0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
310 vues419 pages

La Peau de Chagrin

Transféré par

mondjoheritiana
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
310 vues419 pages

La Peau de Chagrin

Transféré par

mondjoheritiana
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Vous êtes sur la page 1/ 419

A propos de ce livre

Ceci est une copie numérique d’un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d’une bibliothèque avant d’être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d’un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l’ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n’est plus protégé par la loi sur les droits d’auteur et appartient à présent au domaine public. L’expression
“appartenir au domaine public” signifie que le livre en question n’a jamais été soumis aux droits d’auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu’un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d’un pays à l’autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en marge du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l’ouvrage depuis la maison d’édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.

Consignes d’utilisation

Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages appartenant au domaine public et de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s’agit toutefois d’un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:

+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l’usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d’utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N’envoyez aucune requête automatisée quelle qu’elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d’importantes quantités de texte, n’hésitez pas à nous contacter. Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l’utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l’attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d’accéder à davantage de documents par l’intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l’utilisation que vous comptez faire des fichiers, n’oubliez pas qu’il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n’en déduisez pas pour autant qu’il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d’auteur d’un livre varie d’un pays à l’autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l’utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l’est pas. Ne croyez pas que le simple fait d’afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d’auteur peut être sévère.

À propos du service Google Recherche de Livres

En favorisant la recherche et l’accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le frano̧ais, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l’adresse http://books.google.com
L
PAT IBERTE
RIE

DON FAIT À LA
Bibliothèque Cantonale
et Universitaire
BIBLIOTHEQUE
de feu Mle conseiller fédéral
LOUIS RUCHONNET
donneeparson fils
MCERNEST RUCHONNET

NIBER
LA

PEAU DE CHAGRIN.
PARIS , IMPRIMERIE DE BÉTHUNE ET PLON ,
RUE DE VAUGIRARD , 36.
BALZAC ILLUSTRE.

LA

PEAU DE CHAGRIN .

842
ETUDES SOCIALES.
Res .7 .

PARIS .

H. DELLOYE , VICTOR LECOU,


ÉDITEURS ,
Rue des Filles-Saint-Thomas , 13 , place de la Bourse.

1838 .

HEL
L
LA PEAU DE CHAGRIN .

STERNE ( Tristram Shandy , ch . сссххи ) .

ET. SOC . — T. XXVI


Baron del
P. Brunellière

LE TALISMAN .

ers la fin du mois d'octobre dernier , un


ASP UX
SECO

jeune homme entra dans le Palais- Royal


A RS
HIX
U

au moment où les maisons de jeu s'ou-


vraient , conformément à la loi qui pro-
tège une passion essentiellement im-

posable , et sans trop hésiter , monta

l'escalier du tripot désigné sous le nom de Numéro 36 .


Monsieur , votre chapeau , s'il vous plaît ? lui cria d'une

voix sèche et grondeuse un petit vieillard blême , ac-


croupi dans l'ombre , protégé par une barricade , et qui
se leva soudain en montrant une figure moulée sur un
type ignoble .
4 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

Quand vous entrez dans une maison de jeu , la loi com-


mence par vous dépouiller de votre chapeau . Est-ce une

parabole évangélique et providentielle , n'est-ce pas plutôt


une manière de conclure un contrat infernal avec vous

en exigeant je ne sais quel gage , serait-ce pour vous


obliger à garder un maintien respectueux devant ceux
qui vont gagner votre argent , est-ce la police tapie dans

tous les égoûts sociaux qui tient à savoir le nom de


votre chapelier, ou le vôtre , si vous l'avez inscrit sur la

coiffe ? est- ce enfin pour prendre la mesure de votre


crâne et dresser une statistique instructive sur la capa-

cité cérébrale des joueurs ? Sur ce point l'administration


garde un silence complet. Mais sachez -le bien ! à peine

avez-vous fait un pas vers le tapis vert , déjà votre cha-


peau ne vous appartient pas plus que vous ne vous
appartenez à vous -même vous êtes au jeu , vous ,
votre fortune , votre coiffe , votre canne et votre man-

teau . A votre sortie , le Jeu vous démontrera , par une


atroce épigramme en action , qu'il vous laisse encore
quelque chose en vous rendant votre bagage. Si toutefois

vous avez une coiffure neuve , vous apprendrez à vos


dépens qu'il faut se faire un costume de joueur .
L'étonnement manifesté par l'étranger quand il reçut

une fiche numérotée en échange de son chapeau , dont

heureusement les bords étaient légèrement pelés , indi-


quait assez une ame encore innocente . Le petit vieil-

lard , qui sans doute avait croupi dès son jeune âge dans
les atroces plaisirs de la vie des joueurs , lui jeta un coup

d'œil terne et sans chaleur , dans lequel un philosophe


aurait vu les misères de l'hôpital , les vagabondages des
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 5

gens ruinés , les procès-verbaux d'une foule d'asphyxies , les

travaux forcés à perpétuité , les expatriations au Guaza-

coalco . Cet homme de qui la longue face blanche n'était


plus nourrie que par les soupes gélatineuses de M. d'Arcet ,

présentait la pâle image de la passion réduite à son terme


le plus simple dans ses rides il y avait trace de vieilles
tortures , il devait jouer ses maigres appointemens le
jour même où il les recevait ; semblable aux rosses sur qui
les coups de fouet n'ont plus de prise , rien ne le faisait tres-

saillir; les sourds gémissemens des joueurs qui sortaient rui-


nés , leurs muettes imprécations , leurs regards hébétés le

trouvaient toujours insensible ; c'était le Jeu incarné. Si le


jeune homme avait contemplé ce triste Cerbère, peut-être se
serait-il dit : — Il n'y a plus qu'un jeu de cartes dans ce
cœur-là ! L'inconnu n'écouta pas ce conseil vivant , placé
là sans doute par la Providence , comme elle a mis le dégoût
à la porte de tous les mauvais lieux ; il entra résolument
dans la salle où le son de l'or exerçait une éblouissante

fascination sur les sens en pleine convoitise . Ce jeune homme


était probablement poussé là par la plus logique de toutes les

éloquentes phrases de J.-J. Rousseau , et dont voici , je crois ,

la triste pensée : Oui , je conçois qu'un homme aille au Jeu;


mais c'est lorsque entre lui et la mort il ne voitplus que son
dernier écu.

