George - R - Martin - Les Rois Des Sables PDF
George - R - Martin - Les Rois Des Sables PDF
R.R. MARTIN
« Hérésie », me dit-il. Des vaguelettes troublèrent les eaux saumâtres de sa piscine.
« Encore une ? répondis-je d’un ton las. Il y en a tant de nos jours… »
La remarque eut le don d’irriter mon Maître Commandeur. Il se retourna lourdement, dans une
gerbe d’éclaboussures. Une vague se brisa contre le bord de la piscine et une nappe d’eau inonda les
dalles de la chambre de réception. Une fois encore, mes bottes se retrouvèrent trempées. Je l’acceptais
avec philosophie. J’avais chaussé ma plus vieille paire, car je n’ignorais pas que des pieds trempés
étaient l’une des inévitables conséquences d’une visite à Torgathon Neuf-Klariis Tûn, Ancien des ka-
Thane et archevêque de Vess, Très Saint Père des Quatre Vœux, Grand Inquisiteur des Chevaliers de
Jésus-Christ et conseiller de Sa Sainteté le pape Daryn XXI de La Nouvelle-Rome.
« Quand bien même y en aurait-il autant que d’astres au firmament, chacune d’elles n’en serait pas
moins infiniment dangereuse, mon Père, lança l’archevêque d’un ton solennel. Nous sommes les
Chevaliers du Christ et c’est notre mission très sainte que de combattre l’hérésie sous toutes ses
formes. Je dois ajouter que celle-ci est particulièrement odieuse.
— Je n’en doute pas, Maître Commandeur. Loin de moi l’idée de prendre celle-ci à la légère. Je
vous présente toutes mes excuses. Mais ma mission sur Finnegan a été des plus pénible. J’espérais
solliciter de votre bienfaisance un congé me relevant momentanément de mes devoirs. J’ai besoin de
repos, d’un temps de réflexion pour me refaire des forces…
— De repos ? » L’archevêque remua dans la piscine. Bien qu’imperceptible, l’oscillation de sa
masse imposante suffit à répandre une nouvelle flaque d’eau sur le sol. Ses yeux de jais sans pupilles
cillèrent en m’étudiant. « Hélas, mon père, c’est hors de question. Pour cette nouvelle mission, nous
ne saurions nous priver de votre talent et de votre expérience. » Sa voix grave parut se radoucir un
peu. « Je n’ai pas eu le temps de lire le compte rendu de votre mission sur Finnegan, reprit-il.
Comment vous en êtes-vous tiré ?
— Mal, répondis-je. Mais je gage que notre foi prévaudra à la longue. L’Église est puissante, sur
Finnegan. Quand j’ai vu toutes nos tentatives de conciliation repoussées, j’ai glissé quelques
standards dans les mains idoines. Ainsi, nous avons pu fermer le journal des hérétiques et leur station.
Nos amis se sont aussi assurés que les plaintes resteraient sans suite.
— “Mal” ? Il s’agit là d’une grande victoire pour l’Église et pour Notre Seigneur.
— Il y a eu des émeutes, Maître Commandeur. Plus de cent morts chez les hérétiques et une bonne
douzaine chez les nôtres. Et, je le crains, d’autres violences se produiront d’ici que la question soit
définitivement réglée. Si nos prêtres se risquent aux portes de la ville où l’hérésie a pris racine, ils
sont attaqués sur-le-champ. Les chefs de l’opposition ne peuvent quitter leur place forte sans trembler
eux aussi pour leur vie. J’avais espéré pouvoir éviter ces haines, ces effusions de sang.
— Louable, mais irréaliste », dit l’archevêque Torgathon. Il cilla de nouveau – un signe
d’énervement pour sa race, me rappelai-je. « Répandre le sang des martyrs, ainsi que celui des
hérétiques, se révèle parfois nécessaire. Qu’importe la mort d’un être vivant, pourvu que son âme soit
sauvée ?
— Certes. » Énervement ou pas, Torgathon risquait de me sermonner des heures durant si je lui en
laissais l’occasion, perspective peu engageante : la chambre de réception n’était pas conçue pour le
confort des humains, et je n’avais aucun désir d’y séjourner plus longtemps que nécessaire. Les murs
suintants disparaissaient sous les moisissures, et les effluves de beurre rance propres aux habitants de
ka-Thane saturaient l’air chaud et humide. Mon col m’écorchait le cou, je suais sous ma soutane et
mes pieds baignaient dans l’eau. Quant à mon estomac, il criait famine. J’allai droit au but. « Cette
nouvelle hérésie est donc particulièrement odieuse, Maître Commandeur ?
— Particulièrement.
— Où donc a-t-elle germé ?
— Sur Arion, un monde distant de Vess d’environ trois semaines. Entièrement humain. Je ne
comprends certes pas pourquoi vous autres humains êtes si facilement corruptibles. Lorsqu’un ka-
Thane a trouvé la foi, il la garde pour toujours.
— C’est bien connu », répliquai-je poliment, m’abstenant d’ajouter que le nombre de ka-Thanes à
avoir trouvé la foi en question restait minuscule : êtres à l’esprit lent et pondéré, la plupart (ils étaient
des millions) ne s’intéressaient à aucune autre tradition que la leur, ni ne souhaitaient renoncer à leur
antique religion. Torgathon Neuf-Klariis Tûn, je le savais, constituait une exception : l’un des
premiers convertis, deux siècles plus tôt, quand le pape Vidas L avait ouvert aux non-humains les
portes du clergé. Qu’il se soit élevé aussi haut dans la hiérarchie malgré le petit nombre de ses
semblables – moins d’un millier – à l’avoir suivi dans la religion nouvelle n’avait rien d’étonnant, vu
sa durée de vie et sa foi d’acier. Âgé de deux cents ans, il lui restait un bon siècle d’existence. Sans
doute deviendrait-il un jour le cardinal Torgathon Tûn, pourvu qu’il écrase assez d’hérésies. Ainsi va
notre époque.
« Nous n’avons guère d’influence sur Arion », expliquait l’archevêque. Tandis qu’il parlait, ses
bras battaient l’eau telles quatre lourdes massues de chair grisâtre, marbrée, et, à chaque mot, les
cilles d’un blanc sale entourant son orifice respiratoire tremblaient. « Quelques prêtres, quelques
églises, quelques croyants, on ne peut guère appeler cela une force à proprement parler. Les
hérétiques sont déjà plus nombreux que nous. Je compte sur votre intelligence, sur votre poigne. Cette
hérésie est on ne peut plus palpable ; vous n’aurez aucun mal à l’infirmer. Espérons que certaines au
moins de ces brebis égarées retrouveront la vraie foi.
— Espérons-le, opinai-je. Et la nature de cette hérésie ? Que dois-je infirmer, au juste ? » Triste
indication sur l’état fort troublé de ma propre foi, je dois ajouter que cela m’était parfaitement égal.
J’ai eu à combattre trop d’hérésies. Leurs croyances, l’écho des interrogatoires résonnent sans cesse
dans mon esprit et, la nuit, troublent mes rêves. Comment pourrais-je être sûr de ma propre foi ?
L’édit qui avait admis Torgathon dans le clergé avait poussé une demi-douzaine de mondes à répudier
l’évêque de La Nouvelle-Rome ; quant à ceux qui avaient suivi cette décision, n’auraient-ils pas dû
considérer comme une hérésie particulièrement monstrueuse que l’autorité de l’Église repose entre
les quatre grosses mains palmées de la masse de chair extraterrestre nue (à part un col romain
trempé) qui pataugeait sous mes yeux ? Le christianisme est la plus grande des religions humaines
monothéistes, oui, mais cela ne signifie pas grand-chose. Les non-chrétiens sont cinq fois plus
nombreux que nous, et il existe plus de sept cents sectes chrétiennes, dont certaines aussi importantes
que l’Église Catholique et Romaine Unique et Véritable de la Terre et des Mille Mondes. Quant à
Daryn XXI, si puissant soit-il, il n’est jamais que l’un des sept papes à prétendre au titre. Autrefois,
ma foi était forte ; mais j’ai trop navigué parmi les hérétiques et les non-croyants. À présent, même la
prière ne parvient plus à chasser mes doutes. Voici pourquoi je ne ressentis aucune horreur, mais une
simple curiosité intellectuelle, lorsque l’archevêque m’expliqua la nature de l’hérésie germée sur
Arion.
« Ils ont sanctifié Judas Iscariote », m’annonça-t-il.
Étant l’un des plus anciens des Chevaliers de l’inquisition, je commande mon propre vaisseau
qu’il m’a plu de baptiser Christ Vrai. Avant qu’on ne m’assigne ce navire, il s’appelait le Saint
Thomas, du nom de l’apôtre, mais j’avais jugé qu’un homme réputé avoir douté de Dieu n’était pas un
saint patron convenable pour un navire voué à la lutte contre l’hérésie.
Je n’ai rien à faire à bord du Vrai : l’équipage se compose de six Frères et Sœurs de l’Ordre de
Saint-Christophe le Voyageur ; le capitaine est une jeune femme que j’ai louée à un commerçant de la
marine marchande. Je pus donc dédier les trois semaines du trajet entre Vess et Arion à l’étude de la
Bible hérétique dont l’assistant administratif de l’archevêque m’avait remis une copie. C’était un livre
épais et lourd, d’une grande beauté, relié de cuir sombre et doré sur tranche, orné de gravures en
couleurs rehaussées d’hologrammes – travail remarquable, l’œuvre d’un fervent amoureux de l’art
presque oublié de l’enluminure. Malgré leur caractère blasphématoire, les peintures reproduites à
l’intérieur, des copies d’originaux ornant les murs de la maison de Judas sur Arion, devinais-je,
étaient de purs chefs-d’œuvre valant bien les Tammerwen et les Rohallyday qui ornaient la grande
cathédrale Saint-Jean de La Nouvelle-Rome.
Un imprimatur indiquait que le livre avait été approuvé par Lukyan Judasson, premier disciple de
l’Ordre de Saint-Judas Iscariote.
L’ouvrage s’intitulait Par la croix et le dragon.
Tandis que le Vrai glissait parmi les étoiles, je le lus tout en prenant force notes pour essayer de
mieux comprendre l’hérésie que je devais combattre. Très vite pourtant j’oubliai d’écrire, tant
l’étrange, la tortueuse, la grotesque histoire qui y était contée m’absorbait. Chaque mot était empreint
de passion, de force, de poésie.
Là croisai-je pour la première fois l’étonnant personnage de Saint Judas Iscariote, un être
complexe, ambitieux, plein de contradictions, bref : extraordinaire.
Né d’une prostituée dans la mythique cité-État antique de Babylone, et ce le jour même de la
naissance du Sauveur à Bethléem, il passa son enfance dans le ruisseau, vendant son corps puis, en
vieillissant, ceux des autres pour subvenir à ses besoins. Adolescent, il se lança dans les Arts noirs. Il
n’avait pas atteint sa vingtième année qu’il était déjà un remarquable nécromancien. Il devint alors
Judas le Charmeur de Dragons, le premier et le seul humain à avoir su dompter les créatures de Dieu
les plus terrifiantes : les grands serpents ailés cracheurs de feu de la Vieille Terre. Le livre contenait
une admirable peinture représentant Judas au fond d’une sombre et humide caverne, ses yeux de
braise fouaillant la ténèbre, tenant loin de lui un dragon vert et or de la taille d’une montagne avec le
fouet doré qu’il brandissait. Sous son bras, dans un panier d’osier au couvercle entrouvert, reposaient
trois nouveau-nés, bêtes dont les têtes écailleuses pointaient dans sa direction. Un quatrième rampait
le long de son bras. C’était le premier chapitre de sa vie.
Au second il devenait Judas le Conquérant, le Roi-Dragon, Judas de Babylone, le Grand
Usurpateur. Chevauchant le plus formidable de ses dragons, coiffé d’une couronne de fer et le sabre à
la main, il fit de Babylone la capitale du plus colossal Empire qui ait jamais existé sur la Vieille
Terre : un royaume s’étendant de l’Espagne aux Indes. Du haut de son trône vivant, il régnait sur le
Jardin suspendu qu’il avait fait bâtir. Toujours perché sur son dragon, on le voyait ensuite juger Jésus
de Nazareth, le prophète semeur de discorde, que l’on amena devant lui en sang, pieds et poings liés.
Judas ne brillait guère par la patience, et le Christ eut l’occasion de saigner bien davantage avant qu’il
n’en ait fini avec lui. Et puisqu’il refusait de répondre à ses questions, le roi, avec dédain, le fit
renvoyer dans la rue. Mais il ordonna d’abord à ses gardes de lui couper les jambes. « Toi qui guéris
toutes les blessures », lança-t-il, moqueur, « guéris-toi toi-même ! »
Puis vinrent le Repentir, la vision dans la nuit ; Judas Iscariote abandonna son trône, ses richesses
et les Arts noirs pour suivre celui qu’il avait mutilé. Méprisé, accablé de sarcasmes par ceux qu’il
avait tyrannisés, Judas devint les Jambes du Seigneur. Pendant un an, il le porta sur son dos,
parcourant sans relâche le royaume qui avait été le sien. Et lorsque enfin Jésus guérit de ses blessures,
Judas, à ses côtés, devint son ami le plus sincère, son meilleur conseiller, le premier de ses apôtres et
leur chef. Alors Jésus lui donna le don des langues, rappela les dragons qu’il avait renvoyés et les
sanctifia ; puis il confia à son disciple le ministère solitaire, la tâche « d’aller porter sa parole là où
lui-même ne pouvait se rendre », au-delà des mers.
Mais voilà que le ciel s’assombrit et que la terre trembla en plein midi ; alors Judas fit faire demi-
tour à sa monture et tous ses dragons survolèrent d’un trait les flots tumultueux. Mais il n’arriva à
Jérusalem que pour y trouver le Christ mort en croix.
Alors sa foi faiblit ; pendant trois jours la Grande Colère de Judas dévasta l’ancien monde tel un
ouragan. Ses dragons rasèrent le Temple de Jérusalem et chassèrent les habitants de la ville ; ils
allèrent frapper le siège du pouvoir, tant à Rome qu’à Babylone. Et quand il eut rejoint les autres
disciples, et qu’en les questionnant il apprit que par trois fois celui qu’on nommait Simon Pierre avait
trahi le Seigneur, il l’étrangla de ses propres mains et jeta son cadavre en pâture aux dragons.
Et le troisième jour, Jésus ressuscita, et Judas pleura mais ses larmes ne parvinrent pas à apaiser la
colère du Seigneur, car dans sa rage Judas avait trahi tous les enseignements du Christ.
Alors Jésus rappela les dragons qui répondirent à son appel et partout les incendies s’éteignirent.
Et il ordonna à Pierre de sortir de leur ventre, reconstitua son corps et en fit le chef de son Église.
Les dragons moururent, ceux de Judas, et aussi tous ceux qui existaient de par le monde, car ils
étaient le symbole vivant du pouvoir et de la sagesse de Judas Iscariote qui avait beaucoup péché. Et
Jésus reprit à Judas le don des langues et le pouvoir de guérir les blessés qu’il lui avait donnés, et il
lui enleva même la vue, car Judas avait agi en aveugle (une très belle peinture représentait Judas,
aveugle, pleurant sur les cadavres de ses dragons). Et le Seigneur dit à Judas que, pendant des siècles
et des siècles, on se souviendrait de lui comme du Renégat, que le monde entier maudirait son nom, et
que tout ce qu’il avait accompli, tout ce qu’il avait été, serait oublié.
Mais parce que Judas l’avait tant aimé, Jésus lui accorda une ultime faveur : il étendit la durée de
sa vie afin qu’il puisse, en voyageant, réfléchir à ses fautes et obtenir ainsi le pardon ; après
seulement il mourrait.
Alors commença le dernier chapitre de la vie de Judas Iscariote, un chapitre en vérité fort long. Le
Roi-Dragon, le compagnon du Christ, y devenait un aveugle errant, rejeté, sans amis, parcourant sans
relâche les routes glacées de la terre, vivant bien après que les villes, les gens, les choses qu’il avait
connus eurent disparu. Et Pierre, le premier pape et son ennemi de toujours, fit répandre partout la
légende que Judas avait vendu le Christ pour trente deniers d’argent, tant et si bien que Judas bientôt
n’osa même plus dire son nom. Pendant un certain temps il se fit appeler le Ju’Errant, puis il employa
bien d’autres noms encore.
Ayant vécu plus de mille ans, il se fit prédicateur et guérisseur. Il était sans cesse chassé et
persécuté car l’Église fondée par Pierre était devenue un nid de corruption et imbue d’elle-même.
Mais Judas avait eu beaucoup de temps sur cette terre, et finalement il était parvenu à trouver la paix
et la sagesse. Alors Jésus vint à lui sur ce lit de mort qu’il avait tant attendu et ils se réconcilièrent, et
Judas pleura encore. Et le Christ lui promit que quelques-uns se souviendraient de lui, qu’à travers les
siècles la nouvelle se propagerait et qu’un jour enfin le mensonge de Pierre serait découvert et
oublié.
Telle fut la vie de Judas Iscariote, narrée dans Par la croix et le dragon. L’ouvrage contenait aussi
son enseignement et des écrits apocryphes prétendument rédigés de sa main.
Quand j’eus terminé ma lecture, je prêtai le livre à Arla-k-Bau, la capitaine du Christ Vrai. Arla
était une femme sèche et pragmatique qui ne croyait en rien, mais son jugement était fort important à
mes yeux. Le reste de l’équipage, la clique des frères et sœurs de Saint-Christophe, se serait sans
doute contenté de répéter la très sainte horreur de l’archevêque.
« Intéressant », dit Arla en me le rendant.
Je pouffai. « C’est tout ? »
Elle haussa les épaules. « C’est une belle histoire. Et plus facile à lire que votre Bible, Damien ;
plus dramatique aussi.
— Exact. Mais l’histoire est complètement absurde. Un incroyable méli-mélo de doctrines,
d’apocryphes, de mythologies et de superstitions. Distrayant, sans aucun doute. Très imaginatif, osé,
même. Mais ridicule, vous ne trouvez pas ? Qui croirait ces histoires de dragons ? De Christ sans
jambes ? De raccommodage d’un Saint Pierre dévoré par quatre monstres ? »
Elle m’adressa un sourire méprisant. « Ce n’est pas plus stupide que l’eau changée en vin, le
Christ marchant sur les eaux ou Jonas vivant dans le ventre d’un poisson ! » Arla adorait me lancer
des piques. Quand j’avais sélectionné une non-croyante comme capitaine, ç’avait été un scandale.
Mais elle faisait bien son boulot et j’aimais l’avoir auprès de moi. Ça me permettait d’exercer ma
vivacité d’esprit. Elle avait la tête bien faite, cette Arla ; pour moi, cela comptait davantage qu’une
obéissance aveugle. Peut-être était-ce un péché…
« Il y a quand même une grande différence, dis-je.
— Ah ? » répondit-elle du tac au tac. Ses yeux percèrent mon masque. « Allons, Damien,
admettez-le ! Ce livre vous a plu ! »
Je m’éclaircis la voix. « Il a, je l’avoue, piqué ma curiosité. Vous savez de quels problèmes je
m’occupe. Vilaines petites déviations doctrinales, obscures chicanes théologiques grossies, Dieu sait
pourquoi, hors de toutes proportions, manœuvres politiques mystérieuses manigancées par quelque
archevêque planétaire un peu trop ambitieux qui a décidé de devenir pape, ou d’arracher quelque
concession à Vess ou à La Nouvelle-Rome. Si la guerre est sans fin, certes, les combats que nous
livrons sont bien anodins, et bien sales. Ils me fatiguent du point de vue spirituel, émotionnel et
physique. Après chaque lutte je me sens vidé de toute énergie et, pis encore, coupable. » Je tapotai la
couverture de cuir du livre. « Cette fois, c’est différent. L’hérésie doit être écrasée, bien sûr, mais je
suis, je l’avoue, assez impatient de rencontrer ce Lukyan Judasson.
— Sans compter que les illustrations sont ravissantes », dit Arla en feuilletant d’un air distrait Par
la croix et le dragon. Elle contempla une gravure particulièrement saisissante, celle qui représentait
Judas pleurant sur les cadavres de ses dragons, si je me souviens bien. Je compris qu’elle avait été
aussi impressionnée que moi et cela me fit sourire. Mais très vite mon visage s’assombrit.
Je ne faisais pourtant qu’entrevoir les difficultés qui m’attendaient.
Or donc, le Christ Vrai se posa enfin à Ammadon, cité de porcelaine, sur cette planète Arion où
l’Ordre de Saint-Judas Iscariote avait sa Maison.
Arion, monde agréable et doux, peuplé depuis trois siècles, comptait un peu moins de neuf
millions d’habitants ; la seule vraie ville, Ammadon, en abritait deux millions. Le niveau de la
technologie, principalement d’importation, était moyen. Il y avait peu d’industries sur Arion, planète
sans innovation, sauf peut-être sur le plan artistique. Car les arts y étaient fort importants, florissants
et vitaux. La liberté religieuse était l’un des piliers de la société, or Arion n’avait rien de bien
religieux, la majorité de la population menant une existence fervente mais laïque. La religion la plus
populaire y était l’Esthétisme, qui peut difficilement d’ailleurs être considéré comme une religion. On
y trouvait aussi des Taoïstes, des Erikaners, des Bons Vieux Chrétiens et des Enfants du Rêveur, ainsi
qu’une bonne douzaine de sectes de moindre importance.
On y rencontrait également neuf églises de l’Église Catholique et Romaine Unique et Véritable.
Des douze qu’elle comptait autrefois, trois étaient à présent des maisons de cette nouvelle religion qui
croissait si rapidement sur Arion : l’Ordre de Saint-Judas Iscariote ; il possédait en outre douze
églises nouvellement bâties.
L’évêque d’Arion était un homme sévère et sombre, aux cheveux noirs, tondu de près ; il n’avait
pas paru du tout content de me voir. « Damien Har Veris ! s’exclama-t-il avec quelque étonnement
lorsque je lui rendis visite à son domicile. Nous vous connaissons de réputation, bien sûr, mais jamais
je n’aurais espéré vous rencontrer en personne et encore moins vous recevoir en ma demeure ! Nos
effectifs ici sont peu nombreux, et…
— Et rétrécissent de jour en jour. Un sujet qui préoccupe fort mon Maître Commandeur,
l’archevêque Torgathon. Il semblerait que vous, par contre, ne soyez guère préoccupé par ce
problème, Excellence, puisque vous n’avez pas jugé bon de nous adresser un quelconque rapport sur
les activités de ces adorateurs de Judas. »
Un éclair de colère vite réprimé déforma son visage. Visiblement la rebuffade avait déplu. Mais il
s’empressa de ravaler son humeur ; même un évêque peut craindre les foudres d’un Chevalier de
l’inquisition. « Comment ? Mais cette question nous inquiète au plus haut point ! répondit-il. Nous
faisons tout pour combattre cette hérésie. Si vous pouvez nous aider de vos conseils, j’en serai ravi,
croyez-moi.
— Je suis Inquisiteur de l’Ordre militant des Chevaliers de Jésus-Christ, répliquai-je d’un ton
glacé. Je ne donne pas de conseils, Excellence, j’agis. J’ai été envoyé sur Arion dans ce but et
j’entends bien y remplir mes fonctions. Ce point étant établi, racontez-moi ce que vous savez de cette
hérésie et de son Premier Disciple, ce Lukyan Judasson.
— Mais bien sûr, père Damien. » L’évêque demanda à un serviteur d’apporter une collation de vin
et de fromage, puis entreprit de me résumer l’historique, court mais explosif, du culte de Judas. Je
l’écoutai en polissant machinalement mes ongles au revers pourpre de ma veste jusqu’à ce que le
vernis noir qui les recouvrait brille comme un miroir ; plusieurs fois je l’interrompis pour poser une
question. Avant qu’il ne soit parvenu à la moitié de son exposé, j’avais décidé de rendre moi-même
visite à ce Lukyan. Cela me paraissait le meilleur plan d’action.
Et je mourais d’envie de le faire depuis le début.
Me doutant que les apparences comptaient beaucoup sur Arion, je supposai nécessaire
d’impressionner Lukyan tant par ma personne que par ma mise. J’enfilai mes meilleures bottes,
admirablement coupées dans un cuir romain noir et n’ayant jamais connu la chambre de réception de
Torgathon ; je choisis un sévère costume noir à revers rouge sombre avec un col dur. J’avais un
superbe crucifix d’or pur pendu à mon cou ; mon épingle de col était en or, elle aussi, et représentait
une épée, l’insigne des Chevaliers de l’inquisition. Le frère Denis vernit mes ongles avec soin,
jusqu’à les rendre noirs comme l’ébène, avant d’ombrer mes yeux et de poudrer mon visage. Quand
je me regardai dans la glace, je me fis presque peur. J’eus un petit sourire, vite réprimé : il gâchait
tout.
Je gagnai à pied la Maison de Saint-Judas Iscariote. Les rues d’Ammadon étaient larges et
spacieuses, leurs entrelacs dorés bordés d’arbres pourpres appelés murmevents ; et en effet leurs
longs chatons suspendus en cascade semblaient murmurer des secrets à l’oreille de la douce brise. La
sœur Judith m’accompagnait. C’est une femme petite, et même le lourd survêtement à capuchon de
l’Ordre de Saint-Christophe échouait à étoffer sa fragile silhouette. Son visage respirait douceur et
gentillesse, ses grands yeux semblaient refléter toute l’innocence, toute la jeunesse du monde. Elle
m’était fort utile. Par quatre fois déjà elle avait froidement tué des êtres attentant à ma vie.
La Maison était de construction récente. Elle déployait ses majestueux édifices parmi des parterres
de minuscules fleurs aux couleurs chatoyantes et des océans d’herbe dorée. Un grand mur ceignait les
jardins. Des fresques couraient sur le mur d’enceinte et les parois du bâtiment lui-même. Pour les
avoir déjà vues dans Par la croix et le dragon, j’en reconnus certaines, et je m’arrêtai pour les
admirer à loisir avant de franchir la grille d’entrée. Nul ne tenta de nous arrêter. Je ne vis aucun
garde, pas même un réceptionniste. À l’intérieur des murs, hommes et femmes déambulaient
languissamment parmi les fleurs ; d’autres siégeaient sur des bancs à l’ombre des bouleaux et des
murmevents.
Sœur Judith et moi avons observé une pause, puis foncé droit sur la Maison.
À peine avions-nous pris pied sur le perron qu’un homme sortait à notre rencontre. Il s’arrêta sur
le seuil. Blond et gras, la barbe rêche, et vêtu d’une tunique d’une pauvreté Spartiate tombant jusqu’à
ses sandales, il souriait avec componction. Sur sa robe, il y avait des dragons surmontés de la
silhouette d’un homme brandissant une croix.
Quand j’atteignis le sommet du perron, il s’inclina devant moi. « Père Damien Har Veris,
Chevalier de l’inquisition », me salua-t-il. Son sourire s’élargit encore. « Je vous souhaite la
bienvenue au nom du Christ et de saint Judas. Je suis Lukyan. »
Je me promis de découvrir qui, dans l’équipe de l’évêque, renseignait les membres du culte de
Judas, mais je ne cillai pas. Voilà très, très longtemps que je suis Chevalier de l’inquisition. « Frère
Lukyan Mo, dis-je en acceptant la main tendue, j’ai quelques questions à vous poser. » Je n’avais pas
souri.
Lui souriait de plus belle. « Cela ne m’étonne pas. »
Lukyan disposait d’un bureau aussi vaste qu’austère : les hérétiques possèdent souvent une
simplicité que les ministres de l’Église véritable semblent avoir perdue. Il s’était quand même
accordé une concession, une seule : surplombant sa table-console, le tableau dont j’étais déjà tombé
amoureux, le Judas aveugle pleurant ses dragons morts, occupait tout un mur.
Il s’assit lourdement et me désigna un siège. Sœur Judith était restée dans la salle d’attente. « Je
préfère rester debout, père Lukyan, dis-je en sachant que je prenais ainsi l’avantage de la situation.
— Lukyan, tout simplement. Ou Luc, si vous préférez. Ici, nous ne faisons guère cas des titres.
— Vous êtes le père Lukyan Mo, né sur Arion, formé au séminaire de Cathaday, ex-prêtre de
l’Église Catholique et Romaine Unique et Véritable. Je m’adresserai donc à vous comme le mérite
votre position, mon père. Et j’entends que vous en fassiez de même. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Oh ! bien sûr, répondit-il, conciliant.
— Il est en mon pouvoir de vous dépouiller du droit d’administrer les sacrements, de vous mettre
à l’index, de vous excommunier, même, pour l’hérésie que vous avez osé formuler. Sur certaines
planètes, je pourrais vous faire condamner à mort.
— Mais pas sur Arion, se hâta de dire Lukyan. On est très tolérants, ici. Sans compter que nous
sommes plus nombreux que vous. » Il sourit. « Quant au reste, ma foi, je n’administre guère de
sacrements, vous savez ; j’ai laissé tomber ça depuis des années. Je suis Premier Disciple, vous
comprenez. Un maître, un penseur. Je me contente de montrer la voie, d’aider les gens à trouver la
foi. Excommuniez-moi si ça peut vous faire plaisir, père Damien. Le bonheur, c’est ce que nous
cherchons tous…
— Vous avez donc abandonné la foi, père Lukyan, dis-je en déposant Par la croix et le dragon sur
son bureau. Mais à ce que je vois, vous en avez trouvé une autre. » Je souris enfin, mais mon sourire
n’était que glace, menace, méchante ironie. « Je n’ai jamais croisé profession de foi plus ridicule.
Vous allez sans doute m’annoncer que vous avez parlé à Dieu, qu’il vous a confié en personne sa
nouvelle révélation, et la mission de blanchir le nom de l’innocent, du Très saint Judas en
l’occurrence ? »
Le sourire de Lukyan s’élargit encore. Il saisit le livre et leva sur moi un visage radieux. « Pas du
tout, pas du tout, dit-il. Voyez-vous, j’ai tout inventé. »
J’en restai bouche bée. « Hein ?
— J’ai tout inventé. » Il serra le livre sur son cœur avec une infinie tendresse. « Oh ! je me suis
inspiré de maintes sources, la Bible en particulier ; mais je considère néanmoins Par la croix et le
dragon comme mon œuvre. C’est plutôt bon, vous ne trouvez pas ? Évidemment, si fier que j’en sois,
je pouvais difficilement la signer, mais elle porte quand même mon imprimatur, vous aviez
remarqué ? Je n’ai pas osé m’approcher davantage de la vérité. »
Reprenant vite mes esprits, je grimaçai. « Vous m’étonnez, je le reconnais. Je m’attendais à
rencontrer quelque illuminé inventif, une misérable dupe, croyant dur comme fer avoir entendu la
voix de Dieu. J’ai souvent dû m’occuper de tels fanatiques. Au lieu de quoi, je trouve un joyeux
cynique qui a inventé une religion pour son intérêt personnel ! Je préfère de loin les fanatiques ! Vous
êtes ignoble, père Lukyan. Et vous brûlerez en enfer l’éternité durant.
— J’en doute fort. Vous me comprenez mal, père Damien. Je ne suis nullement cynique, et je ne
cherche aucunement à tirer profit de ce bon saint Judas. Honnêtement. Je vivais plus confortablement
quand je servais votre Église. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait par vocation. »
Je décidai de m’asseoir. « Vous m’embrouillez, murmurai-je. Expliquez-vous.
— À présent, je vais vous dire la vérité. » Il avait parlé sur un ton étrange, presque comme s’il
scandait un psaume. « Je suis un Menteur, lança-t-il.
— Ne cherchez pas à me troubler par des paradoxes enfantins, l’interrompis-je sèchement.
— Non, vous ne comprenez toujours pas ! rétorqua-t-il en souriant. Je suis un Menteur. Avec une
majuscule. C’est une organisation, père Damien. Une religion, si vous préférez. Une grande, une belle
foi. J’en suis le plus petit rouage.
— Jamais je n’ai entendu parler de cette Église.
— Oh ! bien sûr que non ! C’est un secret ! Ça doit être un secret. Vous comprenez pourquoi,
non ? Les gens détestent qu’on leur mente !
— Moi aussi », dis-je sèchement.
Lukyan eut l’air blessé. « Voyons ! Je vous ai annoncé que j’allais dire la vérité, non ? Quand un
Menteur dit ça, vous pouvez le croire les yeux fermés. Sinon, comment pourrions-nous nous faire
confiance ?
— Et vous êtes nombreux ? » J’étais stupéfait de découvrir qu’au fond Lukyan restait un illuminé,
un fanatique comme les autres, juste un peu plus compliqué. Je me trouvais face à une hérésie dans
l’hérésie ; je savais où résidait mon devoir : découvrir et rétablir la vérité.
« Très, répondit-il en souriant de plus belle. Vous seriez surpris, père Damien, vraiment. Il y a
certaines choses dont, voyez-vous, je n’ose même pas vous parler…
— Eh bien ! Parlez-moi de celles dont vous osez parler, dans ce cas.
— Avec plaisir, répondit Lukyan Judasson. Les Menteurs, comme les croyants de toutes les autres
religions, croient en un certain nombre de vérités. La foi demeure indispensable, vous comprenez. Un
certain nombre de faits sont impossibles à prouver. Nous croyons que la vie vaut la peine d’être
vécue. Il s’agit là d’une profession de foi. Pour nous, le but de l’existence est de vivre, de défier la
mort, peut-être de résister à l’entropie.
— Poursuivez », lui intimai-je, de plus en plus intéressé malgré moi.
« Nous croyons aussi que le bonheur est un bienfait qu’il convient de rechercher avec ardeur.
— L’Église ne s’oppose pas au bonheur ! lançai-je.
— Je me le demande. Mais ne chicanons pas. Quelle que soit la position de l’Église quant au
bonheur, il n’en reste pas moins qu’elle prêche la croyance en l’au-delà, en un être suprême et en un
code moral complexe.
— Exact.
— Nous autres Menteurs ne croyons ni en l’au-delà ni en Dieu. Nous voyons l’univers comme il
est, père Damien ; la vérité nue est cruelle. Nous qui aimons et chérissons la vie sommes condamnés
à mourir. Il n’y aura rien après : le néant éternel, le noir, la non-existence. Nos vies sont totalement
dépourvues de but, de poésie, de sens. Il en est de même de nos morts. Quand nous aurons disparu,
l’univers ne se souviendra plus de nous ; très vite ce sera comme si nous n’avions jamais vécu. Nos
mondes, nos univers ne nous survivront guère. L’entropie finira par consumer toutes choses et nos
efforts dérisoires n’empêcheront pas cette horrible fin. Tout aura disparu. Rien n’a jamais existé. Tout
est futile. L’univers est perdu d’avance, transitoire, et, cela ne fait aucun doute, se contrefiche de la
race humaine. »
Je me tassai sur ma chaise. Les sombres paroles de ce pauvre Lukyan me faisaient froid dans le
dos. Je me surpris à triturer mon crucifix. « Une philosophie bien déprimante. Et qui plus est,
complètement dépourvue de vérité. Moi aussi, j’ai envisagé cette effrayante vision. Je pense que tout
le monde en passe par là à un moment ou à un autre. Mais cette théorie est fausse, mon père. Ma foi
me protège contre un tel nihilisme. La foi est un paravent contre le désespoir.
— Oh ! Je le sais, ami Chevalier de l’inquisition, répondit Lukyan. Je suis heureux que nous nous
comprenions si bien. Vous êtes déjà presque des nôtres. »
Je fronçai les sourcils.
« Vous avez touché le nœud du problème, poursuivit-il. Les vérités, les grandes vérités, et même
certaines de moindre importance, sont pour la plupart des hommes parfaitement insupportables.
Alors nous nous abritons derrière la foi. La vôtre, la mienne, n’importe laquelle. Peu importe, pourvu
que nous ayons la foi, une foi véritable dans le mensonge, quel qu’il soit, auquel nous raccrocher. » Il
jouait avec les mèches désordonnées de sa longue barbe blonde. « Nos psychs nous ont toujours
affirmé qu’heureux étaient les croyants, vous le savez bien. Qu’ils croient au Christ ou à Bouddha, à
Erika Stormjones ou en la réincarnation, à la nature, au pouvoir de l’amour ou au comité d’un
quelconque parti politique, ça revient au même. Ils croient. Ils sont heureux. Ce sont ceux qui ont
découvert la vérité qui désespèrent, qui se suicident. La vérité est si vaste ! Les différents dogmes si
petits, si pauvrement conçus, si truffés d’erreurs et de contradictions ! On les perce à jour, on voit au
travers ! Et puis on sent le poids des ténèbres peser sur ses épaules, et fini le bonheur ! »
Je n’ai pas l’esprit lent. À ce stade, j’avais compris où Lukyan Judasson voulait en venir. « Vos
Menteurs inventent des religions. »
Il sourit. « Toutes les sortes de foi. Religieuses ou non. Pensez-y : nous voyons en la vérité le
cruel instrument qu’elle est en réalité. La beauté lui est infiniment préférable. Oh ! Nos mensonges ne
sont pas parfaits ! Les vérités sont trop énormes. Mais peut-être un jour trouverons-nous un
gigantesque mensonge que l’humanité tout entière pourra utiliser. En attendant, mille petits
mensonges feront l’affaire.
— Vos Menteurs ne m’intéressent guère, sifflai-je d’un ton égal avec une ferveur glacée. Toute ma
vie j’ai cherché la vérité. »
Lukyan se montra indulgent. « Père Damien Har Veris, Chevalier de l’inquisition, ne me racontez
pas de blagues : je sais trop bien qui vous êtes. Vous êtes un Menteur, vous aussi. Vous voguez de
monde en monde pour anéantir les fous, les rebelles, les semeurs de doute qui mettent en péril le
vaste édifice du beau mensonge que vous servez.
— Si vous trouvez mon mensonge si sublime, pourquoi l’avoir abandonné ?
— Une religion doit avant tout être adaptée à sa culture, à sa société. S’il y a conflit ou
contradiction, le mensonge est vite mis au jour et la foi chancelle. Votre Église est parfaite pour bien
des mondes, mon père, mais pas pour Arion. La vie est trop douce, ici, et votre religion trop sévère.
Ici, nous sommes amoureux de la beauté ; votre foi en offre si peu… Aussi l’avons-nous améliorée.
Nous avons longuement étudié cet univers. Nous connaissons parfaitement son profil psychologique.
Saint Judas va prospérer sur Arion. Il offre du drame, du pittoresque, et tant de beauté… l’esthétique
est admirable. Une tragédie avec une fin heureuse : Arion raffole de ce genre d’histoires. Et les
dragons font vraiment bien dans le tableau. Votre Église devrait réellement creuser du côté des
dragons. Ce sont des créatures merveilleuses.
— Des créatures mythiques, ripostai-je.
— Si peu, rétorqua-t-il. Cherchez bien. Vous comprenez, au fond, on en revient toujours à la foi :
qui sait vraiment ce qui s’est passé il y a trois mille ans ? Vous avez un Judas, moi, j’en ai un autre.
Nous avons chacun un texte à l’appui. Le vôtre est-il vrai ? Le croyez-vous vraiment ? Je n’en suis
qu’au premier cercle de l’Ordre des Menteurs. Je ne connais pas encore tous nos secrets. Mais je ne
serais guère surpris d’apprendre que les Évangiles ont été écrits par des hommes comme moi. Peut-
être n’y a-t-il jamais eu aucun Judas, après tout, ni aucun Jésus.
— J’ai la ferme croyance que tel n’est pas le cas.
— Dans ce bâtiment, des centaines de personnes ont une foi profonde et sincère en saint Judas,
répondit Lukyan. La foi est une très bonne chose. Tenez, sur Arion, le quota des suicides a diminué
d’un tiers depuis la fondation de l’Ordre de Saint-Judas. »
Je me souviens de m’être alors lentement extirpé de mon siège. « Vous êtes tout aussi fanatique
que n’importe quel hérétique, Lukyan Judasson, lui dis-je. J’ai pitié de vous, car vous avez perdu la
foi. »
Il se leva en même temps que moi. « Ayez plutôt pitié de vous, Damien Har Veris. Moi, j’ai trouvé
une foi nouvelle, une cause nouvelle, et je suis un homme heureux. Mais vous, mon ami ? Vous êtes
tourmenté, malheureux…
— Vous mentez ! » J’ai honte d’avouer que je criais.
« Venez avec moi », dit Lukyan. Il effleura une touche sur le mur. Le grand tableau de Judas
pleurant sur ses dragons morts pivota, dévoilant un escalier qui s’enfonçait sous terre. « Venez avec
moi », répéta-t-il.
Au centre de la cave, il y avait une grande vasque de verre pleine d’un liquide vert pâle. Quelque
chose y flottait. Ça ressemblait à un embryon vieux de dix mille ans ; c’était à la fois très vieux et
infantile, nu, avec une tête énorme et un minuscule corps atrophié. Des tuyaux reliaient ses bras, ses
jambes et son appareil génital à une machine qui, sans doute, devait le garder en vie.
Quand Lukyan alluma la lumière, ça ouvrit les yeux. De grands yeux noirs qui voyaient au plus
profond de mon âme.
« Je vous présente mon collègue, dit Lukyan en tapotant le flanc de la vasque. Jon Azuré Croix,
Menteur du quatrième cercle.
— Et télépathe », ajoutai-je vivement, pris d’une soudaine certitude.
Sur d’autres mondes, j’avais mené des pogroms contre des télépathes, surtout les enfants. L’Église
nous enseigne que les pouvoirs psioniques sont des pièges de Satan. On n’en trouve aucune trace dans
la Bible. Je ne suis pas particulièrement fier de ces massacres.
« Jon a lu en vous à la seconde même où vous êtes entré dans le complexe, dit Lukyan. Et il m’a
tenu au courant de ses découvertes. Seuls quelques-uns d’entre nous sont au courant de sa présence. Il
nous aide à mentir efficacement. Il sait quand la foi est vraie et quand elle est feinte. J’ai un implant
dans le crâne. Jon peut me parler à n’importe quel moment. C’est lui qui m’a recruté. Il savait que ma
foi n’était qu’une illusion. Il avait senti l’intensité de mon désespoir. »
Soudain la créature du réservoir se mit à parler ; sa voix métallique sortait d’un haut-parleur à la
base de la machine qui la nourrissait. « Comme je sens l’intensité du vôtre, Damien Har Veris, prêtre
vide. Inquisiteur ; vous avez posé trop de questions. Vous êtes rongé jusqu’au cœur, malade, à bout, et
vous ne croyez plus. Joignez-vous à nous, Damien. Vous êtes un Menteur depuis longtemps. Très
longtemps ! »
J’hésitai. Je plongeai au plus profond de moi-même pour me demander en quoi je croyais
réellement. Je cherchai ma foi d’autrefois, ce feu qui m’avait si longtemps soutenu, cette certitude de
la présence du Christ en moi, cette conviction profonde en les enseignements de l’Église. Je ne
trouvai rien de tout cela. Absolument rien. J’étais vide, consumé, plein d’interrogations. Je n’étais que
douleur. Mais, comme j’allais répondre à Jon Azuré Croix et au souriant Lukyan Judasson, je finis
par trouver quelque chose, quelque chose en quoi je croyais profondément, en quoi j’avais toujours
cru.
La vérité.
Je croyais en la vérité, même quand elle faisait mal.
« Il est perdu pour nous », dit le télépathe qui répondait au nom parodique de Croix.
Le sourire de Lukyan s’évanouit. « Ah ? J’espérais vous voir devenir l’un des nôtres, Damien.
Vous paraissiez prêt. »
Pris de peur, je faillis remonter en courant l’escalier pour rejoindre sœur Judith. Lukyan m’en
avait trop dit, et j’avais rejeté leur offre…
Le télépathe le perçut. « Vous ne pouvez pas nous nuire, Damien. Allez en paix. Lukyan ne vous a
rien dit. »
Lukyan parut soucieux. « Je lui ai dit beaucoup de choses, Jon, objecta-t-il.
— Bien sûr. Mais peut-il croire les propos d’un Menteur de ton acabit ? »
La petite bouche difforme de la créature se tordit en un sourire. Elle ferma les yeux. Lukyan
soupira et me précéda dans l’escalier.
Il me fallut quelques années pour comprendre que c’était Jon Azuré Croix qui avait menti. Et que
la victime de son mensonge était Lukyan. J’avais le pouvoir de nuire à ceux de sa secte. Je le fis.
Ce fut presque facile. Notre évêque avait des relations au gouvernement, dans les médias. En
glissant quelque argent dans les bonnes mains, je me fis moi aussi des relations. Puis je dévoilai
l’existence de Croix dans sa cave et je l’accusai d’avoir utilisé ses pouvoirs psioniques pour
subordonner les esprits des fidèles de Lukyan. Mes amis furent sensibles à cette accusation. Les
gardiens firent une descente, mirent le télépathe Croix en détention préventive ; plus tard il fut jugé.
Il était innocent. Mon accusation ne tenait pas debout. Les télépathes humains peuvent lire les
esprits à proximité, mais rarement (presque jamais) à distance. Ils sont toutefois rares et très craints.
Et Croix était assez laid pour qu’on puisse sans peine faire de lui la cible des superstitions. Acquitté, il
quitta Ammadon, et sans doute Arion, pour une destination inconnue.
De toute façon, je n’avais jamais eu l’intention de le faire condamner. L’accusation suffisait. Les
mensonges inventés par lui et Lukyan commencèrent à craquer et à montrer leurs failles. La foi est
dure à trouver et facile à perdre. Le doute le plus insignifiant peut éroder la plus solide des
fondations, des croyances.
Ensemble, l’évêque et moi travaillâmes dur pour renforcer le doute dans les esprits. Ce ne fut pas
facile. Les Menteurs avaient bien fait les choses. Ammadon, comme la plupart des villes civilisées,
possédait un grand centre de collecte des connaissances : un complexe d’ordinateurs reliait les écoles,
les universités, les bibliothèques, mettant constamment la somme de leur sagesse à la portée de tous.
Mais, en menant ma petite enquête, je me rendis compte qu’on avait subtilement modifié l’histoire
de Rome et de Babylone. On trouvait trois mentions de Judas Iscariote : l’une le présentait comme un
traître, l’autre comme un saint, la troisième comme le roi conquérant de Babylone. Son nom était
également mentionné en rapport avec les Jardins suspendus, et on parlait aussi d’un soi-disant
« Codex Judas ».
Nous purgeâmes tous ces mensonges ; nous en effaçâmes la moindre trace de la mémoire des
ordinateurs, mais il nous fallut citer les autorités d’une bonne demi-douzaine d’univers non chrétiens
pour faire accepter par les bibliothécaires et les érudits le fait que ces changements étaient autre chose
qu’une simple question de préférence religieuse. À ce stade des événements, l’Ordre de Saint-Judas
ne faisait plus la une de l’actualité. Lukyan Judasson était devenu amer et coléreux, et une bonne
moitié de ses églises avaient fermé leurs portes.
Bien sûr, l’hérésie ne mourut jamais complètement. Il y en a toujours pour croire envers et contre
tout. À ce jour, on lit encore Par la croix et le dragon sur Arion, à Ammadon, la ville de porcelaine, à
l’ombre des murmevents.
Arla-k-Bau et le Christ Vrai me ramenèrent à Vess, un an après mon départ, et l’archevêque
Torgathon consentit enfin à m’accorder un congé avant de m’envoyer lutter contre de nouvelles
hérésies. J’avais eu ma victoire ; l’Église continuait comme auparavant, et l’Ordre de Saint-Judas était
écrasé. Le télépathe Croix s’était trompé. Il avait sous-estimé le pouvoir d’un Chevalier de
l’inquisition. C’est du moins ce que je pensais alors.
Plus tard, bien plus tard, je me souvins de ses paroles.
Vous ne pouvez pas nous nuire, Damien.
Nous ?
L’Ordre de Saint-Judas ou celui des Menteurs ? Il avait, je crois, menti à dessein, sachant
pertinemment que je foncerais et que je m’emploierais à détruire Par la croix et le dragon ; que je ne
pourrais rien contre les Menteurs, que je n’oserais même pas mentionner leur existence. Comment
l’aurais-je pu ? Qui y aurait ajouté foi ? Une conspiration interstellaire aussi ancienne que
l’humanité ? Ça puait la paranoïa, et je n’avais aucune preuve…
Il avait menti au profit de Lukyan, pour le convaincre de me laisser partir. À présent, j’en avais la
certitude. Croix avait risqué gros pour tenter de me prendre au piège. Et il avait manqué son coup ;
aussi était-il prêt à sacrifier Lukyan Judasson et son mensonge, qui n’étaient que des pions dans un jeu
bien plus complexe.
J’étais donc reparti, portant, ancrée en moi, la certitude que je n’avais plus la foi, ou du moins
plus d’autre croyance qu’une foi aveugle en la vérité – une vérité que je ne pouvais plus désormais
trouver au sein de mon Église.
L’année de repos qui suivit, que je passai à lire et à étudier sur Cathaday, Vess et Celia, renforça
encore cette certitude. Finalement je retournai rendre visite à l’archevêque et me retrouvai une fois de
plus confronté à Torgathon Neuf-Klariis Tûn et aux affres de sa chambre de réception, portant mes
bottes les plus éculées. « Maître Commandeur, je suis au regret de ne pouvoir accepter aucune
nouvelle mission. Je demande à être retiré du service actif.
— Pour quel motif ? marmonna Torgathon, éclaboussant légèrement les dalles.
— J’ai perdu la foi », répondis-je simplement.
Il me regarda longtemps, très longtemps, clignant de ses yeux sans pupilles. « Votre foi ne regarde
que vous et votre confesseur, dit-il enfin. Pour moi, seuls les résultats comptent. Vous avez fait du bon
travail, Damien. Vous, à la retraite ? C’est hors de question. Et nous vous interdisons de présenter
votre démission. »
La vérité fera de nous des hommes libres.
Mais la liberté est un vide glacé et terrifiant. Le mensonge, lui, est souvent beau et chaud.
L’année dernière, l’Église m’a octroyé un nouveau vaisseau. Celui-là, je l’ai baptisé le Dragon.
Dubuque, Iowa,
décembre 1978
Âprevères
Quand il mourut enfin, Shawn découvrit à sa grande honte qu’elle n’arrivait même pas à
l’enterrer.
Ses mains, le long-couteau attaché à sa cuisse, la lame plus courte glissée dans sa botte… Elle ne
disposait d’aucun outil adéquat. Cela n’aurait rien changé, de toute manière : sous le fin tapis de
neige, la terre était dure comme la pierre. Shawn avait seize ans selon le calendrier familial, et elle
avait connu le sol gelé durant une bonne moitié de sa vie. Le froid régnait sur le monde, en grand-
hiver.
Malgré la futilité d’un tel labeur, elle essaya tout de même. Elle choisit un emplacement à deux pas
de la méchante hutte qu’ils avaient édifiée en guise d’abri, brisa la fine croûte de neige qu’elle balaya
ensuite d’un revers de main, et tenta de planter sa petite lame qui cassa dans la terre plus résistante que
l’acier. Prise de désespoir, elle contempla l’arme brisée, si précieuse ; elle savait bien ce que Creg
aurait dit. Puis elle griffa le sol de ses mains nues en pleurant, jusqu’à ce que ses doigts lui fassent
mal, que ses larmes gèlent sous le masque. Il n’était pas convenable d’abandonner ainsi cet homme,
son père, son frère, son amant. Il l’avait toujours bien traitée, elle l’avait toujours déçu – et voilà
qu’elle n’arrivait même pas à l’enterrer.
Faute de mieux, elle lui donna un dernier baiser (le visage tordu par la douleur et le froid, la
barbe et les cheveux raidis par la glace, il restait toutefois un parent) et renversa la hutte pour enfouir
le cadavre sous un vilain cairn de branches et de neige. Vaine précaution : vampires et venteloups
n’auraient aucun mal à le démolir pour se repaître de sa chair. Elle ne pouvait néanmoins abandonner
Lane sans sépulture.
Elle lui laissa ses skis et son grand arc en bois d’argent à la corde brisée par le gel, mais elle
emporta l’épée et la cape d’épaisse fourrure qui n’ajouteraient guère à la charge qu’elle trimballait
dans son sac. Elle l’avait soigné durant près d’une semaine après que le vampire l’avait blessé, et ce
délai passé dans la hutte avait presque réduit leurs réserves à néant. Elle espérait voyager léger, et
voyager vite. Elle chaussa donc ses propres skis, debout près de la tombe de fortune, et, appuyée sur
ses bâtons, lui fit ses derniers adieux. Enfin, elle s’éloigna sur la neige dans le silence terrible de la
forêt en grand-hiver. Elle allait vers chez elle, vers sa famille, et vers la chaleur du feu. Il était
presque midi.
À la tombée du soir, Shawn comprit qu’elle n’y arriverait jamais.
Elle était plus calme à présent, plus rationnelle. Elle avait laissé son chagrin et sa honte derrière
elle, avec le corps de Lane, comme on le lui avait appris. Partout pesait une chape de silence et de
froid, mais, après de longues heures à ski, Shawn avait presque chaud sous ses couches de cuir et de
fourrure. Ses pensées reflétaient la dure clarté de la glace qui pendait en aiguillons des arbres noueux
et dénudés.
Tandis que l’obscurité jetait son manteau sur le monde, la jeune femme chercha refuge à l’abri du
plus grand arbre à la ronde, un noirécorce massif dont le tronc mesurait trois bons mètres de
diamètre. Elle jeta sur le sol nu, dépourvu de neige à cet endroit, la cape de fourrure qu’elle avait
emportée et s’y étendit, avec sa cape de laine en guise de couverture pour se protéger du vent qui se
levait. Dos au tronc, le long-couteau dégainé sous sa cape par prudence, elle dormit d’un sommeil
aussi bref qu’anxieux, et se réveilla en pleine nuit, de sorte qu’elle eut tout loisir de réfléchir à ses
erreurs.
Les étoiles s’étaient levées ; elle les voyait qui la scrutaient entre les branches noires et
dépouillées. Le Chariot de Glace dominait le ciel. Il apportait le froid comme il l’avait toujours fait,
d’aussi longtemps qu’elle s’en souvenait. Les yeux bleus du conducteur la fouaillaient d’un regard
féroce et moqueur.
C’était le Chariot de Glace qui avait tué son compagnon, songea-t-elle avec amertume. Oui, le
vampire l’avait mutilé, cette nuit-là, lorsque la corde gelée de l’arc que Lane bandait avait cédé. Mais
en une autre saison, grâce aux bons soins de Shawn, il aurait survécu. En grand-hiver, il n’avait
aucune chance. Le froid avait déjoué toutes les défenses qu’elle avait érigées ; il avait sapé les forces
de l’homme ; il l’avait vidé de sa férocité. Le froid l’avait changé en un pâle homoncule tout
engourdi, aux lèvres bleuies. À présent, le conducteur du Chariot de Glace allait prendre son âme.
Et celle de Shawn, bien sûr. Elle le savait bien. Elle aurait dû abandonner Lane à son destin. C’était
ce que Creg aurait fait, ou Leila – chaque membre de la famille. Il ne pouvait espérer survivre,
pendant le grand-hiver. Rien ne résistait à la morte-saison. Les arbres se dépouillaient et se
ratatinaient, l’herbe et les fleurs périssaient, les bêtes gelaient sur pied, ou s’enfouissaient afin
d’hiberner. Même les venteloups et les vampires, amaigris par la disette, gagnaient en sauvagerie, et
la famine en emportait beaucoup avant le dégel.
Comme elle emporterait Shawn.
Leur retard atteignait trois jours quand le vampire les avait attaqués. Par la suite, Lane, qui avait
déjà réduit leurs rations, n’avait cessé de s’affaiblir. Il avait terminé ses provisions le quatrième jour,
et Shawn avait puisé dans les siennes pour le nourrir, sans mot dire. Elles se réduisaient désormais à
néant, ou presque, et le havre de Fort-Carin se situait encore à deux semaines de marche forcée – en
grand-hiver, ç’aurait pu être deux ans, tout aussi bien.
Recroquevillée sous sa cape, elle envisagea brièvement de faire du feu. Il attirerait les vampires –
ils en sentiraient la chaleur à trois kilomètres. Ils accourraient sans bruit entre les arbres, silhouettes
noires et maigres plus grandes que Lane, leur peau lâche ondoyant sur leurs membres squelettiques et
dissimulant leurs griffes. Si elle se mettait en embuscade, elle en prendrait peut-être un par surprise.
Un individu adulte lui fournirait la nourriture nécessaire le temps de regagner Fort-Carin. Elle tourna
et retourna l’idée dans l’obscurité, et n’y renonça qu’à contrecœur. Les vampires filaient aussi vite
que des flèches, en touchant à peine le sol, enneigé ou non, et ils étaient presque invisibles dans le
noir. Mais eux la verraient sans peine, à la chaleur qu’elle dégageait. Allumer un feu ne lui assurerait
qu’une mort rapide et presque indolore.
Shawn frissonna, et serra plus fort la poignée de son long-couteau pour se rassurer. Chaque
ombre, soudain, paraissait abriter un vampire tapi, et dans la plainte du vent, elle croyait entendre leur
peau trop lâche battre leurs membres lorsqu’ils couraient.
Tout à coup, un bruit plus strident, bien réel, atteignit ses oreilles – un sifflement suraigu comme
elle n’en avait jamais entendu – et l’horizon obscur se nimba de lumière, une lueur bleue
fantomatique qui détoura les arbres dépouillés dans une série de pulsations. La bouffée d’air glacial
qu’elle aspira lui brûla la gorge. Alors Shawn se leva tant bien que mal, avec la crainte d’essuyer une
attaque. Mais il n’y avait rien. Le monde restait noir, et froid, et mort ; seule la lumière vivait, ce
signal ténu, lointain, régulier, qui semblait l’appeler. Tout en l’observant durant de longues minutes,
elle se remémora le vieux Jon et les histoires épouvantables qu’il racontait aux enfants lorsque tout le
monde se réunissait autour du foyer principal de Fort-Carin. Il y a pire que les vampires, disait-il, et
Shawn, toute à ses souvenirs, redevint la petite fille, assise le dos au feu sur d’épaisses fourrures, à
écouter Jon parler de fantômes, de créatures d’ombre et de familles de cannibales vivant dans
d’immenses châteaux aux murs d’ossements.
Aussi brusquement qu’elle était apparue, l’étrange lueur se dissipa, s’évanouit, et le bruit suraigu
avec elle. Mais Shawn prit note de l’endroit où elle l’avait vue. Elle ramassa son sac, revêtit la cape de
Lane pour mieux combattre le froid et entreprit de chausser ses skis. Elle n’était plus une enfant. Et
cette lueur n’avait rien d’un feu follet, mais représentait peut-être son unique chance de salut.
Empoignant ses bâtons, elle s’élança dans sa direction.
Voyager de nuit était des plus dangereux, elle le savait. Creg le lui avait répété cent fois, tout
comme Lane. Dans la pénombre que créait la lueur diffuse des étoiles, il était facile de s’égarer, de
briser un de ses skis, de se casser la jambe ou pis. Et se mouvoir générait de la chaleur, chaleur qui
attirait les vampires du tréfonds des bois. Mieux valait se planquer jusqu’à l’aube, qui voyait les
prédateurs nocturnes se retirer dans leurs tanières. Là-dessus, son éducation et son instinct
s’accordaient. Mais on était en grand-hiver, et si elle restait immobile le froid transpercerait ses plus
chaudes fourrures, et Lane était mort, et elle criait famine, et la lumière était trop proche pour qu’elle
résiste à son appel – ce qui expliquait qu’elle soit partie à sa poursuite. Et, cette nuit-là, un charme
bénéfique semblait la protéger. Le terrain était plat, presque prévenant à son endroit, la couverture de
neige assez légère pour lui épargner les chausse-trappes des racines et des rochers. Aucun prédateur
ne surgit de la nuit en une glissade silencieuse et, en fait de bruit, elle n’entendit que celui de son
déplacement : la croûte de neige qui crissait sous le poids de ses skis.
La forêt se clairsemait peu à peu. Shawn finit par en sortir pour aborder un chaos de blocs de
pierre éboulés et de métal tordu et rouillé. Elle avait déjà vu de telles ruines – maisons et forts
abandonnés aux éléments par des familles éteintes –, mais dans des proportions moindres. La famille
qui vivait ici jadis, dans un passé indéfinissable, disposait d’une puissance formidable ; les vestiges de
leurs habitats couvraient cent fois la surface de Fort-Carin. Elle entreprit de se frayer un chemin
parmi les amas de maçonnerie couverts de neige. Elle trouva deux édifices presque intacts, mais
renonça dans les deux cas à s’abriter derrière leurs antiques murs de pierre : ni l’un ni l’autre ne
contenait quoi que ce soit qui aurait pu produire la lueur. Elle les laissa derrière elle après une brève
inspection. La rivière retint davantage son attention. Shawn s’immobilisa sur la berge haute et
contempla les vestiges des deux ponts, effondrés depuis longtemps, qui enjambaient naguère l’étroit
canal. Le cours d’eau était gelé, toutefois, et elle n’eut aucun mal à traverser : en grand-hiver, la
glace, épaisse, solide, ne risquait pas de céder sous son poids.
Tandis qu’elle gravissait tant bien que mal la rive opposée, elle découvrit la fleur.
Sa grosse tige noire émergeait d’entre deux pierres. Shawn n’aurait pas dû la voir, dans la nuit,
mais son bâton délogea un caillou tandis qu’elle effectuait son ascension malaisée ; le bruit attira son
regard vers le sol, et le végétal qui poussait là.
Stupéfaite, elle prit ses deux bâtons dans une main tandis que, de l’autre, elle fouillait sous son
amas de vêtements pour y trouver une allumette. Shawn n’osa laisser la flamme brûler qu’un bref
instant, mais cela suffit.
La fleur, minuscule, comptait quatre pétales du même bleu pâle que les lèvres de Lane juste avant
la fin. Oui, il y avait là une fleur, une fleur bien vivante, durant la huitième année du grand-hiver,
alors que le monde entier était mort.
Ils ne la croiraient jamais, se dit-elle. À moins de rapporter la preuve à Fort-Carin. Elle déchaussa
ses skis et essaya de cueillir la fleur. Mais cette tentative se révéla aussi vaine que celle d’enterrer
Lane. La tige était aussi résistante qu’un fil de fer. Elle la maltraita durant plusieurs minutes, en
refoulant des sanglots de frustration. Creg la traiterait de menteuse, de rêveuse, comme toujours.
Elle réussit cependant à réprimer ses pleurs, laissa la fleur et gagna le sommet de la berge. Là,
elle s’immobilisa.
Un vaste espace dégagé s’étendait en contrebas. Ici et là, des congères s’étaient amassées ; ailleurs,
il n’y avait que de la pierre plate, nue dans le vent et le froid. Au centre s’élevait l’édifice le plus
étrange qu’elle ait jamais vu : il affectait la forme d’une grosse larme et se campait sur trois pattes
noires au clair de lune, tel un animal. Ces pattes, courbées, fléchies, gansées de glace aux jointures,
donnaient l’impression que la bête allait bondir dans le ciel.
Et, comme le bâtiment, elles étaient couvertes de fleurs.
Il y en avait partout, constata Shawn lorsqu’elle détacha son regard de l’édifice trapu. Elles
jaillissaient, isolées ou en bouquets, de la moindre crevasse dans le champ ; entourées de neige et de
glace, elles formaient des îlots de vie dans la blancheur pure et morte du grand-hiver.
Elle les traversa pour s’approcher d’une des pattes, et elle se haussa sur la pointe des pieds pour
en effleurer la jointure d’une main gantée. Tout n’était que métal, glace et fleurs. Au pied de chacune,
la pierre avait cédé en multiples fractures, comme sous un formidable impact, et des plantes
jaillissaient des crevasses, un lierre noir dont les volutes rampaient sur les flancs de la structure telles
les toiles d’une estinorne. C’était lui qui arborait ces fleurs ; de près, Shawn constata qu’elles
n’avaient rien de commun avec le minuscule végétal du bord de l’eau. Leurs boutons de toutes les
couleurs, dont certains aussi gros que sa tête, poussaient à profusion, comme s’ils ne se rendaient pas
compte qu’on était en grand-hiver et qu’ils auraient dû être noirs et morts.
Elle contournait le bâtiment, à la recherche d’une entrée, lorsqu’un bruit lui fit tourner la tête vers
la crête.
Une ombre filiforme se silhouetta sur la neige et se fondit dans la nuit. Shawn, tremblante, recula
vivement, s’adossa à la plus proche des pattes métalliques, puis laissa tomber son fourbi pour se
retrouver l’épée de Lane dans la main gauche et le long-couteau dans la droite. Elle se reprocha
amèrement d’avoir gratté l’allumette. Flap-flap-flap : la mort accourait sur ses pieds griffus, en
battant des ailes.
Il faisait trop sombre, ses mains tremblaient, et soudain la silhouette l’assaillit par le flanc. Elle
darda son long-couteau, qui ne taillada qu’un repli de peau, et la charge du vampire glapissant de
triomphe la projeta à terre ; elle sentait déjà son sang couler. Une masse pesait sur sa poitrine, un cuir
noir se plaquait sur ses yeux, et elle découvrit, en voulant poignarder son agresseur, qu’elle avait
perdu son couteau. Elle hurla.
Le vampire hurla à son tour, et Shawn sentit une douleur atroce au niveau de sa tempe, et du sang
lui emplit les yeux, et la bouche, du sang, encore du sang, toujours du sang…
Tout n’était que bleu – un bleu brumeux, changeant. Le bleu-blanc de la lumière spectrale qui
dansait à l’horizon de la nuit. Le bleu pâle de la petite fleur impossible sur la berge. Le bleu froid des
yeux du sombre conducteur qui tenait les rênes du Chariot de Glace, et celui des lèvres de Lane quand
elle les avait baisées pour la dernière fois. Du bleu, partout, en remous incessants. Flou, irréel, il n’y
avait que du bleu. Que du bleu, interminablement.
Puis il y eut de la musique. Mais une musique floue, bleue en somme, étrange, aiguë, fuyante,
triste, désolée, et quelque peu érotique. Une berceuse comme lui en chantait Tésénya, avant que la
vieille femme ne tombe malade, ne s’affaiblisse, et que Creg ne l’expose aux éléments pour mourir.
Depuis sa petite enfance, Shawn n’avait rien entendu de tel ; elle ne connaissait, en guise de musique,
que Creg à la harpe et Rys à la guitare. Elle se détendit et se laissa flotter, les membres changés en
eau, une eau paresseuse, alors qu’en grand-hiver elle aurait dû être glace.
De douces mains entrèrent en contact avec Shawn, pour lui soutenir la tête, lui retirer son masque
de sorte que la chaleur bleue effleure ses joues nues, puis, descendant, descendant, lui desserrer ses
vêtements, ôter les fourrures, les cuirs et les tissus, et sa ceinture, et son gilet, et son pantalon. Sa peau
lui picotait. Elle flottait, flottait. Tout était chaud, si chaud, et les mains s’affairaient, douces comme la
vieille mère Tésénya, comme parfois sa sœur Leila, comme Devlin. Comme Lane, se dit-elle, et cette
pensée la réconforta et l’excita, et elle s’y raccrocha. Elle était avec Lane, en sécurité, au chaud, et…
et elle se rappela le visage de Lane, ses lèvres bleues, sa barbe gelée par son souffle, ses traits
distordus par la douleur. Elle se rappela Lane, et soudain elle se noyait dans le bleu, elle s’étouffait
dans le bleu, elle se débattait, elle hurlait.
Les mains la soulevèrent, et une voix inconnue murmura des mots apaisants dans une langue tout
aussi inconnue. Le bord d’une tasse effleura ses lèvres. Shawn ouvrit la bouche pour hurler encore,
mais à la place elle but. Le liquide était chaud, sucré, parfumé à plusieurs épices. Elle identifia les
unes ; les autres restèrent mystérieuses. Du thé, se dit-elle. Ses mains prirent la tasse des autres mains,
et elle engloutit le breuvage.
Elle se trouvait dans une petite pièce sombre, où elle gisait sur un lit de coussins, ses vêtements
empilés près d’elle. Un bâtonnet se consumait, remplissant l’air d’une brume bleutée. Agenouillée
près d’elle, attifée de guenilles multicolores, la femme qui la regardait calmement de ses yeux gris
arborait la chevelure la plus drue, la plus désordonnée que la jeune fille ait jamais vue. « Vous…
qui… ? » demanda Shawn.
La femme lui caressa le front d’une douce main blanche. « Carin », dit-elle sans ambiguïté.
Shawn hocha la tête, en se demandant qui était l’étrangère et comment elle connaissait la famille.
