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Andrei Tarkovski Nouvelles Perspectives

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tetr

ade
revue du centre de
recherche en arts
et esthétique

n°07

ANDREÏ
TARKOVSKI

NOUVELLES
PERSPECTIVES COMPARATIVES
tetrade n°07
Andreï Tarkovski :
nouvelles perspectives comparatives

Sous la direction de Marie Gueden


et Macha Ovtchinnikova

tetrade n°07 printemps 2021


2
Sommaire
Introduction
Marie Gueden et Macha Ovtchinnikova .................................................................... p.5
Préambule : « Introduction : les éléments du cinéma », Andreï Tarkovski : les éléments du cinéma
Robert Bird .............................................................................................................p.13

Le dessin ou tracé rythmique et la question graphique

La « pensée graphique » chez Andreï Tarkovski : le « dessin rythmique » de l’écriture, du


dessin à la mise en scène et au montage
Marie Gueden ....................................................................................................... p.29
Le dessin comme tracé du rythme expressif chez Sergueï Eisenstein
Olga Kataeva ........................................................................................................ p.42

Du dessin et des arts plastiques à la danse et au cinéma

Sergueï Eisenstein, un disciple de Léonard de Vinci. La bataille des glaces dans


Alexandre Nevski (1938), ou « comment représenter une bataille »
Ada Ackerman ...................................................................................................... p.55
« Comment représenter une bataille » : Léonard de Vinci, Eisenstein et Tarkovski
Marie Gueden ....................................................................................................... p.59
Andreï Tarkovski. La couleur au cinéma, un problème plastique
Jessie Martin ......................................................................................................... p.72
Phénomènes chorégraphiques dans l’œuvre d’Andreï Tarkovski
Macha Ovtchinnikova ............................................................................................ p.84
3
L’influence graphique et esthétique d’Andreï Tarkovski dans le cinéma
contemporain

Figures spiralées et flux de conscience dans The Tree of Life (2011)


de Terrence Malick
Benjamin Léon ....................................................................................................... p.98
Pression du temps. Présences tarkovskiennes dans le cinéma d’animation
Sébastien Denis ....................................................................................................p.109

Résonances vidéographiques

Yasmina Benabderrahmane, Bain céleste, 2016 ....................................................... p.120


Thibaut Honoré, Mystic River, 2015 ......................................................................... p.124
Jacques Perconte, Patiras, 2017 ............................................................................. p.126
Cristina Álvarez López, Games, 2009 .................................................................... p.129

Présentation des contributeurs ................................................................................ p.131

4
Introduction

Marie Gueden et Macha Ovtchinnikova

5
Après avoir découvert Stalker de Tarkovski pour la première fois
au cinéma lorsqu’il était étudiant à l’école de cinéma à Prague, l’artiste
Peter Zupnik réalise une photographie en hommage au travail de texture
de ce film en 1985. Il l’a ensuite retravaillé à l’huile pastel et a nommé
cette œuvre Hommage à Tarkovski (2017) (fig. 1) : plus particulièrement,
Zupnik qualifie celle-ci de « dessin » dont le format est de 77,5 x 110 x
2 cm, sachant qu’elle existe par ailleurs sur bois au format 1m60 x 1m.

Si elle peut évoquer une photographie de tournage de Stalker incluant


Tarkovski dans son « cadre » (fig. 2), cette réception photographique et
finalement graphique, ou plutôt photographique, prolonge une œuvre
cinématographique, mais aussi, sans en avoir eu vraisemblablement
connaissance ou conscience, la pratique graphique de Tarkovski : une
unique petite fleur dessinée peut ainsi, par exemple, être vue dans la
dernière édition française actualisée de son journal1 (fig. 3) qui a inté-
Fig. 1 gré, comme les éditions russe et italienne2, les dessins que contenait le
Hommage à Tarkovski (2017), Peter Zupnik manuscrit du réalisateur.
dessin, 77, 5 x 110 x 2 cm Zupnik peut à ce titre contribuer à mettre rétrospectivement en évidence
www.zupnik.eu/Photos/Days/source/days-dreams-08.php cette part graphique chez Tarkovski.

1 Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, Paris, Philippe Rey, 2017.


2 Id., Martirolog : Dnevniki, 1970-1986 [Martirologe : Journaux, 1970-1986], Moscou,
Institut International Andrei Tarkovski, 2008 ; Diari. Martirologio 1970-1986, Ist. Inter-
nazionale Tarkovskij, 2014.

6
L’œuvre du réalisateur russe fait l’objet de nombreuses thèses, ra-
rement publiées toutefois, et les ouvrages qui lui sont consacrés relèvent
principalement d’approches thématiques, ou monographiques, par
films, essentiellement en langue anglaise3, quand des ouvrages russes
ont pu proposer récemment des approches renouvelées4.
L’approche graphique n’a toutefois pas particulièrement été mise en évi-
dence mais elle apparaît au détour d’une phrase dans l’introduction
de l’ouvrage consacré par Robert Bird à Tarkovski : « Une admiration
particulière pour l’eau est évidente chez Tarkovski à partir de son film
Le rouleau compresseur et le violon (1961), où, à la suite d’une subite
averse de printemps, la caméra étudie attentivement les traces laissées
par les gens et les objets, comme s’ils dessinaient sur la terre »5. Elle
semble à ce titre un point d’entrée pour considérer à nouveaux frais
le cinéma de Tarkovski. Dans Le Temps scellé, celui-ci rappelle que la
caméra ne fait pas que fixer la vie réelle sur la pellicule, et accorde une
importance à la main de l’artiste ayant un rôle d’organisation et de
sélection au coeur de la reproduction mécanique (de la couleur ici). En
outre le réalisateur revendique lui-même une telle part « graphique » de
son cinéma, entre écriture et dessin, tout en insistant sur le « rythme », un
« dessin rythmique ». Cette approche peut être menée dans le cadre de
perspectives comparatives entre Tarkovski et ses artistes fétiches (les gra-
veurs, peintres, dessinateurs mobilisés parmi ses références plastiques),
comme entre Tarkovski, ses prédécesseurs et ses successeurs, comme on
le voit avec Zupnik.

3 Voir notamment Vida T. Johnson, Graham Petrie, The Films of Andrei Tarkovsky. A
Visual Fugue, Bloomington, Indiana University Press, 1994 ; Robert Bird, Andrei Tar-
kovsky. Elements of Cinema, Londres, Reaktion Books Ltd, 2008 ; Nariman Skakov,
Fig. 2 The Cinema of Tarkovsky. Labyrinths of Space and Time, I.B.Tauris & Co Ltd, KINO: The
Russian Cinema Series, 2012.
Andreï Tarkovski sur le tournage de Stalker (photo) 4 Voir notamment Dmitri Salynskii, Kinogermenevtika Tarkovskogo [L’herméneutique
cinématographique de Tarkovski], Moscou, Kvadriga, 2009 ; Mikhaïl Perepelkin, Slovo
v mire Andreia Tarkovskogo: poetika inoskazaniia [Le mot dans le monde d’Andreï Tar-
kovski : poétique de l’allégorie], Samara, Éditions de l’Université de Samara, 2010.
5 Voir ici Robert Bird « Introduction : les éléments du cinéma », Andreï Tarkovski : les
éléments du cinéma, traduit du russe par Macha Ovtchinnikova, p. 27, nous souli-
gnons ; « Introduction », Andrei Tarkovsky. Elements of Cinema, op. cit., p. 22. En
anglais, Bird emploie le verbe to paint (peindre) et en russe risovat’ (dessiner, peindre).

7
Parmi ses prédécesseurs, Sergueï M. Eisenstein a en particulier été
appréhendé à l’aune d’une telle « question graphique » et du « statut du
dessin »6. Le tracé graphique, le geste de celui qui dessine, crée, est l’ex-
pression même du rythme, que le théoricien et réalisateur met au cœur
du processus de construction de l’image (obraz) en général, y compris
cinématographique7. L’image cinématographique (kinoobraz) chez Tar-
kovski est elle-même tributaire de cet héritage d’ordre lexical, à savoir
l’obraz eisenteinien8. D’essence toutefois temporelle, le kinoobraz tar-
kovskien s’inscrit aussi plus généralement dans la tradition théologique
de l’icône orthodoxe dont était aussi redevable Eisenstein en mobilisant
le terme « obraz ».
Or, rappelons la part graphique de l’icône, et la doctrine du graphe
iconique qui la caractérise soulignée par Marie-José Mondzain 9, l’icône Fig. 3
étant une écriture d’ombre (par le graphe préfiguratif) avant que d’être Dessin de Tarkovski
une écriture de la lumière (par l’emploi de la couleur). Les termes déri- Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, Paris, Philippe Rey,
2017, p. 125
6 François Albera, « Eisenstein dans la ligne. Eisenstein et la question graphique »,
dans Dominique Chateau, François Jost et Martin Lefebvre (dir.), Eisenstein, l’ancien
et le nouveau, Paris, Publications de la Sorbonne/Colloque de Cerisy, 2001, pp. 77- vés de l’obraz, tels que izobrajéniyé (« représentation »), pérvoobraz («
102. Voir par ailleurs Olga Kataeva, « Le statut du dessin dans l’œuvre de Sergueï M. prototype ») et préobrajéniyé (« transfiguration ») sont à ce titre récurrents
Eisenstein. Mise en scène, montage, intermédialité », thèse de l’Université Sorbonne par exemple dans La Perspective inversée (1919) et dans l’Iconostase
Nouvelle-Paris 3, 2017.
7 Rappelons toutefois le changement induit par la « technè » entre une image faite de
(1922) de Pavel Florensky pour analyser des matériaux, la technique
mains d’homme (la peinture) et une image non faite de mains d’homme (le cinéma) iconographique, des sujets et des formes représentées, le mode de re-
: avec la photographie, puis le cinéma, la machine ne se contente plus de pré-voir présentation de l’icône dans le dispositif liturgique et son impact sur le
comme la camera obscura, elle inscrit aussi l’image. Voir Philippe Dubois, « La ligne croyant10.
générale (des machines à images) », dans F. Beau, P. Dubois, G. Leblanc (dir.), Ciné-
Ces mêmes termes sont usités dans une théorie contemporaine ap-
ma et dernières technologies, Bruxelles, De Boeck Université/INA, « Arts et Cinéma »,
1998, pp. 19-39. paremment opposée à celle, théologique, de Florensky chez le cinéaste
8 Voir Macha Ovtchinnikova, « La représentation du temps au cœur du kinoobraz dans soviétique Eisenstein11, avec ses éléments marxistes et athéistes. Pour au-
les films d’Andreï Tarkovski, Andreï Zviaguintsev et Kira Mouratova », thèse de docto-
rat d’études cinématographiques, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2017 ; « Le
concept du ‘Kinoobraz’ dans le cinéma et la théorie d’Andreï Tarkovski », Les chantiers 10 Pavel Florensky, La Perspective inversée, Iconostase, trad. du russe par François
de la création, n°9, 2016, en ligne : http://journals.openedition.org/Icc/1222. Lhoest, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1992.
9 Cette doctrine est considérée comme première formulation de l’abstraction picturale. 11 Sur Eisenstein et Florensky, voir Rosamund Bartlett, « The circle and the line: Ei-
Voir Marie-José Mondzain, Image, icône, économie, les sources byzantines de l’imagi- senstein, Florensky, and Russian orthodoxy », dans Al LaValley, Barry P. Scherr (dir.),
naire contemporain, Paris, Seuil, 1996, p. 129 notamment. Eisenstein at 100: a Reconsideration, New Brunswick, Rutgers University Press, 2001,

8
tant, Eisenstein a pris très au sérieux la pensée mystique chrétienne avec l’expérience de l’auteur et émerge autant dans le corps du film que dans
ses visions, que ce soit chez Ignace de Loyola, Thérèse d’Avila ou encore l’esprit du spectateur. Élaboration progressive selon la méthode poé-
Thérèse de Lisieux, pour élaborer une œuvre efficace, efficiente, exta- tique, le kinoobraz apparaît en outre dans les textes de Tarkovski comme
tique, et il commente par exemple l’icône de la Trinité d’Andreï Roublev. une image cinématographique issue de l’union harmonieuse et orga-
Plus particulièrement, dans la théorie eisensteinienne, l’izobrajéniyé est nique des représentations contraires, fondée sur l’observation (quand
définie comme une représentation contenue dans le cadre et animée l’obraz eisensteinien est aussi, rappelons-le, l’expression organique de
par la dialectique de l’attraction et du conflit, tandis que l’obraz naît de l’union des contraires sur le principe de l’harmonie ou du conflit), et dont
la juxtaposition, de la collision de deux izobrajéniya, constituant ainsi la spécificité serait la représentation du temps : « De la sculpture, avec
une image générale ou globale d’une idée ou d’un thème généré par le temps comme matériau, voilà ce qu’est le montage, voilà ce qu’est
l’association de ces izobrajéniya. Ces deux termes dérivés d’une même la figure cinématographique [kinoobraz] »13. Tarkovski semble encore
racine, sont étroitement liés chez Eisenstein, notamment dans son texte opérer un syncrétisme graphique de l’icône à la peinture en particulier
« Montage » (1938). L’obraz naît donc du montage de deux ou plusieurs léonardienne, appréhendée comme interaction de principes opposés, et
izobrajéniya ; et cet obraz s’exprime avec intensité dans une dynamique à l’image cinématographique14.
de l’extase, dont l’énergie est proche de la transfiguration religieuse
(preobrajéniyé) chez Florensky. C’est donc une telle considération graphique de l’image cinémato-
Dans les nombreux textes d’Andreï Tarkovski, que ce soit le recueil graphique tarkovskienne que nous voulons mettre ici en lumière, appré-
théorique Le Temps scellé, son journal, ses conférences et ses interviews, hendée en elle-même et dans le cadre de nouvelles perspectives compa-
cet héritage spirituel, artistique mais aussi politique et idéologique, ap- ratives, dans ses relations à ses prédécesseurs comme à ses successeurs.
paraît de manière relativement ténue. En effet, Tarkovski avait lu Floren- Ce numéro est dédié avec émotion à Robert Bird qui avait participé
sky mais aussi Eisenstein dont les œuvres complètes en six tomes avaient à la journée d’études consacrée à Tarkovski que nous avions organisée
été publiées en URSS entre 1964 et 1971, et il construit sa propre théorie à Amiens le 20 avril 2018. Nous présentons en hommage à ce grand
du kinoobraz, en manipulant des termes dérivés comme izobrajéniyé chercheur tarkovskien15, en préambule à ce numéro, la traduction fran-
(représentation), obrazovaniyé (formation) et svoyéobraziyé (spécificité). çaise de son introduction révisée pour l’édition russe posthume à paraître
Tarkovski s’attache à l’essence temporelle du kinoobraz, et en pensant de son Andrei Tarkovski. Elements of Cinema (Londres, Reaktion Books
l’image cinématographique selon cette approche, il accomplit un double
projet personnel : non seulement reconnaître la matérialité de l’image 13 Vincent Amiel (préf.) et Michel Ciment (ill. et collab.), Positif Rivages, n°4 « Andreï
qui s’élabore et se perçoit chez l’homme par les sens et la sensibilité, Tarkovski », 1989, p. 7.
matérialité d’ordre temporelle au cinéma comme art du temps ; mais 14 Voir en effet dans le texte consacré à définir l’image cinématographique (kinoobraz)
au cinéma l’emploi certes du terme obraz renvoyant à l’icône mais encore la prégnance
encore bien sacraliser une image filmique séculière parce qu’émergée en
du modèle pictural léonardien : Andreï Tarkovski, « De la figure cinématographique »
URSS dans un contexte politique foncièrement athéiste12. (1979), Positif, n°249, décembre 1981, pp. 29-38. Vinci était important par ailleurs
Tarkovski insiste par ailleurs sur la dualité du kinoobraz qui germe de tant pour Florensky que pour Eisenstein, voir Rosamund Bartlett, « The circle and the
line: Eisenstein, Florensky, and Russian orthodoxy », art. cit., p. 66.
15 Nous renvoyons aussi à ce texte tissant, sous la plume du chercheur, sa commune
pp. 65-76. trajectoire avec Tarkovski : Robert Bird, « The Omens: Tarkovsky, Sacrifice, Cancer », Ap-
12 Rappelons par exemple que Vertov avait capté après la Révolution en 1919 la paratus. Film, Media and Digital Cultures in Central and Eastern Europe, n°10, 2020, en
désacralisation des reliques de saint Serge. ligne : http://www.apparatusjournal.net/.

9
Ltd, 2008)16. Ce texte résonne tout particulièrement avec ce numéro ap- par Tarkovski dans Le Temps scellé.
préhendant l’amont et l’aval de la cinématographie de Tarkovski avec la Les articles interrogent dans un premier temps les réseaux d’influences
considération, en particulier, de la postérité du réalisateur chez des ar- esthétiques, plastiques, et théoriques entre l’œuvre d’Andreï Tarkovski et
tistes contemporains, mais aussi avec la communication qu’il avait faite celle de ses prédécesseurs, cinématographiques et/ou plastiques.
consacrée à l’importance du symbolisme de Pasternak dans la pensée Ada Ackerman a rappelé l’importance de Léonard de Vinci pour
eisensteinienne et tarkovskienne (« Pasternak, Eisenstein, Tarkovski : une Eisenstein en particulier à partir de l’exemple de la représentation de
généalogie du cinéma symboliste »). Nous remercions très chaleureu- la bataille dans le Traité de la peinture dans un article que nous repro-
sement, pour que cette traduction ait été possible, sa femme Christina duisons ici, avec son aimable autorisation17. À sa suite, Marie Gueden
Kiaer, l’éditeur russe Naoum Kleiman, ainsi qu’Antonio Somaini. examine cette référence à la bataille de Léonard de Vinci à Eisenstein et
à Tarkovski pour montrer la « bataille » en jeu en forme d’autoportrait
Ce numéro présente dans ses deux premiers articles les fonde- engageant une réception différente du peintre par les réalisateurs tant
ments de la notion de « dessin rythmique » avec une comparaison entre théoriquement que cinématographiquement.
Tarkovski et Eisenstein. Les articles portent ensuite sur la question plastique de la couleur chez
Marie Gueden montre l’importance du terme « dessin » chez Tarkovski Tarkovski, puis sur la question chorégraphique.
dans un continuum de l’écriture et du strict dessin à la mise en scène La contribution de Jessie Martin examine ainsi la couleur comme pro-
et au montage. Or, ce « dessin rythmique » en langue originale entre- blème plastique dans le cinéma d’Andreï Tarkovski à partir des écrits
tient une proximité sémantique, voire même une équivalence, avec le théoriques, des interviews et des déclarations du cinéaste, mais aussi
lexique eisensteinien, à mettre au compte d’une « pensée graphique » d’exemples puisés dans ses films. L’auteure s’intéresse à sa définition du
intermédiale permettant de réunir mais aussi de différencier en termes naturalisme cinématographique, et à son idée de neutralisation de la
de « rythme » les deux réalisateurs dans leur théorie et leur pratique gra- couleur qui constitue un élément de la « facture » cinématographique.
phique et cinématographique. Macha Ovtchinnikova enfin ouvre la piste chorégraphique dans l’œuvre
La pensée graphique et la pratique du dessin sont au centre des réflexions du cinéaste russe en s’appuyant sur la théorie de la danse contempo-
théoriques du prédécesseur soviétique de Tarkovski, Sergueï Eisenstein. raine. Que la danse soit prise en charge par le corps dansant à l’image,
À travers l’étude des textes et des dessins du cinéaste, Olga Kataeva par les corps en lévitation, les mouvements de la caméra ou le montage,
montre comment la pratique graphique fonctionne comme origine, ex- la conception du chorégraphique dans le cinéma de Tarkovski excède la
périmentation et mise à l’épreuve de la pensée théorique et cinémato- question du corps et infiltre les rouages du dispositif cinématographique.
graphique d’Eisenstein où le « rythme » constitue un véritable creuset.
Si les premières sections se concentrent essentiellement sur le ciné-
ma de Tarkovski appréhendé en outre dans le cadre d’une comparaison
Une deuxième section s’attache dans ce numéro, après le concept
de rythme, de tracé rythmique, ou de dessin rythmique, aux arts plas-
tiques, et ce dans un sens élargi, dans une affinité entre dessin ou arts 17 Ada Ackerman, « Sergueï Eisenstein, un disciple de Léonard de Vinci. La bataille des
glaces dans Alexandre Nevski (1938), ou “comment représenter une bataille” », 2015,
plastiques et danse à la manière du Degas Danse Dessin de Valéry cité en ligne sur le site de l’anniversaire de la Bataille de Marignan établi par l’Université de
Tours : https://marignan2015.univ-tours.fr/serguei-eisenstein-un-disciple-de-leonard-
16 Robert Bird, Andreï Tarkovski: stikhii kino [Andreï Tarkovski, les éléments du ciné- de-vinci-la-bataille-des-glaces-dans-alexandre-nevski-1938-ou-comment-represen-
ma], Moscou, Muzei sovremennogo iskousstva « Garage », 2021. ter-une-bataille/.

10
avec Eisenstein d’un point de vue lexical, rythmique, plastique, la troi- propose une œuvre à double perspective. D’une part, le cadrage très
sième section considère l’aval de la cinématographie tarkovskienne avec rapproché, le montage harmonieux articulant les mouvements comme
des continuateurs, artistes et cinéastes. ralentis par la prise de vue, et les variations des couleurs et des formes
Les textes de Benjamin Léon et de Sébastien Denis portent sur l’influence subtiles, sublimes, offrent un spectacle abstrait, une danse mystique des
des propositions théoriques et artistiques de Tarkovski sur les cinéastes, volutes et des courbes, des lignes et des textures. Plus particulièrement, la
animateurs et artistes contemporains. Benjamin Léon analyse le motif de dimension organique des tressaillements et des ondulations des formes,
la spirale qui régit le flux de conscience dans The Tree of Life (2011) de alimentée par la bande-son de l’installation, peut témoigner d’une réso-
Terrence Malick. Or, cette figure visuelle, rythmique et symbolique chez nance tarkovskienne chez Yasmina Benabderrahmane, pour qui l’œuvre
Malick est rapprochée du dessin rythmique tarkovskien, de sa puissance du cinéaste russe fait partie de l’héritage artistique. Le souffle du vent, les
temporelle et plastique à l’œuvre notamment dans Solaris, cité par l’au- clapotements d’eau, les crissements du feu, les crépitements de la terre
teur. transforment notre perception des images qu’on associe alors à des phé-
En partant des conceptions théoriques d’Andreï Tarkovski sur la pression nomènes naturels tels que les mouvements aquatiques, les surfaces qui
du temps, le rythme et la fonction de l’art, Sébastien Denis analyse trois se consument, les feuilles et les tissus qui s’agitent au vent, les jambes
films d’animation d’auteur : Le Hérisson dans le brouillard (1975) de ou le dos d’une femme… Ces éléments naturels introduisent le familier
Youri Norstein, Chronopolis (1982) de Piotr Kamler et In Absentia (2000) dans ces visions étranges et fascinantes.
des frères Quay. Son étude montre comment la technique du cinéma Mystic River (2015) de Thibault Honoré est une pièce vidéo inspirée d’un
d’animation qui consiste à créer un univers vivant à partir de tracés ryth- épisode de son enfance. En rentrant d’une longue promenade solitaire
miques inanimés rapproche certains cinéastes d’animation de la pensée en bateau le long d’une rivière, l’artiste a retrouvé son père terrifié car
graphique du temps telle qu’elle a été formulée par le dessinateur/ci- il le pensait noyé. L’idée d’une catastrophe imminente, la sensation de
néaste Tarkovski. douceur et l’harmonie avec la nature tissent une atmosphère inquié-
Si les liens entre Tarkovski et l’art contemporain sont connus tant tante et mystique. C’est dans cette « puissance symbolique » que l’artiste
le réalisateur fait l’objet d’une réception relativement conséquente18, ce énonce rencontrer l’œuvre de Tarkovski.
numéro met par ailleurs à l’honneur des artistes plasticiens, Yasmina Be- Dans un entretien, Jacques Perconte fait quant à lui l’aveu que le cinéma
nabderrahmane, Thibault Honoré, Jacques Perconte et Cristina Álvarez d’Andreï Tarkovski, tout comme celui de Jean Epstein, le « tient comme
López travaillant la matière plastique, rythmique, temporelle par le mé- un rêve, il est là comme un imaginaire abstrait […] ». Bien plus, formule-
dium vidéographique, cinématographique et les techniques numériques, t-il : « quelque chose d’eux plane dans la nécessité que j’ai à faire des
qui entretiennent de manière graduée des rapports au réalisateur russe. films, et dans l’assurance que j’ai, de ne pas savoir où je vais »19. C’est
Dans l’installation vidéo Bain céleste (2016), Yasmina Benabderrah- cette mystérieuse et délicate filiation qui semble palpable dans le travail
mane expose un processus d’altération chimique qui offre un spectacle sur les textures, les couleurs et les lumières naturelles à l’œuvre dans
d’une vie mystique, fébrile, inouïe qui émane de la matière inerte. En fil- sa pièce vidéo Patiras (2017) qui filme l’île éponyme de l’estuaire de la
mant les matériaux photographiques au travail – ou à l’agonie –, l’artiste Gironde.

18 Voir Robert Bird, « Andrei Tarkovsky and Contemporary Art: Medium and Me-
diation », Tate Papers, n°10, Automne 2008, en ligne : https://www.tate.org.uk/re- 19 Jacques Perconte, « Tête-à-queue de l’univers », entretien avec Occitane Lacurie
search/publications/tate-papers/10/andrei-tarkovsky-and-contemporary-art-medi- et Barnabé Sauvage, Débordements, 22 mars 2020, en ligne : http://www.deborde-
um-and-mediation. ments.fr/Tete-a-queue-de-l-univers.

11
Enfin, l’essai audiovisuel Games (2009) de Cristina Álvarez López est
une plongée poétique dans les motifs de L’Enfance d’Ivan (1962) de
Tarkovski qui s’entremêlent avec ceux de L’Allemagne année zéro (1948)
de Roberto Rossellini. L’artiste s’empare de l’œuvre de Tarkovski, de la
séquence de jeu d’Ivan, pour mettre à l’épreuve ses ressorts narratifs et
formels à l’égard d’une autre séquence de jeu d’enfant réalisée quatorze
ans plus tôt. À travers des consonances, rimes, interactions, contami-
nations, ruptures ou confrontations, cet essai permet de donner à voir
autrement ces deux chefs-d’œuvre du cinéma, de les révéler l’un par
rapport à l’autre, en même temps qu’il est le reflet d’une expérience et
d’un regard d’artiste.

12
Préambule
« Introduction : les éléments du
cinéma », Andreï Tarkovski : les
éléments du cinéma

Robert Bird
Traduit du russe par Macha Ovtchinnikova

13
Dans son Essai d’autobiographie, Boris Pasternak raconte comment il principales revues, ce qui lui avait offert une autorité extraordinaire dans
avait renoncé à une carrière de compositeur et s’était décidé à être poète son pays.
lorsqu’il avait soudain réalisé que, contrairement à son idole Alexandre
Scriabine, il n’avait pas l’oreille absolue. Une cinquantaine d’années Contrairement à ses nombreux collaborateurs les plus proches, Tarkovski
après cette décision fatidique, le jeune Andreï Arsénévitch Tarkovski, ad- n’a pas laissé sa gloire précoce étouffer les plus fines exigences qu’il
mirateur de l’art de Pasternak et fils d’un poète soviétique majeur, sa- avait de la vision artistique. Si certaines des étoiles éclatantes de cette
crifie aussi la musique au nom d’une carrière au cinéma. Tarkovski n’a période étaient rapidement devenues des rouages à peine distinguables
jamais su expliquer ce qui l’avait attiré dans le cinéma ni à quel moment dans l’appareil du cinéma soviétique, Tarkovski demeurait en conflit per-
c’était exactement. Le cinéma de cette époque le repoussait même – que manent avec le système soviétique du cinéma qui était surtout préoccupé
ce soit le vernis des comédies musicales staliniennes ou l’éclat commer- par son fonctionnement ininterrompu, et Tarkovski en était à la fois une
cial d’Hollywood. Comme Pasternak, de nombreuses épreuves atten- source de bénéfices, de fierté et d’irritation. Son second long-métrage,
daient Tarkovski sur le chemin artistique qu’il s’était choisi. Toutefois, le grandiose, l’épique « Andreï Roublev » (1966), est devenu immédiate-
c’est dans le cinéma que Tarkovski avait découvert en lui quelque chose ment un classique et une sorte d’évangile pour l’intelligentsia soviétique,
comme l’oreille absolue, c’est-à-dire un goût esthétique irréprochable et qui avait cristallisé ses désirs spirituels troubles, son sentiment d’oppres-
une fine sensibilité pour les sensibilités culturelles, faisant de chacun de sion, de mélancolie et des projets irréalisables. Comme les œuvres sui-
ses longs-métrages de fiction un événement important en URSS et dans vantes de Tarkovski, « Andreï Roublev » est resté doublement inaccessible
le monde entier. au simple spectateur soviétique en raison de sa structure artistique inha-
bituellement complexe et des restrictions strictes de sa diffusion.
La célébrité de Tarkovski a démarré avec « L’Enfance d’Ivan » (1962), un
scénario orphelin confié au réalisateur débutant après l’échec du pre- Cependant, les tentatives du système à empêcher la diffusion du film –
mier tournage, dirigé par un collègue plus âgé. Tarkovski avait tourné après des retards et ajournements réitérés pendant la préparation et la
le film dans le style onctueux de la « nouvelle vague » soviétique, coïn- production, dans le contexte du début de la stagnation, le film avait été
cidant avec la période du « dégel » de Khrouchtchev. Pour l’Occident, « mis sur l’étagère » pendant trois ans, avant que la copie ne se retrouve
le premier film de Tarkovski, au même titre que les œuvres telles que mystérieusement à l’Ouest et ne soit présentée au festival de Cannes –,
« Quand volent les cigognes » de Mikhaïl Kalatozov (1957), « La Ballade n’avaient fait que renforcer la résonance du film dans la culture sovié-
du soldat » de Grigori Tchoukhraï (1958) et « Les Deux Fedor » de Marlen tique. Dans une large mesure, « Andreï Roublev » est devenu l’équivalent
Khoutsiev (1958) – sur ce dernier film, Tarkovski avait fait un stage d’as- cinématographique du roman de Pasternak le « Docteur Jivago » (1957),
sistant réalisateur –, avait ouvert un regard inattendu non seulement sur reconnu une dizaine d’années plus tôt dans l’Occident, il avait notable-
les privations et les exploits des soviétiques durant la Seconde Guerre ment influencé la structure narrative du film en épisodes : de plus, si le
mondiale, mais aussi sur la culture soviétique renaissante, qui avait trou- roman se termine avec le poème de Youri Jivago, à la fin du film nous
vé un écho dans les images des jeunes créateurs. En URSS, comme à voyons les icônes de Roublev toutes en vives et éblouissantes couleurs.
l’étranger, « L’Enfance d’Ivan » avait capté l’air du temps culturel : des in- Comme Pasternak et Alexandre Soljenitsyne, lequel ne s’était pas satis-
tellectuels d’autorité tels que Jean-Paul Sartre et Alberto Moravia avaient fait de la reconnaissance officielle de la nouvelle « Une journée d’Ivan
écrit sur le film – et Tarkovski, alors trentenaire, était devenu objet d’ad- Denissovitch » (1962) et qui s’était attelé au grandiose et effronté « L’Ar-
miration dans les plus grands festivals européens et dans les pages des chipel du Goulag », les épreuves de Tarkovski avaient été récompensées

14
en étant auréolées d’une incomparable autorité culturelle dans son pays statut de cinéaste-théoricien de Tarkovski, de même niveau qu’Eisenstein
comme à l’étranger. et Jean-Luc Godard.

Même en étant interdit, « Andreï Roublev » a résolument influencé les Cependant, la mort de Tarkovski à la fin de 1986 correspondant au
meilleurs films d’URSS et d’Europe orientale de la fin des années 1960, début de la Perestroïka de Gorbatchev avait souligné à quel point son
et après le succès à Cannes en 1969, cette influence s’est propagée dans art était inséparable du contexte politique. Presqu’immédiatement après,
le monde entier. Chacune des œuvres suivantes de Tarkovski – « Solaris » Tarkovski avait été « canonisé » dans la culture russo-soviétique comme
(1972), « Le Miroir » (1974), « Stalker » (1979) – jouait le rôle de ba- le dernier confesseur de foi de l’intelligentsia soviétique perdue, et en
romètre de l’esprit social et des aspirations artistiques de l’intelligentsia Russie sa personne et son art demeurent presque davantage des signes
soviétique. À l’Occident, chacun des films de Tarkovski était considé- idéologiques et non esthétiques. Cela transparaît le mieux dans « Le
ré comme une révélation confirmant le statut singulier, après Sergueï Sacrifice » qu’on perçoit souvent comme le testament de Tarkovski au
Eisenstein, du réalisateur soviétique méritant la comparaison avec de monde, un avertissement sur les catastrophes qui menacent l’humanité –
grands écrivains et compositeurs russes par l’ampleur des récits épiques l’arme nucléaire et le capitalisme cupide, ou bien l’éclatement et la ruine
comme des recherches formelles, leur caractère profondément russe et de la civilisation contemporaine.
en même temps universel.
Une telle lecture du « Sacrifice » et de tout l’art de Tarkovski est solidement
En 1982, Tarkovski a quitté l’URSS pour le tournage du film « Nostal- sous-tendue par ses textes écrits durant presque vingt-cinq ans, le plus
ghia » (1983), le projet italo-soviétique, abordant le problème d’une souvent sur la base d’interviews. Au fil du temps ces textes ont gagné une
mélancolie singulière, ressentie par des russes loin de leur patrie. En intonation hiératique renforçant son autorité spirituelle chez ses fervents
1984, la rupture temporaire est devenue définitive ; dans une large me- admirateurs aussi bien dans l’espace postsoviétique qu’à l’Occident. Le
sure, cet événement marque le dernier, le tragique refus du système so- journal de Tarkovski publié sous le titre caractéristique « Martyrologue »
viétique des possibilités de renaissance interne, par les forces de ses avait contribué à son statut de maître spirituel. Ainsi, il n’est pas éton-
talents les plus brillants. Cependant, on ne peut pas dire que l’Occident nant qu’on recherche dans ses films des prophéties sur Tchernobyl, sur
ait fourni les meilleures conditions pour Tarkovski, artiste profondément sa propre mort, sur la chute de l’URSS ou sur l’Apocalypse imminente.
étranger aux enjeux commerciaux. Dans son dernier film « Le Sacrifice »
(1986), réalisé en Suède avec le soutien de l’Institut suédois du film, Perçus dans cet esprit, les sept longs-métrages de Tarkovski ne sont pas
Tarkovski s’est épanoui pour la première fois en étant totalement dé- seulement comparables aux œuvres classiques des écrivains et compo-
taché du système cinématographique russo-soviétique, et s’est présen- siteurs russes – pour certains, ils deviennent les sept films comparables
té comme cinéaste international. Son art a largement influencé le style au Pentateuque biblique – une sorte d’Heptateuque – par la vénération
du cinéma européen contemporain, cela concerne particulièrement les qu’ils suscitent. Du reste, au cours d’une séance de spiritisme, Pasternak
structures ouvertes du récit, une contemplation détachée et un climat de aurait prédit à Tarkovski qu’il réaliserait justement sept films2.
réflexion – ce qu’on appelle parfois aujourd’hui le « slow cinema »1. Le
livre « Le Temps scellé » traduit en nombreuses langues a confirmé le 2 Voir Andreï Tarkovski, Martirolog : Dnevniki, 1970-1986 [Martirologe : Journaux,
1970-1986], Moscou, Institut International Andreï Tarkovski, 2008, pp. 82, 88-89,
562. Selon les différentes interprétations de Tarkovski de cette prophétie à différents
1 Note de l’éditeur : littéralement en russe, « cinéma lent » (« medlennym kino »). moments, il ne faut pas surestimer sa signification.

15
À mon avis, les chercheurs de tels oracles sibyllins s’écartent du vrai su- monde cinématographique de Tarkovski est étudiée, celle qui imprègne
jet traversant les œuvres de Tarkovski. Son objectif n’a jamais consisté à ses constructions spatiales, discursives et esthétiques d’un sentiment à
imposer au réel ses propres visions ou à remplacer celui-ci par une uto- la délicate et infinie potentialité. La conclusion de cette analyse, j’ose
pie imaginaire (ou une dystopie) inventée par lui-même. Tout son pro- espérer, consistera dans une représentation plus complète de l’approche
gramme artistique était conçu pour saisir le réel dans tout son caractère de Tarkovski au cinéma, qui aidera le lecteur à formuler ses pensées au
imprévisible et ses possibilités infinies. Dans ses films Tarkovski ne péro- sujet de certains films mais aussi à penser les éléments dans son cinéma,
rait pas, il observait et écoutait attentivement le monde, ses éléments – et en général.
les éléments du cinéma comme un moyen singulier de connaissance et
d’expression. Malgré la notoriété mondiale de Tarkovski, son art demeure en grande
partie un territoire inconnu pour l’analyse critique et la réflexion théo-
L’oreille absolue de Tarkovski au cinéma est le thème principal de ce rique sur le cinéma ; étonnamment, son nom apparaît rarement dans
livre, et non l’hagiographie ou l’idéologisation polémique de son art. Dix la littérature générale sur le cinéma, aussi bien généraliste qu’acadé-
éléments de son esthétique cinématographique sont analysés à partir de mique. En russe, il existe un grand nombre de mémoires et d’essais
ses films et de ses autres projets artistiques appréhendés plus ou moins biographiques sur Tarkovski, mais à ce jour, il n’y a pas d’édition com-
dans l’ordre chronologique. Les trois premiers chapitres constituent la ru- plète et convenable de son livre « Le Temps scellé » en langue originale,
brique « La Terre » où sont étudiées les conditions matérielles du monde sans parler des leçons, articles et interviews. Il existe plusieurs tomes
cinématographique de Tarkovski : le système dans lequel il s’était formé importants de documentation d’archives sur les films de Tarkovski et un
et avait travaillé comme artiste ; les espaces qu’il avait créés à l’écran ; nombre conséquent d’interprétations de ses « enseignements » méta-
et l’écran lui-même dont il avait révélé la profondeur expressive excep- physiques et religieux, mais, à l’exception du livre classique de Maïa
tionnelle. Dans ces chapitres, la discussion est fondée essentiellement Tourovskaïa « 7½, ou les films d’Andreï Tarkovski » (1991), il n’y a aucun
sur ses premières œuvres, parmi lesquelles « Le rouleau compresseur et guide général de ses films en tant qu’œuvres d’art cinématographiques
le violon », « L’Enfance d’Ivan » et « Andreï Roublev ». visant plutôt à poser des questions, qu’à donner des réponses clairement
formulées et facilement déchiffrables.
Les trois chapitres suivants réunis dans la partie « Le Feu » étudient les
aspects discursifs des films de Tarkovski : l’interaction entre l’image et Ce livre a pour objectif de remplir cette lacune au moins partiellement,
le mot (avec une attention particulière pour « Andreï Roublev »), le rôle proposant une analyse approfondie de l’« Heptateuque » intégral et des
du récit (surtout dans le cas de « Solaris »), la place de l’imaginaire so- autres projets artistiques de Tarkovski, fondée sur l’étude attentive des
cial ou de l’inconscient (essentiellement dans le film « Le Miroir »). Dans films tout comme de toutes les sources publiées et archivées accessibles
les trois chapitres suivants (« L’Eau ») le thème conducteur devient la à l’auteur. Ce livre est en partie suscité par l’envie de discuter le regard
structure de l’image qui saisit l’expérience sensorielle et le temps dans établi sur Tarkovski et de l’ouvrir : il est « plus qu’un cinéaste ». Oui,
le cadre précis. Dans cette partie, sont analysés principalement « Stal- Tarkovski œuvrait avec succès dans d’autres champs artistiques, créant
ker » et « Nostalghia », de même que les mises en scène théâtrales de des mises en scène pour la radio, le théâtre, la scène d’opéra, travaillant
Tarkovski (« Hamlet » de Shakespeare, « Boris Godounov » de Mous- en qualité d’acteur, de scénariste et d’auteur de textes théoriques et d’un
sorgski) et son film-essai documentaire (« Il tempo di viaggio »). Dans journal. Mais cela ne signifie pas qu’il était un prophète, un philosophe,
le chapitre final consacré au « Sacrifice », l’atmosphère insaisissable du un sociologue ou quelque chose de ce genre. Dans ce livre, tous les as-

16
pects de la personnalité artistique de Tarkovski sont éclairés, chacun à
sa place et dans le contexte général, cependant il propose d’envisager
Tarkovski avant tout comme un réalisateur, dont l’art ne peut être exa-
miné que dans les éléments du cinéma, comme une révélation de ces
éléments avant tout.
_________________________

Nombreux sont ceux qui ressentent que Tarkovski a créé quelque chose
d’absolument unique au cinéma et pour le cinéma en tant que forme
d’art, mais les avis concernant leur nature déterminante divergent. On
peut considérer à bon droit que ses œuvres sont des tentatives de justifier
la déclaration qu’il fit au début de son parcours artistique : « Le cinéma
est un grand art et non un divertissement »3. En comparaison notam-
ment avec le cinéma de genre qui vise le divertissement, la rentabilité et
la pédagogie idéologique et sociale, les histoires et les personnages de
Tarkovski apparaissent comme des simples prétextes à montrer des ob-
jets tâchés de terre, des maisons en feu, des paysages imprégnés d’eau
et, avant tout, une atmosphère invisible mais palpable par les sens.

L’idée que l’art de Tarkovski serait fondé sur l’étude des quatre éléments
(terre, feu, eau et air) est parfois exprimée dans une forme assez banale,
comme, par exemple, dans le film de Donatella Baglivo « Un poète
dans le cinéma : Andreï Tarkovsky » où des plans présentant Tarkovski
assis sur un arbre alternent avec des plans d’eau qui coule, de mousse
et d’animaux duveteux. Cependant, la conscience d’un certain naturel
dans les œuvres de Tarkovski constitue le point de départ de brillantes
études, telles que le film-essai de Chris Marker « Une journée d’Andreï
Arsénévitch » (1999) et les articles de Slavoj Žižek et Fredric Jameson.
Jameson écrit, par exemple, comment chez Tarkovski « la caméra traque
les moments où les éléments parlent », grâce à quoi elle nous dévoile

Andreï Tarkovski (photographie de Grigori Verkhovski)


3 Andreï Tarkovski, « Eto otchen vajno » [Ceci est très important], Literatournaïa Gazeta
[Le Journal littéraire], 20 septembre 1962, p. 1.

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« la vérité de la mousse »4. Mais même pour Jameson, le caractère moins frappants dans ces films, ces détails mettent en doute sinon la
élémental5 des films de Tarkovski est lié à la foi naïve du réalisateur en sincérité, du moins la naïveté des prétentions de Tarkovski à découvrir
l’objectivité de l’image cinématographique : « La contradiction la plus « la vérité de la mousse ».
profonde chez Tarkovski… consiste en la valorisation de la nature sans
technologie humaine, réalisée par la plus haute technologie de l’appa- Le défaut du scepticisme de Jameson consiste encore davantage dans le
reil photographique lui-même. [Tarkovski] n’a pas la conscience réflexive fait qu’il se trompe dans le caractère même de l’art cinématographique
de cette présence seconde, cachée, et cela menace de transformer son de Tarkovski, qui était entièrement orienté non pas vers la création d’une
regard mystique sur la nature en pure idéologie »6. sorte de succédané de la transcendance, mais vers l’étude de l’appa-
Jameson a-t-il raison d’affirmer que le cinéma de Tarkovski est une ten- reil cinématographique comme « la plus haute technologie » influant
tative de faire rentrer dans la bouteille de la contemporanéité le djinn sur l’expérience aussi bien sensible que spirituelle des spectateurs. La
de la « spiritualité » au moyen du plus contemporain et profane des arts, « mystique » de Tarkovski se déploie uniquement dans la technique ; son
et sous l’apparence d’une captation objective du cours du temps, l’ar- cinéma sur les éléments nécessite la prise en compte des éléments du
tiste ne fait-il que l’étalage de sa virtuosité à l’aide de ses longs plans cinéma lui-même. Vadim Youssof, le chef opérateur des quatre premiers
caractéristiques ? Le défaut d’un tel rapport critique à l’égard de Tar- films de Tarkovski (si on prend en compte son travail de diplôme « Le
kovski ne consiste pas seulement dans le fait qu’il ignore de nombreux rouleau compresseur et le violon »), écrivait précisément à ce propos,
et manifestes cas de métacinéma dans un film comme « Le Miroir », notant que dans le monde contemporain en général, et au cinéma en
où le prologue commence avec une télévision et s’achève avec l’ombre particulier, « le progrès scientifique et technique avait affecté la sphère
d’un microphone, faisant irruption dans le cadre comme par accident, spirituelle de l’activité humaine »7. Tarkovski avait une conscience ai-
et où les images documentaires érigent au premier plan la figure de guë du précédent créé par l’histoire du cinéma : « En quelques dizaines
l’opérateur comme témoin singulier de l’histoire. Jameson ne remarque d’années depuis sa création… le cinéma a déjà gagné la possibilité et
pas non plus le monogramme d’auteur « AT » sur les casques des poli- le droit de former et d’exprimer le niveau spirituel de l’humanité. Je suis
ciers et les paquets de cigarettes dans « Stalker », ou les scènes dans ce certain, qu’il n’y a plus rien à inventer et à accumuler : le firmament
même film où la femme du héros s’adresse directement à la caméra ou est séparé des eaux »8. Cela signifie non seulement que la technologie
au spectateur brisant le « quatrième mur » à la manière de Brecht (ou possède un sens spirituel, mais que désormais la spiritualité ne peut être
même de Godard), tenant dans les mains un paquet de cigarettes avec appréhendée autrement qu’à la lumière des technologies, et même que
ce même logotype « AT ». Au même titre que des nombreux moments la « spiritualité » est elle-même une certaine technologie d’existence et de
comportement. Ainsi, considérant avec sérieux ce potentiel spirituel que
4 Fredric Jameson, The Geopolitical Aesthetic: Cinema and Space in the World System, beaucoup sont habitués à rechercher dans les films de Tarkovski, dans
Bloomington, Indiana University Press, London, BFI, 1992, pp. 98-99. ce livre, je le soumets à l’analyse et la vérification basées sur des critères
5 Note de l’éditeur : Robert Bird utilise le terme russe stikhiïnost’ qui renvoie aux élé-
historiques, esthétiques et même technologiques stricts. Non seulement
ments naturels et que l’auteur analyse dans toutes ses manifestations dans l’œuvre
d’Andreï Tarkovski. Nous choisissons de traduire l’adjectif stikhiïnyï par « élémental » les films de Tarkovski supportent une telle analyse mais ils l’exigent.
pour conserver le sens élaboré par l’auteur dans son texte autour des éléments chez
Tarkovski ; « élémental » désigne en effet littéralement ce qui est « relatif aux éléments 7 Vadim Youssof, Tchto takoyé yazyk kino ? [Qu’est-ce que le langage de cinéma ?]
», « qui participe de la nature des éléments, des forces naturelles ». Moscou, Iskousstvo, 1989, p. 235.
6 Fredric Jameson, The Geopolitical Aesthetic: Cinema and Space in the World System, 8 Neïa Zorkaïa, « Vozvrachtcheniyé v boudouchtchéyé » [Retour dans le futur], Sovetskiy
op. cit., p. 100. film [Le Film soviétique], n°4, 1977, p. 21.

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La force des films de Tarkovski n’est pas dans le fait qu’ils captent jet » de Tarkovski consistait précisément à créer cette texture cinémato-
« une présence cachée » de la nature russe ou d’une autre abstraction graphique où les « idées » sont inséparables de leur incarnation maté-
quelconque, mais dans le fait qu’à partir des éléments du cinéma, ils rielle. « Le projet idéologique » de Tarkovski était apparu uniquement
créent les conditions d’une expérience sensible totalement inédite, acces- après, comme moyen d’auto-défense dans un monde qui nécessitait une
sible uniquement au spectateur face à l’écran. Déjà en 1962, Tarkovski identification idéologique.
exprimait l’intention de fonder son art sur le problème des « relations
entre spectateur et artiste », faisant ainsi comprendre qu’il représenterait Tarkovski s’exprimait peu directement à propos du système soviétique, à
la « terre » ou le « peuple » non pas comme un paysage visible ou une l’exception des plans fugitifs donnant à voir des images de Staline dans
masse humaine concrète, mais comme des vagues figures sur l’écran la maison en ruine du vieillard dans « L’Enfance d’Ivan » ou encore du
plat que le spectateur devrait compléter dans son imaginaire. Toutefois, montage documentaire du « Miroir ». La terre était pour lui l’ensemble
selon l’air de la société dans laquelle il vivait et de son temps, au dé- des limites spatiales et sociales qui conditionnent la représentation du
but de son chemin artistique, Tarkovski envisageait les relations entre le monde à l’écran. À l’image des icônes dans « Andreï Roublev », ses
spectateur et l’écran essentiellement selon une perspective didactique, films sont des creusets des idéologies et de tout un imaginaire social, qui
appelant l’industrie cinématographique à procéder à « l’éducation des brûlent au contact du temps réel de la vie humaine et de la corporéité
goûts esthétiques du spectateur » afin de créer un « cinéma d’avant- humaine, laissant seulement l’empreinte négative – voire la plaie – du
garde mondial » et accomplir « les tâches idéologico-esthétiques que contact fugace avec un autre monde. De mon point de vue, Tarkovski
pose à l’art cinématographique le Parti communiste »9. n’oubliait jamais qu’il représentait le monde seulement à travers un cer-
tain milieu optique convergent, comme à travers une couche d’humidité.
Cependant, quel que soit le monde discursif dans lequel il se trouvait Le quatrième élément naturel – l’air – est le plus étroitement associé
– en Union soviétique à l’époque du « dégel » ou à l’époque de la à l’atmosphère de la vie humaine, se déroulant dans le temps, mais
stagnation, dans l’Ouest capitaliste, parmi ses collègues, étudiants ou dans les films de Tarkovski, par définition, cette condition indispensable
spectateurs –, le plus souvent, Tarkovski apportait une solution esthétique à la vie demeure invisible et irreprésentable, bien qu’elle soit tangible
au problème, c’est-à-dire par les sensations et les émotions. Comme il presque physiquement.
le disait lui-même, « au cinéma, il ne faut pas expliquer mais agir sur les
sens du spectateur, et l’émotion éveillée donnera ainsi l’impulsion à la Je propose la catégorie du « cinéma élémental » en partie à la place
pensée »10. Selon le réalisateur Alexeï Guerman, Tarkovski n’était pas un du terme installé mais démodé de « cinéma poétique ». Dans un de ses
« grand penseur », mais un « grand praticien »11. Slavoj Žižek remarque textes tardifs, Tarkovski s’était défini comme « poète et non cinéaste »,
avec sarcasme que « la texture [faktura] cinématographique de Tarkovski mais avait rejeté immédiatement « le cinéma poétique où tout est rendu
mine son propre projet idéologique »12, mais en réalité, l’unique « pro- volontairement incompréhensible et le réalisateur se voit obligé d’inventer
des justifications à ce qu’il a fait »13. Mais le « cinéma poétique » ne carac-
9 Andreï Tarkovski, « Eto otchen vajno » [Ceci est très important], art. cit., p.1. térise pas seulement des films où la création d’atmosphère a la priorité
10 Id., « Iskat’ i dobivat’sya » [Rechercher et atteindre], Sovetskiy film, n°17, 1962, p. sur la mise en scène, le récit ou l’image, ou des films destinés à un public
20.
11 Alexeï Guerman, « Vysokaya prostota » [Une simplicité élevée], Iskousstvo kino [L’Art
cinématographique], n°6, 1990, p. 100. Durham, London, Duke University Press, 2000, p. 242.
12 Slavoj Žižek, « The Thing from Inner Space », in Renata Salecl (dir.), Sexuation, 13 Andreï Tarkovski, Sculpting in Time, London, The Bodley Head, 1984, pp. 221, 224.