Le soir , les maisons de jeu n'ont qu'une poésie vulgaire ,


mais dont l'effet est assuré comme celui d'un drame sangui-
nolent . Les salles sont garnies de spectateurs et de joueurs ,

de vieillards indigens qui s'y traînent pour s'y réchauffer ,

de faces agitées , d'orgies commencées dans le vin et prêtes


à finir dans la Seine ; la passion y abonde , mais le trop grand
6 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

nombre d'acteurs vous empêche de contempler face à face le

démon du jeu. La soirée est un véritable morceau d'en-

semble où la troupe entière crie , où chaque instrument de


l'orchestre module sa phrase . Vous verriez là beaucoup de

gens honorables qui viennent y chercher des distractions

et les payent comme ils payeraient le plaisir du spectacle , de


la gourmandise , ou comme ils iraient dans une mansarde
acheter à bas prix de cuisans regrets pour trois mois . Mais
comprenez-vous tout ce que doit avoir de délire et de vi-

gueur dans l'ame , un homme qui attend avec impatience


l'ouverture d'un tripot? Entre le joueur du matin et le joueur

du soir , il existe la différence qui distingue le mari non-

chalant , de l'amant pâmé sous les fenêtres de sa belle . Le


matin seulement, arrivent la passion palpitante et le besoin
dans sa franche horreur . En ce moment , vous pourrez

admirer un véritable joueur, un joueur qui n'a pas mangé ,

dormi , vécu , pensé , tant il était rudement flagellé par le

fouet de sa martingale ; tant il souffrait , travaillé par le prurit


d'un coup de trente et quarante. A cette heure maudite, vous
rencontrerez des yeux dont le calme effraie , des visages qui

vous fascinent , des regards qui soulèvent les cartes et les

dévorent. Aussi les maisons de jeu ne sont-elles sublimes


qu'à l'ouverture de leurs séances . Si l'Espagne a ses combats
de taureaux , si Rome a eu ses gladiateurs , Paris s'enor-

gueillit de son Palais-Royal dont les agaçantes roulettes don-


nent le plaisir de voir couler le sang à flots , sans que les

pieds du parterre risquent d'y glisser. Essayez de jeter un


regard furtif sur cette arène , entrez ? Quelle nudité ! Les
murs couverts d'un papier, gras à hauteur d'homme , n'of-

frent pas une seule image qui puisse rafraîchir l'ame ;


ETUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 7

s'y trouve même pas un clou pour faciliter le suicide . Le par-


quet est usé, malpropre . Une table oblongue occupe le centre
de la salle. La simplicité des chaises de paille pressées autour
de ce tapis usé par l'or , annonce une curieuse indifférence

du luxe chez ces hommes qui viennent périr là pour la for-


tune et pour le luxe . Cette antithèse humaine se découvre

partout où l'ame réagit puissamment sur elle-même . L'amou-

reux veut mettre sa maîtresse dans la soie , la revêtir d'un


moelleux tissu d'Orient, et la plupart du temps il la possède

sur un grabat. L'ambitieux se rêve au faîte du pouvoir, tout


en s'aplatissant dans la boue du servilisme . Le marchand
végète au fond d'une boutique humide et malsaine , en éle-

vant un vaste hôtel d'où son fils , héritier précoce , sera


chassé par une licitation fraternelle . Enfin , existe-t-il chose

plus déplaisante qu'une maison de plaisir? Singulier pro-


blème ! Toujours en opposition avec lui-même , trompant ses

espérances par ses maux présens , et ses maux par un avenir

qui ne lui appartient pas , l'homme imprime à tous ses actes


le caractère de l'inconséquence et de la faiblesse . Ici bas ,
rien n'est complet que le malheur .
Au moment où le jeune homme entra dans le salon ,
quelques joueurs s'y trouvaient déjà . Trois vieillards à têtes
chauves étaient nonchalamment assis autour du tapis vert ;

leurs visages de plâtre , impassibles comme ceux des di-


plomates , révélaient des ames blasées , des cœurs qui

depuis long-temps avaient désappris de palpiter , même


en risquant les biens paraphernaux d'une femme . Un jeune
Italien aux cheveux noirs , au teint olivâtre , était ac-

coudé tranquillement au bout de la table , et paraissait


écouter ces pressentimens secrets qui crient fatalement à
DEUXIÈME
SOCIALES
ETUDES

PARTIE
8

.
un joueur : — Oui. —Non ! Cette tête méridionale respi-

rait l'or et le feu. Sept ou huit spectateurs , debout , rangés

de manière à former une galerie , attendaient les scènes

que leur préparaient les coups du sort , les figures des


acteurs, le mouvement de l'argent et celui des râteaux .

Ces désœuvrés étaient là , silencieux , immobiles , attentifs

comme l'est le peuple à la Grève quand le bourreau tranche


une tête. Un grand homme sec , en habit râpé, tenait un
registre d'une main , et de l'autre une épingle pour
marquer les passes de la Rouge ou de la Noire .

C'était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge

de toutes les jouissances de leur siècle , un de ces avares


sans trésor qui jouent une mise imaginaire ; espèce de fou
raisonnable qui se consolait de ses misères en caressant une

chimère , qui agissait enfin avec le vice et le danger, comme


les jeunes prêtres avec l'Eucharistie , quand ils disent des

messes blanches . En face de la banque , un ou deux de


ces fins spéculateurs , experts des chances du jeu et sem-

blables à d'anciens forçats qui ne s'effraient plus des ga-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN .

lères , étaient venus là pour hasarder trois coups et rem-


porter immédiatement le gain probable duquel ils vivaient.
Deux vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment

les bras croisés , et de temps en temps regardaient le


jardin par les fenêtres , comme pour montrer aux passans

leurs plates figures , en guise d'enseigne . Le tailleur et le


banquier venaient de jeter sur les ponteurs ce regard

blême qui les tue , et disaient d'une voix grêle : - Faites


le jeu ! quand le jeune homme ouvrit la porte. Le silence
devint en quelque sorte plus profond , et les têtes se tour-
nèrent vers le nouveau venu par curiosité . Chose inouïe !
les vieillards émoussés , les employés pétrifiés , les specta-

teurs , et jusqu'au fanatique Italien , tous en voyant l'in-


connu éprouvèrent je ne sais quel sentiment épouvantable .
Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la

pitié , bien faible pour exciter une sympathie , ou d'un

bien sinistre aspect pour faire frissonner les ames dans


cette salle où les douleurs doivent être muettes , la misère
gaie , le désespoir décent. Eh bien ! il y avait de tout cela
dans la sensation neuve qui remua ces cœurs glacés quand

le jeune homme entra . Mais les bourreaux n'ont-ils pas


quelquefois pleuré sur les vierges dont les blondes têtes

devaient être coupées à un signal de la Révolution ?


Au premier coup d'oeil les joueurs lurent sur le visage
du novice quelque horrible mystère : ses jeunes traits
étaient empreints d'une grâce nébuleuse , son regard at-
testait des efforts trahis , mille espérances trompées ! La
morne impassibilité du suicide donnait à son front une
pâleur mate et maladive , un sourire amer dessinait de lé-

gers plis dans les coins de sa bouche , et sa physionomie


2
10 ETUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

exprimait une résignation qui faisait mal à voir. Quelque


secret génie scintillait au fond de ses yeux , voilés peut-être

par les fatigues du plaisir . Était-ce la débauche qui mar-

quait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et


brûlante , maintenant dégradée ? Les médecins auraient

sans doute attribué à des lésions au cœur ou à la poi-

trine le cercle jaune qui encadrait les paupières et la rou-

geur qui marquait les joues ; tandis que les poètes eussent
voulu reconnaître à ces signes les ravages de la science ,

les traces de nuits passées à la lueur d'une lampe studieuse .

