4L3PH01P – Philosophie ancienne – O.
RENAUT – Physique et métaphysique
SEANCE 6 : LA SUBSTANCE
ARISTOTE, METAPHYSIQUE Γ, 1-2 (TRAD. A. JAULIN)
[1003a 21] Il y a une science qui étudie l’être, en tant qu’être, et les propriétés qui appartiennent
à cet être par soi. Cette science n’est identique à aucune de celles qu’on appelle partielles, car
aucune des autres n’examine en totalité l’être, en tant qu’être, mais elles en découpent une partie
[25] et étudient à son sujet le coïncident par soi, comme font les sciences mathématiques. Or,
puisque nous cherchons les principes, c’est-à-dire les causes les plus hautes, à l’évidence il est
nécessaire qu’ils relèvent de ce qui est une nature par soi. Si donc ceux qui cherchaient les
éléments des êtres, eux aussi, cherchaient ces principes, il est nécessaire aussi que les [30]
éléments soient éléments de l’être, non par coïncidence, mais en tant qu’ils sont des êtres. C’est
pourquoi il nous faut, nous aussi, saisir les premières causes de l’être, en tant qu’être.
L’être se dit en plusieurs sens, mais relativement à une unité et à une seule nature, sans homonymie,
mais de la manière dont [35] tout ce qui est sain se dit relativement à la santé (parce qu’il la conserve,
ou parce qu’il la produit, ou parce qu’il est le signe de la santé, ou parce qu’il [1003b] peut la
recevoir) et de la manière dont ce qui est médical se dit relativement à la médecine (car on parle
de « médical » soit parce qu’il y a possession de l’art médical, soit parce qu’il y a un don naturel
pour lui, soit parce qu’il y a œuvre de l’art médical et nous trouverons aussi d’autres manières
de dire semblables à celles-là), [5] de la même manière aussi l’être se dit en plusieurs sens, mais à
chaque fois relativement à un seul principe. En effet, certaines choses sont dites des êtres parce
qu’elles sont des substances, d’autres parce qu’elles sont des affections d’une substance, d’autres
parce qu’elles sont une route vers une substance, ou des corruptions, ou des privations, ou des
qualités, ou sont productrices ou génératrices d’une substance ou de ce qui se dit relativement à la
substance, ou des négations de l’une de ces choses [10] ou d’une substance ; c’est pourquoi nous
affirmons que même le non- être est non-être. Donc, de même que de tout ce qui est sain il y a
une seule science, de même en est-il aussi des autres cas. En effet, non seulement l’étude de ce
qui se dit selon un seul sens relève d’une seule science, mais aussi l’étude de ce qui se dit en
relation avec une seule nature, car d’une certaine façon cela aussi [15] se dit selon l’un. Donc, à
l’évidence, l’étude des êtres, en tant qu’êtres, relève, elle aussi, d’une seule science. Or, partout la
science est proprement science de ce qui est premier, dont dépend tout le reste et par quoi il se
dit. Donc, si c’est la substance, il faudra que le philosophe possède les principes et les causes des
substances.
ARISTOTE, METAPHYSIQUE Z 1-3
1. [1028a 10] L’être se dit en plusieurs sens, selon les distinctions que nous avons faites auparavant
dans le livre sur la pluralité des sens. En effet, il signifie d’une part le ce que c’est et un ceci, d’autre
part la qualité ou la quantité ou chacun des autres prédicats de cette sorte. Or, puisque l’être se dit
en autant de sens, il est manifeste que, parmi ces sens, le premier être est le ce que c’est, qui
précisément signifie [15] la substance (car chaque fois que nous énonçons que ceci est de telle qualité,
nous disons que c’est bon ou mauvais, mais non que c’est long de trois coudées ni que c’est un
humain ; chaque fois, en revanche, que nous énonçons ce que c’est, nous ne disons pas que c’est
blanc ou chaud ou long de trois coudées, mais que c’est un humain ou un dieu), et tous les autres
prédicats sont appelés des êtres en ce qu’ils sont soit des quantités, soit des qualités, soit des
affections, soit tel autre prédicat de l’être pris dans ce premier sens. [20] C’est pourquoi il serait
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difficile de dire si « marcher », « être en bonne santé », « être assis » signifient, chacun d’eux, un être
ou un non-être, et de même pour n’importe lequel des autres <prédicats> qui sont tels. En effet,
aucun d’eux n’existe par lui-même naturellement ni ne peut se séparer de la substance ; en revanche,
sont plutôt au nombre des êtres, s’il en est, ce qui marche, [25] ce qui est assis et ce qui est en bonne
santé. Ceux-là plutôt sont manifestement des êtres parce qu’il y a pour eux quelque chose de
déterminé, le substrat (c’est la substance et le singulier) qui précisément se manifeste dans une telle
prédication ; car ce qui est bien ou ce qui est assis ne se dit pas sans ce substrat.
À l’évidence donc, c’est par [30] cette substance que chacun de ces êtres aussi existe, de sorte que
l’être au sens premier et non pas un être quelconque, mais l’être, au sens simple, serait la substance.