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d’élite ou à faire le prestige d’un studio. Souvent les théoriciens élèvent le – il pervertit leur (tiens donc ! – R. B.) sens ... […] Mais seul le ciné-
cinéma poétique à la nature même de l’art cinématographique. matographe est capable de refléter et de fixer le système environnant
du noyau, son origine et sa nébulosité, ainsi que son auréole. […] Par
Les critiques français Louis Delluc et Jean Epstein qui étaient les premiers conséquent, le cinématographe peut y saisir le primordial puisqu’il a ac-
à utiliser le terme au début des années 1920 identifiaient le cinéma poé- cès à l’accessoire, et ce dernier est le premier. Heureusement, le cinéma
tique au « cinéma pur », qui enregistre le cours même de la vie, comme pervertit le noyau du drame car il est destiné à exprimer son essentiel :
si on gravait et conservait sur les bobines de pellicule non pas des em- le plasma environnant. Qu’il ne photographie pas les histoires, mais
preintes de la réalité contemporaine, mais « l’image mouvante de l’infi- seulement les atmosphères des histoires. D’un autre côté, que ses vues
ni » du dialogue platonicien le « Timée ». En réalité, même à l’époque du soient des vues qui contemplent le drame en elles. Nous aurons alors
cinéma muet, le caractère « poétique » ou « pur » signifiait toute une série une raison de chercher un nom à la dixième muse »14.
de phénomènes différents. Dans le film d’Epstein de 1928 « La Chute
de la maison Usher », on peut considérer comme poétique aussi bien le Le critique formaliste Viktor Chklovski était du même avis, il écrivait en
récit surnaturel que les citations des poèmes (issus du récit d’Edgar Allan 1928 que les réalisateurs Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg (célèbres
Poe à l’origine du scénario). pour la Fabrique de l’acteur excentrique, ou la FEKS) « filment l’air autour
de l’objet »15. Plus précise est encore la remarque de Boris Eichenbaum
Comme Tarkovski, Epstein manifestait une passion particulière pour les sur le fait que l’apanage unique du cinéma consiste dans la production
courants d’eau, de fumée et du vent, ainsi dans « La Chute de la maison d’une nature temporelle singulière du récit, « comme si après la lecture
Usher » il y a des traits caractéristiques du cinéma de Tarkovski, tels que du roman, on en avait rêvé »16. Dans les meilleures et les plus caracté-
les rideaux qui respirent et qui s’engouffrent dans la chambre comme ristiques œuvres du cinéma soviétique de la première période telles que
un souffle surréel, et la peinture qui brûle à l’intérieur de son propre « La Mère » de Vsevolod Poudovkine (1926) et les films de Dovjenko
cadre. Si ces plans reflètent la foi en la capacité du cinéma à capter « Arsenal » (1929) et « La Terre » (1930), le critique Adrian Piotrovski
les forces naturelles de la réalité humaine et à utiliser leurs pouvoirs a décelé l’émergence d’un cinéma « émotionnel » et « lyrique » où do-
pour transfigurer le monde, ils limitent également cette capacité par les minent le gros plan et le plan de longue durée17.
moyens de l’art cinématographique. La contradiction sensible entre la
sensation de « présence cachée » et la conscience de sa conditionnalité Toutefois, l’élément « poétique » principal dans ces films n’était pas l’utili-
matérielle, créée précisément par transmission mécanique, est ce que sation d’un procédé technique quelconque, mais le déplacement soulevé
Delluc et Epstein nommaient la photogénie : l’inconcevable attrait du
monde écranique.
14 Boris Pasternak, Sobraniyé sotchineniï v pyati tomakh, [Œuvres complètes en 5
tomes], Moscou, Khoudojestvennaya literatoura, 1992, t. 5, p. 78.
Les premières discussions théoriques sur le cinéma en Russie avaient
15 Viktor Chklovski, « Kinoyazyk “Novogo Vavilona” » [Le langage cinématographique
anticipé les notions de cinéma poétique et de photogénie, comme en at- de la « Nouvelle Babylone »], Za 60 let raboty: raboty o kino [En 60 ans de travail :
teste la lettre de 1913 du jeune Boris Pasternak qui avait posé la question travaux sur le cinéma], Moscou, Iskousstvo, 1985, p. 144.
des spécificités du cinéma comme moyen de représentation en termes 16 Boris Eichenbaum, Literatoura : teoriya, kritika, polemika [Littérature : théorie, cri-
de narration (bien que sous forme de prose vertigineuse, typique pour tique, polémique], Leningrad, Priboï, 1927, p. 297.
17 Adrian Piotrovski, « K teorii kino-janrov » [Sur la théorie des ciné-genres], Poetika
le poète) : « Le cinéma doit laisser de côté le noyau du drame lyrique
kino [Poétique du cinéma], Moscou, Leningrad, Kinopetchat, 1927.

20
déjà par Pasternak du centre sémantique du récit représenté à l’écran à concerne avant tout les éléments du cinéma comme les moyens de dé-
sa reconstitution libre par le spectateur. L’immigré russe Alexandre Bakshy couverte du monde.
voyait dans le cinéma poétique le refus de « représentation » du monde
au profit des conditions de sa « présentation »18. Chklovski exprimait Il ne faut pas confondre le caractère élémental du cinéma poétique avec
aussi une opinion similaire : « Finalement, la question n’est pas dans la le regard naïf sur les possibilités du cinéma comme moyen d’expres-
structure du montage, mais dans la méthode de relation de l’artiste à la sion. Dans l’article de 1927 « Les fondements du cinéma », Youri Ty-
nature, et dans le type d’attention auquel il accoutume le spectateur »19. nianov compare le cinéma avec le développement de l’écriture à partir
Comme dans le cinéma poétique à la place du récit linéaire s’impose des dessins totémiques schématiques : « “la pauvreté” du cinéma, sa
une forme temporelle libre comme moyen d’éveil chez le spectateur d’un planéité, son caractère incolore se sont révélés être des moyens positifs,
rapport singulier au monde, prédisposant à la réflexion philosophique. de véritables moyens artistiques, exactement comme l’imperfection et
L’idée du cinéma pur ou poétique est en grande partie redevable à la la primitivité de la représentation ancienne du totem se sont révélées
philosophie d’Henri Bergson, bien que Bergson lui-même avait rejeté le être des moyens positifs sur la voie de l’écriture »20. Ainsi, l’écran bidi-
cinéma parce qu’il morcelait la vie en une succession d’instants figés. mensionnel n’est pas seulement une limite technologique, mais aussi un
moyen « positif » pour atteindre la « simultanéité » de la représentation,
Cette présumée opposition entre l’illusion d’un courant ininterrompu et par exemple dans les cadres « en fondu » qui dépassent les capacités du
le fait de son découpage par l’appareil cinématographique émerge ré- corps matériel et illustrent en plus la correspondance permanente entre
gulièrement comme un problème dans l’histoire de la critique cinémato- l’être charnel et l’imaginaire21.
graphique. On note un nouveau départ avec l’essai « Cinéma » de Gilles
Deleuze qui refuse les dichotomies simplifiées comme « discontinuité/ Le caractère muet et la palette en noir-et-blanc peuvent également être
continuité » et « représentation/présentation », et mène une analyse phé- considérés comme un facteur positif puisqu’ils libèrent les cinéastes de
noménologique du rapport complexe entre l’image et le monde dans la l’illusion de vraisemblance et créent des conditions pour un libre jeu
perception humaine du temps. L’analyse de l’« image-temps » chez De- d’échelle et de perspective. Selon Tynianov, après l’introduction de l’image
leuze est extrêmement importante pour comprendre la vision de Tarkovski en couleurs au cinéma, le gros plan deviendra impossible puisque la
sur le cinéma, dont il désignait systématiquement le temps comme l’élé- représentation illusoire (« représentation ») supplantera la composition
ment principal. L’appareil cinématographique véhicule une opposition du cadre (« présentation »). Ainsi, seule l’exploitation des possibilités de
esthétique fondamentale entre le cours ininterrompu et l’image discrète, distanciation au cinéma pourrait garantir l’intimité de l’image cinéma-
qui interrompt et plie finalement le temps dans l’image. De ce point tographique. Cela concerne aussi le temps comme objet de représenta-
de vue, dans le cinéma poétique au lieu du drame narratif s’impose le tion : « le “ciné-temps” n’est pas une durée réelle, mais une convention
drame de la narrativité comme l’impossible tentative de reproduire la vie fondée sur la corrélation des plans et la corrélation des éléments visuels
simultanément avec son flux intangible et dans une image accessible à à l’intérieur du plan »22.
l’œil, c’est-à-dire comme fait et sens. Dans le cinéma poétique le drame

18 Alexandre Bakshy, The Path of the Modern Russian Stage, Boston, John W. Luce & 20 Youri Tynianov, O stsenarii. Poetika. Istoriya literatury. Kino [À propos du scénario.
Company, 1918. Poétique. Histoire de la littérature. Cinéma], Moscou, Naouka, 1977, p. 324.
19 Viktor Chklovski, « O kvartire “LEFa” » [À propos de l’appartement de la LEF], dans 21 Ibid., p. 334.
Jili-byli [Il était une fois], Moscou, Sovetskiï pisatel, 1966, p. 459. 22 Ibid., p. 333.

21
Si à la lumière de ce qui précède on peut parler d’une certaine tradition même manière, l’art d’Andreï Tarkovski est « poétique » dans la mesure
russe du cinéma poétique, on ne peut la définir dans les termes d’une où il relève de l’analyse du visible au moyen de l’appareil technologique,
quelconque position morale ou métaphysique, attribuée à ses créateurs, où le monde quotidien visible laisse place à une réalité plus tangible, et
mais comme l’ensemble d’effets techniques répétés. Il est surprenant le flux audiovisuel continu d’informations se cristallise en une expérience
de voir qu’une telle tradition avait été constatée déjà en 1924 par le sensible d’une nature plus intense. Comme Eisenstein l’avait déclaré au-
jeune Konstantin Fédine, responsable de la rubrique consacrée au ci- trefois (à propos du stéréocinéma, une autre manifestation de l’écran
néma dans la revue Jizn iskousstva [La vie de l’art] où les formalistes plastique), « seules sont vivaces les variétés d’art dont la nature même
russes publiaient leurs premiers travaux sur le cinéma : « Pendant que le reflète, en ses traits, les éléments de nos plus profondes aspirations »25.
film étranger nous impressionne avec ses smokings au milieu des sables Chez Tarkovski, les éléments du cinéma créent les conditions d’une nou-
du Sahara et ses tigres, avec ses automobiles roulant sur la Cinquième velle existence dans les éléments du monde.
Avenue, le cinéma russe parvient à nouer à l’écran un nœud tellement
solide avec une ligne, une surface, un geste, qu’aucun Chaplin améri- _________________________
cain ne parviendrait à le résoudre. Ce n’est pas une simple application
de l’expérience plastique de la peinture, de la sculpture, du cirque et du À cause du conservatisme apparent de nombreuses déclarations de
théâtre à l’écran, mais la création de la plastique de l’écran. Ce n’est pas Tarkovski sur l’art, surtout dans les dernières années de sa vie, par
une adaptation “convenable” de la littérature, de l’histoire ou de la côte exemple dans les derniers chapitres du recueil « Le Temps scellé », il
de Crimée, mais des recherches d’une forme cinématographique. Telle n’est pas surprenant que de nombreux critiques se soient sentis obligés
m’apparaît la voie du cinéma russe »23. Dans une certaine mesure ce d’appliquer à ses films des méthodes d’analyse tout aussi conservatrices,
livre positionne Tarkovski comme représentant de cette tradition précisé- comme si, en tant qu’artiste, il était plus proche de Bruegel et de Bach
ment, proposant de mesurer son authenticité non pas par ce qu’il donne que des maîtres du cinéma comme Borzage et Brakhage. On peut ap-
à voir dans la représentation, mais par ce qu’il propose au spectateur précier la singularité de Tarkovski comme artiste, uniquement lorsqu’on
sous forme de problème formel et émotionnel. Comme l’écrit le poète inclut ses œuvres dans leur processus artistique et leur contexte. Alors
Robert Kelly à propos du cinéaste expérimental américain Stan Brakhage que ces aspects ont été tus par les critiques, le cinéma de Tarkovski a
(qui semble proche de Tarkovski sur beaucoup de points, aussi étrange pourtant reçu des échos pertinents chez d’autres artistes, comme dans
que ce soit), un tel cinéma « étouffe le récit, pour que nous puissions les essais documentaires des réalisateurs Alexandre Sokourov et Chris
advenir »24. Marker, dans les hommages musicaux des compositeurs Toru Takemit-

En russe, le mot « élément » [stikhiya] est lié au mot « vers » [stikhi] ;


l’un comme l’autre remonte au mot grec stoicheion, « élément ». Cette 25 Sergueï M. Eisenstein, Neravnoduchanya priroda [La Non-indifférente nature], tome
1, « Le sens du cinéma », Moscou, Muzei Kino, 2004, p. 337. Ces mots sont cités par
parenté suggère la définition de la poésie, du moins dans la tradition
Vadim Youssov, le chef opérateur des quatre premiers films de Tarkovski, dans l’une des
européenne, comme l’expression de la langue en tant qu’élément. De la analyses les plus documentées et fines de la poésie cinématographique de Tarkovski
: « Iz tvortcheskogo opyta » [De mon expérience artistique], dans Tchto takoyé yazyk
23 Konstantin Fédine, Jizn iskousstva [La vie de l’art], n°1, 1924, p. 26. Note de l’édi- kino [Qu’est-ce que le langage du cinéma], Moscou, Iskousstvo, 1989, p. 239. Note
teur : ici, la « côte de Crimée » renvoie par métaphore à un tout hétéroclite. de l’éditeur : pour la traduction française, voir Sergueï M. Eisenstein, « Du cinéma en
24 Robert Kelly, « Notes on Brakhage », Chicago Review, vol. 47/4 & 48/1, relief », trad. Anne Zouboff et Michel Iampolski, dans Le mouvement de l’art, Paris, Cerf,
2001/2002, p. 170. « 7e art », 1986, p. 96.

22
su et François Couturier, dans la chanson d’Alexandre Bachlatchev « Le
temps des clochettes », dans le roman de Kenzaburo Oe « Une existence
tranquille » et chez David Bate dans la série de photographies « Zone »
(2001) prises sur le lieu du tournage de « Stalker » en Estonie. Dans sa
photographie « Gathering Crowds », par exemple, Bate saisit la manière
dont la surface de l’écran chez Tarkovski découvre des couches inatten-
dues de texture et de couleur, mettant à l’épreuve notre vision et provo-
quant un regard réciproque plus actif.

Photogramme du film « Solaris » (1972), d’Andreï Tarkovski

On peut dire de même à propos de l’unique remake hollywoodien


d’un film de Tarkovski, « Solaris », par le réalisateur Steven Soderbergh
(2002). Les fervents admirateurs de Tarkovski ont considéré le film de
Soderbergh avec une once d’ironie. Même l’auteur du roman, Stanislav
Lem, qui avait toujours manifesté son mécontentement face à l’adap-
« Gathering Crowds » (photographie de David Bate de la
tation de Tarkovski, était obligé d’avouer la supériorité du film de Tar-
série « ZONE »)
kovski sur le remake. Cependant, même si l’idée d’une reprise du sujet
© c-Type Print 2001
des films réalisés avec virtuosité par Tarkovski est douteuse, « Solaris-2 »
enrichit l’original, rappelant que le film de Tarkovski était déjà une sorte
de remake de la première adaptation du roman par le réalisateur Bo-

23
ris Nirenburg (1968), réalisée pour la télévision, et que ces trois films
reprennent le roman de Lem qui, à son tour, dramatise le conflit entre
les clones et leurs originaux humains. À l’image de Harey-2 (comme
l’appelle le héros Kris Kelvin), « Solaris-2 » de Soderbergh doit à son
original sa mémoire, son intelligence, ce que confirment les « erreurs »
du copieur inattentif : si la robe de Harey-2 répète les détails de la coupe
originale sans la prise en compte de leurs fonctions, ce qui conduit à
l’apparition de lacets impossibles à défaire, chez Soderbergh surgissent
des réminiscences arbitraires, et apparemment, dépourvues de sens, is-
sues du film de Tarkovski (sans reconnaissance officielle du fait même de
l’emprunt – et le nom de Tarkovski n’apparaît pas au générique).
Tout comme Kris tente de préserver Harey de sa propre perte, le spec-
tateur tente de protéger le film de Soderbergh de la honte de se révéler
comme un flot d’énergie dépensée pour rien. Lorsqu’elle se trouve au
croisement des visions de l’Océan et de Kris, Harey commence à se com-
porter comme un individu humain. De la même manière, le film dépend
de la qualité des regards, qui plongent la représentation dans le temps Photogramme du film « Solaris » (2002), de Steven Soderbergh
vivant et « stabilisent » le flot vide de pellicule comme image, favorisant
le contact entre le spectateur et l’original absent. Malgré tous ses défauts, Sans aucun doute, les films d’Andreï Tarkovski occupent une place im-
et même grâce à eux, le remake de Soderbergh répète et renforce même portante dans l’histoire de l’art contemporain où les technologies vi-
cette sensation terrible de la reconnaissance et de la perte, qui se trouve déo et numériques créent de nouvelles situations esthétiques. Il ne s’agit
aussi au fondement de l’inimitable film de Tarkovski. Par ailleurs, Soder- pas seulement des œuvres des artistes contemporains qui utilisent d’une
bergh nous rappelle qu’en tant que véritable cinéaste, Tarkovski est plus manière ou d’une autre les films de Tarkovski, comme par exemple Psi
proche des studios hollywoodiens que des ateliers des anciens maîtres Girls de Susan Hiller (1999) ou Ajapeegel de Jeremy Millar (2008)27.
hollandais, et notre compréhension de Tarkovski, comme de l’histoire du Dans l’installation vidéo de Douglas Gordon 24-Hour Psycho (1993) le
cinéma, nécessite leur intégration dans une analyse commune26. film classique d’Alfred Hitchcock est montré sur un écran accroché en
diagonale et radicalement ralenti ; chaque plan dure environ deux se-
condes et chaque spectateur peut contourner l’écran et voir des deux
côtés, changeant son point de vue, habitant littéralement l’espace de la
représentation.

27 Voir Robert Bird, « Tarkovsky and Contemporary Art: Medium and Mediation », Tate
26 Comme c’est le cas dans le livre de Steven Dillon, The Solaris Effect: Art and Politics Papers, n°10, 2008, en ligne : http://www.tate.org.uk/research/tateresearch/tatepa-
in Contemporary American Film, Austin, University of Texas Press, 2006. pers/08autumn/robert-bird.shtm.

24
Selon le critique Mark Hansen, le ralentissement du récit de Hitchcock gination des scènes telles que le vol de la caméra au-dessus de la terre
dans l’installation de Gordon « prive l’œuvre de son “contenu” figura- (après que Foma trouve dans la forêt un cygne mort) et « le Golgotha
tif… de sorte que ce qui constitue le contenu de l’œuvre ne peut être créé russe » (qui démarre et s’achève sur le gros plan de Foma rêveur), nous
qu’à travers l’expérience corporelle et l’affect du spectateur comme une voyons que la remarque d’Andreï exprime sa propre préoccupation – et
œuvre quasi autonome »28. D’après Hansen, le refus de la représenta- la préoccupation de Tarkovski comme auteur du film – face au problème
tion et le déplacement de l’axe sémantique sur le corps du spectateur de la représentation réaliste, libre de déformations et de limites de l’ima-
caractérise la nouvelle conception de l’image dans l’art vidéo ; l’image gination individuelle de l’artiste. Contrairement à Foma, Andreï est sen-
« marque le processus, par lequel le corps… donne la forme ou in-forme sible ; avant de prendre le pinceau dans les mains, il observe, réfléchit
l’information »29. Bien que selon Hansen ce processus caractérise préci- et éprouve réellement. Bien que la représentation en tant que telle n’est
sément les technologies numériques, où l’image est dépourvue d’exis- pas une affaire de piété, elle nécessite le renoncement de l’artiste à sa
tence matérielle, à mon avis, les films de Tarkovski montrent la présence propre imagination, et l’épreuve de l’image par le temps.
de ce processus dans les anciennes technologies analogiques : lorsque
le cours du récit s’interrompt, le spectateur ou le lecteur s’érige – ou Dans cette approche de l’image comme processus progressif de rappro-
« arrive », selon le terme de Robert Kelly – au centre de la composi- chement vers l’impossible original, on peut découvrir le parallèle entre
tion. La différence principale entre Tarkovski et Douglas Gordon n’est les films de Tarkovski (surtout « Andreï Roublev ») et l’installation vidéo Via
pas dans une technologie des médias ou une autre, mais dans le fait Dolorosa (2002) de l’artiste britannique Mark Wallinger, où les fragments
que Tarkovski, en tant que cinéaste, conservait malgré tout l’apparence du film de Franco Zeffirelli « Jésus de Nazareth » (1977) sont projetés
d’un récit unique à l’intérieur de son œuvre, tandis que Gordon, en tant sur l’écran, dont quasiment toute la partie centrale est assombrie, sauf
qu’artiste vidéo emprunte le récit de Hitchcock et s’appuie entièrement un cadre mince qui court le long des quatre bords, comme si un carré
sur la large notoriété du film et de son contexte historique. La dialec- était superposé sur l’écran. On voit surtout les pieds et les mains des
tique aiguisée entre le cours du récit et son ralentissement radical chez personnages se déplaçant sur la terre poussiéreuse, mais on peut devi-
Tarkovski et Gordon rapproche le cinéma poétique des courants de l’art ner sans faute Jésus qui marche vers Le Golgotha, qu’on crucifie, puis
vidéo contemporain qui déplacent également le centre sémantique de la qui est suspendu sur la croix. Contrairement au « Carré noir » de Malévit-
représentation sur sa création active et artistique par le spectateur. ch auquel renvoie sans aucun doute Wallinger, Via Dolorosa ne nie pas
la possibilité de représentation, refusant seulement au spectateur une
La conception de l’image apparaît le plus clairement chez Tarkovski satisfaction visuelle rapide et facile.
dans le personnage de l’apprenti Foma dans l’œuvre « Andreï Roublev ».
Foma est un mauvais peintre d’icône non seulement parce qu’il est né- Ce développement donne l’idée des problèmes théoriques soulevés
gligent et doté d’une ambition mal fondée, mais aussi parce qu’il est dans ce livre, et de l’approche de l’auteur dans leur résolution, mais en
enclin aux chimères gratuites : « Tu inventes sans cesse des sornettes, même temps, ce livre est pensé comme un manuel pour appréhender
mon frère » – lui reproche Andreï. Si on met sur le compte de son ima- historiquement et sémantiquement les sept longs-métrages et les nom-
breux autres projets artistiques d’Andreï Tarkovski. Dans la mesure du
possible, je m’écarte des opinions divergentes et j’observe la spécificité
28 Mark B. N., Hansen, New Philosophy for New Media, Cambridge, MIT Press, 2004, de chaque œuvre, ainsi, je fais abstraction par exemple, de l’idée établie
p. 29.
que Tarkovski n’aimait pas tellement « Solaris ». Parfois, il évoquait aussi
29 Ibid., p. 10.

25
en termes difficiles « L’Enfance d’Ivan » et « Andreï Roublev », mais ces kovski la terre est l’élément où se forme « la conception » des films. (Cu-
doutes postérieurs n’enlèvent rien aux qualités de ces films. Sa définition rieusement, Tarkovski a aussi dû chercher longtemps le lieu de tournage
tenace du cinéma comme art du temps me semble largement justifiée pour cette scène, confirmant le parallélisme entre lui-même et Boriska30.)
et productive. Cependant, sans nier l’importance des textes écrits par La terre entoure et soutient la maison que l’on quitte brusquement (dans
Tarkovski durant toute sa carrière – au contraire, convoquant même ses « L’Enfance d’Ivan », « Stalker », « Nostalghia » et « Le Sacrifice »), où
publications les moins connues dans les journaux et revues, et les exami- l’on revient avec remords (« Solaris ») ou vers laquelle on va pieds nus
nant au plus près –, je prends en considération les conditions concrètes pour ressentir chaque pas du rapprochement (« Le Miroir »). La terre
de la rédaction et de la publication de chaque texte. c’est le peuple, la patrie et (dans « Solaris ») la planète natale. Toutes ces
notions portent une empreinte rétrograde non seulement parce qu’elles
Curieusement, chacun des textes les plus importants de Tarkovski ap- nous renvoient vers des temps définitivement révolus, mais aussi parce
paraissait rapidement après l’achèvement d’un de ses films comme ré- que leur sens s’est effacé et ne peut être renouvelé que dans le feu puri-
flexion (ou, plutôt, une conversation) à propos du travail réalisé. Plus tard ficateur, à l’image de l’icône de saint Georges sur la cloche de Boriska.
ces textes ont été réécrits, parfois de fond en comble, pour être intégrés
dans le livre « Le Temps scellé ». Dans ses déclarations les plus morali- La terre est plus qu’un récipient vide pour la nostalgie. La terre joue un
satrices, voire pompeuses, surtout dans son ouvrage « Le Temps scellé », immense rôle dans les premières œuvres de Tarkovski, par exemple,
Tarkovski donnait des raisons de « lire » ses films comme des sortes de dans le film « Il n’y aura pas de départ aujourd’hui » (1958) où l’on
fables mystiques, où le cinéma dynamique serait remplacé par des va- trouve des bombes non explosées sous la ville tout juste reconstruite
leurs statiques, éternelles. Comme Alexandre Sokourov, Tarkovski parlait après la guerre. La même terre qui avait préservé la ville, qui porte en-
parfois en termes résolument négatifs de l’art cinématographique. Tou- core ses blessures reçues pendant sa défense, devient insidieusement
tefois, comme Sokourov, Tarkovski demeurait précisément cinéaste, ainsi son ennemi. Comprenant le danger d’une explosion dans la ville, les
je propose de lire ses textes à travers ses films, et non l’inverse. Les jalons jeunes soldats déterrent précautionneusement, tendrement même, les
de ce chemin sont les quatre éléments à travers lesquels se découvrent les bombes et les portent dans les bras comme des nouveaux-nés vers le
éléments matériels à l’origine du travail de Tarkovski au cinéma, à partir camion qui les transportent à l’extérieur de la ville, où elles explosent
du « système » et de l’imaginaire social jusqu’à l’« écran », le « récit » et sans danger pour les citadins. Dans ce film, Tarkovski joue lui-même le
le « cadre ». Chemin faisant, les observations et les réflexions théoriques rôle d’un soldat qui allume la mèche et blesse la terre, emplissant l’air
de Tarkovski sont étudiées dans le contexte de la théorie mondiale du de fumée et de poussière. La terre se trouve toujours sous la pression
cinéma, surtout dans le chapitre final « Atmosphère », où j’analyse une d’autres éléments, et même si elle constitue le véritable contenu des films
notion profondément discutable, mais quasi inévitablement associée à de Tarkovski, elle apparaît le plus souvent comme un abri vulnérable,
la discussion sur le cinéma poétique. parfois simplement détruit, un abri contre ces catastrophes – inonda-
tions, orages, incendies – qui préoccupent réellement l’artiste. Dans un
Je commence avec le premier élément : la terre. Dans la dernière partie sens plus concret, la terre ce sont les conditions matérielles et spatiales
d’« Andreï Roublev » Boriska recherche longuement la bonne argile et la du monde cinématographique de Tarkovski : le système à l’intérieur du-
trouve seulement lorsqu’il tombe par hasard dans une pente sous une
pluie torrentielle d’automne. Avec cette argile on crée le moule pour la
30 Maïa Tourovskaïa, 7 ½ ili filmy Andreya Tarkovskigo, [7 ½ ou les films d’Andreï
cloche : modèle de beauté et source d’espoir. Par analogie, chez Tar-
Tarkovski], Moscou, Iskousstvo, 1991, p. 72.

26
quel il travaillait, le lieu de ses tournages et l’écran, où ils sont projetés. l’esthétique de présentation du monde matériel et idéologique chez Tar-
kovski : la sensualité, le temps, le cadre. Reste l’élément de l’air auquel
Le feu est l’élément de la pensée de Tarkovski comme iconoclaste et bi- Tarkovski a consacré son dernier film « Le Sacrifice ».
bliomane convaincu. Ses films présentent une série d’images qui rendent Sous forme de vent, l’air devient un flot incontrôlable, détruisant les ha-
ce monde visible et en même temps éclipsent sa réalité matérielle par bitats et l’ordre humains. Dans « Stalker » et « Le Sacrifice », en dépit de
une représentation délibérée et illusoire ; comme les icônes dans « Andreï nombreux éléments surnaturels, c’est le vent qui manifeste la présence
Roublev », ces représentations doivent brûler avant de devenir image. matérielle du mystère. Cependant, l’absence du vent dans l’espace est
Comme l’avait confié Tarkovski, il souhaitait que ses images minutieu- aussi source d’inconfort important dans la navette spatiale, située sur
sement élaborées brûlent dans « l’atmosphère vivante du réel » créant l’orbite au-dessus de la planète Solaris ; afin de recréer le bruissement
de nouveaux sens et de nouvelles sensations31. L’image, c’est la trace sur caractéristique de l’air dans les feuilles, les spationautes collent des
la pellicule laissée par le feu ineffable. À la fin d’« Andreï Roublev », les bandes de papier aux bouches d’aération. De telle manière, l’atmos-
icônes apparaissent dans un tas de braises. Le feu, ce sont les mots, les phère rend le film humain et en même temps ouvre l’espace à l’intru-
récits et toute la vie de l’imagination humaine et sociale, qui ne signifient sion des forces mystérieuses, même maléfiques parfois. L’atmosphère est
pas tant une réalité donnée, mais la possibilité qui nous est offerte de la cet élément où les mondes artistique et théorique de Tarkovski se ren-
saisir à l’infini. contrent. L’objectif principal de ce livre est de déterminer et expliquer cet
élément insaisissable qui anime l’image cinématographique [kinoobraz],
L’eau c’est l’élément de l’art qui reflète et réfracte la lumière autour des tout en demeurant invisible.
objets représentés, les détachant de leur fonctionnalité triviale et renfor-
çant leur perception visuelle. Une admiration particulière pour l’eau est
évidente chez Tarkovski à partir de son film « Le rouleau compresseur
et le violon » (1961), où, à la suite d’une subite averse de printemps, la
caméra étudie attentivement les traces laissées par les gens et les objets,
comme s’ils dessinaient sur la terre. Comme l’écrivait Maïa Tourovskaïa,
« la pluie… devient un épisode autonome dans l’œuvre, il ne “signifie”
pas moins que ses péripéties »32. Avec le temps, l’eau omniprésente ac-
quiert chez Tarkovski les connotations de baptême, par exemple, lorsque
des poissons ayant survécu par miracle nagent dans le monde submer-
gé de « Stalker ». Comme les autres éléments, l’eau constitue la base
de la représentation, sa condition esthétique fondamentale, un moyen
transformant le monde en image et le rendant ouvert à la réflexion. Trois
chapitres dans la section « L’Eau » analysent les questions centrales de

31 Andreï Tarkovski, Arkhivy, dokumenty, vospominaniya, [Archives, documents, souve-


nirs], Moscou, Eksmo-Press, 2002, p. 195.
32 Maïa Tourovskaïa, 7 ½ ili filmy Andreya Tarkovskigo, op. cit., p. 31.

27
Le dessin ou tracé rythmique et
la question graphique

28
La «  pensée graphique  » de
Andreï Tarkovski : le «  dessin
rythmique  » de l’écriture, du
dessin à la mise en scène et au
montage

Marie Gueden

29
« le montage est nécessaire au réalisateur à peu près comme
la connaissance du dessin à l’artiste. »1

Écriture, dessin

Dans son journal tenu entre 1970 et 1986, Tarkovski relevait les
propos formulés par l’un de ses amis, l’ukrainien Youri Zarouba, à l’égard
des lettres qu’ils s’étaient échangées, allant jusqu’à qualifier la pensée
du réalisateur d’une « qualité brillante, quasiment graphique »2. L’édition
de son Journal, en particulier russe, témoigne de telles manifestations de
cette pensée graphique non seulement dans son écriture calligraphique,
ornementale, couplée à des éléments graphiques linéaires et décoratifs
au cœur de la page (fig. 1), mais aussi dans les croquis du réalisateur.
Cette part graphique semble à ce titre bien innerver sa pratique, de
l’écriture au dessin.

Fig. 1
Calligraphie dans une page extraite du journal d’Andreï Tarkovski
Andreï Tarkovski, Martirolog : Dnevniki, 1970-1986 [Martirologe :
Journaux, 1970-1986], Moscou, Institut International Andreï Tarkovski,
2008
1 Andreï Tarkovski, « Conférence sur le montage », en ligne : www.tarkovskiy.su/texty/
uroki/oglavlenie.html, trad. Macha Ovtchinnikova.
2 Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, trad. Anne Kichilov et Charles de Brantes, Pa-
ris, Cahiers du cinéma, 2006, 5 septembre 1970, p. 184.

30
Fig. 3
Dessins sur la couverture (avers et revers) de son journal par Andreï Tarkovski
Andreï Tarkovski, Diari. Martirologio 1970-1986, Ist. Internazionale Tarkovskij,
2014

fruits, champignons, coquillages, animaux, etc.) et des


Fig. 2
Dessins dans le journal de Tarkovski objets usuels (vases, bouteilles, cordes, chaînes, etc.), qui font directement
Andreï Tarkovski, Martirolog : Dnevniki, 1970-1986, Moscou, Institut écho à des plans de ses films, comme par exemple l’escargot de Stalker, en
International Andreï Tarkovski, 2008 miroir de l’escargot présent sur la couverture du Journal. Cette couverture
fonctionne plus généralement comme un collage, un photo-collage ou pho-
Tarkovski dessine depuis son enfance et son Journal témoigne de cette to-montage3 que Tarkovski a constitué par couches successives en intégrant
pratique prenant différentes formes : des dessins remplissant la page, entre images, dessins, traits, couleurs (fig. 3).
trait simple et épuré ou fouillis de lignes nerveuses (fig. 2), usage ou non de
la couleur, comme des détails, emblèmes, fétiches (comme un petit vase en
argile ethnique, asiatique ou ouzbek, qui était sur le bureau de Tarkovski), 3 Ces dessins ont notamment été exposés dans le cadre de l’exposition des archives du ré-
etc. Néanmoins ce qui semble relever a priori de généralités (des visages, alisateur à Florence en octobre 2015 (Soprintendenza Archivistica per la Toscana), et édités
dans les éditions récentes russe, italienne et française de son journal. Voir Andreï Tarkovski,
des paysages, etc.), de petites choses anecdotiques de l’ordre de marginalia,
Martirolog : Dnevniki, 1970-1986 [Martirologe : Journaux, 1970-1986], Moscou, Institut
constituent au contraire des éléments vraisemblablement essentiels pour le International Andreï Tarkovski, 2008 ; Diari. Martirologio 1970-1986, Ist. Internazionale
réalisateur : en effet, on y retrouve des éléments organiques (fleurs, feuilles, Tarkovskij, 2014 ; Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, Paris, Philippe Rey, 2017.

31
Ces objets et figures de prédilection prennent directement part au Cette attention, aux petits détails de la nature entre autres, resserre
processus artistique chez Tarkovski, à la manière dont celui-ci formule dans notamment l’affinité entre Léonard de Vinci et Tarkovski revendiquée
Le Temps scellé une telle analogie pour le moins incongrue : « Le rapport par celui-ci, et dont peuvent témoigner des représentations analogues,
entre la recherche, en tant que processus […], et l’achèvement d’une comme des petites fleurs par exemple (fig. 5). Tarkovski se réclame no-
œuvre d’art, est le même que celui entre une cueillette de champignons toirement du grand peintre, et semble aussi pratiquer de manière répé-
et un panier plein de champignons. Seul ce dernier constitue l’œuvre tée, variée, des études graphiques de l’ordre de l’esquisse. Si les écrits
d’art, au contenu bien réel et formel »4. On peut d’ailleurs trouver sous le du réalisateur (Journal et Le Temps scellé) témoignent de sa lecture du
crayon de Tarkovski, à la date du 27 janvier 1973 dans son Journal, un commentaire vincien de Paul Valéry, son Introduction à la méthode de
petit champignon, isolé parmi d’autres éléments (fig. 4), et dans le scé- Léonard de Vinci, il faut y ajouter, dans son prolongement, la référence
nario du Miroir le réalisateur mentionne une cueillette de champignons, à Degas Danse Dessin du même auteur, citée précisément à propos de
des morilles5, à laquelle il substituera finalement dans le film le beau l’esquisse comme exercice, n’équivalant pas au tableau ni à l’œuvre :
livre de Léonard ouvert sur l’autoportrait du peintre dans les sous-bois
aux alentours de la maison d’enfance. « Certains peintres de notre temps […] n’ont pas manqué de
confondre l’exercice avec l’œuvre, et ils ont pris pour fin ce qui
ne doit être qu’un moyen. Rien de plus moderne […] Achever
un ouvrage consiste à faire disparaître tout ce qui montre ou
suggère sa fabrication. L’artiste ne doit, selon cette condition su-
rannée, s’accuser que par son style, et doit soutenir son effort
jusqu’à ce que le travail ait effacé les traces du travail. Mais le
souci de la personne et de l’instant l’emportant peu à peu sur
celui de l’œuvre en soi et de la durée, la condition d’achèvement
a paru non seulement inutile et gênante, mais même contraire à
la vérité, à la sensibilité et à la manifestation du génie. La per-
sonnalité parut essentielle, même au public. L’esquisse valut le ta-
bleau… » écrit Paul Valéry dans son essai Degas Danse Dessin.6

Fig. 4
Planche de dessins
Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, Paris, Philippe Rey, 2017

4 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, Paris, Éditions de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1989,


p. 92.
5 Id., Journal 1970-1986, éd. Philippe Rey, op. cit., p. 71 ; « Le Miroir », Œuvres ciné-
matographiques complètes II, Paris, Exils Éditeur, « Littérature », 2001, p. 134. 6 Id., Le Temps scellé, op. cit., p. 90.

32
Enfin, outre les citations picturales de Léonard dans ses films (l’au-
toportrait de Léonard et le portrait de Ginevra De’ Benci dans Le Miroir,
L’Adoration des mages dans Le Sacrifice), la seule citation littéraire que
fait Tarkovski de Léonard apparaît dans le scénario du Miroir écrit entre
1968 et 1973 : le réalisateur cite dans le Traité de la peinture l’extrait
« Comment représenter une bataille ». Pour autant, s’il ne livrera pas
stricto sensu de mise en scène cinématographique des éléments de la
bataille léonardienne7, la scène conçue témoigne d’un usage du champ
lexical léonardien abondant (tourbillons, nuages et nuées, etc.), et en
particulier de deux comparaisons significatives : d’une part, le serpent
(qui se courbe vers le haut, soit comme un ressort spirale) – servant de
comparaison à un câble – ; d’autre part, l’hélice8. Or, ces motifs sont
graphiquement (cordes, coquille d’escargot comme sur la couverture de
son journal), ici scénaristiquement, comme cinématographiquement, très
présents chez Tarkovski. Ce sont ainsi les détails cachés ou au contraire
ostensiblement visibles de telle ou telle nature morte dans Solaris, Le
Miroir, Stalker ou Le Sacrifice.
Ces motifs peuvent être en partie rapprochés de la forme du labyrinthe
évoquée par Tarkovski précisément chez Léonard, comme le souligne
Natalia Kononenko, forme associée à la dynamique du mouvement cy-
clique de l’eau qu’appréhende le peintre comme relevant des formes uni-
verselles du moteur divin dans le monde9. Ils témoignent de l’importance
de la configuration serpentine ou spiralée de la pensée graphique vin-
cienne telle que l’a mise en évidence Daniel Arasse, propre à exprimer
le rythme du monde10, et dont la logique de continuité a été exprimée par
Valéry dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci : « […]
des oreilles et des boucles aux tourbillons figés des coquilles, il [Léonard]
va. Il passe de la coquille à l’enroulement de la tumeur des ondes, de

7 Voir notre texte ici « “Comment représenter une bataille” : Léonard de Vinci, Eisenstein,
Fig. 5
Tarkovski ».
Dessins de fleur par Léonard de Vinci et Tarkovski
8 Voir Andreï Tarkovski, « Le Miroir », op. cit., pp. 97-102.
Léonard de Vinci, Touffes de fleurs, dont l’ornithogale en ombrelle (étoile 9 Voir Natalia Kononenko, « Leonardo da Vinci nello spazio audiovisivo dei film di
blanche) Andrej Tarkovskij », dans Romano Nanni et Nadja Podzemskaja (dir.), Leonardo in Rus-
Andreï Tarkovski, « Podorojnik » (Plantago ou plantain), Journal 1970- sia : temi e figure tra XIX e XX secolo, Milan, Mondadori, 2012, p. 420.
1986, Paris, Philippe Rey, 2017 10 Daniel Arasse, Léonard de Vinci. Le rythme du monde, Paris, Éditions Hazan, 1997.

33
la peau des minces étangs à des veines qui tiédiraient, à des mouve- imprègne certes les plans, en lien avec des jeux de mots affectionnés par
ments élémentaires de reptation, aux couleuvres fluides »11. La pensée Léonard, comme la conception de la structure des décors, mais aussi
graphique tarkovskienne semble se manifester aussi par ces formes ryth- celle de la mise en scène des acteurs illustrée par le dernier exemple.
miques. Pour le réalisateur, la mise en scène constitue, ainsi qu’il le formule dans
Le Temps scellé, une étape intermédiaire, décisive et créative, à partir
Du dess(e)in comme idée graphique à la mise en scène de l’esquisse du scénario qualifiée de structure fragile, vivante, toujours
changeante.
Si le dessin s’entend comme dessein (disegno) chez Vinci, relevant Une scène semble en particulier figurer cette approche formelle et gra-
de l’intellect par opposition à la main, Tarkovski avec la question de phique dans la mise en scène : il s’agit de la scène des feux précédant
l’idée mise en avant dans ses écrits s’inscrit dans un paradigme proche, le départ de Kris pour Solaris. Le réalisateur reconnaît dans Le Temps
de l’ordre de l’idée graphique matérialisée dans ses productions, du scellé avoir prêté une grande attention aux scènes des feux dans le film :
dessin au film. ici, le feu réel exprime le détachement du personnage principal avant
Ainsi, Solaris semble témoigner de cette configuration serpentine ou spi- son départ à l’égard des choses matérielles. Cette scène suit par ail-
ralée vincienne, le scénario ayant été écrit à une époque contemporaine leurs directement la séquence autoroutière avec ses feux lumineux et elle
de celui du Miroir : c’est le plan liminaire d’algues-chevelures – des semble, par le mouvement des personnages dans le champ autour du
vallisneria spiralis – en mouvement, la nature morte végétale serpentine feu, en prolonger le motif, celle d’une spirale à trois bras (matérialisée
à la boîte métallique, le motif de la coquille comme véritable clé du dans la séquence précédente par les feux lumineux ainsi que par la ligne
film, qualifié de « film-coquille »12, à la manière dont Dmitri Salynskii a de l’autoroute). Les personnages gravitent autour du feu correspondant
montré par ailleurs l’importance de la composition en spirale régie par à la position de Kris : c’est tout d’abord le père qui arrive vers Kris de-
la section d’or chez le réalisateur13. Le terme « coquille » est polysémique puis la droite du champ puis vient au devant vers la gauche du champ
en russe, désignant aussi le pavillon de l’oreille (qui fait l’objet d’un très (figurant deux bras de la spirale) ; et c’est la tante arrivant vers Kris de-
gros plan de Kris dans la dernière partie du film), ou le lavabo (qui fait puis l’arrière-plan (figurant le troisième bras de la spirale). Pour autant
l’objet d’une scène clé entre Kris et Harey littéralement face à un lava- à la fin de la séquence les personnages retournent tous à leur point de
bo), et le décor de la station orbitale a été conçu comme une « coquille départ (le père vers la droite du champ à nouveau, et la tante, en fond
enroulée en spirale »14 . C’est encore la lévitation selon un mouvement de champ).
spiralaire de Kris et de Harey dans la bibliothèque. Cette idée graphique Cette description d’une scène de Solaris illustre directement les
propos de Tarkovski dans Le Temps scellé relatifs à la nature et la fonc-
11 Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, « Folio tion de la mise en scène : « Comme on le sait, au cinéma, la mise en
Essais », 1957, p. 41. scène signifie la disposition et les déplacements des objets choisis par
12 Mikhaïl Perepelkin, Slovo v mire Andreia Tarkovskogo: poetika inoskazaniia [Le mot
rapport à la surface du cadre. À quoi sert la mise en scène ? Neuf fois
dans le monde d’Andreï Tarkovski : poétique de l’allégorie], Samara, Éditions de l’Uni-
versité de Samara, 2010, extrait en ligne : http://www.tarkovskiy.su/texty/Perepelkin/ sur dix à cette question on vous répondra : elle sert à exprimer le sens
Perepelkin.html, partie III, 2.3 (nous traduisons). de l’action »15. Ici, Kris constitue littéralement le centre de l’action avant
13 Dmitri Salynskii, Kinogermenevtika Tarkovskogo [L’herméneutique cinémato-
graphique de Tarkovski], Moscou, Kvadriga, 2009.
14 Voir Olga Surkova, S Tarkovskim i o Tarkovskom [Avec Tarkovski et à propos de Tar- 15 Andreï Tarkovski, « Conférences au VGIK », dans Paola Volkova, Tsena Nostos – Jizn
kovski], Moscou, Raduga, 2005, p. 60 (nous traduisons). [Le prix Nostos – la vie], Moscou, Zebra-E, 2013, pp. 283-284, trad. Macha Ovtchin-

34
son départ vers Solaris, action à laquelle s’agrègent son père et sa tante profonde21, c’est-à-dire reposant sur une adéquation profonde entre
gravitant autour de lui, et évoluant vers un retour à leur point d’arrivée, forme et contenu (« imagicité »), c’est parce que cette convention déna-
ce qui semble annoncer et anticiper la fin même du film avec le retour de ture pour lui le tissu vivant de l’image cinématographique (alors même
Kris dans sa maison. D’ailleurs, la séquence au feu s’achève déjà par un que la scène mentionnée ci-dessus témoigne d’une telle « imagicité »).
tel retour du personnage principal à l’intérieur de la maison. Ce faisant, Pour autant, Eisenstein insiste sur le plaisir visuel tout particulier des dé-
littéralement encore, le voyage dans l’espace et le temps qu’est celui placements des acteurs dans l’espace, d’ordre organique et sensible,
pour Solaris, est bien, à la manière des déplacements scéniques des per- avouant une véritable passion graphique pour les « dessins rythmiques »
sonnages dans cette scène, un retour au point de départ ou à l’origine. de la mise en scène :
Cette veine graphique liée aux déplacements des personnages est confir-
mée par le recours au terme de « dessin » par Tarkovski à propos de la Au sens le plus strict du mot, la mise-en-scène est la combinai-
mise en scène engageant l’acteur : « Comme vous le savez, la mise en son d’éléments spatiaux et temporels pour produire les actions
scène est un dessin formé par l’arrangement mutuel des acteurs par rap- mutuelles des gens sur la scène.
J’ai toujours été passionné par l’entrelacement de lignes au-
port à l’environnement externe »16. Le rôle de l’acteur est par ailleurs aus-
tonomes d’actions, ayant chacune leurs lois spécifiques pour
si défini comme un tel « dessin », et le terme « graphique » est en outre les tons de leurs dessins rythmiques [ritmitcheskikh risounkov] et
utilisé à propos de l’expression de ses sentiments au théâtre17. Ainsi, le pour les déplacements spatiaux se tressant en un tout unique et
réalisateur élabore un dessin unique à partir du rôle de l’acteur18 jouant harmonieux.22
une mosaïque de pièces assemblées.
Du dessin comme dessein à la mise en scène, Tarkovski explore des Dessinateur particulièrement prolifique, commentant lui-même ses
possibilités rythmiques que l’on pourrait qualifier de musicales ou de dessins, une véritable continuité intermédiale anime le processus créa-
chorégraphiques19, à la manière notamment du continuum entre dessin tif d’Eisenstein du dessin à la mise en scène théâtrale et cinématogra-
et danse d’un Degas appréhendé par Valéry dans son Degas Danse phique, et encore au montage23. Cette dimension chez Eisenstein avait
Dessin auquel le réalisateur a été attentif, ainsi qu’à ses écrits sur l’art20. été relevée par Léon Moussinac évoquant son goût pour le dessin ainsi
Si Tarkovski critique l’expressivité de la mise en scène chez Eisenstein que pour la scène considérée comme un dessin qui se met à vivre, avec
devant dégager simultanément un sens évident et une signification plus la recherche en particulier dans le jeu de l’acteur de la précision du
dessin et du fini de la forme, puis du dessin d’ensemble de la séquence,
du graphique de la composition compris comme chaîne des formes
nikova, nous soulignons. plastiques24. François Albera avait par ailleurs ainsi mis en évidence le
16 Id., Le Temps scellé, op. cit., p. 26, nous soulignons (traduction modifiée à partir du
texte original).
17 Ibid., p. 133 ; p. 131 (traductions modifiées). 21 Id., Le Temps scellé, op. cit., p. 26.
18 Ibid., p. 133. 22 Sergueï M. Eisenstein, Mémoires, Paris, Julliard, 1989, p. 54. Voir pour le texte ori-
19 Voir ici le texte de Macha Ovtchinnikova, « Phénomènes chorégraphiques dans ginal en ligne : http://teatr-lib.ru/Library/Eisenstein/Mem_2/.
l’œuvre d’Andreï Tarkovski ». 23 Voir Olga Kataeva, « Le statut du dessin dans l’œuvre de Sergueï M. Eisenstein. Mise
20 Voir Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 90 ; pour les références à Valéry en scène, montage, intermédialité », thèse de l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3,
et aux écrits sur l’art (Paul Valéry, Ob iskousstve [Écrits sur l’art], éd. de V. M. Kozovoï, 2017.
Moscou, « Art », 1976), ibid., pp. 58, 89, 92 ; Journal 1970-1986, éd. Philippe Rey, op. 24 Léon Moussinac, Sergei Michailovitch Eisenstein, Paris, Seghers, « Cinéma d’au-
cit., pp. 324-325, 328-329, 389. jourd’hui », 1964, p. 26 (sur le goût du dessin) ; p. 75 (sur la scène comme un dessin

35
modèle graphique d’Eisenstein, de la pratique graphique à la pratique alisateur, exprimant sa conception du plan, et incarnant la vision du
filmique et à la réflexion théorique25. Si ce continuum concerne donc monde de l’artiste. Cette mention de l’écriture manuscrite désigne donc
aussi le montage chez Eisenstein, le terme « dessin rythmique » est plus directement l’équivalence dans la pensée graphique tarkovskienne entre
précisément utilisé à l’endroit de celui-ci par Tarkovski. l’écriture littérale et le montage, signant sa personnalité.
Cette forme fluide « unique » à l’œuvre dans le montage peut être mise au
Le montage comme « écriture », « dessin rythmique unique » compte, et comme cela a été mis en évidence, d’une théorie fluidique du
montage28 et d’un cinéma fluide29, permettant par ailleurs d’insister sur la
L’occurrence « dessin rythmique » (ritmitcheski risounok), traduite par part graphique de la pensée comme de la pratique tarkovskienne.
« tracé rythmique »26, apparaît à deux reprises dans le chapitre consacré Il s’agit de fluides, mais aussi d’artères ou de tuyaux permettant de faire cir-
à « L’image cinématographique » dans Le Temps scellé, ainsi que, par culer ceux-ci et de faire du film un organisme vivant, animé : « le montage
exemple, dans une conférence sur la réalisation de ses films intitulée « Le articule ainsi des plans déjà remplis par le temps, pour assembler le film
montage » donnée par Tarkovski27. Elle permet au réalisateur de défi- en un organisme vivant et unifié, dont les artères contiennent ce temps aux
nir la formation organique des plans à intensités temporelles différentes rythmes divers qui lui donne la vie ». C’est la formulation d’une « logique
et inégales, sur le modèle des fluides différents qu’il convoque (fleuve, organique du tracé »30 sur le modèle de l’anastomose d’un Valéry à partir
ruisseau, rivière, cascade), ainsi agencés ensemble par des connexions de Léonard, le terme désignant les connexions entre vaisseaux sanguins ou
comme des tuyaux. Pour autant ce dessin rythmique peut conduire à un d’autres structures tubulaires comme une boucle de l’intestin31.
échec rythmique si la combinaison de morceaux inégaux temporelle- Pour autant ces liens sont peu visibles, à la manière dont Tarkovski évoque,
ment n’est pas régie par une forme de vie intérieure de ces morceaux, dans la conférence mentionnée sur la réalisation de ses films intitulée « Le
Tarkovski faisant ici écho à la pression du temps ou pression rythmique montage », rapprochant explicitement le montage d’un dessin et le réalisa-
contenue dans le plan. Cette dimension rythmique entretient aussi un teur d’un dessinateur, combien il s’agit de savoir très bien monter tout en
rapport à des rythmes ou courants divers sculptés dans le cadre au sein donnant l’impression qu’on ne le fait pas, à la manière dont Picasso était un
du plan, impliquant la texture de la pression de temps. Ce faisant, le excellent dessinateur, ce que certaines de ses peintures ne laissent cepen-
dessin rythmique constitue une nouvelle formation organique, qui est dant pas présumer :
l’expression du sens du temps de l’auteur, défini comme une perception
organique de la vie propre au réalisateur. Je pense qu’il faudrait vous rappeler encore une fois qu’il existe
C’est la raison pour laquelle la formation graphique que prend le mon- des méthodes de montage, mais il n’existe pas de lois du mon-
tage est décrite par Tarkovski comme l’écriture (potcherk) même du ré- tage.
Qu’est-ce que je veux dire par là ? Vous devez étudier le mon-

qui se met à vivre) ; p. 110 (à propos du dessin d’ensemble de la séquence) ; p. 111 28 Voir Térésa Faucon, Théorie du montage : énergie, forces et fluides, Paris, Armand
(sur le graphique de composition et la chaîne des formes plastiques des séquences). Colin, « Recherches », 2013.
25 François Albera, « Eisenstein dans la ligne. Eisenstein et la question graphique », 29 Voir Franziska Heller, Filmästhetik des Fluiden. Strömungen des Erzählens von Vigo
dans Eisenstein, l’ancien et le nouveau, dir. Dominique Chateau, François Jost et Martin bis Tarkowskij, von Huston bis Cameron, Munich, Fink, 2010.
Lefebvre, Paris, Publications de la Sorbonne/Colloque de Cerisy, 2001, pp. 77-102. 30 La formule est reprise à Benedetta Zaccarello, « Paul Valéry : pour une logique
26 Le terme russe « risunok » (« dessin ») est traduit par le terme « tracé » dans l’édition organique du tracé », Genesis, n°37, 2013, en ligne : http://genesis.revues.org/1222.
du Temps scellé, op. cit., p. 115. 31 Voir Jeannine Jallat, Introduction aux figures valéryennes. Imaginaire et théorie,
27 Voir en ligne : www.tarkovskiy.su/texty/uroki/oglavlenie.html Paris, diffusion J. Touzot, 1982, pp. 139, 333 notamment.