ot
rgr
Na

Mais une passion plus mortelle que la maladie , une

maladie plus impitoyable que l'étude et le génie , alté-

raient cette jeune tête , contractaient ces muscles vivaces ,

tordaient ce cœur qu'avaient seulement effleurés les orgies ,


l'étude et la maladie . Comme lorsqu'un célèbre criminel
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 11

arrive au bagne les condamnés l'accueillent avec respect ,


ainsi tous ces démons humains experts en tortures sa-
luèrent une douleur inouïe , une blessure profonde que

sondait leur regard , et reconnurent un de leurs princes


à la majesté de sa muette ironie , à l'élégante misère de
ses vêtemens. Le jeune homme avait bien un frac de bon

goût , mais la jonction de son gilet et de sa cravate était

trop savamment maintenue pour qu'on lui supposât du


linge. Ses mains jolies comme des mains de femme

étaient d'une douteuse propreté , enfin depuis deux jours ,


il ne portait plus de gants ! Si le Tailleur et les gar-
çons de salle eux-mêmes frissonnèrent , c'est que les en-

chantemens de l'innocence florissaient par vestiges dans

ses formes grêles et fines , dans ses cheveux blonds et

rares , naturellement bouclés . Cette figure avait encore

vingt-cinq ans , et le vice paraissait n'y être qu'un acci-


dent. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les
ravages d'une impuissante lubricité . Les ténèbres et la
lumière , le néant et l'existence s'y combattaient en pro-
duisant tout à la fois de la grâce et de l'horreur. Le jeune
homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré

dans sa route . Aussi tous ces professeurs émérites de


vice et d'infamie , semblables à une vieille femme édentée ,
prise de pitié à l'aspect d'une belle fille qui s'offre à la

corruption , furent-ils prêts à crier au novice - Sortez !


Celui-ci marcha droit à la table , s'y tint debout , jeta sans

calcul sur le tapis une pièce d'or qu'il avait à la main ;


puis , comme les ames fortes , abhorrant de chicanières
incertitudes , il lança sur le Tailleur un regard tout à la
fois turbulent et calme . L'intérêt de ce coup était si grand
12 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

que les vieillards ne firent pas de mise , mais l'Italien

saisit avec le fanatisme de la passion une idée qui vint lui


sourire , et ponta sa masse d'or en opposition au jeu de

l'inconnu. Le Banquier oublia de dire ces phrases qui se

sont à la longue converties en un cri rauque et inintelli-


― Le jeu est fait! - Rien ne va
gible : - Faites le jeu !
plus. Le Tailleur étala les cartes et sembla souhaiter

bonne chance au dernier venu , indifférent qu'il était à la

perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres


plaisirs . Chacun des spectateurs voulut voir un drame et
la dernière scène d'une noble vie dans le sort de cette

pièce d'or , leurs yeux arrêtés sur les cartons fatidiques

étincelèrent ; mais , malgré l'attention avec laquelle ils

regardèrent alternativement et le jeune homme et les


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 13

cartes , ils ne purent apercevoir aucun symptôme d'émo-


tion sur sa figure froide et résignée .
Rouge perd , dit officiellement le Tailleur .

Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de l'Italien

lorsqu'il vit tomber un à un les billets pliés que lui lança

le Banquier. Quant au jeune homme , il ne comprit sa


ruine qu'au moment où le rateau s'alongea pour ramasser
son dernier napoléon . L'ivoire fit rendre un bruit sec à la

pièce , qui rapide comme une flèche alla se réunir au tas


d'or étalé devant la caisse . L'inconnu ferma les yeux douce-

ment et ses lèvres blanchirent , mais il releva bientôt ses

paupières , sa bouche reprit une rougeur de corail , il affecta


l'air d'un Anglais pour qui la vie n'a plus de mystères , et

disparut sans mendier une consolation par un de ces re-


gards déchirans que les joueurs au désespoir lancent assez
souvent sur la galerie. Combien d'événemens se pressent dans

l'espace d'une seconde , et que de choses dans un coup de dé !


— Voilà sans doute sa dernière cartouche , dit en souriant

le croupier après un moment de silence pendant lequel il


tint cette pièce d'or entre le pouce et l'index pour la montrer
aux assistans .

— C'est un cerveau brûlé qui va se jeter à l'eau , répondit


un habitué en regardant autour de lui les joueurs qui se con-
naissaient tous.

Bah ! s'écria le garçon de chambre , en prenant une


prise de tabac .
Si nous avions imité monsieur ? dit un des vieillards à

ses collègues en désignant l'Italien.

Tout le monde regarda l'heureux joueur dont les mains


tremblaient en comptant ses billets de banque .
14 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

- J'ai entendu , dit- il , une voix qui me criait dans l'o-


reille Le Jeu aura raison contre le désespoir de ce jeune
homme.

Ce n'est pas un joueur, reprit le banquier, autrement ,
il aurait groupé son argent en trois masses pour se donner
plus de chances .

Le jeune homme passait sans réclamer son chapeau , mais


le vieux molosse ayant remarqué le mauvais état de cette
guenille , la lui rendit sans proférer une parole ; le joueur

restitua la fiche par un mouvement machinal , et descendit

les escaliers en sifflant le di tanli palpiti d'un souffle si faible

qu'il en entendit à peine lui-même les notes délicieuses.

N
PALMERE ABSIL
36 CERENTET

55 DENTISTE

Trinatdange
ETUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN .

Il se trouva bientôt sous les galeries du Palais-Royal.


Dirigé par une dernière pensée , il alla jusqu'à la rue Saint-

Honoré , prit le chemin des Tuileries et traversa le jardin


d'un pas irrésolu . Il marchait comme au milieu d'un désert ,
coudoyé par des hommes qu'il ne voyait pas , n'écoutant

à travers les clameurs populaires qu'une seule voix , celle


de la mort ; enfin perdu dans une engourdissante médita-
tion, semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminels

qu'une charrette conduisait du Palais à la Grève , vers cet


échafaud , rouge de tout le sang versé depuis 1793 .

Il existe je ne sais quoi de grand et d'épouvantable dans le


suicide . Les chutes d'une multitude de gens sont sans danger

comme celles des enfans qui tombent de trop bas pour se bles-
ser; mais quand un grand homme se brise , il doit venir de

bien haut, s'être élevé jusqu'aux cieux , avoir entrevu quelque


paradis inaccessible . Implacables doivent être les ouragans

qui le forcent à demander la paix de l'ame à la bouche d'un


pistolet. Combien de jeunes talens confinés dans une man-

sarde , s'étiolent et périssent faute d'un ami , faute d'une


femme consolatrice, au sein d'un million d'êtres , en présence
d'une foule lassée d'or et qui s'ennuie . A cette pensée , le

suicide prend des proportions gigantesques . Entre une mort

volontaire et la féconde espérance dont la voix appelait un


jeune homme à Paris , Dieu seul sait combien se heurtent de
conceptions, de poésies abandonnées , de désespoirs et de cris
étouffés , de tentatives inutiles et de chefs-d'œuvre avortés .
Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie . Où

trouverez -vous , dans l'océan des littératures , un livre sur-

nageant qui puisse lutter de génie avec ces lignes : Hier, à


quatre heures , une jeune femme s'est jetée dans la Seine du
16 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

hautdu Pont-des-Arts . Devant ce laconisme parisien , les dra-

mes , les romans , tout pâlit , même ce vieux frontispice :


