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2001 - L'avenir D'un Passé Incertain Alain Guerreau

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L’AVENIR D’UN PASSÉ INCERTAIN

QUELLE HISTOIRE DU MOYEN ÂGE AU XXIe SIÈCLE ?

sommaire

I NAISSANCE ET ÉTAPES DE LA MÉDIÉVISTIQUE


A Naissance de l’Histoire : la double fracture
B Au XIXe siècle : l’évolutionnisme puis la rupture des sciences sociales
C Au XXe siècle : efforts et fragmentation
D Structures professionnelles
E Dérives et impasses

II RENOUVEAUX POTENTIELS
A L’archéologie
B Les nouveaux supports de l’information, la statistique
C La sémantique historique

III IMPÉRATIFS
A Les trois types fondamentaux d’examen du passé
B Fréquenter les concepts
C Réorganiser le métier

DOUZE THÈSES

Bibliographie
Table des matières
Le long plaisir pourtant de nos métamorphoses
Squelettes s’animant dans les murs pourrissants
Les rendez-vous donnés aux formes insensées
A la chair ingénieuse aux aveugles voyants
Paul Éluard

Il sera sans doute difficile de ne pas reconnaître que Marc Bloch a été le plus grand
médiéviste français et peut-être européen du XXe siècle. Mais fort peu accepteront d’identifier
sa signification primordiale : avoir été une exception. C’est pourtant là l’essentiel : Marc
Bloch a été le seul médiéviste français à allier à un tel degré l’intelligence et le courage,
double vertu qui fut le fondement aussi bien de sa capacité à provoquer une ouverture sans
équivalent du champ de l’histoire médiévale que de son engagement dans Franc-Tireur et de
sa fin tragique sous les coups de la barbarie nazie1.

Hostilité professionnelle à toute réflexion


A-t-on dressé la liste des médiévistes victimes de cette barbarie ? Elle est tout aussi
insignifiante que la liste de ceux qui, entre les deux guerres, contribuèrent à un réel « progrès
de l’esprit humain » s’agissant de notre connaissance du Moyen Age. Pour mille et une
raisons, les médiévistes s’effrayent de leur ombre, et c’est pour ainsi dire un réflexe
professionnel de fustiger avec sournoiserie, hargne et acrimonie toute proposition
intellectuelle qui pourrait apparaître, fût-ce de loin, comme une mise en cause des institutions
ou de l’ordre établi : institutions universitaires et administratives d’abord, mais aussi, plus
généralement, toutes les catégories courantes qui permettent d’appréhender l’ordre social
contemporain en évitant prudemment de le penser2.
Le marasme actuel des études médiévales est-il une occasion opportune pour analyser
la situation et proposer des voies nouvelles ? En répondant oui, on court au moins deux
risques : 1. paraître contradictoire, en proposant des réorientations au moment même où l’on
rappelle les blocages qui paralysent l’ensemble du dispositif scientifique ; 2. paraître à la fois
utopique et inutilement agressif en avançant des propositions qui mettent en cause autant les
concepts les plus communs qu’une série de tendances lourdes des pratiques universitaires et
« culturelles ». Marc Bloch ici ne servira pas d’égide mais de point de repère.
La question ne se pose guère, au moment où s’ouvre le XXIe siècle, parmi les

1. Après une période d’incertitude étonnamment longue, une historienne américaine a publié une biographie détaillée :
Carole FINK, Marc Bloch. A Life in History, Cambridge, 1989 (tr.fr.: Marc Bloch. Une vie au service de l’histoire, Lyon,
1997). D’autres travaux portent plutôt sur une analyse abstraite des thèmes, comme Ulrich RAULFF, Ein Historiker im
20. Jahrhundert : Marc Bloch, Frankfurt am Main, 1995, ou sur la « fortune historiographique » : Olivier DUMOULIN,
Marc Bloch, Paris, 2000. Ces ouvrages passent à côté du sens propre des travaux de M. Bloch, car leurs auteurs ne sont
nullement médiévistes. Pour aborder cette perspective, on se reportera à deux publications collectives : Hartmut ATSMA
et André BURGUIERE (éds), Marc Bloch aujourd’hui. Histoire comparée et sciences sociales, Paris, 1990. Peter
SCHÖTTLER (éd.), Marc Bloch. Historiker und Widerstandskämpfer, Frankfurt, 1999. A côté de Marc Bloch, on
évoquera aussi André Déléage (1903-1944), médiéviste et grand précurseur de l’histoire rurale, résistant et mort au
combat comme officier des FFL.
2. « Begriffe werden direkt benutzt, nicht befragt… Begriffsfeindlichkeit », Ludolf KUCHENBUCH, « ’Feudalismus’ :
Gebrauchsstrategien eines wissenspolitischen Reizworts », Die Gegenwart des Feudalismus, colloque de Göttingen, juin
2000.

2
historiens français (pas eux seulement), de savoir si l’histoire est en crise. Un consensus à peu
près unanime règne qui, en lui-même, inquiéterait si l’on ne remarquait pas, dans le même
mouvement, que les réponses diffèrent du tout au tout dès que l’on s’interroge sur la nature,
les causes et les éventuelles solutions de ce marasme affirmé3. Ce qui réduit de beaucoup la
portée de la formule générale et conduit à se demander selon quels principes raisonnables on
pourrait aborder la situation présente4.

Myopie conjoncturelle
Le moins que l’on puisse faire, comme historien, est de se mettre en état de résister à la
myopie conjoncturelle (entendons par là la pratique ordinaire qui consiste à limiter l’horizon
rétrospectif à quelques années, vint ou vingt-cinq dans le meilleur des cas) et, donc, de
s’efforcer de replacer les évolutions récentes dans un temps long, seule manière de faire
laissant espérer une évaluation plausible des difficultés actuelles. D’un autre côté, le
médiéviste, tout absorbé qu’il soit dans son objet, qu’il ait ou non lu Marc Bloch, ne peut se
dispenser de considérer sa discipline comme partie d’un tout, tout autant que lui-même est
aussi social scientist et citoyen. On en revient ainsi, par un autre chemin, à la triple exigence
qui pèse sur toute entreprise d’histoire de la médiévistique : il faut
1. faire au moins comme si l’on connaissait assez l’objet d’étude (la civilisation médiévale)
pour mesurer à cette aune l’évolution des connaissances ;
2. avoir une connaissance suffisante de l’histoire de la société européenne depuis le XVIIIe
siècle pour percevoir les relations entre les tensions et évolutions sociales et les enjeux
idéologiques ;
3. disposer de notions sur le développement de l’ensemble des sciences sociales depuis le
XVIIIe siècle pour pouvoir y insérer la médiévistique à sa juste place.
Le programme est irréaliste, et le dilemme cornélien : soit l’on se résigne d’entrée de
jeu à écarter une partie de ces exigences, et l’on court inexorablement au déséquilibre et au
contresens, soit l’on se jette à l’eau, et le risque est élevé d’être emporté dans les remous
assassins de vues erronées et de lacunes excessives.

Faire front
A partir de ce point, je parlerai en mon nom propre : il faut se jeter à l’eau. Je tiens
pour cardinales les valeurs d’effort et de stricte rigueur. Sans elles, l’inventivité la plus
débordante ne peut déboucher sur rien de durable. C’est en tout cas ainsi que je lis la leçon de
Marc Bloch. La voie est étroite entre le consensus mou et la forfanterie plus ou moins
provocatrice, dont les effets globaux sont peu différents. Une tactique courante (peut-être
d’ailleurs moins en France que dans d’autres pays) pour se construire une réputation, et une
carrière, consiste à prendre mécaniquement le contre-pied de telle ou telle « idée reçue ». La
résultante vectorielle de ces agirs individuels n’est nullement un progrès général mais une
adaptation précipitée de l’historiographie aux moindres zéphyrs de l’idéologie dominante.

3. Enrico PISPISA, « Nuova storia e vecchie idee. A proposito di un recente libro di Georges Duby », Quaderni medievali,
36-1993, pp. 83-92. Plus généraux : Gérard NOIRIEL, Sur la "crise" de l’histoire, Paris, 1996 ; Roger CHARTIER, Au
bord de la falaise : l’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, 1998. Alain CAILLÉ, La démission des clercs. La
crise des sciences sociales et l’oubli du politique, Paris, 1993. Immanuel WALLERSTEIN, Impenser les sciences
sociales. Pour sortir du XIXe siècle, Paris, 1995 (orig. anglais, 1991). Dominique LECOURT, Les piètres penseurs,
Paris, 1999.
4. Très utiles réflexions dans Arnold ESCH, Johannes FRIED & Patrick J.GEARY, Stand und Perspektiven der
Mittelalterforschung am Ende des 20. Jahrhunderts, Göttingen, 1996. Hans-Werner GOETZ, Moderne Mediävistik.
Stand und Perspektiven der Mittelalterforschung, Darmstadt, 1999.

3
Tout au contraire, un emploi sans concession du rationalisme critique aboutit, avec une grande
fréquence, à des conclusions désagréables et socialement peu recevables : tel ouvrage, publié
par un collègue fort sympathique, apparaît radicalement faux, ou au moins largement
insuffisant ; à un autre plan, des recherches sérieuses ramènent à leur nature de simples
fictions des croyances jugées par beaucoup comme des vérités intangibles ; plus généralement,
l’analyse historique fait ressortir le caractère daté et relatif de la plupart des notions et
« valeurs » qui sont à bien des égards constitutives de l’ordre social dans lequel nous vivons.
Je ne pense pas, tout bien considéré, que le compromis systématique constitue la meilleure
solution. Oserais-je, encore une fois, suggérer aux incrédules de relire les derniers textes de
Marc Bloch5 ? Il est malsain de renoncer à pousser les raisonnements à leur terme, et rien
n’autorise à baisser les bras avant d’avoir au moins construit des hypothèses cohérentes. La
« crise » est parvenue, il me semble, à un degré qui rend peut-être moins impensable la règle
intellectuelle de non-abdication.
En termes généraux : le problème est de clarifier les conditions d’exercice du
rationalisme critique dans le labeur d’appréhension d’une tranche cruciale (longue et décisive)
du passé européen, et par conséquent humain. Ce qui implique trois corollaires :
1. on doit souligner a principio que le rationalisme critique n’est pas la seule « base
théorique » pour aborder cette réalité. A cet égard, il n’est pas acceptable d’engager un
discours en termes de légitimité. Toute prétention à l’exclusivisme doit être combattue ;
2. en revanche, on ne peut pas non plus accepter la confusion des genres. Une approche
fondée, par exemple, sur des présupposés d’ordre esthétique n’a pas le moindre droit à
revendiquer une quelconque « scientificité » ; pratique pourtant courante, qui relève
simplement de la tromperie organisée. Il faut le savoir et le faire savoir. A un certain moment,
on doit choisir (librement si possible), car il existe des présupposés incompatibles entre eux ;
3. il faut enfin préciser sans ambages que le rationalisme critique ne reconnaît pas d’autre
finalité que le progrès des connaissances rationnelles, ce qui revient à dire qu’il se confond en
pratique avec la dynamique scientifique stricto sensu. C’est-à-dire une visée abstraite,
strictement abstraite. La science en tant que telle ne vise aucune utilité ni aucune diffusion. Et
il n’y a rien de plus néfaste pour elle que toutes les circonstances où elle se trouve soumise à
la contrainte des « besoins sociaux », quelle que soit la manière (les variantes sont
nombreuses) dont ceux-ci sont constitués. Ce sont les sociétés sûres d’elles-mêmes qui
accordent la plus grande indépendance à l’activité scientifique, et c’est aussi et précisément
dans ce cadre que les avancées sont les plus substantielles. En son fondement, la science ne
sert rien ni personne6, sinon le progrès de l’esprit humain. Et c’est déjà beaucoup.
C’est une activité de longue haleine, fastidieuse et souvent démoralisante,
d’entreprendre le parcours de reconnaissance de tous les obstacles qui obstruent, efficacement,
la voie d’une approche rationnelle du passé humain : l’ordre social réclame, et le cas échéant
impose, la confusion et le paralogisme. Peut-on s’en remettre à une croyance vague à la « ruse
de la raison »7 ? Encore une fois, c’est une affaire de choix. Ici, je convie le lecteur à une
aventure de clarification. Rien de plus.

5. En particulier L’étrange défaite, et les textes publiés dans la clandestinité, surtout « Sur la réforme de l’enseignement ».
6. Même en supposant une situation idéale (utopique ?) où elle serait institutionnellement entièrement autonome, la
communauté des historiens professionnels n’en serait pas pour autant à l’écart des conditionnements et des
déterminations. Mais ce serait malgré tout un progrès considérable. On ne peut pas imaginer de réduire à néant les
contraintes sociales, mais on doit chercher à en limiter le poids.
7. Heinz Dieter KITTSTEINER, Listen der Vernunft. Motive geschichtsphilosophischen Denkens, Frankfurt am Main,
1998.

4
Exemplum
Cela dit, on peut reposer le problème en termes plus concrets, en sacrifiant de la sorte à
l’antique tradition de l’exemplum. D’excellents médiévistes, au sein d’universités
prestigieuses, continuent sans sourciller de placer dans la bibliographie obligatoire pour les
étudiants de licence l’opuscule de F.-L. Ganshof, « Qu’est-ce que la féodalité ? »8. Ouvrage
qui constitue une négation systématique des principes fondamentaux d’organisation de la
société médiévale : à cet égard, c’est un des sommets du genre, une véritable monstruosité.
Pourtant, il est hors de question de soupçonner d’incompétence, d’irrationalisme ou de
quelque sombre visée idéologique les enseignants qui en font une lecture obligatoire. Tout au
contraire. Mais alors, quid ?
La question, bizarrement, se présente d’abord sous des dehors élémentaires. Une des
propriétés spécifiques les plus importantes de la société médiévale était d’être organisée de
manière à établir un lien tendanciel extrêmement fort entre les hommes et les choses, au
premier rang desquelles les moyens de subsistance, la terre en particulier. Cet énoncé résulte
d’une myriade d’observations, que l’on peut réitérer à l’envi, c’est le produit d’un simple et
strict réalisme. F.-L. Ganshof pose au contraire, à titre de point de départ, le caractère
« purement personnel » des « liens de dépendance féodaux ». Cet énoncé a tous les caractères
d’un dogme, il est présenté ab initio, sans l’ombre d’une justification : il ne peut être soumis
ni à vérification ni à discussion ; comme il apparaît que les documents médiévaux n’y sont pas
tous conformes, deux procédés sont mis en œuvre conjointement : une sélection vigoureuse de
ceux qui apparaissent le moins visiblement contradictoires avec la doctrine, et une
caractérisation des scribes médiévaux comme « confus » et incapables d’une appréhension
convenable de la réalité qu’ils avaient sous les yeux.
L’ouvrage en question se présente sous l’apparence la plus séduisante : concis, clair,
muni de notes infrapaginales9 renvoyant à des textes précis, bardé de cautions des « grands »
médiévistes germaniques (justifiant une prétention de putative « technicité ») et divisé, pour
faire mesure comble, en phases chronologiques de configuration honnêtement plausible.
On ne saurait cependant admettre que cette simple apparence suffise à expliquer
l’usage et le renom d’un boniment doctrinaire aussi grossièrement mensonger10. Il apparaît
alors que l’on se heurte à une forte difficulté, dont on ne peut venir à bout en un tournemain.
Indiquons ici, d’entrée de jeu, quelques pistes de recherche.
 F.-L. Ganshof n’est pas l’inventeur du dogme qu’il assène. Il le reprend de Georg
Waitz. Pour Ganshof, comme pour beaucoup d’autres médiévistes, s’il y a contradiction entre
les documents médiévaux et Waitz, c’est ce dernier qui a raison. Cependant, Waitz lui-même
s’était contenté de mettre en forme un dogme qui lui était fort antérieur. Pourquoi les
médiévistes vivent-ils si candidement dans l’ignorance du passé de leur discipline ? pourquoi
aucun ne pratique-t-il la généalogie des erreurs, pourtant si instructive et fructueuse ?
 De nombreux médiévistes ont malgré tout « quelques doutes » sur la portée de
l’exposé de Ganshof. Mais voilà bien une situation d’une tristissime banalité : sur une
multitude de sujets circulent de conserve des affirmations contradictoires et incompatibles.
Non seulement personne ne s’en offusque, mais le grand art consiste au contraire à mettre en

8. François-Louis GANSHOF, Qu’est-ce que la féodalité ?, Bruxelles, 1944 (Bruxelles, 19684).


9. Kenneth L. WOODWARD, « In Praise of Footnotes », Newsweek, 9 septembre 1996, p. 75.
10. Les médiévistes qui ont expliqué que Ganshof se moquait du monde sont rares. Signalons donc Johannes FRIED,
« Gens und regnum. Wahrnehmungs- und Deutungskategorien politischen Wandels im frühen Mittelalter.
Bemerkungen zur doppelten Theoriebindung des Historikers », in Jürgen MIETHKE et Klaus SCHREINER (éds),
Sozialer Wandel im Mittelalter. Wahrnehmungsformen, Erklärungsmuster , Regelungsmechanismen, Sigmaringen,
1994, pp. 73-104, cf p. 102.

5
œuvre toutes les acrobaties rhétoriques rendant simultanément acceptables des énoncés
incompatibles. Pourquoi ce refus systématique du principe de non-contradiction ?
 Le prestige de Georg Waitz repose largement sur la prétention de cet auteur à
s’exprimer en « termes techniques ». La revendication de technicité est, chez les médiévistes
d’une manière commune, une arme redoutable. La méthode ordinaire de disqualification de
cette prétention, qui consiste à coller l’étiquette infamante de « jargon », est mal acceptée.
L’utilisation, ou mieux encore l’introduction, de « termes techniques » est considérée comme
l’une des bases du métier. Mais qu’est-ce donc qu’un « terme technique » ? Soit deux
vocables usuels dans la corporation, alleu et seigneurie banale ; le premier est simplement
décalqué du latin médiéval, tandis que le second est une pure invention contemporaine11.
Quelques secondes de réflexion suffisent pour constater que ces deux termes n’ont strictement
rien de technique, sauf à prendre cet adjectif dans son acception la plus ancienne et la plus
vague de « spécialisé ». En fait, il serait plus clair et plus honnête de parler de vocabulaire
ésotérique. Inversement, il serait réaliste et rationnel de définir l’archéologie comme une
technique, au sens propre. Mais ce n’est justement pas du tout l’usage. Pourquoi une telle
confusion dans la représentation des divers modes d’activité du métier d’historien et pourquoi
autant d’incohérence dans les relations entre ces diverses pratiques ?
 La nature propre du dogme énoncé par Ganshof est d’être une affirmation relative à
un trait essentiel de la société médiévale. L’acceptation de cette affirmation peut paraître
singulièrement étrange si l’on tient compte du fait que la notion même de « mécanismes
généraux de fonctionnement » de la société médiévale n’a en principe pas cours chez les
médiévistes, toujours prompts à justifier le refus des « grandes notions », systématiquement
soupçonnées de renvoyer à des présupposés « philosophiques » et non à la saine démarche
historienne, purement empirique comme chacun sait. Or le soi-disant « caractère purement
personnel des rapports féodaux » est typiquement une « grande notion », au sens qu’on vient
de rappeler. Ici, le paradoxe est magnifiquement éclairant : en pratique, le médiéviste utilise
inévitablement, à jet continu, ces « grandes notions » dont il prétend innocemment être
indemne. Et cette prétention burlesque n’a qu’un objet : justifier le refus opiniâtre de toute
discussion, a fortiori de toute mise en cause, desdites « grandes notions », parfaitement
courantes et réelles, qui structurent la médiévistique. Mais quand, et à quelles conditions,
reconnaîtra-t-on qu’une discussion ordonnée de ces notions doit être un socle, autant de la
pratique professionnelle que de la formation des médiévistes ?
Il apparaît ainsi que le « syndrome Ganshof » engendre aisément une série de
questions, et la petite liste qu’on vient de fournir n’est nullement exhaustive. Elle n’est là que
pour suggérer, de manière un peu plus palpable, ce que peut recouvrir la visée, abstraite, de
clarification des conditions d’exercice du rationalisme critique dans le cadre de la
médiévistique.

Phases
Je commencerai par rappeler les grandes phases de celle-ci, enchaînement complexe,
en général mal connu et conçu le plus souvent dans la perspective niaise et purement
téléologique d’une constante cumulativité.
Dans un second temps, je tenterai de suggérer les perspectives dans lesquelles les

11. Ludolf KUCHENBUCH, « Potestas und utilitas. Ein Versuch über Stand und Perspektiven der Forschung zur
Grundherrschaft im 9.-13. Jahrhundert », Historische Zeitschrift, 265-1997, pp. 117-146.

6
efforts peuvent être les plus fructueux, dans la mesure où les conditions actuelles, tant internes
qu’externes, paraissent constituer le substrat de progrès possibles substantiels.
Je m’emploierai enfin à définir et à expliciter quelques impératifs globaux, tant en
matière d’outillage intellectuel que de pratiques professionnelles, susceptibles de contribuer à
conduire la médiévistique plus près des exigences qui la fondent, c’est-à-dire celles d’une
recherche scientifique rigoureuse.

7
I. NAISSANCE ET ÉTAPES DE LA MÉDIÉVISTIQUE

L’éternité est une femme


Louis Aragon

Il existe des manuels généraux d’histoire de l’historiographie, des recherches plus limitées sur
l’histoire des historiens dans tel ou tel pays durant telle période. Un genre également courant
est celui de l’histoire des notions, et l’on trouve des travaux sur l’histoire de la notion de
Moyen Age (genre qui repose bien souvent sur des principes hautement contestables, j’y
reviendrai)12. Mais on ne dispose pas, à ma connaissance, d’une histoire de l’histoire
médiévale. Je ne tenterai ici qu’une brève esquisse, approximative, en faisant porter le poids
principal sur l’élaboration et les transformations (ou les permanences) des principales notions
qui ont permis au fil des temps de se représenter (plutôt que de penser) l’Europe médiévale.

12. En dernier lieu, Giuseppe SERGI, L’idea di medioevo, Roma, 1998 ; tr.fr. L’idée de Moyen Age. Entre sens commun et
pratique historique, Paris, 2000.

8
A. Naissance de l’Histoire : la double fracture

Les Lumières et l’Histoire


Le point crucial a été placé dans une vive lumière par Reinhard Koselleck13 : l’Histoire
est une notion qui est née dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. En élaborant les notions
jumelles d’espace d’expérience et d’horizon d’attente, Koselleck a créé les outils qui
permettent une enquête précise, d’où résulte une vue munie à la fois des détails et du relief
nécessaires. Jusqu’au XVIIIe siècle régna l’idée cardinale de répétitivité sur fond
d’intangibilité14. Toutes les questions et enquêtes sur le pourquoi et le comment étaient
chaque fois référées à une situation particulière dans laquelle intervenaient des hommes doués
des propriétés de l’homme en général. Les âges et les royaumes se succédaient, produits d’une
instabilité purement superficielle. Le XVIIIe siècle bouleversa la perspective en élaborant la
possibilité d’une nouveauté sans antécédent : l’espace d’expérience ne bornait plus l’horizon
d’attente. La notion de progrès fit son apparition ainsi que celle d’Histoire (tout court) : le
mouvement orienté devint un attribut de l’humanité. On ne peut pas sans se disqualifier
revenir en deçà des analyses de Koselleck : ni Thucydide ni Sigebert de Gembloux ne sont
mes collègues, et pas davantage d’ailleurs les Mauristes (sauf à croire qu’on puisse être bon
érudit indépendamment de tout cadre historiographique, ce qui est une croyance saugrenue).
Koselleck ne fut d’ailleurs pas le premier, ni non plus le seul, à mettre en lumière cette
rupture. Divers auteurs la repérèrent dès la fin du XIXe siècle, et l’on en trouve parfaitement
l’écho dans le grand manuel de Fueter15. Surtout, d’autres chercheurs, plus préoccupés
d’histoire ancienne et travaillant aussi dans la perspective de l’évolution de la philologie, ont
montré la place décisive qui revient aux Prolegomena ad Homerum de Friedrich August Wolf
et à la synthèse subséquente de Niebuhr : pour la première fois l’histoire romaine était pensée
comme celle d’une société différente de la nôtre. J’incline à voir là le moment charnière.
Cette considération fondamentale ne doit cependant conduire ni à sous-estimer
l’intense mouvement de création de notions nouvelles dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
ni non plus à masquer les biais majeurs entachant l’image du Moyen Age dès le début du XIXe
siècle, biais résultant de l’incapacité de l’Europe nouvelle à considérer avec la moindre
sérénité l’altérité du Moyen Age.
On peut, selon la perspective adoptée, faire jouer le premier rôle à Chladenius, à
Rousseau, à Adam Smith, à F. A. Wolf ou à Immanuel Kant. On peut aussi insister plutôt sur
la maturation intellectuelle des Lumières ou mettre davantage l’accent sur le bouleversement
de l’Europe qui fut la conséquence directe de la Révolution française : les deux mouvements
furent liés et intimement complémentaires. Pour notre propos, ce serait une erreur funeste de
vouloir les dissocier. Mais il faut les bien distinguer analytiquement.
L’invraisemblable fragmentation des « champs» de la recherche contemporaine rend
presque impossible de se faire une idée, même cavalière, de l’inventivité foisonnante des
penseurs des Lumières. La plupart des secteurs de l’activité humaine furent parcourus,

13. Reinhart KOSELLECK, Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Frankfurt am Main, 1979, tr.fr. Le
futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, 1990.
14. Jacques LE GOFF, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, 1964, p. 19 : « Si Charlemagne apparaît si proche aux
croisés ou aux contemporains de Saint Louis, ce n’est pas parce qu’ils ignorent la chronologie, mais parce que la
chronologie les a ignorés. »
15. Eduard FUETER, Geschichte der neueren Historiographie, München 19363, pp. 334-349, 415-431.

9
examinés d’un œil critique, et repensés. Pour notre propos, on ne saurait surestimer la portée
de l’invention de trois des notions les plus fondamentales du monde contemporain : la
politique, la religion (Rousseau), le travail et l’économie (Adam Smith). L’acte de naissance
de notre notion de religion est au livre IV du Contrat social. Et l’Inquiry into the Wealth of
Nations est celui de l’économie politique. Nul ne disconviendra que ces deux penseurs aient
été précédés de « précurseurs » ; mais il est beaucoup plus important de bien saisir que ces
deux auteurs ont su donner une forme synthétique, classique, au développement d’une
réflexion parvenue, dans les années 1770, à une maturité et à une audience qui en faisaient dès
lors une pensée dominante : ce n’est pas l’éclair d’un génie subit qui aurait permis aux
députés français de 1789, en quelques mois, d’énoncer les droits de l’homme et du citoyen, de
balayer les ordres religieux et les biens du clergé, d’abolir les droits féodaux, de créer les
départements, d’instituer une assemblée législative, de mettre en place une constitution et le
système métrique.

Conflictualité
Les Lumières ont établi la possibilité et le droit tout à la fois de penser et de faire
l’Histoire. Mais cet établissement fut le résultat d’un processus hautement conflictuel, et les
définitions de Rousseau et d’Adam Smith furent tout autant des définitions contre que des
définitions pour ; le terme même de Lumières implique que jusque là régnait l’obscurité (ce
que signifient encore plus nettement les termes allemand et anglais, Aufklärung et
Enlightment).
Cette conflictualité a eu, s’agissant de la perspective de travail du médiéviste, deux
conséquences extraordinairement importantes, qui ont pesé depuis plus de deux siècles sur la
médiévistique d’un poids incommensurable. D’une part, la destruction de deux notions
indispensables à la perception de la cohérence du système médiéval et, dans le même
mouvement, la négation radicale de toute évolution endogène de ce système. Destruction et
négation intimement liées, dans un même mouvement offensif de rejet par disqualification
d’un système social caractérisé comme révolu, incohérent et oppressif. A cet égard, Voltaire
rejoint Gibbons dans la même dénonciation de l’obscurantisme.
Pour le médiéviste, le fait fondamental réside dans l’éclatement de deux notions
16
clefs : celle d’ecclesia et celle de dominium.

Le dominium
J’appelle dominium17 une relation sociale entre dominants et dominés dans laquelle les
dominants exerçaient simultanément un pouvoir sur les hommes et un pouvoir sur les terres,
l’organisation des groupes dominants étant conçue de telle sorte que ces deux aspects ne
puissent être dissociés, non pas seulement globalement, mais aussi et surtout à une échelle
locale (ceci est un point crucial) : l’exercice de l’autorité sociale concrète (maintien de l’ordre
interne et externe, contrôle de toutes les activités de portée générale) était aux mains de ceux
qui disposaient pour l’essentiel du contrôle de la terre et s’adjugeaient une part des produits du

16. J’ai proposé une première approche de cette question dans : « Fief, féodalité, féodalisme. Enjeux sociaux et réflexion
historienne », Annales E.S.C., 45-1990, pp. 137-166, ainsi que dans « Féodalité », Jacques LE GOFF et Jean-Claude
SCHMITT (éds), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, 1999, pp. 387-406.
17. A. GUERREAU, Le féodalisme, un horizon théorique, Paris, 1980, pp. 179-184. Article « Seigneurie » du
Dictionnaire encyclopédique du Moyen Age, Paris, 1997, pp. 1415-1416.

10
travail de ceux qui la cultivaient18. Précisons cette définition par quatre remarques. 1. une telle
définition englobe entièrement la notion de servage, mais la dépasse infiniment. Un rapport de
dominium pouvait exister dans une société d’où le servage était entièrement absent ; 2. La
consubstantialité fondamentale de la domination sur les hommes et sur les terres ne signifie
pas qu’il existât systématiquement un rapport unique au plan individuel : ce cas pouvait se
présenter, mais il arrivait aussi, fréquemment, qu’un dominant disposât, localement, de
pouvoirs précis sur certains hommes et de taxes, services et redevances liés en principe à des
terres cultivées par d’autres ; la variété des « statuts » fut, à certains égards, un des moyens du
bon fonctionnement du système ; 3. la prééminence du dominium n’excluait nullement que
des individus disposent19 de quelques terres sans faire partie des groupes dominants, mais cela
dans la limite d’une surface relativement modeste ; inversement, il pouvait arriver que les
groupes dominants s’agrègent d’une manière ou d’une autre des individus ne disposant pas de
terres ; mais il ne pouvait s’agir que d’effectifs restreints et surtout d’une situation tout à fait
limitée et en général provisoire ; 4. dès lors que la consubstantialité de ces deux rapports
s’exerçait au plan local, la clé du bon fonctionnement de ce système était le lien des hommes
au sol, qui conditionnait de facto la stabilité de la société. Ce lien tendanciel, qui touchait les
dominés au premier chef, touchait en définitive à peu près autant, quoique d’une autre
manière, les dominants. De là résultait une série de contraintes structurelles, en partie
contradictoires, qui constituèrent sans doute un des ressorts essentiels de la dynamique
d’ensemble du système.
Le seigneur, dominus, exerçait une autorité qui pouvait apparaître sous des formes
diverses, et il percevait une partie des produits à des titres et selon des modalités eux aussi fort
divers et variables. Mais les deux (autorité et prélèvement) étaient globalement liés, et un
déséquilibre entre ces deux aspects, ou a fortiori une rupture, compromettait ou détruisait
l’ordre social. Si cette situation était loin d’avoir disparu au milieu du XVIIIe siècle, elle avait
perdu sa logique et sa dynamique ; un nouvel ordre social naissait, où les notions centrales
étaient celles de propriété et d’achat-vente (= le Marché) garanties par un appareil d’autorité
collectif (= l’État). Dès lors, dans les régions les plus avancées d’Europe occidentale, la
majeure partie de l’aristocratie laïque déploya de remarquables efforts, durant le XVIIIe siècle,
pour se métamorphoser en une classe de propriétaires20. Toutes les arguties juridiques
concoctées par les jurisconsultes depuis le XVIIe siècle, relatives à la distinction entre « droits

18. Il ne s’agit pas d’une grande découverte. « Le régime féodal supposait l’étroite sujétion économique d’une foule
d’humbles gens envers quelques puissants. Ayant reçu des âges antérieurs la villa déjà seigneuriale, la chefferie de
village germanique, il étendit et consolida ces modes d’exploitation de l’homme par l’homme et, joignant dans un
inextricable faisceau le droit à la rente du sol avec le droit au commandement, fit de tout cela véritablement la
seigneurie. » Marc BLOCH, La société féodale, Paris, 1939-1940, rééd. 1968, p. 606.
19. « disposent » : ici se situe un problème central, car il s’agissait d’une relation sui generis entièrement différente de celle
de « propriété », à la fois parce que cette disposition était soumise à une série de limites et de contrôles des dominants
(et non pas d’une instance qui aurait eu quelque autonomie par rapport à cette classe), et parce que les possibilités
d’acquérir une terre ou de s’en séparer étaient elles aussi étroitement limitées (et en tout cas s’exerçaient dans un cadre
totalement différent de ce que nous appelons les « mécanismes du marché »). Aron GOUREVITCH, « Représentations
et attitudes à l’égard de la propriété pendant le haut Moyen Age », Annales E.S.C., 27-1972, pp. 523-547. Remarques
décisives de Reyna PASTOR, « Quelques réflexions sur l’expansion seigneuriale. Un regard castillan » in Claudie
DUHAMEL-AMADO & Guy LOBRICHON (éds), Georges Duby. L’écriture de l’histoire, Bruxelles, 1996, pp. 103-
107.
20. Régine ROBIN, « Fief et seigneurie dans le droit et l’idéologie juridique à la fin du XVIIIe siècle », Annales
historiques de la Révolution française, 43-1971, pp. 554-602 ; « Le champ sémantique de féodalité dans les cahiers de
doléances généraux de 1789 », Bulletin du centre d’analyse du discours de l’Université de Lille, 2-1975, pp. 61-86.
Gerd VAN DEN HEUVEL, « Féodalité, féodal », in Rolf REICHARDT (éd.), Handbuch politisch-sozialer
Grundbegriffe in Frankreich, 1680-1820, fasc. 10, München, 1988, pp. 1-48.

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réels » et « droits personnels »21, furent bruyamment mises à l’honneur, comme d’ailleurs, en
France, la putative distinction entre « droit écrit » et « droit coutumier ». Et l’on s’achemina
ainsi à grands pas vers l’« abolition des droits féodaux », mise en scène plus ou moins réussie
d’un abandon fictif, destinée à couvrir l’acte de magie sociale de conversion des seigneurs en
simples propriétaires. Pour que l’opération réussît, il était nécessaire que la notion de
dominium devînt impensable ; et en effet elle éclata irrémédiablement, rendant dès lors d’une
extrême difficulté toute approche réaliste et cohérente de la société médiévale.

L’ecclesia
La seconde fracture fut celle de la notion d’ecclesia. Les médiévistes le savent bien,
mais se comportent systématiquement comme s’ils l’ignoraient : l’Eglise catholique
médiévale englobait tous les aspects de la société, exerçait un contrôle étroit de toutes les
normes de la vie sociale, et elle était à cet égard en position de quasi-monopole22. Dans la
pratique des médiévistes, cette unité et cette omniprésence n’apparaissent à peu près jamais.
Pour obtenir une vue d’ensemble, il faut additionner soi-même une série de rubriques :
histoire religieuse, histoire de la philosophie, histoire de l’art, histoire de la littérature, histoire
économique, histoire sociale. Plus intéressant encore : actuellement, les clercs eux-mêmes
divisent sourcilleusement leur matière, et déploient des efforts opiniâtres pour maintenir des
divisions tranchées entre exégèse, théologie dogmatique, liturgie, droit canon, ecclésiologie,
histoire de l’Église (éventuellement encore « art religieux » et iconographie), pour le moins. Il
est pourtant assez aisé de s’apercevoir que toute interprétation partielle est inévitablement
fausse : le clergé (et ses innombrables subdivisions), les bâtiments, les terres et toute la variété
des divers revenus, le culte et les sacrements, l’emprise sur les règles de comportement,
l’usage d’un point de référence fixe et unique (Bible et saint Augustin), le système
d’enseignement et le contrôle de la langue savante, le contrôle du temps et de la chronologie,
le système d’assistance, la mainmise sur le système des connaissances et la vision du monde ;
chacun de ces éléments (c’est-à-dire l’essentiel de la société médiévale en ce qu’elle était
« instituée » d’une certaine manière) ne tirait son sens que de son insertion dans cet ensemble,
et toute vision parcellaire déforme la perspective et garantit le contresens.
L’ecclesia était la véritable épine dorsale de l’Europe médiévale, concentrant le savoir,
les principes normatifs et une part considérable de la richesse. L’homme du Moyen Age
n’avait en aucune manière à se poser la question de son appartenance, a fortiori de son
adhésion ; tout au plus avait-il jusqu’à un certain point, limité, la possibilité de choisir sa
place : tout rôle social était eo ipso un rôle dans l’Église.
Or l’éclatement de cet ensemble date pour l’essentiel du XVIIIe siècle. La Réforme
avait introduit des germes d’instabilité en écartant l’autorité romaine dans une partie de
l’Europe, mais les Eglises protestantes, certes organisées un peu différemment, exercèrent
néanmoins, du XVIe au XVIIIe siècle, un contrôle social souvent guère moins féroce que celui
de l’Église catholique23. Au XVIIIe siècle se produisit un mouvement massif aux effets

21. Le dossier textuel a été établi par Donald R. KELLEY, « De origine feudorum : the Beginnings of an Historical
Problem », Speculum, 39-1964, pp. 207-228.
22. A. GUERREAU, Le féodalisme, pp. 201-210. Là non plus, ce n’est pas une découverte. « L’identification de l’Église à
l’ensemble de la société organisée est la caractéristique qui distingue fondamentalement le Moyen Age des époques
antérieures et postérieures de l’histoire. Il s’agit même d’une caractéristique de l’histoire européenne entre le IVe et le
XVIIIe siècle, de Constantin à Voltaire », Richard W. SOUTHERN, L’Église et la société dans l’Occident médiéval,
Paris, 1987, p. 10 [1970].
23. Les Réformes s’accompagnèrent de vastes sécularisations. Mais celles-ci différèrent fortement de celles du XIXe
siècle : elles ne furent souvent que partielles, ne touchant que les biens du clergé régulier, supprimé ; surtout, elles
s’opérèrent au bénéfice des princes et de l’aristocratie, qui exercèrent sur ces terres un dominium guère moins bénin

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fondamentaux : la notion de vérité révélée unique, fixe et définitive, fut contestée et rejetée
par une grande partie des groupes dirigeants européens24, tandis qu’émergeaient, comme
représentation dominante, les notions de libre examen et de conscience individuelle et
intérieure25.
Ce fut cette représentation, radicalement neuve, et en contradiction totale avec le
système médiéval, qui rendit possible la notion d’adhésion individuelle, de foi comme
croyance individuelle volontaire et, en définitive, de religion au sens où nous l’entendons, et
où le Moyen Age ne pouvait en aucune manière la concevoir. Une partie des fonctions de
l’ecclesia médiévale fut confiée à un clergé redéfini comme corps d’agents de l’Etat, tandis
que d’autres aspects étaient rejetés dans la sphère purement privée, que les divers éléments du
monopole étaient dissous, l’emprise foncière abolie. Les Eglises, telles qu’on les observe en
Europe à partir du XIXe siècle furent bien, à quelques égards (à quelques égards seulement),
les héritières de l’ecclesia médiévale, mais la notion même d’héritage implique décès, en dépit
des efforts démesurés déployés durant tout le XIXe siècle pour rendre ce décès subreptice et
donner a posteriori l’apparence d’une continuité à ce qui fut une rupture radicale.
Les effets de cette double fracture furent considérables et ne sauraient être surestimés.
Notons sans attendre qu’elle produisit directement deux notions décisives, parmi les plus
usuelles dans la société contemporaine, mais qui impliquent une logique strictement
incompatible avec la société médiévale : propriétaire (et son corrélat propriété) et religion.
Une chose est certaine : on ne peut pas employer ces deux termes pour analyser la société
médiévale sans commettre des contresens qui vicient irrémédiablement toute analyse.

Les inventions issues de la double fracture : politique, religion, économie


Dès lors que cette double fracture a été globalement identifiée, il faut essayer de mettre
en lumière deux caractères complémentaires de ce processus bifide : sa nature d’invention, et
son effet de condamnation. Il importe en effet de distinguer entre le développement de
conditions préalables, voire les premiers efforts de synthèse, et le moment où une nouvelle
structure conceptuelle, congruente avec l’état de développement et de tension d’une structure
sociale, apparaît en plein jour et se diffuse massivement, parvenant en peu de temps à l’état de
conception dominante. A cet égard, s’agissant de cette double fracture, deux textes revêtent
une importance de premier plan : le Contrat social de Rousseau (1762)26 et l’Inquiry into the

que celui des clercs. Il ne s’agit pas ici de nier la grande signification des thèmes majeurs de la Réforme (sacerdoce
universel, rejet du culte des saints, rejet de la transsubstantiation, notamment) ; mais j’ai tendance à penser qu’une
interprétation correcte de ces changements montrerait qu’ils se situaient dans le prolongement de l’évolution du
système de représentation depuis le haut Moyen Age, et non en opposition ; la question serait plutôt de savoir pourquoi
une fraction importante de la société européenne bloqua cette dynamique interne. De toute manière, ces questions
avaient un sens dans le cadre du système de l’Europe médiévale, elles n’en ont plus aucun, ce qui est d’ailleurs la
raison pour laquelle les historiens actuels sont bien en peine de fournir la moindre hypothèse plausible sur la violence
et les enjeux des « guerres de religion » ; on peut prendre la question dans le sens qu’on veut : la ou les Réformes sont
une affaire de l’Europe féodale et pas de l’Europe capitaliste et industrielle.
24. Qu’on songe, par exemple, à la manière dont les Jésuites furent chassés de divers pays, puis dissouts.
25. Travaux fondamentaux de Heinz-Dieter KITTSTEINER, Gewissen und Geschichte. Studien zur Entstehung des
moralischen Bewußtseins, Heidelberg, 1990 ; Die Entstehung des modernen Gewissens, Frankfurt am Main - Leipzig,
1991, tr.fr., La naissance de la conscience morale, Paris, 1997.
26. John B. NOONE, Rousseau’s Social Contract : a Conceptual Analysis, Athens, 1980. Hilail GILDIN, Rousseau’s
Social Contract : the Design of the Argument, Chicago, 1983. Patrick RILEY, The General Will before Rousseau : the
Transformation of the Divine into the Civic, Princeton, 1986. Guy LAFRANCE (éd.), Études sur le "Contrat Social",
Ottawa, 1989. Jean-Jacques TATIN-GOURIER, Le "Contrat Social" en question : échos et interprétations du "Contrat
Social" de 1762 à la Révolution, Lille, 1989. Le texte le plus éclairant à mes yeux reste celui de Louis ALTHUSSER,
« L’impensé de Jean-Jacques Rousseau », Cahiers pour l’analyse, 8-1967, pp. 5-42, repris dans Solitude de Machiavel,
Paris, 1998, pp. 59-102.

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Nature and Causes of the Wealth of the Nations d’Adam Smith (1776)27. Le Contrat social est
l’acte de naissance tant de la politique que de la religion28, au sens où nous les entendons,
tandis qu’Adam Smith fondait la notion complémentaire d’économie (comme aussi celle de
travail29). On pourrait bien sûr discuter ce choix, et préférer mettre au premier plan d’autres
textes de la période 1750-1800 ; mais le résultat serait à peu près le même : les penseurs des
Lumières élaborèrent une synthèse intellectuelle cruciale, en remodelant de fond en comble la
représentation des fonctions sociales et de leur articulation. Malencontreusement, ils
utilisèrent des dénominations préexistantes, auxquelles ils se contentèrent d’attribuer un sens
nouveau : bouleversement total de la structure sémantique sans modification sensible du
lexique30.
Ce que nous avons examiné comme fracture, ou cassure, ne fut que l’aspect négatif de
cette entreprise de reformulation intégrale ; il importe de bien cerner ce point, qui permet de
saisir pourquoi ces nouvelles notions sont exclusives des précédentes : on peut penser un tout
social avec les unes ou avec les autres, mais pas avec les deux à la fois. Les penseurs des
Lumières ne raisonnaient pas sur la société industrielle, mais sur une société qui tirait encore
l’essentiel de ses produits de l’agriculture. Les grands penseurs de l’Occident médiéval ne
raisonnaient pas sur une société fondamentalement différente quant à ses bases matérielles,
mais ils en concevaient la logique d’une manière entièrement autre. Contrairement à ce que
d’aucuns tentent avec persévérance de faire croire, il n’y a (il ne peut y avoir) aucun point
commun entre Thomas d’Aquin et Rousseau. La société contemporaine s’est développée dans
une large mesure selon la logique qu’avaient décrite les penseurs prérévolutionnaires ; dès
lors, la politique, le droit, la religion, l’économie sont des notions qui permettent de penser, au
moins empiriquement, les sociétés contemporaines. Lorsqu’on utilise ces termes à propos des
VIIIe ou XIIIe siècles, on disloque a priori l’objet étudié et l’on s’enferme dans une aporie
indépassable31.
Religion et propriété étaient deux « macro-concepts » entièrement nouveaux, destinés
à la fois à penser et à faire advenir une nouvelle organisation sociale : leur création et leur
adoption firent éclater et disparaître l’ecclesia et le dominium ; c’est ce que j’appelle la double
fracture conceptuelle, qui rendait incohérent le système social antérieur. Ce dernier point est
crucial ; l’entreprise de disqualification du passé était au cœur des Lumières et la double
fracture conceptuelle, d’où résulta la création des notions contemporaines usuelles de religion
et de propriété, était en elle-même une manière de rendre impensable toute transformation
endogène du système social médiéval. L’effet fut d’autant plus profond et durable que
l’opposition à ce passé révolu demeura, et demeure, un des fondements majeurs de la
légitimité du système social contemporain, et que les notions issues de la double fracture ont

27. Jean MATHIOT, Adam Smith, philosophie et économie : de la sympathie à l’échange, Paris, 1990. Heinz D. KURZ
(éd.), Adam Smith (1723-1790) : ein Werk und seine Wirkungsgeschichte, Marburg, 1991. Toujours utile, Hans
MEDICK, Naturzustand und Naturgeschichte der bürgerlichen Gesellschaft : die Ursprünge der bürgerlichen
Sozialtheorie als Geschichtsphilosophie und Sozialwissenschaft bei Samuel Pufendorf, John Locke und Adam Smith,
Göttingen, 1973.
28. Chapitre VIII du livre IV, « De la religion civile », devrait être une lecture de base pour tout médiéviste.
29. Cette question de la naissance de la notion de travail contrevient totalement aux représentations du sens commun, qui
croit y voir une catégorie éternelle. Travail fondamental de Ludolf KUCHENBUCH & Thomas SOKOLL, Arbeit im
vorindustriellen Europa, Cours inédit de l’Université de Hagen, 1986. IDEM, « Vom Brauch-Werk zum Tauschwert :
Überlegungen zur Arbeit im vorindustriellen Europa », Leviathan, 11-1990, pp. 26-50. Dans le colloque publié par
Jacqueline HAMESSE & Colette MURAILLE, Le travail au Moyen Age, une approche interdisciplinaire, Louvain-la-
Neuve, 1990, la majorité des auteurs ignorent le problème, ce qui aboutit à une image non seulement fausse, mais
trompeuse.
30. On se heurte ici - comme dans beaucoup de cas délicats - à l’invraisemblable déficit de la sémantique historique.
31. A. GUERREAU, « Política / derecho / economía / religión : ¿ cómo eliminar el obstáculo ? », in Reyna PASTOR (éd.),
Relaciones de poder, de produccíon y parentesco en la edad media y moderna, Madrid, 1990, pp. 459-465.

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été universalisées, éternisées et institutionnalisées, de telle sorte que toute tentative pour en
faire apparaître les étroites limites et le caractère entièrement historique et relatif se heurte
pour le moins à l’incompréhension et au scepticisme, et plus souvent encore à une ligne de
défense multiforme, dogmatique et foncièrement violente.

Le Moyen Age en gestation : l’image inversée des "Lumières"


Il est vrai que les historiens ont quelques excuses à faire valoir, puisque ce fut le
XVIIIe siècle lui-même qui entreprit sur le champ de se livrer à cette relecture bouffonne.
Adam Smith caractérisait la période féodale comme moment d’anarchie et de stagnation32, les
coutumes féodales étant définies comme un obstacle au « natural course of things »33,
représenté par le laissez-faire libéral. Rousseau dénonçait la tyrannie et l’arbitraire, et ce
furent bien les philosophes du XVIIIe siècle qui créèrent la notion d’obscurantisme34
(Robertson et Gibbon ne furent pas en reste35). Les Lumières se définirent en s’opposant : ce
qui les avait précédées n’était qu’arbitraire en politique, fanatisme en religion, marasme en
économie36. Les Lumières étaient une idéologie de combat, liée à un antagonisme social
tendu : rien que de logique dans tout cela. Dans cette bataille, l’Enlightenment réussit à
déconsidérer et à délégitimer un modèle d’organisation sociale qui apparut dès lors comme
ridicule, inefficace, odieux. Une véritable image-repoussoir, les Lumières face aux ténèbres
antérieures. Dans le feu de l’action, il était naturel de ne pas être délicat quant aux moyens ; ce
qui est beaucoup plus étrange, et beaucoup moins pardonnable, ce fut le permanent
aveuglement des historiens qui, depuis deux siècles, n’ont pas su mettre au jour le procédé, ni
a fortiori réfléchir aux moyens de s’équiper d’un stock conceptuel approprié au décryptage de
la logique interne de fonctionnement et de transformation de la société européenne antérieure
au XVIIIe siècle.
On ne doit pas oublier cependant que le corrélat de la double fracture conceptuelle fut
la création et la mise à l’honneur de valeurs et de normes sociales qui fondent la société
contemporaine. L’éclatement de la notion d’ecclesia fut étroitement lié à la proclamation de la
liberté de conscience et de la liberté d’expression ; la fission du dominium conditionnait
l’apparition d’un champ politique autonome, aussi bien que la liberté du commerce et le droit
de propriété, « inviolable et sacré ». Depuis le XVIIIe siècle, ces droits furent critiqués, parfois
limités, mais ne furent vraiment remis en cause que par des groupes fanatiques très
minoritaires. Cette non-remise en cause est la traduction de leur acceptation comme valeurs

32. L’importance d’Adam Smith dans la phase de gestation de notre notion de Moyen Age a été bien mise en lumière par
Ludolf KUCHENBUCH et Bernd MICHAEL, Feudalismus. Materialien zur Theorie und Geschichte, Frankfurt, 1977,
pp. 97-144.
33. Adam SMITH, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, London, 1776. Il faut lire tout le livre
III, « On the different Progress of Opulence in different Nations », en particulier le chapitre II, « Of the
Discouragement of Agriculture in the Ancient State of Europe after the Fall of the Roman Empire ». « This order,
however, being contrary to the natural course of things, is necessarily both slow and uncertain » (éd. Cannan, p. 441).
34. On peut lire par exemple le Dictionnaire philosophique de Voltaire (1764), ouvrage essentiel par rapport à la création
d’une image de la « religion » (notamment les articles « liberté de conscience », « tyrannie »).
35. Michel BARIDON, Edward Gibbon et le mythe de Rome. Histoire et idéologie au siècle des Lumières, Paris, 1977.
Gibbon fut l’inventeur de la notion de « black nation » pour désigner les moines. Robertson, à propos de la Réforme,
écrivait : « the whole fabric wich superstition had erected in times of darkness begann to totter » (ibidem, p. 478).
36. Notons au passage que cette grande opposition entre les lumières et l’obscurité est assez adroite pour permettre d’éviter
de la laisser apparaître comme l’équivalent exact d’une opposition entre « nous » et « nos prédécesseurs » ; la lutte des
bourgeois (« les villes ») pour la civilisation commence au milieu de l’obscurité, et se développe par étapes ; d’où, par
exemple, l’importance (démesurée) accordée à la « Renaissance », dans laquelle sont sélectionnés pour les besoins de la
cause quelques éléments, les autres étant laissés, précisément, dans l’ombre (voir la citation de Voltaire, note 37),
manœuvre qui permet de glorifier la lutte dont les lumières sont le résultat (on retrouve une thématique à peine
modifiée chez Guizot).

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universelles ; et l’on a dès lors du mal à ne pas les appliquer en quelque sorte rétroactivement,
comme le souhaitaient les penseurs du XVIIIe siècle. Une difficulté corollaire non négligeable
tient au lien étroit de ces deux valeurs entre elles, lien que manifesta la simultanéité des deux
revendications originelles, liberté de conscience - liberté du commerce ; elles étaient
indissociables parce qu’elles attaquaient en fait deux aspects d’une seule et même structure, le
rapport de dominium étant substantiellement lié au bon fonctionnement de l’institution
ecclésiastique, qui constituait l’épine dorsale de la société féodale ; l’autonomisation
ultérieure des champs qui résultèrent de cet éclatement rendit encore plus improbable la
perception du lien structurel antérieur ; lien qui, de toute manière, ne pouvait apparaître au
XVIIIe siècle que comme une insanité et une infamie, mais dont bientôt le souvenir se perdit
entièrement.
En définitive, les Lumières firent ce qu’il fallait pour s’identifier au Progrès succédant
à l’anarchie et à la stagnation. Dans ce cadre, le développement et le triomphe de la
bourgeoisie prirent tous les caractères d’une pure théophanie.
Paradoxalement, ces nouveaux outils intellectuels, qui constituaient un instrument de
lutte redoutablement efficace au XVIIIe siècle, sont une entrave dramatique pour l’historien
qui entend prendre au sérieux le programme rationaliste dont les fondements furent
précisément jetés à cette époque37. La supériorité des présupposés rationalistes devrait
impliquer que l’historien qui les fait siens soit capable de mettre au jour la logique interne du
fonctionnement des sociétés qui ignoraient ces principes. Force est de constater que les
contraintes structurelles qui ont pesé sur la fin du système féodal sont liées de manière
infrangible à la définition même de la société contemporaine : sans cela, comment expliquer
que leur effet perdure ?

Le privilège de l’histoire de l’antiquité


Une observation symétrique et inverse permet de mieux cerner cette contrainte ; celle-
ci en effet ne pesait pas (ou d’une tout autre manière) sur la représentation des sociétés
anciennes. Du coup, l’évolution de l’historiographie de l’antiquité fut différente : les
présupposés rationalistes ne se heurtaient pas, ici, aux mêmes obstacles. La première
manifestation d’une réelle historicisation de la conception même de la société, dans le sens du
programme qu’on vient d’évoquer, se produisit dès la fin du XVIIIe siècle38. Le tournant fut
marqué par un ouvrage qui valut une certaine célébrité à son auteur : les Prolegomena ad
Homerum de Friedrich August Wolf (1795). Celui-ci fut le premier à tenter explicitement de
se détourner du formalisme philologique de la tradition humaniste, qui s’était développée
depuis le XVIe siècle, pour considérer le texte comme l’expression d’une société particulière,
produit d’une histoire spécifique. L’antiquité grecque basculait du statut de modèle à celui

37. Cette contradiction a été bien vue par Blandine BARRET-KRIEGEL, Les historiens et la monarchie, Paris, 1988, t.2,
pp. 294-306 : « En opérant un partage au scalpel entre la barbarie et la civilité et dans l’homme, une division entre
passion et raison, Voltaire condamne toute une partie de l’histoire des hommes et des sociétés à l’irrationalité. ». Et elle
cite un passage des Remarques sur l’histoire qui explicite les conséquences de ces présupposés sur la vision du Moyen
Age, qui sera longtemps celle de l’enseignement « classique » français aux XIXe et XXe siècles : « Il me semble que si
l’on voulait mettre à profit le temps présent, on ne passerait point sa vie à s’infatuer des fables anciennes. Je
conseillerai à un jeune homme d’avoir une légère teinture de ces temps reculés mais je voudrais qu’on commençât une
étude sérieuse de l’histoire du temps où elle devient véritablement intéressante pour nous : il me semble que c’est la fin
du XVe siècle » (ibidem, pp. 298-299).
38. On s’inspire largement des travaux de Ulrich MUHLACK, « Von der philologischen zur historischen Methode », in
Christian MEIER & Jörn RÜSEN (éds), Historische Methode, München, 1988, pp. 154-180 ; Geschichtswissenschaft
im Humanismus und in der Aufklärung : die Vorgeschichte des Historismus, München, 1991. S’agissant de la
définition de l’historisme, U. Muhlack se réfère non sans pertinence aux écrits de Benedetto Croce, en particulier à La
storia como pensiero et como azione, Bari, 1939.

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d’objet d’étude rétrospective, en même temps que s’affirmait, avec une force subite, la notion
d’évolution. Quelques années plus tard, dans la voie tracée par Wolf, s’engageait le premier
historien, Barthold Georg Niebuhr, publiant sa Römische Geschichte en 1811-1812. Ainsi
était né ce qu’en allemand on dénomme Historismus, c’est-à-dire cette conception qui nous
paraît, jusqu’à un certain point, aller de soi et qui, au contraire, à cette époque, représentait un
bouleversement : que l’histoire s’intéresse à des sociétés, que celles-ci sont en constante
transformation, et que dès lors aucune interprétation convenable des textes anciens (ou autres
documents) n’est possible sans une reconstitution adéquate de l’ensemble spécifique, daté,
dont ces sources sont elles-mêmes les témoins.
Cette observation entraîne trois remarques complémentaires. D’abord à propos de la
date. Les commentateurs ont depuis longtemps remarqué que cette rupture intervint juste au
lendemain de l’explosion révolutionnaire française. L’historisme, s’il résulte d’une maturation
de la seconde moitié du XVIIIe siècle, vint au jour comme résultat immédiat d’une réflexion
d’intellectuels allemands sur la nouveauté radicale que représentait la révolution française, qui
donnait subitement à voir ce que pouvait être un processus de transformation d’une société. Il
importe d’autre part, en dépit de toutes les incohérences, contradictions, apparents retours en
arrière, qui marquèrent l’évolution de l’historiographie en Europe entre 1750 et 1850, de ne
pas oublier qu’il ne saurait être question de surestimer cette rupture, que la plupart des
historiens de l’historiographie ont tendance au contraire à minimiser sinon à gommer
entièrement39. C’est une faute d’érudition de premier niveau de présenter les érudits des
années 1830 comme les héritiers des Mauristes. La tradition humaniste, poursuivie et
amplifiée par les Bollandistes et les Mauristes, n’était constituée que d’annalistes,
chronologues et chronographes ; Guizot, lui, était un historien, au sens où nous l’entendons.
En ce sens-là, il n’y a pas eu d’historien avant la fin du XVIIIe siècle, et l’on ne peut mettre
dans cette catégorie ni Plutarque, ni Eusèbe de Césarée, ni Pierre le Mangeur, ni Mabillon, ni
Voltaire : aucun de ces auteurs n’aurait pu s’imaginer la notion d’un cours général de
transformation des sociétés humaines40.
Cette irruption de l’Historismus se fit à propos de sociétés antiques. Comme on l’a
brièvement exposé, la rupture idéologique et sociale de la seconde moitié du XVIIIe siècle
impliquait la construction d’une image violemment négative de la société qu’il s’agissait de
faire disparaître, image qui excluait ainsi a priori la moindre esquisse de dynamique. Dès lors,
la recherche de l’historisation de la société ne pouvait s’appliquer qu’à des transformations ne
mettant pas en cause ce cadre de négativité, et l’antiquité devenait l’objet privilégié : privilège
qui persiste dans la seconde moitié du XXe siècle.

39. Exemple d’un ouvrage d’une très bonne érudition, qui passe complètement à côté de la seule question intéressante :
Jürgen VOSS, Das Mittelalter im historischen Denken Frankreichs. Untersuchungen zur Geschichte des
Mittelalterbegriffes und der Mittelalterbewertung von der zweiten Hälfte des 16. bis zur Mitte des 19. Jahrhunderts,
München, 1972.
40. Max HORKHEIMER, Anfänge der bürgerlichen Geschichtsphilosophie, Stuttgart, 1930. Les auteurs du XVIIIe siècle
ne sont pas des historiens, en ce sens, simple et fondamental, que la notion d’évolution sociale leur demeure
complètement étrangère, comme l’ont depuis longtemps noté les historiens de l’historiographie (Eduard FUETER,
Geschichte der neueren Historiographie, München-Berlin, 19363, pp. 334-349, en particulier pp. 344-345, « Die
historische Katastrophentheorie »).

17
B. Au XIXe siècle :
l’évolutionnisme, puis la rupture des sciences sociales

Après le bouillonnement du XVIIIe, le XIXe siècle apparaît comme une phase de


consolidation. Surgirent, de manière récurrente, des débats autour de « la propriété » dans ses
rapports avec le fondement de l’ordre social. L’histoire européenne du XIXe siècle fut
marquée à la fois par les suites du formidable ébranlement de la révolution française et par les
effets de la révolution industrielle. Par rapport à notre objet d’étude, il s’agit de savoir quelles
furent les conséquences de ces bouleversements sur la double fracture conceptuelle de la
seconde moitié du XVIIIe siècle.

Naissance de la religion
En France, Bonaparte scella institutionnellement et socialement cette fracture par
plusieurs décisions spectaculaires : Banque de France, Concordat, Code Civil ; soit : l’Etat
(bourgeois), la Religion (fonctionnarisée), la Propriété (sacralisée). On impute en général à
Bonaparte d’avoir unifié, codifié et fixé l’« œuvre de la révolution ». Et l’on discuta durant
tout le XIXe siècle (et depuis) pour savoir si cette réorganisation marqua un bouleversement
ou si elle n’était qu’un prolongement des transformations engagées à l’époque de la
« monarchie absolue ». Toute l’Europe vit dans les événements de 1789 et leur suite l’aurore
d’un monde nouveau, une nouveauté absolue par rapport à toute l’histoire antérieure (que ce
fût d’ailleurs pour s’en réjouir ou s’en plaindre). Les historiens devraient avant tout tenter
d’expliquer ce choc et d’en mesurer les conséquences.
Mais il est surtout remarquable que la Fance fut le théâtre, entre 1790 et l’Empire, du
plus brutal bouleversement de l’emprise foncière qu’elle connût jamais (sinon, peut-être, à la
suite de la conquête romaine), en tout cas d’un transfert certainement supérieur à celui de
l’époque des « grandes invasions » : l’Eglise en effet, en 1789, possédait, selon les zones, le
quart ou le tiers du sol ; ces « droits » furent abolis du jour au lendemain par la même
assemblée qui avait proclamé, quelques semaines auparavant, « la propriété, droit inviolable et
sacré ». En quelques années, ces bâtiments et ces terres furent attribués, à bas prix, à une
armée de bourgeois et d’affairistes qui constitua par la suite les gros bataillons de la classe
dominante française du XIXe siècle.
C’est une observation fondamentale de constater le peu d’attention (euphémisme) que
l’historiographie française a accordé à ce bouleversement. Quelques études ponctuelles ont été
réalisées ici ou là, souvent par des historiens étrangers, et aucune synthèse n’a jamais été
réalisée. Naturellement, les historiens savent plus ou moins que les couvents devinrent des
lycées, des casernes, des prisons, ou des entrepôts de négociants, souvent des usines ; mais
tout cela demeure vague ; quant aux domaines agricoles, leur identification même n’a presque
jamais été entreprise, ni a fortiori une évaluation de l’effet technique et économique de leur
passage en mains privées41.

41. Un exemple qui confine au scandale est offert par le livre de Michel VOVELLE, La Révolution contre l’Eglise. De la
Raison à l’Être suprême, Bruxelles, 1988, qui analyse avec minutie la « déchristianisation » sans souffler mot des
sécularisations. Utile, Gérard BÉAUR, L’immobilier et la Révolution. Marché de la pierre et mutations urbaines,
1770-1810, Paris, 1995.

18
L’acte fondateur fut la signature du Concordat par Pie VII et Bonaparte : acte de
naissance du néo-christianisme. L’Église en son chef acceptait d’avoir perdu le contrôle direct
de plus du quart du territoire français, ainsi d’ailleurs que la dixième partie des récoltes ; elle
acceptait de voir disparaître la définition des diocèses qui datait des cinquième et sixième
siècles ; elle acceptait que le clergé ne soit plus « le premier ordre » mais un simple corps de
fonctionnaires ; elle acceptait de se déssaisir du contrôle des mariages : le mariage religieux
devint facultatif, remplacé par un acte civil d’une nature entièrement inédite (ce qu’on
souligne rarement) ; l’adoption, dont le principe avait disparu depuis l’époque romaine, fut
(r)établie, et le divorce revint lui aussi sur le devant de la scène. Bref, elle acceptait de devenir
une religion (parmi d’autres), reconnaissant par là, de facto (de facto seulement !), la notion,
impensable jusque là, de « liberté religieuse », ainsi établie d’un seul coup, et de manière
irréversible. Si la « Profession de foi du vicaire savoyard » avait déchaîné les foudres de
l’archevêque de Paris, le Génie du Christianisme, qui reprenait une thématique identique, fut
la première mise en valeur idéologique du néo-christianisme.
Une grande partie de l’opinion réactionnaire du XIXe siècle, les diverses factions qui
poussaient dans le sens d’une « restauration », ne se firent pas faute d’utiliser l’Eglise et de
développer ce qu’ils croyaient être un point de vue chrétien. Mais le pape lui-même avait
proclamé le Concordat et à peu près personne ne songea à remettre en question la
sécularisation. Au contraire. Les rapports du néo-catholicisme avec la bourgeoisie sont bien
illustrés par un dossier trop peu connu, quoique hautement significatif : celui de
l’« évolution » de la doctrine à l’égard du prêt à intérêts42.
L’Eglise condamnait le prêt à intérêts comme une forme simple d’usure. Depuis le
XIIIe siècle, divers subterfuges permettaient de tolérer l’intérêt en vertu de titres
« extrinsèques » (dommages, périls, etc.). Mais l’intérêt pur n’était pas davantage reconnu et
les grands docteurs espagnols du XVIe siècle développèrent sur ce point une doctrine
remarquable43. Beaucoup de théologiens, non des moindres, considéraient qu’il s’agissait d’un
dogme de foi (Lessius, Lugo, Schmalzgruber, Bossuet). Une expression officielle fut donnée
en 1745 par Benoît XIV dans l’encyclique Vix pervenit. Dès 1789, les Constituants
légiférèrent en sens inverse et le Code Civil reconnut la pleine légitimité d’un intérêt ne
dépassant pas 5%. Mais, sur ce point, une grande partie du clergé catholique français fit
preuve de beaucoup moins de souplesse. De nombreux évêques et théologiens, la très active
Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice prirent nettement position, dans le premier tiers du
XIXe siècle, contre toute modification de la doctrine traditionnelle. A propos de questions
d’absolution, partisans et adversaires du laxisme firent appel à Rome. Dès 1822, discrètement,
puis à partir de 1830 plus officiellement, le Saint-Siège autorisa l’absolution, sans obligation
de restituer les intérêts perçus, à condition que le pécheur manifeste sa disposition à se plier
aux éventuelles décisions de l’Eglise. Les polémiques, loin de s’apaiser, se déchaînèrent,
chacun des deux partis entendant tirer profit de la volonté pontificale de ne rien déclarer qui
pût paraître en contradiction avec l’encyclique de Benoît XIV. En fait, l’Eglise du XIXe siècle
ne trancha jamais la question, laissant seulement s’instaurer dans les années 1840, non sans
soubressauts, la règle selon laquelle la légitimité du prêt à intérêts était une opinion libre dans
l’Eglise. Une partie de la hiérarchie catholique demeura longtemps réticente, rendue encore
plus inquiète par le déclin de la société rurale et l’essor de villes jugées dangereuses et

42. Le dossier est présenté dans Paul DROULERS, Action pastorale et problèmes sociaux sous la Monarchie de Juillet,
chez Mgr d’Astros, archevêque de Toulouse, censeur de La Mennais, Paris, 1954, pp. 258-274. Je dois cette référence à
Pierre Jeannin, que je remercie.
43. Bartolomé CLAVERO, Antidora. Antropología católica de la economía moderna, Milano, 1991, tr.fr., La grâce du
don, Paris, 1996.

19
incontrôlables.
Le clergé concordataire entra dans cette nouvelle forme de société à reculons,
soutenant tout ce qui pouvait passer pour une restauration et déployant surtout d’intenses
efforts pour écarter tous les signes de la rupture qui s’était produite. Après s’être contentée de
reconnaître de facto la légitimité du prêt à intérêts, la papauté procéda au contraire à une
proclamation solennelle : Pie IX énonça le dogme de l’Immaculée Conception là où, au XVe
siècle, l’Eglise avait reconnu la liberté du jugement44.
En examinant de près le XIXe siècle, on s’aperçoit que l’Eglise romaine, dont le rôle
social s’était trouvé radicalement bouleversé, modifia sa doctrine sur une série de points
fondamentaux. Mais le plus remarquable fut l’effort puissant et prolongé pour imposer l’idée
et l’apparence de continuité. Durant tout le XIXe siècle, l’Eglise condamna de mille manières
les conceptions de la Révolution et leurs conséquences sur la société, mais toujours à partir de
cette idée qu’il s’agissait d’un avatar parmi d’autres de la lutte des forces démoniaques, lutte
aux résultats toujours provisoires, n’entamant en rien la perspective eschatologique. Mais, de
même que la notion fantasmagorique de « droits féodaux » visait avant tout à assurer une
nouvelle légitimité à l’aristocratie reconvertie et transmutée, réduisant le passage à un pur acte
de magie sociale, de même le néo-christianisme s’organisa pour camoufler par tous les
moyens son statut révolutionnaire de religion sous les apparences de l’antiquité et de la
continuité. Un des premiers actes de la monarchie restaurée fut de supprimer le Musée des
monuments français d’Alexandre Lenoir : il fallait à tout prix écarter l’idée que les objets
rassemblés appartenaient au passé. D’un côté, on entreprit, à partir des années 1830, un vaste
mouvement de restauration, reconstructions et plus encore constructions pures et simples.
L’Europe se couvrit d’un noir manteau de pastiches industrialisés néo-romans et néo-
gothiques. Ainsi l’Église éternelle revivait et prospérait. D’un autre côté, des clercs avisés et
industrieux entreprirent l’élaboration de la religion médiévale, construction complémentaire
de ce revival de pierre. Léon XIII couronna le tout en faisant de Thomas d’Aquin en 1879 la
voix la plus autorisée dans l’exposé de la doctrine catholique45. Là encore, l’appui sur un
fantasme pur était sans doute indispensable au moment où la papauté tentait une adaptation
plus vigoureuse au monde contemporain.

La création du Moyen Age


Dans cet effort, le clergé fut massivement appuyé par l’ensemble des classes
dominantes, qui souhaitaient encore moins une remise en cause des sécularisations et se
satisfaisaient parfaitement de clergés fonctionnarisés. Et il n’est guère de meilleur symbole et
de témoignage plus voyant de cette grande entente que le déferlement sur l’Europe au XIXe
siècle de cette vague de construction d’édifices du culte néo-médiévaux, néo-romans et
surtout néo-gothiques, auxquelles la bourgeoisie européenne apporta un soutien massif46. On

44. On oublie systématiquement dans les manuels de rappeler que les principaux théologiens des XIIe et XIIIe siècles furent
presque tous hostiles à la notion d’immaculée conception (apparue vers 1120), théologiens au premier rang desquels
saint Bernard et saint Thomas ; après les innovations de Duns Scot, la fin du Moyen Age assista aux batailles rangées
entre Dominicains et Franciscains, auxquelles mit fin la décision de Sixte IV d’admettre comme également légitimes les
deux opinions contraires (Rosa-Maria DESSI & Marielle LAMY, « Saint Bernard et les controverses mariales au
Moyen Age », in Patrick ARABEYRE, Jacques BERLIOZ & Philippe POIRRIER (éds), Vies et légendes de saint
Bernard de Clairvaux, Cîteaux, 1993, pp. 229-260).
45. Encyclique Aeterni Patris.
46. Bibliographie immense et le plus souvent médiocre. Citons cependant Louis GRODECKI (éd.), Le
« gothique »retrouvé, avant Viollet-le-Duc, Paris, 1979. Rossana BOSSAGLIA & Valerio TERRAROLI (éds), Il
Neogotico nel XIX e XX secolo, Milano, 1989. Roland RECHT (éd.), L’art et la révolution. Survivances et réveils de
l’architecture gothique, Strasbourg, 1992. Chantal BOUCHON, Catherine BRISAC, Nadine-Josette CHALINE, Jean-

20
l’oublie, mais ce fut pourtant un phénomène majeur : on n’a jamais construit autant de
châteaux et d’églises en Europe qu’au XIXe siècle. Image hallucinante d’un Moyen Age
totalement fictif, douceâtre et sans âge, destiné à créer l’illusion d’un passé lointain, ordonné
et rassurant. Ces pastiches stéréotypés, tout à fait homologues de la production industrielle qui
était justement en train de prendre son essor, étaient simplement conçus pour capter et
encadrer l’attention et le sentiment, de la même manière que le néo-christianisme fondait son
rôle social sur l’exaltation de l’adhésion individuelle : décalques utilitaristes, au pire sens du
terme47.
Tout cela traduisit institutionnellement, idéologiquement, architecturalement, le
triomphe absolu de la notion de religion, telle que l’avait créée et élaborée le XVIIIe siècle. Et
il serait particulièrement éclairant d’examiner comment les disputes entre néo-catholiques et
libres-penseurs, dont résonna le XIXe siècle48, scellèrent la pérennité de cette notion, en la
plaçant en deçà de toute discussion et de toute polémique49. Ainsi, l’histoire médiévale
comporta désormais un volet dénommé « histoire de l’Eglise »50 fondé sur le présupposé
frelaté d’une « religion médiévale », qui interdisait de déceler la moindre logique ou la
moindre cohérence dans cette société. Ce fut cette création d’un pur fantasme en quoi consista
précisément la naissance du Moyen Age.
Cette invasion des pastiches mériterait une analyse détaillée, que n’apporte
malheureusement pas une bibliographie qui, sauf rares exceptions51, ne comprend rien à son
sujet, qu’elle traite à contresens. L’essentiel fut le mouvement simultané de création du
Moyen Age et celui de la création du néo-christianisme, tel qu’il fut proclamé par Novalis52 et

Michel LENIAUD, Ces églises du XIXe siècle, Amiens, 1993. Megan B. ALDRICH, Gothic Revival, London, 1994.
Plus large, Anne DION-TENENBAUM, Le Moyen Age vu par le XIXe siècle, Paris, 1987. Dossiers locaux : Philippe
BOUTRY, Prêtres et paroisses au pays du Curé d’Ars, Paris, 1986, pp. 117-151 ; Gabriele DOLFF-BONEKÄMPER,
Die Entdeckung des Mittelalters : Studien zur Geschichte der Denkmalerfassung und des Denkmalschützes in Hessen-
Kassel bzw. Kurhessen im 18. und 19. Jahrhunderten, Darmstadt, 1985 ; Hélène GUENE & François LOYER,
L’Eglise, l’Etat et les architectes : Rennes, 1870-1940, Paris, 1995.
47. Pierre-Yves SAUNIER, « L’Eglise et l’espace de la grande ville au XIXe siècle : Lyon et ses paroisses », Revue
historique, 288-1992, pp. 321-348.
48. Un exemple bien documenté dans Alain BOUREAU, Le droit de cuissage. La fabrication d’un mythe (XIIIe-XIXe
siècle), Paris, 1995, pp. 81-106.
49. Il faudrait évoquer ici la création de la notion de « sciences religieuses » ou « Religionswissenschaft », qui donna lieu à
de vives polémiques, tout en établissant, comme ne craignirent pas de le dire certains de ses promoteurs, un fondement
nouveau aux prétentions du néochristianisme à incarner la forme « la plus développée et la plus haute » de cette
quintessence introuvable désignée apodictiquement comme « le Religieux » (Emile POULAT, « L’institution des
"Sciences Religieuses" », et Jean-Pierre VERNANT, « Les sciences religieuses entre la sociologie, le comparatisme et
l’anthropologie » in Jean BAUBEROT (éd.), Cent ans de sciences religieuses en France, Paris, 1987, pp. 49-78 et 79-
88). Présentation impavide : Günter LANCZKOWSKI, Einführung in die Religionswissenschaft, Darmstadt, 1980.
50. Cette invention mériterait largement, à elle seule, une enquête approfondie. Si l’on considère par exemple un ouvrage
de grande qualité comme celui de Richard W. SOUTHERN, Western Society and the Church in the Middle Ages,
London, 1970 (tr.fr., Paris, 1987), on trouve des énoncés auxquels on souscrit pleinement mais la question « Eglise et
société » est réglée en sept pages, et tout le reste du volume (290 pages) est consacré à une analyse des institutions
propres au clergé, ce qui ne peut que renforcer, dans l’esprit de l’étudiant ordinaire, l’idée que l’Eglise était un objet
situé à côté de la société.
51. Citons par exemple deux articles du volume de R. Recht, Survivances et réveils (cf. note 46) : Gabi DOLFF-
BONEKÄMPER, « Wem gehört die Gotik ? Wissenszuwachs und nationale Mythenbildung in der
Architekturgeschichtsforschung des 18. und 19. Jahrhunderts », pp. 5-14 ; François LOYER, « Néo-gothique et
politique en France au XIXe siècle », pp. 51-62. Dans le volume de BOSSAGLIA & TERRAROLI, le texte d’Arturo
Carlo QUINTAVALLE, « Mitologie medievali in Occidente », pp. 390-412.
52. NOVALIS, Das Christentum oder Europa, écrit en 1797, paru en 1826. Friedrich STRACK, Im Schatten der Neugier :
christliche Tradition und kritische Philosophie im Werk Friedrichs von Hardenberg, Tübingen, 1982. Hermann
KURZE, Romantik und Konservatismus : das "politische" Werk Friedrichs von Hardenberg (Novalis) im Horizont
seiner Wirkungsgeschichte, München, 1983. Ira KASPEROWSKI, Mittelalterrezeption im Werk des Novalis,
Tübingen, 1994.

