La Dimension Argumentative Dans Les Textes Poétiques
La Dimension Argumentative Dans Les Textes Poétiques
20 | 2018
Repenser la « dimension argumentative » du discours
Michèle Monte
Édition électronique
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DOI : 10.4000/aad.2511
ISSN : 1565-8961
Éditeur
Université de Tel-Aviv
Référence électronique
Michèle Monte, « La dimension argumentative dans les textes poétiques : marques formelles et enjeux
de lecture », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 20 | 2018, mis en ligne le 15 avril 2018,
consulté le 23 septembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/aad/2511 ; DOI : 10.4000/aad.
2511
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La dimension argumentative dans les textes poétiques : marques formelles et e... 1
Michèle Monte
Cadre théorique
1 Lorsque j’ai entrepris pour ma thèse d’étudier l’énonciation dans les poèmes de
Philippe Jaccottet (Monte 2002), j’ai adopté une approche pragmatique qui s’est
attachée entre autres à analyser le dialogisme inhérent à cette œuvre par une étude des
négations, des interrogations, des connecteurs concessifs. J’ai voulu restituer à ces
poèmes leur dimension de parole adressée et de débat, tout à la fois sur les conditions
de la parole poétique et sur la façon de vivre (l’éthique) dans un monde traversé de
forces contradictoires, et je l’ai fait en partant d’une étude des marqueurs indiquant
des points de vue en confrontation. Dans des travaux ultérieurs, j’ai étudié les
différentes manifestations de l’ethos en poésie, qu’il s’agisse du rapport à l’autre dans
les discours représentés, des choix lexicaux, syntaxiques et rythmiques, ou de la
construction du recueil (pour une synthèse, voir Monte 2016). Cet ethos est un des
enjeux de la production/réception du poème, non pas parce qu’il contribuerait à
convaincre le lecteur d’adhérer à une opinion explicite portée par un garant, mais
parce qu’il lui propose une manière d’être et de dire qui est l’objet même du texte.
L’enjeu de la parole poétique de type lyrique1 réside en effet principalement dans la
transmission d’une expérience qui a ceci de spécifique qu’elle est inséparable d’un
travail sur le matériau langagier. Certains poètes ont voulu théoriser cette spécificité
en opposant par exemple, comme le fait Yves Bonnefoy, le langage de la poésie et celui
du concept. D’autres ont refusé une dichotomie aussi radicale. Mais, dans tous les cas, la
scène d’énonciation construite par le poème fait partie intégrante de son
interprétation, aussi bien que la façon dont s’y opèrent la cohésion textuelle et la
Marqueurs explicites
7 examine ces conditions. Elle est toutefois suivie d’une section qui congédie la parole
au profit de l’action : « habille-toi d’une fourrure de soleil et sors », en mettant en scène
un autre énonciateur qui traite le poète de « faux mendiant », de « coureur de linceuls »
et qui est porteur d’un point de vue (C) surplombant. C’est à lui que l’on attribue
également le poème en italiques non numéroté qui clôt « Parler ». On pourra également
analyser à la lumière de ces positionnements le passage d’une alternance « on/nous »,
« je », « vous » à une alternance « je » vs « tu » quand surgit le point de vue (C). Dans la
première partie, le « je » a une valeur quasi générique, de même que le « vous » et le
« on » : les référents des trois pronoms ne se distinguent pas par des positions
différentes, tous épousent tour à tour (A) et (B). Dans la deuxième partie, le « je » blâme
le « tu » et apparait comme la conscience critique du locuteur. On passe ainsi d’un
dialogisme interlocutif où le locuteur se fait le porte-parole d’une communauté en
quête de vérité à un dialogisme intralocutif (Bres et al. 2016) plus conflictuel où le « je »
cherche à disqualifier le « tu » par des arguments ad hominem.
7 L’exemple suivant offre également des marqueurs d’argumentation mais,
contrairement à (1), les thèses en présence ne sont pas explicitées :
(2)
Trente-quatre lances enchevêtrées peuvent-elles composer un être ? Oui, un
Meidosem. Un Meidosem souffrant, un Meidosem qui ne sait plus où se mettre, qui
ne sait plus comment se tenir, comment faire face, qui ne sait plus être qu’un
Meidosem.
