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NYPL RESEARCH LIBRARIES
3 3433 07023776 7
yco
Poe
EUREKA
PAR
EDGAR POE
1074
TRADUIT PAR
CHARLES BAUDELAIRE
r
i
b
PARIS
MICHEL LÉVY , FRÈRES , LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE , 2 BIS , ET BOULEVARD DES ITALIENS , 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
-
1864
Tous droits réservés
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
152726B
ASTOR , LENOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1941 L
R
EXTRAIT DE LA BIOGRAPHIE
D'EDGAR POE
PAR RUFUS GRISWOLD
Pendant près d'un an , M. Poe ne se mani-
festa que rarement au public ; mais il était
peut-être plus actif qu'il n'avait été en aucun
temps ; et, au commencement de 1848 , ilfit
annoncer son intention de donner quelques
lectures, dans le but de gagner une somme
d'argent suffisante pour fonder ce fameux ma-
gazine mensuel qu'il rêvait depuis si longtemps .
a
II EXTRAIT DE LA BIOGRAPHIE
Sa première lecture , qui fut aussi la seule qu'il
donna à cette époque , eut lieu à la Society Li-
brary, à New-York, le 9 février , et avait pour
sujet la Cosmogonie Universelle ; elle fut écou-
tée par un auditoire éminemment intellectuel ,
et occupa environ deux heures et demie. C'é-
tait ce qu'il publia plus tard sous ce titre : Eu-
reka, poëme en prose.
Il avait employé dans la composition de cet
ouvrage ses plus subtiles et ses plus hautes fa-
cultés , dans leur plus parfait développement .
Commençant par nier que les arcanes de l'uni-
vers puissent être explorés par la pure induc-
tion , mais armant son imagination des divers
résultats de la science, il entra avec une har-
-
diesse imperturbée, quoique sans aucun autre
guide que l'instinct divin , que ce sens de beauté
où notre grand Edwards prétend retrouver l'é-
panouissement de toute vérité , - dans l'océan
de la spéculation , et il y bâtit , avec les lois
D'EDGAR POE III
concordantes et leurs phénomènes , sa théorie
de la Nature , comme sous l'influence d'une in-
spiration scientifique . Je n'entreprendrai pas la
tâche difficile de condenser ici ses propositions .
— que nous nommons Gra-
« La Loi , — dit-il ,
vitation, existe en raison de ce que la Matière
a été , à son origine , irradiée atomiquement ,
dans une sphère limitée d'espace , d'une Par-
ticule Propre , unique , individuelle , incondi-
tionnelle, indépendante et absolue , selon le
seul mode qui pouvait satisfaire à la fois aux
deux conditions d'irradiation et de distribution
généralement égales à travers la sphère ,
c'est-à-dire par une force variant en proportion
directe des carrés des distances comprises en-
tre chacun des atomes irradiés et le centre spé-
cial d'Irradiation . >>
Poe était entièrement persuadé qu'il avait
découvert le grand secret ; que les propositions
d'Eureka étaient vraies ; il avait coutume de
IV EXTRAIT DE LA BIOGRAPHIE
parler de ce sujet avec un enthousiasme su-
blime et électrisant, que n'ont pu oublier ceux
qui étaient liés avec lui à l'époque de sa publi-
cation . Il sentait qu'un auteur , connu seule-
ment par ses aventures dans la littérature
légère , jetant le gant aux docteurs de la
science, ne pouvait s'attendre à une complète
équité, et qu'il n'avait d'espoir que dans des
discussions présidées par la sagesse et la bonne
foi . Comme il me rencontrait, il me dit : «
< Avez-
vous lu Eureka ? » Je lui répondis : «< Pas en-
core; tout à l'heure je jetais un coup d'œil sur
le compte-rendu qu'en a fait Willis , qui pense
que l'ouvrage ne contient pas plus de réalité
que d'imagination , et je vois avec peine , si
la chose est vraie , - qu'il insinue qu'Eureka
ressemble par le ton à ce ramas de prétendues
et surannées hypothèses , à l'adresse des rê-
veurs novices , qui s'appelle les Vestiges de la
Création ; et notre excellent et sage ami Bush,
D'EDGAR POE
que vous reconnaîtrez sans doute , parmi tous
les professeurs , pour l'esprit le plus habituelle-
ment équitable , pense que , bien que vous ayez
en effet conjecturé avec beaucoup de sagacité ,
il ne serait cependant pas malaisé d'entraver
par maintes difficultés la marche de votre doc-
— -
trine . >> << Il n'est pas du tout généreux , -
me répliqua Poe , d'insinuer qu'il y a des
difficultés et de ne pas expliquer de quelles dif-
ficultés il s'agit . Je réclame moi- même une
vérification de toutes les propositions du livre .
Je nie qu'il y ait une difficulté quelconque au-
devant de laquelle je ne sois pas allé et que je
n'aie surmontée . On me fait outrage par l'ap-
plication du mot conjecturer . Rien n'a été gra-
tuitement supposé par moi , et tout a élé
prouvé . >>
Dans sa préface , il disait : « A ceux-là , si
rares , qui m'aiment et que j'aime ; à ceux qui
sentent plutôt qu'à ceux qui pensent ; aux rê-
VI EXTRAIT DE LA BIOGRAPHIE
veurs et à ceux qui ont mis leur foi dans les
rêves comme dans les seules réalités , j'offre ce
livre de Vérités , non pas seulement pour son
caractère Véridique , mais à cause de la Beauté
qui abonde dans sa Vérité , et qui confirme son
caractère véridique . A ceux- là je présente cette
composition simplement comme un objet
d'art ; disons : comme un Roman ; ou , si
ma prétention n'est pas jugée trop haute,
comme un Poëme . Ce que j'avance ici est vrai;
donc , cela ne peut pas mourir ; ou si , par
quelque accident , cela se trouve , aujourd'hui ,
écrasé au point d'en mourir , cela ressuscitera
dans la vie éternelle . »
Quand je lis Eureka , je ne puis m'empêcher
de considérer cet ouvrage comme immensé-
ment supérieur aux Vestiges de la Création et
comme révélant un bien autre génie ; et de
même que j'admire le poëme ( en exceptant
toutefois cette malheureuse tentative de gouail-
D'EDGAR POE VII
lerie humouristique incluse dans ce que l'au-
teur nous donne comme une lettre trouvée
dans une bouteille flottant sur le Mare tenebra-
rum) , de même aussi j'y vois avec chagrin le
panthéisme dominant , lequel , d'ailleurs , n'é-
tait pas nécessaire à son dessein principal . A
quelques-unes des critiques faites sur le livre,
il répondit en ces termes , dans une lettre
adressée à M. C. F. Hoffman , alors éditeur
du Literary World.
<< Cher monsieur , dans votre numéro du
29 juillet, je trouve quelques commentaires
sur Eureka, un livre récent de moi ; et je vous
connais trop bien pour vous supposer un seul
instant capable de me dénier le privilége d'une
brève réponse . Je sens même que je pourrais à
coup sûr réclamer de M. Hoffman le droit que
possède tout auteur de répliquer à son critique
ton pour ton, ―― c'est-à-dire de renvoyer à
votre correspondant plaisanterie pour plaisan-
1
VIII EXTRAIT DE LA BIOGRAPHIE
terie et raillerie pour raillerie ; mais , en pre-
mier lieu , je ne désire pas faire honte au Li-
terary World, et, ensuite , je sens que si , dans
le cas présent, je commençais à railler , je n'en
finirais jamais . Lamartine blâme Voltaire pour
l'usage que celui-ci fit souvent de la super-
cherie et de la calomnie dans ses attaques con-
tre les prêtres ; mais nos jeunes étudiants en
théologie ne semblent pas se douter que, quand
ils entreprennent la défense ou ce qu'ils
croient être la défense du christianisme , il y
ait une sorte de péché dans certaines légè-
retés mondaines , comme celle, par exemple ,
qui consiste à altérer délibérément le texte
d'un auteur , pour ne rien dire ici de l'in-
convenance moindre de rendre compte d'un
livre sans l'avoir lu et sans avoir le plus léger
soupçon des questions qui y sont agitées .
<< Vous comprenez que c'est simplement aux
falsifications de la critique en question que j'ai
D'EDGAR POE IX
la prétention de répondre , les opinions de
l'auteur ne pouvant avoir , en elles- mêmes ,
aucune importance pour moi , et n'en pouvant
avoir, j'imagine , qu'une très-petite pour lui-
même, — si toutefois il se connaît personnel-
lement aussi bien que j'ai , moi , l'honneur de
le connaître . La première altération est conte-
nue dans cette phrase : « Cette lettre est une
sanglante bouffonnerie contre les méthodes
préconisées par Aristote et Bacon pour recon-
naître la Vérité ; l'auteur les ridiculise et les
méprise également , et il se lance, en proie à
une sorte d'extase divagante , dans la glorifica-
tion d'un troisième mode , le noble art de con-
jecturer. » Voici , en réalité , ce que j'ai dit :
<<< Il n'existe pas de certitude absolue , pas plus
dans la méthode d'Aristote que dans celle de
Bacon ; donc , aucune des deux philosophies
n'est si profonde qu'elle se l'imagine , et au-
cune n'a le droit de se moquer de ce procédé
X EXTRAIT DE LA BIOGRAPHIE
en apparence imaginatif qu'on appelle Intui-
tion (par lequel procédé le grand Képler a
trouvé ses fameuses lois) , puisque l'Intuition
n'est, en somme , que la conviction naissant
d'inductions ou de déductions dont la marche
a été assez mystérieuse pour échapper à notre
conscience , se soustraire à notre raison , ou dé-
fier notre puissance d'expression . >>
<< La seconde altération est formulée en ces
termes : « Le développement de l'électricité et
la formation des étoiles et des soleils , lumi-
neux et non lumineux , lunes et planètes , avec
leurs anneaux , etc. , est déduit , en presque
complète accordance avec la théorie cosmogo-
nique de Laplace, du principe proposé précé-
demment . » Or , l'étudiant en théologie veut
évidemment ici frapper l'esprit du lecteur de
cette idée , que m'a théorie , si parfaite en soi
qu'elle puisse être , ne contient rien de plus
que celle de Laplace , sauf quelques modifica-
D'EDGAR POE XI
tions que lui , l'étudiant en théologie , consi-
dère comme insignifiantes . Je dirai simple-
ment qu'aucun homme d'honneur ne peut
m'accuser de la mauvaise foi dont on me sup-
pose ici capable ; d'autant que , ayant d'abord
marché, appuyé sur ma seule théorie , jusqu'au
point où elle se rencontre , avec celle de La-
place, je reproduis alors complétement la théo-
rie de Laplace, en exprimant ma ferme convic-
tion qu'elle est absolument vraie en tous points .
L'espace embrassé par le grand astronome
français est à celui embrassé par ma théorie ,
comme une bulle est à l'océan sur lequel elle
flotte , et il ne fait pas , lui , Laplace , la plus légère
allusion au principe proposé précédemment,
c'est-à-dire au principe de l'Unité pris comme
source de tous les êtres , le principe de la
Gravitation n'étant que la Réaction de l'Acte
Divin par lequel tous les êtres ont été irradiés
de l'Unité . En somme , Laplace n'a pas même
XII EXTRAIT DE LA BIOGRAPHIE
fait allusion à un seul des points de ma
théorie .
« Je ne crois pas nécessaire de parler ici du
savoir astronomique manifesté par l'étudiant
en théologie dans ces seuls mots : « des étoiles
et des soleils , » ni d'insinuer qu'il eût été
plus grammatical de dire « le développe-
ment et la formation sont... » au lieu de : « le
développement et la formation est...
1 »
« La troisième falsification se trouve dans
une note au bas d'une page , où le critique dit :
<< Bien mieux encore , M. Poe prétend qu'il
peut rendre compte de l'existence de tous les
êtres organisés, y compris l'homme , simple-
ment par les mêmes principes qui servent à
expliquer l'origine et l'apparence actuelle des
soleils et des mondes ; mais cette prétention
doit être rejetée comme une pure et plate as-
sertion , sans une parcelle d'évidence . C'est, en
d'autres termes, ce que nous pouvons appeler
D'EDGAR POE XIII
une franche blague. » Ici la falsification gît
dans une fausse application volontaire du mot
principe. Je dis volontaire , parce que , à la
page 105 , j'ai pris un soin particulier d'éta-
blir une distinction entre les principes pro-
prement dits , Attraction et Répulsion , et ces
sous-principes, purs résultats des premiers ,
qui régissent l'univers dans le détail . C'est à
ces sous-principes, agissant sous l'influence
spirituelle immédiate de la Divinité , que j'at-
tribue , sans examen , tout ce dont , selon la
très-leste assertion de l'étudiant en théologie,
j'expliquerais l'existence par les principes qui
expliquent la constitution des soleils , etc.
<<< Dans la troisième colonne de son article ,
le critique dit : « Il affirme que chaque âme
est son propre Dieu , son propre Créateur . » Ge
que j'affirme , c'est que chaque âme est , partiel-
lement , son propre Dieu , son propre Créateur . »
Un peu plus loin le critique dit : « Après
XIV EXTRAIT DE LA BIOGRAPHIE
toutes ces propositions contradictoires relatives
à Dieu , nous lui rappellerions volontiers ce
qu'il a établi lui- même à la page 43 : « Rela-
tivement à cette Divinité , considérée en elle-
-même , celui-là seul n'est pas un imbécile ,
celui-là seul n'est pas un impie , qui n'affirme
absolument rien . » Un homme qui se déclare
lui-même , d'une manière si décisive , coupable
d'imbécillité et d'impiété, n'a pas droit à une
plus longue réfutation . »
«
< Or, la phrase , comme je l'ai écrite , et
comme je la trouve imprimée à cette même
page invoquée par le critique , et qu'il devait
avoir sous les yeux , pendant qu'il citait mes
paroles , se présente ainsi : « Relativement à
cette Divinité , considérée en elle-même , celui-
là seul n'est pas un imbécile , etc ……, qui n'af-
firme absolument rien . » Par l'emploi des
italiques , comme le critique le sait parfaite-
ment, j'ai l'intention de distinguer les deux
D'EDGAR POE XV
possibilités , celle d'une connaissance de
Dieu par ses ouvrages et celle d'une connais-
sance de Dieu dans sa nature essentielle . La
Divinité, en elle-même, est distinguée de la
Divinité observée dans ses effets. Mais notre
critique est possédé de zèle . De plus, comme
il est théologien , il est honnête , candide . Il est
de son devoir de pervertir le sens de ma phrase ,
en omettant mes italiques, - juste comme
dans la phrase citée plus haut il considérait
comme étant son devoir de chrétien de falsi-
fier mon argument en supprimant le mot :
partiellement , dont dépend toute la force et
même toute l'intelligibilité de ma propo-
sition .
« Si ces altérations (est-ce bien le mot dont
il faut les nommer?) étaient faites dans un but
moins sérieux que de flétrir mon livre comme
impie, et de me flétrir moi- même comme pan-
théiste, polytheiste , païen , ou Dieu sait quoi
XVI EXTRAIT DE LA BIOGRAPHIE
encore ( ct , en vérité , je ne m'en inquiète
guère, pourvu que ce ne soit pas comme élu-
diant en théologie) , j'aurais laissé passer cette
déloyauté sans réclamations , par pur mépris
pour la puérilité et la janoterie qui la ca-
ractérisent ; mais , dans le cas actuel , vous
me pardonnerez , M. l'éditeur , d'avoir , con-
traint comme je l'étais , fait justice d'un
critique qui, retranché dans sa courageuse
anonymosité, profite de mon absence de cette
ville pour me calomnier et me vilipender no-
minativement.
« EDGAR A. POE .
« Fordham, 20 septembre 1848. »
A ceux-là , si rares , qui m'aiment et que j'aime; - à ceux
qui sentent plutôt qu'à ceux qui pensent; -- aux rêveurs et à
ceux qui ont mis leur foi dans les rêves comme dans les seules
réalités, — j'offre ce Livre de Vérités, non pas spécialement
pour son caractère Véridique , mais à cause de la Beauté qui
abonde dans sa Vérité , et qui confirme son caractère véridique.
A ceux-là je présente cette composition simplement comme un
objet d'Art ; disons comme un Roman, ou , si ma prétention
n'est pas jugée trop haute , comme un Poëme.
Ce que j'avance ici est vrai ; donc cela ne peut pas
1
2
mourir; - ou, par quelque accident cela se trouve, aujour-
d'hui, écrasé au point d'en mourir, cela ressuscitera dans la
Vie Éternelle.
Néanmoins c'est simplement comme Poëme que je désire que
cet ouvrage soit jugé, alors que je ne serai plus .
E. P.
EUREKA
OU
ESSAI SUR L'UNIVERS
MATÉRIEL ET SPIRITUEL
C'est avec une humilité non affectée , - c'est
même avec un sentiment d'effroi , ― que j'écris la
phrase d'ouverture de cet ouvrage ; car de tous les
sujets imaginables , celui que j'offre au lecteur est le
le plus solennel , le plus vaste , le plus difficile , le plus
auguste .
Quels termes saurai - je trouver, suffisamment
- suffisamment su-
simples dans leur sublimité ,
blimes dans leur simplicité , pour la simple
énonciation de mon thème ?
4 EUREKA
Je me suis imposé la tâche de parler de l'Univers
Physique, Métaphysique et Mathématique, - Ma-
tériel et Spirituel : de son Essence , de son Ori-
gine, de sa Création , de sa Condition présente et
de sa Destinée. Je serai , de plus , assez hardi pour
contredire les conclusions et conséquemment pour
mettre en doute la sagacité des hommes les plus
grands et les plus justement respectés .
Qu'il me soit permis , en commençant , d'annon-
cer, non pas le théorème que j'espère démontrer
(car, quoi que puissent affirmer les mathémati-
ciens , la chose qu'on appelle démonstration n'existe
pas , en ce monde du moins) , mais l'idée dominante
que, dans le cours de cet ouvrage , je m'efforcerai
sans cesse de suggérer .
Donc , ma proposition générale est celle- ci : Dans
l'Unité Originelle de l'Être Premier est contenue la
Cause Secondaire de Tous les Êtres , ainsi que le
Germe de leur inévitable Destruction .
Pour élucider cette idée , je me propose d'embras-
ser l'Univers dans un seul coup d'œil, de telle sorte
que l'esprit puisse en recevoir et en percevoir une
EUREKA
impression condensée , comme d'un simple in-
dividu .
Celui qui du sommet de l'Etna promène à loisir
ses yeux autour de lui , est principalement affecté
par l'étendue et par la diversité du tableau , Ce ne
serait qu'en pirouettant rapidement sur son talon
qu'il pourrait se flatter de saisir le panorama dans
sa sublime unité. Mais comme , sur le sommet de
l'Etna , aucun homme ne s'est avisé de pirouetter
sur son talon , aucun homme non plus n'a jamais
absorbé dans son cerveau la parfaite unité de cette
perspective , et conséquemment toutes les considé-
rations qui peuvent être impliquées dans cette unité
n'ont pas d'existence positive pour l'humanité .
Je ne connais pas un seul traité qui nous donne
cette levée du plan de l'Univers (je me sers de ce
terme dans son acception la plus large et la seule
légitime ) ; et c'est ici l'occasion de remarquer que
par le mot Univers , toutes les fois qu'il sera employé
dans cet essai sans qualificatif , j'entends désigner la
quantité d'espace la plus vaste que l'esprit puisse
concevoir , avec tous les êtres , spirituels et maté-
EUREKA
riels, qu'il peut imaginer existant dans les limites
de cet espace. Pour désigner ce qui est ordinaire-
ment impliqué dans l'expression univers , je me ser-
virai d'une phrase qui en limite le sens : l'Univers
astral. On verra par la suite pourquoi je considère
cette distinction comme nécessaire .
Mais, même parmi les traités qui ont pour objet
l'Univers des étoiles , réellement limité , bien qu'il
soit toujours considéré comme illimité, je n'en
connais pas un seul dans lequel un aperçu s'offre
de telle facon que les déductions en soient ga-
ranties par l'individualité même de cet Univers
limité. La tentative qui se rapproche le plus
d'un pareil ouvrage a été faite dans le Cosmos
d'Alexander von Humboldt . Il présente le sujet,
toutefois , non dans son individualité , mais dans sa
généralité . Son thème, en résultat final , c'est la loi
de chaque partie de l'Univers purement physique ,
selon que cette loi est apparentée avec les lois de
toute autre partie de cet Univers purement physi-
que . Son dessein est simplement synérétique . En un
mot, il analyse l'universalité des rapports matériels ,
EUREKA 7
et dévoile aux yeux de la Philosophie toutes les con-
séquences qui étaient restées , jusqu'à présent , ca-
chées derrière cette universalité . Mais quelque ad-
mirable que soit la brièveté avec laquelle il a traité
chaque point particulier de son sujet , la multipli-
cité de ces points suffit pour créer une masse de
détails et, nécessairement , une complication d'idées
qui exclut toute impression d'individualité.
Il me semble que, pour obtenir l'effet en ques-
tion, ainsi que les conséquences , les conclusions ,
les suggestions , les spéculations , ou , pour mettre
les choses au pire , les simples conjectures qui en
peuvent résulter , nous aurions besoin d'opérer une
espèce de pirouette mentale sur le talon . Il faut
que tous les êtres exécutent autour du point de vue
central une révolution assez rapide pour que les
détails s'évanouissent absolument et que les objets
même plus importants se fondent en un seul . Parmi
les détails annihilés dans une contemplation de cette
nature doivent se trouver toutes les matières exclu-
sivement terrestres . La Terre ne pourrait être con-
sidérée que dans ses rapports planétaires . De ce
8 EUREKA
point de vue , un homme devient l'humanité ; et
l'humanité , un membre de la famille cosmique des
Intelligences.
II
Et maintenant, avant d'entrer positivement dans
notre sujet, qu'il me soit permis d'appeler l'atten-
tion du lecteur sur un ou deux extraits d'une lettre
passablement curieuse, qu'on dit avoir été trouvée
dans une bouteille bouchée , pendant qu'elle flottait
sur le Mare Tenebrarum , - océan fort bien décrit
par Ptolémée Héphestion , le géographe nubien , mais
bien peu fréquenté dans les temps modernes , si ce
n'est par les transcendantalistes et autres chercheurs
d'idées creuses .
La date de cette lettre me cause , je l'avoue , en-
1.
10 EUREKA
core plus de surprise que son contenu ; car elle
semble avoir été écrite en l'an deux mil huit cent
quarante-huit . Quant aux passages que je vais
transcrire, je présume qu'ils parleront suffisam-
ment par eux-mêmes :
« Savez-vous , mon cher ami , » dit l'écrivain ,
s'adressant évidemment à un de ses contemporains ,
<< savez-vous qu'il n'y a guère plus de huit ou neuf
cents ans que les métaphysiciens ont consenti pour
la première fois à délivrer le peuple de cette étrange
idée : qu'il n'existait que deux routes praticables
conduisant à la Vérité ? Croyez cela , si vous le
pouvez ! Il paraît cependant que dans un temps
ancien, très-ancien , au fond de la nuit du temps ,
vivait un philosophe turc nommé Aries et sur-
nommé Tottle. » (Peut-être bien l'auteur de la
lettre veut-il dire Aristote ; les meilleurs noms , au
bout de deux ou trois mille ans , sont déplorable-
ment altérés . ) « La réputation de ce grand homme
reposait principalement sur l'autorité avec laquelle
il démontrait que l'éternument était une prévoyance
de la nature , au moyen de laquelle les penseurs
EUREKA 11
trop profonds pouvaient chasser par le nez le su-
perflu de leurs idées ; mais il obtint une célébrité
presque aussi grande comme fondateur , ou tout au
moins comme principal vulgarisateur de ce qu'on
nommait philosophie déductive ou à priori . Il par-
tait de ce qu'il affirmait être des axiomes, ou véri-
tés évidentes par elles - mêmes ; - et ce fait , mainte-
nant bien constaté qu'il n'y a pas de vérités évidentes
par elles-mêmes n'infirme en aucune façon ses spé-
culations ; il suffisait pour son dessein que les vérités
en question fussent, en quelque façon , évidentes .
De ces axiomes il descendait , logiquement, aux con-
séquences . Ses plus célèbres disciples furent un cer-
tain Tuclide , géomètre » (il veut dire Euclide) , « et
un nommé Kant, un Allemand , inventeur de cette
espèce de transcendantalisme qui aujourd'hui porte
encore son nom , sauf la substitution du C au K¹ .
« Or , Aries Tottle prospéra sans rival jusqu'à
l'apparition d'un certain Hog , surnommé le berger
d'Ettrick, qui prêcha un système entièrement diffé-
1 Cant.
2 Pourceau.
12 EUREKA
rentt,, qu'il appelait méthode inductive ou à posteriori .
Son plan se rapportait entièrement à la sensation . Il
procédait par l'observation , analysant et classant
des faits (instantiæ Naturæ, comme on les désignait
assez pédantesquement) , et les transformant en lois
générales . En un mot, pendant que la méthode
d'Aries reposait sur les noumena , celle de Hog dé-
pendait des phainomena ; et l'admiration excitéc
par ce dernier système fut si grande que , dès sa
première apparition , Aries tomba dans un discrédit
général. A la fin cependant , il reconquit du terrain ,
et il lui fut permis de partager l'empire de la phi-
losophie avec son moderne rival ; ---- les savants se
contentant de proscrire tous autres compétiteurs ,
passes , présents et à venir, et mettant fin à toute
controverse sur ce sujet par la promulgation d'une
loi médique, en vertu de laquelle les routes Aristo-
télienne et Baconienne étaient, et de plein droit
devaient être les seules voies possibles pour attein-
dre la connaissance . Baconienne , il faut que
vous sachiez cela , mon cher ami , - ajoute ici
l'auteur de la lettre , était un adjectif inventé
EUREKA 13
comme équivalent à Hoguienne, et considéré en
même temps comme plus noble et plus eupho-
nique.
« Maintenant, je vous affirme très-positivement ,
continue l'épître , -- que je vous expose les
choses d'une manière véridique ; et vous pouvez
comprendre sans peine combien des restrictions
aussi impudemment absurdes ont dû nuire , dans
ces époques , au progrès de la véritable Science , la-
quelle ne fait ses plus importantes étapes que par
bonds, et ne procède , comme nous le montre toute
l'Histoire, que par une apparente intuition . Les
idées anciennes condamnaient l'investigateur à se
traîner ; et je n'ai pas besoin de vous faire observer
que ce genre de marche, parmi les modes variés de
locomotion , est certainement en lui-même très-
estimable ; mais parce que la tortue a le pied sûr ,
est-ce une raison pour couper les ailes de l'aigle ?
Pendant plusieurs siècles , l'engouement fut si
grand , particulièrement pour Hog , qu'un empêche-
ment invincible s'opposa à tout ce qui peut propre-
ment s'appeler la pensée . Aucun homme n'osait
14 EUREKA
proférer une vérité , s'il sentait qu'il ne la devait
qu'à la seule puissance de son âme . Il importait
fort peu que la vérité fût philosophiquement vraie ;
car les philosophes dogmatiseurs de cette époque
s'inquiétaient seulement de la route avouée qui
avait été suivie pour y atteindre. Le résultat, pour
eux , était un point sans aucun intérêt . << Les moyens !
- vociféraient -ils , -voyons
— voyons les moyens ! »>> - et si,
par l'examen desdits moyens , on découvrait qu'ils
ne rentraient ni dans la catégorie Hog, ni dans la
catégorie Aries (qui veut dire bélier) , oh ! alors les
savants ne voulaient pas aller plus loin , mais , trai-
tant le penseur de fou et le stigmatisant du nom de
théoricien, refusaient à tout jamais d'avoir affaire
avec lui ou avec sa vérité.
« Or , mon cher ami , --- continue l'auteur de la
lettre, - il est inadmissible que par la méthode
rampante, exclusivement pratiquée, les hommes
eussent pu atteindre au maximum de vérité , même
après une série indéfinie de temps ; car la répression
de l'imagination était un vice que n'aurait même
pas compensé l'absolue certitude de cette marche de
EUREKA 15
colimaçon . Mais cette certitude était bien loin
d'être absolue . L'erreur de nos ancêtres était tout à
fait analogue à celle du faux sage qui croit qu'il
verra un objet d'autant plus distinctement qu'il le
tiendra plus près de ses yeux . Ainsi ils s'aveu-
glaient eux-mêmes avec l'impalpable et titillante
poudre du détail, comme avec du tabac à priser ; et
conséquemment les faits si vantés de ces braves
Hoguiens n'étaient pas toujours des faits ; point qui
ne tire son importance que de cette supposition , qui
les faisait toujours accepter comme tels . Quoi qu'il
en soit , l'infection principale du Baconianisme , sa
plus déplorable source d'erreurs , consistait dans
cette tendance à jeter le pouvoir et la considération
entre les mains des hommes de pure perception , --
animalcules de la science, savants microscopiques ,
--
fouilleurs et colporteurs de petits faits , tirés
pour la plupart des sciences physiques , faits qu'ils
vendaient tous en détail et au même prix sur la
voie publique ; leur valeur dépendant , à ce qu'il
paraît, de ce simple fait que c'étaient des faits , et
nullement de leur parenté ou de leur non-parenté
EUREKA
avec le développement de ces faits primitifs , les
seuls légitimes, qui s'appellent la Loi .
« Il n'exista jamais sur la face de la terre ,
continue l'audacieuse lettre , - une plus intolé-
rante, une plus intolérable classe de fanatiques et
de tyrans que ces individus , élevés soudainement
par la philosophie de Hog à un rang pour lequel ils
n'étaient pas faits , transportés ainsi de la cuisine
dans le salon de la Science , et de l'office dans la
chaire. Leur crédo , leur texte, leur sermon consis-
taient en un seul mot les faits ! Mais la plupart
d'entre eux , de ce mot unique ne connaissaient
même pas le sens. Quant à ceux qui s'avisaient de
déranger leurs faits dans le but de les mettre en
ordre et d'en tirer utilité, les disciples de Hog les
traitaient sans merci . Tous les essais de généralisa-
tion étaient accueillis par les mots : « Théorique !
Théorie ! Théoricien ! » Toute pensée , en un mot ,
était ressentie par eux comme un outrage per-
sonnel. Cultivant les sciences naturelles , à l'exclu-
sion de la métaphysique , des mathématiques et de
la logique, beaucoup de ces philosophes , d'engeance
EUREKA 17
baconienne, avec leur idée unique, leur parti pris
unique et leur marche de boiteux , étaient plus miséra-
blement impuissants , plus tristement ignorants , en
face de tous les objets compréhensibles de connais-
sance , que le plus illettré des rustres qui , en avouant
qu'il ne sait absolument rien , prouve qu'il sait au
moins quelque chose.
<< Nos ancêtres n'avaient pas plus qualité pour
parler de certitude , quand ils suivaient , avec une
confiance aveugle, la route à priori des axiomes ,
celle du Bélier . En des points innombrables , cette
route n'était guère plus droite qu'une corne de bé-
lier. La vérité pure est que les Aristotéliens éle-
vaient leurs châteaux sur une base aussi peu solide
que l'air ; car ces choses qu'on appelle axiomes
n'ont jamais existé et ne peuvent pas exister . Il
faut qu'ils aient été bien aveugles pour ne pas voir
cela, ou du moins pour ne pas le soupçonner ; car,
même de leur temps , plusieurs de leurs axiomes de
vieille date avaient été abandonnés : Ex nihilo nihil
fit, par exemple, et : Un être ne peut pas agir là
où il n'est pas, et Il ne peut pas exister d'anti-
18 EUREKA
podes , et : Les ténèbres ne peuvent pas venir de la
lumière . Ces propositions et autres semblables , pri-
mitivement acceptées comme axiomes , ou vérités
incontestables , étaient, même à l'époque dont je
parle, considérées comme absolument insoute-
nables ; combien ces gens étaient donc absurdes de
vouloir toujours s'appuyer sur une base , dite im-
muable, dont l'instabilité s'était si fréquemment
manifestée !
«< Mais , même par le témoignage qu'ils apportent
<
contre eux-mêmes, il est aisé de convaincre ces rai-
sonneurs à priori de l'énorme déraison , - il est
aisé de leur montrer la futilité , l'impalpabilité gé-
nérale de leurs axiomes . J'ai maintenant sous les
yeux, » observez que c'est toujours la lettre qui
parle, « j'ai maintenant sous les yeux un livre im-
primé il y a environ mille ans . Pundit m'assure que
c'est positivement le meilleur des onvrages anciens
traitant de la matière , qui est la Logique . L'auteur,
qui fut très-estimé dans son temps , était un certain
Miller ou Mill ; et l'histoire nous apprend , comme
chose digne de mémoire , qu'il montait habituelle-
EUREKA 19
ment un cheval de manége auquel il donnait le nom
de Jérémie Bentham ; -- mais jetons un coup d'œil
sur le livre .
<
< Ah ! voilà : La faculté de comprendre ou l'im-
«
possibilité de comprendre , dit fort judicieusement
M. Mill, ne peut , dans aucun cas , être considérée
comme un critérium de Vérité axiomatique. Or,
que ceci soit une vérité banale , aucun homme ,
jouissant de son bon sens , ne sera tenté de le nier.
Ne pas admettre la proposition équivaudrait à
porter une accusation d'inconstance contre la Vé-
rité elle-même, dont le nom seul est synonyme
d'immutabilité . Si l'aptitude à comprendre était
prise pour critérium de la Vérité , ce qui est vérité
pour David Hume serait très-rarement vérité pour
Joe ; et sur la terre il serait facile de démontrer la
fausseté des quatre-vingt-dix-neuf centièmes de ce
qui est certitude dans le ciel. La proposition de
M. Mill est donc appuyée . Je n'accorde pas que ce
soit un axiome, et cela simplement parce que je
suis en train de montrer qu'il n'existe pas d'axiomes ;
mais , usant d'une distinction subtile qui ne pour-
20 EUREKA
rait pas être contestée par M. Mill lui-même , je suis
prêt à reconnaître que, si jamais axiome exista , la
proposition que je cite a tous les droits d'être con-
sidérée comme telle, qu'il n'y a pas d'axiome
plus absolu, et, conséquemment , que toute pro-
position ultérieure qui entrera en conflit avec celle-
là , primitivement émise, doit être une fausseté ,
c'est-à-dire le contraire d'un axiome , ou , s'il faut
l'admettre comme axiomatique, devra du même
coup s'annihiler elle-même et détruire sa devan-
cière.
« Et maintenant , par la logique même de l'auteur
de la proposition , cherchons à vérifier n'importe
quel axiome proposé . Faisons beau jeu à M. Mill .
