J.B. Fressoz Et D. Pestre, Risque Et Société Du Risque Depuis Deux Siècles, 2011
J.B. Fressoz Et D. Pestre, Risque Et Société Du Risque Depuis Deux Siècles, 2011
INDUSTRIALISATION
Les risques ne seraient pas seulement devenus notre nouvelle condition, ils auraient aussi changé de
nature. Ils ne sont en effet plus d’abord naturels mais issus de la modernisation elle-même ; ils ne sont
plus circonscrits mais ont mué en incertitudes globales ; ils ne sont plus des effets secondaires du
progrès mais constituent le défi premier de nos sociétés. Les savoirs multiples qui font connaître les
risques invisibles mais globaux que produit la technoscience se retrouvent ainsi au cœur du politique
et doivent devenir nos guides. On peut alors dire de la modernité qu’elle est devenue réflexive, qu’elle
est capable de questionner sa propre dynamique, voire de la maîtriser [Beck, 2001].
Le but de cet article n’est pas de nier tout changement, de dire que les continuités sont plus fortes que
les ruptures, mais de questionner le hiatus trop hâtivement établi entre ce passé aveugle et nous. Les
sociétés européennes du XIXe siècle ont certes largement pollué et enclenché la carbonification de
notre économie et de notre atmosphère et, en cela, elles ne semblent pas « réflexives ». Mais cela
n’implique pas qu’elles ne se sont jamais posées de questions – ni que notre prise de conscience
actuelle nous mène vers un développement qualitativement différent. Notre but est donc double. Il est
de pointer les faiblesses historiques d’une thèse qui a construit un passé imaginaire fait d’insouciance
et de risques ignorés, mais aussi de revenir sur cette « réflexivité » qui, symétriquement, nous
définirait comme tout différents [1]. Notre souci, en remplaçant l’opposition binaire entre « eux » et
« nous » par un récit historique plus complexe est donc de donner à « la société du risque » la
généalogie qui lui manque, une généalogie qui peut seule permettre de dire comment nous en
sommes arrivés à cette évidence que nous sommes aujourd’hui dans des sociétés autres, de miner
l’illusion réconfortante de notre exceptionnelle conscience des choses – et d’ainsi mieux se préparer
aux défis réels auxquels nous faisons face.
En d’autres termes, la généalogie de la société du risque que nous esquissons dans cet article n’est pas
l’histoire d’une prise de conscience, une histoire qui retracerait les étapes majestueuses de notre prise
de conscience. Elle vise plutôt à comprendre comment nous avons pu suffisamment oublier que nous
étions, depuis deux siècles, dans des sociétés du risque capables par instant de réflexivité pour
prétendre, aujourd’hui, tout redécouvrir, se raconter des histoires et rater en quoi une certaine
définition du risque est constitutive des sociétés libérales.
Réflexivité et désinhibition
Le premier problème de la thèse de la réflexivité est qu’elle occulte les enjeux environnementaux qui
sont allés de pair avec les choix technologiques du passé. En faisant l’hypothèse d’un avant « non-
réflexif », cette thèse efface des mémoires les controverses et les mobilisations qui ont eu lieu,
controverses et mobilisations qui ont contribué à une certaine sécurisation des techniques et à
l’établissement d’industries moins polluantes. En bref, elle contribue à une dépolitisation de l’histoire
longue de la destruction environnementale. À mesure que les historiens s’intéressent à ces questions,
ils découvrent en effet que la modernité n’a jamais été simplement aveuglée par l’idéologie du
progrès ou par une croyance erronée dans les capacités régénératrices de la nature. Apparaissent au
contraire des cosmologies variées où la maîtrise de la nature n’impliquait pas son mépris mais, au
contraire, la compréhension de ses lois et la volonté de s’y soumettre pour agir efficacement et
durablement.
Par exemple, les historiens ont montré l’importance d’une pensée environnementale issue de la
chimie, soucieuse des échanges de matière et d’énergie entre société humaine et nature. Le XIXe siècle
est marqué par de fortes inquiétudes quant à la rupture métabolique entre ville et campagne :
l’urbanisation, c’est-à-dire la concentration des hommes et de leurs excréments, empêche le retour à la
terre des substances minérales indispensables à sa fertilité [Harplin, 1985]. Tous les grands penseurs
matérialistes, de Liebig à Marx, ainsi que les agronomes, les hygiénistes et les chimistes mettent en
garde à la fois contre l’épuisement des sols et la pollution urbaine. Dans le troisième volume du
Capital, Marx critique par exemple les conséquences environnementales des grands domaines vides
d’hommes de l’agriculture capitaliste qui rompt les circulations matérielles entre société et nature.
Selon Marx, il n’y a pas « d’arrachement » possible vis-à-vis de la nature : quels que soient les modes
de production, la société demeure dans la dépendance d’un régime métabolique, la particularité du
métabolisme capitaliste étant son caractère insoutenable [Foster, 2000].
Prenons encore la notion de climat, indispensable pour comprendre la réflexivité des sociétés
modernes [Fressoz & Locher, 2012]. Aux XVIIIe et XIXe siècles, le climat n’est plus la notion purement
géodésique héritée de Ptolémée (un espace entre deux lignes de latitude) et il n’est pas non plus
réduit à la notion contemporaine de zone moyennant des phénomènes météorologiques. Les discours
météorologiques et médicaux s’intéressent aux variations du climat, à ses innombrables altérations et
au rôle de l’agir humain dans son amélioration ou sa dégradation. Et comme le climat conserve sa
capacité à déterminer les constitutions humaines et politiques, il devient le lieu épistémique essentiel
où se pense la fabrication conjointe des environnements, des hommes et des sociétés.
Les XVIIIe et XIXe siècles sont ainsi traversés par un doute climatique lié à la déforestation. Les
météorologues se réfèrent aux travaux de Stephen Haies sur la physiologie des plantes [Vegetable
Staticks, 1727] pour imputer les dérèglements climatiques à la réduction ou à l’accroissement de la
couverture végétale: les arbres, par les échanges qu’ils entretiennent avec l’atmosphère, tempèrent les
climats, assèchent les lieux humides et humidifient les lieux secs ; ils préviennent en outre l’érosion et
les inondations. La déforestation est vue comme une rupture dans l’ordre naturel et providentiel
équilibrant les cycles de matière entre terre et atmosphère. Aussi, dans la première moitié du XIXe
siècle, les accidents climatiques et les inondations sont systématiquement rapportés à l’action
humaine. En France, on accuse la Révolution, la division des communaux, la vente des bois nationaux
et l’exploitation à courte vue des forêts par une bourgeoisie nouvelle. En Angleterre, c’est le problème
des enclosures qui est débattu dans l’idiome climatique : les haies, en augmentant « la surface
d’évaporation », ont rendu le climat anglais encore plus humide et froid.
Dans les années 1860, en France, le chiffonnage, c’est-à-dire la collecte des matières et des objets
abandonnés, occupe près de 100 000 personnes. Os, chiffons, métaux, tout est revendu et réutilisé et,
jusqu’à la fin du XIXe siècle, les excreta urbains font l’objet d’une valorisation agricole (qui n’est
d’ailleurs pas sans danger) [Barles, 2007 ; Carnino, 2011]. De même, les règlements sur les forêts ou les
pêches (ordonnance de Colbert sur les eaux et forêts, ordonnance de la marine de 1681) nous
rappellent l’implication de l’État dans la préservation des ressources et les pénalités sévères (amendes,
prison et peines corporelles) qui sont attachées à ces règles de protection des choses environnantes.
L’existence enfin de « communs sans tragédie » [Ostrom, 1990], c’est-à-dire le fait historique que des
communautés soient parvenues à préserver des ressources naturelles (halieutique, forestière,
pastorale) durant des siècles, témoigne d’une intelligence écologique des sociétés passées qu’on ne
peut balayer d’un revers de main.