36
tage dans son aspect classique, pour savoir quand il y a rac- Au même titre que Tarkovski convoque une composition musicale, ryth-
cord et quand il n’y en a pas. Mais le montage est nécessaire mique, Eisenstein renvoie ici aussi au modèle graphique de la bande-
au réalisateur à peu près comme la connaissance du dessin à son, ce qui peut être rapproché de la notion de « dessin rythmique »
l’artiste. Vous n’allez pas nier que Picasso soit un dessinateur présente sous la plume de Jean D’Udine dans L’Art et le Geste (1910)
génial, mais dans ses travaux picturaux, il néglige complètement
équivalant aux « durées sonores »34, dans un continuum entre rythme
le dessin, du moins, dans certains d’entre eux. Nous avons ainsi
exprimé par des mouvements et par des sons35. Il mentionne bien à
la sensation qu’en fait il dessine mal. Mais ce n’est pas vrai. Pour
réussir à ne pas dessiner comme Picasso, il faut savoir très bien plusieurs reprises la référence à cet ouvrage, que ce soit dans La Non-In-
dessiner.32 différente nature ou dans Méthode ou encore dans l’un de ses cours
au VGIK intitulé « Le granit de la ciné-science » (1933) à propos du
En d’autres termes, c’est une façon de mettre en évidence, même en sour- mouvement expressif36. Or précisons que cette conception du rythme
dine, le graphique au sein du pictural et de formuler l’unité organique du chez D’Udine relève d’un principe de division au sens de « divisions du
montage, à la manière d’une « construction musicale et rythmique » formu- temps »37.
lée dans Le Temps scellé avec une « alternance de pièces d’édition, change- La question du rythme engage en effet le montage chez Eisenstein qui ré-
ment de plans, combinaison d’image et de son ». pertorie, rappelons-le, le montage rythmique dans « Méthodes de mon-
Si Tarkovski s’affirme généralement à l’égard du montage en particu- tage » (1929), relevant de la deuxième catégorie, après le « montage
lier à l’encontre de l’héritage d’Eisenstein, ce dernier emploie aussi pourtant métrique » :
le terme de « dessin rythmique » pour qualifier la structure du montage
comme principe fondamental. C’est un premier principe, linéaire, horizon- Ici, le contenu propre à chacune des images a autant de
droits que tous les autres facteurs à être pris en considération
tal, alors même qu’il recourra à un tracé audio-visuel pour modéliser la
lors de la détermination de la longueur de chaque morceau.
séquence de la bataille des glaces d’Alexandre Nevski (1938) : On va, en effet, substituer à la fixation arbitraire de cette
longueur, une relation plus souple de longueurs réelles.
En se développant, le montage vertical a sensiblement modifié Car, ici, cette longueur réelle ne coïncide pas nécessairement à
certains principes du montage « linéaire », c’est-à-dire les prin- celle que l’on établit mathématiquement d’après une formule mé-
cipes du montage des fragments purement visuels à l’intérieur trique. Ici, cette longueur utile dépend des caractères mêmes du
de la composante plastique qui, chaque fois, participe à la
composition d’ensemble de la structure audiovisuelle.
« 10/18 », 1976-1978, vol. 2, p. 231 ; Neravnodouchnaya priroda [La Non-indifférente
Cela provient principalement de ce que en son temps, le rôle nature], tome 2, éd. Naoum Kleiman, Moscou, Muzei Kino, 2004, p. 435.
du montage muet n’était pas seulement de gérer la marche de 34 Jean D’Udine, L’Art et le Geste, Paris, Félix Alcan, 1910, voir p. 210 ; voir aussi « Les
l’image, mais aussi de réaliser en même temps un dessin ryth- arts synesthésiques – La musique », p. 77.
mique [ritmitcheski risounok] et son battement réel et physique, 35 Ibid., p. 57.
c’est-à-dire ce qui, aujourd’hui, dans le cinéma sonore, appar- 36 Sergueï M. Eisenstein, « Le granit de la ciné-science » (1933), publié et traduit sous le
tient quasi entièrement à la bande-son.33 titre « Programme d’enseignement de la théorie et de la technique de la réalisation : de
la méthode d’enseigner la réalisation », Les Cahiers du cinéma, n°223, août-septembre
1970, p. 59. Cet aspect est important dans la mesure où Olga Kataeva rappelle bien
32 Andreï Tarkovski, « Conférence sur le montage », art. cit., trad. Macha Ovtchinni- ici dans « Le dessin comme tracé du rythme expressif chez Eisenstein » combien chez
voka, nous soulignons. celui-ci le rythme est au cœur du mouvement expressif.
33 Sergueï M. Eisenstein, La Non-indifférente nature, Paris, Union générale d’éditions, 37 Jean D’Udine, L’Art et le Geste, op. cit., p. 104.

37
plan autant que de sa durée dictée par la structure de la séquence. des images et des tournures de phrases de Gogol »40. Significativement ce
D’ailleurs, en raccordant des plans suivant leur contenu, il sont des plans d’eau accompagnés par des mouvements de caméra fluides,
est tout à fait possible que l’on trouve une complète identité le tout s’agençant, dans les termes d’Eisenstein, avec adresse et magie. Si le
métrique de ces morceaux et de leurs dimensions rythmiques. théoricien et réalisateur renvoie encore au fleuve, dans un tableau chinois
Ici pour obtenir formellement un effet de tension par une accélé-
dans La Non-indifférente nature, celui-ci y est précisément associé au mouve-
ration, on raccourcira chaque plan non seulement en obéissant
ment continu du travelling : « Le paysage semble pris en travelling en suivant
à la formule-schéma initiale, mais aussi en transgressant sa loi.
Et il serait préférable d’inclure un autre matériau, d’une plus le cours d’un fleuve, dessiné du pont d’une jonque qui glisse lentement le long
grande intensité, dans le même temps aisément perceptible.38 des rives.
Et presque toujours, c’est justement le calme cours d’un fleuve qui guide le
Dans le « montage rythmique » les mouvements à l’intérieur du cadre regard au long des méandres changeants du déroulement d’un tableau
décident le mouvement d’un plan à un autre : une importance majeure chinois »41.
est accordée au contenu du cadre comme à la durée, et on appréhende En d’autres termes, si la séquence du fleuve dans Ivan de Dovjenko peut
difficilement comment Tarkovski ne plébisciterait pas une telle « méthode constituer un modèle pour le montage rythmique, organique, Eisenstein fait
de montage ». Celui-ci critique ouvertement le « montage métrique » néanmoins de ce montage un montage dialectique reposant sur la symétrie
et le « montage intellectuel » créateur de symboles et de concepts chez dynamique et le conflit. Tarkovski évoque aussi dans Le Temps scellé la néces-
Eisenstein. saire distorsion dans la manipulation temporelle comme moyen d’expression
En 1934 cependant, Eisenstein revient sur la notion de montage ryth- rythmique, notamment entre plusieurs plans, et il fait encore de l’union des
mique dans un texte devant prendre part à ses écrits de mise en scène phénomènes contraires à l’œuvre dans la vie le modèle de l’image cinéma-
intitulé « Organicité et imagicité », en opérant un déplacement : qualifié tographique qu’il associe à Léonard.
de rythme organique, le montage rythmique et supratonal, assurant une Pour autant, une distinction plus marquée semble être relayée par les pro-
résonance émotive et sémantique globale, est défini comme symétrie pos d’Eisenstein en 1940, quand celui-ci formule sa théorie du « tambour
dynamique, associé à la dialectique ; Eisenstein le rattache à Dovjenko rythmique » valable pour le montage et correspondant à une rupture de la
en ouverture de Ivan (1932) notamment, dans le montage inoubliable continuité temporelle, en faisant exploser le rythme42.
du « Dniepr », mais aussi à son propre cinéma39. Le modèle du fleuve, si présent chez Tarkovski, mais forme-limite asso-
Cette scène de Dovjenko est par ailleurs commentée dans « De la pureté ciée notamment au mouvement d’appareil chez Eisenstein, se retrouve
cinématographique » (1934) à la même époque donc par Eisenstein, qui du côté d’un Jean Mitry caractérisant le film au sein de son étude du
en fait le « chant du cygne de la pureté du langage cinématographique » du « rythme cinématographique » comme « coulée rythmique »43, chez un
cinéma actuel : « le rythme du mouvement de la caméra – le glissement des
rives. Les plans des larges surfaces d’eau immobiles qui s’y insèrent. Dans
40 Id., « De la pureté cinématographique », Le Film, sa forme, son sens, op. cit., p. 101.
l’alternance et la succession de ces plans il y a toute l’adresse, toute la magie 41 Id., La Non-indifférente Nature, op. cit., tome 2, pp. 71-72.
42 Voir id., « Le tambour rythmique » (1940), trad. Pierre Rusch in Ada Ackerman (dir.),
38 Sergueï M. Eisenstein, « Méthodes de montage » (1929), Le Film, sa forme, son sens, Sergueï Eisenstein l’œil extatique, Metz, Centre Pompidou-Metz, 2019, p. 310.
Paris, Christian Bourgeois, 1976, pp. 64-65. 43 Jean Mitry, Esthétique et Psychologie du cinéma, Paris, Éditions Universitaires, 1990,
39 Id., « Organicité et imagicité », trad. Marie Gueden et Macha Ovtchinnikova, 1895 p. 174 : « Dans son ensemble, le développement d’un film est d’une coulée ryth-
revue d’histoire du cinéma, n°88, été/automne 2019, « Point de vue », en particulier mique à l’intérieur de laquelle les rapports irréguliers des séquences ne peuvent pas
pp. 31-32. être sensiblement perçus en raison d’un espacement trop grand et des incapacités

38
Jean Renoir44 (dont Les Bas-fonds constituent un des films préférés de du dixième... plus « n-1 » plans, c’est-à-dire comme la somme
Tarkovski), propre à une « pensée des eaux » recourant à un découpage de tous les plans qui précèdent le n-ième. Et ainsi se forme le
« très continu, le plus souvent d’une seule coulée, utilisant la mobilité de sens d’un plan, en relation avec tous ceux qui l’ont précédé. Tel
la caméra en des mouvements d’appareil souples, fluides, sinueux, évo- est le principe de mon montage.
Pour moi, le plan isolé à l’état pur n’a aucun sens. Il ne tire sa
quant tout à fait, suivant leur amplitude, le débit capricieux d’un ruisseau
plénitude que du fait qu’il est une partie d’un tout. Mieux encore
ou le cours majestueux d’un fleuve »45.
– il contient déjà ce qui se passera après. Il est souvent incom-
S’il faut rappeler qu’Eisenstein avait envisagé pour la deuxième partie plet – c’est ainsi qu’on le tourne – parce qu’on tient compte de
d’Ivan le Terrible un long travelling correspondant au passage de Vladi- ce qui se passera après. Je sais que dans une de ses dernières
mir dans la cathédrale de l’Assomption, c’est vraisemblablement à une lettres (...) Eisenstein renonçait à son principe de montage et à
telle convergence – ultime – de pensée que fait référence Tarkovski avec sa manière de fixer sur la pellicule des scènes d’un caractère
son compatriote russe qu’il critique sinon vertement dans ses écrits : théâtral et cela au nom d’idées nouvelles qui, elles, sont très
proches de moi. Mais il n’a pas eu le temps de les appliquer – la
Pour le montage, mon principe est le suivant : le film est comme mort l’en a empêché.46
un fleuve : le montage doit être infiniment spontané, comme la
nature même, et ce qui m’oblige à passer d’un plan à un autre « On est toujours dans le lit du temps » : le rythme long et
par le moyen du montage, ce n’est pas le désir de voir les choses lent de Tarkovski pour « détruire » le spectateur 
de plus près, ce n’est pas non plus pour forcer le spectateur à se
hâter en introduisant des séquences très courtes. Il me semble Dès lors comment démêler ces continuums et ces rapprochements,
qu’on est toujours dans le lit du temps, ce qui veut dire que pour
intégrant des différences, entre Tarkovski et Eisenstein d’ordre graphique
voir de plus près il n’est pas indispensable de voir en plus gros
plan – c’est du moins mon avis. Et accélérer le rythme ne signifie
à l’aune du « dessin rythmique » ? Tous deux recourent d’ailleurs à la
pas faire des séquences plus courtes. Car le mouvement même figure de la spirale : c’est le modèle de montage proposé par Eisenstein
de l’événement peut s’accélérer et créer une nouvelle sorte de dans « L’organique et le pathétique », et la construction des films de Tar-
rythme, de même qu’un plan général peut donner l’impression kovski repose sur ce « canon » comme l’a montré Dmitri Salynski.
d’être détaillé – cela dépend de la façon de le composer. C’est Chez Eisenstein, le tracé graphique incarne, comme l’énonce Olga Ka-
pourquoi dans ces deux cas précis nous ne sommes en rien taeva, le rythme de l’image globale ou obraz (figurée notamment par
proches d’Eisenstein. De plus, je ne considère pas que l’essence la spirale) exprimé par le geste de celui qui dessine. Ce rythme devient
de la cinématographie est la confrontation de deux séquences l’élément essentiel unissant tous les composants de l’image audiovisuelle
qui doit faire naître une troisième notion, comme le disait considérée comme profondément intermédiale. Cette idée du rythme
Eisenstein. Au contraire, le n-ième plan m’apparaît comme la structurant le mouvement de l’obraz est en effet étonnamment proche
somme du premier, du deuxième, du troisième... du cinquième,
du concept tarkovskien du temps cinématographique sculpté mettant en
avant l’importance du rythme à l’intérieur du plan47. On a en outre ici
visuelles (…) ».
44 Jean Renoir, Ma vie et mes films, Paris, Flammarion, 1974, p. 60 : « Il y a dans le montré le même continuum à l’œuvre chez Tarkovski à l’égard du statut
mouvement d’un film un côté inéluctable qui l’apparente au courant des ruisseaux, au
déroulement des fleuves ». 46 Entretien de Andreï Tarkovski avec Michel Ciment, juin 1969, cité dans Michel Ci-
45 Frank Curot, L’eau et la Terre dans les films de Jean Renoir, Paris-Caen, Minard, ment, Petite Planète cinématographique, Paris, Stock, 2003, pp. 227-228.
« Lettre modernes », 1990, p. 10. 47 Voir son texte ici « Le dessin comme tracé du rythme expressif chez Eisenstein ».

39
graphique du rythme, du rythme comme écriture, du dessin ou littérale- passage qui suit directement cette mention à propos de l’esquisse valant
ment de l’écriture, à la mise en scène et au montage intégrant le statut le tableau, l’exercice l’œuvre, le moyen la fin, qui n’est pas cité en entier
du plan comme partie du tout. par Eisenstein, et il n’est donc pas attentif à la part de « constructions »
Pour autant, Tarkovski correspond peu ou prou à une restauration du aux antipodes de la mollesse et la rotondité.
fameux « chant du cygne de la pureté cinématographique » évoqué par Si Eisenstein retranscrit par ailleurs expressément, à propos de l’ana-
Eisenstein chez Dovjenko, mettant au jour entre lui et Eisenstein deux lyse de la graphologie chez Klages, un « schématisme primitif » ramené
modalités rythmiques puisant à la même source, organique, pour pro- au système du Yin et Yang combinant éléments droits, brusques, angu-
longer la métaphore : l’un privilégie la forme fluide (pouvant impliquer leux de l’écriture et éléments arrondis, souples, élastiquement fluides,
la distorsion) du côté du rythme sur le modèle du fleuve, l’autre une renvoyant respectivement aux éléments conscients-volontaires et à ceux
forme rythmique explosive (progressive) pensée dans un continuum avec instinctifs-émotionnels51, ces aspects illustreraient une tension à l’œuvre
le « flux continu »48 (régressif). chez les deux réalisateurs dont découlent les deux modalités rythmiques
Il est à ce titre peut-être significatif de trouver une référence graphique considérées.
commune partagée par Eisenstein et Tarkovski en plus de Vinci, le texte L’un et l’autre à l’aune du modèle graphique et visuel commun
de Valéry Degas Danse Dessin, dont les réalisateurs ne retiennent cepen- de la spirale semblent pris en tenaille à partir d’un exemple ô combien
dant pas les mêmes aspects. En 1936, dans son carnet, Eisenstein cite proche, celui du jardin. Si Eisenstein énonce à propos des inattendus
en russe des textes sur Degas : celui de Meier-Graefe en 1923 et celui du jardin anglais dans La Non-Indifférente nature, faisant écho au mo-
de Valéry « Chez Degas » (1934) – renseigné en 1925 toutefois par le dèle hogarthien de la ligne serpentine comme poursuite libre et variée,
réalisateur –, qui sera intégré au volume publié en 193849. Le passage combien « sous cette liberté apparente, pulse la même rigoureuse lo-
cité insiste sur la main, une main prothétique, analogue à une danseuse gique organisatrice, celle des principes Yin et Yang », il rapporte dans
mécanique : à partir d’une danseuse moins dessinée sinon par « une ses Mémoires le conflit fondamental à l’œuvre en lui entre le libre cours,
volonté implacable dans le dessin » chez Degas que construite et arti- all’improvviso, de la ligne mobile du dessin, ou du libre pas de danse,
culée en pantin, Valéry convoque le dessin d’une main chez Holbein, soumis seulement aux lois qui contrôlent le rythme organique interne, et
« la main de Bâle », ayant supposément la valeur d’un « exercice contre les cadres et les œillères des canons et formules consacrés52.
la mollesse et la rotondité du dessin »50. Or Tarkovski cite quant à lui le Quant à Tarkovski, il renvoie par le truchement de son personnage

48 Pour le terme « flux continu » associé à la plasmaticité, voir Sergueï M. Eisenstein, Bâle, et qui représente une main. Supposez que l’on fasse une main de bois, comme
note du 28 juin 1942, RGALI, 1923/2/1165, p. 39. Cité dans Olga Kataeva, « Le celle qui s’ajuste au moignon d’un manchot, et qu’un artiste l’ait dessinée avant qu’elle
statut du dessin dans l’œuvre de Sergueï M. Eisenstein. Mise en scène, montage, ne soit achevée, les doigts déjà assemblés et à demi ployés, mais non encore dé-
intermédialité », op. cit., p. 183. grossis, tellement que les phalanges soient autant de dés allongés, à section carrée.
49 Voir Sergueï M. Eisenstein, extraits de « Chez Degas » (1925) [1934] de Paul Valéry, Telle est la main de Bâle. Je me suis demandé si cette curieuse étude n’avait pas eu,
dans Carnet 1410-2, RGALI, Moscou, fonds 1923, op. 1, pp. 157, 161-163 (feuillets dans la pensée d’Holbein, la signification d’un exercice contre la mollesse et la roton-
datés de la fin de l’année 1936). Pour la traduction française, voir Paul Valéry, « Chez dité du dessin.
Degas », La Nouvelle revue française, 1er janvier 1934, n°244, pp. 46-53 ; repris dans Certains peintres de notre temps semblent avoir compris la nécessité de constructions
Degas Danse Dessin, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », 2013, « 37, rue Victor-Massé », de ce genre mais ils n’ont pas manqué de confondre l’exercice avec l’œuvre, et ils ont
pp. 39-61. pris pour fin ce qui ne doit être qu’un moyen. Rien de plus moderne ».
50 Sergueï M. Eisenstein, loc. cit., p. 161 ; Paul Valéry, Degas Danse Dessin, op. 51 Sergueï M. Eisenstein, La Non-indifférente Nature, op. cit., tome 2, p. 251.
cit., pp. 45-49 : « Je songeais, en la regardant, à un dessin d’Holbein qui est à 52 Ibid., p. 197 ; Sergueï M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 96.

40
Alexander dans Le Sacrifice, alter ego du réalisateur qui porte à la fin du – qui détruisent, selon ses propres termes, physiquement le spectateur55,
film un peignoir avec l’inscription du Yin et Yang, au modèle du jardin il affirme bien ne pas vouloir « forcer le spectateur à se hâter en introdui-
dans la séquence chez Maria lui faisant distinguer le jardin organisé sant des séquences très courtes », quand Eisenstein cherche au contraire
(déploré) du jardin sauvage. Cette distinction correspondrait à une ré- par de telles séquences, et selon une fameuse formule, à faire bondir le
partition entre d’un côté la ligne libre, ondulée, de l’autre, celle établie spectateur de son fauteuil.
au compas et correspondant à des règles et mesures53, creusant ainsi Pour Tarkovski, il s’agit bien de faire tomber le spectateur dans son rythme,
une tension commune animant les deux réalisateurs entre forme libre et de faire éprouver « le lit du temps » : un rythme lent à la manière d’un
forme mesurée. escargot, ralenti56, qui étire le mouvement et le temps, un « ciné-mol-
C’est d’ailleurs précisément cet aspect qu’Eisenstein relève encore dans lusque », pour reprendre une formule d’Eisenstein à propos de films au
le texte de Valéry sur Degas avec un passage renvoyant à une dyna- métrage interminable57, qui serait du côté d’une extase passive (et non
mique, au cœur du processus artistique, entre hasard, ivresse et procé- active correspondant au versant d’un état explosif chez Eisenstein)58, celle
dé, contrôle : du quiétisme panthéiste propre à la contemplation extatique de l’Orient,
en forme de fusion avec la nature ou de vol plané et de lévitation, visant
Il m’arrive parfois de penser que le travail de l’artiste est un tra- à la dissolution et à l’harmonie, à « un unique courant harmonieux ».
vail de type très ancien, l’artiste lui-même, une survivance, un ou-
vrier ou un artisan d’une espèce en voie de disparition, qui
fabrique en chambre, use de procédés tout personnels et tout em-
piriques, vit dans le désordre et l’intimité de ses outils, voit ce
qu’il veut et non ce qui l’entoure, utilise des pots cassés, des ferrailles
domestiques, des objets condamnés. Peut-être cet état change-t-
il, et verrons-nous s’opposer à l’aspect de cet outillage de fortune
et de l’être singulier qui s’en accommode, le tableau du labora-
toire pictural d’un homme rigoureusement vêtu de blanc, ganté
de gomme, obéissant à un horaire tout précis, pourvu d’appareils
et d’instruments strictement spécialisés, chacun ayant sa place et 55 Cité par Robert Bird, Andrei Tarkovski. Elements of Cinema, Londres, Reaktion Books
son occasion exacte d’emploi ? Jusqu’ici, le hasard n’est pas en- Ltd, 2008, p. 162, nous traduisons.
core éliminé des actes ; le mystère, des procédés ; l’ivresse, des 56 Dans l’interview citée de Tarkovski par Michel Ciment en 1969, le réalisateur pré-
cise notamment que « pour voir de plus près il n’est pas indispensable de voir en plus
horaires, mais je ne réponds de rien.54
gros plan » : s’il fait ici explicitement référence au gros plan (notamment théorisé par
Eisenstein), Tarkovski privilégie quant à lui le ralenti qui, à partir de l’étymologie du
Si Tarkovski aime faire des films longs – intégrant des plans longs terme allemand « Zeitlupe », est un « verre grossissant du temps », de l’ordre d’un gros
plan de temps.
53 Voir Markus Dauss, « “The undulating line” versus “line and compass”. Mediale 57 Eisenstein répertorie dans cette catégorie créée par lui de « ciné-mollusques » un film
und semiotische Aspekte der Linienästhetik in der Theorie des Landschaftsgartens », in contemporain, Palais et Forteresse (1924) d’Aleksandr Ivanovskij, au métrage intermi-
Marzi Faietti et Gerhard Wolf (dir.), Linea II. Giochi, Metamorfosi, seduzioni della linea, nable (3 000 m). Voir Sergueï M. Eisenstein, « Inédit : Rayon et Gnôle [Essai de défini-
Florence/Milan, Giunti, 2012, pp. 178-191. tion de la carence idéologique dans le domaine de la forme] » (1925), dans François
54 Sergueï M. Eisenstein, extraits de « Chez Degas » (1925) [1934] de Paul Valéry, Albera (dir.), Eisenstein dans le texte, Cinémas : revue d’études cinématographiques,
dans Carnet 1410-2, op. cit., pp. 162-163 ; Paul Valéry, Degas Danse Dessin, op. cit., vol. 11, n° 2-3, 2001, p. 94.
pp. 39-44. 58 Sergueï M. Eisenstein, La Non-indifférente Nature, op. cit., tome 1, pp. 322-323.

41
La dessin comme tracé du
rythme expressif chez Sergueï
Eisenstein1

Olga Kataeva

1 Je tiens à remercier Marie Gueden pour son aide dans la qualité du


français au service de l’articulation des idées.

42
Le dessin occupe une place privilégiée certes dans la pratique d’Eisenstein1 Le typage comme trace, comme processus de devenir de
mais aussi dans sa réflexion engageant la méthode globale de la création l’histoire d’une vie entière. Et les visages, où c’est présent, ces
artistique. Dans cette perspective, il implique une véritable transversalité, visages sont des typages...3
transdisciplinarité ou intermédialité2, mais aussi une forme d’universalité :
l’étude du dessin offre ainsi une clé importante du mécanisme créatif. Dans ses projets théoriques fondamentaux (La Non-indifférente nature,
Après avoir rappelé le statut du dessin dans la théorie eisensteinienne, on La Méthode), le théoricien établit ainsi un lien général entre le processus
dégagera les concepts essentiels de sa théorie de la créativité reposant du développement historique, biologique et géologique, et présente sa
sur le tracé du geste, le rythme et l’extase. On illustrera enfin ces concepts vision dynamique, dialectique et extatique du monde naturel dont le
directement par une série des dessins de Sergueï Eisenstein intitulés L’Ex-stasis. mouvement non linéaire est figuré non pas par une flèche chronologique,
mais par des lignes plasmatiques au contour fermé, contenant en soi
Le statut du médium du dessin : une méthode visuelle de toutes les possibilités du devenir4.
pensée
Le dessin constitue un véritable médium à l’intérieur duquel des
Le dessin s’articule dans la pensée d’Eisenstein aux représentations transferts, passages de formes, d’images et d’idées sont possibles.
graphiques et à l’expression de la ligne qui sont pensées comme des Il est pensé par Eisenstein comme le médium le plus adapté dans le
phénomènes dynamiques, des processus de devenir d’un concept, processus de composition d’une œuvre audiovisuelle du point de vue de
formulés dans une note rédigée le 15 septembre 1945 : sa genèse : celui-ci permet de visualiser des correspondances spatiales
et temporelles entre des éléments hétérogènes.
La ligne. Quatre sens de la notion de médium5, compris comme « metteur en
La ligne comme trace, comme processus. forme technique » (tekhnitcheskiï oformitel), peuvent être dégagés chez
Ligne comme image sensuelle, formule, comme leur Eisenstein à partir d’une terminologie qu’il met en œuvre, sens qui sont
concept. indissociables non seulement de sa théorie générale de la créativité mais
Chaque profil peut être écrit dans une formule. « Des encore, en particulier, de la structure du dessin comme méthode visuelle
régiments de l’infinitésimal » [...]. « Les valeurs se précipitant de pensée :
vers les limites » […]. 1) Le médium est conçu comme porteur du sens de l’œuvre [nositel] ou
Amour pour Disney, car il fait littéralement courir la ligne
- il libère la Belle au bois dormant (non seulement la partenaire
des sept gnomes, mais la belle Ligne endormie). 3 Naoum Kleiman (éd.), Eisenstein on Paper. Graphic Works by the Master of Film, op.
La peinture chinoise est un culte of the stroke [du tracé ; cit., p. 20, notre traduction.
en anglais dans le texte] (je me familiarise avec la plasticité de 4 Sergueï M. Eisenstein, [Le totémisme et la herbisexualité. VLB. Le retour au sein
l’idéogramme [...] pendant la guerre civile). paternel], dans Metod/Die Methode [Méthode], Oksana Bulgakova (dir.), vol. 3, Berlin
- San Francisco, PotemkinPress, 2008, p. 728. À propos des formes extatiques, voir
par exemple Sergueï M. Eisenstein, « Piranèse ou la fluidité des formes », dans La Non-
1 Voir Naoum Kleiman (éd.), Eisenstein on Paper. Graphic Works by the Master of Film, indifférente Nature/1, Paris, Union générale d’éditions, « 10/18 », 1976, pp. 271-337.
London, Thames & Hudson, 2017. 5 Terme utilisé par Eisenstein en sa translittération latine dans quelques rares notes de
2 Voir Olga Kataeva, « Le statut du dessin dans l’œuvre de Sergueï M. Eisenstein. Mise ses carnets relatifs au projet du livre La Méthode. Voir O. Kataeva, « Le statut du dessin
en scène, montage, intermédialité », thèse de doctorat en études cinématographiques dans l’œuvre de Sergueï M. Eisenstein. Mise en scène, montage, intermédialité », op.
et audiovisuelles, dir. Antonio Somaini, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, 2018. cit., p. 198.

43
conducteur, passeur, véhicule, pilote, guide, organe [provodnik], réduit
en « formule » selon le terme d’Eisenstein : c’est un certain choix de
procédés d’expressivité artistique comme élément encadrant et structurant
le cheminement de la pensée créatrice, véhiculant une certaine idée ou
émotion. Le terme signifie le moyen de transmission et de fixation d’un
phénomène qu’Eisenstein illustre par « la ligne, le plan, le volume et
l’espace » comme éléments expressifs et porteurs du contenu thématique
du sujet, de l’action et de ses péripéties dans la mise en scène6.
2) Le médium est en outre pensé dans une perspective anthropologique
: c’est le modèle du corps humain, conçu comme passeur du rythme
expressif.
3) Par ailleurs, le médium relève d’une veine occulte, associé à une
tradition rosicrucienne, et concerne les personnes capables de recevoir
et de transmettre des messages spirituels par des moyens de perception
extrasensorielle.
4) Enfin, le médium est appréhendé comme milieu, moyen de passages
et de transformations perpétuelles, engageant les rapports avec
l’intertextualité et l’intermédialité.
Un exemple schématique convoqué par Eisenstein permet directement
d’illustrer le premier sens dégagé de médium comme « porteur », associé
à la notion de « métaphore visuelle », à partir d’un schéma issu de l’art
indien (fig. 1).

Fig. 1
Vichnou transporté par les houris, vierges célestes
Illustration publiée dans l’édition russe de Lehrbuch der Religionsgeschichte
[Une histoire illustrée des religions] (1898) de P. D. Chantepie de la Saussaye7

6 Sergueï Eisenstein, « Organicité et imagicité », dans Izbrannye proizvedeniya [Œuvres


complètes], Naum Kleiman (dir.), Moscou, Iskousstvo, 1966, t. 4, p. 671, notre 7 P. D. Chantepie de la Saussaye, Illustrirovannaya istoriya religiï [Une histoire illustrée
traduction. des religions], traduit de l’allemand, Moscou, Knijnoe Delo, 1898, p. 122.
44
Dans « Montage » (1937)8, le théoricien analyse une miniature indienne ligne du dessin est une incarnation du geste expressif, on peut ainsi en déduire
représentant le portage du dieu Vichnou à dos d’éléphant lequel est constitué que c’est le médium du dessin, art de la ligne, qui permet de visualiser les
des corps entrelacés de vierges9. Cette illustration est présente dans le Manuel liens essentiels entre tous les éléments de l’obraz (image globale) intermédial.
d’histoire des religions [Lehrbuch der Religionsgeschichte] (1887) de Pierre Le mouvement exprimé par la ligne relève pour Eisenstein d’un phénomène
Daniel Chantepie de la Saussaye (1848-1920), professeur d’histoire des fondamental, ayant rapport aux phénomènes dans la nature, dans le corps,
religions à l’Université d’Amsterdam et de Leyde. au niveau des émotions, mais aussi au mouvement de la pensée. La ligne
Eisenstein y voit une image globale [obraz] métaphorique du concept de graphique est un procédé universel pour percevoir, fixer, penser, créer. Tout
transport royal, exprimée par une image à la fois unie et fragmentée : « l’idée objet peut être perçu par les sens (visuel, auditif, tactile, proprioceptif, etc.) et
était le transport. L’obraz c’était le transport royal. Le procédé de l’expression fixé par un tracé du geste, mais il peut être aussi représenté comme on l’a vu
artistique ici c’était “la métaphore” de l’éléphant »10. L’idée de « médium » par un schéma pour figurer une idée ou une notion, et/ou une organisation,
compris comme « porteur » relève ici en particulier d’une conception que un système.
l’on pourrait qualifier d’architecturale de l’obraz. Si l’idée du transport est Le médium est donc adossé à ce sens anthropologique, il est fonction d’un
ici moins exprimée par le potentiel expressif du trait graphique que par la geste, et la structure de l’œuvre correspond plus généralement à la structure
métaphore verbale de l’éléphant qui transporte traditionnellement les radjahs du corps humain, à plusieurs niveaux. Le corps de l’acteur est en particulier
en Inde, Eisenstein accorde aussi une importance toute particulière à celui- le médium portant les éléments du contenu de l’image globale, incarnés
là, renvoyant au corps comme passeur du rythme expressif et correspondant dans la mise en scène, le geste, la mimique, l’intonation d’un cadre ou d’une
au deuxième sens dégagé du médium. séquence particulière, tout comme d’autres éléments expressifs de l’œuvre (le
paysage, les décors, etc.). Et Eisenstein est ainsi le metteur en scène présenté
Le tracé du geste expressif : « le rythme de ma danse » précisément comme un tel acteur assurant, comme intermédiaire, la structure
globale de l’œuvre :
Le médium du dessin apparaît ainsi pour Eisenstein le milieu à
partir duquel il s’appuie pour penser la problématique générale du Ma mise-en-scène – c’est le montage.
médium, intégrant le cinéma dans une histoire des médiums expressifs. Mes expressions faciales et gestuelles – c’est la composition de
Dans « Montage » (1937), le théoricien rédige à ce titre deux tableaux l’action dans le cadre et le cadre même.
récapitulatifs sur les rapports dialectiques du principe représentatif Mon intonation – c’est la place de mes bandes sonores dans le
contrepoint audiovisuel global. […]
[izobrazitelnoe natchalo] et de l’image globale [obobchtchyonnyï obraz].
Après tout, le corps de la forme de mes œuvres, dans lequel je
Dans ce système, le geste est justement considéré non seulement comme m’incarne, en portant mon thème, est semblable à la réincarnation de
l’un des médiums, mais comme élément unifiant permettant d’établir un lien l’acteur - la forme du corps de mes œuvres, les parties, les membres
constructif entre tous les autres médiums. Étant donné que, selon Eisenstein, la et les organes sont la structure de ma narration, le rythme de ma
danse, la mélodie de ma chanson, une métaphore de mon cri, mon
8 Sergueï Eisenstein, « Montage » (1937), dans Izbrannye proizvedeniya, op. cit., t. 2, interprétation de mon sujet et l’image de ma perception du monde
pp. 353-354. dans son ensemble, que j’exprime en tant qu’acteur – avec mes mains,
9 Cette tradition orientale de représentation a influencé également les « têtes mes pieds, ma voix et la brillance de mes yeux.11
composées » de Giuseppe Arcimboldo.
10 Sergueï Eisenstein, « Montage » (1937), dans Izbrannye proizvedeniya, op. cit., t. 2,
p. 353, notre traduction. 11 Ibid., p. 482, notre traduction.

45
Ainsi le metteur en scène cinématographique est médium-porteur de Enfin, on s’attardera ici sur un terme clé du lexique d’Eisenstein lié au geste
l’obraz (image globale) de l’œuvre dans un continuum du geste à la mise et qui est un néologisme créé par lui : c’est le concept de roukolikost qui
en scène et au montage avec le « rythme » de sa perception personnelle désigne la vue tactile. Le terme est difficilement traduisible en français : il
de l’obraz. s’agit d’un adjectif formé de deux racines, rouka (la main) et lik (le visage,
Cette idée est conceptualisée dans le projet de la méthode globale pour désigner « une icône d’un saint »15). Eisenstein conclut par l’emploi de
de la créativité, et de la méthode cinématographique en particulier, définie ce terme son analyse de l’autoportrait d’El Lissitzky inscrit sur la couverture
par Eisenstein comme anthropologique à partir de la fin du mois de janvier de l’album consacré à la photographie avant-gardiste Foto-auge, publié à
194412. Comme le met en relief Oksana Bulgakowa à partir du corps : Stuttgart en 1929 (fig. 2). Il considère que le geste (le toucher) est la source
de tous les autres sens ainsi que de tous les arts en tant que formes de
il [Eisenstein] retourne vers le tactilisme, l’animisme, des l’organisation du mouvement (le mouvement du regard, de la mélodie, de la
mythes chtoniens. Le corps est compris non pas comme module, pensée, etc.) : l’autoportrait de Lissitzky exprime donc une métaphore de la
mais comme la source directe de l’art. La peau est en corrélation régression de l’artiste vers l’étape de la vue sensitive primitive. Cela renvoie
avec la surface de la toile ; le tatouage avec l’autoportrait et les directement aux recherches eisensteiniennes sur les origines prélogiques de
débuts de la peinture ; le sein avec la céramique, l’architecture et
l’art.
le développement de la notion de la forme ; la peinture extraite
Si cet aspect peut faire écho à la vue tactile chez Walter Benjamin exposée
par le corps (le sang, l’urine, les excréments) avec l’évolution du
coloris.13 dans « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Oksana
Bulgakowa indique qu’Eisenstein ne connaissait pas ce texte. Toutefois,
Comme Eisenstein le formule par ailleurs dans « Rodin et Rilke » celui-ci a certainement lu la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui
(juillet 1945), le corps de l’artiste constitue bien un tel médium-porteur voient (1749) de Diderot, ainsi que le manifeste sur le tactilisme de Marinetti
[nositel] d’un sentiment ou émotion : (1924) ayant proclamé que la vue est née au bout des doigts, ou encore Les
rythmes de l’homme. Cancer et malaises (1930) de Léon Daudet16. Parmi
*Kratovo, 30.VII.45 d’autres sources anthropologiques et esthétiques des concepts eisensteiniens
Il est indispensable alors – quoique insuffisant – d’origines régressives et pralogiques ou prélogiques, citons les travaux de
que l’individu (l’artiste) soit subjectivement envahi par Max Nordau17, Jean d’Udine18 ou Lucien Lévy-Bruhl19. Tous ces ouvrages ont
l’émergence d’un sentiment, d’une émotion. Et il est tout suscité l’intérêt d’Eisenstein à l’égard de la problématique de la sensation
aussi important que cet état émotionnel devienne un objet du toucher comme source des formes primaires de l’art.
de perception pour les autres – pour les spectateurs.14
15 Voir Y. Tsivian, Na podstupax k karpalistike : dvigenie i gest v literature, iskousstve i
12 À propos de la question anthropologique en amont chez Eisenstein, voir Marie kino [Le mouvement et le geste dans la littérature, l’art et le cinéma], Moscou, Novoe
Rebecchi, Elena Vogman, Sergei Eisenstein and the Anthropology of Rhythm, Rome, Literaturnoe obozrenie, 2010, pp. 37-47.
Nero, 2017. 16 Oksana Bulgakova, Sovetskiï slukhoglaz : kino i ego organi tchuvstv [L’œil qui
13 Oksana Bulgakowa, « La théorie comme projet utopique », dans Sergueï Eisenstein, écoute soviétique : le cinéma et ses organes sensoriels], Moscou, Novoe Literaturnoe
Metod/Die Methode, Oksana Bulgakowa (dir.), op. cit., vol. 1, p. 18, notre traduction, Obozrenie, 2010, p. 213.
nous soulignons. Le terme « module » renvoie au sens architectural, soit à l’unité 17 Max Nordau, Vyrojdenie [titre allemand : Entartung ; titre français : Dégénérescence],
déterminant des proportions. Saint-Pétersbourg, Izdanie Iogansona, 1894, p. 147.
14 Sergueï Eisenstein, « Rodin et Rilke » (1945), dans Cinématisme. Peinture et cinéma, 18 Jean d’Udine, L’art et le geste, Saint-Pétersbourg, Izdanie « Apollona », 1912.
Dijon, Les presses du réel, 2009, p. 245. 19 Lucien Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, Paris, Félix Alcan, 1922.

46
Le terme roukolikost a en outre un rapport direct avec l’intermédialité. Il
incarne l’idée d’un certain élément central, un médium comme véhicule
[provodnik] qui rend possible la jonction et la fusion des éléments
hétérogènes dans les phénomènes synesthésiques et intermédiaux.
La synesthésie est comprise par Eisenstein comme « la capacité de
fusionner toutes les sensations variées, émanant de différents domaines
par des organes de sens variés »21. Ce médium comme passage entre
les phénomènes sensitifs hétérogènes est donc un milieu mixte, tactile
(gestuel) et visuel – et aussi possiblement sonore.
L’arrivée du cinéma transforme ainsi selon Eisenstein profondément la
problématique de la vue tactile, une idée mise en avant également par
Benjamin :

…Pour la première fois, dans le processus de la reproduction


des images, la main se trouva déchargée des tâches artistiques
les plus importantes, lesquelles désormais furent réservées à
l’œil rivé sur l’objectif. Et comme l’œil saisit plus vite que la main
ne dessine, la reproduction des images put se faire désormais
à un rythme si accéléré qu’elle parvint à suivre la cadence de la
parole.22

Dans ce sens, la manière d’Eisenstein de fixer ses idées créatrices par les
séries de dessins ressemblant à l’écriture automatique se rapproche de cette
conception du médium, transformée par la venue du cinéma.
Pour Eisenstein la création de séries comme enregistrement graphique d’un
Fig. 2 flux irrationnel constitué d’idées et d’obraz est l’une des étapes fondamentales
(de gauche à droite) du processus dialectique de création, dont l’autre phase est une analyse
« Regress & pralogique », rationnelle. C’est une analyse différée, lorsque le processus de classement, de
note d’Eisenstein datée du 5 janvier 1934 (mêlant l’anglais et le français)
hiérarchisation, de description et d’analyse des dessins est, dans un deuxième
Œil et photo : 76 photographies de notre temps [Foto-Auge: 76 Fotos der
temps, effectué. Elle est nécessaire afin de libérer des impulsions créatives
Zeit], Stuttgart, F. Wedekind, 192920
subconscientes au moment de la production des dessins. Eisenstein explique

21 Sergueï Eisenstein, Neravnoduchanya priroda [La Non-indifférente nature], Moscou,


Muzei Kino, Eïzenchteïn-tsentr, 2006, t. 2, p. 406, notre traduction.
20 Disponible en ligne : www.moma.org/interactives/objectphoto/publications/767. 22 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique »
html. (dernière version de 1939), dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 272.