Nous dédaignons un résultat trop facile et trop
vulgaire . Nous ne choisirons pas pour notre vérifi- .
cation un axiome banal , un axiome de cette classe
qu'il définit , avec une autorité et un sans - gêne ab-
surdes , classe secondaire d'axiomes , comme si
une vérité définie positive pouvait être diminuée
et devenir , à volonté , plus ou moins positive ;
nous ne choisirons pas , dis-je , un axiome d'une
EUREKA 21
certitude passablement contestable, comme on en
peut trouver dans Euclide. Nous ne parlerons pas ,
par exemple , de propositions comme celle - ci : Deux
lignes droites ne peuvent pas limiter un espace , -
ou celle-ci : Le tout est plus grand qu'une de ses
parties quelconque . Nous donnerons à notre lo-
gicien tous les avantages . Nous irons tout droit à
une proposition qu'il regarde comme l'apogée de
la certitude , comme la quintessence de l'irrécusable
axiomatique . La voici : « Deux contradictoires ne
peuvent être vraies à la fois , c'est-à-dire ne peuvent
coexister dans la nature . » M. Mill veut dire ici ,
pour prendre un exemple, - et je choisis l'exemple
le plus vigoureux et le plus intelligible, - qu'un
arbre doit être un arbre ou ne pas l'être ; qu'il ne
peut pas, en même temps , être un arbre et ne pas
l'être ; cela est parfaitement raisonnable en soi
et remplit fort bien les conditions d'un axiome ,
tant que nous ne le confronterons pas avec l'axiome
proclamé antérieurement ; en d'autres termes , ter-
mes dont nous nous sommes déjà servis , tant que
nous ne le vérifierons pas par la logique même de
76
22 EUREKA
l'auteur de la proposition . Il faut qu'un arbre , af-
firme M. Mill , soit ou ne soit pas un arbre . Fort
bien ; et maintenant qu'il me soit permis de lui de-
mander pourquoi . A cette petite question il n'a
qu'une réponse à faire ; je défie tout homme vivant
d'en inventer une autre . Cette seule réponse pos-
sible, c'est : Parce que nous sentons qu'il est im-
possible de comprendre qu'un arbre puisse être
autre chose qu'un arbre ou un non-arbre . Voilà
donc, je le répète , la seule réponse de M. Mill ; il
ne prétendra pas en inventer une autre ; et cepen-
dant, d'après sa propre démonstration , sa réponse
évidemment n'est pas une réponse ; car ne nous
a-t- il pas déjà sommés d'admettre , comme un
axiome, que la possibilité ou l'impossibilité de
comprendre ne doit, en aucun cas, être considérée
comme critérium de vérité axiomatique? Ainsi son
argumentation tout entière fait naufrage . Qu'on
ne prétende pas qu'une exception à la règle géné
rale puisse avoir lieu dans des cas où l'impossibilité
de comprendre est aussi manifeste qu'en celui-ci,
où nous sommes invités à concevoir un arbre qui
EUREKA 25
soit et ne soit pas un arbre. Qu'on n'essaye pas ,
dis-je, d'avancer une pareille stupidité ; car , d'a-
bord , il n'y a pas de degrés dans l'impossibilité , et ,
une conception impossible ne peut pas être plus
particulièrement impossible que toute autre con-
ception impossible ; ensuite, M. Mill lui-même , sans
doute après mûre délibération , a , très-distinctement
et très-rationnellement , exclu toute opportunité
d'exception par l'énergie de sa proposition , à savoir
que, dans aucun cas , la possibilité ou l'impossibilité
de comprendre ne doit être prise comme critérium
de vérité axiomatique ; troisièmement , même en
supposant quelques exceptions admissibles , il res-
terait à montrer comment ce peut être ici le cas
d'en admettre une . Qu'un arbre puisse être et n'être
pas un arbre, c'est là une idée que les anges ou les
· démons pourraient peut-être concevoir ; mais sur la
terre il n'y a que les habitants de Bedlam ou
les transcendantalistes qui réussissent à la com-
prendre.
« Or, si je cherche querelle à ces anciens , -con-
tinue l'auteur de la lettre, ce n'est pas tant à
24 EUREKA
cause de l'inconsistance et de la frivolité de leur o-
gique, qui , pour parler net , était sans fondement,
sans valeur et absolument fantastique , qu'à cause
de cette tyrannique et orgueilleuse interdiction de
toutes les routes qui peuvent conduire à la Vérité ,
toutes , excepté les deux étroites et tortues, celle où
il faut se traîner et celle où il faut ramper , dans les-
quelles leur ignorante perversité avait osé confiner
l'Ame , - l'Ame qui n'aime rien tant que planer
dans ces régions de l'illimitable intuition où ce
qu'on appelle une route est chose absolument in-
connue.
« Par parenthèse , mon cher ami , ne voyez-vous
pas une preuve de la servitude spirituelle im-
posée à ces pauvres fanatiques par leurs Hogs
et leurs Rams¹ , dans ce fait qu'aucun d'eux n'a
jamais , en dépit de l'éternel radotage de leurs
savants sur les routes qui conduisent à la Vérité , —
découvert, même par accident, ce qui nous apparaît
maintenant comme la plus large , la plus droite et la
1 Aries, Ram, bélier .
25
EUREKA 25
plus commode de toutes les routes , la grande ave-
nue, la majestueuse route royale de la Consistance ?
N'est-il pas surprenant qu'ils n'aient pas su tirer des
ouvrages de Dieu cette considération d'une impor-
tance vitale , qu'une parfaite consistance ne peut
être qu'une vérité absolue ? Combien , depuis l'avé-
nement de cette proposition , notre progrès fut facile ,
combien il fut rapide ! Grâce à elle , la fonction de la
recherche a été arrachée à ces taupes , et confiée,
comme un devoir plutôt que comme une tâche , aux
vrais, aux seuls vrais penseurs , aux hommes d'une
éducation générale et d'une imagination ardente.
Ces derniers , nos Kepler et nos Laplace , s'adonnent à
la spéculation et à la théorie; c'est le mot; vous ima-
ginez-vous avec quelle risée ce mot serait accueilli par
nos ancêtres s'ils pouvaient , par- dessus mon épaule ,
regarder ce que j'écris? Les Kepler , je le répète , pen-
sent spéculativement et théoriquement ; et leurs théo-
ries sont simplement corrigées, tamisées , clarifiées ,
débarrassées peu à peu de toutes les pailles et matières
étrangères qui nuisent à leur cohésion , jusqu'à ce
qu'enfin apparaisse, dans sa solidité et sa pureté, la
2
26 EUREKA
parfaite consistance , consistance que les plus stu-
pides sont forcés d'admettre, parce qu'elle est la
consistance, c'est-à- dire une absolue et incontestable
vérité.
« J'ai souvent pensé, mon ami , que c'eût été
chose bien embarrassante pour ces dogmatiseurs
des siècles passés de déterminer par laquelle de
leurs deux fameuses routes le cryptographe arrive à
la solution des chiffres les plus compliqués, ou par
laquelle Champollion a conduit l'humanité vers ces
importantes et innombrables vérités qui sont restées
enfouies pendant tant de siècles dans les hiérogly-
phes phonétiques de l'Égypte . Ces fanatiques n'au-
raient-ils pas eu surtout quelque peine à déterminer
par laquelle de leurs deux routes avait été atteinte
la plus importante et la plus sublime de toutes leurs
vérités, c'est-à-dire le fait de la gravitation ? Cette
vérité, Newton l'avait tirée des lois de Kepler . Ces
lois dont l'étude découvrit au plus grand des astro-
nomes anglais ce principe qui est la base de tout
principe physique actuellement existant , et au delà
duquel nous entrons tout de suite dans le royaume
EUREKA 27
ténébreux de la métaphysique, Kepler reconnaissait
qu'il les avait devinées . Oui ! ces lois vitales , Kepler
les a devinées; disons même qu'il les a imaginées .
S'il avait été prié d'indiquer par quelle voie , d'induc-
tion ou de déduction , il était parvenu à cette décou-
verte , il aurait pu répondre : « Je ne sais rien de
« vos routes, mais je connais la machine de l'Uni-
<« vers . Telle elle est . Je m'en suis emparé avec mon
« âme; je l'ai obtenue par la simple force de l'in-
« tuition . » Hélas ! pauvre vieil ignorant ! Quelque
métaphysicien lui aurait peut-être répondu que ce
qu'il appelait intuition n'était que la certitude ré-
sultant de déductions ou d'inductions dont le déve-
loppement avait été assez obscur pour échapper à
sa conscience, pour se soustraire aux yeux de sa
raison ou pour défier sa puissance d'expression .
Quel malhenr que quelque professeur de philosophie
ne l'ait pas éclairé sur toutes ces choses ! Comme
cela l'eût réconforté sur son lit de mort, d'appren-
dre que, loin d'avoir marché intuitivement et scan-
daleusement, il avait , en réalité , cheminé suivant la
méthode honnête et légitime, c'est- à-dire à la ma-
28 EUREKA
nière du Hog, ou au moins à la manière du Ram ,
vers le mystérieux palais où gisent , confinés , étin-
celants dans l'ombre, non gardés , purs encore de
tout regard mortel , vierges de tout attouchement
humain , les impérissables et inappréciables secrets
de l'Univers !
« Oui , Kepler était essentiellement théoricien ;
mais ce titre, qui comporte aujourd'hui quelque
chose de sacré , était dans ces temps anciens une
épithète d'un suprême mépris . C'est aujourd'hui
seulement que les hommes commencent à ap-
précier le vieux homme divin, à sympathiser avec
l'inspiration poétique et prophétique de ses indes-
tructibles paroles. Pour ma part, ― continue le
correspondant inconnu , - il me suffit d'y penser
pour que je brûle d'un feu sacré , et je sens que je
ne serai jamais fatigué de les entendre répéter ; en
terminant cette lettre, permettez-moi de jouir du
plaisir de les transcrire une fois encore :
« Il m'importe peu que mon ouvrage soit lu
maintenant ou par la postérité. Je puis bien atten-
dre un siècle pour trouver quelques lecteurs , puisque
EUREKA 29
Dieu lui-même a attendu un observateur six mille
ans. Je triomphe! J'ai volé le secret d'or des Égyp-
tiens ! Je veux m'abandonner à mon ivresse sacrée! »
Je termine ici mes citations de cette épître si
étrange et même passablement impertinente ; peut-
être y aurait- il folie à commenter d'une façon quel-
conque les imaginations chimériques , pour ne pas
dire révolutionnaires , de son auteur , quel qu'il
puisse être , - imaginations qui contredisent si ra-
dicalement les opinions les plus considérées et les
mieux établies de ce siècle . Retournons donc à notre
thèse légitime l'Univers .
2.
III
Cette thèse admet deux modes de discussion entre
lesquels nous avons à choisir. Nous pouvons monter
ou descendre . Prenant pour point de départ notre
point de vue, c'est-à-dire la Terre où nous sommes,
nous pouvons de là nous diriger vers les autres pla-
nètes de notre système , de là vers le Soleil , de là
vers notre système considéré collectivement; de là
enfin nous pouvons nous élancer vers d'autres sys-
tèmes, indéfiniment et de plus en plus au large . Ou
bien , commençant par un point distant, aussi défini
que nous le pouvons concevoir , nous descendrons
EUREKA 31
graduellement vers l'habitation de l'Homme . Dans
les essais ordinaires sur l'Astronomie, la première
de ces méthodes est , sauf quelques réserves , géné-
ralement adoptée , et cela pour cette raison évidente
que les faits et les causes astronomiques étant l'uni-
que but de ces recherches , ce but est infiniment
plus facile à atteindre en s'avançant graduellement
du connu, qui est auprès de nous, vers le point où
toute certitude se perd dans l'éloignement . Toute-
fois , pour mon dessein actuel, qui est de donner à
l'esprit le moyen de saisir, comme de loin et d'un
seul coup d'œil, une conception de l'Univers consi
déré comme individu , il est clair que descendre du
grand vers le petit, du centre , si'nous pouvons éta-
blir un centre, vers les extrémités , du commence-
ment, si nous pouvons concevoir un commencement,
vers la fin, serait la marche préférable , si ce n'était
la difficulté , pour ne pas dire l'impossibilité , de pré-
senter ainsi aux personnes qui ne sont pas astrono-
mes un tableau intelligible relativement à tout ce qui
est impliqué dans l'idée quantité, c'est- à- dire relati-
vement au nombre , à la grandeur et à la distance .
32 EUREKA
Or, la clarté , l'intelligibilité est , à tous égards, un
des caractères essentiels de mon plan général . Il est
des points importants sur lesquels il vaut mieux se
montrer trop prolixe que même légèrement obscur.
Mais la qualité abstruse n'est pas une qualité qui,
par elle- même , appartienne à aucun sujet . Toutes
choses sont également faciles à comprendre pour
celui qui s'en approche à pas convenablement gra-
dués . Si le calcul différentiel n'est pas une chose
` absolument aussi simple qu'un sonnet de M. Solo-
mon Seesaw, c'est uniquement parce que dans cette
route ardue quelque marchepied ou quelque éche-
lon a été, çà et là , étourdiment oublié.
Donc, pour détruire toute chance de malentendu ,
je juge convenable de procéder comme si les faits
les plus évidents de l'Astronomie étaient inconnus au
lecteur . En combinant les deux modes de discussion
que j'ai indiqués , je pourrai profiter des avantages
particuliers de chacun d'eux , spécialement de la
réitération en détail qui sera la conséquence inévi-
table du plan . Je commence par descendre , et je
réserve pour mon retour ascensionnel ces considéra-
EUREKA
35
tions indispensables de quantité dont j'ai déjà fait
mention .
Commençons donc tout de suite par le mot le plus
simple, l'Infini . Le mot infini , comme les mots
Dieu, esprit et quelques autres expressions , dont
les équivalents existent dans toutes les langues , est,
non pas l'expression d'une idée , mais l'expression
d'un effort vers une idée . Il représente une tentative
possible vers une conception impossible. L'homme
avait besoin d'un terme pour marquer la direction
de cet effort, le nuage derrière lequel est situé , à
jamais invisible , l'objet de cet effort . Un mot enfin
était nécessaire , au moyen duquel un être humain
pût se mettre tout d'abord en rapport avec un autre
être humain et avec une certaine tendance de l'intel-
ligence humaine . De cette nécessité est résulté le
mot Infini, qui ne représente ainsi que la pensée
d'une pensée .
Relativement à cet infini dont nous nous occupons
actuellement, l'infini de l'espace , nous avons en-
tendu dire souvent que « si l'esprit admettait cette
idée, acquiesçait à cette idée, la voulait concevoir,
34 EUREKA
c'était surtout à cause de la difficulté encore plus
grande qui s'oppose à la conception d'une limite
quelconque . » Mais ceci est simplement une de ces
phrases par lesquelles les penseurs , même profonds ,
prennent plaisir, depuis un temps immémorial , à se
tromper eux-mêmes . C'est dans le mot difficulté que
se cache l'argutie . L'esprit, nous dit- on, accepte
l'idée d'un espace illimité à cause de la difficulté
plus grande qu'il trouve à concevoir celle d'un es-
pace limité . Or , si la proposition était posée loyale-
ment, l'absurdité en deviendrait immédiatement
évidente. Pour parler net, dans le cas en question ,
il n'y a pas simplement difficulté . L'assertion pro-
posée , si elle était présentée sous des termes con-
formes à l'intention , et sans sophistiquerie, serait
exprimée ainsi : « L'esprit admet l'idée d'un espace
illimité à cause de l'impossibilité plus grande de
concevoir celle d'un espace limité . »
On voit au premier coup d'œil qu'il n'est pas ici
question d'établir un parallèle entre deux crédibi-
lités, entre deux arguments , sur la validité respec-
tive desquels la raison est appelée à décider ;
EUREKA 35
s'agit de deux conceptions , directement contradic-
toires , toutes deux d'une impossibilité avouée , dont
l'une , nous dit-on , peut cependant être acceptée
par l'intelligence , en raison de la plus grande im-
possibilité qui empêche d'accepter la seconde . L'al-
ternative n'est pas entre deux difficultés ; on sup-
pose simplement que nous choisissons entre deux
impossibilités . Or , la première admet des degrés ;
mais la seconde n'en admet aucun ; c'est justement
le cas suggéré par l'auteur de l'impertinente épître
que nous avons citée . Une tâche est plus ou moins
difficile ; mais elle ne peut être que possible ou im-
possible ; il n'y a pas de milieu . Il serait peut-être
plus difficile de renverser la chaîne des Andes
qu'une fourmilière ; mais il est tout aussi impossible
d'anéantir la matière de l'une que la matière de
l'autre. Un homme peut sauter dix pieds moins
difficilement que vingt : mais il tombe sous le sens
que pour lui l'impossibilité de sauter jusqu'à la
Lune n'est pas moindre que de sauter jusqu'à l'étoile
du Chien.
Puisque tout ceci est irréfutable , puisque le
36 EUREKA
choix permis à l'esprit ne peut avoir lieu qu'entre
deux conceptions impossibles, puisqu'une impossi-
bilité ne peut pas être plus grande qu'une autre , et
ne peut conséquemment lui ètre préférée, les phi-
losophes qui non -seulement affirment, en se basant
sur le raisonnement précité, l'idée humaine de
l'infini , mais aussi , en se basant sur cette idée hy-
pothétique, l'Infini lui-même, s'engagent évidem-
ment à prouver qu'une chose impossible devient
possible quand on peut montrer qu'une autre chose ,
elle aussi , est impossible . Ceci , dira- t-on , est un
non-sens ; peut-être bien ; je crois vraiment que
c'est un parfait non -sens , mais je n'ai nullement la
prétention de le réclamer comme étant de mon
fait.
Toutefois , la méthode la plus prompte pour
montrer la fausseté de l'argument philosophique en
question est simplement de considérer un fait qui
jusqu'à présent a été négligé, à savoir que l'argu-
ment énoncé contient à la fois sa preuve et sa né-
gation . « L'esprit , disent les théologiens et autres ,
est induit à admettre une cause première par la
EUREKA 57 .
difficulté plus grande qu'il éprouve à concevoir une
série infinie de causes . » L'argutie gît , comme pré-
cédemment, dans le mot difficulté; mais ici à quelle
fin est employé ce mot ? A soutenir l'idée de Cause
Première . Et qu'est- ce qu'une Cause Première ? C'est
une limite extrême de toutes les causes . Et qu'est- ce
qu'une limite extrême de toutes les causes ? C'est
le Fini . Ainsi , la même argutie, dans les deux cas ,
est employée , par combien de philosophes , Dieu
le sait ! pour soutenir tantôt le Fini et tantôt
l'Infini ; ne pourrait-elle pas être utilisée pour sou-
tenir encore quelque autre chose ? Quant aux argu-
ties, elles sont généralement , de leur nature , insou-
tenables ; mais , en les jetant de côté , constatons
que ce qu'elles prouvent dans un cas est identique
à ce qu'elles démontrent dans un autre , c'est-à -dire
à rien .
Personne , évidemment , ne supposera que je
lutte ici pour établir l'absolue impossibilité de ce que
nous essayons de faire entendre par le mot Infini .
Mon but est seulement de montrer quelle folie c'est
de vouloir prouver l'Infini , ou même notre con-
3
38 EUREKA
ception de l'Infini , par un raisonnement aussi
maladroit que celui qui est généralement employé .
Néanmoins il m'est permis , en tant qu'individu ,
de dire que je ne puis pas concevoir l'Infini , et
`que je suis convaincu qu'aucun être humain ne le
peut davantage . Un esprit , qui n'a pas une entière
conscience de lui-même , qui n'est pas habitué à
faire une analyse intérieure de ses propres opéra-
tions, pourra , il est vrai , devenir souvent sa pro-
pre dupe et croire qu'il a conçu l'idée dont je
parle. Dans nos efforts pour la concevoir , nous
procédons pas à pas ; nous imaginons toujours un
degré derrière un degré ; et aussi longtemps que
nous continuons l'effort, on peut dire avec raison
que nous tendons vers la conception de l'idée en
vue ; mais la force de l'impression que nous parve-
nons, ou que nous sommes parvenus à créer , est en
raison de la période de temps durant lequel nous
maintenons cet effort intellectuel . Or, c'est par le
fait de l'interruption de l'effort, c'est en para-
chevant (nous le croyons du moins) l'idée postulée ,
- c'est en donnant , comme nous nous le figurons,
EUREKA 39
la touche finale à la conception , --que nous anéan-
tissons d'un seul coup toute cette fabrique de notre
imagination ; bref, il faut que nous nous repo-
sions sur quelque point suprême et conséquem-
ment défini . Toutefois , si nous n'apercevons pas ce
fait , c'est en raison de l'absolue coïncidence entre
cette pause définitive et la cessation de notre pensée .
En essayant, d'autre part, de former en nous l'idée
d'un espace limité , nous inversons simplement le
procédé , impliquant toujours la même impossibilité .
Nous croyons à un Dieu . Nous pouvons ou nous
ne pouvons pas croire à un espace fini ou infini ;
mais notre croyance , en de pareils cas, est plus
proprement appelée foi , et elle est une chose tout à
fait distincte de cette croyance particulière , de cette
croyance intellectuelle, qui présuppose une con-
ception mentale .
Le fait est que, sur la simple énonciation d'un de
ces termes à la classe desquels appartient le mot
Infini , classe qui représente des pensées de pensées,
celui qui a le droit de se dire un peu penseur se
sent appelé, non pas à former une conception, mais
40 EUREKA
simplement à diriger sa vision mentale vers un
point donné du firmament intellectuel , vers une
nébuleuse qui ne sera jamais résolue . Il ne fait ,
pour la résoudre, aucun effort ; car avec un in-
stinct rapide il comprend , non pas seulement
l'impossibilité, mais , en ce qui concerne l'inté-
rêt humain , le caractère essentiellement étran-
ger de cette solution . Il comprend que la Divinité
n'a pas marqué ce mystère pour être résolu. Il voit
tout de suite que cette solution est située hors du
cerveau de l'homme , et même comment, si ce n'est
exactement pourquoi, elle gît hors de lui. Il y a des
gens, je le sais, qui , s'employant en vains efforts
pour atteindre l'impossible, acquièrent aisément ,
grâce à leur seul jargon , une sorte de réputation
de profondeur parmi leurs complices les pseudo-
penseurs , pour qui obscurité et profondeur sont
synonymes. Mais la plus belle qualité de la pensée
est d'avoir conscience d'elle-même , et l'on peut
dire , sans faire une métaphore paradoxale , qu'il
n'y a pas de brouillard d'esprit plus épais que celui
qui , s'étendant jusqu'aux limites du domaine in-
EUREKA 41
tellectuel, dérobe ces frontières elles- mêmes à la
vue de l'intelligence .
Maintenant on comprendra que , quand je me sers
de ce terme, l'Infini de l'Espace, je ne veux pas
contraindre le lecteur à former la conception im-
possible d'un. infini absolu . Je prétends simplement
faire entendre la plus grande étendue concevable
d'espace, domaine ténébreux et élastique , tantôt
se rétrécissant, tantôt s'agrandissant , selon la force
irrégulière de l'imagination .
Jusqu'a présent , l'Univers sidéral a été considéré
commcoïncidant avec l'Univers proprement dit ,
tel . Relat'ai défini au commencement de ce dis-
cours . a toujours , directement ou indirectement ,
admis , - au moins depuis la première aube de
l'Astronomie intelligible , ― que, s'il nous était
possible d'atteindre un point donné quelconque de
l'espace, nous trouverions toujours , de tous côtés ,
autour de nous , une interminable succession d'é
toiles. C'était l'idée insoutenable de Pascal , quand
il faisait l'effort , le plus heureux peut-être qui ait
jamais été fait, pour périphraser la conception que
42 EUREKA
nous essayons d'exprimer par le mot Univers .
« C'est une sphère , dit-il, dont le centre est partout ,
et la circonférence nulle part . » Mais , bien que cette
intention de définition ne définisse pas du tout, en
fait, l'Univers sidéral , nous pouvons l'accepter , avec
quelque réserve mentale , comme une définition
(suffisamment rigoureuse pour l'utilité pratique)
de l'Univers proprement dit , c'est-à-dire de l'Univers
considéré comme espace. Ce dernier, prenons-le
donc pour une sphère dont le centre est partout , et
la circonférence nulle part . Dans le fait , s'il nous
est impossible de nous figurer une fin de space,
un
ains ef
nous n'éprouvons aucune difficulté à inains
commencement quelconque parmi une série infinie
de commencements .
IV
Comme point de départ , adoptons donc la Divi-
nité. Relativement à cette Divinité , considérée en
elle-même, celui-là seul n'est pas un imbécile , ce-
lui-là seul n'est pas un impie , qui n'affirme absolu-
ment rien. « Nous ne connaissons rien, dit le baron
de Bielfeld , nous ne connaissons rien de la nature
ou de l'essence de Dieu ; pour savoir ce qu'il est,
il faut être Dieu même . >>
« Il faut être Dieu même ! » Malgré cette
phrase effrayante , vibrant encore dans mon oreille,
j'ose toutefois demander si notre ignorance actuelle
44 EUREKA.
de la Divinité est une ignorance à laquelle l'âme est
éternellement condamnée.
Enfin, contentons- nous aujourd'hui de supposer
que c'est Lui , — Lui , l'Incompréhensible ( pour le
présent du moins) , -Lui , que nous considérerons
comme Esprit, c'est-à -dire comme non - Matière (dis-
tinction qui , pour tout ce que nous voulons attein-
dre, suppléera parfaitement à une définition) , —Lui ,
existant comme Esprit , qui nous a créés , ou faits de
Rien, par la force de sa Volonté, - dans un certain
point de l'Espace que nous prendrons comme centre,
à une certaine époque dont nous n'avons pas la
prétention de nous enquérir, mais en tout cas im-
mensément éloignée ; GRE supposons , dis-je , que
-
c'est lui qui nous a faits , mais faits ... quoi ?
Ceci est , dans nos considérations , un point d'une
importance vitale. Qu'étions-nous , que pouvons-
nous supposer légitimement avoir été , quand nous
fûmes créés, nous , univers, primitivement et indi-
viduellement?
Nous sommes arrivés à un point où l'Intuition
seule peut venir à notre aide . Mais qu'il me soit per-
EUREKA 45
mis de rappeler l'idée que j'ai déjà suggérée comme
la seule qui puisse convenablement définir l'intui-
tion . Elle n'est que la conviction naissant de cer-
taines inductions ou déductions dont la marche a été
assez secrète pour échapper à notre conscience , élu-
der notre raison, ou défier notre puissance d'ex-
pression . Ceci étant entendu , j'affirme qu'une
intuition absolument irrésistible, quoique indéfinis-
sable, me pousse à conclure que Dieu a originai-
rement créé , ― que cette Matière qu'il a , par la
force de sa Volonté , tirée de son Esprit, ou de Rien,
ne peut avoir été autre chose que la Matière dans
son état le plus pur, le plus parfait , de.... de quoi?
de Simplicité.
Ce sera là la seule supposition absolue dans mon
discours . Je me sers du mot supposition dans son
sens ordinaire ; cependant je maintiens que ma pro-
position primordiale , ainsi formulée , est loin , bien
loin d'être une pure supposition . Rien n'a été , en effet ,
plus régulièrement, plus rigoureureusement déduit;
- aucune conclusion humaine n'a été , en effet , plus
régulièrement, plus rigoureusement déduite;
3.
46 EUREKA
*
mais , hélas ! le procédé de cette déduction échappe
à l'analyse humaine ; en tout cas , il se dérobe
à la puissance expressive de toute langue humaine .
Efforçons -nous maintenant de concevoir ce qu'a
pu et ce qu'a dû être la Matière dans sa condition
absolue de simplicité . Ici , la Raison vole d'un seul
coup vers l'Imparticularité , - vers une particule,
— une particule unique, une particule une dans
son espèce , - une dans son caractère , - une dans
- une par son volume , --- une par
sa nature,
sa forme , - une particule qui soit particule à tous
égards , donc , une particule amorphe et idéale ,
particule absolument unique , individuelle , non
divisée , mais non pas indivisible , simplement
parce que Celui qui la créa par la force de sa Vo-
lonté peut très - naturellement la diviser par un
exercice infiniment moins énergique de la même
Volonté.
Donc , l'Unité est tout ce que j'affirme de la Ma-
tière originairement créée ; mais je me propose de
démontrer que cette Unité est un principe large-
ment suffisant pour expliquer la constitution , les
EUREKA 47
phénomènes actuels et l'anéantissement absolument
inévitable au moins de l'Univers matériel.
Le Vouloir spontané, ayant pris corps dans la
particule primordiale , a complété l'acte , ou , plus
proprement , la conception de la Création . Nous nous
dirigerons maintenant vers le but final pour lequel
nous supposons que cette particule a été créée; ---
quand je dis but final , je veux dire tout ce que nos
considérations jusqu'ici nous permettent d'en saisir ,
-à savoir, la constitution de l'Univers tirée de cette
Particule unique .
Cette constitution s'est effectuée par la transfor-
mation forcée de l'Unité , originelle et normale , en
Pluralité , condition anormale . Une action de cette
nature implique réaction . Une diffusion de l'Unité
n'a lieu que conditionnellement , c'est- à - dire qu'elle
-
implique une tendance au retour vers l'Unité ,
tendance indestructible jusqu'à parfaite satisfaction .
Mais je m'étendrai par la suite plus amplement sur
ce sujet .
La supposition de l'Unité absolue dans la Parti
cule primordiale renferme celle de la divisibilité
48 EUREKA
infinie . Concevons donc simplement la Particule
comme non absolument épuisée par sa diffusion
à travers l'Espace . De cette Particule considérée
comme centre, supposons , irradié sphériquement,
dans toutes les directions , à des distances non me-
surables, mais cependant définies , dans l'espace vide
jusqu'alors , un certain nombre innombrable , quoi-
que limité , d'atomes inconcevablement mais non
infiniment petits .
Or, de ces atomes, ainsi éparpillés ou à l'état de
diffusion , que nous est- il permis , non pas de sup-
poser, mais de conclure , en considérant la source
d'où ils émanent et le but apparent de leur diffusion ?
L'Unité étant leur source , et la différence d'avec
l'Unité le caractère du but manifesté par leur diffu-
sion , nous avons tout droit de supposer que ce ca-
ractère persiste généralement dans toute l'étendue
du plan et forme une partie du plan lui-même ;
c'est-à-dire que nous avons tout droit de concevoir
des différences continues , sur tous les points , d'avec
l'unité et la simplicité du point originel . Mais , pour
ces raisons , sommes - nous autorisés à imaginer les
EUREKA 49
atomes comme hétérogènes , dissemblables , inégaux
et inégalement distants ? Pour parler plus explicite-
ment , devons -nous croire qu'il n'y a pas eu , au mo-
ment de leur diffusion, deux atomes de même na-
ture, de même forme ou de même grosseur? et que,
leur diffusion étant opérée à travers l'Espace, ils
doivent être tous , sans exception , inégalement
distants l'un de l'autre ? Un pareil arrangement ,
dans de telles conditions , nous permet de conce-
voir aisément , immédiatement , le procédé d'opé
ration le plus exécutable pour un dessein tel que
celui dont j'ai parlé, - le dessein de tirer la
variété de l'unité, -
— la diversité de la similarité, —
- la complexité
l'hétérogénéité de l'homogénéité ,
de la simplicité, - en un mot , la plus grande mul-
tiplicité possible de rapports de l'Unité expressé-
ment absolue . Incontestablement nous aurions le
droit de supposer tout ce que j'ai dit , si nous n'é-
tions pas arrêtés par deux réflexions ; - la première ,
c'est que la superfluité et la surérogation ne sont
jamais admissibles dans l'Action Divine ; et la se-
conde, c'est que le but poursuivi apparaît comme
50 EUREKA
tout aussi facile à atteindre quand quelques-unes des
conditions requises sont obtenues dans le principe ,
que quand toutes existent visiblement et immédia-
tement . Je veux dire que celles-ci sont contenues
dans les autres , ou qu'elles en sont une conséquence
si instantanée , que la distinction devient inappré-
ciable . La différence de grosseur, par exemple , sera
tout de suite créée par la tendance d'un atome vers
un second atome , de préférence à un troisième , en
raison d'une inégalité particulière de distance ;
inégalité particulière de distance entre des centres
de quantité, dans des atomes voisins de différente
forme, - phénomène qui ne contredit en rien la
distribution généralement égale des atomes . La dif-
férence d'espèce, nous la concevons aussi très-aisé-
ment comme résultant de différences dans la grosseur
et dans la forme, supposées plus ou moins con-
jointes; - en effet, puisque l'Unité de la Particule
proprement dite implique homogénéité absolue ,
nous ne pouvons pas supposer que les atomes , au
moment de leur diffusion , diffèrent en espèce , sans
imaginer en même temps une opération spéciale de
EUREKA 51
la Volonté Divine , agissant à l'émission de chaque
atome, dans le but d'effectuer en chacun une trans-
formation de sa nature essentielle ; et nous devons
d'autant plus repousser une idée aussi fantastique ,
que l'objet en vue peut parfaitement bien être at-
teint sans une aussi minutiense et laborieuse inter-
vention . Nous comprenons donc , avant tout , qu'il
eût été surérogatoire , et conséquemment anti-philo-
sophique, d'attribuer aux atomes , en vue de leurs
destinations respectives , autre chose qu'une diffé-
rence de forme au moment de leur dispersion , et
postérieurement une inégalité particulière de dis-
tance , - toutes les autres différences naissant en-
semble des premières , dès les premiers pas que la
masse a faits vers sa constitution . Nous établissons
donc l'Univers sur une base purement géométrique .
Il va sans dire qu'il n'est pas du tout nécessaire de
supposer une absolue différence , même de forme ,
entre tous les atomes irradiés ; nous nous con-
tentons de supposer une inégalité générale de dis-
tance de l'un à l'autre . Nous sommes tenus simple-
ment d'admettre qu'il n'y a pas d'atomes voisins de
52 EUREKA
forme similaire, qu'il n'y a pas d'atomes qui
puissent jamais se rapprocher , excepté lors de leur
inévitable réunion finale .
Quoique la tendance, immédiate et perpétuelle,
des atomes dispersés à retourner vers leur Unité nor-
nale soit impliquée , comme je l'ai dit, dans leur
diffusion anormale, toutefois il est clair que cette
tendance doit être sans résultat , - qu'elle doit
rester une tendance et rien de plus , —- jusqu'à ce
que la force d'expansion , cessant d'opérer , donne à
cette tendance toute liberté de se satisfaire . L'Action
Divine , toutefois , étant considérée comme détermi-
née, et interrompue après l'opération primitive de
la diffusion , nous concevons tout de suite une
réaction , en d'autres termes une tendance, qui
pourra être satisfaite , de tous les atomes désunis à
retourner vers l'Unité.
Mais la force de diffusion étant retirée , et la réac-
tion ayant commencé pour favoriser le dessein final,
celui de créer la plus grande somme de rapports
possible, ce dessein est maintenant en danger
d'être frustré dans le détail, par suite de cette ten-
EUREKA 53
33
dance rétroactive qui a pour but son accomplisse-
ment total . La multiplicité est l'objet ; mais rien
n'empêche les atomes voisins de se précipiter tout
de suite l'un vers l'autre, grâce à leur tendance
maintenant libre , avant l'accomplissement de tous
les buts multiples , -et de se fondre tous en une unité
- rien ne fait obstacle à l'agrégation
compacte;
de diverses masses , isolées jusque-là , sur différents
points de l'espace ; -en d'autres termes , rien ne
s'oppose à l'accumulation de diverses masses , cha-
cune faisant une Unité absolue.
V
Pour l'accomplissement efficace et complet du
plan général , nous devinons maintenant la nécessité
d'une force répulsive limitée , - de quelque chose
qui serve à séparer, et qui , lors de la cessation de la
Volition diffusive , puisse en même temps permettre
le rapprochement et empêcher la jonction des
atomes ; qui leur permette de se rapprocher infini-
ment, et leur défende de se mettre en contact positif;
quelque chose, en un mot, qui ait puissance , jusqu'à
une certaine époque, de prévenir leur fusion , mais
non de contredire à aucun égard ni à aucun degré
EUREKA 55
leur tendance à se réunir . La force répulsive , déjà
considérée comme si particulièrement limitée à d'au-
tres égards, peut , je le répète , être prise comme une
puissance destinée à empêcher l'absolue cohésion ,
seulement jusqu'à une certaine époque . A moins
que nous ne concevions l'appétition des atomes pour
l'Unité comme condamnée à n'être jamais satisfaite,
-
à moins que nous n'admettions que ce qui a eu
un commencement ne doive pas avoir de fin, ―― idée
qui est réellement inadmissible, quelque nombreux
que soient ceux d'entre nous qui rêvent et bavardent
*
sur ce thème , nous sommes forcés de conclure
que l'influence répulsive supposée devra finalement ,
- sous la pression de l'Uni-tendance agissant col-
lectivement, mais agissant seulement alors que, pour
l'accomplissement des plans de la Divinité , cette
action collective devra se faire naturellement ,
céder à une force qui , à cette époque finale , sera
la force supérieure , poussée juste au degré néces-
saire, et permettre ainsi le tassement universel des
choses en Unité, unité inévitable parce qu'elle est
originelle et conséquemment normale . Il est en vé
56 EUREKA
rité fort difficile de concilier toutes ces conditions ;
nous ne pouvons même pas comprendre la possi-
bilité de cette conciliation ; - néanmoins cette im-
possibilité apparente est féconde en suggestions bril
lantes .
Que cette répulsion existe positivement, nous le
voyons. L'homme n'emploie et ne connaît aucune
aucune force suffisante pour fondre deux atomes
en un . Je n'avance ici que la thèse bien reconnue
de l'impénétrabilité de la matière . Toute l'Expé-
-
rience la prouve , toute la Philosophie l'admet.
