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PG
2152
A3205
Cornell University Library
BOUGHT WITH THE INCOME
FROM THE
SAGE ENDOWMENT FUND
THE GIFT OF
Henry W. Sage
1891
A 22.6.1.7.
oktobra
.......... 4
3513-1
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lated .
Do not deface books by marks and writing.
Cornell University Library
PQ 2152.A32C5
Clarisse et l'homme heureux.
TIGHTS
3 1924 027 686 900 olin
PAUL ADAX
CLARISSE
ET L'Homme Heureu :
Happiness
J. BOSC 1
O ÉDIT )
ADIS
PAUL ADAT
CLARISSE
ET L
L'Homme Heureur
Happieno
J. BOSC &
O ÉDITEI
ARIS
PAUL ADAM
16. Avenue du Crocadéro
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Clarisse et l'Homme heureux
H73
A1606
PAUL ADAM
Clarisse Ilis !
ET
L'Homme heureux
Le bonheur ne serait- ce pas
de se multiplier, en créant le
plus ?
PARIS
J. BOSC ET Cio , ÉDITEURS
38 , CHAUSSÉE D'ANTIN , 38
-
1907
Tous droits réservés.
12 S
11
10
8
30 % )
A.225114
Il a été tiré de cet ouvrage quinze exemplaires
sur papier de Hollande, tous numérotés.
RH
A GEORGES GRAPPE
et aux " Pierres d'Oxford "
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
Fine , lumineuse, le sourire écarlate , les
yeux radieux, plus brillants que les feux élec
triques de la scène , Cléo de Brode , en sa
courte chemise de lin et d'or, achevait sa danse ,
et elle laissait à tous les bras virils le désir
d'étreindre son vol , lorsque mon voisin de
loge s'inclina jusqu'à mon oreille pour y mur
murer : « Voici , monsieur , un bon moment ,
n'est-ce pas ? Les nuances des étoffes artis
tement choisies ont flotté de la meilleure ma
nière sur les formes de ces agréables filles ;
et nos lorgnettes cherchent les pointes de la
gorge à travers les maillots roses si l'ensemble
du quadrille, à genoux , se penche . Avouez
qu'en dépit des censeurs, comme on disait ja
1
2 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
dis, peu de choses valent cette joie de nos re
gards et de nos imaginations. La lecture , les
voyages et la luxure je ne nomme pas
l'amour — sont les trois satisfactions capables
d'excuser les ennuis de nos labeurs, les fatigues
de nos colères , et les déboires de nos vains
enthousiasmes . Arriver dans la baie de Naples
sur une mer lunaire, aux dernières heures de la
nuit ; ressentir une émotion de pensée devant
>
le paragraphe qui juxtapose et qui soudain
apparente, en faisant comprendre la fatalité
de l'analogie , deux idées auparavant très dis
tinctes ou bien contradictoires ; trembler de
convoitise à l'instant où deux mains frivoles
écartent les soies de la robe , devant une ba
tiste bellement enflée par une chair odorante ,
vivante et palpitante : voilà les suprêmes con
solations de nos heures sceptiques... C'est le
bonheur ... »
Mon homme pouvait avoir quarante-cinq
ans . Je le connaissais mal . Nous avions échangé
des salutş et des poignées de main sur le
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 3
boulevard , sans nous souvenir même de nos
noms . Le hasard d'une invitation , faite par
des tiers , nous avait réunis dans cette loge
de l'Olympia . Je l’examinai mieux : crâne
rasé, barbe grisonnante et carrée , épaules lar
ges, sous le drap fin de l'habit , estomac proé
minent derrière les plis d'une chemise molle,
que deux perles brutes attachaient . Il souriait
de toute sa face brune et malicieuse, qui gar
dait , aux tempes , le sceau de l'âge, une patte
d'oie , très creusée par l'habitude de cligner les
paupières en se moquant. Il fumait un lourd
cigare aux parfums délicats . Leurs vapeurs se
dissipaient au long des reflets de son chapeau .
« Nous nous sommes rencontrés autrefois ,
dans les Flandres, sur les bancs de la Faculté
de lettres, et à la chasse , reprit -il. J'étais,
alors, votre aîné de quelques printemps, et nous
devisâmes, à plusieurs reprises , sur la manière
de gagner le bonheur. Vous le vouliez atteindre
de suite ; vous rappelez -vous ? Moi , je le ré
servais pour mon âge mûr, me méfiant des
4 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
fièvres juveniles qui nous livrent à la cruauté ,
d'ailleurs légitime , des traîtresses, et aux am
bitions illusoires dont l'échec nous abîme fort .
Vingt ans, j'ai travaillé, dans l'Amérique La
tine , dans les villes d'un pays fructueux . Je
l'ai fait sans héroïsme. Tout bêtement, je passai
les saisons à conduire les équipes des chantiers ,
puis à vendre de l'épicerie française et anglaise,
des vêtements confectionnés et des ustensiles
de ménage, des outils , des armes aux Gauchos,
aux Indiens , aux fonctionnaires du Brésil et
aux terrassiers italiens . L'heure vint de pou
voir céder mes entrepôts et magasins au prix
de quatre cent mille francs , somme que j'es
timai nécessaire pour ma félicité définitive.
Je m'embarquai. Au tour du monde je rôdai
sans hâte afin de me créer une série de sou
venirs favorables aux songeries . Ensuite , je
revins en France. Muni de vingt - cinq mille livres
de rentes , ayant placé mon bien en viager, je
m'établis un système d'existence comportant
le maximum possible de satisfaction . J'en
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 5
jouis au mieux ... Et vous voyez en moi un
habitué du bonheur . Parfaitement ! »
Il s'arrêta , souffla la fumée de son cigare ;
ses petis yeux gris , frétillants , me contemplè
rent . J'y lus qu'il ne me leurrait pas . Sa face
large et hâlée , ses lèvres encore rouges, ses
dents solides, son front de bel ivoire net ré
vélaient, en accord , une admirable santé et
la totale absence de soucis.
« Naturellement, je ne me suis pas marié ,
avoua - t - il. Les enfants font du bruit, de la
saleté , sont malades . Il est absorbant de sur
veiller la vertu d'une femme, et de supporter
ses manies . Au lieu de parcourir, soit des ro
mans ingénieux, soit des philosophies instruc
tives, il convient alors d'écouter maints babil
lages futiles . Dans la pampa, j'ai lu considé
rablement, entre mes heures d'affaires . Par là,
je préparai mon cerveau à savourer le plus de
sensations. Aussi mes voyages m'enchantèrent
parce qu'aux évocations de ma mémoire, les
légendes des peuples ressuscitaient dans les
6 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
paysages. Depuis lors, je possède un musée
intérieur, où je puis me promener sans fin .
Sur les rayons de ma bibliothèque , je dispose
de plusieurs centaines de conversations im
primées qui valent tous les propos des amis ,
des parents ou des maîtresses. Quel homme
serait apte à m'intéresser autant ? Dans mes
cartons, plusieurs milliers d'estampes et de
photographies me conservent l'éternité des
beaux sites , de tableaux admirables, de fem
mes amusantes, de scènes héroïques, sentimen
tales, égrillardes et pornographiques. Je dé
tiens là toute l'humanité , dans les seules mi
nutes où elle m'est plaisante . Le reste du temps ,
je m'en passe . Ni amitiés, ni collages . Vers la
lisière du Bois de Boulogne , j'habite à l'auberge,
un logement, meublé selon mes goûts. Aussi
n'ai- je point à m'embarrasser de régir des do
mestiques. Le gérant de l'hôtel y pourvoit .
Prenant mes repas au club , je n'ai point à
m'occuper de menus . Les fauteuils y sont con
fortables, les salles vastes et palatiales, les
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 7
valets nobles et obséquieux. Ils me servent ,
tel un prince en attente d'hoirie, moyennant
une rétribution si raisonnable qu'elle solderait
à peine l'entretien d'un ménage d'employés .
Donc : pas de soucis ; pas de ces I tracasseries
constantes pour le carreau cassé, la serrure es
tropiée, l'insolence de la servante, la négli
gence de la cuisinière ; point de ces petites tra
gédies inhérentes à la vie conjugale , et qui
consomment la moitié du temps , vous éner
vent, vous exaspèrent. Je n'ai que moi-même
à soigner. A moi seul je dois la politesse.
« On m'apporte dès huit heures du matin ,
les journaux et les revues . Par leur moyen, je
regarde la physionomie du monde, tout en
avalant deux aufs pochés dans le bouillon d'un
exemplaire, pot-au -feu . A neuf heures , je me
lève , je me rase, je prends mon bain , je re
vêts un costume turc , et j'attends, trois fois
par semaine, la visite de l'entremetteuse. Elle
arrive à dix heures , en compagnie de ses pré
tendues nièces, car j'ai toujours pensé qu'on
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recherchait à tort les joies voluptueuses, vers
la fin de la journée , ou bien la nuit, lorsque
déjà toutes les lassitudes nous accablent . Au
contraire, après le sommeil réparateur et les
ablutions, je m'aperçois, frais, dans le miroir .
Je me sens dispos et robuste. Celle qui passe
pour une parente pauvre auprès du concierge,
me présente ses petites amies : tantôt deux,
tantôt trois, dans le salon, arrangé à la ma
nière algérienne. Elles sont empressées , parce
que nos relations rémunératrices durent, parce
qu'en pantalon turc j'ai l'air d'un pacha ro
mantique ; parce que mes gravures leur don
nent de la gaieté , et mes bonbons aphrodi
siaques du tempérament . Elles aiment revenir
malgré la prudence de l'entremetteuse qui
craint de me lasser si elle ne renouvelle pas son
personnel assez fréquemment. En effet, le
matin , toutes ces petites hétaires se trouvent
sans occupation . Elles chôment à l'ordinaire
jusqu'à la fin de l'après -midi. Mes habitudes
leur valent une aubaine en quelque façon sup
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 9
plémentaire. Elles se disent les unes aux autres :
« Tu es dans la purée : va donc chez le pacha . )
Voyez-vous, mon cher ; il en accourt plus
qu'il ne m'en faut . D'autres , des petites jeunes
filles viennent parce que ça ne les compromet
pas . On ne les voit point dehors accompagnées .
Elles restent honnêtes, et elles touchent leurs
quinze francs . De quoi s'acheter des bottines !
Enfin , mes photographies ont une réputation
alléchante .
» A midi , je saute dans le Métropolitain, et
je cours déjeuner au club . L'appétit est bon .
J'ai une faim de loup . Après le café, je som
meille au creux d'un diyan . Une bonne petite
sieste ! ... Je me réveille pour ma visite quo
tidienne aux musées , aux expositions . Tantôt ,
je vais au Louvre, admirer le Triomphe de
Flore du Poussin ; adorer le Saint- Jean - Bap
;
tiste et la Joconde du Vinci ; échanger des pro
pos muets sur le compte des Bourbons , avec
les portraits d’Ingres , aimer la Femme Couchée
de Truthat, respirer l'air orageux et frais du
10 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
Printemps que Millet a peint . Tantôt , au musée
Guimet , je m'offre un voyage parmi les âmes
d'Orient . Tantôt , à Cluny, je vais me souvenir
des belles pages de Michelet relatives au moyen
âge, entre les meubles, les ustensiles , les joyaux
et les ferronneries de nos ancêtres. Parfois,
je me rends à la Bibliothèque nationale pour
feuilleter les légendes des Bollandistes dans
leurs magnifiques in-folios . A Carnavalet, je
compulse les estampes de la Révolution , de
l'Empire, de la Restauration, en me gaussant de
la faiblesse des hommes pour réaliser leur idéal.
» Dès le crépuscule , les gardiens me chas
sent de ces endroits bénis .
» Alors, je retourne chez moi , par le chemin
des écoliers , en poursuivant un trottin accort ,
en lui proposant des bêtises, fort ennuyé s'il
accepte ; car je ménage mes forces et je dé
teste ces voluptés de rencontre au deuxième
étage d'un garni , dans le lit de pitchpin, sur
l'édredon prérafaëlite .
» En flânant, il m'arrive de gagner le Palais
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 11
de Glace . J'en aime la clarté intérieure que
répandent à profusion les lunes électriques .
Les femmes aux corsages de lueurs glissent ,
cambrées, sur la piste circulaire, et rient , et
crient. Leurs jupes de sport très courtes, les
font semblables à des écolières, à toute une ado
lescence enjouée , innocente et jolie qu'exal
tent les exercices de la récréation . Leurs crou
pes fermes saillissent sous la laine légère .
Leurs chevilles souples qu'enduisent de min
ces bottines jaunes se ploient un peu sur la
lame infléchie du patin. Il les entraîne dans
son vol ras de flèche. Elles sont des fées ra
pides et gracieuses, aux seins mal voilés de
jaune , de rouge, de vert et de pers , et qui
changent d'essors prestes , qui tournent, qui
biseautent tout à coup leur course , et puis se
courbent, se creusent, les mains ballantes et
le sourire pervers, les reins haussés , en fuyant
à rebours . Les jupes flottent. Elles cla
quent les jambes robustes quand la nymphe
fait demi- tour aux yeux des assistants épris
12 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
d'elle . Cette fuite éternelle des Syrinx me met
au cœur le désir de Pan . Je me rappelle l'é
poque , préhistorique où je courus , chèvre
pieds , en frappant le sol de mes sabots noirs .
Ma poitrine velue tremblait comme des cym
bales après un heurt sonore. Et je m'élançais
derrière la fille légère sautant les lianes , trouant
les buissons , secouant la neige des fleurs tom
bées dans le drapeau de sa chevelure . Aux
clartés électriques, durant une demi-heure, je
goûte la longue envie de bondir, comme au
trefois , derrière une créature rapide, de la re
joindre, de la saisir , la pétrir, la mordre, incer
tain , prêt à la dévorer ou à la féconder . Quand
un sein gonfle bien son corsage , j'invite la
personne à mes petits jeux du matin . Ou bien je
lui donne l'adresse de Mme Burschenschaft, lin
gère, rue Saint-Honoré .
» Je sors . C'est le soir . Les fanaux des au
tomobiles se précipitent dans l'obscur des
Champs - Elysées . Les monstres cyclopéens
dardent le rayon blanc d’acétylène , tonnent ,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 13
bruissent et passent entre les impatiences
des attelages . Les ombres des piétons se hâtent
sous les squelettes des arbres , indistincts . Dans
l'intérieur des coupés les profils de femme ,
s'éclairent avec des chapeaux de fleurs étran
ges . Je me crois au bord du Styx . Tout est
irréel, j'atteins l'avenue béante du pont qui
enjambe le fleuve après les colonnades des
Deux - Palais . Les astres bleutés des lampa
daires jalonnent le vaste chemin jusque vers
le Dôme vaguement doré des Invalides .
» Je descends au souterrain de faïence . Le
wagon du Métropolitain me jette chez moi .
Quitter mon costume de ville, passer mon habit ,
peigner ma barbe , m'apparaître au miroir,
comme un dieu - terme, à poitrine blanche sur
gaine de marbre noir, et coiffé d'une tiare
assyrienne de haute forme luisante : affaire
de dix minutes. Dîner au cercle, en compa
gnie de barbons. Leur jovialité n'a point
de bornes . Nous estimons les saveurs que pro
curent les courtisanes . Celui- ci, recherche les
14 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
enfants de ventre plat et de gambades vives .
Il faut qu'elles aient des bas bleus , des gorges
enfantines, des bouches sèches et curieuses,
des yeux noirs scintillants . Celui-là vante les
jambes en bas gris des filles lubriques, et leurs
mains tortionnaires , leurs bouches qui sucent
l'air , leurs yeux narquois, les aréoles brunes
de leurs poitrines . L'autre veut des femmes
lourdes, mères, aux parfums de nourrice et
d'étable, aux gestes passifs, doux ; et dont
la peau moite s'irize. C'est une science com
pliquée du tact qu'on établit par axiomes , en
sirotant la tisane de champagne.
» Enfin , je me rends au théâtre, au café
concert , ici . Je m'amuse des acrobates en
maillots jaunes, des cyclistes en maillots mau
ves , de ces statues vivantes et agissantes : les
mimes . Pour moi , le jouvenceau se tient immo
bile, la tête en bas fixée à la cime de la perche
que le colosse élève, grâce aux muscles bossus
d'un seul bras monstrueux . Pour moi, le ca
niche savant renvoie, du museau , le ballon que
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 15
lui rejette le chef d'orchestre, à moins qu'il
ne saute par-dessus la barrière, ne harcèle le
cambrioleur arrêté par un molosse affublé
d'un képi de sergent de ville . Pour moi , le
petit chat roux grimpe à la corde lisse , puis se
laisse choir dans la nacelle du parachute étalé .
Enfin , le ballet chatoie , flamboie , court avec
ses filles quasi nues , ses étoffes d’aurore et de
crépuscule, ses coiffures de soleil , ses pages
gris, ses châtelaines de brocart , ses mendiantes
en haillons multicolores, sa ballerine de gaze
roide aux jambes roses qui s'envole, retombe,
se cambre , offre les mille postures de son corps
élégant pour mes désirs ressuscités. Tenez,
voyez donc : la fille en travesti colle ses lèvres
aux lèvres de Lorenza pâmée , sanglotante de
plaisir , comme le voulut Rodolphe Darzens ,
notre poète . A vingt ans , j'aurais exigé l'a
mour de Cléo de Brode elle -même. Mon sang
et mon âme auraient pâti de ne l'avoir point .
Que de douleurs aurait endurées ma convoitise .
Aujourd'hui , je sais qu'en un boudoir voisin ,
16 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
ou demain , chez moi , une déesse à peu près sem
blable me donnera l'extase que j'espère . C'est
pourquoi , je suis incapable de chagrins et de
folies . J'ai dépassé l'âge de la sottise . Je sais
que les analogues s'équivalent, et qu'il n'est
rien que je ne puisse obtenir en m'accom
modant de changer les vains détails des appa
rences. Celui -là est heureux qui sait aimer le
monde, et non un être , un homme, une femme ,
mais ce que cet être contient d'éternel , de
divin et de général répandu en toutes formes
de même espèce . L'âge mûr seul accorde ce
bonheur . Avais -je raison , lorsqu'autrefois nous
devisions là-dessus ? Toutes les filles évo
quent les délires de l'aimée . Tous les livres sont
des amis sans visages . Les filles rassasient mes
amours ; et les livres mes amitiés . C'est le
bonheur lui-même, et que la jeunesse ignore ,
faute de facultés abstractives. >>
Le monsieur riait en se grattant la barbe.
Il était bien l'homme heureux. Il réalisait
ce que tant de gens souhaitent. Mais ce bon
*
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 17
heur- là vaut-il d'être souhaité ? L'abdication
de l'effort, de l'amitié, de l'amour peut- elle
suffire aux âmes avides continûment de souf
france ? Le désir de la douleur nous tour
mente trop. Il est notre orgueil de Titans
curieux . Il est notre vrai motif de vivre . L'or
gueil de vouloir, de conquérir, d'être admiré ,
d'être chéri, l'emporte , pour nous séduire, sur
le plat bonheur positif . Les adolescents se
suicident, dans les hôtels garnis, pour cet
orgueil mortel et sublime . Je le dis à mon
voisin . Il haussa les épaules, me méprisa, s'en
fut .
II
Je rencontrai l'homme heureux, un mois
plus tard , dans un préau d'école, où des can
didats se disputaient un siège parlementaire.
Nous nous rejoignîmes à travers les odeurs de
la tabagie , en badauds désireux de se dire
leurs impressions .
La réunion publique finit dans le tumulte
ordinaire . Les socialistes unifiés, soixante en
viron, par une admirable tactique de cris ,
d'interruptions, de mains levées en double,
de subterfuges comiques et ingénieux , contrai
gnirent un président ému à déclarer leur ordre
du jour, malgré l'opinion plus timide , mais
stupéfaite , de leurs onze cents contradicteurs.
Souriant de cet art adroit , très efficace, nous
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 19
quittâmes le préau d'école, et nous nous prîmes à
respirer amplement l'air de la nuit . Lente , la
foule , en devisant, en discutant, se désa
grégea. Nous dénigrâmes ensemble la parade
électorale. Nous espérâmes que la Fédération
des Syndicats ouvriers , bientôt, rendrait le
Capital-travail égal en puissance au Ca
pital-argent représenté par les trusts de
patrons quand la lutte économique aurait en
fin remplacé la stupide lutte politique. Nous
parlâmes de la vie dure, des labeurs mortels .
« Moi, dit-il, j'ai longtemps vendu et réparé
les outils des mécaniciens. Je peux dire que
j'ai vu le malheur, le véritable, dans les ate
liers , partout . Exemple . Il y a de ça vingt ans,
j'étais en Amérique du Sud . Nous posions le
rail depuis la côte occidentale du Quesitado
jusqu'aux gisements de phosphate qui sont par
delà les Cordillères sur les plateaux du ver
sant oriental. Un prodigieux pays ! De la brous
saille qui pique ferme , mais avec des fleurs,
des fleurs comme on n'en soupçonne pas ici ,
20 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
même dans les magasins du Boulevard . Du
mouton rôti tant qu'on en voulait . Sans pain !
Pas ça de pain ! Des patates grillées et salées .
Une bonne petite eau -de- vie . Du fromage de
brebis. Nous couchions sous des baraques
qu'on montait ici , qu'on démontait , et qu'on
remontait là. Parfois , l'orage emportait le
camp , les arbres et les rocs , dans ses trombes .
On roulait avec les pierres , les pelles, les pio
ches , les étaux et les soufflets sous un fleuve
tiède qui tombait du ciel , démolissait le chan
tier et la route , noyait les hommes dévêtus
parla rafale . Elle nous arrachait tout des mains .
Deux heures après, le sol était sec et dur. La
sueur vous inondait à son tour . Le soleil s'éta
lait sur le ciel entier pour éblouir les quatre
mille pauvre diables qui piochaient la monta
gne, qui chargeaient de terre les wagonnets ,
qui rivaient les boulons sur les traverses, qui
remuaient les hectos de fer, qui pétrissaient,
à coups de marteaux, le métal rouge sur les
enclumes , qui arpentaient le terrain pour le
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 21
nivellement , qui concassaient la roche pour
fabriquer le ballast . Quatre mille gaillards
hétéroclites , des jaunes et des noirs, des mé
tis d'Indiens et d'Espagnols, des blancs aussi
échoués là par hasard , à la suite d'un mau
vais coup allongé , en Europe , dans une ba
garre d'estaminet, à un copain mal embouché
ou à une garce infidèle.
Naturellement, l'affaire était entre les mains
d'une banque anglaise de Buenos - Ayres. Elle
avait envoyé là deux clubmen silencieux et
roides, ses ingénieurs. Ils obéissaient à un
bonhomme rond comme une pomme, rouge
comme une tomate, dodu, ventru , poussif,
mais qui avait l'oeil à tout . Il grimpait aux
cimes. Il dégringolait dans les précipices. Il
toisait lui-même le déblai. Il inspectait les
paupières, les narines du troupeau . Il faisait
ouvrir devant soi, par les gauchos, tous les mou
tons abattus pour vérifier l'état de la viande au
point de vue sanitaire. Entre sa mule écumeuse
et son parasol d'alpaga, il se démenait, criait en
22 CLARÍSSE ET L'HOMME HEUREUX
quatre ou cinq langues des ordres précis.
C'était Sir James Forster de Londres, notre
patron à tous . Un homme ! Et qui n'avait pas
volé son million , lui !
Même il en imposait à l'équipe des métal
lurgistes yankees , de singuliers craneurs qui ma
niaient, avec des gants, leurs machines -outils
compliquées comme des horloges et montées
sur des chariots. Pour ces princes, il fallait
ouvrir le chemin dans la brousse, aplanir des
chaussées provisoires , faire sauter le roc à la
dynamite. Chaque fois , un des artificiers
italiens se faisait tuer par les éclats , tandis que
ces messieurs de Philadelphie regardaient en
se croisant les bras , et en houspillant les pauvres
bougres. Si la police ne nous avait pas conte
nus, certains jours , on aurait rossé un peu ces
Jonathans. Mais il y avait les trois cents
senores , gendarmes du Quesitado, leurs cara
bines à répétition, leurs mines de hidalgos
cruels, et la cage où l'on enfermait les récal
citrants pour les descendre, entre deux mules,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 23
jusqu'à Santiago dans une basse fosse de la
falaise . Et ce n'était pas drôle de flairer la
charogne de cette infâme geôle, boire l'eau
pleine d'araignées, et défendre à coups de
sabot le biscuit contre les rats . Et des rats,
monsieur, gros comme nos bouledogues ! Ça
vous enlevait un orteil dès qu'on s'endormait
pieds nus .
Tout de même, on s'accoutumait. Quoi !
D'abord on y mettait de l'amour-propre.
C'était chic d'amener la locomotive à deux
mille mètres d'altitude pour étonner les con
dors, les aigles, les gauchos en larges panta
lons de cuir , ceux dont les chevelures de jais ,
huileuses, dansent au galop de leurs petites
rosses écorchées. Quand ce monde - là s'attrou
pait afin de contempler le premier train de
ballast , on se sentait fiers d'être les Civilisa
teurs, monsieur Moi, j'installais ma forge,
męs établis, mes étaux, mon tour, ma four
naise et le manège à trois mules qui mettait
en mouvement la batterie de soufflets. Ça
24 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
stupéfiait les indigènes . Ils s'asseyaient sur
leurs talons , et ils fumaient là des heures,
mâles et femelles , en regardant mon équipe
limer , forger , souder , faire des brasures, ai
guiser les dents des pignons. Seulement il ne
fallait pas courtiser leurs donzelles. Vlan ! leur
couteau vous arrivait dans le ventre . Ça ne
tardait pas . Et en selle ! Ils s'envolaient comme
un essaim de sales mouches . Ils laissaient à
terre le Don Juan qui se tordait sur les cail
loux en vomissant rouge, en crispant les poings,
et en hurlant à la mort. Les senores gendarmes
feignaient un peu de chercher l'assassin . La
plupart du temps, ils attrapaient un vieux
qui n'avait rien à savoir de l'affaire, et ils le
fourraient dans la cage suspendue, par des
brancards, entre un mulet d'avant et un mulet
d'arrière . En route pour la côte !
Afin de parer à ces drames, un Allemand
qui vendait du vin de Saxe, des chemises
de Silésie et des conserves de Hambourg ,
alla chercher en bas tout un lot de mulâtresses.
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 25
Coiffées de foulards écarlates et attifées de
châles de Manille , elles semblaient de gros
perroquets verts , jaunes, noirs et bleus. Belles
filles, du reste , mamelues, râblées et cambrées,
Les Italiens gâchèrent leurs économies dans
la tente du Berlinois où ces créatures versaient
à boire, puis attiraient les consommateurs
derrière les barils. D'autres Teutons , placiers
en clous , en rivets , en bêches de Westphalie
dans les bureaux des entrepreneurs, imitèrent
leur compatriote. Et le camp allongé sur une
vingtaine de kilomètres s'encombra de bu
vettes à femmes .
Ça m'étonna . Sir James Forster avait jus
qu'à ce jour interdit ce genre de commerce
dans l'étendue des chantiers pour éviter les
querelles entre galants. Nous poussions le
rail depuis dix -huit mois . A peine un Mar
seillais et un Chinois avaient- ils pu , pourchassés
d'ailleurs, sous divers prétextes, par les senores
gendarmes, promener de zone en zone, deux
Suissesses molles, trois Parisiennes fiévreuses
26 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
et flétries, quatre lourdes Bavaroises et une
demi-douzaine de Japonaises trop basses sur
pattes. Pourquoi le patron laissait - il tout à
coup les placiers allemands ériger leurs bars
de planches et de toile, tant au creux des val
lées herbeuses ou les locomobiles sifflantes
écrasaient le grès rouge sur la voie future,
qu'à la cime des pitons où les grues à vapeur
hissaient tumultueusement le matériel acces
soire des perforatrices ? Mystère.
Autre histoire. Les entrepreneurs promi
rent, un beau matin, des primes de quarante
piastres aux équipes pour une production sup
plémentaire très faible, et qui , selon le tarif
ordinaire, ne valait pas un tel prix. Naturel
lement, la prime, une fois touchée , s'épar
pilla dans les corsages des mulâtresses, et sur
les comptoirs de leurs établissements. Là
dessus, il m'arriva d'embaucher une dizaine
d’Italiens pour aider à la construction d'un
fourneau spécial . Le soir de la paye, leur chef
me confia que ses hommes auraient bien voulu
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 27
retourner à la côte . Mais ayant dissipé leurs
économies, ils restaient pour en refaire. Et
c'était triste car l'air devenait trop malsain . Je
le contredis . A cette altitude l'atmosphère très
pure fortifiait au contraire les poumons . Il
nia . Je discutai lui montrant l'immense pays
en pente qui s'inclinait depuis les cimes de
neige rose, sous le couchant, depuis les chaos .
basaltiques des sommets, depuis les forêts
de chênes, jusqu'aux palmiers épars dans la
savane du plateau prochain . « Nous flairons
tous la malaria » , répondit- il.
Une semaine plus tard , les Moraves et les
Hongrois, choisis pour leur innocence, ouvrirent
la tranchée dans cette superbe savane . On leur
fit retourner l'humus et déraciner les plantes
qui, sans cela, eussent repoussé à peine fau
chées . Cinq jours, ils avancèrent. D'en haut,
nous les vîmes, maigres et dégingandés, four
miller au soleil, égratigner la verdure, s'en
foncer dans les plaies du sol, rejeter, à pelletées
innombrables, la terre noire. Le sixième ma
28 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
tin , nous remarquâmes une diminution de
cette multitude. Le neuvième , elle était ré
duite de moitié . Le onzième jour, un convoi de
la côte amena cinq cents Calabrais ivres, qui ,
chantant, riant , allèrent au plateau. En che
min , ils rencontrèrent une bande de compa
triotes. Ceux -ci leur annoncèrent la « mala
ria » . Eux- mêmes remontaient, ayant laissé
le tiers de leurs compagnons à l'ambulance amé
ricaine . Et ils désignèrent les flammes des ba
raquements que les médecins incendiaient après
la mort des fiévreux. Les nouveaux venus
refusèrent de continuer la route. Ils déposèrent
leurs besaces, ils nouèrent les images de leurs fou
lards autour de leurs cous bruns . Ils s'étendirent,
et cuvèrent leur alcool, gardant leurs chaînes
et leurs montres d'argent sous leurs mains
croisées . Sir James Forster accourut au trot
de sa mule avec le parasol d'alpaga gris. Et
il discourut en patois des Calabres. La sueur
mouilla ses sourcils blonds et ses favoris
blancs. Les gaillards ne voulurent rien en
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 29
tendre . Assis sur leurs derrières, ils secouaient
la tête, en inspectant leurs brodequins à clous .
Plusieurs jetaient des pierres à un condor qui
planait, énorme et bleuâtre. A la fin , notre
patron feignit de se résigner à ce caprice. Il sut
qu'il les enverrait au travail des cimes . En atten
dant, il les fit camper autour du bar Wagner,
et prescrivit qu'on leur distribuật une avance
de paye. Lors les mulâtresses de l'Allemand
leur firent oublier l'appréhension de la peste.
Corps africains et calabrais se mêlèrent en
grognant de plaisir sur les tas d'herbes séchées,
à l'abri des bâches tendues .
Durant cette semaine - là , tous les taverniers
décampèrent des hauteurs . Cahin -caha, maté
riel , barils et servantes furent transportés à
quelque distance du plateau . Alors plusieurs
musiciens de la ville organisèrent des bals
en des prairies fauchées. Du matin au soir,
arrivaient des Chiliennes et des métisses
autorisées à vendre le tafia , les gâteaux secs ,
les saucisses grésillantes. Une foire s'éta
30 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
blit . Des saltimbanques dansèrent sur la corde .
Les fusées grimpèrent dans le ciel nocturne .
L'odeur du mouton rôti gagna l'espace . Main
tenant le train provisoire fonctionnait régu
lièrement depuis la mer jusqu'au sommet 143 .
Un hangar de tôle ondulée brilla sous la pluie ,
à la limite des neiges supérieures. Et , de
cette station, des centaines de femmes des
cendirent continuellement. Espagnoles de trente
ans, sèches et noires, la rouflaquette à la
tempe ; grasses créoles , le cigare vissé entre
leurs lèvres épaisses et gercées ; fillettes d'or
phelinats ; petits squelettes gambadeurs en
turbannés de chevelures noires ; crapules de
faubourgs piquées par les moustiques, ahuries,
agressives, injurieuses et salopes , nubiles à
peine : tout cela dégringolait, jacassait et se
cambrait dans les robes de cotonnades à raies,
dans les châles à ramages , sous les ombrelles
rouges , vertes et jaunes .
Sir James Forster les recevait au seuil de la
Foire, derrière un arc de triomphe en palmes.
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 31
Gagées comme vendeuses, elles se répartissaient
entre les baraques et les tentes. Elles s'ins
tallaient aux comptoirs. Elles puisaient aux
petits tonneaux en perce. Elles rinçaient les
verres , puis versaient aux hommes toutes
sortes de liquides en fixant le tarif de leurs
faveurs pour les ivrognes riches de piastres.
Le reste des Hongrois, des Moraves et des Sy
riens remontait alors de la savane. Car em
ployées pour défoncer le terrain plus vite, les
charrues à vapeur avaient trop profondément
tranché le sol, et découvert une sorte de vase
que forment les infiltrations de la neige fon
due . Du faîte des monts, elle glisse par la
pente, et stagne sous la savane du plateau . Il
allait falloir rempierrer, si les miasmes déga
gés de cette pourriture végétale permettaient
l'opération . Or, les flammes des infirmeries in
cendiées par les médecins après les décès des
malades, se multiplièrent, drapèrent d'or on
duleux l'horizon d'étoiles et d'ombre .
Je dus établir ma forge sur un éperon ter
32 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
minant le contrefort extrême des sommets
afin de me fixer entre les travailleurs du haut
et ceux du bas, afin d'épargner tant aux
uns qu'aux autres un long chemin s'ils appor
taient leurs outils et leurs machines à la ré
paration . Aussi je contemplais le drame de
ces foules qui s'assemblaient, s’animaient,
s'épouvantaient et se résignaient, pour ainsi
dire, sous mon balcon . Sir James Forster pres
crivit que tout son monde abandonnât la
savane et campât autour de la Foire . Il ap
pela , vers le même lieu, les équipes dont la
tâche était finie dans les défilés des cimes .
Réunis là, avec un millier de filles, après dix
ou douze mois de chasteté obligatoire, trois
mille hommes, le gousset lourd de primes sou
daines, se donnaient du plaisir ; et du fameux !
Ça dansait, ça chantait, ça se saoulait, ça se
battait, et ça forniquait en toute langues, du
soir au matin, tandis que les tombereaux ,
attelés de huit mules, charriaient les pierres
depuis les roches des sommets jusqu'aux tran
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 33
chées de la savane mortelle . Mon Forster, cha
que jour , faisait planter la tente d'un nouveau
bar, d'un nouveau cirque, plus à l'est , vers
le lieu méphitique ; sournoisement. Chaque
soir, on tirait le feu d'artifices plus à l'est
aussi . Et je regardais le glissement lent de
cette multitude vers la mort que leur cachaient
les danses des Espagnoles et des négresses ,
les baisers ardents des Chiliennes , les bras
odorants des grasses créoles, les gambades
des fillettes lubriques. Evidemment , lorsque
ces gens n'auraient plus un sou , Forster leur
offrirait à haut prix du travail sur le plateau .