47
ainsi lui-même ce principe, appliqué à la phase préparatoire de la création, Le dessin comme ex-stasis : « la “fièvre” de l’acte créateur »
dans « Le montage vertical » (1940)23 :
Nous terminerons l’analyse de la théorie eisensteinienne de la
…Durant la période de préparation, on ne formule que créativité avec ses enjeux anthropologiques en prenant l’exemple d’une série
rarement ces « pourquoi » et ces « comment », qui déterminent le de dessins intitulée Ex-stasis (Nuevo Laredo, Mexique, 1932) qui évoquent
choix de telle correspondance plutôt que de telle autre. Durant explicitement le processus de la création comme une « sortie hors de soi »,
cette période, ce choix préliminaire est sublime, non pas en une
dans un état semblable à la transe, défini par Eisenstein plus tard dans « El
estimation logique, comme dans cette analyse faite après coup,
Greco y el ciné » :
mais en action directe. Ne développez pas votre pensée, par
induction, mais exprimez-la directement par des plans et par la
forme même de la composition. […]. Tous les dictionnaires étymologiques le décryptent de façon
Même dans cette « spontanéité », les lois, les fondements, identique, en en donnant la seule interprétation possible – ex-
les raisons nécessaires pour une répartition des éléments de stasis : « hors de son état » ou, pour s’exprimer par des analogues
l’œuvre créée, selon tel ordre précis, et non tel autre, traversent russes, « transport », « frénésie ». Cette définition englobe toutes les
naturellement notre esprit conscient, (et nous les exprimons même formes d’état extatique, parmi lesquelles l’extase religieuse n’est
quelquefois à haute voix), mais notre lucidité ne s’appesantit qu’un îlot spécifique au milieu d’une mer comprenant également
pas à expliquer ces principes, mais s’élance au contraire vers le l’hystérie, l’orgasme et une série d’autres phénomènes.25
parachèvement de la création elle-même. Le plaisir de disserter
sur ces « principes » est remis à l’analyse faite après coup — Dans ces dessins (fig. 3), la silhouette du personnage principal forme un
et, souvent, plusieurs années après que la « fièvre » de l’acte pentagramme. L’interprétation de ce symbole varie en fonction des systèmes
créateur s’est apaisée…24 philosophiques (pythagoricien, chrétien, ou magique, alchimique et
cabbalistique). Ainsi, selon l’interprétation pythagoricienne, c’est le symbole
Eisenstein voit ainsi bien la source même de l’élaboration des techniques de de la jeunesse éternelle, de la santé et du principe spirituel de la vie et de
transmission de l’image globale dans le corps-médium de l’acteur et le geste. la nature. Du point de vue chrétien et de la divine Trinité, le pentagramme
Cette interprétation du médium accentue l’aspect dynamique, sensible, de symbolise les cinq plaies du Christ ou encore les deux grands mystères de
l’œuvre d’art qui n’est pas une entité fixe, mais un phénomène en perpétuel la foi : la Trinité et le double statut du Christ comme homme-Dieu. Selon
devenir, valable intermédialement du dessin à la mise en scène et au montage. les concepts magiques, ce symbole incarne le microcosme humain, mais
Ce concept de médium comme porteur rejoint l’intérêt du théoricien pour les aussi les membres du corps avec la tête et les cinq points de l’énergie forte
pratiques occultes liées aux expérimentations sur la transmission de la pensée qui sommeille dans ce corps. Le pentagramme inversé signifie en outre les
(la télépathie), l’hypnose, la communication avec les esprits, permettant de forces destructrices de l’Enfer. Enfin, la tradition franc-maçonne adopte une
diffuser des messages par des moyens de perception extrasensorielle, et interprétation alchimique de l’emblème de l’étoile flamboyante symbolisant
correspondant au troisième sens dégagé du terme « médium ». le souffle divin, le feu central et universel, qui vivifie tout ce qui existe et
constitue ainsi une quintessence ou substance subtile26.
23 Première publication : Iskousstvo Kino [L’art du cinéma], janvier 1941, n°1, pp.
29-38. 25 Sergueï Eisenstein, « El Greco y el ciné », dans Cinématisme. Peinture et cinéma,
24 Sergueï Eisenstein, « Le fond, la forme et la pratique », dans Le film : sa forme son op. cit., p. 98.
sens, Paris, Christian Bourgois, 1976, p. 342. 26 Voir à ce sujet le traité de Théodore H. de Tschudy, L’étoile flamboyante ou La société

48
Fig. 3
Sergueï Eisenstein, série des dessins L’Ex-stasis27 (Nuevo Laredo, 10 mars 1932)
Encre noire, crayon rouge sur papier
(de gauche à droite)
« Ecstasy », 27,7 x 21,5 cm
« Ecstasy », 27,7 x 21,5 cm
« Ecstasy », 27,7 x 21,5 cm

des francs-maçons considérés sous tous les aspects, 2 tomes en 1 vol., Paris, Gutenberg reprint, 1785.
27 Ces dessins ont été présentés lors de l’exposition « Sergei Eisenstein. The Mexican Drawings », 3 avril - 21 juin 2009, Oksana Bulgakowa et Anselm Franke
(commissaires), Anvers, Extra City, 2009.

49
© Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky

Fig. 4
(de gauche à droite)
Léonard de Vinci, Proportions du corps humain dit L’Homme de Vitruve,
c. 1492, plume et encre noire, 77 x 53cm, Galleria dell’Accademia, Venise
Albrecht Dürer, Della simmetria dei corpi humani, libri quattro, 1557 (illustration)28
Couverture d’André Masson pour la première revue d’Acéphale (1936)29

28 Albrecht Dürer, Della simmetria dei corpi humani, libri quattro, Paris, s. n., 1557, illustration, p. 48 (les proportions du corps humain masculin).
29 Georges Bataille, Pierre Klossowski, André Masson, Acéphale. Religion, Sociologie, Philosophie. La conjuration sacrée, no1, Paris, GLM, 1936.

50
Les francs-maçons considèrent que le pentagramme symbolise le génie
humain avec ses cinq sens et le corps humain avec ses cinq éléments.
Comme on peut le déduire de ce qui précède, deux grands axes se
manifestent nettement dans le symbolisme du pentagramme : celui
anthropologique relatif au corps, et celui cosmogonique, les deux étant
cependant étroitement liés. Le dessin du pentagramme incarne les
rapports de l’homme avec le monde et vise à décrypter les mystères
ontologiques universels, à les rendre commensurables et visualisables.
Les deux axes de ce dessin sont à ce titre soumis au système mathématique
de proportions et sont mesurables comme dans les dessins de Léonard
ou de Dürer (fig. 4).
Ada Ackerman a été l’une des premières à attirer l’attention sur les liens
entre ces dessins de la série L’Ex-stasis et la symbolique rosicrucienne
(voir fig. 4 et 5) :

Eisenstein fait alors référence au thème de l’androgyne


originel, thème bien connu des alchimistes et des mystiques.
Le sacrifice permet la réunion de l’être originellement bisexuel.
[…]. Ce thème a énormément intéressé Eisenstein et il est fort
probable que ce soit le cercle rosicrucien de Minsk qui l’y ait
initié.30

Elle rattache donc ce pentagramme au thème de l’androgyne originel,


Fig. 5
et la notion de l’extase dans l’œuvre eisensteinienne, exprimée ici par
(de gauche à droite)
l’image de l’androgyne, renvoie directement à la réconciliation du conflit Le Grand Œuvre et l’œuvre typique de la fraternité maçonnique31
des tendances rationnelles et irrationnelles de la créativité. Or, c’est bien
au sein de la notion transversale de « médium » que cette réconciliation
s’opère, ici par le dessin (en particulier d’un corps) et dans ses affinités
avec la pratique médiumnique : celle-ci entretient un prolongement avec
la communication au spectateur d’un certain rythme né à l’intérieur de
l’artiste, tel un chaman, un être aux pouvoirs surnaturels dont l’âme est
capable de quitter son corps dans un état extatique afin de pénétrer dans
des mondes de l’au-delà.
31 Le miroir de la sagesse des Rose-Croix. Pour le privilège de Dieu et de la Nature,
30 Ada Ackerman, « Les préoccupations ésotériques de Sergueï Eisenstein », La Revue inébranlable pour l’Éternité. Theophilus Schweighardt Constantiensem, Brestot, Sesheta
russe, n°162, 2007, pp. 129-143. publications, 2015, pp. 73, 75.

51
Dans « Nouveaux problèmes de la forme cinématographique. qualitativement supérieur, le phénomène principal. Ce montage
Discours d’ouverture au premier congrès pan-soviétique des créateurs doit se caractériser par une cadence vertigineuse, frénétique,
de films » (8 janvier 1935), Eisenstein définit ainsi l’art comme « une qui exploite jusqu’au bout les possibilités intensives du tambour
régression artificielle dans le domaine du psychique vers les formes plus rythmique.35
précoces de la pensée, c’est-à-dire un phénomène identique à toute
forme de drogue, d’alcool, du chamanisme, de la religion etc. ! »32 : Pour Eisenstein, le procédé expressif du rythme amène le spectateur
à ne plus discerner le subjectif de l’objectif, active sa capacité à une
La dialectique de l’art est construite à la base à partir d’une perception synesthétique, et l’assujettit au comportement suggéré comme
curieuse « unité binaire ». L’impact de l’œuvre d’art est fondé s’il était hypnotisé. En faisant référence aux études anthropologiques
sur un processus double : une ascension rapide progressive sur et psychologiques (comme celles de Lévy-Bruhl, Vygotski, etc.),
la ligne des niveaux supérieurs de la conscience et en même Eisenstein analyse le rythme comme intrinsèquement lié aux processus
temps la pénétration dans les strates de la pensée sensitive la de l’ontogenèse et de la phylogenèse de l’espèce humaine. Il est
plus profonde à travers la structure de la forme. Une distinction présent au niveau ontogénétique dans des phénomènes psychiques et
polaire de ces deux lignes crée cette tension extraordinaire de physiologiques comme la pensée des enfants et le « discours intérieur »,
l’unité de la forme et du contenu qui distingue de vraies œuvres. le fonctionnement des systèmes des organes intérieurs (respiration,
En dehors de cela il n’y a pas de vraies œuvres.33
circulation sanguine, digestion, reproduction) ; par ailleurs, au niveau
Le texte eisensteinien le plus explicite sur les rapports entre le phénomène de la phylogenèse historique et culturelle, Eisenstein analyse le rythme
de la transe chamanique et le principe cinématographique du montage dans des phénomènes culturels aussi variés que la musique rituelle des
est « Le tambour rythmique » (1940), publié dans la version russe de cultes vaudou au moyen du tambour, les exclamations répétitives des
Méthode34, et qu’analyse Massimo Olivero dans la perspective de la fanatiques de la sainte Vierge à Lourdes, les cérémonies dansantes des
théorie globale eisensteinienne du montage : chamanes sibériens, des derviches tourneurs, des danzantes mexicains,
ou encore les pratiques spirituelles d’Ignace de Loyola et de Thérèse
Pour le dernier Eisenstein, celui des années quarante, le d’Avila.
mouvement rythmique du dispositif cinématographique, et encore En particulier dans la série des dessins « L’âme quittant son corps »
plus celui du montage, doit être employé afin de reconduire le (1939), Eisenstein évoque non seulement l’état extatique du créateur au
spectateur aux couches primordiales de la pensée sensible, une moment même de l’acte de création, semblable à une transe rituelle,
pensée fondée sur les émotions et l’immédiateté des sensations mais bien aussi celui du spectateur du cinéma dont la volonté est
de la conscience. […]. Pour une complète régression psychique, hypnotisée par le rythme frénétique des images passant devant ses yeux.
permettant d’éliminer la conscience rationnelle, il faut employer Cette hypothèse est d’autant plus plausible si l’on se rappelle que l’idée
un certain type de montage, qui répète sur un plan plus élevé, de rythme régressif apparaît dans les textes d’Eisenstein à partir des
années 1920, et notamment dans les écrits sur le théâtre, influencés
par les idées rosicruciennes, ainsi que dans La quatrième dimension
32 Sergueï Eisenstein, « Nouveaux problèmes de la forme cinématographique. Discours
d’ouverture au premier congrès pan-soviétique des créateurs de films », dans Izbrannye
proizvedeniya, op. cit., t. 2, p. 120, notre traduction. 35 Massimo Olivero, « Le tambour rythmique : pour un cinéma de la régression
33 Ibid., pp. 120-121, notre traduction. improductive », Miranda, n°10, 2014, en ligne : http://miranda.revues.org/6217,
34 Sergueï Eisenstein, Metod, Naoum Kleiman (dir.), op. cit., tome 1, pp. 183-193. consulté le 18/11/2016.

52
au cinéma (1929)36. Cette image de libération de la conscience et du Même si selon Tarkovski, et contrairement à l’approche eisensteinienne,
dépassement des limites corporelles incarne donc une nouvelle méthode l’art n’a pas à imposer ses idées au spectateur, le réalisateur
créatrice fondée sur le montage et la synesthésie. Mais c’est aussi une affirme toutefois : « La fonction de l’art est de préparer l’homme à sa
nouvelle forme de réception des images filmiques où le spectateur est mort, de labourer et d’irriguer son âme, et de la rendre capable de
amené à sortir de soi tout en se réappropriant le message transmis par se retourner vers le bien »38. Les deux réalisateurs sont persuadés que
la structure rythmique du montage. l’artiste est capable de communiquer ses propres rythmes intérieurs, son
Dans cette série de dessins consacrés à l’extase, Eisenstein cherche état d’esprit et d’âme au spectateur, à travers la structure de l’œuvre :
de fait à exprimer une « formule de l’extase »37 qu’il analyse dans ses « Mis en présence d’un chef-d’œuvre, un homme commence à entendre
textes théoriques à travers le problème de la méthode générale du la voix même qui a amené l’artiste à le créer »39.
cinéma. Ces planches anatomiques imagées relaient par le médium du De ce point de vue, la conviction profonde de Tarkovski selon laquelle
dessin une approche strictement scientifique par son dispositif, appliquée « l’élément fondateur du cinéma est le rythme, et non le montage, comme
néanmoins à un phénomène irrationnel. Cette attitude évoque également on a tendance à le croire »40 ne semble pas contradictoire aux concepts
le discours de Frazer qui articule d’une façon structurée et argumentée eisensteiniens. Comme le tracé graphique incarne le rythme dans la
les rapports entre la science, la magie et la religion. L’acte de création théorie eisensteinienne, le rythme du temps constitue la matière vivante
s’approche bien d’une pratique médiumnique chez Eisenstein et il est du cinéma de Tarkovski.
ici figuré par une véritable mise en abyme : le médium du dessin –
analogue au cinéma – représentant le processus extatique de la sortie de
soi renvoie à une pratique médiumnique de l’ordre de la transe.

De ce point de vue, il faut en revenir à la source du rythme de l’obraz


(image globale) incarné par le tracé graphique et exprimé par le geste
de celui qui dessine. Ce rythme devient l’élément essentiel unissant
tous les composants de l’image intermédiale audiovisuelle. Cette
idée du rythme visuel structurant le mouvement de l’obraz est, il faut
le souligner, étonnamment proche du concept tarkovskien du temps
cinématographique sculpté mettant en avant l’importance du rythme à
l’intérieur du plan. Or, on se souviendra notamment de la séquence non
réalisée de la deuxième partie d’Ivan le Terrible (réalisé en 1945 et sorti
en 1958), dite du « Complot des Boyards », représentant le passage de
Vladimir dans la cathédrale de l’Assomption, et conçue comme un long
travelling.
38 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé. De L’Enfance d’Ivan au Sacrifice, traduit du russe
36 Sergueï Eisenstein, « La Quatrième dimension au cinéma », dans Le Film : sa forme, par A. Kichilov et C.-H. de Brantes, Paris, Éditions de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1989,
son sens, op. cit., pp. 55-62. p. 43.
37 Id., « La Non-indifférente nature », dans Izbrannye proizvedeniya, op. cit., t. 3, p. 39 Ibid.
217. 40 Ibid., p. 142.

53
Du dessin et des arts plastiques
à la danse et au cinéma

54
Sergueï Eisenstein, un disciple
de Léonard de Vinci. La bataille
des glaces dans Alexandre
Nevski (1938), ou « Comment
représenter une bataille »

Ada Ackerman

55
Eisenstein n’a cessé, durant toute sa vie, tout au long de ses écrits, De même, Eisenstein profite de ses voyages en Europe en 1929 pour
de clamer son admiration pour Léonard de Vinci, qui représente pour lui voir les originaux de Léonard au Victoria and Albert Museum, à l’Eton
un modèle absolu auquel il s’identifie volontiers. Savoir encyclopédique, College ainsi qu’au Louvre, comme il le rapporte dans ses Mémoires2.
curiosité insatiable, aspiration à concilier art et science, volonté de ne Il n’est donc guère étonnant, dans ces conditions, qu’il ait songé à mo-
pas dissocier pratique et théorie, perfectionnisme, propension anxio- biliser les œuvres de Léonard dans son propre travail, l’exemple le plus
gène à l’inachèvement, résolution de sublimer les bas instincts au profit connu étant son insertion facétieuse et déconcertante d’une modeste
des hautes sphères de l’art, goût pour le mystère, homosexualité, intérêt reproduction de La Joconde au sein de la séquence d’ouverture de La
pour l’expression des passions et la variété des émotions, exploration du Ligne générale (1929), consacrée à l’évocation d’une isba misérable
grotesque et du laid, en tous ces traits de Vinci, Eisenstein pense recon- et crasseuse, peuplée de paysans rustres et grossiers. Il est aussi no-
naître un double de lui-même. Ses contemporains n’hésiteront d’ailleurs toire que dans ses dessins mexicains consacrés au thème de l’extase,
pas à le qualifier de « Léonard de Vinci du XXe siècle », de « Léonard de un de ses concepts-clés, Eisenstein s’est beaucoup inspiré de L’Homme
Vinci du cinéma ». de Vitruve de Léonard, dont il reprend la composition harmonieuse
et symétrique pour évoquer – et c’est là une de ses préoccupations
Dès son adolescence, Eisenstein se passionne en effet pour le grand fondamentales – la coexistence structurelle du plaisir et de la souffrance.
homme de la Renaissance, comme il le rapporte dans ses Mémoires : Toutefois, d’autres aspects de son travail semblent également se nourrir
« durant mes permissions, durant les trajets de tramway et de train, je de références à Léonard, sans avoir été pour autant remarqués comme
me plonge dans absolument tout ce qui peut concerner mon maître tels par les exégètes. C’est notamment le cas de la fameuse séquence de
de pensée d’alors, Léonard de Vinci »1. Il est ainsi durablement bou- la bataille des glaces d’Alexandre Nevski (1938), qui apparaît en partie
leversé par la lecture d’Un Souvenir d’enfance de Léonard de Vin- comme une application des conseils prodigués par Léonard dans son
ci de Freud (1910), qui avait été traduit en russe dès 1912 et qu’il Traité de la Peinture à l’artiste qui souhaiterait représenter une bataille.
découvre en 1918, alors qu’il a vingt ans. Par la suite, il ne cesse
d’accumuler ouvrages et monographies sur Léonard, dont certains Il faut à cet égard rappeler qu’Eisenstein, qui n’a cessé de commenter
figurent encore aujourd’hui parmi ce que le cabinet Eisenstein, situé à l’œuvre de Léonard dans ses écrits théoriques, insiste à plusieurs reprises,
Moscou, a préservé de sa bibliothèque : monographie en deux tomes à partir de la fin des années trente, sur le fait que l’artiste italien soit un
d’Abraham Efros (1935), édition russe du Traité de la peinture (1934), précurseur du cinéma, et notamment du montage cinématographique.
édition française du Traité de la peinture, préfacée par le Sâr Péladan Au sein du vaste chantier théorique qu’il se donne alors et qu’il poursui-
(1910), The Notebooks of Leonardo da Vinci (édition Edward McCurdy, vra jusqu’à sa mort, en 1948, consistant à écrire une histoire du ciné-
1906), Leonardostudien [Études léonardiennes] de Hans Klaiber ma avant le cinéma, à repérer des procédés cinématographiques avant
(1907), The Literary Works of Leonardo da Vinci Compiled and Edited l’heure dans les arts précédant l’apparition du cinéma, Eisenstein aborde
from The Original Manuscripts (édition Jean-Paul Richter, 1883) ; Leo- régulièrement Léonard comme un cinéaste en puissance. Notamment, il
nardo da Vinci. Der Wendepunkt der Renaissance [Léonard de Vinci. Le envisage certains passages du Traité sur la peinture comme s’il s’agissait
tournant de la Renaissance] de Woldemar von Seidlitz (1908) ; La Résur- de scénarios conçus par un collègue, pensés en termes de découpage
rection des dieux. Léonard de Vinci de Dmitri Méréjkowsky (1900), etc. et de montage. Il consacre ainsi plusieurs pages à la fameuse évocation

1 Sergueï Eisenstein, Memouary [Mémoires], t. II, Moscou, Muzei Kino, 1997, p. 276. 2 Id., Mémoires, Paris, Julliard, 1989, p. 375.

56
de Léonard d’un déluge, qu’il décrit comme un « montage audiovisuel », du montage. De toute évidence, le scénariste est un professionnel, doté
et dont il souligne la composition élaborée et éloquente, obtenue par d’une bonne expérience pratique ! »6 Et comme il le rajoute, il suffit de
une accumulation de détails pittoresques et frappants3. Il est à cet égard feuilleter la prose de Léonard pour trouver à foison de tels « feuillets de
fort probable que cette lecture « cinématographique » de Léonard lui montage ». En effet, la description de Vinci présente un certain nombre
ait été inspirée par le critique français de cinéma Léon Moussinac, un de caractéristiques que l’on pourrait qualifier, rétrospectivement, de ci-
de ses proches amis qui, dans Naissance du cinéma (1925) s’attardait nématographiques : variété de points de vue, qui tantôt se rapprochent
déjà sur la description du déluge de Léonard pour déclarer, selon une énormément de l’action, tantôt s’en éloignent fortement et rapidement,
stratégie courante à l’époque consistant à inclure le cinéma au système tels des mouvements de caméra ; considérations relevant de la profon-
des Beaux-Arts pour le légitimer, que « si Vinci, par exemple, était né au deur de champ (figures de l’arrière-plan moins nettes) ; multiplication et
XXe siècle, il aurait possédé [avec le cinéma] un moyen d’expression à diversité des actions dans le temps et dans l’espace, se déployant simul-
sa taille »4. Quoi qu’il en soit, Eisenstein se souviendra de la description tanément et s’entrecroisant comme dans un montage alterné (tourbillons
de déluge de Léonard lorsqu’il travaille, en 1939 au projet de film « Le de poussière qui rythment l’ensemble de la description, chutes de soldats,
Canal de Fergana », qui ne verra malheureusement jamais le jour. En combattants terrassés hurlant de douleur, cavaliers galopant à toute al-
effet, le scénario prévoyait une scène aux accents cosmiques, montrant lure, troupes de secours sur le qui-vive…) ; attention extrême portée de
l’armée de Tamerlan engloutie par les flots déchaînés d’une rivière dont manière récurrente à certains détails formant comme autant de gros
le cours a été détourné par les habitants de la ville assiégée5. Le décou- plans (sourcils empoussiérés, traces de pieds…) ; inclusion de mentions
page prévu pour cette scène cite par endroits, quasi littéralement le texte sonores (cris… ) construisant l’équivalent d’un montage audiovisuel.
de Léonard, jusque dans son style et sa syntaxe. Il n’est donc guère étonnant que quelques années auparavant, au mo-
ment de tourner Alexandre Nevski, Eisenstein ait pu se souvenir des pré-
De même, dans une étude de 1946 intitulée « Cinéma et littérature », conisations de son « collègue » par-delà les âges, pour concevoir la
Eisenstein refuse le qualificatif de cinématographique à l’écriture de séquence de la bataille sur la glace. Celle-ci présente en effet un certain
John Dos Passos, pour lui opposer, avec son goût habituel pour la pro- nombre de similitudes avec le texte vincien, bien que, contrairement à
vocation, un exemple inattendu et bien plus ancien de littérature qu’il Léonard, Eisenstein n’ait pas eu à représenter un combat moderne, avec
estime être quant à lui véritablement cinématographique, à savoir la tous les bouleversements, y compris plastiques, qu’induisirent l’appari-
description de Léonard sur la manière de peindre une bataille. Il la cite tion de la poudre et des armes à feu7.
intégralement d’après l’édition de Jean-Paul Richter. La manière de voir Tout d’abord, à la place prédominante octroyée par Léonard aux tour-
de Léonard remporte son enthousiasme : « C’est un exemple brillant de billons de fumée et de poussière, qui ouvrent sa description et qui sont
haute culture cinématographique, du point de vue de la vision comme minutieusement détaillées sur plus d’un tiers du texte, fait écho, chez
Eisenstein l’omniprésence du motif nuageux, baroque dans sa proliféra-
tion, qui envahit la surface des plans, quand il ne l’occupe pas intégra-
3 Id., « Montage 1938 », Le Film, sa forme, son sens, Paris, Christian Bourgois, 1976,
pp. 214-215.
4 Léon Moussinac, Naissance du cinéma, Paris, Éditions d’aujourd’hui, 1983 [1925],
p. 55. 6 Sergueï Eisenstein, « Kino i literatoura » [Le cinéma et la littérature], Neravno-
5 Sur le projet et le scénario, voir Sergueï Eisenstein, Piotr Pavlenko, « The Great Ferga- douchnaya priroda [La Non-indifférente nature], t. I, Moscou, Muzei Kino, 2006, pp.
na Canal », Studies in Russian & Soviet Cinema, 2011, vol. 5, n°1, pp. 123-155 ; Naum 467-469.
Kleiman, « Fergana Canal and Tamburlaine’s Tower », ibid., pp. 103-122. 7 Pascal Brioist, Léonard de Vinci, homme de guerre, Paris, Alma, 2013, p. 256.

57
lement8. Dans une perspective cosmique chère à Léonard, les nuages à la manière de représenter, pour La Bataille d’Anghiari, le condottiere
semblent prendre part au combat, et livrer bataille à la terre – le combat Micheletto Attendolo9. Au début du texte, il décrit en effet ce dernier au
se terminera d’ailleurs dans l’eau, lorsque la glace aura littéralement sommet d’un mont, observant les lieux de la future bataille et invoquant
capitulé, engloutissant dans ses fissures les Teutons. Par ailleurs, dans l’aide de Dieu, qui se manifeste par un nuage d’où apparaît Saint Pierre.
plusieurs plans, l’image se brouille, comme chez Léonard, que ce soit Or le début de la séquence montre Nevski en haut d’une falaise, entouré
à cause des nuées soulevées par le galop des chevaux sur la neige ou d’immenses nuages, comme s’il dialoguait, comme s’il appartenait à ce
par le rythme effréné de la chevauchée, sur lequel Léonard ne cesse royaume céleste. Tout se passe donc comme si Eisenstein condensait ici
de revenir dans son texte. De même que celui-ci préconise dans son plusieurs textes de Léonard.
texte que « l’air soit plein de vols de flèches de différentes directions »,
de même, dans la séquence, les multiples lances des combattants Ainsi, avec cette scène de bataille dans Alexandre Nevski, Eisenstein
s’entrechoquant contribuent, par leurs lignes, à dynamiser la scène et à contribue non seulement à actualiser le potentiel cinématographique
produire une impression de tumulte, celle-ci étant également renforcée des visions de Léonard, mais aussi à s’en faire le disciple, voire même
par les nombreux plans d’ensemble sur la multitude de soldats, pris de le successeur.
surplomb. Tout comme Léonard s’attarde, avec minutie, sur l’expression
des visages des troupes de secours prêtes à réagir et scrutant des yeux
la mêlée, de même Eisenstein s’attache à filmer en gros plan, quelques
instants avant que l’assaut ne soit déclenché, la physionomie de certains
protagonistes appréhendant le combat imminent. Cette tension mêlant
expectative et excitation se traduit par ailleurs par la bande-son composée
par Prokofiev, évoquant le pouls d’un cœur s’emballant. On peut aussi
établir un lien entre le souci physionomique très marqué de Léonard,
qui dépeint les expressions bestiales des combattants, et le parti pris
d’Eisenstein d’affubler les Teutons de casques animaliers, devant à la
fois les déshumaniser et symboliser les passions viles qui les animent. En
outre, tout comme Léonard insiste sur le carnage, sur les cadavres jon-
chant le champ de bataille, de même, la caméra d’Eisenstein consacre
plusieurs plans à montrer l’étendue des pertes.
Notons enfin le souci d’Eisenstein d’isoler la figure d’Alexandre Nevski,
autour duquel le combat s’articule, et qui mène ses troupes à la victoire,
exactement comme Léonard décrit le capitaine qui organise le combat à
l’aide de son bâton levé. À ce sujet, le traitement réservé au prince Ne-
vski, considéré en Russie comme un saint, n’est pas sans évoquer égale-
ment la page du Codex Atlanticus où Vinci consigne des notes relatives

8 Dominique Païni, L’Attrait des nuages, Paris, Yellow Now, 2010, pp. 56-58. 9 Pascal Brioist, Léonard de Vinci, homme de guerre, op. cit., p. 251.

58
« Comment représenter une
bataille » : Léonard de Vinci,
Eisenstein et Tarkovski

Marie Gueden

59
Eisenstein revendiquait ostensiblement et notoirement sa passion s’agit du même texte que cite Eisenstein, intégralement cette fois, dans
pour Léonard de Vinci, au point d’endosser le statut de véritable Léo- « Le cinéma et la littérature (De l’imagicité) » (1933)4.
nard de Vinci russe, et, dessinant comme le maître florentin, il a consa- Chez Léonard, cet exemple de la représentation de la bataille, introduite
cré une série de dessins à l’extase dans les années 1930, caractérisée par le biais de la fumée et de la poussière, est convoqué dans un autre
par la représentation schématisée du corps humain en « X », qui peut fragment du Traité de la peinture, celui du célèbre mur de taches, au
évoquer assez directement L’Homme de Vitruve léonardien. Près de qua- cœur précisément de l’émergence de l’imagination créatrice et de la
rante ans plus tard, Tarkovski se revendique d’un héritage commun, ren- constitution de la représentation, en l’espèce audio-visuelle :
voyant, douloureusement cependant, au même homme vitruvien lors-
qu’il énonce : « je suis comme l’homme de Léonard de Vinci : crucifié Si tu regardes des murs souillés de beaucoup de taches, ou faits
dans le cercle de la vie »1. de pierres multicolores, avec l’idée d’imaginer quelque scène,
Tarkovski, malgré les nombreuses critiques adressées au fil de ses écrits tu y trouveras l’analogie de paysages au décor de montagnes,
à l’endroit d’Eisenstein, se réclame certes de Léonard, mais encore, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de
toutes sortes. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures
semble-t-il, du Léonard d’Eisenstein : il emprunte en effet en 1973 au
aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité
Cabinet Eisenstein à Moscou un livre sur le peintre italien2 pour la réa- de choses, que tu pourras ramener à une forme nette et com-
lisation du Miroir (1975). Bien que ce livre n’ait pas appartenu de son pléter. Et il en va de ces murs et couleurs comme du son des
vivant au réalisateur russe, son successeur a tenu à le consulter pour ce cloches ; dans leurs battements tu trouveras tous les sons et les
film placé sous l’égide du grand Léonard, intégrant en son sein, rap- mots que tu voudras imaginer.5
pelons-le, deux citations picturales explicites  : le portrait de Ginevra
De’Benci et son autoportrait. La bataille de Léonard de Vinci, d’Eisenstein à Tarkovski
C’est un autre livre de Vinci que Tarkovski filme cependant lors de la
Avant Eisenstein, signalons que la description du Déluge par
séquence de retour du père de la guerre présentant l’autoportrait léo-
Léonard présentée dans le Traité de la peinture fait l’objet d’une récep-
nardien, possédé par Eisenstein de son vivant et répertorié dans sa bi-
tion au potentiel cinématographique certain en 1925 par Léon Mous-
bliothèque, mais non emprunté par Tarkovski : dans le scénario du film
sinac dans Naissance du cinéma, incluant ainsi le cinéma dans le sys-
sont cités des extraits de ce volume, issus du texte « Comment représen-
tème des Beaux-Arts (la peinture) pour le légitimer : ainsi, « si Vinci, par
ter une bataille » inclus dans le Traité de la peinture de Léonard3. Or, il
exemple, était né au XXe siècle, il aurait possédé [avec le cinéma] un
moyen d’expression à sa taille »6.
1 Jaap Mees, « Andrei Tarkovsky: Profound, Majestic and Mysterious. An Interview with
Layla Alexander Garrett », Talking Pictures, s. d., en ligne : www.talkingpix.co.uk/Arti-
cle_Tarkovsky.html, nous traduisons. Exils Éditeur, « Littérature », 2001, pp. 97-102 (l’identification de la référence est ici
2 Leonardo da Vinci, Novara, Istituto Geografico De Agostini, 1956, vol. 1. Voir Ok- défectueuse puisqu’il est mentionné : « Notes et dessins, d’après le manuscrit d’Ash-
sana Bulgakowa, « Sergej Ejzenštejn e il suo Da Vinci », dans Romano Nanni et Nadja burnham, manuscrit 2184, Paris, Bibliothèque de l’Institut »). Dorénavant OCC II. Voir
Podzemskaja (dir.), Leonardo in Russia : temi e figure tra XIX e XX secolo, Milan, Mon- A. L. Volynskij, Leonardo da Vinci, Saint-Pétersbourg, A. F. Marksa, 1899, pp. 628-632.
dadori, 2012, pp. 364-413. Sur Tarkovski et Vinci, voir Natalia Kononenko, « Leonar- 4 Sergueï M. Eisenstein, « Le cinéma et la littérature (De l’imagicité) » (1933), dans Le
do da Vinci nello spazio audiovisivo dei film di Andrej Tarkovskij », dans Romano Nanni mouvement de l’art, Paris, Cerf, « 7e art », 1986, en particulier pp. 22-24.
et Nadja Podzemskaja (dir.), Leonardo in Russia : temi e figure tra XIX e XX secolo, op. 5 Léonard de Vinci, Traité de la peinture, éd. André Chastel, Calmann-Lévy, 2003, p.
cit., pp. 416-439. 216 (n°350).
3 Andreï Tarkovski, « Le Miroir », dans Œuvres cinématographiques complètes II, Paris, 6 Léon Moussinac, Naissance du cinéma (1925), Paris, Éditions d’aujourd’hui, 1983, p. 55.

60
Eisenstein a pu connaître cette référence par son ami Moussinac, mais ce léonardienne par l’un de ses étudiants12.
dernier rappelle bien aussi l’attrait du premier pour Léonard de Vinci et Chez Tarkovski, le même texte est donc cité, mais tronqué (six ex-
son Traité de la peinture7 : le réalisateur russe commente en 1933 le texte traits sont cités, contenant eux-mêmes des coupes), dans le scénario du
« Comment représenter une bataille » où la bataille est de l’ordre d’un Miroir écrit entre 1968 et 1973. Ce passage devait prendre place dans
véritable déluge, et semble directement l’appliquer dans la fameuse ba- l’épisode de la destruction de l’église de Iourevets13.
taille des glaces d’Alexandre Nevski (1938)8, « formule » canonique de Tarkovski évoque par ailleurs ce même passage à un autre moment du
la bataille cinématographique9 renvoyant à la bataille historique du lac scénario en lien à un souvenir d’enfance avec son père, possible écho
Peïpous en 1242 des Russes contre les chevaliers de l’ordre Teutonique. à l’une des lectures fétiches d’Eisenstein, Un Souvenir d’enfance de Léo-
En 1939, il se souvient toujours de la description du déluge de Léonard nard de Vinci (1910) de Freud :
lorsqu’il travaille au projet de film non réalisé « Le Canal de Fergana ».
Ces applications cinématographiques donnent corps à la réception par C’était à ce moment-là, pendant ces journées-là, que mon père
Eisenstein en 1933 du texte de Léonard en lequel il considère « un ciné- nous lisait à haute voix les textes de Léonard de Vinci sur la façon
matographisme au bon sens et sans guillemets »10, un « brillant échan- de représenter une bataille. De la façon dont il les lisait, il était
tillon dénotant une haute culture cinématographique tant sous l’angle clair qu’il avait vu de ses propres yeux des batailles affreuses
dans des champs à perte de vue, couverts d’une neige boule-
visuel que sous celui du montage »11. Ainsi, ce sont pour le réalisateur
versée d’explosions, noircis, et des montagnes de cadavres, et
autant de plans de montage d’un événement avec des « divisions », soit
les attaques des chars, et les bombardements d’artillerie (...).14
un découpage en points de prises de vues et en grosseurs de plans,
agencés de manière « synthétique » comme un tout (cette méthode de
Cette référence s’inscrit en réalité plus largement dans le projet d’une
la pars pro toto est ramenée à l’« effet d’une capacité suraiguë de dif-
séquence consacrée à la bataille de Koulikovo par Tarkovski, renvoyant
férenciation », et est distinguée de la manière « composite » d’une « mise
à la victoire russe sur les Tatars en 1380, scène de bataille non réalisée
en tas »). Eisenstein, comme Moussinac, fait non seulement de Vinci un
qui hante sa filmographie, et que le réalisateur, dans ses écrits de mise
précurseur du cinéma au cœur d’un paragone entre peinture, littérature
en scène, a lui-même rapprochée de la bataille vincienne15.
et cinéma, mais encore un adepte du montage, à la manière dont le ré-
Dans ce contexte, tout se passe donc comme si cette bataille
alisateur, inversement, fit découper en cadres en 1934 la fameuse Cène
constituait bien le cœur d’une rivalité, par le truchement de Léonard,
entre Tarkovski et Eisenstein. Si la bataille des glaces sur le lac Tchoud

7 Id., Sergueï Eisenstein, Paris, Seghers, « Cinéma d’aujourd’hui », 1964, p. 26.


8 Voir ici le texte de Ada Ackerman, « Sergueï Eisenstein, un disciple de Léonard de 12 Il s’agit de Konstantin Pipinachvili dans le cadre des travaux pédagogiques menés
Vinci. La bataille des glaces dans Alexandre Nevski (1938), ou “comment représenter par Eisenstein au VGIK. Voir Sergueï M. Eisenstein, Notes pour une histoire générale
une bataille” ». du cinéma, Paris, AFRHC, 2013, p. 62. Voir Edoardo Grossi, « Pittura come cinema :
9 Voir Gaspard Delon, « Les scènes de bataille rangée dans le cinéma hollywoodien La ‘cinematizzazione’ dell’Ultima Cena di Leonardo » in Pietro Montani (dir.), Sergej
contemporain (1995-2011) : formatage et renouvellement d’une séquence straté- Ejsenstejn : Oltre il cinema, Venise, La Biennale di Venezia, 1991, pp. 201-216.
gique », thèse sous la dir. de Laurence Schifano et Jean-Loup Bourget, Paris 10-Uni- 13 Andreï Tarkovski, « Le Miroir », op. cit., pp. 97-102.
versité Paris Ouest Nanterre La Défense, 2011. 14 Ibid., p. 135.
10 Sergueï M. Eisenstein, « Le cinéma et la littérature (De l’imagicité) » (1933), art. cit., 15 Andreï Tarkovski, La forma dell’anima. Il cinema e la ricerca dell’assoluto, Milan,
p. 22. BUR Biblioteca Universale Rizzoli, 2012, « La mise en scène » (« Leçons de mise en
11 Ibid., p. 23. scène »), pp. 97-99.

61
d’Alexandre Nevski entretient à ce titre un lien avec la bataille vincienne, nuité matricielle de la bataille vincienne, n’a pas d’existence cinéma-
elle est d’ailleurs expressément le creuset des critiques de Tarkovski dans tographique tangible chez Tarkovski, et sa filmographie a de fait été
Le Temps scellé à l’encontre d’Eisenstein, et en particulier du montage : commentée à l’aune sinon d’une bataille absente d’un état de guerre
présent :
malgré le défilé frénétique des plans, le spectateur […] a de
l’action une impression de lourdeur et d’artifice. Tout cela tient à
La violence est une situation éthique qui exclut toutes les autres
ce que, chez Eisenstein, les plans n’ont aucune vérité de temps.
situations. Dans ses films, nous ne voyons pas de batailles ni de
Ils sont en eux-mêmes statiques et anémiques. La contradiction
soldats qui défilent, nous ne savons pas sur quel front se déroule
est alors fatale entre le plan, sans contenu temporel, le style
l’action. Les fusillades éparses ressemblent à des phénomènes
précipité des raccords, purement artificiel et superficiel, sans au-
naturels, leur origine est incertaine, parfois les coups de fusil
cun rapport avec quelque temps que ce fut à l’intérieur du plan.
commencent à tomber comme des gouttes de pluie. Les ruines
Le spectateur ne ressent pas l’émotion voulue par l’artiste, car
et les débris sont des décors. La guerre ne se déroule pas, elle
celui-ci ne s’est pas soucié d’insuffler au plan le vrai sentiment
est.17
du temps exigé par cette bataille légendaire. L’événement n’est
donc pas reconstitué mais joué avec emphase et approxima-
tion.16 Si l’analogie avec les phénomènes naturels est particulièrement vincienne
(comme la bataille ramenée au déluge), il n’en demeure pas moins que le
Cette rivalité à l’égard de la bataille est bien d’ordre cinématographique motif de la bataille et de la guerre est malgré tout présent ici et là dans sa
et concerne des enjeux de représentation de l’événement même pour filmographie : c’est vrai dès L’Enfance d’Ivan (1962), qui donne à voir Ivan
Tarkovski devant contenir une « vérité de temps », un « vrai sentiment du en jeune héros soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale, jusqu’au
temps », véhiculés par le « contenu temporel » du plan, et non par un Sacrifice (1986) avec L’Adoration des Mages de Léonard de Vinci, qui figure
montage précipité et intellectuel (images-hiéroglyphes). dans la partie supérieure et à droite du tableau l’esquisse d’une bataille.
La réalisation de la bataille du Champ de Koulikovo a été envisagée une Or, ce tableau est déjà cité dans Le Miroir, lorsque Aliocha enfant feuillette
première fois par Tarkovski pour Andreï Roublev (1966) mais le scénario un beau livre de Léonard (fig. 1). En outre, Le Sacrifice fait référence à une
n’en porte cependant pas directement la trace, bien qu’il soit imprégné guerre nucléaire, apocalyptique, déjà présente dans Stalker (1979). Enfin,
plus généralement par le champ lexical léonardien présent dans « Com- mentionnons malgré tout le sac de la ville de Vladimir par le frère du grand
ment représenter une bataille » caractérisé par les nuages, les tourbil- prince Vassili Ier à la tête d’une armée de Tatars dans Andreï Roublev, une
lons, les méandres. Il s’agissait ici de la scène d’ouverture du film : le référence à la bataille avec le front de Verdun en 1915 à la fin du scénario
prologue de la première partie montrait la fin de la bataille de Koulikovo non réalisé « Vent clair » (1972), qui raccorde directement, à une époque
mais il fut abandonné pour des raisons budgétaires ; et c’est le prologue contemporaine18, avec Le Miroir et ses images d’archives de guerre.
de la deuxième partie, avec l’ascension en ballon, qui vint alors la rem-
placer dans le film. 17 Bálint András Kovács et Ákos Szilágyi, Les Mondes d’Andreï Tarkovski, Lausanne,
Ce faisant, la grande bataille, russe et historique, pensée dans la conti- L’Âge d’Homme, 1987, p. 55.
18 En effet, Tarkovski écrit le scénario d’« Ariel », le futur « Vent clair », en 1970 et c’est
une période où il a certes beaucoup de projets qui ne seront pas réalisés, mais qui
16 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, Paris, Cahiers du cinéma, 1995, p. 114. correspond à la période de conception, gestation, des deux projets importants à venir
Dorénavant, TS. que sont Solaris et Le Miroir.

62
Emil Ludwig l’a très finement remarqué (je cite d’après l’édition
américaine : Emil Ludwig, Genius and Character, 1927).
«…Léonard dessine une machine à tailler les pierres (stonecut-
ter), une gaffe (crowder), une drague (dredging machine) et bien
que toutes soient privées de paysage, de ciel ou d’hommes, leur
bois et leur fer, leur pierre, leur fil de fer et leur ciment ont l’air
de muscles vivants, de veines qui battent, de chair épanouie.
Les ombres coulent si musicalement le long des parois du ca-
non porteur de mort, que quiconque connaît les madones du
peintre ne peut pas ne pas y reconnaître la maîtrise de la même
main... »
Et si à ce propos nous nous rappelons que le type de la madone
de Léonard est le type qui, à travers toutes ses œuvres, englobe
aussi bien Mona Lisa que Saint Jean Baptiste, nous ne serons
point surpris de voir que sur ces projets d’objets utilitaires et qui
semblent faire totalement abstraction de son « moi » plane la
même image fondamentale, toujours présente devant les yeux
de Léonard, image où dans les centaines de variantes, comme
Fig. 1 dans des centaines de miroirs, nous contemple un Léonard qui
L’Adoration des mages lors de la lecture du beau livre de Léonard de Vinci s’y contemple, voulant exprimer par leur fameux « mystère » on
par Aliocha enfant dans Le Miroir ne sait quels abysses de soi-même.20

Dans le scénario de ce dernier, Tarkovski semble plus particulièrement La référence à Léonard et à sa bataille constituerait donc pour Tarkovski
opérer par la citation de Léonard par deux fois un transfert de la bataille à l’égard d’Eisenstein le creuset d’une rivalité cinématographique qui
: d’une part, en effet vers la position « éthique » pour reprendre le terme engage son statut individuel d’artiste et son éthique.
de Kovács et de Szilágyi, d’ordre moral, spirituel, avec le parallèle établi –
de l’ordre d’un montage parallèle – entre les citations léonardiennes et la Le « condottiere » léonardien et le cavalier à l’anguipède
destruction de l’église de Iourevets19 ; d’autre part, vers l’autoportrait avec
le souvenir d’enfance. À ce titre, Léonard est aussi par excellence associé C’est à ce titre peut-être moins à une bataille collective que Tarkovski est
pour Eisenstein à l’autoportrait, omniprésent dans ses œuvres, comme il le attentif qu’au cavalier solitaire, néanmoins accompagné parfois par quelques
relaye à partir de Genius and Character (1927) d’Emil Ludwig : acolytes. D’un film à l’autre, c’est le motif du cavalier, et du cavalier à l’an-
guipède, cavalier surmontant un monstre en forme d’homme aux membres
19 Noter que l’équivalence entre le texte de Léonard et la scène contemporaine du inférieurs terminés en queue de poisson, dont le paradigme est saint Georges
jeune Aliocha est frappante : par exemple, juste après la mention de la « chute dans la
poussière » dans une scène de la bataille, la chute fracassante des débris de la coupole 20 Sergueï M. Eisenstein, La Non-indifférente Nature/I, Paris, Union générale d’édi-
soulève un nuage de poussière qui aveugle le jeune garcon. tions, « 10/18 », 1978, pp. 263-264.

63
terrassant le dragon, qui parcourt ses films, comme si le cavalier avait été extrait déjà inscrit dans Le Miroir, mais aussi au projet du « Colosse de Francesco Sfor-
de la bataille ou la figurait à lui seul. Ce sont ainsi les gravures Les Quatre Cava- za » par Vinci qui en est un célèbre représentant, également appelé la statue
liers de l’Apocalypse et Le Chevalier, le Diable et la Mort de Dürer dans L’Enfance équestre du condottiere. Cette œuvre non réalisée représente le duc de Milan
d’Ivan pouvant être rapprochés des trois Saint Georges de Dürer, et dont l’un en héros dressé à la mode antique : il s’agit d’une statue qui prétendait précisé-
s’inspire directement de Léonard. Les dessins de Léonard comme ses Études ment rivaliser avec celle de Marc Aurèle22, laquelle a constitué un modèle pour
de chats, de cheval et de Saint-Georges témoignent d’ailleurs d’une continuité Léonard23. Si la statue équestre de Marc Aurèle a pu en outre être confondue
graphique, d’un sens du mouvement, entre les volutes formelles générales et avec la figure d’Antonin le Pieux, ou encore de Constantin 1er, appelée « Ca-
celles du dragon. ballus Constantini », elle était surtout celle d’un « cavalier à l’anguipède » (un
Andreï Roublev est quant à lui placé sous les auspices de saint Georges, à la fois esclave ou un prisonnier disparu était foulé aux pieds par le cheval)24.
représenté sur une icône et sur la cloche fondue. Le motif du cavalier apparaît Tout se passe donc comme si Tarkovski réalisait ici un syncrétisme, associant
encore dans Solaris avec une gravure de Gustave Doré illustrant Don Quichotte certes Marc Aurèle, le condottiere et Francesco Sforza, mais encore aussi peut-
de Cervantès et donnant à voir le chevalier à la triste figure et Sancho Panza à être la fameuse statue de bronze de Pierre le Grand piétinant le serpent de la
cheval, puis est filmée dans Le Miroir la figure du condottiere léonardien lors- trahison à Saint-Pétersbourg qui a été rapprochée de celle de Marc Aurèle,
qu’est feuilleté le beau livre de Léonard, suivant directement l’autoportrait du et à laquelle Alexandre Pouchkine consacra un illustre poème, « Le cavalier
peintre (fig. 2). d’airain »25.
Enfin, Le Sacrifice condense expressément la référence à la bataille léonar-
dienne – déjà relevée et filmée en gros plan lors du panoramique ascendant sur
L’Adoration des mages dans le prologue du film – et la figure de saint Georges
filmée en amorce lorsqu’est feuilleté un beau livre d’icônes, offert à Alexander
pour son anniversaire, à travers une double page des représentations du saint.
La figure du cavalier qui traverse ainsi la filmographie tarkovskienne il-
lustre le combat symbolique et éthique du réalisateur tour à tour en chevalier à

22 Voir Patrick Boucheron, « La statue équestre de Francesco Sforza : enquête sur un


mémorial politique », Journal des savants, 1997, n°2 (juillet-décembre), p. 421.
23 Il avait en effet étudié la statue et réalisé un dessin. Voir Louis Courajod, « Document
inédit sur la statue de Francesco Sforza modelée par Léonard de Vinci », Gazette
Fig. 2 des Beaux-Arts, Paris, 1977, 19ème année, 2ème période, tome 16 (juillet-décembre),
Autoportrait et condottiere feuilletés au sein du beau livre de Léonard de Vinci novembre (5ème livraison), pp. 422-426.
par Aliocha enfant dans Le Miroir 24 Voir Raymond Chevallier, « La statue équestre du Capitole vue par les Français »,
Revue belge de philologie et d’histoire, tome 62, fasc. 1, 1984, Antiquité – Oudheid, p.
Dans Nostalghia, la « statue équestre » ou « cavalier de bronze » de Marc 80 (pour le cavalier à l’anguipède).
Aurèle à Rome sur laquelle s’immole Domenico est dénommée dans le 25 Voir Alexandre Pouchkine, « Le cavalier d’airain », dans Poésies, Paris, Gallimard,
« Poésie », 1994, trad. Louis Martinez, p. 177 sqq. (notamment p. 195). On trouve
scénario le « condottiere »21, pouvant renvoyer au fameux portrait léonardien l’association entre cette statue et celle de Marc Aurèle chez Adam Mickiewicz dans « Le
Monument de Pierre le Grand » (1832), interlude extrait de Dziady (Les Aïeux), présenté
21 Andreï Tarkovski, « Nostalghia », dans OCC II, p. 363. en annexe de l’édition, ibid., pp. 303-304.