J'ai essayé de démontrer le but de la répulsion
et la nécessité de son existence ; mais je me suis
religieusement abstenu de toute tentative pour en
pénétrer la nature ; et cela , à cause d'une conviction
intuitive qui me dit que le principe en question est
strictement spirituel , - gît dans une profondeur
impénétrable à notre intelligence présente , — est
impliqué dans une considération relative à ce qui
maintenant, dans notre condition humaine, ne peut
être l'objet d'aucun examen, dans une con-
sidération de l'Esprit en lui-même . Je sens, en un
EUREKA 57
mot , qu'ici , et ici seulement , Dieu s'est interposé ,
parce qu'ici , et seulement ici, le nœud demandait
l'interposition de Dieu .
Dans le fait, pendant que dans cette tendance
des atomes vers l'Unité on reconnaîtra tout d'abord
le principe de la Gravitation Newtonienne , ce que
j'ai dit d'une force répulsive , servant à mettre des
limites à la satisfaction immédiate , peut être entendu
de ce que nous avons jusqu'à présent désigné
tantôt comme chaleur, tantôt comme magnétisme ,
tantôt comme électricité ; montrant ainsi , dans les
vacillations de la phraséologie par laquelle nous es-
sayons de le définir , l'ignorance où nous sommes de
son caractère mystérieux et terrible .
Le nommant donc, pour le présent seulement ,
électricité , nous savons que toute analyse expéri-
mentale de l'électricité a donné, pour résultat final ,
le principe, réel ou apparent, de l'hétérogénéité.
Seulement là où les choses diffèrent , l'électricité se
manifeste ; et il est présumable qu'elles ne diffèrent
jamais là où l'électricité n'est pas développée ,
sinon apparente. Or , ce résultat est dans le plus
58 EUREKA
parfait accord avec celui où je suis parvenu par
une autre voie que par l'expérience . J'ai affirmé
que l'utilité de la force répulsive était d'empêcher
les atomes disséminés de retourner à l'Unité immé-
diate ; et ces atomes sont représentés comme diffé-
rant les uns des autres . La différence est leur
caractère , - leur essentialité , juste comme la
non- différence était le caractère essentiel de leur
mouvement. Donc, quand nous disons qu'une tenta-
tive pour mettre en contact deux de ces atomes doit
amener un effort de l'influence répulsive pour em-
pêcher cette union , nous pouvons aussi bien nous
servir d'une phrase absolument équivalente , à savoir,
qu'une tentative pour mettre en contact deux dif-
férences amènera comme résultat un développement
d'électricité . Tous les corps existants sont composés
de ces atomes en contact immédiat, et peuvent con-
séquemment être considérés comme de simples
assemblages de différences plus ou moins nom-
breuses ; et la résistance faite par l'esprit de répul-
sion, si nous mettions en contact deux de ces as-
semblages quelconques , serait en raison des deux
EUREKA. 59
sommes de différences contenues dans chacun ; ex-
pression qui peut être réduite à celle-ci , équivalente :
La somme d'électricité développée par le contact
de deux corps est proportionnée à la différence
entre les sommes respectives d'atomes dont les
corps sont composés .
Qu'il n'existe pas deux corps absolument sem-
blables, c'est un simple corollaire qui résulte de
tout ce que nous avons dit . Donc l'électricité ,
toujours existante , se développe par le contact de
corps quelconques , mais ne se manifeste que
par le contact de corps d'une différence appré-
ciable.
A l'électricité, pour nous servir encore de
cette désignation , nous pouvons à bon droit
rapporter les divers phénomènes physiques de lu-
mière , de chaleur et de magnétisme ; mais nous
sommes bien mieux autorisés encore à attribuer à
ce principe strictement spirituel les phénomènes
plus importants de vitalité , de conscience et de
Pensée. A ce sujet, toutefois , qu'il me soit permis
de faire une pause et de noter que ces phénomènes ,
60 EUREKA
observés dans leur généralité ou dans leurs détails ,
semblent procéder au moins en raison de l'hétéro-
généité.
Écartons maintenant les deux termes équivoques ,
gravitation et électricité, et adoptons les expressions
plus définies d'attraction et de répulsion . La pre-
mière, c'est le corps ; la seconde, c'est l'âme; l'une
est le principe matériel , l'autre le principe spirituel
de l'Univers. Il n'existe pas d'autres principes.
Tous les phénomènes doivent être attribués à l'un
ou à l'autre, ou à tous les deux combinés. Il est si
rigoureusement vrai , il est si parfaitement rationnel
que l'attraction et la répulsion sont les seules pro-
-
priétés par lesquelles nous percevons l'Univers,
en d'autres termes , par lesquelles la Matière se ma-
nifeste à l'Esprit , que nous avons pleinement le
droit de supposer que la matière n'existe que comme
attraction et répulsion, que l'attraction et la
répulsion sont matière , nous servant de cette
hypothèse comme d'un moyen de faciliter l'argu-
mentation ; car il est impossible de concevoir un
cas où nous ne puissions employer à notre gré le
EUREKA 61
mot matière et les termes attraction et répulsion ,
pris ensemble , comme expressions de logique équi-
valentes et convertibles .
VI
Je disais tout à l'heure que ce que j'ai nommé la
tendance des atomes disséminés à retourner à leur
unité originelle devait être pris pour le principe de
la loi newtonienne de la gravitation ; et en effet on
n'aura pas grande peine à entendre la chose ainsi ,
si l'on considère la gravitation newtonienne sous un
aspect purement général , comme une force qui
pousse la matière à chercher la matière ; c'est-à-dire
si nous voulons ne pas attacher notre attention au
modus operandi connu de la force newtonienne . La
coïncidence générale nous satisfait ; mais , en regar-
EUREKA 63
dant de plus près , nous voyons dans le détail beau-
coup de choses qui paraissent non-coïncidentes, et
beaucoup d'autres où la coïncidence ne paraît pas
du moins suffisamment établie . Un exemple la
gravitation newtonienne , si nous la considérons dans
certains modes , ne nous apparaît pas du tout
comme une tendance vers l'Unité ; elle nous semble
plutôt une tendance de tous les corps dans toutes
les directions , phrase qui semble exprimer la ten-
dance à la diffusion . Ici donc il y a non-coïncidence .
Un autre exemple : quand nous réfléchissons surla loi
mathématique qui gouverne la tendance newto-
nienne, nous voyons clairement que nous ne pou-
vons pas obtenir la coïncidence , - relativement , du
moins, au modus operandi, - entre la gravitation,
telle que nous la connaissons , et cette tendance ,
simple et directe en apparence , que j'ai supposée .
En effet, je suis arrivé à un point où il serait bon
de renforcer ma position en inversant mon procédé .
Jusqu'à présent , nous avons procédé à priori ,
d'une considération abstraite de la Simplicité, prise
comme la qualité qui a dû le plus vraisembla-
64 EUREKA
blement caractériser l'action originelle de Dieu .
Voyons maintenant si les faits établis de la Gravi-
tation newtonienne peuvent nous fournir, à poste-
riori , quelques inductions légitimes .
Que déclare la loi newtonienne ? que tous les
corps s'attirent l'un l'autre avec des forces propor-
tionnées aux carrés de leurs distances . C'est à
dessein que je donne d'abord la version vulgaire
de la loi ; et je confesse que dans celle-ci , comme
dans la plupart des traductions vulgaires de grandes
vérités, je ne trouve pas une qualité très-suggestive .
Adoptons donc une phraséologie plus philosophique :
Chaque atome de chaque corps attire chaque
autre atome, soit appartenant au même corps, soit
appartenant à chaque autre corps, avec une force
variant en raison inverse des carrés des distances
entre l'atome attirant et l'atome attiré . Ici , pour
le coup , un flot de suggestions jaillit aux yeux de
l'esprit .
Mais voyons distinctement la chose que Newton
a prouvée , - selon la définition grossièrement ir-
rationnelle de la preuve prescrite par les écoles de
EUREKA 65
métaphysique. Il fut obligé de se contenter de mon-
trer que les mouvements d'un Univers imaginaire ,
composé d'atomes attirants et attirés obéissant à la
loi qu'il annonçait , coïncidaient parfaitement avec
les mouvements de l'Univers existant réellement,
autant du moins qu'il tombe sous notre observa-
tion . Telle fut la somme de sa démonstration , selon
le jargon conventionnel des philosophies . Les suc-
cès qui la confirmèrent ajoutèrent preuve sur
preuve, - des preuves telles que les admet toute
intelligence saine , mais la démonstration de la
loi elle-même , selon les métaphysiciens , n'avait été
confirmée en aucune façon . Cependant la preuve
oculaire, physique , de l'attraction , ici même , sur
cette Terre, fut enfin trouvée, en parfait accord
avec la théorie newtonienne , et à la grande satis-
faction de quelques-uns de ces reptiles intellec-
tuels . Cette preuve jaillit, indirectement et inci-
demment ( comme jaillirent presque toutes les
vérités importantes ) , d'une tentative faite pour
mesurer la densité moyenne de la Terre . Dans
les fameuses expériences que Maskelyne, Cavendish
14.
66 EUREKA
et Bailly firent dans ce but, il fut découvert, vé-
rifié et mathématiquement démontré que l'attrac-
tion de la masse d'une montagne était en accord
exact avec l'immortelle théorie de l'astronome
anglais .
Mais, en dépit de cette confirmation d'une vérité
qui n'en avait aucun besoin , en dépit de la pré-
tendue corroboration de la théorie par la prétendue
preuve oculaire et physique, en dépit du carac-
tère de cette corroboration , - les idées que les
vrais philosophes eux-mêmes ne peuvent s'empêcher
d'accepter relativement à la gravitation , et parti-
culièrement les idées acceptées et complaisamment
maintenues par les hommes vulgaires , ont été évi-
demment tirées , pour la plus grande partie, d'une
considération du principe , tel qu'ils le trouvent
simplement développé sur la planète à laquelle ils
sont attachés .
Or , où tend une considération aussi amoindrie ?
A quelle espèce d'erreur donne-t-elle naissance ?
Sur la Terre nous voyons , nous sentons simplement
que la gravitation chasse tous les corps vers le
EUREKA 67
centre de la Terre . Aucun homme, dans le domaine
ordinaire de la vie, ne peut voir ni sentir autrement ,
ne peut s'empêcher de percevoir que toute chose ,
partout , a une tendance gravitante , perpétuelle,
vers le centre de la Terre, et pas ailleurs ; cepen-
dant (sauf une exception qui sera spécifiée posté-
rieurement) il est certain que chaque chose terrestre
(pour ne pas parler maintenant de toutes les choses
célestes ) a une tendance non-seulement vers le
centre de la Terre , mais en outre vers toute espèce
de direction possible .
Or , quoique les hommes de philosophie ne puis-
sent pas être accusés de se tromper avec le vulgaire
dans cette matière , ils se laissent toutefois influen-
cer , à leur insu , par l'idée vulgaire agissant comme
sentiment. Quoique personne n'ait foi dans les
fables du Paganisme, - dit Bryant dans sa très- sa-
vante Mythologie, - cependant nous nous oublions
sans cesse au point d'en tirer des inductions comme
de réalités existantes. - Je veux dire que la per-
ception purement sensitive de la gravitation , telle
que nous la connaissons sur la Terre, induit l'huma-
68 EUREKA
nité en fantaisie et la fait croire à une concentralisa-
tion, à une sorte de spécialité terrestre; — qu'elle a
toujours incliné vers cette fantaisie les intelligences
même les plus puissantes , -- les détournant perpé-
tuellement, quoique imperceptiblement , de la carac-
téristique réelle du principe ; les ayant empêchées
jusqu'à l'époque présente de saisir même un aperçu
de cette vérité vitale qui se trouve dans une direc-
tion diamétralement opposée, ― derrière les carac-
téristiques essentielles du principe , qui sont , non pas
la concentralisation ou la spécialité , mais l'universa-
lité et la diffusion . Cette vérité vitale est l'Unité ,
prise comme source du phénomène .
Permettez -moi de répéter la définition de la gra-
vitation : Chaque atome, dans chaque corps, altire
chaque autre atome, appartenant au même corps ou
appartenant à tout autre corps, avec une force qui
varie en raison inverse des carrés des distances de
l'atome attirant et de l'atome attiré .
Que le lecteur s'arrête ici un moment avec moi
pour contempler la miraculeuse , ineffable et abso-
lument inimaginable complexité de rapports impli-
EUREKA 69
quée dans ce fait, que chaque atome attire chaque
autre atome, - impliquée seulement dans ce fait de
l'altraction , étant écartée la question de la loi ou
du mode suivant lesquels l'attraction se manifeste , -
impliquée dans ce fait unique que chaque atome
attire plus ou moins chaque autre atome, dans une
immensité d'atomes telle , que toutes les étoiles qui
entrent dans la constitution de l'Univers peuvent
être à peu près comparées pour le nombre aux
alomes qui entrent dans la composition d'un boulet
de canon.
Eussions-nous simplement découvert que chaque
atome tendait vers un point favori , vers quelque
atome particulièrement attractif, nous serions en-
core tombés sur une découverte qui , en elle-même,
aurait suffi pour accabler notre esprit; mais
quelle est cette vérité que nous sommes actuellement
appelés à comprendre ? C'est que chaque atome at-
tire chaque autre atome, sympathise avec ses plus
délicats mouvements , avec chaque atome et avec
tous, toujours , incessamment, suivant une loi dé-
terminée dont la complexité, même considérée seu-
70 EUREKA
lement en elle-même , dépasse absolument les forces
de l'imagination humaine . Si je me propose de me-
surer l'influence d'un seul atome sur l'atome son
voisin dans un rayon solaire , je ne puis pas accom-
plir mon dessein sans d'abord compter et peser tous
les atomes de l'Univers et définir la position précise
de chacun à un moment particulier de la durée . Si
je m'avise de déplacer , ne fût- ce que de la trillio-
nième partie d'un pouce, le grain microscopique de
poussière posé maintenant sur le bout de mon doigt,
quel est le caractère de l'action que j'ai eu la har-
diesse de commettre ? J'ai accompli un acte qui
ébranle la Lune dans sa marche , qui contraint le So-
leil à n'être plus le soleil , et qui altère pour toujours
la destinée des innombrables myriades d'étoiles qui
roulent et flamboient devant la majesté de leur Créa-
teur.
De telles idées , de telles conceptions , pensées
monstrueuses qui ne sont plus des pensées , rêveries
de l'âme plutôt que raisonnements ou même consi-
dérations de l'intellect , de telles idées, je le ré-
pète, sont les seules que nous puissions réussir à
EUREKA 71
créer en nous dans tous nos efforts pour saisir le
grand principe de l'Attraction .
Mais maintenant , avec de telles idées , avec une
telle vision , franchement acceptée , de la merveil-
leuse complexité de l'Attraction , que toute personne ,
capable de réfléchir sur de pareilles matières, s'ap-
plique à imaginer un principe adaptable aux phe-
nomènes observés , ou la condition qui leur a
donné naissance .
Une si évidente fraternité des atomes n'indique-
t-elle pas une extraction commune? Une sympathie si
victorieuse, si indestructible, si absolument indé-
pendante, ne suggère-t- elle pas l'idée d'une source ,
d'une paternité commune ? Un extrême ne pousse-
t-il pas la raison vers l'extrême son contraire ? L'in-
fini dans la division ne se rapporte-t- il pas à l'absolu
dans l'individualité ? Le superlatif de la complexité
ne fait-il pas deviner la perfection dans la simplicité?
Je veux dire , non pas seulement que les atomes ,
comme nous les voyons , sont divisés ou qu'ils sont
complexes dans leurs rapports , mais surtout qu'ils
sont inconcevablement divisés et inexprimablement
142
72 EUREKA
complexes; c'est de l'extrême des conditions que je
veux parler maintenant , plutôt que des conditions
elles-mêmes . En un mot, n'est- ce pas parce que les
atomes étaient , à une certaine époque très-ancienne ,
quelque chose de plus même qu'un assemblage,
n'est-ce pas parce que, originellement , donc norma-
lement , ils étaient Un , que maintenant , en toutes
circonstances , sur tous les points , dans toutes les
directions , par tous les modes de rapprochement ,
dans tous les rapports et à travers toutes les condi-
tions , ils s'efforcent de retourner vers cette unité
absolue, indépendante et inconditionnelle ?
Ici , quelqu'un demandera peut-être : « Pourquoi ,
puisque c'est vers l'Unité que ces atomes s'efforcent
de retourner, ne jugeons-nous pas et ne définissons-
nous pas l'Attraction une simple tendance générale
vers un centre? Pourquoi, particulièrement, vos
atomes, les atomes que vous nous donnez comme
ayant été irradiés d'un centre, ne retournent-ils pas
tous à la fois, en ligne droite , vers le point central
de leur origine ? »
Je réponds qu'ils le font , ainsi que je le montrerai
EUREKA 73
clairement; mais que la cause qui les y pousse est
tout à fait indépendante du centre considéré comme
tel. Ils tendent tous en ligne droite vers un centre,
à cause de la sphéricité selon laquelle ils ont été
lancés dans l'espace . Chaque atome , formant une
partie d'un globe généralement uniforme d'atomes ,
trouve naturellement plus d'atomes dans la direction
du centre que dans toute autre direction ; c'est donc
dans ce sens qu'il est poussé, mais il n'y est pas
poussé parce que le centre est le point de son ori-
gine. Il n'est pas de point auquel les atomes se ral-
lient . Il n'est pas de lieu, soit dans le concret , soit
dans l'abstrait, auquel je les suppose attachés . Rien
de ce qui peut s'appeler localité ne doit être conçu
comme étant leur origine . Leur source est dans le
principe Unité . C'est là le père qu'ils ont perdu .
C'est là ce qu'ils cherchent toujours , immédiatement ,
dans toutes les directions , partout où ils peuvent le
trouver, même partiellement ; apaisant ainsi , dans
une certaine mesure , leur indestructible tendance ,
tout en faisant route vers leur absolue satisfaction
finale .
5
74 EJUREKA
Il suit de tout ceci que tout principe qui sera suf-
fisant pour expliquer en général la loi , ou modus
operandi, de la force attractive , devra aussi expli-
- c'est- à-dire
quer cette loi dans le particulier ;
que tout principe qui montrera pourquoi les atomes
doivent tendre vers leur centre général d'irradia-
tion , avec des forces variant en proportion inverse
des carrés des distances , expliquera d'une manière
satisfaisante la tendance, conforme à la même loi ,
qui pousse l'atome vers l'atome; -car la tendance
vers le centre est simplement la tendance de chacun
vers chacun , et non pas une tendance vers un centre
considéré comme tel .
On voit en même temps que l'établissement de
mes propositions n'implique aucune nécessité
de modifier les termes de la définition newto-
nienne de la Gravitation , laquelle déclare que cha-
que atome attire chaque autre atome , dans une in-
finie réciprocité, et ne déclare que cela ; mais ( en
supposant toutefois que ce que je propose sera fina-
lement admis ) il me semble évident que , dans les
futures opérations de la Science , on pourrait éviter
EUREKA 75
quelque erreur occasionnelle, si l'on adoptait une
phraséologie plus ample, telle que celle - ci : - Cha-
que atome tend vers chaque autre atome, etc. , avec
une force, etc .; le résultat général étant une ten-
dance de tous les atomes ,. avec une force semblable,
vers un centre général.
En reprenant notre route à l'inverse, nous som-
mes arrivés à un résultat identique ; mais , dans l'un
des cas, l'Intuition était le point de départ , dans
l'autre, elle était le but . En commençant mon pre-
mier voyage , je pouvais dire seulement que je sen-
tais , par une irrésistible intuition , que la Simplicité
avait été la caractéristique de l'action originelle de
Dieu; - en finissant mon second voyage , je puis
seulement déclarer que je perçois , par une irrésis-
tible intuition , que l'Unité a été la source des phé-
nomènes de la gravitation newtonienne observés
jusqu'à présent . Ainsi , selon les écoles , je ne prouve
rien. Soit. Je n'ai pas d'autre ambition que de sug-
- et de convaincre par la suggestion . J'ai
gérer ,
l'orgueilleuse conviction qu'il existe des intelligences
humaines profondes, douées d'un prudent discerne:
75 EUREKA
ment, qui ne pourront pas s'empêcher d'être large-
ment satisfaites de mes simples suggestions . Pour
ces intelligences , comme pour la mienne , - il
n'est pas de démonstration mathématique qui puisse
apporter la moindre vraie preuve additionnelle à la
grande Vérité que j'ai avancée , à savoir que l'Unité
Originelle est la source, le principe des Phéno-
mènes Universels . Pour ma part, je ne suis pas
aussi sûr que je parle et que je vois ; je ne suis
pas aussi sûr que mon cœur bat et que mon âme
vit; que le soleil se lèvera demain matin , proba-
bilité qui git encore dans le Futúr , je ne prétends
pas du tout en être aussi sûr que je le suis de ce
Fait irréparablement passé , que Tous les Êtres et
Toutes les Pensées des Êtres, avec toute leur inef-
fable Multiciplicité de Rapports , ont jailli à la fois
à l'existence de la primordiale et indépendante
Unité.
Relativement à la Gravitation newtonienne , le
Docteur Nichol , l'éloquent auteur de l'Architecture
des Cieux, dit : « En vérité , nous n'avons aucune
raison de supposer que cette grande Loi , telle
EUREKA 77
qu'elle nous est aujourd'hui connue , soit la formule
suprême ou la plus simple, conséquemment uni-
verselle et omnicompréhensive, d'une grande Or-
donnance . Le mode suivant lequel son intensité
diminue avec l'élément de la distance n'a pas l'as-
pect d'un principe suprême , lequel principe com-
porte toujours la simplicité de ces axiomes , évidents
par eux-mêmes , qui constituent la base de la Géo-
métrie . »
Il est absolument vrai que les principes suprêmes,
selon le sens usuel des termes, comportent tou-
jours la simplicité des axiomes géométriques (quant
aux choses évidentes par elles-mêmes, il n'en existe
pas) ; — >>> mais ces principes ne sont pas clairement
suprêmes; en d'autres termes , les choses que nous
avons l'habitude de qualifier principes ne sont pas ,
à proprement parler , des principes , puisqu'il
ne peut exister qu'un principe , qui est la Volition
Divine . Nous n'avons donc aucun droit de supposer,
d'après ce que nous observons dans les règles qu'il
nous plaît follement d'appeler principes , quoi que
ce soit qui ressemble aux caractéristiques d'un
78 EUREKA
principe proprement dit . Les principes suprêmes,
dont le Docteur Nichol parle comme comportant la
simplicité géométrique, peuvent avoir et ont en
effet cet aspect géométrique, puisqu'ils sont une
partie intégrante d'un vaste système géométrique,
c'est-à - dire d'un système de simplicité, dans
lequel toutefois le principe vraiment suprême est ,
comme nous le savons , le maximum du complexe,
autrement dit , de l'inintelligible ; - car n'est- ce
pas la Capacité Spirituelle de Dieu ?
Cependant j'ai cité la remarque du docteur Ni-
chol , non pas tant pour infirmer sa philosophie
que pour attirer l'attention sur ce fait, que, malgré
que tous les hommes aient admis un certain prin-
cipe comme existant au delà de la loi de la Gravita-
tion , aucune tentative n'a été faite pour définir ce
qu'est particulièrement ce principe ; si nous ex-
ceptons peut-être quelques visées fantastiques qui
le transportent dans le Magnétisme, dans le Mes-
mérisme , dans le Swedenborgianisme , ou dans le
Transcendantalisme, ou dans tout autre délicieux
isme de la même espèce, invariablement favorisé
EUREKA 79
par une seule et même espèce de gens . Le grand
esprit de Newton , tout en saisissant hardiment la
Loi elle-même, a reculé devant le principe de la Loi.
Plus active , plus compréhensive au moins , sinon
plus patiente et plus profonde, la sagacité de La-
place n'eut pas le courage de s'y attaquer . Mais
l'hésitation de la part de ces astronomes n'est pas
si difficile à comprendre. Eux aussi, comme d'ail-
leurs tous les mathématiciens de la première classe,
ils étaient purement mathématiciens ; leur intelli-
gence du moins était marquée d'un caractère ma-
thématico-physique vigoureusement prononcé . Tout
ce qui n'était pas distinctement situé dans le do-
maine de la Physique ou des Mathématiques leur
apparaissait eomme des Non-Entités ou des Ombres.
Néanmoins, nous pouvons bien nous étonner que
Leibnitz , qui fut une exception remarquable à cette
règle générale, et dont le tempérament spirituel
était un singulier mélange du mathématique avec
le physico-métaphysique , n'ait pas d'abord recher-
ché et défini le point en litige . Newton et Laplace ,
cherchant un principe , et n'en découvrant aucun
80 EUREKA
physique, devaient humblement et tranquillement
s'arrêter à cette conclusion , qu'il n'en existait abso-
lument aucun ; mais il est presque impossible de
concevoir que Leibnitz , ayant épuisé dans ses re-
cherches les domaines de la physique , n'ait pas
marché droit, plein de hardiesse et de confiance , à
travers ce vieux labyrinthe du royaume de la Méta-
physique qui lui était si familier . Il est évident qu'il
a dû s'aventurer à la recherche du trésor ; - s'il
ne l'a pas trouvé, c'est peut-être , après tout , parce
que sa merveilleuse conductrice , son Imagination ,
n'était pas suffisamment adulte ou assez bien édu-
quée pour le diriger dans la bonne route .
J'observais tout à l'heure qu'il avait été fait de
vagues tentatives pour attribuer la Gravitation à de
certaines forces très-douteuses , dont le nom affecte
la désinence isme. Mais ces tentatives , quoique con-
sidérées très -justement comme hardies , n'ont pas
visé plus loin qu'à la généralité, à la pure généra-
lité de la Loi newtonienne . Aucun effort d'explica
tion , aucun effort heureux , à ma connaissance, n'a
été fait relativement à son modus operandi . C'est
EUREKA 81
donc avec une crainte bien légitime d'être pris pour
un fou , dès le début , et avant d'avoir pu porter
mes propositions sous l'œil de ceux-là qui seuls
sont compétents pour décider sur leur valeur , que
je déclare ici que le modus operandi de la Loi de la
Gravitation est une chose excessivement simple et
parfaitement appréciable , à la condition que nous
nous approchions du problème selon une juste gra-
dation et dans la bonne route , - c'est-à-dire si
nous le considérons du point de vue convenable .
VII
Soit que nous arrivions à l'idée d'absolue Unité,
source présumée de Tous les Êtres, par une considé-
ration de la Simplicité prise pour la caractéristique la
plus probable de l'action originelle de Dieu ; - soit
que nous y parvenions par l'examen de l'universa-
lité de rapports dans les phénomènes de la gravita-
tion ; ou soit enfin que nous aboutissions à cette
idée comme au résultat de la corroboration réci-
-
proque des deux procédés , toujours est-il que
l'idée , une fois acceptée , est inséparablement con-
nexe d'une autre idée, celle de la condition de l'Uni-
EUREKA 83
vers sidéral, tel que nous le voyons maintenant,
c'est- à-dire d'une incommensurable diffusion à
travers l'espace . Or , une connexion entre ces idées,
- unité et diffusion , ne peut pas être admis-
sible sans une troisième idée , celle de l'irradiation.
L'Unité Absolue étant prise comme centre, l'Univers
sidéral existant est le résultat d'une irradiation par-
tant de ce centre.
Or , les lois de l'irradiation sont connues . Elles
sont partie intégrante de la sphère . Elles appar-
tiennent à la classe des propriétés géométriques
incontestables . Nous disons d'elles : elles sont
vraies , elles sont évidentes . Demander pourquoi elles
sont vraies , ce serait demander pourquoi sont vrais
les axiomes sur lesquels s'appuie la démonstration
de ces lois . Il n'y a rien de démontrable , pour par-
ler strictement ; mais s'il y a quelque chose de dé-
montrable, les propriétés et les lois en question
sont démontrées .
Mais ces lois , que déclarent- elles ? Comment, par
quels degrés l'irradiation procède-t- elle du centre
vers l'espace?
84 EUREKA
D'un centre lumineux la Lumière émane par
irradiation , et les quantités de lumière reçues par
un plan quelconque, que nous supposerons chan-
geant de position , de manière à se trouver tantôt
plus près , tantôt plus loin du centre , diminueront
dans la même proportion que s'accroîtront les car-
rés des distances entre le plan et le corps lumineux ,
et s'accroîtront dans la même proportion que dimi-
nueront les carrés .
L'expression de la loi peut être ainsi généralisée :
- Le nombre de molécules lumineuses, ou , si l'on
préfère d'autres termes , le nombre d'impressions
Jumineuses , reçues par le plan mobile , sera en pro-
portion inverse des carrés des distances où sera
situé le plan. Et pour généraliser encore , nous pou-
vons dire que la diffusion , l'éparpillement , l'irra-
diation , en un mot, est en proportion directe des
carrés des distances .
Par exemple à la distance B , du centre lumi-
neux A, un certain nombre de particules est épar-
pillé, de manière à occuper la surface B. Donc à la
distance double , c'est-à -dire à C , ces particules se
EUREKA 83
trouveront d'autant plus éparpillées qu'elles occu-
peront quatre surfaces semblables ; à la distance
triple, ou à D, elles seront d'autant plus séparées
les unes des autres qu'elles occuperont neuf sur-
faces semblables ; à une distance quadruple, ou à E,
elles seront tellement diffuses qu'elles s'étendront
sur seize surfaces semblables ; - et ainsi de suite à
l'infini.
B C E
Généralement, en disant que l'irradiation procède
en raison proportionnelle directe des carrés des
distances, nous nous servons du terme irradiation
pour exprimer le degré de diffusion à mesure que
nous nous éloignons du centre . Inversant la propo-
sition , et employant le mot concentralisation pour
86 EUREKA
exprimer le degré d'attraction générale à mesure
que nous nous rapprochons du centre , nous pou-
vons dire que la concentralisation procède en raison
inverse des carrés des distances . En d'autres ter-
mes, nous sommes arrivés à cette conclusion , que ,
dans l'hypothèse que la matière ait été originelle-
ment irradiée d'un centre , et soit maintenant en
train d'y retourner , la concentralisation , ou action
de retour, procède exactement comme nous savons
que procède la force de gravitation .
Or , s'il nous était permis de supposer que la
concentralisation représente exactement la force de
la tendance vers le centre , -- que l'une est en exacte
proportion avec l'autre , et que les deux procèdent
simultanément , nous aurions démontré tout ce qui
était à démontrer . La seule difficulté ici consiste
donc à établir une proportion directe entre la con-
centralisation et la force de concentralisation ; et
nous pouvons considérer la chose comme faite si
nous établissons une proportion semblable entre
l'irradiation et la force d'irradiation .
Une rapide inspection des Cieux suffit pour nous
EUREKA 87
montrer que les étoiles sont distribuées avec une
certaine uniformité générale et à une certaine éga-
lité de distance à travers la région de l'espace où
elles sont groupées , affectant dans leur ensemble une
forme approximativement sphérique ; cette es-
pèce d'égalité, générale plutôt qu'absolue , ne con-
tredisant en rien ma déduction sur l'inégalité de
distances , dans de certaines limites , entre les atomes
originellement irradiés, et représentant un corol
laire du système évident d'infinie complexité de
rapports tirée de l'unité absolue . Je suis parti , on
se le rappelle , de l'idée d'une distribution généra-
lement uniforme , mais particulièrement inégale ,
-
des atomes ; idée confirmée, je le répète , par
une inspection des étoiles , telles qu'elles existent
actuellement .
Mais même dans l'égalité générale de distribu-
tion, en ce qui regarde les atomes , apparaît une
difficulté qui , sans aucun doute , s'est déjà présentée
à ceux de mes lecteurs qui croient que je suppose
cette égalité de distribution effectuée par l'irradia-
tion partant d'un centre. Au premier coup d'œil ,
88 EUREKA
l'idée de l'irradiation nous force à accepter cette
autre idée, jusqu'à présent non séparée et en appa-
rence inséparable , d'une agglomération autour d'un
centre , et d'une dispersion à mesure qu'on s'en
éloigne, l'idée, en un mot , d'inégalité de distri-
bution relativement à la matière irradiée.
Or, j'ai fait observer ailleurs ' que si la Raison , à
la recherche du Vrai , peut jamais trouver sa route,
c'est par des difficultés telles que celle actuellement
en question , par une telle inégalité , par de telles
particularités, par de telles saillies sur le plan ordi-
naire des choses . Grâce à la difficulté, à la particu-
larité qui se présente ici , je bondis d'un seul coup
vers le secret , -secret que je n'aurais jamais pu
atteindre sans la particularité et les inductions
qu'elle me fournit par son pur caractère de parti-
cularité.
La marche de ma pensée , arrivée à ce point , peut
être grossièrement dessinée de la manière suivante :
Double assassinat dans la rue Morgue, - Histoires
extraordinaires .
EUREKA 89
Je me dis « l'Unité, comme je l'ai expliquée ,
est une vérité ; ― je le sens . La Diffusion est une
vérité ; je le vois . L'Irradiation, par laquelle seule
ces deux vérités sont conciliées, est conséquemment
une vérité ; je le perçois . L'égalité de diffusion ,
d'abord déduite à priori et ensuite confirmée par
l'inspection des phénomènes , est aussi une vérité ;
―
je l'admets pleinement . Jusqu'ici tout est clair
autour de moi ; - il n'y a pas de nuages derrière
lesquels puisse se cacher le secret , le grand secret
du modus operandi de la gravitation ; mais ce
secret est quelque part aux environs , très-certaine-
ment, et n'y eût- il qu'un seul nuage en vue , je serais
tenu de soupçonner ce nuage. » Et justement ,
comme je me dis cela , voilà qu'un nuage apparaît .
Ce nuage est l'impossibilité apparente de concilier
ma vérité, irradiation avec mon autre vérité, éga-
lité de diffusion . Je me dis alors : « Derrière celte
impossibilité apparente doit se trouver ce que je
cherche . » Je ne dis pas : impossibilité réelle ; car
une invincible foi dans mes vérités me confirme
qu'il n'y a là , après tout , qu'une simple difficulté ;
90 EUREKA
mais je vais jusqu'à dire , avec une confiance opi-
niâtre, que, quand cette difficulté sera résolue , nous
trouverons, enveloppée dans le procédé de solution ,
la clef du secret que nous cherchons . De plus , je
sens que nous ne découvrirons qu'une seule solution
possible de la difficulté , et cela , pour cette raison
que, s'il y en avait deux, l'une des deux serait su-
perflue, sans utilité, vide , ne contenant aucune
clef, puisqu'il n'est pas besoin d'une double clef
pour ouvrir un secret quelconque de la nature .
Et maintenant examinons : les notions ordi-
naires , les notions distinctes que nous pouvons avoir
de l'irradiation , sont tirées du mode tel que nous le
voyons appliqué dans le cas de la Lumière . Là nous
trouvons une effusion continue de courants lumi-
neux, avec une force que nous n'avons aucun droit
de supposer variable . Or, dans n'importe quelle ir-
radiation de cette nature, continue et d'une force
invariable , les régions voisines du centre doivent
être inévitablement plus remplies que les régions
éloignées . Mais je n'ai supposé aucune irradiation
telle que celle-là . Je n'ai pas supposé une irradiation.
EUREKA 91
continue; par la simple raison qu'une telle supposition
impliquerait d'abord la nécessité d'adopter une con-
ception que l'homme, ainsi que je l'ai montré , ne
peut pas adopter , et que l'examen du firmament ré-
fute, ainsi que je le démontrerai plus amplement, -
la conception d'un Univers sidéral absolument infini ,
-
et impliquerait, en second lieu , l'impossibilité
de comprendre une réaction , c'est- à - dire la gravita-
tion, telle qu'elle existe maintenant , puisque, tant
qu'une action se continue, aucune réaction , natu-
rellement, ne peut avoir lieu . Donc , ma supposi-
tion , ou plutôt l'inévitable déduction tirée des justes.
prémisses , était celle d'une irradiation déterminée,
d'une irradiation finalement discontinuée .
Qu'il me soit permis maintenant de décrire le seul
mode possible selon lequel nous pouvons com-
prendre que la matière ait été répandue à travers
l'espace, de manière à remplir à la fois les con-
ditions d'irradiation et de distribution généralement
égale .