Ça lui coûtait gros , mais , s'il emportait l'af
faire, les gisements de phosphates étaient
à sa banque, plus les douze millions de béné
fice annuel assurés par l'exportation de cet
engrais chimique dans les pays agricoles de
l’Europe. Et le bonhomme se félicitait, gras,
jovial, serrant toutes les mains calleuses, re
levant tous les ivrognes perdus, tapotant les
joues des garces .
3
34 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
Par malheur, la morve attaqua les mules .
En ce climat , les épizooties se développent
avec une célérité bizarre . Au bout de qua
rante-huit heures , cent vingt bêtes gisaient
à la limite de la savane, sur le bord des tranchées
funestes. Et , le surlendemain , les carcasses
étaient recouvertes d'un peuple de mouches
pareilles à des rubis ailés. Un charretier qui
voulut recueillir les cadavres fut, en un clin
d'eil, revêtu de leurs essaims . Il gesticula ,
courut, bondit, puis s'affaissa sous le nuage de
joyaux vivants irradiés au soleil . Ceux qui
tentèrent de le relever succombèrent en dix
minutes . On envoya des gens casqués, gantés
de cuir . Les terribles insectes les entourèrent
d'une nuée magnifique, et puis étouffèrent
les hurlements d'agonie . Alors , Forster et
les médecins ordonnèrent d'allumer la brous
saille. Dès qu'elle pétilla , fuma, des millions
de mouches prirent essor . Chassées par la peur,
elles volèrent sur le camp.
De mon observatoire, nous vîmes les fem
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 35
mes s'enfuir, affolées, des avenues , se ruer
dans les baraques, ressortir lumineuses de
toutes les bêtes attachées aux chevelures , aux
robes , et qui piquaient, de leurs dards veni
meux , la chair . Un cône de rubis tourbillon
nants , montants et descendants, enveloppa
l'espace de la Foire . Le soleil de midi enflam
mait les essaims radieux. Cela dura tout le
jour. Des hauteurs, personne n'osa descendre :
parfois, un être qui sortait de ce cône s'abî
mait vite , mort et insensible, dans une armure
de rubis grouillants.
Ce fut seulement la nuit, quand la rosée
du soir eût glacé, engourdi la masse rabattue
de ces dévoratrices , que l'on put approcher
les pompes remplies de pétrole. A distance ,
on noya les abords de la foire . Nulle vie n'y
persistait . Lorsqu'on put patauger dans cette
boue de pétrole et de mouches engluées, on
compta deux mille sept cent soixante -sept
morts , dont sir James Forster . On le reconnut
à son parasol d'alpaga, car chaque corps était
36 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
totalement écorché . Les mouches avaient mangé
les peaux entières. Les médecins décidèrent
de brûler cette fange . Elle fuma six jours .
Après cela, Monsieur, nous établîmes nos
chantiers dans la savane, parce qu'il faut bien
finir toute æuvre entreprise . Deux mois plus
tard le rail était rivé sur les dernières traverses ,
au milieu des champs de phosphate . Je reçus ,
pour ma part de prime, cinquante actions libé
rées de cent dollars , et qui valent aujourd'hui
dix mille francs l'une : la garantie de mon
bonheur ! C'est ce qu'on peut appeler du
Capital-travail, hein ? »
L'Homme Heureux me serra la main et s'en
fut en fredonnant , la cigarette aux lèvres .
III 1
Nous nous liâmes tout à fait en déjeunant
chez une amie commune, Clarisse Gaby ,
notre glorieuse comédienne . Il l'avait séduite .
J'entends toujours cette femme délicieuse
lui plaire en se confiant :
De toutes mes douleurs, disait-elle , nulle
ne me fut plus cruelle que la mort du Spo
lettino . A la Galerie Richard Wallace , vous
avez chéri le portrait qu'il fit de moi sous les
apparences d'Hébé. Les créanciers de Venise le
vendirent aux enchères lorsque mon amant eut
expiré , lorsque ses yeux d'aventurine eurent
cessé de se plaire à me voir tantôt dans le
eadre en bois de violette qui contenait cette
38 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
toile inimitable , tantôt dans la robe de fleurs
que j'avais revêtue, selon le souhait de son
inconsciente agonie. Grâce à l'ivresse exta
tique que vaut aux mourants l'acide car
bonique dégagé par les premiers travaux de la
décomposition , lui croyait , s'affaiblissant, que
son esprit se libérait de la chair malade,
et qu'il m'aimerait bientôt âme contre âme ,
sans le vain obstacle de nos corps . Certai
nement vous avez tous remarqué cette gri
serie pareille à celles de l'opium et du haschich
dont , maintes fois , s'enchantent les suprêmes
instants des moribonds . Mon pauvre Spolet
tino jouit lui-même , par chance , de ce privilège;
et ce fut son bonheur qui divagua langou
reusement .
Pour moi, je m'ingéniais à feindre la joie
de l'amour triomphateur . Je refoulais mes san
glots, j'étouffais mes angoisses ; je faisais tour
à tour la muse et la bacchante , les médecins
ayant tout permis, puisqu'aucune défense hu
maine ne pouvait plus prévaloir contre les
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 39
forces de l'Eternel Sarcasme . Aussi j'avais dé
nudé tout l'ambre de son joli corps duveteux
et fluet. Ma bouche adorait ses épaules, ses
mamelles potelées, ses flancs creux , ses mains
lasses . J'évoquais notre rencontre dans la salle
de musée où le Tintoretto inspirait le jeune
peintre par l'entremise de son Christ cloué
contre la croix qui, s'élevant, penche encore .
De là, Jésus semble s'apitoyer sur la peine des
mondes autant que sur son propre martyre.
Nous avions été les amants de gondole
qui regardent la pourpre du couchant parer
Venise , cerner d'or les dômes de ses églises,
rougir les eaux corrompues et irisées des
lagunes , réveiller , sur les dalles des embar
cadères , la paresse des loqueteux. Les cous
sins noirs avaient soutenu les spasmes de nos
voluptés discrètes et sournoises. L'essor de
l'esquif poussé par la rame des chanteurs
avaient emporté , sur les ondes chatouilleuses ,
nos songes et nos baisers fervents. Que de
jours, dans le palais au carrelage disjoint, et
40 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
devant la colonne de marbre, ma forme avait
séduit l'artiste fixant aux panneaux d'une fres
que les minutes miraculeuses de mes beautés .
Tour à tour je représentai les saisons, les
heures , afin de réjouir l'opulent Hongrois
acheteur de cette ruine rose .
Et voici que notre amour avait épuisé la
vie de cet enfant. Brun, il gisait là, sur son
étroite couchette de cuivre, et pâle un peu dans
l'ombre de sa chevelure épaisse . Ses dents
étincelaient encore dans le sourire séché par
la fièvre . Secrètement j'eusse voulu que le der
nier souffle le quittât de peur qu'avant la
seconde décisive, il ne finît par comprendre
son état . Quelle torture eût alors tordu son
âme épouvantée ?
Je lui murmurai des chansons à l'oreille,
nos joyeuses chansons, en répandant sur la
toison de sa poitrine mes parfums de Chypre.
Ses narines aspiraient lentement leurs émana
tions aphrodisiaques ; mais il ne sentait plus
les subtilités de mes attouchements. Avec un
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 41
éventail de couleurs je mêlai la caresse de
l'air à celles de mes mains. Il la préféra. Son
teint parut se ressusciter dans son éclat de
fleur italienne éclose aux parterres napoli
tains. Et tout à coup, il se roidit , serra les poings ,
ouvrit la bouche qui ne se referma plus sous
sa fine moustache noire . Ses yeux graves exa
minèrent le ciel à travers les arabesques peintes
jadis aux solives du plafond .
Deux nuits, je veillai le mort . Sous les
mains de cire bien jointes autour d'un cru
cifix, j'avais déposé la palette et les pinceaux .
Le laborieux semblait ainsi prier le Sauveur
d'agréer son æuvre pour prix de sa rédemption .
Mais quelle rédemption véritable le consolerait
de ne plus jouir de la lumière, ni des paysages
admirables, ni des odeurs suaves , ni des filles
ardentes et douces, ni des louanges sincères.
Sa foi n'était que vacillante, auparavant. Cer
;
tains jours le remords crispait sa face ; il cou
rait au fond des églises, dans les chapelles obs
cures, afin de crier sa contrition vers les saintes
42 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
images. Mais le vermeil et l'indigo du vitrail
que le soleil traversait , mais la ligne de plomb
longeant la taille de la Madeleine et le visage
de la Vierge , cela tout de suite le distrayait
de son Dieu . Il revenait en hâte à l'atelier pour
inscrire la Madeleine et la Vierge en de plus
belles lignes qui bientôt ne ceignaient que les
corps nus de l'Olympe hellène .
Aussi mon chagrin médita des funérailles
capables de vouer la métamorphose du mort aux
Forces qui régissent la splendeur des apparences.
Ne pensez-vous pas naïvement parfois, que
le cérémonial d'un enterrement, composé selon
des usages très anciens et traditionnels, peut
modifier le destin du mort . Nous savons à peu
près qu'une illusion puissamment voulue de
vient , pour qui l'imagine, plus évidente que
les objets réels . Une idée fixe, pour chimérique
qu'elle soit , en effet, occupe mieux notre vie
que les actes ordinaires et sains . Or, mon cha
grin étant extrême , ne pouvais -je pas me créer
de même , une espérance illusoire, mais tenace,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 43
plus tenace que ma certitude du néant , et ca
pable de me faire « vouloir » une vie seconde,
mais heureuse de mon ami défunt ?
Donc , je me persuadai que je fiancerais,
à la terre le Spolettino . Ne pourrais-je pas
unir étroitement la chair désagrégée du jeune
homme avec les principes de l'humus en
lequel il allait être enfoui. J'obtins qu'on
transportât le corps dans une contrée riante .
De cette baie couverte de platanes l'on
voit se lever le soleil par delà les horizons
de l'Adriatique. Mélangé à la terre d'une
colline , le Spolettino , par les organes des hé
liotropes fleurissant la tombe , « sentirait », du
moins, chacune de ces aubes délicates et chan
geantes dont il raffolait. Car il est impossible
que les rivages demeurent insensibles à la ma
gnificence de la mer. Toujours les terres des
côtes paraissent être assises là pour contem
pler les merveilleux baisers de la lumière et
des flots . Soit qu'elles se tendent en caps, soit
qu'elles réfléchissent, accroupies en promontoires,
44 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
tels les sphinx, soit qu'elles se creusent en
golfes pour mieux embrasser le spectacle dans
leurs courbes, soit qu'elles se dressent en
falaises pour apercevoir au loin, toujours les
terres semblent se plaire aux parades , aux
drames que les flots jouent en compagnie du
ciel , des astres et du vent.
Marié à la rive marine, le Spolettino goûterait
sans doute la vie contemplative de son
épouse . J'avais été trop jalouse' des aubes et
des couchants , des pays et des mers , parce
qu'il se retirait de moi, afin de les aimer avec
emphase . J'avais été trop jalouse pour ne
pas savoir qu'il les adorait davantage. Aussi
je préparai presque joyeusement les noces de
mon ami et de la terre . Je glissai pieusement
ses membres raides dans les manches d'un
frac . Je nouai les rubans des escarpins sur les
chaussettes de soie recouvrant la chair froide.
Je partageai par une raie droite les ébènes
de la chevelure. Je peignai la fine moustache
séductrice que tant de femmes voulurent,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 45
de leurs lèvres, palper, savourer longuement.
Le linceul enveloppa de clartés le petit ca
davre fiancé à la colline de mon choix . Et nous
partîmes dans le même express vers le lieu de
la fête nuptiale.
Nos amis communs nous accompagnèrent.
Ils emportaient des fleurs innombrables . A
mon exemple, ils souhaitaient que nous fixions
éternellement la meilleure joie du Spolettino .
Cette joie avait été transitoire et intermit
tente au long des jours passés . Maintenant,
il ne s'en passerait point dont elle ignorerait
l'aube délicate , puis resplendissante, ou bien
doucement triste et brumeuse, telles que le
peintre les appréciait de ses yeux enthousias
tes .
Et ce fut avec une liesse dite par les voix
des cantatrices, que nous confiâmes le corps
du créateur au giron de son épouse immortelle.
Elle referma sur lui les bras que dirigeait la
pelle des garçons d'honneur aux boutonnières
chargées de roses blanches . Mon vieil amant
46 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
génial, le sculpteur Luzzati, fit ériger, sur les
lieux, son Eros pétri naguère, et pour lequel
avait servi de modèle la nudité du Spolet
tino . Les jardiniers plantèrent mille héliotropes
autour de la fosse conjugale , afin que le mort
eût mille yeux violets tournés vers l'apparence
du soleil lorsque la gloire du matin éclate
rait à la limite des ondes.
« Ce printemps, je retournai sur la colline
mariée à mon délicieux ami d'autrefois . Là,
j'ai, comme les héliotropes du tombeau , dé
votement regardé l'aube transformer en une
opale rose, puis d'or, la mystérieuse Adria
tique, ma rivale, et rivale, à présent , de la
la rive trahie par les attentions des mille
fleurs passionnées. »
C'était pour l'Homme Heureux que Cla
risse Gaby égrénait cette grappe de souve
nirs. Quand elle nous eut congédiés avant de
se rendre à la répétition je le félicitai de sa
chance .
Cette adorable fille m'a rendu le goût
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 47
d'agir , ... répondit-il .... Je ne suis plus le para
site reposé que vous avez reconnu dans une
loge de l'Olympia . Maintenant je forge de la
richesse afin que les espérances fantasques
de Clarisse n'aient point à s'impatienter.
IV
Oui... me répétait-il sans cesse ... j'agis
avec fièvre et volupté , pour elle et les mille
bacchantes , et les mille vierges , et les mille
savantes qu'elle sait être . Je la veux triomphale
par toutes les opulences. Je me remets aux
affaires.
Je m'intéresse à celles des armateurs qui
se chargent d'importer, en France, les bois
précieux du Brésil ; et à celles des ébénistes
qui les façonnent, à Paris . Nous nous syn
diquâmes , il y a quelque temps, afin de ne
plus acquitter les droits de port exigés à Pauil
lac et à Bordeaux . Droits excessifs, augmen
tant trop le coût de la matière première, en une
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 49
époque où le prix de la main -d'ouvre croît
sans cesse de grève en grève. Tous cal
culs faits , il parut moins cher d'aménager
une crique de la côte pour l'accès des navires
à voile qui vont, par delà l'Océan , quérir les
billes et les poutres , en remontant l'énorme
fleuve des Amazones et en expédiant leurs cha
loupes jusqu'aux contreforts orientaux des
Cordillères . Sur notre littoral basque, moin
dre est la valeur des terrains nécessaires aux
hangars, bâtiments de dépôt , aux séchoirs ,
scieries et ateliers de rabotage . Moindre est
aussi le salaire des débardeurs, du menuisier ,
du mancuvre . Donc , il y avait un avantage à
demander une partie de la manufacture aux
provinciaux , en éliminant peu à peu les ouvriers
des usines parisiennes sauf ceux très habiles
dans l'art de sculpter, de polir et d'ajuster .
C'est pourquoi, comme agent principal des
armateurs et des ébénistes, j'enrôlai dans Libour,
Castagny et Saint- Jacques -du -Roc, pour le
prompt achèvement du nouveau port, tous les
4
50 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
jeunes gens libérés du service militaire. Les filles,
qui leur étaient, depuis Noël , fiancées, voulurent
attendre l'accomplissement total de cette
cuvre , et l'accumulation des économies, afin
de se mettre chacune en ménage avec un bon
livret de Caisse d'épargne dans le tiroir de la
commode. Quoi que pussent tenter les amou
reux à la sortie des bals, sur l'herbe tendre des
dimanches nocturnes, nulle ne céda tout à fait,
de peur que le gaillard ne quêtât, sa richesse
en main, les prémices d'une rivale sous pro
messe d'épousailles.
Cinq mois durant, ces garçons de race sen
suelle, vécurent dans l'exaspération de l'amour
inassouvi. Fortifiées par les labeurs cham
pêtres , les filles brunes ne se laissèrent point
définitivement trousser. Derrière les murs ,
au bas des haies , les luttes voluptueuses qui
s'engagèrent ne finirent plus , comme devant,
à la gloire du mâle . Ni les vierges minces
de Castagny qui, sous des capelines de percale
bleue, soignent le maïs, ni les gaillardes mode
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 51
lées de Libour qui paissent en tricotant leurs
troupeaux de chèvres sur les pentes vertes
de la Morta, ni les tisseuses hâlées de Saint
Jacques-du -Roc qui , debout contre leurs murs
blancs, fabriquent les filets de toute la côte
en peignant le chanvre et en maniant la navette
de buis, ni les fromagères des hameaux qui
plongent dans les seilles de lait mousseux la
nacre de leurs bras fins, nulle ne livra plus
ses lèvres, sa gorge aux bouches et aux
mains ardentes de leurs promis , le soir dans les
venelles éventées par la brise marine et en
chantées par la voix majestueuse du reflux.
--
Certains gagnaient Bayonne à la mi-nuit, et ,
dans les rues à bouges , trouvaient quelque
apaisement. Mais le souvenir de ces brèves
étreintes les hantait tout le jour lorsqu'ils
posaient leur cent de briques le long du cor
deau, sur l'échafaudage, dans la chaleur du
soleil , lorsqu'ils guidaient l'attelage de beufs
blonds charriant par les dunes les lourdes pier
res de montagne, ou lorsque, sous le dôme
52 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
de fer englouti au fond de l'anse, ils assu
raient les fondations du môle, pataugeaient
sur les varechs , cimentaient le grès avec les
rocs visqueux, équarissaient les récifs, bé
tonnaient les trous des blocs encroûtés de
coquillages, lorsque l'air bourdonnait dans les
oreilles , lorsque la lumière électrique éblouissait
les yeux , lorsque les veines enflaient autour du
front , lorsque les bruits de la vague assaillant
les parois tonnaient au -dessus de la tête sonore .
Avant le crépuscule, on laissait enfin l'ou
vrage pour le repos dans les cantines improvi
sées de l'économat , et dans les cabarets ou
verts à Saint- Jacques -du -Roc. Les hommes
mariés, là , se contentaient de boire l'apéritif,
puis s'en allaient les mains dans les poches, par
groupes, jusqu'à la soupe de leurs ménagères.
La petite marmite et la sachette de toile bleue
pendillaient vides au coude des marcheurs.
On voyait sur le clair ruban de la route les
uns s'acheminer vers la colline, vers Libour qui
est comme un cent de dés épars dans la ver
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 53
dure des tamarins . Les autres obliquaient du
côté de Castagny et ses toits rouges visibles à
peine derrière les altitudes de la falaise . A
Saint- Jacques, les pères de famille , pêcheurs
de langoustes , revenus du large avec la marée ,
bêchaient leurs planches de légumes . Les
vieux nettoyaient leurs bateaux à sec sur la
calle . Mais les célibataires, eux , avalaient le
potage aux crabes de la pension , dévoraient le
mouton au riz et aux tomates , savouraient un
fromage dur. Après le café-cognac et la ciga
rette , de la vigueur renaissait dans les membres .
La joie venait aux yeux malins et le rire aux
lèvres moqueuses . Toute lassitude s'évanouis
sait . Alors on discutait les mérites des belles ;
car , absorbées avec les aliments, les forces de
la terre se transformaient en désirs dans le
corps nerveux des mâles.
A sept cents, ils emplissaient de leurs cris
les salles des cantines et des estaminets. Ils у
conservaient les moeurs de la caserne. Les lous
tics étaient les chefs applaudis au milieu des
54 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
bandes qu'ils divertissaient en taquinant les
vaniteux et les simples . Debout, la cigarette au
milieu de la lèvre et le béret sur l'æil , Calandas,
dans la cantine accusait ainsi le paresseux
Morsumèche de courtiser la grosse Lucia
parce qu'elle gagnait beaucoup à vendre les
plantes d'herboriste, cueillies en gardant les
chèvres . Après la noce, le fainéant chômerait
quatre jours par semaine , sûr ; et ce serait un
fameux bouc qu'elle aurait de plus à surveiller,
la pauvre ! Morsumèche riait , sans même ôter
sa pipe de la bouche . Il faisait le gros dos sous
la veste . Ses mains pachydermes serraient
le verre où le sucre achevait de fondre dans un
reste de tafia. Et les amis de lui claquer l'épaule
en jalousant le sort qu'il se préparait. De la
poussière blanche s'élevait sur le drap battu
vers le plafond de lattes et de zinc , le long des
murs en planches bariolées par les affiches .
des apéritifs internationaux . On enviait
les longs cils de Morsumèche, ses cheveux
noirs et son teint vif, grâce à quoi le troupeau
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 55
de Lucia lui serait bientôt un bien , avec la mai
sonnette de chaux , l'étable, les quatre figuiers
du clos . Et l'on comparait les mules de Cathe
rine aux moutons de Geneviève, aux beufs
de Maria, au verger d'Alphonsine, à toutes les
richesses de Libour personnifiées dans ses filles
rondes et mamelues. Si rudes se montrent-elles
à l'ouvrage que chacune pour sa dot , fût-elle
servante de métairie, amasse des écus, du
linge , de quoi même acquérir les arpents du
potager fondamental.
Ceux qui aimaient dans Castagny espéraient
moins de chances matérielles. Mais de leurs
amies sèches et brûlantes , aux paupières bis
trées, ils attendaient le plaisir continuel de
vivre , couples chaleureux, parmi les gerbes de
maïs, et dans les basses -cours peuplées de
poules grasses, de dindons orgueilleux, de
coqs militaires. A cause de ses volailles admi
rables et de sa souple taille, Laridac, bien
qu'il fût borgne, avait obtenu les accordailles
avec Berthe Etcheverry, célèbre par les roman
1
56 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
ces de sa voix émouvante et le pigeonnier an
tique de sa ferme. Noras , le toucheur de bœufs ,
et Sébastien , le riveur, se rengorgeaient parce
qu'ils avaient les promesses de Fernande, de Mar
guerite, cousines de Berthe, comme elle brunes et
fières, demoiselles à chapeaux fleuris, le dimanche .
Au cabaret d'Autran ils écoutaient Simon, le
chanteur qui savait les refrains de Paris . Il
les propageait dans les cantines où les dilettantes
lui payaient du vin . Et les amoureux de Libour
ainsi trinquaient de place en place derrière leur
coryphée en pantalon de toile et en chemise
à fleurs plaqués au corps depuis le béret
bleu jusqu'aux espadrilles blanches .
Ceux qui courtisaient les chanvrières dans
Saint- Jacques-du -Roc quittaient la table avant
les autres . Aussitôt, ils s'égaillaient dans les
pistes des dunes , puis sautillaient au loin entre
les éboulis de rocs , vers les lieux enfumés
par l'incendie des algues . Les filles en recueil
laient les cendres, au soir. Maints éclats de rire
ébranlaient l'air quand s'apaisait un peu
ܝ ܚܝܚܬ
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX , 57
le rugissement de la mer accourue des cieux
avec les escadrons de ses vagues galopantes ,
écumeuses et brutales contre l'accroupisse
ment immuable des récifs.
Le Quatorze, Juillet, le vigneron Calès orga
nisa le grand bal , devant sa ferme sise à distance
égale des trois villages ; car il voulait vendre
le jus de son pressoir et l'alcool de son alambic .
Aussi l'estrade apparut magnifique, en guirlan
dée, pavoisée. L'aire soigneusement fut battue et
enclose d'un cercle de mâts supportant maintes
courges en papier qu'illuminèrent des bougies
intérieures . De Libour , les danseuses en jupes
blanches descendirent avec Lucia dont les beaux
seins tendaient le corsage . Catherine portait
un chapeau de paille bleue incliné vers ses
joues d'ambre et son vil orageux . Geneviève
avait ceint de pourpre sa taille étroite par
dessus l'ampleur de ses hanches espagnoles .
Les épaules nues de Maria brillaient sous
la dentelle noire de son fichu. En bas rouges ,
les jambes musculeuses d'Alphonsine trotti
58 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
naient parmi les neiges mousseuses de ses
jupons . A l'exemple de leurs chèvres, les bergè
res bondissaient en troupe par les sentiers de la
Morta qui dressait entre les astres sa cime
de roches argentées.
Les filles de Saint - Jacques montèrent de
la plage avec les rumeurs de l'océan et sa brise
qui collait aux croupes rondes les robes de coton
bleu , qui soufflait dans les chevelures ser
rées par des foulards écarlates, qui gonflait
les linons des manches . Bouquets au cour,
arrivèrent celles de Castagny en longues bandes
se donnant le bras , et les capelines écarlates
volaient autour de profils mystérieux. Berthe
chanta l'amour aux parfums de la nuit qu'elle
caressait de son éventail en papier d'or .
Tendrement, les voix de Marguerite et de
Fernande l'accompagnaient. Leurs corps
flexibles se cambraient dans les robes de soie
bleue .
Quand, au seuil des cabarets, les jeunes gens
aperçurent les cortèges, ils brossèrent leurs
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 59
manches. Ils allumèrent des cigarettes fraîches.
La vie se multiplia dans leurs veines . Les uns
plantèrent sur l'oreille leurs bérets , leurs cha
peaux de paille . D'autres se hâtèrent sim
plement vers le bal . Déjà, les musiciens prélu
daient . Calandas poussa Morsumèche contre la
grosse Lucia . Vive et souple dans sa gaine de
batiste blonde, elle s'accola au fainéant, le
frôla de sa hanche . Entre les bras des ouvriers
les autres s'abandonnèrent, valseuses émérites.
Berthe et son borgne tournèrent avec l'éven
tail d'or . Noras enlaça Marguerite et lui baisa
l'oreille qu'elle cacha contre l'épaule . Fernande
et Simon se saisirent , tournèrent, unifiés dans le
même tourbillon de soie pâle. Jusqu'à l'aube,
ce fut la joie du mouvement qui, mieux que le
langage difficile, explique les âmes aux âmes,
par le frôlement des chairs , les odeurs des tor
ses, les pressions des doigts, les malices des yeux .
Lentement issu de la montagne, l'orage cacha
de ses nuées le scintillement des astres sans
que personne le sût, Qui dans les cabarets,
60 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
qui dans sa maison , les spectateurs des danses
s'étaient un à un dispersés. Les mères avaient
reconduit celles de leurs enfants que les accor
dailles n'avaient pas encore pourvues de pro
tecteurs. Mais l'indulgence des aïeules avait
laissé les promises s'offrir librement aux plus
ardentes joies que ces vieilles elles-mêmes
avaient connues .
Les nues obscures attirèrent aux cimes des
vagues et des arbres les fluides enfouis dans la
mer et dans la terre . Les énergies électriques
se réveillèrent et s'assemblèrent à la surface
du sol, à la pointe des mâts, puis s'irradièrent
par l'air sec . Dans les chairs unies des valseurs,
elles ondoyèrent . Elles firent vibrer les membres
sur leurs cordes nerveuses . Les ganglions se
contractèrent autour des cœurs , dans les lombes ,
au creux des aines ; et leur émoi se transmit
aux centres de la pensée . Ah, les étreintes
qui furent rêvées , les assouvissements qui furent
espérés, les paradis qui furent souhaités,
tandis que les nuages s'abaissaient encore et,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 61
solennellement, glissaient vers les plaintes des
flots en mésaise . Le vent , qui rebroussa les
feuilles, mêla les tourbillons du sable à ceux de
la danse , et bouscula les lanternes . Deux flam
bèrent, se déchirèrent, pendirent, tombèrent
et s'éteignirent sous les piétinements fareurs
des garçons.
La mer gémit d'amour en tendant ses
écumes au ventre noir de l'orage. Il sourit ,
éclair de rubis et d'or .
Alors les mâles entraînèrent les filles trem
blantes qu'effarouchait la pluie. Calandas,
en les faisant rire, leur ôta toute force . Le
chapeau de paille bleue cacha les yeux de Cathe
rine pendant qu'il lui baisait la gorge dans le
corsage ouvert . Hors de la mantille noire arra
chée , les épaules de Maria brillèrent à la lueur
d'une foudre azurée pour les lèvres d'un scaphan
drier barbu . Soudain le ceinture pourpre de
Geneviève cingla la nuit , pendant que la dé
grafaient furieusement les mains diaboliques
du mécanicien Servasse . Et, sur la dune , gigo
62 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
tèrent , dans la mousse des jupons, les jambes
rouges d’Alphonsine qu'enlevait son colosse
débardeur. Fuyant vers Saint - Jacques , étrein
tes par leurs fiancés batailleurs, les filles au
chignon de foulard perdirent leurs bouquets
de roses , leurs bouquets de bleuets, leurs
bouquets de renoncules sous les doigts vigou
reux qui ravageaient leurs corsages. L'une
après l'autre elles fléchirent, s'agenouillèrent
et s'assirent au fond des creux sablonneux .
Elles étouffèrent dans les embrassements, bien
heureuses, tandis que les voix des Castagny
poussaient leurs cris de défense sous les
capelines mouillées , derrière les buissons d'a
joncs . Mais clapies et blotties dans les champs,
les luttes engagées à l'ordre de l'orage, ne se
terminèrent pas à la gloire des amants. On vit
échapper Lucia, dont les seins bondissaient
au rythme de la course . Morsumèche épuisé,
la laissa en jurant. Le triple rire de Berthe ,
de Marguerite et de Fernande triompha de
leurs galants, puis se changea en un refrain
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 63
moqueur qui s'en fut vers les toits rouges
de Castagny, éclairés par un zigzag livide .
Seuls le nuage et la mer unirent leurs foudres
et leurs gerbes d'eau jaillies . Quand la lune
se dégagea, joufflue, elle rit des garçons épars
qui s'essuyaient la sueur du front.
Le surlendemain Calendas, leur délégué,
vint me voir au bureau de l'administration .
Il me dit qu'il importait d'en finir . Ils placeraient
plutôt le maximum de briques par jour, chacun
dût - il travailler quatorze heures. Ceux des clo
ches à plongeurs voulurent déjeuner au fond
pour ne plus perdre même le temps de la re
montée . Servasse , les mécaniciens et les chauf
feurs réclamèrent la mise en activité des quatre
grues à vapeur de la réserve. Ils se distribue
raient la tâche . Par une nuit de lune , les cou
vreurs achevèrent le toit du grand dock . Et
le môle du Nord, à vue d'oeil, allongea son bec
dans les vagues hargneuses. Bloc à bloc , les
masses de ciment armé s'engloutirent entre
les récifs où les scaphandriers les enchaînèrent
64 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
avec des crampons d'acier. En vain l'océan
glauque descendit des cieux ternes, et toutes
ses hydres échevelées , ses rumeurs tonnantes,
ses gueules concaves , pour mordre effréné
ment les pierres des hommes . En vain les pluies
complices avachirent les bérets et les chapeaux
des travailleurs, ruisselèrent sur les échines
courbées, sur les jarrets arc -boutés, sur les
biceps gonflés. En vain le soleil rissola les
sourcils, calcina les joues , brunit les bras velus.
Pareille à une bête monstrueuse et gigantesque,
pareille aux créations d'avant le déluge,
l'ouvre s'élevait devant l'espace du ciel et
des eaux .
Elle avait six corps de bâtiments , six corps
roses , avec des dorsaux de métal , et des écailles
de lueur, six corps de brique, de zinc et de
verre ; six corps et deux tentacules de
pierre attaquant l'essor impétueux des flots,
l'endiguant au nord et au sud , réfrénant sa
vigueur, asservissant ses chutes et ses jets .
Depuis l'âge de la craie, les forces du golfe
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 65
n'avaient point vu de bête aussi terrible s'ac
croupir pour les combattre .
Etla bête eut deux yeux de lumière, deux phares
brillant au sommet de leurs tourelles, comme
les regards des colimaçons à l'extrémité de
leurs cornes . L'homme paracheva la solidité
de son champion devant la fureur jalouse de la
nature, tant il était amoureux .
Certes les Forces se défendirent. Par le moyen
de la vapeur trompant la vigilance de Servasse
le mécanicien, et qu'elles firent s'échapper
d'un tube rompu , elles creusèrent, avec cette
gerbe bouillante, le ventre et les entrailles
de l'adversaire. Un matin, dévièrent aussi les
rouleaux supportant la marche d'un moellon
de cent kilos le long du môle . Le colossal
débardeur d’Alphonsine se baissa pour rajuster
la pièce . Alors la masse chavira, culbuta,
écrasa la tête mafflue, comme le talon aplatit
un noyau de cerise, sans que la bergère qui
tricotait sur la Morta, parmi ses chèvres, eut
le pressentiment du malheur. Cela se passait
5
66 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
un samedi. Le dimanche, guidant à grand'
peine son attelage de beufs, quatre heures
durant, dans un lacet périlleux de la falaise
puisque le char descendait une lourde
machine vers la scierie , Noras eut soif. Il but
tout son litre avant d'arriver au bas . Peu à
peu les roches vacillèrent devant son regard .
La mer l'éblouit au tournant . Donc il chancela ,
se rattrapa à la queue du sous- verge , qui prit
peur et le rejeta sous la roue . Marbrant le rire
perfide de ses eaux , la mer se retira devant le
le spectacle des chairs écrasées , des os cassés ,
du sang bu par le sable avide. Le jeudi, un
crochet de la grue 5, toute la charge mise en
l'eau, remontait en se balançant à bout de chaîne.
Il effleura , comme par hasard , la tempe de
Calendas qui blaguait le borgne de Berthe
incontinent assommés, scalpés, renversés sur
un mètre de cailloux rougis . On ne sut jamais
non plus comment était tombé du môle Simon
le Chanteur. La vague le rejeta, cheveux col
lés, gluants, poings retournés, bras tordus
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 67
contre les pectoraux, orbites vidées par les
mouettes voraces.
Néanmoins notre Génie triompha des For
ces, grâce au sacrifice de ces héros. Au premier
jour d'août, fumèrent sur l'horizon de suie
livide les cheminées du Titan . Puis les
mâts inclinés par la tempête ennemie émer
gèrent dans l'étendue sombre que raya l'averse,
Le navire disparut tout une heure derrière les
buées malignes tandis que le courroux de
l'Océan se convulsait . De Saint- Jacques -le
Roc, la fourmilière humaine se précipita ,
noircit les dunes. Les tisseuses de filets, devant
les mers blêmes, oublièrent leurs tâches.
Sur les pentes vertes de la Morta, les bergères
s'appelaient, de troupeau en troupeau. En
bas, dans les rizières de Castagny, les bêcheu
ses se relevèrent, la main au -dessus de
leurs sourcils afin d'apercevoir le Titan
penché sur tribord avec ses vergues et ses
enfléchures que noyaient les sauts de grosses
lames . Mais le bateau gouvernait sa course .
68 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
Il grossit. On distingua les coques blanches
de ses canots extérieurs, la passerelle où se
cramponnait, chétif, le capitaine. Hissé sur les
montagnes subites, englouti dans les vallons
soudains, émergeant à la crête des cataractes
et s'enfonçant parmi les bouillons furieux de
leurs abîmes liquides, le Titan , gravit enfin ,
une lame géante qui le brandissait furieusement
vers le ciel. Sans lâcher l'échine de l'ennemie ,
mordue par son hélice, essoufflée, domptée, apla
nie , onduleuse, le steamer fila, par son élan propre ,
entre les deux môles blafards et fourmillants.
Et comme le navire passait à trente mètres du
warf, ses gabiers lancèrent une amarre lestée
de bois brésilien , autant dire de la richesse
même qui, dans les maisons de la montagne ,
de la plaine et de la dune, allait faire sonner
les baisers des amours créatrices, et, dans les
banques, l'argent fécond en puissance.