64
la triste figure, chevalier de l’Apocalypse, terrassant l’ennemi tel saint Georges, tretenait avec Dieu et appartenait à ce royaume céleste27. Rappelons aussi ce-
face à une bataille dont la représentation stricto sensu est inadvenue, et incar- pendant qu’une place centrale est dévolue au « commandement du capitaine
nant une sorte d’état de guerre permanent. Cet ensemble de variations s’appa- », le « bâton levé », dans « Comment représenter une bataille », et Eisenstein
rente étonnamment au projet léonardien de « La Bataille d’Anghiari » (1503- commence en réalité précisément là où Léonard conclut.
1506) dont il ne subsiste que des études et des copies (comme par Zacchia et Le cavalier léonardesque chez Tarkovski se fait quant à lui expressément,
Rubens) et dont pourtant nombre d’œuvres du peintre peuvent être rappro- profondément, un défenseur moral, éthique, spirituel, un héraut qui est une
chées, centrées sur le « motif du combat équestre et du cheval cabré » mis en sorte de double du réalisateur : le cavalier à l’anguipède, emblématisé par saint
évidence par Daniel Arasse : Georges écrasant littéralement le serpent maléfique, figure tout particulièrement
le cavalier tarkovskien, et dont le réalisateur fait un usage cinématographique,
le motif du combat équestre et du cheval cabré est présent dans par exemple dans Andreï Roublev, expressif et signifiant28. Le serpent-dragon
son œuvre dès l’Adoration des Rois Mages, qu’il a précisément combattu par saint Georges est d’abord tronqué au sein du cadre représentant
laissée inachevée à Florence pour se rendre à Milan [pour le l’icône du saint, mais sert ensuite directement à composer un plan présentant
projet du colosse de Francesco Sforza] ; on le retrouve à propos un chemin serpentin avec des cavaliers tatars le parcourant, vus d’en haut, telle
de la Bataille d’Anghiari en 1503-1504, et jusque dans la feuille
une perspective divine (fig. 3). Dans ces deux plans successifs Tarkovski opère
tardive comportant des études de saint Georges.26
un déplacement pour exprimer le mal à l’œuvre : si le dragon est d’abord re-
légué hors-champ, le montage actualise ensuite celui-ci en l’inscrivant au cœur
Comme chez Léonard, une même logique de continuité de l’ordre de strates, de la composition du cadre dans le champ du plan suivant, représentant ainsi
telles des esquisses variées et répétées, entre le cavalier ou condottiere, saint le mal directement – et littéralement – exercé par les Tatars.
Georges et la bataille, semble à l’œuvre chez Tarkovski : cette continuité est Le serpent s’appréhende chez Tarkovski certes comme un emblème né-
néanmoins inversée par rapport au propos d’Arasse à l’endroit de Vinci puisque gatif, du côté du mal, mais, à la manière du saint Georges gravé sur
l’Adoration des Rois Mages, bien que déjà citée dans Le Miroir, est reprise par le la cloche fondue par Andreï Roublev, il témoigne d’une victoire sur ce
réalisateur de façon plus manifeste dans son dernier film. mal, d’une forme de restauration, pour constituer un emblème positif.
Soulignons aussi combien chez Eisenstein, lors de la bataille dans Alexandre Emblème biface, il engage la vocation artistique de Tarkovski, illustrée,
Nevski, l’attention portée au premier chevalier représenté (Nevski lui-même) dans Le Temps scellé, par le poème « Le Prophète » de Pouchkine : le
entretient de grandes affinités avec le condottiere chez Léonard : Ada Ackerman dard d’un serpent sage est mis dans la bouche du poète-prophète, à la
suggère en effet un rapprochement avec la page du Codex Atlanticus où Vinci place de sa langue pécheresse.
consigne des notes relatives à la représentation de la bataille pour « La Bataille
d’Anghiari », et mentionne le condottiere Micheletto Attendolo. Si, au début du 27 Ada Ackerman, « Sergueï Eisenstein, un disciple de Léonard de Vinci. La bataille des
texte, Léonard décrit celui-ci au sommet d’un mont, observant les lieux de la glaces dans Alexandre Nevski (1938), ou “comment représenter une bataille” », art. cit.
future bataille et invoquant l’aide de Dieu, qui se manifeste par un nuage d’où 28 Signalons la référence à saint Georges dans Ivan le Terrible de Sergueï M. Eisenstein
avec la fresque de saint Georges dans le prologue, film où le tsar est associé par
apparaît saint Pierre, la séquence préparatoire de la bataille des glaces s’ouvre
Eisenstein lui-même au serpent, au « Zmeï Gorynytch », créature en forme de serpent
par Nevski en haut d’une falaise, entouré d’immenses nuages, comme s’il s’en- (littéralement le « dragon de la montagne ») de la mythologie slave et éternel ennemi
des divinités célestes, illustrant donc chez Ivan le Terrible le conflit à l’œuvre entre le
Tsar terrestre et le Tsar céleste. Voir Olga Kataeva, « Le statut du dessin dans l’œuvre de
26 Daniel Arasse, Léonard de Vinci, Le rythme du monde, Paris, Hazan, [1997] 2011, Sergueï M. Eisenstein. Mise en scène, montage, intermédialité », thèse de l’Université
p. 196. Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2017, p. 550 notamment.

65
Icône de saint Georges tronquée par le cadre dans Andreï Roublev

« Le Miracle de saint Georges et du dragon » (1400-1450),


école de Novgorod (77,40 cm x 57 cm)

Chemin serpentin foulé par les Tatars en vue apicale dans Andreï Roublev

Fig. 3

66
Le dragon ou le serpent associé à saint Georges rejoignent en donc la configuration serpentine ou spiralée léonardienne.
outre les images littéraires convoquées par Tarkovski à partir de Léo- Bien qu’Eisenstein ne rapproche pas alors en 1933 la bataille vincienne
nard confirmant ainsi le syncrétisme opéré : en effet, le passage où s’in- de cette configuration, mouvement serpentin et bataille entretiennent
sère « Comment représenter une bataille » dans le scénario du Miroir toutefois de réelles affinités, dans la mesure où la théorie générale du
en témoigne puisqu’il est relayé, autour et entre les extraits cités, un mouvement de Léonard est comprise comme opposition ou antithèse,
champ lexical du sinueux, avec notamment la comparaison « comme manifestée par la configuration serpentine et spiralée au cœur de
un serpent se courbant vers le haut »29, et l’analogie de l’« hélice ». Or, l’émergence de la figure serpentine maniériste33. Or, comme l’a montré
ce champ lexical semble directement prolonger les motifs léonardiens David Summers, la représentation de la bataille entretient dans l’histoire
par excellence que sont dans le Traité de la peinture les tourbillons et de l’art un rapport avec celle du mouvement serpentin chez Vinci et
les méandres, motifs qui sont réalisés dans le projet de la « Bataille Michel-Ange34, qui évolue d’ailleurs d’une représentation individuelle,
d’Anghiari » où la paire de ressorts hélicoïdaux structure l’organisation puis collective, du corps : à ce titre, la Bataille des Centaures (c. 1492)
générale de l’étude30, et qui relèvent de la configuration serpentine ou de Michel-Ange constitue le début de l’exploration de la construction
spiralée de la pensée graphique de Léonard mise en évidence par Daniel du mouvement serpentin, rapproché des batailles inachevées d’Anghiari
Arasse. Propice à l’expression du « rythme du monde »31, cette configu- (1504-1506) de Vinci et de Cascina (1542) de Michel-Ange.
ration est particulièrement saillante par exemple aussi dans les Études de Mais la courbe caractéristique de Léonard est en 1934 au cœur
chats, de cheval et de Saint-Georges de Léonard. d’une théorie du montage chez Eisenstein reposant sur la symétrie dy-
namique, le conflit, la dynamique des contraires. Ce texte entretient par
La bataille, l’opposition et la « fuite » ou fugue ailleurs une affinité évidente avec « Montage vertical » en 1940 où le
théoricien russe commente précisément sa bataille des glaces : cette
À une époque contemporaine de son commentaire cinématogra-
affinité est notamment lexicale, à partir de la notion de « ligne de mou-
phique de la bataille léonardienne en termes de découpage et de mon-
vement » – associée à la ligne serpentine comme spirale en 1934 – et
tage, Léonard est aussi associé par Eisenstein à sa courbe caractéristique
dans « Organicité et imagicité » en 193432, rapprochée de la ligne ser- rapprochée en 1940 de la « fugue ». Dans « Montage vertical », avant
pentine de Hogarth, de la spirale et de la section d’or, appréhendant de développer l’analyse de la séquence préparatoire de la bataille des
glaces d’Alexandre Nevski, Eisenstein cite ainsi le modèle d’une fugue
pour la bataille utilisée en musique par Verdi :
29 Andreï Tarkovski, « Le Miroir », dans OCC II, pp. 97-102. Il s’agit de notre traduc-
tion, plus littérale, et directement à partir du russe. Pour le scénario original, voir en … J’ai envoyé aujourd’hui à Ricordi le dernier acte de
ligne : www.tarkovskiy.su/texty/scenarii/Belyi_den.html.
Macbeth achevé et complet.
30 Cecil Gould, « Leonardo’s Great Battle-Piece a Conjectural Reconstruction », The Art
Quand vous l’entendrez vous remarquerez que j’ai écrit une
Bulletin, vol. 36, n°2, juin 1954, p. 120.
31 Daniel Arasse, Léonard de Vinci, Le rythme du monde, op. cit., p. 259 notamment. fugue pour la bataille !!! Une fugue moi qui déteste tout ce qui
32 Ceci est imputable à sa lecture par Eisenstein de The Curves of Life. An Account of sent l’école, et qui n’ai pas fait une chose pareille depuis près de
Spiral Formations and their Application to Growth in Nature, to Science and to Art, with
Special Reference to the Manuscripts of Leonardo da Vinci (Londres, 1914) de Theo-
dore Andrea Cook. Voir Sergueï M. Eisenstein, « Organicité et imagicité », trad. Marie 33 Voir David Summers, « Maniera and Movement: The Figura Serpentinata », The Art
Gueden et Macha Ovtchinnikova, 1895 revue d’histoire du cinéma, n°88, été/automne Quarterly, vol. 35, n°3, 1972, pp. 269-301.
2019, « Point de vue », pp. 9-45. 34 Ibid., p. 281.

67
trente ans !!! Mais je vous dirai que dans ce cas cette forme mu- Eisenstein resserre de fait ces liens dans La Non-indifférente Nature entre
sicale tombe à point. La répétition du thème et du contre-thème, la fugue et la fuite ou poursuite, liée à Hogarth et sa ligne serpentine.
le choc des dissonances, le heurt des sons, tout cela exprime Dans la continuité de celui-ci rapproché de Léonard en 1934, il ap-
assez bien une bataille…35 préhende la ligne serpentine dans sa dimension anthropologique et
structurelle, formelle, comme procédé de construction de l’œuvre d’art
Eisenstein propose donc le terme de « fugue » pour caractériser le parfaite, formulant ainsi l’idée de la « course d’un seul et unique fil – la
conflit dans cette séquence, cherchant à créer une « sensation de fuite » ligne du tracé ininterrompu » pour lequel il prend notamment l’exemple
généralisée au-delà du lac Tchoud : cette fugue est produite par une lec- d’un portrait équestre, celui de Gálvez en 1796 au Mexique, par Jeróni-
ture horizontale de la séquence de cadres dirigeant l’attention de gauche mo et Pablo de Jesús38 : c’est un monocondyle, une calligraphie d’un
à droite, et modélisée par un schéma de mouvement correspondant à la seul trait et d’une seule ligne dessinant le cheval et la stature du cavalier.
ligne visuelle décomposée par les fragments de montage. Si ce schéma En d’autres termes, ce cavalier comme la séquence de bataille ont en
a été beaucoup critiqué et raillé36, on en retiendra néanmoins sa modé- commun de représenter une « fugue » d’ordre linéaire.
lisation linéaire permettant d’appréhender le continuum entre la ligne de À nouveau, Eisenstein convoque l’exemple de cavaliers dans Méthode
mouvement, la fuite, et la fugue associées à l’expression du choc entre le où Léonard se situe de manière décisive au carrefour d’une série de rap-
thème et le contre-thème propre à l’opposition dans une bataille. prochements : il mentionne un passage dans l’ouvrage les Quatre ca-
Eisenstein revient souvent sur le motif de la fugue, il l’associe étymolo- valiers de l’Apocalypse (1916) de Blasco Ibañez, espérant que le lecteur
giquement à la « fuite » et la rattache à la ligne serpentine d’Hogarth la de son livre sphérique confronte cet extrait avec celui de la fugue pouch-
même année : kinienne, littéraire, dans Poltava (bataille entre la Russie et la Suède en
1709), ainsi qu’avec la vision léonardesque de la catastrophe39. Si Blasco
Not to be forgotten* [à ne pas oublier] : Hogarth : (« Analysis Ibañez recourt, comme le relève Oksana Boulgakova, à des termes tels
of beauty »)* Sur l’intérêt de la ligne comme vestige... de la vie que ceux d’ondoiement, de choc, ou de tourbillon, Eisenstein associe bien
errante des chasseurs, le plaisir de la poursuivre, la suivre, courir la fugue à la bataille représentée par les cavaliers, comme au Déluge
après elle. Ajouter quelque chose sur la fugue — de la racine « de Léonard.
flight »*— fuite ! i. e. le même élément dans le son dans la forme Tarkovski aura peut-être aussi espéré (ou pas, tant cela est chez lui
haute. Mais le même dans la musique et dans les choses les plus oblitéré) que son lecteur et spectateur confronte la vision léonardesque
primitives — dans la mélodie — « we don’t hear a melody — we de la bataille à ses cavaliers et avatars. Il n’aura toutefois pas échappé
can or cannot follow it » [nous n’entendons pas une mélodie, à Natalia Kononenko la résurgence à la fois visible et pour le moins
nous la suivons ou non] (Lanz)*.37 discrète et suggestive de celle-ci dans Le Sacrifice à travers la référence
retravaillée à L’Adoration des mages qui intègre le motif du combat
35 Citation d’une lettre de Verdi à Léon Escudier (3 février 1865), publiée dans la re-
équestre et du cheval cabré : elle a en effet montré comment l’esquisse
vue Music and Letters, Londres, avril 1923. Cité dans Sergueï M. Eisenstein, Le Film, sa
forme, son sens, Paris, Christian Bourgois, 1976, p. 311.
36 Mentionnons ainsi par exemple Jean Mitry. le texte », Cinémas : revue d’études cinématographiques, vol. 11, n°2-3, 2001, p. 46
37 Sergueï M. Eisenstein, « Sur la nature de la ligne » (1940), Metod [Méthode], éd. (traduction modifiée).
Naoum Kleiman, Moscou, Muzei Kino, Kino-Tsentr, 2002, tome II, pp. 432-434. Le 38 Sergueï M. Eisenstein, La Non-indifférente nature/2, op. cit., p. 141.
texte est en partie traduit par Oksana Boulgakova, « Comment éditer Eisenstein ? 39 Voir Oksana Bulgakowa, « Sergej Ejzenštejn e il suo Da Vinci », art. cit., pp. 380-
Problème de Méthode (extraits inédits) », dans François Albera (dir.), « Eisenstein dans 382.

68
de la bataille léonardienne de L’Adoration des mages donnée à voir au de la bataille, et pour laquelle Tarkovski recourt littérairement aux fi-
seuil du film ressurgit, sur le mode du déplacement, dans la séquence gures dynamiques de l’hélice et du serpent. Si pour le réalisateur l’image
onirique, aux résonances apocalyptiques bien que sans cavaliers, de cinématographique doit pouvoir unir en elle les contradictions dialec-
fuite de la foule, en noir et blanc. L’escalier (frontal), élément phare de tiques inhérentes à la réalité, et dont Léonard est le modèle, elle prend
la scénographie de cette scène, en est le symptôme, à l’image de celui ici la forme d’une « fuite » animée littéralement par ces contradictions,
(latéral) présent dans le fond de L’Adoration des mages40 (fig. 4 et 4 bis). soit d’une fugue visuelle pour reprendre la formule utilisée par Vida T.
Or, cette « bataille » léonardienne selon Tarkovski n’est pas un exercice Johnson et Graham Petrie pour caractériser le cinéma de Tarkovski43. La
de montage, mais travaille, au cœur d’une composition dialectique du « bataille » est ici chorégraphiée au service du « sentiment du temps »,
cadre au sein d’un plan long, analysée par Jacques Aumont et littérale- véhiculé par le contenu temporel même du plan, au ralenti, étirant ce
ment exprimée en termes de « fuite », l’interaction de principes opposés faisant le mouvement du plan44.
par des directions contradictoires, des polarités contraires : En définitive, si Eisenstein plébiscite le choc, la dissonance, à la manière
de la fugue pour la bataille chez Verdi, par les ressources du montage,
La fuite […] se déroule d’abord de haut en bas, mais à mesure Tarkovski recherche un équilibre, une douceur, qui se manifeste par la
que la caméra panoramique et que son axe approche de la fugue visuelle ici au sein d’un seul plan qui dure : bien qu’elle produise
verticalité, apparaissent des directions contradictoires : d’abord le choc à la fin de la séquence par un effet littéral de surprise et de re-
les larges bandes blanches horizontales, qui ouvrent l’espace, et tournement, la musique vient adoucir et neutraliser celui-ci. À l’extase
aussitôt dérèglent le mouvement des figures, qui devient confus,
passive de Tarkovski correspondrait l’extase active d’Eisenstein, avers et
exacerbé. L’espace se dédouble en vertical et horizontal, tendu
revers d’une même médaille néanmoins pour ce dernier : ces deux types
à l’extrême entre le dynamique et le statique. Puis le dédouble-
ment affecte la surface de l’image tout entière, avec la substi- de dialectique ne sont en effet séparés que selon une pure convention et
tution du reflet dans le miroir à ce qu’on imagine dès lors avoir renvoient d’un côté, au quiétisme panthéiste propre à la contemplation
vu à travers une vitre. Enfin, c’est le statut imaginaire de ce qui extatique de l’Orient, visant à la dissolution et à l’harmonie, « un unique
est figuré qui se dédouble en bloc, avec l’apparition de l’enfant courant harmonieux » ; de l’autre, à l’état explosif typique de l’extase
endormi […].41

Cette interaction de principes opposés est précisément adossée, dans


43 Nous reprenons ici le terme, et selon le sens que nous avons développé, à Vida T.
la pensée du réalisateur, à Léonard42, et peut être rapprochée de sa Johnson, Graham Petrie, The Films of Andrei Tarkovsky: A Visual Fugue, Bloomington,
conception du mouvement comme opposition au cœur de l’émergence Indiana University Press, 1994.
de la figure serpentine maniériste. Cette opposition semble particulière- 44 C’est d’ailleurs un même parti pris ponctuel dans la représentation cinémato-
ment s’exprimer, comme on l’a vu chez Léonard, dans la représentation graphique de la violence de la guerre dans la scène du « Sac » d’Andreï Roublev : un
homme tombe lentement, transpercé par une flèche, et, comme le « cheval galopant
parmi les ennemis » chez Léonard, un cheval ici titube et se brise les pattes au ralenti en
40 Voir Natalia Kononenko, « Leonardo da Vinci nello spazio audiovisivo dei film di chutant d’un escalier de bois d’où il a été bousculé. Notons en revanche qu’Eisenstein
Andrej Tarkovskij », art. cit. invite à procéder inversement au ralenti en formulant qu’il s’agit plutôt d’accentuer
41 Jacques Aumont, « Eisenstein chez les autres », dans Jacques Aumont (dir.), Pour un l’écart entre les photogrammes, de rompre la continuité temporelle entre deux écarts,
cinéma comparé. Influences et répétitions, Cinémathèque française/Musée du cinéma, en faisant exploser le rythme. Voir Sergueï M. Eisenstein, « Le tambour rythmique »
1996, pp. 127-128, nous soulignons. (1940), trad. Pierre Rusch dans Ada Ackerman (dir.), Sergueï Eisenstein l’œil extatique,
42 Andreï Tarkovski, TS, p. 103. Metz, Centre Pompidou-Metz, 2019, p. 310.

69
« active »45.

À partir des préconisations léonardiennes pour la représentation


d’une bataille en peinture, Eisenstein et Tarkovski élaborent ainsi des
principes cinématographiques différents néanmoins resserrés autour
d’éléments communs associés à celle-ci, rapprochée du déluge ou de
la catastrophe, à savoir l’expression de l’opposition par la fugue ou la
fuite. Chez Tarkovski, c’est une réception particulièrement souterraine
et mystérieuse, un « long chemin poétique » pour reprendre une for-
mule du réalisateur usitée pour décrire l’écran tel un avatar lointain du
célèbre mur de taches, animé par des oppositions et par des représen-
tations possiblement équivalentes, pour qui sait en percevoir la « chaîne
d’idées, d’associations » :

Considérons un homme marchant le long d’un mur blanc cou-


vert de coquillages ; la forme des pierres, le caractère des fis-
sures et le bruissement des mers anciennes, condensés dans leur
silence, créent une chaîne d’idées, d’associations, constituant
une seule part de la caractérisation. Une autre part apparaît
quand nous prenons le point de vue opposé, et que le héros est
montré se déplaçant sur un fond constitué d’une mer bleu foncé
et d’arbres noirs et pyramidaux, disposés de façon arythmique.
Il change l’angle de sa tête, conversant avec les pensées qu’il
vient d’avoir. En d’autres termes, nous ne nous déplaçons pas le
long d’un chemin rationnel et logique, où les mots et les actions
peuvent être immédiatement jugés, mais le long d’un chemin
poétique.46

45 Sergueï M. Eisenstein, La Non-indifférente Nature/1, op. cit., pp. 322-323.


46 Andreï Tarkovski, « Mezhdu dvumia fil’mami » [Entre deux films], Iskousstvo Kino
[L’art du cinéma], n°11, 1962, p. 84. Cité par Robert Bird, Andrei Tarkovski. Elements of Fig. 4
Cinema, Londres, Reaktion Books Ltd, 2008, p. 84, nous traduisons : « Let’s say a man Romano Nanni et Nadja Podzemskaja (dir.), Leonardo in Russia : temi e figure
is walking along a white wall covered in shells; the shape of the stones, the character tra XIX e XX secolo, Milan, Mondadori, 2012, couverture
of the cracks and the rustle of ancient seas that is condensed in their silence creates a
chain of ideas, associations, a single part of the characterization. Another part appears
when we take the opposite point of view and the hero is shown moving against the
background of the dark-blue sea and black, arythmically arranged pyramidal trees. words, we are moving not along a rational and logical path, where words and actions
He changes the angle of his head, arguing with the thoughts he has just had. In other can immediately be judged, but along a poetic path ».

70
Fig. 4 bis
Détail de L’Adoration des mages de Léonard de Vinci dans le prologue
et séquence de rêve apocalyptique avec fuite de la foule dans Le Sacrifice

71
Andreï Tarkovski. La couleur au
cinéma, un problème plastique

Jessie Martin

72
Au regard des autres thématiques et formes cinématographiques refus, systématique, est justifié par un désir de réalisme, et par
qu’il commente et théorise, la couleur tient peu de place dans la pensée la conviction que, dans l’image cinématographique, celui-ci
d’Andreï Tarkovski. Si le cinéaste a régulièrement écrit sur son art, dans ne peut être atteint qu’en évitant scrupuleusement tout ce qui
est a-cinématographique, notamment tout ce qui est d’ordre
son ouvrage Le Temps scellé1 et dans le journal qu’il a tenu entre 1970
pictural ; or, pour lui, la couleur appartient en propre à la
et 19862, il montre une certaine réticence à parler de lui-même de la
peinture […]
couleur. Dans le journal, les mentions sont très courtes, peu nombreuses La position de Tarkovski est célèbre, elle fait partie de l’image de
et se résument à la précision que tel film sera ou ne sera pas en couleurs. rigueur un peu monotone qui est celle de ce cinéaste. Mais elle
Ainsi peut-on lire : « J’ai eu une idée : créer L’Idiot pour la télévision. En ne fait, au fond, que mener à son terme logique une position
sept parties. En couleurs3 ». Dans Le Temps scellé, Tarkovski consacre une de méfiance qui avait été celle de nombreux grands cinéastes
partie à la couleur, néanmoins celle-ci occupe à peine deux pages alors européens dans les années cinquante - tous ceux qui, ne faisant
même qu’il affirme qu’elle est « l’un des problèmes les plus sérieux »4. pas fond uniquement sur le réalisme ‘ontologique’ de l’image
Comparativement la musique et les sons occupent cinq pages. filmique, cultivaient un héritage formel en provenance indirecte
Ses réflexions sur la couleur sont principalement présentes dans de l’époque muette.5
les différents entretiens qu’il a donnés durant sa carrière de cinéaste,
mais toujours à l’instigation des journalistes. Ainsi, la relative absence de Il ne faudrait pas conclure de ce qui précède que Tarkovski n’a
réflexion sur la couleur par le cinéaste russe conduit de facto à une forme pas tourné en couleur. Seul son premier long-métrage, L’Enfance d’Ivan
d’occultation dans les commentaires de la pensée tarkovskienne sur le (1962), est en noir et blanc. Tous les suivants, Andreï Roublev (1966),
cinéma. Elle est quasiment inexistante dans les principaux ouvrages en Solaris (1971), Le Miroir (1975), Stalker (1979), Nostalghia (1983) et
français et en anglais consacrés au cinéaste. On la trouve résumée dans Le Sacrifice (1986) associent séquences en couleur et séquences en noir
l’Introduction à la couleur : des discours aux images de Jacques Aumont : et blanc. Si elles sont rarement exprimées, ses idées sur la couleur n’en
sont pas moins radicales et, à ce titre, elles nous engagent à les étudier
[…] il est des cinéastes (peu nombreux) qui ont refusé la couleur pour comprendre la posture adoptée par le cinéaste dans sa théorie et
par peur de ‘faire peinture’. Le cas le plus significatif – parce sa pratique du cinéma.
que l’essentiel de son œuvre a été réalisé après la conversion
du cinéma à la couleur – est celui d’Andreï Tarkovski. Son Le cinéma et la réalité matérielle

1 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé [1989], Paris, Cahiers du cinéma, « Petite La pensée chromatique de Tarkovski s’appuie sur une conception
Bibliothèque », 2004. naturaliste de l’art assez singulière. Le cinéaste s’élève contre le
2 Le journal a été publié en 1993 dans sa traduction française et en 1994 dans une naturalisme défini comme la tentative de reproduction fidèle de l’objet.
traduction anglaise. Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, trad. Anne Kichilov et Elle est pour lui non seulement « impossible » mais surtout « absurde »
Charles de Brantes, Paris, Cahiers du cinéma, 1993 et Time Within Time. The Diaries
car « personne ne peut reconstruire toute la vérité devant l’objectif de la
1970-1986, London et Boston, Faber & Faber, 1994. Ce dernier comporte également
des entretiens dont celui intitulé « On Cinema » qui propose une large réflexion sur la caméra6. » Il écrit :
couleur. Je vais donc me référer aux deux ouvrages ici et pas uniquement à la version
française. 5 Jacques Aumont, Introduction à la couleur : des discours aux images, Paris, Armand
3 Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, op. cit., p. 76. Colin, 1994, pp. 186-187.
4 Id., Le Temps scellé, op. cit., p. 163. 6 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 219.

73
L’une des conventions les plus importantes du cinéma est Mais le cinéaste l’affirme clairement, ce qui l’intéresse c’est
que l’image filmique ne peut s’incarner que dans les formes « avant tout l’univers intérieur de l’homme […] »13 et si la nature a tant de
factuelles et naturelles de la vie que nous voyons et entendons. La place dans les films du cinéaste, c’est par ce qu’elle tient lieu de « milieu
représentation doit être naturaliste. Je ne donne pas à ce terme
esthétique particulier »14. Et la réalité intérieure de l’homme ne peut être
le sens habituel qu’il a en littérature (chez Zola, par exemple). Je
traduite au cinéma que de façon naturaliste. Ainsi, prenant l’exemple du
ne l’utilise que pour souligner la forme sensuelle et émotionnelle
de l’image de cinéma.7 rêve, Tarkovski écrit :

Tout cela est possible, à condition que les rêves à l’écran aient
Cette conception du naturalisme propre à Tarkovski s’éclaire à l’aune de
les formes naturelles de la vie. Or, que voit-on la plupart du
sa compréhension du monde dans lequel l’homme évolue. L’homme vit temps ? Des images au ralenti, ou comme dans un brouillard,
dans un milieu naturel fait de réalités matérielles, notamment liées aux ponctuées d’un effet musical […] En réalité, ce maquillage de
éléments, qu’il appelle « milieu matériel » : « La pluie, le feu, l’eau, la mystère n’est pas l’impression cinématographique véritable du
neige, la rosée, les bourrasques au ras du sol, sont chacun un élément rêve ou du souvenir.15
du milieu matériel dans lequel nous vivons, soit de la vérité de nos
vies »8. Le cinéma qui consiste selon lui à « recréer la vie »9 donc doit Ainsi, la perception de la nature, et des événements qui y prennent
rendre compte de ce milieu matériel qu’est la nature : « La force du place, est plus importante que l’objectivité dans cette conception naturaliste
cinéma […] est dans le rapport nécessaire et inséparable avec la matière tarkovskienne : « L’authenticité des événements et la vérité intérieure ne
de la réalité qui nous entoure à chaque instant »10. Ainsi le naturalisme se ramènent pas, selon moi, à la fidélité au fait brut, mais plutôt au
tarkovskien se comprend comme « la forme d’existence de la nature au compte-rendu exact de la perception qu’on en a eu »16. Le naturalisme
cinéma. Plus cette nature se présente dans le plan de façon naturaliste, matériel de Tarkovski affirme donc que le film s’appuie sur le monde
plus nous nous confions à elle, et plus noble est son image. La qualité matériel qui n’est pas une réalité extérieure mais qui existe à travers la
spirituelle de la nature apparaît au cinéma au travers de sa vraisemblance perception que nous en avons, pour exprimer une vision personnelle.
naturaliste »11. Pour autant, Tarkovski n’est pas un matérialiste puisque, Cette vision est à la fois celle des personnages et celle du cinéaste,
selon lui, l’homme, aussi bien que la nature, sont pourvus de spiritualité. constituée d’un monde extérieur – la réalité matérielle – et d’un monde
Le spirituel relève de la vie intérieure qui est constituée de la foi, mais intérieur – la réalité spirituelle qui relève du mental, de l’intangible – qui
aussi des rêves, des souvenirs, des pensées ancrés dans le milieu naturel se donnent à voir dans une représentation naturaliste. Dans ce contexte,
qui en retient les qualités tout autant qu’il en permet l’existence. Son on pourrait imaginer que la couleur naturelle, entendue comme celle
idéal de l’art consiste dans « l’équilibre tant désiré entre le matériel et le du monde naturel, obtenue par les pellicules couleurs, puisse être un
spirituel »12. élément de la représentation favorisé par Tarkovski. Il n’en est rien.

7 Ibid., pp. 82-83.


8 Ibid., p. 244.
9 Ibid., p. 221. 13 Ibid., p. 236.
10 Ibid., p. 74. 14 Ibid., p. 244.
11 Ibid., pp. 243-244. 15 Ibid., p. 83.
12 Ibid., p. 278. 16 Ibid., p. 30.

74
La couleur naturelle et le réel des films conformes à la doctrine soviétique. Car, en Union Soviétique,
l’adéquation d’un film à la doctrine officielle importe largement plus que
La principale raison pour laquelle Tarkovski rechigne à utiliser la sa capacité à être lucratif. La couleur comme outil d’amélioration de la
couleur ou plutôt à n’utiliser qu’elle, concerne son prétendu réalisme. La rentabilité des films n’est pas un argument recevable pour le Goskino.
couleur cinématographique n’est pas selon lui la couleur de la réalité. Dès lors, les cinéastes étaient encouragés à tourner en noir et blanc19.
Pourtant, à l’époque où le cinéaste russe fait ses films en couleurs et noir et À l’affirmation continue de Tarkovski d’un choix délibéré de travailler
blanc – Andreï Roublev mis à part – entre 1971 et 1986, la conversion à la avec le noir et blanc s’ajoute donc vraisemblablement une injonction du
couleur a eu lieu dans la majeure partie du globe. Les pellicules Eastman Goskino, du moins pour les films réalisés et produits en Union Soviétique,
et Agfa notamment ont remplacé les pellicules Technicolor aux couleurs ce qui exclut les deux derniers : Nostalghia et Le Sacrifice20. Le cinéaste
trop flamboyantes. La plupart des productions cinématographiques, les rapporte, dans un entretien, ces mots de l’organisme à son encontre
images documentaires et les reportages journalistiques sont réalisés en avant le tournage de Stalker (1979) : « Camarade Tarkovski, veuillez
couleur, favorisant ainsi l’impression de naturel17. La couleur est ainsi utiliser de la pellicule noir et blanc »21.
assez largement naturalisée, c’est-à-dire perçue comme un équivalent
aux couleurs du monde. Cependant, Tarkovski affirme que « […] le La naturalisation de la couleur au cinéma étant permise par
cinéma en couleurs n’a pas encore atteint le stade du réalisme »18. Une une fréquentation régulière de films en couleurs, on comprend que,
étude de Richard Mizek permet de comprendre le contexte dans lequel dans le contexte russe, elle ne soit, pour Tarkovski, pas encore perçue
Tarkovski s’exprime. Dans les années 1970, officiellement, soixante pour comme naturelle. Néanmoins, il a l’occasion de voir également des films
cent des productions soviétiques sont en couleur, un ratio très en dessous produits en couleurs, notamment européens. Mais cela ne contribue pas
de celui des pays européens et des États-Unis qui sont à presque cent pour autant à rendre la couleur cinématographique naturelle. Car pour
pour cent. Le problème et l’explication de ce retard dans la conversion le cinéaste, sa présence dans les films est très différente de ce qu’elle
à la couleur sont multiples. Techniquement, d’abord, le Sovcolor, est dans le réel. En effet, pour Tarkovski, la couleur dans la nature n’est
technologie soviétique de couleurs naturelles, ne s’est pas appuyé jamais vue comme telle, jamais remarquée sauf ponctuellement. Il
sur l’Agfacolor pour améliorer son rendu, contrairement aux autres l’affirme dès 1966 puis le répète régulièrement en interview :
technologies qui se sont développées dans les autres pays. Le Sovcolor
est donc un procédé très inégal avec une gamme de couleurs restreinte.
Les films soviétiques d’après-guerre ayant bénéficié de la couleur ont été
tournés avec un stock de pellicule Agfa saisie sur le territoire allemand 19 Richard Mizek, « ‘Last of the Kodak’: Andrei Tarkovsky’s Struggle with Colour »,
occupé. Le Goskino, la structure administrative en charge du cinéma dans Wendy Everett (dir.), Questions of Colour in Cinema. From Paintbrush to Pixel,
soviétique (de la production à la distribution, à la critique des films), a Bern, Peter Lang, 2007, pp. 161-176 ; et Chromatic Cinema: A History of Screen Color,
Hoboken, Wiley-Blackwell, 2010, pp. 79-82.
choisi d’importer des pellicules Eastman Kodak mais en nombre limité. 20 Nostalghia a été tourné en Italie et Le Sacrifice en Suède. Pour plus de précisions
Tout le monde ne peut donc en bénéficier et sont privilégiés ceux qui font concernant les pellicules utilisées pour les films de Tarkovski, se référer à l’article de
Richard Mizek cité supra.
17 Sur cette question, je me permets de renvoyer à mon ouvrage, Le Cinéma en 21 Cité par Vilgot Sjoman, « Two encounters with Andrei Tarkovsky », 29 novembre
couleurs, Paris, Armand Colin, 2011. 1977, en ligne : http://www.nostalghia.com/TheTopics/Stalker/sjoman.html, consulté
18 Michel Ciment, Luda et Jean Schnitzer, « L’artiste dans l’ancienne Russie et dans le 27 août 2019, nous traduisons : « Comrade Tarkovky, please use black and white
l’URSS nouvelle (entretien avec Andreï Tarkovski), Positif, n°109, octobre 1969, p. 9. film stock ».

75
Dans la vie, nous faisons rarement attention à la couleur. Quand en les regardant, la plupart du temps, nous ne les voyons pas,
nous regardons une chose se passer, nous ne remarquons pas parce que, en tant que telles, elles ne nous sont pas nécessaires.
la couleur22 ; […] Je pense que la couleur peut être beaucoup Quand la couleur, et précisément la couleur, devient à un
moins réaliste que le noir et blanc, car dans la vie nous ne moment donné importante dans la pratique, notre œil et notre
réfléchissons généralement pas à la couleur23 ; On ne remarque conscience la fixent. Pour traverser la rue, tu regardes le feu
généralement pas la couleur, sauf au cinéma, où elle est en de signalisation. Ou bien : tu as dans les mains des fleurs. Tu
quelque sorte accentuée.24 composes un bouquet. Ici aussi, on accorde de façon spéciale
l’œil à la couleur. Quand on rencontre un objet inhabituel,
La couleur, trop remarquable, s’oppose donc à la perception exotique, jamais vu auparavant, la couleur nous saute
naturelle du monde et, partant, distrait l’attention du spectateur : « À immanquablement aux yeux. Il y a des phénomènes qui sont
toujours perçus en couleur. Le coucher de soleil, par exemple.
l’écran la couleur s’impose à vous, alors que dans la vie réelle cela
Il est pour nous toujours en couleur. [...] Mais en général, dans
n’arrive que rarement, ainsi il n’est pas approprié que le public soit notre vie de tous les jours, notre perception de la couleur n’est
constamment conscient de la couleur »25. jamais totale et ininterrompue. Le plus souvent, nous regardons
Il revient plus longuement sur cette idée dans une interview précisément la couleur et nous ne la voyons pas. La couleur a pour nous
consacrée à ce sujet : une signification secondaire, ou de troisième ordre, ou aucune
signification du tout. Et voilà que nous filmons ce que nous
Avant toute chose, la couleur sur l’écran, en règle générale, voyons sur une pellicule couleur. Tout devient en couleur ! Et nous
est importune, et même provocante. De quoi s’agit-il ? Il est ne pouvons plus percevoir cette représentation comme la réalité
vrai que dans la vie l’homme ne remarque pas la couleur. Ou en nous détournant de la couleur. Dans cette représentation, la
plus exactement, il la remarque et ne la remarque pas. Il y a couleur est partout présente, elle s’impose partout à notre œil.26
autour de nous un abîme de nuances de couleur, mais même
En conséquence, c’est au noir et blanc qu’il revient d’être le plus
22 Maria Chugunova, « On Cinema – Interview with Tarkovsky », To the Screen, 12 naturaliste et de moins distraire l’attention du spectateur. Tarkovski ne
December 1966, repris dans Time Within Time, op. cit., p. 356, nous traduisons : « In cesse d’y insister :
everyday life we seldom pay any attention to colour. When we watch something going
on we don’t notice colour ».
23 Ian Christie, « Against Interpretation : An Interview with Andrei Tarkovsky », Le film en noir et blanc est plus apte à représenter l’essence
Framework, n°14, 1981, repris dans John Gianvito (éd.), Andrei Tarkovsky: Interviews, de la réalité, à exprimer sa signification intrinsèque. Cela
Jackson, University Press of Mississippi, 2006, p. 69, nous traduisons : « […] I believe n’arrive pas avec la couleur. Je dirais que le film en couleur est
that colour can be much less realistic than black and white, because in life, we don’t plus ordinaire, plus vulgaire27 ; Tourner une scène en couleur
normally think about color ».
24 Philip Strick, « Tarkovsky’s Translations », Sight and Sound 50, n°3, Summer 1981,
pp. 152-153, repris dans John Gianvito (éd.), Andrei Tarkovsky: Interviews, op. cit., p. 26 Leonid Kozlov, « Entretien sur la couleur » (été 1970), traduction Fabien Rothey, paru
71, nous traduisons : « We don’t normally notice color, except in the cinema where it’s dans Kinovedcheskie zapiski [Notes sur le cinéma], n°1, 1988, non paginé, en ligne :
somehow exaggerated ». https://www.academia.edu/17235889/Andre%C3%AF_Tarkovski._Entretien_sur_la_
25 Maria Chugunova, « On Cinema – Interview with Tarkovsky », art. cit., p. 356, nous couleur, consulté le 27 août 2019.
traduisons : « On the screen colour imposes itself on you, whereas in real life that only 27 Velia Iacovino, « My Cinema in a Time of Television », Mass Media, n°5, novembre-
happens at odd moments, so it’s not right for the audience to be constantly aware of décembre 1983, repris dans John Gianvito (éd.), Andrei Tarkovsky: Interviews, op. cit.,
colour ». p. 102, nous traduisons : « Black and white film is able to better represent the essence

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implique d’organiser et de structurer un cadre, de réaliser que cinéaste signale par exemple que pour Le Miroir « [les] rêves sont en noir
l’intégralité du monde inclus dans ce cadre est en couleur et et blanc […] ils n’auraient pas pu être tournés en couleur »32. Puisque les
d’en faire prendre conscience au public. L’avantage du noir et films de Tarkovski, L’Enfance d’Ivan excepté, ont tous été tournés en noir
blanc est qu’il est extrêmement expressif et qu’il ne distrait pas et blanc et en couleur, il appert que le cinéaste envisage l’un et l’autre
l’attention du spectateur.28
dans un rapport dialectique, que nous préciserons à la fin de ce texte.
Mais si la couleur s’accompagne du noir et blanc et vice versa, c’est
Il l’affirme enfin directement dans le court passage dédié à la couleur bien que l’un et l’autre sont des moyens de la conception de l’image
dans son ouvrage Le Temps scellé : « Aussi étrange que cela puisse cinématographique.
paraître, et quoique le monde soit tout en couleurs, la reproduction en
noir et blanc est plus proche de la vérité psychologique, naturaliste et Pour Tarkovski, la couleur relève du plastique, le passage du
poétique d’un art fondé avant tout sur les propriétés de la vue »29. Cela Temps scellé figure d’ailleurs dans une sous-partie de l’ouvrage intitulée
ne signifie pas, comme on pourrait hâtivement le conclure, que le noir « La résolution plastique du film ». Le cinéaste russe ne considère donc
et blanc renvoie au réel et la couleur à l’irréel, notamment parce qu’il pas la couleur comme un phénomène naturel, déjà là, que la caméra
n’y a pas d’irréel chez Tarkovski : « Il est impossible de créer de l’irréel. viendrait saisir par son objectif photographique. La couleur est un
Tout est réel et malheureusement nous ne pouvons pas fuir la réalité »30. élément à travailler, à modeler et sa pratique nécessite circonspection
Concernant la zone de Stalker par exemple, le cinéaste hésite à valider et réflexion. Or le caractère plastique de la couleur engage à penser le
la thèse du journaliste voyant dans la couleur de la zone l’expression de cinéma dans sa relation aux autres arts, notamment la Peinture.
son caractère irréel : « La Zone est une région malade, abandonnée ;
elle a certes un côté irréel. L’usage de la couleur pourrait bien signifier
cette irréalité, mais je n’en suis pas certain »31. La partition s’élabore Pureté cinématographique — Autonomie du cinéma par
plutôt entre ce qui relève du matériel et ce qui relève du spirituel. Le rapport aux autres arts

of reality, to express intrinsic meaning. This doesn’t happen with color. I’d say that film Pour Tarkovski la question de l’autonomie du cinéma par rapport
in color is more common, more vulgar ». aux autres arts est essentielle. Elle permet de comprendre la critique
28 Tony Mitchell, « Tarkovsky in Italy », Sight and Sound 52, n°1, winter 1982-83, repris
parfois acerbe qu’il fait de certains usages de la couleur au cinéma. En
dans John Gianvito (éd.), Andrei Tarkovsky: Interviews, op. cit., p. 77, nous traduisons :
« Filming a scene in color involves organizing and structuring a frame, realizing that all effet, le cinéaste russe est un partisan de ce qu’on a appelé le cinéma
the world enclosed in this frame is in color and making the audience aware of this. The pur, le cinéma qui ne devrait rien aux autres arts, ce qu’il formule ainsi :
advantage of black and white is that it is extremely expressive and it doesn’t distract the
audience’s attention ». Selon moi, le cinéma ira en s’écartant non seulement de la
29 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 165. littérature mais aussi d’autres arts voisins pour gagner une
30 Hervé Guibert, « Nostalgia’s Black Tone » (« Le noir coloris de la nostalgie »), autonomie de plus en plus grande. Une évolution qui ne
Le Monde, 12 mai 1983, p. 13, repris dans John Gianvito (éd.), Andrei Tarkovsky:
s’opère pas assez vite à mon goût. Le processus est long, les
Interviews, op. cit., p. 86, nous traduisons : « It’s impossible to create unreal. Everything
is real and unfortunately we aren’t able to abandon reality ».
31 Philip Strick, « Tarkovsky’s Translations », art. cit., p. 71, nous traduisons : « The 32 Andreï Tarkovski, Time Within Time. The Diaries 1970-1986, op. cit., p. 370, nous
Zone is a diseased area, abandoned ; certainly there’s an unreality about it. The use of traduisons : « [the] dreams are in black and white […], they could not have been filmed
color could well mean it’s unreal, but I don’t know for sure ». in colour ».

