L’indiscernable début du capitalisme
Michel Beaud
Dans Revue internationale de philosophie 2018/3 (n° 285), pages 279 à 295
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0048-8143
ISBN 9782930560366
DOI 10.3917/rip.285.0279
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L’indiscernable début du capitalisme
MICHEL BEAUD*1
La recherche des débuts hante la pensée occidentale. Mais c’est un art difficile.
Quand j’achevais d’écrire mon Histoire du capitalisme, en 1979, j’avais bien
le sentiment d’un manque ; mais j’avais la certitude que la question des origines
était tellement piégeuse pour moi que mieux valait l’éviter.
Trente-cinq ans après, l’invitation du professeur Michel Meyer a été comme
un nouveau défi : d’un côté, je n’ai jamais travaillé précisément ce sujet et je
n’ai pas eu, pour cette contribution, le temps et les moyens de faire les lectures
qui m’auraient encore été nécessaires ; de l’autre, j’ai lu, travaillé, réfléchi sur
bien des questions et eu le temps de laisser décanter ; et puis j’ai maintenant
la chance de pouvoir m’appuyer sur l’œuvre immense de Fernand Braudel ;
enfin, à mon âge, je ne risque que de faire moins bien que ce qui était attendu :
ce qui n’est pas déshonorant.
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*
Avant d’aborder le fond du sujet, je vais, comme il se doit, m’arrêter sur le mot.
Braudel a magistralement ouvert la voie : au début du chapitre 3 du tome 2
de Civilisations matérielles, économie et capitalisme, (1979, t. 2, p. 201 s. ;
1993, p. 268 s.), il examine successivement les trois termes, capital, capitaliste
et capitalisme. J’ai aussi trouvé quelques informations complémentaires dans
l’article Capitalisme de Wikipédia, qui m’a paru correctement documenté.
1. Né en 1935, ancien professeur à l’Université Paris 8 (à Vincennes, puis à Saint-Denis), professeur
émérite de l’Université Paris 7 (à Jussieu), Michel Beaud a publié une vingtaine d’ouvrages,
parmi lesquels Histoire du capitalisme (Seuil,1981/ 6e éd. 2010), Le Socialisme à l’épreuve de
l’histoire (Seuil, 1982/ 1985), L’Art de la thèse (La Découverte, 1985/ rééditions), Le Système
national/mondial hiérarchisé (La Découverte, 1987), L’Économie mondiale dans les années
1980 (La Découverte, 1989), L’État de l’environnement dans le monde (co-dir., La Découverte,
1993), La Pensée économique depuis Keynes, avec Gilles Dostaler (Seuil, 1993/ éd. abrégée,
1996), Le Basculement du monde (La Découverte, 1997/ 2000), « Capitalisme, logiques sociales
et dynamiques transformatrices », in B. Chavance dir., Capitalisme et socialisme en perspective
(La Découverte, 1999), L’Art de la thèse (…, à l’ère du Net), avec Magali Gravier et Alain de
Tolédo (La Découverte, 2006), Face au pire des mondes (Seuil, 2011).
Je remercie Calliope Beaud, Magali Gravier (Copenhagen Business School), Alain de Tolédo et
Mehrdad Vahabi (Université de Paris 8), qui ont relu l’ultime version de cet article.
280 MICHEL BEAUD
Au cours des XVe-XVIIIe siècles, le mot « capitalisme » apparaît à la fois
rarement, sous la plume d’auteurs disparates, et dans des acceptions diverses
et très éloignées du sens moderne du mot. L’emploi des termes « capital » et
« capitaliste » est plus fréquent ; mais, souligne Braudel, « ”capitaliste” (…)
ne désigne pas encore l’entrepreneur, l’investisseur. Le mot, comme celui de
”capital”, reste accroché à la notion d’argent, de richesse en soi » (Idem, 1993,
t. 2, p. 275).
Ces deux mots sont pourtant ceux qu’utilise Marx, découvreur et premier
analyste de cette nouvelle réalité économique et sociale. Dans le Manifeste
communiste, co-écrit avec Friedrich Engels et publié en 1848, sont mis en scène
la bourgeoisie, le capitaliste et la production capitaliste ; et Marx a choisi d’inti-
tuler Le Capital l’imposant ouvrage dans lequel il développe sa construction
théorique : l’analyse du « capital » : cette nouvelle entité dont la production,
la reproduction, l’accumulation sont au cœur des dynamiques et des crises du
« mode de production capitaliste » et plus largement du « système capitaliste ».
A l’inverse, selon les comptages effectués, le terme « capitalisme » ne serait
venu que deux ou trois fois sous la plume de Marx ; l’a-t-il évité, dédaigné,
écarté ou rejeté ?
Louis Blanc, lui, l’utilise en 1850 dans sa polémique avec Bastiat, en préci-
sant : « ”capitalisme”, c’est-à-dire l’appropriation du capital par les uns à
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l’exclusion des autres », ce qui n’est pas mal (Cité par Braudel, Id., 1993, t. 2,
p. 275). Et Proudhon – une des bêtes noires de Marx – emploie aussi ce mot,
en en donnant cette définition : « Régime économique et social dans lequel
les capitaux, sources de revenu, n’appartiennent pas en général à ceux qui
les mettent en œuvre par leur propre travail », ce qui est loin d’être mauvais
(Ibid., p. 277).
Mais c’est au tournant des XIXe et XXe siècles que va s’imposer ce terme.
« Kapitalismus » se fait une place dans l’univers des intellectuels allemands,
à travers les travaux et les publications de deux universitaires, collègues, amis
et rivaux, chercheurs infatigables aux savoirs immenses couvrant plusieurs de
nos disciplines actuelles : Werner Sombart et Max Weber.