ܗܗܐ
V
Nous dînâmes ensemble , chez Clarisse Gaby,
un Premier Mai . Ce soir - là , l'Homme Heureux
fut le causeur hardi qu'une joie certaine
éperonne, enivre :
« Le repos par roulement , oui, tant qu'on
voudra ! Mais le repos universel ? ... Comment,
monsieur, en notre vingtième siècle, à l'époque
de la télégraphie sans fil, de la houille blanche
et de l'électrolyse industrielle, comment peut
on vouloir suspendre la vie créatrice vingt
quatre heures par semaine ? C'est un délire de
colimaçons visqueux qui se veulent coller à leurs
feuilles de salade, pour éternellement ! ... C'est
un rêve d'embryons ridicules englués dans le pro
toplasma et qui s'y chauffent avant la par
70
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
turition , l'âme encore aveugle, et les os encore
cartilagineux ! ... Depuis que je me suis remis à
travailler pour le plaisir de notre déesse, le
repos hebdomadaire m'est inconnu ... Evidem
ment, une heure par -ci, une heure par -là, quand
ça tombe : l'après-midi, entre deux discussions
d'affaires, ou dans l'automobile, en allant de
ma banque à mes entrepôts de Pantin , à mon
laboratoire de Villejuif, à mes usines de Noisy
le - Sec ... Quant au reste du temps, il appartient
aux affaires , aux inventions, à la science , à la
politique, à mon culte de Clarisse.
De vingt à quarante ans, je me suis reposé
une fois quinze jours, et une autre fois, trois
semaines, par ordre de la Faculté... Et quatre
jours aussi après que Clarisse ... Un point, c'est
tout... Eh bien ! regardez ma mine... »
L'Homme Heureux ressemblait à l'Henri IV
des images, au faune des sculpteurs. Bien que
catholique depuis deux générations, sa race
conserve la marque physique des aïeux qui,
dans Mayence, accueillaient, les larmes aux
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 71
yeux , l'armée de la Révolution française
venant anoblir les fils de Tyr, de Sidon , de Car
thage méprisés par les barons du protestan
tisme germanique. Inutilement le grand -père
et le père choisirent pour épouses des Anglaises,
afin d'amender leur type. Ils ont gagné seule
ment des jambes et de la certitude, du goût pour
les vêtements neufs et sombres, beaucoup d'ac
tivité physique, jointe maintenant à leur
énergie mentale de civilisateurs antiques.
L'Homme Heureux m'amuse . Je m'accoutumai
de l'aller voir à sa banque entre ses téléphones
et ses liasses de télégrammes, ses tableaux
synoptiques épinglés contre la moire verte du
mur , ses deux valises toujours prêtes pour le
voyage impromptu, ses quatre tubes où la foudre
décompose lentement quelque métalloïde, tout
à l'heure métamorphosé en poudre multi
pliable par milliers de tonnes, négociable,
transportable et livrable contre valeurs d'es
compte, dans tous lieux du monde, gares et
ports.
72 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
Même je lui pardonne, s'il injurie mon so
cialisme avec des raisons de logicien pressé
que tout retard exaspère. Car il ne voit, dans
la Révolution prochaine, qu’un arrêt des forces
en mouvement, après quelques brefs triomphes
d'apôtres enthousiastes , naïfs et bornés :
« L'augmentation des salaires, la réduction
des heures de travail dépendent uniquement
du bénéfice, de rien autre. Quand j'ai rémunéré
mon capital à dix pour cent, et mis autant à la
réserve, je puis distribuer le reste au personnel.
Mais quelle entreprise rapporte aujourd'hui
trente, d'un bout à l'autre de l'année ? Il faut
produire plus, simplifier par la science les
moyens de fabrication , abaisser les prix , ac
croître ainsi le nombre des acheteurs , gagner
une infinité de petites sommes sur une im
mense quantité de transactions ; ce que nous
permettra la science . Celle des Allemands les
enrichit. Choyons nos chimistes et nos phy
siciens . Ils élaborent dans leurs creusets tou
tes les solutions du problème . Travaillons.
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 73
N'arrêtons jamais la vie créatrice une minute !
« Quand j'étais pensionnaire au collège ,
il m'arrivait souvent d'abîmer mes habits,
de crever mes pantalons, de tacher mes tuni
ques . Je me promettais d'acquérir, un diman
che de sortie , quelques effets propres . Ah
bien , oui ! Le dimanche , tous les magasins
étaient, en ce temps-là, fermés. Pas moyen de
renouveler ma garde -robe. Il fallait me pro
mener sale . Pleuvait - il ? Je courais chez un
libraire pour m'emparer d'un livre . Boutique
close . Il ne me restait qu'à m'avachir sur une
banquette de café en buvotant des alcools qui
m'exténuèrent l'estomac, et en fumant des
cigares qui rendirent mon cour fragile . Le
voilà, le repos général hebdomadaire . Pas moyen
d'acheter une culotte, ni une revue ! Belle in
vention qui vous consigne au cabaret. Com
ment l'ouvrière employée toute la semaine
pourra -t -elle faire les emplettes indispensables
à sa progéniture, si le dimanche les actes com
merciaux sont interdits ? Comment deux cou
74 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
sins réunis pourront- ils s'offrir un bon dîner ,
si tous les restaurants chôment ? C'est déjà bien
assez qu'on ne puisse recommander un pli au
bureau de poste, le soir .
« Tenez, en prévision de la disette d'or qui gêna,
l'an dernier, les Etats -Unis, j'avais liquidé notre
position à la Bourse de Londres en août,
et changé en bonnes livres anglaises tous nos
titres. D'après les fameuses apparences de
1
la moisson là - bas, je m'étais dit, en juin : ces
gaillards de la Louisiane et de la Californie au
ront besoin d'argent, vers septembre, pour
payer le transport de leurs céréales jusqu'aux
marchés intérieurs et jusqu'aux ports d'embar
quement. Ils porteront leurs effets aux escomp
teurs. Ceux -ci, empêchés, étendront l'opération
aux guichets d’Albion . Le taux de l'escompte
grimpera. Je profiterai de la hausse en faisant
accueillir les papiers anglais et américains'
par la Victoria Bank de Fleet Street, dont nous
sommes commanditaires pour un quart du
capital souscrit. Elégante combinaison. Il y
75
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
avait là dix -sept cent mille francs à mettre en
caisse, la différence entre le taux d'août le taux
de septembre sur les sommes à négocier.
Dimanche, je reçois une dépêche de notre
agent général. Le censeur britannique exige la
procuration de notre Syndicat pour retirer de
la Banque d'Angleterre notre dépôt en espèces.
Je me précipíte . Tous les hommes de loi sont à
la chasse . Ils ont laissé leurs études désertes. Je
saute dans un train . Je rattrape un notaire au .
milieu des betteraves flamandes où il assassi
nait des lièvres . Je le ramène. Il grossoye
l'acte. Impossible de l'expédier : « C'est di
manche ! » me répond le commis des postes
impassible, épanoui, satisfait . Je l'aurais étran
glé. Après midi , la poste ne prend plus de
chargement le dimanche. Le dimanche ! Et
c'était le lendemain lundi, à neuf heures du
matin , que la caisse de la Victoria Bank
devait payer les négociateurs du papier amé
ricain , qui emportaient le numéraire sur le pa
quebot partant à onze heures pour New - York .
76 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
« Si nous n'avions pas payé en or, nous
rations l'affaire. La Victoria perdait sa clien
tèle yankee à jamais . Et, les dix -sept cent
mille francs ne rentrant pas dans notre por
tefeuille, nos commissaires des comptes n'au
raient pu permettre l'augmentation de salaires
que nous consentîmes à nos grévistes de Rou
baix . C'étaient douze cents familles condamnées
au chômage pendant un mois , à la misère pen
dant tout l'automne . Cela parce que l'employé
des postes n'accepte pas de chargement le
dimanche, après-midi. Il se repose , ce dieu !
« Mon cher, j'ai dû courir à Boulogne, fréter
un vapeur, et porter moi -même la procuration
à Londres. Avouez que c'est antédiluvien ,
que ce sont là des moeurs paléontologiques.
On se croirait dans une agglomération de pri
mates, et non à Paris , au vingtième siècle de
l'ère savante . Interrompre la vie créatrice
un jour par semaine. Quel crime contre l'ave
nir, Clarisse ! Quel crime !
« Car tout se tient. Supposez que je n'aie pu
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 77
fréter l'esquif à temps , ou que la mer eût grossi
et chaviré ce sabot de chalutier en vue de la
côte. Nos filatures du Nord , par suite de la grève,
abandonnaient les toiles de l'Etat serbe. Nous
devions à ce ministre de la guerre un dédit pour
n'avoir pas fourni, vers la date fixée , le million
de chemises militaires . L'Allemagne nous
enlevait la commande, et, bientôt, toutes les
commandes que les puissances des Balkans
inclinent progressivement à nous attribuer .
Avant six mois , nous aurions dû fermer,
dans le Nord , une usine sur trois. Nos actions
perdaient, à la cote , deux , trois , quatre points .
Notre crédit s'affaiblissait d'autant. Croyez
vous que les entrepreneurs occupés à cons
truire, pour nous , les phares du golfe Persique
eussent continué les travaux, sans exiger de
nouvelles, d'onéreuses garanties ? Or, nous
jouons des pieds et des mains, depuis dix -huit
mois, pour enlever l'adjudication des quais et
des docks sur le littoral hollandais de la Sonde .
Nous avons, dans ce but, acquis d'avance,
78 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
toutes les machines à bétonner, toutes les dra
gueuses en vente dans les ateliers du vieux
monde. Ces machines nous restaient sur les
bras si le gouvernement des îles de la Sonde
nous refusait le monopole de la réfection et
de l'entretien . Et il eût pu refuser au cas où
notre crédit eût paru fléchir ... Ah , Clarisse, le
beau dimanche que j'ai passé là .
« Vous riez ; vous imaginez que j'exagère ,
que je vous conte des blagues. Vous êtes tous
les mêmes , les littérateurs . Avez - vous de la
chance ! Ah, le loisir de douter ! Moi, je n'ai
jamais le loisir de douter ! C'est oui . C'est non .
Ce n'est jamais : peut-être... On ne m'invite
--
pas au repos hebdomadaire. Aidez -moi donc,
au lieu de faire l'ironiste. Je possède quelque
part dans les Pyrénées une chute d'eau qui
va faire tourner vingt-cinq turbines et vingt
dynamos de 800 chevaux chacune . Je peux éle
ver la température à 2,000 degrés dans mes
fours électriques . Vous ne voyez pas quelque
chose à faire cuire là - dedans ? Une matière
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 79
dont le transport ne coûterait pas cher au
tarif de l'Orléans ? Un stock d'acier à raffiner
pour les rails d’un Transsaharien ? Un oxyde
d'alumine à transformer en carburateurs d'au
tomobiles ? Toute une population crève de faim
dans la montagne. Ce travail la nourrirait ,
la vêtirait, la développerait. Non . Alors qu'est
ce que je fiche là ? J'ai rendez - vous dans sept
minutes avec le délégué de la Russie pour une
utilisation des cascades de l'Oural . Clarisse , je
vous emmène dans mon auto ... Où faudra - t -il
vous déposer ensuite ? ... Répondez ... Pas de
repos universel ! ... Le roulement, vous dis-je .
Rien que le roulement, Ou nous sommes
morts ! »
VI
La veuve d'un artiste ruiné récemment
possédait encore un tableau d'Albert Dürer .
Elle me chargea de lui trouver un acquéreur,
car elle comptait remettre à une Compagnie
d'assurances la somme , moyennant une pe
tite rente viagère . Dès que les brocanteurs
eurent appris la détresse de la malheureuse,
ils offrirent des prix dérisoires, en exagérant
les défauts de l'auvre et en dénigrant ses qua
lités . Las d'essuyer les dédains et les sarcas
mes fictifs des collectionneurs célèbres, j'al
lais enfin rendre compte de mon insuccès à
notre amie, lorsque l'Homme Heureux me
conseilla : « Si la toile était à vendre chez quel
que millionnaire, vous obtiendriez l'argent
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 81
qu'elle vaut ; mais les acheteurs connaissent
tous la situation de Mme N ... Ils savent qu'elle
attend cela pour manger . Ils veulent avoir
la chose, comme ils disent , pour un morceau
de pain ... Il n'y a qu'un amateur capable de
la payer son prix : c'est Grontaud . Allez voir
Grontaud. Il est assez riche pour se permet
tre le luxe de la probité, et même de la géné
rosité ... D'autre part, il s'occupe de belles
lettres ; il peint lui-même fort proprement.
Allez voir Grontaud ... )
Je plaçai le Dürer dans un fiacre et me fis
conduire à Passy . L'hôtel du Mécène m'ap
parut au centre d'un jardin en fleurs, dessiné
comme une épure, derrière une grille d'admi
rable fer forgé sans dorures. Le concierge,
en uniforme d'officier russe , reçut ma lettre
de recommandation, et , me priant d'attendre,
l'alla présenter au maître du logis . Après un
quart d'heure environ , il revint m'avertir qu'on
accordait l'audience. Sur les gonds, silencieu
sement, la grille tourna . Mon locatis, annoncé
6
82 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
par trois coups de cloche , m'amena jusqu'au
perron de marbre blanc . Ayant ouvert à deux .
battants une porte de verre opaque, au milieu
de la véranda qui précède la façade de pierre
nue, le laquais m'introduisit et me laissa dans
un hall éclairé par les vitres de la toiture .
Cent tableaux de maîtres , parfaitement choi
sis, décoraient les murailles grises, percées à
droite par une baie découvrant une salle d'es
crime, que tapissaient plusieurs panoplies d'ar
mes anciennes, et , à gauche, par une autre
baie découvrant la perspective d'un tir , que
des cibles et une silhouette humaine termi
naient. Je me souvins alors d'avoir lu ce nom
de Grontaud dans certains comptes rendus
d'assauts et de matches au pistolet. En outre,
ces deux syllabes « Grontaud » sonnaient à
ma mémoire ainsi que d'autres connues de moi,
particulièrement celles qui désignent plu
sieurs de mes anciens camarades. J'avais du
jouer aux barres avec Grontaud , ou copier ses
devoirs, ou lui souffier ses leçons ... Mais cela
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 83
demeurait obscur, et lorsqu'entrace mon
sieur sec , aux favoris diplomatiques, à la coif
fure plaquée, à l'allure de général autrichien
traditionnel, je me convainquis d'erreur. Froi
dement poli, il m'indiqua le fauteuil de l'in
trus, se renversa dans le sien , m'écouta , les
mains jointes devant sa moustache poivre et
sel. On apporta la toile . Soigneusement il
l'examina, la présenta de mille façons au jour,
inspecta , la loupe à l'eil, les détails du mo
nogramme ; enfin , se décida : « J'en donne
trente mille ... ni plus , ni moins... Nous ne som
mës pas des marchands. C'est oui ou c'est non ! »
Il regarda mes yeux , et y lut nettement ma
pensée, car il ajouta :
« Vous êtes très content de mon chiffre ...
La toile est minuscule . Vous ignorez , sans
doute, qu'il existe une réplique du même sujet
à la Picanothèque de Dresde... Mais elle existe.
Laquelle, d'ailleurs, est l'original ? Celle de
Dresde ? Celle - ci ? Bien fin qui l'assurera ...
Ça ne vaut pas moins de trente mille . Ça ne
84 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
vaut pas plus ... Les autres amateurs se sont
tenus entre sept et dix mille , n'est -ce pas ? ...
Concluez ... Oui ? ... Parfait ! »
Une table énorme, et d'un curieux travail
italien , nous séparait. Il cueillit , dans la ser
viette de cuir rouge, un reçu tout imprimé .
Il marqua la somme, l'indication de l'objet
vendu , puis me passa la plume, avec la feuille .
A cette minute, les caractères typographiques
composant le nom de GRONTAUD me pa
rurent identiques à ceux qui, jadis, m'avaient
appris, dans une gazette, la condamnation
d'un de mes compagnons d'études, pour es
croquerie, faux ou banqueroute. L'image im
médiate s'apposait exactement sur l'image
mnémonique ressuscitée . Je fus tellement sur
pris par cette révélation que j'omis trois mots
de la phrase acceptant le contrat. La surcharge
fut maladroitement tracée . Je dus faire une
rature. Mon acheteur reprit nerveusement le
papier, le déchira en vingt morceaux et tira
de la serviette un second imprimé... Il com
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 85
mença d'écrire à nouveau . Je cherchais sur
sa figure les traces de sa physionomie en
fantine. Soudain il jeta la plume, et ricana
de la façon la plus déplaisante. Son nez blême,
ses oreilles rouges, ses lèvres tordues signi
fiaient la colère ... Il me cria tout à coup ,
face à face :
« Je suis le Grontaud en question ... par
faitement ... Vous ne vous trompez pas !
Mais ! protestai-je ... Inutile de simuler
l'oubli ... Je vois très clair au fond de votre cer
velle. Vous m'avez reconnu ! D'ailleurs, il
n'entre pas dans mes intentions de dissimu
ler ! ... Je ne vais pas vous avouer que c'est
un autre, un frère, un cousin , de qui la res
semblance étrange, etc ... Je ne vous dirai pas
davantage que la honte me tue au souvenir
d'une faute de jeunesse ... Je ne vous assu
rerai pas que, depuis vingt ans, je sème les
bienfaits autour de moi pour racheter mon
crime ... Point du tout ... Point du tout ... J'ia
volé, parce que, de tous les actes capables
86 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
de me préparer le bonheur durant une longue
vie , le vol m'a paru le seul moyen d'assurer
la richesse , qui me semblait être la meilleure
chance de félicité... Rasseyez-vous... Déposez
votre chapeau ... Personne ne vous regarde...
Vous en seriez pour vos frais d'indignation ...
Je ne vous demande ni votre estime , ni votre
indulgence, ni même votre silence ... J'ai le
courage de ne pas me démentir, et de ne rien
renier ... Si je laisse dans l'erreur ceux qui ne
me reconnaissent pas , je me suis toujours
expliqué franchement avec ceux qui me re
connaissaient ... Même, je tiens à ce que
ces rares personnes entendent mon expli
cation . J'y tiens ! »
A ces mots, il jeta vers ses panoplies un re
gard qu'il reporta sur moi, de manière à m'in
diquer sa menace. Bien à tort, je crus qu'un
pareil drôle n'hésiterait pas devant un meur
tre. D'autre part , mon active curiosité s'ex
cita . Je me rassis en balbutiant que je ne le
craignais point, qu'il me semblait un mons
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 87
tre assez intéressant, et qu'il y avait dans cette
ménagerie un fauteuil suffisamment moelleux
pour ouïr de longues explications documen
taires, pour absurdes qu'elles pussent être.
« Fort bien ... Vous allez me soutenir, com
me tous les nigauds, que la fortune ne fait pas
le bonheur et qu'il n'est pas besoin de crime
pour l'acquérir... Hypocrisie ! Hypocrisie !...
Qu'est-ce qui donne le bonheur, sinon l'assou
vissement de nos instincts ? D'abord , l'homme
aime triompher ... Or, le riche triomphe. Les
piétons doivent fuir devant le trot de son équi
page ou l'élan de son automobile, comme des
vaincus devant la chevalerie qui les charge.
Au théâtre , il trône dans la meilleure loge,
royalement décorée . Au restaurant, les ya
lets se précipitent afin de le servir. Chez lui ,
la série des mendiants se vautre, s'humilie,
l'encense . Il peut acheter des électeurs et se
faire acclamer. Il peut fonder des hôpitaux et
mériter la louange des bons cours, installer
des usines et commander un peuple de tra
---
88 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
vailleurs. Donc , la richesse procure le triomphe,
souhaité par l'instinct primordial. Elle pro
cure aussi la volupté. En échange d'un peu
d'argent , les plus belles filles de l'univers
deviennent des virtuoses complaisantes qui
s'évertuent à faire frissonner et sangloter la
joie de notre chair. Enfin , l'argent nous vaut
l'amour , la reconnaissance et le dévouement
sincères, je dis « sincères » , de ceux que nous sau
vons de la ruine, voire du suicide . Triomphe,
volupté, sentiments affectifs constituent les
termes essentiels du bonheur. Seule, l'opu
lence les assemble sûrement et promptement.
Il faut être stupide , il faut couper dans tous
les ponts de la morale, et se mentir à soi-même,
pour nier cela .
f
« Mon pauvre père végétait dans la médio
crité d'un emploi comptable. Il m'instruisit
de cette vérité pendant toute mon enfance
qui l'entendit geindre, qui le vit en proie aux
créanciers et aux huissiers. Ma mère mourut
à la peine, quand j'avais quinze ans . Je l'ai
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 89
mais fort . Sa fin m'épouvanta. Je résolus de
conquérir ce qui manquait à mes parents,
ce que nous souhaitions tous, dans la cour du
lycée. Une fois bachelier ès sciences, j'appris
les éléments des méthodes financières comme
saute -ruisseau chez un agent de change. En
suite , je fondai cette fameuse banque, où les
gogos touchaient dix - huit pour cent de leurs
dépôts. Vous savez que je servis ce dividende
en puisant au capital. Je pus tenir dix mois,
grâce à quelques tours d'adresse. Quand les
concierges, les petits rentiers, les gouvernantes,
alléchés par le réel apparent de mes promesses ,
eurent confié le million à ma caisse, je simulai
quelques dépenses folles. Je meublai l'hôtel
d'une actrice en vogue. Je parus acheter une
écurie de courses, toute cela de manière à
laisser croire aux juges prochains que le mil
lion se dissipait. Huit cent cinquante mille
francs furent, au contraire, mis en lieu sûr,
et j'attendis qu'on m'arrêtât...
» L'extraordinaire, c'est que j'aurais pu
90 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
continuer encore longtemps ma parade. Les
titres des gogos affluaient toujours à mes
guichets. Il fallut presque me dénoncer moi
même. Au vrai, mon caissier, homme probe et
pitoyable, avertit quelques clients . Les plaintes
arrivèrent au Parquet. Les journaux vous ren
seignèrent sur la comédie au tribunal. Dix
ans de prison me furent alloués...
» Mon calcul était simple. J'avais vingt
deux ans . Selon la loi , une peine purgée en
cellule est réduite de moitié . A vingt -sept ans,
je sortirais libre et propriétaire de huit cent
cinquante mille francs . Mon existence s'écou
lerait ensuite, heureuse, même honorable . Il
n'en fut pas autrement. Je partis de la mai
son centrale pour voyager. Au Chili, j'épousai
une très belle fille 'de seize ans dont la fa
mille était à quia . J'assurai de petites rentes au
père et à la mère : cent cinquante francs par
mois . Ils bénissent ma munificence . J'aurais
pu demeurer là-bas . Chacun m'honorait, van
tait mon désintéressement, et mon génie qui
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 91
tripla mon capital . Mais je ne veux pas avoir
l'air de me cacher . Je considère mon action
comme juste, dans une société qui n'octroie le
bonheur et la considération qu'à la richesse.
L'apôtre social est calomnié, aux applaudis
sements des foules . Le savant est méconnu ,
bousculé ridiculisé par la caricature, le vau
deville et le roman . Le militaire est accusé ,
le prêtre vilipendé, le fonctionnaire bafoué,
l'honnête femme délaissée, l'artiste méprisé .
Seul, le riche obtient la déférence du monde.
Or , ma vie doit être une protestation contre
cette bassesse des meurs ... Comprenez-moi .
J'oblige à saluer un véritable bandit que la
richesse met au nombre des princes ... »
Je haussai les épaules. Il sourit . Au fond
du fauteuil, les jambes noblement croisées
et les mains jointes dans sa moustache poivre
et sel , il parlait posément, à voix nette , de
manière distinguée .
« Monsieur, je suis quitte avec la société . J'ai
troqué cinq ans de réclusion contre huit cent
92 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
cinquante mille francs, la fortune et la félicité .
Vous objecterez ceci, que je n'ai pas la considéra
tion des braves gens. Je m'en moque , monsieur !
Et, d'abord, qui vous assure que je ne l'aie ?
En tous cas, je ne suis point sans amis irrépro
chables, et qui m'excusent ... « Faute de jeu
nesse ! Entraînement des passions ! etc ... » Il
faut vous dire que, durant mes voyages, j'ai
su multiplier le bien mal acquis . Furetant de
ci, de-là, j'ai découvert un abominable Ra
phaël de la mauvaise manière, vous savez : ces
images qui ressemblent à une chromo de
quinze sous. Une Vierge à figure ronde et niaise,
avec un Jésus quasi -chauve sur les bras, un
petit saint Jean qui lui tire les pieds et un ar
bre dans le fond, le tout peint comme par une
pensionnaire enlumineuse de gravures, le tout
effacé sous un bitume verdâtre. Cette horreur
m'a coûté cent florins dans une église de vil
lage, en Autriche. Je l'ai revendue cent soixante
mille francs à un monsieur de Baltimore, qui
n'achète que les authentiques des grands mal
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 93
tres . Et d'un . Chez un ancien adjudant, per
cepteur en Auvergne, je décrochai du mur une
machine de Meissonier, de ces petits soldats
qui semblent découpés dans une image
d'Epinal à trois sous et collés sur un paysage
sans air ni lumière . Timide essai de jeunesse,
que l'auteur avait donné à un capitaine de ses
amis , lequel s'en était débarrassé entre les
mains de son ordonnance . Cela me coûta vingt
cinq louis, fut revendu soixante -dix mille
marks à un musée d'Allemagne. Et de deux .
Ainsi, je dénichai dans les masures toutes les
croûtes que fabriquèrent les Titien , les Rem
brandt , les Fragonard et les Millet , quand ,
forcés par l'indigence , ils bâclaient des co
chonneries , Ce commerce , en dix ans, me rap
porta gros. Je pus revenir à Paris et restituer
les huit cent cinquante mille francs au Syn
dicat de mes victimes . Cela, pour donner
raison à ceux qui m'excusent en invoquant
les folies de la jeunesse. Je ne tardai pas à me
savoir des amis. Quelques marchands et ama
94 CLARISSÉ ET L'HOMME HEUREUX
teurs prirent coutume de visiter la collection
que je m'étais réservée, entre les toiles bonnes
pour le négoce . Ma femme, très jolie, très 'af
fable , reçut d'abord leurs maîtresses . La deu
xième année , les amis de ces femmes les accom
pagnèrent à nos dîners . La troisième année,
Mme Grontaud passa l'hiver dans le Midi pour
cause de santé, et je reçus ces messieurs seuls .
Je leur prêtai de petites sommes . La qua
trième année, nous les invitâmes avec leurs
femmes, les maîtresses ayant été, une à une,
parfaitement vexées par nos impolitesses . En
gratitude pour mes obligeances pécuniaires,
ils amenèrent leurs épouses. J'avais un salon
artistique.
» Vers ce temps , une aventure me fut désa
gréable . On commençait à se servir d'auto
mobiles . Je descendis , un jour, de ce véhicule
devant chez Paillard , à l'heure d'y déjeuner. La
nouveauté de l'instrument attira quelques ba
dauds, non moins que l'empressement des
chasseurs et des grooms envers un client ha
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 95
bituel, non moins que la toilette opulente et
la beauté singulière de Mme Grontaud. J'avisai
dans le groupe un petit homme chafoin , en
jaquette démodée, et qui me dévisageait à
travers son binocle, sous un chapeau sordide.
Je reconnus Vinclair, vous savez , qui gardait
toujours la première place , et qui remporta
le prix d'honneur au concours général . Il me
reconnaissait aussi . Je le vis tâter son gros
porte-monnaie de cuir pour s'assurer des louis
nécessaires à un bon repas commandé dans ce
milieu d'élégancés. Il entra , s'assit à une ta
ble proche de la mienne, et continua de m'exa
miner curieusement.
» Je suis connu , chez Paillard . Les gour
mets se disent : « C'est Grontaud , l'amateur,
l'homme qui a les plus beaux Van Dyck du
monde . » On me saluait de chaque coin . Il
y avait là de braves garçons qui me devaient
chacun cinquante ou cent louis, d'aimables
filles que j'avais largement rémunérées de
leurs complaisances, d'honorables vieillards à
96 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
qui j'avais charitablement cédé pour deux
mille francs de toiles qu'ils avaient revendues
quinze mille , le lendemain . Des fidèles, quoi.
Vinclair les regardait tous , stupéfait, abasourdi.
A un moment, le chef des tziganes s'étant avancé,
proposa discrètement à Mme Grontaud de
jouer son air favori, Laientulo ! Laientula !
En veine de galanterie , plusieurs de nos amis
réclamèrent à haute voix ce divin Laientulo !
Laientula ! Alors, Vinclair éclata de rire,
mais d'un rire tel que toute l'assistance se
tourna vers cet avorton de professeur, chétif
et crasseux , qui rajustait le binocle de laiton
sur son nez rempli de tannes. On attendait
une explication . Je me sentais bouillir. « Mon
sieur, criai-je, votre rire m'agace ; et je vais
vous mettre le pied où il faut. Ah ! bah !
mon garçon, réplique Vinclair , on vous a donc
appris à jouer des chaussons de lisière, après
vous avoir appris à les tresser ? Malepeste !
quelle éducation complète l'on vous donne à
la maison centrale ! » Là -dessus, je bondis et
97
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
giflai deux fois mon insulteur... Il réclama
des sergents de ville... Mais je partis, après
lui avoir jeté ma carte à la figure, et laissé
quelques louis sur ma table . L'automobile
m'emmena très vite .
» Quarante -huit heures , j'attendis vaine
ment les témoins de Vinclair . Alors , j'envoyai
les miens : le comte de Gravenar et le colonel
Dravomirski, mes débiteurs, mes amis. Vin
clair refusa toute réparation. Mais Gravenar
qui a grande allure, et que j'avais, pour l'oc
casion , fait rhabiller complètement chez mon
tailleur de Londres, vint attendre, tous les
jours, Vinclair à la sortie des classes, devant
le lycée. Au moment où les élèves sortent en
foule tumultueuse , il s'avançait sur Vinclair ,
l'effleurait de son gant au visage, en disant :
« Monsieur Vinclair, vous êtes un lâche ! »
Cela suffit pour que les rhétoriciens vitupé
rassent leur professeur : « Calotte ! calotte ! »
murmuraient -ils en sourdine, quand il mon
tait en chaire : « As-tu vu ma calotte, sa ca
7
98 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
« lotte ? » Bref, Vinclair fut quotidiennement
conspué par ces jeunes éphèbes pointilleux et
qui n'entendent point la plaisanterie sur les
affaires d'honneur. Ennuyé de ces désordres ,
le proviseur manda Vinclair et lui représenta
que la situation était fausse . Il importait qu'il
sortît de cette impasse , ou qu'il démissionnât .
Mon cuistre avait déposé une plainte. Le com
missaire de police était venu chez moi . Je lui
avais montré mes tableaux . Il avait à peine
fait allusion à la bagarre en me conseillant
la prudence. Là -dessus, Vinclair demanda que
sa plainte fut admise au Parquet, Par chance ,
je pus faire parvenir à la maîtresse d'un dé
puté tel petit Watteau , dont un marchand
lui offrit dix mille francs, le soir même, sur
mon avis . Le député fit classer l'affaire . Alors ,
le pauvre pion exigea la constitution d'un jury
d'honneur. Je l'attendais -là .
in Tout - Paris sait que je touche aisément
les maîtres d'armes, et que je mets cinq balles
dans une pièce de cent sous à vingt - cinq
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 99
pas . Cet art est indispensable dans la carrière
que je suis . Le jury d'honneur se déclara dono
incompétent; car jamais on ne vit jury d'hon
neur avoir le courage de tarer une canaille,
un peu dangereuse. Vinclair dut se risquer
sur le terrain . Il avait choisi le pistolet . Je lui
logeai ma balle dans le ventre. Voilà deux ans
de cela . Il languit encore dans une maison de
santé . Dieu récompense toujours la vertu .
» On pardonne bien des choses à un homme
qui sait tuer . Vinclair fut accusé par l'opinion
d'avoir rouvert méchamment une blessure à
peine close, d'avoir insulté l’Enfant prodigue
et repentant, celui qui contraindrait à chérir
le crime s'il devait toujours être l'occasion
de tant de bienfaits consécutifs, de tant d'in
telligence et de tant de bravoure . Aujourd'hui,
quand mon auto s'approche du pesage , les
jours de courses, il m'arrive de ne pouvoir
matériellement répondre à tous les saluts .
» Mon Dieu , oui , je suis satisfait , De la façon
la plus évidente je prouve que , dans notre so
100 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
ciété contemporaine, le crime enrichi l'emporte
sur la vertu pauvre. Je suis un exemple qui
se pavane et qui ricane , franchement, loin
de toute hypocrisie. J'ai ma loge aux pre
mières , ma place marquée dans les restaurants
de la gentry... Si je voulais davantage ... mon
Dieu ... Vous considérez ces petites toiles ? ...
Eh, oui : j'ai un talent d'amateur . Avec
trente mille francs de publicité adroitement
répandus dans les caisses des petits journaux
qui vivent de cela, je me créerais en deux ans
une sourde réputation de grand peintre.
Faisant un cadeau à celle- ci , remettant
quelques billets de mille à celui-là qui se dé
cave au cercle, un médaillon d'Ingres à la
femme du collectionneur influent, je trans
formerais en art génial mon art médiocre .
La critique n'y verrait goutte . Je m'éveil
lerais quelque jour glorieux aussi bien que
tel ou tel qui s'arrangea de la sorte . On me
craint . Ma femme est jolie ; elle flirte gracieu
sement ; elle reçoit bien Mon cuisinier ne
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 101
craint pas de rivaux . Je pourrais aussi verser
de l'argent à la Confédération générale du Tra
vail ... Mais je dédaigne la gloire et la considé
ration ... C'est trop facile à se payer. »
Grontaud bâilla plus que de raison en exa
minant ses mains d'aristocrate ... Tout à coup ,
il poussa vers moi trois liasses, en disant :
« Voilà les trente mille francs de Me N ... Voulez
vous que je les lui envoie ? ... C'est entendu ...
Bonjour. Ne me remerciez pas ! Je ne vous de
mande même pas de me serrer la main : je
n'y tiens pas ! »
1
VII
Aux confins du quartier de l'Europe et des
d'Autriche que
Batignolles existe la rue
l'Homme Heureux fit constuire sur les terrains
appartenant à son trust . ' Il aime observer la
vie qui se développe dans ces immeubles à
sept étages et « pourvus de tout le confort mo
derne . » Il étudie la formation des romans chez
les portières, outre la biographie des familles
installées dans ses maisons . La morale des
ménages le distrait . Les escapades des fil
lettes l'intéressent . Il se réjouit des fian
çailles ironiquement . Il se console des deuils.
Mais rien ne se passe dans cette rue qui ne l'oc
cupe et ne l'aguiche.
Deux centres de pensée, deux cerveaux y
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 103
vivent. A la brasserie Spüller , conversent les
hommes . A l'épicerie Candor, jasent les femmes.
La mentalité du premier centre agit le soir ,
après les affaires et les labeurs administratifs.
La mentalité du second agit le matin, entre
dix heures et midi, pendant les opérations
ménagères du råvitaillement . Quelques truismes
politiques, commentés par l'architecte Vermo
rin , les magnificences des sports que cultive le
beau commis Bourdot, les plaisanteries ga
lantes raffinées par le vieux clerc Minorat
exercent, à l'ordinaire, la verve masculine.
Le prix du poisson et de la volaille noté par
Mme Pingon, mercière opulente, les principes
d'économie domestique dus à Mme veuve Bon
signe, le souci des modes nouvelles que sa
fille Alice propage, et maints jugements sé
vères sur autrui, nourrissent, d'habitude, les
propos féminins. Des faïences à paysages et à
nymphes symboliques, illustrent la brasserie.