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étapes nombreuses. C’est du moins ainsi que je m’explique la couleur, une composition sur un plan. Dans un film en noir et
permanence au cinéma de principes propres à d’autres formes blanc, on n’a pas l’impression que quelque chose d’étrange se
artistiques sur lesquelles s’appuient souvent les réalisateurs dans passe, le spectateur peut regarder le film sans être distrait de
leur travail. Mais ces principes, qui lui sont étrangers, deviennent l’action par la couleur.
des obstacles et ralentissent sa progression vers sa spécificité. […] Le Désert rouge est le pire de ses films après Le Cri. La couleur
Ainsi son incapacité relative à évoquer la vraie vie sans avoir y est prétentieuse, ce qui est très inhabituel chez Antonioni, et le
recours à des artifices littéraires, picturaux ou théâtraux.33 montage est asservi à l’idée de couleur. Cela aurait pu être un
Il a été dit que le cinéma est un art de synthèse, fait de film splendide, extrêmement fort, si seulement il avait été tourné
l’interaction entre plusieurs arts voisins : l’art dramatique, la en noir et blanc. Si Le Désert rouge avait été en noir et blanc,
littérature, la peinture, la musique… En réalité, ces différents Antonioni [...] ne se serait pas autant intéressé à l’aspect pictural
arts, par leur interaction, peuvent être désastreux pour l’art du film, il n’aurait pas filmé ces beaux paysages, ou les cheveux
cinématographique en le réduisant à un mélange éclectique, roux de Monica Vitti dans les brumes. Il se serait concentré sur
au mieux à une pseudo-harmonie, qui ne laisse rien entrevoir l’action au lieu de créer de jolies images. De mon point de vue,
de l’âme du cinéma, laquelle se retrouve dans ces conditions, la couleur a tué le sentiment de vérité. Si l’on compare Le Désert
comme foudroyée. Il doit être clair que si le cinéma est un art, il rouge à La Nuit ou L’Éclipse, il est évident qu’il est bien moins
ne l’est pas sous la forme d’un amalgame d’arts voisins.34 bon.36

Cette idée de l’autonomie artistique du cinéma engage les Tarkovski accuse ainsi Antonioni d’avoir considéré la couleur
cinéastes à envisager la couleur de manière cinématographique et non comme un outil dramatique indépendant, abstrait de la réalité matérielle
à reproduire la pratique chromatique de la peinture : « L’influence des par une mise en scène qui ressortit de la peinture et se fige dans une
arts plastiques se retrouve aussi dans l’application des principes de la esthétique picturale qui a pour effet de créer de belles images. L’idéal
composition ou des couleurs. La réalisation cinématographique n’est de l’artiste est, selon Tarkovski, d’« exprimer une image exhaustive de
plus alors qu’un dérivé. Cette manière de faire prive le cinéma de son
originalité cinétique et ralentit la recherche de solutions propres à un art
indépendant »35. 36 Maria Chugunova, « On Cinema – Interview with Tarkovsky », art. cit., pp. 356-357,
C’est notamment ce qu’il reproche au film d’Antonioni Le Désert rouge nous traduisons : « Colour film as a concept uses the aesthetic principles of painting, or
tourné en 1964 : colour photography. As soon as you have a coloured picture in the frame it becomes
a moving painting. It’s all too beautiful, and unlike life. What you see in cinema is a
coloured, painted plane, a composition on a plane. In a black-and-white film there is
Le concept du film en couleur use des principes esthétiques de la no feeling of something extraneous going on, the audience can watch the film without
peinture ou de la photographie en couleur. Dès que vous avez being distracted from the action by colour. […] The Red Desert is the worst of his films
une image en couleur dans un cadre, cela devient une peinture after Il Grido. The colour is pretentious, quite unlike Antonioni usually, and the editing
en mouvement. C’est bien trop beau, et différent de la vie. Ce is subservient to the idea of colour. It could have been a superb film, tremendously
que vous voyez au cinéma est une surface plane peinte et en powerful, if only it had been in black-and-white. If The Red Desert had been in black-
and-white, Antonioni […] wouldn’t have been so concerned with the pictorial side of
the film, he wouldn’t have shot those beautiful landscapes, or Monica Vitti’s red hair
33 Id., Le Temps scellé, op. cit., pp. 28-29. against the mists. He would have been concentrating on the action instead of making
34 Ibid., p. 75. pretty pictures. In my view the colour has killed the feeling of truth. If you compare The
35 Ibid., p. 29. Red Desert to La Notte or L’Eclisse it’s obvious how much less good it is. »

78
la vérité de l’existence humaine »37. La beauté doit donc « [résider] dominante dramatique du plan, c’est que le réalisateur et le chef-
dans la vérité même de la vie »38. Ainsi, le cinéaste russe envisage la opérateur ont emprunté des moyens propres à la peinture pour
couleur dans son rapport à la vérité et à l’émotion, car l’« atmosphère influencer l’auditoire. Et c’est pourquoi aujourd’hui la perception
émotionnelle »39 contribue à la vérité de l’être. Dès lors, la vérité de d’un film réussi mais médiocre, est souvent comparable à celle
qu’on peut avoir en feuilletant une de ces luxueuses revues
la couleur, son naturalisme, consiste en sa capacité à traduire non la
illustrées de photos en papier glacé. Il existe bien un conflit entre
réalité du milieu naturel dans lequel s’ancre la spiritualité de l’homme,
l’expressivité de l’image et la photographie en couleurs.
mais la façon dont ce milieu est perçu sensiblement par l’homme et qui Peut-être faudrait-il neutraliser l’effet actif de la couleur
rend compte de son expérience intérieure, que celle-ci soit de l’ordre du en alternant les séquences couleurs avec des séquences
souvenir, du rêve ou du vécu au présent. La critique du Désert rouge est monochromes pour alléger, estomper l’impression produite par
rude et finalement peu sensible à la portée de la couleur dans le film et tout le spectre… On pourrait croire que la caméra ne fait que fixer
son propos. Tarkovski n’a pas saisi la manière dont la couleur participe la vie réelle sur la pellicule : alors pourquoi la photographie en
à l’expression d’une perception troublée du personnage psychotique de couleurs a-t-elle presque toujours une apparence d’imitation ou
Giuliana. On ne peut cependant lui donner tout à fait tort lorsqu’il parle de faux ? C’est qu’il manque dans la reproduction mécanique de
de picturalité des images chromatiques. Nombreux furent les réalisateurs, la couleur la main de l’artiste. Il y perd son rôle d’organisation, il
européens notamment mais pas seulement, qui s’appuyaient sur la ne choisit plus. La partition chromatique du film, avec sa logique
propre, est absente. Le réalisateur est lui-même dépossédé par
pratique picturale pour penser la pratique chromatique au cinéma.
le processus technologique. Il lui est devenu impossible de faire
Renoir et Dreyer par exemple envisageaient tous deux de s’inspirer du
une sélection personnelle dans les éléments de couleurs du
travail des peintres40. Quant à Antonioni ou Godard, leur appréhension monde qui l’environne.41
de la couleur cinématographique comme élément plastique, en
particulier d’abstraction, trouve à s’appuyer régulièrement sur un usage Le naturalisme tarkovskien trouve ici à se préciser. Il se fonde
moderne de la couleur en peinture, à la faveur entre autres d’aplats. sur la perception et l’émotion d’un événement vécu personnellement,
Aussi, si Tarkovski, Godard et Antonioni se rejoignent autour de l’idée d’une nature vécue subjectivement, dans lequel ou laquelle le cinéaste
d’une couleur cinématographique comme élément plastique de l’image, peut choisir qu’il y ait couleur ou non, une partie des couleurs mais
n’entendent-ils pas cette plasticité de la même façon. Tarkovski prône un pas toutes. D’où cette intention de neutraliser la couleur42, de penser en
usage modéré de la couleur : termes de coloris selon la terminologie de Ludovico Dolce, une couleur
maniée par l’artiste, passée au crible du choix artistique43. Sur ce point,
Il s’agit de neutraliser la couleur pour qu’elle n’exerce pas
d’influence sur le spectateur. Car si la couleur devient la
41 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., pp. 163-165.
42 On trouve une idée très proche, bien que distincte, dans la pensée de la « modération
37 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op.cit., p. 122. de la couleur » présentée par Natalie Kalmus, directrice artistique de Technicolor entre
38 Ibid. 1929 et 1948. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon ouvrage Le Cinéma en
39 Ibid., p. 36. couleurs, op. cit., pp. 107-110.
40 Jacques Rivette et François Truffaut, « Entretien avec Jean Renoir (fin) », Cahiers du 43 La distinction entre couleur et coloris est une distinction entre la couleur matérielle,
Cinéma, n°35, mai 1954, pp. 14-30, même si celui-ci précise que c’est le regard du pigmentaire « telle qu’elle sort du tube », color selon Ludovico Dolce, et l’utilisation
peintre et non sa technique qu’il fait solliciter. Carl Theodor Dreyer, Réflexions sur mon par l’artiste de ce matériau brut, sa mise en forme, « la couleur telle qu’elle est mise
métier, Cahiers du Cinéma, « Petite Bibliothèque », Paris, 1997. en œuvre par l’artiste », colorito. Voir Jacqueline Lichtenstein, évoquant Ludovico

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il n’est pas loin de ce qu’Antonioni conçoit par rapport à la couleur dans la couleur est perçue seulement de manière discontinue, « jamais
son film alors même qu’il en critique vertement la pratique. Le cinéaste totale et ininterrompue » pour reprendre ses termes. Ainsi la couleur
italien explique dans une interview à propos du Désert rouge : « Je suis pour Tarkovski ne peut valoir pour elle-même, mais comme élément
obligé de modifier les couleurs telles qu’elles se présentent afin de faire organique d’un tout unifié qu’est l’œuvre et donc dans sa liaison avec le
une composition acceptable »44. Mais Tarkovski pense moins à modifier noir et blanc. Il insiste clairement sur cette idée :
les teintes qu’à les sélectionner, leur donner une place restreinte mais
pertinente pour l’expression de la vérité. Cette conception naturaliste Après tout, un film est constitué de plans séparés comme une
peut encore mieux se comprendre en lisant ce qu’il écrit sur le son et mosaïque – de fragments séparés de couleur et de texture
qui me semble correspondre à sa conception de la couleur, même si différentes. Et il est vraisemblable que chaque fragment en soi
Tarkovski lui-même n’établit pas ce rapprochement45 : se révèle sans signification. Mais à l’intérieur de cet ensemble, il
devient un élément absolument fondamental, il n’existe que dans
cet ensemble. [...] C’est-à-dire que le fragment ne fonctionne
Au cinéma, une reproduction naturaliste du monde sonore est
pas comme un symbole autonome mais existe uniquement
inimaginable, car tous les sons se retrouveraient sur la bande-
comme une partie d’un monde unique et authentique.47
son, s’y bousculeraient, et cette cacophonie signifierait que le
Aucun élément du film ne peut trouver de sens, pris isolément :
film n’a justement pas de solution sonore. Sans sélection de sons,
l’œuvre d’art est le film considéré dans son ensemble.48
le film est comme muet, car il n’a pas d’expression sonore qui lui
soit propre. En lui-même, un enregistrement technique précis du
son n’ajoute rien au système d’images d’un film, car il n’a pas Il ne s’agit donc pas de comprendre la couleur pour ce qu’elle signifie
encore de fondement esthétique. Il suffit d’enlever les sons réels en tant que couleur, mais dans son rapport avec le noir et blanc, comme
du monde qui est représenté à l’écran, et de les remplacer par image chromatique par rapport à une image monochrome. Aux « belles »
des sons étrangers, ou encore de les distordre et qu’ils n’aient images chromatiques figées inspirées de la pratique picturale, Tarkovski
plus de rapport direct avec l’image, pour que le film se mette à
sonner, à trouver une résonance.46 47 Jerzy Illg and Leonard Neuger, « I’m interested in the problem of inner freedom... »,
enregistré en Mars 1985, Stockholm, non paginé, en ligne : http://www.nostalghia.
Finalement, l’alternance du noir et blanc et de la couleur ou com/TheTopics/interview.html, consulté le 27 août 2019, nous traduisons : « A film
consists after all of separate shots like a mosaic — of separate fragments of different
de la couleur et de la non-couleur reproduirait en quelque sorte la colour and texture. And it may be that each fragment on its own is — it would seem —
perception naturelle du monde, selon Tarkovski, puisque dans la vie, of no significance. But within that whole it becomes an absolutely necessary element,
it exists only within that whole. [...] That is, the fragment does not function as an
Dolce, Dialogue de la peinture intitulé l’Arétin [1557], dans La Couleur éloquente, Paris, autonomous symbol but it exists only as a portion of some unique and original world ».
Klincksieck, 1996, p. 166. 48 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 135. Comme je l’ai suggéré plus
44 Interview titrée « A candid conversation with Italy’s master of cinematic anomie », tôt, Tarkovski se rapproche ici d’une conception eisensteinienne d’un film comme
Playboy, 1967, repris dans Écrits, Paris, Images modernes, 2003, p. 85. unité organique dans laquelle tous les éléments concourent à une même finalité, une
45 Contrairement à Eisenstein auquel il s’oppose, notamment dans Le Temps scellé, grande forme filmique : « Il nous faut un écran neuf où le jeu des couleurs se fonde
op. cit., pp. 217-218, mais avec lequel il a quelques idées communes finalement. Voir organiquement avec l’image aussi bien qu’avec le thème, avec l’idée aussi bien qu’avec
notamment, Sergueï M. Eisenstein, « Trois lettres sur la couleur », Mémoires, tome 3, l’intrigue, avec l’action aussi bien qu’avec la musique, qu’en communion avec tout cela
Paris, UGE 10/18, Paris, 1978, p. 164 ; et « La couleur au cinéma ou le cinéma en la couleur intervienne comme un nouvel élément essentiel de la langue du cinéma et
couleurs » (1940), Réflexions d’un cinéaste, Moscou, Éditions du Progrès, 1958, p. 139. de l’effet cinématographique ». Voir Sergueï M. Eisenstein, Réflexions d’un cinéaste, op.
46 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., pp. 189-190. cit., p. 142.

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oppose donc une dynamique dialectique49 qui opère par l’action de la Je suis un ennemi du symbolisme. Le symbolisme est une
couleur atténuée – Tarkovski dit « neutralisée » – par son association avec notion trop étroite selon moi, car les symboles sont là pour être
le noir et blanc. Elle ne signifie pas en elle-même et pour elle-même de décodés. Mais une image artistique ne peut être décodée. Elle
manière continue, mais elle produit son effet, exprime son sens, dans le est un équivalent du monde dans lequel nous vivons. La pluie
de Solaris n’est pas un symbole, c’est juste de la pluie qui prend
mouvement du noir et blanc à la couleur et vice versa.
de plus en plus d’importance pour le héros dans une certaine
mesure. Cela ne symbolise rien. Cela exprime quelque chose.
La pluie est une image artistique. La notion de symbole est trop
Métaphore plutôt que symbole confuse pour moi.53

Cette conception dialectique élimine, de fait, toute composante Il ne faudrait pas conclure que Tarkovski préconise un usage métaphorique
symbolique de la couleur. Tarkovski exprime régulièrement son aversion de la couleur, précisément parce qu’il n’envisage pas la couleur
pour le symbolisme : « La pureté du cinéma, sa force très particulière, ne individuellement. La couleur est essentiellement une qualité du monde,
tient pas au potentiel symbolique de ses images, même le plus audacieux, du milieu naturel. C’est aussi ce qu’il reprochait au Désert rouge dans
mais à ce qu’il parvient plutôt à exprimer dans ses images tout ce qu’un un autre entretien que celui cité précédemment : « Dans le Désert rouge,
fait peut avoir de concret et d’unique »50. Il est, de ce point de vue, la couleur revêt une charge esthétique indépendante. Elle ne “joue” pas
opposé à l’idée d’un cinéma poétique : « Le “cinéma poétique” appelle seulement en lien avec l’objet, mais comme par elle-même »54.
le symbole, l’allégorie et d’autres figures qui n’ont rien à voir avec la
richesse d’images propres au cinéma »51. S’il s’oppose fermement à toute
symbolique, Tarkovski promeut, en revanche, l’usage de la métaphore La couleur au service de la facture
au cinéma :
Mais dès lors, comment Tarkovski appréhende-t-il la couleur, quel
Personnellement, je préfère m’exprimer d’une manière rôle lui attribue-t-il dans sa recherche expressive ? Un élément de réponse
métaphorique. J’insiste sur le mot métaphorique et non
figure dans l’entretien sur la couleur de 1970 avec Leonid Kozlov :
symbolique. Le symbole revêt intrinsèquement un sens spécifique,
une formulation intellectuelle, alors que la métaphore est
Elle doit rendre l’imaginaire plus sensible, je dirais tangible. Je
l’image elle-même.[...] Contrairement au symbole, son sens est
indéterminé52.
express myself in a metaphoric way. I insist on saying metaphoric and not symbolic.
The symbol intrinsically comprises a specific meaning, an intellectual formula, while the
49 Ce principe de « dynamisation dialectique » a également été souligné par Jacques metaphor is the image itself. […] Contrary to the symbol, its meaning is undefined ».
Aumont dans son analyse du travail du cadre et du mouvement dans Le Sacrifice. 53 Irena Brezna, « An Enemy of Symbolism », Tip, Mars 1984, repris dans John Gianvito
Jacques Aumont, « Eisenstein chez les autres », dans J. Aumont (dir.), Pour un cinéma (éd.), Andrei Tarkovsky: Interviews, op. cit., p. 122, nous traduisons : « I am an enemy
comparé. Influences et Répétitions, Paris, Cinémathèque Française, 1996, pp. 127- of symbolism. Symbolism is too narrow a notion to me, because symbols are there to
128. be decoded. But an artistic image cannot be decoded. It is an equivalent of the world
50 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 84. we live in. The rain in Solaris is not a symbol, it is just rain that grows in significance for
51 Ibid., p. 77. the hero to a certain point. It doesn’t symbolize anything. It expresses something. That
52 Hervé Guibert, « Nostalgia’s Black Tone », art. cit., repris dans John Gianvito (éd.), rain is an artistic image. The notion of the symbol is too confusing for me ».
Andrei Tarkovsky: Interviews, op. cit., p. 86, nous traduisons : « Personally, I prefer to 54 Leonid Kozlov, « Entretien sur la couleur » (été 1970), art. cit., n. p.

81
traite la couleur comme un élément de la facture. […] la facture
dans un film exprime un certain état de la matière, le moment Mais l’artiste élabore des principes pour finalement les
de son changement dans le temps. […] Pour un film en couleur, transgresser. Et il est peu probable que beaucoup d’œuvres
il faut choisir une facture avec encore plus de précision, avec d’art incarnent exactement la doctrine esthétique que confesse
« des spécifications » encore plus précises que pour un film en leur auteur. En règle générale, une œuvre d’art développe une
noir et blanc. Et c’est justement la couleur qui devient un moyen relation très complexe avec la conception purement théorique de
admirable de révélation de la facture, de son déchiffrement, un son auteur, et ne s’y laisse pas épuiser complètement. C’est que
moyen de l’amener à une tangibilité complète. La couleur et la la texture artistique est toujours plus riche que tout ce qui peut se
facture sont très intimement liées : en ce sens, il me semble, par réduire à un schéma théorique ; Et maintenant que j’achève ce
exemple, que pour la soie en moire la couleur rouge est la plus livre, je me pose la question de savoir si mes propres principes
naturelle, pour le tissu de coton, c’est la couleur bleue. Quand ne sont pas devenus un cadre trop contraignant…56
les feuilles d’érable jaunissent et rougissent, leur facture change
instantanément : la couleur exprime ici directement les processus L’analyse consistera plutôt à montrer comment Tarkovski a appliqué ces
cachés dans la facture ! Et la couleur d’un vieil arbre, sa surface principes théoriques mais aussi comment les images de ses films peuvent
polie ou rugueuse ? Pour le cinéma en couleur, toute facture
expliciter certaines propositions et positions théoriques, comme celle du
n’est pas photogénique, c’est avant tout la facture dynamique
rapport de la couleur à la facture. Prenons l’épilogue d’Andreï Roublev,
qui l’est — telle celle où est comme déposé le sel du temps...
[…] Dans un film, ce qui me semble le plus naturel, c’est quand seul passage chromatique d’un film jusque-là en noir et blanc. Alors
la sensation de couleur est soumise à la sensation de la facture et qu’on a suivi le peintre russe d’icône dans un noir et blanc grisaille, le
qu’une certaine note naturaliste émerge, une note qui souligne film passe soudainement à la couleur, débutant sur le rouge discret d’un
la qualité de ce qui est représenté, son état. Au cinéma, la facture feu de bois, pour découvrir ensuite les couleurs vibrantes et originelles
a une signification primordiale. […] Selon moi, c’est seulement des fresques de Roublev dans la plénitude de leur actualité et de leur
dans le lien avec la facture, en la mettant en évidence, que la sacralité. La couleur des fresques surgit et rend tangible la matière picturale
couleur pourra transmettre l’état de ce qui est représenté, son rongée par les siècles. L’œuvre du moine-peintre du XVe siècle fait ainsi
« histoire » et son « immédiateté », de sorte qu’il semble au acte de présence, hors fiction, à travers la couleur. Celle-ci nous abstrait
spectateur qu’il sent cela avec sa peau.55 du récit filmique en noir et blanc pour nous mettre face à la présence
des images divines, permettant l’expérience sensible de leur vision. Le
La couleur est ainsi une modalité qui rend sensible l’état de la rouge, symbole de la passion du Christ, puis les ciels et les fonds d’or
matière. Le phénomène chromatique, loin de valoir en soi, traduit une chantent la gloire de Dieu et produisent un effet de chaleureuse richesse
réalité sensible, matérielle, active et je voudrais examiner la manière après le dernier plan boueux, gris et froid de Roublev. Le symbole ici est
dont Tarkovski a mis en pratique cette idée. Il ne s’agira pas d’accuser acceptable car il est une convention picturale et non cinématographique.
les limites de sa théorie en la confrontant à sa pratique, limites dont le Les plans rapprochés font exister les couleurs en dehors de ce qu’elles
cinéaste est parfaitement conscient, comme le montre ce passage de la représentent (l’or pour le ciel et le corps glorieux). La vision s’abîme
toute fin du chapitre consacré à la « responsabilité de l’artiste » dans Le dans la peinture qui est de la couleur pour que le spectateur soit lui-
Temps scellé : même pénétré de ces couleurs vibrantes qui sont la matière picturale

55 Ibid. 56 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 247.

82
vivante des fresques, des icônes. La longueur de l’épilogue favorise la rencontre entre ces deux régimes. Dans Nostalghia, les images en
cette pénétration, ce rapport à la peinture proprement sensible et non noir et blanc qui s’insèrent entre les plans en couleur sont associées,
intellectuel. Se retrouvent alors deux idées tarkovskiennes. La couleur dans un premier temps, à Andreï, un poète russe parti sur les traces
est l’essence de la peinture et, comme élément de la facture, elle d’un musicien compatriote exilé en Italie. Il est habité par ces images
permet l’expérience sensible, immédiate, non intellectuelle de l’image qui trouvent dans l’Italie des similitudes avec la Russie. À ce point du
artistique, la perception à travers l’émotion. Elle fait donc état d’une récit, elles peuvent tout aussi bien représenter le passé d’Andreï, que
présence haptique de la matière qui vient métaphoriquement toucher le des images mentales de la famille qu’il a laissée en Russie, ou même
spectateur au deux sens du terme. Tarkovski entend faire de la couleur l’actualité de sa famille restée en Russie. Le noir et blanc impose par sa
une qualité somatique de la nature. La nature matérielle comme milieu distinction d’avec la couleur une forme de distance. Dans un deuxième
où évolue l’homme mais aussi comme support expressif de sa spiritualité temps, les plans monochromes sont rattachés à Domenico qu’Andreï a
est soumise aux lois du temps : rencontré. Domenico est un illuminé qui, il y a plusieurs années, s’est
enfermé avec sa famille durant sept ans pour attendre la fin du monde.
Parce qu’elle est un processus vivant, la création artistique exige Une séquence en noir et blanc montre le moment où des ambulanciers
un don particulier d’observation du monde matériel, toujours en et la police les délivrent. Le petit garçon de Domenico s’échappe et ce
perpétuel mouvement et changement.57 dernier le poursuit jusqu’à des marches où le petit s’est arrêté. L’enfant se
Le cinéma […] opère avec des matériaux donnés par la nature
retourne alors vers la caméra et s’adresse à son père pour lui demander
même, manifestés par un passage du temps dans l’espace, ce
que nous pouvons observer autour de nous, parmi nous.58
si c’est cela la fin du monde. Ce gros plan de l’enfant est en couleur.
L’apparition de la couleur témoigne non pas d’un retour au
Finalement la pensée chromatique de Tarkovski s’inscrit très logiquement présent et à l’univers actuel des personnages – Domenico n’a plus de
dans sa conception du cinéma comme « art du temps », d’un temps que le famille – mais plutôt d’un déplacement des frontières entre le mémoriel
cinéaste a pour vocation de sculpter. C’est également ainsi que s’élabore et l’actuel. Ce qui se constituait en mémoire vient à s’actualiser non au
le caractère plastique de la couleur, non comme élément pictural de sens où cela apparaît à la conscience, comme le serait le souvenir, mais
l’image, mais comme matériau qui se modèle à partir d’une perception dans le sens où cela prend corps et ainsi atteint le présent. Le noir et
sensible d’un milieu soumis aux injonctions et aux inflexions du temps. blanc de l’abstraction virtuelle et impassible du souvenir-image a laissé
Une brève analyse d’une séquence de Nostalghia va à présent essayer place à la réalité frappante, matérielle de la réminiscence vivante dont
d’éclairer le rapport dialectique de la couleur et du noir et blanc dans la couleur est le symptôme. La couleur est la marque de la blessure que
cette conception. Tout comme dans Le Miroir avant lui, la distinction noir cette réminiscence inflige dans la dynamique de son apparition du fond
et blanc/couleur ne répond pas à une répartition stricte dans laquelle de la mémoire à la surface de la conscience jusqu’à la réalité de la
la couleur vaudrait pour un régime d’images (disons le présent vécu sensation. L’image de l’enfant vient toucher le présent de Domenico en
actuellement par les personnages) et le noir et blanc pour un autre (les une douleur qui fonde cette affection qu’est la nostalgie. La couleur est
rêves et les souvenirs). Ou plutôt, c’est dans le mouvement de l’un à tout autant le mouvement de l’image dans la temporalité de l’homme
l’autre, que s’élabore l’expression plastique de l’effet émotionnel de que son influence dans le réel. Comme dans Andreï Roublev, la couleur
est une présence, mais aussi l’expression d’une expérience sensible,
comme sentie « avec [la] peau ».
57 Ibid., p. 111.
58 Ibid., p. 208.

83
Phénomènes chorégraphiques
dans l’œuvre d’Andreï Tarkovski

Macha Ovtchinnikova

84
Lorsque l’émotion de l’homme dansant libère le désir de rythmique de la vie intérieure (circulation sanguine, mouvements
rendre visibles des images encore invisibles, c’est par le mou- diaphragmatiques, émotionnels) en décharges corporelles (ten-
vement du corps que ces images manifestent leur première sions musculaires, geste, phrasé). La même idée d’écoulement
forme d’expression. C’est dans le mouvement que le geste traverse le cinéma : que l’on pense au défilement du ruban de
pellicule et au temps du film qui flue avec lui ou, plus essentiel-
à naître puise le souffle vivifiant de sa puissance rythmique
lement, à la musicalité des plans, à leur qualité vibratoire et c’est
vibrante.1
tout le montage qui se lit comme un capteur, un transmetteur
et un transformateur de l’énergie à l’œuvre dans et entre les
images.6

Cette promiscuité de modèles théoriques et esthétiques, mais aussi


Le dessin rythmique est employé dans les textes d’Andreï Tarkovski à des pratiques artistiques, s’origine dans le paysage culturel de la fin
propos de la mise en scène, du jeu d’acteur et du montage2. En utilisant du XIXème siècle. Comme le rappelle Laurent Guido à propos de Loïe
ce terme, le cinéaste mobilise une image aquatique, celle « du ruisseau, Fuller, figure majeure de la convergence entre la danse et le cinéma,
du torrent, du fleuve, de la cascade, de l’océan, lesquels articulés en- « la problématique soulevée par Fuller n’apparaît […] pas liée au corps
semble, constituent un tracé rythmique unique, une nouvelle formation dansant, mais bien à une nouvelle “danse photogénique” (Juan Arroy à
organique, reflet de la perception du temps qu’a l’auteur »3. Cette com- propos du Lys de la vie) qui exploite au maximum les diverses possibilités
paraison place au centre de la réflexion cinématographique le rythme du médium cinématographique en jouant de toute une gamme de va-
comme « élément fondateur du cinéma »4, le rythme qui est aussi au fon- riations : agencement du profilmique, luminosité, vitesse de défilement
dement de l’art chorégraphique. Comme le rappelle Térésa Faucon, les de la pellicule, développement, couleur, etc. »7.
deux arts partagent « un langage commun réduit à l’essentiel : rythme, Cette précision permet de comprendre comment la conception du cho-
pulsation, énergie, flux, enchaînement, opposition, omission, ellipse, en régraphique au cinéma dépasse largement le corps dansant à l’image
un mot montage… »5. Et la fluidité aquatique est aussi un modèle de mais intègre les procédés et rouages les plus spécifiques du médium ci-
plasticité commun au cinéma et à la danse moderne : nématographique8. Et si la propriété commune au cinéma et à la danse
est « d’unir les rythmes du temps aux rythmes de l’espace »9, cela signifie que
On peut voir la danse comme une eau, un pur phénomène
d’onde – telle Isadora Duncan prétendant avoir tiré son art de la
6 Ibid.
« contemplation des vagues » – un fluide né de la transposition
7 Laurent Guido, « Entre corps rythmé et modèle chorégraphique : danse et cinéma
dans les années 1920 », in Fabienne Costa (coord.), Vertigo, Hors-série « Danses », op.
1 Mary Wigman, Le Langage de la danse (1963), trad. Jacqueline Robinson, Paris, cit., p. 25.
Chiron, 1990, p. 15. 8 Voir l’ouvrage collectif dirigé par Térésa Faucon et Caroline San Martin, Chorégra-
2 Voir ici le texte de Marie Gueden, « La “pensée graphique” de Tarkovski : le “dessin phier le film. Gestes, caméra, montage, Paris, Mimésis, « Formes filmiques », 2019,
rythmique” de l’écriture, du dessin à la mise en scène et au montage ». dont la quatrième de couverture affirme : « Le chorégraphique peut donc se passer
3 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, Paris, Philippe Rey, 2014, p. 146. de l’évidence de la performance du corps virtuose, voire du vivant et s’intéresser à
4 Ibid., p. 142. diverses manifestations de mouvements, de rythmes et d’énergie dans l’espace-temps
5 Térésa Faucon, « Sympathie mobile. Autour des vidéos de Javier Pérez et Henri Fou- filmique. »
cault », in Fabienne Costa (coord.), Vertigo, Hors-série « Danses », Octobre 2005, p. 9 Laurent Guido, « Entre corps rythmé et modèle chorégraphique : danse et cinéma
17. dans les années 1920 », art. cit., p. 21.

85
ce qui relève du chorégraphique au cinéma ne concerne pas tant le corps ces influx qui diffuse autour de nous l’imaginaire spatial et la qualité des rap-
que le rythme. ports que nous pouvons avoir avec les données objectives du réel. Celles-là
La notion de dessin rythmique pensée par Andreï Tarkovski peut constituer mêmes que le mouvement “sculpté”, englobe ou disperse selon ses propres
une piste pour interroger cette proximité entre danse et cinéma et explorer la axes d’intensité »11.
perspective chorégraphique de son cinéma.
Or, Tarkovski n’aborde pas la danse explicitement, elle fait rarement irrup- Performances du corps dansant
tion dans ses films et relève toujours d’un questionnement rythmique, d’une
reconfiguration du flux temporel et des courbes de l’espace. Qu’il soit pris en Une telle partition organique semble se déployer dans la séquence
charge par un corps, par les mouvements de caméra ou par les articulations d’Andreï Roublev (1966) consacrée au saltimbanque. Ces pirouettes,
du montage, le chorégraphique interroge le rapport entre les corps, l’espace sautillements, galipettes du baladin dont la danse évolue selon une tra-
et le temps. Quelques exemples pris dans les films permettront de montrer jectoire circulaire engendrent le panoramique circulaire dilaté dans le
comment le chorégraphique se révèle et affecte l’espace et le temps filmique temps avant de s’y dissoudre entièrement.
dans l’œuvre d’Andreï Tarkovski. Le film, découpé en un prologue, huit tableaux et un épilogue, montre
La danse s’immisce dans le dispositif cinématographique tarkovskien sous la vie dans la Russie du XVe siècle dévoilée à travers le regard d’Andreï
différentes formes mais toujours sur le mode de l’événement disruptif, comme Roublev, peintre itinérant d’icônes. Après le prologue, on découvre un
une présence vivante dont parle Laurence Louppe : « L’accès au dansé, par la baladin dans une hutte qui s’adonne à une danse improvisée entouré de
perception comme par l’interprétation, est un accès direct qui fait irruption, paysans au repos. Les trois moines dont Andreï viennent s’abriter de la
surtout dans le cas de la danse contemporaine, au cœur de la matière, au pluie battante et prennent place au milieu des paysans.
cœur de l’émotion. La danse se vit et se traverse comme présence vivante »10.
Dans Andreï Roublev, la performance du corps dansant propulse les figures
filmiques – les mouvements de caméra ou les enchaînements de montage
–, qui intègrent, rejouent, détournent les figures chorégraphiques. Dans Le
Sacrifice, en revanche, la danse se cristallise dans la lévitation des corps im-
mobiles d’Alexander et Maria. Dans Le Miroir enfin, les figures filmiques que
constituent la caméra et le montage se substituent au corps et prennent en
charge le mouvement dansé.
Quel que soit le mode sur lequel s’opère la « danse » dans les films de
Tarkovski, elle relève toujours « d’une partition intérieure, mouvante et in-
time » pour reprendre la formule de Laurence Louppe à propos de la danse
contemporaine. Comme celle-ci le souligne, « [c]ette partition est en chacun
de nous ; et c’est l’ensemble des respirations, des poussées, des décharges
Fig. 1
émotives et pondérales dont notre corps est le foyer. C’est la géographie de

10 Laurence Louppe, « Les imperfections du papier », dans De l’une à l’autre composer,


apprendre et partager en mouvement, Bruxelles, Contredanse, 2010, p. 163. 11 Ibid., p. 169.

86
La séquence s’ouvre sur un plan large où l’on voit courir les moines sous la
pluie (fig. 1). Le son omniprésent de la pluie au rythme monotone s’estompe
progressivement pour laisser place au chant criard du baladin. Les paroles de
la chanson sont grivoises, traitant d’un seigneur à qui on a coupé la barbe.
Les gestes miment littéralement les paroles du chant : le saltimbanque se frappe
la tête puis le postérieur pour illustrer le cri d’un seigneur qui réclame que les ba-
ladins soient battus nuit et jour (fig. 2). Lorsqu’il chante « Les voyous, vous crevez
d’alcool », il pousse un des paysans assis sur une barrière en bois comme pour Fig. 2
imiter avec cette chute la mort de ces ivrognes. La mise en scène de la danse
tend en effet vers l’imitation, l’équivalence comique entre geste et parole : le
danseur s’empare d’une chèvre et s’assoit dessus pour imiter le seigneur sur
son cheval (fig. 3).
Enfin, le danseur instaure une interaction avec le public : il touche la tête d’un
des paysans, les hommes, les femmes et les enfants rient en montrant le ba-
ladin du doigt. Il s’adresse directement aux paysans en les intégrant dans sa
danse, les enfants imitent sa gestuelle.
Cette gestuelle est absorbée, déployée, amplifiée par les mouvements de la Fig. 3
caméra. La danse possède ici une trajectoire circulaire. Dès l’ouverture de la
séquence, la forme rectangulaire de la fente dans le mur de la hutte rappe-
lant, comme le souligne Robert Bird dans son Andreï Roublev12, les dimensions
du cadre du directeur de la photographie Vadim Youssof, est obstruée par le
tambour rond surgissant au premier plan : accessoire de danse et unique ac-
compagnement musical du baladin. La forme circulaire s’impose et se dessine,
propulsée par la danse affectant le tissu filmique (fig. 4 et 5).

Fig. 4

12 Robert Bird, Andreï Roublev d’Andreï Tarkovski, Paris, Éditions de la Transparence, Fig. 5
2008.

87
Le danseur se déplace à l’intérieur du cercle constitué par les specta-
teurs, en faisant le tour de la hutte. La caméra accompagne ce mouve-
ment circulaire durant la séquence par un panoramique circulaire de
360°. Une seule échelle de plan est conservée : le plan moyen qui main-
tient une proximité avec le corps du danseur et dévoile le dynamisme de
ses mouvements, ce « travail de la danse » dont parle Laurence Louppe,
qu’elle définit comme « la force du corps à produire, depuis […] ses
sources d’énergie profonde. Comme dans le travail de l’enfantement,
c’est la puissance du corps à sécréter du vivant depuis sa propre matière
qui nous intéresse »13.
Cette énergie contamine les figures filmiques. Les mouvements de la ca-
méra accompagnent ceux du danseur en même temps qu’ils en assurent
l’expansion. L’espace de la hutte se transfigure en espace scénique que Fig. 6
le corps redessine, modèle et explore aussi bien horizontalement – le
saltimbanque marche le long des murs, fait une galipette en arrière, se
jette en avant (fig. 6) –, mais aussi verticalement : il jette son chapeau en
l’air, il sort de la hutte, disparaît puis réapparaît suspendu en haut de la
porte la tête en bas, il saute en l’air en frappant son tambour avec ses
pieds, il retourne littéralement l’espace en marchant sur ses mains, et on
ne voit alors à l’image que ses pieds (fig. 7).
La danse met le corps au travail et l’espace à l’épreuve en interrogeant
ses propriétés physiques telle que la gravité : le saltimbanque tantôt la
déjoue dans les sauts ou les poiriers ou tantôt s’y abandonne, s’effon-
drant au sol.
Cette danse transfigure également le temps. Dans sa trajectoire circu-
laire, il arrive au baladin de s’arrêter pour faire une variation gestuelle, Fig. 7
réaliser des gestes en réaction à son spectateur, faire des retours en
arrière (galipette en arrière). Finalement, on assiste à un bégaiement vers l’avant pour faire le poirier et on voit alors son arrière-train avec
temporel lorsqu’il achève le tour de la hutte. Près de l’entrée il se met le dessin d’un visage. Au même moment entrent les moines. Dès lors,
à faire des allers-retours, des sauts sur place en remuant son tambour le registre comique de la séquence bascule totalement vers le registre
comme s’il était en transe. Les paroles deviennent inaudibles, incompré- sérieux.
hensibles. On entend les rires des paysans. Il lance le tambour et se jette
L’entrée des moines introduit un moment de suspension et de rupture.
Filmés en plan poitrine, ils imposent le silence et se réduisent au seul
13 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine (1997), Bruxelles, Contre-
danse, 2004 (3ème éd.), p. 30.
regard, un regard étranger porté sur le danseur (fig. 8). Dans le plan sui-

88
vant, on revoit la fente dans le mur obstruée par les visages des femmes
et des filles qui observent cette rencontre avec une once de voyeurisme
(fig. 9). Deux types de regards extérieurs pénètrent, transpercent l’espace
circonscrit de la hutte, suspendent le temps et immobilisent le mouvement.
La danse reprend sur le registre sombre : le baladin s’effondre de fatigue,
un paysan ivre titube en imitant la chorégraphie du saltimbanque et en
reprenant sa chanson sur un rythme plus lent et irrégulier, d’une voix
enrouée et bégayante. Les rires, plus rares, continuent, mais une mélodie Fig. 8
extradiégétique chantée par une voix de femme aiguë et mélancolique
infiltre le tissu sonore poreux.
Une série d’échanges de regards s’instaure entre les moines et le sal-
timbanque en champ-contrechamp. Le saltimbanque sort de la hutte, se
met torse nu sous la pluie. Il apparaît alors comme une figure christique,
figure de résurrection, de purification. Le bruit de la pluie revient dans la
bande-son. Le saltimbanque se retourne et regarde longuement à l’inté-
rieur de la hutte (fig.10). En contrechamp, on découvre le visage grave
et silencieux d’Andreï, devenu seul spectateur de ce danseur (fig. 11). Fig. 9
Les autres moines essorent leurs vêtements, les paysans ont repris leurs
conversations. Le saltimbanque revient à sa place, accorde ses gousli, cet
instrument à cordes traditionnel russe, et redirige son regard vers Andreï
qui le regarde en miroir. Le second mouvement dansé est propulsé par
l’intensité du regard. Inspiré par les mouvements du saltimbanque, ce
mouvement de danse est pris en charge par le mouvement de la ca-
méra. Le panoramique circulaire qui ouvrait la séquence, reprend mais
dans l’autre sens, comme pour clôturer cette représentation.
Ainsi, la danse expansive du saltimbanque amplifiée, intensifiée, par les Fig. 10
mouvements de la caméra génère une expérience rythmique qui modèle
le temps et reconfigure l’espace.

Fig. 11

89
La danse des corps immobiles ler dans l’espace-temps fantasmagorique du rêve.

À l’inverse et au-delà du corps en mouvement, les corps immobiles sont En écrivant sur la danse au cinéma, Véronique Fabbri analyse la pensée
aussi capables de danse. Les corps en lévitation récurrents dans la filmo- de Gilles Deleuze et évoque la « disparition des corps individués » ou
graphie de Tarkovski s’abandonnent à une force invisible qui les met en encore « la déréalisation du monde physique du corps dans la comédie
branle, les élève et les fait tournoyer. Son dernier recours à la lévitation musicale » :
avec le couple formé par Alexander et Maria dans Le Sacrifice (1986)
met en scène l’émergence d’un mouvement chorégraphique, tant en Ce traitement du mouvement dansé au cinéma contribue à dé-
termes d’espace (les corps posent) qu’en termes de temps (la durée est faire les schèmes sensori-moteurs pour révéler la présence trou-
suspendue), cristallisant une tension entre mouvement et immobilité : blante d’un corps qui se dissout dans les mouvements du monde,
les vibrations de la lumière. Il semble cependant qu’au moment
en effet, « échappant au mouvement perpétuel, la danse émerge de la
où le cinéma parvient à faire du corps un pur événement lumi-
pose, du ralentissement, voire de l’immobilité »14. Les personnages ne
neux, comme pour le visage pris en gros plan, quelque chose de
dansent pas à proprement parler, mais s’élèvent dans l’espace, se dé- la présence physique et charnelle du corps risque de se perdre,
tachent du temps linéaire du cours du récit. que le cinéma s’efforce par la recomposition de ses moyens de
lui restituer 17.
Dans ce film, Alexander, ancien comédien, vit avec sa famille sur une
île au large des côtes suédoises. Le jour de son anniversaire, il apprend Dans cette séquence, on observe une telle dissolution du corps dans
l’imminence d’une catastrophe nucléaire mondiale. Le facteur passion- les phénomènes filmiques lumineux, sonores, chromatiques, temporels.
né de Nietzsche suggère au comédien de passer la nuit avec sa bonne Tout au long de la séquence, la matérialité des corps s’effrite dans des
Maria, une sorcière capable d’annuler la destruction du monde. Alexan- procédés d’indiscernabilité et de dissemblance, les corps se vident de
der se couche et rêve (ou non) de sa rencontre avec la jeune femme. La leur poids, se meuvent comme en apesanteur, filmés au ralenti, et se
danse intervient dans cette séquence comme une nouvelle « matière, détachent de la continuité narrative.
voire un milieu » dont parle Georges Didi-Huberman, où « corps, espace Dans le rêve d’Alexander, les reflets et les effets de dissimulation sont
et temps [sont] mêlés en une seule ”confusion exquise” »15. La lévitation multiples et créent des silhouettes indiscernables : des anonymes ef-
est ici un phénomène visuel qui saisit les corps des personnages, les frayés, pris au ralenti, courent dans tous les sens (fig. 12) ; le petit garçon
soumet au mouvement mystérieux, et la danse alors s’apparente à la endormi sur la vitre suspendue en hauteur tient son visage enfoui dans
« pose prolongée »16 dont parle Fabienne Costa. Puissance visuelle, elle des tissus (fig. 13) ; la femme d’Alexander portant une robe et une noble
suspend le flux temporel de cette séquence de rencontre et la fait bascu- coiffure, installée près de son mari allongé dans l’herbe, se révèle avoir
le visage de Maria (fig. 14) ; puis, on aperçoit enfin l’épouse d’Alexander
14 Fabienne Costa, « Hors piste (en préambule) », in Fabienne Costa (coord.), Vertigo, qui se dirige dans l’obscurité vers la chambre de celui-ci (fig. 15).
Hors-série « Danses », op. cit., p. 3.
15 Georges Didi-Huberman, « La danse de toute chose », dans Georges Didi-Huber-
man et Laurent Mannoni, Mouvements de l’air. Étienne-Jules Marey, photographe des
fluides, Paris, Gallimard/RMN, « Arts et Artistes », 2004, à propos de « Ballets » de
Stéphane Mallarmé. 17 Véronique Fabbri, « Conspiration de la danse et du cinéma, in Fabienne Costa
16 Fabienne Costa, « Hors piste (en préambule) », art. cit., p. 3. (coord.), Vertigo, Hors-série « Danses », op. cit., p. 8.

90
Corps désincarnés, indiscernables, spectraux s’affirment dans leur dis-
proportion à l’espace filmique résolument matériel. Car la patine du
temps sur les murs de la chambre, le frottement du visage contre les
draps, l’odeur de l’huile de la lampe que Maria sent sur ses doigts, la
noirceur de la boue sur les mains d’Alexander infusant l’eau témoignent
justement de la matérialité de l’espace filmique.

Ainsi, cette tension entre le processus de désincarnation des corps et la ma-


térialité du décor modèle les corps des amants et préparent le passage à la
danse au moment de la lévitation. Car, comme le rappelle Fabienne Costa,
« [l]a danse n’est pas toujours en acte, effective. Force d’expansion, elle s’an-
nonce avant d’apparaître et demeure après d’être éclipsée »18. Et le mou-
vement de la foule d’anonymes effrayés courant au ralenti semble « choré-
graphié »19 en écho à la lévitation, comme « le mouvement qui continue à
irradier »20 après ces gestes tournoyants et ondulants de la danse des amants.

C’est alors que la temporalité filmique est suspendue, dénouée des exi-
Fig. 12 Fig. 13 gences narratives. Pur événement filmique, ce moment de lévitation n’est pas
motivé par une action narrative, il n’est pas préparé par le passé, n’a pas
de réelles conséquences, il n’est pas expliqué par les personnages. Son exis-
tence même n’est pas certaine. La lévitation envisagée ici comme une forme
de danse semble affirmer la poétique propre du matériau filmique.
Maria se dénude, embrasse et déshabille Alexander avant de s’allonger dans
les draps (fig. 16). Dans la bande sonore s’immisce le chant d’appel de trou-
peau des provinces centrales suédoises de Dalécarlie et de Härjedalen. Dans
le plan suivant, on découvre le couple en lévitation : filmés en plan moyen,
les corps de l’homme et de la femme enlacés semblent immobiles alors
même qu’ils tournent sur eux-mêmes dans l’air tout en s’élevant en hauteur
(fig. 17). Corps aériens, ils se détachent de l’espace matériel du décor. Leur
Fig. 14 Fig. 15 peau devient alors ce « milieu perceptif, qui met le corps en relation avec tous
les points de l’espace » dont parle Laurence Louppe : « Elle ne joue pas le rôle

18 Fabienne Costa, « Hors piste (en préambule) », art. cit., p. 4.


19 Voir ici le texte de Marie Gueden, « “Comment représenter une bataille” : Léonard
de Vinci, Eisenstein, Tarkovski ».
20 Anne Teresa De Keersmaeker, citée par Fabienne Costa, ibid.

91
de fermeture, d’emballage du paquet organique, mais au contraire ouvre,
enfante des volumes »21. Cette porosité du corps et son ouverture à l’espace
au moment de la danse réinvente la relation corps/espace. « En ‘sculptant
l’espace’ comme le veut Laban, le corps inscrit d’emblée ses propres reliefs
dans la mouvance. Ces reliefs se burinent selon les circuits entre les tensions
et contre-tensions : ce sont eux qui sculptent en parcours dynamiques les
plissements de la matière corporelle »22.

La durée de la lévitation cristallise la tension entre le mouvement tournoyant


et l’immobilité23 en opérant cet arrachement des corps, qui transgressent la
gravitation, au décor matériel.
Ces questions du poids, du sol et de la gravitation sont au cœur de la ré-
flexion des théoriciens et des créateurs de la danse contemporaine. Dans Al-
litérations, Conversation sur la danse, Jean-Luc Nancy évoque son échange
avec la danseuse et chorégraphe Mathilde Monnier qui lui avait confié :
« “Tout ce qu’on fait c’est s’arracher à la pesanteur, tout en pesant, bien sûr”.
Tout en pesant, poursuit le philosophe. Peser sur la pesanteur »24. La notion Fig. 16
de poids est l’un des quatre facteurs théorisés par le chorégraphe hongrois
Rudolf Laban, et elle constitue un creuset des pratiques et des réflexions sur
la danse contemporaine. Laurence Louppe affirme qu’« accepter le poids,
travailler avec lui, comme on travaille une matière vivante et productive, a
été un principe fondateur de la modernité en danse »25. Dans cette séquence
d’élévation, la forme filmique déjoue la gravitation, évide les corps de leurs
poids tout en rappelant leur matérialité. On retrouve là le paradoxe exprimé
par Louppe qui décrit la suspension ainsi : « ce qui nous relie comme corps
de poids à ce ciel dans lequel nous ne cessons de tomber, aspirés, happés
par le haut, à la fois enfantés et repoussés par la terre »26.

21 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., pp. 67-68.


22 Ibid.
23 Voir Olga Kobryn, « Esthétique de la durée », thèse de l’Université Sorbonne Nou-
velle-Paris 3, 2015.
24 Jean-Luc Nancy, Mathilde Monnier, Allitérations, Conversation sur la danse, Paris,
Galilée, 2005, p. 99.
25 Ibid., p. 97.
Fig. 17
26 Ibid., p. 197.

92
La lévitation du couple ouvre la voie aux figurations impossibles, para- rêves. Ainsi, la danse semble émerger de ce rapport entre les opérations
doxales, atemporelles propres aux images de rêves ou aux hallucina- filmiques et l’espace-temps filmique qu’elles modèlent.
tions qui sont pour Jacques Aumont « sans temporalité (on ne sait jamais
combien elle dure), sans temps propre (on ne comprend pas comment Dans une séquence située dans la première moitié du film, Alexeï parle
les images se succèdent), sans origine assignable (ce pourquoi on l’a si au téléphone avec sa mère. Après l’avoir vue en rêve, sous les traits
souvent prise pour manifestation des esprits ou des morts). Le rêve, ou d’une jeune femme et sous ses traits actuels se mouvant à l’extrême
le jeu flottant du souvenir, les passages d’un bloc d’espace-temps à un ralenti, le protagoniste semble réveillé par la sonnerie du téléphone qui
autre, par un “tunnel” artificiel où on échappe l’un à l’autre »27. résonne dans son appartement dépouillé.
Un long plan sans coupe accompagne la conversation téléphonique de
Dans cette séquence, la lévitation s’empare des corps, les délie du décor, deux voix issues de deux corps invisibles : la mère appelle son fils Alexeï
suspend le flux temporel, et provoque cet « effet d’irradiation »28 en libé- pour lui annoncer la mort de sa collègue de l’imprimerie Liza. Un pano-
rant un élan de danse qui se propage ensuite dans la séquence du rêve. ramique en demi-cercle dévoile les murs délabrés d’un appartement vé-
Les corps se désagrègent en phénomènes filmiques lumineux, chroma- tuste et les fenêtres donnant sur un mur (fig. 18). Un travelling avant ac-
tiques, sonores, s’évident de leur poids, s’évaporent, se détachent de compagne ensuite la voix depuis la chambre vers le bureau (fig. 19-21).
l’espace et détournent, réinventent le flux temporel totalement suspendu. Ces mouvements de caméra fluides et lents s’enchaînent dans un « flow
Quasi immobiles, les corps enlacés et en apesanteur de Maria et Alexan- chorégraphique (au sens labanien) »29 que Térésa Faucon mentionne à
der accèdent à la danse par la lévitation. Mais si dans Andreï Roublev et propos du plan-séquence d’incendie du Sacrifice. Dans cette séquence
Le Sacrifice, les phénomènes chorégraphiques se rapportent aux corps du Miroir, le choix d’un plan sans coupe rythmé par une lente progres-
visibles à l’image, dans Le Miroir, les figures filmiques (caméra, mon- sion en panoramiques et travellings à travers l’appartement vise à imiter
tage) se substituent au corps invisible du héros et prennent en charge la le corps en mouvement tout en sculptant « un espace poétique » tel que
danse à l’image. le définit Laurence Louppe : « l’extériorisation du ‘paysage intérieur’,
espace purement poétique dont l’articulation à l’espace objectif ne serait
qu’un état transitoire, purement analogique d’une résonance spatiale
La danse des figures filmiques imaginaire, et ne pouvant à aucun moment s’actualiser complètement.
Cet espace individuel, intérieur, vit d’une texture et d’une dynamique
En effet, dans Le Miroir (1979), le corps du protagoniste Alexeï – le ci- propre. Cette vie dépend du travail même du corps qui l’enfante »30.
néaste atteint d’une maladie grave –, qui vit, bouge, communique est En l’absence du corps visible du protagoniste Alexeï, l’espace du Miroir
invisible. Les mouvements de ce corps sont incarnés dans les mouve- semble dessiné par ce corps filmique que constituent les travellings, les
ments de caméra. Or, le rythme des panoramiques et des travellings panoramiques, la voix off mais aussi le montage qui nous fait circuler
apparente ces figures filmiques aux mouvements dansés : pas, trajets, d’un souvenir rêvé au rêve remémoré. Dans Le Temps scellé, Tarkovski
déplacements, suites chorégraphiques de la caméra déplient les couches envisage d’ailleurs Le Miroir comme un « organisme vivant et unifié » :
temporelles en juxtaposant souvenirs, fantasmes, moments présents et

27 Jacques Aumont, « Clair et confus », Matière d’images, Paris, Images modernes, 29 Térésa Faucon, Théorie du montage, énergie, forces et fluides, Paris, Armand Colin,
2005, p. 140. « Recherche », 2013, p. 36.
28 Fabienne Costa, « Hors piste (en préambule) », art. cit., p. 4. 30 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 189.

93
« Puis un beau jour, alors que j’avais désespé-
rément imaginé une dernière variante, le film
apparut, le matériau se mit à vivre, les diffé-
rentes parties du film à fonctionner ensemble,
comme si quelque système sanguin les réunis-
sait. Et quand cette dernière tentative déses-
pérée fut projetée sur un écran, le film naquit
sous mes yeux »31.

La dimension organique perceptible dans la


chorégraphie des mouvements filmiques et
dans le rythme du montage émane égale-
ment de la bande-son. Dans le champ sonore,
Maurice Merleau-Ponty fait un constat simple :
Fig. 18 Fig. 19 « je m’entends du dedans et du dehors »32 mais
la perception de ma voix n’est pas identique
à celle d’autres voix. Le philosophe écrit : « je
ne m’entends pas comme j’entends les autres,
l’existence sonore de ma voix pour moi est
pour ainsi dire mal dépliée ; c’est plutôt un
écho de son existence articulaire, elle vibre
à travers ma tête plutôt qu’au dehors. Je suis
toujours du même côté de mon corps, il s’offre
à moi sous une perspective invariable »33.

La voix off d’Alexeï place le spectateur du « côté


du corps » du protagoniste. On entend sa voix
non pas comme la voix d’autrui, mais presque
comme notre propre voix. La proximité sonore
entre le spectateur et la voix off n’est jamais
interrompue et garantit à elle seule le proces-
Fig. 20 Fig. 21
31 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 137.
32 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris,
Gallimard, 2006, p. 192.
33 Ibid., pp. 191-192.