Par commodité d'illustration , imaginons d'abord
une sphère creuse, de verre ou d'autre matière,
92 EUREKA
occupant l'espace à travers lequel la matière univer-
selle a été également éparpillée , par le moyen de
l'irradiation , de la particule absolue , indépendante ,
inconditionnelle , placée au centre de la sphère .
Un certain effort de la puissance expansive (que
nous présumons être la Volonté Divine) , - en d'au-
tres termes, une certaine force, dont la mesure est la
quantité de matière , c'est- à- dire le nombre des
atomes, - a émis , émet , par irradiation , ce nombre
d'atomes , les chassant hors du centre dans toutes
les directions, leur proximité réciproque diminuant
à mesure qu'ils s'éloignent de ce centre , jusqu'à
ce que finalement ils se trouvent éparpillés sur la
surface intérieure de la sphère .
Quand les atomes ont atteint cette position , ou
pendant qu'ils tendaient à l'atteindre , un second
exercice inférieur de la même force, une seconde
.
force inférieure de la même nature, émet de la
même manière , par irradiation , une seconde couche
d'atomes qui va se déposer sur la première ; le
nombre d'atomes , dans ce cas comme dans le pre-
mier, étant la mesure de la force qui les a émis ,
EUREKA 93
en d'autres termes , la force étant précisément appro-
priée au dessein qu'elle accomplit , la force et le
nombre d'atomes envoyés par cette force étant di-
rectement proportionnels .
Quand cette seconde couche a atteint sa destina-
tion ou pendant qu'elle s'en approche , un troisième
exercice inférieur de la même force, ou une troi-
sième force inférieure de même nature , le
nombre des atomes émis étant dans tous les cas la
mesure de la force, - dépose une troisième couche
sur la seconde , et ainsi de suite, jusqu'à ce que
ces couches concentriques , devenant de moins en
moins vastes, atteignent finalement le point cen-
tral ; et alors la matière diffusible, en même temps
que la force diffusive , se trouve épuisée .
Notre sphère est maintenant remplie, par le
moyen de l'irradiation , d'atomes également répartis .
Les deux conditions nécessaires , celles de l'irradia-
tion et d'une diffusion égale, sont accomplies par le
seul mode qui permette de concevoir la possibilité
de leur accomplissement simultané . C'est pour cette
raison que j'ai l'espérance de trouver maintenant,
96 EUREKA
loi probable , ou modus operandi , pour l'action de
retour, ne peut pas ne pas arriver à cette conclusion
que la loi de retour doit être précisément la réci-
proque de la loi d'émission . Chacun du moins aura
parfaitement le droit de considérer la chose comme
démontrée , jusqu'à ce que quelqu'un donne une
raison plausible qui affirme le contraire , jusqu'à ce
qu'une autre loi de retour soit imaginée que l'intel-
ligence puisse adopter comme préférable .
Donc, la matière irradiée dans l'espace, avec une
force qui varie comme les carrés des distances ,
pourrait à priori être supposée retourner vers son
centre d'irradiation avec une force variant en raison
inverse des carrés des distances ; et j'ai déjà montré
que tout principe qui expliquera pourquoi les
atomes tendent , en raison d'une loi quelconque,
vers le centre général, doit être admis comme ex-
pliquant en même temps , d'une manière suffisante,
pourquoi , en raison de la même loi, ils tendent l'un
vers l'autre . Car, en fait, la tendance vers le centre
général n'est pas une tendance vers un centre po-
sitif; elle a lieu vers ce point, seulement parce que
EUREKA 95
couche quelconque, est en proportion directe du
carré de la distance qui sépare cette couche du
centre.
Mais le nombre des atomes dans une couche
quelconque est la mesure de la force qui a émis
cette couche , c'est -à-dire qu'elle est en proportion
directe de la force.
Donc la force qui a irradié chaque couche est en
proportion directe du carré de la distance entre
cette couche et le centre, ou , pour généraliser, la
force de l'irradiation a eu lieu en proportion directe
des carrés des distances.
Or, la Réaction, autant que nous en pouvons con-
naître , c'est l'Action inversée. Le principe général
de la Gravitation étant, en premier lieu , entendu
comme la réaction d'un acte, comme l'expression
d'un désir de la part de la Matière , existant à l'état
de diffusion , de retourner à l'Unité d'où elle est
issue , et en second lieu , l'esprit étant obligé de dé-
terminer le caractère de ce désir, la manière selon
·
laquelle il doit naturellement se manifester, --
étant, en d'autres termes , obligé de concevoir une
96 EUREKA
loi probable, ou modus operandi , pour l'action de
retour, ne peut pas ne pas arriver à cette conclusion
que la loi de retour doit être précisément la réci-
proque de la loi d'émission . Chacun du moins aura
parfaitement le droit de considérer la chose comme
démontrée, jusqu'à ce que quelqu'un donne une
raison plausible qui affirme le contraire, jusqu'à ce
qu'une autre loi de retour soit imaginée que l'intel-
ligence puisse adopter comme préférable .
Donc, la matière irradiée dans l'espace , avec une
force qui varie comme les carrés des distances ,
pourrait à priori être supposée retourner vers son
centre d'irradiation avec une force variant en raison
inverse des carrés des distances ; et j'ai déjà montré
que tout principe qui expliquera pourquoi les
atomes tendent, en raison d'une loi quelconque ,
vers le centre général, doit être admis comme ex-
pliquant en même temps , d'une manière suffisante ,
pourquoi , en raison de la même loi , ils tendent l'un
vers l'autre . Car , en fait , la tendance vers le centre
général n'est pas une tendance vers un centre po-
sitif; elle a lieu vers ce point, seulement parce que
EUREKA 97
clique atome, en se dirigeant vers un tel point , s'a-
chemine directement vers son centre réel et essentiel,
qui est l'Unité, ― l'Union absolue et finale de toutes
choses.
Cette considération ne présente à mon esprit
aucune difficulté ; mais cela ne m'aveugle pas sur
son obscurité possible pour les esprits moins habi-
tués à manier des abstractions , et en somme il serait
peut-être bon de considérer la proposition d'un ou
deux autres points de vue.
La molécule absolue, indépendante , originelle-
ment créée par la Volition Divine, doit avoir été dans
une condition de normalité positive ou de perfec-
tion ; --
car toute imperfection implique rapport. Le
bien est positif; le mal est négatif; il n'est que la
négation du bien, comme le froid est la négation de
la chaleur , l'obscurité, de la lumière . Pour qu'une
chose soit mauvaise , il faut qu'il y ait quelque autre
chose qui soit comparable à ce qui est mauvais ; —
une condition à laquelle cette chose mauvaise ne
satisfait pas ; une loi qu'elle viole ; un être qu'elle
offense. Si cet être, cette loi, cette condition, rela-
6
98 EUREKA
tivement auxquels la chose est mauvaise , n'existent
pas, ou si , pour parler plus strictement, il n'existe
ni êtres, ni lois, ni conditions , alors la chose ne peut
pas être mauvaise et devra conséquemment être
bonne . Toute déviation de la normalité implique
une tendance au retour . Une différence d'avec ce
qui est normal , droit , juste , ne peut avoir été créée
que par la nécessité de vaincre une difficulté. Et si la
force qui surmonte cette difficulté n'est pas infini-
ment continuée, la tendance indestructible à ce re-
tour pourra à la longue agir dans le sens de sa satis-
faction . La force retirée, la tendance agit . C'est le
principe de réaction , comme conséquence inévitable
d'une action finie . Pour employer une phraseologic
dont on pardonnera l'affectation apparente à cause
de son énergie, nous pouvons dire que la Réaction
est le retour de ce qui est et ne devrait pas être vers
ce qui était originellement , et conséquemment de-
---
vrait être; et j'ajoute que l'on trouverait toujours
la force absolue de la Réaction en proportion di-
recte avec la réalité , la vérité , l'absolu du principe
-
originel, s'il était possible de mesurer celui-ci ;
EUREKA 99
et conséquemment la plus grande de toutes les réac-
tions concevables doit être celle produite par la ten-
dance dont il est question ici , la tendance à
retourner vers l'absolu originel, vers le suprême
primitif. La gravitation doit donc être la plus éner-
gique de toutes les forces, - idée obtenue à priori
et largement confirmée par l'induction . Quel usage
je ferai de cette idée , on le verra par la suite .
Les atomes, ayant été répandus hors de leur con-
dition normale d'Unité , cherchent à retourner
vers quoi ? Non pas , certainement, vers aucun point
particulier ; car il est clair que si , au moment de la
diffusion , tout l'Univers matériel avait été pro-
jeté collectivement à une certaine distance du point
d'irradiation, la tendance atomique vers le centre
de la sphère n'aurait pas été troublée le moins du
monde ; les atomes n'auraient pas cherché le point
de l'espace absolu dont ils étaient originairement
Issus. C'est simplement la condition , et non le point
ou le lieu où cette condition a pris naissance , que les
atomes cherchent à rétablir ; ce qu'ils désirent ,
c'est simplement cette condition qui est leur norma-
152726B
100 EUREKA
lité. « Mais ils cherchent un centre, - dira-t-on ,
--
et un centre est un point. » C'est vrai ; mais ils
cherchent ce point, non dans son caractère de point
(car si toute la sphère changeait de position , ils
chercheraient également le centre , et le centre serait
alors un autre point) , mais parce que, en raison de
la forme dans laquelle ils existent collectivement
(qui est celle de la sphère) , c'est seulement par le
point en question, qui est le centre de la sphère ,
qu'ils peuvent atteindre leur véritable but , l'Unité .
Dans la direction du centre , chaque atome perçoit
plus d'atomes que dans toute autre direction . Chaque
atome est poussé vers le centre , parce que sur la
ligne droite, qui s'étend de lui au centre et qui con-
tinue au delà jusqu'à la circonférence , se trouve un
plus grand nombre d'atomes que sur toute autre
ligne droite, un plus grand nombre d'objets qui
le cherchent, lui, atome individuel , - un plus
grand nombre de satisfactions pour sa propre ten-
dance à l'Unité , en un mot, parce que dans la
direction du centre se trouve la plus grande possi-
bilité de satisfaction générale pour son appétit in-
EUREKA 101
dividuel. Pour parler brièvement, la condition de
l'Unité est en réalité ce que cherchent les atomes,
et s'ils semblent chercher le centre de la sphère , ce
n'est qu'implicitement, parce que le centre impli-
que , contient, enveloppe le seul centre essentiel,
l'Unité . Mais , en raison de ce caractère double et
implicite, il est impossible de séparer pratiquement
la tendance vers l'Unité abstraite de la tendance vers
le centre concret. Ainsi la tendance des atomes vers
le centre général est , à tous égards , pratique et
logique, la tendance de chacun vers chacun , et
cette tendance réciproque universelle est la tendance
vers le centre ; l'une peut être prise pour l'autre ;
tout ce qui s'applique à l'une doit s'appliquer à
l'autre, et enfin tout principe qui expliquera suffi-
samment l'une est une explication indubitable de
l'autre.
Je regarde soigneusement autour de moi pour
trouver une objection rationnelle contre ce que j'ai
avancé , et je n'en puis découvrir aucune ; mais
parmi cette classe d'objections généralement pré-
sentées par les douteurs de profession , les amoureux
6.
102 EUREKA
du Doute, j'en aperçois très-aisément trois , et je
vais les examiner successivement .
On dira peut- être d'abord : « La preuve que la
force d'irradiation (dans le cas en question) est en
proportion directe des carrés des distances repose
sur cette supposition gratuite que le nombre des
atomes dans chaque couche est la mesure de la force
par laquelle ils ont été émis . »
Je réponds que non-seulement j'ai parfaitement
le droit de faire une telle supposition , mais que je
n'aurais aucun droit d'en faire une autre . Ce que je
suppose est simplement qu'un effet sert de mesure
à la cause qui le produit , que tout exercice de la
Volonté Divine sera proportionnel au but qui ré-
clame cet exercice , B et que les moyens de l'Omni-
potence, ou de l'Omniscience , seront exactement
appropriés à ses desseins . Le déficit ou l'excès dans
la cause ne peuvent engendrer aucun effet. Si la
force qui a irradié chaque couche dans la position
qu'elle occupe avait été moins ou plus grande qu'il
n'était nécessaire , c'est- à-dire , si elle n'avait pas été
en proportion directe avec le but, alors cette couche
EUREKA 103
n'aurait pas pu être irradiée à sa juste position . Si
la force qui, en vue d'une égalité générale de distri-
bution , a émis le nombre juste d'atomes pour cha-
que couche, n'avait pas été en proportion directe
avec le nombre, alors ce nombre n'aurait pas été le
nombre demandé pour une égale distribution .
La seconde objection supposable a de meilleurs
droits à une réponse .
C'est un principe admis en dynamique que tout
corps, recevant une impulsion , une disposition à se
mouvoir, se meut en ligne droite dans la direction
donnée par la force impulsive , jusqu'à ce qu'il soit
détourné ou arrêté par quelque autre force . Com-
ment donc, demandera-t - on peut-être , ma première
couche , la couche extérieure d'atomes peut- elle
arrêter son mouvement à la surface de la sphère de
verre imaginaire, quand une seconde force , d'un
caractère non imaginaire , ne se manifeste pas , pour
expliquer cette interruption dans le mouvement?
Je réponds que l'objection prend naissance ici
dans une supposition tout à fait gratuite de la part
du critique , - la supposition d'un principe dyna-
104 EUREKA
mique à une époque où il n'existait pas de principes,
en quoi que ce soit ; - je me sers naturellement du
mot principe dans le sens même que le critique at-
tribue à ce mot.
Au commencement des choses , nous ne pouvons
admettre , nous ne pouvons comprendre qu'une
Première Cause, le Principe vraiment suprême, la
Volonté de Dieu . L'action primitive , c'est- à-dire l'Ir-
radiation de l'Unité , doit avoir été indépendante de
tout ce que le monde appelle principe , parce que ce
que nous désignons sous ce terme n'est qu'une con-
séquence de la réaction de cette action primitive ;
je dis action primitive; car la création de la molé-
cule matérielle absolue doit être considérée comme
une conception plutôt que comme une action dans
le sens ordinaire du mot. Ainsi nous regarderons
l'action primitive comme une action tendant à l'éta-
blissement de ce que nous appelons maintenant
principes . Mais cette action primitive elle-même
doit être entendue comme une Volition continue.
La Pensée de Dieu doit être comprise comme don-
nant naissance à la Diffusion , comme l'accompa-
EUREKA 105
gnant, comme la régularisant , et finalement comme
se retirant d'elle après son accomplissement . Alors
commence la Réaction , et par la Réaction , le prin-
cipe, dans le sens où nous employons le mot . Il se-
rait prudent, toutefois , de limiter l'application de ce
mot aux deux résultats immédiats de la cessation de
la Volition Divine , c'est-à-dire aux deux agents , At-
traction et Répulsion . Chaque autre agent naturel
dérive , plus ou moins immédiatement , de ces deux-
là et serait en conséquence plus convenablement
désigné sous le nom de sous - principe .
On peut objecter en troisième lieu que le mode
particulier de distribution des atomes que j'ai ex-
posé est une hypothèse et rien de plus.
Or, je sais que le mot hypothèse est une lourde
massue , empoignée immédiatement , sinon soule-
vée, par tous les petits penseurs , à la première ap-
parence d'une proposition portant , plus ou moins ,
le costume d'une théorie. Mais il n'y a ici aucune
bonne raison pour jouer de ce terrible marteau de
l'hypothèse, même pour ceux qui sont capables de
le soulever , géants ou mirmidons .
106 EUREKA
Je maintiens d'abord que le mode tel que je l'ai
décrit est le seul par lequel nous puissions conce-
voir que la Matière ait été répandue de manière à
satisfaire à la fois aux deux conditions d'irradiation
et de distribution généralement égale . J'affirme en-
suite que ces conditions elles-mêmes se sont impo-
sées à ma pensée comme résultats inévitables d'un
raisonnement aussi logique que celui sur lequel
repose n'importe quelle démonstration d'Euclide ;
et j'affirme, en troisième lieu , que, quand même
l'accusation d'hypothèse serait aussi bien appuyée
qu'elle est, en fait , vaine et insoutenable , la validité
et l'infaillibilité de mon résultat n'en serait ce-
pendant pas infirmée , même dans le plus petit
détail.
Je m'explique : - la Gravitation newtonienne ,
loi de la Nature , loi dont l'existence ne peut être
mise en question qu'à Bedlam, loi qui , une fois ad-
mise, nous donne le moyen d'expliquer les neuf
dixièmes des phénomènes de l'Univers , - loi que
nous sommes, à cause de cela même , et sans en ré-
férer à aucune autre considération , disposés à admet-
EUREKA 107
tre et que nous ne pouvons nous empêcher de recon-
naître comme loi , mais loi dont ni le principe
ni le modus operandi du principe n'ont été jusqu'à
présent décalqués par l'analyse humaine , -— loi enfin
qui n'a été trouvée susceptible d'aucune explication ,
ni dans son détail , ni dans sa généralité , - se mon-
tre décidément explicable et expliquée sur tous les
points , pourvu seulement que nous donnions notre
assentiment à... à quoi ? A une hypothèse ? Mais si
une hypothèse, si la plus pure hypothèse , une
.
hypothèse à l'appui de laquelle , comme dans le cas
de la Loi newtonienne , pure hypothèse elle- même ,
ne se présente pas l'ombre d'une raison à priori,
- si une hypothèse , même aussi absolue que tout
ce que celle-ci comporte, nous permet d'assigner
un principe à la Loi newtonienne , nous permet
de considérer comme remplies des conditions si
miraculeusement , si ineffablement complexes et en
apparence inconciliables , comme celles impliquées
dans les rapports que nous révèle la Gravitation ,
quel être rationnel poussera la sottise jusqu'à appe-
ler plus longtemps « hypothèse , » même cette ab-
108 EUREKA
-
solue hypothèse , à moins qu'il ne persiste ainsi
en sous-entendant que c'est simplement par pur
amour pour l'irrévocabilité des mols ?
Mais quel est actuellement le véritable état de la
question ? Quel est le fait ? Non- seulement ce n'est
pas une hypothèse que nous sommes priés d'adop-
ter, pour expliquer le principe en question , mais
c'est une conclusion logique que nous sommes invi-
tés, non pas à adopter si nous pouvons nous en
dispenser, mais simplement à nier si cela nous est
possible; une conclusion d'une logique si exacte
que la discuter , douter de sa validité, serait un
effort au-dessus de nos forces ; une conclusion à
laquelle nous ne voyons pas le moyen d'échapper ,
de quelque côté que nous nous tournions ; un ré-
sultat que nous trouvons toujours en face de nous ,
soit que l'induction nous ait promenés à travers les
phénomènes de la dite Loi , soit que nous redescen-
dions, avec la déduction , de la plus rigoureusement
simple de toutes les suppositions , en un mot, de
la supposition de la Simplicité elle-même .
Et si maintenant, par pur amour de la chicane ,
EUREKA 109
on objecte que , bien que mon point de départ soit,
comme je l'affirme, la supposition de l'absolue Sim-
plicité, cependant la Simplicité , considérée en elle-
même, n'est point un axiome, et que les déductions
tirées des axiomes sont les seules incontestables,
alors je répondrai :
Toute autre science que la Logique est une science
de certains rapports concrets. L'Arithmétique , par
-
exemple , est la science des rapports de nombre,
la Géométrie , des rapports de forme, - les Mathé-
matiques en général , des rapports de quantité en
général , de tout ce qui peut être augmenté ou di-
minué . Mais la Logique est la science du Rapport
dans l'abstrait , du Rapport absolu , du Rapport con-
sidéré en lui-même . Ainsi , dans toute science autre
que la Logique, un axiome est une proposition pro-
clamant certains rapports concrets qui semblent
trop évidents pour être discutés , comme quand nous
disons , par exemple , que le tout est plus grand que
sa partie ; - et le principe de l'axiome Logique à
son tour, ou dans d'autres termes , le principe d'un
axiome dans l'abstrait, est simplement l'évidence de
7
110 EUREKA
rapport. Or , il est clair , d'abord , que ce qui est
évident pour un esprit peut n'être pas évident pour
un autre ; ensuite , que ce qui est évident pour un
esprit à une époque peut n'être pas du tout évident
à une autre époque pour le même esprit. Il est clair ,
de plus, que ce qui est évident aujourd'hui pour la
majorité de l'humanité ou pour la majorité des
meilleurs esprits humains , peut demain , pour ces
mêmes majorités , être plus ou moins évident, ou
même n'être plus évident du tout . On voit donc que
le principe axiomatique lui-même est susceptible de
variation, et que naturellement les axiomes sont
susceptibles d'un semblable changement . Puisqu'ils
sont variables , les vérités, auxquelles ils donnent
naissance , sont aussi nécessairement variables , ou ,
en d'autres termes , sont telles , qu'il ne faut jamais
s'y fier absolument , puisque la Vérité et l'Immu-
tabilité ne font qu'un .
Or , il est facile de comprendre qu'aucune idée
axiomatique , aucune idée fondée sur le principe
flottant de l'évidence de rapport, ne peut fournir ,
pour une construction quelconque de la Raison , une
EUREKA 111
base aussi sûre, aussi solide , que cette idée (quelle
qu'elle soit, n'importe où nous la puissions trou-
ver, et si toutefois il est possible de la trouver quel-
que part) , qui sera absolument indépendante , qui
non - seulement ne présentera à l'esprit aucune évi-
dence de rapport, grande ou petite , mais encore
lui imposera la nécessité de n'en voir aucune . Si une
telle idée n'est pas ce que nous appelons étourdi-
ment un axiome, elle est au moins préférable ,
comme base logique, à tout axiome qui ait jamais
été avancé, ou à tous les axiomes imaginables réu-
nis ; — et telle est précisément l'idée par laquelle
commence mon procédé de déduction , que l'in-
duction corrobore si parfaitement . Ma particule
propre n'est que l'absolue Indépendance . Pour ré-
sumer ce que j'ai avancé , je suis parti de ce point
que j'ai considéré comme évident , à savoir que le
Commencement n'avait rien derrière lui ni devant
lui, — qu'il y avait eu en fait un Commencement,
--
que c'était un commencement et rien autre
chose qu'un commencement, - bref que ce Com-
mencement était... ce qu'il était . Si l'on veut que
112 EUREKA
ce soit là une pure supposition , j'y consens .
Pour finir cette partie de mon sujet , je suis plei-
nement autorisé à déclarer que la Loi, que nous
nommons habituellement Gravitation , existe en
raison de ce que la Matière a été, à son origine,
irradiée atomiquement , dans une sphère limitée¹
d'Espace, d'une Particule Propre , unique, indivi-
duelle, inconditionnelle , indépendante et absolue,
selon le seul mode qui pouvait satisfaire à la fois
aux deux conditions d'irradiation et de distribution
généralement égale à travers la sphère, — c'est-à-
dire par une force variant en proportion directe des
carrés des distances comprises entre chacun des
atomes irradiés et le centre spécial d'Irradiation .
J'ai déjà dit pour quelles raisons je présumais que
la Matière avait été éparpillée par une force déter-
minée, plutôt que par une force continue ou infini-
ment continuée. D'abord, en supposant une force
continue, nous ne pourrions comprendre aucune
¹ Une sphère est nécessairement limitée; mais je préfère la
tautologie au danger de n'être pas compris. E. P.
EUREKA 113
espèce de réaction ; et ensuite nous serions obligés
d'accepter l'idée inadmissible d'une extension infi-
nie de Matière . Sans nous appesantir sur l'impossi-
bilité de cette conception , remarquons que l'exten-
sion infinie de la Matière est une idée qui , si elle
n'est pas positivement contredite , du moins n'est
pas du tout confirmée par les observations télesco-
--
piques ; c'est un point à éclaircir plus tard ; et
cette raison empirique qui nous fait croire que la
Matière est originellement finie se trouve confirmée
d'une manière non empirique . Ainsi , par exemple ,
en admettant, pour le moment, la possibilité de
comprendre l'Espace rempli par les atomes irra-
diés, c'est-à- dire en admettant, autant que nous le
pouvons , que la succession des atomes irradiés
n'ait absolument pas de fin , il est suffisamment clair
que, même après que la Volonté Divine s'est retirée
d'eux et que la tendance à retourner vers l'Unité
a eu , d'une manière abstraite, permission de se
satisfaire, cette permission aurait été futile et inef-
ficace, sans valeur pratique et sans effet quelconque.
Aucune Réaction n'aurait pu avoir lieu ; aucun
114 EUREKA
mouvement vers l'Unité n'aurait pu se faire; au-
cune loi de Gravitation n'aurait pu s'établir .
Expliquons mieux la chose . Accordez que la ten-
dance abstraite d'un atome quelconque vers un
autre atome quelconque est le résultat inévitable de
la diffusion de l'Unité normale, ou ce qui est la
même chose , admettez qu'un atome donné quel-
conque se propose de se mouvoir dans une direc-
tion donnée quelconque, il est clair que, s'il y a
une infinité d'atomes de tous les côtés de l'atome qui
se propose de se mouvoir, il ne pourra jamais se
mouvoir , dans la direction donnée, vers la satisfac-
tion de sa tendance , en raison d'une tendance préci-
sément égale et contre- balançante dans la direction
diamétralement opposée . En d'autres termes, il y a
exactement autant de tendances derrière que devant
l'atome hésitant ; car c'est une pure sottise de dire
qu'une ligne infinie est plus longue ou plus courte
qu'une autre ligne infinie , ou qu'un nombre infini
est plus gros ou plus petit qu'un autre nombre in-
fini . Ainsi l'atome en question doit rester station-
naire à jamais . Dans les conditions impossibles que
EUREKA 115
nous nous sommes efforcés de concevoir , simple-
ment pour l'amour de la discussion , il n'y aurait eu
aucune aggrégation de Matière , ni étoiles, ni
mondes , - rien qu'un Univers éternellement ato-
mique et illogique . En effet , de quelque façon que
vous considériez la chose, l'idée d'une Matière illi-
mitée est non-seulement insoutenable, mais impos-
sible et pertubatrice de tout ordre.
En nous figurant les atomes compris dans une
sphère, nous concevons tout de suite une satisfac-
tion possible pour la tendance à la réunion . Le ré-
sultat général de la tendance de chacun vers chacun
étant une tendance de tous vers le centre , la mar-
che générale de la condensation , ou le rapproche-
ment, commence immédiatement, par un mouve-
ment commun et simultané , avec la retraite de la
Volition Divine ; les rapprochements individuels
ou coalescences -- non pas fusions - d'atome à
atome étant sujets à des variations presque infinies
dans le temps , le degré et la condition , en raison de
l'excessive multiplicité de rapports produite par les
différences de forme qui caractérisaient les atomes
116 EUREKA
au moment où ils se séparaient de la Particule Pro-
pre ; produite également par l'inégalité particulière
et subséquente de distance de chacun à chacun .
Ce que je désire faire entrer dans l'esprit du lec-
teur , c'est la certitude que , tout d'abord (la force
diffusive ou Volition Divine s'étant retirée), de la
condition des atomes telle que je l'ai décrite , ont
dû , sur d'innombrables points à travers la sphère
Universelle, naître d'innombrables agglomérations ,
caractérisées par d'innombrables différences spéci-
fiques de forme , de grosseur , de nature essentielle ,
et de distance réciproque. Le développement de la
Répulsion ( Électricité) doit naturellement avoir
commencé avec les premiers efforts particuliers vers
l'Unité, et avoir marché constamment en raison de
la Coalescence , --- c'est-à-dire de la Condensation ,
ou, conséquemment, de l'Hétérogénéité .
Ainsi les deux Principes proprement dits , l'At-
traction et la Répulsion , le Matériel et le Spirituel,
s'acompagnent l'un l'autre dans la plus étroite
confraternité. Ainsi le Corps et l'Ame marchent de
concert.
VIII
Si maintenant, en imagination , nous choisissons ,
à travers la sphère Universelle , une quelconque de
ces agglomérations considérées dans leurs phases
primaires, et si nous supposons que cette agglomé-
ration commençante a eu lieu sur ce point où existe.
le centre de notre Soleil , ou plutôt où il existait
originellement (car le Soleil change perpétuellement
de position) , nous nous rencontrerons infaillible-
ment avec la plus magnifique des théories, et , pen-
dant un certain temps au moins, nous avancerons
7.
118 EUREKA
avec elle, - je veux dire avec la Cosmogonie de
Laplace ; quoique Cosmogonie soit un terme
trop compréhensif pour l'objet dont l'auteur traite
en réalité, qui est seulement la constitution de notre
système solaire , c'est-à-dire d'un système parmi la
myriade de systèmes analogues qui composent l'U-
nivers proprement dit , cette sphère Universelle ,
cet omni-compréhensif et absolu Kosmos qui forme
le sujet de mon présent discours .
Laplace, se confinant dans une région évidemment
limitée; celle de notre système solaire, avec son entou-
rage comparativement immédiat, et supposant pure-
ment, c'est-à-dire sans établir aucune base quelcon-
que, par induction ou par déduction , une grande
partie de ce que j'essayais tout à l'heure de fixer sur
une base plus solide qu'une pure hypothèse ; -sup-
posant, par exemple , la matière répandue (sans pré-
tendre expliquer cette diffusion) à travers l'espace
occupé par notre système, et même un peu au delà ;
répandue à l'état de nébulosité hétérogène et obéis-
sant à la loi toute-puissante de la Gravitation ,
dont il ne s'avise pas de conjecturer le principe ;
1444
EUREKA 119
supposant toutes ces choses (qui sont parfai-
tement vraies , bien qu'il n'eût pas logiquement le
droit de les supposer) , Laplace , dis-je , a montré ,
dynamiquement et mathématiquement , que les
résultats naissant forcément de telles circonstances
sont ceux , et ceux-là seuls , que nous voyons mani-
festés dans la condition actuelle du système solaire.
Je m'explique. Supposons que cette agglomé-
ration particulière dont nous avons parlé , celle qui a
eu lieu au point marqué par le centre de notre So-
leil, ait continué jusqu'à ce qu'une vaste quantité de
matière nébuleuse y ait pris une forme à peu près
sphérique; son centre coïncidant évidemment avec
le centre actuel ou plutôt le centre originel de notre
•
Soleil, et sa périphérie s'étendant au delà de l'orbite
de Neptune , la plus éloignée de nos planètes ; en
d'autres termes , supposons que le diamètre de cette
sphère grossière ait été d'environ six mille millions
de milles . Pendant des siècles , cette masse de ma-
tière a été se condensant, tant qu'à la longue elle a
été réduite au volume que nous imaginons , ayant
procédé graduellement depuis son état atomique et
120 EUREKA
imperceptible jusqu'à ce que nous entendons par
une nébulosité visible , palpable , ou appréciable
d'une manière quelconque .
Or, la condition de cette masse implique une ro-
tation autour d'un axe imaginaire, - rotation , qui ,
commençant avec les premiers symptômes d'aggré-
gation , a depuis lors toujours acquis de la vélocité .
Les deux premiers atomes qui se sont rencon-
trés , partant de points non diamétralement op-
posés , ont dû , se précipitant un peu au delà l'un
de l'autre, former un noyau pour le mouvement ro-
tatoire en question . Comment ce mouvement a aug-
menté en vélocité, on le voit aisément . Les deux
atomes sont rejoints par d'autres ; une agréga-
tion est formée . La masse continue à tourner tout
en se condensant. Mais tout atome situé à la circon-
férence subit naturellement un mouvement plus
rapide qu'un atome placé plus près du centre . Néan-
moins l'atome éloigné, avec sa vélocité supérieure ,
se rapproche du centre, portant avec lui cette vé-
locité supérieure à mesure qu'il avance . Ainsi
chaque atome marchant vers le centre , et s'attachant
EUREKA 121
finalement au centre de la condensation , ajoute
quelque chose à la vélocité originelle de ce centre ,
c'est-à-dire accroît le mouvement rotatoire de la
masse.
Supposons maintenant cette masse condensée
à ce point qu'elle occupe précisément l'espace cir-
conscrit par l'orbite de Neptune , et que la vélocité
avec laquelle se meut , dans la rotation générale , la
surface de la masse , soit précisément celle avec la-
quelle Neptune accomplit maintenant sa révolution
autour du Soleil . A cette époque déterminée , nous
comprenons que la force centrifuge constamment
croissante, l'emportant sur la force centripète non
croissante, a dû faire se dégager et se séparer les
couches extérieures les moins condensées , à l'équa-
teur de la sphère, là où prédominait la vélocité tan-
gentielle; de sorte que ces couches ont formé autour
du corps principal un anneau indépendant circon-
venant les régions équatoriales ; juste comme la
partie extérieure d'une meule, chassée par une exces-
sive vélocité de rotation , formerait un anneau au-
tour de la meule, si la solidité de la superficie n'y
122 EUREKA
faisait obstacle; mais si cette matière était du caout-
chouc, ou toute autre d'une consistance à peu près
semblable , le phénomène en question se manifeste-
rait infailliblement .
L'anneau , chassé ainsi par la masse nébuleuse , a
dû naturellement accomplir sa révolution , comme
anneau individuel, juste avec la même vélocité qui
le faisait tourner comme surface de la masse . En
même temps, la condensation continuant toujours ,
l'intervalle entre l'anneau projeté et le corps prin-
cipal a dû s'accroître sans cesse, tant qu'à la fin
le premier s'est trouvé à une vaste distance du
dernier .
Or, en admettant que l'anneau ait possédé , par
quelque arrangement en apparence accidentel de
ses éléments hétérogènes , une constitution presque
uniforme , cet anneau , dans ces conditions , n'aurait
jamais cessé de tourner autour du corps principal ;
mais , comme on pouvait s'y attendre , il paraît qu'il
y a eu dans la disposition de ses éléments assez
d'irrégularité pour les faire se grouper autour de
centres d'une solidité supérieure ; et ainsi la forme
EUREKA 123
annulaire a été détruite . Sans aucun doute , la
bande a été bientôt rompue en plusieurs morceaux ,
et l'un de ces morceaux , d'un volume plus considé-
rable , a absorbé les autres en lui ; le tout s'est tassé ,
sphériquement, en une planète . Que ce dernier
corps ait continué , comme planète , le mouvement
de révolution qui le caractérisait quand il était an - `
neau , cela est suffisamment évident ; et l'on voit
aussi facilement qu'il a dû , de sa nouvelle condition
de sphère , tirer un mouvement additionnel. Si nous
considérons l'anneau comme n'étant pas encore
rompu, nous voyons que sa partie extérieure, pen-
dant que la totalité tourne autour du corps généra-
teur , se meut avec plus de rapidité que sa partie in-
térieure. Donc , quand la rupture s'est faite , une
partie dans chaque fragment a dû se mouvoir avec
1 Laplace a supposé sa nébulosité hétérogène, simplement
parce que cela lui permettait d'expliquer le morcellement de
anneaux ; car si la nébulosité avait été homogène, ils ne se se
raient pas brisés. J'arrive au même résultat (hétérogénéité des
masses secondaires résultant immédiatement des atomes) sim-
plement par une considération a priori de leur but général ,
qui est le Relatif. E. P.
124 EUREKA
plus de vélocité que les autres . Le mouvement su-
périeur prédominant a dû faire tourner chaque frag-
ment sur lui-même, c'est-à -dire lui imprimer une
rotation ; et le sens de cette rotation a été naturel-
lement le sens de la révolution d'où elle avait pris
naissance . Tous les fragments ayant subi ladite ro-
tation l'ont , en se réunissant, forcément commu-
niquée à la planète formée par leur cohésion .
Cette planète fut Neptune . Ses éléments continuant
à se condenser , et la force centrifuge produite dans
sa rotation l'emportant à la longue sur la force cen-
tripète, comme nous l'avons vu dans le cas du globe
générateur, un anneau a été également projeté de
la surface équatoriale de cette planète ; cet anneau ,
presque uniforme dans sa constitution , a été rompu ,
et ses divers fragments , absorbés par le plus massi
de tous, ont été collectivement sphérifiés en une
June. Le phénomène répété une seconde fois a donné
pour résultat une seconde lune. Ainsi nous trouvons
expliquée la planète Neptune avec les deux satellites
qui l'accompagnent.