« Fort-Carin », dit encore la femme, avec une expression de tristesse amusée. « Lin et Éris et
Caith. Je me souviens d’eux, petite. Beth, la Voix de Carin… dure comme tout, celle-là. Et Kaya et
Dale et Shawn.
— Shawn ! Je suis Shawn. C’est moi. Mais c’est Creg, la Voix de Carin… »
L’autre lui caressait le front avec un pâle sourire. La jeune fille n’avait jamais senti un contact
aussi doux que celui de sa paume. « Shawn est mon amante, ajouta la femme. Chaque dizan, lors du
Rassemblement. »
Shawn, prise de confusion, cilla. La mémoire lui revenait peu à peu. La lueur dans la forêt, les
fleurs, le vampire. « Où suis-je ?
— Partout où tu n’as jamais rêvé d’être, petite Carin », dit la femme en se riant d’elle-même.
Les murs de la pièce brillaient comme du métal noir. « Le bâtiment ! laissa échapper Shawn. Le
bâtiment sur ses pattes, avec toutes les fleurs…
— Oui.
— Est-ce que vous… qui êtes-vous ? C’est vous qui avez créé la lueur ? J’étais dans la forêt, Lane
était mort, je n’avais presque plus rien à manger, et j’ai vu une lumière, bleue…
— C’était ma lueur, petite Carin, tandis que je descendais du ciel. J’étais loin, oh ! oui, très loin
dans des contrées dont tu n’as jamais entendu parler, mais je suis revenue. » Soudain la femme se leva
pour tournoyer sur elle-même, et les étoffes criardes qu’elle portait bouffèrent et chatoyèrent tandis
que la fumée bleu pâle l’enveloppait. « Je suis la sorcière dont on t’a dit de te méfier à Fort-Carin,
mon enfant ! » hurla-t-elle avec exultation, et elle continua de tournoyer, tourbillonner, jusqu’à ce
qu’enfin, vaincue par le vertige, elle s’affale sur le lit auprès de Shawn.
Personne n’avait jamais averti celle-ci de se méfier d’une sorcière. Elle était donc plus perplexe
qu’anxieuse. « Vous avez tué le vampire. Comment avez-vous… ?
— Je suis la magie. Je suis la magie, et je peux pratiquer la magie, et je vivrai éternellement.
Comme toi, petite Carin, Shawn, une fois que je t’aurai instruite. Tu voyageras avec moi, et je
t’enseignerai toutes les magies, et je te raconterai des histoires, et nous serons amantes. Tu es déjà
mon amante, tu sais, tu l’as toujours été, au Rassemblement. Shawn, ma Shawn. » La femme sourit.
« Non, répondit la jeune fille. C’était quelqu’un d’autre.
— Tu es fatiguée, mon enfant. Le vampire t’a blessée. Tu as oublié. Mais tu te rappelleras, oui. »
La femme se releva et alla moucher le bâtonnet, puis réduire la musique au silence. Lorsqu’elle avait
le dos tourné, on voyait ses cheveux qui lui tombaient jusqu’à la taille en cascade de boucles
emmêlées : des cheveux fous, sauvages, telles les vagues au large. Shawn avait contemplé la mer,
certain jour, avant la venue du grand-hiver. Elle s’en souvenait.
D’une manière ou d’une autre, la femme tamisa l’éclairage encore davantage, et, dans l’obscurité,
se tourna vers la jeune fille. « Repose-toi, maintenant. J’ai annulé ta souffrance par ma magie, mais
elle reviendra peut-être. Appelle-moi, dans ce cas. J’ai d’autres magies. »
Shawn s’assoupissait déjà. « Oui », souffla-t-elle, comme privée de volonté. Mais lorsque la
femme fit mine de sortir, elle la retint. « Attendez. Votre famille, Mère. Dites-moi qui vous êtes. »
L’autre se découpait dans une lumière dorée, silhouette privée du moindre trait distinctif. « Ma
famille est vaste, mon enfant. Lilith, Célia Marcyan, Erika Stormjones, Lamiya-Bailis et Deirdre
d’Allerane figurent parmi mes sœurs, et Kléronomas, Stephen Cobalt Northstar ainsi que Tomo et
Walberg parmi mes frères, et mes pères. Notre maison se situe par-delà le Chariot de Glace. Quant à
moi, je m’appelle, je m’appelle Morgane. » Elle se retira, la porte se referma, et Shawn s’endormit.
Morgane, songeait-elle dans son sommeil.
Morganemorganemorgane.
Le nom dérivait dans ses rêves telle une volute de fumée.
Shawn était tout petite, et elle admirait le feu dans l’âtre de Fort-Carin ; elle voyait les flammes
lécher et agacer les gros rondins noirs, humait les douces fragrances du bois-chardon, écoutait
quelqu’un raconter une histoire. Pas Jon, non, c’était avant que Jon ne devienne leur conteur. Cela
remontait donc à loin. C’était Tésénya, si vieille, le visage ridé, qui parlait de sa voix lasse, musicale,
sa voix de berceuse, et chaque enfant lui prêtait l’oreille. Ses histoires différaient de celles de Jon, qui
regorgeaient de combats – guerres, vendettas, monstres –, de sang, de couteaux et de serments rugis
avec passion près du corps sans vie d’un père chéri. Tésénya était plus calme. Elle parla ce soir-là
d’un groupe de voyageurs, six membres de la famille Alynne, perdus dans les bois durant une année
entière, lors d’une saison de gel, et tombés par hasard sur un immense fort de métal. Ses habitants les
avaient accueillis en leur offrant un énorme festin. Les voyageurs avaient mangé, bu, et ils
s’essuyaient les lèvres pour prendre congé quand on avait servi un nouveau banquet, et ainsi de suite.
Les Alynne étaient restés, car la riche nourriture était plus délicieuse qu’ils n’en avaient jamais mangé
– et plus on en absorbait, plus on en voulait. Et le grand-hiver avait débuté hors les murs de métal. Au
dégel, des années plus tard, d’autres Alynne partis à leur recherche les avaient trouvés morts dans la
forêt. Les égarés avaient échangé leurs chaudes fourrures contre de fins habits, laissé rouiller leurs
armes et péri affamés. Le fort de métal s’appelait Fort-Morgane, et la famille qui l’habitait s’appelait
Mensonge, et sa nourriture n’était que songe-creux.
Shawn se réveilla nue, frissonnante.
Ses habits étaient entassés près de son lit. Vite, elle passa d’abord ses sous-vêtements, puis une
chemise de laine noire, puis son pantalon, sa ceinture et son surcot, tous en cuir, puis son manteau de
fourrure à capuchon, la cape de Lane et la sienne, en tissu. Complétant sa mise par le masque de cuir
raide lacé sous son menton, elle se retrouva parée contre le froid, et les caresses des inconnus. Ses
armes gisaient dans un coin, jetées là en compagnie de ses bottes. Une fois l’épée de Lane en main et
le long-couteau au fourreau, elle se sentit prête. Elle quitta la chambre bien décidée à localiser ses
skis et la sortie.
Morgane l’accueillit d’un rire aigu et cassant, dans une pièce toute de verre et de métal argenté.
Elle se tenait devant la plus vaste fenêtre que Shawn ait jamais vue, une vitre transparente, plus haute
qu’un homme, plus large que l’âtre de Fort-Carin, et plus parfaite que les miroirs de la famille
Terhis, pourtant renommée pour ses souffleurs de verre et ses fabricants de lentilles. Derrière la
vitre, c’était le milieu de la journée : le midi bleu et glacial du grand-hiver. Shawn vit le grand champ
de pierres, de neige et de fleurs avec, plus loin, la butte qu’elle avait escaladée et, au-delà encore, la
rivière gelée qui sinuait parmi les ruines.
« Tu as l’air si féroce et furieuse ! » dit Morgane une fois apaisée son absurde hilarité. Elle avait
tressé ses cheveux à l’aide de rubans colorés et d’épingles ornées de gemmes qui brillaient au gré de
ses mouvements. « Allons, petite Carin, retire tes fourrures. Le froid ne peut pas nous atteindre ici. Et
si jamais il y parvient, nous pourrons le laisser derrière nous. Il existe d’autres contrées, tu sais. »
Elle traversa la pièce.
Shawn, qui avait laissé la pointe de son épée s’abaisser, la releva aussitôt. « N’approchez pas. » Sa
voix lui parut rauque et peu familière.
« Je n’ai pas peur de toi, Shawn, dit Morgane. Pas peur de toi, ma Shawn, mon amante. » Avec
souplesse, elle évita la lame brandie, puis elle ôta son foulard, une gaze de soie grise semée de
minuscules joyaux écarlates, et le drapa au cou de la jeune fille. « Tu vois, je sais ce que tu penses »,
dit-elle en désignant les gemmes qui, l’une après l’autre, changeaient de couleur : le feu devenait du
sang, le sang séchait, le marron virait au noir. « Tu as peur de moi, c’est tout. Tu n’es pas en colère.
Tu ne me ferais jamais de mal. » Elle noua le foulard sous le masque de sa visiteuse avec un grand
sourire.
Shawn contempla les joyaux d’un air horrifié. « Comment avez-vous fait ça ? demanda-t-elle en
reculant d’un pas mal assuré.
— Par magie. » L’autre pivota sur ses talons et rejoignit la fenêtre en quelques entrechats.
« Morgane n’est que magie.
— Vous n’êtes que mensonges. Je connais l’histoire des six Alynne. Je ne compte pas rester ici
pour mourir de faim. Où sont mes skis ? »
La femme ne sembla pas l’entendre ; son regard paraissait voilé, nostalgique. « As-tu déjà vu la
Maison Alynne en été, mon enfant ? Elle est très belle. Le soleil se lève derrière la tour de
rougepierre et s’abîme chaque soir dans le lac Jamei. Tu la connais, Shawn ?
— Non, et vous non plus, répondit-elle avec témérité. Pour quelle raison est-ce que vous parlez de
la Maison Allyne ? Vous m’avez raconté que votre famille vivait sur le Chariot de Glace et qu’ils
portaient tous des noms que je n’ai jamais entendus, Klérabérus et autres.
— Kléronomas », corrigea Morgane avec un rire espiègle. Elle porta une main à ses lèvres pour
calmer son hilarité et se mordilla un doigt en la considérant d’un regard enjoué. Tous ses doigts
portaient des bagues scintillantes. « Il faudrait que tu voies mon frère Kléronomas. Il est moitié métal,
moitié chair, et il a des yeux plus brillants que le verre, et il en sait davantage que toutes les Voix qui
ont jamais parlé pour Fort-Carin.
— Non ! se récria Shawn. Vous n’arrêtez pas de mentir !
— Si », dit Morgane. Elle laissa retomber sa main et prit un air vexé. « Il est magie. Nous le
sommes tous. Si Erika a péri, elle se réveille pour vivre encore et encore. Stephen était un guerrier : il
a tué un milliard de familles, plus que tu ne saurais en dénombrer. Et Célia a découvert bien des
endroits que personne ne connaissait. Tous mes parents pratiquent la magie. » Soudain, la ruse se
peignit sur son visage. « J’ai tué le vampire, n’est-ce pas ? Comment, selon toi ?
— Avec un couteau ! » Mais la jeune fille rougissait sous son masque. Morgane avait bel et bien
tué le vampire, ce qui faisait de Shawn sa débitrice. Et elle avait dégainé sa lame ! D’imaginer la rage
de Creg, elle tressaillit et laissa choir son épée à grand fracas. La confusion l’envahissait.
« Mais toi, tu avais un long-couteau et une épée, pourtant tu n’as pas réussi à le tuer, non ? »
demanda la femme d’une voix douce. Elle traversa la pièce. « Tu m’appartiens, Shawn Carin. Tu es
mon amante, ma fille et ma sœur. Accorde-moi ta confiance. Je peux t’apprendre beaucoup. Viens. »
Elle la prit par la main et la mena à la fenêtre. « Reste là. Attends et observe, Shawn. Je vais t’en
révéler davantage sur la magie de Morgane. » Elle gagna l’autre extrémité de la pièce en souriant et,
là, elle parut jouer de ses bagues sur un panneau de métal brillant et de carrés lumineux.
Shawn, qui ne la quittait pas des yeux, se sentit glacée de peur.
Sous ses pieds, le sol se mit à trembler. Un bruit l’assaillit, une plainte stridente qui lui transperça
les tympans à travers le masque de cuir jusqu’à ce qu’elle plaque ses mains gantées sur ses oreilles
pour la réduire au silence. Malgré tout, elle la percevait toujours, sous la forme d’une vibration dans
ses os. Ses dents lui faisaient mal et une vive douleur lui poignarda la tempe gauche. Mais ce n’était
pas le pire.
À l’extérieur, jusque-là figé et glacé, dansait un éclat bleu qui repeignait le monde. Les congères
étaient d’un bleu pâle, les panaches poudreux qui s’y accrochaient plus pâles encore et, sur la berge
du fleuve, inanimée un instant auparavant, des ombres bleues allaient et venaient. Shawn regarda la
lumière se refléter sur la glace même et sur les ruines désolées qui se dressaient sur la crête. Morgane
gloussait dans son dos quand, soudain, toute la scène derrière la fenêtre se brouilla pour ne plus
laisser voir qu’un tourbillon de couleurs, certaines vives, d’autres sombres, comme si des pans d’arc-
en-ciel fondaient dans une immense marmite. La jeune fille figée sur place ne put réprimer un
frisson, et sa main vint se poser sur la poignée de son long-couteau.
« Regarde, petite Carin ! » Le cri d’exultation de Morgane couvrit à peine la terrible plainte.
« Nous avons bondi dans le ciel, loin du froid. Je te l’avais bien dit, Shawn. Nous serons bientôt dans
le Chariot de Glace. » Elle manipula de nouveau le panneau ; le bruit se tut et les couleurs
s’évanouirent. Par-delà la vitre, il y avait le ciel.
La jeune fille émit une plainte terrifiée. Elle ne voyait que l’obscurité, et les étoiles, partout les
étoiles, plus qu’elle n’en avait jamais vu. Et elle était perdue. Lane lui avait appris les constellations,
afin qu’elle se repère, trouve son chemin, mais ces astres-là étaient étrangers, différents. Elle
n’arrivait plus à localiser le Chariot de Glace, le Skieur Fantôme, ni même Lara Carin et ses
venteloups. Le ciel n’avait rien de familier ; un million d’étoiles la lorgnaient – rouges, blanches,
bleues, jaunes, aucune d’entre elles ne vacillait.
Morgane se tenait derrière elle. « Est-ce qu’on est dans le Chariot de Glace ? demanda Shawn
d’une toute petite voix.
— Oui. »
Tremblante, elle jeta son couteau qui rebondit avec fracas sur une paroi métallique, puis elle se
tourna vers son hôtesse. « Nous sommes mortes. Le conducteur emporte nos âmes vers le désert
gelé. » Elle refoula ses larmes. Elle n’aurait pas voulu mourir ainsi, en grand-hiver, mais, à tout le
moins, elle retrouverait Lane.
Morgane dénoua le foulard qu’elle avait passé au cou de sa visiteuse. Les gemmes étaient noires,
terribles. « Non, Shawn Carin, dit-elle d’une voix égale. Nous ne sommes pas mortes. Reste avec moi,
petite, et tu ne mourras jamais. Tu verras. » Elle retira le foulard pour dénouer les lacets du masque,
puis ôta celui-ci et le laissa choir. « Tu es jolie, Shawn. Mais tu l’as toujours été. Je m’en souviens
après toutes ces années. Je me le rappelle.
— Je ne suis pas jolie. Je suis trop douce, et trop faible, et Creg dit que je suis osseuse et que j’ai
le visage trop plat. Et je ne suis pas… »
La femme la fit taire d’un doigt sur ses lèvres, puis dégrafa la cape de Lane, qui glissa à terre. Sa
propre cape suivit le même chemin, puis son manteau, et les doigts de Morgane s’attaquèrent alors
aux lacets du surcot.
« Non », dit Shawn en reculant tout à coup. Son dos heurta la vaste vitre. La terrible nuit pesa sur
elle de tout son poids. « Je ne peux pas, Morgane. Je suis une Carin et vous n’êtes pas de la famille. Je
ne peux pas.
— Le Rassemblement, murmura l’autre. Fais comme si tu y étais. Tu as toujours été mon amante
au Rassemblement. »
La jeune fille sentit sa gorge s’assécher. « On n’est pas au Rassemblement. » Elle avait assisté à
l’un d’eux, au bord de la mer : quarante familles réunies pour échanger des biens, des nouvelles, des
fluides corporels. Mais cela se passait des années avant son premier sang, et nul ne l’avait prise ; faute
d’être une femme, elle restait intouchable. « On n’est pas au Rassemblement », répéta-t-elle, prête à
fondre en larmes.
Morgane gloussa. « Très bien. Je ne suis peut-être pas une Carin, mais je suis Morgane-la-
magique. Je peux faire que ce soit le Rassemblement. » Elle courut à travers la pièce sur ses pieds nus,
appliqua ses bagues contre le mur une fois encore, et esquissa un étrange motif avant de lancer :
« Regarde ! Tourne-toi et regarde. » Shawn, perplexe, jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
Sous le soleil double du plein-été, le monde verdoyait. Des voiliers voguaient sur le fleuve lent et
les reflets brillants des soleils jumeaux roulaient dans leur sillage, boules de crème à la dérive sur
l’eau bleue. Même le ciel paraissait radouci et crémeux ; des nuages blancs cinglaient telles les
goélettes majestueuses de la famille Crien, et il n’y avait pas une seule étoile à l’horizon. La berge
opposée montrait des maisons, plus petites qu’une cabane ou plus vastes que Fort-Carin, et des tours
aussi élancées que les aiguilles de pierre sculptées par le vent des Montagnes Brisées. Ici et là, on
voyait des passants : petites gens à la peau bistre inconnus de Shawn et membres des familles se
côtoyaient. Le champ de pierres avait perdu son linceul de neige et de glace, mais se hérissait de
bâtiments en métal, certains plus grands que Fort-Morgane, mais la plupart moins imposants ; tous
s’ornaient de marques distinctives et se campaient sur leurs trois pattes. Entre ces structures
s’alignaient les tentes et les étals des familles, avec leurs sceaux et leurs bannières, et les matelas des
amants, aux couleurs vives. On y faisait l’amour sans retenue. Elle sentit la main de Morgane posée
sur son épaule.
« Sais-tu ce que tu vois, petite Carin ? » souffla la femme.
La jeune fille tourna vers son hôtesse un regard où l’effroi le disputait à l’émerveillement. « Un
Rassemblement. »
Morgane sourit. « Voilà. C’est le Rassemblement, et je te revendique pour mienne. Fête-le avec
moi. » La ceinture de Shawn se desserrait déjà sous les doigts de l’autre, et résister n’aurait servi à
rien.
Entre les murs métalliques de Fort-Morgane, les saisons se changeaient en heures qui se
changeaient en années qui se changeaient en jours qui se changeaient en mois qui se changeaient en
semaines qui se changeaient de nouveau en saisons. Lorsque Shawn se réveilla sur une fourrure
hirsute que Morgane avait étalée sous la fenêtre, le plein-été s’était retransformé en grand-hiver, et les
familles, les vaisseaux et le Rassemblement avaient plié bagage. L’aube vint plus tôt que d’habitude.
Morgane, agacée, la changea en crépuscule ; on était à la saison du gel, avec son froid lugubre, et les
astres du matin se virent remplacés par des nuages gris sur un ciel cuivré. Elles mangèrent pendant
que le cuivre virait au noir – des champignons, des légumes verts croquants, du pain noir dégoulinant
de beurre et de miel, du thé aux épices adouci de crème, de grosses tranches de viande flottant dans du
sang, un sorbet aux miettes de noix, et enfin une boisson chaude à neuf couches, chacune d’une
couleur et d’un goût différents. Cette dernière, bue dans de hautes flûtes de cristal si fin qu’il semblait
impossible, donna la migraine à Shawn, qui pleura : ces mets délicieux avaient beau paraître réels,
elle craignait la disette. Morgane se moqua d’elle, avant de filer chercher des morceaux de vampire
séché qu’elle lui conseilla de garder au fond de son sac et de mâchonner si jamais la faim la dévorait.
La jeune fille conserva longtemps la viande, mais elle ne la goûta jamais.
Au début, elle s’efforça de tenir le décompte des jours en se basant sur les repas, les périodes de
sommeil, mais bientôt la succession des paysages toujours changeants et les aléas de l’existence à
Fort-Morgane l’emplirent d’une telle confusion qu’elle dut, faute de comprendre quoi que ce soit, y
renoncer. Elle s’en inquiéta durant des semaines ou peut-être seulement des jours, puis elle cessa de se
tourmenter. La femme pliait le temps à ses caprices, soit ; inutile, donc, de s’en soucier.
Plusieurs fois, elle demanda à partir, mais sa compagne, refusant d’en entendre parler, riait, et
faisait un tour de magie si formidable que Shawn oubliait tout. Elle déroba ses lames une nuit pendant
son sommeil, ainsi que ses fourrures et ses cuirs, si bien que la jeune fille dut se vêtir comme la
femme l’entendait : nuées de soie multicolore, guenilles fantaisistes, voire tenue d’Ève. D’abord
fâchée et vexée, elle finit par s’y habituer – ses vieux habits auraient été bien trop chauds pour le Fort,
de toute manière.
Morgane lui faisait des cadeaux. Des sachets d’épices qui embaumaient l’été. Un venteloup taillé
dans un verre azur. Un masque de métal permettant de voir dans l’obscurité. Des huiles aromatiques
pour le bain. Plusieurs flacons d’un alcool épais, doré, qui apportait l’oubli quand l’esprit était
troublé. Le miroir le plus délicat qu’elle eût jamais contemplé. Des livres qu’elle ne savait pas lire. Un
bracelet incrusté de gemmes rouges qui buvaient la lumière du jour et brillaient la nuit. Des cubes qui
jouaient une musique exotique si on les réchauffait au creux de la main. Des bottes d’un acier tissé si
léger et si flexible qu’elle pouvait les rouler en boule dans sa paume. Des miniatures métalliques
représentant des hommes, des femmes et toutes sortes de démons.
Morgane lui racontait des histoires, aussi. Chaque cadeau avait la sienne : d’où il venait, qui l’avait
fabriqué, comment il était arrivé au Fort. Morgane lui narrait tout cela, ainsi que des histoires sur sa
parentèle : l’indomptable Kléronomas qui parcourait le firmament en quête de savoir, Célia Marcyan
à la curiosité insatiable et son vaisseau le Traqueur d’ombres, Erika Stormjones que sa famille avait
découpée au couteau afin qu’elle revive, le redoutable Stephen Cobalt Northstar, Tomo le
mélancolique, l’enjouée Deirdre d’Allerane avec sa sinistre jumelle spectrale. Ces histoires, elle les
contait à l’aide de sa magie. Il y avait une fente rectangulaire dans un mur ; la femme y insérait un
boîtier métallique plat, toutes les lumières s’éteignaient, et ses parents défunts revivaient, fantômes
colorés qui marchaient, parlaient et saignaient s’ils étaient blessés. Shawn les crut réels jusqu’au jour
où, alors que pour la première fois Deirdre pleurait ses enfants morts, la jeune fille courut la
réconforter et se trouva incapable de la toucher. Ensuite seulement Morgane lui expliqua la vérité :
Deirdre et les autres n’étaient que des esprits invoqués par sa magie.
Morgane lui disait bien des choses. Elle était sa tutrice, en plus de son amante, et elle se montrait
presque aussi patiente que Lane l’avait été, quoique plus encline à changer de sujet par manque
d’intérêt. Elle donna à Shawn une belle guitare à douze cordes et commença de lui apprendre à en
jouer, puis elle lui enseigna la lecture, un peu, et aussi quelques tours de magie, afin que la jeune fille
se débrouille seule à bord. Cela aussi, elle l’avait appris : le Fort n’était pas un édifice, mais un navire
céleste capable de fléchir ses pattes de métal et de bondir d’étoile en étoile. Morgane lui parla des
planètes, contrées proches de ces astres ; ses cadeaux venaient de ces lieux par-delà le Chariot de
Glace : le masque et le miroir du Monde de Jamison, les livres et les cubes d’Avalon, le bracelet de
Haut-Kavalaan, les huiles aromatiques de Braque, les épices de Rhiannon, Tara et Vieux-Poséidon, les
bottes de Bastion, les figurines de Chul Damien, la liqueur dorée d’une terre si lointaine que Morgane
elle-même en ignorait le nom. Seul le beau venteloup de verre avait été fabriqué ici, sur la planète de
Shawn. Il avait toujours compté parmi les favoris de la jeune fille jusqu’à présent, mais elle se rendit
compte qu’il la décevait beaucoup, désormais. Les autres semblaient plus excitants. Elle avait toujours
voulu voir du pays, visiter d’autres familles sous d’autres climats, contempler les mers et les
montagnes. Tout d’abord elle était trop jeune ; et puis Creg avait refusé de la laisser partir une fois
devenue femme. Il la trouvait trop lente, trop timide, trop irresponsable. Elle passerait sa vie chez
elle, et consacrerait ses maigres talents à Fort-Carin. Même le voyage fatidique qui l’avait conduite
ici constituait une exception : Lane avait insisté pour l’emmener et, de tous les autres, il était le seul
susceptible de tenir tête à Creg, la Voix de Carin.
Morgane la fit voyager, cingler entre les étoiles. Quand le feu bleu vacillait sur le paysage gelé du
grand-hiver et que le bruit naissait du néant, Shawn se ruait à la fenêtre où elle attendait avec une
impatience croissante que les couleurs se stabilisent. Morgane lui donna toutes les montagnes et
toutes les mers dont elle rêvait, et davantage. À travers la vitre sans défaut, la jeune fille vit les
contrées de toutes ses histoires : Vieux-Poséidon, avec ses quais érodés par les intempéries et ses
flottilles de navires d’argent, les prairies de Rhiannon, les hautes tours en acier noir d’ai-Émerel, les
plaines venteuses et les collines abruptes de Haut-Kavalaan, ainsi que les cités-îles de Port-Jamison et
Joloastre sur le Monde de Jamison. Par ce biais, elle apprit l’existence des villes, et vit les ruines au
bord de la rivière sous un jour nouveau. Elle découvrit d’autres modes de vie, arcologies, ancres
célestes, fraternités, franches compagnies, esclavage et armées. Il existait d’autres types
d’associations que la famille Carin.
De tous les lieux qu’elles visitaient, c’était Avalon qu’elles fréquentaient le plus souvent et que
Shawn préférait. Son terrain d’atterrissage grouillait d’autres vagabonds et la jeune fille adorait
regarder les vaisseaux aller et venir sur leurs piliers de lumière bleu pâle. Au loin se dressaient les
édifices de l’Académie du Savoir Humain où Kléronomas avait choisi de déposer tous ses secrets afin
de les préserver au bénéfice de la famille de Morgane. Ces tours de verre aux arêtes vives inspiraient
à Shawn un désir qui frôlait la souffrance – mais une souffrance qu’elle accueillait avec plaisir.
Sur plusieurs mondes, mais particulièrement sur Avalon, et plus d’une fois, il lui sembla qu’un
étranger allait embarquer avec elles. La personne approchait, traversant le terrain d’un pas décidé. Sa
destination ne faisait aucun doute, mais Shawn ne la revoyait plus, à sa vive déception. Elle
soupçonnait que sa compagne éloignait les visiteurs potentiels par magie, ou les attirait dans un piège
mortel. Difficile de décider laquelle des deux hypothèses était la plus plausible, avec un être aussi
fantasque. Un soir, elle se remémora l’anecdote que Jon leur avait racontée, à propos du fort de
cannibales, et elle posa un regard horrifié sur la viande rouge qui constituait leur plat principal. Elle
ne mangea que des légumes durant ce repas et les suivants, puis elle estima qu’elle se montrait
puérile. Elle envisagea bien de demander ce que devenaient les inconnus qui approchaient et
disparaissaient, mais la peur la retint. Elle se rappela Creg : lui poser la mauvaise question le mettait
d’une humeur atroce. Et si Morgane tuait ceux qui essayaient d’embarquer, mieux valait s’abstenir de
l’interroger. Creg lui avait administré une terrible correction lorsque, toute petite, Shawn avait osé
demander pourquoi la vieille Tésénya devait aller mourir dehors.
Elle posa d’autres questions que Morgane laissa sans réponses. Sa compagne se gardait d’évoquer
ses origines, la source de leur nourriture et la magie qui mouvait le vaisseau. Par deux fois, Shawn
demanda à apprendre les sorts qui les transportaient d’étoile en étoile et s’entendit opposer un refus
rageur. Morgane gardait d’autres secrets par-devers elle. Il y avait des portes qui ne s’ouvraient pas
pour la jeune fille, des objets qu’elle ne devait pas toucher. Et des sujets tabous. De temps en temps, la
femme disparaissait des journées entières, et Shawn errait, désolée, avec pour seule occupation la
vision de ces astres qui, derrière la fenêtre, ne cillaient pas. À son retour, Morgane était sombre et
renfermée, mais, au bout de quelques heures, elle retrouvait sa normalité.
Une normalité toute singulière, cependant.
Elle dansait sans fin dans le vaisseau en chantonnant, avec Shawn ou seule. Elle se parlait dans une
langue musicale que la jeune fille ne comprenait pas. Elle était tantôt aussi sage qu’une vieille mère,
et trois fois plus instruite qu’une Voix, tantôt aussi rieuse et inconstante qu’un enfant d’une saison.
Parfois, elle semblait savoir qui était Shawn, et parfois elle la confondait avec cette autre Shawn Carin
qui l’avait aimée au Rassemblement. Elle se montrait patiente ; elle se montrait impétueuse. Elle ne
ressemblait à personne. « Tu es stupide, lui dit la jeune fille un jour. Tu ne le serais pas autant si tu
vivais à Fort-Carin. Les gens stupides meurent, tu sais, et ils font du mal à leur famille. Tout le monde
doit être utile, et tu ne l’es pas. Creg t’obligerait à l’être. Tu as de la chance de ne pas être une Carin. »
Morgane se contenta de la caresser en la regardant de ses yeux gris et tristes. « Pauvre Shawn,
murmura-t-elle. Ils ont été si durs avec toi ! Mais les Carin ont toujours été durs. La Maison Alynne
était bien différente, mon enfant. Tu aurais dû naître Alynne. » Elle avait refusé de préciser sa pensée.
La jeune fille passait ses journées à s’interroger, ses nuits à aimer, et pensait de moins en moins
souvent à Fort-Carin. Elle finit par considérer Morgane avec les mêmes sentiments qu’un membre de
sa famille. Et par lui faire confiance.
Jusqu’au jour des âprevères.
Shawn se réveilla un matin pour découvrir la fenêtre pleine d’étoiles et sa compagne absente.
D’ordinaire, cela présageait une longue attente ennuyeuse, mais, cette fois, elle n’avait pas fini de
réchauffer la nourriture que Morgane resurgissait, porteuse d’une brassée de fleurs bleu pâle.
Elle était enthousiaste ; jamais la jeune fille ne l’avait vue aussi enthousiaste. Elle persuada Shawn
de laisser son petit-déjeuner à peine entamé, et de traverser la pièce jusqu’à la peau de bête étalée près
de la fenêtre afin de tresser les fleurs dans sa chevelure. « Je t’ai regardée dormir, mon enfant, dit-elle
d’un ton joyeux en s’affairant. Tes cheveux ont poussé. Ils étaient trop courts, mal taillés, affreux !
Mais tu as passé le temps nécessaire ici, et les voilà longs comme les miens. C’est mieux. Les
âprevères ne feront que les embellir encore.
— Les âprevères ? C’est comme ça qu’on les appelle ? Je l’ignorais.
— Oui, mon enfant. » La jeune fille, qui lui tournait le dos, ne voyait pas le visage de Morgane ;
celle-ci poursuivait sa tâche. « Les petites bleues, les âprevères, fleurissent dans le froid le plus âpre,
d’où leur nom. À l’origine, elles venaient d’Ymir, un monde lointain aux hivers presque aussi longs
et glacials que les nôtres. Tout comme celles qui poussent sur le lierre autour du vaisseau et qu’on
appelle des roses de givre. Le paysage est si morne en grand-hiver que je les ai plantées pour
l’égayer. » Elle prit Shawn par l’épaule et la fit pivoter. « Tu me ressembles, à présent. Va chercher
ton miroir et vois par toi-même, jeune Carin.
— Il est par là-bas. » Elle contournait la femme quand son pied nu s’enfonça dans une matière
humide et glaciale. Elle frissonna et réprima un petit cri. Il y avait une flaque sur la peau de bête.
Les sourcils froncés, figée sur place, elle toisa Morgane. L’autre n’avait pas retiré ses bottes, qui
gouttaient.
À la fenêtre, on ne voyait que la nuit, les étoiles inconnues. L’angoisse s’empara de Shawn.
Quelque chose clochait. Sa compagne la contemplait d’un air gêné.
Elle s’humecta les lèvres, esquissa un sourire timide et alla chercher le miroir.
Morgane fit disparaître les étoiles par magie avant de se coucher. Derrière la fenêtre régnait la
nuit – une douce nuit, loin des rigueurs glacées du grand-hiver. Des arbres feuillus bruissaient au vent
sur le pourtour du terrain d’atterrissage et la lune peignait tout d’un bel éclat argenté. C’était une
bonne planète, une planète sûre où dormir, dit la femme.
Shawn ne dormit pas. Assise de l’autre côté de la pièce, elle scrutait la lune. Pour la première fois
depuis son arrivée à Fort-Morgane, elle utilisait les ressources de son esprit en tant que Carin. Lane
aurait été fier d’elle. Creg lui aurait juste demandé ce qui lui avait pris tant de temps.
Morgane était revenue avec une brassée d’âprevères et des bottes trempées de neige. Pourtant,
dehors, il n’y avait rien – que le vide qui selon elle remplissait l’espace entre les astres.
Morgane disait que la lueur bleue aperçue par Shawn dans la forêt venait des feux de son vaisseau
qui se posait. Mais les épaisses tiges du lierre aux roses de givre poussaient sur les pattes dudit
vaisseau, et elles y poussaient depuis bien des années.
Morgane refusait de la laisser sortir. Morgane lui montrait tout par l’entremise de la grande
fenêtre. Mais Shawn, elle, ne se rappelait pas avoir vu la moindre fenêtre lorsqu’elle se trouvait hors
du Fort. Et si cette fenêtre était bien ce qu’elle paraissait, où étaient le lierre et les roses de givre qui
auraient dû la recouvrir ?
Le fort de métal s’appelait Fort-Morgane, disait Tésénya aux enfants, et la famille qui l’habitait
s’appelait Mensonge, et sa nourriture n’était que songe-creux.
Shawn se leva dans le mensonge du clair de lune et gagna l’endroit où elle rangeait les cadeaux de
sa compagne. Elle les examina tour à tour et souleva le plus lourd, le venteloup de verre. Il s’agissait
d’une grande sculpture, assez massive pour que la jeune fille doive utiliser ses deux mains, l’une sur
le museau de la créature, l’autre autour de sa queue.
« Morgane ! » cria-t-elle.
L’autre se dressa sur son séant d’un air assoupi, et sourit. « Shawn, murmura-t-elle, ma petite
Shawn, que fais-tu avec ton venteloup ? »
Shawn s’avança et brandit l’animal de verre au-dessus de sa tête. « Tu m’as menti. On n’est jamais
allées nulle part. On est toujours dans la ville en ruine, toujours en grand-hiver. »
Morgane prit un air grave. « Tu ne sais pas ce que tu dis. » Elle se leva, mal assurée sur ses
jambes. « Tu comptes donc me frapper avec cet objet, mon enfant ? Je n’en ai pas peur. Souviens-toi
que tu m’as menacée d’une épée, et que je n’en ai pas eu peur non plus.
Je suis Morgane-la-magique. Tu ne peux pas m’infliger la moindre blessure, Shawn.
— Je veux partir. Apporte-moi mes lames et mes habits, les vieux. Je retourne à Fort-Carin. Je suis
une femme Carin, et non une enfant. Tu as fait de moi une enfant. Apporte-moi de la nourriture,
aussi. »
Morgane gloussa. « Quel sérieux ! Et si je refuse ?
— Si tu refuses, je balance ceci à travers la fenêtre. » Elle souleva encore le venteloup.
« Non », dit Morgane avec une expression indéchiffrable. « Tu ne ferais jamais ça, mon enfant.
— Oh si ! À moins que tu ne fasses ce que je demande.
— Tu ne veux pas me quitter, Shawn Carin, voyons. Nous sommes amantes, rappelle-toi. Et
parentes. Je peux faire de la magie pour toi. » La femme parlait d’une voix tremblante. « Pose cette
statuette, mon enfant. Je te montrerai des choses que tu n’as encore jamais vues. Il y a tant d’endroits
où nous pouvons aller ensemble, tant d’histoires que je peux te narrer. Pose cette statuette. » Le ton
virait à la supplique.
Shawn sentait le triomphe à portée de main ; curieusement, ses yeux s’emplirent de larmes. « De
quoi as-tu peur ? lança-t-elle d’une voix rageuse. Tu es capable de réparer une vitre brisée avec ta
magie, pas vrai ? Même moi, j’en suis capable, et Creg me traite sans cesse de bonne à rien. » Les
larmes roulaient sur ses joues à présent, mais en silence, en silence. « Il fait chaud dehors, tu le vois
bien, et il y a le clair de lune pour travailler, et même une ville. Tu pourrais embaucher un vitrier. Je
ne vois pas ce qui te fait peur. Ce n’est pas comme si c’était encore le grand-hiver là-dehors… avec
son froid, sa glace, ses vampires qui rôdent dans le noir. Ce n’est pas comme ça du tout.
— Non, dit Morgane. Non.
— Non, répéta Shawn. Apporte-moi mes affaires. »
L’autre resta immobile. « Tout n’était pas que mensonge. Je te le jure. Si tu restes avec moi, tu
vivras longtemps. Je crois que ça vient de la nourriture, mais c’est vrai. Beaucoup de ce que j’ai dit
était vrai, Shawn. Je n’avais nulle intention de te mentir. Je voulais que tout aille pour le mieux,
comme pour moi, au début. Il te suffit de faire semblant, tu sais. D’oublier que le vaisseau est cloué au
sol. C’est mieux. » Sa voix semblait jeune et terrorisée ; femme, elle suppliait telle une petite fille, et
d’une voix de petite fille. « Ne casse pas la fenêtre. C’est ma plus grande magie. Elle peut nous
emmener presque n’importe où. S’il te plaît, je t’en prie, ne la casse pas, Shawn. Non. »
Elle tremblait dans ses guenilles dépenaillées, décolorées. Ses anneaux ne brillaient plus. Ce
n’était qu’une vieille folle. La jeune fille baissa la lourde statuette. « Je veux mes habits, mon épée et
mes skis. Et de la nourriture. Plein de nourriture. Apporte-les-moi, et peut-être que je ne casserai pas
ta fenêtre, menteuse. Tu m’entends ? »
Morgane, qui n’avait plus rien de magique, hocha la tête et s’exécuta. Shawn l’observa en silence.
Elles ne se dirent plus un mot.
Shawn regagna Fort-Carin et prit de l’âge.
Son retour fit sensation, après plus d’une année standard. Tout le monde les avait crus morts, Lane
et elle. Creg refusa d’abord d’ajouter foi à son récit, et chacun l’imita jusqu’à ce que Shawn produise
une poignée d’âprevères cueillie dans sa chevelure. La Voix de Carin ne put toutefois que réfuter les
parties les plus fantastiques du témoignage de la jeune fille. « Illusions et cauchemars, déclara-t-il
avec un rire de mépris. Tésénya disait vrai. Retourne là-bas, et ton vaisseau magique aura disparu
sans laisser de traces. Crois-moi, Shawn. » Elle se demanda toujours s’il essayait de se persuader. Il
interdit à tous les membres de la famille Carin, hommes et femmes, de se rendre dans cette direction,
et il fut obéi.
Fort-Carin avait changé, et la famille diminué. Lane n’était pas le seul absent à la table : faute de
nourriture en quantité suffisante, Creg, comme le voulait la tradition, avait envoyé à leur mort les
plus faibles, les plus inutiles. Parmi eux figurait Jon. Leila avait disparu, elle aussi. Leila, si jeune, si
forte. Un vampire l’avait prise trois mois auparavant. Sur un plan plus personnel, Shawn constata
l’évolution de sa position au sein de la famille. Même Creg la traitait avec un respect revêche. Un an
plus tard, en plein dégel, elle donnait naissance à son premier enfant et se voyait acceptée de plein
droit dans les conseils de Fort-Carin. Elle nomma sa fille Lane.
Elle s’habitua à sa vie de famille. Au moment de choisir un métier, elle demanda à devenir
négociante et s’étonna de ce que Creg ne s’y oppose pas. Rys la prit comme apprentie ; elle termina sa
formation au bout de trois ans par une mission solitaire qui la tint longtemps éloignée de Fort-Carin.
Quand elle revint, toutefois, elle se découvrit à sa grande surprise la conteuse préférée de la famille.
Selon les enfants, elle narrait les meilleures histoires. Creg, toujours pragmatique, affirmait que ses
fantasmagories leur apprenaient le mauvais exemple, sans leçon valable. Mais, victime de la fièvre du
plein-été, il s’affaiblissait déjà et son opinion n’avait plus guère de poids. Il mourut peu après. Devlin
lui succéda au poste de Voix, une Voix plus douce et modérée. Durant son mandat, la famille Carin
vécut en paix toute une génération, passant de quarante membres à près de cent.
Shawn était souvent son amante. Elle lisait bien désormais, le résultat de longues études, et il
accéda un jour à sa requête de consulter la bibliothèque secrète des Voix où, depuis des siècles et des
siècles, chacune tenait un journal détaillant les événements de son mandat. Comme Shawn le
soupçonnait, l’un des plus gros volumes s’intitulait Le livre de Beth, Voix de Carin. Il remontait à une
soixantaine d’années.
Lane fut le premier des neuf enfants de Shawn. Elle eut de la chance : six d’entre eux vécurent –
deux engendrés dans la famille, quatre ramenés du Rassemblement. Devlin l’honora pour avoir
apporté autant de sang frais au sein de Fort-Carin. Par la suite, une autre Voix louerait ses aptitudes au
négoce. Shawn voyagea beaucoup, rencontra de nombreuses familles, vit des cascades et des volcans
en sus des montagnes et des mers, et cingla autour d’une bonne moitié du globe sur une goélette
Crein. Elle eut bien des amants ; on lui accorda bien des marques d’estime. Jannis succéda à Devlin
comme Voix, mais elle remplit sa tâche avec moins de réussite et beaucoup d’amertume. Lorsqu’elle
mourut, les mères et les pères de la famille Carin offrirent le poste à Shawn, qui le déclina. Il ne
l’aurait guère comblée. Le bonheur la fuyait, en dépit de tout ce qu’elle avait accompli.
Elle avait trop bonne mémoire, et il lui arrivait de très mal dormir.
La famille comptait deux cent trente-sept membres, dont une bonne centaine d’enfants, au
quatrième grand-hiver de sa vie. Or le gibier restait rare, même trois ans après le dégel, et la disette
menaçait. Si la Voix, une gentille femme, répugnait à prendre les décisions indispensables, Shawn
savait ce qui allait suivre. À une personne près, elle était la doyenne. Elle déroba de la nourriture
durant la nuit (le strict nécessaire : des provisions pour deux semaines de voyage), ainsi qu’une paire
de skis, et quitta Fort-Carin dès l’aube pour épargner à la Voix de donner l’ordre fatidique.
Elle n’était plus aussi rapide que dans sa jeunesse. Le trajet lui demanda trois semaines au lieu de
deux ; c’est affaiblie et amaigrie qu’elle atteignit la ville en ruine.
Le vaisseau était tel qu’elle l’avait laissé.
Au fil des ans, chaleur et froid extrêmes avaient lézardé le sol de l’astroport, et les fleurs
d’outremonde avaient tiré parti de la moindre crevasse. La pierre se couvrait d’âprevères ; le lierre
aux roses de givre ensevelissant le vaisseau était deux fois plus épais que dans son souvenir. Le vent
ébouriffait les pétales colorés.
Rien d’autre ne bougeait.
Shawn fit par trois fois le tour du vaisseau. Elle attendait qu’une porte s’ouvre, ou que quelqu’un
la voie et sorte l’accueillir. Mais si le métal remarqua sa présence, il se garda bien d’en témoigner.
Sur le flanc du navire, elle découvrit un détail qu’elle n’avait jamais vu auparavant : une inscription,
effacée mais encore lisible, seulement masquée par la glace et leurs fleurs. Elle utilisa son long-
couteau pour la dégager de son linceul afin de la lire :
LA FÉE MORGANE
Immatriculation : Avalon 476 3319
Elle sourit. Ainsi donc, le nom même de la femme était un mensonge. Peu importait, désormais.
Elle plaça ses mains en porte-voix. « Morgane ! hurla-t-elle. C’est Shawn. » Le vent balaya ses mots.
« Laisse-moi entrer, Morgane. Mens-moi, Morgane-la-magique. Je regrette. Mens-moi, fais-moi
croire en toi. »
Aucune réponse ne lui parvint. Alors Shawn ménagea une dépression dans la neige et s’assit pour
patienter. Elle avait faim, elle se sentait bien lasse, et le soir tombait. Derrière les nuages légers qui
voilaient le crépuscule, elle apercevait déjà les yeux bleu glace du conducteur.
Lorsqu’elle s’endormit enfin, elle rêva d’Avalon.
Dubuque, Iowa,
janvier 1977
Vifs-amis
Brand se réveilla dans le noir en tremblant, et poussa un cri. Son ange vint.
Portée par ses ailes de gaze dorée, elle volait au-dessus de lui. Son visage radieux d’enfant
incarnait l’innocence : doux, lumineux, avec ses yeux d’ambre et ses cheveux de miel qui bouffaient
en apesanteur. Mais elle avait le corps sans défaut d’une femme en miniature – une adorable petite
poupée.
« Brand, tu me montreras les vifs-amis aujourd’hui ? »
Empêtré dans le filet où il dormait, il lui sourit, tandis que le souvenir du cauchemar se dissipait.
« Oui, mon ange. Oui, aujourd’hui, tu peux y compter. Viens là. »
Mais elle recula d’un battement d’ailes lorsqu’il tendit les mains, séductrice, tentatrice. L’or de ses
joues brilla plus fort. Ses cheveux dansèrent en volutes soyeuses. « Oh ! Brand. » Tandis qu’il
s’escrimait sur les attaches du filet en jurant, elle eut un rire cristallin. « Tu ne peux pas m’avoir, dit-
elle de sa voix d’enfant avec une moue charmante. Je suis trop petite. »
Brand s’esclaffa, saisit une poignée toute proche, s’extirpa de son filet et s’en servit de point
d’appui pour s’élancer vers l’ange. Au bout de dix ans de pratique, il se débrouillait bien en
apesanteur.
Mais l’ange avait ses ailes, qui se gonflèrent et se tendirent lorsqu’elle fila hors de portée. Brand
effectua une roulade en plein vol, pour heurter la cloison les pieds devant, puis il se lança à nouveau.
L’ange gloussa et l’effleura de ses ailes lorsqu’il la frôla. Brand percuta le plafond avec un bruit
sourd et gémit.
« Oh ! Tu t’es fait mal ? » Elle se porta auprès de lui.
Il sourit et l’entoura de ses bras. « Non, mais je t’ai eue. Au fait, qu’est-ce qui te prend de me
taquiner comme ça ?
— Brand, pardon ! C’était pour jouer. J’allais venir. » Elle tâchait de paraître triste, mais les
commissures de ses lèvres se retroussaient.
Il l’attira à lui sans ménagement et sentit le contraste entre la froideur étrange et sa propre chaleur.
L’ange se laissa faire. Elle croisa ses mains délicates derrière la nuque de l’homme, et ils
s’embrassèrent.
Ils s’unirent en plein vol, et Brand sentit la douce caresse de ses ailes.
Après l’amour, Brand alla ouvrir son casier et s’habiller. L’ange planait tout près de lui, ses ailes
presque immobiles, ses petits seins encore brillants.
« Tu es si joli, dit-elle pendant qu’il enfilait une salopette noire. Pourquoi te cacher, Brand ?
Pourquoi ne pas rester tout nu comme moi, afin que je te voie ?
— Un truc des humains, mon ange. » Il l’écoutait à peine. Elle avait l’habitude d’aborder ce sujet.
Ses bottes l’ancrèrent au sol avec un déclic métallique.
« Tu es beau, Brand », murmura-t-elle, mais il se contenta de hocher la tête. Il n’y avait que les
anges pour le voir ainsi. À trente ans, il paraissait plus âgé : un front large et ridé, des lèvres fines
trop souvent figées en une moue amère, des yeux noirs sous des sourcils massifs, des cheveux dont
les boucles sculptées épousaient la forme de son crâne.
Une fois vêtu, il marqua une pause avant de déverrouiller un coffret soudé à la paroi du casier.
Dedans se trouvait son pendentif. Il le prit pour le scruter. Le disque remplissait et rafraîchissait sa
paume, cristal noir poli, semé d’une myriade de minuscules flocons argentés. La chaîne d’argent
blanc qui le retenait se déroula et resta immobile dans l’air, tel un serpent métallique.
Il se remémora l’ancien temps, lorsqu’il vivait sous l’effet de la gravité. La chaîne était lourde, et
le pendentif pesait son poids. Mais il le portait toujours, comme Melissa portait son jumeau. Et il
aurait voulu le porter aujourd’hui, mais l’objet ne faisait que le gêner en apesanteur ; il ballottait
partout au lieu de rester en place.
En fin de compte, il soupira, passa la chaîne et l’enroula à son cou jusqu’à ce que le cristal se
retrouve plaqué contre sa gorge. Il avait l’impression inconfortable de porter un collier étrangleur,
mais il ne voyait pas comment faire mieux.
L’ange l’observait sans un mot, en frissonnant. Elle l’avait déjà vu manipuler le cristal noir.
Parfois, Brand restait assis des heures dans son filet, la pierre flottant au-dessus de lui. Il scrutait ses
tréfonds, la danse figée des flocons d’argent, d’un air sombre. Il perdait vite patience, aussi l’évitait-
elle alors.
Et voilà qu’il portait cet objet au cou.
« Brand, lança-t-elle alors qu’il se dirigeait vers la porte, je peux venir avec toi ? »
Il hésita. « Une autre fois, mon ange. Quand les vifs-amis arriveront, je t’appellerai, c’est juré.
D’ici là, tu peux rester ici et te reposer, d’accord ? » Il s’arracha un sourire.
Elle lui répondit par une moue. « D’accord. »
Derrière le panneau, il y avait une coursive de métal gris vivement éclairée ; le sas étanche qui
donnait sur la salle des moteurs en fermait une extrémité, et la porte de la passerelle barrait l’autre.
Quelques panneaux supplémentaires brisaient la monotonie toute spartiate du passage : ils donnaient
accès aux entrepôts, au local des générateurs de bouclier, à la cabine de Robi. Brand les ignora pour
gagner la passerelle.
Sanglée devant la console principale, Robi étudiait d’un air blasé les banques de moniteurs et de
détecteurs. Petite femme grassouillette, les pommettes hautes, les yeux verts, elle avait les cheveux
bruns coupés court. Une longue chevelure ne vous valait que des problèmes en apesanteur. Bien sûr,
l’ange gardait la sienne, mais ce n’était qu’un ange.
Robi lui adressa un sourire prudent qu’il ne lui rendit pas. Brand préférait travailler en solitaire ;
seule la pression des circonstances l’avait contraint à prendre une partenaire pour terminer la
conversion de son vaisseau. C’étaient ses fonds à elle qui avaient payé les nouveaux boucliers de
protection qu’il avait fait installer.
Il rejoignit le second fauteuil de pilotage et s’y sangla, très service-service. « Je prends le relais »,
annonça-t-il avant de marquer une pause. Il cilla. « Tu as modifié la trajectoire. » Il la dévisagea.
« Un essaim de cligneux », expliqua Robi en essayant de nouveau son sourire sur lui. « J’ai
changé le programme. Ça ne nous fait qu’un petit détour. Une demi-heure standard. »
Brand soupira. « Écoute, Robi, on n’est pas là pour relever les nasses. » Il manipula les
commandes afin de recalibrer les détecteurs. « On jouera les chasseurs de primes un autre jour. Un
simple aller-retour interstellaire, tu te rappelles ? Aucun détour. »
Elle parut agacée. « J’ai vendu ma Licorne pour investir dans ton projet. Une prime mettrait un
peu de beurre dans les épinards, au cas où ton plan foirerait. Et on va dans la Jungle des Changelins.
Autant emmener deux ou trois sombres si on peut les prendre à la nasse. Cet essaim, c’est la porte à
côté, ou presque. Il doit bien y avoir des sombres dans les parages. Où est le problème ?
— Non, décréta Brand en effaçant le programme qu’elle avait entré dans l’ordinateur de bord. On
est trop proches de notre objectif pour se laisser distraire. » Il reprogramma la console pour
compenser la correction de trajectoire que Robi avait effectuée. Le Chariot nouvellement baptisé était
à deux semaines du chantier orbital de Triton, où on l’avait radoubé. À quelques heures de trajet, aux
confins du système solaire, la Jungle des Changelins, satellite troyen créé par l’homme, tournait
autour de Pluton.
« Buté et illogique, voilà ce que tu es, dit Robi. Qu’est-ce que tu as contre l’argent, à la fin ? »
Il resta concentré sur la console. « Rien. Mon plan ne va pas foirer. J’aurai tout l’argent que je
veux. Toi aussi. Et si tu retournais dans ta cabine pour rêver à la meilleure manière de dépenser ta
fortune ? »
Elle ronchonna, fit pivoter son fauteuil, se désangla et rua violemment pour s’éloigner. S’il avait
été possible de claquer un panneau coulissant, elle l’aurait fait.
Brand, une fois seul, acheva la programmation sans penser davantage à la discussion. Ils
s’opposaient depuis leur départ de Triton – sur les primes, sur l’ange, sur lui. Peu importait. Rien ne
comptait que son idée, la Jungle qui les attendait, et les étoiles.
Quelques heures encore. Ils trouveraient des vifs-amis près de la Jungle. Il y en avait toujours
dans les parages. Et Brand retrouverait Melissa.
Sans qu’il s’en rende compte, sa main se porta à sa gorge. Lentement, très lentement, il caressa le
cristal noir et frais.
Jadis, ils rêvaient tous deux aux étoiles.
Un rêve banal. La Terre n’était qu’un lieu terne, grouillant, civilisé, homogénéisé par son histoire
et sa technologie. Pour trouver du romantisme, il fallait le chercher dans l’espace. Ils étaient des
milliers à vivre sous les dômes de Luna, à présent. La terraformation de Mars se poursuivait ; jour
après jour, de nouveaux immigrants affluaient vers Lowelltown, Bradbury, Burroughs City. Il y avait
un labo sur Mercure, des colonies précaires sur Cérès, Titan et Ganymède, et la Roue Komarov
voyait se construire le troisième vaisseau interstellaire. Au départ du premier, vingt ans plus tôt,
chacun des membres d’équipage savait qu’il mourrait à bord afin que ses enfants posent le pied sur un
autre monde.
Un rêve banal, oui.
Mais ils faisaient des rêveurs peu banals, quant à eux.
Et ils avaient la chance d’être nés au moment propice. Ils étaient petits quand l’Expédition Hadès
en route pour Pluton avait découvert les cligneux. Et quand les sombres avaient découvert
l’Expédition Hadès.
Douze hommes y avaient laissé la vie, mais Brand n’avait éprouvé qu’une joie d’enfant, un
délicieux frisson.
Trois ans plus tard, Melissa et lui avaient suivi de près les informations quand l’Expédition
Hadès II, la plus chanceuse, qui possédait des boucliers d’énergie primitifs, avait effectué ses
découvertes ahurissantes. Et qu’un membre d’équipage du nom de Chet Adams avait obtenu
l’immortalité.
Il se souvint d’une nuit spécifique. Ils gravissaient main dans la main l’escalier extérieur d’une des
plus hautes tours de la ville. Les lumières criardes et incessantes brillaient pour la plupart en
contrebas. On voyait plus ou moins les étoiles. Brand, une jeune version de lui-même au visage lisse
et aux longs cheveux bouclés, prit Melissa par les épaules et tendit le bras.
Vers le haut. Vers le ciel.
« Tu sais ce que ça signifie ? » On venait de recevoir les nouvelles de Hadès II ; les rêveurs étaient
partout. « On peut avoir les étoiles, maintenant. Toutes les étoiles. On n’aura plus besoin de mourir à
bord d’un vaisseau interstellaire, ou de s’établir sur Mars. On n’est plus piégés. »
Melissa, aux cheveux d’or roux, s’esclaffa et l’embrassa. « Tu crois qu’ils vont trouver la
solution ? Trouver comment les sombres dépassent la vitesse de la lumière ? »
Brand la serra dans ses bras et lui rendit son baiser. « Peu importe ! Des vaisseaux PVL, ce serait
sympa. Mais merde ! On peut avoir davantage. On peut être comme lui, comme Adams, et avoir les
étoiles. »
Elle hocha la tête. « Pourquoi piloter un avion quand on peut être un oiseau ? »
Durant cinq longues années, ils s’aimèrent ainsi, en rêvant des étoiles. Tandis que la Jungle des
Changelins s’étendait, et que les vifs-amis couraient le vide.
Robi revint sur la passerelle à l’instant où il activait l’écran principal. La surprise peinte sur le
visage, elle le regarda et sourit. L’image s’emplissait de millions d’étincelles, vertes, rouges, bleues,
jaunes, de dix autres nuances. D’étoiles, elles n’avaient que l’aspect. Dans leur danse, elles
s’éteignaient et s’allumaient telles des lucioles, en faisant tinter les détecteurs chaque fois qu’elles
heurtaient le Chariot.
Elle flotta jusqu’à son fauteuil, s’attacha. « Tu as gardé ma trajectoire ! dit-elle, ravie. Pardon de
m’être mise en pétard. » Elle posa une main sur le bras de l’homme.
Il se dégagea d’une secousse. « Je n’ai aucun mérite. On a filé tout droit. Ce sont les cligneux qui
sont venus à nous.
— Oh ! J’aurais dû m’en douter.
— Ils nous entourent de toutes parts. L’essaim est vaste. Il doit mesurer plusieurs kilomètres
cubes, au moins. »
Robi riva son attention sur le grouillement incessant des cligneux à l’écran. Leur masse était telle
qu’ils dissimulaient presque les étoiles, phares blancs immobiles. « On va passer au travers », dit-elle.
Brand haussa les épaules. « Il est sur notre chemin. »
Elle se pencha, posa ses mains sur les commandes, tapa de brèves instructions. Une ligne de
caractères rubis clignotants défila bientôt sur l’écran de son détecteur. Elle leva vers son copilote un
regard accusateur. « Tu n’as même pas vérifié ! Des sombres. Trois.
— On n’est pas là pour chasser, dit-il d’une voix égale.
— S’ils viennent en nous suppliant presque de les prendre au piège, je suppose que tu les prieras
de repartir ? Et puis, ils sont capables de nous transpercer.
— Pas vraiment. Le bouclier de protection est levé. »
Robi secoua la tête sans commentaire. Les sombres, bien sûr, évitaient un vaisseau protégé par son
bouclier d’énergie. Il fallait l’abaisser pour les piéger, et Brand s’y refusait.
« Regarde », dit-il.
L’écran venait de se vider ; on n’y voyait plus qu’un semis d’étoiles et deux ou trois cligneux
égarés qui transmettaient un message singulier en bleu et rouge. L’essaim avait disparu. Il resurgit
tout aussi soudainement – loin, et s’éloignant encore, brume lumineuse en diminution rapide.
Brand verrouilla l’écran sur lui tandis que Robi poussait les télescopes à leur magnification
maximale. La brume prit du volume jusqu’à remplir l’image.
Les cligneux fuyaient devant leurs ennemis, plus vite que le Chariot ou tout autre vaisseau humain
ne pouvait aller ou espérer aller sans assistance. Ils se déplaçaient presque aussi vite que la lumière ;
aucun ne valait mieux qu’une lueur, car il se résumait à un organisme unicellulaire dont l’aura
microscopique lançait des éclairs intenses de radiations visibles.
Malgré le verrouillage et les télescopes, l’écran se retrouva déserté en moins d’une seconde. Les
cligneux avaient filé – trop loin, trop vite.
Robi ouvrit la bouche et se ravisa, pour tendre la main et saisir Brand par le coude, sans douceur.
À l’image, les étoiles se brouillaient.
On ne voit jamais vraiment un sombre, mais Brand savait à quoi s’attendre : il avait affiné le
portrait dans ses rêves, son imagination. Beaucoup plus gros qu’un cligneux (presque de taille
humaine), le globe puisant d’énergie ne rayonnait guère dans le spectre visible. On le repérait aux
flocons de matière vivante à la dérive dans la sphère.
Il affectait toutefois la lumière qui le traversait : l’éclat des étoiles se troublait et s’amenuisait.
Et elles pâlissaient, sur l’écran. Brand le scruta. L’espace d’un instant, très bref, il crut voir la
lumière fatiguée du soleil lointain tirer un reflet argenté d’un flocon de matière sombre. La vieille
peur se raviva et lui comprima l’estomac. Mais la créature gardait ses distances ; leurs boucliers de
protection étaient levés.
Robi lui jeta un coup d’œil. « Il nous supplie de le prendre au piège ! Abaissons les boucliers. Où
serait le mal ? »
Une sueur froide baignait le visage de Brand. Irrationnelle, la terreur l’envahissait. « Il sait,
souffla-t-il sans réfléchir. Il n’a pas poursuivi les cligneux. Il sent qu’on est différents. Je te le dis : il
sait. »
Elle lui adressa un regard intrigué. « Qu’est-ce qui ne va pas, chez toi ? Ce n’est qu’un sombre.
Allons ! Laisse-moi le capturer. »
Il se maîtrisa, malgré la peur, née du destin funeste de la première Expédition Hadès, que
connaissait tout chasseur de sombres. Ces derniers, à l’instar des cligneux, nettoyaient les poussières
et les gaz épars aux franges du système solaire. Ils balayaient les essaims de cligneux telle la faux le
champ de blé, taillant de noirs tunnels dans les mers de lumière vivante. S’ils découvraient un
morceau de ferronickel dans le vide, ils le considéraient lui aussi comme un mets de choix. Convertir
la matière en énergie, la consumer dans un éclair silencieux, leur tenait lieu de mode d’alimentation –
festin incandescent.
Cent fois Brand avait affronté cette peur, assis devant son ordinateur alors qu’il s’apprêtait à
abaisser ses boucliers. Une fois le vaisseau dénudé, seul le caprice du sombre décidait de la vie ou de
la mort du chasseur. S’il avançait sans hâte vers son repas métallique lui-même lent, l’être humain
remportait la victoire – une fois la créature à portée, les boucliers de protection se relevaient,
recouvrant le vaisseau comme une seconde peau, et, plus loin, la nasse énergétique se déployait. Le
sombre se retrouvait prisonnier.
Mais s’il fonçait…
Les cligneux filaient à la vitesse de la lumière. Le sombre, leur prédateur, se nourrissait d’eux ; il
allait donc encore plus vite.
S’il fonçait, c’était fini. Homme, femme ou ordinateur, nul n’avait le temps de réactiver la
protection. Bien des chasseurs l’avaient payé de leur vie. La première Expédition Hadès ne possédait
aucun bouclier. Une dizaine de trous béants avaient eu raison d’elle.
« Laisse-moi le capturer », répéta Robi. Brand se contenta de la dévisager. Elle chassait, comme
lui. Elle avait surmonté sa peur tout aussi souvent, et elle avait de la chance. Mais la chance pouvait
tourner.
Il se désangla, se hissa hors du fauteuil et la toisa. « Non. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. On est
trop près. Laisse le sombre tranquille. Et ne change plus de trajectoire, pas même de trois mètres. Tu
as compris ? Je vais voir l’ange.
— Brand, tu m’emmerdes ! s’écria-t-elle. Et ne t’avise pas d’amener cette chose ici. Et… » Mais il
était déjà parti, sans ajouter un mot, sans lui prêter attention.
Frustrée, elle se retourna vers l’écran et observa le sombre.
Qu’il soit endormi ou réveillé, peu importait. La vision lui venait. Disons qu’il s’agissait d’un
rêve nuancé de souvenirs.
Ils étaient quatre dans la roue de la renaissance, à bord de la Station des Changelins. Bien éclairée,
protégée par ses boucliers, elle affectait la forme d’un beignet. Partout autour, on voyait des
vaisseaux amarrés : nefs de chasse chargées de prises, navires d’appât tractés par des chasseurs
prudents, cargos de Triton, courriers de la Terre, de Mars et de Luna avec des commandes de vifs-
amis. Et des épaves, centaines de coques en mauvais état, vides, trouées, abandonnées, remplissant la
Jungle de détritus métalliques.
Entre les vaisseaux volaient les vifs-amis.
Le sas où chacun avait endossé sa combinaison spatiale comportait une fenêtre ; il s’agissait d’une
grande salle vide, idéale pour les longs regards et les dernières pensées. Brand, Melissa et la grosse
blonde, Canada Cooper, y avaient passé un instant à observer la Jungle et les vifs-amis. Canada avait
rigolé. « Je m’attendais à autre chose. On dirait des gens, des gens ridicules à poil dans l’espace. »
La description n’était pas fausse. Quelques-uns se tenaient debout sur des coques, mais la plupart
flottaient, pâles sous la lueur des étoiles, petits, austères, impressionnants. Melissa en avait compté
quatorze.
« Dépêchons », dit le fonctionnaire. Brand ne se rappelait plus à quoi il ressemblait, mais il se
souvenait de sa voix, la voix dure, impassible, qui les avait poussés à quitter la Terre. Ils faisaient
partie des candidats, des élus. Cramponnés à leur rêve, ils avaient réussi tous les examens. Ils avaient
vingt ans. L’âge optimal pour une fusion réussie, selon les experts. Les experts ! Adams, le premier
fusionné, approchait alors les trente ans.
Il revoyait Melissa revêtant sa combinaison. Mince, propre comme un sou neuf dans sa salopette
blanche. Son pendentif de cristal pendillait entre ses seins dorés dans la pesanteur artificielle de la
Station en rotation. Elle portait une queue-de-cheval. Elle n’entendait pas couper sa superbe crinière
d’or roux pour tutoyer les étoiles.
Ils s’embrassèrent juste avant de passer leurs casques.
« Je t’aime, dit-elle. Pour toujours. »
Il la répéta, cette formule magique.
Ensuite ils sortirent, eux deux, Canada et le fonctionnaire, sur la paroi extérieure de la Station,
pour aller contempler la Fosse. L’arène, le trou dans le beignet, le centre névralgique borné par ses
boucliers énergétiques… l’endroit où les rêves devenaient réalité.
Brand, le jeune Brand, y plongea son regard et sourit. En dessous, il n’y avait que les étoiles. Il
tomberait à jamais, et il s’en moquait. L’éternité dans les astres serait partagée.
« À vous », dit le fonctionnaire à Melissa, qui envoya par radio un baiser à Brand, puis, d’une
ruade, se précipita dans la Fosse.
Elle n’alla pas loin. Il y avait des sombres là-dedans, trois sombres, pris au piège. Dès qu’elle eut
franchi les boucliers, l’un d’eux se porta à sa rencontre. L’image restait gravée au fer rouge : Melissa,
dans sa tenue spatiale, planait vers l’autre bord de la Station. Puis la lumière avait jailli.
Une mort rapide, soudaine, instantanée. Un éclair, rien de plus. Il le savait. Mais sa mémoire avait
ajouté des détails au souvenir. Dans ses rêves, l’événement durait plus longtemps. Son scaphandre
s’embrasait, disparaissait, elle rejetait la tête en arrière pour hurler, puis ses vêtements
s’enflammaient, et enfin, enfin, la chaîne et le cristal. Nue, baignée de feu, à la dérive dans les étoiles,
elle ne respirait plus.
Elle vivait, cependant.
Symbiose d’un être humain et d’un sombre, créature de matière et d’énergie, elle était un
changelin. À l’issue de sa renaissance qui lui conférait l’esprit de l’humain et la vitesse du sombre,
elle n’était plus Melissa.
Mais une vive-amie.
Il mourait d’envie de la rejoindre. Elle lui souriait, elle lui faisait signe. Un sombre l’attendait
aussi. Il fusionnerait avec la créature. Puis, ensemble, Melissa et lui fileraient, plus vite que les
vaisseaux, plus vite que la lumière, loin du système solaire. La galaxie leur appartiendrait. L’univers,
peut-être.