21
surtout par Chateaubriand53. On doit insister ici sur le rapport direct, paradoxal en apparence
seulement, entre Rousseau et Chateaubriand, rapport qu’a bien vu Michel Baridon54 :
« L’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, le tenait pour un impie55 ; il est non moins
certain que sans la Profession de foi du vicaire savoyard, le Génie du Christianisme aurait eu
moins d’écho ». Chateaubriand, sous les dehors affichés d’une résurrection, se plaça en fait
dans la droite ligne de la « religion » créée par Rousseau, et ce fut bien ainsi que naquit une
nouvelle réalité sociale. Ce fut un mouvement analogue et étroitement lié qui créa le Moyen
Age en feignant aussi de le ressusciter. L’époque, sans les confondre, n’opposait nullement
préservation, restauration, restitution et pastiche, et allait de l’un à l’autre sans aucune césure.
Au fond, le succès immense de Walter Scott56 ne se distingue guère de celui des énormes
collections de chroniques57 qui parurent dans les mêmes années58 ; et l’écart n’était pas si
considérable entre Michelet et Victor Hugo. On passe sans rupture de la « restauration » de
Pierrefonds (1857-1884) à la construction de Neuschwanstein (1869 ss) et à l’aménagement
du Haut-Kœnigsbourg (1901 ss). D’ailleurs quels sont, parmi les médiévistes actuels, ceux qui
jugent scandaleuse la construction des tours de Cologne (1842-1880)59 ou celle de la façade de
Santa Maria del Fiore de Florence (1881-1888) ? On traite sur le ton de la plaisanterie les
grandes entreprises de falsification de la première moitié du XIXe siècle, comme la vaste
collection des fausses « chartes de croisade » de Courtois et Letellier, ou les incroyables
« autographes » de Vrain-Lucas60; mais les historiens d’art se sont longtemps laissé abuser par
les « Minnekästchen », au point de citer avec tous les honneurs le catalogue savant de ce qui
n’est qu’un ensemble de faux de la première moitié du XIXe siècle, comme viennent de le
montrer Dorothea et Peter Diemer61.

53. François René de CHATEAUBRIAND, Le génie du Christianisme, Paris, 1802. Dominique BARBERIS,
Chateaubriand : des repères pour situer l’auteur et ses écrits, Paris, 1994.
54. Michel BARIDON, Edward Gibbon et le mythe de Rome, p. 529.
55. Le médiéviste qui essaie de comprendre de quoi il parle ne devrait pas se dispenser de lire le Mandement de Mgr
l’Archevêque de Paris, portant condamnation d’un livre qui a pour titre "Emile, ou de l’éducation" par J.-J. Rousseau,
citoyen de Genève (août 1762), ainsi que la lettre J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont,
archevêque de Paris (novembre 1762).
56. Michel BARIDON et al., Recherches sur le roman historique en Europe, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, 1979. Harry E.
SHAW, The Forms of Historical Fiction. Sir Walter Scott and His Successors, Ithaca-London, 1983. Bruce
BEIDERWELL, Power and Punishment in Scott’s Novels, Athens, 1992. Sabine PRITZKULEIT, Die
Wiederentdeckung des Ritters durch den Bürger : Chivalry in englischen Geschichtswerken und Romanen, 1770-1830,
Trier, 1991. Andreas BESTEK, Geschichte als Roman : narrative Techniken der Epochendarstellung im englischen
historischen Roman des 19. Jahrhunderts, Walter Scott, Edward Bulwer-Lytton und George Eliot, Trier, 1992.
57. Notamment les 52 + 79 volumes de Petit et Monmerqué, les 32 volumes de Michaud et Poujoulat, les 47 volumes de
Buchon (Robert BOSSUAT, Manuel bibliographique de la littérature française du Moyen Age, Paris, 1951,
pp. XXVI-XXVII).
58. Il faudrait ici toute une analyse sur la relation entre le « goût du Moyen Age » et toutes les entreprises qui contribuèrent
à jeter les bases de sa connaissance, tout en l’enveloppant dans une gangue de fictions et de phantasmes. Par exemple,
Jean-François GARMIER, « Le goût du Moyen Age chez les collectionneurs lyonnais du XIXe siècle », Revue de l’Art,
47-1980, pp. 53-64 ; Michael GLENCROSS, Reconstructing Camelot : French Romantic Medievalism and the
Arthurian Tradition, Cambridge, 1995. Plusieurs études très documentées sur l’Allemagne et sa passion des
Minnesänger dans Elmar MITTLER & Wilfried WERNER (éds), Codex Manesse, Heidelberg, 1988. Gerd ALTHOFF
(éd.), Die Deutschen und ihr Mittelalter, Darmstadt, 1992. Allen J. FRANTZEN, Desire for Origins. New Language,
Old English, and Teaching the Tradition, New Brunswick, 1990. Leslie J. WORKMAN (éd.), Medievalism in
England, Cambridge, 1992.
59. Il est tout à fait malencontreux d’oublier que cette construction se heurta aussi à l’hostilité violente d’une partie de
l’opinion progressiste allemande ; rappelons par exemple Heinrich Heine et son grand poème Deutschland – Ein
Wintermärchen (Kaput IV, « Er ward nicht vollendet – und das ist gut...»).
60. Gilbert OUY, « Les faux dans les archives et les bibliothèques » in Charles SAMARAN (éd.), L’histoire et ses
méthodes, Paris, 1961, pp. 1367-1383. Montre bien que, jusqu’assez avant dans le XIXe siècle, le faux n’était vraiment
réprouvé (et le cas échéant durement condamné) que s’il s’agissait d’un objet susceptible de produire des droits
contraires au bon ordre de la société (comme la fausse monnaie, ou éventuellement de fausses généalogies).
61. Dorothea & Peter DIEMER, « Minnesangs Schnitzer. Zur Verbreitung der sogenannten Minnekästchen » in Johannes
JANOTA (éd.), Festschrift Walter Haug und Burghart Wachinger, Tübingen, 1992, pp. 1021-1060. Dans divers

22
Individu, droit, propriété
Ayant ainsi isolé la « religion » dans un canton séparé, l’histoire médiévale se retourna
vers le domaine de la « politique » et du « droit », car la notion d’économie, telle que l’avaient
définie Adam Smith et David Ricardo, ne semblait guère pouvoir s’appliquer à une époque
qui avait systématiquement contrarié le « cours naturel des choses » : des recherches partielles
débutèrent avec une extrême lenteur dans la première moitié du siècle et il fallut attendre les
années 1880 pour voir apparaître les premières « histoires économiques », qui d’ailleurs
suscitèrent immédiatement des polémiques d’une incroyable acrimonie62. L’histoire
médiévale, se plaçant dans l’ombre du libéralisme individualiste63 dominant, oscilla
essentiellement entre le récit militaro-diplomatique et l’analyse institutionnelle. Le premier
mode fut représenté par l’archétypique Leopold Ranke, tentant de suivre et de présenter les
innombrables intrigues se déroulant sur la scène européenne, où les personnages étaient les
Etats. Les notions essentielles étaient celles de « grande puissance » et de « nation », qui
constituaient pour l’heure des enjeux primordiaux de l’évolution européenne. Légèrement en
arrière-plan se développèrent des travaux sur le gouvernement, les ressorts du pouvoir, les
« conditions » des diverses classes sociales64 ; deux types principaux de questions se posaient :
d’un côté, celle de l’« alliance de la monarchie et de la bourgeoisie », plus ou moins liée à
celle des fondements du pouvoir de l’aristocratie ; d’autre part, le rapport seigneurs-paysans,
ou relation entre l’aristocratie et les « classes rurales ». Sous-jacents, les problèmes
fondamentaux étaient ceux des fondements du « droit » de propriété et le rapport entre Etat et
propriété individuelle. Il s’agissait de problèmes essentiels de la société européenne du XIXe
siècle, auxquels aucune analyse de la société médiévale et de son évolution n’était susceptible
d’apporter le moindre élément de réponse réaliste65.
On ne saurait assez souligner que tous ces débats ne remirent jamais en question la
définition même de ce rapport. La grande querelle sur la soi-disant « propriété collective
originelle », qui fit rage à partir des années 1860 et jusqu’à la fin du siècle, illustra à merveille
l’incapacité quasi totale des historiens, et même des premiers ethnologues, à penser autrement
qu’en termes de droit, et à se référer à autre chose qu’au Code Civil, véritable Bible de la
classe dominante. Hegel, et Marx lui-même, considérèrent les seigneurs féodaux comme des
propriétaires.
La contrepartie de cet aveuglement sur la propriété fut l’acceptation générale de la
fiction des « droits féodaux » : notion bifide qui, d’un côté, ramenait les rapports féodaux à
une question de droit ; et, de l’autre, établissait l’équation extravagante féodal=personnel,
contresens radical nécessaire à la légitimation des héritiers des dominants du XVIIIe siècle,
plus ou moins habilement reconvertis. Il est on ne peut plus satisfaisant d’observer que

musées européens, certains conservateurs ont adopté depuis quelques années un esprit critique nouveau, qui pourrait
permettre des découvertes intéressantes. Voir notamment l’excellent catalogue d’exposition : Mauro NATALE &
Claude RITSCHARD, Falsifications, manipulations, pastiches. L’art d’imiter. Images de la Renaissance italienne au
Musée d’art et d’histoire [de Genève], Genève, 1997.
62. A. GUERREAU, « L’étude l’économie médiévale. Genèse et problèmes actuels » in Jacques LE GOFF & Guy
LOBRICHON (éds), Le Moyen Age aujourd’hui. Trois regards contemporains sur le Moyen Age : histoire, théologie,
cinéma, Paris, 1997, pp. 31-82.
63. Soulignons au passage que la notion contemporaine d’« individu » est l’antonyme exact de la notion médiévale de
personna.
64. Excellente perspective sur l’historiographie allemande : Klaus SCHREINER, « Kommunebewegung und
Zunftrevolution. Zur Gegenwart der mittelalterlichen Stadt im historisch-politischen Denken des 19. Jahrhunderts » in
Festschrift für Eberhard Naujok, Sigmaringen, 1980, pp. 139-168. Voir aussi Reinhard ELZE & Pierangelo SCHIERA
(éds), Italia e Germania. Immagini, modelli, miti fra due popoli nell’Ottocento, Bologna-Berlin, 1988.
65. Ouvrage fondamental : Hannes KRIESER, Die Abschaffung des "Feudalismus" in der französischen Revolution.
Revolutionärer Begriff und begriffene Realität in der Geschichtsschreibung Frankreichs (1815-1914), Frankfurt am
Main, 1984.

23
l’expression orthodoxe la plus achevée de cette « théorie » fut donnée par Georg Waitz
exactement au moment où la construction de l’unité allemande sous la férule prussienne
conférait l’utilité maximale à un fantasme qui permettait de transformer les junkers en parfaits
propriétaires66.
Sans doute, quelques auteurs, pas nécessairement d’ailleurs les meilleurs érudits,
s’aperçurent que l’Europe médiévale reposait sur un principe d’organisation qui, précisément,
ne distinguait pas « propriété » et « souveraineté » : Chateaubriand ou Guizot par exemple.
Mais l’école allemande dite du « droit historique » s’employa au même moment à étayer l’idée
que droits et pouvoirs attribués à l’aristocratie (notamment mérovingienne) provenaient des
monarques, et que l’équilibre de la société résidait justement dans cette alliance67. En France,
l’intérêt pour l’étude érudite du Moyen Age allait souvent de pair avec une idéologie néo-
catholique et réactionnaire, qui incitait également à présenter la société médiévale comme
harmonieuse et équilibrée.
Cependant, dans la seconde moitié du siècle se déclencha une controverse violente, à
partir d’une idée jusque là quasi inexistante : celle de collectivisme primitif, ou propriété
collective originelle68. L’anthropologue Henry Maine, l’historien bavarois Georg Ludwig
Maurer furent les premiers protagonistes. A quoi s’ajoutèrent le belge Laveleye, le français
Viollet, les allemands Wagner et Nasse. La contradiction fut portée par l’anglais Seebohm,
l’autrichien Inama-Sternegg et surtout par Fustel de Coulanges69. Le débat fut en grande partie
sous-tendu par des considérations nationalistes (pro- ou antigermanisme) et l’on vit
étrangement, dans le camp des partisans de la propriété collective primitive, se côtoyer des
socialistes et des réactionnaires extrémistes. Au-delà de l’ineptie de la théorie de la
« Marche », on est surtout frappé par la commune acceptation d’une notion de droit fondée sur
un invraisemblable anachronisme. Ce pugilat intellectuel n’était à bien des égards qu’une suite
et une conséquence de l’impossibilité de parvenir à un quelconque consensus sur les
« origines de la propriété féodale » : il suffisait, croyait-on, de remonter encore dans le temps,
jusqu’aux « origines »... L’intérêt historiographique de cette querelle est qu’elle nous offre une
possibilité exceptionnelle pour saisir tout autant le lieu que les enjeux des débats de l’histoire
médiévale à la fin du XIXe siècle. La notion de droit, au sens le plus formel et le plus niais du
terme, constituait un pivot du système de représentation des historiens : universalisation et
absolutisation du Code Civil70. La situation nationale et les options idéologiques entraînaient,
sur cette base, des prises de position variées, et des controverses acharnées opposèrent, durant
tout le XIXe siècle, les partisans et adversaires des transformations révolutionnaires.
Dans les années 1880, le succès d’un ouvrage comme La Chevalerie de Léon Gautier
attestait le maintien d’un secteur d’opinion qui réclamait un Moyen Age suave, hors de toute
évolution, où l’héroïsme courtois faisait un ménage idyllique avec une sainteté aux airs
angéliques. D’un autre côté, l’alliance supposée entre des bourgeois luttant pour leur liberté et
une royauté éclairée flattait les goûts d’une bourgeoisie voltairienne qui connut son apothéose
en France sous la IIIe République. En Allemagne, après le triomphe du Ständestaat prussien
de la première moitié du siècle (image impavidement projetée sur la Gaule mérovingienne), la

66. Heide WUNDER (éd.), Feudalismus. Zehn Aufsätze, München, 1974, introduction, pp. 17-18.
67. Franz IRSIGLER, Untersuchungen zur Geschichte des frühfränkischen Adels, Bonn, 1969 (« Historiographische
Skizze, pp. 39-81). Très intéressant dossier dans Heide WUNDER (éd.), Feudalismus. Zehn Aufsätze, München, 1974.
68. Paolo GROSSI, « Un altro modo di possedere ». L’emersione di forme alternative di proprietà alla coscienza
giuridica post-unitaria. Milano, 1977.
69. François HARTOG, Le XIXe siècle et l’histoire. Le cas Fustel de Coulanges, Paris, 1988. A. GUERREAU, « Fustel de
Coulanges médiéviste », Revue historique, 275-1986, pp. 381-406.
70. André-Jean ARNAUD, Essai d’analyse structurale du Code Civil français. Les règles du jeu de la paix bourgeoise,
Paris, 1973 ; Les juristes face à la société du XIXe siècle à nos jours, Paris, 1975.

24
volonté d’une plus grande unification de la société, dans un cadre qui demeurait cependant
très hiérarchique, aboutit à la synthèse dogmatique de Georg Waitz, qui poussa à l’extrême la
théorie des « droits personnels » et réduisit strictement l’organisation féodale à un ensemble
de fidélités personnelles. Waitz écrivait exactement au moment où l’unification sociale de la
Prusse était à l’ordre du jour (bourgeois rhénans et junkers du Brandebourg et de Poméranie)
et où il fallait donc, un siècle après, réitérer la conversion des hobereaux en propriétaires. Fort
du prestige de la philologie et de l’érudition germaniques, il apporta un renfort massif à toutes
les constructions fantasmatiques issues de la première fracture conceptuelle du XVIIIe siècle71.
Par un apparent paradoxe, cette conception politique de la féodalité reçut encore le
concours des historiens progressistes, minoritaires mais pas marginaux, qui, dans le fil des
événements de 1792 et 1793, tendaient à ramener le centre de gravité de l’analyse autour de la
lutte séculaire des paysans et des seigneurs, vision tout aussi fantasmatique que la précédente,
mais qui connut un succès certain dans la mesure où elle permettait à la bourgeoisie française
d’apparaître comme le groupe qui avait enfin permis la libération d’une paysannerie opprimée
depuis des siècles par les féodaux72.

Quelques mots sur Marx


C’est ici qu’il convient de dire quelques mots des énoncés de Marx touchant ce sujet.
Marx, ce fut un des ses grands mérites, parvint à réaliser une synthèse des trois grandes
traditions intellectuelles européennes, allemande, anglaise et française. Ou, pour le dire d’un
nom, Hegel, Adam Smith et Guizot. Hegel fournit le cadre et la méthode. On trouve chez ce
dernier une mise en forme éclatante à la fois des grands acquis et des biais des Lumières. Il
considérait les seigneurs comme des propriétaires, le christianisme comme une religion et ses
réflexions s’organisèrent largement autour de la notion de droit73 ; il faisait du Moyen Age le
temps par excellence de la négativité. Mais, d’un autre côté, il fut le premier à élaborer une
vaste construction centrée autour de la notion de progrès, cherchant à mettre en lumière la
cohérence du mouvement (rationalité), en utilisant comme outil majeur le concept, à ce
moment-là entièrement nouveau, de processus. Une des premières réussites intellectuelles de
Marx consista en une critique méthodique de la notion de droit chez Hegel. Et surtout, après
plus d’une vingtaine d’années d’efforts opiniâtres, il parvint à démonter le processus global de
fonctionnement et d’évolution de la société capitaliste, fournissant ainsi un modèle indépassé
de déconstruction/reconstruction d’une structure sociale et de sa dynamique intrinsèque.
Comme Ludolf Kuchenbuch l’a clairement montré74, Karl Marx n’entreprit jamais,
même de loin, un travail équivalent pour le Moyen Age ; les quelques textes qui ont trait à
cette période n’abordent que des aspects tout à fait ponctuels, et ils ont pour seule fonction de
mettre en lumière des oppositions et des distinctions (en général schématiques).
Antérieurement aux années 1880, les ouvrages d’histoire économique étaient extrêmement
peu nombreux, et l’on ne peut qu’admirer la capacité de Marx à réfléchir efficacement à partir

71. A. GUERREAU, « Fief, féodalité, féodalisme... », A.E.S.C. , 1990, pp. 149-150.


72. Léon MANESSE, Les paysans et leurs seigneurs avant 1789 (féodalité, Ancien Régime), Paris, 1885 ; cet ouvrage ne
connut pas moins de huit éditions jusqu’à la première guerre mondiale, preuve de l’efficacité de l’idéologie qu’il
véhiculait. Point de vue voisin dans les articles de la Grande Encyclopédie du XIXe siècle (cf. A. GUERREAU, Le
féodalisme, pp. 55-57 & 67-69).
73. Thomas PETERSEN, Subjektivität und Politik : Hegels "Grundlinien der Philosophie des Rechts" als Reformulierung
des "Contrats social" Rousseaus, Frankfurt am Main, 1992.
74. Ludolf KUCHENBUCH, « Zur Entwicklung des Feudalismuskonzepts im Werk von Karl Marx », à paraître dans la
Zeitschrift für Geschichtswissenschaft ; « Marxens Werkentwicklung und die Mittelalterforschung » in Alf LÜDTKE
(éd.), Was bleibt von marxistischen Perspektiven in der Geschichtsforschung ?, Göttingen, 1997, pp. 35-66.

25
d’une base de connaissances aussi étroite75. Marx reprit à peu de choses près la plupart des
affirmations d’Adam Smith sur le Moyen Age. Comme Hegel, il assimilait les seigneurs à des
propriétaires et il reprit sans véritable critique la notion de religion. Les effets de la double
fracture du XVIIIe siècle lui demeurèrent opaques. Cela dit, contrairement à Hegel, il
n’assimila pas le Moyen Age à un moment « négatif », mais à une étape dans la succession des
modes de production. L’essentiel réside dans cette dernière notion, et fondamentalement dans
le concept de dynamique interne que l’analyse du mode de production capitaliste a permis à
Marx de mettre en pleine lumière.

Le bilan intellectuel de l’historiographie du XIXe siècle est pour l’essentiel négatif.


L’image du Moyen Age que produisit ce siècle apparaît à la fois éclatée et opaque.
L’éclatement fut un effet direct de l’exacerbation des idéologies nationalistes, qui entraînèrent
une brisure profonde des perspectives d’étude, d’où résultèrent des représentations de
l’Europe médiévale déformées et arbitraires (catastrophe dont nous subissons encore les
conséquences). Mais surtout, les médiévistes du XIXe siècle subirent de plein fouet les effets
de la double fracture conceptuelle du XVIIIe siècle, et ils s’enfoncèrent avec frénésie dans les
ornières fangeuses tracées par le XVIIIe siècle. Le caractère synthétique de la notion de
dominium fut aperçu par quelques-uns, mais fut surtout violemment contesté, pour des raisons
idéologiques par trop claires ; on vit de bons érudits s’acharner à étayer cette contestation
insensée au nom d’arguments soi-disant techniques ; la notion de « droit », au sens du Code
Civil, s’insinua partout, en particulier dans un Moyen Age où elle était complètement
incongrue. Mais le pire, la catastrophe intellectuelle aux conséquences les plus ravageuses, fut
certainement l’universelle (et subreptice) acceptation de la notion de « religion », au sens où
Rousseau et les Constituants l’avaient définie puis rendue légale. Sur ce point, les intérêts de
la bourgeoisie capitaliste et de l’Eglise néo-catholique concordèrent merveilleusement, et un
silence de plomb occulta parfaitement le bouleversement en quoi avait consisté la fin de
l’ecclesia (proprio sensu). Dans ces conditions, le complément nécessaire du dominium
demeurait invisible et le XIXe siècle ne put produire du Moyen Age que des vues partielles,
arbitraires et incohérentes.

L’invention du folklore
Les médiévistes n’ont pas fini de faire les frais de ce double enfantement des droits
féodaux et de la religion médiévale. Mais on serait ici coupablement incomplet si l’on oubliait
l’invention du folklore. Cette « matière » est née exactement durant la même période :
prémisses dans la seconde moitié du XVIIIe, reconnaissance au début du XIXe, et maturation à
peu près achevée après le troisième quart de ce siècle76. Dans cette invention confluèrent et
s’unifièrent une série d’inspirations plus ou moins contradictoires, et plus ou moins variables
selon les pays d’Europe. Le cas de l’Allemagne fut sans doute le plus éclatant : de Herder aux
frères Grimm, on passa de la théorie du Volksgeist à sa recherche concrète et à sa description ;
ici la quête des origines, l’intérêt pour l’esprit du peuple et le nationalisme naissant se
confortèrent réciproquement. Les Français s’entichèrent d’origines celtiques77. Partout
l’enquête directe apparut comme le moyen privilégié de retrouver les traces des réalités les

75. Hans-Peter HARSTICK, « Karl Marx als Historiker » in H.-P. HARSTICK, Arno HERZIG, Hans PELGER (éds),
Arbeiterbewegung und Geschichte. Festschrift für Shlomo Na’aman zum 70. Geburtstag, Trier, 1983, pp. 166-188 ;
IDEM, « Verzeichnis des marxschen Lesefeldes im Bereich der Historie », ibidem, pp. 189-232.
76. Giuseppe COCCHIARA, Storia del folklore in Europa, Torino, 1952, rééd. 1971.
77. Mona OZOUF, « L’invention de l’ethnographie française : le questionnaire de l’Académie Celtique », Annales E.S.C.,
36-1981, pp. 210-230.

26
plus anciennes et les plus pures. Mais il est surtout fondamental pour notre propos de bien
saisir la double négation sur laquelle s’appuyait toute cette entreprise : négation de la
chronologie et négation du sens. Les collectes de contes furent et demeurent à cet égard tout à
fait typiques : dans toute l’Europe depuis deux siècle, on a écouté et transcrit des myriades de
récits de conteurs ruraux, récits que l’on a étiquetés et plus ou moins arbitrairement classés,
sans jamais s’interroger sur la signification de narrations en apparence saugrenues et sans âge.
C’est en définitive leur absurdité même qui définit ces récits comme récits folkloriques. Et ce
critère est encore bien plus patent pour l’ensemble des « coutumes folkloriques » : on
n’obtient un « trait » ou une « coutume » qu’en découpant dans le continuum des pratiques
rurales des éléments ayant ce double caractère de n’être ni fonctionnels ni « savants » ou
« officiels » ; ainsi, ce qui caractérise « l’esprit du peuple » (Volks-geist, folk-lore), c’est
d’être à la fois futile et dénué de sens, futile et inexplicable ; inexplicable parce que posé
comme dénué de sens. Que l’on proclame une référence au primitif, à l’originel ou à
l’archétypal, le résultat est le même : le folklore découpe dans la réalité ce qui lui paraît
absurde, et décide apodictiquement que cette déraison est le fond d’une réalité sui generis.
Bien entendu, l’arbitraire de ce découpage rend a priori impossible toute tentative de
reconstitution d’une structure cohérente, donc d’un sens, et le tour est joué. Mais, si la matière
folklorique est ab ovo privée de sens, la démarche folkloriste, elle, en a bien un.
Cette pratique de mise en forme du non-sens peut s’envisager sous deux aspects. Le
plus massif n’est que l’envers de la définition même de la matière cataloguée : concevoir le
folklore, c’est poser d’abord, et montrer ensuite, que la réalité sociale est bipartite et
discontinue ; un côté est fonctionnel et explicable, un autre est arbitraire et l’on ne peut aller
au-delà de sa simple description. Cette dichotomie principielle présente bien entendu de
substantiels avantages, puisqu’on est dès lors autorisé à découper à sa guise en fonction d’un
sens tout uniment présupposé, et le trop-plein se range très proprement dans les rayons du
non-sens catalogué. En particulier, ce procédé est largement complémentaire de l’élaboration
de la religion médiévale78.
Mais on ne peut manquer non plus de noter que la définition du folklore implique une
équivalence forte entre « dénué de sens» et « originel », équivalence plus ou moins subsumée
(selon la conjoncture et selon les auteurs) sous la notion de « populaire ». Cette équivalence ne
peut guère se comprendre en dehors du cadre idéologique majeur du XIXe siècle,
l’évolutionnisme. Dans ce cadre, le sens ne se révèle que dans le Progrès, c’est-à-dire dans la
théophanie de la rationalité bourgeoise ; le folklore englobe simplement les résidus de
l’incohérence primitive : le folklore est l’envers nécessaire de l’évolutionnisme. Et l’on
comprend sans peine, par contrecoup, pourquoi les idéologues de l’irrationalisme et de
l’antimodernisme ont pu faire, en plein XXe siècle, du Volkstum une pièce fondamentale de
leurs constructions monstrueuses79.
L’essentiel demeure que l’universelle acceptation de la notion de folklore traduisait de
facto l’officialisation et la consécration d’un processus de découpage de la réalité sociale et
historique en deux domaines, dont l’un seulement relève de l’explication : mise en place du

78. L’objectif était ambitieux : il fallait montrer la continuité entre l’Église médiévale et le néo-christianisme. En soi,
c’était tenter de montrer qu’il fait nuit en plein jour ; divers tours de prestidigitation permirent tout de même de
s’approcher du but, et l’un des plus efficaces fut cette notion de « religion populaire », fourre-tout particulièrement
élastique, où l’on pouvait placer n’importe quel élément médiéval faisant plus ou moins difficulté dans le cadre du néo-
christianisme. La « religion populaire » était à bien des égards une simple variante du folklore : découpage arbitraire
d’éléments déclarés a priori dénués de sens, dont la présence était systématiquement « expliquée » par les pratiques
d’un peuple toujours ingénu et irrationnel.
79. Ingeborg WEBER-KELLERMANN, Deutsche Volkskunde zwischen Germanistik und Sozialwissenschaften, Stuttgart,
1969. Wolfgang EMMERICH, Zur Kritik der Volkstumsideologie, Frankfurt am Main, 1971.

27
paradigme du non-sens réel.

Publications, inventaires
Les intérêts qui, surtout à partir de la Restauration, confluèrent pour faire naître et
fortifier le « goût du Moyen Age » furent divers et contradictoires. En particulier, ce goût
s’exprima presque toujours dans un cadre national. La frontière ne fut pas toujours nette entre
la publication d’une chronique et la rédaction d’un roman historique. Cela n’empêcha pas la
mise en chantier de gigantesques entreprises de publications « sérieuses » soutenues par les
pouvoirs publics. Peu à peu, les institutions de conservation furent organisées et renforcées80.
Classements, catalogues et inventaires prirent également de l’ampleur. Une meilleure
connaissance des manuscrits combinée aux progrès accélérés de la philologie aboutirent dès
les années 1860 à des éditions exemplaires, qu’on n’a pas réussi à améliorer depuis. On ne
peut guère éviter de conclure que, dans la plus grande partie de l’Europe occidentale, le XIXe
siècle fut la phase essentielle des classements et des publications de documents.

La césure au tournant du siècle


Les trente années qui précédèrent la première guerre mondiale marquèrent une césure
profonde, aux conséquences aussi désastreuses que durables pour l’histoire médiévale. Les
présupposés généraux de l’histoire au XIXe siècle n’étaient pas complexes : l’individu comme
propriétaire et l’État comme garant de l’ordre devaient se retrouver en tous temps et en tous
lieux ; d’où l’importance prépondérante accordée aux « institutions », à la « constitutional
history », aux États protagonistes de la scène historique (Ranke), le tout dans une atmosphère
foncièrement juridiste ; l’individualisme forcené ressurgissait, omniprésent, dès qu’il était
question d’établir une quelconque logique, qui était toujours exclusivement d’ordre
psychologique. C’est la vision qu’on trouve dans les grands manuels classiques de Langlois et
Seignobos et d’Ernst Bernheim, ou dans des synthèses plus abstraites comme celles de Paul
Lacombe81. Sans doute les plus grands historiens du XIXe siècle avaient-ils en partie échappé
à ce cadre. Guizot ou Fustel de Coulanges réussirent à s’élever à des vues remarquables sur
l’évolution de la civilisation et la logique d’une organisation sociale. En dépit de leur
réputation et de leur prestige, ils restèrent isolés. Dans le domaine germanique, l’inspiration
de la Historische Schule der Nationalökonomie aboutit aux premiers travaux d’histoire
économique, en particulier ceux de K. Th. Inama-Sternegg, Karl Bücher et surtout Karl
Lamprecht82. Mais cette inspiration apparaissait strictement incompatible avec
l’individualisme juridiste dominant, et les historiens allemands unanimes se liguèrent avec
une hargne inouïe contre ces tentatives et ce courant, qui furent en effet écartés des universités
allemandes. Ce faisant, d’ailleurs, ils ne jouaient guère que le rôle de troupes de renfort dans
la violente controverse entre économistes, qui vit assez rapidement le triomphe de ceux qu’on
appelle les « marginalistes » sur les théoriciens « classiques » et plus encore sur tous ceux qui
prétendaient introduire une notion d’évolution dans l’analyse des systèmes économiques83.

80. Indications encore tout à fait utiles dans Charles SAMARAN, L’histoire et ses méthodes, Paris, 1961 : Gilbert OUY,
« Les bibliothèques », pp. 1061-1108, Pierre JOSSERAND, « Les grands dépôts de livres : quelques problèmes »,
pp. 1109-1119, Robert-Henri BAUTIER, « Les archives », pp. 1120-1166.
81. Paul LACOMBE, De l’histoire considérée comme science, Paris, 1894.
82. Roger CHICKERING, Karl Lamprecht. A German Academic Life (1856-1915), New Jersey, 1993. Gerald DIESENER
(éd.), Karl Lamprecht weiterdenken. Universal- und Kulturgeschichte heute, Leipzig, 1993.
83. En Allemagne, ce fut la grande controverse entre Menger et Schmoller....

28
Rupture et épochè : naissance des sciences sociales
Or ce fut dans ce contexte qu’apparurent les sciences sociales : sociologie, ethnologie,
linguistique. Ces nouvelles disciplines se fondèrent d’abord sur un double rejet : rejet de la
logique de l’intentionnalité, rejet de la dimension temporelle et historique (opposition de la
diachronie et de la synchronie). Emile Durkheim, Max Weber, Ferdinand de Saussure (un peu
plus tard Bronislaw Malinovski) s’employèrent à montrer que les faits sociaux ou
linguistiques sont des pièces dont l’existence même se confond avec le rôle qu’ils jouent dans
un ensemble.
L’acte de naissance des sciences sociales fut essentiellement sous-tendu par les idées
de fonctionnement et de relations des éléments entre eux. Sans doute était-il indispensable de
mettre entre parenthèses (épochè) la diachronie pour pouvoir se débarrasser de l’obstacle
dirimant de l’intentionnalité et des présupposés catastrophiques de l’individualisme
psychologique et parvenir à construire les principes d’une approche qui cherche à établir
empiriquement des systèmes de relations, au lieu de définir et de distinguer a priori ce qui a un
sens et ce qui n’en a pas.
Mais par là-même s’établit désormais une division pratique du travail qui rejetait sans
recours l’histoire du côté d’un temps considéré comme le domaine du pur récit. On connaît la
réaction irritée de Fustel de Coulanges84 :
Ceux qui confondent la curiosité avec l’histoire se font de l’histoire une idée bien
fausse. L’histoire n’est pas l’accumulation des événements de toute nature qui se sont
produits dans le passé. Elle est la science des sociétés humaines. Son objet est de savoir
comment ces sociétés ont été constituées. Elle cherche par quelles forces elles ont été
gouvernées, c’est-à-dire quelles forces ont maintenu la cohésion et l’unité de chacune d’elles.
Elle étudie les organes dont elles ont vécu, c’est-à-dire leur droit, leur économie publique,
leurs habitudes d’esprit, leurs habitudes matérielles, toute leur conception de l’existence.
Chacune de ces sociétés fut un être vivant ; l’historien doit en décrire la vie. On a inventé
depuis quelques années le mot « sociologie ». Le mot « histoire » avait le même sens et disait
la même chose, du moins pour ceux qui l’entendaient bien. L’histoire est la science des faits
sociaux, c’est-à-dire la sociologie même.
Mais celui-ci mourut en 1889, au moment où le prestige d’Ernest Lavisse atteignait
des sommets. Au demeurant, Durkheim et Lavisse partageaient la même idéologie, et l’un et
l’autre se satisfaisaient parfaitement de ce nouveau partage des tâches. Les historiens,
confortés dans leur rôle de chantres de la nation et des développements censés la porter vers
son achèvement, ne s’aperçurent pas qu’ils se trouvaient ainsi confinés dans une mythologie à
quatre sous, tandis que la plupart des outils recelant un réel potentiel heuristique étaient aux
mains des nouvelles sciences sociales.
Le sens profond, et à certains égards dramatique, de ce mouvement, reste le plus
souvent occulté. La violence des assauts contre Fustel de Coulanges en France a bien des
points communs avec la hargne à l’encontre de Lamprecht en Allemagne. La défaite de ces
deux savants exceptionnels est la marque d’une époque, celle d’une défaite grave du
rationalisme. La division générale, dogmatique et brutale, entre l’étude du fonctionnement
d’une société et l’étude de son mouvement traduisait un repli tragique de l’idéologie
bourgeoise, qui manifestait ainsi que les conditions étaient désormais telles que tout
mouvement lui paraissait négatif et dangereux. Cette rupture eut, fortuitement d’une certaine

84. Numa-Denis FUSTEL de COULANGES, Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, t. 4, Paris, 1889,
p. IV.

29
manière, l’avantage de constituer le cadre nécessaire à l’apparition des sciences sociales. Mais
il s’agit d’un arrière-plan qui est une donnée cruciale de toute réflexion sur les relations entre
l’histoire et les sciences sociales.

Les principes de « la méthode » : le grand paradigme


Il faut dire un mot du principe à deux faces qui sous-tendait la démarche des historiens
de la fin du XIXe siècle, et qu’on trouve largement exposée dans les manuels précités. Ces
deux faces peuvent approximativement se dénommer plausibilité et expression directe de la
réalité par les mots.
Ce fut seulement la lente pénétration des principes de la philologie85 et de la critique
interne qui permit peu à peu (en France, guère avant le dernier quart du siècle) de considérer
comme une démarcation essentielle ce qu’on était venu à considérer comme l’opposition
métaphysique entre l’authentique et le faux (« falsifié », « interpolé », « légendaire »). Mais les
critères mêmes sur lesquels se construisit cette opposition (ce qu’on désigne à présent à l’aide
du terme dépréciatif de « positivisme ») étaient excessivement grossiers et, écartant un certain
type de confusion, créèrent à leur tour des biais majeurs dont les effets sont encore tout à fait
actuels. En refusant de distinguer la société concrète et les systèmes de représentation, cette
forme d’histoire s’interdisait toute réflexion sur les notions mêmes qui lui servaient à penser
les réalités historiques, et transforma ainsi en institutions éternelles les notions du sens
commun du XIXe siècle : pour ce qui est de l’objet de notre étude, cette manière de procéder
aboutissait inévitablement à la production d’un Moyen Age modifié, mais toujours largement
fictif.
Ce sur quoi les manuels insistaient avant tout était les moyens pratiques de distinguer
le vrai du faux, le document authentique de la forgerie ; d’où les catalogues de moyens de
discrimination relevant de la critique externe et de la critique interne86. Tout cela supposait
des listes chronologiques précises de personnages, des dictionnaires topographiques, des
répertoires de formes diplomatiques, une chronologie phonétique détaillée ; tout ce qu’on
appelle les grands instruments de travail. Immense labeur de datation, sans lequel le
développement ultérieur de l’histoire médiévale était impossible. A cet égard, « la méthode »
fut un outil d’une grande efficacité. Mais on omet en général de préciser le critère sur lequel
elle reposait toute entière : la plausibilité. La démarche de base de comparaison des
témoignages implique à chaque instant de choisir le plus vraisemblable ; l’historien est censé
être capable de déterminer sans difficulté ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Règne
sans partage du bon sens, c’est-à-dire du sens commun contemporain et de la psychologie
ordinaire. Résultat : l’histoire avec une paire de ciseaux ; le médiéviste est simplement celui
qui manie avec dextérité l’outil de tri : d’un côté ce que l’on garde, de l’autre ce que l’on jette,
et qui tombe sans ménagement dans le vaste récipient où gisent pêle-mêle le faux, l’erroné, le
mensonger, l’interpolé, le légendaire, le fictif...

85. La question de la signification des présupposés de la philologie dans ses effets sur l’interprétation historique qui en
découle est bien rarement posée. Hellmut FLASHAR, Karlfried GRÜNDER, Axel HORSTMANN (éds), Philologie
und Hermeneutik im 19. Jahrhundert. Zur Geschichte der Geisteswissenschaften, Götingen, 1979. Mayotte BOLLACK
& Heinz WISMANN, Philologie und Hermeneutik im 19. Jahrhundert II. Philologie et herméneutique au 19e siècle,
Göttingen, 1983. Voir notamment les remarques de Jean Bollack, t.1, pp. 399-400, et vol.2, pp. 17-24, « Pour une
histoire sociale de la critique ».
86. On trouve encore l’expression de cette croyance enfantine chez Robert MARICHAL, « La critique des textes » in
Charles SAMARAN (éd.), L’histoire et ses méthodes, Paris, 1961, pp. 1247-1366, « Le plus souvent, la critique doit
aller plus loin : elle doit du texte étiqueté, épuré, dégager des "faits", passer du document à la réalité, du signe à la
chose signifiée. Telle est la tâche de ce que les spécialistes ont appelé "la critique de sincérité et d’exactitude,
l’établissement des faits particuliers" (Seignobos) », p. 1341.

30
Cette phase, dite « critique », étant achevée, le travail était pour ainsi dire terminé : il
suffisait en effet de reproduire bout à bout, dans un ordre simple, les divers passages jugés
authentiques. Après les ciseaux, la colle. Les témoignages authentiques sont ceux de témoins
fiables (i. e. les plus directs possibles) et, dès lors qu’on les a acceptés, il ne reste qu’à les
agencer pour obtenir les descriptions et les narrations qu’ils nous fournissent à l’état brut.
Parfois, rarement, un « mot difficile » nécessite une glose, mais c’est une situation
exceptionnelle, puisque le témoin véridique nous offre sans intermédiaire la vue la plus
exacte, au-delà de laquelle on ne peut pas aller sans entrer dans la fiction, ce que précisément
il s’agit d’éviter. Deux questions (liées) n’étaient donc jamais posées : que signifient les mots
des documents ? pourquoi choisir de s’intéresser à tel objet plutôt qu’à tel autre ?
Naturellement, l’articulation de ces divers objets d’étude n’était l’objet d’aucune réflexion. Il
suffit d’ouvrir n’importe lequel des volumes de la série de Lavisse pour saisir ce qu’est un
plan à tiroir : une juxtaposition de chapitres consacrés à divers secteurs de la réalité, distribués
selon une succession plus ou moins canonique dénuée de toute logique, sinon vaguement
juridiste : lien, plutôt obscur, entre les formes du « gouvernement des hommes », le « régime »
(politique) et les « statuts » des personnes. Dans les volumes de cette série transparaît sans
fard la mythologie républicaine qui la fonde et dont l’Essai sur les mœurs de Voltaire
constitua la première expression : le bourgeois comme vecteur, à toutes époques, du progrès et
de la liberté.

31
C. Au XXe siècle : efforts et fragmentation

Après un XIXe siècle - relativement - paisible, le XXe siècle offrit le spectacle de


guerres ignobles comme l’humanité n’en avait que rarement connu antérieurement.
L’exacerbation de tensions sociales violentes, issues des effets de la révolution industrielle
généralisée en Europe87, ne trouva d’autre issue qu’un nationalisme belliciste et des dictatures
terroristes qui surgirent dans les années 20 et dont certaines prolongèrent leur emprise jusqu’à
la fin des années 70, avec la bénédiction des classes dominantes des grandes puissances
occidentales obnubilées par le spectre du collectivisme. La révolution soviétique sembla
manifester la finitude de l’ordre capitaliste. Des soubresauts économiques d’une ampleur
inouïe firent, en quelques décennies, passer plusieurs fois de l’exaltation au désespoir.
Dans un cadre aussi déstabilisateur, les médiévistes réagirent de manière variée et, au
total, très incertaine88.

Inertie générale, tentatives


Jusqu’au milieu du siècle en Grande-Bretagne et en France, souvent jusque dans les
années 70 dans d’autres pays, survécurent, souvent en position dominante, les conceptions et
les pratiques issues du XIXe siècle : descriptions et récits ingénus dans un cadre inspiré du
juridisme individualiste. La tentative austro-allemande de créer une histoire économique fit
long feu. Les fameuses thèses d’Henri Pirenne étaient trop peu réalistes pour avoir une
influence à long terme. Les travaux de François Simiand ne touchèrent guère les médiévistes.
Ce fut l’histoire rurale qui assura la base du premier renouveau durable. En France, les
travaux de Marc Bloch puis d’André Déléage eurent surtout le mérite d’ouvrir des
perspectives89. L’entreprise collective anglaise, sous la direction de Michael Postan, aboutit
aux volumes de la Cambridge Economic History, dont on ne saurait surestimer l’importance :
ce fut à partir de ce moment qu’on se préoccupa de repérer puis de décrire les grands
mouvements de la population et de la production. Ce qui, en cette fin du XXe siècle, semble
(presque) aller de soi, et dont se détournent les impatients de nouveauté (immédiate), date de
moins d’un demi-siècle. L’anglais étant, malgré tout, peu lu, le tournant effectif, en France,
date de 1962 : l’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval90. Il faudra
se demander pourquoi, moins de vingt ans après, et alors que le programme de recherche était
encore à peine entamé, la doxa des médiévistes fit un nouveau tête à queue, décidant que tout
cela était ancien (!) et suffisamment connu.
Démarrant lentement dans l’entre-deux-guerres, la réorientation d’ensemble de
l’histoire médiévale se porta vers les groupes sociaux, analysés de manière de plus en plus
détaillée dans un cadre régional. Là encore se retrouve le nom de Marc Bloch. Celui-ci tenta
de se démarquer sur deux fronts. D’un côté le juridisme, du type Esmein ou Chénon (parmi

87. Documents intéressants (correspondance) dans Ursula BÄHLER, Gaston Paris dreyfusard, Paris, 1999. Dans une lettre
de 1898, Gabriel Monod écrivait : « nous sommes menacés d’une révolution militaire qui peut nous envoyer en prison
ou en exil - sinon pis… ».
88. On ne peut pas laisser dans l’ombre des chiffres fondamentaux pour comprendre la suite : parmi les anciens élèves de
l’ENS de la rue d’Ulm, la guerre de 1914-1918 fit 240 morts ; parmi les anciens élèves de l’Ecole des Chartes, 51
morts.
89. Pierre TOUBERT, « Préface » à la réédition des Caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris, 1988, pp. 5-
41. On ne dispose pas d’une notice équivalente sur André Déléage.
90. Georges DUBY, L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval (France, Angleterre, Empire,
IXe-XVe siècles). Essai de synthèse et perspectives de recherche, 2 vol., Paris, 1962.

32
beaucoup d’autres) ; de l’autre, le néocatholicisme saintsulpicien, du type Léon Gautier :
contre la formule juridique, contre l’effusion (pseudo-)mystique. Fort peu de gens savent que
Marc Bloch avait entrepris à partir de 1924 une grande histoire économique du Moyen Age, en
deux volumes. Il y travailla avec énergie, mais se heurta à une matière élaborée jusque là de
manière excessivement parcellaire et inégale91. Le projet de société féodale lui convenait bien
davantage et cette synthèse considérable fut réalisée en moins de quatre années (sans
d’ailleurs que le projet d’histoire économique fût à aucun moment abandonné). On oublie
souvent de considérer les mots des sous-titres des deux volumes entre lesquels la matière était
partagée : « dépendance », « classes » ; ici mieux qu’ailleurs transparaît l’orientation que Marc
Bloch donnait à la définition « structure sociale, avec ses liaisons » 92. Pour Marc Bloch, la
société était composée de groupes, des « classes », et son rôle d’historien était d’observer ces
groupes et leurs relations. Et pour lui, la seule méthode était de commencer par l’observation
concrète, à partir de laquelle reconstruire ces liens ; et non pas de présupposer quelques
concepts normatifs que la réalité permettrait d’illustrer plus ou moins nettement, comme le
font les historiens du droit, des institutions et de l’Église. Et c’est en cela que, sans conteste,
Marc Bloch traduisait la visée de Durkheim, considérer les faits sociaux comme des choses.
L’idée était explicitement d’examiner tous les aspects d’une réalité sociale afin de tenter
d’apercevoir les liaisons entre ces aspects, pour parvenir finalement à la reconstitution d’une
structure. La société n’est pas la réalisation, plus ou moins réussie, de notions normatives
préexistantes, dont on pourrait se contenter de suivre le destin flexueux.
Or c’est précisément ce qu’avait fait l’immense majorité des médiévistes du XIXe et
des premières décennies du XXe siècle, emportés qu’ils étaient soit par la question de la
« propriété » et des « institutions », soit par celle de l’Église (éternelle) et de la pérennité du
dogme. Et l’on voit ainsi en quoi l’effort, opiniâtre et solitaire, de Marc Bloch, marqua une
rupture décisive.

La prise du pouvoir des « groupes sociaux »


En dépit de réticences tenaces, beaucoup de médiévistes se jetèrent dans la brèche
ouverte par Marc Bloch ; dès la fin des années 40, des éléments de rénovation apparurent, qui
se diffusèrent avec des vitesses variables. La Verfassungsgeschichte n’était pas morte, ni le
néo-thomisme. L’étude de l’aristocratie laïque du Mâconnais de Georges Duby précisa la
grande fresque de Marc Bloch en s’appuyant sur une documentation locale concentrée93 ; peu
après, les marchands de Toulouse éclairèrent de même la vie urbaine et l’activité d’échange à
partir d’une analyse en profondeur elle aussi très circonscrite94.
Au fond, c’est en cela que consiste le bilan de ce qui a été fait de plus utile au XXe
siècle. Après l’âge des classements et des éditions, vint celui des descriptions détaillées. Bien
sûr, les travaux de catalogage et d’édition se poursuivirent, quoiqu’à un rythme ralenti ; on vit
de plus en plus de philologues se contenter de republier des textes déjà édités, sans faire
toujours apparaître un progrès sensible. La prééminence de « la méthode » fut contestée, non
pas que ses fondements fussent mis en cause, mais tout simplement parce que le centre de
gravité des préoccupations s’était déplacé. Et l’on doit ici s’interroger, succinctement, sur le

91. Un ensemble d’informations sur ce point se trouve dans la correspondance avec Henri Berr, récemment éditée : Marc
BLOCH, Écrire La Société Féodale. Lettres à Henri Berr (1924-1943), Paris, 1992.
92. Marc BLOCH, La société féodale, Paris, 1939-1940. Rééd. 1968, p. 16 : « C’est l’analyse d’une structure sociale, avec
ses liaisons, qu’on se propose de tenter ici. »
93. Georges DUBY, La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1953.
94. Philippe WOLFF, Commerces et marchands de Toulouse (vers 1350 - vers 1450), Paris, 1954. « Mes quatre rencontres
avec Marc Bloch » in ATSMA et BURGUIERE (éds), Marc Bloch aujourd’hui, pp. 43-45

33
cours des relations avec les sciences sociales et sur les présupposés qu’impliquait cette
nouvelle tendance de l’historiographie.
Le propos n’était pas entièrement neuf : Augustin Thierry avait déjà entrepris une
histoire du Tiers-État95, et Léopold Delisle lui-même s’était préoccupé des classes rurales96.
Mais jusqu’à la seconde guerre mondiale, il s’agissait presque toujours d’étudier les « statuts »
et non les activités, ni le nombre ou la richesse. Il est difficile de ne pas voir un écho, direct ou
indirect, des idées de Durkheim dans la définition que donnait Marc Bloch de son ultime
grand œuvre : « c’est l’analyse et l’explication d’une structure sociale, avec ses liaisons, qu’on
se propose de tenter ici ». D’ailleurs le simple titre de l’ouvrage, en 1939, n’était pas anodin.
Et Georges Duby ouvrait son introduction en 1953 par une déclaration nette : « Voulant
observer la société, et plus spécialement la société laïque, pendant les deux grands siècles
féodaux, j’ai volontairement conduit mes recherches dans le cadre étroit d’une petite
province... » ; puis viennent « transformation », « histoire sociale », « structure communément
appelée féodale », « état social », « changements économiques, politiques et sociaux ».
Pourtant, dans la bibliographie du même ouvrage, Ganshof tenait encore plus de place que
Marc Bloch.
Cependant, l’étudiant de la fin des années 60 pouvait avoir effectivement l’impression
(souvenir personnel) que le thème « économie et société » était un thème majeur, et ancien, de
la recherche en histoire médiévale97.

Vox clamans in deserto


Aussi bien dans les notes que dans les bibliographies de Marc Bloch ou de Georges
Duby, on cherche en vain une référence à la sociologie98. Le texte ne comporte pas davantage
de réflexions de méthode : rien pour justifier les notions employées, rien pour expliciter la
manière d’utiliser le vocabulaire des documents. A ma connaissance, le seul médiéviste qui se
soit aventuré à tracer quelques perspectives au-delà de l’empirisme benet et agressif de la
corporation fut Jacques Le Goff. Dans l’« Introduction » de La Civilisation de l’Occident
médiéval (1964), texte dont le mordant garde tout son effet plus de trente ans après sa
publication, Le Goff avançait une comparaison générale entre la société médiévale et les
sociétés primitives. « Marx et Engels, qu’on ne peut suspecter de minimiser le rôle de
l’économique dans une civilisation, ont souligné que les structures familiales, par exemple,
définissaient peut-être autant la société féodale que les rapports de production. Il est clair que
c’est rapprocher la société féodale des sociétés primitives et légitimer le recours à des sciences
spécialisées dans l’étude de ces sociétés ». Du coup, l’appel était explicite, Claude Lévi-
Strauss nommément cité. « J’aurai recours, autant que je le pourrai, à l’enseignement des
sciences sœurs de l’histoire, propres, me semble-t-il, à mieux saisir et à mieux faire
comprendre une société et une civilisation que les méthodes d’une histoire liée à l’idéologie
des classes dominantes traditionnelles, aristocratie et bourgeoisie, idéalise à l’excès. Plus
encore que la sociologie, l’anthropologie et l’ethnologie me paraissent éclairantes pour l’étude
de la civilisation de l’Occident médiéval »99.
La notoriété et le prestige exceptionnels de l’auteur de ces lignes n’y ont rien fait : cet

95. Augustin THIERRY, Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du Tiers État, Paris, 1850.
96. Léopold DELISLE, Études sur la condition de la classe agricole et l’état de l’agriculture en Normandie au Moyen
Age, Evreux, 1851.
97. Ce qui, rétrospectivement, et après enquête, semble bien étrange. Mais il ne s’agit en fait que d’un exemple, parmi
beaucoup d’autres, illustrant le caractère de myopie et d’amnésie qui marque la pratique des historiens.
98. Exception, le livre étrange et sans postérité de Marc Bloch, Les rois thaumaturges, Paris, 1923.
99. Jacques LE GOFF, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, 1964, pp. 17-19.

34
appel n’a eu quasiment aucun écho100. D’ailleurs, pouvait-il en être autrement ? Que faire des
déclarations d’un médiéviste qui s’en prend à « l’idéologie des classes dominantes » ?
Réponse pratique : rien ! J’ai eu moi-même cent fois l’occasion d’entendre des médiévistes de
tout poil adopter le même ton aigre et faussement persifleur pour disqualifier sans argument
l’orientation définie par Jacques Le Goff. Mais, d’un autre côté, je dois reconnaître, pour avoir
tenté de prendre cette visée au sérieux, qu’on n’acquiert pas une formation opérationnelle
d’ethnologue en un tournemain, en compulsant trois ou quatre manuels.
Pour le reste, sociologie, linguistique, ou même « science économique », je serais bien
en peine de signaler une trace d’intérêt concret de la part de tel ou tel médiéviste. Je reviendrai
sur les effets de cette ignorance, mais déjà une conclusion s’impose : s’il est vrai que l’histoire
médiévale, dans certains pays au moins, a amorcé un tournant dans les années 30, tournant qui
s’est ensuite traduit dans la production historiographique à partir des années 50, ce tournant
s’est effectué sans contact avec les sciences sociales, ni emprunts directs. Le « groupe social »
est devenu une notion clé ; on s’est préoccupé des activités plutôt que des normes ; on a,
modestement, entrepris de dénombrer, se contentant en fait le plus souvent d’impressions, au
prétexte, étrange, que le Moyen Age aurait été une ère « préstatistique ». Les descriptions
succédant aux descriptions, on peut dire que le XXe siècle a produit un ensemble substantiel
de connaissances sur la société et la vie sociale du Moyen Age. Mais on a vu le caractère tout
à fait isolé de la tentative de Jacques Le Goff : l’idée de se demander quels étaient les ressorts
globaux spécifiques de cette société est demeurée absente. Et qui se souvient même de la
phrase de Fustel « quelles forces ont maintenu l’unité et la cohésion de chaque société » ? La
« société » vue par les médiévistes est restée une juxtaposition de « groupes», quand ce n’était
pas une simple collection de « types ».

Faits sociaux élémentaires et substantialisme


Sournoisement ressurgit alors la question : a-t-on vraiment cessé d’utiliser les ciseaux
et la colle ? Répondre ici oblige à se pencher brièvement sur les évolutions des vingt dernières
années. D’un côté en effet, on ne peut guère douter que ciseaux et colle soient encore des
outils fondamentaux. La thèse de Georges Duby est entièrement conçue selon ce paradigme,
comme toutes celles qui l’ont suivie, jusqu’aux plus récentes. Par rapport à la pratique de la
fin du XIXe siècle, seul a changé le type d’intérêt. Désormais, on découpe dans les chartes des
« faits sociaux élémentaires» que l’on suppose plausibles (on ne se donne généralement aucun
moyen de vérifier sérieusement la véracité des chartes), l’on tente d’en accumuler
suffisamment pour repérer des tendances, et le tour est joué. On trouve des servi, on n’en
trouve plus ; les échevins sont des bourgeois, riches ou pauvres ; les seigneurs se marient ; les
moines ont des terres ; le roi rend la justice... Comme tout cela est ennuyeusement terre à terre
et répétitif, on revient aux chroniques, et l’on reprend la merveilleuse histoire des rapports
entre les capétiens et les « grands feudataires ». Et L’ordre seigneurial, XIe-XIIe siècles, de
Dominique Barthélemy (1990), ressemble comme un frère au volume sinistre d’Achille
Luchaire Les premiers capétiens (987-1137) de L’Histoire de France de Lavisse (1901)101.

100. Le contraste est saisissant, et constitue un utile sujet de réflexion. Remarquons seulement ici que ni Guizot ni Fustel
n’eurent, comme médiévistes, d’héritier intellectuel.
101. Achille LUCHAIRE, Les premiers Capétiens (987-1137), Paris, 1901 (Ernest LAVISSE (éd.), Histoire de France
depuis les origines jusqu’à la Révolution, 2-II). De cette analogie, D. Barthélemy se fait lui-même gloire (Cahiers de
Civilisation Médiévale, 39-1996, pp. 356-358).

35
Tentatives marxistes
La médiévistique connut après 1945 une autre transformation, qui aurait pu avoir une
portée décisive : l’apparition de travaux effectués sous la bannière du marxisme.
Rétrospectivement, on s’aperçoit à quel point les conditions de travail étaient détestables, et
opposèrent en définitive des handicaps insurmontables. En URSS et dans les démocraties
populaires, le règne de bureaucraties ineptes, attachant une valeur religieuse aux oukases de
Staline, entraîna une asphyxie de toute activité proprement intellectuelle, c’est-à-dire critique
et inventive. Des slogans, comme « les masses font l’histoire », ou la notion grotesque de « loi
économique fondamentale », élevés au rang de dogmes, ne servirent guère plus que de
badigeon appliqué à des manuels d’histoire recopiant servilement les ouvrages bourgeois les
plus traditionalistes de la fin du XIXe siècle, sans oublier d’ailleurs la connotation nationaliste.
L’essentiel tient en ceci : les notions d’« économie politique du féodalisme »
(Porchnev) ou de « théorie économique du système féodal » (Kula) sont stupides et
dangereuses dès lors qu’aucune réflexion suffisante n’est menée sur cette notion
d’« économie », et que l’on s’en tient de facto à la définition ordinaire dans laquelle tout est
articulé autour de la notion de marché comme institution dominante et unifiée, notion dont on
peut dire d’entrée de jeu, et sans qu’aucune discussion complexe soit même opportune, qu’elle
est incompatible avec une analyse réaliste (et a fortiori marxiste) du système féodal102.
L’utilisation innocente et acritique de la notion d’économie constitua la pierre angulaire de
l’historiographie du féodalisme des « pays de l’Est », déterminant ainsi l’absence du moindre
progrès de la réflexion sur cet objet dans cette aire géographique.
Dans les « pays occidentaux », le marxisme n’a été utilisé avec quelque précision par
des médiévistes que de manière tardive et isolée103. A cela, une seule exception, qu’il importe
donc d’examiner avec quelque attention : la tradition anglo-saxonne, qui court de Dobb et
Hilton104 à Brenner105 et Wickham106. Cette tradition a ceci d’unique et d’intéressant qu’elle
s’est exprimée, sinon même matérialisée, par une suite de débats, essentiellement sous forme
d’articles. Si l’on cherche à en prendre une vue synthétique, on peut dire globalement que ces
débats ont apporté une série de contributions importantes, mais se sont cantonnés dans des
limites (non perçues) qui en restreignent singulièrement la portée. En deux mots : des
questions essentielles ont été posées, et des critiques définitives énoncées ; mais l’aspect de

102. Il faut bien s’entendre : Porchnev et Kula furent d’excellents historiens, et l’on ne peut que s’incliner devant le
courage et la lucidité intellectuelle de ce dernier (voir notamment Witold KULA, Reflexiones sobre la historia,
Mexico, 1984, original polonais, 1958). Mais la notion de « théorie économique du système féodal » implique
inévitablement que l’on admette qu’il existait un marché et que ce marché fonctionnait, sans contrainte majeure,
selon sa propre logique, ce est incompatible avec tout ce que l’on sait de la Pologne des XVIe-XVIIIe siècles. Bien
sûr, Kula n’était pas Rostow, et on le voit à diverses reprises s’interroger sur la validité des méthodes et des concepts
qu’il utilise. Mais finalement, en dépit de quelques réserves sur la notion de « rationalité économique », il juge
possible d’isoler des rapports sociaux qui seraient spécifiquement « économiques », et qui, surtout, formeraient, en
tant que tels et à eux seuls, « système ». Si l’on veut rendre compte du fonctionnement et de l’évolution de cette
société, il faut partir exactement de l’hypothèse inverse (ce qui, doit-on le préciser, ne signifie nullement que les
phénomènes de production et d’échange puissent être considérés comme secondaires). Au demeurant, en admettant
de facto la notion de « marché mondial » dès le XVIe siècle, il ne peut pas apercevoir le caractère crucial des
transformations globales du XVIIIe siècle, qui entraînaient nécessairement une modification profonde de la
signification de ce qui se passait alors en Pologne, même si, en apparence, n’intervenait aucune transformation
concrète importante.
103. Il s’agit de travaux souvent de grande qualité, mais le présent article n’a pas pour objet de dresser un palmarès. Sauf,
jusqu’à un certain point, en Espagne, ces travaux sont demeurés tout à fait isolés.
104. Maurice DOBB & Paul M. SWEEZY, The Transition from Feudalism to Capitalism, London, 1976 (1ère éd., 1954),
tr. fr., Paris, 1977.
105. Trevor Henry ASTON & Charles H.E. PHILPIN (éds), The Brenner Debate. Agrarian Class Structure and
Development in Pre-Industrial Europe, Cambridge, 1985.
106. Chris WICKHAM, Land and Power. Studies in Italian and European Social History, 400-1200, London, 1994.

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(re)construction est demeuré insignifiant, et nous devrons essayer de comprendre pourquoi.
Le débat fut lancé par Paul Sweezy, qui était économiste, c’est-à-dire ni historien ni à
plus forte raison médiéviste. Et sa question mérite plus qu’aucune autre d’être reposée :
« quel a été le facteur générateur du changement dans le développement du féodalisme en
Europe occidentale ? ». Rodney Hilton considérait, en 1976, que « les participants au premier
débat ont tous rejeté l’idée que le mode de production féodal ait pu être statique et capable de
se maintenir, qu’il ne produisait pas les conditions préalables à sa propre transformation...».
C’est ici que se situe exactement le cœur du problème ; Sweezy pose la seule question qui
vaille vraiment d’être posée : en quoi consiste le ressort de la dynamique féodale ?
Malencontreusement, il va chercher sa réponse chez Pirenne, qui ne propose qu’un remake
tiède d’idéologie voltairienne. Le chorus de protestation des médiévistes est sympathique,
mais il ne propose à son tour qu’une alternative inconsistante, qui remonte elle aussi à la fin
du XVIIIe siècle, la vieille litanie de l’antagonisme seigneurs vs paysans, dont, à ma
connaissance, personne n’a jamais réussi à montrer en quoi elle pourrait bien constituer le
ressort d’une quelconque dynamique : pression seigneuriale et résistance paysanne (bien
réelles, certes) sont, au contraire, l’image parfaite d’un système bloqué. Et il faut donc revenir
aux observations tout à fait pertinentes de Paul Sweezy : critique d’une notion de servage,
pauvre et vague, qui oblige nécessairement à conclure au « caractère profondément
conservateur et réfractaire au changement » de ce système social. Sauf à faire intervenir
supplémentairement des notions métaphysiques, comme « la concurrence entre seigneurs »,
et/ou « l’augmentation de la population », voire même « les besoins croissants de la classe
dominante »107.
En 1952, Rodney Hilton terminait son intervention conclusive de la première phase de
la discussion par une déclaration que je suis prêt à faire mienne : « la société et son
mouvement doivent être étudiés dans leur totalité ». Cette intention demeura malheureusement
votum pium, et l’on ne peut que refermer cette « controverse Dobb-Sweezy » sur l’impression
d’un match nul, chacun ayant efficacement détruit les arguments de la partie adverse sans
qu’aucune solution originale apparût, qui aurait permis d’échapper à l’aporie.
Toujours dans Past and Present, Robert Brenner ralluma les hostilités en 1976. Il
commençait par une critique vive de ce qu’il appelait le modèle démographique et le modèle
de la commercialisation. Les attaques visaient principalement Postan et Le Roy Ladurie ;
Brenner montrait clairement que la croissance de la population ou de la masse monétaire
étaient données comme primum movens, et qu’il ne pouvait être dès lors question de parler
d’explication. De son côté, il proposait de placer au centre de l’analyse la notion d’« agrarian
class structure », ce qui lui permettait de découvrir un autre primum movens, « the differing
balances of class power » ; et il annonçait que, de l’étude de ces variations, on pouvait déduire
que « the key was to be found in the capitalist structure of agriculture ». Le vieux schéma
théophanique remis en selle ! Pourquoi donc les caractères particuliers de l’« agrarian class
structure » anglaise (dont on ne voit guère d’où ils proviennent) auraient-ils eu un effet
spécifiquement productiviste, et pourquoi d’ailleurs les bénéficiaires d’un tel développement
auraient pu rechercher une modification du système qui condamnait leur mode de
domination ? Dans sa réponse, Postan évoqua les notions d’investissement, de revenu, de
technologie... Le Roy Ladurie, le capitalisme agraire français. J. P. Cooper s’en prit avec bien
plus de pertinence à la notion même de capitalisme agraire : il est facile de trouver de
nombreux exemples contraires à la thèse de Brenner, liant capitalisme agraire et productivité

107. Ces notions, qui ne sortent de nulle part, que rien n’explique, mais qui sont censées expliquer le reste, sont des
manifestations parfaites d’une véritable « philosophie de l’histoire » implicite.

37
accrue. En examinant l’argumentation de ce dernier, on s’aperçoit qu’il ne parvient à aucun
moment à sortir de la vieille alternative développement du marché vs usage de la force108, et
ses critiques ne se privèrent pas, soit à son encontre, soit entre eux, de lancer les accusations
symétriques d’économisme et de politisme. Au demeurant, on note aussi avec quelque
étonnement qu’un auteur qui affirmait pouvoir tout ramener aux affrontements de classe
traitait du passage du féodalisme au capitalisme sans même mentionner la révolution anglaise
ni la révolution française. Tout ce débat apporte au total bien peu de nouveauté, sinon une
critique un peu mieux établie de l’argument démographique et du néo-malthusianisme.
Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ce qu’on peut appeler schématiquement l’école
des médiévistes marxistes anglais est restée prisonnière d’un cadre conceptuel si étroit, si
anachronique et en définitive si inefficace par insuffisance. L’exemple, anglais justement, de
Moses Finley, montre qu’il était (qu’il est toujours) possible de lire les anthropologues,
Polanyi par exemple et, pourquoi pas, Maurice Godelier.
Je suis au total perplexe de constater que tant d’auteurs, qui se réfèrent à Karl Marx
avec autant de constance, paraissent l’avoir compris de manière si schématique, pour ne pas
dire superficielle. Car enfin, le seul passage élaboré que Marx ait consacré, dans une
perspective qui n’est nullement celle qui nous occupe, à certains aspects de l’évolution de
l’Europe féodale, demeure le chapitre du Livre I du Capital consacré à la « soi-disant
accumulation primitive »109. Même une lecture rapide suffit à montrer que Marx chercha à
mettre en lumière une transformation sociale profonde, une modification de la trame des
rapports sociaux, et qu’il ne se souciait guère d’accumulation concrète et encore moins
d’inflexion de l’« efficacité » des pratiques agricoles. Si accumulation il y eut, elle fut en
bonne part le fait du commerce triangulaire : « Régime colonial, dettes publiques, exactions
fiscales, protection industrielle, guerres commerciales, tous ces rejetons de la période
manufacturière...»110. En fait d’« agrarian class structure »111, il parlait surtout de l’élimination
pure et simple des paysans, et, s’agissant de commerce, il ne consacrait guère de place à quoi
que ce soit qui ressemblerait au marché, « libre jeu de l’offre et de la demande ». Sans doute,
Marx n’a-t-il pas tout vu ni tout compris, mais quiconque a lu sa prose avec un minimum
d’attention ne peut manquer d’être irrité par le schématisme étriqué de beaucoup d’auteurs qui
se sont réclamés de lui, lui dont l’œuvre majeure commence par l’analyse du « fétichisme de
la marchandise », qui fondait toute la construction.
On peut, c’est clair, discuter les conceptions de Polanyi, et en particulier leur caractère
de typologie anhistorique112. Mais du moins a-t-il eu le mérite d’attirer l’attention sur le fait
que les sociétés préindustrielles ne connaissaient pas le Marché, au sens, où nous l’entendons,
d’institution unifiée et dominante113. D’une certaine manière, il ne donnait là qu’une version
appauvrie de l’analyse par Marx du fétichisme de la marchandise, que les médiévistes feraient
bien de lire et de méditer.

108. Cette terrifiante dialectique resurgit encore plus clairement dans sa thèse, Merchants and Revolution. Commercial
Change, Political Conflict and London’s Overseas Traders, 1550-1653, Cambridge, 1993.
109. Karl MARX, Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie, Hamburg, 1867. Ed. Dietz, Berlin, 1966. Livre I,
chapitre 24, «Die sogenannte ursprüngliche Akkumulation », pp. 741-802. (Tr.fr., révisée par l’auteur, Paris, 1872-
1875. Le titre français laisse échapper « sogenannte »).
110. Ed. all., p. 785 ; éd. fr., t.3, p. 199.
111. « C’est la grande industrie seule qui, au moyen des machines, fonde l’exploitation agricole capitaliste », ibidem,
p. 190.
112. Un utile dossier a été publié dans les Annales E.S.C., 29-1974, pp. 1309-1380 (Lucette Valensi, Nathan Wachtel,
Georges Duby, Maurice Godelier et al.).
113. Karl POLANYI, Conrad ARENSBERG & Harry W. PEARSON (éds), Trade and Market in Early Empires, New-
York, 1957. Voir Marguerite MENDELL & Daniel SALEE (éds), The Legacy of Karl Polanyi, London, 1991. Kari
POLANYI-LEVITT (éd.), The Life and Work of Karl Polanyi, New-York, 1990.

38
Nations
Si beaucoup de médiévistes sont disposés à reconnaître que le cadre national exerce
sur leur activité un effet négatif, cela reste du domaine de l’intuition. Une remarque est
concédée en passant mais, à ma connaissance, aucune réflexion méthodique de quelque
ampleur n’a été consacrée à ce sujet. Lacune extrêmement gênante et préoccupante, qui
interdit de saisir une part importante, peut-être prépondérante, des présupposés qui
charpentent la discipline.
En dépit des évolutions du dernier demi-siècle, on s’aperçoit au prix d’un bref retour
sur soi que l’application à ce sujet des principes du rationalisme critique se heurte à des
obstacles dont on imagine mal comment les surmonter. Car sur ce point les adhésions et les
rejets personnels, sous-jacents, sont de ceux dont on ne peut guère se défaire : il s’agit
d’objets qui mettent en jeu les valeurs individuelles et collectives les plus fondamentales. Et
l’on ne voit pas bien par quels moyens, dans cette matière, séparer critique rationnelle
abstraite et critique sociale. Comment, dans ces conditions, maintenir l’intégrité, la cohérence
et l’exacte adéquation à la réalité d’une réflexion purement intellectuelle ? Le risque
d’introduire dans le raisonnement des éléments qui n’ont pas à y figurer confine à la certitude.
Pourtant, d’un autre côté, la lâcheté par prétérition ne peut avoir que des effets pires encore,
en laissant subsister un énorme trou noir au milieu de l’analyse. Il faut y aller.
Pour corser la difficulté, je n’ai, quant à moi (je le regrette mais dois bien le
reconnaître), de notions réelles que sur l’historiographie française ; je ne connais la production
des autres grands pays européens que de manière superficielle et ponctuelle : les erreurs de
perspective sont inévitables114.

Lavisse, Fustel, Bloch


L’activité d’Ernest Lavisse comme mythographe patenté de la IIIe République a été
analysée avec plus ou moins de bonheur. L’Histoire de France est pétrie d’un évolutionnisme
benet qui fait de « la France » l’agent privilégié sinon exclusif de la civilisation et du bonheur
du genre humain. On n’a pas de peine à y déceler les traits propres à justifier et étayer l’esprit
de revanche qui ressurgit bruyamment à l’orée du XXe siècle et submergea tout. On est tenté
de mettre en relation ce qui nous apparaît comme une grande faiblesse, ou au moins un biais
majeur, avec une « méthode » historique qui nous semble elle aussi rudimentaire sinon
indigente. Mais cette relation directe est une commodité trompeuse. Car que constate-t-on si
l’on se tourne vers d’autres historiens à qui au contraire on accorde la palme s’agissant de
rigueur et d’inventivité ?
Le cas de Fustel est flagrant : toute son œuvre immense de médiéviste est entièrement
dominée par un anti-germanisme affiché, une volonté de restituer une histoire complètement
débarrassée de toute forme de domination « extérieure ».
L’action de Marc Bloch manifeste des traits d’apparence contradictoire qui, du coup,
peuvent aider à mieux cerner certains présupposés et certaines déterminations. On ignore le
plus souvent que Bloch et Febvre déployèrent de tenaces efforts, entre 1921 et 1928, pour
créer une revue d’histoire internationale, projet allant dans le sens de « l’histoire comparée »
prônée par Henri Pirenne, qui d’ailleurs soutenait le projet. Mais ils se heurtèrent à une
mauvaise volonté générale115. Quelques années plus tard (1933-1935), Marc Bloch alors

114. Il s’agit probablement là d’un des champs où une série d’analyses historiographiques critiques bien menées devraient
pouvoir apporter les résultats les plus utiles.
115. Carole FINK, Marc Bloch. Une vie au service de l’histoire, Lyon, 1997, pp. 119-121.

39
candidat au Collège de France présenta une programme d’« histoire comparée des sociétés
européennes », refusant d’apparaître comme médiéviste en dépit des difficultés que cette
étiquette étrange suscitait116. Au demeurant, on s’en souvient, Marc Bloch avait passé un an
(1908-1909) à Berlin et Leipzig117. On ne peut donc en aucune façon contester qu’une des
directions principales de son activité fut son refus de s’enfermer dans un cadre national, sa
volonté de traverser pour ainsi dire méthodiquement les frontières.
Mais, d’un autre côté, on ne trouve chez lui aucune critique organisée du cadre
national en tant que tel. Sa grande fresque de l’histoire rurale française s’intitule Caractères
originaux, sans que cette originalité soit étayée par une analyse européenne qui seule, sans
doute, permettrait de cerner cette originalité. La Société féodale se présente comme
européenne, Marc Bloch parle de « tonalité de civilisation commune »118. Les allusions
fourmillent à des pays situés en effet aux quatre coins du continent. Mais les articulations
principales sont celles de la documentation et de l’histoire de France, et les références
externes n’apportent guère plus que des nuances ou des extensions. Un historien italien,
espagnol, allemand ou anglais n’aurait pas pu articuler son développement comme l’a fait
Marc Bloch. Bref : une analyse détaillée serait sans doute éclairante, mais le fait fondamental
n’est pas douteux : l’histoire de Marc Bloch était essentiellement l’histoire de France et il ne
semble pas que le grand historien se soit jamais interrogé de manière suivie sur les effets d’un
tel cadre. Et tout cela naturellement ne peut pas être artificiellement séparé de sa participation
aux deux guerres mondiales et de son engagement ultime. Le patriotisme figurait pour Marc
Bloch au rang des valeurs fondamentales, exclues de toute discussion.
S’agissant de cette adhésion, il ne paraît donc pas que l’on puisse trouver plus que des
nuances ou des degrés entre Fustel, Lavisse et Bloch. Ce point mérite d’être souligné et ne
doit à aucun moment être perdu de vue.

Le clergé et les monarchies


Je ne dispose que de quelques jalons rétrospectifs, bien insuffisants et trop sommaires.
Mais il faut commencer. La préhistoire n’est pas indifférente : ce fut l’insertion des diverses
variétés d’histoire ecclésiastique dans les cadres monarchiques. Par delà les différences ou
même certaines oppositions, indéniables, il est surtout frappant que le clergé séculier, les
Jésuites et les Congrégations bénédictines se soient institués dès le XVIIe siècle en soutiens et
propagandistes des grandes monarchies « absolues ». Les histoires du monachisme médiéval
rédigées en France ou en Espagne aux XVIIe et XVIIIe siècles émirent avec vigueur des
jugements rétrospectifs fondés exclusivement sur les prétentions contemporaines des
monarchies française ou espagnole119. L’historiographie « rationaliste » adopta d’emblée une
attitude ambiguë. Le cas de Voltaire est un des plus clairs. Voici d’un côté, et d’abord, Le
siècle de Louis XIV, qui se plaçait pour ainsi dire spontanément dans le cadre français,
fortement (et implicitement) valorisé. Puis l’Essai sur les mœurs, qui tentait de donner une
vision européenne sinon même mondiale. L’affirmation était ici celle de citoyen du monde.
L’idéalisme allemand traduisit la même oscillation, entre le Volksgeist de Herder et le
Weltbürger de Kant.

116. Carole FINK, Marc Bloch. Une vie au service de l’histoire, Lyon, 1997, pp. 160-169.
117. Carole FINK, Marc Bloch. Une vie au service de l’histoire, Lyon, 1997, p. 37.
118. Marc BLOCH, La société féodale, Paris, 1939-1940. Rééd. 1968, p. 15 : « Cependant, si accentuées qu’aient pu être
ces diversités, comment ne pas reconnaître, au-dessus d’elles, une tonalité de civilisation commune : celle de
l’Occident ? »
119. Travaux inédits de Patrick Henriet.