Alors engagé dans le mouvement socialiste, Werner Sombart (1863-1941)
publie en 1902 les quatre premiers tomes de Der Moderne Kapitalismus (Le
Capitalisme moderne), consacrés au « Frühkapitalismus », le “capitalisme nais-
sant” : non traduits en français, ces premiers volumes constituent en fait une
étude des sociétés et des économies des pays européens jusqu’au XVIIIe siècle.
En 1911, il publie Die Juden und das Wirtschaftsleben (Les Juifs et la vie écono-
L’INDISCERNABLE DÉBUT DU CAPITALISME 281
mique), en 1912, Luxus und Kapitalismus et en 1913, Krieg und Kapitalismus
(Guerre et capitalisme), ainsi que Der Bourgeois, zur Geistesgeschichte des
modernen Wirtschaftsmenschen (Le Bourgeois, Contribution à l’histoire morale
et intellectuelle de l’homme économique). En 1928, il publie les deux derniers
volumes de Der Moderne Kapitalismus, consacrés au « Hochkapitalismus »,
le “capitalisme avancé”, d’après la révolution industrielle – traduits en français
L’Apogée du capitalisme, 1932.
Max Weber (1864-1920) partage avec son collègue l’ambition de ne pas
séparer les analyses de la société et de l’économie, mais avec un souci constant
de l’élaboration théorique ; il a consacré une large part de ses recherches aux
religions, notamment à des religions non occidentales. Il publie en 1905 Die
protestantische Ethik und der « Geist » des Kapitalismus (L’Éthique protes-
tante et l’esprit du capitalisme), puis en 1909 Économie et société dans l’Anti-
quité et, en 1916, Confucianisme et Taoïsme et Hindouisme et Bouddhisme.
En parallèle, il a ouvert deux immenses chantiers, qui ont donné lieu à des
éditions posthumes : une histoire économique générale, Wirtschaftsgeschichte.
Abriss der Universalen Sozial- und Wirtschaftsgeschichte (Histoire écono-
mique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société) et
une somme, Wirtschaft und Gesellschaft (Economie et société) – deux œuvres
qui seront publiées après sa mort. Alors que Sombart a principalement traité
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du capitalisme, c’est à analyser dans leurs diversités les sociétés du monde,
leurs religions et leurs économies que s’est attaché Weber – ce qui l’a bien sûr
amené à traiter du capitalisme.
Au-delà, c’est dans le très large et diversifié mouvement ouvrier que le mot
« capitalisme » a fait flores, dans tous les pays concernés et donc dans toutes
leurs langues. Ainsi peut-on lire dans la sixième édition, de 1898, des Prin-
cipes d’économie politique de Charles Gide : « c’est ce régime social nouveau
que les socialistes appellent le capitalisme ». Lecteurs, adeptes et disciples de
Marx l’adoptent, semble-t-il, sans se poser de problème, d’autant qu’il s’intègre
parfaitement dans le schéma historique esquissé par lui : esclavagisme, féoda-
lisme, capitalisme…
Dès lors, pour certains, ce mot sera – comme l’a parfaitement formulé Fran-
çois Perroux dès la première phrase de son ”Que-sais-je ?” de 1948 – « un
mot de combat » : y recourir risque de nourrir le soupçon qu’on appartient au
camp adverse. Braudel note que nombre d’économistes – Charles Gide, Alfred
Marshall, Séligman, Cassel - évitaient de l’utiliser au début du XXe siècle,
tandis que l’historien Herbert Heaton le condamnait en ces termes : « De tous
les mots en ”isme”, le plus tapageur a été le mot de capitalisme. Il a malheureu-
282 MICHEL BEAUD
sement réuni en lui un tel salmigondis de sens et de définitions (…, qu’il) est
à retrancher du vocabulaire de tout savant qui se respecte » (Cité par Braudel,
1979/ 1993, t. 2, p. 277). Ayant eu à travailler quand j’étais étudiant sur les
très insipides livres d’Heaton, venant de lui, ce jugement ne me surprend pas.
Quant aux milieux patronaux ils préféraient des formules telles que « sociétés
industrielles », « économies développées » ou « économies de la libre entre-
prise ». Ce qui m’amène à évoquer un souvenir personnel : c’était au début des
années 1960, dans le cadre des travaux du Commissariat au plan ; je préparais
alors le concours d’agrégation de sciences économiques ; le professeur Pierre
Bauchet, chargé de présider la sous-commission de l’emploi régional, m’avait
proposé d’en être le rapporteur, ce que j’avais accepté ; au cours d’une de
ses séances, j’ai employé le mot « capitalisme » ; aussitôt un représentant du
patronat a pris la parole pour demander au jeune rapporteur de s’en tenir à un
langage scientifique et d’éviter d’utiliser des mots polémiques.
De ces premières constatations, se dégage un premier paradoxe : Marx est
sans conteste le premier à avoir discerné, dans le fouillis de la réalité, cette
réalité nouvelle qui, à travers l’industrialisation, était en train de trans-
former quelques pays d’Europe, à en avoir saisi l’importance historique et à
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s’être acharné à en construire l’analyse ; mais c’est dans le bouillonnement
multiple du mouvement ouvrier qu’a émergé et s’est diffusé le mot « capi-
talisme », qui s’est finalement imposé pour nommer cette réalité. D’où ce
couple antagonique capitalisme-socialisme : face aux terribles traumatismes
sociaux engendrés par le premier capitalisme industriel, les espérances d’un
socialisme à venir…
Puis les lectures et les visions du capitalisme se sont multipliées et le capita-
lisme réel a connu bien des mutations – ce qui conduit à ce second paradoxe :
pour l’essentiel, dans ses multiples usages, le mot « capitalisme » désigne la
même réalité, mais les lectures de cette réalité sont diverses et ce que recouvre
l’expression « le capitalisme » peut profondément différer : ce qui en rend très
délicat l’usage.