En projetant de son équateur un anneau , le So-
EUREKA 125
leil avait rétabli entre ses deux forces , centripète et
centrifuge, l'équilibre rompu par le progrès de la
condensation ; mais cette condensation continuant
toujours , l'équilibre fut de nouveau troublé par
suite de l'accroissement de la rotation . Pendant que
la masse s'était rétrécie au point de n'occuper que
juste l'espace sphérique circonscrit par l'orbite
d'Uranus, la force centrifuge , cela se comprend ,
avait pris une influence assez grande pour nécessiter
un nouveau soulagement . Conséquemment, une se-
conde bande équatoriale fut lancée , qui, n'étant pas
d'une constitution uniforme, a été brisée, comme
dans le cas précédent de Neptune ; les fragments
tassés sont devenus la planète Uranus ; et la vélocité
de sa révolution actuelle autour du Soleil nous
donne évidemment la mesure de la vitesse rotatoire
de la surface équatoriale du Soleil au moment de la
séparation . Uranus , tirant sa rotation des rotations
combinées des fragments auxquels il devait sa nais-
sance, comme nous l'avons expliqué pour le cas
précédent, projeta alors successivement des an-
neaux, dont chacun , se brisant, se modela en lune .
124 EUREKA
, furent formées
plus de vélocité que les autr
périeur prédominant a d^ et la sphérification
cts non uniformes dans
ment sur lui-même, ‹
rotation ; et le sens
cil se réduisait à n'occuper
lement le sens de pon
naissance . Tous conscrit par l'orbite de Saturne,
r
se nce entre ses deux
tation l'ont , po r que la bala
niquée à et centrifuge, avait été dérangée
se oire ltat e
m ent de la vites rotat , résu d
Cette pla
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à se co rati , au poi de néc un troi
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sa ro¹ efter vers l'éq , et qu'u b annu
n t s
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trip coemnmt dans les deux cast préc e , fut con-
e m m c é e n t ô pu -
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da
1 rmité e es arties e consre
oli r venir
unifo d s n e p , s è potu a de ord
è t e u r e
t der n i j e b
la plan Sat . Cet pro d'a
s e e s
d e s
è s'ê t r p u ri-
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ent en autant e unes s e aît 'ètre
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d l ; mai ell par s
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s é que h a rgé s q u es
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c t es u i g née n e u t re i s
ti n et pe él o n u de l' a , de tr o an-
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u x t s t itu v a d e nt
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,] un acci
nt m e
app
are ez nifor ez olide our e
, ass u et ass s p n
r nir c u ne a s ion t u re s i i-
fo u au occ de rup ; aus ils cont
EUREKA 127
ner sous la forme d'anneaux . Je dis
ent; car pour un accident dans le
aire, il n'y en eut évidemment aucun ; le
ici s'applique simplement au résultat d'une
‹ indiscernable ou que nous ne pouvons pas im-
médiatement étudier.
Se réduisant toujours de plus en plus , jusqu'à
n'occuper que l'espace circonscrit par l'orbite de
Jupiter , le Soleil éprouva bientôt le besoin d'un
nouvel effort pour restaurer l'équilibre de ses deux
forces , perpétuellement dérangé par l'accroissement
continu de la vitesse de rotation . En conséquence
Jupiter fut lancé hors du Soleil , passant de la con-
dition annulaire à l'état planétaire , et , arrivé à ce
second état, projeta à son tour , à quatre époques
différentes , quatre anneaux , qui finalement se trans-
formèrent en autant de lunes .
Se rétrécissant toujours , jusqu'à ce que sa sphère
n'occupât que juste l'espace défini par l'orbite des
Astéroïdes , le Soleil se déchargea d'un anneau qui
paraît avoir eu huit centres de solidité supérieure ,
et en se brisant, avoir produit huit fragments , dont
126 EUREKA
Trois lunes , à différentes époques, furent formées
de cette façon par la rupture et la sphérification
d'autant d'anneaux distincts non uniformes dans
leur constitution .
Pendant que le Soleil se réduisait à n'occuper
que juste l'espace circonscrit par l'orbite de Saturne ,
nous devons supposer que la balance entre ses deux
forces, centripète et centrifuge, avait été dérangée
par l'accroissement de la vitesse rotatoire, résultat de
la condensation , au point de nécessiter un troi-
sième effort vers l'équilibre , et qu'une bande annu-
laire, comme dans les deux cas précédents, fut con-
séquemment lancée , qui , bientôt rompue par la non-
uniformité de ses parties , se consolida pour devenir
la planète Saturne . Cette dernière projeta d'abord
sept bandes , qui , après s'être rompues , se sphéri-
fièrent en autant de lunes ; mais elle paraît s'ètre
subséquemment déchargée, à trois époques dis-
tinctes et peu éloignées l'une de l'autre , de trois an-
neaux dont la constitution se trouva , par un accident
apparent, assez uniforme et assez solide pour ne
fournir aucune occasion de rupture ; aussi ils conti-
EUREKA 127
nuent à tourner sous la forme d'anneaux . Je dis
accident apparent ; car pour un accident dans le
sens ordinaire , il n'y en eut évidemment aucun ; le
terme ici s'applique simplement au résultat d'une
loi indiscernable ou que nous ne pouvons pas im-
médiatement étudier .
Se réduisant toujours de plus en plus , jusqu'à
n'occuper que l'espace circonscrit par l'orbite de
Jupiter, le Soleil éprouva bientôt le besoin d'un
nouvel effort pour restaurer l'équilibre de ses deux
forces , perpétuellement dérangé par l'accroissement
continu de la vitesse de rotation . En conséquence
Jupiter fut lancé hors du Soleil, passant de la con-
dition annulaire à l'état planétaire , et , arrivé à ce
second état, projeta à son tour, à quatre époques
différentes , quatre anneaux , qui finalement se trans-
formèrent en autant de lunes .
Se rétrécissant toujours , jusqu'à ce que sa sphère
n'occupât que juste l'espace défini par l'orbite des
Astéroïdes , le Soleil se déchargea d'un anneau qui
paraît avoir eu huit centres de solidité supérieure ,
et en se brisant, avoir produit huit fragments , dont
128 EUREKA
pas un ne possédait une masse assez considérable
pour absorber les autres . Tous conséquemment ,
comme planètes distinctes , mais comparativement
petites, se mirent à tourner dans des orbites dont les
distances respectives peuvent être , jusqu'à un certain
point, considérées comme la mesure de la force qui
les a séparés ; - toutes les orbites néanmoins se
trouvant assez rapprochées pour nous permettre de
les considérer comme une , en comparaison des
autres orbites planétaires .
Le Soleil, se réduisant toujours et ne remplissant
plus que juste l'orbite de Mars , se déchargea alors
de cette planète par le mode déjà si souvent
décrit . Toutefois , puisqu'il n'a pas de lune , Mars
n'a pas pu engendrer d'anneau . En fait, une phase
se produisait dans la carrière du corps généra-
teur , centre de tout le système . La décroissance
de sa nébulosité , qui était en même temps l'ac-
croissement de sa condensation , duquel résultait la
constante rupture de l'équilibre , a dû , à partir de
cette époque , atteindre un point où les efforts pour
le rétablissement de cet équilibre ont été de plus
EUREKA 129
en plus inefficaces , juste à mesure qu'ils étaient
moins fréquemment nécessaires . Ainsi les phéno-
mènes dont nous avons parlé ont dû donner partout
des signes d'épuisement, - dans les planètes d'a-
bord, et ensuite dans la masse génératrice . Ne tom-
bons pas dans cette erreur qui suppose que le dé-
croissement d'intervalle observé entre les planètes ,
à mesure qu'elles se rapprochent du Soleil, est en
quelque sorte un indice de fréquence croissante dans
les crises qui leur ont donné naissance . C'est juste-
ment l'inverse qui doit être supposé . Le plus long
intervalle de temps a dû séparer les émissions des
deux planètes intérieures , et le plus court la nais-
sance des deux extérieures . Mais la diminution
d'espace est la mesure de la densité du Soleil , et en
même temps elle est en raison inverse de son apti-
tude à la condensation dans tout le cours des phé-
nomènes dont nous avons fait l'histoire.
Cependant , s'étant réduit jusqu'à ne plus remplir
que l'orbite de notre Terre , la sphère-mère a chassé
hors d'elle- même encore un autre corps , - la Terre ,
G dans une condition de nébulosité qui a permis à
130 EUREKA
ce corps de se décharger à son tour d'un autre corps
qui est notre Lune. Mais là se sont arrêtées les for-
mations lunaires.
Finalement , se confinant aux orbites , d'abord de
Vénus et ensuite de Mercure , le Soleil a lancé ces
deux planètes intérieures ; ni l'une ni l'autre n'a
engendré de lune.
Ainsi, de son volume originel , ou , pour parler
plus exactement, de la condition sous laquelle nous
l'avons d'abord considéré, c'est-à - dire d'une masse
nébuleuse à peu près sphérique possédant certaine-
ment un diamètre de plus de cinq mille six cents
millions de milles , le grand astre central , origine de
notre système solaire-planétaire -lunaire, s'est gra-
duellement réduit , obéissant à la loi de la Gravita-
tion , à un globe d'un diamètre de huit cent quatre-
vingt-deux mille milles seulement ; mais il ne
s'ensuit pas du tout que sa condensation soit abso-
lument complète , ou qu'il ne possède plus la puis-
sance de projeter encore une planète .
· · IX
Je viens de donner , avec son contour général
seulement, mais aussi avec tout le détail nécessaire
pour l'intelligence , un tableau de la Théorie cosmo-
gonique de Laplace telle que son auteur lui -même
l'a conçue. De quelque point de vue que nous la con-
sidérions, nous la trouvons magnifiquement vraie.
Elle est immensément trop belle pour ne pas con-
tenir la Vérité comme caractère essentiel ; et en
disant cela je suis profondément sérieux . Dans la
révolution des satellites d'Uranus apparaît quelque
chose qui semble contredire les hypothèses de La-
132 EUREKA
place ; mais que cette unique inconsistance puisse
infirmer une théorie construite avec un million de
consistances intimement reliées entre elles , c'est là
une idée qui n'est bonne que pour les esprits fan-
tasques . En prophétisant audacieusement que l'ano-
malie apparente dont je parle deviendra , tôt ou
tard , une des confirmations les plus fortes possibles
de l'hypothèse générale , je ne prétends à aucun don
spécial de divination ; car, au contraire , ce qui serait
vraiment difficile , ce serait de ne pas pressentir cette
découverte ¹.
Les corps projetés par le mode en question ont
dû , comme on l'a vu, transformer la rotation super-
ficielle des globes , d'où ils tiraient leur origine , en
une révolution d'une vélocité égale autour de ces
globes devenus centres distants ; et la révolution
ainsi engendrée continuera tant que la force cen-
tripète, qui est celle par laquelle le corps projeté
gravite vers son générateur, ne sera ni plus ni moins
1 Je suis prêt à démontrer que la révolution anormale des
satellites d'Uranus est simplement une anomalie perspective
provenant de l'inclinaison de l'axe de la planète. E. P.
EUREKA 133
grande que la force par laquelle il a été projeté ,
c'est-à-dire la vélocité centrifuge , ou , plus propre-
ment, tangentielle . Cependant , par l'unité d'origine
de ces deux forces, nous pouvions deyiner ce
qu'elles sont en effet, - l'une contre- balançant
exactement l'autre . En réalité , n'avons-nous pas dé-
montré que le fait de la projection du corps n'avait
eu lieu que pour la conservation de l'équilibre ?
Toutefois , après avoir rapporté la force centri-
pète à la loi toute-puissante de la Gravitation , il a
été d'usage , dans les traités astronomiques , de cher-
cher au delà des limites de la pure Nature , c'est-à-
dire au delà d'une cause secondaire , l'explication .
du phénomène de la vélocité tangentielle . On at-
tribue directement cette dernière à une Cause Pre-
mière, à Dieu lui-même . La force qui emporte un
corps stellaire autour de la planète principale tire,
nous dit-on , son origine d'une impulsion donnée
immédiatement par le doigt de la Divinité elle-même ;
car telle est la phraséologie enfantine usitée dans ce
cas. A ce point de vue , les planètes , parfaitement
formées, ont été lancées par la main de Dieu , vers
134 EUREKA
une position voisine des soleils , avec une force ma-
thématiquement proportionnée à la masse ou puis-
sance attractive des soleils eux -mêmes . Une idée si
grossière, si antiphilosophique , et pourtant si tran-
quillement adoptée , n'a pu naître que de la diffi-
culté de rendre autrement compte de la proportion
exacte qui existe entre deux forces en apparence in-
dépendantes l'une de l'autre , la force centripète et
la force centrifuge . Mais on devrait se rappeler que
pendant un long temps la coïncidence de la rota-
tion de la Lune avec sa révolution sidérale , deux
choses en apparence bien plus indépendantes l'une
•
de l'autre que celles maintenant en question , a été
considérée comme un fait positivement miraculeux ;
et qu'il y avait, même parmi les astronomes , une
singulière disposition à attribuer cette merveille à
l'agence directe et continue de Dieu , qui dans ce
cas , disait-on , avait jugé nécessaire d'intercaler , à
travers ses lois générales , une série de règles sub-
sidiaires , dans le but de cacher à tout jamais aux
yeux des mortels la splendeur , ou peut- être l'hor-
reur de l'autre côté de la Lune, de ce mysté-
EUREKA 135
rieux hémisphère qui a toujours évité et doit tou-
jours éviter la curiosité télescopique de l'homme .
Les progrès de la Science, toutefois, ont bientôt
démontré , - ce qui pour l'instinct philosophique
n'avait pas besoin de démonstration , - que l'un des
deux mouvements n'est qu'une partie de l'autre ,
-ce qui est mieux encore qu'une conséquence .
Pour ma part, je me sens irrité par des concep-
tions à la fois aussi timides , aussi vaines et aussi
fantasques . Elles viennent d'une absolue couardise
de pensée . Que la Nature et que le Dieu de la Nature
soient distincts, aucun être pensant n'en peut long-
temps douter. Par la Nature nous entendons simple-
ment les lois de Dieu . Mais dans l'idée de Dieu , avec
son omnipotence et son omniscience, nous faisons
entrer aussi l'idée de l'infaillibilité de ses lois . Pour
Lui, il n'y a ni Passé ni Futur ; pour Lui , tout est
Présent; donc, ne l'insultons-nous pas en suppo-
sant que ses lois puissent n'être pas faites en pré-
vision de toutes les contingences possibles ? Ou plu-
tôt, quelle idée pouvons-nous avoir d'une contin-
gence possible quelconque, qui ne soit à la fois le ré-
136 EUREKA
sultat et la manifestation de ses lois ? Celui qui , se
dépouillant de tout préjugé , aura le rare courage de
penser absolument par lui -même ne pourra pas ne
pas arriver à la finale condensation des lois en une
Loi,-ne pourra pas ne pas aboutir à cette conclusion :
que chaque loi de la Nature dépend en tous points
de toutes les autres lois , et que toutes ne sont que
les conséquences d'un exercice primitif de la Vo-
lonté Divine . Tel est le principe de la Cosmogonie
que j'essaye, avec toute la déférence nécessaire , de
suggérer et de soutenir ici .
D'après ce point de vue , chassant , comme frivole
et même comme impie , cette idée , que la force tan-
gentielle a pu être communiquée directement aux
planètes par le doigt de Dieu , je considère cette force
comme naissant de la rotation des astres ; - cette
rotation comme amenée par l'impétuosité des atomes
primitifs se précipitant vers leurs centres respectifs
d'aggrégation ; - cette impétuosité comme la con-
séquence de la loi de la Gravitation ; - cette loi
comme le mode par lequel devait nécessairement
se manifester la tendance des atomes à retourner à
EUREKA 137
la non-particularité ; ―― cette tendance au retour
comme la réaction inévitable de l'Acte premier, le
plus sublime de tous , celui par lequel un Dieu , exis-
tant par lui-même et existant seul , est devenu , par
la force de sa volonté, tous les êtres à la fois , pen-
dant que tous les êtres devenaient ainsi une partie
de Dieu .
Les hypothèses fondamentales de ce traité im-
pliquent nécessairement certaines modifications im-
portantes de la Théorie telle qu'elle nous est pré-
sentée par Laplace . J'ai considéré la force répulsive
comme ayant pour but de prévenir le contact entre
les atomes , et comme se produisant en raison du
rapprochement, c'est-à-dire en raison de la conden-
sation . En d'autres termes , l'Électricité, avec ses
phénomènes compliqués , chaleur , lumière et ma-
gnétisme , doit procéder commé procède la con-
densation , et , naturellement, en raison inverse de
la destinée , c'est-à-dire la cessation de la condensa-
tion . Ainsi le Soleil, dans le cours de son aggréga-
tion , a dû , la répulsion se développant , devenir
excessivement chaud , — incandescent peut-être ; et
8.
138 EUREKA
nous comprenons comment l'émission de ses an-
neaux a dû être matériellement facilitée par la
légère incrustation de sa surface , résultat du re-
froidissement . Mainte expérience vulgaire nous
montre comme une croûte analogue se détache
facilement, par suite de l'hétérogénéité , de la masse
intérieure . Mais , à chaque émission successive de
surface durcie, la nouvelle surface apparaîtrait in-
candescente comme auparavant ; et l'époque où elle
se serait de nouveau suffisamment durcie pour se
détacher et s'éloigner facilement peut être consi-
dérée comme coïncidant exactement avec celle où
la masse entière aurait besoin d'un nouvel effort
pour rétablir l'équilibre de ses deux forces , dé-
rangé par la condensation . En d'autres termes ,
quand l'influence électrique (la Répulsion) a défi-
nitivement préparé la surface à se détacher , l'in-
fluence de la Gravitation (l'Attraction) s'est trouvée
prête à la rejeter. Ici donc, comme toujours , comme
partout, nous voyons que le Corps et l'Ame mar-
chent de concert.
Ces idées sont confirmées en tous points par l'ex-
EUREKA 139
périence. Puisque la condensation ne peut jamais ,
dans aucun corps, être considérée comme absolu-
ment finie, nous pouvons prévoir que toutes les fois
qu'il nous sera permis de vérifier le cas , nous trou-
verons des indices de luminosité dans tous les corps
stellaires , dans les lunes et les planètes aussi bien
que dans les soleils . Que notre Lune soit fortement
lumineuse par elle -même , nous le voyons à chaque
éclipse totale, alors qu'elle devrait disparaître s'il
n'en était pas ainsi . Sur la partie sombre du satellite
nous observons aussi , pendant ses phases , des
traînées de lumière comme nos propres Aurores ;
et il est évident que celles-ci , avec tous nos phéno-
mènes divers proprement dits électriques , sans par-
ler d'aucune clarté plus constante, doivent donner
à notre Terre , pour un habitant de la Lune , une
certaine apparence de luminosité . En réalité , nous
devons considérer tous les phénomènes en question
comme de simples manifestations , différentes en
modes et en degrés , d'une condensation de la Terre
faiblement continuée .
Si mes vues sont justes, attendons -nous à trou-
140 EUREKA
- c'est-à-dire celles
ver les planètes plus récentes ,
qui sont plus près du Soleil , plus lumineuses que
celles qui sont plus éloignées et d'une origine plus
ancienne . L'éclat excessif de Vénus (qui , durant ses
phases , laisse voir sur ses parties sombres de fré-
quentes Aurores ) ne semble pas suffisamment ex-
pliqué par sa proximité de l'astre central . Cette
planète est, sans doute, vivement lumineuse par
elle-même, bien qu'elle le soit moins que Mercure ,
pendant que la luminosité de Neptune se trouve
comparativement réduite à rien .
Mes idées étant admises, il est clair que du mo-
ment où le Soleil s'est déchargé d'un anneau , il a
dû subir une diminution continue de lumière et
de chaleur en raison de l'incrustation continue de
sa surface ; et qu'une époque a dû venir, époque
précédant immédiatement une nouvelle décharge,
où la diminution de la lumière et de la chaleur a
été matériellement très-sensible . Or nous . savons
qu'il est resté de ces changements des traces faciles.
à reconnaître . Sur les iles Melville , pour ne prendre
qu'un exemple entre cent, nous trouvons des témoi-
EUREKA 141
gnages d'une végétation plus que tropicale , des traces
de plantes qui n'auraient jamais pu fleurir sans une
chaleur et une lumière immensément plus grandes
que celles que notre Soleil peut actuellement donner
à aucune partie de la Terre . Devons - nous rappor-
ter cette végétation à l'époque qui a suivi immédia-
tement l'émission de la planète Vénus ? A cette
époque a dû se produire pour nous la plus grande
somme d'influence solaire , et cette influence a dû ,
dans le fait , atteindre alors son maximum ; naturel-
lement nous négligeons la période de l'émission de
la Terre, qui fut sa période de simple organisation .
D'autre part, nous savons qu'il existe des soleils
non lumineux, c'est-à -dire des soleils dont nous
déterminons l'existence par les mouvements des
autres , mais dont la luminosité n'est pas suffisante
pour agir sur nous . Ces soleils sont-ils invisibles
simplement à cause de la longueur de temps écoulé
depuis qu'ils ont produit une planète ? Et en re-
vanche, ne pouvons-nous pas, au moins dans de
certains cas, expliquer les apparitions soudaines de
soleils sur des points où nous n'en avions pas jus-
142 EUREKA
qu'à présent soupçonné l'existence , en supposant
qu'ayant tourné avec des surfaces durcies pendant
les quelques milliers d'années qui composent notre
histoire astronomique, ils ont pu enfin, après avoir
produit un nouvel astre secondaire , déployer les
splendeurs de leur partie intérieure toujours incan-
descente? Quant au fait bien certain de l'accroisse-
ment proportionnel de chaleur à mesure que nous
pénétrons dans l'intérieur de la Terre , il suffit de le
rappeler en passant, et il sert à corroborer aussi
fortement que possible tout ce que j'ai dit sur le
sujet actuellement en question .
En parlant de l'influence répulsive ou électrique,
je faisais observer tout à l'heure que les phénomènes
importants de vitalité, de conscience et de pensée ,
étudiés soit dans leur généralité, soit dans leur
détail , semblaient procéder en raison de l'hété-
rogénéité. Je disais aussi que je reviendrais sur
cette idée ; et c'est ici , je crois , le moment de le
faire. Si nous regardons d'abord la chose dans le
détail , nous voyons que ce n'est pas seulement la
manifestation de la vitalité, mais aussi son impor-
EUREKA 143
tance, ses conséquences et l'élévation de son carac-
tère, qui sont en parfait accord avec l'hétérogénéité ,
ou complexité, de la structure animale . Si nous
examinons maintenant la question dans sa généra-
lité, et si nous en référons aux premiers mouve-
ments des atomes vers une constitution massive ,
nous voyons que l'hétérogénéité est toujours en
proportion de la condensation , par qui elle a été
directement amenée . Nous arrivons ainsi à cette
proposition , que l'importance du développement de
la vitalité terrestre procède en raison égale de la
condensation terrestre .
Or ceci est en accord précis avec ce que nous
savons de la succession des animaux sur la Terre .
A mesure que celle- ci s'est condensée, des races de
plus en plus perfectionnées ont appáru . Est - il im-
possible que les révolutions géologiques successives
qui ont accompagné , si elles ne les ont pas immé-
diatement causées , ces élévations successives du
caractère de vitalité, est-il improbable que ces
révolutions elles-mêmes aient été produites par les
décharges planétaires successives du Soleil , en
144 EUREKA
d'autres termes , par les variations successives de
l'influence du Soleil sur la Terre? Si cette idée paraît
juste, il n'est pas déraisonnable de supposer que
la décharge d'une nouvelle planète , plus proche du
centre que Mercure , puisse amener une nouvelle
modification de la surface terrestre, modification
d'où tirerait sa naissance une race matériellement
et spirituellement supérieure à l'Homme . Ces pen-
sées me frappent avec toute la force de la vérité ,
mais je ne les émets ici qu'en tant que pures sug-
gestions .
La Théorie de Laplace a reçu récemment , par les
mains du philosophe Comte, une confirmation plus
forte encore qu'il n'était nécessaire . Ainsi ces deux
savants ensemble ont montré, non pas , certai-
nement , que la Matière ait positivement existé, à
une époque quelconque , à l'état de diffusion nébu-
leuse , tel que nous l'avons décrit , ---- mais que , si
l'on veut bien admettre qu'elle ait ainsi existé dans
tout l'espace et bien au delà de l'espace occupé
maintenant par notre système solaire , et qu'elle ait
commencé un mouvement vers un centre, ils ont
EUREKA . 145
démontré, dis-je, que dans ce cas elle a dû adopter
les formes variées et les mouvements que nous
voyons maintenant se développer dans ce système.
Une démonstration telle que celle-ci, dynamique et
mathématique, aussi complète qu'une démonstra-
tion peut l'être , incontestable et incontestée , ex-
cepté peut-être par la secte impuissante et pitoyable
des douteurs de profession , simples fous qui nient
la loi newtonienne de la Gravitation , sur laquelle
sont basés les résultats des mathématiciens français ,
- une démonstration telle que celle -là doit , pour
beaucoup d'intelligences (et pour la mienne il en est
ainsi), confirmer l'hypothèse cosmique sur laquelle
elle s'appuie.
Que la démonstration ne prouve pas l'hypothèse,
selon le sens ordinaire attribué au mot preuve , na-
turellement je l'admets . Montrer que certains résul-
tats existants , que certains faits reconnus peuvent
être , même mathématiquement , expliqués par une
certaine hypothèse , ce n'est pas établir l'hypothèse
elle-même. En d'autres termes, montrer que cer-
taines données ont pu et même ont dû engendrer
9
144 EUREKA
d'autres termes , par les variations succes
dis-je,
l'influence du Soleil sur la Terre ? Si cette
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avait été renversée . Cette imagination est
a compte rendu de certaines observations
entes faites , à l'aide du grand télescope de Cin-
cinnati et du célèbre instrument de lord Rosse, dans
ces parties du ciel qui ont été jusqu'à ce jour appe-
lées nébuleuses . Certaines taches du firmament , qui
présentaient, même dans les plus puissants de nos
vieux télescopes , une apparence de nébulosité ou de
146 EUREKA
certain résultat existant, n'est pas suffisant pour
prouver que ce résultat est la conséquence des don-
nées en question ; il faut encore démontrer qu'il
n'existe pas et qu'il ne peut pas exister d'autres
données capables de donner naissance au même ré-
sultat. Mais dans le cas actuellement en discussion ,
bien que tout le monde doive reconnaître l'absence
de ce que nous avons l'habitude d'appeler preuve,
il y a cependant beaucoup d'esprits , et ceux-là de
l'ordre le plus élevé, pour qui aucune preuve n'ajou-
terait un iota de certitude . Sans entrer dans des
détails qui touchent au domaine nuageux de la mé-
taphysique, je puis faire observer que dans des cas
semblables la force de conviction sera toujours , pour
les véritables penseurs , proportionnée à la somme
de complexité comprise entre l'hypothèse et le ré-
sultat . Soyons moins abstrait : - la quantité de
complexité reconnue dans les conditions cosmiques ,
en augmentant proportionnellement la difficulté
d'expliquer toutes ces conditions , fortifie en même
temps , et dans la même proportion , notre confiance
dans l'hypothèse qui nous sert à nous en rendre
EUREKA 147
compte d'une manière satisfaisante ; - et comme
on ne peut pas concevoir une complexité plus
grande que celle des conditions astronomiques, de
même il ne peut pas exister de conviction plus forte ,
pour mon esprit du moins, que celle fournie par
une hypothèse qui, non-seulement concilie ces con-
ditions avec une exactitude mathématique et les
réduit en un tout consistant et intelligible , mais
encore se trouve être la seule hypothèse au moyen
de laquelle l'esprit humain ait jamais pu s'en rendre
compte.
Une opinion très-mal fondée a récemment pris
cours dans le monde et même dans les cercles
scientifiques , à savoir que ladite Théorie Cosmo-
gonique avait été renversée . Cette imagination est
née du compte , rendu de certaines observations
récentes faites , à l'aide du grand télescope de Cin-
cinnati et du célèbre instrument de lord Rosse, dans
ces parties du ciel qui ont été jusqu'à ce jour appe-
lées nébuleuses . Certaines taches du firmament , qui
présentaient , même dans les plus puissants de nos
vieux télescopes , une apparence de nébulosité ou de
148 EUREKA
brume, avaient été regardées pendant longtemps
comme une confirmation de la théorie de Laplace .
On les prenait pour des étoiles subissant cette con-
densation dont j'ai essayé de décrire les modes .
Ainsi on supposait que nous possédions la preuve
oculaire de la vérité de l'hypothèse , - preuve qui,
pour le dire en passant, s'est toujours trouvée su-
jette à controverse ; et quoique , de temps à autre,
certains perfectionnements télescopiques nous per-
missent de voir qu'une tache , çà et là , que nous
avions classée parmi les nébuleuses , n'était en réa-
lité qu'un groupe d'étoiles tirant simplement son
caractère nébuleux de l'immensité de la distance ,
toutefois on ne pensait pas qu'un doute pût exister
relativement à la nébulosité positive d'autres masses
nombreuses, véritables places-fortes des nébulistes ,
qui semblaient défier tout effort de ségrégation . De
ces dernières , la plus intéressante était la grande
nébuleuse dans la constellation d'Orion ; mais celle-
ci , examinée à travers les magnifiques télescopes
modernes , se trouva résolue en une simple collec-
tion d'étoiles . Or , ce fait fut généralement accepté
EUREKA 149
comme concluant contre l'Hypothèse Cosmique de
Laplace; et à l'annonce des découvertes en question ,
le défenseur le plus enthousiaste, le vulgarisateur
le plus éloquent de la théorie , le docteur Nichol ,
alla jusqu'à admettre la nécessité d'abandonner une
idée qui avait fait la matière de son plus honorable
livre¹.
Plusieurs de mes lecteurs seront sans doute por-
tés à dire que le résultat de ces nouvelles investi-
gations a au moins une forte tendance à renverser
l'hypothèse , tandis que d'autres , plus réfléchis, in-
sinueront seulement que, bien que la théorie ne soit
nullement détruite par la ségrégation desdites né-
buleuses, cependant l'impossibilité d'opérer cette
1 Tableau de l'Architecture des Cieux. -- Une lettre attri-
buée au docteur Nichol , écrivant à un ami d'Amérique, a fait le
tour de nos journaux , il y a environ deux ans, qui admettait
la nécessité à laquelle je fais allusion . Dans une lecture posté-
rieure, M. Nichol semble toutefois avoir triomphé en quelque
sorte de la nécessité, et ne renonce pas absolument à la théorie,
bien qu'il ait l'air de s'en moquer un peu comme d'une pure
hypothèse. Avant les expériences de Maskelyne, qu'était donc
la Loi de Gravitation ? Une hypothèse . Et qui mettait en question
cette loi, même alors?
150 EUREKA
ségrégation , même avec de si puissants instruments ,
aurait servi à corroborer triomphalement la théorie ;
et ces derniers seront peut-être surpris de m'en-
tendre dire que je n'adopte même pas leur opinion .
Si les propositions de ce discours ont été bien com-
prises, on verra qu'à mon point de vue l'impossi-
bilité d'opérer la ségrégation aurait servi à réfuter
plutôt qu'à confirmer l'Hypothèse cosmique.
Je m'explique — Nous pouvons considérer
comme démontrée la Loi newtonienne de la Gravita-
tion. Cette loi , on s'en souvient, je l'ai attribuée à la
réaction du premier Acte divin , à une réaction
dans l'exercice de la Volition Divine , ayant à surmon-
ter temporairement une difficulté . Cette difficulté ,
c'était de transformer forcément le normal en anor-
mal, - de contraindre ce qui, dans sa condition ori-
ginelle et légitime , était Un à se soumettre à la con-
dition vicieuse de Pluralité . C'est seulement en
supposant la difficulté temporairement vaincue que
nous pouvons comprendre une réaction . Il n'y au-
rait eu aucune réaction , si l'acte avait été infiniment
continué . Tant que l'acte a duré, aucune réaction ,
EUREKA 151
évidemment , n'a pu commencer ; en d'autres
termes, aucune gravitation n'a pu avoir lieu ; -
car nous avons admis que l'une n'était que la mani-
festation de l'autre . Mais la gravitation a eu lieu ;
donc l'acte de la Création avait cessé; et, la gravita-
tion s'étant manifestée depuis un long temps, il faut
en conclure que l'acte de la Création a cessé aussi de-
puis un long temps . Nous ne pouvons donc pas es-
pérer l'occasion d'observer les procédés primitifs
de la Création ; et la condition de nébulosité, comme
nous l'avons expliqué , fait partie de ces procédés
primitifs .
De ce que nous savons de la marche de la lumière
nous tirons la preuve directe que les étoiles les plus
éloignées existent, sous leur forme actuellement
visible , depuis un nombre inconcevable d'années .
Il faut donc remonter dans le passé au moins jus-
qu'à la période où ces étoiles subirent la condensa-
tion , pour marquer l'époque où commença l'opéra-
tion qui a constitué les masses . Si, d'un côté , nous
concevons cette opération comme continuant encore
dans le cas de certaines nébuleuses , de l'autre ,
152 EUREKA
nous voyons qu'en beaucoup d'autres cas elle est
complétement finie , et c'est ce qui nous jette forcé-
ment dans des hypothèses pour lesquelles aucune
base réelle ne nous est offerte ; - nous sommes
obligés d'imposer à la Raison révoltée l'idée blas-
--- de sup-
phématoire d'une interposition spéciale;
poser que, dans les cas particuliers de ces nébu-
leuses, un Dieu infaillible a jugé nécessaire d'intro-
duire certains réglements supplémentaires , certains
perfectionnements de la loi générale, certaines re-
touches et corrections , en un mot , qui ont eu pour
effet de reculer l'achèvement de ces étoiles particu-
lières , pendant des siècles innombrables , au delà de
l'ère qui avait suffi non-seulement pour parfaire la
constitution des autres corps stellaires, mais même
pour les doter d'une vieillesse chenue et déjà inex-
primable.
Sans doute on peut objecter immédiatement que,
puisque la lumière grâce à laquelle nous percevons
ces nébuleuses est simplement celle qui s'est déta-
chée de leur surface depuis un nombre immense
d'années , les progrès de création observés actuelle-
EUREKA 153
ment, ou que nous supposons observés actuelle-
ment , ne sont pas en réalité des progrès actuels ,
mais les fantômes des progrès accomplis dans un
passé déjà lointain ; ce qui est un raisonnement
absolument semblable à celui que j'ai affirmé relati-
vement à tous les progrès tendant à la constitution
des autres masses .
A ceci je réponds que la condition actuellement
observée des corps condensés n'est pas non plus
leur condition actuelle , mais une déjà obtenue dans
le passé; de sorte que mon argument tiré de la con-
dition relative des étoiles et des nébuleuses n'est
en aucune manière infirmé. En outre , ceux qui af-
firment l'existence des nébuleuses ne placent pas la
nébulosité à une extrême distance; ils déclarent que
c'est une nébulosité réelle et non pas perspective .
Si nous concevons qu'une masse nébuleuse puisse
être, en quelque façon , visible , nous devons la con-
cevoir comme placée très -près de nous , en compa-
raison des étoiles solidifiées que les télescopes mo-
dernes présentent à notre vue . Affirmer que les
apparences en question sont de réelles nébuleuses ,
9.
154 EUREKA
c'est affirmer, pour notre point de vue , leur proxi-
mité relative. Donc leur condition , telle qu'elle se
montre maintenant à nous , doit être rapportée à
une époque bien moins éloignée que celle à laquelle
nous rapportons la condition actuellement obser-
vée de la majorité au moins des étoiles . - Pour
finir en un mot , si l'Astronomie pouvait démontrer
l'existence d'une nébuleuse, dans le sens qu'on
donne présentement à ce terme, je considérerais la
Théorie Cosmogonique, non pas comme fortifiée
par cette démonstration , mais comme irréparable-
ment renversée .