La police urbaine d’Ancien Régime fournit un autre exemple : parce qu’elle inscrit son travail dans la
pensée médicale néo-hippocratique faisant des airs, des eaux, des lieux et plus généralement des
circumfusa (les choses environnantes) les déterminants de la santé, elle porte une attention pointilleuse
aux altérations de l’environnement urbain, de la propreté des rues aux fumées artisanales. L’enjeu
policier est écrasant : de la bonne gestion des environnements urbains dépend la santé, le nombre et
même la forme de la population. Au début du XVIIIe siècle, un commissaire parisien explique que
l’objet de la police dépasse la bonne santé de l’homme pour s’étendre, aussi, à « l’intégrité et à la
parfaite conformation de ses membres » [Fressoz, 2009; Le Roux, 2011].
Du point de vue de l’écriture historique, il apparaît donc trompeur de raconter le passé comme
l’histoire de sociétés modifiant de manière inconsciente leurs environnements et leurs formes de vie,
et ne comprenant qu’a posteriori les dangers et leurs erreurs. Les sociétés passées n’ont pas
massivement altéré leurs environnements par inadvertance, ni sans considérer, parfois avec effroi, les
conséquences de leurs décisions [Huzar, 2008].
Selon Adorno et Horkheimer, les hommes ont appris à dominer « la nature externe » au prix d’une
répression de « leur nature interne » [Adorno et Horkheimer, 1974]. L’opposition, héritée de la
critique romantique, entre la spontanéité du sujet et l’arraisonnement des êtres naturels, entre la
libération du faire par la technique et la répression des sensibilités par la morale, paraît inadéquate.
Nous voudrions au contraire comprendre la témérité morale et l’assurance psychologique qui ont été
nécessaires à l’artificialisation de la vie et du monde. Pour ce projet, le mot de désinhibition présente
un avantage majeur, celui de rassembler les deux temps du passage à l’acte : celui de la réflexivité bien
sûr, mais aussi celui du passer outre, celui de la prise en compte du danger et celui de sa normalisation.
La modernité fut certes un processus de désinhibition, mais de désinhibition toujours-déjà inquiète –
une situation qui n’est peut-être pas si différente aujourd’hui. Historiquement, et là gît la question et
le paradoxe de la modernité, les multiples modes de régulation du progrès (les consultations, les
normes, l’élaboration de seuils, les procédures d’autorisation) qui visent à connaître et contenir le
danger ont pour effet, dans le même mouvement, d’accompagner et de légitimer le fait accompli
technologique. Et, dans cette logique du fait accompli, l’émergence de l’ordre industriel et libéral qui
se met en place au XIXe siècle est centrale.
En France, le tournant des XVIIIe et XIXe siècles est un moment majeur de transformation des
rapports entre science, industrie, gouvernement des populations et des choses environnantes. Après
le vide institutionnel créé par la Révolution (suppression des corporations et des parlements
provinciaux, suspension des normes policières qui autorisent, contrôlent ou interdisent les activités
artisanales trop nuisibles), l’administration napoléonienne met en place un nouvel ordre économique
à la fois administré et libéral, ordre dont nous avons hérité des principes fondamentaux.
Ce qui définit l’ordre postrévolutionnaire, ordre dont nous retrouvons progressivement les traits aux
États-Unis comme dans le reste de l’Europe, est d’abord l’existence d’un assemblage nouveau d’élites,
la mise en place d’un « complexe industriel-scientifique- technique-étatique » qui donne la priorité à
l’industrie. Les nouveaux entrepreneurs-savants jouent un rôle clé dans cette oligarchie par leurs
offres techniques, leur rôle dans l’industrie nouvelle, leur fonction d’experts – et par le fait qu’ils
tiennent souvent la plupart des rôles à la fois, à l’image du comte Chaptal sous le Consulat, à la fois
savant, industriel et ministre de l’Intérieur.
Vers 1800, leur but fondamental est de stabiliser l’environnement juridique du capital. Du fait de
l’ampleur des investissements demandés par la nouvelle industrie, les entrepreneurs exigent visibilité
à long terme et garantie contre les aléas – en bref une minimisation de leurs risques. Ils n’acceptent
d’investir dans les nouvelles solutions techniques que si les règles du jeu ne risquent pas de changer
du jour au lendemain. Les grandes réformes de la période s’inscrivent dans ce projet : définition d’un
nouveau droit des brevets, aux États-Unis comme en France, et qui fait du créateur individuel le seul
propriétaire de ses idées ; instauration d’un livret ouvrier pour stabiliser l’approvisionnement en
main d’œuvre ; création de marchés nationaux et isotropes, relativement protégés par des tarifs
douaniers ; définition d’un nouvel ordre des produits qui met l’accent sur une définition homogène et
scientifiquement fondée des matières premières ; affaiblissement de l’ordre judiciaire trop incertain et
soumis au pouvoir des notables locaux ; recours massif à l’ordre administratif comme mode de
régulation techno-économique. Le capital engagé dans la production industrielle doit être protégé des
interférences de l’univers politique et du pouvoir judiciaire, il doit être isolé du monde social et des
mouvements de l’espace public. L’univers économique est donné comme autonome et suivant ses
propres logiques, optimales si on les laisse à elles-mêmes. En bref, est créée la fiction d’un monde
économique fonctionnant selon des règles propres et qui n’ont à relever ni du contrôle de l’État ni du
débat politique.
La nouvelle régulation des nuisances et des risques est une pièce importante de ce dispositif. L’ordre
environnemental postrévolutionnaire part d’un rejet de la police d’ancien régime. Dans un rapport de
1804, les industriels-chimistes-administrateurs Chaptal et Guyton de Morveau sont parfaitement
explicites : « tant que le sort des fabriques ne sera pas assuré… tant qu’un simple magistrat de police
tiendra dans ses mains la fortune ou la ruine du manufacturier », les capitalistes n’investiront pas
dans les technologies industrielles. Les exigences du capital ne tolèrent plus les « incertitudes » que
crée la police en termes gestionnaires. Suivant cette logique, le décret du 15 octobre 1810 sur les
établissements classés extrait l’industrie de l’emprise policière. Les industriels ne sont plus soumis à
une régulation en temps réel, à une surveillance continue et au risque de voir leurs droits d’exercice
retirés pour cause de nuisance ou de danger.
Deux innovations ultérieures accompagnent cette rupture des années 1800. Pour pouvoir établir un
régime de compensation des dommages environnementaux, il convient d’abord de contourner la
médecine environnementale du XVIIIe siècle. La reconfiguration des étiologies menée par Louis-René
Villermé et ses collègues statisticiens du Conseil de salubrité de Paris répond à cet objectif. Davantage
que les choses environnantes, ce sont dorénavant les facteurs sociaux qui sont considérés comme
déterminants pour la santé des populations. Et donc l’industrialisation, en accroissant la richesse,
produit à terme un peuple en meilleure santé. Ce basculement des étiologies de l’environnement vers
le social lie industrie et progrès sanitaire. L’hygiène sociale, en réfutant la médecine néo-
hippocratique, permet aux experts hygiénistes et à l’administration autorisant les usines de passer
outre les plaintes des citadins contre les nuisances industrielles [2].
La norme de sécurité joue un rôle similaire pour le risque technologique. En 1823, le Gouvernement
français impose aux machines à vapeur et aux gazomètres des caractéristiques définies par
l’Académie des Sciences. Il s’agit là d’un geste politique neuf et radical : le pouvoir reconnaît à la
science la capacité de sécuriser les mondes productifs par la définition rationnelle et a priori des
formes techniques. Le risque, autrefois constaté immédiatement et géré par les pratiques urbaines de
la police, relève dorénavant de l’ordre savant. Comparée à la police qui propose une régulation
sécuritaire en continu, l’administration post-révolutionnaire appuyée sur la science entend garantir en
amont, une fois pour toutes, la stabilité future des chaînes phénoménales nouvelles qui sont mises en
œuvre par l’industrie. La norme répond donc à deux projets politiques. En contrôlant le risque
industriel de façon administrative-scientifique, le Gouvernement entend d’abord le légaliser et
l’imposer à une bourgeoisie citadine inquiète et prompte à se mobiliser contre les industriels. Couplée
au droit de la responsabilité pour faute défini par le Code civil de 1804, la norme de sécurité protège
ensuite l’industriel des poursuites judiciaires : en cas d’accident, le bon respect de la norme permet
d’orienter l’imputation vers le mésusage de la technique et donc vers les fautes ouvrières. Le
Gouvernement par les normes est donc inhérent à l’ordre libéral-industriel, et il est en cela vieux de
deux siècles.