Ils ont détruit son « un ».
Mais il n’est pas encore battu. Les lances qui doivent lui servir utilement contre tant
d’ennemis, il se les est passées d’abord à travers le corps.
Mais il n’est pas encore battu.
(Henri Michaux, « Portrait des Meidosems » 1949, fragment 5, p.202)
8 « Portrait des Meidosems » est une des quatre parties de La vie dans les plis : le poème
comprend soixante-neuf fragments non numérotés séparés par des étoiles. Comme
l’indique son titre, il ne s’agit pas a priori d’un texte argumentatif, mais du portrait de
créatures imaginaires, comme dans Ailleurs. Néanmoins les fragments se caractérisent
très souvent par des formes de dialogisme. On relève ici une interrogation suivie d’une
réponse confirmative, puis d’une phrase nominale dont les relatives prédicatives
suggèrent des inférences qui sont ensuite contestées par l’énoncé « il n’est pas encore
battu » précédé de « mais ». On peut résumer le texte sous la forme : « Certes ce
Meidosem est en piteux état mais il n’est pas encore battu ». Le résumé montre que ce
qui manque, c’est la conclusion qu’on pourrait tirer de ce constat. On peut cependant
l’inférer et la formuler ainsi : « Une victoire du Meidosem est encore possible ». On
observe également que L1/E1, dépourvu de marques déictiques, est fortement présent
comme sujet modal : après une interrogation qui anticipe sur le scepticisme du lecteur,
il oriente la présentation des faits de façon à nous faire inférer la conclusion favorable
au Meidosem. Une inversion des énoncés qui se trouvent à gauche et à droite des deux
« mais » conduirait à une inférence inverse4. Le fragment est ainsi doté d’une
dimension argumentative indiscutable. Cependant l’étayage de la conclusion repose
surtout sur la force de conviction du locuteur, manifestée par la répétition de « Mais il
n’est pas encore battu. » Le fragment présente ainsi le paradoxe d’une allure logique
masquant une fragilité intrinsèque. Ceci me parait caractéristique de l’humour de
Michaux qui se plait à dérouter ses lecteurs en leur proposant des textes dont la
structure superficielle pousse à chercher des raisons de croire à ce qu’il nous raconte
alors que le raisonnement est en réalité lacunaire.
9 « Portrait des Meidosems » présente toutes les caractéristiques d’un texte dialogique :
– dislocations gauche et droite exhibant le choix de l’objet de discours : « Ce troupeau
qui vient là, comme des pachydermes lents, avançant à la file, leur masse est et n’est
pas » (203)
– énoncés négatifs inscrivant en creux la position combattue par l’énonciateur de nég-p
– interrogations sur le sens à donner à un évènement : « Un ciel de cuivre le couvre.
Une ville de sucre lui rit. Que va-t-il faire ? » (207)
– 37 occurrences de « mais », quatre de « pourtant » et « cependant »
– emploi de « oui » et « non » à plusieurs reprises.
10 S’il s’agissait simplement de nous faire éprouver de l’empathie pour ces êtres étranges
et de nous pousser à souhaiter sinon leur victoire, du moins leur préservation, l’appui
sur les émotions et les ressources mobilisées d’ordinaire par l’épidictique (lexèmes
affectifs, figures d’amplification, travail sur le rythme, voir Koren 2004) – d’ailleurs
présentes dans ce texte – suffiraient. En construisant deux PDV, un de soutien aux
Meidosems, l’autre, d’indifférence, de non-participation à leurs efforts, le poème
introduit une perplexité chez le lecteur, une distance critique, comme on peut
l’observer à nouveau dans le fragment 39 :
(3)
Le voici le nœud indivisible et c’est un Meidosem. Tout éruption, si on l’écoutait,
mais c’est un nœud indivisible.
Profondément, inextricablement noué. Sa jambe cessant d’être jambe si jamais elle
l’a été, balai terminal d’une poitrine serrée qui elle aussi montre la corde et le jute.
Quel étranglé ne parle un jour de se libérer ? Les tables elles-mêmes parlent, à ce
qu’on dit, de se libérer de leurs fibres.