Les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan , mis en pri-

son par ses enfans , dernier fragment d'un livre perdu , dont
la seule lecture faisait pleurer ce Sterne , qui lui-même dé-
laissait sa femme et ses enfans . L'inconnu fut assailli par

mille pensées semblables qui passaient en lambeaux dans


son ame , comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu

d'une bataille . S'il déposait pendant un moment le fardeau


de son intelligence et de ses souvenirs pour s'arrêter devant

quelques fleurs dont les têtes étaient mollement balancées

par la brise parmi les massifs de verdure , bientôt saisi par


une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pe-
sante idée du suicide, il levait les yeux au ciel : là, des nuages

gris , des bouffées de vent chargées de tristesse , une atmo-

sphère lourde lui conseillaient encore de mourir . Il s'ache-


mina vers le pont Royal en songeant aux dernières fantaisies

de ses prédécesseurs. Il souriait en se rappelant que lord


Castelreagh avait satisfait le plus humble de nos besoins
avant de se couper la gorge , et que M. Auger l'académicien

avait été chercher sa tabatière pour priser tout en marchant

à la mort. Il analysait ces bizarreries et s'interrogeait lui-


même, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour

laisser passer un fort de la halle , celui- ci ayant légèrement


blanchi la manche de son habit , il se surprit à en secouer

soigneusement la poussière . Arrivé au point culminant de la


voûte , il regarda l'eau d'un air sinistre .

Mauvais temps pour se noyer , lui dit en riant une

vieille femme vêtue de haillons . Est-elle sale et froide , la


Seine !
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 17

Il répondit par un sourire plein de naïveté qui attestait le


délire de son courage , mais il frissonna tout-à- coup en

voyant de loin , sur le port des Tuileries , la baraque sur-


montée d'un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres

hautes d'un pied : SECOURS AUX ASPHYXIÉS . M. Dacheux lui

apparut armé de sa philantropie , réveillant et faisant mou-


voir ces vertueux avirons qui cassent la tête aux noyés ,

quand malheureusement ils remontent sur l'eau : il l'aperçut


ameutant les curieux , quêtant un médecin , apprêtant des

fumigations ; il lut les doléances des journalistes , écrites


entre les joies d'un festin et le sourire d'une danseuse ; il
entendit sonner les écus comptés à des bateliers pour sa

tête , par le préfet de la Seine. Mort , il valait cinquante


francs , mais vivant il n'était qu'un homme de talent sans

protecteurs , sans amis , sans paillasse , sans tambour , un


véritable zéro social , inutile à l'État qui n'en avait aucun

souci . Une mort en plein jour lui parut ignoble , il résolut


de mourir pendant la nuit afin de livrer un cadavre indé-
chiffrable à cette société qui méconnaissait la grandeur
de sa vie. Il continua donc son chemin , et se dirigea vers
le quai Voltaire , en prenant la démarche indolente d'un dés-

œuvré qui veut tuer le temps . Quand il descendit les mar-


ches qui terminent le trottoir du pont, à l'angle du quai, son
attention fut excitée par les bouquins étalés sur le parapet ;

peu s'en fallut qu'il n'en marchandât quelques-uns. Il se prit


à sourire , remit philosophiquement les mains dans ses
goussets , et allait reprendre son allure d'insouciance où

perçait un froid dédain , quand il entendit avec surprise


quelques pièces retentir d'une manière véritablement fan-

tastique au fond de sa poche. Un sourire d'espérance illu-


3
18 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

mina son visage , glissa de ses lèvres sur ses traits , sur son

front , fit briller de joie ses yeux et ses joues sombres.


Cette étincelle de bonheur ressemblait à ces feux qui cou-

rent dans les vestiges d'un papier déjà consumé par la


flamme ; mais le visage eut le sort des cendres noires , il

redevint triste quand l'inconnu , ayant vivement retiré la


main de son gousset , aperçut trois gros sous.

Ah ! mon bon monsieur, la carita ! la carita ! catarina!

Un petit sou pour avoir du pain !

Un jeune ramoneur dont la figure bouffie était noire , le


corps brun de suie , les vêtemens déguenillés , tendit la main

Jan Lan
et ge
ois
R.Langl , &

à cet homme pour lui arracher ses derniers sous . A deux pas

du petit savoyard , un vieux pauvre honteux , maladif, souf-


freteux , ignoblement vêtu d'une tapisserie trouée , lui dit
d'une grosse voix sourde : Monsieur , donnez- moi ce

que vous voulez , je prierai Dieu pour vous....

Mais quand l'homme jeune eut regardé le vieillard , celui-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 19

ci se tut et ne demanda plus rien , reconnaissant peut-être

sur ce visage funèbre la livrée d'une misère plus âpre que


n'était la sienne.

—La carita ! la carita !

L'inconnu jeta sa monnaie à l'enfant et au vieux pauvre

en quittant le trottoir pour aller vers les maisons , il ne pou-


vait plus supporter le poignant aspect de la Seine.
Nous prierons Dieu pour la conservation de vos jours ,
lui dirent les deux mendians.

En arrivant à l'étalage d'un marchand d'estampes , cet

homme presque mort rencontra une jeune femme qui des-


cendait d'un brillant équipage. Il contempla délicieusement
cette charmante personne dont la blanche figure était har-
monieusement encadrée dans le satin d'un élégant chapeau ,

il fut séduit par une taille svelte , par de jolis mouvemens ;

la robe , légèrement relevée par le marche-pied , lui laissa

voir une jambe dont les fins contours étaient dessinés par un
bas blanc et bien tiré. La jeune femme entra dans le ma-
gasin , y marchanda des albums , des collections de lithogra-

phies ; elle en acheta pour plusieurs pièces d'or qui étince-


lèrent et sonnèrent sur le comptoir. Le jeune homme , en ap-

parence occupé sur le seuil de la porte à regarder des gra-


vures exposées dans la montre , échangea vivement avec la
belle inconnue l'œillade la plus perçante que puisse lancer

un homme, contre un de ces coups d'œil insoucians jetés au

hasard sur les passans. C'était, de sa part, un adieu à l'amour,


à la femme ! mais cette dernière et puissante interrogation

ne fut pas comprise , ne remua pas ce cœur de femme

frivole, ne la fit pas rougir, ne lui fit pas baisser les yeux .
Qu'était-ce pour elle ? une admiration de plus , un désir
20 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

inspiré qui le soir lui suggérerait cette douce parole : J'étais

bien aujourd'hui . Le jeune homme passa promptement à


un autre cadre et ne se retourna point quand l'inconnue
remonta dans sa voiture . Les chevaux partirent , cette
dernière image du luxe et de l'élégance s'éclipsa comme