Les années 1800 sont enfin celle d’une nouvelle biopolitique. On entre pleinement alors dans l’ère du
« faire vivre, laisser mourir » chère à Michel Foucault, dans l’ère du gouvernement actif des
populations, dans l’ère de la conduite libérale et pastorale des conduites. Prenons le cas du vaccin
antivariolique. Le paradoxe est que la notion de risque, présente dans les milieux aristocratiques de la
fin de l’Ancien Régime pour discuter de l’opportunité de l’inoculation variolique, n’est pas reprise par
les premiers vaccinateurs. Le Comité de vaccine, via ses énoncés scientifiques, retient au contraire la
définition improbable d’un virus non virulent, d’un virus parfaitement contrôlé et bénin qui préserve
à jamais de la petite vérole. La stratégie gouvernementale n’est pas d’imposer la vaccination mais
plutôt d’instaurer et de maintenir une définition du vaccin telle que tout être sensé ne peut que
l’accepter. En instaurant un être naturel nouveau, les médecins entendent gouverner les corps non par
la contrainte, mais de manière indirecte, en orientant les perceptions. Au risque des aristocrates qui
exposent leurs corps et le danger qu’ils courent, succède donc la sûreté de la science qui fonde l’action
de l’État protecteur qui vaccine et s’impose aux corps vils [3] – les enfants trouvés servant à la fois de
terrain d’expérimentation et de vaccinifères [Fressoz, 2012, chap. II].
Ce nouvel univers désinhibé vantant la prise de risques mais faisant surtout prendre des risques aux
corps ordinaires, se déploie en intensité et extension tout au long du premier XIXe siècle. Le point
important est ici que la science commence à imposer ses certitudes, qu’émerge un type de science qui
« sait », en osmose avec un Etat qui « fait vivre » et des industriels et des médecins qui instaurent des
« états de fait » – que naît une science active qui efface et rend invisible, par ses expertises, les risques
encourus. On entre dans une ère de progrès désinhibé laissée, après la suppression des contraintes
policières, dans les mains des industriels et savants. Le progrès devient une seconde nature et il
convient d’accepter les (rares) dommages qu’il engendre. Dans un jeu qui efface la réalité des risques
infligés (aux autres) et qui promeut l’éthos aventureux (mais protégé) des entrepreneurs, la question
des choix de développement disparaît. La suppression de la police gérant l’homéostasie du monde
social, du monde productif et de l’environnement en temps réel permet d’évacuer cette préoccupation
des questions légitimes – une logique qui reste toujours d’actualité. Cette politique passe aussi par la
distribution d’indemnités financières aux victimes des pollutions, une stratégie du nouveau monde
promise elle aussi à un bel avenir. Elle passe par la réforme des cours de justice – car changer les
hommes qui jugent est efficace. Elle passe enfin par l’omniprésence d’une autre police, celle qui fait
régner l’ordre social à défaut de gérer l’équilibre nature/culture – et par forces études scientifiques
montrant que le progrès est positif, même dans les cas limites. [4]
e
Contestations et régulations à la fin du XIX siècle : seuils
et assurance
La seconde moitié du siècle est marquée par deux mouvements étroitement liés : d’un côté l’industrie
devient la règle, la science devient la mère du progrès – les sciences et les techniques deviennent « la
science », un savoir en majesté, une forme de connaissance et d’autorité supérieure qui dit les réalités
du monde et séduit [Carnino, 2011]. De l’autre les plaintes et les contestations s’intensifient contre ce
qu’il devient commun d’appeler « les méfaits du progrès ».
Par exemple, le mouvement antivacciniste marginalisé dans les années 1800 prend de l’ampleur. En
Angleterre, il compte alors des dizaines de milliers de membres. Les ligues antivaccinales locales
s’organisent pour distribuer des tracts ou manifester contre la loi d’obligation vaccinale de 1852.
Parents et médecins recensent les accidents et compilent des statistiques afin de critiquer les théories
des vaccinateurs. Cette contre-expertise est également déterminante dans l’arène judiciaire pour
défendre les parents refusant de vacciner leurs enfants (Durbach, 2005). Toujours en Angleterre, le
dernier tiers du XIXe siècle est également marqué par la création d’associations de lutte contre la
pollution : National Smoke Abatement Institution (1882), Coal Smoke Abatement Society (1898),
Smoke Abatement League of Great-Britain (1909).
La nouvelle vague de régulation des années 1880 doit donc d’abord être comprise comme une
réaction à ces contestations. Grâce à des dispositifs nouveaux, le Gouvernement de et par les risques
s’autonomise et gagne en technicité. Les techniques et les savoir-faire bactériologiques par exemple
investissent les instituts vaccinogènes pour produire une lymphe plus pure et plus homogène. La
notion de seuil s’impose dans de nombreux domaines. En Angleterre, la pollution atmosphérique des
usines chimiques est soumise à des objectifs chiffrés de condensation dès 1863. De même, les fumées
de charbon sont autorisées ou interdites suivant l’intensité de leur noirceur [MacLeod, 1965 ;
Thorsheim, 2006]. Les seuils sont aussi utilisés dans le domaine alimentaire afin de distinguer les
« produits naturels » des fraudes, par exemple en définissant une teneur maximale en eau du lait
[Stanziani, 2005]. Les innovations alimentaires, les conservateurs comme l’acide salicylique par
exemple, sont soumis à la même logique de teneur maximale acceptable. De vifs débats opposent en
France les partisans du seuil (les producteurs de bière visant à produire un marché national et donc
une bière stable, soutenus entre autres par Pasteur) à leurs détracteurs au Conseil supérieur
d’hygiène. Les laboratoires municipaux publics mettent au point des procédés de dosage permettant
de contrôler/ réguler/ autoriser l’usage alimentaire des nouvelles molécules issues de la chimie
organique.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le corps laborieux prend aussi une place nouvelle dans
l’espace public. La pauvreté devient paupérisme, les différences entre sujets, les inégalités sociales et
les « classes dangereuses » envahissent l’univers social. À travers des rapports de tous types sur les
manufactures ou la question ouvrière, à travers un discours neuf sur les devoirs des patrons – comme
à travers la contestation –, « la question sociale » s’impose progressivement sur la scène politique. La
régulation des risques en sort profondément transformée.
En France, les années 1880 sont marquées par la mutation de l’hygiène publique en hygiène
industrielle. Contre le Conseil de salubrité des années 1830 qui s’était désintéressé des maladies
ouvrières (si ce n’est pour réfuter ce concept hérité de la médecine environnementale du XVIIIe),
l’hygiénisme des années 1880 porte une attention nouvelle au travailleur, à la fois pour le protéger
mais aussi pour l’assigner, en fonction de sa robustesse, aux postes les plus adaptés [Moriceau, 2009].
En 1882, la notion de risque professionnel est proposée au Parlement – pour devenir, en 1898, la règle de
droit. L’idée derrière cette notion est que le développement technique est « naturellement » porteur de
risques, que le risque est inhérent au progrès et au travail – et qu’il convient de penser des formes
collectives d’assurance.
Plusieurs lectures de cette loi sont possibles. Selon François Ewald, le régime du patronage construit
dans le cadre libéral du premier XIXe siècle entre alors en crise et les élites économiques et politiques
acceptent de se déprendre de l’idée que la société n’est qu’une somme d’individus. Elles réalisent que
les effets sociaux du monde techno-économique, facteurs importants de déstabilisation sociale,
demandent de refonder le pacte social et de reconnaître les risques encourus par certains groupes.