(Michaux 2001 : 213)
11 Dans ce fragment, on peut repérer des procédés discursifs qui rendent le Meidosem
présent et proche – déictique « le voici », insistance créée par les deux adverbes du
début du § 2, description pathétique de son corps –, mais on observe aussi des éléments
de mise à distance. Le PDV de L1/E1, qui, en (2), soutenait les Meidosems s’oppose ici à
celui du Meidosem : là où le Meidosem se présente comme un être en éruption, L1/E1
voit surtout un être noué, et il nous amène, sans s’engager lui-même directement, à
considérer comme irréaliste son aspiration à se libérer 5.
12 Du point de vue générique, « Portrait des Meidosems » se caractérise ainsi par son
hybridité : il conjoint les propriétés de la description empathique et de l’examen
critique. L1/E1 tient en bride l’émotion et il le fait en amenant l’allocutaire à
s’interroger sur la nature des Meidosems, sur leurs chances de survie, sur la rationalité
ou la bizarrerie de leurs comportements. De là un intense dialogisme. Mais ce poème
nous permet d’établir une distinction importante entre degré de dialogisme et degré
d’argumentativité. En effet le dialogisme, qui est ici surtout de nature interlocutive,
anticipe sur les erreurs d’interprétation du lecteur, le sollicite par des questions, lui
impute des points de vue à réfuter, mais il ne conduit pas nécessairement à une
argumentation complète. Dans la perspective de Micheli, on peut dire qu’il satisfait à la
visée de positionnement, mais pas à celle d’étayage.
13 Dans les textes que je vais examiner à présent, L1/E1 problématise des PDV qu’il ne se
borne pas à prendre en compte dans ses propres énoncés, mais dont il reprend, à des
fins polémiques, les formulations mêmes, telles qu’elles ont pu être cristallisées dans
l’interdiscours. Contrairement à ce qu’a pu écrire Bakhtine (1978), tous les poèmes ne
sont pas portés par une voix homogène. Certains recueils sont au contraire tissés de
références à des discours multiples et leur interprétation dépend crucialement du rôle
que, dans l’économie de l’œuvre, on pourra attribuer à ces discours représentés 6.
Voyons par exemple ce poème extrait de Leçons de Jaccottet :
(4)
On le déchire, on l’arrache,
cette chambre où nous nous serrons est déchirée,
notre fibre crie.
Si c’était le « voile du Temps » qui se déchire,
la « cage du corps » qui se brise,
si c’était l’« autre naissance » ?
On passerait par le chas de la plaie,
on entrerait vivant dans l’éternel...
Accoucheuses si calmes, si sévères,
avez-vous entendu le cri
d’une nouvelle vie ?
Moi je n’ai vu que cire qui perdait sa flamme
et pas la place entre ces lèvres sèches
pour l’envol d’aucun oiseau.
(Leçons, Poésie/Gallimard, 25)
14 Dans ce poème, les guillemets isolent des expressions qui renvoient à des discours sur
la mort que L1/E1 prend tout d’abord en compte à titre d’hypothèse par les formes en
« si + IMP - conditionnel » puis qu’il questionne en interrogeant les « accoucheuses » 7
avant de les contester par la négation exceptive et le pronom d’insistance qui oppose
l’expérience du « je » aux propos consolateurs. La mise en scène des discours rapportés
est porteuse d’une forte argumentativité, puisqu’elle oppose non seulement deux
opinions mais aussi deux séries de formulations dont l’hétérogénéité est marquée : aux
périphrases platoniciennes s’oppose la sécheresse de la dernière laisse 8. Ce dialogisme
interdiscursif est ici marqué mais ponctuel. Il peut parfois être systématisé et devenir
