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Sénèque - Lettres À Lucilius

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Sénèque

Lettres
à Lucilius
1 à 29 (livres I à III)
GF Flammarion
Publié avec le concours du Centre national des lettres.
© Flammarion, Paris, 1992.
Flammarion, 2017, pour cette édition.

ISBN Epub : 9782081407121


ISBN PDF Web : 9782081407138
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782081404496
Ouvrage composé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)
Présentation de l’éditeur

« Une grande partie de la vie s’écoule à mal faire, la plus


grande à ne rien faire, la vie tout entière à faire autre chose.
Quel homme me citeras-tu qui mette un prix au temps, qui
estime la valeur du jour, qui comprenne qu’il meurt chaque
jour ? Mon cher Lucilius, embrasse toutes les heures. »
Lettre 1
Vivre en accord avec le destin, se défaire du superflu, adopter
une attitude digne face à la mort et garder, en toutes
circonstances, la tranquillité de l’âme : telles sont les leçons
que Sénèque enseigne à son disciple Lucilius au fil de cette
correspondance pédagogique. Manuel pratique à l’usage de
l’apprenti stoïcien, les Lettres à Lucilius (Ier siècle apr. J.-C.)
nous exhortent de changer nos habitudes afin de nous changer
nous-mêmes, et d’apprendre à mourir – pour essayer de vivre.
La philosophie de l’Antiquité
dans la même collection
ARISTOTE, Catégories. Sur l’interprétation (édition bilingue). –
De l’âme. – Éthique à Eudème (édition bilingue). – Éthique à
Nicomaque. – Métaphysique. – Météorologiques. – Le
Mouvement des animaux. La Locomotion des animaux. –
Parties des animaux (édition bilingue). – Parties des animaux,
livre I. – Petits Traités d’histoire naturelle. – Physique. – Les
Politiques. – Premiers Analytiques. – Rhétorique. – Seconds
Analytiques (édition bilingue). – Sur la justice (Éthique à
Nicomaque, livre V). – Traité du ciel (édition bilingue).
CONFUCIUS, Entretiens avec ses disciples.
DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes
illustres (2 vol.).
ÉPICTÈTE, Manuel.
ÉPICURE, Lettre à Ménécée (édition avec dossier). – Lettres,
maximes et autres textes.
GALIEN, Traités philosophiques et logiques.
HÉRACLITE, Fragments.
HIPPOCRATE, L’Art de la médecine.
LUCRÈCE, De la nature (édition bilingue).
MARC AURÈLE, Pensées pour moi-même, suivies du Manuel
d’Épictète.
Penseurs grecs avant Socrate. De Thalès de Milet à Prodicos.
PLATON, Alcibiade. – Apologie de Socrate. Criton. – Le
Banquet. – Le Banquet. Phèdre. – Charmide. Lysis. – Cratyle.
– Écrits attribués à Platon. – Euthydème. – Gorgias. – Hippias
majeur. Hippias mineur. – Ion. – Lachès. Euthyphron. –
Lettres. – Les Lois (2 vol.). – Ménexène. – Ménon. –
Parménide. – Phédon. – Phèdre (édition avec dossier). –
Phèdre, suivi de La Pharmacie de Platon par Jacques Derrida.
– Philèbe. – Platon par lui-même. – Le Politique. – Premiers
Dialogues (Second Alcibiade. Hippias mineur. Premier
Alcibiade. Euthyphron. Lachès. Charmide. Lysis. Hippias
majeur. Ion). – Protagoras. – Protagoras. Euthydème.
Gorgias. Ménexène. Ménon. Cratyle. – La République. –
Sophiste. – Sophiste. Politique. Philèbe. Timée. Critias. –
Théétète. – Théétète. Parménide. – Timée. Critias.
PLOTIN, Traités (9 vol.).
PLUTARQUE, Dialogues pythiques. – Dialogue sur l’amour.
SÉNÈQUE, De la providence. De la constancedu sage. De la
tranquillité de l’âme. Du loisir. – La Vie heureuse. La Brièveté
de la vie.
LES SOPHISTES, Anthologie (2 vol.).
XÉNOPHON, Anabase. – Le Banquet.
Lettres
à Lucilius
1 à 29 (livres I à III)
PRÉSENTATION
Un philosophe controversé
La renommée de Sénèque a traversé les siècles dans une
ambiguïté constante. La complexité du personnage et de sa
pensée comme l’abondance de ses talents n’ont cessé de
fasciner mais l’ont rendu suspect : parce qu’il était prosateur et
poète, on a nié que Sénèque le Philosophe et Sénèque le
Tragique fussent un seul et même écrivain ; parce qu’il fut à la
fois un homme politique et un penseur, on a cherché à
rabaisser tantôt l’un, tantôt l’autre de ces rôles entre lesquels
plusieurs de ses ouvrages avaient pourtant tissé des liens de
complémentarité. Tout en le traitant donc de demi-philosophe
ou de politicien hypocrite au service des Puissants (Agrippine,
puis Néron), on a longtemps négligé de définir sa place dans
l’évolution du stoïcisme et son influence dans la construction
séculaire de l’idéologie impériale qui permit à Rome de durer.
Quant au travail stylistique considérable de l’écrivain, qui
marque une étape dans l’histoire de la littérature latine, on l’a
dénigré, peut-être en le comprenant mal, depuis la première
réaction néoclassique de Quintilien. C’est que ce dernier vivait
sous Domitien (soit quelque trente ans après la mort de
Sénèque), alors que le goût était en train de changer,
contredisant sa gloire posthume. De fait, les principales
critiques, visant la forme ou le fond, qui lui ont été adressées
au fil du temps se trouvent déjà clairement énoncées au livre X
de L’Institution oratoire : « manque d’exactitude »
philosophique, style « corrompu » et, ce qui est pis, rempli de
« défauts agréables », à quoi s’ajoutent l’ambition personnelle
ou une excessive confiance en son propre génie…
On constate, d’autre part, que dans les périodes de crise ou
de renouveau religieux et moral qui ont fait évoluer le monde
occidental, on a retrouvé à chaque fois le goût de lire Sénèque
: au temps des Pères de l’Église, au Moyen Âge comme dans
la Renaissance des humanistes auxquels nous devons les
magistrales éditions princeps de ses œuvres, au siècle de la
Fronde puis des jansénistes comme à celui des Lumières et de
la Révolution française, au XIXe siècle, enfin, qui voit se mettre
en place les premières études universitaires. Mais, bien que
notre dette soit grande aussi à leur égard, celles-ci nous ont
transmis un jugement réducteur en classant Sénèque (de même
qu’Épictète) dans le groupe des « moralistes » de l’Antiquité :
la dénomination est un peu vague.
Les recherches contemporaines qui pratiquent une approche
des textes systématique, précise et technique, ont balayé tout
cela. Et Sénèque apparaît aujourd’hui comme un personnage
clé du premier siècle du Principat, tant dans les lettres et la
philosophie qu’en politique. Or les deux domaines, à compter
de la fin du règne d’Auguste, sont en conflit permanent. Si la
tradition nous a laissé de lui un portrait contradictoire, certes
tourmenté, mais aussi controversé, à tout le moins difficile à
saisir, c’est que l’époque elle-même présente cette
caractéristique et demeure difficile à appréhender pour les
Modernes.
Le philosophe et le pouvoir : un conflit moral
La vie de Sénèque traverse, en effet, le règne des cinq
premiers Césars, soit de la dynastie julio-claudienne,
fondatrice du nouvel ordre, dans sa totalité : né autour de l’ère
chrétienne, il grandit sous Auguste, est adulescens sous
Tibère, reçoit alors une solide formation rhétorique et
philosophique et, après un séjour en Égypte, commence une
carrière politique par de brillants débuts (il est questeur en 35)
et de beaux succès oratoires dont prend ombrage Caligula ;
intégré à la plus haute société romaine, il participe de façon
décisive à la lutte politique au point de se compromettre avec
Julia Livilla, sœur de Caligula, et, à la mort de celui-ci, se
retrouve exilé en Corse par Claude ; il y demeurera huit ans
avant qu’Agrippine, devenue l’épouse de Claude, le fasse
rappeler, sans doute pour gagner l’opinion des sénateurs ; de
retour à Rome, il réintègre aussitôt la carrière politique en
accédant à la préture en 50 et se voit confier l’éducation du
jeune Néron. À l’avènement de ce dernier, il joue le rôle de
ministre-conseiller et c’est lui, dit-on, qui gouverne l’Empire
le temps d’un « quinquennat » (de 54 à 59) ; mais l’élève
prend son essor : peu à peu Sénèque voit son influence
diminuer jusqu’au jour où, nous conte Tacite, il offre de lui-
même à Néron de se retirer ; ce qu’il fait sans ostentation ni
rupture apparente (en 62). Il consacre alors son loisir aux
études, rédige ses derniers ouvrages, entame, surtout, une
correspondance philosophique avec son ami Lucilius. Mais
Sénèque demeure à Rome un nom et une présence qui pèsent,
même de loin, et l’empereur, profitant de la découverte d’une
conspiration, lance une vague répressive qui atteint son vieux
maître : Sénèque reçoit l’ordre de se suicider. Nous sommes en
65. Néron lui-même ne sait pas qu’il ne lui reste plus que trois
ans à vivre.
Notre source la plus directe et la plus riche se trouve dans
les Annales. À l’inverse d’un Dion Cassius qui, au début du IIIe
siècle, se montrera franchement hostile au philosophe, Tacite,
lui, trace de Sénèque un portrait nuancé, ambigu au premier
abord mais finalement plutôt favorable, du point de vue de
l’objectivité historique. Environ cinquante ans après sa mort,
se consolident ainsi l’ascendant du stoïcien, le renom du
personnage et de son œuvre, tandis que s’épanouit sous le
règne des Antonins l’idéologie du bon Prince qu’il aura
largement contribué à forger.
Et ce n’est pas un hasard si Tacite place dans la bouche d’un
délateur nommé Suillius (Annales, XIII, 42-43) les principaux
reproches qui lui sont adressés : une carrière faite de jalousies
littéraires, d’intrigues politiques et de débauche (l’affaire Julia
Livilla), le tout couronné par un enrichissement démesuré, peu
compatible avec les « préceptes des philosophes » ; à quoi
l’historien ajoute des compromissions répétées dont il fournit
çà et là l’illustration : Sénèque rédigeant pour le jeune Néron
l’éloge officiel de Claude et participant de la sorte à la
« comédie de la tristesse » qui suivit son assassinat (Annales,
XIII, 3-4), alors que nous savons qu’il est aussi l’auteur de
L’Apocoloquintose, pamphlet satirique impitoyable contre
l’empereur défunt ; Sénèque couvrant successivement les
meurtres de Britannicus puis d’Agrippine (Annales, XIII, 18 à
21, et XIV, 7 à 11), alors qu’il est, peut-être bien dans
l’intervalle séparant ces deux meurtres, l’auteur du fameux
discours ou traité De la clémence…
À lire les Annales dans leur ensemble, on s’aperçoit que ces
accusations ne sont autres que celles qui traversent l’œuvre
entière et par lesquelles Tacite incrimine les différents princes
qui se sont succédé après Auguste, par contraste avec
l’heureux règne de Trajan, son contemporain. Sous celui des
premiers Césars, en effet, l’élite équestre et sénatoriale du
monde romain, écartée de l’exercice réel du pouvoir, ne fut-
elle pas vouée à dépendre de la volonté du Prince et de ses
largesses, par suite à vivre dans un perpétuel compromis avec
lui et à progresser dans une carrière faite de succès mondains
individuels plutôt qu’au service de l’État ? Mais si les
membres de cette élite sont privés du pouvoir de décision
(centralisé), ils ont en main la gestion des affaires ainsi que
l’administration des nouvelles provinces de Rome, parfois
bien éloignées, aux fins de consolider l’Empire. C’est
pourquoi ils doivent trouver des solutions à ce conflit moral
pour régler leur conduite.
Concilier action et doctrine
Subtil analyste d’une époque, Tacite l’aura compris :
Sénèque fut celui qui apporta des réponses, puisées dans
l’orthodoxie stoïcienne, à la triple difficulté qu’ils
rencontraient :
– au luxe et à l’asservissement aux richesses, le philosophe
oppose la nécessité absolue de se détacher des biens matériels
: qu’importe combien l’on possède, si l’on réussit à ne pas en
être dépendant, ni physiquement, ni psychologiquement, et
pourvu qu’on en fasse bon usage ;
– à la position sociale et aux honneurs liés au service
inévitable du Prince, Sénèque oppose l’amor fati : que chacun
accepte et assume la place qu’il occupe parce qu’elle lui a été
assignée par le destin, sauf – et la restriction est d’importance
– si la dignité même de son être est mise en cause, auquel cas
il est permis de choisir le suicide (considéré alors comme un
dernier acte d’obéissance au destin) ;
– enfin, s’il faut savoir mépriser la fortune (c’est-à-dire les
coups du sort, les injustices, la défaveur du Prince…), vivre en
accord avec le destin implique la doctrine de l’opportunité
(eukairia) : prévoir même le pire mais se soumettre aux
circonstances et guetter la « bonne occasion » – aussi bien,
avoir l’échine souple pour ne pas heurter inutilement le
Pouvoir, s’adapter aux réalités de ce même Pouvoir. C’est
toute une casuistique de la raison d’État comme de la vie
quotidienne qui se trouve développée dans les œuvres de
Sénèque, et qui, à elle seule, permet à l’homme rationnel de
triompher de l’arbitraire et au sage de garder, en toutes
circonstances, la tranquillité de l’âme.
Si bien que, philosophe et poète d’un côté, il nous a laissé
en vers comme en prose des œuvres majeures de son siècle où
sont exposées et traitées « à vif » les épreuves de la puissance
et de la richesse (dialogues et lettres) ainsi que les souffrances
des passions (tragédies). Brillant orateur et homme politique
de l’autre, il a manqué de peu, dans sa jeunesse, l’accès au
Principat qui lui aurait été ouvert, sans doute, s’il avait épousé
la sœur de Caligula (puisqu’il serait alors entré dans la famille
julio-claudienne), mais il paya son échec par l’exil ; plus tard,
guidant, avec Burrus, les pas du jeune Néron, il présida en fait,
sinon en titre, aux destinées de Rome et mena, l’espace de
quelques années, une politique qu’on s’accorde à louer :
austérité économique, reconnaissance des avis du Sénat pour
assurer l’équilibre du pouvoir, modération et clémence à
l’intérieur, pacifisme aux frontières.
De plus, mise au service d’un tel programme de
gouvernement, son ambition – qu’on pourrait aussi appeler
« engagement » – alla de pair tout au long de sa vie avec
l’effort de construire une idéologie juste pour l’Empire où la
figure du Prince (qui s’impose désormais : la République n’est
plus qu’un souvenir), maître et bienfaiteur du genre humain,
doit rayonner comme le soleil dans l’univers, à l’instar de la
théologie solaire dans la tradition égyptienne, et comme la
raison lorsqu’elle domine l’esprit humain, émanation de la
raison naturelle qui dirige le cosmos, selon la doctrine
stoïcienne.
Enfin, Sénèque élabora parallèlement une doctrine
d’harmonie sociale par le traité Des bienfaits qui analyse et
prône de nouvelles relations interpersonnelles fondées sur la
reconnaissance et le juste échange de « services ».
Il se peut que cette double réflexion, d’ordre politique et
social, soit venue trop tôt : les temps étaient mouvementés, le
pouvoir encore mal assuré sur ses bases. Au siècle suivant,
sous d’autres empereurs, comme on l’a dit, elle portera ses
fruits.
Loin, donc, d’être en contradiction avec sa vie, le stoïcisme
de Sénèque lui permit de résoudre les conflits renouvelés qui
se présentèrent à lui, d’inventer des solutions originales et de
voir plus loin. Ce qui passionnait visiblement Sénèque, et, du
même coup, le rend passionnant par-delà l’écart du temps,
c’est cette bataille continuelle pour concilier vie et doctrine,
action et théorie, cette confrontation permanente avec la réalité
vécue, cette pensée toujours sur le qui-vive car il y a une
décision à prendre à chaque instant pour persévérer dans son
être.
Lucilius, le disciple et l’alter ego
Se tenir en éveil et éveiller autrui, tel est le but, en effet, de
tous ses écrits de morale. Si la philosophie sert l’action
individuelle, on ne philosophe pas seul. Le sage, lui-même, a
besoin d’ami(s), affirme Sénèque (Lettre 9). À l’amitié
politique, qui unit traditionnellement les Romains selon leurs
liens de parenté et leurs affinités au sein de la cité, est
substituée l’amitié philosophique, autre expression de la
solidarité fondamentale qui unit les hommes selon la nature
mais que ceux-ci ont oubliée. Toutes les œuvres en prose de
Sénèque, qu’elles soient ou non désignées sous ce terme, sont
des « dialogues » avec le dédicataire qui joue le rôle
d’interlocuteur fictif, selon le procédé de la diatribe, au cours
du raisonnement. Les Lettres à Lucilius sont l’aboutissement
du genre : elles se présentent comme une série de dialogues
successifs qui se complètent les uns les autres au fur et à
mesure qu’avance l’enseignement philosophique.
On admet aujourd’hui qu’elles sont de véritables lettres,
peut-être remaniées par endroits ou tronquées en vue de leur
publication. Leur destinataire, Lucilius Junior, nous est connu
par les renseignements épars que l’auteur nous livre : un peu
plus jeune que Sénèque, il le connaît de longue date. Comme
lui, il aurait été, à la fin du règne de Caligula, impliqué dans
des conspirations et inquiété par l’empereur, puis par
Messaline. À l’époque de la correspondance, il est procurateur
en Sicile et voyage souvent, probablement pour ses obligations
administratives. Il a beaucoup de points communs avec
Sénèque, on se plaît à le remarquer : originaire sans doute de
Pompéi, il s’est élevé au rang équestre et accomplit une
carrière intéressante ; il se montre ambitieux, y compris dans
le domaine littéraire : Sénèque loue son talent pour les vers
bien frappés et, à la faveur de son séjour en Sicile, on a
supposé qu’il était l’auteur du poème L’Etna qui nous a été
transmis, mais il ne nous reste aucun autre de ses ouvrages ;
esprit cultivé et exact, il apprécie aussi bien les sciences de la
nature que les points techniques de la philosophie, penchant
contre lequel Sénèque, parfois, le met en garde. Surtout, il lui
ressemble par son tempérament énergique, son enthousiasme
un peu trop prompt, sa curiosité en tous domaines.
En Lucilius, donc, le philosophe trouve l’interlocuteur idéal,
à qui il s’adresse comme à un autre lui-même, et ce rôle de
miroir est loin d’être négligeable dans une telle
correspondance. Nul doute que Sénèque repère chez son ami
les mêmes défauts, les mêmes erreurs du néophyte qu’il fut un
jour. Mais en retour, si l’on ne philosophe pas seul, on
philosophe aussi pour soi, pour progresser soi-même sur le
chemin de la sagesse : la lettre philosophique est alors
l’occasion de faire le point sur ses propres connaissances, sur
ses propres efforts, et l’on peut aller jusqu’à dire qu’elle
consiste en une « auto-analyse » à laquelle l’autre est convié et
associé (Lettre 27, 1). Le progrès s’effectue à deux : l’un
entraînant l’autre, le maître n’ayant, somme toute, sur le
disciple qu’une assez courte avance.
Chaque lettre est un exercice spirituel pour son auteur, qui
s’adapte à l’autre – son destinataire – dans un échange intime :
en cela consiste la véritable communication entre deux êtres
qui se sont élus l’un l’autre, et c’est précisément ce qui
s’appelle l’« amitié philosophique ».
Enseignement théorique et pédagogie
Dans cette optique, Sénèque invente, avec les Lettres à
Lucilius, une formule inédite dans la littérature latine : une
correspondance pédagogique (inspirée notamment des lettres
d’Épicure qu’il connaît et cite quelquefois) où il tente de
conjuguer peu à peu l’enseignement doctrinal et l’application
concrète, quasi immédiate.
C’est pourquoi la démarche remonte de la pratique vers la
théorie : partant des difficultés que rencontre chaque jour son
« élève », Sénèque distribue d’abord des conseils qui visent à
faire adopter et suivre une ligne de vie (parénèse) ; par la
suite, il introduit des exposés touchant aux grands points de la
philosophie stoïcienne telle qu’elle a été élaborée par les
fondateurs (Zénon, Cléanthe, Chrysippe) puis transmise à
Rome par Panétius au IIe siècle et Posidonius au Ier siècle av.
J.-C., dès lors fortement teintée de platonisme : c’est
l’enseignement des dogmes (decreta) à côté des préceptes
(praecepta) dont Sénèque, dans deux lettres centrales (94 et
95), affirmera la coexistence nécessaire et l’interdépendance.
Il s’agit donc bien d’un « cours » de philosophie. D’où le
plan général du recueil : quoiqu’il nous manque la fin de la
correspondance (une quinzaine de lettres ?), on peut remarquer
que les cent vingt-quatre lettres que nous possédons se font de
plus en plus longues, de plus en plus théoriques au fur et à
mesure que l’on avance dans la lecture, puis la tendance
s’inverse et les dernières lettres redeviennent plus brèves. Cet
allongement quantitatif répond à l’approfondissement de
l’enseignement dispensé, eu égard aux progrès personnels du
disciple.
L’évolution interne à l’ouvrage devrait se lire également à
travers les thèmes abordés de lettre en lettre. Mais la chose est
complexe : on constate une forte récurrence des thèmes
essentiels (attitude face à la mort et à la souffrance,
détachement des biens fortuits…) qui, malgré des points de
vue légèrement différents, passe pour une série de répétitions.
C’est que la progression obéit surtout à un processus
psychologique : Sénèque ne tient pas seulement compte de
l’état des connaissances de l’élève, mais encore de son état
d’esprit, de sa bonne volonté, de ses réticences. Il faut le
persuader, le rappeler à l’ordre, soutenir ses efforts, revenir à
la charge, saisir au vol le moment propice de reparler de tel ou
tel sujet spécifique (l’ambition, les richesses, la retraite, les
études, la notoriété…), susciter habilement une prise de
conscience…
En somme, on pourrait dire que tout l’impact des Lettres à
Lucilius s’inscrit dans une alternance de stabilisation et de
déstabilisation : d’une part, Sénèque cherche à encourager les
premiers pas de son ami vers le stoïcisme, d’autre part, il ne
manque pas de le bousculer dans ses certitudes, ses habitudes ;
ainsi, l’utilisation des citations épicuriennes dans les premières
lettres est faite à la fois pour le déconcerter et pour l’entraîner :
s’il est vrai que Lucilius nourrissait auparavant des convictions
proches de celles du Jardin, son « directeur », fin pédagogue,
trouve dans les maximes d’Épicure le point d’articulation qui
favorisera le passage d’une philosophie à l’autre.
Sous couvert, en effet, de puiser dans le trésor des vérités
communes, Sénèque en vient à opposer les deux options :
contre l’analyse en surface de l’épicurisme (philosophie de la
sensation, du plaisir, de l’instant, du hasard engendrant la
nécessité), il affirme la profondeur stoïcienne (qui parle raison,
vertu, plénitude, chaîne de causalité) et invite Lucilius à
revenir à lui-même et à sa conscience par un mouvement
d’intériorisation de la liberté individuelle (ou autarcie).