Aux fictions de la volonté, de l’égalité et de la faute individuelle, se substituent progressivement celles
du risque professionnel, de l’autorité patronale et de l’accident sans faute. En bref, le patron se
« réconcilie » avec son ouvrier au prix de l’hérésie juridique que représentent le droit social et
l’assurance. La nation qui souffre face à l’industrialisation, une nation qui voit la montée inéluctable
des démocraties de masse et du suffrage universel masculin, s’invente alors comme société organisée,
comme collectif de groupes à penser et protéger en tant que tels.
Mais derrière ce changement paradigmatique annonçant l’État-providence, on peut aussi discerner
des intérêts économiques puissants. Afin de pouvoir indemniser les ouvriers, les tribunaux élaborent
en effet, à partir des années 1860, une doctrine de la responsabilité devenant de plus en plus
défavorable au patron. Ce dernier doit prévoir « les causes non seulement habituelles, mais
simplement possibles d’accident », « adopter toutes les modifications apportées par les progrès de
l’industrie qui ont pour résultat de diminuer le danger », anticiper jusqu’à « l’insouciance ordinaire
des ouvriers, l’habitude qui les familiarise avec le danger » [Fressoz, 2012, p. 277]. Pour faire
fonctionner la doctrine de la responsabilité individuelle, les ingénieurs des mines définissent des
normes techniques de sécurité dont le respect semble trop onéreux aux industriels. En reconnaissant
que les accidents sont intrinsèques à la société technologique, la doctrine du risque professionnel a
donc deux avantages : elle permet de libéraliser les formes techniques de production et de limiter la
responsabilité du patron.
Les compagnies d’assurance furent les grandes promotrices de la loi. Depuis les années 1860, elles
cherchent à vendre des polices aux classes populaires mais deux obstacles les en empêchent: les
primes étant peu élevées, le coût du démarchage est prohibitif; et les mutuelles ouvrières (qui servent
aussi de fond de grève) fournissent aux ouvriers des formes alternatives de protection. La loi de 1898,
en rendant obligatoire une forme d’assurance collective, leur ouvre donc, enfin, le marché de la
sécurité populaire [Defert, 1991].
À l’ inverse, les syndicats ouvriers sont contre la solution assuran- tielle qui revient à leurs yeux à
banaliser les accidents et à considérer des compensations financières automatiques et tarifées comme
non problématiques pour eux. Ils prévoient aussi que la loi ne sera pas gage de précaution accrue et
craignent au contraire qu’elle encourage la négligence en déresponsabilisant le patron. Selon le
programme du Parti ouvrier français de Jules Guesde, « la crainte des dommages-intérêts étant le
commencement et la fin de la prévoyance patronale », le recours à l’assurance va multiplier « les
boucheries ouvrières » [5].
La solution de l’assurance est toutefois retenue par la loi de 1898 – et son origine est bien à trouver
dans le risque que font courir aux industriels les plaintes des ouvriers comme les jugements des
tribunaux. Le coût des accidents devient difficilement prévisible pour les entreprises, menaçant leur
santé et leur développement. Dans le même mouvement qui banalise l’accident du travail et le rend
« normal » (dans tous les sens du terme) et acceptable (du fait de l’assurance), les risques de
l’entrepreneur se trouvent amoindris. Dans la droite ligne de la première phase libérale, la loi de 1898
vise donc à une réaffirmation du seul pouvoir patronal (qui décide de la sécurité sans crainte de la
décision d’un tribunal) – et fait des accidents et de leur coût humain, comme le dit Félix Faure, une
part « des frais généraux » de l’entreprise. La mutualisation des risques ouvriers constitue donc une
nouvelle étape de la libéralisation désinhibée puisqu’elle laisse aux industriels la définition de ce qui
est dangereux, et qu’elle retire aux cours de justice la possibilité de dire les responsabilités.
Durant le premier XXe siècle se généralise une autre innovation : la mise en place de comités chargés
d’étudier, d’anticiper et de réguler les méfaits qu’engendrent certains produits mis sur les marchés.
Des comités chargés de « faire vivre » les populations existent bien sûr depuis le début du XIXe siècle,
comme il existe déjà des normes et des seuils, nous l’avons vu. Avec la montée des démocraties de
masse et du droit du travail, toutefois, ces comités se transforment et deviennent plus systématiques.
La question des effets des produits est prise pour elle-même, comme un problème devant trouver une
solution systémique et globale, anticipatrice et légalement fondée. Cette pratique s’intègre donc dans
la montée de la protection sociale comme droit, comme dans une demande des producteurs à mieux
anticiper les effets de leurs produits.
Dans la pratique, les choses ne sont toutefois pas si simples, pour deux raisons. D’abord, il ne s’agit
pas seulement d’étudier les effets, et éventuellement d’interdire les produits problématiques, mais de
trouver un équilibre entre deux obligations : les nécessités économiques, qui demandent des produits
efficaces, et la nécessaire protection de la santé. Le problème n’est pas tant la mauvaise foi des uns ou
des autres (souvent réelle, toutefois) que l’impératif de développement économique, qui énonce qu’on
ne saurait se passer d’un produit s’il n’est pas de produit de remplacement efficace. Dans les cas où
« les autorités » pensent qu’on ne peut se passer d’un produit, les comités osent très rarement
l’interdiction totale. On choisit alors de maintenir ces produits en circulation, mais en en encadrant les
usages – en obligeant à stocker ces produits à part, à les labelliser ou à les utiliser selon des règles
strictes (avec des masques par exemple).
Une autre raison rendant les choses complexes est qu’il est souvent de grands écarts des règles aux
pratiques effectives – notamment lorsque des corps ouvriers sont concernés. Il convient donc de ne
pas se limiter aux décisions mais de comprendre les usages, de voir jusqu’où ces règles sont mises en
œuvre. Face aux normes, les employeurs – mais parfois aussi les employés, chacun avec leurs bonnes
raisons – prennent en effet souvent de grandes libertés [7]. Dit sous forme plus radicale, la thèse
pourrait être que ces commissions servent finalement moins à protéger l’environnement ou la santé
qu’à « imposer l’industrie malgré ses nuisances » [Le Roux, 2011] ou à permettre « la mise en œuvre
optimale des pesticides dans l’agriculture » [Jas, 2007]. Il ne fait pas de doute que des risques sont
régulièrement pointés du doigt mais, dans la mesure où des intérêts majeurs sont en conflit, on
repousse souvent les choix les plus épineux. On compte alors sur le progrès technique pour sortir,
plus tard, des problèmes qu’on rencontre et dont on sait qu’ils sont réels – des pratiques et attitudes
dont nous ne sommes pas sortis.
Un dernier point : de fait, les comités cherchent un équilibre entre utilité et coût social ou de santé –
mais ils ne cherchent pas alors à l’évaluer numériquement. C’est d’abord qu’on formule la question
dans le paradigme simple de la protection et de l’interdiction. C’est aussi que le nombre n’a pas
encore une fonction d’objectivation plus forte que le jugement expert. C’est enfin qu’on ne souhaite
peut-être pas énoncer qu’on recherche un équilibre entre intérêts divergents. La logique du calcul
risques-bénéfices – la mise en balance des dangers et de l’intérêt de produits qu’on ne peut remplacer
– demeure généralement implicite. C’est que l’aveu public d’un équilibre à trouver, l’aveu qu’il ne
peut simplement s’agir d’interdire ce qui est cause de risques, est politiquement délicat. [8]
Comme pour le passé, ce moment ne se caractérise pas par un programme de pensée des risques qui
serait unique, un projet articulé d’entrée de jeu et qu’il s’agirait de déployer. Il se caractérise plutôt
par une grande variété de pratiques et situations, par de nombreuses innovations conceptuelles et
techniques, par une circulation intense d’outils, de normes et d’experts. Toutefois, ce foisonnement
n’implique pas qu’il n’y ait pas d’intérêts bien compris et que certains n’arrivent pas à se saisir des
situations et des nouveautés conceptuelles qui émergent pour inverser des situations acquises – à
l’image de ce qui advient en 1898 autour du monde industriel et des risques du travail. Mais le
résultat est massif: on assiste, entre les années 1950 et 1980, à une redéfinition profonde du « risque »
et de sa gestion, on assiste à une montée en généralité de la notion – une évolution qui contribue, en
retour, à redéfinir l’ordre social, ses valeurs comme ses ontologies.