la raison d’être du livre, comme nous allons le voir avec cet extrait d’Un ABC de la
barbarie de Jacques-Henri Michot :
(5)
Fête du travail : les syndicats défilent en ordre dispersé de la Bastille à la
République. (vieux)
Feux aux poudres, feux de l’actualité, feux des projecteurs
Feux roulants des questions
Feux verts Cf. Satisfaction dans les capitales européennes
Feuilletons politico-médiatiques de l’été
Fichages
Fidélisation de la clientèle
(Vieux) Fiefs électoraux
(72-73, les caractères gras sont de l’auteur)
15 Un ABC de la barbarie se présente comme une liste par ordre alphabétique de mots,
syntagmes et énoncés empruntés à la phraséologie journalistique, économique et/ou
politique du moment, entrecoupés par des citations d’écrivains en italiques, des titres
d’œuvres musicales et des reproductions de tableaux qui en apparaissent dès lors
comme le contrepoint et qui sont, elles aussi, rangées par ordre alphabétique des noms
d’auteur. Ces citations sont commentées par d’abondantes notes de bas de page qui sont
attribuées par la préface à un certain François B, lequel évoque le rapport
L’argumentation épidictique
24 Lorsqu’une situation, comme dans les textes étudiés en deuxième partie, est montrée
sous deux (ou plusieurs) faces ou lorsqu’on indique que des discours bien différents
peuvent en rendre compte, elle devient problématique. Le dialogisme a une vertu
problématisante. Il s’oppose à l’évidence que Doury considère comme le but de
l’épidictique : « L’épidictique, se donnant comme hors-débat, revendique une forme
d’évidence. À cette évidence sont associés différents procédés discursifs qui relèvent
non de l’intellection, mais de la mise en scène : il s’agit de conférer à ce dont on parle
une forme de présence susceptible d’agir directement sur la sensibilité de l’auditoire »
(2010 : § 8). La place de l’épidictique dans l’argumentation a toujours été discutée,
précisément en raison de l’effacement de la conflictualité qui en est constitutif. Alors
que Plantin défend l’idée qu’« une situation langagière donnée commence à devenir
argumentative lorsque s’y manifeste une opposition de discours » (2016 : 80), je poserai
au contraire qu’un texte épidictique17, dans la mesure où il valorise ou dévalorise un
objet de discours, est argumentatif. Mais la neutralisation du conflit ne signifie pas que
L1/E1 se départit d’un certain jugement sur la réalité. Simplement celui-ci passe par
d’autres moyens, et notamment par la schématisation18, au sens que Grize donne à ce
mot : « Une schématisation a pour rôle de faire voir quelque chose à quelqu’un, plus
précisément, c’est une représentation discursive orientée vers un destinataire de ce
que son auteur conçoit ou imagine d’une certaine réalité » (1997 : 50).
25 La pertinence d’une schématisation dépend tout à la fois « de la finalité du
schématisateur et des attentes qu’il prête à son auditoire » (ibid.). Pour mettre cela en
évidence dans le cas de la poésie, j’examinerai successivement deux poèmes
caractérisés, l’un par une forte densité d’exclamations, l’autre au contraire par une
apparente neutralité des formulations, afin de distinguer deux pôles opposés dans ce
type d’argumentation par la description.
26 Voici tout d’abord le deuxième fragment du poème « Amandiers » de Lorand Gaspar
(2004 : 30) :
(9)
Que la joie est simple au bout du cheminement obscur !
Comme ces minces pellicules donnent corps à la lumière !
Regarde comme il fond ce peu
de blanc tombé au fond de l’œil !
Les amandiers dans la nuit !
Ô les dents de clarté !
