIER (Charles): Souvenirs de la Révolution et de l'Empire, Paris,
1850.
PARISET (Georges) : «La grande fuite des Alsaciens en 1793 dans la
région de Soultz-sous-Forêt», dans Soultz-sous-Forêt et ses environs, pp.
78-80.
Recueil des pièces authentiques servant à l'histoire de la Révolution à
Strasbourg, ou les actes des représentants du peuple en mission dans le
département du Bas-Rhin, sous le règne de la tyrannie des Comités et
Commissions révolutionnaires, de la Propagande et de la Société des
Jacobins à Strasbourg, Strasbourg an III (dit Livre bleu).
REUSS (Rodolphe): l'Alsace pendant la Révolution française, Paris,
1880.
– : la Cathédrale de Strasbourg pendant la Révolution, études sur
l'histoire politique et religieuse de l'Alsace, 1789-1802, Paris, 1888.
– : Notes sur l'instruction primaire en Alsace pendant la Révolution,
Paris-Nancy, 1910.
– : la Grande Fuite de déc. 1793 et la situation politique et religieuse
du Bas-Rhin de 1794 à 1799, Strasbourg, 1924.
ROUSSET (Camille): les Volontaires, 1791-1794, Paris, 1870.
ROUSSEVILLE (P.-H.): Dissertation sur la francisation de la ci-
devant Alsace, s.l., n.d. [mais indication: Strasbourg, 1er ventôse].
SEINGUERLET (Eugène): l'Alsace française, Strasbourg pendant la
Révolution, Paris, 1881.
SOBOUL (Albert): « Sur la mission de Saint-Just à l'armée du Rhin »,
A.H.R.F., 1954.
TREUTTEL (Jean): Tyrannie exercée à Strasbourg par Saint-Just et
Le Bas, an II.
VELLAY (Charles): «Un ami de Saint-Just: Gateau», A.R., 1908.
WALLON (Henri): les Jacobins à Strasbourg après le rappel de
Deutzel et de Couturier.
WERNER (Robert): l'Approvisionnement en pain de la population du
Bas-Rhin et de l'armée du Rhin pendant la Révolution (1789-1797),
thèse, Paris, 1951.
b) A l'armée du Nord.
BARRUCAND (Victor): Mémoires et notes de Choudieu, Paris, 1887.
BOUCHARD (G.): Prieur de la Côte-d'Or.
COUTANCEAU (Henri): la Campagne de 1794 à l'armée du Nord,
Paris, 1903-1907.
DESBRIÈRE (Edouard) et SAUTAI (Maurice): la Cavalerie pendant
la Révolution, Paris, 1907.
DESCHUYTTER (Joseph) : la Révolution française en province.
L'esprit public et son évolution dans le Nord, de 1791 au lendemain de
thermidor an II, Bourbourg, 1959-1961.
DEVLEESHOUWER (Robert): l'Arrondissement du Brabant sous
l'occupation française, 1794-1795, aspects administratifs et
économiques, Bruxelles, 1964.
DUPUIS (Victor): les Opérations militaires de la Sambre en 1794.
Bataille de Fleurus, Paris, 1907.
FOUCART (Paul) et FINOT (Jules): la Défense nationale dans le
Nord, Lille, 1893.
HERLAUT (Philippe): «les Missions de Saint-Just à l'armée du Nord
en 1794 », Revue du Nord, 1944.
JACOB (Louis): Joseph Le Bon, la Terreur à la frontière (Nord et Pas-
de-Calais), thèse, Paris-Mellotée, s.d.
LYON (Clément): le Siège de Charleroy de 1794 d'après un manuscrit
original de Pierre Cleys, bourgeois de Charleroy, Charleroi, 1876.
MARMOTTAN (Paul): le Général Fromentin et l'armée du Nord,
Paris, 1891.
MATTON (Auguste): Histoire de la ville et des environs de Guise,
Laon, 1797-1798.
Mémoires de DUHESME, Arch. du Serv. Hist. des Armées.
PARIS (Joseph): Joseph Le Bon et les tribunaux révolutionnaires
d'Arras et de Cambrai, Arras, 1864.
PASTOORS (abbé A.): Histoire de la ville de Cambrai pendant la
Révolution 1789-1802, Cambrai, 1908.
SANGNIER (Georges): la Terreur dans le district de Saint-Pol; 10
août 1792 – thermidor an II, Blangemont, 1938.

5. Convention et Comité de salut public.


ABENSOUR (Miguel): «la Philosophie politique de Saint-Just»,
A.H.R.F., 1966.
AUBERT (Raymond): En pantoufles sous la Terreur: réflexions et
commentaires sur le «journal d'un bourgeois de Paris» 1791-1796, Paris,
1974.
BÉGIS (Alfred): Curiosités révolutionnaires. Saint-Just et les bureaux
de police générale au Comité de salut public en 1794, notice historique
par Augustin Lejeune, chef de bureau, documents inédits publiés par A.
Bégis, Paris, 1896.
BELLONI (Georges): « le Comité de sûreté générale à la Convention
nationale », A.R., 1919.
BERNET (Jacques): Recherches sur la déchristianisation dans le
district de Compiègne (1789-1795), thèse, Université Paris I, 1981.
BERTAUD (Jean-Paul): les Amis du roi; journaux et journalistes
royalistes en France de 1789 à 1792, Perrin, 1984.
BLANC (Olivier): La dernière lettre, préface de M. Vovelle, Paris,
Laffont, 1984.
CARNOT (Lazare): Opinion de Carnot sur l'accusation portée contre
Billaud- Varenne, Collot d'Herbois, Barère, Vadier par la commission des
21, germinal an III.
CARON (Jules): Chauny et son église N.-D. pendant la Révolution,
Chauny, 1871.
CARON (Pierre): Paris pendant la Terreur, Paris, 1910-1964.
COLLOT D'HERBOIS (Jean-Marie): Discours du 4 germinal an III.
DAUBIGNY (VILLAIN) (Jean-Marie): principaux événements pour
et contre la Révolution dont les détails ont été ignorés jusqu'à présent et
prédiction de Danton au Tribunal révolutionnaire, 3e année républicaine.
DUQUESNOY (Adrien): Mémoire sur l'éducation des bêtes à laine et
les moyens d'en améliorer l'espèce, s.l., 1792.
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