Les mutations induites par la seconde guerre mondiale et la guerre froide sont décisives dans ces
redéfinitions. Les sciences de laboratoire, les logiques d’innovation et l’organisation industrielle se
transforment et passent au cœur de la guerre avant d’être réappropriées par l’univers économique et
politique. La guerre conduit aussi à une transformation profonde du management – management des
opérations militaires et de la logistique d’abord, de la production et des outils de gestion ensuite. Les
maîtres mots d’alors sont : analyse des systèmes, choix rationnel, optimisation des ressources et aide à
la décision. Ce moment se caractérise aussi par une foi scientiste et une « folie techniciste » jusque-là
inconnue (le fantasme d’une « nature propre » et sans insectes grâce au DDT par exemple) et,
symétriquement, par une contestation croissante et de plus en plus radicale, dans les années 1960 et
1970, de l’ordre « capitaliste » et de la destruction de l’environnement [Vieille Blanchard, 2011].
Techniquement, la gestion et l’analyse des risques émergent à travers des études relevant de champs
multiples – de l’analyse de l’échange nucléaire à l’épidémiologie, de la rationalisation gestionnaire au
coût des systèmes de santé. Concernant le risque social, les années de l’immédiat après-guerre voient
le couronnement du processus d’assurance entrepris depuis la fin du XIXe siècle – même s’il apparaît,
rétrospectivement, comme le chant du cygne de l’État-providence. La protection contre les risques de
la vie (maladie, chômage, retraite), du moins en Europe, deviennent des normes. Ceci ne signifie pas
un état paradisiaque, mais ce moment est vécu comme celui d’une avancée sociale puisque
l’assurance s’étend au rythme du développement économique, que la régulation dans le cadre
national a les moyens de sa politique, et que la croissance le permet. Les critiques de cette évolution se
déploient toutefois en parallèle – Hayek, de Road to Serfdom en 1944 à l’attribution du prix Nobel en
1974, en étant le meilleur symptôme.
C’est aussi le moment où émerge une nouvelle génération de systèmes techniques. Le nucléaire est le
premier cas à considérer – et il est central [Boudia, 2010]. De la radioactivité et de ses conséquences, et
malgré de vives résistances de la part des promoteurs du nucléaire, émerge une notion nouvelle et
capitale, l’effet sans seuil, le fait qu’il n’est pas de niveau de radiation qui soit sans danger. La mise en
évidence de cet effet n’est pas sans rapport à la nature de l’interaction entre rayonnement nucléaire et
mutation génétique, qui facilite son identification [9], mais la radicalisation politique des années 1950
et 1960 autour du nucléaire militaire et des retombées radioactives, ne peut être sous-estimée.
Un second champ de pratiques, celui de la pharmacie industrielle, est lui aussi décisif. Cette époque
est celle de l’industrialisation du médicament, de la transformation de ses modes de conception, de
fabrication, de distribution et de régulation [Gaudillière, 2007]. Une image nouvelle de l’action
thérapeutique s’élabore, fondée sur des molécules fabuleuses conçues au laboratoire et qui
transforment la médecine. Au monde complexe de la maladie faite d’un équilibre entre corps,
environnements et remèdes où dominent la physiologie, l’action sociale et la clinique succède celui du
magic bullet chimique qui atteint sa cible de façon universellement précise. Ces molécules idéales
apparaissent toutefois très vite comme porteuses de leurs propres effets pervers, comme sources de
« risques » qui explosent en affaires dès la fin des années 1950.
Dans l’espace public, la question de la santé ne se réduit pas à la belle histoire du magic bullet. Les
mouvements environnementaux et sanitaires (autour d’affaires comme la thalidomide ou autour du
livre de Rachel Carson), l’allongement de la durée de vie, mais aussi les exigences des compagnies
d’assurance-vie cherchant à éviter les mauvais clients conduisent à une multiplication de travaux sur
certaines maladies (cardio-vasculaires ou cancers par exemple). Autour des maladies chroniques et de
l’analyse d’addictions coûteuses (le tabac comme facteur de cancer), apparaissent de nouveaux
outils : des enquêtes épidémiologiques fines, des techniques statistiques en partie dérivées des
techniques de guerre et surtout la notion de « facteurs de risque » différenciés, notion qui conduit à
des inférences sociales très neuves.
Une fois ces deux notions d’effet sans seuil et de facteurs de risque mises en circulation, la question
du risque se déploie autrement car elles ouvrent à des reformulations politiques dans des ordres plus
individualisants puisque l’on peut dorénavant saisir la variation des dispositions aux risques. Elles
ouvrent des possibles dont certains acteurs se saisissent (les compagnies d’assurance par exemple) et
elles deviennent des ressources pour « gérer » autrement le lien social – et dénoncer, par exemple, la
dimension d’» injustice » que contient, dans son anonymat égalitariste, le droit social antérieur.
L’émergence de ces nouveaux cadres d’analyse (des risques du médicament, des pesticides ou de la
radioactivité) est liée à la guerre et à la préparation à la guerre, à des guerres d’innovations accélérées
centrées sur le laboratoire (pour développer le radar et la pénicilline, le DTT et le BCG), mais surtout à
des guerres qui visent, via la recherche opérationnelle et la mobilisation permanente de
mathématiciens, statisticiens et modélisateurs, une nouvelle optimisation des productions, des
comportements et de l’usage des ressources. La seconde guerre mondiale et la guerre froide sont en
effet des guerres d’analyses expertes où toute action passée est décortiquée par le menu afin de
rendre toute action future plus efficace, plus performante, plus rationnelle. L’analyse des systèmes, au
cœur des travaux de la RAND, vise l’efficacité par la compilation statistique, la modélisation et la
théorie des jeux – et la décomposition des actions en « facteurs » pertinents [Dahan et Pestre, 2004].
Les outils développés dans ces lieux nouveaux sont à la fois hautement conceptuels et généraux, et
donc facilement transposables, et toujours traduits en dispositifs concrets visant le déploiement des
armes nucléaires comme la rationalisation budgétaire ou le développement urbain. À travers des
personnages comme Warren Weaver, ces techniques d’analyse passent des think tanks militaires aux
sciences économiques et sociales, et au management de la santé publique. On ne peut donc être
surpris de retrouver, dans l’épidémiologie, dans l’analyse des effets indirects des médicaments ou
celle des cohortes de fumeurs, les techniques qui sont au centre des pratiques de la RAND. Pour qui
connaît les pratiques de guerre de la recherche opérationnelle anglaise (avec son attention au détail de
toute situation passée, clé de toute amélioration) ou américaine (avec ses préférences plus
mathématisées), la ressemblance est frappante avec ce qu’on voit advenir autour du risque [Pestre,
2012].
Dans les années 1970 et au début des années 1980, les travaux se multiplient donc autour des
évaluations risques (ou coûts)-bénéfices, dans la lignée de la rationalisation des choix. Ces travaux
voient l’arrivée aux commandes des économistes aux côtés des ingénieurs du nucléaire, jusque-là
grands experts de ces questions – le problème devenant celui de la détermination du prix prêt à payer
par « l’individu » pour se soustraire à certains risques [10]. Dans les années 1970, les mêmes schémas
s’étendent aux risques environnementaux. Ces travaux, selon Soraya Boudia, buttent toutefois sur
l’impossibilité d’établir un consensus social acceptable sur les manières de mesurer les coûts,
notamment de donner une valeur monétaire à la vie et à la mort [11] [Boudia, 2010]. Sous la
présidence Reagan, dans un contexte de libéralisation économique, d’attaques contre les régulations
trop strictes de l’EPA, et sous l’action directe des lobbies chimiques, émerge donc une autre approche
des risques, moins violente socialement, moins choquante dans la forme qu’elle promeut – celle du
risk assessment et du risk management. Celle-ci tend en effet à séparer ces deux activités, à séparer
l’évaluation des risques, conçue de façon purement « scientifique », des décisions et régulations à
prendre, et qui se doivent d’inclure, pour leur part, les impératifs d’un développement économique
non entravé [12].