Des tables en chêne , la meublent. Des vi
traux décoratifs la parent. Vermorin , blond
104 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
comme un Gambrinus y pérore, le chapeau sur
l'oreille , plus triomphalement que Rambure. Ce
courtier en matières photographiques guette,
moqueur et philosophe , les inepties du pro
chain pour les faire valoir , à la joie d'Alfred Bour
dot . Triste répétiteur méditatif que souvent
la misère harcèle, M. Lantaire se plaint à M. Mi
norat, au pianiste Sachsenfrag. Au milieu de
l'épicerie, vers l'étal des conserves anglaises
et des huiles provençales, la grosse Mme Pin
gon disserte avec maîtrise sur les choses du
quartier pour l'impatience de Mlle Alice Bon
signe qui, bavarde et jolie, aspire à la domina
tion . Mme Doutesse, la pauvre veuve obligeante
qu'accompagne un écolier taciturne, courtise
beaucoup la petite, mais riche Mme Cossade,
que suit toujours une cuisinière monumentale
pesamment chargée de victuailles.
En ces deux établissements, l'opinion de la
rue naît, se forme, se débat, se confirme, se
répand. L'architecte la colporte chez les entre
preneurs et les propriétaires que son art se
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 105
conde . Mme Pingon la répartit entre ses clien
tes , qu'elle pourvoit de corsets , bas , lainages,
jarretelles, etc. Le courtier Rambure la proclame
chez les chimistes et les amateurs de photogra
phie. Mlle Alice Bonsigne l'insinue dans quel
ques salons où la chaperonne sa mère qui garde
les flatteuses relations de jadis, lorsque le lieute
nant- colonel Bonsigne brillait au 62e de ligne.
D'autre part , le bel Alfred persuade à ses
maîtresses d'adopter les avis de l'architecte
que le vieux clerc Minorat enseigne aussi dans
l'étude du notaire Sartelles. Il suffit que Mme
Pingon ait défendu ces opinions à l'Epicerie
Candor pour que Mme Cossade les contredise
aux thés de ses amies, épouses de boursiers,
spéculateurs et commissionnaires d'exporta
tion . Pour cette dame, le bon genre consiste à
soutenir les convictions directement opposées
à celles des « personnes en boutique. »
Or, le doux Sachsenfrag loge chez la mercière .
Elle lui loue sa chambre du sixième sur la recom
mandation d'une de ses anciennes vendeuses
106 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
mariée en Suisse, et cousine par alliance du
musicien . Assez encline à goûter les charmes
des mélodies , Mme Pingon achète volontiers
deux heures de ce plaisir moyennant un dîner :
une assiette de potage, un hareng frais, deux
tranches de gigot à l'ail , une platée de salsifis,
une portion de quatre mendiants, un quart de
gruyère , une bouteille de bière et une tasse de
café . Ce léger surcroît de dépenses lúi permet
d'offrir une soirée musicale hebdomadaire
à quelques clientes . Ses demoiselles de magasin,
et des courtières en passementeries s'y régalent
de thé comme de gâteaux secs.'Mme Doutesse,
la pauvre veuve obligeante, s'empresse d'as
sister à ces galas. Une fois même , Mlle Bonsi
gne et sa mère, ayant demandé l'ajournement
de leur facture , n'osèrent pas dérober leur
morgue habituelle à l'invitaton survenue lo
lendemain . Ce soir -là , l'infortunée jeune fille
perdit sa réputation jusqu'alors intangible,
car elle y connut le benêt Sachsenfrag.
Non , qu'elle eût, un instant, le désir d'oublier
CLARISSÉ ET L'HOMME HEUREUX 107 +
ses devoirs dans les bras de ce Suisse maigre
et grisonnant à qui la pauvreté professorale
në permettait pas une vêture élégante ; mais
l'ayant, au vernissage, rencontré devant le ta
bleau le plus en vogue du Salon, elle lui rendit
un peu raidement son salut . A quelques jours
de là , pour obtenir toute bienveillance de sa
créancière, Mlle Alice lui notifia ce salut échangé
avec un ami maintenant commun . Ce qui,
dans la suite , autorisa Mme Pingon à dire
tout haut dans l'épicerie Candor : « Mon ami ,
M. Sachsenfrag et Mlle Bonsigne se sont ren
contrés au vernissage , devant cette toile qui
représente le Banquet des Maires , et qu'il
estime digne de consacrer une si majestueuse
conception de la fraternité patriotique ...
Elle continua de divulguer les opinions de l'ar
chitecte Vermorin , d'après la version Sachsen
fraġ , afin de convertir le vendeur de semoule,
le peseur de sucre , l'empaqueteur de salades,
le trieur de sardines en boîtes, et la souriante
caissière pênsite dans sa cage de cristal.
108 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
Mme Doutesse , qui réclamait pour deux sous
d'olives dans un cornet , après un bondon de
vingt centimes, entendit cette déclaration .
Son dévouement s'accrut de plus de respect
encore à l'égard d'une bienfaitrice capable de
lier un pitoyable tapoteur suisse avec la fille d'un
colonel. A mesurer l'importance des relations
pour l'avenir de son fils, l'écolier taciturne,
elle se promit de multiplier les marques de dé
férence autour de la mercière, et de lui prêter
toute aide possible . Cela se passait un mardi.
Le mercredi, la riche et brève Mme Cossade
choisit des melons, puis une langouste à l'étal
extérieur où s'amoncelaient en foule les mons
tres nacrés de la mer, les bêtes chatoyantes des
basses-cours , et les fruits rubiconds des Terres
Promises . Or, la pauvre veuve obligeante jugea
l'instant propice à chanter les influences de
Mme Pingon devant l'ennemie . Dès que
Mme Cossade vint régler à la caisse, la veuve
poussa de même ses trente centimes vers la
calculatrice mélancolique, et dit : « Au ver
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 109
nissage, M. Sachsenfrag et Mlle Bonsigne ont,
ensemble, admiré les principaux chefs -d'ouvre
que leur avait recommandés Mme Pingon . »
Le minuscule visage pâlot de Mme Cossade
ne parut pas entendre. Elle releva son nez pointu
dans la direction d'une affiche rouge vantant
les mérites de telles croquignoles aux eufs,
paya, sortit par -devant sa monumentale cui
sinière qui transpirait et bougonnait.
Le jeudi, au cours des propos de cinq heures,
chez Mme Lepont , propriétaire du 133 ave
nue Lassalle, et chez qui fréquentent les Bon
signe, de loin en loin, Mme Cossade ne se priva
nullement de faire entendre : « Il paraît qu'Alice
rencontre son musicien au Salon de peinture ...
Vraiment, vous l'ignorez ? ... Mais tout le monde
le raconte... Je n'en sais pas davantage ... Et
je déteste les potins ... »
Vendredi, M. Lepont alla prier l'architecte
Vermorin de vérifier, dans l'immeuble, le
fonctionnement de l'ascenseur . Donc, aimable
ment , il l'emmena dans son coupé jusqu'au
110 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
133 de l'avenue Lassalle. Brunette piquante,
la fille de la concierge les éclaira pendant la
descente aux caves . Cela fit qu'au retour, les
deux hommes parlèrent des plaisirs amoureux :
« Hé ! hé ! votre ami Sachsenfrag , pour qui
vous m'avez placé un coupon de concert ...
Eh bien ! ... il a fait la conquête d'une jolie per
sonne, mais oui , la petite Alice Bonsigne, la
fille d'un colonel ... Ils se voient au Salon ... >>
Avant dîner, l'architecte vint, à la Brasse
rie Spüller, se refraîchir et jeter un coup d'oeil
financier sur les journaux dų soir , M. Minorat
battait son absinthe, après avoir ôté ses lu
nettes et allumé sa pipe d’écume fauve . Sur
la marge d'une gazette , il regardait encore
un petit calcul au crayon , preuve de sa
compétence en matière d'hypothèques. Ver
morin lui confia le secret, puis s'en fut endosser
l'habit pour un repas de corps au Continental.
En ce moment , le beau commis Bourdot accro
chait à la patère de bronze son huit -reflets,
« Il y a du nouveau, ... sourit le vieux Minorat
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 111
en mêlant les dominos ... Sachsenfrag ! Ah !
Ah ! On l'a pincé en plein rendez-vous avec
cette jeune fille, Alice Bonsigne , qu'il a
charmée par sa musique, en soirée ... Parfaite
ment , on les a pincés dans un coin désert du
Salon, à la sculpture, sans doute , peut -être
derrière le socle de la Défense de Belfort ! ... Et
une jeune fille du monde ! Ça vaut mieux que
vos cocottes de la rue Pigalle ! ... Ça vous la
coupe, mon garçon ! ... hein ? »
Froissé, fielleux, Bourdot ricana d'abord ,
Ensuite il inspecta, dans la glace voisine , son col ,
sa cravate, sa moustache claire et rabattue ,
son teint de femme , ses cheveux noirs, divisés
sur le front, plaqués derrière les oreilles . Il
ne comprit pas , une seconde, comment ce
singe de Sachsenfrag avait pu séduire la fille
d'un colonel avec de la « stupide musique alle
mande, bonne pour faire bâiller les mélomanes
cacochymes . » Tout l'orgueil d’Apollon fré
missait de rage . Il perdit la belle des trois par
ties. Tandis que le vieux Minorat se frottait
112 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
les mains avec affectation , Bourdot câlina ses
bagues, dons généreux d'amantes diverses, et
supputa que payer les consommations l'em
pêcherait de prendre un fiacre, à onze heures,
pour gagner l'appartement, le lit chaud de
la Castillane, lorsque le protecteur serait parti .
Donc , il arriverait boueux , la pluie commençant
à tomber ... Le courtier Rambure survint ...
Aux instigations de Minorat , il assaillit de mots
vifs le perdant, qui, désireux de modifier la
conversation , s'écria : « -Alice est la maîtresse de
Sachsenfrag ... Alice ! ... Cette Alice Bonsigne
pour laquelle il pianote chez Mme Pingon !
Je dis Alice ..., parce que c'est Alice, quoi ! »
Rambure haussa les épaules, mais l'encoura
gea : « Vous allez la lui souffler ... » puis se leva .
Ses partenaires habituels l'appelaient au bil
lard . Quant, accompagné du morne répétiteur
Lautaire, Sachsenfrag prit possession de sa table
et demanda son jacquet avec son quinquina,
l'un des caramboleurs railla sourdement leurs
mines pitoyables , leurs barbes incultes , leurs
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 113
têtes rases, la mollesse de leurs redingotes ver
dies. « Ne blaguez pas, ... défendit Rambure ,
en clignant de l'oeil, celui-là, le blondasse, il est
l'amant d'une fille du monde , il est l'amant
d'Alice ! ... »
Dès lors , à la brasserie Spüller, ce même sobri
quet désigna le pianiste . Afin d'amadouer son
patron , Minorat lui précisait l'histoire émous
tillante. Bientôt, dans une maison tierce , où
Sachsenfrag accompagnait le chant de plusieurs
dames mûres, le notaire Sartelles narra promp
tement l'aventure à M. Lepont, debout comme
lui, parmi vingt autres messieurs en frac et
ennuyés sous le linteau d'une porte . Celui-ci,
répéta tout devant sa femme . Elle transmit
des commentaires à Mme Cossade de qui la cui
sinière jasa près de la pauvre veuve obligeante.
Mme Doutesse dévoila cette médisance à
Mme Pingon . La mercière vint déblatérer contre
les mauvaises langues, à l'épicerie Candor,
tout en surveillant la mise en balance de son
beurre breton .
8
114 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
Quelques acheteuses approuvèrent la semonce
« Il n'y a pas de fumée sans feu ! ... » conclut
cependant la caissière mélancolique. Ainsi la
réputation de Mlle Bonsigne fut définitive
ment flétrie .
Le mois suivant, elle eut à s'étonner de l'in
solence des collégiens dans la rue d'Autriche.
Ils la dévisageaient. Ils lui soufflaient à la figure
la fumée de leurs cigarettes. Certains, de leur
gousset gras, tiraient le monocle insolent qu'ils
ajustaient mal au coin du sourcil. « Alice ! ...
oh, oh , Alice ! » murmuraient d'un peu loin les
plus audacieux. Mme Bonsigne pleura toute
une nuit, après avoir vainement interrogé sa
fille qu'elle accusait d'inconduite.
A la brasserie Spüller, le courtier Ram
bure opinait sans cesse, en se grattant la
barbe brune :
Alice a une dot ... Le pianiste est - il
homme à lui faire un enfant ? ... Pour épouser,
il faut qu'il lui fasse un enfant ! Un pauvre
diable comme lui ... Soixante mille , c'est un
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 115
chiffre ... Attendons qu'il lui mette un poli
chinelle dans le tiroir .
A quoi l'architecte Vermorin objectait :
L'Allemand est un sentimental . Sachsen
frag est un Suisse allemand . Il comprendra
peut-être insuffisamment le côté pratique de
sa liaison ... Ce n'est pas comme l'Angleterre
au Siam ...
Félinement, le beau commis Bourdot insi
nuait :
N'avez - vous pas entendu dire, M. Mino
ret , que le colonel Bonsigne avait inventé
une poudre qui ne donnait ni flamme, ni
détonation , et qu'il était sur le point de la faire
agréer par le ministre lorsqu'il mourut ? Qui
nous assure que ce Prussien de la Suisse n'ob
tiendra pas de la fille les secrets du père ?
Le sinistre Lautaire défendit courageuse
ment son ami par des phrases caverneuses .
Néanmoins, comme elle refusait de repren
dre une livre de tomates indûment gâtées et
vendues à la servante de Mme Bonsigne , la
116 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
fruitière traita Mlle Alice de « sale fille vendue
à la Prusse » , sans vouloir s'expliquer autre
ment ce jour-là. « C'est une paillasse pour
espions allemands ! » renchérit - elle ensuite ,
devant la bonne naïve et ahurie qui rapporta
le propos à sa maîtresse, avant la fin de la
semaine, en discutant l'opportunité de fourbir
les bougeoirs en cuivre.
Par la servante , Mme Bonsigne connut enfin
le crime, car elle ne put admettre les dénéga
tions de l'intéressée . « Tu me caches la vérité !
Il serait impossible que toute la rue déversât
d'aussi stupides calomnies, si tu avais pris
garde à ne pas te compromettre... Pourquoi
ai- je fait l'économie d'une institutrice an
glaise ? »
Rogue et fière, Alice opposa le dédain du
silence à la diatribe. Toutefois, il leur fallut
bien reconnaître, au thé de Mme Lepont,
qu’un silence pincé et des chuchotements per
fides les accueillaient. Mme Cossade affecta
de sortir dès leur entrée . Les messieurs s'em
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 117
pressèrent, trop narquois, vers leurs chaises. Ils
risquaient des louanges infiniment audacieuses .
Mme Lepont vint rendre visite, rue d'Au
triche :
- Il faut marier votre fille .., conseilla-t-elle à
son amie ... Un fiancé ? . Mais ce M. Sach
senfrag, cet artiste allemand qu'on dit si
bien doué, une manière de Schumann ...
Allons, chère madame, ne contrariez pas de
belles amours... L'art et la beauté furent
créés par Dieu
pour s'unir sur terre comme au
ciel ... Ce sont les deux moitiés d'un ange ...
Ne niez pas ... Faites des heureux ...; et nous ap
plaudirons... Il est pauvre ? Mais le génie
est riche d'avenir ... Il est un peu timide ?
Alice lui passera de sa distinction ... Je donne
un concert le 17 ... Je vous invite et l'invite ...
Nous annoncerons les fiançailles ... C'est dit ? ...
C'est dit ... Autrement, je me fâche... Et j'aime
rais moins à vous voir...
C'était l'ultimatum , en dépit du sourire ai
mable, du doigt menaçant avec une appa
118 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
rente gaieté . Mme Bonsigne, d'ailleurs, pen
Bait tenir le secret de sa fille. Elle adopta les
vues de sa vieille camarade.
Aussitôt, M. Lepont manda Sachsenfrag
dans son cabinet sévère et luisant :
Une jeune fille du monde vous aime...
heureux jeune homme ... pour votre talent...
La mère consent ...
Le pauvre Suisse, éperdu , tremblait, accep
tait .
Si tu ne l'épouses , je te quitte. Je vais
mourir seule dans notre petite ferme du Gé
vaudan ... Je te déshérite ! ... je te maudis ! ...
jurait Mme Bonsigne à sa fille ... Et ne mens pas ,
infâme ! ... Ne mens plus ! ... Tu vois bien que les
mensonges ne servent à rien !
Alice dut céder à l'obstination du sort .
Dans la soirée du 17 , elle donna sa main
au pianiste que, du reste, M. Lepont avait
travesti noblement, avec l'aide du tailleur,
du chemisier, du bottier, du coiffeur snobs.
Est - ce vrai, mademoiselle ? Vous m'ai
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 119
mez ? ... Je puis croire à ce rêve de féerie ? ...
balbutiait le malheureux Sachsenfrag, sur le
coin du divan où il s'était assis , près de la jeune
fille, devant les regards admiratifs des cent
princesses scintillantes qui remplissaient le
hall de Mme Lepont.
Mlle Bonsigne estima plus ridicule encore
de nier. Elle ébaucha vaguement un petit signe
affirmatif que le fiancé put croire timide, pu
dique et certain .
Elle aura son enfant dans sept mois ! »
proclama le bel Alfred à la brasserie Spüller,
quand Vermorin eut achevé son récit de la
soirée mémorable .
Aujourd'hui, l'Allemagne est une nation
pratique comme l'Angleterre ! » conclut senten
cieusement l'architecte, pourvu d'idées générales.
Tel fut le roman auquel l'Homme Heu
reux se félicita d'assister, se gaussant de la cer
titude humaine et de son esprit critique.
VIII
L'Homme Heureux possède un filleul, Emile.
Après huit ans de tentatives inutiles pour
faire glorifier ses statues, ce jeune homme, jeté
à la porte de son atelier par les recors et le
concierge, estima que mieux valait ne pas
mourir de misère lentement . A son père, il
manda qu'il se désintéressait des arts , qu'il
acceptait les conseils de la sagesse bourgeoise,
qu'il accomplirait enfin les désirs de sa fa
mille, soit tenir boutique de tailleur, selon les
coutumes traditionnelles de leurs ancêtres
drapiers. Une lettre d'éloges et de joies, char
gée d'un chèque appréciable le remercia , l’ap
pela dans Roubaix la ville natale. De plantu
reuses agapes flamandes fêtèrent le retour du
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 121
rapin prodigue. « Hein ? ai- je eu raison de
te couper les vivres, mon gaillard ! » criait le
père en trinquant, au milieu de la salle tapis
sée de faux -cuir, garnie de vaisselle en ruolz
sur les dressoirs d'acajou.
Il y eut six semaines de bonne entente .
Ensuite, M. Vanders avertit son fils qu'il
le renvoyait à Paris. Il fallait à la fabrique un
débouché dans la capitale où s'écouleraient
les tissus passés de mode que refusaient d'ac
quérir des courtiers. Emile Vanders n'aurait
qu'à surveiller le coupeur engagé à Londres,
trois ouvriers de Paris, et à réunir par ses
bonnes grâces une clientèle de commis élé
gants. A son filleul qui déplorait cette fin ,
l'Homme Heureux dit : « Au lieu d'habiller
de bronze tes poupées de glaise, tu vêtiras de
cheviotte tes poupées de chair. Au fond , tu
n'auras par changé d'art. Ennoblis les corps
humains comme tu voulais ennoblir tes for
mes de plâtre. Et nous gagnerons ta fortune.
Va, mon enfant. »
122 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
Dans cette rue d'Autriche habitée par des
ménages bureaucrates , Emile loua son maga
sin, le fit aménager, décorer . Ce fut le premier
contact entre la foule et l'art . Orgueilleux de
sa marquise soutenue par quelques ferrures
complexes, et des lettres d'or couronnant ses
linteaux, Candor, l'épicier, attendit sans crainte
le nouvel aspect de la boutique voisine. La
crémière, ses trois nièces aux manches de co
ton blanc serrées par des caoutchoucs bleus ,
admiraient trop leurs vitres limpides révélant
des corbeilles d'œufs et des fromages en boîte,
la vache peinte et paissant la prairie de l'en
seigne, pour s'émouvoir d'une prochaine de
vanture. Camuchot , le boucher, ricana quand
il sut que le tailleur avait étudié la coupe et la
couture à l'Ecole des Beaux - Arts. Envelop
pant l’aloyau dans le papier jaune , et le re
mettant aux mains gantées de Mme Pingon ,
de Mme Bonsigne, il contait la chose avec un
gras rire sain . Très estimée pour les fonc
tions de son mari, rédacteur au ministère de la
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 123
marine, Mme Barlut dépeignit l'encombrement
des carrières libérales et blâma l'ambition des
jouvenceaux mal doués qui se ruent en mul
titude vers les quelques places propres à de
très rares mérites, ceux , sous entendus, de
son mari , des ministres, des membres de
l’Institut. Camuchot l'approuvait et soule
vait sa casquette d'automobile devant l'in
telligence si clairvoyante de cette jeune me
en costume à carreaux . Il s'expliquait mal
pourquoi elle lui en imposait , alors qu'il la
jugeait pauvrement vêtue, tandis que les ca
saques agrémentées de pèlerines courtes, de
manches à tumeurs , de boutons -grelots lui
semblaient autrement riches sur les épaules
de la svelte Mme Cordy, femme du teinturier,
de la petite Mme Rousseau moitié de l'her
boriste, de la grosse Mme Spüller qui gérait la
Brasserie Lorraine, pendant que Spüller pla
çait de la maroquinerie dans les bazars de
province. Camuchot ne comprenait pas cette
contradiction tenace en son esprit. Mais le
124 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
problème ne l'intriguait pas tant qu'il s'y
attardât, son garçon Charles ayant besoin de
surveillance à cause d'une certaine adresse
pour dérober les déchets et les revendre
clandestinement.
Quand le magasin d'Emile Vanders s'ou
vrit, nul d'abord ne l'aima . Simple architecture
rectiligne de chêne clair encadrant des sur
faces en cristal derrière quoi, pliées en épaisses
quadratures, les étoffes pendaient sur des
tringles de cuivre étincelant : cela parut sans
luxe .
Dans la vitrine de droite, pourtant, se dres
saient deux statues d'Hercule, l'une nue ,
l'autre en pardessus à taille et en pantalon
étroit . Dans la vitrine de gauche, s'élançaient
deux statues de Diane, l'une nue, l'autre gon
flant une jaquette et une courte jupe de pro
meneuse . Ainsi le tailleur démontrait aux con
temporains que les beautés de l'Olympe elles
mêmes s'accommodent bien de nos habille
ments . A tout prendre, Hercule ne perd rien
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 125
en échangeant sa peau de lion contre un pa
letot cintré, ni Diane en substituant à son crois
sant de lune le sobre habit d'une mondaine
en course .
Ces quatre effigies attirèrent les badauds .
Leurs légumes à la main , les femmes se plu
rent à deviner quelles bienheureuses secousses
eussent imprimé à leurs corps les muscles du
demi-dieu . Leurs paniers sur l'épaule ou leurs
registres sous le bras, les hommes soupçon
nèrent quelles tièdes et brûlantes douceurs
avaient dû connaître les Endymions étreints
par ces membres de chasseresse. L'épicier
Candor qui n'exhibait en son magasin que
l'image du planteur présidant aux destins d'un
rhum célèbre , dénigra fort ces quatre visages,
de plâtre légèrement teintés. Camuchot, ap
pelé par lui, s'esclaffa . Les trois nièces rousses
de la crémière se tordaient tant que leurs
flacons à lait s'entrechoquèrent et se félèrent.
Mme Rousseau cependant condamnait l'in
décence d'Hercule. Mme Cordy grognait contre
126 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
l'impudeur de Diane, et Mme Spüller les
contredit chez la boulangère au moyen de
joviales polissonneries. Elle les interrogeait sans
discrétion sur les talents voluptueux du tein
turier , de l'herboriste, et vantait les retours
de Spüller au bercail entre deux tournées de
commerce .
La première émotion passée, la rue re
conquit son calme ordinaire. Sous le ciel né
buleux pareil de couleur au zinc des toitures et
aux girouettes des cheminées, le tramway
continua régulièrement de colporter ses voya
geurs aux chapeaux melon , ses garçons de
recette à bicorne, ses militaires rouges et bleus ,
ses dames polychromes. La Brasserie Lor
raine s'encombra vers midi, vers six heures ,
bâilla, déserte , aux autres moments, pour le
loisir des garçons contemplateurs des jour
naux illustrés, pour celui de Mme Spüller, lec
trice de romans « vécus » .
Emile Vanders reçut un jour la visite de
l'horloger Poyron , candidat révolutionnaire
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 127
du quartier. Il vint avertir le patron que le
Syndicat des coupeurs réclamait un avantage
pour ses membres. Comme la chose parut lé
gitime, elle fut concédée . Le socialiste parla
congrument du sculpteur ; et quelques jeunes
employés obtinrent, sur sa recommandation
d'être vêtus de neuf en payant par mensualités.
Moulés dans des jaquettes strictes, dans des
pantalons linéaires que l'artiste rectifiait se
lon les règles de l'harmonie, ils parurent,
certain dimanche de printemps, à la Brasserie
Lorraine, tels que de très aristocratiques
gentlemen . Et, pour la première fois , Camu
chot , assis devant son apéritif dominical,
s'aperçut qu'il était honteux d'avoir des cu
lottes boursouflées, un veston trop long,
un gilet de guingois, et une cravate à système.
Quand on est un notable commerçant dont la
signature vaut de l'or en barres, la dignité de
la tenue devient utile . D'ailleurs, il ne se trou
vait pas plus carré que l'Hercule ; et puis il
dépassait à peine trente -cinq ans . Or, la camé
128 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
riste de Mme Cossade refusait, jolie blonde,
l'amour en accusant Camuchot de laideur, bien
qu'il lui donnât une côtelette gratis chaque
matin . Réhabilité par le costume, peut-être
triompherait - il de cette vertu . Il se rendit chez
le tailleur d'Hercule. Candor, en apercevant
le boucher cossu dans une redingote à revers
de soie, et des guêtres aux pieds, sentit son
infériorité à la mairie, le jour de la noce qu'ils
suivirent ensemble pour honorer la fille de
Mme Bonsigne, cliente commune . Afin de pallier
à cette déchéance subite, l'épicier crut néces
saire de payer les consommations au sortir
de la sacristie. Il se trouva que des éphèbes au
dacieux avaient pris des chartreuses à soixante
quinze centimes et des londrès. Il dut compter
douze francs. Ça le contraria fort . L'ennui
était la conséquence de sa toilette négligée .
Sa femme au reste l'accusa de salir ses vête
ments. Il alla chez Vanders commander une
jaquette pareille à celle qui recouvrait les
épaules d'Hercule, après le paletot cintré.
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 129
Bientôt, les vendeurs de la boucherie, ceux
de l'épicerie comprirent que l'élégance nou
velle du patron mettait de la distance entre
eux et lui . Ce qui les vexa . Vraiment, ils osaient
moins riposter à un tel homme qui les gour
mandait , sous la tenue du clubman . Désireux
de reconquérir l'égalité perdue, ils la deman
dèrent au tailleur magicien .
Mais, monsieur Camuchot , dit Mme Barlut,
vous êtes maintenant le monsieur le plus
select du quartier. Vous ressemblez au roi
Edouard VII, ma foi , tel qu'il était lorsque
j'eus l'honneur, à la réception de l'Elysée , de
lui être présentée par le Ministre de la marine .
En vérité ... En vérité ... Et , savez -vous, mon
mari s'intéresse beaucoup au comité progres
siste de notre arrondissement, car le beau
frère de notre ministre se présente, le com
mandant Dunel, celui qui vient de donner
sa démission à cause des affaires du Congo ...
Vous devriez faire partie du comité. Le com
merce, c'est la vie même du pays . Sans le
9
130 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
commerce , point de richesse nationale ; et ,
sans richesse, point d'armée en état. Vous êtes
le sauveur de la patrie, monsieur Camuchot.
Allons, c'est dit. Nous allons inscrire votre nom
sur les affiches du Comité républicain libéral.
M. Camuchot ne se tint pas de joie . Lâ
chant le pré-salé qu'il mettait sur la balance ,
il courut avertir sa femme. Trois jours plus
tard , la camériste de Mme Cossade succombait
dans les bras vainqueurs de l'homme poli
tique.
| Candor imitait Camuchot. Il s'inscrivit
au Comité socialiste de l'horloger, lequel se
composait de comptables et de typographes
habillés par Vanders, et superbes comme la
statue d'Hercule . Car, de porter les costu
mes habituels aux sportsmen émérites, ces
humbles employés prirent coutume d'adopter
les allures, les gestes et les attitudes de ces
fashionables. Ils les étudiaient en les guettant,
vers le crépuscule, dans les quartiers de l'Etoile,
de Monceau , de Passy, quand les visiteurs
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 131
sortent des maisons où l'on offre le thé de cinq
heures. Des journaux illustrés les commis ap
prirent les règles du bon ton . Mme Spüller vit
diminuer la vente de l'absinthe et des amers
dans son établissement, augmenter celle du
porto, du thé même. Socialistes, ces jeunes
hommes se pensèrent obligés de lire les phi
losophies justifiant leurs convoitises politi
ques. Ils se cotisèrent pour s'abonner à des
revues économistes. Et leur cerveau , jus
qu'alors .occupé par les combinaisons du jeu
de cartes ou du jeu d'amour, s'ouvrit aux
spéculations élevées. Parce qu'ils s'étaient en
noblis par le costume, ils s'ennoblirent pro
gressivement par les manières et par l'intel
ligence. L'habit fit le moine, ou , du'moins, le
penseur. Ils devinrent une aristocratie spiri
tuelle, ne pouvant être une aristocratie de
blason ni une aristocratie d'argent. M. Candor
acheta même une automobile à deux cylin
dres dont il apprit la dynamique, et cela pour
défendre l'industrie française, nourricière du
132 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
travailleur, contre la concurrence allemande.
Camuchot disserta sur les questions colo
niales que lui serinait le commandant Dunel.
Il démontrait à tous l'urgence de planter le
coton au Soudan, de favoriser le développement
du Sénégal en mangeant, au lieu de beurre,
la margarine fabriquée avec l'huile extraite
des arachides , plante africaine. Il traçait sur
les tables de la Brasserie Lorraine, le schéma
comparatif des flottes, par tonnages et bou
E
ches à feu . Il adopta les idées de M. Duquet
sur la faillite du cuirassé et la puissance du
sous -marin . D'une boîte à conserve il bâtit
un modèle de torpilleur pour aider ses expli
cations . Enfin , il lut le texte d'une conférence
dans le préau de l'école communale, devant
trois centaines de personnes intéressées, puis
toutes vibrantes lors de sa péroraison patrio
tique.
Mme Camuchot n'en revenait pas . Jalouse
de la supériorité soudaine de son mari, jus
qu'alors docile , farceur et bête, elle se pro
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 133
mit de regagner son autorité conjugale de na
guère. Pour commencer , et bien qu'elle adorât
les robes de soie à guipures enrubannées ,
avec les chapeaux extrêmement fleuris, elle
fut chez Vanders se soumettre à la mesure
d'un costume de drap. Mme Barlut, qu'elle
rencontra sur le seuil du magasin, le jour de
l'essayage, daigna l'accompagner dehors, et,
une semaine plus tard, accepter un thé dans
la pâtisserie , quand la jaquette et la jupe amé
ricaines eurent définitivement sanglé les for
mes de la bouchère. Les jeunes personnes
de la crèmerie assistèrent à ce triomphe de
leur égale . L'attribuant au sculpteur, elles
obtinrent de leur tante qu'il les parât . On les
vit, désormais , le dimanche, sortir , la raquette
de tennis au poing, et revenir, graves, droites,
de la prairie consacrée par leur club à cet
exercice de ladies . Cependant, elles crurent
bon de supprimer" la vache peinte de l'ensei
gne, comme un emblème trop vulgaire. Bien
tôt, Candor fit déboulonner sa marquise art
134 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
nouveau , anéantit son étalage extérieur et
substitua ces mots : Comptoir d'alimentation , à
ceux d'Epicerie Candor.
Aussi, le quartier se transfigura, tous co
piant les nouvelles manies des principaux
négociants. Le député radical, le père Gédéon ,
comme on l'appelait, ne reconnaissait plus ses
électeurs que dégoûtèrent sa redingote fri
pée, sa tignasse grise et ses bottines à élasti
ques. Autour de sa table, à la Lorraine, des
zélateurs manquèrent, le samedi soir. Il s'in
quiéta. Lors d'une réunion publique où il ren
dait compte de son mandat, il vit la salle rem
plie de personnages froids, distingués, silen
cieux. Plus de bons zigs débraillés, d'ivro
gnes enthousiastes acclamant les sonorités
de ses phrases.
L'Homme Heureux m'avait conduit là . Sou
dain il escalada la tribune et poussa des col
les sur la production du fer en Amérique, en
Allemagne et en France . Il cita des chiffres
relatifs à la capacité du travail des machines
CLARISSE ET D'HOMME HEUREUX 135
outils et des forgerons anglais. En vain, le
pauvre orateur essaya -t- il de masquer son
ignorance en vitupérant contre le péril clé
rical et les complots de la réaction . Sa rhéto
rique ne convainquait plus . L'horloger, son
vieil adversaire, le ridiculisa, et le commandant
Dunel le mit à rien, par leurs critiques savantes ,
applaudies.
Ce désastre prouva donc au sculpteur Emile
Vanders que son art avait, en adoptant les
moyens du tailleur, engendré plus de beauté
réelle dans la ville, plus de beauté spiri
tuelle et plastique, qu'en pratiquant les moyens
de l'esthète. Et, près d'être riche, il remercia
la sagacité de son parrain .
IX
L'Homme Heureux fut content de cette
gratitude. A l'intention de son filleul il sut
découvrir une fiancée charmante autant que
bien dotée . Les ayant unis, il le regrette main
tenant pour ces raisons qu'il m'énumère.
Le matin, Emile saute du lit et se précipite
vers la psyché . De la tête aux pieds, il regarde
l'ensemble des lignes , avant d'approcher le
miroir. Il déplore la maigreur de ses jambes
qu'il se plaît cependant à reconnaître lisses
et sveltes ; et celle de ses bras, gracieuse
ment nerveux , toutefois. Dans le peignoir brun
qu'il enfila, par-dessus la chemise de soie bleue
et le caleçon mauve , il peut se comparer,
d'ailleurs, à quelque noble citoyen de ville
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 137
antique , sur les bords phéniciens de la Méditer
rannée, Tyr, Carthage, même l’Alexandrie
des néo-platoniciens . Non sans élégance, il
eut traîné ses savates de maroquin vert le
long du môle, en riant, le poing sur la hanche ,
aux petites courtisanes coiffées de fleurs fraî
ches . Ce costume lui sied bien mieux que la
redingote modèle, le pantalon et le tube noirs .
Au moins ce met en valeur la grâce du corps .
Cela compenserait les fâcheuses teintes d'une
figure quasi hâve, de joues près d’être mûres,
d'une patte d'oie ironique au coin des yeux
sévères, de bandeaux châtains trop amincis
en haut du front craquelé. Emile soupire,
avançant contre la glace pour inspecter le
travail de l'âge sur sa face . Il constate que cinq
ou six veinules rougissent davantage au pli
de la narine. Et c'est un immense chagrin qui
lui serre l'estomac .