allait s'éclipser sa vie . Il se mit à marcher d'un pas mé-


lancolique le long des magasins , en examinant sans beau-

coup d'intérêt les échantillons de marchandises . Quand les

boutiques lui manquèrent , il étudia le Louvre , l'Institut ,


les tours de Notre- Dame , celles du Palais , le Pont-des-
Arts. Ces monumens paraissaient prendre une physiono-

mie triste en réflétant les teintes grises du ciel dont les

rares clartés prêtaient un air menaçant à Paris , qui , pa-


reil à une jolie femme , est soumis à d'inexplicables ca-
prices de laideur et de beauté. Ainsi , la nature elle-même
conspirait à le plonger dans une extase douloureuse . En
proie à cette puissance malfaisante dont l'action dissol-

vante trouve un véhicule dans le fluide qui circule en nos


nerfs , il sentait son organisme arriver insensiblement aux
phénomènes de la fluidité . Les tourmens de cette agonie
lui imprimaient un mouvement semblable à celui des va-
gues , et lui faisaient voir les bâtimens , les hommes à tra-

vers un brouillard où tout ondoyait . Il voulut se sous-


traire aux titillations que produisaient sur son ame les réac-
tions de la nature physique , et se dirigea vers un magasin

d'antiquités dans l'intention de donner une pâture à ses


sens , ou d'y attendre la nuit en marchandant des objets
d'art. C'était , pour ainsi dire , quêter du courage et de-

mander un cordial , comme les criminels qui se défient


de leurs forces en allant à l'échafaud ; mais la conscience
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 21

de sa prochaine mort rendit pour un moment au jeune


homme l'assurance d'une duchesse qui a deux amans.
Aussi entra-t-il chez le marchand de curiosités d'un air dé-

gagé , laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme


celui d'un ivrogne. N'était-il pas ivre de la vie , ou peut-
être de la mort. Il retomba bientôt dans ses vertiges

et continua d'apercevoir les choses sous d'étranges cou-


leurs , ou animées d'un léger mouvement dont le principe
était sans doute dans une irrégulière circulation de son
sang , tantôt bouillonnant comme une cascade , tantôt

tranquille et fade comme l'eau tiède . Il demanda simple-

ment à visiter les magasins pour chercher s'ils ne ren-

fermaient pas quelques singularités à sa convenance. Un


jeune garçon à figure fraîche et joufflue , à chevelure

rousse et coiffé d'une casquette de loutre , commit la


garde de la boutique à une vieille paysanne , espèce de
Caliban femelle occupée à nettoyer un poêle dont les
merveilles étaient dues au génie de Bernard de Palissy ;
- Voyez
puis il dit à l'étranger d'un air insouciant : — ,

Monsieur , voyez ! Nous n'avons en bas que des choses


assez ordinaires ; mais si vous voulez prendre la peine de

monter au premier étage , je pourrai vous montrer de fort


belles momies du Caire , plusieurs poteries incrustées
quelques ébènes sculptées , vraie renaissance , récemment
arrivées et qui sont de toute beauté .
Dans l'horrible situation où se trouvait l'inconnu , ce

babil de cicérone , ces phrases sottement mercantiles fu-


rent pour lui comme les taquineries mesquines par les-

quelles des esprits étroits assassinent un homme de génie .


Portant sa croix jusqu'au bout , il parut écouter son con-
22 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

ducteur et lui répondit par gestes ou par monosyllabes ; mais


insensiblement il sut conquérir le droit d'être silencieux , et

put se livrer sans crainte à ses dernières méditations qui


furent terribles. Il était poète, et son ame rencontra fortuite-
ment une immense pâture : il devait voir par avance les os-

semens de vingt mondes. Au premier coup d'œil , les ma-


gasins lui offrirent un tableau confus , dans lequel toutes les
œuvres humaines et divines se heurtaient . Des crocodiles ,

des singes , des boas empaillés souriaient à des vitraux


d'église , semblaient vouloir mordre des bustes , courir
après des laques , ou grimper sur des lustres. Un vase de

JL. Langlois
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 23

Sèvres où madame Jacquotot avait peint Napoléon , se

trouvait auprès d'un sphynx dédié à Sésostris . Le com-


mencement du monde et les événemens d'hier se ma-

riaient avec une grotesque bonhomie. Un tournebroche

était posé sur un ostensoir, un sabre républicain sur une


hacquebute du moyen âge. Madame Dubarry peinte au
pastel par Latour , une étoile sur la tête , nue et dans un
nuage , paraissait contempler avec concupiscence une chi-

bouque indienne , en cherchant à deviner l'utilité des spi-

rales qui serpentaient vers elle . Les instrumens de mort :


poignards , pistolets curieux , armes à secret étaient jetés

pêle-mêle avec des instrumens de vie : soupières en por-


celaine , assiettes de Saxe , tasses orientales venues de
Chine , salières antiques , drageoirs féodaux . Un vaisseau

d'ivoire voguait à pleines voiles sur le dos d'une immobile

tortue . Une machine pneumatique éborgnait l'empereur Au-


guste , majestueusement impassible . Plusieurs portraits d'é-

chevins français , de bourgmestres hollandais , insensibles


alors comme pendant leur vie , s'élevaient au- dessus de ce
chaos d'antiquités , en y lançant un regard pâle et froid.

Tous les pays de la terre semblaient avoir apporté là un


débris de leurs sciences , un échantillon de leurs arts. C'é-

tait une espèce de fumier philosophique auquel rien ne


manquait , ni le calumet du sauvage , ni la pantoufle vert

et or du sérail , ni le yatagan du Maure , ni l'idole des Tar-

tares ; il y avait jusqu'à la blague à tabac du soldat , jus-


qu'au ciboire du prêtre , jusqu'aux plumes d'un trône . Ces
monstrueux tableaux étaient encore assujettis à mille ac-

cidens de lumière , par la bizarrerie d'une multitude de


reflets dus à la confusion des nuances , à la brusque op-
24 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

position des jours et des noirs . L'oreille croyait entendre


des cris interrompus , l'esprit saisir des drames inachevés ,

l'œil apercevoir des lueurs mal étouffées . Enfin une pous-


sière obstinée avait jeté son léger voile sur tous ces ob-
jets, dont les angles multipliés et les sinuosités nombreuses

produisaient les effets les plus pittoresques . L'inconnu


compara d'abord ces trois salles gorgées de civilisation ,

de cultes , de divinités , de chefs - d'œuvre , de royautés ,


de débauches , de raison et de folie , à un miroir plein
de facettes dont chacune représentait un monde . Après

cette impression brumeuse , il voulut choisir ses jouis-


sances ; mais à force de regarder, de penser , de rêver, il

tomba sous la puissance d'une fièvre due peut-être à la

faim qui rugissait dans ses entrailles . La vue de tant d'exis-


tences nationales ou individuelles , attestées par ces gages

humains qui leur survivaient , acheva d'engourdir les sens

du jeune homme ; le désir qui l'avait poussé dans le ma-


gasin fut exaucé : il sortit de la vie réelle , monta par de-

grés vers un monde idéal , arriva dans les palais en-


chantés de l'Extase où l'univers lui apparut par bribes

et en traits de feu , comme l'avenir passa jadis flamboyant


aux yeux de saint Jean dans Pathmos.