Cette approche a l’avantage de revenir, lorsqu’on est dans la phase d’évaluation scientifique, à l’idée
d’un risque comme un donné à évaluer pour lui-même, et elle permet de ne pas expliciter alors le jeu
entre coûts des risques (pour certains) et bénéfices (éventuellement pour d’autres). L’évaluation et le
management des risques devient la forme la plus répandue de gestion « objective » des problèmes
environnementaux, sanitaires et sociaux et le risque apparaît comme le signe de notre modernité,
avant de devenir celui d’une postmodernité réflexive. [13]
Depuis les années 1980, le risque est devenu une notion centrale du gouvernement des populations et
des choses. Emerge alors la notion de « société du risque », l’idée que « le risque » est ce qui nous
commande en tous domaines. À côté des modes d’action des États et des comités internationaux de
régulation que nous avons évoqués, et qui restent décisifs, apparaît une prolifération de nouveaux
modes d’action s’appuyant, pour agir et légiférer, sur d’autres manières de gérer et d’anticiper les
risques – ou de les ignorer.
Apparaissent tout d’abord des modes de gouvernement fondés sur l’autorégulation des acteurs
économiques. Ce sont par exemple les fameux « engagements volontaires de responsabilité » des
entreprises qui précipitent et entérinent la création continue d’une loi privative et souple, d’une soft
law censée prendre en compte, de façon endogène et antécédente à l’action, les risques
environnementaux et sociaux que pourraient engendrer leurs pratiques – héritage (ou renouveau) des
demandes libérales des années 1800. Depuis le milieu des années 2000, cet auto-gouvernement
économique et « précautionneux » des univers de production repose aussi sur des « tables rondes »,
encore appelées « conférences multi-acteurs ». À savoir, des rassemblements annuels de grands
transformateurs de produits (Unilever ou Nestlé par exemple), d’ONG (comme WWF) censées vérifier
la minimisation des risques environnementaux et, à la marge, de petits producteurs du Sud. Ces
tables rondes visent à définir les standards de qualité, de production et de « durabilité » de la plupart
des produits de base créés au Sud : huile de palme, soja, coton, bois, etc. Elles se donnent comme
ouvertes puisque chacun peut s’y présenter et qu’elles élaborent « collectivement » les normes et les
« bonnes pratiques » que chacun doit respecter. Ces tables rondes sont toutefois fermement cadrées
par des managers et des animateurs professionnels qui savent faire s’enliser toute proposition qui
chercherait à réintroduire des formes de communs ou des régulations environnementales trop strictes
et qui n’ont pas lieu d’être [Cheyns, 2011 ; Glasbergen & Schouten, 2011].
Ce gouvernement des productions par le seul monde économique repose encore sur des partenariats
publics-privés, en santé publique mondiale par exemple – le cas de la fondation Bill et Melinda Gates
en constituant aujourd’hui l’exemple le plus puissant. Celles-ci font œuvre de bienfaisance mais
définissent la nature des objectifs et la manière de les atteindre – et se trouvent souvent militer aussi
pour d’autres intérêts (défendre les bienfaits des OGM par exemple). Ce gouvernement repose encore
sur l’édiction de normes définissant les « Best Available Techniques » (que les entrepreneurs doivent
respecter) et les « Environmental Impact Assessments » (dossiers d’évaluation que ces mêmes
entreprises doivent remplir). Ces règles, que l’on peut analyser comme une variante des normes
administratives que nous avons rencontrées pour le XIXe siècle, ont pour but de « réguler » la
conception et la construction des complexes industriels polluants. Elles sont produites par les
représentants des industriels et des organismes internationaux de régulations, et le contrôle de leur
mise en œuvre (qui décide que ces évaluations ont été effectivement produites ? qui juge qu’elles sont
suffisantes et respectent les règles ? qui juge qu’elles sont efficaces ?) est la plupart du temps dans les
mains des institutions qui identifient, élaborent, encouragent et financent ces projets au Sud : la
Banque mondiale, l’Agence Française de Développement, la KFW allemande par exemple, c’est-à-dire
des cercles fermés de banquiers (en développement), d’industriels et d’experts. Certes ces évaluations
doivent être rendues publiques et des objections peuvent être légalement soulevées mais celles-ci
arrivent toujours trop tard (la gestion du temps est l’art du bon gouvernement) et on reste le plus
souvent dans des univers réduits en nombre, ceux du monde des affaires et de ses institutions
annexes [Berthéas et Laforest, 2005].
Ce gouvernement économique se manifeste aussi par l’usage généralisé des instruments de marché :
le marché du carbone dans le cadre du protocole de Kyoto par exemple (avec le succès que l’on sait),
mais aussi ceux, plus récents, des « services éco-systémiques » et des « services climatiques » et dont
l’objet est de gérer « libéralement » l’adaptation climatique, la destruction de la biodiversité et les
risques du développement – toutes pratiques peu nouvelles au regard des règles établies au tout
début du XIXe siècle. Il se manifeste enfin, chose plus essentielle même si très ancienne et banale, par
les états de fait – la diffusion en toute illégalité des OGM au Brésil ou ailleurs, ou les états de fait
d’une finance globale qui s’est radicalement autonomisée des formes politiques [Aglietta, 2011 ;
Berthéas et Laforest, 2005 ; Joly, 2012].
D’une manière générale, on ne peut qu’être frappé par l’inventivité qui caractérise la
gouvernementalité des dernières décennies. Pensons par exemple au gouvernement des conduites
(collectives ou individuelles) qui vise à ce que chacun prenne en charge « ses propres risques », une
technologie profondément renouvelée depuis une trentaine d’années [Pestre, 2009] ; pensons au
gouvernement par les palmarès, les benchmarks et la « méthode ouverte de coordination » à l’échelle
européenne; au gouvernement par l’éthique, déterminant, au sein de l’Union européenne, et
permettant de justifier la mise sur le marché rapide de (certaines) biotechnologies humaines et
contourner ainsi le cadrage en termes de risques [Tallacchini, 2009] ; au gouvernement par les
modèles – pour l’évaluation et la gestion « rationnelle » des ressources naturelles (halieutiques,
forestières…) – avec les effets pervers de surexploitation que celles-ci génèrent [Cury et Miserey, 2008;
Finley, 2011] ; et, bien sûr, au discours qui veut que nous soyons soumis aux situations, que « nous
n’ayons pas le choix » – ce qui caractérise, cas limites dramatiques, aussi bien la situation financière de
la Grèce que les situations post-Tchernobyl ou post-Fukushima pour les populations locales [Pierru,
2007; Topcu, à paraître].
Ce qui fonde la légitimité de l’ordre libéral est le constat de l’hubris injustifiée de la raison humaine, de
l’ambition qu’ont les humains de vouloir gérer les équilibres du monde indépendamment des
marchés – que cela s’incarne dans le keynésianisme et l’État social ou la volonté de légiférer
administrativement sur les risques. L’ordre libéral est toutefois ambigu puisqu’il oscille entre cette
vision officielle du « on gouverne toujours trop » et ce qu’il doit mettre en œuvre pour que les
individus se comportent effectivement en homo economicus parfaits. Une intense activité de
« reformatage » des individus est donc mise en œuvre, les gestionnaires et leurs outils apprenant aux
individus et aux institutions à « optimiser » leurs choix, à juger constamment des risques auxquels ils
font face. Ces risques à gérer dérivent certes des offres techniques dont les individus peuvent se saisir,
mais ils sont dans tous les aspects de la vie – ce qui relevait autrefois de la protection sociale
collective, par exemple. Le risque devient ainsi le langage privilégié de l’apprentissage du monde, le
langage dans lequel les individus sont invités à penser l’ensemble des relations sociales et de leurs
relations à l’environnement.