Car, s'étant retourné, il contemple dans
le lit de fleurs sculptées, son épouse jolie.
Elle sommeille encore de tout son coeur, avec
138 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
un visage d'enfant rose, paisible, sain, blotti
contre le bras potelé que submergent les
ondes fauves et brunes de l'énorme cheve
lure éparse au milieu des guipures candides,
dos broderies blanches ornant les draps et les
oreillers.
« Quelle sottise ai-je accomplie, murmure
t - il, le jour où je demandai la main de cette déli
cieuse enfant. Pourquoi m'aimerait -elle , moi ?
Doit - il l'ennuyer de voir mon visage las, mes
nouvelles rides et mon teint blême ? Je la plains
si elle ne me trompe pas. Mais certainement elle
adore quelque joli garçon, le grand Sachscufrag
dont j'admire moi-même la beauté mâle et la
distinction ; ou bien le petit Bourdot brun
passionné, aux allures de toreador. Que leurs
embrassements doivent être merveilleux ! Et
moi, que fais - je ici, dans la vie de cette petite
âme claire, joueuse , ambitieuse, éprise de gran
deurs romanesques et légendaires ? Sûrement
elle trouve le moyen , entre deux visites, d'ae
courir chez l'un ou chez l'autre, de se ruer dans
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 139
des bras fous , de frémir, de sangloter de bon
heur. Comment douterais - je que cela se passe ?
Parce que je ne l'ai point surprise ? Superbe
raison ! Denise est adroite . Les romans et les
comédies lui enseignèrent les six mille et un
moyens de trahir la foi conjugale, sans qu'il y
paraisse. Jamais la finaude ne se laissera dé
couvrir ... »
Emile, en soupirant, sourit. Son indulgence
lui agrée. Il s'estime de n'être point furieux
à de tels pensers ; de ne point, comme un goujat,
songer à l'espionnage, à la poursuite dans le
dédale des rues , aux stations devant les rez
de- chaussée ; à l'altercation, au scandale, au
meurtre stupide et bestial, au duel inutile,
à la grotesque apparition du commissaire
devant un jeune homme en caleçon et une Eve
arrogante. Là -dessus, voici l'épouse qui s'ém
veille. Elle tend les bras. Elle appelle Emile,
le couvre de caresses délicates et bonnes, lui
rit et lui pleure, le console et le désire en fris
sonnant.
140 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
« M'aimerait -elle donc, objecte-t-il ? Se peut
il qu'elle me chérisse ? Et pour quels motifs ?
L'agréable vie que mes efforts lui font : ce
petit luxe , cette situation, dans le commerce
parisien , ce renom de sculpteur adroit et de
négociant malin ; mon titre de capitaine de
réserve ? Elle semble tellement sincère. Nos
voluptés se goûtent mutuellement. Elle en
donne des marques évidentes. Peut- être m’aime
t - elle assez pour ne pas me trahir ? ... Après
tout elle me consacre sa vie. C'est incontestable,
Elle contrarie très peu de mes caprices . Co
que je lui propose l'enchante toujours. Elle
déteste ce que je lui déconseille . Et voilà
des années que cela dure . Nulle querelle grave.
Je ne lui sais pas d'amitié qui l'absorbe, qui
la sépare de moi . Les soucis de son intérieur
accaparent presque tout son temps de jeune
femme élégante, soucieuse d'atteindre l'apogée
de l'harmonie pour le décor que lui fait l'art
nouveau dans notre logis clair . Serait - il pos
sible ? ... Allons, tu t'en fais accroire, mon vieux
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 141
Trève d'illusions niaises! Iln'est point de femme
accorte pour se contenter d'un mari tout seul.
Voir les littératures et les annales. Sois con
1
tent de posséder une amie , une véritable amie,
une brave petite personne dévouée de tout son
cour, qui t'évite les peines inutiles, qui mène ton
ménage au mieux , qui reçoit brillamment tes invi
tés, et rend ta maison noblement joyeuse, qui te
livre, à chaque minute où tu le désires, le
spectacle de sa beauté fraîche et les gentillesses
de son humeur égale. Toutes ces qualités supé
rieures et rares, tu les éprouvas dans les con
jonctures les plus difficiles. De cela , tu ne
saurais , au moins , douter. Qu'importe, si,
par hasard, au sortir de chez la modiste, De
nise emploie la demi-heure de surplus à jouer
amoureusement avec un adolescent savoureux,
avec les vices d'un faune ? Qu'importe , en
vérité... Qu'importe ! Ses qualités compen
sent extrêmement sur ce défaut naturel . Va,
ne la tracasse point avec tes soupçons. Laisse
là ta perspicacité morose . Ris donc . Voilà
142 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
le petit chien qui jappe et mordille la robe .
Amuse -toi. Combien adorable est l'enfant qui
lutte à quatre pattes sur la fourrure contre la
bestiole hargneuse et grognante . Qu'importe
ce que tu peux ignorer ?
« Qu'importe ? Mais oui qu'importe ? Le
jour de nos fiançailles, je me suis promis de
n'être point jaloux, d'accepter ce que la diffé
rence de nos âges, en somme, excuse. Je me
disais : « L'essentiel, c'est que l'agrément dure
deux ou trois années. Mes maîtresses ne m'oc
cupèrent point au delà. Après, j'aurai fini de
désirer ma femme. J'aurai, cela est fort pro
bable, envie d'autres chairs . Nous vivrons en
camarades, elle et moi. Je ne lui demanderai
pas d'être absolument fidèle. J'exigerai seu
lement qu'elle ne m'oblige pas à m'apercevoir
de ses liaisons. Eh bien ! ce contrat est parfai
tement observé. Je ne suis pas contraint de
m'apercevoir. Cela dépend peut-être de facultés
peu sagaces. Mais je ne suis pas contraint de
m'apercevoir . Alors ? Pourquoi me torturer
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 143
?
l'esprit à vouloir deviner ce qui se passe
Pourquoi faut - il souffrir, pourquoi ? ... Au lieu
de m'en remettre à des apparences heureuses ? »
Ainsi l'imagination d'Emile discute. Tandis
qu'il s'habille, va, vient, descend à son bureau
de tailleur , compulse les registres, signe la
correspondance, dépouille le courrier, visite
l'entrepôt, gourmande les hommes dans l'ate
lier de coupage , bouscule les comptables,
remet l'argent au caissier, reçoit les clients
et les voyageurs .
C'est un homme sec, fort + bien mis, la mous
tache en crocs et la barbe en pointe . Il se tour
mente en raisonnant. La dévotion intransigeante
d'une mère très catholique, la sévérité d'un
père Breton, capitaine de frégate, sot et têtu ,
garantissaient l'excellence des principes par
le moyen desquels fut élevé Denise , d'abord
chez ses parents, puis chez des religieuses an
glaises. Elle fut ravie de quitter ces tristes
milieux, pour s'épanouir dans la vie parisienne,
dès seize ans, aux côtés d'un homme actif ,
144 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
assez heureux en affaires, et qui lui fit l'exis
cence plus joyeuse.
A mon sens , elle demeure très fidèle à son
mari, par gratitude, et aussi par amour, bien
qu'Emile en veuille exagérément à son propre
physique . Il garde ses façons d'artiste, très
souvent gaies. Ces manières - là ont toujours
séduit les belles. Je n'ai pas ouï -dire que celle -ci
ait , en aucune heure, prêté à la médisance,
sauf auprès de ceux qui vilainement aiment
raconter des abominations sur chacune ,
à tout hasard. Lucrèce n'échapperait pas à
ceux-là , ni Denise . Il se peut, certes , qu'elle
ait, parfois , échangé des brocards un peu vifs ,
entre les danses, avec les valseurs qui la cour
tisent. C'est là tout. Mon avis reste partagé
par nos amis communs. Je connais Emile . Sa
manie de soupçon le gêne beaucoup . Elle l'ob
sède. Souvent elle l'empêche de travailler .
Il ne s'en peut défaire, quoique sa raison le
blâme et le raille .
L'autre matin , j'étais assis dans son bureau ,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 145
dont les fenêtres encadrent la rue. En toilette
sobre, Denise entra, toute prête à sortir .
« Il faut, dit -elle, que tu me fasses établir
le téléphone en haut . Je m'éviterais ainsi mille
courses inutiles chez les fournisseurs, et je
pourrais enfin m'appliquer à la musique. Je
la néglige trop. Je perds mes doigts . A courir
comme ça dans le quartier, je ne fais plus rien
d'intelligent . Je ne puis pas descendre pour
téléphoner chez toi . Cela te dérange. Tu as tou
jours du monde . Permets -moi de comman
der un appareil. — Ainsi tu pourras Lui parler
de chez toi, plus commodément, et ça évite le
danger des lettres surprises, » rispostait aussitôt
Emile , en riant, comme s'il plaisantait. Je
saisis que sa parole moqueuse masquait mal le
réel du sentiment . Sa femme haussa les épaules
et me dit : « Vous croyez qu'il joue ? Nulle
ment. Au fond c'est bien cela qu'il pense.
Allons, je renonce à mon téléphone. Je patau
gerai dans la boue donc , cet hiver, tous les
matins. » Et, charmante, elle embrassa longue
10
146 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
ment son jaloux . Je perçus nettement ce désir
de le consoler, de le réconforter, de lui inculquer
un peu de confiance par ce baiser chaleureux.
Il parut assez vite se distraire de sa mauvaise
supposition. Denise reprit : « Je n'ai pas vu
maman depuis une grande semaine . Je devrais
lui faire visite après midi . Ma pauvre vieille
finira par se fâcher ; et elle aura raison . Ça ne
t'ennuie pas que je sorte à trois heures ?
Du tout, du tout ... , ma chérie . Sors à ton aise .
Va chez ta mère ... N'est-ce pas ton prétexte
habituel ? ... » Et il ricana douloureusement ..
« Tu ne peux pas venir avec moi ? s'empressa
t - elle d'offrir . Tu devines que non. J'attends
cet Anglais de Shanghaï pour l'affaire des soies .
Je suis cloué, moi, je suis cloué ;... telle une
ramure de cerf à la muraille ! » Et il rit encore .
« Voyons, mon grand sot, ne dis pas de bêtises.
A quelle heure es-tu libre ? Nous irons la voir
ensemble, maman . Tu n'ignores plus combien
tu lui feras plaisir en m'accompagnant.
Tu serais, répliquạ -t-il aussitôt, bien confuse,
HEUREUX
CLARISSE
L'HOMME
147
ET
$
si je te prenais au mot . Mais je ne veux pas
qu'Il t'attende vainement toute la journée,
puisque c'est une partie promise . Et le plus drôle
ajouta -t- il, en se tournant vers moi, serait que
ce fût vrai ! Va chez ... ta mère ... à trois heu
res . Emile, tu t'amuses trop de tes facéties,
je t'assure. Je vais envoyer un bleu à maman .
Nous dînerons tous les deux à sa table . Elle a
reçu une lettre de papa , L'Aréthuse estmouillée
à Saïgon . La bonne dame aime tant nous lire
à haute voix les descriptions de son marin .
Elle sera enchantée si nous lui demandons
à partager sa rouelle de veau . - Je ne puis pas .
Je retiendrai sans doute à dîner ici l'ingénieur
des Clafayel qui veulent monter à Saint- Denis
une fabrique de draps anglais. Il faut que je
sois de l'affaire ... Va faire ta visite à trois heures,
puisque c'est convenu ... »
Ainsi, leur conversation dura, tragique et
comique à la fois , Je regardais Emile rire et
souffrir, Denise rire et souffrir, l'un de ses
soupçons, l'autre de l'humiliante opinion qu'elle
148 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
suscitait au coeur de son mari. Enfin elle nous
quitta , certainement à regret, quand le gar
çon de bureau eut annoncé la présence d'un as
sureur . J'allais prendre congé à mon tour, lors .
qu'il me dit : « Ne vous levez pas maintenant.
Je pourrais croire que vous avez hâte , de la re
joindre. Oui, mon cher ... C'est ainsi. Je deviens
absurde . Impossible de me rendre sage. Tenez ,
tout à l'heure, pendant que nous causions
de la lutte commerciale qui s'accentue entre
les gens de Liverpool et ceux de Hambourg,
du dialogue aigre -doux entre Chamberlain et
Bülow , et des chances de guerre économique
entre ces deux marchands, Sachsenfrag sortait
de la maison d'en face . Il y habite . Il est natu
rel qu'il en sorte parfois et même le matin
pour ses courses. N'empêche . Si ma femme a be
soin de se rendre jusqu'à la boutique de Mme Pin
gon , dans la même heure , je suis sûr tout le
jour qu'elle a retrouvé ce voisin . Qu'il revienne,
comme tout le monde, le soir, vers sept heures,
et que Denise, ayant achevé ses visites, rentre
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 149
dans le même temps, ma conviction de
leur adultère se précise . Je suis malade
la nuit entière. Qui : c'est idiot ... Mais
certainement il est impossible que Denise
calcule chacun de ses actes de telle sorte que
rien d'analogue ne se produise. Et je n'entends
point la condamner à des précautions insuppor
tables. J'ai déjà passé les limites permises
de l'autorité maritale. Néanmoins, avouez
que nous avons lu mille et un contes relatant
des péripéties de trahison aux aspects identi
ques. Je ne puis donc me résoudre à la croire
coupable, ni à la croire vertueuse. Et ce doute
perpétuel tue mon énergie. Je ne vivrai guère
vieux ...
« Me rendre compte ? La suivre ? La placer
sous une surveillance occulte, afin de me per
suader par là qu'elle se garde chaste ? Ce ne
servirait de rien , si le rapport est favorable .
J'arriverais tout de suite à me démontrer que
je n'ai pas su la pincer, ou qu'elle a soudoyé
mes espions, secrètement. Et puis, je me trouve
150 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
assez ridicule , sans , par là-dessus, me préci
piter dehors, à toute minute , utiliser les ruses
des Sioux , guetter à l'ombre du parapluie
ruisselant , en face d'une porte cochère. Dans
le cas où je commencerais ce jeu, il s'éterni.
serait . Adieu le travail, donc le pain quotidien ,
et les quatre choses qui permettent à la vie
de n'être pas complètement odieuse ... Des
remèdes ? Oui : m'acoquiner avec une mai
tresse, comme je me l'étais jadis proposé, vers
le temps de mes fiançailles. Ah, ouiche !
Voici ce que je n'avais pas prévu : que Denise
soit véritablement honnête, qu'elle apprenne
mes frasques ? Alors, elle se désespèrera,
elle subira tous les chagrins atroces. De ma part,
il serait injuste et déloyal de la navrer. Par
esprit de revanche , ne me tromperait -elle
pas ouvertement, let n'aurais-je pas ainsi décidé
la catastrophe que ma vésanie redoute ? Donc :
faux calcul. Je ne puis rien savoir, rien faire. »
Emile croisait les bras pour me dévisager
triomphalement, heureux de me prouver quelle
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 151
victoire sa folie tenait, et combien il demeurait
l'esclave de la mauvaise obsession . A plusieurs
reprises, le garçon de bureau lui présenta des
cartes. Il n'y jeta point un coup d'ail . « Priez
d'attendre ! », ordonnaient les saccades de sa
voix . Se complaire dans la dérision de sa souf
france lui était un bizarre, un douloureux plaisir .
Je cherchai des paroles calmantes et logiques .
Il riposta par des arguments rapides, préparés,
irréfutables. J'invoquai l'excellente éducation
de la jeune femme , ses nombreuses qualités,
son orgueil, le choix sain de ses relations,
Il citait les titres de romans et de drames do
cumentaires qui consacrent la parfaite fra
ternité, dans la même âme féminine, des meil
leures vertus et de la faiblesse sentimentale
ou sexuelle . « Et puis, qu'importe ? lui lan
çai-je , si, moyennant des défaillances possibles ,
elle vous donne , à part cela , l'essentiel de sa
bonté , de sa jeunesse et de son dévouement ?
Eh oui, qu'importe ! »
Il ricana très amèrement,
152 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
Je le laissai. Depuis lors, je songe à l'affreuse
vie morale de ce couple infortuné. Ils possèdent,
hors cette peine, tous les éléments du bonheur.
Mais il n'est au monde que moi qui se puisse
affirmer l'Homme Heureux >>
X
D'ailleurs, l'amour conjugal, me dit-il, est
décevant parfois et aux époux les mieux
assortis .
J'ai marié, voici quatre ans, ma nièce
Hélène à mon ami Julien T... Elle est fort
plaisante . Les bronzes et les cuivres de sa cheve
lure chargent copieusement son visage de
nymphe saine, où les yeux gais caracolent.
Sa taille est digne de la statuaire . Sa démarche
de jeune Cérès provoque le désir des passants
qu'assagit tout de suite la sévérité de ses cos
tumes et la mine loyale de sa pudeur. J'ai
bien envié mon ancien secrétaire au moment
des fiançailles. Je crois même avoir difficile
ment contenu mon émotion lors de la cérémonie
154 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 7
nuptiale . , Depuis le couvent, Hélène avait
vécu plusieurs saisons auprès de ma soeur .
Je m'étais doucement accoutumé à ce que mes
regards fussent réjouis par le spectacle de cette
ferme beauté, de cette noble camarade, de
ses indignations honnêtes devant les saloperies
quotidiennes du monde . De son départ, je me
consolais , pensant à ce bonheur d'amoureux
véridiques . Elle adore son mari , qui n'est
pas moins intelligent que laborieux . La chance
a voulu qu'il se distinguât par ses travaux
d'ingénieur. Il prospère, jetant des ponts sur
les fleuves, installant des turbines motrices
sous les cascades, calant des dynamos dans les
maçonneries des usines, édifiant des phares
au bout des jetées . Il améliore par son savoir,
l'aise humaine en simplifiant les besognes ou
vrières, grâce à mille petites inventions pra
tiques capables de diminuer l'effort nécessaire et
pénible .
Hélène admire que son mari consacre l'exis
tence à cette tâche , Au reste , il est adroit pour
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 155
faire valoir ses mérites . Sous les apparences
d'un homme froid, positif, pourvu d'une élégance
sombre et correcte, il dissimule de l'exubérance
native. Ses petits succès l'enivrent au point de
le faire sauter seul dans sa chambre, le soir . Le
souvenir d'un mets savoureux l'enchante plu
sieurs semaines . Il cultive les arts du sybarite,
chérit le confort . Son imagination s'exerce aux
désirs sensuels continûment.
Comme je soupçonne Hélène d'être asservie
à de chauds instincts , j'ai prévu qu'il lui fallait
un époux capable de la ravir par mille procé
dés ingénieux et rares . Les maîtresses de Julien ,
quand elles le trompaient avec moi , les miennes ,
après m'avoir trompé avec lui , lors de son
célibat, m'avaient toujours avoué ou laissé
comprendre quelles sagacités non pareilles ren
daient inoubliables ses jeux intimes et ses em
brassements . J'estimais donc avoir remis ma
chère Hélène en des mains valeureuses. De
fait, elle se dit sincèrement contente jusque
lundi dernier. Rentrant chez moi, après avoir
156 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
été voir un parent très malade, je la trouvai
quasi-démente près de ma femme. Ses sanglots,
ses fureurs m'apprirent que son mari la trahis
sait pour des filles de luxe , et qu'elle en possé
dait la preuve. Afin de sauver son père en mal
d'appendicite, Julien avait dû payer une dé
pense considérable et subite, les frais d'une
opération chirurgicale. Il avait signé tout à coup
un chèque détaché de certain carnet que sa
femme n'avait jamais vu . Machinalement, elle
examina les talons, devina très vite que
c'étaient là des fonds secrets . Il lui fallut peu
d'astuce pour se renseigner le lendemain au
Comptoir d’Escompte . Son mari possède là
sept mille francs touchés à la muette , et qu'il
utilise apparemment à l'avantage de vices
mystérieux.
Le désespoir d'Hélène me navra . Comme n'im
porte quelle catin de bas étage, elle parlait de
rendre la pareille. Elle prononçait des mots
de vengeance . Cette déchéance dans un être de
droiture et de santé morale me désolait . Je
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 157
crus indispensable d'avertir aussitôt Julien
et de le ramener avec son repentir aux pieds
d'Hélène .
« Ça t'étonne ? répondit -il à mes premiers
blâmes . Ça t'étonne ? Eh bien ! ça ne devrait
pas t'étonner : voilà tout ... Oui ... oui : tu vas
me répéter qu'Hélène possède un corps su
perbe, que son temperament se doit prêter
à mes goûts , qu'elle est appétissante autant que
femme du monde. Je ne le nierai pas . C'est
entendu . Eh bien , mon cher, de tout cela , je ne
puis savourer que des bribes, de menues bri
bes, des miettes fragmentées en mille petits
atomes insipides. Certes, pendant mon voyage
de noces , et parfois , à la campagne, l'été , elle
me donne de belles heures. Mais à Paris, dans
cet appartement, depuis trois ans et huit mois ,
je n'ai pu me rassasier, une fois , ... tu entends :
une seule fois ... de la beauté d'Hélène ... C'est
ainsi, mon cher. C'est ainsi... Tu n'ignores pas
que je suis un voluptueux, tel Krupp à Caprée.
Donc, je la désire avec ardeur. Comment,
158 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
dès lors, veux - tu que je me contente avec les
miettes seules, du repas exigé par mon solide
appétit ? ... Hein ? ... Comment veux -tu ? ... Ah !
cette pauvre Hélène ! ... Enfin !
« Je vais t'expliquer puisque tu fais l'im
bécile . Assieds-toi là ... Tu me reproches assez
souvent de mener la vie mondaine pour te douter
que, six jours sur sept, nous rentrons après le
souper qui suit les réceptions ou le théâtre .
Sur les images, dans les livres, on voit qu'au
retour de ces plaisirs, les amants so ruent
aux délires de l'amour en saccageant leurs toi
lettes de bal. Dans la réalité, on rentre chez
soi vanné, stupéfié par la digestion pénible
du champagne et des liqueurs mêlés aux poids
du foie gras, des volailles en gelée et du ho
mard à l'américaine. Le carcan du col vous
étrangle. Le vernis des bottines vous pince les
orteils . La ceinture du pantalon vous scie
les entrailles . Le corset vous meurtrit les han
ches. Quelques besoins naturels, longtemps
retenus, sollicitent impérieusement. Voilà le vсai.
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 159
On ne pense , l'un et l'autre, qu’à courir au cabi
net de toilette , afin de soulager sa vessie,
se rincer la bouche avec des menthols pimentés,
libérer sa taille du corset et du pantalon,
rafraîchir à grande eau ses oreilles congestion
nées , revêtir du linge frais , et marcher à pieds
enfin nus sur le tapis . Ouf. Alors , les époux
se considèrent avec plus d'indulgence et nous
ne gagnons pas le lit sans l'espoir d'éprouver
bientôt nos vigueurs amoureuses . Oui mais ...
Va te faire fiche. Hélène, à peine couchée ,
s'endort comme ces bébés de bazars qui fer
ment les yeux dès qu'on les place dans la posi
tion horizontale. La pauvre enfant n'en peut
plus. Si , par hasard, je m'oblige, par bienséance,
à retarder son sommeil, nous pressons l'un et
l'autre notre petite épilepsie, satisfaction
moindre évidemment que celle de ronfler .
Donc, le soir, rien à faire pour Eros ...
« Le matin serait une heure favorable aux
ébats . On aimerait, en paressant, sous le rayon
de la fenêtre entr'ouverte , se marquer par dif
160 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
férentes gymnastiques une affection réciproque.
Tu crois cela ? Pas du tout : la cuisinière entre ,
et elle exige des indications pour son marché.
Aloyau, filet ou escalope ? Mes velléités sont
ensevelies sous une telle prose . Le dilemme
entre les poireaux et les échalotes, entre les
épinards et les endives , réduit à rien ma strophe
priapique. Si j'attends que le cordon -bleu soit
parti , la femme de chambre heurte bientôt
à l’huis , car le receveur du gaz réclame le paye
ment de la facture mensuelle. Il faut se redres
ser , fouiller la bourse, découvrir la monnaie
toujours insuffisante, un billet de banque à
changer. Fatalement, cette dépense suggère
des réflexions indispensables sur l'économie
du ménage. Nos embarras financiers nous dis
trayent de notre passion . Et je songe que, pour
remédier au déficit, il n'est que le travail .
Donc , à bas du lit. Je me hâte de rejoindre mes
épures et mes calculs, mes bouquins de méca
nique. D'ailleurs, le valet de chambre annonce
que l'homme du Louvre attend les « rendus »
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 161
et que le menuisier demande où poser les plan
ches dans l'office .
« Si nous avons pu nous aimer , parmi ces
intermèdes, Hélène et moi , ce fut rapidement,
grossièrement, l'oreille tendue et le coeur
anxieux d'être surpris par les domestiques.
Nous n'avons pas eu le temps de préparer
ni de prolonger le plaisir, en telle sorte qu'il
pût devenir de la volupté. Nous pourrions laisser
le verrou . Mais elle a honte d'entendre nos gens
venir à la porte, cogner, attendre. Sa chasteté
d'honnête femme soupçonne ce qu'ils ima
ginent, ce qu'ils épient, et les railleries dont
ils s'amuseront à l'office . Cette idée- là lui est
insupportable. Elle croit sa dignité compromise
devant les inférieurs s'ils la pensent capable
de fonctions sexuelles . Il faut à ses amours la
pudeur du secret absolu . Sinon , elle souffre.
Plusieurs fois, j'ai voulu la contraindre à ne
pas répondre quand la camériste et son pla
teau parvenaient intempestivement sur le seuil
de notre chambre . Hélène ne prenait vraiment
11
162 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
aucune joie à nos baisers . La vergogne abolis
sait le plaisir . Je tenais dans mes bras un corps
effarouché, une âme absente de notre émoi, uni
quement énervée par les curiosités en attente
derrière les battants de chêne. Et nos emprises
furent toujours médiocres, pour cette cause, à
de tels instants .
« L'après-midi, les devoirs de ma charge
m'entraînent, à l'ordinaire, loin de chez moi .
Je ne rentre que vers six heures du soir. Sou
vent avide de tendresses, Hélène achève un
peu plus tard ses visites et ses courses. Vers '
sept heures , nous serions libres de nous enfer
mer, de nous chérir, si les membres nombreux
de nos familles, sûrs de nous trouver à cette
heure - là , ne s'avisaient quotidiennement de
sonner. Mère, belle-mère, tante , beaux - frères,
belles-soeurs, oncles et cousines ne permettent
point que nous jouissions de ce loisir. En passant,
ils montent, pleins de sollicitude, forcent la
consigne du valet, pénètrent notre domicile
en nous appelant par nos petits noms . Chacun
OLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 163
sait quelque nouvelle grave à nous apprendre.
Soit que l'oncle Bertrand ait échappé à la
sciatique, soit que la petite Gabrielle ait eu
ses jetons au cours d'anglais, soit que Charles
ait été privé de sortie au collège pour son igno
rance de la mécanique et des logarithmes,
soit que le cousin Edouard ait écrit comment il
s'arrangeait des marches militaires pendant ses
vingt-huit jours, etc..., etc ... Bref, l'appré
hension où nous sommes de recevoir nous défend
de nous débrailler , les rares jours ou personne ne
survient ... Tu ris ... Mais c'est atroce , mais
c'est infernal !
« Ensuite ? C'est l'heure du dîner. Il faut
passer l'habit, la toilette décolletée, se jeter,
en retard , dans la voiture, ou bien se planter
au milieu du salon , espérant le coup de son
nette de nos invités. Quand ils nous quittent,
après le bridge, il est trois heures du matin .
Nous nous couchons , harassés par les mille
petites angoisses qui lancinent les maîtres
de maison . N'a - t - il pas fallu s'apercevoir
164 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
que le maître d'hôtel avait oublié de passer
le champagne. Et la vieille dame qu'on a dû
distraire dans le coin où elle bâillait . Et le flirt
trop indécent à gêner pour que la maison garde
son renom honnête ! Et les adversaires à
maintenir dans des groupes différents, afin
qu'ils évitent d'échanger en sourdine leurs véri
tés ! Et le monsieur positif à débarrasser du
raseur enthousiaste ! Et la femme honnête à
sauver du séducteur ! Et l'amant à séparer de
sa maîtresse , pour que le mari ne soit pas
chagriné par leurs chuchotements ! Et l'in
venteur besogneux à écarter du millionnaire
dyspeptique ! Et ... Et le reste ! ... Ne ris donc
pas . Es-tu bête ... Toutes ces tactiques nous ont
exténués. Hélène est fourbue, littéralement
fourbue. Moi -même... je flanche, A trois heures
du matin , je flanche ... Ma pauvre Hélène !
Il lui a fallu se débattre entre quatre ou cinq
soupirants, trembler pour le faisan qui n'était
pas cuit à point, et pour la mousse de foie gras
dont il n'y avait pas suffisance . Ces petits
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 165
malheurs l'obsèdent encore durant notre bonsoir ,
Et souvent il arrive que , trop las , nous renon
cons à le dire autrement que par le mot banal ...
Ecoute , mon cher , tu m'agaces à rire tout le
temps. Ce n'est pas si drôle ...
« Ainsi, tu le vois , je suis entièrement sevré
par la vie conjugale des voluptés légitimes .
Malgré son temperament, Hélène demeure inca
pable de m'en fournir . Je me suis lassé d'es
poirs trop vains . Le sort et la vie me sèvrent
des joies que ma femme me dispenserait ...
Je sors à jeun , ou presque . De belles filles me
tentent, au dehors , en me promettant leur
réalisation . Il advint qu'après de longs scru
pules, une fois, je cédai. Ah, le merveilleux
après -midi de luxure , dans un petit entresol
japonais, rue de Moscou , sous les feuilles du
palmier inaltérable . Stylée, la petite bonne ne
vint pas heurter à la porte, ni l'employé, ni
l'homme du Louvre, ni la cuisinière, ni le me
nuisier, ni les parents, ni les intimes. Il n'y
eut personne pour s'opposer à nos jeux de
166 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
faune et de nymphe . C'était la première fois,
depuis trois ans . Ah mon vieux ! Je regoûtai
les paroxysmes de mes anciens délires . Tu
parles ! Si troublante fut l'émotion, si parfaite
la satiété langoureuse, que ma mémoire garda
tout entière la convoitise de les renouveler .
Tu me connais, hein ?
« Je n'aime pas moins Hélène. Je crois même
que je la chéris davantage, si je mesure le cha
grin que j'éprouve en la trahissant . Aussi je
l'épargne, je ménage sa délicatesse. Je ne veux
pas qu'elle puisse redouter une rivale . Je ne le
veux pas . Je m'impose de ne jamais boire deux
fois les mêmes lèvres de courtisane. Je change
de servante à chaque caprice de mon instinct.
A cela, je m'engage formellement. Hélène n'a
point de rivale. Parole d'honneur ! Elle n'a
pas de rivale. Lui convient-il d'être jalouse
de ces petites masseuses qu’un peu d'or satis
fait. Je te jure que j'aime Hélène comme avant ...
Plus qu'avant... puisque c'est elle qui m'inspire
des désirs insatiables... D'ailleurs, ce n'est
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 167
pas elle que je trompe, mais l'obsession des
nécessités ménagères ... C'est elle que j'aime ,
les appa
en vérité , passionnément sous
rences des petites cocottes qui m'accueil
lent.
Tu ne l'aimes pas assez , fis -je, pour lui
éviter la douleur de te savoir infidèle. Pas
assez pour faire à sa vertu le sacrifice de tes
appétits. Pauvre et minable amour que le tien .
Car, enfin , Hélène souffre des mêmes inconvé
nients qui te harcèlent. Et si elle prenait aussi
les libertés que tu t'accordes ? Tolèrerais -tu
qu'elle s'attardât des après-midi dans les cham
bres des garçons de café quand bien même , elle
changerait, chaque fois, de partenaire ?
Ce n'est pas la même chose ! Non , ce
n'est pas la même chose . Hélène peut devenir
enceinte des ouvres d'un passant et , introduire
dans ma race un être de sang vil ou de caractère
médiocre . Je n'encours pas le même risque.
Tout est là . Mes plaisirs ne peuvent corrompre
l'avenir moral de ma descendance. Les siens
168 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
peuvent le corrompre. A cause de cette diffé
rence physique, il ne peut y avoir d'égalité
entre nos droits respectifs ...
Julien caressait en parlant, sa jolie barbe
blonde, retroussait les crocs de ses moustaches,
découvrait la pourpre de sa bouche épaisse.
Il était un peu pâle, mais résolu à maintenir
ses privilèges naturels.
Cependant, je réconciliai le ménage, ayant
invité l'un et l'autre dans une petite villa
déserte, au milieu de la forêt . Plusieurs jours,
sans être dérangés, ils demeurèrent loin des
gens. Instruite par moi , Hélène sut apparemment
démontrer à son mari qu'elle n'avait pas besoin
de suppléantes. Pour le reste , elle a modifié
les règlements domestiques de son inté
rieur .
XI
-Oui ... confirmait Clarisse, après que nous
lui eûmes dit cette peine des deux ménages ;
le lendemain à souper ; ... oui, il y a les faibles
et les forts, il y a ceux que l'on séduit et que
l'on entraîne, parce qu'ils sont curieux de nous ,
parce que l'insuffisance de leurs facultés ne
leur permet pas de rassasier en quelques jours
toute leur envie de nous savoir . Ce sont des
esprits lents : ils ne connaissent totalement
leurs maîtresses qu'après des années de liai
son . Ils les veulent pourtant connaître sans
rien ignorer de leurs vices, de leur intelligence,
de leurs bêtises, de leur foi, de leurs trahi
sons. Ceux -là sont nos esclaves. Ils pâtissent
volontiers sous le fouet de nos caprices . Rien
170 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
ne les déçoit : ni les imperfections secrètes
de notre corps trop quotidien, ni les sincérités
atrabílaires de notre âme vraie, ni les inad
vertances de notre langue qui s'émancipe .
Languides et douloureux, ils se plaisent à
souffrir de nos défauts, interminablement. Ce
sont les faibles , les maris, les amants fidèles, les
gens d'habitude et qui redoutent l'inconnu des
changements.
Mais les forts nous apprennent en peu de
jours, en peu d'heures même. Leur sagacité
découvre promptement la trame de nos carac
tères. Tout de suite, ils mesurent les ampli
tudes d'oscillation entre le bien et le mal , qui
constituent le thème de nos pensées . Nous ayant
fouillées en tous nos replis de sensualisme,
de cupidité, de tendresse, de dissimulation,
ils sourient, bâillent, s'étirent et sortent contents
d'un nouveau souvenir .
Bien entendu, je ne veux nullement parler, ici,
des simples brutes qui nous conquièrent pour
la vanité ridicule de çrier leur victoire, ou pour
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 171
le besoin d'assouvir un appétit vif . Au contraire,
je désire vous éclairer sur des êtres extrême
ment perspicaces et d'une mentalité puissante .
Ce sont ceux qui, douze heures après avoir dé
barqué dans un pays lointain , disent, sur cette
terre, ses moeurs et ses énergies, les choses
essentielles que n'ont point devinées des voya
geurs consciencieux , depuis bien des saisons.
Ayant vu de loin une escarmouche, ayant connu
la guerre par les gazettes, ils en récitent tous
les menus détails et en expliquent les stra
tégies et les hasards complexes, plus aisément
que ne le sait faire un général vieilli sous l'uni
forme. Ils obtiennent des lumières étranges
et rapides sur toutes choses . Etre connue sans
erreur par un de ces hommes, fût-ce dans le
baiser bref d'une rencontre sans lendemain ,
c'est, pour les voluptueuses, un extrême plaisir
d'admiration . On a tant vu d'amants que pipent
nos plus vulgaires facéties. On a tant berné de
ces faibles qui , loin de s'aveugler cependant sur
notre compte, ne trouvent pas le courage de
172 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
nous abandonner, qui, lâchement, s'enlizent
dans la boue de leur habitude jusqu'à ce que
l'insolence des rivaux les chasse de notre vie .