94
sus d’identification. Le spectateur ne se reconnaît pas dans un corps de
personnage mais dans une voix devenant chair, pour reprendre la ter-
minologie de Merleau-Ponty. Dans la pensée du philosophe, la chair est
à la fois matière et présence, mais aussi « latence », virtualité. La voix
d’Alexeï, au timbre doux et chaud, prend en charge les émotions et les
affects du personnage qui demeure invisible. Ainsi, pour le spectateur, la
voix n’est pas rattachée à un corps mais rappelle plutôt une kinésphère,
théorisée par Laban. Laurence Louppe définit cette notion en soulignant
que « [l]e corps n’établit pas avec son propre mouvement une relation
d’antériorité, il n’y a pas une substance ‘corps’ prioritaire, mais un en-
trelacs d’interférences et de tensions par où le milieu même entre dans
la constitution du sujet »34.
Ce corps invisible et immense d’Alexeï, constitué de glissements et de
tensions filmiques affecte le corps de sa mère jeune, qui surgit de la
collure du montage, comme projeté à toute allure dans son souvenir.
Suite à la conversation téléphonique, on bascule dans le noir et blanc
du passé de la mère où elle court dans la rue de l’imprimerie avant de
retrouver Liza (fig. 22). Ce passage du présent d’Alexeï au passé de
sa mère fonctionne comme un élan. On retrouve l’idée évoquée par
Térésa Faucon dans l’analyse d’une séquence de souvenir d’Alexeï en-
fant : « C’est bien un souffle, un élan qui passe d’un corps à l’autre et
que le montage rejoue »35. Le passage de la séquence de l’appartement Fig. 22
d’Alexeï au souvenir de la mère dans l’imprimerie introduit une rupture,
un « choc » pour reprendre un terme eisensteinien. Au mouvement lent Les mouvements filmiques, le rythme du montage, la bande-son se subs-
et fluide du travelling avant dans le salon succède le mouvement ra- tituent au corps du protagoniste en modelant un espace filmique singu-
pide, dynamique, instable du travelling accompagnant la course de la lier. Et la danse émerge de ce rapport entre ce corps filmique et l’espace
mère dans la rue. À l’image en couleur succède une séquence en noir et qui « devient un partenaire affectif »36. La danse commencerait alors « au
blanc. Au minimalisme sonore de la conversation téléphonique succède moment où cette marche » – ici, la marche du protagoniste dans son
une bande-son chargée de bruits du tramway, de la pluie, des pas de la appartement – « est maîtrisée dans son temps, son espace, son énergie
mère dans les flaques d’eau, de sa respiration haletante. afin qu’elle puisse raconter autre chose que la seule identité quotidienne
de celui qui la porte ou qu’elle porte... »37.
« De même que chaque créateur réinvente son mouvement, poursuit

34 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 69. 36 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 179.
35 Térésa Faucon, Théorie du montage, énergie, forces et fluides, op. cit., p. 158. 37 Ibid., p. 115.

95
Laurence Louppe, chaque langage chorégraphique suscite un espace La danse semble se manifester dans le cinéma de Tarkovski comme un
singulier »38. Et si, dans Le Miroir, la danse exécutée par les figures fil- phénomène rythmique qui affecte autant les corps que les figures fil-
miques et le montage structure l’espace, elle déstructure le temps. La miques telles que le mouvement de la caméra ou le rythme du montage.
voix du protagoniste, à la fois chair et fantôme, son absence toutefois Cette conception étendue du chorégraphique comme phénomène de
matérialisée par la caméra, interrogent la linéarité du temps par le ré- rythme dans l’espace-temps du film résonne avec l’approche fluidique39
seau complexe de correspondances temporelles qu’ils bâtissent. Citons du dessin rythmique exposée par Tarkovski. Elle fait aussi écho à la
ces quelques articulations temporelles : conception contemporaine de la danse qui correspond, comme le sou-
- En circulant dans des lieux insituables dans le temps, les mou- ligne Laurence Louppe, à « une transformation des organisations mo-
vements de la caméra et les articulations du montage semblent trices latentes, du temps et de l’espace qu’elles contiennent en elles et
les détacher du temps. Si les épisodes de l’incendie de la grange du jeu d’échange entre cette polyphonie intérieure et les données objec-
ou le départ du père, approuvés par la mère, font bien partie tives spatio-temporelles, entre autres, à quoi l’acte les confronte »40. La
du passé vécu par Alexeï, d’autres épisodes appartiennent à des conception de la danse au cinéma chez Tarkovski rejoint alors l’écriture
registres temporels différents : le rêve (la mère jeune lave ses inventée par Laban qui consigne des « réalités sensorielles profondes
cheveux avant de prendre l’apparence de la mère âgée), le fan- qui habitent le corps humain, soit l’ensemble des données de la parti-
tasme (les images de la jeune fille rousse), la mémoire collective tion organique à partir de quoi nous pensons l’espace et pouvons nous
(les images d’archives de la guerre). projeter en lui »41.
- Cette danse des figures filmiques du Miroir semble capable de
générer des souvenirs imaginaires. La mère et Alexeï évoquent au
téléphone la mort de Liza. Après l’annonce de cet événement, la
mère se tait, tandis que la voix off d’Alexeï poursuit : « Maman,
pourquoi nous chamailler tout le temps ? Si c’est de ma faute,
pardonne-moi ». Un long silence laisse place au bruit répétitif
du téléphone raccroché. Le plan suivant nous entraîne dans une
image en noir et blanc qui présente la mère courant vers l’impri-
merie. Cet épisode retrace une conversation douloureuse entre
la mère et sa collègue, Liza. Le mouvement dansé, une forme
d’élan incarné dans le montage propulse le passé dans le champ
du visible. Or, il s’agit non plus des souvenirs d’Alexeï, mais ceux,
potentiellement, de sa mère.
Les mouvements de la caméra et du montage, mouvements chorégra-
phiques, déplient les couches temporelles et constituent des correspon-
dances insolites entre le souvenir réel ou imaginaire, le présent ou le
rêve.
39 Térésa Faucon, Théorie du montage, énergie, forces et fluides, op. cit., pp. 153-160.
40 Laurence Louppe, « Les imperfections du papier », art. cit., p. 169.
38 Ibid., p. 189. 41 Ibid., p. 181.

96
Présences graphique et
esthétique d’Andreï Tarkovski
dans le cinéma contemporain

97
Figures spiralées et flux de
conscience dans The Three of Life
(2011) de Terrence Malick

Benjamin Léon

98
The Tree of Life (2011) est un film-poème impressionniste, frag- du film au rang duquel la spirale apparaît comme un centre mobile
mentaire et fragmenté. C’est une prière adressée par Terrence Malick à jouant sur des déplacements différés (temps, espace, personnages). Ce
son frère disparu, comme si, en racontant son enfance dans une famille rapport de coexistence entre l’usage de la voix off et le déploiement ryth-
du Midwest américain, il avait voulu fixer le souvenir de son frère. C’est mique des figures spiralées passe par trois types d’opérations : dans un
un film où Malick applique au cinéma la technique du flux de conscience premier temps, il s’agit de déceler une opération rythmique assurée par
subjectif, par laquelle certains auteurs cherchèrent dans le domaine de la voix off qui plane au-dessus des actions, s’associant au bercement du
la littérature1 à défaire le récit traditionnel en laissant des impressions de montage, pour produire un effet diffus de suspension ; ensuite, la spi-
souvenirs épars appartenant à différentes consciences (la voix off alter- rale, appréhendée comme une forme intangible qui n’en demeure pas
née des différents personnages). moins aussi tangible au gré des mouvements et autres figures plastiques
Dans Le Miroir (1975), Andreï Tarkovski adopte une structure discontinue qui viennent s’inscrire dans l’espace de l’image, relève d’une opération
et non chronologique où les souvenirs, réminiscences et autres rêves perceptive (tactilité, contours) ; enfin, on peut considérer l’inscription de
composent le monologue intérieur d’un homme au seuil de la mort. la spirale en particulier sur une coupole en vitrail dans le film comme
Pour ces deux réalisateurs, il s’agit non pas de surligner les événements une réponse graphique au palimpseste sonore des différentes voix off
présents à l’image mais bien d’insister sur des pensées intimes : si la qui peuplent la diégèse. Tout comme la spirale, le vitrail est vecteur, par
voix off invite à une sollicitation des sens plutôt qu’à une fixation du sens la lumière qui le traverse, d’un mouvement perpétuel qui interroge l’infi-
chez Malick, elle produit un effet similaire de complexité à l’égard du ni, ce qu’épouse la trajectoire d’un pano-travelling ascendant.
réel chez Tarkovski par la mise en place du hors-champ comme espace Si ce texte se veut moins une confrontation univoque entre le cinéma de
imaginaire. Malick et celui de Tarkovski qu’un dialogue fragmentaire où les images
fonctionnent comme d’innombrables échos à distance, de quelles fa-
La voix off2 donne à saisir un espace intermédiaire partagé entre çons le flux de conscience passe dans The Tree of Life de la voix off aux
distanciation et immersion. Au lieu de confirmer (ou infirmer) les actions variations rythmiques qu’exercent les plans entre eux ?
en présence, elle peut être considérée comme une prolongation intan-
gible des figures géométriques qui composent le mouvement rythmique
Sinuosités de la voix off et rythmique du plan
1 Le roman engage au début du XXe siècle une profonde mutation. Il ne s’agit plus
de déléguer à un narrateur omniscient un propos extérieur à ses personnages, en les
observant en situation dans leurs rapports avec leur milieu comme ont pu le faire les Au début de The Tree of Life, c’est le point de vue de la mère (Jes-
réalistes et les naturalistes. Au contraire, il s’agit plutôt d’observer l’homme dans sa sica Chastain) qui nous est présenté, avant celui du père (Brad Pitt), puis
conscience intime, aux impressions qu’il ressent, sans qu’elles soient régies par un prin- celui de l’enfant, Jack. Des voix off diverses se succèdent, qui nous jettent
cipe de raison. La capacité à suivre le déroulement d’une pensée est ainsi démontrée dans la confusion, comme au début d’un roman de Virginia Woolf. Le
par Virginia Woolf dans Mrs Dalloway (1925) ou encore dans les romans de William
film ne commence véritablement que lorsqu’on comprend son propos :
Faulkner.
2 Sur la voix off au cinéma, nous renvoyons aux travaux de Jean Châteauvert (Des la mort d’un enfant, en l’occurrence le frère du jeune narrateur malickien
mots à l’image. La Voix over au cinéma, Nuit Blanche/Méridiens Klincksieck, Québec/ qui se dénomme Jack. À la mort du fils, la mère élève devant le ciel la
Paris, 1996), qui établit une distinction entre le terme « over » pour qualifier une voix qui plainte jobienne : « Où étais-tu ? » (fig. 1). Alors commence, en guise
ne peut être entendue par les personnages appartenant au monde du film, réservant de réponse, une succession de plans inouïs de création de l’univers (fig.
l’expression « voix off » à des cas où le locuteur, diégétique, se trouve hors-champ (« off
2). Ainsi répondait Dieu à la plainte de Job : « Et toi où étais-tu quand je
screen »).

99
créais le monde ? ». La voix de la mère continue de se faire entendre à
travers le Lacrimosa3 de Preisner qui accompagne ces images. À chaque
nouvelle image succède la musique des sanglots de la mère, à chaque
nouvelle mesure du Lacrimosa, fait suite une nouvelle création de ce
Dieu cinématographique, qui du fond de son silence répond au son par
l’image. Le divin et la mère dialoguent ainsi jusqu’à une apothéose
sonore et visuelle qui produit un frémissement davantage esthétique que
spirituel. Ce dialogue entre la voix off et la musique extradiégétique fonc-
tionne comme une totalité dans l’expression du vivant qui cherche moins
à individualiser le personnage que de le mettre en connexion avec le
cosmos. Quant aux pauses qui interviennent dans les intermittences des
voix, elles constituent de véritables respirations ponctuées par d’amples
mouvements de caméra. L’intériorisation traditionnellement provoquée
au cinéma par la voix off excède la psychologie individuelle chez Malick
puisque dans la conception panthéiste du réalisateur, le sujet parlant se Fig. 1
dissout dans l’environnement : il est nulle part, c’est-à-dire partout. Par
conséquent, la voix off ne peut rendre perceptible la transparence, infi-
gurable, de la conscience des personnages de façon continue, et vient
faire obstacle à ce pouvoir d’intériorisation.
Si plusieurs plans peuvent ici évoquer Tarkovski – le voyage dans le temps
figuré par des lumières filantes à la fin de Solaris (1972) et l’utilisation de
la voix off de Kris sur des plans de nuages – qui voyait Dieu dans l’océan
Solaris comme l’infiniment petit du limon d’une forêt, dans les algues
mouvantes d’une rivière, ou encore les tableaux d’Andreï Roublev4, Ma-
lick semble voir son Dieu au-dessus de lui, dans l’infiniment grand des
nuages stellaires et des poussières d’étoiles.

3 Le Lacrimosa est une partie de la messe de Requiem dans l’Église catholique que le
musicien Zbigniew Preisner intègre dans son œuvre pour solistes, chœur et orchestre
Requiem for my friend (1998). Elle est dédiée au réalisateur Krzysztof Kieslowski.
4 De même, sans l’usage de la voix off, nous pensons également au chignon de la
mère, à la lévitation, qui sont autant d’images, pour ces dernières, tirées du film Le
Fig. 2
Miroir (1975) ; rappelons que le chignon porté par Maroussia (la mère du narrateur
dans Le Miroir) lorsqu’elle fixe l’horizon espérant en vain le retour de son mari disparu
forme un escargot de tresses qui inspire à la caméra aimantée le mouvement légère-
ment tournoyant.

100
Cette modalité rythmique de la voix off tout en musicalité trouve compte « la pression du temps dans le plan »5 chère à Tarkovski, si la sen-
un prolongement au sein des mouvements de caméra. Dès les plans sation de la durée demeure importante dès cette ouverture, c’est pour-
d’ouverture, l’usage récurrent du steadicam en pano-travelling – les vi- tant le mouvement au sein du plan – sa durée interne – qui produit cette
sages s’élèvent vers les cieux – semblent guider la voix off exaltée à tra- impression de temporalité suspendue. La « figure cinématographique »,
vers la dimension a priori supérieure de son discours. Les flottements de ce rythme interne du plan, correspond aussi au flot temporel qui régit le
la caméra accompagnent cette voix off souvent plaintive mais toujours passage d’un plan à l’autre. Rappelons le propos de Tarkovski à propos
interrogative. La mère formule au début du film le duel idéologique qui du montage du Miroir mobilisant une très belle métaphore : « Puis un
va avoir lieu dans la formation du fils aîné, énonçant qu’il y a deux beau jour, alors que j’avais désespérément imaginé une dernière va-
voies possibles, celle de la nature (associée à la condition humaine) et riante, le film apparut, le matériau se mit à vivre, les différentes parties
celle de la grâce (chrétienne). Les puissants effets d’immersion liés à du film se mirent à fonctionner ensemble, comme si quelque système
l’utilisation du steadicam – fluidité, vélocité – laissent paradoxalement sanguin les réunissait »6. Si cette remarque révèle la façon dont Tarkovski
à distance le regard au lieu de se fondre dans l’image. Le spectateur envisage l’acte de création, il semble néanmoins plus difficile d’appli-
ne cesse de naviguer à flot devant le pouvoir mystique de la parole : quer cette vision esthétique pour les films de Malick qui fonctionnent
cette opacité est doublement assurée par le recours au texte religieux davantage par fragments. En effet, l’architecture de ses films repose sur
comme à la narration d’un récit elliptique par les voix humaines. Au-de- une forme divisée, un principe fragmentaire entre les formes sereines du
là du pano-travelling, les mouvements de caméra à l’épaule (toujours cosmos – imperturbable à la débâcle des hommes – et la lutte de ces
au steadicam) développent un type de configuration tout en courbure derniers pour gagner le paradis perdu dont l’humanité a été chassée.
volumétrique s’enroulant régulièrement autour d’un point – au centre Les prélèvements des fragments de la faune et de la flore fonctionnent
de la figure – à partir duquel le mouvement se déploie. À l’image du comme autant d’inserts qui témoignent d’une scission fondamentale des
dialogue établi entre la voix off de la mère et la voix extradiégétique du hommes avec la nature tout en renvoyant le montage à une forme de
Lacrimosa, ce mouvement n’enferme par les personnages vers un centre musicalité faussement limpide où les faux-raccords sont nombreux (fig.
toujours plus profond (les tréfonds de l’être) mais plutôt en sens inverse, 3).
il conduit le mouvement à se déplier infiniment vers l’extérieur qui est
aussi celui du temps, comme un rappel que la vie ne cesse d’avancer.
Les inflexions ascendantes – les nombreux plans sur le ciel par une ca-
méra en contre-plongée – qui signent ostensiblement la dimension reli-
gieuse du film montrent aussi la construction d’un espace centrifuge qui
en appelle au motif de la spirale (la caméra embarquée tournoyant dans
l’espace du plan).

Le flux de conscience s’exerce certes par l’entremise de la voix off


mais également dans les variations rythmiques qu’exercent les plans
entre eux. D’une part, si le film donne l’impression de reprendre à son
5 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, Paris, Cahiers du Cinéma, 2004, p.
60.
6 Ibid., p. 110.
101
La figure spiralée comme modalité perceptive

Après avoir exploré le rapport entre la voix off, la rythmique du


plan et du montage, le déploiement de figures spiralées par les mou-
vements de caméra, la spirale apparaît comme une véritable modalité
perceptive. La spirale s’apparente à un système de cercles concentriques
qu’on ne peut pas toujours distinguer de la spirale elle-même : elle est
un système dynamique qui se concentre ou se développe selon que le
mouvement est centrifuge ou centripète. Chez Malick, la voix off se ca-
ractérise comme un espace intermédiaire partagé entre distance (l’em-
ploi en contrepoint des images) et immersion (l’introspection des person-
nages) à l’image de la spirale, forme dynamique courbe qui dégage ici
une force attractionnelle de type centrifuge. En effet, dans presque toutes
les scènes, le soleil – qui regarde directement ou indirectement à tra-
Fig. 3 vers le feuillage, les nuages, la surface de la mer – se présente comme
l’éternel point fixe autour duquel les images en mouvement oscillent et
tournent en spirale, rappelant la présence de Dieu. Le motif de la spirale
peut avoir été inspiré par l’observation des flux tourbillonnants de l’eau
courante et aussi par la vision des remous qui se produisent lorsqu’un
liquide s’écoule par une ouverture, le plus souvent vers le bas7 (fig. 4).
Si la spirale peut renvoyer à l’ordre cosmique de la croissance et de la
décroissance du soleil et du jour selon le rythme des saisons (comme
chez les Mayas), elle renvoie davantage chez Malick à la symbolique ju-
déo-chrétienne. Elle représente le souffle de la vie qui englobe l’Homme
et l’attire à Dieu. Rotation et ascension, révolution et élévation, tels sont
donc les mouvements qui semblent animer l’univers. Contrairement à
la symbolique chinoise du Yin (la force centrifuge) et du Yang (la force
centripète) cherchant à équilibrer les forces opposées de façon complé-
mentaires, The Tree of Life montre un mouvement qui cherche à ouvrir
l’homme vers une extériorité rédemptrice : Grace accueille la mort du
fils avec interrogation (le Livre de Job) et accepte d’ouvrir sa souffrance
à l’espérance d’un Dieu salvateur.
Fig. 4

7 Ce mouvement vers le bas renvoie à l’effet de la force de Coriolis.

102
Ce pouvoir d’attraction produit des mouvements différentiels Au seuil du film, Tarkovski définit un rythme, et surtout son
quant à leur potentialité d’action entre les personnages et l’environ- rythme. Le terme, selon son origine étymologique (emprunt au
nement in situ. Dans les plans d’ouverture et de fermeture (seules les latin « rhythmus », lui-même issu de la racine indo-européenne
images de la Création sont en plan fixe)8, la caméra ne cesse de bouger « rr(h)ée », qui a donné torrent, fleuve, rivière, couler, mettre en
mouvement) a le sens d’un mouvement régulier. Dès l’ouverture
alors que les scènes familiales au milieu du film présentent une plus
de Solaris, une forme-sens est donnée à voir associant fluide,
grande stabilité de cadrage : la caméra subit le pouvoir d’attraction de
mouvement et rythme, et appelant le regard du spectateur.9
ce père-Dieu. Pour le reste, la caméra procède par séries de touches
impressionnistes, comme si l’espace était filmé au pinceau, matérialisant
Le film déploie une pensée sur l’écoulement du temps à travers l’évoca-
ainsi la spirale comme figure plastique : elle dessine parfois des bribes
tion du ruissellement de l’eau, cette succession de « maintenant » pro-
de spirales ou de volutes, motifs d’élévation que Malick filme plusieurs
pose une métaphore confuse du temps exprimé à l’écran. Comme le
fois (le plafond de l’église, le canyon). Les répétitions (ou reprises) sur les
développe Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception, la
mains, eaux, cieux, arbres deviennent de pures propulsions en spirales
rivière (ici l’océan qui se fait mouvement ruisselant) qui s’écoule repré-
et sont littéralement un (le) chemin vers (de) la Grâce. De même chez
sente la succession de maintenant réels, qui réactualise notre perception
Tarkovski, il y a une présence palpable des objets, de leur texture, faisant
de l’image ou de l’objet extérieur. Ce que je vois est présent et ce que je
en outre surgir de notre mémoire des échos. Une présence lancinante et
vois a un passé et un avenir : « Si le temps est semblable à une rivière, il
parfois perturbante qui donne aux objets une importance qualitative au
coule du passé vers le présent et l’avenir »10. Mais le philosophe ajoute
détriment de la perception ordinaire. Les sensations que le cinéma de
que pour l’observateur, l’avenir de ce flot est à la source (en aval) puisque
Tarkovski projette renvoient à un moment primitif de la conscience. Cette
l’eau qu’il observera plus tard est déjà passée : « Le temps suppose une
attention accrue aux choses sensibles par le mouvement peut rappeler la
vue sur le temps. Il n’est donc pas comme un ruisseau. Il n’est pas une
fameuse ascension spiralée dans la scène de la bibliothèque de Solaris
(1972) comme les autres figures spiralées et serpentines du film. La ma-
tière mouvante de l’océan Solaris, métaphore protoplasmique d’un gi- 9 Marie Gueden, « Solaris (1972) ou la ligne serpentine : la méthode léonardienne
gantesque cerveau évoque directement des figures spiralées. L’ouverture d’Andreï Tarkovski, l’image cinématographique comme “cosa mentale” », Mémoire
renvoie par ailleurs sur un plan oblique et analogique à l’océan traité de Master 2 Recherche en Cinéma et Audiovisuel, dir. José Moure, Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne, 2014, p. 2. L’auteure met en évidence que le terme de « forme
comme un magma de fluide plus ou moins compact dont nous perce-
serpentine » est une figure « emblématique » de la Renaissance, érigée à partir de
vons le mouvement par l’écoulement d’une feuille morte (fig. 5). L’image Léonard de Vinci : « Le terme est présent chez Léonard dans le Traité de la peinture
nourrit un réseau de lignes serpentines tout en surface – l’eau est peu avec les termes dérivés de « serpente » caractérisant le mouvant : « serpeggiare »,
profonde mais le fond très vert – qui définit un rythme au film comme le « serpeggiature », « serpeggianti », « serpeggiamenti » (ibid., p. 5). Ajoutons que la
rappelle Marie Gueden : « ligne serpentine » se retrouve également dans les paysages désolés de Stalker (1979),
terre sans nom et glaçante : les lignes spiralées qui constituent le sol – sorte de pa-
vement indéfini – que viennent parcourir non sans difficulté les personnages de la
8 La partie qui concerne la création de l’univers a fait appel à Douglas Trumbull, maître « zone » aux contours indéfinis.
des effets spéciaux connu pour son travail sur 2001, L’Odyssée de l’espace (1968) de 10 Maurice Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception [1945], Paris, Galli-
Stanley Kubrick. Trumbull et Malick ont mis au point pour ce film un petit laboratoire mard, « Tel », 2010, p. 472. En fait, et pour simplifier les propos du philosophe, il n’y
expérimental où ils ont réalisé une série d’expérimentations (travail sur les fluides ou aurait de passé et de présent que pour la conscience d’où l’idée d’une « succession de
les teintures dans un entrelacs de réactions chimiques avant leur reprise sur ordinateur, maintenant », sorte de présent éternel que le film remet en jeu par ce flot continu rendu
dans un deuxième temps). à l’identique.

103
substance fluente. Si cette métaphore a pu se conserver depuis Héraclite
jusqu’à nos jours, c’est que nous mettons subrepticement dans le ruis-
seau un témoin de sa course »11. De la même manière dans le film de
Malick, le flux temporel évoqué plus haut fonctionne dans une superpo-
sition d’instants faussement utopique et étoilée d’échos mélancoliques
de la perte du présent, abolissant toute chronologie linéaire au mon-
tage. L’image fonctionne alors comme une tension entre le temps qui
s’écoule et le temps arrêté, révélant pour le spectateur une façon de
traiter la spirale comme une force gravitationnelle venant transfigurer le
temps et l’espace. En reprenant la métaphore de la toupie, le film resti-
tue toutes les dimensions de la vie et vient défier l’espace-temps par une
chronologie éclatée.

Fig. 5
Spirale et « film vitrail »
Dans la partie du film qui suit la mort du fils, Malick surprend le
spectateur par une longue séquence autour de la création de l’univers,
de la formation de notre galaxie en passant par l’apparition progressive
de la vie sur terre. Devant cette succession d’images qui exprime l’im-
mensité du cosmos, le motif de la spirale revient avec insistance jusqu’à
métaphoriser les contours flous de l’iris, membrane circulaire et contrac-
tile de la face antérieure du globe oculaire (fig. 6). Par là, le spectateur
est directement renvoyé à son œil qui regarde, dans le plan bref mais
significatif qui suit, la forme spirale que prend une coupole en vitrail,
comme si The Tree of Life dans son ensemble se présentait comme un
« film vitrail ».
Ces images de la création rappellent la splendeur du monde
supraterrestre et trouvent leur source à la jonction entre l’observation
scientifique (les images de l’espace que nous renvoie le télescope
Hubble) et le cinéma expérimental (les explorations lumineuses de Jim
Davis, l’imagerie cosmologique de Jordan Belson)12. On pense surtout
Fig. 6
11 Ibid.
12 Jim Davis a réalisé près d’une centaine de films jusqu’à son décès en 1974. Il n’a
cessé de mettre en image des sculptures plastiques courbes et spiralées, des struc-
tures mobiles qui tournent dans l’espace et réfléchissent la lumière. Abstraites et mysté-

104
aux films peint à la main de Stan Brakhage, lui-même redevable de Tar-
kovski13 et qui possède nombre d’affinités, dans la mise en place d’un
imaginaire mutique et sensible de la nature.
Cette mise en relation semble des plus prolixes puisqu’on y retrouve,
d’un pôle à l’autre, certains thèmes et motifs similaires : la question de
Dieu et de l’imaginaire mystique, corrélée à celle des vitraux des églises,
dont on sait quel rôle important ils ont joué pour Brakhage, que ce
soit dans ses Hand-Painted Films comme The Dante Quartet (1987)14 ou
Chartres Series (1993). Cette série de quatre films peints s’inspire de la
contemplation des vitraux de la cathédrale qui captent et domestiquent
la lumière. Dans le film, de longs aplats de peinture étalés sur la pelli-
cule ou bien des miniatures peintes reproduites à chaque image défilent,
image après image, sans cohérence apparente. L’effet phi combiné à la
mémoire immédiate fait percevoir au spectateur quelque chose qui finit
par s’apparenter à des formes – peut-être non voulues par l’artiste, elles
nous apparaissent cependant au regard (fig. 7). Les aplats de couleur
directement appliqués sur la pellicule donnent à cette série des allures
de vitrail en mouvement.
Enfin, le vitrail est au dessin préparatoire ce que le film projeté est au
film impressionné : un événement de lumière colorée. Au-delà de sa
capacité à capter la lumière naturelle, le vitrail intéresse Brakhage pour

rieuses, ces vagues et autres flux de lumière sont, pour Davis, la manifestion abstraite
des forces de la nature Le film de Brakhage, The Text of Light (1974) est d’ailleurs
un hommage au travail de Davis. Quant à Jordan Belson, ses films abstraits restent
comme l’incarnation psychédélique d’un cinéma cosmique explorant l’inconscient, la
transcendance et la nature de la lumière.
13 Sur les liens entre Stan Brakhage et Andreï Tarkovski, voir Jerry White, « Brakhage’s
Tarkovsky and Tarkovsky’s Brakhage: Collectivity, Subjectivity, and the Dream of Cine-
ma », Canadian Journal of Film Studies, vol. 14, n°1, Mars 2005, pp. 69-83, en ligne :
https://www.utpjournals.press/doi/pdf/10.3138/cjfs.14.1.69.
14 Film abstrait peint à la main et sur de la pellicule recyclée, The Dante Quartet de
Stan Brakhage est une adaptation personnelle de La Divine Comédie de Dante. L’usage
de la main pour appliquer un type de peinture bien particulière (la peinture acrylique
Fig. 7
translucide) donne des effets de transparence au photogramme (et donc à l’image
selon sa plus petite unité de valeur). En résulte, une image acentrée, verticale et com-
pressée, comme libérée de toute contrainte perspectiviste.

105
ses propriétés translucides comme dans ses premiers films sans caméra
ni prises de vue traditionnelles. Dans Mothlight (1963), Brakhage avait
disposé soigneusement à même la pellicule des ailes de papillons de
nuit, brins d’herbes, feuilles sèches (fig. 8). Cet herbier est plus qu’une
fragile leçon de choses : une trace de la vie passée de ces objets. Une
fois le film dupliqué, il ne reste des ailes d’insectes que la matérialité
sublimée de leur lumière : un état d’image-souvenir, plus exactement un
souvenir dont il ne reste que des images oniriques, fuyantes dont on au-
rait oublié les liens. En prenant appui sur la pellicule comme matériau,
ce « film vitrail »15 laisse apparaître des images composites où la lumière
advient par transparence. Le postulat d’un monde disponible à un œil
vierge (celui de l’enfant, du poète), qui saurait saisir le monde avant sa
subordination au langage. Une esthétique de la défamiliarisation, de la
fragmentation, qui se traduit en autant d’irruptions lyriques qu’en jail-
lissements de couleurs. Aucun cinéaste, plus que Brakhage, n’aura été
aussi attentif au phénomène de la perception visuelle (interne et externe,
imaginaire, subjective et objective, anthropologique, cognitive). Toute
son œuvre est une vaste entreprise documentaire pour tenter d’analyser
et de représenter sa propre vision et transformer la nôtre en retour. Et
c’est peut-être dans son travail sur la perception intra-utérine – Window
Water Baby Moving (1959) – et les premières visions de l’enfant que le
rapprochement avec The Tree of Life s’avère encore opérante. Brakhage
affirme que ceux qui le prennent pour un cinéaste à la grande imagi-
nation n’ont pas compris son travail. Ce qu’il nous montre n’est pas un Fig. 8
monde merveilleux construit dans sa tête. Il cherche simplement à accé-
der au monde « déjà là » sous ses pieds et devant ses yeux. Le monde
d’avant les idées, la révélation de ce qui les précède et où celles-ci (re)
trouvent leur vérité, dans la présence et l’expérience.

15 Yann Beauvais, Poussière d’images, Paris, Paris Expérimental, 1998, p. 82.

106
La fascination qu’exerce le vitrail pour Brakhage trouve un pro-
longement chez Malick dans cette image de coupole en vitrail. Sa forme
spiralée, tout comme l’angle de prise de vue, rappellent la façon dont la
caméra embarquée de Malick construit au contact de la nature d’innom-
brables mouvements spiralés, des arbres (fig. 9) aux grottes souterraines
qui accompagnent les mouvements tectoniques de la terre (fig. 10). Il
s’agit ni plus ni moins que d’une ontologie expérimentale de la lumière,
un refus de la fixité ou encore la nécessité d’un réapprentissage de la
perception. De ce point de vue, et en observant dans le détail The Tree of
Life, on repèrera sans peine, pour qui est un peu familier de l’œuvre de
Brakhage, un grand nombre de références, qui signalent un hommage
de la part de Malick à ce poète de la lumière et de la vision, une manière
de dialoguer et de se laisser éclairer par sa grâce. Enfin, la figure spira-
lée n’est pas qu’une simple configuration de forme mais bien la mise en
forme d’une croyance : il s’agit de l’image d’un progrès en forme de re-
tour à Dieu, à l’origine, au paradis perdu. Réapprendre à voir, retrouver
la sensation du monde, assister et témoigner du choc d’une nouveauté
continuelle qui ne demande qu’à être captée par un regard attentif : il
est légitime de croire que la leçon de Brakhage se trouve dans The Tree Fig. 9
of Life reprise et traduite dans la langue propre de Malick. Nous pouvons
alors définir le plan de cette coupole en vitrail comme le point nodal
qui condense les mille et une images d’un film qui prend appui dans sa
construction sur le motif de la spirale. Si l’on déroulait les bobines de
The Tree of Life, on obtiendrait peut-être le dessin d’une spirale. Chaque
vitrail de cette coupole spiralée pourrait alors se voir comme un plan
du film qui conduit la spirale à se déplier infiniment vers l’extérieur et,
par ces vitraux, à toujours refléter la lumière qui en constitue le cœur. Le
« film vitrail » peut se définir par sa capacité à venir explorer tout un
réseau de mouvements (rythmiques, plastiques) qui convergent par frag-
ments dans ce plan matriciel, épousant ici et de façon explicite la figure
volumétrique de la spirale.

Fig. 10

107
En partant de The Tree of life, nous avons considéré combien la
voix off venait s’articuler aux mouvements de caméra dans le rythme du
plan et le montage. Ces mouvements laissent advenir une circularité qui
évoque la spirale, renvoyant au deuil qui fait vaciller la croyance des
personnages, au doute et au malaise qui consume l’existence manifes-
tés par les nombreux passages du Livre de Job. Néanmoins, le pouvoir
centrifuge du mouvement spiralé témoigne aussi d’une sortie possible,
d’une ascension vers la lumière pour les personnages. À bien des égards,
les figures spiralées dans le film fonctionnent comme la matérialisation
du mouvement (la caméra est constamment en mobilité) permettant à la
pensée de s’ouvrir au mystère de l’existence (de la naissance à l’expé-
rience du deuil). Elles symbolisent un mouvement circulaire prolongé à
l’infini et se développant à partir d’un point d’origine, qui chez Malick,
est à considérer dans la perspective du dogme chrétien. Dans The Tree
of Life, la circularité des mouvements évoque le motif de la spirale dans
sa fonction labyrinthique : à partir d’un point d’origine, les personnages
développent un réseau ténu d’émotions contrariées pris en charge par
des mouvements circulaires prolongés à l’infini. La voix off glisse sur
les images : par le mouvement spiralé, elle cherche à atteindre ce rêve
lumineux qui l’éloignerait de la lumière sombre du deuil. En définitive,
les formes spiroïdales ne constitueraient-elles pas le moyen de créer un
échange continu entre l’intime (la position du sujet dans l’espace) et
l’universel (le déroulement infini du temps) ?

108
Pressions du temps. Présences
tarkovskiennes dans le cinéma
d’animation

Sébastien Denis

109
La pensée du temps chez Andreï Tarkovski comme élément à Du Temps au temps, cette obsession de Tarkovski pour un Chronos qui
la fois matériel et liquide peut être tout autant analysée comme une serait à la fois communication et communion, lieu de découvertes et
influence au sein du cinéma d’animation qu’employée comme moteur de montage, fait sens en animation. Mais comment le temps prend-il
d’une lecture possible du cinéma d’animation. « Cette consistance forme dans la matière de l’image et du son ? Cette question est centrale
du temps qui s’écoule dans un plan, son intensité ou au contraire sa chez les cinéastes qui m’intéressent ici. Je ne parlerai que d’un seul type
dilution, peut être appelée la pression du temps »1. Cette perspective d’animation, une animation d’auteur n’ayant qu’un faible lien (voire
matériologique du temps est intéressante pour approcher la production aucun) avec l’animation des studios – un lien aussi ténu que celui de
de certains cinéastes d’animation – je m’arrêterai ici sur trois films : Tarkovski lui-même avec les studios américains, qu’il évoque à plusieurs
Le Hérisson dans le brouillard de Youri Norstein (1975), Chronopolis reprises et qu’il exclut du monde du cinéma d’auteur (sans doute un
de Piotr Kamler (1982) et In Abstentia des frères Quay (2000), mais peu vite, mais pour d’excellentes raisons sur lesquelles je ne reviendrai
d’autres exemples seraient évidemment mobilisables. La pensée à la fois pas). Bien entendu, nous sommes face à une autre esthétique, et à
mystique et prosaïque de Tarkovski – le regard de Dieu à travers les une autre temporalité, rendues possibles par l’absence de contraintes
choses les plus simples – se déploie dans les éléments fondamentaux de économiques liées au succès public, loin donc d’une écriture formatée et
l’image et du son pour leur donner une consistance poétique ; images d’une esthétique de la transparence, qui existent en animation comme
visuelles et sonores puissantes car elles sont issues non d’une réalité en prise de vues réelles (ci-après PVR). Ces trois exemples rendent
mais au contraire de l’esprit du cinéaste. Je fais ici l’hypothèse d’une compte d’une liberté formelle et d’une qualité particulière du temps et de
présence tarkovskienne dans l’animation d’auteur, poursuivant ainsi les l’espace autorisées par une animation d’auteur qui trouve une forme de
notes du Journal du cinéaste qui, de loin en loin, rappellent la préséance définition dans la manière dont Tarkovski lui-même envisage la création :
du Temps : « Depuis longtemps, j’ai la conviction que d’incroyables « Certains artistes créent leur propre univers, d’autres reconstituent la
découvertes nous attendent dans la sphère du Temps. Du Temps, nous réalité. Je fais sans doute partie des premiers […]. Ce monde, recréé
ne savons quasiment rien (16 février 1972). […] Je suis convaincu que le avec les moyens du cinéma, doit être perçu comme une certaine réalité
Temps est réversible. En tout cas, qu’il ne se déroule pas en ligne droite objectivement reproduite dans l’immédiateté de l’instant fixé »4. Il s’agira
(8 février 1973) »2. Ou encore : de voir comment l’animation d’auteur propose à sa manière une mise en
œuvre de cette création d’univers ; mais ce sera par le biais du temps –
Dieu, quelle idée simple et même primaire – le temps ! puisqu’il faut bien un axe pour pénétrer Tarkovski – que je m’y attellerai.
C’est purement et simplement le moyen matériel pour à la fois
différencier les êtres entre eux et les unir. Car dans la vie n’ont de Tout d’abord, qu’est-ce que cette mystérieuse « pression du temps » évoquée
valeur que les efforts simultanés d’êtres singuliers. par Tarkovski ? Il évoque « la tension qui détermine le rythme du film »5,
Le temps est un moyen de communication. Nous y sommes
mais la seule manière dont il la désigne, c’est finalement par antithèse dans
emmaillotés comme dans un cocon, et il ne coûte rien de
déchirer cette ouate séculaire qui nous enserre pour parvenir à
Alexandre Nevski d’Eisenstein, la logique du « montage de plans courts,
des sensations communes, unes et uniques. (21 décembre 1979)3 souvent à l’excès »6 pour créer un troisième sens étant dans sa perspective

1 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, Paris, Philippe Rey, 2014, p. 140. 4 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 141.
2 Id., Journal 1970-1986, Paris, Cahiers du cinéma, 1993, p. 63, 134. 5 Ibid., p. 140.
3 Ibid., p. 213. 6 Ibid., p. 143.

110
antithétique avec le rythme propre à chaque plan, donnant in fine « une pour tourner une scène et le temps du film est énorme. Une
impression de lourdeur et d’artifice » du fait que « les plans n’ont aucune scène qui fait deux minutes à l’écran ne représente pas deux
vérité de temps ». Aussi, penser la pression et la vérité du temps imposerait, en minutes de travail… Le fait d’avoir travaillé pendant un mois et
animation comme dans n’importe quelle cinématographie, d’imaginer une demi sur quelque chose qui sera rendu en une minute et demi,
donne une espèce de densité. En cela, c’est un phénomène
temporalité longue afin que le plan vive. Or en animation, cette vie propre au
propre au cinéma d’animation. […] Ce qui est propre au
plan est particulière, puisque le cinéaste doit travailler la matière 24 fois (ou
cinéma d’animation, c’est justement cette condensation du
12 fois, ou 6, ou moins) par seconde pour faire vivre le plan. Aussi les plans temps physique dans le temps artistique. Car quelle que soit
vivent-ils plus vite et davantage qu’en PVR car ils sont animés depuis l’intérieur l’idée, elle devra passer à travers le 24e de seconde. La densité
même des photogrammes. En cela, l’animation est bien du cinéma ; elle est beaucoup plus importante dans le cinéma d’animation que
correspond à la pensée fluide de Tarkovski tout en posant a priori problème : dans le cinéma d’acteurs à cause de ce phénomène. Je parle
« L’image ne peut être divisée ou morcelée à contretemps, car ce serait en de la densité de l’attitude dans une action, dans un cadre.
chasser la fluidité. L’image est cinématographique si elle vit dans le temps et Car tout cela est travaillé à l’horizontale, photogramme après
si le temps vit en elle »7. photogramme, et dans la profondeur, car chaque photogramme
a été fait intégralement par le créateur. Et ce phénomène de la
En animation, une seconde de film est donc formée (en général) de 12 densité est essentiel pour le cinéma d’animation. On prend dans
la nature tout ce qui existe sous la forme de particules, on les
à 24 phases (soit les différentes étapes d’un mouvement), qui sont comme
réunit en un tout grâce à l’animation, et alors seulement cela
leur nom l’indique autant de tranches temporelles qui, mises bout à bout (hier
commence à vivre : ce processus est à l’œuvre dans chaque 24e
image par image sur pellicule, aujourd’hui photographie par photographie de seconde.8
sur une timeline numérique), créent une forme de vie à l’intérieur même de
chaque seconde du fait des différences minimes mais réelles entre deux prises Le temps scellé est en animation un temps matériologique : les matériaux
de vue. De plus, le temps en animation est une opération de dédoublement donnent par leur structure et leur agencement un sentiment du temps – et
car dans chaque animation – tout du moins chaque animation d’auteur – le les techniques ne se valent pas toutes – : l’image de synthèse ou le dessin
temps de réalisation est considérablement plus long qu’en PVR, d’une part, animé traditionnel en cellulo, par leur bi-dimensionnalité et leur froideur
mais aussi délié de la durée finale du plan. L’animateur vit dans un temps relative (liée à des contours toujours nets), donnent tout à voir et sont dans un
paradoxal qui reste toujours à venir, qui ne prend forme que dans la projection temps immédiat de l’action. Certaines techniques, par contre, proposent une
de ces hyper-fragments que sont les photogrammes, unifiés seulement dans matérialité particulière liée au grain, à la texture : le sable animé des Ansorge
le temps de la projection. Aussi le temps doit-il, en animation, se matérialiser ou de Caroline Leaf, les multiplanes artisanales de L’Idée de Bartosch, du
dans l’image avant que d’exister dans le temps réel de visionnage. Le temps Prince Achmed de Reiniger ou du Conte des contes de Norstein, l’écran
y est donc doublement scellé. Comme le note le grand animateur russe Youri d’épingles d’Alexeïeff et Parker, les structures architecturales de Kamler ou
Norstein, encore les films hybrides des frères Quay, développent de tels univers. Ces
différentes techniques ont pour elles de flouter l’image animée, donc de lui
Dans le processus du travail, le temps est un phénomène très
donner une forme d’épaisseur très éloignée des représentations animées
important, car la différence entre le temps physique nécessaire

8 Entretien avec Hervé Joubert-Laurencin, dans La Lettre volante, Paris, Presses de la


7 Ibid., p. 80. Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 327.

111
bidimensionnelles. C’est l’absence de frontière nette entre les éléments qui donne cette sensation
de suspension du temps à travers la suspension des matériaux. L’image prend forme, s’épaissit
en même temps qu’elle se dilue – d’où sa fluidité9. Cette différence fondamentale entre les
techniques 2D (dessin/image de synthèse) et les techniques en volume (y compris la multiplane)
est liée au fait que dans le second cas (qui nous intéresse ici), la caméra fonctionne de la même
façon qu’en PVR, prenant des « vues fabriquées » image par image en captant optiquement un
espace réel, un air réel chargé de molécules réelles, et non un simple espace bidimensionnel
« écrasé ».

Reprenons justement l’exemple de Youri Norstein, qui a souvent rappelé sa passion pour le
cinéma de Tarkovki10 : comment rend-il, et qu’est-ce même, que cette « densité » dont il parle ? Il Fig. 1
s’agit justement d’une concrétion matériologique (« tout ce qui existe sous forme de particules »)
grâce à une technique optique et argentique, et aussi d’une réduction du temps de production
dans le temps de monstration – c’est donc bien une double matérialisation du temps, mêlant la
pression et la vérité tarkovskiennes. Hervé Joubert-Laurencin a analysé l’un des films de Norstein,
Le Conte des contes, en y voyant une allégorie des différentes strates de l’histoire russe à travers
les couches visuelles qu’utilise Norstein pour tourner. En effet, l’animateur travaille sur un système
de caméra multiplane lui permettant de filmer à travers différentes couches d’éléments plus ou
moins translucides, donnant ainsi une épaisseur à l’image. Il revient ainsi à certaines techniques
utilisées dès les années 1920, par exemple par Lotte Reiniger puis Bartold Bartosch, déjà cités
plus haut. Voyons ici le cas d’un autre film majeur de Norstein, Le Hérisson dans le brouillard.

Dans ce court film, un petit hérisson effectue un trajet quotidien pour aller retrouver Fig. 2
son ami l’ourson et compter, comme chaque soir, les étoiles. Mais ce soir-là, le hérisson
tombe sur un brouillard très dense qui lui fait perdre ses habitudes et ses repères (fig.
1). L’univers quotidien et banal devient le réceptacle d’images extraordinaires : on voit
et on entend à travers les yeux et les oreilles de Yojek le hérisson. Le film commence et

9 Voir Corrie Francis Parkes, Fluid Frames. Experimental Animation with Sand, Clay, Paint and Pixels, Boca
Raton, CRC Press, 2016. L’auteur ne travaille pas sur le même corpus que le mien, mais développe une
pensée de la fluidité intéressante.
10 Dans le même entretien avec Hervé Joubert-Laurencin, Norstein évoque Tarkovski : « Je ne pense pas
à un film en particulier ; c’est plutôt un sentiment physique, la terreur de chaque cadre, l’humeur. Les
fragments que j’ai étudiés, cependant, sont un épisode du Miroir, auquel je reviens souvent, pour l’utilisation
du son, celui tiré de la lettre de Pouchkine à Tchadaïev. Il y a aussi la séquence où l’on tire, dans le même
Fig. 3
film » ; ibid., p. 320.

112
se termine sur des images nettes (typiques de la technique du papier Chronopolis de Piotr Kamler est le second exemple qu’il me semble
découpé), mais le cœur du film est composé d’images essentiellement intéressant d’analyser dans cette perspective. Il est en effet centré sur la
cotonneuses (fig. 2 et 3). Nous sommes face à un enfant-hérisson dont question du temps, puisque au sein de cette ville étrange (cité du temps,
le court trajet, habituel et rassurant, devient un espace-temps totalement au sens propre), « ses habitants, hiératiques et impassibles, ont pour seule
différent, l’imaginaire se substituant à la réalité dans ce brouillard occupation et pour seul plaisir de composer le temps ». Les habitants
propice aux interprétations : suspension du temps et suspension du sont immortels, et leur relation au temps est donc particulière ; mais on
sens font là encore bon ménage. Suspension, mais aussi pression, car peut aisément projeter dans ces habitants des figures d’animateurs qui,
d’un point de vue psychologique tous les éléments montrés font sens « malgré la monotonie de l’immortalité, vivent dans l’attente », comme
et influent sur le contenu des images comme sur le montage. Il s’agit l’indique le générique de début. Cette attente est occupée par la création
d’un conte initiatique dans lequel cet enfant-hérisson, comme l’enfant du temps (ou au contraire sa suspension), ces personnages gigantesques
du Miroir de Tarkovski, est confronté à une peur physique et réelle qui générant des unités de temps (fig. 4). Ils semblent attendre, en même
l’empêche de « faire le point » entre ce qui serait négatif et positif. La temps que redouter, l’arrivée d’un homme qui mettra fin à ce cycle – une
pression du temps vient donc de l’esprit perturbé du héros confronté à sorte de messie qui finit en effet par remettre en route ce temps scellé,
l’inconnu : la perte du « point » correspond matériellement à une perte accélérant ainsi la destruction des « maîtres du temps » et détruisant ce
de la conscience momentanée ; mais elle peut aussi correspondre à la monde en suspens pour aller en construire un autre ex nihilo. Comme
nécessité de dépasser ses peurs pour passer à l’âge adulte. l’indique Deleuze : « La Chronopolis de Kamler montre que les éléments
du temps ont besoin d’une rencontre extraordinaire avec l’homme pour
On le voit, les images prises dans Le Hérisson dans le brouillard ne tentent produire quelque chose de nouveau »11.
pas seulement de simuler un espace réel ; elles forment un espace réel
et concret qui fait sens pour le spectateur qui y trouve des traces de réel Dès le générique du début, l’image « vit » et fourmille ; on comprend
tout en se projetant dans des formes imaginaires. Le concept de « dessin de suite qu’il s’agit, avec la disparition progressive de la pierre
rythmique »/« tracé rythmique » (en fonction des traductions) de Tarkovski sculptée, d’une allégorie du passage du temps, mais aussi du pouvoir.
est là encore pertinent, même s’il ne l’a que très peu utilisé lui-même, pour Pouvoir politique du contrôle sur le temps et les individus par des êtres
relire l’animation depuis une pensée graphique des images en prise de vues démiurgiques d’un côté, et contre-pouvoir révolutionnaire de l’individu
réelles. Nous travaillons ici, à nouveau, sur des formes non uniquement face à ces hommes-machines (fig. 5) – une problématique typique des
graphiques d’animation (dessin animé, peinture animée…) mais sur des cinéastes issus d’Europe de l’Est, à laquelle s’ajoute un tempérament
films employant des formes de tracés rythmiques générant une pensée slave. Comme le dit Kamler : « L’esprit français, c’est connu, est plus
du temps proche de la pensée graphique du dessinateur/cinéaste qu’est léger. Les slaves sont plus métaphysiques et moins spirituels ; ils sentent
Tarkovski. Dans ces films, le temps passe non pas par le dessin mais par par les sentiments et non par l’esprit »12.
le grain de l’image, les textures, et surtout par des couches de matière qui La première séquence nous plonge en même temps dans un monde
sont autant de couches de temps donnant naissance à une « pression du de SF rappelant la destruction nucléaire (le dôme d’Hiroshima) et dans
temps ». La dimension fluide du dessin rythmique est alors fondamentale :
le temps s’écoule à travers les matériaux de l’image et du son. Cette fluidité
est celle que l’animateur déploie pour penser le mouvement entre les 11 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 192.
12 Entretien avec Pascal Vimenet, Un abécédaire de la fantasmagorie. Variations, Paris,
photogrammes, comme le disait joliment Norman McLaren.
L’Harmattan, 2017, p. 110.