Comme il est impossible, pour traiter notre sujet, de prendre en compte la
multitude des points de vue des auteurs qui ont traité du capitalisme, nous allons
commencer par examiner comment nos trois premiers analystes du capitalisme
en ont perçu les débuts.
*
L’INDISCERNABLE DÉBUT DU CAPITALISME 283
En 1848, dans le Manifeste communiste, Marx et Engels ont ce raccourci :
« La société bourgeoise moderne [s’est édifiée] sur les ruines de la société
féodale » (1848/ 1966, p. 29). Dans la huitième section du Capital, consacrée
à l’accumulation primitive, Marx reprend cette idée sous une autre forme : « La
structure économique capitaliste est sortie des entrailles de l’ordre économique
féodal. La dissolution de l’une a dégagé les éléments constitutifs de l’autre »
(1867/ 1963, p. 1169).
Bien sûr, cette transition s’est opérée dans le temps. Dans le Manifeste,
Marx et Engels rappellent les différentes étapes à travers lesquelles la bour-
geoisie a accédé à « la souveraineté politique exclusive dans l’État représentatif
moderne » ; ils évoquent notamment le remplacement des « liens complexes
et variés qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels » par « les
dures exigences du paiement au comptant » et celui des « nombreuses libertés
si chèrement conquises » par « l’unique et impitoyable liberté du commerce »
(1848/ 1966, p. 32-3).
Dans Le Capital, après avoir souligné qu’« au fond du système capitaliste,
il y a (…) la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de produc-
tion », Marx évoque « le mouvement historique qui convertit les producteurs
en salariés » à travers notamment « leur affranchissement du servage et de la
hiérarchie corporative » ; par la suite, « ces affranchis ne deviennent vendeurs
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d’eux-mêmes qu’après avoir été dépouillés de tous leurs moyens de production
et de toutes les garanties d’existence… ». Il insiste : « Le mouvement historique
qui fait divorcer le travail de ses conditions extérieures, voilà le fin mot de
l’accumulation appelée “primitive“ parce qu’elle appartient à l’âge préhisto-
rique du monde bourgeois » (1867/ 1963, p. 1169). Cette longue transition loin
d’avoir été idyllique, comme il est écrit « dans les manuels béats de l’économie
politique », a été violente : « c’est la conquête, l’asservissement, la rapine à
main armée, le règne de la force brutale qui ont joué le grand rôle » (Idem,
p. 1168). Ce que Marx illustre dans un chapitre consacré à l’expropriation de
la population campagnarde en Angleterre (Ibidem, p. 1171-1191).
Dans ce mouvement, Marx précise sa vision des débuts du capitalisme : « Bien
que les premières ébauches de la production capitaliste aient été faites de bonne
heure dans quelques villes de la Méditerranée, l’ère capitaliste ne date que du
XVIe siècle. Partout où elle éclot, l’abolition du servage est depuis longtemps
un fait accompli et le régime des villes souveraines, cette gloire du Moyen-Âge,
est déjà en pleine décadence » (Ibidem, p. 1170). Dans les matériaux pour le
deuxième volume du Capital, dans le chapitre consacré à la circulation de la
plus-value, Marx évoque aussi l’afflux de métaux précieux, qui a constitué,
284 MICHEL BEAUD
« depuis le XVIe siècle, un facteur essentiel dans l’histoire du développement
de la production capitaliste » (1869-1879/ 1963, p. 720).
*
Des trois principaux premiers analystes du capitalisme, Werner Sombart est
certainement celui avec lequel je suis le moins à l’aise. Et pourtant j’ai très
tôt été amené à… tenter de le lire : vers le milieu des années 1950, bénéficiant
d’une session d’étude à l’Historisches Colloquium de Gôttingen, j’ai choqué
mes jeunes condisciples allemands en avouant que j’ignorais tout de cet auteur ;
stupéfaits, ils m’incitèrent à prendre connaissance de son moderne Kapita-
lismus ; mais, en partie à cause de mon insuffisante connaissance de la langue,
mes tentatives de saisir sa pensée avortèrent. Aujourd’hui, il me semble que cela
tient aussi à sa démarche : confronté à l’opacité de la réalité, il se donne comme
méthode de dégager « les circonstances et conditions déterminantes » ; ce qui
l’amène souvent à examiner son objet d’étude à travers les différentes entrées
d’une grille d’analyse que son savoir encyclopédique lui permet de remplir.
Mais nous bénéficions aujourd’hui d’une note de lecture du sociologue
Alain Bihr, qui porte justement sur les volumes – publiés en 1902 et non
traduits en français – du principal ouvrage de Sombart, Der moderne Kapi-
talismus (Bihr, 2007, http) : dans ce texte précis et concis, qui contraste avec
la prose surchargée du sociologue allemand, Alain Bihr s’est précisément
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centré sur la période du “capitalisme naissant”. Selon lui, Sombart a mis en
lumière « le rôle essentiel des politiques mercantilistes (donc de l’État), sous
forme de protectionnisme, de privilèges, de monopoles, de dotations diverses
d’éléments du capital, de subventions, voire de fondations de manufactures
d’État – et ce dans l’ensemble des principaux États européens de l’époque ».