Et voici , par chance, un qui me tente, puis se dé
livre de mes caresses, en révélant avec clarté
les ambages de mon âme les moins avouées à
ma conscience ! Quel héros, quel magicien ,
il m'apparaît. Je l'adore ainsi que la beauté
soudaine d'une ville, d'un pays subtilement
illuminés par le jeu des nuages...
... Et Clarisse parut voir une merveille
dans l'air du parc que colorait en rose , en blanc
légers les branches des arbres à fruits chargés
de leurs fleurs. Elle marcha quelques minutes
en silence. Le court fourreau de velours vert
collait aux jambes hardies , et à la gorge divisée
de la promeneuse. La fraîcheur du vent ani
mait l'éclat des joues et bousculait la cheve
lure sous l'étoffe du chapeau rouge . Clarisse
rattrapait les mèches folles, machinalement.
Elle se complaisait, nous le devinâmes, à
quelque souvenir . Ses pieds alertes en bottines
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 173
grises l'emmenaient vers les plaisirs de sa
mémoire plutôt que vers la surface ridée de son
lac . Nous la priâmes de penser tout haut en
notre faveur et de nous faire ainsi la grâce
d'entendre tinter sa voix . Cela manquait à
l'orchestre que faisaient les appels des passe
reaux et le bruit frissonnant des ramilles ba
lancées par la brise .
Je revois, dit -elle, dans la loge du Cercle ,
la figure d'un jeune homme attentif, durant que
je joue Bérénice sur la scène d'une ville provin
ciale. Il doit comprendre étonnamment tout
ce que mon art personnel ajoute à la tradition
du rôle classique. Bien plus , il semble prévoir,
à partir du second acte, tout ce que je vais prêter
de moi au personnage. Pour affirmer sa mine
brutale, tout concourt : le menton volontaire ,
la courbe du nez fort, la largeur du front à demi
masquée de cheveux fins, l'audace railleuse
de petits yeux tantôt gris, tantôt bleuâtres
et sertis profondément sous les sourcils noirs,
Sa façon de me désirer m'intéresse . Il aime la
174 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
passion que je feins, et, plus encore , le goût
que je mets à la feindre. C'est là qu'il me juge .
Il accorde que je comprends l'amour puisque je
sais trahir les sagesses de mes paroles nobles
en livrant, par mes intonations, la sensualité
latente de mon être. Bérénice est entière.
Son sang crie aussi fort que sa voix . Et mon
spectateur s'exalte. Comme pour bondir sur
moi, il se ramasse dans son fauteuil . Il se
contracte . Il s'engonce. Ses
Ses yeux bleuâtres
raillent, quand je sens mon essai vulgaire.
Ses yeux gris scintillent quand je réalise la per
fection de mes tentatives . Oh , il ne se trompe
pas . Il appréhende, en fronçant les sourcils,
l'hémistiche que je prononcerai de manière pres
que banale ; car je ne pus jamais le dire mieux,
sans perdre l'approbation de l'assistance inapte
à concevoir un raffinement supérieur de l'esprit.
Lui, méprise mes concessions au public , et
me les pardonne aussitôt. Son intelligence souf
fre avant. Son indulgence sourit ensuite .
Et il s'acharne à me désirer par de brèves
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 175
évidences ; mais non en affectant cette insis
tance d'hypnotiseur propre aux imbéciles , et
à quelques autres .
Déjà, le spectateur diligent sait tout mon
art , grande partie de moi , et presque toute ma
volupté que mes accents lui dénoncèrent.
Son regard m'a dit quel moment de l'extase
imminente, j'avais pensé avant de préparer le
son de tel vers douloureux . Son esprit, par là ,
se prouve capable de susciter, en moi , cette
seconde de rare luxure. Et me voilà prête à véri
fier mon espoir...
Aussi, dans ma loge, dès que je reçois un
mot de lui griffonné sur sa , carte et dans lequel
il se désigne, en me priant de le recevoir,
je fais répondre affirmativement par l'ouvreuse .
Après la représentation, il se montre : « Je vous
plains, dit -il, vous souffrez d'un ongle mal ro
gné. » De fait, en m'habillant, je m'étais
écorné l'ongle. Je n'avais pas eu le temps de le
limer, avant d'accourir en scène . Il m'assure
que cela se voyait à mes gestes du bras ;
176 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
que je semblais craindre l'effleurement d'un
tissu dont j'eusse accroché un fil ; que je tenais
mon doigt assez loin de mes vêtements pour
éviter cette sensation désagréable. Jamais
je n'aurais pu me douter que cela eût été per
ceptible. Devant l'éclat de la rampe, j'avais vite
oublié ce minime accident. Seul mon bras
avait pu se souvenir, par cette faculté de l'in
conscient qui veille, dirait - on , sur nos gestes
accessoires , tandis que notre esprit s'occupe
de choses meilleures. Comment, de sa loge,
mon spectateur avait - il pu deviner cette gêne
omise par moi-même ?
Vous voyez , reprit- il, rien ne m'échappe.
Je prétends vous imaginer exactement .
Là - dessus, il décrivit mon caractère, recons
titua mon passé , prévit mon avenir, non par le
menu, mais selon leurs grandes lignes, et de
façon surprenante. Il ajoutait, de-ci, de-là,
quelques détails très véritables.
Quand il s'agit de démontrer, sur la couche
amoureuse , qu'il ne se trompait guère en émou
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 177
vant avec adresse les cordes sensibles de ma
volupté, il ne commit guère de fautes . Nos yeux
se communiquaient nos désirs spéciaux , sans
que le langage ou les signes devinssent néces
saires. Nous eûmes lieu d'être satisfaits parfai
tement l'un de l'autre. Brun et solide, un peu
vulgaire de formes, sauf aux extrémités qu'il
avait élégantes et fines, son corps me fut brutal
et succulent. Nos gymnastiques s'éduquèrent.
Nous nous enseignâmes des jeux subtils et
frénétiques.
Le lendemain , il manqua le rendez-vous ,
puis, le surlendemain . Alors, j'eus la faiblesse
de lui rendre visite . Sa demeure était vieille,
sise au milieu d'un jardin triste et décoloré.
Avec crainte la servante m'introduisit dans la
majesté d'un salon bizarre. Un cuir doré, mat,
s'appliquait aux murs. De larges bandes en
velours noir l'encadraient. Noir était aussi
le drap des divans, des fauteuils commodes .
Noir était le marbre de la grande cheminée,
celui du socle supportant le bronze d'un Jupiter
12
178 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
Stator, celui de la table ovale soutenue par une
sirène de bois doré. L'éclat métallique des murs
se prolongeait dans le miroir du parquet lui
sant et nu . Les stores de soie jaune unifiaient
la lumière du dehors et l'atmosphère de la
pièce.
Ah ça, ... soupirai- je , ... faut-il dono que
je vienne vous relancer, Marcelin , au mépris
de ma dignité féminine et artistique. Et vous
n'avez pas l'air content de me revoir. Suis - je
importune ?
Il ne me répondit pas d'abord , mais il me
fit asseoir . Il ouvrit un meuble d'ébène, en tira
des flacons guillochés ; puis, mélangea quelques
liqueurs en deux verres de Hollande à longues
tiges frêles . Nous mêlâmes leur goût précieux
à celui de nos baisers suggestifs et profonds.
Il était vêtu d'une ample robe fauve qui seyait,
comme un froc, à sa tête d'inquisiteur barbu .
Venez voir ma vie, maintenant, proposa
t - il.
Nous montâmes dans un grenier blanchi à la
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 179
chaux , et garni de bibliothèques pleines. Par
delà les lucarnes, des corbeaux tournaient
autour des clochers et des pignons entassés
sur le troupeau des petites maisons aux toits
de tuiles moussues . D'un piano à queue, les
doigts agiles de mon amant obtinrent une
mélodie singulière, telle qu’une onomatopée
de voix humaine : la mienne. Je reconnus mes
inflexions verbales ; les cascades de mon rire
gai ; les angoisses de mes râles voluptueux ;
le sautillement de mes pas , et le bruit de mes
jupes en marche . Il découvrit un tréteau sur
lequel gisait une ébauche en glaise : 'ma nudité
palpitante et tordue de chatouilleuse . Il me lut
une page. Elle contenait l'expresse et secrète
vérité de mes états d'âme , depuis l'instant
de notre rencontre au théâtre jusqu'à la minute
de cette visite .
Que ne sais - je de vous ? ... demanda - t -il en
riant.
Sans doute, il ignorait encore de moi bien
des choses, mais rien de celles qui sont l’es
180 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
sence de ma nature, ou fixent l'apparence
de mes chatoiements. Je sentis qu'il était abon
damment rassasié de mes mystères ; et que je
serais, pour lui , désormais, une redite ennuyeuse .
Mais oui. Ne vous récriez pas si fort ! Toutes mes
caresses et tous mes arts eussent rabâché en le
choyant.
Je me rappelle que je restai debout dans cette
pièce mal charpentée, les larmes aux cils . De
vais -je me flatter d'avoir inspiré l'ébauche
de glaise, cette musique originale, cette prose
de psychologie pénétrante ? Devais -je me dé
piter d'avoir, en si peu de plaisirs, assouvi
toute une passion ardente ? Je ne savais. Ce
me consola d'admirer un peu le couplet, la
statue, le chapitre. Cruel , Marcelin me condui
sit dans une autre partie du grenier. Ainsi que,
sur les dalles de la Morgue, gisent des cada
vres tordus, cent femmes de plâtre s'étalaient
là, dans des postures significatrices de leurs
âmes. Pour inachevées et barbares que fussent
ces maquettes, elles n'indiquaient pas un talent
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 181
médiocre . Je m'étonnai que mon séducteur
ne cherchất point à faire connaître ses oeuvres,
après les avoir parfaites. En quelques phrases,
il dédaigna la gloire trop injustement répartie,
à son gré, entre les imbéciles et les hommes
de génie, les premiers étant mis au pinacle par
la stupidité publique ou la canaillerie des in
trigues, les seconds étant laissés au second,
même au dernier plan du temple de la Re
nommée par la jalousie des émules, l'ignorance
1
de la foule, et les lâchetés de la critique. J'écou
tai mon jeune homme et je pus sourire de ses
opinions adolescentes. D'ailleurs, il se résigna
tout aussitôt plus intelligemment au jeu des
Forces sociales. Afin de me congédier, il ne
m'invitait plus à m'asseoir.
Je pensai donc à laisser, au milieu de ses plâm
tres, de ses bouquins, de ses paperasses, cet
amateur de moments . Egoïste et fort, il ne cé
dait à nulle de mes tentations. Assez imperti
nemment, il feuilletait déjà un volume d'es
tampes et me conviait à les voir plutôt qu'à
182 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
discourir sur nos chances d'appartenir encore
aux délices de la volupté .
-J'aimerais vous revoir dans trois ou quatre
ans, finit - il par dire. J'aime aussi relire mes
livres, et parcourir à nouveau mes plus chers
musées d'Europe , tous les trois ou quatre ans .
Il faut cette période pour qu'ils aient pu recon
quérir, grâce aux défaillances de ma mémoire,
quelque peu d'inattendu . Et encore , chère amie,
trop vive fut l'impression que vous m'avez
donnée . Peut-être , dans quatre ans, mon sou
venir de vous sera - t -il aussi frais qu'à cette
heure ! ....
Je vous le souhaite ! fis-je en adorant
son impertinence.
Et je m'en fus .
| Je ne sais pourquoi , je songe toujours avec
admiration et mélancolie à ce singulier jeune
homme de province qui me fut insolent. C'était
un fort . C'était un sage, affirma notre Cla
risse .
Nous le crûmes puisqu'elle l'assurait.
XII
Les crépuscules du printemps sont, entre tous,
délicieux. Dans les intervalles des feuilles
courtes et neuves glisse leur or léger qui s'ar
gente avant de rougir. Au soir, quand on a clos
les livres, repoussé la paperasse et passé la
main sur le front las du labeur quotidien, il
est exquis de courir le bois et d'assister à la
pompe discrète du couchant. L'émail des fleurs
obscurcies prend l'apparence de réfléchir mys
térieusement aux beautés du monde. Cygnes
blancs et canards multicolores nagent avec
majesté sur les transparences du lac vert.
La voiture roule mollement par le gravier uni
qui cause. En frappant la terre, les sabots du
cheval évoquent la puissance des centaures.
184 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
Aux branches des arbres à demi nus encore,
des folioles de pourpre se tendent comme des
bouches puériles chercheuses de baisers . Au
fond , les futaies bleuissent, les pelouses se
masquent d'ombres, et , doucement, le soir s'in
cline sur le repos des êtres, ainsi qu'un visage
de mère attentive.
A cette heure, on quitte le Bois de Bou
logne. Les lueurs des derniers équipages
fuient vers les tables somptueuses des palais .
Paris dîne là - bas. Du silence et de la paix se
courent l'âme . Les senteurs fraîches des gazons
montent, enivrent, apaisent. Le souvenir des
belles heures amoureuses, des voyages héroï
ques, des triomphes moraux afflue dans la
mémoire solitaire. On se consolerait aisément
de mourir avec le jour dans le décor qui s'at
ténue.
J'aime infiniment savourer ce loisir, où, lui
même , l'instinct de vivre renonce à sa vigueur
brutale, et sourit d’agoniser. Naguère je me
plaisais à cette analyse de ma renonciation .
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 185
Au tournant du chemin qui borde le joli lac
d'Auteuil, ma voiture fut croisée par le trot
de deux bêtes fougueuses et le sombre éclair
d'une victoria . Derrière la silhouette immuable
du cocher, un couple s'embrassait éperdument.
L'indicible image que ce fut . Lui, vigoureux ,
sanglé de gris ; et son chignon noir creusé
par une rayure profonde retombait sur l'éclat
du haut col ; et son profil de bronze clair
pénétrait le sourire du visage lilial qu'elle était
dans les volutes en or vif de sa lourde coiffure.
Une main enfantine et blanche retenait l'auréole
écarlate du grand chapeau fleuri. De sa jambe
nerveuse en bas mauve émergé des dentelles
et des soies pâles, l'amante enserrait le genou
du mâle, se crispait sur lui, l'attirait au fond
de l'ample conque que forment les courbes d'une
victoria . Immobiles pour mieux goûter la sa
veur du désir , ils passèrent, disparurent,
nymphe et dieu .
J'admirais , leurs voluptés capables de se
vouloir étreindre ainsi parmi le silence du
186 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
bois crépusculaire, au grand trot de coursiers
fendant la brise vive qui caressait plus fort les
frissons des chairs émues. A leur plaisir propre,
ils ajoutaient celui d'être enveloppés par le
vent lascif et ses parfums floraux .
A quatre reprises nos voitures se croisèrent
en longeant le dessin des rives . Je crus re
connaître dans cet amant le fils d'un fonction
naire aux Travaux Publics que l'Homme Heu
reux charge de ses négociations avec les direc
teurs des services techniques. Le faste de cet
équipage, l'élégance des costumes sobres, la
beauté de l'hétaïre, m'étonnèrent. « Hé ! hé !
pensai-je, le père Palgrave aurait - il recueilli
un héritage imprévu ? Quel sort juste a
comblé cet homme honnête, intelligent et
pauvre ? Hasard voilà de tes coups, mais des
plus rares, hélas ! Tu répands volontiers ces
dons de la fortune dans les mains habiles.
Tu les détournes des mains scrupuleuses. Cette
fois aurais -tu forfait à tà règle ? Tant mieux ! »
Je contai ma supposition à l'Homme Heureux,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 187
Elle l'étonna . Curieux, nous allâmes rue d'Au
triche où gîte la famille Palgrave. Je m'atten
dais à ce que le concierge de l'immeuble nous
annonçât qu'elle avait choisi , dans certain quar
tier riche, un autre appartement. Il n'en fut rien .
Nous gravîmes les cinq étages habituels par
l'escalier propre et simple, entre les murs de
stuc . A notre coup de sonnette, ce fut le même
pas empressé de Mlle Marceline qui se dénonça
derrière la porte de faux acajou. Sa petite voix
aigrelette nous salua des mêmes cris de sur
prise. Elle nous introduisit dans l'étroit salon
encombré de vieux poufs en velours cramoisi,
d'un piano de palissandre, de bibliothèques
en poirier, et d'une table de faux ébène qu'agré
mentent maintes cuivrures hideuses. Dans
la salle à manger , M. Palgrave nous appela
dès qu'il eut appris notre présence , car on était
à la fin du déjeuner, et il voulut que j'accep
tasse un petit verre de calvados avec un « ci
gare de député. » Je saluai Mme Palgrave
qui cachait les couteaux salis dans le tiroir du
188 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
buffet en chêne de Hollande . A la dixième
chaise, le cintre du dossier, manquant depuis
ma dernière visite, n'avait pas été recollé .
Sur la couronne de la suspension, l'abat- jour
en porcelaine bleue conservait sa fêlure obli .
que. Aux angles de la table, la nappe en toile
cirée laissait voir son canevas . M. Palgrave
avait jeté dans un coin la casquette de soie qui
couvre, aux heures d'intimité familiale, son
chef grisonnant. Il repoussait sa cravate de
popeline dans son gilet noir et ramenait les
pans de sa vieille redingote sur ses genoux
pointus . Compliments et nouvelles sanitaires
furent échangés. Alors, l'Homme Heureux
s'enquit d’Edgard, le bel amant à la presti
gieuse victoria
Ah ! ah ! vous l'avez entrevu ... le gail
lard ... Bonne rencontre ma foi ! Je vous féli
cite ... A parler franchement, nous sommes brouil
lés , ou presque... Il tourne très mal... Oui, oui ,
ce garçon -là tourne mal . N'est -ce pas , ma pauvre
Angeline ? ... Vous savez qu'aux Contributions
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 189
Indirectes on l'avait admis en qualité de surnu
méraire. Six cents francs par an . Ce n'était
pas le million . Pourtant, avec du travail et de
la conduite on se tire toujours d'affaires . Il
trouvait ici la soupe et le beuf . Nous avions
loué une chambre au sixième. Vue superbe...
Bon air ... Les livres de ma bibliothèque étaient
à sa disposition . Il usait même d'une bicyclette
que sa soeur et moi avions achetée à tempéra
ment, le jour de sa réception au baccalauréat.
Avec un peu de philosophie et de dignité, il
eut mené une vie décente, honorable . Ah ,
bien oui : Non licet omnibus adire Corinthum . Il
n'est pas permis à tous d'être un brave homme .
Que voulez- vous, son physique l'a perdu .
C'était une petite cocotte du quartier Latin
qui l'adorait ... Elle l'a mis en rapport avec tou
tes sortes de rastaquouères et de garçons vé
reux qui péroraient dans les brasseries. Bref...
un de ces garnements, lors de la guerre de
Mandchourie apprit à mon imbécile d'Edgard
que trois de leurs camarades partaient là-bas
190 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
pour acheter aux pillards européens et indi
gènes (car ceux - ci, paraît -il, aidaient ceux - là )
des bijoux et des bibelots , moyennant deux
ou trois louis la pièce, et venir revendre ces
objets précieux selon leur valeur réelle dans
les comptoirs de Londres. Mon fils avait , en
héritage, reçu , de mon frère aîné, trois mille
francs, de son vieux cousin Bernier, cinq mille,
de sa grand mère maternelle , six mille environ.
Cela se montait, avec d'autres petites choses,
à une quinzaine de mille francs. Sans rien dire,
il retira cet argent du Crédit Lyonnais et puis,
en compagnie de ces vilains maraudeurs, il fila .
Une lettre de Marseille nous avertit quand le
paquebot avait déjà levé l'ancre. Là - bas mon
gaillard a trafiqué. Le voilà de retour avec
cent mille francs s'il vous plaît ! ... Los soldats
donnaient pour cinquante francs, dès qu'ils
avaient les poches vides, tels et tels joyaux
de cinquante louis .
« Moi, j'ai trouvé ça malhonnête. Quand
on a reçu les enseignements d'une famille
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 191
probe, et les leçons des auteurs latins, on ne
va pas suivre les armées pour faire le détrousseur
de morts comme le personnage infâme de Vic
tor Hugo . Nous ne sommes pas riches, par
bleu. Ma foi , tant pis ! On s'arrange. On ne
change de faux -col que tous les deux jours ;
on porte des chaussures rapiécées et on use
au logis ses vieilles redingotes. Ce n'est pas la
mort d'un homme. Omnia mecum porto, répon
dait le philosophe antique aux femmes éton
nées de le voir quitter les mains vides la cité
que l'ennemi allait envahir : « Je porte tout
avec moi , » Un coeur honnête, un cerveau rem
pli, le mépris de ses passions, voilà ce qui
constitue la meilleure fortune, celle qu'on ne
vous arrache pas ... M. Edgard exigeait des
bottines jaunes l'été, des souliers vernis pour
les réceptions de l'hiver. Il fallait à monsieur
des cols blancs tous les matins et quelquefois
il changeait encore le soir ! ... Propreté anglaise !
Comme s'il était né dans le château d'un lord .
Je lui en aurais fichu, moi, de la propreté an
192 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
glaise ! Je porte des chemises de flanelle que
je change le dimanche, et que je dissimule
sous une cravate - plastron. Est-ce que ça me
donne la fièvre ? ... Monsieur faisait le dégoûté.
Il n'y avait pas de mouchoir assez fin pour
moucher son nez ... Maintenant il fréquente
des bookmakers dans les bars américains !
Ils ne sentent pas le fumier, ceux-là ? Il lui
fallait des courtisanes, des chevaux, des voi
tures, absolument comme à un financier qui
va faire banqueroute... Il a une raie par der
rière maintenant. Avez-vous vu sa raie par
derrière ? Et son chignon ? C'est à mourir de
rire , puisqu'on ne meurt plus de honte .
M. Palgrave était devenu tout rouge . Son
poil gris et blanc se hérissait autour de sa bou
che soufflante . Il haussait les épaules ; il tirait
de sa pipe en terre des bouffées considérables.
Prévoyant une colère, sa femme, sa fille, per
sonnes sèches, osseuses et muettes, quasi pa
reilles, malgré la différence d'âge, également
vêtues de tristes étoffes flasques, avaient disparu
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 193
sans bruit . Il s'adossa contre le poêle et plongea
ses mains dans les poches lâches .
Ce qui me révolte, c'est que, loin de lui
nuire, sa faute lui attire des sympathies. Tenez :
le directeur du contentieux , qui ne m'a jamais
rendu mes visites, est venu l'autre jour, ici
même, m'engager à l'indulgence. Son fils s'est
constitué l'ami du mien . Parfaitement. Moi
j'ai peiné comme un malheureux , sans une
défaillance, depuis vingt -huit ans à mon bureau
du contrôle financier. On n'a jamais relevé
une erreur dans mes comptes . J'ai fait rentrer
dans les caisses de l'Etat plus d'un million qui,
sans mon exactitude, eût été perdu, personne
n'ayant remarqué certains gaspillages. Eh
bien, vous croyez que le directeur du conten
tieux serait alors venu me remercier, en haut de
mes cinq étages ? ... Nullement, mon cher, nul
lement . On m'a nommé commis principal à
trente ans , sous -chef de bureau à trente -huit,
chef à quarante- deux, et chef de division à
quarante -neuf : mon tour de bête ! Je touche
13
194 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
huit mille francs, dont il me faut mettre quatre
mille de côté pour la dot de ma fille, si elle
veut épouser quelque jour, la pauvre petite,
un capitaine d'habillement... Jamais on n'était
venu s'essuyer les pieds sur mon paillasson . Il
à suffi que mon fils commît une vilaine action
lucrative , voilà le directeur du contentieux
qui grimpe ici , malgré son asthme, qui m'im
plore trois heures durant. Mon gaillard le con
duit en automobile, pensez donc ! Je n'ai , d'ail
leurs, pas cédé. Là -dessus, je ne transige pas.
Je ne mettrai pas les pieds chez ce garçon - là .
Je ne mangerai pas de son pain volé. Je ne le re
cevrai plus . Je préférerais mourir de faim sous
les ponts. A son retour, et malgré mes lettres
de rupture , il eut l'audace de louer une maison
de campagne à Draveil, pour sa mère, sa scur
et moi ; et il a feint la surprise quand nous
lui avons répondu en le priant, d'y demeurer
seul... Oui , Messieurs, il a feint la surprise ! ...
M. Palgrave boutonnait rageusement, contre
sa taille maigre, la redingote usée . L'Homme
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 195
Heureux voulut le distraire de cette pensée :
- Et votre cadet Léon ?
Ah ! celui-là, c'est un caractère ! ... Il re
vient des compagnies de discipline. Oui, j'ai
des enfants modèles ! Léon a donné un coup de
poing à un sergent qui lui parlait sans déférence.
J'eus tout le mal du monde à lui faire esquiver
le conseil de guerre. A sa libération, je le case
dans les bureaux de la Compagnie du Nord.
Le huitième jour, il insulte l'ingénieur en chef
et refuse d'obéir ; on le remercie. Même aven
ture à la Compagnie du Gaz. Léon ne veut pas
supporter qu'on lui donne un ordre. Il se pro
clame l'égal de chacun , Léon ! Il n'admet pas
de hiérarchie . Il récite du Kropotkine à bouche
que -veux -tu . Tout est contraire à sa dignité
d'homme libre. Et såvez - vous ce qu'il a trouvé
pour résoudre le problème ? Il a loué un han
gar. Là -dedans, il a mis un tour . Il fabrique des
viroles en corne, des ronds de serviette des
billes de billard , d'autres menus objets . Comme
il n'entend pas discuter avec les patrons ache
196 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
teurs, il envoie une vieille femme proposer la
marchandise. Quand elle a rapporté dix francs ,
il ne travaille plus . En complet de velours à
côtes , il visite les musées, les jours de mauvais
temps ; et il erre dans la campagne, les jours
de soleil . Le soir, il braille dans les réunions
publiques ... Si je proteste, il me dit : « Tu n'es
qu'un bourgeois ! Tu n'as pas le sens de la li
berté ! » Et ce brigand -là, Messieurs , a décroché
le prix d'excellence en rhétorique ! Souvent ,
je le sermonne : « Mais tu ne souffres donc pas
d'être vêtu comme un manoeuvre ! Tu manques
de dignité ? Tu n'as donc pas besoin de la consi
dération publique ? » Il n'en a pas besoin .
Il ricane et il me tourne le dos. Parfois, il ri
poste : « Ah ! ça, mon pauvre papa, qu'est -ce que
ça peut te faire, l'opinion des bourgeois qui
te font trimer sur leurs paperasses depuis
le collège . Une fois dix francs gagnés, en huit
ou neuf heures de travail, j'ai trois jours de
liberté. Je m'appartiens. Au contraire, tu
es un pauvre outil entre les mains d'ambitieux
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 197
et d'imbéciles . Et tu ne peux même pas te
promener le dimanche, parce que tu as l'échine
esquintée par tes courbatures de la semaine ...
Mais je m'en f ... d'avoir une redingote, un cha
peau de soie rougie et des gants troués ! Je
n'y tiens pas , à ton uniforme de bureaucrate .
Je ne veux pas être un bourgeois ! »
Il ne veut pas être un bourgeois ! L'autre
non plus , le pirate de la Chine, ne voulait pas
vivre comme « les petites gens » . Sans cesse , il
me répétait : « Toi , tu passes le temps à regarder
vivre les autres ; moi , je veux vivre moi-même ! »
Et, pour celui-là, vivre, c'est aller vêtu d'ha
bits neufs, à la mode, dîner dans un restaurant
aux prix excessifs ; c'est paraître, dans un atte
lage d'ambassadeur, au Bois , près d'une cabo
tine à panaches ; c'est courir, en automobile
du dernier modèle, sur les grandes routes .
« Il ne veut pas vivre en bourgeois ! » Peu lui
importe que, derrière son dos, on murmure ,
on le traite d'escroc et de crapule. Ni estime
ni considération ne lui importent. Au reste ,
1
198 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
se trompe-t-il vraiment, puisque les fils des
hauts fonctionnaires frayent avec lui.
« Ah ! mes amis, combien nos enfants dif
fèrent de nous. Je n'aurais pas accepté leur
destin , moi. Le principal de mon existence,
c'était de recueillir l'estime, celle de mes voi
sins , celle de mes collègues ,celle de mes chefs. Et
je me suis cru payé de mes douleurs, parce que
ma concierge et mon directeur répétaient :
« Ce M. Palgrave, voilà le type de l'honnête
homme ! » Certes, mon intérieur demeura
toujours mesquin . Mes meubles ne brillent
guère. Je me sers d'une vaisselle ébréchée.
La femme de ménage nous quitte de trop
bonne heure. Mon salon peut contenir à peine
cinq personnes. Je me contente de fausses
manchettes souillées, sauf le dimanche et
le jeudi. Mme Palgrave ressemble plus à la
Mort qu'à Vénus ; et sa fille se laisse pousser
trop de boutons sur la figure. Cependant, je ne
me jugeais pas malheureux . L'hiver, près de
mon poêle au feu maigre, je lisais joyeusement
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 199
et lentement les ouvrages de nos historiens,
J'ai, tome à tome, confronté l'Europe et la
Révolution française, en étudiant les livres
admirables d'Albert Sorel. J'ai recommencé
l'effort gigantesque de Richelieu en analysant
les leçons précises de M. Gabriel Hanotaux ,
M. Albert Vandal me fit connaître toutes les
émotions de Bonaparte, préparant l'épopée
de la France moderne, et j'eus pour famille celle
des Napoléonides, que M. Frédéric Masson res
suscita . Je me sentais un des éléments actifs
de ma patrie, survécue à tant d'héroïsmes
et de convulsions. Je m'enorgueillissais de
conquérir une petite science de la force natio
nale, qui me semblait mienne. Au bureau ,
il m'amusa d'étonner mes supérieurs par cette
modeste érudition. Je bénis encore mon emploi ,
ܙܕܢܗ
qui me permet le loisir de fouiller les cases des
bouquinistes, sous mon parapluie, à l'aller
comme au retour. J'ai pu, dans les journaux
d'opinions adversaires, comprendre les plai
doyers contradictoires des partis et m'assi
200 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
miler une doctrine sceptique dont je me pare
l'intelligence, non sans coquetterie. Mes col
lègues et moi pensions former l'élite du
peuple, celle en qui l'âme de nos races s'accroît
et persévère. Nous étions la sagesse , et nous
étions aussi l'honneur. Les tromperies du
commerce ne souillaient pas nos esprits.' Les
compromissions de la politique ne se mêlaient
pas à nos actes . Et , cependant, nous élaborions,
entre nos cartons verts, les statistiques, les
rapports et les projets de loi qui faisaient, à
la tribune, la gloire des ministères successifs.
Les gouvernements tombaient ... Nous demeu
rions . Nous étions ce qui persiste. Nos sciences
commandaient. Les parlementaires n'étaient
que nos gestes et nos voix . Nous demeurions
les Citoyens, les vrais, ceux conscients de leur
devoir et de leur force . Notre probité vérifiait .
Notre loisir s'instruisait. Notre savoir s'éternisait.
Nos frères étaient capitaines, nos oncles pro
fesseurs, nos cousins percepteurs, et nos neveux
consuls . Nos familles, qui n'eussent point
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 201
dérogé jusqu'à la mésalliance avec des négo
ciants millionnaires, étalaient sur le monde
les couleurs du pays . Et cela faisait notre or
gueil qui méprisait la richesse ou l'indépen
dance. Nous nous posions en exemples. Nous
indiquions au monde comment une honnête
famille de bacheliers et de médicores pianistes
peut vivre avec gloire pour trois cents francs
par mois . Le peuple révérait nos chapeaux
de soie minables.
Aujourd'hui , la foule , par la faconde de
ses candidats, nous insulte sur toutes les affi
ches électorales. On demande qu'on nous chasse .
Autant chasser les os d'un corps. Nos fils eux
mêmes ne croient plus en nos principes . Nous
sommes les bourgeois ridicules, et qui pensent
bassement... >>
M. Palgrave regardait les lézardes poussié
reuses de son petit plafond carré . Ainsi dissi
mulait - il une larme qui allait certainement
déborder ses cils rares . Une odeur de gruyère
et de gros tabac chargeait l'air de la pièce .
202 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
-
Allons, fit - il en soupirant, il faut que je
me rende au ministère. M'accompagnez - vous ?
Il changea de redingote, coiffa son chapeau
terne, et fourra sous son aisselle un portefeuille
de maroquin écorché. Nous le suivîmes dans la
rue . Afin de nous distraire, il récita le deuxième
livre de l'Enéide en latin .
Adieu, dit - il au pont des Arts, vous saluez
l'un des derniers citoyens. Civis latinus sum .
Et , s'étant recouvert , il laissa retomber
une main lasse.
XIII
Dans le casino de cristal, où il sied , les soirs
brûlants, de vivre une heure, au milieu des
feuilles vertes, de parterres en couleurs frap
ches, tandis que les serveurs apportent sur la
nappe, parmi les lumières électriques mêlées
aux guirlandes fraîches, tout ce que la pla
nète enfante d’exquis, de savoureux et de pi
menté, l'Homme Heureux qui ne l'est plus, Cla
risse l'ayant soudain quitté, l'Homme Malheureux
prend place avec la nouvelle amie et moi.
Il fronce le sourcil. Il cale le monocle dans son
cil pour examiner les statues vivantes qui
sont les dîneuses au cou roide sous l'échafau
dage de chapeaux historiques virevoltant avec
le labyrinthe de la chevelure teinte, les co
204 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
ques de satin et les jets de plumes jusqu'aux
lustres. Il déblatère contre cette disproportion
des têtes et des corps . Il s'avise que la vase
line coule aux coins des plus beaux yeux, en
traînant la poudre et le fard . D’être lui-même
ventru dans le smoking, comme un dieu de
Chine, il se désole, selon l'avis des murs à
miroirs . Et que la glace en fondant, mouille
le vin dans le verre, c'est une cause d'irrita
tion contre la sottise des inventeurs trop
ignares pour mettre en vente , l'été , des go
belets à mélange réfrigérant en lesquels le
liquide se frapperait de manière saine.
Le grognon se persuade que, sur l'occiput,
sa mèche rebelle s'est redressée quand il en
leva son chapeau . Il n'ose se pencher comme
il faut pour que le miroir le renseigne, car sa
préoccupation ainsi paraîtrait évidente. Et il
ne redoute rien tant que la raillerie , même
3
dissimulée, des spectateurs. Sourdement il
invective contre son amie qui l'interroge, in
tempestive, sur les scandales derniers, et ne
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 205
devine pas combien il enrage. Ce manque de
psychologie lui rend détestable la jaseuse .
Mais le maître d'hôtel incline vers lui le
plat aux hors-d'oeuvre, non sans laisser voir
le deuil d'ongles épais, les rides noircies des
doigts . Brusque , afin d'oublier ce fâcheux dé
tail , le mécontent lève les yeux au plafond
parsemé de déesses olympiennes et légère
ment peintes comme à la gouache sur un ciel
imprécis. Alors le contraste entre les svel
tesses de ces voluptueuses immortelles et sa
propre lourdeur navre sa délicatesse . Il pleu
rerait, si les concombres n'étaient pas à point
ainsi que leur sauce . Elle attaquera pourtant
les organes de l'estomac sujets à la dyspepsie.