Le fonctionnaire le retint par le bras. « Elle, maintenant. » La grosse Canada s’élança sans la
moindre hésitation. Elle connaissait les risques, tout comme eux, et, tout comme eux, elle faisait
partie des rêveurs. Ils avaient passé leurs examens et voyagé avec elle, et Brand la savait optimiste à
l’extrême.
Massive dans sa tenue spatiale taille large, elle plana vers Melissa la main tendue. Son micro était
branché. « Hé ! Le mien est lent. Un sombre lent, vous imaginez ça ? » Elle eut un rire. « Ohé ! Petit
sombre, où es-tu ? Viens voir ta maman. Viens fusionner, petit… »
Un cri aigu retentit, coupé net.
Et Canada explosa.
Il y eut d’abord l’éclair, bien sûr. Mais pas de vive-amie. Barbara avait été rejetée. Comme les
trois quarts des candidats à la fusion, qui étaient dévorés. Le sombre, toutefois, ne l’avait pas
totalement enveloppée. Sinon, à l’issue de la conversion, il ne serait rien resté.
Il l’avait coupée en deux, juste au-dessus de la taille. Les deux jambes de Barbara battirent
follement après la décompression explosive. Son sang gela aussitôt.
La moitié de corps ne subsista qu’une seconde, moins que l’intervalle entre deux battements de
cœur, deux respirations. Un nouvel éclair, et elle avait disparu. Il ne resta que Melissa qui ne souriait
plus, mais qui attendait.
« Dommage, déclara le fonctionnaire. Elle avait très bien réussi aux examens. À vous. »
Brand regardait Melissa, et les étoiles derrière elle. Mais la vision qui l’avait porté l’abandonnait.
Seule restait l’image grotesque de Canada tronçonnée.
« Non », dit-il. Pour la première fois, il avait peur.
Ensuite, il regagna l’intérieur de la Station et vomit.
Quand il rêvait, il se réveillait en tremblant.
Brand laissa Robi au sombre et alla chercher le réconfort auprès de son ange.
Elle l’attendait, comme toujours, souriante, heureuse de le voir, sa femme-enfant aux ailes douces.
À son entrée dans la cabine, elle jouait dans le filet et fredonnait. Elle prit aussitôt son essor pour
voler vers lui.
Il l’embrassa, elle drapa ses ailes autour de lui. S’ensuivit une série de cabrioles. Sa peur le quittait
dans son étreinte. Il se sentait fort, confiant, conquérant. Elle l’adorait, et elle se montrait passionnée,
plus passionnée encore que Melissa.
Et elle avait sa place auprès de lui. Comme les vifs-amis, c’était une créature du vide. Sous la
gravité terrestre, ses ailes ne l’auraient jamais portée, et elle serait morte en moins d’un mois. Même
en apesanteur, les anges avaient une espérance de vie des plus brèves. Celle-ci était sa troisième, créée
par les bio-ingénieurs de la Jungle, qui savaient ce qu’un chasseur était prêt à payer pour combattre la
solitude. Peu importait. Les anges étaient des clones identiques, plus que gémellaires dans leur
simplicité inhumaine si excitante.
Ni la mort, ni la dissension, ni l’abandon ne menaçaient leur amour partagé. Lorsque Brand se
détendait dans les bras de son ange, il savait qu’elle serait toujours là pour lui.
Après l’amour, retenus par le filet, ils restèrent à paresser, nus. L’ange lui mordilla l’oreille,
gloussa et le caressa de ses mains si douces et de ses ailes plus douces encore. « À quoi penses-tu,
Brand ? demanda-t-elle.
— À rien, mon ange. Ne t’inquiète pas.
— Oh ! Brand. » Elle prit un air fâché.
Il ne put réprimer un sourire. « Bon. Je me disais qu’on n’est pas morts, ce qui signifie que Robi a
renoncé à taquiner le sombre. »
L’ange frissonna et le serra plus fort. « Oooh. Tu me fais peur, Brand. Ne parle pas de mourir. »
Souriant de plus belle, il lui ébouriffa les cheveux. « Je t’ai dit de ne pas t’inquiéter. Jamais je ne te
laisserai mourir, mon ange. J’ai promis de te montrer les vifs-amis, tu te rappelles ? Et les étoiles. On
part pour les étoiles aujourd’hui, comme les vifs-amis font. »
L’ange s’esclaffa, son accès de mélancolie déjà derrière elle. Elle était facile à satisfaire. « Parle-
moi des vifs-amis.
— Je t’en ai déjà parlé.
— Je sais. Mais j’aime t’entendre, Brand. Et ils ont l’air si jolis quand tu les décris !
— Ils le sont, à leur façon. Froids, et moins qu’humains à présent, mais jolis, parfois, oui. Ils se
déplacent si vite qu’ils arrivent à crever la barrière pour émerger dans un autre univers où les lois de
la nature diffèrent… la cinquième dimension, l’hyperespace, que sais-je, et… »
À en juger par son expression, l’ange n’y comprenait rien. Brand pouffa et s’interrompit. « Non,
ces termes t’échappent, bien sûr. Disons : le pays des merveilles. Les vifs-amis sont très puissants,
mon ange, comme les sombres, et ils utilisent leur puissance, leur magie pour un petit tour de leur
invention qui leur permet d’aller plus vite que la lumière. Et il n’y a pas moyen d’aller plus vite que la
lumière sans ce tour de magie, vois-tu.
— Pourquoi ? demanda-t-elle avec un sourire innocent.
— Hmmm. C’est une longue histoire. Il y avait ce type qui s’appelait Einstein et, selon lui, on ne
pouvait pas, mon ange. Il était drôlement futé, et… »
Elle se blottit tout contre lui. « Je parie que, toi, tu pourrais aller plus vite que la lumière si tu
voulais, Brand. » Elle battit des ailes et le filet se balança.
« Ma foi, c’est ce que je veux. Et c’est ce qu’on va tenter de faire, mon ange. Tu es plus maligne
que tu ne le parais. »
Elle lui donna un coup de poing. « Je suis très maligne ! s’écria-t-elle avec une moue.
— Mais oui ! s’esclaffa-t-il. Pardonne-moi. Je croyais que tu avais envie d’entendre parler des
vifs-amis ? »
Elle prit un air contrit. « Oui.
— Entendu. Rappelle-toi leur tour de magie. On sait qu’ils sont capables de déplacer de la
matière… les trucs solides, mon ange, comme toi, moi et le vaisseau, mais aussi l’eau ou le gaz.
L’énergie, c’est différent. Les sombres se composent surtout d’énergie, et de flocons de matière. Les
vifs-amis sont plus équilibrés. Plein de gens futés croient qu’on découvrirait leur tour de magie si on
examinait les sombres, afin d’avoir des vaisseaux qui vont vite, mais nul n’a réussi à en étudier un,
puisqu’ils sont presque entièrement faits d’énergie et presque impossibles à garder immobiles. Tu me
suis ?
— Oui, mentit l’ange d’un air solennel.
— En tout cas, les vifs-amis déplacent non seulement de l’énergie et des flocons de matière, mais
aussi les vestiges du corps humain qui existait avant la symbiose. Ça t’échappe, je suppose ? Merde…
Bref. Les vifs-amis peuvent se déplacer, eux, et déplacer tout ce qui tient dans leur sphère d’énergie,
leur aura. Imagine un grand manteau. S’ils arrivent à fourrer un truc dessous, ils l’emportent avec
eux. »
Elle gloussa. De toute évidence, l’image du grand manteau la ravissait.
Brand soupira. « Donc, ils nous servent en quelque sorte de messagers. Ils volent vers les étoiles,
très vite, et ils nous disent quels soleils ont des planètes, et sur lesquelles de ces planètes on pourrait
vivre. Ils ont aussi trouvé des vaisseaux dans les autres systèmes, les vaisseaux de diverses créatures
qui ne sont ni des hommes ni des vifs-amis. Ils transmettent des messages entre ces gens-là et nous,
afin qu’on puisse apprendre les uns des autres. Et ils nous tiennent en contact avec nos vaisseaux
interstellaires, qui sont toujours très lents. On en a lancé une bonne vingtaine, à ce jour, mais même le
premier n’a pas encore atteint le bout de son voyage. »
L’ange intervint. « Les vifs-amis l’ont rattrapé, hein ? Tu me l’as raconté. Je m’en souviens.
— Oui, mon ange. Tu imagines la surprise de ces gens. Beaucoup d’entre eux étaient les fils et les
filles de ceux qui avaient quitté la Terre. Au départ de leurs parents, il n’existait pas de vifs-amis, et
on ne connaissait même pas les cligneux ni les sombres. Mais à présent, les vifs-amis relient tous les
vaisseaux en portant des messages et même des petits colis. Une fois qu’on aura des colonies, ils les
relieront aussi.
— Mais ils sont estropiés, dit l’ange pour le relancer.
— Malgré leur vitesse, reprit Brand en souriant, ils sont estropiés. Ils ne peuvent pas se poser sur
les planètes qu’ils frôlent ; la gravité les tue. Ils n’aiment pas non plus pénétrer plus avant que l’orbite
de Saturne, ou son équivalent ailleurs, à cause du soleil. Les sombres et les cligneux s’y refusent, et
les vifs-amis doivent se forcer. Voilà un inconvénient. Enfin, franchement, beaucoup d’hommes
veulent aller plus vite que la lumière par eux-mêmes. Construire des vaisseaux. Établir des colonies.
Celui qui pourra reproduire le déplacement des vifs-amis, de telle sorte que des hommes normaux
puissent se passer de devoir fusionner au risque de mourir, gagnera un max de fric. Et il sera célèbre.
Et il aura les étoiles.
— Tu y arriveras, Brand.
— Oui, dit-il d’une voix soudain empreinte de gravité. C’est pour ça qu’on est là, mon ange. »
« Non. »
Ce mot le hantait jusque dans ses cauchemars. Brand avait perdu les étoiles, et Melissa.
Il ne put se forcer à regagner la Terre. Melissa était partie dans les étoiles, pour sa première
mission, mais il l’aimait toujours. Et le rêve gardait son emprise sur lui. Il n’aurait pas de seconde
chance, pourtant. Il y avait plus de candidats que de sombres, et il avait échoué à l’examen final.
Il travailla à la Station des Changelins, puis il signa sur une ligne de ravitaillement entre Triton et
la Jungle, et apprit à piloter. En deux ans, il mit de côté une somme rondelette. Il emprunta le reste, fit
radouber une épave qui dérivait dans la Jungle et devint chasseur.
Il tenait son plan : s’octroyer la seconde chance qu’on lui refusait. Il traquerait un sombre, le
capturerait, puis sortirait de son vaisseau et fusionnerait. Alors, il rejoindrait Melissa. Brand, le vif-
ami. Oui, il aurait ses étoiles.
Un bon chasseur vit confortablement de quatre prises par an. À six, il est riche. Brand n’était pas
encore bon chasseur, et il passa des mois d’errance solitaire sans rien attraper. Pour éclaircir
l’obscurité qui l’entourait, il n’y avait que les lueurs lointaines des essaims de cligneux, la pugnacité
de sa vision, et Melissa.
Au début, elle venait à lui, quand il ne se perdait pas entre les étoiles. Il menait sa vaine traque,
soudain ses détecteurs s’affolaient et elle était là, planant dans le vide, souriant sur l’écran principal. Il
ouvrait le sas et la laissait entrer.
Mais même aux premiers jours – les meilleurs –, ce n’était plus pareil. Elle ne pouvait pas boire
avec lui, ni manger. Elle n’en avait nul besoin. Les cligneux, les poussières stellaires et les détritus
spatiaux en général suffisaient à la nourrir ; elle les convertissait en énergie, comme faisaient les
sombres.
Quoique capable de survivre dans une atmosphère de type terrestre et de parler, de fonctionner,
elle n’y prenait aucun plaisir. Il n’y avait guère de place dans le vaisseau, et il lui fallait sans cesse
surveiller son aura pour éviter de convertir les molécules d’air qui la pressaient de toutes parts.
Lors de la première visite qu’elle lui avait rendue, à bord de la Station des Changelins, Brand
avait serré dans ses bras son corps délié et l’avait embrassée. Elle n’avait pas résisté, mais sa chair
était froide, et sa langue une lance de glace. Ensuite, par entêtement, il avait essayé de lui faire
l’amour. En vain.
Ils y renoncèrent bientôt. Lorsqu’elle rejoignait le vaisseau de Brand, durant les mois initiaux de
chasse infructueuse, il se contentait de prendre sa main, dure, lisse, et de lui parler.
« Ça vaut mieux, lui dit-elle lors d’une de ces rencontres. Je voulais faire l’amour avec toi, oui,
pour ton bien. Mais j’ai changé, Brand. Essaie de comprendre. Le sexe, c’est comme la nourriture : un
truc humain qui ne me fascine plus trop. Tu verras, une fois que tu auras fusionné. Mais ne t’en fais
pas. On trouve d’autres centres d’intérêt là-dehors. Ça compense. Les étoiles, par exemple. Attends un
peu de les voir comme je les vois, mon amour. Je vole parmi elles et… Ah ! Brand. C’est une
splendeur ! La décrire ? Il faut la ressentir. Quand je vole, que je crève la barrière, tout bascule.
L’espace n’est plus noir, c’est un océan de couleurs qui tournoient autour de moi, qui me baignent, et
je les fends comme des vagues. Et la sensation qui accompagne tout ça ! C’est… c’est un orgasme qui
ne s’arrête jamais. Ton corps tout entier chante, ton corps tout entier le ressent, et non une petite partie
seulement. Tu te sens vivant ! Ce n’est pas tout. Il y a des choses que seuls les vifs-amis savent. On
parle aux humains de ce qu’ils peuvent comprendre, mais il y a bien plus. De la musique, sauf que ce
n’en est pas. L’appel des étoiles du noyau. Plus on vole, plus il gagne en puissance, je crois. C’est là
qu’est allé le premier fusionné, Adams, s’il portait bien ce nom. C’est pour ça que les vifs-amis plus
âgés disparaissent. Ils disent qu’on se lasse de jouer les messagers pour les humains. Alors ils s’en
vont vers les étoiles du noyau. Oh, Brand ! Comme j’aimerais que tu sois là ! Ce serait ce dont on a
toujours rêvé. Dépêche-toi, mon amour, capture ton sombre pour moi. »
Et, malgré l’étrange frisson qui le glaçait alors, il hochait la tête et promettait de s’y employer.
Il finit par y arriver.
La peur l’envahit de nouveau. Il surveillait ses détecteurs qui glapissaient pour l’avertir de la
proximité d’un sombre. À cinq reprises il posa son doigt sur un bouton qui abaisserait ses boucliers
de protection. À cinq reprises il le retira. Il revoyait sans répit les jambes de Canada et leur danse de
mort. Et il se remémorait le destin funeste de Hadès I.
Enfin, en pensant à Melissa, il pressa le bouton. Le sombre s’approcha sans hâte. Il devait trouver
inutile de se hâter : au lieu d’un essaim de cligneux rapide comme la lumière, sa proie était une masse
de métal mort qui rampait dans le vide.
Brand, soulagé, le captura. Mais lorsqu’il revêtit sa tenue spatiale, la peur frappa une fois de plus.
Il la combattit. De toutes ses forces. Pendant une heure, il resta dans le sas, tout frissonnant, à
essayer en vain de mettre son casque. Ses mains tremblaient. Il vomit deux fois. Enfin, il courba le
dos, vaincu, et là, dans ce réduit métallique qui empestait, il s’avoua la vérité. Jamais il ne
fusionnerait.
Il ramena sa prise jusqu’à la Jungle des Changelins, pour toucher la prime. La Station lui offrit le
tarif habituel, mais un autre acheteur se présenta, un homme d’âge mûr venu sur son propre vaisseau,
un vieux cargo. Comme des douzaines, bon an mal an. Brand vendit le sombre à ce visionnaire plein
d’espoir qui avait échoué à tous les examens. Et le regarda mourir.
Une autre épave rejoignit la Jungle sur une orbite saturée de coques abandonnées – les vestiges
d’autres rêves.
Brand revendit son sombre à la Station des Changelins. Un mois plus tard, quand Melissa reparut,
il lui avoua son échec. Il s’attendait à des larmes, à de la colère, à une dispute. Mais elle se contenta de
le regarder avec une étrange impassibilité.
Ensuite, il lui demanda de rester.
« Retournons vers la Terre, dit-il. On se met en orbite, les scientifiques t’étudieront et trouveront
peut-être le moyen de te “défusionner”, ou l’équivalent. Je parie qu’ils sauteront sur l’occasion. Tu
pourrais leur expliquer comment construire un vaisseau PVL. Mais on sera ensemble. » Il parlait vite,
tel un enfant qui exprime un espoir fou.
« Non, répliqua-t-elle simplement. Tu ne comprends pas. Je préférerais mourir.
— Tu disais que tu m’aimais. Reste avec moi.
— Brand… Oui, je t’aimais. Mais je ne renoncerai pas aux étoiles. Plus rien d’autre ne compte. Je
suis une vive-amie, Brand. Tu n’es qu’un homme. Tout a changé. Tu ne peux pas fusionner ? Retourne
sur Terre. C’est là que doivent vivre les hommes, là que, toi, tu dois vivre… Et c’est à nous,
désormais, que les étoiles appartiennent.
— Non ! » Il avait hurlé pour ne pas pleurer. « Je resterai ici, et je chasserai. Je t’aime, Melissa. Je
ne m’éloignerai pas de toi. »
L’espace d’un bref instant, elle parut triste. « J’imagine que je continuerai de te rendre visite,
alors. Quand j’aurai le temps. Si tu veux encore me voir. »
Elle tint parole, mais les visites s’espacèrent au fil des ans. Brand la voyait de plus en plus comme
une étrangère : sa peau dorée pâlissait, mais elle conservait, contrairement à lui, le corps juvénile de
ses vingt ans. Sa crinière blonde blanchit, son regard se fit lointain. Lorsqu’elle venait le voir en
orbite près de la Jungle, elle était comme absente. Elle abordait des sujets qu’il ne comprenait pas,
évoquait des vifs-amis dont il ignorait tout, parlait d’activités dont la nature lui échappait. Et il la
lassait, à parler de la Terre et des hommes.
Les rencontres finirent par cesser, à l’initiative de Melissa. Brand demeura seul avec ses
souvenirs.
Robi le sonna sur l’interphone. Il s’habilla vite.
« Et là, je peux venir ? demanda l’ange avec impatience.
— Oui, dit-il avec un sourire indulgent et chaleureux. Je vais te montrer les vifs-amis, mon ange.
Puis je t’emmènerai dans les étoiles ! »
Elle vola dans son sillage jusqu’à la passerelle.
Robi leva les yeux à leur entrée et se fâcha tout rouge. « Tu n’écoutes donc jamais ? Je ne veux pas
de ton animal de compagnie sur la passerelle ! Laisse tes perversions dans ta cabine ! »
L’ange tremblait. « Elle ne m’aime pas, dit-elle à Brand avec effroi.
— Ne t’inquiète pas, je suis là. » Et il ajouta, à l’adresse de Robi : « Tu la terrifies. Du calme ! J’ai
promis de lui montrer les vifs-amis. »
Sa partenaire le foudroya du regard et écrasa le bouton de l’écran principal. « Tiens, les voilà »,
dit-elle méchamment.
Le Chariot se trouvait au milieu de la Jungle. À proximité, Brand compta une bonne douzaine
d’épaves. La Station des Changelins, entourée de boucliers et de navires de chasseurs, occupait un des
coins inférieurs de l’écran. Vers le centre, on apercevait une roue plus large, la station de
ravitaillement Hadès IV, avec ses bars et ses palais des plaisirs.
Près de Hadès flottait un groupe de vifs-amis, six ou sept d’entre eux, petites formes pâles à cette
distance. Il y en avait d’autres de visibles, mais c’étaient ceux-là les plus proches. Ils parlaient, malgré
le vide environnant ; un effort de volonté suffisait pour rendre nette leur aura sombre. Ils recouraient
donc à des lumières.
Robi se dirigeait déjà vers eux. Brand attira l’attention de l’ange et pointa son doigt. « Des vifs-
amis », dit-il.
Elle poussa un cri et fila coller son nez à l’écran. « Ils sont tout petits ! » s’écria-t-elle en battant
des ailes pour garder sa position.
« Augmente le grossissement », dit Brand à Robi. Comme elle affectait de l’ignorer, il se sangla
dans le siège voisin et effectua lui-même le réglage. Le groupe de vifs-amis doubla de taille et l’ange
sourit, ravie.
« On sera sur eux dans cinq minutes », ajouta Brand.
Robi fit semblant de n’avoir rien entendu. « Tu te poses un peu là, dit-elle tout bas pour exclure
l’ange de la discussion. La plupart des gars qui se paient ce genre de jouet sexuel sont malades,
handicapés ou impuissants. Mais toi ? Tu m’as l’air plutôt normal. Pourquoi as-tu besoin d’un ange,
Brand ? Qu’est-ce qui cloche avec les nanas ?
— Les anges sont plus faciles à vivre et font ce qu’on leur dit, répliqua-t-il sèchement. Mêle-toi de
tes oignons et allume les fanaux. Je veux causer avec nos amis, là. »
Robi fronça les sourcils. « Causer ? Pour quoi faire ? On n’a qu’à les pêcher ! Ils sont bien assez
nombreux…
— Non. J’en cherche une en particulier. Elle s’appelle Melissa.
— Tiens donc, une vive-amie en plus de l’ange. Tu devrais essayer de te lier avec un être humain
de temps en temps. Histoire de varier un peu. » Mais elle s’occupa des fanaux.
Il lança son appel. Un des vifs-amis répondit, et disparut. « Elle va venir, affirma Brand tandis
qu’ils patientaient. Je suis prêt à le parier, même après tout ce qui s’est passé. »
Pendant ce temps, l’ange voletait dans la pièce en touchant tout ce qui se trouvait à sa portée.
D’ordinaire, elle n’avait pas le droit d’y venir.
« Calme-toi », lui dit Brand. Radieuse, elle vint se percher dans son giron.
« Que font les vifs-amis ? lui demanda-t-elle en nouant ses mains derrière sa nuque. Ils vont nous
apprendre leur tour de magie ? On part bientôt pour les étoiles ?
— Oui, mon ange, dit-il patiemment. Très bientôt. »
Melissa apparut à l’écran. Brand en eut des sueurs froides.
Elle avait la peau d’une blancheur de lait, maintenant, et ses cheveux dessinaient un halo d’argent.
Mais, par ailleurs, elle n’avait pas changé. Elle possédait toujours les courbes fermes d’une jeune fille
de vingt ans et les traits qu’il n’avait jamais oubliés.
Il chassa l’ange, se tourna vers la console et enfonça des touches.
À l’extérieur du vaisseau, les étoiles se mirent à clignoter. Le point brillant du Soleil, au loin,
pâlit. Les épaves de la Jungle, la roue Hadès, la Station des Changelins, tous ces objets spatiaux
s’assombrirent quelque peu. Seuls Melissa et les autres vifs-amis demeurèrent inchangés.
Pris dans son globe.
Robi sourit. Elle ouvrit la bouche, mais il la fit taire d’un regard. À l’aide des fanaux, il adressa un
signal à Melissa. Lorsqu’elle en accusa réception, il abaissa les boucliers pour la laisser passer. Puis
il alla l’accueillir dans la coursive, une fois le sas refermé. Robi demeura sur la passerelle.
Ils restèrent à trois mètres l’un de l’autre, sans échanger un mot ni un sourire.
Ce fut elle qui rompit le silence, au bout d’un moment. « Brand. » Impassible, elle le scrutait de ses
yeux de glace. Il ne se rappelait pas qu’elle avait la voix aussi rauque. « Tu… qu’est-ce que tu fais ?
Nous ne sommes pas… des sombres. Qu’on prend au piège. » Elle s’exprimait avec difficulté.
« Tu ne sais plus parler ? » demanda-t-il. Au même instant, le panneau de la passerelle coulissa
derrière lui et l’ange vint planer près d’eux.
« Oh ! dit-elle. Vous êtes jolie. »
Melissa la considéra brièvement, puis s’en désintéressa et revint à Brand. « J’ai un peu oublié
comment faire. Dix ans, tu sais. Avec les étoiles. Les étoiles. Plus… Je ne suis plus humaine. Je suis
une ancienne, une vive-amie âgée. Mon… L’appel arrive tôt. » Elle marqua une pause. « Pourquoi
nous enfermer dans le bouclier ?
— C’est un nouveau type de bouclier, Melissa, dit Brand avec un sourire. Tu n’as pas remarqué ?
Il est sombre. Une amélioration mise au point sur Terre. Ils mènent toutes sortes de recherches sur les
boucliers, que j’ai suivies. J’avais une idée, mon amour, mais les modèles précédents ne servaient à
rien. Celui-ci est plus sophistiqué. Et je suis le premier à en avoir réalisé les implications.
— Sophistiqué. Implications. » Les deux mots sonnaient d’étrange façon dans sa bouche de vive-
amie – ils semblaient appartenir à une langue étrangère. Et son visage n’exprimait que la perplexité.
« On part ensemble pour les étoiles, Melissa.
— Brand… » L’espace d’un instant, sa voix frémit, se fit plus humaine. « Renonce. À moi. Aux
étoiles. Ce sont… de vieux rêves… Ils t’ont aigri. Tu ne vois pas ? »
L’ange allait et venait dans la coursive, en se rapprochant à chaque fois de la vive-amie. À
l’évidence, elle était fascinée, mais n’osait pas venir tout près. Tous deux l’ignorèrent.
Brand regardait Melissa, ce reflet ténu, distant, d’une fille qui l’aimait autrefois. Il se reprit. Ce
n’était plus qu’une vive-amie, et elle donnerait corps à son rêve.
« Tu peux nous emmener dans les étoiles, Melissa – moi, et d’autres par la suite. Il est grand temps
que les vifs-amis partagent leur univers avec les pauvres humains.
— Une propulsion ? demanda-t-elle.
— Tu pourrais… »
Mais l’ange l’interrompit. « Oh ! Laisse-moi faire, Brand. Je sais quoi lui dire. Tu me l’as
expliqué. Je m’en souviens. Laisse-moi parler à la vive-amie. » Elle avait cessé ses allers-retours
incessants et planait entre eux, impatiente.
Il eut un grand sourire. « D’accord. Dis-lui. »
L’ange tournoya en plein vol, radieuse. Ses ailes battaient à toute vitesse pour souligner ses
paroles. « C’est comme des chevaux. Les sombres sont comme des chevaux, c’est ce qu’a dit Brand, et
les vifs-amis sont comme des chevaux avec des cavaliers. Mais il a le premier chariot, et les vifs-amis
vont le tirer. » Elle gloussa. « Il m’a montré un chariot, sur un écran. Et un cheval.
— Un chariot stellaire, dit Brand. J’aime bien cette image. L’analogie est simplette, je l’avoue,
mais les calculs tiennent la route. Tu peux transporter de la matière. Enfermés derrière un bouclier
sombre en nombre suffisant, vous êtes capables de déplacer un vaisseau de cette taille. »
Melissa, qui flottait devant lui, le dévisagea en secouant la tête lentement. « Les étoiles, souffla-t-
elle. Brand… le noyau… les chansons… La liberté, Brand. On en a parlé. Non… pas filer… ne nous
laissera pas partir… On ne peut pas nous enchaîner.
— C’est ce que je viens de faire. »
Enhardie par l’immobilité soudaine de la vive-amie, l’ange se porta à ses côtés. D’un geste puéril,
hésitant, elle tendit la main pour constater que le fantôme était solide. Melissa, sans quitter l’homme
du regard, passa son bras autour des épaules de la minuscule créature qui soupira, sourit et se blottit
contre elle.
Brand secoua la tête.
Soudain l’ange leva les yeux, une colère enfantine peinte sur la figure. « Tu m’as bien eue, lui dit-
elle. Ce n’est pas un cheval. C’est une personne. » Puis elle se détendit et retrouva le sourire. « Et elle
est si jolie. »
Un long, très long silence s’ensuivit.
Le panneau se referma derrière lui, dans un glissement à peine audible. Robi l’attendait.
« Alors ? » demanda-t-elle.
Il se propulsa à travers la pièce, se sangla dans son fauteuil et contempla les écrans. Dehors, dans
le globe de pénombre, Melissa avait rejoint les autres vifs-amis. Ils devisaient en salves de couleurs.
Brand observa l’échange un court instant, puis il tendit la main vers la console et pressa un bouton.
Les étoiles retrouvèrent leur éclat glacial, et les flancs de l’Hadès leur chatoiement.
Avant que Robi ait pu dire quoi que ce soit, les vifs-amis, gauchissant l’espace autour d’eux,
avaient filé plus vite que le Chariot ne se déplacerait jamais. Seule Melissa s’attarda une seconde au
plus, avant de disparaître à son tour. Il ne restait que le néant, et les épaves.
« Brand ! »
Il sourit à sa partenaire et haussa les épaules. « Je n’ai pas pu. Il aurait fallu les garder à perpétuité
dans le bouclier. Tels des animaux, des bêtes de trait, des prisonniers. » Il prit un air penaud. « Ils n’en
sont pas. Et ce ne sont pas, ou plus, des gens. Bon, on a toujours voulu rencontrer des extraterrestres.
Comment deviner qu’on en avait créé ?
— Brand, nos investissements. Il faut qu’on mène l’affaire à son terme. On pourrait peut-être
utiliser des sombres ?
— Non. On n’arrivera jamais à leur faire comprendre ce qu’on veut. Non. Les vifs-amis ou… ou
rien, je suppose. » Il l’observa du coin de l’œil. Elle scrutait les écrans avec un mélange de dégoût et
d’exaspération. « Je te rembourserai. » Il lui prit la main avec douceur. « On chassera. On est bien
équipés. »
Elle tourna la tête vers lui. « Où est l’ange ? » À en juger par le ton de sa voix, sa colère s’apaisait
déjà.
Brand poussa un soupir. « Dans ma cabine. Elle s’amuse avec un collier que je lui ai donné. »
Chicago,
décembre 1973
Depuis des temps immémoriaux, la Maison du ver restait livrée à la corruption – ce qui allait de
soi, car la corruption n’est autre qu’un des attributs du Ver blanc. Les yaga-la-hai, les enfants du ver,
se contentaient de sourire et de vivre leur vie, bien que les tentures pourrissent sur les parois de leurs
tunnels interminables, que leurs effectifs se réduisent année après année, que la viande se fasse de plus
en plus rare et que la roche qui les entourait tombe en poussière. Au sein des terriers supérieurs, où
les meurtrières laissaient entrer la lueur rouge de la grosse braise mourante dans le ciel, ils allaient et
venaient, tout à leurs activités. Ils rallumaient leurs torches, planifiaient leurs Mascarades et faisaient
le signe du ver en passant près des galeries aveugles où, selon la tradition, les grouns marmonnaient
et attendaient (si on disait l’enfilade de pièces et de boyaux de la Maison du ver infinie, car censée
s’enfoncer aussi loin que le ciel noir s’élève, les yaga-la-hai ne revendiquaient la possession que de
quelques-unes de ses nombreuses salles antiques).
On leur enseignait que le Ver blanc vient pour chacun à la fin, mais rampe avec une extrême
lenteur ; que, dans le long processus de la corruption, on a souvent le loisir de festoyer ; et que la
pourriture arbore de vives couleurs, aussi maladives soient-elles. À l’instar de leurs ancêtres au fil
d’innombrables générions, c’étaient le Verhomme et ses chevaliers humains qui dispensaient la
sagesse et imposaient la discipline. Ainsi perdurait la Maison du ver, même si les grouns rampaient
au-dessous et que le soleil s’éteignait au-dessus.
Tous les quatre ans, les yaga-la-hai bien nés parmi les plus intelligents et spirituels se
regroupaient dans la Chambre d’obsidienne pour contempler le soleil et absorber ses rayons
mourants. Seul endroit possible pour une telle cérémonie, la Chambre se situait au sommet de la
Maison du ver, de sorte que tous les tunnels y menant montaient. Le sol, le plafond et trois de ses
murs étaient des pans d’obsidienne fondue, aussi froids et brillants qu’un miroir, et noirs comme la
mort. Dans l’intervalle de quatre ans entre deux Mascarades solaires, les enfants du ver de basse
extraction, les servants des torches, y travaillaient sans relâche à polir et à lustrer la pierre afin que la
lueur desdites torches, une fois allumées par les chevaliers de bronze, se reflète dans le verre noir.
Ensuite les invités affluaient, mille individus revêtus de costumes colorés et de masques fantastiques,
et l’obsidienne distordait silhouettes gracieuses et têtes chatoyantes jusqu’à ce qu’une horde de
démons bigarrés danse dans une immense bouteille noire.
La Chambre ne se limitait pas à cela : une baie occupait le quatrième mur tout entier, derrière la
fosse remplie de sable où se lovait le Verhomme. Claire comme le cristal, elle était cependant plus
résistante que toutes les sortes de verre qu’ils connaissaient. Nulle part dans la Maison du ver il n’y
avait de fenêtre aussi grande. Le verre, s’il s’agissait bien de verre, laissait voir en contrebas une
plaine désolée qu’aucun vent ne balayait ; elle n’était que ténèbres et vide, même si, dans les lointains
qu’on discernait parfois, des tas de pierres éboulées se découpaient, qui pouvaient être des ruines.
Difficile à dire. L’éclairage n’avait rien d’idéal.
Le soleil emplissait la moitié du ciel ; il barrait l’horizon et effleurait le zénith. Plus haut, seules
de rares étoiles brisaient l’uniformité du ciel noir. Le soleil lui-même était noir, d’une nuance moins
soutenue, la couleur des cendres, sauf ici et là, aux endroits où il vivait encore. Des fleuves le
parcouraient, rubans sinueux d’un rouge luisant, veines de feu sur le visage las. Les enfants du ver
l’étudiaient, jadis, quand ils jouaient avec des télescopes ; en ces temps reculés, les chenaux ignés
portaient des noms, perdus pour la plupart depuis. On voyait, aux confluents des fleuves, de grands
lacs de braise d’un bel orangé. Ailleurs, des lueurs rouges et jaunes pulsaient sous la croûte d’un noir
cendré. Les traits les plus distinctifs du soleil demeuraient pourtant les deux mers d’un rouge
coléreux qui rétrécissaient à chaque Mascarade : l’une, au bord, débordait sur la face cachée ; l’autre,
vers le centre, silhouettait souvent les ruines hypothétiques.
De midi (les heures étaient arbitraires avec les enfants du ver, car la lumière ne variait jamais, de
jour comme de nuit), début de la Mascarade solaire, à minuit, les fêtards restaient masqués, même le
Verhomme, et de longs rideaux de velours rouge barraient la fenêtre. De mutiques servants des
torches servaient le festin sur des plateaux de fer noir et disposaient sur la longue table des cèpes à la
crème, des vesses-de-loup subtilement aromatisées, des limaces enrobées de bacon, des escargots
frits, un rôti de grotteporc venu du cellier royal du Verhomme, du pain aux champignons chaud, et
mille autres mets accompagnés d’un vin vert dans lequel se débattaient des vers d’épice. Enfin, avec
de la chance, le plat principal se constituait d’un jeune groun bien dodu (ou de deux !) à l’orée de la
puberté, arrosé avec soin et servi avec ses six membres, régal de viande blanche bien juteuse. Les
invités mangeaient à satiété, riaient sous les voiles et les loups, puis dansaient de longues heures dans
la lueur des torches, parodiés par leurs reflets d’obsidienne. À minuit, on tombait les masques. Une
fois les visages révélés, les chevaliers de bronze portaient le Verhomme jusqu’à la baie vitrée afin
qu’il tire (s’il disposait encore de ses mains – sinon, les chevaliers s’en chargeaient) le cordon du
rideau pour démasquer, à son tour, le soleil.
Cette année-là, il y avait une décennie que Vermentor II, quatorzième souverain de sa lignée à
diriger les yaga-la-hai depuis le Haut-terrier de la Maison du ver, occupait le trône. Son règne
arrivait à son terme, car les prêtres-chirurgiens n’avaient cessé de lui administrer leurs soins sacrés ;
de sa personne, il ne restait à purifier que la tête trop humaine qui ballottait au sommet du torse
sinueux. Bientôt il ne ferait plus qu’un avec le Ver blanc. Mais son fils se tenait prêt.
Massif et raide dans son armure, le chevalier Groff, après l’avoir porté jusqu’à la fenêtre, lui
prêta ses mains. L’étoffe s’escamota sans à-coup, et le vieux soleil parut, tandis que le Verhomme
entonnait la prière ancienne et que les enfants du ver s’agglutinaient autour de lui pour contempler la
scène.
Entouré de ses amis et acolytes, Annelyn était comme il se devait l’un des plus proches de la vitre.
Il se trouvait toujours au premier rang. C’était un jeune homme mince, beau, grand, gracieux. Tous
les yaga-la-hai bien nés avaient la peau café au lait, mais Annelyn possédait la plus douce. La plupart
de ses compagnons arboraient des cheveux blonds ou roux, mais ses bouclettes sculptées étaient d’or.
Bien des enfants du ver avaient les yeux bleus, mais aucun n’en avait d’aussi azurés, d’aussi profonds
que lui.
La fenêtre dévoilée, il fut le premier à parler. « Les parties sombres s’accroissent, fit-il observer à
ses voisins d’une voix claire et d’un ton léger. Bientôt, on n’aura plus besoin de ces rideaux. Le soleil
porte un masque, à présent. » Il s’esclaffa.
« Le soleil agonise », dit Vermyllar, maigrelet aux joues creuses et aux cheveux de lin qui se
tourmentait trop. « Mon grand-père m’a raconté qu’autrefois les plaines noires étaient rouges, et les
mers et les fleuves d’un blanc si brillant que les contempler faisait mal aux yeux. » Son aïeul, fils
puîné d’un Verhomme, détenait un savoir qu’il transmettait à Vermyllar.
« Admettons, répondit Annelyn, mais je doute que ç’ait été le cas de son temps, ou même du temps
de son grand-père. » Il n’avait aucun lien de sang avec la lignée du Verhomme, ni aucune source de
connaissances occultes, mais il affichait toujours des opinions bien arrêtées ; ses amis – Vermyllar, le
gros Riess, la belle Caralie – le tenaient pour le plus sage et le plus spirituel des hommes. Un jour, il
avait tué un groun.
« Ça ne t’inquiète pas, que le soleil se meure ? » Caralie, d’une inclinaison de tête, rejeta sa
crinière blonde en arrière. Elle lui ressemblait assez pour être sa sœur jumelle ; peut-être cela
expliquait-il qu’il la désire autant. « Que les terriers se refroidissent ? »
Annelyn repartit à rire et Riess l’imita. (Riess riait toujours avec son ami, même si ce dernier le
soupçonnait de rarement comprendre la raison de son hilarité.) « Le soleil se mourait bien avant mon
arrivée dans la Maison du ver, et continuera de se mourir longtemps après mon départ. » Il se
détourna de la fenêtre. Il était superbe ce soir-là dans son costume de soie bleu pâle et gris araignée,
avec l’écusson du thêta cousu sur son cœur. « Quant au froid, reprit-il tandis que tous quatre
retournaient vers la table du banquet, je doute fort que le bon vieux soleil ait quoi que ce soit à voir
avec la chaleur.
— Tu te trompes », répliqua Vermyllar, vêtu des guenilles marronnasses d’un cultivateur de
champignons. Caralie et lui talonnaient leur ami à grands pas sur le sol d’obsidienne, leurs reflets se
hâtant au même rythme sous leurs pieds. Empêtré dans sa fausse armure de chevalier, Riess les suivait
tant bien que mal, en ahanant.
« C’est ton grand-père qui t’a raconté ça ? » demanda alors Annelyn. Riess pouffa de rire.
Vermyllar fronça les sourcils. « Non. Mais tu as sans doute remarqué que le soleil ressemble à un
charbon tiré du feu ?
— Admettons. » Annelyn s’arrêta devant le saladier de vin et remplit de liquide vert deux gobelets
de cristal taillé, en s’aidant de la louche pour pêcher deux vers entrelacés qu’il laissa choir dans la
boisson destinée à Caralie. Elle sourit de ce sous-entendu grivois lorsqu’il lui tendit son verre. Pour
sa part, le vin qu’il s’était servi n’en contenait qu’un. Il but une gorgée avant de faire de nouveau face
à Vermyllar.
« Si le soleil n’est qu’un gros charbon ardent, reprit-il, je ne vois aucun motif d’inquiétude. On a
du charbon normal à foison, et tous les servants nécessaires pour aller le chercher dans l’obscurité du
sous-sol. »
Riess gloussa. Il avait posé son heaume de chevalier sur la table et gobait une assiettée d’araignées
épicées.
« Peut-être, dit Vermyllar. Alors, tu reconnais que le soleil est un charbon et qu’il aide à chauffer
les terriers.
— Je me contente de conjecturer. En fait, je considère le soleil comme un ornement mis dans le
ciel par le Ver blanc pour nous fournir de la lumière, et l’occasion d’organiser nos Mascarades. »
Soudain, un rire rauque retentit. Le sourire d’Annelyn se flétrit lorsque le jeune homme s’avisa
que le rieur se gaussait de lui, au lieu de saluer son esprit de repartie. Il se redressa de toute sa hauteur
et se retourna, agacé.
Quand il vit qui riait ainsi, il se borna à lever son verre (et à hausser un sourcil blond bien
dessiné) en un salut moqueur.
Le Viandard (ainsi l’appelait-on – il n’utilisait jamais son nom véritable, s’il en possédait un) se
tut. Le silence tomba. Avorton large d’épaules, il rendait une bonne tête à Annelyn. Comparé aux
yaga-la-hai, il était d’une extrême laideur, avec ses cheveux blancs raides, sa peau rosâtre marbrée de
brun et son gros nez épaté. Le reflet orange et écarlate de sa personne que la lueur des torches tirait
de l’obsidienne paraissait plus élancé et plus séduisant que le Viandard l’avait jamais été.
Il était venu seul à la Mascarade solaire, sans se soucier de se déguiser. Horriblement déplacé, il
ne se voyait admis dans un tel cadre qu’à la faveur du jeune groun qu’il avait apporté. Au lieu de
beaux atours, il arborait sa tenue habituelle de cuir blanc comme le lait, en peau de groun, et une cape
courte en poil de la même origine. Il se vantait – comme chacun dans la Maison du ver le savait bien –
de n’utiliser pour sa vêture que les peaux et les poils des créatures tuées de ses mains. Le Viandard
descendait seul dans les terriers aveugles.
Caralie le toisa d’un air intrigué. « Pourquoi riez-vous ?
— Parce que ton ami est drôle. » Il parlait d’une voix trop basse, trop rauque. Annelyn éprouva un
vague sentiment d’absurdité en se voyant insulté par un patchwork humain qui grommelait tel un
servant des torches. Un groupe de fêtards attirés par l’incident se rassemblait autour d’eux ; tout ce
qui sortait de l’ordinaire fascinait les yaga-la-hai, et le Viandard correspondait plus que
généreusement à la définition. Et puis, chacun se lassait vite de contempler le soleil.
« Je suis toujours ravi de trouver quelqu’un qui apprécie le bel esprit », dit Annelyn pour tâcher
de transformer l’insulte voilée de son interlocuteur en compliment.
« Je l’apprécie. J’aimerais pouvoir en trouver un peu. Ce bal masqué en est singulièrement
dépourvu. »
Il manque de subtilité, se dit Annelyn. « En comparaison, seulement. Vous avez sans doute
coutume de faire assaut de badinages avec les grouns ? »
Riess gloussa et le Viandard lui adressa un sourire féroce. « Les grouns ont plus d’esprit que ton
minaudier d’ami, et ils en savent plus que toi. »
Plusieurs spectateurs étouffèrent des rires. Mais riait-on de l’absurdité du propos, ou bien de
l’insulte patente ? Annelyn ne put en décider. « Vous connaissez donc leurs secrets ?
— Ils en ont, oui. Et je les connais, oui. Entre autres.
— Les grouns ne sont que des animaux, jeta Vermyllar.
— Comme toi. »
Le jeune homme rougit. « Je porte peut-être des guenilles ce soir, mais mon grand-père est le fils
d’un Verhomme.
— Heureusement que tu n’es pas ton grand-père. » Caralie elle-même s’esclaffa. Annelyn la
regarda, horrifié de la voir prendre plaisir à un tel affront. « Vous raillez donc l’honneur inhérent à la
fonction de Verhomme ? demanda-t-il au Viandard. Son immense savoir ? Ses responsabilités ?
— J’ai de plus lourdes responsabilités, dit l’autre d’un ton égal. Comme tous ceux qui essaient de
rapporter de la viande de groun. Le Verhomme n’a guère que des devoirs rituels si poussiéreux que
personne ne les comprend plus. Son savoir ? Là encore, le mien est supérieur. D’eux-mêmes, de la
Maison du ver, les yaga-la-hai ne connaissent que demi-vérité et pur mensonge. Et l’honneur ? » Il
désigna la fenêtre. Groff, dans son armure chantournée noircie par la rouille, se tenait raide comme
la justice, le Verhomme dans les bras. Un chevalier de bronze sous ses ordres refermait les rideaux.
Le bal avait repris.
« Oui, et… ? fit Annelyn d’une voix neutre pour l’inciter à s’expliquer.
— L’honneur qui lui est fait n’est qu’atroce souffrance. » Comme pour appuyer le propos du
Viandard, le Verhomme leva la tête tandis que des convulsions secouaient son corps blême dans
l’étreinte de Groff. « Il subit la torture du scalpel, sans relâche, et se réveille chaque fois moins
humain que la précédente. Pour mourir difforme à la fin. Un honneur, ça ? » L’assistance sembla
choquée, à l’exception de certains qui, ayant déjà entendu le Viandard parler ainsi, connaissaient son
irrévérence plaisante. « Le Verhomme est purifié ! » se récria Riess. Malgré ses efforts pour paraître
différent, il était terne, orthodoxe, tout le monde le savait. « Petit à petit, il ne fait plus qu’un avec le
Ver blanc ! »
Annelyn lui fit signe de se taire ; il aimait à se considérer comme cynique et choquant lui-même.
« Vous avez peut-être raison, en ce qui concerne l’honneur, dit-il au Viandard. Un libre-penseur tel
que moi pourra parfois remettre la coutume en question, mais… »
De nouveau l’autre se gaussa de lui – d’un rire tonitruant, cette fois-ci. Annelyn rougit, puis vida
d’un trait son gobelet, ver compris, tout en essayant de garder son calme.
« Libre-penseur ! cracha le Viandard une fois son hilarité apaisée. Je doute qu’un vide béant
comme toi ait jamais eu la moindre liberté de pensée. Tu es moins que le Verhomme. » Il bouscula le
jeune homme pour se servir de vin à son tour.
« J’ai tué un groun », dit Annelyn sans réfléchir. Aussitôt, il regretta ses paroles.
L’autre se tourna vers lui avec un grand sourire, et tout le monde se mit à rire. Aucun
commentaire n’était nécessaire : tous les enfants du ver savaient que le Viandard avait tué cent grouns,
lui. Même Caralie se joignit à l’hilarité générale, bien que Vermyllar et Riess aient eu la politesse de
se taire. Tout grand qu’il soit, Annelyn eut soudain l’impression que son contradicteur se dressait au-
dessus de lui. Il baissa les yeux ; son propre visage le contemplait, ridicule et bouleversé, des froides
profondeurs de l’obsidienne.
Le Viandard toisa Caralie avec une franche approbation. « Partage ma couche, ce soir », dit-il
soudain, aussi platement qu’un servant des torches et sans la moindre pudeur. Choqué, Annelyn releva
la tête. Comme lui, Caralie portait du bleu et du gris araignée ; de toute évidence, ils étaient ensemble.
Et il lui avait donné le gobelet des vers accouplés !
Elle lui accorda un bref regard, le rejeta d’un mouvement de tête qui fit voler ses boucles blondes,
et se tourna vers le Viandard. « Volontiers », dit-elle avec une étrange excitation. Puis ils s’avancèrent
sur le vaste miroir obscur de la piste de danse pour tournoyer, se contorsionner et glisser de conserve
selon les figures anciennes et complexes des yaga-la-hai.
« Il nous a humiliés », dit Annelyn d’un ton rageur à Riess et Vermyllar, en regardant le Viandard
parodier gauchement les postures gracieuses de Caralie.
« Il faut en appeler au Verhomme », suggéra Vermyllar.
Riess resta muet, mais, tandis qu’il saisissait une araignée épicée, son visage trahit son agitation.
« Non », décréta Annelyn. Derrière la mer de danseurs aux couleurs vives, Groff avait ramené
Vermentor dans sa fosse de sable. Des servants trapus faisaient le tour du périmètre de la salle pour
éteindre deux torches sur trois. L’obscurité ne tarda guère à recouvrir l’obsidienne, où les reflets
détaillés se réduisirent à des traînées rougeâtres. Dans les coins sombres, on démasquait à présent
bien plus que son visage ; les autres couples allaient bientôt suivre l’exemple des plus hardis. Le jeune
homme avait prévu de dévoiler Caralie, et voilà qu’il se retrouvait seul.
« Et pourquoi ? voulut savoir Vermyllar. Tu l’as entendu comme moi, pourtant. Il m’a traité
d’animal, alors que je suis le petit-fils de quelqu’un qui aurait pu être Verhomme. »
Annelyn, d’un geste, le réduisit au silence. « Tu auras ta revanche. Mais à ma façon. » Il balaya la
salle de son regard bleu. Le Viandard menait Caralie vers un angle. « Oui, à ma façon… Venez. » Et il
quitta le bal sans plus attendre.
Ils se retrouvèrent tôt le lendemain dans le Sous-boyau – poussiéreux, peu usité, orné de
tapisseries fanées – qui reliait la plupart des terriers principaux avant de décrire la première courbe
de sa longue descente vers l’infini. Annelyn arriva le premier, entièrement vêtu de noir soyeux ; un
capuchon de la même couleur cachait ses cheveux vivaces. Seule concession à l’élégance, un thêta
d’or, brodé sur son cœur, adornait sa tunique. Une ceinture de corde noire retenait sa rapière et son
stylet.
Riess apparut peu après, dans une cotte de mailles ajustée et une lourde cape gris araignée.
Annelyn et lui s’assirent sur une dalle de pierre près d’une bouche sombre qui rotait un air moite par
sa grille rouillée. Le peu d’éclairage provenait des rares torches fichées dans des mains de bronze
fixées au mur et des lucarnes – des fentes dans le plafond, six mètres plus haut – qui laissaient filtrer
une pénombre rougeâtre.
Il y avait de telles fenêtres tous les trois mètres le long du Sous-boyau jusqu’à ce qu’il commence
à s’enfoncer dans les profondeurs de la terre. Annelyn, encore petit garçon, avait un jour empilé des
objets divers au milieu d’un terrier et escaladé le tas pour regarder dehors, mais il n’avait rien vu du
tout : la vitre était comparable aux murs de pierre, qui pouvaient accueillir dans leur épaisseur un
corps humain allongé. Qu’elle admette une lueur quelconque l’avait même étonné.
Vermyllar se faisait attendre. Annelyn, assis en tailleur, étudiait les tapisseries dont les motifs
n’étaient plus que des semis de taches grises. Riess, tout excité, parlait des tortures qu’il imaginait
pour le Viandard. « Quand on l’aura attrapé, on n’aura qu’à le suspendre la tête en bas par des cordes
passées à travers ses chevilles. Ensuite, on achètera un pot de limaces de sang aux prêtres-chirurgiens
qu’on lui renversera dessus pour qu’elles lui sucent tout. »
Annelyn laissa son robuste congénère jacasser. Vermyllar finit par arriver. Tout de noir et de gris
vêtu, il brandissait une torche et une longue dague. Les deux autres se dressèrent d’un bond pour
l’accueillir.
« Je n’aurais pas dû venir. » Il avait les traits tirés, mais parut se détendre un peu en présence de
ses amis.
« Je suis l’arrière-petit-fils d’un Verhomme, ajouta-t-il en remisant sa dague au fourreau tandis
que Riess lui prenait la torche. Et je n’aurais pas dû t’écouter, Annelyn. On va finir dévorés par les
grouns.
— Le Viandard n’a jamais fini dévoré par les grouns, or il descend seul. Nous sommes trois. »
Annelyn s’enfonça dans le Sous-boyau. Plus loin, aucun trait rouge ne rayait la pierre grise. Les
autres lui emboîtèrent le pas.
Leurs capes se gonflèrent et claquèrent dans le vent chaud d’un autre puits d’ombre. « Tu es sûr
qu’il suit ce chemin ? » demanda Vermyllar. Il désigna l’ouverture carrée. « Peut-être qu’il emprunte
un de ces machins pour atteindre l’habitat des grouns ?
— Ces fosses sont aussi brûlantes qu’abruptes, lui répondit Annelyn. Il chuterait ou brûlerait vif
s’il descendait par là. Et beaucoup l’ont vu circuler dans le Sous-boyau, s’il faut en croire les servants
des torches. »
Après la dernière lucarne, le passage s’inclinait. Vermyllar s’immobilisa dans le ruban de
lumière. « Annelyn, il y a des grouns en bas. Loin des fenêtres. » Il s’humecta les lèvres.
« J’ai tué un groun, lui rappela son ami. Et on a déjà parlé de ça. On a notre torche, et chacun de
nous ses allumettes. Il y a de vieilles torches tout du long, qu’on peut rallumer pour la plupart. Et les
grouns ne montent jamais si haut. Personne n’en a vu dans le Sous-boyau de notre vivant.
— Des gens disparaissent tous les mois, rétorqua l’autre. Des cultivateurs de champignons. Des
chasseurs de grouns. Des enfants.
— Les chasseurs de grouns vont bien plus loin. Il n’y a rien d’étonnant à ce que certains se fassent
surprendre. » La voix d’Annelyn trahissait sa colère. « Quant aux autres, qui sait ce qui leur est
arrivé ? Tu as peur du noir ? » Pris d’impatience, il tapa du pied.
« Non », souffla Vermyllar, qui les rejoignit. Mais il posa la main sur la poignée de sa dague.
Annelyn ne repartit pas tout de suite. Il s’approcha du mur incurvé et se haussa un peu sur la pointe
des pieds pour saisir une torche tenue par une main en bronze. Il l’alluma à celle que tenait Riess, et
l’éclairage ambiant doubla d’intensité. « Voilà, dit-il en la tendant à Vermyllar. Allez, suivez-moi. »
Descendre dans le terrier obscur les entraîna en une spirale presque imperceptible. Les tentures
n’étaient que rideaux de fils ou amas de pourriture. Dans l’enfilade des mains de bronze censées tenir
des torches, une sur deux était vide, et une torche sur cinquante allumée. Les bouches de tunnel se
succédaient, toutes murées, mais, ici et là, la paroi de briques était effondrée ou pulvérisée. La chaude
caresse invisible des conduits d’aération revenait sans cesse. Ils allaient sans mot dire ; ils savaient
que leurs voix auraient éveillé des échos, et espéraient que la couche de poussière étoufferait les
bruits de pas. Après avoir perdu de vue la dernière lucarne et cheminé pendant une bonne heure, ils
atteignirent enfin l’extrémité du Sous-boyau, marquée par deux encadrements carrés dont les portes
en métal s’étaient depuis longtemps désagrégées en tas de rouille. Riess passa sa torche par l’un d’eux
et ne vit que de gros câbles emmêlés plongeant dans un gouffre obscur qui semblait sans fin. Surpris,
il recula d’un bond, manquant de peu y laisser choir la torche.
« Attention ! lança Annelyn.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Riess.
— Peut-être un piège », dit Vermyllar. Il passa sa torche par l’autre encadrement et ils virent un
escalier de pierre qui descendait en pente raide dans l’obscurité. « Vous voyez ? Il y avait deux portes
autrefois. Un ennemi ou un groun pouvait choisir la mauvaise et se tuer en tombant. Ce devait être un
conduit d’aération qu’ils ont camouflé ainsi. »
Annelyn s’approcha. « Non, dit-il en jetant un coup d’œil dans le puits. Il y a des cordes. Et l’air
est froid. » Lorsqu’il secoua la tête, son capuchon glissa sur sa nuque, découvrant ses boucles blondes
qui scintillèrent à la lueur des torches. « Peu importe. On va attendre ici. Plus bas, on rencontrerait des
grouns. Et je ne sais pas où mène cet escalier. Mieux vaut patienter, et laisser le Viandard nous guider.
— Quoi ? se récria Vermyllar, choqué. Tu ne préfères pas l’affronter ici ? »
Son ami sourit. « Ha ! La vengeance serait bien puérile. Non, on va le suivre jusqu’au pays des
grouns. Découvrir ses secrets… le savoir dont il se targue. Comprendre pourquoi il en revient
toujours, et toujours avec de la viande, alors que les autres chasseurs disparaissent. Ensuite, on le
tuera.
— Tu n’avais jamais parlé de ça », objecta Riess, les yeux écarquillés.
« On est déjà trop loin des lucarnes », dit Vermyllar, qui fit mine de rebrousser chemin, Annelyn
eut un petit rire. « Tu n’es qu’un gamin, lança-t-il à Riess. J’avais la moitié de ton âge quand j’ai tué
mon groun ici même. » Il pointa son doigt vers l’escalier. « Il sorti de là en galopant sur quatre de ses
pattes sans avoir peur du feu. Je n’avais d’ailleurs que ma torche pour me défendre. »
Vermyllar et Riess scrutaient l’encadrement obscur.
« Oh ! souffla Riess.
— Vraiment ? » demanda une autre voix, derrière eux.
Vermyllar lâcha sa torche et dégaina sa dague. Tous trois firent volte-face.
À la lisière du cercle de lumière, un géant à la barbe rousse vêtu de noir les observait, une hache
en bronze sur l’épaule. Annelyn eut du mal à le reconnaître sans son armure, mais la mémoire lui
revint soudain.
« Groff », dit-il.
Le chevalier de bronze hocha la tête. « Je vous ai suivis tout le long du Sous-boyau. Vous faites
beaucoup de bruit. »
Ils ne répondirent rien. Vermyllar ramassa sa torche.
« Vous comptez donc tuer le Viandard ? demanda Groff.
— Oui, dit Annelyn. N’essayez pas d’intervenir. Il fournit beaucoup de chair de groun aux yaga-
la-hai, mais on pourra le remplacer quand on connaîtra ses secrets. Le Verhomme n’a aucun motif de
prendre son parti. » Il crispait la mâchoire d’un air têtu.
Groff eut un petit rire sourd, du fond de la gorge, et brandit sa lourde hache. « Ne crains rien, petit
enfant du ver. Je ne vais pas te priver de ta proie. Moi aussi, on m’a envoyé tuer le Viandard.
— Quoi ? fit Riess.
— Un ordre du Verhomme ? voulut savoir Vermyllar.
— Il ne pense plus qu’à son unité toute proche avec le Ver blanc. » Groff sourit. « Et à ses
souffrances, qui sait. Non, ce sont ses conseillers qui m’en ont donné l’ordre. Le Viandard représente
un mystère. Il ne fait pas partie des yaga-la-hai, selon lesdits conseillers, il manque de discrétion, il
est laid, menteur, frondeur. Et depuis que nous l’avons remarqué, voici deux ans, de moins en moins
de chasseurs remontent des profondeurs. Il n’y a plus guère que lui. Ma foi, j’ai moi-même chassé ces
créatures, encore que je ne sois jamais descendu aussi bas que le Viandard, qui prétend avoir atteint le
niveau où les chevaliers de bronze les ont affrontées il y a un million d’années. Je ne suis pas allé
aussi loin, certes, mais j’ai bel et bien chassé le groun, et les terriers obscurs ne me font pas peur. »
Il toisa Annelyn. « Tu en as vraiment vu un ici ? »
Le jeune homme sentit la force du regard de Groff sous les épais sourcils roux. « Oui », dit-il un
peu vite.
Il craignait que le chevalier ne sache la vérité. Le groun gisait au sommet des marches, à l’agonie,
quand Annelyn l’avait trouvé. Le garçon terrifié avait vu les six pattes graciles de la créature trembler
violemment (un bref instant) et les bubons de chair moite qu’elle avait à la place des yeux se tourner
de-ci de-là. Enfin, la carcasse s’était figée. Il lui avait infligé des brûlures avec sa torche, puis il
l’avait traînée jusque dans les terriers des yaga-la-hai.
Groff secoua la tête. « Il est rare qu’ils franchissent la Barrière. Au cours de mes dernières années
de chasse, ils ne s’en approchaient même plus. Le Viandard doit bel et bien s’enfoncer loin. » Il sourit.
« Mais nous allons l’imiter.
— “Nous” ? releva Vermyllar.
— Je n’ai rien contre un peu d’aide. Et l’idée d’Annelyn – découvrir les secrets du Viandard avant
de le tuer – n’est pas bête. » Le chevalier pointa sa hache vers l’escalier. « Allez. »
La porte évoquait une bouche d’ombre et Annelyn éprouva soudain quelque nervosité. C’était une
chose d’impressionner Riess et Vermyllar, mais, au bout du compte, ils auraient sans doute réussi à le
dissuader de mettre son plan à exécution. Ils auraient peut-être croisé le Viandard ici, non loin des
sentiers battus. Descendre pour de bon, par contre…
Ce fut Vermyllar qui protesta. « Je n’irai pas plus bas. » Il regarda Annelyn. « Quel que soit celui
qui le tuera – toi, ou Groff, voire Riess s’il en est capable –, le Viandard sera tout aussi mort avec ou
sans moi. Je remonte.
— Tu descends, dit Groff d’un ton sévère. Je ne tolérerai aucune désertion. »
L’autre campa sur ses positions. « Mon grand-père est fils de Verhomme. Je n’ai d’ordre à
recevoir de personne. » Il fit le signe du ver à Annelyn et Riess, puis, sa torche en main, il repartit par
où ils étaient venus.
Le chevalier de bronze le laissa faire sans autre forme de procès. « Allez », répéta-t-il une fois la
lumière de Vermyllar masquée par la courbure du mur. Les deux jeunes gens se hâtèrent d’obéir.
Ils descendaient. La pire direction possible. Ils descendaient. Vers la tanière des grouns. Ils
descendaient. Loin de la clarté. Mais voilà, ils descendaient, et Annelyn se rappelait combien, même
dans les meilleures circonstances, il détestait les escaliers. Et encore, il avait de la chance : Riess, qui
brandissait la torche, ouvrait la procession.
Au pied des marches se trouvait un palier étroit avec deux portes murées par des briques, une
autre, béante, qui donnait sur le puits d’air froid, et un nouvel escalier. Ils descendirent. Et atteignirent
un nouveau palier. Et descendirent encore. Et encore.
Enfin, ils émergèrent. « Éteins la torche », ordonna Groff. Riess obtempéra.
Ils se tenaient groupés au bout d’une passerelle en métal qui enjambait une salle immense – cent
fois la superficie de la Chambre d’obsidienne. Très loin au-dessus d’eux s’étalait un vaste toit de
panneaux vitrés (chacun de la taille de la baie derrière la fosse du Verhomme, estima Annelyn)
enchâssés dans un treillis métallique noir. Les océans de feu que l’astre exhibait entre ses plaines de
cendre les éclairaient, rendant la torche inutile, par le fait.
Six passerelles au total reliaient les murs noirs en vis-à-vis et surplombaient une mare d’un
liquide stagnant qui bruissait de remous à leurs pieds. La septième, sa mince travée tordue et brisée,
pendait dans l’obscurité.
Il régnait là une odeur prégnante d’une suavité maladive.
« Où sommes-nous ? chuchota Riess.
— Dans la Chambre des derniers feux, dit Gross d’un ton brusque. Pour les chevaliers de bronze,
du moins. Quant aux chasseurs, ils l’appellent la Barrière.
Il s’agit du réduit le plus profond où pénètre la clarté du vieux soleil. Le Ver blanc l’a créé pour
tenir les grouns à l’écart des terriers de ses enfants, selon certains. »
Annelyn s’approcha de la balustrade. « Intéressant », dit-il, désinvolte. « Hormis cette salle, les
grouns ne disposeraient d’aucun d’accès vers les niveaux supérieurs ?
— Plus maintenant. Les chevaliers de bronze ont scellé les autres passages à l’aide de briques et
de sang. C’est en tout cas ce qu’on raconte. » Groff pointa sa hache vers l’obscurité à l’autre
extrémité de la passerelle. « Traversons. »
L’étroite travée aurait à peine permis à deux personnes de se croiser. Annelyn s’y engagea non
sans hésiter, en tendant la main vers la balustrade pour assurer son équilibre. Celle-ci lui resta dans la
main.
Il regarda le bout de tubulure mangée par la rouille qu’il tenait, se recula et le jeta dans la mare.
« L’humidité. » Groff ne semblait guère troublé. « Le pont lui-même est criblé de trous. Attention
où tu mets les pieds. » Il parlait d’une voix sévère, inflexible.
Annelyn se retrouva donc à avancer un pas précautionneux après l’autre juste au-dessus du liquide
noir dans la pénombre rougeâtre. La passerelle grinçait, frémissait. Parfois, lorsqu’il éprouvait la
solidité de la travée, il la sentait céder sous son pied. Il battait aussitôt en retraite, se décalait vers la
gauche ou la droite et reprenait sa lente progression. Riess le suivait en s’agrippant aux vestiges de la
balustrade inutile, et Groff foulait sans crainte les sections déjà testées.
Ils atteignaient le milieu de la passerelle quand elle se mit à se balancer. Sa lente oscillation
s’aggrava bientôt. Annelyn se figea, cramponné à la balustrade, et regarda par-dessus son épaule en
direction du chevalier de bronze.
Groff jura. « Trois, c’est trop, dit-il. Dépêchons ! »
N’osant courir, Annelyn marcha plus vite et l’oscillation se fit de plus en plus marquée. Il pressa
encore le pas et entendit les autres l’imiter. Soudain, quelque chose céda avec bruit, et un cri de
douleur retentit. Alors il se mit à courir et bondit sur le demi-cercle de pierre où s’ancrait l’extrémité
de la travée. Là, une fois en sécurité, il se retourna. Le pied droit de Riess était passé à travers une
section rouillée ; Groff l’aidait à se dégager. « Maintiens le pont ! » lança le chevalier de bronze, et
Annelyn retourna au bord du précipice pour immobiliser la passerelle de son mieux.
Groff le rejoignit, soutenant Riess. Le jeune homme boitait bas. Si son armure en cuir lui avait
évité une grave blessure, le métal déchiqueté lui avait éraflé la jambe, qui saignait.
Tandis que le chevalier pansait la plaie, Annelyn regarda à la ronde. Telles des dents gâtées, les
formes sombres de boîtes massives cerclaient la plateforme sur laquelle ils se tenaient. Il s’approcha
pour en observer une. En métal rouillé, usée par les ans, elle comptait une douzaine de fenestrons
vitrés qui ne laissaient voir que de la poussière à l’intérieur. Certaines des boîtes étaient trouées,
d’autres broyées. Quant à déduire leur fonction, il ne fallait pas y compter.
Riess se releva, blême. « J’ai laissé tomber la torche.
— Au besoin, on en retrouvera une, dit Groff. On n’aurait pas pu l’utiliser, de toute manière. Le
Viandard aurait aperçu sa lueur. Non, il faut aborder les grounières dans le noir et attendre de voir la
lumière de sa torche à lui. Ainsi, on pourra le suivre.
— Quoi ?! se récria Annelyn. C’est de la folie. Il pourrait y avoir des grouns dans l’obscurité.
— Possible, mais peu probable, si près de la Barrière et de sa clarté. De mon temps, et même
auparavant, les chasseurs s’enfonçaient davantage pour trouver des proies. Les galeries supérieures
sont désertes. Et on n’ira pas loin. » Le chevalier de bronze désigna la grande porte obscure qui les
attendait à la jonction du mur et de la plateforme.
Plutôt que de passer pour un couard, Annelyn dégaina son stylet et s’avança, prêt à accueillir un
groun tapi dans le noir.
Il n’y avait rien. La lueur ténue filtrant depuis la Chambre des derniers feux révélait à peine
l’entrée de trois terriers, chacun plus sombre que le précédent.
« Celui de gauche conduit aux galeries les plus riches en grouns, dit Groff. Le tunnel central est
muré. On attendra au milieu, cachés dans l’obscurité. On pourra surveiller le pont, puis suivre la
torche du Viandard quand il viendra à passer. »
Il les poussa vers la bouche d’ombre – où ils se laissèrent choir sur le sol poussiéreux, face à
l’encadrement de porte rougeâtre qui donnait sur la Barrière. Partout ailleurs régnait une obscurité
complète. Le silence tomba. Assis en tailleur, sa hache posée en travers de ses cuisses, le chevalier
restait immobile. Riess gigotait. Annelyn se poussa contre le mur, afin qu’aucun groun ne puisse se
glisser derrière lui, et se mit à jouer avec son stylet.