40
Récupération et retournement : l’État bourgeois
Bonaparte opéra et scella la mise en place d’un ordre nouveau, entièrement bourgeois.
L’appareil d’État monarchique fut récupéré et restructuré, comme support essentiel de cet
ordre nouveau : constitution, droit, propriété se soutenaient en s’emboîtant. Mais un élément
nouveau surgit, mot d’ordre explosif, au potentiel inimaginable, la nation. Et c’est une grande
banalité de rappeler que tout le XIXe siècle européen fut hanté par la dialectique de l’État et de
la nation. Sanctus amor patriae dat animum : l’histoire fut enrôlée, selon des modalités
diverses, en fonction des situations locales. De là sortit un Moyen Age bourgeois et national,
tout compte fait bien étrange. La théorie de l’alliance de la bourgeoisie et de la monarchie à
partir du XIIe siècle devint un article de foi. Chacun récupérait sans la moindre vergogne une
série de documents et de personnages, censés justifier toutes les revendications et parer de
toutes les vertus une « patrie » issue de la nuit des temps. Le regnum de Clovis devint l’image
quasi parfaite de la monarchie prussienne, et Louis VI le père de Louis-Philippe.
De cette évolution, plusieurs résultats spectaculaires :
1. un entassement d’anachronismes forcenés, tournant à la pure mythographie ;
2. une série d’histoires médiévales, toutes plus ou moins à prétention générale
(européenne), mais parfaitement incompatibles entre elles ;
3. une dérive inévitable de l’histoire européenne vers une histoire d’États, une histoire
diplomatico-militaire moulée dans le cadre des guerres et des traités des XVIIIe et XIXe
siècles.
C’est toujours une surprise pour le médiéviste français qui ouvre une histoire de
France rédigée récemment en Allemagne de voir cette histoire débuter en 843120. L’inverse est
à peine moins vrai (l’écart résultant essentiellement du fait que les histoires d’Allemagne
rédigées en France sont rarissimes).

Cadre de pensée sans alternative


Le problème éthique et pratique est connu : le cadre dit « national » sert depuis deux
siècles au moins de support principal des valeurs collectives et de la notion d’intérêt
général121. Mais dans le même temps il était utilisé comme fondement d’un État qui a d’abord
été organisé pour la sauvegarde et le soutien des intérêts des possédants. Tant et si bien que la
bourgeoisie et les groupes dominants, se sentant menacés dans leur domination (surtout à
partir de la fin du XIXe siècle), l’ont utilisé sans vergogne et sans retenue comme justification
et ciment d’une politique de violence pure, intérieure et extérieure. D’où la synthèse de l’ordre
bourgeois « national » : xénophobie, carnages, dictatures.
Ces enjeux ont subi, en gros entre 1945 et 1970, des évolutions décisives. Pour un
intellectuel dont les cadres se sont formés à l’époque des luttes contre le colonialisme et
l’impérialisme, et qui apprécie l’apparence pacifique de l’ensemble européen qui émerge, la
notion de « patriotisme » semble au contraire problématique. L’adhésion active a faibli sinon
entièrement disparu, sans pourtant que l’usage du cadre « étatique-national » traditionnel ait
cessé le moins du monde, ni même que qui que ce soit semble vraiment disposé à
l’abandonner, ne serait-ce qu’en l’absence d’une alternative pratique, s’agissant en particulier

120. Bernhard TÖPFER, Frankreich. Ein historischer Abriß. 1. Von den Anfängen bis zum Tode Heinrichs IV., Berlin,
1980.
121. Il ne faut jamais oublier de rappeler que le mot d’ordre d’une bonne partie de la bourgeoisie française dans les années
30 était : « plutôt Hitler que Léon Blum ! », rappel indispensable si l’on veut saisir, même très approximativement, ce
que le patriotisme a pu avoir de fondamentalement progressiste dans les années qui ont suivi.

41
de la définition du « collectif » dans le syntagme « intérêts collectifs »122.
D’un point de vue abstrait, tout se passe comme si le contrôle du contenu de l’idée de
nation constituait un enjeu essentiel de la société européenne depuis deux siècles. Comme à
propos de tout enjeu, il est peut-être loisible de se demander ce que signifie le fait d’accepter
cet objet comme enjeu, et ce qu’a pu impliquer, et implique encore, cette acceptation :
1. le plus visible comme le plus extravagant est l’absolutisation des frontières
contemporaines. L’histoire de la France médiévale est à peu près l’histoire de ce qui s’est
passé dans les « limites de l’hexagone ». Chacun sait que c’est un pur artifice, mais personne
ne propose d’alternative. Ne parlons pas de la Belgique médiévale, ni des frontières orientales
de la Germanie. Artifice qui entraîne l’inconsistance de tout « comparatisme » fondé sur de
tels cadres123.
2. chacune de ces « histoires médiévales » reçoit en fait une tonalité marquée de la
présence d’un élément spécifique : la conquête normande, la querelle des investitures, la
reconquista, les progrès des capétiens d’Hugues Capet à Philippe le Bel, etc. Il s’agit de
notions de type politico-militaire, dont on peut légitimement se demander si l’importance
qu’on leur accorde ne serait pas complètement disproportionnée avec leur place à l’époque
concernée. Mais il y a aussi les écarts de perspective (Völkerwanderungen vs Grandes
Invasions), le plus grave étant les notions sans équivalent réel, dont on arrive mal à savoir s’il
s’agit d’une spécificité réelle ou du seul effet d’une tradition historiographique (Villikation ou
« seigneurie banale »)
3. l’organisation de toutes les reconstructions autour de ces notions et dans ces cadres
interdit de facto toute histoire de l’Europe, sinon par mosaïque et juxtaposition, ce qui est
grotesque. Cela est particulièrement visible s’agissant de l’Église et de la papauté, qui sont
traités comme s’il s’agissait d’un corps propre, une « puissance » européenne parmi d’autres.
L’idée d’une logique générale est impensable et en pratique inaccessible. Comment, dans ces
conditions, espérer reconstituer la dynamique de la société médiévale européenne ?
4. l’échec de Bloch et Febvre (1921-1928) n’a pas encore été surmonté124. Il n’existe, à
ma connaissance, aucune publication périodique d’histoire médiévale structurée à l’échelle
européenne, et bien sûr encore moins d’organisation professionnelle. Même si, à beaucoup
d’égards, les thématiques et les méthodes sont proches, les médiévistes de chaque pays se
préoccupent fort peu des publications des pays même immédiatement voisins (c’est
particulièrement remarquable en France) et moins d’ailleurs pour des raisons linguistiques que
parce qu’il n’existe aucun moyen commode pour accéder à des vues déjà partiellement

122. Une seule chose est claire : si l’on devait retomber dans une définition plus étroite du cadre (du type des régions, et
des diverses pseudo-nations qui pullulent) ce serait une grave régression. Mais la possibilité d’une communication
minimale est une condition pour que puissent être appréhendés et discutés les « intérêts collectifs » ; les différences
linguistiques constituent des barrières graves.
123. Cette observation est lourde de conséquences. Elle signifie au premier chef que la notion de « comparatisme » est une
ineptie s’agissant de sociétés européennes : ces sociétés, depuis la fin de l’Antiquité pour le moins, ne sont que des
éléments d’un seul et même ensemble, dont il importe de comprendre la structure et l’évolution générales avant de se
pencher sur des variantes, qu’il s’agit de toute manière d’articuler entre elles et non de « comparer ». Cette erreur
fondamentale de méthode est particulièrement criante dans la tradition historiographique sur ce qui a été appelé les
« voies » de passage au capitalisme ; on aurait eu la « voie anglaise », la « voie prussienne », la « voie française »,
etc. ; le passage de l’Europe au capitalisme est un processus unique, une question importante - mais non la première -
étant de saisir ce qu’ont signifié dans le cadre de ce processus les inégalités de rythme entre les zones, et la diversité
des modalités ; il s’agit d’examiner inégalités et diversité par rapport et au sein d’un mouvement d’ensemble (qui seul
leur donne un sens) et non de « comparer » des entités ayant eu putativement des développements propres,
perspective complètement erronée qui n’aboutit qu’à un empilement de contresens.
124. Cf note 115. Sur le rôle et l’échec de Lucie Varga, Peter SCHÖTTLER, Lucie Varga. Les autorités invisibles, Paris,
1991.

42
construites. A l’époque de la prétendue « mondialisation », l’horizon de la grande majorité des
médiévistes européens reste borné par des frontières séculaires. Les « écoles nationales » nées
au XIXe siècle, structurées par les perspectives biaisées et irrationnelles qu’on vient
d’évoquer, perdurent de facto. L’ignorance de ce qui se fait « au-delà de la frontière » demeure
massive et l’on ne perçoit que des efforts ponctuels pour trouver ne serait-ce que des outils
provisoires et partiels pour surmonter ou contourner ces difficultés.
Il est difficile de ne pas mettre cette situation, dont l’apparence frise le paradoxe, en
rapport avec ce qu’on a dit des effets de la double fracture conceptuelle du XVIIIe siècle, et
des causes profondes de leur permanence. Mais si l’on peut, apparemment, supposer une
stabilité de l’opposition économie vs politique jusque dans les années 60, la situation semble à
l’heure actuelle bien plus problématique. L’analyse et l’interprétation des évolutions les plus
récentes sont aussi périlleuses qu’indispensables. Les indices disponibles sont nombreux, mais
il est bien malaisé de distinguer l’anecdote et la structure.

Crise de l’État du XIXe siècle et manipulation industrielle de l’opinion


On peut sans doute commencer par s’interroger sur la signification de cette absence
d’alternative : les États européens se délitent sans que se manifeste une structure susceptible,
mutatis mutandis, de jouer leur rôle. La première réponse tient à une observation élémentaire :
les États du XIXe siècle étaient fondamentalement les garants matériels de l’ordre bourgeois.
On voit au premier coup d’œil que l’ordre bourgeois de cette fin du XXe siècle a été pris en
charge par les militaires (mercenaires) des USA, légitimés et justifiés dans leurs interventions
par les « organisations internationales ». C’est aussi simple qu’efficace. Deuxième remarque :
si vous voulez faire des photos, vous avez le choix entre KODAK et FUJI, dans une grande
surface ou chez un revendeur de quartier la situation est strictement identique. Or rien ne
distingue les deux pellicules, sinon la couleur de l’emballage. Il ne s’agit à aucun égard d’un
choix, mais d’une illusion de choix, et il est facile de voir que cette illusion est cruciale pour
le bon fonctionnement du système. L’illusion de la liberté est le garant fondamental de
l’adhésion massive de la population à son exploitation. L’idéologie made in USA de
l’« intérêt du consommateur » est une astucieuse supercherie, qui n’est qu’un élément parmi
d’autres d’un véritable système de manipulation de l’opinion, selon le principe verrouillage-
fiction-séduction. Les techniques de manipulation d’opinion, qui ont pris leur essor dans
l’après-guerre, sont parvenues à un stade de systématisation et d’industrialisation admirable.
Les pratiques et les ambitions les plus sauvages et les plus intolérables deviennent indolores
sinon même valorisées dès lors qu’une « politique d’image » appropriée est mise en œuvre.
Selon l’excellente expression d’un auteur suisse contemporain, nous vivons dans le « soft
goulag »125.
Dans ces conditions, plus aucune notion d’« intérêt collectif » n’est viable qui ne soit
pas en stricte conformité avec les intérêts des firmes multinationales et de la grande
bourgeoisie dont elles sont le bras séculier. L’exploitation capitaliste sauvage est devenue le
fond de toute éthique, en particulier sous le couvert de l’idéologie des « droits de l’homme »,
dont la logique unique est celle de la maximisation de l’efficacité de l’exploitation de la main
d’œuvre. Il est facile de voir que cette évolution ne risque guère de favoriser le développement
ni même le maintien de toute structure qui pourrait exprimer une orientation non conforme à
la logique du profit privé.
En Europe en particulier, les résultats des invraisemblables manipulations liées à cette

125. Yves VELAN, Soft Goulag, Vevey, 1977.

43
logique sont variés mais difficiles à classer sur l’échelle de l’absurde126. On pourrait retenir
par exemple l’adhésion massive de la population britannique à l’effrayante Mrs. Thatcher127 ;
ou les délires régionalistes dans l’ancienne « Europe de l’Est » et l’invraisemblable bain de
sang yougoslave128. En France, on invoque de manière de plus en plus lancinante la vulgate
totalitaire des « commissaires européens », i.e. ce qu’ils appellent le « libre jeu de la
concurrence » ; hommes politiques et hauts-fonctionnaires s’engagent avec frénésie dans la
destruction programmée de toute visée non rentabiliste. Dans le même temps, augmentent les
prérogatives des « collectivités locales », à l’écart de tout contrôle129, chargées de « gérer »
l’éclairage public, les routes départementales et les questions de voisinage, de manière à
restreindre la notion d’« intérêt collectif » à une échelle misérable et à des questions de
troisième importance. La classe dominante, toutes tendances confondues, s’est ralliée corps et
biens au mot d’ordre d’« impératif européen », dissolvant et disqualifiant dans le même
mouvement toute notion d’intérêt autre que financier et à court terme. L’absence de tout
mouvement politique à l’échelle européenne est extraordinairement significative. Et
exactement parallèle, en apparence au moins, à l’absence de toute structure, même légère, des
médiévistes à cette même échelle.
De ces analyses, on pourrait tirer la satisfaction morose d’avoir mis au jour un
argument supplémentaire pour montrer le lien de la médiévistique avec les structures de la
première moitié du XIXe siècle. Tout se passe comme si les cadres en train de se dissoudre ne
devaient pas être remplacés. On pressent à l’horizon une histoire médiévale atomisée et
désarticulée, organisée à la mode américaine, selon le paradigme postmoderne du marché aux
puces. Je parle, tu causes, nous racontons...

126. La tendance à la désagrégation prend des formes variées selon les endroits. Anne MORELLI (éd.), Les grands mythes
de l’histoire de Belgique, de Flandre et de Wallonie, Bruxelles, 1995. Juan Sisino PÉREZ GARZÓN, Eduardo
MANZANO, Ramón LÓPEZ FACAL et Aurora RIVIERE, La gestión de la memoria, Barcelona, 2000.
127. Qui vient encore (octobre 1998) de prendre fait et cause pour le général Pinochet menacé d’arrestation en Grande-
Bretagne.
128. On trouve partout en Europe, à des degrés et des échelles divers, ce genre de revendication « « nationaliste » », qui
n’est, au plus, que régionaliste et ne correspond qu’à la destabilisation de fractions dominantes anciennes, dont les
intérêts sont principalement locaux et qui, se sentant sur le point de disparaître en tant que fractions dominantes, font
appel, avec une totale amoralité et en opposition totale avec les intérêts réels des populations de la région, à des
manipulations d’opinion destinées à susciter (bien plus qu’à ressusciter) des sentiments d’appartenance collectifs, qui
dégénèrent trop souvent en affrontements sanglants hystériques. Ce ne sont que des caricatures hideuses des
nationalismes du XIXe siècle.
129. Là encore, on tombe sur un paradoxe riche d’enseignement. Au moment où l’on entre, paraît-il, dans une société
médiatique, on observe aisément, à l’échelle locale, la disparition de tout pluralisme de l’information. Deux ou trois
« groupes de presse » contrôlent tout le pays, se sont réparti les zones, si bien qu’il ne reste qu’exceptionnellement
plus d’un quotidien régional-local. Il s’agi bien entendu d’entreprises purement commerciales, obsédées par l’aseptie
de l’information. Aucun journaliste ne peut se permettre la moindre enquête critique sur les « élus locaux ».

44
D. Structures professionnelles

L’analyse des évolutions les plus récentes et de la situation actuelle de la


médiévistique est une opération difficile pour de multiples raisons ; le risque est considérable
d’un palmarès plus ou moins complaisant, et l’on a d’autant plus de motifs d’y succomber que
l’on entretient des relations personnelles qui peuvent être excellentes (ou même mieux encore)
avec un grand nombre de ceux dont on est censé parler d’une manière abstraite. En
commençant par un examen des formes pratiques de l’organisation sociale, on dispose un
cadre (en lui-même nécessaire) qui peut aider à établir et maintenir quelques balises moins
subjectives.

Préhistoire et première apparition de la médiévistique professionnelle


Là encore, un bref retour en arrière est indispensable pour mieux saisir les caractères
propres de la période actuelle. En remontant à la préhistoire de la médiévistique, on tombe sur
les hagiographes (bollandistes) et les historiens du monachisme (bénédictins). Dans les deux
cas, des résultats importants ont été obtenus aux XVIIe et XVIIIe siècles parce que des revenus
copieux étaient disponibles et que des groupes assez nombreux d’individus disposant de
compétences solides ont pu consacrer tout leur temps sinon toute leur vie à cette activité sans
avoir à se soucier d’autre chose.
Mais cela restait fort limité, à tous points de vue. En première analyse, on peut
reprendre la phrase de Georges Lefebvre : « Le XIXe siècle a vu un changement complet ;
partout se créent des archives, des bibliothèques, des musées ; les universités se créent, se
multiplient, s’organisent. Dans tous ces établissements sont offertes des situations honorables,
suffisamment rémunératrices pour ceux qui, ayant fait l’apprentissage du métier d’historien,
disposent tout de même d’assez de loisirs pour continuer leurs études personnelles. Un milieu
social d’historiens de profession s’est constitué. »130 C’est un lieu commun d’évoquer la
remarquable avance de la science historique allemande au XIXe siècle : on fait gloire à Karl
von Stein d’avoir œuvré à la création des MGH, et à l’Académie de Berlin d’avoir pris à son
compte la confection du CIL. On rappelle à juste titre les noms des frères Grimm, de Franz
Bopp, de Karl Lachmann. Mais on oublie trop aisément que ce mouvement 1. était étroitement
lié aux universités, plus efficaces alors en Allemagne que nulle part ailleurs ; 2. était fortement
soutenu au plan matériel par les divers États, au premier chef la Prusse ; 3. était directement
dépendant de diverses variantes de l’idéalisme critique (Herder, Fichte, Hegel, Humboldt,
entre autres). Autrement dit : ce mouvement était soutenu par une forte armature, tout autant
matérielle qu’intellectuelle, il n’y a pas de génération spontanée de la science.
On reste confondu par les biais nationalistes de cette production, mais il faut surtout
souligner son intellectualisme et son rationalisme. Ce qui caractérise cette historiographie et
qui explique indiscutablement sa force, c’est d’avoir engagé tous ses moyens matériels et
humains dans un mouvement unifié où n’apparaissait nulle trace de ce qu’ensuite (et ensuite
seulement) on a énoncé comme la distinction entre histoire et érudition.
Et d’ailleurs, en France, ce fut le même Guizot qui, après ses fulgurantes synthèses des
années 1820, créa le Comité des travaux historiques et patronna la Collection des documents

130. Georges LEFEBVRE, La naissance de l’historiographie moderne, Paris, 1971 (cours de 1945-1946), p. 276.

45
inédits, ouvrit le Musée de Cluny, créa la Commission des archives et réorganisa l’École des
Chartes. Mais ces efforts furent d’ampleur beaucoup plus limitée qu’en Allemagne, Guizot
compta plus sur les « sociétés savantes » que sur les fonctionnaires : il n’y a pas à chercher
ailleurs la cause du fameux « retard » français. Ce fut en 1850 que parut le décret réservant les
fonctions d’archiviste aux chartistes, mais ce fut seulement le choc de 1870 qui provoqua un
réveil tardif, en particulier le début d’un soutien effectif à une véritable politique universitaire.
En France, la première chaire d’histoire du Moyen Age fut créée à la Sorbonne, pour Fustel de
Coulanges, en 1883. De ce retard et de ces décalages datent les oppositions qui marquèrent, et
empoisonnèrent, le paysage historiographique français pendant de longues décennies, entre
professionnels et amateurs, entre l’École des Chartes et la Sorbonne.
De 1850 à 1930 (dates larges) domina le travail d’inventaire, de catalogage et
d’édition. La grande majorité des médiévistes professionnels étaient conservateurs,
essentiellement d’archives et de bibliothèques.

Marasme et restructuration
Après le carnage dément de la première guerre mondiale, les vingt années de l’entre-
deux-guerres marquèrent un déferlement d’irrationalisme et de haine petite-bourgeoise131. On
oublie de rappeler, ce que pourtant il faudrait faire à chaque instant, que si Marc Bloch n’est
pas devenu professeur au Collège de France, comme il le souhaitait (et le méritait plus qu’un
autre), ce fut essentiellement la conséquence de la brillante politique de Gaston Doumergue de
diminution du nombre de fonctionnaires et de restriction du budget des universités. La débâcle
lamentable de 1940 et le cauchemar odieux de la France vychiste furent tout le contraire d’un
événement inopiné.
L’après-guerre, en revanche, marqua des évolutions fortes. En un demi-siècle, la
structure de la médiévistique professionnelle a connu un bouleversement radical. Dans les
archives, les bibliothèques, les musées, l’activité des conservateurs n’a plus guère de rapport
avec le Moyen Age. Si l’on met à part quelques institutions spécialisées (une fraction du
Louvre, le Musée National du Moyen Age, la section ancienne des Archives Nationales, le
Cabinet des manuscrits de la BNF) l’essentiel du travail des conservateurs porte sur la période
contemporaine, sinon sur l’immédiateté. C’est là un complet retournement, dont les effets,
advenus et potentiels, n’ont pas été examinés. D’un autre côté, s’est produit dans les vingt
dernières années un gonflement brusque du nombre des emplois précaires de l’archéologie
métropolitaine, dont une fraction affectés à des fouilles de sites médiévaux. Enfin et surtout,
tandis que le C.N.R.S. recrutait une bonne centaine d’ingénieurs (essentiellement à l’Institut
de Recherche et d’Histoire des Textes) et quelques dizaines de chercheurs, les Universités ont
vu leur effectif croître par saccades, plus ou moins au rythme de la multiplication du nombre
d’étudiants. Les universitaires médiévistes sont aujourd’hui en France plusieurs centaines et
constituent la grande majorité des médiévistes actifs.
Mentionnons ici, ce n’est pas tout à fait indifférent, la disparition du clergé de la scène
de la médiévistique. Au XIXe siècle, les ordres religieux, réorganisés sur de nouvelles bases,
entreprirent de participer à certains aspects au moins du mouvement intellectuel. Des
entreprises plus anciennes, comme les AASS, furent reprises, de vastes compilations mises en

131. Les documents publiés par O. Dumoulin témoignent de la papelardise médiocre du directeur de l’École des Chartes
jusqu’en 1930, Maurice Prou, et de l’atmosphère cléricale réactionnaire qui régnait alors dans cet établissement
(Olivier DUMOULIN, « Deux correspondances de médiévistes » in Daniel-Odon HUREL, Correspondance et
sociabilité, Rouen, 1994, pp. 113-124). En Allemagne, la situation était sensiblement plus grave : Peter
SCHÖTTLER (éd.), Geschichtsschreibung als Legitimationswissenschaft, 1918-1945, Frankfurt, 1997.

46
chantier, et le soutien de Rome au néo-thomisme encouragea diverses initiatives. En France
du moins, la loi de séparation de 1904 provoqua une première rupture. A partir des années 30,
ceux qui allaient par la suite apparaître comme les inspirateurs de Vatican II cherchèrent dans
l’histoire des arguments en faveur de leurs thèses. Et la période du Concile coïncida en effet
avec le sommet de la notoriété de certains de ces théologiens rompus à l’utilisation de la
documentation médiévale132. Mais, sans doute à l’inverse des espoirs de cette génération, ce
Concile marqua plutôt un aboutissement qu’un début ; plus généralement l’évolution rapide
des sociétés occidentales à partir de ce même moment entraîna à la fois une chute des effectifs
du clergé et un désintérêt presque total des éléments subsistants pour toute réflexion
historique. Le mouvement fut un peu décalé dans les pays où les institutions publiques,
notamment universitaires, continuent d’accorder aux clergés un soutien substantiel, mais
l’effet global semble peu différent.

Cette vue cavalière doit être approfondie, car l’évolution des grandes masses reste
dénuée de sens si l’on ne s’attache pas à mettre au jour la logique interne de l’activité dans ces
professions, logique sur laquelle fort peu de collègues ou de confrères s’interrogent, tant il est
vrai que la pratique quotidienne, rythmée par les années scolaires ou les années budgétaires,
est parfaitement propre à générer l’illusion que la tâche accomplie est à elle-même sa propre
justification.

Les conservateurs pris en tenaille


Il se trouve dans les archives, les bibliothèques et les musées une grande quantité de
conservateurs ayant reçu une très convenable formation de médiéviste. On a même vu un
médiéviste de premier plan diriger pendant de longues années les Archives de France.
Pourtant, la participation de ces conservateurs au mouvement scientifique de la médiévistique
tend vers zéro. Il s’est peu à peu développé dans ces métiers un état d’esprit purement
« gestionnaire », quantitatif en diable133. Le meilleur dépôt d’archive est celui qui
communique chaque année le plus grand nombre d’articles, qui réussit à avoir l’activité de
« communication » la plus « visible ». L’importance d’un dépôt se mesure en kilomètres
linéaires.
Il est indéniable qu’on sortait péniblement, au début des années 60, d’un demi-siècle
de stagnation sinon de régression. On a cru bien faire en faisant moderne à tout crin, tapageur
même si possible. Par là-dessus, une succession de catastrophes est venue s’abattre sur des
professions déjà déstabilisées. La plus ancienne, insidieuse, gagnant peu à peu du terrain
comme la gangrène, a été l’invasion tout à la fois de la haute administration et de la majorité
des sièges ministériels par d’anciens élèves de l’ENA. Le « moule uniforme de l’agrégation »
n’est qu’un faux-semblant folklorique à côté de celui de l’ENA. Exactement à l’inverse de ce
que prétendaient ses promoteurs, l’ENA n’a recruté ses élèves que sur des critères d’ultra-
conformisme idéologique, et ces bons élèves se sont peu à peu employés à remodeler la

132. Étienne FOUILLOUX, La collection « sources chrétiennes ». Éditer les Pères de l’Église au XXe siècle, Paris, 1995
133. L’observation était déjà parfaitement possible à la fin des années 50, comme en témoigne la constatation d’un
conservateur en chef de la Bibliothèque Nationale : « Comme, en France du moins, la progression numérique du
personnel n’a jamais offert de rapport raisonnable avec celle des livres à conserver (et donc à entretenir), à
communiquer (et donc à surveiller), le bibliothécaire a été de plus en plus détourné de ses tâches traditionnelles et... a
dû sacrifier une part de plus en plus considérable du temps que requéraient ses devoirs essentiels à des tâches
totalement étrangères à toute préoccupation scientifique...C’est une évolution dont les historiens, les chercheurs en
toutes disciplines n’auront pas à se louer. » (Pierre JOSSERAND, in Charles SAMARAN, L’histoire et ses méthodes,
Paris, 1961, pp. 1115-1116).

47
république selon les normes et les intérêts du capitalisme le plus agressif et dominateur134.
Sous la surveillance rapprochée de cette troupe de choc, l’État s’est peu à peu transformé en
entreprise en nom collectif au service des entrepreneurs privés. D’où la sacro-sainte
« rationalisation des choix budgétaires », c’est-à-dire l’application des critères de la rentabilité
capitaliste à n’importe quel type d’activité, en particulier collective et (en principe)
désintéressée. Les sommes consacrées aux Monuments Historiques n’ont plus d’autre
justification que de « faire travailler les entreprises spécialisées » ; les musées doivent
organiser des expositions « rentables » (plus rentables que Disneyland ?) ; un énarque vient
récemment d’expliquer avec aplomb et conviction pourquoi il fallait faire payer les lecteurs
des bibliothèques publiques ; et un premier ministre (toujours issu de la même école) a
adressé à toutes les administrations une circulaire les sommant de remettre entre les mains
d’éditeurs privés toute forme de publication autre que purement interne.
La seconde catastrophe est l’accélération du démembrement de l’autorité publique par
le mouvement dit de la « régionalisation ». Les Conseils généraux sont devenus des systèmes
de clans, les présidents se comportant comme des caciques mexicains135. A la tête des
provinces, de véritables satrapes, chez qui seule la vanité peut encore tempérer un peu
l’arbitraire. Dans tous ces cas, l’argent public est dépensé hors de tout contrôle réel, en
fonction d’intérêts particuliers et de réseaux électoraux. Quiconque a siégé dans une instance
nationale sait à quel point l’organisation d’un budget de recherche est une opération
complexe, requérant à la fois une connaissance fine du milieu et une familiarité longue à
acquérir avec les problèmes scientifiques sous leur aspect le plus récent. Qui pourrait
honnêtement faire grief à un conseil régional de dépenser son « budget recherche » en dépit du
bon sens, en dehors de toute logique scientifique ? Les budgets de toutes les institutions de
conservation sont forcément à l’avenant. Si ces institutions fonctionnent encore à peu près,
c’est en dépit de cette « décentralisation » inepte, et parce qu’il reste chez les conservateurs
encore beaucoup d’abnégation et d’idéal professionnel.
Le troisième défi, moins clairement perceptible, mais de ce fait encore plus difficile à
relever, est celui de la nauséabonde dérive idéologique des vingt ou vingt-cinq dernières
années, qu’on pourrait définir globalement (et sans paradoxe) comme exaltation des racines.
Les manifestations en sont multiformes : le virus généalogiste, le bluff patrimonial, la folie
commémorative. Cette idéologie joue un rôle classique de compensation-justification. Au
moment où s’accroissent les mouvements migratoires de toutes natures, où se développent les
délocalisations, où la précarité se généralise, toutes les formes possibles d’un système de
représentations et de rites exaltant l’enracinement ne pouvaient guère ne pas s’épanouir pour
jouer le rôle compensateur qu’on attend d’elles. Ce mouvement est reçu avec d’autant plus de
ferveur par les groupes dominants qu’il permet, pour ainsi dire à titre de by-product, de
renforcer la justification de la stabilité de la propriété privée, élevée au rang d’idéal éthique
primordial.

134. Précisons : il ne s’agit pas ici de reprendre l’antienne, "non à l’ENA", ni non plus "réformons l’ENA et tout ira bien".
D’autres pays ne disposent pas de cette merveilleuse institution, mais sont tout de même mis en coupe réglée par des
hauts fonctionnaires qui se font les défenseurs zélés des multinationales et des critères exclusifs de rentabilité
financière à court terme. Mais voilà, en France, l’ENA existe, et les intégristes musulmans sont moins convaincus des
vérités du Coran que les énarques du bien-fondé et de l’inéluctabilité des critères de la rentabilité financière pure, foi
inébranlable qui les accule à resservir à chaque repas le refrain des contraintes de la mondialisation et des marges de
manœuvre inexistantes. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas du tout, soulignons-le, nombre d’anciens élèves de cette
école de disposer d’une excellente culture, de s’intéresser à l’art roman, et même de savoir sans hésiter distinguer un
édifice du XIIe siècle d’un autre du XIIIe. Mais un corps n’est pas une somme d’individus.
135. On peut faire ici la même remarque qu’à la note précédente. Il n’est pas difficile de citer quantité d’élus locaux pleins
de culture et de bonne volonté. Mais cela ne change rien au mouvement global.

48
Il faut reconnaître que cet essor présente pour les conservateurs cet indéniable intérêt
de contrebalancer, au moins en partie, les normes de restriction à tout prix des « dépenses
improductives » de l’ENA. Mais à quel prix ! La marée noire de la généalogie remplit
(jusqu’au trop-plein) les salles de lecture des archives départementales, pratique qui est fondée
sur des présupposés en opposition directe avec toute perspective proprement historique136. Le
« patrimoine » est un objet qui se suffit à lui-même, et qui est censé avoir une valeur
intrinsèque ; et qu’il ne saurait donc être question de considérer comme un simple document.
Tout ce qu’on peut faire est de l’éclairer un peu mieux pour lui conférer une valeur
supplémentaire. Quant aux commémorations, ce sont de plates célébrations. Si quelques
« scientifiques » sont convoqués, c’est toujours en fait comme cautions d’un sens défini en
dehors d’eux. Mais la science est-elle si peu que ce soit compatible avec la moindre
célébration137 ? Personne ne prend garde au fait décisif que commémoration-célébration et
amnésie sont les deux faces d’une seule et même monnaie : quoi qu’on fasse, ou croie faire, le
développement de l’une est strictement inséparable du développement de l’autre.
Le résumé ne présente malheureusement aucune difficulté : les conservateurs sont pris
en tenaille entre des administrations centrales verrouillées par des hauts-fonctionnaires imbus
de ce qu’ils croient être leur omnicompétence et n’appliquent rien d’autre que les critères
ruineux de la rentabilité financière ; et des « élus locaux » fondamentalement obsédés par leur
réélection, et dès lors uniquement sensibles aux opérations « visibles », dont ils pensent
qu’elles seront portées à leur crédit par les électeurs. Les musées, les monuments historiques,
bientôt les bibliothèques, en attendant les archives, sont de plus en plus fréquemment la proie
de projets de réorganisation concoctés par des entreprises d’« ingénierie culturelle » que les
pouvoirs (de moins en moins) publics rémunèrent à des tarifs exorbitants, projets destinés à
les transformer en entreprises de spectacle (sinon de simple animation) et en produits de
consommation ordinaire. Qui pourrait concevoir que tout cela ait un rapport, si lointain fût-il,
avec une activité scientifique ? Il reste des conservateurs qui confectionnent des inventaires
sérieux et d’autres instruments de travail, et consacrent une part de leur temps à des
recherches de fond sur et dans les documents dont ils ont la charge. Qui leur en sait le moindre
gré ? Aucune « visibilité » ! le public n’y comprend rien, les hommes politiques s’en moquent,
les supérieurs hiérarchiques n’y voient que temps perdu sinon gaspillage, les universitaires n’y
prennent pas garde. Pour poursuivre malgré tout, il faut une abnégation stoïque, qui ne peut
être fondée que sur un sens de l’intérêt collectif abstrait, dont les dernières traces se diluent.
Le lecteur aura compris qu’à ce point je me pose diverses questions. En pratique,
l’activité des conservateurs suit aujourd’hui un axe bien discernable : engranger les archives
des P.T.T., se consacrer à l’apostolat de la lecture publique, organiser des expositions
d’artistes contemporains, réparer les toitures pourries des châteaux du XVIIIe siècle, et plus
généralement faire la chasse aux sponsors. On s’aperçoit sans grand effort que des activités de
ce genre ne nécessitent qu’une instruction rudimentaire, et ne justifient à aucun degré la
présence de corps de conservateurs ayant reçu une formation longue et complexe, et

136. Cette reconstitution ne peut être fondée que sur l’idée extravagante qu’il existerait un sens à mettre en relation des
individus n’ayant jamais eu le moindre lien social : ce lien est exclusivement d’ordre biologique. C’est une négation
parfaite de l’idée de société, donc des idées d’évolution et d’histoire. Au demeurant, on ne rappellera jamais assez
que la généalogie comme pratique de masse est une invention de l’Allemagne national-socialiste (dès le milieu des
années 30, chaque famille allemande fut tenue de faire sa généalogie pour prouver son arianité...).
137. C’est le genre de question que la plupart des historiens n’aiment pas entendre. Une minorité célèbre avec plaisir et
bonne conscience ; les autres justifient cette pratique par la facilité qu’elle procure pour « trouver de l’argent » auprès
d’institutions qui estiment utile de célébrer. Garde-t-on sa liberté de jugement sur un sujet qu’il s’agit a priori de
célébrer ? (Mais que diantre vient faire ici la liberté de jugement ?). Une relation documentée et sans complaisance de
la célébration du bicentenaire en 1989 a été proposée par Steven L. KAPLAN, Adieu 89, Paris, 1993. Un modèle.

49
poursuivant des carrières honnêtement rémunérées. C’est probablement cette contradiction
flagrante qui explique, au moins en partie, les grandes difficultés de la récente « École du
Patrimoine », pour ne pas dire son fiasco.
Pris en tenaille, les conservateurs le sont bel et bien, comme j’ai essayé de le montrer.
Il me semble pourtant que l’avenir de ces corps est d’abord entre leurs mains : ou bien ils
seront capables de redéfinir et de réorienter fortement leur activité en direction de travaux
scientifiques dénués de visibilité, ou ils seront laminés (dans un délai qui risque d’être plus
court que les prévisions les plus pessimistes ne pourraient le laisser craindre). Ce qui
n’empêche qu’il s’agit là d’un problème qui concerne (de manière plus fondamentale qu’il n’y
paraît) toute « l’élite intellectuelle de la nation », qui se gargarise de son « patrimoine », tout
en le laissant se transformer de facto en une camelote ordinaire138. Parvenu à ce point, il ne
serait sans doute pas inutile d’examiner précisément ce qui se passe chez nos voisins.
Soulignons au moins qu’en Allemagne, les archivistes continuent de prendre une part active à
la recherche historique, et à la médiévistique en particulier : les conservateurs allemands ne se
sont pas transformés en magasiniers de dossiers contemporains, ce qui tend à montrer que,
dans un pays à la pointe du développement, il peut se faire sans grave inconvénient que les
archivistes consacrent une forte part de leur temps à la recherche proprement dite. Pour
reprendre l’expression de Pierre Josserand citée plus haut, la question est de savoir qui aura la
simple lucidité de ramener sur le devant de la scène la seule affaire qui mérite quelque peine,
et qui est de savoir ce qu’on entend par "devoirs essentiels"139 d’un conservateur.
C’est en tout cas la question que feraient bien de se poser explicitement les directeurs
d’administration centrale concernés et tous leurs inspecteurs généraux. Serait-ce vraiment trop
demander que l’avancement prenne en compte assez largement le travail et les publications
proprement scientifiques ? et que l’on veuille bien se souvenir que l’on ne conserve bien que
ce que l’on connaît bien, et qu’il est difficile de prétendre connaître vraiment les objets
conservés si l’on n’y a jamais consacré la moindre recherche sérieuse un peu suivie ?

Croissance ambiguë de l’enseignement supérieur


La finalité de l’enseignement supérieur, comme son nom l’indique, n’est pas la
recherche. Il suffit d’observer comment fonctionnent les « commissions de spécialistes »
chargées, au sein des universités, du recrutement des nouveaux médiévistes. Les critères
décisifs sont les « capacités pédagogiques », d’abord ; puis la « valeur de la thèse ». Il est
notable que l’évaluation des capacités pédagogiques soit fondée d’une part sur l’agrégation et
d’autre part, le cas échéant, sur le nombre d’années effectuées dans l’enseignement
secondaire, ce qui implique strictement l’équivalence de la « pédagogie » à tous les degrés de
l’enseignement. Quant à la « valeur de la thèse », les critères ne sont en fait guère moins
scolaires : quantité de travail fourni et clarté de l’exposé. L’apport scientifique est un
argument secondaire et peu efficace. Mais ce qui est en définitive le plus significatif est
l’absence totale de préoccupation, de la part desdites commissions, touchant le programme de
recherche des candidats ; l’imagination, l’esprit critique, la capacité de mettre en œuvre des

138. Une preuve, parmi mille autres, est fournie par le ralliement au thème de l’« exception culturelle », qui n’est rien
d’autre qu’une capitulation, vicieuse, devant la logique dominante. C’est la notion même d’exception qui est
inacceptable, quand il faudrait, exactement au contraire, établir la liste restrictive des domaines où l’on peut accepter
le développement d’une concurrence plus ou moins sauvage ; mais le pire est l’argument utilisé, qui consiste à mettre
en avant les intérêts du « marché français » ; la seule alternative est de montrer en quoi un contrôle social des
activités doit être la norme et le « marché » une exception soigneusement encadrée. Mais il faudrait sans doute
montrer aussi pourquoi Adam Smith était un illusionniste et une pure fripouille.
139. cf note 133.

50
méthodes un tant soit peu novatrices, de cela tout le monde se moque éperdument140. La
« recherche » est toujours considérée comme une affaire « personnelle », une sorte de luxe,
jusqu’à un certain point nécessaire au standing universitaire, mais extérieure à l’activité
fondamentale d’enseignement. Dans les « conseils scientifiques » des universités, on discute
de tout sauf de science.
Et c’est pourquoi il me semble qu’il y a quelque ambiguïté à incriminer l’agrégation
comme responsable quasi exclusif de l’anémie de la recherche dans l’enseignement supérieur,
comme le font Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt : « Évoquons surtout les contraintes de
plus en plus écrasantes qui pèsent sur les enseignants de l’Université et les privent aujourd’hui
d’une grande part de la liberté nécessaire à la recherche fondamentale. La sacro-sainte
préparation aux concours, à laquelle tendent tous les efforts des enseignants de l’Université
comme des étudiants, n’est pas peu responsable de cet état de fait, qui est propre à la
France. »141 C’est trop dire ou trop peu. On ne peut pas s’arrêter ainsi au milieu du gué, en
omettant de s’interroger sur la nature et les finalités des divers types d’activité. « Il est
indispensable que les universitaires qui le souhaitent puissent consacrer plus de temps à leur
recherche, notamment à l’étranger ». Non : ou bien la recherche scientifique fait partie
intégrante de l’activité des médiévistes de l’enseignement supérieur et alors ce « qui le
souhaitent » est contradictoire, ou bien l’on considère qu’il s’agit d’un passe-temps facultatif,
honorable certes, mais de caractère privé, et ce « qui le souhaitent » est injustifiable. Il me
paraît préoccupant de voir ainsi deux médiévistes d’un tel rang contourner avec si peu
d’habileté la question simple que leur propos appelle nécessairement : la recherche
scientifique est-elle une activité professionnelle ?
Il règne malheureusement dans l’esprit de beaucoup de collègues une confusion
complète entre deux considérations, fondamentales, bien distinctes : 1. la science, en tant que
progrès des connaissances rationnelles, ne vise, par essence, aucune finalité pratique, de
quelque ordre que ce soit ; 2. la naissance de la science, au XVIIIe siècle, et son
développement au XIXe, furent intrinsèquement liés à l’émergence d’un milieu professionnel ;
la science dépend strictement des moyens et du degré d’autonomie accordés par la collectivité
publique aux scientifiques. Et c’est bien la raison pour laquelle les grands progrès
scientifiques ont eu lieu dans des sociétés riches, libérales (au sens propre du terme), et assez
assurées d’elles-mêmes pour ne pas s’inquiéter de l’incertitude consubstantielle au travail des
scientifiques.
Que le « grand public » ne soit guère en état de comprendre ces deux propositions,
c’est possible (quoique non démontré) ; mais l’on pourrait s’étonner que les scientifiques,
même entre eux, soient si peu au clair sur la nature et les fondements de leur activité.
Personne ne se dresse contre le jeu de miroir des deux images inversées, Pasteur bienfaiteur de
l’humanité et le mythe du savant fou. Pourtant, ces images, équivalentes, reposent sur une
confusion dramatique entre la production des connaissances et leur application ; qu’il y ait un
lien, cela est hors de doute, mais lequel ? On ne peut naturellement pas appliquer des
connaissances qu’on n’a pas. Et l’on peut aussi, en sens inverse, développer immédiatement
des applications pratiques à des progrès intellectuels purement abstraits. Et c’est en faisant
miroiter, de manière essentiellement malhonnête, ce genre d’applications, que beaucoup de

140. Pas forcément. Car il arrive plus souvent qu’on ne croit qu’il s’agisse d’arguments très importants, dans le sens
négatif. L’imagination et l’esprit critique effraient naturellement tous ceux qui, consciemment ou non, se sentent un
peu démunis. Écarter soigneusement les candidats qui pourraient faire de l’ombre à tel ou tel mandarin est une
préoccupation constante dans beaucoup d’établissements, même ceux qui passent pour les plus prestigieux.
141. Jacques LE GOFF & Jean-Claude SCHMITT, « L’histoire médiévale », Cahiers de Civilisation Médiévale, 39-1996,
p. 24.

51
responsables scientifiques tentent d’obtenir les moyens qu’ils jugent nécessaires. Mais cela ne
change rien quant au fond : la production des connaissances rationnelles est une fin en soi, qui
est la définition même de la science, et si cette fin n’avait pas eu l’autonomie assez large qui
lui a été accordée, il ne se serait rien passé, car la science est un tout et si, dans certains
secteurs, on peut en effet obtenir des applications pratiques jugées socialement utiles, cela
n’est qu’un by-product local d’un mouvement général dont la cohérence d’ensemble est un
caractère essentiel.
S’agissant d’histoire, la situation se traduit immédiatement en des termes que chacun
connaît par cœur : l’application, en matière d’histoire, c’est la fonction idéologique des
mythes (grands et petits) qu’elle est chargée d’étayer. Et chacun sait tout aussi bien qu’il n’y a
rien de pire pour le progrès de la recherche historique que les pressions perverses et
néanmoins récurrentes pour remonter des applications à la science elle-même : toute histoire
enrôlée est en danger immédiat, et c’est un moindre mal si alors elle ne fait que s’enfoncer
dans des chemins de traverse et des impasses ; on connaît trop de cas de régressions brutales,
de pourrissements et de dérives empoisonnées : c’est malheureusement le destin tragique de
l’histoire scientifique d’être en permanence confrontée à des séductions et à des dérives qui
obscurcissent à chaque instant la lucidité de ses meilleurs artisans. Mais en dépit de ces
contraintes, de ces séductions, ou plus prosaïquement de l’irréflexion ordinaire, je ne vois pas,
pour ma part, qu’il existe un seul argument cohérent pour contester que la recherche
scientifique soit une activité professionnelle de plein exercice, répondant à une finalité propre,
extérieure à toute considération pratique. Et c’est pourquoi l’existence du C.N.R.S., disposant
de chercheurs titulaires, ne peut être considérée que comme un atout majeur du dispositif
scientifique français, et que les récriminations diverses à son encontre sont le fait exclusif de
la paresse intellectuelle, de l’incompétence, quand ce n’est pas de l’obscurantisme pur et
simple (qui est plus fréquent que l’on ne croit)142.
La logique de base de l’enseignement de l’histoire dans les universités françaises est la
formation des futurs professeurs de l’enseignement secondaire. Les étudiants les plus
déterminés et les mieux armés visent l’obtention d’un poste d’enseignant dans un collège ou
un lycée. Objectif légitime et estimable. Les universitaires sont là pour leur fournir le bagage
de connaissances nécessaire, aussi organisé et copieux que possible, tout en leur offrant les
moyens d’exercer leur capacité de mise en forme et d’expression. Sans aucun doute, il importe
que ces connaissances soient à jour, mais on peut tourner la question dans tous les sens :
transmettre des connaissances et en vérifier la bonne réception est une chose, produire des
connaissances inédites en est une autre. Non seulement il n’existe aucun lien intrinsèque, mais
l’observation montre qu’à les confondre on introduit de sérieux biais dans la pratique
scientifique sans aucun bénéfice pour l’enseignement.
L’importance croissante des cours magistraux et des manuels est un phénomène
massif. Ce qu’on appelle parfois la « secondarisation de l’enseignement supérieur ». A
l’inverse d’une tendance observable à la fin des années 60 et dans les années 70, le cours
magistral apparaît à nouveau comme un élément clé, et valorisé. Et pas seulement dans le
cadre de la formation des futurs professeurs : j’ai vu moi même des enseignants de la VIe

142. En France, pour l’heure, le C.N.R.S. est la seule structure où des considérations de personne ne l’emportent pas
systématiquement sur toutes les autres à l’occasion de n’importe quel choix. Il est élémentaire d’observer qu’il est
des formations professionnelles supérieures qui ne requièrent que très peu de liens avec la recherche scientifique ;
inversement, des secteurs entiers de recherche ne correspondent qu’à des débouchés minuscules, et ne justifient en
aucune manière une structure de formation importante. Au surplus, la définition des champs de recherche et leurs
limites peuvent être aisément modifiées au sein d’un grand organisme de recherche, alors que les définitions de
chaires d’enseignement répondent à une logique qui les figent.

52
Section de l’EPHE, dont les séminaires, vers 1970, étaient de véritables chaudrons où
bouillonnait l’esprit, se retirer insensiblement à l’extrémité de leur salle de cours -
fréquemment sur une estrade, créer entre eux-mêmes et les étudiants un espace peu à peu
transformé en barrière, laisser s’évanouir toute possibilité de discussion, pour en arriver à de
véritables cours aussi pompeux que ritualisés, pendant lesquels un étudiant doit être dénué de
tout sens pratique pour oser lever le doigt143.
A force de bâtir des cours impeccables et de rédiger des manuels complètement ficelés,
nombre d’enseignants succombent eux-mêmes à l’illusion qu’ils créent, celle d’être capables
d’exposer des situations et des évolutions limpides, dont l’articulation et les ressorts n’ont
plus aucun secret. A cet égard, les « bilans des travaux » publiés ces dernières années sont
exemplaires : on ne voit apparaître nulle contradiction, nulle lacune, ou alors minuscule et
justement sur le point d’être comblée ; bref, on sait déjà tout sur tout. C’est exactement le
contraire d’une démarche scientifique, qui est proprement impensable si l’on ne part pas d’une
analyse des incohérences, des inconsistances, des manques de toutes sortes ; et si, chemin
faisant, ne se développent pas des discussions, des critiques, des polémiques, des rejets, des
retours en arrière, des réorientations. Certes, il existe quelques rares collections, comme la
« Nouvelle Clio », qui incluent structurellement (en principe plus souvent qu’en réalité) un
exposé des difficultés, des incertitudes, des contradictions. Mais combien de fois n’ai-je pas
entendu d’estimables enseignants m’assurer avec une émouvante conviction que ce genre de
manuel était « d’un niveau trop élevé pour la plupart des étudiants » ?
Au demeurant, cette putative « pression des étudiants » est peut-être encore plus
désastreuse qu’il n’y paraît. Si en effet on a assisté à une croissance considérable du nombre
des médiévistes de l’enseignement supérieur, cela est dû à la croissance du nombre des
étudiants. Mais cette proportionnalité globale supposait une condition stricte, que l’on oublie
volontiers : que l’histoire médiévale continue de faire partie du cursus obligatoire de tout
étudiant d’histoire. Comment évolue la proportion d’étudiants qui, au moment de devoir
préparer une maîtrise, se tournent vers l’histoire médiévale ? Je n’ai pas entendu dire qu’elle
fût en augmentation. Et les évolutions générales ne semblent guère favorables : connaissance
du latin qui tend vers la dose homéopathique, disparition de toute familiarité avec les éléments
les plus élémentaires du dogme et de la liturgie catholiques ; disparitions qui ne semblent pas
compensées par une meilleure maîtrise des mathématiques ou des langues vivantes. D’ailleurs
la part du Moyen Age dans les fameux « concours » va se rétrécissant ; et l’on peut depuis de
nombreuses années passer brillamment l’agrégation de lettres sans connaître la littérature
française médiévale autrement qu’en « traduction »144. Il faut vraiment être doué d’une
remarquable absence d’esprit d’observation pour ne pas s’apercevoir que l’apparent essor de
l’histoire médiévale dans les universités recèle en fait une redoutable fragilité, que la chute
récente des effectifs ne saurait manquer de faire douloureusement ressortir.

143. La valorisation du cours magistral dans l’enseignement supérieur et celle de la recherche sont contradictoires.
Naturellement, il existe des formes d’enseignement liées à la recherche, mais ces formes impliquent dialogue
permanent, discussions, confrontations, rectifications, comparaisons, et une orientation massive sur les concepts, les
techniques et les méthodes en général. Un résultat, s’il est considéré à un certain moment comme cohérent et acquis,
c’est-à-dire muni d’une stabilité minimale, doit s’énoncer par écrit. Dicter un cours était une procédure efficiente au
XIIIe siècle, c’est n’est plus aujourd’hui que temps perdu et imposture. De toute façon, les facilités du « réseau » vont
régler les discussions.
144. Jusqu’à la fin des années 60, l’enseignement du français dans les lycées était structuré par l’examen suivi des
« siècles », ce qui impliquait un minimum de perspective historique. Mais cette pratique a disparu, remplacée par un
mélange systématique, organisé en particulier autour de la notion de « thèmes » prétendument présents des origines à
nos jours. Que ce genre de non-sens ait pu passer pour un progrès montre assez l’inconsistance et l’échec de
l’enseignement traditionnel de l’histoire.

53
Ambivalence des évolutions
La médiévistique proprement dite, en tant qu’activité scientifique, n’existe pas dans le
vide. Elle s’est trouvée, et se trouve encore, liée à un amont et à un aval, si l’on peut ainsi
dénommer les structures de conservation d’un côté, les structures d’enseignement de l’autre.
La rencontre entre deux dynamiques, celle d’une logique incontournable du développement
des connaissances, et celle de l’évolution des sociétés européennes, a fait passer le centre de
gravité de l’amont à l’aval. Il reste qu’aucun médiéviste, si peu clairvoyant qu’il soit, ne peut
perdre de vue sans graves inconvénients deux points : 1. l’activité de production de
connaissances rationnelles sur l’Europe médiévale est une activité professionnelle sui generis,
qui ne se confond ni avec la conservation ni avec l’enseignement ; 2. la non-confusion n’est
en aucune manière l’absence de lien mais, de ce point de vue, toute réflexion doit se fonder
sur une vue assez globale et équilibrée (pour ne pas dire structurale), sauf à dériver rapidement
vers l’irréalisme et le n’importe-quoi.
En France, l’évolution récente est quelque peu étrange. En amont, les conservateurs
ont vu leurs carrières revalorisées, et l’idéologie du patrimoine semble correspondre à un essor
de l’intérêt du public pour les périodes anciennes ; en aval, la croissance rapide des effectifs
estudiantins entraîne une croissance du corps enseignant, tant et si bien qu’il ne semble pas y
avoir jamais eu encore autant de médiévistes. Vue de plus près, la situation amène à
déchanter. Les conservateurs sont pris en tenaille entre des hauts-fonctionnaires, qui imposent
avec acrimonie des critères de rentabilité financière, et des « élus locaux » obsédés de
« visibilité » ; la participation des conservateurs au mouvement propre de la médiévistique
tend asymptotiquement vers (presque) rien. L’enseignement supérieur, ne serait-ce que du fait
de la croissance des effectifs, se « secondarise » peu à peu ; le cours magistral fait prime
partout, suivi de ses effets inévitables d’ossification du savoir ; l’intérêt pour une innovation
intellectuelle réelle faiblit tendanciellement. Au surplus, la part du Moyen Age dans
l’enseignement général de l’histoire rétrécit à vue d’œil. Les facteurs conjoncturels de
croissance ne produisent ainsi aucun effet positif visible sur la médiévistique elle-même. C’est
par simple prudence qu’on se contentera de qualifier cette situation d’ambivalente.

54
E. Dérives et impasses

Pas de palmarès
Le cadre général et les structures pratiques ayant été examinées, l’essentiel reste devant
nous : tenter de caractériser en termes abstraits l’évolution de la discipline au cours des trente
dernières années. Encore une fois, répétons-le : le palmarès a déjà été dressé ailleurs145, il
suffira de s’y reporter. Ici, je viserai une analyse du mouvement lui-même, en m’efforçant de
mettre au jour au moins certains éléments de sa logique interne, ce qui est tout autre chose. Il
ne s’agit pas d’évaluer tel ou tel résultat, encore moins de dresser un piédestal. De toute
manière, si tout ne va pas pour le mieux, cela ne renvoie à aucun degré à la responsabilité
individuelle de tel ou tel, qui pourrait en douter raisonnablement ? Dans mon esprit n’existe
pas l’ombre d’une ambiguïté : si je juge négativement, pour des raisons que j’expose, tel ou
tel type de pratique, ce qui semble difficile à éviter (là encore, qui en douterait ?), cela ne
signifie ni de près ni de loin que j’incrimine tel ou tel. Si je juge une pratique professionnelle,
je ne juge pas les individus (sauf exception explicite, naturellement). Tant pis si d’aucuns
refusent cette distinction. Je ne vois aucune alternative et, selon l’expression commune,
j’assume.

Une structure tourbillonnaire


On peut commencer en reprenant l’utile observation de Jacques Le Goff et Jean-
Claude Schmitt : « Pour peu qu’on s’interroge... sur les raisons qui ont amené les
médiévistes... à s’intéresser par exemple au phénomène urbain, à la "genèse de l’État
moderne", à la famille, à la culture populaire, à la mort, à la mémoire, à l’individu, aux
images, au politique, on voit aisément se dessiner dans ces choix quelques-unes des lignes de
force des changements politiques, sociaux et culturels de notre propre société et des tensions
qu’ils ont engendrées, qu’il s’agisse de l’urbanisation accélérée, de l’occultation de la mort et
des morts, de l’omniprésence de l’État (et de sa critique), de la croissance tentaculaire des
médias, etc. En somme, consciemment ou non, le choix d’un sujet d’histoire n’est jamais
arbitraire, il répond à des enjeux de société. Il est donc insuffisant de penser qu’il procède
seulement des suggestions du moment (on choisirait des sujets qui sont "dans l’air") ou de
quelque échelle implicite de légitimité qui désignerait à l’attention des sujets plus "dignes"
que d’autres ou plus efficaces pour faire carrière... »146
La liste des neufs thèmes évoqués n’est sans doute pas tout-à-fait exhaustive, il y eut
aussi, e.g., les « marginaux » ou l’« oralité ». Il serait sans doute éclairant de préciser la
chronologie de cette succession. Mais on est surtout frappé par l’étonnante hétérogénéité de
cette kyrielle. Au surplus, certains de ces thèmes disparurent presque aussi vite qu’ils étaient
survenus ; d’autres ont bénéficié d’une importante couverture éditoriale et médiatique,
d’autres d’un soutien institutionnel. Cela fait une bonne dizaine de « thèmes » en vingt ou

145. Michel BALARD (éd.), Bibliographie de l’histoire médiévale en France (1965-1990), Paris, 1992. ID., L’histoire
médiévale en France. Bilan et perspectives, Paris, 1991. Pour l’Allemagne, H.W. GOETZ (cf note 4). Pour
l’Espagne, La historia medieval en España. Un balance historiográfico (1968-1998), Pamplona, 1999 (XXV semana
de estudios medievales de Estella).
146. Jacques LE GOFF & Jean-Claude SCHMITT, « L’histoire médiévale », Cahiers de Civilisation Médiévale, 39-1996,
p. 17.

55
vingt-cinq ans (ce phénomène n’est pas antérieur à la fin des années 60) ; même en admettant
de larges chevauchements, cela donne, pour chaque thème, une longévité de quelques années
au mieux147.
En termes abstraits, il s’agit d’une structure tourbillonnaire. Cette structure, qui semble
en partie révolue (ou au moins très affaiblie), présente deux caractères remarquables sur
lesquels personne ne semble avoir attiré l’attention : 1. elle n’avait aucun précédent ; 2. elle a
laissé derrière elle un paysage dévasté.

Conditions d’apparition et justifications de cette structure


Il me semble qu’il existe une nette concordance entre l’effondrement du système
ancien de repères et de valeurs (État et nation) et l’émergence de cette structure qui, à bien des
égards, a certainement dû une large part de son succès au fait qu’elle venait remplir un vide
(dont personne, sur le moment, n’avait conscience). Mais, précisément, ce nouvel
environnement impliquait une logique inédite : opérations commerciales, effets d’annonce,
recherche de visibilité. Ces conditions, excessivement déroutantes, ont entraîné plusieurs
surprises et erreurs d’interprétation. Les succès apparents ont eu indéniablement, dans un
premier temps, un effet d’encouragement et de dynamisation. Mais sur cet apparent
bouillonnement s’est développée une « théorie » entièrement controuvée. Cette théorie
résultait simplement du rapprochement d’un jugement et d’un mot d’ordre. Le jugement était
celui de « l’histoire, fille de son temps », idée développée entre autres par Marc Bloch et
frappée au coin du bon sens. Chaque époque, chaque société ont une « pratique historienne »
qui leur correspond. Ce qui, voici un siècle, aurait peut-être paru difficile à comprendre ou à
admettre, passe, à présent, pour une banalité : certains caractères d’une société contribuent
d’une manière décisive à façonner la pratique des historiens qui y vivent et y travaillent. Le
mot d’ordre était celui de « l’histoire-problème », qui fut particulièrement mis à l’honneur par
Lucien Febvre. Idée qui, elle aussi, nous paraît à présent assez ordinaire : l’historien choisit
ses documents et y sélectionne les éléments qui l’intéressent ; il est bien préférable qu’il
sache explicitement à quoi il s’intéresse, c’est un moyen élémentaire pour échapper à
l’inconscience traditionnelle. Sur ce second point, il n’y a rien à redire, sinon qu’il s’agit
d’une étape critique rudimentaire, qui est loin de permettre à elle seule d’échapper au
paradigme des ciseaux et de la colle.
Mais la « théorie » des années 70 a consisté à transformer la première constatation en
mot d’ordre et à conjoindre les deux. Ce qui donne à peu près : « pour faire de la bonne
histoire, saisissons-nous des problèmes actuels et posons-les aux sociétés du passé, en
l’occurrence l’Europe médiévale ». Pure ânerie. Pour mille raisons, dont chacune est
suffisante. Comment peut-on en venir à confondre un questionnement scientifique, qui ne peut
résulter que d’une réflexion laborieuse à partir d’hypothèses (elles-mêmes difficilement
construites) relatives au fonctionnement de l’objet étudié, avec ce qu’on appelle des
« problèmes de société », nébuleuses inconsistantes étroitement liées, chacun le voit bien, à la
conjoncture et à la plus plate idéologie148 ? L’idée qu’il existerait de « grands problèmes » en
tous temps et en tous lieux repose sur un fixisme émouvant, qui est la négation même de

147. Cette observation n’est pas d’une grande originalité ; d’autres médiévistes, plus expérimentés et pondérés que moi,
l’ont déjà dit, comme le directeur de l’Institut Historique allemand de Rome, Arnold Esch : « Was man in den letzten
drei Jahrzehnten an Prognosen und Visionen hören konnte, hat sich überwiegend als kurzlebig erwiesen. » (ESCH,
FRIED, GEARY, Stand und Perspektiven, cf note 4, p. 31).
148. Faut-il malgré tout rappeler que les « problèmes de société », concoctés dans les officines idéologiques courantes
(grands hebdomadaires notamment) ne sont que des travestissements et des traductions tordues des obstacles et des
contradictions réels que rencontre une société ?

56
l’histoire et ne peut générer que des monceaux d’anachronismes bouffons.
Cette perspective, nécessairement inopérante, a eu pour effet combien regrettable de
déconsidérer la notion même de problématique. On a imaginé sous ce terme n’importe quel
découpage plus ou moins arbitraire et un « questionnement » à l’avenant. Une telle manière de
procéder impliquait en fait la négation totale de toute cohérence de l’objet étudié, et
finalement un complet irréalisme. Ce qui entraînait une parfaite impossibilité de juger de la
pertinence de telle ou telle analyse, toutes les constructions étant indépendantes les unes des
autres. Un observateur attentif pouvait aboutir sans tarder à la conclusion que l’on peut
raconter à peu près n’importe quoi sur n’importe quel sujet, pourvu qu’on ait l’air « neuf ».

« Sans queue ni tête » et revivals


Et l’on a vu en effet, dès le début des années 80, apparaître un genre nouveau, que je
suggère de dénommer le « sans queue ni tête ». D’aucuns se sont avisés que l’opération des
ciseaux aboutissait à rejeter dans le néant une bonne partie des textes. Or un bref coup d’œil
suffit pour s’apercevoir qu’il y a là un filon de premier ordre, le filon du bizarre et de
l’incompréhensible. La démarche n’est pas complexe : renverser le critère de choix et saisir ce
qui semble le plus étrange. Succès de librairie garanti. Un peu de plume et les chroniques
échevelées des « grands feudataires » font pâle figure. Tout cela n’a pas de sens ? La belle
affaire, les « gens du Moyen Age » ne pensaient pas comme nous, et d’ailleurs les chronique
des grands feudataires, regardées en face, sont tout aussi ahurissantes. J’ai écrit en 1979 que
personne n’avait proposé d’explication acceptable de l’essor général des XIe-XIIIe siècles et
l’on peut en dire autant de la soi-disant crise des XIVe-XVe siècles, comme d’une multitude
d’autres sujets. Ergo omnia licita sunt.
Sous couvert de proposer des « dossiers » ou autres typologies, on tend à faire
apparaître comme des ouvrages sérieux, voire d’avant-garde, des textes où la pure bizarrerie
est une fin en soi, en dépit de toutes les dénégations.
Une autre issue à la structure tourbillonnaire, apparue un peu après la précédente, est
tout simplement le retour à des « problématiques » paléolithiques, dont l’antiquité (c’est de
l’ancien, comme disent les antiquaires...) paraît cautionner le sérieux. Il ne s’agit de rien
d’autre que des préoccupations courantes du XIXe siècle, l’État et l’individu. On se sent un
courage étonnant à ressusciter le fantôme fasciste d’Ernst Kantorowicz. L’idéologie juridiste
la plus ossifiée s’affiche avec morgue. Pourtant, l’avatar le plus envahissant des dix dernières
années a bien été celui de la biographie, que l’on continue benoîtement à considérer comme
un « genre historique ». Alexandre Dumas, Georges Lenotre, Henri Troyat, André Castelot
remontent sur la grande scène. D’ailleurs Alain Decaux devient ministre, ce qui donne des
idées aux autres ministres, qui rivalisent dans la confection de biographies en tout genre, que
soutiennent d’efficaces promotions médiatiques. Comme le rappelait voici quelques années,
sans ironie, un de nos hommes politiques, quand les bornes sont dépassées, il n’y a plus de
limites... Le succès de l’histoire dépasse en effet toutes les bornes.
La louable volonté de diffuser les résultats de la recherche a dérivé en histoire-
spectacle, et l’on est descendu sans trop tarder au niveau zéro de la pure esbrouffe. Serait-il
téméraire, à ce point, de soupçonner la déconfiture de tout esprit critique, l’effacement de tout
repère ?
Les tenants actuels de l’individu, de l’État et du folklore nous répètent à l’envi que
leurs travaux ne reproduisent pas ceux du XIXe siècle et qu’ils avancent dans une perspective
d’histoire sociale. Cette assertion n’est pas entièrement fausse, en ce sens qu’une partie
d’entre eux (une partie seulement) ne verse que modérément dans le juridisme et dans la

57
psychologie universelle. Mais, outre qu’on doit malgré tout noter que la psychologie et
l’histoire du droit les plus stupidement traditionnelles s’affichent chez certains sans aucune
pudeur, l’on ne peut cependant éviter de souligner que ces thèmes, quelle que soit la manière
dont ils sont abordés, n’ont pas d’autre utilité que de conforter les bases essentielles de
l’idéologie bourgeoise, et sont en complet porte-à-faux par rapport aux nécessités d’une
approche rationnelle de l’histoire médiévale149. Et je dois ici insister : ce revival imbécile est
en large partie la conséquence des grandes faiblesses des perspectives des années 40-70 ;
faiblesses que je définis comme l’effet de la totale incapacité des historiens de cette période à
établir le moindre dialogue avec les sciences sociales, a fortiori à réunifier le champ des
sciences de l’homme. Sous le prétexte dérisoire de « méfiance envers les grandes théories »,
toute réflexion abstraite sur les méthodes150 et les concepts a été de facto proscrite strictement,
et cet ostracisme interdisait sans rémission tout rapprochement avec les sciences sociales. A
refuser l’abstraction avec une opiniâtreté haineuse, les historiens, et les médiévistes en
particulier, se sont eux-mêmes privés des moyens d’acquérir les outils intellectuels
indispensables pour construire les hypothèses aptes à rendre compte rationnellement de la
dynamique du système féodal, et finalement de l’histoire de l’Europe en général.

Triomphe et évanouissement de l’« histoire quantitative »


L’analyse un peu plus approfondie d’un exemple précis devrait permettre d’obtenir une
vue plus riche et mieux articulée d’une évolution dont les effets ne sont rien d’autre que la
situation actuelle. Ce qu’on a appelé l’« histoire quantitative » présente ce notable avantage de
constituer un ensemble assez aisément discernable, et d’avoir connu une trajectoire
relativement linéaire, dont on peut dès lors reconnaître sans trop de difficulté les éléments et
la signification. Il est vrai que l’histoire médiévale n’a été qu’à peine effleurée par ce
mouvement, mais les infortunes de l’« histoire moderne » dans cette ténébreuse affaire
présentent des caractères que tout médiéviste est parfaitement en état de comprendre.

1. Le terreau : les prix, la démographie.


Le « quantitativisme » historique, dans sa période d’épanouissement (1945-1975),
reposait avant tout sur deux piliers : l’histoire des prix et la démographie historique151. Un
premier examen laisse penser que cette situation résultait simplement de l’existence de
sources commodes : mercuriales et registres paroissiaux. On note ensuite que ces deux zones
de recherche correspondent à deux sujets de vives préoccupations en Europe occidentale à
partir de la première guerre mondiale, l’inflation et les incertitudes démographiques. A la
réflexion apparaissent les possibles enjeux de ces considérations numériques : enjeux fiscaux,
militaires, commerciaux, c’est-à-dire les secteurs de la société cruciaux pour l’établissement et
la reproduction de la domination sociale de la bourgeoisie depuis le XVIIe siècle. Dans cette
perspective, on en arrive à se demander pourquoi l’histoire des prix et la démographie
historique se sont développées si tard, si peu en fait, et pourquoi elles sont aujourd’hui
presque en panne.
Cet apparent paradoxe renvoie au moins à deux ordres de faits (liés) : 1. la faiblesse

149. Excellentes observations à ce sujet de José Maria MONSALVO ANTON, « Crisis del feudalismo y centralización
monárquica castellana (observaciones acerca del origen del "estado moderno" y su causalidad » in Carlos ESTEPA &
Domingo PLACIDO (éds), Transiciones en la antigüedad y feudalismo, Madrid, 1998, pp. 139-167.
150. cf note 343.
151. Vues synthétiques dans deux excellentes notices du dictionnaire La nouvelle histoire (Jacques LE GOFF (éd.), Paris,
1978) : Jacques REVEL, « Démographie historique », pp. 133-139 ; et Maurice AYMARD, « Prix », pp. 473-475.

58
stupéfiante des deux « modèles » associés à ces deux champs de recherche, qu’on peut
dénommer approximativement monétarisme (qui renvoie à l’antique débat Bodin -
Malestroit), et démographisme (élaboré par l’à peine plus récent Th.R. Malthus) ; 2. la
parfaite incapacité de ces recherches, à prétentions pourtant globalisantes, à rendre compte
tant des grands chocs (révolutions, guerres mondiales) que des bouleversements sociaux
(établissement de la domination bourgeoise, phases d’industrialisation, impérialisme, essor
des sciences).
Ce panorama un rien sombre permet de mieux comprendre le prestige exceptionnel qui
entoure l’œuvre d’Ernest Labrousse, puisqu’aussi bien celui-ci est le seul à avoir proposé, de
manière plausible, de mettre en relation une courbe de prix avec un grand événement, en
l’occurrence les prix alimentaires à la fin du XVIIIe siècle et l’éclatement de la Révolution
française. Mais on saisit aussitôt la faiblesse de cette tentative : s’il paraît acceptable de
supposer une relation entre l’exacerbation d’une courbe de prix et un tumulte plébéien, on
reste à cent lieues de toute explication de la Révolution française, bouleversement d’une
portée sans commune mesure avec l’effervescence de l’été de 1789152.
Et que dire de François Simiand ? L’idée qu’il existerait des « phases longues » (dites
A et B) de croissance et de décroissance de l’ensemble des indicateurs exprimés en valeurs
monétaires a été plus ou moins généralement acceptée (certainement à tort). Mais le
monétarisme sous-jacent, lui, n’est pas reconnu et personne ne semble avoir d’idées claires sur
la nature de ces phases153. Il ne semble pas que qui que ce soit ait pris la peine d’examiner les
textes de Simiand au plan des techniques numériques ; c’est bien dommage, car leur indigence
mériterait d’être bien mise en lumière.
L’évolution globale se résume à bien peu de choses. Depuis la seconde moitié du XIXe
siècle, quelques érudits (Rogers, D’Avenel, Wiebe) ont entrepris de compiler de vastes séries
de prix. Le mouvement a été accéléré et renforcé après la première guerre mondiale par la
création d’un Comité international d’histoire des prix154. Qu’a-t-on fait de ces chiffres ? On a
calculé quelques indices composites, utilisé parfois les logarithmes, pour se contenter en
général de conclure : de la date a à la date b, les prix augmentent de x% ; puis, de la date b à la
date c, baissent de y%, etc., etc.. Divers auteurs ont décidé de voir dans ces mouvements des
oscillations cycliques, et une dizaine de noms sont ainsi attachés à des cycles de périodes et
d’amplitudes variées155. Mais personne n’est vraiment sûr de leur existence, et l’on se perd en
conjectures sur les causes de cycles si incertains.
Il faut ici rappeler quel était « l’état de l’art ». L’intérêt des mathématiciens pour les
« chroniques », depuis les travaux de Fourier (début du XIXe siècle) s’était concentré sur les
questions de cycles et de périodes. Un pas en avant pratique fut réalisé par le météorologiste
hollandais Buys-Ballot en 1847, lorsqu’il proposa un système de tableaux permettant de
« désaisonnaliser » les chroniques156. Moyennes mobiles et recherches de tendance apparurent
timidement dans les années 20 ; la notion de résidu aléatoire ne semble pas antérieure à 1945.

152. Jean-Yves GRENIER et Bernard LEPETIT, « L’expérience historique : à propos de C.-E. Labrousse », Annales
E.S.C., 44-1989, pp. 1337-1360. David R. WEIR, « Les crises économiques et les origines de la Révolution
française », Annales E.S.C., 46-1991, pp. 917-947.
153. Maurice LEVY-LEBOYER, « L’héritage de Simiand : prix, profit et termes d’échange au XIXe siècle », Revue
historique, 493-1970, pp. 77-120. Jean BOUVIER, « Feu François Simiand ? », Annales E.S.C., 28-1973, pp. 1173-
1192. On ne cite presque jamais François SIMIAND, Statistique et expérience. Remarques de méthodes, Paris, 1922
(extraits dans BOURDIEU, CHAMBOREDON, PASSERON, Le métier de sociologue, Paris, 1973, pp. 218-221).
154. Olivier DUMOULIN, « Aux origines de l’histoire des prix », Annales E.S.C., 45-1990, pp. 507-522.
155. Gaston IMBERT, Des mouvements de longue durée Kondratieff, Aix-en-Provence, 1959.
156. Présentation dans Marc BARBUT et Claude FOURGEAUD, Eléments d’analyse mathématique des chroniques,
Paris, 1971, pp. 158 ss.

59
On doit rappeler l’énergie matérielle considérable que requérait alors la mise en œuvre de
méthodes qui nous paraissent aujourd’hui d’une désarmante simplicité. Les moyens, tant
abstraits que matériels, de traitement des chroniques demeurèrent rudimentaires jusque dans
les années 50. Il faut donc bien se garder de reprocher aux historiens ayant travaillé, disons
avant 1970, de n’avoir pas employé des méthodes plus élaborées que celles qui étaient alors
pratiquement disponibles. Mais cela ne saurait empêcher de souligner le caractère fruste des
résultats alors obtenus, et la nécessité de reprendre, aujourd’hui, à peu près à zéro les analyses
alors effectuées.
La démographie historique n’a pas été bien mieux lotie. Les matériaux recueillis au
e
XIX siècle par les recensements et le fonctionnement des administrations d’état-civil forment
une masse énorme. Et c’est à partir d’eux que put être élaboré un ouvrage aussi remarquable
que Le suicide d’Emile Durkheim (1897)157. Mais les historiens tardèrent beaucoup à
s’engager dans l’utilisation de cette documentation. Ce fut en France l’obstination d’un
polytechnicien, Louis Henry, qui aboutit à l’édification d’un ensemble de techniques
numériques relativement simples, destiné à établir des séries d’indices à partir de
dépouillement des registres paroissiaux et d’état-civil158. Mais il s’agit plutôt d’un corps de
recettes et de mises en garde que d’un manuel de statistique. Les monographies exécutées
selon ces directives constituent des descriptions sérieuses et utiles159, mais cette orientation a
rapidement rencontré ses limites160 : d’un bourg à l’autre, les différences sont faibles ; et
surtout, ces descriptions, où les hommes sont à peine plus individualisés que les billes dans un
sac, n’apportent à l’études des structures sociales, dans leur fonctionnement et leur évolution,
que des éléments d’une oppressante pauvreté.
Un des meilleurs historiens de l’époque, Jean Meuvret, donnait en 1961 un texte
synthétique sur « les données démographiques et statistiques en histoire moderne et
contemporaine »161. L’essentiel de son exposé était consacré à une présentation de ce que l’on
a appelé par la suite les sources sérielles ; tout son arsenal technique se limitait aux moyennes
et médianes mobiles, à peine mentionnait-il les logarithmes. S’il avait l’intuition de
l’importance d’une étude systématique de la forme des distributions, il n’en tirait aucune
conséquence pratique. Globalement, pour lui comme pour tous les « quantitativistes », les
chiffres, correctement établis, parlaient d’eux-mêmes162.

Une modification se produisit à la fin des années 60. Les « machines de bureau »
s’étaient peu à peu répandues depuis la fin des années 50, ce qu’on appelait la mécanographie.
Bandes et cartes perforées suggérèrent la possibilité d’augmenter dans d’énormes proportions
la quantité de données à prendre en considération. Les ordinateurs firent rêver. Cette évolution

157. Sur la non-rencontre entre Durkheim et la statistique, Hanan SELVIN, « Durkheim, Booth and Yule : the non-
diffusion of an intellectual innovation », Archives européennes de sociologie, 17-1976, pp. 39-51.
158. En particulier Michel FLEURY et Louis HENRY, Nouveau manuel de dépouillement et d’exploitation de l’état-civil
ancien, Paris, 1965 (19853) ; Louis HENRY et Alain BLUM, Techniques d’analyse en démographie historique,
Paris, 19882.
159. Il serait utile, par exemple, d’examiner en détail l’argumentation critique de Jacques DUPAQUIER, « Statistique et
démographie historique. Réflexions sur l’ouvrage d’A. Croix, Nantes et le pays nantais au XVIe siècle », Annales
E.S.C., 30-1975, pp. 394-401.
160. Mélangez prix et démographie, assaisonnez d’un zeste de mentalités, vous obtenez des titres qui valent le
déplacement : Pierre CASPARD, « Conceptions prénuptiales et développement du capitalisme dans la principauté de
Neuchâtel (1678-1820) », Annales E.S.C., 29-1974, pp. 989-1008.
161. Jean MEUVRET, « Les données démographiques et statistiques en histoire moderne et contemporaine », in Charles
SAMARAN (éd.), L’histoire et ses méthodes, Paris, 1961, pp. 893-936.
162. Ce que B. Lepetit stigmatisait par la formule juste « croire à l’évidence probante des gisements documentaires »
(Histoire & Mesure, 4-1989, p. 195).