Cependant, pour ne rendre à César que juste ce
qui appartient à César , qu'il me soit permis de faire
observer que l'hypothèse qui a conduit Laplace à un
si glorieux résultat semble lui avoir été, en grande
partie, suggérée par une fausse conception , — par
cette même fausse conception dont nous venons de
parler, par la méprise générale relative au carac-
tère des prétendues nébuleuses . Lui aussi , il sup-
posait qu'elles étaient en réalité ce qu'implique leur
désignation . Le fait est que ce grand homme avait ,
1
EUREKA 155
très-justement , une foi médiocre dans ses propres
facultés de perception . Ainsi , relativement à l'exis-
tence positive des nébuleuses , existence si pré-
somptueusement affirmée par les astronomes ses
contemporains , il s'appuyait bien moins sur ce qu'il
voyait que sur ce qu'il entendait dire.
On verra que les seules objections valables qu'on
puisse opposer à sa théorie sont celles faites à l'hy-
pothèse prise en elle-même , à ce qui l'a suggérée et
non à ce qu'elle suggère , aux propositions qui l'ac-
compagnent plutôt qu'à ses résultats . La supposi-
tion la moins justifiée de Laplace consiste à donner
aux atomes un mouvement vers un centre, malgré
qu'il comprenne évidemment les atomes comme
s'étendant, dans une succession illimitée, à travers
l'espace universel . J'ai déjà montré qu'avec de telles
données aucun mouvement n'aurait pu avoir lieu ;
ainsi Laplace , pour supposer un mouvement , se
place sur une base aussi peu philosophique qu'elle
est inutile pour établir ce qu'il voulait établir.
Son idée originale semble avoir été un composé
des vrais atomes d'Épicure et des pseudo- nébuleuses
156 EUREKA
de ses contemporains ; et ainsi sa théorie se présente
à nous avec la singulière anomalie d'une vérité ab-
solue, déduite , comme résultat mathématique , d'une
création hybride de l'imagination antique mariée
au sens obtus moderne. La force réelle de Laplace
consistait, en somme, dans un instinct mathéma-
tique presque miraculeux ; c'était là-dessus qu'il
s'appuyait ; jamais cet instinct ne lui a manqué;
jamais il ne l'a trompé. Dans le cas de la Cosmo-
gonie, il l'a conduit , les yeux bandés , à travers un
labyrinthe d'Erreur , vers un des plus lumineux et
des plus prodigieux temples de Vérité .
X
Imaginons , pour le moment, que l'anneau pro-
jeté le premier par le Soleil , c'est -à-dire l'anneau
qui, en se brisant, a constitué Neptune , ne se soit
brisé que lors de la projection de l'anneau qui a
donné naissance à Uranus ; que ce dernier anneau ,
de son côté, soit resté intact jusqu'à l'émission de
celui dont est né Saturne ; que ce dernier, à son
tour , ait gardé sa forme entière jusqu'à l'émission
de celui qui a été l'origine de Jupiter, et ainsi de
suite. Imaginons , en un mot , qu'aucune rupture
n'ait eu lieu parmi les anneaux jusqu'à la projec-
158 EUREKA
tion finale de celui qui a donné naissance à Mercure .
Nous créons ainsi pour l'œil de l'esprit une série de
cercles concentriques coexistants , et les considé-
rant en eux - mêmes aussi bien que dans le mode
suivant lequel , selon l'hypothèse de Laplace , ils ont
été engendrés , nous apercevons tout d'abord une
très-singulière analogie entre les couches atomiques
et le mode d'irradiation originelle tel que je l'ai
décrit . Est-il impossible , en mesurant les forces res-
pectives qui ont projeté successivement chaque cercle
planétaire, c'est-à-dire en mesurant la force excé-
dante successive de rotation par rapport à la force de
gravitation , laquelle a occasionné les éruptions suc-
cessives , de trouver l'analogie en question plus dé-
cidément confirmée? Est-il improbable que nous
découvrions que ces forces ont varié, — comme dans
l'irradiation originelle , - proportionnellement
avec les carrés des distances?
Notre système solaire, consistant principalement
en un Soleil, avec seize planètes à coup sûr , et peut-
être un peu plus , qui roulent autour de lui à des
distances variées, et qui sont accompagnées certai-
EUREKA 159
nement de dix-sept lunes, mais très-probablement
de quelques autres , doit être maintenant considéré
comme un des types de ces agglomérations in-
nombrables qui ont commencé à se produire à tra-
vers la Sphère Universelle , lorsque s'est retirée la
Volonté Divine. Je veux dire que nous avons à con-
sidérer notre système solaire comme fournissant un
cas générique de ces agglomérations , ou , plus cor-
rectement, des conditions ultérieures auxquelles
elles sont parvenues. Si nous fixons notre attention
sur l'idée qui a présidé au dessein du Tout -Puissant,
à savoir la plus grande somme possible de rap-
ports et la précaution prise pour atteindre le but
avec la différence de formes dans les atomes origi-
nels et l'inégalité particulière de distance , nous
verrons qu'il est impossible de supposer même une
minute que deux seulement de ces agglomérations
commençantes soient arrivées à la fin précisément
au même résultat . Nous serons plutôt inclinés à
penser qu'il n'y a pas dans tout l'Univers deux corps
stellaires , soleils , planètes ou lunes , qui soient sem-
blables dans le particulier, malgré que tous le
160 EUREKA
soient dans le général . Encore moins pouvons-nous
imaginer que deux assemblages de tels corps, deux
systèmes quelconques , puissent avoir une ressem-
blance plus que générale¹ . Nos télescopes , sur ce
point, confirment parfaitement nos déductions . Pre-
nant donc notre système solaire comme type appro-
chant ou général de tous les autres , nous sommes
arrivés assez avant dans notre thème pour considé-
rer l'Univers sous l'aspect d'un espace sphérique à
travers lequel , disséminée avec une égalité purement
générale, existe une certaine quantité de systèmes
ayant entre eux une ressemblance purement gé-
nérale.
Élargissant maintenant nos conceptions, regar-
dons chacun de ces systèmes comme étant en lui-
même un atome, ce qu'il est en réalité, quand
Il n'est pas impossible que quelque perfectionnement im-
prévu d'optique nous révèle, parmi les innombrables variétés
de systèmes, un soleil lumineux , entouré d'anneaux lumineux
et non lumineux , en dedans, en dehors desquels, et entre les-
quels roulent des planètes lumineuses et non lumineuses, ac-
compagnées de lunes ayant leurs lunes, et mêmes ces dernières
possédant également leurs lunes particulières.
EUREKA 161
nous ne le considérons que comme une des in-
nombrables myriades de systèmes qui constituent
l'Univers . Les prenant donc tous pour des atomes
colossaux , chacun étant doué de la même indes-
tructible tendance à l'Unité qui caractérise les
atomes réels dont il est composé , nous entrons tout
de suite dans un ordre nouveau d'agrégations .
Les plus petits systèmes , placés dans le voisinage
d'un plus grand, devront inévitablement s'en rap-
procher de plus en plus . Ici il s'en rassemblera un
millier, là un million ; ici peut-être un trillion ,
laissant ainsi autour d'eux d'incommensurables
vides dans l'espace. Et si maintenant on demande
pourquoi , dans le cas de ces systèmes , de ces véri-
tables atomes titaniques (je parle simplement d'un
assemblage , et non , comme dans le cas des atomes
positifs , d'une agglomération plus ou moins conso-
lidée) , si on demande pourquoi je ne pousse pas ma
suggestion jusqu'à sa conclusion légitime, pourquoi
je ne décris pas ces assemblages de systèmes-atomes
se précipitant et se consolidant en sphères , se con-
densant chacun en un magnifique soleil , je réponds
162 EUREKA
que ce sont là de simples mellonta, et que je ne fais
que m'arrêter un instant sur le seuil terrifiant du Fu-
tur . Pour le présent , nous appelons ces assemblages
des groupes, et nous les voyons dans leur état com-
mençant de consolidation . Leur consolidation abso-
lue est encore à venir.
Nous voici arrivés à un point d'où nous contem-
plons l'Univers comme un espace sphérique , par-
semé inégalement de groupes . Observez que je pré-
fère ici l'adverbe inégalement à cette phrase déjà
employée : «< avec une égalité purement générale . »
Il est évident en fait que l'égalité de distribution
diminuera en raison du progrès de l'agglomération ,
c'est-à -dire à mesure que les choses diminueront en
nombre . Ainsi l'accroissement de l'inégalité, ac-
croissement qui devra continuer jusqu'à une époque
plus ou moins lointaine , où la plus grosse agglomé-
ration absorbera toutes les autres , ne peut être
considéré que comme un symptôme confirmatif de la
tendance à l'Unité.
Enfin ici il peut paraître bon de s'enquérir si les
faits acquis de l'Astronomie confirment l'arrange-
EUREKA 163
ment général que j'ai , par déduction , imposé aux
mondes célestes . Or , cela est confirmé, et entière-
ment. L'observation télescopique , guidée par les
lois de la perspective, nous permet de voir que
l'Univers perceptible existe comme un groupe de
groupes irrégulièrement disposés.
XI
Les groupes dont est composé cet universel
groupe de groupes sont simplement ce que nous
avons coutume de nommer nébuleuses, et parmi ces
nébuleuses il en est une qui est pour l'humanité
d'un intérêt suprême . Je veux parler de la Galaxie
ou Voie Lactée. Elle nous intéresse , d'abord et évi-
demment, en raison de sa grande supériorité , par
son volume apparent , non- seulement sur tout autre
groupe du firmament , mais même sur tous les autres
groupes pris ensemble. Le plus grand de ces der-
niers n'occupe comparativement qu'un point dans
EUREKA 165
l'espace et ne se laisse voir distinctement qu'à l'aide
du télescope . La Galaxie traverse tout le ciel et se
montre brillante à l'œil nu . Mais elle intéresse
l'homme particulièrement, quoique moins immé-
diatement, en ce qu'elle fait partie de la région où
il est situé ; de la région de la Terre sur laquelle il
vit, de la région du Soleil autour duquel tourne
cette Terre, de la région de tout le système d'astres
dont le Soleil est le centre et l'astre principal , la
Terre, un des seize secondaires ou une des planètes ,
la Lune, un des dix-sept tertiaires ou satellites. La
Galaxie, je le répète, n'est qu'un des groupes dont
j'ai parlé, une de ces prétendues nébuleuses , qui ne
se révèlent à nous quelquefois qu'à l'aide du téles-
cope , et comme de faibles taches brumeuses dans
différentes parties du ciel . Nous n'avons aucune rai-
son de supposer que la Voie Lactée soit en réalité
plus vaste que la moindre de ces nébuleuses . Sa
grande supériorité de volume n'est qu'apparente , et
vient de sa position relativement à nous , c'est-à-
dire de notre position à nous qui en occupons le
milieu . Quelque étrange que cette assertion puisse
166 EUREKA
paraître tout d'abord à ceux qui ne sont pas versés
dans l'Astronomie, l'astronome , lui , n'hésite pas à
affirmer que nous sommes placés au milieu de cette
inconcevable multitude d'étoiles, de soleils , de sys-
tèmes qui constituent la Galaxie . En outre , non-
seulement nous avons, non-seulement notre Soleil
a le droit de revendiquer la Galaxie comme étant
son groupe spécial ; mais on peut dire, avec une
légère réserve, que toutes les étoiles distinctement
visibles du firmament, toutes les étoiles visibles à
l'œil nu, ont le droit de s'en réclamer également .
Une idée bien fausse a été conçue relativement à
la forme de la Galaxie, de laquelle il est dit, dans
presque tous nos traités astronomiques , qu'elle res-
semble à celle d'un Y capital . En réalité, le groupe
en question a une certaine ressemblance générale,
très-générale, avec la planète Saturne , enfermée
dans son triple anneau . Au lieu du globe solide de
cette planète , nous devons toutefois nous figurer
une île stellaire ou collection lenticulaire d'étoiles ;
notre Soleil étant placé excentriquement , près du
bord de l'île , du côté qui est le plus rapproché de la
EUREKA 167
constellation de la Croix et le plus éloigné de celle de
Cassiopée. L'anneau qui l'entoure, dans la partie
qui avoisine notre position, est marqué d'une en-
taille longitudinale qui , en effet, lui donne, aperçu
de notre région , l'apparence vague d'un Y capital .
Cependant il ne faut pas que nous tombions dans
cette erreur , de concevoir cette ceinture , peu définie
d'ailleurs , comme tout à fait séparée , comparative-
ment parlant, du groupe lenticulaire également in-
défini qu'elle entoure ; et ainsi , pour rendre notre
explication plus claire, nous pouvons dire de notre
Soleil qu'il est positivement situé sur le point de l'Y
où se rencontrent les trois lignes qui le composent ,
et, nous figurant cette lettre comme douée d'une cer-
taine solidité , d'une certaine épaisseur , très-minime
en comparaison de sa longueur , nous pouvons dire
que notre position est dans le milieu de cette épais-
seur .En nous figurant que nous sommes placés ainsi,
nous n'éprouverons plus aucune peine à nous rendre
compte des phénomènes en question , qui sont uni-
quement des phénomènes de perspective . Quand
nous regardons en haut ou en bas , c'est-à- dire
168 EUREKA
quand nous jetons les yeux dans le sens de l'épais-
seur de la lettre , notre regard rencontre un moins
grand nombre d'étoiles que lorsque nous jetons les
yeux dans le sens de sa longueur , ou le long d'une
des trois lignes qui la composent . Naturellement ,
les étoiles , dans le premier cas, apparaissent comme
éparpillées, et , dans le second , comme accumulées .
Renversons, s'il vous plaît, l'explication : un habi-
tant de la Terre qui regarde la Galaxie , comme nous
disons ordinairement, la considère alors dans un
des sens de sa longueur ; - il regarde le long des
lignes de l'Y; mais quand , regardant dans le Ciel
général, il détourne ses yeux de la Galaxie , il la voit
alors dans le sens de l'épaisseur de la lettre ; et c'est
pour cela que les étoiles lui semblent clair-semées ,
quoique , en réalité, elles soient aussi rapprochées ,
en moyenne, que dans la partie massive du groupe.
Il n'y a pas de considération qui soit mieux faite
pour donner une idée de l'effrayante étendue de ce
groupe .
Si, avec un télescope d'une profonde puissance ,
nous examinons soigneusement le firmament, nous
EUREKA 169
découvrirons une ceinture de groupes , faite de ce
que nous avons jusqu'à présent nommé des nébu-
leuses , - une bande, d'une largeur variable , s'éten-
dant d'un horizon à l'autre , et coupant à angle droit
la direction générale de la Voie Lactée . Cette bande
est le dernier groupe de groupes. Cette ceinture est
l'Univers . Notre Galaxie n'est qu'un des groupes , un
des moindres peut-être, qui entrent dans la compo-
sition de cette suprême bande ou ceinture univer-
selle. L'aspect de bande ou de ceinture , que prend à
nos yeux ce groupe de groupes , n'est qu'un phéno-
mène de perspective, analogue à celui qui nous fait
aussi voir notre propre groupe grossièrement sphé-
rique, la Galaxie , sous la forme d'une ceinture tra-
versant les Cieux et coupant le groupe universel à
angles droits . Naturellement la forme du groupe qui
enferme tous les autres est, en général , celle de
chaque groupe individuel qui y est contenu . De
même que les étoiles clair-semées que nous voyons
dans le Ciel général, quand nous détournons nos
regards de la Galaxie , ne sont , en réalité, qu'une par-
tie de la Galaxie elle-même, aussi intimement mêlées
10
170 EUREKA
à elle qu'en aucun autre point où le télescope nous
les montre à l'état le plus dense , de même les
nébuleuses éparpillées , que nous apercevons sur
tous les points du firmament quand nous détour-
nons nos yeux de la ceinture Universelle , doivent
être considérées comme éparpillées seulement par
la perspective et comme faisant partie intégrante de
l'unique Sphère suprême et Universelle .
Il n'y a pas d'erreur astronomique plus insoute-
nable, et il n'y en a pas qui ait obtenu une plus opi
niâtre adhésion que celle qui consiste à se figurer
l'Univers sidéral comme absolument illimité. Il me
semble que les raisons qui nous le font croire li-
mité, telles que je les ai énoncées a priori , sont ir-
réfutables ; mais, pour n'en plus parler , l'observa-
tion seule nous montre qu'il y a , dans de nom-
breuses directions autour de nous , si ce n'est dans
toutes, une limite positive ; ou , tout au moins , elle
ne nous fournit aucun motif pour penser autrement .
Si la succession des étoiles était illimitée, l'arrière
plan du ciel nous offrirait une luminosité uniforme,
comme celle déployée par la Galaxie, puisqu'il n'y
EUREKA 171
aurait absolument aucun point , dans tout cet ar-
rière-plan, où n'existât une étoile . Donc , dans de
telles conditions , la seule manière de rendre compte
des vides que trouvent nos télescopes dans d'innom-
brables directions est de supposer cet arrière-plan
invisible placé à une distance si prodigieuse qu'au-
cun rayon n'ait jamais pu parvenir jusqu'à nous .
Qu'il en puisse être ainsi , qui oserait s'aviser de le
nier ? Je maintiens simplement que nous n'avons
pas même l'ombre d'une raison pour croire qu'il en
est ainsi.
En parlant de la propension vulgaire à considérer
tous les corps de la Terre comme tendant seulement
vers le centre de la Terre , je faisais observer que
<< sauf certaines exceptions dont il serait fait mention
plus tard , chaque corps de la Terre tendait , non-
seulement vers le centre de la Terre , mais encore
vers toute autre direction concevable . » Le mot
exceptions avait trait à ces vides fréquents dans le
Ciel , où l'examen le plus minutieux non-seulement
ne découvre pas de corps stellaires , mais ne trouve
même pas d'indices quelconques de leur existence .
172 EUREKA
Là , des gouffres béants , plus noirs que l'Érèbe , nous
apparaissent comme des échappées ouvertes , à tra-
vers les murs limitrophes de l'Univers Sidéral , sur
l'Univers illimité du Vide . Or , tout corps existant
sur la Terre est exposé , soit par son mouvement
propre, soit par celui de la Terre , à traverser ou à
longer un de ces vides ou abîmes cosmiques , et il est
évident qu'en ce moment il cesse d'être attiré dans
la direction du Vide et qu'il est conséquemment
plus lourd qu'à aucune autre époque , soit avant ,
soit après . Indépendamment, toutefois , de la consi-
dération de ces vides , et ne nous occupant que de la
distribution généralement inégale des étoiles , nous
voyons que la tendance absolue des corps de la
Terre vers le centre de la Terre est dans un état de
variation perpétuelle .
Nous comprenons donc l'insulation de notre Uni-
vers . Nous percevons l'isolement de l'Univers , c'est-
à-dire de tout ce que nos sens peuvent saisir . Nous
savons qu'il existe un groupe de groupes, une agglo-
mération autour de laquelle , de tous côtés , s'étend
un incommensurable Espace désert fermé à toute
EUREKA 173
perception humaine. Mais , parce que nous sommes
obligés de nous arrêter sur les confins de cet Uni-
vers Sidéral, nos sens ne pouvant plus nous fournir
de témoignage , est-il juste de conclure qu'en réalité
il n'existe pas de point matériel au delà de celui
qu'il nous a été permis d'atteindre ? Avons-nous , ou
n'avons-nous pas le droit analogique d'inférer que
cet Univers sensible , que ce groupe de groupes ,
n'est qu'un morceau d'une série de groupes de
groupes, dont les autres nous restent invisibles à
cause de la distance, -soit parce que la diffusion de
leur lumière , avant qu'elle parvienne jusqu'à nous ,
est si excessive qu'elle ne peut produire sur notre
rétine aucune impression lumineuse , soit parce qu'il
n'existe aucune espèce d'émanation lumineuse dans
ces mondes inexprimablement distants , ou enfin
parce que l'intervalle qui nous en sépare est si vaste
que, depuis des myriades d'années écoulées , leurs
effluves électriques n'ont pas encore pu le franchir ?
Avons-nous quelques droits à faire de telles sup-
positions, avons -nous quelque motif pour accepter
de telles visions ? Si nous avons ce droit à un degré
10.
174 EUREKA
quelconque, nous avons aussi le droit de leur don-
ner une extension infinie.
Le cerveau humain a évidemment un penchant
vers l'Infini et caresse volontiers ce fantôme d'idée .
Il semble aspirer vers cette conception impossible
avec une ferveur passionnée , avec l'espérance d'y
croire intellectuellement aussitôt qu'il l'a conçue. Ce
qui est général parmi toute la race humaine , aucun
individu n'a sans doute le droit de le considérer
comme anormal ; néanmoins, il peut exister une
classe d'intelligences supérieures pour qui ce tour
d'esprit populaire porte tout le caractère d'une mo-
nomanie.
Ma question, cependant , n'a pas encore trouvé sa
réponse : - Avons-nous le droit de supposer , ou
plutôt d'imaginer une succession interminable de
groupes de groupes ou d'Univers plus ou moins
semblables ?
Je réponds que le droit, dans un cas tel que ce-
lui- ci , dépend absolument de la hardiesse de l'ima-
gination qui s'avise d'y prétendre . Qu'il me soit
permis seulement de déclarer que je me sens , pour
EUREKA 175
mon compte personnel , porté à imaginer (je n'ose
pas me servir d'un terme plus affirmatif) qu'il existe
réellement une succession illimitée d'Univers, plus
ou moins semblables à celui dont nous avons con-
naissance, à celui -là seul dont nous aurons ja-
mais connaissance , - du moins jusqu'au mo-
ment où notre Univers particulier rentrera dans
l'Unité . Cependant , si de tels groupes de groupes
existent, ➖ et ils existent, - il est suffisamment
clair que, n'ayant pas de participation dans notre
origine, ils ne participent pas à nos lois . Ils ne nous
attirent pas et nous ne les attirons pas . Leur matière ,
leur esprit ne sont pas les nôtres, ne sont pas ce qui
agit, influe dans une partie quelconque de notre
Univers . Ils ne pourraient impressionner ni nos
sens ni nos âmes . Entre eux et nous, les considérant
tous pour un moment collectivement, il n'y a pas
d'influences communes . Chacun existe , à part et
indépendant, dans le sein de son Dieu propre et
particulier.
XII
Dans la conduite de ce Discours , je vise moins à
l'ordre physique qu'au métaphysique . La clarté
avec laquelle les phénomènes, même matériels , sont
présentés à l'intelligence dépend très- peu , il y a
longtemps que j'en ai acquis l'expérience , d'un ar-
rangement purement naturel , et naît presque entiè-
rement de l'arrangement moral . Si donc j'ai l'air de
m'abandonner à des digressions et de sauter trop
vite d'un point à un autre de mon sujet , qu'il me
soit permis de dire qu'en faisant ainsi j'ai l'espoir de
mieux conserver , sans la rompre, cette chaîne d'im-
EUREKA 177
pressions graduées , par laquelle seule l'intelligence
de l'Homme peut embrasser les grandeurs dont je
parle et les comprendre dans leur majestueuse to-
talité.
Jusqu'à présent , notre attention s'est dirigée
presque exclusivement vers un groupement général
et relatif des corps stellaires dans l'espace . De spé-
cification, nous n'en avons fait que très-peu ; et les
quelques idées relatives à la quantité, c'est-à-dire au
nombre, à la grandeur et à la distance , que nous
avons émises , ont été amenées accessoirement et en
manière de préparation pour des conceptions plus
définitives. Essayons maintenant d'atteindre à ces
dernières .
Notre système solaire, comme nous l'avons déjà
dit, consiste principalement en un soleil et seize
planètes au moins , auxquelles , très -probablement ,
s'ajoutent quelques autres , qui tournent autour de
lui comme centre , accompagnées de dix-sept lunes
connues et peut-être de quelques autres que nous ne
connaissons pas encore . Ces divers corps ne sont
pas de véritables sphères , mais des sphéroïdes
178 EUREKA
aplatis , des sphères comprimées dans la région des
pôles de l'axe imaginaire autour duquel elles tour-
nent, l'aplatissement étant une conséquence de la
rotation . Le Soleil n'est pas absolument le centre du
système ; car le Soleil lui-même, avec toutes les
planètes, roule autour d'un point de l'espacè perpé-
tuellement variable, qui est le centre général de
gravité du système. Nous ne devons pas non plus
considérer les lignes sur lesquelles se meuvent ces
différents sphéroïdes , les lunes autour des pla-
nètes, les planètes autour du Soleil, ou le Soleil au-
tour du centre commun , - comme des cercles dans
le sens exact du mot. Ce sont, en réalité , des ellipses,
l'un des foyers étant le point autour duquel se fait
la révolution . Une ellipse est une courbe retour-
nant sur elle-même, qui a un de ses diamètres plus
long que l'autre . Sur le diamètre le plus long sont
deux points , également distants du milieu de la
ligne, et, d'ailleurs, situés de telle façon que si ,
à partir de chacun d'eux , on tire une ligne droite
vers un point quelconque de la courbe , la somme des
deux lignes réunies sera égale au plus grand des
EUREKA 179
diamètres. Concevons donc une ellipse de cette na-
ture. A l'un des points en question , qui sont les
foyers, fixons une orange . Par un fil élastique unis-
sons cette orange à un pois , et plaçons ce dernier
sur la circonférence de l'ellipse. Le fil élastique , na-
turellement, varie en longueur à mesure que nous
faisons mouvoir le pois , et forme ce que nous appe-
lons en géométrie un radius vector. Or , si l'orange
est prise pour le Soleil et le pois pour une planète
tournant autour de lui , la révolution devra se faire
avec une vitesse variable plus ou moins grande,
mais telle que le radius vector franchira des aires
égales en temps égaux . La marche du pois sera donc
ou , en d'autres termes , la marche de la planète est
lente à proportion de son éloignement du Soleil,
rapide à proportion de sa proximité . Ces planètes ,
en outre , se meuvent d'autant plus lentement
qu'elles sont situées plus loin du Soleil ; les carrés
de leurs périodes de révolution étant entre eux dans
la même proportion que les cubes de leurs distances
moyennes du Soleil.
On comprend que les lois terriblement complexes
180 EUREKA
de révolution que nous décrivons ici ne règnent pas
seulement dans notre système . Elles dominent par-
tout où domine l'Attraction . Elles régissent l'Uni-
vers . Chaque point brillant du firmament est sans
doute un Soleil lumineux, ressemblant au nôtre , au
moins dans son caractère général , et accompagné
d'une plus ou moins grande quantité de planètes
plus ou moins grosses , dont la luminosité encore
attardée ne peut pas se manifester à nous à une si
grande distance , mais qui , néanmoins , roulent, es-
cortées de leurs lunes , autour de leurs centres sidé-
raux , obéissant aux principes que nous avons con-
statés, obéissant aux trois lois absolues de révolution ,
aux trois immortelles lois devinées par l'esprit ima-
ginatif de Kepler et subséquemment expliquées et
démontrées par l'esprit patient et mathématiqne de
Newton. Dans une certaine tribu de philosophes , qui
font vanité de ne s'appuyer que sur les faits posi-
tifs, il est beaucoup trop à la mode de se moquer
de toute spéculation et de la flétrir de la vague et
élastique appellation d'œuvre conjecturale. La va-
leur de celui qui conjecture, tel est le point à exa-
EUREKA 181
miner. En conjecturant de temps à autre avec Pla- *
ton , nous dépenserons notre temps avec plus d'u-
tilité qu'en écoutant une démonstration d'Alc-
mæon.
Dans maint ouvrage d'astronomie, je vois qu'il
est nettement établi que les lois de Képler sont la
base du grand principe de la Gravitation . Cette idée
a dû naître de ce fait , que la divination de ces lois
par Kepler et sa démonstration postérieure de leur
existence positive ont poussé Newton à les expliquer
par l'hypothèse de la Gravitation et, finalement, à
les démontrer à priori , comme conséquences né-
cessaires du principe hypothétique . Ainsi , bien loin
d'être la base de la Gravitation , les lois de Kepler
ont la Gravitation pour base , et il en est de même ,
d'ailleurs, de toutes les lois de l'Univers matériel
qui ne se rapportent pas uniquement à la Répul-
sion.
La distance moyenne de la Terre à la Lune , c'est-
à-dire la distance qui nous sépare du corps céleste le
plus voisin de nous , est de 237,000 milles . Mercure,
la planète la plus proche du Soleil , est éloignée de
11
182 EUREKA
lui de 37 millions de milles . Vénus, qui vient après ,
tourne à une distance de 68 millions de milles ; la
Terre, à son tour , à une distance de 95 millions ;
Mars , à la distance de 144 millions . Puis viennent les
huit Astéroïdes (Cérès, Junon , Vesta , Pallas , Astrée ,
Flore , Iris et Hébé), à une distance moyenne d'en-
viron 250 millions . Puis nous trouvons Jupiter, dis-
tant de 490 millions ; puis Saturne , de 900 mil-
lions ; puis Uranus, de 1,900 millions ; finalement.
Neptune, récemment découvert et tournant à une
distance de 2,800 millions . Laissant Neptune de
còté, sur qui nous n'avons pas jusqu'à présent des
documents très-exacts , et qui est peut-être une pla-
nète appartenant à un système d'Astéroïdes , on
peut voir que, dans de certaines limites, il existe
entre les planètes un ordre d'intervalles . Pour par-
er d'une manière approximative , nous pouvons dire
que chaque planète est, relativement au Soleil, si-
tuée à une distance double de celle qui la précède .
L'ordre en question , que nous exposons ici , — la loi
de Bode, -- ne pourrait-il pas être déduit de l'exa-
men de l'analogie existant, ainsi que je l'ai suggéré,
EUREKA. 183
entre la décharge solaire des anneaux et le mode
de l'irradiation atomique ?
Quant aux nombres cités à la hâte dans cette table
sommaire des distances, il y aurait folie à essayer
de les comprendre , excepté au point de vue des faits
arithmétiques abstraits . Ces nombres ne sont pas
pratiquement appréciables . Ils ne comportent pas
d'idées précises. J'ai dit que Neptune , la planète la
plus éloignée , tournait autour du Soleil à une dis-
tance de 2,800 millions de milles . Jusqu'ici rien
de mieux ; j'ai établi un fait mathématique ; et , sans
comprendre ce fait le moins du monde , nous pou-
vons le poser pour nous en servir mathématique-
ment. Mais même en indiquant que la Lune tourne
autour de la Terre à la distance comparativement
mesquine de 257,000 milles , je n'ai nullement l'es-
pérance de faire comprendre à qui que ce soit,
de lui faire apprécier , — de lui faire sentir à quelle
distance la Lune se trouve positivement de la terre .
237,000 milles ! Parmi mes lecteurs, il y en a peut-
être bien peu qui n'aient pas traversé l'Océan Allan-
tique ; et, cependant , combien d'entre eux ont une
184 EUREKA
idée distincte même des 3,000 milles qui séparent les
deux rivages ? Je doute , en vérité , qu'il existe un
homme qui puisse faire entrer dans son cerveau la
plus vague conception de l'intervalle compris entre
une borne milliaire et sa plus proche voisine . Cepen-
dant, nous trouvons quelque facilité pour apprécier
la distance en combinant l'idée de l'espace avec l'idée
de vélocité qui la suit naturellement. Le son parcourt
un espace de 1,100 pieds en une seconde . Or, s'il
était possible à un habitant de la Terre de voir l'é-
clair d'un coup de canon tiré dans la Lune et d'en
entendre la détonation , il lui faudrait attendre treize
jours entiers , à partir du moment où il aurait aperçu
le premier, pour recevoir un indice de la seconde .
Quelque faible que soit l'appréciation obtenue
par ce moyen de la réelle distance de la Lune à la
Terre, elle aura néanmoins cette utilité de nous faire
mieux comprendre la folie de vouloir saisir par la
pensée des distances telles que les 2,800 millions
de milles qui séparent Neptune de notre Soleil ; ou
même les 95 millions de milles compris entre le So-
leil et la Terre que nous habitons . Un boulet de ca-
EUREKA 185
non , se mouvant avec la rapidité la plus grande qui
ait jamais été communiquée à un boulet , ne pour-
rait pas traverser ce dernier intervalle en moins de
20 ans; pour le premier espace, il faudrait 590 ans .
Le diamètre réel de notre Lune est de 2,160 mil-
les ; cependant, elle est un objet comparativement
si petit qu'il faudrait environ cinquante globes
semblables pour en composer un aussi gros que
la Terre.
Le diamètre de notre propre globe est de
7,912 milles ; - mais de l'énonciation de ces nom-
bres quelle idée positive prétendons - nous tirer ?
Si nous montons au sommet d'une montagne
ordinaire et si nous regardons autour de nous , nous
apercevons un paysage qui s'étend à 40 milles dans
toutes les directions, formant un cercle de 250 milles
de circonférence et enfermant un espace de 5,000
milles carrés . Mais comme les portions d'une sem-
blable perspective ne se présentent nécessairement à
notre vue que l'une après l'autre , nous n'en pouvons
apprécier l'étendue que faiblement et partiellement ;
cependant le panorama tout entier ne représente
186 EUREKA
que la quarante millième partie de la surface de
notre globe. Si à ce panorama succédait , au bout
d'une heure, un autre panorama d'égale étendue ; à
ce second, au bout d'une heure, un troisième ; à ce
troisième, au bout d'une heure, un quatrième , et
ainsi de suite , jusqu'à ce que tous les décors de
la Terre fussent épuisés, et si nous étions invités à
examiner ces divers panoramas pendant douze
heures par jour, il ne nous faudrait pas moins de
neuf ans et quarante-huit jours pour achever l'exa-
men de la collection .
Mais si la simple surface de la Terre se refuse à
l'étreinte de notre imagination , que penserons - nous
de sa contenance évaluée par cubes ? Elle embrasse
une masse de matière équivalente au moins à un
poids de deux undécillions et deux cents nonillions
de tonnes . Supposons cette masse à l'état de repos ,
et essayons de concevoir une force mécanique suf-
fisante pour la mettre en mouvement ! La force de
toutes les myriades d'êtres dont notre imagination
peut peupler les mondes planétaires de notre sys-
tème, la force physique combinée de tous ces êtres,
EUREKA 187
même en les supposant plus puissants que l'homme,
ne pourrait réussir à déplacer d'un seul pouce cette
masse prodigieuse .
Que devons-nous donc penser de la force néces-
saire , dans de semblables conditions, pour remuer
la plus grosse de nos planètes , Jupiter ? Elle a un
diamètre de 86,000 milles , et pourrait contenir
dans sa périphérie plus de mille globes de la gran-
deur du nôtre . Cependant ce corps monstrueux vole
positivement autour du Soleil avec une vitesse de
29,000 milles par heure , c'est-à-dire avec une
rapidité quarante fois plus grande que celle d'un
boulet de canon ! On ne peut même pas dire que l'i-
dée d'un tel phénomène fait tressaillir l'esprit , elle
l'épouvante, elle le paralyse . Nous avons plus d'une
fois occupé notre imagination à nous peindre les
facultés d'un ange . Figurons - nous , à une distance
d'environ 100 milles de Jupiter, un pareil être , as-
sistant ainsi, témoin oculaire très- rapproché , à la
révolution annuelle de cette planète . Or , pouvons-
nous , je le demande , nous faire une idée assez
haute, assez immense de la puissance spirituelle de
188 EUREKA
cet être idéal pour concevoir qu'à la vue de cette
incommensurable masse, pirouettant juste sous ses
yeux avec une vélocité tellement inexprimable ,
l'ange lui - même , si angélique qu'il soit , puisse ne
pas être écrasé, anéanti ?
Ici , toutefois, il me paraît bon de faire observer
qu'en réalité.nous n'avons encore parlé que d'objets
comparativement insignifiants . Notre Soleil , l'astre
central et dirigeant du système auquel appartient
Jupiter , est non- seulement plus gros que Jupiter,
mais aussi beaucoup plus gros que toutes les pla-
nètes du système prises ensemble . Ce fait est vrai-
ment une condition essentielle de la stabilité du
système lui-même . Le diamètre de Jupiter est ,
avons-nous dit, de 86,000 milles ! Celui du Soleil
est de 882,000 milles . Un habitant de ce dernier,
parcourant 90 milles par jour, mettrait plus de
quatre-vingts ans à faire le tour de sa plus grande
circonférence . I occupe un espace cubique de
681 septillions et 472 quintillions de milles . La Lune,
ainsi qu'il a été établi , tourne autour de la Terre, à
une distance de 237,000 milles , sur une orbite qui
EUREKA 189
est conséquemment de près d'un million et demi
de milles . Or , si le Soleil était placé sur la Terre ,
les deux centres coïncidant , le volume du Soleil
s'étendrait, en tout sens , non- seulement jusqu'à
l'orbite de la Lune, mais encore à une distance de
200,000 milles au delà .