Il ne tarda guère à entendre des bruits ténus et de vagues murmures. Les voix hideuses des grouns
qui se rassemblaient pour les attaquer ? Le boyau n’était qu’une masse d’encre, et plus le jeune
homme tendait l’oreille, plus la rumeur devenait indistincte. Étaient-ce des pas ? La respiration du
chevalier ? Ou les remous de la mare non loin de là ? « Groff… » Mais l’autre lui imposa le silence.
Il se rappelait des histoires – les grouns qui voyaient dans le noir et allaient en silence sur leurs
souples pattes blanches n’avaient aucun mal à surprendre les yaga-la-hai égarés et à les capturer de
leurs six longs membres – quand un autre bruit naquit. Léger, puis de plus en plus fort. Aucun doute à
avoir, cette fois-ci. Il augmentait et diminuait, entrecoupé de soupirs et de sanglots. Le chevalier de
bronze l’entendit aussi et, soudain, se leva en silence. Annelyn l’imita, puis Riess.
La passerelle se balançait dans la pénombre rouge devant eux. Quelqu’un approchait.
Le bruit se fit humain : une voix, une vraie voix, étranglée par la terreur. Annelyn capta des mots :
« … je vous en prie… les ténèbres… les grouns… ils vont… je ne peux pas… » Tout à coup, une
phrase se détacha.
« Mon grand-père était le fils du Verhomme. » Vermyllar traversait, suivi du Viandard. Ce dernier,
hideux dans sa tenue en peau de groun, tenait un long couteau que la pénombre dissimulait à moitié.
« Silence ! » cracha-t-il. Son captif trébucha en prenant pied sur le refuge de la plateforme, tomba
à genoux et jeta un regard apeuré vers l’encadrement obscur.
Annelyn sentit sur sa poitrine une main qui le repoussait en arrière. « Recule », murmura Groff
dans un souffle à peine perceptible. Cette fois le jeune homme se fondit dans l’ombre avec gratitude.
Quelque chose clochait. Oh ! oui.
Aucun des deux arrivants ne tenait de torche.
« Lève-toi, dit le Viandard. Lève-toi et marche. Je ne vais pas te porter. »
Gémissant, l’autre se remit debout tant bien que mal. « Je vous en prie. Il fait noir. Je n’y vois rien.
Je vous en prie. »
Son ravisseur le piqua de sa lame. « Passe la porte. Prends à gauche. Guide-toi au toucher, si tu n’y
vois rien, bestiau. » Vermyllar pénétra dans le tunnel, trouva la paroi à tâtons et parut regarder son
ami dans les yeux en virant à gauche. Le Viandard l’aiguillonna de la pointe de son couteau et lui
emboîta le pas sans tourner la tête dans leur direction.
Annelyn crut passer une heure dans le tunnel central muré, mais il ne dut s’écouler que quelques
minutes. Enfin, le bruit des plaintes et des protestations de Vermyllar se perdit plus bas. « Pas de
torche ! » dit alors le chevalier. Même sa voix à lui trahissait un vif émoi.
« Cet homme a des yeux de groun.
— On rebrousse chemin ? s’enquit Riess.
— Non, répondit Groff que silhouettait la rouge pénombre. Non, bien sûr. Mais il nous faut une
torche, pour y voir. On va les rattraper. Nous savons par où ils passent, et l’arrière-petit-fils du
Verhomme fait un beau raffut.
— Mais qu’est-ce que le Viandard veut de lui ? » murmura Annelyn. Il ne comprenait plus rien à
rien.
« Je ne pourrais guère qu’émettre des hypothèses. On verra bien. » Le chevalier lança un ordre, et
tous trois se mirent à longer le tunnel central en tâtonnant. Riess ne trouva qu’une bouche d’aération,
mais Annelyn effleura des deux mains un support en bronze aux contours familiers tenant une torche.
Pendant que son congénère l’allumait, le jeune homme se tourna vers Groff. « Un poing, l’œuvre
des yaga-la-hai, dans les grounières ? Comment est-ce possible ?
— Ce sont les enfants du ver qui ont creusé ces terriers-ci, il y a un million d’années. Les grouns
les ont refoulés bien plus tard, à ce qu’on dit. Leurs tanières ancestrales sont très différentes.
Désormais ils vivent en bas et les yaga-la-hai en haut. Les uns et les autres ont été créés nombreux et
robustes, mais nous avons succombé à la corruption, comme eux, ainsi qu’il en va pour toute chose
sous le regard du Ver blanc. Ces tunnels, la Chambre des derniers feux et le Sous-boyau sont tous
déserts, alors qu’ils grouillaient de vie autrefois. »
Riess, qui tenait la torche, fit le signe du ver.
« Venez, reprit Groff. Le terrier s’enfonce en ligne droite, mais finit par se diviser. Il ne faut pas
les perdre. »
Ils se mirent en route, à bonne allure, Riess brandissant la torche, Groff sa hache, et Annelyn
serrant la poignée de son stylet. Il n’y avait que les bouches d’aération et les poings en bronze brisés
pour rompre la monotonie de ce long tunnel. À deux reprises, ils dépassèrent un tas d’ossements –
humains ou grouns, Annelyn n’aurait su se prononcer. Enfin, quand ils atteignirent une rotonde d’où
partaient plusieurs galeries, les pleurs de Vermyllar redevinrent audibles et leur indiquèrent la
direction à emprunter.
Par deux fois ils les perdirent dans le labyrinthe de terriers, mais ils revinrent aussitôt sur leurs
pas jusqu’à les entendre de nouveau. Ils se trouvaient désormais dans les grounières, songeait
Annelyn. Lui, surtout, s’y trouvait, à plonger dans l’infini. Les yeux bleus grands ouverts, il observait
tout avec la plus vive attention dans la lueur vacillante : les carrés noirs des tunnels qu’ils croisaient et
qui paraissaient autant d’invites, l’enfilade de poings corrodés, le tapis de poussière, épais ici,
curieusement absent là. Et il tendait l’oreille, afin de capter les sons qui l’avaient effrayé tandis qu’il
attendait la venue du Viandard : les pas ténus, les vagues murmures, les grondements étouffés, le
bruissement du vent glacial dans les tunnels qu’ils laissaient derrière eux, et un grondement à peine
perceptible tel qu’il n’en avait jamais imaginé. De vrais bruits ou les fantasmes d’un cerveau
enfiévré ? Là encore, il n’aurait su l’affirmer. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il les entendait, si bien
que les terriers déserts semblaient abonder d’une vie obscure et invisible.
Nul ne disait mot. Les tours et les détours de leur itinéraire égaraient Annelyn au fil de cette
descente interminable : les escaliers en colimaçon, les puits garnis d’échelles rouillées aux barreaux
branlants, les plans inclinés, les vastes galeries qui avalaient la clarté de la torche, les pièces dont le
mobilier disparaissait sous une pourriture grouillante. À un moment, ils passèrent par une salle haute
de plafond qui évoquait une champignonnière, mais les rigoles en étaient asséchées et les fossés
creusés dans le sol ne contenaient qu’un fongus puant qui brillait d’une maléfique luminescence
verdâtre. Une autre exhibait des tentures murales réduites à des chiffons gris qui se désagrégeaient au
moindre contact.
Et toujours les bruits les précédaient. Sans relâche. Groff ne prit la parole qu’une seule fois ;
campés au bout d’un tunnel muré, ils s’apprêtaient à descendre par un puits circulaire comme tant
d’autres.
« Il ne reste plus de grouns, marmonna-t-il comme pour lui-même. Ils pullulaient par ici, naguère,
mais ils ont disparu. » Il secoua la tête, l’air troublé. « Le Viandard s’aventure loin. »
Ni Annelyn ni Reiss ne réagirent. L’un après l’autre, les trois hommes prirent appui sur le premier
barreau et entamèrent la descente. En bas, d’autres tunnels s’ouvrirent devant eux.
Ils finirent par se croire perdus pour de bon. Tout d’abord, le bruit se poursuivit devant eux – les
sanglots de Vermyllar, constants –, puis il s’atténua. Groff marmonna une phrase indistincte. Tous
trois regagnèrent le dernier embranchement et choisirent un autre boyau. À peine avaient-ils fait
quelques pas dans le noir qu’ils se retrouvaient plongés dans un silence complet. Ils retournèrent de
nouveau sur leurs pas, prirent un troisième tunnel, et se heurtèrent à un mur de briques.
« Le premier, c’était le bon, dit le chevalier de bronze une fois qu’ils eurent regagné le carrefour.
Même si le bruit a bel et bien diminué. » Il les emmena par le boyau d’origine, mais là encore les
plaintes de Vermyllar se perdirent.
Groff rebroussa chemin, pour s’immobiliser un peu plus loin. « Venez voir. » Aussitôt, Riess se
porta à ses côtés avec la torche. L’autre se tenait près d’une bouche d’aération. La flamme dansait
dans le souffle chaud. Annelyn constata alors qu’aucune grille ne celait le conduit. Groff se pencha
dedans. « Une corde », murmura-t-il.
Soudain, le jeune homme comprit que le bruit venait de ce puits.
Groff fixa sa hache à sa ceinture, referma ses battoirs sur la corde et se balança dans le puits.
« Allons-y. » Une main après l’autre, il entreprit la descente. L’obscurité l’engloutit. Riess regarda
son congénère d’un air apeuré, interrogateur.
« De la soie d’araignée, je parie, dit Annelyn. Très solide. Éteins la torche et suis-moi. » Il
empoigna à son tour la corde animée de soubresauts.
Dans le puits régnait une forte chaleur – moindre qu’il ne l’avait redouté, cependant : on ne
risquait pas de brûler. Et le diamètre du conduit était moindre qu’il ne l’avait cru, aussi ; quand la
fatigue le gagnait, le jeune homme pouvait prendre appui des genoux et du dos contre la paroi pour
se reposer. Avec Groff qui s’en servait au-dessous et Riess au-dessus, la corde semblait dotée d’une
vie propre, mais elle était neuve et robuste. Il n’avait aucun mal à s’y cramponner.
Enfin, ses pieds trouvèrent une ouverture. Il avait atteint un niveau inférieur où on avait ôté la
grille. Groff l’empoigna pour le tirer dans la galerie, puis tous deux aidèrent un Riess pantelant aux
gestes malhabiles.
Ils se trouvaient à la jonction de trois tunnels, devant une double porte métallique ouverte sur une
vaste salle. Seule la corde permettait d’arriver ici : les trois boyaux étaient murés quelques pas plus
loin. Une clarté soutenue se déversait par l’encadrement béant.
Ils se postèrent dans l’ombre, près du conduit d’aération, pour observer. Groff s’accroupit, la
hache en main. Annelyn dégaina sa rapière.
La salle était vaste, de la taille de la Chambre d’obsidienne – là, cependant, s’arrêtait la
comparaison. Le Viandard avait gravi une estrade que surmontait un trône pour allumer deux torches
inclinées dans leurs porte-flambeaux fixés au dossier. Leurs lueurs vacillantes se mêlaient à l’éclat
pourprin moins familier émis par les énormes globes incrustés de lichen qui s’alignaient sur les
murs. Vermyllar sanglotait des mots sans suite, menotté sur un lit à roulettes près de l’autre. De temps
en temps, une convulsion le secouait des pieds à la tête tandis qu’il se débattait pour rompre ses liens.
Son ravisseur ne prêtait aucune attention à sa lutte.
Le reste de la salle, dans l’étrange clarté, ne ressemblait à rien de ce qu’Annelyn avait pu voir
auparavant. Ses hautes parois d’un métal noir rongé par les ans et la rouille brillaient encore ici et là.
Des panneaux vitrés les ponctuaient ; ces multiples fenestrons, cassés ou fêlés pour la plupart,
scintillaient dans la lumière des torches. Le long des murs latéraux, de grosses bulles transparentes
saillaient, obscènes, près de la jonction avec le plafond. Certaines étaient recouvertes d’une
moisissure dégoulinante et phosphorescente ; d’autres, sèches et brisées ; d’autres encore, pleines
d’un liquide qu’animait une lente houle. Le volume tout entier n’était qu’ombres et chaos. Il y avait
une douzaine de lits à roulettes comme celui sur lequel Vermyllar gisait prisonnier, quatre énormes
piliers montant jusqu’au plafond dans un entrelacs de câbles et de tubulures, un grand réservoir tels
ceux dans lesquels les yaga la-hai élevaient les vers nourriciers, des piles de vêtements (propres et
nettes, ou moisies), des armes, des objets indéterminés, des présentoirs métalliques aux yeux de verre
vacants. Au centre de ce maelström immobile se dressait, sculpté dans une roche d’un vert sombre, le
trône sur lequel siégeait le Viandard. Un thêta argenté à l’éclat aveuglant était incrusté dans le dossier,
juste au-dessus de sa tête.
Les yeux clos, il se rencognait, peut-être pour se reposer. Vermyllar émettait toujours des bruits
divers, gémissements, grognements et soupirs entrecoupés de mots sans suite.
« Il est fou », chuchota Annelyn à Groff, sûr qu’il était que la logorrhée du captif le couvrirait.
« Ou il le sera bientôt.
— Oui, souffla Riess qui s’approcha à croupetons. Quand est-ce qu’on va le sauver ? »
Le chevalier tourna la tête dans sa direction. « Il n’en est pas question, répondit-il d’une voix plate.
Depuis qu’il nous a abandonnés, il n’a plus droit à ma protection. Mieux vaut que les yaga-la-hai
observent et suivent le Viandard afin de constater ce qu’il fait de l’arrière-petit-fils d’un Verhomme »,
conclut-il d’un ton sans appel.
Annelyn frissonna et s’écarta de son aîné qui, immobile, avait repris la surveillance. À l’évidence,
placer sa confiance en Groff parce que ce dernier était chevalier et connaissait les grounières, c’était
se fourvoyer. Soudain, il retrouva sa fierté, et son désir de vengeance.
Riess se rapprocha de lui. « Annelyn, qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda-t-il d’une voix
tremblante.
— Vermyllar a bien cherché ce qu’il lui arrive, chuchota le jeune homme. Tâchons néanmoins de
le sauver, si possible. » Comment ? Groff, armé de sa grande hache, était de taille à affronter leur
adversaire, mais s’il refusait de les aider…
Le chevalier tourna la tête vers eux et sourit.
Annelyn tressaillit : dans la salle, le Viandard venait de se lever pour ôter sa tenue en peau de
groun laiteuse et sa cape incolore en poil de groun. Il leur présenta son dos nu, un pan musclé de
chair marbrée, tandis qu’il drapait ses habits sur un accoudoir et fourrageait dans une pile de
vêtements propres.
« Groff, dit le jeune homme d’une voix ferme, il nous faut venir en aide à Vermyllar, tout inutile
qu’il soit. Il m’amuse. On est deux, tu es seul, et tu as besoin de notre aide. » Riess, derrière lui,
émettait des bruits de gorge étranglés.
Le chevalier les toisa et soupira. « L’un de vous connaît-il le chemin pour remonter ? »
Annelyn n’avait, de fait, aucune idée de la route à suivre, et aucune envie de s’égarer dans les
ténèbres.
« Riess, tu… »
Le Viandard passa d’autres vêtements et se tourna vers son captif. Il tenait un couteau. Son
costume en daim et sa longue cape de poils bouclés aux reflets d’or dans l’éclat des torches lui
donnaient un air différent. Il gronda quelques mots d’une voix grave – celle qu’on prêtait aux grouns
dans tous les récits qu’Annelyn avait pu entendre.
Chose terrible, Vermyllar reprit alors ses esprits.
« Non ! s’écria-t-il. Mon grand-père était le fils du Verhomme ! »
Son ravisseur lui trancha la gorge et s’écarta, agile, tandis qu’un geyser de sang jaillissait du
corps pris de soubresauts. Il en recueillit un peu au vol dans une coupe et le but avec une satisfaction
évidente. Le reste assombrit le lit et s’écoula par terre. Un ruisselet fila tout droit vers les enfants du
ver, comme s’il les savait tapis là, dans l’ombre.
Une fois Vermyllar figé dans la mort, le Viandard ôta les menottes au cadavre qu’il hissa sur une
de ses larges épaules. Annelyn horrifié songea qu’il l’avait souvent vu passer parmi les yaga-la-hai
en portant de la sorte une carcasse de groun.
Groff jeta un bref regard alentour tandis que l’autre venait vers eux. Aucune des galeries
tronquées n’offrait le moindre espoir de cachette. « On descend par la corde, murmura-t-il d’un ton
pressant.
— On descend ? répéta Riess, épouvanté.
— Non, se ravisa le chevalier. Trop tard. Il nous trouverait suspendus et la couperait. » Il haussa
les épaules, se redressa et soupesa sa hache. « Peu importe. Nous savons tout ce qu’il fallait savoir. Ce
tueur n’est pas des yaga-la-hai, comme le suspectait déjà l’entourage du Verhomme. Il livre sa viande
aux grouns ainsi qu’aux humains. »
Annelyn, debout à ses côtés, rapière en main, se campa sur ses jambes avec nervosité. Riess,
tremblant, dégaina sa lame d’un geste brusque. Le Viandard, le corps de Vermyllar juché sur l’épaule,
se découpa dans l’encadrement.
Les enfants du ver étaient cachés dans l’ombre au fond du plus sombre recoin de
l’embranchement. L’autre avait beau sortir d’une salle bien éclairée, il les aperçut aussitôt.
« Tiens », dit-il, avant de hausser les épaules pour laisser choir le corps qui atterrit avec un bruit
sourd. Sa longue lame nettoyée depuis peu surgit dans son poing. « Tiens, répéta-t-il alors. Les yaga-
la-hai descendent donc si bas, désormais ?
— Cela leur arrive. » Groff brandit la hache. Pris d’un étrange vertige et empreint d’une
confiance qui ne l’était pas moins, Annelyn sentit la soif de sang l’envahir. Il allait avoir sa
vengeance, tout comme Vermyllar. Jamais le Viandard ne résisterait au chevalier : il était trapu et laid,
tandis que Groff, presque un géant, paraissait invulnérable même sans armure. Et puis, il était là, lui,
ainsi que Riess, quoique ce dernier ne compte guère.
« Que voulez-vous ? s’enquit l’autre du ton rauque qu’il avait employé durant la Mascarade.
— Réduire au silence ta voix de servant des torches », dit le jeune homme avant que Groff puisse
réagir. Le Viandard lui jeta un regard pour la première fois, et gloussa. « À qui apportes-tu cette
viande ? » demanda Groff.
Un nouveau gloussement. « Aux grouns, bien sûr.
— Es-tu un homme, ou une nouvelle sorte de groun ?
— Les deux. Ni l’un ni l’autre. Il y a bien longtemps que je parcours seul ces tunnels. Je suis né
servant des torches, mais d’un certain genre. À l’instar des grouns, je vois dans le noir. À l’instar des
yaga-la-hai, je vis dans la lumière. Ces deux viandes ont bon goût. » Il découvrit une rangée de dents
jaunies. « Je m’adapte.
— Avant que je ne te tue, je te demande une explication. Le Verhomme veut savoir. »
Le Viandard éclata de rire ; son corps massif frémit et sa cape dorée dansa sur ses épaules. « Le
Verhomme ? C’est toi qui veux savoir, Groff, et non pas ton simplet de maître. Une explication ?
Voilà. Chez les yaga-la-hai je suis moins qu’un homme, et chez les grouns moins qu’un groun. Je
constitue le premier représentant du Troisième Peuple. Les yaga-la-hai sont sur le déclin, de même
que les grouns, mais je les côtoie tous pour planter ma semence… » Il toisa Annelyn. « … en une
Caralie tout comme en une femme groun. Il y en aura bien d’autres à mon image. Voilà l’explication.
Et puis, je veux savoir, moi aussi. J’en sais plus que votre Verhomme ou que vous, plus que le Grand
Groun. Vous ne vivez qu’un vaste mensonge. Quant à moi, j’ai vu et écouté tous ceux qui résident
dans la Maison du ver, et le mensonge m’est apparu. Le Ver blanc est un mensonge. Le Verhomme
aussi. Je crois même avoir découvert comment ces mensonges sont nés. Il y a là une histoire
fascinante. Dois-je vous la raconter ?
— Le Verhomme est l’incarnation du Ver blanc ! » s’écria Reiss d’une voix suraiguë, presque
hystérique. « Les prêtres le façonnent à son image, le purifient, afin qu’il soit plus apte à régner.
— Et moins apte à vivre. Jusqu’à ce que la souffrance le rende fou, ou qu’une opération le tue. Tu
crois ces idioties, Groff ? Et toi, libre-penseur ? Oui, je me souviens de toi. »
Annelyn rougit. Le chevalier, son menton barbu en avant, évoquait un bronze animé par un souffle
vital. « C’est ce que nous enseigne la tradition de notre ordre. Et elle contient des faits que le
Verhomme lui-même a oubliés.
— Je serais fort surpris que le Verhomme se rappelle quoi que ce soit. Mais j’ai discuté avec les
chevaliers, appris leur “tradition” occulte, écouté leurs récits d’une guerre ancienne. Les grouns ont
meilleure mémoire. Leurs légendes racontent la venue des yaga-la-hai, qui a changé les terriers
supérieurs. Les grouns forment le Premier Peuple et appellent les enfants du ver le Deuxième Peuple.
Au début, je suis apparu comme une énigme, avec mes quatre membres, mes yeux qui voient dans
l’obscurité. Ni du Premier, ni du Deuxième. Mais je leur ai porté de la viande, j’ai appris leur langue,
et je leur ai parlé du Troisième Peuple. Vous vous gaussez de leurs secrets. Au vrai, ils sont aussi
victimes que vous de la corruption, mais ils en savent long. Ils se souviennent des Maîtres-changeurs,
leurs ennemis et les amis des yaga-la-hai, qui arboraient le sceau du thêta et ont créé dans le passé
lointain les araignées, les vers et mille autres créatures. Ici, où je vis, ils ont sculpté le matériau
vivant, pour assurer l’existence des yaga-la-hai, façonné les vers de sang qui affectent encore les
grouns, mis au point la soif de clarté qui mène droit à la mort les grouns qui y succombent, et élevé
les énormes vers blancs mangeurs de chair dont le nombre et la menace croissent chaque jour. Même
si vous l’avez oublié, les Maîtres-changeurs étaient des dieux plus formidables que votre Ver blanc.
Les grouns reculent face au thêta – non sans motif. Les yaga-la-hai ont oublié l’existence de cette
salle, les grouns son emplacement. Moi, je l’ai retrouvée et, peu à peu, je découvre ses secrets, dont
celui du Verhomme. Après que les grouns ont amené les ténèbres dans les terriers, ils ont tué les
Maîtres-changeurs. Tous sauf un. Il avait perdu toutes les runes et se désespérait. Il restait pourtant le
souverain. Les yaga-la-hai le suivaient. Il a fini par se rappeler les vers, les mille espèces de vers qui
constituaient l’arme la plus efficace contre le groun. Dans ces profondeurs, ils prospéraient
davantage que les hommes. Le dernier Maître-changeur a enseigné certains arts aux prêtres-
chirurgiens et s’est fait transformer en grand ver. Puis il est mort. Vous voyez ? Il voulait façonner le
Troisième Peuple. Mais c’était un incapable, un animal. Depuis lors, on change le chef des yaga-la-
hai en ver. Mais le Troisième Peuple n’existe pas. Ou plutôt, il ne compte qu’un seul représentant :
moi-même. À mesure que je découvrirai d’autres secrets des Maîtres-changeurs, je façonnerai le
Troisième Peuple, et il ne ressemblera pas au Verhomme.
— Tu ne façonneras rien du tout. » Groff s’avança. La lueur des torches jouait sur le tranchant
bien affûté de sa hache.
« Ah ? » dit l’autre. Soudain, dans un enchaînement fluide, il écarta les bras, saisit les deux battants
de la grande porte et les claqua derrière lui avec fracas tout en se baissant pour éviter la lame sifflante
que maniait le chevalier.
L’obscurité se fit.
Le Viandard riait.
Annelyn darda sa rapière là où il situait l’autre dans le noir et ne transperça que l’air. « Riess !
cria-t-il, affolé. La torche, notre torche. » La hache de Groff siffla de nouveau, puis un choc
métallique retentit, suivi d’un hurlement. Une allumette s’embrasa. Riess, les yeux exorbités, la tenait
entre ses mains en coupe. Avant qu’Annelyn ait pu se repérer, une lame de couteau jeta un éclair dans
le globe de lumière, le visage rond de son ami se désintégra dans une gerbe de sang, l’allumette
tomba, l’obscurité revint, et avec elle le rire du Viandard. Le jeune homme se retrouva aveugle et
impuissant ; la poignée de sa rapière menaçant d’échapper à ses doigts gourds. Riess était mort, Groff
mort ou blessé sans doute, le Viandard riait, et lui, Annelyn, était le prochain et il n’y voyait rien.
La bouche d’aération se trouvait juste derrière lui. Il lâcha la rapière, chercha à tâtons la corde qui
pendait dans le puits. Un bruit saccadé, comme si un boucher tranchait de la viande à toute allure. Des
gémissements. Le jeune homme trouva la corde, s’y suspendit en se balançant dans le conduit, et
voulut descendre. On l’empoigna par la cheville. Il tendit une main pour se dégager, et son autre main
ne suffit pas à le retenir. Il tombait, tombait, sa paume le brûlait, il tombait, plongeait au sein de
l’infinie noirceur. Il rua, projetant son dos contre la paroi, puis quelques mètres plus bas ses genoux,
et se coinça douloureusement, mais parvint à assurer sa prise sur la corde, des deux mains.
Un frisson le tétanisa. Le Viandard se trouvait au-dessus de lui, à présent. Il se rappela ce que
Groff avait dit au sujet de la corde. L’autre allait la couper.
Il tomberait sans fin.
Un premier coup de pied ne trouva que le métal. Aussi vite qu’il put, il se laissa descendre, une
main après l’autre, dans le noir total, en tapant sans cesse du bout de sa botte contre la paroi. Enfin,
son pied rencontra le vide : un niveau inférieur où on avait retiré la grille !
Il se jeta hors du puits et atterrit à quatre pattes, Pantelant. Te voilà aveugle ! songea-t-il en
frémissant de terreur. Puis il se ressaisit. Les allumettes. Il avait des allumettes. Tous trois, Vermyllar,
Riess et lui, ils avaient apporté plein d’allumettes. Mais c’était Riess Qui avait leur dernière torche.
Il tendit l’oreille. Aucun son n’émanait du puits. Il se leva, toujours tremblant, et fouilla ses poches
jusqu’à trouver sa boîte d’allumettes, sa belle boîte sculptée, en bois et métal. Il gratta une allumette et
se pencha par la bouche d’aération.
La corde avait disparu.
Il tendit le bras et le promena de droite et de gauche, pour s’en assurer. La corde avait bel et bien
disparu. L’autre avait dû la couper et elle avait chu sans bruit. Il avait frôlé la mort. De près, de loin ?
Il l’ignorait, mais le Viandard le saurait. Il le saurait, tout comme il saurait exactement où se trouvait
sa proie. Et il la traquerait.
L’allumette lui brûla les doigts. Il sursauta, la souffla, puis la lâcha encore fumante dans le puits,
avant de s’accorder un moment de réflexion.
La corde coupée signifiait… qu’aucun doute ne subsistait : là-haut, le combat avait tourné en leur
défaveur et Groff avait péri. Oui. Donc, on ne pouvait plus remonter. Une minute ! Non, on ne pouvait
plus remonter par là. À moins que l’autre n’accroche une nouvelle corde, et Annelyn ne pouvait
tabler là-dessus. Mais il devait exister un moyen de contourner la Chambre… des Maîtres-changeurs,
c’était ça leur nom. Il ne se rappelait plus l’itinéraire qu’ils avaient suivi – Groff avait deviné juste –,
mais il savait reconnaître le haut du bas. Cela pouvait suffire. Et il devait se lancer, avant que le
Viandard ne le retrouve. Oui.
Tout d’abord, il lui fallait une torche. Il gratta une nouvelle allumette, la brandit et vit un poing en
bronze sans doigts ni torche à côté du conduit d’aération – rien d’autre : la flammèche qui brillait à
peine ne dura guère. L’obscurité retomba.
Un deuxième poing devait se trouver à quelques mètres du premier, un troisième à quelques
mètres du deuxième et ainsi de suite. L’un d’eux tiendrait peut-être une torche utilisable. Serrant d’une
main la boîte, il se guida de l’autre sur la paroi invisible. Lorsqu’il estima avoir couvert la distance
requise, il s’éclaira de nouveau, pour découvrir un poing vide.
Après avoir encore gaspillé quatre allumettes, il essaya une méthode différente. Empochant la
boîte, il entreprit de longer le mur et de localiser les poings à tâtons. Il en trouva huit, ainsi qu’un
bout de métal qui lui entailla la paume de la main et qui devait être le neuvième – tous vides et
rouillés. Abattu, il se laissa glisser à terre.
Même si les yaga-la-hai les occupaient jadis, les grouns, qui détestaient la lumière, régnaient sur
ces terriers depuis une éternité. Il aurait trouvé une torche dans le Sous-boyau, voire dans les
grounières. Ici, il ne fallait pas y compter.
Mais, sans torche… les allumettes ne lui étaient d’aucune utilité. Jamais il ne réussirait à retrouver
son chemin.
Il pouvait peut-être s’en fabriquer une ? Annelyn fouilla sa mémoire. Le manche était en bois :
courbe (une branche de sangarbre dépouillée des baies rouges et des feuilles servant à engraisser les
vers nourriciers) ou droit (un long fagot blanc obtenu en liant d’épaisses bandes prélevées sur la tige
d’un champignon géant et trempées dans un liquide pour durcir). On enroulait quelque chose autour
d’une extrémité – étoffe imprégnée d’un autre liquide ou sac graisseux de fongus séché. C’était ça qui
brûlait. Mais il ne connaissait le procédé que dans ses grandes lignes. D’ailleurs, sans torche,
comment localiser un sangarbre ou un champignon géant, ou faire sécher le fongus adéquat, en
admettant qu’il s’agisse de la bonne méthode ? Non. Il ne pouvait pas plus fabriquer de torche qu’en
trouver une.
Effrayé, il se mit à trembler. Qu’est-ce qui lui avait pris de s’enterrer ici plutôt que de rester à la
Mascarade ? Il aurait pu danser avec les yaga-la-hai, badiner avec Caralie, ou encore se repaître de
mets délicats, au lieu de s’attendre à en devenir un qui régalerait les grouns ou le Viandard ! Il se
remémora en frissonnant l’avidité avec lequel l’autre avait bu sa tasse remplie du sang de Vermyllar.
Cette image lui donna l’énergie de se relever. Le Viandard allait le traquer. Mieux valait partir,
même à tâtons. En toute hâte, il dégaina son stylet d’une main tandis que, de l’autre, il cherchait le
réconfort de la paroi. Et il se mit en marche.
Le terrier s’étendait, obscur et terrifiant, interminablement. Seul point d’ancrage, le mur, tiède et
ferme, avec ses bouches d’aération et ses poings où il s’attendait à les trouver. Pour le reste, des
bruits alentour, bruissements, trottinements, dont il se demandait s’il les imaginait ou non. Dans sa
marche vers le néant, il croyait entendre le Viandard rire, rire comme à la Mascarade solaire, une
éternité plus tôt. Le bruit venait de loin… de dessus… de dessous… de derrière… Lorsqu’il parut
retentir juste devant lui, Annelyn s’immobilisa, retint sa respiration et attendit pendant une heure ou
une semaine sans bouger. Personne. Il reprit son chemin. De vagues silhouettes rôdaient, des orbes
luisants dérivaient, des formes accroupies détalaient. La distance ou un tournant – quel tournant ? –
les dérobait toujours. Il apercevait des torches qui brillaient et crachotaient, symboles d’espoir, mais
quelqu’un les retirait avant qu’il ait le temps de courir s’en emparer. Il ne trouvait que des poings de
bronze, s’il trouvait quoi que ce soit. Il allait de plus en plus vite et ses pas éveillaient des échos
assourdissants, comme si une armée de yaga-la-hai le suivait au combat. Il courait même, désormais.
Depuis quand ? Il ne s’en souvenait plus. Il courait pour distancer les bruits, pour atteindre les
torches, pour courir.
Il lui semblait courir depuis des jours et des jours lorsqu’il s’égara.
Une seconde plus tôt, sa main effleurait la pierre rugueuse et les grilles rouillées protégeant les
bouches d’aération. Puis plus rien, elle battait l’air, et il trébucha et s’affala.
L’obscurité. Pas une lueur. Le silence. Pas un bruit.
Dans quelle direction allait-il avant sa chute ?
Il avait perdu son stylet.
Il se mit à ramper, et finit par retrouver l’arme par terre, puis il se leva. Les bras tendus, il avança
vers ce qu’il croyait être l’emplacement du mur. Rien. Il tâtonna en vain. Où était passée la paroi ?
Même s’il avait atteint un embranchement, il aurait dû y avoir quelque chose.
Une idée lui vint. « À l’aide ! » cria-t-il à pleins poumons. Des échos lui revinrent, démultipliés, de
plus en plus faibles. Sa gorge sèche lui faisait mal. Au bruit, il ne se trouvait plus dans un terrier, mais
dans une vaste salle, qu’il entreprit de mesurer pas à pas. Il avait dépassé les trois cents, et perdu le
compte, lorsqu’il heurta un obstacle de plein fouet. Il l’explora du bout des doigts. Il s’agissait d’un
mur, très lisse – non pas en pierre, mais en métal. Certaines sections étaient froides, d’autres tièdes ; il
en localisa même quelques-unes glacées, à peine plus grandes qu’un ongle. Il décida de risquer une
allumette. Elle ne révéla qu’un ruban de métal terne qui s’étirait de part et d’autre. Rien qui puisse
expliquer les variations de température.
La flammèche s’éteignit. Annelyn rangea sa boîte et suivit l’étrange paroi. Après s’être
reproduites à plusieurs reprises, les variations de température cessèrent pour de bon. Ses pas
éveillaient des échos caverneux. Sa main ne trouva ni poing, ni bouche d’aération.
Espérant qu’il avait mis une distance suffisante entre lui et le Viandard, il se laissa glisser à terre
et s’endormit bientôt, vaincu par la fatigue. Un contact le réveilla.
Le stylet reposait contre sa cuisse. Annelyn hurla, le saisit et frappa. La lame trancha… du tissu ?
de la chair ? Impossible à dire. Il se releva d’un bond, dardant son stylet. Puis, tout en sautillant de-ci
de-là pour poignarder l’obscurité, il fouilla sa poche, trouva la boîte, extirpa une allumette et la
gratta.
Le groun glapit.
Annelyn entrevit à peine la créature avant qu’elle ne recule dans l’obscurité infinie qui les
entourait : blanche, ramassée, attifée de haillons gris. Dressée sur ses deux postérieurs et un des deux
membres centraux, elle avait voulu le saisir à l’aide des antérieurs et de l’autre appendice. Ses bras,
ses jambes et les membres centraux (il ne voyait pas quel nom leur donner) étaient trop longs de
trente bons centimètres et trop maigres. Ce groun tenait un filet, dont le jeune homme concevait très
bien l’usage. Le pire, c’était les yeux, ou ce qui en tenait lieu : des cavités noires, molles et moites,
permettant à ces créatures de voir dans l’obscurité totale.
Annelyn lui fit face moins d’une seconde, puis il lui sauta dessus, son stylet pointé, et lui jeta son
allumette à la figure. Mais le groun avait déjà disparu, après un glapissement et un instant
d’indécision. Le jeune homme l’imagina décrivant un cercle autour de sa proie, apprêtant son filet.
L’autre y voyait, lui était aveugle. Il dansota avec frénésie, en tâchant de faire face à toutes les
directions à la fois, puis gratta une nouvelle allumette. Rien. Il se figea, dans l’espoir de le poignarder
en se fiant à son ouïe. Rien. Mais ces êtres se déplaçaient sans bruit sur leurs grands pieds dotés de
coussinets.
Annelyn prit ses jambes à son cou. Il n’avait aucune idée de la direction qu’il prenait, mais il
devait fuir. Il ne pouvait remporter le combat sans lumière, et la créature le vaincrait s’il restait
immobile, mais il arriverait peut-être à la semer. Le premier coup de poignard avait porté et elle était
blessée. Il courut dans les ténèbres tout en priant le Ver blanc de lui épargner une collision avec un
mur, le Viandard ou un groun. Il courut à en perdre haleine. Il courut jusqu’à ce que le sol, tout à
coup, se dérobe sous ses pieds.
Il tomba dans un hurlement. L’obscurité devint de plus en plus profonde, au point d’engloutir sa
terreur.
Et de le laisser dépouillé de tout.
Vermyllar et lui se tenaient devant les grandes portes qui ouvraient sur le Haut-terrier du
Verhomme. Groff se trouvait là, lui aussi. Immobile dans son armure de bronze, il montait la garde
comme son ordre le faisait depuis le lointain passé. Par-delà les portes, au lieu d’un autre chevalier, il
n’y avait qu’un énorme groun empaillé qui mesurait deux fois la taille d’un groun ordinaire. Hideux
et blanc, il paraissait menaçant, ses deux antérieurs tendus, comme prêts à saisir les visiteurs.
« Horrible. » Vermyllar frissonna.
Annelyn lui sourit. « Mais si facile à embellir !
— Qu’est-ce qui te prend ? » Il fronçait les sourcils.
« On ne peut pas embellir un groun. Mon grand-père était le fils du Verhomme, et je sais de quoi
je parle.
Il n’y a aucun moyen.
— Ridicule. C’est tout simple. Pour embellir un groun, lui conférer une beauté suprême, tu
l’enduis.
— Tu l’enduis ?
— Oui. De sauce aux champignons. »
L’autre grimaça, mais ne put retenir un petit, rire. Un bon moment de camaraderie. Sauf que…
sauf que… soudain le groun géant revint à la vie, les pourchassa dans le tunnel et dévora Vermyllar
tandis qu’Annelyn s’enfuyait en hurlant.
Ils l’entouraient de toutes parts. Leurs longs bras minces tâtonnaient et s’agitaient tandis qu’ils
resserraient le cercle en dépit de sa torche. « Non, répétait Annelyn, vous ne pouvez pas approcher,
non, la lumière vous terrifie. » Les grouns, les grouns sans yeux, les grouns aveugles, ignoraient sa
torche et ses supplications. Ramassés sur eux-mêmes, ils avançaient en se balançant et en poussant des
plaintes incessantes. Au tout dernier moment, il se rappela qu’il portait à sa ceinture une gourde de
sauce aux champignons qui ne manquerait certes pas de les disperser – chacun savait les sentiments
des grouns à l’égard de la sauce aux champignons. Mais avant qu’il ait pu la saisir et la répandre sur
eux, les douces mains blanches l’empoignèrent et l’emportèrent dans les ténèbres.
Il était enchaîné sur une table à roulettes par d’épaisses menottes métalliques passées autour de ses
chevilles et de ses poignets, et une atroce souffrance le déchirait. Il leva la tête, lentement et avec une
grande difficulté, et constata qu’il se trouvait dans la Chambre des Maîtres-changeurs. Baigné par la
pénombre pourprine, le Viandard, à genoux au bout de la table, lui mâchonnait la cheville. La cape
qu’il arborait… La cape qu’il arborait ressemblait étrangement à Vermyllar.
Les visions s’évanouirent. Annelyn se retrouvait une fois de plus dans l’obscurité. Il gisait sur un
sol rugueux, un tapis de rocaille, de poussière et de terre dont les diverses aspérités le meurtrissaient
à l’envi. Sa cheville l’élançait. Il se redressa sur son séant et la palpa pour finir par conclure qu’elle
n’était que tordue. Un examen corporel le convainquit qu’il n’avait rien de cassé. Le Ver soit loué, il
possédait toujours sa boîte d’allumettes. Par contre, son stylet manquait à l’appel, perdu au cours de
sa fuite ou de sa chute. Il lui restait à se repérer. Il se leva et sentit sa chevelure effleurer un plafond
bas. Sa cheville le torturait, de sorte qu’il se hâta de transférer, autant qu’il le pouvait, son poids sur
son autre pied et de s’appuyer à la paroi. Celle-ci se révéla meuble et friable, au point de se
désagréger sous ses doigts. Il trouvait donc dans une étrange galerie sans revêtement de pierre ni de
métal. Inégale, aussi : lorsqu’il s’avança de quelques pas en tâtonnant, il constata que le sol comme le
plafond étaient très irréguliers.
Où avait-il abouti ?
Il se rappelait être tombé par un trou dans le sol de la vaste salle tandis qu’il s’enfuyait. Les
grouns avaient pu le trouver inconscient et le porter jusqu’ici ? Peu probable. Ils l’auraient plutôt tué.
La fosse avait dû passer de la verticale à l’oblique, il s’était assommé et avait roulé sur la pente. Une
hypothèse qui en valait d’autres. De toute façon, il n’y avait pas de trou au-dessus de lui, juste un
plafond qui le criblait de gravillons au moindre mouvement.
Une peur nouvelle le saisit. Ce terrier très meuble, très sec, très friable pouvait s’effondrer et
l’emmurer vivant. Jamais il n’en ressortirait. Mais où aller ?
En tout cas, il se voyait mal rester dans cette atmosphère trop lourde, trop chaude. Il n’avait pas
remarqué de bouche d’aération le long de ces murs de terre. Et il mourait de faim. Combien de temps
avait-il passé dans ces tréfonds ? Riess, Vermyllar et lui étaient-ils partis par le Sous-boyau le matin
même, ou une semaine plus tôt ? Depuis quand n’avait-il pas mangé, ni bu ?
Annelyn se mit en route en boitant. Il tâchait de ménager sa cheville blessée, avançait à tâtons et
devait rester courbé une bonne moitié du temps tant le tunnel était bas de plafond. Par deux fois,
malgré ses précautions, il se cogna la tête à des aiguilles de pierre pendant de la voûte. Au moins, les
bosses détournaient son attention de sa cheville.
Bientôt le tunnel se modifia. Les murs devenus moites puis suintants restaient meubles. Il parvenait
à y enfoncer le poing et à pétrir la terre froide. À chaque pas, il dégageait sa botte avec un bruit de
succion. L’air était de plus en plus vicié – lourd, épais. Le jeune homme songea à rebrousser chemin.
Croyant détecter une odeur, il gratta une allumette. La flammèche ne brûla qu’une minute, mais
cela suffit. Une… bête feula dans son dos et il se retourna juste à temps pour l’entrevoir avant qu’elle
ne disparaisse dans le noir ; il en garda l’image d’une créature à fourrure dotée de multiples pattes et
dépourvue d’yeux. Une toile d’araignée pendouillait juste derrière lui. Il l’avait rompue au passage.
L’araignée absente avait pu être dévorée par un autre habitant du terrier. Des trous de ver au diamètre
variable criblaient les parois de part et d’autre. Il leva un pied et constata que sa botte était couverte
d’une douzaine de petites limaces grises tâchant de forer le cuir robuste. Avant que son allumette ne
s’éteigne, il réussit à en cueillir la plupart. Elles ne venaient qu’après une certaine résistance, avec un
petit bruit de bulle qui éclate, et il les écrasa entre le pouce et l’index. Puis il les mangea. Elles avaient
un goût amer, sans rien de la saveur subtile des gros vers que les yaga-la-hai servaient durant les
Mascarades, et il se demanda, sans trop s’appesantir, si elles ne risquaient pas de l’empoisonner. Mais
il avait faim, et leurs fluides internes humidifièrent sa gorge parcheminée.
L’allumette s’éteignit et il décida de poursuivre sa route. Ici, au moins, on trouvait de la vie ;
derrière lui, tout n’était que mort et poussière. Il pourrait toujours revenir sur ses pas si l’atmosphère
devenait encore plus irrespirable. Il crut bientôt devoir s’y résoudre. La suave puanteur qui
remplissait désormais le terrier lui donnait envie de vomir. C’était la suavité de la corruption : plus
avant dans le tunnel, une carcasse pourrissait.
Il continua en trébuchant. Les narines pincées, il essayait de respirer par la bouche et priait le Ver
blanc de parvenir à franchir l’obstacle du cadavre, quel qu’il soit.
Puis il marcha dedans.
Il venait une fois de plus d’arracher son pied au sol collant. Quand il le reposa, une matière
résistante céda sous sa botte qui s’enfonça jusqu’à la cheville dans une bouillie visqueuse. La puanteur
l’assaillit avec une vigueur nouvelle. Il rendit les vers qu’il avait avalés tant bien que mal et recula en
titubant.
La crise passée, il s’appuya à la paroi, se pinça le nez entre ses doigts et, de sa main libre, trouva
et gratta une allumette. Puis il se pencha pour voir le cadavre. Il ne vit d’abord que la flamme
tremblotante. Il se rapprocha.
Le Ver blanc gisait dans le terrier.
Annelyn s’écarta d’un bond et l’allumette s’éteignit. Mais il en gratta une autre et recouvra son
aplomb. Il dut en utiliser dix, chacune pour éclairer une partie de l’immense carcasse.
Le ver – il ne s’agissait pas du Ver blanc, finit par décider le jeune homme, même s’il n’en avait
jamais vu d’aussi gros – avait atteint un stade avancé de décomposition, sans quoi il aurait pué encore
plus ; l’odeur était déjà bien assez épouvantable. Quoique rétréci dans la mort, il remplissait le tunnel
aux trois quarts, de sorte qu’Annelyn dut se presser contre le mur pour passer. Si la vermine était
repue, quelques asticots restaient, poursuivant leur tâche ; à travers la peau laiteuse translucide, il les
voyait ramper dans l’énorme cadavre.
Cette peau, c’était un de ses traits les plus terrifiants. La chair du monstre avait disparu pour
l’essentiel, décomposée ou dévorée, mais l’épiderme demeurait intact. Il évoquait un cuir épais,
craquelé et friable, certes, mais encore formidable. Un ennemi aurait eu de la peine à la percer.
La bouche aussi était terrifiante. Le jeune homme ne la vit qu’un bref instant à la lueur d’une
allumette, et il en sacrifia une autre pour s’assurer qu’il n’avait pas la berlue. Oui, il y avait des dents,
plantées en cinq anneaux concentriques, dans cette gueule circulaire, assez large pour engloutir la tête
et les épaules d’un homme. Les anneaux intérieurs étaient en os, ce qui suffisait à lui donner un aspect
redoutable, mais le cercle extérieur, le plus grand, se hérissait de dents d’un bleu tirant sur le noir qui
brillait comme-comme… du métal ?
Enfin, il y avait sa taille. Annelyn la mesura, pas à pas, une allumette après l’autre, en s’efforçant
de ne pas frôler la bête, de ne pas s’étouffer. Le ver faisait six bons mètres de long.
Une fois le cadavre colossal derrière lui, il ne gaspilla plus de lumière. Il avança le plus vite
possible, butant avec bruit contre les parois dans le noir, jusqu’à ce que la puanteur ne soit plus qu’un
souvenir affreux. Durant sa course effrénée, il comprit pourquoi ce terrier était si bizarre. Un rire
affolé lui échappa. Un trou de ver. La galerie tout entière était un trou de ver !
Quand l’obscurité lui parut purifiée, il ralentit. Après tout, une longue marche l’attendait. Il se
rappela une étrange phrase prononcée par le Viandard durant sa diatribe sur les Maîtres-changeurs, à
propos des « énormes vers blancs mangeurs de chair dont le nombre et la menace croissent chaque
jour ». Perplexe sur le moment, le jeune homme comprenait à présent. L’autre parlait des maux lâchés
par les Maître-changeurs sur les grouns. La chose qui gisait derrière lui en faisait partie. Pour la
première fois, il eut de la peine pour ces créatures.
Le tunnel décrivit un virage. À tâtons, Annelyn le suivit.
Et il vit la lumière.
Il cilla. Elle ne disparut pas. D’un pourpre sombre, la lueur se confondait presque avec l’obscurité
ambiante. Mais il était devenu sensible à la moindre clarté. Sans presser le pas, sans oser espérer, il
continua de marcher dans sa direction.
La lumière restait constante. Sa surface augmenta à mesure qu’il approchait, mais son éclat ne
varia guère. Tout ce qu’il voyait, c’était cette lueur-si ténue qu’elle n’éclairait rien.
Au bout d’un moment, il s’aperçut qu’elle était ronde : le bout du tunnel. Le trou de ver débouchait
quelque part.
Lorsqu’il constata qu’elle atteignait au moins la taille d’un homme et qu’elle était toujours là, il
s’autorisa enfin à croire. Et il se mit à trembler. Il couvrit au pas de course les derniers mètres le
séparant du cercle violet qui symbolisait la liberté, et du portail magique qui allait lui rendre la vue. Il
prit appui des deux mains sur les parois pour regarder par l’ouverture.
Et il se figea.
Au-dessous de lui s’étendait une salle ronde, plus vaste encore que la Chambre des Maîtres-
changeurs. Le trou de ver s’ouvrait en hauteur dans un mur en pierre. Il en vit aussitôt une centaine de
semblables, certains occupés par des formes mouvantes, et il n’avait aucune peine à en imaginer
d’autres. Plafond, parois et sol étaient tapissés d’un fongus, tel celui de la salle du Viandard – un
fongus pourpre, aussi épais qu’un banc de brouillard, et aussi menaçant. C’était ce végétal qui émettait
la lueur violine.
C’est à peine si Annelyn y prêta la moindre attention.
Un énorme réservoir plein d’un fluide quelconque occupait le centre de la salle. Des globes d’où
gouttait un autre liquide ponctuaient le plafond. Des bouches d’aération crachaient un vent tiède qui
agitait des cordons de fongus. À tout cela non plus, il ne prêta guère attention.
Il observait les vers mangeurs. Les géants de douze mètres, les plus petits comme la carcasse dans
le tunnel, les millions de jeunes qui grouillaient partout. Cette salle était un nid, un élevage, une
pouponnière… mais pas une prison. Impossible de garder captives ces créatures capables de manger
de la pierre, ces cauchemars de chair translucide et de dents en fer. Annelyn fit le signe du ver – puis
il s’en rendit compte et ne put retenir un rire amer. Je suis mort.
Pris de désespoir, il contemplait les formes vagues qui se faufilaient dans la pénombre violine.
Au bout d’un long moment, il retrouva ses esprits. Aucune de ces créatures ne se dirigeait vers lui.
Elles ne l’avaient pas remarqué, du moins pour l’instant, et une lueur d’espoir se fit jour en lui. Il
allait mettre à profit le moindre délai de grâce. Les yeux plissés, il examina la rotonde.
À l’autre bout de la salle, il discerna des lignes droites qui escaladaient les parois, saillaient sous
le fongus, se croisaient au plafond et rejoignaient les globes. Des tuyaux, songea-t-il. Des conduites
d’eau. Les yaga-la-hai en utilisaient aussi. Il ne voyait pas cependant à quoi elles pourraient lui servir,
ici.
Il y avait d’autres objets par terre que la distance et le tapis végétal rendaient indistincts. Les vers
les contournaient ou bien glissaient dessus. Annelyn crut entrevoir du métal sous le pourpre, mais il
n’en aurait pas juré. Peu importait : rien à attendre par là.
Sur le mur de droite incurvé, il distingua une lueur sous la couche de fongus. Son regard
s’attarda. Des formes. D’autres conduites ? Non. Un dessin se précisa : un thêta, entouré de trous de
ver.
Le jeune homme effleura le thêta doré brodé sur son cœur. Ce symbole l’avait peut-être préservé
des attaques. Qu’avait dit le Viandard ? Les Maîtres-changeurs avaient façonné les grands vers et
d’autres horreurs ; ils arboraient le thêta ; ils étaient les protecteurs des yaga-la-hai et les ennemis des
grouns… Se pouvait-il que ces monstres ne dévorent que les grouns ? Qu’ils le prennent pour un
Maître-changeur et que, par conséquent, ils le laissent en paix ?
Non. Jamais quelques fils d’or n’auraient suffi à retenir ces créatures. Il jeta un dernier regard sur
le mur de droite, puis il réfuta sa théorie.
Il poursuivit son examen de la salle plongée dans l’ombre. Et il découvrit les sorties, l’une après
l’autre.
Il y en avait trois, une par paroi. Son angle de vision lui en dérobait peut-être une quatrième en
contrebas devant lui. Les doubles portes qui les fermaient avaient un aspect métallique. La plus proche
se trouvait à sa droite, juste sous le thêta. Les détails finirent par lui apparaître : des tiges, d’épaisses
barres transversales, en guise de verrous.
Le tout bloqué par la rouille. Sans doute depuis longtemps. Il n’arriverait jamais à les ouvrir. Mais
c’était la seule issue, à part les trous de ver où l’obscurité totale au bout de quelques pas lui ferait
courir le risque de se jeter dans la gueule d’un ver. Tout serait préférable à cette option.
S’il restait là, il mourrait de faim, à moins que les monstres ne le remarquent d’abord.
Il devait soit rebrousser chemin, soit continuer.
Derrière lui, la galerie du ver mort était relativement sûre, mais plus loin il n’y avait que
l’immense salle, les grouns, les ténèbres. Jamais il ne retrouverait le tunnel qui l’avait mené jusqu’ici.
Jamais il ne rentrerait chez lui.
Annelyn soupira. Il avait passé trop de temps dans le noir. Il était épuisé, et accablé. Il avait oublié
le Viandard. Il avait oublié sa vengeance. Quoi qu’il fasse, il était condamné. Les grouns, les Maîtres-
changeurs, le Troisième Peuple… peu lui importait de savoir à quelle menace il succomberait.
Un jour, lors d’un bal masqué qu’il se rappelait à peine, il s’était qualifié de libre-penseur. Mais
voilà que lui revenait à l’esprit la prière, l’antienne moqueuse dans son obscurité que le Verhomme
entonnait si souvent et avec si peu d’énergie. Elle lui avait toujours paru bizarre, voire dénuée de
sens. À présent, toutefois, les versets lui parlaient ; ils dansaient une danse macabre sous son crâne
meurtri et venaient sans effort à ses lèvres gercées. D’une voix rendue atone par la fatigue et le
désespoir, il les prononça tout bas, comme aurait pu le faire Riess (ce bon vieux Riess, si gros et si
mort).
« Le Ver blanc a bien des noms, et les enfants des hommes les ont tous maudits au cours des
siècles passés. Mais nous sommes les enfants du ver et nous ne les maudissons point. Nul ne peut
combattre le Ver blanc. Il est la fin de l’univers et le sage accepte sa venue. Le sage accepte sa venue,
et il danse et festoie dans le temps qu’il lui reste.
» Louons le Ver blanc, dont le nom est Yaggalla. Et ne pleurons pas, quand bien même nos
lumières s’éteignent.
» Louons le Ver blanc, dont le nom est Corruption. Et ne pleurons pas, quand bien même notre
énergie s’amenuise.
» Louons le Ver blanc, dont le nom est Mort. Et ne pleurons pas, quand bien même le cercle du
vivant s’étrécit et toute chose périt.
» Louons le Ver blanc, dont le nom est Entropie. Et ne pleurons pas, quand bien même le soleil se
meurt.
» La fin approche. Festoyons. Les vaisseaux sont partis. Buvons. La lutte s’achève. Dansons. Et
louons, louons le Ver blanc. »
Le silence revint. Annelyn scruta le grouillement blême dans la pénombre. Pourquoi s’obstiner ?
La lutte s’achevait. Il irait au-devant de son destin. Il tenta de s’accrocher au fongus qui entourait la
bouche du tunnel, mais les fragiles filaments cédèrent. Il ne lui restait donc qu’à sauter en espérant
que le tapis végétal se révélerait aussi accueillant qu’il le paraissait ; autrement, deux jambes brisées
seraient à l’ordre du jour. Il se retourna, s’agenouilla, plaqua ses mains sur le sol et passa ses jambes
par-dessus le bord de la cavité. Suspendu dans le vide, il regarda en bas ; et quand la voie lui sembla
libre, il lâcha prise.
Le choc fut plutôt rude, bien qu’Annelyn se soit efforcé de fléchir les jambes. Le jeune homme
disparut jusqu’à la taille dans l’épais fongus qui amortit sa chute, mais dont la couche inférieure se
déroba sous ses pieds, de sorte qu’il tomba à la renverse dans l’amas de filaments pourpres. Lorsqu’il
parvint à se relever, ébranlé quoique indemne, des débris de fongus phosphorescent adhéraient à ses
habits noircis par son périple dans les terriers.
Tout à coup, son immunité prit fin. Un ver de la taille de sa cuisse se dirigea vers lui ; sa bouche
ondulait, avide. Annelyn dégagea une de ses jambes et piétina son assaillant aussi fort qu’il put. Sa
cheville blessée lui rappela sans ambiguïté qu’il devait éviter ce type d’effort. Il parvint cependant à
enfoncer le ver dans le matelas végétal et à l’écraser par terre – sa peau semblait moins épaisse, ou
moins résistante, que celle de ses formidables cousins.
D’autres se déplaçaient dans le fongus, pâles grouillements presque invisibles. L’un des géants
l’avait repéré ; il rampa sur le corps endormi d’un congénère afin d’atteindre sa proie. Annelyn jeta
un regard frénétique à la ronde. De toutes parts, des monstres convergeaient sur lui.
Mais le mur n’était qu’à deux pas – le mur, et la quatrième porte, dont il avait prié qu’elle se
trouve là. Le tapis pourprin la recouvrait comme les autres, mais le jeune homme n’aurait pas à
fouler au pied une centaine de vers pour la rejoindre.
Il se fraya un passage dans le matelas végétal et sentit une vive douleur au moment où il se laissait
aller contre le battant métallique. Un petit ver mangeur lui forait la cuisse. Annelyn l’arracha et le
balança à travers la salle ; la bête tournoyante s’écrasa contre la paroi du gros réservoir. Puis il
reporta son attention sur la sortie et entreprit de la débarrasser du fongus. Trois tiges de métal
barraient la porte. Du talon de sa main, il cogna la plus haute par en dessous, une fois, deux, trois.
Elle finit par se soulever d’un centimètre. Un dernier coup, et la rouille qui la soudait aux supports
céda.
Il empoigna la tige, acheva de la dégager et se tourna pour l’abattre comme une masse sur le ver
le plus proche. Ce fut à peine si elle entama l’épiderme du mangeur, un spécimen âgé de la taille du
jeune homme, qui exsuda un peu de fluide vital et s’écarta, entrant en collision avec un congénère
plus gros. L’attaque ne l’avait pas tué.
Plutôt que de perdre son temps à les combattre, Annelyn revint à la sortie. La barre centrale céda
au troisième coup, et la plus basse, rongée à cœur par la rouille, se désintégra entre ses mains. Il ôta
en toute hâte les vestiges que retenaient les supports – la porte était dégagée. Un ver le mordit. Il hurla
et saisit la poignée. Elle se détacha, mais le battant s’entrouvrit. Pris de frénésie, il insinua ses doigts
dans l’interstice, en se retournant un ongle au passage. Il tenait sa prise. Derrière lui, il le sentait, les
monstres affluaient. De toutes ses forces, il tira sur le battant.
Les gonds grincèrent, le métal protesta. Le matelas végétal faisait obstacle. Mais la porte
s’ouvrait, elle s’ouvrait ! Deux centimètres, cinq, puis quinze d’un coup. Cela lui suffisait. Il vida ses
poumons et se faufila dans un réduit obscur. Là, il se jeta par terre et roula sur lui-même en se
donnant des claques jusqu’à réduire en purée le ver qui le torturait.
Lorsqu’il se releva, il gratta une allumette, sans un regard pour l’enfer pourpre derrière
l’entrebâillement. Il se trouvait dans une petite pièce ronde au sol, au plafond et aux parois de métal.
Devant lui, il y avait une autre porte, elle aussi métallique, elle aussi ronde. Au centre, une roue.
La flamme s’éteignit. À la lueur du fongus accroché à sa tenue souillée et éparpillé au sol, le jeune
homme tira sur la roue. Rien. Il essaya de la tourner, mais elle refusa de bouger. À côté d’elle se
trouvait une barre métallique dans une fente, qui refusa elle aussi de bouger jusqu’à ce qu’il pèse
dessus de tout son poids. Ensuite, il put manœuvrer la roue – quoique lentement et non sans difficulté.
Annelyn ruisselait de sueur, et ses paumes glissaient sur le métal. La roue n’était pas rouillée,
s’avisa-t-il soudain. Lisse, robuste, elle paraissait droit sortie des forges des chevaliers de bronze.
Un sifflement retentit tout autour de lui. Surpris, le jeune homme se figea et regarda par-dessus
son épaule, mais aucun mangeur ne s’était faufilé par l’entrebâillement. Il se remit à tourner la roue.
Quand elle se bloqua, il tira, et le battant pivota sans à-coup sur ses énormes gonds. Le sifflement crut
en intensité et une rafale d’air moite gifla le dos d’Annelyn.
Il passa le seuil, ferma la porte et se retrouva dans le noir. Les débris de fongus criblant sa tenue
devinrent des yeux de ver. Mais mieux valait l’obscurité que la salle des mangeurs.
Sa boîte crépita tristement lorsqu’il la secoua.
À tâtons, il dénombra les allumettes qu’il lui restait. Une douzaine, tout au plus. Il avait perdu le
compte plusieurs fois. Il en gratta une et contempla la flammèche avec gratitude.
Il frôlait presque un groun.
Annelyn recula d’un bond. Aucun son. L’allumette dardée telle une arme, il s’avança. Le groun
était encore là, figé. Et il y avait un obstacle entre eux. Le jeune homme l’effleura. Du verre.
Rasséréné, il haussa puis baissa son allumette, en gratta une autre et poursuivit son exploration.
Un mur entier de grouns !
Il envisagea de briser la vitre et de manger l’un des grouns emprisonnés, mais il se ravisa aussitôt.
Ils étaient empaillés, à l’évidence. Et on avait dû les placer là avant sa naissance. Par ailleurs, c’étaient
des grouns inhabituels. Les mâles et les femelles alternaient, chacun en partie dépecé, un pan de peau
rabattu dévoilant une section de l’organisme, différente d’un individu à l’autre. Il y avait aussi des
statues et des crânes de groun, ainsi qu’un squelette complet. Le dernier spécimen de la rangée
tranchait par sa singularité. Quoique décolorés, ses habits étaient aussi riches que ceux des yaga-la-
hai. Arborant un casque métallique qui n’aurait guère déparé un chevalier (noir, avec une lucarne
rouge au niveau des yeux), il tenait pointé une sorte de tube du même métal. Pour couronner le tout,
casque et tube portaient blasonnés des thêta argentés.
Pour examiner la rangée de grouns dans l’espoir de trouver quelque chose d’utile, il utilisa quatre
de ses allumettes. Il ne lui en restait plus beaucoup, mais ç’aurait été ridicule de les économiser. Faute
d’une découverte intéressante, il traversa la salle à tâtons et trébucha sur une table qu’il contourna
pour en heurter une autre. Vides, toutes les deux. Enfin, il toucha une vitre du bout des doigts.
Un mur entier de vers.
Tout comme les grouns, ils étaient morts, empaillés, ou enchâssés dans le verre – peu lui
importait, du moment qu’ils ne bougeaient plus. Un mangeur de plus d’un mètre de long formait le
clou de l’exposition, mais il y en avait d’autres, par douzaines – la plupart inconnus, alors qu’il avait
consommé des vers toute sa vie. Tous avaient un trait en commun : leur aspect menaçant. Beaucoup
possédaient une dentition, ce qui troubla le jeune homme. Certains semblaient munis d’un dard au
bout de la queue.
Quand il eut fini de l’explorer, il se faisait une idée précise de la salle : longue, étroite, toute
revêtue de métal, épargnée par le temps, elle se terminait par la même porte à volant aux deux bouts.
Il y trouva une foule de tables et de chaises, sans intérêt pour lui, et une sorte de torche que sa hampe
en métal et son extrémité en verre rendaient inutilisable… à moins de garnir le verre de fongus
luminescent ? Il la coinça sous son bras. Les larges piliers et les boîtes en métal et en verre qui
ressemblaient un peu à celles qu’il avait vues brisées près de la passerelle et dans la salle du trône le
laissèrent perplexe.
Sa réserve d’allumettes touchait à sa fin lorsqu’il retourna au mur de grouns. Il sentait bien que
quelque chose lui avait échappé. De nouveau, il étudia le dernier groun de la rangée. L’être tenait
comme une arme son tube, qui portait en outre un thêta. Annelyn décida que l’objet pouvait se révéler
utile. Il saisit sa quasi-torche et s’en servit pour taper sur la vitre à grands coups. Elle se craquelait,
sans se briser. Il avait le bras tout endolori quand, perdant patience pour de bon, il entreprit d’écarter
les éclats de quasi-verre qui continuaient de résister et saisit le tube pour manipuler ses barres et ses
poignées.
Quelques minutes plus tard, il le jeta, dégoûté. Inutile, quel qu’ait pu être son usage.
Mais il avait toujours l’impression d’avoir laissé passer un détail significatif. Il gratta une
nouvelle allumette et scruta le groun casqué. Qu’est-ce qui n’allait pas ?
Il s’en rendit soudain compte. Le casque, la lucarne rouge. Un groun n’a pas d’yeux. Le jeune
homme agrandit la brèche et ôta son couvre-chef à la créature.
Ce groun-ci possédait des yeux.
Il approcha son allumette. Oui. Petits, sombres, engoncés dans leurs orbites, mais immanquables.
C’était le seul de son espèce. Le groun précédent, une femelle, n’en avait pas, non plus que les autres.
Son allumette s’éteignit. Annelyn se coiffa du casque. Partout autour de lui, la lumière jaillit.
Il poussa un cri et tournoya sur lui-même. Il y voyait ! Il discernait toute la salle, d’un seul
regard ! Sans allumette, ni torche ! Il y voyait !
Les murs luisaient faiblement en rouge cendré. Les Piliers en métal – huit en tout, constatait-il –
étaient d’un orange vif, alors que les autres formes métalliques restaient sombres. Les portes étaient
noires, mais une clarté jaunâtre pulsait autour de celle qu’il avait entrouverte. De l’atmosphère elle-
même semblait émaner une lueur diffuse, fantomatique, qu’il avait du mal à appréhender. Les rangées
de grouns et de vers morts en vis-à-vis évoquaient des statues de suie, silhouettées par le vague
éclairage ambiant.
Annelyn palpa du bout des doigts le thêta gravé au sommet du casque. L’accessoire portait de toute
évidence une rune de Maître-changeur. Mais que fichait-il sur un groun ?
Après y avoir réfléchi, il décida que cela importait peu. Ce qui importait, c’était le casque. Il
ramassa l’autre objet, barre froide et grise dans la pénombre rouge. Le verre à l’extrémité s’était
brisé en pointes acérées tandis qu’il s’escrimait sur la vitrine. Aucun problème. Cela lui faisait une
arme excellente. Le jeune homme se sentait presque d’humeur enjouée quand il se dirigea vers la
porte opposée.
L’obscurité qui baignait le terrier derrière la porte lui était familière : celle des galeries des yaga-
la-hai, toute d’ombres, de poussière, de silhouettes, et pas le noir d’encre dans lequel il avait erré
après avoir échappé au Viandard. Bien sûr, cette familiarité était un leurre – il le constata lorsqu’il
retira, non sans hésitation, son casque, pour se retrouver aveugle –, mais il s’en moquait, du moment
qu’il y voyait. Et il y voyait. La pierre des parois était un ruban rose, l’air une sorte de brume, et
chaque bouche d’aération un cercle orange qui crachait des filets de fumée rougeâtre dont les volutes
se dissipaient sous la voûte.
Annelyn parcourut le tunnel désert sans s’imaginer pour une fois voir ni entendre quoi que ce soit.
Il croisa sur sa route plusieurs embranchements et choisit sa direction à l’instinct. Il trouva des
escaliers qu’il gravit d’un pas alerte aussi haut qu’ils l’emmenèrent. À deux reprises, il contourna une
fosse à taille humaine, un disque luisant, qui ne pouvait être qu’un trou de ver. Il entrevit un
mangeur – fleuve indolent de glace noire – qui traversait un carrefour loin devant lui. Son propre
corps, vu par l’entremise du casque, brillait d’un bel orange. Les débris de fongus qui adhéraient
encore à ses vêtements en lambeaux évoquaient des pépites de feu.