Pulsation sourde d’étoiles
dans l’épaisseur de la terre —
27 Du point de vue illocutoire, le poème vise d’abord à faire partager une émotion : il
enchaine une série d’actes expressifs, marqués par l’utilisation d’adverbes exclamatifs,
par le « ô » lyrique et par une invitation adressée à l’allocutaire afin qu’il partage
l’admiration et la joie du locuteur. Que l’on adopte ou non la théorie des actes de
langage de Kissine et Dominicy19, on peut observer que L1/E1 ne fournit pas de raison
de croire à ce qu’il dit : dans les deux premières laisses, les démonstratifs à valeur
déictique créent un espace partagé. Ceci coïncide avec le recours à des structures
phrastiques qui présentent les contenus des énoncés comme des évidences
présupposées20, communes à tous les membres de la collectivité. Il n’y a donc pas
d’assertion mais un rappel de choses connues fondant une communion expressive. Dans
la troisième laisse, l’énonciation devient générique : il est question des amandiers en
fleurs en général et pas seulement de ceux que L1/E1 a sous les yeux. Mais l’intensité
expressive se poursuit encore sur deux vers, et L1/E1 s’appuie sur elle pour
communiquer in fine sans l’argumenter une croyance exprimée par deux métaphores :
les amandiers sont décrits comme les dents de la nuit personnifiée puis comme des
étoiles surgies de la terre21. Si l’on s’interroge à présent sur la valeur perlocutoire de ce
fragment, il me semble possible d’affirmer que l’énonciateur textuel veut, au moyen des
structures exclamatives et de l’amplification cosmique de la dernière laisse, nous
amener non seulement à croire mais même à éprouver, en convoquant des
représentations supposées partagées, que les amandiers sont une source de joie et
d’émerveillement en raison de leur clarté qui naît de la nuit et transcende donc les
oppositions lumière/obscurité. Ce dépassement des contraires est un des topoï de la
poésie (Monte 2008) et, dans une culture occidentale fondée sur le principe de non-
contradiction, invite à une autre vision du monde et de la vie, ce qui ressortit à la
dimension argumentative des textes, comme en relève également dans ce fragment
l’invitation indirecte à la joie. Cependant ce contenu exhortatif ne se situe pas au
niveau illocutoire et n’est pas étayé par des raisons, il repose sur une communion dans
l’émotion. J’adopte ici l’analyse de Franken et Dominicy (2001) qui écrivent : « Nous
supposerons ici qu’au contraire de ce qui se passe dans le délibératif, l’orateur de
l’épidictique, cherchant à fournir un conseil « parénétique », agit sur son auditoire en
l’amenant à un certain état psychologique, sans que cet auditoire prenne conscience
d’autre chose que de la nature expressive du discours produit » (2001 : 106).
28 Franken et Dominicy entendent par conseil « parénétique » un conseil « qui touche à
des matières non controversées, provoquant ainsi une décision spontanée et évidente –
la proairesis » (ibid. : 104). La proairesis ou préférence éthique conduit à la praxis et
s’appuie non sur un raisonnement mais sur l’adhésion à des valeurs communes
réactivées par l’amplification. Comme l’épidictique, le poétique suscite une proairesis en
« amenant l’auditeur à un certain état psychologique ». On peut en revanche opposer
l’univocité des discours épidictiques politiques ou religieux, au flou conceptuel des
représentations évoquées par le poème, notamment en raison de la présence fréquente
de paradoxes cognitifs (Michaux et Dominicy 2001). Ce flou conceptuel est toutefois
compensé en (7) par l’intensité émotionnelle. L’exemple suivant (Grosjean 1996 : 67),
représentatif de ce que Maulpoix a appelé le lyrisme critique (2009), va nous confronter
à une variété paradoxale d’épidictique où l’émotion semble tenue à distance :
(10)
Bol de thé
Le rosier rouge en fleur contre la grange.
Longueur du jour puisque l’été commence.
Déjà les blés sur les coteaux jaunissent.
Un pavot noir s’ouvre au bord des moissons.
Un merle chante au milieu d’un buisson.
L’ombre de la maison nous est propice.
L’échelle appuie son ombre au mur qui penche.
Le soleil ne descend que par degrés.
Le ciel repose au fond d’un bol de thé.
L’ombre effilée d’une herbe sous ma manche.
29 On peut remarquer que ce poème contient quelques évaluatifs (« longueur », « déjà »,
« ne…que ») qui situent certains des phénomènes évoqués sur une échelle quantitative,
Conclusion
33 J’ai voulu dans cet article distinguer assez nettement deux modes d’argumentation en
poésie qui appellent à mon sens deux attitudes de lecture distinctes. Je me suis tout
d’abord intéressée à des textes articulés sur des conflits de points de vue qui affichent
leur dialogisme en recourant à des marqueurs bien étudiés par la théorie de
l’argumentation dans la langue et par la linguistique énonciative : connecteurs,
négations, discours rapportés. J’ai envisagé ensuite un cas particulier de rapport au
discours de l’autre, interne au champ littéraire, qui a suscité des genres spécifiques, le
travestissement et le pastiche. Enfin j’ai examiné des textes qui se présentent comme
fondamentalement descriptifs, et qui me semblent relever clairement de ce que Rabatel
(2004, § 47-49) appelle l’argumentation indirecte, plus particulièrement dans la
deuxième formulation qu’il en donne :
Hypothèse n° 2 :
1a : Il y a bien un énoncé E2 ; mais l’énoncé E1 n’est pas explicite […];
2a : Il y a bien une réponse ; mais celle-ci prend la forme d’un énoncé descriptif, en
l’absence de question explicite […]
3 : Il n’y a pas d’argument explicitement proféré par un locuteur ; mais les états du
monde dénotés (valeur descriptive) se doublent d’une valeur argumentative (interprétative)
à valeur d’argument, sur le mode des évidences perceptuelles ou conceptuelles (italiques
d’A. Rabatel).