Et ici, une fois encore , observons que nous n'a-
vons , jusqu'à présent, parlé que de bagatelles . On
a évalué la distance qui sépare Neptune du Soleil ;
elle est de 2,800 millions de milles ; la circonfé-
rence de son orbite est donc de 17 trillions environ .
Gardons d'oublier cela quand nous portonsnos regards
sur quelqu'une des étoiles les plus brillantes . Entre
cette étoile et l'astre central de notre système , le So-
leil, il y a un gouffre d'espace tel que, pour en don-
ner l'idée , il faudrait la langue d'un archange . Donc,
l'étoile que nous regardons est un être aussi séparé
que possible de notre système , de notre Soleil , ou ,
si l'on veut, de notre étoile ; cependant, supposons-
la un moment placée sur notre Soleil , le centre de
l'une coïncidant avec celui de l'autre , de même que
nous avons supposé le Soleil lui-même placé sur la
11.
190 EUREKA
Terre . Figurons-nous maintenant l'étoile particu-
. lière que nous avons choisie s'étendant , dans tous les
sens, au delà de l'orbite de Mercure, — de Vénus ,
-de la Terre , --- et puis au delà de l'orbite de
Mars, --- de Jupiter , d'Uranus , jusqu'à ce que,
finalement , notre imagination ait rempli le cercle
de 17 trillions de milles de circonférence , que dé-
crit dans sa révolution la planète de Leverrier .
En admettant que nous soyons parvenus à concevoir
tant d'énormité , nous n'aurions pas créé une idée
extravagante . Nous avons les meilleures raisons
pour croire qu'il y a bien des étoiles beaucoup plus
grosses que celle que nous avons supposée . Je
veux dire que pour une telle croyance nous possé-
dons la meilleure base expérimentale ; et qu'en rc-
portant notre regard vers la disposition atomique
originelle, ayant pour but la diversité, que nous
avons considérée comme étant une partie du plan
divin dans la constitution de l'Univers , il nous de-
viendra facile de comprendre et d'admettre des dis-
proportions , dans la grosseur des corps célestes,
infiniment plus vastes qu'aucune de celles dont j'ai
EUREKA 191
parlé jusqu'à présent . Naturellement nous devons
nous attendre à trouver les corps les plus gros rou-
lant à travers les vides les plus grands de l'Es-
pace .
Je disais tout à l'heure que, pour nous donner
une idée juste de l'intervalle qui sépare notre Soleil
d'une quelconque des autres étoiles , il faudrait l'é-
loquence d'un archange . En parlant ainsi , je ne
puis pas être accusé d'exagération ; car c'est la vé-
rité pure qu'en de certains sujets il n'est pas pos-
sible d'exagérer . Mais tâchons de poser la matière
plus distinctement sous les yeux de l'esprit.
D'abord nous pouvons atteindre une conception.
générale, relative , de l'intervalle en question , en le
comparant avec les espaces interplanétaires connus .
Supposons , par exemple , que la Terre qui est , en
réalité, à 95 millions de milles du Soleil , ne soit
distante de ce flambeau que d'un pied seulement ;
Neptune se trouverait alors à une distance de qua-
rante pieds; et l'étoile Alpha Lyræ à une distance de
cent cinquante-neuf au moins .
Or, je présume que peu de mes lecteurs ont re-
192 EUREKA
marqué, dans la conclusion de ma dernière phrase ,
quelque chose de spécialement inadmissible , de
particulièrement faux . J'ai dit que la distance de la
Terre au Soleil étant supposée d'un pied , la dis-
tance de Neptune serait de quarante pieds , et celle
d'Alpha Lyræ de cent cinquante-neuf. La propor-
tion entre un pied et cent cinquante-neuf a peut-
être semblé suffisante pour donner une impression
distincte de la proportion entre les deux distances,
celle de la Terre au Soleil et celle d'Alpha Lyræ au
même astre. Mais mon calcul , en réalité , aurait dû
se formuler ainsi : En supposant que la distance de
la Terre au Soleil soit d'un pied , la distance de Nep-
tune serait de quarante pieds , et celle d'Alpha Lyræ
de cent cinquante-neuf... milles ; c'est - à-dire que ,
dans mon premier calcul , je n'ai assigné à Alpha
Lyræ que la cinq mille deux cent quatre-vingtième
partie de la distance qui est la plus petite possible
où cette étoile puisse être réellement située .
Poursuivons . - A quelque distance que soit une
simple planète , cependant , quand nous l'examinons
à travers un télescope , nous la voyons sous une
EUREKA 193
certaine forme , nous la trouvons d'une certaine
grosseur appréciable . Or , j'ai déjà dit quelques
mots de la grosseur probable de plusieurs étoiles ;
néanmoins , quand nous en examinons une quel-
conque, même à travers le télescope le plus puissant ,
elle se présente à nous sans aucune forme , et , con-
séquemment , sans aucune dimension . Nous la
voyons comme un point , et rien de plus .
Maintenant, supposons que nous voyagions la
nuit, sur une grande route. Dans un champ , d'un des
côtés de la route , se trouve une file de vastes objets
de toute dimension , d'arbres , par exemple , dont la
figure se détache distinctement sur le fond du ciel .
Cette ligne s'étend à angle droit de la route jusqu'à
l'horizon . Or , à mesure que nous avançons le long
de la route , nous voyons ces arbres changer leurs
positions respectives relativement à un certain point
fixe dans cette partie du firmament qui forme le fond
-
du tableau . Supposons que ce point fixe , — suffisam-
ment fixe pour notre démonstration, - soit la lune
qui se lève . Nous voyons tout d'abord que , pendant
que l'arbre le plus proche de nous change de position
194 EUREKA
relativement à la lune , et si fortement qu'il a l'air
de fuir derrière nous, l'arbre qui est à la distance
extrême n'a pour ainsi dire pas bougé de la place
qu'il occupe relativement au satellite , Nous conti-
nuons à observer que plus les objets sont éloignés
de nous , moins ils s'éloignent de leur position , et
réciproquement. Nous commençons alors, à notre
insu , à apprécier la distance de chaque arbre par la
plus ou moins grande altération de sa position rela-
tive . Finalement nous arrivons à comprendre com-
ment on pourrait vérifier la distance positive d'un
arbre quelconque de cette rangée en se servant de
la quantité d'altération relative comme d'une base
dans un simple problème géométrique . Or , cette al-
tération relative est ce que nous appelons parallaxe ;
et c'est par la parallaxe que nous calculons les dis-
tances des corps célestes . Appliquant le principe aux
arbres en question , nous serions naturellement fort
embarrassés pour calculer la distance d'un arbre,
qui , si loin que nous nous avancions sur la route ,
ne nous donnerait aucune parallaxe . Ceci , dans
l'exemple que nous avons supposé, est une chose
EUREKA 195
impossible ; impossible simplement parce que toutes
les distances sur notre Terre sont véritablement in-
signifiantes ; si nous les comparons avec les vastes
quantités cosmiques , nous pouvons dire qu'elles se
réduisent absolument à néant .
Or, supposons que l'étoile Alpha Lyra soit juste
au-dessus de nos têtes ; et imaginons qu'au lieu d'être
sur la Terre , nous soyons placés à l'un des bouts
d'une ligne droite s'étendant à travers l'espace jus-
qu'à une distance égale au diamètre de l'orbite de
la Terre, c'est - à -dire une distance de cent quatre-
vingt-dix millions de milles . Ayant observé , au
moyen des instruments micrométriques les plus
délicats, la position exacte de l'étoile, marchons le
long de cette inconcevable route, jusqu'à ce que
nous ayons atteint l'autre extrémité. Ici , examinons
une seconde fois l'étoile . Elle est précisément où nous
l'avons laissée . Nos instruments, si délicats qu'ils
soient , nous affirment que sa position relative est
absolument , identiquement la même qu'au commen-
cement de notre incommensurable voyage . Nous n'a-
vons trouvé aucune parallaxe , absolument aucune .
196 EUREKA
Le fait est que , relativement à la distance des
étoiles fixes , d'un quelconque de ces innombrables
soleils qui scintillent de l'autre côté de ce terrible
abîme par lequel notre système est séparé des sys-
tèmes ses frères , dans le groupe auquel il appar-
tient, la science astronomique jusqu'à ces derniers
temps n'a pu parler qu'avec une certitude négative .
Considérant les plus brillantes comme les plus rap - ´
prochées, nous pouvions seulement dire , même de
celles-là , que la limite en dedans de laquelle elles
ne peuvent pas être situées, est à une certaine dis-
tance incommensurable ; - à quelle distance au
delà de cette limite sont- elles situées , nous n'avions
jamais pu le calculer . Nous comprenions , par
exemple, qu'Alpha Lyræ ne peut pas être à une dis-
tance moindre de dix-neuf quintillions et deux cents
trillions de milles ; mais , de tout ce que nous savions
et de tout ce que nous savons maintenant , nous
pouvons induire qu'il est peut-être à la distance re-
présentée par le carré , le cube , ou toute autre puis-
sance du nombre précité . Cependant , au moyen
d'observations singulièrement sagaces et minutieu-
EUREKA 197
ses , continuées avec des instruments nouveaux pen-
dant plusieurs laborieuses années , Bessel, qui est
mort récemment , avait dans les derniers temps
réussi à déterminer la distance de six ou sept étoiles ;
entre autres celle qui est désignée par le chiffre 61
dans la constellation du Cygne . La distance calculée
dans ce dernier cas est six cent soixante-dix mille fois
plus grande que celle du Soleil ; laquelle, il est bon
de le rappeler , est de quatre-vingt - quinze millions
de milles. L'étoile 61 du Cygne est donc éloignée de
nous de presque soixante - quatre quintillions de
milles, ou de plus de trois fois la distance la plus pe-
tite possible attribuée à Alpha Lyræ.
Si nous essayons d'apprécier cette distance à l'aide
de considérations tirées de la vitesse , comme nous
avons fait pour apprécier la distance de la Lune , il
nous faut perdre absolument de vue des vitesses
aussi insignifiantes que celles du boulet de canon ou
du son . La lumière , toutefois , suivant les derniers
calculs de Struve , marche avec une vitesse de cent
soixante-sept mille milles par seconde . La pensée
elle-même ne pourrait pas franchir cet intervalle
198 EUREKA
plus rapidement, en supposant que la pensée puisse
même le parcourir . Or, malgré cette inconcevable
vélocité , la lumière , pour venir de l'étoile 61 du
Cygne jusqu'à nous , a besoin de plus de dix ans ;
et conséquemment , si cette étoile était en ce moment
effacée de l'Univers , elle continuerait encore pendant
dix ans à briller pour nous et à verser à nos yeux
sa gloire paradoxale .
Tout en gardant présente à l'esprit la conception ,
si faible qu'elle soit , que nous avons pu nous faire
de l'intervalle qui sépare notre Soleil de l'étoile 61
du Cygne , souvenons- nous aussi que cet intervalle,
quoique inexprimablement vaste , peut être consi-
déré comme la simple distance moyenne entre les in-
nombrables multitudes d'étoiles composant le groupe,
ou nébuleuse , auquel appartient notre système ,
ainsi que l'étoile 61 du Cygne . En vérité , j'établis
le calcul avec une grande modération ; nous avons
d'excellentes raisons pour croire que l'étoile 61 du
Cygne est l'une des étoiles les plus rapprochées, et
pour en conclure que sa distance , relativement à
nous , est moindre que la distance moyenne d'étoile
EUREKA 199
à étoile dans le magnifique groupe de la Voie Lactée .
Et ici, une fois encore et définitivement , il me
semble bon d'observer que jusqu'à présent nous
n'avons parlé que de quantités insignifiantes . Ces-
sons de nous émerveiller de l'espace qui sépare les
étoiles dans notre propre groupe ou dans tout autre
groupe particulier ; tournons plutôt nos pensées
vers les espaces qui séparent les groupes eux - mêmes
dans le groupe omnicompréhensif de l'Univers.
J'ai déjà dit que la lumière marche avec une
vitesse de cent soixante-sept mille milles par se-
conde , c'est-à-dire de dix millions de milles par
minute, ou d'environ six cent millions de milles par
heure ; et cependant il est des nébuleuses qui
sont tellement éloignées de nous que la lumière de
ces mystérieuses régions, quoique marchant avec
une telle vélocité, ne peut pas arriver jusqu'ici en
moins de trois millions d'années . Ce calcul , d'ail-
leurs, a été fait par Herschell l'aîné , et n'a trait qu'à
ces groupes comparativement rapprochés qui se
trouvaient à la portée de son propre télescope .
Mais il y a des nébuleuses , qui, par le tube magique
200 EUREKA
de lord Rosse , nous communiquent en cet instant
même l'écho des secrets qui datent d'un million de
siècles . En un mot les phénomènes que nous con-
templons en ce moment, dans ces mondes lointains ,
sont les mêmes phénomènes qui intéressaient leurs
habitants il y a dix fois cent mille siècles . Dans des
intervalles , dans des distances , tels que cette sug-
gestion en impose à notre âme, -
— plutôt qu'à notre
esprit , nous trouvons enfin une échelle conve-
nable où toutes nos mesquines considérations anté-
rieures de quantité peuvent figurer comme de sim-
ples degrés .
XIII
L'imagination ainsi pleine de distances cosmi-
ques, profitons de l'occasion pour parler de la dif-
ficulté que nous avons si souvent éprouvée, quand
nous poursuivions le chemin battu de la pensée
astronomique, à rendre compte de ces vides incom-
mensurables , à expliquer pourquoi des gouffres,
si totalement inoccupés et si inutiles en apparence ,
se sont produits entre les étoiles , - entre les grou-
- bref, à trouver une raison suffisante de
pes ,
l'échelle titanique , sur laquelle , quant à l'espace
seulement, l'Univers paraît avoir été construit . J'af-
202 EUREKA
firme que l'Astronomie a fait visiblement défaut
dans cette question et n'a pas su attribuer à ce
phénomène une cause rationnelle ; - mais les con-
sidérations qui, dans cet Essai , nous ont conduit pas
à pas, nous permettent de comprendre clairement
et immédiatement que l'Espace et la Durée ne sont
qu'un. Pour que l'Univers pût durer pendant une
ère proportionnée à la grandeur de ses parties maté-
rielles constitutives et à la haute majesté de ses des-
tinées spirituelles, il était nécessaire que la diffusion
atomique originelle se fit dans une étendue aussi
prodigieusement vaste qu'elle pouvait l'être sans
être infinie. Il fallait , en un mot , que les étoiles pas-
sassent de l'état de nébulosité invisible à l'état de
solidité visible , et veillissent en donnant successive-
ment la naissance et la mort à des variétés inexpri-
mablement nombreuses et complexes du dévelop-
pement de la vitalité ; - il fallait que les étoiles
accomplissent tout cela , trouvassent le temps suffi-
sant pour accomplir toutes ces intentions divines ,
durant la période dans laquelle toutes choses vont
effectuant leur retour vers l'Unité avec une vélocité
1
EUREKA 203
qui progresse en raison inverse des carrés des dis-
tances , au bout desquelles est placé l'inévitable But .
Grâce à toutes ces considérations , nous n'avons
aucune peine à comprendre l'absolue exactitude de
l'appropriation divine . La densité respective des
étoiles augmente, naturellement , à mesure que leur
condensation diminue : la condensation et l'hétéro-
généité marchent de pair ; et par cette dernière ,
qui est l'indice de la première, nous pouvons estimer
le développement vital et spirituel . Ainsi , par la
densité des globes , nous obtenons la mesure dans
laquelle leurs destinées sont remplies . A mesure
qu'augmente la densité et que s'accomplissent les
intentions divines, à mesure que diminue ce qui
reste à accomplir , nous voyons augmenter , dans
la même proportion , la vitesse qui précipite les
choses vers la Fin . Et ainsi l'esprit philosophique
comprendra sans peine que les intentions divines ,
dans la constitution des étoiles , avancent mathé-
matiquement vers leur accomplissement ; - il
comprendra plus encore ; il donnera à ce progrès
une expression mathématique ; il affirmera que ce
EUREKA
progrès est en proportion inverse des carrés des
distances où toutes les choses créées se trouvent
relativement à ce qui est à la fois le point de départ
et le but de leur création .
Non- seulement cette appropriation de Dieu est
mathématiquement exacte , mais il y a en elle une
estampille divine, qui la distingue de tous les ou-
vrages de construction purement humaine . Je veux
parler de la complète réciprocité d'appropriation .
Ainsi dans les constructions humaines une cause
particulière engendre un effet particulier ; une in-
tention particulière amène un résultat particulier ;
mais c'est tout ; nous ne voyons pas de réciprocité .
L'effet ne réagit pas sur la cause ; l'intention ne
change pas son rapport avec l'objet . Dans les com-
binaisons de Dieu , l'objet est tour à tour dessein
ou objet , selon la façon dont il nous plaît de le re-
garder, et nous pouvons prendre en tout temps une
cause pour un effet , et réciproquement , de sorte
que nous ne pouvons jamais , d'une manière abso-
lue, distinguer l'un de l'autre .
Prenons un exemple . Dans les climats polaires,
EUREKA 205
la machine humaine, pour maintenir sa chaleur
animale, et pour la combustion dans le système
capillaire , réclame une abondante provision de
nourriture fortement azotée, telle que l'huile de
poisson . D'autre part, nous voyons que dans les
climats polaires l'huile des nombreux phoques et
baleines est presque la seule nourriture que la
nature fournisse à l'homme . Et maintenant dirons-
nous que l'huile est mise à la portée de l'homme
parce qu'elle est impérieusement réclamée , ou
dirons -nous qu'elle est la seule chose réclamée
parce qu'elle est la seule qu'il puisse obtenir ? Il
est impossible de décider la question . Il y a là une
absolue réciprocité d'appropriation .
Le plaisir que nous tirons de toute manifestation
du génie humain est en raison du plus ou moins de
ressemblance avec cette espèce de réciprocité . Ainsi ,
dans la construction du plan d'une fiction littéraire,
nous devrions nous efforcer d'arranger les incidents
de telle façon qu'il fût impossible de déterminer si
un quelconque d'entre eux dépend d'un autre quel-
conque ou lui sert d'appui . Prise dans ce sens, la
12
206 EUREKA
perfection du plan est , dans la réalité , dans la pra-
tique, impossible à atteindre, simplement parce que
la construction dont il s'agit est l'œuvre d'une in-
telligence finie . Les plans de Dieu sont parfaits .
L'Univers est un plan de Dieu.
Nous sommes maintenant arrivés à un point où
l'intelligence est forcée de lutter contre sa propen-
sion à la déduction analogique , contre cette mono-
manie qui la pousse, à vouloir saisir l'infini . Nous
avons vu les lunes tourner autour des planètes ; les
planètes autour des étoiles ; et l'instinct poétique de
l'humanité , son instinct de la symétrie , en tant
que la symétrie ne soit qu'une symétrie de surface , -
cet instinct , que l'Ame non - seulement de l'Homme
mais de tous les êtres créés, a tiré au commence-
ment de la base géométrique de l'irradiation uni-
-
verselle , nous pousse à imaginer une extension
sans fin de ce système de cycles . Fermant également
nos yeux à la déduction et à l'induction , nous nous
obstinons à concevoir une révolution de tous les
corps qui composent la Galaxie autour de quelque
globe gigantesque que nous intitulons pivot central
EUREKA 207
du tout. On se figure chaque groupe , dans le grand
groupe de groupes , pourvu et construit d'une ma-
nière similaire ; et en même temps , pour que l'ana-
logie soit complète et ne fasse défaut en aucun
point, on va jusqu'à concevoir tous ces groupes
eux-mêmes comme tournant autour de quelque
sphère encore plus auguste ; - cette dernière à son
tour, avec tous les groupes qui lui forment une cein-
ture, on croit qu'elle n'est qu'un des membres d'une
série encore plus magnifique d'agglomérations , évo-
luant autour d'un autre globe qui lui sert de centre ,
-quelque globe encore plus ineffablement sublime ,
quelque globe, disons mieux , d'une infinie sublimité ,
incessamment multipliée par l'infiniment sublime .
Telles sont les conditions, continuées à perpétuité ,
que la tyrannie d'une fausse analogie impose à l'Ima-
gination et que la Raison est invitée à contempler ,
sans se montrer, s'il est possible, trop mécontente
du tableau . Tel est , en général , le système d'inter-
minables révolutions s'engendrant les unes les au-
tres , que la Philosophie nous a habitués à compren
dre et à expliquer , en s'y prenant du moins aussi
208 EUREKA
adroitement qu'elle a pu . De temps à autre cepen-
dant , un véritable philosophe, dont la frénésie
prend un tour très- déterminé , dont le génie, pour
parler plus honnêtement , a , comme les blanchis-
seuses , l'habitude fortement prononcée de ne couler
les choses qu'à la douzaine , nous fait voir le point
précis, qui avait été perdu de vue, où s'arrête et où
doit nécessairement s'arrêter cette série de révolu-
tions .
Les rêveries de Fourier ne valent peut-être pas la
peine que nous nous en moquions ; mais on a
beaucoup parlé , dans ces derniers temps , de l'hypo-
-
thèse de Madler , — à savoir qu'il existe , au centre
de la Galaxie , un globe prodigieux , autour duquel
tournent tous les systèmes du groupe . La période de
révolution pour notre propre système a même été
évaluée à 117 millions d'années .
On a longtemps soupçonné que notre Soleil opé-
rait un mouvement dans l'espace , indépendamment
de sa rotation , et une révolution autour du centre de
gravité du système . Ce mouvement , en admettant
qu'il existe, devrait se manifester par la perspec-
EUREKA 209
tive . Les étoiles , dans cette partie du firmament que
nous sommes censés avoir laissée derrière nous , de-
vraient, pendant une longue série d'années , s'accu-
muler en foule ; celles comprises dans le côté opposé
devraient avoir l'air de s'éparpiller . Or , par l'his-
toire de l'Astronomie, nous apprenons d'une ma-
nière vague que quelques - uns de ces phénomènes se
sont manifestés . A ce sujet on a déclaré que notre
système se mouvait vers un point du ciel diamétra-
lement opposé à l'étoile Zèta Herculis ; mais
c'est là peut - être le maximum de ce que nous
avons logiquement le droit de conclure en cette
matière . Madler , néanmoins, est allé jusqu'à dé-
signer une étoile particulière, Alcyone , l'une
des Pléiades , - comme marquant juste , ou à peu
de chose près , ic point autour duquel s'accompli-
rait une révolution générale .
Or , puisque c'est l'analogie qui nous a tout
d'abord entraînés vers ces rèves, il est naturel et
convenable de nous servir de la même analogie pour
en poursuivre le développement ; et cette analogie
qui nous a suggéré l'idée de révolution nous suggère
12.
210 EUREKA
en même temps l'idée d'un vaste globe central autour
duquel elle devrait s'accomplir ; - jusque-là le rai-
sonnement de l'astronome est logique . Dynamique-
ment, il faudrait toutefois que cet astre central fut
plus gros que tous les astres réunis qui l'entourent .
Or , ils sont au nombre de 100 millions environ .
« Pourquoi donc , » a-t-on demandé très-naturelle-
ment, « ne voyons-nous pas ce vaste soleil central,
au moins égal par sa masse à 100 millions de soleils
semblables au nôtre? Pourquoi ne le voyons-nous
pas, nous particulièrement, qui occupons la région
moyenne du groupe, - le lieu même près duquel ,
en tout cas, doit être situé cet astre incomparable ? »
On répondit prestement : « Il faut qu'il soit non lu-
mineux comme sont nos planètes . » Ici , pour s'ac-
commoder au but , l'analogie se laissait torturer .
On pouvait dire : « Nous savons qu'il existe positi-
' vement des soleils non lumineux , mais non pas
dans de telles conditions . » Il est vrai que nous
avons quelque raison d'en supposer de tels , mais
nous n'avons certainement aucune raison pour sup-
qu'il y a des soleils non lumineux entourés de
EUREKA 211
soleils lumineux , ces derniers étant à leur tour envi-
ronnés de planètes non lumineuses ; tout cela est
précisément ce dont Madler est sommé de trouver
l'analogue dans les cieux ; car il imagine tout cela
justement à propos de la Galaxie . En admettant que
la chose soit telle qu'il le dit , nous ne pouvons
nous empêcher de penser combien cette question :
« Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? » serait
cruellement embarrassante pour les philosophes à
priori.
Mais si , en dépit de l'analogie et de toute autre
raison , nous reconnaissons la non-luminosité de ce
grand astre central, nous pouvons toujours deman-
der comment ce globe si énorme n'est pas rendu
visible, grâce à cette effusion de lumière versée sur
lui par les 100 millions de splendides soleils qui
brillent dans tous les sens autour de lui . Devant
cette embarrassante question , l'idée d'un soleil cen-
tral positivement solide semble avoir été jusqu'à un
certain point abandonnée ; et l'esprit spéculatif s'est
contenté d'affirmer que les systèmes du groupe
accomplissaient leurs révolutions autour d'un centre
212 EUREKA
immatériel de gravité qui leur était commun à tous .
Ici encore , l'analogie a fait fausse route, pour se
prêter à une théorie . Les planètes de notre système
tournent , il est vrai , autour d'un centre commun
de gravité ; mais elles agissent ainsi conjointement
avec un soleil matériel qui les entraîne , et dont la
masse fait plus que contrebalancer le reste du sys-
tème .
La circonférence mathématique est une courbe
composée d'une infinité de lignes droites . Mais cette
idée de la circonférence , idée qui , au point de vue
de toute la géométrie ordinaire , n'en est que l'idée
purement mathématique, mise en opposition de l'i-
dée pratique , est aussi , en stricte réalité, la seule
conception pratique que nous puissions façonner à
notre usage pour l'intelligence de cette circonfé-
rence majestueuse à laquelle nous avons affaire , au
moins en imagination , quand nous supposons notre
système tournant autour d'un point situé au cen-
tre de la Galaxie. Que l'imagination la plus vigou-
reuse essaye seulement de faire un pas , un seul ,
vers la compréhension d'une courbe aussi inexpri-
EUREKA 213
mable ! Sans commettre un paradoxe, on pourrait
dire qu'un éclair même , qui suivrait éternellement
la circonférence de cet inexprimable cercle , ne fe-
rait que parcourir éternellement une ligne droite .
Qu'en décrivant une telle orbite , notre Soleil pût se-
lon une appréciation humaine, dévier de la ligne
droite à un degré quelconque , si petit qu'on le sup-
pose, c'est là une idée inadmissible ; cependant
nous sommes priés de croire qu'une courbure est
devenue apparente pendant la très - courte période
de notre histoire astronomique , durant ce simple
point, durant ce parfait néant de deux ou trois
mille ans .
On pourrait dire que Madler a réellement vérifié
une courbure dans le sens de la marche , maintenant
bien tracée , de notre système à travers l'Espace .
Admettant, s'il le faut, que ce fait soit réel , je main-
tiens qu'il n'y a dans ce cas , qu'un seul fait démon-
tré, c'est la réalité d'une courbure . Pour l'entière
vérification du fait, il faudrait des siècles , et quand
même elle serait faite, elle ne servirait qu'à indiquer
un rapport binaire ou tout autre rapport multiple
212 EUREKA
immatériel de gravité qui leur était commun à tous .
Ici encore , l'analogie a fait fausse route, pour se
prêter à une théorie. Les planètes de notre système
tournent , il est vrai , autour d'un centre commun
de gravité ; mais elles agissent ainsi conjointement
avec un soleil matériel qui les entraîne, et dont la
masse fait plus que contrebalancer le reste du sys-
tème .
La circonférence mathématique est une courbe
composée d'une infinité de lignes droites . Mais cette
idée de la circonférence , idée qui , au point de vue
de toute la géométrie ordinaire , n'en est que l'idée
purement mathématique, mise en opposition de l'i-
dée pratique , est aussi , en stricte réalité , la seule
conception pratique que nous puissions façonner à
notre usage pour l'intelligence de cette circonfé-
rence majestueuse à laquelle nous avons affaire, au
moins en imagination , quand nous supposons notre
système tournant autour d'un point situé au cen-
tre de la Galaxie . Que l'imagination la plus vigou-
reuse essaye seulement de faire un pas , un seul ,
vers la compréhension d'une courbe aussi inexpri-
EUREKA 213
mable ! Sans commettre un paradoxe, on pourrait
dire qu'un éclair même , qui suivrait éternellement
la circonférence de cet inexprimable cercle , ne fe-
rait que parcourir éternellement une ligne droite .
Qu'en décrivant une telle orbite , notre Soleil pût se-
lon une appréciation humaine, dévier de la ligne
droite à un degré quelconque , si petit qu'on le sup-
pose, c'est là une idée inadmissible ; cependant
nous sommes priés de croire qu'une courbure est
devenue apparente pendant la très - courte période
de notre histoire astronomique , durant ce simple
point, durant ce parfait néant de deux ou trois
mille ans .
On pourrait dire que Madler a réellement vérifié
une courbure dans le sens de la marche, maintenant
bien tracée , de notre système à travers l'Espace .
Admettant, s'il le faut, que ce fait soit réel, je main-
tiens qu'il n'y a dans ce cas, qu'un seul fait démon-
tré, c'est la réalité d'une courbure . Pour l'entière
vérification du fait, il faudrait des siècles , et quand
1
même elle serait faite , elle ne servirait qu'à indiquer
un rapport binaire ou tout autre rapport multiple
214 EUREKA
quelconque entre notre Soleil et une ou plusieurs
des étoiles les plus rapprochées. Quoi qu'il en soit , je
ne hasarde rien en prédisant qu'après une période
de plusieurs siècles , tous les efforts pour déterminer
la marche de notre Soleil à travers l'Espace seront
abandonnés comme vains et inutiles . Cela est facile
à concevoir quand nous considérons l'infinité de
perturbations que cette marche doit subir , par suite
du changement perpétuel des rapports du Soleil
avec les autres astres , pendant ce rapprochement
simultané de tous vers le noyau de la Galaxie .
Mais, en examinant d'autres nébuleuses que la
Voie Lactée , en considérant dans leur généralité les
groupes dont est parsemé le firmament , trouvons-
nous , oui ou non , une confirmation de l'hypothèse
de Madler ? Nous ne la trouvons pas . Les formes des
groupes sont excessivement variées quand on les
regarde accidentellement ; mais par un examen plus
minutieux , à travers de puissants télescopes , nous
reconnaissons très-distinctement que la sphère est
la forme dont ils se rapprochent le plus , - leur
constitution étant en général en désaccord avec
EUREKA 215
l'idée d'une révolution autour d'un centre com-
mun .
« Il est difficile , dit sir John Herschell , de
former une conception quelconque de l'état dy-
namique de tels systèmes. D'un côté , sans un
mouvement rotatoire et une force centrifuge , il
est presque impossible de ne pas les considérer
comme soumis à une condition de rapprochement
progressif; d'un autre côté, en admettant un tel
mouvement et une telle force, nous ne trouvons
pas moins difficile de concilier leurs formes avec
la rotation de tout le système (il veut dire groupe)
autour d'un seul axe , sans lequel une collision in-
térieure nous apparaît comme chose inévitable. >>
Quelques observations sur les nébuleuses , récem-
ment faites par le docteur Nichol , quoique faites à
un point de vue cosmique absolument différent de
tous ceux adoptés dans le présent Discours , s'ap-
pliquent d'une manière très-particulière au point
qui est actuellement en question . Il dit :
« Quand nous dirigeons sur les nébuleuses nos
plus grands télescopes, nous voyons que celles
216 EUREKA
que nous avions d'abord considérées comme irré-
gulières ne le sont réellement pas ; elles se rap-
prochent plutôt de la forme d'un globe. Il y en a une
qui semblait ovale ; mais le télescope de lord Rosse
l'a transformée pour nous en un cercle ... Or , il se
présente une très-remarquable circonstance rela-
tivement à ces masses circulaires de nébuleuses qui
semblent , par comparaison , douées de mouvement .
Nous découvrons qu'elle ne sont pas absolument
circulaires, mais que , bien au contraire , tout autour
d'elles et de tous côtés, il y a des colonnes d'étoiles ,
qui semblent s'étendre au loin comme si elles se
précipitaient vers une grande masse centrale en
vertu de quelque énorme puissance . ¹ »
Si j'avais à décrire , à ma guise , la condition ac-
tuelle nécessaire des nébuleuses , dans l'hypothèse,
suggérée par moi , que toute matière s'achemine
1 On doit comprendre que ce que je nie spécialement dans
l'hypothèse de Madler, c'est la partie qui concerne le mouve-
ment circulaire. S'il n'existe pas maintenant dans notre groupe
un grand globe central, naturellement il en existera un plus
tard . Dans quelque temps qu'il existe , il sera simplement le
noyau de la consolidation.
EUREKA 217
vers l'Unité originelle, je copierais simplement, et
presque mot à mot , le langage qu'a employé le doc-
teur Nichol sans soupçonner le moins du monde
cette prodigieuse vérité, qui est la clef de tous les
phénomènes relatifs aux nébuleuses .
Et qu'il me soit permis ici de fortifier ma position
par le témoignage de quelqu'un qui est plus grand
que Madler , de quelqu'un pour qui toutes les
données de Madler étaient depuis longtemps choses
familières , soigneusement et entièrement examinées .
Relativement aux calculs minutieux d'Argelander ,
lesquels forment la base de l'idée de Madler, Hum-
boldt, dont la faculté généralisatrice n'a peut-être
jamais été égalée, fait l'observation suivante :
« Quand nous considérons le mouvement propre ,
réel et non perspectif des étoiles, nous voyons plu-
sieurs groupes marchant dans des directions oppo-
sées ; et les données que nous avons acquises jusqu'à
présent ne nous forcent pas à imaginer que les sys-
tèmes composant la Voie Lactée , ou les groupes
composant généralement l'Univers , tournent autour
de quelque centre inconnu , lumineux ou non lumi-
15
218 EUREKA
neux . Ce n'est que le désir propre à l'Homme de
posséder une Cause Première fondamentale, qui per-
suade à son intelligence et à son imagination d'adop-
ter une telle hypothèse . »
Le phénomène dont il est ici question , c'est-
à-dire de plusieurs groupes se dirigeant dans des
sens opposés , est tout à fait inexplicable dans
l'hypothèse de Madler, mais surgit comme consé-
quence nécessaire de l'idée qui forme la base de ce
Discours . En même temps que la direction purement
générale de chaque atome , de chaque lune, pla-
nète , étoile ou groupe, serait , dans mon hypothèse,
absolument rectiligne ; en même temps que la
route générale suivie par tous les corps serait une
ligne droite conduisant au centre de tout , il est
clair que cette direction rectiligne serait composée
de ce que nous pouvons appeler , sans exagéra-
tion , une infinité de courbes particulières, résul-
tat des différences continuelles de position relative
parmi ces masses innombrables, à mesure que
chacune progresse dans son pèlerinage vers l'Unité
finale.
EUREKA 219
Je citais tout à l'heure le passage suivant de Sir
John Herschell , appliqué aux groupes : « D'un côté ,
sans un mouvement rotatoire et une force centri-
fuge , il est presque impossible de ne pas les consi-
dérer comme soumis à une condition de rappro-
chement progressif. » Le fait est qu'en examinant
les nébuleuses avec un télescope très-puissant , il
est absolument impossible , quand une fois on a
conçu cette idée de rapprochement , de ne pas
ramasser de tous les côtés des témoignages qui la
confirment. Il y a toujours un noyau apparent dans
la direction duquel les étoiles semblent se préci-
piter, et ces noyaux ne peuvent pas être pris pour
de purs phénomènes de perspective ; les groupes
sont réellement plus denses vers le centre, plus
clairs vers les régions extrêmes . En un mot, nous
voyons toutes choses comme nous les verrions si un
rapprochement universel avait lieu ; mais , en géné-
ral , je crois que s'il est naturel , quand nous exami-
nons ces groupes , d'accueillir l'idée d'un mouvement
orbitaire autour d'un centre, ce n'est qu'à la con-
'dition d'admettre l'existence possible , dans les
220 EUREKA
domaines lointains de l'espace, de lois dynamiques.
qui nous seraient totalement inconnues.