En outre, dans cette période, « le capitalisme est le fruit du luxe et de la guerre
conjugués ». En effet, d’une part, l’essor des manufactures a été assuré par
la « demande à la fois massive, régulière et renouvelée » de leurs produits
de luxe – demande émanant « en premier lieu des cours princières », mais
aussi « des classes concentrant la richesse monétaire, soit la noblesse (laïque
et religieuse) et la bourgeoisie (essentiellement marchande) ». D’autre part,
Sombart souligne « l’omniprésence de la guerre », le gonflement des effectifs
des forces armées et des budgets militaires, ce qui a dynamisé l’activité des
manufactures d’armes et d’uniformes, comme celle des chantiers navals et des
industries en amont, notamment l’exploitation forestière, les “charbonnières“,
les mines, et la métallurgie… Sombart reprend ces deux thèmes du luxe et
de la guerre, et donc du rôle de l’État dans le développement du capitalisme,
dans deux livres publiés en 1912 et 1913.
L’INDISCERNABLE DÉBUT DU CAPITALISME 285
Dans Le Bourgeois (1923/ 1928, éd. électronique), il cherche à saisir la nature
et les origines de l’esprit capitaliste. Le livre premier, intitulé « Développement
de l’esprit capitaliste », est composé de onze chapitres parfaitement a-histo-
riques et assez hétéroclites, qui lui permettent un premier balayage de la ques-
tion. Le livre deuxième porte sur les « Sources de l’esprit capitaliste », avec
des chapitres sur les « bases biologiques » (natures bourgeoises, prédispositions
ethniques), sur les « forces morales » (philosophie, influences religieuses, catho-
licisme, protestantisme, judaïsme) et sur les « conditions sociales » (l’État, les
migrations, les découvertes de mines d’or et d’argent, la technique, l’activité
professionnelle pré-capitaliste, le capitalisme comme tel) – ce qui donne lieu
à un second balayage.
Puis vient la « conclusion – coup d’œil rétrospectif et essai d’interpréta-
tion » ; elle s’ouvre sur de nouvelles considérations et précautions, avant
d’offrir au lecteur quelques fruits de l’ouvrage : « La base de toute cette
évolution (…), nous est fournie par le groupe de peuples qui, depuis la chute
de l’Empire Romain, a façonné l’histoire européenne (…). Ces peuples
présentent dès le début, dès leur apparition sur la scène de l’histoire, deux
caractères extrêmement prononcés, sources de tendances presque irrésis-
tibles : l’amour de l’or et l’esprit d’entreprise qui, à la longue, finissent par
se fondre (…). Ces mêmes tendances poussent les peuples européens à des
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conquêtes et entreprises extérieures. Ils découvrent ainsi des gisements de
métaux précieux, d’une richesse insoupçonnée, propres à exalter leur amour
de l’or et leur esprit d’entreprise. Ils fondent des colonies, qui deviennent à
leur tour des pépinières du capitalisme ».
Autre enseignement : « À partir d’un moment donné, l’entrepreneur capitaliste
incarne en sa personne à la fois le héros, le marchand et le bourgeois. Mais, à
mesure qu’il avance, (il) se dépouille de plus en plus de son élément héroïque,
pour ne conserver que les deux autres ».
Et sur la périodisation : « L’évolution de l’esprit capitaliste poursuit son
cours qui peut être divisé en deux étapes : la première s’étend jusqu’à la fin du
XVe siècle (… ; c’)est celle du capitalisme naissant, l’esprit capitaliste est encore
tenu en laisse par les mœurs et la morale, avant tout par les enseignements et
les préceptes de la religion chrétienne » ; dans la seconde l’esprit capitaliste
se libère de ces freins et, « à partir de la fin du XIXe siècle, il apparaît dégagé
de toute entrave et de toute restriction ».
Finalement, « à l’entreprise capitaliste ayant le gain pour objectif est inhérente
la tendance à l’accumulation indéfinie, illimitée de richesses. La manifestation
de cette tendance a été favorisée par les circonstances suivantes :
286 MICHEL BEAUD
« 1. par la science de la nature, produit de l’esprit romano-germain, qui a
rendu possible la technique moderne ;
« 2. par la Bourse, création de l’esprit juif. C’est de la réunion de la technique
moderne et de la Bourse moderne que sont nées les formes extérieures dans
lesquelles devait se réaliser la tendance à l’infini qui caractérise le capitalisme
dans sa poursuite du gain.
« Ce processus d’émancipation trouva un puissant appui dans :
« 3. l’influence que les Juifs commencèrent à exercer, à partir du XVIIe siècle,
sur la vie économique européenne, leur tendance naturelle au gain illimité
ayant été fortement encouragée par les enseignements de leur religion. Dans
la formation du capitalisme moderne les Juifs ont joué le rôle d’un catalyseur
(…) » (1923/ 1928, éd. électronique).
Des ”conclusions” dont il est bien difficile de juger dans quelle mesure elles
sont portées par les a-priori et l’idéologie de l’auteur ou étayées par ses travaux
sociologiques et historiques...
Reste, pour notre sujet, la périodisation retenue par Sombart. Avec d’abord
le « Frühkapitalismus », le “capitalisme naissant“, qui se compose de deux
phases : une phase de gestation – en gros le Moyen-Àge – et une phase de
formation du capitalisme – à partir du XVe siècle. Quant au « Hochkapita-
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lismus », le “capitalisme avancé“, c‘est le capitalisme, adulte et libéré des freins
des religions, d’après le siècle des lumières et la révolution industrielle. Dans
l’introduction de L’Apogée du capitalisme, l’auteur précise même qu’il situe
« les débuts du capitalisme avancé dans la septième décennie du 18e siècle »,
marquée par « les premières applications métallurgiques du coke (…). C’est à
partir de ce moment que le capitalisme moderne commence à développer toutes
ses possibilités, pour devenir finalement le système économique dominant »
(1928/ 1932, p. 7).