Il marchait depuis une heure lorsqu’il aperçut un premier groun – moins brillant que lui, spectre à
six membres d’un rouge profond – du coin de l’œil au bout d’un tunnel latéral et s’avisa peu après
que la créature le suivait. Il se rapprocha du mur et continua en tâtonnant, comme s’il était aveugle. Le
groun s’enhardit. De grande taille, vêtu d’étoffes vagues qui pendouillaient telle une seconde peau
toute flapie, il traînait un filet d’une main et tenait un couteau de l’autre. L’espace d’un instant, le jeune
homme se demanda s’il pouvait s’agir de celui qu’il avait déjà affronté.
À l’abord d’un escalier, étroite spirale entre deux branches du tunnel, Annelyn marqua une pause,
tâtonna et se retourna. Silencieux sur ses pieds garnis de coussinets, le groun courut à lui, couteau
pointé. Le jeune homme se rendit compte que, bizarrement, il n’avait pas peur. Il briserait le crâne de
l’autre sitôt qu’il arriverait à sa portée.
Il leva sa massue hérissée d’éclats de verre. Il pouvait tuer le groun à présent tout proche. Mais…
il n’en avait pas envie. « Arrête-toi, groun ! » dit-il sans trop savoir pourquoi.
La créature se figea, puis recula un peu. Elle parut émettre quelques mots dans une plainte
gutturale. Incompréhensibles pour Annelyn. « Je t’entends et je te vois, groun. Je porte une rune de
Maître-changeur. »
Il désigna le thêta brodé d’or sur son cœur.
Le groun bafouilla de terreur, lâcha son filet et détala. Le jeune homme songea avec regret qu’il
n’aurait pas dû attirer l’attention sur son thêta. Obéissant à une impulsion, il résolut de suivre la
créature ; peut-être, dans sa peur, le mènerait-elle à une sortie. Sinon, il saurait toujours retrouver son
chemin jusqu’à l’escalier.
Il la poursuivit le long de trois couloirs avant de la perdre de vue : elle courait vite, tandis qu’il
ressentait parfois encore un élancement à sa cheville. Mais il continua, dans l’espoir de retrouver sa
trace.
Puis elle réapparut. Elle courait vers le jeune homme, cette fois. Elle le vit, s’arrêta et jeta un
regard en arrière. Ensuite, apparemment déterminée, elle repartit au galop sur quatre membres, en
tenant le couteau d’un autre.
Annelyn brandit son gourdin, mais le groun ne ralentit pas. Puis l’inspiration lui vint : il sortit de
la boîte dans sa poche sa dernière allumette et la gratta.
Le groun glapit et freina des quatre fers, dérapant sur le sol du terrier. Mais il n’était pas le seul
surpris. Aveuglé par le feu d’artifice qui éclatait devant lui et transperçait son cerveau, le jeune
homme s’étrangla et chancela, lâchant l’allumette. Les deux antagonistes restèrent à cligner des yeux.
Mais un troisième acteur entra en scène. Une ombre froide et grise fondait sur le groun ; elle
remplissait le tunnel tel un disque de brouillard qui ondulait sans cesse.
Le mangeur apparut clairement à Annelyn quand celui-ci secoua la tête.
Sans réfléchir, le jeune homme se précipita en abattant sa massue par-dessus la tête du groun. Elle
rebondit sur le cuir du ver sans l’entamer le moins du monde. Il se recula, donna un bon coup de pied
au groun pour le faire réagir et, dans le même temps, enfourna son arme dans la gueule béante. Il prit
ses jambes à son cou, suivi du groun. Ils enfilèrent plusieurs tournants jusqu’à ce qu’Annelyn estime
avoir semé le mangeur, puis ils revinrent sur leurs pas.
Devant l’étroit escalier, le groun s’immobilisa et se tourna vers lui. Le jeune homme le regarda,
les mains vides.
L’autre leva son couteau, avant de pencher la tête de côté. Annelyn fit de son mieux pour imiter
son geste, ce qui parut satisfaire le groun : il rengaina son arme et s’accroupit pour tracer un plan
dans l’épaisse couche de poussière.
Les traînées luisantes que laissait son doigt subsistaient un bref instant avant de s’effacer, mais les
symboles employés n’avaient aucun sens pour le jeune homme qui secoua la tête. « Non, dit-il. Je ne
comprends pas. »
Le groun se redressa, lui fit signe et entreprit de monter les marches avec un regard en arrière
pour vérifier qu’Annelyn lui emboîtait le pas, ce qui était le cas.
Après ce premier escalier, ils en gravirent un autre, puis longèrent une enfilade de larges tunnels
et gravirent diverses échelles rouillées fixées dans des puits étroits. Il y eut ensuite d’autres tunnels.
De temps en temps, le groun tournait la tête. Annelyn le suivait docilement. Pour se calmer les nerfs,
il se répétait que si son compagnon avait voulu le tuer, il aurait pu le faire depuis longtemps.
D’autres grouns parcouraient les terriers. Il en vit d’abord un, silhouette rouge squelettique avec
une longue épée et un membre manquant, puis deux autres, armés de couteaux, qui guettaient un
embranchement. Tous le toisèrent de ce terrible regard aveugle. Ensuite, toujours flanqué de son
compagnon, il en croisa des multitudes. Certains portaient un habit long qui traînait par terre et luisait
de plusieurs couleurs. Tous ces grouns s’écartaient sur son passage. Il vit aussi des trous de ver, la
plupart sombres et froids, d’autres cerclés d’un vague halo qui lui glaçait l’échine.
Après plus de tunnels et d’escaliers qu’il n’en avait jamais imaginé, ils parvinrent dans une
immense salle.
La douzaine de grouns assis à de longues tables métalliques et penchés sur les bols fumants qu’ils
vidaient goulûment le considéra sans réagir.
L’odeur de la nourriture – un brouet de fongus, l’aliment traditionnel des servants des torches –
éveilla en lui une faim dévorante, mais nul ne lui en proposa. Son guide parla avec un groun assis au
milieu de la table, un gros individu à la tête déformée. Ce colosse – il devait peser plus que Groff –
repoussa son bol et s’approcha du jeune homme qu’il toisa longuement. De ses quatre mains douces,
il se mit ensuite à palper l’intrus qui supporta cet examen les mâchoires serrées, sans frémir. Annelyn,
qui s’était attendu à pire, finit par le considérer comme une personne.
Le gros groun pencha la tête de côté. Se rappelant le rituel, son vis-à-vis en fit de même. L’autre
forma ensuite, de ses quatre mains réunies, un poing énorme qu’il leva et baissa. Le jeune homme, à
l’aide de ses deux seuls poings, l’imita de son mieux.
Puis le groun leva un doigt et, d’une autre main, se tapota la poitrine. Annelyn voulut reproduire
le geste, mais, comme l’autre le retenait, il se demanda en quoi consistait le rituel, cette fois.
Deux doigts d’une main supérieure se levèrent, les membres centraux s’écartèrent et un frisson
parcourut le corps massif. Puis le bras supérieur opposé se leva à son tour et cette main-là tendit trois
doigts. Le groun porta son regard d’une main vers l’autre, et répéta l’enchaînement. Enfin, il
s’immobilisa et scruta le jeune homme.
Ce dernier considéra la main supérieure droite du groun (deux doigts), puis l’opposée (trois). Le
discours du Viandard lui revint à l’esprit, et il leva trois doigts.
Le groun leva toutes ses mains, et une fois de plus le corps massif frémit. Il se tourna vers un de
ses congénères, et ils tinrent une longue discussion à leur manière habituelle, dans des tons feutrés et
mélancoliques. Annelyn ne put deviner ce qu’ils disaient, mais il espéra s’être fait comprendre.
Enfin, le chef se détourna, regagna sa place à la table et reprit son bol. Le guide du jeune homme
prit celui-ci par le coude et lui fit signe de le suivre. Ils sortirent de la salle. De nouveau, le groun
l’emmena vers les niveaux supérieurs.
À mesure qu’ils cheminaient, escaladant des successions d’échelles et gravissant des escaliers
pour en redescendre d’autres, Annelyn prit conscience de son épuisement. Son état de grâce prenait
fin : la cheville, la cuisse et les mains endolories, affamé, assoiffé, sale, il avait un besoin urgent de
repos, de sommeil. Mais le groun allait de l’avant sans pitié, à vive allure, et son compagnon ne
pouvait que s’efforcer de rester dans son sillage.
Par la suite, de tous les terriers qu’ils traversèrent, seules quelques images devaient subsister dans
sa mémoire.
Ils longeaient un couloir étroit où régnait un froid terrible. Malgré le casque, la pénombre y était
épaisse. Des tuyaux d’un noir intense animé de pulsations couraient sur le plafond bas. Des volutes
d’un brouillard ébène s’enroulaient autour d’eux, puis tombaient telles des cascades lentes jusqu’au
sol. Le jeune homme et le groun enfonçaient jusqu’aux chevilles dans une brume d’encre glaciale.
Aux tubes pendaient des crochets métalliques incurvés, vacants pour la plupart. Mais deux d’entre eux
portaient les carcasses de vers aussi minces que des cordes comme Annelyn n’en avait jamais vu ; et
un troisième soutenait Riess par la nuque, de sorte que le corps nu, couleur d’obsidienne, pendouillait
grotesquement. Son ami esquissa le signe du ver, puis se ravisa et poursuivit son chemin en frôlant la
dépouille. S’il avait levé deux doigts au lieu de trois, se dit-il, peut-être occuperait-il en ce moment le
crochet voisin.
Deux autres salles lui laissèrent une impression durable ; il devait s’agir des espaces les plus
vastes qu’il lui ait été donné de contempler.
Dans la première, il faisait si chaud qu’il se mit à ruisseler de sueur. L’éclat orangé de l’air lui
piquait les yeux. Il avait du mal à voir l’autre extrémité. Partout des tuyaux, épais ou fins, sombres ou
brillants, vers de métal rampant sur le sol, les murs, le plafond. La partie supérieure de ce volume
était dévolue à un immense réseau de passerelles et de câbles. Le jeune homme entrevit là-haut un bon
millier de grouns à six jambes. Plus agiles, ils paraissaient nés pour cette existence aérienne. Courant
sur cette toile d’araignée, ils tournaient des volants, manœuvraient des leviers, entretenaient cinq
hautes formes métalliques colossales qui brillaient d’une vive lumière blanche, aveuglante. Son guide
le précéda dans le labyrinthe de tubulures au niveau du sol ; les autres grouns continuèrent de se
balancer dans les airs sans leur prêter attention.
La seconde, trois niveaux plus loin et des heures plus tard, était tout aussi vaste, mais vide : pas de
lueurs, de formes métalliques, de passerelles ni de câbles. Annelyn ne vit qu’un groun, un chasseur
solitaire, debout à l’autre extrémité tel un insecte rouge, qui les regarda passer. La pierre
poussiéreuse des murs et du sol avait quelque chose de triste. Ici et là, des panneaux de métal aux
nuances variées la revêtaient. Quand le jeune homme, suivant son guide, passa près de l’un d’eux, il y
vit la représentation complexe et détaillée d’une bataille entre des grouns armés d’épées et un géant
qui avait des thêta en guise d’yeux et des vers à la place des doigts. Comme sur les tentures des yaga-
la-hai, les couleurs étaient passées. La rouille criblait certains des panneaux. Il remarqua un dernier
détail avant de quitter la salle : des trous de ver. Il y en avait partout dans le sol.
De là, ils marchèrent en ligne droite pendant longtemps. Et Annelyn finit par remarquer des
poings en bronze brisés aux murs. Sa fatigue s’atténua quelque peu. Il approchait de chez lui. Les
yaga-la-hai avaient vécu ici même, jadis.
Soudain le groun s’immobilisa. Le jeune homme l’imita.
Ils se tenaient près d’une bouche d’aération dont on avait ôté la grille. Avec un pâle sourire,
Annelyn se pencha, tendit la main et trouva une corde.
Le groun fit un étrange geste circulaire, se détourna et s’en fut par là où ils étaient venus, d’une
démarche rapide à quatre membres. Le jeune homme se retrouva seul. Passant le buste dans le puits
chaud, il empoigna la corde et se mit à grimper. Cette fois, il voyait où il allait. Les parois en métal
luisaient d’un bel éclat rouge ; l’air brumeux s’élevait un peu plus vite que lui. Quand il levait ou
baissait la tête, Annelyn apercevait les carrés ombreux des sorties.
Il s’extirpa du puits au niveau supérieur, retira son casque et le cala sous son bras replié. Les
grandes portes métalliques étaient ouvertes. Debout dans l’ombre, le jeune homme prit le temps de
s’accommoder à la pénombre violine. Les globes incrustés de fongus brillaient toujours dans la
Chambre des Maîtres-changeurs, mais on avait éteint les torches. Aucune trace du Viandard. Il attendit
pour s’en assurer, puis il entra.
En premier lieu, il s’équipa d’une arme : sa rapière, posée sur un tas de lames rouillées, qu’il
récupéra avec satisfaction. Il soupesa la hache de Groff, appuyée contre le trône, mais la trouva trop
lourde et encombrante. Il préféra passer la dague de Vermyllar à sa ceinture, et glisser celle de Riess
dans une de ses bottes. S’il devait saigner le Viandard, ces instruments seraient parfaitement
appropriés.
Explorant la salle, il examina divers objets et chercha de la nourriture. Il localisa une cache de
viande salée, découpée en lamelles, de la chair blanche de groun et une autre sorte, mais il ne put en
absorber une seule bouchée. En fin de compte, il arrêta son choix sur un bol d’araignées épicées et
une assiette de champignons.
Une fois restauré, il se reposa sur l’un des lits à roulettes. Trop fatigué, et trop inquiet, pour
dormir, il préféra étudier un ouvrage qu’il avait trouvé ouvert près du trône. Le volume possédait une
couverture en cuir épais, embossée du thêta et d’une rangée de symboles, mais ses pages avaient
moins bien résisté à l’épreuve du temps : absentes, ou bien trempées et moisies. Les rares passages
intacts n’avaient aucun sens pour Annelyn, bien que leurs caractères rappellent ceux des livres que le
Verhomme gardait dans ses bibliothèques vermoulues. Il avait un peu appris à lire auprès de
Vermyllar, qui tenait la maîtrise de cet art occulte de son grand-père, mais cela ne lui servit à rien. Il
parvenait à déchiffrer un mot ici, un autre sur la page suivante, un troisième dix chapitres plus loin.
Aucune chance d’y comprendre quoi que ce soit ! Même les dessins, des entrelacs de lignes, ne
montraient rien de reconnaissable.
Des bruits montaient du conduit. Il posa le volume, se leva et ramassa son casque et sa rapière
avant d’aller se poster sur le seuil de la salle.
Le Viandard émergea du puits, vêtu de sa tenue en peau de groun blanche et de sa cape incolore.
Des cordelettes en soie d’araignée ficelaient le cadavre d’un petit enfant mâle sur son dos. Le
garçonnet appartenait aux yaga-la-hai.
Annelyn s’avança.
L’autre, surpris, leva la tête. Il avait commencé à dénouer les liens qui maintenaient sa proie. Sa
main se porta vers la poignée de son couteau. « Tiens donc, dit-il. Toi.
— Moi. » Le jeune homme dardait sa rapière et tenait son casque dans sa main libre.
« Je t’ai cherché. Après avoir accroché une nouvelle corde.
— J’ai fui. Je savais que vous viendriez à ma recherche.
— Oui. » Le Viandard sourit et dégaina son couteau dans un murmure de métal sur du cuir. « Je
craignais de ne jamais te retrouver. C’est bien mieux ainsi. Les grouns me paient la viande un bon
prix. Tes amis, au fait, étaient délicieux. Sauf le chevalier. Très coriace.
— Je me demande quel goût vous aurez. »
L’autre se contenta de s’esclaffer.
« Atroce, j’imagine, poursuivit Annelyn. Je ne risque pas de m’en assurer. Mieux vaut que vous
finissiez en charogne pour les vers mangeurs.
— Toujours aussi spirituel, à ce que je vois. » Le Viandard s’inclina. « La viande que je transporte
m’encombre. Puis-je me libérer de ce fardeau ?
— Bien sûr.
— Laisse-moi la déposer à l’intérieur. Qu’on n’aille pas y trébucher dessus. »
Le jeune homme hocha la tête et s’écarta prudemment, en réprimant un sourire. Il savait ce que
tramait son adversaire, qui se servit de son couteau pour trancher les cordelettes et plaça le corps
juste derrière la porte avant de se retourner, silhouetté par la lueur pourpre.
Alors il éclata de rire. « Les yaga-la-hai et les grouns sont si semblables. Des animaux… » Il
écarta les bras et tira les battants, qui claquèrent avec le fracas métallique qu’Annelyn avait déjà
entendu, dans un passé lointain.
« Non, répondit le jeune homme. Semblables, certes. Mais ce ne sont pas des animaux. » Il se
coiffa de son casque et les ténèbres refluèrent comme brume dispersée par le vent.
Le Viandard s’était déplacé sans bruit et avec agilité. Un large sourire aux lèvres, il s’avançait
d’un pas silencieux, le couteau brandi, prêt à poignarder, à éventrer.
Si Annelyn – comme le pauvre Groff, qui y avait perdu la vie – s’était rué vers la position initiale
de son adversaire, il se serait exposé à un coup fatal du Viandard dans sa position actuelle. La
technique était astucieuse. Mais le jeune homme y voyait. Pour une fois, la ruse et l’obscurité ne
serviraient de rien. Et sa rapière était plus longue que le couteau de l’autre.
Preste, agile, désinvolte, il pivota vers son ennemi, sourit sous son casque, et se fendit. Le
Viandard n’eut pas le temps de réagir ; il y avait de longues années qu’il ne se battait plus à la loyale.
L’épée lui transperça l’abdomen de part en part.
Plus tard, il poussa le cadavre dans le conduit d’aération en espérant qu’il tomberait sans fin.
La Mascarade du Verhomme continuait lorsqu’il revint parmi les yaga-la-hai. Dans les
bibliothèques poussiéreuses du Haut-terrier, hommes masqués et femmes voilées viraient et
tournaient. Les salles du trésor étaient ouvertes à l’examen, les salles de plaisir à d’autres activités.
Dans le Pinacle gisait Vermentor II baigné par la lueur de mille torches. Les enfants du ver défilaient
devant sa dépouille en dansant au rythme des chants funèbres. Le Verhomme n’avait plus de visage ; il
ne faisait plus qu’un avec le Ver blanc, désormais. Près de lui se tenaient, comme depuis le début de la
semaine, les prêtres-chirurgiens dans leur blouse blanche aux armes du thêta et du scalpel. On venait
juste de servir le Septième Festin.
Il y avait là Caralie, la peau dorée, le rire mutin, et aussi les chevaliers de bronze, et encore bien
des gens qui avaient été ses amis. Mais lorsqu’il entra d’un pas alerte, la plupart se bornèrent à
accueillir son retour inattendu par des sourires et des plaisanteries.
Certains ne durent pas le reconnaître. Quelques jours plus tôt, durant la Mascarade solaire, il
rayonnait. Avec ses yeux caves, sa maigreur et ses plaies, il faisait triste figure dans ses habits noircis
qui pendouillaient tels les haillons souillés d’un cultivateur de champignons. Il allait le visage
découvert, sans même un loup. Les invités ne se privèrent pas de commenter cet accroc à l’étiquette,
puisque ce n’était pas encore l’heure de tomber les masques.
Bientôt, ils eurent du matériau supplémentaire pour nourrir leurs potins. Car Annelyn, cet
Annelyn étrange, ce changelin, resta posté sur le seuil un long moment, à observer un visage
dissimulé après l’autre. Ensuite, toujours sans dire un mot, il gagna la table du banquet, saisit un plat
en fer qui portait un empilement de lamelles de groun et le jeta à travers la pièce. Certains en rirent ;
d’autres, moins amusés, durent cueillir les morceaux de viande sur leurs épaules. Le jeune homme,
ses bottes martelant le sol d’obsidienne, quitta alors la pièce.
Il devint par la suite une silhouette familière chez les yaga-la-hai. Plutôt que de faire assaut
d’élégance et d’esprit, il évoquait sans cesse et avec conviction des crimes oubliés et des péchés de
l’aube des temps, ou des scènes délicieusement atroces dans lesquelles les vers monstrueux qui, selon
lui, se multipliaient sous la Maison finissaient par surgir pour tout dévorer.
Il se plaisait à aviser les enfants du ver de coucher avec les grouns au lieu de les cuire, pour
engendrer un peuple susceptible de résister à ces vers de cauchemar.
Dans l’interminable décadence que connaissait la Maison du ver, on ne chérissait rien tant que la
nouveauté. Quoique tenu pour grossier et rustaud, Annelyn échafaudait des récits forts divertissants et
possédait une irrévérence bienvenue. En dépit des murmures menaçants des chevaliers de bronze, on
lui laissa donc la vie sauve.
Chicago,
février 1975
La cité de pierre
Le monde-étape porte un millier de noms. Les cartes du ciel humain l’appellent Gris Repos quand
elles en font mention, ce qui est rare ; il se situe à dix ans de voyage du domaine des hommes, vers le
noyau. Les Dan’lai l’ont baptisé Vide dans leur langue d’aboiements aigus. Les Ul-mennaleith, qui le
connaissent depuis le plus longtemps, y voient simplement la planète de la cité de pierre. Les Kresh
ont un nom pour lui, comme les Linkellars et les Cédrans. D’autres races s’y sont posées et en sont
reparties. On lui donne encore bien d’autres épithètes. Mais pour les êtres qui s’y arrêtent brièvement
entre deux sauts d’une étoile à l’autre, il reste un monde-étape.
C’est un lieu stérile d’océans gris et de plaines sans fin où les vents se déchaînent, vide et sans vie
hormis l’astroport et la cité de pierre. Le port existe depuis au moins cinq mille ans selon le décompte
humain. Les Ul-nayileith l’ont bâti en leur heure de gloire, quand ils possédaient les étoiles ulites ;
pendant une centaine de générations, ils ont dirigé le monde-étape. Puis ils se sont éteints et les Ul-
mennaleith sont venus prendre leurs mondes et leur place. À présent, on ne célèbre plus l’ancienne
race que dans les légendes et les prières.
Mais leur astroport subsiste, bubon sur la plaine, cerclé d’énormes murs pare-vent que les
ingénieurs disparus ont bâtis pour se protéger des tempêtes. Dans cette haute enceinte se trouve la cité
portuaire – hangars, baraquements et magasins où des êtres fatigués, originaires d’une centaine de
planètes, peuvent se reposer et se rafraîchir. Dehors, vers l’ouest, rien ; les vents du ponant se brisent
contre les murs avec une violence vite anéantie et recyclée pour la production d’énergie. Mais les
murs de l’est projettent leur ombre sur une seconde ville de bulles de plastique et de cabanes de tôle.
Là se réfugient les parias, les malades et les proscrits ; là traînent les sans-vaisseau.
Au-delà, plus à l’est, se dresse la cité de pierre.
Elle était déjà là quand les Ul-nayileith ont débarqué, cinq mille ans plus tôt. Ils n’ont jamais
découvert le pourquoi de sa construction, ils n’ont jamais su combien de temps elle avait résisté aux
vents. À cette époque, les anciens de leur peuple étaient arrogants et curieux, dit-on, et ils ont cherché.
Ils ont exploré les allées tortueuses, gravi les escaliers étroits, escaladé les tours serrées et les
pyramides au toit carré. Ils ont découvert les passages sans fin qui tissent un immense labyrinthe
souterrain. Ils ont découvert l’immensité de la cité, sa poussière, son silence oppressant. Mais nulle
part ils n’ont trouvé les Bâtisseurs.
Enfin, étrangement, la fatigue et l’ennui se sont abattus sur les Ul-nayileith et, avec eux, la peur. Ils
ont quitté la cité de pierre pour n’y plus revenir. Des milliers d’années durant, les pierres ont résisté et
le culte des Bâtisseurs a débuté, ainsi que le long déclin de la race des anciens.
Mais les Ul-mennaleith ne vénèrent que les Ul-nayileith, les Dan’lai ne vénèrent rien, et qui sait ce
que vénèrent les hommes ? Aujourd’hui, de nouveau, la cité de pierre résonne de rumeurs ; les vents
dans les ruelles portent des bruits de pas.
Les squelettes étaient enchâssés dans le mur.
Il y en avait onze, montés sans ordre apparent au-dessus des portails des murs pare-vent ; moitié
noyés dans le métal ulite sans jointure, moitié exposés aux vents du monde-étape. Certains étaient
imbriqués plus profondément que d’autres. Tout en haut, le vent martelait le nouveau squelette d’un
être ailé anonyme, souple sac d’os fins et creux soudé au mur par les chevilles et les poignets. Plus
bas, à droite du portail, on ne voyait plus d’un Linkellar que le tonneau jauni des côtes.
Le squelette de MacDonald était mi-dedans, mi-dehors. Si la plupart de ses membres avaient
disparu dans le métal, le bout de ses doigts pendouillait, une main tenait toujours un laser, et les pieds
et le torse restaient à l’air libre – le crâne aussi, bien sûr, blanchi, broyé, mais toujours menaçant. Il
toisait Holt chaque matin à l’aube quand celui-ci franchissait l’entrée. Parfois, dans l’étrange
pénombre du petit matin sur le monde-étape, il lui semblait que les orbites vides le suivaient dans sa
longue marche vers le portail.
Cela ne le dérangeait plus depuis des mois. C’était différent juste après qu’ils avaient pris
MacDonald et que son corps pourrissant était apparu sur le mur pare-vent, aggloméré au métal. On
sentait la puanteur et le cadavre restait reconnaissable. À présent, ce n’était qu’un squelette et, pour
Holt, il était plus facile d’oublier.
En ce matin anniversaire, ce jour qui marquait la fin de la première année standard depuis
l’atterrissage du Pégase, c’est à peine si Holt leva les yeux vers les squelettes lorsqu’il passa sous le
portail.
À l’intérieur, comme toujours, le couloir était désert. Il s’incurvait dans les deux directions, blanc,
poussiéreux, très vide. D’étroites portes bleues s’y succédaient à intervalles réguliers, mais elles
étaient toutes fermées.
Holt tourna à droite et essaya la première, posant sa paume sur la plaque d’entrée. Rien ; le bureau
était verrouillé. Il essaya la suivante avec le même résultat. Et la suivante. Holt était méthodique. Il le
fallait. Tous les jours, un seul bureau ouvrait, chaque fois différent.
La septième porte coulissa sous sa paume.
Assis derrière la table en métal incurvée, le Dan’la paraissait déplacé. La pièce, l’ameublement, le
champ, tout était bâti aux mensurations des Ul-nayileith depuis longtemps disparus et l’autre semblait
bien trop petit pour ce cadre. Mais Holt s’était habitué. Depuis un an ce jour-là il venait chaque matin,
et chaque matin un unique Dan’la siégeait derrière une table trop grande. Il ne savait pas si c’était le
même qui changeait quotidiennement de bureau ou s’il en rencontrait un différent de visite en visite.
Ils avaient tous un long museau, des yeux perçants, un poil fin et roux. Les humains les appelaient les
hommes-renards. À de rares exceptions, Holt était incapable de les distinguer. Les Dan’lai refusaient
de l’aider. Ils refusaient de se présenter. Parfois, la créature derrière le bureau le reconnaissait, mais
la plupart du temps ce n’était pas le cas. Holt avait cessé ce petit jeu depuis belle lurette ; il s’était
résigné à traiter chaque Dan’la comme s’il s’agissait d’un inconnu.
Ce matin-là, cependant, l’homme-renard le reconnut sur-le-champ. « Ah ! dit-il quand Holt pénétra
dans son bureau. Un poste pour vous ?
— Oui », répondit Holt en ôtant le vieux calot assorti à son uniforme gris en loques. Il attendit,
homme mince et pâle, le menton volontaire, le crâne un peu dégarni. L’homme-renard croisa ses
mains aux six longs doigts avec un petit sourire. « Pas de poste, Holt. Désolé. Pas de vaisseau,
aujourd’hui.
— J’en ai entendu un hier soir. On l’entendait de la cité de pierre. Donnez-moi un poste. Je suis
qualifié. Je connais la propulsion standard et je sais manœuvrer un canon de saut dan’la. J’ai des
références.
— Oui, oui. » Toujours ce petit sourire. « Mais il n’y a pas de vaisseau. La semaine prochaine,
peut-être. Un vaisseau humain viendra peut-être la semaine prochaine. Vous aurez un poste, Holt, je
vous le jure, je vous le promets. Vous êtes un bon sautier, n’est-ce pas ? Je vous crois. Je vous aurai
un poste. Mais la semaine prochaine, la semaine prochaine. Il n’y a pas de vaisseau pour le moment. »
Holt se mordit la lèvre, se pencha et, les bras écartés, prit appui sur la table, le calot chiffonné
sous un poing. « La semaine prochaine, vous ne serez pas là. Et si vous êtes là, vous ne me
reconnaîtrez pas, vous ne vous rappellerez plus votre promesse. Obtenez-moi un poste sur le vaisseau
qui est arrivé hier soir.
— Ah ! fit le Dan’la. Pas de poste. Pas de vaisseau humain. Pas de poste pour un humain.
— Je m’en fiche. J’embarquerai sur n’importe quel vaisseau. Je travaillerai avec les Dan’lai, avec
les Ulites, les Cédrans, n’importe qui. Les canons de saut se ressemblent tous. Mettez-moi sur le
vaisseau qui est arrivé hier soir.
— Mais il n’y a pas eu de vaisseau. » Un bref sourire, des dents blanches. « Je vous le dis, Holt :
pas de vaisseau, pas de vaisseau. La semaine prochaine, revenez. Revenez la semaine prochaine. »
L’être le congédiait. Holt avait appris à reconnaître ce ton. Une fois, le mois précédent, il était resté, il
avait insisté, mais le renard du bureau en avait appelé d’autres à la rescousse pour l’expulser. Après
l’incident, toutes les portes étaient restées closes une semaine entière. À présent, Holt savait quand il
devait partir.
Dehors, dans la chiche lumière, il s’adossa un instant au mur pare-vent et tâcha de calmer le
tremblement de ses mains. Il devait s’occuper. Il avait besoin d’argent, de jetons de nourriture, voilà
la tâche qu’il devait accomplir. Il pouvait passer à l’Étable ou chercher Sunderland. Il reviendrait
demain pour un poste. Il devait faire preuve de patience.
Après un coup d’œil vers MacDonald qui, lui, n’avait pas su faire preuve de patience, Holt s’en fut
par les rues désertes de la cité des sans-vaisseau.
Enfant, Holt aimait déjà les étoiles. Les années de grand froid, quand les forêts de glace
s’épanouissaient sur Ymir, il avait l’habitude de se promener la nuit. Il marchait sur des kilomètres en
faisant crisser la neige sous ses pas jusqu’à ce que les lumières de la ville se perdent derrière lui et
qu’il se retrouve seul dans ce beau monde blanc-bleu de roses de givre, de toiles de glace et de
floramères. Alors il scrutait le ciel.
Les nuits des Années d’Hiver sur Ymir sont claires, muettes, très noires. Il n’y a pas de lune. Les
étoiles et le silence sont tout.
Très vite, Holt avait appris les noms. Pas les noms des étoiles (nul ne baptisait plus les astres, on
se contentait de chiffres), mais ceux des mondes qui leur tournaient autour. C’était un enfant doué. Il
apprenait vite et bien, et même son père, tout bourru et pragmatique qu’il était, en nourrissait une
certaine fierté. Holt se souvenait des fêtes interminables dans la Vieille Maison où son père, ivre de
bière d’été, réunissait tous les invités sur le balcon pour que son fils nomme les planètes. « Là ! »
disait le vieux, un gobelet en main, pointant un monde du doigt. « Là, celui qui brille !
— Arachné », répondait le garçonnet, impassible. Les invités souriaient et soupiraient poliment.
« Et là ?
— Baldur.
— Là. Là. Ces trois, là-bas ?
— Finnegan. John-Henry. Le Monde de Célia, La Nouvelle-Rome, Cathaday. » Les mots glissaient
légers sur sa langue d’enfant. Et le visage tanné de son père se ridait d’un sourire et il pouvait
continuer ainsi jusqu’à ce que les invités en aient assez, jusqu’à ce que Holt ait nommé tous les
mondes qu’un petit garçon pouvait nommer du balcon de la Vieille Maison sur Ymir. Il avait toujours
détesté ce rituel.
Par bonheur, son père ne l’avait jamais accompagné dans les forêts de glace car, loin des
lumières, on voyait mille étoiles nouvelles, ce qui signifiait mille nouveaux noms à apprendre. Holt
ne les sut jamais tous, les noms de ces astres lointains et ténus qui n’appartenaient pas aux humains,
mais il en apprit bien assez. Les étoiles pâles des Damoosh vers le noyau, le soleil rougeaud des
Centaures Silencieux, les lumières disséminées là où les hordes Fyndii dressaient leurs bâtons-
emblèmes ; ces noms-là, il les connaissait, et d’autres encore.
Avec l’âge, il continua de visiter les forêts de glace, et pas toujours seul. Toutes ses conquêtes
d’adolescent, il les traîna là. Il fit l’amour pour la première fois à la lumière des étoiles durant une
Année d’Été où les arbres dégoulinaient de fleurs plutôt que de glace. Il parlait parfois de son centre
d’intérêt à ses petites amies, à ses amis. Mais les mots lui donnaient du fil à retordre. Il n’avait jamais
été d’une grande éloquence et ne parvenait pas à leur faire comprendre. Il le comprenait à peine lui-
même.
À la mort de son père, il reprit la Vieille Maison et les domaines. Il les géra toute une longue
Année d’Hiver, alors qu’il n’avait que vingt ans standard. Au dégel, il abandonna tout et partit pour
Ymir-Ville où il trouva un vaisseau à quai, un cargo en partance pour Finnegan et d’autres mondes
plus loin vers l’intérieur.
Holt y obtint un poste.
À mesure que la matinée avançait, il y avait de plus en plus de monde en ville. Déjà, les Dan’lai
étaient sortis, dressant leurs étals de nourriture entre les huttes. Encore une heure, et les rues, en
seraient entièrement bordées. Les Ul-mennaleith fantomatiques qui se promenaient par groupes de
quatre ou cinq portaient tous des robes bleu pastel tombant jusqu’au sol et semblaient planer plutôt
que marcher, irréels, empreints de dignité, féeriques, leur peau douce et grise finement poudrée, leurs
yeux liquides distants. Ils gardaient toujours l’air serein, même ceux-là, pauvres hères en rupture de
ban.
Holt suivit l’un de ces groupes en pressant le pas. Les renards marchands n’accordaient aucune
attention aux Ul-mennaleith solennels mais avisaient Holt et le hélaient. Et riaient dans un concert de
jappements aigus quand il les ignorait.
Près du quartier cédran, Holt quitta les Ulites pour se faufiler dans une minuscule ruelle qui
paraissait déserte. Il avait du travail, et il était au bon endroit.
Il s’enfonça dans le dédale des huttes-bulles et en choisit une au hasard, vieille, le plastique dépoli.
La porte était en bois, sculptée de symboles de nidification. Verrouillée, bien sûr. Holt y appuya son
épaule et poussa. Comme elle résistait, il recula, puis se jeta dessus de tout son poids. À sa quatrième
tentative, elle céda avec fracas. Le bruit le laissa de marbre. Dans un bidonville cédran, personne
n’entendrait.
À l’intérieur, il faisait noir comme dans un four. Il tâtonna près de la porte, trouva une torche
froide et la tint jusqu’à ce qu’elle restitue sa chaleur corporelle sous forme de lumière. Puis, sans se
presser, il regarda autour de lui.
Il y avait là cinq Cédrans, trois adultes et deux petits, roulés en boule sur le sol. Holt ne leur
accorda qu’un regard distrait. La nuit, ils étaient terrifiants. Il les avait vus bien des fois dans les
ruelles obscures de la cité de pierre, geignant dans leur langue douce, se balançant de sinistre façon.
Leur torse segmenté se dépliait en trois mètres de chair laiteuse et vermiculaire. Ils avaient six
membres spécialisés : deux pieds plats évasés, une paire de tentacules arborescents et délicats pour la
manipulation, et leurs terribles pinces de combat. Leurs yeux, lacs violets lumineux de la taille de
soucoupes, voyaient tout. La nuit, mieux valait les éviter.
Le jour, ils n’étaient que des boules de chair immobiles.
Holt les contourna et pilla leur hutte. Il prit la torche froide, réglée sur la lueur mauve que les
Cédrans aimaient, un sachet de jetons de nourriture et un aiguisoir à pinces. Les pinces de combat
polies et incrustées de pierreries de quelque ancêtre illustre décoraient le mur à la place d’honneur,
mais Holt se garda bien d’y toucher. Si on lui dérobait son dieu familial, le nid tout entier se verrait
dans l’obligation de retrouver le voleur ou de se suicider.
Enfin, il dénicha un jeu de cartes sorcières. Les plaques en bois incrustées d’or et d’acier étaient
du gris foncé de la fumée. Il les glissa dans une de ses poches et sortit. La rue restait déserte. Hormis
les Cédrans eux-mêmes, peu d’êtres visitaient le district.
Holt regagna rapidement l’artère principale, la large voie gravillonnée qui allait des murs pare-
vent de l’astroport aux portails silencieux de la cité de pierre, cinq kilomètres plus loin. La rue était
bruyante et il dut se frayer un passage dans la foule. Les hommes-renards étaient partout, riant,
aboyant, souriant de toutes leurs dents pointues, frottant leur fourrure rousse contre les robes bleues
des Ul-mennaleith, la chitine des Kresh et la peau pendante des Linkellars verts aux yeux exorbités.
Certains étals offraient des plats chauds, et les ruelles regorgeaient de fumées et d’odeurs. Il lui avait
fallu des mois sur le monde-étape pour parvenir à distinguer les fumets de nourriture des odeurs
corporelles.
Il allait son chemin tant bien que mal, sinuant entre les non-humains. Sur le qui-vive, il protégeait
son butin. C’était une habitude acquise par la force des choses : rester à l’affût d’un visage humain
inconnu, un visage pouvant signifier l’arrivée d’un vaisseau des Hommes, le salut.
Il n’en vit aucun. Comme toujours, il n’y avait autour de lui que l’agitation du monde-étape – les
aboiements des Dan’lai, les cliquetis des Kresh, les ululements des Linkellars, mais de voix humaine,
point. Ça ne l’affectait plus.
Il trouva l’étal qu’il cherchait. Un Dan’la ébouriffé le toisa de sous un abattant de cuir. « Oui, oui,
jappa l’homme-renard avec impatience. Qui es-tu ? Que veux-tu ? »
Du tranchant de la main, Holt écarta la bimbeloterie colorée qui scintillait sur le comptoir et y
déposa la torche froide et l’aiguisoir à pinces qu’il avait subtilisés. « Troquer, dit-il. Ceci contre des
jetons. »
L’homme-renard baissa les yeux sur la marchandise, les leva vers Holt et se frotta
vigoureusement le museau. « Troquer, troquer, troquer avec toi », chantonna-t-il. Il ramassa
l’aiguisoir, le soupesa, le reposa, toucha la torche froide pour susciter une lueur presque
imperceptible, puis il opina et se fendit d’un large sourire. « Bonne qualité. Cédran, les grands vers en
voudront. Oui. Oui. Troquons donc. Des jetons. »
À son tour, Holt hocha la tête.
Le Dan’la fouilla dans son tablier et jeta sur le comptoir une poignée de jetons, disques de
plastique d’une douzaine de couleurs vives, ce qui se rapprochait le plus d’une monnaie sur le
monde-étape. Les marchands dan’lai les échangeaient contre de la nourriture. Et les Dan’lai avaient le
monopole de la nourriture grâce à leur flotte de canons de saut.
Holt compta les jetons avant de les ramasser et de les laisser choir au fond de la bourse prise dans
la hutte-bulle cédrane. « J’ai mieux. » Il mit la main dans sa poche, à la recherche des cartes sorcières.
Elle était vide. Le Dan’lai ricana et claqua des mâchoires. « Disparu ? Pas le seul voleur sur Vide,
hein ? Non. Pas le seul voleur. »
Il se souvenait de son premier vaisseau ; il se souvenait des étoiles de sa jeunesse sur Ymir, il se
souvenait des mondes sur lesquels il s’était posé depuis, il se souvenait de tous les vaisseaux à bord
desquels il avait servi et des humains (et des non-humains) avec lesquels il avait servi. Mais, surtout,
il se souvenait de son premier vaisseau, l’Ombre rieuse (un nom ancien, lourd d’une histoire qu’on
lui raconta bien plus tard). Port d’attache : le Monde de Célia. Destination : Finnegan. Larme bleu-gris
de durraloy qui avait au moins un siècle de plus que Holt, il s’agissait d’un transporteur de minerais
reconverti, plutôt Spartiate – une vaste soute, mais peu d’habitabilité, une douzaine de hamacs pour
l’équipage, pas de grille gravifique (il s’était vite habitué à l’apesanteur), propulsion nucléaire pour
l’atterrissage et le décollage, propulsion PVL standard pour la navigation interstellaire. On avait
assigné Holt à la salle des machines, un lieu austère de lumières tamisées, de métal nu et de consoles
d’ordinateur. Cain narKarmian lui avait montré quoi faire.
Holt se souvenait aussi très bien de Cain narKarmian. C’était un vieil, un très vieil homme, qu’il
aurait cru trop âgé pour le service. Sa peau évoquait un cuir très souple, jauni, plié et chiffonné si
souvent qu’il n’en restait plus un fragment dénué de millions de rides minuscules ; il avait des yeux
bruns en amande, un crâne chauve et tavelé, un bouc de poils blonds et secs. Il pouvait paraître sénile,
mais pour l’essentiel il était vif, et alerte. Il connaissait les propulseurs, il connaissait les étoiles, et il
bavardait sans cesse en travaillant.
« Deux cents années standard ! » dit-il un jour qu’ils étaient tous deux assis à leurs consoles. Il eut
alors un rire timide, un sourire un peu de guingois, et Holt constata qu’il avait encore toutes ses dents,
même à son âge. Ou peut-être les avait-il de nouveau. « Le temps que Cain a passé en vadrouille, Holt.
C’est la vérité vraie. Tu sais, la majorité des gens ne quittent jamais leur monde d’origine. Jamais !
Quatre-vingt-quinze pour cent d’entre eux, du moins. Ils n’en partent pas, ils y naissent, y grandissent
et y meurent, voilà tout. Et ceux qui décident de bouger, de s’embarquer, eh bien, la plupart en
reviennent bien vite. Un monde, ou deux, ou dix… Pas moi ! Tu sais où je suis né, Holt ? Devine ! »
Holt haussa les épaules. « Sur la Vieille Terre ? » Cain ne put que rire. « La Terre ? La Terre n’est
rien ! Elle n’est qu’à trois ou quatre ans d’ici vers l’extérieur ! Quatre, je crois. J’ai oublié. Non, non,
mais j’ai vu la Terre, le monde originel, le lit des semailles. Il y a cinquante ans de ça, quand j’étais
sur le… sur le Corey Dark, je crois. Il était temps, j’ai pensé à l’époque. Je m’étais embarqué depuis
cent cinquante années standard et je n’avais encore jamais vu la Terre. Mais, en fin de compte, j’y suis
allé.
— Vous n’y êtes pas né ? »
Le vieil homme secoua la tête et repartit à rire. « Que non ! Je suis émeréli, Holt. Je viens d’ai-
Émerel. Tu connais ? »
Holt dut réfléchir. Ce n’était pas un monde qu’il connaissait, une de ces étoiles que son père
désignait dans le ciel d’Ymir. Mais ça lui rappelait quelque chose. « La Frange ? » devina-t-il enfin.
La Frange, c’était la limite extérieure de l’espace humain, un lieu où les maigres échardes de la
galaxie qu’on appelait le Domaine des Hommes frôlaient le haut de la lentille galactique, là où les
étoiles s’étiolaient. Ymir et les étoiles qu’il connaissait se trouvaient de l’autre côté de la Vieille
Terre, vers l’intérieur, vers les champs d’étoiles plus denses et le noyau toujours inaccessible.
Cain se réjouit de sa réponse. « Oui ! Je suis un Extérieur. J’ai presque deux cent vingt ans
standard et j’ai vu à peu près autant de mondes, humain, et hrangan, et fyndii, et d’autres encore, et
même des mondes du Domaine des Hommes où les humains ne le sont plus vraiment, si tu vois ce que
je veux dire. Embarquer, toujours embarquer. Chaque fois que je découvrais un nouvel endroit qui me
paraissait intéressant, je ratais le départ, je restais un moment et je repartais quand j’en avais envie.
J’ai vu toutes sortes de choses, Holt. Dans ma jeunesse, j’ai assisté au Festival de la Frange, j’ai
chassé la banshee sur le Haut Kavalaan et j’ai épousé une femme de Kimdiss. Elle est morte, alors j’ai
continué mon chemin. J’ai vu Prométhée et Rhiannon, qui sont loin de la Frange, et le Monde de
Jamison et Avalon, encore plus vers l’intérieur. Tu sais ? J’ai été jamie quelque temps et sur Avalon
j’ai eu trois femmes. Et deux maris, ou co-maris, comme tu préfères. Je n’avais pas encore cent ans.
On a armé notre propre vaisseau, on commerçait à l’échelle locale. On a un peu voyagé dans les
anciens mondes asservis hrangan qui avaient acquis leur indépendance après la guerre. On a même vu
la vieille Hranga. Il paraît qu’il y a encore des Cerveaux là-bas, dans les entrailles de la planète, qui
attendent de prendre leur revanche sur le Domaine des Hommes. Mais je n’y ai vu que des tueurs, des
ouvriers et d’autres castes inférieures. »
Il sourit. « De bonnes années, Holt, de très bonnes années. On avait appelé notre vaisseau le Cul de
Jamison. Mes maris et mes femmes étaient tous originaires d’Avalon, tu vois, sauf un qui venait de
Vieux Poséidon, et, comme tu le sais, les Avaloniens n’aiment pas les Jamies, voilà pourquoi on lui
avait donné ce nom. Je ne le leur reproche même pas. J’ai été jamie moi-même avant ça, et Port-
Jamison est un repaire de bien-pensants, sur une planète du même acabit.
» On est restés sur le Cul de Jamison trente années standard. On a enterré deux femmes, un mari,
et pourtant le mariage a survécu. Il a survécu à mon départ, aussi. Ils voulaient conserver Avalon
comme port d’attache, mais, au bout de trente ans, j’avais pu voir tous les mondes que j’avais envie
de voir dans le coin et je n’avais pas vu grand-chose d’autre. Alors je me suis embarqué ailleurs. Je
les aimais, Holt, je les aimais fort. On devrait toujours être marié à ses équipiers. Ça facilite tout. » Il
poussa un soupir. « Y compris le sexe. Moins d’incertitudes. »
Holt, fasciné, demanda : « Et après ? » Son visage juvénile ne montrait qu’une parcelle de l’envie
qu’il ressentait. « Qu’est-ce que tu as fait, ensuite ? »
Cain s’ébroua, étudia sa console et entreprit d’encoder une correction de propulsion sur le clavier
lumineux. « Oh, je me suis embarqué, encore et encore… Les vieux mondes, les mondes nouveaux,
ceux des humains, ceux des non-humains, ceux des étrangers… Havre, Pachacuti et Wellington l’Usé,
Belleproue, Orciel et la Vieille Terre. Maintenant je vais vers l’intérieur, le plus loin possible avant de
mourir. Comme Tomo et Walberg, j’imagine… Tu as entendu parler de Tomo et Walberg, sur
Ymir ? »
Et Holt ne put qu’acquiescer. Même sur Ymir, on connaissait l’histoire de Tomo et Walberg.
Tomo, lui aussi, était né dans l’Extérieur, sur Aubenoire, la lisière extérieure de la Frange. On disait
même de lui que c’était un rêveur ténébreux. Walberg était un Homme Modifié de Prométhée, un
aventurier qui avait la bougeotte, selon la légende. Trois siècles plus tôt, ils avaient quitté Aubenoire
sur la Putain rêveuse pour l’autre bout de la galaxie. Les écoliers se chamaillaient toujours sur le
nombre de mondes qu’ils avaient visités, ce qui leur était arrivé, la distance qu’ils avaient parcourue à
leur mort… Holt aimait à penser qu’ils traînaient encore quelque part. Walberg, après tout, s’était
présenté comme un surhomme, et nul ne connaît la longévité d’un surhomme. Elle suffirait peut-être
à atteindre, voire à dépasser le noyau ?
Il rêvassait sur sa console, le regard dans le vague. Cain sourit. « Eh ! Le drogué des étoiles ! »
Holt sursauta, leva les yeux vers Cain, et le vieil homme hocha la tête en souriant. « Oui, c’est ça que
tu es, un drogué des étoiles ! Concentre-toi sur le boulot, Holt, sinon, tu n’iras nulle part ! »
Mais le reproche était aimable, comme le sourire, et Holt ne l’oublia pas plus qu’il n’oublia les
histoires de Cain. Leurs hamacs pendaient côte à côte. Holt écoutait toutes les nuits un Cain
narKarmian intarissable qu’il n’avait aucune envie de faire taire. Quand l’Ombre rieuse se posa enfin
sur Cathaday, son terminus, et se prépara à repartir vers le Domaine des Hommes et le Monde de
Célia, son foyer, en somme, Holt et narKarmian démissionnèrent tous deux et s’embarquèrent sur un
vaisseau postal qui allait vers Vess et les étranges soleils damoosh.
Ils avaient bourlingué ensemble six années durant lorsque narKarmian mourut. Holt se souvenait
bien mieux du visage du vieil homme que de celui de son propre père.
Bâtiment métallique étroit, tout en longueur, une baraque de duralumin corrodé qu’on avait dû
récupérer sur un cargo pillé, l’Abri se dressait à des kilomètres des murs pare-vent, bien en vue des
murs gris de la cité de pierre et du grand iris de la Porte occidentale. Il y avait tout autour d’autres
bâtisses métalliques, plus grandes : les hangars et les baraquements des Ul-mennaleith en rupture de
ban. Mais ces derniers, on ne les voyait jamais à l’intérieur.
Midi approchait quand Holt arriva ; l’Abri était presque vide. Au centre de la salle, une énorme
lampe froide tubulaire allait du sol au plafond, prodiguant une lumière fatiguée qui laissait dans
l’obscurité la plupart des tables inoccupées. Un groupe de Linkellars chuchotait dans un coin
d’ombre. À l’opposé, un gros Cédran dormait roulé en boule ; sa chair laiteuse et lisse chatoyait. Près
du pilier lumineux, à la table du Pégase, Alaina et Takker-Rey partageaient une flasque de pierre
blanche, pleine de léthé ambré.
Takker le repéra aussitôt. « Regarde, Alaina, dit-il en levant son verre, on a de la visite ! Un
revenant ! Comment vont les affaires dans la cité de pierre, Michael ? »
Holt s’assit. « Comme toujours. Comme toujours. » Il s’efforça de sourire à Takker, bouffi et
pâle, mais se tourna vite vers Alaina. Elle avait travaillé avec lui sur les canons de saut, un an plus tôt
ou davantage. Et ils avaient été amants, mais c’était fini. Elle avait grossi. Ses longs cheveux auburn
étaient sales et emmêlés, ses yeux verts, étincelants naguère, vitreux et vides sous l’effet du léthé
ambré.
Elle lui fit la faveur d’un de ses sourires à fossettes. « ’lut, Michael. T’as trouvé ton vaisseau ? »
Takker-Rey ricana, mais Holt l’ignora. « Non, dit-il, mais je n’abandonne pas. Aujourd’hui, le
renard m’a dit qu’il y en aurait un la semaine prochaine. Un vaisseau humain. Il m’a promis un
poste. »
Ils riaient tous les deux à présent. « Oh ! Michael ! s’écria Alaina. Ce que tu peux être naïf ! Ils
m’en ont dit autant si souvent que je n’y vais plus. Ne pars pas. Je te reprendrai. Viens dans ma
chambre. Tu me manques. Tak m’ennuie à mourir. »
Takker fronça les sourcils, à peine attentif. Il se concentrait sur le verre de léthé ambré qu’il se
servait. La liqueur coulait avec une lenteur infinie, comme du miel. Holt se rappelait le goût, feu d’or
sur la langue, et la sensation de sérénité qu’elle procurait. Les premières semaines, tandis qu’ils
attendaient encore le retour du capitaine, ils en avaient tous beaucoup bu. Avant que tout foute le
camp.
« Prends un léthé, lui proposa Takker. Joins-toi à nous.
— Non. Un peu de cognac de feu, si c’est toi qui offres, Takker. Ou une bière renard. De la bière
d’été s’il y en a… La bière d’été me manque, pas le léthé. C’est pour ça que je suis parti. Tu te
rappelles ? » Alaina haleta, resta bouche bée, et son regard s’aviva. « Tu es parti, dit-elle d’une voix
cassée. Je m’en souviens. Tu as été le premier. Tu es parti avec Jeff. Vous étiez les premiers.
— Non, ma chérie », l’interrompit patiemment Takker. Il reposa la flasque, but une gorgée à son
verre et sourit. « Le capitaine a été le premier à partir. Tu ne t’en souviens pas ? Le capitaine, et
Villeréal, et Susie Benet, partis ensemble, et on a attendu, attendu…
— Ah ! oui, puis Jeff et Michael nous ont quittés et la pauvre Irai s’est suicidée et les renards ont
pris Ian et l’ont flanqué dans le mur. Et tous les autres sont partis. Je ne sais pas où ils sont, Michael,
je n’en sais rien. » Tout à coup, elle fondit en larmes. « On était tous ensemble, mais il n’y a plus que
Tak et moi. Ils nous ont abandonnés. Maintenant, on est les seuls à venir ici, les seuls ! » Elle
s’écroula en sanglotant.
Holt en avait mal au cœur. C’était pire qu’à sa dernière visite un mois auparavant, bien pire. Il
aurait voulu s’emparer de la flasque de léthé ambré et la fracasser par terre. Mais cela n’aurait servi à
rien. Il l’avait fait un jour, deux mois après l’atterrissage, un jour où cette attente sans espoir et sans
fin l’avait pour une fois mis dans une rage folle. Alaina avait pleuré. MacDonald avait juré, frappé
Holt qui y avait laissé une dent (il avait encore mal parfois, la nuit), et Takker-Rey avait commandé
une autre flasque. Takker avait toujours du fric. Si ce n’était pas un bon voleur, il avait grandi sur
Vess, où les Hommes partagent une planète avec deux races non humaines. Comme la plupart des
hommes de Vess, il était devenu xénophile. Takker était doux, toujours consentant, et les hommes-
renards (certains hommes-renards) le trouvaient séduisant. Quand Alaina l’avait rejoint dans sa
chambre et son métier, Holt et Jeff Sunderland avaient renoncé à essayer de le tirer d’affaire et
emménagé aux abords de la cité de pierre.
« Ne pleure pas, Alaina, dit Holt. Regarde, je suis là. J’ai même rapporté des jetons de
nourriture. » Il plongea la main dans sa sacoche et jeta une poignée de jetons sur la table – rouges,
bleus, noirs, argentés… Ils tintèrent et roulèrent avant de s’immobiliser.
Aussitôt, les larmes d’Alaina se tarirent. Elle entreprit de trier les jetons. Même Takker se pencha.
« Des rouges ! s’écria-t-elle. Regarde, Takker, des rouges, des jetons de viande ! Et des argentés pour
le léthé. Regarde, regarde ! » Elle remplit fébrilement ses poches de jetons, mais ses mains
tremblaient et plus d’un disque de plastique tomba. « Aide-moi, Tak. »
Ce dernier eut un petit rire. « Ne t’inquiète pas, ma puce, ce n’était qu’un vert. On n’a pas besoin
de bouffe de vers, si ? » Il regarda Holt. « Merci. Merci, Michael. J’ai toujours dit à Alaina que tu
étais un type généreux, même quand tu nous as abandonnés alors qu’on avait besoin de toi. De Jeff et
de toi. Ian disait que tu étais lâche, tu sais, mais moi je t’ai toujours défendu. Oui, merci. » Il saisit un
jeton argenté et le projeta en l’air d’une pichenette. « Michael le généreux. Tu es toujours le bienvenu
ici. »
Holt ne dit rien. Le patron de l’Abri s’était matérialisé à côté de lui, vaste masse de chair bleu-noir
musquée. Il tourna son visage vers Holt pour le regarder – si on pouvait appeler ça « regarder »,
faute d’yeux, et si on pouvait appeler ça un visage, faute de bouche. Ce qui semblait lui servir de tête
évoquait une vessie à moitié remplie. Flasque, pleine de trous pour respirer et couverte de tentacules
blanchâtres, elle avait la taille d’une tête d’enfant, de bébé, et l’air ridiculement petite au sommet de ce
corps visqueux, lourd, tout en anneaux de graisse moisie. Si le patron ne parlait ni le terrien, ni l’ul,
ni même le patois dan’la qui passait pour la langue des affaires sur le monde-étape, il savait toujours
ce que voulaient ses clients.
Holt voulait seulement partir. Il se leva et courut presque vers la porte. Le panneau coulissant se
referma derrière lui, mais il entendit Alaina et Takker-Rey se disputer les jetons.
Les Damoosh forment une race sage et douce de grands philosophes – c’est en tout cas ce qu’on
en disait sur Ymir. Les plus périphériques de leurs soleils se mêlent aux parties centrales du Domaine
des Hommes toujours en expansion. C’était sur une des colonies damoosh usées par le temps que
Cain narKarmian était mort et que Holt avait vu son premier Linkellar.
Il avait avec lui à l’époque Rayma-k-Tel, une femme dure au visage taillé à la serpe, issue de
Vess ; ils buvaient dans un bar de l’enclave, à l’orée de l’astroport. L’endroit proposait du bon alcool
humain, et Ram et lui s’imbibaient de concert, assis près d’une fenêtre en vitrail jaune. Cain était mort
trois semaines plus tôt. Quand Holt vit le Linkellar glisser devant la fenêtre dans un froissement
d’étoffe, les yeux exorbités et tremblotants, il prit Ram par le bras et lui fit faire demi-tour. « Regarde.
Un nouveau. Tu connais cette race ? »
Rayma se dégagea et secoua la tête. « Non », dit-elle, irritée. Elle était férocement xénophobe,
autre conséquence possible d’une enfance sur Vess. « Il doit venir de quelque part à l’intérieur.
N’essaie même pas de l’identifier, Mickey. Il y a des millions de races différentes, surtout ici, près du
noyau. Ces foutus Damoosh sont prêts à faire du commerce avec n’importe quoi. »
Holt avait regardé de nouveau, toujours curieux, mais l’être massif à la peau flasque et verte avait
disparu de son champ de vision. Il songea à Cain et eut comme un frisson. Le vieux avait bourlingué
pendant plus de deux cents ans, se dit-il avec nostalgie, et pourtant il n’avait sans doute jamais croisé
de créature comme celle qu’ils venaient d’apercevoir. Il en parla à Rayma-k-Tel.
Celle-ci resta de marbre. « Et alors ? Nous, on n’a jamais vu la Frange, ni un Hrangan, quoique je
me demande bien pourquoi on voudrait en voir. » Elle sourit de sa propre astuce. « Les
extraterrestres, c’est comme des bonbons à la gelée, Mickey. Des couleurs différentes, mais tous les
mêmes à l’intérieur ! Ne deviens pas collectionneur comme le vieux narKarmian. Regarde où ça l’a
mené. Il a navigué sur un tas de vaisseaux de troisième zone, mais il n’a jamais vu le Bras extérieur,
ni le noyau, et personne ne les verra jamais. Il est mort pauvre, en plus. Détends-toi, et contente-toi de
gagner ta vie. »
Holt l’écoutait à peine. Il posa son verre pour effleurer du bout des doigts la vitre froide.
Ce soir-là, après que Rayma eut regagné leur vaisseau, Holt quitta l’enclave des hors-monde et
alla errer dans le district damoosh. Il paya l’équivalent du salaire d’une traversée pour visiter le
bassin de sagesse planétaire, une salle souterraine qui abritait un vaste ordinateur de lumière vivante
relié aux cerveaux morts des anciens damoosh télépathes (du moins, c’est ainsi que son guide lui
présenta la chose).
Le bassin était une cuvette de brume verte agitée de vagues et de remous. Dans ses profondeurs,
des rideaux de lumière colorés ondulaient, s’estompaient, disparaissaient. Holt se plaça tout en haut,
regarda vers le bas et posa ses questions. Les réponses lui parvinrent dans un murmure d’échos, tel un
chœur de petites voix. D’abord il décrivit l’être aperçu cet après-midi-là et demanda ce que c’était. Il
entendit le terme de « Linkellars » pour la première fois.
« Où vivent-ils ? voulut-il savoir.
— À six ans de voyage du Domaine des Hommes, avec la propulsion que vous utilisez, lui
répondirent les murmures tandis que la brume verte palpitait. Vers le noyau, mais en diagonale.
Voulez-vous les coordonnées ?
— Non. Pourquoi n’en voit-on pas plus souvent ?
— Ils habitent très loin. Trop loin peut-être. Il y a toute l’étendue des soleils damoosh entre le
Domaine des Hommes et les Douze Mondes des Linkellars, comme les colonies des Nor T’Alush et
une centaine de mondes qui n’ont pas encore découvert le voyage spatial. Les Linkellars commercent
avec les Damoosh, mais viennent rarement ici. Nous sommes plus proches de vous que d’eux.
— Oui. » Un frisson traversa Holt, comme si un vent froid envahissait la caverne et la mer
mouvante de brumes. « J’ai entendu parler des Nor T’Alush, jamais des Linkellars. Qu’y a-t-il d’autre
par là-bas ? Vers l’intérieur ?
— Beaucoup de routes », murmura la brume. Les couleurs ondulaient dans ses profondeurs.
« Nous connaissons les mondes morts de la race disparue que les Nor T’Alush appellent les
Premiers, même s’ils n’étaient pas vraiment les premiers, et nous connaissons les Marches des Kresh
et les colonies perdues des Gethsoïdes d’Aath qui ont voyagé loin dans le Domaine des Hommes
avant qu’il ne devienne le Domaine des Hommes.
— Qu’y a-t-il au-delà ?
— Les Kresh parlent d’un monde nommé Cédris et d’une sphère de soleils plus vaste que le
Domaine des Hommes, les soleils damoosh et le vieil Empire hrangan réunis. Ces astres sont les
étoiles ulites.
— Oui, dit Holt avec un tremblement fébrile dans la voix. Et au-delà encore ? Autour ? Plus vers
le noyau ? »
Un feu brûlait dans les profondeurs du brouillard vert qui se colorait d’une lueur rougeâtre. « Les
Damoosh l’ignorent. Qui va aussi loin ? Qui voyage aussi longtemps ? Ce ne sont que légendes.
Devrions-nous vous parler des Très Anciens ? Des Dieux Lumineux, des marins sans navires ?
Devrions-nous vous chanter la race sans monde ? Vers le noyau, on a vu des vaisseaux fantômes, plus
rapides que les vaisseaux des Hommes ou la propulsion damoosh à pleine puissance. Ces choses-là
détruisent tout où elles le veulent, mais parfois elles ne sont pas là du tout. Qui peut dire ce qu’elles
sont ? Qui elles sont ? Où elles sont ? Si elles sont ? Nous avons des noms, des histoires, nous
pouvons vous donner des noms et des histoires. Mais les faits restent nébuleux. Nous avons entendu
parler d’un monde nommé Huul la Dorée qui commerce avec les Gethsoïdes perdus qui commercent
avec les Kresh qui commercent avec les Nor T’Alush qui commercent avec nous, mais jamais un
vaisseau damoosh ne s’est rendu sur Huul la Dorée et nous ne pouvons pas en dire grand-chose, pas
même où cette planète se situe. Nous avons entendu parler d’hommes voilés d’un monde sans nom
qui se gonflent pour flotter dans leur atmosphère, mais ce n’est peut-être qu’une légende et nous ne
pouvons même pas dire de quel peuple ils sont la légende. Nous avons entendu parler d’une race qui
vit dans l’espace, qui discute avec la race dite des Dan’lai qui commerce avec les étoiles ulites qui
commercent avec Cédris et ainsi de suite jusqu’à nous. Mais nous, les Damoosh de ce monde si
proche du Domaine des Hommes, nous n’avons jamais vu un Cédran, alors, comment pouvons-nous
confirmer cette information ? » Il y eut comme un grognement. À ses pieds, le brouillard
tourbillonna. Une odeur qui évoquait l’encens remonta à ses narines.
« J’irai vers l’intérieur, dit Holt. J’irai et je verrai.
— Alors revenez un jour et racontez-nous », cria la brume. Pour la première fois, Holt entendit la
plainte désolée d’un bassin de sagesse qui n’est pas assez sage. « Revenez, revenez. Il y a beaucoup à
apprendre. » L’odeur d’encens était très forte.
L’après-midi, Holt pilla encore trois huttes-bulles cédranes et força la porte de deux autres, la
première froide, déserte et poussiéreuse, la seconde occupée, mais pas par un Cédran. Après avoir
réussi à ouvrir la porte, il se retrouva confronté à un être ailé éthéré qui, collé au plafond, le toisa
d’un regard menaçant et siffla. Il n’obtint rien de cette bulle, ni de celle qui était vide, mais ses autres
cambriolages payèrent.
Il regagna la cité de pierre au crépuscule par la rampe étroite menant à l’iris occidental, un sac de
nourriture sur l’épaule.
Dans la lumière pâle et déclinante, la cité semblait incolore, délavée, morte derrière son mur
d’enceinte haut de quatre mètres et large de huit, bâti dans une pierre lisse, comme d’une seule pièce,
d’un gris uniforme. L’iris occidental qui donnait sur la ville des sans-vaisseau évoquait plus un tunnel
qu’un portail. Holt le franchit à la hâte pour déboucher dans une ruelle qui zigzaguait entre deux
énormes bâtiments – si c’étaient bien des bâtiments : vingt mètres de haut, une forme irrégulière, pas
de fenêtre ni de porte, bref, impossible d’y entrer, à part peut-être par les sous-sols de la cité de
pierre. Pourtant ce type de structures, blocs de pierre grise abîmés par le temps, en dominait la partie
orientale sur douze bons kilomètres carrés. Sunderland l’avait cartographié.
Les ruelles formaient un labyrinthe inextricable, aucune ne restant droite plus de vingt mètres
d’affilée. Pour Holt, vues d’en haut, elles devaient rappeler un éclair dessiné par un enfant. Mais il
suivait souvent ce trajet et il avait mémorisé les cartes de Sunderland (pour cette petite partie de la cité
de pierre, en tout cas). Rapide et confiant, il ne croisa personne.
Parfois, à la jonction de plusieurs ruelles, Holt apercevait au loin d’autres structures dont
Sunderland avait aussi fait des relevés. Elles leur servaient de points de repère. La cité de pierre se
constituait de cent quartiers distincts, tous uniques par l’architecture et la pierre de leurs
constructions. Le long du mur nord-ouest s’élevait une jungle de tours d’obsidienne serrées les unes
contre les autres, séparées par des canaux asséchés. Au sud s’étendait une section entière de
pyramides rouge sang, à l’est, une plaine de granit nue avec au centre une unique tour en forme de
champignon. Il y avait d’autres quartiers tout aussi étranges, tout aussi inhabités. Sunderland ajoutait
quelques blocs chaque jour à ses cartes, mais le tout n’était que la partie émergée de l’iceberg. La cité
de pierre comptait bien des niveaux, et ni Holt, ni Sunderland, ni aucun des autres n’avait visité ces
terriers sombres privés d’air.
Le soir tombait quand il fit halte à l’un des grands carrefours – vaste octogone centré sur un
bassin octogonal plus petit. Le vent laissait lisse la surface de l’eau stagnante verte. Il fallut que Holt
s’y débarbouille pour qu’elle se ride. Leur logis, un peu plus loin, était aussi sec que le reste de cette
partie de la cité. Sunderland assurait que les pyramides disposaient de l’eau courante mais, près de
l’iris occidental, il n’y avait que ce petit réservoir public.
Holt reprit sa route après avoir débarrassé son visage et ses mains de la poussière de la journée.
Le sac de nourriture sautillait dans son dos. Seuls ses pas rompaient de leur écho le silence des
ruelles. La nuit viendrait vite, noire et sans lune comme sur chaque monde-étape, ainsi qu’il le savait.
Sous la couverture nuageuse permanente, on ne voyait jamais qu’une poignée d’étoiles vacillantes.