Ces citations se présentent, selon la formule convenue, sous


la forme d’un « badinage » en fin de lettre jusqu’à la vingt-
neuvième incluse dans laquelle Sénèque annonce sans préavis
qu’il ne joindra plus à ses envois de tels « petits cadeaux ».
Sur une réclamation de Lucilius, il s’en explique un peu plus
tard dans la Lettre 33 : il est temps de penser par soi-même.
Lucilius a suffisamment progressé maintenant pour se faire
confiance et tirer de ses propres lectures et réflexions des
sentences à méditer. Les vingt-neuf premières lettres –
traduites dans ce volume – constituent donc un premier groupe
de lettres (réunies en trois livres dans la tradition manuscrite)
qui se détachent en tête du recueil, comme une introduction au
stoïcisme doublée d’une exhortation à la conversion
philosophique (ou protreptique). Ce découpage formel est
complété par un aspect thématique : chaque lettre étant un
opuscule traitant d’un point particulier, la série recense les
principales situations à vivre qui nécessitent une analyse
critique suivie d’un changement de conduite. Il s’agit de
commencer par installer le disciple dans une nouvelle attitude
de vie. Sénèque part donc des faits de l’expérience quotidienne
(le temps mal employé dans la Lettre 1, la mauvaise influence
de la foule et des spectacles romains dans la Lettre 7, le
vieillissement dans la Lettre 12 et la place accordée à
l’entretien de son corps dans la Lettre 15, par exemple) pour
favoriser ce nécessaire retour à soi (le temps nous appartient
s’il est bien employé, se tenir à l’écart de la foule est
indispensable pour se préserver, la vieillesse est l’occasion
d’assurer à l’âme sa prééminence sur le corps auquel on ne
doit pas accorder plus d’importance qu’il ne le mérite, pour
reprendre les lettres citées), sans passer encore par
l’enseignement dogmatique proprement dit.
La raison et la fortune
Il faut se garder, cependant, d’étendre trop vite au contenu
une interprétation « psychologisante » : selon leur
dénomination latine, les Lettres à Lucilius sont des epistulae
morales et, en ce sens, elles sont un traité de philosophie
pratique ou, si l’on ose l’expression, de « métaphysique
appliquée ». Chaque développement d’ordre moral, même le
plus banal d’apparence, est lourd de sens parce qu’il est porté
par une doctrine sous-jacente non encore dévoilée. C’est ainsi
qu’à travers une causerie familière et des conseils privés
apparaissent çà et là, placés à dessein, des mots et des notions
relevant du vocabulaire stoïcien mais choisis et utilisés de telle
sorte qu’ils participent également du langage courant : le terme
commodum par lequel Sénèque traduit la notion technique de
« préférable » élaborée par Chrysippe en fournit un bon
exemple puisqu’il signifie aussi « avantage », « commodité »
dans la langue de tous les jours.
D’autre part, pour changer d’attitude, il convient au
préalable de modifier – ou de redresser – le fonctionnement de
ses facultés intellectuelles, et les paroles du maître visent
d’abord à amener l’élève à « ordonner » son intelligence
(componere mentem dirait Sénèque) afin qu’elle demeure sous
la domination infuse de la raison. Le philosophe entraîne donc
Lucilius à un effort de rationalisation de soi qui lui permette
de rationaliser sa perception du monde et son contact avec lui.
Voilà pourquoi toute lettre se construit sur un conflit
d’arguments de type diatribique, rationnel contre irrationnel,
se résolvant parfois dans un paradoxe (le sage a besoin
d’ami(s) même s’il n’a pas besoin d’ami(s) pour être heureux,
démontre ainsi la Lettre 9). Toute lettre se développe dans un
dialogue avec l’irrationalisé qui se nomme « fortune » au
temps des Romains – non pour chercher à la réduire (l’homme
n’a aucune prise sur son avenir) mais pour s’en affranchir.
Toute lettre crée un système de rationalité critique et
autocritique dans lequel elle fait entrer son lecteur.
Conjuguer raison et imagination
D’où la Lettre 24 qui propose un modèle en forme de
praemeditatio futurorum malorum (ou entraînement à prévoir
et à supporter les malheurs futurs). On y voit défiler quelques
grandes figures historiques qui surent résister héroïquement
aux pires situations. Il est remarquable que Sénèque, loin de
revendiquer une quelconque originalité dans ces exemples,
avoue puiser sans vergogne dans le répertoire traditionnel des
écoles de déclamation. Or ni l’exemple final de Caton – héros
stoïcien s’il en fut – se suicidant à Utique pour échapper aux
armées de César triomphant, ni les autres personnages évoqués
n’ont, à vrai dire, de rapport avec ce qui pourrait arriver à
Lucilius, quels que soient l’étendue de ses ennuis et les risques
qu’il encourt à cause d’un procès inquiétant. Quelles que
soient même les menaces éventuelles (et que nous ignorons)
de la tyrannie impériale, on est bien loin de la situation
exceptionnelle que l’ultime défenseur de la République
romaine a connue : au sens strict, jamais Lucilius n’aura
l’occasion « d’imiter » Caton, et encore moins Mucius
Scaevola s’infligeant une brûlure atroce sous les yeux du roi
ennemi Porsenna.
On s’interroge à bon droit sur la validité de tels passages où
Sénèque s’attarde sur les détails les plus pénibles (la main de
Mucius se liquéfiant dans le feu jusqu’aux os). Nous devinons,
pourtant, qu’il ne faut pas les réduire à l’anecdotique ou à
l’ornemental : les borner à un souci « décoratif » fait,
d’ailleurs, taxer régulièrement l’écrivain d’excès « baroques »,
voire de mauvais goût et de complaisance malsaine.
De fait, là se situe l’impact psychologique de la rhétorique
sénéquienne, qui se superpose à la visée méthodologique : les
exempla de la Lettre 24 – comme, dans le registre opposé,
l’apologue ironique du nouveau riche qui fait apprendre à des
esclaves la poésie grecque à sa place pour paraître cultivé
(Lettre 27) – ont pour objet d’impressionner fortement
l’imagination du lecteur. Car le but est double : il s’agit
d’opérer une conversion de l’imaginaire autant que de
l’intelligence afin que le disciple conçoive mais aussi se
représente un rapport au monde différent. Le style
« corrompu » (Quintilien voulait dire trop vif, haché,
négligeant syntaxe et liaisons au profit de l’effet), l’art de la
formule percutante comme la brutalité des images concourent
à cela : la prise de conscience et le progrès philosophique
passent par la sensibilité autant que par la rationalité.
Par suite, et on le voit dans l’ensemble des écrits
philosophiques (dialogues, consolations, lettres), Sénèque
procède à une réévaluation générale de l’émotion (affectio) qui
ne saurait être confondue avec les manifestations de la passion
(affectus). Les signes extérieurs de la timidité, par exemple,
loin de nuire aux individus, garantissent, au contraire, chez
eux, un « bon naturel », une bonne qualité de l’âme (Lettre
11). Mais, de même qu’il faut maîtriser ses désirs ainsi que
l’aspiration au bien-être matériel ou à la réussite sociale (luxe,
gloire), il convient de dominer ses émotions, moins pour les
« modérer » – au sens aristotélicien du terme – que pour les
canaliser, les faire passer elles aussi sous le joug de la raison :
il y a une « manière » raisonnée de vivre les choses et de vivre
avec elles (modus rerum), affirme la pensée stoïcienne, qui,
seule, peut sauver de la complaisance, donc sauvegarder
l’authenticité de l’être. Les exercices que propose le maître au
disciple pour l’entraîner à se détacher des richesses, des
affaires comme de ce qu’il mange ou du confort dont il jouit,
les exemples cruels qu’il développe par ailleurs pour l’édifier,
ont une fin commune : réconcilier l’homme avec lui-même en
le faisant réfléchir sur ses « impressions », agréables ou
désagréables. Ainsi se conjuguent intelligence et sensibilité au
lieu de se contredire.
Vers un nouvel équilibre entre l’homme et le monde
En définitive, le travail auquel Sénèque s’est consacré, sa
vie durant, apparaît gigantesque, à la mesure de l’œuvre
prolifique qu’il nous a laissée. Dans la philosophie comme en
politique, il constata la disparition de tous les points de repère
idéologiques et moraux. À une époque où les valeurs de la
République romaine sont tombées en désuétude, il comprit
qu’il était nécessaire non de les retrouver (ce qui eût relevé
d’un passéisme inutile), mais d’en recréer à nouveaux frais.
Tant que la tâche lui sembla possible, Sénèque, homme d’État,
ne cessa de favoriser la mise en place d’un nouvel ordre socio-
idéologique, certes adapté aux réalités, mais visant à corriger
les désordres injustes du Principat. Le moment de la retraite
venu, lorsqu’il jugea que le contrôle des actes de Néron lui
échappait désormais entièrement, il ne renonça pas à travailler,
comme il le dit (Lettre 8), pour ses contemporains et pour la
postérité.
Il n’entreprit rien moins, alors, que de resituer l’homme
dans le monde et face au monde (tel est l’objet, à la fois
scientifique et moral, des Questions naturelles), d’inventer un
rapport à autrui original, purifié de tout asservissement (y
concourent essentiellement les Lettres à Lucilius). Si l’homme
se conçoit, en effet, comme un individu solitaire et sans
défense (face au Pouvoir et au sort), un parmi tant d’autres,
ballotté au gré des mouvements de la foule, il est perdu
d’avance car il sombre dans une incertitude angoissée et stérile
(sollicitudo). Si, en revanche, il parvient à équilibrer
engagement et indépendance vis-à-vis du monde extérieur,
quels qu’en soient les moyens, il apprendra à vivre dans une
nouvelle solidarité. Il se peut que le règne d’un tyran empêche
l’action publique. Se retirer et consacrer son loisir aux études
n’est pas s’arrêter. En méditant, en écrivant, Sénèque ne cesse
pas d’agir.
Dans les Lettres, il reprend et approfondit le contenu de ses
ouvrages antérieurs, précise ou nuance les idées qui
jalonnèrent sa pensée. Il les recentre aussi : l’être humain n’a
jamais qu’un seul point de vue : le sien propre. Voilà pourquoi
Sénèque, inlassablement, renvoie Lucilius à lui-même :
référence fondamentale à la conscience individuelle,
reconnaissance de la nature sensible de chacun, prééminence
de la raison et restauration du jugement délivré des
fluctuations de l’opinion, tels sont les principes de cet échange
épistolaire fondé sur la recherche commune de la sagesse. En
tous les cas, la solution est intérieure. Tout est à reconstruire,
au premier siècle de l’Empire, et d’abord soi-même. Plutôt
qu’une « science de l’existence », comme on a pu le prétendre
(laquelle ne pourrait, sans doute, que manquer son objet), c’est
un effort pour exister qu’il communique à son lecteur.
Face à l’absolu de la mort, cet effort serait-il vain ? Non,
répond d’avance Sénèque, et prenons garde que le suicide ne
résulte de quelque déviation philosophique (Lettre 24).
Seulement on doit tâcher toujours de replacer la vie dans la
perspective de la mort puis, en inversant le regard, replacer la
mort dans la perspective de la vie. Aussi bien, après
Montaigne, lisons-nous avec scepticisme ces grandes
déclarations stoïques. Mais au commencement des Lettres à
Lucilius, il s’agit de penser la mort pour repenser la vie. D’où
la célèbre méditation sur le temps qui ouvre le volume.
Sénèque y enjoint à son correspondant d’abandonner ses
habitudes anciennes, plus tard il le pressera de quitter ses
activités publiques : bref, il faut changer de vie pour se
changer soi-même, renoncer pour renaître. Et « apprendre à
mourir », c’est encore essayer de vivre.
Marie-Ange JOURDAN-GUEYER
NOTE SUR LA TRADUCTION
La traduction suit le texte latin de l’édition de L.D.
Reynolds publiée par Clarendon (Oxford University Press,
1965). Elle s’est efforcée de respecter au plus près les
formulations de l’auteur, en reprenant le plus
systématiquement possible, en français, les mêmes mots ou
des mots de la même famille pour traduire les termes
techniques de la philosophie stoïcienne qui parsèment les
Lettres et que Sénèque lui-même traduisait ou adaptait du grec.
Ce maillage a rendu possible l’élaboration d’un index
thématique qu’on trouvera en fin de volume.
Les alinéas ne font pas toujours sens : ils correspondent
seulement à la numérotation traditionnelle des paragraphes.
M.-A. J.-G.
Lettres à Lucilius
LIVRE PREMIER
Lettre 1
1 Fais-le, mon cher Lucilius : affirme ta propriété sur toi-
même 1, et le temps que, jusqu’ici, on t’enlevait, on te soutirait
ou qui t’échappait, recueille-le et préserve-le. Persuade-toi
qu’il en va comme je l’écris : certains moments nous sont
retirés, certains dérobés, certains filent. La perte la plus
honteuse, pourtant, est celle que l’on fait par négligence.
Veux-tu y prêter attention : une grande partie de la vie s’écoule
à mal faire, la plus grande à ne rien faire, la vie tout entière à
faire autre chose.
2 Quel homme me citeras-tu qui mette un prix au temps,
qui estime la valeur du jour, qui comprenne qu’il meurt chaque
jour ? C’est là notre erreur, en effet, que de regarder la mort
devant nous : en grande partie, elle est déjà passée ; toute
l’existence qui est derrière nous, la mort la tient. Fais donc,
mon cher Lucilius, ce que tu écris que tu fais, embrasse toutes
les heures ; de la sorte, tu dépendras moins du lendemain
quand tu auras mis la main 2 sur l’aujourd’hui. Pendant qu’on
la diffère, la vie passe en courant.
3 Toute chose, Lucilius, est à autrui, le temps seul est à
nous ; c’est l’unique bien, fugace et glissant, dont la nature
nous a confié la possession 3 : nous en chasse qui veut. Et si
grande est la sottise 4 des mortels que les objets les plus petits
et les plus vils, du moins remplaçables, ils supportent de se les
voir imputés quand ils les ont obtenus, que nul ne se juge
redevable en quoi que ce soit pour avoir reçu du temps, alors
que c’est le seul bien que, même reconnaissant, l’on ne peut
rendre.
4 Sans doute demanderas-tu ce que je fais, moi qui te livre
ces préceptes 5. Je l’avouerai franchement : dans le cas d’un
homme qui vit dans le luxe tout en étant minutieux, je tiens le
compte de ma dépense. Je ne puis dire que je ne perde rien,
mais je dirai ce que je perds, pourquoi et comment ; je rendrai
raison de ma pauvreté. Mais mon cas est celui de la plupart des
gens qui, sans que ce fût leur faute, ont été réduits à
l’indigence : tout le monde leur pardonne, personne ne les
secourt.
5 Alors quoi ? Je n’estime pas pauvre celui qui, si peu
qu’il lui reste, en est satisfait ; toi, pourtant, je préfère que tu
préserves tes biens et que tu commences au bon moment. Car,
selon l’avis de nos ancêtres, il est « trop tard pour épargner
quand on arrive au fond 6 » ; ce n’est pas seulement, en effet,
la part la plus petite qui subsiste à la fin, mais la plus
mauvaise. Porte-toi bien.
Lettre 2
1 Ce que tu m’écris et ce que j’entends dire me donnent
bon espoir à ton sujet : tu ne cours pas dans tous les sens ni ne
troubles ton repos à force de changer de lieu. Une telle
agitation est le fait d’une âme malade : la première preuve
d’une intelligence ordonnée 1, c’est, à mon avis, de pouvoir
s’arrêter et s’attarder avec soi.
2 Or prends garde qu’une telle lecture d’auteurs nombreux
et de volumes en tout genre n’ait quelque chose d’errant et
d’instable. Il faut s’attarder et se nourrir auprès de génies
choisis si tu veux en tirer quelque chose qui demeure
fidèlement dans l’âme. On n’est nulle part quand on est
partout. À passer toute sa vie en voyage, voici ce qui arrive :
on a beaucoup de chambres d’hôtes, aucune amitié ; le même
sort attend nécessairement ceux qui, au lieu de s’attacher
intimement à un génie, traversent toutes les œuvres en se
hâtant de courir.
3 Ils ne profitent ni ne sont assimilés dans le corps les
aliments que l’on rejette aussitôt avalés ; rien n’empêche
autant de recouvrer la santé que de changer fréquemment de
remède ; elle ne parvient pas à se cicatriser, la plaie où l’on ne
fait qu’essayer les pansements ; elle ne reprend pas vigueur, la
bouture qu’on transplante souvent ; rien n’est assez utile pour
profiter au passage. Un grand nombre de livres disperse ; c’est
pourquoi, comme tu ne peux en lire autant que tu pourrais
avoir, il suffit d’en avoir autant que tu puisses en lire.
4 « Mais, dis-tu, tantôt je veux ouvrir ce livre, tantôt cet
autre. » Goûter à beaucoup de plats est le fait d’un estomac
blasé ; lorsque ce sont des mets différents et opposés, ils
souillent 2, ne nourrissent pas. Lis donc toujours les auteurs
éprouvés, et si l’envie t’a pris de faire un détour chez d’autres,
reviens aux premiers. Procure-toi chaque jour un secours
contre la pauvreté, un secours contre la mort ainsi que contre
tous les autres fléaux ; et quand tu auras beaucoup parcouru,
choisis un seul extrait à digérer ce jour-là.
5 C’est ce que je fais moi aussi ; entre plusieurs textes que
j’ai lus, j’attrape quelque citation. Voici celle d’aujourd’hui
que j’ai trouvée chez Épicure 3 (j’ai l’habitude, en effet, de
passer aussi dans le camp d’autrui, non comme transfuge mais
comme éclaireur) : « C’est une chose honorable, dit-il, qu’une
pauvreté joyeuse 4. »
6 En vérité, elle n’est pas pauvreté si elle est joyeuse ; ce
n’est pas celui qui a peu mais celui qui désire plus qui est
pauvre. Qu’importe, en effet, combien d’or gît dans ses
coffres, combien de blé dans ses greniers, combien d’animaux
il a au pâturage, ou d’argent placé, s’il convoite le bien
d’autrui, s’il compte non ce qu’il a acquis mais ce qu’il doit
acquérir ? Tu demandes quelle est la mesure de la richesse ?
La première, posséder ce qui est nécessaire ; la deuxième, ce
qui est suffisant. Porte-toi bien.
Lettre 3
1 Tu as remis des lettres pour qu’il me les apporte, comme
tu l’écris, à « ton ami » ; puis tu me recommandes de ne pas le
mettre dans la confidence de toutes les affaires qui te
concernent, parce que tu n’as pas l’habitude, même toi, de le
faire : ainsi, dans la même lettre, tu l’as nommé ami et tu as
nié qu’il l’était. Ainsi donc, si tu t’es servi de ce mot de sens
plein comme s’il était banal et si tu l’as appelé ami comme
nous nommons tous les candidats « hommes bons », comme
nous saluons par « Maître » les premiers venus dont le nom
nous échappe, passons.
2 Mais si, à ton avis, est un ami quelqu’un auquel tu ne
fais pas exactement autant confiance qu’à toi, tu fais une grave
erreur et tu ne connais guère la portée de l’amitié vraie. Quant
à toi, délibère sur toute chose avec un ami, mais sur lui-même
d’abord : après l’amitié, on doit faire confiance, avant l’amitié,
on doit juger. Ils inversent, quant à eux, l’ordre des devoirs,
ceux qui, à l’encontre des préceptes de Théophraste 1, jugent
une fois qu’ils ont aimé, et non pas aiment une fois qu’ils ont
jugé. Réfléchis longtemps pour savoir si tu dois prendre
quelqu’un en amitié. Une fois décidé, accueille-le de tout ton
cœur ; parle-lui aussi hardiment qu’à toi-même.
3 Toi, en tout cas, vis de telle sorte que tu n’aies rien à te
confier que tu ne puisses confier même à ton ennemi ; mais vu
qu’interviennent des faits qu’il est d’usage de garder cachés,
mets en commun avec ton ami tous tes soucis, toutes tes
réflexions. Si tu le crois fidèle, tu le rendras tel ; car certains
ont enseigné à trahir en craignant de l’être, et ceux-là ont
justifié la faute par leurs soupçons. Quelle raison y a-t-il pour
que, moi, je retienne des paroles en présence de mon ami ?
Quelle raison y a-t-il pour qu’en sa présence je ne me croie pas
seul ?
4 Certains racontent aux premiers venus ce qui ne doit être
confié qu’aux amis et se déchargent sur n’importe quelles
oreilles de tout ce qui les brûle ; certains, en revanche,
s’effraient de la conscience 2 de ceux qui leur sont même les
plus chers et, disposés, s’ils le pouvaient, à ne pas même se
fier à eux-mêmes, ils refoulent plus profondément tout secret.
On ne doit faire ni l’un ni l’autre ; car l’un et l’autre sont un
défaut, se fier à tout le monde comme à personne, mais je
dirais que l’un est un défaut plus honorable, l’autre, plus sûr.
5 Ainsi tu réprouveras les deux sortes d’hommes, ceux qui
se privent toujours de repos 3 comme ceux qui se reposent
toujours. Car lorsqu’on se réjouit dans l’alarme, ce n’est pas
de l’activité mais le va-et-vient d’une intelligence traquée, et
ce n’est pas du repos quand on juge que tout mouvement est
un poids, mais du relâchement et de la langueur.
6 C’est pourquoi ce que j’ai lu chez Pomponius 4 sera
consigné dans notre âme : « Certains se sont si bien réfugiés
dans leurs cachettes qu’ils croient qu’est dans le désordre ce
qui n’est qu’à la lumière. » On doit entremêler ces deux états :
quand on se repose, on doit agir et quand on agit, on doit se
reposer. Délibère avec la nature : elle te dira qu’elle a fait et le
jour et la nuit. Porte-toi bien.
Lettre 4
1 Persévère comme tu as commencé et hâte-toi autant que
tu peux afin de pouvoir jouir plus longtemps d’une âme
amendée et ordonnée. Tu en jouis, bien entendu, déjà dans le
temps même où tu l’amendes, dans le temps même où tu
l’ordonnes ; autre, pourtant, est le plaisir que l’on éprouve à
contempler son intelligence pure de toute tache et
resplendissante.
2 Tu gardes en mémoire, n’est-ce pas, la grande joie que
tu as ressentie lorsque tu as dépouillé la prétexte pour revêtir la
toge virile et que tu as été escorté jusqu’au forum : attends-toi
à une joie plus importante lorsque tu auras dépouillé ton âme
d’enfant et que la philosophie t’aura inscrit au rang des
hommes. Jusque-là, en effet, subsiste non pas l’enfance, mais,
ce qui est plus grave, un infantilisme ; et, bien entendu, c’est
pire, du fait que nous possédons l’autorité des vieillards, les
défauts des enfants, et pas seulement des enfants, mais des
tout-petits : les premiers s’effraient de petites choses, les
seconds de choses fausses, nous, des deux à la fois.
3 Progresse seulement : tu comprendras que certains
objets doivent être d’autant moins craints qu’ils suscitent
beaucoup de peur. Aucun mal n’est grand quand il est le
dernier. La mort vient vers toi : elle serait à craindre si elle
pouvait rester avec toi : nécessairement ou elle n’arrive pas, ou
elle passe.
4 « Il est difficile, dis-tu, d’amener son âme à mépriser la
vie qui l’anime 1. » Ne vois-tu pas pour quelles raisons frivoles
on la méprise ? L’un s’est pendu au lacet devant la porte de sa
maîtresse, un autre s’est jeté du haut d’un toit pour ne plus
entendre son maître manifester son humeur, un autre, en fuite,
pour ne pas être repris, s’est enfoncé une lame dans le ventre :
ne crois-tu pas que la vertu accomplira ce qu’a accompli une
frayeur excessive ? Nul ne peut connaître une vie exempte de
soucis s’il pense trop à la prolonger, s’il met au nombre des
grands biens de vivre sous de nombreux consuls 2.
5 Entraîne-toi 3 chaque jour à pouvoir, d’une âme égale,
abandonner la vie que bien des gens tiennent serrée dans leurs
bras comme on s’accroche aux ronces et aux rochers quand on
est emporté par un torrent. La plupart sont ballottés
misérablement entre la peur de la mort et les tourments de la
vie, et, tout en ne voulant pas vivre, ils ne savent pas mourir.
6 Aussi, rends-toi la vie agréable en dépouillant toute
inquiétude pour elle. Aucun bien n’aide son possesseur si son
âme n’a pas été à l’avance préparée à le perdre ; or rien n’est
plus facile à perdre que ce que l’on ne peut regretter d’avoir
perdu. Donc, contre ces malheurs qui peuvent arriver aux
hommes même les plus puissants, exhorte-toi et endurcis-toi.
7 Pompée, ce furent un mineur et un eunuque qui le
condamnèrent à mort 4 ; Crassus, le Parthe cruel et
5
susceptible ; Gaius César ordonna à Lépide d’offrir sa nuque
au tribun Dexter 6 ; lui-même la tendit à Chéréas 7 ; la
fortune 8 n’a élevé personne si haut qu’elle ne l’ait pas menacé
autant qu’elle lui avait permis. Ne va pas te fier à la
tranquillité présente : instantanément la mer est retournée ; le
même jour où les bateaux jouaient, ils sont engloutis.
8 Pense qu’un voleur, qu’un ennemi peuvent te mettre
l’épée sous la gorge ; en l’absence d’un pouvoir plus grand, il
n’est pas un esclave qui n’ait sur toi droit de vie et de mort. Je
l’affirme : quiconque méprise sa vie est maître de la tienne.
Récapitule les exemples de ceux qui ont péri dans un piège
tendu dans leur propre maison, soit à découvert, soit par ruse :
tu comprendras que la colère des esclaves n’a pas abattu un
plus petit nombre d’hommes que celle des rois. Aussi que
t’importe le degré de puissance de celui que tu crains, puisque
ce pourquoi tu le crains, tout un chacun en est capable ?
9 En revanche, si par hasard tu tombes dans les mains
d’ennemis, le vainqueur ordonnera de te conduire… là où, de
toute façon, tu seras conduit. Pourquoi t’abuser toi-même et ne
comprendre qu’à partir de maintenant ce que tu subissais de
longue date ? Je l’affirme : depuis que tu es né, tu y es conduit.
Voilà le genre de pensées qu’il faut retourner dans son âme si
nous voulons attendre dans le calme cette heure ultime dont la
peur prive toutes les autres de repos.
10 Mais pour mettre fin à ma lettre, reçois ce qui m’a plu
aujourd’hui – et cela encore a été pris aux petits jardins
d’autrui 9 : « C’est une grande richesse que la pauvreté
ordonnée selon la loi de la nature 10. » Or cette loi de la nature,
sais-tu quelles bornes elle nous fixe ? Ne pas avoir faim, ne
pas avoir soif, ne pas avoir froid. Pour chasser faim et soif, il
n’est pas nécessaire d’assiéger le seuil des Grands ni de subir
leur sourcil grave et même leur insultante humanité, il n’est
pas nécessaire d’affronter les mers ni de rejoindre les casernes
: ce dont la nature a besoin est disponible et servi.
11 C’est pour des biens superflus qu’on transpire ; ce sont
eux qui usent la toge, qui nous contraignent à vieillir sous la
tente, qui nous jettent sur les rivages étrangers : à portée de la
main est ce qui suffit. Celui qui s’adapte bien à la pauvreté est
riche. Porte-toi bien.
Lettre 5
1 Que tu étudies avec acharnement et que tu renonces à
toute chose pour n’en faire qu’une seule : te rendre meilleur
chaque jour, je l’approuve et m’en réjouis, et non seulement je
t’encourage à persévérer mais encore je te le demande. Mais je
te recommande de ne pas agir à la manière de ceux qui
désirent non progresser mais attirer les regards, en te faisant
remarquer par ton comportement ou ton genre de vie.
2 Évite d’avoir une mise repoussante, les cheveux longs,
la barbe trop négligée, une aversion déclarée pour l’argenterie,
un lit posé à terre ainsi que tout autre détail qui rejoint la
prétention par une route détournée. Le nom de philosophie, à
lui seul, est suffisamment mal vu, même si on la pratique avec
mesure : qu’en sera-t-il si nous commençons à nous écarter de
l’usage des hommes ? À l’intérieur, que toute chose soit
différente, que notre apparence s’adapte aux gens.
3 Que notre toge ne resplendisse pas, qu’elle ne soit pas
sale non plus ; ne possédons pas d’argenterie incrustée d’or
massif, mais ne croyons pas que se passer d’or et d’argent soit
un signe de sobriété. Faisons en sorte d’adopter une vie
meilleure que le vulgaire, non une vie contraire : autrement,
nous faisons fuir et détournons de nous ceux que nous voulons
amender ; nous obtenons aussi ce résultat, qu’ils ne veulent
rien imiter de nous, par crainte de devoir tout imiter.
4 Ce que promet d’abord la philosophie, ce sont le sens
commun, l’humanité et la vie en société 1 ; être différents nous
séparera de cette promesse. Veillons à ce que ces attitudes par
lesquelles nous voulons gagner l’admiration ne soient pas
ridicules et odieuses. De toute façon, notre projet est de vivre
selon la nature : il est contre nature de torturer son corps,
d’avoir en aversion les simples soins de toilette, de rechercher
la crasse et de se nourrir d’aliments non seulement grossiers
mais infects et dégoûtants.
5 De même qu’avoir besoin de raffinements relève du
goût du luxe, de même fuir les objets courants et disponibles
sans grands frais relève de la démence 2. C’est la sobriété
qu’exige la philosophie, non une punition ; or la sobriété peut
ne pas se passer de peigne ! Voici la mesure qui me plaît : que
la vie soit un dosage 3 de bonnes mœurs et de celles de tout le
monde ; que tous lèvent les yeux vers notre vie mais qu’ils la
reconnaissent.
6 « Quoi donc ? Nous ferons les mêmes choses que tous
les autres gens ? Il n’y aura aucune différence entre eux et
nous ? » Si, une énorme : que l’on sache que nous sommes
différents du vulgaire après nous avoir examinés de plus près ;
celui qui entrera chez nous nous admirera davantage que notre
mobilier. Grand est celui qui se sert de terre cuite comme si
c’était de l’argenterie, mais n’est pas plus petit celui qui se sert
de l’argenterie comme si c’était de la terre cuite ; c’est la
marque d’une âme faible de ne pas pouvoir endurer la
richesse.
7 Mais, pour partager avec toi le petit bénéfice de ce jour
aussi, j’ai trouvé chez notre Hécaton 4 que mettre fin aux désirs
remédie encore efficacement à la crainte : « Tu cesseras, dit-il,
de craindre, si tu as cessé d’espérer 5. » Tu demanderas :
« Comment de tels sentiments si opposés vont-ils ensemble ? »
Oui, mon cher Lucilius : contradictoires en apparence, ils sont
reliés. Comme une même chaîne unit le prisonnier et le soldat,
ainsi ces sentiments qui sont si différents marchent ensemble :
la peur suit l’espérance.
8 Et je ne m’étonne pas de les voir aller ainsi : l’un et
l’autre relèvent d’une âme tenue en suspens, l’un et l’autre,
d’une âme qui s’inquiète dans l’attente du futur. Or la cause
principale des deux est que nous ne sommes pas ajustés au
présent mais que nous projetons nos pensées loin en avant ;
c’est pourquoi la prévoyance, le plus grand bien de la
condition humaine, s’est tournée en mal.
9 Les animaux fuient à la vue du danger ; après s’être
enfuis, ils ne se font plus de souci ; nous, nous sommes
torturés et par l’avenir et par le passé. Beaucoup de nos biens
nous nuisent ; le souvenir ramène, en effet, le tourment de la
crainte, la prévoyance l’anticipe ; nul n’est malheureux
seulement à cause du présent. Porte-toi bien.
Lettre 6
1 Je comprends, Lucilius, non seulement que je m’amende
mais que je me transforme ; non que je promette déjà ou que
j’espère qu’il ne reste rien en moi à changer : comment
n’aurais-je pas bien des traits que j’ai le devoir de reprendre,
d’atténuer, de développer ? Et la preuve justement qu’une âme
s’est améliorée, c’est qu’elle voit ses défauts que jusque-là elle
ignorait ; on félicite certains malades d’avoir pris conscience
par eux-mêmes qu’ils étaient malades.
2 C’est pourquoi je désirerais partager avec toi le
changement si soudain de moi-même ; alors je commencerais
à avoir plus sûrement confiance en notre amitié, la vraie, que
ni l’espérance, ni la crainte, ni le souci de l’intérêt personnel
ne mettent en pièces, celle avec laquelle les hommes meurent,
pour laquelle ils meurent.
3 Je t’en citerai beaucoup qui n’ont pas manqué d’ami
mais d’amitié : ceci ne peut arriver lorsqu’une égale volonté
de désirer des choses honorables 1 entraîne les âmes à
s’associer. Comment ne serait-ce pas impossible ? Elles
savent, en effet, qu’elles-mêmes ont tout en commun, et
surtout l’adversité. Ton âme ne peut concevoir quelle
impulsion je vois les jours, l’un après l’autre, m’apporter.
4 « Envoie-moi aussi, demandes-tu, ces pensées que tu as
jugées par expérience si efficaces. » Pour ma part, je désire
tout transvaser en toi et je ne me réjouis d’apprendre une chose
que pour l’enseigner ; et je n’en savourerai aucune, si
extraordinaire et salutaire soit-elle, quand je serai destiné à la
savoir pour moi seul. Si la sagesse m’était donnée à cette
réserve près que je la tienne enfermée et que je ne la
communique pas, je la rejetterais : aucun bien n’est agréable à
posséder si l’on n’y associe personne.
5 C’est pourquoi je t’enverrai les livres eux-mêmes, et
afin de t’éviter la peine de chercher partout les passages qui te
profiteront, j’apposerai des marques pour que tu arrives tout de
suite à ceux précisément que j’approuve et admire. Plus,
pourtant, que le discours écrit te profiteront la parole vivante et
la compagnie ; il faut que tu viennes sur place, d’abord parce
que les hommes se fient davantage à leurs yeux qu’à leurs
oreilles, ensuite parce que long est le chemin qui passe par les
préceptes, court et efficace celui qui passe par les exemples.
6 Cléanthe n’aurait pas exprimé la pensée de Zénon 2 s’il
s’était borné à l’écouter : il participa à sa vie, il pénétra ses
secrets, il l’observa pour savoir s’il vivait selon sa doctrine.
Platon et Aristote 3, et toute la foule des sages 4 qui devaient
aller en s’opposant tirèrent plus des mœurs de Socrate que de
ses paroles ; si Métrodore, Hermarque et Polyen 5 devinrent de
grands hommes, ce n’est pas d’avoir été à l’école d’Épicure
mais d’avoir été ses camarades. Et si je te fais venir, ce n’est
pas seulement dans le but que tu progresses mais que tu me
fasses progresser ; nous nous apporterons, en effet,
énormément l’un à l’autre.
7 En attendant, puisque je te dois un petit salaire
journalier, je te dirai ce que j’ai savouré aujourd’hui chez
Hécaton : « Tu demandes, dit-il, quel progrès j’ai fait ? J’ai
commencé à être l’ami de moi-même 6. » Il a beaucoup
progressé : il ne sera jamais seul. Sache qu’il existe, cet ami,
pour tous les hommes. Porte-toi bien.
Lettre 7
1 Tu demandes ce que tu devrais décider avant tout
d’éviter ? La foule. Tu ne t’y confieras pas encore avec sûreté.
Quant à moi, du moins, j’avouerai ma faiblesse : je n’en
rapporte jamais les mœurs que j’y ai portées ; quelque chose
de ce que j’ai ordonné est troublé, quelque chose des maux
que j’ai mis en fuite revient. Ce qui arrive aux malades qu’un
long état de faiblesse a tant éprouvés qu’ils ne peuvent être
sortis nulle part sans dommage, se produit pour nous dont les
âmes relèvent d’une longue maladie.
2 La fréquentation du grand nombre est notre ennemie : il
y a toujours quelqu’un pour nous faire valoir quelque vice, ou
l’imprimer en nous, ou, à notre insu, nous en imprégner. De
manière générale, plus grande est la masse des gens à laquelle
nous nous mêlons, plus il y a de danger. En vérité, rien ne fait
autant de tort aux bonnes mœurs que de rester assis à quelque
spectacle ; c’est alors que par l’intermédiaire du plaisir les
vices s’insinuent plus facilement.
3 Qu’est-ce que je veux dire, d’après toi ? Je reviens plus
cupide, plus prétentieux, plus dépendant du luxe. Pire en vérité
: plus cruel et plus inhumain pour avoir été parmi les hommes.
Je suis tombé par hasard sur le spectacle de midi 1, m’attendant
à des jeux, à des plaisanteries, à quelque divertissement qui
repose les yeux des hommes du sang humain. C’est le
contraire : tous les combats précédents n’étaient que pitié.
Maintenant qu’on a renoncé aux bouffonneries, ce sont de purs
homicides. Ils n’ont rien pour se protéger ; leurs corps tout
entiers exposés aux coups, ils n’envoient jamais leur bras en
vain.
4 La plupart des gens préfèrent cela aux duels ordinaires
et à leurs vedettes. Comment ne pas les préférer ? Pas de
casque, pas de bouclier pour repousser le fer. À quoi bon des
protections ? À quoi bon la technique ? Tout cela ne fait que
retarder la mort. Le matin, c’est aux lions et aux ours qu’on
jette les hommes, à midi, c’est à leurs propres spectateurs ! Ils
ordonnent de jeter les tueurs à ceux qui les tueront et réservent
le vainqueur pour un autre massacre ; l’issue, c’est la mort des
combattants. La chose s’accomplit au fer et au feu. Voilà ce
qui se fait quand l’arène est vide.
5 « Mais Untel a commis un vol, a tué un homme. » Et
alors ? Parce qu’il a tué, il a mérité ce châtiment : toi, qu’as-tu
mérité, malheureux, pour le regarder ? Tue, fouette, brûle !
Pourquoi être si lâche à courir sur le fer ? Pourquoi être si peu
hardi à tuer ? Pourquoi mourir si peu de bon gré ? Qu’on le
frappe pour le pousser à se faire blesser, qu’ils se donnent des
coups mutuels sur leurs poitrines nues et offertes ! C’est
l’entracte : en attendant, que des hommes soient égorgés, juste
pour faire quelque chose ! Allons, vous ne comprenez même
pas que les mauvais exemples retombent sur ceux qui les
donnent ! Rendez grâces aux dieux immortels d’enseigner à
être cruel à quelqu’un qui ne peut l’apprendre 2.
6 On doit dérober à la masse des gens une âme tendre et
peu attachée à ce qui est droit : on passe facilement du côté du
plus grand nombre. Socrate, Caton, Lélius 3, la multitude qui
ne leur ressemblait pas, aurait pu ébranler leur mode de vie : à
plus forte raison, aucun d’entre nous qui sommes précisément
en train de nous agencer le caractère, ne peut supporter
l’assaut des vices quand ils arrivent avec une si grande escorte.
7 Un seul exemple de luxe ou de cupidité fait beaucoup de
mal : un convive raffiné ôte le nerf et amollit peu à peu, un
voisin riche excite la convoitise, un méchant compagnon, si
candide et simple soit celui à qui il s’est frotté, y dépose sa
rouille : qu’arrive-t-il, selon toi, à de telles mœurs lorsque la
collectivité leur a donné l’assaut ?
8 Nécessairement ou tu imiteras ou tu détesteras. Or l’un
et l’autre sont à éviter. Ne te fais pas semblable aux mauvais
parce qu’ils sont en nombre, ne te fais pas non plus l’ennemi
du nombre parce qu’il ne te ressemble pas. Rentre en toi-
même autant que tu peux ; fréquente ceux qui te rendront
meilleur, accueille ceux que tu peux, toi, rendre meilleurs. Ces
services sont mutuels et les hommes apprennent en enseignant.
9 Il n’y a pas de raison que la gloire de faire connaître au
public ton talent te conduise sur le devant de la scène, à
vouloir leur faire des lectures ou des conférences ; ce que je
voudrais que tu fasses, si tu avais pour cette masse de gens une
marchandise adaptée : il n’est personne qui puisse te
comprendre. Il se trouvera quelqu’un peut-être – un ou deux –
et cet homme-ci, tu devras le former et l’éduquer à la
compréhension de toi-même. « Pour qui donc ai-je appris ces
choses ? » Il n’y a pas de raison de craindre d’avoir perdu ta
peine si tu as appris pour toi.
10 Mais pour ne pas avoir appris pour moi seul
aujourd’hui, je partagerai avec toi trois phrases qui se
présentent à moi, remarquablement dites, presque de même
sens. Avec l’une d’elles cette lettre paiera son dû, reçois-en
deux à titre d’avances. Démocrite 4 dit : « Un seul homme vaut
pour moi la masse des gens, et la masse des gens en vaut un
seul 5. »
11 Il a bien parlé, celui-là aussi, quel qu’il fût (car on
hésite sur l’auteur), quand on lui demanda à quoi visait une si
grande minutie dans une science destinée à n’atteindre que très
peu de gens : « J’ai assez, dit-il, de peu de gens, assez d’un
seul homme, assez d’aucun. » Remarquablement dit, ce
troisième mot d’Épicure lorsqu’il écrivait à l’un de ses
camarades d’études : « Ces choses, moi, je ne les dis pas à
beaucoup de gens, mais à toi ; car nous sommes l’un pour
l’autre un assez grand théâtre 6. »
12 Ces phrases, mon cher Lucilius, tu dois les enfouir
dans ton âme afin de mépriser le plaisir qui vient de
l’assentiment du plus grand nombre. Beaucoup font ton éloge :
as-tu de quoi te plaire à toi-même, si tu es homme à te faire
comprendre de beaucoup ? Que tes biens regardent vers
l’intérieur. Porte-toi bien.
Lettre 8
1 « C’est toi qui m’ordonnes, dis-tu, d’éviter la foule, de
me retirer et de me contenter de ma conscience ? Où sont ces
préceptes qui sont les vôtres, commandant de mourir dans
l’action ? » Quoi ? Je te semble, moi, conseiller l’inertie ? Si je
me suis caché et si j’ai fermé ma porte, c’est dans le but de
pouvoir être profitable à plus de gens. Pas un seul jour ne s’est
écoulé pour moi dans le loisir ; une partie de mes nuits, j’en
donne la propriété à l’étude ; je ne me libère pas pour faire
place au sommeil, j’y succombe et je retiens sur l’ouvrage mes
yeux qui se ferment, fatigués de veiller.
2 Je me suis retiré non seulement loin des hommes mais
des affaires, à commencer par mes propres affaires : je
travaille à celles de la postérité. Je rédige des choses qui
puissent lui être profitables ; je consigne dans mes écrits des
recommandations de santé, comme des formules de
médication utile dont j’ai éprouvé l’efficacité sur mes plaies
qui, encore qu’elles ne soient pas complètement guéries, ont
cessé de s’étendre.
3 J’indique à autrui le droit chemin que j’ai reconnu sur le
tard et las d’errer 1. Je crie : « Évitez tous les biens qui plaisent
au vulgaire, que le hasard attribue ; devant tout bien fortuit
arrêtez-vous, remplis de soupçon et d’effroi : le gibier et le
poisson aussi sont dupés par quelque espérance qui les amuse.
Vous pensez que ces objets sont des cadeaux de la fortune ? Ce
sont des pièges. N’importe lequel d’entre vous qui voudra
passer sa vie en sûreté évitera le plus possible ces bienfaits
pleins de glu qui, pour notre plus grand malheur, nous
trompent aussi par ce leurre : nous croyons les posséder, nous
y sommes collés.
4 Cette course conduit au précipice ; la fin de cette vie qui
fait saillie, c’est de tomber. Puis, il n’est même pas permis de
résister lorsque la chance 2 s’est mise à nous faire dévier, ou,
du moins, de couler à pic ou d’un seul coup : la fortune ne
retourne pas mais fait chavirer et fracasse.
5 Tenez-vous-en donc à cette forme de vie saine et
salutaire, de ne complaire à votre corps que pour autant qu’il
suffit à une bonne santé. On doit le traiter plutôt durement de
peur qu’il n’obéisse mal à l’âme : que la nourriture apaise la
faim, que la boisson étanche la soif, que le vêtement préserve
du froid, que la maison soit une défense contre les intempéries.
Qu’elle ait été construite avec du gazon 3 ou en pierre
multicolore venue de l’étranger, peu importe : sachez qu’un
homme est aussi bien protégé par le chaume que par l’or.
Méprisez tout ce qu’un effort superflu place comme ornement
et décoration ; pensez qu’il n’est rien d’admirable sauf l’âme,
que rien n’est grand pour elle quand elle est grande. »
6 Si je destine ces paroles à moi-même, si je les destine à
la postérité, est-ce que je ne te semble pas plus profitable que
lorsque je descendais (au forum) pour comparaître comme
défenseur 4, ou quand j’apposais (le sceau de) mon anneau sur
les tablettes d’un testament 5, ou quand, au Sénat, j’appuyais
de la voix et du geste un candidat ? Crois-moi : ceux qui
semblent ne rien faire font de plus grandes choses : ils traitent
à la fois des choses humaines et divines.
7 Mais déjà je dois finir et dépenser quelque argent
comme je l’ai établi, pour cette lettre. Cela ne se fera pas sur
mes fonds : c’est encore Épicure que nous pillons, lui dont j’ai
aujourd’hui lu cette parole : « Il faut que tu sois l’esclave de la
philosophie pour obtenir la liberté vraie 6. » Il n’y a pas un jour
de délai quand on s’est assujetti et livré à elle : on tourne
aussitôt sur soi-même 7 ; car, être esclave de la philosophie,
voilà justement la liberté.
8 Il se peut que tu me demandes pourquoi je cite tant de
phrases bien dites par Épicure plutôt que celles des nôtres :
quelle raison as-tu, cependant, toi, de penser que ces paroles
appartiennent à Épicure, non pas à tout le monde ? Combien
de poètes disent ce que les philosophes soit ont dit, soit
devraient dire ! Je ne toucherai pas aux Tragiques ni à nos
8
pièces en toge (car elles ont, elles aussi, quelque chose de
sévère et se situent au milieu, entre comédies et tragédies) :
quelle quantité de vers très significatifs se trouvent parmi les
mimes 9 ! Combien de mots de Publilius devraient être dits
non par des acteurs déchaussés mais en cothurnes 10 !
9 Je ne te citerai qu’un vers de lui, qui concerne la
philosophie et précisément la partie qui était tout à l’heure
entre nos mains, quand il déclare que les biens fortuits ne
doivent pas compter dans notre avoir :
10 Appartient à autrui tout ce que des souhaits font
survenir 11.
Je me souviens que tu as exprimé cette idée de façon bien
meilleure et plus resserrée :
N’est pas tien ce que la fortune a fait tien.
Je n’oublierai pas que tu l’as exprimée encore mieux 12 :
Bien qui a pu être donné peut être enlevé 13.
Ceci, je ne l’impute pas à mon règlement : je te le donne sur
tes fonds. Porte-toi bien.
Lettre 9
1 Tu aimerais savoir si Épicure a ou non raison de
réprouver dans une lettre 1 ceux qui disent que le sage se
contente de lui-même et, de ce fait, n’a pas besoin d’ami. Ce
reproche est fait à Stilbon 2 par Épicure, et à ceux qui sont
d’avis 3 que le souverain bien réside dans une âme
impassible 4.
2 Nous tombons inévitablement dans l’ambiguïté si nous
voulons traduire apatheia à la va-vite par un seul mot, en
disant « impassibilité 5 » ; il se pourra, en effet, que l’on
comprenne le contraire de ce que nous voulons exprimer.
Quant à nous, nous voulons parler de celui qui repousse toute
sensation de douleur ; on entendra : celui qui ne pourrait
connaître de douleur. Vois donc s’il n’est pas plus satisfaisant
de dire soit « âme invulnérable », soit « âme placée en dehors
de toute souffrance 6 ».
3 La différence entre eux et nous, c’est que notre sage
remporte, bien sûr, la victoire sur toute espèce d’incommodité
mais il la ressent ; le leur ne la ressent même pas. Le point
commun entre eux et nous, c’est que le sage se contente de lui-
même. Mais pourtant il veut posséder un ami, un proche, un
camarade, bien que lui-même se suffise.
4 Vois combien il se contente de lui : parfois il ne se
contente que d’une partie de lui. Si une maladie ou un ennemi
lui retranche une main, si quelque accident lui fait perdre un
œil ou même les deux yeux, les membres qui lui restent le
satisferont et il sera, avec un corps diminué et amputé, aussi
joyeux qu’il l’était, le corps intact ; mais, tout en ne regrettant
pas les parties qui lui manquent, il préférerait qu’elles ne
manquent pas.
5 Si le sage se contente de lui, ce n’est pas qu’il veut être
sans ami mais qu’il le peut ; et quand je dis « peut », cela
signifie : il supporte, l’âme égale, de l’avoir perdu. Il ne
restera, bien sûr, jamais sans ami : il est en son pouvoir de s’en
refaire au plus vite. Comme Phidias qui, s’il voit une statue
détruite, en fera tout de suite une autre, ainsi, cet expert dans
l’art de se faire des amitiés remplacera par une autre celle qu’il
a perdue.
6 Tu demandes comment il se fera si vite un ami ? Je le
dirai, si toi et moi convenons que je te paie sur-le-champ ce
que je dois et que pour le règlement de cette lettre nous soyons
quittes. Hécaton dit : « Je t’indiquerai, moi, un philtre d’amour
sans drogue, sans herbe, sans aucune incantation magique : si
tu veux être aimé, aime 7. » Or ce qui comporte un grand
plaisir, ce n’est pas seulement d’entretenir une amitié, vieille
et sûre, c’est encore de commencer et d’en acquérir une
nouvelle.
7 La différence qu’il y a entre un paysan qui récolte et
celui qui sème, c’est celle qu’il y a entre celui qui s’est acquis
un ami et celui qui est en train de l’acquérir. Le philosophe
Attale 8 avait l’habitude de dire qu’il était plus agréable de se
faire un ami que d’en avoir un, « comme pour un artiste, il est
plus agréable de peindre que d’avoir peint ». Cette inquiétude
accaparée par son œuvre comporte un amusement immense dû
à l’accaparement même : il n’en éprouve pas autant, celui qui
a écarté sa main de l’œuvre achevée. Désormais il jouit du
fruit de son art ; il jouissait de l’art même tandis qu’il peignait.
L’adolescence porte plus de fruits, chez les enfants, mais leur
premier âge a plus de douceur.
8 Maintenant retournons à notre projet. Le sage, encore
qu’il se contente de lui, veut pourtant avoir un ami, ne serait-
ce que pour exercer son amitié, afin qu’une vertu si grande ne
reste pas inactive, non dans le but dont parlait Épicure
précisément dans cette lettre : « pour avoir quelqu’un qui