60
vint donner un sens nouveau à la pratique et à la notion d’enquête. La pratique remonte au
moins aux Mauristes du XVIIIe siècle, et l’on connaît les grandes enquêtes réalisées par
l’administration française au XIXe siècle. Marc Bloch et Lucien Febvre, parmi d’autres,
reprirent l’idée dans l’entre-deux-guerres, et l’on n’aurait garde d’oublier la grande enquête
sur l’architecture rurale française, qui produisit 1759 bonnes monographies entre 1942 et
1945. Il s’agissait là encore d’une entreprise paraadministrative. Dans les années 60, la VIe
Section de l’EPHE sous la houlette de Fernand Braudel, conjoignant le sériel et l’ordinateur,
soutint une série d’enquêtes où la nouvelle technologie, appariée à une division du travail
assez hiérarchisée, devait permettre à des « équipes » de taille plus modeste (cinq à vingt
personnes, en gros) d’obtenir rapidement des réponses à quelques questions « quantitatives »
jugées importantes. En résultèrent un petit nombre de bonnes monographies, des séries
d’articles utiles, quelques compilations numériques163.
Malgré les capacités de calcul des nouvelles machines, les traitements numériques
demeurèrent ce qu’ils étaient dans la phase précédente. La problématique de la plupart de ces
« enquêtes » étant demeurée d’un grand simplisme, les réponses se situèrent par force à l’étage
du questionnaire.

2. Les réflexions de quelques historiens quantitativistes.


La lecture de quelques textes synthétiques de quatre historiens français de grand
renom, Braudel, Vilar, Chaunu, Furet, peut aider à mieux comprendre les stratégies et les
enjeux. On note d’abord qu’il s’agit de quatre modernistes : le « quantitativisme », s’il a saisi
des hommes d’opinions diverses, a, durant cette époque, touché avant tout des historiens qui
s’occupaient de la période 1500-1820. Ce fut même un quasi-dogme qu’il aurait existé des
« économies préstatistiques » ou, variante, des sociétés dans lesquelles l’économie ne jouait
pas un rôle aussi grand que dans les nôtres, ces sociétés demeurant, presque ontologiquement,
hors du domaine d’application des études quantitatives.
L’essai de Fernand Braudel sur « les prix en Europe de 1450 à 1750 »164 est construit à
partir de données récoltées (et des calculs effectués) par F. Spooner. Coup de chapeau à
Labrousse, et énoncé d’une règle essentielle : toujours revenir au concret et à l’histoire
générale. Considérations sur les monnaies. Examen du « trend séculaire », avec une vive
préoccupation de géographie différentielle. Etude des « fluctuations courtes » : cycles et
mouvements cycliques (Kondratieff, Baehrel, Labrousse, Juglar, Kitchin). Mises en garde
contre de trop faciles erreurs d’échelle : ne pas expliquer une « crise » locale par la simple
considération des événements concomitants. Recherche d’une typologie des cycles.
Conclusions ; une seule nette : les métaux des Amériques ne peuvent suffire à expliquer la
hausse des prix du XVIe siècle. Braudel réclame d’autres séries, s’interroge sur le primum
movens, le métal ou la population ? et souhaite pour finir que l’histoire des prix soit « inscrite
dans le grand débat de la croissance économique ... et dans celui, primordial, de l’évolution
sociale ». Trois notions ressortent de cet exposé prudent : trend, cycle, croissance.
Au même moment, Pierre Vilar, outre sa monumentale Catalogne165, donnait plusieurs
textes abordant ce même sujet : une mise en garde ferme contre « l’économétrie

163. Par exemple l’enquête sur la consommation, voir le dossier publié dans les Annales E.S.C., 30-1975, pp. 402-632.
164. Fernand BRAUDEL et Franck SPOONER, « Les prix en Europe de 1450 à 1750 », in F. BRAUDEL, Ecrits sur
l’histoire. II, Paris, 1990, pp. 31-165 (version anglaise abrégée in The Cambridge Economic History of Europe. IV,
Cambridge, 1967, pp. 374-486).
165. Pierre VILAR, La Catalogne dans l’Espagne moderne. Recherches sur les fondements des structures nationales,
Paris, 1962.

61
rétrospective »166, des « remarques sur l’histoire des prix »167, une grande étude sur
« croissance économique et analyse historique »168. S’en prenant aux conceptions de J.
Marczewski, il montre l’impossibilité d’appliquer les notions et les outils de la comptabilité
nationale avant l’extrême fin du XVIIIe siècle, au mieux ; et plus généralement l’ingénuité
d’une « histoire économique » qui entend traiter comme « exogènes » les hommes et faits
exceptionnels, les ruptures majeures. S’agissant des thèses de E.J. Hamilton, P. Vilar attaque
l’alternative insoutenable « monnaie ou démographie », rappelle les notions essentielles
d’unité de la matière historique et d’interaction continue. Ces notions apparaissent en pleine
lumière dans son rapport à la Conférence de Stockholm, qui est considéré à juste titre comme
un des textes classiques de l’historiographie française contemporaine. Il analyse
successivement la population, la production, le mouvement des revenus et le bilan des
échanges, montrant comment chacun de ces aspects d’un tout social est à la fois un signe, une
conséquence et un facteur. A chaque page revient le même leitmotiv : utiliser les chiffres
quand il y en a, d’autres indications quand on n’en a pas ; mais surtout le rappel que la
définition des objets dénombrés doit toujours donner lieu à un effort particulier, et que les
relations entre grandeurs sont généralement complexes, mais pensables au prix d’un effort
suffisant. La réversibilité de la signification de tel ou tel « indicateur » est un phénomène
fréquent et il est raisonnable de supposer une grande variabilité de la domination de telle
activité sur telle autre. Au total, de ces textes de Pierre Vilar, on retient les notions de signe,
d’interaction, de totalité, et le rejet de la notion de primum movens. On ne peut pas ne pas
noter l’absence de toute considération technique sur les manipulations numériques.
Pierre Chaunu, en 1969, adopte un ton polémique et programmatique169. Il plaide avec
flamme pour la notion de « sériel », en proposant de réserver « quantitatif » pour la seule
comptabilité nationale rétrospective de Marczewski, ce qui limite beaucoup l’usage de ce
second terme. « L’histoire depuis vingt ans est sérielle, à la limite, même, elle n’est plus que
sérielle ». Diable ! Suit une vaste fresque de l’historiographie des prix, à quoi notre auteur
accole « l’histoire géographique », puis « l’histoire démographique ». Chemin faisant, il
dénonce avec bonheur des tentations par trop présentes : « une tendance implicite à valoriser
ce qui se mesure avec le plus de précision », « une trop étroite subordination à des modèles
d’explication économique souvent précaires », la « cyclomanie ». On est frappé par la véracité
des observations et la justesse des remarques critiques, l’intérêt des perspectives ouvertes. On
est quand même un peu surpris d’apprendre que tout a commencé dans les années 30, la crise
de 1929 ayant été une sorte de révélateur universel ; tout ce qui a été produit antérieurement
n’était que « matériaux », « anecdotes ». Bigre !
En 1970, François Furet cherche à prendre de la hauteur170 et à révéler le fin mot de
cette aventure (le mot de la fin ?). Sont donc invoqués Marczewski, Vilar, Chaunu, Crouzet,
Le Roy Ladurie, Goubert, Baehrel, Richet, Fleury, Vovelle : véritable palmarès de fin
d’année,... dont Braudel a été écarté ! Après avoir rejeté la visée de Marczewski sur la base
d’un compromis en clair obscur entre Vilar et Chaunu, F. Furet reprend la notion de « sériel »

166. « Pour une meilleure compréhension entre économistes et historiens, « Histoire quantitative » ou économétrie
rétrospective ? », Revue historique, 1965, pp. 293-312, repris dans Une histoire en construction, Paris, 1982,
pp. 295-313.
167. « Remarques sur l’histoire des prix », Annales, E.S.C., 1961, pp. 110-115, repris dans Une histoire en construction,
pp. 174-180.
168. « Croissance économique et analyse historique » in Première conférence internationale d’histoire économique,
Stockholm, Paris/La Haye, 1960, repris dans Une histoire en construction, pp. 13-86.
169. Pierre CHAUNU, « L’histoire sérielle. Bilan et perspectives », Revue historique, 494-1970, pp. 297-320 (conférence
prononcée à Bucarest en 1969).
170. François FURET, « L’histoire quantitative et la construction du fait historique », Annales, E.S.C., 26-1971, pp. 63-
75, repris dans J. LE GOFF et P. NORA (éds), Faire de l’histoire. I, Paris, 1974, pp. 42-61.

62
de Chaunu, qu’il définit comme une forme d’histoire, et insiste particulièrement sur la notion
de source sérielle. De là, il saute à une dichotomie de bien plus large portée : d’un côté
l’événement, la finalité, le récit ; de l’autre, la série, le problème. Et l’on apprend que
l’histoire sérielle « distingue par nécessité les niveaux de la réalité historique, et décompose
par définition toute conception préalable d’une histoire « globale » ». Du coup, on arrive à
l’équivalence : événement = illusion téléologique. On glisse ensuite aux décalages
chronologiques entre séries, qui seraient censés démontrer la non-correspondance entre
« niveaux de réalité ». Trois propositions, a priori un peu surprenantes, résument l’originalité
de F. Furet :
1. l’affirmation que « l’analyse quantitative... a, enfin, constitué en objet
scientifiquement mesurable la dimension de l’activité humaine qui est sa raison d’être, le
temps » ;
2. l’affirmation de l’équivalence générale récit = téléologie ;
3. l’affirmation que l’histoire sérielle « atomise la réalité en fragments si distincts
qu’elle compromet la prétention classique de l’histoire à la saisie du global ».
Tel qu’il est, le texte de F. Furet est remarquablement ambigu. On ne comprend pas si
l’opposition récurrente au sein de cet article concerne la réalité historique (des événements vs.
des séries) ou la pratique des historiens (historiens événementialistes vs. historiens
sérialistes)171. Ce qui était chez Chaunu provocation tonique se métamorphose chez Furet en
bricolage idéologique. L’opposition ontologique événement vs. série est une proposition
extraordinaire : qu’est-ce qui sépare le décès-événement des décès-série ? Les hommes n’ont
pas attendu F. Furet, ni même l’histoire quantitative (et/ou sérielle), pour s’apercevoir que tout
décès est un événement dans un certain cadre, et qu’un ensemble de décès forme une grandeur
dénombrable. Et la tâche de l’historien est précisément de parvenir à combiner
rationnellement les deux points de vue. Le texte de F. Furet, outre ce qu’il révèle des a priori
politiques de l’auteur (le silence sur Braudel est en soi une faute d’érudition et de méthode
grossière, qui détruit ab ovo toutes les prétentions de l’auteur à la scientificité et à la non-
téléologie), est symptomatique des apories graves sous-jacentes à la pratique de l’histoire
sérielle développée à partir de l’après-guerre. Pour Furet, est sérielle toute source dont on peut
tirer des nombres, et c’est la possibilité d’une opération sur ces nombres qui garantit qu’on est
du côté de l’histoire scientifique et non-téléologique. Les nombres existent ainsi en eux-
mêmes, doués de vertus miraculeuses. On est en pleine numérologie médiévale ! Une
innocence aussi stupéfiante est directement corrélée à une compétence technique en matière
de statistique voisine de zéro.
Aucun des quatre auteurs que nous venons d’examiner ne propose la moindre
remarque proprement statistique. Le premier petit manuel français de statistique pour historien
paraît seulement en 1981172. A vouloir quantifier (ou a fortiori théoriser la quantification) sans
posséder les premiers éléments des techniques ad hoc, on trahit tôt ou tard son incompétence.
Méprisée, la technique se venge. L’approximation incontrôlée vire sans crier gare au

171. On note au total une remarquable convergence entre les vues de F. Furet et celles, nettement antérieures, de Raymond
Aron (Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, 1938. Cf. A. GUERREAU, « Raymond Aron et l’horreur des
chiffres », Histoire & Mesure, 1-1986, pp. 51-73). Coïncidence ?
172. Le manuel le plus ancien est anglais : Roderick FLOUD, An Introduction to Quantitative Methods for Historians,
London, 1973, 2e éd. 1979, trad. allemande, Stuttgart, 1980. Vient ensuite Norbert OHLER, Quantitative Methoden
für Historiker. Eine Einführung. Mit einer Einführung in die EDV von Hermann Schäfer, München, 1980. Enfin,
Jean HEFFER, Jean-Louis ROBERT et Pierre SALY, Outils statistiques pour les historiens, Paris, 1981. Egalement,
Pierre SALY, Méthodes statistiques descriptives pour les historiens, Paris, 1991. Helmut THOME, Grundkurs
Statistik für Historiker, 2 vol., Köln, 1989-1990.

63
n’importe quoi.

3. Après 1975.
Le manque de recul rend fort risquée toute tentative de synthèse s’agissant de
l’évolution des vingt cinq dernières années. C’est néanmoins un passage obligé si l’on cherche
à cerner la signification des tendances actuelles. Distinguons d’abord les transformations
internes au champ historique et les évolutions de l’environnement.
Sur le modèle de l’histoire des prix ou de celui de la démographie historique, on a
entrepris de dénombrer d’autres réalités, notamment « culturelles »173. La productivité de
telles opérations a rapidement décru. Les « grandes enquêtes », telles qu’elles furent conçues
dans les années 60, ont une rentabilité qui tend vers zéro. Les modèles simplistes susceptibles
de fonder de telles recherches, monétarisme ou pan-démographisme, ont subi des critiques
décisives174. Par intuition plus que par raisonnement, les historiens dans leur immense
majorité sont parvenus à la conclusion que la prétention à l’objectivité, voire à la preuve,
affichée par l’histoire sérielle, n’était nullement fondée175. L’ordinateur lui-même s’est trouvé
affublé d’une image négative d’instrument de pouvoir, sans aucune efficacité proprement
scientifique.
Une analyse succincte des rythmes de parution des divers types d’articles dans les
Annales E.S.C. offre une possibilité de repérage. Jusque vers 1975, le « quantitatif »
représentait un peu plus de 25% des articles, mais les articles techniquement « pointus »
restaient alors exceptionnels. On doit toutefois souligner la remarquable rapidité de mise en
œuvre de l’analyse des correspondances. Elaborée à l’extrême fin des années 60 par le
mathématicien français Jean-Pierre Benzécri176, cette procédure de calcul apparut dès 1972
dans un article d’histoire médiévale signé de M. Demonet et Ch. Klapisch177. Mais le fait le
plus notable est l’effondrement du « quantitatif » entre 1976 et 1982. En six ans, la proportion
des articles qui y ont recours passa de 25% à 7% ; de 84 à 86, cette proportion remonta
légèrement, pour se stabiliser aux alentours de 10%. Depuis 1986, deux phénomènes se
manifestent : 1. la restriction sensible des domaines historiques utilisant des procédures
quantitatives ; en 1989-1991, plus aucun article « quantitatif » ne touche les périodes
antérieures à 1500, cette approche se concentre sur la période 1740-1940 ; 2. apparaissent
pour la première fois en quantité significative (au-dessus de la barre des 5%) des articles
faisant appel à des procédures qu’on peut dénommer statistiques ; on reste fort éloigné de
l’économétrie des polytechniciens, mais une légère tendance à ne plus refuser
systématiquement un minimum de technique semble se faire jour aux Annales.

173. Exemple standart : Guy ROSA, « Comptes pour enfants. Essai de bibliométrie des livres pour l’enfance et la jeunesse
(1812-1908) », Histoire & Mesure, 5-1990, pp. 343-369. Jean-Philippe GENET, « La mesure et les champs
culturels », Histoire & Mesure, 2-1987, pp. 137-169.
174. Par exemple Robert BRENNER, « Agrarian Class Structure and Economic Development in Pre-industrial Europe »,
Past and Present, 70-1976, pp. 30-75.
175. Il importe toutefois de souligner que l’évolution a été sensiblement différente chez les chercheurs travaillant sur des
matériaux archéologiques, qui sont venus assez lentement à l’utilisation des nombres, mais sont passés peu à peu à un
usage de procédures statistiques stricto sensu, qui naturellement leur rendent des services dont ils n’envisagent guère
de se priver. S’agissant par exemple de numismatique, voir le très riche volume de Charlotte CARCASSONNE et
Tony HACKENS (éds), Statistics and Numimatics. PACT - 5, Strasbourg, 1981 ; Charlotte CARCASSONNE,
Méthodes statistiques en numismatique, Louvain-la-Neuve, 1987.
176. Jean-Pierre BENZECRI et collab., L’analyse des données. I. La taxinomie. II. L’analyse des correspondances, 2 vol.,
Paris, 1973. Les publications antérieures circulaient surtout sous forme de cours (le premier programme d’AFC date
de 1963).
177. Christiane KLAPISCH et Michel DEMONET, « « A uno pane e uno vino » La famille rurale toscane au début du
XVe siècle », Annales E.S.C., 27-1972, pp. 873-901.

64
Il est réconfortant d’observer que P. Bairoch, procédant à une large enquête sur
l’évolution des publications d’histoire économique, conclut lui aussi que 1975 marque une
inflexion, l’essor du « quantitatif » paraissant stoppé à cette date178. D’un autre côté, la
création par le C.N.R.S. de la revue Histoire & Mesure en 1986 semble étayer l’idée que le
milieu des années 80 voit se concrétiser le souci de certains historiens de passer du quantitatif
au statistique, et d’incorporer à l’érudition de base des procédures jusque là jugées
exotiques179.
Curieusement, certains auteurs ont procédé à une assimilation ex post entre cette forme
de recherche et ce qui s’est auto-défini dans les années 70 comme la « nouvelle histoire ».
Certes, les Annales ont publié bon nombre de graphiques et de chiffres dans les années 60 et
70. L’article définitoire de François Furet, « l’histoire quantitative et la construction du fait
historique », est paru dans cette revue en 1971. Les critiques, de gauche comme de droite, de
la « nouvelle histoire » s’y sont trompés avec un touchant ensemble, démontrant à la fois leur
incapacité à lire correctement les sources et leur profonde ignorance technique180. En réalité,
des historiens qui ont joué un rôle de premier plan dans l’élaboration du quantitativisme, tels
Michel Fleury ou Bertrand Gille, peuvent difficilement être rangés tout uniment sous la
bannière de la « nouvelle histoire ». Et les élèves de l’Ecole des Chartes ont subi des cours
obligatoires d’informatique et de statistique181 bien avant les apprentis historiens de la VIe
Section. Et s’il est vrai que les fanatiques de l’« histoire-récit » sont pour la plupart assez
distincts de tous ceux qu’on rassemble dans le fourre-tout de la « nouvelle histoire », on ne
doit pourtant pas perdre de vue un point essentiel : on rencontrait des tenants du
« quantitativisme » sur tous les bords, ce qui est assez cohérent avec le fait généralement
observé que les techniques, même intellectuelles, n’ont pas de lien biunivoque direct avec
telle ou telle idéologie.

La conjoncture « externe » répond à un autre tempo. Comme on l’a signalé plus haut,
le « quantitatif » historique est né et s’est développé dans un contexte matériel qui apparaît,
rétrospectivement, ascétique : papier blanc, crayon, parfois la règle à calcul ; l’outil de travail
le plus efficace était le papier fonctionnel. Les manuels de statistique consacraient d’ailleurs
d’amples développements à l’usage des tables, des abaques et aux procédures de
simplification des calculs. La montée en puissance des ordinateurs dans les années 60 eut des
effets radicalement différents chez les historiens et chez les statisticiens.
Chez les historiens, l’ordinateur chatouilla le vieux démon de la poursuite de
l’exhaustivité. On vit donc fleurir les « grandes enquêtes », dans le cadre d’une accentuation
de la division du travail. L’accès à l’ordinateur devenait symbole de pouvoir, outil de pouvoir,
mais sans que changent les procédures d’analyse. « Informatique » en France, « E.D.V. » en
Allemagne, sonnaient comme des mots d’ordre d’une politique... qui restait à inventer. Des

178. Paul BAIROCH et Bouda ETEMAD, « La littérature périodique d’histoire économique contemporaine », Annales
E.S.C., 42-1987, pp. 369-401.
179. Il faudrait consacrer une longue analyse aux développements de l’histoire quantitative en Allemagne. Heinrich BEST
et Reinhard MAN (éds), Quantitative Methoden in der historischsozialwissenschaflichen Forschung, Stuttgart, 1977.
Franz IRSIGLER (éd.), Quantitative Methoden in der Wirtschafts- und Sozialgeschichte der Vorneuzeit, Stuttgart,
1978. L’importante association Quantum publie une revue Historical Social Research / Historische Sozialforschung.
Heinrich BEST et Wilhelm Heinz SCHRÖDER, « Quantitative historische Sozialforschung », in Christian MEIER et
Jörn RÜSEN (éds), Historische Methode, München, 1988, pp. 235-266.
180. François DOSSE, L’histoire en miettes. Des « Annales » à la « nouvelle histoire », 1987, notamment pp. 184-188
(« fétichisation du quantitatif »). Hervé COUTEAU-BEGARIE, Le phénomène « nouvelle histoire », Paris, 1983,
notamment pp. 114-120 (« La production des nouveaux historiens durant les vingt dernières années porte trop
souvent la marque d’un quantitativisme triomphant »).
181. A partir de 1971.

65
lettres d’information vinrent révéler aux nouveaux initiés le full text, le thesaurus, la banque
de données. Pour coiffer le tout, une nouvelle Révélation : l’I.A., l’intelligence artificielle !
Dieu merci, ce tintamarre s’est un peu atténué, mais il a eu le fâcheux effet de renforcer les
préventions d’une majorité d’historiens, surtout férus de rhétorique, à l’encontre de tout
« traitement de données ».
L’expansion rapide des calculatrices électroniques, à partir de 1975, passa à peu près
inaperçue. Il n’en fut pas de même des micro-ordinateurs, surtout lorsque I.B.M., après avoir
considéré ce produit avec un parfait mépris, vira à 180o et proposa son premier PC à la fin de
1981. Depuis une vingtaine d’années, pour des prix stables ou en baisse, la puissance de ces
outils n’a cessé de croître, dépassant largement les capacités de beaucoup de « gros »
ordinateurs des années 70. Cet objet, muni de logiciels de traitement de texte et de gestion de
fichiers, est devenu en quelques années un standart d’équipement des ménages de cadres, chez
les historiens comme ailleurs. Cependant la pratique de recherche des historiens ne semble
encore avoir été affectée que marginalement par cette nouvelle machine (qui, contrairement
aux ordinateurs antérieurs, ne paraît pas susceptible de générer des effets de pouvoir, au
contraire).
Limité donc, l’emploi des nombres par des historiens n’est pourtant pas une rareté ;
mais une observation s’impose : la majorité des historiens qui se sont mêlés de chiffres, ou,
pire encore, ont voulu en causer abstraitement, n’avaient pas pris la peine d’acquérir les
premiers rudiments, ni même de s’informer des réflexions de quelques mathématiciens sur les
relations des « nombres » avec la « réalité ». D’où des pratiques indigentes, voire erronées182,
et des considérations générales pour le moins insuffisantes, souvent incohérentes sinon
carrément folles.

4. causes et conséquences d’une débâcle subreptice


Il est essentiel ici d’essayer de faire apparaître les observations qui font structure.
1. les promoteurs de ce courant n’étaient pas des historiens. Le cas de Louis Henry est
lumineux, et il faut ajouter qu’au second plan se trouvaient des personnages comme Adolphe
Landry ou Alfred Sauvy, et leurs préoccupations populationistes. Pour Simiand et Labrousse,
c’était à peine différent, et l’on voit bien que leurs réflexions étaient portées directement par
une considération strictement contemporaine relative à l’inflation, à son caractère déstabilisant
d’absolue nouveauté (dans l’entre-deux-guerres). Autrement dit, il s’est agi d’une importation
de thèmes extérieurs et contemporains par des individus aux marges de la profession.
2. la marchandise ainsi importée était faiblement élaborée et de médiocre qualité. On ne
saurait assez répéter que les « quantitativistes » n’ont jamais utilisé la statistique, et que les
hypothèses sous-jacentes à leurs principaux raisonnements étaient d’une indigence à pleurer.
3. cette véritable misère intellectuelle était étroitement corrélée au présupposé fondamental de
la « quantité » comme canton autonome sinon complètement indépendant de la réalité
historique. Les quantitativistes croyaient à l’existence de grandeurs dénombrables constituant
des sortes de blocs erratiques, à l’écart des autres structures sociales, doués d’une logique
(rudimentaire) propre, et tout au plus capables d’influer sur la société, mais sans le moindre
effet en retour. Finalement, l’observation fondamentale est que la notion de cohérence du tout

182. Une des fautes les plus grossières, et pourtant fort courantes, est celle de la division des pourcentages de variation.
Citons par exemple F. Braudel (« Les prix en Europe... », cf. note 15, p. 66 : « montée lente, entre 1450 et 1500, de
50%, soit 1% par an »), ou Raymond GREW et Patrick J. HARRIGAN, (« L’offuscation pédantesque. Observations
sur les préoccupations de J.-N. Luc », Annales E.S.C., 41-1986, pp. 913-922) qui prétendent distribuer des leçons de
statistique et affirment tout de go (p. 916) : « un taux de croissance réel de 10,6% sur une période de dix ans donne
un taux annuel de 1.06% ».

66
social était stritement incompatible avec le quantitativisme, qui se situait exactement aux
antipodes d’une telle perspective.
En termes généraux, les conséquences catastrophiques de cet épisode sont bien
visibles : 1. le fiasco lamentable de cette expérience a convaincu une majorité d’historiens
(trop heureux !) que toute considération numérique est superfétatoire ; 2. pour autant,
personne n’a vu que la prétention des quantitativistes à s’occuper d’un canton particulier de la
réalité était aussi exorbitante qu’insane, et tout au contraire, l’idée s’est renforcée de
l’existence de tels secteurs « autonomes » ; 3. personne n’a remarqué que le quantitativisme
s’est évanoui avant d’avoir été soumis à la moindre critique rationnelle ; la plupart des
historiens interprètent cette disparition en termes de « mode » ; c’était la mode, ce n’est plus la
mode... Or qui dit mode, dit insignifiance. Comment envisager la possibilité (a fortiori
l’utilité) d’une critique rationnelle si tout se vaut, et que le critère ultime est l’air du temps ?
Il me semble (c’est une impression, mais je n’ai pas d’indices en sens inverse) que ces
remarques d’ensemble s’appliquent assez bien, mutatis mutandis, à la plupart des « thèmes »
évoqués plus haut. Il n’est donc peut-être pas indispensable de passer ici la revue de détail du
champ de ruines que ces pratiques ont laissé derrière elles.

La science historique dans les interstices


Même devant un tel gâchis et tant de décombres, on ne peut se départir de l’idée que
plusieurs des thèmes signalés plus haut étaient et demeurent dignes d’intérêt. Les historiens,
médiévistes en particulier, se sont trouvés pris sans qu’ils comprissent ce qui leur arrivait dans
un tourbillon qu’ils ne pouvaient pas maîtriser, du fait principalement de leur attachement
acritique et inconscient à une série de présupposés qui interdisaient toute réflexion organisée
et rationnelle sur les pratiques, sociales, mais plus encore intellectuelles, qui sont le fond du
métier.
Évolutions cahotiques, erreurs accumulées, piétinements et régressions n’empêchent
pas de constater que quelques progrès ont cependant eu lieu. Aucun mouvement historique
n’est homogène, les contradictions et les écarts s’observent partout, pourvu qu’on examine les
affaires de près. Depuis longtemps en fait, la science historique proprement dite, en
contradiction avec la logique sociale dominante, ne survit que parce que la structure présente
des interstices suffisants. L’allure même de l’évolution des trente dernières années a rendu
lent et malaisé le nécessaire processus de décantation au terme duquel se discernent les
innovations réelles et les contributions majeures d’une époque. A l’encontre d’une
élémentaire prudence, je vais ici exposer ce qui ne peut être qu’une opinion personnelle. Ces
avancées me paraissent avoir eu lieu dans trois directions.
Le plus net est la contribution de l’archéologie médiévale, sur laquelle je reviendrai en
détail plus loin. Des éléments entièrement nouveaux sont apparus, comme les structures en
bois du haut Moyen Age. Je tiens pour fondamentaux les apports (le plus souvent ignorés) de
l’archéobotanique et de l’archéozoologie, qui obligent à repenser des pans entiers de l’histoire
médiévale. Divers corpus de grande importance ont été réalisés, ou sont en cours, comme
celui des trésors monétaires ou celui des vitraux. On voit se profiler, grâce aux nouveaux
supports, des corpus iconographiques qui pourraient aussi produire de fortes modifications.
Une évolution beaucoup plus abstraite, mais également de grande signification, me
semble être celle qui voit émerger de nouveaux champs de structuration potentielle. En lieu et
place de thématiques molles et brumeuses apparaissent des notions qui se réfèrent beaucoup
plus nettement à la notion de structure, et tendent à mettre au jour des cohérences ignorées.

67
Signalons en quatre (il en existe sûrement d’autres). A la place de la vieille histoire de
l’architecture, où triomphe le fameux « œil » de l’historien de l’art (trompe... l’œil), l’histoire
de la construction met au centre de ses préoccupations le processus, fondamentalement social,
de construction. Faisant suite à la notion, qui eut son utilité, de « mentalité », la préoccupation
pour les représentations indique qu’il s’agit de repérer un élément précis de la réalité sociale,
l’idéel, et d’en montrer le rôle et la structure. Dès le courant des annés 70, l’intérêt pour la
structuration de l’espace dans la société médiévale a rapidement laissé apparaître son extrême
pertinence183, en lieu et place de considérations passe-partout sur un espace-temps des plus
incertains. Enfin, et peut-être surtout, une perspective, d’abord définie assez
malencontreusement comme « histoire de la famille », se structure et s’affirme en liaison forte
avec l’appareil conceptuel d’analyse de la parenté184, qui permet d’échapper au
substantialisme ordinaire et de placer la reconstruction des relations et de leurs liaisons au
centre du travail. Cette perspective pourrait bien aider à réorienter profondément toute
l’interprétation traditionnelle de la société médiévale et aider, enfin, à penser sa dynamique.
Ces évolutions ne sont pas les plus apparentes, on ne peut que les pressentir à partir
d’un ensemble d’indices. Mais ce sont assurément les plus prometteuses, car leur
développement et leur essor apparaît comme la seule voie pour échapper aux ciseaux et à la
colle et produire enfin le changement de paradigme, dont la médiévistique a le plus
profondément besoin pour trouver les outils d’un nouvel essor.
La troisième direction est celle que la majorité de médiévistes acceptent le moins
volontiers, alors qu’il s’agit en fait de la plus substantielle : la création de nouveaux concepts,
en liaison avec les champs dont il vient d’être question, mais représentant une forme stable
désignant un nœud spécifique de relations. S’agissant d’espace, les deux concepts associés
d’incastellamento-encellulement185 aident à mieux percevoir la restructuration fondamentale
du XIIe siècle. En matière de parenté, le concept de topolignée186 permet de penser une
structure de parenté qui tire sa logique d’un processus n’appartenant précisément pas au
champ de la parenté, grâce à quoi on peut mieux percevoir des éléments de la logique globale
de la société médiévale187.

La survie indéfinie des « histoires spéciales »


Si l’analyse n’est pas entièrement controuvée, ces conclusions apportent pour le moins
des éléments incontournables à toute entreprise de réflexion sur l’avenir de la médiévistique.
Mais je dois encore aborder un point que je n’ai pas évoqué jusqu’à présent. S’il est vrai,
comme Koselleck l’a montré, que l’Histoire est née dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
cela n’a pas empêché les histoires de survivre, les « histoires spéciales » comme on disait au
XIXe siècle : histoires de la langue, de la littérature, de la musique, de la peinture, de

183. Jacques LE GOFF, La naissance du purgatoire, Paris, 1981. A. GUERREAU, « Quelques caractères de l’espace
féodal européen » in Neithard BULST, Robert DESCIMON & A. GUERREAU (éds), L’État ou le Roi. Les
fondations de la modernité monarchique en France (XIVe-XVIIe siècles), Paris, 1996, pp. 85-101.
184. Anita GUERREAU-JALABERT, « Parenté », in Jacques LE GOFF et Jean-Claude SCHMITT (éds), Dictionnaire
raisonné, pp. 861-876. Jérôme BASCHET, Le sein du père. Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval, Paris,
2000.
185. Robert FOSSIER, Enfance de l’Europe. Aspects économiques et sociaux, Paris, 1982. A. GUERREAU, « Un
tournant de l’historiographie médiévale », Annales E.S.C., 41-1986, pp. 1167-1176. Pierre TOUBERT, Les
structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine du IXe siècle à la fin du XIIe siècle, Roma, 1973 ;
« Histoire de l’occupation du sol et archéologie des territoires médiévaux : la référence allemande », Castrum, 5-
1999, pp. 23-37.
186. Anita GUERREAU-JALABERT, « Sur les structures de parenté dans l’Europe médiévale », Annales E.S.C., 1981-6, pp.
1028-1049.
187. Si je manquais de modestie, j’ajouterais peut-être « dominium » et « ecclesia »...

68
l’architecture, du droit, des sciences, de la philosophie, etc., etc.. Toutes ces histoires spéciales
prospérèrent au XIXe siècle, parallèlement à l’histoire générale. Pour elles aussi, ce fut le
siècle des mises en ordre, qui se traduisirent, à la fin de ce siècle ou au début du XXe, par la
publication de grands manuels qui acquirent presque aussitôt le statut de classiques. Et Achille
Luchaire, dans le manuel déjà cité, consacrait plusieurs pages à la Chanson de Roland, à
Guillaume IX et à l’art roman. Il ne s’agissait cependant que de brefs résumés, juxtaposés sans
excessive habileté aux développements de l’histoire dite générale188. Il serait extrêmement
instructif de suivre l’évolution de ces diverses histoires spéciales, en particulier pour examiner
l’adaptation de chacune d’elles aux évolutions idéologiques globales. Quelques mots sur
l’histoire de la littérature. En France, contrairement à ce qui se passait dans d’autres pays, au
premier rang desquels l’Allemagne, les médiévistes ne furent jamais tenus de recevoir une
formation, même sommaire, en philologie. D’où l’absence à peu près complète des historiens
français sur ce terrain, et la dépendance des philologues français à l’égard des travaux
effectués outre-Rhin. Un rôle majeur fut tenu par Gaston Paris, qui parvint à dominer de
manière étonnante l’ensemble des connaissances disponibles dans ce domaine dans la seconde
moitié du XIXe siècle. On doit lui reconnaître à la fois un esprit éclairé, une grande
intelligence et de vastes intérêts pour la civilisation médiévale en général, notamment pour les
littératures de la plupart des pays d’Europe, qu’il lisait dans le texte. On est frappé par la
verdeur et l’alacrité de son Histoire poétique de Charlemagne (1865), qui mérite d’être encore
lue, car elle n’a rien à voir avec l’image saint-sulpicienne qui, de nos jours encore, s’attache
aux « légendes épiques » dans des manuels qu’on croirait rédigés ad usum delphini. Pourtant,
lisant les notices rédigées par Gaston Paris, on est intrigué par une multitude de remarques sur
le « réalisme » de tel passage, sur la « finesse psychologique » de tel épisode, ou au contraire
sur les « ennuyeuses longueurs » et les « aventures insipides » qui encombreraient tel ou tel
roman. En dépit de la grande variété de ses intérêts, G. Paris ne s’embarrassait guère pour
juger les textes à l’aune d’une esthétique d’allure toute lansonnienne.
Des constatations analogues, mutatis mutandis, s’imposeraient à nous de la même
manière pour toutes les autres « histoires spéciales ». On est d’abord saisi par l’exclusivisme
de chacune d’elles : il existerait ainsi des « faits littéraires », des « faits architecturaux », aussi
bien que des « faits philosophiques » ou des « faits juridiques » en tous lieux et à toutes
époques, et il serait extrêmement déraisonnable de chercher à mettre en relation des « faits
architecturaux » (e. g.) avec autre chose que des « faits architecturaux », selon le principe
intangible, « à faits architecturaux, causes architecturales » (en pratique, dans ce cas, la notion
universelle d’« influence »189). La procédure est d’une simplicité évangélique : il suffit de
comparer tel édifice avec tous les bâtiments datés de la même époque (mais le sont-ils ?), ou
d’une époque légèrement antérieure : tout ce qui ressemble est attribué aux influences ; le
résidu est déclaré original, donc issu de la créativité de l’artiste. CQFD. L’indéfinissable
notion de style (imperméable à tout autre qu’à l’historien de l’art) permet, derrière un
jugement fondamentalement esthétique, de faire disparaître toute question sur la nature et le
sens des édifices observés190.
On voit immédiatement que le maintien de ces études renvoie à deux ordres de faits

188. Achille LUCHAIRE, Les premiers Capétiens (987-1137), Paris, 1901 (Ernest LAVISSE (éd.), Histoire de France
depuis les origines jusqu’à la Révolution, 2-II), pp. 389-411.
189. Un exemple ? Parmi des milliers : Jean VALLERY-RADOT, Églises romanes. Filiations et influences, Paris, 1931.
Émouvante nullité…
190. Quand il ne s’agit pas de considérations subjectives aux relents douteux : Wilhelm SCHLINK, « The gothic cathedral
as haevenly Jerusalem : a fiction in german art history », in Bianca KÜHNEL (éd.), Studies in Honor of Bezalel
Narkiss, Jerusalem, 1998, pp. 275-285.

69
assez connus. D’un côté, le substrat matériel et institutionnel est assuré par les chaires
universitaires liées à des formations particulières. Ce qui, soit dit en passant, montre au-delà
du nécessaire les effets négatifs de la dépendance des champs de recherche à l’égard des
découpages universitaires. Mais il faut bien reconnaître aussi que ce découpage irrationnel ne
convient que trop à tous les tenants du refus de la cohérence générale d’une société et d’une
civilisation, qui utilisent les institutions en place comme autant de bastions de défense des
dogmes.

L’amnésie structurale
En cette fin du XXe siècle, la médiévistique continue de vivre dans l’oubli méthodique
de son propre passé. Les linéaments d’analyse que je viens d’exposer à grands traits m’incitent
au contraire à attirer l’attention sur la non-linéarité de l’évolution et sur deux moments
décisifs, qui ont vu se produire de vigoureux remaniements du champ intellectuel, dont les
conséquences sont toujours actuelles :
1. le dernier tiers du XVIIIe siècle et les premières années du XIXe furent l’instant de la
double fracture conceptuelle : éclatement de l’ecclesia et du dominium, naissance simultanée
de la politique, de l’économie et de la religion. Ce nouveau jeu de macro-concepts a été ab
ovo conçu pour penser la société nouvelle et pour disqualifier l’ancienne. Tant que les
médiévistes n’auront pas pris sérieusement ce dernier point en considération, aucune
hypothèse cohérente ne pourra être construite pour rendre compte de la société féodale ;
2. la fin du XIXe siècle a vu s’instaurer la mise entre parenthèses de la diachronie,
substrat indispensable à la naissance des sciences sociales. L’histoire a subi de plein fouet le
choc de cette épochè, et s’est ainsi trouvée dans la situation de la grenouille décervelée : elle
ne s’en est pas remise. Remarquons aussi, nous y reviendrons, que les sciences sociales ont
pu, à l’écart du temps, élaborer leurs concepts de base et accomplir ainsi des mises en ordre
décisives ; mais, un siècle après, elles n’ont toujours pas retrouvé le temps, et elles sèchent sur
pied.

70
II. RENOUVEAUX POTENTIELS

Warte nicht auf beßre Zeiten


Wolf Biermann

Ce serait une plaisanterie d’un goût douteux de présenter ici quelques thèmes
supplémentaires, dont on estimerait, pour d’obscures raisons, qu’ils pourraient
avantageusement occuper la place piteusement abandonnée par les précédents. Au cours des
analyses qu’on vient de lire sont apparus, de manière furtive ou au contraire assez pesante, des
problèmes non résolus, des pistes possibles mais apparemment obstruées, des programmes
seulement tracés en filigrane. Une partie de ces observations concernaient en fait des
évolutions qui, tout en ayant un retentissement dans la pratique de l’histoire médiévale, la
dépassaient ou se développaient plus ou moins en dehors d’elle. Tracer des perspectives
susceptibles de mener quelque part suppose, ici, que l’on commence par évaluer et tenter
d’exploiter des outils, des circonstances, des tendances qui puissent avoir, moyennant un
effort adéquat d’adaptation, des usages et des effets bénéfiques dans le cadre des pratiques
d’élaboration de connaissances inédites sur la société médiévale. On proposera ici quelques
réflexions sur trois domaines d’ampleur et de forme tout à fait différentes, qui cependant nous
semblent receler un potentiel de premier ordre : les fouilles et l’analyse des objets ; les
évolutions techniques liées à l’électronique et aux procédures statistiques qu’elles permettent ;
la sémantique, c’est-à-dire l’immense domaine de toutes les pratiques et procédures visant le
décryptage du sens des documents, textes ou objets.

71
A. L’archéologie

Le premier axe de renouvellement, qui concerne spécifiquement la médiévistique, est


celui de l’archéologie.
Encore une fois, l’« introduction » de Jacques Le Goff, de 1964, énonçait, sans doute
pour la première fois, une perspective décisive : « L’archéologie, après nous avoir restitué les
vestiges les plus nobles,... retrouve aujourd’hui les aspects... que les savants polonais
appellent la culture matérielle : archéologie de l’habitat, des techniques rurales et artisanales,
de l’alimentation... Les chartes ont cessé d’exprimer toute la réalité médiévale. Ainsi un
nouveau Moyen Age est en train de naître, de renaître »191.

Désastre professionnel
Qu’en est-il trente cinq ans après ? Le tableau est contrasté. Des recherches ont en effet
été réalisées dans les directions évoquées par Jacques Le Goff, et des résultats
extraordinairement novateurs obtenus ; malheureusement, ceux-ci demeurent presque ignorés,
ou bien trop confidentiels. D’autres voies, plus traditionnelles, ont continué d’être
empruntées, et ce ne sont pas toujours les observations les plus intéressantes qui ont été mises
en exergue. Mais de beaucoup le plus préoccupant, pour ne pas dire désastreux, est la situation
pratique et professionnelle. Un essor extrêmement rapide, en particulier dans les années 80, a
abouti à des mécomptes dramatiques : une masse d’emplois précaires, occupés par du
personnel mal payé et sous-formé (voire pas formé du tout) mais qui prétend néanmoins au
monopole de la pratique des fouilles ; une mainmise de plus en plus pesante du Ministère de
la Culture, qui gère les fouilles comme on gère des musées, c’est-à-dire des organismes de
conservation, pour lesquels la compétence en muséologie paraît de plus en plus l’emporter sur
l’histoire de l’art. L’idée qu’une fouille est une opération de recherche et non de conservation,
et qu’une opération de recherche doit être conduite par des chercheurs et non des
administrateurs, semble avoir fait long feu. On se console parfois en remarquant que la
situation n’est guère plus brillante dans les pays voisins ; cela devrait au contraire inciter à
réfléchir davantage, non à baisser les bras. A tout prendre, le pire, parce que le plus nocif, ce
sont sans doute ces « archéologues » peu ou mal formés, qui se targuent de ce qu’on appelle
pompeusement une « grande expérience de terrain », qui suivent, dans le mauvais sens, cette
pente qui consiste à considérer les objets eux-mêmes comme des réalités historiques,
s’appesantissent au-delà de l’imaginable sur des caractères insignifiants et pratiquent un
substantialisme généralisé : une paire d’éperons signale automatiquement une demeure
aristocratique ; un cimetière, une communauté ; trois ou quatre maisons, un village.

Irréflexion méthodique
Pour le coup, l’irréflexion est encore bien plus patente, et grave, que chez les
« quantitativistes » des annés 60. Mais, mutatis mutandis, le paradigme est toujours le même :
un bout de mur ou un squelette, dès lors qu’ils sont datés et, le cas échéant, assez
grossièrement définis, constituent à eux seuls la matière historique. Que ce soit dans un
bâtiment, une zone occupée, une zone d’inhumation, l’objectif essentiel est de repérer des

191. Jacques LE GOFF, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, 1964, p. 16.

72
phases (plus il y en a, mieux c’est192). Comme les objets parlent d’eux-mêmes, on obtient des
discours sur le modèle indiqué à l’instant. Cela donne une histoire assez différente de
l’histoire habituelle, mais tout le monde s’en accommode : les archéologues affirment avoir
découvert le « village des archéologues », et les historiens n’en ont cure, eux qui se moquent
éperdument des squelettes et des tronçons de murs arasés. Les discours vides de sens de la
plupart des prétendus « archéologues » les ont convaincus depuis longtemps que remuer de la
terre est, dans le meilleur des cas, un passe-temps tolérable pour jeunes sans emploi ni
qualification.

Un objet en tant qu’entité matérielle est strictement dépourvu de sens


Avant de se demander quels pourraient être les moyens de faire évoluer une situation
en apparence si parfaitement bloquée, il est indispensable de tenter de se faire une idée de la
signification de ce qui a pu être observé et de ce qui pourrait l’être ultérieurement.
La difficulté majeure provient de ce qu’un objet, en tant qu’entité matérielle, n’a
aucun sens, alors même que la plupart des archéologues croient le contraire. La raison en est
pourtant élémentaire : le sens résulte exclusivement de l’usage social ; or il est vraiment
exceptionnel que le mode d’emploi figure sur l’objet méconnaissable que l’on extrait du sol.
Et si même il y figurait, l’historien serait loin d’être au bout de ses peines, puisque l’emploi
d’un objet selon une modalité concrète déterminée n’a de sens que par rapport à l’ensemble
des pratiques alternatives ou complémentaires qui se déroulaient dans la société concernée au
moment où cet objet était en usage : le sens renvoie par définition aux caractères d’une
pratique sociale spécifique, considérés dans leur relation avec ceux d’autres pratiques, le tout
formant une structure. La reconstitution de ce sens suppose donc nécessairement un ensemble
de reconstructions abstraites. Et voilà bien pourquoi un écart abyssal sépare le technicien de
fouille le plus expérimenté de l’historien qui fouille.
Avant d’accentuer la critique, soulignons à l’attention des collègues qui n’ont jamais
dirigé de fouille ni pris une part active à au moins l’une d’elles, qu’il s’agit d’un exercice
long, astreignant, physiquement éprouvant, qui ne s’effectue pas individuellement et nécessite
donc une multitude assommante de démarches en vue d’obtenir les fonds indispensables, puis
cause l’incroyable somme de tracas liés à la gestion humaine et économique du chantier. Et
tous ces efforts pour un résultat chaque fois ponctuel, pauvre, difficile à interpréter. En un
mot : l’approche des vestiges enterrés est dans tous les cas aléatoire, onéreuse, et peu
gratifiante.
Considérons brièvement trois grands secteurs : les édifices du culte, les « cimetières
barbares », les observations sur la « culture matérielle ».

Les édifices du culte


Les édifices du culte furent l’objet autour duquel pris corps l’archéologie en France à
partir des années 1830, laquelle fut ensuite dominée par les travaux et l’influence d’Arcisse de
Caumont puis de Jules Quicherat. L’objectif était de définir des moyens de description et de
préciser des méthodes de datation. Quicherat était un véritable historien et les règles de
description qu’il élabora étaient solidement fondées. Mais il ne fut que modérément suivi.
Dans la seconde moitié du siècle s’affirma la tendance inverse, consistant à considérer les

192. Il n’est peut-être pas sans intérêt d’observer que cette démultiplication infinie et insensée des phases est tout à fait
similaire à celle des cycles chez les quantitativistes. Comme Pierre Chaunu parlant de « cyclomanie », on pourrait
parler de « phasomanie ». En disséquant l’objet à l’infini, on le dissout, et l’on est dispensé de toute explication...

73
bâtiments comme objets ultimes de l’analyse, au lieu de chercher à les replacer dans la
civilisation qui les avait produits avec une finalité déterminée193. L’institutionnalisation
généralisée en Europe de l’histoire de l’art comme canton universitaire clos poussa fortement
dans ce sens et continue de peser d’un poids terrifiant. Malheur à l’historien qui prétend parler
d’art roman ! il n’est pas compétent ! Si, pire encore, il prétend considérer ces objets comme
des documents parmi d’autres, il a une vue « réductrice », le pauvre...
Rappelons cependant quelques faits élémentaires : les bâtiments antérieurs à 1200 sont
pour la plupart mal datés194 (i.e. plusieurs chronologie ont été proposées, sans qu’un argument
clair permette de choisir) et même la chronologie précise des bâtiments des XIIIe et XIVe
siècles comporte souvent de belles incertitudes ; on ne compte plus les pastiches (individuels
ou en série) qui ont été commentés comme des objets médiévaux (ah ! l’œil de l’historien de
l’art...). L’histoire de l’art est fondamentalement muette s’agissant d’expliquer l’évolution des
objets dont elle prétend faire son monopole (sinon, mais c’est une opinion ultra-minoritaire,
en faisant appel à l’évolution des techniques et de l’organisation des chantiers, c’est-à-dire à
un aspect, mais à un aspect seulement, de l’histoire générale). Certains historiens économistes
se sont étonnés des dépenses « démesurées, disproportionnées » qui furent nécessaires pour
ces constructions (c’est court), mais les historiens de l’art se moquent de cette question et sauf
exception (étriquée) ne se demandent jamais pourquoi ces édifices furent construits, ni a
fortiori quel rôle ils pouvaient bien jouer195. Ces diverses apories sont étroitement liées : dater,
expliquer des évolutions, éclaircir rôle et signification, l’un ne peut pas aller sans l’autre.
Or l’évolution actuelle va exactement dans le sens contraire. L’absence de toute
réflexion générale est frappante. Les soi-disant synthèses sont de banales juxtapositions de
résumés de monographies (toujours les ciseaux et la colle). On voit se multiplier des
monographies qui ne portent plus même sur un bâtiment, mais sur une partie d’un bâtiment.
Pour disséquer un édifice, on convoque huit ou dix « spécialistes », qui chacun produisent
quinze ou vingt pages : les colonnes, les chapiteaux, les voûtes, le portail, les vitraux, les
mosaïques, etc., et l’on se demande toujours à la fin pourquoi et comment cet édifice a été
construit196. Le médiéviste « ordinaire » ne se pose pas non plus cette question qui, croit-il,
n’est pas de son domaine. Au demeurant, s’il se la posait, ce serait dans le cadre de l’histoire
« religieuse », c’est-à-dire en dehors des questions sociales principales...

193. Jean HUBERT, « L’archéologie médiévale », in Charles SAMARAN (éd.), L’histoire et ses méthodes, Paris, 1961,
pp. 275-328. On peut bien entendu citer des dizaines de publications d’excellentes fouilles de sites ecclésiastiques
médiévaux ; entre mille, Andrea HAMPEL, Der Kaiserdom zu Frankfurt-am-Main. Ausgrabungen, 1991-1993,
Nußloch, 1994.
194. Edson ARMI, Masons and Sculptors in Romanesque Burgundy, University Park, 1983, propose, dans une annexe,
un tableau suggestif (et réjouissant) des chronologies proposées depuis 1900, s’agissant des diverses parties de
l’abbatiale de Tournus. Une quinzaine de « systèmes » différents, la plupart des parties de l’édifice « flottant » dans
une fourchette de près d’un siècle. Devant ce tableau, la plupart des « historiens de l’art » manifestent un agacement
plus ou moins aigre, chacun considérant bien entendu que ce tableau n’est que la somme des erreurs du passé, lui-
même étant « à peu près sûr » de sa propre chronologie. L’ennui est que les propositions continuent de diverger
largement, aucun accord n’étant d’ailleurs apparu sur la formalisation des critères qui permettraient - peut-être - de se
décider. Il faudra bien un jour rédiger la chronique de tous les pastiches modernes pris pour d’authentiques œuvres
médiévales par de « grands historiens de l’art », pastiches sur lesquels ont reposé des « systèmes chronologiques »
entiers.
195. Dans un ouvrage documenté et réfléchi, Roland RECHT, Le croire et le voir. L’art des cathédrales (XII-XVe siècles),
Paris, 1999, ne se pose pas un instant la question « qu’était-ce qu’une cathédrale dans l’Europe des XIIe-XVe
siècles ? ». Pour un européen du début du XXIe siècle, c’est un édifice religieux ou un objet d’art. Pour un homme
du XIIe siècle, ce n’était pas, ce ne pouvait être ni l’un ni l’autre, et les médiévistes seraient bien avisés de se
demander un peu plus souvent ce que c’était donc. Cela éviterait beaucoup de divagations.
196. Un exemple, parmi d’autre, affligeant : Paula LIEBER GERSON (éd.), Abbot Suger and Saint-Denis, New York,
1986.

74
Les Reihengräber
L’entité, moins ample, des « cimetières barbares » ou « cimetières mérovingiens »
(alias Reihengräber) n’est pas moins éloquente. Les excavations ont commencé au milieu du
XIXe siècle. Dans beaucoup de régions, l’emploi de charrues plus efficaces a commencé à
faire apparaître des vestiges. L’essentiel était la recherche des objets : armes et bijoux,
accessoirement objets en verre ou en céramique. Quelques uns de ces objets sont finalement
parvenus dans les musées ; la plupart, trop médiocres, ont disparu. Dans la cas le plus général,
une publication périodique locale, savante ou non, mentionne simplement : « plusieurs
dizaines (centaines) de tombes ont été découvertes dans la commune de x, au lieu-dit y ; la
plupart des squelettes étaient orientés est-ouest, on a retrouvé des armes et des bijoux ».
Même des plans d’ensemble simplifiés sont demeurés longtemps exceptionnels.
Au XXe siècle, on a peu à peu effectué des fouilles plus minutieuses ; ce sont des
archéologues allemands qui ont permis les avancées les plus nettes en établissant une
typologie des parures et bijoux découverts dans la zone entre Loire et Elbe, et en fixant des
fourchettes chronologiques à chacun de ces types. A partir de là, les tombes contenant un
minimum de mobilier sont devenues approximativement datables.
Mais par ailleurs, dès le XIXe siècle, on a prétendu faire dire à ces tombes et à ces
objets beaucoup de choses qu’ils ne disaient et ne disent pas : selon les cas, on aurait des
tombes chrétiennes ou païennes, germaniques ou gallo-romaines. C’est le point de vue exposé
dans les années 50 de notre siècle par Édouard Salins197. Des doutes ont commencé à pointer
dans les années 70. Mais ces doutes ne sont pas légitimes : la thèse est inconsistante, car il
n’existe aucun moyen de montrer que l’un ou l’autre des éléments visés ait eu la signification
qu’on lui attribue avec une générosité fondée sur une parfaite irréflexion. L’orientation, la
disposition du corps, la présence ou l’absence de bijoux, d’armes, de dépôt funéraire, tout cela
n’a pas de sens intrinsèque. Les objets les plus nettement chrétiens (croix ou objet portant un
élément appartenant à la symbolique chrétienne) recèlent au plus un embryon de sens, mais
n’ont aucun lien nécessaire ou univoque avec une appartenance religieuse ou ethnique198.
Dans beaucoup de cimetières, certaines tombes contiennent un mobilier copieux, alors que
d’autres ne recèlent qu’un squelette. Du coup, les premières sont baptisées « tombes de
chefs ». Quelle enfantine niaiserie !
Je ne vois que deux questions importantes : quel était le rapport entre ces cimetières et
le ou les habitats ? quel était le rapport entre ces cimetières et les lieux de culte ? La seule
chose qui semble avérée est que les Reihengräber en zone rurale n’étaient pas contigus à un
habitat, et encore moins en position centrale. Pour le reste, c’est le vide. Ainsi, dans l’état
actuel des connaissances, on peut seulement conclure qu’il a existé, dans une partie de
l’Europe, entre les Ve et VIIe siècles, un mode d’inhumation en zone rurale très particulier,
qu’on ne rencontre ni chez les anciens Romains, ni chez les anciens Germains, et qui disparut
au plus tard au VIIIe siècle. Les détails importent bien peu, et sont de toute manière
ininterprétables tant qu’on ne saura pas rendre compte de l’originalité foncière de
l’organisation topographique de ce système d’inhumation. Il s’agit d’un des exemples les plus
flagrants d’un objet médiéval largement attesté et documenté, et sur lequel les médiévistes
européens sont complètement incapables de tenir un discours cohérent.

197. Édouard SALIN, La civilisation mérovingienne, Paris, 1950-1959 (vol.2, Les sépultures).
198. Bailey K. YOUNG, « Les nécropoles, IIIe-VIIIe siècles », in Noël DUVAL (éd.), Naissance des arts chrétiens, Paris,
1991, pp. 94-121.

75
La soi-disant « culture matérielle »
L’intérêt pour une archéologie de la « culture matérielle » n’est pas antérieur, en
France, aux années 60, et les remarques de J. Le Goff marquent un jalon de première
importance. Deux facteurs ont joué simultanément : l’essor de l’intérêt pour les aspects
économiques et l’exemple anglo-saxon. Des équipes de chercheurs polonais ont été invitées
par la VIe Section de l’E.P.H.E. pour initier quelques volontaires français : ce fut le
programme des villages désertés199. Les efforts de Jean-Marie Pesez et Gabrielle Démians
d’Archimbaud ont abouti à la publication de deux grandes fouilles : Rougiers en Provence200
et Brucato en Sicile201. A Caen, Michel de Boüard s’intéressait surtout aux habitats
aristocratiques, en particulier aux mottes féodales. On lui doit la création de la revue
Archéologie médiévale, qui est devenue le principal lieu d’expression et de discussion pour ce
type de recherche en France202. Une réorientation progressive, mais finalement fort sensible,
des centres d’intérêt s’est produite dans les années 80 : l’archéologie urbaine et surtout l’étude
des habitats ruraux du haut Moyen Age, caractérisés par des constructions en bois repérables
par la trace des trous de poteaux. Sur ce dernier point, les recherches demeurent actives et
apportent des matériaux importants à la connaissance de l’habitat rural des Ve-XIe siècles,
jusque là à peu près inconnu.

De réelles avancées : grandes surfaces, plantes et animaux


Dans la situation actuelle, consécutive aux évolutions des quinze dernières années203,
je suis frappé par trois traits :
1. le développement massif des fouilles sur de grandes surfaces. Ce point résulte d’une
intervention désormais systématique à l’occasion des « grands travaux » : emprises
d’autoroutes204, de voies ferrées, de zones aéroportuaires ou industrielles, parcs de loisirs,
grands projets urbains. A chaque occasion, des dizaines de sites importants jusque là inconnus
sont repérés et, pour certains d’entre eux, fouillés ; parmi ceux-là, quelques sites médiévaux.
C’est dans ces conditions qu’on a pu observer de nombreux habitats du haut Moyen Age.
L’avantage spécifique considérable de ce genre d’approche est de permettre, dans une certaine
mesure, l’approche d’un site complet et l’obtention d’une idée plausible de son extension

199. Bien que son nom n’apparaisse pas clairement, ce fut Witold Hensel qui fut le principal animateur de ce groupe et de
ce programme. Archéologie du village déserté, 2 vol., Paris, 1970.
200. Gabrielle DEMIANS D’ARCHIMBAUD, Les fouilles de Rougiers (Var). Contribution à l’archéologie de l’habitat
rural médiéval en pays méditerranéen, Paris, 1980.
201. Jean-Marie PESEZ, Brucato, histoire et archéologie d’un habitat médiéval en Sicile, Roma, 1984. Archéologie du
village et de la maison rurale au Moyen Age. Vingt études sur l’habitat paysan dans la France médiévale, Lyon,
1999.
202. Michel de BOUARD, Manuel d’archéologie médiévale. De la fouille à l’histoire, Paris, 1975. Un excellent manuel
est dû à Günter FEHRING, Einführung in die Archäologie des Mittelalters, Darmstadt, 1987 (réédition augmentée et
mise à jour, 2000). A l’heure actuelle, tous les grands pays européens disposent d’une revue d’archéologie médiévale
propre.
203. En 1989, à l’occasion de l’« année de l’archéologie » (!), une exposition importante avait été organisée au Grand
Palais, accompagnée d’un catalogue conçu un peu comme une présentation générale des méthodes et des résultats :
Jean-Pierre MOHEN (éd.), Archéologie de la France. 30 ans de découvertes, Paris, 1989. Des bilans de diverses
sortes sont publiés à intervalles irréguliers. Les Directions régionales de l’archéologie publient elles aussi des
bulletins, souvent annuels. Tous ces efforts se perdent dans les sables pour deux raisons principales : 1. leur diffusion
est confidentielle, et les textes donc quasi inaccessibles ; 2. leur contenu est totalement hétérogène ; le médiéviste,
selon les cas, y découvrira entre 5 et 20% de matière qui l’intéresse, présentée de manière ponctuelle et décousue,
c’est-à-dire à peu près inutilisable. Des publications nationales (ou, pourquoi pas, européennes), par périodes,
seraient mille fois plus utiles que tout ce régionalisme inepte.
204. Un exemple parmi une multitude : « Découvertes archéologiques sur l’autoroute A5 », Archéologia hors-série, Dijon,
1994 (programme coordonné par Claude Mordant).

76
totale, voire même de ses rapports avec les zones circonvoisines. C’est un avantage tout à fait
inédit, susceptible d’apporter des informations déterminantes. Un effort particulier doit être
concentré dans cette direction. Car il ne s’agit de rien de moins que de la contribution de
l’archéologie à la connaissance de la structure de l’espace au plan local, qui constitue une
question historique cruciale, et sur laquelle par conséquent l’archéologie peut apporter des
informations sans équivalent et rapidement exploitables.
Signalons ici la regrettable faiblesse en France de la recherche par prospection au sol.
Un travail parfaitement exemplaire d’Elisabeth Zadora montre pourtant l’efficacité de cette
méthode et les riches informations qu’on en peut attendre205. Là encore, un effort particulier
serait hautement souhaitable.
2. quelques études extrêmement novatrices résultent des premières synthèses à partir
d’observations et de dénombrements de restes végétaux et animaux dans des contextes
médiévaux. En France, les travaux de Marie-Pierre Ruas fournissent les meilleures vues sur
l’évolution des cultures céréalières206. L’apparition massive du seigle au Ve siècle est sans
doute la constatation la plus fondamentale, traduisant parfaitement le passage d’une
organisation économique à une autre207. L’importance de l’épeautre à l’époque carolingienne
doit être relativisée, mais son usage est également un bon révélateur de l’organisation
économique et sociale208. La grande céréale médiévale fut sans doute le méteil, en dépit du
prestige sans égal du froment209.
S’agissant d’animaux, grâce à Frédérique Audoin-Rouzeau, on connaît maintenant le
pourcentage des diverses espèces consommées, selon les lieux et les moments, et l’on a de
surcroît une idée précise de la taille moyenne des divers animaux. Le tableau est saisissant210.
On admet à présent, ce qui n’était pas encore le cas il y a une vingtaine d’années, que la
chasse n’a jamais joué qu’un rôle alimentaire insignifiant, même sur les tables aristocratiques.
Inversement, le caractère aristocratique du porc dans tout le haut Moyen Age est établi. Le
plus surprenant est l’évolution de la taille des animaux. Entre le Bas Empire et le haut Moyen
Age, on observe une chute spectaculaire des tailles moyennes : un tiers à la moitié en moins.
Le changement de système a eu des conséquences drastiques et particulièrement visibles. On
passa en quelques décennies d’un élevage commercial avec sélection des individus à un
élevage extensif, à peine contrôlé, destiné à une consommation purement locale. Cette chute
avait déjà été notée dans certains pays, elle apparaît maintenant dans toute sa généralité. Mais

205. Elisabeth ZADORA-RIO, « Archéologie du peuplement : le genèse d’un terroir communal », Archéologie médiévale,
17-1987, pp. 7-65 (un modèle, à appliquer d’urgence). Alain FERDIERE et Elisabeth ZADORA-RIO (éds), La
prospection archéologique. Paysage et peuplement, Paris, 1986.
206. Marie-Pierre RUAS, « Les plantes exploitées en France au Moyen Age d’après les semences archéologiques », in
Plantes et cultures nouvelles en Europe occidentale au Moyen Age et à l’époque moderne, Flaran, 1991, pp. 11-35.
« The archeobotanical record of cultivated and collected plants of economic importance from medieval sites in
France », Review of palaeobotany and palinology, 73-1992, pp. 301-314.
207. Jean-Pierre DEVROEY, Jean-Jacques VAN MOL, Claire BILLEN (éds), Le seigle. Histoire et ethnologie, Treignes,
1995. Des fouilles récentes permettent d’observer bien plus clairement le lien entre l’apparition du seigle et de
nouvelles formes d’organisation agraire au Ve siècle (exemple du site de Gaillon-le-Bas à Herblay, Val-d’Oise,
communication d’Alain Valais au colloque « L’époque romaine tardive en Ile-de-France », Paris, 14-15 mars 1996).
208. Jean-Pierre DEVROEY et Jean-Jacques VAN MOL (éds), L’épeautre (triticum spelta). Histoire et ethnologie,
Treignes, 1989.
209. Signalons aussi la fécondité des analyses de charbons de bois (anthracologie), qui permettent de restituer l’évolution
du couvert arboré : Aline DURAND, Les paysages médiévaux du Languedoc (Xe-XIIe siècles), Toulouse, 1998.
210. Frédérique AUDOIN-ROUZEAU, La taille du bœuf domestique en Europe de l’Antiquité aux temps modernes, Juan-
les-Pins, 1991. La taille du mouton en Europe de l’Antiquité aux temps modernes, Juan-les-Pins, 1991. La taille du
cheval en Europe de l’Antiquité aux temps modernes, Juan-les-Pins, 1994. Hommes et animaux en Europe de
l’époque antique aux temps modernes. Corpus de données archéozoologiques et historiques. Paris, 1993. « Compter
et mesurer les os animaux. Pour une histoire de l’élevage et de l’alimentation en Europe de l’Antiquité aux temps
modernes », Histoire & Mesure, 10-1995, pp. 277-312.

77
la suite est encore plus surprenante. On aurait pu s’attendre à un étiage à l’époque
mérovingienne, suivi d’un plateau ou d’un lent redressement. Il n’en est rien. Tout montre au
contraire une baisse tendancielle, faible mais indéniable, jusqu’au XIIIe siècle. Quelques lots
d’animaux de plus forte taille apparaissent à la fin du Moyen Age, et une augmentation assez
générale débute au XVIe siècle, pour se confirmer au XVIIe. Autrement dit, même à l’époque
du « grand essor » (XIe-XIIIe), l’élevage n’a été l’objet d’aucun soin particulier, l’extensivité
du haut Moyen Age se poursuivant, probablement sans effort non plus vers la
commercialisation.
Ces deux raccourcis ne sont là que pour illustrer (trop succinctement) le potentiel
vraiment considérable recelé par certains types d’objets contenus dans des contextes assez
précisément datés et localisés. On reviendra sur le problème, assez ardu, des techniques de
prélèvement et d’analyses, qui doivent être mises en œuvre pour recueillir l’information
pertinente.

Obstacles à vaincre
3. en dépit de perspectives inédites et potentiellement très riches offertes par les
fouilles de grande étendue, ou les synthèses à partir de séries de matériaux, l’archéologie
médiévale connaît aujourd’hui, en France, de graves difficultés : piétinement, découragement,
désorganisation apparaissent comme les termes qui caractérisent présentement cette activité.
De quoi se plaindre ?
 le plus désastreux est sans doute la politique du Ministère de la Culture et la
volonté de monopole des personnels de l’AFAN. Les bons médiévistes fouilleurs se trouvent à
l’Université et au CNRS, quelques uns dans les musées ; ils sont éliminés des chantiers de
fouille au nom des considérations politiques et administratives qui guident l’action des
responsables des Services Régionaux de l’Archéologie211.
 l’accumulation de résultats ponctuels et d’apparence répétitive a fait disparaître le
caractère exaltant des découvertes des vingt premières années. A cette époque, beaucoup de
fouilles apportaient des éléments originaux qui, en eux-mêmes, attiraient l’attention. Mais que
faire du ènième four de potier, du ènième fond de cabane, de la ènième motte castrale ?
 la « reconnaissance sociale » demeure faible, tant du côté des instances
intellectuelles que des responsables politiques et du grand public. D’où la double tentation :
d’un côté, le repli sur soi et l’autoproclamation d’une compétence spécifique, qui ferait de
l’archéologie une discipline fermée sur elle-même ; de l’autre, des actions de prestige et de
« visibilité », en particulier les expositions. Dans les deux cas, le remède prétendu aggrave le
mal. Les fouilleurs qui prétendent s’autolégitimer renforcent seulement la défiance à leur
égard. Au demeurant, ils sabotent ainsi la seule finalité réelle de leur travail, qui est de
contribuer au progrès des connaissances historiques. La recherche de visibilité est un miroir
aux alouettes. Les objets issus de l’archéologie métropolitaine ont un aspect en général
médiocre, pour ne pas dire plus, d’où la déception de beaucoup de visiteurs. Surtout, les
catalogues qui prétendent contre tout bon sens se constituer en instruments scientifiques ne
sont pour la plupart que des sacs de confetti, collections hétérogènes de notices ponctuelles

211. Il est cocasse de constater, comme le faisait remarquer récemment un excellent collègue, que les Professeurs
d’archéologie médiévale, dont la tâche officielle est de former de futurs fouilleurs, doivent à présent passer sous les
fourches caudines de commissions administratives nommées (par qui ?) et à la compétence pas toujours claire, pour
obtenir, peut-être, l’autorisation de fouiller en France.

78
dénuées de sens212. Pour corser le tout, il survient trop fréquemment que les archéologues qui
organisent ces expositions, sentant le besoin d’un « cadre historique » (!!!) et faisant pour cela
appel à des « spécialistes » de la période considérée, choisissent pour ce faire les historiens les
plus ringards ou les plus farfelus, aggravant ainsi les préventions dont ils sont déjà plus ou
moins l’objet.

Les médiévistes doivent tous fouiller ; oui tous !


Tous les médiévistes, qu’ils fouillent ou non, ont un intérêt primordial à bien saisir les
tenants et les aboutissants de cette situation, afin d’obvier aux dérives qui menacent cette
activité, et d’agir au contraire de telle sorte que son énorme potentiel puisse contribuer au
progrès de notre connaissance de l’évolution de la civilisation médiévale213.
La première chose à faire est de répéter autant que nécessaire, à toutes occasions, que
tout objet médiéval est avant tout un document pour l’histoire médiévale et que,
réciproquement, en dehors de cette histoire, il n’a aucun sens214. Personne ne peut douter que
les textes constituent le fond de notre savoir sur l’Europe médiévale ; les images y
contribuent ; les objets n’ont été, jusqu’à présent, que parcimonieusement pris en compte. Les
grands objets, qu’on désigne parfois aussi comme monuments, ont été monopolisés par les
historiens de l’art et leur visée essentiellement esthétique, quoi qu’en disent certains. Un
travail considérable sera nécessaire pour commencer à utiliser les bâtiments comme
documents d’histoire. Surtout, il importe de garder présent à l’esprit que chaque site médiéval
convenablement fouillé produit un ensemble documentaire supplémentaire : c’est la seule voie
par laquelle s’enrichit la base concrète de nos connaissances. Comme on l’a suggéré, des
efforts bien ciblés peuvent aboutir ainsi à une plantureuse moisson. Aucun médiéviste sérieux
ne peut considérer cette question comme marginale. Tous les médiévistes doivent se liguer215
pour faire reconnaître, de manière explicite, que la fouille des sites médiévaux et l’étude des
objets médiévaux sont essentiellement l’affaire des médiévistes, c’est-à-dire de personnes
ayant des connaissances approfondies sur l’ensemble des aspects de la société médiévale. Ne
pas oublier de rappeler, en cas de besoin, que la « technique de fouille » s’apprend en quelques
semaines.
Cette affirmation implique une forte contrepartie, et c’est là que le bât blesse : il faut
que les médiévistes fouillent. La grande majorité des historiens de l’Antiquité proche-orientale
et classique ont au moins participé à des fouilles. Pourquoi n’en va-t-il pas de même pour les
médiévistes ? Il appartient aux têtes pensantes et aux responsables de la corporation de
prendre des mesures énergiques en ce sens, et vite. Des stages de fouille doivent désormais
faire partie de la formation de base, minimale, de tout médiéviste, quelle que soit sa
« spécialité » putative. Ce sera la seule manière de se faire entendre des autorités
administratives (qui ont l’oreille dure) et c’est une conditio sine qua non d’une prise en
compte méthodique des objets et des observations de fouille comme documents historiques.
Cette restructuration du cursus représente un enjeu fondamental pour l’avenir de la

212. A quoi il faut ajouter que ces catalogues ne reçoivent le plus souvent qu’une diffusion locale, ne parviennent dans les
bibliothèques universitaires que de manière aléatoire, et sont donc, de facto, inexistants.
213. Miquel BARCELÓ, Arqueología medieval en las afueras del medievalismo, Barcelona, 1988.
214. C’est seulement en Grande-Bretagne que cette idée simple paraît avoir trouvé droit de cité. Voir par exemple
l’ouvrage fort utile de David A. HINTON, Archaeology, Economy and Society. England from the fifth to the
fifiteenth century, London, 1990. La bibliographie est copieuse et alléchante, mais la plupart des ouvrages cités sont
introuvables dans les bibliothèques françaises.
215. On aimerait bien que la « Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public » prenne vraiment
conscience qu’il s’agit là d’une affaire centrale et urgente. Mais ses responsables en sont-ils capables ?

79
médiévistique.

Une priorité absolue : dater


Une seconde orientation touche la pratique même des fouilles. C’est une idée
ancienne, mais sur laquelle on ne saurait trop insister : un objet non daté ou mal daté n’a
aucune signification. Selon le mot simple et juste de Jean Hubert, « l’essentiel n’est pas de
décrire mais de dater ». Répétons-le : même une chronologie relative ne sert à rien, tant que
l’on ne dispose pas d’un point fixe. A la limite, il vaut mieux ne rien avoir du tout que des
objets datés de manière erronée, car dans ce cas les connaissances ne progressent pas, elles
régressent ; on aboutit à des fictions nocives qui obstruent l’avancée de la réflexion. Un degré
de nocivité encore supérieur est atteint lorsqu’apparaissent des typologies chronologiquement
erronées, car alors l’erreur se propage, et l’on enchaîne fausse datation sur fausse datation.
C’est pourquoi il est primordial de convaincre les responsables de chantier de réserver
le plus possible de temps et de crédits à toutes les procédures de datation absolue, sachant que
la méthode des typologies n’est qu’un pis-aller, au mieux incertain et bien souvent dangereux.
Un bon dosage du 14C a infiniment plus de valeur qu’une construction sophistiquée à base de
stratigraphie et de typologie. En cas de contradiction, le doute n’est pas permis. Il faut
considérer comme prioritaires toutes les recherches qui pourraient aboutir à la possibilité de
dater avec des quantités infimes de carbone (objets minuscules ou comportant seulement des
traces de carbone). De même, toutes les recherches visant à améliorer et à simplifier les
datations des terres cuites par dosage de la thermoluminescence doivent être vigoureusement
soutenues. La réticence générale des fouilleurs à avoir recours à cette méthode est proprement
ahurissante, quand on songe que les céramiques constituent bien souvent l’essentiel du
mobilier d’un site216, et que toutes les typologies des céramiques entre le Ve et le XIIIe siècles
sont à peu près sans valeur217.

Rechercher les objets métalliques par toutes les techniques disponibles


On n’est guère moins étonné de constater le peu d’intérêt porté aux objets
métalliques218. Les outils, même fragmentaires, ont un potentiel d’information historique
parmi les plus élevés. Et que dire des monnaies, seuls objets médiévaux directement datables
et dont la signification est incomparable ? Or tous ces objets sont de taille lilliputienne et ne se
repèrent que lors d’une fouille extrêmement minutieuse (ou par hasard). Les conditions
pratiques sont en général telles que l’on ne peut appliquer une telle procédure qu’à quelques
contextes choisis, de volume modeste, tout le reste étant traité de manière extensive (au

216. Ortolf HARL, Keramische Bodenfunde aus Wien. Mittelalter - Neuzeit, Wien, 1982.
217. Signalons la qualité exceptionnelle de deux synthèses réalisées à partir de deux séries d’analyses sur les maisons de
Lübeck, s’agissant de dater les briques d’une part, les pièces de bois de l’autre : Christian GOEDICKE et Jens
Christian HOLST, « Thermolumineszenzdatierung an Lübecker Backsteinbauten. Probleme und Entwicklungen » ;
Sigrid WROBEL, Jens Christian HOLST, Dieter ECKSTEIN, « Holz im Hausbau. Dendrochronologisch-
bauhistorische Reihenuntersuchungen zum Hausbau des 13.-17. Jahrhunderts in Lübeck », in Rolf-Hammel KIESOW
(éd.), Wege zur Erforschung städtischer Häuser und Höfe. Beiträge zur fächerübergreifenden Zusammenarbeit am
Beispiel Lübecks im Spätmittelalter und in der frühen Neuzeit, Neumünster, 1993, pp. 251-271 et 183-249. (je dois la
communication de cet ouvrage à Joseph Morsel). Il est notable que, dans tous les cas où il a été possible de comparer
le résultat de la datation par dosage de la thermoluminescence avec la date de construction précise connue par
ailleurs, l’écart est quasiment toujours inférieur à 40 ans : la fourchette est moins large que celle du 14C, et l’on est à
l’abri des grosses incertitudes de la dendrochronologie (qui réclame de toute manière des échantillons nombreux).
218. La paléométallurgie se porte assez bien (par exemple Paul BENOÎT et Philippe FLUZIN (éds), Paléométallurgie du
fer et Cultures, Belfort, 1995). C’est une recherche utile, mais qui ne remplace à aucun égard un traitement
systématique du mobilier métallique des fouilles courantes. Un exemple intéressant est fourni par Ewart
OAKESHOTT, Records of the medieval sword, Woodbridge, 1991.