Sans aucun doute, premier se dit en plusieurs sens ; pourtant, dans tous les sens, la substance est
première par l’énoncé, par la connaissance et chronologiquement, car aucun de tous les autres
prédicats n’est séparable, seule la substance l’est. Et si elle est première par l’énoncé, [35] c’est que
l’énoncé de la substance est nécessairement présent dans l’énoncé de chaque être. D’autre part, nous
estimons connaître chaque chose surtout quand nous savons ce qu’est l’être humain ou le feu, plutôt
que quand nous en savons la qualité, la [1028b] quantité ou le lieu, puisque nous connaissons aussi
chacun de ces prédicats quand nous savons ce qu’est la quantité ou la qualité. Et en particulier, la
question qu’on se pose chaque fois, autrefois comme maintenant, et qui est chaque fois source de
difficulté : « qu’est-ce que l’être ? » équivaut à la question : « qu’est-ce que la substance ? ». En effet,
les uns affirment que l’être est un, [5] les autres qu’il y en a plusieurs, soit en nombre fini, soit infini ;
c’est pourquoi il nous faut, nous aussi, étudier surtout, d’abord et pour ainsi dire exclusivement,
concernant l’être pris en ce sens, ce qu’il est.
2. Selon l’opinion commune, la substance appartient le plus manifestement aux corps ; c’est
pourquoi nous affirmons que les animaux, les plantes et leurs parties sont [10] des substances, et
aussi les corps naturels comme le feu, l’eau et la terre et chaque corps de cette sorte, ainsi que tout
ce qui en est une partie ou en est composé (ou en partie ou en totalité) comme le ciel et ses parties,
astres, lune et soleil.
Ces substances sont-elles les seules ou y en a-t-il encore d’autres ? Ou bien y en a-t-il certaines parmi
celles-ci [15] et certaines parmi d’autres encore ? Ou bien n’est-ce aucune de celles-ci, mais certaines
autres ? C’est ce qu’il faut examiner. De l’avis de certains, les limites du corps, comme la surface, la
ligne, le point et l’unité, sont des substances, et même plus que le corps et le solide. En outre, les uns
croient qu’en dehors des choses sensibles, il n’y a rien de tel <qu’une substance>, mais les autres
croient qu’il en est de plus nombreuses, qui sont davantage des substances parce qu’elles sont
éternelles, comme Platon qui pense [20] que les formes et les objets mathématiques sont deux
substances <différentes> et qu’une troisième est celle des corps sensibles. Speusippe, en partant de
l’Un, admet un nombre encore plus grand de substances et des principes de chaque substance, une
substance pour les nombres, une pour les grandeurs, ensuite une pour l’âme et, de cette façon donc,
il allonge de plus en plus la liste des substances. À l’opposé, certains [25] affirment que les formes et
les nombres ont la même nature et que le reste en dérive, les lignes et les surfaces, jusqu’à la
substance du ciel et jusqu’aux choses sensibles. Sur ces sujets donc, qu’a-t-on raison ou tort de dire ?
Quelles sont les substances ? En existe-t-il en dehors des substances sensibles ou non ? Et celles-là,
comment [30] existent-elles ? Existe-t-il quelque substance séparable, pourquoi et comment ? Ou
bien n’en existe-t-il aucune en dehors des substances sensibles ? Il faut examiner cela après avoir dit
sommairement ce qu’est la substance.
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3. La substance se dit, sinon en plus de sens, du moins en quatre principaux : en effet, l’être ce que
c’est, l’universel [35] et le genre sont, selon les avis, la substance de chaque être, et en quatrième lieu
le substrat. (…)
Aristote, Métaphysique Δ, 8
[1017b 10] On appelle substance les corps simples, par exemple la terre, le feu, l’eau et tous les corps
de cette sorte et, en général, les corps et leurs composés, animaux et êtres divins, et leurs parties ; on
appelle substance tous ces corps parce qu’ils ne se disent pas d’un substrat, mais que les autres
choses se disent de ceux-là ; en un autre [15] sens, on appelle substance ce qui est cause de l’être,
présent dans toutes les choses telles qu’elles ne se disent pas d’un substrat, par exemple l’âme pour
l’animal ; en outre, on appelle substances toutes les parties présentes dans les choses de cette sorte,
définissant et signifiant un ceci, et dont la suppression entraîne la suppression du tout, comme la
suppression d’un corps si le plan est supprimé, à ce que certains affirment, et la suppression d’un
plan [20] si la ligne est supprimée ; et, de l’avis de certains, le nombre, en général, est tel, car, selon
eux, si on le supprime, rien n’existe et il définit tout ; en outre, on appelle substance l’être ce que
c’est dont l’énoncé est une définition, c’est-à-dire ce qu’on appelle la substance de chaque chose. Il
en résulte donc que substance se dit en deux sens, le substrat ultime qui ne se dit plus à propos
d’autre chose et ce qui, [25] étant un ceci, est aussi séparable ; telles sont la figure et la forme de
chaque chose.
BIBLIOGRAPHIE
A. Jaulin, Aristote, La Métaphysique, Paris, P.U.F., 1999, p. 38-63.
P.-M. Morel, Aristote, Paris, 2003, G.-F. ch. 3 (en particulier p. 107 sq.)