s’asseye auprès de lui quand il est malade, qui lui porte
secours quand il est jeté dans les fers ou privé de ressources 9
», mais pour avoir quelqu’un auprès de qui lui-même s’asseye
quand il est malade, qu’il libère lui-même quand des ennemis
le gardent prisonnier. Celui qui ne regarde que lui et, pour
cette raison, s’engage dans une amitié, pense mal. Il finira
comme il a commencé : il s’est procuré un ami destiné à lui
prêter appui contre les fers ; au premier cliquetis de chaînes, il
s’en ira.
9 Ce sont amitiés que le peuple appelle « de
circonstances » ; qui a été choisi par intérêt plaira aussi
longtemps qu’il présentera un intérêt. Voilà pourquoi ceux qui
prospèrent se voient entourés d’une foule d’amis ; autour de
ceux qui sont ruinés 10, c’est le désert, et les amis s’enfuient
dès lors qu’ils sont mis à l’épreuve ; voilà pourquoi il y a un
tel nombre d’exemples sacrilèges : les uns vous abandonnent
par peur, les autres vous trahissent par peur. Nécessairement
les débuts et la fin se correspondent : celui qui commence à
devenir ami parce que cela l’arrange, appréciera un gain qui va
contre l’amitié, si, en elle, il apprécie quoi que ce soit en
dehors d’elle-même.
10 « Dans quel but te procures-tu un ami ? » Pour avoir
quelqu’un pour qui je puisse mourir, pour avoir quelqu’un que
je suive en exil, à la mort de qui je m’oppose et me dépense :
ce que tu décris, toi, c’est une relation d’affaires – non une
amitié – qui va vers ce qui est commode, qui regarde ce
qu’elle obtiendra.
11 Sans doute y a-t-il quelque ressemblance entre l’amitié
et la passion amoureuse ; tu pourrais dire qu’elle est la folie de
l’amitié. Arrive-t-il donc que l’on aime par goût du lucre ? par
ambition ou par gloire ? L’amour lui-même, à lui seul,
négligeant tout autre objet, enflamme les âmes du désir de la
beauté non sans l’espoir d’un attachement réciproque. Quoi
donc ? Une passion honteuse se forme à partir d’une cause
plus honorable qu’elle ?
12 « Il ne s’agit pas, dis-tu, pour l’instant, de savoir si
l’amitié doit être ou non recherchée pour elle-même. » Mais si,
c’est avant tout ce que l’on doit prouver ; car, si elle doit être
recherchée pour elle-même, peut aller vers elle celui qui se
contente de lui-même. « Comment donc va-t-il vers elle ? »
Comme vers une chose très belle, sans être pris par le goût du
lucre ni terrorisé par les variations de la fortune ; on retire à
l’amitié sa majesté, quand on se la procure pour profiter de
bonnes occasions.
13 « Le sage se contente de lui. » Cette phrase, mon cher
Lucilius, la plupart des gens l’interprètent de travers : ils
écartent le sage de partout et le confinent à l’intérieur de sa
peau. Or on doit distinguer le sens et la portée de cette parole :
le sage se contente de lui pour vivre heureux, non pour vivre ;
dans ce dernier cas, en effet, il a besoin de beaucoup de
choses, dans le premier, seulement d’une âme saine, redressée
et regardant de haut la fortune.
14 Je veux aussi t’expliquer la distinction que fait
Chrysippe 11. Il dit que le sage ne manque de rien et, cependant
qu’il a besoin de beaucoup de choses, « au contraire du sot qui
n’a besoin de rien (car il ne sait se servir de rien) mais manque
de tout 12 ». Le sage a besoin de mains, d’yeux, et de
nombreux ustensiles nécessaires dans la vie quotidienne, il ne
manque de rien ; car manquer relève de la nécessité, rien n’est
nécessaire au sage.
15 Donc, quoiqu’il se contente de lui-même, il a besoin
d’amis ; il désire en avoir le plus possible, non pas pour vivre
heureux ; car il vivra heureux même sans amis. Le souverain
bien ne demande pas de moyens à l’extérieur ; il se cultive à
domicile, il vient tout entier de soi ; il commence à être
assujetti à la fortune s’il demande au-dehors une partie de soi.
16 « Quelle est, cependant, la vie qui attend le sage, s’il
se trouve abandonné sans amis, qu’il ait été jeté en prison ou
bien isolé en pays étranger, ou bien retenu dans une longue
navigation, ou échoué sur une rive déserte ? » Elle sera comme
celle de Jupiter, lorsque, une fois le monde dissous et les dieux
confondus en un seul être, la nature se relâche un peu, il se
repose, livré à lui-même dans ses pensées 13. Le sage fait
quelque chose comme cela : il se cache en lui-même, il reste
avec lui-même.
17 Tant que, bien entendu, il lui est permis d’arranger ses
affaires selon son propre jugement, il se contente de lui et
prend femme ; il se contente de lui et a des enfants ; il se
contente de lui et, cependant, il ne saurait vivre s’il était
destiné à vivre sans son semblable. Ce qui le porte à l’amitié,
ce n’est aucun intérêt personnel, mais un instinct naturel ; car,
comme il en existe en nous pour d’autres relations, il existe
une douceur innée de l’amitié. De même qu’il existe une
aversion pour la solitude et une recherche de la vie en société,
de même que la nature concilie l’homme avec l’homme 14, de
même il existe dans cette relation-là aussi un aiguillon pour
nous faire rechercher des amitiés.
18 Néanmoins, bien qu’il aime énormément ses amis,
bien qu’il les assimile à lui, les préfère souvent, il fixera les
limites de tout bien à l’intérieur de lui-même et dira ce qu’a dit
Stilbon (le Stilbon que la lettre d’Épicure critique) : sa patrie
avait été prise, il avait perdu ses enfants, perdu sa femme, et
comme il sortait de l’incendie général seul et pourtant
heureux, Démétrius (celui qui fut surnommé « Poliorcète » à
cause des villes qu’il avait anéanties) 15 lui demanda s’il
n’avait rien perdu : « tous mes biens, répondit-il, sont avec
moi 16 ».
19 Voilà un homme courageux et résolu ! C’est la victoire
même de son ennemi qu’il a vaincue. « Je n’ai rien perdu »,
répondit-il : il l’a contraint à douter de sa victoire. « Tout ce
qui est à moi est avec moi » : justice, vaillance, prudence, le
fait justement de croire que rien n’est un bien de ce qui peut
nous être retiré 17. Nous admirons certains animaux qui passent
au travers des flammes sans atteinte corporelle : combien plus
admirable est cet homme qui, passant par l’épée, les ruines et
les flammes, en a réchappé sans blessure ni dommage ! Vois-tu
combien il est plus facile de vaincre une nation tout entière
plutôt qu’un seul homme ? Cette phrase, il la partage avec le
stoïcien : pareillement lui aussi porte ses biens intacts à travers
des villes réduites en cendres ; car de lui lui-même se
contente ; il circonscrit son bonheur dans cette frontière.
20 Ne va pas penser que nous sommes les seuls à
proclamer de nobles paroles, le détracteur de Stilbon en
personne, Épicure, a énoncé une phrase semblable à la sienne,
juge-la bonne à prendre, toi, même si pour ce jour je suis déjà
en règle. « Si l’on ne s’estime pas comblé, dit-il, par ce que
l’on a, serait-on le maître du monde tout entier, on est
malheureux 18. » Ou encore, si cela te semble mieux exprimé
de cette manière (car nous devons faire en sorte de ne pas être
asservis aux mots mais aux idées : « Est malheureux celui qui
ne se juge pas pleinement heureux, serait-il souverain du
monde. »
21 Or, pour que tu saches que ces idées appartiennent au
sens commun, dictées évidemment pas la nature, tu trouveras
chez un poète comique :
N’est pas heureux celui qui ne croit pas l’être.
Qu’importe, en effet, quelle est ta situation, si tu l’estimes
mauvaise ?
22 « Quoi donc, dis-tu, s’il se dit heureux, celui qui s’est
enrichi honteusement, celui qui est le maître de beaucoup mais
l’esclave de plus encore, se rendra heureux sur sa propre
déclaration ? » Ce n’est pas ce qu’il dit mais ce qu’il ressent 19
qui importe, et ce n’est pas ce qu’il ressent un seul jour, mais
continûment. Or il n’y a pas lieu de redouter qu’une si grande
chose arrive à qui en est indigne : seul le sage sait apprécier ce
qui est à lui ; toute espèce de sottise souffre de l’ennui de soi.
Porte-toi bien.
Lettre 10
1 C’est ainsi, je ne change pas d’avis : fuis le grand
nombre, fuis le petit nombre, fuis même l’homme seul. Je n’ai
personne avec qui je voudrais te voir en relation. Et vois quel
jugement je porte sur toi : j’ose te confier à toi. Cratès 1, à ce
qu’on raconte, disciple justement de ce Stilbon dont j’ai fait
mention dans ma lettre précédente, voyant un tout jeune
homme se promener à l’écart, lui demanda ce qu’il faisait là-
bas seul. « Je parle, répondit-il, avec moi-même. » Cratès lui
répliqua : « Prends garde, je t’en prie, et fais bien attention :
c’est avec un homme mauvais que tu parles. »
2 Nous gardons à vue, d’habitude, qui est en deuil, qui vit
dans la crainte, afin qu’ils ne fassent pas mauvais usage de la
solitude. Il n’est personne parmi les hommes dénués de
prudence qui doive être abandonné à soi-même ; c’est alors
qu’ils méditent de mauvais desseins, qu’ils bâtissent des plans
qui seront dangereux soit pour les autres soit pour eux-mêmes,
qu’ils rangent en ordre de bataille leurs désirs malhonnêtes ;
c’est alors que tout ce que leur âme dissimulait soit par peur
soit par honte, elle l’étale, qu’elle aiguise leur audace, qu’elle
excite leur sensualité, qu’elle aiguillonne leur irascibilité 2.
Finalement, l’unique commodité que comporte la solitude, de
ne faire aucune confidence à quiconque, de ne pas craindre un
indicateur, est perdue pour le sot : lui-même se trahit. Vois
donc ce que j’espère de toi, mieux, ce dont je me porte garant
(car l’espérance est le nom d’un bien incertain) : je ne trouve
personne avec qui je préférerais que tu sois plutôt qu’avec toi.
3 Je me remémore avec quelle grande âme tu as lancé
certaines affirmations, de combien de vigueur elles étaient
remplies ; je m’en suis tout de suite félicité et j’ai dit : « Ces
propos ne sont pas venus du bout des lèvres, ces paroles ont un
fondement ; cet homme n’est pas n’importe quel individu, il
vise à la santé. »
4 Parle comme cela, vis comme cela ; veille à ce que rien
ne te rabaisse. Tes vœux anciens, tu peux bien en faire grâces
aux dieux, formules-en d’autres, complètement nouveaux :
demande une bonne intelligence, une bonne santé de l’âme,
puis seulement celle du corps. Pourquoi ne ferais-tu pas
souvent, toi, de tels vœux ? Demande au dieu avec audace : tu
ne lui demanderas rien qui dépende d’autrui.
5 Mais, selon ma coutume, j’enverrai ma lettre
accompagnée d’un petit cadeau ; elle est vraie, la pensée que
j’ai trouvée chez Athénodore 3 : « Sache que tu seras délivré de
tous les désirs dès lors que tu seras parvenu à ne rien
demander au dieu que tu ne puisses demander ouvertement. »
De nos jours, en effet, quel degré atteint la démence 4 des
hommes ! Ils chuchotent aux dieux les vœux les plus honteux !
Si quelqu’un prête l’oreille, ils se tairont, et ce qu’ils ne
veulent pas qu’un homme sache, ils le racontent au dieu ! Vois
donc si l’on ne peut énoncer ce précepte de manière salutaire :
vis avec les hommes comme si le dieu te voyait, parle avec le
dieu comme si les hommes t’entendaient. Porte-toi bien.
Lettre 11
1 Ton ami m’a parlé ; il a de bonnes dispositions : en lui,
quelle force d’âme il y a, quel caractère, quel progrès même
déjà, une première conversation l’a montré. Il m’a donné un
avant-goût de ce qu’il deviendra ; car il a parlé sans
préparation et pris à l’improviste. Lorsqu’il se ressaisissait, il
avait peine à se débarrasser de sa timidité, bon signe chez un
jeune homme ; surtout que s’est répandue sur ses traits une
rougeur qui venait du tréfonds. Celle-ci, je le présume, même
quand il se sera affermi et qu’il se sera dépouillé de tous ses
défauts, le suivra, une fois devenu sage. Nulle sagesse, en
effet, n’élimine les défauts naturels du corps ou de l’âme : tout
ce qui est ancré et congénital est atténué par l’exercice sans
être vaincu.
2 Certains, et des plus constants, se couvrent de sueur sous
le regard du public, exactement comme lorsqu’on est harassé,
mourant de chaleur, certains ont les genoux qui tremblent au
moment de parler, certains ont les dents qui claquent, la langue
qui hésite, les lèvres qui frémissent : ces défaillances, on ne
s’en débarrasse jamais ni par l’apprentissage ni par la pratique,
et la nature exerce sa puissance en donnant un avertissement
même aux plus robustes au moyen de ce défaut-là qui lui est
propre.
3 Parmi elles, je sais qu’il y a la rougeur qui se répand tout
d’un coup jusque sur les traits des personnages les plus
imposants. Elle apparaît, bien sûr, davantage chez les jeunes
gens qui ont le sang plus chaud et le front tendre ; néanmoins,
elle touche les vétérans 1 comme les vieillards. Certains ne sont
jamais plus à craindre que lorsqu’ils ont rougi, comme s’ils
avaient répandu au-dehors toute leur timidité.
4 Sylla 2 devenait extrêmement violent dès que le sang
avait envahi sa face. Rien n’était plus impressionnable que le
visage de Pompée ; jamais il ne se présentait devant un certain
nombre de gens sans rougir, en particulier dans les assemblées.
Fabianus 3, un jour qu’il avait été introduit au Sénat comme
témoin, je me souviens l’avoir vu rougir et cette pudeur lui
convenait à merveille.
5 Ce phénomène n’est pas dû à une faiblesse de
l’intelligence mais à la nouveauté d’une situation qui, même si
elle n’ébranle pas ceux qui n’y sont pas exercés, les émeut
quand ils y sont enclins par une prédisposition naturelle de
leur corps ; c’est que certains ont un sang de bonne qualité
tandis que certains l’ont agité, mobile et prompt à monter au
visage.
6 Ces défaillances, je l’ai dit, nulle sagesse ne les chasse :
autrement, elle tiendrait la nature sous son empire, si elle
supprimait tous les défauts. Tous ceux qu’attribuent la
condition de naissance et le tempérament physique, quand
l’âme aura travaillé beaucoup et longuement à se mettre en
ordre, y resteront attachés ; on ne peut interdire aucun d’eux
pas plus que les faire venir.
7 Les artistes qui, sur scène, imitent les passions, qui
reproduisent la peur et le tremblement, qui représentent la
tristesse, imitent la timidité par ce genre d’indice. En effet, ils
courbent la tête, parlent à voix basse, fixent les yeux à terre et
les gardent baissés : ils ne peuvent reproduire la rougeur sur
eux-mêmes. On ne l’empêche ni ne la provoque. Contre ces
défaillances la sagesse ne fait aucune promesse, n’obtient
aucun progrès : elles sont autonomes, viennent sans en avoir
reçu l’ordre, s’en vont sans en avoir reçu l’ordre.
8 Déjà ma lettre réclame une conclusion. En voici une,
utile, bien sûr, et salutaire, que je veux que tu graves dans ton
âme : « Notre affection doit élire un homme bon et le tenir
toujours sous nos yeux afin que nous vivions comme s’il nous
regardait et que nous agissions en toute chose comme s’il nous
voyait 4. »
9 Ce précepte, mon cher Lucilius, c’est Épicure qui l’a
énoncé ; il nous a donné un gardien et un pédagogue, et ce
n’est pas sans raison : on supprime une grande partie des
fautes s’il se trouve un témoin auprès de ceux qui vont les
commettre. Que l’âme ait quelqu’un qu’elle respecte, dont
l’autorité lui serve à rendre plus sacrée jusqu’à sa vie secrète.
Heureux celui dont non seulement la présence mais encore la
pensée nous amende ! Heureux celui qui peut respecter
quelqu’un de telle sorte qu’il se mette en ordre et s’arrange à
son seul souvenir ! Qui peut respecter quelqu’un de la sorte se
rendra vite respectable.
10 Choisis donc Caton 5 ; s’il te semble trop rigide,
choisis Lélius, personnage à l’âme plus détendue. Choisis
celui dont te plaît la vie comme le langage, et jusqu’à la
physionomie qui reflète son âme ; montre-le-toi toujours soit
comme gardien soit comme exemple. Nous avons besoin, je le
répète, de quelqu’un auquel nos mœurs s’ajustent elles-mêmes
: tu ne corrigeras ce qui est tordu 6 qu’à la règle. Porte-toi bien.
Lettre 12
1 Où que je me tourne, je vois des preuves de ma
vieillesse. J’étais arrivé dans ma propriété de banlieue et je me
plaignais des dépenses à faire pour le bâtiment en train de se
délabrer. Le régisseur m’affirme que ce n’est pas la faute de sa
négligence, qu’il fait tout (le nécessaire), mais que la villa est
vétuste. Cette villa a grandi entre mes mains : quel avenir
m’attend, si des pierres de mon époque sont si abîmées ?
2 En colère contre lui, je saisis la première occasion de
manifester mon humeur. « Il est visible, dis-je, que ces
platanes sont négligés : ils n’ont plus de feuilles. Comme leurs
branches sont noueuses et desséchées, comme leurs troncs sont
tristes et pelés ! Cela ne se produirait pas si on bêchait tout
autour, si on les arrosait. » Il jure par mon génie 1 qu’il fait
tout, qu’il ne relâche en rien ses soins mais que ces arbres sont
un peu vieux. Entre nous, c’est moi qui les ai plantés, c’est
moi qui ai vu leur première frondaison.
3 M’étant tourné vers la porte : « Qui est celui-là, dis-je,
ce vieux décrépit ? On a eu raison de le rapprocher de l’entrée,
car il a déjà les pieds devant 2 ! Où as-tu fait cette trouvaille ?
Quelle joie d’aller enlever un mort chez les autres 3 ? » Mais
lui : « Tu ne me reconnais pas ? dit-il, c’est moi, Félicion, à
qui tu avais l’habitude d’apporter des statuettes 4 ; c’est moi,
le fils du régisseur Philositus, ton petit préféré ! » « Il délire
complètement, celui-là, dis-je, le voilà petit garçon, et mon
préféré encore ! » C’est tout à fait possible : surtout que les
dents lui tombent.
4 Je le dois à ma propriété de banlieue : ma vieillesse 5
m’est devenue visible où que je me sois tourné. Embrassons-la
et aimons-la. Elle est pleine de plaisir si on sait l’utiliser. Plus
exquis sont les fruits au moment de se perdre, plus grande est
la grâce de l’enfance à son terme. Ceux qui s’adonnent au vin
jouissent de la dernière coupe, celle qui les noie, qui met la
dernière main à leur ivresse.
5 Ce que comporte de plus agréable en lui tout plaisir, il le
reporte dans sa propre fin. Plus agréable est l’âge qui déjà
décline, non pourtant d’une chute précipitée, et celui qui se
tient (comme l’eau) au bord des tuiles, à mon avis, comporte
aussi ses propres plaisirs ; ou bien, ce qui, justement, vient
remplacer les plaisirs, c’est qu’aucun ne lui manque. Qu’il est
doux d’avoir fatigué ses désirs et de les avoir laissés en
arrière !
6 « Il est pesant, dis-tu, d’avoir la mort sous les yeux. »
D’abord, on doit l’avoir sous les yeux, tant vieillard que jeune
homme (car nous ne sommes pas convoqués d’après la liste du
cens 6 ) ; ensuite, nul n’est si vieux qu’il n’espère
impudemment un jour de plus. Or, un jour de plus est un pas
dans la vie. L’existence tout entière est divisée en parties et
présente des cercles concentriques qui vont des plus grands
aux plus petits : il y en a un qui les embrasse et les entoure
tous (celui-ci s’étend du jour de la naissance au dernier) ; il y
en a un autre qui délimite les années de jeunesse ; il y en a un
qui resserre dans son orbite l’enfance tout entière ; il y a
ensuite une année qui, à elle seule, contient en elle tous les
moments dont la multiplication compose la vie ; le mois est
circonscrit dans un cercle plus étroit ; le jour présente le rond
le plus exigu mais, lui aussi, va du commencement à la fin, du
lever au coucher.
7 C’est ce qui fait dire à Héraclite 7, qui doit son surnom à
l’obscurité de son langage : « Un seul jour est l’égal de
chacun 8. » La phrase a été diversement interprétée. L’un a dit,
en effet, qu’il était égal en (nombre d’)heures, et il ne ment pas
: car si le jour est une période de vingt-quatre heures,
nécessairement tous les jours sont égaux entre eux parce que la
nuit occupe ce que le jour a perdu. Un autre affirme qu’un seul
jour est l’égal de tous par similitude : l’espace de temps le plus
long, en effet, ne comporte rien que l’on ne retrouve aussi dans
un seul jour, la lumière et la nuit, et c’est pour établir les
retours alternés du monde que ces moments durent davantage
sans que le jour tantôt ne raccourcisse, tantôt ne s’allonge 9.
8 Aussi doit-on ordonner chaque jour comme s’il fermait
la marche, parachevait la vie et la menait à sa plénitude.
Pacuvius, qui, à force d’y exercer, s’était approprié la Syrie,
après les libations et ce fameux repas de funérailles qu’il
organisait en son propre honneur, se faisait porter de la salle à
manger dans sa chambre tandis qu’au milieu des
applaudissements de ses favoris l’on chantait en musique :
« Bebiôtai, Bebiôtai 10 ! » Il ne se passa pas de jour sans qu’il
ne se fût enterré !
9 Ce que cet homme faisait par mauvaise conscience,
nous, faisons-le par bonne conscience, et, au moment d’aller
dormir, disons, pleins de joie et de gaieté :
« J’ai vécu et j’ai parcouru la carrière que m’avait donnée
la fortune 11. » Si le dieu ajoute un lendemain, recevons-le avec
joie. Il est très heureux, et possesseur sans souci de lui-même,
celui-là qui attend le lendemain sans inquiétude ; tout homme
qui a dit « j’ai vécu » se lève chaque jour pour un profit
supplémentaire 12.
10 Mais déjà je dois fermer ma lettre. « Elle arrivera ainsi,
dis-tu, sans quelque petite somme pour moi ? » N’aie crainte :
elle emporte quelque chose avec elle. Quelque chose, ai-je
dit ? Beaucoup. Quoi de plus lumineux, en effet, que cette
parole que je lui livre pour te la transmettre ? « C’est un mal
de vivre dans la nécessité, mais à vivre dans la nécessité, il n’y
a aucune nécessité 13. » Comment n’y en aurait-il pas aucune ?
Sont ouvertes de tous côtés les routes vers la liberté,
nombreuses, courtes, faciles. Rendons grâces au dieu de ce
que nul ne peut être retenu en vie : il est permis de piétiner les
nécessités elles-mêmes.
11 « C’est Épicure, demandes-tu, qui l’a dit ? Qu’as-tu à
faire avec ce qui vient d’autrui ? » Ce qui est vrai est à moi ; je
persévérerai à t’assener de l’Épicure afin que les gens qui ne
jurent que par les mots sans prendre en considération ce qui est
dit mais par qui, sachent que les meilleurs sont un patrimoine
commun. Porte-toi bien.
Fin du livre premier
LIVRE II
Lettre 13
1 Tu as une grande force d’âme 1, je le sais ; car, avant
même de te munir des préceptes salutaires qui triomphent des
moments difficiles, tu te montrais, face à la fortune,
suffisamment décidé ; tu l’es devenu beaucoup plus après
avoir été aux prises avec elle et avoir éprouvé tes forces.
Celles-ci ne peuvent donner une réelle confiance en soi que
lorsque de nombreuses difficultés sont apparues de côté et
d’autre, un beau jour se sont approchées pour de vrai et
particulièrement près. Ainsi cette force d’âme, qui est vraie et
qui n’ira pas s’en remettre au jugement d’autrui, est mise à
l’épreuve. Voilà sa pierre de touche 2.
2 L’athlète ne peut apporter une grande énergie à la lutte
s’il n’a jamais reçu de bleus : celui qui voit son sang couler,
dont les dents ont craqué sous le poing, celui qui, terrassé d’un
croc-en-jambe, a porté de tout son corps le poids de son
adversaire et qui, jeté à bas, n’a pas jeté à bas sa force d’âme,
qui, chaque fois qu’il est tombé, s’est relevé plus opiniâtre,
descend au combat avec un grand espoir.
3 Donc, pour continuer cette comparaison, souvent déjà la
fortune a pesé sur toi et pourtant, loin de te rendre, tu t’es
dégagé d’un bond et tu t’es redressé plus vif ; elle ajoute, en
effet, beaucoup à elle-même, la vertu qui a été attaquée.
Cependant, si tu veux bien, reçois de moi des secours dont tu
puisses te servir pour te défendre.
4 Il y a plus de choses, Lucilius, qui nous effraient que de
choses qui nous atteignent, et c’est plus souvent l’opinion que
la réalité qui nous fait souffrir. Je ne te parle pas le langage
stoïcien mais d’un ton plus bas ; nous, en effet, nous disons
que tous ces maux qui nous font gémir et mugir sont choses
légères et méprisables. Laissons de côté ces grands mots, mais,
dieux bons, si vrais ! Je te livre ce précepte : ne sois pas
malheureux à l’avance, alors que ces maux dont l’imminence
t’a épouvanté n’arriveront peut-être jamais, du moins ne sont
pas (encore) arrivés.
5 Certains, donc, nous torturent plus qu’ils ne doivent,
certains nous torturent avant qu’ils ne doivent, certains nous
torturent quand ils ne le devraient pas du tout ; soit nous
augmentons notre douleur, soit nous l’anticipons, soit nous
l’imaginons. Le premier point, parce que la chose est
controversée et que nous avons un procès en cours, différons-
le pour le moment. Ce que, moi, j’aurai qualifié de léger, toi,
tu soutiendras que c’est très pénible. Je sais bien que si les uns
rient entre les coups de fouet, les autres gémissent sous une
gifle. Nous verrons plus tard si ces maux tirent leurs forces
d’eux-mêmes ou de notre faiblesse.
6 Garantis-moi, toutes les fois que tu seras entouré de
gens qui chercheront à te persuader que tu es malheureux, que
tu penseras non à ce que tu entends mais à ce que tu ressens,
que tu délibéreras avec ta capacité de souffrir 3 et que tu
t’interrogeras toi-même, qui connais le mieux tes sensations :
« Qu’y a-t-il pour que ces gens-là pleurent tous sur mon
compte ? Qu’y a-t-il qui les fasse trembler, qui les fasse
craindre jusqu’à mon contact, comme si la malchance pouvait
se transmettre ? Y a-t-il quelque chose de mal dans le cas
présent ou bien cet événement n’a-t-il pas plus mauvaise
réputation qu’il n’est mauvais en réalité ? » Interroge-toi toi-
même : « N’est-ce pas sans motif que je me tourmente, que je
m’afflige et que je fais un mal de ce qui n’en est pas ? »
7 « Comment, demandes-tu, comprendrai-je si les raisons
de m’angoisser sont vaines ou vraies ? » Voici la règle sur ce
point : nous sommes torturés soit par des maux présents, soit
par des maux à venir, soit par les deux à la fois. Des maux
présents, il est facile de juger : si tu es libre de ton corps, en
bonne santé et que tu ne souffres d’aucun mauvais traitement,
nous verrons quel sera l’avenir, pour aujourd’hui ce n’est pas
une affaire.
8 « Mais, en effet, il y a l’avenir ! » D’abord regarde bien
s’il y a des preuves certaines qu’un mal arrivera ; la plupart du
temps, en effet, nous souffrons de soupçons et sommes les
jouets de cette fameuse rumeur qui, d’ordinaire, achève la
guerre 4 ; or, elle achève bien davantage les individus ! Oui,
mon cher Lucilius, nous acquiesçons trop vite à l’opinion ;
nous ne démontrons pas la fausseté des raisons qui nous
amènent à prendre peur, nous ne les épluchons pas, au
contraire nous tremblons et nous tournons les talons comme
ces soldats qui, à la moindre poussière soulevée par un
troupeau en fuite, désertent le camp ou ces gens qu’une
rumeur injustifiée terrorise tous.
9 Je ne sais comment, les causes vaines troublent
davantage ; les vraies, en effet, possèdent leur mesure : tout ce
qui procède de l’incertain est livré à la conjecture et à
l’arbitraire d’une âme épouvantée. Voilà pourquoi il n’est
aucune peur aussi malfaisante, aussi incontrôlable que la
panique ; toutes les autres privent de la raison, celle-ci de
l’intelligence.
10 Voilà pourquoi il nous faut enquêter minutieusement
sur la réalité. Quelque malheur à venir est vraisemblable : dans
l’immédiat il n’est pas vrai. Que d’événements inattendus sont
arrivés ! Que d’événements attendus ne se sont nulle part
produits ! Même s’il est à venir, à quoi sert d’aller à la
rencontre de sa douleur ? Tu en souffriras assez tôt quand il
sera arrivé : en attendant, promets-toi de meilleures
perspectives.
11 Qu’y gagneras-tu ? Du temps. Beaucoup
d’événements interviendront qui arrêteront un danger proche
ou même prêt de s’abattre, le feront disparaître ou passer sur
une autre tête : un incendie a ouvert un passage à la fuite ;
l’écroulement d’une maison a déposé (à terre) ses habitants en
souplesse ; tel jour, l’épée a été retenue au moment de toucher
la nuque ; tel condamné a survécu à son bourreau. La
mauvaise fortune, elle aussi, a son inconstance. Peut-être sera-
t-elle, peut-être ne sera-t-elle pas : en attendant, elle n’est pas ;
envisage de meilleures perspectives.
12 Parfois, sans qu’aucun signe apparent n’annonce un
mal à l’avance, l’âme se représente des images fausses : soit
elle déforme en pire le sens d’un mot équivoque, soit elle
envisage une offense faite à quelqu’un comme plus grande
qu’elle n’est, et elle évalue par la pensée non pas la colère de
cet homme mais le pouvoir qu’il a de l’assouvir 5. Or il n’y a
nulle raison de vivre, nulle mesure aux malheurs si l’on craint
tout ce qui peut l’être. Ici, qu’on tire profit de la prudence, ici,
de (toute) la vigueur de ton âme, rembarre la peur même
visiblement fondée ; sinon, chasse un vice par un autre,
tempère la peur par l’espérance 6. Rien, parmi les événements
que l’on craint, n’est assez certain pour qu’il ne soit pas plus
certain et que nos frayeurs retombent et que nos espoirs nous
déçoivent.
13 Mets donc en balance espérance et peur, et toutes les
fois que l’incertitude sera complète, penche en ta faveur : crois
ce que tu préfères. Si la peur remporte plus de suffrages,
incline néanmoins plutôt de ton côté et cesse de te troubler,
tourne et retourne dans ton âme cette idée : que la majeure
partie des mortels, alors qu’elle ne subit aucun mal et que son
avenir n’a rien de certain, vit dans la fièvre et la débandade.
Personne, en effet, ne résiste à soi, une fois lancé, ni ne ramène
sa propre crainte à la mesure du vrai ; personne ne dit : « vaine
est l’origine (de cette rumeur), oui, vaine : elle est le produit
soit de l’imagination, soit de la crédulité ». Nous nous laissons
porter par le moindre souffle ; nous sommes épouvantés par
des bruits douteux tenus pour certains ; nous ne conservons
pas la mesure des choses, un souci minuscule vire
immédiatement à la crainte.
14 J’ai honte, en ce lieu, de te parler ainsi et de te
réconforter avec des remèdes si doux. Un autre dirait : « peut-
être (ce malheur) n’arrivera-t-il pas ». Toi, dis : « Et alors ?
S’il arrive ? Nous verrons lequel des deux triomphera ; peut-
être arrive-t-il pour mon bien, et une telle mort honorera ma
vie. » La ciguë a fait Socrate grand. Arrache à Caton 7 l’épée
qui assure sa liberté : tu lui auras retiré une grande partie de sa
gloire.
15 Voici trop longtemps que je t’exhorte, quand tu as
besoin plutôt de recommandations que d’exhortations. Nous
ne te conduisons pas dans un sens opposé à ta nature : tu es né
pour suivre ces conseils que nous donnons 8 ; raison de plus
pour augmenter ton bien et l’embellir.
16 Mais je ne mettrai fin à ma lettre qu’en y imprimant
son sceau, c’est-à-dire en lui confiant une phrase magnifique à
ton intention : « Entre autres maux, la sottise comporte aussi
celui-ci : elle en est toujours à commencer de vivre 9. »
Réfléchis au sens de cette phrase, Lucilius (toi) le meilleur des
êtres, et tu comprendras combien est choquante l’inconstance
des hommes qui, chaque jour, donnent à leur vie de nouveaux
fondements, qui ébauchent, même à son terme, de nouveaux
espoirs.
17 Regarde-les tout autour de toi, un par un : tu
rencontreras des vieillards qui s’apprêtent de plus belle à faire
de la politique, des voyages, des affaires. Or, qu’y a-t-il de
plus honteux qu’un vieillard qui commence à vivre ? Je ne
joindrais pas le nom de l’auteur à cette phrase si elle n’était
pas un peu confidentielle, ne figurant pas parmi les sentences
publiées d’Épicure que je me suis permis de louer et d’adopter.
Porte-toi bien.
Lettre 14
1 J’avoue qu’est implanté en nous un attachement à notre
propre corps 1 ; j’avoue que nous en assumons la tutelle 2. Je
ne nie pas qu’il faille lui complaire, je nie qu’il faille en être
l’esclave ; on sera, en effet, l’esclave de bien des gens si l’on
est celui de son corps, si l’on craint trop pour lui, si l’on
rapporte tout à lui.
2 Nous devons nous comporter non pas dans la pensée
que nous devons vivre pour le corps, mais que nous ne le
pouvons pas sans le corps ; à trop l’aimer, nous sommes
troublés de craintes, chargés d’inquiétudes, exposés aux
humiliations ; l’honorable est sans valeur pour qui en attache 3
trop au corps. Qu’on en prenne très grand soin, tout en se
faisant un devoir, cependant, quand l’exigera la raison ou la
dignité ou la fidélité, de le livrer aux flammes.
3 Néanmoins, autant que nous le pouvons, évitons aussi
les incommodités 4, pas seulement les périls, et réfugions-nous
en lieu sûr, n’ayant de cesse d’inventer les moyens de chasser
les sujets de crainte. Il y en a de trois genres, si je ne me
trompe : on craint d’être sans ressources, on craint d’être
malade, on craint de subir les violences de plus puissant que
soi.
4 De tous ces maux, aucun ne nous ébranle davantage que
celui dont nous menace la puissance d’autrui ; c’est que
beaucoup de bruit et d’alarme accompagnent sa venue. Les
malheurs naturels que j’ai mentionnés, l’absence de ressources
et la maladie, se faufilent en silence et ne frappent nullement
de terreur ni les yeux ni les oreilles. Énorme est le cortège qui
suit l’autre malheur : autour de lui il y a le fer, les flammes, les
chaînes et une foule de bêtes féroces qu’on lance sur les
entrailles humaines.
5 Dans ce domaine, pense au cachot, aux croix, aux
chevalets, au croc, au pieu dont on empale un homme pour
qu’il ressorte par la bouche, aux membres écartelés par des
chars qu’on tire en sens contraire, et à cette fameuse tunique
enduite et tissée de matières inflammables 5, ainsi qu’à toutes
les autres trouvailles de la sauvagerie.
6 C’est pourquoi il n’est pas étonnant que le plus grand
sujet de crainte soit celui-là, qui présente une grande diversité
et un appareil terrible. Car de même que le bourreau obtient
d’autant plus de résultats qu’il a étalé plus d’instruments de
torture (leur vue, en effet, triomphe de ceux qui auraient résisté
à la souffrance), de même, parmi les maux qui subjuguent et
domptent nos âmes, ont plus d’efficacité ceux qui ont quelque
chose à montrer. Il y a des fléaux qui ne sont pas moins graves
– je veux parler de la faim, de la soif, des ulcères organiques,
de la fièvre qui embrase jusqu’aux entrailles – mais ils sont
cachés, ils n’ont aucune arme à brandir, à mettre en avant. Les
précédents, comme dans les grandes batailles, doivent leur
triomphe au spectacle de leurs préparatifs.
7 C’est pourquoi tâchons de nous abstenir de toute
offense. Tantôt c’est le peuple que nous devrions craindre ;
tantôt, si la constitution de la cité veut que la plupart des
affaires passent par le Sénat, les hommes en crédit dans ce
conseil ; tantôt chacun des individus auxquels a été confié le
pouvoir du peuple sur le peuple. Avoir tous ces gens-là pour
amis est une tâche ardue, il suffit de ne pas les avoir pour
ennemis. C’est pourquoi le sage ne provoquera jamais la
colère des puissants, mieux, il la contournera, tout à fait
comme un orage lorsqu’on navigue.
8 Quand tu t’es rendu en Sicile, tu as traversé le détroit.
Un pilote téméraire a méprisé les menaces de l’Auster (c’est
ce vent qui soulève la mer de Sicile et la fait tourbillonner) ; il
n’est pas allé chercher la côte sur sa gauche mais cet endroit
tout près duquel Charybde brasse les mers. Au contraire, le
pilote avisé interroge ceux qui ont l’expérience des lieux sur le
courant, sur les indications que donnent les nuages ; il
maintient sa course loin de cette zone qui doit sa mauvaise
réputation à ses tourbillons. Le sage fait de même : il évite la
puissance qui risque de lui nuire, prenant garde avant tout de
ne pas paraître l’éviter ; pour une part, en effet, la sécurité
réside aussi dans le fait de ne pas la rechercher de façon
déclarée parce que ce que l’on fuit, on le condamne.
9 Il nous faut donc regarder autour de nous pour savoir
comment nous pouvons nous protéger du vulgaire. D’abord,
ne partageons aucun de ses désirs : c’est une querelle entre
rivaux. Ensuite, ne possédons rien qui puisse faire gagner gros
au brigand à l’affût : porte sur toi le moins de choses possibles
à dérober. Nul ne verse le sang pour le sang, ou très rarement ;
en général, les gens calculent plus qu’ils ne haïssent. Le voleur
laisse passer l’homme nu 6 ; même quand on a bloqué la route,
on laisse le pauvre en paix.
10 Il y a, ensuite, trois sentiments, d’après un vieux
précepte, que l’on doit principalement éviter : la haine, l’envie,
le mépris. Comment y réussir, la sagesse seule l’indiquera ; il
est difficile, en effet, de doser 7, et l’on doit redouter que la
crainte de faire envie n’aboutisse à nous faire mépriser, qu’en
refusant de piétiner, nous ne paraissions pouvoir être piétinés.
Chez bien des gens pouvoir être craint a apporté des raisons de
craindre. Prenons du recul de tous côtés : être méprisé ne nuit
pas moins qu’être admiré.
11 Il faut donc chercher refuge dans la philosophie ; ces
écrits, je ne dis pas sur les hommes bons mais sur ceux qui
sont moyennement mauvais, tiennent lieu de bandelettes 8. Car
l’éloquence du forum comme toute autre qui émeut le peuple a
ses adversaires ; elle, elle est au calme et ne peut être méprisée
pour son affaire, honneur lui est rendu par tous les arts, même
chez les hommes les plus mauvais. Jamais la méchanceté
n’atteindra un tel développement, jamais on ne conspirera à tel
point contre les vertus que le nom de philosophie ne demeure
pas vénérable et sacré. Du reste, la philosophie elle-même est
une occupation qui réclame tranquillité et modestie.
12 « Quoi donc, dis-tu, il te paraît philosopher avec
modestie, M. Caton, quand, en donnant son avis, il contient la
guerre civile ? Quand il s’interpose entre des chefs armés en
délire ? Quand, tandis que les uns s’en prennent à Pompée, les
autres à César, il les attaque tous deux ensemble ? »
13 On peut discuter pour savoir si, en ce temps-là, le sage
devait ou non embrasser le service de l’État. À quoi prétends-
tu, Marcus Caton ? Il ne s’agit plus de la liberté : elle a, depuis
longtemps, été jetée dans l’abîme. La question est de savoir
qui, de César ou de Pompée, prendra possession de l’État.
Qu’as-tu à voir avec ce conflit ? Tu n’as aucun rôle à jouer. On
choisit un maître : que t’importe lequel des deux triomphera ?
Il se peut que le meilleur triomphe, il ne se peut pas que ce ne
soit pas le pire qui ait triomphé. Je n’ai touché qu’au dernier
rôle de Caton ; mais les années précédentes ne furent pas, elles
non plus, pour autoriser le sage à cette mise au pillage de
l’État. Que pouvait faire d’autre Caton que de pousser des cris,
de prononcer des paroles sans effet, lorsque, soulevé par les
mains du peuple et couvert de crachats, on le traînait pour
l’expulser du forum, lorsqu’on le conduisait du Sénat en
prison ?
14 Mais nous verrons plus tard si le sage doit consacrer
son activité à l’État ; en attendant, je t’invite à suivre ces
stoïciens qui, s’étant exclus des affaires de l’État, se sont
retirés pour cultiver l’art de vivre et pour fonder les droits du
genre humain 9 sans faire offense à plus puissant qu’eux. Le
sage ne dérangera pas les mœurs de la collectivité et n’attirera
pas sur lui les regards du peuple par l’originalité de sa vie.
15 « Quoi donc ? On sera dans tous les cas en sûreté, si
l’on réalise ce projet ? » Je ne peux pas plus te le promettre
qu’une bonne santé chez un homme tempérant, et pourtant,
c’est la tempérance qui fait la bonne santé. Il arrive qu’un
navire sombre dans le port, mais, toi, que crois-tu qu’il se
produise en pleine mer ? Combien ne courrait-il pas plus de
danger, celui qui fait et remue beaucoup de choses, quand,
pour lui, même le loisir n’est pas sûr ? Périssent parfois des
innocents (qui le nie ?), pourtant plus souvent des coupables. Il
conserve son art, celui qui a reçu un coup à travers son armure.
16 Enfin, dans toutes les entreprises, c’est l’intention que
le sage regarde, non l’issue 10 ; les débuts sont en notre
pouvoir, la fortune juge du résultat, sans que je lui accorde le
droit de donner un avis sur moi. « Mais elle apportera quelque
violence, quelque adversité ? » Le voleur ne condamne pas
quand il tue.
17 À présent tu tends la main pour la piécette quotidienne.
Je te la remplirai d’une pièce d’or, et comme il a été fait
mention d’or, voici une manière de s’en servir et d’en jouir qui
pourra être pour toi plus gratifiante : « On jouit le plus des
richesses quand on est le moins dépendant des richesses 11. »
« Cite l’auteur », demandes-tu. Sache comme je suis libéral :
mon projet est de louer les biens d’autrui ! Elle est d’Épicure,
ou de Métrodore, ou de quelqu’un d’autre de leur fameuse
officine.
18 Et qu’importe qui l’a dit ? Il l’a dit pour tout le monde.
Qui dépend des richesses craint pour elles ; or personne ne
jouit d’un bien qui l’inquiète. Il s’applique à y ajouter quelque
chose. Pendant qu’il pense à les accroître, il a oublié de s’en
servir. Il reçoit les comptes, use le pavé du forum, feuillette
son échéancier : de maître, il devient gérant. Porte-toi bien.
Lettre 15
1 C’était une coutume d’autrefois, conservée jusqu’à mon
époque, d’ajouter à l’en-tête d’une lettre : « si tu es en bonne
santé, c’est bien, quant à moi, je le suis ». Nous, à bon droit,
nous disons : « si tu philosophes, c’est bien ». Cela est, en
effet, proprement être en bonne santé. Sans cela, l’âme est
malade ; le corps aussi, même s’il possède de grandes forces,
n’a que la robuste santé d’un fou furieux ou frénétique.
2 Prends donc soin principalement de cette santé-là, puis
de l’autre aussi, qui est seconde et ne te coûtera pas grand-
chose si tu veux être en bonne santé. Il est sot, en effet, mon
cher Lucilius, et très peu convenable pour un homme cultivé
de s’occuper à faire de la musculation, à s’élargir la nuque et à
se fortifier les pectoraux. Quand tu auras eu la chance de
grossir et que tes muscles auront gonflé, jamais tu n’égaleras
les forces ni le poids d’un bœuf gras ! Ajoute maintenant que
sous le bagage trop important du corps, l’âme est étouffée et
rendue moins agile. C’est pourquoi, autant que tu le peux,
assigne une limite à ton corps et mets ton âme au large 1.
3 Nombre d’incommodités s’attachent à ceux qui
s’adonnent à de tels soins : d’abord la fatigue des exercices qui
épuise l’énergie et rend incapable de concentration et de
vivacité dans l’étude ; ensuite l’abondance de nourriture
empêche la subtilité. Il existe, en outre, des esclaves de la pire
espèce, promus à la maîtrise, des hommes qui se partagent
entre huile 2 et vin, pour qui le jour s’est déroulé selon leur
vœu s’ils ont bien transpiré, s’ils ont remplacé la sueur qui a
coulé en réingurgitant une grande quantité de boisson qui sera
d’autant plus assimilée qu’ils sont à jeûn. Boire et suer, c’est la
vie du dyspeptique !
4 Il y a des exercices faciles et courts, qui fatiguent le
corps sans délai tout en économisant du temps, ce dont on doit
principalement tenir compte : la course à pied, les
mouvements des bras avec haltères, le saut soit en hauteur soit
en longueur, soit, pour ainsi dire, le salien 3 ou, pour parler
plus humblement, celui du foulon. Choisis n’importe lesquels
d’entre eux dont la pratique est élémentaire et facile.
5 Quoi que tu feras, reviens vite du corps à l’âme ; elle,
exerce-la jour et nuit. Un effort modéré suffit à l’alimenter ; ni
le froid ni la chaleur n’empêcheront de l’exercer, pas même la
vieillesse. Prends soin de ce bien qui s’améliore avec l’âge.
6 Loin de moi l’idée de t’ordonner de rester toujours
penché sur un livre ou des tablettes : il faut donner quelque
intervalle de répit à l’âme, non cependant pour qu’elle se
relâche, mais pour qu’elle se détende. Se faire porter en litière
secoue le corps sans s’opposer à l’étude : tu pourrais lire, tu
pourrais dicter, tu pourrais parler, tu pourrais écouter, toutes
activités que n’interdit pas non plus la marche à pied.
7 Mais toi, ne va pas dédaigner de travailler la tension de
ta voix, seulement je t’interdis de l’élever en faisant des
vocalises 4 pour l’abaisser ensuite. Et si tu voulais ensuite
apprendre comment marcher ? Laisse entrer ces gens auxquels
la faim a enseigné de nouveaux métiers : il y en aura un pour
régler tes pas, observer tes joues quand tu manges et s’avancer
aussi loin que tu auras conduit son audace à force de patience
et de crédulité. Quoi donc ? Ta voix commencera-t-elle tout de
suite par des cris et l’intensité la plus forte ? Il est à ce point
naturel de s’animer peu à peu que les plaideurs aussi
commencent sur le ton de la conversation avant de passer aux
éclats de voix ; nul n’implore du premier coup la loyauté des
Quirites 5 !
8 Donc, selon les conseils que te donnera l’élan de ton
âme, pousse ton invective contre les vices tantôt violemment,
tantôt calmement, en te laissant porter comme ta voix aussi t’y
engagera ; avec mesure, lorsque tu la feras revenir et
redescendre, qu’elle s’abaisse sans tomber ; qu’elle s’en tienne
à sa tonalité moyenne et qu’elle s’apaise de cette manière non
savante et toute simple. Il ne s’agit pas, en effet, de nous
exercer la voix mais de nous exercer par elle 6.
9 Je t’ai débarrassé de ce qui n’était pas une mince affaire.
Un tout petit salaire, un seul mot grec, s’ajoutera à ces
bienfaits. Voici un remarquable précepte : « Une vie sotte est
ingrate, tremblante ; elle se porte tout entière dans l’avenir 7. »
« Qui dit cela ? » demandes-tu. Le même homme que
précédemment. D’après toi, maintenant, de quelle vie dit-on
qu’elle est sotte ? De celles de Baba et d’Ision 8 ? Mais non.
C’est de la nôtre qu’on parle, nous qu’un désir aveugle
précipite sur des objets qui nous seront nuisibles, sans du
moins jamais nous rassasier, nous qui, si quelque chose
pouvait nous satisfaire, le serions, nous qui ne pensons pas
combien il est agréable de ne rien réclamer, combien il est
magnifique d’être pleinement pourvu et de ne pas dépendre de
la fortune !
10 C’est pourquoi, Lucilius, rappelle-toi sans cesse
combien de résultats tu as atteints. Quand tu auras regardé
combien d’hommes te dépassent, pense combien suivent
(derrière). Si tu veux être reconnaissant envers les dieux et
envers ta propre vie, pense combien d’hommes tu as dépassés.
Qu’as-tu à faire avec les autres ? Toi-même tu t’es dépassé.
11 Établis une frontière que tu ne pourrais même pas
franchir si tu voulais ; qu’ils s’en aillent une fois pour toutes,
ces biens piégés, qui sont meilleurs quand on les espère que
lorsqu’on les a acquis. S’il y avait en eux quelque chose de
solide, une fois pour toutes aussi ils empliraient ; en réalité, ils
excitent la soif de ceux qui s’en abreuvent. Que soient
renvoyés les apprêts voyants ! Et le temps à venir que roule un
sort incertain, pour quelle raison obtiendrais-je de la fortune
qu’elle me le donne, plutôt que de moi que je ne le demande
pas ? Or pour quelle raison le demanderais-je ? Vais-je
entasser, oublieux de la fragilité humaine ? Dans quel but me
donnerais-je du mal ? Voici que ce jour est le dernier ; qu’il ne
le soit pas, il est proche du dernier. Porte-toi bien.
Lettre 16
1 Il est évident pour toi, Lucilius, je le sais, que personne
ne peut vivre heureux, ni même de façon tolérable, sans zèle
pour la sagesse, que la vie heureuse se réalise par la sagesse
parfaite, du reste, même une vie tolérable par l’ébauche de la
sagesse. Mais ce qui est évident, on doit l’affermir et
l’enfoncer plus profondément (en soi) par un entraînement 1
quotidien. On a plus de peine à tenir ses résolutions qu’à en
prendre d’honorables. On doit persévérer et gagner en force
par un zèle assidu, jusqu’à ce qu’une bonne intelligence 2
remplace ce qui est bonne volonté.
2 C’est pourquoi, tu n’as que faire avec moi de plus de
mots et d’une justification si longue : je comprends que tu as
beaucoup progressé. Les mots que tu m’écris, je sais d’où ils
viennent ; ce ne sont ni déguisements ni fards. Je dirai pourtant
mon sentiment : désormais j’ai de l’espoir à ton sujet, pas
encore confiance. Toi aussi, je veux que tu fasses de même : il
n’y a pas lieu de croire si vite et si facilement en toi. Fouille-
toi, scrute-toi, observe-toi dans tous les sens ; avant toute
chose, vois si tu as progressé dans la philosophie ou dans la
vie même.
3 La philosophie n’est pas un métier public ni fait pour la