Par-delà la place au bassin, un des grands bâtiments s’était effondré. Il n’en restait qu’un amas de
pierres et de sable. Holt le traversa prudemment pour rejoindre une structure déplacée au milieu du
reste, un énorme dôme de pierre dorée, telle une hutte-bulle cédrane qu’on aurait gonflée à bloc. Il
comptait une douzaine de trous d’entrée, desservis par une douzaine de petits escaliers étroits, et un
véritable dédale de pièces superposées à l’intérieur.
Depuis dix mois standard, c’était sa maison.
Sunderland était accroupi, ses cartes étalées autour de lui sur le sol de leur pièce commune, quand
Holt entra. Il les avait disposées de telle sorte que toutes les sections s’imbriquent en un puzzle. De
vieilles cartes jaunies achetées aux Dan’lai et corrigées par ses soins s’étalaient en sandwich entre des
transparents quadrillés du Pégase et de petits carrés de métal argenté ulite. L’ensemble recouvrait tout
le sol de la pièce des lignes et des notes bien nettes de Sunderland. Il était assis au milieu, une carte
sur les genoux et un marqueur à la main, hibou ébouriffé et obèse.
« J’ai à manger », annonça Holt. Il lança à travers la pièce le sac qui atterrit sur les cartes,
déplaçant quelques sections non lestées.
« Aaaah ! Les cartes ! glapit Sunderland. Fais attention ! » Il cilla, écarta le sac de nourriture et
recomposa son schéma.
Holt traversa la chambre jusqu’à son hamac tendu entre deux solides lampes froides tubulaires. Il
marcha sur les cartes et Sunderland glapit de plus belle, mais il l’ignora ostensiblement et grimpa
dans son hamac.
« Merde ! dit Sunderland en lissant les sections piétinées. Tu ne peux pas faire un peu attention ? »
Il leva les yeux pour constater que Holt l’observait, les sourcils froncés. « Mike ?
— Désolé. Tu as découvert quelque chose aujourd’hui ? » Le ton montrait que la question n’était
que de pure forme.
Sunderland ne s’en rendit pas compte. « J’ai exploré un autre quartier au sud, dit-il, enthousiaste.
Très intéressant. On l’a conçu comme une unité, apparemment. Il y a un pilier central, tu vois, bâti
dans une sorte de pierre verte et entouré de dix piliers un peu plus petits, et il y a ces ponts… enfin,
des rubans de pierre qui forment des arches du sommet du pilier central au faîte des plus petits. Le
modèle se répète sans cesse. Et en dessous, on a une sorte de labyrinthe de murets à hauteur de taille.
Il va me falloir des semaines pour cartographier le tout. »
Holt étudiait le décompte des jours gravé dans la pierre dorée du mur près de sa tête. « Un an. Une
année standard, Jeff. »
Sunderland lui jeta un regard intrigué, se leva et entreprit de rassembler ses cartes. « Comment
s’est passée ta journée ?
— On ne partira jamais d’ici, Jeff. » Holt parlait plus pour lui-même que pour Sunderland.
« Jamais. C’est fini. »
Le petit homme obèse s’immobilisa. « Arrête. Je refuse de t’écouter. Si on abandonne, autant
biberonner du léthé ambré avec Alaina et Takker… La cité de pierre, c’est la clé. Je l’ai toujours su.
Une fois qu’on aura découvert tous ses secrets, on pourra les vendre aux renards et se tirer. Quand
j’aurai tout cartographié… »
Holt se retourna pour lui faire face. « Un an, Jeff, un an. Tu ne finiras jamais tes relevés. Tu
pourrais cartographier la cité de pierre dix années durant sans en couvrir plus qu’une infime partie.
Et les tunnels ? Et les niveaux en sous-sol ? »
Sunderland se mordilla la lèvre. « Le sous-sol ? Ma foi, si je disposais de l’équipement du
Pégase…
— Tu ne l’as pas. De toute façon, il ne fonctionnerait pas. Rien ne marche dans la cité de pierre.
C’est pour ça que le capitaine a dû se poser. Les règles ne s’appliquent plus, ici. »
L’autre secoua la tête et reprit son rangement. « L’esprit humain peut percer tous les mystères.
Donne-moi du temps et je comprendrai tout. On comprendrait même les Dan’lai et les Ulites si Susie
Benet était là. » Susie Benet avait été leur spécialiste du contact, une télépathe linguistique de
troisième ordre – mais un talent mineur vaut mieux que pas de talent du tout face à des esprits non
humains.
« Susie Benet n’est pas là. » Holt parlait d’une voix dure. Il décompta les noms sur ses doigts.
« Susie a disparu avec le capitaine. Pareil pour Carlos. Irai s’est suicidée. Ian a voulu abattre les murs
pare-vent à coups de flingue et s’est retrouvé incrusté dedans. Del, Lana et Maje sont descendus en
sous-sol pour essayer de retrouver le capitaine, et ils ont disparu à leur tour. Davie Tillman s’est
vendu aux Kresh pour leur servir d’hôte de ponte, et il doit être fini. Alaina et Takker-Rey sont des
légumes et on ne sait pas ce que sont devenus les quatre gusses restés à bord du Pégase. Tout ce qu’il
reste, c’est nous, Sunderland… toi et moi. » Un sourire amer. « Tu dessines tes cartes, je dévalise les
vers, nul ne comprend rien à rien. On est fichus. On va mourir dans la cité de pierre. On ne reverra
jamais les étoiles. »
Il s’arrêta aussi soudainement qu’il avait commencé. Un tel éclat était rare chez lui ; en général, il
se montrait calme, impassible, voire un peu coincé. Sunderland était sidéré. Holt se laissa retomber
dans son hamac, désespéré.
« Les jours se suivent et se ressemblent, dit-il. Et aucun n’a de sens. Tu te rappelles ce qu’Irai nous
a dit ?
— C’était une fille instable, affirma Sunderland. Elle nous l’a prouvé sans le moindre doute.
— Selon elle, on était allés trop loin, enchaîna Holt comme si l’autre n’avait pas ouvert la bouche.
Il ne fallait pas croire que l’univers a des règles compréhensibles. Tu t’en souviens ? Elle appelait ça
“la folie humaine, arrogante et malsaine”. Rappelle-toi, Jeff, c’est comme ça qu’elle disait, “la folie
humaine, arrogante et malsaine”. » Il rit. « Le monde-étape, on le comprenait presque. C’est ce qui
nous a trompés. Mais si elle avait raison, tout concorderait. Après tout, on n’est pas très loin du
Domaine des Hommes, non ? Plus avant, peut-être bien que les règles changent davantage.
— Je déteste t’entendre parler ainsi. Le défaitisme te guette. Irai était malade. N’oublie pas que,
vers la fin, elle allait aux réunions de prières des Ul-mennaleith. Elle s’offrait aux Ul-nayileith, et
tout… Mystique, voilà ce qu’elle était devenue. Mystique.
— Et elle se trompait ?
— Du tout au tout », confirma Sunderland.
Holt se tourna de nouveau vers lui. « Alors explique-moi, Jeff. Dis-moi comment partir d’ici.
Trouve un sens à tout ça.
— La cité de pierre. Quand j’aurai fini mes… » Sunderland se tut. Holt, avachi dans son hamac, ne
l’écoutait plus.
Il lui avait fallu cinq ans et six vaisseaux pour traverser la grande sphère d’influence des
Damoosh et pénétrer dans le secteur frontalier. Il consulta d’autres bassins de sagesse plus grands et
apprit tout ce qu’il pouvait, mais toujours des surprises et des mystères l’attendaient sur le monde
suivant. Les navires sur lesquels il s’embarquait n’étaient pas toujours humains ; les vaisseaux des
Hommes allaient rarement aussi loin vers le noyau, alors il se loua aux Damoosh, parfois aux
Gethsoïdes, ou à des races dégénérées. Mais il y avait forcément quelques Hommes dans les ports où
il s’arrêtait et il commença même à entendre des rumeurs qui évoquaient un autre empire humain cinq
cents années plus loin vers l’intérieur, colonisé par un vaisseau-génération perdu et régi depuis un
monde scintillant du nom de Prester. Sur Prester, les villes flottaient dans les nuages, lui raconta un
Vess parcheminé. Holt le crut pendant un temps, jusqu’à ce qu’un autre membre de l’équipage lui dise
que Prester n’était qu’une seule cité couvrant toute une planète et maintenue en vie par des flottes
entières de cargos de nourriture, plus nombreuses que tout ce que l’Empire fédéral avait bâti pendant
les guerres d’avant l’Effondrement. Selon cet homme, ce n’était pas un vaisseau-génération qui avait
colonisé la planète (il le prouva en calculant la distance qu’aurait pu parcourir un navire lent parti de
la Vieille Terre même au début de l’ère stellaire), mais un escadron impérial humain fuyant un
Cerveau hrangan. Sur ce point, Holt resta sceptique. Lorsqu’une femme d’un cargo de Cathaday cloué
au sol lui soutint que Prester avait été fondée par Tomo et Walberg, et que ce dernier y régnait
toujours, il abandonna.
Mais il y avait d’autres légendes, d’autres histoires, et elles l’aiguillonnaient.
Comme elles en aiguillonnaient d’autres.
Il fit la connaissance d’Alaina sur un monde sans atmosphère en orbite autour d’une étoile blanc-
bleu, dans son unique cité sous dôme. Elle lui parla du Pégase.
« Le capitaine l’a construit lui-même, tu sais, avec de la ferraille, ici. Il faisait du commerce, il
allait de plus en plus loin vers le noyau, comme nous tous… » Persuadée que Holt était lui aussi un
négociant à la recherche du gros lot, elle lui dédia un sourire complice. « … et il a rencontré un
Dan’la. Ils sont plus à l’intérieur.
— Je sais.
— Mais peut-être que tu ne sais pas ce qui se passe là-bas. Le capitaine dit que les Dan’lai ont
pratiquement conquis les étoiles ulites… Tu en as entendu parler ? Bien. Parce que les Ul-mennaleith
n’ont pas beaucoup résisté, j’imagine, mais il faut aussi prendre en compte les canons de saut dan’lai.
C’est un nouveau concept, je crois, et le capitaine dit que ça divise la durée du trajet par deux, ou
mieux. La propulsion standard plie le tissu du continuum espace-temps, tu sais, pour l’effet PVL, et…
— La propulsion, c’est mon boulot. » Malgré la rudesse de son ton, Holt se penchait, aux aguets.
Alaina ne se vexa pas. « Ah. Bref, un canon de saut dan’la utilise un tout autre procédé. Il te
bascule dans un continuum différent et t’en ramène. Sa manœuvre est très spécifique, psionique, en
partie. On te met un anneau autour de la tête.
— Vous avez un canon de saut ? »
Elle hocha la tête. « Le capitaine a fondu son vieux navire, ou presque, pour construire le Pégase,
l’équiper d’un canon acheté aux Dan’lai. Il réunit un équipage et on nous forme.
— Vous allez où ? »
Elle eut un petit rire et ses yeux verts brillèrent d’un éclat nouveau. « Où veux-tu qu’on aille ? Vers
l’intérieur ! »
Holt se réveilla à l’aurore, dans le silence. Il se leva, s’habilla vite, sans bruit, et repartit par où il
était venu la veille. Il contourna le bassin vert et calme, longea les ruelles infinies, franchit l’Iris
occidental, gagna la cité des sans-vaisseau. Il passa sous les squelettes sans leur accorder un regard.
À l’intérieur du mur pare-vent, il essaya les portes du couloir. Les quatre premières tremblèrent,
mais restèrent closes. La cinquième s’ouvrit sur un bureau désert. Pas de Dan’la.
Voilà qui était nouveau. Avec prudence, Holt entra, jeta un coup d’œil alentour. Personne, rien, pas
d’autre porte. Il fit le tour de la grande table ulite et en fouilla méthodiquement les tiroirs comme il
pillait les huttes-bulles cédranes. Peut-être y trouverait-il un laissez-passer, une arme, quelque chose
qui lui permette de rejoindre le Pégase, si le vaisseau attendait toujours derrière les murs. Ou une
assignation à un poste.
La porte s’ouvrit. Un homme-renard le dévisagea, pareil aux autres. Il aboya, et Holt s’écarta de la
table d’un bond.
Le Dan’la la contourna et saisit la chaise. « Voleur. Je vais tirer. Vous serez abattu. Oui. » Il claqua
des mâchoires.
« Non », dit Holt en se faufilant vers la porte. Il prendrait ses jambes à son cou si le Dan’la
appelait du renfort. « Je suis venu pour un poste, dit-il bêtement.
— Ah. » L’homme-renard croisa les doigts. « C’est différent. Alors, Holt, qui êtes-vous ? »
Il resta muet.
« Un poste, un poste, Holt veut un poste, chantonna le Dan’la d’une voix éraillée.
— Hier, on m’a dit qu’il y aurait un vaisseau humain la semaine prochaine.
— Non, non, non. Je regrette. Il n’y a pas de vaisseau humain la semaine prochaine. Il n’y en aura
pas hier. Vous me suivez ? Et on n’a pas de poste. Le vaisseau est complet. Et on n’entre pas sur le
terrain sans poste. »
Holt avança encore, rejoignant l’autre côté du bureau. « Pas de vaisseau la semaine prochaine ? »
L’homme-renard secoua la tête. « Pas de vaisseau. Pas de vaisseau. Pas de vaisseau humain.
— Ni autre ? Je vous l’ai dit, je travaillerai pour les Ulites, les Dan’lai, les Cédrans. Je connais la
propulsion, je connais vos canons de saut. Rappelez-vous. J’ai des références. »
Le Dan’la inclina la tête. Holt se souvenait-il de ce geste ? S’agissait-il d’un individu auquel il
avait déjà eu affaire ? « Oui, mais pas de poste. »
Holt se dirigea vers la porte.
« Attendez », ordonna l’homme-renard.
Holt se retourna.
« Il n’y a pas de vaisseau humain la semaine prochaine. Pas de vaisseau, pas de vaisseau, pas de
vaisseau. » L’être cessa de chantonner. « Il y a un vaisseau humain tout de suite ! »
Holt se redressa. « Tout de suite ? Vous voulez dire qu’il y a un vaisseau humain à l’astroport en
ce moment ? »
Le Dan’la acquiesça frénétiquement.
« Un poste ! cria Holt, fébrile. Trouvez-m’en un, merde !
— Oui. Oui. Un poste pour vous. Pour vous, un poste. » L’homme-renard effleura sa table. Un
tiroir s’ouvrit et il en sortit un film de métal argenté et une baguette de plastique bleue. « Nom ?
— Michael Holt.
— Oh. » L’être posa la baguette, prit la feuille de métal et la remit dans le tiroir. « Pas de poste !
aboya-t-il.
— Pas de poste ?
— Personne ne peut avoir deux postes.
— Deux ?
— Holt a un poste sur le Pégase. »
Les mains de Holt tremblaient. « Merde. Merde. »
Le Dan’la rit. « Vous voulez ce poste ?
— Sur le Pégase ? »
Un hochement de tête.
« Vous me laisserez passer les murs ? Entrer à l’astroport ? »
L’homme-renard hocha de nouveau la tête. « Je rédige le laissez-passer de Holt.
— Oui. Oui.
— Nom ?
— Michael Holt.
— Race ?
— Homme.
— Monde d’origine ?
— Ymir. »
Un bref silence s’ensuivit. Le Dan’la qui, assis, fixait Holt du regard, les mains croisées, rouvrit
soudain le tiroir, en tira un parchemin d’aspect antique qui s’effrita entre ses doigts et reprit la
baguette. « Nom ? » s’enquit-il.
Questions et réponses s’enchaînèrent dans le même ordre.
Quand le Dan’la eut fini d’écrire, il donna le papier à Holt qui le tint avec précaution après l’avoir
senti s’effriter à son contact. Aucun des gribouillis n’avait de sens. « Les gardes me laisseront passer
avec ça ? demanda-t-il, sceptique. Entrer dans l’astroport ? Monter à bord du Pégase ? »
Le Dan’la opina. Holt fit demi-tour et s’élança vers la porte. Il courait presque.
« Attendez ! » cria l’homme-renard.
Holt s’immobilisa, pivota. « Quoi ? » demanda-t-il entre ses dents. C’était presque un grognement
de rage.
« Problème technique.
— Oui ?
— Le laissez-passer. Pour être valide, il doit être signé. » Le Dan’la eut un sourire carnassier.
« Signé, oui, oui. Signé par votre capitaine. »
Un silence de mort tomba. Les mains de Holt se refermèrent sur le papier jauni dont les morceaux
churent lentement vers le sol. Puis, rapide, silencieux, il se jeta sur l’autre.
Le Dan’la n’eut que le temps de pousser un jappement avant que Holt le prenne à la gorge. En
vain, les mains délicates à six doigts griffèrent l’air. Une torsion brusque, et le cou de la créature se
brisa. Holt ne tenait plus qu’un ballot inerte de fourrure rousse.
Il resta là, les doigts crispés, les dents serrées. Puis il desserra sa prise, peu à peu. Le cadavre du
Dan’la bascula en arrière, renversant la chaise.
Holt se représenta le mur pare-vent.
Et s’enfuit.
Le Pégase disposait d’une propulsion standard, au cas où le canon de saut aurait eu des ratés. Les
murs de la salle présentaient le mélange familier de métal brut et de consoles, mais au centre trônait
l’imposant canon dan’la, long cylindre de verre métallique, épais comme un homme, monté sur un
panneau de commandes. Le cylindre était à moitié plein d’un liquide visqueux qui changeait soudain
de couleur chaque fois qu’un jet d’énergie passait par le réservoir. Il y avait des sièges pour quatre
personnes, deux de part et d’autre. Holt et Alaina étaient installés d’un côté, face à la grande et blonde
Irai et à Ian MacDonald. Tous arboraient une couronne de verre creux remplie du liquide qui clapotait
dans le cylindre.
Carlos Villeréal, posté derrière Holt à la console principale, extrayait les données de l’ordinateur
de bord. On avait déjà planifié les sauts. Le capitaine voulait voir les étoiles ulites. Et Cédris, Huul la
Dorée et d’autres mondes plus loin vers l’intérieur. Peut-être même Prester et le noyau.
Le premier saut devait les mener à un point de transit nommé Gris Repos (à en juger par son nom,
des Hommes y étaient allés – l’étoile figurait sur les cartes). Le capitaine avait ouï dire qu’il y avait là
une ville de pierre plus ancienne que le temps lui-même.
Hors de l’atmosphère, une fois la propulsion nucléaire coupée, Villeréal donna l’ordre.
« Coordonnées confirmées. Navigation prête. » Sa voix était un peu moins assurée que d’habitude ; la
procédure était trop nouvelle. « Saut. »
Ils enclenchèrent le canon dan’la.
… ténèbres traversées de couleurs et de milliers d’étoiles tourbillonnantes, et Holt était au centre,
seul, tout seul, mais non ! il y avait Alaina, et quelqu’un d’autre, et tous étaient liés, et le chaos
tournoyait autour d’eux, de grandes vagues grises se fracassaient au-dessus de leurs têtes, des visages
apparaissaient comme auréolés de feu, riaient, fondaient et… douleur, douleur, douleur, et ils étaient
perdus, et il n’y avait plus rien de stable, et le temps passait, des ères entières et, non, Holt voyait
quelque chose qui brûlait, qui les appelait, qui les attirait, le noyau, le noyau, et Gris Repos apparut,
mais non, il avait disparu, mais Holt parvint à le saisir d’une manière ou d’une autre et il appela
Alaina en hurlant et elle se saisit de Gris Repos à son tour, et MacDonald, et Irai, et ils TIRÈRENT.
Ils se retrouvèrent assis autour du canon de saut. Holt prit soudain conscience de la douleur à son
poignet et constata qu’on lui avait collé une intraveineuse. Ainsi qu’à Alaina et aux autres, Irai et Ian.
Il n’y avait pas trace de Villeréal.
La porte coulissa et Sunderland leur sourit en clignant des yeux. « Dieu merci ! dit le gros
navigateur. Vous êtes restés inconscients pendant trois mois. J’ai cru qu’on était fichus. »
Holt retira sa couronne et vit qu’il n’y restait qu’un léger film de liquide. Puis il remarqua que le
fût du canon était presque vide, lui aussi. « Trois mois ? »
Sunderland frissonna. « C’était horrible. Il n’y avait rien dehors, rien, et on n’arrivait pas à vous
ranimer. Villeréal a dû jouer les nounous. Sans le capitaine, je me demande bien ce qu’on serait
devenus. Je sais ce que m’a dit le renard, mais je n’étais pas sûr que vous pouviez nous sortir de… là.
— On est arrivés ? » demanda MacDonald.
Sunderland contourna le canon de saut, gagna la console de Villeréal et brancha l’écran
panoramique. Sur un champ noir, un petit soleil brillait. Un orbe gris et froid emplit l’écran.
« Gris Repos, annonça Sunderland. J’ai vérifié. On y est. Le capitaine leur a déjà ouvert une
fréquence. On dirait que les Dan’lai s’occupent de tout. Ils nous ont donné l’autorisation d’atterrir. Le
délai correspond, sinon. Trois mois subjectifs, trois mois objectifs, d’après nos estimations.
— Et avec la propulsion standard ? demanda Holt. Le même trajet sous propulsion standard, ça
donnerait quoi ?
— On a encore mieux marché que ce que les Dan’lai nous promettaient. Gris Repos se situe à un
an et demi de notre point de départ. »
Il était bien trop tôt. Il y avait peu de chances que les Cédrans soient déjà comateux. Mais Holt
devait prendre le risque. Il défonça la porte de la première hutte-bulle qu’il trouva et la pilla
complètement avec une hâte fébrile. Les occupants, par bonheur, n’étaient que boules de torpeur.
Craignant presque de rencontrer l’homme-renard qu’il venait de tuer, il ignora les marchands
dan’lai sur la voie principale et choisit plutôt un étal tenu par un Linkellar aveugle dont les grands
yeux ressemblaient à des boules de pus. La créature l’escroqua quand même. Il échangea tout ce qu’il
avait pu prendre contre un casque ovoïde d’un bleu transparent et un laser en état de marche. Le laser
le surprit : c’était le jumeau de celui de MacDonald, jusqu’au sceau de Finnegan. Mais il fonctionnait
et c’était tout ce qui comptait.
La foule s’assemblait pour une nouvelle journée de confusion dans la cité des sans-vaisseau. Il
fendit ladite foule avec violence et courait quand il atteignit l’iris occidental et les ruelles de la cité de
pierre.
Sunderland était parti en expédition. Holt attrapa un de ses marqueurs et écrivit au travers d’une
carte : « Tué un renard. Dois me cacher. Je vais dans le sous-sol de la cité de pierre. Plus sûr. » Il prit
toute la nourriture qui restait, de quoi tenir deux semaines, davantage s’il se restreignait. Il remplit un
sac à dos avec le tout et repartit.
Le premier passage souterrain n’était qu’à quelques rues, un long colimaçon qui descendait du
centre d’un carrefour. Holt et Sunderland s’étaient souvent rendus au premier sous-sol où il y avait
encore un peu de lumière du jour. Mais, même là, tout était sombre, glauque, étouffant. Un réseau de
tunnels s’étalait dans toutes les directions, aussi dense que les ruelles à la surface. Bien des tunnels
allaient vers le bas et, bien sûr, le colimaçon s’enfonçait encore vers d’autres embranchements de
plus en plus sombres, à l’air de plus en plus rance. Nul n’allait au-delà du premier sous-sol ; ceux qui
s’y risquaient, comme le capitaine, n’en revenaient pas. Ils avaient entendu des histoires sur les bas-
fonds de la cité de pierre, mais ils n’avaient aucun moyen de les vérifier : les instruments du Pégase
n’avaient jamais fonctionné sur le monde-étape.
À l’issue de la première boucle, au premier sous-sol, Holt s’arrêta et enfila le casque bleu pâle,
qui s’avéra trop étroit : l’avant lui écrasait l’arête du nez, les côtés lui pressuraient les tempes. Conçu
pour un Ul-mennaleith, de toute évidence. Mais ça devrait suffire. Au moins, il comportait un orifice
au niveau de la bouche pour respirer et parler.
Il attendit que sa chaleur corporelle soit absorbée par le casque qui émit bientôt une lueur bleu
foncé, puis il reprit sa descente dans les ténèbres.
Les boucles se succédaient, et les embranchements. Holt continua. Il perdit vite le compte des
niveaux qu’il avait déjà franchis. En dehors de son petit cercle de lumière, il n’y avait que le noir, le
silence, l’air immobile et chaud de plus en plus difficile à respirer. La peur le poussait à présent, et il
ne ralentit pas. La cité de pierre demeurait généralement déserte en surface, mais les Dan’lai y
pénétraient au besoin. Il ne serait en sécurité qu’en dessous. Il resterait sur le colimaçon. De la sorte,
il ne risquerait pas de se perdre. C’était ce qui avait dû arriver au capitaine et aux autres, il l’aurait
parié. Ils avaient quitté la rampe, s’étaient engagés dans les tunnels et étaient morts de faim avant de
retrouver le chemin du retour. Ça ne lui arriverait pas. Au bout de deux semaines, il remonterait
s’approvisionner chez Sunderland, s’il le fallait.
Il suivit la rampe tournoyante pendant ce qui lui sembla des heures, passant devant des murs sans
fin de pierre grise, teintés de bleu par son casque, devant des centaines de trous béants qui menaient
dans tous les sens et semblaient l’appeler de leurs grandes bouches noires. L’atmosphère étant de plus
en plus chaude, la respiration de Holt devint vite difficile. Il n’y avait que de la pierre tout autour de
lui, pourtant l’air des tunnels semblait épais et humide. Il tâcha de l’ignorer.
Enfin, la rampe en colimaçon s’acheva, et Holt se retrouva confronté à une triple fourche, trois
portes voûtées et trois escaliers étroits, abrupts, incurvés, si bien qu’il ne voyait rien au-delà de
quelques mètres. Il avait mal aux pieds. Il s’assit, ôta ses bottes et prit un morceau de viande fumée
dans son sac pour le mâcher.
Les ténèbres l’entouraient ; sans l’écho de ses pas, il n’y avait plus un bruit. À moins que… Il
tendit l’oreille. Oui. Il entendait quelque chose, un son étouffé, lointain. Le ressac ? Il mâcha sa
viande, écouta encore plus intensément. Au bout d’un long moment, il estima que cela venait de
l’escalier de gauche.
Quand il eut fini, il remit ses bottes, se leva et, laser en main, descendit les marches le plus
silencieusement possible.
L’escalier décrivait lui aussi une spirale plus resserrée, sans le moindre embranchement. La pente
était abrupte. Il avait à peine assez de place pour se retourner mais, au moins, il ne risquait pas de se
perdre.
Le bruit gagna en puissance au fil de la descente. Ce n’était pas le ressac, mais un hurlement. Par
la suite, il se modifia : gémissements et aboiements, peut-être.
L’escalier décrivit un angle droit. Holt le négocia, et s’arrêta.
Il se tenait dans l’embrasure d’une des fenêtres d’un bâtiment de pierre grise à la forme bizarre. Il
surplombait la cité de pierre. C’était la nuit. Un semis d’étoiles remplissait le ciel. En bas, près d’un
bassin octogonal, six Dan’lai entouraient un Cédran. Ils aboyaient des rires brefs, aigus, rageurs,
échangeaient des commentaires et griffaient l’autre dès qu’il essayait de bouger. Encerclé, désorienté,
il gémissait tout en oscillant sur lui-même. Ses grands yeux violets brillaient, ses pinces de combat
claquaient, impuissantes.
Un Dan’la tenait un objet qu’il déplia lentement : un long couteau dentelé. Un deuxième fit son
apparition, un troisième. Ils en avaient tous un. Ils riaient. L’un des renards se rua sur sa proie, par-
derrière, la lame argentée lança un éclair, et Holt vit un ichor noir goutter d’une longue coupure dans
la chair laiteuse du Cédran.
Un gémissement sourd retentit, à glacer le sang. Alors que le Dan’la reculait avec agilité, le ver se
retourna lentement… et darda ses pinces de combat avec une vivacité stupéfiante. L’agresseur au
couteau trempé d’ichor noir se trouva soulevé et aboya furieusement, mais la pince se referma et il
tomba en deux morceaux. Les autres se rapprochaient, hilares. Leurs lames dessinaient des éclairs et
les gémissements du Cédran se changèrent en cri perçant. Il lança de nouveau ses pinces et un autre
Dan’la tomba dans le bassin, décapité. Deux des agresseurs en profitèrent pour couper les tentacules
pris de frénésie et un troisième pour enfoncer son couteau jusqu’à la garde dans le ventre du ver. Les
renards surexcités jappaient si fort que Holt n’entendait plus leur proie.
Il leva son laser, visa le Dan’la le plus proche et pressa la détente. Un rayon rouge jaillit, vengeur.
Un rideau tomba sur la fenêtre, masquant la vue. Holt le tira de côté. Derrière, il y avait une salle
au plafond bas, percée d’une douzaine de tunnels partant dans toutes les directions. Pas de Dan’lai. Pas
de Cédran. Il était loin sous la cité. La seule lumière provenait de son casque.
Lentement, silencieusement, il s’avança jusqu’au centre de la salle. La moitié des tunnels étaient
murés, d’autres n’étaient que des trous noirs et morts, mais l’un d’eux exhalait de l’air frais. Il le
suivit dans l’obscurité jusqu’à ce qu’une longue galerie remplie de brume rouge s’ouvre devant lui.
La brume brillait, comme parsemée de gouttelettes de feu. La galerie s’étendait à perte de vue vers la
gauche ainsi que vers la droite sous un plafond haut. Le tunnel qu’il avait emprunté n’était pas le seul
à y conduire. D’autres, tous différents, tout aussi noirs que la mort, s’ouvraient dans les murs.
Holt pénétra dans la lueur rouge, puis il se retourna et grava une marque sur le sol à l’entrée du
tunnel avec son laser. La brume était épaisse, mais on voyait aisément à travers. Il put constater que
toute la galerie était vide, du moins dans les limites de son champ de vision, mais ne parvint à
distinguer aucune de ses extrémités. Ses pas ne faisaient aucun bruit.
Il marcha longtemps, comme en transe, oubliant d’avoir peur. Puis une lumière blanche parut
jaillir d’un portail loin devant lui. Holt se mit à courir ; elle disparut avant qu’il ait couvert la moitié
de la distance. Mais quelque chose l’attirait là.
La bouche du tunnel était pleine de nuit. Quelques mètres de ténèbres et puis une arche. Il
s’immobilisa.
L’arche s’ouvrait sur une banquise neigeuse et une forêt d’arbres gris acier reliés par de fragiles
dentelles de glace, si délicates qu’un souffle aurait suffi à les faire fondre ou à les briser. Pas de
feuilles, mais des fleurs bleues très résistantes perçaient les crevasses laissées par le vent sous chaque
branche. Dans la nuit glaciale, les étoiles étincelaient comme un feu de joie. À l’horizon, Holt vit la
palissade en bois et les parapets de pierre-à-fées de la Vieille Maison toute tordue.
Il resta un long moment à regarder le paysage. À se souvenir. Une rafale glacée souffla de la
neige par l’arche. Il frissonna. Puis il fit demi-tour et regagna la galerie de brume rouge.
Sunderland l’attendait à l’entrée du tunnel, emmitouflé de ce brouillard qui étouffait tous les sons.
« Mike ! » L’autre paraissait s’exprimer sur un ton normal, mais Holt ne perçut qu’un murmure.
« Reviens. On a besoin de toi, Mike. Je ne peux pas dessiner les cartes si tu ne me rapportes pas de
quoi manger. Pense à Alaina et à Takker… Il faut que tu rentres ! »
Holt secoua la tête. La brume s’opacifia, tournoya. L’épaisse silhouette de Sunderland s’en trouva
drapée avant de s’évanouir, ne laissant plus qu’un contour. La brume sembla se dissiper et ce n’était
plus du tout Sunderland qui se tenait là, mais le patron de l’Abri. La créature resta muette. Ses
tentacules blancs tremblotaient sur l’espèce de vessie qui sortait de son torse. Elle attendait. Holt
attendit.
De l’autre côté de la galerie, une lueur naquit dans un tunnel. Puis dans les deux tunnels adjacents,
et les deux suivants. Holt regarda à droite, puis à gauche : les vagues de brume s’éloignaient des deux
côtés de la galerie tandis que tous les portails s’éclairaient, ici d’un rouge terne, là d’un flot blanc-
bleu, ici d’un accueillant jaune soleil, comme chez lui.
Lentement, le patron de l’Abri se retourna pour descendre la galerie. Ses anneaux de graisse bleu-
noir ballottaient au gré de sa marche, mais la brume masquait son odeur musquée. Holt lui emboîta le
pas, le laser toujours à la main.
Le plafond s’élevait, les portes s’élargissaient. Holt vit une créature, la peau tavelée et les traits
taillés à la serpe comme le patron de l’Abri, sortir d’un tunnel, traverser la galerie et pénétrer dans un
autre conduit.
Ils s’arrêtèrent devant l’embouchure d’un tunnel, ronde et noire, deux fois plus grande que Holt.
Le patron de l’Abri attendit. Holt, son laser au poing, s’y engagea. Il se retrouva devant une fenêtre,
ou un écran d’observation. Au-delà du cercle de cristal, on voyait tournoyer et hurler le chaos. Il
regarda un instant. Le chaos se solidifia alors qu’il détournait la tête – ou du moins se stabilisa :
quatre Dan’lai assis autour d’un canon de saut, couronnes sur la tête. Mais l’image était brouillée…
Des fantômes, il voyait des fantômes. Une seconde image chevauchait presque la première – pas tout
à fait, pas parfaitement. Et Holt vit une troisième image, une quatrième, puis… Et soudain l’image
craqua et il se retrouva face à une infinie succession de miroirs : une longue file de Dan’lai les uns
sur les autres, fondus les uns aux autres, de plus en plus petits, jusqu’à ce qu’ils se perdent dans le
néant. À l’unisson – non, presque à l’unisson (car une image ici se désolidarisa des autres, et une là
resta immobile), ils ôtèrent leur couronne vide, se dévisagèrent et se mirent à rire. Un rire sauvage,
un aboiement. Ils riaient, ils riaient, ils riaient, et Holt voyait le feu de la folie dans leurs yeux. Tous
les renards (ou presque tous) avaient les épaules voûtées et un air sauvage, animal, tel qu’il n’en avait
jamais vu.
Il battit en retraite. Le patron de l’Abri patientait à l’entrée du tunnel. Holt lui emboîta de nouveau
le pas.
Il y avait d’autres créatures dans la galerie, à présent. Elles se bousculaient dans la brume
rougeâtre ; Holt les distinguait à peine. Les êtres semblables au patron de l’Abri paraissaient les plus
nombreux, mais ils n’étaient pas seuls. Holt aperçut un Dan’la solitaire, perdu et apeuré ; le renard
n’arrêtait pas de se cogner aux murs. Il avisa aussi des êtres mi-anges, mi-libellules qui glissaient
sans bruit devant lui, puis une forme grande et mince enveloppée de voiles de lumière changeante, et
d’autres présences qu’il sentit plus qu’il ne les vit. Partout se pressaient des marcheurs à la peau
luisante, aux couleurs lumineuses, avec de hauts cols d’os et de chair, et toujours ils étaient
accompagnés d’animaux élégants et sensuels, à quatre pattes. Les animaux avaient la peau souple et
grise, des yeux liquides, une expression étonnamment sensible et intelligente.
Il crut voir un homme, sombre et très digne, en uniforme de vaisseau. Holt ralentit le pas et courut
vers ce mirage, mais la brume l’égara et il le perdit de vue. Lorsqu’il se retourna, le patron de l’Abri
avait disparu lui aussi.
Il testa le tunnel le plus proche, un portail, comme le premier. Au-delà s’élevait une chaîne de
montagnes nues surplombant une terre sèche et aride, une plaine d’argile cuite divisée par une
immense crevasse. Une ville se dressait au centre de cette désolation. Ses murailles étaient blanches
comme la chaux, ses bâtiments n’étaient qu’angles droits. Une cité morte, il le devina aussitôt. Cain
narKarmian lui avait souvent raconté comment les Hrangan bâtissaient leurs villes, sur les Marches
déchirées par les guerres entre la Vieille Terre et la Frange.
Hésitant, Holt tendit la main par le portail et la retira sur-le-champ. L’arche donnait sur un four ;
ce n’était pas un écran d’observation, pas plus que sa vision d’Ymir.
De retour dans la galerie, il s’interrogea. Elle s’étendait dans les deux sens et des êtres tels qu’on
n’en avait jamais vu déambulaient dans sa brume, silencieux comme la mort, indifférents les uns aux
autres. Le capitaine était là, quelque part, il le savait, et Villeréal, et Susie Benet, et les autres. Ou peut-
être étaient-ils passés par là sur leur route… Peut-être avaient-ils eux aussi vu leur monde d’origine
les appeler de l’autre côté d’une arche de pierre, succombé à cet appel et oublié de revenir. Comment
revenir, se demanda-t-il, une fois la porte franchie ?
Le Dan’la réapparut. Il rampait, à présent, et Holt constata qu’il était très âgé. On devinait à sa
manière de se déplacer qu’il était aveugle et pourtant… pourtant ses yeux n’avaient pas l’air si mal en
point. Holt observa les autres puis, enfin, entreprit de les suivre. Bon nombre d’entre eux
franchissaient les portes et marchaient dans les paysages de l’autre côté. Quels paysages ! Il
s’émerveilla de la splendeur lasse des mondes ulites où les Ul-mennaleith se rendaient à leurs
cérémonies religieuses de leur démarche glissante ; il vit la nuit sans lune d’Aubenoire, sur la
Frange, et les rêveurs ténébreux qui y erraient… Et Huul la Dorée (réelle, après tout, mais un peu
décevante)… et les vaisseaux fantômes qui s’échappaient du noyau et les hurleurs des mondes noirs
du Bras lointain et les races anciennes qui avaient emprisonné leurs étoiles dans des sphères et un
millier de mondes dont on n’avait jamais rêvé.
Très vite, il cessa de suivre les voyageurs tranquilles pour se promener seul. Il découvrit que ce
qu’on voyait par les portes pouvait changer. Alors qu’il se tenait devant un portail carré qui donnait
sur les plaines d’ai-Émerel, il pensa un instant au vieux Cain qui avait tant voyagé, mais peut-être pas
assez loin. Les tours émerélies se dressaient devant lui. Holt voulut les voir de plus près et, tout d’un
coup, la porte s’ouvrit sur l’une d’entre elles et le patron de l’Abri se matérialisa à ses côtés aussi
brusquement que dans son estaminet. Holt fixa le visage sans visage. Il se débarrassa du laser, ôta le
casque (qui avait cessé de luire – pourquoi ne s’en était-il pas rendu compte ?) et s’avança.
Il était sur un balcon, un vent froid caressait son visage, derrière lui, du métal émeréli, noir,
devant lui, un coucher de soleil orangé. Les autres tours se dressaient contre l’horizon et il sut que
chacune était une cité d’un million d’habitants. D’ici, elles n’étaient que de longues aiguilles noires.
Un monde. Le monde de Cain. Il devait avoir beaucoup changé depuis la dernière fois que Cain
l’avait vu, quelque deux cents ans plus tôt. Holt se demanda en quoi. Ça n’avait pas d’importance. Il le
découvrirait bientôt.
Alors qu’il se tournait pour rentrer, il songea que, sous peu, il irait chercher Sunderland et Alaina
et Takker-Rey. Tout ne serait peut-être que ténèbres pour eux, mais Holt les guiderait jusque chez eux.
Oui, il ferait ça. Mais pas tout de suite. Il voulait d’abord voir ai-Émerel, la Vieille Terre, les
Hommes Modifiés de Prométhée. Oui.
Mais plus tard il retournerait les chercher. Plus tard. Bientôt.
Le temps s’écoule lentement dans la cité de pierre, et plus lentement au sous-sol, là où les
Bâtisseurs ont noué les fils de l’espace-temps. Mais il s’écoule, inexorable. Les grands bâtiments gris
se sont tous écroulés, la tour champignon est tombée, les pyramides se sont envolées en poussière,
dans le vent. Il ne reste plus aucune trace des murs pare-vent des Ul-nayileith. Aucun vaisseau n’a
atterri depuis des millénaires. Les Ul-mennaleith s’éteignent, deviennent étrangement timides, ne se
promènent plus que suivis de voitures blindées. Les Dan’lai ont sombré dans l’anarchie après mille
ans d’une prospérité due aux canons de saut, les Kresh ont disparu, les Linkellars ont été réduits en
esclavage et les vaisseaux fantômes restent toujours silencieux. Vers l’extérieur, les Damoosh se
meurent, mais les bassins de sagesse survivent et réfléchissent, attendant d’autres questions qui ne
viennent pas. De nouvelles races marchent sur des mondes fatigués. D’autres, anciennes, grandissent
et changent. Aucun Homme n’a jamais atteint le noyau.
Le soleil du monde-étape faiblit.
Dans les tunnels déserts, sous les ruines, Holt marche d’étoile en étoile.
Chicago,
novembre 1974
Il n’y a aucun héros dans cette histoire. Il y a Hal le Poilu, le Môme d’or, Janey Small, Mayliss et
d’autres habitants du Caillou ; Crawney, le Chat Boiteux et le Marquis serviront de méchants. Mais il
n’y a pas de héros… à moins de compter Hal le Poilu.
Hal n’était pas si poilu que ça : un buisson de poils carotte sur le torse, que dévoilait l’encolure de
sa combi, une forêt de cheveux roux sur le front et la nuque, mais un visage imberbe – mâchoire
carrée, nez épaté, yeux bruns. Son bras gauche, musclé, n’arborait qu’un duvet orangé ; le droit
disparaissait sous le pan de la mi-cape verte qu’il portait à l’épaule, et nul ne l’avait vu s’en servir
depuis des années. Mais, s’il n’était pas très poilu, la mode chez les taudiers de Caillou exigeait qu’on
se rase le crâne et qu’on le teigne de motifs colorés. Hal s’y refusait : chevelure et cape lui servaient
d’emblèmes.
Le jour où cette histoire débute, Hal se baladait loin de la place d’Argent, sur les quais, près du
Haut-bout de l’Avenue. Le cycle nocturne débutait ; les plafonniers étaient éteints, les muraliers
tamisés. À l’autre extrémité de l’Avenue, la fête battait son plein sur la place : des stroboscopes
multicolores rythmaient la musique, et les bouches d’aération soufflaient de la fumette. Hal cheminait
dans la pénombre. Il longeait des passages silencieux encombrés de camions et de palettes de fret.
Près du port, le Caillou reprenait l’aspect que lui avaient connu les Impériaux. Les coursives attenant
à la place n’étaient que boutiques et cloisons en plastique torturé, les murs de l’Avenue disparaissaient
sous les vantardises, les obscénités et les slogans, mais, ici, les inscriptions que portait le duralumin
brillant se limitaient aux numéros de coursive laissés par les hommes de l’Empire fédéral. Il fallait
chercher ailleurs les bonnes affaires et Hal le Poilu le savait bien, mais il avait décidé que sa journée
de travail était finie. Il errait là, voilà tout.
Ce qui explique qu’il ait entendu les pleurs.
Qu’il ait enquêté sur leur origine a de quoi surprendre. On entend son content de pleurs, de cris et
de plaintes dans les taudis stellaires du Caillou. Hal était né taudier, il connaissait les règles, mais il
les enfreignit cette nuit-là.
Au fond d’un couloir en cul-de-sac, il aperçut, près d’une pile de caisses, Crawney, ses sbires et
leurs victimes. L’une d’elles, un jeune homme, se tenait dans l’ombre, mais Hal discerna un corps
svelte, gracieux, et des yeux immenses. Sa compagne, une jeune femme ou une jeune fille, s’adossait
à la paroi dans la lueur jaune d’un muralier. Blême, terrifiée, elle arborait des cheveux bruns qui lui
tombaient jusqu’aux omoplates – une outremondaine, donc.
Campé devant eux, Crawney, un petit maigrichon, le crâne peint de bandes noires et rouges et la
bouche pleine de dents déjetées vers l’avant, portait des habits en plastique souple. Il travaillait pour le
Marquis. Hal le connaissait, bien sûr.
Crawney était désarmé. Mais ses deux hommes, les géants muets à la tête peinte en noir, tenaient
chacun une matraque noire qu’ils maniaient avec élégance. Des aiguillons. Ils s’en servaient pour
coincer leurs victimes.
Sans se faire remarquer, Hal s’agenouilla dans l’obscurité pour observer. La scène, sordide, lui
était familière. Crawney lançait des menaces d’une voix douce, en zézayant. La fille le suppliait. Un
des comparses darda son aiguillon. Le garçon hurla, s’effondra et gémit. L’aiguillon dansa, lui
effleurant la nuque ; le gémissement s’interrompit.
Hal assista aux deux viols. Crawney, rieur, n’y prit aucune part. Ensuite, tous trois dévalisèrent le
couple et laissèrent la jeune femme prostrée, en pleurs, près de son compagnon.
Hal le Poilu attendit qu’ils partent, que le bruit de leurs pas s’éteigne dans la coursive. Alors il se
leva et s’approcha de la fille. Elle gisait nue, sans défense. Lorsqu’elle l’aperçut, elle poussa un petit
cri et s’efforça de se remettre debout.
Il lui adressa un sourire – un autre de ses emblèmes, le sourire. « Du calme, dame des étoiles. Hal
va pas te faire de mal. Ton ami doit avoir besoin d’aide. »
Les yeux écarquillés, elle le regarda s’accroupir et, d’une main, retourner sur le dos le garçon,
qui s’était évanoui sous la souffrance mais ne portait aucune trace de blessure. Hal ne s’en aperçut
même pas. Il le contemplait d’un regard fixe.
Le jeune homme était une statue d’or.
Il ne ressemblait à aucun garçon que Hal ait vu jusque-là. Il avait la peau crémeuse, dorée, les
cheveux scintillants d’un blanc argent, les oreilles d’un elfe, pointues, délicates, le nez petit et sculpté,
les yeux immenses. Humain ? Difficile à dire, et sans importance. Seule sa beauté comptait, sa beauté
et son innocence palpable. Hal le Poilu avait trouvé son Môme d’or.
La jeune femme avait revêtu les vestiges de ses habits. Elle se leva. « Vous pouvez m’aider ?
demanda-t-elle. Je suis Janey Small, de Rhiannon. Notre vaisseau… »
Il leva les yeux vers elle. « Oublie le vaisseau, dame des étoiles. Crawney a pris les médaillons
d’identité. Le Marquis les revendra à une intérieuse qui deviendra Janey Small, de Rhiannon. Tu
vois ? Ça arrive tous les jours. La dame des étoiles aurait dû rester sur l’Avenue.
— Mais… il faut aller voir quelqu’un. Le type au crâne strié a promis de nous montrer les
meilleurs coins et engagé les deux autres comme gardes du corps. Vous ne pouvez pas nous conduire
à la police ? » Elle parlait d’une voix égale, et ses traces de larmes avaient séché. Elle se reprenait
vite. Hal l’admira.
« La dame des étoiles a atterri sur le Caillou, dit-il. Pas de police, ici. Rien. Fallait engager un vrai
garde du corps. En temps normal, l’équipage donne des conseils. Crawney, à la place ? La dame des
étoiles était pas prométhéenne, pas d’ici, pas protégée, un billet de quatrième classe, sans doute ? » Il
marqua une pause. Elle opina du chef. « Et voilà. Crawney voulait les médaillons, la dame des étoiles
a tout gobé, un boulot facile. » Il baissa les yeux sur le Môme d’or, puis les releva vers la femme.
« Avec toi ?
— Oui. Non. » Elle secoua la tête. « Pas exactement. Il était à bord du vaisseau. Personne ne
semblait le comprendre, ni savoir d’où il venait. Il a commencé à me suivre partout. Je ne sais pas
grand-chose de lui, mais il est doux comme un agneau. Que va-t-on devenir, maintenant ? »
Il haussa les épaules. « Un coup de main pour jucher le Môme d’or sur l’épaule de Hal. Viens, à la
maison. »
La maison de Hal le Poilu ? Un compartement de quatre pièces sur une coursive latérale proche de
l’Avenue et de la place d’Argent – bon coin pour les affaires. La porte en duralumin épais donnait sur
une grande pièce carrée avec un sofa d’un côté et une cuisinette intégrée de l’autre. Au-dessus du sofa
se dressait un rayonnage de livres et de bandes – pour un taudier, Hal était un intello. La grande table
en plastique mangeait le reste de la surface, et les trois portes fermées desservaient les chambres et le
décheteur. Un globe lumineux posé au centre de la table jetait des reflets rosés sur les murs au gré de
ses pulsations.
Hal le Poilu laissa choir le Môme d’or toujours inconscient sur le sofa et s’assit à la table. Il
désigna une deuxième chaise sur laquelle Janey s’installa. Avant qu’ils aient pu échanger une parole,
la porte d’une des chambres s’ouvrit et Mayliss apparut.
Mayliss était très grande, avec un port de reine, des jambes lisses, des seins amples et un visage
très pur aux petits yeux verts. Elle se teignait la tête en rouge vif pour indiquer son métier aux gens. Et
son métier consistait à travailler pour Hal. En ce moment, elle était sa seule fille.
Elle s’immobilisa dans l’encadrement de la porte, étudia Janey et le Môme d’or, puis dévisagea
Hal. « Dévide. »
Il dévida. « La dame des étoiles s’est fait avoir. Crawney a joué les gardes du corps, avec
chourage et viol. » Il haussa les épaules.
L’expression de Mayliss se durcit encore. « Et Hal le Poilu a scopé sans rien faire. » Elle soupira.
« Trop nouveau.
— Scelle ta gueule. » Il se tourna vers Janey Small avec son sourire emblématique. « La dame des
étoiles devine ce qui va suivre ? »
Janey s’humecta les lèvres, hésita et finit par répondre : « S’il n’y a aucune force de police,
j’imagine qu’on va rester coincés ici quelque temps. »
Il secoua la tête. « À jamais. Faut l’admettre, ou douiller. Facile de douiller sur le Caillou. Pas
comme sur Rhiannon. Regarde. » Il tendit la main gauche vers le pan opposé de sa mi-cape verte, le
rejeta par-dessus son épaule, saisit son bras droit par le poignet et le posa sur la table.
Janey Small n’eut même pas un hoquet – une dure à cuire. Elle se contenta de regarder. Le bras
droit de Hal n’avait pas grand-chose à voir avec un membre, tordu qu’il était en une demi-douzaine
d’endroits imprévus, et fin comme un bâton, par-dessus le marché. La peau était d’un rouge noirâtre ;
la main, une griffe décharnée. Hal serra le poing, et le bras tout entier frémit violemment.
Il la laissa l’étudier tout son soûl, puis, toujours de la main gauche, il l’ôta de la table.
Puis il sourit à la jeune fille. « Facile de douiller », répéta-t-il.
Elle se mordilla la lèvre inférieure. « Vous ne pourriez pas vous le faire remplacer ? »
Il pouffa. « P’têt’ bien, dame des étoiles. Sur Rhiannon. Ou par les Prométhéens. Mais Hal vit ici.
Le Caillou a oublié des tas de trucs pendant l’Effondrement. Non. Hal pourrait pas, même s’il faisait
partie des intérieux, et c’est pas le cas. Hal est mac des taudis, tu vois. »
Janey écarquilla les yeux. « Je m’en moque. Vous valez mieux que les trois autres. Vous nous avez
aidés. »
Derrière lui, Mayliss gloussa. Hal l’ignora. « Écoute voir, dame des étoiles, dit-il en souriant. Et
prends-en de la graine. Hal a rien d’un héros. Il a même pas essayé d’empêcher le viol, hein ? Mais
Hal te dévide une offre, claire et nette. La dame des étoiles et le Môme d’or peuvent rester jusqu’au
cycle diurne. Une fois la lumière allumée, ils devront choisir. Soit ils sortent tenter leur chance, et
bon courage. Soit… » Il inclina la tête d’un air interrogateur. « … ils restent ici, et ils bossent pour
Hal. »
Il souleva son bras droit tant bien que mal, sans l’aide du gauche. Le membre s’affala sur la table
avec un bruit sourd. Mayliss s’esclaffa de nouveau. « Hal se défendait bien au no-couteau, dit-il en le
tapotant de sa main valide. Le résultat, le voilà. Faut choisir. »
Je vous avais bien dit qu’il n’y a pas de héros dans cette histoire.
Janey avait d’abord paru perplexe. Ensuite, elle fondit en larmes malgré elle. Mayliss repartit à
rire, mais le sourire de Hal s’évanouit. Il haussa les épaules, secoua la tête et alla se coucher.
Les pleurs finirent par cesser. Janey, assise seule à la table, regardait les ombres roses filer dans la
pièce. Au bout d’un long moment, son regard se porta vers le Môme d’or endormi sur le sofa, et elle
alla se coucher par terre près de lui, de telle sorte que leurs visages s’effleurent presque. Elle lui
caressa sa chevelure argentée, lui sourit, et réfléchit.
Elle n’avait pas le choix, bien sûr. Quand revint le cycle diurne, elle donna à Hal la seule réponse
possible.
Il lui adressa un sourire, sans recevoir son pareil.
« Tu feras la place d’Argent », dit-il tandis que, debout de l’autre côté de la table, il bouclait sa
ceinture en plastique. « La dame des étoiles est nouvelle, jeune, elle embaume les étoiles. Tout ça,
c’est bon pour les affaires. Mayliss prendra l’Avenue. Hal va te montrer ton territoire, aujourd’hui, et
te dévider les règles du jeu. Écoute bien. »
Elle considéra le sofa. « Et le garçon ?
— Mayliss ! » hurla Hal. Quand elle surgit, renfrognée, il désigna le dormeur. « Reste là et
nourris le Môme d’or. Dès qu’il ouvre l’œil, tu lui dévides le nécessaire en douceur, et tu le laisses
pas filer. Hal a des projets pour lui. » Il regagna sa chambre.
Mayliss regarda d’un air sombre la porte se fermer, puis elle se tourna vers Janey. « Tu devrais
fuir, fillette. Filer à ton vaisseau. Tu rouages pas, ici. Hal le Poilu non plus. Scope-le bien avant de
prendre racine, tu verras qu’il est plein de vide. Toi et le Môme d’or, vous allez finir au fond d’un
conduit d’aération si tu crois ce qu’il dévide. »
Hal déboula de la chambre. Il avait passé sa combi noire et sa mi-cape. « Scelle ta gueule, la tête-
rouge. » Il ajouta, à l’adresse de Janey : « Première leçon. Écoute bien. » Il passa sa main valide sous
le pan opposé de sa cape et en ressortit un cylindre en métal noir de la taille d’un index.
« Mon no-couteau. » Une pichenette, un bourdonnement, et un rayon bleu de trente centimètres de
long jaillit de son poing. « On les fabrique ailleurs. Ils arrivent par cargo. La lame de force tranche
tout, sauf le duralumin, vite fait bien fait. Hal se débrouillait. Même maintenant, il est meilleur que la
plupart. Voilà ta protection, dame des étoiles. Jamais plus on te frappera. Hal te balade sur la place
d’Argent, tout le monde fait passer le mot. Demain, personne te touche.
— À part le Marquis, dit Mayliss d’une voix coupante. À part lui, Crawney et le Chat Boiteux, et
tous les crânes-noirs qui en auront envie. Ils t’auront pour rien, dame des étoiles, ils feront ce qu’ils
veulent de toi, et Hal ne lèvera pas le petit doigt. Pas vrai, Hal le Poilu ? Dévide-lui un peu ça. »
Un mouvement de prestidigitateur, et la lame fantôme se dématérialisa ; puis le cylindre noir
disparut sous sa cape. « Habille-toi, dame des étoiles. Prends l’une des fringues de Mayliss, celle qui
te plaît, et retaille-la.
— Pas question ! » dit la rousse, mais il haussa le ton et la contraignit à accepter.
« Tu choisis, et c’est à toi. Garde tes cheveux longs, qu’ils sachent que tu bosses pour Hal, mais
attache-toi un truc rouge autour de la tête, qu’ils sachent que tu bosses. »
Ensuite, laissant là Mayliss et le Môme d’or, ils sortirent dans la coursive et rejoignirent l’Avenue.
Janey arborait un bandeau rouge, un justaucorps jaune léger, et une expression impassible sur son
visage blanc. Elle allait sans un mot. Hal, en noir et vert, un bras de propriétaire autour des épaules de
la jeune femme, souriait ; il parlait pour deux.
L’Avenue grouillait déjà de passants. Il entraîna Janey vers un étal de nourriture, salua d’un
hochement de tête l’homme derrière le comptoir, commanda des gressins croustillants et des cubes de
fromage. Elle posa ses coudes sur le comptoir. Hal l’enlaça, lui caressa l’épaule et désigna divers
individus du menton.
« Celui-ci, c’est un voleur, dit-il, celui-là deale des rêves et l’autre, là-bas, qui ouvre de grands
yeux et qui bave, bon, c’est un de ses clients. Voilà un autre mac, mais ses filles sont vieilles et
flasques. Lui, c’est L’Air-de-rien, il a un étal près de la place. N’y mange jamais : il saupoudre ses
gressins d’onipoudre pour rameuter les rêveurs. Frenchy, le marchand de fumette, parle trop, mais il
est fiable. Gallis, lui, dévide beaucoup, mais il te vend que du vide. »
Ils longèrent l’Avenue, ses murs en plastique souillés et ses boutiques innombrables. Les dondons
à moitié nues, au crâne rasé teint en rouge, les couvaient de regards assassins, et les jeunes zazous
armés d’aiguillons se tenaient à une distance respectueuse. Janey marchait sans un mot, et Hal
poursuivait ses leçons.
« Derrière les rideaux bleus, c’est chez Augusty, lui dit-il. Son agence loue des gardes du corps
auxquels on peut se fier. Mais ne va jamais, jamais engager quelqu’un de chez Lorreg, qui est pire
que Crawney et deux fois moins futé. Le gros, là, avec des étoiles vertes sur le crâne ? C’est un mac
franc du collier ; si jamais il m’arrive quelque chose, rabats-toi sur lui. Édouard le Noir est un mac,
aussi, mais tâche de l’éviter, il a beaucoup perdu. Là-bas, c’est le coin des religieux, si tu es du genre
à marmonner dans l’obscurité. Ce type en combi argent, il va pas vivre vieux ; à force de trop parler,
il va se choper un aiguillon dans le cul. »
Ils atteignirent la place d’Argent : un vaste espace dégagé à l’extrémité de l’Avenue, sous un haut
plafond diffusant une lumière argentée, divers niveaux de balcons et d’échoppes, la houle de la
musique, une troupe de danseurs virevoltants. Hal se fraya un chemin vers eux, Janey sur ses talons. Il
regarda le spectacle en souriant. Une des danseuses, un flou de voiles écarlates, tournoya jusqu’à
s’arrêter contre lui avec un grand sourire. Il fouilla sous sa cape et lui mit quelque chose dans la
paume de la main. Elle lui adressa de nouveau un large sourire et s’éloigna en dansant.
« Qu’est-ce que vous lui avez donné ? » demanda Janey, intriguée malgré elle, tandis qu’ils
repartaient en jouant des coudes.
« Une pièce, répondit-il en haussant les épaules. La danse, ça rouage avec Hal, dame des étoiles.
Une autre leçon, tiens. Personne te frappe si tu es avec lui, mais frappe personne, toi. Hal est réglo.
Les équipages orientent les passagers vers les macs qui tiennent leurs filles sans aiguillon. »
Soudain, il resserra son étreinte. « Et là, dit-il avec un coup de menton, deux leçons de plus pour
la dame des étoiles. »
Elle regarda dans la direction indiquée. D’un pas lent, un couple traversait la place. L’homme,
blond, large d’épaules, portait une longue cape noire brodée d’or qui frôlait le pavé. La femme, la
peau brune, les cheveux noirs frisés, arborait un uniforme vert pâle.
Janey les suivait toujours des yeux quand une voix s’éleva derrière elle. « L’homme est un des
citoyens de premier plan du Caillou, roucoula la voix d’un ton suave. On appelle ses semblables les
intérieux. La femme est officier à bord d’un vaisseau stellaire prométhéen, bien sûr. J’imagine que
vous le saviez, ma chère. Et la leçon, voyons voir, c’est qu’il faut traiter les intérieux comme les
Prométhéens avec déférence. Ce sont des individus puissants. »
Ils se retournèrent. Le locuteur portait lui aussi l’uniforme prométhéen, mais le sien était usé et
rapiécé. Il n’avait rien de commun par ailleurs avec l’officier de vaisseau, ni avec qui que ce soit
d’autre dans la foule. Loin d’être imberbes, sa figure et ses mains disparaissaient sous une fourrure
soyeuse de couleur grise. Il avait les oreilles pointues, le nez noir, les yeux en amande à la pupille
verticale. En vérité, il s’agissait d’un homme-chat.
« Salut, Hal. » Sa voix aimable contrastait avec l’aiguillon qui pendulait à sa ceinture. Il sourit à
Janey. « En cet instant, vous débordez de questions. Je les devine toutes. En premier lieu, si je ne
m’exprime pas comme tout un chacun, c’est que je ne viens pas du Caillou et que j’ai reçu une
éducation. Si je ne ressemble pas aux autres, c’est que j’ai été génétiquement altéré. Un jeu qu’on joue
avec les gens de basse extraction sur Prométhée, voyez-vous. Mes altérations n’ont pas donné
satisfaction, toutefois, de sorte que j’ai abouti ici. Certaines sont fonctionnelles, cependant. J’ai
entendu la toute dernière remarque de Hal d’assez loin. Voilà qui devrait suffire, ce me semble. » Il
sourit. Il avait les dents très pointues.
Hal ne lui rendit pas son sourire. « Janey Small, dit-il en la désignant. Le Chat Boiteux. »
Le Chat Boiteux salua de la tête. Janey resta figée.
« Vous êtes de toute évidence une stellaire, dit l’autre de sa voix cultivée. Comment avez-vous pu
vous retrouver avec Hal ?
— La dame des étoiles transitait, dit l’autre d’un ton sec. Elle a embauché le mauvais garde du
corps, écouté Crawney dévider ses craques, et fini chouravée et violée. Maintenant, elle est avec Hal.
— Tu ne t’es jamais privé de tirer profit de la situation, dit le Chat Boiteux avec un petit rire. Ma
foi, je garderai la dame des étoiles à l’esprit la prochaine fois que je chercherai de la compagnie. Elle
pourrait offrir un changement intéressant. »
Hal le Poilu parvint à masquer son irritation. Il haussa les épaules. « Elle sera tienne quand tu
voudras.
— Contre un gentil sourire ?
— Contre un gentil sourire », répondit lentement Hal, l’air sombre.
Le Chat Boiteux pouffa, caressa la jeune fille de sa main duveteuse et s’éloigna.
Janey, le regard noir, se tourna vers son compagnon. « J’ai accepté de travailler, car vous ne
m’avez pas laissé le choix. Ça me déplaît, mais je comprends la situation dans laquelle je me trouve.
Vous n’aviez jamais dit que vous me donneriez en pâture à vos amis ! »
Hal fronça les sourcils. « Y a rien de fait. Écoute la règle principale. Les intérieux et les
Prométhéens, tu les scopes, tu les laisses venir, tu les acceptes comme clients. Personne t’a gratis, sauf
les crânes-noirs. Oui, tes violeurs. Tu fais tout ce qu’ils veulent et tu prends leur argent que s’ils
proposent de payer. Ça vaut aussi pour leurs chefs : le Marquis, dont Hal va te causer, Crawney, qui
t’a battue, et le Chat Boiteux. »
Elle avait blêmi.
« Prends pas cet air choqué, dame des étoiles. Mayliss t’a dévidé la vérité, tu le sais. Tu as pris le
Chat Boiteux pour un gentil ? Parce qu’il parle comme toi, en mieux. Bon, la dame des étoiles s’est
encore gourée : Crawney d’abord, le Chat ensuite. Encore un effort, et tu te laisseras embobiner par le
Marquis en personne. Après tout, tu as déjà gobé les craques de ses lieutenants. »
Tout en parlant, il lui broyait l’épaule de sa main valide, et les badauds alentour leur jetaient des
regards intrigués. D’une volte, Janey, furieuse, se libéra.
« Et vos promesses de protection ? s’écria-t-elle. Si je n’ai même pas ça, pourquoi porter ceci ? »
Arrachant le bandeau, elle le lui tendit.
Hal le Poilu considéra le bout de tissu. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut à voix basse. « Tu peux
peut-être t’en passer. À toi de voir, dame des étoiles. Hal force personne. » Un petit sourire. « Mais il
vaut mieux qu’eux. »
Janey le dévisagea sans un mot, l’étoffe rouge serrée dans son poing. Hal baissa les yeux vers le
pavage et se gratta la tête. Dans ce silence gêné, un autre homme s’approcha.
Petit, trapu, outremondain, il portait des vêtements de prix. Et il ne cessait de scruter la foule à
coups d’œil furtifs afin de s’assurer que personne de sa connaissance ne s’y trouvait. « Excusez-
moi », dit-il. À toute allure. « Je… enfin… ce type de mon vaisseau m’a conseillé de trouver un gars
avec une cape verte et, heu, des cheveux. » Il attendit, plein d’espoir.
Hal le Poilu le toisa, puis toisa Janey. Sans rien dire.
Elle laissa retomber sa main tendue. Du regard, elle fixa Hal, puis le pavage et, en dernier lieu,
l’outremondain.
« Venez », lui dit-elle enfin.
Au fil du temps, son nom se perdit. Janey Small, venue de Rhiannon, disparut, repartie sur un
vaisseau que personne ou presque ne se rappelait. La dame des étoiles la remplaça, et les affaires
marchaient.
Sa clientèle ne comptait ni plus ni moins d’outremondains que d’autres. C’étaient les taudiers,
zazous à l’aiguillon de seconde main et à la combi criarde, qui faisaient sa réussite. Le parfum des
étoiles les attirait. Élevés parmi des filles au crâne rasé et aux yeux durs, ils voulaient une chevelure,
des rêves, voire de l’innocence. Ils astraient la dame des étoiles. Ils venaient à la dame des étoiles.
Et elle apprenait. Oh ! oui, elle apprenait.
Un cycle nocturne, près des quais, un club de coursive s’empara d’elle. La reine du club était une
rêveuse au crâne bleu et l’homme qu’elle astrait avait fréquenté la dame des étoiles. Elle resta donc à
regarder, à sourire et à baver tandis que ses trois sous-fifres dénudaient leur proie et jouaient avec
leurs aiguillons. Ah ! mais c’est que Hal le Poilu débarqua ! La dame des étoiles avait des amis tout le
long de l’Avenue ; ils avaient vu le chopage et prévenu Hal qui connaissait bien la partie des quais que
le club revendiquait. Le combat s’acheva en un éclair. Un sous-fifre darda son aiguillon, Hal brandit
sa lame bleue fantomatique, la matraque se retrouva coupée en deux, et tout le club détala.
Et elle apprenait. Oh ! oui, elle apprenait.
Un après-midi dans la troisième chambre chez Hal, la pièce aménagée où l’effaceur annulait la
pesanteur artificielle du Caillou, un client qui voulait davantage qu’une petite séance en chute libre
sortit son fouet neural – un aiguillon, en pire. Elle hurla, et Hal surgit pour se lancer gracieusement
dans les airs d’une ruade en brandissant son no-couteau. Ils durent ensuite éteindre l’effaceur pour
laisser les gouttes de sang retomber.
Et elle apprenait. Oh ! oui, elle apprenait.
Un soir, une réunion se déroula chez Hal. Elle y rencontra Edouard le Noir, qui avait des yeux
rouges flamboyants, un double aiguillon et le projet de redevenir empereur, ainsi que la Grosse
Mollie, qui dirigeait une écurie de jeunes garçons. Ils voulaient associer Hal le Poilu à leurs plans.
« Je dévide franc, Hal, dit Edouard le Noir d’une voix solennelle. On peut le lessiver pour de bon. Je
ferai de toi mon lieutenant. » Il parla longtemps, mais Hal secoua la tête et finit par les jeter dehors.
Mayliss et lui se disputèrent pendant des heures.
Un matin argenté, deux semaines plus tard, Crawney et le Chat Boiteux traînèrent un Edouard le
Noir hurlant au centre de la place. Au début, Janey suivit des yeux le Chat et s’avisa du manque de
grâce féline dont Hal lui avait parlé et qui avait fait de l’altéré un exilé tout en lui valant son drôle de
surnom. Puis elle aperçut le Marquis et devina ce qui allait suivre.
Le Marquis avait la grâce manquant au Prométhéen déchu qui le servait. Il portait les bottes noires
et la robe longue d’un intérieux, mais ne disait pas un mot. Son crâne argenté scintillait sous les
lumières de la place. L’anneau en plastique bleu-noir qui l’entourait dissimulait ses yeux.