La tension entre la vision libérale et la « bonne gouvernance » est nette. Cette dernière promeut en
effet le dialogue et la concertation pour l’élaboration conjointe des normes – et notamment des
normes à établir face aux risques collectifs que génèrent les nouveautés techno-industrielles. La
première, au contraire, pense l’individu comme le prisonnier dans le fameux dilemme du même nom,
c’est-à- dire comme quelqu’un de non-coopérant ayant intérêt à gérer seul ses affaires. La
gouvernance attentive aux risques environnementaux ou à la santé publique – à défaut de l’être sur la
question sociale, soyons clairs – relève donc d’une logique en contraste avec l’ordre prôné par les
libéraux puisqu’elle donne à la raison humaine délibérante un rôle important, qu’elle juge le débat
public indispensable [Pestre, 2011a].
La bonne gouvernance est toutefois soumise à une tension de fond entre le devoir de construire cette
élaboration collective et celui de soutenir l’innovation et la croissance économique. Elle prend acte de
la volonté affichée de la « société civile » d’être partie prenante aux choix qui la concernent mais,
puisqu’elle se positionne en complément de ce que les marchés énoncent comme des nécessités, elle
tend aussi à utiliser les dispositifs participatifs comme des moyens de monitoring, des moyens
d’éduquer les populations aux « réalités économiques » du monde, des moyens de les
« responsabiliser ». En cela elle est moins opposée qu’il n’y paraît aux modes libéraux de
gouvernement [Pestre, 2011b].
Enfin, il est un troisième cadrage de ce qu’implique le bien- gouverner aujourd’hui qu’il serait
dangereux de ne pas prendre en compte. Il est le fait initial des think tanks conservateurs américains
des années 1990 et s’est incarné dans les politiques du Gouvernement Bush. À la chute du mur de
Berlin, ces think tanks ont commencé à promouvoir le discours de la guerre nécessaire et du conflit
inévitable des civilisations, et à développer la notion de sécurité (sécurité nationale, zone sécurisée,
preparedness…) – et donc à redéfinir la nature des risques auxquels nous faisons face. Cela a conduit à
un retour du discours schmittien de l’état d’exception, à un retour du discours de la souveraineté
forte. Cette politique s’est fortement opposée aux logiques coopératives de la gouvernance des
questions globales (elle est au cœur de l’échec du sommet de Copenhague sur le climat en décembre
2009 par exemple) ; elle a également opposé aux logiques libérales, les priorités de la nation, même si,
de fait, elle est autant libérale que conservatrice.
Dans le domaine des risques technologiques ou sanitaires, elle passe par la priorité donnée aux
mesures de sécurité (contrôler et assurer la traçabilité des informations, des hommes et des
substances, éviter leur prolifération et le piratage, protéger la suprématie américaine) au détriment
des mesures de sûreté des produits (largement remise dans les mains des acteurs scientifiques et
industriels déclarés capables de s’auto-réguler et d’anticiper les autres risques). Autour de la biologie
synthétique, par exemple, elle vise d’abord à prévenir le risque que représente l’ennemi terroriste ou
l’Empire du Mal plutôt qu’à contenir, dans la durée, les effets sociaux, sanitaires et environnementaux
que les chimères produites pourraient avoir. Elle passe donc par un rôle accru donné aux pouvoirs
exécutifs dans le contrôle de la recherche et de la circulation des produits – et notamment à ses
agences de sécurité, au FBI par exemple [14]. [15]
La société du risque
Qu’en est-il, pour finir, de l’expression de « société du risque » et du succès qu’elle a récemment
rencontré ? L’expression renvoie certes au renouvellement rapide des technologies, aux
biotechnologies et à leur capacité de transformation de la « vie même », comme aux dégradations de
l’environnement, aux dérèglements climatiques et aux formes variées de mobilisation autour de ces
questions. Il serait en revanche d’une grande naïveté de croire que l’expression ne ferait que traduire
cette prolifération.
Lorsqu’elle émerge dans les années 1980, elle entérine, unifie, habille et promeut les transformations
qui sont alors en cours dans les pratiques de risk évaluation and management autant que dans
l’évolution (néo)libérale de nos sociétés. Elle annonce un monde qualitativement neuf, une réalité
autre, nous obligeant à repenser nos modes d’existence.
L’expression nous dit que notre vision du monde centrée sur « le social » est dépassée, que le social a
vécu – dissout d’un côté par la gestion individuelle des vies et transcendé de l’autre par le
changement global et la négociation constante avec « la nature » ; que nos préoccupations doivent
s’élargir aux « non-humains » et que ce ne sont plus nos petits conflits ordinaires qui importent mais
le fourmillement de risques devenus intrinsèques à nos vies et qui en disent l’essence [16]. Elle
demande que nous fassions retour sur nous-mêmes, que chacun comprenne que nos sociétés ne
peuvent être que des sociétés globales et réflexives [17] [Giddens, 1991].
L’expression est donc beaucoup plus qu’un enregistrement. Elle invisibilise des questions autrefois
bien établies et naturalise la centralité du risque. Les questions que doivent se poser nos sociétés ont
changé de nature, nous suggère-t-elle, oubliant que le risque est socialement très différencié (Bauler,
Cornut et Zaccaï, 2007). En 1986, l’objectif d’Ulrich Beck était d’ailleurs parfaitement explicite :
« éliminer du champ de vision le passé qui règne encore, et y substituer l’avenir qui déjà aujourd’hui
commence à prendre forme. »
Si l’expression « prend » et fait sens, c’est aussi que le monde est devenu « risqué », techniquement
bien sûr, mais surtout risqué socialement, puisque la précarité s’impose aux plus faibles (effet de la
montée libérale), et risqué civiquement et politiquement puisque le manque de sécurité est
général [18] (argument central des néo-conservateurs). L’expression enregistre donc, et symbolise, une
mutation notable des manières de voir et définir le monde, une mutation des catégories et des valeurs
du vivre ensemble, de la géopolitique comme de nos liens à la nature.
Dans l’ordre académique, l’engouement est facile à comprendre. À la fin des années 1980, parler de
société du risque c’est faire tomber le mur de Berlin séparant science et société, c’est proclamer la
caducité d’un gouvernement simplement technocratique des problèmes, c’est annuler la confiance
dans le progrès et les solutions techniques, c’est s’extraire d’une politique réduite à la question sociale
et appeler au contraire à son élargissement. Si l’expression connait un grand succès, c’est qu’elle offre
un cadre neuf et passionnant : non pas se contenter de décrire, analyser et critiquer les mondes
sociaux et politiques, mais pointer un renouvellement profond ; non pas réfléchir au problème banal
de la régulation environnementale du capitalisme mais écrire un nouveau « contrat naturel » [Serres,
1990], une nouvelle « constitution » apte à accueillir les « non-humains » dans nos « collectifs »
[Latour, 1999] – mais encore réinventer « la démocratie » et imaginer des formes délibératives
innovantes dépassant les limites des univers libéraux et représentatifs. Ces travaux ne sont pas sans
intérêts ni pertinence, loin s’en faut, et nous pensons nécessaire de se les réapproprier, mais ils créent
un nouvel aveuglement sur ce qu’est l’ordre social et politique des sociétés libérales et de progrès qui
sont les nôtres.
Dans l’ordre des grands récits et des discours communs et médiatiques, « société du risque »
fonctionne donc comme un énoncé performatif (ou incantatoire ?) qui dit ce qu’est notre commune
condition. Il dit ce qui importe et ce qui ne compte pas, il est une simplification qui oppose un
« nous » non différencié et un extérieur menaçant. Ce « nous » inclut l’individu, la commune
humanité, la planète toute entière. Cet extérieur est celui des « incertitudes » (un vocable omniprésent
aujourd’hui et qui reste à questionner), de la nature hostile – comme de l’hubris technologique et des
risques qu’elle nous fait courir (et qui s’impose à nous). Le « nous » est un collectif qui cherche les
meilleures solutions aux problèmes que pose ce nouveau Léviathan capable de nous détruire, un
Léviathan avec lequel nous devons passer un nouveau pacte. En cela, elle oblitère l’ordre des
responsabilités en les renvoyant à un anonymat confortable.