montre ; elle n’est pas dans les mots mais dans les choses. On
ne s’y emploie pas dans le but de faire passer la journée en
s’amusant, pour ôter au loisir sa nausée : elle forme et forge
l’âme, elle ordonne la vie, elle régit les actions, elle indique ce
qu’on doit faire ou négliger, elle siège au gouvernail et dirige
la course des hommes ballottés à travers les écueils. Sans elle,
personne ne peut vivre sans trembler, personne, sans souci.
D’innombrables accidents surviennent d’heure en heure, qui
exigent (de prendre) une décision et c’est à elle qu’il faut la
demander.
4 On dira : « À quoi me sert la philosophie, s’il y a un
destin ? À quoi sert-elle, s’il y a un dieu directeur ? À quoi
sert-elle, si le hasard commande ? Car, d’un côté, ce qui est
certain ne peut être changé, et de l’autre, l’on ne peut rien
préparer contre l’incertain – en revanche, ou bien un dieu a
devancé ma décision et arrêté ce que je ferais, ou bien la
fortune ne permet rien à ma décision. »
5 Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, Lucilius, ou plutôt
si toutes, elles sont vraies, il faut philosopher ; soit que les
destins nous enserrent de leur loi inexorable, soit qu’un dieu
arbitre ait tout ordonné dans l’univers, soit que le hasard
pousse et agite les choses humaines dans le désordre, la
philosophie a le devoir de nous protéger. Elle nous exhortera à
obéir au dieu de bon gré, à la fortune avec opiniâtreté ; elle
t’enseignera comment suivre le dieu, supporter le hasard.
6 Mais ce n’est pas le moment de passer à une discussion
sur notre autonomie 3, pour savoir si la providence est
souveraine ou si une série de destins nous traînent ligotés, ou
si des événements brusques et soudains sont les maîtres 4. Pour
le moment, j’en reviens à ceci : t’engager, t’exhorter à ne pas
laisser l’élan de ton âme retomber et refroidir. Contiens-le et
maintiens-le afin que devienne état de l’âme ce qui est élan 5.
7 Depuis le début, déjà, si je te connais bien, tu chercheras
partout du regard quel est le petit cadeau que cette lettre aura
apporté : fouille-la, et tu trouveras. Il n’y a pas lieu de
t’étonner de ma grandeur d’âme : c’est encore du bien d’autrui
que je suis prodigue. Mais pourquoi ai-je dit « autrui » ? Tout
ce qui a été bien dit par quelqu’un est à moi. Ceci, c’est encore
Épicure qui l’a dit : « Si tu vis selon la nature, tu ne seras
jamais pauvre ; selon tes opinions, tu ne seras jamais riche 6. »
8 La nature a des besoins peu étendus, l’opinion en a
d’infinis. Que s’entasse sur toi tout ce qu’ont possédé nombre
de grands propriétaires ; que la fortune te fasse dépasser la
mesure de l’avoir d’un particulier, qu’elle t’offre un toit d’or,
un vêtement de pourpre, qu’elle te conduise à un tel degré de
raffinement et d’opulence que tu dissimules la terre sous des
marbres, qu’il te soit permis non seulement de posséder mais
de piétiner tes richesses, que s’y ajoutent des statues, des
peintures et toutes les œuvres qu’un art a pu produire pour le
luxe, tu n’apprendras de ces objets qu’à en désirer de plus
importants.
9 Les besoins naturels sont bornés. Ceux qui naissent
d’une opinion fausse n’ont pas où s’arrêter ; le faux, en effet,
n’a pas de limites. Pour qui marche sur la route, il y a une
extrémité ; l’errance 7 est infinie. Éloigne-toi donc des vanités,
et lorsque tu voudras savoir si l’objet de ta recherche procède
d’un désir naturel ou aveugle, examine s’il ne peut pas se fixer
quelque part : si, lorsqu’il s’est avancé loin, il reste toujours
quelque chose plus loin, sache qu’il n’est pas naturel. Porte-toi
bien.
Lettre 17
1 Rejette toutes ces occupations, si tu es sage, ou plutôt
pour devenir sage, et dirige-toi à grande allure et de toutes tes
forces vers la bonne intelligence. Si tu es retenu par quelque
entrave, dégage-t’en ou tranche-la. « Me retardent, dis-tu, mes
affaires familiales ; je veux les mettre en ordre de telle sorte
qu’elles puissent me suffire sans que j’aie rien à faire, afin que
ni la pauvreté ne pèse sur moi ni moi sur personne. »
2 Lorsque tu dis cela, tu ne vois pas la force et la
puissance de ce bien dont tu penses avoir connaissance ; et, si
tu vois globalement combien la philosophie est profitable, tu
n’en discernes pas encore assez subtilement les détails et tu ne
sais pas encore combien elle nous aide partout, de quelle
manière jusque dans les plus grandes occasions, pour utiliser
le mot de Cicéron, elle « apporte sa ressource 1 », et descend
jusqu’aux plus petites. Crois-moi, appelle-la en conseil : elle te
dissuadera de rester assis devant tes comptes.
3 Ce que tu demandes, n’est-ce pas, et ce que tu veux
obtenir par ce délai, c’est de ne pas avoir à craindre la pauvreté
: et si elle était à rechercher ? C’est la richesse qui a empêché
bien des hommes de philosopher ; la pauvreté est sans entrave,
sans souci. Quand sonne le clairon, elle sait qu’on ne vient pas
la chercher ; quand on crie « de l’eau ! », elle se demande
comment sortir (de l’incendie), non quoi emporter ; si elle doit
naviguer, elle ne fait pas de bruit dans les ports ni ne met les
rivages en émoi avec une escorte pour un seul homme ; elle ne
s’entoure pas d’une foule d’esclaves pour la nourriture
desquels on doit souhaiter la fertilité des régions d’outre-mer.
4 Il est facile de nourrir un petit nombre de ventres, bien
éduqués, et n’ayant besoin de rien d’autre que d’être remplis :
avoir faim coûte peu, ce qui coûte, c’est d’être blasé. La
pauvreté se contente de satisfaire aux besoins pressants. Quelle
raison y a t-il donc pour que tu refuses cette compagne dont un
riche en bonne santé imite les mœurs 2 ?
5 Si tu veux être disponible pour ton âme, il faut que tu
sois ou pauvre ou semblable à un pauvre. Ton zèle ne peut
devenir salutaire sans le souci de la sobriété ; or la sobriété est
une pauvreté volontaire. Écarte donc ces mauvaises excuses :
« Je n’ai pas encore suffisamment d’argent ; quand je serai
parvenu à réunir cette somme, alors je me donnerai tout entier
à la philosophie. » Eh bien, ce qu’en priorité il faut acquérir,
c’est ce que, toi, tu diffères et acquiers en dernier ; il faut
commencer par là. « Je veux, dis-tu, acquérir de quoi vivre. »
Apprends en même temps à t’acquérir toi-même : si quelque
chose t’interdit de bien vivre, il n’est pas interdit de bien
mourir.
6 Il n’y a pas de raison que la pauvreté nous détourne de
la philosophie, pas même l’indigence. On doit, en effet, tolérer
d’avoir faim quand on se hâte vers ce but ; des hommes l’ont
bien toléré pendant les sièges, et quelle autre récompense y
avait-il pour cette belle endurance que de ne pas tomber à la
discrétion du vainqueur ? Combien plus grande est la
promesse : la liberté perpétuelle, ne craindre personne, ni
homme ni dieu. Est-ce qu’on ne doit pas arriver jusque-là,
même affamé ?
7 Des armées ont enduré jusqu’au bout une disette totale,
elles ont vécu de racines sauvages et c’est avec des choses
choquantes à nommer qu’elles ont supporté la faim ; toutes ces
épreuves, elles les ont endurées pour assurer le règne – c’est
d’autant plus étonnant – d’un autre. Hésitera-t-on à supporter
la pauvreté pour libérer l’âme de ses folies ? On ne doit donc
pas s’enrichir avant ; il est permis d’arriver à la philosophie
même sans provision de route.
8 C’est bien cela ? Quand tu posséderas tout, alors tu
voudras posséder aussi la sagesse ? Elle sera l’ultime moyen
de meubler ta vie et, pour ainsi dire, un additif ! Toi, en vérité,
soit tu possèdes quelque chose, dès lors mets-toi à philosopher
(d’où sais-tu, en effet, si tu ne possèdes pas déjà trop ?), soit tu
ne possèdes rien, et recherche ce bien avant tout autre.
9 « Mais il manquera le nécessaire ! » D’abord il ne
pourra manquer parce que la nature demande très peu, or le
sage s’accommode à la nature 3. Mais en cas de nécessités
ultimes, sur l’heure il sortira de la vie et cessera d’être pour lui
une charge. S’il n’a, en vérité, qu’un mince et étroit revenu
pour pouvoir prolonger sa vie, il le jugera bon à prendre ; ni
inquiet ou angoissé pour ce qui dépasse le nécessaire, il
accordera leur dû à son ventre et à ses épaules ; quant aux
occupations des riches et aux allées et venues de ceux qui
courent après les richesses, il en rira, insouciant et joyeux, et
dira :
10 « Pourquoi te différer toi-même à longue échéance ?
Attendras-tu de toucher des intérêts, de spéculer sur ta
marchandise ou de recevoir l’héritage d’un heureux vieillard,
quand tu pourrais sur-le-champ devenir riche ? La sagesse
livre au comptant les ressources qu’elle donne à tout homme
en les lui rendant superflues. » Ces mots concernent d’autres
gens ; toi, tu es plus près (de la classe) des grands
propriétaires. Change de siècle : tu possèdes trop ; or, reste
identique en tout siècle ce qui suffit.
11 Je pourrais clore ma lettre à cet endroit si je ne t’avais
mal éduqué. On ne peut saluer les rois parthes sans apporter de
cadeau ; toi, il n’est pas permis de te dire « Porte-toi bien »
gratuitement ! Quoi mettre ici ? Je ferai un emprunt à Épicure :
« Pour bien des hommes, avoir acquis des richesses ne mit pas
fin à leurs malheurs, mais revint à en changer 4. »
12 Et cela ne m’étonne pas : le vice, en effet, n’est pas
dans les choses mais dans l’âme même. Ce qui nous avait
rendu pesante la pauvreté, nous a aussi rendu pesante la
richesse. De la même manière qu’installer un malade sur un lit
de bois ou d’or n’a aucune importance – où qu’on l’ait
transporté, il transportera sa maladie avec lui – de même,
qu’une âme malade soit placée dans la richesse ou dans la
pauvreté n’a aucune importance : son mal la suit. Porte-toi
bien.
Lettre 18
1 C’est le mois de décembre : plus que jamais la cité
transpire : droit général à la débauche 1 a été accordé ; tout
résonne d’énormes préparatifs comme s’il y avait quelque
différence entre les Saturnales 2 et les jours ouvrables ! Il n’en
reste à ce point aucune qu’il ne me paraît guère avoir fait
d’erreur celui qui a dit qu’autrefois décembre durait un mois,
maintenant une année !
2 Si je t’avais à mes côtés, j’aimerais m’entretenir avec toi
sur ce que tu estimes devoir faire : faut-il ne rien changer à nos
habitudes quotidiennes ou bien, pour ne pas avoir l’air en
dissidence avec les mœurs générales, faut-il dîner avec plus de
gaieté et dépouiller la toge ? Car, comme on ne le faisait qu’en
cas de mobilisation et dans une triste période pour la cité, nous
avons changé de costume 3, pour le plaisir et des jours de fête.
3 Si je te connais bien, assumant le rôle d’arbitre, tu ne
nous aurais voulus ni tout à fait semblables à la foule en
bonnets 4 ni tout à fait dissemblables ; à moins que par hasard,
en ces jours surtout, il ne faille commander à son âme d’être
seule à s’abstenir des plaisirs au moment où la foule entière se
vautre en eux ; elle se donne la preuve la plus sûre, en effet, de
sa fermeté, si elle ne va ni ne se laisse emmener vers les
caresses et les attraits de la débauche.
4 S’il y a bien plus de courage, quand le peuple est ivre et
vomissant, à rester sec et sobre, il y a plus de tempérance à ne
pas se mettre à l’écart et, sans se faire remarquer ni se
confondre avec tous, à faire la même chose mais pas dans la
même mesure ; il est permis, en effet, de passer un jour de fête
sans débauche.
5 Du reste, je suis si décidé à éprouver la fermeté de ton
âme que, inspiré par un précepte des grands hommes, je te
prescris aussi de placer à intervalle quelques jours où, te
contentant de manger très peu et très pauvrement, de te vêtir
d’une étoffe grossière et rêche, tu puisses te dire : « Voilà ce
que l’on craignait ? »
6 En l’absence même de souci, que l’âme se prépare aux
difficultés et s’affermisse contre les mauvais traitements de la
fortune au milieu de ses bienfaits. Le soldat, en pleine paix, va
en manœuvre, construit un retranchement sans ennemi aucun,
et il se fatigue par des efforts superflus afin de pouvoir en
fournir suffisamment si nécessaire. Si tu ne veux pas qu’il
tremble au cœur de l’action, exerce-le avant l’action. Ont suivi
ce précepte ceux qui, ayant imité tous les mois la pauvreté, se
sont approchés tout près de l’indigence afin de ne jamais être
épouvantés par ce qu’ils avaient souvent appris.
7 Ne va pas maintenant penser que je parle des dîners à la
Timon 5, des cellules de pauvres, et de tout ce avec quoi joue la
débauche par dégoût des richesses : que ce soit un vrai grabat,
un sayon et du pain dur et gris. Supporte ce régime trois ou
quatre jours, parfois davantage, afin que ce ne soit pas un jeu
mais une expérience. Alors, crois-moi, Lucilius, tu exulteras
d’être rassasié pour deux sous et tu comprendras que l’on n’a
pas besoin de la fortune pour vivre sans souci ; ce qui suffit, en
effet, au nécessaire, elle le donnera même en colère.
8 Ne va pas, cependant, te figurer, toi, que tu en fais
beaucoup (tu ne feras, en effet, que ce que des dizaines de
milliers d’esclaves, des dizaines de milliers de pauvres font) ;
admire-toi à ce seul titre : que tu agiras sans contrainte, qu’il te
sera aussi facile de suivre ce régime toujours que de
l’expérimenter de temps en temps. Exerçons-nous au poteau 6
et, pour que la fortune ne nous prenne pas au dépourvu, que la
pauvreté nous devienne familière ; nous serons riches avec
moins de souci si nous savons combien il n’est pas pénible
d’être pauvre.
9 Il s’était fixé des jours, Épicure, ce professeur de plaisir,
où il apaisait chichement sa faim, pour voir s’il ne manquait
rien à son plaisir plein et achevé, ou plutôt combien il lui
manquait et si cela valait le grand effort qu’il en coûtait. C’est,
du moins, ce qu’il affirme dans les lettres qu’il a écrites à
Polyen sous la magistrature de Charinus 7 ; et il s’y vante de
se nourrir pour moins d’un sou, tandis que Métrodore, vu qu’il
n’a pas encore autant progressé, dépense un sou entier 8.
10 Toi, dans un tel régime de vie, crois-tu qu’il y ait
rassasiement ? Il y a aussi plaisir ! Non pas ce plaisir léger,
fugace et à renouveler sans cesse, mais un plaisir stable et sûr.
Ce n’est pas, en effet, chose agréable que de l’eau avec de la
polenta ou un bout de pain d’orge, mais c’est un plaisir
souverain 9 que de pouvoir tirer un plaisir même de ces
aliments et de s’être réduit à ce qu’aucune iniquité de la
fortune ne pourrait retirer.
11 Il y a plus de prodigalité dans ce qu’on mange en
prison ! Les criminels séparés que l’on destine à la peine
capitale, l’homme qui va les tuer ne leur donne pas une
nourriture si maigre ; que de grandeur d’âme il y a à descendre
de son propre mouvement jusqu’à ce que ne doivent pas
craindre même les condamnés à mort ! Cela est (proprement)
devancer les traits de la fortune.
12 Commence donc, mon cher Lucilius, à suivre
l’habitude de ces hommes et détermine quelques jours où tu te
retireras de tes biens et te familiariseras avec le minimum
(vital) ; commence à te mettre en relation avec la pauvreté :
« Ose, mon hôte, mépriser les richesses et façonne-toi pour
être, à ton tour, digne d’un dieu 10. »
13 Personne d’autre n’est digne d’un dieu que celui qui a
méprisé les richesses ; je ne t’en interdis pas la possession
mais je veux faire en sorte que tu les possèdes sans trembler ;
ce que tu n’obtiendras que d’une seule manière : en te
persuadant que tu vivras heureux même sans elles, en les
regardant comme toujours près de s’en aller.
14 Mais commençons déjà à plier cette lettre.
« Auparavant, dis-tu, acquitte ce que tu dois ! » Je déléguerai
ta créance à Épicure, c’est par lui que le compte sera réglé :
« Une colère démesurée engendre la folie 11. » Combien cela
est vrai, tu le sais nécessairement quand tu as eu et un esclave
et un ennemi.
15 Cette passion s’embrase contre toutes les catégories de
personnes ; elle naît aussi bien de l’amour que de la haine, pas
moins parmi les choses sérieuses que parmi les jeux et les
plaisanteries. Ce qui fait la différence, ce n’est pas la grandeur
du motif qui la fait naître mais la qualité de l’âme où elle
survient. Ainsi du feu : ce qui importe, ce n’est pas sa
grandeur mais où il surgit ; car, même à un très grand feu, des
matériaux compacts n’ont pas donné prise, à l’inverse, des
matériaux desséchés et facilement combustibles attisent une
simple étincelle jusqu’à la transformer en incendie. Oui, mon
cher Lucilius, une énorme colère aboutit à la folie furieuse 12 et
voilà pourquoi on doit éviter la colère pour une question non
de modération mais de santé. Porte-toi bien.
Lettre 19
1 J’exulte chaque fois que je reçois tes lettres ; c’est
qu’elles m’emplissent d’un bon espoir et que, déjà, elles
n’apportent plus de promesse à ton sujet mais une garantie.
Oui, fais-le 1, je t’en prie et t’en conjure – qu’ai-je, en effet, de
mieux à demander à un ami que ce que je demanderai pour lui-
même ? Si tu le peux, dérobe-toi à ces occupations ; sinon,
retire-t’en. Nous avons gaspillé assez de temps : commençons,
dans la vieillesse, à rassembler les bagages.
2 Y a-t-il de quoi être mal vu ? Nous avons vécu en mer,
mourons au port. Et ce n’est pas moi qui te conseillerais de
chercher un renom dans le loisir car tu ne dois ni l’afficher ni
le dissimuler ; jamais, en effet, tout en condamnant la folie du
genre humain, je ne t’en éloignerai jusqu’à vouloir te ménager
une cachette et l’oubli : fais en sorte que ton loisir ne ressorte
pas mais transparaisse.
3 Ils verront ensuite à ce sujet, ceux qui en sont encore au
moment de décider s’ils veulent passer toute leur vie dans
l’obscurité ; quant à toi, tu n’es pas libre de le faire : t’ont
placé sur le devant de la scène la vigueur de ton talent,
l’élégance de tes écrits, de brillantes et célèbres amitiés ; déjà
la notoriété s’est emparée de toi ; tu auras beau plonger aux
extrémités du monde et t’enfouir profondément, tes actes
passés te désigneront.
4 Tu ne peux atteindre les ténèbres ; suivra, où que tu
fuies, beaucoup de ton ancienne lumière. Tu peux affirmer la
propriété de ton repos sans susciter la haine de quiconque, sans
regret ou remords de ton âme. Qu’abandonneras-tu, en effet,
que tu puisses penser avoir abandonné à contrecœur ? Des
clients 2 ? Aucun d’entre eux n’est attaché à toi-même mais à
quelque chose de toi ; autrefois, c’était l’amitié qu’on
recherchait, maintenant c’est une proie ! Des vieillards isolés
changeront leur testament, le salueur passera à un autre seuil.
Une grande chose ne peut coûter peu : évalue si tu préfères
t’abandonner toi ou quelque chose de ce qui est à toi.
5 Ah ! Si seulement il t’avait été donné de vieillir sans
dépasser tes origines et si la fortune ne t’avait pas envoyé en
haut ! T’ont emporté loin de la perspective d’une vie salutaire
une chance rapide, une province, une procuratèle et tout ce que
promettent ces charges ; de plus grandes par la suite, te
requerront, issues les unes des autres.
6 Quel en sera le terme ? Pourquoi attends-tu de cesser
d’avoir quelque chose à désirer ? Ce moment ne sera jamais.
De même, disons-nous, qu’il y a une série de causes 3 à partir
desquelles se noue le destin, de même il y a une série de désirs
: la fin de l’un en fait naître un autre. Tu es tombé dans une vie
telle que jamais pour toi elle ne mettra une borne d’elle-même
à tes malheurs et à ta servitude : dérobe ta nuque au joug qui
l’a usée. Il vaut mieux qu’elle soit tranchée en une seule fois
que toujours écrasée.
7 Si tu te reportes à des activités privées, toutes seront
plus petites mais empliront à souhait, tandis que maintenant,
en très grand nombre, elles te sont assenées de toute part sans
te rassasier. Or, préfères-tu la satiété issue de l’indigence ou la
faim dans l’abondance ? La chance est avide comme elle est
exposée à l’avidité d’autrui ; aussi longtemps que rien ne te
suffira, toi-même tu ne suffiras pas aux autres.
8 « Comment, demandes-tu, en sortirai-je ? » C’est selon.
Pense combien d’épreuves tu as affrontées avec témérité pour
de l’argent, combien avec peine pour un honneur ; il faut oser
quelque chose aussi pour le loisir, ou bien vieillir dans cette
inquiétude pour des procuratèles et ensuite pour des charges
urbaines, dans l’alarme et dans des vagues toujours
renouvelées auxquelles il n’est donné d’échapper par aucune
modestie, aucun repos de la vie. Qu’importe, en effet, que tu
veuilles ou non, toi, te reposer ? Ta fortune ne le veut pas. Que
sera-ce si tu lui permets encore maintenant de croître ? Tout ce
qui se sera ajouté aux succès s’ajoutera aux peurs.
9 Je veux te rapporter en cet endroit un mot de Mécène,
une vérité qu’il a prononcée à même le chevalet 4 :
« C’est leur hauteur même qui foudroie les cimes 5. » Si tu
demandes dans quel livre il l’a dit, c’est dans celui qui est
intitulé Prométhée. Il a voulu dire : « qui fait foudroyer les
cimes ». Existe-t-il donc une puissance d’un si grand prix pour
que tu tiennes de si ivres propos ? Cet homme était talentueux,
il aurait donné à l’éloquence romaine un grand exemple si la
chance ne lui avait pas ôté le nerf, ou pire, castré ! Voilà
l’issue qui te reste si tu ne replies pas dès maintenant les
voiles, si, comme il l’a voulu trop tard, tu ne longes pas les
terres.
10 Je pourrais, avec cette phrase de Mécène, régler mon
compte avec toi, mais tu me chercheras querelle si je te
connais bien, et tu ne voudras accepter ce que je dois qu’en
monnaie en relief et de bon aloi ! Pour qu’il en soit ainsi, c’est
à Épicure que l’emprunt doit être fait : « Il faut, dit-il, regarder
autour de toi avec qui tu manges et bois avant (de regarder) ce
que tu manges et bois ; car un repas de viande sans ami, c’est
une vie de lion et de loup 6. »
11 Cela ne te sera pas donné à moins que tu ne te retires ;
autrement, tu auras des convives qu’un huissier aura trié dans
la foule des salueurs ; or il fait erreur celui qui va chercher un
ami dans l’atrium pour l’éprouver à table. Il ne connaît pas de
malheur plus grand, l’homme occupé et assiégé par ses
propres biens, que de se croire des amis en ceux pour lesquels
lui-même n’en est pas un, que de juger efficaces ses propres
bienfaits 7 pour se concilier les âmes alors que certains haïssent
d’autant plus qu’ils sont plus redevables : légère, une dette fait
un débiteur, lourde (elle fait) un ennemi.
12 « Quoi donc ? Les bienfaits ne procurent pas des
amitiés ? » Si, à condition qu’il ait été permis de choisir ceux
qui les recevront, s’ils ont été placés, non gaspillés. C’est
pourquoi, dans cette période où tu commences à dépendre de
ton intelligence, suis ce conseil des sages : estime plus
important qui a reçu plutôt que ce qu’il a reçu. Porte-toi bien.
Lettre 20
1 Si tu te portes bien et que tu te crois digne de te rendre
un jour à toi-même, je m’en réjouis ; à moi reviendra, en effet,
la gloire de t’avoir tiré de ce lieu où tu es ballotté sans espoir
d’en sortir. Or, ce que je te demande, mon cher Lucilius, et à
quoi je t’exhorte, c’est de faire descendre jusqu’au fond de tes
entrailles la philosophie et de saisir l’expérience de ton progrès
non par tes paroles ni par tes écrits, mais par la fermeté de ton
âme, par la diminution de tes désirs : prouve les mots par les
choses.
2 Ils ont un autre projet, ceux qui, en déclamant, cherchent
à capter l’assentiment de leur cercle (d’auditeurs), ils en ont un
autre, ceux qui, par une argumentation variée et volubile,
retiennent l’oreille des jeunes gens et des oisifs ; la
philosophie enseigne à faire, non à dire, et elle exige que
chacun vive selon sa loi 1, que la vie ne soit pas en dissension
avec les paroles ou plutôt que la vie ne le soit pas avec elle-
même. Qu’une soit la couleur de toutes les actions. Le plus
grand devoir de la sagesse, comme son plus grand indice, c’est
que les œuvres concordent avec les mots, que l’homme soit
partout égal et identique à lui-même. « Qui le garantira ? » Peu
de gens, quelques-uns cependant. C’est, en effet, difficile, et je
ne dis pas que le sage ira toujours du même pas, mais par la
même route.
3 Observe-toi donc pour savoir si tes vêtements et ta
maison ne sont pas en dissension, si, prodigue envers toi-
même, tu n’es pas mesquin envers les tiens, si, dînant avec
sobriété, tu ne bâtis pas dans le luxe ; adopte une bonne fois
une règle de vie unique et aligne sur elle toute ta vie. Certains
se resserrent à la maison, se dilatent au-dehors et s’étalent :
c’est un vice que cette contradiction, et le signe d’une âme
vacillante, n’ayant pas encore trouvé sa propre tenue 2.
4 En outre, je dirai d’où vient cette inconstance et cette
différence entre les choses et les résolutions : nul ne se fixe
comme but ce qu’il veut ni ne persévère dans le but qu’il s’est
fixé mais saute par-dessus ; et non seulement il change mais
revient en arrière et retombe dans ce qu’il a déserté et
condamné.
5 C’est pourquoi, laissant de côté les anciennes définitions
de la sagesse pour embrasser la mesure tout entière de la vie
humaine, je puis me contenter de ceci : qu’est-ce que la
sagesse ? Toujours vouloir la même chose et ne pas vouloir la
même chose 3. Il est permis de ne pas ajouter la fameuse petite
restriction : que soit droit ce que tu veux. Il ne se peut pas, en
effet, qu’une même chose plaise toujours à quelqu’un si elle
n’est pas droite.
6 Les hommes, donc, ne savent ce qu’ils veulent qu’au
moment précis où ils le veulent ; vouloir ou ne pas vouloir
n’est arrêté par personne dans l’absolu ; le jugement varie
chaque jour, se tourne en son contraire et pour la plupart des
gens la vie se passe à jouer. Serre donc de près ce que tu as
commencé et peut-être seras-tu conduit soit au sommet, soit à
un niveau dont tu seras le seul à comprendre que ce n’est pas
encore le sommet.
7 « Que deviendra, demandes-tu, cette foule que forme ma
maisonnée sans fortune à la maison ? » Cette foule, quand elle
aura cessé de se nourrir à tes dépens, se nourrira par elle-
même, ou bien, ce que tu ne peux savoir, toi, par ton propre
bienfait, tu le sauras par celui de la pauvreté : elle retiendra les
amis vrais et sûrs ; s’en ira tout homme qui ne s’attachait pas à
toi mais à autre chose. Or, ne faut-il pas aimer la pauvreté
même à ce seul titre, qu’elle te montrera par qui tu es aimé ?
Oh ! Quand viendra-t-il, ce jour où nul ne te mentira pour te
rendre honneur !
8 Voici donc où tendre tes pensées, voilà ton souci, voilà
ton souhait, pour épargner au dieu tous les autres vœux :
contente-toi de toi-même et des biens qui naissent de toi. Quel
bonheur peut être plus proche ? Ramène-toi à de petites choses
d’où tu ne puisses tomber, et pour que tu le fasses plus
volontiers, j’en ferai l’objet du tribut de cette lettre que je
t’apporte à l’instant.
9 Tu auras beau me regarder de travers, c’est encore
aujourd’hui Épicure qui paiera volontiers pour moi : « ton
langage, crois-moi, paraîtra d’autant plus magnifique sur un
grabat et dans un chiffon ; ce ne seront pas, en effet, seulement
des paroles mais des preuves 4 ». Quant à moi, du moins,
j’écoute autrement ce que dit notre Démétrius 5 quand je l’ai
vu nu, couché sur bien moins qu’une paillasse : il ne donne pas
de préceptes de vérité mais un témoignage.
10 « Quoi donc ? N’est-il pas permis de mépriser les
richesses déposées dans notre bourse ? » Pourquoi ne le serait-
il pas permis ? Celui-là aussi possède une énorme force d’âme
qui, les voyant répandues tout autour de lui, s’étonne fort et
longuement qu’elles soient venues jusqu’à lui, en rit et laisse
dire qu’elles sont à lui plutôt qu’il ne le ressent. C’est
beaucoup de ne pas être corrompu par la compagnie des
richesses ; il est grand celui qui est pauvre au milieu des
richesses.
11 « Je ne sais pas, dis-tu, comment cet homme supportera
la pauvreté s’il y tombe. » Moi non plus, Épicure, je ne sais si
ce pauvre méprisera les richesses, s’il y tombe ! C’est
pourquoi, dans les deux cas, il faut évaluer l’intelligence et
regarder si l’un se complaît dans la pauvreté, si l’autre ne se
complaît pas dans les richesses. Autrement, grabat ou chiffon
ne sont qu’une preuve légère de bonne volonté à moins qu’il
ne soit visible qu’on ne les subit pas par nécessité mais qu’on
les préfère.
12 Du reste, c’est le fait d’un grand caractère de ne pas se
hâter vers ces usages comme s’ils étaient meilleurs, mais de
s’y préparer comme s’ils étaient faciles. Et ils le sont, Lucilius,
faciles ! En vérité, quand tu t’en seras approché après t’y être
beaucoup entraîné, ils seront aussi agréables ; il existe, en
effet, en eux ce sans quoi rien n’est agréable : l’absence de
soucis 6.
13 Je juge donc nécessaire (de faire) ce que je t’ai écrit
que de grands hommes ont souvent fait : de placer à intervalle
quelques jours où nous nous exercerons par une pauvreté
imaginaire à la vraie ; ce qu’il faut faire d’autant plus que nous
sommes tout imbibés de raffinements et que nous jugeons
toute chose dure et difficile. Il faut de préférence sortir l’âme
du sommeil, la picoter et l’avertir que la nature nous a
constitué un tout petit fonds. Nul ne naît riche ; tout homme
qui arrive à la lumière a reçu l’ordre de se contenter de lait et
d’un chiffon : après de tels débuts, des royaumes ne nous
convainquent pas ! Porte-toi bien.
Lettre 21
1 Tu juges avoir fort à faire avec les gens à propos
desquels tu m’as écrit : ta plus grande affaire, tu l’as avec toi-
même, c’est toi qui es une charge pour toi. Tu ne sais pas ce
que tu veux, tu sais mieux approuver les conseils honorables
que les suivre, tu vois où a été placé le bonheur mais tu n’oses
parvenir jusqu’à lui. Or, ce qu’il y a qui t’en empêche, puisque
toi-même tu le discernes mal, je le dirai : tu estimes grandes
les choses que tu vas abandonner, et lorsque tu t’es fixé
comme but cette absence de soucis à laquelle tu vas passer, te
retient l’éclat de cette vie d’où tu vas te retirer comme si tu
allais tomber dans un état mesquin et obscur.
2 Tu fais erreur, Lucilius : de cette vie à l’autre, on monte.
La différence qui existe entre le brillant et la lumière – celle-ci
ayant une source déterminée et qui lui est propre, l’autre
resplendissant de l’éclat d’autrui – c’est celle qui existe entre
cette vie et l’autre : l’une a été frappée par un éclat venant de
l’extérieur, tout homme qui lui fera obstacle projettera
immédiatement une ombre épaisse sur elle ; l’autre étincelle de
sa propre luminosité. Tes études de rendront illustre et célèbre.
3 Je te citerai l’exemple d’Épicure. Comme il écrivait à
Idoménée 1 et qu’il l’appelait à s’éloigner d’une vie bien en
vue pour rejoindre une gloire fidèle et stable (il était alors
ministre d’une puissance royale et traitait de grandes affaires),
il lui dit : « Si tu es touché par la gloire, mes lettres te rendront
plus connu que toutes ces affaires auxquelles tu te dévoues et à
cause desquelles on t’est dévoué 2. »
4 Est-ce qu’il a donc menti ? Qui connaîtrait Idoménée si
Épicure n’avait gravé (à jamais) son nom dans ses écrits ?
Tous ces mégistans 3, ces satrapes, le roi lui-même dont
dépendait le titre d’Idoménée, un oubli profond les a fait
disparaître. Le nom d’Atticus 4, les lettres de Cicéron ne le
laissent pas se perdre. Ne lui aurait servi de rien d’avoir pour
gendre Agrippa, Tibère pour petit-gendre et Drusus César pour
arrière-petit-fils ; parmi de si grands noms on tairait le sien si
Cicéron ne l’avait pris à ses côtés.
5 Une profonde couche de temps viendra au-dessus de
nous, peu de génies sortiront la tête et, destinés à s’en aller
dans le même silence un jour ou l’autre, ils résisteront à l’oubli
et affirmeront longtemps la propriété d’eux-mêmes. Ce
qu’Épicure a pu promettre à son ami, je te le promets, Lucilius
: j’aurai la faveur de la postérité, je peux faire sortir avec moi
des noms qui dureront. Notre Virgile a promis un souvenir
éternel à deux personnages 5 et leur garantit :
« Couple fortuné ! Si mes chants ont quelque pouvoir, nul
jour jamais ne vous enlèvera au souvenir des âges, tant que la
maison d’Énée jouxtera le rocher immobile du Capitole et que
le Patricien romain aura la souveraineté 6. »
6 Tous ceux que la fortune a portés sur le devant de la
scène, tous ceux qui ont été les membres et les agents de la
puissance d’un autre, leur faveur a été en plein essor, leur
maison très fréquentée tant qu’eux-mêmes ont été debout ;
après eux, leur souvenir a vite fait défaut. La considération des
génies va croissant et non seulement on rend honneur à leur
personne mais on recueille tout ce qui s’est attaché à leur
souvenir.
7 Pour qu’Idoménée ne soit pas venu gratuitement dans
ma lettre, c’est lui-même qui en paiera le prix sur son compte.
C’est à lui qu’Épicure a écrit cette célèbre sentence par
laquelle il l’exhorte à faire de Pythoclès 7 un grand propriétaire
sans emprunter la route de tout le monde qui est risquée : « Si
tu veux, dit-il, faire de Pythoclès un riche, il ne faut pas ajouter
à son argent mais retrancher à son désir 8. »
8 Trop évidente est cette sentence pour qu’il faille
l’interpréter, trop éloquente pour qu’il faille la commenter. Je
t’avertis seulement de ceci : ne va pas estimer que ce mot n’a
été dit qu’à propos des richesses ; à quoi que tu l’appliques, il
aura la même portée. Si tu veux faire de Pythoclès un homme
honorable, il ne faut pas ajouter à ses honneurs mais retrancher
à ses désirs ; si tu veux que Pythoclès soit dans un plaisir
perpétuel, il ne faut pas ajouter à ses plaisirs mais retrancher à
ses désirs ; si tu veux faire de Pythoclès un vieillard et remplir
sa vie, il ne faut pas ajouter à ses années mais retrancher à ses
désirs.
9 Ces paroles, il n’y a pas de raison de juger qu’elles sont
d’Épicure : elles sont à tout le monde. Ce qu’on a l’habitude
de faire au Sénat, j’estime, moi, qu’il faut le faire aussi en
philosophie : lorsque quelqu’un a émis un avis qui me plaît en
partie, je l’invite à diviser la question et je suis ce que
j’approuve. C’est d’autant plus volontiers que je rappelle des
mots remarquables d’Épicure qu’à ceux qui se réfugient chez
lui, conduits par un mauvais espoir, qui estiment qu’ils
posséderont un voile pour couvrir leurs vices, ils apportent la
preuve qu’où qu’ils aillent, il faut vivre honorablement.
10 Lorsque tu arriveras à ses petits jardins 9 et que tu liras
l’inscription : « hôte, ici tu te trouveras bien, ici le souverain
bien est le plaisir », le gardien de cette demeure sera prêt,
hospitalier, humain, il t’accueillera avec de la polenta, te
versera aussi de l’eau largement et dira : « Est-ce que tu as été
bien reçu ? » « Ces petits jardins, ajoute-t-il, n’excitent pas la
faim mais l’apaisent et ils n’augmentent pas la soif par les
boissons elles-mêmes, mais la calment avec un remède naturel
et gratuit ; voilà le plaisir dans lequel j’ai vieilli. »
11 Je te parle de ces besoins qui n’admettent pas de
consolation, auxquels il faut donner quelque chose pour qu’ils
cessent. Car, pour les besoins exceptionnels qu’il est permis de
différer, qu’il est permis de châtier et de réprimer, je n’aurai
qu’un point à rappeler : ce plaisir est naturel, non nécessaire.
Tu ne lui dois rien ; si tu fais quelque dépense, elle est
volontaire. Le ventre n’écoute pas les préceptes, il réclame, il
somme. Ce n’est pas, pourtant, un créancier pesant : on le
renvoie avec peu, pourvu que tu lui donnes ce que tu dois, non
ce que tu peux. Porte-toi bien.
Fin du livre II
LIVRE III
Lettre 22
1 Tu comprends désormais que tu dois te sortir de ces
occupations en vue et mauvaises, mais tu demandes comment
tu peux y arriver. Certaines actions ne se démontrent que sur
place ; un médecin ne peut choisir le moment de manger ou de
prendre un bain par correspondance : il faut tâter le pouls. Un
vieux proverbe dit que le gladiateur prend sa décision dans
l’arène : quelque chose sur le visage de l’adversaire, quelque
chose dans le mouvement de la main, quelque chose dans
l’inclinaison même du corps avertit l’observateur.
2 Ce qui se fait d’habitude, ce qu’il convient de faire, on
peut en général le consigner et l’écrire ; un conseil de ce genre
est donné non seulement pour les absents mais encore à la
postérité ; quant à cette autre question, de savoir quand cela
doit être fait ou de quelle manière, nul ne conseillera de loin, il
faut délibérer avec les faits eux-mêmes.
3 Il ne s’agit pas seulement d’être présent, mais d’être
vigilant pour guetter l’occasion qui se hâte 1 ; c’est pourquoi,
cherche-la du regard autour de toi, si tu la vois, saisis-la, et de
tout ton élan, de toutes tes forces fais en sorte de te dépouiller
de ces charges. Et, bien sûr, sois attentif à l’avis que je vais
prononcer : je juge que tu dois quitter ou cette vie, ou la vie.
Mais, en même temps, j’estime qu’il faut aller doucement, afin
de dénouer plutôt que de rompre le lien que tu as mal engagé,
pourvu que, s’il n’y a pas d’autre méthode pour le dénouer, tu
le rompes quand même. Nul n’est si craintif qu’il préfère
toujours pendre que de tomber une bonne fois !
4 En attendant, ce qui est primordial, ne t’entrave pas toi-
même ; contente-toi des affaires dans lesquelles tu t’es plongé,
ou plutôt, comme tu préfères le paraître, où tu es tombé (par
hasard). Il n’y a pas lieu de faire des efforts au-delà, ou tu
perdras ton excuse et il sera visible que tu n’y es pas tombé !
Ces raisons, en effet, qu’on invoque, d’habitude, sont fausses :
« Je n’ai pu faire autrement. Et si je ne voulais pas ? C’était
nécessaire… » Il n’est nécessaire pour personne de courir
après la chance ; c’est quelque chose, même si tu ne luttes pas
contre, de s’arrêter et de ne pas presser la fortune qui te porte.
5 Est-ce que tu seras offensé si je ne viens pas seulement
siéger en conseil mais que j’appelle des hommes bien entendu
plus prudents que je ne le suis moi-même, auxquels j’ai
l’habitude de m’en rapporter si j’ai quelque chose en
délibération ? Lis une lettre d’Épicure qui concerne notre
sujet, celle intitulée « à Idoménée 2 » à qui il demande de se
hâter de fuir autant qu’il peut avant qu’une force plus grande
n’intervienne et ne lui ôte la liberté de se retirer.
6 Il précise, cependant, qu’on ne doit rien essayer si l’on
ne peut le faire à propos et au moment opportun ; mais lorsque
ce moment qu’on a longtemps cherché à attraper est venu, on
doit sauter le pas, déclare-t-il. Il interdit de s’endormir à qui
pense à la fuite, et espère une issue salutaire même dans les
circonstances les plus difficiles, si nous ne nous hâtons pas
avant le moment ni ne nous relâchons sur le moment.
7 Maintenant, je suppose, tu demandes aussi un avis
stoïcien. Il n’y a pas lieu de les taxer devant toi de témérité :
ils sont plus réfléchis que courageux 3. Tu t’attends peut-être à
ce qu’ils te disent : « Il est honteux de plier sous son fardeau ;
bas-toi avec ta charge une fois que tu l’as reçue. Il n’est pas
courageux ni vaillant l’homme qui fuit l’effort, si sa force
d’âme ne va pas croissant avec la difficulté même des
choses. »
8 Voici ce qu’ils te diront s’il vaut la peine de persévérer,
s’il n’y a rien à faire ou à subir qui soit indigne d’un homme
bon ; autrement, il ne s’usera pas dans un effort mesquin et
humiliant et ne sera pas dans les affaires pour les affaires. Il ne
fera pas même ce que tu estimes qu’il fera, à savoir, engagé
dans la carrière politique, supporter toujours ses
bouillonnements ; mais quand il verra les ennuis dans lesquels
il roule, les incertitudes, les risques, il lâchera pied, ne
tournera pas le dos, mais insensiblement se retirera en lieu sûr.
9 Or il est facile, mon cher Lucilius, d’échapper aux
occupations si tu méprises la valeur des occupations ; c’est elle
qui nous retarde et nous retient. « Quoi donc ? j’abandonnerai
de si grands espoirs ? je partirai en pleine moisson ? Personne
à mon côté, une litière sans escorte, un atrium vide ? » Voilà
donc de quoi les hommes se retirent à contrecœur, et ils aiment
le salaire de leurs malheurs, tout en les maudissant !
10 Ils se plaignent de leur carrière politique comme d’une
maîtresse, c’est-à-dire, si tu regardes leur véritable passion,
qu’ils ne la haïssent pas mais lui font une scène. Examine-les
de près, ceux qui pleurent sur ce qu’ils ont désiré et qui parlent
de fuir ces choses dont ils ne peuvent se passer : tu verras
qu’ils s’attardent volontairement dans ce qu’ils supportent
dans la gêne et le malheur, à les entendre parler !
11 Oui, Lucilius, la servitude retient peu d’hommes, un
plus grand nombre retient la servitude. Mais si la déposer est
le dessein de ton âme, si tu es de bonne foi quand tu apprécies
la liberté, et que tu ne sollicites un délai que dans le but de
trouver l’occasion de le faire sans éprouver une inquiétude
perpétuelle, pourquoi la cohorte tout entière des stoïciens ne
t’approuverait-elle pas ? Tous les Zénons et les Chrysippes te
conseilleront des actions modérées, honorables.
12 Mais si, le dos tourné, tu n’hésites que pour regarder
alentour combien emporter avec toi, et avec quelle (grande)
somme d’argent équiper ton loisir, jamais tu ne trouveras
l’issue : personne ne surnage avec ses bagages. Sors du flot
pour mener une vie meilleure, les dieux t’étant propices, mais
non pas comme ils sont propices à ces gens auxquels, d’un air
bon et bienveillant, ils ont attribué des maux magnifiques,
avec pour seule excuse que ces dons qui brûlent, qui torturent
ont été faits à qui les souhaitait.
13 Déjà j’imprimais mon sceau sur la lettre. Il faut la
rouvrir pour qu’elle t’arrive avec le petit cadeau d’usage et
qu’elle emporte avec elle quelque phrase magnifique ; et voici
qu’elle se présente à moi, je ne sais si elle est plus vraie ou
plus éloquente. « De qui ? » demandes-tu. D’Épicure.
J’apporte encore, en effet, les bagages d’autrui :
14 « Il n’est personne qui ne sorte de la vie comme s’il
venait d’y entrer 4. » Prends qui tu veux, un jeune homme, un
vieillard, un homme d’âge moyen, tu les trouveras également
craintifs devant la mort, également ignorants devant la vie.
Personne n’a rien de fait ; nous avons, en effet, différé nos
affaires dans l’avenir. Rien ne me réjouit plus dans cette
phrase que ce reproche d’enfance fait aux vieillards !
15 « Personne, dit-il, ne sort de la vie autrement que
comme il est né. » C’est faux : nous mourons plus mauvais
que nous sommes nés. C’est notre faute, pas celle de la nature.
Elle, elle a le devoir de se plaindre de nous en disant : « Qu’est
ceci ? Je vous ai mis au monde sans désirs, sans craintes, sans
superstition, sans perfidie ou aucun autre fléau ; sortez tels que
vous êtes entrés. »
16 On a appris la sagesse si l’on meurt aussi dénué de
soucis qu’en naissant ; mais, en réalité, nous tremblons lorsque
le danger est proche, nous perdons notre force d’âme, nous
perdons nos couleurs, tombent des larmes qui ne serviront à
rien. Qu’y a-t-il de plus honteux que d’être inquiet au seuil
même d’un état sans souci ?
17 Or en voici la raison : nous sommes dépourvus de tous
les biens, nous souffrons d’avoir gâché notre vie. Pas une
seule de ses parties, en effet, ne s’est déposée à nos côtés, on
l’a laissée passer et elle s’est écoulée.
Personne ne se soucie de vivre bien mais de vivre
longtemps, alors qu’il est accessible à tout le monde de vivre
bien – de vivre longtemps, à personne. Porte-toi bien.
Lettre 23
1 Penses-tu que je vais t’écrire combien l’hiver qui a été
clément et court, s’est comporté humainement avec nous,
combien le printemps est mauvais, combien le froid vient à
contre-temps, ainsi que les autres bêtises de ceux qui
cherchent quoi dire ? Pour ma part, je t’écrirai quelque chose
qui puisse être profitable et à toi et à moi. Or, que sera-ce
sinon de t’exhorter à parvenir à une bonne intelligence ? Tu
demandes quel en est le fondement : ne pas te réjouir de
vanités. C’est le fondement, ai-je dit ? C’est le point
culminant 1.
2 Parvient sur les hauteurs celui qui sait ce qui le réjouit,
qui n’a pas placé son bonheur dans le pouvoir d’un autre ; est
inquiet et incertain de lui-même celui qu’un espoir quelconque
excite, quand il serait à portée de la main, facile à obtenir,
quand les objets espérés ne l’auraient jamais déçu.
3 Fais cela, avant tout, mon cher Lucilius : apprends à te
réjouir. Estimes-tu à présent que je te retire de nombreux
plaisirs en écartant les biens fortuits, en estimant que les
espoirs, amusements si doux, sont à éviter ? Bien au contraire,
je ne veux pas que te manque jamais la bonne humeur. Je veux
qu’elle naisse en ta maison ; elle y naît à condition de se
produire au-dedans de toi. Toutes les autres sortes de gaieté 2
n’emplissent pas la poitrine ; elles dérident le front, sont
faibles, à moins que par hasard tu ne juges, toi, joyeux, que
celui qui rit ; l’âme doit être alerte, confiante et dressée au-
dessus de tous les événements.
4 Crois-moi, la vraie joie est chose sévère. Ou bien,
d’après toi, est-ce un homme au visage détendu et, comme
disent nos raffinés, « guilleret », qui méprise la mort, ouvre sa
maison à la pauvreté, tient les plaisirs en bride, s’entraîne à
endurer les souffrances ? Celui qui retourne en lui ces pensées
est dans une grande joie, mais peu avenante. C’est en
possession de cette joie que je veux que tu sois : elle ne te fera
jamais défaut une fois que tu auras trouvé à quoi la demander.
5 L’exploitation des métaux à faible teneur se fait en
surface ; les plus riches sont ceux dont est cachée en
profondeur la veine qui répondra pleinement à l’attente de
celui qui creuse assidûment. Ces objets que savoure le vulgaire
comportent un plaisir mince et diffus, et toute joie importée
manque de fondement ; celle dont je parle, vers laquelle je
m’efforce de te conduire, est solide et apte à s’épanouir
davantage à l’intérieur.
6 Fais, je t’en prie, très cher Lucilius, ce qui seul peut
garantir le bonheur : disperse et foule aux pieds ces objets qui
resplendissent à l’extérieur, qui te sont promis par un autre ou
plutôt à tirer d’un autre ; regarde vers le vrai bien et réjouis-toi
de ce qui est à toi. Or, que signifie ce « de ce qui est à toi ? »
Toi en personne, et la meilleure partie de toi 3. Ton pauvre
corps également, même si rien ne peut se faire sans lui, crois
qu’il est une chose plus nécessaire que grande ; il fournit des
plaisirs vains, courts, suivis de remords et, s’ils ne sont dosés
avec une grande modération, voués à passer à l’état contraire.
Oui, je le dis : le plaisir se tient au bord du précipice, il penche
vers la douleur s’il ne respecte pas la mesure ; or, respecter la
mesure est difficile dans ce que tu as cru être un bien ; l’avide
désir du vrai bien est sans risque.
7 Tu demandes ce que c’est, ou bien d’où il surgit ? Je
dirai : d’une conscience bonne, d’intentions honorables,
d’actions droites, du mépris des biens fortuits, de la tenue
paisible et continue de la vie quand on marche sur la même
route. Car ces hommes qui sautent de projet en projet, ou qui
n’y sautent même pas mais s’y laissent envoyer par quelque
hasard, comment peuvent-ils posséder quelque chose de sûr ou
de durable, eux qui sont en suspens et vagabonds ?
8 Peu nombreux sont ceux qui mettent de l’ordre en eux et
dans leurs biens intentionnellement ; tous les autres, à la
manière des objets qui nagent sur les fleuves, n’avancent pas
mais se laissent porter ; parmi eux, les uns, une onde calme les
a retenus et charriés mollement, d’autres, un courant violent
les a entraînés, d’autres, l’eau près de la rive les a déposés
quand son cours languissait, d’autres, un torrent impétueux les
a rejetés en mer. Il faut donc décider ce que nous voulons et
persévérer dans ce but.
9 C’est ici le lieu de payer ma dette. Je puis, en effet, te
rendre une phrase de ton Épicure et acquitter cette lettre : « Il
est pesant d’en être toujours à ébaucher sa vie 4 » ; ou bien, si
le sens peut en être exprimé davantage de cette manière : « Ils
vivent mal, ceux qui en sont toujours à commencer de vivre. »
10 Pour quelle raison ? demandes-tu. Cette phrase, en