Sous le regard de Janey et de centaines de spectateurs, il s’empara du double aiguillon d’Edouard
le Noir. Crawney et le Chat Boiteux maintinrent leur captif. Le Marquis s’amusa durant des heures.
Elle ne revit jamais non plus la Grosse Mollie.
Oui, elle apprit. Bientôt, elle connut les règles par cœur. Elle était la dame des étoiles, Hal le Poilu
son protecteur, et il lui assurait une sécurité dont la plupart des autres Caillouteux ne pouvaient que
rêver. Les crânes-noirs la laissaient en paix – elle était trop négligeable pour qu’ils la remarquent.
« Le Marquis fait des luneries », lui dit Hal ce soir-là, alors qu’elle rentrait tôt de la place
d’Argent. « Même si Edouard était pire. Le roi des rêves rouage, hein ? La poussière arrive par
vaisseau, ses gars la récupèrent et la revendent en douce, et personne sait qui est le roi des rêves ni où
le choper. Lametta a essayé et fini lessivée. En beauté ! Vu comment il rouage, le roi des rêves se
paiera sans doute une place à l’intérieur. Tu vois ?
» Mais le Marquis, lui, il rouage pas. Trop nova. Tout le monde le connaît et le glace, mais il
pourra jamais se payer sa place. Les intérieux en veulent pas au Palais d’ivoire, sauf s’il a un exo
pour eux et un permis de visite à courte durée.
» Il a débuté dans les exotiques. Avec des altérés comme le Chat Boiteux, deux ou trois Hrangans,
des salvesèves, des Fyndii spirimuets, ce genre de trucs. Il avait tous les exos du Caillou, tu vois ? Les
intérieux, bon, il y en a qui astrent des trucs pas clairs, mais ils sont prêts à payer pour ça, et pour la
discrétion. Les Prométhéens aussi. Le Marquis, il astre aussi le genre bizarre, mais pour lui c’est
plutôt la souffrance, et le pouvoir. Surtout la souffrance. Il se débrouille bien avec son aiguillon, et il
s’est chopé le monopole des exotiques. Puis il est passé à la fumette, au chourage, au filoutage. Les
exos, c’est toujours une grosse part du gâteau, pour lui. Il les a tous.
» Sauf qu’il est nova. Ça le tuera. Un jour, il va vouloir lessiver le roi des rêves, ou monnayer son
silence auprès d’un intérieux, un truc comme ça. Ou le Chat Boiteux va le refaire. Il est plus discret, le
Chat, et Hal sait qu’il aime pas jouer les seconds. Lessiver Edouard le Noir sur la place d’Argent,
c’est une grosse lunerie. Le Marquis a voulu froider son monde, mais ça va jamais rouager. »
Il mangeait à la table, le pan de sa mi-cape relevé ; sa main droite en forme de serre pinçait le
rebord de l’assiette, tandis qu’il coupait et enfournait sa nourriture de la gauche, avec un couteau de
cuisine.
Assis sur le sofa dans l’angle de la pièce, le Môme d’or les regardait de ses grands yeux bleus. Il
menait une vie moins pénible que Janey. Hal avait déjà maqué des garçons, de son propre aveu, mais
il gardait celui-ci en réserve pour l’instant. Il disait toujours avoir des projets pour lui. Le Môme d’or
restait dans le compartement toute la journée. Il mangeait, il regardait les gens, il restait muet.
Parfois, il semblait savoir ce qu’on attendait de lui. Au bout d’une semaine passée à le materner,
Mayliss avait fini par se lasser de le voir tressaillir dès qu’elle s’approchait. Elle l’avait griffé de ses
ongles affûtés, puis ignoré après que Hal lui eut promis qu’elle tâterait du no-couteau si elle s’avisait
de recommencer. « Il doit rester joli », avait-il dit, brandissant l’arme dans sa main valide. Mayliss,
coincée contre la porte de sa chambre, avait paru terrifiée, mais étrangement extatique. Ce soir-là, Hal
et elle avaient couché ensemble, pour la première fois depuis l’arrivée de Janey et du Môme d’or.
Le plus souvent il dormait seul. Au soir du cycle diurne où sa dame des étoiles découvrit le
trottoir, il tenta de l’entraîner dans son lit. Elle le foudroya du regard. « J’ai fait ça pour vous toute la
journée et c’est vous qui avez empoché l’argent. Je ne risque pas de le faire avec vous par-dessus le
marché. »
Il haussa les épaules en la lâchant. « Tu es bizarre, dame des étoiles. » Puis il alla se coucher. Janey
s’assit sur le sofa. Elle regarda le Môme d’or dans les yeux tout en lui caressant les cheveux. Ils
finirent par gagner la chambre d’apesanteur, où ils se blottirent l’un contre l’autre dans le filet. Le
garçon la prit dans ses bras et s’endormit. Oui, il devinait parfois ce qu’on attendait de lui.
Ainsi passaient leurs nuits. Hal le Poilu retenta sa chance après l’avoir sauvée du club de coursive.
Une fois de retour au compartement, il l’assit sur le sofa et l’enlaça d’un bras le temps que ses
tremblements s’apaisent. Puis il se leva et se dirigea vers sa chambre. À la porte, il s’immobilisa,
sourit et inclina la tête d’un air interrogateur. « Janey ?
— Non. »
Il haussa les épaules et se le tint désormais pour dit.
Après tout, c’était Janey qu’il désirait, et elle avait disparu depuis belle lurette. Elle était la dame
des étoiles, et elle avait son Môme d’or.
Mais un jour, à son retour de la place d’Argent, le Môme d’or avait disparu. Elle regarda partout
dans le compartement – jamais le garçon n’en était sorti, jusque-là. Mais elle ne vit que Mayliss et un
outremondain ventru, tous deux à la dérive dans la chambre d’apesanteur. Si Mayliss la fusilla du
regard, l’homme se contenta de glousser et de dire : « Allons, allons, entre donc. »
Quand il finit par partir, Mayliss enfila un fourreau et vint enguirlander Janey. « Tu es tanguée,
dame des étoiles. Et si Hal n’apprécie pas, je lui tranche son bras bousillé. Dévide, que je sache ce
qu’il y a.
— Le Môme d’or n’est pas là.
— Et alors ? Hal est allé le vendre, ma petite. Grandis un peu. »
Janey cilla. « Quoi ? »
Mayliss eut un rire méprisant et se campa les mains sur les hanches. « Je dévide droit. Hal le Poilu
l’a laissé traîner ici et il lui a poudré le cul à la poussière de rêve comme si c’était un intérieux.
Pourquoi ? Parce que Hal rouage bien ? Si c’est ce que tu crois, tu te trompes. Hal attendait la bonne
offre. Il m’a tout dévidé. Avec tous les amateurs de plaisir qui passent ici, la rumeur devait se
répandre chez les intérieux. Tu piges ? Beaucoup d’entre eux apprécient les petits garçons. Hal savait
qu’ils paieraient une fortune pour un petit garçon doré aux oreilles pointues, aux grands yeux et aux
cheveux d’argent. Mais impossible de se promener au Palais d’ivoire en distribuant des tracts, pas
vrai ?
— Il ne fera jamais ça, rétorqua Janey d’un air buté. Le Môme d’or ne fera jamais ça ! »
L’autre pouffa. « Tu me chauffes, dame des étoiles : tu es d’une telle lunerie ! Écoute bien, je te le
dévide clair et net. Le Môme d’or fera exactement ce que Hal lui demande. Tu te crois bien informée,
et tu ne sais rien de rien. Tu as le crâne farci de cheveux et d’étoiles. Je crois que tu astres le Môme
d’or, et c’est si chaud que ça bout !
— Je l’aime. » Le visage de Janey évoqua un ciel d’orage. « Il est doux, gentil, il n’a jamais fait de
mal à personne, et il vaut bien mieux que n’importe quel Caillouteux. »
Un rire, encore. « Tu apprendras, dame des étoiles. Hal ne rouage pas bien, mais il rouage mieux
que ton Môme d’or. Écoute, j’astrais Hal, dans le temps. Il a fallu que j’apprenne.
— Quoi ? Qu’il se sert des gens ? Ça ne m’a pas demandé bien longtemps ! » Janey se détourna,
puis alla s’asseoir sur le sofa.
L’autre suivit. « Dame des étoiles, c’est tout de traviole dans ta tête. Je prenais Hal le Poilu pour un
héros. Il était plus rapide que tout le monde au no-couteau, il était beau, et il fallait l’entendre dévider
comme il allait rouager. La petite Mayliss gobait. Sauf qu’un soir, à l’époque où Hal réussissait trop
bien, on a frappé à la porte. Crawney. En ce temps-là, Hal avait deux autres filles et moi, trois
garçons, quelques exos et des aiguilleux qui bossaient pour lui, et il commençait à se tailler une place
dans la fumette. Crawney est venu le froider. Tu vois, le Marquis voulait la fumette, et il n’aimait pas
que Hal trempe dans les exos.
» Bref, Hal le Poilu a ri au nez de Crawney. J’ai astré qu’il fasse ça. C’était il y a longtemps,
hein… Le Marquis n’était pas aussi puissant, Hal pas aussi minable, et Lametta elle-même bossait
encore. Hal avait des projets.
» Sauf que Crawney, il n’a pas aimé qu’on se fiche de lui. Deux cycles plus tard, les crânes-noirs
nous ont chopés, Hal et moi, et ils nous ont emmenés sur les quais, où il y avait Crawney, et le Chat
Boiteux, et le Marquis. Ils m’ont obligée à regarder les crânes-noirs lui casser le bras plusieurs fois.
Hal n’arrêtait plus de hurler. Puis le Marquis a souri et il a dit : “Eh, Hal a le bras cassé, il a besoin
d’une attelle.” Et en guise d’attelle, ils lui ont posé un aiguillon, et ils sont restés là à le regarder se
tordre par terre.
» Il a eu les nerfs tout bousillés, et il ne valait plus rien au no-couteau. Tout le monde l’a laissé
tomber : ses aiguilleux, ses filles. Le Marquis lui a pris les exos. Il n’avait plus que moi, cette idiote de
Mayliss qui l’astrait toujours et qui est restée. Je l’ai aidé à apprendre à se servir de son autre main.
Pour moi, dès qu’il saurait de nouveau se battre, il prendrait son no-couteau et irait se venger du
Marquis. Non ?
» Gourage complet. J’étais tanguée de croire ça, et j’ai appris. Hal le Poilu avait peur. Il a encore
peur. Il n’a plus osé redevenir ce qu’il était parce que le Marquis le terrifie. De temps en temps, un des
crânes-noirs vient ici m’avoir, il ne paie jamais, et Hal laisse courir. Ça t’arrivera, tu verras. Tu
apprendras, dame des étoiles. Tu serais lunée d’astrer qui que ce soit, ou de l’écouter dévider, ou de
faire quoi que ce soit pour quelqu’un d’autre que toi. »
Janey attendit la fin de la tirade, puis, tout bas, demanda : « Si tu n’attends plus rien de lui,
pourquoi est-ce que tu es toujours là ? »
Avant que Mayliss ait pu répondre, la porte s’ouvrit. Hal et le Môme d’or étaient de retour – Hal
avec un grand sourire. Il sortit un paquet de sous sa cape et le jeta sur la table. Mayliss sourit et siffla
pour marquer son approbation.
« Le Môme d’or a bien rouagé au Palais d’ivoire… » Surpris, il s’interrompit. Janey s’était
approchée du garçon, l’avait pris dans ses bras et luttait pour ravaler ses larmes.
Les choses commençaient à rouager.
À l’intérieur, au Palais d’ivoire, dans les Coursives de Velours, dans les compartements climatisés
autour de la Grand-place, la nouvelle se répandait. Les clients affluèrent : des gymnastes blonds en
robe tissée, des matrones aux atours de dragonnes, des filles aventureuses en habits de plastique
souple. D’autres convoquaient le Môme d’or, et Hal le leur amenait, parcourant les rues de l’intérieur
comme s’il y était né. Il gérait son affaire discrètement et louait le garçon une fortune. Les taudiers ne
risquaient pas de mettre la main dessus ; Hal réservait à l’élite sa mine d’or aux yeux immenses.
Et le Môme d’or obéissait. Il ne disait jamais un mot, mais il paraissait quelquefois comprendre ce
qu’on attendait de lui avant même que son mac le lui explique. À croire qu’il savait ce qu’il faisait…
Il arrivait que les intérieux l’achètent pour toute la nuit, et Janey flottait seule dans son filet.
Une de ces nuits-là, Hal rentra seul de l’intérieur, un gros livre coincé sous son bras valide. Assis
à la table, il le lisait avec attention lorsque Janey et un client revinrent de la place d’Argent. Il les
ignora, absorbé par sa lecture.
Une fois libre, Janey ressortit de la chambre d’apesanteur pour le regarder. « Qu’est-ce que
c’est ? » demanda-t-elle.
Hal leva les yeux et sourit. « Hé, dame des étoiles, scope un peu ce que Hal a eu pour le Môme
d’or ce soir. Cadeau d’un intérieux. Un vieux bouquin d’avant l’Effondrement. Il dévide tout ! »
Janey vint jeter un coup d’œil. Les grandes pages en papier glacé regorgeaient de texte serré en
caractères minuscules et s’agrémentaient d’holostrations qui représentaient d’étranges créatures aux
costumes colorés.
« Il y a un truc, là, sur une race qui pourrait être celle du Môme d’or. Où est-ce que c’est… ? Ah,
voilà. Les Bashii. Tu en as déjà entendu parler ? Regarde-moi cette image, dame des étoiles. Tout
pareil, à part les cheveux d’une autre teinte. On dirait lui, non ? Une race esclave des Hrangan avant la
guerre ou l’Effondrement. Donc, notre Môme d’or est sans doute un petit Bashii. À moins que… »
Hal tourna quelques pages à toute vitesse. « Là, ce passage sur des expériences d’altération génétique
et de clonage. Les Impériaux terriens ont essayé de cloner leurs meilleurs pilotes, de les dupliquer.
Les premiers altérés. Le Chat Boiteux en est un, tu sais, mais défectueux. Tu vois, ça raconte que la
Vieille Terre travaille sur des altérés esthétiques, des jolis garçons. C’est peut-être l’un d’eux. De la
Vieille Terre, quelle histoire ! Le Caillou n’a plus la moindre nouvelle de là-bas depuis… longtemps.
Ça a de quoi froider le ciboulot, pas vrai, Janey ? »
Son enthousiasme était contagieux ; elle sourit en dépit de tout. « S’il venait de la Vieille Terre, il
serait capable de nous parler. Ce doit être un Bashii. Mais je m’en fiche. C’est seulement le Môme
d’or.
— Seulement ? Janey, tu es carrément tanguée. Écoute, ça rouage pour nous grâce à lui. Ils
l’astrent, les intérieux. Ils en peuvent plus. Je te parie qu’ils aimeraient l’avoir sous la main tout le
temps. Et le Môme d’or, il voudra jamais, sauf si Hal accepte, et Janey, bien sûr. D’ici peu, dame des
étoiles, on pourra s’acheter un permis de séjour dans l’intérieur, nous tous, parce que le Môme d’or,
c’est le Môme d’or, et parce que Hal le Poilu est discret, tu vois ?
— Pas assez discret, Hal », dit une voix depuis l’entrée du compartement. Le Chat Boiteux se tenait
là, souriant, une main sur son aiguillon. « Pas tout à fait assez. »
Il entra d’un pas nonchalant, avec la grâce maladroite qui était sienne. Crawney le suivit, poussant
Mayliss devant lui. Elle trébucha contre la table, reprit son équilibre, puis recula vers les chambres.
« Ils veulent te voir, dit-elle avec un regard apeuré vers les deux sbires du Marquis. Ils m’ont
trouvée sur l’Avenue et ils m’ont pris ma placlé. »
Hal ferma son livre et se leva en affichant une expression impassible. « Dévidez.
— Tu sais déjà ce qui nous amène », dit le Chat Boiteux de sa voix douce, ronronnante, civilisée.
« Tu le sais depuis le début. Nous t’avons dit il y a longtemps que nous ne te tenons pas rancune. Tu
peux mettre sur le trottoir tout ce que tu veux, des filles, des garçons. Mais les exos… Le Marquis y
est attaché. Il les collectionne, si on veut.
— Tu nous as dévidé des craques, ajouta Crawney avec un sourire qui dévoila ses dents déjetées.
Mais tu peux retomber sur tes pattes. Donne-nous simplement ton exotique.
— Le Môme d’or, c’est son nom, je crois, dit le Chat.
— Oui, dit Hal. Mais le Môme d’or n’est pas un exo. Vous croyez que Hal le Poilu vous dévide des
craques ? Ce n’est qu’un humain, un altéré. Regardez le livre. » Il le tapota du bout des doigts en le
leur tendant.
« Les livres ne m’intéressent pas, dit le Chat Boiteux. Un altéré est assez exotique pour le Marquis.
Et même si tu avais raison, ma foi, la triste réalité, c’est qu’on le voudrait quand même. Un tel
passeport pour l’intérieur est trop tentant.
— Tu veux te faire bousiller l’autre bras ? lança Crawney. Non ? Alors obéis sans rechigner,
Hal. »
Il resta immobile. Pas Mayliss. Contournant la table, elle le saisit par les bras et le poussa vers eux.
« Hal ! glapit-elle. C’est l’occasion ! Ils ne sont que deux, Crawney est désarmé, le Chat Boiteux
maladroit ! Vas-y ! » Elle le poussa encore.
Il hésita, puis il se retourna et la gifla, fort. « Tu veux ma mort, la rousse ? Ils ont peut-être du
renfort là-dehors. »
Elle recula sans un mot. Le Chat Boiteux et Crawney observaient la scène en souriant.
Janey fronça les sourcils. « Hal, tu ne peux pas donner le Môme d’or au Marquis. Tu ne peux pas.
Elle a raison. »
Il l’ignora. « Le Môme d’or n’est pas là pour l’instant, dit-il en faisant face aux deux hommes. Il
reviendra, juré. Vous pourrez l’emmener.
— On va attendre, murmura Crawney.
— Oui, dit le Chat Boiteux. Au fait, Hal, tu me vois un peu déçu par ton hospitalité.
— Je… » Sa lèvre inférieure frémissait. « Non, Hal va bien vous traiter. Un verre ?
— Plus tard. Ce n’est pas ça que j’avais en tête. » Le Chat Boiteux s’approcha de Janey et lui
caressa les cheveux. Elle frissonna.
Hal la dévisagea. « Janey ? Ma dame des étoiles ? Tu veux bien… ? » Elle partait déjà vers la
chambre en compagnie de l’homme-chat.
Crawney, pour ne pas être en reste, prit Mayliss.
Ils regardaient les ombres roses courir sur les murs au gré des pulsations du globe lumineux.
Ils étaient deux.
Ils étaient seuls.
L’intérieux avait fini par reconduire le Môme d’or, que les crânes-noirs campés à la porte avaient
emmené. Mayliss était partie, elle aussi ; elle avait fait ses bagages en silence. Il n’y avait plus que Hal
le Poilu et la dame des étoiles.
Elle restait assise, muette, à contempler les ombres d’un air glacial. De temps en temps, elle jetait
un coup d’œil à Hal. C’était lui qui pleurait, cette fois-ci.
« Je peux pas, Janey, répétait-il d’une voix brisée. Je peux pas. Il me froide. Je l’ai vu manier
l’aiguillon. Le no-couteau est une meilleure arme, oui, plus rapide, plus propre. Mais lui, le Marquis,
il est trop bon. Dans le temps, Hal aurait pu le prendre, no-couteau contre aiguillon. Jamais eu
l’occasion. Maintenant, Hal est tout bousillé. Le Marquis voudra jamais non plus l’affronter seul à
seul.
— Vous êtes Hal le Poilu, dit-elle d’une voix calme. Si vous étiez son égal autrefois, vous l’êtes
toujours. Vous ne pouvez pas lui laisser le Môme d’or. Je l’aime. »
Il releva la tête avec une grimace de souffrance. « Hé ! dame des étoiles. Ce que je te dévide, c’est
vrai. Tu veux voir Hal mort ?
— Si vous ne faites rien, oui. »
Il haussa les épaules. « Tu sais que je t’astre, dame des étoiles, dit-il soudain avec un regard
apeuré.
— Merveilleux. Mais vous ne me reverrez jamais. » Elle se leva. « Donnez-moi votre no-couteau.
Si vous ne voulez même pas tenter votre chance, c’est moi qui vais le faire.
— Ils vont te tuer, dame des étoiles, ou pire. Prends racine et écoute. Tu trouveras même pas le
Marquis.
— Si. Et il m’affrontera en combat singulier. C’est vous qui m’avez donné l’idée. Il est nova, pas
vrai ? Moi aussi. Je vais me planter au milieu de la place d’Argent et l’appeler jusqu’à ce qu’il vienne.
Il ne pourra pas s’abriter derrière ses crânes-noirs, s’il veut qu’on continue à le froider. Alors, vous
me la donnez, cette no-lame ?
— Non. Tu es tanguée.
— Très bien. » Et elle partit.
Place d’Argent. Cycle nocturne. Les plafonniers brillaient. Les muraliers aux couleurs alternées
teignaient les visages tantôt en bleu, tantôt en rouge, tantôt en vert, tantôt en violet. Les danseurs
pullulaient ; la musique et la douce fragrance de la fumette emplissaient l’air.
Sur l’escalier poli qui montait en une longue courbe vers le second niveau de boutiques, la dame
des étoiles trouva une scène improvisée du haut de laquelle dévider son discours.
« Hé ! lança-t-elle aux fêtards qu’elle surplombait et aux badauds qui la frôlaient. Hé ! Écoutez-
moi. Vous n’en aurez bientôt plus l’occasion. Le Marquis va me tuer. »
En bas, les outremondains marquaient le pas, admiratifs et intrigués. Des murmures
s’échangeaient. Les Prométhéens secouaient la tête en souriant. Les zazous en combi, les têtes-rouges,
les rêveurs qui bavochaient, les dealers de rêves, les macs, les gardes du corps, les danseurs et les
voleurs – tous savaient ce qui se préparait. Un spectacle s’annonçait. Ils s’arrêtèrent pour regarder.
La dame des étoiles dévida. La dame des étoiles : crinière brune, tailleur d’un blanc laiteux qui
reflétait les couleurs des muraliers, cylindre noir dans la main.
« Le Marquis m’a pris mon amant, cria-t-elle à la foule. Il a froidé Hal et volé le Môme d’or, mais
il ne me froide pas, moi. » Soudain le no-couteau dans sa main s’éveilla. Sa lame fantôme prit un
étrange éclat dans la lueur violette qui baigna la jeune femme et transmua son visage en masque
austère.
« Je le tuerai s’il vient », déclara-t-elle, et ils reculèrent, la laissant seule sur les marches. « Moi, la
dame des étoiles, qui ne me suis jamais servie d’un no-couteau de ma vie. » Sur la place, le silence se
faisait ; la tension se répandait en cercles concentriques, telles des rides à la surface d’un étang. Des
conversations s’interrompirent, les danseurs cessèrent de virevolter, un dealer coupa sa machine à
fumette. « Mais il ne viendra pas, et je vais vous dire pourquoi : le Marquis est froidé. »
La lumière changea de couleur. La lame fantôme devint un flou azur et la dame des étoiles une
vision émeraude. « Vous l’avez déjà vu tuer, taudiers, dit-elle en secouant sa cascade de cheveux
bruns. Vous avez entendu ces trucs de tangué, pas vrai ? Le Marquis, qui astre la souffrance. Le
Marquis, le meilleur aiguilleux du Caillou. » Elle rejeta la tête en arrière et s’esclaffa. À l’autre bout
de la place d’Argent, on baissait la musique et on se dirigeait vers elle pour l’écouter. « Mais au fait,
vous l’avez déjà vu se battre ? Sans ses crânes-noirs ? Sans Crawney… » Elle pointa son doigt. Un
homme au crâne strié se redressa, la fusilla du regard et se rua dans la coursive la plus proche. « …
ni le Chat Boiteux… » Elle pivota dans l’autre sens pour désigner l’individu en question qui, accoudé
à un étal, sourit, leva son aiguillon et agita la main. « … pour tenir les bras de ses victimes ? »
La lumière changea de nouveau : Janey devint d’un bleu vif, brillant, et le no-couteau invisible.
Rien ne bougeait plus sur la place – la dame des étoiles fascinait son public. « Non. Ni vous ni
personne ne l’avez jamais vu. Rappelez-vous ce que vous allez voir ce soir, lorsque les crânes-noirs
viendront me prendre et me tiendront les bras pour que le Marquis me tue. Rappelez-vous qu’il était
trop froidé pour venir seul ! » Une rumeur monta des spectateurs, qui levèrent les yeux. La dame des
étoiles se retourna et sourit. Deux crânes-noirs descendaient l’escalier, le visage d’un bleu crayeux.
« Vous scopez ? dit-elle à la foule. Je vous dévidais la vérité ! »
Soudain, un jeune homme au visage jaune avec des cercles brillants sur le crâne et une combi
semée de paillettes dorées jaillit de l’assistance pour gravir les marches quatre à quatre. Il dépassa la
dame des étoiles en brandissant l’aiguillon qu’il tenait. « Non, non ! cria-t-il en souriant aux crânes-
noirs. Pas question de faire un chopage. J’astre le spectacle, ce soir. »
Les crânes-noirs, aiguillons tirés, prenaient position quand un autre zazou le rejoignit, vêtu de
brillesoie. Puis un troisième. Et un quatrième, armé d’un fouet neural. D’autres montaient déjà les
marches, armes sorties.
Partout sur la place d’Argent, une douzaine de crânes-noirs supplémentaires se retrouvèrent
encerclés. La foule voulait le Marquis.
Peinte en rouge, la dame des étoiles attendait ; au moindre de ses gestes, des reflets jouaient tel du
feu liquide dans sa chevelure.
« Non, dame des étoiles », lança une voix. Hal se tenait au bas de l’escalier. On était allé le
chercher. La nouvelle s’était répandue bien au-delà de la place d’Argent. « La petite Janey Small de
Rhiannon a sans doute jamais vu le Marquis tuer… mais Hal le Poilu, lui, l’a vu. Et il est fort, tête-
rouge. Hal va le regarder t’apprendre à hurler. »
On le regardait, on murmurait. N’était-il pas son amant ? Non, elle ne l’a jamais astré. Il doit lui
en vouloir.
« Voici Hal le Poilu, lança la dame des étoiles du haut de son perchoir. Hal le Poilu, le mac discret,
mais on devrait le surnommer Hal le Froidé. Demandez à Mayliss, elle vous le dira. Et demandez-moi
ce qu’il a fait du Môme d’or. »
Le Chat Boiteux, aiguillon au fourreau, se fraya un chemin jusqu’au-devant de la foule pour se
camper près de lui. « Hal est futé, Janey, dit-il en souriant. Hélas, tu ne l’es pas. Mais tu es jolie, il faut
l’avouer. Le Marquis te laissera peut-être la vie sauve pour te louer aux accros du fouet neural. »
Hal eut un rire rauque. « Oui. Hal astrerait ça. »
Elle le foudroya du regard tandis que la lumière passait du rouge à l’or. Puis le Marquis apparut.
Il se déplaçait avec aisance, avec grâce, en balançant son aiguillon et en souriant. L’anneau de
plastique noir cachait ses yeux. Crawney tâchait de se maintenir à sa hauteur.
Comme s’il avait reçu un signal, le Chat Boiteux saisit son aiguillon. Un geste de sa part, et la
foule recula, dégageant un large cercle au pied de l’escalier. Un mur se forma pour tenir les
spectateurs à l’écart – les crânes-noirs du Marquis et les zazous de la dame des étoiles œuvrant de
concert.
Radieuse dans la lueur dorée, elle descendit les marches.
Le cercle s’ouvrit pour l’accueillir, puis se referma. Il n’y avait à l’intérieur que Crawney, le Chat
Boiteux, le Marquis et Hal le Poilu. Et elle, la dame des étoiles. Ou était-ce Janey Small, de
Rhiannon ?
La lumière vira encore au violet. Le Marquis eut un sourire obscur. Janey Small parut soudain
toute petite. Nerveuse, elle faisait passer son no-couteau d’une main à l’autre.
Tandis qu’ils avançaient l’un vers l’autre, le Chat Boiteux s’approcha de Hal, sourit, et lui tapota
la poitrine du bout de son aiguillon. Hal grimaça de souffrance. « Ton no-couteau, lui dit le Chat.
Jette-le par terre.
— Bien sûr. Hal est de votre côté. » Il passa sa main valide sous le pan de sa cape, sortit l’arme,
éteinte, et la laissa choir. « Je dévide droit, Chat Boiteux ! Il lui faut sa correction, à la dame des
étoiles : elle a jamais appris les règles. »
L’autre sourit. « Tu le penses peut-être même vraiment. » Il jaugea Hal du regard. Son aiguillon
s’insinua sous la mi-cape et la souleva. Puis il jeta un coup d’œil vers le Marquis, s’esclaffa et rangea
la matraque. « Tout le monde m’a vu te désarmer. »
Janey tournait autour du Marquis, son no-couteau brandi maladroitement, dans l’espoir de le tenir
à distance. Il n’avait pas bougé. Il se contenta de sourire et pointa son aiguillon, tel le serpent prêt à
frapper.
Lorsque la lumière passa du violet au vert, Janey bondit et abattit son arme sur la matraque pour la
couper en deux : son adversaire serait perdu. Hal se battait tout le temps ainsi.
Le Marquis, vif comme l’éclair, ramena son bras vers lui. Puis, alors que la lame fantomatique
fendait l’air et manquait sa cible, il le détendit de nouveau et effleura le poignet de la dame des
étoiles, qui hurla et recula. Le no-couteau rebondit sur le pavage avec un bruit métallique.
Elle continua de reculer, serrant son poignet dans son autre main. Le Marquis accompagna sa
retraite. « Ce n’est pas fini, petite idiote, lui murmura-t-il. Je vais te faire très mal, pour que tu
retiennes bien les règles. Viens, dame des étoiles. »
Soudain, il se fendit ; sa matraque lui effleura la joue. Elle gémit. Sa peau rougit. Il avait réglé
l’intensité au maximum.
À force d’avancer, il la poussait vers le cercle d’aiguilleux qui retenaient la foule. Il cherchait à
l’acculer lentement. Les spectateurs se bousculaient pour mieux voir. Dans le cercle, Crawney, le Chat
Boiteux et Hal le suivaient.
Janey recula d’un pas de trop et son dos entra en contact avec un aiguillon. Elle glapit, repartit de
l’avant. Le Marquis lui caressa le flanc d’un geste presque tendre. Un nouveau cri retentit.
Elle se jeta sur lui, essaya de saisir l’arme, hurla quand elle y parvint et la lâcha aussitôt. De
nouveau, il la frappa tandis qu’elle dépassait le groupe de quarre pour courir récupérer le no-couteau.
Il virevolta pour lui emboîter le pas. Mais Hal se déporta pour se placer sur son chemin. Le
Marquis heurta son flanc que dissimulait la cape.
Il lâcha une plainte étouffée.
Et s’effondra.
Un couteau de cuisine ordinaire dardait par une déchirure dans la mi-cape, serré dans une main
noircie qui tremblait.
Janey récupéra son no-couteau et vint achever le Marquis gisant dans son sang.
La foule grondait. Le Chat Boiteux cracha, fit un geste, et le cercle se brisa ; les crânes-noirs
brandirent leurs aiguillons. Les spectateurs s’éparpillèrent en poussant des cris. Quelques zazous
résistèrent un bref instant avant de fuir à leur tour.
Crawney regardait toujours la scène, bouche bée, quand le Chat Boiteux ramassa le no-couteau de
Hal et lui trancha la gorge par-derrière. Il ne pouvait en rester qu’un.
Au milieu du chaos, Hal souriait. Janey tomba à genoux. « Hé ! dame des étoiles, on a réussi, dit-
il. On a réussi. On peut se remettre ensemble, et se payer l’intérieur, et…
— Je n’ai toujours pas le Môme d’or », dit-elle d’une voix glaciale.
Le Chat Boiteux s’approcha et lui sourit. « Mais si. Il ne nous comprend pas. Je crois qu’il a un
lien empathique avec toi, ou Hal, ou vous deux. Rejoins-nous, dame des étoiles, et tu l’auras toutes les
nuits.
— Hé ! se récria Hal.
— D’accord », dit Janey.
Il la dévisagea, stupéfait. « Janey ! Tu es tanguée. Je l’ai tué pour toi, dame des étoiles. Ma dame
des étoiles. Comme tu voulais.
— Comme Mayliss voulait, Hal, dit-elle en se relevant. Je ne voulais que le Môme d’or. Et je vais
l’avoir. Il n’est pas comme vous. Il est propre, il est gentil, et je l’aime. » Elle souriait.
« Mais… mais enfin, dame des étoiles, Hal t’astre… non, je t’aime. Qu’est-ce que je vais devenir ?
— Qu’est-ce que ça peut me faire ? »
Et la dame des étoiles s’en fut avec le Chat Boiteux, pour retrouver son Môme d’or.
Au bout du compte, certains d’entre eux moururent. Les autres survécurent.
Chicago,
décembre 1973
Simon Kress vivait seul ; il habitait un vaste manoir perdu dans des collines rocailleuses et arides
à cinquante kilomètres de la ville. Le jour où il dut s’absenter à l’improviste pour affaires, hélas, il ne
trouva aucun voisin à qui confier la garde de ses animaux familiers. Pour la chouette-charogne, pas
de problème : perchée au sommet du vieux clocher désaffecté, elle subvenait de toute façon à ses
propres besoins. Le traînard, Kress le ficha tout simplement dehors, le laissant se débrouiller tout
seul ; le petit monstre serait ravi de pouvoir se gaver de limaces, d’oiseaux et de rocheux. Mais le
problème des authentiques piranhas terriens contenus dans le grand aquarium était plus difficile à
résoudre. En fin de compte, Kress se contenta de balancer un quartier de bœuf dans l’immense
réservoir. Évidemment, s’il était retenu plus longtemps que prévu, ça ne suffirait pas. Ma foi, dans ce
cas, les piranhas pourraient toujours s’entredévorer. C’était déjà arrivé, et ça l’amusait.
Malheureusement, il fut retenu beaucoup plus longtemps que prévu. Quand il rentra enfin chez lui,
tous les poissons étaient morts. La chouette-charogne aussi. Le traînard avait grimpé en haut du
clocher et l’avait bouffée. Kress fut vexé.
Le lendemain, il monta dans son glisseur et vola jusqu’à Asgard, un voyage de presque deux cents
kilomètres. Asgard, la plus grande ville de Baldur, se vantait de posséder le plus ancien et le plus
grand astroport. Kress aimait en mettre plein la vue à ses amis avec des animaux de compagnie aussi
inhabituels, amusants et chers que possible. Il se fournissait toujours à Asgard.
Cette fois-ci, la chance n’était pas avec lui. Xénamis avait fermé, t’Etherane essaya de lui fourguer
une autre chouette-charogne, et Drôles d’eaux n’avait rien de plus excitant à proposer que le cortège
habituel de piranhas, requins-luisants et seiches-araignées. Kress avait déjà eu tout ça. Il voulait du
neuf.
Au soir tombant, il se retrouva boulevard de l’Arc-en-Ciel, cherchant une boutique à laquelle il
n’aurait jamais fait l’honneur de sa clientèle. Proche de l’astroport, la rue était jalonnée de petites
échoppes d’importateurs. Les grands magasins syndiqués offraient au regard d’immenses vitrines où
des objets rares d’outremonde étaient savamment disposés sur des coussins de feutrine, mis en valeur
par des tentures sombres masquant au chaland les mystères de l’intérieur. Des brocanteurs minables
entassaient dans leurs vilaines petites boutiques tout un bric-à-brac venu d’autres planètes. Kress fit
tous les magasins, sans succès.
Enfin, il dénicha un endroit sortant vraiment de l’ordinaire.
C’était tout près du port. Kress ne s’était jamais aventuré jusque-là. L’échoppe occupait un
bâtiment modeste à un seul étage, niché entre un bar d’euphorie et un temple-bordel des Sœurs du
Secret. Par là, le boulevard de l’Arc-en-Ciel était très mal famé. La boutique détonnait dans ce
paysage ; voilà qui avait de quoi intriguer.
Les vitrines se nimbaient de brume, tantôt d’un rouge pâle, tantôt grise comme du brouillard, puis
soudain dorée, pleine d’étincelles. La brume formait mille volutes tourbillonnantes. Une faible lueur
en émanait. Kress aperçut différents objets, des machines, des œuvres d’art, d’autres choses aussi
qu’il ne put identifier – de toute manière, on n’y voyait pas très bien. La brume drapait
voluptueusement le contenu des vitrines, dévoilait le coin d’un objet, d’un autre, puis, vite, recouvrait
tout de son épais manteau ; vraiment intrigant.
Soudain la brume se mit à former des lettres. Lentement. Un mot à la fois. Kress déchiffra :
WO. ET. L’OMBRE. IMPORTATEURS. BIBELOTS. OBJETS. D’ART. ÊTRES. VIVANTS. ARTICLES. DIVERS.
Fin du message. À travers le brouillard, Kress vit quelque chose bouger. Avec le « Êtres vivants »
de la publicité, cela le convainquit : pèlerine sur l’épaule, il pénétra dans le magasin.
À l’intérieur, il se trouva désorienté. L’endroit paraissait immense, beaucoup plus vaste que ne le
laissait présumer la modeste façade. L’éclairage tamisé dégageait une sensation de paix. Au plafond,
il y avait un stellarium complet, avec des nébuleuses en spirale, très sombre, très réaliste, très beau.
Les comptoirs luisaient faiblement pour mieux mettre en valeur les marchandises exposées. Des nefs
profondes s’enfonçaient entre les étalages. Au sol, un tapis de brume. À certains endroits Kress
enfonçait jusqu’aux genoux ; la brume formait mille volutes sous ses pas.
« Vous désirez ? »
Elle semblait avoir jailli du néant. Grande, d’une minceur irréelle, très pâle, elle portait une
combinaison grise et une drôle de petite casquette crânement rejetée en arrière.
« Êtes-vous Wo, ou l’Ombre ? demanda Kress. Mais peut-être n’êtes-vous qu’une simple
vendeuse ?
— Jala Wo, pour vous servir. L’Ombre ne reçoit pas la clientèle, et nous n’avons pas de vendeurs.
— Belle installation ! dit Kress. Bizarre que je n’en aie jamais entendu parler.
— Nous venons d’ouvrir notre succursale de Baldur, dit la femme. Mais nous avons déjà des
succursales sur d’autres mondes. Que désirez-vous ? De l’art, peut-être ? Je reconnais en vous l’œil
du collectionneur. Nous avons de très beaux cristaux sculptés de Nor T’alush…
— Non, dit Kress. J’ai des cristaux sculptés en veux-tu en voilà. Je cherche un animal de
compagnie.
— Un être vivant ?
— C’est ça.
— D’outremonde ?
— Bien sûr.
— Nous avons un mimique en stock. Il arrive tout droit du Monde de Célia. Un petit simien très
intelligent. Capable d’apprendre à parler, bien sûr, mais aussi d’imiter le son de votre voix, vos
inflexions, vos gestes, jusqu’à vos mines.
— Charmant, dit Kress. Mais très banal. Deux qualités qui ne m’intéressent absolument pas, Wo. Je
cherche un animal exotique. Inhabituel. Et aussi peu charmant que possible. Je déteste les jolies
bébêtes. En ce moment, j’ai un traînard. Importé de Cotho sans regarder à la dépense. De temps à
autre je lui offre une portée de chatons indésirables en guise de déjeuner. Voilà pour les “jolies
bébêtes”. Vous voyez ? »
Le sourire de Wo se fit énigmatique. « Avez-vous jamais possédé un animal qui vous adore ?
demanda-t-elle.
— Ça m’est arrivé. Mais ça ne m’intéresse guère, Wo. Je veux être amusé, pas adoré.
— Vous m’avez mal comprise, reprit Wo avec le même étrange sourire. Je voulais parler
d’adoration au sens propre, au sens fort du terme.
— Pardon ?
— J’ai exactement ce qu’il vous faut. Suivez-moi. »
Elle le guida entre les comptoirs iridescents, le long d’une aile interminable tapissée de brume et
éclairée par des étoiles artificielles. Ils traversèrent un mur de brume pour aboutir dans une autre
section du magasin. Là, Wo s’arrêta devant un vaste réservoir en plastique. Un aquarium, pensa Kress.
Elle lui fit signe de s’approcher. Il obtempéra et constata aussitôt qu’il s’était trompé. Il s’agissait
d’un terrarium. À l’intérieur, il y avait un désert miniature d’environ deux mètres carrés. Un sable
pâle, teinté de pourpre par une faible lumière rouge. Des rochers : basalte, quartz et granit. Un château
occupait chacun des coins.
Kress cilla, regarda mieux et corrigea son erreur : en fait, il n’y avait que trois châteaux debout.
Le quatrième gisait, détruit, n’offrant au regard qu’un éboulement de ruines. Les autres étaient
grossiers, certes, mais intacts, sculptés dans le sable et la pierre. De minuscules créatures grimpaient
le long des murailles ; d’autres, grouillant en tous sens, entraient et sortaient des portiques arrondis.
Kress colla son nez à la paroi de plastique. « Des insectes ? demanda-t-il.
— Non, répondit Wo. Une forme de vie beaucoup plus complexe. Et infiniment plus intelligente.
Supérieure en tout point à votre traînard, par exemple. Ce sont des rois des sables.
— Des insectes, conclut Kress en se reculant. Je me fiche de leur complexité. Soyez gentille,
n’essayez pas de me vendre la marchandise avec cette salade sur leur intelligence. Ces trucs ne
peuvent avoir que des cerveaux rudimentaires : ils sont si petits…
— Ils forment des esprits de ruche, expliqua Wo, ou plutôt dans leur cas des esprits de château. Il
ne reste que trois organismes vivants dans le réservoir. Le quatrième est mort. Vous voyez, son
château est tombé. »
Kress regarda de nouveau le réservoir. « Des esprits de ruche, hein ? Intéressant. » Il fit la moue.
« Enfin, ça n’est jamais qu’une fourmilière géante. J’avais espéré mieux.
— Ils se font la guerre.
— La guerre ? Hum… » Kress regarda mieux.
« Notez, je vous prie, les différentes couleurs », dit Wo. Elle lui montra du doigt les créatures qui
s’agitaient autour du château le plus proche. L’une d’elles tentait d’escalader la paroi du réservoir.
Kress l’observa de plus près. Un insecte, voilà tout. À peine aussi long que son ongle, six pattes, six
yeux minuscules répartis autour du corps. La créature agita une série de mandibules fort peu
sympathiques. Ses deux fines antennes dansaient dans l’air. Antennes, mandibules, yeux et pattes
étaient d’un noir d’encre. Mais la couleur dominante était l’orange brûlé de l’armure qui le
recouvrait.
« Un insecte, répéta Kress.
— Il ne s’agit pas d’insectes, insista Wo avec calme. Quand les rois des sables grandissent, ils
muent et perdent leur exosquelette cuirassé. S’ils grandissent, bien sûr. Dans un réservoir de cette
taille, cela leur est impossible. » Elle le prit par le coude et lui fit contourner le réservoir jusqu’au
château suivant. « Regardez les couleurs, ici. »
Il regarda. Elles différaient. Dans ce coin-là, les cuirasses des rois des sables étaient rouge vif.
Leurs antennes, leurs yeux, leurs pattes et leurs mandibules étaient jaunes. Kress jeta un coup d’œil au
troisième coin. Les hôtes du troisième château vivant étaient crème, avec des appendices rouges.
« Hum, fit-il.
— Comme je vous l’ai déjà dit, ils se font la guerre. Ils concluent des trêves et même des pactes
d’alliance. C’est une de ces coalitions qui a détruit le quatrième château. Les noirs devenaient trop
nombreux ; les autres se sont unis pour les anéantir. »
Kress n’était toujours pas convaincu. « Amusant, d’accord. Mais les insectes aussi font la guerre.
— Les insectes n’adorent aucune divinité, dit Wo.
— Hein ? »
Elle sourit et lui montra le château du doigt. Kress ouvrit de grands yeux. Un visage était sculpté
sur le mur de la plus haute tour. Il reconnut celui de Jala Wo. « Comment…
— J’ai projeté un hologramme de mon visage à l’intérieur du réservoir et je l’y ai laissé quelques
jours. Le visage de la divinité, vous voyez ? Je les nourris, je suis toujours présente. Les rois des
sables possèdent un sens psionique rudimentaire. Télépathie de proximité. Ils perçoivent mon
existence, et ils m’adorent en se servant de mon visage pour décorer leurs bâtiments. Tenez, il y a une
sculpture sur chaque château. » Et c’était vrai.
Sur la muraille, le visage de Jala Wo était serein, paisible, très ressemblant. Kress s’extasia devant
la qualité du travail. « Comment arrivent-ils à faire ça ?
— Leurs pattes de devant leur servent aussi de bras. Ils ont même des espèces de doigts, trois
petites vrilles flexibles. Et ils ont un sens de la collectivité remarquable, aussi bien pour la guerre que
pour la construction. Rappelez-vous ce que je vous ai dit : tous les mobiles d’une même couleur
partagent un esprit unique.
— Racontez-m’en davantage », dit Kress.
Wo sourit. « La gueule vit dans le château. Enfin, c’est moi qui l’ai baptisée gueule. Excusez la
plaisanterie. Cette créature est à la fois mère et estomac. Femelle. De la taille de votre poing.
Immobile. Que cette appellation de “rois des sables” ne vous induise pas en erreur : en réalité, les
mobiles sont des paysans et des guerriers. Le véritable chef, c’est la reine. Mais cette comparaison-là
n’est pas juste non plus. Pris comme un tout, chaque château constitue en fait une unique créature
hermaphrodite.
— De quoi se nourrissent ces créatures ?
— Les mobiles ingèrent un aliment prédigéré qui leur est fourni à l’intérieur du château. La
gueule élabore la bouillie en plusieurs jours avant de la leur donner. Leurs estomacs ne supportent
rien d’autre. La gueule, par contre, mange de tout. La nourrir ne vous coûtera pas cher. Les restes de
votre table conviendront parfaitement.
— Pas de nourriture vivante ? » demanda Kress.
Wo haussa les épaules. « Si. Chaque gueule mange les mobiles des autres châteaux.
— Je suis très intrigué, admit-il. Si seulement ces bestioles étaient plus grandes…
— Vous pourriez en avoir de plus grandes. Ceux-là sont petits parce que leur réservoir est petit. Ils
semblent limiter leur croissance en fonction de l’espace disponible. Si je les transférais dans un
réservoir plus grand, ils se remettraient à grandir.
— Hum ! L’aquarium de mes piranhas est deux fois plus grand que celui-ci. Il est libre. Il faudrait
le nettoyer, le garnir de sable…
— La maison “Wo et l’Ombre” se fera un plaisir de procéder pour vous à cette installation. Vous
n’aurez à vous soucier de rien.
— Évidemment, dit Kress, mon installation comprendrait quatre châteaux en parfait état.
— C’est la moindre des choses. »
Ils se mirent à marchander sur le prix.
Trois jours plus tard, Jala Wo arriva chez lui avec les rois des sables endormis et une équipe
d’ouvriers pour s’occuper de leur installation. Les assistants de Wo étaient des créatures d’un autre
monde ; jamais Simon Kress n’en avait rencontré de pareils : des bipèdes larges, trapus, nantis de
quatre bras et d’yeux protubérants à facettes. Leur peau épaisse et rugueuse comme du cuir se tordait
en cornes, pointes et bosses diverses aux endroits les plus inattendus. Mais ils étaient très forts et
travaillaient dur. Wo les dirigeait dans une langue musicale qu’il n’avait jamais entendue.
En une journée, tout fut fini, l’aquarium des piranhas placé au centre du grand salon de Kress, et
entouré de divans bas pour le confort des spectateurs éventuels. Les assistants de Wo le récurèrent de
fond en comble, puis le remplirent aux deux tiers de sable et de cailloux. Ils installèrent un système
d’éclairage spécial diffusant le pâle éclairage rouge que les rois des sables préféraient à tout autre et
permettant en outre de projeter des hologrammes à l’intérieur. Ils le coiffèrent d’un épais couvercle
en plastique incorporant un mécanisme qui servait à introduire les aliments nécessaires. « Vous
pourrez nourrir vos rois des sables sans retirer le couvercle, expliqua la marchande. J’imagine que
vous n’aimeriez guère voir vos mobiles s’échapper. »
Un climatiseur également fixé au couvercle permettait de contrôler le degré d’humidité de l’air.
« Ça doit être sec, mais pas trop », dit Wo.
Finalement l’un des travailleurs à quatre bras grimpa dans le terrarium et creusa une fosse
profonde à chaque coin. L’un de ses compagnons lui passa les gueules endormies, en les retirant une
par une des compartiments cryoniques réfrigérés qui avaient servi à les transporter. Elles ne valaient
pas le coup d’œil. Elles ressemblaient, décida Kress, à des bouts de viande crue à moitié pourries.
Avec une bouche.
L’assistant de Wo en enfouit une à chaque coin. Puis lui et ses compagnons scellèrent le réservoir
et prirent congé.
« La chaleur fera sortir les gueules d’hibernation, expliqua Wo. Dans moins d’une semaine, les
mobiles commenceront à éclore et à creuser vers la surface. Surtout, donnez beaucoup à manger aux
gueules. Elles auront besoin de toutes leurs forces pour s’installer convenablement. Je pense que vous
verrez des châteaux s’élever dans environ trois semaines.
— Et mon portrait ? Quand vont-ils sculpter mon portrait ?
— Envoyez-leur l’hologramme d’ici un mois, et prenez patience. Si vous avez le moindre
problème, appelez-nous. Nous nous ferons un plaisir de répondre à vos questions. Wo et l’Ombre à
votre service. » Elle s’inclina et prit congé.
Kress retourna au réservoir et alluma un joint. Le désert était vide, figé dans l’immobilité. Ses
doigts pianotèrent avec nervosité contre la paroi de plastique. Il fronça les sourcils.
Le quatrième jour, il crut percevoir un mouvement sous le sable : de subtils remous souterrains.
Le cinquième jour, il vit son premier mobile. Un blanc, solitaire.
Le sixième jour il en compta une douzaine : des blancs, des rouges et des noirs. Les orangés
étaient en retard. Il leur fit passer un bol de déchets pourrissants. Les mobiles s’en aperçurent aussitôt,
se jetèrent dessus et entreprirent de tirer des morceaux de nourriture dans leurs coins respectifs.
Chaque groupe était parfaitement organisé. Ils ne se battaient pas. Kress en fut un peu déçu, mais
décida de leur laisser du temps.
Les orangés firent leur apparition le huitième jour. Les autres rois des sables avaient déjà
commencé à déplacer de petites pierres pour ériger de grossières fortifications. Ils ne guerroyaient
toujours pas. Ils étaient moitié moins gros que ceux que Kress avait vus chez Wo et l’Ombre, mais ils
grandissaient vite.
Les châteaux commencèrent à s’élever au milieu de la deuxième semaine. Des bataillons
parfaitement rangés de mobiles déplaçaient de gros morceaux de grès ou de granit ; d’autres
poussaient le sable avec leurs mandibules et leurs vrilles. Kress avait acheté une paire de lunettes
grossissantes pour pouvoir mieux observer leur travail, où qu’ils aillent dans le réservoir. Il tournait
sans cesse autour des hautes parois de plastique, observant les minuscules créatures. C’était fascinant.
Les châteaux étaient un peu trop simples à son goût, mais il avait sa petite idée sur la question : le
lendemain, en même temps que la nourriture, il fit passer par la mangeoire des morceaux
d’obsidienne et des fragments de verre coloré. Dans l’heure, ces éléments étaient incorporés aux
murs des châteaux.
Le château noir fut le premier fini, suivi des forteresses rouge et blanche. Les orangés étaient en
retard, comme d’habitude. Kress prenait désormais ses repas dans le salon, allongé sur un canapé,
pour ne pas perdre une miette du spectacle. Selon ses prévisions, la première guerre éclaterait d’une
heure à l’autre.
Il fut déçu. Les jours passaient, les châteaux devenaient de plus en plus grandioses, Kress ne
quittait plus le réservoir que pour satisfaire à ses besoins naturels et pour répondre aux appels les
plus importants concernant son travail. Mais les rois des sables ne se faisaient pas la guerre. Kress
commençait à s’énerver.
Finalement, il cessa de les nourrir.
Deux jours après que les ordures ménagères eurent cessé de tomber du ciel dans le désert, quatre
mobiles noirs encerclèrent un orangé et le ramenèrent à leur gueule. Ils commencèrent par le mutiler,
lui arrachant ses mandibules, ses antennes et ses membres. Ensuite ils le portèrent jusqu’à leur château
miniature et disparurent avec lui dans l’ombre de l’entrée principale. Il ne reparut pas. Dans l’heure
qui suivit, au moins quarante mobiles orangés se mirent en branle et traversèrent l’étendue de sable
pour aller attaquer les noirs. Ces derniers, émergeant sans relâche des profondeurs, avaient la
supériorité numérique. Le combat se termina par le massacre de tous les assaillants. Les morts et les
blessés furent portés à l’intérieur pour servir de pâture à la gueule noire.
Kress, ravi, se félicita de son génie.
Quand il mit de la nourriture dans le réservoir, le jour suivant, une bataille s’engagea entre trois
des camps pour se l’approprier. Les blancs en sortirent vainqueurs incontestés.
Les guerres se succédèrent alors sans discontinuer.
Près d’un mois après que Jala Wo eut livré les rois des sables, Kress mit le projecteur
d’hologrammes en marche et son visage se matérialisa dans le réservoir. L’image tournait lentement
sur elle-même, afin que son regard se porte également sur les quatre châteaux. Kress la trouva assez
ressemblante : moue espiègle, bouche large, joues pleines. Ses yeux bleus semblaient jeter des
étincelles, ses cheveux gris étaient élégamment rejetés sur le côté comme le voulait la mode ; ses fins
sourcils étaient extrêmement sophistiqués.
Assez vite, les rois des sables se mirent à l’ouvrage. Kress les nourrissait avec prodigalité tandis
que son image leur souriait béatement du ciel. Les guerres s’arrêtèrent pour un temps. Les rois des
sables se consacraient exclusivement à l’adoration de leur dieu.
Son visage apparut sur les murs des châteaux.
Les quatre sculptures lui parurent d’abord identiques, mais une fois le travail plus avancé, il
parvint, en les observant de près, à déceler de subtiles différences de technique et d’exécution.
C’étaient les rouges les plus créatifs. Ils avaient utilisé de minuscules éclats d’ardoise pour rendre le
gris de ses cheveux. L’idole des blancs lui parut jeune et espiègle ; celle des noirs, bien que
pratiquement semblable trait pour trait, le frappa par son air sage et bienveillant. Les rois des sables
orangés, comme d’habitude, étaient bons derniers. Les guerres ne leur avaient pas réussi, et leur
château faisait triste figure, comparé à ceux des autres. Ils avaient sculpté une image grossière et
puérile et ne montraient aucune intention de l’améliorer. Quand ils cessèrent de travailler son visage,
le résultat vexa Kress. Mais que pouvait-il faire ?
Quand tous les rois des sables en eurent fini, il éteignit le projecteur et décida d’organiser une
réception. Ses amis seraient impressionnés. Il pouvait même arranger une guerre à leur intention.
Fredonnant avec joie, il entreprit de dresser la liste de ses invités.
La fête eut un succès fou.
Kress avait invité trente personnes : une poignée d’intimes partageant son goût pour les
divertissements peu ordinaires, d’anciennes maîtresses et un aréopage de rivaux sociaux ou
professionnels qui ne pouvaient se permettre de l’ignorer. Il le savait, certains seraient irrités et sans
doute choqués par les rois des sables. Il y comptait bien. Il aurait considéré sa fête comme un grave
échec si un au moins des invités n’était sorti en claquant la porte.
Sans trop savoir pourquoi, il ajouta le nom de Jala Wo à sa liste. « Amenez l’Ombre si vous
voulez », dicta-t-il sur l’invitation de la jeune femme.
Elle accepta. Cela le surprit un peu. « L’Ombre, hélas, ne sera pas des nôtres. Il n’a aucune activité
mondaine. Quant à moi, je me fais une joie de voir comment se débrouillent vos rois des sables. »
Kress commanda un repas somptueux. Lorsque, enfin, les conversations moururent, que tous les
participants furent bien éméchés par le vin et les joints, il choqua toute l’assemblée en recueillant lui-
même tous les reliefs du repas dans un bol. « Par ici, tout le monde, ordonna-t-il. Je veux vous
présenter mes nouvelles bestioles. » Le bol à la main, il les conduisit au salon.
Les rois des sables répondirent à toutes ses attentes. Il les affamait depuis deux jours pour assurer
son coup ; ils étaient d’humeur belliqueuse. Devant ses invités formant cercle autour du réservoir et
munis des lunettes grossissantes que Kress avait pensé à leur fournir, ils livrèrent une glorieuse
bataille afin de s’approprier les restes. Le combat terminé, Kress compta au moins soixante morts.
Les rouges et les blancs, alliés récents, avaient gagné presque toute la nourriture.
« Kress, tu es répugnant », déclara Cath m’Lane. Elle avait vécu quelque temps avec lui, deux ans
auparavant, mais sa mentalité à l’eau de rose avait vite rendu Kress fou furieux. « Jamais je n’aurais
dû revenir ici. J’espérais que tu aurais changé, j’attendais des excuses. » Elle ne lui avait jamais
pardonné le fait que son traînard ait dévoré un chiot très mignon auquel elle était attachée. « Inutile de
me réinviter, Simon. Je ne remettrai jamais les pieds ici. » Et elle sortit en coup de vent, suivie de son
amant du moment. Un concert de rires salua l’incident. Les autres invités noyèrent Kress sous les
questions.
D’où venaient les rois des sables ? « De chez “Wo et l’Ombre, Importateurs” », répondit-il avec
un geste courtois vers Jala Wo qui s’était jusqu’alors tenue un peu à l’écart.
Pourquoi décoraient-ils leurs châteaux à son image ? « Je suis la source de tous les bienfaits. Vous
le savez bien ! » Sa boutade déclencha l’hilarité générale.
Y aurait-il une autre bataille ? « Bien sûr, mais pas ce soir. Ne vous inquiétez pas. Il y aura d’autres
fêtes. »
Jad Rakkis, un xénologiste amateur, se mit à parler des sociétés d’insectes et des guerres qu’elles
livraient. « Tes rois des sables sont pittoresques, voilà tout. Documente-toi sur les fourmis soldats
terriennes, par exemple.
— Les rois des sables n’ont rien d’insectes », dit vivement Jala Wo.
Mais Jad était parti sur sa lancée et personne ne prêta la moindre attention à la jeune femme. Kress
lui sourit et haussa les épaules.
Malada Blane proposa des paris la prochaine fois qu’on se réunirait pour assister à une guerre.
On adopta sa suggestion à l’unanimité. La discussion animée sur les règles du jeu et les cotes de
chaque couleur qui s’ensuivit dura près d’une heure. Enfin les invités commencèrent à prendre congé.
Jala Wo partit la dernière. « Alors, lui dit Kress lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, on dirait que mes
rois des sables font un malheur.
— Ils s’en sortent bien. Ils sont déjà plus grands que les miens.
— Oui. Sauf les orangés.
— J’ai remarqué, dit Wo. Ils ont l’air moins nombreux que les autres, et leur château est assez
minable.
— Il faut bien qu’il y ait un perdant. Les orangés ont tardé à sortir et à s’installer. Ils en ont pâti.
— Pardon, mais puis-je me permettre de vous demander si vous les nourrissez suffisamment ? »
Kress haussa les épaules. « Je les fais jeûner de temps en temps. Ça les rend plus féroces. »
Wo fronça les sourcils. « Inutile de les affamer. Laissez-les se faire la guerre quand ça leur
convient, pour les raisons qui leur conviennent. Cela fait partie de leur nature. Vous serez témoin de
conflits merveilleusement complexes, infiniment plus subtils. Cette guerre continuelle provoquée par
la faim est inesthétique et dégradante. »
Kress n’entendait pas s’en laisser conter. « Vous êtes ici chez moi, Wo. Ici, je suis seul juge ; c’est
à moi de décider ce qui est dégradant et ce qui ne l’est pas. J’ai nourri les rois des sables comme vous
me l’aviez conseillé, et ils ne se sont pas battus.
— Soyez plus patient.
— Non. Après tout, ne suis-je pas leur dieu et maître ? Pourquoi devrais-je attendre que leur
instinct se manifeste ? Ils ne faisaient pas la guerre assez souvent à mon goût. J’ai corrigé la situation.
— Je vois, dit Wo. J’en parlerai à l’Ombre.
— Ce ne sont ni vos affaires ni les siennes, rétorqua Kress d’un ton sec.
— Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter le bonsoir », dit Wo d’une voix résignée.
En enfilant son manteau, elle lui lança un dernier regard lourd de reproche. « Observez bien vos
images, Simon Kress. Observez-les bien. » Et sur cet avertissement, elle prit congé.
Intrigué, il dirigea ses pas vers le réservoir et examina les châteaux. Ses visages étaient toujours
là, comme d’habitude. Sauf que… Il attrapa ses lunettes grossissantes, étudia chaque sculpture. Même
alors, il eut du mal à définir exactement ce qui se passait. Mais il lui sembla que l’expression de
chaque visage s’était quelque peu modifiée, et son sourire tordu au point de paraître malveillant. La
différence était subtile – si différence il y avait. Kress mit cette impression sur le compte de la
susceptibilité et décida de ne plus inviter Jala Wo à ses petites sauteries.
Durant les mois suivants, Kress et une douzaine de ses favoris se réunirent chaque semaine pour
ce qu’il lui plaisait d’appeler ses « jeux guerriers ». À présent que la fascination des débuts était
passée, Kress passait moins de temps autour du réservoir et s’occupait davantage de ses affaires et de
sa vie sociale, mais il aimait toujours à réunir quelques amis autour d’une bonne petite guerre. Il
aiguillonnait les qualités martiales des rois des sables en les affamant presque sans discontinuer. Cette
politique eut des effets sévères sur les orangés. Ils dépérissaient à vue d’œil et Kress finit par se
demander si leur gueule n’était pas morte. Mais les autres s’en tiraient plutôt bien.
Parfois, quand, la nuit, il n’arrivait pas à dormir, Kress descendait une bouteille de vin au salon,
éclairé uniquement par l’éclat rougeâtre de son désert miniature. Il pouvait ainsi passer des heures à
boire et à regarder. Il y avait toujours une bagarre en train quelque part ; quand ce n’était pas le cas, il
lui était facile d’en déclencher une en laissant tomber dans le réservoir quelques parcelles de
nourriture.
Comme l’avait suggéré Malada Blane, les compagnons de Kress commencèrent à parier sur les
batailles hebdomadaires. Il gagna une somme rondelette en pariant sur les blancs qui formaient à
présent la colonie la plus nombreuse et la plus puissante, et possédaient le château le plus
impressionnant. Un soir, il fit glisser le couvercle du réservoir et tomber la nourriture près du
château blanc au lieu de la déposer sur le champ de bataille habituel, au centre. S’ils voulaient manger
quoi que ce soit, les autres rois des sables devraient attaquer la place forte. Ils essayèrent. Les blancs
se défendirent avec génie, et il rafla cent standards à Jad Rakkis.
Rakkis, en fait, perdait chaque semaine de grosses sommes sur les rois des sables. Il prétendait
connaître à fond leurs us et coutumes, clamant qu’il les avait étudiés en détail depuis la première fête ;
mais quand il s’agissait de placer des paris, il perdait régulièrement. Kress en conclut que Jad
cherchait simplement à se faire mousser. Lui-même avait essayé d’en apprendre davantage sur les
rois des sables ; dans un moment de curiosité oisive, il s’était branché sur la bibliothèque pour tenter
d’y découvrir de quel monde venaient de tels animaux de compagnie. L’index ne comportait aucune
référence aux rois des sables. Il aurait bien aimé contacter Wo et lui poser la question, mais il avait
d’autres chats à fouetter ; en fin de compte, ça lui sortit de l’esprit.
Après un mois particulièrement malheureux durant lequel ses pertes s’étaient élevées à plus de
mille standards, Rakkis vint aux jeux guerriers avec une petite boîte en plastique sous le bras. Elle
contenait une bestiole évoquant une araignée, et couverte d’un fin duvet doré.
« Une araignée des sables, annonça-t-il. En provenance de Cathaday. Je l’ai achetée cet après-midi
chez “t’Ethérane, Marchand d’animaux”. Je veux récupérer mon argent. Araignée contre rois des
sables. Tu marches, Simon ? Je mets mille standards sur l’araignée. »
Kress observa l’araignée dans sa prison de plastique. Ses rois des sables avaient grandi – ils
étaient devenus deux fois plus grands que ceux de Wo, comme cette dernière l’avait prédit – mais,
comparés à cette créature, c’étaient des nains. L’araignée était venimeuse, eux pas. Ils étaient
sacrément nombreux, par contre. Et puis les éternelles guerres entre rois des sables commençaient à
devenir lassantes. La nouveauté de l’idée l’intrigua. « Je marche, dit-il. Jad, tu es idiot. Les rois vont
attaquer en masse et ils auront la peau de ta vilaine bestiole.
— C’est toi l’idiot, Simon, répliqua Rakkis en souriant. L’araignée des sables de Cathaday se
nourrit de proies vivant dans des terriers. Elle sait les dénicher dans tous les recoins, toutes les
crevasses. Attention ! Elle va aller tout droit aux châteaux et bouffer tes gueules ! »
Kress se rembrunit sous les rires. Il n’avait pas pensé à ça. « Allons-y », dit-il avec une pointe de
mauvaise humeur. Après quoi il partit remplir son verre.
L’araignée était trop grosse pour passer par la mangeoire. Deux des invités aidèrent à faire glisser
le couvercle, après quoi Malada introduisit la boîte de plastique dans l’ouverture et la secoua pour en
faire tomber l’araignée. Cette dernière atterrit avec légèreté sur une dune miniature, en face du
château rouge. Elle resta un moment immobile. Sa bouche travaillait ; ses pattes s’agitaient,
menaçantes.
« Venez ! » lança Rakkis d’une voix pressante. Tout le monde se rassembla autour du réservoir.
Kress dénicha ses verres grossissants et les chaussa vivement. Il voulait bien perdre mille standards,
mais au moins qu’il ait une bonne vision de la bataille !
Les rois des sables avaient repéré l’intruse. Toute activité cessa autour du château rouge. Les petits
mobiles rouges se figèrent ; ils observaient l’ennemi.
Lentement, l’araignée se mit en marche vers l’obscurité prometteuse de l’entrée. Du haut de la
tour, l’image de Simon observait la scène, impassible.
D’un seul coup, ce fut un tourbillon. Les mobiles rouges s’alignèrent sur deux rangs et chargèrent
l’araignée. D’autres guerriers émergèrent de l’intérieur du château et formèrent une triple barrière
pour protéger la route menant à la chambre souterraine où vivait la gueule. Des éclaireurs se
dressèrent en haut des dunes, convoqués pour la bataille.
Le combat était engagé.
Les rois des sables attaquèrent ; ils firent passer un sale quart d’heure à l’araignée. Leurs
mandibules se refermèrent sur ses pattes, son abdomen, et ne lâchèrent plus prise. Ils grimpèrent à
l’assaut de ses pattes dorées puis de son dos. Ils mordirent ; ils déchiquetèrent. L’un d’eux trouva un
œil et l’arracha de son orbite avec ses minuscules vrilles jaunes. Kress sourit et le fit remarquer aux
autres.
Mais ils étaient si petits ! Et ils n’avaient pas de venin, eux ; l’araignée ne se laissait pas faire. Ses
pattes balayaient des rois des sables en tous sens, ses mâchoires dégoulinantes en attrapaient d’autres
pour les abandonner brisés et raidis. Une bonne douzaine de rouges agonisaient déjà dans le sable.
L’araignée n’entendait pas leur laisser un moment de répit. Elle chargea la triple ligne de gardes
protégeant le château. Les lignes se refermèrent autour d’elle, et les mobiles la recouvrirent, livrant
un combat désespéré. Un groupe de rois des sables avait réussi à lui arracher une patte avec leurs
dents. Des défenseurs sautaient du haut des tours sur cette masse palpitante secouée de convulsions.
Engloutie sous les mobiles, l’araignée fut happée par les profondeurs et disparut.