De la part d'Herschell, il y a évidemment répu-
gnance à supposer que les nébuleuses soient dans
un état de rapprochement progressif. Mais si les faits,
si même les apparences justifient cette supposition ,
pourquoi, demandera-t-on peut-être , répugne-t-il à
l'admettre ? Simplement à cause d'un préjugé ; sim-
plement parce que cette supposition contredit une
idée préconçue et absolument sans base , celle
de l'étendue infinie et de l'éternelle stabilité de
l'Univers .
XIV
Si les propositions de ce Discours sont logique-
ment déduites , cette condition de rapprochement
progressif est précisément la seule dans laquelle
nous puissions légitimement considérer toutes les
choses de la création ; et je confesse ici , avec une
parfaite humilité , que, pour ma part , il m'est im-
possible de comprendre comment toute autre inter-
prétation de la condition actuelle des choses a jamais
pa se glisser dans un cerveau humain . La tendance
au rapprochement et l'attraction de la gravitation
sont deux termes réciproquement convertibles . En
222 EUREKA
nous servant de l'un ou de l'autre , nous voulons
parler de la réaction de l'Acte primordial . Il nè fut
jamais rien de si inutile que de supposer la Matière
pénétrée d'une qualité indestructible faisant partie
de son essence , - qualité ou instinct à jamais
inséparable d'elle,. principe inaliénable en vertu
duquel chaque atome est perpétuellement poussé
à rechercher l'atome son semblable. Jamais il
n'y eut rien de moins nécessaire que d'adopter
cette idée antiphilosophique . Allant au delà de la
pensée vulgaire , il faut que nous comprenions ,
métaphysiquement , que le principe de la gravitation
n'appartient à la matière que temporairement , pen-
dant qu'elle est éparpillée ; — pendant qu'elle existe
sous la forme de la Pluralité au lieu d'exister sous
celle de l'Unité ; lui appartient seulement en vertu
de son état d'irradiation ; - appartient , en un mot,
non pas à la matière elle-même le moins du monde,
mais uniquement à la condition actuelle où elle se
trouve. D'après cette idée, quand l'irradiation sera
retournée vers sa source , quand la réaction sera
devenue complète , le principe de la gravitation
EUREKA 225
aura cessé d'exister . Et , en fait , bien que les astro-
nomes ne soient jamais arrivés à l'idée que nous
émettons ici , il semble toutefois qu'ils s'en soient
rapprochés en affirmant que s'il n'y avait qu'un seul
corps dans l'Univers, il serait impossible de com-
prendre comment le principe de la gravitation
pourrait s'établir; c'est-à-dire qu'en considérant la
matière telle qu'elle se présente à leurs yeux , ils en
tirent la conclusion à laquelle je suis arrivé par
voie de déduction . Qu'une suggestion aussi féconde
soit restée si longtemps sans porter ses fruits , c'est
là un mystère que je ne saurais approfondir.
C'est peut-être, en grande partie , notre tendance
naturelle vers l'idée de perpétuité , vers l'analogie ,
et plus particulièrement, dans le cas présent , vers
· la symétrie , qui nous a entraînés dans une fausse
route . En réalité , le sentiment de la symétrie est
un instinct qui repose sur une confiance presque
aveugle . C'est l'essence poétique de l'Univers , de cet
Univers qui , dans la perfection de sa symétrie , est
simplement le plus sublime des poëmes . Or symċ-
trie et consistance sont des termes réciproquement
224 EUREKA
convertibles ; ainsi la Poésie et la Vérité ne font
qu'un. Une chose est consistante en raison de sa
vérité, - vraie en raison de sa consistance. Une
parfaite consistance , je le répète , ne peut être qu'une
absolue vérité. Nous admettrons donc que l'Homme
ne peut pas rester longtemps dans l'erreur , ni se
tromper de beaucoup , s'il se laisse guider par son
instinct poétique, instinct de symétrie, et consé-
quemment véridique , comme je l'ai affirmé . Cepen-
dant il doit prendre garde qu'en poursuivant à
l'étourdie une symétrie superficielle de formes et de
mouvements , il ne perde de vue la réelle et essen-
tielle symétrie des principes qui les déterminent et
les gouvernent.
Que tous les corps stellaires doivent finalement se
fondre en un seul , que toutes choses doivent enfin •
grossir la substance d'un prodigieux globe central
déjà existant, - c'est là une idée qui , depuis quel ·
que temps déjà , semble d'une manière vague , indé-
terminée, avoir pris possession de l'imagination
humaine. De fait , cette idée appartient à la classe
des choses excessivement évidentes . Elle naît in-
EUREKA 225
stantanément de l'observation , même superficielle,
des mouvements circulaires et en apparence gira ·
toires ou tourbillonnants de ces portions de l'Univers
qui, très-rapprochées de nous , s'offrent immédiate-
ment à notre attention . Il n'existe peut-être pas un
seul homme , d'une éducation ordinaire et d'une
faculté de méditation moyenne, à qui , dans une cer-
taine mesure , l'idée en question ne se soit présen-
tée , comme spontanée , instinctive , et portant tout
le caractère d'une conception profonde et origi-
nale. Toutefois , cette conception , si généralement
répandue, n'est jamais née, à ma connaissance , du
moins , d'une série de considérations abstraites . Au
contraire, elle a toujours été suggérée , comme je
l'ai dit, par les mouvements tourbillonnant autour
des centres, et c'est dans le même ordre de faits ,
c'est-à -dire dans ces mêmes mouvements circulaires ,
que naturellement on a cherché une raison qui ex-
pliquât cette idée, une cause qui pût amener cette
agglomération de tous les globes en un seul , lequel
était déjà supposé existant .
Ainsi quand on proclama la diminution , progres-
13.
226 EUREKA
sive et régulière, observée dans l'orbite de la comète
d'Encke, à chacune de ses révolutions autour de
notre Soleil , les astronomes furent presque una-
nimes pour dire que la cause en question était
trouvée, -- qu'un principe était découvert, suffi-
sant pour expliquer, physiquement , cette finale et
universelle agglomération , à laquelle , déterminé
par son instinct analogique , symétrique ou poé-
tique , l'homme avait donné créance plus qu'à une
simple hypothèse.
On affirma que cette cause , cette raison suffi-
sante de l'agglomération finale , existait dans un
agent intermédiaire , excessivement rare , mais
cependant matériel , qui pénétrait tout l'espace ;
lequel, en retardant la marche de la comète, affai-
blissait perpétuellement sa force tangentielle et aug-
mentait en même temps la force centripète , qui
naturellement rapprochait davantage la comète à
chaque révolution et devait finalement la précipiter
sur le Soleil.
Tout cela était strictement logique , une fois qu'on
avait admis ce médium ou cet éther ; mais il n'y
EUREKA 227
avait aucune raison d'admettre l'éther, si ce n'est
qu'on n'avait pu découvrir aucun autre moyen
d'expliquer la diminution observée dans l'orbite de la
comète ; — comme si de l'impossibilité de trouver
un autre mode d'explication il s'ensuivait qu'il n'en
existât réellement pas d'autre. Il est clair que d'in-
nombrables causes combinées pouvaient amener la
diminution de l'orbite, sans que nous pussions
même en découvrir une seule. D'ailleurs , on n'avait
jamais bien démontré pourquoi le retard occasionné
par les bords extrêmes de l'atmosphère du Soleil ,
à travers lesquels la comète passe à son périhélie ,
ne suffit pas pour expliquer le phénomène . Que
la comète d'Encke sera absorbée par le Soleil ,
c'est probable ; que toutes les comètes du système
seront absorbées , c'est plus que possible ; mais ,
dans un tel cas, le principe de l'absorption doit
être cherché dans l'excentricité de l'orbite des
comètes et dans leur rapprochement extrême du
Soleil à leur périhélie ; et ce n'est pas un principe
qui puisse affecter les lourdes et solides sphères qui
doivent être considérées comme les vrais matériaux
228 EUREKA
constituants de l'Univers . Relativement aux comè-
tes en général , permettez-moi de dire en passant
que nous avons le droit de les considérer comme les
éclairs du Ciel cosmique.
L'idée d'un éther ralentissant et servant à ame-
ner l'agglomération finale de toutes choses nous a
semblé une seule fois confirmée par une diminution
positive observée dans l'orbite de la lune . Si nous
en référons aux éclipses enregistrées il y a -2,500 ans ,
nous voyons que la vélocité de la révolution du sa-
tellite était alors bien moindre qu'elle n'est aujour-
d'hui et que, en supposant que son mouvement dans
son orbite soit en accord constant avec la loi de Ké-
pler , et ait été alors , il y a 2,500 ans , soigneuse-
ment déterminé, elle est aujourd'hui , relativement
à la position qu'elle devrait occuper , en avance de
9,000 milles environ . L'accroissement de vélocité
prouvait , naturellement , une diminution de l'orbite,
et les astronomes inclinaient fortement à croire à
l'existence d'un éther , quand Lagrange vint à la
rescousse. Il démontra que , grâce à la configuration
des sphéroïdes, le petit axe de leur ellipse est sujet
EUREKA 229
à varier de longueur, tandis que le grand axe reste
le même, et que cette variation est continue et vi-
bratoire, de sorte que chaque orbite est dans un état
de transition, soit du cercle à l'ellipse , soit de l'el-
lipse au cercle . Le petit axe de la lune étant dans sa
période de décroissance , l'orbite passe du cercle à
l'ellipse et, conséquemment , décroît aussi ; mais ,
après une longue série de siècles , l'excentricité ex-
trême sera atteinte ; alors le petit axe commencera
à augmenter jusqu'à ce que l'orbite se transforme en
un cercle ; puis la période de raccourcissement
aura lieu de nouveau , - et ainsi de suite à tour de
rôle . Dans le cas de la Terre, l'orbite va se transfor-
mant d'ellipse en cercle. Les faits ainsi démontrés
ont naturellement détruit la prétendue nécessité de
supposer un éther et toute appréhension relative à
l'instabilité du système , laquelle était attribuéc à
l'éther.
On se souvient que j'ai moi-même supposé quel-
que chose d'analogue et que nous pouvons appeler
un éther. J'ai parlé d'une influence subtile accom-
1
pagnant partout la matière, bien qu'elle ne se ma-
230 EUREKA
nifeste que par l'hétérogénéité de la matière . A
cette influence, dont je ne veux ni ne puis en
aucune façon définir la mystérieuse et terrible na-
ture, j'ai attribué les phénomènes variés d'électri-
cité, de chaleur , de magnétisme , et même de vita-
lité, de conscience. et de pensée , en un mot, de
spiritualité. On voit tout de suite que l'éther, com-
pris de cette façon , est radicalement distinct de l'é-
ther des astronomes ; le leur est matière et le mien
ne l'est pas .
L'abolition de l'éther matériel semble impliquer
aussi la disparition absolue de cette idée d'agglo-
mération universelle , si longtemps préconçue par
l'imagination poétique de l'humanité ; - agglomé-
ration à laquelle une sage Philosophie aurait pu lé-
gitimement prêter créance , au moins jusqu'à un
certain point , si elle avait été préconçue uniquement
par cette imagination poétique , sans aucune autre
raison déterminante . Mais, jusqu'à présent , l'As-
tronomie et la Physique n'ont rien su trouver
qui permette d'assigner une fin à l'Univers . Quand
même on eût pu, par une cause aussi accessoire et
EUREKA 231
indirecte que l'éther , démontrer cette fin , l'instinct
qui révèle à l'Homme la Puissance Divine d'adapta-
tion se serait révolté contre cette démonstration .
Nous eussions été forcés de regarder l'Univers avec
ce sentiment d'insatisfaction que nous éprouvons en
contemplant un ouvrage d'art humain inutilement
compliqué. La création nous aurait affectés comme
un plan imparfait dans un roman , où le dénoue- ,
ment est gauchement amené par l'interposition d'in-
cidents externes et étrangers au sujet principal , au
lieu de jaillir du fond même du thème, du cœur .
de l'idée dominante ; - au lieu de naître comme
résultat de la proposition première , comme partie
intégrante, inséparable et inévitable , de la concep-
tion fondamentale du livre .
On comprendra maintenant plus clairement ce
que j'entends par symétrie purement superficielle .
C'est simplement la séduction de cette symétrie qui
nous a induits à accepter cette idée générale dont
l'hypothèse de Madler n'est qu'une partie , — l'idée
de l'attraction tourbillonnante des globes . Si nous
écartons cette conception trop crûment physique , la
232 EUREKA
véritable symétrie de principe nous fait voir la fin de
toutes choses métaphysiquement impliquée dans
l'idée d'un commencement, nous fait chercher et
trouver dans cette origine de toutes choses les ru-
diments de cette fin, et enfin concevoir l'impiété
qu'il y aurait à supposer que cette fin pût être ame-
née moins simplement , moins directement, moins
clairement, moins artistiquement que par la réac-
tion de l'Acte originel et créateur.
XV
Remontons donc vers une de nos suggestions an-
técédentes et concevons les systèmes , concevons
chaque soleil , avec ses planètes- satellites , comme
un simple atome titanique existant dans l'espace
avec la même inclination vers l'Unité , qui
caractérisait , au commencement , les véritables
atomes après leur irradiation à travers la Sphère
universelle. De même que ces atomes originels
se précipitaient l'un vers l'autre selon des lignes gé-
néralement droites, de même nous pouvons conce-
voir comme généralement rectilignes les chemins
234 EUREKA
qui conduisent les systèmes -atomes vers leurs cen-
tres respectifs d'aggrégation ; — et dans cette attrac-
tion directe , qui rassemble les systèmes en groupes,
et dans celle, analogue et simultanée , qui rassemble
les groupes eux-mêmes , à mesure que s'opère la
consolidation , nous trouvons enfin le grand Main-
tenant , le terrible Présent, -- la condition actuel-
lement existante de l'Univers .
Une analogie rationnelle peut nous aider à former
une hypothèse relativement à l'Avenir , encore plus
effrayant. L'équilibre entre les forces , centripète et
centrifuge, de chaque système , étant nécessairement
détruit quand il arrive à se rapprocher, jusqu'à un
certain point, du noyau du groupe auquel il appar-
tient, il en doit résulter , un jour , une précipitation
chaotique, ou telle en apparence, des lunes sur les
planètes , des planètes sur les soleils , et des soleils
sur les noyaux ; et le résultat général de cette pré-
cipitation doit être l'agglomération des myriades
d'étoiles, existant actuellement dans le firmament,
en un nombre presque infiniment moindre de sphè
res presque infiniment plus vastes. En devenant im-
EUREKA 235
mensément moins nombreux , les mondes de cette
époque seront devenus immensément plus gros que
ceux de la nôtre . Alors , parmi d'incommensurables
abîmes, brilleront des soleils inimaginables . Mais
tout cela ne sera qu'une magnificence climatérique
présageant la grande Fin . La nouvelle genèse indi-
quée ne peut être qu'une des étapes vers cette Fin , un
des ajournements encore nombreux . Par ce travail
d'agglomération , les groupes eux-mêmes , avec une
vitesse effroyablement croissante, se sont précipités
vers leur centre général , —et bientôt , avec une vélo-
cité mille fois plus grande , une vélocité électrique,
proportionnée à leur grosseur matérielle et à la vé-
hémence spirituelle de leur appétit pour l'Unité , les
majestueux survivants de la race des Étoiles s'élan-
cent enfin dans un commun embrassement . Nous
touchons enfin à la catastrophe inévitable .
Mais cette catastrophe , quelle peut - elle être?
Nous avons vu s'accomplir la conglomération , la
moisson des mondes . Désormais , devrons-nous con-
sidérer ce globe des globes , ce globe matériel uni-
que, comme constituant et remplissant l'Univers ?
236 EUREKA
Une telle idée serait en contradiction complête avec
toutes les propositions émises dans ce Discours .
J'ai déjà parlé de cette absolue réciprocité d'a-
daptation qui est la grande caractéristique de l'Art
divin , - qui est la Signature divine . Arrivé à ce
point de nos réflexions , nous avons regardé l'in-
fluence électrique comme une force répulsive qui
seule rendait la Matière capable d'exister dans cet
état de diffusion nécessaire à l'accomplissement de
ses destinées ; - là , en un mot , nous avons consi-
déré l'influence en question comme instituée pour
le salut de la Matière , pour sauvegarder les buts de
toute matérialité . Réciproquement , il nous est per-
mis de considérer la Matière comme créée seule-
ment pour le salut de cette influence , uniquement
pour sauvegarder le but et l'objet de cet Éther spi-
rituel. Par le moyen , par l'intermédiaire , par l'a-
gence de la Matière , et par la force de son hétérogé-
néité , cet Éther a pu se manifester , — l'Esprit a
été individualisé. C'est uniquement dans le dévelop-
pement de cet Éther, par l'hétérogénéité , que des
masses particulières de Matière sont devenues ani-
EUREKA 237
mées , sensibles , et en proportion de leur hétérogé-
néité ; quelques-unes atteignant un degré de sensibi-
lité qui implique ce que nous appelons Pensée , et
montant ainsi jusqu'à l'Intelligence Consciente .
A ce point de vue , nous pouvons regarder la Ma-
tière comme un Moyen , et non comme une Fin . Son
utilité et son but étaient compris dans sa diffusion ,
et , avec le retour vers l'Unité , sa destinée est accom-
plie . Ce globe des globes absolument consolidé se-
rait sans but et sans objet ; conséquemment il ne
pourrait continuer à exister un seul instant. La Ma-
tière , créée dans un but, ne peut incontestablement,
ce but étant rempli, être plus longtemps Matière .
Efforçons-nous de comprendre qu'elle aspire à dis-
paraître, et que Dieu seul doit rester tout entier,
unique et complet .
Chaque œuvre née de la conception Divine doit
coexister et coexpirer avec le but qui lui est assigné;
cela me semble évident , et je ne doute pas que la
plupart de mes lecteurs , en voyant l'inutilité de ce
dernier globe de globes , acceptent ma conclu-
sion : « Donc, il ne peut pas continuer d'exister . »
238 EUREKA
Cependant, comme l'idée saisissante de sa dispa-
rition instantanée est de nature à ne pas être
agréée facilement, présentée d'une manière aussi
radicalement abstraite, par l'esprit même le plus
vigoureux , appliquons-nous à la considérer d'un
autre point de vue un peu plus ordinaire ; —
examinons comment elle peut être entièrement et
magnifiquement corroborée par une considération
à posteriori de la Matière, telle que nous la voyons
actuellement.
J'ai déjà dit que « l'Attraction et la Répulsion
étant incontestablement les seules propriétés par
lesquelles la Matière se manifeste à l'Esprit, nous
avons le droit de supposer que la Matière n'existe
que comme Attraction et Répulsion ; - en d'autres
termes , que l'Attraction et la Répulsion sont Ma-
tière ; puisqu'il n'existe pas de cas où nous ne puis-
sions employer, ou le terme Matière , ou , ensemble,
les termes Attraction et Répulsion , comme expres-
sions de logique équivalentes et conséquemment
convertibles. >>
Or, la définition même de l'Attraction implique
EUREKA 239
—
la particularité, l'existence de parties , de parti-
cules, d'atomes ; car nous la définissons ainsi : ten-
dance de chaque atome vers chaque autre atome,
selon une certaine loi . Évidemment, là où il n'y a
pas de parties , là est l'absolue Unité ; là où la ten-
dance vers l'Unité est satisfaite , il ne peut plus
exister d'Attraction ; -- ceci a été parfaitement dé-
montré , et toute la Philosophie l'admet . Donc ,
quand , son but accompli , la Matière sera revenue
à sa condition première d'Unité , -condition qui
présuppose l'expulsion de l'Éther séparatif, dont la
fonction consiste simplement à maintenir les ato-
mes à part les uns des autres jusqu'au grand jour
où, cet éther n'étant plus nécessaire , la pression
victorieuse de la collective et finale Attraction vien-
dra prédominer dans la mesure voulue pour l'ex-
pulser ; — quand , dis-je , la Matière , excluant l'É-
ther , sera retournée à l'Unité absolue , la Matière
(pour parler d'une manière paradoxale ) existera
alors sans Attraction et sans Répulsion ; en d'autres
•
termes, la Matière sans la Matière, ou l'absence de
Matière . En plongeant dans l'Unité , elle plongera en
240 EUREKA
même temps dans ce Non-Etre, qui, pour toute
-
Perception Finie , doit être identique à l'Unité , ·
dans ce Néant Matériel du fond duquel nous savons
qu'elle a été évoquée, - avec lequel seul elle a été
créée par la Volition de Dieu .
Je répète donc Efforçons-nous de comprendre
que ce dernier globe , fait de tous les globes, dispa-
raîtra instantanément , et que Dieu seul restera , tout
entier , suprême résidu des choses .
1
XVI
Mais devons-nous nous arrêter ici ? Non pas . De
cette universelle agglomération et de cette dissolu-
tion peut résulter , nous le concevons aisément , une
nouvelle série , toute différente peut-être , de condi-
tions , - une autre création , -- une autre irradia-
tion retournant aussi sur elle - même , une autre
action , avec réaction , de la Volonté Divine . Soumet-
tons notre imagination à la loi suprême , à la loi
des lois , la loi de périodicité ; et nous sommes plus
qu'autorisés à accepter cette croyance, disons plus ,
14
242 EUREKA
à nous complaire dans cette espérance, que les phé-
nomènes progressifs que nous avons osé contempler
seront renouvelés encore, encore , et éternellement ;
qu'un nouvel Univers fera explosion dans l'existence ,
et s'abîmera à son tour dans le non -être, à chaque
soupir du Cœur de la Divinité .
Et maintenant , ce Cœur Divin , -- quel est-il?
C'est notre propre cœur .
Que l'irrévérence apparente de cette idée n'effa-
rouche pas nos âmes et ne les détourne pas du
froid exercice de la conscience, de cette profonde
tranquillité dans l'analyse de soi-mêine , par les-
nt s er
quels sculeme nous pouvon espérer d'arriv jus-
e pler
qu'à la plus sublim des vérités , et la contem
à loisir , face à face .
Les phénomènes dont dépendent, à partir de ce
point, nos conclusions, sont des ombres purement
spirituelles, mais qui n'en sont pas moins entiè-
rement substantielles .
Nous marchons , à travers les destinées de notre
existence mondaine , environnés de Souvenirs , obs-
curcis mais toujours présents , d'une Destinée plus
EUREKA 245
vaste, -- qui remonte loin, bien loin dans le passé,
et qui est infiniment imposante.
La Jeunesse que nous vivons est particulièrement
hantée par de tels rêves, -que cependant nous ne
prenons jamais pour des rèves . Nous les reconnais-
sons comme Souvenirs . Pendant notre jeunesse ,
nous faisons trop clairement la distinction pour
nous méprendre un seul instant.
Tant que dure cette Jeunesse , ce sentiment de
notre existence personnelle est le plus naturel de
tous les sentiments . Nous le sentons très -pleinement ,
entièrement . Qu'il y ait eu une époque où nous
n'existions pas, - ou qu'il puisse se faire que nous
n'ayons jamais existé , ce sont là des considérations
que, pendant cette jeunesse , nous ne comprenons
que très-difficilement . Pourquoi nous pouvions ne
pas exister , c'est là , jusqu'à l'époque de notre Viri-
lité, de toutes les questions , celle à laquelle il nous
serait le plus impossible de répondre. L'existence ,
l'existence personnelle , l'existence de tout Temps et
pour toute l'Éternité , nous semble, jusqu'à l'épo-
que de notre Virilité, une condition normale et in-
244 EUREKA
contestable ; - cela nous semble, parce que cela
est.
Mais vient une période pendant laquelle la Raison
conventionnelle du monde nous éveille pour l'erreur
et nous arrache à la vérité de nos rêves . Le Doute,
la Surprise et l'Incompréhensibilité arrivent au
même moment . Ils disent : « Vous vivez , et il fut un
temps où vous ne viviez pas . Vous avez été créé. Il
existe une Intelligence plus grande que la vôtre , et
c'est seulement grâce à cette Intelligence que vous
vivez tant soit peu . » Nous nous efforçons de com-
prendre ces choses et nous ne le pouvons pas ;
nous ne le pouvons pas , parce que ces choses , n'é-
tant pas vraies , sont nécessairement incompréhen-
sibles.
Il n'existe pas un être pensant , qui, à un certain
point lumineux de sa vie intellectuelle , ne se soit
senti perdu dans un chaos de vains efforts pour
comprendre ou pour croire qu'il existe quelque
chose de plus grand que son âme personnelle . L'ab-
solue impossibilité pour une àme de se sentir infé-
rieure à une autre ; l'intense, l'insupportable ma-
EUREKA 245
laise et la rébellion qui sont le résultat d'une
pareille idée, et puis les irrépressibles aspirations
vers la perfection , ne sont que les efforts spirituels ,
coïncidant avec les matériels , pour retourner à l'U-
nité primitive , et constituent , pour mon esprit
du moins , une espèce de preuve , dépassant de beau-
coup ce que l'Homme appelle une démonstration ,
-
qu'il n'y a pas d'âme inférieure à une autre , - que
rien n'est et ne peut être supérieur à une âme quel-
conque, que chaque âme est , partiellement , son
propre Dieu, son propre Créateur ; -- en un mot ,
que Dieu , le Dieu matériel et spirituel , n'existe main-
tenant que dans la Matière diffuse et l'Esprit diffus
de l'Univers ; et que la concentration de cette Ma-
tière et de cet Esprit pourra seule reconstituer le
Dieu purement Spirituel et Individuel .
De ce point de vue, et de celui-là seulement , il
nous est donné de comprendre les énigmes de l'In-
justice Divine, - de l'Inexorable Destin . De ce point
de vue seul , l'existence du Mal devient intelligible ,
mais de ce point de vue , il devient mieux qu'intelli-
gible, il devient tolérable . Nos âmes ne peuvent
14.
246 EUREKA
plus se révolter contre une Douleur que nous nous
sommes imposée nous - mêmes , pour l'accomplisse-
-
ment de nos propres desseins , dans le but, quel-
quefois futile, d'agrandir le cercle de notre propre
Joie.
J'ai parlé de Souvenirs qui nous hantaient pen-
dant notre jeunesse . Ils nous poursuivent quelque-
fois même dans notre Virilité ; -ils prennent gra-
duellement des formes de moins en moins vagues ;
--
de temps à autre ils nous parlent à voix basse ,
et disent :
<
«< Il fut une époque dans la Nuit du Temps , où
existait un Être éternel, - composé d'un nombre
absolument infini d'Êtres semblables qui peuplent
l'infini domaine de l'espace infini . Il n'était pas et il
n'est pas au pouvoir de cet Être , - pas plus qu'en
ton pouvoir propre, -d'étendre et d'accroître , d'une
quantité positive, la joie de son Existence ; mais , de
même qu'il est en ta puissance d'étendre ou de con-
centrer tes plaisirs (la somme absolue de bonheur
restant toujours la même) , ainsi une faculté ana-
logue a appartenu et appartient à cet Être Divin ,
EUREKA 247
qui ainsi passe son Eternité dans une perpétuelle al-
ternation du Moi concentré à une Diffusion presque
infinie de Soi-même. Ce que tu appelles l'Univers
n'est que l'expansion présente de son existence . Il
sent maintenant sa propre vie par une infinité de
plaisirs imparfaits, les plaisirs partiels et entre-
mêlés de peine de ces êtres prodigieusement nom-
breux que tu nommes ses créatures , mais qui ne
sont réellement que d'innombrables individualisa-
tions de Lui-même. Toutes ces créatures, toutes,
celles que tu déclares sensibles , aussi bien que celles
dont tu nies la vie pour la simple raison que tu ne
surprends pas cette vie dans ses opérations , -- tou-
tes ces créatures ont , à un degré plus ou moins vif,
la faculté d'éprouver le plaisir ou la peine ; mais
la somme générale de leurs sensations est juste le
total du Bonheur qui appartient de droit à l'Être
Divin quand il est concentré en Lui-même. Toutes
ces créatures sont aussi des Intelligences plus ou
moins conscientes ; conscientes , d'abord , de leur
propre identité ; conscientes ensuite , par faibles
éclairs , de leur identité avec l'Être Divin dont nous
248 EUREKA
parlons , de leur identité avec Dieu . De ces deux
espèces de consciences , suppose que la première
s'affaiblisse graduellement , et que la seconde se for-
tifie, pendant la longue succession des siècles qui
doivent s'écouler avant que ces myriades d'Intelli-
gences individuelles s'effacent et se confondent ,
en même temps que les brillantes étoiles ,
en Une seule suprême . Imagine que le sens de
l'identité individuelle se noie peu à peu dans la con-
science générale , que l'Homme , par exemple,
cessant, par gradations imperceptibles , de se sentir
Homme, atteigne à la longue cette triomphante et
imposante époque où il reconnaîtra dans sa propre
existence celle de Jéhovah. En même temps, sou.
viens-toi que tout est Vie , - que tout est la Vie ,
la Vie dans la Vie , -- la moindre dans la plus ་
grande , et toutes dans l'Esprit de Dieu . »
Y
FIN
NOTE DU TRADUCTEUR
Les dernières pages du livre indiquent au lecteur le sens
qu'il doit attribuer au mot Vie Eternelle, qui est employé
dans les dernières lignes de la préface .
Le mot est pris dans un sens panthéistique, et non pas dans
le sens religieux qu'il comporte généralement . La Vie Eter-
nelle signifie donc ici : la série indéterminée des existences
de Dieu, soit à l'état de concentration , soit à l'état de dissé-
mination.
TABLE
EXTRAIT DE LA BIographie d'Edgar poe, par Rufus Griswold. 1
PREFACE . 1
EUREKA . . 5
NOTE DU TRADUCTEUR. 249
PARIS. IMP. SIMON RACON ET COMP . , RUE D'ERFURTH . 1.
1
244 EUREKA
contestable ; cela nous semble, parce que cela
est.
Mais vient une période pendant laquelle la Raison
conventionnelle du monde nous éveille pour l'erreur
et nous arrache1 à la vérité de nos rêves. Le Doute,
la Surprise et l'Incompréhensibilité arrivent au
même moment . Ils disent : « Vous vivez , et il fut un
temps où vous ne viviez pas. Vous avez été créé . Il
existe une Intelligence plus grande que la vôtre , et
c'est seulement grâce à cette Intelligence que vous
vivez tant soit peu . » Nous nous efforçons de com-
prendre ces choses et nous ne le pouvons pas ;
nous ne le pouvons pas , parce que ces choses , n'é-
tant pas vraies , sont nécessairement incompréhen-
sibles.
Il n'existe pas un être pensant , qui , à un certain
point lumineux de sa vie intellectuelle , ne se soit
senti perdu dans un chaos de vains efforts pour
comprendre ou pour croire qu'il existe quelque
chose de plus grand que son âme personnelle . L'ab-
solue impossibilité pour une âme de se sentir infé-
rieure à une autre ; l'intense , l'insupportable ma-
EUREKA 245
laise et la rébellion qui sont le résultat d'une
pareille idée, et puis les irrépressibles aspirations
vers la perfection , ne sont que les efforts spirituels ,
coïncidant avec les matériels , pour retourner à l'U-
nité primitive , - et constituent, pour mon esprit
du moins, une espèce de preuve, dépassant de beau-
coup ce que l'Homme appelle une démonstration ,
qu'il n'y a pas d'âme inférieure à une autre, — que
rien n'est et ne peut être supérieur à une âme quel-
conque, - que chaque âme est, partiellement , son
propre Dieu, son propre Créateur : -- en un mot ,
que Dieu , le Dieu matériel et spirituel , n'existe main-
tenant que dans la Matière diffuse et l'Esprit diffus.
de l'Univers ; et que la concentration de cette Ma-
tière et de cet Esprit pourra seule reconstituer le
Dieu purement Spirituel et Individuel .
De ce point de vue , et de celui-là seulement , il
nous est donné de comprendre les énigmes de l'In-
justice Divine, de l'Inexorable Destin . De ce point
de vue seul , l'existence du Mal devient intelligible ,
mais de ce point de vue, il devient mieux qu'intelli-
gible, il devient tolérable . Nos âmes ne peuvent
14.
246 EUREKA
plus se révolter contre une Douleur que nous nous
sommes imposée nous - mêmes , pour l'accomplisse-
ment de nos propres desseins , - dans le but, quel-
quefois futile, d'agrandir le cercle de notre propre
Joie.
J'ai parlé de Souvenirs qui nous hantaient pen-
dant notre jeunesse . Ils nous poursuivent quelque-
fois même dans notre Virilité ; -ils prennent gra-
duellement des formes de moins en moins vagues ;
de temps à autre ils nous parlent à voix basse ,
et disent :
<«< Il fut une époque dans la Nuit du Temps , où
existait un Être éternel, ― composé d'un nombre
absolument infini d'Êtres semblables qui peuplent
l'infini domaine de l'espace infini . Il n'était pas et il
n'est pas au pouvoir de cet Être, - pas plus qu'en
ton pouvoirpropre, -d'étendre et d'accroître , d'une
quantité positive , la joie de son Existence ; mais , de
même qu'il est en ta puissance d'étendre ou de con-
centrer tes plaisirs ( la somme absolue de bonheur
restant toujours la même) , ainsi une faculté ana-
logue a appartenu et appartient à cet Être Divin ,
EUREKA 247
qui ainsi passe son Éternité dans une perpétuelle al-
ternation du Moi concentré à une Diffusion presque
infinie de Soi-même. Ce que tu appelles l'Univers
n'est que l'expansion présente de son existence. Il
sent maintenant sa propre vie par une infinité de
-
plaisirs imparfaits , les plaisirs partiels et entre-
mêlés de peine de ces êtres prodigieusement nom-
breux que tu nommes ses créatures , mais qui ne
sont réellement que d'innombrables individualisa-
tions de Lui-même . Toutes ces créatures , toutes,
celles que tu déclares sensibles , aussi bien que celles
dont
1 tu nies la vie pour la simple raison que tu ne
surprends pas cette vie dans ses opérations , — tou-
tes ces créatures ont , à un degré plus ou moins vif,
la faculté d'éprouver le plaisir ou la peine ; - mais
la somme générale de leurs sensations est juste le
total du Bonheur qui appartient de droit à l'Être
Divin quand il est concentré en Lui-même . Toules
ces créatures sont aussi des Intelligences plus ou
moins conscientes ; conscientes , d'abord , de leur
propre identité ; conscientes ensuite , par faibles
éclairs , de leur identité avec l'Être Divin dont nous
DIRTIA
TH*WIS... wiew Jose Dieu. De ces deux
islets de rosteness , suppose que la première
• afiadisse grannelament , et que la seconde se for-
si pencari Jongne saression des siècles qui
ÖÐVAIL S RODIDAT F” gar es myriades d'Intelli-
pences indvodneões sedlarent et se confondent ,
en même temps que les brilantes étoiles ,
-et The seat sugee. Imagine que le sens de
Videntite intimisele se nije peu à peu dans la con-
science pecerale, — que l'Homme, par exemple ,
cessant, par gradations imperceptibles , de se sentir
Homme, atteigne à la longue cette triomphante et
imposante époque où il reconnaitra dans sa propre
existence celle de Jehovah . En même temps, sou-
viens-toi que tout est Vie, - que tout est la Vie , -
la Vie dans la Vie , — la moindre dans la plus
grande , et toutes dans l'Esprit de Dieu . »
FIN
NOTE DU TRADUCTEUR
Les dernières pages du livre indiquent au lecteur le sens
qu'il doit attribuer au mot Vie Éternelle, qui est employé
dans les dernières lignes de la préface.
Le mot est pris dans un sens panthéistique, et non pas dans
le sens religieux qu'il comporte généralement, La Vie Éter-
nelle signifie donc ici : la série indéterminée des existences
de Dieu, soit à l'état de concentration, soit à l'état de dissé-
mination.
TABLE
EXTRAIT DE LA BIOGRAPHIE D'EDGAR POE, PAR RUFUS GRISWOLD. 1
PRÉFACE. . · 1
EUREKA . 5
NOTE DU TRAducteur. 249
PARIS. -IMP. SIMON RAÇON ET COMP. , RUE D'ERFURTH , 1 ,
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