Une multitude de figures endolories , gracieuses et terri-

bles , obscures et lucides , lointaines et rapprochées , se

leva par masses , par myriades, par générations . L'Egypte ,


raide , mystérieuse , se dressa de ses sables , représentée
par une momie qu'enveloppaient des bandelettes noires :

les Pharaons ensevelissant des peuples pour se construire

une tombe ; Moïse , les Hébreux , le désert ; il entrevit

tout un monde antique et solennel . Fraîche et suave ,


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 25

une statue de marbre assise sur une colonne torse et

rayonnant de blancheur , lui parla des mythes voluptueux


de la Grèce et de l'Ionie . Ah ! qui n'aurait souri comme

lui , de voir sur un fond rouge la jeune fille brune dan-


sant dans la fine argile d'un vase étrusque devant le dieu
Priape , qu'elle saluait d'un air joyeux ? en regard , une
reine latine caressait sa chimère avec amour ! Les ca-

prices de la Rome impériale respiraient là tout entiers


et révélaient le bain , la couche , la toilette d'une Julie
indolente , songeuse , attendant son Tibulle . Armée du

pouvoir des talismans arabes , la tête de Cicéron évoquait


les souvenirs de la Rome libre et lui déroulait les pages

de Tite-Live , le jeune homme contempla Senatus Populus


Que Romanus : le consul , les licteurs , les toges bordées
de pourpre , les luttes du Forum , le peuple courroucé
défilaient lentement devant lui comme les vaporeuses fi-

gures d'un rêve. Enfin la Rome chrétienne dominait ces

images. Une peinture ouvrait les cieux il y voyait la

vierge Marie plongée dans un nuage d'or , au sein des


anges , éclipsant la gloire du soleil , écoutant les plaintes

des malheureux auxquels cette Eve régénérée souriait d'un


air doux . En touchant une mosaïque faite avec les dif-
férentes laves du Vésuve et de l'Etna , son ame s'élançait
dans la chaude et fauve Italie ; il assistait aux orgies des

Borgia , courait dans les Abruzzes , aspirait aux amours


italiennes , se passionnait pour les blancs visages aux longs
yeux noirs. Il frémissait des dénouemens nocturnes inter-

rompus par la froide épée d'un mari , en apercevant une


dague du moyen âge dont la poignée était travaillée
comme l'est une dentelle , et dont la rouille ressemblait
26 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

à des taches de sang. L'Inde et ses religions revivaient

dans un magot chinois coiffé de son chapeau pointu à


losanges relevées , paré de clochettes , vêtu d'or et de

soie. Près du magot , une natte , jolie comme la bayadère

qui s'y était roulée , exhalait encore les odeurs du san-


dal . Un monstre du Japon dont les yeux restaient tor-
dus , la bouche contournée , les membres torturés , ré-

veillait l'ame par les inventions d'un peuple qui , fatigué


du beau toujours unitaire , trouve d'ineffables plaisirs
dans la fécondité des laideurs . Une salière sortie des ate-

P.Brundice.

liers de Benvenuto Cellini le reportait au sein de la re-

naissance , au temps où les arts et la licence fleurirent ,


où les souverains se divertissaient à des supplices , où les
Conciles couchés dans les bras des courtisanes , décré-

taient la chasteté pour les simples prêtres. Il vit les con-

quêtes d'Alexandre sur un camée , les massacres de Pi-


zarre dans une arquebuse à mèche , les guerres de reli-

gion échevelées , bouillantes , cruelles, au fond d'un casque .


Puis , les riantes images de la chevalerie sourdirent d'une

armure de Milan supérieurement damasquinée, bien four-


bie , et sous la visière de laquelle brillaient encore les
yeux d'un paladin.
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 27

Cet océan de meubles , d'inventions , de modes , d'œu-

vres, de ruines, lui composait un poëme sans fin . Formes ,

couleurs , pensées , tout revivait là ; mais rien de complet


ne s'offrait à l'ame. Le poëte devait achever les croquis

du grand peintre qui avait fait cette immense palette où


les innombrables accidens de la vie humaine étaient jetés
à profusion , avec dédain. Après s'être emparé du monde ,
après avoir contemplé des pays , des âges , des règnes ,
le jeune homme revint à des existences individuelles . Il
se repersonnifia , s'empara des détails en repoussant la vie
des nations comme trop accablante pour un seul homme.
Là dormait un enfant en cire sauvé du cabinet de

Ruysch , et cette ravissante créature lui rappelait les


joies de son jeune âge . Au prestigieux aspect du pagne
virginal de quelque jeune fille d'Otahiti , sa brûlante ima-

gination lui peignait la vie simple de la nature , la chaste


nudité de la vraie pudeur , les délices de la paresse si na-

turelle à l'homme , toute une destinée calme au bord d'un


ruisseau frais et rêveur, sous un bananier, qui dispensait
une manne savoureuse , sans culture .
28 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Mais tout-à-coup il devenait corsaire , et revêtait la ter-

rible poésie empreinte dans le rôle de Lara , vivement ins-


piré par les couleurs nacrées de mille coquillages , exalté par

la vue de quelques madrépores qui sentaient le varech , les

algues et les ouragans atlantiques . Admirant plus loin les

délicates miniatures , les arabesques d'azur et d'or qui enri-

chissaient quelque précieux missel manuscrit , il oubliait


les tumultes de la mer . Mollement balancé dans une pensée

de paix , il épousait de nouveau l'étude et la science ,

souhaitait la grasse vie des moines exempte de chagrins ,


exempte de plaisirs , et se couchait au fond d'une cellule

en contemplant par sa fenêtre en ogive les prairies , les

bois , les vignobles de son monastère. Devant quelques Te-

niers , il endossait la casaque d'un soldat ou la misère d'un


ouvrier ; il désirait porter le bonnet sale et enfumé des Fla-
mands , s'enivrait de bière , jouait aux cartes avec eux , et

souriait à une grosse paysanne d'attrayant embonpoint. Il


grelottait en voyant une tombée de neige de Mieris , ou se
battait en regardant un combat de Salvator-Rosa . Il caressait

un tomhawk d'Illinois , et sentait le scalpel d'un Chérokée


qui lui enlevait la peau du crâne . Émerveillé à l'as-
pect d'un rebec , il le confiait à la main d'une châtelaine ,
il écoutait sa romance mélodieuse en lui déclarant son

amour , le soir , auprès d'une cheminée gothique , dans la

pénombre où se perdait un regard de consentement. Il s'ac-

crochait à toutes les joies , saisissait toutes les douleurs ,

s'emparait de toutes les formules d'existence en éparpillant


si généreusement sa vie et ses sentimens sur les simulacres

de cette nature plastique et vide , que le bruit de ses pas re-


tentissait dans son ame comme le son lointain d'un autre
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 29

monde , comme la rumeur de Paris arrive sur les tours de


Notre-Dame .