80
mieux). Ce sont ainsi entre trois quarts et 99% des monnaies d’un site qui disparaissent. Ce
nonobstant, la quasi-totalité des fouilleurs refuse mordicus le moindre usage d’un détecteur de
métaux : obstination aussi irrationnelle que catastrophique219. Il devrait être interdit d’ouvrir
un chantier archéologique si l’on ne dispose pas d’au moins un détecteur de métaux de bonne
qualité.

Pourquoi si peu de prospections ?


L’extrême rareté des prospections systématiques de surface est tout aussi déroutante.
Sans doute s’agit-il d’opérations relativement lourdes et peu exaltantes (à l’inverse des
prospections aériennes). Mais dans toutes les zones où les labours couvrent plus de trois
quarts des surfaces, c’est également une méthode fructueuse, qui permet de recueillir des
données couvrant de vastes espaces, ce qu’une fouille ne permet qu’exceptionnellement220.
Ces quelques remarques sont seulement destinées à suggérer qu’une prise en compte
plus réfléchie et méthodique de la signification historique potentielle des observations devrait
conduire à de sérieuses évolutions dans les stratégies de fouille et d’analyse primaire des
objets. Reste enfin la question capitale de l’analyse secondaire, étape centrale des travaux,
puisque c’est elle qui permet de passer de l’extraction d’un objet de sa gangue terreuse à un
mouvement de la réflexion historique.

Publier à destination des médiévistes


Au cours des dix dernières années, la plupart des responsables ont pris conscience de
l’incroyable gaspillage que représente cette multitude de fouilles, parfois bien conduites mais
jamais publiées. Des efforts bien réels ont abouti d’ores et déjà à de nets progrès, mais on est
encore loin du compte. Beaucoup de fouilleurs s’imaginent être propriétaires de leurs
observations. La durée de non-communicabilité des rapports de fouille a été fortement réduite,
et l’on peut espérer assez rapidement une diffusion de cette information primaire à l’aide des
nouveaux vecteurs. Mais il serait hautement souhaitable de modifier le statut même des
publications. Il faut rompre l’enfermement entre les quatre murs de séries et périodiques
spécialisés, ou de bulletins locaux. Les responsables de revues historiques « généralistes », ou
de « grandes collections », doivent prendre conscience de cette nécessaire transformation, et
accueillir au moins des publications partielles de fouilles ayant permis des observations
originales.
Il reste que l’objet ou le site, même replacés dans leur contexte local, n’ont qu’un sens
limité. L’apport véritable des objets passe par des séries structurées, et finement articulées
dans le temps et dans l’espace. De ce point de vue, les travaux français sont d’une grande
indigence, et nous sommes très en retard sur des pays comme la Grande Bretagne221. Cette
élaboration, qu’on peut appeler secondaire, passe par au moins deux types de publications :
des manuels pour l’analyse, et des mises en ordre historiques.

219. Rappelons à tous ceux qui l’ignorent (nombreux apparemment) qu’au Danemark, il est interdit de sortir d’une église
une seule pelleté de terre sans l’avoir passée au détecteur de métaux.
220. cf note 205.
221. Voyez par exemple Peter DAVEY et Richard HODGES (éds), Ceramics and Trade. The production and distribution
of later medieval pottery in north-west Europe, Sheffield, 1983. Michael R. McCARTHY et Catherine M. BROOKS,
Medieval Pottery in Britain. AD 900-1600, Leicester, 1988. Synthèse remarquable de Richard MORRIS, The Church
in British Archaeology, éd. révisée, York, 1998. John SCHOFIELD et Roger LEECH (éds), Urban archaeology in
Britain, London, 1987. John R. KENYON, Castles, town defences and artillery fortifications in Britain and Ireland.
A bibliography, London, 1990. John BLAIR et Carol PYRAH (éds), Church archaeology research. Directions for
the future, York, 1996.

81
Plusieurs séries de manuels
L’absence de manuels est un frein particulièrement dommageable. L’idéal serait de
disposer, pour chaque type de matériaux, et pour chaque type d’objets, d’une série homogène
d’ouvrages explicitant de manière pratique, claire et aussi détaillée et technique que possible,
toutes les méthodes d’observation, depuis les plus élémentaires jusqu’aux plus complexes, en
exposant précisément tout ce qui constitue la « cuisine », de telle sorte que chaque responsable
de chantier puisse procéder efficacement, s’agissant d’abord d’observation, de prélèvements,
de mesures, et ensuite de traitements sommaires, voire d’une première élaboration ; et puisse
savoir également en quoi consistent exactement les traitements plus complexes, et ce qu’on
peut exactement en attendre222.
Dans la chronique annuelle des fouilles publiée dans Archéologie médiévale, les
rédacteurs se plaignent de façon lancinante de la pauvreté des notices qu’ils reçoivent et, plus
encore, de l’indigence des méthodes de fouille : une fouille, écrivent-ils à juste titre, n’a pas
pour finalité essentielle de mettre au jour des ensembles de murs arasés. La seule manière de
combattre cette tendance spontanée serait de mettre entre les mains de tous les fouilleurs des
ouvrages pratiques, à la fois concrets et détaillés, permettant à chacun de se faire une idée de
l’ensemble des méthodes d’observation et d’analyse disponibles. A cet égard, un ouvrage
exemplaire, touchant une matière voisine de la fouille, est celui de Jean-Paul Saint-Aubin, Le
relevé et la représentation de l’architecture ; les outils et les instruments de mesure d’une
part, de restitution de l’autre, sont clairement présentés, toutes les méthodes de la chaîne de
traitement exposées de façon remarquable223. Un modèle à suivre.
Voici plus de trente ans que sont apparues en France les nouvelles tendances de
l’archéologie médiévale et l’intérêt pour la « culture matérielle ». Les pionniers ont passé la
main. Tout le monde est désormais en droit d’attendre les premières synthèses. Outre-Manche,
des travaux existent224. En France, rien, ou presque.

A quand des synthèses par type d’objet ou de matériau ?


Pour chaque catégorie d’objets, on voudrait d’abord des répertoires de trouvailles,
classées par époque et par zone. Le catalogue des trésors monétaires médiévaux est, pour la
France, le seul ouvrage de ce type, à ma connaissance225. Pour les outils du tailleur de pierre,
l’ouvrage de Jean-Claude Bessac226 est fort utile, mais il reste à faire : répertoire d’outils
concrets, répertoire de traces d’outils. Des recherches techniques sur la consistance des roches
d’une part, et la métallurgie des outils, d’autre part, doivent ici s’articuler. Et l’on en attend
autant du côté de la menuiserie et de la charpente : on voit bien que c’est ici une voie décisive
par laquelle l’archéologie peut apporter une contribution irremplaçable à l’histoire de la

222. Et comprendre ainsi pourquoi les analyses secondaires ne peuvent être réalisées sérieusement que par des laboratoires
publics, seuls en mesure de répondre par un point d’interrogation. Toute publication fondée sur des analyses
« privées » doit être a priori considérée comme nulle et non avenue. Les « directives européennes » ne sont pas des
règles scientifiques.
223. Jean-Paul SAINT-AUBIN, Le relevé et la représentation de l’architecture, Paris, 1992.
224. David PARSONS, Churches and Chapels. Investigating places of worship, London, 1989 (Practical handbooks in
archaeology).
225. Jean DUPLESSIS, Les trésors monétaires médiévaux et modernes découverts en France. I 751-1223. II 1223-1385,
Paris, 1985-1995 (846 trésors dénombrés). On pourra toutefois comparer à Mark BLACKBURN & Hugh PAGAN,
« A revised chek-list of coin hoards from the British Isles, c.500-1100 » in Mark A. BLACKBURN (éd.), Anglo-
Saxon Monetary History, Leicester, 1986, pp. 291-313 (307 trésors) et Xavier BARRAL I ALTET, La circulation
des monnaies suèves et visigotiques, München, 1976 (deux douzaines de trésors et un peu moins de 200 pièces
isolées).
226. Jean-Claude BESSAC, L’outillage traditionnel du tailleur de pierre de l’Antiquité à nos jours, Paris, 1986.

82
construction, contribution qui pourra et devra s’intégrer à l’ensemble des sources permettant
de reconstituer ces processus sous les angles techniques, économiques et sociaux227.
Pour l’agriculture, on est en droit d’attendre beaucoup de synthèses sur les pollens et
les macrorestes d’une part, sur les outils d’autre part.
Un travail de synthèse qui mérite une mention exceptionnelle est celui de Paul Van
Ossel, sur la fin des villae gallo-romaines en Gaule du Nord228. Ce chercheur a effectué un
travail de bénédictin, dépouillant des centaines de revues, des milliers d’articles, parvenant à
consulter des centaines de rapports de fouille inédits, visitant des dizaines de dépôts
archéologiques en Allemagne, au Luxembourg et en Belgique, en France. De tout cela, il a tiré
un répertoire sans équivalent des sites ruraux fouillés des IIIe, IVe et Ve siècles entre la Seine
et le Rhin. Fouilles souvent anciennes, rarement conduites avec la minutie souhaitable, phases
d’occupation et d’abandon en général datées de manière très imprécise. Une réflexion
méthodique, structurée et prudente, lui a permis de dresser du devenir de ces villae, dans cette
zone, un tableau lumineux, qui montre en particulier de manière irréfutable le déclin général
des villae (issues de la reconstruction constantinienne) dans la seconde moitié du IVe siècle et
leur disparition finale dans le demi-siècle suivant. Il reste bien sûr, à présent, à dresser un
tableau équivalent de l’installation de bâtiments à structure de bois, ce à quoi P. Van Ossel
s’emploie. Aucun raisonnement sur les quelques textes épars de la fin du IVe et du Ve siècle
ne remplacera un tel travail.
Malheureusement, il s’agit là d’une exception. Provisoirement, souhaitons-le. On ne
laisse cependant pas d’être un peu contrit en observant qu’il existe de nombreux répertoires et
corpus, certains convenables et d’autres excellents, qui fournissent des informations bien
classées sur certaines catégories d’objets ou de bâtiments, sans qu’aucun chercheur ait eu,
jusqu’ici, l’idée d’en entreprendre une exploitation organisée. Les filigranes des papiers des
XIIIe-XVIe siècles sont catalogués depuis longtemps et offrent une matière d’une homogénéité
et d’une précision incroyables. Le corpus vitrearum avance à bon train. Un atlas des châteaux-
forts est disponible. On a déjà signalé le corpus des trésors monétaires médiévaux. La matière
est foisonnante, mais, depuis quelques années, des outils et des méthodes existent, appropriés
au traitement d’informations volumineuses. Qu’attend-on ?
Citons seulement pour terminer cette remarque d’un archéologue de la vieille école :
« l’archéologie n’exige pas seulement l’esprit d’observation et le sens critique ; elle exige
aussi l’esprit de synthèse, qui seul permet de formuler des explications. Elle doit tendre à
présenter un tableau coordonné des faits à la fois dans le temps et dans l’espace. C’est
pourquoi sa pratique nécessite impérieusement l’intelligence des ensembles »229.

227. On doit citer ici les travaux de trois chercheurs du CNRS : Danièle FOY, Le verre médiéval et son artisanat en
France méditerranéenne, Paris, 1988. Dominique CARDON, La draperie au Moyen Age. Essor d’une grande
industrie européenne, Paris, 1999. Utile mise au point : Christian SAPIN (éd.), Enduits et mortiers. Archéologie
médiévale et moderne, Paris, 1991.
228. Paul VAN OSSEL, Établissements ruraux de l’Antiquité tardive dans le nord de la Gaule, Paris, 1992.
229. Jean HUBERT, « L’archéologie médiévale », in Charles SAMARAN (éd.), L’histoire et ses méthodes, Paris, 1961,
p. 322.

83
B. Les nouveaux supports de l’information, la statistique

Un nouveau système technique


Un axe essentiel de réflexion sur le renouvellement de la recherche en histoire
médiévale est lié au bouleversement de l’environnement technique. Un véritable système
technique230 inédit se met en place sous nos yeux, avec une rapidité qui est, à l’échelle
historique, sans précédent. L’électronique s’insère partout, avec des effets déjà considérables
et probablement infiniment plus massifs dans les années à venir. Le processus même de cette
mise en place est déconcertant ; car à peine a-t-on fait l’effort de s’adapter aux dernières
modifications qu’une nouveauté survient qui rend obsolètes les matériels et une grande partie
des méthodes qui représentaient l’avant-garde d’il y a cinq ans. Et l’évolution à moyen terme
est imprévisible, dans la mesure où tous les paramètres sont susceptibles de bouleversement :
capacités et méthodes de stockage, de transmission, de traitement de l’information. La
capacité et la rapidité (du matériel électronique) interagissent avec les méthodes ; de nouveaux
usages apparaissent, qui font basculer le centre de gravité du système. Des intérêts
économiques colossaux sont en jeu, qui poussent à des stratégies de surprise et d’accélération
à l’échelle mondiale. Quelques médiévistes qui ont tenté l’aventure y ont souvent laissé des
plumes.
De ces expériences incertaines, la corporation des médiévistes croit pouvoir tirer la
justification de ses lenteurs et de son immobilisme traditionnels. Il paraît plus opportun de se
poser la question : quelles possibilités nouvelles offre ce nouvel environnement par rapport
aux problèmes spécifiques des médiévistes ? Car l’effet de mode nuisible des années 60 et 70
a disparu, tandis qu’au contraire se généralisait l’emploi des outils bureautiques courants :
traitement de textes, gestion de fichiers simples, courrier électronique. Jusqu’à présent ces
outils, qui ont seulement entraîné quelques modifications dans la manière pratique de rédiger
et de mettre au point articles et livres, n’ont eu aucun effet repérable sur les procédures de
recherche proprement dites. Mais, à la réflexion, on doit envisager des effets à terme
importants, d’un côté sur les deux processus complémentaires de diffusion et de
documentation et, de l’autre sur les processus de traitement proprement dit de
l’« information », point sur lequel j’insisterai davantage.

Les supports nouveaux : stockage, diffusion, accès indexé


Le premier aspect est celui qui figure ordinairement sous les rubriques « publication et
diffusion » et « bibliographies - instruments de travail ». Un livre de 400 pages à 3500
caractères par page « tient » sur une disquette dont le coût actuel (2000) est aux environs de
2 F231. Une copie demande quelques secondes sur un appareil qu’on trouve aujourd’hui dans
tous les bureaux. D’ores et déjà, malgré une vitesse de transmission par « le réseau » encore
faible, grâce notamment à des procédés simples de compression, un ouvrage de cette taille
peut être transmis n’importe où dans le monde en quelques minutes, presque gratuitement.
Dans une telle situation, le rôle et la position des éditeurs et des imprimeurs dans le processus
de diffusion de l’information scientifique se trouveront nécessairement bouleversés, et de

230. Bertrand GILLE, « Prolégomènes à une histoire des techniques », in ID. (éd.), Histoire des techniques, Paris, 1978,
pp. 3-118.
231. Sous un format compressé ordinaire (« .zip »), on fait tenir la totalité du texte latin de la Vulgate sur une disquette de
ce genre.

84
manière radicale. Il est vain de vouloir jouer les prophètes, mais il est ridicule de s’enfoncer la
tête dans le sable. Les procédés de multigraphie légère et peu onéreuse ont engendré une
prolifération de lettres d’information et autre littérature grise, au statut plus qu’incertain. Mais
cela ne donne qu’un insipide avant-goût de l’explosion que ne pourra manquer de produire un
réseau à haut débit dès lors que l’accès en sera généralisé et à faible coût. La notion même de
publication devra être radicalement révisée, et le statut et la nature de toutes les publications
scientifiques, périodiques notamment, seront révolutionnés232.
On ne saurait guère douter de l’impact des transformations de la nature même des
instruments de recherche. D’ores et déjà, le catalogue informatisé de la plupart des grandes
bibliothèques européennes et nord-américaines est librement accessible par le réseau, c’est-à-
dire par n’importe quel chercheur dans son bureau. Il n’est pas douteux que les bibliographies
courantes vont, à plus ou moins bref délai, être reconverties de la même manière avec, en
prime, l’effacement de cette distinction particulièrement pénible entre bibliographie courante
et bibliographie rétrospective. La question des mots-clés et des méthodes d’indexation va
obligatoirement prendre une importance décuplée : la facilité des croisements va enfin rendre
opératoire un mode d’approche jusque là rudimentaire et/ou impraticable.
Des transformations analogues ne sauraient non plus ne pas atteindre tous les
« instruments de travail » : répertoires géographiques et biographiques, encyclopédies en tous
genres, dictionnaires. D’ores et déjà, le coût de reproduction d’une encyclopédie sur CD-ROM
est devenu négligeable, alors même que ce support permet une exploitation fine de toute
l’information rassemblée, de manière plus commode et beaucoup plus complète. On peut donc
se hasarder à pronostiquer simultanément une chute des coûts de reproduction et de diffusion
de l’information et une augmentation considérable de la commodité d’accès à cette
information. Quel sera l’effet sur la médiévistique ? Un tel chambardement mettra de toute
manière à l’épreuve les structures actuelles : le meilleur peut en sortir, car le pire n’est pas
toujours certain. Le pire, ce serait la dislocation, l’accentuation d’une subdivision déjà infinie,
la création et le renforcement de micro-cercles d’auto-encensement, auto-définis comme
« groupes de spécialistes » ; l’affaiblissement des moyens de contrôle des instances de
discussion et d’évaluation peut parfaitement aboutir à la prolifération de micro-sectes
dogmatiques et irrationalistes ; ou, plus simplement, à la prolifération exponentielle de textes
et de références pour la plupart mal conçus et mal élaborés, sorte de jungle où le pullulement
engendre l’étouffement.
En sens contraire, l’amélioration des réseaux d’information pourrait produire un
décloisonnement, la suppression des barrières fondées sur la rétention de l’information, la
volonté d’exclusivisme et de détention d’un monopole au nom d’une putative
« spécialisation ». L’accessibilité améliorée doit mettre tout chercheur en mesure de se faire
rapidement et de manière détaillée une idée sur tout sujet qui touche à sa recherche, même de
manière en apparence tout à fait latérale, et, le cas échéant, de parvenir assez vite à
appréhender non seulement « le dernier état de la question », mais aussi les diverses positions
en présence, voire même l’évolution qui a permis d’en arriver à ce point.
En d’autres termes les grandes transformations des systèmes d’information, dans
lesquelles nous sommes engagés, sont encore, pour l’essentiel, à venir. Il n’est pas trop tôt
pour y réfléchir, collectivement ; car, si l’on souhaite éviter des dérives et, au contraire,

232. Des recherches très actives sur les méthodes de compression des fichiers-images ont déjà abouti à des résultats
surprenants, qui permettent d’envisager de stocker et de faire circuler des quantités considérables d’images (même en
se contentant d’une compression rudimentaire - par rapport à l’état de l’art en 2000 - on peut aisément placer plus de
2000 photographies en couleur de bonne qualité sur un CDROM, c’est-à-dire pour environ 5F, moins d’un euro).

85
utiliser au mieux les nouveaux potentiels, il faudra mettre en place des formes d’organisation
d’un type inédit, capables d’orienter l’usage de ces nouvelles techniques en fonction des
nécessités propres du travail scientifique des médiévistes.

Qu’est-ce qu’un « traitement » ?


Quand bien même des liens souvent étroits existent entre les deux, on ne peut
impunément confondre cet aspect de la diffusion avec celui du traitement de l’information car,
dans ce second cas, nous sommes au cœur de la démarche scientifique elle-même. Au pays de
Descartes, chacun devrait savoir que les opérations les plus complexes ne sont en définitive
que des ensembles bien agencés d’opérations élémentaires ; ce qui implique d’examiner de
près deux aspects distincts : « ensembles d’opérations élémentaires » et « bien agencés ». Dans
un ordinateur, on peut ramener les opérations élémentaires à trois types : 1. les comparaisons :
deux éléments sont-ils identiques, ou bien l’un est-il supérieur à l’autre, selon un critère à
préciser ? 2. les calculs : toutes les opérations sont plus ou moins aisément exécutables,
jusqu’aux formules les plus complexes, pourvu qu’elles soient exactement définies ; 3. les
graphiques plans : l’écran étant constitué de points, rangés en lignes et en colonnes, on peut
agir sur chaque point pour obtenir n’importe quelle image. Toutes opérations que l’ordinateur
exécute avec une parfaite exactitude, à une vitesse qui défie l’entendement. Par exemple, le
tri : une suite de comparaisons permet d’ordonner ; un ordinateur à qui l’on confie plusieurs
centaines de milliers de mots les range en ordre alphabétique en quelques secondes, sans
faute. L’ordinateur est capable d’exécuter en une fraction de seconde des suites d’opérations
particulièrement complexes, et il peut exécuter la même suite autant de fois que nécessaire,
avec des chiffres différents en entrée, toujours aussi rapidement.
Mais cette rapidité, qui est disponible depuis plus d’une trentaine d’années, et qui ne
cesse d’augmenter, s’est renforcée d’une augmentation impressionnante des capacités, c’est-à-
dire de la masse d’informations qui peuvent être stockées ou traitées ; les outils de bureau
courants ont dépassé la capacité des « grosses machines » du début des années 80. Plus
encore, la micro-informatique et ses progrès vertigineux ont provoqué la généralisation d’une
troisième caractéristique de base : l’interactivité, c’est-à-dire l’aptitude de la machine à offrir à
l’utilisateur de multiples choix aisés à mettre en œuvre, et à répondre sur le champ aux
sollicitations de l’usager tout au long des traitements ; on peut ainsi modifier des paramètres,
modifier des méthodes de traitement et obtenir successivement, sans attendre, les résultats
correspondant à des choix variables. Beaucoup de vieilles querelles de méthodes n’ont plus
lieu d’être : on a tout intérêt à les mettre en œuvre les unes et les autres, puis à comparer les
résultats. Des progrès spectaculaires touchent notamment le domaine des graphiques et celui
de la cartographie, dont la conception même est en plein renouvellement du fait de ces
possibilités.
Même en supposant qu’on s’en tienne à la vieille méthode des fiches, les simples
capacités d’indexation et de tri d’un micro-ordinateur démultiplient les possibilités
d’exploitation dans des proportions qui aboutissent de facto à modifier le principe même de la
méthode.
Mais cet aspect est relativement marginal par rapport au second aspect, « bien
agencés ». Là est la difficulté majeure, aussi bien que la perspective la plus prometteuse. En
effet la possibilité (strictement inédite et sans aucun précédent d’aucune sorte, on l’oublie un
peu trop) d’effectuer en un clin d’œil des myriades d’opérations élémentaires offre aux
chercheurs, depuis une trentaine d’années, le loisir d’imaginer des « algorithmes » aussi
complexes qu’ils le souhaitent, avec la certitude que cette structure d’opérations sera
effectivement exécutable. Jusque dans les années 60, la plupart des scientifiques ont travaillé

86
sous la contrainte de ce que l’on pourrait appeler l’« exécutabilité » de toutes les opérations de
traitement de l’information, au premier chef les calculs. La disparition de cette contrainte a
bouleversé des pratiques souvent séculaires et entraîné des développements accélérés dans des
directions qui jusque là n’étaient fréquentées par personne puisque verouillées par cet obstacle
purement concret.
Existe-t-il des développements potentiels de ce genre, qui seraient propres à la
médiévistique ou qui, tout au moins, puissent la concerner directement ? La réponse est
indiscutablement positive : sous deux aspects, d’ailleurs imbriqués, mais qu’il convient
d’abord d’examiner séparément, la manipulation des sources et l’ensemble des procédures
statistiques.

Bouleversement des techniques auxiliaires


L’informatique ne peut pas ne pas modifier en profondeur toutes les activités
traditionnellement rangées sous l’étiquette fallacieuse de « sciences auxiliaires » (= techniques
auxiliaires). Comme on l’a déjà signalé, un dictionnaire sur CD-ROM présente une série
d’avantages remarquables. On accédera, dans les prochaines années, dans des conditions
analogues, non seulement aux textes eux-mêmes (c’est déjà en partie le cas), mais aussi aux
images des manuscrits ; à des ensembles de photos et de plans de bâtiments, à l’ensemble des
documents contenus dans ce qu’on appelle « rapports de fouille » ; à de vastes ensembles de
reproductions d’objets et d’images. Naturellement, dans tous les cas, et particulièrement pour
les objets et images, se pose et se posera l’épineuse question de l’indexation. Des résultats ont
déjà été obtenus, qui montrent qu’on peut cultiver des espoirs raisonnables. Pour les textes, les
perspectives sont d’emblée extraordinaires, puisque l’on peut accéder aisément aux formes
elles-mêmes, au travers d’ensembles de plusieurs dizaines, voire de plusieurs centaines de
millions de mots. On peut imaginer d’avoir d’ici quelques années un accès quasi direct à
l’essentiel des textes déjà édités qui furent rédigés entre 500 et 1500 (ou 1600). Est-il possible
de penser que cela n’ait pas de conséquences fortes sur l’approche et l’exploitation des
documents ?

La statistique
S’agissant des textes et des mots, l’abondance déconcertante de la matière subitement
disponible sera (est déjà !) un obstacle redoutable. Ce qui nous amène à aborder les méthodes
permettant, entre autres, de venir à bout d’objets nombreux, les statistiques. Si, jusqu’ici, les
médiévistes n’en ont fait qu’un usage homéopathique, la situation pourrait évoluer, ne serait-
ce que du fait des masses disponibles, lexicales en particulier. Mais le sujet est immense, et
même une vue cavalière demande plus de quelques pages. Je devrai ici me contenter de
remarques ponctuelles.
On a examiné plus haut le lugubre destin de l’« histoire quantitative ». L’effritement et
la débâcle de cette « spécialité » durant les années 80 ne fut causée que très latéralement par
l’absence de résultats significatifs ; du coup, aucune critique méthodique n’a été entreprise et
le développement de l’usage de statistiques sérieuses en subit un handicap sévère. Car le
« quantitativisme » ne nécessitait aucun véritable apprentissage, juste quelques tours de main,
et par conséquent les « résultats » pouvaient être avancés sans qu’il soit nécessaire d’exposer
longuement, avec un vocabulaire technique approprié, les procédures mises en œuvre. Et, au
surplus, le caractère a priori restreint du champ du « quantitativisme » permettait le maintien
d’une bonne conscience de plomb chez tous les historiens qui considéraient ce champ comme
extérieur à leur domaine.

87
Cependant, la déroute piteuse du quantitativisme a au moins deux effets positifs : 1.
l’idée que l’on puisse faire quelque chose d’utile avec l’arithmétique et ses quatre opérations
en a été fortement ébranlée et il est moins difficile d’expliquer que les nombres sont une
réalité sui generis qui nécessite des méthodes appropriées, que l’on ne maîtrise pas en quinze
jours (contrairement à la technique de fouille…) ; 2. l’opposition cardinale quantitatif vs
qualitatif a elle aussi été mise à mal et il est dès lors aussi plus aisé de laisser entendre que les
présupposés du quantitativisme correspondaient à une vision distordue et fallacieuse de la
réalité sociale233.
La situation demeure pourtant confuse et l’absence prolongée de tout manuel (digne de
ce nom) de statistique pour historien est l’indice patent d’une difficulté majeure. Même après
de longues années de pratique, je continue de ressentir un désagréable inconfort au moment de
devoir présenter les traits les plus caractéristiques de cet aspect fondamental de la démarche
de l’historien rationaliste.

Difficile rencontre de l’histoire et de la statistique


La statistique est née à peu près au même moment que les autres sciences, c’est-à-dire
en gros au XVIIIe siècle234. Le rappel des noms de Bernouilli, Euler, d’Alembert, Condorcet et
surtout Gauss doit suffire. Et l’on pourrait presque se contenter de la définition « ancienne » :
étude méthodique des faits sociaux par des procédés numériques. Mais cette discipline a
connu depuis des développements extraordinaires ; et les plus fructueux et les plus étonnants
ne sont pas les plus anciens : ce qu’on appelle encore la statistique « classique » date en fait de
l’entre-deux-guerres235, les méthodes dites (présomptueusement) d’« analyse des données »
ont pris leur essor dans les années 70236, et des pans entiers (fractals237, analyse spatiale238) ne
sont passés à l’état d’applications praticables que dans les années 90. La situation demeure
incroyablement mouvante car il s’agit, presque par définition, d’une « branche appliquée » des

233. Même au niveau de généralité superficielle où nous sommes ici, on doit rappeler que le bagage mathématique moyen
du lycéen (d’une filière dite, abusivement, « scientifique ») n’a qu’un très lointain rapport avec ce que sont les
mathématiques en tant qu’activité scientifique. On peut s’en faire une idée générale par exemple avec Philip J.
DAVIS et Reuben HERSH, L’univers mathématique, Paris, 1985 [orig. 1982] ; Ian STEWART, Les mathématiques,
Paris, 1989 [orig. 1987]. Si l’on peut se les procurer, on pourra lire avec agrément et profit deux numéros spéciaux de
revues de vulgarisation : « Les nombres », La Recherche, numéro spécial 278-1995 ; « Le hasard », Pour la science,
numéro spécial avril 1996.
234. Alain DESROSIERES, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, 1993. Jacques
MAIRESSE (éd.), Estimation et sondages. Cinq contributions à l’histoire de la statistique, Paris, 1988. Michel
ARMATTE, « Robert Gibrat et la loi de l’effet proportionnel », Mathématiques, informatique et sciences sociales,
33-1995, pp. 5-34. Éléments qu’il faut replacer dans le cadre général de l’histoire des mathématiques ; voir, parmi
bien d’autres, Jean-Paul COLLETTE, Histoire des mathématiques, Montréal, 1973-1979.
235. Résumé concis et très clair : André VESSEREAU, La statistique, Paris, 1947 (plusieurs dizaines de rééditions…)
236. Présentation rapide de Gilbert SAPORTA, Théories et méthodes de la statistique, Paris, 1978 (qui s’emploie à
articuler méthodes classiques et méthodes multidimensionnelles). Développements très efficaces dans Philippe
CIBOIS, L’analyse factorielle, Paris, 1983 ; L’analyse des données en sociologie, Paris, 1984.
237. Un rôle décisif a été joué par Benoît Mandelbrot, qui a vu l’extrême généralité d’application des lois de Pareto-Lévy
et a forgé le néologisme de fractal. Fractals. Form, Chance and Dimension, San Francisco, 1977. Pour les données
chronologiques, travail fondamental de Daniel ZAJDENWEBER, Hasard et prévision, Paris, 1976. Pour les données
spatiales, Pierre FRANKHAUSER, La fractalité des structures urbaines, Paris, 1994. André DAUPHINÉ, Chaos,
fractales et dynamiques en géographie, Montpellier, 1995.
238. Graham J. UPTON et Bernard FINGLETON, Spatial Data Analysis by Example, New York, 1985-1989. Noël A.
CRESSIE, Statistics for Spatial Data, New York, 1993. Plus abordables, Christine VOIRON, Analyse spatiale et
analyse d’images, Montpellier, 1995. Michèle BÉGUIN et Denise PUMAIN, La représentation des données
géographiques. Statistique et cartographie, Paris, 1994. Dans ce domaine, on signalera seulement le développement
extrêmement rapide d’un nouveau type d’outil, la base de données spatiales, baptisée ordinairement SIG (système
d’information géographique). Plusieurs logiciels se font concurrence, onéreux et d’un maniement difficile (Stewart
FOTHERINGHAM et Peter ROGERSON (éds), Spatial Analysis and GIS, London, 1994).

88
mathématiques et la pression des « utilisateurs » entraîne une multitude de recherches
diverses, au milieu desquelles on a bien de la peine à se reconnaître, ne serait-ce que du fait de
la nature même des publications, hétérogènes et aussi foisonnantes que confidentielles. Le
médiéviste qui recherche dans une librairie les « manuels de statistique » ploie sous une
avalanche d’ouvrages, tous à peu près équivalents, destinés principalement à des économistes
et minoritairement à des étudiants en médecine, qui présentent sous un aspect algébrique
rébarbatif des ensembles de procédures (la plupart « classiques », c’est-à-dire antérieures à
1960, c’est-à-dire d’une portée et d’une utilité restreintes) dont il est à peu près impossible
d’imaginer l’utilisation en histoire médiévale.
Les statistiques servent surtout à gagner de l’argent239 : prévisions de vente,
assurances, spéculations boursières ; choix de nouveaux médicaments, de nouveaux produits
pour la culture ou l’élevage ; choix de l’emplacement d’un sondage pétrolier ; tests de
recrutement ; classements des clients par profils ; enquêtes d’opinion pour mieux vendre un
produit ou un discours politique. Ce qu’on appelle pudiquement « prévision » ou « aide à la
décision ». Globalement, il s’agit de formes diverses d’extrapolations : connaissant certains
éléments d’une situation, comment construire une vue aussi exacte que possible de ce que l’on
ne connaît pas, qui ne s’est pas encore produit ? On pourrait succomber à l’impression que la
statistique est restée enfermée dans le cadre de sa naissance, le problème du jeu et des paris
résolu par Pascal. Heureusement, on s’est aperçu depuis longtemps qu’une bonne prévision
reposait bien plus sur la connaissance de la structure en cause que sur la masse des
« données » disponibles, si bien que la plupart des efforts des statisticiens ont porté sur la mise
au jour de l’organisation de l’objet observé et secondairement seulement sur les
extrapolations. De telle manière qu’une grande masse de « procédures statistiques » possèdent
une forte efficacité en dehors de toute perspective prévisionniste.

Propriétés statistiques des « données » médiévales


Deux difficultés majeures demeurent sans solution nettement établie : 1. que signifie la
notion (fondamentale en statistique) de probabilité, appliquée à des phénomènes passés
depuis longtemps240 ? 2. comment évacuer, non seulement toutes les méthodes purement
prévisionnistes, mais aussi toutes les implications de cette perspective dans des secteurs qui en
sont apparemment indemnes241 ? Ces difficultés sont l’envers de celles auxquelles on se
heurte si l’on tente d’organiser un corpus cohérent de méthodes qui pourraient constituer une

239. Bernard COUTROT et Fernand DROESBEKE, Les méthodes de prévision, Paris, 1984. Dans la mesure où ces
prévisions ne sont pas des prophéties, et où elles sont souvent employées comme des outils de manipulation (au sens
négatif du terme), elles suscitent fréquemment une défiance fondée sur un emploi, pas toujours étayé, d’un esprit
critique armé de plus de bonne volonté que de réelle compétence : Jean-Louis BESSON (éd.), La Cité des chiffres, ou
l’illusion statistique, Paris, 1992.
240. Dans le cadre « classique », la difficulté se marquait notamment par la distinction (pas du tout claire) entre
« probabilités » et « statistiques descriptives » (voir par exemple les deux excellents manuels d’un ancien directeur de
l’INSEE, Gérard CALOT, Cours de calcul des probabilités, Paris, 1964 ; Cours de statistique descriptive, Paris,
1965). On retrouve la même difficulté dans l’univers parétien : Armin BUNDE et Shlomo HAVLIN (éds), Fractals
in Science, Berlin, 1994, qui distinguent « deterministic fractals » et « random fractal models » (pp. 2-17). Réflexion
approfondie de Maurice ALLAIS, « Fréquence, probabilité et hasard », Journal de la société de statistique de Paris,
1983, pp. 70-102 et 144-221.
241. Un cas bien identifiable est celui de l’usage irréfléchi de la méthode de prévision mise au point par les deux
statisticiens anglais G.E. Box et G. M. Jenkins. Cette méthode est aujourd’hui l’une de plus efficaces dans le domaine
de la prévision. Méthode d’un extrême empirisme, qui tient compte au plus près des modes de fluctuation d’une
courbe et de la tendance finale : d’une certaine manière, elle se rapproche beaucoup d’un traitement purement
graphique. Pourquoi ne l’utiliser pour combler des lacunes par interpolation ? Mais l’étape suivante, qui consiste à
examiner le résidu laissé par un lissage avec cette méthode, est une acrobatie où l’on joue avec des nombres dénués
de toute signification.

89
statistique historique proprement dite : étant entendu que l’objectif est exclusivement de
mettre au jour des structures, les sources disponibles déterminent inéluctablement les
caractères fondamentaux des « données » proprement historiques qui, selon l’angle sous
lequel on les considèrent, sont :
1. lacunaires ; le médiéviste le sait mieux que d’autres : il dispose de quelques
données pour un certain intervalle, dans une certaine zone, de quelques fragments ailleurs,
d’un bloc plus compact encore ailleurs, etc. Avec ces pièces et morceaux, il faut pourtant
tenter de reconstituer un tissu continu242...
2. biaisées ; les lacunes ne sont pas disposées au hasard ; autrement dit, les « données »
ne sont nullement assimilables à un échantillon aléatoire ; tout au contraire, il faut en général
supposer des conditions différentielles de conservation (et de représentativité) ; mais ces biais
sont inévaluables a priori et le plus souvent eux-mêmes variables243…
3. hétérogènes ; l’analyse de la structure d’une population suppose que cette
population soit homogène, au moins sous l’angle des caractères que l’on étudie ; si deux
populations d’effectifs comparables sont mélangées, les gradations de chaque caractère, et a
fortiori les liaisons entre caractères deviennent indétectables. On peut considérer que, grosso
modo, la statistique est l’art des comparaisons raisonnées ; ce qui implique que l’on ne
compare que ce qui est comparable : on pourra faire tous les calculs imaginables et fournir des
résultats mathématiquement exacts, si l’on applique ces procédures à des objets n’ayant entre
eux aucune relation, ces résultats seront dénués du moindre sens ; le piège le plus redoutable à
cet égard est celui dit des « séries longues » : au delà d’un certain intervalle de temps, des
objets en apparence à peu près identiques n’ont plus du tout (et ne peuvent plus avoir) le
même sens, se trouvant faire partie de structures sociales fortement différentes244 ; la
comparaison tend alors à suggérer une continuité fictive et l’illusion graphique étaye le
contresens…
Diverses possibilités existent déjà pour faire face à ces problèmes et il est à peu près
certain que des efforts appropriés permettront de constituer un ensemble plus riche et articulé
de solutions spécifiques. Mais ces caractères propres aux données historiques (difficultés qu’il
faut bien garder à l’esprit) ne changent rien au fait que lesdites données médiévales, comme
toutes les données des sciences sociales, sont entièrement et intégralement justiciables des
méthodes statistiques qui, dans de multiples perspectives, constituent un outil heuristique
irremplaçable. On se bornera ici à quelques réflexions regroupées autour de quatre mots-
clefs : exploration, indicateur, modalité, graphique.

Exploration
Les procédures statistiques sont exploratoires, et il est difficile d’envisager qu’elles
puissent être autre chose. C’est un contresens aussi redoutable que tenace de leur attribuer des

242. Tentative à partir d’archives comptables : A. Guerreau, « Analyse statistique des finances municipales de Dijon au
XVe siècle. Observations de méthode sur l’analyse factorielle et les procédés classiques », Bibliothèque de l’Ecole
des Chartes, 140-1982, pp. 5-34.
243. Tentative sur trois séries de dates de vendanges : A. Guerreau, « Climat et vendanges (XIVe-XIXe siècles) : révisions
et compléments », Histoire & Mesure, 10-1995, pp. 89-147.
244. Une leçon de méthode exemplaire sur l’impossibilité d’accorder crédit à des appréciations subjectives mises bout-à-
bout est donnée par Ezio ORNATO, « L’exploitation des sources narratives médiévales dans l’histoire du climat : à
propos d’un ouvrage récent », Histoire & Mesure, 3-1988, pp. 403-449. Autre tentative, montrant l’impossibilité de
déterminer des ensembles parmi les doyennés clunisiens du XIIe siècle si l’on place dans le même tableau les
ressources des domaines et celles provenant des redevances : A. Guerreau, « Douze doyennés clunisiens au milieu du
XIIe siècle », Annales de Bourgogne, 52-1980, pp. 83-128.

90
vertus démonstratives, a fortiori explicatives245. La statistique n’élabore ni données ni
hypothèses et ne peut tenir lieu de raisonnement. Elle permet, et c’est beaucoup, d’examiner
les propriétés d’un ensemble numérique, de préciser les relations entre deux ou plusieurs
ensembles numériques. Mais contrairement au mathématicien, qui est susceptible de
considérer les nombres en eux-mêmes, l’historien n’emploie ceux-ci que comme des
indicateurs relatifs à des réalités historiques. Ces dernières ne sauraient se réduire à des
nombres. Le raisonnement statistique, ne portant que sur des nombres, s’applique donc à des
données hétéronomes246, et ne peut dès lors avoir qu’un rôle d’auxiliaire, le plus souvent
nécessaire mais en aucun cas suffisant.
Inévitablement, tout ensemble de « données » résulte d’une série de choix, toute
application d’une procédure statistique est le fruit d’une série de choix ; il faut le savoir, et il
est à tous égards préférable d’expliciter ces choix. Ceci posé, la notion d’exploration peut
prendre tout son sens. Après avoir sélectionné des ensembles d’indicateurs numériques relatifs
à des réalités historiques qu’il tente de débrouiller, le chercheur essaye d’extraire une
information de ces indicateurs. Ceux-ci en effet recèlent souvent une information potentielle,
mais indiscernable, en ce sens que les relations dont ces indicateurs portent la trace ne sont
pas manifestes, voire même souvent strictement inobservables par une lecture directe. Les
traitements statistiques visent simplement à extraire cett information potentielle pour la rendre
disponible. Comme dans n’importe quelle exploration, les connaissances et l’habileté
techniques, mais aussi le flair, l’imagination, l’opiniâtreté et la patience jouent leur rôle.
Lorsque les indicateurs ont ainsi été exploités, il ne peut être question de ne pas revenir à la
considération de l’objet de la recherche, dès lors mieux éclairé. Passage de l’information
potentielle à l’information disponible, telle semble être la meilleure définition de l’usage de
la statistique en ce qu’elle est une exploration.

Indicateur
La pratique historienne consiste souvent à tenter de cerner une grandeur mal accessible
en étudiant une autre réalité, dont on a de bonnes raisons de penser qu’elle lui est étroitement
liée, en général proportionnelle. La connaissance de la garde-robe d’un individu peut donner
une idée assez précise de sa taille, voire de son poids. On a ainsi tenté, avec succès, d’évaluer
la taille des aristocrates des XVe et XVIe siècles en étudiant des séries d’armures datées247. On
connaît la grande enquête sur les dîmes dans la France moderne, censées fournir une
évaluation de l’évolution de la production agricole globale. Question débattue248. Un des
coups de génie de Jacques Le Goff a consisté à faire l’hypothèse d’une homologie entre le fait
urbain dans la France médiévale et la carte d’implantation des couvents des Ordres
Mendiants249.

245. Henry ROUANET, Marie-Paule LECOUTRE, Marie-Claude BERT, Bruno LECOUTRE, Jean-Marc BERNARD,
L’inférence statistique dans la démarche du chercheur, Berne/Berlin, 1991.
246. Taille, quantité, fréquence sont des caractères intrinsèques des relations parmi d’autres. Si l’on prétend analyser une
relation sans en tenir compte, on passera presque nécessairement à côté d’informations décisives, mais si l’on
s’imagine que ces caractères numériques ont un sens en eux-mêmes, on leur fera inévitablement dire n’importe quoi.
247. Jean-Pierre BOCQUET et Jean-Pierre REVERSEAU, « Estimation de la stature de la classe féodale d’après les
armures du XVIe siècle », Ethnologie française, 1-1979, pp. 85-94.
248. Joseph GOY, « Dîmes, rendements, états des récoltes et revenu agricole réel », Studi storici, 3/4-1968, pp. 794-811.
Joseph GOY et Emmanuel LE ROY LADURIE (éds), Les fluctuations du produit de la dîme : conjoncture décimale
et domaniale de la fin du Moyen Age au XVIIIe siècle, Paris, 1972. Voir aussi Philip T. HOFFMAN, « Un nouvel
indice de la productivité agricole : les baux de Notre-Dame de Paris, 1450-1789 », Histoire & Mesure, 6-1991,
pp. 215-243.
249. A. GUERREAU, « Analyse factorielle et analyses statistiques classiques : le cas des Ordres Mendiants dans la France
médiévale », Annales E.S.C., 36-1981, pp. 869-912 ; « Observations statistiques sur les créations de couvents

91
Ces quelques exemples doivent être généralisés : c’est une des tâches majeures de
l’historien de découvrir de bons indices, qu’il serait peut-être plus judicieux de dénommer
indicateurs : opération purement scientifique, puisqu’il faut imaginer une relation abstraite,
imaginer de contourner une inaccessibilité en faisant appel à un aspect disponible de la
documentation, qui fournisse une vue autant que possible numérisable du phénomène qu’on
cherche à atteindre.
Un cas qui mérite de devenir un classique est celui de la détermination des
séquences de composition des pages aux tout premiers temps de l’imprimerie250. Les
imprimeurs reprirent le système du codex médiéval, formé de cahiers produits par le
pliage d’une feuille en quatre ou en huit, et songèrent presque immédiatement à imprimer
chaque face de feuille (quatre ou huit pages) en un seul passage à la presse. Le texte était
donc fragmenté : dans un pliage in-quarto, un côté de la feuille reçoit les pages 1-4-5-8,
l’autre côté les pages 2-3-6-7, le texte étant ainsi découpé en cinq segments. Si l’on
suppose que l’imprimeur disposait d’assez de caractères pour composer les huit pages,
mais pas davantage, une composition en continu, dans l’ordre du texte, était bien lente ;
d’où l’idée de découper au départ le texte manuscrit en plusieurs parties pour pouvoir
composer simultanément plusieurs pages. La question qui se pose est donc : comment le
texte manuscrit était-il découpé, combien de pages composait-on simultanément ? On
voudrait en particulier cerner les originalités de chaque zone et les évolutions. L’idée d’E.
Ornato part d’une observation : les incunables reproduisaient les modes d’écriture des
manuscrits, en particulier utilisaient de nombreuses abbréviations courantes. Le découpage
des textes avant composition était nécessairement approximatif ; mais le typographe devait
« se débrouiller » pour que ses pages composées correspondissent exactement au texte
prévu ; le mode d’ajustement allait de soi : lorsqu’il arrivait en vue du « butoir », il
suffisait d’augmenter ou de diminuer la fréquence des abbréviations pour parvenir à un
« calage » exact. En comptant le nombre d’abbréviations sur chaque page, et en étudiant
attentivement la répartition des excédents et des défauts en fonction de la composition des
cahiers, on peut arriver à identifier avec précision les « zones de calage », et en déduire les
points de coupure a priori et finalement l’ordre de composition. Si des incunables
différents, mais imprimés dans un même lieu et au même moment, manifestent la même
structure d’irrégularités, la solution du problème initial est en vue !
Dans ce cas, le nombre d’abbréviations par page, compté sur des centaines de pages
dans des dizaines d’incunables, est à proprement parler un indicateur des séquences de
composition. La notion d’indicateur généralisé paraît devoir être l’objet d’une attention et
d’une réflexion soutenues.

Modalités
Le succès fulgurant de la notion de modalité dans les vingt dernières années,
étroitement lié au développement des analyses multidimensionnelles, est la conséquence de
l’efficacité prodigieuse de cet outil. Les statisticiens traditionnels en ont été surpris, et en sont
restés perplexes sinon choqués, à tout le moins réticents. Du coup, la réflexion abstraite sur

franciscains en France, XIIIe-XVe siècles », Revue d’histoire de l’Eglise de France, 70-1984, pp. 27-60. On a montré
ailleurs comment il est possible de caractériser les quartiers de Saint-Flour à partir de la seule analyse des données
concernant les jardins possédés par les habitants de chacun de ces quartiers : « Notes statistiques sur les jardins de
Saint-Flour (XIVe siècle) » in Jean-Louis BIGET (éd.), Les cadastres anciens des villes et leur traitement par
l’informatique, Rome, 1989, pp. 341-357.
250. Dominique COQ et Ezio ORNATO, « Les séquences de composition du texte dans la typographie du XVe siècle. Une
méthode quantitative d’identification », Histoire & Mesure, 2-1987, pp. 87-136.

92
cette notion suspectée de quelque illégitimité n’a pas encore vraiment eu lieu251. Or ladite
notion est indubitablement appelée à devenir centrale dans la pratique statistique, tout au
moins dans les sciences sociales.
Rappelons d’abord brièvement de quoi il s’agit. Soit un groupe d’individus, sur lequel
porte l’analyse. On peut vouloir examiner par exemple l’âge, la couleur des yeux, le revenu, la
profession, les opinions politiques, religieuses, etc. Dans chacune de ces perspectives
(=« caractères »), il n’est pas trop malaisé de découper, dans l’éventail de toutes les
possibilités, un certain nombre de classes (=« modalités »), chaque individu étant affecté à une
(au moins) de ces classes ; le cas le plus simple est l’ensemble binaire (deux modalités :
oui/non, présence/absence), il n’y a pas de limite théorique supérieure. Dans la pratique
routinisée des analyses multidimensionnelles, l’analyse porte sur des tableaux rectangulaires,
chaque ligne correspondant à un individu ; à chaque modalité de chaque caractère étudié
correspond une colonne ; sur chaque ligne (individu), on place 1 à l’intersection de toutes les
colonnes correspondant à des modalités auxquelles l’individu appartient, et 0 dans toutes les
autres cases. Le tableau global ne comporte donc que des 0 et des 1 ; on peut lui appliquer une
variété considérable de traitements statistiques. Les analyses standardisées permettent de
regrouper les individus les plus proches au regard des critères choisis, ou d’analyser les
diverses corrélations entre critères ; le plus intéressant et efficace étant de parvenir à effectuer
simultanément ces deux opérations.
Evoquons schématiquement un exemple historique simple252. La population à
étudier est constituée de quelques milliers de manuscrits produits dans le nord de la France
entre le IXe et le XVe siècle. Pour chacun, on connaît avec plus ou moins de précision la
date de fabrication, le lieu de la copie, la catégorie des textes contenus, la mise en page, la
matière (parchemin ou papier), la taille (largeur-hauteur), et un certain nombre d’autres
caractères techniques. Le médiéviste codicologue peut sans peine excessive découper
chaque caractère en modalités : pour la date, les siècles ; pour le lieu, les diocèses ; pour le
contenu, Bible/patristique/théologie/liturgie/droit, etc.; pour la mise en page, longues
lignes ou deux colonnes ; pour les dimensions, on peut découper le continuum des
mesures en un certain nombre de classes, etc. A partir de là, une multitude de traitements
sont possibles, soit sur la population totale, soit sur des sous-ensembles, afin de repérer
des corrélations, totales ou partielles, des oppositions, des tendances globales, des
originalités localisées dans le temps, dans l’espace, selon le type de textes, etc. Comme on
l’a déjà noté, pas d’autre limite ici que la patience et l’imagination du chercheur. Et l’on
conçoit aisément qu’une recherche de ce type soit susceptible d’apporter sur la production
des manuscrits dans la France médiévale des vues entièrement inédites, capables elles-
mêmes d’enrichir substantiellement notre connaissance de la société de cette époque.
Il est difficile d’imaginer un caractère qui ne puisse pas se découper en modalités,
quelle que soit la forme a priori du caractère : continuums numériques, réponses à une
question ou opinions, qualités ou propriétés quelconques. La pratique démontre au-delà de
toute discussion ce qu’un raisonnement abstrait aurait permis d’établir depuis bien
longtemps : l’opposition qualitatif/quantitatif, à qui beaucoup ont attribué une signification

251. Henry ROUANET, Brigitte LE ROUX, Marie-Claude BERT, Statistiques en sciences humaines : procédures
naturelles, Paris, 1987, pp. 16-17. On ne saurait trop recommander la lecture des trois volumes publiés sour la
direction d’Henry Rouanet (avec la collaboration de B. LE ROUX, M.-C. BERT et J.-M. BERNARD), qui
constituent une des approches les plus réfléchies et cohérentes d’une statistique entendue comme stricte combinatoire
1. Procédures naturelles, Paris, 1987 ; 2. Analyse inductive des données, Paris, 1990 ; 3. Analyse des données
multidimensionnelles, Paris, 1993.
252. Exemple entièrement et directement inspiré de Carla BOZZOLO et Ezio ORNATO, Pour une histoire du livre
manuscrit au Moyen Age. Trois essais de codicologie quantitative, Paris, 1980, supplément, Paris, 1983.

93
proprement métaphysique, n’est qu’un aspect latéral et secondaire des réalités, quand il ne
s’agit pas d’un artefact produit d’un dogme aux fondements obscurs.
L’universalité du champ d’application de la notion de modalité s’explique en peu de
mots : aucun phénomène ne peut exister sans quelque forme de grandeur, taille, intensité,
fréquence, ordre. Le langage courant, qui reflète l’appréhension immédiate de la réalité, en
apporte la preuve plusieurs fois dans chaque phrase ; ce langage est en effet fondé largement
sur des réseaux d’oppositions qui mettent en permanence en jeu cet aspect consubstantiel à
toute réalité : grand/petit, clair/obscur, riche/pauvre, plausible/incroyable,
remarquable/insignifiant, général/particulier, souvent/parfois, marcher/courir,
demander/répondre ; tous ces couples reposent, nécessairement quoiqu’en général
implicitement, sur des procédures de comparaisons. Or la statistique peut se définir comme
l’art des comparaisons raisonnées. La notion de modalité, s’appliquant à n’importe quelle
réalité, et permettant ainsi de préciser et d’affiner les procédures de comparaisons
(éventuellement les plus sophistiquées) portant sur n’importe quel type de caractère, est donc
en toute logique l’outil privilégié de généralisation de l’emploi de la statistique.

Graphiques
Jacques Bertin253 a eu le grand mérite d’attirer l’attention des chercheurs sur
l’efficacité des graphiques bien conçus, qui peuvent être bien autre chose que de simples
moyens de repérage et d’illustration. Il a montré de manière définitive qu’il existe de bons et
de mauvais graphiques. Combien de graphiques illisibles et inutiles ne trouve-t-on pas au
hasard des revues et des ouvrages ! Il y aurait lieu de résumer son enseignement de manière
lapidaire, sous la forme de quelques « règles de Bertin », qu’il serait possible d’essayer
d’inculquer systématiquement aux étudiants.
Les micro-ordinateurs représentent dans cette perspective un tournant radical.
Plusieurs excellents logiciels graphiques existent, qui permettent de présenter sous des formes
variées les divers types de données, univariées, bivariées, multivariées, chronologiques, et ce
en modifiant ad libitum les échelles, les rendus, les légendes. Ces graphiques sont produits sur
écran en quelques secondes et peuvent être transférés sur papier en quelques minutes.
L’exploration préliminaire des données en est considérablement facilitée ; la visualisation des
résultats intermédiaires s’effectue en un clin d’œil, filtrages, ajustements, analyses factorielles.
On joue allègrement sur les sélections, les anamorphoses, les zooms, voire les animations254.
Il faut cependant garder la tête froide. Si ce genre de procédure est idéal pour examiner
avec une rapidité optimale la forme d’une distribution ou d’un nuage de points, il n’a d’utilité
réelle que corrélé à une bonne formation statistique. A quoi bon repérer la forme d’une
distribution si l’on n’a pas dans la tête une gamme suffisante de formes standart, ce qui
permettra de limiter le choix des ajustements possibles, puis d’effectuer le découpage en
classes le plus approprié ou de déterminer les paramètres les plus représentatifs ? Une
distribution qui, à vue d’œil, paraîtra « en cloche » et symétrique, pourra être déclarée non

253. Jacques BERTIN, Sémiologie graphique. Les diagrammes, les réseaux, les cartes, Paris, 1967 ; La graphique et le
traitement graphique de l’information, Paris, 1977.
254. Il ne s’agit pas là d’une possibilité, mais d’une nécessité : la réalisation d’un graphique implique dans tous les cas
une série de choix, en fonction desquels les résultats visuels pourront être fort différents, voire opposés. Le labeur
d’exploration consiste précisément à essayer successivement de nombreuses valeurs des paramètres, à évaluer les
différences et à les interpréter. C’est au travers de ce processus, qui peut être fort long, qu’on parvient finalement à
voir « bouger les structures », ce qui peut mettre sur la voie de l’identification des relations pertinentes. Colette
CAUVIN, Henri REYMOND et Abdelaziz SERRADJ, Discrétisation et représentation cartographique, Montpellier,
1987.

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symétrique par un test simple et s’avérer en définitive receler une anomalie intéressante.
En deux mots : les explorations graphiques sont irremplaçables, mais attention aux
illusions graphiques ! Les graphiques apportent une aide précieuse mais ils ne peuvent
remplacer les calculs ni de près ni de loin255. Les commentaires finaux d’un travail doivent
toujours s’appuyer sur une analyse des chiffres rapportés aux réalités sociales. On ne doit en
aucun cas accepter à titre de « preuve » ou de conclusion des énoncés du genre : « sur le
graphique 3, on voit bien que les points qui représentent ceci sont à droite, et que ceux qui
représentent cela sont à gauche... », ou encore : « sur le graphique 4, on voit bien que les
variables a et b augmentent beaucoup, la variable c nettement moins... ». Le pire est atteint
lorsqu’un auteur propose des graphiques à la place des données : on frôle la supercherie ; en
tout cas, on sort du cadre d’une publication scientifique.

Exemples pertinents
On signalera brièvement deux (trois) domaines dans lesquels des résultats substantiels
ont d’ores et déjà été attteints : l’archéologie et la statistique lexicale. Les fouilleurs sont pour
ainsi dire par nature confrontés à des masses d’objets plus ou moins informes et mal
distinguables. Il n’est donc pas étonnant qu’ils aient été parmi les premiers social scientists à
s’efforcer de mettre en œuvres les procédures statistiques disponibles, voire même à en
inventer256. François Djindjian, qui a mis au point une procédure originale et efficace de
reconstitution du processus d’extension des cimetières (topochronologie), est aussi l’auteur du
seul manuel de statistique257 entièrement axé sur des données de nature historique.
La statistique lexicale est dans une situation étrange. Car des résultats intéressants ont
été obtenus, alors même que les fondements théoriques des distributions lexicales n’ont pas
encore été vraiment tirés au clair. La question ponctuelle du classement des manuscrits par
familles en fonction des variantes, qui intéresse particulièrement les médiévistes, reçoit une
solution relativement simple par l’utilisation de l’analyse factorielle des correspondances. On
peut calculer en supplément des coefficients de proximité, éventuellement pondérés en
fonction de l’importance que l’on attribue à telle ou telle variante258. Une autre difficulté à
laquelle les médiévistes se heurtent couramment est celle de l’identification de textes
anonymes ou non datés. Diverses procédures ont été expérimentées, mais les résultats ne sont
pas limpides et l’on doit regretter que les recherches, entammées depuis les années 60259, ne
soient pas plus actives. C’est pourtant un secteur dont on est en droit d’attendre beaucoup260.
Enfin l’étude de la fréquence des occurrences, et des cooccurrences, qui est susceptible
d’apporter une aide décisive à l’analyse du sens même des textes, patauge dans des impasses
d’où elle peine à s’extraire. Bien entendu, la simple lecture d’une concordance apporte des
informations essentielles, d’une tout autre nature que les impressions produites par une

255. Contrairement à ce que J. Bertin a pu laisser entendre. Mais celui-ci raisonnait à une époque où la statistique
s’effectuait avec des tables numériques et des abaques et où le fin du fin consistait à simplifier les calculs.
256. Henri DUCASSE (éd.), Panorama 1985 des traitements de données en archéologie, Juan-les-Pins, 1985. Charlotte
CARCASSONNE, Méthodes statistiques en numismatique, Louvain-la-Neuve, 1987.
257. François DJINDJIAN, Méthodes pour l’archéologie, Paris, 1991. « Nouvelles méthodes pour l’analyse spatiale des
sites archéologiques », Histoire & Mesure, 5-1990, pp. 11-34 (numéro spécial sur les statistiques appliquées à
l’archéologie).
258. Jean IRIGOIN et Gian Piero ZARRI (éds), La pratique des ordinateurs dans la critique des textes, Paris, 1979. A.
Guerreau et Marie-Anne POLO de BEAULIEU, « Classement des manuscrits et analyses factorielles. Le cas de la
Scala coeli de Jean Gobi », Bibliothèque de l’École des Chartes, 154-1996, pp. 359-400.
259. Pierre GUIRAUD, « L’évolution du style de Rimbaud et la chronologie des Illuminations », Problèmes et méthodes
de la statistique linguistique, Dordrecht, 1959, pp. 127-138.
260. Vue d’ensemble : « Analyse discriminante textuelle », Ludovic LEBART et André SALEM, Statistique textuelle,
Paris, 1994, pp. 241-282

95
lecture, si attentive soit-elle. Mais la comparaison des fréquences, sans laquelle on ne peut
parler de statistique lexicale, supposerait que l’on connaisse suffisamment les caractères des
distributions desdites fréquences. Les travaux déjà anciens de Benoît Mandelbrot261, ou plus
récents de Marc Barbut262, ont montré indiscutablement qu’on est là dans un univers parétien,
et que toute procédure fondée sur des distributions normales ou binomiales (ou dérivées) ne
peut aboutir qu’à de parfaits mécomptes. Un gros programme pour les années qui viennent.
On fera une simple allusion au problème de la métrologie médiévale. Les recherches
dans ce domaine ont été jusqu’ici peu nombreuses et conduites dans une perspective
extrêmement étroite et rébarbative, celle de la détermination de la valeur des anciennes
mesures. S’il s’agit bien en effet d’un des objectifs à atteindre, la recherche ne peut être
fructueuse qu’en combinant des considérations socio-économiques (usages concrets des
mesures263), intellectuelles (manipulations numériques264), et idéologiques (signification des
nombres et des grandeurs des objets mesurés dans le cadre du système de représentation
médiéval265). En pratique, le traitement des sources nécessite des calculs dont la conduite
implique d’assez solides notions de statistique.

Aliud exemplum
L’enjeu est assez important pour que j’insiste quelque peu, en revenant un instant sur
un exemple que j’ai traité jadis : le réseau des villes et des couvents d’ordres mendiants dans
la France médiévale266. Au départ, j’utilisais l’hypothèse de travail, originale et puissante,
élaborée par Jacques Le Goff, consistant à considérer les couvents des quatre principaux
ordres mendiants comme un indicateur d’appartenance d’une localité au réseau urbain. Dès
cette étape, il faut souligner deux points essentiels : 1. l’hypothèse est celle du choix d’un
indicateur ; aucun indicateur n’est parfait, mais la statistique sociale se sert pour l’essentiel
d’indicateurs, qui sont l’outil ordinaire pour atteindre des réalités plus ou moins abstraites non
directement mesurables ; 2. l’hypothèse est globale ; il ne s’agit pas d’opérer une somme de
repérage ponctuels, mais de définir un réseau, et c’est précisément en cela que l’hypothèse est
vraiment forte. Partant donc de cette hypothèse, je me suis interrogé sur les propriétés de cet
indicateur en ce qu’il était en quelque sorte considéré comme l’image d’un réseau, et c’est ici
qu’à mon tour j’ai construit une double hypothèse, touchant les propriétés d’équilibre de ce
réseau, d’un côté dans sa répartition spatiale, de l’autre dans sa structure hiérarchique. J’ai
pensé pouvoir conclure qu’il existait deux réseaux distincts, l’un dans la France du Nord,
l’autre dans la France du Midi ; l’examen de la dynamique de créations de nouveaux couvents
m’a amené à suggérer que la carte des couvents mendiants dans le premier quart du XIVe
siècle donnait directement une vue satisfaisante du réseau urbain septentrional ; inversement,
des difficultés graves apparaissaient dans le Midi, qui me conduisirent à définir des critères de
restriction ; ceux-ci appliqués, il devenait également possible de passer de la carte des

261. Benoît MANDELBROT, « On the theory of word frequencies and on related markovian models of discourse », in
Roman JAKOBSON (éd.), Structure of language and its mathematical aspects, Providence, 1961, pp. 190-219.
262. Marc BARBUT, « Note sur l’ajustement des distributions de Zipf-Mandelbrot en statistique textuelle », Histoire &
Mesure, 4-1989, pp. 107-119. « Une remarque sur l’expression et l’ajustement des distributions de Zipf-Mandelbrot
en statistique textuelle », Mélanges André Lentin, Paris, 1996.
263. Witold KULA, Les mesures et les hommes, Paris, 1984 [1970].
264. Guy BEAUJOUAN, « Nombres », in Jacques LE GOFF et Jean-Claude SCHMITT (éds), Dictionnaire raisonné de
l’Occident médiéval, Paris, 1999, pp. 834-844.
265. Konrad HECHT, Maß und Zahl in der gotischen Baukunst, Hildesheim, 1979. « L’analyse des dimensions des
édifices médiévaux. Notes de méthode provisoires », in Nicolas REVEYRON (éd.), Paray-le-Monial. Brionnais-
Charolais. Le renouveau des études romanes, Paray-le-Monial, 2000, pp. 327-335. « Mesures du blé et du pain à
Mâcon (XIVe-XVIIIe siècles) », Histoire & Mesure, 3-1988, pp. 163-219.
266. cf note 249.

96
couvents mendiants à celle du réseau urbain. Il s’agissait là, de manière tout à fait commune,
du repérage et de la correction d’un biais de l’indicateur.
Dans une note de sa belle thèse sur le Comtat Venaissin à la fin du Moyen Age,
Monique Zerner conteste ponctuellement mon travail267 : elle se plaint de ce que mon analyse
aboutisse à ne pas considérer Carpentras comme une ville. Selon elle, Carpentras était une
ville, c’est un point hors de toute discussion. Il s’agit là d’un exemple typique d’une objection
invalide : montrons pourquoi. Les objections peuvent être de deux types : soit une erreur dans
le raisonnement statistique, soit un résultat globalement contestable. Si aucun de ces deux
aspects n’est en cause, une remarque ponctuelle a bien peu de sens ; tout au plus peut-on
envisager le cas exceptionnel, l’anomalie, sortant clairement du cadre produit par la
conclusion de l’étude ; mais alors il faut apporter des arguments se plaçant dans le cadre
analytique adopté, et ce n’est manifestement pas la démarche de Monique Zerner. Au fond, la
seule objection consistante (hors de l’aspect technique) serait de dire simplement : le critère
choisi place la barre trop haut, de nombreuses localités sont écartées, qui mériteraient au
contraire d’être considérées faisant partie du réseau urbain. Mais cette objection n’est pas
recevable si elle n’explicite pas les éléments de définition d’appartenance à ce réseau.
On se heurte ici au problème courant et général de la segmentation par tranches
horizontales d’une structure arborescente. Dans toute zone habitée, les localités considérées
selon un indicateur de taille se rangent dans un arbre, depuis la ville la plus importante
jusqu’aux maisons isolées. Bien entendu, les fonctions des localités à chaque niveau de l’arbre
varient, ces variations différant sensiblement selon l’organisation de la société considérée.
Comme c’est souvent le cas, ces variations sont graduelles, il faut pourtant fixer un ou des
seuils précis, pour obtenir des sous-populations à peu près homogènes. L’indicateur fourni par
les ordres mendiants a l’immense avantage d’être connu de manière précise et uniforme et je
pense avoir montré que, moyennant une correction assez simple pour la France du Midi, il
permet de repérer une structure en réseau dont les propriétés remarquables d’équilibre
paraissent attester qu’il s’agissait probablement d’une structure réelle. Il est plus que plausible
que ce réseau se continuait vers le bas ; mais à partir de quel niveau décidera-t-on qu’on sort
du niveau proprement urbain ? On ne peut pas concevoir une réalité sans placer des seuils qui
découpent des continuums268. Il n’existe jamais de solution optimale, même si diverses
considérations empiriques suggèrent quelques règles pratiques, de simples suggestions en fait.
Dans le cas des villes, la difficulté se ramène, jusqu’à un certain point, à ceci : doit-on se
satisfaire d’une répartition binaire villes/villages, ou doit-on préférer un nombre plus élevé de
termes, par exemple villes/bourgades/villages ? Le seuil déterminé par l’utilisation de
l’indicateur des ordres mendiants implique que l’on choisisse la seconde branche de
l’alternative. Une division ternaire, qui reste manipulable, évite, s’agissant par exemple de la
France du XIIIe siècle, de placer dans la même catégorie Paris ou Toulouse et des localités de
400 ou 500 habitants, qu’il est souvent malaisé de considérer comme des villages, mais qui
n’exercent des fonctions urbaines qu’en nombre restreint et dans une aire de taille modeste.

267. Monique ZERNER, Le cadastre, le pouvoir et la terre. Le Comtat Venaissin pontifical au début du XVe siècle,
Roma, 1993, p. 35.
268. Il s’agit d’un problème central de la sémantique, et donc de l’histoire tout court. C’est, d’une manière plus générale,
la question du rapport entre fréquence et sens, qui fait qu’aucune sémantique n’est possible qui ne s’appuie sur des
considérations statistiques précises et solides. Ce qui se comprend aisément : il n’y a pas de sens sans distinctions, et
les distinctions reposent sur des comparaisons. Or, comme on l’a rappelé, la statistique est l’art des comparaisons
raisonnées. Mais distinguer implique de trancher, donc des seuils. Ceux-ci, fabriqués explicitement par la société
elle-même, ou institués par l’observateur, peuvent le plus souvent être placés à des endroits différents et apparaître à
certains égards comme arbitraires. Le travail du chercheur consiste à mettre en lumière les effets de la position des
seuils. Lesquels sont bien entendu le plus souvent loin d’être arbitraires : il y a plus d’inconvénients que d’avantages,
du point de vue de l’analyse, à ne pas distinguer les jeunes et les vieux, les pauvres et les riches, par exemple.

97
Avignon était une ville, Carpentras manifestement autre chose269. La question du seuil, dénuée
de solution optimale, répétons-le, se pose de toute manière à l’échelle de la population
concernée et non au cas par cas. Un cas unique ne dit rien et un entassement de cas
particuliers obscurcit au lieu d’éclairer.
Il reste, et ce n’est pas un détail, que je n’ai pas écrit que Carpentras n’était pas une
ville, mais seulement que cette localité n’appartenait pas au réseau urbain de la France
méridionale, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. J’ai même suggéré qu’il avait existé
dans cette zone des localités (nombreuses) de caractère urbain n’appartenant pas au réseau. Il
s’agit d’une hypothèse, certes discutable, mais qui est fondée sur l’analyse précise d’un
indicateur, à l’échelle de toute la France. Je ne vois pas bien ce qu’un cas individuel vient
faire ici.
La statistique oblige à préciser de quoi l’on parle : elle n’interdit nullement les choix
ou les approximations, mais des approximations définies et contrôlées. Elle impose des
contraintes souvent pénibles, mais ces contraintes, correctement comprises et utilisées, c’est-
à-dire avec rigueur et imagination, constituent pour le médiéviste, comme pour tout historien,
un outil d’une efficacité sans égal. Dans beaucoup de cas, c’est l’unique moyen pour « mettre
de l’ordre » dans un ensemble de données qui apparaît plutôt, au premier abord, comme un tas
que comme une structure. L’état des techniques ayant évolué comme il l’a fait, on ne pourra
indéfiniment refuser d’inscrire la statistique parmi les Hilfswissenschaften de base. Des
progrès insoupçonnables en résulteront.

269. C’est là le fond de l’objection de Monique Zerner : elle refuse a priori (et sans justification) de placer un seuil entre
Avignon et Carpentras.

98
C. La sémantique historique

La troisième orientation pratique sur laquelle il est indispensable d’insister est


certainement la plus importante par rapport à l’avenir de la médiévistique. Il s’agit de la
question du sens des mots, autrement dit de la sémantique historique.

Traduction et naïveté
Du temps de mes études, j’ai eu plaisir et grand profit à fréquenter assez assidûment
plusieurs séminaires tenus par des médiévistes parmi les plus illustres. Dans certains (certains
seulement), la discussion était essentiellement organisée autour de documents. Généralement,
une traduction était effectuée, rarement commentée. Mais je n’ai jamais entendu aucun de mes
maîtres s’appesantir sur la question : comment établir le sens d’un mot ? Recourir au
dictionnaire approprié était l’ultima ratio. Depuis, j’ai eu l’occasion, par mon épouse
interposée, d’observer comment sont confectionnés les articles du grand dictionnaire de latin
médiéval en cours de rédaction270. Pour chaque mot, les sens sont repérés « d’après le
contexte » (i.e. cinq à dix mots avant et après), quelques exemples choisis pour chaque sens,
et un bref compendium rédigé avec, autant que possible, un seul mot français équivalent pour
chaque rubrique. Ce dernier détail n’est nullement anodin ; il montre au contraire avec toute la
clarté désirée quel est le présupposé fondamental : il s’agit de parvenir à une simple
traduction. On doit traduire la chronique de Radulfus Glaber comme on traduirait un article du
Monde en allemand, ou un article de la Frankfurter allgemeine Zeitung en français. L’idée que
le mot traduction, appliqué, à la fin du XXe siècle, à la FAZ et à Radulfus Glaber ne peut en
aucune façon signifier la même chose dans les deux cas n’a, semble-t-il, jamais effleuré
l’esprit des rédacteurs du Novum Glossarium, pas plus d’ailleurs que celui des rédacteurs du
Mittellateinisches Wörterbuch. Ce qui montre, soit dit en passant, que les prétentions de la
philologie allemande ne sont peut-être pas aussi fondées que d’aucuns le croient.
Il n’est pas facile de traduire un texte de la FAZ : beaucoup d’allusions, de renvois, de
repères, de sous-entendus, propres à la culture allemande actuelle, disparaissent presque
nécessairement, et échappent au lecteur de la traduction française. Aliis verbis : le sens de la
traduction française sera inévitablement quelque peu différent du sens du texte allemand.
Pourtant, les écarts entre culture allemande et culture française contemporaines sont faibles :
tout au plus allusions, nuances, finesses. Mais pour le moine du XIe siècle ?
Bien entendu, il est toujours utile de faire le « mot à mot », ne serait-ce que pour
vérifier qu’on a bien repéré les formes, les constructions et l’articulation des phrases : sujet,
verbe, complément, complétive, complément de lieu, etc.. Comme le rappellent, parfois,
certains collègues inspirés, on ne peut pas être médiéviste si l’on ne sait pas le latin. Mais
qu’entend-on au juste par là ?

Le latin médiéval : flottements, illusions, contresens


Lorsqu’après avoir ouvert tel ou tel livre, je me reporte aux chartes citées, je suis bien
souvent effaré : je ne retrouve dans le document à peu près rien de l’interprétation donnée. En
retournant la charte en tous sens, je finis par conclure que tel terme, ou groupe de termes, que

270. Évitons tout malentendu : les dictionnaires bien faits sont un outil fondamental ; les médiévistes qui n’utilisent jamais
de dictionnaires de langue médiévale sont des ânes.

99
j’avais compris d’une certaine manière, ont été « lus » tout à fait autrement. Comment se
décider ?
J’avais depuis longtemps des doutes sur le sens de curtile dans les documents
mâconnais des Xe-XIe siècles. Georges Duby parle de courtil, mais s’engage davantage et
écrit : « la parcelle centrale qui est le "meix", le mansus au sens strict, et que l’on appelle
souvent le courtil (curtilis)... » « le courtil est une "cour" (curtis), un centre d’exploitation
agricole, mais de petites dimensions ; ... d’ordinaire les termes (sc. mansus et curtilis) sont
interchangeables et désignent soit le seul centre habité, soit l’exploitation toute entière »271.
J’ai eu récemment l’occasion d’examiner attentivement toutes les parcelles décrites dans le
cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon pour le Xe et la première moitié du XIe siècle. Pour
beaucoup d’entre elles, on a les mesures, en perches et pieds272. Le mansus n’est jamais
mesuré, alors que le curtile l’est fréquemment. Le curtile est une parcelle de taille faible ou
très faible, et surtout d’une forme qui tend vers le carré (à la différence des champs et plus
encore des vignes). Le curtile est plus souvent au bord d’un chemin que les autres types de
parcelles. On trouve des mentions de curtile cum vinea ou curtile cum mansione. En
examinant ainsi les textes de près et de manière méthodique, on en arrive à la conclusion,
simple, que le curtile était une parcelle, alors que le mansus était un bâtiment ou un ensemble
de bâtiments. Le curtile était, dans les textes du cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, un
"clos", c’est-à-dire une parcelle enclose, probablement de murs. Ce clos pouvait inclure un
bâtiment (curtile cum mansione) mais aussi bien une vigne ou toute autre culture intensive et
devant être protégée (verger, potager). Le terme curtile, en lui-même, n’implique aucunement
un bâtiment, encore moins une exploitation.
Que dit Niermeyer ? Selon son habitude, il découpe une foule de sens peu distincts :
« 1. l’enclos qui comprend la maison et le jardin... 2. cour, jardin, espace clôturé attenant à la
maison... 3. tenure domaniale... 4. emplacement urbain... 5. centre d’exploitation d’un
domaine d’importance médiocre... 6. domaine... »273. Manifestement, les sens 1 et 2 montrent
que Niermeyer a vu l’importance de la clôture ; mais, sans qu’on comprenne bien pourquoi, il
y rattache la maison. Or la plupart des exemples qu’il donne lui-même montrent que les deux
acceptions sont nettement distinctes. Exemple : « 2 curtilia, ubi potes casa et scuria super
ipsas stabilire... » : si l’on peut construire une maison sur un curtile, c’est, me semble-t-il,
qu’on peut aussi ne pas en construire, et qu’en tout cas, au départ, il n’y en avait pas.
L’enquête dans les textes mâconnais n’est pas généralisable. Simplement, je remarque
1. qu’aucun des six sens proposés par Niermeyer n’offre la possibilité de comprendre curtile
comme simple parcelle enclose, et ceci me semble une erreur ; 2. que Georges Duby quant à
lui s’est fourvoyé sur ce point ; il est vrai que, dans la mesure où la reconstruction du système
agraire et des paysages n’était pas son objectif, les conséquences de cette bévue n’ont rien de
dramatique.
Première conclusion : les dictionnaires sont utiles par leurs exemples, mais peu fiables
quand ils donnent des « traductions ». Le sens des mots les plus simples ne doit jamais être
considéré comme clair a priori, et les interprétations des devanciers, même les plus illustres,
ne sont pas les guides les plus sûrs. Cette erreur de deux grands médiévistes touche un terme
renvoyant à un objet concret, et une enquête peu complexe permet de clarifier la situation, au
moins dans un cadre restreint. Mais plus la réalité est abstraite et plus les moyens à mettre en

271. Georges DUBY, La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1953, p. 17.
272. A. Guerreau, « L’évolution du parcellaire en Mâconnais, env. 900-env. 1060 », in Laurent FELLER, Perrine MANE,
Françoise PIPONNIER (éds), Le village médiéval et son environnement. Etudes offertes à J.-M. Pesez, Paris, 1998,
pp. 509-535.
273. Jan F. NIERMEYER, Mediae latinitatis lexicon minus, Leiden, 1976, s.v. curtile (p. 294).