*
De Max Weber, l’ouvrage de référence sur le capitalisme est Die protestan-
tische Ethik und der « Geist » des Kapitalismus, 1905, L’Éthique protestante
et l’esprit du capitalisme. Mais les deux ouvrages qui signent l’ambition de sa
vie d’intellectuel ont été publiés après sa mort (1920) : l’un presque achevé,
Wirtschaftsgeschichte,1923, 1981 (trad . fr. Histoire économique, 1991) ; l’autre
en partie rédigé en 1911-13, Wirtschaft und Gesellschaft, éd. partielle 1921,
4e éd. 1956 (trad. fr. Economie et société, 1971).
Dans cet ouvrage, où il présente les catégories de la sociologie, les types de
domination, de communalisation et de “sociation“, il ne parle guère du capita-
L’INDISCERNABLE DÉBUT DU CAPITALISME 287
lisme. Le dernier chapitre n’est composé que d’une ”note de travail” consacrée à
la « communauté de marché » ; elle s’ouvre ainsi : « La sociation par l’échange
sur le marché (…), s’oppose maintenant à toutes les formes de communautés
dont nous avons parlé jusqu’à présent » (1956/ 1971, 1995, t. 2, p. 410) ; avec
cette précision : « Le marché est en opposition complète avec toutes les autres
communalisations, qui présupposent toujours une fraternisation personnelle
et, la plupart du temps, les liens du sang ; il est radicalement étranger à toute
fraternisation » (Id., p. 412).
D’autre part, dans son Histoire économique, Weber propose cette définition :
« Il y a capitalisme là où les besoins d’un groupe humain qui sont couverts
économiquement par des activités professionnelles, le sont par la voie de l’entre-
prise » (1923/ 1991, p. 295) – étant entendu qu’« une exploitation capitaliste
rationnelle est une exploitation dotée d’un compte de capital, c’est-à-dire une
entreprise lucrative qui contrôle sa rentabilité de manière chiffrée (…) » (Id.,
p. 295-6). Sur cette base, Weber peut affirmer que « le capitalisme se rencontre
sous diverses formes dans toutes les périodes de l’histoire » (Ibid., p. 296).
Mais c’est seulement dans l’Occident du XIXe siècle que s’instaure le
« capitalisme moderne », grâce à qui sont couverts l’ensemble des besoins des
sociétés ; ce qui implique cette « condition universelle » : « pour toutes les
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grandes entreprises lucratives qui se consacrent à la couverture des besoins
quotidiens, l’usage d’un compte de capital rationnel comme norme ». Ce qui,
à son tour, présuppose : « 1. Une appropriation de tous les moyens matériels
de production (…) par des entreprises lucratives autonomes privées qui en
ont la libre jouissance (…) ; 2. La liberté de marché (…) ; 3. Une technique
rationnelle (…) ; 4. Un droit rationnel (…) ; 5. Le travail libre (…) ; 6. Une
commercialisation de l’économie (… qui permette d’orienter) la couverture
des besoins en fonction des possibilités offertes par le marché et en fonction
de la rentabilité. (…) » (Ibid., p. 297-8 ; les italiques sont de M. W.).
Plus loin, Max Weber aborde la question des « conditions qui présidèrent
au déploiement du capitalisme occidental » (Ibid., p. 369). Il rejette succes-
sivement l’augmentation démographique et l’afflux de métal précieux. Puis
il retient, comme « condition externe », la nature géographique de l’Europe,
avec notamment la Méditerranée, mer intérieure, et la richesse des réseaux
fluviaux (Ibid., p. 371). Puis, il réaffirme sa thèse pour la compléter : « En
dernière analyse, ce furent l’entreprise permanente rationnelle, la comptabi-
lité rationnelle, la technique rationnelle, le droit rationnel, qui engendrèrent le
capitalisme » – mais pas seuls : « il fallait que s’y adjoignent en complément
288 MICHEL BEAUD
un mode de pensée rationnel, une rationalisation de la manière de vivre, un
ethos économique rationnel » (Ibid, p. 372).
Pour en arriver là, il fallait rompre avec les réticences de l’Église catholique
à l’égard de l’enrichissement par le commerce et de la déshumanisation des
relations qui se nouent dans ce cadre – réticences qu’exprime cette sentence
qui fit autorité jusqu’au XVe siècle : celui qui, même sans pécher, pratique
le commerce, « ne pourra que difficilement, ou jamais, plaire à Dieu » (Ibid,
p. 375).
Et d’emblée, Weber tranche : « Il n’est pas possible d’attribuer aux Juifs la
responsabilité de l’éclatement de ce système de représentation, ainsi que le
fait Sombart » (Ibid.). Pour lui, c’est clair : c’est la Réforme qui « a rompu de
manière décisive » avec ce système (Ibid, p. 383). Elle y réussit en partie grâce
à cette règle : « la piété est le plus sûr chemin vers la richesse » ; mais elle a
aussi bénéficié de l’ambiguïté providentielle (si j’ose dire) d’un mot allemand :
”Beruf” – à la fois métier et vocation : « ce à quoi on est appelé » (Ibid, p. 384) ;
propagé par les traductions protestantes de la Bible, « il exprime la mise en
valeur de toute activité rationnelle et donc aussi de l’activité lucrative capitaliste,
lorsqu’elle se fait sur des bases rationnelles, comme l’accomplissement d’une
tâche voulue par Dieu » (Ibid.).