effet, a besoin d’une explication. Parce que toujours, pour ces
gens-là, la vie est inachevée ; or, on ne peut se tenir prêt à
mourir quand on vient de commencer à vivre. Il nous faut faire
en sorte d’avoir vécu assez ; nul n’offre cette garantie, à ne
faire que préparer la trame de sa vie.
11 Ne va pas estimer que ces hommes sont peu nombreux
: c’est le cas de presque tout le monde. Certains, en vérité,
commencent au moment où il faut cesser. Si tu juges cela
étonnant, j’ajouterai de quoi t’étonner davantage : certains ont
cessé de vivre avant de commencer ! Porte-toi bien.
Lettre 24
1 Tu es inquiet, écris-tu, du jugement à venir que ton
adversaire, dans sa folie furieuse, te notifie 1 ; selon toi, je vais
te conseiller d’envisager pour toi-même de meilleures
perspectives et de te reposer sur un espoir flatteur. Quelle
nécessité y a-t-il, en effet, à faire venir les maux, à anticiper
ceux qu’on doit souffrir assez tôt quand ils sont arrivés, et à
perdre le temps présent par peur de l’avenir ? Il est sot, sans
aucun doute, sous prétexte qu’un jour ou l’autre tu seras
malheureux, d’être déjà malheureux. Mais, moi, je te conduirai
loin des soucis par une autre route.
2 Si tu veux dépouiller toute inquiétude, quelque
événement que tu redoutes, envisage sa venue de toute façon,
et ce mal, quel qu’il soit, mesure-le toi-même par rapport à toi
et évalue ta propre crainte 2 : tu comprendras assurément que
ce dont tu as peur est ou bien sans importance ou bien sans
durée.
3 Il ne faut pas longtemps pour réunir les exemples qui te
fortifieront : toute époque en a offert. En quelque période de
l’histoire nationale ou internationale que tu reportes ta
mémoire, tu rencontreras des génies ou très assurés ou très
inspirés. Que peut-il t’arriver de plus dur si tu es condamné
que d’être envoyé en exil, que d’être conduit en prison ? Y a-t-
il quelque chose que l’on doive craindre au-delà du fait d’être
torturé au feu, de périr ? Énumère ces malheurs un par un et
cite ceux qui les ont méprisés : on n’a pas à les chercher mais
à les choisir !
4 Sa condamnation, Rutilius 3 la supporta comme si rien
de grave ne lui était arrivé sauf d’être mal jugé. L’exil,
Métellus 4 le supporta avec courage, Rutilius même avec
plaisir ; l’un garantit à la République qu’il reviendrait, l’autre
refusa son retour à Sylla auquel alors rien ne se refusait. En
prison, Socrate fit une conférence 5, il ne voulut pas sortir,
alors qu’il y en avait qui lui promettaient de le faire fuir, et il y
demeura afin d’ôter aux hommes la peur des deux choses les
plus pénibles qui soient, la mort et la prison.
5 Mucius 6 mit sa main dans les flammes. Il est atroce
d’être torturé au feu, combien plus atroce d’endurer cela en le
faisant toi-même ! Tu vois un homme sans instruction, ni
pourvu d’aucun précepte contre la mort ou la douleur, muni de
sa seule force de soldat, qui exige de lui-même une punition
pour avoir échoué ; regardant sa main droite en train de se
liquéfier sur un brasero de l’ennemi, il resta debout sans
enlever le squelette de sa main en train de fondre avant que le
feu ne lui fût soustrait par l’ennemi. Il aurait pu avoir plus de
chance dans ce camp, pas plus de courage. Vois combien plus
vive est la vertu pour affronter les épreuves que la cruauté
pour les infliger : Porsenna pardonna plus facilement à Mucius
d’avoir voulu tuer que Mucius à lui-même de n’avoir pas tué.
6 « On a rabâché, dis-tu, dans toutes les écoles ces
histoires-là ! Dès qu’on en sera arrivé au mépris de la mort, tu
me raconteras (celle de) Caton… » Pourquoi ne te raconterais-
je pas, moi, cette dernière nuit qu’il passa à lire un livre de
Platon 7, une épée posée à son chevet ? Il avait prévu ces deux
moyens dans les périls extrêmes, l’un pour avoir la volonté de
mourir, l’autre pour en avoir la possibilité. Donc, après avoir
ordonné ses affaires autant qu’elles pouvaient l’être, réduites
en pièces et à la dernière extrémité qu’elles étaient, il estima
qu’il fallait faire en sorte de ne donner à personne ni la
permission de tuer Caton, ni l’occasion de le garder sauf.
7 Et, serrant son épée, qu’il avait gardée jusqu’à ce jour
pure de toute effusion de sang : « Tu n’as rien fait, s’écria-t-il,
fortune, en t’opposant à tous mes efforts. Ce n’est pas pour ma
liberté, jusqu’ici, mais pour celle de la patrie que j’ai
combattu, et je n’agissais pas avec tant d’acharnement pour
vivre libre, mais parmi des hommes libres ; maintenant,
puisque la situation du genre humain est désespérée, que
Caton soit conduit en lieu sûr. »
8 Il s’infligea ensuite une blessure mortelle ; lorsque les
médecins eurent bandé la plaie, s’il avait moins de sang, moins
de vigueur, il avait la même force d’âme : en colère désormais
non seulement contre César mais contre lui-même, il porta ses
mains nues sur la blessure et ce noble souffle qui méprisait
toute puissance, il ne le rendit pas mais le rejeta.
9 Si j’entasse maintenant des exemples, ce n’est pas dans
le but d’exercer mon talent, mais pour t’exhorter contre ce qui
paraît le plus terrible ; or je t’exhorterai plus facilement si je
montre qu’il n’y eut pas que des héros courageux pour
mépriser ce moment où l’on expire, mais que certains, lâches
par ailleurs, ont égalé dans cette affaire la force d’âme des plus
courageux, comme le beau-père de Cn. Pompée, Scipion 8, qui,
ramené en Afrique par un vent contraire, quand il vit son
bateau capturé par les ennemis, se transperça de sa lame et, à
ceux qui demandaient où était le général, répondit : « le
général va bien ».
10 Cette parole le fit l’égal de ses ancêtres et permit de ne
pas s’interrompre à la gloire accordée par le destin aux
Scipions en Afrique. C’était beaucoup de vaincre Carthage,
mais c’est plus (important) de vaincre la mort. Il répondit : « le
général va bien » : est-ce autrement que devait mourir un
général, et, qui plus est, de Caton ?
11 Je ne te renvoie pas aux ouvrages d’histoire et ne
rassemble pas ceux qui, dans tous les siècles, ont méprisé la
mort – lesquels sont très nombreux. Tourne ton regard vers
cette époque qui est la nôtre, dont nous déplorons la langueur
et les raffinements : elle fournira des hommes de tout rang, de
toute fortune, de tout âge, qui ont coupé court à leurs maux par
la mort. Crois-moi, Lucilius, loin d’avoir à craindre la mort, on
doit à son bienfait de n’avoir rien à craindre.
12 C’est pourquoi écoute sans te faire de souci les
menaces de ton adversaire ; et quoique ta conscience te donne
confiance en toi, pourtant, vu que beaucoup d’éléments
étrangers à la cause ont de l’influence, espère en la plus grande
équité et, en même temps, prépare-toi à la plus grande iniquité.
Or, souviens-toi, avant tout, d’ôter aux choses leur alarme et
de voir ce qui se trouve en chacune : tu sauras qu’il n’y a rien
de terrible en elles si ce n’est la crainte elle-même.
13 Ce que tu vois se produire chez les enfants nous arrive
aussi à nous qui ne sommes que des enfants un peu plus
grands : les êtres qu’ils aiment, auxquels ils sont accoutumés,
avec lesquels ils jouent, s’ils les voient masqués, ils sont
épouvantés. Ce n’est pas seulement aux hommes mais aux
choses qu’il faut ôter le masque et rendre leur (vrai) visage.
14 Pourquoi me montrer des épées et des flammes avec
une foule de bourreaux grondant autour de toi ? Enlève ce
cortège sous lequel tu te caches et terrifies les sots : tu es la
mort que récemment l’un de mes esclaves, qu’une servante ont
méprisée. Pourquoi, toi encore, me déployer fouets et
chevalets en grand apparat ? Pourquoi spécialement adaptées à
chaque articulation, des machines spéciales pour les disloquer
ainsi que mille autres moyens de déchiqueter un homme
morceau par morceau ? Dépose ces objets qui nous
paralysent ; ordonne que se taisent les gémissements, les
hurlements et l’atrocité des cris que pousse celui qu’on
déchire. Tu es la douleur, n’est-ce pas, que ce goutteux
méprise, que ce malade de l’estomac supporte jusqu’au bout
au milieu de ses repas raffinés, qu’une jeune fille endure
jusqu’au bout pendant son accouchement. Tu es légère si je
peux te supporter ; tu es courte si je ne peux pas te supporter.
15 Repasse dans ton âme ces idées que tu as souvent
entendues, souvent dites. Mais les as-tu vraiment entendues,
les as-tu vraiment dites ? Prouve-le dans la réalité ; rien de
plus honteux, en effet, que la critique habituelle qu’on nous
oppose, que nous faisons de la philosophie en paroles, non en
actes. Quoi ? Toi-même, n’as-tu su que d’aujourd’hui que te
menace la mort, et l’exil, et la douleur ? Tu es né pour ces
malheurs ; tout ce qui peut se produire, pensons-le comme à
venir.
16 Ce que je te recommande de faire, je sais du moins
que tu l’as fait ; aujourd’hui je te recommande encore de ne
pas plonger ton âme dans cette mauvaise inquiétude : elle
s’émoussera, en effet, et aura moins de vigueur lorsqu’il lui
faudra se relever. Fais-la passer de ta cause particulière à celle
de tout le monde ; dis que tu as un pauvre corps mortel et
fragile, qu’elle ne viendra pas seulement d’un mauvais
traitement ou de forces plus puissantes, la douleur qui lui sera
notifiée : les plaisirs eux-mêmes se transforment en tourments,
les festins apportent l’aigreur d’estomac ; les beuveries,
l’engourdissement des nerfs et le tremblement ; les excès
sensuels des déformations aux pieds, aux mains, à toutes les
articulations.
17 Je deviendrai pauvre : je serai en plus nombreuse
compagnie. Je serai exilé : je supposerai que je suis né là où
l’on m’enverra. Je serai enchaîné : et alors ? aujourd’hui suis-
je sans liens ? C’est au lourd poids de mon corps que la nature
me tient serré. Je mourrai : tu veux dire, je cesserai de pouvoir
être malade, je cesserai de pouvoir être enchaîné, je cesserai de
pouvoir mourir.
18 Je ne suis pas assez bête pour reprendre en ce lieu la
chanson épicurienne 9 et dire que vaines sont les peurs des
Enfers, qu’il n’y a pas d’Ixion tournant sur sa roue, pas de
rocher que Sisyphe pousse des épaules sur une côte, qu’il n’est
personne dont les entrailles peuvent chaque jour et renaître et
être dévorées : nul n’est assez enfant pour craindre Cerbère,
les ténèbres et l’état de fantômes auquel sont réduits les
squelettes 10. La mort soit nous anéantit, soit nous délivre ; si
nous sommes affranchis, le meilleur subsiste une fois notre
fardeau retiré, si nous sommes anéantis, rien ne subsiste, biens
et maux sont également enlevés.
19 Permets-moi en ce lieu de citer un vers de toi, en te
recommandant au préalable de juger que tu as écrit ces mots
moins pour les autres que pour toi. Il est honteux de dire une
chose et d’en sentir une autre ; combien plus honteux d’écrire
une chose et d’en sentir une autre ! Je me souviens que tu as
une fois traité ce thème, que nous ne tombons pas
soudainement dans la mort mais que nous y marchons petit à
petit.
20 Chaque jour nous mourons ; chaque jour, en effet, est
ôtée une partie de la vie et alors même que notre âge s’accroît,
la vie décroît. Nous avons perdu l’enfance, puis l’adolescence,
puis la jeunesse. Jusqu’à hier tout le temps qui a passé a péri ;
ce jour même que nous vivons, nous le partageons avec la
mort. De la même manière que ce n’est pas la dernière goutte
qui vide une clepsydre mais tout ce qui s’est écoulé
auparavant, de même l’heure ultime à laquelle nous cessons
d’être ne fait pas la mort à elle seule mais à elle seule
anéantit ; c’est alors que nous parvenons à elle, mais nous
avons mis longtemps à venir.
21 Après avoir écrit tout cela dans ton style habituel,
toujours grand bien entendu, jamais pourtant plus vif que
lorsque tu accommodes les mots à la vérité, tu as dit :
« La mort ne vient pas qu’une fois, et celle qui emporte
n’est que la mort ultime 11. » Je préfère que tu te lises (toi)
plutôt que ma lettre : il te deviendra visible, en effet, que cette
mort que nous craignons est la dernière, non pas la seule.
22 Je vois où tu regardes : tu cherches ce que j’ai inséré
dans cette lettre, quel mot rempli de force d’âme de quelque
penseur, quel utile précepte. La matière justement que nous
avons maniée fournira l’envoi. Épicure ne critique pas moins
ceux qui désirent fortement la mort que ceux qui la craignent,
et il déclare : « Il est ridicule de courir à la mort par dégoût de
la vie, alors que c’est ton genre de vie qui t’a obligé à courir à
la mort 12. »
23 Il dit la même chose ailleurs : « Quoi de plus ridicule
que de rechercher la mort, quand tu as privé ta vie de repos par
peur de la mort 13 ? » Il est permis d’ajouter à ces maximes
celle-ci qui est de la même veine, que si grande est
l’imprudence des hommes, ou plutôt leur démence, que
certains par crainte de la mort sont contraints à la mort 14 !
24 Quelle que soit celle de ces maximes que tu auras
méditée, tu fortifieras ton âme pour qu’elle endure tant la mort
que la vie 15 ; c’est dans un double but, en effet, qu’il faut nous
avertir et nous affermir : et pour que nous n’aimions pas trop
la vie, et pour que nous ne la haïssions pas trop. Même lorsque
la raison se persuade d’en finir, il ne faut pas prendre son élan
avec témérité ni par une fuite en avant.
25 L’homme courageux et sage a le devoir de ne pas fuir
hors de la vie mais d’en sortir ; et, avant tout, on évitera
également cette fameuse passion qui s’est emparée de
beaucoup : l’envie de mourir. Il existe, en effet, mon cher
Lucilius, comme pour d’autres objets, une inclination
inconsidérée de l’âme même pour mourir, qui a emporté des
hommes souvent nobles et d’un caractère très vif, souvent
lâches et passifs : les premiers méprisent la vie, les seconds en
sont accablés.
26 Certains en ont assez de faire et de voir les mêmes
choses, les gagne non la haine de la vie mais son ennui, pente
où nous glissons, poussés par la philosophie elle-même, en
disant : « Jusques à quand les mêmes choses ? Ne vais-je pas
me réveiller, dormir, manger, avoir faim, avoir froid, avoir
chaud ? Rien n’a de fin, toutes choses s’enchaînent en cercle,
fuient et se suivent ; la nuit chasse le jour, le jour la nuit, l’été
fait place à l’automne, l’hiver presse l’automne serré de près
par le printemps ; toutes choses passent ainsi pour revenir. Je
ne fais rien de nouveau, je ne vois rien de nouveau : on en a
parfois jusqu’à la nausée. » Nombreux sont-ils pour juger que
vivre n’est pas atroce mais superflu. Porte-toi bien.
Lettre 25
1 En ce qui concerne nos deux amis, il faut aller par des
routes opposées ; dans un cas, en effet, les vices doivent être
amendés, dans l’autre, ils doivent être brisés. J’userai d’une
entière liberté : ce dernier, si je ne le heurte pas, c’est que je ne
l’aime pas. « Quoi donc ? dis-tu, un pupille quadragénaire, tu
penses le contenir sous ta tutelle 1 ? Regarde son âge déjà
endurci et peu maniable : il ne peut être réformé ; ne se
façonnent que les matières tendres. »
2 Je ne sais si j’obtiendrai un progrès : je préfère un
insuccès à une infidélité. Et tu ne désespéreras pas de pouvoir
guérir des malades même de longue date, si tu ne t’es pas
dressé contre leur intempérance, si tu ne les as pas contraints à
faire et à endurer bien des choses malgré eux. Dans l’autre non
plus, je n’ai guère confiance, sauf sur un point : jusqu’à
présent il rougit de commettre des fautes ; il faut alimenter
cette honte 2 qui, tant qu’elle durera dans son âme, donnera
lieu à un bon espoir.
3 Avec ce vétéran-ci, je pense qu’il faut agir avec plus de
précaution afin qu’il n’en vienne pas à désespérer de lui-
même ; et il n’y avait pas de meilleur moment d’attaquer que
celui où il fait une pause, où il est semblable à un homme
amendé. À d’autres, cet entracte dans sa vie en a imposé, à
moi, il ne me donne pas le change : je m’attends à ce qu’à
grand renfort d’intérêts reviennent ses vices dont je sais
qu’aujourd’hui ils se sont relâchés sans avoir disparu. Je
consacrerai des jours à ce cas-ci, et si quelque chose peut être
fait ou ne le peut pas, je le saurai par expérience.
4 Quant à toi, garantis-nous, comme tu le fais, que tu es
courageux et réduis tes bagages : rien de ce que nous
possédons n’est nécessaire. Retournons à la loi de la nature ;
les richesses sont à portée. Ce dont nous manquons est soit
gratuit, soit de peu de valeur : la nature a besoin de pain et
d’eau. Nul n’est pauvre pour ces choses ; tout homme qui a
enfermé son besoin à l’intérieur de ces limites rivalisera en
bonheur avec Jupiter en personne, comme le déclare Épicure
dont je glisserai une phrase dans cette lettre :
5 « Fais toute chose, dit-il, comme si Épicure te
regardait 3. » Il est profitable, sans aucun doute, de s’être
imposé un gardien et d’avoir quelqu’un vers qui tourner ton
regard, dont tu juges qu’il participe à tes pensées. Il est, bien
entendu, de loin plus grandiose de vivre comme sous les yeux
d’un homme bon et toujours présent, mais moi, ce dont je me
contente, c’est que tu fasses tout ce que tu feras comme si
quelqu’un te regardait : la solitude nous inspire tous les maux.
6 Dès que tu auras progressé assez pour avoir en toi aussi
le respect de toi-même, il te sera permis de renvoyer le
pédagogue : en attendant, mets-toi sous la garde de l’autorité
de quelques-uns – que ce soit Caton, ou Scipion 4, ou Lélius,
ou un autre par l’intervention duquel même les hommes
perdus réprimeraient leurs vices, pendant que tu te transformes
en celui en compagnie de qui tu n’oserais pas commettre de
faute. Lorsque tu auras effectué cette transformation et qu’aura
commencé d’exister en toi quelque considération pour toi-
même, je commencerai à te permettre ce que conseille le
même Épicure : « Retire-toi en toi-même principalement au
moment où tu es contraint d’être dans une foule 5. »
7 Il convient que tu te différencies du grand nombre,
pourvu qu’il soit sans risque pour toi de rentrer en toi-même.
Regarde les gens un par un autour de toi : il n’est personne
pour qui il ne serait pas plus satisfaisant d’être avec n’importe
qui plutôt qu’avec soi-même. « Retire-toi en toi-même
principalement au moment où tu es contraint d’être dans une
foule » – si tu es un homme bon, si tu connais le repos, si tu es
tempérant. Autrement, tu dois rentrer dans la foule, loin de toi
: ici, tu es trop près d’un homme mauvais. Porte-toi bien.
Lettre 26
1 Je te disais tantôt que j’étais en vue de la vieillesse 1 :
désormais je redoute d’avoir laissé la vieillesse derrière moi.
C’est désormais un autre terme qui convient à ces années, du
moins pour l’état actuel de mon corps, puisque aussi bien, la
vieillesse est le nom donné à l’âge fatigué, non pas brisé :
compte-moi parmi les décrépits et ceux qui touchent à la
dernière extrémité.
2 Je me sais, pourtant, gré devant toi : je ne sens pas dans
mon âme l’injure de l’âge, alors que je la sens dans mon corps.
Il n’y a que mes vices et les serviteurs de mes vices qui aient
vieilli : mon âme reste vigoureuse et elle se réjouit de ne pas
avoir grand-chose en commun avec le corps ; elle a posé une
grande part de son fardeau. Elle exulte et discute avec moi de
la vieillesse : elle déclare que c’est le moment de sa floraison.
Croyons-la : qu’elle use du bien qui est le sien.
3 Elle m’ordonne de réfléchir pour discerner ce que, dans
cette tranquilité et cette modestie de mes mœurs, je dois à la
sagesse, ce que je dois à l’âge, et d’examiner minutieusement
ce que je ne peux pas, ce que je ne veux pas faire, prêt à me
comporter comme si je ne voulais pas ce que je me réjouis de
ne pas pouvoir (faire). De quoi se plaindre, en effet, de quelle
incommodité, si tout ce qui devait cesser a fait défection ?
4 « L’incommodité la plus grande, dis-tu, est d’être
diminué, de dépérir, et, pour dire le mot exact, de “fondre”.
Nous ne sommes pas, en effet, repoussés et terrassés
subitement : nous sommes dévorés ; les jours, un à un,
soustraient quelque chose à nos forces. » Est-il meilleure issue
que de glisser vers sa fin par dissolution naturelle ? Non parce
qu’un coup reçu et une sortie soudaine de la vie sont quelque
chose de mal, mais parce que c’est emprunter une route facile
que d’en être dérobé (en douceur). Pour moi, du moins,
comme si approchait l’expérience et que ce jour qui portera sa
sentence sur toutes mes années était arrivé, je m’observe et me
parle de la sorte :
5 « Ne vaut rien, (me) dis-je, jusqu’à présent ce que nous
avons produit en actes comme en paroles ; ce ne sont que
faibles et trompeurs gages de l’âme, enveloppés de racolages
multiples : sur mes progrès, je ne suis prêt à croire que la mort.
C’est donc sans crainte que je mets de l’ordre en moi pour être
prêt ce jour-là, détours et fards écartés, à me juger 2 afin de
savoir si mon courage n’est que dans mes mots ou s’il est un
vrai sentiment, si ne furent que simulation et comédie toutes
les paroles opiniâtres que j’ai pu lancer contre la fortune.
6 « Écarte l’appréciation des hommes : elle est toujours
douteuse et partagée en pour et contre. Écarte les études
menées pendant une vie entière : ce sera à la mort de
prononcer sur toi. Oui, je le dis : conférences, conversations
cultivées, paroles recueillies dans les préceptes des sages et
langage érudit ne démontrent pas la vraie force de l’âme ; il
existe, en effet, un discours audacieux même chez les plus
craintifs. Ce que tu as rendu, deviendra visible au moment où
tu rendras ton dernier souffle. J’accepte la condition, je ne
m’effraie pas du jugement. »
7 Je m’entretiens ainsi avec moi-même, mais pense que je
me suis entretenu aussi avec toi. Tu es plus jeune :
qu’importe ? Les années ne sont pas comptées. Est
indéterminé le lieu où la mort t’attend ; c’est pourquoi, toi,
attends-la en tout lieu.
8 Je voulais déjà m’arrêter et ma main regardait vers la
conclusion, mais il faut payer ses dettes et donner à cette lettre
l’argent de la route. Suppose que je ne dise pas où j’ai
l’intention d’emprunter : tu sais au coffre de qui je me servirai.
Attends-moi un tout petit peu et le compte se fera à partir de
chez moi ; dans l’intervalle, Épicure sera accommodant 3, lui
qui déclare : « Entraîne-toi à la mort 4 », ou plutôt, si le sens
peut ainsi en passer plus commodément jusqu’à nous :
9 « C’est une chose remarquable que d’apprendre la mort
à fond. » Il est superflu, penses-tu peut-être, d’apprendre ce
qui ne doit servir qu’une seule fois. C’est précisément ce pour
quoi nous avons le devoir de nous y entraîner : il faut toujours
apprendre ce que nous ne pouvons vérifier par l’expérience si
nous le savons.
10 « Entraîne-toi à la mort » : qui dit cela ordonne de
s’entraîner à la liberté. Qui a appris à mourir a désappris à être
esclave ; il est au-dessus de toute puissance, du moins en
dehors d’elle. Que lui font la prison, les gardes et les verrous ?
Il a une porte libre. Il n’y a qu’une seule chaîne qui nous tient
ligotés, l’amour de la vie 5, qui, s’il ne doit pas être rejeté, doit
être diminué de telle sorte que, si un jour la situation l’exige,
rien ne nous retienne ni ne nous empêche d’être fin prêts à
faire sur-le-champ ce qu’un jour où l’autre il faut faire. Porte-
toi bien.
Lettre 27
1 « C’est toi, dis-tu, qui me donnes des conseils : c’est que
tu t’es déjà conseillé toi-même, que tu t’es déjà corrigé ? Voilà
pourquoi tu es disponible pour en amender d’autres ? » Je ne
suis pas assez malhonnête pour, étant malade, me charger de
leurs traitements, mais, comme si j’étais couché dans la même
infirmerie, je parle en ta compagnie de notre mal commun et
partage avec toi mes remèdes. Écoute-moi donc comme si je
me parlais à moi-même ; je t’admets dans ma vie secrète et,
avec ta participation, je me montre exigeant envers moi 1.
2 Moi-même, je me crie : « Compte tes années, et tu auras
honte de vouloir les mêmes choses que tu voulais, enfant, de te
procurer les mêmes choses. Donne-toi, enfin, cette garantie à
l’approche du jour de ta mort : que meurent tes vices avant toi.
Renvoie ces plaisirs désordonnés, qui se paient cher : ils
nuisent non seulement quand ils vont arriver, mais quand ils
sont passés. Comme pour les crimes dont, même s’ils n’ont
pas été pris sur le fait, l’inquiétude ne s’en va pas avec eux,
ainsi les plaisirs malhonnêtes suscitent même après eux un
remords 2. Ils ne sont pas solides, ils ne sont pas fidèles ; même
s’ils ne nuisent pas, ils fuient.
3 Regarde plutôt autour de toi quelque bien durable ; or il
n’en est aucun sauf celui que l’âme trouve pour elle à tirer
d’elle-même. La vertu seule garantit une joie perpétuelle, sans
souci ; même si quelque obstacle se présente, il intervient à la
manière des nuages qui sont entraînés à basse altitude sans
jamais éclipser le jour. »
4 Quand aura-t-on l’occasion de parvenir à cette joie ?
Non que l’on se relâche jusqu’à présent, mais il faut se hâter.
Beaucoup reste à faire d’un ouvrage auquel il est nécessaire
que tu consacres personnellement tes veilles, personnellement
tes efforts, si tu désires qu’il soit réalisé : cette affaire
n’accepte pas de délégation.
5 Un autre genre d’écrits admet une assistance. Calvisius
Sabinus était un homme riche de notre époque ; d’un affranchi
il possédait et le patrimoine et le caractère ; je n’ai jamais vu
homme heureux de façon plus indécente. Il avait une mémoire
si mauvaise que lui échappaient les noms tantôt d’Ulysse,
tantôt d’Achille, tantôt de Priam, qu’il aurait dû connaître
aussi bien que nous connaissons nos pédagogues 3. Nul
huissier un peu vieux, qui ne restitue pas les noms mais les
distribue au hasard, ne saluait de travers toutes les tribus 4
autant que lui, Troyens et Achéens ! Néanmoins il voulait
paraître instruit.
6 C’est pourquoi il imagina ce raccourci : pour une forte
somme, il acheta des esclaves, l’un pour retenir Homère, un
autre Hésiode, il affecta, en outre, aux lyriques, neuf autres
individus 5. Qu’il les ait achetés cher, il n’y a pas là de quoi
t’étonner : il ne les avait pas trouvés, il en passa commande !
Après qu’on lui eut préparé ce personnel, il commença à
troubler le repos de ses convives. Il gardait ces esclaves à ses
pieds ; et tout en leur demandant sans cesse des vers à citer,
souvent il restait court au milieu d’un mot.
7 Satellius Quadratus, rongeur de riches sots, par suite
rieur à leur service et, ce qui va avec les deux, rieur à leurs
dépens, lui conseilla de posséder des grammairiens ramasse-
miettes 6 ! Sabinus ayant affirmé que chacun de ces esclaves
lui coûtait cent mille sesterces : « tu aurais acheté moins cher,
dit-il, autant d’étuis à manuscrit ». Lui, cependant, persistait
dans cette opinion : il pensait savoir ce que quiconque dans sa
maison savait.
8 Le même Satellius commença de l’exhorter à faire de la
lutte, lui qui était malade, pâle, maigre. Sabinus lui ayant
répondu : « Et comment puis-je ? C’est à peine si je vis »,
« Ne dis pas ça, s’écria-t-il, je t’en conjure ! Ne vois-tu pas
combien d’esclaves en pleine forme tu as ? » Une bonne
intelligence ne se prête ni ne s’achète ; et je pense que, si elle
était à vendre, elle ne trouverait pas acheteur ; tandis que la
mauvaise s’achète tous les jours.
9 Mais reçois déjà ce que je te dois, et porte-toi bien :
« Est richesse la pauvreté ordonnée selon la loi de la nature 7. »
Ceci, Épicure le dit souvent sous une forme ou sous une autre,
mais on ne dit jamais trop ce qu’on n’apprend jamais assez ; à
certains il faut indiquer les remèdes, à certains, il faut les
imposer. Porte-toi bien.
Lettre 28
1 Tu penses que cela n’est arrivé qu’à toi seul et tu
t’étonnes comme d’une chose nouvelle que par un si long
voyage et tant de lieux divers tu n’aies pas dissipé la tristesse
et la lourdeur de ton intelligence : c’est d’âme que tu dois
changer, non de ciel. Quand bien même tu aurais traversé la
vaste mer, quand bien même, comme dit notre Virgile, « Terres
et villes reculeraient 1 », te suivront où que tu parviennes, tes
vices.
2 À quelqu’un qui se plaignait de la même chose, Socrate
dit : « Pourquoi t’étonner que tes voyages ne te profitent en
rien, quand c’est toi que tu promènes à la ronde ? Te talonne la
même cause qui t’a chassé. » Quelle aide peut apporter la
nouveauté des terres ? Quelle aide, la connaissance des villes
et des lieux ? Cette agitation ne mène qu’à la stérilité. Tu
demandes pour quelle raison cette fuite ne t’aide pas : tu fuis
avec toi 2. Il faut déposer le fardeau de ton âme ; aucun lieu
auparavant ne te plaira.
3 Réfléchis que ton état est maintenant semblable à celui
de la prêtresse que notre Virgile représente déjà excitée,
aiguillonnée et renfermant abondamment en elle un souffle qui
n’est pas le sien :
« La prêtresse fait la bacchante, au cas où elle pourrait
secouer le grand dieu de sa poitrine 3. »
Tu t’en vas ici et là pour secouer le poids assis sur toi, que
l’agitation elle-même rend plus incommode, tout comme, sur
un bateau, un chargement immobilisé exerce moins de
pression ; inégalement arrimé, il fait couler plus vite la partie
sur laquelle il penche. Tout ce que tu fais, tu le fais contre toi,
et par ton propre mouvement tu te nuis ; c’est un malade que
tu secoues.
4 En revanche, lorsque tu te seras ôté ce mal, tout
déplacement deviendra agréable ; on aura beau te chasser aux
extrémités de la terre, dans quelque recoin de la barbarie où tu
sois installé, elle te sera hospitalière, cette résidence, quelle
qu’elle soit. Qui tu es quand tu arrives importe plus que
l’endroit où tu arrives, et c’est pourquoi nous avons le devoir
de n’assujettir notre âme à aucun lieu. Il faut vivre avec cette
conviction : « Je ne suis pas né pour un seul recoin ; ma patrie,
c’est le monde tout entier 4. »
5 Si c’était pour toi évident, tu ne t’étonnerais pas de ne
trouver aucune aide dans la diversité des régions où tu
déménages sans cesse par dégoût des précédentes ; chacune
d’elles, en effet, t’aurait plu en premier, si toute région, tu la
considérais comme tienne. Maintenant, tu ne voyages pas, tu
erres, tu es poussé, et tu te déplaces de lieu en lieu, alors que
ce que tu recherches, bien vivre, se trouve déposé en tout lieu.
6 Que peut-il exister d’aussi désordonné que le forum ? Là
aussi, il est permis de vivre en repos, si nécessaire. Mais s’il
était permis de disposer de soi, je fuirais au loin aussi la vue et
le voisinage du forum ; car, comme les lieux pénibles
éprouvent jusqu’à la santé la plus robuste, ainsi, pour une
bonne intelligence aussi, pas encore achevée jusqu’à présent et
en train de se consolider, il existe des lieux peu salubres.
7 Je ne partage pas le sentiment de ceux qui vont au
milieu des vagues et qui, donnant leur approbation à une vie
pleine d’alarmes, mettent une grande force d’âme à se colleter
chaque jour avec les difficultés pratiques. Le sage les
supportera, ne les choisira pas, et il préférera être en paix
plutôt qu’en lutte ; il n’est guère profitable d’avoir rejeté ses
vices s’il faut batailler avec ceux d’autrui.
8 « Trente tyrans, dit-on, ont entouré Socrate sans pouvoir
briser son âme 5. » Qu’importe le nombre de maîtres ? la
servitude est une ; qui l’a méprisée dans la foule, aussi
nombreuse soit-elle, de ceux qui règnent en maîtres, est libre.
9 Il est temps de m’arrêter, mais à condition d’acquitter au
préalable le péage : « La connaissance de la faute est le
commencement de la santé 6. » Ceci, Épicure me paraît l’avoir
remarquablement dit ; car qui ne sait pas qu’il commet des
fautes ne veut pas être corrigé ; il convient de te prendre sur le
fait avant de t’amender.
10 Certains se glorifient de leurs vices ; à ton avis, a-t-on
une pensée pour le remède quand on compte ses maux pour
des vertus ? Voilà pourquoi, autant que tu le peux, démontre ta
propre culpabilité, enquête contre toi ; joue d’abord le rôle
d’accusateur, ensuite de juge, en tout dernier lieu
d’intercesseur 7 ; parfois heurte-toi. Porte-toi bien.
Lettre 29
1 Tu t’enquiers de notre (ami) Marcellinus et tu veux
savoir ce qu’il fait. Il vient rarement nous voir, pour la seule
raison qu’il craint d’entendre la vérité – danger dont il est
éloigné pour le moment : on ne doit la dire, en effet, qu’à celui
qui est capable de l’entendre. Voilà pourquoi au sujet de
Diogène 1 comme des autres cyniques qui ont usé d’une liberté
indistincte en donnant des conseils au tout-venant, on doute
habituellement s’ils avaient le devoir d’agir ainsi. Quel
résultat, en effet, si l’on critique des sourds ou des muets de
naissance ou de maladie ?
2 « Pour quelle raison, demandes-tu, économiser les
mots ? Ils sont gratuits. Je ne puis savoir si je serais profitable
à celui que je conseille ; je sais seulement que je serai
profitable à quelqu’un, si je conseille beaucoup de gens. La
main doit semer à la volée : il ne peut se faire que l’on ne
remporte quelquefois des succès quand on multiplie les
essais. »
3 Cela, mon cher Lucilius, j’estime qu’un grand homme
ne doit pas le faire : son autorité se dilue et n’a plus assez de
poids auprès de ceux que, moins galvaudée, elle pourrait
corriger. L’archer 2 a le devoir non d’atteindre la cible
quelquefois, mais de ne la manquer que quelquefois ; il n’est
pas d’art qui parvienne à la réalisation par hasard. La sagesse
est un art : qu’elle vise un but précis, qu’elle choisisse des
êtres capables de progresser, qu’elle s’écarte de ceux dont elle
a désespéré, sans les abandonner trop vite cependant, ni, alors
même qu’elle désespère, essayer les derniers remèdes.
4 De notre Marcellinus, pour ma part, je ne désespère pas
encore ; il peut encore maintenant être sauvé, mais à condition
de lui tendre vite la main. Il y a, bien entendu, danger qu’il
n’entraîne celui qui la lui tend ; il y a en lui une grande force
de caractère, mais celui-ci est déjà orienté de travers.
Néanmoins j’irai au-devant de ce danger et j’oserai lui montrer
ses maux.
5 Il agira comme d’habitude : il fera appel à ces fameuses
plaisanteries qui peuvent faire rire des gens en deuil, et il se
gaussera d’abord de lui-même, ensuite de nous ; tout ce que je
serai amené à dire, il le devancera. Il scrutera nos écoles et
reprochera aux philosophes les congiaires 3, les maîtresses, la
gourmandise.
6 Il m’en montrera un dans une liaison adultère, un autre à
la taverne, un autre à la cour ; il me montrera le charmant
philosophe Ariston 4 qui dissertait porté dans sa litière –
c’était, en effet, le moment qu’il avait réservé pour divulguer
ses travaux ! Comme on lui demandait à quelle secte il
appartenait, Scaurus 5 déclara : « En tout cas, il n’est pas
péripatéticien 6 ! » Sur ce même homme, comme on consultait
Julius Grecinus 7, personnalité remarquable, pour savoir quel
était son sentiment : « Je ne puis te dire, repartit-il, je ne sais,
en effet, ce qu’il ferait à pied », comme si on l’interrogeait sur
un gladiateur en char 8 !
7 Ce sont les charlatans qui auraient été plus honnêtes en
négligeant la philosophie plutôt qu’en la vendant, qu’il
m’assénera au visage. J’ai décidé, pourtant, d’ endurer
jusqu’au bout les humiliations : qu’il suscite, lui, mon rire,
moi, peut-être susciterai-je ses larmes, ou bien, s’il persiste à
rire, me réjouirai-je, comme si dans ses malheurs, il était
atteint d’une folie du genre gai. Mais cette gaieté-là ne dure
pas : observe, tu verras les mêmes hommes, dans un espace de
temps très court, passer des éclats de rire aux éclats de rage.
8 Mon projet est de l’attaquer et de lui montrer combien il
valait plus quand il paraissait valoir moins aux yeux de
beaucoup. Ses vices, même si je ne les retranche pas, je les
contiendrai ; ils ne cesseront pas, mais feront des pauses ; or,
peut-être cesseront-ils aussi, une fois accoutumés à faire des
pauses. Cela même n’est pas à dédaigner, puisque aussi bien
dans les affections graves, tient lieu de santé une bonne
rémission.
9 Tandis que je me prépare pour lui, toi, pendant ce temps,
qui es capable, qui comprends de quel état tu as réchappé et
pour quel état, et, à partir de celui-ci, qui présumes où tu
aboutiras, ordonne tes mœurs ; élève ton âme, tiens bon contre
ce qui t’effraie ; ne va pas dénombrer ceux qui te font peur. Ne
paraîtrait-il pas sot, celui qui craindrait la multitude en un lieu
par où l’on ne passe qu’un par un ? Pareillement, à ta propre
mort l’accès n’est pas donné à beaucoup, quoique beaucoup en
brandissent la menace. Ainsi la nature en a-t-elle disposé : une
seule personne te retirera la vie comme une seule te l’a
donnée.
10 Si tu avais de la pudeur, tu m’aurais fait remise d’un
ultime versement 9 ; mais, de mon côté, je ne me conduirai
certainement pas de façon mesquine pour mettre fin à ma dette
et je te jetterai ce que je dois : « Jamais je n’ai voulu plaire au
peuple ; car les choses que, moi, je connais, le peuple ne les
approuve pas, celles que le peuple approuve, moi, je ne les
connais pas 10. »
11 « De qui, cela ? » demandes-tu, comme si tu ne savais
pas à qui je passe mes ordres : à Épicure. Mais cette même
idée, tous, de toute obédience, te la crieront ensemble :
péripatéticiens, académiciens, stoïciens, cyniques. Qui, en
effet, peut plaire au peuple, quand lui plaît la vertu ? C’est par
de mauvaises activités que l’on demande la faveur populaire.
Il faut te rendre semblable à ces gens-là : ils ne donneront leur
approbation que lorsqu’ils t’auront reconnu. Or, ce qui est bien
plus important, c’est celui que tu parais à tes propres yeux
plutôt qu’à ceux des autres ; on ne peut se concilier l’amour
des êtres honteux que par un procédé honteux.
12 Quelle garantie t’apportera donc cette belle philosophie
qu’on loue et qu’on doit placer en tête de toutes les activités et
de tous les biens ? Bien évidemment, de préférer te plaire à
toi-même plutôt qu’au peuple, d’évaluer les jugements au lieu
de les dénombrer, de vivre sans peur des dieux ni des hommes,
soit de triompher de tes malheurs, soit d’y mettre fin. Pour le
reste, si je te vois célébré par les voix bienveillantes du
vulgaire, si, à ton entrée, clameurs et applaudissements
retentissent, ornements de pantomime, si par la cité tout
entière, femmes et enfants te louent, pourquoi n’aurai-je pas
pitié de toi, moi, quand je sais quelle route mène à cette
misérable faveur ? Porte-toi bien.
Fin du livre III
RÉSUMÉ DES LETTRES
Lettre 1 ►
Valeur du temps : distinction entre ce qui dépend de nous et
ce qui ne dépend pas de nous.
Lettre 2 ►
La lecture : au lieu de se disperser dans un grand nombre
d’ouvrages, il faut se concentrer sur quelques auteurs et
relever de courts passages à méditer.
Lettre 3 ►
L’amitié : le véritable ami est celui auquel on peut tout dire
comme à un autre soi-même.
Lettre 4 ►
La peur de la mort est un sentiment infantile dont on se
débarrasse en se détachant de la vie.
Lettre 5 ►
Le véritable philosophe ne se singularise pas par son genre
de vie. Sa conversion est intérieure : il est dégagé de toute
crainte comme de toute espérance.
Lettre 6 ►
L’amitié philosophique est un échange et une entraide
sincères, directs et constants entre ceux qui veulent progresser
sur la voie de la sagesse. Mais il faut d’abord devenir l’ami de
soi-même.
Lettre 7 ►
Fuir la foule : ses vices sont contagieux quand on s’y mêle,
comme, par exemple, aux cruels spectacles de midi où l’on
regarde des hommes s’entre-égorger. Préférer la solitude et la
compagnie d’individus choisis.
Lettre 8 ►
Éloge de la retraite studieuse : Sénèque travaille pour la
postérité en l’exhortant à mépriser les biens fortuits, si
incertains, et à se consacrer à la philosophie qui, seule, rend
libre.
Lettre 9 ►
Le sage, quoiqu’il se suffise à lui-même et vive en complète
autarcie, a besoin d’ami et sait toujours s’en procurer.
Lettre 10 ►
Éviter la fréquentation de tout autre homme que soi-même.
La solitude met parfois en compagnie d’un mauvais homme
mais Lucilius n’est pas de cette espèce.
Lettre 11 ►
Distinguer défauts et défaillances naturelles, comme la
timidité, que la sagesse ne peut corriger. En revanche, nous
parviendrons à redresser nos mœurs en les confrontant à la
pensée d’un « modèle » choisi parmi les grands hommes.
Lettre 12 ►
Prise de conscience et réflexion sur la vieillesse : tous les
moments de la vie s’équivalent. Vivons donc pleinement
chaque jour comme si c’était le dernier et n’oublions pas que
nous sommes toujours libres de quitter la vie.
Lettre 13 ►
L’adversité est, pour notre âme, l’occasion de s’aguerrir et
de déployer toute sa vaillance. Au reste, gardons notre lucidité
et ne redoutons pas des maux qui ne sont pas encore. Et
comme un mal peut arriver pour notre bien, restons constants
et fuyons l’agitation.
Lettre 14 ►
L’attachement à notre corps ne doit pas entraver notre
liberté en nous faisant craindre pauvreté, maladies ou
persécutions du Pouvoir qui sont les maux les plus redoutés
parce que les plus spectaculaires. Il ne faut donc ni se faire
remarquer, ni faire envie, ni se faire mépriser. La philosophie
est le refuge par excellence que même Caton n’aurait peut-être
pas dû quitter. En outre, dans l’art de vivre, l’intention compte
plus que le résultat, de même que pour les richesses, ce n’est
pas en posséder ou non qui compte, mais ne pas en être
dépendant.
Lettre 15 ►
La véritable santé, c’est celle de l’âme. Refusons les
exercices outrés qui développent le corps à ses dépens.
Exerçons-la, elle, à tout moment. Refusons aussi les artifices
qui visent à entraîner la voix, préférons des exercices naturels,
non forcés. Par ces apprêts inutiles, sots que nous sommes,
nous nous plaçons sous la dépendance de l’avenir. Tout en
renonçant à ce dernier, soyons conscients de nos propres
progrès.
Lettre 16 ►
Nécessité de la persévérance pour progresser vers la sagesse
: ne nous leurrons pas sur nous-mêmes et examinons notre vie
qui doit être menée philosophiquement quelle que soit l’idée
que nous nous faisons de la liberté humaine : cela consiste à
rejeter les valeurs d’opinion comme l’amour de la richesse
(qui est insatiable) et à s’en tenir aux besoins naturels (qui sont
limités).
Lettre 17 ►
La gestion des revenus et biens matériels ne doit pas nous
empêcher de philosopher. Et même, la philosophie aspire à la
pauvreté parce que sobriété et dénuement rendent libre. Le
nécessaire est toujours à portée. Posséder davantage, c’est se
charger de nouveaux malheurs.
Lettre 18 ►
En période de fêtes, participons aux réjouissances sans
tomber dans la débauche. En contrepartie, exerçons-nous à la
pauvreté en suivant de temps à autre un régime frugal, comme
faisait Épicure, pour apprendre à ne pas la redouter. Quant à la
colère, c’est la qualité de l’âme où elle surgit qui compte.
Mais, de peur de tomber dans la folie furieuse, il faut toujours
raison garder.
Lettre 19 ►
Se retirer dans un loisir discret, sans exagération : de toute
façon, notre notoriété nous suivra. En restreignant ses désirs,
l’on sera vite comblé. Il faut adopter ce genre de vie sans peur
et ne pas faire comme Mécène qui s’est rendu compte trop tard
de son erreur. Quelques amis choisis sont préférables à une
foule de profiteurs.
Lettre 20 ►
La conversion philosophique doit se manifester non dans les
mots mais dans les actes. Tous ceux-ci doivent concorder.
Notre inconstance provient d’une volonté instable. Il faut
s’efforcer de se contenter de peu et mépriser les biens que l’on
possède. L’essentiel est d’éviter la complaisance et l’exercice
de pauvreté vise à rappeler à l’homme son dénuement originel.
Lettre 21 ►
Se détacher de la réussite matérielle et sociale qui est
superficielle. La vie philosophique, avec l’aide de Sénèque,
apportera à Lucilius un véritable éclat et un renom éternel,
comme Idoménée, correspondant d’Épicure, et Atticus,
correspondant de Cicéron. En toute chose, l’épicurisme bien
compris est ascétique puisqu’il vise à limiter les désirs à ceux
qui sont naturels et nécessaires.
Lettre 22 ►
Quand on est décidé à se retirer des affaires, il faut guetter
le moment opportun, mais, en attendant, ne pas en chercher de
nouvelles. Épicuriens et stoïciens sont d’accord, ces derniers
ajoutant qu’il convient d’assumer courageusement sa charge
tant qu’elle est honorable. La plupart des gens aiment la
servitude dont ils se plaignent et répugnent à se dépouiller de
leurs biens, alors qu’il nous faudrait arriver à la mort aussi nus
qu’à la naissance.
Lettre 23 ►
La « bonne intelligence » consiste à reconnaître ce qui rend
heureux, loin des vanités et des espoirs incertains. La véritable
joie est différente de la joie ordinaire, de la gaieté superficielle
et passagère. Elle est grave, profonde. À l’inverse du plaisir
que le moindre dérèglement tourne en douleur, elle est sûre et
durable. Elle dépend donc de la droiture et de la constance de
notre vie.
Lettre 24 ►
Il ne sert à rien de redouter un mal à l’avance. Exil, prison,
torture, mort : nombreux sont les exemples de ceux qui ont
enduré de tels maux sans broncher : Rutilius, Métellus,
Socrate, Mucius (se brûlant la main) ; Caton, enfin, se
suicidant à Utique – et même le Scipion qui fut lâche par
ailleurs. De plus, la mise en scène des tortures suscite une
crainte qui aggrave la réalité de la souffrance. Lorsqu’on
redoute un malheur à venir, il faut y penser souvent et
généraliser son souci particulier. Même les plaisirs engendrent
la douleur : chaque situation peut être retournée, jusqu’à la
mort qui libère. Il ne s’agit pas de critiquer, comme les
épicuriens, les légendes infernales mais de comprendre que
nous mourons un peu chaque jour. Cependant, préférer la mort
par peur ou dégoût de la vie est également condamnable.
L’envie de mourir est un danger auquel expose la philosophie
elle-même : il faut s’en défier.
Lettre 25 ►
Il y a deux manières de réformer autrui : la manière forte, en
cas de vices invétérés ; une manière plus souple qui traite avec
patience les vices revenant par intermittence chez des
personnalités plus lucides et plus fragiles. Quant à Lucilius, il
doit s’éloigner des biens matériels, tout en se défiant de lui-
même et de la solitude, tant que sa santé morale ne sera pas
assurée.
Lettre 26 ►
Retour au thème de la vieillesse : en fait, elle n’atteint que le
corps et permet à l’âme de s’épanouir, débarrassée des vices
du corps. La diminution physique préfigure la mort et nous
appelle à nous préparer pour l’heure décisive : au tribunal de la
conscience de chacun se substitue celui du jugement final.
Lettre 27 ►
Sénèque ne cesse d’admonester Lucilius mais c’est comme
s’il se parlait à lui-même. Pour mieux le persuader
d’abandonner les affaires, il narre l’apologue de Calvisius
Sabinus (qui, pour paraître cultivé, faisait apprendre par ses
esclaves les chefs-d’œuvre de la littérature grecque) : nul ne
peut vivre à la place d’autrui.
Lettre 28 ►
Voyages et dépaysement ne servent à rien car on emmène
ses maux avec soi. Et même, notre état risque d’empirer. Au
contraire, l’homme vit bien partout (cosmopolitisme) s’il se
garde de toute dépendance à l’égard du lieu où il vit, et aussi
bien dans l’agitation du forum. Mais, pour le moment, il vaut
mieux se tenir à l’écart : un endroit paisible est préférable.
Nous devons prendre conscience de nos fautes pour pouvoir
nous corriger. Nouvel exercice spirituel : instituer à l’intérieur
de soi un tribunal de soi-même.
Lettre 29 ►
Ne pas distribuer, comme font les cyniques, des conseils au
tout-venant mais à des êtres élus qu’on juge capables
d’entendre. Marcellinus est, certes, un cas difficile, parce qu’il
détournera tout argument par le rire et se fera un plaisir de
dénoncer certains faux philosophes. Mais la patience et la
psychologie en viendront peut-être à bout. Quant à Lucilius,
qu’il résiste à ses frayeurs en ne tenant compte que de
l’opinion des véritables philosophes, quelle que soit leur
obédience, ou de lui-même – mais surtout pas de la faveur
populaire.
INDEX DES NOMS PROPRES
Le premier chiffre indique le numéro de la lettre de référence,
le ou les suivants, ceux des paragraphes à l’intérieur de cette
lettre, où le nom apparaît au moins une fois.