100
œuvre peuvent être lourds.

Vinea
Sacrosancte Dei ecclesie sancti Vincentii matisconensis civitatis. Ego Raculfus dono
pro remedio anime mee unam vineam in pago matisconense, in agro salorniacense, in villa
Liviniaco...
Ceci est le début de la charte 94 du cartulaire de la cathédrale Saint-Vincent de
Mâcon274, charte attribuable au deuxième quart du XIe siècle. Levigny est un hameau de la
commune de Charnay-lès-Mâcon, à environ trois kilomètres de l’ancienne cathédrale. Et le
pire est qu’on y cultive de la vigne.
Le pire tout simplement parce que ce semblant de « continuité » matérielle apparaît au
médiéviste, crédule par profession, comme ce qu’il croit être la meilleure garantie de la
« traduction », Moi, Racoux, je donne pour le salut de mon âme une vigne sise... Or,
précisément, « traduire » vinea par vigne est une parfaite niaiserie. Non pas une erreur ou un
contresens, mais une pure et simple absurdité : il n’y a pas, il ne peut pas y avoir en français
contemporain (ou dans une autre langue européenne) de mot qui soit, même de loin, un
équivalent acceptable du terme vinea dans une charte du XIe siècle. Ce que l’on démontre
aisément.

La culture de vitis vitifera au XIe siècle


D’abord au plan matériel275. Une vinea du XIe siècle était parsemée de plants bien
différents des cépages actuels276. Ceux-ci, depuis la fin du XIXe siècle, sont tous greffés sur
des « plants américains », qui n’existaient pas au Moyen Age. Dans une vigne actuelle, tous
les plants appartiennent au même cépage (gamay, chardonnay, etc.). Or une des
caractéristiques dominantes des vinee médiévales était justement d’être constituées de
mélanges. Les modes de culture (variés) étaient eux aussi radicalement différents. Toutes les
opérations sans exception étaient réalisées à la main, aucun animal n’était utilisé. Les outils
étaient rudimentaires (ni sécateur, ni charrue...). Il n’existait ni engrais chimique ni produits
phyto-sanitaires, tout juste un peu de fumier (en quantité le plus souvent limitée).
Les pieds, plus ou moins rangés lors d’une plantation, étaient fragiles et devaient être
remplacés fréquemment ; pour cela, on provignait abondamment (en enfouissant
sommairement un sarment d’un pied voisin) ; ainsi, au bout de quelques années, régnait le
plus sympathique désordre (lié à l’absence d’emploi de la charrue). Chaque pied était
individuellement lié à un échalas, que l’on extrayait à l’automne et que l’on replantait à
chaque printemps (à la main, naturellement). Selon les régions, et même selon les habitudes
des exploitants, les vinee pouvaient ainsi acquérir les physionomies les plus diverses ; les
miniatures de la fin du Moyen Age sont à cet égard de précieux documents : les vinee
ressemblent plutôt à de somptueux maquis !
Du fait de la variété des cépages sur une même parcelle, les raisins n’étaient jamais
mûrs ensemble. L’avantage décisif de cette variété était d’amortir les chocs : d’un côté, les
cycles végétatifs étaient décalés, ce qui évitait par exemple que le gel ou au contraire la
pourriture détruisent la totalité de la récolte ; de même, les insectes et chenilles, araignées et

274. Marie-Camille RAGUT (éd.), Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, Mâcon, 1864, p. 71.
275. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la bibliographie sur ce sujet est très limitée. En français, le seul ouvrage
qui, à ce jour, fournisse une information cohérente et solide est celui de Marcel LACHIVER, Vins, vignes et
vignerons. Histoire du vignoble français, Paris, 1988.
276. Synthèse à jour : Pierre GALET, Cépages et vignobles de France. II. L’ampélographie française, Montpellier, 1990.

101
autres micro-organismes n’attaquaient pas en général tous les cépages à la fois277, laissant
subsister l’espoir d’une récolte minimale. Dans l’ensemble néanmoins, les rendements étaient
faibles et irréguliers, peut-être le dixième de ce qu’on obtient aujourd’hui avec une taille
sévère (ordre de grandeur).
On ne mentionne ici la vinification que pour mémoire : labeur de la vendange, foulage,
fermentation dirigée selon les méthodes les plus diverses et le plus souvent propres à favoriser
tous les germes possibles. Le produit278, rarement très alcoolisé, commençait quatre fois sur
cinq à tourner dès le printemps...
La conclusion n’est pas sujette à discussion : la vinea du XIe siècle n’avait à peu près
rien de commun avec une vigne actuelle : cépages différents, outils différents, apports
différents, méthodes de culture totalement autres ; et pour brocher sur le tout, un produit qu’on
ne peut comparer ni en quantité ni en qualité.

vinea / vitis : une représentation


D’un autre côté, le terme vinea n’apparaît pas dans le vide : on le trouve ici dans un
texte appartenant aux archives d’une cathédrale et c’est de toute manière un vocable « latin »,
langue qui, au XIe siècle, n’était connue et utilisée que par les clercs. Et le clerc qui rédigea
cette charte 94, comme tous les autres, avait appris à lire et à écrire en lisant et en recopiant le
psautier. Son latin était pour l’essentiel et avant tout celui de la Vulgate, plus ou moins enrichi
par la fréquentation de textes liturgiques, de vies de saints et de traités de saint Augustin. Ce
serait donc une erreur de méthode catastrophique d’« oublier » que le rédacteur de cette charte,
au moment d’écrire vineam sur un feuillet de parchemin279, avait présents à l’esprit des
dizaines de versets bibliques incluant vinea. On ne compte pas moins de dix occurrences dans
les seuls psaumes, et 156 au total dans la Vulgate (131 dans l’Ancien Testament et 26 dans le
Nouveau).
Il ne saurait être question ici de chercher à cerner le sens de vinea dans la Vulgate, ce
serait le sujet de tout un travail. Le plus curieux est constitué de deux absences : une seule
occurrence de vinea dans l’ensemble des épîtres, et aucune chez saint Jean. Constatation
troublante, qui conduit à s’apercevoir qu’on ne peut pas faire l’économie d’une recherche
simultanée des occurrences de vitis, terme employé précisément par saint Jean dans quelques
versets fondamentaux. Résumons en deux mots. Dans l’Ancien Testament, vinea, souvent
accompagnée d’allusions aux figuiers et aux oliviers, était d’abord un marqueur de l’activité
agricole et de la prospérité. D’où des contextes où il s’agissait essentiellement de planter, de
récolter, ou de détruire. Le Cantique des Cantiques, puis surtout les grands prophètes (Isaïe,
Ézéchiel, Jérémie), passèrent plus ou moins subrepticement à un sens dérivé280, qu’on trouvait
en particulier chez Isaïe (IV – 7) : Vinea domini sabaoth domus Israel. Dans les évangiles
synoptiques, la vigne apparaissait à propos du « mauvais ouvrier » ou de « l’ouvrier de la
onzième heure ». Chez saint Jean éclatait enfin la proclamation essentielle, qui renvoyait aux
prophètes : Ego sum vitis vera (XV – 1).
De là, environ 250 occurrences de vinea chez saint Augustin et près de 13000 dans la

277. Cette résistance différente des cépages est précisément illustrée par le cas du phylloxera, qui ne s’attaque pas aux
racines des « plants américains », alors qu’il détériore et détruit celles des cépages européens traditionnels.
278. Albert HENRY, Contribution à l’étude du langage œnologique en langue d’oïl (XIIe-XVe siècles), Bruxelles, 1996.
279. Ce point essentiel n’est mentionné ici que pour mémoire. Sur l’« archéologie du livre médiéval », Ezio ORNATO, La
face cachée du livre médiéval, Roma, 1997.
280. Erich AUERBACH, Figura, tr.fr, Paris, 1993 [1938].

102
Patrologie latine de Migne281.
Une analyse du champ sémantique, même le plus restreint, devrait nécessairement
inclure aussi bien les travaux (taille, récolte, pressurage) que toutes les parties (raisins,
sarments, ceps, etc.), ainsi bien entendu que le produit, élément capital de la représentation
médiévale du monde. Car le vin était le sang du christ, c’est-à-dire le moyen de toute
rédemption. Quel médiéviste, même le débutant le plus sommairement dégrossi, pourrait
prétendre que la phrase citée pour commencer, dono pro remedio anime mee unam vineam, ait
pu ne pas être directement et intimement liée à cette représentation ?

Apories
Qui pourrait dès lors suggérer de bonne foi que vigne soit un équivalent acceptable de
vinea ? Face à cette observation marquée du sceau de l’empiricité la plus pure, l’objection
ordinaire, puérile et apeurée, consiste à peu près à dire : « Oui certes, tout cet environnement
sémantique existait probablement, mais il n’empêche, malgré certains écarts matériels, qu’une
vigne était et est une vigne, au XIe siècle, comme aujourd’hui ». Cette objection est
inconsistante ; rappelons seulement :
1. que, d’un point de vue strictement biologique, cela est rigoureusement faux ;
2. que l’on aimerait bien savoir pourquoi les donateurs offraient des champs et des
vignes, mais jamais de forêt ;
3. que si toute considération des « réalités historiques » se ramenait à une sorte de
logique matérielle intemporelle et éternelle (la « nature des choses »), il resterait à expliquer
pourquoi vitis vitifera, particulièrement appropriée aux pentes sèches et au climat
méditerranéen, s’est trouvée cultivée, au XIIe siècle, dans le nord des îles britanniques et au-
delà du cercle polaire, tandis qu’inversement plus aucun cep n’était entretenu en Afrique du
nord.
En prenant au sérieux, si peu que ce soit, une putative « logique matérielle » qui serait
en quelque sorte indépendante des structures sociales, l’historien, ici le médiéviste, coupe net
la branche sur laquelle il est assis et s’interdit a principio toute possibilité d’explication des
phénomènes les plus massifs dont il est chargé de rendre compte. On doit une fois pour toutes
partir de la constatation qu’au XIe siècle, le dernier des manants comme le prince ou l’évêque
savaient, aussi bien les uns que les autres, que le liquide bu par le prêtre dans le calice
dominical provenait d’une vinea et que de ce geste dépendait pour une bonne part le sort de
leur âme post mortem, sort qui les préoccupait autant (ou aussi peu) les uns que les autres. Si
un médiéviste prétend le contraire, c’est à lui d’en apporter la preuve.
Il n’y a pas d’« essence » de la vinea, et vinea n’est pas une « substance », tout
simplement parce qu’« essence » et « substance » sont des constructions obsolètes, qui ne
renvoient à aucune réalité et constituent un grave obstacle au travail de l’historien qui
s’efforce de travailler dans une perspective rationnelle. La seule finalité du métier d’historien
est de montrer comment les sociétés ont fonctionné et se sont transformées. Cette finalité

281. Il serait superflu d’insister sur la quantité de labeur d’analyse que suppose une approche rationnelle d’une telle masse
documentaire, parfaitement disponible. Les méthodes sont à inventer. Dans ce cas, le matériau relève de ce que les
clercs actuels appellent « exégèse » et « théologie dogmatique », définitions et délimitations insensées et
anhistoriques qui font obstacle à toute prise en compte de ces textes comme textes historiques à part entière, en
dehors et à l’exclusion de toute considération d’« éternité » ou de « religion ». Mais on ne saurait non plus oublier
que de « grands thèmes », comme l’ivresse de Noë, les noces de Cana, le pressoir mystique (parmi bien d’autres),
étaient des éléments constitutifs de base du système médiéval des représentations, dont on trouve également une
abondante expression dans l’iconographie.

103
impose de partir de l’idée de la société comme ensemble articulé de relations, et rien d’autre.
A ces observations élémentaires, on joindra seulement trois considérations de portée
un peu plus large.
1. l’examen de l’intraduisibilité a porté ici sur vinea. Mais on serait parvenu au même
résultat avec campus, terra, aqua, murus, flos, domus, sedes282, etc. Bref, tout ce qu’on
appelle habituellement le « vocabulaire concret élémentaire » ; tous ces mots « qui ne font pas
problème » ! On ne trouve d’entrée vinea ni dans Blaise ni dans Niermeyer ; pour ces braves
lexicographes, « une vigne, c’est une vigne », que ce soit chez Cicéron, chez Tite-Live283,
chez saint Augustin, saint Bernard, dans un cartulaire du XIIe siècle,... ou chez nous. Les
médiévistes seraient bien avisés de s’apercevoir enfin que c’est exactement le contraire, et
qu’une priorité absolue devrait consister à réexaminer avec un minimum d’attention les 500
« mots de base » du latin médiéval (avant de s’échiner sur des hapax qui ne sont bien souvent
que des cacographies ou des erreurs de lecture). Un tel réexamen ne peut en aucune manière
conduire à des « traductions », mais à des présentations structurées de l’ensemble (démesuré)
des écarts284 qui séparent ces vocables des mots contemporains que l’on considère en toute
irréflexion comme en étant la soi-disant « traduction ».
2. l’objet vitis vitifera (ou aqua, ou murus...) n’est pertinent pour l’historien qu’au
travers de son sens285. Et aucun objet matériel n’a de sens an und für sich. Mais exclusivement
au travers des procédures sociales qui le mettent en jeu, et dont il devient alors un marqueur,
un outil, un enjeu (procédures sociales qui, notons-le au passage, sont impensables et
inconsistantes sans la présence desdits objets : la notion rebattue de Geistesgeschichte est un
fantasme vicieux). La vieille opposition entre verba et realia est un obstacle dirimant sur la
voie d’une histoire un tant soi peut cohérente et rationnelle. Cette opposition, qui produit
l’apparence d’une simplification, conduit à une aporie. La lexicographie médiévale, qui ne
peut pas ne pas être un des fondements majeurs de la médiévistique, est à reconstruire de fond
en comble sur la base d’une prise en compte méthodique, minutieuse et structurée de
l’ensemble des procédures et liens sociaux (eux-mêmes fortement structurés286) traduits par
chaque lexème considéré. C’est dans cette même perspective que se place Michel Pastoureau,
qui rappelle la nature sociale du sens des considérations d’apparence les plus matérielles : «
La couleur n’est pas tant un phénomène naturel qu’une construction culturelle complexe,
rebelle à toute généralisation, sinon à toute analyse… Des auteurs préfèrent jongler avec
l’espace et avec le temps et rechercher de prétendues vérités universelles ou archétypales de la
couleur. Or pour l’historien celles-ci n’existent pas. La couleur est d’abord un fait de société.
Il n’y a pas de vérité transculturelle de la couleur, comme voudraient nous le faire croire

282. Les larmes sont une « réalité » on ne peut plus matérielle et biologique. Lire cependant Piroska NAGY, Le don des
larmes au Moyen Age. Un instrument spirituel en quête d’institution (Ve-XIIIe siècle), Paris, 2000.
283. C’est ici un point crucial, que l’on ne peut signaler que praetereundo : le sens des mots du « latin médiéval » est
radicalement distinct du sens des mots du « latin classique » ; il s’agissait de deux civilisations différentes, liées à des
structures sociales quasi antithétiques. Vinea chez Virgile et vinea chez saint Bernard renvoient à deux espaces
totalement différents, il est puéril de s’imaginer que le « mot » puisse avoir le même « sens » chez ces deux auteurs.
284. Il s’agit là d’un moyen relativement simple de faire passer dans la pratique scientifique quotidienne du médiéviste
l’hypothèse fondamentale d’altérité de la civilisation médiévale par rapport à la nôtre. On peut, et l’on doit, tenter par
ailleurs de formuler des hypothèses globales sur les principes de fonctionnement de cette société ; mais ces
hypothèses ne pourront être ajustées, et le cas échéant validées, que dans la mesure où des études bien plus
« ciblées », de ce genre, s’accumuleront peu à peu.
285. C’est la question décisive du rapport entre histoire et sens : l’historien peut-il ne pas se préoccuper
d’herméneutique ? Ralf KONERSMANN, Der Schleier des Timanthes. Perspektiven der historischen Semantik,
Frankfurt, 1994.
286. La difficulté consiste à éviter la segmentation et l’empilement plus ou moins arbitraire, qui sont la plaie saignante de
la lexicographie traditionnelle. Un mot est un nœud de relations, comme n’importe quel « objet » social. Le
découpage en détruit la logique. Les articles du Niermeyer sont un des sommets en la matière.

104
certains livres appuyés sur un savoir neurobiologique mal digéré ou - pire - versant dans une
psychologie ésotérisante de pacotille. De tels livres encombrent malheureusement le sujet »287.
3. dans la pratique, le mot isolé n’existe pas. Il n’y a pas de mot qui puisse être autre
chose qu’une occurrence dans un texte. C’est-à-dire, pour être bref, dans un assemblage
articulé, assemblage qui n’est lui-même qu’une procédure sociale, hic et nunc. Concrètement,
c’est cette notion (à reconstruire dans chaque conjoncture) d’assemblage qui constitue peut-
être l’outil de base du programme d’une nouvelle lexicographie. Il faut sortir de la notion
intuitive et vague (et qui, pour cela, jouit d’un tel succès dans les cercles « postmodernes ») de
« contexte », qui a eu son utilité, mais qui est devenue un obstacle. Chercher le sens d’un mot
d’après son contexte ou d’après ses contextes est une formule qui manifeste un retard
dramatique par rapport aux possibilités techniques qui existent à présent. Il serait déjà utile de
généraliser (et d’apprendre aux étudiants à généraliser, dès leur première année d’étude) des
outils comme ceux de cooccurrence ou de segment répété. Une prise en compte fine et
méthodique des relations syntaxiques ouvrira des perspectives d’analyse encore difficiles à
imaginer. Mais cela suppose que l’on mène de front un travail d’élaboration technique et de
mise au point de procédures statistiques beaucoup plus proches des réalités textuelles qu’elles
ne le sont pour l’heure288, et une réflexion systématique sur les « énoncés médiévaux », les
« procédures médiévales d’énonciation », et des notions pour nous centrales, mais jusqu’ici
fondamentalement obscures (car non historicisées), comme celles de mot, de phrase, de texte.

Décomposition sauvage et voltairianisme rampant


On a focalisé ici l’attention sur vinea. Mais si l’on revient un instant à la phrase citée,
on s’aperçoit (si l’on veut bien regarder les choses en face) que des considérations analogues
s’appliquent à ecclesia, sanctus, donare, anima ; autant de termes sur lesquels les médiévistes
ne s’interrogent plus, sinon en passant et de manière purement rhétorique. Or ces quatre
termes renvoient à quatre notions lourdes de la civilisation médiévale, dont l’explicitation est
infiniment plus difficile que celle de vinea. Cette charte 94, comme des milliers (des dizaines
de milliers) d’autres, relate et garantit un transfert de biens au bénéfice de l’institution
ecclésiastique. Depuis près de deux siècles, les médiévistes s’escriment à fournir des
« explications » de ce flux massif, toutes plus invraisemblables les unes que les autres : en
prenant les mots de cette phrase avec, pour l’essentiel, leur sens actuel, on est contraint de
rechercher à ce « don » des motifs autres que ceux qui sont exposés, et l’on est ainsi ramené
en permanence, volens nolens, à la vision voltairienne : soit c’était tromperie et mensonge,
soit c’était illusion et naïveté.
Il importe d’éviter les faux-fuyants. Le clerc qui a rédigé cette charte et le laïc qui a fait
ce don savaient bien, l’un et l’autre, ce qu’était une « vigne concrète ». Tout le monde, au XIe
siècle, le savait, car il y avait des vignes partout et leur culture n’était pas, comme aujourd’hui,
le fait réservé d’une frange plus ou moins délimitée de « viticulteurs ». Il est vain et
déraisonnable de supposer (sans avoir d’ailleurs aucun indice à fournir) qu’il y aurait eu
plusieurs « images », distinctes et indépendantes, de la vigne (celle du clerc, celle du seigneur,
celle de l’agriculteur, etc.) ; de même d’ailleurs que la consommation, et la surconsommation,
du produit n’étaient davantage un phénomène réservé à un groupe particulier. Cette pseudo-
décomposition sauvage n’est que le résultat de la volonté paresseuse et retorse de s’accrocher,
contre toute observation empirique, à la tautologie triviale et inconsistante « une vigne est une

287. Michel PASTOUREAU, Bleu, histoire d’une couleur, Paris, 2000, p. 7.


288. La situation n’a guère évolué par rapport à celle que nous présentions dans A. Guerreau, « Pourquoi (et comment)
l’historien doit-il compter les mots ? », Histoire & Mesure, 4-1989, pp. 81-105.

105
vigne », principe lamentable qui oblige malgré qu’on en ait à produire une série d’hypothèses
supplétives bancales et arbitraires (celles malheureusement qui s’étalent sans pudeur dans la
plupart des manuels) : Moyen Age incompréhensible parce que désarticulé ab ovo.
Cette charte 94 n’a jamais été traduite (que je sache). Les quelques médiévistes qui
l’ont lue savaient assez de latin pour avoir l’impression de comprendre directement, en
« première lecture », ce qu’ils lisaient. On peut bien, si l’on veut, rédiger une « traduction ».
Ce faisant, on ne modifie en rien la difficulté ; sinon que l’on risque d’accentuer l’impression,
illusoire et fallacieuse, de « comprendre » cette charte. Quoi qu’on fasse, la question reste
entière : de quoi s’agissait-il ? Une des clés de l’avenir de la médiévistique est exactement
ici : il faut virer à 180o et cesser de croire que l’on a « plus ou moins compris » les textes que
l’on a sous les yeux.
Cette charte 94, comme tant d’autres, relate une procédure sociale dont les médiévistes
sont, aujourd’hui, hors d’état de rendre compte en termes clairs, cohérents et rationnels. Ceux
qui pourtant considèrent un tel éclaircissement comme possible et souhaitable289 ne doivent
pas s’effrayer de la tâche ; ce sont les mots eux-mêmes qui sont obscurs (les plus
« transparents » étant de loin les plus redoutables) et l’on ne voit pour le moment d’autre issue
que d’entreprendre pour chacun l’inventaire des incertitudes, des écarts par rapport à ce nous
nous imaginons être « l’équivalent », des discordances éventuelles entre les usages
médiévaux ; l’objectif, à moyen terme, étant de parvenir à structurer ce genre d’inventaire. On
y parviendra.
L’hypothèse fondatrice est élémentaire, mais doit être explicitée et rappelée à chaque
instant, inlassablement :
les « objets » n’ont aucun sens intrinsèque, leur sens résulte exclusivement de leur
insertion dans des pratiques sociales organisées ; réciproquement, aucune pratique sociale,
donc aucune production de sens, n’est concevable sans une référence constante et massive à
une « réalité » en large partie matérielle ; sans matière, pas de sens. La société, comme le sens,
résultent de la fusion très particulière de rapports abstraits et de réalités matérielles.
Dans vinea, il est saugrenu de vouloir séparer une plante (dénuée de sens) et un
ensemble de pratiques sociales abstraites (inexistantes et impensables sans support matériel).
Vinea renvoie à une pratique sociale liée à un objet déterminé. Nier ce lien fondamental
revient à nier tout autant la « réalité » que la possibilité d’une recherche historique rationnelle.

Compilation ou structuration
Les ouvrages visant explicitement le sens des divers mots liés à une notion touchant la
société médiévale sont rares, et c’est sans doute en partie ce qui explique la notoriété du livre
du père Michaud-Quentin, Universitas.290 L’auteur a attentivement sélectionné une vingtaine
de vocables, qu’il examine successivement. L’idée de Pierre Michaud-Quentin est d’essayer
de montrer que la notion de corps-corporation-communauté était une notion de base de la
civilisation médiévale, et qu’en définitive le sens d’universitas-université (maîtres et
étudiants) en était une des plus hautes réalisations. L’ennui vient de ce qu’en réorganisant le

289. Une minorité, pour ne pas dire une frange. L’étrangeté au premier degré est le fonds de commerce de la plupart des
médiévistes : l’« homme du Moyen Age » était un bon sauvage ou un grand enfant. Image qui malencontreusement
correspond trop à celle que souhaite la société contemporaine. Il faudrait pourtant admettre que ce n’est pas faire
preuve d’une « ambition démesurée » de partir de l’hypothèse que la société médiévale était fortement structurée et
que la plupart des conduites étaient cohérentes, répondant à une logique globale tout à fait différente de la nôtre.
290. Pierre MICHAUD-QUANTIN, Universitas. Expressions du mouvement communautaire dans le Moyen Age latin,
Paris, 1970.

106
matériau assemblé, on parvient à une tout autre conclusion : la notion de communauté était
inexistante en Occident avant un XIe siècle bien avancé. Au demeurant, on ne voit pas
comment s’articulent les divers vocables étudiés. Surtout, dès qu’on essaye de classer ces sens
par grandes périodes (ce que l’auteur ne fait nulle part), on s’aperçoit de la césure que forme
le milieu du XIe siècle (lato sensu). Bref, en accumulant des fiches sur des vocables considérés
chacun pour soi, et qui plus est sans considération de temps ni de lieu, on ne parvient à rien de
solide. Or l’apparition de la notion de communauté, dans la seconde moitié du XIe siècle, fut
probablement une étape majeure de l’histoire médiévale, étape dont la portée ne saurait être
surestimée.
A cet égard, on doit recommander chaleureusement la lecture de Corpus mysticum,
maître-livre du père Henri de Lubac291. Celui-ci s’est attaqué à un des problèmes les plus
ardus et les plus importants de l’histoire médiévale : le basculement de sens d’une expression
en apparence inchangée. On ne résume pas en quelques lignes un ouvrage aussi dense et
complexe. H. de Lubac parcourt avec une grande intelligence la plupart des textes traitant de
l’eucharistie entre la fin du VIIIe et le milieu du XIIIe siècle, concentrant son attention sur les
« querelles eucharistiques » des IXe et XIe siècles. Il éclaire ainsi les batailles féroces
auxquelles cependant la plupart des médiévistes n’accordent aucun intérêt et montre comment
évolua la conception de la « substance des espèces », pour aboutir finalement, vers 1160, au
basculement sémantique : l’expression qui, durant tout le haut Moyen Age, renvoyait au pain
sur l’autel, signifiait désormais la communauté des fidèles qui constituait l’Église ; et ce fut
exactement dans ce mouvement que se forma l’idée de « transsubstantiation », inconnue pour
ne pas dire impossible auparavant. Il n’est sans doute pas obligatoire d’insister sur la portée de
cette découverte, si l’on songe qu’il y a là un des fondements de la théologie de Thomas
d’Aquin et un enjeu essentiel des « guerres de religion ».
P. Michaud-Quentin atomise entièrement la matière qu’il examine et ne produit qu’une
juxtaposition de fiches. H. de Lubac au contraire lit les textes en se préoccupant
systématiquement de relations et de rapports : il structure son objet. Et il fait apparaître un
sens, pour l’élémentaire raison qu’il n’y a pas de sens sans structure. On l’a dit, et l’on ne se
lassera pas de le redire : le vocabulaire n’est pas un tas de mots ; ceux-ci n’ont jamais de sens
intrinsèque, mais les uns par rapport aux autres. L’histoire traditionnelle est fondée sur l’idée
ingénue d’une correspondance biunivoque entre verba et realia, le sens de chaque mot
résultant de cette correspondance selon le paradigme ridicule oculus-œil. Cette idée est
inconsistante, et source d’incompréhensions et d’erreurs permanentes. Chacun sait que la
plupart des mots ont « plusieurs sens », et que la plupart des notions peuvent s’exprimer à
l’aide de plusieurs vocables différents. D’où, inévitablement, les rubriques des dictionnaires.
Mais cette simple observation suffit à elle seule pour ruiner l’idée de correspondance
biunivoque. L’hypothèse minimale est celle d’une correspondance complexe entre les mots et
des « entités de sens élémentaires ». Les mots, dans la mesure où ils sont employés (donc
toujours dans un énoncé), sont les éléments de base d’un système de représentations, qui est à
la fois un produit de la réalité sociale et une partie intégrante de celle-ci. Aucun énoncé ne
« renvoie à la réalité », sinon en passant par une mise en œuvre ponctuelle de ce système de
représentations. Or chaque société possède son propre système de représentations, congruent
avec sa structure d’ensemble. Deux sociétés différentes ne peuvent en aucune manière avoir le
même système de représentations. Ergo : le sens d’un énoncé demeure inaccessible tant que
l’on ne dispose pas d’une connaissance suffisante de ce système de représentations et de ses
principes spécifiques d’organisation.

291. Henri de LUBAC, Corpus mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen Age. Étude historique, Paris, 1944.

107
Tout cela est d’une effrayante banalité, qui pourtant ne semble avoir encore effleuré
que quelques rarissimes médiévistes. Le seul problème qui ait donné lieu à quelques
remarques est le « vocabulaire des catégories sociales ». Examinant la société mâconnaise à la
fin du Xe siècle, Georges Duby consacre six pages à cette terminologie : une série de
remarques intéressantes, mais pas une analyse systématique organisée. Les seules
considérations précises sont rejetées en notes, et l’on voit immédiatement qu’elles sont
insuffisantes292. Il y a là beaucoup de documents à exploiter, et un champ sémantique à
structurer par une analyse explicite et minutieuse : selon quels schèmes les rédacteurs des
chartes désignaient-ils les personnages auxquels ils avaient affaire ?

L’outil de base : le champ sémantique


Champ sémantique : là est en définitive l’objet central, auquel toute méthode doit
s’adapter293.
Jost Trier a été le savant qui a élaboré cette notion et en a montré l’efficacité. On
demeure confondu de la faible notoriété (euphémisme...) dont elle jouit chez les historiens, et
chez les médiévistes en particulier (allemands y compris). Wortfeld et Sinnbezirk sont les deux
concepts-clés appariés, qu’on pourrait traduire peut-être par espace lexical et champ
sémantique. L’idée de base est que ce couple, indissociable, représente l’échelle la plus
adéquate pour toute analyse sérieuse du sens des mots, parce que c’est l’échelle qui permet le
mieux de reconstruire une structure. C’est là qu’on peut repérer les relations qui font
structure : opposition, hiérarchie, gradation, symétrie, équivalence, dérivation, ainsi d’ailleurs
que les paramètres socio-linguistiques : relevé, prétentieux, commun, vulgaire, élogieux,
dépréciatif, etc.
Il va sans dire que les règles pratiques constitutives d’une analyse méthodique des
champs sémantiques restent à expliciter : c’est une des tâches les plus urgentes qui s’imposent
aux médiévistes dans les prochaines années. Parmi les règles à élaborer, signalons par
exemple celles qui devraient permettre de choisir l’extension d’un corpus, chaque type de
corpus impliquant des méthodes d’analyse quelque peu différentes. Pour revenir à l’exemple
évoqué plus haut, l’examen du vocabulaire social en Mâconnais à la fin du Xe siècle, suppose
sans doute, contrairement à ce que propose G. Duby, de commencer par étudier séparément le
corpus des chartes d’une part, et celui de Radulfus Glaber, de l’autre. Même si le fond est
identique, les différences auront à coup sûr une signification exploitable : comme dans toute
analyse de structure, l’attention aux différences est une priorité.
Bien entendu, l’outillage électronique que nous avons évoqué est appelé à jouer dans
ce cadre un rôle décisif, comme d’ailleurs dans toute application des méthodes de la
statistique lexicale. Une simple concordance d’un texte ou d’un corpus est un outil
irremplaçable pour la détermination de l’extension d’un espace lexical ; à partir de là, on
obtient aisément, soit par ordre alphabétique, soit dans l’ordre du texte, l’ensemble des
passages pertinents, ce qui permet d’éviter la procédure incertaine du grapillage aléatoire. Il

292. Georges DUBY, La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1953, pp. 129-134.
293. Jost TRIER, Der deutsche Wortschatz im Sinnbezirk des Verstandes, Heidelberg, 1931. Zur Wortfeldtheorie, Berlin,
1973. Pierre GUIRAUD, La sémantique, Paris, 19727. Lothar SCHMIDT (éd.), Wortfeldforschung. Zur Geschichte
und Theorie des sprachlichen Feldes, Darmstadt, 1973 (fondamental). Horst GECKELER, Zur Wortfelddiskussion,
München, 1971. Strukturelle Semantik und Wortfeldtheorie, München, 19823. L’analyse structurale des champs
sémantiques est trop abstraite pour les philologues et trop empirique pour les linguistes : blocage extrêmement
préjudiciable à la recherche historique.

108
est possible que des méthodes statistiques appropriées294 permettent de classer les contextes
rapprochés des divers vocables retenus, mais il ne s’agit pour l’instant que d’une hypothèse.
De même, un traitement des relations syntaxiques, envisageable, n’a pas encore été
expérimenté, au moins à ma connaissance. La phase centrale de structuration des champs est
une opération proprement historique, qui requiert du chercheur patience, imagination et
rigueur. Chaque champ pose des problèmes propres, qui tous renvoient aux structures
sociales : les parcelles, les positions sociales, les vertus, ne peuvent pas se structurer en
partant des mêmes principes en tous temps et en tous lieux.
Les exemples sont jusqu’à présent peu nombreux, mais éclairants et suggestifs295. Ils
montrent sans ambiguïté qu’une voie est ouverte : les structures qui apparaissent étaient
complètement invisibles en lecture cursive, et elles ont un sens historique fort. Il n’est
certainement pas exagéré de dire qu’il s’agit d’une véritable méthode de relecture des textes
qui efface quantité d’illusions et fait au contraire apparaître l’articulation du système de
représentation, au point de modifier en profondeur notre connaissance de la société médiévale
et de son évolution296 : l’histoire médiévale n’est pas derrière nous, mais devant.

Organisation du vocabulaire
La civilisation médiévale se trouvait, quant à son système linguistique297 et à ses
structures de représentation, dans une situation bien spécifique : une langue à prétention
universelle, savante, maîtrisée avant tout par les clercs, le latin. Langue qui était en même
temps celle de la Révélation et de ses commentaires autorisés. Une multitude d’idiômes
locaux, ou tout au plus régionaux, oraux, d’usage pratique subalterne. Entre les deux, mais
seulement à partir du XIe siècle, et de manière progressive, des koinès vernaculaires, utilisées
avant tout par les aristocraties et les oligarchies urbaines, passant lentement à l’état de langues
écrites, et pendant longtemps sous forme versifiée exclusivement. Dans le même temps, les
clercs et toutes les personnes ayant reçu quelque instruction recherchaient dans tout énoncé
des sens emboîtés, plus ou moins superposés. Une situation linguistique à presque tous les
égards inverse de la nôtre.
Si l’on ne considère que le latin, la structure d’ensemble est fort curieuse ;
paradoxalement, elle n’a que fort peu attiré l’attention. Langue vivante sans doute, mais
seulement d’usage savant, et subissant trois contraintes fortes, largement contradictoires : 1. il
existait une référence intangible et universelle, la Vulgate ; on apprenait à lire dans le psautier.
Tous les mots, toutes les phrases de ce texte étaient perpétuellement scrutés et commentés. Il
s’agissait à la fois d’un modèle, et du répertoire ultime de tous les sens possibles, puisque ce

294. Exemple pratique : « Le champ sémantique de l’espace dans la vita de saint Maieul (Cluny, début du XIe siècle) »,
Journal des Savants, 1997, pp. 363-419.
295. Parmi les travaux récents, signalons, sans ordre : Gerd WOTJAK (éd.), Teoria del campo y semántica léxica,
Frankfurt, 1998. Hans SCHWARZ, Wort und Welt : Aufsätze zur deutschen Wortgeschichte, zur Wortfeldlehre und
zur Runenkunde, Münster, 1993. Otfrid EHRISMANN, Volk : mediävistische Studien zur Semantik und Pragmatik
von Kollektiven, Göppingen, 1993. German RUIPEREZ, Die strukturelle Umschichtung der
Verwandschaftsbezeichnungen im Deutschen : ein Beitrag zur historischen Lexikologie, diachronen Semantik und
Ethnolinguistik, Marburg, 1984. Ann-Marie SVENSSON, Middle English words for « town » : a study of changes in
a semantic field, Göteborg, 1997. Rainer BIGALKE, Zur Diachronie des Arbeitsbegriffs im Galloromanischen :
unter Berücksichtigung des Spät- und Mittellateinischen, Osnabrück, 1996. Winfried BREIDBACH, Reise - Fahrt -
Gang : Nomina der Fortbewegung in den altgermanischen Sprachen, Frankfurt, 1994. Christine FUNK,
Fortbewegungsverben in Luthers Übersetzung des Neuen Testaments, Frankfurt, 1995.
296. Anita GUERREAU-JALABERT, « La désignation des relations et des groupes de parenté en latin médiéval », Archivum
Latinitatis Medii Aevii, t.XLVI, 1988, pp. 65-108
297. Arno BORST, Der Turmbau von Babel. Geschichte der Meinungen über Ursprung und Vielfalt der Sprachen und
Völker, Stuttgart, 1957-1963. Philippe WOLFF, Les origines linguistiques de l’Europe occidentale, Paris, 1970.

109
texte contenait la parole de dieu ; 2. en face, bien sûr, la nécessité d’une adaptation aux
occurrences pratiques, d’où une infinité de néologismes, d’emplois divers et variables ;
3. mais aussi, on l’oublie trop, la présence constante de l’arrière-plan de la légitimité
classique, au travers des Pères de l’Église et des poètes de la basse Antiquité, mais aussi par
quelques textes plus anciens, Cicéron, Virgile, Sénèque et quelques autres. Or la société et la
civilisation romaines étaient mortes depuis longtemps. Dès lors, un grand nombre de vocables
fondamentaux à Rome, correspondant à des notions de base de la société antique, ne
renvoyaient plus à rien de concret et de précis. De là un phénomène fondamental, qui a
échappé et continue d’échapper à la quasi totalité des médiévistes : l’intégration, par les clercs
médiévaux, de ces vocables sans répondant dans des constructions incertaines et instables, au
gré des circonstances. Ces mots étaient en fait disponibles, au fur et à mesure que des besoins
apparaissaient, et ont ainsi connu des aventures sémantiques variées et plus ou moins étranges,
que les médiévistes interprètent le plus souvent à contresens. D’une manière globale, le
Moyen Age s’est construit contre les structures de l’Antiquité romaine. Les grands principes
du système ecclésial prenaient pour la majorité d’entre eux le contre-pied des principes
romains. Voilà pourquoi l’examen attentif des sens d’un vocable médiéval fait le plus souvent
apparaître une inversion par rapport aux sens « classiques ». Des mots tels que lex ou
libertas298 étaient a priori « vides » au Moyen Age, en ce sens que les structures sociales
romaines auxquelles ils renvoyaient n’avaient aucun équivalent médiéval. L’examen de leur
usage montre qu’ils ont été enrôlés dans des usages circonstanciels, à cent lieues de leur
emploi classique. Il y a là une direction de recherche fondamentale, qui jusqu’à présent ne
semble pas avoir été même suggérée.
La conclusion d’ensemble est déroutante, mais peut se résumer en peu de mots : les
textes médiévaux ont été lus comme s’ils étaient pour l’essentiel directement traductibles dans
les langues contemporaines. Le faux-semblant scolaire de la « version latine » continue de
former l’unique paradigme, et d’ailleurs la plupart de médiévistes (français) continuent de
servir du Gaffiot avec une renversante crédulité pour « traduire » les textes médiévaux...
Aucun programme général de sémantique historique n’a jamais été élaboré : qui pourrait, dès
lors, échapper à la tentation d’un soupçon généralisé ? Beaucoup d’indices convergents
laissent supposer que des pans entiers de l’histoire médiévale devront être repensés,
structurés, réécrits.

Difficile naissance de la sémantique


La sémantique n’est guère antérieure, en tant qu’activité définie et balisée, aux années
1880. C’est-à-dire au moment où la linguistique tendit à s’autonomiser par rapport à la
philologie299. Le XIXe siècle fut dominé par le repérage méthodique des étymologies et la
description des évolutions phonétiques. Tout ce travail analytique était en soi fort utile, mais
l’établissement de toutes ces chronologies n’a jamais dépassé le niveau de la simple
description : les présupposés résolument fixistes des médiévistes du XIXe interdisaient que le
sens des termes puisse être considéré en lui-même comme une question et un objet d’étude. La
constitution de la linguistique modifia le cadre et l’on peut au moins faire l’hypothèse d’une
relation entre cette émergence d’une nouvelle discipline largement fondée sur la notion de
structure, et l’apparition des premiers éléments de réflexion sémantique. Mais l’évolution fut

298. Compte rendu de Johannes FRIED (éd.), Die abendländische Freiheit vom 10. zum 14. Jahrhundert, Sigmaringen,
1991, dans Francia, 21/1, 1994, pp. 320-326.
299. Hermann PAUL, Principien der Sprachgeschichte, Halle, 18862. Michel BRÉAL, Essai de sémantique. Science des
significations, Paris, 1897. Synthèse brève dans Gerd FRITZ, Historische Semantik, Stuttgart, 1998, pp. 88-94.

110
excessivement lente, et l’on voit bien pourquoi : le choix méthodique de la synchronie
impliquait un examen quasi exclusif des langues contemporaines, examen ne nécessitant pas
de manière prioritaire une étude du sens, celui-ci étant connu a priori ; dans le même
mouvement, la volonté d’autonomisation de la linguistique conduisait à rejeter hors du
programme de recherche toute éventualité d’une détermination sociale des pratiques
langagières. Cette coupure s’est maintenue, sinon même renforcée, d’où la place modeste,
pour ne pas dire marginale, de la sémantique dans le cadre de la linguistique300. Du coup les
recherches sémantiques, et plus nettement encore les recherches de sémantique historique, se
sont plutôt développées en liaison avec l’ethnologie, le folklore et la dialectologie, ou même
les études littéraires301.
C’est dans cet environnement que s’est manifesté dans l’espace germanophone le
courant très intéressant de la Bedeutungsforschung, dont les médiévistes français seraient
vraiment bien inspirés de prendre connaissance. On peut considérer comme des modèles
l’étude du Ritterbegriff dans l’épopée allemande par Joachim Bumke, ou celle de
l’herméneutique médiévale par Hennig Brinkmann302.
L’analyse du Ritterbegriff (« notion de chevalier ») dans la littérature allemande des
XIIe et XIIIe siècle est un modèle du genre. J. Bumke n’a pas hésité à dénombrer (à la main) le
nombre d’occurrences de ritter et d’une série d’autres vocables désignant des héros épiques ou
courtois (helt, degen, wigant, recke, guoter kneht) dans soixante dix textes de cette période. Et
le résultat est flagrant : la fréquence de ritter fait un bond impressionnant avec l’œuvre de
Hartmann von Aue, c’est-à-dire l’introducteur en allemand des romans de Chrétien de Troyes
(Érec et Ivain) et le véritable créateur d’une littérature « courtoise » en Allemagne303. Sur cette
base, et de nombreuses autres observations, Bumke montre clairement que ritter apparut
presque subitement en Allemagne comme une image déjà constituée, un véritable Schlagwort
idéologique, utilisé par une aristocratie qui n’en était pas la créatrice. D’où les considérables
décalages entre chevalerie et Rittertum, qu’on ne peut en aucun cas ramener à un
dénominateur commun. Il s’agit là d’une étude exemplaire de la manière d’utiliser la
philologie et l’analyse des textes pour éclairer la spécificité d’un rapport précis (localisé et
daté) entre structure sociale et idéologie304.
D’une manière plus générale, et sans qu’il soit ici possible de consacrer à ce point tous
les développements nécessaires, on doit insister sur le caractère irremplaçable de l’analyse
structurale pour mettre au jour le sens de nombreux récits, sinon même de la quasi-totalité des

300. L’ouvrage, bien documenté, de Gerd Fritz, cité à la note précédente, illustre le dilemme : la sémantique historique se
préoccupe des modes d’évolution des sens sans se demander pourquoi tel mot a, à un moment donné, tel sens, tandis
que la sémantique ordinaire verse dans un formalisme psychologiste de très mauvais aloi (du genre « cognitivisme »)
qui n’a aucune utilité pour le sociologue ou l’historien. Le primat d’une analyse structurale est incontournable,
contrairement à ce qu’avance imprudemment G. Fritz.
301. Citons encore : Luis Antonio SANTOS DOMINGUEZ et Rosa Maria ESPINOSA ELORZA, Manual de semantica
historica, Madrid, 1996. Dirk GERAERTS, Diachronic prototype semantics : a contribution to historical lexicology,
Oxford, 1997. Dietrich BUSSE, Fritz HERMANNS, Wolfgang TEUBERT (éds), Begriffsgeschichte und
Diskursgeschichte : Methodenfragen und Forschungsergebnisse der historischen Semantik, Opladen, 1994. Rolf
REICHARD (éd.), Aufklärung und historische Semantik : interdisziplinäre Beiträge zur westeuropäischen
Kulturgeschichte, Berlin, 1998. Ralf KONERSMANN, Kritik des Sehens, Leipzig, 1997.
302. Hennig BRINKMANN, Mittelalterliche Hermeneutik, Tübingen, 1980.
303. Max WEHRLI, Geschichte der deutschen Literatur vom frühen Mittelalter bis zum Ende des 16. Jahrhunderts,
Stuttgart, 1980, pp. 281-289.
304. Joachim BUMKE, Studien zum Ritterbegriff im 12. und 13. Jahrhundert, Heidelberg, 19762. Voir aussi la belle
synthèse, Höfische Kultur, Literatur und Gesellschaft im hohen Mittelalter, München, 1986. Remarquable analyse
sur le rapport entre remodelage du vocabulaire et structuration d’un groupe social : Joseph MORSEL, « Die
Erfindung des Adels. Zur Soziogenese des Adels am Ende des Mittelalters - das Beispiel Frankens », in Otto Gerhard
OEXLE et Werner PARAVICINI (éds), Nobilitas. Funktion und Repräsentation des Adels in Alteuropa, Göttingen,
1997, pp. 312-375.

111
textes organisés. S’agissant de la « littérature courtoise », la situation est limpide. Des
centaines de milliers de pages ont été consacrées à d’infinis commentaires des « romans », qui
n’ont débouché sur aucun éclaircissement. De là des jugements à l’emporte-pièce, comme
celui de Gaston Paris, qu’on ne peut pas soupçonner d’irrationalisme ou de mollesse
intellectuelle : « La Vengeance de Raguidel est un type assez complet du roman breton
épisodique de la seconde époque. Il se compose d’une fable principale, empreinte d’un
fantastique assez peu original et assez peu intéressant, dans laquelle ou plutôt à côté de
laquelle sont intercalés divers incidents qui, pour la plupart, se retrouvent ailleurs sous
d’autres noms et appartiennent à ce qu’on peut appeler le matériel roulant de cette littérature.
Tant pour le récit principal que pour les accessoires, il faut sans doute admettre un fonds
celtique, mais très lointain, et l’on peut même croire que tel ou tel est dû à l’invention du
poète, invention qui s’exerce, il est vrai, d’après des modèles antérieurs »305. On aperçoit ici
dans une parfaite clarté les deux défauts majeurs, étroitement liés, qui interdisent toute
compréhension : d’un côté un découpage (dénué de toute justification) entre une « fable
principale » et « divers incidents » (ou « accessoires »), et dans le même temps un appel tout
aussi gratuit à des entités aussi grandioses qu’insaisissables : « le fantastique » et le « fonds
celtique » (deux variantes de la notion englobante de « folklore », dont d’ailleurs Gaston Paris
était particulièrement féru).
Il faut partir des présupposés inverses, c’est-à-dire de l’idée que tout dans le texte avait
un sens (lequel sens se repère précisément par l’examen des rapports entre l’ensemble des
éléments fournis), et que globalement l’auteur écrivait pour dire quelque chose de
compréhensible pour ses auditeurs ou lecteurs, ce quelque chose ayant d’abord et avant tout
rapport à la société dont tous faisaient partie. L’expérience montre à présent sans ambages que
ces présupposés permettent en effet de rendre à ces textes leur cohérence et ainsi d’expliciter
la prise de position de l’auteur sur l’organisation sociale qui était sous-jacente à son récit306.
Et ainsi, par voie de conséquence et de généralisation, de retrouver la signification historique
d’une série d’« accessoires », objets, personnage, pratiques307, dont l’histoire littéraire
traditionnelle ne savait que dire.

Il faut souligner que, par une évolution tout à fait logique, la Bedeutungsforschung a
largement débordé la seule étude de vocabulaire, pour généraliser la question du sens ; parmi
les objets d’étude de Friedrich Ohly, on trouve aussi bien les commentaires du Cantique des

305. Gaston PARIS, « Romans de la Table Ronde », in Histoire littéraire de la France, t.30, 1888, p. 48.
306. Anita GUERREAU-JALABERT, « Grégoire ou le double inceste. Le rôle de la parenté comme enjeu (XIIe-XIXe
siècles) » in Michel ZINK et Xavier RAVIER (éds), Réception et identification du conte depuis le Moyen Age. Actes du
colloque de Toulouse - janvier 1986, , Toulouse, 1987, pp. 21-38. « Inceste et sainteté. La Vie de saint Grégoire en
français (XIIe siècle) », Annales E.S.C., 6-1988, pp. 1291-1319. « Structure et signification d’un récit arthurien : La mule
sans frein (XIIe-XIIIe siècle) », in Jean-Baptiste MARTIN (éd.), Le conte. Tradition orale et identité culturelle. Actes des
rencontres de Lyon - novembre 1986, 1988, pp. 167-177. « Traitement narratif et significations sociales de l’"amour
courtois" dans le Lancelot de Chrétien de Troyes »", in Danièle QUERUEL (éd.), Amour et chevalerie dans les romans
de Chrétien de Troyes, Besançon, 1995, pp. 247-259. Alain GUERREAU, « Renaud de Bâgé, Le Bel Inconnu.
Structure symbolique et signification sociale », Romania, 103-1982, pp. 28-82.
307. Anita GUERREAU-JALABERT , « Les nourritures comme figures symboliques dans les romans arthuriens », in Martin
AURELL, Olivier DUMOULIN et Françoise THÉLAMON (éds), La sociabilité à table. Commensalité et convivialité à
travers les âges. Actes du colloque de Rouen, 14-17 novembre 1990, Rouen, 1992, pp. 35-40.- « Aliments symboliques
et symbolique de la table dans les romans arthuriens français (XIIe-XIIIe siècles) », Annales E.S.C., 1992-3, pp. 561-594.
« L’essart comme figure de la subversion de l’ordre spatial dans les romans arthuriens », in Elisabeth MORNET (éd.),
Campagnes médiévales : l’homme et son espace. Etudes offertes à R. Fossier, Paris, 1995, pp. 59-72. - « Fées et
chevalerie. Observations sur le sens social d’un thème dit merveilleux », in Miracles, prodiges et merveilles au Moyen
Age, Paris, 1995, pp. 133-150.

112
Cantiques, la cathédrale de Sienne, le liber avium d’Hugues de Fouilloy308. Et même si les
liens avec ce courant ne sont pas directs, on ne peut manquer d’être frappé par la similitude de
la démarche de nombreux historiens de l’art qui, dans des perspectives d’ailleurs diverses, ont
eux aussi tenté de prendre au sérieux la question du sens des bâtiments ou des représentations
figurées : Bandmann, Warnke, Binding, Belting, Wirth309.

En définitive, qu’on étudie le vocabulaire de la parenté, une vie de saint, la chasse310


ou une cathédrale, on parvient à chaque fois aux deux mêmes conclusions génériques :
1. le sens n’est rien d’autre qu’une configuration particulière, articulée, d’un ensemble
de relations, i.e. une structure ;
2. cette configuration est une configuration sociale et c’est pourquoi, la société
médiévale étant globalement organisée d’une manière profondément différente de la nôtre, les
caractères généraux des articulations constitutives du sens dans la société médiévale sont
extraordinairement déroutantes et les structures sémantiques si difficiles à reconstituer.
Ce qui ne laisse pas d’obliger à tirer des conclusions qui peuvent gêner et déplaire,
comme Joachim Bumke le remarquait déjà en 1964 :
Die Frage nach dem Verhältnis von Dichtung und Wirklichkeit in der Zeit des
Rittertums ist für das Verständnis dieser Poesie ausschlaggebend... Wenn Hugo Kuhn über
"die scheinbar so selbstverständliche Anschauung von der gesellschaftlichen Tatsachenbasis
dieser höfischen Dichtung" schreibt : "Was man so sicher als Tatsache zu wissen glaubt, ist in
Wirklichkeit nur ein modernes wissenschaftliches Schema, Ergebnis einer naiv
vorausgesetzten, methodisch ungeprüften Vorstellung vom Verhältnis von Realität und
Dichtung", so ergibt sich ein bestürzendes Bild vom Stand der Forschung. Diesen Punkt zu
überwinden, sehe ich nur einen Weg : man muß die "scheinbar so selbstverständliche
Anschauung" Stück für Stück einer kritischen Prüfung unterziehen und darf auch vor fest
verwurzelten und längst für gesichert geltenden Vorstellungen nicht halt machen. Und man
muß auf Wiederspruch gefaßt sein : denn diese Fragen rühren an den romantischen Kern
unseres Fachs.311

Hérésies, ou : de quoi parlaient les théologiens ?


Parvenu à ce point, on ne peut guère éviter d’évoquer un problème central de l’histoire

308. Friedrich OHLY, Schriften zur mittelalterlichen Bedeutungsforschung, Darmstadt, 1977. Ausgewählte und neue
Schriften zur Literaturgeschichte und zur Bedeutungsforschung, Stuttgart, 1995.
309. Günter BANDMANN, Mittelaterliche Architektur als Bedeutungsträger, Berlin, 1951. Martin WARNKE, Bau und
Überbau. Soziologie der mittelalterlichen Architektur nach den Schriftquellen, Frakfurt, 1976. Günther BINDING,
Zur Methode der Architekturbetrachtung mittelalterlichen Kirchen, Köln, 19932. Hans BELTING, Bild und Kult.
Eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, München, 1990. Jean WIRTH, L’image médiévale :
naissance et développements (VIe-XVe siècles), Paris, 1989 ; « La place de l’image dans le système des signes »,
Cahiers Ferdinand de Saussure, 50-1997, pp. 173-198 ; L’image à l’époque romane, Paris, 1999.
310. Joseph MORSEL, « Jagd und Raum. Überlegungen über den sozialen Sinn der Jagdpraxis am Beispiel des
spätmittelalterlichen Franken », in Werner RÖSENER (éd.), Jagd und höfische Kultur im Mittelalter, Göttingen,
1997, pp. 255-287.
311. Joachim BUMKE, Studien zum Ritterbegriff, p. 10. Eclaircir le rapport entre écriture et réalité à l’époque de la
chevalerie constitue la question-clé pour la compréhension de ces poèmes… Quand Hugo Kuhn, à propos de cette
« conception apparemment si naturelle de la base sociale concrète de la poésie courtoise » écrit : « Ce que l’on
considère avec tant de certitude comme un fait n’est en réalité qu’un schéma du savoir moderne, résultat d’une idée
naïvement présupposée, sans aucune vérification, sur le rapport entre réalité et écriture », il met le doigt sur la
situation affligeante de la recherche. Pour avancer, je ne vois qu’une issue : on doit soumettre analytiquement à
examen critique tous les aspects d’une « conception apparemment si naturelle » ; et l’on n’a pas le droit de laisser
hors d’atteinte des notions fortement enracinées et considérées comme certaines depuis longtemps. Il faut s’attendre à
être contredit, car ces questions touchent le cœur romantique de notre discipline.

113
médiévale, celui de l’hérésie. Cette notion, qui apparut aux derniers temps de l’Empire
romain, ne tarda pas à prospérer, à s’élargir et à se constituer en une structure de sens capitale.
Pendant plus de douze siècles, en Europe, une affirmation d’apparence abstraite touchant la
nature de la divinité et ses rapports avec les hommes était éminemment susceptible
d’engendrer des troubles majeurs et de susciter des répressions féroces.
Ce serait une enquête aussi cocasse qu’instructive d’établir précisément l’évolution des
opinions et des débats des médiévistes sur ce sujet. Les historiens catholiques, après s’être
longtemps employés à justifier une lecture au premier degré (et de légitimer dans le même
mouvement toutes les répressions), ont de plus en plus tendance à minimiser ces affaires, à
ramener les conflits médiévaux à de regrettables « malentendus » et, pour finir, à demander
pardon, au nom de l’Église, pour des répressions désormais jugées bien excessives.
Époustouflante confusion entre réflexion et pantalonnade. Les libres-penseurs ont, quant à
eux, oscillé entre deux procédés : soit rapporter les querelles de manière ostensiblement
neutre, mais avec un luxe de détails les rendant suffisamment embrouillées pour illustrer la
notion sous-jacente d’obscurantisme ; soit, au contraire, supposer à ces affirmations un sens
social, le thème le plus fréquemment retenu étant celui de l’hérésie comme forme
embryonnaire de lutte des classes ; mais, du coup - dès lors qu’on constate une participation à
l’hérésie de groupes sociaux divers - , on en vient à conclure à l’inconscience ou à la fausse
conscience : « les hérésies ont été les formes les plus aiguës de l’aliénation idéologique »312.
Par delà des apparences variées sinon opposées, ces approches partagent un même présupposé
de base, s’agissant tant de l’hérésie que de son indissociable complément, l’orthodoxie :
mystères de la foi, bourrage de crâne ou fausse conscience ont en commun de constituer
autant de négations des principes élémentaires de la connaissance rationnelle. Ou : le Moyen
Age comme époque de la déraison instituée. Peut-on croire qu’une civilisation entière ait été
fondée sur une telle base intellectuelle ?
Plusieurs considérations incitent à rejeter cette hypothèse :
1. les théologiens mêlés aux discussions sur l’orthodoxie se sont trouvés, pour
beaucoup d’entre eux, dans des situations où ils durent exercer des responsabilités pratiques
lourdes et complexes, auxquelles ils parvinrent en général à faire face efficacement, preuve
qu’ils étaient doués d’excellentes compétences intellectuelles, aussi bien que d’un sens aigu
des réalités sociales concrètes. Pourquoi donc auraient-ils participé avec autant d’énergie à des
batailles fantasmatiques autour d’enjeux aussi obscurs que fictifs ?
2. contrairement aux clercs médiévaux, qui distinguaient couramment au moins une
demi-douzaine d’hérésies nettement typées, les médiévistes tendent à traiter toute hérésie
comme un avatar de l’« hérésie » en général, amalgame arbitraire que rien ne justifie. On ne
saurait rappeler assez énergiquement a) que beaucoup d’accusations d’hérésie furent écartées
par les clercs chargés d’en juger313 ; mais surtout, b) que la définition de l’hérésie varia
singulièrement, corollairement à celle de l’orthodoxie, comme le père de Lubac, parmi
d’autres, l’a bien montré ; tel personnage aigrement critiqué, sinon condamné, au IXe siècle,
devint ensuite un précurseur, pour être finalement canonisé. Exactement à l’inverse d’une idée
reçue, trop bien ancrée, la doctrine de l’Église médiévale fut loin d’être fixe, et évolua
radicalement sur une série de points fondamentaux ;

312. Jacques LE GOFF (éd.), Hérésies et sociétés dans l’Europe pré-industrielle, 11e-18e siècles, Paris, 1968. La
civilisation de l’Occident médiéval, Paris, 1964, p. 387.
313. Le cas d’Étienne de Bourbon, dominicain, inquisiteur et auteur du célèbre recueil d’exempla, est tout à fait
symptomatique : tantôt il manifeste son irritation contre un évêque qui l’a convoqué pour une affaire ridicule de
vieilles délirantes, tantôt il participe activement à l’organisation de bûchers où l’on brûle des centaines d’hérétiques.

114
3. rien n’autorise à oublier ici ce qu’on a dit plus haut de la double fracture
conceptuelle du XVIIIe siècle, et tout d’abord de l’éclatement de la notion d’ecclesia et de la
création de celle de religion. La conception saint-sulpicienne et néo-thomiste de l’Église
médiévale qui domine massivement la médiévistique actuelle314 apparaît bien comme
l’origine essentielle de l’irréalisme et de l’incohérence que nous prêtons généreusement, en
toute irréflexion, aux penseurs médiévaux.

Le sens, la société
Revenons un instant sur la différence entre la méthode du Père Michaud-Quentin et
celle du Père de Lubac. Le premier gomme la chronologie et barre ainsi la route à toute
explication. Le second au contraire, mettant au jour un retournement là où la théologie des
XIXe et XXe siècles accepte tout au plus de voir « un progrès de la pensée théologique »315, a
opéré une percée décisive. Or, d’un autre côté, tout ce que nous avons dit jusqu’ici est axé sur
l’idée que le sens d’une expression et d’un énoncé dépendent d’une structure, hic et nunc
(synchronie). Il faut articuler ces deux perspectives.
D’une manière générale, seul un énoncé peut avoir un sens, à proprement parler. Et un
énoncé est un acte de communication : tel énoncé a un sens pour autant que l’individu
récepteur comprend à peu près le dire de l’émetteur. Sinon, il y a amphibologie, incertitude,
méprise, ou complète incompréhension. Pour qu’il y ait un minimum de sens, l’émetteur et le
récepteur doivent partager (au moins) un fond commun de connaissances lexicales et
syntaxiques. Il est crucial de bien saisir que le sens n’est pas intrinsèque à l’énoncé, mais
réside dans le caractère effectif de l’acte de communication. C’est-à-dire dans un acte localisé
et daté, qui suppose plus largement que l’émetteur et le récepteur aient a priori en commun, à
un degré suffisant, un même système de représentation ; qui, comme n’importe quel système
social, est également localisé et daté (même si, bien entendu, les coordonnées de ce cadre sont
plus larges que celles du cas ponctuel).
Autrement dit, on peut parler de sens, c’est-à-dire d’énoncé cohérent et d’acte de
communication réussi, comme de la mise en œuvre ponctuelle d’une structure partagée. Il
s’agit donc d’une réalité doublement sociale : comme acte de communication et comme
système de représentation mis en œuvre. Il n’y a de sens ni en deçà ni au delà de la structure
sociale.
A partir de là se posent deux questions majeures : 1. quelle est la relation entre système
de représentation et structure sociale globale ? 2. comment s’opère l’insertion dans la durée
d’un système de représentation ?

314. La conception absurde d’un « christianisme » pérenne, dont le Moyen Âge n’aurait connu qu’un avatar finalement
peu reluisant, permet les tête-à-queue les plus endiablés ; de ce point de vue, la notion même d’hérésie s’évapore,
comme si son existence n’avait été due qu’à la faible compréhension par les clercs médiévaux de ce « christianisme »
hors du temps. Et au nom de cette extravagante prétention à la pérennité, des auteurs néocatholiques autorisés en
viennent à des déclarations ubuesques : « L’Église gagna son combat contre les cathares et le royaume de France
retrouva (provisoirement) sont unité religieuse, un instant menacée... Ce serait un beau geste de justice et d’humanité
si, à Rome, on se préoccupait un jour de reconnaître que la lutte menée contre les cathares manqua singulièrement de
charité, et mérite une demande de pardon » (Philippe BOITEL, PDG de Notre Histoire. La mémoire religieuse de
l’humanité – Groupe des Publications de la Vie Catholique, ibidem, 159/octobre 1998, p. 5)
315.
316. Il s’agit là d’un des mots-clés du néothomisme (Étienne Gilson, Marie-Dominique Chenu) qui, considéré en toute
équité, n’est qu’une doctrine de faussaires : le pastiche qui se prétend plus vrai que l’original.

115
Fusion du matériel et de l’idéel
1. Le système de représentation est partie intégrante de la structure sociale globale.
Aucune société humaine ne peut exister sans un système de représentation qui en constitue un
aspect fondamental. Mais ce n’est qu’une partie, et cette partie n’a aucune autonomie
substantielle : aucun système de représentation ne peut exister en dehors de la société dont il
est un des aspects. Ou, pour reprendre les termes de Maurice Godelier316, le « matériel » et
l’« idéel » sociaux ne peuvent exister l’un indépendamment de l’autre. Il est naturellement
loisible au chercheur, et bien souvent indispensable, d’opérer une distinction analytique, mais
dans la réalité sociale la dépendance réciproque est le fait essentiel, fondamental : aucune
reconstruction historique valide n’est pensable qui ne parte pas du principe de cette
interdépendance. Tout acte social ayant une signification quelconque se situe nécessairement
dans le cadre de cette interdépendance, et nulle part ailleurs. Des plants plus ou moins
densément disposés de vitis vitifera, ou un liquide rougeâtre plus ou moins alcoolisé, n’ont en
eux-mêmes strictement aucun sens. Ils n’ont de sens que dans l’exacte mesure où s’articulent
des actes sociaux relevant de ce qu’on appelle, pour le dire brièvement, l’agriculture, la
consommation, les rituels, notamment. Et ces actes concrets n’ont lieu que parce qu’un
système de représentation, commun à tous les acteurs concernés, permet à la fois de
nommer et d’organiser tous ces actes au sein d’une structure sociale donnée. Il n’y a pas
d’organisation sociale possible sans système de représentation, il n’y a pas d’organisation
sociale hors du concret : la société et le sens sont en eux-mêmes la fusion de ces deux aspects.

Rythme et structure sont une seule et même réalité


2. Il n’existe aucune structure hors du temps. La distinction entre diachronie et
synchronie, de même que d’innombrables recherches effectuées dans le cadre de ce que l’on
appelé le « structuralisme », ont eu des effets extraordinairement fructueux. Le primat
méthodologique de la synchronie ne saurait être raisonnablement remis en cause. Mais
l’insertion de toute structure dans le temps ne saurait non plus être tenue pour accessoire :
l’axe du temps est consubstantiel de toute structure sociale.
Ici se pose une question décisive317 : de quel temps, de quelle durée parle-t-on ? Les
historiens se réfèrent depuis près d’un demi-siècle au schéma imaginé par Fernand Braudel318,
qui présente le bel avantage de l’apparente simplicité : temps long (=structure), temps
intermédiaire (=conjoncture), temps court (=événement). Il faut se débarrasser de cette
typologie indigente et passe-partout, parce que cette typologie interdit de penser tout autant la
cohérence d’une société que son évolution. C’est un contresens dramatique, lourd de
conséquences catastrophiques, d’assimiler « structure » et « temps long » ; pour F. Braudel, les
structures seraient assimilables à tout ce qui est à peu près fixe. Or on n’a quelque chance
d’expliquer un mouvement historique qu’en partant d’une vue radicalement différente : les
structures d’une société sont le ressort de son mouvement. En d’autres termes : c’est la
manière même dont une société fonctionne qui explique les modalités de ses transformations.
Les rythmes sont un élément-clé de la structure elle-même319.
Une structure est un ensemble articulé de relations. Parmi les formes d’articulation, on

317. Maurice GODELIER, L’idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Paris, 1984.
318. Utile mise au point : Jean LEDUC, Les historiens et le temps. Conceptions, problématiques, écritures, Paris, 1999.
319. Fernand BRAUDEL, Écrits sur l’histoire, Paris, 1969 : « La longue durée », pp. 41-83 (original, AESC, 1958,
pp. 725-753).
320. Pierre DOCKES et Bernard ROSIER, Rythmes économiques. Crises et changement social, une perspective
historique, Paris, 1983. C’est une idée centrale de l’ouvrage remarquable de Jean-Yves GRENIER, L’économie
d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incertitude, Paris, 1996.

116
trouve au premier rang celle de hiérarchie : certaines relations sont plus importantes que
d’autres, leurs effets l’emportent. Du coup, l’évolution de telle relation n’entraîne que des
effets modestes et peu perceptibles ; inversement, pour peu que telle autre relation franchisse
un seuil de son évolution, et une série de réactions en chaîne surviennent, qui peuvent
produire une inflexion d’ensemble de la transformation de la société. Enfin et surtout, à un
moment donné, c’est la logique d’ensemble de la société qui bute sur ses propres limites et la
structure sociale tout entière éclate ; on passe alors d’une civilisation à une autre. C’est la
hiérarchie (des relations) spécifique à une société qui détermine les effets propres de telle ou
telle transformation partielle, au sein de cette civilisation, et par conséquent aussi ce qu’on
appelle génériquement les « rythmes » de transformation, rythmes qui dépendent ainsi
directement et étroitement de la configuration de la structure. Pour l’historien, dans sa
démarche concrète, l’examen et la mise en lumière des formes de la diachronie peuvent
constituer une voie d’accès efficace pour le repérage et l’identification des éléments de la
structure et de leurs relations. C’est une application simple du principe qu’on ne « voit » bien
une structure que lorsqu’elle « bouge ».

Les effets d’une modification de la hiérarchie des principales relations


Une civilisation se définit par sa hiérarchie propre de relations. La priorité, l’efficacité
plus importante, le développement concret plus massif de telle ou telle relation, son degré
d’autonomisation relative, tout cet ensemble spécifique conditionne l’allure générale du
fonctionnement d’une société. Dès lors, si cette hiérarchie change, les enchaînements ne
peuvent plus être les mêmes, et l’on ne peut pas éviter de dire que la logique globale est
bouleversée. Même si telle ou telle relation semble en apparence n’avoir subi que peu ou pas
de modification, la modification de son rang dans la hiérarchie, ou le simple fait qu’il y ait eu
permutation de relations plus décisives, suffit pour en bouleverser le sens, autant que les
effets. Et c’est pourquoi on ne peut en aucun cas faire l’économie de la notion de civilisation
et de bouleversement général lors du passage de l’une à l’autre.

Ces considérations d’ensemble étant posées, on peut affiner la réflexion sur deux
points : 1. la question des modalités concrètes d’imbrication du vecteur-temps dans une
structure sociale considérée ponctuellement à un moment précis ; 2. le problème (à forte
charge idéologique) de la réutilisation durable d’éléments figés au travers de périodes plus ou
moins longues, donc au sein de structures sociales ayant évolué, ou même complètement
différentes (problème qui subsume les notions d’identité, d’héritage, de communication entre
les civilisations).

Les formes observables du vecteur-temps dans une société à un moment donné


Pierre Bourdieu est sans doute celui qui a proposé l’ensemble le plus substantiel de
notions permettant de penser l’imbrication du temps dans la structure sociale320. On en
retiendra au moins trois : enjeu, stratégie, habitus. A chaque instant, les structures se
présentent, au moins en partie, comme des contraintes, comme des règles. Mais cette
disposition présente toujours, en proportions variables, des redondances d’une part, des
indéterminations (ou des vides) de l’autre : il y a du « jeu » à tous les sens du terme. D’où des
anticipations, des calculs, l’élaboration d’objectifs souvent différents voire contradictoires.
Ainsi que P. Bourdieu l’a souligné, la reconnaissance commune d’un enjeu est un facteur

321. Notamment Pierre BOURDIEU, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, 1972. Le sens pratique, Paris, 1980.

117
déterminant de cohésion sociale. La notion de stratégie est un complément de la précédente :
c’est l’explicitation ordonnée de la définition d’un processus à venir. En sens inverse,
l’habitus traduit l’incorporation d’un processus passé, au premier chef ce processus spécifique
dénommé éducation321. Dans à peu près toutes les sociétés humaines, les individus jeunes
acquièrent peu à peu une expérience sociale complexe, dépendant à la fois de leur place dans
la société et de l’état de la société au moment de cette acquisition. A partir d’un certain âge, ce
processus est en gros achevé et l’individu dès lors réagit avant tout en fonction de l’acquis
initial ; de là une inertie qui, par un simple effet mécanique, fait coexister dans une société des
types de réaction liées à des phases successives (qui peuvent être fort différentes) de
l’évolution historique, ce qu’on désigne banalement sous le nom de « conflit entre les
générations ».
Cette dernière notion suffit déjà pour suggérer le premier degré de difficulté qui surgit
s’agissant de la relation sens-diachronie. La communication d’un énoncé ne peut pas
s’effectuer de la même façon entre deux personnes « de la même génération » et entre deux
personnes appartenant à « deux générations distinctes » : références à peu près identiques dans
le premier cas, différentes voire tout à fait différentes dans le second. Observation triviale. La
difficulté naît de l’illusion qu’il suffirait de parler « la même langue » pour que tout énoncé fût
univoque. Ce qui n’est bien sûr pas le cas : les énoncés renvoient à des systèmes de référence
qui dépassent démesurément ce qu’on appelle une langue. Ce devrait être une des bases même
du métier de l’historien d’être prévenu de cette illusion pour éviter d’y succomber. Mais si
deux générations ont, en somme par la force des choses, des références plus ou moins
différentes, on doit aussi tenir compte des références choisies de manière plus ou moins
conscientes : ce qu’on désigne habituellement sous le nom de « choix de la tradition » ou
« choix de l’avant-garde ». Choix qui sont des éléments de « stratégie » (voir plus haut !)

Les formes fixes sont dénuées de sens


Une telle considération nous amène directement au second point : la signification de
l’usage de formes figées très au delà de leur environnement d’origine. Chaque société utilise
le temps selon son propre mode de fonctionnement (point fondamental). Cependant, c’est un
trait commun à de nombreuses civilisations d’utiliser l’image du passé (qu’elles se donnent),
ou la revendication d’ancienneté, comme un mode privilégié de valorisation et de
légitimation. Image qui s’appuie sur un ensemble de traces, réelles ou fictives (souvent
fictives). La société antique d’un côté, la société médiévale de l’autre, ont fait, des éléments
du passé dont elles disposaient, des usages complètement différents, qui se distinguent
radicalement de la manière dont la société contemporaine procède pour sa part. C’est un
contresens historique extravagant de s’imaginer que les penseurs médiévaux auraient cherché
à savoir ce qu’avaient signifié, pour leurs auteurs, les textes de Platon ou d’Aristote, de
Cicéron ou de Sénèque, ou d’ailleurs ceux des prophètes d’Israël. Les Pères de l’Église ont
prélevé de ci de là des éléments extraits de leur contexte sans le moindre ménagement et ont
construit une vision du monde totalement originale dans laquelle ils ont placé ces éléments
dans une situation qui leur conférait un sens à mille lieues de leur signification première.
L’idée d’une soi-disant « redécouverte » d’Aristote au XIIIe siècle est une fable

322. On examine ici le processus sous l’angle individuel. Il faudrait bien sûr se préoccuper de l’aspect collectif qu’est la
formation des usages, d’où dérivent les conventions plus ou moins explicites et formalisées.

118
burlesque. Umberto Eco a noté en passant322 que Thomas d’Aquin, commentant la traduction
d’Aristote par Guillaume de Moerbeke, avait élaboré de grandes constructions sur les rapports
entre l’emploi de proportio et celui de ratio ; sans s’apercevoir que cette distinction ne
renvoyait qu’à Guillaume de Moerbeke, puisque le mot grec correspondant était logos dans les
deux cas. Une telle observation devrait donner lieu à une recherche méthodique car elle est
généralisable. Les inflexions de l’organisation sociale européenne aux XIIe et XIIIe siècles
nécessitèrent de la part des penseurs des adaptations importantes ; il fallut opérer des
décalages, produire des distinctions inédites ; pour cela un arsenal formel supplémentaire
devait être constitué, mais en évitant soigneusement toute apparence d’innovation323. La
récupération de pièces disjointes dans des traductions (invérifiables) de textes
incompréhensibles, mais néanmoins marqués d’un sceau d’autorité, constituait une solution
particulièrement commode. Même au XIIIe siècle, beaucoup de clercs dénoncèrent la
supercherie ; mais leur voix fut finalement couverte, car les nouvelles constructions bâties
avec ces pièces dépareillées étaient trop conformes aux nécessités de l’ordre social pour être
longtemps écartées.

Les contraintes d’un éclaircissement réel


La naissance, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, des notions de progrès,
d’évolution, de processus a créé les conditions d’une perspective entièrement inédite, celle qui
part de l’hypothèse que la reconstitution du sens d’origine d’un texte ancien est une affaire
longue et complexe, qui suppose une reconstruction préalable de tout le cadre social dans
lequel et pour lequel ce texte a été écrit. Mais il y a loin, très loin, de la coupe aux lèvres.
S’agissant du Moyen Age, il ne paraît pas que les simples préconditions d’un tel programme
aient encore, deux siècles plus tard, été réalisées.
Ce travail est en lui-même ardu, ingrat, peu gratifiant ; à cela s’ajoute que ce
programme d’éclaircissement du passé s’est heurté à la vive concurrence d’une série de visées
utilitaristes diverses, plus coriaces que les têtes de l’hydre de Lerne. Une fraction de la société
s’accroche à la notion de Révélation324 ; une fraction mercantile tente de tirer bénéfice de
l’équation ancien=cher325 ; l’exotique et l’identitaire font bon ménage et la terrifiante notion
de Patrimoine scelle le triomphe de l’ambiguïté institutionnalisée. D’une certaine manière, le
syntagme anglais de « cultural heritage » est un tantinet moins malhonnête326, car héritage
suppose nécessairement décès et chacun sait que lors d’un héritage s’opère le plus souvent un
tri drastique, suivi d’une remise en ordre dans laquelle les objets se voient attribuer un usage
fort différent de celui qu’ils avaient antérieurement. Or changer l’usage, c’est exactement
changer le sens. On peut toujours laisser le reliquaire du XIVe siècle jouer le rôle d’« objet
d’art » dans un musée ou chez un collectionneur et de thème de dissertation pour les historiens

323. Umberto ECO, Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, Paris, 1993 [19702], p. 109. De toute manière, on ne
voit que trop facilement l’incroyable somme d’acrobaties nécessaires pour établir une relation (de toute manière
incompréhensible) entre l’hylèmorphisme de Thomas d’Aquin et Aristote.
324. Il s’agissait précisément là d’une structure centrale du traitement du passé au Moyen Age.
325. Dont la variante laïcisée est la croyance à la « valeur universelle des grands textes ».
326. Emmanuel de ROUX et Roland-Pierre PARINGAUX, Razzia sur l’art, Paris, 1999.
327. Eberhard KUHRT et Henning von LÖWIS (éds), Griff nach der deutschen Geschichte. Erbeaneignung und
Traditionpflege in der DDR, Paderborn, 1988. John Ashworth GREGORY et Peter J. LARKHAM (éds), Building a
new heritage : tourism, culture and identity in the new Europe, London, 1994. Carlos LOPEZ BRAVO, El
patrimonio cultural en el sistema de derechos fundamentales, Sevilla, 1999. Elizabeth ENNEN, Heritage in
fragments : the meaning of pasts for city centre residents, Groningen, 1999. Waldemar RITTER, Deutschland -
Kulturland in Europa : Betrachtungen über das europäische Kulturerbe, Bonn, 1999. Hans BELTING, Die
Deutschen und ihre Kunst : ein schwieriges Erbe, München, 1992 ; Das unsichtbare Meisterwerk : die modernen
Mythen der Kunst, München, 1998.