S'il veut de cette friandise , l'Homme Malheu
reux doit se résigner à souffrir éperdument
quinze minutes , vers minuit . Et il s'indigne
contre la nature si prompte à châtier la satisfac
tion des appétits qu'elle créa .
Cependant l'amie laisse glisser sa serviette.
Il convient, par politesse, de se congestionner
206 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
pour feindre de vouloir repêcher, sous la
table , le linge verni. Quand le galant se re
dresse, les garçons ayant accompli la beso
gne, deux convives ſicanent un peu , non
loin . Importe - t-il de les provoquer ? N'est
ce point lâcheté que de ne pas s'apercevoir.
Quel plaisir de leur appliquer la gifle reten
tissante et honteuse qui pique les doigts de
justicier, puis de pourfendre, l'épée au poin
ce petit maigre arrogant, pustuleux et blême,
3
sûr de lui . L'Homme Malheureux hésite. Il cal
cule les ennuis du scandale , le comique des bra
vades , le dérisoire des balles échangées sans ré
sultat ou de l'égratigure sur le métacarpe, la pri
vation d'un costume neuf consécutive aux
dépenses du duel . Mieux vaut demeurer coi, le
cœur furieux, les nerfs rageurs et trépidants.
Or, l'amie qui jusqu'alors ne voulut boire,
de peur d'engraisser, soudain a soif. Elle re
fuse le vin parce que cela fait rougir la face ,
l'eau minérale, parce que cela pique , l'eau
filtrée, parce que les microbes passent à trà
CLARISSÉ ET L'HOMME HEUREUX 207
vers le charbon . Elle exige du thé froid qui
manque . Et la voilà penaude. Attendre dix
minutes que le breuvage soit fabriqué à chaud,
puis glacé, quel contre-temps pour cette jeune
personne capricieuse, étreinte dans son cor
set, et que l'on suppose à la torture . De com
prendre toute cette gêne proche, d'y participer,
le convive souffre. Il ne pardonne point que
la coquetterie de la compagne lui procure ce
malaise . En catimini , il la hait . Et comme
elle agace à parler sans cesse pour les voi
sins, soit qu'afin d'être jugée réactionnaire,
elle loue le tsar de dissoudre la Douma, soit
qu'elle déplore la perte des tapisseries ecclé
siastiques brûlées à l’Exposition de Milan ,
afin d'être jugée esthète ; soit qu'elle rap
porte les confidences à elle faites par le prince
Dolnikorsky sur les intentions de Guillaume II
relativement à l'annexion de la Hollande.
A l'entendre, les cours ni les ambassades
n'ont aucun secret pour son minois d'agréable
modiste embarrassée par quatre étages de
208 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
chignons roux , de cercles en paille, de dentelles
et de panaches . Là voilà qui s'exalte en l'hon
neur de l'automobile, de six cylindres,
de Renault , de Brasier, de la carrosserie à
entrées latérales , du radiateur à nid d'abeilles ,
des jantes amovibles . Elle narre d'improba
ble aventures et des exploits fabuleux durant
qu'elle s'évente . Elle cite les ducs et les mar
quis qui furent les wattmen de ses excursions .
Tout cela pour ébaubir de son faste , à droite,
une famille de bourgeois cossus aux vieilles
dames riches en perles, en brillants, et, à
gauche , deux cocottes laides, double étal de
saphirs pour trois adolescents délicieux , naïfs ,
enchantés .
Par chance, les tziganes qui grattent leurs
violons avec frénésie, couvrent, de leurs
bruits, la voix impérieuse de la camarade.
Le grognon respire. Il espère que cette
brave famille bourgeoise ne le prendra point
tout à fait pour un rastaquouère ébahi
devant la suffisance d'une hétaïre somptueuse
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 209
et vulgaire . Mais celle-ci , brusquement, es
time utile d'être gaie. Sur la réflexion la plus
simple, la coquine simule toute la liesse . Et
de rire aux éclats , en crispant son petit nez mi
nuscule, en cachant sous l'éventail une con
vulsion factice . Puis elle susurre l'air de la
matchich que les musiciens attaquent. Elle
balance le monument tout empenné de sa
tête indéfinie , et tapote même, du soulier, le
tapis poussiéreux. Elle a chaud . Obséquieux ,
le garçon s'empresse de faire lever la vitre . Le
grognon respire enfin et goûte mieux la suc
culence des filets de canard aux cerises en
gelée. Incontinent, l'amie frissonne et grelotte.
Elle lance des regards de haine au maître d'hô
tel qui ordonne de fermer. Et les tempes de
tous redeviennent moites .
En sueur, lui calcule le prix du repas. Six
louis qui filent. Les Consolidés anglais, sa fortune,
particulière depuis dix ans , baissèrent de vingt
sept points . Cette gentille créature qu'on lui
envie coûte cinquante mille francs par an de
14
210 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
location. Il est vrai qu'elle va rendre l'Homme
Malheureux célèbre, respecté, qu'elle saura mettre
en valeur son esprit de financier, de bibliophile
aux éditions illustres, d'amateur aux médailles
rares , de trusteur pour les pétroles roumains.
Toutefois , élevé par une famille de province,
fière d'ancêtres notaires, généraux et magis
trats, il ne peut s'habituer aux désinvoltures
de cette Parisienne.
Maintenant, debout, elle tend les épaules
au serveur qui lui pose la mante de soie rose
et de broderies pourpres. Elle , si contente de
soi , lui si fâché de sa lourde stature mesurée
par tant d'yeux malins. Il sait trop que le
tailleur a laissé un affreux pli dans le dos du
smoking. Et puis , il n'a point de monnaie pour
le chasseur qui ouvre déjà la portière de l'au
tomobile . Il faudra donc lui donner cent sous ;
car il est honteux de s'arrêter pour le change,
lorsque, derrière, d'autres couples attendent
impatiemment ce départ afin de s'introduire à
leur tour dans quelque véhicule . Cent sous, donc .
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 211
Absurde prodigalité ! Et ses dents grincent.
En voiture, la jeune femme remue, s'agite ,
engaine les bras dans ses gants étroits . Elle
offusque de ses gestes le protecteur nerveux .
Du parfum qu'elle affecte, l'odeur fondamen
tale de pommade liquide demeure surtout, veuve,
à présent, des effluves introduits par l'art impar
fait du chimiste . Et cela lentement écoure le
grognon qui cache sa peine, de crainte de dis
pute. D'ailleurs la salade aux truffes qu'il
mangea tenaille, de ses assaisonnements, les
viscères . Il pense que sa barbe dérangée lui
fait une tête de voleur, que cela l'avilit devant
la sémillante bavarde incapable de silence dans
cette nuit forestière tout empreinte de la
puanteur que lâchent les automobiles concur
rentes, leurs pétarades de vapeur bleue .
Stupide, ronde , la lune éclaire un ménage
pauvre qui regarde fuir le char de feu et la
félicité incluse , jalousement.
Lui se penche à mon oreille et murmure :
Ce n'est plus Clarisse , ni le bonheur .
XIV
Cet état de mon ami le meilleur ne fut pas
sans m'inquiéter, d'autant plus que la saison
d'été nous sépara. Les deux lettres étaient
chagrines que je reçus en Norvège où je voya
geais. Ma surprise fut grande lorsque je le re- ,
trouvai à Trouville, rayonnant et fleuri. Tout
de suite il m'informa.
« A la fin de son deuil, la veuve Alexandrit
se trouva dans les pires difficultés. Elle m'en fit
part, comme à l'ami le plus sûr de feu Robert
Alexandrit, que j'avais cependant assez mal con
nu , jadis, pendant une période électorale. De son
état, il était publiciste, courtier d'imprimerie et
même quelque peu folliculaire à l'occasion .
J'avais utilisé, quinze jours ses curieux
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 213
services, pour surveiller, aux murailles, le
collage de mes affiches de la dernière heure, la
distribution de certaines images d'Epinal désa
gréables à mon concurrent ; enfin , pour susciter
des ovations à la sortie des réunions publiques.
Lorsque, mes discours prononcés, je repassais
le seuil, au milieu de mes fidèles en délire,
j'apercevais dehors le chapeau melon d'Alexan
drit au bout de son bras vigoureux s'agiter fré
nétiquement parmi de braves gens trop timides,
je veux croire, pour m'acclamer à son exemple,
selon leurs sentiments . Il lui fallait fournir
l'ovation à lui tout seul . De fait, il réussissait
passablement ce jeu, surgissait comme par
magie, en moins d'une minute, aux centres de
tous les groupes, et vociférait avec ardeur,
comme s'il exprimait réellement leur opinion ,
d'ailleurs silencieuse.
« Depuis, cette époque fabuleuse, j'ai ren
contré Alexandrit de loin en loin , sur le boule
vard . Nos courts entretiens se terminaient
à l'ordinaire par un petit emprunt que lui refu
214 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
sait mon ingratitude. A vrai dire, il accom
plissait quelques travaux suffisamment rému
nérateurs chez trois bookmakers. Je lui assurais
le logement dans la rue d'Autriche, et ne le
pressais guère de payer les termes échus .
Alexandrit avait là un atelier de photographe,
où , les dimanches, posaient quelques jeunes ser
vantes au bras d'un artilleur permissionnaire,
quelques cortèges nuptiaux , quelques premiers
communiants frisés, quelques Sociétés philhar
moniques et athlétiques. Alexandrit m'avait
aussi visé de son objectif, un jour que, pour me
donner une bonne opinion de sa famille, il m'a
vait conduit à son domicile, en fiacre, sous
prétexte d'un thé . A travers le service de por
celaine, disposé sur la table Henri II, j'avais pu
deviser avec sa femme, personne mince, blanche
et parfois inquiète, hagarde, avec trois filles déjà
grandes à minois de trottins malicieux, avec
ses deux nièces orphelines, demoiselles grasses
et blondes, nées d'une mère bavaroise et de Clo
taire Alexandrit, voyageur en modes .
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 215
« C'était le souvenir de ce lunch unique, mais
plantureux, que la veuve invoquait durant nos
entrevues. Elle feignait de croire que j'avais pris,
chez elle, le thé toutes les semaines, et que si
j'en doutais , cela marquait seulement une cer
taine débilité de ma mémoire. La stricte poli
tesse m'eût empêché d'y contredire autrement
que par des allusions timides et sans effet.
D'autre part, je le savais : jadis, à cause de
certaine folie dont avait été tourmentée l'ado
lescence de cette personne, Robert Alexandrit
l'avait aisément obtenue, elle et sa dot , celle - ci
dissipée bientôt dans des entreprises extrava
gantes et sans bonheur. Par crainte de heurter
mes objections à cette ancienne folie peut-être
dangereuse, je me tins coi .
« Mme Alexandrit multiplia ses visites. A
chacune, elle amenait tantôt ses deux nièces ,
tantôt ses trois filles, tantôt une nièce et une
fille. Au cours des propos, elle vantait exagé
rément leurs grâces, leurs qualités intimes .
Colette était certainement mignonne et spi
216 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
rituelle , Louise espiègle, sans doute , vicieuse,
Armande, brune, silencieuse, fatale , déjà
passionnée, Riza, grande comme une femme ,
à la poitrine gonflée, et de peau très blanche ,
Augusta lourde , bonasse, passive et rose . Co
lette comptait quinze ans, Augusta vingt
deux . Les autres s'échelonnaient entre ces deux
âges sur le chemin de la maturité. Je n'aime
guère le commerce des jolies filles ou des jolies
femmes que je ne puis posséder . Le désir insa
tisfait me gêne, me hante , m'agace . Aussi mes
relations avec Mme Alexandrit et son pension
nat ne m'apportèrent point d'agrément, tout
d'abord . A l'égard de ces demoiselles en deuil
j'affectais de la froideur respectueuse . Elles
demeuraient sur leurs sièges , timides et sour
noises , tentant des sourires . Mais je me déro
bais toujours à leurs familiarités . Je laissais
leurs questions sans réponses, ou bien répli
quais à Mme Alexandrit par-dessus leurs têtes .
» De ma prudence, la bonne dame parvint à
tirer péniblement quelques cadeaux. Oh , peu
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 217
de chose . Car, je n'entendis pas l'autoriser à se
prévaloir de sa gratitude pour m'importuner ?
Cependant, je lui fis présent d'objets hors d'u
sage, d'estampes et de livres, qu'elle allait sûre
ment vendre chez les bouquinistes pour acquérir
les provisions du dîner . Un jour, elle chanta
misère plus que de coutume . Feu son père n'avait
rien légué, une servante -maîtresse l'ayant au
préalable dépouillé. La veuve s'estimait sans
ressources . Sa rente de quinze cents francs
assurait tout juste l'éducation de ses nièces ;
et, selon les clauses d’un legs, il fallait que
la somme fût employée à cet usage exclusif ...
Comment se vêtir , se nourrir, etc. ? ... Ma
bonté, mon grand cour de philosophe ... Suivait
toute la rengaine, qui me coûta cinquante
francs.
Remercie ton bienfaiteur, Colette ! »
s'écria dramatiquement Mme Alexandrit, en
jetant sa fille dans mes bras . Je m'aperçus
alors que la mince étoffe noire de la robe sans
doublure, recouvrait uniquement, par -dessus
218 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
la chemise très fine, les formes chaudes et
souples de la fillette qui me baisait la barbe,
les mains, qui s'appliquait contre mon corps .
Tout rouge, je me levai, congédiai ce monde et
querellai le domestique pour n'avoir pas inter
dit ma porte à la séquelle. Malgré ses efforts,
à ce qu'il dit , la veuve s'était précipitée direc
tement dans ma bibliothèque, suivie de ses
trois demoiselles. Il promit de leur barrer le
passage, désormais.
» Quoi qu'il imaginât, Mme Alexandrit
parvint à me joindre encore , et à plusieurs
reprises. Bientôt, ses jeunes filles arrivèrent
fardées. Leurs parfums enodoraient trop . J'eus
de la peine à les éconduire. En vain, écrivis -je
des lettres sévères à la veuve de l'agent élec
toral. Chacune de mes missives eut pour résul
tat immédiat de la faire se ruer chez moi,
tout en larmes , et vomissant des flots d'ex
cuses , de lamentations. Evidemment, sa folie
ne l'avait pas abandonnée complètement .
J'eus pitié d'elle et ne voulus pas la faire se
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 219
moncer par la police, ainsi que l'on me le
conseilla .
« Mal m'en prit . La solliciteuse s'obstina.
La brune Armande et la haute Riza l'accom
pagnaient, le jour où elle entreprit de gémir sur
la légèreté de ses filles, de ses nièces. Augusta
flirtait trop vivement avec un rapin . Collette
avait été surprise cachée dans une armoire
avec un collégien de leurs parents, et dans un
tel état que le doute était difficile. Louise avait
de mauvaises habitudes. Armande avait été
renvoyée du pensionnat à la suite de camara
deries louches. Riza, le dimanche précédent ,
s'était arrangée pour manquer l'omnibus après
une promenade en famille au bois de Clamart .
Un cycliste l'avait ramenée en fiacre passé
minuit.
« Leur mère et tante me supplia de les gron
der, et , à cette fin , de les garder auprès de moi,
pendant qu'elle allait faire une course dans le
voisinage. Insoucieuse d'écouter mes protes
lations , elle s'esquivait déjà, me remerciant
220 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
d'une obligeance que je n'entendais pas le moins
du monde lui témoigner.
» Ma fureur demeura seule devant les deux
pécores parfumées et maquillées. Riza, ba
varde, m'expliquait impudiquement les entre
prises du cycliste contre sa vertu , tandis
qu'Armande, m'avouant ses vices, usait d'une
franchise téméraire, près de devenir affrio
lante .
» Mes soupçons se confirmerent. Réduite aux
dernières extrémités , Mme Alexandrit essayait
de me faire séduire par sa nièce et sa fille qui ,
maintenant, débout, au miroir, appliquaient à
leurs corps la mince étoffe noire de leurs jupes
et de leurs corsages . Ainsi les rondeurs vivan
tes de leurs poitrines, de leurs hanches se
révélèrent illustrant les confessions scabreuses
que soulignaient leurs clins d'oeil avant leurs
gestes.
» Cependant, elles ne gagnèrent point la
partie de me faire jouer avec leurs appas,
quelle que fût mon envie . Elles durent s'en
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 221
aller, pures comme devant, lorsque la dame
nous eut envoyé, par commissionnaire, un billet
les autorisant à rentrer seules, vers l'heure où
je me sentirais las de leur compagnie.
» Des semaines se succédèrent. Je n'entendis
plus parler de ces hardies postulantes . Mais
un matin , je dégageai de ma correspondance
une carte d'invitation . Elle me conviait à me
rendre, le mercredi suivant, vers cinq heures,
chez Mme Alexandrit, pour écouter de la mu
sique ancienne et prendre le thé . Au crayon ,
dans la marge , était griffonnée la promesse
de s'acquitter envers moi . L'espoir vague de
palper les filles et nièces fut assez impérieux
pour me conduire, à l'heure dite, rue d'Au
triche. Une vieille servante bossue m'ouvrit,
me débarrassa de mon pardessus , m’in
troduisit dans l'atelier de photographie. Ondu
leuse et noble, couverte de jais cliquetant,
la chevelure poudrée, Mme Alexandrit me
reçut. Sur-le-champ , elle me présenta plu
sieurs messieurs : le docteur Crotonat, le député
222 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
Pierron, le capitaine Desnoix, et le peintre d'his
toire Maxence Tribot. Les comptant, aussitôt
je m'aperçus que notre nombre de spectateurs
égalait celui des filles et des nièces. Ces
messieurs, du reste , appartenaient à cette
sorte trapue, légèrement bedonnante, courte
de jambes , et pourvue de têtes faunesques ,
qui est encline aux appétits luxurieux . Notre
hôtesse avait su choisir . Comme je m'asseyais ,
le rideau d'une petite scène construite au
fond de la salle se partagea, découvrit les cinq
jeunes personnes semblablement nues sous des
chemises collantes de soie rouge, et des jupons
de satin noir . Elles tirèrent de leurs violons
des accords inhabiles , préludes imparfaits de
meilleurs exercices lorsque, après la musique ,
elles se furent mêlées à nous sur les divans
de peluche brune qui garnissaient à présent le
lieu .
» Colette, par espièglerie, s'installa sur mes
genoux pour jouer au cheval. Riza se van
tait de vaincre à la lutte le capitaine Desnoix ,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 223
malgré qu'il fît saillir ses biceps . Pour cela,
elle le saisit à bras-le-corps, l'arracha de son
siège, et ils nous donnèrent, pendant que leurs
visages s'empourpraient, le spectacle de leur
athlétisme. Ils s'essoufflèrent en s'étreignant,
en glissant sur le tapis jusqu'à ce que Riza
fût terrassée . Cependant , la petite Louise ,
sous prétexte de trouver un canif dans les po
ches du docteur, les explorait en le chatouil
lant . Pour le peintre, Augusta souriante,
muette et passive, obéit , se dénuda la gorge ,
afin qu'il croquât la belle carnation sur un cale
pin . Armande , pour le député Pierron, faisait la
culbute sur le divan , tout à fait insoucieuse
de montrer ses dessous nombreux et multi
colores, ses jambes en bas mauves , quelque
peu de ses cuisses pâles.
« Comme nous nous animions à ces jeux agréa
bles, Mme Alexandrit les toléra, par les indul
gences de son rire . Mais le thé entra, flanqué
de pâtisseries, de confitures , de crèmes diverses
et de fruits massifs. Plusieurs bouteilles de
224 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
vins d'Espagne paradaient au centre du pla
teau . La généreuse hôtesse nous fit asseoir
autour du guéridon . Quand les verres furent
remplis et les filles tout échauffées par nos
caresses, leur mère parla :
» Il semble, mes amis, que vous ne vous
déplaisez pas dans mon home ... Et vous savez ,
» je ne suis pas sévère . Amusez -vous donc avec
» les petites... D'ailleurs, elles n'ont plus grand
» chose à perdre. Ces diablesses ont trompé
» ma surveillance l’une après l'autre . Je ne crois
» pas que les scrupules soient de rigueur.
» Ne trouveriez -vous pas gentil de venir
» ici, prendre le thé quand le cour vous en
» dira, même chaque jour, si vous le voulez ...
» Mes filles aiment la compagnie . Sauf un, vous
» êtes mariés. Il est certaines libertés qu'on ne
» saurait prendre aisément lorsqu'une épouse
» vous guette . Ici, vous dérouterez les soup
» çons ... A toute question insidieuse, il vous
» siéra de répondre que vous vous intéressez
» à une veuve laissée dans la gêne par notre
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 225
» pauvre Alexandrit. Je suis sûre que vous
» ressentez de la pitié à l'égard de mes enfants
» et que votre munificence subviendra sans doute
» à notre nécessaire jusqu'à ce que j'aie fait
» mon héritage, jusqu'à ce que soit mort mon
» oncle de Chine. Il est fort malade et passe la
» soixantaine. Alors je vous rembourserai les
» sommes que vous m'aurez avancées chacun
» par mensualités de dix louis . Vous êtes les
» cinq amis qui me sont vraiment chers parce
» qu'Alexandrit vous adorait tous les cinq.
» Cela me ferait mille francs par mois . C'est
» ce qu'il faut pour la nourriture, les robes et
» les omnibus. Vous accomplirez une bonne
» action, non sans y découvrir de l'agrément,
» puisque vous aimez jouer avec les petites
» filles . Allons, c'est dit, n'est-ce pas ? Vous
» serez notre conseil de famille. »
» Mme Alexandrit se tut . Nous échangions
des sourires ...
> Soyez gentil, mon gros oncle, je vous
aimerai tant ... murmurait à mon oreille Co
15
226 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
lette qui l'effleurait de ses lèvres brûlantes ...
» Et les autres enfants suppliaient avec beau
coup de grâces les commensaux . Nous nous
décidâmes . Il fut entendu que le conseil de
famille assurerait à ces demoiselles Alexandrit
et à leur respectable mère une mensualité
de mille francs, à la condition que ces jeunes
personnes garderaient une conduite exemplaire,
et ne flirteraient plus au bénéfice de jeunes étran
gers. A tour de rôle , chacun des tuteurs sur
veillerait les gamines. Elles promirent d'être
sages en nous embrassant de toutes les vigueurs.
» Voilà pourquoi je suis devenu le familier
du docteur Crotonat, du député Pierron ,
du capitaine Desnoix , et du peintre d'histoire
Maxence Tribot. Protecteurs de la famille
Alexandrit, nous nous sommes attachés à cette
euvre de bienfaisance agréable. Plusieurs fois
par semaine, lorsque mes affaires le permettent,
je vais rue d'Autriche, jouer avec l'une ou l'autre
de mes pupilles. Tous les dimanches, nous
avons une petite fête de famille, pour laquelle
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 227
il nous amuse de nous déguiser en faunes , avec
des couronnes de pampre . Le député Pierron ,
qui est le plus adipeux , assume le rôle de Silène.
» Ne croyez pas que de ces agapes la pure
intelligence soit bannie . Ces demoiselles Alexan
drit ont toutes leur brevet. Nous faisons suc
céder aux acrobaties de la luxure quelques
belles dissertations sur la philosophie , la morale
et la science. Le corps et l'esprit s'amusent
parallèlement.
» Et j'ai dû, ma foi, venir reposer sur cette
plage mes os rompus et mes nerfs fléchissants ,
à la suite d'extases trop nombreuses. »
Nous nous plûmes à rire en dînant.
XV
A de vieilles chaussures jaunes dont la cire
avait bruni le cuir en respectant toutefois
la teinte plus claire de l'empeigne, un artiste
méticuleux avait soigneusement adapté des
pièces minces. Le pantalon blanc, amolli par
milles lessives , s'affaissait autour des jambes
avec la consistance d'une serviette . Jadis en
usage d’hiver, la jaquette noire, sans une tache,
brillait aux coudes, sous le soleil d'août ;
elle bâillait contre une chemise de flanelle
à raies écossaises et déteintes, que surmontait
un faux col de papier luisant comme porce
laine . Lâche et fantaisiste, pendillait une cra
vate empruntée certainement aux apanages
d'une coiffure féminine, ainsi que l'indiquait
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 229
une modeste frange . Le chapeau était de toile
bleue et cabossé selon la mode. Il ombrageait
une figure grasse encadrée d'une barbe grise
dont la pointe s'inclinait souvent à gauche
pour caresser le ruban violâtre décorant la
boutonnière. Compagnon du monsieur, un
lycéen -portait, outre son habit d'uniforme
à boutons d’or, un béret de laine écarlate .
Solitaires, souriants , tous deux arpentaient
la plage à l'endroit le plus éloigné du Casino, des
cocottes et des familles fashionnables, de leurs
tentes , de leur morgue, de leurs potins calom
nieux , de leurs enfants terribles et de leurs
nourrices accroupies qui encombrent les pers
pectives de la terre , de la mer ,
Je préfère également flâner à l'écart . Aussi,
nous nous rencontrâmes plusieurs fois dans la
matinée autour d'un petit cap dont je me plai
sais à prendre quelques silhouettes photogra
phiques . Mon lévrier servit de point central
à ces images. Il arriva que cet animal courtois
fut saluer, du flair, le jeune garçon . Sévèrement,
230 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
le père s'impatienta, puis enjoignit à son fils
de laisser le chien , comme si j'eusse pu me fâcher
de cette familiarité , ou comme si je lui paraissais
indigne d'échanger des paroles relatives à
cette rencontre . Il semblait craindre mon
approche et mon intrusion dans sa vie . Au
contraire, mon lévrier jugea cette entrevue
riche en attraits . Je m'aperçus alors que le ly
céen tenait, au bout d'une courte ficelle, un
paquet dont la graisse intérieure polluait le
journal qui l'enveloppait . Aussitôt , je rappelai
mon chien , qui ne m'obéit pas . Force me fut,
après des ordres sans effet, de joindre les pro
meneurs et d'éloigner par le geste et par la voix
le quadrupède indocile. Cela me rendit assez
ridicule . Je n'imaginai qu'un moyen de cou
per court : saluer en balbutiant de stupides
excuses .
- Monsieur,.. objecta le père en s'arrêtant net , ..
quand on possède un animal aussi vorace ,
on ne le laisse pas vaguer . D'ailleurs, vous devez
contrevenir à un arrêté municipal, Au mois
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 231
d'août , la propagation de la rage est à craindre ;
et le maire de ce pays a certainement pris
les mesures ordinaires en pareille saison .
Sur ce , m'ayant toisé , il toucha le bord de
son chapeau bleu, et fit mine de s'éloigner.
Mais , monsieur, .. répliquai-je , piqué au
vif, .. ne vous est-il point arrivé de violer parfois
un arrêté municipal ?
Jamais, monsieur, jamais ! .. répondit-il
brutalement.
Sa lèvre blanchit et trembla de colère .
Rouge jusqu'aux oreilles, le petit collégien
s'effara . Je haussai les épaules , en ricanant .
Mon homme alors de s'écrier :
Vous avez prononcé là, monsieur, une
parole bien légère. Quoi donc vous autorise à
penser que j'aie pu violer la loi , fût-elle, dans
l'espèce, interprétée par le simple arrêté muni
cipal d'un maire champêtre ? Il n'appartient
à personne de violer la loi , sachez-le ! Vous de
vriez avoir honte d'accuser ainsi un passant
dont les allures , je pense, ne vous permettent
232 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
en rien de soupçonner la morale . Ai-je l'air
d'un de ces gens pommadés, étranglés par
leurs faux cols, et vêtus à la dernière mode de
costumes qu'ils n'ont sans doute pas encore
payés au tailleur ? ... Je n'admets pas ce ton
de scepticisme et d'indulgence avec lequel
vous avez prétendu vous innocenter d'un délit
en l'imputant à tout le monde. Apprenez,
monsieur, si vous l'ignorez, que, Dieu merci,
beaucoup d'honnêtes gens respectent, en France,
les dispositions législatives qui garantissent
le développement de la société . Quand on a
l'honneur de porter à la boutonnière l'insigne
qui vous distingue (il montrait mon ruban rouge ),
on devrait réfléchir avant de proclamer urbi
et orbi son mépris des institutions publiques
votées par le suffrage de tous les citoyens ...
Et, ma foi , puisque vous êtes dans la posture
de m'entendre, je ne suis pas fâché de vous
offrir ce que j'ai sur le cour, depuis longtemps.
Vous me semblez être un de ces gaillards... ( il
tendit vers mon nez un doigt pâle et propre,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 233
dont les ongles étaient coupés au ras de la
chair ), un de ces gaillards à qui tout réussit ,
parce qu'ils sont moins lestés de scrupules que
d'audace. Sans doute,vous habitez l'une de ces
villas flanquées de tourelles à créneaux et
qui singent les châteaux forts de la noblesse.
Quel vermicelle frelaté avez - vous donc acca
paré puis vendu au centuple de sa valeur pour
vous prélasser ainsi en souliers de daim blanc ,
?
dites -moi donc, je vous prie ? Ai-je des sou
liers de daim blanc, moi ? Ai-je une villa genre
château fort, moi ? Ai-je un levrier d'armoi
ries, moi ? .. Non , n'est-ce pas ? Et pourquoi
donc ? Parce que je suis un honnête homme,
comprenez -vous ? Parce que mes parents
étaient honnêtes, et mes aïeux aussi, et mes
bisaïeux ... Il n'y en a pas un qui ait vendu le
vermicelle au centuple de sa valeur ! Vous com
prenez ?
» Moi, je suis venu en troisième classe, par
le train de plaisir, pour faire respirer l'air salin
à mon fils. Car, moi, je me reconnais des de
234 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
voirs, avant d'aspirer à des licences ? Je ne
m'achèterai pas de pardessus cet hiver, moi ,
quoique le mien soit fort râpé ; mais j'aurai
conduit , presque tous les dimanches d'août ,
mon fils au bord de la mer, afin qu'il devienne
plus tard, un citoyen solide, en état de servir
la patrie , soit dans l'armée, soit dans l'admi
nistration . Et c'est ainsi que mes parents agis
saient ... Je vous souhaite de faire de même.
Ecoutez encore ceci . Mon père, qui était aux
contributions directes, apprit à ressemeler
les bottines, pour économiser cette dépense
et pouvoir payer l'externat du lycée à mes frères,
à moi-même . Il était bachelier ès lettres et és
sciences , mon père. Eh bien , le dimanche matin,
il raccommodait les chaussures de toute la mai
son , tandis que ma mère taillait et cousait nos
pantalons . Voilà quel homme c'était, monsieur .
Et il nous a laissé tout de même dix -sept mille
francs à chacun des trois . Oui , monsieur : ce
héros, en quarante ans, sut économiser cin
quante et un mille francs pour ses trois fils,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 235
et cela sur un traitement de cinq mille cinq !
Comme il n'était point intrigant, ni pied-plat ,
ni lécheur de bottes , ni gommeux , il est resté
toute sa vie à cinq mille cinq ! ... Ça vous fait
sourire, monsieur ... Cinq mille cinq pour faire
marcher le ménage, nourrir six bouches , vêtir
six corps, offrir le thé aux femmes des fonction
naires, le deuxième jeudi du mois , et tenir son
rang officiel dans le chef - lieu ? Je vous assure
qu'il n'a jamais contrevenu aux lois , lui !
Et il n'en parlait pas avec le sourire insolent
que vous affectez sans vergogne...
» Il n'a même jamais touché à la dot de
notre mère, vingt-cinq mille francs, qui sont
devenus quarante mille , en trente ans , et qui
ont permis de marier ma soeur au capitaine
Philippe, du 7e tirailleurs algériens , décoré ,
pour faits de guerre, lui . Parfaitement.....
Nous sommes une famille d'honnêtes gens, je
vous le répète .
» Mais j'espère bien que vous n'en doutez
pas ... Oh , vous pouvez regarder les pièces
236 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
de mes bottines. Je les ai cirées moi-même,
hier soir... Mon fils aussi a ciré les siennes,
comme chaque soir, avant de nous coucher, pour
que tout soit prêt le matin , au moment du dé
part. Et pendant que nous cirions, je l'interro
geais sur les dates de l'Histoire. Le livre était
à côté de nous, au milieu du buffet de la cuisine.
Notre petite bonne rinçait les assiettes. Ma
femme préparait les sandwichs au veau qui
sont dans ce paquet . En même temps, elle jetait
des regards obliques sur le manuel pour souf
fler le marmot quand il se trompait. J'ai mis le
holà . Car il faut absolument que ce garçon
là saute une classe et qu'à la fin des vacances
il sache sans broncher son cours de troisième
pour s'asseoir sur les bancs de la seconde. Ce
sera dur . Mais nous réussirons, n'est- ce pas,
Charles ? Il veut être aussi dans les contribu
tions directes, bachelier ès lettres et és sciences,
comme son père et comme son grand -père ;
hein ?
Oui, papa, fit l'enfant timide et terrifié.
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 237
Je les considérai tous deux . Ils se ressem
blaient autant qu'il est possible à deux êtres
différents. D'une mère sans doute blonde,
l'enfant avait les cheveux fauves et ternes,
les yeux bleus et candides, une bouche délicate.
Mais le front têtu appartenait au père, ainsi
que le menton carré, la mâchoire inférieure en
saillie .
- Vous vous moquez , monsieur,... reprit le
fonctionnaire ... Vous avez grand tort . Vous nous
prenez peut- être pour des jobards , pour des
naïfs qui « croient que c'est arrivé ! » Oui ,
monsieur, nous croyons que cela est arrivé,
parce qu'il faut que cela arrive, entendez
vous. Il est temps que cela arrive .
» Il est temps que l'honnêteté l'emporte
enfin sur le vice, et les braves gens modestes
sur les crapules brillantes. Oui, je mange dans
la salle à manger de faux acajou léguée par
mon père. Oui, je sommeille, le soir, dans le
fauteuil Voltaire où mourut ma bisaïeule ;
même l'on n'a pu remplacer encore la roulette
238 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
qui manque à l'un des pieds. Oui, je reçois
mes amis dans le salon, et je leur offre comme
sièges des pouffs capitonnés, devant la pendule
de marbre noir qu'ornent des chaînettes de
cuivre dédoré et une coupe de simili-bronze .
Oui, je dors dans un lit de noyer à trois faces ,
sous un édredon d'andrinople. Oui , j'ai tous
les ridicules du bourgeois économe , fidèle aux
siens , dévot aux antiquités grecques et latines,
à Corneille et à Racine, à toutes les littératures
exaltant le triomphe du devoir sur la passion .
Oui , je trace le même sillon entamé par mes
pères , avec une opiniâtreté maniaque, incons
ciente parce qu'elle est atavique et que le vou
loir dont elle dépend est celui des ancêtres ,
fondateurs de la République, non le mien
seul . Car nous sommes l'armature de la patrie,
par quoi elle subsiste , malgré les vices des élites,
les crimes des plèbes , l'égoïsme des rustres,
les intérêts de la finance, et les trahisons des
partis politiques. Nous sommes Les Bureaux,
les rouages essentiels, inusables et exacts de l'im
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 239
mense machine à civiliser les âmes : la France !
» Nous croyons à la Loi, comme y croyaient
les légionnaires romains qui, pour la supré
matie de cette idée , s'en allaient mourir, sur
un cap brumeux de l'Ecosse , ou dans une crique
de la Méditerranée après avoir fondé là des
camps qui devinrent les cités du moyen âge , les
communes fières de résister à la barbarie
des Germains féodaux . Nous avons la religion
de la Loi, c'est - à -dire du contrat social passé
entre les citoyens pour se garantir mutuelle
ment la paix intérieure et la sincérité des
échanges. Et nous estimons que ni le goût
des arts ni la force des passions ne sont des
excuses capables de légitimer la moindre in
fraction à cette loi . Et , si dure que soit notre
vie , nous la préférons au luxe des spéculateurs,
des courtisanes, des commerçants, à la bohème
des ouvriers, à la fainéantise des petits ren
tiers, aux injustices triomphantes des politi
ciens. Car nous sommes les prêtres fanatiques
d'un culte : celui de la probité.