Académiciens : 29, 11.


Achéens : 27, 5.
Achille : 27, 5.
Afrique : 24, 9 et 10.
Agrippa (M. Vipsanius) : 21, 4.
Ariston : 29, 6.
Aristote : 6, 6.
Athénodore : 10, 5.
Attale : 9, 7.
Atticus (T. Pomponius) : 21, 4.

Baba : 15, 9.

Calvisius Sabinus : 27, 5.


Capitole : 21, 5.
Carthage : 24, 10.
Caton (M. Porcius, dit le Censeur) : 7, 6 ; 11, 10 ; 25, 6.
Caton (M. Porcius, dit d’Utique) : 13, 14 ; 14, 12 et 13 ; 24, 6,
7 et 10.
Cerbère : 24, 18.
César (Jules) : 14, 12 et 13.
Charinus : 18, 9.
Charybde : 14, 8.
Chéréas (Cassius) : 4, 7.
Chrysippe : 9, 14 ; « les Chrysippes » : 22, 11.
Cicéron (M. Tullius) : 17, 2 ; 21, 4.
Cléanthe : 6, 6.
Crassus (M. Licinius) : 4, 7.
Cratès : 10, 1.
Cyniques : 29, 1 et 11.

Démétrius (le Cynique) : 20, 9.


Démétrius (Poliorcète) : 9, 18.
Démocrite : 7, 10.
Dexter : 4, 7.
Diogène (le Cynique) : 29, 1.
Drusus Caesar (Iulius) : 21, 4.

Énée : 21, 5.
Épicure : 2, 5 ; 6, 6 ; 7, 11 ; 8, 7 et 8 ; 9, 1, 8, 18 et 20 ; 11, 9 ;
12, 11 ; 13, 17 ; 14, 17 ; 16, 7 ; 17, 11 ; 18, 9 et 14 ; 19, 10 ;
20, 9 et 11 ; 21, 3, 4, 5, 7 et 9 ; 22, 5 et 13 ; 23, 9 ; 24, 18
(épicurienne) et 22 ; 25, 4, 5 et 6 ; 26, 8 ; 27, 9 ; 28, 9 ; 29, 11.

Fabianus (Papirius) : 11, 4.


Félicion : 12, 3.

Gaïus Caesar (Iulius, dit Caligula) : 4, 7.


Graecinus (Iulius) : 29, 6.
Grec, grecque : 15, 9.

Hécaton : 5, 7 ; 6, 7 ; 9, 6.
Héraclite : 12, 7.
Hermarque : 6, 6.
Hésiode : 27, 6 (et note de 1, 5).
Homère : 27, 6.

Idoménée : 21, 3, 4 et 7 ; 22, 5.


Ision : 15, 9.
Ixion : 24, 18.

Jupiter : 9, 16 ; 25, 4.

Lélius (C., dit Sapiens) : 7, 6 ; 11, 10 ; 25, 6.


Lépide (M. Aemilius) : 4, 7 ; 29, 6.
Lucilius : 1, 1, 2 et 3 ; 5, 7 ; 6, 1 ; 7, 12 ; 9, 13 ; 11, 9 ; 13, 4, 8
et 16 ; 15, 2 et 10 ; 16, 1 et 5 ; 18, 7, 12 et 15 ; 20, 1 et 12 ; 21,
2 et 5 ; 22, 9 et 11 ; 23, 3 et 6 ; 24, 11 et 25 ; 29, 3.

Marcellinus : 29, 1 et 4.
Mécène : 19, 9 et 10.
Metellus (Q. Caecilius Numidicus) : 24, 4.
Métrodore : 6, 6 ; 14, 17 ; 18, 9.
Mucius (Scaevola) : 24, 5.

Pacuvius : 12, 8.
Parthe(s) : 4, 7 ; 17, 11.
Péripatéticien(s) : 29, 6 et 11.
Phidias : 9, 5.
Philositus : 12, 3.
Platon : 6, 6 ; 24, 6.
Polyen : 6, 6 ; 18, 9.
Pompée (Gnaeus, dit Magnus) : 4, 7 ; 11, 4 ; 14, 12 et 13 ; 24,
9.
Pomponius : 3, 6.
Porsenna : 24, 5.
Priam : 27, 5.
Prométhée (poème) : 19, 9.
Publilius (Syrus) : 8, 8.
Pythoclès : 21, 7.

Quirites : 15, 7.

Romain, romaine : 19, 9 ; 21, 5.


Rutilius (P. Rufus) : 24, 4.

Satellius Quadratus : 27, 7 et 8.


Scaurus (Mam. Aemilius) : 29, 6.
Scipion (Q. Caecilius Metellus Pius) : 24, 9.
Scipion l’Africain (P. Cornélius Maior) : 25, 6.
« Les Scipions » (famille) : 24, 10.
Sicile : 14, 8.
Sisyphe : 24, 18.
Socrate : 6, 6 ; 7, 6 ; 13, 14 ; 24, 4 ; 28, 2 et 8.
Stilbon (ou Stilpon) : 9, 1, 18 et 20 ; 10, 1.
Stoïcien, stoïcienne : 9, 19 ; 13, 4 ; 22, 7.
Stoïciens : 14, 14 ; 22, 11 ; 29, 11.
Sylla (L. Cornélius) : 11, 4 ; 24, 4.
Syrie : 12, 8.

Théophraste : 3, 2.
Tibère (Tiberius Caesar) : 21, 4.
Timon (d’Athènes) : 18, 7.
Troyens : 27, 5.

Ulysse : 27, 5.

Virgile (P. Maro) : 21, 5 ; 28, 1 et 3.

Zénon : 6, 6 ; « les Zénons » : 22, 11.


INDEX THÉMATIQUE
Le premier chiffre renvoie au numéro des lettres, les suivants à
ceux des paragraphes concernés.

Sans prétendre à l’exhaustivité, on a relevé ici les occurrences


des notions et thèmes que Sénèque développe ou rappelle avec
insistance dans les vingt-neuf premières Lettres à Lucilius. Ils
vont, en général, par couple (âme/corps ; pauvreté/richesse ;
sagesse/sottise…) et les références se recoupent. On a cru bon,
d’autre part, de grouper par famille certains mots essentiels
qui, insérés çà et là dans la correspondance, construisent
progressivement, selon la méthode propre à l’auteur, tout un
réseau de significations.

N. B. : Les adjectifs désignant le bien et le mal


(bonum/malum), l’homme bon ou mauvais (bonus/malus) et
ces deux qualités attachées à toute notion, sentiment ou acte
n’ont pas été recensés : ils apparaissent, pour ainsi dire, à
chaque page.

Âme : 2, 1 et 2 ; 3, 6 ; 4, 1 à 9 ; 5, 6 et 8 ; 6, 1 et 3 ; 7, 1, 6 et
12 ; 8, 5 ; 9, 1 à 5, 11 et 13 ; 10, 2 à 4 ; 11, 1 et 6 à 10 ; 13, 1 et
2 et 9 à 13 ; 14, 6 ; 15, 1 à 8 ; 16, 3, 6 et 7 ; 17, 5, 7 et 12 ; 18,
3 à 6 et 11 ; 19, 4 et 11 ; 20, 1 à 3, 10 et 13 ; 22, 7, 11 et 16 ;
23, 3 ; 24, 8, 9, 15, 16 et 22 à 25 ; 25, 2 ; 26, 2 à 6 ; 27, 3 ; 28,
1 à 8 ; 29, 9.
Amitié : 2, 2 ; 3, 1 à 4 ; 6, 2, 3 et 7 ; 7, 9 et 11 ; 9 (en entier) ;
11, 1 ; 14, 7 ; 19 (en entier) ; 20, 7 ; 21, 5 ; 25, 1.
Avenir : 5, 8 ; 13 (en entier) ; 15, 9 et 11 ; 22, 14 ; 24, 1 et 2.

Bonheur (uivere beate) : 9, 13 à 22 ; 12, 9 ; 16, 1 ; 17, 10 ; 18,


13 ; 27, 5.
Bonheur – chance (felicitas) : 8, 4 ; 9, 19 ; 11, 9 ; 15, 2 ; 19, 5
à 9 ; 20, 8 ; 21, 1 ; 22, 4 ; 23, 2 et 6 ; 24, 5 ; 25, 4.
Colère : 4, 8 ; 10, 2 ; 12, 2 ; 13, 12 ; 14, 7 ; 18, 7, 14 et 15 ; 24,
8.
Conscience : 3, 4 ; 8, 1 ; 12, 9 ; 23, 7 ; 24, 12.
Corps : 2, 3 ; 5, 4 ; 7, 3 ; 8, 5 ; 9, 4 et 19 ; 10, 4 ; 11, 1 à 6 ; 13,
2 et 7 ; 14, 1 à 9 ; 15, 1 à 6 ; 22, 1 ; 23, 6 ; 24, 8, 16 et 17 ; 26,
1 et 2.
Crainte, peur : 3, 3 ; 4, 3 à 9 ; 5, 3, 7 et 9 ; 6, 2 ; 7, 5 et 9 ; 9,
9 ; 10, 2 ; 11, 3 et 7 ; 12, 10 ; 13, 6 à 13 ; 14, 1 à 10 et 18 ; 17,
3 et 6 ; 18, 5 et 11 ; 19, 8 ; 22, 3, 14 et 15 ; 24 (en entier) ; 26,
5 et 6 ; 29, 9 et 12 (et ailleurs, frayeur, terreur, épouvante).

Dégoût, ennui, nausée (de vivre) : 2, 4 ; 9, 22 ; 16, 3 ; 17, 4 ;


18, 7 ; 24, 22 et 26 ; 28, 5.
Désir : 2, 6 ; 5, 1 et 7 ; 6, 2 à 4 ; 7, 7 ; 9, 11 et 15 ; 10, 2 et 5 ;
12, 5 ; 15, 9 ; 16, 8 et 9 ; 19, 6 ; 20, 1 ; 21, 7 et 8 ; 22, 10 et
15 ; 27, 4.
Destin : 16, 4 à 6 ; 19, 6 ; 24, 10.
Dieu : 7, 5 ; 8, 6 ; 9, 16 ; 10, 4 et 5 ; 12, 9 et 10 ; 13, 4 ; 15,
10 ; 16, 4 et 5 ; 17, 6 ; 18, 12 et 13 ; 20, 8 ; 22, 12 ; 28, 3 ; 29,
12.
Douleur (dolor) : 13, 5, 7 et 10 ; 14, 6 ; 23, 4 et 6 ; 24, 5 et 14
à 16.
Droit (rectum, et famille) : 7, 6 ; 8, 3 et 4 ; 11, 10 ; 13, 7 ; 15,
1 ; 16, 3 et 4 ; 20, 3 et 5 ; 23, 7 (et passim, verbes corriger,
amender). Cf. tordu (prauum, et famille), 11, 10 ; 13, 12 ; 24,
16 ; 29, 4 ; et détournée, 5, 2.

Endurance, souffrance (patientia, famille de pati, subir) : 1, 3 ;


4, 9 et 10 ; 5, 6 ; 7, 5 ; 9, 1 et 2 ; 13, 6 ; 14, 6 ; 15, 7 ; 17, 6 et
7 ; 18, 8 ; 20, 11 ; 22, 8 ; 23, 4 ; 24 (en entier) ; 25, 2 ; 29, 7.
Enfance, jeunesse, 4, 2 ; 9, 7 ; 10, 1 ; 11, 1 et 3 ; 12, 4 et 6 ; 20,
2 ; 22, 14 ; 24, 13 à 20 ; 26, 7 ; 27, 2 ; 29, 12.
Erreur : 3, 2 ; 8, 3 ; 16, 9 ; 18, 1 ; 19, 11 ; 21, 2 ; 28, 5.
Espérance, espoir : 2, 1 ; 5, 7 ; 6, 1 et 2 ; 8, 3 ; 9, 11 ; 10, 2 ;
12, 6 ; 13, 2 et 12 à 16 ; 15, 11 ; 16, 2 ; 19, 1 ; 20, 1 ; 21, 9 ;
22, 6 et 9 ; 23, 2 et 3 ; 24, 1 et 12 ; 25, 2 ; 29, 3 et 4.
Exemple : 4, 8 ; 6, 5 ; 7, 5 et 7 ; 9, 9 ; 11, 10 ; 19, 9 ; 21, 3 ; 24,
3 et 9.
Exercices physiques et spirituels (exercitationes) et
entraînement (meditatio) : 4, 5 ; 9, 8 ; 11, 2 ; 15 (en entier) ;
16, 1 ; 18, 6 et 8 ; 20, 12 et 13 ; 23, 4 ; 24, 9 ; 26, 8 à 10.
Expérience : 6, 4 ; 8, 2 ; 13, 1 ; 18, 7 et 8 ; 20, 1 ; 25, 3 ; 26, 4
et 9.

Faute : 3, 3 ; 11, 9 ; 25, 2 et 6 ; 28, 9.


Faux (falsum et verbe fallece, tromper) : 1, 2 ; 3, 3 (trahir) ; 4,
2 ; 8, 3 ; 13, 12 ; 14, 3 ; 16, 9 ; 22, 4 et 15 ; 26, 5.
Folie (dementia, insania, furor) : 5, 5 ; 9, 11 ; 10, 5 ; 14, 12 ;
15, 1 ; 17, 7 ; 18, 14 et 15 ; 19, 2 ; 24, 1 et 23 ; 29, 7.
Fortune (fortuna), hasard (casus) : 4, 7 ; 7, 3 ; 8, 3 à 10 ; 9, 4 et
12 à 15 ; 12, 9 ; 13, 1, 3 et 11 ; 14, 16 ; 15, 9 et 11 ; 16, 4 à 8 ;
18, 6 à 11 ; 19, 5 à 8 ; 21, 5 et 6 ; 22, 4 ; 23, 3 et 7 ; 24, 7 et
11 ; 26, 5 ; 29, 3.
Foule (turba) : 6, 6 ; 7, 1 ; 8, 1 ; 9, 9 ; 14, 4 ; 17, 3 ; 18, 3 ; 19,
11 ; 20, 7 ; 24, 14 ; 25, 6 et 7 ; 28, 8. Cf. désordonné
(turbidus), 3, 6 ; 27, 2 ; 28, 6 et famille de (per-)turbare,
troubler.

Gloire : 7, 9 ; 9, 11 ; 13, 14 ; 19, 3 (notoriété) ; 20, 1 ; 21, 3 à


6 ; 24, 10. Cf. postérité, 8, 2 et 6 ; 21, 5 ; 22, 2.

Honorable (honestum et famille) : 2, 5 ; 3, 4 ; 6, 3 ; 9, 11 ; 13,


14 ; 14, 2 et 11 ; 16, 1 ; 19, 8 ; 20, 7 ; 21, 1, 6, 8 et 9 ; 22, 11 ;
23, 7 ; 29, 7.
Honteux (turpe) : 1, 1 ; 9, 11 et 22 ; 10, 5 ; 13, 17 ; 22, 7 et
16 ; 24, 15 et 19 ; 29, 11. Cf. malhonnête, impudent
(improbus), 10, 2 ; 12, 6 ; 19, 10 ; 27, 1 et 2.
Humain, humanité : 4, 10 ; 5, 4 et 8 ; 7, 3 ; 8, 6 ; 9, 17 ; 14, 4,
9 et 14 ; 15, 11 ; 16, 5 ; 19, 2 ; 20, 5 ; 21, 10 ; 23, 1 ; 24, 7.

Inhumain, cruauté et toute violence physique ou morale : 4, 5


et 7 ; 5, 4 et 9 ; 7, 3 à 5 ; 11, 4 et 5 ; 13, 2 à 11 ; 14, 5 à 9 ; 19,
10 ; 22, 12 ; 24 (en entier).
Inquiétude (sollicitudo) : 4, 6 ; 5, 8 ; 9, 7 ; 12, 9 ; 13, 7
(angoisse) ; 14, 2 et 18 ; 17, 9 (angoissé) ; 19, 8 ; 22, 11 et 16 ;
23, 2 ; 24, 1, 2 et 16 ; 27, 2.
Intelligence (mens) : 2, 1 ; 3, 5 ; 4, 1 ; 10, 4 ; 11, 5 ; 13, 9 ; 16,
1 ; 17, 1 ; 19, 12 ; 20, 11 ; 23, 1 ; 27, 8 ; 28, 1 et 6.

Joie (gaudium et verbe gaudere) : 3, 5 ; 4, 2 ; 5, 1 ; 6, 4 ; 20,


1 ; 23, 1 à 6 ; 26, 2 et 3 ; 27, 3 et 4 ; 29, 7.

Lecture, étude(s) : 2, 2 à 5 ; 6, 5 ; 7, 11 ; 8, 1 ; 13, 17 ; 15, 3 et


6 ; 19, 9 ; 21, 2 ; 24, 6 ; 26, 6 ; cf. 11, 9 et 25, 6 (pédagogue)
ainsi que les commentaires accompagnant chaque citation
donnée en fin de lettre.
Liberté et autonomie : 1, 1 à 3 ; 4, 8 ; 8, 7 ; 9, 8 et 17 ; 11, 6 et
7 ; 12, 9 et 10 ; 13, 1, 7 et 14 ; 14, 13 et 14 ; 16, 5 et 6 ; 17, 6 et
7 ; 19, 3 et 4 ; 21, 5 ; 22, 5 et 11 ; 24, 7 ; 26, 10 ; 28, 8.
Loisir, retraite : 7, 8 ; 8, 1 et 2 ; 9, 16 ; 14, 14 et 15 ; 16, 3 ; 18,
12 ; 19 (en entier) ; 21, 1 ; 22 (en entier) ; 25, 6 et 7.
Luxe, débauche : 1, 4 ; 5, 5 ; 7, 3 et 7 ; 16, 8 ; 18, 1 à 7 ; 20, 3.

Maladie, médecine : 2, 1 à 3 ; 5, 7 ; 6, 1 ; 7, 1 ; 8, 2 ; 9, 4 et 8 ;
13, 14 ; 14, 3 et 4 ; 15, 1 ; 17, 12 ; 21, 10 ; 22, 1 ; 24, 8 et 17 ;
25, 2 ; 27, 1, 8 et 9 ; 28, 3 et 10 ; 29, 1, 3 et 8.
Mesure (modus et famille) : 2, 6 ; 5, 5 ; 9, 20 ; 13, 9 à 13 ; 15,
5 ; 16, 8 ; 18, 4, 13 et 14 ; 19, 5 ; 20, 5 ; 22, 1 ; 23, 6 et 9 ; 27,
3. Cf. Modération, 18, 15 ; 22, 11 ; 23, 6. Modestie, 5, 2 ; 14,
11 et 12 ; 15, 8 ; 19, 8 ; 26, 3. Commodité/incommodité, 9, 3
et 10 ; 10, 2 ; 14, 3 ; 15, 3 ; 24, 21 ; 26, 3 à 8 ; 27, 8 ; 28, 3, et
enfin, s’accommoder à (se accommodare), 17 ; cf. verbes
aptari, conuenire, s’adapter, s’ajuster à, 5, 8 ; 22, 6 ; et 4, 11 ;
5, 2.
Mort : 1, 2 et 3 ; 2, 4 ; 4, 3 à 5 ; 6, 2 ; 7, 4 et 5 ; 8, 1 ; 9, 10 ;
12, 3 et 6 ; 13, 13 et 14 ; 17, 5 ; 19, 2 ; 22, 14 à 16 ; 23, 4 et
10 ; 24 (en entier) ; 26, 5 à 10 ; 27, 2 ; 29, 9.

Nature : 1, 3 ; 3, 6 ; 4, 9 et 10 ; 5, 4 ; 9, 16 à 21 ; 11, 1 à 5 ; 13,


15 ; 14, 4 ; 15, 7 ; 16, 7 à 9 ; 17, 9 ; 20, 13 ; 21, 10 et 11 ; 22,
15 ; 24, 15 à 17 ; 25, 4 ; 26, 4 ; 27, 9 ; 29, 2 et 9.
Nourriture : 2, 3 à 6 ; 4, 10 ; 5, 3 à 5 ; 8, 5 ; 12, 4 et 8 ; 14, 5 et
6 ; 15, 3 à 11 ; 17, 3 à 7 ; 18, 2 à 12 ; 19, 7 et 10 ; 20, 3 et 7 ;
21, 10 ; 22, 1 ; 25, 2 à 4.

Opinion : 13, 4 à 8 ; 16, 7 à 9 ; 27, 7 ; cf. vulgaire, 5, 3 et 6 ; 8,


3 ; 14, 9 ; 23, 5 ; 29, 12 et passim les mots : peuple et
populaire, public, général, masse… (voir Foule).

Passion : 9, 11 ; 11, 7 ; 18, 15 ; 22, 10 ; 24, 25.


Pauvreté : 1, 4 et 5 ; 2, 4 à 6 ; 4, 10 et 11 ; 5, 3 ; 9, 8 et 14 ; 14,
3, 4 et 9 ; 16, 7 ; 17 (en entier) ; 18, 5 à 12 ; 19, 7 ; 20, 7 à 13 ;
24, 17 ; 25, 4 ; 27, 9.
Philosophie : 4, 2 ; 5, 2 à 5 ; 8, 7 à 9 ; 9, 7 ; 14, 11 et 12 ; 15,
1 ; 16, 2 à 5 ; 17, 2 à 8 ; 20, 1 et 2 ; 21, 9 ; 24, 15 et 26 ; 29, 5 à
7 et 12.
Plaisir : 4, 1 ; 7, 2 et 12 ; 9, 6 et 7 ; 12, 4 et 5 ; 18, 2 et 3, 9 et
10 ; 21, 8 à 11 ; 23, 3 à 6 ; 24, 16 ; 27, 2.
Plénitude, contentement, satisfaction/insatisfaction : 1, 5 ; 2,
6 ; 4, 11 ; 7, 11 ; 8, 1 et 5 ; 9 (en entier) ; 12, 4 et 8 ; 15, 9 et
11 ; 17, 1, 4, 5 et 10 ; 18, 5 à 10 ; 19, 6 et 7 ; 20, 8 et 13 ; 21,
8 ; 23, 3, 5 et 10 ; 24, 26 ; 25, 7.
Préceptes : 1, 4 ; 3, 2 ; 6, 5 ; 8, 1 ; 10, 5 ; 11, 9 ; 13, 1, 4 et 5 ;
14, 10 ; 15, 9 ; 18, 5 ; 20, 9 ; 21, 11 ; 24, 5 et 22 ; 26, 6. Cf.
passim les verbes enseigner, recommander, avertir, exhorter.
Progrès : 4, 3 ; 5, 1 ; 6, 6 et 7 ; 11, 1 et 7 ; 16, 2 ; 18, 9 ; 20, 1 ;
24, 3 (avancés) ; 25, 2 et 6 ; 26, 5 ; 29, 3.
Projet (propositum et verbe proponere, envisager, se fixer un
but) : 5, 4 ; 9, 8 ; 13, 11 et 12 ; 14, 15 et 17 ; 16, 1
(résolutions) ; 20, 2 et 4 ; 21, 1 ; 23, 7 ; 24, 1 et 2 ; 29, 3
(certum petat) et 8. Cf. passim, emplois de consilium,
intention, résolution, dessein, décision.
Prudence : 9, 19 ; 10, 1 (prends garde) et 2 ; 13, 12 ; 22, 5 et 7
(réfléchi) ; 14, 8 (avisé) et 24, 23. Cf. prévoyance, providence
: 5, 8 et 9 ; 16, 6 et témérité, 14, 8 ; 19, 8 ; 22, 7 ; 24, 24.
Puissance, pouvoir : 4, 6 et 8 ; 9, 5 ; 14 (en entier) ; 17, 2 ; 19,
9 ; 21, 3 et 6 ; 23, 2 ; 24, 8 et 16 ; 26, 10.