En montant l'escalier intérieur qui conduisait aux salles


situées au premier étage , il vit des boucliers votifs , des pa-
noplies , des tabernacles sculptés , des figures en bois pen-

dues aux murs , posées sur chaque marche . Poursuivi par


les formes les plus étranges , par des créations merveil-
leuses assises sur les confins de la mort et de la vie , il mar-
chait dans les enchantemens d'un songe ; enfin doutant

de son existence , il était comme ces objets curieux , ni


tout-à-fait mort, ni tout-à-fait vivant. Quand il entra dans les
nouveaux magasins , le jour commençait à pâlir ; mais la
lumière semblait inutile aux richesses resplendissantes d'or
et d'argent qui s'y trouvaient entassées . Les plus coûteux

caprices de dissipateurs morts sous des mansardes après


avoir possédé plusieurs millions , étaient dans ce vaste bazar

des folies humaines. Une écritoire payée cent mille francs


et rachetée pour cent sous , gisait auprès d'une serrure
à secret dont le prix aurait suffi jadis à la rançon d'un roi .

Là , le génie humain apparaissait dans toutes les pompes de


sa misère , dans toute la gloire de ses petitesses gigantes-
ques. Une table d'ébène , véritable idole d'artiste , sculptée

d'après les dessins de Jean Goujon et qui coûta jadis plu-


sieurs années de travail , avait été peut- être acquise au prix

du bois à brûler. Des coffrets précieux , des meubles faits


par la main des fées , y étaient dédaigneusement amoncelés .

Vous avez des millions ici , s'écria le jeune homme en

arrivant à la pièce qui terminait une immense enfilade d'ap-


partemens dorés et sculptés par des artistes du siècle dernier .
-- Dites des milliards , répondit le gros garçon joufflu .
30 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

Mais ce n'est rien encore ! Montez au troisième étage , et


vous verrez !
L'inconnu suivit son conducteur et parvint à une qua-

trième galerie où successivement passèrent devant ses


yeux fatigués : plusieurs tableaux du Poussin , une sublime

statue de Michel - Ange , quelques ravissans paysages de


Claude Lorrain , un Gérard Dow qui ressemblait à une page

de Sterne , des Rembrandt , des Murillo , des Velasquez


sombres et colorés comme un poëme de lord Byron ; puis
des bas-reliefs antiques, des coupes d'agate , des onyx mer-

veilleux ; enfin c'était des travaux à dégoûter du travail 9

des chefs- d'œuvre accumulés à faire prendre en haine les


arts et à tuer l'enthousiasme . Il arriva devant une vierge de

Raphaël , mais il était las de Raphaël ; une figure de Cor-


rège qui voulait un regard ne l'obtint même pas ; un vase
inestimable en porphyre antique et dont les sculptures

circulaires représentaient , de toutes les priapées romaines,


P
la plus grotesquement licencieuse , délices de quelque Co-
rinne , eut à peine un sourire . Il étouffait sous les débris
de cinquante siècles évanouis , il était malade de toutes

ces pensées humaines , assassiné par le luxe et les arts , op-


pressé sous ces formes renaissantes qui , pareilles à des

monstres enfantés sous ses pieds par quelque malin génie ,


lui livraient un combat sans fin. Semblable en ses caprices

à la chimie moderne qui résume la création par un gaz ,

l'ame ne compose-t-elle pas de terribles poisons par la ra-


pide concentration de ses jouissances , de ses forces ou de
ses idées? Beaucoup d'hommes ne périssent-ils pas sous le

foudroiement de quelque acide moral soudainement épandu


dans leur être intérieur?
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 31

Que contient cette boîte , demanda-t-il en arrivant à

un grand cabinet , dernier monceau de gloire , d'efforts

humains , d'originalités , de richesses , parmi lesquelles il


montra du doigt une grande caisse carrée , construite en

acajou , suspendue à un clou par une chaîne d'argent.


— Ah ! monsieur en a la clef, dit le gros garçon avec un

air de mystère . Si vous désirez voir ce portrait , je me ha-


sarderai volontiers à le prévenir.

Vous hasarder ! reprit le jeune homme. Votre maître


est-il un prince ?

Mais , je ne sais pas , répondit le garçon.


Ils se regardèrent pendant un moment aussi étonnés l'un

que l'autre. L'apprenti interpréta le silence de l'inconnu


comme un souhait , et le laissa seul dans le cabinet .

Vous êtes-vous jamais lancé dans l'immensité de l'espace


et du temps , en lisant les œuvres géologiques de Cuvier ?
Emporté par son génie , avez-vous plané sur l'abîme sans

bornes du passé , comme soutenu par la main d'un en-


chanteur ? En découvrant de tranche en tranche , de couche

en couche , sous les carrières de Montmartre ou dans les

schistes de l'Oural , ces animaux dont les dépouilles fossi-


lisées appartiennent à des civilisations antédiluviennes ,
l'ame est effrayée d'entrevoir des milliards d'années , des
millions de peuples que la faible mémoire humaine , que
l'indestructible tradition divine ont oubliés et dont la

cendre , poussée à la surface de notre globe , y forme les


deux pieds de terre qui nous donnent du pain et des fleurs.
Cuvier n'est-il pas le plus grand poëte de notre siècle ? Lord

Byron a bien reproduit par des mots quelques agi-


tations morales ; mais notre immortel naturaliste a re-
32 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

construit des mondes avec des os blanchis , a rebâti

comme Cadmus des cités avec des dents , a repeuplé


mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec

quelques fragmens de houille , a retrouvé des populations


de géans dans le pied d'un mammouth . Ces figures se

dressent , grandissent et meublent des régions en har-

monie avec leurs statures colossales . Il est poëte avec des

chiffres , sublime en posant un zéro près d'un sept . Il


réveille le néant sans prononcer des paroles grandement

magiques ; il fouille une parcelle de gypse , y aperçoit une


empreinte , et vous crie - Voyez ! Soudain les marbres

s'animalisent , la mort se vivifie , le monde se déroule !

Après d'innombrables dynasties de créatures gigantes-


ques , après des races de poissons et des clans de mollus-

ques , arrive enfin le genre humain , produit dégénéré


d'un type grandiose , brisé peut - être par le Créateur.

Echauffés par son regard rétrospectif , ces hommes ché-

tifs , nés d'hier, peuvent franchir le chaos , entonner un


hymne sans limites et se configurer le passé de l'univers

dans une sorte d'Apocalypse rétrograde . En présence de


cette épouvantable résurrection due à la voix d'un seul

homme , la miette dont l'usufruit nous est concédé dans

cet infini sans nom , commun à toutes les sphères et que

nous avons nommé le temps , cette minute de vie nous

fait pitié. Nous nous demandons , écrasés que nous som-

mes sous tant d'univers en ruines , à quoi bon nos gloires,

nos haines , nos amours ; et si , pour devenir un point


intangible dans l'avenir , la peine de vivre doit s'accepter?
Déracinés du présent , nous sommes morts jusqu'à ce que
notre valet de chambre entre et vienne nous dire : - Ma-
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 33

dame la comtesse a répondu qu'elle attendait Monsieur .