119
de l’art ; le médiéviste soucieux des fins de son métier se demandera ce qu’il sait du culte des
saints au XIVe siècle et il s’apercevra que l’essentiel de ce qui a été écrit sur ce sujet ne tient
pas debout. Comment le dire, et à qui ? D’une certaine manière, la charte du XIe siècle est
dans une situation moins inconfortable : la tentation de la contempler comme un « objet
d’art » est faible et la nécessité d’une traduction, peu pressante. Il est dès lors difficilement
pardonnable de croire, ou de laisser croire, qu’on l’a comprise en la lisant.
Il faudrait se bien saisir de l’idée qu’une articulation syntaxique, une structure
narrative, une « doctrine », une composition plastique ou architecturale, un réseau viaire (pour
ne prendre que quelques exemples d’artefacts) n’ont en eux-mêmes aucun sens. A des années-
lumière de leurs conditions de production, on leur fait dire n’importe quoi. On peut même en
faire de « grandes œuvres », « fondatrices d’identité », invoquer sans rire la nuit des temps et
l’éternité327. Pourquoi non ? Simplement, se souvenir (s’il est encore temps) que rationalisme
critique et identité sont deux notions qui n’ont aucun point commun. Dans la pratique
courante (enseignement et conservation notamment), l’ambiguïté et le compromis sont à peu
près inévitables. « Il faut bien traduire ». Un compromis implique une extrême tension
intellectuelle et morale si l’on ne veut pas se compromettre et même tout compromettre.

Logique globale et valeurs


La notion cardinale de cohérence n’implique ni homogénéité, ni encore moins
uniformité ; ni absence de flottement ni absence de contradictions. Les vieilles métaphores de
l’organisme vivant ou du moteur sont fausses et pernicieuses. Une société est un tout sui
generis qui s’articule selon une logique sans équivalent ; mais l’on peut malgré tout dire que
c’est un ensemble qui tient debout, ou un ensemble qui marche. La notion de structure,
appliquée à la société, n’exclut en aucune manière celle de fluidité. Et toutes les formes de
distinctions par opposition (logique binaire, antagonismes) sont le plus souvent perceptibles
sous la forme de continuums.
Aucun sociologue ne douterait que toute société possède des mécanismes de contrôle
et d’autorégulation. Mais il ne faut pas succomber à la tentation qui ferait de l’autorégulation
une « fonction particulière », plus ou moins autonome par rapport au tout328 : c’est la logique
profonde de la société globale qui est organisée de telle sorte que la société puisse perdurer et
se reproduire en tant que telle (sauf exception). C’est pourquoi une tâche fondamentale de
l’historien consiste à reconnaître, dans la civilisation qu’il étudie, la nature et l’articulation de
cette logique, qui conditionne de facto toute l’organisation propre à la société en question. Au
cœur de toute société, et dans tous ses composants, résident des mécanismes plus ou moins
efficaces, plus ou moins visibles, de définition des priorités. Comme on l’a rappelé plus haut,
une société est un tissu de fluidités, de variantes, d’incertitudes, de contradictions. Il faut
donc, partout et à chaque instant, qu’une hiérarchie puisse apparaître et que, globalement, en
cas de contradiction majeure, des mécanismes de résolution permettent de trancher la
difficulté dans le sens du maintien du tout social. Sous un certain angle, cette logique globale
transparaît sous la forme de ce qu’on appelle parfois les « grandes valeurs » d’une société.
Dans ce cadre, il est possible de dire qu’une civilisation se caractérise par sa hiérarchie propre
de valeurs329. Selon une autre terminologie, on dirait que le noyau des structures idéologiques

328. La « valeur éternelle des grandes œuvres » est un des dogmes les plus néfastes du sens commun, dogme qui est
inséparable de la notion jumelle de « problèmes universels », ou « grandes questions qui hantent l’humanité depuis
ses origines ». Ces lubies sont, au sens propre, métaphysiques : ce sont elles qui constituent la base de la
« philosophie de l’histoire » la plus répandue et la plus stupide, le fixisme.
329. C’est la tentation du « fonctionnalisme » comme idéologie.
330. Cette réflexion doit beaucoup à mes discussions avec Jacques Le Goff.

120
est au cœur du tout social.
Je me risquerai ici à énoncer lapidairement que la valeur première de la civilisation
médiévale résidait dans la notion de salut personnel, tandis que dans notre société il s’agit de
la liberté individuelle. Ces deux valeurs sont presque en tous points opposées. Les principes
énoncés par Jean-Jacques Rousseau sont exactement aux antipodes de ceux de saint Augustin.
Mais cela seulement en passant. L’objection vulgaire consiste à monter en épingle la difficulté
à identifier une césure entre ces deux systèmes de référence : on n’est pas passé de l’un à
l’autre en une nuit. En fait, cette césure a constitué en elle-même un processus, qui a culminé
dans le dernier tiers du XVIIIe siècle et les premières années du XIXe. Le nouveau modèle, qui
a pris corps en Angleterre dès la seconde moitié du XVIIe siècle, a peu à peu étendu son
emprise, tant sociale que géographique. Vers 1825, l’Europe avait largement et très
majoritairement basculé, même si des zones, ou certains groupes sociaux accrochés au modèle
précédent ont pu se maintenir, en position dominée et de plus en plus précaire, dans le courant
du siècle.
La difficulté empirique à cerner un seuil ne retire rien à cette réalité décisive : l’Europe
a franchi à la fin du XVIIIe siècle un seuil tel qu’elle n’en avait pas franchi depuis la fin du IVe
siècle. Ce n’est nullement une question de point de vue, mais seulement d’observation et de
mesure330. Nier ce basculement revient à nier la différence entre le jour et la nuit sous prétexte
qu’il existe un crépuscule. L’homogénéité globale de la période allant du Ve au XVIIe siècle et
son opposition massive tant au système de la cité antique qu’à celui de l’Europe
contemporaine est une base incontournable de toute tentative visant à sortir l’histoire
médiévale de son enlisement.
Cette constatation du basculement gêne beaucoup de monde, par exemple les
apologistes d’une « économie » éternelle. L’ouvrage d’apparence érudite d’Odd Langholm
fournit un exemple paradigmatique de la relation étroite entre le contresens ordinaire, factuel,
et la construction fantasmatique échevelée. O. Langholm entend tout uniment transformer les
grands scholastiques en inventeurs de l’économie politique. Le procédé est élémentaire ; soit
l’expression de Thomas de Chobham quia non laborat nec periculum imminet ei331 ;
Langholm « traduit » : for neither does he work nor does risk threaten him. Deux contresens
majeurs : laborat ne peut à aucun égard être traduit par il travaille, ni periculum par risque.
Une traduction, nécessairement approximative, donnerait : parce qu’il ne souffre aucune peine
ni n’est menacé par aucun danger. Il est assez aisé de montrer que les notions de travail et de
risque étaient impensables au Moyen Age et n’apparurent qu’au XVIIe siècle332. Labor
renvoie sans alternative à l’idée de peine, de douleur, et periculum est le péril, le danger
matériel. La pensée de Thomas de Chobham n’a rien de bien mystérieux, il se demande
seulement si, dans le cas qu’il traite, le gain est justifié par une peine quelconque (en gros
selon l’argument « toute peine mérite salaire »). Langholm fait tenir, sans doute en toute
bonne foi, aux auteurs des XIIIe et XIVe siècles des discours qu’ils n’ont jamais tenus, en

331. La question des seuils, cruciale dans le cadre de la sémantique, constitue aussi une difficulté technique majeure de la
statistique, que l’on a évoquée dans la partie précédente. Si l’on échoue à trouver une solution, on retombe
inexorablement dans la dissolution de tout ensemble et de toute structure, on assiste impuissant au triomphe du
dogme grimaçant de l’« irréductible variété du réel », tout est dans tout, et la suite…
332. Odd LANGHOLM, Economics in the Medieval Schools. Wealth, Exchange, Monney and Usury according to the
Paris Theological Tradition, 1200-1350, Leiden, 1992, p. 56. Dans le même mouvement, in foro est pris pour the
competitive market, et tout à l’avenant.
333. Bibliographie considérable, voir notamment Ludolf KUCHENBUCH & Thomas SOKOLL, « Vom Brauch-Werk
zum Tausch-Wert : Überlegungen zur Arbeit im vorindustriellen Europa », Leviathan, Zeitschrift für
Sozialwissenschaft, 11-1990, pp. 26-50. Alain Guerreau, « L’Europe médiévale : une civilisation sans la notion de
risque », Risques, 31-1997, pp. 11-18.

121
biaisant méthodiquement le sens des termes (termes qui ne sont bien entendu discutés nulle
part). Il fait ainsi disparaître toute différence entre Thomas d’Aquin et David Ricardo.333

Le système médiéval de production du sens


A ce point-clé s’articule une seconde question qui nous ramène au centre de toute
recherche sur les sens et de toute sémantique historique appliquée à l’Europe médiévale : celle
du système médiéval de production du sens.
Bien qu’il s’agisse là d’une affaire de toute première importance, les travaux
utilisables demeurent excessivement rares. Dans les années 80, quelques auteurs, surtout
anglo-saxons, ont commencé à s’interroger sur les modalités pratiques d’usage de la langue,
en particulier sur la présence ou l’absence d’écriture (literacy)334. L’inspiration venait de la
socio-linguistique et plus encore de certains ethnologues, au premier rang desquels Jack
Goody335, qui eurent le mérite d’explorer les implications du « passage à l’écriture », analyse
qui leur permit a contrario de mieux cerner les pratiques des populations sans écriture.
Malheureusement, cette grande opposition (avec vs sans) utile en ethnologie, ne produit chez
les médiévistes que des fantasmes et des biais supplémentaires. L’Europe médiévale a
toujours et partout utilisé l’écriture, mais toujours de manière partielle, catégorisée et
réglementée. Au surplus, comme on l’a déjà rappelé, le multilinguisme était pour ainsi dire la
règle.
Cette structure sociolinguistique propre renvoyait à la logique sociale globale mais
aussi, plus précisément, à un système de production du sens entièrement original. Question
qui n’a été abordée que dans le cadre de l’historiographie de l’exégèse, point intéressant336,
mais d’ampleur pratique limitée, beaucoup trop limitée. Signalons ici deux points :
1. les sémanticiens distinguent volontiers savoir lexical (lexikalisches Wissen) et
savoir du monde (Weltwissen). Qu’est-ce donc que « le monde » ? C’est ce que d’aucuns
appellent les realia, ou tout simplement « le réel ». Autrement dit, une réalité conçue comme
massive, englobante, toujours « déjà-là », la réalité pure et intrinsèque en quelque sorte. Le
Moyen Age, tout le Moyen Age, toutes catégories sociales et toutes périodes confondues,
voyait les choses tout autrement, de manière bifide : Dieu et la Création. Dieu seul était
incréé, mais aucune créature terrestre ne pouvait le connaître. Tout ce qu’on pouvait
percevoir, et toute perception même, n’était qu’un effet, direct ou médiat, de la création et de
la volonté divine. Du coup, la notion, qui nous est la plus courante et familière, de « réalité
intrinsèque » était simplement impensable. Les objets n’étaient pas là en tant qu’ils étaient là,
mais parce que Dieu avait voulu qu’ils fussent là. Et ainsi tout éclaircissement du monde ne

334. En sens inverse, on signalera le travail exemplaire de Dominique MARGAIRAZ, Foires et marchés dans la France
préindustrielle, Paris, 1988, qui, au travers d’une analyse très fine, montre que des formes d’organisation sociale
d’apparence matérielle à peu près inchangée entre 1750 et 1850 ont, durant ce laps de temps, subi un véritable
renversement de sens, qui les fit passer du rôle d’outil d’encadrement restrictif à celui de passage obligatoire
(contraignant cette fois les ruraux à s’intégrer dans une économie de marché).
335. Michael T. CLANCHY, From Memory to Written Record. England, 1066-1307, London, 1979. Plus récent, Gadi
ALGAZI, Herrengewalt und Gewalt der Herren im späten Mittelalter. Herrschaft, Gegenseitigkeit und
Sprachgebrauch, Frankfurt, 1996.
336. Jack GOODY, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, 1979 [1977] ; La logique de
l’écriture. Aux origines des sociétés humaines, Paris, 1986.
337. On se réfère toujours sur ce sujet à Henri de LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’écriture, Paris, 1959-
1964. Inversement, un accueil plutôt hostile a été réservé aux travaux remarquables de Pierre GUIRAUD (Le Jargon
de Villon ou le gai savoir de la Coquille, Paris, 1968 ; Le Testament de Villon ou le gai savoir de la Basoche, Paris,
1970), alors même que le fondement méthodologique est identique. Observations pertinentes de Max WEHRLI,
« Der mehrfache Sinn. Probleme der Hermeneutik », in Literatur im deutschen Mittelalter. Eine poetologische
Einführung, Stuttgart, 1984, pp. 236-270.

122
pouvait être qu’un éclaircissement de la création. Rien n’existait hors de la volonté divine, qui
constituait le substrat absolu et omniprésent de toute espèce de « sens ». Réciproquement, tout
usage d’un quelconque sens, ou toute recherche d’un sens, renvoyaient sans la moindre
alternative à la volonté divine. C’est un système qui nous est totalement étranger, que nous
pouvons au mieux tenter de reconstituer abstraitement et partiellement, et qui est un des
fondements majeurs de l’altérité du Moyen Age, au sens le plus superficiel du terme.
2. l’inégale répartition des connaissances était un autre pivot de ce système. Dès les
Pères de l’Église, il avait été énoncé en toute netteté que la Révélation procédait par transit et
que ce transit s’opérait selon des degrés. La théorie dite de l’apostolicité n’était nullement un
corollaire et le successeur de Pierre détenait bien les clés. Et ce fut au moment où l’autorité
pontificale, soutenue par les carolingiens, acquit un pouvoir effectif sur la plus grande partie
de l’Europe, que la langue de l’Église fut « réformée », réglée et homogénéisée, tandis qu’un
succès toujours croissant auréolait les textes à valeur apostolique de Denys l’Aréopagite337,
qui synthétisaient la théorie des degrés de connaissance en tant que degrés de proximité à
Dieu338, tout autant que degrés des ordres sacrés (visibles, concrets, socialement définis et
identifiés). La boucle était ainsi refermée avec élégance et efficacité : les usages sociaux
hiérarchisés des langues339 étaient l’outil de degrés hiérarchisés de connaissance, c’est-à-dire
d’une capacité différentielle de perception du sens, d’autant plus élevée que les individus, de
par leur place dans la société même, se trouvaient plus proches de Dieu, dont la volonté était
le substrat de toute espèce de sens.
Si tout sens venait de Dieu, la proximité par rapport à Dieu ne pouvait manquer de
consacrer, à tous les sens du terme, une meilleure connaissance, et l’éloignement produisait
inéluctablement des degrés hiérarchisés ; le bon ordre consistant précisément à ce que chaque
degré restât à sa place, en ne transmettant à l’ordre inférieur que ce qu’impliquait la différence
de distance. L’espace polarisé, qui était la matrice de tout le système de représentation du
monde, trouvait là une forme théorisée parfaitement adéquate, qui en même temps s’ajustait
exactement au rôle pratique de l’Église comme épine dorsale du système social. Production du
sens, pratiques langagières, organisation sociale s’articulaient ainsi d’une manière
remarquable, qui fut sans doute une des causes de la longévité exceptionnelle de cette
civilisation.

Urgence pratique
Ces observations sur la logique globale et le système de production du sens, en dépit
de quelque apparence d’abstraction, sont de nature exclusivement empirique et, pour cette
raison même, sont lourdes de conséquences pratiques, s’agissant du travail quotidien le plus
ordinaire du médiéviste. Toute description ponctuelle, toute évocation d’enchaînement
d’événements (« récit ») repose, presque toujours implicitement, mais sans la moindre
exception, sur un jugement préalable de pertinence fondé sur la prise en compte de ce qu’on
peut approximativement dénommer « principes généraux d’une action cohérente ». Et l’on
doit constater que, jusqu’à aujourd’hui, aucun médiéviste n’a clairement reconnu que les

338. Facilement accessibles dans la traduction de Maurice de Gandillac, Œuvres du Pseudo-Denys l’Aréopagite, Paris,
1943 (reprod. 1998).
339. Einar Már JONSSON, Le miroir. Naissance d’un genre littéraire, Paris, 1995.
340. Dans la plupart des langues romanes, l’unité de discours élémentaire est la parole, mot qui vient du grec latinisé
parabolam. Pour peu qu’on veuille bien prendre cette considération au sérieux, on s’aperçoit des implications
considérables de ce choix dans le cadre du système médiéval des représentations (Anita GUERREAU-JALABERT,
« Parole/parabole : analyse d’un champ lexical et sémantique », in Rosa-Maria DESSI et Michel LAUWERS (éds),
La parole du prédicateur, Nice, 1997, pp. 311-339).

123
principes généraux d’une action cohérente dans la société médiévale différaient radicalement
des nôtres, si bien que dès lors personne n’a entrepris de les reconstituer. Cette lacune béante
et impensée laisse depuis deux siècles les médiévistes devant la même alternative
indécidable : soit faire un choix parmi les éléments observés pour rétablir une apparence
d’ordre, nécessairement fictive à 100%, quels que soient les critères de choix, soit se fonder
sans choix organisé sur les sources disponibles et proposer des descriptions ou des récits
d’allure absurde et incompréhensible (tendance actuelle). Avec ou sans choix, le résultat reste
arbitraire et fallacieux ; de là d’ailleurs les discussions oiseuses et interminables sur la
« subjectivité des historiens », l’« irréductible variété des points de vue » et autres balivernes
du même tonneau.
A l’encontre de tout arbitraire et de toute métaphysique, un simple souci d’ordre et de
clarté dans la démarche doit conduire à reconnaître qu’une élucidation minimale de ces
principes généraux d’une action cohérente dans la société médiévale est une conditio sine qua
non de toute forme de reconstruction réaliste et même de toute lecture élémentaire des
sources. Cette urgence empirique passe donc nécessairement par des recherches appropriées
sur la logique globale de cette société et son système spécifique de production du sens.
Ces hypothèses emboîtées, aussi bien qu’une prise au sérieux décidée des impératifs
d’une sémantique historique clairement articulée, constituent la base d’un vaste programme de
travail, dont les résultats pourraient bien apporter un substantiel renouvellement de notre
connaissance de la civilisation médiévale ; à la limite du bouleversement.

Statistique, objets, mots : à chaque instant et dans chaque perspective se pose la question du
sens. En quoi consiste le sens, comment le repérer ? Une seule chose est presque claire : la
méthode des ciseaux et de la colle, qui a été théorisée à la fin du XIXe siècle et qui a encore
largement cours, est une méthode d’antiquaire. Mais, depuis la fin du XIXe siècle également,
le divorce entre l’histoire et les sciences sociales s’est prolongé, et ceci explique peut-être
cela. Nous venons de suggérer quelques orientations pratiques susceptibles de relancer la
réflexion et de diriger les efforts vers des recherches mieux articulées à cette question du sens.
L’expérience montre que ces propositions se heurtent à une inertie tenace, quand ce n’est pas
à une opposition déterminée. Il faut tenter de mieux armer ceux (plus nombreux que d’aucuns
croient) qui souhaitent que l’histoire médiévale reparte sur de nouvelles bases et donc
reprendre ces problèmes de manière plus globale et mieux structurée.

124
III. LES GRANDS IMPÉRATIFS

Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir


Du passé lumineux recueille tout vestige
Charles Baudelaire

Possible et souhaitable
La dialectique du réalisme et de la cohérence se ramène-t-elle à une égalité déclarée du
souhaitable et du possible ? Voire. J’aurai le mauvais esprit de penser que, s’il est vrai que
toute vie sociale est fondée sur le compromis, on mérite de subir les dernières avanies si l’on
oublie d’imaginer le souhaitable avant d’examiner le possible dans sa configuration la plus
étriquée. Et s’il est indéniable qu’une structure se transforme ordinairement au travers d’un
grand nombre de mouvements ponctuels, plutôt que par un réaménagement général (qui
cependant se produit de temps à autre), cela n’implique en aucun cas la validité d’une
restriction à une visée ponctuelle : au contraire. Car seules ont un effet réel les variations
congruentes à la logique globale de la structure, toutes les autres se perdent dans le flot des
chocs aléatoires. L’utopie est plus réaliste que l’opportunisme. Ce que la sagesse populaire
énonce lapidairement : il faut savoir ce que l’on veut.
Ce qui ne signifie pas qu’il soit sans intérêt de revenir, encore une fois, à une
caractérisation synthétique de la situation observable.

Qu’est-ce qu’un médiéviste ?


Comment devient-on médiéviste, alors que l’on entre dans le XXIe siècle ? A peu près
comme au début du XXe. Apprendre un peu de latin médiéval, quelques mots d’ancien
français (dans les cas les plus favorables), acquérir une habitude de lecture des documents
manuscrits, et puis surtout ingurgiter des listes interminables de noms et de dates, le tout
saupoudré de quelques notions étranges, rébarbatives au vulgum ; apprendre enfin, car c’est le
sommet de l’art, à manipuler tout cela selon les normes d’une rhétorique universitaire,
formaliste et superficielle, c’est-à-dire savoir nouer les vieilles ficelles inusables : un plan à
tiroirs en trois parties, des transitions soi-disant naturelles, une belle citation pour commencer,
une conclusion forte (i.e. un soupçon de paradoxe, mais sans trop), des développements
fondés sur le binôme inoxydable une idée - un exemple, beaucoup de noms propres et
quelques termes soi-disant techniques (pour éviter le reproche de superficialité), un style
« sobre » et si possible quelques formules bien frappées. Simples exercices scolaires ? Voire.
Car, que trouve-t-on ensuite ? La fameuse thèse, épaisse ou moins épaisse, qui n’est
strictement rien d’autre que l’amplification du modèle qu’on vient d’évoquer. Qu’on
m’explique pourquoi, dans un article, ou un chapitre de livre, destinés à des historiens, tout
fragment en latin doit être « traduit » ; pourquoi toute discussion sur un passage délicat est
obligatoirement en note ; pourquoi les développements considérés comme techniques,
statistiques notamment, sont proscrits ou au mieux rejetés en annexe ?
Je serai sans doute le dernier à contester qu’un historien doit impérativement être
capable de s’exprimer de manière clairement articulée, dans un langage univoque, qui respecte

125
(vraiment) les règles de la grammaire ordinaire. C’est une condition préalable incontournable,
un moyen dont on ne peut pas se priver, mais ce n’est pas une finalité ni un idéal social. L’on
pourrait témoigner quelque mansuétude à l’égard de tant de conventions verbeuses si ces
exposés étaient le support de constructions à vertu, ou au moins à visée explicative. Or il n’en
est rien.

Ces discours camouflent l’ignorance et les apories.

Et c’est ici le nodum crucis. Une méthode ou une procédure ne sont pas bonnes ou
mauvaises en soi, ou en vertu de quelques considérations d’épistémologie théorique. Une
bonne méthode est une méthode qui fait progresser les connaissances rationnelles, qui aboutit
à des explications. Or l’essentiel des démarches empiriques qui constituent encore, en ce
début du XXIe siècle, le gros du bagage de la médiévistique, n’a aucun pouvoir explicatif.

Questions sans réponses


Les grands mouvements de la société médiévale européenne sont plus ou moins
précisément décrits, aucun n’est expliqué. Comme on l’a noté, une partie des travaux des
vingt dernières années a même consisté à évoquer des représentations et des pratiques
d’apparence bouffonne, sans même faire semblant de chercher à en fournir un sens acceptable.
On remplirait un livre entier des questions, grandes et petites, qu’on se pose en parcourant les
ouvrages d’histoire médiévale, sans jamais trouver de réponse satisfaisante. Exemples :
pourquoi cet essor tendanciel entre 950 et 1300 ? pourquoi une restructuration générale dans
la première moitié du IXe siècle ? pourquoi le vaste ébranlement des institutions
ecclésiastiques au XVIe siècle ? ou encore : pourquoi la fin des Reihengräber au début du VIIIe
siècle ? pourquoi l’apparition de l’Immaculée Conception au début du XIIe siècle ? et celle de
la transsubstantiation un demi-siècle après ? pourquoi l’apparition de la perspective au XIVe
siècle ? pourquoi en 1215 ramène-t-on la limite de consanguinité prohibée au quatrième degré
canon ? Brisons-là, et soyons charitables, ne cherchons pas à disséquer tel ou tel
développement précis : il n’y a pas de raison de s’en prendre à celui-ci plutôt qu’à celui-là.
Beaucoup de médiévistes sont comblés par cette situation. La plupart d’entre eux
considèrent que la notion d’explication n’est pas pertinente en histoire ; quelques autres se
croient habiles de proclamer que les conditions à remplir pour y parvenir sont hors de portée.
Flatus vocis. Il faut plutôt se demander ce qu’il serait envisageable de faire pour avancer un
peu. Examinons donc les outils (les concepts) et leur mise en œuvre (le métier).

126
A. Les trois types fondamentaux d’examen du passé

On est à présent à même de mieux saisir ce qui caractérise le cœur de la recherche


proprement historique. Car il existe plusieurs manières d’aborder le passé et les objets ou
textes anciens. On peut, me semble-t-il, distinguer essentiellement trois formes d’approche :
esthétique, normative et historique.

Esthétique
L’approche esthétique est courante : elle accorde le primat au contact direct et au
sentiment, pour ne pas dire à la sacro-sainte « sensibilité ». Il existe, une fois pour toutes (nous
dit-on, en dépit de toutes les observations qui montrent exactement le contraire), de « beaux
textes » et de « beaux objets » ; par rapport à ces entités indépassables, l’érudition n’a d’autre
fin que d’authentifier et de dater ; les études de style, d’influences et (éventuellement) d’aide à
l’interprétation ne sont que des prolégomènes ; l’œil du connoisseur doit s’effacer en
définitive devant le goût et la sensibilité du véritable amateur (acheteur d’antiquités en
puissance). Naturellement, la « sensibilité » fait excellent ménage avec l’idéologie la plus
grossière, et le succès de la trop voyante idéologie du « patrimoine » est bien là pour le
rappeler. Cette forme d’approche, du fait même de sa banalité, est sans doute celle qui se prête
le mieux à une étude sociologique. Mais c’est aussi celle sur laquelle il y a le moins à dire
d’un point de vue abstrait. Tambours, feux de bengale, prières pour les morts.

Normative
L’approche normative est celle qui part de notions définies a priori, anhistoriques, et
dont il s’agit seulement d’éclairer le destin et les vicissitudes dans le cours de l’histoire. Les
démarches des « historiens du droit » et des « historiens de la philosophie » sont à peu de
choses près identiques. On pourrait aussi les dénommer démarches aprioristes.
Le philosophe part du principe qu’il existe des « grands problèmes » que l’homme
s’est posé depuis ses premiers instants de lucidité, questions qui ne connaissent qu’une
gamme restreinte de solutions : chaque époque, comme chaque nouveau philosophe, ne peut
guère proposer que quelques variantes. La notion d’influence est ici aussi très présente.
Le juriste, même historien, ne peut se départir de la démarche du prétoire : dans
chaque cas, il faut déterminer le texte qui s’applique, repérer la notion à l’œuvre, préciser dans
les moindres détails toutes ses implications, et conclure en respectant autant que possible les
règles de la logique formelle. L’ennui est que tout jugement est ponctuel : le juriste ne connaît
pas les groupes, et n’a que faire des ordres de grandeur. Un capitulaire de Charlemagne ou une
ordonnance de Charles V sont par définition des textes législatifs, et il faut les commenter
comme tels. On s’attendrait, ingénument, à ce que les « historiens du droit » s’attachent en
priorité aux documents judiciaires et à toutes les informations dont on dispose sur les procès
médiévaux. Il n’en est rien. Le grand sujet, c’est le fameux « droit public », aliis verbis « les
institutions ». Assez loin derrière vient le « droit privé », c’est-à-dire le commentaire des
coutumes. Les affaires judiciaires ne sont abordées qu’exceptionnellement, et surtout
d’ailleurs pour y rechercher des « cas » intéressants, et non pour savoir comment était, de fait,
rendue la justice. Le juriste commente une ordonnance de Jean le Bon exactement comme il
commente la dernière réforme du Code Civil, c’est-à-dire comme un ensemble de définitions
qu’il faut (et qu’il suffit d’) éclaircir, en les ramenant à des règles formelles, constituées de

127
principes élémentaires intangibles. On est régulièrement perplexe de voir les juristes faire
surgir avec dextérité des principes de « droit romain » à n’importe quel siècle du Moyen Age.
Mais cet étonnement n’est pas fondé : le juriste ignore entièrement la notion d’anachronisme,
qui est incompatible avec les principes mêmes de son métier.
Et à cet égard la similitude est complète avec le philosophe, qui nous montre sans rire
Jean Scot dialoguant avec Platon et Thomas d’Aquin avec Aristote. Comment une pensée
éternelle pourrait-elle être soumise aux contingences d’une chronologie ?

Historique
L’histoire n’est ni récit ni écriture ni encore moins commémoration. L’approche
historique peut, en premier lieu, se définir par son unique objet : l’évolution des sociétés. Cet
objet se caractérise avant tout par la relation des deux éléments : la société et le temps. Il
faudrait revenir encore une fois aux démonstrations de Koselleck : l’invention de l’histoire, ce
fut précisément la découverte que les sociétés se transforment, et que les hommes ne sont pas
seulement confrontés à des oscillations aléatoires, mais à un mouvement général.
L’évolutionnisme du XIXe siècle fut la suite de cette découverte.
Dès les années 1830 cependant, une partie de la bourgeoisie commença à s’effrayer de
ses propres audaces ; l’approche normative gagna beaucoup de terrain, seuls des esprits
exceptionnels parvinrent à n’y point succomber. On continuait toutefois, parmi les historiens,
à s’interroger sur les fondements de l’ordre social (passé, mais aussi actuel). La rupture de la
fin du siècle fut, à bien des égards, une libération : cette angoissante question des principes de
fonctionnement était confiée aux mains expertes des nouvelles sciences sociales ; celles-ci, de
leur côté, étaient dispensées de toute étude du changement, ce qui écartait les embarras les
plus pressants. Les efforts, souvent méritoires, déployés au XXe siècle n’ont pas permis de
surmonter les effets de cette trop utile dichotomie. Mais tous les obstacles pratiques et
idéologiques n’y changent rien : une société est un ensemble qui fonctionne (qui « marche »),
mais une société humaine a ceci de tout à fait spécifique que tout fonctionnement est en même
temps transformation. La perpétuation d’une société n’est jamais une reproduction à
l’identique, quelles que soient les prétendues « intentions des acteurs ». Et l’objet d’étude
propre de l’historien est de parvenir à montrer aussi clairement que possible l’unicité de ce
processus, dont fonctionnement et transformation ne sont que deux aspects, liés comme les
deux faces d’une même monnaie.
La reconstruction de ce processus est nécessairement une démarche abstraite qui
implique l’élaboration d’outils appropriés. Les démarches esthétique et normative ne sont pas
compatibles avec une telle visée qui, de toute manière, ne peut pas accepter la segmentation
arbitraire et fixiste de l’objet social qu’imposent ces approches. Le travail fondamental de
l’historien consiste donc à forger des outils conceptuels et à construire des hypothèses les
mettant en œuvre, le tout dans un va-et-vient constant entre l’observation méticuleuse des
objets (les « sources340 ») et l’élaboration abstraite.
Un excellent ami me disait un jour : « l’histoire ne sera jamais une science parce qu’on
ne parviendra jamais à en expliciter tous les présupposés ». Il y a là une double méprise :
d’une part, parce qu’un grand nombre de disciplines à qui personne ne conteste la nature de
sciences sont bien loin d’avoir explicité leurs présupposés (qu’il s’agisse par exemple de

341. C’est toujours un sujet d’étonnement et d’irritation, pour un chartiste, d’observer l’ignorance quasi universelle de la
notion de source, même chez des individus qu’on croit « cultivés », et l’inconscience sur ce point de beaucoup
d’historiens professionnels...

128
géologie ou de biologie moléculaire), et surtout parce que la science est un mouvement ; rien
n’interdit de commencer à expliciter ces présupposés, et il est probable que le meilleur moyen
de montrer l’utilité de cette démarche sera de l’entreprendre.
Et l’ensemble des analyses exposées jusqu’ici, qui visent à résumer le devenir de la
médiévistique depuis deux siècles, m’incite à souligner deux points qui me semblent
essentiels : 1. la science historique procède par approximations successives et rectifications ;
2. l’objet de l’histoire étant par nature fondamentalement instable, la question des limites de
validité des concepts, qui se pose dans toutes les sciences, ne peut pas ne pas être un objet
prioritaire de l’attention des historiens en général et des médiévistes en particulier. Il s’agit là
d’un champ quasi inexploré, dont il y a lieu d’attendre beaucoup.

On ne peut pas se prétendre médiéviste et ignorer l’allemand341. C’est pourquoi je tiens


à clore ces quelques pages de réflexion sur la pratique des médiévistes par cette observation
d’un des meilleurs médiévistes allemands actuels : « Die Methodologie, viel gescholten, nicht
jedermanns Sache, in der deutschen Mediävistik über Gebühr verpönt342, gern als
nebensächlich abgetan, pocht unaufhörbar auf ihre Unverzichtbarkeit. Denn was der
Historiker tue, das ist seine wichtigste, die alles entscheidende Frage, über die zu reflektieren
er niemals aufhören darf ; sie allein und die Antwort die er auf sie zu geben vermag,
unterscheidet ihn von der Märchen erzählenden Amme. Absichten, "einfach die Ereignisse für
sich sprechen zu lassen und die Geschehnisse möglichst in ihrer ganzen bunten Fülle
nachzuerzählen", ich zitiere hier aus dem Vorwort eines im Jahr 1971 erschienen
wissenschaftlichen Buches über das "dunkle Jahrhundert" [Harald ZIMMERMANN, Das
dunkle Jahrhundert. Ein historisches Porträt, Graz-Wien-Köln, 1971], sind in Wahrheit leere
Versprechen... Kein vergangenes oder gegenwärtiges "Ereignis" kann "für sich sprechen",
jedes bedarf des ihm Gestalt und Sprache verleihenden, es in seiner Ereignishaftigkeit erst
entdeckenden Historikers...Das 19. Jahrhundert hat der Aufsplitterung der Geschichte in
zahllose Geschichten bedurft ; am Ende des 20. sieht die so begründete
Geschichtswissenschaft sich mit der Notwendigkeit zu umfassender Revision konfrontiert, die
das Zersplittene zusammenzukitten und eine neue Synthese anzustreben hat. »343

342. La situation est la même que pour l’histoire ancienne : « Un archéologue de l’Antiquité gréco-latine qui ne connaît
pas la langue allemande n’a pas accès à la moitié des informations nécessaires à son travail », Maurice GODELIER,
« Le métier de chercheur », in Sciences de l’homme et de la société, 58-2000, p. 13.
343. Et en France, donc...
344. Johannes FRIED, « Vom Zerfall zur Wiedervereinigung. Der Wandel der Interpretationsmuster » in ESCH, FRIED,
GEARY, Stand und Perspektiven, cf note 4, pp. 69-70. La méthodologie, constamment invectivée, peu accessible au
premier venu, prohibée contre toute raison dans la médiévistique allemande, volontiers rangée dans les marges
inutiles, se rappelle à votre bon souvenir : il n’y a pas moyen d’y renoncer. Car l’activité propre de l’historien est
bien la question la plus importante, la question décisive, celle à laquelle il n’a jamais le droit d’arrêter de réfléchir.
C’est cette seule question - et la réponse que l’on est capable de lui donner - qui distingue l’historien de la vieille qui
égrène ses contes merveilleux. Un dessein comme celui de « laisser simplement les faits parler par eux-mêmes et de
raconter ce qui est arrivé dans toute sa diversité chatoyante » (je cite l’avant-propos d’un ouvrage sérieux paru en
1971 - Harald ZIMMERMANN, Das dunkle Jahrhundert. Ein historisches Porträt, Graz-Wien-Köln, 1971) n’est
qu’une prétention creuse…Aucun « événement » passé ou présent ne peut « parler par lui-même », chacun au
contraire a besoin de l’historien qui lui prêtre forme et voix, et qui seul peut le mettre au jour dans son
événementialité… Le XIXe siècle a eu besoin de faire éclater l’histoire en une infinité d’histoires ; à la fin du XXe
siècle, la science historique est confrontée à la nécessité d’une révision générale, pour recoller tous ces fragments et
rechercher une nouvelle synthèse.

129
B. Fréquenter les concepts

Du côté des sciences sociales


L’appel lancé, parmi les historiens en général, et chez les médiévistes en particulier, à
un rapprochement avec les sciences sociales, est un thème qui date des années 60, et dont la
nécessité est périodiquement énoncée à nouveaux frais. Mais chacun voit bien que ce genre de
mot d’ordre, excessivement vague, n’a pas eu de conséquence identifiable au plan de la
recherche. On ne peut pas faire l’économie d’un bref examen de cette situation d’apparence un
peu étrange.
Les sciences sociales se sont construites, voici maintenant plus d’un siècle, sur la mise
entre parenthèses du temps et de l’évolution. On a essayé de montrer le caractère
profondément ambigu des conditions qui ont permis cette émergence, et la signification non
moins ambivalente du primat complet accordé, dans ce mouvement, à la synchronie. Rien ne
laisse supposer que ces contraintes initiales aient disparu.
Les social scientists qui tentent de sortir des parenthèses sont fort peu nombreux. Et
c’est bien auprès des historiens qu’ils trouvent le moins d’aide : l’irréflexion méthodique dans
ce domaine rend les textes des historiens à peu près impénétrables aux chercheurs des
sciences sociales. Quand parfois un linguiste ou un sociologue lit les travaux des médiévistes,
on est surpris (interloqué) du résultat, et l’on s’aperçoit alors de la quantité de présupposés
implicites, de conventions étranges et de savoirs purement pratiques qu’il faut maîtriser, tout
simplement pour comprendre au premier degré ce que tel ou tel historien a voulu dire : la
familiarité comme habitus professionnel de base ne se transmet pas dans les manuels (c’est
d’ailleurs une de ses propriétés majeures).

Ni temps ni mouvement
En sens inverse, l’historien qui se tourne vers les sciences sociales se sent dans une
contrée incompréhensible et vaguement hostile : tout fonctionne mais rien ne bouge ! Dans le
programme du XIVe congrès mondial de sociologie tenu à Montréal à l’été 1998, on
dénombrait six symposia, les sessions de cinquante comités de recherche, cinq groupes de
travail, six groupes thématiques ; tout est matière à sociologie, l’enfant, les catastrophes, les
loisirs, l’armée, etc. ; il y a même l’histoire de la sociologie, mais l’évolution sociale ou a
fortiori la dynamique d’une société ne figurent sous aucune rubrique. Le récent ouvrage de
Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique344, est d’une lecture tonique et
instructive. On pourrait discuter certains points de vue et suggérer d’autres solutions à certains
problèmes ; mais il y en a un qui n’est posé nulle part ni à aucun moment : pourquoi et
comment une société se transforme-t-elle ? Chez les sociologues, le seul temps parfois pris en
compte est le temps individuel, celui des "trajectoires". Si le sociologue compare, il compare
de la même manière deux pays, ou le même pays pris à deux moments différents, négation
principielle du temps et de l’évolution qu’aucun historien ne peut accepter. Une inflexion est
fréquemment observable vers la nouveauté, les "thèmes émergents", les questions sur le futur.
Mais le passé se limite au mieux à certaines "représentations des acteurs". Reconnaissons que
l’intérêt des sacro-saintes "dates-charnières" n’est pas immédiatement perceptible pour le

345. Jean-Claude PASSERON, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris,
1991.

130
profane, mais on demeure cependant perplexe en constatant que si peu de sociologues se
demandent pourquoi la société (celle qu’ils étudient, comme toute autre) se transforme et
change.

Utilité sociale ou utilité scientifique


Une énorme proportion de sociologues ne pratiquent guère que l’ingénierie sociale345 :
experts payés par des décideurs pour répondre aux questions pratiques que se posent les
décideurs : quelles mesures faut-il prendre si l’on veut que...? Mais si l’on franchit encore cet
obstacle, qu’on parvient à s’apercevoir que les ouvrages les plus utiles ne sont pas
nécessairement les plus récents, et que parmi les diverses tendances de la sociologie, ce sont
celles qui font le plus de place aux méthodes et à l’abstraction qui peuvent apporter le plus, on
se trouve enfin en mesure de profiter d’un ensemble riche et varié, dans lequel abondent les
travaux propres à faire réfléchir sur ce que sont les concepts qui permettent de penser les
réalités sociales. Je ne cacherai pas que la lecture des ouvrages de Pierre Bourdieu m’a
apporté des éléments de réflexion décisifs et irremplaçables.
L’ethnologie est un peu un janus bifrons. L’exemple analysé un peu plus haut montre
que d’excellentes intentions ne font pas nécessairement de la bonne science. Indépendamment
des visées subjectives, deux grandes tendances se distinguent. Une ethnologie descriptive,
débouchant éventuellement sur de grands catalogues, ordonnés de manière plus ou moins
arbitraire ; l’universalisation des catégories occidentales prend aisément place dans ce cadre.
D’un autre côté, une ethnologie qui part de l’hypothèse fondatrice de la cohérence des
pratiques et des représentations indigènes. L’observation participante, établie comme une
règle depuis le début du siècle, est un outil privilégié : l’ethnologue, séjournant longtemps au
milieu de la population qu’il étudie, est amené à observer la plupart sinon la totalité des
aspects ou des "champs" qui peuvent se distinguer dans cette société, et son travail consiste
alors à mettre en relations tous ces champs jusqu’au moment où apparaissent les analogies, les
homologies, les emboîtements, les symétries qui font peu à peu surgir l’ordre et la logique de
l’ensemble. A beaucoup d’égards, le "structuralisme" est directement issu de ces expériences.
La leçon, améliorable, n’est pas dépassable.
Et, trente ans après, il faut rendre un solennel hommage à Jacques Le Goff d’avoir
aperçu ce point capital : "comme les primitifs, les hommes du Moyen Age nous semblent
souvent irrationnels, mais, comme Claude Lévi-Strauss l’a montré, la pensée sauvage a ses
raisons : autres, mais souvent plus strictes et plus contraignantes que notre souple raison."346
De mon expérience personnelle, je tire une double conclusion : 1. il n’y a pas
d’anthropologie utile qui ne soit d’abord fondée sur une expérience substantielle de l’altérité,
c’est-à-dire un contact personnel suffisant avec une société non-occidentale ; 2. ce qu’on peut
"appliquer" au Moyen Age, ce ne sont pas des concepts empruntés ponctuellement, mais une
visée (la recherche d’une cohérence explicitable), appuyée sur des procédures techniques, dont
d’ailleurs l’usage réclame de sérieux efforts : pas de structuration sans abstraction.
La linguistique a joué, depuis F. de Saussure, un rôle souvent décisif dans le champ
des sciences sociales. Et C. Lévi-Strauss a rappelé à de nombreuses reprises sa dette à l’égard
de Roman Jakobson. Celui-ci fut, entre autres, le savant qui mit au point les principes de la
phonologie, qui a constitué une étape décisive dans le développement de la linguistique. A la

346. Alain CAILLÉ, Splendeurs et misères des sciences sociales : esquisses d’une mythologie, Genève, 1986 ; ID., La
démission des clercs : la crise des sciences sociales et l’oubli du politique, Paris, 1993.
347. Jacques LE GOFF, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, 1964, pp. 18-19.

131
différence de la phonétique, qui décrit tous les sons de la voix indépendamment de leur valeur
d’usage, la phonologie s’emploie à repérer les phonèmes, c’est-à-dire les sons pertinents, en
les définissant simplement comme ceux qui forment la structure sonore de la langue étudiée
(par opposition aux variantes qui ne sont pas fonctionnelles). On retrouve donc à l’œuvre, ici
encore, le lien entre sens, fonction et structure globale.
Et c’est une inspiration voisine qu’on retrouve, également dans les années 30, chez
Jost Trier, auteur de la théorie des champs sémantiques, dont la portée ne saurait être
surestimée, et qui constitue un outil d’une valeur exceptionnelle.
Les langues ont ce double avantage d’être des objets abstraits, mais dont les
manifestations sont assez unidimensionnelles pour être soumises à des analyses quasi
exhaustives d’une grande minutie : la pratique de la linguistique rend attentif au détail. En
France, des linguistes comme Georges Mounin ou Pierre Guiraud ont su montrer comment
cette discipline peut apporter des contributions de premier ordre à l’étude d’un certain type de
faits sociaux. Car la linguistique, d’où est sortie l’opposition de la synchronie et de la
diachronie, se définit par une deuxième épochè, celle de la société ; comme la plupart des
mises entre parenthèses, celle-ci n’a de sens qui si on ne l’oublie pas entièrement. Or c’est
pourtant ce que font beaucoup de linguistes (et quelques autres social scientists directement
influencés par la linguistique), qui s’imaginent que le sens pourrait être tout entier compris
dans la langue elle-même. On ressent un soupçon de surprise devant le succès d’un fantasme
d’une platitude aussi archaïque. Cela ne doit cependant pas conduire à se détourner d’une
science dont les historiens peuvent attendre des outils particulièrement efficaces.
Il ne serait sans doute pas inutile de faire un tour du côté de géographie ou de la
psychologie. Mais, là encore, le travail de repérage et de tri est réclame beaucoup de temps et
d’énergie, sans que le résultat soit assuré. En revanche, il n’y a pas lieu de consacrer plus
d’un demi-paragraphe à une foule bigarrée de pratiques qui, bien qu’elles s’auto-définissent à
qui-mieux-mieux comme « sciences », ne sont que des ensembles plus ou moins organisés de
pures recettes, vaguement agrémentées de phrases d’allure abstraite à contenu exclusivement
idéologique. Il existait, en allemand, à l’époque moderne, le terme de
« Kameralwissenschaften », qui était assez éloquent : savoirs empiriques (souvent efficaces)
visant la bonne administration de la société (bonne du point de vue des gouvernants,
s’entend). On parle ainsi de « sciences » juridiques, sciences économiques, sciences
politiques, sciences de la communication et de l’information, sciences cognitives. Simples
techniques d’organisation et/ou de manipulation, quel qu’en soit le degré de raffinement.

La balle est dans le camp des historiens


De ce trop bref tour d’horizon, tirons quelques observations générales :
1. fidèles à leurs origines, les sciences sociales demeurent à l’écart du temps
historique ;
2. les pratiques des sciences sociales qui ne visent pas une finalité concrète immédiate
comportent un travail sur les concepts d’une grande densité, dont on peut tirer beaucoup, mais
au prix d’un effort opiniâtre ;
3. les œuvres les plus intéressantes ne sont pas les dernières : l’effet de mode est, dans
ces domaines, pire encore qu’en histoire. Et si, comme on l’a rappelé tout au début de ce
papier, l’histoire n’est pas en parfaite santé, les sciences sociales, elles, sont franchement
malades : les quinze dernières années n’ont enregistré aucun progrès manifeste ;
4. tout se passe comme si l’épochè du temps historique avait épuisé ses effets
bénéfiques. Et l’on en voit au contraire de mieux en mieux les effets pervers. Mais l’histoire,

132
telle qu’elle se pratique aujourd’hui, n’est pas en mesure de répondre aux questions que se
posent certains anthropologues, certains sociologues ou certains linguistes. La prise en compte
clairement construite de la dynamique sociale est une clé du déblocage : la balle est dans le
camp des historiens, c’est à eux qu’il revient de consentir l’effort nécessaire pour restructurer
l’ensemble du champ des sciences sociales, éclaté depuis la fin du XIXe siècle.

Familiarité : substantialisme et inconscience


Revenons à la question initiale (comment devient-on médiéviste ?) et décalons
légèrement la visée : comment est-on reconnu médiéviste ? La notion clé est celle de
familiarité : les médiévistes se reconnaissent entre eux à leur familiarité avec divers noms et
notions hermétiques non seulement au public mais aussi aux historiens des autres périodes : si
les noms de Thibaut de Vermandois ou de Foulque Nerra vous font frémir d’aise, ou si vous
prenez un air entendu à l’évocation du petit alleutier ou de la seigneurie banale, vous êtes
médiéviste.
Mais l’ennui est que les deux premiers n’étaient que deux misérables fiers-à-bras sans
intérêt ni signification particulière, et que les deux termes suivants sont de pures fictions, ne
renvoyant à rien dans la société médiévale. Ou bien on croit vraiment qu’il y avait des petits
propriétaires au Xe siècle, et qu’on le dise ; ou alors on veut éviter l’anachronisme que l’on
subodore, mais que l’on précise en quoi. Signalons seulement praetereundo les sens
d’allodiarius fournis par Niermeyer : « 1. alleutier/proprietor ; 2. dans quelques régions, les
allodiarii étaient une classe de dépendants ; 3. vassal tenant un fief qualifié d’alleu. » Ou pour
allodius : « tenu en fief ». Pour la « seigneurie banale », je ne connais pas de terme médiéval
courant désignant la seigneurie (en général), et je doute de l’existence d’une telle notion (au
sens que lui donnent justement les médiévistes) avant le XVIe, voire même le XVIIe siècle.
Quant à la notion dérivée de « seigneurie banale », inventée par Georges Duby, c’est un
artefact destiné à substantiver la distinction seigneurie banale vs seigneurie foncière. Cette
opposition entre deux fictions part de la distinction a priori entre « droits réels » et « droits
personnels », c’est-à-dire de la négation même du rapport seigneurial, rapport de domination
dont la spécificité et le caractère fondamental étaient justement d’annuler une telle distinction.
Ces deux vocables ne sont qu’un exemple dans un vaste ensemble de ce qui est parfois
désigné comme « vocabulaire technique » et qui n’est qu’un bric-à-brac hétérogène, résultat
d’un entassement aléatoire de termes introduits au gré des circonstances et des recherches,
puis passés dans l’usage commun par consensus tacite, sans examen ni discussion. Les
caractères de ce vocabulaire prétendument technique sont aisément observables :
1. chacun de ces vocables est censé avoir une définition propre, indépendante ;
2. ces vocables renvoient à des « réalités » et non à des relations ou à des structures : ils
traduisent un substantialisme généralisé ;
3. ces vocables n’ont, pour la plupart, jamais été discutés ; ils figurent dans tel ou tel ouvrage
de bonne réputation, ils sont eo ipso valides : d’une manière ordinaire, tout ce qu’un
médiéviste reconnu imprime est vrai, et peut être utilisé sans restriction dans les manuels,
« synthèses », ou autres travaux. Tout le monde fait semblant de ne pas voir les contradictions
extravagantes qui résultent de cette manière de faire.

L’entreprise des Geschichtliche Grundbegriffe


Il serait injuste et ce serait une omission répréhensible de ne pas dire un mot de la
grande entreprise allemande des Geschichtliche Grundbegriffe. Trois historiens aux
préoccupations diverses se sont réunis pour organiser une réflexion collective sur l’histoire

133
sociale des concepts utilisés par les historiens347. L’idée était pertinente, forte, porteuse. On se
réfère toujours avec profit à ce bel ouvrage. La plupart des articles sont l’équivalent d’un
livre : beaucoup d’informations et de réflexion.
Mais le résultat est un échec. Trois raisons l’expliquent :
1. la « forme-dictionnaire » est difficilement compatible avec une réflexion structurée ;
l’atomisme, même limité comme ici, passe à côté de l’objet vraiment intéressant, qui est
l’instrumentarium en tant que système articulé et non comme collection arbitraire d’outils ;
2. la manière de concevoir l’extension des concepts était discutable : existe-t-il des concepts
qui seraient ceux de tout historien étudiant n’importe quel sujet, à n’importe quelle époque,
dans n’importe quelle zone ? Autrement dit : il aurait fallu poser, et traiter, la question
prioritaire de la portée, ou des limites, des concepts ;
3. mais on peut aussi discuter la nature même des objets visés : des formes sociales pratiques,
ou des représentations ? Naturellement, ces deux réalités sont intimement liées, l’une ne va
guère sans l’autre. Mais, à tel moment, telle notion est une pure représentation (e.g., au XXe
siècle, utopie ou féodalisme), alors que telle autre peut être utilisée conjointement à la réalité
sociale dont elle est censée rendre compte (e.g., toujours au XXe siècle, État ou politique). Du
coup, les conditions de possibilité d’un emploi proprement scientifique ne sont pas analysées.

Existe-t-il des notions d’« anthropologie générale » ?


Cette critique nous amène directement à une question plus globale (rarement posée) :
existe-t-il des notions d’anthropologie générale ? En quoi consistent, ou pourraient consister,
des notions désignant (de manière précise et utile) des fonctions, des activités, des formes
structurées qu’on retrouverait dans toutes les sociétés humaines ? Mon impression est que de
telles notions ne sont pas nombreuses, et qu’elles sont soit très abstraites, soit purement
formelles. Par exemple : fonction de reproduction biologique, fonction d’autorégulation ; ou
bien (peut-être) : égalité, domination. Ce sont des outils essentiellement analytiques, des
moyens élémentaires de repérage et de description. Dès qu’on s’avance vers davantage de
concret, on se heurte à des difficultés de plus en plus inextricables.
Soit « la parenté ». Dans la plupart des sociétés étudiées par les ethnologues, il s’agit
d’une « institution » primordiale. Ce fut un des mérites majeurs de Claude Lévi-Strauss
d’avoir montré qu’en considérant un vaste ensemble de sociétés, on parvient, si l’on concentre
son attention sur les règles d’alliance, à établir que tous les systèmes peuvent s’analyser
comme des combinaisons logiques d’un tout petit nombre de principes élémentaires. Alliance
et filiation apparaissent ainsi comme les deux piliers de toute « structure de parenté », centrée
autour de la prohibition de l’inceste. L’importance exceptionnelle de la contribution de C.
Lévi-Strauss ne doit pas masquer le problème de la portée de cette notion de parenté. Si cet
auteur a prudemment limité son enquête aux structures "élémentaires", il n’en a pas moins
laissé entendre que les sociétés qu’il ne prenait pas en compte différaient seulement des autres
par un degré de "complexité". Hypothèse indémontrable. Dans les sociétés européennes, par
exemple, le "choix du conjoint" est lié depuis longtemps à des considérations extérieures au
"champ de la parenté". Ce qui implique qu’une étude limitée à ce champ, dans ces sociétés, ne
pourra pas rendre compte de la logique des structures observées ; bien sûr, il existe une
structure de parenté, qui produit des contraintes, mais cette structure est entièrement dominée
par une logique qui lui est extérieure, et qui en dernier ressort en détermine le fonctionnement.

348. Otto BRUNNER, Werner CONZE, Reinhart KOSELLECK (éds), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches
Lexikon zur politisch-soziologischen Sprache in Deutschland, Stuttgart, 1972-1992.

134
A cet égard, la société médiévale est dans une position bien particulière : l’alliance y
était régie par des règles très originales, mais surtout un rôle considérable dans la société était
joué par ce qu’on doit appeler la parenté spirituelle, structure sui generis qu’on ne peut définir
ni comme parenté artificielle (ou fictive) ni comme pseudo-parenté ; et cette structure jouait
un rôle décisif dans le processus de reproduction sociale. Jusqu’à présent, la synthèse la mieux
pensée et la plus utile sur la parenté médiévale est due à un anthropologue, Jack Goody348
(quelles que soient les réticences, mal fondées, des anthropologues, et l’incompréhension,
ordinaire, des médiévistes). On peut cependant se demander ce qu’il y a de commun entre "la
parenté" dans une tribu australienne, où cette structure était l’épine dorsale de la société, et "la
parenté" dans l’Europe du XXe siècle, où il s’agit d’une structure non-négligeable, mais tout
de même secondaire. Sans doute se retranchera-t-on, malgré les anthropologues, derrière la
permanence de la relation, toujours complexe et éminemment variable, entre cette structure
sociale et la fonction de reproduction biologique. L’argument est extrêmement douteux. Mais
il est d’autres domaines où un tel "point fixe" n’existe pas. La notion de "politique" fait
assurément partie de ceux-là.

Le « Ppolitique »
En 1967, Georges Balandier publiait un petit volume intitulé Anthropologie
politique349. Celle-ci, déclarait-il, "tend à fonder une science du politique, envisageant
l’homme sous la forme de l’homo politicus et recherchant les propriétés communes à toutes
les organisations politiques reconnues dans leur diversité historique et géographique. En ce
sens, elle est déjà présente dans la Politique d’Aristote qui considère l’être humain en tant
qu’être naturellement politique..."
L’appel aux grands ancêtres est une vieille ruse qui, en l’occurrence, constitue un
paralogisme grossier, la notion de politikon en grec ancien se référant exclusivement à la
polis, c’est-à-dire à un organisme précis et particulier ; les Grecs pensaient être les seuls
hommes véritables, les autres n’étant que barbares... Cela, même un historien débutant le sait,
et Georges Balandier fait semblant de l’oublier pour justifier l’injustifiable. Un argument un
peu plus sérieux réside dans la contestation de l’existence, postulée par de nombreux
anthropologues, de sociétés "extérieures à l’histoire" ; l’affirmation contraire n’est pas sans
valeur, car il est bien difficile d’admettre qu’il puisse exister au XXe siècle des sociétés
"extérieures à l’histoire", dans la simple mesure où l’influence et la domination occidentale
ont couvert la planète entière. Et c’est par un artifice plus que contestable que beaucoup
d’ethnologues continuent à décrire et à analyser des sociétés comme si celles-ci n’avaient
aucun rapport avec les Européens. Pour la première fois dans l’évolution de l’humanité, la
notion d’histoire mondiale prend un sens concret et observable, et à partir de là
l’universalisation (géographique) de la notion de politique paraît s’imposer : chacun sait ce
que l’"apolitisme" signifie dans ce cadre. Mais, quelles que soient les précautions prises, cette
universalisation n’est rien d’autre que la généralisation de la notion européenne, avec
l’ensemble des pratiques qu’elle recouvre. Bien entendu, cette généralisation n’est nullement
une reproduction à l’identique de multiples copies, la variété est imposante, et peut et doit être
étudiée.
Mais la généralisation rétrospective (historique) est d’une nature strictement
différente ; en s’engageant tête baissée dans cette direction, Georges Balandier s’est enferré
dans les apories et l’incohérence. Pour parvenir à découvrir "du politique" même dans les

349. Jack GOODY, L’évolution de la famille et du mariage en Europe, Paris, 1985 [1983].
350. Georges BALANDIER, Anthropologie politique, Paris, 1967.

135
sociétés "sans État", il est contraint de produire de cet étrange objet une définition ad hoc, à la
fois vague et hautement discutable : "les actions qui visent le maintien ou la modification de
l’ordre établi". Deux remarques : 1. cette définition ne correspond pas à ce qu’on désigne
comme "la politique" dans les sociétés contemporaines : ici, le terme subsume gouvernement,
assemblées, État, administration, partis. La notion de politique implique une distinction forte
entre public et privé, légitimée par l’affirmation et la conviction que la bonne manière de
diriger les affaires publiques, "le pouvoir", est celle qui contribuera le plus à augmenter le
bonheur des individus. 2. la notion d’ordre établi est typiquement une fausse évidence, dont il
serait utile de faire l’histoire. On ne l’emploie que dans des énoncés de caractère idéologique,
elle implique toute une série de présupposés, dont on ne peut affirmer l’universalité sans une
innocence frisant l’inconscience.
Résumons : le substantif politique (qu’on l’emploie au féminin ou au masculin, avec
ou sans majuscule, le résultat est le même) est un "macro-concept" étroitement lié à la société
européenne contemporaine, dont il désigne synthétiquement un ensemble, très intriqué et
organisé, de représentations, d’institutions et de stratégies. Vouloir le transférer à des sociétés
différentes (autres que celles qui ont été ou sont en contact avec la société contemporaine),
c’est, par la force des choses, et du fait qu’il s’agit d’un ensemble, transférer du même coup le
découpage du tout social dont il résulte. Ce qui revient à présupposer que toutes les sociétés
ont été et sont structurées de la même manière (ou, ce qui revient à peu près au même, que la
notion même de société est inconsistante, et qu’on peut découper cette matière ad libitum,
sans aucun égard pour les grandes articulations qui font l’originalité de chaque société, et dont
la succession forme le mouvement de l’histoire).
En projetant ainsi ce macro-concept sur toute société passée, on y injecte des
représentations, des finalités, des procédés qui ne s’y trouvaient pas et, par dessus le marché,
on suppose entre ces éléments une cohérence qui tend à justifier un découpage global de ce
qu’on croit être un "champ" plus ou moins autonome, en réalité parfaitement fictif350. Toute
analyse réaliste devient ainsi impossible. Le découpage entre "politique" et "religion", qui
correspond à une distinction pratique dans la société contemporaine, ne se retrouve jamais
antérieurement, et d’ailleurs le chapitre "religion et pouvoir" de G. Balandier montre
surabondamment que la définition donnée par lui de la politique inclut autant de phénomènes
"religieux"351 que "politiques". Je partage largement la visée de G. Balandier quand il affirme
que les sociétés étudiées par l’ethnologue sont bel et bien dans l’histoire, et quand il énonce
que toute structure sociale inclut dynamisme. Mais le moyen choisi pour parvenir à ces
objectifs est catastrophique : en imposant aux sociétés pré-industrielles un macro-concept
inapproprié, il en interdit de facto toute étude cohérente et barrre ainsi la route à toute mise au
jour de ce qui en constituait la dynamique spécifique.
Prendre au sérieux l’historicité essentielle des sociétés humaines implique que l’on
parvienne à une vue suffisamment claire de chaque grand ensemble humain du passé pour y
repérer les connexions et les distinctions principales, de manière à élaborer empiriquement les
macro-concepts les mieux adaptés. Ce processus, à peine engagé, sera long et difficile : ce
sera la tâche des historiens de demain.
Mais la première condition pour cela, c’est la critique méthodique et l’abandon
raisonné du paradigme des ciseaux et de la colle. On ne peut plus rien faire de cette procédure

351. Un des sommets du genre (ou plutôt le dernier cercle de l’Enfer) se trouve dans James Henderson BURNS (éd.), The
Cambridge History of Medieval Political Thougth, c.350-c.1450, Cambridge, 1988 (tr.fr., Paris, 1993)
352. Jean-Claude SCHMITT, « Une histoire religieuse du Moyen Age est-elle possible ? », in Fernando LEPORI et
Francesco SANTI (éds), Il mestiere di storico del medioevo, Spoleto, 1994, pp. 73-83.

136
hors d’âge. Et c’est là que la phrase de Jacques Le Goff citée plus haut prend toute sa forte
valeur : "la pensée sauvage a ses raisons". Concrètement : tout texte médiéval a un sens, et s’il
nous semble incompréhensible (ce qui est beaucoup plus fréquent en réalité que nous ne
l’admettons d’ordinaire), c’est uniquement parce que nous ne disposons pas de la grille
appropriée et des méthodes de lecture adéquates ; ici précisément, l’expérience
anthropologique de l’altérité peut avoir son plein effet, car l’observation de cohérences autres
que celles de la société européenne contemporaine peut constituer un point de départ
déterminant dans l’effort de reconstruction du sens des énoncés médiévaux.

Champs de ruines
On pourrait consacrer à ce point un long développement en dévidant le catalogue des
exemples de fausses notions qui ont ruiné des livres entiers. L’irréflexion, voire le refus de la
réflexion, forment un des obstacles majeurs au progrès de la médiévistique. Si l’on veut
aborder vraiment la question du sens, il faut employer des concepts pertinents ; comme on ne
peut raisonnablement espérer y parvenir du premier coup, la discussion sur les concepts doit
devenir partie intégrante, incontournable, du métier.
Quelques cas élémentaires. Une médiéviste anglaise, Juliet R. V. Barker, consacre un
livre documenté aux tournois en Angleterre aux XIIe et XIIIe siècles352. Elle interprète cette
pratique au moyen de la notion de sport. Du coup, les condamnations ecclésiastiques,
pontificales et conciliaires, deviennent incompréhensibles, et la manœuvre de Richard Cœur
de Lion visant à les autoriser dans des conditions déterminées n’a plus aucun sens. Le père J.-
P. Torell et Denise Bouthillier consacrent un volume au diable dans les textes de l’abbé de
Cluny Pierre le Vénérable353. Tout le système chrétien médiéval se représentait le diable
comme l’ennemi extérieur, qui attaque l’homme du dehors et qu’il faut tenter de maintenir au
dehors. Nos deux auteurs, emportés par un détonnant mélange de considérations modernistes
et de lectures psychanalytiques, placent le diable au cœur de l’homme, dans le fond de son
intériorité. Là encore, un contresens de départ fait basculer dans le pur fantasme : trois cents
pages pour rien.
Une catégorie d’erreurs malheureusement fréquentes consiste à projeter sur le Moyen
Age des formes conceptuelles tardives, c’est-à-dire développées au XVIIe siècle et parvenues
à maturité au XVIIIe. Ces notions, correspondant à ce qu’on pourrait appeler une phase post-
féodale, traduisirent l’ossification et la substantification de termes qui jusque là désignaient
tout au plus des relations annexes ; la notion de seigneurie est sans doute la principale, mais
celle de sang n’est pas non plus négligeable. Cette même époque a élevé les rois à une place et
à un rôle qu’ils n’avaient jamais eus auparavant, mais c’est aussi le cas des ascendances
(généalogies), ou encore de la putative opposition entre droit coutumier et droit romain,
invention de juristes elle aussi tardive. Reconstruire avec de tels outils la société antérieure à
la fin du Moyen Age, c’est fabuler.
Mais le refus de prendre en considération un concept pertinent est sans doute encore
moins rémissible. Un exemple lumineux est fourni par Dominique Barthélemy. Dans son petit
volume déjà cité sur L’ordre seigneurial, cet auteur nous donne une bibliographie
relativement développée (283 numéros), assez équilibrée354. Or le texte de l’ouvrage, sauf
erreur de ma part, ne mentionne pas une seule fois le terme d’encellulement et, pour faire

353. Juliet R.V. BARKER, The Tournament in England, 1100-1400, Woodbridge, 1986.
354. Jean-Pierre TORRELL & Denise BOUTHILLIER, Pierre le Vénérable et sa vision du monde. Sa vie, son œuvre.
L’homme et le démon, Louvain-la-Neuve, 1988.
355. Dominique BARTHÉLEMY, L’ordre seigneurial, XIe-XIIe siècles, Paris, 1990.

137
bonne mesure, ne parle pas de la mise en place définitive du réseau paroissial au XIIe siècle,
que Georges Duby lui-même avait déjà signalée dans sa thèse. Comme on ne peut en aucune
manière soupçonner D. Barthélemy d’ignorer le terme, sa signification et son importance, cela
veut dire qu’il le juge faux, et qu’il estime que la façon la plus élégante de l’exécuter est de
n’en point parler. On comprend mal pourquoi, dans ces conditions, quatre titres de Robert
Fossier figurent malgré tout dans la bibliographie (no 47 à 50). De toute manière, le terme
d’encellulement a été introduit au début des années 70 par un médiéviste que personne, sauf
erreur, ne juge farfelu ni ne place au troisième rang ; de telle sorte que l’étudiant, à qui ce
manuel semble destiné, peut se voir reprocher d’ignorer le terme, simplement parce que D.
Barthélemy a décidé de lui faire "le coup du mépris". Qui considérerait un tel procédé comme
compatible avec l’appartenance à un milieu scientifique ?

Refuser toute discussion des concepts


Comme cet exemple en témoigne presque à la perfection, le refus de toute discussion
sur les concepts ne s’exprime pour ainsi dire jamais ouvertement. Au mieux dans des
échanges oraux. Une déjà longue expérience de ce genre de dialogue m’a montré que les
positions se ramènent à deux types principaux. 1. la réaction la plus ordinaire est le refus a
priori de la notion même de structure (voire de société) ; l’historien étudie un objet infiniment
divers, complexe, varié ; il ne rencontre jamais deux situations semblables et toute
conceptualisation est une « réduction », arbitraire et appauvrissante ; il faut laisser scintiller
une réalité chatoyante ; 2. moins fréquent et un rien plus habile, un autre argument consiste à
annoncer que tout évolue en permanence ; rien n’est fixe, tout est mobile ; au nom de quoi on
s’offre le luxe de refuser à la fois toute structure (supposée fixe) et tout bouleversement (car le
mouvement est continuel et cette permanence même n’est pas compatible avec la notion de
cassure) ; il faut laisser s’écouler le fleuve aux vagues écumantes.
Ce ne sont que deux variantes d’un même point de vue : l’historien a affaire à un
magma, fluctuant et chaotique, sur lequel l’esprit humain n’a aucune prise réelle. Cette
manière de voir, appliquée avec rigueur, entraînerait l’aphasie : si rien n’équivaut à quoi que
ce soit d’autre, on ne peut plus rien dire. Donc, en pratique, on adopte le langage courant, tout
en sachant qu’il est lui-même fluctuant et arbitraire. D’où l’idéal bien connu : les petites
descriptions les plus restreintes possibles, accumulées sans ordre, indéfiniment ; le tonneau
des Danaïdes que l’on tente de remplir de confetti.
Cette position n’a aucune consistance car la société ne présente aucune particularité
ontologique observable : l’infinie diversité du réel est exactement aussi présente en physique
qu’en histoire et elle n’empêche ni la création ni la manipulation de concepts appropriés à leur
objet. En fait, la théorie du magma social (si l’on peut parler ici de « théorie »…) n’a aucune
aucune autre raison d’être que de servir d’apparente justification au refus de toute discussion
sur les concepts, étroitement lié au souci de préserver tout l’attirail du sens commun et par là-
même l’ordre social. Ce choix n’a rien à voir avec une hypothèse scientifique ni même avec
un a priori susceptible d’être examiné et discuté, c’est un dogme métaphysique pur qui,
comme toute métaphysique, est déterminé intégralement par une position (peur) politique
foncièrement conservatrice.

La pierre de touche
Ciseaux et colle, conventions pseudo-savantes arbitraires, erreurs dans le choix des
notions de base, refus de discussion sur les concepts. Et j’en passe : substantialisme
généralisé, conviction que les listes de noms propres évitent la superficialité, acceptation béate

138
de développements interminables sans queue ni tête, incapacité des sciences sociales à penser
le temps et la dynamique des sociétés... C’est pure hypothèse de travail si je pose que quelques
collègues ou étudiants imaginent qu’en procédant autrement, il ne serait peut-être pas
impossible d’éclairer le fonctionnement et la dynamique de la société médiévale et si, pensant
à ceux-là, je poursuis ma réflexion. Là est en effet l’alliance de termes qui, dans la
conjoncture actuelle, au vu de l’évolution antérieure et des obstacles que les procédures
employées jusqu’ici ne permettent pas de franchir, me semble constituer le point de passage :
on expliquera simultanément l’organisation et l’évolution de la société médiévale, son
fonctionnement et sa dynamique, ou l’on n’expliquera rien.
Avant de formuler quelques suggestions abstraites sur les orientations de la
construction conceptuelle, signalons brièvement quelques implications de ce binôme
fondamental :
1. choisir comme hypothèse fondatrice l’idée qu’une dynamique structurelle animait la
société médiévale est incompatible avec le maintien des grandes perspectives de l’histoire
médiévale établies sur la base des notions du XVIIIe siècle, articulées autour de l’hypothèse du
blocage de cette société ;
2. cette hypothèse conduit de même à écarter l’idée que les structures seraient
l’élément fixe, opposé à l’instabilité des événements ou de la conjoncture ; cette opposition,
quelles que fussent les justifications théoriques qui ont pu lui être apportées, n’est guère plus
qu’une manière de légitimer et de pérenniser la grande coupure de la fin du XIXe siècle entre
l’histoire et les sciences sociales. Là encore, on doit se résoudre à un abandon sans retour ;
3. l’évolution ayant été ce qu’elle fut, la priorité, pour les historiens, est du côté de la
structure ; l’idée ne leur est pas du tout familière que la société existe, et que la société n’est
pas un assemblage aléatoire, mais un tout qui se tient ; et que par conséquent ils doivent
opérer une reconstruction abstraite de ce tout disparu qui elle-même se tienne. Les
monographies sont indispensables, mais ne sont que des échaffaudages partiels ; la synthèse
par juxtaposition n’est qu’un tas de matériaux, pas une synthèse : il faut viser la reconstruction
et non l’accumulation. La pierre de touche de la construction réussie est déjà trouvée : la
structure ainsi élaborée rend-elle compte à la fois du fonctionnement et de l’évolution ?

Imagination et cohérence
Imaginer355 de nouveaux concepts et leur donner corps n’est pas chose aisée. Les
difficultés sont liées à la relation incertaine entre deux aspects des concepts : leur emploi
pratique, ordinairement dans un cadre (historiquement et socialement) déterminé, et les
relations qu’ils entretiennent entre eux, à la fois dans l’instrumentarium global des historiens
et dans le répertoire (limité) de ceux qui sont utilisés pour l’étude de telle ou telle société.
L’exorbitante commodité que présente le système des études par "champ" ou par
"zone" (ou les deux à la fois) résulte du fait que la question de la cohérence ne se pose jamais.
Bien entendu, l’explication, quand il y est fait allusion, est toujours renvoyée à un ailleurs
brumeux : en étudiant une zone, on ne peut donner d’explication aux mouvements observés,
puisque ceux-ci résultent de l’appartenance de cette zone à un ensemble plus vaste... Mais, à
ce niveau d’ensemble, on étudie seulement (e.g.) la population, ou la "religion", et ainsi,
nonobstant les continuelles proclamations d’autonomie du champ concerné, on est dispensé de
fournir une explication, celle-ci étant supposée être du ressort d’un autre champ ou de la

356. Johannes FRIED, « Wissenschaft und Phantasie. Das Beispiel der Geschichte », Historische Zeitschrift, 263-1996,
pp. 291-316.

139
société dans son ensemble ; mais tous les médiévistes sont "spécialistes" de tel ou tel champ,
il n’y a pas de "spécialiste de l’ensemble"...
Ce cercle vicieux est commode, avons-nous dit, mais c’est un cercle vicieux tout de
même ; il faut en sortir, et pour cela n’existent pas mille solutions : il faut reconnaître l’idée
qu’une société est régie par une logique d’ensemble ; comme toute structure pérenne, la
société ne pourrait exister comme telle si elle ne comportait pas en elle-même des mécanismes
d’autostructuration qui seuls lui permettent de tenir (tant bien que mal) et ainsi de durer, sans
cesser de se transformer. Cohérence ne signifie en aucune manière rigidité ou non-
contradiction. C’est une grande banalité de rappeler que les métaphores courantes du moteur
ou de l’organisme ne sont pas appropriées. La plupart des sociétés, comme l’a bien souligné
Bourdieu parmi d’autres, comportent de considérables marges de jeu (à tous les sens du
terme). Mais lorsque des éléments ou des sous-ensembles, plus ou moins autonomes, se
heurtent, tout se passe comme si la logique générale était là pour résoudre la difficulté en
énonçant la priorité conforme à la cohérence du tout.
Poser cette idée de logique d’ensemble implique que tout médiéviste proprio sensu
participe à son exploration et aux discussions la concernant. On rêve du jour où aucun
médiéviste ne pourra se déclarer spécialiste avant d’avoir manifesté une suffisante capacité de
penser la société médiévale comme un tout. Cette hypothèse de cohérence d’ensemble
implique cohérence de l’ensemble des outils conceptuels destinés à étudier la société
concernée. L’extension dans le temps et dans l’espace de cette entité dénommée "société
médiévale" est un objet d’analyse et de réflexion en soi, que l’on ne peut prétendre résoudre
en dix lignes. On peut parler d’Europe occidentale, étant bien entendu que ce terme recouvre
ici une étendue qui varia dans des proportions considérables au cours des siècles ; et je suis un
partisan inconditionnel du "long Moyen Age", du Ve au XVIIe siècle. Mais ce n’est pas l’objet
du débat. Je serais au fond tenté de qualifier cet ensemble d’"économie-monde", reprenant
ainsi (en le déformant) l’outil forgé par I. Wallerstein et F. Braudel, qui me semble tout à fait
approprié pour caractériser un grand ensemble auto-centré, et durablement auto-centré (à cet
égard, la "longue durée" serait également réutilisable, à condition qu’on la repense de fond en
comble et qu’on la couple avec son nécessaire complément, celui de "grand
bouleversement")356.
Ce cadre étant supposé défini, il faudra établir empiriquement la nature des grands
secteurs constituant cette société, et l’articulation de leurs relations. Une seule chose est
claire : la grande division canonique politique/économie/religion, invention du XVIIIe siècle,
est un obstacle majeur à la mise au jour des grandes structures de la société médiévale. C’est
une tâche urgente de découvrir un groupe organisé de macro-concepts qui permettent de
penser la société médiévale.
Mais on doit aussi se préoccuper de concepts de moindre portée aptes à subsumer des
éléments structurés de manière originale dans la société médiévale, ou des processus
spécifiques importants. Ici, l’on peut citer topolignée et encellulement. Dans cette direction, le
travail à accomplir est immense. C’est là que se posera de la manière la plus aiguë la question
des relations de ces concepts entre eux et de leur compatibilité avec les principes de la logique
d’ensemble. Il n’est pas certain que toutes les notions dites "techniques" actuellement en
usage soient utilisables, mais il faut procéder à un inventaire sans complaisance, et
restructurer les notions qui pourront être conservées.