Repos (quies et famille) : 2, 1 ; 3, 5 et 6 ; 4, 7 et 9 ; 7, 3 ; 9,


16 ; 14, 2 et 11 ; 17, 3 ; 19, 4 et 8 (inquiétude) ; 23, 7 ; 24, 1 et
23 ; 25, 7 ; 26, 3 ; 27, 6 ; 28, 6.
Richesse : 2, 6 ; 4, 10 et 11 ; 5, 6 ; 7, 7 ; 9, 22 ; 14, 17 et 18 ;
16, 7 et 8 ; 17 (en entier) ; 18, 7 à 13 ; 20, 10 à 13 ; 21, 7 et 8 ;
25, 4 ; 27, 5 à 9.

Sage, sagesse : 6, 4 et 6 ; 9 (en entier) ; 11, 1, 6 et 7 ; 14, 7 à


16 ; 16, 1 ; 17, 8 à 10 ; 19, 12 ; 20, 2 et 5 ; 22, 16 ; 24, 25 ; 26,
3 et 6 ; 28, 7 ; 29, 3.
Santé : 2, 3 ; 6, 4 ; 8, 2 et 5 ; 9, 13 ; 10, 3 à 5 ; 11, 8 ; 13, 1 et 5
à 7 ; 14, 15 ; 15, 1 et 2 ; 17, 4, 5 et 11 ; 18, 15 ; 19, 5 ; 22, 6 ;
25, 2 ; 27, 9 ; 28, 6 et 9 ; 29, 8.
Sens, sensation, sentiment (sensus et famille) : 4, 2 ; 5, 4 ; 6,
1 ; 7, 10 et 12 ; 8, 10 ; 9, 2 et 3, et 20 à 22 ; 13, 6 ; 16, 2 ; 20,
2, 3 et 10 ; 23, 9 ; 24, 19 ; 26, 2, 5 et 9 ; 28, 7 ; 29, 6
(rapprocher de sententia, avis, jugement).
Servitude, esclavage ou emprisonnement : 4, 8 ; 5, 7 ; 8, 7 ; 9,
8 à 22 ; 11, 9 et 10 ; 14, 1, 4, 5 et 13 ; 17, 3 ; 18, 8, 11 et 14 ;
19, 6 ; 22, 11 ; 24, 3, 4, 14 et 17 ; 25, 5 et 6 ; 26, 10 ; 27, 6 à
8 ; 28, 8.
Société/solitude : 6, 3 et 4 ; 7, 9 à 12 ; 9, 9 et 17 ; 10, 2 ; 25, 5.
Sottise : 1, 3 ; 9, 14 et 22 ; 10, 2 ; 13, 16 ; 15, 2 et 9 ; 24, 1 et
14 ; 27, 5 à 8 ; 29, 9.
Souffrance, endurance : 5, 6 ; 7, 5 ; 9, 1 et 2 ; 13, 6 ; 14, 6 ; 17,
6 et 7 ; 18, 8 ; 20, 11 ; 22, 8 ; 23, 4 ; 24, 1, 5, 14 et 24 ; 25, 2 ;
29, 7.
Sûreté, sécurité (securitas, ou vie dépourvue de souci, cura, et
famille) : 3, 3 et 4 ; 4, 4 ; 5, 9 ; 6, 2 ; 7, 1 ; 8, 3 ; 12, 9 ; 14, 3,
8, 9 et 15 ; 16, 3 ; 17, 3, 5 et 9 ; 18, 6 à 8 ; 20, 8 et 12 ; 21, 1 ;
22, 8, 16 et 17 ; 23, 6 ; 24, 1, 7 et 12 ; 25, 7 ; 27, 3.

Tempérance (et verbe temperare, doser, tempérer) : 5, 5 ; 11,


6 ; 13, 12 ; 14, 10 et 15 ; 18, 4 ; 23, 6 ; 25, 2 et 7.
Temps : 1 (en entier) ; 12, 6 et 7 ; 13, 4 et 11 ; 14, 13 ; 15, 4 et
11 ; 18, 2 ; 19, 1 et 6 ; 21, 5 ; 22, 1 et 6 ; 24, 1, 11 et 20 ; 25,
3 ; 29, 6 et 7.

Vertu : 4, 4 ; 9, 8 et 19 ; 13, 3 ; 14, 11 ; 24, 5 ; 27, 3 ; 28, 10 ;


29, 11. Rapprocher de uir, homme, être, personnage, héros,
employé souvent dans les mêmes lettres.
Vice, défaut : 1, 4 ; 3, 4 ; 4, 2 ; 6, 1 ; 7, 2 et 6 ; 11, 1, 2 et 6 ;
12, 1 ; 13, 12 ; 15, 8 ; 17, 12 ; 20, 3 ; 21, 9 ; 22, 15 ; 25, 1, 3 et
6 ; 26, 2 ; 27, 2 ; 28, 1, 7 et 10 ; 29, 8.
Vie intérieure, secrète : 3, 4 ; 6, 6 ; 7, 12 ; 9, 13, 15 et 18 ; 10,
1 ; 11, 9 ; 23, 3 à 5 ; 27, 1.
Vie publique, sociale (affaires, occupations, politique) : 8, 2 ;
9, 10 ; 13, 17 ; 14, 11, 13 et 18 ; 15, 2, 3 et 9 ; 17, 9 ; 19, 1 et
11 ; 21, 1 et 2 ; 22, 1, 4, 8 et 9 ; 23, 6 ; 28, 6.
Vieillesse : 4, 2 et 11 ; 11, 3 ; 12, 1 à 6 ; 13, 17 ; 15, 5 ; 17, 10 ;
19, 1 à 8 ; 21, 8 ; 22, 14 ; 26, 1 à 4.
Volonté : 6, 3 ; 16, 1 ; 17, 5 ; 20, 11 ; 21, 11 ; 22, 10 ; 23, 8. Cf.
passim les emplois du verbe vouloir ; et impetus, élan, 15, 8 ;
16, 6 ; 22, 3 ; 24, 3 (inspirés) et 24.
Voyage : 2, 1 et 2 ; 13, 17 ; 28, 1 à 5.
Vrai : 3, 2 ; 6, 2 ; 8, 7 ; 10, 5 ; 12, 11 ; 13, 1, 4 à 10 et 13 ; 18,
7 et 14 ; 19, 9 ; 20, 7, 9 et 13 ; 22, 10 et 13 ; 23, 4 et 6 ; 24,
21 ; 29, 1.
CHRONOLOGIE
N. B. : Les tragédies de Sénèque, extrêmement difficiles à
dater, n’ont pas été insérées dans cette chronologie.

Vers l’an 4 av. J.-C. ? : Naissance à Cordoue de Sénèque


(Lucius Annaeus Seneca), fils d’Helvia et de Marcus Annaeus
Seneca, dit « Sénèque le Rhéteur ».
14 apr. J.-C. : Mort d’Auguste. Avènement de Tibère.
Sénèque fait ses études à Rome où son père l’a conduit. À la
fin de son adolescence, il suit les cours du pythagoricien
Sotion, du stoïcien Attale, enfin de Papirius Fabianus.
Entre 25 et 31 : Séjour en Égypte où son oncle C. Galerius est
préfet. Sénèque y travaille peut-être à ses premiers ouvrages
scientifiques (perdus) dont un consacré à ce pays.
31 : Retour de C. Galerius et de sa femme à Rome. Sénèque
est du voyage (voir Consolation à Helvie, XIX, 4). Mort de
son oncle en mer.
Chute de Séjan, cruel ministre de Tibère. Sénèque est à Rome
(voir Questions naturelles, I, 1, 3).
Entre 32 et 36 : Débuts de la carrière politique : Sénèque est
questeur et, par là, devient, de droit, sénateur.
37 : Mort de Tibère. Avènement de Caligula. Celui-ci prend
ombrage des succès d’orateur de Sénèque. Naissance de
Néron.
Entre 37 et 41 : Sénèque poursuit sa carrière : est-il tribun de
la plèbe ? édile ?
39 : Mort de Sénèque le Père.
Vers 40 :Consolation à Marcia, première œuvre conservée.
41 : Assassinat de Caligula. Avènement de Claude. Naissance
de Britannicus, fils de Claude et de Messaline.
À partir de 41 :De ira (De la colère).
Fin 41 : Sénèque s’étant lié à Julia Livilla, sœur de Caligula,
est relégué en Corse par Claude.
Vers 42 :Consolation à Helvie.
Julia Livilla meurt en exil.
43-44 :Consolation à Polybe.
48 : Mort de Messaline.
49 : Mariage de Claude et d’Agrippine. Rappel de Sénèque
après huit ans de relégation en Corse, sans doute grâce à
Agrippine. Il devient préteur.
De breuitate uitae (De la brièveté de la vie).
À partir de 49 : Sénèque est précepteur du jeune Néron.
50 : Néron est adopté par Claude.
Vers 54 ? :De tranquillitate animi (De la tranquillité de
l’âme), d’après P. Grimal mais d’autres estiment l’ouvrage
postérieur au De constantia sapientis.
54 : Mort de Claude, empoisonné par Agrippine. Avènement
de Néron.
Apocoloquintose (discours satirique tournant en ridicule
l’empereur défunt alors que Sénèque avait aussi rédigé son
éloge officiel, prononcé par Néron).
De 54 à 59 : « Quinquennat » de Sénèque, aidé par Burrus.
55 : Assassinat de Britannicus.
Vers 55-56 :De constantia sapientis (De la constance du
sage).
56 :De clementia (De la clémence) ou, au moins, le premier
livre qui est un discours-programme politique.
Sénèque consul ?
58 : Attaques de Suillius (voir Tacite, Annales, XIII, 42-43)
contre Sénèque qui riposte en suscitant un procès. Sénèque,
devenu fort riche, est, semble-t-il alors, à l’apogée de son
pouvoir.
Vers 58 :De uita beata (De la vie heureuse) où Sénèque paraît
se défendre contre les attaques personnelles dont il fut l’objet.
Début de la liaison de Néron avec Poppée.
59 : Assassinat d’Agrippine. Sénèque choisit de couvrir le
crime pour sauvegarder le pouvoir impérial et la paix
publique.
Entre 58 et 60 ? :De beneficiis (Des bienfaits).
62 : Mort de Burrus. Néron, influencé notamment par Tigellin,
échappe de plus en plus au contrôle de son vieux maître. Il
répudie Octavie (qui mourra peu après) et épouse Poppée.
Sénèque offre à Néron de se retirer (voir Tacite, Annales, XIV,
53 sq.). Celui-ci refuse officiellement, mais, en réalité,
Sénèque se met de lui-même progressivement à l’écart et se
consacre à ses derniers ouvrages.
Vers ou à partir de 62 :De otio (Du loisir). Début des
Questions naturelles. Début des Lettres à Lucilius que P.
Grimal date de juillet 62, d’autres de 63 : dans la première
hypothèse, les Saturnales de la Lettre 18 seraient celles de
décembre 62 ; le printemps, dans la Lettre 24, celui de l’année
63 où se situerait également le procès que redoute Lucilius.
Vers 63 ? :De prouidentia (De la providence).
La correspondance continue alors que Lucilius est procurateur
en Sicile et Sénèque, tantôt à Rome, tantôt en Campanie.
64 : Sénèque se trouve à Pompéi, puis à Naples. Sans doute a-
t-il suivi l’empereur dans ses déplacements.
Grand incendie de Rome (voir Tacite, Annales, XV, 41 sq.).
64 ou 65 : Incendie de Lyon (Lettre 91).
Sénèque rédige (?) des Livres de philosophie morale (perdus).
65 : Conjuration de Pison. Sénèque est probablement informé
de ce qui se trame, peut-être impliqué. Néron, ayant découvert
le complot, envoie à Sénèque l’ordre de mourir (voir Tacite,
Annales, XV, 60 sq.).
BIBLIOGRAPHIE
Les stoïciens et leur philosophie (morale, psychologie,
religion)
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Adolf M. Hakkert, 1976.
SÉNÈQUE, Entretiens. Lettres à Lucilius, P. Veyne (éd.), Robert
Laffont, « Bouquins », 1993. Cette édition abondamment
annotée – qui reprend les traductions publiées aux éditions Les
Belles Lettres – contient un avant-propos et une longue
préface (p. III-CLXXI) où l’auteur expose des thèses critiquées
par I. Hadot dans Sénèque. Direction spirituelle et pratique de
la philosophie, op. cit.

Des relevés bibliographiques faisant le point sur la recherche


sénéquienne ont été effectués par :
MOTTO A.L., « Recent Scholarship on Seneca’s Prose Works »,
1940-1957, 1957-1958, 1958-1968, 1968-1978, Classical
World, vol. 54, 1960, p. 13-18, 37-48, 70-71 et 111-112 ; puis
vol. 64, 1971, p. 141-158, 177-188 et 191 ; enfin vol. 77,
1983, p. 69-116.
CHAUMARTIN F.-R., « Quarante ans de recherche sur les œuvres
philosophiques de Sénèque (Bibliographie 1945-1985) »,
Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, II, vol. 36, no 3,
1989, p. 1547-1605.
Les Lettres à Lucilius
Éditions savantes
Collection des universités de France, dite « Budé », Les Belles
Lettres, texte établi par F. Prechac et traduit par H. Noblot,
1945-1964, 5 vol. ; nombreuses rééditions.
L. ANNAEI SENECÆ, Ad Lucilium Epistulæ morales, texte latin
établi par L.D. Reynolds, Oxford, Clarendon Press, 1965, 2
vol.
SENECA, Lettere a Lucilio, Lettres 1 à 12, texte, introduction,
traduction et commentaire par G. Scarpat, Brescia, Paideia,
1975.
Index uerborum
SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius : index uerborum, relevés
statistiques, L. Delatte, É. Evrard, S. Govaerts et al. (éds),
Université de Liège, travaux publiés par le Laboratoire
d’analyse statistique des langues anciennes (LASLA), fasc. 10,
La Haye, Mouton, 1973, 2 vol.
Problèmes de structure, langue et style
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philosophiques de Sénèque, Paris, E. de Broccard, 1923.
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Heidelberg, C. Winter, 1970.
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2008.
BÉNATOUÏL T., Faire usage : la pratique du stoïcisme, Vrin,
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BLANSDORF J., « L’interprétation psychologique de l’autarkeia
stoïcienne chez Sénèque », in Présence de Sénèque, Actes du
colloque de l’université de Tours, op. cit., p. 81-96.
FOUCAULT M., Histoire de la sexualité, t. III, Le Souci de soi,
Gallimard, 1984, chap. II et III.
GILL C., The Structured Self in Hellenistic and Roman
Thought, Oxford, Oxford University Press, 2006.
–, « Le moi et la thérapie philosophique dans la pensée
hellénistique et romaine », in G. Aubry et F. Ildefonse (dirs),
Le Moi et l’Intériorité, op. cit.
LÉVY C., « Le “moi médiateur” dans le stoïcisme romain. À
propos du livre de G. Reydams-Schils », International Journal
of the Classical Tradition, vol. 13, no 4, printemps 2007, p.
586-592 (voir ci-après).
MICHEL A., « Dialogue philosophique et vie intérieure :
Cicéron, Sénèque, Augustin », Helmantica, vol. 28, no 85-87,
1977, p. 353-376.
PIGEAUD J., La Maladie de l’âme. Étude sur la relation de
l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique
antique, Les Belles Lettres, 1981, en particulier les p. 336-353
consacrées aux Lettres à Lucilius.
REYDAMS-SCHILS G., The Roman Stoics : Self, Responsibility
and Affection, Chicago, University of Chicago Press, 2005.
TABLE
Présentation
Note sur la traduction

Lettres à Lucilius
LIVRE PREMIER
Lettre 1
Lettre 2
Lettre 3
Lettre 4
Lettre 5
Lettre 6
Lettre 7
Lettre 8
Lettre 9
Lettre 10
Lettre 11
Lettre 12
LIVRE II
Lettre 13
Lettre 14
Lettre 15
Lettre 16
Lettre 17
Lettre 18
Lettre 19
Lettre 20
Lettre 21
LIVRE III
Lettre 22
Lettre 23
Lettre 24
Lettre 25
Lettre 26
Lettre 27
Lettre 28
Lettre 29
Résumé des lettres
Index des noms propres
Index thématique
Chronologie
Bibliographie