240 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
Parfaitement ... Jamais, dans ma fa
mille, on n'eût consenti à acheter pour deux
sous, si l'on n'avait quatre sous en poche,
de peur que le décime unique fût de mauvais
aloi . Jamais on n'a dit au fournisseur : « Je
vous paierai ça demain . » Jamais on n'a signé un
billet à ordre . Il nous est arrivé de vivre quel
ques jours avec des pommes de terre et du
lait . Le terme fut toujours payé, le quinze,
avant midi. Monsieur, nous sommes enragés
pour l'exercice de la probité, comme vous l'êtes
sans doute pour multiplier la vitesse de votre
automobile ; car vous avez une tête d'automo
biliste . C'est notre sport, notre foi, notre reli
gion. Et, un jour, la probité , la loyauté régne
ront sur la France . Et vous-même, le sceptique ,
vous finirez par croire que ça est arrivé, parce
que cela sera arrivé, en effet ...
» Nous aussi, nous saurons nous réunir en
syndicats, en trusts . Mais oui. Tout le monde
se syndique aujourd'hui : les manoeuvres , les
débardeurs, les tondeurs de chiens, les goujats,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 241
les milliardaires, les cabaretiers, les Apaches,
les escrocs , les tenanciers de lupanar, et même
les armateurs. Attendez un peu . Les honnêtes
gens se syndiqueront à leur tour; et ils im
poseront à tous la Probité, monsieur, l'inexo
rable Probité, entendez - vous ! ... Oui , nous nous
sacrifions depuis deux siècles ; oui , nous nous
sommes privés de toutes les joies faciles ;
oui, nous avons laissé grimper sur notre échine
les lanceurs de poudre aux yeux , les lécheurs
de bottes et les amis des femmes. Pourtant ne
pensez pas que ce fut par bêtise . Vous vous
tromperiez étrangement. A mesure que nous
contraignions nos instincts, nous savions mul
tiplier ainsi notre force sourde . Nos pères se
sont immolés en faveur de nos fils. S'ils renon
cèrent à ce que vous nommez le bonheur, ce
fut pour que leur idéal vainquît demain . Et
il vaincra . Nous ne sommes pas comme vos
ennemis, les ouvriers, affaiblis par la faim et
l'alcoolisme . Nous ne sommes pas, comme les
laboureurs et les commerçants, hypnotisés
16
242 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
par l'espoir du gain immédiat ; nous ne sommes
pas, comme les artistes, domptés par les es
;
thétiques de nos instincts ; nous ne sommes pas ,
comme les parlementaires, asservis par les
électeurs aux vues courtes .
» Prenez garde. Professeurs, médecins, offi
ciers, magistrats, employés d'Etat et employés
de commerce , nous grondons déjà. Nous sen
tons remuer en nous nos vigueurs, bientôt
venues à maturité . Ce que les ouvriers ratent
par sottise et défaut d'entente, il se pourrait
bien que nous le réalisions au profit de la Loyau
té et de la Probité françaises, au profit de
l'Equité dont le visage se nomme la Loi .. ,
Vous entendez, l'homme au chien ! »
Mon interlocuteur délirait ; tandis que le
gamin se tenait coi . Il me parut convenable
de leur tourner le dos . Je partis en sifflant mon
animal. Distrait par un vol d'hirondelles ma
rines, il les poursuivait au loin .
Lorsque j'eus fait cent pas , je voulus revoir
le type. Maintenant, assis dans le sable,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 243
il développait le journal graisseux. Il offrit une
tartine à son rejeton qui goulûment la dévora
sans boire.
Dégoûté, plaignant cette amertume har
gneuse, je courus rejoindre mon cher ami ,
l'Homme Heureux .
XVI
« Des bas gris... des bas gris ! ... Des bas
gris sous un jupon de soie mauve et des jarre
telles de satin couleur saumon , à grandes co
ques... C'était ainsi ... Entre le tussor de ma
chemise et ma gorge, des feuilles de roses
rouges, macérées dans l'essence de rose, celle
d'Alep. Voilà qui sut l'étonner lorsqu'il me
déshabilla ... Je m'effeuillai, ma chère, abon
damment; je m'effeuillai véritablement... comme
une corolle humaine ... Des pétales écar
lates des pétales pourpres, des pétales cra
moisies ... Il en tombait sur le divan à foison ,
pendant que je riais à sa perruque en fils
de soie roux et argentés. Cela se mariait à sa
belle barbe réelle, autour de son hâle où
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 245
brillaient ses petits yeux clairs d'un bleu de
faïence anglaise. Piernegie, pour le reste, res
semblait à Silène, un Silène railleur et plai
sant. Il en avait la lourde poitrine, blanche
comme celle d'une femme, le ventre de magot
en ivoire . Il cachait ses jambes courtes et
torses dans un pantalon turc , bouffant jusqu'aux
babouches ... Cette nuit - là, nous avions laissé
les autres masques dans la galerie du bal..
Et voilà comment je gagnai mon hôtel de la
rue Pergolèse, avec l'automobile et le coffre .
fort. Dedans : un seul bout de papier plié en
'
quatre. Une seconde, j'ai cru au mot spirituel
et rosse griffonné là - dessus ... Et mon Silène
était reparti pour Baltimore , Gare au lapin !
Je me reprochais déjà d'avoir été voluptueuse
jusqu'à lui tout donner de ma science érotique
et de mes forces obstinées pour l'étourdir de dé
lices monstrueuses . Je me reprochais les
crimes de débauche que nous avions commis
ensemble, cette petite Delary qui en reste
idiote dans son cabanon de Bicêtre , et le
246 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
nègre qui est mort chez moi , sous ce tas de
femmes ivres . Tout, enfin . Et puis , j'ouvre
le poulet ... J'ai fait : « Ah ! » Tu penses ! Le
demi-million . Ça y était . »
Au hasard du vent qui tournait, ces paroles
nous arrivèrent du jardin , par la fenêtre ou
verte, durant le silence soudain de nos ora
teurs. Mme Rambert s'entretenait avec son
amie de cette façon, à cause du kummel
glacé dont elles avaient trop pris , après avoir
savouré la chair juteuse de pêches admirables,
grosses comme des oranges, et qui remplis
saient encore à demi la cuvette de vermeil,
déformant, à la courbe de ses reflets, nos fi
gures graves, nos attitudes guindées, dans
le salon de sa villa . Nous avions entendu Ma
riette Vuillaume demander simplement quelles
couleurs séduisaient le mieux les jeunes gens.
Mme Rambert avait répondu de la sorte .
Bien que nous fussions là quelques viveurs in
trépides, la présence de M. Rambert nous gêna
fort, à ce moment. Il fumait, le sourire aux
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 247
lèvres. Impassible d'apparence, sous la cire
de son teint jaune, il parut seulement approuver,
d'un clin d'oeil malin , l'outrecuidance de sa
femme . Quelqu'un d'entre nous toussa . L'Homme
Heureux , crut devoir dire par politesse.
Ah , monsieur quelle imagination pré
cieuse . Ah, le bel impromptu que vous nous
offrez là ... C'est tout à fait joli, parfait, éton
nant ... J'avais toujours rêvé qu'au lieu des
rôles mal récités sur les scènes des théâtres,
nos amis, au salon, à table, nos amies surtout
assumassent le soin de se révéler brusquement
dans un caractère étranger à leur nature. De
même , n'est- ce pas , on organise les dîners de
têtes , où chacun se présente la coiffure ar
rangée et le visage grimé. Combien plus dé
licat serait -il de se traverstir l'âme seule, et ,
par la parole , de nous accorder ce divertis
sement inattendu . Nous rendons grâce à
Mme Rambert d'y avoir songé.
Nos murmures applaudirent. L'Homme Heu
reux sauvait la situation , Et nous le pen
248 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
sâmes alors : par suite d'une entente préalable,
il nous avertissait d'un jeu convenu . Chacun
de nous se gourmanda pour sa naïveté, feignit
d'avoir compris tout d'abord le rare et l'inouï
de l'intermède. Quant à moi, le sujet du mo
nologue me choquait cependant. Nous nous
trouvions là réunis en séance d'affaires pour
établir le syndicat financier qui se propose de
mettre en actions l'industrie nouvelle de
M. Rambert . On sait déjà que cet ngénieur a
découvert le moyen d'utiliser le mouvement
perpétuel de la mer . Au large de Brest , son
usine flottante, bâtie sur quatre quilles de
paquebots, fut visitée récemment par une com
mission officielle Un illustre savant rédi
gea le rapport très favorable . Par le moyen
de cascades artificielles, combinées à l'inté
rieur des cales, et par le moyen de pompes
énergiques aspirant l'eau lorsqu'elle atteint
le fond, après avoir accéléré la marche des
turbines, l'inventeur produit quantité de force
électrique. L'accumulateur liquide dont il
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 249
garde le secret emmagasine sur chaque molé
cule de sa mixture chimique une somme pro
digieuse de fluide. Aussi peut-il expédier à
toutes les fabriques de l'univers ses cruchons
d'électricité prête à se transformer soit en
lumière soit en vigueur motrice, selon le né- /
cessaire de l'acheteur . Egalement pourvu de
sciences mécaniques, physiques et chimiques,
le génie de M. Rambert vient d'ouvrir à l'in
dustrie du vingtième siècle une ère d'activité
aux résultats incalculables . Aussi le président
du trust des métaux , M. Clarendon-Ship , de
qui l'affaire emploie cent cinquante mille
ouvriers, trois milliards de francs, deux réseaux
entiers de voies ferrées, et cinq cents navires
à vapeur, assistait - il à notre assemblée, dans
une redingote cossue, avec son air morne ha
bituel qu'éveillent parfois la grimace de ses
lèvres violettes et le froncement brusque de
ses sourcils touffus. A côté de lui siégeait le
prince Ouvarine, qui vient d'associer, au Cau
case, les propriétaires de puits à pétrole, et
250 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
qui les représente noblement par sa large
poitrine, ses épaules de Titan, sa barbe flu
viale , son front chauve et lumineux . Le dé
légué du Stock -Exchange était là , menu ,
triste et propret dans le carreaux de sa jaquette
Quant à moi , j'y figurais au nom des agences de
publicité par la presse , l'affiche, le roman , le thé
âtre, le tableau de maître et les guerres colo
niales , genre Transvaal-Chamberlain . D'autres
personnages non moins importants avaient
accepté de s'entretenir avec M. Rambert, dans
sa villa de Saint-Germain , à l'heure du thé, ce
jour- là . L'intervention joviale de notre déli
cieuse hôtesse me semblait donc pour le moins
inopportune .
Les dames ne savent pas causer affaires,
grogna sourdement le délégué du Stock - Ex
change. A Londres, nous envoyons les femmes
plus loin , et nous restons avec la bouteille de
porto . Les usages de la vieille Angleterre valent
mieux que ceux des autres pays, décidément .
Soucieux d'étouffer le bruit de cette re
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 251
marque, M. Clarendon - Ship remua ses lèvres
violettes qui dirent :
Je raconterai l'histoire à mon ami Par
negie, de Baltimore . Il sera très amusé , très
amusé... Et je conseillerai cette manière de
récitation à nos Américaines. Cela sera
bien à nos dîners du Central-Railway, quand
on roule, huit grands jours , de New - York à
San - Francisco. Oh votre surprise était pa
risienne et charmante ... tout à fait, monsieur .
D'ailleurs , ce qui nous séduit surtout
au théâtre, expliqua Rambert, c'est la sur
prise produite par une parole , un acte inat
tendus dont la vérité nous semble évidente
tout à coup. Souvent, le spectateur à pré
vu cette scène à l'avance ; mais, si l'auteur est
un adroit saltimbanque, il eût soin d'offrir à
notre divination le choix entre plusieurs évé
nements possibles. Le petit impromptu que vous
venez d'entendre vous plaît , monsieur Cla
rendon - Ship, parce qu'aux premiers moments
de notre entrevue, votre sagacité put aussitôt
252 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
pressentir les qualités ou les faiblesses de vos
hôtes. « Cette agréable Mme Rambert est- elle
vertueuse ? Est-elle adultère ? » vous deman
diez-vous ? ..... Mais oui . Soyons francs . On
se pose toujours cette question dès la première
rencontre avec une jolie femme. Mme Ram
bert est une marchande de voluptés. La sur
prise fut piquante, et d'autant plus que la
vérité demeure entière . Voici comment. Pour
disposer des premiers capitaux nécessaires à
mes expériences , je dus épouser une courtisane
enrichie par les libéralités de ceux qu'elle ren
dit contents . L'ingénieur Rambert, sorti troi
sième de l'Ecole polytechnique, signataire de
nombreux ouvrages appréciés dans le corps
savant et couronnés par les académies, inventeur
d'explosifs connus et des chaudières à triple
retour de vapeur, cet homme n'eût pas ob
tenu dix centimes pour construire son usine
flottante, si la délicieuse personne qui se pro
mène là-bas sous la charmille ne lui fût venue
en aide... Sans la fortune de la courtisane, ce
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 253
que vous qualifiez tous comme la plus fruc
tueuse invention du vingtième siècle resterait
décrit dans un livre obscur. Nul n'aurait
pris la peine de contrôler expérimentalement
les théories ... Nous devons aux honoraires
d'une prostituée, de ma femme légitime, la
découverte et la fortune dont notre Compagnie
saura bientôt centupler les résultats, mes
sieurs, j'en suis sûr .
Poliment, mais froidement, nous nous in
clinâmes vers ce mari qui souriait dans sa
barbe pointue, en tournant ses bagues autour
de ses doigts.
J'aurais pu feindre, ajouta -t -il. J'aurais
pu passer sous silence les aventures prélimi
naires de ma femme et m'indigner contre les
infâme calomniateurs, au cas d'une indis
crétion . « Les chiens aboient, la caravane pas
sée », ripostait Mme Thérèse Humbert à ceux
qui l'accusaient . J'aime les faits positifs, les
chiffres exacts et les situations nettes . Au
jourd'hui, messieurs, vous mettez en moi votre
3
254 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
confiance et celle de vos mandants , Je vous
devais cette franchise . En une heure tragique
de ma vie s'est posé le problème moral que
j'ai résolu par ce qu'on nomme l’Infamie,
M'était -il permis de laisser perdre la force in
tellectuelle et sociale dont j'étais le déposi
taire, grâce à laquelle demain dix mille, cent
mille, un million peut-être d'ouvriers trouveront
un travail facile , recevront des salaires meilleurs,
produiront à bas prix des choses bonnes pour
l'existence humaine ? Six mois je me suis de
mandé quel était mon devoir : garder mon
honneur et supprimer cette chance de secourir
les vies misérables, de réduire les peines atroces
du labeur industriel, les risques de maladie
et de mort qu'encourent les pauvres ? Ou bien ,
sacrifier mon honneur à cette amélioration
partielle ? Vous objecterez qu'il est d'autres
moyens d'obtenir des capitaux . Non , mes
sieurs , il n'en est pas pour nous . L'inventeur
est la risée du propriétaire , du rentier, de
l'agent de change. J'ai demandé la main de
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 255
cent trois filles honnêtes et dotées en déclarant
mes intentions sur l'emploi de leur bien . Les
cent trois familles m'ont inexorablement écon
duit . On n'entendait pas jeter l'argent des
demoiselles à la mer, me fut-il répondu .
Une commandite ? Quel bailleur de fonds
m'eût avancé, sans expériences préalables et
justificatrices, le quart de million indispen
sable pour éprouver dans le laboratoire mes
hypothèses. Vous savez qu'un tel amant de
la science industrielle ne se rencontre que par
miracle . J'ai cherché le miracle, je ne l'ai
point déniché, faute d'être dieu .
Invoquer mes maîtres et professeurs en
témoignage, et , par leur entremise, convaincre
les banquiers ? Cela semble tout simple . Er
reur. Ma conception de l'accumulateur li
quide, si j'en révélais les principes , anéan
tirait le prestige de plusieurs théories floris
santes que de respectables vieillards en
seignent au Collège de France. Ces messieurs
ont accueilli par des haussements d'épaules
256 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
et des sourires malins les premières indica
tions que je leur confiai. « Croyez -moi, mon
garçon , vous faites fausse route », m'ont -ils
affirmé chacun et de bonne foi . J'étais dépourvu
du moyen pécuniaire qui , par l'évidente ex
périence, les eût persuadés ainsi que je vous
persuade aujourd'hui. Je les comprends. Je
les excuse . Quand on estime tenir la vérité
conquise par quarante ou cinquante années
de dur travail, on ne peut guère admettre un
système tout neuf qui la vient anéantir. Qui
peut demander à l'homme , je ne dis pas un
semblable désintéressement, mais une pareille
faculté de jugement synthétique ? Restaient
les savants de ma génération, mes camarades
d'Ecole et d'Université, mes amis . Ensemble ,ils
eussent pu faire naître l'opinion favorable à
ma découverte , la propager, la soutenir, lut
ter contre l'ancienne école et , créant ma ré
putation , attirer vers moi la confiance des ban
ques . Les instincts de la combativité humaine
s'opposaient également à ce résultat. Tant
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 257
indica
que je demeurai leur égal au laboratoire,
en chaire, et dans les académies ou les secré
L'ont taires lisent nos communications, mes amis
pour m'ont vanté. Ils proclamèrent que j'étais un
ite es de leurs flambeaux, un intéressant, un remar
TOG quable vulgarisateur de nos idées . Malheureu
ds sement pour moi , la vie extérieure me séduit
теп peu . La curiosité scientifique prend toutes mes
nná heures . Tandis que les autres s'occupaient un
peu de leurs passions, se désespéraient pour
une maîtresse, intriguaient pour accroître l'état
SLE de leur vanité, ou perdre un ennemi, tandis
meil qu'ils se mariaient, se disputaient avec leurs
jeni épouses et leurs beaux - parents, tandis qu'ils
ade fréquentaient des salons, s'inquiétaient de
eil: littérature , de jeu , de théâtre, de politique et
de courses, en un mot tandis qu'ils bavar
ut daient, moi je travaillais. Ils en restèrent à
ré publier de maigres notices, des contributions
à des doctrines acquises. Mes quatre gros
ne volumes sur les propriétés réceptrices des or
ganismes liquides parurent. Alors, mes anciens
17
258 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
louangeurs commencèrent à trouver ma ché
tive personne gênante pour leurs légitimes am
bitions. Et dans les revues spéciales, dans les
parlottes de laboratoires, ils exagérèrent les
défauts de mes ouvrages , en oubliant les qua
lités , qualités bien plus valables que les tares ;
j'ose le prétendre. Mes émules directs me fi
rent attaquer par les débutants dont la ving
tième année s'estime toujours géniale, et dé
sire, non la situation des vieillards qu'on ne peut
plus évincer , mais celle de ces gens au milieu
de la vie que les hasards de la lutte peuvent
encore jeter bas . Enfin , je sentis le moment où
ma réputation succomberait sous l'assaut de
jalousies d'ailleurs inconscientes, naturelles et
inattaquables . J'avais des rivaux puissants,
riches. Ils entretenaient des fidèles nombreux .
On m'accusa de composer hâtivement mes
ouvrages, de bâcler mes déductions. La sévé
rité de chacun s'attarda dans le but de mettre
en valeur les petites omissions et les minimes
erreurs qui se glissent dans les oeuvres les plus
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 259
scrupuleuses, sans amoindrir leur portée gé
nérale ou leurs conséquences logiques . Même
quelques vieux professeurs, outrés de me voir
prêt à prendre position sur leur rang, s'unirent
à mes adversaires. Je compris que, si je ne
provoquais pas immédiatement l'expérience
démonstrative de ma thèse, celle - ci ne par
viendrait point à la réalisation .
Je vous le demande, messieurs , quel était mon
devoir de savant et de philanthrope ? Laisser
s'anéantir l'idée de ma découverte utile au genre
humain , ou la sauver par un moyen facile , fût
il infâme ? ... Messieurs, j'ai sacrifié ce qu'on
nomme : l'honneur. Une courtisane illustre ,
à la veille de la quarantaine, était en peine
d'obtenir la considération que vaut un mari
connu dans le monde respectable des profes
seurs . Elle possédait une grosse fortune . Je
l'épousai . Je ne le cache pas . Elle ne cèle à per
sonne les avatars véritables de son passé. Je
ne réclame pas votre sympathie. Je tiens uni
quement à vous faire un aveu , pour qu'entre
260 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
nous il n'y ait que la franchise indispensable
au succès des affaires.
Rambert se tut, et tourna ses bagues. Nous
gardâmes le silence quelques instants. Sou
dain , M. Clarendon -Ship se leva, lui tendit la
main , en disant :
Monsieur Rambert, vous êtes un homme !
Nous profitâmes de leurs effusions pour
filer à l'anglaise, assez mécontents de tout cet
inutile et plat cynisme.
XVII
Puisqu'il avait connu le génie de Clarisse,
puisqu'il s'était instruit , à ses pieds, de toute
énergie, l'Homme Heureux ne s'étonnait plus de
voir, chaque année , une usine neuve s'édifier
dans les environs de ses aciéries, quelques fabri
ques s'adjoindre à l'ensemble des bâtisses en ligne
sur le plateau de Barsecamp, les parallèles de fer
se quadrupler aux abords de la gare. Que les
principaux estaminets de l'ancien bourg se
fussent transformés en concerts , et la baraque
foraine en théâtre d'opérette ; que le Club des
ingénieurs, que le Cercle des Négociants se
fussent substitués au café Travot et au Bar
Louis; que les rues de briques à portes de chêne
clair et à perrons de grès eussent enclavé l'an
262 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
cienne avenue de maisonnettes blanches à toits
rouges et à potagers verdoyants ; que les cités
ouvrières eussent recouvert les champs de
seigle ; qu'une mairie neuve s'étalât sur la place
pavée, avec le groupe d'écoles palatiales à
droite, et la clinique à gauche ;. qu'une caserne
de chasseurs alpins remplaçât la ferme où
logeait autrefois le détachement de gendar
merie ; toutes ces métamorphoses ne donnaient
pas trop d'orgueil à l'industriel, créateur de
forces. L'Homme Heureux restait modeste .
Pour retrouver une force semblable à celle de
Clarisse, il se maria . Son expérience lui fit
détester la péronnelle hargneuse et vaniteuse
qui avait joint ses millions à la fortune. Ils
se séparèrent au bout de six mois . L'Homme
Heureux reconquit sa belle humeur.
Sa femme, embarrassée d'amants coûteux
et divers, paradait en un somptueux appar
tement de l'Etoile, à Paris . Lui n'y fréquen
tait guère, n'ayant point de goût pour les ba
livernes, que débitaient au salon et à table
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 263
les parasites de l'art , de la noblesse et de la
diplomatie, chéris par le snobisme de l'épouse.
Il dînait chez elle le jour de l'an, à Pâques,
et, dans leur château de Touraine, le soir de la
Saint- Hubert. Hors de ces dates , il habitait par
fois, au pays de ses usines, l'ample cottage
construit, ciré, verni entouré d'un jardin aux
courbes incomparables par l'architecte américain
Harry Barren, et par le jardinier - paysagiste
Louis Piot . Ces deux hommes de génie logeaient
dans leur chef-d'ouvre que sans cesse ils perfec
tionnaient, qu'ils étendaient vers la pointe de
l'éperon terminant le plateau de Barsecamp d'où
l'on contemple le roc grandiose des Alpes.
A l'ordinaire, l'Homme Heureux se blot
tissait dans une chaumière minuscule blanchie
à la chaux dehors et dedans, munie pour luxe
unique de portes , de volets et de plinthes en
laque écarlate . Quelques guéridons d'épais
cristal sur pieds de bois cru , des fauteuils à
bascule, un divan de peluche grise, trois lon
gues tables en -sapin huilé et poncé, d'innom
264 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
brables volumes alignés dans des biblio
thèques de verre et de cuivre, plusieurs pho
tographies de mers furibondes et de belles
filles nues garnissaient cette retraite. Au pre
mier étage, il y avait , dans la chambre, un lit
de cuivre posé sur des fourrures de chinchilla ; et,
dans la pièce adjacente, une baignoire de
faïence brune . Par les fenêtres, le reclus voyait
choir la cascade dont la force captée, trente
mètres plus bas dans les tubes de tôle, mouvait
les turbines mères de l'électricité magique.
C'était la source de toute fortune, cette ondine,
roucoulante, gazouillante et dégringolante.
Elle engendre une chaleur de deux mille
degrés dans le four où l'acier se liquéfie,
s'épure et se raffine pour se refroidir dans les
moules , se contracter et constituer une matière
infrangible au service de l'intelligence humaine.
Alors elle emprisonne l'acide carbonique. Elle
soutient, en forme de rails, l'élan vertigineux des
grande express internationaux. Elle se méta
morphose en organes de machines capables
L'HOMME HEUREUX
265
taux incandescents, de les
de les modeler comme une
tte foudre captive éclaire aussi
et bourgs, assure la course de
s automobiles, transporte la
kilomètres dans les moteurs des
ssent, à domicile , la laine des trou
issés sur les pâturages de la mon
ne l'influence de Clarisse avait créé !
leur plaisir de l'Homme Heureux
à s'éprendre de cette cuvre , à s'i
tel pays asiatique de plantes aiguës,
1 s violettes , de sable rouge où, ma
ar des contremaîtres allemands, des
iciens chinois et des manoeuvres nègres,
achine sortie de ses ateliers entamait le
d'un mont neigeux pour trouer un tunnel,
yer la voie aux locomotives civilisatrices
désert étendu par delà , désert mystérieux
dormi sur ses mines de houille, de nickel et
nanganèse.
Dociles , l'une adolescente et fine, l'autre
266 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
mûre et mamelue , les deux servantes-maî
tresses de l'ermite ne le dérangeaient pas dans
sa contemplation. D'être enrichies par des gages
énormes, elles se contentaient . Elles se gardaient
de lui vouloir le moindre ennui, la moindre gêne .
Marceline ne se montrait égrillarde et sémil-.
lante qu'au sourire du maître. Louise ne se
permettait de paraître coquine et luxurieuse
qu'au signe attendu . Elles l'aimaient bien
d'ailleurs comme un vieux paillard drôle et
généreux, sévère quand il fallait . Les ceufs
dignes d'être cuits à la coque , les légumes de
ses purées, la crème de ses entremets , les
fruits de ses compotes , l'eau pure de la bois
son étaient apportés par les marmitons du
cottage avec la vaisselle trois fois le jour, dans
une charrette d'acajou que traînait une ponette
blanche . Louise mettait le couvert dans la plus
petite des quatre pièces formant le rez -de
chaussée. Elle allumait les réchauds du dres
soir, y installait les plats qui mijotaient sous
leurs cloches d'argent . Marceline disposait ,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 267
aux bouts de la table , la compote et l'entremets,
puis surveillait l'eau bouillonnant autour des
cufs dans la casserole étincelante qu'élevait,
au -dessus de l'alcool en flamme , un trépied
de nickel.
Pendant ces préparatifs, il n'était point
rare qu'elles se disputassent. Bien que leur
besogne de volupté les obligeât souvent à des
collaborations spéciales, leurs humeurs s'ac
cordaient mal. Plantureuse, joviale, et ca
pable, Louise entendait régir toutes choses ,
y compris celles de Marceline qui n'admettait
guère cette intrusion dans ses idées hautaines,
ses gestes lents et délicats . Elle ne soumettait pas
aux trente - trois ans de Louise sa frêle et roide
personne de quinze sanglée dans un long corset,
cravatée de soie jaune, ornée d'un tablier de
batiste à bretelles, à bavette et à volants pres
tigieux. Ayant étudié pour devenir insti
tutrice elle conservait une certaine morgue.
Devant les glaces, elle se jugeait une jeune
fille pleine de distinction . Le chignon en co
268 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
que , lissé, bien massé contre sa nuque , le
rouleau blond qui couronnait ses tempes et
son front, son visage pâlot l'enorguellissaient.
Secrètement elle espérait devenir la favorite
du maître, puis se faire offrir un palais dans
Paris, amasser une fortune. Et pour le séduire
de cette façon, elle ne voulait pas sembler la
camarade affectueuse de cette grosse femme
commune , joyeuse et prompte dont la superbe
poitrine roulait au moindre mouvement sous
le linon du corsage gonflé .
Dans son fauteuil, l'ermite s'amusait de
leur manège et de leurs fâcheries . L'astuce
de Marceline l'intéressait. Il aimait qu'elle
le frôlât en le servant, qu'elle feignît de ne
pouvoir l'approcher sans désir, qu'elle cam
brât son corps de sylphide en marchant pour
exciter l'admiration . Lui cependant dégustait
le blanc de ses oeufs cuits à point. Il savourait
une onctueuse purée de pommes de terre, puis
des laitues bouillies dans un jus de chapon, et
tout imprégnées de ce suc inestimable. Dyspep
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 269
tique, il se privait de viandes et ne les goûtait
plus que dans les sauces exprimées des rôtis
à l'intention de ses légumes, cardons , endives ,
fonds d'artichauts, pois verts et céleris . Mais,
en exerçant les aptitudes sagaces de sa bou
che, il évoquait complètement le souvenir des
volailles appréciées autrefois tout entières ,
des fricandeaux, des entrecôtes et des filets
jadis triturés sans peur.
Or, Marceline était jalouse de cette affec
tion savante pour les mets . Son maître re
marquait l'impatience de l'enfant, la moue
dédaigneuse et la colère des yeux s'il l'épiait
au miroir quand elle se croyait invisible pour
lui derrière le fauteuil où il se régalait. Elle
laissait alors le mépris détendre sa face . Elle
gonflait ses narines fragiles. Un sourire de
méchante ironie retroussait les commissures
des lèvres .
C'était même fureur contenue lorsque l'in
dustriel prolongeait ses lectures . Or, il n'ai
mait rien tant qu'imaginer soit les péri
270 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
péties de l'histoire, soit celles des romans
à idées, soit celles des projets ingénieux en
feuilletant les livres qui les contiennent, sous
l'ombre du figuier, avec, devant soi, le décor
majestueux du parc tracé par Louis Piot et
dont les perspectives aboutissaient au cottage
rose et vert de Harry Barren . Les paons ba
layaient les pelouses de leurs traînes irisées ,
chatoyantes. Les plus jolies filles de l'orphelinat
voisin engagées à cause de leurs formes ratis
saient un peu les sentes , arrosaient les couleurs
éclatantes des parterres , ou bien jouaient
avec la meute de lévriers blancs, au loin .
En robes rouges , leurs mouvements le long
des massifs illuminaient l'air. L'Homme Heu
reux jouissait alors du souvenir de Clarisse .
Agacée, Marceline trouvait maint et maint
prétexte afin de troubler ce bonheur dont
elle n'était pas la cause . Elle demandait des
ordres . Elle apportait une lettre insignifiante.
Elle simulait un vice irrésistible . Elle offrait
un breuvage inopinément. En vain Louise la
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 271
suppliait de coudre auprès d'elle sagement .
Une minute l'adolescente s'asseyait. Elle pre
nait sa broderie. Mais ses yeux bruns erraient
avec inquiétude. Ils se fixaient de nouveau
sur le maître étendu dans sa longue chaise
de joncs et qui souriait de sa barbe gri
sonnante aux phrases du volume parcouru .
Marceline souffrait .
Elle souffrait physiquement. La migraine
couronnait de douleur son front arrondi. Les os
de ses côtes pénétraient, eût-elle dit, dans son
cour gros. Tout à coup le souffle lui manquait,
en dépit de ses grands soupirs. Elle voyait
le parc vaciller, sautiller étrangement. Elle
croyait défaillir . Un mois elle craignit d'être
enceinte . Louise prétendait que ces sortes
de malaise indiquaient une grossesse . Alors
l'enfant fut contente . La naissance du môme
attacherait sans doute mieux le père à celle
qui porterait dans son flanc le fruit de leurs
plaisirs. Malheureusement cet espoi. s'éva
nouit . Et Marceline fut surprise en sanglots
272 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
sur son lit par Louise étonnée de n'avoir pas
vu descendre son aide, ce matin -là .
Tu l'aimes donc, notre bonhomme ? ...
Mais tu l'aimes d'amour, ma petite ! Ça c'est
drôle ! Tu l'aimes d'amour. Tu l'aimes d'a
mour ! Ah ! là là !
Louise se tenait les côtes . Sa gorge rou
lait follement dans la dentelle du corsage ;
elle tortillait les hanches en s'esclaffant.
Puis elle courut révéler la chose à son
maître .
Lui n'ajouta nulle foi. Le médecin mandé
confirma, pourtant, les pronostics de Louise .
Très nerveuse , l'adolescente ne pouvait, sans
troubles physiques graves, supporter les tor
tures de la jalousie. L'Homme Heureux se
moqua du médecin . Marceline aussi. Elle se
consultait. Evidemment elle n'aimait pas le
financier, bien qu'elle lui fût complaisante de
sa chair et qu'elle s'émut souvent au cours de
leurs ébats. Elle eût préféré les caresses de
l'architecte Harry Barren , long et fin , avec une
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 273
figure toute rasée et des cheveux d'or. Elle eût
souhaité vivre avec le petit marmiton qui sa
vait si bien marcher sur les mains, se déguiser
en cuisinière , imiter l'Anglais arrivant à l'hô
tel. Plus que l'amour, néanmoins, l'ambition
accaparait l'âme de Marceline . Elle se voulait
somptueuse un jour. Même elle rêvait du di
vorce qui pouvait rendre libre son maître, et
la faire ensuite l'épouse . Et ce songe était si
constant qu'elle ne s'en délivrait pas . Il l'ob
sédait . Il hantait sa veille et son sommeil.
Cette idée fixe épuisait les forces tendues de
son cerveau . Et cela seul commandait son
âme quand elle endurait les affres du dépit
le plus vif au moment où L'Homme Heureux
lisait, au moment où il mangeait, au moment
où il s'affairait pour accroître, sur le plateau
de Barsecamp, la cité d'usines ardentes et
fumeuses .
Lui s'amusait à comprendre les tracas de
cette ambition naïve. A son âge très mûr, il
recevait de cette gracieuse adolescente le
18
1
274 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX
témoignage d'une passion effrénée . Toutes les
marques de l'amour, tous ses transports, tous
ses sentiments, il en était l'objet sans conteste.
Autant que la jeunesse et la beauté , voilà que
la richesse et la puissance et surtout son
bonheur, lui valaient une amante sincère,
toujours craintive d'être délaissée, toujours
en proie aux douleurs d'une atroce et réelle
jalousie Et ce gain d'une âme l'enchantait
plus que le plaisir de voir , chaque année, une
1
manufacture neuve s'édifier aux environs de
ses aciéries, les parallèles des rails se décupler
aux abords de la gare, le théâtre retentir au
son des orchestres, un Automobile - Club s'ad
joindre à celui des Ingénieurs et au Cercle des
Métallurgistes, les maisons à six étages s'ériger
contre la lisière du bois , un quartier de cava
lerie se construire près la caserne des chasseurs
alpins. Car ces métamorphoses du lieu don
naient au créateur de forces moins d'orgueil
que la transformation d'une petite fille en
amante jalouse du Bonheur.
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 275
Ce bonheur existait puisque Marceline le
détestait .
L'Homme Heureux était sûr enfin de l'être.
FIN
Fontenay -aux -Roses (Seine) . - Imp. L. BellenAND
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