Rakkis expira profondément. Il était pâle. « Formidable ! » s’exclama quelqu’un. Malada Blane
émit un rire de gorge.
« Regarde », dit Idi Norredian en prenant Kress par le bras.
Ils étaient tous si concentrés sur le coin de la bataille que personne n’avait fait attention à ce qui se
passait dans le reste du réservoir. Mais à présent que le château était redevenu paisible et le sable
jonché seulement des cadavres rouges, à présent, ils voyaient.
Trois armées se tenaient parfaitement immobiles devant le château rouge, dans un ordre parfait :
rois des sables orangés, blancs et noirs, tous parfaitement alignés. Ils attendaient. Ils attendaient de
voir ce qui allait sortir des profondeurs.
Kress sourit. « Un cordon sanitaire, dit-il. Et regardez les autres châteaux ! Alors, Jad ? »
Rakkis jeta un coup d’œil et jura. Dans les trois autres coins du terrarium, des équipes de mobiles
scellaient les entrées avec des pierres et du sable. Si par chance l’araignée survivait à la
confrontation, pénétrer dans les autres châteaux lui serait difficile. « J’aurais dû venir avec quatre
araignées, lança Rakkis. De toute façon, j’ai gagné. Mon champion est dans la place, à bouffer ta
saloperie de gueule. »
Kress ne répondit pas. Il attendait. Enfin, il vit quelque chose bouger dans l’ombre.
Soudain un flot de mobiles rouges jaillit de l’entrée. Ils escaladèrent le château et se mirent à
réparer les dégâts causés par l’araignée. Les autres armées rompirent les rangs et entreprirent de
regagner leurs coins respectifs.
« Jad, dit Kress, j’ai l’impression que tu t’es trompé quant à qui serait mangé… »
La semaine suivante, Rakkis apportait quatre fins serpents argentés. Les rois des sables leur
réglèrent leur compte sans difficulté.
Puis il essaya un grand oiseau noir qui dévora plus de trente mobiles blancs et détruisit presque
totalement un château dans sa furie ; mais en fin de compte ses ailes se fatiguèrent et les rois des
sables en vinrent à bout, l’attaquant sans répit partout où il se posait.
Ensuite ce fut une boîte d’insectes, des espèces de cafards caparaçonnés, assez semblables aux rois
des sables. Mais idiots. Complètement idiots. Une coalition d’orangés et de noirs rompit leur
formation et parvint à les diviser. Ce fut un massacre.
Rakkis commença à signer des reconnaissances de dette à Kress.
Vers cette période, Kress tomba sur Cath m’Lane un soir qu’il dînait à Asgard dans son restaurant
préféré. Il s’arrêta un instant à sa table et lui parla de ses jeux guerriers, invitant la jeune femme à y
assister plus souvent. Elle rougit, puis se contrôla. « Un jour ou l’autre, quelqu’un doit mettre fin à tes
idioties, Simon, lança-t-elle sèchement. J’ai bien envie d’être ce quelqu’un. » Kress haussa les
épaules ; le repas, divin, lui fit oublier ces menaces.
Jusqu’à la semaine suivante, où une petite femme trapue se présenta à sa porte et exhiba le bandeau
de policier qu’elle portait au poignet. « On a reçu une plainte. Il paraît que vous avez un réservoir
plein de dangereux insectes, Kress.
— Il ne s’agit pas d’insectes, répliqua-t-il, furieux. Suivez-moi. Je vais vous montrer. »
Quand elle eut examiné les rois des sables, elle fronça les sourcils. « On ne peut pas laisser passer
ça. Que savez-vous de ces bestioles ? Quel est leur monde d’origine ? Ont-ils l’aval du conseil
d’écologie ? Avez-vous un permis ? D’après la plainte, ces animaux sont carnivores, peut-être
dangereux. Le rapport dit aussi que ce sont des créatures semi-pensantes. Et d’abord, où les avez-vous
trouvées ?
— Chez “Wo et l’Ombre”, répondit Kress.
— Jamais entendu parler. Je parie qu’ils les ont introduits en contrebande, sachant que nos
écologistes n’approuveraient jamais. Non, Kress, ça ne va pas. Je confisque ce réservoir et je le fais
détruire. Et attendez-vous à des amendes. »
Kress lui offrit cent standards pour oublier son existence et celle des rois des sables.
« Pff… Je vais devoir rajouter une tentative de corruption au procès-verbal, Kress. »
Elle ne se laissa persuader que lorsque Simon lui eut offert deux mille standards. « Ça ne va pas
être facile à arranger, vous savez, dit-elle. Il me faudra modifier des formulaires, effacer des
archives. Obtenir un faux permis des écologistes va prendre du temps. Sans compter la plaignante qui
attend un résultat. Et si elle revenait à la charge ?
— Ça, je m’en occupe, dit Kress. Je m’en occupe. »
Il réfléchit longuement. Ce soir-là, il passa divers appels.
D’abord il contacta t’Ethérane. « Je veux acheter un chien, lui annonça-t-il. Un petit chien. »
Sur l’écran, le marchand rondouillard ouvrit de grands yeux. « Un chiot ? Simon, ça ne te
ressemble pas. Viens donc à la boutique. J’ai du choix.
— Je recherche un chiot tout à fait particulier, dit Kress. Prends note. Je vais t’expliquer ce qu’il
me faut. »
Ensuite il composa les coordonnées d’Idi Noreddian. « Idi, viens ici tout de suite avec ton matériel
holo. J’ai l’intention d’enregistrer une bataille de rois des sables. Un cadeau pour une vieille amie. »
Le lendemain de l’enregistrement, Kress resta debout fort tard. Il absorba une nouvelle
dramatique à scandale dans son sensorium, se prépara un en-cas, fuma deux ou trois joints et
déboucha une bonne bouteille. Après quoi, très content de lui, il alla faire un tour au salon, son verre
à la main.
La lumière était éteinte. À la lueur rougeâtre du terrarium, l’ombre lui parut fiévreuse. Kress alla
se pencher sur son domaine, curieux de voir comment les noirs se sortaient des réparations. Le chiot
avait complètement détruit leur château.
La restauration était presque complète. Kress inspecta le travail à travers les verres grossissants,
se pencha plus encore pour examiner de près le visage qui ornait le château de sable. Ce qu’il
découvrit le stupéfia.
Il recula, cligna des yeux, avala un grand coup de vin puis regarda de nouveau.
Le visage sculpté sur la paroi était bien le sien, mais tout de travers, tout tordu – les joues gonflées
comme celles d’un porc, un rictus grossier en guise de sourire, il avait l’air malfaisant au possible.
Mal à l’aise, il alla inspecter les autres châteaux. Chacun était légèrement différent, mais le résultat
restait le même.
Les orangés, une fois de plus, ne s’étaient pas embarrassés de détails, mais l’ensemble paraissait
néanmoins monstrueux, obscène : une bouche brutale, des yeux sans âme.
Les rouges lui avaient fait un drôle de sourire satanique qui lui retroussait les commissures des
lèvres. Détestable.
Les blancs, ses favoris, avaient sculpté un dieu débile et cruel.
De rage, Kress balança le contenu de son verre à travers la pièce. « Vous osez ! dit-il en serrant les
dents. Parfait. Rien à manger pendant une semaine, sales petits… » Sa voix monta dans l’aigu. « Je
vous apprendrai ! » Il eut une idée. Il sortit en hâte et revint avec un antique sabre de jet en fer. L’arme
mesurait un mètre de long et la lame était toujours acérée. Kress sourit, grimpa sur un divan et
déplaça le couvercle du réservoir juste assez pour avoir accès à un coin du terrarium. Il se pencha et
donna de grands coups de sabre au château blanc à sa portée. Il agita le sabre frénétiquement,
détruisant tours, remparts et murs. Pierres et sable s’effondrèrent, ensevelissant les mobiles qui se
tordaient en tous sens. D’un coup de poignet, il marqua les traits de l’insolente caricature que les rois
des sables avaient faite de lui. Puis, pointant le bout du sabre vers la bouche noire qui conduisait au
repaire de la gueule, il l’enfonça de toutes ses forces. Il sentit une résistance. Il entendit un petit bruit
mouillé. Tous les mobiles frémirent et s’effondrèrent. Satisfait, Kress retira le sabre.
Il scruta les lieux, se demandant s’il avait tué la gueule. La pointe du sabre était humide et gluante.
Mais finalement les rois des sables blancs se remirent à bouger. Ils bougeaient à peine, mais ils
bougeaient.
Il s’apprêtait à déplacer le couvercle pour attaquer un autre château lorsqu’il sentit quelque chose
ramper sur sa main.
Il glapit, lâcha le sabre et balaya le roi des sables qui chut sur le tapis : Kress l’écrasa sous son
talon, de tout son poids ; il ne relâcha la pression que bien après la mort du petit être. Il avait entendu
sa carapace craquer. Ensuite, tremblant, il se hâta de fermer le réservoir et fila se doucher et
s’inspecter des pieds à la tête. Il fit bouillir ses vêtements.
Après plusieurs verres de vin, il retourna au salon. Il avait un peu honte d’avoir eu si peur du roi
des sables. En tout cas, il n’était pas près de rouvrir le terrarium. Dorénavant, le couvercle resterait
scellé en permanence. Mais il lui fallait quand même punir les autres.
Il décida de boire un autre verre pour lubrifier ses rouages. Il le finissait quand l’inspiration vint.
Retournant au réservoir, il modifia les réglages du climatiseur.
Lorsqu’il s’endormit sur le divan, son verre de vin toujours à la main, les châteaux de sable
s’éboulaient sous la pluie.
Kress se réveilla en sursaut. Quelqu’un tapait violemment à sa porte.
Il s’assit, groggy ; son crâne l’élançait. Le vin vous refile la pire gueule de bois, songea-t-il en se
traînant vers l’entrée.
Cath m’Lane se tenait sur le seuil. « Monstre », dit-elle, le visage boursouflé, gonflé, ravagé par
les larmes. « J’ai pleuré toute la nuit, ordure. Mais c’est fini, Simon. C’est fini.
— Mollo, dit-il en se prenant la tête entre les mains. J’ai la gueule de bois. »
Elle jura, l’écarta et força le passage. Le traînard montra le bout de son nez, curieux de découvrir
la cause de l’agitation. Elle lui cracha dessus et se rua vers le salon. Kress essayait en vain de rester
sur ses talons. « Attends. Où est-ce que… tu ne peux pas… » Il se figea, frappé d’horreur. Cath
m’Lane tenait un lourd marteau dans la main gauche. « Non », dit-il.
Elle alla droit au réservoir. « Tu les aimes tant que ça, tes beautés, Simon ? Dans ce cas, salaud, tu
peux vivre avec.
— Cath ! » hurla-t-il.
Elle saisit le marteau à deux mains et le balança de toutes ses forces contre la paroi du terrarium.
Le bruit de l’impact résonna d’échos sous son crâne. Il émit un petit cri désespéré. Mais le plastique
tint bon.
Elle frappa de nouveau. Cette fois il perçut un craquement. Un réseau de lignes arachnéennes se
dessina sur la paroi.
Kress se jeta sur elle tandis qu’elle levait le marteau, prête à frapper une troisième fois. Dans la
lutte, ils roulèrent au sol. Cath perdit le marteau et essaya d’étrangler Kress, mais il réussit à se
libérer et la mordit au sang. Ils se remirent sur pied tant bien que mal, haletants.
« Tu devrais te voir, Simon, dit-elle durement. Le sang qui coule de la bouche. On croirait une de
tes bestioles. Le goût te plaît ?
— Dehors », dit-il. Le sabre de jet était toujours là où il l’avait laissé la nuit précédente. Il s’en
empara. « Dehors », répéta-t-il en soulignant ses paroles d’un moulinet du sabre. « N’approche plus
de ce réservoir. Plus jamais. »
Elle lui rit au nez. « Tu n’oseras pas. » Elle se pencha pour ramasser le marteau.
Kress poussa un grand cri et lui sauta dessus. Sans qu’il sache comment, la lame de fer traversa
l’abdomen de Cath. Elle le regarda, regarda le sabre. Ses yeux exprimaient tout l’étonnement du
monde. Kress recula en gémissant. « Je ne voulais pas… Je voulais juste… »
Transpercée, saignante, presque morte, elle ne tombait toujours pas. « Monstre », parvint-elle à
articuler malgré le sang qui lui emplissait la bouche. Et puis elle se tordit d’une manière
invraisemblable et, malgré le sabre qui la perforait toujours de part en part, porta un dernier coup au
terrarium. La paroi de plastique déjà torturée ne résista pas à cet ultime assaut, et Cath m’Lane
disparut, ensevelie sous un amas de plastique, de sable et de boue.
Kress grimpa sur le sofa avec de petits cris hystériques.
Émergeant des débris, les rois des sables envahissaient déjà le salon. Ils rampèrent sur le corps de
Cath. Certains se risquèrent à traverser le tapis. D’autres suivirent.
Kress regardait, comme hypnotisé. Il vit une colonne, puis un carré de rois des sables se former et
s’avancer en portant quelque chose – quelque chose d’informe, de gluant, un bout de viande crue de la
taille d’une tête humaine. Ils entreprirent de la porter hors du réservoir. La chose pulsait.
C’est alors que les nerfs de Kress le lâchèrent pour de bon et qu’il prit la fuite.
Éperdu, il grimpa dans son glisseur et vola jusqu’à la ville la plus proche, à cinquante kilomètres
de là. Une fois arrivé, il dénicha un petit restaurant, avala plusieurs tasses de café et deux comprimés
antigueule de bois, prit un petit-déjeuner complet, après quoi il commença de retrouver ses esprits.
Il avait passé une matinée épouvantable, mais s’apitoyer sur lui-même ne l’avancerait à rien. Il
commanda un autre café et entreprit d’examiner la situation avec une objectivité glaciale.
Cath m’Lane était morte de sa main. Pouvait-il le signaler et plaider l’accident ? Difficile. Il l’avait
transpercée de part en part, après avoir déclaré à cette policière qu’il s’occuperait d’elle. Mieux valait
escamoter les preuves et prier pour que Cath n’ait confié à personne son intention de lui rendre visite.
C’était d’ailleurs plus que probable : elle n’avait dû recevoir son petit cadeau que la veille au soir, et
elle prétendait avoir pleuré toute la nuit. Et puis elle était arrivée seule. Bon. Il lui suffisait de se
débarrasser du corps et d’un glisseur.
Restaient les rois des sables. Ils risquaient de poser un tout autre problème. D’autant qu’ils avaient
tous dû s’échapper, à présent. La pensée de ces êtres grouillant chez lui, dans son lit, dans ses
vêtements, dans ses aliments, révulsait Kress. Il en frissonnait. Il parvint néanmoins à surmonter son
dégoût. Les tuer ne présentait aucune difficulté. Il suffisait de régler leur compte aux quatre gueules. Il
y arriverait. Elles étaient assez grosses, il l’avait vu. Il finirait bien par les trouver, et il les tuerait.
Avant de revenir chez lui, il effectua quelques emplettes : une tenue de peaufine assez grande pour
le couvrir de la tête aux pieds, un sac de boulettes vénéneuses pour l’élimination des rocheux, des
bombes d’un gaz insecticide trop fort pour être légal. Il acheta aussi une fixation magnétique.
Quand il atterrit en fin d’après-midi, il enchaîna les tâches. Il accrocha le glisseur de Cath au sien,
à l’aide de la fixation magnétique. Puis il le fouilla et la chance lui sourit : le cristal holographique
tourné par Idi Noreddian de la bataille chiot-rois des sables gisait sur la banquette avant. Kress se
sentit soulagé d’un grand poids.
Une fois les glisseurs prêts, il enfila sa peaufine et pénétra dans la maison pour chercher le
cadavre de Cath.
Il ne l’y trouva pas.
Il sonda le sable déjà presque sec. Aucun doute : le corps avait disparu. Cath serait-elle parvenue à
se traîner dehors ? Peu probable, mais il chercha néanmoins. Il fit une inspection en règle ; aucune
trace, ni d’elle ni des rois des sables. Il ne pouvait se permettre de fouiller plus à fond : il fallait
d’abord se débarrasser du glisseur qui l’incriminait, garé devant sa porte. Il se résolut à abandonner
les recherches pour l’heure.
Soixante-dix kilomètres au nord de son domaine s’étirait une chaîne de volcans en activité. Il s’y
rendit, le véhicule de Cath en remorque. Quand il survola le cratère luisant le plus grand, il ouvrit la
fixation magnétique, et l’autre glisseur alla s’engloutir dans la lave.
Il ne rentra chez lui qu’au soir. Cela lui donna à réfléchir. Il envisagea de retourner passer la nuit
en ville, mais rejeta vite l’idée. Il avait un travail à accomplir. D’ici là, il courait un danger.
Il répandit les boulettes autour de la maison. Nul ne s’en étonnerait : il avait toujours eu des
problèmes d’infestation. Quand il eut terminé, il empoigna le réservoir d’insecticide et retourna à
l’intérieur avec prudence.
Il parcourut le bâtiment pièce par pièce, allumant partout jusqu’à être noyé sous un flot de lumière
artificielle. Il prit le temps de nettoyer le salon ; avec une pelle, il balança le sable et les débris de
plastique dans le réservoir brisé. Comme il le redoutait, tous les rois des sables avaient fui. Des
châteaux, fondus sous le bombardement aquatique, il ne restait plus que des carcasses grossières qui
s’éboulaient en séchant.
Le front plissé, le réservoir d’insecticide en bandoulière, il poursuivit ses recherches.
Il trouva le cadavre de Cath m’Lane dans la cave à vins.
Elle gisait au pied d’une volée de marches très raide, les membres brisés, sans doute par la chute.
Des mobiles blancs grouillaient sur le corps. En regardant mieux, Kress remarqua que le cadavre
avançait par saccades sur le sol de terre battue.
Il rit et poussa la lumière au maximum. Dans le coin le plus éloigné, il découvrit un petit château
de terre, bien carré, et entre deux casiers de bouteilles il entrevit un trou sombre. Sur le mur de la
cave, il devina une ébauche grossière de son visage.
Le corps se déplaça de nouveau de quelques centimètres en direction du château. Kress eut une
vision soudaine de la gueule attendant, affamée. Elle réussirait à enfourner le pied de Cath, mais rien
de plus. C’était par trop absurde. Il rit de nouveau et s’enfonça dans la cave, serrant fort la gâchette de
la lance qui serpentait le long de son bras droit. Les rois des sables – il y en avait des centaines qui se
déplaçaient avec un bel ensemble – abandonnèrent aussitôt le corps pour se ranger en formation de
bataille. Un champ de blancheur séparait à présent Kress de la gueule.
Brusquement, celui-ci eut une nouvelle idée. Il sourit et abaissa son arme. « Cath a toujours été
dure à avaler », lança-t-il, ravi de son trait d’esprit. « Attends : je vais te donner un coup de main.
Après tout, il faut bien que les dieux servent à quelque chose. »
Il remonta et revint bientôt, un fendoir à la main. Les rois des sables patientèrent tandis qu’il
découpait Cath m’Lane en petits morceaux faciles à digérer.
Cette nuit-là, Kress dormit sous sa peaufine, l’insecticide à portée de main, mais n’eut pas à en
faire usage. Les blancs, rassasiés, restèrent sagement dans la cave ; les autres ne donnèrent pas signe
de vie.
Au matin il termina le nettoyage du salon. Quand il eut fini, il ne restait plus trace de la lutte, à part
le réservoir brisé.
Il prit un repas léger, puis se remit en chasse des rois des sables manquants. À la lumière du jour,
il n’eut pas trop de mal à les localiser. Les noirs s’étaient établis dans le jardin de rocailles où ils
avaient bâti un château massif de quartz et d’obsidienne. Il dénicha les rouges au fond de la piscine
désaffectée qui, au cours des ans, s’était en partie remplie de sable porté par les vents. De nombreux
mobiles de ces deux couleurs s’affairaient sur le terrain de Kress. Beaucoup charriaient des graines
empoisonnées qu’ils allaient porter à leur gueule. Kress eut envie de rire. Décidément, l’insecticide
était parfaitement inutile : à quoi bon entamer une bataille alors qu’il lui suffisait de laisser
patiemment le poison faire son œuvre ? Les deux gueules seraient mortes avant le soir.
Restaient les rois des sables orangés. De ceux-là, aucune trace. Kress fit à plusieurs reprises le
tour de son domaine en agrandissant chaque fois le cercle de ses recherches ; il ne trouva rien.
Comme il commençait à suer sous la peaufine – il faisait très, très chaud, ce jour-là –, il laissa
tomber. Si les orangés étaient dans la nature, ils mangeraient sûrement, comme les autres, des graines
empoisonnées.
Il écrasa plusieurs créatures sous ses pas, ce qui lui procura une certaine satisfaction. Une fois à la
maison, il retira sa peaufine, se servit un repas fin et réussit enfin à se détendre. Il avait la situation en
main. Deux des gueules ne tarderaient pas à rendre l’âme ; la troisième était inoffensive dans son
coin ; il lui serait facile de la supprimer après qu’elle aurait accompli son œuvre. Quant à la
quatrième, il finirait bien par la trouver. Il ne restait plus la moindre trace de la visite de Cath.
Le clignotement de l’écran de communication interrompit sa rêverie. C’était Jad Rakkis. Il
appelait pour vanter les vers cannibales qu’il comptait apporter aux jeux guerriers ce soir-là.
Kress l’avait complètement oublié ; il se ressaisit très vite. « Oh, Jad, mille pardons. J’ai oublié de
te prévenir : j’en ai eu marre de toutes ces bêtises. Je me suis débarrassé des rois des sables. Sales
bestioles sans intérêt. Désolé, mon vieux, il n’y aura pas de fête ce soir. »
Rakkis s’en montra indigné. « Qu’est-ce que je vais faire de mes vers cannibales, moi ?
— Mets-les dans une corbeille de fruits et expédie le tout à un être cher », suggéra Kress avant de
raccrocher. Il se hâta de contacter les autres. Avec les rois des sables en liberté sur sa propriété, il
n’avait aucune envie de voir quelqu’un sonner à sa porte.
Au moment d’appeler Idi, il s’avisa d’un oubli ennuyeux. Déjà une image apparaissait sur l’écran,
preuve qu’on avait décroché à l’autre bout de la ligne. Il s’empressa de couper la communication.
Arrivant comme prévu une heure plus tard, Idi s’étonna un peu que la fête soit annulée, mais se
déclara ravie de passer la soirée en tête à tête. Il la divertit en lui racontant la réaction de Cath à l’holo
qu’ils avaient tourné ensemble, et en profita pour s’assurer qu’Idi n’avait parlé de cette blague à
personne. Satisfait par sa réponse, il hocha la tête puis voulut remplir leurs verres. La bouteille de vin
était presque vide. « Je vais descendre en chercher une autre, dit-il. Viens à la cave avec moi. Tu
m’aideras à choisir une bonne année. Tu as toujours eu le palais plus fin que moi. »
Elle le suivit de bon cœur mais s’arrêta net en haut de l’escalier. Kress lui avait déjà ouvert la
porte et fait signe de passer la première. « Où allume-t-on ? demanda-t-elle. Beurk ! Quelle odeur !
Qu’est-ce que c’est que cette odeur bizarre, Simon ? »
Quand il la poussa, l’incrédulité se peignit sur son visage. Elle déboula les marches avec un cri.
Kress ferma la porte et la scella en y clouant les planches préparées à cet effet. Il en terminait quand il
l’entendit gémir. « Simon… je me suis fait mal… Qu’est-ce qui… » Soudain elle glapit, et aussitôt
après les hurlements commencèrent.
Ils durèrent des heures. Kress alla dans son sensorium se commander une comédie olé-olé pour
chasser tout ça de son esprit.
Une fois assuré de la mort d’Idi, il tracta jusqu’aux volcans du nord le voltigeur qui l’avait
amenée et s’en débarrassa. La fixation magnétique se révélait un bon investissement.
Le lendemain matin, quand Kress voulut descendre pour voir comment les choses se présentaient,
il entendit de drôles de grattements derrière la porte de la cave. Il prêta l’oreille, mal à l’aise. Idi
avait-elle survécu, tentait-elle de s’échapper en creusant la paroi ? Peu probable ; ce devaient être les
rois des sables. L’éventualité ne lui plaisait pas du tout. Il décida de laisser la porte scellée, du moins
pour le moment, et sortit armé d’une pelle pour enterrer la gueule rouge et la gueule noire dans leurs
propres châteaux.
Il les trouva vivantes, et bien vivantes.
Le château noir, constellé de verre volcanique, scintillait sous le soleil, grouillant de rois des
sables. La plus haute tour – qui lui arrivait à la taille – s’ornait d’une horrible caricature de son
visage. Il s’approcha. Aussitôt les noirs cessèrent leurs travaux et se rangèrent en deux menaçantes
phalanges. Kress regarda derrière lui. D’autres mobiles manœuvraient afin de couper toute retraite.
Stupéfait, il lâcha sa pelle et s’enfuit en courant, écrasant plusieurs créatures au passage.
Le château des rouges atteignait presque le rebord de la piscine. La gueule trônait dans une
excavation, entourée de sable, de béton, de remparts. Le fond de la piscine grouillait de rouges. Il les
vit transporter un rocheux et un gros lézard dans l’édifice. Horrifié, il se recula. Un craquement
bizarre lui fit baisser les yeux : trois mobiles escaladaient sa jambe. Il les balaya d’un revers de main
et les écrasa soigneusement sous son pied. Déjà d’autres s’approchaient. Plus grands que dans ses
souvenirs. Certains, longs comme le pouce.
Il détala.
Enfin, il se retrouva dans la maison. À l’abri. Essoufflé, le cœur battant la chamade, il s’empressa
de verrouiller la porte qui s’était refermée derrière lui. Le bâtiment était, en théorie, à l’épreuve des
animaux nuisibles. Il y serait en sûreté.
Un alcool fort lui calma les nerfs. Ainsi, le poison ne leur fait rien. Il aurait dû s’en douter. Jala
Wo l’avait prévenu : les gueules mangeaient n’importe quoi. Il lui faudrait utiliser l’insecticide. Il se
servit un deuxième verre pour faire bonne mesure, revêtit une peaufine, puis sangla l’un des cylindres
sur son dos et déverrouilla la porte.
Dehors les rois des sables attendaient. Deux armées lui faisaient front, alliées face au péril. Il ne
pensait pas en trouver autant. Ces foutues gueules devaient se reproduire comme des rocheux. Les
mobiles étaient partout : un océan grouillant.
Kress leva la lance et appuya sur la gâchette. Une brume grise noya l’avant-garde. Il balaya le sol
de droite à gauche avec le jet.
Au contact du brouillard, les rois des sables mouraient dans d’atroces convulsions. Kress sourit.
Ils ne faisaient pas le poids. Il pulvérisa le produit en un grand arc devant lui, puis fit résolument un
pas en avant, piétinant une litière de petits corps rouges et noirs. Les armées reculèrent. Il avança de
plus belle, déterminé à arriver jusqu’aux gueules.
D’un seul coup, la retraite cessa. Mille rois des sables se précipitèrent sur lui.
Kress s’attendait à la contre-attaque. Il tint bon, frappant ses adversaires de son sabre de brume,
dessinant dans les airs des courbes diaprées avant de frapper de nouveau. Ceux qui venaient à lui
mouraient. Quelques-uns réussirent à passer : il ne pouvait pas être partout à la fois. Il les sentit
grimper le long de ses jambes, les mandibules tentant en vain de percer le plastique renforcé de sa
peaufine. Il les ignora et continua à pulvériser l’insecticide.
Tout à coup, il perçut de légers impacts sur sa tête, ses épaules. Il frémit, pivota vivement sur lui-
même et leva les yeux. La façade de la maison grouillait littéralement de rois des sables. Des noirs,
des rouges ; il y en avait des centaines. Ils se lançaient dans les airs et lui pleuvaient dessus. L’un
d’eux tomba sur son masque. Pendant une terrible seconde, ses mandibules grattèrent le plexiglas
pour tenter d’atteindre ses yeux. Il balaya l’intrus d’une pichenette.
Il leva sa lance, aspergea l’air, aspergea la maison, jusqu’à ce que tous les rois des sables
aéroportés soient morts ou mourants. Le brouillard retomba sur lui et le fit tousser. Mais il s’obstina.
Il ne reporta son attention au sol qu’après avoir nettoyé toute la façade.
Ils l’entouraient de toutes parts ; des douzaines d’entre eux se précipitaient à l’assaut de son corps,
des centaines d’autres se disposaient à les suivre. Il orienta le jet dans leur direction et le vit soudain
s’interrompre.
Un sifflement bruyant retentit et aussitôt un épais nuage de brouillard mortel s’éleva d’entre ses
épaules et l’enveloppa ; une violente quinte de toux le secoua ; ses yeux aveuglés le brûlaient
terriblement. À tâtons il chercha le tuyau et ramena ses mains couvertes de rois des sables mourants.
Ils l’avaient coupé à l’aide de leurs mandibules. Recouvert d’un linceul d’insecticide, aveuglé, Kress
hurla et courut en titubant vers la maison. Dans sa course folle, il arracha de son corps des dizaines de
créatures.
Une fois à l’intérieur, il barricada la porte et s’effondra sur le tapis. Il se roula par terre jusqu’au
moment où il eut la certitude d’avoir écrasé tous les rois des sables. Le cylindre vide sifflait
faiblement. Kress enleva sa peaufine et prit une douche. Le jet brûlant l’échauda et le transforma en
homard. Mais au moins il n’avait plus la chair de poule.
Il enfila ses habits les plus épais non sans les avoir secoués avec nervosité : de lourds pantalons de
travail, un blouson de cuir. « Merde ! marmonnait-il sans cesse. Merde ! » Il avait la gorge sèche.
Après avoir fouillé le vestibule de fond en comble pour s’assurer qu’il n’y avait pas de danger, il osa
s’asseoir pour boire un verre. « Merde ! » répéta-t-il encore. Sa main tremblait tant qu’il renversa de
la liqueur sur le tapis en se servant.
L’alcool le calma sans pour autant chasser la peur. Il but un second verre, puis se posta
furtivement à la fenêtre. Des rois des sables se baladaient sur l’épais panneau de plastique. Avec un
frisson, il battit en retraite jusqu’à sa console de communication. Il me faut de l’aide, se dit-il, au
désespoir, avant de composer le numéro d’urgence. La police viendrait avec des lance-flammes, et…
Kress suspendit son geste. La police ? Hors de question. Il devrait parler des blancs installés à la
cave. On trouverait les corps. La gueule avait peut-être bien fini Cath m’Lane, mais sûrement pas Idi
Noreddian qu’il n’avait même pas découpée en morceaux. De toute façon, le squelette subsisterait.
Non, il n’appellerait la police qu’en dernier ressort.
Assis à la console, il réfléchit longuement. Son matériel de communication couvrait tout un mur.
D’ici, il pouvait joindre n’importe qui sur Baldur. Il était très riche, très malin. Il avait toujours été
fier de sa ruse. Il trouverait bien un moyen de régler le problème.
Il envisagea un instant de contacter Wo et rejeta aussitôt cette idée. Wo en savait trop. Elle allait
poser des questions gênantes. Il n’avait pas confiance en elle. Non. Il lui fallait quelqu’un qui lui
obéirait sans poser de questions.
Son visage se détendit, ses lèvres esquissèrent un sourire. Kress ne manquait pas de relations. Il
appela un numéro qu’il n’avait pas composé depuis longtemps.
Sur l’écran, un visage féminin prit forme, inexpressif, orné d’un long nez crochu, encadré de
cheveux blancs. Une voix s’éleva, sèche, efficace. « Simon, comment vont les affaires ?
— Les affaires se portent bien, Lissandra. J’ai un boulot pour toi.
— Un retrait ? Le prix a augmenté depuis la dernière fois, Simon. Ça remonte tout de même à dix
ans !
— Tu seras grassement payée. Je ne suis pas radin, tu le sais. Il s’agit de détruire des animaux
nuisibles. »
Un mince sourire. « Inutile d’user de tels euphémismes, Simon. La ligne est brouillée.
— Je parle sérieusement. Il s’agit vraiment d’animaux nuisibles. À toi de t’en occuper. Sans poser
de questions. Compris ?
— Compris.
— Parfait. Il faudra… disons, deux ou trois ouvriers équipés de peaufines résistant à la chaleur.
Armés de lance-flammes ou de lasers, quelque chose dans ce genre-là. Viens chez moi. Tu jugeras
par toi-même. Ce sont des insectes ; il y en a des tas. Dans la rocaille et la piscine désaffectée, tu
trouveras deux châteaux. Détruis-les. Tue tous leurs occupants. Ensuite frappe à la porte et je te
montrerai le reste du travail. Tu peux venir au plus tôt ? »
La femme demeura impassible. « On sera en route d’ici une heure. »
Lissandra tint parole. Elle arriva, très vite, dans un glisseur noir élancé, accompagnée de trois
associés. Kress les regarda s’activer, bien à l’abri derrière l’une des fenêtres du premier étage. Sans
visage, dissimulés par des peaufines noires, deux d’entre eux arboraient un lance-flammes et le
troisième un canon laser et divers explosifs. Lissandra ne portait rien de tel. Il la reconnut à la façon
dont elle donnait ses ordres.
D’abord le glisseur survola le domaine à très basse altitude pour évaluer la situation. Ça rendit
fous les rois des sables. Des mobiles pourpres et ébène filèrent en tous sens, pris de frénésie. De son
perchoir, Kress voyait le château du jardin de rocailles, qui atteignait à présent la taille d’un homme.
Les remparts grouillaient de défenseurs noirs et un flot constant de mobiles s’engouffrait dans ses
profondeurs.
Le glisseur de Lissandra se posa près du sien. Les ouvriers sautèrent à terre et braquèrent leurs
armes. Ils avaient l’air inhumains. Mortellement inhumains.
L’armée noire se tenait entre eux et le château. Les rouges… Kress s’avisa soudain que les rouges
demeuraient invisibles. Il cligna des yeux. Où étaient-ils passés ?
Lissandra montra quelque chose du doigt et cria un ordre. Aussitôt les deux lance-flammes se
mirent en position et ouvrirent le feu sur les noirs. Leurs armes crachotèrent faiblement puis se
mirent à rugir. De longues langues de flammes bleues et pourpres vinrent lécher le sol. Les rois des
sables se tordaient, se ratatinaient et mouraient par centaines. Les deux hommes traçaient sur le sol
d’inexorables entrelacs de feu. Ils avançaient précautionneusement, à pas mesurés.
L’armée noire se désintégra sous les flammes. Les mobiles s’enfuyaient dans toutes les
directions : certains couraient vers le château ; d’autres fonçaient courageusement vers l’attaquant.
Aucun de ceux-là n’atteignit les employés de Lissandra ; ces derniers connaissaient leur boulot.
Tout à coup, l’un d’entre eux tituba.
Ou plus exactement parut tituber. En regardant mieux, Kress constata qu’en fait le sol s’était
dérobé sous ses pieds. Des tunnels, pensa-t-il avec angoisse. Des tunnels, des excavations, des trappes.
L’ouvrier au lance-flammes était enfoui dans le sable jusqu’à la taille. Brusquement, autour de lui,
le sol parut entrer en éruption. D’un seul coup, il fut couvert de mobiles rouges. Il lâcha son lance-
flammes et tenta désespérément de s’en débarrasser. Ses cris étaient horribles à entendre.
Son compagnon hésita une fraction de seconde, avant de pivoter vers lui : un torrent de flammes
engloutit l’homme et les rois des sables. Les hurlements s’arrêtèrent net. Satisfait, le second lance-
flammes se retourna vers le château et reprit sa lente progression. Pour se figer un instant plus tard :
son pied s’était enfoncé dans le sol jusqu’à la cheville. Il essaya de l’extirper du trou, mais le sable
céda tout autour. Il perdit l’équilibre, vacilla, tomba de tout son long. Soudain, les rois des sables
étaient partout ; l’homme roula sur lui-même et se tordit en tous sens, sans pouvoir échapper à
l’énorme masse compacte et bouillonnante. Son lance-flammes inutile gisait sur le sable, oublié.
Kress tapa très fort au carreau pour attirer l’attention. « Le château ! Visez le château ! »
Lissandra, grimpée sur son glisseur, l’entendit et gesticula. Le troisième ouvrier visa au canon
laser et ouvrit le feu.
Le rayon fusa tout droit et décapita le sommet du château. L’homme, rectifiant aussitôt le tir, mit
en pièces les parapets de sable et de pierre. Les tours s’écroulèrent. Le visage de Kress se désintégra.
Le laser se mit à fouiller le sol. Alors, le château tout entier s’écroula. Il ne restait plus qu’une mince
couche de sable. Mais les mobiles noirs bougeaient toujours. Le rayon n’avait pas touché la gueule
enterrée trop profond.
Lissandra hurla un nouvel ordre. L’ouvrier abandonna le laser, saisit un explosif et partit au pas de
course. Il sauta par-dessus le cadavre fumant du premier lance-flammes, atterrit dans le jardin de
rocailles et projeta sa bombe qui tomba en plein sur les ruines du château noir. Un éclair brûlant
aveugla Kress. Sable, pierres et mobiles valsèrent. L’espace d’un bref instant, la poussière obscurcit
tout. Il se mit à pleuvoir des rois des sables, des fragments de rois des sables.
Kress vit qu’aucun mobile noir ne bougeait plus. Ils étaient morts.
« La piscine, hurla-t-il de sa fenêtre. Détruisez le château de la piscine ! »
Lissandra comprit très vite. Les noirs sans vie jonchaient le sol, mais les rouges s’étaient repris.
Déjà, ils reformaient les rangs. L’ouvrier hésita, puis saisit un second explosif. Il s’avançait, quand
Lissandra le rappela. Il se rua vers elle.
Tout devint alors étrangement simple. Il monta dans le glisseur, que Lissandra démarra. Kress
courut dans une autre pièce, se remit à la fenêtre. Le glisseur fonça en rase-mottes juste au-dessus de
la piscine, et l’homme se mit à balancer tranquillement ses bombes, bien en sécurité. Au quatrième
passage, il ne restait plus rien du château et les rois des sables avaient cessé de bouger.
Lissandra, prudente, lui fit encore bombarder plusieurs fois chaque château. Puis ils criblèrent
méthodiquement le sol à coups de canon laser. Ils ne cessèrent qu’une fois sûrs qu’il ne pouvait
subsister aucune trace de vie à l’emplacement des édifices.
Alors seulement ils allèrent frapper à la porte. Kress les fit entrer, le visage déformé par un
sourire halluciné. « Très joli, dit-il, très joli. »
Lissandra ôta le masque de sa peaufine.
« Ça va te coûter cher, Simon ! Deux agents tués ! Sans compter les dangers encourus par ma
personne !
— Aucun problème ! bafouilla Kress. Ne t’inquiète pas, tu seras payée. Je te donnerai ce que tu
voudras, pourvu que tu finisses le travail.
— Que reste-t-il à faire ?
— Il faut nettoyer la cave. Il y a un troisième château, en bas. Et pour celui-là, tu devras te passer
d’explosifs : je n’ai pas envie de voir ma maison s’écrouler. »
Lissandra fit signe au troisième agent. « Va chercher le lance-flammes de Rajk. Il est sûrement
intact. »
L’autre réapparut bientôt, l’arme au poing, prêt à l’action, muet. Kress les conduisit à l’entrée de
la cave.
La lourde porte était toujours barricadée, comme il l’avait laissée. Mais elle paraissait quelque
peu bombée comme sous l’effet d’une formidable poussée. Un silence de mort régnait. Kress se sentit
très mal à l’aise. Tandis que l’agent finissait d’enlever planches et clous, il s’en tint le plus loin
possible. « Ça n’est pas trop dangereux d’utiliser cet engin ici ? ne put-il s’empêcher de marmonner.
Je ne voudrais quand même pas voir la maison cramer.
— J’ai pris le laser, dit Lissandra. Je m’en servirai pour le massacre. Le lance-flammes sera sans
doute inutile. Mais je préfère l’avoir ; on ne sait jamais. Dans certains cas, Simon, un incendie peut
être un moindre mal. »
Il acquiesça.
L’autre retira la dernière planche. De la cave, aucun bruit ne s’échappait. Lissandra aboya un
ordre ; son subordonné se recula, prit position derrière elle et braqua le lance-flammes sur la porte.
Lissandra remit son masque ; elle fit un pas en avant, brandissant le laser, et ouvrit la porte.
Pas un bruit. Pas un mouvement. L’obscurité totale.
« On peut allumer ? demanda Lissandra.
— L’interrupteur est tout près de la porte, juste à droite, répondit Kress. Attention ! L’escalier est
plutôt raide. »
Elle franchit le seuil ; faisant passer le laser dans sa main gauche, elle tâtonna de la droite pour
trouver l’interrupteur. Rien ne se produisit. « Je l’ai, dit-elle. Mais ça ne… »
Elle hurla, bondit en arrière. Un grand roi des sables blanc était fiché à son poignet. Un flot de
sang s’échappait de la peaufine à l’endroit où les mandibules s’étaient plantées dans les chairs. Le
mobile était plus gros que sa main. Lissandra se mit à danser une horrible petite gigue, cognant de
toutes ses forces sa main contre les murs. Encore, et encore, et encore. La main s’écrasait à chaque
fois avec un bruit sourd, horrible et gras. Enfin le roi des sables lâcha prise. Avec un sanglot, elle
tomba à genoux. « Je crois que j’ai les doigts cassés », souffla-t-elle. Le sang coulait encore à flots.
Elle avait laissé choir le laser près de la porte de la cave.
« Je refuse de descendre là-dedans », annonça l’agent d’une voix ferme.
Lissandra leva les yeux sur lui. « C’est en effet hors de question. Mets-toi à la porte et flambe tout.
Réduis-moi tout ça en cendres. Compris ? »
Il hocha la tête.
Kress, l’estomac retourné, gémit. « Ma maison ! » Le roi des sables blanc était énorme. Combien
d’autres pouvait-il y en avoir dans la cave ? « Arrêtez, reprit-il. Laissez tomber. J’ai changé d’avis. »
Lissandra tendit une main ensanglantée, couverte d’une humeur d’un noir verdâtre. « Ton petit
camarade n’a eu aucun mal à percer mon gant, et tu as vu quel mal j’ai eu à m’en débarrasser ! Je me
contrefiche de ta baraque, Simon. Cette chose dans la cave doit mourir. »
Il l’entendit à peine. Il avait cru voir quelque chose bouger dans l’obscurité, par la porte de la
cave. Il imagina une armée de blancs aussi gros que celui qui avait attaqué Lissandra se précipitant sur
eux. Il se vit soulevé par cent bras minuscules, porté dans l’ombre béante où attendait la gueule
affamée. Il avait peur. « Arrêtez », répéta-t-il.
Ils l’ignoraient.
Kress fonça et percuta de l’épaule le dos de l’agent tandis que celui-ci braquait son lance-flammes.
L’homme grogna, perdit l’équilibre et bascula dans les ténèbres. Kress écouta le bruit de sa chute.
Puis il en perçut d’autres – piaillements, cliquetis, feulements légers…
Il se retourna vers Lissandra. Pris de sueurs froides, il se sentait en même temps possédé par une
excitation malsaine. Une excitation presque sexuelle.
Le regard calme et froid de Lissandra le dévisagea derrière le masque. « Qu’est-ce qui te
prend ? » Il ramassa le laser qu’elle avait lâché. « Simon !
— Je signe l’armistice, dit-il avec un rire. Ils ne feront pas de mal au dieu. Pas tant que le dieu
restera bon et généreux ! J’ai été cruel. Je les ai affamés. Il faut bien que je compense.
— Tu es fou à lier. » Ce furent les dernières paroles de Lissandra. Kress fora dans sa poitrine un
trou assez grand pour y passer le bras. Il traîna le corps jusqu’à la porte et le balança dans l’escalier.
Les bruits augmentèrent d’intensité : cliquetis chitineux, grattements, échos épais, liquides. Kress
recloua les planches sur la porte.
Alors qu’il fuyait, une profonde satisfaction vint enrober sa frayeur telle une couche de miel. Ce
contentement était-il le sien ? Il en doutait.
Il avait prévu de quitter la maison, de se rendre en ville et de prendre une chambre pour la nuit,
voire pour un an. En fait, il se mit à boire. Sans trop savoir pourquoi. Il s’imbiba pendant des heures,
puis vomit le tout sur le tapis du salon. À un moment, il tomba endormi. Quand il se réveilla, il faisait
nuit noire.
Il se plaqua contre le sofa : il entendait des bruits. Dans les murs, des choses bougeaient. Elles
étaient partout. Il captait le moindre son avec une extrême acuité. Chaque craquement était le pas d’un
roi des sables. Il ferma les yeux et attendit, se préparant au terrible contact, incapable de bouger, de
peur d’en effleurer un. Il sanglota, puis s’immobilisa.
Le temps passait. Il n’arrivait rien.
Il rouvrit les yeux. Il tremblait. Les ombres commencèrent à se dissoudre. Le clair de lune filtra
par les hautes fenêtres. Ses yeux s’habituèrent à la pénombre.
Le salon était vide. Rien. Il n’y avait rien. Rien, rien. Que ses frayeurs d’alcoolique.
Kress se redressa, se leva et alla allumer une lampe.
Il n’y avait rien. La pièce était déserte. Il tendit l’oreille. Rien. Pas un bruit. Rien dans les murs.
Simple imagination. La peur.
Le souvenir de Lissandra et de la chose dans la cave jaillit dans son esprit. La honte et la colère
l’envahirent. Pourquoi avait-il fait ça ? Il aurait dû l’aider à tout brûler, à tuer ce monstre…
Pourquoi ? Il savait très bien pourquoi. La gueule l’avait atteint ; elle avait induit la peur en lui. Wo
disait que ces créatures possédaient des pouvoirs psioniques, même quand elles étaient petites. Et la
gueule avait grandi, grandi… Elle s’était repue de Cath et d’Idi. Avec les deux nouveaux corps dans la
cave, elle allait continuer à grossir. Et elle avait appris à apprécier le goût de la chair humaine.
Il se mit à trembler, mais reprit très vite sa maîtrise de soi. La gueule ne lui ferait aucun mal. Il
était son dieu. Les blancs avaient toujours été ses favoris.
Il se souvint des coups qu’il lui avait portés avec son sabre de jet. Juste avant l’arrivée de Cath.
Qu’elle soit maudite !
Il ne pouvait pas rester là. La gueule, bientôt, aurait de nouveau faim. Vu sa taille actuelle, ça
n’allait pas tarder. Son appétit serait gargantuesque. Comment allait-elle réagir à la faim ? Il fallait
partir. En ville, il trouverait un abri sûr. Du moins tant que la gueule resterait enfermée dans la cave.
Or, ce n’était que du plâtre et de la terre battue. Les mobiles y creuseraient sans mal un tunnel. Une
fois libres…
Kress préférait ne pas penser à ce qui arriverait alors.
Il alla dans sa chambre préparer ses bagages. Il emporta trois sacs. Un jeu de vêtements de
rechange, ça suffirait bien. Ses objets précieux, les bijoux, les œuvres d’art, les bibelots dont il ne
pouvait se séparer. Il partait sans espoir de retour.
Le traînard le suivit dans l’escalier, le fixant de ses sinistres yeux luisants. Kress se souvint alors
qu’il ne l’avait pas nourri depuis une éternité. En temps normal, il aurait pu subvenir à ses propres
besoins, mais le gibier devait se faire sacrément rare autour de la maison. Le traînard essaya de lui
mordre la jambe. Kress montra les dents et l’envoya valser d’un coup de pied. Le traînard s’enfuit,
visiblement blessé et offensé.
Portant tant bien que mal les lourds sacs, Kress se glissa hors de la maison et referma la porte
derrière lui.
Il resta un moment adossé au mur. Son cœur battait la chamade. Quelques mètres seulement le
séparaient de son glisseur. Mais il avait peur de faire un seul pas. La lune éclairait le devant de la
maison, une vraie scène de carnage. Les corps des deux lance-flammes de Lissandra gisaient là où ils
étaient tombés, l’un recroquevillé, tordu par le feu, l’autre englouti sous une masse de rois des sables.
Morts. Et les mobiles. Les rouges. Les noirs. Kress dut faire un effort pour se rappeler qu’ils étaient
morts. Ils avaient l’air d’attendre, comme ils avaient toujours attendu.
Ridicule, se dit Kress. Encore une frayeur d’alcoolique. Il avait vu les châteaux sauter. Les rois des
sables étaient morts, la gueule blanche enfermée dans la cave. Il respira à fond plusieurs fois, puis
s’avança. Des rois des sables craquaient sous ses pas. Il les écrasa sauvagement dans le sable. Ils ne
bougèrent pas.
Il sourit et traversa lentement le champ de bataille, l’oreille tendue. Bruits rassurants.
Crac, crac, crac.
Il posa ses sacs pour ouvrir la porte du glisseur.
Quelque chose émergea de l’ombre. Une silhouette pâle reposait sur le siège du glisseur. Longue
comme le bras. Des mandibules claquetèrent ; six petits yeux répartis autour du corps se levèrent sur
Kress.
Il mouilla son pantalon et recula lentement.
De vagues formes s’agitaient dans le glisseur, dont il avait laissé la porte ouverte. Le roi des
sables sortit et s’avança prudemment vers lui. D’autres le suivirent, jusque-là cachés derrière les
sièges ou enfouis dans le capitonnage. À présent, ils émergeaient. Ils formèrent un anneau irrégulier
autour de l’appareil.
Kress s’humecta les lèvres avant de se ruer vers le glisseur de Lissandra.
À mi-chemin il s’arrêta net. Dans celui-là aussi des formes bougeaient. De grandes créatures,
grouillant comme des vers, qu’il devinait tout juste à la faible clarté de la lune.
En geignant, Kress battit en retraite vers la maison. À la porte, il leva les yeux.
Il compta douze longues silhouettes blanches rampant sur les murs. Quatre d’entre elles formaient
un groupe compact au sommet du clocher abandonné, là où la chouette-charogne s’était fait manger.
Ils sculptaient quelque chose. Un visage. Un visage qu’il n’eut aucun mal à identifier.
Tremblant comme une feuille, Kress courut s’enfermer à l’intérieur.
L’absorption d’une bonne quantité d’alcool lui offrit l’oubli tant désiré. Mais il finit par se
réveiller. Malgré tout, il finit par se réveiller. Il avait terriblement mal à la tête, il puait, et il était
affamé. Il avait faim, tellement faim ! Jamais de sa vie il n’avait eu si faim.
Ce n’était pas son propre estomac qui criait famine – il ne le savait que trop bien.
Un roi des sables blanc l’observait du haut de l’armoire de la chambre, ses antennes remuant
faiblement. Aussi gros que celui qu’il avait vu dans son glisseur. Kress essaya de cacher sa peur.
« Je… vais te donner à manger, balbutia-t-il. Je vais te donner à manger. » Il avait la bouche
horriblement sèche, la langue râpeuse comme du papier de verre. Il s’humecta les lèvres et s’enfuit en
courant.
La maison grouillait de rois des sables. Il fit attention où il mettait les pieds. Pris par de
mystérieuses tâches, ils avaient l’air très occupé. Ils modifiaient la maison. Ils creusaient des tunnels,
entraient et sortaient des murs, sculptaient. Par deux fois, Kress vit sa propre image l’observer des
coins les plus inattendus. Des visages déformés, tordus, livides de peur.
Il sortit chercher les corps qui pourrissaient dans la cour, espérant calmer l’appétit de la gueule
blanche. Les cadavres avaient disparu. Tous les deux. Kress se souvint avec quelle facilité les mobiles
soulevaient plusieurs fois leur poids.
Quelle horreur de songer qu’après tout ça, la gueule avait encore faim…
Il rentra ; dans l’escalier il croisa une colonne de créatures. Chacune portait un morceau du
traînard. En passant devant lui, sa tête parut lui lancer un regard lourd de reproche.
Kress vida les congélateurs, les placards, tout. Il empila au beau milieu de la cuisine toute la
nourriture qu’il trouva. Une douzaine de blancs attendaient, prêts à tout enlever. Ils ne s’intéressèrent
pas aux surgelés qu’ils laissèrent fondre dans une grande flaque. Mais ils emportèrent le reste.
Une fois la nourriture disparue, il sentit sa faim diminuer un peu ; pourtant lui-même n’avait rien
mangé. Mais ce répit serait bref. Bientôt la gueule aurait de nouveau faim. Il allait devoir la nourrir.
Kress savait exactement quoi faire. Il s’assit à la console de communication.
« Malada, lança-t-il d’un ton naturel quand la première de ses amis répondit, je donne une petite
fête ce soir. Désolé de te prévenir si tard, mais je serais ravi que tu sois des nôtres. »
Après quoi, il appela Jad Rakkis et les autres. Quand il eut terminé, cinq personnes avaient accepté
l’invitation. Il espéra que cela suffirait.
Il attendit les premiers invités dehors – les mobiles avaient tout nettoyé à une vitesse incroyable et
la cour avait presque retrouvé son aspect normal – et les escorta à l’intérieur un par un. Il les faisait
passer en premier, sans les suivre.
Une fois le quatrième rentré, Kress rassembla son courage et claqua la porte sur lui, ignorant les
exclamations stupéfiées qui se transformèrent vite en terrifiants gargouillis, puis il se rua vers le
glisseur qui avait amené l’autre. Il s’y glissa sans encombre, appuya sur la plaque du démarreur et
poussa un juron. La machine ne réagissait qu’à l’empreinte du pouce de son propriétaire, bien
entendu.
Heureusement, Rakkis n’était toujours pas là. Quand il se posa, Kress se précipita vers son
appareil et retint son pilote par le bras lorsqu’il en descendit. « Rassieds-toi, je t’en prie ! cria-t-il en
le poussant. Emmène-moi en ville. Vite, Jad. Je t’en supplie, filons d’ici ! »
Rakkis se contenta d’ouvrir de grands yeux. « Voyons, Simon, que se passe-t-il ? Et ta fête ? »
Déjà, il était trop tard : le sable se mouvait autour d’eux. Des yeux rouges les scrutaient ; des
mandibules claquaient. Rakkis émit un cri étouffé et voulut remonter, mais une paire de mandibules se
referma sur sa cheville et comme par magie il se retrouva à genoux. Autour d’eux, le sable semblait
bouillir. L’autre se débattit et poussa des hurlements terribles tandis que les rois des sables le mettaient
en pièces. Kress eut du mal à supporter cette vision.
Il n’essaya plus de s’enfuir. Quand tout fut terminé, il vida le placard à liqueurs et se prit une cuite
incroyable. C’était la dernière fois qu’il pourrait se permettre un tel luxe. Le seul alcool restant dans
la maison était rangé à la cave.
Kress n’avala aucun aliment solide de toute la journée, mais, lorsqu’il se coucha, il se sentait
néanmoins rassasié. Enfin, l’horrible sensation de faim avait disparu. Juste avant que les cauchemars
l’engloutissent, il se demandait qui donc il pourrait inviter le lendemain.
Par cette matinée chaude et sèche, il ouvrit les yeux et vit de nouveau le roi des sables blanc
perché sur l’armoire. Il les referma vite, dans l’espoir que le rêve s’évanouisse. Mais le roi des sables
ne disparut pas ; incapable de se rendormir, Kress se retrouva à le fixer du regard.
Il lui fallut cinq bonnes minutes pour prendre conscience d’un fait étrange : le roi des sables ne
bougeait pas.
Bien sûr, les mobiles pouvaient rester figés comme des statues. Il les avait vus guetter ainsi des
milliers de fois. Mais dans ce cas-là, il percevait des mouvements : les mandibules s’ouvraient et se
refermaient, les pattes fléchissaient, les fines antennes oscillaient.
Kress sauta hors du lit en retenant son souffle. Il n’osait espérer… Se pouvait-il que le roi des
sables soit mort ? Que quelque chose l’ait tué ? Il traversa la chambre.
Les yeux noirs semblaient de verre. La créature avait l’air boursouflée, comme si l’intérieur avait
pourri et s’était empli de gaz qui aurait déformé les plaques de la carapace blanche.
Il tendit une main tremblante et effleura le mobile. Tiède, voire chaud, il semblait devenir de plus
en plus chaud. Mais il ne bougeait pas.
Il retira sa main. Un fragment de la carapace blanche se détacha. En dessous, la chair avait la
même couleur, mais elle paraissait molle, gonflée, fiévreuse. Elle semblait aussi pulser doucement. Il
recula et courut à la porte. Trois autres mobiles blancs gisaient dans le vestibule, tous dans le même
état que celui de la chambre.
Il se rua dans l’escalier, en enjambant sans cesse de petits corps blancs. Aucun ne bougeait. La
maison en était pleine, pleine de rois des sables morts, mourants, dans le coma, ou Dieu sait quoi.
Kress se fichait de savoir ce qui leur arrivait. Il lui suffisait de constater qu’ils ne pouvaient plus
bouger.
Il en trouva quatre dans le glisseur. Il les ramassa un par un et les jeta aussi loin qu’il put.
Saloperie de monstres. Il se glissa dans le véhicule, s’assit sur le siège à moitié dévoré et posa le
pouce sur le démarreur.
Rien ne se passa.
Il réessaya, deux fois. Rien. C’était injuste. Le glisseur était à lui. Il devait démarrer. Pourquoi ne
décollait-il pas ? Kress ne comprenait plus.
Enfin il se décida à descendre pour inspecter le véhicule. Il s’attendait au pire ; il ne fut pas déçu.
Les rois des sables avaient mis en pièces le réseau gravifique. Il était prisonnier. De nouveau
prisonnier.
Tête basse, il rentra dans la maison. Il alla dans la galerie chercher l’antique hache accrochée près
du sabre que Cath m’Lane avait utilisé. Il se mit au travail. Les rois des sables ne tressaillaient même
pas quand il les coupait en morceaux. Quand il leur portait le premier coup, ça faisait une grande
éclaboussure, comme si les petits corps explosaient. Et c’était une vraie dégoûtation, dedans :
d’étranges organes à moitié formés, un fluide visqueux rougeâtre qui évoquait presque le sang
humain, et toujours cette purulente humeur jaunâtre…
Kress en détruisit plus de vingt avant de comprendre la futilité de l’entreprise. En réalité, les
mobiles ne comptaient pas. Il y en avait tant ! Il pourrait travailler toute la journée, toute la nuit, sans
parvenir à les exterminer complètement.
Il devait descendre à la cave et faire goûter de la hache à la gueule.
Résolu, il se mit en route. Il atteignit la porte, mais n’alla pas plus loin.
Ce n’était plus une porte. Les murs avaient été dévorés, si bien que l’ouverture était devenue deux
fois plus grande, et ronde. Comme l’entrée d’un terrier. Il ne restait plus trace de la porte, des
planches et des clous qui autrefois fermaient ces noires abysses.
Une odeur épouvantable, une puanteur révoltante semblait sourdre d’en bas.
Les murs, suintants et ensanglantés, disparaissaient sous des moisissures blanches.
Pire encore, ça respirait.
Kress s’avança vers l’ouverture. Il sentit un souffle chaud l’envelopper. La gueule venait
d’expirer ; il essaya de ne pas trembler. Quand elle inspira, il s’enfuit à toutes jambes.
Il retourna au salon et détruisit encore trois mobiles, puis s’effondra. Il ne comprenait pas ce qui
se passait.
Une seule personne pouvait lui fournir des explications. Il se précipita vers la console de
communication, écrasant un roi des sables dans sa hâte, et priant de tout son cœur pour que cet
appareil-là soit encore en état de marche.
Quand Jala Wo répondit, il fondit en larmes et lui raconta tout.
Elle le laissa parler sans l’interrompre. Son visage osseux et pâle demeura impassible, à part peut-
être un froncement de sourcils. Quand Kress eut terminé son exposé, elle se borna à dire : « Je
devrais vous laisser vous débrouiller tout seul. »
Il se mit à bafouiller. « Vous… Vous ne pouvez pas. Je… Je paierai…
— Vous le mériteriez, répondit Wo. Mais rassurez-vous.
— Oh ! Merci ! balbutia-t-il. Merci mille fois.
— Taisez-vous. Écoutez-moi. Tout est votre faute. Si vous vous étiez occupé correctement de vos
rois des sables, ils seraient restés de braves guerriers rituels. Vous en avez fait autre chose par la
famine et la torture. Vous étiez leur dieu. Vous les avez façonnés à votre image. La gueule qui se
trouve dans votre cave est malade ; elle souffre encore de la blessure que vous lui avez infligée. Elle
doit être devenue folle. Son comportement est… très inhabituel.
» Vous devez vous enfuir, et le plus vite possible, Kress. Les mobiles ne sont pas morts, mais
simplement endormis. Je vous avais expliqué que leur carapace tombe lorsqu’ils grandissent.
D’ailleurs, en temps normal, ils muent beaucoup plus tôt. Je n’ai jamais entendu parler de rois des
sables devenus aussi grands que les vôtres tout en restant au stade de l’insecte. Sans doute est-ce une
autre des conséquences de la mutilation infligée à la gueule. Peu importe, d’ailleurs.
» Ce qui importe, c’est la métamorphose que subissent vos rois des sables. Plus la gueule grandit,
et plus elle gagne en intelligence. Ses pouvoirs psioniques augmentent ; son esprit devient plus
sophistiqué, plus ambitieux aussi. Les mobiles à carapace suffisent à la gueule tant qu’elle est petite,
que ses sens ne sont qu’à moitié développés. À présent, elle a besoin de serviteurs plus complexes qui
lui offrent davantage de possibilités. Vous me suivez ? Les mobiles vont donc donner naissance à une
nouvelle race de rois des sables. À quoi ressembleront-ils ? Je serais bien incapable de vous le dire.
Chaque gueule conçoit les siens pour répondre à ses perceptions, à ses désirs. En tout cas, ce seront
des bipèdes à quatre bras avec pouces en opposition. Capables de bâtir et de manipuler des machines
compliquées. Les rois des sables ne seront pas perceptifs, individuellement. Mais la gueule, elle, le
sera énormément. »
Kress, abasourdi, ouvrit de grands yeux sur le visage qui le contemplait à l’écran. « Vos ouvriers,
parvint-il à articuler au prix d’un immense effort. Ceux qui sont venus… Ceux qui ont installé le
réservoir… »
Wo parvint à produire un pâle sourire. « L’Ombre…
— L’Ombre est un roi des sables, poursuivit-il d’une voix blanche. Et vous m’avez vendu un
réservoir… un réservoir de… de nourrissons… Ah !
— Ne soyez pas ridicule. À ce stade, les rois des sables se comparent plutôt à des spermatozoïdes
qu’à des nourrissons. Les guerres tempèrent leur croissance, régulent leur nombre. Seul un sur cent
atteint le second stade, et un sur mille le troisième pour devenir semblable à l’Ombre. Les adultes ne
font guère de sentiment vis-à-vis des petites gueules : il y en a bien trop, et leurs mobiles sont de
vraies calamités ! » Elle soupira. « Mais nous perdons du temps à bavarder de la sorte. Très bientôt,
ce roi des sables blanc se retrouvera en pleine possession de ses moyens. Il n’aura plus besoin de
vous. Il vous haïra de toutes ses forces, et il aura faim… une faim de loup. La transformation est
épuisante. La gueule doit manger énormément, avant, et après. Alors, il faut filer. C’est clair ?
— Impossible, dit Kress. Ils ont détruit mon glisseur, et je ne peux pas faire démarrer les autres.
Pourriez-vous venir me chercher ?
— D’accord, répondit Wo. L’Ombre et moi allons partir à votre rencontre. Mais il y a plus de
deux cents kilomètres d’Asgard à chez vous, et nous devons préparer du matériel pour régler le
problème du roi des sables fou que vous avez créé. Vous ne pouvez pas attendre là. Vous avez des
pieds. Marchez. Allez vers l’est autant que vous le pourrez. Faites vite. Dans cette direction, le paysage
est assez désolé. Nous n’aurons aucun mal à vous trouver en survolant la région. Et par là, vous
n’aurez rien à craindre des rois des sables. Vous avez compris ?
— Oui. Oh ! oui. »
Ils coupèrent la communication. Kress se précipitait vers la porte quand il entendit le bruit : un son
à mi-chemin entre un craquement et une détonation.
L’un des mobiles s’était fendu. Quatre mains minuscules, maculées d’un sang rosâtre, sortirent par
la brèche, tâtonnant pour écarter la peau morte.
Kress se mit à courir.
Il avait compté sans la chaleur.
Les collines étaient desséchées, rocailleuses. Il s’éloigna de la maison en courant à toutes jambes.
Il courut, courut, jusqu’à ce que ses côtes lui fassent mal et qu’il se retrouve à bout de souffle. Alors il
ralentit le pas, mais reprit sa course sitôt qu’il eut récupéré. Pendant près d’une heure, il courut,
marcha, courut, marcha, sous la brûlure féroce du soleil. Il transpirait à profusion et regrettait
amèrement de ne pas avoir emporté d’eau. Il scrutait le ciel sans relâche, dans l’espoir d’apercevoir
Wo et l’Ombre.
Il n’était pas fait pour un tel exercice. Le temps était trop chaud, trop sec ; lui, il était en mauvaise
condition physique. Mais il se força à continuer, aiguillonné par le souvenir de la gueule respirant
dans la cave, et par la vision de ces petites créatures se tordant comme des vers dont sa maison devait
à présent regorger.
Il avait en tête de régler le problème de Wo et l’Ombre. Il avait décidé que tout était leur faute. Il
allait le leur faire payer. Lissandra était morte, mais Kress connaissait d’autres membres de sa
profession. Il aurait sa revanche. Il se le jura bien des fois tandis que, couvert de sueur, il poursuivait
son exténuante progression vers l’est.
Du moins espérait-il aller vers l’est. Il n’avait jamais eu le sens de l’orientation. Dans sa panique
initiale, il n’était pas tout à fait sûr d’avoir pris la bonne direction. Mais ensuite il avait essayé de
mettre le cap à l’est, comme l’avait suggéré Wo.
Quand il eut couru plusieurs heures sans voir arriver les secours, il comprit qu’il s’était sans
doute égaré.
Plusieurs heures s’écoulèrent encore. Il se mit à avoir peur. Et si Wo et l’Ombre ne le trouvaient
pas ? Il mourrait dans ce désert. Il n’avait rien mangé depuis deux jours, il était faible et angoissé ; la
soif lui mettait la gorge à vif. Il ne pouvait plus continuer. Le soleil commençait à baisser. Bientôt
Kress serait perdu dans l’obscurité. Que se passait-il ? Les rois des sables avaient-ils dévoré Wo et
l’Ombre ? De nouveau la peur s’infiltra en lui, le submergea, tandis que la faim et la soif devenaient
insupportables. Mais il continua d’avancer. À présent, s’il essayait de courir, il titubait à chaque
foulée. Par deux fois il tomba. La seconde fois, il s’écorcha la main sur un rocher. Il suça sa blessure
tout en marchant ; il avait peur que ça s’infecte.
Le soleil toucha l’horizon derrière lui. Le sol se rafraîchit ; pour Kress, c’était une bénédiction. Il
décida de marcher tant qu’il y verrait assez, puis de s’installer pour la nuit. Il était sûrement assez loin
des rois des sables, à présent. Il serait en sécurité. Wo et l’Ombre le trouveraient au matin.
Au sommet de la colline suivante, il aperçut les contours d’une maison.
Pas aussi grande que la sienne, bien sûr, mais assez grande quand même. Un refuge, un abri. Kress
courut vers la maison en criant. À manger. À boire. Il devait manger. Il sentait déjà le fumet de la
nourriture. La faim lui donnait des crampes. Il dévala la colline avec de grands signes des bras,
appelant les habitants. La nuit était presque tombée, mais il distingua une dizaine d’enfants qui
jouaient dans le crépuscule. « Hé ! Là-bas ! hurla-t-il. Au secours, au secours ! »
Ils se mirent à courir vers lui.
Kress s’arrêta net. « Non ! s’écria-t-il. Oh, non ! Non ! »
Il voulut reculer, glissa dans le sable, se releva aussitôt et essaya de courir. Ils le rattrapèrent sans
mal – de dégoûtants petits êtres aux yeux protubérants, à la peau d’un orange sale. Il se débattit, en
vain. Ils étaient petits, mais ils avaient quatre bras chacun. Kress, lui, n’en avait que deux.
Ils le portèrent dans la maison. Une maison minable, faite de sable mal tassé. Mais la porte était
grande, et sombre ; et elle respirait. C’était horrible. Pourtant ce n’est pas ce qui fit hurler Simon
Kress.
Il hurla en voyant les autres, tous ces petits enfants orangés qui sortaient du château en rampant
pour le regarder passer, impassibles.
Tous avaient son visage.