113
Fig. 4 Fig. 6

Fig. 5 Fig. 7

114
l’histoire de l’animation, avec ce passage de bandes verticales rappelant
le zootrope et le phénakistiscope (fig. 6). La séquence suivante poursuit ce
questionnement sur l’animation : les grands personnages réussissent à
animer la matière, non par magie, mais par quelque outil technologique.
Ce sont des animateurs, qui donnent le mouvement à l’inanimé, créant
des entités dont le spectateur ne comprend pas l’utilité (fig. 7). Le
dessin/tracé rythmique, même sans dessin au sens propre, est dans ce
film constitué des mouvements bien réels des formes qui, jouant dans
l’espace, créent une sensation du temps. Pour Tarkovski, la vie intérieure
des différents plans domine : « Pour désigner ces intensités temporelles
inégales, prenons les métaphores du ruisseau, du torrent, du fleuve,
de la cascade, de l’océan, lesquels, articulés ensemble, constituent un
tracé rythmique unique, une nouvelle formation organique, reflet de la
perception du temps qu’a l’auteur »13. Tarkovski joue le rythme contre le
montage : « Le rythme d’un film ne réside donc pas dans la succession
métrique de petits morceaux collés bout à bout, mais dans la pression du
temps qui s’écoule à l’intérieur même des plans. Ma conviction profonde Fig. 8
est que l’élément fondateur du cinéma est le rythme, et non le montage
comme on a tendance à le croire »14. En cela, même s’il n’évoque jamais
l’animation, sa pensée par rythme convient parfaitement à l’animation, de ressentir et d’interpréter chaque instant à sa façon, de même fait un
en tout cas l’animation d’auteur, dans laquelle le rythme émerge de véritable film, qui fixe avec précision sur la pellicule le temps qui dépasse
l’image et de ses composantes, et non du montage, qui n’existe pour les limites de son cadre. Le film vit dans le temps si le temps vit en lui »15.
ainsi dire pas en animation car un auteur ne peut pas risquer à perdre Le Hérisson dans le brouillard, qui se termine sur une belle séquence
du temps à créer des images en vain pour créer un raccord a posteriori : aquatique (fig. 8), synthétise bien cette dimension liquide du rythme chez
il construit le montage en même temps qu’il tourne ses séquences. Tarkovski : « Le rythme au cinéma se transmet au travers de la vie visible
et fixée de l’objet dans le plan. Et de même que le tressaillement d’un
Là où le montage force la matière depuis l’extérieur du plan, le rythme jonc peut définir le courant d’un fleuve, de même nous connaissons le
interne à l’image et au son construit le temps. Le temps est donc scellé mouvement du temps par la fluidité du cours de la vie reproduit dans le
dans la durée du plan et en fait la marque ; or c’est justement ce temps plan »16.
qui détermine l’animation. Le temps doit advenir à travers le plan et Le fait que Tarkovski demande une séparation du cinéma et des autres arts
dans la matière du plan, pour devenir matière de temps. Pour Tarkovski, ne concerne que peu l’animation, qui n’est pas simplement inspirée par les
« [t]out comme la vie, fluide, changeante, donne à chacun la possibilité arts plastiques, mais qui en est constituée. Par ailleurs dans une perspective

13 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 146. 15 Ibid., p. 140.


14 Ibid., p. 142. 16 Ibid., p. 144.

115
strictement matériologique on peut noter que, même image par image,
nous sommes face à des objets filmés par une caméra. Or pour Tarkovski, « Ce terme de paysage mental est tout à fait précieux, et l’usage que les
[a]u cinéma, l’image repose sur la capacité à faire passer pour observation Quay font de la lumière est à juste titre rapproché par Robert Aita des
ce qui est sa perception propre et unique d’un objet »17. Enfin, elle permet de films de Tarkovski – ce à quoi les Quay répondent : « En fait Tarkovski,
rendre compte au plus près, au contraire, d’une forme de vérité du cinéaste. au début de notre carrière, nous a fait une forte impression. On a aimé
L’animateur ne reconstitue pas, il crée avec une forme d’idéalisme qui a tout tous ses films jusqu’à Stalker, puis avec Nostalgia et Le Sacrifice je pense
à voir avec la poésie, et très peu à voir avec la littérature. qu’il a peut-être perdu un peu de son inspiration »19. Ce sentiment des
frères Quay est souvent partagé ; c’est d’ailleurs bien plus à Stalker ou au
In Absentia des frères Quay (2000) est le troisième exemple que je Miroir qu’on pense en regardant In Abstentia. La question du « temps qui
souhaite mettre en avant ici. La pression du temps y est palpable, puisque s’écoule dans un plan », pour citer à nouveau Tarkovski, prend chez les
les Quay ont souhaité travailler en laissant le soleil entrer chaque jour dans Quay une réalité particulière au sein de ce film basé sur l’histoire d’une
leur studio. Les mouvements de la lumière tout du long du film sont donc un femme internée dans un asile pour démence précoce et vivant dans un
accéléré de la course réelle du soleil (fig. 9 et 10). Cette technique, appelée espace-temps totalement scindé de la réalité (fig. 11 et 12). Tarkovski
time lapse, est ici conjuguée à de la stop motion (animation d’objets) et à encore : « Le temps peut disparaître sans laisser de traces dans le monde
de la pixilation (animation d’êtres vivants). Le tout est un film spectaculaire matériel, car il est une catégorie subjective, spirituelle. Le temps que nous
et obscur, issu d’une commande de la BBC, réalisé sur une musique vivons se dépose dans nos âmes comme une expérience dans le temps »20.
préexistante de Karlheinz Stockhausen dans le cadre de la série « Sound
on Film International ». Voici la manière dont les Quay explicitent l’usage Une différence essentielle peut être faite entre une animation
narratif de la lumière : centrée sur les personnages et une animation centrée sur l’ambiance et
le temps. Alors que la première s’intéresse essentiellement à l’action, la
C’est en partie parce que la musique de Stockhausen donnait seconde s’intéresse à la dimension sensorielle et matériologique – nous
l’impression d’être saturée en électricité ; on a ainsi décidé de serions en face de deux possibilités soulevées par Gilles Deleuze avec
donner au film une lumière particulière, presque divine. Nous l’image-mouvement et l’image-temps. Tarkovski est important dans
avons filmé presque toutes les séquences avec une lumière la démonstration de Deleuze sur l’image-temps – il en est une parfaite
naturelle venant de la fenêtre de notre studio, utilisant des illustration, car comme il le dit, « d’une certaine façon, le cinéma n’avait
miroirs et des réflecteurs pour sculpter la lumière en fonction
jamais cessé de le faire ; mais, d’une autre façon, il ne pouvait en prendre
des besoins de chaque scène. Dépendre de la lumière naturelle
nous a liés aux conditions météorologiques, donc nous avons
conscience que dans le cours de son évolution, à la faveur d’une crise de
exploité la qualité de la lumière qui entrait dans le studio pour l’image-mouvement »21. Il reprend d’ailleurs en la modifiant une citation
réaliser nos séquences animées. De plus, nous avons simulé un de Tarkovski : « le cinématographe arrive à fixer le temps dans ses indices
phénomène d’éclair naturel (« heat lamp »), fréquent dans de [dans ses signes] perceptibles par les sens »22.
nombreuses régions, pour représenter le paysage mental du
personnage souffrant.18 traduisons.
19 Ibid., nous traduisons.
17 Ibid., p. 126. 20 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 69.
18 Interview des frères Quay à propos de In Absentia par Roberto Aita, dans Offscreen, 21 Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 61.
vol. 5, n° 4, septembre 2001, en ligne : http://offscreen.com/view/brothers_quay, nous 22 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 69.

116
Fig. 9 Fig. 11

Fig. 10 Fig. 12

117
Les films d’animation qui m’intéressent ici sont en effet emblématiques de l’art trouve son origine dans l’idée de la connaissance, où
d’une crise de l’image-mouvement. Ils participent tous d’un abandon des l’impression reçue se manifeste comme un bouleversement,
notions de personnage et d’action au sein de l’animation – alors qu’il comme une catharsis. […] En art, la connaissance est toujours
s’agit là d’éléments fondamentaux de la narration animée depuis au moins une vision nouvelle et unique de l’univers, un hiéroglyphe de la
vérité absolue. Elle est reçue comme une révélation, ou un désir
les années 1920. Comme le dit Piotr Kamler à propos de Chronopolis :
spontané et brûlant d’appréhender intuitivement toutes les lois
« Ne pas partir d’un scénario, mais d’un travail de recherche et ensuite
qui régissent le monde : sa beauté et sa laideur, sa douceur et sa
seulement chercher une signification, une figuration, une narration »23. cruauté, son infini et ses limites. L’artiste les exprime par l’image,
Héritiers des films d’animation expérimentale qui avait déjà mis en boîte capteur d’absolu. C’est par elle qu’est retenue une sensation
la forme narrative dans les avant-gardes des années 1920 ou des années de l’infini exprimée à travers des limites : le spirituel dans le
1950, ces films des années 1970 ou 2000 proposent une véritable mise matériel, l’immensité dans les dimensions d’un cadre.24
en image du temps, et à travers la question du temps, des enjeux de
pouvoir. La suspension du temps et sa remise en route, qu’on retrouve Le regard de Tarkovski dans ses films, comme l’a bien noté Chris
dans le cinéma de Tarkovski, passent par d’autres biais qu’en PVR – par Marker25, est celui du Christ Pantocrator qui, du haut des églises, « nous
les mouvements subtils internes à l’image plus que par la seule longueur regarde et nous juge ». Cette mise en scène aérienne, mais tournée vers
des plans – ; mais il s’agit bien de montrer des individus perdus dans le la terre, est là encore intéressante à mettre en regard de l’animation
temps – un temps psychologique désordonné chez les Quay, un temps d’auteur, qui bien souvent se fait à plat, sous le regard omniscient de la
politique chez Kamler, un temps existentiel chez Norstein. Dans ces trois caméra. À n’en pas douter, les trois films que j’ai évoqués se situent dans
films, la pression du temps est corrélée à une vérité psychologique des le champ de l’art tel qu’idéalisé par Tarkovski ; les cinéastes d’animation
personnages. La narration, comme chez Tarkovski, reste ouverte puisque convoqués sont eux aussi des « capteurs d’absolu ». Et comme s’il avait
basée sur une atmosphère et non sur une action. Les personnages sont laissé la porte ouverte à l’animation d’auteur dans ses écrits, Tarkovski
agis plus qu’ils n’agissent ; ils participent d’un temps suspendu dans lequel poursuit : « L’image artistique est une métaphore, où une chose est
importe essentiellement une réflexion de type philosophique et éthique. Le remplacée par une autre, le plus grand par le plus petit. Pour exprimer
questionnement est donc existentiel au sein de ces trois exemples, avec la vie, l’artiste se sert de l’inanimé, et pour dire l’infini, il emploie le fini.
un déplacement voulu des interrogations du personnage vers celles du De la substitution… L’infini ne peut être matérialisé, mais on peut en
spectateur. La suspension du temps est liée à une suspension du sens, créer son illusion, une image »26.
mais non des sens ; dans la masse matérielle des images naît autre chose
qu’une histoire mais bien ce que Tarkovski nomme une vérité. Dans son
texte « L’art, nostalgie de l’idéal », le cinéaste indique :

Le but de tout art (s’il n’est pas « consommé » comme une


marchandise) est de donner un éclairage, pour soi-même et pour
les autres, sur le sens de l’existence, d’expliquer aux hommes la
raison de leur présence sur cette planète, ou, sinon d’expliquer,
du moins d’en poser la question. L’une des fonctions indéniables 24 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., pp. 45-47.
25 Chris Marker, Une journée d’Andreï Arsenevitch, 1999.
23 Entretien avec Pascal Vimenet, Un abécédaire…, op. cit., p. 112. 26 Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 48.

118
Résonances vidéographiques

119
Bain céleste
Yasmina Benabderrahmane
2016

120
Entretien avec Yasmina Benabderrahmane à propos de conserve les diverses traces, tel un corps, un paysage magnifié, qui en
Bain céleste devient sacré.
Je révèle un micro-son inaudible à l’oreille, j’ai eu l’envie simplement de
révéler le son du décollement de cette émulsion, mais aussi poursuivre
Quelle est la technique utilisée dans l’installation Bain cé- la révélation de cette vibration par la surface même de l’écran. D’autres
leste (2016) ? sons se chevauchent comme celui de mes mains dans les cuvettes, de
mes diverses manipulations et même du battement de mon cœur qui
Bain céleste... crissement, tréfonds et volupté, est un voyage onirique et redonne vie à l’image. Un algorithme était aussi utilisé et reprenait à
apocalyptique (ce dernier adjectif entendu au plus près de son étymologie, l’infini l’évolution d’un être – de la vie à la mort. Un cycle de trois écrans
« apokaluptein » – découvrir, révéler) à fleur d’une photographie. Grâce tel un trio de voix, ronde et sourde se révélait et se meurt continuellement
à un processus d’altération chimique remis au goût du jour, cette instal- comme l’image représentée.
lation vidéo est issue d’une pratique photographique traditionnelle ap- Pour l’exposition « Romantisme noir : le crépuscule des images » en
pelée « mordançage ». Une masse inerte prend vie dans un bain de ré- 2016, Théo Mario-Coppola qui en était le curateur m’a invitée aux côtés
vélateur. Un paysage anthropomorphe se dévoile, une chair pelliculaire de l’artiste Vincent Lemaire. Il parlait d’un repositionnement ou de refi-
se révèle grâce à un bain acide bleuté et pétillant qu’on appelle « Bain guration au présent de l’histoire de Frankenstein dans une perspective
céleste » dans le jargon des techniques de virage en photographie. critique, en parlant de mon travail artistique ou plus précisément de Bain
Céleste. Un repositionnement de l’humain à travers la représentation
Qu’est-ce qui a guidé vos choix dans l’articulation des photographique ou filmique.
images sur différents écrans ?
Dans cette installation, les mouvements de la chair pellicu-
Elle montre simplement les trois bains utilisés pour cette expérience. Plus laire rappellent les mouvements organiques de la chair hu-
précisément les bains de rinçage, qu’on nomme « Les trois eaux ». Il est maine, des tissus. À l’image comme dans la bande-son, les
vrai que la symbolique du nombre peut aussi m’intéresser, j’aime me éléments naturels semblent aussi importants. Quelle place
référer au nombre d’or que l’on peut retrouver dans d’autres médiums les phénomènes naturels occupent-ils dans votre travail ?
comme en peinture par exemple.
Comme vous pouvez le constater dans l’extrait proposé, la chimie utilisée
Comment avez-vous procédé pour le travail sonore  ? a la même approche qu’un bain d’acide. Cette chimie à base de solution
S’agit-il d’une création sonore inspirée des images ou bien cuivrique et d’eau oxygénée ne dissout que la matière noire de l’image.
certains sons proviennent directement du processus de fa- Les corps nus représentés sont comme protégés. Un liseré noir sépare
brication de ces images ? le fond de la forme. Un épiderme photosensible se décolle, se meut.
La surface épidermique devient le théâtre d’une expérience sensorielle,
Bain céleste est une installation vidéo multimédia sonore et sensorielle visuelle et sonore.
composée de trois écrans que l’on peut toucher et effleurer du bout des
doigts. Un micro-organisme et un micro-son s’en dégagent et entament Je compare souvent le derme photosensible à un corps. Je vois ce morceau
un voyage infinitésimal dans une matière-objet : la surface mise à nu de souvenir comme un greffon survivant. J’aime cette transposition et

121
cette métaphore. Car, comme un être, cette peau s’altère, s’abîme, daient l’image iconique, le sacré et la couleur, comme dans Le Désert
vieillit, garde certaines traces de la vie. Je dis souvent que l’image n’est rouge d’Antonioni ou dans l’explosion de couleur dans Pierrot le fou,
faite que de grain comme un corps. La pellicule réagit comme la chair : mais aussi les gros plans de bouche rouge glossée dans Je vous salue
ça souffre, ça vit, ça se travaille, ça se retravaille, ça s’en prend plein la Marie de Godard, ou la révélation de matière noire d’un astre solaire
gueule. La pellicule est comme un bout de vie, un morceau de vivant. Un dans Rashômon de Kurosawa.
corps torturé volontairement ou accidentellement.
En analysant l’œuvre de Fra Angelico, Georges Didi-Hu-
Votre travail conjugue l’expérimentation sur les matériaux berman définit le visuel comme « quelque chose qui tentait
et les médiums, et l’observation patiente, minutieuse, de la de tirer le regard au-delà de l’œil, le visible au-delà de lui-
vie, une approche proprement tarkovskienne. même, dans les régions terribles ou admirables de l’imagi-
Qu’est-ce qui était à l’origine de l’installation Bain céleste ? naire et du fantasme »1. L’exploration plastique, spirituelle
et organique que présente l’installation Bain céleste semble
Votre point de vue est intéressant, je ne le voyais pas ainsi. On ne peut proche de cette tension mystique dont parle Didi-Huber-
pas qualifier mon travail à proprement dit de tarkovskien. Je peux le man. Pourtant, vous affirmez ailleurs qu’«  au-delà de la
comprendre pour son approche radicale et en tant qu’observateur… ses visibilité de l’image, il n’y a rien à voir puisque l’image
expérimentations et ses intentions à la vie… par la présence de certains concentre sur elle toute la visibilité ». Dans Bain céleste,
êtres et corps ou ses questionnements métaphysiques et mystiques. quelle part est accordée au visible, et en appelle-t-elle à
l’« imaginaire » ou « fantasme » ?
L’origine du projet était de proposer un voyage onirique dans la matière
photographique et de révéler potentiellement un son caché, celui du La part d’interprétation est donnée lorsque l’on prend un temps, le
décollement de cette émulsion ou d’identifier et de révéler par la vidéo temps de se plonger comme « à bras le corps et même à corps ou-
une sorte de vie dans une masse inerte, qui dans ce cas de figure est vert » dans l’installation. On peut se perdre et voyager à travers la ma-
simplement un support photographique. tière même de l’image photosensible. Le corps est alors transporté, par
l’image mouvante et un son qui est proche de celui d’une sirène, dans
Vous avez évoqué ailleurs qu’Andreï Tarkovski fait par- un voyage quasi hypnotique… un peu comme lorsque l’on regarde un
tie de votre héritage artistique. Y a-t-il un film ou une sé- feu se consumer…et que la braise anime par le souffle de sa chaleur ces
quence qui vous tient particulièrement à cœur dans sa fil- restes devenus poussières.
mographie ?

J’ai découvert Andreï Tarkovski à mes 15 ans lors d’une visite aux Beaux-
Arts de Paris. J’ai par chance pu participer à une projection du profes-
seur Alain Bonfand, qui parlait de peinture dans le cinéma. J’ai alors
vu Le Sacrifice, j’ai été complètement hypnotisée par le débordement
du cadre par la couleur ou même en valeur. Plus tard, lorsque j’ai pu
1 Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, dissemblance et figuration, Paris, Flamma-
accéder à cette école, j’y ai vu Stalker, ou même d’autres films qui abor-
rion, 1995, p. 14.

122
Dans une de vos interviews, vous avouez que « tourner en
noir et blanc [vous] permet de créer un lien avec le dessin
par le grain tout en ayant un rendu sculptural ». Cette re-
cherche du lien avec le dessin et la sculpture est-elle pré-
sente dans l’installation Bain céleste ?

Pour Bain céleste, j’ai filmé en numérique pour être le plus fidèle dans la
sublimation de cette matière photosensible, de sa forme j’en révèle un
micro-monde dans une certaine monumentalité. On la retrouve dans la
gradation des écrans de projection et de la forme représentée.

Dans ma pratique, je filme le plus souvent en pellicule. Je parle de cette


approche plutôt dans ma dernière installation multimédia qui à été mon-
trée en 2020 au BAL à Paris dans « La Bête un conte moderne ». J’y
montre une série de films-objets en pellicule Super 8 dont un en 16mm.
La matière même de la pellicule révèle un grain qui prend corps et en
devient sculpturale. Cette approche se ressent dans les gestes collectés
et réduit dans sa boucle, et elle se veut de telle sorte qu’il en devient
sculptural. La matière même de l’image en est sublimée. Je parle d’un
film noir et blanc comme on parlerait d’un dessin argentique ou gris mé-
tallique fait de poudre graphite. Mais aussi de pans poudrés et colorés,
entre rêve éveillé et réalité une sorte d’entre-deux, tel un fusain ou un
dessin façonné au pastel sec.

123
Mystic River
Thibault Honoré
2015

124
Note de Thibault Honoré, à propos de Mystic River

L’œuvre d’Andreï Tarkovski entretient un rapport privilégié avec les mo-


tifs de l’eau et de la forêt. Je retiens de L’Enfance d’Ivan les longues
séquences contemplatives de bois inondés à l’intérieur desquels les
protagonistes évoluent. Manifestations d’un trauma imminent, figures
prophétiques, l’arbre et la rivière guident au fil des scènes chacun des
personnages vers son destin. C’est cette puissance symbolique dont je
reconnais aujourd’hui l’ascendance dans une partie de mon travail vi-
déographique.

Aussi loin que je me souvienne, les longues promenades solitaires ont


constitué le socle de mon enfance. Beaucoup s’accomplissaient au cœur
d’une forêt alluviale. Cette dernière était crainte par tous en raison de
l’épaisseur des alluvions en son fond. Si bien qu’un jour je provoquai
l’épouvante de mon père qui, ne me voyant pas revenir de l’une de ces
marches, pensa que j’avais pu m’y noyer.

L’événement, dont la résolution fut toutefois heureuse, nous marqua l’un


et l’autre si durablement que j’ai tardé jusqu’à ce film à en représenter
le souvenir. Devenu adulte, c’est donc dans ce cours d’eau que j’ai situé
le lieu de cette traversée mélancolique et où, à terme, je suis parvenu à
me baigner. Chacune de ces opérations participant d’un commun effort
pour conjurer cet épisode traumatique ; chercher dans le contact d’une
rivière bordée d’arbres un peu de la profondeur du monde.

125
Patiras
Jacques Perconte
2017

126
Entretien avec Jacques Perconte à propos de Patiras petit peu particulière puisqu’il est né de la commande d’un document
audiovisuel racontant mon travail. Au fur et à mesure de l’élaboration
le projet s’est transformé. J’ai un film dont le sujet était le tournage d’un
Comment s’est déroulé le tournage de cette pièce ? Avez- film. J’ai tourné en 2007 avec une caméra mini DV, et je voulais préser-
vous sillonné l’île à la recherche d’une expérience senso- ver la qualité de ces images en ne trafiquant pas pour les passer dans un
rielle ou bien le parcours était écrit en amont ? format cinéma contemporain. J’ai alors joué de la proximité de la réso-
lution verticale mini DV avec celle du scope 2 K. Je pouvais mettre sans
En 2007, lors ce que je commence à tourner ces images, je n’ai pas du les agrandir deux images côte à côte et ainsi montrer de la meilleure
tout le projet de faire un film. Je travaillais à l’époque avec un cabinet manière possible ces images qu’on aurait pu croire obsolètes. Alors j’ai
d’architecture sur un projet de 1 % et il venait juste de finir l’aménage- envie de monter le film à la fois dans le temps et dans l’espace et de
ment de ce refuge à la pointe de l’île de Patiras sur la Gironde, pour jouer sur ce double fenêtrage pour construire le rythme et raconter le ter-
un propriétaire privé. C’est lui, quand il a découvert mon travail, qui ritoire. C’est une approche purement sensible qui m’a guidé. Je n’ai pas
m’a passé la commande d’une œuvre vidéo dont le sujet serait l’île et fait de plan pour le montage, j’ai improvisé, visionné, repris, changé,
l’estuaire. Je proposais de faire une pièce pour Internet qui monterait à et ainsi de suite. Et c’est naturellement que j’ai eu envie de tourner très
l’infini les images de l’intérieur et de l’extérieur de ce refuge créant ainsi brièvement de nouvelles images en scope 2K, dans le format définitif,
une sorte de fenêtre vers l’île depuis n’importe quel point de la planète. pour travailler l’ouverture et la fermeture du film. Mais ces images je ne
Il était que ce site Internet puisse être installé sur un moniteur à l’intérieur les ai pas tournées là-bas.
du refuge et à un auteur au domicile du propriétaire à Bordeaux. J’aime
énormément l’idée de créer ce pont vers cet endroit magique. J’ai alors Les effets de compression interviennent à plusieurs reprises
commencé en juillet 2007 un tournage qui allait durer un peu plus d’un de l’œuvre, mais ne la traversent pas entièrement. Com-
an. Je suis allé à six reprises passer quelques jours sur l’île. J’ai tourné ment avez-vous déterminé les moments qui sont soumis à
sans aucun plan dans ma tête, j’étais présent à ce qui se passait, c’est- ces distorsions ?
à-dire à peu près rien. Je profitais de la lumière incroyable offerte par le
soleil à l’estuaire. Le ciel était tout le temps incroyable. Le vent, presque Je ne voulais pas du tout que la compression soit le sujet du film. Je vou-
tout le temps là, mettait en scène chaque élément du paysage dans une lais vraiment raconter ces images que j’avais tournées. Je voulais aussi
danse souvent délicate et de temps en temps violente. Je passais beau- faire la part belle à ce format que j’adore du mini DV et qu’il faut abso-
coup de temps avec les chiens et avec les oiseaux. La seule chose dont lument que je reprenne pour un prochain projet. C’est aussi parce que
j’étais sûr, c’est que je voulais rendre hommage à ce jeu incroyable de je fais extrêmement attention aujourd’hui à ces questions de tournage,
reflets et de transparence qui reliait le refuge à son environnement. L’ex- et que je rappelle autant que possible que ce travail que je conduis sur
périence sensorielle était tout le temps là. la compression vidéo est une forme de révélateur, comme le développe-
ment l’est pour le film. Il ne fallait pas que l’on plonge dans cet univers.
Comment avez-vous envisagé le montage de ce film ? Selon Je voulais faire vibrer quelque chose de brut. Et toute la bande sonore
quel principe agencez-vous les images des split-screen ? soutient ce travail. Une grande partie du son a été enregistrée avec ma
caméra pendant que je tournais. Les sons rapportés étaient enregistrés
Même si le projet original réalisé en 2008 fonctionnait déjà sur le prin- avec un petit appareil à côté de moi.
cipe d’un split-screen, ce n’est pas ça qui presque 10 ans plus tard
conduit à travailler de la même manière. L’histoire de ce film est un
127
Les phénomènes naturels — le vent, le soleil, l’humidité
— que vous évoquez dans la description de la pièce sont
aussi essentiels dans la filmographie de Tarkovski. Vous
avez avoué par ailleurs que le cinéma de Tarkovski rele-
vait pour vous d’un « imaginaire abstrait ». Sans parler de
filiation ou d’influence, y a-t-il des images, des sons, des
couleurs de Tarkovski qui vous tiennent à cœur ?

Tout de suite, et c’est peut-être assez commun, je pense à la séquence


d’ouverture de Solaris.

Dans les années 1910, Germaine Dulac proposait la défini-


tion de la mise en scène qui serait la « faculté qu’a l’écran
de “faire jouer les nuances les plus subtiles de la lumière,
parler le geste, animer les formes, évoquer tout ce qui,
par les yeux, s’adresse à l’esprit, et de la réalité remonte
jusqu’au rêve.” » Est-ce que votre démarche artistique se-
rait proche de cette définition ?

Je me reconnais assez facilement à la première lecture de cette phrase.


Mais je bute un petit peu sur « par les yeux, s’adresse à l’esprit ». Je perds
un peu l’équilibre là, c’est parce que, je cherche, je crois, autant que pos-
sible à limiter la perception mentale de mes images. Ce que je veux dire,
c’est que j’aimerais arriver à produire des formes qui parlent à quelque
chose de plus profond que l’esprit. Alors je ne sais pas bien ce que Ger-
maine Dulac, appelle « esprit ». Mais je l’entends comme quelque chose
qui filtre, et qui même s’il conduit au rêve peut avoir tendance à filtrer.

128
Games
Cristina Álvarez López
2009

129
Présentation de Games par Cristina Àlvarez López to-conscience) qui révèle à Edmund l’importance de son acte parricide.

Traduit de l’espagnol par Georges Alvarez. En remontant certaines séquences des deux films et en mettant leurs
images les unes à côté des autres nous découvrons des liens entre les
Russie, Seconde Guerre Mondiale. À douze ans à peine, le protagoniste parcours des deux enfants protagonistes. L’image doublée de l’horreur,
de L’Enfance d’Ivan (Ivanovo Destvo, Andreï Tarkovski, 1962) connaît et en même temps, l’image dédoublée de celle-ci dans un dialogue
déjà l’horreur de la guerre. Toute sa famille a été assassinée par les entre l’onirisme expressionniste de L’Enfance d’Ivan et le réalisme do-
soldats allemands et lui vit obsédé par le désir de vengeance. Cela le cumentaire d’Allemagne année zéro : comme si la voix intérieure qui
pousse à collaborer avec l’armée russe en réalisant des missions ris- conduit le jeu d’Ivan activait la conscience d’Edmund, comme si le re-
quées de renseignements qui l’obligent à traverser les lignes ennemies gard sur le paysage fantomatique de ce Berlin dévasté contenait en lui-
et pour lesquelles Ivan s’avère particulièrement doué grâce à son agilité même le présage et la confirmation du destin terrible de ces deux en-
et à sa petite taille. fants. Comme si une image ou un son d’un film trouvait son écho, sous
forme de question, de réponse ou de miroir, dans une image ou un son
Dans Allemagne année zéro (Germania anno zero, Roberto Rossellini, de l’autre.
1948), Edmund, qui a aussi douze ans, vit l’immédiate après-guerre
d’un Berlin dévasté. Avec un père moribond, une sœur qui se prostitue © Cristina Álvarez López, décembre 2009
en échange de petites faveurs et un frère déserteur, Edmund devient le http://cinentransit.com/alemania-ano-cero-la-infancia-de-ivan/
principal moyen de subsistance de la famille. Privé d’une figure pater-
nelle forte sur laquelle s’appuyer, l’enfant trouve une possible solution
dans les théories nazies que lui transmet un ancien professeur, et, in-
fluencé par celles-ci, il finit par empoisonner son père.

Autant l’œuvre de Tarkovski que celle de Rossellini fonctionnent comme


des requiem pour l’enfance, des films sur la condition d’orphelin et sur
la recherche dissimulée de la figure paternelle. On trouve en plus chez
les deux, une longue séquence où les enfants protagonistes jouent seuls
en utilisant différents ustensiles qu’ils ont à leur portée. Il semble que les
réalisateurs paraissaient savoir que, pendant l’enfance, la révélation ne
pouvait se produire qu’à travers le jeu, grâce à l’exercice libre et solitaire
de la fabulation et par conséquent, ces deux séquences se transforment
en moment d’une importance cruciale dans les deux films. Dans L’En-
fance d’Ivan, le jeu est le déclencheur qui permet au protagoniste d’ex-
primer de manière désespérée sa colère et son affliction qui alimentent
sa soif de vengeance. Allemagne année zéro va un peu plus loin en
transformant le jeu en un mécanisme de prise de conscience de soi (au-

130
Présentation des contributeurs

131
RÉSUMÉS DES TEXTES ET BIOGRAPHIES DES AUTEURS

« Introduction : les éléments du cinéma », Andreï Tarkovski : les La « pensée graphique » chez Andreï Tarkovski : le « dessin
éléments du cinéma rythmique » de l’écriture, du dessin à la mise en scène et au
Robert Bird montage
Marie Gueden
Résumé
L’analyse de Bird est centrée sur un compte rendu détaillé de la technique de Résumé
Tarkovski, qui fournit le meilleur guide d’interprétation des films du réalisateur et La pratique artistique d’Andreï Tarkovski témoigne d’une « qualité graphique »
de ses spéculations théoriques. Intégrant ses idées idiosyncrasiques à la sensualité adossée à un dessein comme idée graphique, et ce dans un continuum de
irrésistible de ses films, Bird met en évidence la fascination de Tarkovski pour la l’écriture et du dessin au cinéma. Si la pratique de Tarkovski comme dessina-
corrélation insaisissable entre la représentation cinématographique et la percep- teur a commencé d’être mise au jour par les éditions de son journal, l’analo-
tion plus primitive du monde. Le livre examine les films de Tarkovski de manière gie de l’écriture, du dessin ou du dessin rythmique, à laquelle il recourt pour
élémentaire, en les regroupant en quatre sections : L’Eau, Le Feu, La Terre et L’Air. la mise en scène et le montage invite à une considération à nouveaux frais de
Il aborde également les œuvres de Tarkovski pour la radio, le théâtre et l’opéra, cette question graphique, par ailleurs proche du lexique de Sergueï Eisenstein.
et explique comment il était en outre et de manière accomplie un acteur, un scé- Cette qualité graphique témoigne en particulier chez Tarkovski d’un rythme
nariste, un théoricien du cinéma et un écrivain avec son journal. L’auteur affirme long et lent pour « détruire » le spectateur, du côté d’une « extase passive »
cependant que Tarkovski était avant tout un cinéaste, et ce livre examine ce que le associée par Eisenstein au quiétisme panthéiste de l’Orient visant à la dissolu-
cinéma de Tarkovski révèle à propos du médium avec lequel il a travaillé. tion et à l’harmonie, à un unique courant harmonieux.

Robert Bird Marie Gueden


Le principal domaine d’intérêt de Robert Bird est la pratique et la théorie Marie Gueden est docteure en études cinématographiques de l’Universi-
esthétique du modernisme russe/soviétique. té Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Sa thèse, dirigée par José Moure, s’intitule
Il a publié des livres sur F. Dostoïevski, V. Ivanov et A. Tarkovski, ainsi que des « La “vertu serpentine de la ‘pellicule’” : la forme serpentine, image du
essais sur la littérature russe, son histoire intellectuelle, son cinéma et l’art vidéo. mouvement, dans les écrits théoriques et critiques des débuts du cinéma à
En 2011, il a coédité Adventures in the Soviet Imaginary, le catalogue d’une exposi- Eisenstein ».
tion de livres soviétiques pour enfants à la bibliothèque de l’Université de Chicago. Après avoir été doctorante contractuelle, puis ATER en études cinémato-
En 2017, il a été co-commissaire de l’exposition « Revolution Every Day » graphiques à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, elle est actuellement
au Smart Museum of Art de l’Université de Chicago, et a coédité son ATER en information-communication à l’Université du Havre Normandie/
catalogue Revolution Every Day. A Calendar. 1917-2017 (éd. Mousse). IUT.
Il a terminé un livre intitulé Soul Machine: How Soviet Film Modelled So- Elle a publié plusieurs articles relatifs à sa thèse dans 1895 revue d’histoire
cialism, qui analyse la montée du réalisme socialiste en tant qu’esthétique du cinéma, et a consacré en particulier à Tarkovski plusieurs travaux dont
ayant modelé le cinéma. Il poursuivait un nouveau projet intitulé « Revolu- des articles dans Critique et dans des ouvrages collectifs aux Impressions
tionology », une histoire intellectuelle de la Révolution, avec le soutien du Nouvelles et aux Presses Universitaires de Rennes, et a par ailleurs collaboré
Neubauer Collegium, au moment de son décès précoce en 2020. à la réédition de son Journal aux éditions Philippe Rey en 2017.

132
Le dessin comme tracé du rythme expressif Sergueï Eisenstein, un disciple de Léonard de Vinci. La bataille
chez Sergueï Eisenstein des glaces dans « Alexandre Nevski » (1938), ou « comment
Olga Kataeva représenter une bataille »
Ada Ackerman
Résumé
Le dessin, art de la ligne, ainsi que les représentations graphiques consti-
tuent pour Eisenstein des phénomènes dynamiques, des processus de Résumé
devenir d’une idée. À travers l’analyse des séries de dessins d’Eisenstein Le cinéaste Sergueï Eisenstein a régulièrement affirmé son intérêt pour la
intitulées L’Ex-stasis (1932) et L’âme quittant son corps (1939), le rôle du figure et l’art de Léonard de Vinci, qui représente pour lui un modèle ar-
dessin est appréhendé dans le processus de la création audiovisuelle. Le tistique à suivre à travers les âges, notamment en termes de montage. Si
geste de l’artiste y est conçu comme le passeur du rythme expressif, ce Léonard inspire Eisenstein à plusieurs reprises, c’est peut-être dans la scène
rythme étant l’essence d’une image intermédiale. de la bataille des Glaces d’Alexandre Nevski que cet héritage se manifeste
avec le plus d’éclat.
Olga Kataeva
Olga Kataeva-Rochford est peintre, docteure en cinéma et études au- Ada Ackerman
diovisuelles. Sa thèse (dir. Antonio Somaini, Université Sorbonne Nou- Ada Ackerman est chargée de recherches au CNRS, à THALIM. Historienne
velle-Paris 3) porte sur « Le statut du dessin dans l’œuvre de Sergueï de l’art et spécialiste de l’œuvre de Sergueï Eisenstein, elle a publié Eisenstein
Eisenstein : mise en scène, montage, intermédialité ». Elle est membre et Daumier. Des affinités électives (Paris, 2013) ainsi que A biblioteca infi-
nita de Sergei Eisenstein/The infinite Library of Sergei Eisenstein (Sao Paulo,
de la Fondation Taylor (Paris) et enseigne le dessin à l’ENSAPLV (DPEA
2019). Elle a assuré le commissariat de l’exposition Golem ! Avatars d’une
« architecture navale »). Elle a été chargée de recherches pour l’exposition
légende d’argile, dont elle a dirigé le catalogue, pour le Musée d’Art et
L’Œil extatique. Eisenstein, un cinéaste à la croisée des arts (Centre Pom-
d’Histoire du judaïsme à Paris (2017). Elle a préparé pour le Centre Pom-
pidou, Metz, 28 septembre 2019 - 24 février 2020).
pidou-Metz l’exposition L’Œil extatique. Eisenstein, cinéaste à la croisée des
arts, présentée de septembre 2019 à février 2020, assortie d’un catalogue,
kataeva-artist.e-monsite.com/ qu’elle a également dirigé.
https://paris3.academia.edu/OlgaKataeva

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« Comment représenter une bataille » : Léonard de Vinci, Andreï Tarkovski. La couleur au cinéma, un problème plastique
Eisenstein et Tarkovski Jessie Martin
Marie Gueden

Résumé 
Résumé Le présent essai analyse la manière dont Tarkovski conçoit la couleur au
Andreï Tarkovski n’a cessé d’affirmer sa passion pour Léonard de Vinci, cinéma. Partant de sa définition du naturalisme cinématographique, on
perceptible dans ses films, ses scénarios, ses déclarations personnelles, explicite son idée de la neutralisation de la couleur et sa fonction dans
et ce comme Eisenstein qu’il critique vivement. Pour autant, il cite comme une dynamique dialectique qui permet de l’envisager comme un élément
lui « Comment représenter une bataille » extrait du Traité de la peinture plastique cinématographique qui, ne devant rien ni à la peinture ni au
de Léonard dans le scénario du Miroir, film pour lequel il emprunte symbolisme, s’impose comme un élément de ce qu’il nomme la facture.
aussi un livre de Léonard au Cabinet Eisenstein à Moscou, révélant le
creuset léonardien de la « bataille » opposant Tarkovski à son illustre Jessie Martin
prédécesseur russe. Si Eisenstein réalise sa bataille léonardienne dont Jessie Martin est maître de conférences en études cinématographiques
il théorise le montage, et s’il appréhende un continuum entre bataille à l’Université de Lille. Son travail porte sur des problèmes touchant l’es-
et fugue, cette rivalité prend chez Tarkovski la forme d’un autoportrait thétique, l’histoire des formes et la théorie des images. Elle développe
artistique et éthique qui ne s’exprime pas par la bataille réelle, inadve- actuellement une recherche sur la couleur. Elle a publié notamment
nue cinématographiquement, mais par la figure du cavalier solitaire à Vertige de la description. L’Analyse de films en question, (Forum/Aléas,
l’anguipède emblématisé par saint Georges, et non pas par une défense 2011), Décrire le film de cinéma. Au départ de l’analyse (Presses de la
et illustration du montage, mais par la représentation temporelle étirée Sorbonne-Nouvelle, 2011), et Le Cinéma en couleurs (Armand Colin,
au ralenti dans une scène rêvée de fin du monde prenant la forme d’une 2013).
fuite ou d’une fugue traversée par l’opposition.

134
Phénomènes chorégraphiques dans l’œuvre d’Andreï Tarkovski Figures spiralées et flux de conscience dans « The Tree of
Macha Ovtchinnikova Life » (2011) de Terrence Malick
Benjamin Léon
Résumé 
La notion de dessin rythmique pensée par Andreï Tarkovski constitue une Résumé
piste pour interroger la proximité entre danse et cinéma et explorer la The Tree of Life est un film où Malick exprime sa foi en Dieu de manière très nette, mais le
perspective chorégraphique de son œuvre. Or, Tarkovski n’aborde pas film ne matérialise-t-il pas également un art de la foi dans les images ? Un acte de foi in-
la danse explicitement, elle fait rarement irruption dans ses films et re- séparable de son expression artistique. En suivant notre intuition d’un flux de conscience
lève toujours d’un questionnement rythmique, d’une reconfiguration du régi par le motif de la spirale (dans sa dimension tout à la fois concrète et abstraite), nous
flux temporel et des courbes de l’espace. Qu’il soit pris en charge par un en venons à l’hypothèse suivante : la question du « dessin rythmique » que développe
corps, par les mouvements de caméra ou par les articulations du mon- Andreï Tarkovski dans Le Temps scellé n’est pas réductible au montage et concerne des
tage, le chorégraphique interroge le rapport entre les corps, l’espace et éléments de mise en scène qu’on retrouve chez Malick : ne faut-il pas ici faire l’hypothèse
le temps. Quelques exemples pris dans les films permettent de montrer que Malick a perçu cet aspect chez Andreï Tarkovski ? En témoignerait l’importance
comment le chorégraphique se révèle et affecte l’espace et le temps fil- d’une forme graphique à l’image cinématographique, par ailleurs matérialisée par la
mique dans l’œuvre d’Andreï Tarkovski. voix off. Ce transfert du kinoobraz tarkovskien ne doit pas s’entendre comme une simple
copie mais davantage comme une actualisation différentielle pouvant donner rétros-
Macha Ovtchinnikova pectivement un autre éclairage sur l’esthétique et la pensée de l’image chez Tarkovski.
Macha Ovtchinnikova est docteur en études cinématographiques di-
plômée de l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Sa thèse portait Benjamin Léon
sur la notion de kinoobraz (figure cinématographique) dans le cinéma Benjamin Léon est docteur en études cinématographiques et audiovisuelles de l’Univer-
d’Andreï Tarkovski, Andreï Zviaguintsev et Kira Mouratova. Elle continue sité Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Sa thèse de doctorat – en cours de publication – ques-
ses recherches en histoire et esthétique du cinéma russe et israélien, tionne les plasticités du cadre à partir d’Andy Warhol et plus largement dans le cinéma
publiées dans des revues (CinémAction, Double Jeu, La Furia Umana, expérimental américain (dir. Philippe Dubois). Durant son doctorat, il a été chercheur
Débordements, 1895 revue d’histoire du cinéma) et des ouvrages col- invité à la « Tisch School of the Arts » (NYU). Après avoir été ATER à l’Université Paris-Est
lectifs. Après avoir été ATER à l’Université de Picardie Jules Verne, elle Marne-la-Vallée, il est maintenant enseignant à l’Université de Lille. Il est rattaché au
enseigne l’esthétique du cinéma, le scénario, la réalisation et la mise en CEAC et au LIRA en tant que membre associé. Ses domaines de recherche couvrent des
scène à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’UPJV. Son ouvrage sujets liés aux études sur le cinéma et les médias, mais plus spécifiquement sur la critique
La révélation du temps par les figures sonores dans les films d’Andreï Tar- d’art, les études gestaltistes, la relation entre le cinéma et l’architecture et les tensions qui
kovski et d’Andreï Zviaguintsev a été publié en 2014. Parallèlement à son parcourent le cinéma et l’art contemporain (pratique de l’installation). Il travaille essentiel-
activité de chercheuse, Macha est également scénariste et réalisatrice. lement sur le cinéma expérimental et les avant-gardes artistiques (États-Unis, Angleterre,
France) et collabore à différentes revues (Aniki, Artforum, Cinéma & Cie, La Furia Umana,
Vertigo, Intexto). Il a écrit de nombreux articles sur le cinéma expérimental (A. Warhol, S.
Brakhage, J. Mekas, P. Sharits et P. Hutton). Il prépare actuellement un ouvrage sur Blade
Runner (1982) et la notion d’« écran empathique ».

135
Pressions du temps. Présences tarkovskiennes dans le cinéma
d’animation
Sébastien Denis

Résumé
La pensée du temps chez Andreï Tarkovski comme élément à la fois ma-
tériel et liquide peut être non pas seulement retracée comme influence
dans le cinéma d’animation, mais aussi utile comme moteur d’une lec-
ture possible du cinéma d’animation. « Cette consistance du temps qui
s’écoule dans un plan, son intensité ou au contraire sa dilution, peut
être appelée la pression du temps » énonce le réalisateur dans Le Temps
scellé. Cette perspective matériologique du temps est intéressante pour
approcher la production de certains cinéastes d’animation, et on s’ar-
rêtera ici sur Piotr Kamler, Youri Norstein et les frères Quay. En d’autres
termes, il s’agit d’appréhender comment le temps prend forme dans la
matière même de l’image et du son.

Sébastien Denis
Sébastien Denis est professeur en études cinématographiques à l’Univer-
sité de Picardie Jules Verne. Il est spécialiste du cinéma de propagande
– en particulier durant la guerre d’Algérie –, du cinéma d’animation
et des relations entre cinéma, arts et technologies. Il a publié plusieurs
ouvrages sur ces sujets, notamment Le Cinéma et la guerre d’Algérie. La
propagande à l’écran (1945-1962) et Le Cinéma d’animation. Il réalise
également des films expérimentaux et documentaires.

136
BIOGRAPHIES DES ARTISTES

Yasmina Benabderrahmane Jacques Perconte

Yasmina Benabderrahmane est une artiste plasticienne, diplômée de Figure majeure de l’art numérique et du cinéma d’avant-garde français,
l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris (2009) et du Stu- Jacques Perconte se considère surtout comme un cinéaste. Né en 1974
dio national des arts contemporains Le Fresnoy (2015). Sa pratique se à Grenoble, diplômé de l’Université de Bordeaux, il vit et travaille actuel-
situe à mi-chemin entre le documentaire et le journal filmé. Ses œuvres lement entre Paris et Rotterdam.
s’inspirent de son histoire familiale et de rencontres inattendues dont les Il est l’un des premiers artistes à avoir travaillé sur les codecs de com-
fragments captés entrent en résonance avec une mémoire collective : pression depuis la fin des années 1990. Grâce à la rétro-ingénierie et à
Portrait-Paysage (2008), La Villa Jumelle (2011), La Renardière (2014), la manipulation des technologies de codage et de stockage de la vidéo
Bain Céleste (2015). numérique, il façonne des paysages magiques comme des contes de
Son travail a été montré dans le cadre de plusieurs expositions collectives fées colorés. Son principal objectif est d’examiner nos relations cultu-
en France et à l’étranger, notamment au 54e salon d’art contemporain relles et techniques avec la nature. Il se concentre sur le paysage tout en
de la ville de Montrouge en 2009, au salon Jeune Création en 2013 transformant la technologie numérique en un nouveau média, esthéti-
ou encore à Art Vilnius (exposition Hotel Europa) en 2018. Ses films ont quement aussi riche que n’importe quel autre art classique.
également été présentés au sein de festivals internationaux tels que le Ses films ont été projetés dans nombre de festivals et de salles de cinéma
Festival du Film de Fesses (France), le Billboard Festival de Casablanca à travers le monde (DocFortNight MoMa, Tribeca Film à New York, IFFR à
(Maroc) en 2015 ou bien le Festival du Film Francophone Islandais à Rotterdam, Oberhausen Kurzfilmtage, Jihlava, Côté court, Whitney Hu-
Reykjavik (Islande) en 2018. manities Center à l’Université de Yale, Whitechapel Gallery à Londres,
En 2018, elle reçoit en Islande le prix Solveig Anspach. En 2020, suite EYE Filmmuseum à Amsterdam, ...).
au Prix Le Bal de la Jeune Création avec L’ADAGP 2019, elle présente Ses œuvres sont par ailleurs exposées dans des institutions muséales et
« La Bête, un conte moderne » et expose en 2020-2021 « De chair et de galeries d’art (Musée Faure à Aix-les-Bains, Collège des Bernardins et
pierre » pour les Révélations photo à l’ADAGP. Galerie Charlot à Paris, Prieuré Saint-Pierre à Pont-Saint-Esprit, Musée
d’art contemporain à Shenzhen, Musée polytechnique à Moscou, Musée
d’arts graphiques de la ville de Machida à Tokyo, ...).
Thibault Honoré

Thibault Honoré est artiste plasticien et chercheur. Son travail plastique Cristina Álvarez López
s’inscrit dans une démarche de recherche-création. Cette recherche à
l’œuvre s’incarne dans une enquête qu’il mène depuis une dizaine d’an- Cristina Álvarez López est une critique de cinéma et une artiste audio-
nées sur l’observation artistique des notions de catastrophe et d’aléas et visuelle qui vit à Vilassar de Mar, en Espagne. Son travail a été publié
sur la perception des phénomènes de résilience. Il est également maître dans MUBI Notebook, LOLA et De Filmkrant, ainsi que dans des livres
de conférences en arts plastiques au Département des Arts de l’Univer- sur Chantal Akerman, Bong Joon-ho, Philippe Garrel et Paul Schrader.
sité de Bretagne Occidentale.

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Remerciements

Nous remercions les éditions Potemkine pour le prêt des


images.
Les coffrets DVD et Blu-ray « Andreï Tarkovski, L’intégrale » sont
disponibles sur films.potemkine.fr.
Crédit couverture : Instant Light. Tarkovski Polaroids, éd. Gio-
vanni Chiaramonte, Londres, Thames & Hudson, 2004.

Tétrade, revue à comité de lecture du CRAE, Université de


Picardie Jules Verne.
tetrade.fr

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