Flammarion
Notes
1. Uindica te tibi, expression juridique qui correspond à la
procédure ainsi décrite par M. Villey : « Lorsqu’un tiers porte
atteinte à sa propriété, le père de famille […] entraîne son
adversaire devant le magistrat, y fait porter aussi la chose dont
il s’agit (ou, si c’est une terre ou une maison, quelque pierre
ou motte de gazon représentative de la chose) et la saisissant
de la main prononce la formule célèbre : “Je dis que cette terre
est mienne en vertu du droit des quirites.” […] C’est l’action
encore aujourd’hui désignée par le mot de “revendication” (rei
uindicatio). » Voir Le Droit romain, PUF, « Que sais-je ? », no
195, 1946, p. 80.
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2. Manum iniicere, geste symbolique qui consiste à « mettre la
main » sur quelque chose ou quelqu’un (un esclave) en signe
de propriété. Voir note 1 ci-dessus.
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3. On prendra garde de faire la différence entre possession et
propriété. Le droit romain distingue, par exemple, une terre
dont on est effectivement propriétaire (dominus) d’un lopin
relevant du domaine public mais dont la possession est
« confiée » (possessionem mittere) par l’État à un cultivateur.
Voir M. Villey, Le Droit romain, op. cit., p. 86-87.
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4. La sottise (stultitia) ou « déraison » est le mot technique qui
s’oppose à la sagesse (sapientia) : elle caractérise le commun
des mortels qui, ne vivant pas sous l’empire de la raison, reste
dans l’erreur (fallere, se tromper), se livre à des actions
mauvaises ou « honteuses » (turpia). Sénèque commence sa
correspondance en y installant le vocabulaire de la vie non
philosophique à laquelle il faut échapper.
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5. Les Lettres à Lucilius donnent d’abord des conseils d’ordre
pratique (praecepta) ; les exposés théoriques qui expliqueront
les dogmes (decreta) de la philosophie stoïcienne viendront
plus tard, quand l’élève sera déjà bien avancé dans sa nouvelle
vie. Ces deux volets de la formation philosophique sont
complémentaires et, tous deux, indispensables : voir les Lettres
94 et 95 qui analysent longuement cette complémentarité.
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6. Cf. Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 369.
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1. Composita mens, termes souvent traduits par « équilibre
intérieur » ou « mental », ou encore par « esprit équilibré ».
Mens est l’équivalent latin des mots grecs nous et dianoia. Le
participe parfait composita décrit le bon état de l’intelligence
(Sénèque dit aussi bona mens) quand elle est bien structurée,
c’est-à-dire régie par la raison, ou partie directrice,
hêgemonikon, de l’âme). De la sorte, le logos humain rejoint
celui de la nature, orthos logos (raison droite).
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2. Selon la tradition médicale antique. Cf. Lettre 95, par. 15
sq., où Sénèque développe toute une théorie des « maladies de
la civilisation », dues en grande partie au dérèglement de
l’alimentation à Rome.
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3. Épicure (341-270) est le fondateur du Jardin où il vivait, à
Athènes, entouré de ses disciples, dans une sorte de
communauté. Héritier de la physique atomiste de Démocrite,
dans le domaine de la morale, il place le bonheur dans la
satisfaction des besoins, à condition de réduire ceux-ci au
minimum. Si le ou les plaisirs est le maître-mot de
l’épicurisme à Rome (uoluptates), le stoïcisme lui oppose la
vertu (uirtus) comme condition du bonheur.Les citations
d’Épicure qui terminent, en général, les vingt-neuf premières
Lettres à Lucilius ne signifient pas que Sénèque ait un
penchant pour l’épicurisme, bien au contraire : sans aucun
doute considère-t-il Épicure comme l’un des rares sages ayant
existé dans le passé, mais il ne cite de lui que des vérités
morales communément admises, comme pour attaquer son
correspondant du côté de son point faible. Il s’agit d’arracher
Lucilius à l’épicurisme « hédoniste » en vogue à Rome pour
l’amener peu à peu, par le biais de l’épicurisme originel, qui
est ascétique, jusqu’à la doctrine stoïcienne.
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4. Épicure, frg. 475 Usener.
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1. Théophraste, frg. 74 Wimmer. Théophraste (vers 372-287),
l’auteur des Caractères, fut le successeur d’Aristote au Lycée.
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2. Conscientiam peut se traduire, au sens faible, par
« complicité » (connivence ou connaissance partagée de
quelque chose) ou, au sens fort, par « conscience » (tribunal
moral).
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3. Les Lettres à Lucilius se présentent d’abord comme une
incitation à quitter la vie publique pour se consacrer au loisir
studieux de la vie « contemplative » (voir J.-M. André,
« Otium, retraite et conversion à la sagesse chez Sénèque… »,
in Recherches sur l’otium romain, Les Belles Lettres, 1962. Le
vocabulaire du « repos » est donc extrêmement fréquent ainsi
que son contraire et on les retrouvera tout au long des lettres :–
le repos (quies) s’oppose à l’alarme (tumultus) et à
l’agitation ;– le souci (cura) est répudié au profit de la
« sécurité » (securitas, littéralement « absence de soucis ») ;–
le danger (periculum) auquel on s’expose est l’inverse de la
vie « en sûreté » (in tutum) ;– l’état de trouble de l’âme est
générateur d’inquiétude ou d’angoisse (sollicitudo), qui
s’oppose, enfin, à « cette assiette stable de l’âme, appelée en
grec euthumia, sujet d’un remarquable ouvrage de Démocrite,
et que j’appelle tranquillité », écrit Sénèque dans le De
tranquillitate animi, II, 3 (trad. É. Bréhier, Les Stoïciens,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962).
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4. Deux poètes portent le nom de Pomponius : l’un est un
auteur comique de la fin de la République, originaire de
Bologne ; l’autre est un auteur tragique de l’époque de Claude,
dit Pomponius Secundus.
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1. Jeu de mots entre animus (souffle au sens « spirituel » du
terme) et anima (en tant que souffle vital).
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2. Ce qui signifie vivre longtemps, chaque année passée étant
désignée par le nom des consuls (dits éponymes) élus pour la
période.
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3. L’entraînement à la mort (meditatio mortis, traduction du
grec meletê thanatou) est le premier souci philosophique et,
par suite, l’exercice spirituel fondamental : voir P. Hadot,
Exercices spirituels et philosophie antique, Études
augustiniennes, 1981, rééd. A. Michel, 2002.
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4. Pompée, vaincu à Pharsale, tenta de se réfugier en Égypte,
mais le jeune roi Ptolémée, encore mineur, soutenu par son
ministre, l’eunuque Pothinos, le fit assassiner avant même
qu’il ne débarquât (en 48 av. J.-C.).
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5. Crassus mourut lors d’une expédition contre les Parthes (en
53 av. J.-C.).
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6. Lépide est, ici, un favori de Caligula (Gaius César) ; devenu
son beau-frère, ce dernier le fit condamner pour avoir participé
à une conjuration.
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7. Chéréas, tribun militaire, humilié à maintes reprises par
Caligula, « fut le premier, parmi les conjurés, à lever le bras
sur l’empereur » : voir son histoire contée par Sénèque dans le
De constantia sapientis (18) et par Suétone dans Caligula,
LVI.
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8. Fortuna (en grec tuchê), le principal personnage, pourrait-
on dire, des Lettres à Lucilius comme des autres ouvrages de
Sénèque : elle représente le hasard aveugle, injuste et jaloux,
frivole et inconstant, qui distribue aux hommes les biens
fortuits dont ils profitent, mais qui peuvent leur être retirés
d’un moment à l’autre. La fortune est donc le contraire de la
Providence, toujours bienveillante, quoique impénétrable à la
majorité des humains, agissant selon la raison universelle (le
logos de la nature, qui est infaillible). À Rome et sous le règne
des Césars, elle se confond avec l’arbitraire du Prince. C’est la
seule notion abstraite que Sénèque, par ailleurs, représente
sous la forme d’une allégorie distribuant à la volée ses faveurs
comme l’empereur ses libéralités.
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9. C’est-à-dire de nouveau au Jardin d’Épicure.
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10. Épicure, frg. 477 (cf. Lettre 27, 9), et 200 Usener (cf.
Lettre 119, 7).
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1. Les trois aspects qui fondent la vie en société :– le sens
commun (sensus communis, en grec « sens naturel » : ennoia
sumphutos ou phusikê) est « dans tous les hommes un certain
sens naturel qui, lorsqu’ils n’ont pas quelque défaut marqué
dans l’esprit, fait qu’ils entendent également tout ce qu’on leur
propose » (Épictète, Entretiens, III, 8, trad. J. Brun, Les
Stoïciens, textes choisis, PUF, 1957, rééd. 2003) ;– l’humanité
(humanitas, en grec philanthrôpeia) désigne la bienveillance
que chaque homme témoigne naturellement envers son
semblable et qui le porte vers lui. Aussi bien convient-il de
retrouver l’homme en soi, ce qui est proprement humain ayant
été dénaturé (cf. Lettre 7, 3) ;– l’instinct de vie en société
(congregatio, littéralement « regroupement »). Cf. Lettre 88,
30.
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2. Dementia, ou « déraison », intelligence non régie par la
raison – finalement synonyme de « sottise » (stultitia ; voir
note 4 de la Lettre 1).
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3. « Doser » se dit temperare : c’est le verbe qui exprime le
mieux chez Sénèque le calcul de la juste mesure (modus
rerum) et il correspond à la vertu de tempérance (temperantia).
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4. Hécaton de Rhodes, disciple de Panétius (fin du IIe siècle av.
J.-C.). Cf. Lettre 9.
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5. Hécaton, frg. 25 Fowler.
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1. L’honorable (honestum) est l’équivalent du to kalon
platonicien que les Romains ont répugné à traduire par un
adjectif signifiant littéralement « beau », séparant en quelque
sorte la notion de « beau moral » de toute réflexion sur le
plaisir ou le désir. Étymologiquement lié à honos (« honneur »,
mais aussi « charge », « magistrature » relevant des
institutions romaines), il saute aux yeux que le mot est
fortement marqué d’une connotation sociale. Son antonyme
est turpe (« honteux », « laid moralement »).
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2. Zénon de Citium (336-264 av. J.-C.) fonda l’école du
Portique vers 300 av. J.-C. Cléanthe (331-232), dont il nous
reste le célèbre « Hymne à Zeus », en prit la direction à la mort
de Zénon.
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3. Anachronisme : si Platon (vers 427-vers 347 av. J.-C.)
connut évidemment Socrate (470-399), Aristote (384-322), né
quinze ans après la mort de ce dernier, fut, lui, l’élève direct de
Platon.
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4. Les « sages » sont ici les philosophes qui fondèrent des
écoles après Socrate, comme Aristippe (cyrénaïque),
Antisthène (cynique), Euclide (mégarique)…
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5. Trois des plus célèbres disciples d’Épicure (voir Diogène
Laërce, 10, 20 sq.). Sénèque cite à plusieurs reprises dans ses
lettres Métrodore, l’élève préféré du Maître, et Hermarque, qui
succéda à Épicure à la tête de l’école (voir en particulier la
Lettre 52, 4).
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6. Hécaton, frg. 26 Fowler.
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1. Avant midi, on assistait à une uenatio ou série de combats
contre les bêtes féroces (voir par. 4). Puis le spectacle était
interrompu pour permettre au public d’aller manger. Au lieu
d’intermèdes comiques (voir par. 3), on faisait alors se battre
entre eux non plus des professionnels mais des prisonniers qui
avaient été condamnés à mort (voir par. 5) : contraints et
forcés, ils étaient poussés au combat sans arme autre qu’une
épée, au besoin à coups de fouet et au fer rouge (voir par. 4).
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2. Dans cette phrase, on décèle traditionnellement (depuis
Juste Lipse et Muret) une allusion à Néron. D’après Suétone
(Néron, 12, 2), lors de jeux organisés au début du règne – peut-
être sous l’influence de Sénèque –, « il ne laissa tuer personne,
même parmi les condamnés ». Si cette identification est
justifiée, la leçon morale de la Lettre 7 se double d’une
signification politique.
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3. Après Socrate, figure par excellence de la sagesse grecque,
viennent deux noms illustres de l’histoire romaine : le premier
évoque – plutôt que Caton d’Utique – Caton le Censeur (234-
149), célèbre pour l’austérité de ses mœurs et son
intransigeance politique ; le second, Lélius (IIe siècle av. J.-C.),
ami de Scipion Émilien, surnommé Sapiens (sage) par ses
contemporains, représente une sagesse plus humaine et,
partant, plus accessible. Les deux personnages apparaissent
dans l’œuvre de Cicéron : voir le traité De senectute, dit Cato
Maior, et le traité De amicitia dont Lélius est le héros.
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4. Démocrite d’Abdère (IVe siècle av. J.-C.), premier
représentant de la physique atomiste et, dans le domaine de la
morale, précurseur, peut-on dire, d’Épicure.
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5. Démocrite, frg. 302a Diels-Kranz.
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6. Épicure, frg. 208 Usener.
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1. C’est dans le De uita beata (chap. XVII) que Sénèque fait
lui-même la critique de sa vie dans un réquisitoire imaginaire.
Voir note suivante.
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2. Le mot felicitas est traduit dans ces pages, par commodité
mais de manière approximative, tantôt par « chance » tantôt
par « bonheur ». Est dit, en effet, « heureux » (felix) tout
homme qui jouit d’une haute position sociale, d’une grande
aisance matérielle et de la faveur du Prince. Ce « bonheur »
correspondrait à ce qu’il est convenu d’appeler de nos jours la
réussite sociale, à cette réserve près, d’un point de vue
philosophique, qu’il ne dépend absolument pas de la volonté
individuelle mais des bienfaits que la Fortune, déesse
imprévisible, distribue au hasard. Il ne saurait être confondu
avec le véritable bonheur qui procure au sage une joie
profonde (gaudium), stable et dépourvue de toute inquiétude ;
et il est à l’opposé de la « vie heureuse » (uita beata) que
décrit Sénèque dans le traité du même nom. À rapprocher des
explications de Descartes : « il est besoin de savoir ce que
c’est que uiuere beate ; je dirais en français vivre
heureusement, sinon qu’il y a de la différence entre l’heur et la
béatitude, en ce que l’heur ne dépend que des choses qui sont
hors de nous, d’où vient que ceux-là sont estimés plus heureux
que sages, auxquels il est arrivé quelque bien qu’ils ne se sont
point procuré, au lieu que la béatitude consiste, ce me semble,
en un parfait contentement d’esprit et une satisfaction
intérieure, que n’ont pas ordinairement ceux qui sont le plus
favorisés de la fortune, et que les sages acquièrent sans elle »
(Lettre à la princesse Élisabeth du 4 août 1645).
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3. Type de pauvres maisons construites en « briques » de
gazon.
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4. On « descendait » des collines de Rome pour se rendre au
forum, lieu des activités judiciaires.
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5. Les testaments, pour être validés, devaient recevoir le sceau
des témoins (qui se portait en bague).
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6. Épicure, frg. 199 Usener.
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7. Il s’agit de la procédure traditionnelle d’affranchissement :
le maître, tenant l’esclave par la main droite, le faisait tourner
sur lui-même en récitant une formule toute faite – procédure
dite de la manumissio.
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8. Les comédies en toge (togatae) étaient des pièces imitées du
grec mais traitant d’un sujet et avec des personnages romains :
les acteurs y portaient donc la toge.
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9. Les mimes étaient des divertissements populaires qui, en
général, parodiaient les légendes mythologiques. Ils étaient
donc parlés, au contraire des pantomimes. Publilius Syrus était
un célèbre auteur de mimes.
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10. Chaussures grecques surélevées que portaient les
tragédiens tandis que les acteurs comiques, « déchaussés », ne
portaient que des socques, genre de chaussons ou chaussures
basses.
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11. Publilius, A1 Meyer.
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12. Le talent littéraire de Lucilius est loué par Sénèque pour sa
concision sentencieuse : voir Lettres24, 21 ; 59, 4-5.
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13. Lucilius Junior, frg. 1 et 2, p. 362-363 Baehrens.
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1. Épicure, frg. 174 Usener.
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2. Stilbon, ou plutôt Stilpon, vécut à la fin du IVe siècle av. J.-
C. Il dirigea l’école mégarique à la suite d’Euclide de Mégare,
son fondateur, puis de Thrasymaque. Lui-même subit
l’influence des cyniques. Il eut Zénon comme disciple et le
forma à la dialectique, d’après Diogène Laërce (II, 113 sq.).
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3. Cyniques, mégariques et stoïciens.
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4. Impassible : impatiens.
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5. Impassibilité : impatientia.
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6. En dehors de toute souffrance : extra omnem patientiam.
Sénèque, après Cicéron, s’efforce de faire passer en latin les
notions philosophiques grecques. Mais, alors que Cicéron
cherche à créer une langue philosophique en conférant à
certains mots une spécialisation technique, Sénèque, lui,
préfère trouver des équivalents dans la langue courante même
s’il est gêné par sa pauvreté (voir Lettre 58).
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7. Hécaton, frg. 27 Fowler.
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8. Attale est le maître stoïcien dont Sénèque, adolescent, suivit
les cours avec ardeur (voir Lettre 108). Aussi le cite-t-il
souvent de mémoire dans son œuvre. Il enseignait à Rome
sous Tibère mais en fut expulsé par Séjan (d’après Sénèque le
Père, Suasoriae, 2, 12).
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9. Épicure, frg. 175 Usener.
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10. Ceux qui prospèrent (florentes), ceux qui sont ruinés
(euersos) : les deux termes désignent les positions sociales et
économiques correspondantes mais sous-entendent
nécessairement la faveur ou la défaveur du Prince dont elles
dépendent.
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11. Chrysippe (280-210) dirigea le Portique après Zénon et
Cléanthe. Auteur prolifique (il aurait écrit plus de sept cents
ouvrages, d’après Diogène Laërce), il passe pour avoir donné
sa véritable assise théorique au stoïcisme. Voir l’ouvrage de É.
Bréhier, Chrysippe et l’ancien stoïcisme, PUF, 1951, rééd.
1971.
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12. Chrysippe, frg. mor. 674 Arnim.
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13. Chrysippe, frg. phys. 1065 Arnim. Description rapide du
moment qui, selon la doctrine, succède à l’embrasement du
monde (ekpurôsis), où la nature suspend son activité en
attendant d’être reconstituée. Jupiter, ou Zeus, seul dieu
incorruptible, s’identifie au Destin ou à la Providence :
explication de Chrysippe (SVF, II, 1061 sq., Arnim).
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14. On saisit ici précisément l’intérêt philosophique de ce long
développement sur l’amitié : il s’agit de démontrer qu’il n’y a
pas contradiction entre la nature sociable de l’homme, tournée
vers autrui, et l’autarcie revendiquée pour le sage. Que celui-ci
« se contente de lui », tout en ayant besoin d’un ami, reflète
l’effort original de Sénèque pour intérioriser l’autarcie,
conçue non plus seulement « comme l’indépendance de
l’homme en face des choses extérieures, mais comme
l’indépendance de la conscience qui trouve en elle-même le
souverain bien » (J. Blänsdorf, « L’interprétation
psychologique de l’autarkeia stoïcienne chez Sénèque », in
Présence de Sénèque, Actes du colloque de l’université de
Tours, Touzot, 1991, p. 86).
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15. La patrie de Stilbon est donc Mégare, incendiée par
Démétrius, fils du roi Antigone, l’un des lieutenants
d’Alexandre le Grand (IIIe siècle av. J.-C.). Son surnom grec
« Poliorcète » signifie « assiégeur de villes ».
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16. La même anecdote est contée par Sénèque dans le De
constantia sapientis (5 et 6), où il donne la parole à Stilbon en
une longue prosopopée pour démontrer qu’une telle grandeur
d’âme n’est pas impossible. Voir aussi Diogène Laërce (II,
115).
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17. Sénèque ne cite ici que trois des vertus cardinales : iustitia,
uirtus (pour fortitudo, le courage), prudentia. Manque la
tempérance (temperantia ou moderatio) à laquelle est
substituée une périphrase qui infléchit sévèrement le sens de la
quatrième vertu.
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18. Épicure, frg. 474 Usener.
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19. Variations autour du verbe sentire (déjà employé au par. 3)
et de l’expression sensus communes (traduite aux par. 20 et 21
par « idées » – ce sont les « notions communes » chères aux
stoïciens, en grec koinai ennoiai). Sentire signifie
« percevoir » par les sens ou par l’intelligence, au sens de « se
rendre compte », « avoir conscience de ».
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1. Cratès, disciple de Diogène le Cynique. Contemporain et
ami de Stilbon. Zénon aurait compté parmi ses élèves.
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2. Les individus dépourvus de prudence (imprudentes) perdent
du même coup les trois autres vertus qui lui sont solidaires : la
justice est supplantée en eux par l’excitation malsaine de la
partie irascible (iracundia), le courage par l’audace (audacia)
et la tempérance par la sensualité débridée (libido). Voir lettre
précédente (9, 19) et la note correspondante.
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3. On peut se référer à deux personnages connus sous ce nom :
Athénodore Cordylion, ami de Caton d’Utique, et, de
préférence, Athénodore de Tarse, fils de Sandon, qui fut le
maître d’Auguste. Voir P. Grimal, « Auguste et Athénodore »,
Revue des études anciennes, 47, no 3, 1945, et 48, 1946. C’est
lui, semble-t-il, dont Sénèque expose puis réfute la thèse du
désengagement politique dans le De tranquillitate animi, III,
1-8 ; IV, 1 ; VI, 8.
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4. Dementia : c’est-à-dire l’inverse de la « bonne intelligence »
(bona mens) à laquelle il faut tendre (voir Lettre5, 5, et la note
correspondante).
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1. Mot du langage militaire (« vieux soldats ») employé ici au
sens élargi d’homme de métier, d’expérience.
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2. Le célèbre dictateur du Ier siècle av. J.-C., qui fut maître de
Rome en 82 après en avoir chassé son rival, Marius. Exemple
type de cruauté que cite plusieurs fois Sénèque, notamment
dans le De ira (II, 2, 3 ; II, 34, 5 ; III, 18, 1). Sylla, d’après
Plutarque (Vie de Sylla, 2), avait la figure rouge tachée de
blanc.
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3. Papirius Fabianus fut un rhéteur, puis un philosophe célèbre,
de tendance néopythagoricienne, formé à l’école de Sextius le
Père. Il enseigna sous Tibère, fut alors l’un des maîtres de
Sénèque, probablement vers 20-25 apr. J.-C., et il l’aurait
influencé dans son goût pour les études sur la nature (dont les
ouvrages, mis à part les Questions naturelles, ont disparu).
Sénèque fait d’ailleurs souvent l’éloge de son éloquence et de
son style (voir en particulier la Lettre 40, 12, et surtout la
Lettre 100 qui lui est entièrement consacrée).Le « je me
souviens » qui introduit ici l’anecdote suggère que Sénèque
entra au Sénat avant la mort de Tibère, sans doute vers 34-35
apr. J.-C. Pour ces problèmes de datation, voir P. Grimal,
Sénèque ou la Conscience de l’Empire, Les Belles Lettres,
1978 ; rééd. Fayard, 1991, p. 80-81 et 259-261.
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4. Épicure, frg. 210 Usener.
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5. Voir Lettre 7, 6, et la note correspondante. On retrouve ici le
couple de vieux sages romains, dont l’un est sans doute Caton
le Censeur et l’autre le fameux Lélius, loué pour sa sagesse
pleine de modération.
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6. Au couple bon/mauvais (bonum/malum) se superpose le
couple droit/tordu (rectum/prauum), et Sénèque en profite
souvent pour développer l’image originelle sous-jacente à ces
adjectifs.
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1. Les esclaves juraient par le « génie » de leur maître, divinité
protectrice de chaque individu qui l’accompagnait de sa
naissance à sa mort.
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2. Le latin dit littéralement : « il regarde dehors », comme les
cadavres qu’on exposait la tête tournée vers l’entrée de la
maison.
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3. Nouveau jeu de mots fondé, d’une part, sur une expression
sans doute proverbiale, « pleurer les morts des autres »,
utilisée pour qualifier une compassion excessive, et, d’autre
part, sur le verbe employé (tollere) qui évoque le geste du père
de famille soulevant de ses mains le nouveau-né pour signifier
qu’il le reconnaît et accepte de l’élever.
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4. Poupées de céramique offertes traditionnellement par les
maîtres lors des Saturnales, grandes fêtes romaines du mois de
décembre.
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5. L’âge symbolique de la vieillesse était à Rome de soixante-
trois ans. Cf. la Lettre 26 qui reprend le thème. Une
plaisanterie sur les dents qui tombent apparaît dans la Lettre
83, 4. De ces allusions, on déduit que Sénèque avait dépassé sa
soixante-troisième année quand il écrit les Lettres à Lucilius.
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6. Le cens classait la population par rangs d’âge regroupés en
centuries de vote.
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7. Héraclite d’Éphèse dit l’Obscur (Ve siècle av. J.-C.),
philosophe du devenir perpétuel. Il aurait émis cette formule
contre Hésiode qui affirme, suivant des superstitions
populaires, que l’homme doit savoir choisir les « meilleurs »
jours pour accomplir tel ou tel ouvrage (voir Les Travaux et les
Jours, vers 765 sq.).
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8. Héraclite, frg. 106 Diels-Kranz.
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9. Il existe en latin la même ambiguïté sémantique qu’en
français dans le mot « jour » (dies). Sénèque distingue ici le
jour astronomique de vingt-quatre heures et la clarté du jour
pour laquelle il emploie le mot « lumière » (lumen). Mais le
texte des manuscrits a été mis en doute par les éditeurs qui,
depuis la Renaissance, ont supposé une faute ou une omission
et ont tenté de le corriger. Traduit ici tel quel, autant que faire
se peut, le passage semble décrire les variations de la durée
d’ensoleillement au fur et à mesure que s’effectuent les
« retours alternés du monde » : dans ce cas, ceux-ci désignent
les saisons et les modifications célestes qui y correspondent ;
et « l’espace de temps le plus long », le jour le plus long de
l’année (solstice d’été).
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10. Formule grecque : « Il a vécu, il a vécu ! » (c’est-à-dire : il
a terminé sa vie, il est mort). – Pacuvius avait longtemps fait
fonction de gouverneur de Syrie. L’anecdote s’appuie sur
l’image, typiquement épicurienne, du « banquet de la vie »,
mais Sénèque s’empresse, naturellement, de l’infléchir dans un
sens stoïcien : la pensée omniprésente de la mort ne doit pas se
résoudre en une invitation au jouir perpétuel, comme si chaque
jour était le dernier – prétexte à une débauche continuelle –,
mais en une incitation à vivre la plénitude de l’instant,
entendue comme une intensité qui dépend non du plaisir
éprouvé mais de la manière dont on l’emploie.
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11. Virgile, Énéide, 4, 653.
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12. Cf. Lettre 61, 1-2 : « Le but tant de mes jours que de mes
nuits, mon ouvrage, ma pensée, c’est de mettre fin aux erreurs
anciennes : je tâche qu’une journée pour moi équivaille à une
vie entière. Non, par Hercule, comme la dernière à attraper,
mais je l’envisage comme si elle pouvait bien être la dernière.
Je t’écris cette lettre dans cet état d’esprit : comme si la mort
allait m’assigner au moment même où j’écris. »
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13. Épicure, frg. 487 Usener.
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1. Littéralement : « il y a beaucoup d’âme en toi ». Animus
possède en latin le double sens d’« âme » (comme principe
d’énergie spirituelle) et, par suite, de « courage » (ou
« valeur » ou « vaillance »). Ce dernier sens se retrouve dans
le mot uirtus (voir par. 3 de cette lettre, par exemple) qui, lui
aussi, oscille entre deux significations : tantôt « vertu », tantôt
« courage viril ».
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2. De manière générale, est sous-jacente à la Lettre 13 la
théorie exposée dans le De prouidentia : les épreuves
envoyées par le destin profitent aux hommes de bien parce
qu’elles leur permettent de s’aguerrir et de déployer, ainsi, leur
vertu. « L’or est éprouvé par le feu, les hommes forts par le
malheur » (V, 10). L’exemple sportif qui suit correspond
également aux exemples donnés dans ce traité, tout comme
celui de Caton d’Utique (voir note 7 ci-après) : « Je ne vois
pas, dis-je, ce que Jupiter peut trouver de plus beau sur terre,
s’il veut y appliquer son attention, que le spectacle de Caton,
debout au milieu des désastres répétés de son parti, et
inflexible au milieu des calamités publiques » (II, 9 ; trad. É.
Bréhier, Les Stoïciens, op. cit.).
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3. Patientia : à la fois « souffrance » et « endurance ». Cf.
Lettre 9, par. 1 et 2.
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4. Expression passée en adage (voir Tite-Live, 37, 47).
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5. Il s’agit de quelque « puissant » qui a la faveur du Prince à
Rome, voire du Prince en personne : lire la Lettre 14 qui
précise de quels hommes il peut s’agir (par. 7) et de tout le mal
qu’ils « peuvent » faire (par. 4 et 5). Quant aux effets de leur
colère, voir De ira, livre III en particulier, ainsi que le De
clementia.
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6. Commence ici une discrète réhabilitation de l’espérance qui
court à travers toutes les Lettres à Lucilius. En bonne
orthodoxie stoïcienne, en effet, l’espérance est une passion au
même titre que la crainte puisque ces deux sentiments font
dépendre le présent d’un avenir que nous ne saurions prévoir à
coup sûr. S’il est vrai que Sénèque parle ici « un ton plus bas »
à son correspondant, en lui livrant un conseil d’ordre pratique
plutôt qu’en développant pour lui une véritable analyse
philosophique, il lui signifie en même temps qu’espérer est un
moyen, à notre portée, de s’approprier le temps, de
l’intérioriser (à défaut de le maîtriser dans sa totalité, ce que ne
peut faire que le sage qui, seul, sait vivre la plénitude de
l’instant : voir note 10 de la Lettre 12) : ainsi la possibilité de
progrès moral, qui est l’objet même de cette correspondance
pédagogique, va nécessairement de pair avec un optimisme du
temps qui passe, une durée vers le mieux à condition que
celle-ci soit sous-tendue fortement par la volonté de
progresser. Voir les ouvrages de V. Goldschmidt et de A.J.
Voelke cités dans la Bibliographie.
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7. Marcus Porcius Caton, descendant de Caton le Censeur
(voir note 3 de la Lettre 7), dit Caton d’Utique (95-46 av. J.-
C.), qui, défenseur de la liberté contre César, préféra se
suicider plutôt que de se rendre alors qu’il était réfugié avec
ses hommes dans la ville d’Utique, non loin de Carthage. Le
récit grandiose de sa mort revient comme un leitmotiv dans
toute l’œuvre de Sénèque et fait de lui une grande figure du
stoïcisme romain.
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8. Ce « nous » peut équivaloir à un « je » (Sénèque parlant en
son propre nom), selon la coutume latine, ou bien signifier
« nous, les stoïciens », comme au par. 4 de cette lettre.
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9. Épicure, frg. 494 Usener.
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1. Cet « attachement » (caritas) est inné et correspond à
l’instinct de conservation (amor sui), tendance naturelle que
les stoïciens définissent encore par le terme oikeiôsis que
Sénèque, à la suite de Cicéron (De finibus, III, V, 16), traduit
par conciliatio (sui) : « conciliation » ou, pour le grec,
« appropriation » à soi. Mais « la primitive inclination à soi
faisait rechercher l’utile et repousser le nuisible. Alors que
l’animal usait de ces choses par science innée, pour l’homme,
il y a là l’objet d’un choix réfléchi. Le “premier devoir”, qui
est de se conserver dans sa “constitution naturelle”, se
prolonge alors dans le choix judicieux fait à l’égard des
“choses conformes à la nature”, celles qui favorisent cette
constitution. Ce choix va acquérir une sûreté telle qu’on puisse
le dire “constant et en accord avec la nature” […] en sorte que
le souverain bien consiste, en définitive, dans cet accord »
(homologia ; en latin : conuenentia). Voir Victor Goldschmidt,
Le Système stoïcien et l’idée de temps, Vrin, 1979, p. 129.
Comme on le voit, la Lettre 14 est une première initiation
philosophique à la doctrine stoïcienne des « préférables » (voir
note 4 ci-dessous).
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2. Terme juridique de sens plein que Sénèque emploie à
dessein pour préciser le statut inférieur du corps, « mineur »,
par rapport à l’âme qui est « tutrice ».
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3. La traduction essaie ici de restituer l’opposition lexicale
entre carus (« cher », dont le sens est double comme en
français) et uilis (« vil », « sans valeur »).
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4. Incommoda (qui traduit apoproêgmena) s’oppose à
commoda (pour proêgmena), terme de la langue latine
courante que Sénèque choisit, en général, pour exprimer la
notion de « préférables », tandis que Cicéron emploie par
exemple producta (De finibus, III, V, 50 sq.), mot purement
technique qui pouvait être moins immédiatement
compréhensible. Ainsi, pauvreté, maladies, persécutions du
pouvoir qui sont, par principe, choses indifférentes
(adiaphora), sont présentées comme « choses à éviter »
(incommodités) tandis que leurs contraires, richesse, bonne
santé, sécurité, sont à considérer comme « choses à préférer »
(commodités). De la sorte, les « indifférents » peuvent être
regroupés en deux sous-ensembles.
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5. Vêtement de papyrus enduit de poix dans lequel on brûlait
certains condamnés. Un tel supplice rappelle évidemment
celui du « Taureau de Phalaris », cité par Épicure (taureau de
bronze où le tyran d’Agrigente faisait brûler ses victimes).
Voir Lettre 66, 18.
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6. Utilisation d’une phrase proverbiale.
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7. Le « dosage » se dit temperamentum ; « doser », ou
« tempérer » une chose par une autre, temperare : voir Lettre
5, 5, et la note correspondante. L’homme « tempérant » est
donc celui qui sait trouver la juste « mesure » des choses
(modus rerum), laquelle est moins d’ordre quantitatif comme
chez les péripatéticiens que d’ordre qualitatif : on ne pèche pas
par excès ou par insuffisance (voir la célèbre analyse des
vertus et des vices dans l’Éthique à Nicomaque), mais parce
que le mauvais « dosage » fausse la signification de l’acte. Au
début de la Lettre 14, « trop aimer » son corps aboutit à fausser
le rapport qu’on entretient avec lui et, par suite, à fausser, en
général, la distinction entre juste et injuste, vérité et erreur :
« l’honorable » devient « sans valeur » (par. 2).
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8. Ornement sacré des prêtres. Le réseau métaphorique
religieux est riche dans l’œuvre de Sénèque : si la philosophie
est une activité sainte et sanctifiante, les philosophes en sont
les prêtres, ils rendent un culte à la vertu, leur temple est tantôt
l’univers, tantôt l’âme de l’homme, et l’étude de la philosophie
est comme une initiation… Voir l’article « culte » dans le
catalogue des images sénéquiennes établi par M. Armisen-
Marchetti dans sa thèse publiée aux Belles Lettres (voir
Bibliographie).
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9. Les fondateurs du stoïcisme se sont, en effet, gardés de
participer à la vie politique d’Athènes comme à quelque
gouvernement que ce soit. Cette abstention fut volontaire. Au
reste, ils entretinrent de bons rapports avec les Puissants de
leur temps, mais, refusant de rejoindre la cour des rois (de
Macédoine, de Sparte ou d’Alexandrie : voir Diogène Laërce,
VII, 6 et 177, notamment), ils préférèrent y envoyer un de
leurs disciples comme conseiller. Plutarque, dès le début de ses
Contradictions des stoïciens, reproche à Zénon comme à
Cléanthe et à Chrysippe d’avoir accumulé les écrits politiques
sans jamais s’être mêlés à l’action publique. Chrysippe y avait
répondu à l’avance en arguant que « s’il prenait part à la vie
politique en faisant des choses mauvaises, il déplairait aux
dieux ; et en faisant des choses bonnes, il déplairait à ses
concitoyens » (Stobée, SVF, III, 694).« Cultiver l’art de
vivre » consiste, pour Sénèque, à se consacrer à la vie dite
« contemplative », faite d’étude et de réflexion, afin
d’approfondir la morale théorique de la philosophie
dogmatique, seule capable de donner une assise sérieuse à la
morale pratique (voir Lettre 95, par. 36 à 63), donc de « fonder
les droits du genre humain ».
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10. Le couple consilium (« intention », « résolution »,
« décision ») et exitus (« issue ») recouvre l’opposition
grecque classique entre telos (la « fin » de l’action qui n’est
autre que le souverain bien) et skopos (le « but » de l’action
qu’il ne dépend pas de nous d’atteindre). Voir Victor
Goldschmidt, Le Système stoïcien et l’idée de temps, op. cit.,
p. 146.
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11. Épicure, Lettre 3, p. 63. 19-20, Usener.
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1. Selon Zénon et Chrysippe, l’âme est un souffle igné qui
circule dans le corps, lui-même constitué de matière inerte,
plus pesante. La dilatation et l’agilité de l’âme ne sont donc
pas que des images mais se rattachent profondément à la
pensée stoïcienne, influencée plus tard par le platonisme qui
contribue à dévaloriser le corps dans lequel l’âme est
« tombée », quittant les régions « supérieures ». L’attention et
même le respect que l’on doit porter au corps et aux soins qu’il
convient de lui prodiguer (nourriture, bains, vêtements,
gymnastique, repos) sont, néanmoins, remarquables tout au
long des Lettres à Lucilius. Sénèque n’est pas homme à
mortifier son corps ! S’en occuper est un devoir, d’autant plus
que c’est aussi s’en libérer, en canalisant ses exigences.
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2. Parce que les athlètes s’enduisaient d’huile avant leurs
exercices.
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3. À la façon des prêtres saliens qui sautillaient en levant un
pied puis l’autre.
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4. Littéralement : « par degrés et mesures fixes ».
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5. Formule figée utilisée dans les discours. Le vieux nom de
« Quirites » désigne les citoyens romains, de souche
ancestrale.
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6. Se faire la voix était un exercice qui faisait partie de
l’enseignement donné par les rhéteurs et tout Romain amené à
faire des discours au forum (activités judiciaires et politiques)
continuait de s’y entraîner toute sa vie. En outre, la voix est,
selon les stoïciens, après les cinq sens et les organes sexuels, la
septième partie de l’âme « partant de la partie maîtresse
(hegêmonikon) jusqu’au gosier, à la langue et aux autres
organes propres à la parole » (Plutarque, Des opinions des
stoïciens, IV, 21, trad. J. Brun, Les Stoïciens, op. cit.).
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7. Épicure, frg. 491 Usener.
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8. Noms cités proverbialement pour désigner des imbéciles.
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1. Meditatio. Après avoir réglé leur compte aux exercices
physiques dans la lettre précédente, Sénèque passe à ceux de
l’âme : le premier d’entre eux consiste à « philosopher »
(philosophari), c’est-à-dire à travailler inlassablement à se
débarrasser des valeurs d’opinion. Toute une série d’exercices
spirituels concrets, pour ce faire, seront proposés dans la suite
de la correspondance.
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2. Pour la « bonne intelligence », voir Lettre 2, 1, et la note
correspondante, puis la note 4 de la Lettre 10, 5. Pour la
« bonne volonté », voir note 5 ci-après.
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3. Quid sit iuris nostri, équivalent du grec ta eph’êmin : la
distinction entre « ce qui dépend de nous » et ce qui n’en
dépend pas est fondamentale dans la définition stoïcienne de la
liberté. Il est remarquable que le latin traduit en préférant une
expression juridique : littéralement « ce qui relève de notre
droit ».
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4. Deux doctrines seulement sont, en fait, opposées ici : d’une
part, le stoïcisme (un dieu, une providence, l’enchaînement des
causes) et, d’autre part, l’épicurisme (hasard intervenant de
façon « brusque » et « soudaine » dans la déclinaison des
atomes).
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5. Impetus équivaut ici à la « bonne volonté » dont il est
question au par. 1. Manquant de fermeté et de continuité, cet
« élan » doit se transformer en « tension » fortement et
rationnellement soutenue : c’est l’intentio (le tonos grec) qui
donne à l’âme toute sa vigueur. Voir A.J. Voelke, L’Idée de
volonté dans le stoïcisme, PUF, 1973, p. 168 sq.
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6. Épicure, frg. 201 Usener.
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7. Error : erreur-errance. Errer (errare), c’est se tromper aussi
bien que perdre son chemin, aller au hasard : Sénèque joue
constamment sur ce double sens, en revivifiant l’image.
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1. Mot tiré de l’Hortensius, d’après l’hypothèse de Juste Lipse.
Frg. 98, p. 326 Mueller.
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2. La « simulation » de la pauvreté est l’un des exercices
spirituels (meditationes) prônés constamment par Sénèque et
auxquels il se soumettait lui-même. Il consiste à adopter
provisoirement des vêtements d’étoffe grossière, un équipage
modeste pour sortir (voir Lettre 84, 7), ainsi que la nourriture
la plus frugale : lire dans la Lettre 18, qui suit, l’exemple du
régime d’Épicure en personne que l’on peut comparer à celui
que s’imposait Sénèque (voir Lettres 86, 6, et 87, 3 : du pain et
des figues sèches). Il est même conseillé, à l’occasion, de se
mettre à la diète (voir Lettre 78, 11). Le but de cette « pauvreté
volontaire » ou « fictive » (voir Lettre 20, 13) est non pas de se
dépouiller définitivement (car il faut assumer la position
sociale dans laquelle nous a placés le destin), mais de se
détacher des biens matériels qui ne sont que des
« indifférents », ou, au mieux, des « préférables » : s’entraîner
(meditari) de temps en temps à s’en passer, c’est donc prendre
conscience que la valeur qu’on leur reconnaît n’est qu’une
fausse valeur, et, par suite, la leur retirer.
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3. Se accommodat : ce qui correspond à la fin suprême (telos)
définie par Zénon : « vivre en accord avec la nature » (to
homologoumenôs têi phusei zên). Voir Diogène Laërce, VII,
84-89, et Cicéron, De finibus, III, 9, 31 : « Le souverain bien
consiste à vivre en ayant la science de ce qui arrive selon la
nature, en choisissant ce qui est conforme à la nature et en
rejetant ce qui lui est contraire, c’est-à-dire à vivre en accord
et en harmonie (conuenienter congruenterque) avec la nature »
(trad. J. Brun, Les Stoïciens, op. cit.).
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4. Épicure, frg. 479 Usener.
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1. Luxuria : précédemment traduit par « luxe » ; le mot, en
effet, recouvre une double signification : d’une part,
magnificence, goût du faste, habitude de vivre dans le luxe ou,
pour ainsi dire, la « débauche » de richesses, ce qui correspond
au grec : poluteleia ; d’autre part, abandon à la jouissance
sensuelle, « débauche » sexuelle, mollesse, ce qui traduit le
grec : truphê. C’est ce double reproche que l’on retrouve
toujours dans la critique de la vie de la haute société romaine à
l’époque impériale.
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2. Fêtes du solstice d’hiver, en l’honneur de Saturne. À la
façon du carnaval médiéval, ces jours-là, tout était permis et
l’autorité renversée : les esclaves se faisaient servir par leurs
maîtres et pouvaient impunément se moquer d’eux. Les
réjouissances (dîners, échange de cadeaux…) se déroulaient
dans la plus grande licence.
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3. Jeu de mots probablement : « changer de costume » signifie
ordinairement prendre des vêtements de deuil.
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4. Lors des Saturnales, on portait volontiers le bonnet – en
signe de liberté – dont on coiffait les esclaves lors de leur
affranchissement.
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5. Timon dit le Misanthrope, qui vécut à Athènes au Ve siècle
av. J.-C. Il est raillé par Aristophane dans Les Oiseaux, et mis
en scène par Lucien dans un de ses dialogues. Sénèque critique
donc ici les riches désabusés qui prennent cet exercice de
pauvreté comme divertissement.
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6. Poteau d’escrime contre lequel s’entraînaient les soldats.
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7. C’est-à-dire « sous l’archontat » d’un nommé Charinos
(latinisation de la fonction comme du nom propre).
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8. Épicure, frg. 158 Usener.
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9. Sénèque applique ici au plaisir le qualificatif qu’en bon
stoïcien il réserve normalement au bien : il dit donc summa
uoluptas au lieu de summum bonum (souverain bien) ; de
même que plus haut (par. 9) il parle de « plaisir plein et
achevé », termes qu’il devrait récuser pour qualifier les plaisirs
(toujours insatisfaits, jamais durables) et qu’il utiliserait de
préférence pour la sagesse ou le bonheur du sage : voir par
exemple Lettre 16, 1 : « sagesse parfaite » (perfecta sapientia).
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10. Virgile, Énéide, 8, 364-365.
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11. Épicure, frg. 484 Usener.
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12. Furor (« folie furieuse », « délire ») : la passion tragique
par excellence qui domine le théâtre de Sénèque. L’expression
délirante est le symptôme de la « déraison » ou perte de la
raison, qui est perte de la santé de l’âme. Ainsi « folie », dans
la phrase d’Épicure qui vient d’être citée (par. 14), traduit
insania, terme auquel répond le dernier mot de la lettre :
sanitas (santé). Aussi bien insania est équivalent à stultitia
(sottise, déraison) et l’adjectif insanus (fou) à stultus (sot) :
voir Lettre 1, note 4.
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1. Tout le début de cette lettre, qui est une exhortation à se
retirer de la vie publique, reprend plusieurs expressions de la
Lettre première.
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2. La « clientèle » des riches Romains était constituée
d’hommes libres mais peu fortunés qui avaient besoin de la
protection d’un « patron ». Celui-ci leur offrait chaque matin,
quand ils venaient le saluer, la sportule, sorte de panier-repas
pour la journée. Il leur apportait aussi son aide en cas de
besoin. En échange de quoi, les clients soutenaient la
candidature de leur « patron » aux élections. Sous l’Empire, la
clientèle est assimilée à une foule d’oisifs parasites mais ne
constitue pas moins une chaîne de solidarité sociale importante
à Rome : on est, finalement, toujours le client de plus puissant
que soi…
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3. Il s’agit, dans la doctrine stoïcienne, de la succession des
causes antécédentes qui unissent les événements les uns aux
autres (ou « concaténation »), le destin (fatum traduisant
heimarmenê) se définissant par une « chaîne de causes ».
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4. C’est-à-dire au faîte de sa réussite : Mécène (69-8 av. J.-C.),
l’ami et le conseiller d’Auguste, protecteur des lettres, poète
lui-même et célèbre pour sa vie raffinée. Sénèque le cite
toujours pour critiquer ses mœurs qu’il met en rapport avec
l’allure « maniérée » ou « efféminée » de son style : double
effet, selon lui, de cette vie dans le faste. Voir Lettre 114, par. 4
à 21.
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5. Mécène, frg. 10 Lunderstedt.
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6. Épicure, frg. 542 Usener.
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7. Sous la République, la solidarité sociale passait par le juste
accomplissement de ses devoirs (ou charges, officia) par le
citoyen, le cas échéant au détriment de son intérêt personnel :
Cicéron écrivit un traité De officiis. Sous l’Empire, la société
se modifie face à la réalité du pouvoir du Prince, les fonctions
du citoyen perdent leur enjeu en devenant de simples
obligations que Sénèque présente ici, à la limite, comme
encombrantes, au profit des liens sociaux qui unissent individu
à individu : le juste échange de services ou « bienfaits » est
l’objet du traité De beneficiis de Sénèque (qu’il reprend pour
Lucilius dans la Lettre 81). Voir F.-R. Chaumartin, Le De
beneficiis de Sénèque, sa signification philosophique, politique
et sociale, Les Belles Lettres, 1985.
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1. De la définition première de Zénon : « vivre conformément
à la nature » (voir note 3 de la Lettre 17), on passe à « vivre
conformément à sa propre nature ». Ce renouvellement de la
doctrine semble dû à Panétius (vers 180-vers 100 av. J.-C.),
qui, envoyé comme ambassadeur à Rome en 169, y introduisit
le stoïcisme, par l’intermédiaire du cercle des Scipions.
Distinguant en l’homme des impulsions irrationnelles
(hormai) et des tendances « où s’associent nature et raison »
(aphormai), il préconise de « régler par la raison (ces)
tendances naturelles, qui apparaissent déjà chez l’animal, en
freinant et en disciplinant les instincts brutaux » (préface du
recueil Les Stoïciens, op. cit., p. XLI, rédigée par P.-M. Schuhl).
Par suite, Panétius fut le premier à développer une théorie de
la personne sur laquelle s’appuiera Cicéron dans le De officiis
: voir dans le t. I de l’Histoire de la philosophie (Gallimard,
« Encyclopédie de la Pléiade », 1969), le chapitre intitulé « La
philosophie en Grèce et à Rome de 130 av. J.-C. à 250 apr. J.-
C. », p. 773 sq., rédigé par A. Michel. Chez Sénèque, nous
retrouvons, comme on l’a déjà noté, l’effort d’intériorisation
de l’autonomie individuelle (située dans la conscience de
chacun).
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2. Tenor (« tenue » au sens de « continuité ») qu’il ne faut pas
confondre avec l’intentio, ou tension de l’âme (en grec :
tonos), l’une étant, en somme, la propriété de l’autre.
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3. Le rôle de la volonté, si important dans le stoïcisme de
Sénèque, a été analysé par A.J. Voelke, L’Idée de volonté dans
le stoïcisme, op. cit., p. 161 sq.
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4. Épicure, frg. 206 Usener.
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5. Démétrius le Cynique, contemporain de Sénèque, bien
introduit dans les cercles de l’opposition aristocratique. Cité
dans les Annales de Tacite, XIV, 12, et XVI, 34-35, comme un
proche de Thraséa, il est finalement banni par Néron puis par
Vespasien (Philostrate, Vita Apol.) : voir E. Cizek, L’Époque
de Néron et ses controverses idéologiques, Leyde, Brill, 1972,
p. 247-249. Sénèque aimait l’écouter lorsqu’il fustigeait tous
les raffinements de la civilisation gréco-romaine par des
formules frappantes, et fait plusieurs fois l’éloge de l’austérité
de sa vie (voir en particulier la Lettre 62, 3, et De uita beata,
18).
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6. Securitas, mot traduit souvent dans ces pages par « absence
de soucis » (matériels), conformément à l’étymologie (cura,
soin, souci), quand il s’agit de la vie quotidienne ; il signifie
aussi « sécurité » (politique) : les deux sens se confondent en
réalité, l’aisance matérielle dépendant de la gestion du
patrimoine et du négoce, des relations d’affaires, rivalités et
influences et, en définitive, de la faveur impériale.
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1. Idoménée de Lampsaque, marié à une sœur d’Épicure
(d’après Diogène Laërce, 10, 23). Souvent cité par Plutarque
pour avoir justement écrit sur les hommes illustres.
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2. Épicure, frg. 132 Usener.
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3. Titre de grands personnages dans les cours d’Asie.
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4. T. Pomponius Atticus, célèbre ami et correspondant de
Cicéron, appartenant à une vieille famille romaine : comme le
rappelle ici Sénèque, Agrippa avait épousé Pomponia, sa fille,
et Tibère épousa Vipsania, née de ce mariage ; Drusus César
est leur fils : voir Suétone, Tibère, 7.Si le premier exemple de
correspondance célèbre réunit Épicure et l’un de ses disciples,
le second lie Cicéron, stoïcien éclectique, peut-on dire,
fortement engagé, comme on sait, dans la vie politique de son
temps, et Atticus, homme de lettres, épicurien convaincu, qui
ne se mêla jamais aux affaires : voir P. Grimal, Cicéron,
Fayard, 1986, p. 47 sq., et 301 sq.
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5. Nisus et Euryale, deux guerriers formant un couple d’amis
exemplaire.
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6. Virgile, Énéide, 9, 446-449.
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7. Encore un disciple d’Épicure (voir Diogène Laërce, 10, 5 et
6).
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8. Épicure, frg. 135 Usener.
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9. C’est-à-dire le Jardin où vivaient Épicure et ses disciples.
C’est dans une lettre comme celle-ci que l’on perçoit le mieux
la démarche de Sénèque à l’égard de son correspondant : si
Lucilius a des tendances épicuriennes, il faut le convaincre
qu’à Rome l’épicurisme a été dévoyé. La véritable philosophie
du Jardin vise à la limitation des désirs en opérant la célèbre
distinction entre plaisirs naturels et nécessaires, naturels et non
nécessaires, ni naturels ni nécessaires (voir par. 11). Au par. 8,
il est question du « plaisir perpétuel », habile utilisation du
mot pour en faire le point de rencontre entre les deux
philosophies adverses : c’est par l’ascétisme épicurien bien
compris que peut s’effectuer la conversion au stoïcisme de
Lucilius. Voir note 3 de la Lettre 2. Ce terrain commun est issu
de la tradition cynico-socratique.
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1. « L’occasion rapide » qu’il ne faut pas rater existe dans les
préceptes hippocratiques comme dans la tradition stoïcienne :
elle fonde la doctrine de l’eukairia ou « vertu d’opportunité »,
« d’adaptation aux circonstances » dont doit tenir compte le
sage avant de se décider à agir. Voir note 3 ci-dessous.
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2. Épicure, frg. 133 Usener.
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3. Donc la vertu de prudence l’emporte chez le stoïcien sur le
courage parce que son jugement, tenant toujours compte des
circonstances (voir note 1 ci-dessus), lui impose « une règle de
conduite subordonnant l’effet objectif de l’action à une fin
reconnue comme supérieure ». (P. Grimal, Sénèque ou la
Conscience de l’Empire, op. cit., p. 310). Elle rejoint la
tempérance, puisque la juste mesure des choses conduit
précisément à adapter son acte à la situation.
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4. Épicure, frg. 495 Usener.
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1. C’est-à-dire que la « bonne intelligence », qui consiste, par
l’exercice droit de la raison, à distinguer entre les faux et les
vrais biens, procure la vraie joie (gaudium, en grec chara ; le
verbe correspondant est gaudere, « se réjouir »).
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2. Sénèque fait ici la distinction entre trois sortes de joie qu’on
a essayé de reproduire dans la traduction :– laetitia,
manifestation commune de la joie, sentiment faible, traduit par
« bonne humeur » ;– hilaritas, traduit par « gaieté » (qui va
avec le rire) ;– gaudium, joie ressentie en profondeur (d’où la
comparaison avec l’exploitation minière du par. 5), qui
s’identifie au « vrai bien » ou souverain bien. Sentiment de
bonheur dynamique, elle n’a donc rien à voir avec la felicitas,
bonheur-chance (voir note 2 de la Lettre 8), qui dépend
toujours des caprices de la fortune.À ces trois notions, il
convient d’ajouter les mots qui désignent l’acte de jouir ou de
se réjouir (delectari, souvent traduit dans ces pages par
« savourer ») de quelque chose qui plaît, qui est apprécié
(placere) ou qui divertit (oblectamentum, amusement).
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3. Cette réponse apparemment tautologique est explicitée
d’abord par la négative : il ne s’agit pas du corps et, partant,
des plaisirs ; puis, en détail, au par. 7, par une analyse qui
procède de l’intérieur (état et attitude de l’âme : bonne
conscience, intentions) vers l’extérieur et le contact avec le
monde (actions, détachement, constance de la démarche).
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4. Épicure, frg. 493 Usener. Variante d’une citation déjà
donnée (voir Lettre, 13, 16-17).
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1. Lucilius s’inquiète d’un procès qu’on lui a intenté et des
menaces pesant sur son issue.
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2. Cette lettre présente un modèle d’exercice spirituel
(meditatio) pour s’entraîner à supporter le pire à venir :
préjudice, douleur, mort. La démarche se décompose comme
suit :a) envisager objectivement ce que l’on redoute en le
dépouillant de toute représentation subjective ;b) faire la liste
des pires maux existants (exil, prison, torture, mort) et, pour
chacun, se remémorer des exemples célèbres dans l’histoire,
avec force détails pour frapper l’imagination ;c) généraliser
son souci particulier, examiner les deux faces de toute
situation (de douleur comme de plaisir), toujours
réversible ;d) raisonner sur la mort en l’envisageant
philosophiquement (hypothèses métaphysiques).
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3. P. Rutilius Rufus, qui suivit les cours de Panétius (IIe siècle
av. J.-C.), était un homme intègre mais il fut accusé
injustement de concussion et exilé sous Sylla.
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4. Q. Métellus Numidicus vainquit Jugurtha en 109 av. J.-C. Il
fut supplanté par Marius et exilé.
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5. Platon, dans le Criton, montre Socrate plaidant pour le
respect des lois de la cité et refusant de s’enfuir ; dans le
Phédon, discourant sur l’immortalité de l’âme juste avant de
boire la ciguë.
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6. Mucius Scaevola, pendant le siège de Rome par Porsenna,
roi des Étrusques (en 507 av. J.-C.), s’introduisit dans le camp
ennemi pour tuer ce dernier mais il se trompa et tua un autre
homme ; amené devant le roi, il se punit de son erreur en se
brûlant la main. Porsenna, impressionné, leva le siège.
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7. Caton lut le Phédon (voir note 5 ci-dessus) la nuit de son
suicide.
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8. P. Scipion, « lâche » parce que fuyant après la défaite de
Thapsus, ville d’Afrique (dans l’actuelle Tunisie) où César
anéantit les restes de l’armée de Pompée (46 av. J.-C.).
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9. Épicure, frg. 341 Usener.
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10. Pour la critique épicurienne des légendes infernales, voir
Lucrèce, De natura rerum, III, 978 sq. ; et, pour le dégoût de
la vie, III, 1053 sq.
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11. Lucilius Iunior, frg. 3, p. 363 Baehrens.
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12. Épicure, frg. 496 Usener.
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13. Id., frg. 498 ibid.
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14. Id., frg. 497 ibid.
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15. La citation est évidemment choisie pour éviter que la
meditatio ne tourne à l’apologie du suicide. Cette lettre est
analysée par J. Blänsdorf (« L’interprétation psychologique de
l’autarkeia stoïcienne chez Sénèque », art. cité, p. 87 sq.) du
point de vue de l’autarcie : Sénèque y traite de l’angoisse et de
l’instinct de mort (libido moriendi) en détournant le thème de
la répétition éternelle des événements dans l’univers,
développement en général repris à des fins consolatrices et
relevant de la contemplation métaphysique. C’est donc l’un
des thèmes de prédilection du Portique que Sénèque semble
remettre en question. En réalité, « de la philosophie stoïcienne
[les hommes frappés du mal de vivre] n’ont compris que le
côté superficiel, ils se laissent entraîner par elle (philosophia
impellente) au lieu de se connaître eux-mêmes. Et cela veut
dire finalement qu’ils ont abandonné leur autarcie. L’autarcie
[…] doit être gardée non seulement à l’égard des choses
extérieures, mais aussi envers la philosophie ».
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1. Voir Lettre 14, note 2 : même image juridique.
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2. La honte ou pudeur (pudor), sentiment immédiat et
spontané, manifestation quasi physique (rougeur) de la
conscience morale, suppose donc une connaissance intime de
la faute (voir Lettre 28 : notitia peccati) de l’ordre de
l’intuition : elle fait partie de ce que Chrysippe appelait les
« prénotions » (prolêpseis) ou notions innées, communes à
tous les hommes (voir note 19 de la Lettre 9). C’est par elles,
en effet, que se forment les idées du juste et du bien. Voir
Victor Goldschmidt, Le Système stoïcien et l’idée de temps,
op. cit., p. 159 sq.Plus tard, Sénèque consacrera une lettre
entière à la conscience coupable (Lettre 97) : le rôle de la
conscience comme tribunal moral de soi-même, générateur
d’angoisse quand on se refuse à le reconnaître, est essentiel
dans la construction du « moi » stoïcien.
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3. Épicure, frg. 211 Usener.
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4. On a le choix entre les différents membres de la famille
Scipion qui s’illustrèrent dans l’histoire de la République
romaine : s’agit-il du premier Africain, vainqueur d’Hannibal
à Zama (en 202 av. J.-C.), dont Sénèque visita la villa de
Literne (Lettre 86), ou bien plutôt de Scipion Émilien, le
destructeur de Carthage (en 146 av. J.-C.) ? Les noms de
Lélius (dont il fut l’ami) ainsi que de Caton (probablement
l’Ancien) le laissent penser.
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5. Épicure, frg. 209 Usener.
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1. Voir Lettre 12, et la note 5 correspondante.
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2. Le mécanisme de la conscience réfléchie permet un
dédoublement à volonté de la personnalité (comme dans
l’examen de conscience cher aux stoïciens) ; au par. 2,
Sénèque déclare « discuter » avec son âme ; au par. 5, il est, de
nouveau, question du tribunal de la conscience qui, au-delà de
tous les avertissements, repousse son jugement au dernier jour
de la vie. L’autonomie intériorisée de l’être est donc radicale :
non seulement il faut se méfier du jugement d’autrui, puis de
ses propres efforts intellectuels, mais même, pour ainsi dire, de
sa propre âme (qui peut donner des « gages trompeurs »).
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3. « Prêtera » serait la traduction technique ; on a conservé une
expression de la famille de « commodité » plusieurs fois
représentée dans cette lettre.
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4. Épicure, frg. 205 Usener.
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5. La Lettre 26 reprend, en fait, la dernière partie de la Lettre
24, en corrigeant ce qui a pu paraître excessif à la fin, une
réponse de Lucilius étant probablement intervenue entre les
deux. Ainsi, à la libido moriendi (l’envie de mourir) que le
philosophe condamnait sans ménagement, est substituée
l’amor uitae (l’amour, ou plutôt la passion de la vie) : Sénèque
en revient, donc, au discours plus traditionnel de la mort « qui
libère », autorisant le suicide seulement dans les cas où
l’homme risque de perdre sa dignité morale.
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1. Nouvel aspect du dédoublement de la personnalité (voir
note 2 de la Lettre 26) : l’amitié et la correspondance
philosophique jouent aussi ce rôle de miroir qui est une faculté
de la conscience. Mais, en même temps, le but de la lettre est
de démontrer que chacun ne peut avoir accès à la sagesse que
par soi-même, pour soi-même et en retournant à soi-même, en
cultivant sa « vie secrète » (secretum).
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2. Le remords (paenitentia) qui succède à la mauvaise action
ou à l’abandon au plaisir malhonnête a la même origine que la
honte qui leur est contemporaine : voir note 2 de la Lettre 25.
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3. C’est-à-dire les maîtres familiers aux enfants et qui leur
faisaient réciter la poésie grecque.
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4. Lorsque les clients défilaient le matin pour la distribution de
la sportule, ou encore à l’occasion des campagnes électorales.
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5. La tradition énumérait les noms de neuf poètes lyriques. Il
fallait donc un esclave par poète.
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6. Jeu de mots avec un verbe grec signifiant à la fois
« recueillir » et « lire ». On est dans le ton et le vocabulaire de
la satire : l’anecdote est construite sous forme d’apologue,
avec des personnages, une situation, un dialogue, une chute et
une interprétation morale à la fin (par. 8). L’ensemble de la
lettre est, d’ailleurs, très ironique ; Sénèque répond très
probablement ton sur ton à son correspondant – d’où la reprise
insistante d’une citation d’Épicure déjà donnée.
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7. Épicure, frg. 477 Usener (voir Lettre 4, 10).
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1. Virgile, Énéide, 3, 72.
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2. La critique des voyages incessants en faveur chez les
Romains est l’un des thèmes principaux du De tranquillitate
animi (voir en particulier chap. II, 13) : Sénèque y dénonce
comme ici les allées et venues qui ne font que déstabiliser
l’âme alors qu’elle doit rechercher la « tranquillité »
(l’euthumia grecque) : voir note 3 de la Lettre 3.
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3. Virgile, Énéide, 6, 78-79.
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4. Le cosmopolitisme stoïcien a pour fondement la théorie des
« indifférents » : l’on est de partout à condition de ne dépendre
de nulle part. C’est là encore un héritage cynico-socratique
(comme l’indiquent les références à Socrate dans cette lettre).
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5. La tyrannie des Trente fut imposée à Athènes par Sparte en
404-403 av. J.-C. À plusieurs reprises, Socrate eut l’occasion
de leur tenir tête, mais il ne fut pas inquiété. Il ne fut accusé et
condamné à mort qu’en 399 av. J.-C., soit près de quatre ans
après que la démocratie eut été restaurée.
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6. Épicure, frg. 522 Usener.
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7. L’effort pour s’instituer « tribunal de soi-même », thème qui
a été lancé dans les lettres précédentes, est ici développé
comme si Sénèque filait la métaphore ; en réalité, il est
présenté comme un nouvel exercice spirituel, structuré en
plusieurs étapes (comme on l’a vu pour l’anticipation des
maux à venir et la préparation à la mort : voir note 2 de la
Lettre 24).
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1. Diogène (413-323 av. J.-C.) avait l’habitude d’interpeller les
passants dans les rues d’Athènes. Il demeure le plus célèbre
des cyniques mais le fondateur de la secte est plutôt
Antisthène, disciple de Socrate.
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2. Inflexion de l’image stoïcienne de l’archer dans un sens
restreint : alors qu’elle était utilisée pour distinguer le but
concret à atteindre, ou cible (en grec, skopos, traduit en latin
par une périphrase : quod petitur, « ce qui est recherché »), et
la fin suprême (en grec telos) qui réside dans la perfection du
geste (voir SVF, I, 554, et III, 16, 19), ici, la cible représente
l’individu qu’on a entrepris de convertir. Voir Lettre 14, 16, et
la note correspondante.
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3. Libéralités princières. Sénèque lui-même eut à se défendre
contre de telles attaques, notamment celles de Suillius (voir
Tacite, Annales, XIII, 42, 61, et XIV, 52-53) : on dit que le
traité De uita beata constitue, pour une large part, sa défense
(les richesses sont à classer parmi les « préférables » : si le
destin nous met en situation d’en posséder, il est permis d’en
profiter en en faisant bon usage ; l’essentiel est de ne pas en
être dépendant).
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4. Esquisse satirique ; on ne sait pas qui est cet Ariston.
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5. Mamercus Scaurus, grand personnage du début du
Principat, dont on sait qu’il se suicida pour échapper à une
condamnation.
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6. Jeu de mots : les péripatéticiens sont, littéralement, les
« promeneurs » qui vont à pied.
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7. Autre grand personnage qui attira la colère de Caligula
(Tacite, Agricola, 4, 2).
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8. Gladiateur qui ne descendait pas de son char.
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9. Avec la Lettre 29 s’achève le premier groupe des Lettres à
Lucilius, à la fois introduction et protreptique à la philosophie
stoïcienne. Dans ce groupe, on a vu Sénèque mettre largement
Épicure à contribution, sous la forme de citations ajoutées en
fin de lettre. Ici, le philosophe annonce qu’il interrompt cette
habitude. On peut donc considérer qu’une étape est franchie :
il n’aura plus besoin d’attirer Lucilius vers le stoïcisme par le
biais de thèmes communs à la philosophie du Portique et à
celle du Jardin. Le disciple est convaincu du bien-fondé de la
doctrine, même s’il est loin encore d’en connaître les analyses
théoriques (qui viendront dans les Lettres plus tardives) et
qu’il se trouve toujours plongé dans la vie publique et les
affaires, attendant l’occasion, comme lui a conseillé Sénèque,
de se retirer définitivement.
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10. Épicure, frg. 187 Usener.
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