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Alors Weber, souvent répétitif et pesant, se fait avocat : « La création de
ce concept Beruf dotait non seulement l’entrepreneur moderne d’une bonne
conscience fabuleuse mais encore il lui prodiguait des travailleurs prêts à la
besogne (…). Dans les communautés ascétiques protestantes, l’admission dans
la communauté eucharistique était conditionnée par une exemplarité éthique
(…). Aucune autre Église ou religion jamais ne donna lieu à la mise en place
d’un tel dispositif – puissant et inconsciemment raffiné – destiné à la formation
systématique d’individus capitalistes » (Ibid, p. 385).
En outre, « c’est une réalisation spécifique du protestantisme que d’avoir mis
la science au service de la technique et de l’économie » (Ibid, p. 386). Depuis,
constate Weber, « la racine religieuse de l’humanité économique moderne
est morte » ; mais « l’optimisme des lumières – qui croyait en l’harmonie des
intérêts – a recueilli l’héritage de l’ascèse protestante dans le domaine de la
pensée économique : c’est lui qui guida la main des princes, des hommes d’État
et des écrivains de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe » (Ibid, p. 386).
Marx affirmait que le monde bourgeois s’était érigé sur les ruines de la
féodalité. Sombart, lui, voyait du capitalisme poindre sous le Moyen-Âge,
de premiers capitalismes émerger à partir du XVe siècle, mais le capitalisme
L’INDISCERNABLE DÉBUT DU CAPITALISME 289
ne s’affirmer qu’à partir de la septième décennie du XVIIIe siècle.. Et Weber,
estimant que la recherche rationnelle du gain à l’aide du compte de capital est
le marqueur du capitalisme, voit du capitalisme se manifester partout et à toutes
les époques ; mais le capitalisme ne s’accomplir totalement qu’en Occident à
la fin du XIXe siècle.
Finalement, pour chacun de nos auteurs, la réponse à la question du début
du capitalisme dépend de la définition, de l’image, de la conception qu’il en a.
*
Les travaux historiques et la longue réflexion de Fernand Braudel vont-ils nous
permettre de voir plus clair dans cet imbroglio ? Ou bien, le foisonnement de ses
observations et le mouvement de sa pensée vont-ils épaissir notre perplexité ?
Et comment pondérer les apports des riches analyses de ses fresques magistrales
et la présentation, nécessairement allégée, qu’il en a faite dans trois conférences
données outre-Atlantique (La Dynamique du capitalisme, 1985 ; 1993) ?
Dans la conclusion générale de Civilisation matérielle, économie et capi-
talisme, en ouverture d’un passage sur la longue durée, Braudel écrit : « J’ai
soutenu au cours de cet ouvrage, qu’un capitalisme en puissance, s’esquisse
dès l’aube de la grande histoire, se développe et se perpétue des siècles
durant (…). Quand l’Inde, au premier siècle de notre ère, saisit la lointaine
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Insulinde ou, pour le moins y pénètre ; quand Rome tient, en son pouvoir, plus
que la Méditerranée entière ; quand la Chine, au IXe siècle invente la monnaie
de papier ; quand l’Occident, entre le XIe et le XIIIe siècle, reconquiert la mer
Intérieure ; quand, avec le XVIe siècle, s’ébauche un marché du monde, la
« biographie du capital » a commencé d’une façon ou d’une autre… » (1979,
t. 3 p. 538). Que cela sonne bien ! Mais que désigne ce « capitalisme en puis-
sance » ? Que peut bien recouvrir le début d’une « biographie du capital » ?
Une autre formulation, dans le même alinéa, est plus parlante : « Longtemps à
l’avance, des signes annoncent le capitalisme : l’essor des villes et des échanges,
l’apparition d’un marché du travail, la densité de la société, la diffusion de
la monnaie, la montée de la production, le commerce au loin » (Idem). Mais
s’agit-il vraiment de signes précurseurs du capitalisme ? Ne s’agit-il pas plutôt
des traces de la multiplication des marchés et de la mise en place de premières
formes de l’économie de marché ?
Car un des apports majeurs de Braudel est, comme il l’écrit en conclusion de
son ouvrage, « la distinction, pour moi indubitable, entre le capitalisme sous
ses diverses formes et l’”économie de marché” » (1979, t. 3, p. 545/ 1993,
p. 795) ; une distinction dont il souligne la nécessité et l’intérêt dans les pages
290 MICHEL BEAUD
suivantes. Dans un autre passage, il précise : « Historiquement, il faut parler,
à mon sens, d’économie de marché dès qu’il y a fluctuation et unisson des
prix entre les marchés d’une zone donnée (…). En ce sens, il y a économie
de marché bien avant les XIXe et XXe siècles (…). Dès l’Antiquité les prix
fluctuent ; au XIIIe siècle, ils fluctuent déjà d’ensemble à travers l’Europe. »
(1979, t. 2, p. 195). Ce qui est sûr, c’est que, pour Braudel, économie de marché
n’est pas capitalisme.
« Au sommet sont les monopoles, au dessous la concurrence réservée aux
petites et médiocres entreprises » (1979, t. 3, p. 545/ 1993, p. 796), écrit-il. Et
encore : « Au dessus de la masse énorme de la vie matérielle de tous les jours,
l’économie de marché a tendu ses filets et maintenus en vie ses divers réseaux.
Et ce fut d’habitude au dessus de l’économie de marché proprement dite qu’a
prospéré le capitalisme » (1985/ 1993, p. 39). Et s’agissant d’énormes firmes :
« ce capitalisme de haut vol flotte sur la double épaisseur sous-jacente de la
vie matérielle et de l’économie cohérente de marché, il représente la zone du
haut profit » (Idem, p. 117).