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"Mort qu’il faut" de Semprun », Semen17 « Argumentation et prise de position : pratiques
discursives », en ligne URL : http://semen.revues.org/2334
Rabatel, Alain. 2008. « Figures et points de vue en confrontation », Langue française 160, « Figures
et point de vue », 3-19
Rabatel Alain. 2017. Pour une lecture linguistique et critique des médias. Empathie, éthique, point(s) de
vue (Limoges : Lambert-Lucas)
Rodriguez, Antonio. 2003. Le pacte lyrique. Configuration discursive et interaction affective (Bruxelles :
Mardaga)
NOTES
1. Je laisserai de côté ici la poésie épique et la poésie didactique qui me semblent relever de
régimes énonciatifs partiellement distincts. Sur la question du lyrique conçu comme un pacte de
lecture, on pourra lire Rodriguez (2003) et Monte (à paraitre).
2. « [L]a simple transmission d’un point de vue sur les choses, qui n’entend pas expressément
modifier les positions de l’allocutaire, ne se confond pas avec une entreprise de persuasion
soutenue par une intention consciente et offrant des stratégies programmées à cet effet » (2012 :
44).
3. L’étude de la répartition des connecteurs concessifs par genre que j’avais menée avec Sylvie
Mellet avait bien montré une sous-représentation de ces connecteurs dans la poésie (Mellet et
Monte 2008 : 58) mais avec des exceptions chez certains auteurs.
4. Le découpage en paragraphes est déroutant : on attendrait que « les lances…corps » qui joue
argumentativement le même rôle que « Ils ont détruit son “un” soit isolé par un alinéa. Michaux
suggère sans doute par là que ce qui fait la faiblesse du Meidosem est aussi ce qui fait sa force et
peut donc figurer aussi bien avant qu’après « mais ».
5. Notons que cette aspiration n’est pas exprimée dans un discours rapporté attribué au
Meidosem mais inférée de l’interrogation rhétorique « Quel étranglé ne parle un jour de se
libérer ? » où L1/E1 prend le lecteur à témoin d’une vantardise commune à toute une classe dont
font partie les Meidosems.
6. On trouvera deux analyses détaillées de ces stratégies citationnelles à l’échelle d’une œuvre
entière dans Monte (2010 et 2011a).
7. Le choix lexical pour désigner les femmes qui s’occupent du mourant épouse le PDV qui voit
dans la mort une « autre naissance ».
8. J’appelle ainsi des groupes de vers en poésie non métrique.
9. Genette fait remarquer à juste titre que, dans l’usage courant, et même dans les dictionnaires,
ces trois catégories sont fréquemment confondues (1982 : 37), voir également l’article
« pastiche » d’Aron (2002).
10. Genette évoque ces poèmes aux p. 89-91 de Palimpsestes.
11. Écrit en 1870 et adressé à Demeny, il est publié pour la première fois en 1891 dans Reliquaire
(voir Rimbaud 1999 : 780).
12. Les parallélismes entre le vers 5 et le vers 8 montrent sans la dire une correspondance entre
la culotte et les étoiles, le trou et le frou-frou. Le frou-frou étant associé aux vêtements féminins,
les connotations sexuelles abondent.
13. Sur ces cas de dissociation, voir Monte (à paraître).
14. La première moitié du 20 e siècle a vu fleurir des recueils de pastiches où, sur un même sujet,
l’auteur ou les auteurs imitai[en]t successivement des écrivains différents. Proust (1971 [1919]) le
fait sur le mode sérieux dans L’Affaire Lemoine, et Reboux et Müller (1913) de façon plaisante dans
À la manière de...
15. On trouvera, dans Camusso (2009), une première analyse de ce texte ainsi que de dix-sept
autres pastiches de Baudelaire, et dans Monte (2011b) une étude stylistique de ces mêmes textes.