357. Dans le présent travail, on considère en gros comme équivalents « Occident médiéval », « Europe féodale »,
« civilisation médiévale », ou même « vieille Europe » (terme proposé par Jacques Le Goff, qui a l’avantage de son
apparente neutralité).

140
Seuils et limites de validité
En examinant brièvement, plus haut, la question de la définition des villes, on a vu
qu’une question clé est celle des seuils. S’agissant d’élaborer des concepts, ce point constitue
une contrainte forte. En pratique, si fin soit le découpage, on n’éliminera pas les situations
"intermédiaires" ou ambiguës. Sachant qu’il n’existe pas de solution idéale, un moyen
pratique (technique statistique éprouvée) consiste à essayer plusieurs découpages et comparer
les résultats des structurations produites : les phénomènes de polarisation et/ou de césure
finissent par apparaître.
Une question liée à celle des seuils, quoique nettement différente, est celle qu’on peut
appeler la distinction entre la règle et l’exception ; ou, de manière moins tranchée, entre
position dominante et position dominée. Si l’usage rhétorique des cas qui "illustrent" est si
illusoire, c’est que l’habitude consiste à ne pas distinguer le cas courant du cas exceptionnel.
Ce n’est pas un exploit de démontrer avec cette méthode qu’il fait nuit en plein jour : quelques
"cas" ambigus ou bizarres bien choisis et le tour est joué, puisqu’aussi bien aucune
information touchant la représentativité des cas exposés n’est jamais requise. D’un bout à
l’autre du Moyen Age, et encore plus à partir du XIIe siècle, on trouve sans beaucoup d’effort
des textes plus ou moins étranges ou carrément loufoques, produits d’esprits originaux,
parfois marginaux, parfois dérangés. Il suffit de monter en épingle l’un ou l’autre de ces textes
(voire de ces auteurs), d’abord pour attirer l’attention (nouveauté, nouveauté...),
éventuellement pour échafauder une "théorie" qui bouleverse tout ce qu’on sait par ailleurs.
C’est un enfantillage, devant lequel pourtant nombre de collègues paraissent désarmés.
Les cas de ce genre, spectaculaires (c’est en fait leur raison d’être), sont cependant peu
fréquents. Mais tout à fait courant, et parfaitement insidieux au contraire, le procédé ordinaire
de la recherche forcenée de la "première mention". Victoire ! J’ai découvert un texte où figure
le terme x, de dix ans plus ancien que le texte le plus ancien repéré jusqu’ici ! Il est
malheureusement hautement significatif que la plupart des médiévistes se laissent prendre à ce
petit jeu stupide : le terme x est apparu en telle année ; voilà ; dès lors la notion existe, et il n’y
a plus à s’en préoccuper. C’est pourtant, tout au contraire, à partir de là précisément que les
difficultés commencent, car la question principale est : à partir de quand ce terme est-il
d’usage courant ? ou mieux encore : à partir de quand cette représentation devient-elle
dominante ? Soulignons d’ailleurs que la même question vaut pour les objets et les pratiques,
notamment matérielles. Combien de fois la "première apparition" s’est-elle soldée par un
échec ? Tout médiéviste connaît le cas emblématique de l’écu de Saint Louis et sait que le
premier roi de France ayant réellement frappé des monnaies d’or fut Philippe le Bel. Dans ce
cas, l’écart est de moins d’un demi-siècle. Mais dans d’autres cas un objet, un usage, une
technique, peuvent demeurer confinés dans un milieu très étroit durant des siècles avant de
connaître un essor européen. Qu’il s’agisse d’un texte ou d’une technique, l’élément isolé n’a
pas le même sens que l’élément courant ou dominant, même si, intrinsèquement, il n’a subi
strictement aucun changement : c’est là un point de méthode crucial et sur lequel il n’y a pas à
discuter.
Mais il existe encore un degré de difficulté supplémentaire, lié aux formes de
répartition dans l’espace. Ce n’est pas l’un des moindres mérites de la notion d’économie-
monde que de faire passer au rang d’élément majeur de la structure la variable de l’espace :
une structure sociale est inconcevable sans cette variable, elle-même extraordinairement
complexe. Juxtaposition, chevauchement, emboîtement, hiérarchie, réseau sont quelques unes
des notions qui permettent d’aborder un état donné ; mais l’histoire produit en permanence
des décalages, et l’examen méthodique des relations entre zones en fonction de ces décalages
sera probablement une des formes de recherche les plus fructueuses des années à venir. On

141
conçoit aisément que telle représentation ou tel objet soit courant dans telle(s) zone(s), tout en
demeurant rare, voire exceptionnel à l’échelle de l’Europe. Cette forme particulière de rareté
mérite naturellement un effort conceptuel particulier : il faut pouvoir comprendre dans quelle
mesure, et pourquoi, telle zone présente tel ou tel écart ; ces écarts étant susceptibles d’avoir
des significations bien différentes, voire opposées. Cela dit, un écart demeure un écart :
interpréter telle pratique exceptionnelle à l’échelle de l’Europe en refusant de considérer la
logique globale de la société européenne au prétexte que, dans la zone observée, la pratique
est courante, entraîne quasi automatiquement l’erreur fatale.

Les deux faces de toute réalité sociale


Le dernier aspect sur lequel il me paraît opportun d’insister dans le cadre de
l’élaboration des concepts est celui de la nature bifide de toute réalité sociale. Une société est
un ensemble organisé de relations, c’est-à-dire une structure abstraite ; mais ce sont aussi, et
indissociablement, des réalités biologiques et matérielles. En règle générale, les médiévistes
louvoient sans principe entre les deux, mais préfèrent, dès qu’ils le peuvent, faire de chacun
des deux aspects l’objet d’une "spécialité" particulière. Du coup, l’objet se décompose
d’entrée de jeu et perd son sens. Le médiéviste se satisfait de deux "sens" fictifs sans rapport
l’un avec l’autre ; mais quelle importance, puisque l’idée de cohérence générale n’a pas de
spécialiste ?
Soit un objet central au Moyen Age, le pain. Si l’on veut en faire le tour, on doit
consulter le spécialiste des techniques agricoles, celui de l’économie agraire, celui de
l’artisanat urbain, celui de la consommation, celui du commerce et des prix ; mais sans perdre
de vue celui de l’eucharistie, c’est-à-dire celui de la théologie dogmatique, mais aussi bien
celui de la liturgie, celui des pratiques religieuses et de la "religiosité", j’en oublie sûrement
quelques autres.
Un autre cas singulièrement éclairant est celui de la monnaie. D’un côté les
numismates, qui s’occupent d’identifier les "espèces", c’est-à-dire de petites rondelles
métalliques. De l’autre, des historiens "économistes", qui rencontrent des prix et quelques
monnaies, rencontre qui les laisse le plus souvent perplexes, ce qui ne les incite guère à
accorder aux monnaies un rôle significatif dans leur vue de l’"histoire économique". Tant et si
bien que l’histoire monétaire demeure un canton spécialisé supplémentaire, laissé entre les
mains des numismates ou de quelques historiens raisonnant en général sur les mêmes bases.
Les ouvrages ainsi produits expriment un monétarisme échevelé, la découverte des filons
argentifères ou le "grand commerce" de l’or "expliquant" toute l’histoire européenne des
mérovingiens aux grandes découvertes (et après encore, bien entendu).
Lorsque quelques économistes abordent avec des présupposés exactement inverses la
monnaie en France au XVIe siècle, les monnaies disparaissent et il ne reste qu’un rapport
social abstrait, peu différent du système contemporain. S’avisera-t-on un jour que les
monnaies médiévales étaient à la fois, et indissolublement, des objets (marchandises) et un
ensemble de rapports sociaux abstraits ? Tant que ce point ne sera pas clairement acquis,
l’obscurité continuera de régner.

Cette question des concepts ne peut pas ne pas être au cœur de toute réflexion sur la

142
pratique historique357, dès lors que l’on n’est pas disposé à admettre que l’histoire soit un récit
naïf, indistinct de n’importe quelle fiction narrative. Des aspects fondamentaux de cette
réflexion, comme celui de l’articulation des concepts entre eux (système conceptuel) ou celui
des limites de validité, constituent des présupposés de base pour toute analyse concrète de
l’adéquation de telle ou telle notion à la réalité sociale qu’elle est censée aider à reconstruire.
Mais l’énoncé de ces perspectives proprement intellectuelles ne saurait être séparé d’analyses
et de propositions touchant l’organisation pratique de l’exercice de la profession, tant il est
vrai que la science historique, comme toute science, est essentiellement un métier. La
définition du présent objet est simple : par rapport à l’indispensable reconceptualisation de la
recherche en histoire médiévale, quels sont les types d’activité qu’il faut privilégier, quelles
sont les formes pratiques d’organisation qu’il faut tenter de remodeler et de restructurer ?

358. « Combat encore et toujours douteux, même quand il paraît gagné : trouver des mots qui n’existent pas encore pour
penser ce qui a été occulté par des mots tout-puissants », Louis ALTHUSSER, Solitude de Machiavel, Paris, 1998,
p. 302 (1978).

143
C. Réorganiser le métier

Éradiquer la logique diabolique du morcellement


La difficulté centrale est celle de la soi-disant spécialisation. Il faut en rappeler en deux
mots la logique pratique et les principaux caractères.
La logique pratique est essentiellement celle de la définition des postes, dans le cadre
de la constitution des dossiers de candidature et de la justification d’un éventuel accroissement
des effectifs d’enseignants et de chercheurs. Pour être recruté dans une université où la plupart
des médiévistes sont étiquetés "spécialistes de l’Europe du Sud", il est préférable de se
présenter avec le badge "Europe du Nord" ; s’il y a déjà plusieurs "spécialistes du Bas Moyen
Age", il peut être opportun de démontrer sa qualification pour le Haut Moyen Age. Et ainsi à
l’avenant. De même, une université qui souhaite voir créer un poste alléguera qu’elle ne
dispose pas de "spécialiste de l’Europe du Nord" ou de "spécialiste du Haut Moyen Age". Et
les esprits forts, désireux de conquérir rapidement une large place au soleil, n’ont guère
d’autre possibilité que de se tailler sur mesure une "nouvelle spécialité".
Ce système présente deux avantages remarquables : facile à mettre en œuvre,
rassurant. La définition d’une nouvelle spécialité ne requiert aucun effort d’abstraction : il
suffit de découper dans la matière existante, et le découpage ordinaire, selon les lieux et les
temps, est une affaire de pure opportunité. En dépit de cette facilité déconcertante, qui devrait
plutôt inquiéter, le système rassure : il apparaît comme une forme de division du travail, et
tout le monde croit savoir, depuis Adam Smith, que la division du travail est un des moteurs
du progrès humain ; au surplus, le terme "spécialiste" est tout auréolé du prestige qu’on lui
accorde dans certaines professions, notamment médicales ou juridiques.
Ce système de la spécialisation a pour effet principal d’abaisser le niveau moyen
d’exigence professionnelle et de développer une myopie générale de plus en plus prononcée.
L’Europe médiévale ayant été ce qu’elle a été, puis étudiée comme elle l’a été, tout bon
médiéviste ne devrait pas pouvoir se dispenser de lire couramment quatre ou cinq langues
vivantes, sans compter trois ou quatre langues médiévales : le spécialiste du Perche au XIIIe
siècle se croira volontiers dispensé de ces exigences. Et si l’idéal légitime consiste à avoir lu
tous les documents concernant le Perche du XIe au XIVe siècle, on ne se privera pas de faire
savoir que toute prétention à éclairer la structure d’ensemble de l’Europe médiévale est une
visée impertinente.
Cette tentation perverse de glorification de la myopie génère et renforce continûment
les deux caractères dominants de ce système du découpage à outrance : la fermeture sur soi
exaltée et l’hermétisme construit à partir de rien. Chaque "spécialité" produit rapidement ses
critères d’appréciation spécifiques ; mais là où l’on pourrait éventuellement espérer trouver un
examen des procédures techniques et plus généralement de l’aptitude à dominer une matière
particulière, on ne découvre que des considérations sur le respect de rituels formalistes et
superficiels, dont la seule finalité est de servir de test de reconnaissance et de co-appartenance.
Et l’on voit bien le lien avec l’hermétisme : il faut ne communiquer avec le non-spécialiste
que le plus parcimonieusement possible, de manière ponctuelle et aussi obscure que possible ;
ainsi le non-spécialiste sera amené à s’imaginer que la matière est ardue, les connaissances
accumulées surabondantes et la compétence du spécialiste incontournable. Et si d’aventure tel
ou tel non-spécialiste prétend s’exprimer, une véritable batterie de procédures de
disqualification peut entrer en action : depuis le simple sourire méprisant (refus de toute
discussion) au lapidaire : "tout cela est beaucoup plus complexe que vous ne l’imaginez", en

144
passant par l’exemple ponctuel totalement inconnu élevé pour l’occasion au rang de
paradigme, ou par la référence au dernier article paru dans un périodique confidentiel et dont
la lecture est déclarée absolument décisive (voire, encore mieux, par l’énoncé du titre en
anglais d’un PhD américain non publié, et muni apodictiquement des mêmes vertus
miraculeuses). Souvent, le plus simple consiste seulement à dire : « vous avez votre opinion,
j’ai la mienne » ; ce qui revient à nier a priori toute distinction entre affirmation gratuite et
argumentation.
Ces enfantillages sont pourtant monnaie courante et ne ridiculisent pas leurs auteurs.
Face à ce déferlement de pseudo-compétences et d’ésotérisme de pacotille, il faut rappeler
avec fermeté l’unité de la civilisation médiévale, la domination d’une logique d’ensemble,
l’absence de sens ailleurs que dans la relation des parties au tout, et la nécessité de juger tout
apport ponctuel à l’échelle des connaissances générales sur cette civilisation. L’ultima ratio du
médiéviste, de tout médiéviste, peut s’énoncer sans fioriture : en quoi tel ou tel
développement aide-t-il à mieux comprendre la dynamique de la société européenne
médiévale ?
Notre analyse de l’usage des concepts a montré que, contrairement à l’opinion
courante, beaucoup de textes produits, mal conçus, non seulement ne contribuent en rien au
progrès mais font régresser, obscurcissent la vue, égarent les lecteurs. Durant le dernier demi-
siècle, beaucoup d’erreurs ont été commises dans le champ de l’histoire médiévale, et
certaines sont même passées à l’état de notions communes. Dans d’autres cas, des vues
inconciliables subsistent. Rappelons ici les propos de Marc Bloch : "Si votre voisin de gauche
vous dit que deux fois deux font quatre, et votre voisin de droite que deux fois deux font cinq,
n’allez pas en conclure que deux fois deux font quatre et demi !"358.

Unité fondamentale de l’objet


Il importe de bien saisir en quoi ce processus de spécialisation incontrôlé produit
nécessairement ce genre d’effets : aucune focalisation des recherches n’a de justification
scientifique si sa finalité n’est pas soigneusement subordonnée à une visée générale. On oublie
trop aisément que les spécialités médicales visent toutes le même but, la santé du malade, et
que c’est toujours la santé (globale) du malade qui est le critère de réussite de n’importe quelle
thérapeutique, visée unique par rapport à laquelle aucun succès local n’a de sens s’il détériore
l’équilibre général. Toute revendication d’indépendance d’un secteur local doit être éradiquée,
et l’autonomie même encadrée sans faiblesse.
Concrètement : le seul objet du médiéviste est la société médiévale. Si tel ou tel
souhaite consacrer sa carrière aux tessons lorrains de la fin du Moyen Age, ou à l’écriture des
chartes provençales des XIe-XIIIe siècles, il doit aussi savoir qu’un tel choix implique un
niveau de technicien de second rang, au mieux. Et il doit de même savoir que son travail
n’aura de sens que réinterprété par un médiéviste proprio sensu, qui seul aura la capacité de
l’évaluer et de mettre en lumière ses possibles apports. Cela ne signifie en aucune manière que
la focalisation des recherches, les analyses de détail, les compilations laborieuses et les
élaborations ponctuelles soient dénuées de valeur ; bien au contraire, elles sont indispensables,
et tout historien sérieux est requis d’apporter sa contribution. La difficulté majeure réside dans
l’articulation adéquate entre labeur empirique et réflexion conceptuelle. La solution est à
chercher, me semble-t-il, du côté de la plurispécialisation.

359. Discours de distribution des prix au lycée d’Amiens, juillet 1914, reproduit dans AESC, 5-1950, p. 3 (cité par Carole
FINK, Marc Bloch, p. 49)

145
Comme l’ont déjà noté plusieurs collègues allemands, un rassemblement de
"spécialistes" n’a jamais produit aucune synthèse, aucune vue générale un tant soit peu
articulée : c’est pour cela qu’il nous a paru nécessaire de bien mettre en lumière la logique
diabolique du renfermement et de l’hermétisme. Le seul dialogue possible entre spécialités est
celui qui se déroule à l’intérieur de la tête d’un même chercheur. Du coup, on peut énoncer
une règle simple : il faut exiger de tout candidat médiéviste de disposer de "compétences
pointues" (selon la terminologie usuelle) dans deux ou trois "spécialités" non connexes, au
moins ; de savoir manier la truelle aussi bien que lire des chartes. De s’occuper de la culture
du blé autant que de la conception de l’eucharistie chez Thomas d’Aquin. D’analyser les
hérésies aussi bien comme contestation organisée des représentations dominantes que comme
trouble concret de l’ordre social. Et surtout, et avant tout, de savoir articuler convenablement
ses angles d’attaque à la dynamique d’ensemble de la recherche sur l’histoire de l’Europe
médiévale.
Nul ne saurait sans dommage perdre de vue que tout programme scientifique est par
essence une utopie, puisqu’il s’agit d’annoncer la conception de ce qui n’a encore jamais été
conçu. En dépit des apparences, l’idée de plurispécialisation comme norme professionnelle
chez les médiévistes demeure très en deçà : l’exemple des antiquisants, philologues aussi bien
que fouilleurs, doit être rappelé constamment. Mais le paradigme le plus manifeste demeure
celui de l’anthropologue. Celui-ci, lorsqu’il arrive sur son "terrain", doit, pour réaliser son
programme, se comporter comme "omnispécialiste", faute de quoi il court le risque de
négliger un champ d’observation recelant des éléments décisifs pour l’analyse globale de la
population considérée. La capacité d’observer et d’analyser la plupart des formes d’activité
d’une société fait partie des exigences ordinaires à l’égard de l’anthropologue débutant. Qu’y
aurait-il donc de déraisonnable à en demander autant au médiéviste ?
Le pullulement incontrôlé de monospécialistes énonçant chacun pour soi des
jugements ésotériques est un des fondements essentiels du marasme actuel de la
médiévistique. Une réarticulation raisonnée, parallèle à la réflexion d’ensemble sur les
concepts et sur l’instrumentarium scientifique, ne peut pas ne pas être un des éléments clés de
la refondation de la médiévistique. Dans ce cadre, l’exigence de plurispécialisation paraît un
outil susceptible d’une sérieuse efficacité.

Apologie de l’archaïsme sans âge


En mai 1994, Werner Paravicini, directeur de l’Institut historique allemand de Paris,
prononçait359 un "éloge de l’érudition" qui, s’abritant derrière la rhétorique convenue de la
fausse provocation, s’employait à justifier une forme fondamentale de l’activité de l’historien
au moyen d’arguments qui, si on les prenait au sérieux, ruineraient la démonstration et
risqueraient d’aboutir exactement à l’inverse de la visée de leur auteur : scilicet la preuve de la
parfaite vacuité des ouvrages ainsi produits. Le discours de W. Paravicini repose
intégralement sur la séparation et l’opposition entre "le solide", "ce qui va demeurer", "le
savoir traditionnel", "le travail érudit en tant que tel", le fameux "soyons d’abord de bons
artisans" ; et le reste, tout le reste : "les seigneurs de la plume et de la pensée", "les synthèses",
"les concepts", "la théorie". Naturellement, W. Paravicini est trop habile pour ne pas plaider
avec flamme pour "l’unité de la science historique, une et indivisible", "les deux chemins
indispensables qui mènent au même but"... Il n’oublie pas non plus d’évoquer la nécessité du
renouvellement de l’érudition.

360. Wener PARAVICINI, « Éloge de l’érudition », in ID (éd.), Les ateliers de l’Institut Historique Allemand, Paris,
1994, pp.7-19.

146
Toute la question est : peut-on accepter l’éternisation et l’absolutisation d’une telle
opposition, quand bien même on conclut à la complémentarité ? "les deux sciences, les deux
cultures historiques ne sont que les deux aspects de la science historique..." Une telle
présentation révèle une série de méprises. Méprise essentielle sur ce qu’est une science,
méprise sur les limites de la science historique, méprise sur ses finalités, méprise sur son
fonctionnement. La science n’est pas un stock de connaissances, c’est le mouvement de
construction des connaissances rationnelles. Simple observation qui suffit à ruiner le fantasme
d’une soi-disant "érudition pure", hors du temps. Tous les travaux qu’on range le plus
communément dans cette catégorie sont datés, sans exception ; ils se sont inscrits dans un
mouvement, et ils peuvent être dits scientifiques dans l’exacte mesure où ils ont contribué au
progrès. Wendelin Förster s’est rendu célèbre par son édition de Chrétien de Troyes360 comme
Lavoisier par l’identification de l’oxygène. Pierre Micha a décrit la tradition manuscrite des
textes de Chrétien de Troyes. Le travail de Förster reposait sur un certain développement de la
philologie romane, et celui de Micha sur un avancement suffisant du catalogage des
manuscrits médiévaux au travers de toute l’Europe361. Tout cela s’est inscrit dans un
mouvement général ; notons au passage que le travail est en effet terminé : il n’est pas plus
nécessaire de rééditer Chrétien de Troyes qu’il n’est indispensable de redécouvrir l’oxygène.
Mais à l’inverse l’honnêteté oblige à ajouter que le sens historique des textes en question, en
dépit de myriades d’ouvrages qui leur ont été consacrés, demeure foncièrement obscur. En
écrivant Yvain, Chrétien de Troyes abordait un objet, à propos duquel il cherchait à exprimer
une opinion ; il traitait un problème en tentant de construire une solution. Et tout l’infini
verbiage sur l’"amour courtois", a fortiori le soi-disant "merveilleux", n’est que papier gaspillé
et noir de seiche : le mouvement de reconstruction du système des représentations médiéval
n’est pas encore parvenu à un point de développement suffisant pour permettre une lecture
historique claire et cohérente de ce texte, comme de beaucoup d’autres, d’ailleurs. La ennième
édition de Chrétien de Troyes ou d’un autre roman du même genre fera-t-elle avancer la
question ? Il y a sans doute mieux à faire : une analyse serrée du vocabulaire de ces textes n’a
jamais été entreprise : la structure sémantique élémentaire des récits de Chrétien de Troyes n’a
pas encore été clarifiée. Hic jacet lepus : quelles méthodes mettre en œuvre pour parvenir à cet
objectif ? Sûrement pas celles de la "critique littéraire traditionnelle", bavardage inconsistant.
Mais la constitution de ces nouvelles méthodes d’analyse, à inventer, sera-t-elle de
l’"érudition" ou de la "théorie" ?
Les grandes séries d’éditions de textes médiévaux, les grands instruments de travail ne
sont pas à refaire ; ils ont été réalisés avec l’outillage intellectuel du XIXe siècle, qui a donné
ce qu’il pouvait donner. Cette phase, fructueuse, est aussi révolue. Ce qui ne signifie pas qu’il
ne soit plus nécessaire de continuer à travailler au plus près des sources, bien au contraire.
Mais depuis le XIXe siècle, la terre a tourné et la science avancé ; éditions et catalogues sont
en grande partie réalisés, tandis que le développement des questionnaires, aussi bien que
l’apparition de nouveaux outils concrets font surgir des exigences techniques nouvelles
auxquelles devra répondre une nouvelle génération de médiévistes ; par exemple, le traitement
d’images (stockage, décomposition et indexation) ou les analyses de vocabulaire
(lemmatisation automatique, reconstruction des champs sémantiques), ainsi, bien entendu, que
l’immense chantier de mise en ordre des observations archéologiques, chantier dont
aujourd’hui les plans ne sont pour ainsi dire pas même ébauchés : il est tout simplement
cocasse de poser l’égalité érudition=tradition, comme il est déraisonnable de laisser supposer

361. Wendelin FÖRSTER, Cligès, Halle, 1884 ; Le Chevalier au lion, Halle, 1887 ; Erec, Halle, 1890 ; Le Chevalier à la
Charrette, Halle, 1899.
362. Alexandre MICHA, La tradition manuscrite des romans de Chrétien de Troyes, Paris, 1939.

147
qu’on puisse "partir des sources ou bien partir des concepts" ; le "ou bien" est extravagant, on
ne peut partir que d’un état général des connaissances, plus ou moins bien assimilé, qui
dépend avant tout du moment où l’on part. Dans l’état actuel, on l’a dit, ce bagage de départ
du médiéviste débutant ne comporte que quelques sources vues au travers de multiples filtres
et écrans, et encore beaucoup moins de concepts explicites (pour ne pas dire en général aucun,
on utilise en toute sérénité les notions les plus ordinaires du sens commun contemporain).
Et c’est exactement en cela que consiste le drame actuel de l’archéologie médiévale,
qui constitue l’illustration la plus éclatante et la plus pitoyable de ce que peut donner une
pratique qui "part des sources" : le fouilleur, qui ne connaît à peu près rien de l’histoire
médiévale et de ses problèmes (sinon de troisième main), observe des murs, des sépultures,
des tessons. Il se préoccupe de "niveaux", de "phases", il dessine les murs pierre à pierre, les
sépultures os par os, il recolle les tessons et classe les pots selon une typologie formaliste
puérile. Puis il va sur un autre site. Comme il n’est jugé que par d’autres fouilleurs, il est
apprécié à la finesse de ses dessins et à la précision de ses recollages. Un tel gaspillage
imbécile durera-t-il encore longtemps ? Mais est-il bien plus utile, en cette fin du XXe siècle,
de publier les régestes d’une correspondance princière en utilisant l’instrumentarium
conceptuel des années 1880 ?
W. Paravicini assimile "théorie", "concepts" et "seigneurs de la plume et de la pensée",
auxquels seuls seraient réservés les "honneurs". Nouvelle erreur : les honneurs ne vont ni à la
pensée ni, encore moins, à la théorie ! Ernest Lavisse, homme d’honneurs, n’était pas un héros
de la pensée, et la France a eu récemment un ministre qui passait, aux yeux du grand public,
pour un historien, et qui était sans doute un honnête homme, qui n’était pas un érudit, mais
apparemment pas non plus un homme de "théories". En France au moins, chez les historiens,
la théorie et les concepts (construits), s’il y en eut jamais parmi les médiévistes, n’ont jamais
conféré les "honneurs" : l’absence de notes en bas de page n’implique pas capacité théorique,
et la notoriété auprès du grand public n’équivaut ni de près ni de loin à un jugement
scientifique.
L’opposition entre "sources" et "concepts" repose sur la représentation strictement
controuvée d’une technique sans présupposés. La plus élémentaire identification d’une charte
ou d’un tesson est purement et simplement impossible sans un instrumentarium structuré ;
l’érudit qui s’imagine n’utiliser aucune notion est un âne : il utilise par la force des choses une
mixture bariolée de représentations courantes (le sens commun du moment) et diverses
notions pratiques recueillies dans les manuels (qu’il décore de l’étiquette usurpée et
fallacieuse de "termes techniques"). A un moment donné, la bonne érudition est celle qui
produit des résultats congruents avec les questions qui sont à l’ordre du jour, non de la mode
instantanée, mais de l’état global du mouvement scientifique : certains cartulaires ont été bien
édités et d’autres non. Mais on ne saurait non plus éviter de considérer qu’en cette fin du XXe
siècle il existe une multitude de cartulaires, convenablement édités et donc disponibles, qui
n’ont jamais été exploités : la question des sources n’est plus une affaire d’"érudition
traditionnelle" (au sens où l’entend W. Paravicini), c’est une affaire de sémantique :
l’instrumentarium utilisé vers 1880 pour éditer un cartulaire est un objet fossile. Aucun
médiéviste (aucun !) ne peut prétendre ne pas placer les sources au centre de son activité :
l’enjeu primordial de la recherche actuelle, et celle du XXIe siècle, sera d’élaborer les
méthodes aptes à décrypter les cartulaires et les contextes archéologiques ; prétendre séparer si
peu que ce soit sources et concepts est une visée rétrograde qui forme obstacle au progrès de
la recherche.
Non, Monsieur Paravicini, sources et concepts ne s’opposent nullement, c’est au
contraire leur unité fondamentale qui sous-tend le processus scientifique, c’est-à-dire le

148
progrès des connaissances. L’opposition, car il y en bien une, est tout autre : elle est entre le
travail sérieux, l’opiniâtreté intellectuelle, le refus des compromis et des solutions locales,
d’un côté, et la rhétorique, le souci des genres et des questions à la mode, et toutes les
justifications bâclées de l’intérêt pour les grands tirages. Si vous voulez véritablement
contribuer à rappeler les médiévistes à leur devoir d’état, tentez plutôt de les convaincre qu’il
existe un ordre logique : avant d’exposer une affaire au grand public (ce qu’en termes
euphémisés on appelle à présent diffusion), il convient d’abord de parvenir soi-même à une
idée clarifiée de la question. Sinon, abandonner l’estrade aux bateleurs, car les éditeurs privés,
dont le métier est de vendre au "grand public", n’acceptent pas qu’on se contente du catalogue
des questions incertaines et non résolues, surtout si ces questions sont énoncées en termes un
tant soit peu abstraits.
Ou, pour le dire plus crûment : contrairement à W. Parvicini, je ne suis nullement
disposé à considérer comme appartenant aux "plus grands de notre métier" quiconque a fait
preuve du moindre dédain à l’égard du travail technique de l’érudition soignée (que ce soit un
collègue, un inspecteur général des Archives ou un éditeur de revue) ; un tel dédain est
incompatible avec notre métier. Pour parler comme Pierre Bourdieu, c’est un classement qui
classe celui qui classe. Et qui le classe au rang des phraseurs et des idéologues, en aucun cas
des historiens. Les succès littéraires et mondains n’ont pas ici la moindre pertinence.

Une « discussion » acritique


Et c’est sur l’application la plus directe et la plus concrète de cette perspective générale
qu’il me semble opportun de terminer, c’est-à-dire sur les formes institutionnalisées
d’exercice du jugement critique, vulgo dictu la pratique des comptes rendus.
Un excellent médiéviste espagnol écrivait, voici quelques années, que nous vivons une
époque "hypocritique". Il avait tort, je pense ; il faut dire : une époque acritique. La situation
actuelle se caractérise aisément en quelques points :
1. n’importe qui a le droit d’écrire n’importe quoi ; dès que l’on atteint le rang B des
universités ou du C.N.R.S., l’on est eo ipso considéré comme un auteur légitime. La seule
difficulté consiste à convaincre un éditeur de faire imprimer ; tout ce qui a été imprimé est par
définition vrai ;
2. toute critique de fond est interdite ; quelques remarques de forme sont acceptées : on
a le droit de se plaindre du "jargon" ou au contraire de louer l’"élégance du style" ;
3. si néanmoins l’on franchit la limite, et que l’on met en doute le bien-fondé de telle
ou telle allégation, cela est considéré comme une attaque ad hominem, voire une déclaration
de guerre : le collègue concerné s’estime fondé à se fâcher. Du coup, les seuls comptes rendus
contenant encore quelques critiques ne touchent que des auteurs étrangers ou inconnus ;
4. en réalité, même dans ce cas, il s’agit au plus de quelques remarques ponctuelles ou
de mouvements d’humeur. L’analyse méthodique, les vérifications, la discussion sur les
concepts, rien de tout cela n’a plus cours. Un sociologue à qui je me plaignais un jour du
temps passé à préparer quelques comptes rendus, surpris, me demanda : "Vous lisez donc les
ouvrages dont vous faites le compte rendu ?"
5. le cercle se referme implacablement : chacun sachant exactement le peu de
substance contenu dans ces papiers, l’activité a perdu toute valeur et tout intérêt. Les
secrétaires de revue n’y voient qu’un pesant fardeau, et les recenseurs potentiels une perte de
temps. Dès lors que plus personne ne pratique sérieusement ce travail, c’est la notion même de
jugement critique formalisé et explicite qui n’a plus de substrat. La boucle est mieux que
bouclée : verrouillée.

149
Jugements scientifiques et progrès des connaissances
Une fois encore, nous devons tenter de combiner deux réflexions : quelques
considérations historiographiques et une analyse abstraite. L’histoire de la médiévistique au
travers de la pratique des comptes rendus n’a, à ma connaissance, jamais été tentée. Une vue
cavalière montre l’importance grandissante, et en définitive déterminante, de cette pratique
dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ce fut en large partie au travers de cette forme de
jugement et de rectification permanents qu’entrèrent peu à peu dans les mœurs
professionnelles les méthodes explicitées dans les fameux manuels de la fin du siècle. Au
début du XXe siècle, la plupart des grandes revues européennes d’histoire accordaient aux
comptes rendus une place large, souvent même prépondérante.
De ce point de vue encore, le cas de Marc Bloch est exemplaire : sa bibliographie
comporte plus de mille recensions362, ce qui correspond dans bien des cas à plus de cinquante
titres par an. Le lecteur de la fin du XXe siècle est sidéré par l’extrême vivacité des analyses et
des jugements. A partir de 1929, la majorité de ces textes furent publiés dans les Annales, où
d’ailleurs la plupart des autres comptes rendus, fort nombreux, se présentaient sous des dehors
analogues.
La verdeur de ces propos s’est peu à peu fanée dans les années 50 et 60, et dès les
années 70 la plupart des comptes rendus avaient perdu tout caractère critique. A la fin de la
décennie, Jacques Le Goff résumait lucidement la situation : « Le monde universitaire est pris
dans un tel réseau de relations, d’intérêts et de compromissions réciproques qu’on ne critique
plus que sous le manteau, dans les conversations de couloir, ou dans les entretiens
téléphoniques. Les comptes rendus sont presque toujours bénissants, les soutenances de thèse
idylliques. Les mauvais coups se font sous la table. Le débat d’idées s’étiole. »
Cette courbe mérite naturellement d’être affinée, mais elle semble déjà singulièrement
significative. Car elle fait bien apparaître la discordance de l’après-guerre : durant ces trente
années, les comptes rendus ont abandonné toute visée critique, pour se transformer en simple
résumés ou notes de lecture, l’objet spécifique, quand il y en avait un, étant d’attirer
l’attention sur tel ou tel développement jugé curieux ou novateur. Observation qui suggère de
s’interroger a contrario sur la nature des "critiques" du siècle précédent. D’un côté, on trouve
de copieuses remarques de méthode sur le choix et le traitement des sources, l’organisation et
la clarté de l’exposé, la précision ou l’insuffisance des références ; mais le grand art était
incontestablement la critique diplomatico-philologique, ce que précisément les médiévistes du
début du XXe siècle appelaient simplement "la méthode". L’objet était simple : le recenseur
devait tenter de découvrir le plus grand nombre possible de lectures, de traductions, de
datations ou d’identifications erronées, et proposer autant de corrections.
Il serait sans doute plus salutaire qu’on ne le croit de consacrer quelque énergie à ce
type d’examen : les surprises seraient fréquentes. Mais on comprend bien pourquoi, malgré
tout, ce genre de recension a vu sa pertinence fondre après 1945 : l’histoire sociale se fondait
sur des cartulaires édités (donc déjà critiqués) ou des archives massives, et l’incertitude
ponctuelle de telle date ou telle identification ne constituait plus un enjeu scientifique. Il aurait
été nécessaire alors d’élaborer de nouveaux critères d’examen, de jugement et de
rectification ; cela n’a pas été fait (il ne serait pas sans intérêt d’essayer de comprendre
pourquoi). Et l’on a noté plus haut la stupéfiante faiblesse technique de tout ce qui fut placé
sous la bannière de l’"histoire quantitative" : personne n’a rien remarqué, et aucune discussion
n’a été ouverte sur ce point. En définitive, il ne semble pas extravagant de proposer

363. Marc BLOCH, Mélanges historiques, Paris, 1963, pp. 1032-1103.

150
l’hypothèse qu’une des raisons (parmi d’autres) du dépérissement de cette histoire sociale au
cours des années 80 a été l’absence de ce volet de discussion érudite et technique et de
discussion critique que, pour ma part, je considère comme fondamental. Remarquons, au
surplus, la parfaite congruence entre cet effondrement de tout effort critique et l’essor de
l’idéologie et de la pratique de la "spécialisation" ; l’idéal de cette structure étant qu’il y ait
autant de spécialités que de chercheurs, il ne reste qu’une seule personne "compétente" pour
élaborer le compte rendu d’un ouvrage : l’auteur lui-même. Concrètement, pour autant que
des comptes rendus existent encore, le système est celui des micro-cercles d’encensement
réciproque, simplement assaisonné de quelques coups de griffe superficiels à destination
étrangère lointaine.
Cette situation se traduit en une question candide : une telle absence de tout point de
repère, de toute boussole, peut-elle se prolonger durablement sans engendrer des effets
graves ? La réponse, à mes yeux, ne fait guère de doute : les médiévistes, procédant ainsi,
scient la branche sur laquelle ils sont assis. Car s’il n’existe plus de critères de jugement
explicites et communs à toute la discipline (et appliqués selon des procédures formalisées et
reconnues), celle-ci n’est plus en état de prétendre au statut de science et, selon l’expression
de W. Paravicini, "nous abandonnons notre métier au dilettantisme du premier venu". Déjà,
l’essor fulgurant des moyens de communication électronique met à la disposition commune
une énorme masse d’objets hétéroclites, fragments de textes incohérents, aguicheurs ou
ésotériques, ornés d’images plus ou moins insolites, véritable marché au puces et négation de
toute méthode.

Le contrôle croisé : sans faiblesse


Quitte à passer pour un cuistre prétentieux, je dois rappeler ici en deux mots que la
rationalité scientifique n’a pas d’autre critère que le contrôle croisé de la production, par les
scientifiques eux-mêmes, au travers de discussions formalisées, institutionnalisées, et
répondant à un certain nombre de règles explicitables sinon explicitées. Discussion bien réglée
au sein d’un groupe de pairs : là réside la seule pierre de touche empirique de la rationalité.
Inversement : l’absence de discussion, et plus encore l’absence de toute règle de discussion,
sont l’exact équivalent de l’absence de rationalité. Dès ce moment, l’amateur farfelu,
l’étudiant ignare, le prosélyte dogmatique, l’esthète beau-parleur, le spécialiste
monomaniaque, tous ont le même droit à la parole dans une cacophonie indistincte, et une
bouillie vénéneuse submerge toute visée intellectuelle réaliste et rigoureuse.
Voici quelques années a été hissée sur le pavois la notion de tournant critique. De
l’ensemble des analyses qui précèdent ressort, avec une clarté suffisante me semble-t-il,
l’opportunité criante d’un tel objectif.
J’entends m’exprimer comme médiéviste rationaliste ; d’où je tire les principales
lignes directrices qui me paraissent susceptibles de donner quelque substance à cette notion :
1. il faut poser comme hypothèse de travail fondamentale l’unité de la civilisation
médiévale européenne, d’où résulte l’idée centrale que tout travail de médiéviste, quel que soit
son objet particulier, doit s’apprécier au moyen d’un ensemble de critères homogène et
commun à toute la discipline. Tout médiéviste proprio sensu est tenu d’effectuer une critique
pertinente de n’importe quel ouvrage d’histoire médiévale, sauf à renoncer à l’appellation de
médiéviste pour être classé technicien. Il ne peut y avoir qu’un seul système de mesure,
correspondant simplement à l’unique question : en quoi consiste l’apport de cet ouvrage à
notre connaissance de l’Europe médiévale, et particulièrement des ressorts de son
développement ?

151
2. s’il est indispensable d’accorder toute sa place à l’examen technique (on voit des
revues qui caviardent ce genre de considérations dans les comptes rendus…), l’évolution
générale de la médiévistique est parvenue à un point où l’essentiel des efforts doit porter sur
l’analyse rigoureuse des concepts. La plupart des macro-concepts aujourd’hui en usage chez
les médiévistes sont pitoyablement inappropriés et génèrent à jet continu des analyses en porte
à faux par rapport aux structures propres de la société médiévale. Il y a un irréalisme foncier à
prétendre les maintenir en usage. Mais, au surplus, une vaste série de concepts contemporains
de moindre portée sont de même utilisés de manière complètement anachronique. Une remise
en ordre radicale est à présent incontournable ; elle ne se fera pas du jour au lendemain, ni
sans grincements. Mais il n’y a pas un instant à perdre pour entreprendre le décapage critique ;
3. cette analyse de la validité et de l’efficacité de l’instrumentarium conceptuel est
étroitement liée à la prise de conscience du primat des relations sur les substances. C’est
uniquement à partir de cette idée que l’on peut vraiment envisager d’échapper au paradigme
des ciseaux et de la colle, et de poser enfin la question générale du sens sur un fondement
réaliste. Ce n’est que lorsqu’on a compris que le seul moyen de restituer un sens aux
observations est de mettre au jour des ensemble articulés de relations, formant structure, que
l’on peut se dégager de l’emprise de la croyance naïve à une possibilité de lecture directe et
immédiate des sources, qui, croit-on en toute candeur, restituerait seule le "vrai", le "vécu", le
"réel". La candeur en survie devient perversion. Les sources fournissent les indices
irremplaçables à partir desquels l’historien doit, laborieusement, reconstruire, pour décrypter
des objets intrinsèquement illisibles. Il n’est plus tout à fait temps de faire dans la dentelle :
cette naïveté désastreuse doit être disséquée et dénoncée sans ménagement ;
4. s’agissant toujours de concepts, deux considérations doivent intervenir
systématiquement : les limites de validité et la bipolarité. On a déjà évoqué l’extrême
difficulté à apparier la notion d’histoire, comme évolution incessante des sociétés, et celle de
concepts anthropologiques universels applicables en tous lieux et en tous temps. On a suggéré
que la notion d’économie-monde apparaît comme un outil intéressant pour penser les
stabilités relatives, celles qui résultent de l’action prolongée de configurations durables,
encadrées de ruptures profondes. Eviter de se méprendre sur la portée d’un concept, image
d’une configuration toujours située, est un problème majeur. Mais, d’un autre côté, on a cru
également devoir insister sur l’unité indissoluble, dans toute structure historique, entre le jeu
abstrait des relations et les réalités matérielles. On ne peut ni de près ni de loin accepter
l’opposition artificielle et catastrophique entre une putative Geistesgeschichte et une soi-
disant histoire de la culture matérielle, comme s’il fallait étudier séparément la cervelle et la
grenouille décervelée. C’est une folie, une des plus funestes absurdités dont la recherche
historique ait jamais eu à souffrir. Les contraintes et les fondements matériels jouent un rôle
central dans tous les secteurs et dans tous les aspects, sans exception, du développement
historique, mais ils sont inséparables des relations sociales dont l’articulation est seule à leur
donner un sens. A cet égard, une vigilance critique redoublée doit s’exercer sans faiblesse.
Il apparaît ainsi qu’il est loin d’être impossible d’énoncer quelques règles susceptibles
de constituer les fondements d’un nouveau système de critique historique rationaliste, adapté à
la phase actuelle de l’évolution de la médiévistique, et propre à orienter et à dynamiser son
développement. Ces quelques linéaments appellent bien entendu rectifications, compléments,
précisions, et sont soumis au libre jeu de la critique. Mais la difficulté pratique est celle de la
remise en route. Comment renverser l’équation aujourd’hui bien ancrée : compte
rendu = perte de temps ? Il faut se donner les moyens de valoriser fortement ce type d’activité.

152
Règles peu onéreuses
Dans cette perspective, trois possibilités peu onéreuses me semblent ouvertes :
1. distinguer énergiquement les résumés, notes de lecture, notices bibliographiques,
d’une part, et les comptes rendus critiques, de l’autre ; en évitant de se fonder sur le critère
puéril de la longueur. Auteurs et comités de rédaction peuvent collaborer ;
2. faire repasser la question des recensions critiques entre les mains des instances
éditoriales, et non plus seulement des secrétariats ; tenir comme critère d’appartenance à un
comité de rédaction la réalisation régulière d’un nombre suffisant de critiques réelles ;
systématiser, dans toute la mesure du possible, les comptes rendus multiples (le même
ouvrage examiné par plusieurs médiévistes). Rejeter sans exception le fatidique "appel au
spécialiste" ;
3. faire apparaître obligatoirement toutes les recensions critiques dans les notices
bibliographiques périodiques : exiger que les notices individuelles et comptes rendus
périodiques d’activité (des individus comme des laboratoires) fassent toute sa place à cette
activité d’examen critique ; en ce sens, exiger la modification des formulaires administratifs,
de telle manière qu’ils comportent tous une rubrique "recensions critiques, participation à des
discussions de résultats".
Ces diverses mesures ne nécessitent aucun crédit supplémentaire, mais seulement un
peu de volonté scientifique, un peu de lucidité de la part de ceux que la vox populi désigne
comme les "personnes influentes" dans le milieu des médiévistes. Bien sûr, une telle
réorientation implique, à terme, quelques restructurations. Mais le pire est-il inéluctable ?

La preuve par 9 : les « colloques »


Un simple mot, enfin, sur l’autodestruction actuelle de la notion de colloque363. On
voit se multiplier les réunions de deux ou trois jours où dix à quinze personnes doivent parler
durant chaque demi-journée. Chaque orateur dispose au mieux de quinze minutes et aucune
discussion n’est possible, quelle que soit la formulation qui figure sur le programme.
D’ailleurs, de nombreux "participants" arrivent exactement au moment prévu pour leur exposé
et repartent immédiatement après. Dans le meilleur des cas, ce genre de réunion permet de
rencontrer des collègues, de nouer des contacts personnels. La plupart des organisateurs
avouent d’ailleurs que l’essentiel n’est pas dans les exposés, et encore moins dans les
discussions, mais dans l’entretien de la sociabilité scientifique. L’aveu est terrible, car c’est
une reconnaissance de cette structure folle où chacun parle pour lui-même et se moque
éperdument de ce que raconte son voisin. Pourtant, l’idée même de colloque semble
difficilement pensable s’il n’y a ni matière ni discussion, il serait peut-être préférable
d’employer un autre terme, par exemple forum. Colloque à proprement parler implique un
maximum de deux orateurs par demi-journée et un temps de discussion au moins égal à celui
des exposés (ce qui, en fait, n’interdit nullement d’inviter autant de participants que l’on veut,
ou que l’on peut). Mais l’expérience montre qu’une organisation matérielle raisonnable est
une condition nécessaire, mais nullement suffisante. La critique rationnelle ayant été éliminée
des pratiques ordinaires, ce qu’on appelle discussion n’est le plus souvent qu’un exercice
formel, convenu et superficiel, un simple rituel. Pour éviter tout problème, si l’on est mal

364. Jacques LE GOFF, « Une maladie scientifique : la colloquite », Sciences de l’Homme et de la Société, lettres des
départements scientifiques du C.N.R.S., 32-1993, p. 35. « Ces colloques ont franchi la ligne au-delà de laquelle de
profitables ils deviennent nocifs pour la recherche. Ils dérobent trop de temps à la recherche, à l’enseignement et à la
rédaction d’articles et d’ouvrages qui sont plus droitement dans la ligne de nos réflexions et de nos recherches
personnelles. »

153
satisfait de telle ou telle affirmation de l’orateur, on en fait la remarque à son voisin, mais l’on
évite toute déclaration publique : il n’existe plus de fond commun d’accord sur les critères de
jugement et les méthodes de discussion. Les problèmes examinés à propos des comptes
rendus touchent l’essence même de la discipline.

154
CONCLUSION : DOUZE THÈSES

Ainsi se voit promise et retirée à ton irritable


maladresse la rose qui ferme le royaume
René Char

Faire porter loin l’étude rétrospective de l’évolution de la discipline ; examiner de près


la structure de l’instrumentarium scientifique ; analyser l’organisation concrète des pratiques
professionnelle. Ces trois visées, distinctes, doivent être menées de front si l’on a l’ambition
de contribuer à une clarification de la situation actuelle de la médiévistique ; car une science,
ce sont indissolublement un mouvement, des concepts, une profession. Ce qui semble a priori
une gageure s’avère, au cours de l’enquête et de la réflexion, un parcours minimal, tant il est
vrai que le relief et le mouvement sont indiscernables à partir d’une seule perspective ; ce
n’est qu’en étayant et en redressant les observations les unes par les autres que l’on peut
espérer acquérir une vue d’ensemble susceptible de prétendre à la fois au réalisme et à la
cohérence. Bien entendu, la présente tentative n’a que les ambitions d’une tentative : toute
critique rationnelle sera la bienvenue.
Cette analyse est pour l’essentiel celle de la médiévistique française, et je le regrette.
Sans doute, les grandes phases de l’évolution ont-elles été en gros synchrones dans les
principaux pays européens. Mais, comme toujours, les différences, souvent même les plus
limitées, sont particulièrement instructives : leur examen apportera nécessairement un
complément substantiel et infléchira certainement les conclusions. La seule chose dont on
puisse être assuré est que le partage entre des « écoles nationales » a eu des effets calamiteux.
La médiévistique du XXIe siècle sera par force et par raison une science européenne.
Mais les difficultés actuelles incitent de façon pressante à chercher une issue et à ne
pas remettre indéfiniment à plus tard l’énoncé de quelques propositions précises. Le moment
n’est pas celui d’évaluer les risques et les incertitudes. La situation se résume en trois points,
des plus brefs : 1. les médiévistes se sentent dans le brouillard, et cherchent à se rassurer en
ressassant le compte des travaux publiés dans les trente dernières années ; 2. la liste des
problèmes non résolus que pose l’histoire de l’Europe médiévale est d’une incroyable
longueur ; 3. beaucoup d’étudiants et de jeunes chercheurs, souvent pleins d’intelligence et
d’imagination, veulent tenter l’aventure, mais les structures actuelles de la médiévistique sont
telles qu’ils sont poussés dans diverses impasses, chausse-trappe et sables mouvants.
La finalité du présent travail est donc avant tout pratique et c’est pourquoi nous
terminerons pas un ensemble de formules ramassées, destinées à marquer synthétiquement en
quoi consistent les points nodaux autour desquels une restructuration est peut-être
envisageable.

Préalablement à toute autre considération, il faut rappeler à tous que l’histoire


médiévale ne peut être constituée comme démarche scientifique que dans un cadre
professionnel. On constate chaque jour qu’une grande ambiguïté règne à ce sujet. La science
historique, comme n’importe quelle autre, n’est pas une affaire de dilettantes, d’amateurs, de
retraités, ou d’individus exerçant une autre activité et consacrant à la science leurs soirées et
leurs fins de semaine. Sachant clairement et dès le départ que la science ne vise aucun autre

155
but que le développement des connaissances rationnelles, il faut s’inquiéter de savoir si cette
activité peut se réaliser dans un cadre professionnel stable, de taille suffisante et
convenablement structuré. Ce qui implique que la recherche historique scientifique stricto
sensu soit reconnue, explicitement, comme activité 1. des chercheurs à temps plein ; 2. des
conservateurs ; 3. des universitaires. Un équilibre et une collaboration franche entre ces trois
types de profession doivent être activement recherchés, car chacune de ces trois « branches » a
un intérêt majeur à ce que les deux autres puissent contribuer pleinement à l’effort de
recherche commun. Toute défaillance d’une seule d’entre elles est nuisible aux deux autres.
La situation actuelle, qui oscille entre l’ignorance et la jalousie, est déplorable et constitue un
frein puissant au développement de la recherche.

thèse 1. La société médiévale, objet d’un rejet méthodique au moment où elle fut conçue
(seconde moitié du XVIIIe siècle), fut pensée par principe, dès ce moment et jusqu’à
aujourd’hui, à l’aide de macro-concepts (économie, politique, religion) qui la saisissent en
porte-à-faux et la font nécessairement apparaître comme stagnante et oppressive.
commentaire.
L’importance déterminante de cette phase initiale a été bien pressentie par Ludolf
Kuchenbuch. On se trompe lourdement en faisant remonter notre concept de Moyen Age au
XVIe siècle, ou au contraire en interrompant les recherches historiographiques rétrospectives
quelque part dans le XIXe siècle. Or ce tournant crucial du XVIIIe a été celui de l’invention
des notions de politique et de religion, qui a brisé les macro-concepts antérieurs d’ecclesia et
de dominium. Processus qu’on peut appeler celui de la double fracture conceptuelle. Mais ces
macro-concepts nouveaux étaient avant tout destinés à remodeler fondamentalement l’ordre
social, et c’est bien pourquoi, appliqués à l’ordre ancien, ils en démontraient le caractère
anarchique et stagnant. Ainsi se mit en place une incongruence originelle entre la réalité
historique médiévale et les outils pour l’analyser. L’identification claire de cette incongruence
et son éradication constituent la tâche numéro 1 de la médiévistique à venir.

thèse 2. Les historiens qui construisirent la médiévistique employèrent les notions du bon
sens contemporain, dont l’intemporalité supposée garantissait la possibilité d’une lecture
directe des documents, fondement d’une méthode ne visant rien au delà du tri entre vrai et
faux.
commentaire.
L’établissement et l’affermissement progressifs de la société contemporaine dans le
cours du XIXe siècle sont allés de pair avec l’établissement d’une histoire de l’Europe pré-
contemporaine autour de trois axes majeurs : a) une histoire des Etats et de la propriété
individuelle, conçue dans un cadre national et fondée sur un apriorisme juridiste massif :
l’histoire comme suite d’avatars de notions intemporelles ; b) une histoire de la religion
médiévale destinée à illustrer la permanence et le triomphe des effets d’une Révélation, c’est-
à-dire de l’incarnation d’une présence hors du temps ; c) une collecte méticuleuse de tout le
résidu, assimilé aux formes d’une expression primitive et populaire (i.e. dénuée de sens). Ce
cadre, massivement et innocemment téléologique, à la fois fixe et simple, offrait l’armature
pour une lecture directe des sources, toute "la méthode" consistant simplement à distinguer le
document authentique du faux, le témoin fidèle du narrateur secondaire. L’histoire ne
consistait qu’à relier entre eux les éléments authentiques : paradigme des ciseaux et de la
colle. Faiblesse conceptuelle et indigence méthodologique allaient exactement de pair. La
reconstruction devra être simultanément celle des concepts et des techniques.

156
thèse 3. La naissance des sciences sociales conforta par antithèse cette conception de
l’histoire comme pur récit, conception qui a survécu à l’apparition des sujets collectifs (les
groupes sociaux) et d’autres "nouveaux objets".
commentaire.
Le paradigme des ciseaux et de la colle, en dépit (ou peut-être à cause) de son
simplisme, a suffi comme cadre d’un intense travail pratique d’inventaire, catalogage et
édition. Les outils simples de datation, élaborés à partir du XVIIIe, enrichis, ont permis
d’établir assez clairement la trame chronologique fine de l’histoire-récit (dans la majorité des
domaines, mais pas tous). L’impression de précision formelle qui régnait à la fin du XIXe
siècle a été perçue comme la marque d’un succès total, ce qui explique en bonne partie
pourquoi la plupart des historiens n’ont eu aucune conscience du caractère catastrophique de
la rupture causée par la naissance des sciences sociales, à l’écart de l’histoire sinon contre elle,
en gros entre les années 1880 et la première guerre mondiale.
La domination sans partage des tenants de ce cadre juridico-institutionnel,
individualiste et formaliste, a réussi, en Allemagne, à enrayer l’apparition d’une histoire
économique à la fin du XIXe siècle. En Grande Bretagne et en France, ce courant n’est apparu
que dans les années 30 et ne s’est vraiment développé qu’après la seconde guerre mondiale.
Décalage et non révision : à la liste des objets d’étude traditionnels ont été ajoutés la
population, la production et les échanges ; surtout, le sujet individuel a dû concéder une partie
de la place à un sujet collectif, le groupe social. Les documents ont été lus plus cursivement, à
la recherche d’un effet de masse. Mais la possibilité d’une lecture immédiate n’a pas été mise
en cause, ni non plus l’idée de synthèse par simple accumulation d’observations élémentaires
pertinentes. D’où est résulté un amoncellement de descriptions de fragments du tissu social
médiéval.
Dans ce mouvement, la divergence avec les sciences sociales s’est approfondie. Les
historiens ont continué à se satisfaire d’une logique de l’intentionnalité, de nature purement
psychologique (même à l’échelle des groupes), tandis que les sciences sociales élaboraient des
instruments de plus en plus efficaces d’analyse du fonctionnement d’une société, mais en
dehors du temps et de tout mouvement d’ensemble.

thèse 4. Le passage d’une accumulation de fragments à une logique du morcellement


marginalise et étouffe toute recherche d’une échelle congrue et des principes de cohésion
d’un système social.
commentaire.
La déconfiture, à première vue étrange, de l’"histoire quantitative", est exemplaire :
variante du paradigme des ciseaux et de la colle, elle se contentait de dénombrer des éléments
implicitement jugés "authentiques", rien de plus. Entre temps, le dépérissement progressif
(essentiellement par épuisement de la matière) des grands programmes d’édition et de
catalogage réduisait comme une peau de chagrin le champ d’application de la centenaire
"vieille méthode". Une conjoncture globale favorable jusque vers 1975 donna une impulsion
décisive à une logique du morcellement, sous couvert d’une putative division du travail, et
d’un accroissement (presque exclusivement apparent) du nombre d’"objets", dans le cadre
d’un refus général de toute réflexion sur le fonctionnement d’ensemble de la société
médiévale.
Le retournement de cette conjoncture, depuis une vingtaine d’années, met peu à peu en
lumière les effets de cette inconsistance conceptuelle ; la commodité du chacun pour soi n’a
qu’un temps : on finit par s’apercevoir que, si toute critique s’est évaporée, ce n’est pas pour

157
des raisons de stratégies personnelles cumulées, mais parce que plus personne n’est en mesure
de définir des critères de jugement scientifique acceptables par tous les médiévistes. Les
points de repère ont disparu dans le brouillard. D’aucuns se réclament des cadres de pensée
des années 1860-1880, preuve d’un vrai naufrage intellectuel. Un angle d’observation
intéressant pourrait être construit autour du destin des deux notions jumelles de corpus et de
cas exemplaire (bases de données et microstoria). Il y a là un vrai champ organisé autour
d’une opposition factice, propice à tous les faux débats qui permettent d’éviter les questions
trop radicales sur la nature de l’instrumentarium conceptuel. La pseudo-épistémologie issue
du néo-kantisme (Aron, Marrou, Veyne et consorts) n’a de cesse de donner un vernis de
respectabilité à l’invraisemblable "primat de l’intentionnalité", construction burlesque
destinée à justifier le récit auto-centré, tenu le plus éloigné possible de toutes les
préoccupations et de toutes les méthodes des sciences sociales, et à disqualifier ainsi toute
visée d’explication de la dynamique historique, laquelle suppose au contraire l’hypothèse de
cohérence du tout social.

thèse 5. La médiévistique a pour unique objet la reconstitution du fonctionnement et de la


dynamique de la société de l’Europe féodale saisie en tant que tout.
commentaire.
L’urgente nécessité de construire un instrumentarium conceptuel approprié à son objet
implique que celui-ci soit assez clairement reconnu (quitte à être ultérieurement remis en
discussion) ; ce ne peut être que la société médiévale en tant que tout articulé. La phrase de
Fustel de Coulanges, "l’histoire est la science des sociétés humaines" doit être complétée
simplement ainsi : "l’histoire médiévale est la science de l’évolution de la société de l’Europe
médiévale". Au-delà d’inévitables querelles sur les limites chronologiques et géographiques,
l’immense majorité des médiévistes européens n’oppose pas d’objection de principe à la
notion d’Europe médiévale ; les difficultés s’élèvent à partir du moment où il est question
d’unité et plus encore de principe d’ordre ; ressurgissent alors inexorablement les vieux
poncifs assommants de l’infinie diversité du réel et/ou du caractère irréductible de telle ou
telle zone, voire de telle ou telle ville (quand il ne s’agit pas d’une vallée des Alpes...). L’idée
d’une réalisation locale d’un mouvement d’ensemble, avec tous les effets de rétroaction
possibles, n’apparaît qu’avec une excessive rareté, et la dialectique décisive des parties et du
tout n’est jamais abordée. Si l’on excepte les deux grands ouvrages de Jacques Le Goff et
Arno Borst, on ne trouve à peu près aucune tentative pour mettre au jour la logique générale
des structures de la société médiévale, ni encore moins pour tirer d’une telle réflexion une
construction susceptible d’éclairer la dynamique de cette économie-monde. Et l’on n’a guère
d’autre manière d’expliquer cette situation que de faire l’hypothèse que le blocage originel
continue de peser d’un poids déterminant, disproportionné avec les forces des médiévistes.

thèse 6. L’utilisation dans le champ de la médiévistique de certains modes d’analyse élaborés


par les sciences sociales sera d’un profit notable, mais au prix d’efforts tenaces et périlleux.
Commentaire.
Au pied du mur, les médiévistes soucieux de l’élaboration d’un nouvel
instrumentarium scientifique ne peuvent pas ne pas tenir compte, soigneusement, du labeur
des sciences sociales depuis un siècle. Mais les difficultés sont redoutables et, en les sous-
estimant, l’on risque beaucoup de désillusions. Jusqu’à présent, les contacts ont été rares,
ponctuels, bien moindres que ne pourraient le laisser croire certaines étiquettes abusives. Au
demeurant, dans ces contacts, pas mal de quiproquos. Mais surtout, massivement, une

158
indifférence réciproque profonde.
L’historien doit être bien conscient que dans la plupart de ces disciplines règnent à
présent un marasme, une parcellisation outrancière et une instrumentalisation galopante, par
rapport auxquels la crise de l’histoire semble presque imperceptible. Les techniques d’analyse
et de manipulation à courte portée marginalisent toute visée scientifique. La politique des
"contrats" a des effets cataclysmiques. Les effets d’annonce et de soi-disant recomposition
obscurcissent la vue. C’est pourquoi le médiéviste a tout intérêt à scruter en priorité les
travaux antérieurs aux années 50, puis ce qui a été produit jusque vers 1975 ; le reste, s’il a
beaucoup de temps et de courage ; bien entendu, d’excellents travaux sont parus, dans la
masse, mais ils sont malaisés à apercevoir et leur lecture requiert une bonne connaissance des
traditions disciplinaires : deux ou trois lectures ponctuelles ne peuvent déboucher sur rien. Au
milieu des pseudo-sciences qui font florès ("sciences juridiques", "sciences politiques",
"science de la communication", "science de la cognition", etc.), il faut faire un tri drastique et
aller chercher, laborieusement, les outils abstraits d’analyse des fonctions sociales. Ceux-ci
existent, assez nombreux et efficaces, mais leur notoriété est le plus souvent faible, pour les
raisons susdites. La société européenne médiévale ne présente que des analogies limitées avec
toute autre société ancienne ou actuelle ; les rapprochements avec telle ou telle société du
Tiers-Monde peuvent être utiles, mais doivent être manipulés avec d’extrêmes précautions,
car les dangers de l’analogie sont considérables et souvent peu perceptibles. On ne devra
jamais perdre de vue le refus du temps historique dans les sciences sociales, avec tous les biais
que cela peut provoquer. Les historiens sont les seuls à placer le changement au cœur de leurs
analyses, et c’est pour cette raison que l’on peut penser qu’ils auront un rôle cardinal à jouer
dans la restructuration générale du dispositif de l’ensemble des sciences sociales.

thèse 7. Il est grand temps de reconnaître que les textes et objets légués par le Moyen Age
sont opaques : la médiévistique doit se réorganiser toute entière autour d’une vaste
sémantique historique, appropriée à cet objet sans équivalent.
commentaire.
Un renversement de la manière d’aborder la question du sens est aujourd’hui
l’impératif catégorique des médiévistes. Non seulement il faudra s’avouer à soi-même que la
majorité des textes médiévaux nous paraissent complètement illogiques et que leur cohérence
nous échappe (qu’il s’agisse de vies de saints, de chroniques, de cartulaires, de cimetières
mérovingiens, etc.) ; et qu’il est indécent de continuer à prétendre que les vocables médiévaux
ont un sens flottant et incertain simplement parce que leur armature sémantique nous demeure
opaque ; mais, bien plus généralement, on devra s’apercevoir que si tant de choses nous sont
obscures, c’est que l’organisation commune d’attribution du sens dans la société médiévale
différait sensiblement de la nôtre et que la tâche du médiéviste doit consister, après avoir
éliminé sans état d’âme l’hypothèse de la possibilité d’une lecture directe des documents, à
reconstruire patiemment le système médiéval de détermination du sens et, peu à peu,
l’ensemble des structures sémantiques propres à cette civilisation. Elaborer une véritable
sémantique historique est une tâche qui pourra s’appuyer sur beaucoup d’acquis de la
sociologie et de la linguistique (thèse 6). Mais là peut-être encore plus qu’ailleurs, la difficulté
consistera à identifier sans erreur la singularité de l’Europe médiévale.

thèse 8. Sémantique et analyse des structures sont impensables sans un traitement fin du
problème des seuils et des ordres de grandeur : une statistique historique complexe sera un
des outils de base de la nouvelle médiévistique.

159
commentaire.
La difficile question des seuils, élément essentielle de toute sémantique, est
impensable sans un attirail statistique de bon niveau. Les ordres de grandeur et les répartitions
de fréquence sont des éléments clés des objets dont on cherche à mettre en lumière les
structures. Une statistique historique sophistiquée et adaptée à son objet devra faire partie de
la panoplie de recherche de tous les médiévistes. Ce qui implique une modification
substantielle des cursus de formation, qui sera sans doute malaisée à faire passer dans les
mœurs. Mais on ne devra pas perdre de vue qu’une statistique bien assimilée, c’est, outre un
outil heuristique d’une efficacité irremplaçable, tout un état d’esprit de réflexion permanente
sur les biais, les approximations, les degrés d’incertitude et de précision, aussi bien que sur le
primat des relations par rapport aux substances. C’est le seul instrument de contrôle qui
pousse à se soucier de ne pas confondre l’élucubration marginale et la conception dominante.
C’est surtout, ne nous lassons pas de le répéter, un outil incontournable de toute recherche de
sémantique cohérente.

thèse 9. Dans un environnement technique en pleine évolution, les médiévistes doivent


repenser la notion même de sources de l’histoire médiévale, de manière à disposer de
méthodes et de procédures particulières, suffisamment adaptées.
commentaire.
Rejeter le paradigme des ciseaux et de la colle, c’est-à-dire l’illusion de la possibilité
d’une lecture directe des documents, implique de repenser la notion même de source et de
traitement élémentaire. Les nouveaux supports d’information se développent à point nommé
pour faciliter un accès direct et rapide à la matérialité des documents, d’un côté ; et pour
permettre la mise en œuvre de systèmes complexes (et souples) d’indexation, de répertoriage,
de création de liens, d’autre part. Les médiévistes, face à ce nouveau système technique,
devront accomplir un effort considérable d’appropriation spécifique pour utiliser ses
possibilités, non comme un écran supplémentaire, mais comme un outil d’analyse structurale.
Car il serait fort rassurant d’utiliser les nouveaux moyens comme l’équivalent d’un grand
ensemble de boîtes remplies de fiches en bristol, ou de se satisfaire des outils standarts de
recherche documentaire élaborés pour divers domaines de pratiques techniques. Mais il s’agit
ici d’une reconstruction du sens (thèse 7), qui part de l’hypothèse que la société médiévale
disposait d’un système original de production du sens. Si les procédures employées sont
articulées au contraire autour du système sémantique actuel, il est clair a principio qu’on ne
trouvera rien d’autre que la ennième justification du paradigme des ciseaux et de la colle...

thèse 10. Les sources archéologiques, dont l’enrichissement constitue actuellement l’apport
essentiel au renouvellement des connaissances empiriques sur l’Europe médiévale, doivent
faire l’objet d’une attention concentrée : les médiévistes, sensu proprio, sont les seuls à
pouvoir rendre son efficacité intellectuelle à une archéologie médiévale en dérive.
commentaire.
Si l’on considère que l’Europe médiévale était une (thèse 5), cela signifie aussi que
toutes les sources renvoient à un seul et même objet, qu’elles contribuent à éclairer de
diverses manières. Les sources archéologiques fournissent des contributions irremplaçables,
dans pratiquement tous les domaines et toutes les époques. Mais contrairement aux textes,
dont la littéralité est peu muable, l’apport d’un site fouillé dépend dans une large mesure de la
stratégie de fouille du responsable qui, disposant d’un certain contingent de moyens
d’investigation, est nécessairement amené à privilégier telle ou telle procédure, en fonction de

160
ce qu’il espère trouver. Et c’est pourquoi on doit attendre de ce responsable que, d’un côté, il
connaisse suffisamment l’état de l’art en matière de possibilités d’observation et d’analyse, et
que surtout, d’un autre côté, il se pose des questions en fonction des problèmes
(convenablement maîtrisés) de l’histoire médiévale, et non à propos des objets qui s’imposent
sur le site par leur masse matérielle et leur immédiate visibilité. Quitte à enfreindre les tabous,
pesants, du micro-milieu technique qui s’autodéfinit comme "l’Archéologie" (avec deux A
majuscules...).
Cet énoncé implique d’abord que l’on rejette la prétention saugrenue du Ministère de
la Culture à "gérer" l’Archéologie, comme s’il s’agissait d’une activité de conservation, à
l’instar des archives ou des musées ; et comme si la préhistoire et l’histoire médiévale
n’étaient que deux variantes dans un même cadre. Implique ensuite que l’on dissèque et
élimine la notion controuvée de "culture matérielle", qui revient à supposer que les objets ont,
dans leur matérialité même, un sens intrinsèque ; que tous les médiévistes aient une
expérience de fouille et sachent lire et interpréter un rapport de fouille, seul moyen pour que
les observations archéologiques prennent leur sens dans le cadre de la reconstruction générale
des structures de la société médiévale (thèse 7). L’enjeu est simple : les fouilles actuelles
tournent de plus en plus au gaspillage, tandis que les instances du Ministère de la Culture,
sous le prétexte stupide que les crédits de fouille sont affectés au budget de ce ministère,
prétendent régenter cette activité et tendent de facto à exclure des chantiers les chercheurs et
les universitaires. Les fouilles ne sont ni de près ni de loin une activité de conservation, mais
un processus de recherche ; s’agissant de sites médiévaux, c’est aux médiévistes à tenir les
affaires en main, s’ils se préoccupent de l’avenir de leur discipline.

thèse 11. L’idéologie de la spécialisation détruit toute possibilité de mise au jour des
relations et des significations ; il faut rétablir fermement la prééminence des réflexions
menées dans un cadre global pertinent et n’accepter que la plurispécialisation, entre les
mains de généralistes expérimentés.
commentaire.
Si l’on souhaite mettre au jour et reconstruire les structures et la dynamique de
l’économie-monde médiévale, il faut, dans ce cadre, exclure tout exclusivisme. Dès que l’on a
reconnu qu’un objet ou une relation n’ont de sens que par leur insertion et leur fonction dans
une structure, on s’aperçoit que tout morcellement équivaut à une destruction du sens. Plus il
y a de morceaux et moins il y a de sens. L’idéologie et la logique de la spécialisation sont,
pour l’histoire médiévale, l’expression de la dynamique du non-sens. Mais, le croirait-on, la
réalité est pire encore : cette logique de la spécialisation induit un renfermement hostile et une
prolifération de manies puériles qui servent de signes de ralliement à des micro-groupes
d’encensement réciproque. Pour autant que des "compétences pointues" sont nécessaires, ce
qu’il faut vérifier cas par cas, on ne doit les mettre qu’entre les mains de "généralistes"
aguerris et développer méthodiquement la plurispécialisation, unique moyen de maintenir et
de conforter la possibilité d’une discussion générale.
Le corollaire implicite de cette thèse est que des "histoires spéciales" (au sens du XIXe
siècle) ne peuvent produire que des chroniques, mais aucune explication, sauf à être la
juxtaposition d’études empruntées à l’étude de chacune des grandes civilisations (qui
constituent le seul cadre où les logiques sociales ont été à l’œuvre et peuvent être étudiées
avec une chance de succès). Il n’y a strictement aucune logique possible dans une "histoire de
la population des origines à nos jours", pas plus que de l’agriculture en général ou de la
culture du blé en particulier. Comme on l’a rappelé plus haut, le choix massif du seigle au Ve
siècle en Occident fut la traduction d’une nouvelle logique sociale générale, en aucune

161
manière la conséquence d’un putatif développement de la culture des céréales (universel et
linéaire ?). L’historien de l’agriculture en général, s’il y en a, est condamné à la compilation et
aux banalités.

thèse 12. La médiévistique sombrera dans la collecte dérisoire d’anecdotes invérifiables si


l’on ne réorganise pas une activité régulée, et fortement valorisée, de discussion critique,
soigneusement articulée à l’étude de l’ensemble de l’Europe médiévale.
commentaire.
Le rétablissement d’une activité ordonnée de critique rationnelle est un devoir d’état.
Qui d’autre que les scientifiques sait manier le "trébuchet de la simple raison" ? Le jugement
scientifique s’oppose point par point aux réactions du bon sens. La raison scientifique réside
dans la soumission organisée et réfléchie à des procédures de vérification des expériences et
d’examen des concepts dans leur capacité à subsumer le plus grand nombre de phénomènes de
la manière la plus économique. L’expérience de l’historien n’est rien d’autre que la
confrontation avec les sources : la pratique fondamentale de l’apparat critique est là pour
rendre possible les relectures, c’est-à-dire la réitération et la vérification des expériences.
L’examen des constructions élémentaires (traductions, datations, identifications) est une partie
constitutive essentielle du métier, si fastidieuse soit-elle. La difficulté actuelle est d’élaborer,
empiriquement, des règles ou au moins des coutumes précises et explicites, d’appréciation
critique des méthodes d’analyse, et des concepts qui sous-tendent les résultats. L’adéquation
des méthodes et des concepts à la matière de base est un problème central, à propos duquel le
recenseur est tenu de développer un argumentaire précis, articulé à l’évaluation de l’apport de
l’ensemble à la connaissance de la société médiévale, qui constitue indéniablement l’ultima
ratio, mais qui n’a aucune portée sans une considération précise de toutes les étapes
intermédiaires. La constitution d’une nouvelle organisation collective de discussion critique
est une condition capitale du passage à une nouvelle étape de la médiévistique.
On n’a pas le droit de se contenter d’un lapidaire "cela n’est pas très convaincant" sans
avancer des arguments rationnels, clairs et vérifiables. On n’a pas le droit de louer, ou de
critiquer, des résultats en négligeant l’examen des méthodes qui ont permis leur production ;
sinon, c’est le règne du n’importe quoi. Il est malsain de déclarer : "ce travail est faux et
incohérent, mais il contient des pépites" ; cela doit être démontré, par un démontage de la
mécanique de l’erreur, quitte à signaler au passage quelques observations intéressantes
(préciser alors en quoi). Naturellement, renverser ces habitudes ne sera pas aisé : la
revalorisation du labeur de recension critique devra être l’objet d’efforts opiniâtres ; à cet
égard, on ne devra pas lésiner sur les moyens. Corollairement, une vigilance de fer devra être
appliquée à l’activité proliférante dénommée colloque. Là encore, il faudra tenter de cerner et
d’éradiquer les contraintes de la mondanité et du mépris des impératifs scientifiques.

162
Qui si convien lasciare ogni sospetto
Ogni viltà convien que sia morta.
Dante, cité par Marx

Si l’on considère la recherche sur la civilisation médiévale d’un point de vue même
modérément rationaliste, il apparaît que de nombreux traits actuels sont interprétables comme
des symptômes de déliquescence. Mais la grande majorité de ces traits ne résultent pas des
caractères propres du développement de la médiévistique. Et l’on pourrait donc être tenté,
comme médiéviste, de se laisser aller à l’attitude fataliste qui domine pour l’heure l’ensemble
des sciences sociales, sinon même au cynisme tranquille que provoque la domination du néo-
libéralisme totalitaire.
On espère avoir donné ici des indications susceptibles d’étayer une autre attitude.
D’abord se rappeler que quelques médiévistes, dans des circonstances bien pires, ont su faire
front avec une détermination lucide. Ensuite, procéder à une analyse serrée des fondements de
la discipline et de son évolution, d’où il ressort assez clairement que la médiévistique repose
sur une série de biais tout à fait spécifiques, ce qui assigne aux médiévistes un programme de
redressement non moins spécifique. Enfin, identifier, dans le maquis des transformations les
plus contemporaines, une série d’éléments, divers, dont le médiéviste serait bien avisé de se
saisir, car ils offrent des possibilités heuristiques étonnantes et peuvent donc contribuer de
façon décisive au renouvellement de la discipline.
Ces éléments de programme ne s’entendent pas en dehors d’un cadre : on ne saurait se
préoccuper rationnellement de la civilisation médiévale sans avoir une idée suffisante, sinon
adéquate, du cadre dans lequel on agit et sur lequel il faut agir. Une réflexion en termes de
structures, qui est la ligne directrice de tout ce qu’on vient de lire, implique que soit sans cesse
recherché, à tous les niveaux d’activité et d’analyse, un équilibre (tout le contraire d’un
compromis) entre une radicalisation de la recherche et de l’usage de formes et de relations
particuliers et spécifiques, et une attention sans faille aux cadres et aux déterminations,
attention étant ici entendue dans son sens le plus actif.
L’ampleur de la tâche peut effrayer, mais vaincre toute peur est la clé du
développement des connaissances rationnelles364. L’esprit de lucre le plus agressif et un
opportunisme imbécile s’étalent dans notre société avec une morgue croissante et prétendent
s’ériger en normes morales universelles : conditions détestables pour toute activité
scientifique ; la plus élémentaire lucidité fait obligation de résister. Le médiéviste doit se
souvenir de Marc Bloch et, si besoin est, se remémorer in petto la devise de Guillaume le
Taciturne.

Alain Guerreau novembre 2000

365. « Les progrès de l’esprit humain ne s’accomplissent qu’en se libérant de la peur. », Dominique LECOURT, Journal
du C.N.R.S., 99-1998, p. 18.

163
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