Il y a plus : les grandes firmes, les ”firmes colossales” « ont besoin de plus
petites unités qu’elles-mêmes, d’une part et avant tout, pour se décharger de
mille besognes plus ou moins médiocres, indispensables à la vie de toute société
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et dont le capitalisme n’a cure (… ; ou pour confier) certaines besognes à des
sous-traitants : ces chaînes de sous-traitants sont évidemment dépendantes
du capitalisme, mais elles ne constituent qu’un secteur particulier de la petite
entreprise » (1979, t. 3, p. 547/ 1993, p. 799).
Dès lors, plutôt que la biographie du capital ou du capitalisme, le récit du long
temps historique que nous offre Braudel constitue leur généalogie : comme la
vie matérielle, « l’échange est aussi vieux que l’histoire des hommes » (1979,
t. 2, p. 193). ; et, « même médiocres, des marchés ont existé très ancienne-
ment dans le cadre d’un village, ou de plusieurs villages » (Idem, p. 196) –
des marchés qui vont se transformer avec la croissance des agglomérations,
l’établissement d’échanges commerciaux réguliers et surtout l’apparition des
villes, lieux de pouvoir et de richesse : avec les marchés urbains phéniciens,
avec les grands marchés urbains des cités grecques et des autres grandes cités,
avec la nécessité de s’approvisionner au loin, vont se créer les réseaux et les
trames de l’économie de marché (Ibid, p. 196) ; et c’est au dessus de cette
stratification – foisonnement de la vie matérielle et des échanges, marchés de
plus en plus diversifiés, économies de marché – que s’est instauré, et domine
encore, le capitalisme.
L’INDISCERNABLE DÉBUT DU CAPITALISME 291
« Voilà qui oblige à réviser bien des points de vue sur un ”système” qui serait
capitaliste du haut en bas de nos sociétés. Il y a, au contraire, pour parler bref,
une dialectique vivante du capitalisme en contradiction avec ce qui, au dessous
de lui, n’est pas le vrai capitalisme » (1979, t. 3, p. 546/ 1993, p. 798).
Mais qu’est, pour Braudel « le vrai capitalisme » ? Ce n’est pas une créature
de l’État, lequel n’est pas non plus son ennemi : « l’État moderne a été une des
réalités au milieu desquelles le capitalisme a fait son chemin » (1979/ 1993, t. 2,
p. 667). Ce n’est pas non plus la concurrence ; le capitalisme, c’est au contraire
le refus de la concurrence, la recherche de situations monopolistiques ou, pour
mieux dire, c’est le « contre-marché », depuis les réunions de négociants jusque,
en chaque époque, aux ententes, concentrations, firmes géantes.
Impossible de résumer le récit braudelien, sa pensée riche de milliers d’ob-
servations, qu’il s’agisse du passage de l’atelier paysan aux ateliers isolés,
puis concentrés, à la manufacture, à la fabrique, à l’usine… ; qu’il s’agisse de
moyens ou de stratagèmes de paiement inventés pour le commerce lointain
et qui se retrouvent dans la finance moderne… ; qu’il s’agisse de technique
productive, de comptabilité, de communication, de monnaie, de motivations…
Il épingle Marx et Lénine auxquels il reproche d’avoir – sous « l’effet d’illu-
sions, d’héritages, d’erreurs anciennes de jugement ? » – cru concurrentiel
le capitalisme du XIXe siècle (1979, t. 3, p. 545/ 1993, p. 795). Il crucifie
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Max Weber sur la question de la rupture de la Réforme : « a-t-il raison ? Sa
démonstration est assez déconcertante. Elle se perd dans une méditation très
complexe. Le voilà à la recherche d’une minorité protestante qui serait porteuse
d’une mentalité particulière, type idéal de ”l’esprit capitaliste” » (1979/ 1993,
t. 2, p. 683).
Il y a sans doute bien d’autres lectures, bien d’autres combinaisons, dans la
tête et dans les textes de Braudel : s’amusant lui-même, jouant avec son lecteur
ou se jouant de lui, il s’imagine faisant une autre histoire du capitalisme centrée
sur une autre dimension : le jeu.
Il ne faut pas attendre que, sur le début du capitalisme, Braudel nous propose
une chronologie bien rassurante : à la manière des impressionnistes il nous offre
en chaque siècle une multitude de touches : beaucoup peuvent tout aussi bien
être lues comme annonciatrices d’éléments marquants du « vrai capitalisme »
que comme composantes d’une ”économie de marché” dynamique ou d’un
premier capitalisme, indécelable – et non décelé – en son temps.
*
Arrivé à ce point, il va me falloir conclure.
292 MICHEL BEAUD
Je pourrais m’en tirer par une pirouette en m’inspirant de la question que pose
Étienne Klein dans l’ouverture de son Discours sur l’origine de l’univers (2010,
éd. 2012, p. 15) : « Sommes nous certains que l’univers a eu un commence-
ment ? ». Mais je préfère essayer d’avancer encore un peu.
D’abord, quelques clarifications que je crois devoir au lecteur. Sur cette
question du début du capitalisme, parmi des centaines d’auteurs, j’ai choisi
de limiter mon enquête à quatre ; de ces quatre, je n’ai pas eu la possibilité
de revisiter l’ensemble de leurs œuvres ; plus grave, je n’ai pas eu accès aux
quatre premiers volumes – non traduits en français – de l’ouvrage de Sombart
de 1902, Der Moderne Kapitalismus et je n’ai pas tenté d’explorer la première
somme de Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de
Philippe II, publiée en 1949 et sur laquelle j’ai peu travaillé pour mes ensei-
gnements ou mes recherches.
Pour conclure, je voudrais commencer par énoncer une constatation toute
simple, élémentaire : avec notre objet, nous avons affaire à une réalité – sociale,
économique, culturelle, civilisationnelle… – dont les observateurs et penseurs
n’ont pris conscience qu’au XIXe siècle, certains commençant à la nommer
« capitalisme » dans la seconde moitié de ce siècle : appellation qui deviendra
courante au siècle suivant.