16. Sur ces deux modes d’intégration de l’énoncé ou PDV autre, auxquels il faut ajouter la
prolepse qui commence par donner la parole à l’opposant, voir Bres et al, art. cité. Notons que la
praxématique préfère parler d’image d’énoncé que de point de vue, terme que je reprends à
Rabatel.
17. Il est significatif du parti pris de Plantin que l’entrée « épidictique » soit absente de son
dictionnaire.
18. Dans les textes explicitement argumentatifs, la schématisation contribue à asseoir la thèse
défendue. Dans les textes épidictiques, c’est à elle seule qu’incombe cette tâche.
19. Dans leur théorie des actes de langage (2009, 2013), ces énoncés sont décrits comme des actes
locutoires exprimant une croyance mais sont dépourvus de valeur illocutoire, L1/E1 ne donnant
pas de raison à l’allocutaire pour croire ce que l’acte locutoire a formulé. Pour Dominicy, cette
analyse convient mieux aux textes poétiques qu’une analyse rhétorique « moniste » qui voit dans
l’énoncé poétique, au moins au niveau de L1/E1, un énoncé comme les autres. J’assume, quant à
moi, jusqu’à présent cette position moniste (voir Dominicy 2011 et Monte 2012) tout en
reconnaissant que la théorie de l’évocation, qui, elle, postule l’hétérogénéité mutuelle des
organisations linguistique et poétique, rend beaucoup mieux compte du rôle du vers dans la
poésie.
20. Le seul posé des énoncés exclamatifs est l’intensité.
21. On a là affaire typiquement à des concepts inanalysés que Dominicy (2011) estime essentiels
dans le mécanisme de l’évocation poétique.
22. La dimension problématisante de cette attitude est difficile à percevoir en dehors d’une
bonne connaissance de l’histoire de la poésie, d’où la perplexité de certains lecteurs qui m’a
amenée à parler d’« objets pragmatiquement non identifiés » pour ce type de poème (Monte
2006).
23. J’entends ici cet adjectif comme un dérivé d’ethos : tout texte est porté par un ton rattachable
à un ethos et, dans le cas du texte littéraire, cherche à susciter en retour une incorporation de cet
ethos par le lecteur (Maingueneau 2004).
RÉSUMÉS
Cet article défend l’idée que les poèmes possèdent une argumentativité intrinsèque, mais
graduelle, allant de formes très explicites (mise en scène de conflits de points de vue, dialogisme
interlocutif et interdiscursif) à des formes implicites, reposant sur les schématisations. La
démonstration s’appuie sur l’étude de poèmes variés (Rimbaud, Jaccottet, Michaux, Grosjean,
Gaspar) et s’attarde tout particulièrement, d’une part sur l’argumentation qui porte sur la
littérature elle-même par le recours au travestissement et au pastiche, d’autre part sur les textes
épidictiques, qu’ils recherchent l’expressivité ou reposent au contraire sur l’effacement
énonciatif. L’imbrication qu’opèrent les poèmes entre choix formels et contenus thématiques
conduit à affirmer que l’éthique et l’esthétique y sont étroitement liés, ce que l’analyse devrait
prendre en compte.
This paper argues that poems are intrinsically but gradually argumentative. It describes both
explicit argumentative forms (conflicting points of view, interlocutive and interdiscursive
dialogism) and implicit ones, through what Grize called schematizations. Focusing on the study
of several poems (by Rimbaud, Jaccottet, Michaux, Grosjean, Gaspar), it pays a particular
attention to argumentation dealing with literature itself (through burlesque and pastiche), and
to epidictic texts seeking for expressivity or obliterating their speaker. The close connection
between formal choices and thematic contents in poetry shows that it tightly links ethics with
aesthetics, a feature that the analyst should take into account.
argumentation, dialogism in poetry, epidictic, ethics, hypertextual genres, implicit, reader, 20 th
century French poetry
INDEX
Mots-clés : argumentativité, dialogisme du poème, épidictique, éthique, genres hypertextuels,
implicite, lecteur, poésie française du 20e siècle
AUTEUR
MICHÈLE MONTE
Université de Toulon, Babel EA 2649