Le vocable de « société du risque » masque finalement le fait que nous vivons dans des sociétés
d’experts – quoi que disent les discours sur le réveil de la « société civile ». « Société du risque » est en
fait une promotion du management par les experts, par les élites savantes, professionnelles et
économiques – voire associatives –, ces experts seuls pouvant évaluer ces risques qui nous obligent. Et
dans ce monde de progrès à toujours étendre, le risque est la seule variable d’ajustement qui nous
reste – et l’évaluation des risques l’outil principal dont nous disposons.
Reprise généalogique
Pour ressaisir tous ces fils, notre récit pourrait, en termes généalogiques, être résumé ainsi. Le premier
XIXe siècle, en tant qu’il est libéral, repousse les risques sociaux, techniques, sanitaires et
environnementaux sur les marges de ce qui est à penser. Il abolit la police d’Ancien Régime qui gère
les pollutions et les « choses environnantes » en temps réel. Il ne définit pas de « risques » mais
considère, lorsque contraint, les effets avérés et négatifs de certaines pratiques industrielles. Les
pratiques les plus courantes sont celles de la régulation administrative/ industrielle, qui est minimale
pour ne pas dire qu’elle tend à invisibiliser la plupart des risques, et celle des indemnisations après
coup. La science collabore directement à cette invisibilisation des dangers par ses expertises, et les
comités agissent régulièrement en faveur des industriels et de la novation technique. Les quelques
régulations qui marchent dérivent des décisions de justice – lorsque les effets négatifs sont avérés et
qu’ils atteignent la propriété. La protection des corps vils atteints par le développement technique est
en revanche inexistante.
Le second XIXe et le premier XXe siècles commencent à considérer une certaine compensation des
risques et mettent en place un nouvel ordre assurantiel. Cette définition du risque est une traduction
de l’ordre social qui convient à la double exigence du développement économique (que le contrôle de
l’État, du social et des cours de justice ne doit pas freiner) et du besoin de refonder et solidifier le
pacte social (celui des démocraties de masse qui sont alors, en Europe, au bord de la guerre). Cette
période légifère aussi sur les derniers produits (notamment chimiques) et les effets qu’ils induisent
sur la santé (notamment de ceux qui les manipulent). Elle conçoit donc des dangers systémiques à
prévenir en tant que tels. Dans ce domaine, le risque comme catégorie technique est central. Il est
évalué par des comités d’experts ouverts aux intérêts économiques, aux médecins, toxicologues et
professions organisées.
L’après-seconde guerre mondiale voit l’extension de l’analyse des risques à la plupart des activités
humaines, et leur montée en généralité. Il est le moment d’apogée de la protection contre les risques
sociaux, mais bientôt celui des coûts que pose cette protection. Il est celui de l’émergence de nouvelles
catégories et outils (effet sans seuil, facteurs de risque, calculs coûts-bénéfices), il oriente la réflexion
vers les risques que vivent et prennent les individus, il distribue autrement les coûts et responsabilités
– mettant progressivement en question la légitimité du principe général d’assurance. Il est saisi par les
mathématiques, l’analyse fine des situations et le management, dans la lignée de l’analyse des
systèmes et de l’échange nucléaire. L’après-seconde guerre voit donc la multiplication des acteurs qui
se saisissent de la question, l’évaluation et la gestion des risques devenant in fine une catégorie centrale de
la régulation.
Le renouveau libéral qui fait suite à l’ère de la critique du capitalisme, au début des années 1980,
promeut le risque comme question dont chaque individu a la charge, comme une affaire de choix
entre options de vie. Ce moment est toutefois aussi celui d’une demande sociale de plus en plus forte
de protection et de participation, ce à quoi répond la multiplication des agences, des normes
sanitaires et environnementales. L’ordre administratif reste toujours en tension avec l’ordre juridique
mais la bataille sur les régulations opère maintenant à l’échelle globale, entre trois grands principes :
celui de l’ordre libéral et de la guerre économique entre nations, celui de la gouvernance et celui de la
souveraineté.
Aujourd’hui, l’expression de « société du risque » masque cet équilibre instable. L’expression est un
discours sur nous-mêmes, sur notre excellence et notre capacité, enfin advenue, de maîtriser de façon
juste et intelligente les incertitudes auxquelles nous faisons face. Grâce à l’aveu public des dégâts
inévitables du progrès, l’expression est d’abord le masque d’une accélération peu contrôlé de nos
modes de développement dont l’évaluation et la gestion sont principalement remis dans les mains
des producteurs et des experts [Hermitte, 2007 ; Fressoz, 2011].
La continuité apparaît alors bien grande sur deux siècles, conduisant à relativiser nos prétentions
actuelles à la précaution et la réflexivité. En 1986, Ulrich Beck considérait ses réflexions comme un
simple « morceau de théorie sociale projective orientée empiriquement », et ce travail fut décisif. Les
problèmes ont commencé plus tard, lorsqu’on a considéré cette utopie réflexive comme imminente,
voire comme déjà-là, comme la signature de notre réalité.
Jean-Baptiste Fressoz,
historien des sciences, des techniques et de l’environnement
et Dominique Pestre,
historien, directeur d’études à l’EHESS.
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[1] Outre Ulrich Beck (« société du risque » et « modernisation réflexive »), philosophes et sociologues
ont proposé diverses dénominations pour signifier la nouveauté radicale de notre temps :
« transformation de l’agir humain » [Jonas, 1998], « seconde modernité » [Giddens, 1994], « haute
modernité » [Luhmann, 1991] et « société de mode II » [Nowotny & Scott, 2001]. Il faudrait souligner
les différences d’approches entre ces auteurs, entre la démocratisation de la technoscience (Beck ou
Nowotny) et l’heuristique de la peur (Jonas). Mais ces auteurs se retrouvent globalement d’accord
quant au récit sous-jacent des transformations récentes de l’agir technique.
[2] Dans ce domaine, le « grand partage » évoqué par Bruno La tour date plus de cette mise en place
de l’ordre libéral que du XVIIe siècle.
[4] Cette section est principalement construite à partir de Fressoz, 2012; Le Roux, 2011 ; Massard-
Guilbaud, 2010. Voir aussi Hirsch et Minard, 1998.
[6] Cette section est principalement construite à partir de Ewald, 1986; Fressoz, 2012, chap. VI. On
ajoutera Castel, 1995.
[7] Voir l’ensemble du numéro de History and Technology de décembre 2007 [Boudia & Jas, 2012], ainsi
que Dodier, 1995.
[8] Cette section est essentiellement construite à partir de Jas, 2007; Boudia & Jas, 2012.
[10] Ce passage des ingénieurs aux économistes produit un effet de «dématérialisation » des analyses.
L’analyse économique pense essentiellement la régulation en termes d’offres et de demandes évaluées
en unités monétaires et moins, par exemple, en termes de ressources physiques.
[11] Il s’agit là d’une constance historique intéressante. Comme le cheval devant l’obstacle, les
promoteurs des analyses en risque ou coût-bénéfice rencontrent la difficulté d’expliciter pleinement
les termes de l’évaluation et reculent toujours devant le coût moral et social de leurs schémas très
froids, voire cyniques.
[12] Risk Assessment in the Fédéral Government: Managing the Process. Committee on the
Institutional Means for Assessment of Risks to Public Health, National Research Council, 1983.
[13] Cette section repose sur Boudia, 2007, 2010; Boudia et Jas, 2012; Gaudillière, 2005, 2007; Dahan et
Pestre, 2004.
[15] Les deux sections qui précèdent reposent sur Pestre, 2003, 2008, 2009, 2011a, 2011b, 2011c.
[16] Ulrich Beck est l’un des rares à être plus nuancé sur ce point.
[17] À notre sens, la différence importante n’est pas entre risque social (qu’on saurait gérer) et risque
global (pour lequel tout serait à inventer) mais entre gestion dans le cadre national et gestion globale
sans régulateur ni loi commune applicable. Dans un monde dérégulé, de concurrence et sans État, on
devient incapable de gérer le risque social – le dumping social l’interdit.
[18] Les études manquent sur la prolifération des discours de promotion de l’insécurité, de
l’incertitude et… du risque, de qui les porte, des fonctions qu’ils remplissent pour ces acteurs et dans
l’espace public.