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Or, une fois perçue et nommée, il est apparu que son ”révélateur” – les productions
minières et industrielles croissantes et les terribles conditions de travail et de vie
du prolétariat – était issu de la ”révolution” scientifique, technique, économique et
sociale, bientôt appelée « révolution industrielle », du XVIIIe siècle ; mais, alors
qu’avançaient les analyses de cette réalité, des sociologues et des historiens en trou-
vaient des traces dans les siècles antérieurs et, pour certains, dans des millénaires
passés. Ainsi, cette réalité, découverte et nommée au XIXe siècle, et qui ne cesse
depuis de contribuer au bouleversement des pays et du monde, se serait développée
incognito, invisible et en tout cas non identifiée, depuis des siècles.
Comment cela a-t-il pu se faire ? La réponse ne peut être trouvée que dans
l’histoire, domaine sur lequel règnent les historiens – heureux scientifiques dont
Braudel a reconnu le ”privilège”, ou tout au moins les “irremplaçables commo-
dités”, dont ils bénéficient : « Des forces aux prises, nous savons celles qui l’em-
porteront. Nous discernons à l’avance les événements importants, ceux qui auront
des conséquences, à qui finalement l’avenir sera livré. Privilège immense ! »
(1969, p. 124-5).
Mais ici, ce privilège se transforme en piège : car les visions et les définitions
du capitalisme diffèrent, ce qui entraîne nécessairement des divergences dans les
L’INDISCERNABLE DÉBUT DU CAPITALISME 293
choix des ”forces aux prises” et des ”événements importants”, comme dans le
repérage des sources et des formes antérieures du capitalisme. Avant que d’être
industriel, n’a-t-il pas été manufacturier et timidement agraire au XVIIIe siècle,
bancaire, commercial, marchand… ?
Weber voit du capitalisme dans l’antiquité : mais c’est qu’il le repère à la
présence d’un compte-capital ; Marx voit la société bourgeoise naître sur les
ruines de la féodalité : mais c’est qu’il trace à grands traits l’histoire longue
des sociétés de classes – et il laisse à cette nouvelle société quelques siècles
pour arriver à maturité. Braudel simplifie ou complexifie les choses en intro-
duisant ”l’économie de marché” entre les sociétés traditionnelles, qui ont porté
au moins deux générations de civilisations dans le monde, et le capitalisme.
Économie de marché ou non, la transition a été insensible entre le négociant
de Venise qui, après son père pratiquait le commerce au loin, et son fils ou
son successeur, qui pourra être reconnu comme une des premières figures du
capitalisme marchand. De même pour la banque et la finance ; de même pour la
manufacture, dispersée ou rassemblée. La transition s’est opérée sur quelques
décennies : les chiffres d’affaires ont cru et avec eux les profits, de nouveaux
marchés ont été trouvés, de nouvelles ententes se sont formées. Nul n’a senti
le passage d’un seuil et c’est ainsi que le capitalisme s’est développé sans être
identifié pendant des siècles.
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Mais l’historien du XXe siècle, lui, a vu une rupture : l’Europe dont la
production par tête était jusque ici, grosso modo, à un niveau commun avec la
Chine et les autres continents, s’en démarque progressivement ; les techniques,
les sources d’énergie, les moyens de transport changent, et les modes de vie
évoluent.
Autour du XVIe, se situe, selon Braudel, le « nœud gordien de l’histoire du
monde, entendez la genèse de la supériorité de l’Europe (…). Expliquer cet
écart, qui va s’affirmer avec les années, c’est aborder le problème essentiel
de l’histoire du monde moderne » (1979, t. 2, p. 110 et 111/ 1993, p. 142). Il
s’agit là, non de tout ramener au capitalisme, mais de le remettre dans son tout.
Car en Europe il y a eu les avancées techniques des XIe-XIIIe siècles, des
croissances démographiques, des améliorations agricoles, la croissance des
villes, la constitution d’États – ports-États, puis petits États, puis des grands –, la
Renaissance, le dynamisme des négociants et des ingénieurs, les flottes lancées
à travers les océans, des États en guerre et conquérants, des racismes et des
sentiments de supériorité qui ont justifié le pire, le début du désenchantement du
monde, le culte de la raison et des arts, les avancées de la science, de la philo-
294 MICHEL BEAUD
sophie, de la démocratie… : bref, l’invention et l’affirmation de la modernité
du monde selon l’Europe.
Le capitalisme a germé et poussé dans ce terreau.
De la suite, Robert Bonnaud nous donne, dans Y a-t-il des tournants histo-
riques mondiaux ?, ce raccourci : « L’étape qui commence vers la fin du
XVe siècle et se termine au début du XXe représente une merveilleuse et effroy-
able concentration du progrès, une hypertrophie régionale qui est une atrophie
mondiale, un flamboiement localisé qui est un obscurcissement généralisé, une
réduction de l’histoire de la scène humaine qui est une élévation de la scène
et de l’histoire. Dans ces conditions, les changements positifs, dans les pays
non-occidentaux, s’observeront moins aisément (...). L’éclat (des changements
occidentaux) aveuglera l’historien, créera l’illusion de leur unicité, effacera les
synchronismes » (1992, p. 83).
Dans ce tourbillon, s’est développé et épanoui le capitalisme, puissance en
incessante mutation qui sans cesse contribue à transformer les sociétés humaines
et le monde. C’est dire que les premiers développements du capitalisme sont
indissociables de l’émergence de la modernité européenne.
Ce qui invite à s’interroger sur les débuts de celle-ci.
Rethymnon – Bauval
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