Les merveilles dont l'aspect venait de présenter aujeune
homme toute la création connue , mirent dans son ame l'a-

battement que produit chez le philosophe la vue scientifique


des créations inconnues : il souhaita plus vivement que ja-

mais de mourir, et tomba sur une chaise curule en laissant

errer ses regards à travers les fantasmagories de ce pano-


rama du passé. Les tableaux s'illuminèrent , les têtes de
vierge lui sourirent , et les statues se colorèrent d'une vie
trompeuse. A la faveur de l'ombre , et mises en danse par la

fiévreuse tourmente qui fermentait dans son cerveau brisé ,


ces œuvres s'agitèrent et tourbillonnèrent devant lui : cha-
que magot lui jeta sa grimace , les yeux des personnages re-

présentés dans les tableaux remuèrent en pétillant , cha-

cune de ces formes frémit , sautilla , se détacha de sa place ,


gravement , légèrement , avec grâce ou brusquerie , selon

ses mœurs , son caractère et sa contexture . Ce fut un mysté-


rieux sabbat digne des fantaisies entrevues par le docteur

Faust sur le Brocken. Mais , ces phénomènes d'optique

B ....
5
34 ETUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE .

enfantés par la fatigue , par la tension des forces ocu-

laires ou par les caprices du crépuscule , ne pouvaient ef-

frayer l'inconnu. Les terreurs de la vie étaient impuissantes


sur une ame familiarisée avec les terreurs de la mort. Il fa-

vorisa même par une sorte de complicité railleuse les bizar-

reries de ce galvanisme moral dont les prodiges s'accou-

plaient aux dernières pensées qui lui donnaient encore le


sentiment de l'existence . Le silence régnait si profondément

autour de lui, que bientôt il s'aventura dans une douce rêve-


rie dont les impressions graduellement noires suivirent, de
nuance en nuance et comme par magie , les lentes dégrada-
tions de la lumière . Une lueur prête à quitter le ciel ayant

fait reluire un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit ,

il leva la tête , vit un squelette à peine éclairé qui le montra


du doigt , et pencha dubitativement le crâne de droite à gau-

che , comme pour lui dire : Les morts ne veulent pas en-
core de toi !

En passant la main sur son front pour en chasser le


sommeil , le jeune homme sentit distinctement un vent

frais produit par je ne sais quoi de velu qui lui effleura les
joues , et frissonna. Les vitres ayant retenti d'un claque-
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 35

ment sourd, il pensa que cette froide caresse digne des mys-
tères de la tombe lui avait été faite par quelque chauve-sou-

ris. Pendant un moment encore , les vagues reflets du

couchant lui permirent d'apercevoir indistinctement les fan-


tômes par lesquels il était entouré ; puis toute cette nature
morte s'abolit dans une même teinte noire . La nuit, l'heure

de mourir était subitement venue . Il s'écoula , dès ce mo-

ment , un certain laps de temps pendant lequel il n'eut au-

cune perception claire des choses terrestres , soit qu'il se fût


enseveli dans une rêverie plus profonde , soit qu'il eût cédé
à la somnolence provoquée par ses fatigues et par la multi-
tude des pensées qui lui déchiraient le cœur . Tout-à-coup il
crut avoir été appelé par une voix terrible et tressaillit
comme lorsqu'au milieu d'un brûlant cauchemar nous som-
mes précipités d'un seul bond dans les profondeurs d'un
abîme. Il ferma les yeux , les rayons d'une vive lumière l'é-
blouissaient, il voyait briller au sein des ténèbres une sphère
rougeâtre dont le centre était occupé par un petit vieillard
qui se tenait debout et dirigeait sur lui la clarté d'une lampe .

Il ne l'avait entendu ni venir, ni parler , ni se mouvoir. Cette


apparition eut quelque chose de magique . L'homme le plus
intrépide , surpris ainsi dans son sommeil, aurait sans doute
tremblé devant ce personnage extraordinaire qui semblait
être sorti d'un sarcophage voisin. La singulière jeunesse qui

animait les yeux immobiles de cette espèce de fantôme em-


pêchait l'inconnu de croire à des effets surnaturels ; néan-

moins , pendant le rapide intervalle qui sépara sa vie som-


nambulique de sa vie réelle , il demeura dans le doute philo-

sophique recommandé par Descartes , et fut alors , malgré


lui , sous la puissance de ces inexplicables hallucinations
36 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE.

dont les mystères sont condamnés par notre fierté ou que

notre science impuissante tâche en vain d'analyser.

Figurez -vous un petit vieillard sec et maigre , vêtu d'une


robe en velours noir, serrée autour de ses reins par un gros

cordon de soie. Sur sa tête , une calotte en velours également

noir laissait passer, de chaque côté de la figure , les longues

mèches de ses cheveux blancs et s'appliquait sur le crâne


de manière à rigidement encadrer le front . La robe enseve-

lissait le corps comme dans un vaste linceul , et ne permet-


tait de voir d'autre forme humaine qu'un visage étroit et

pâle. Sans le bras décharné , qui ressemblait à un bâton sur


lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard tenait en
l'air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de

la lampe , ce visage aurait paru suspendu dans les airs . Une


barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être

bizarre , et lui donnait l'apparence de ces têtes judaïques qui

servent de types aux artistes quand ils veulent représen-


ter Moïse. Les lèvres de cet homme étaient si décolorées ,

si minces , qu'il fallait une attention particulière pour de-

viner la ligne tracée par la bouche dans son blanc visage .

Son large front ridé , ses joues blêmes et creuses , la ri-


gueur implacable de ses petits yeux verts , dénués de cils

et de sourcils , pouvaient faire croire à l'inconnu que le


Peseur d'or de Gérard Dow était sorti de son cadre . Une

finesse d'inquisiteur , trahie par les sinuosités de ses rides

et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes , accu-


sait une science profonde des choses de la vie . Il était
impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le

don de surprendre les pensées au fond des cœurs les plus


discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 37

sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les pro-


ductions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses

magasins poudreux ; vous y auriez lu la tranquillité lucide

d'un Dieu qui voit tout , ou la force orgueilleuse d'un homme

qui a tout vu. Un peintre aurait , avec deux expressions


différentes et en deux coups de pinceau , fait de cette

figure une belle image du père Eternel ou le mas-

que ricaneur de Méphistophélès , car il se trouvait tout


ensemble une suprême puissance dans le front et de si-
nistres railleries sur la bouche. En broyant toutes les pei-

nes humaines sous un pouvoir immense , cet homme de-

vait avoir tué les joies terrestres. Le moribond frémit


en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère

étrangère au monde et où il vivait seul , sans jouissances


parce qu'il n'avait plus d'illusions, sans douleur parce qu'il
ne connaissait plus de plaisirs . Le vieillard se tenait de-
bout , immobile , inébranlable comme une étoile au milieu

d'un nuage de lumière ; ses yeux verts , pleins de je ne


sais quelle malice calme , semblaient éclairer le monde

moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux .

Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme


au moment où il ouvrit les yeux , après avoir été bercé
38 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

par des pensées de mort et de fantasques images . S'il


demeura comme étourdi , s'il se laissa momentanément
dominer par une croyance digne d'enfans qui écoutent
les contes de leurs nourrices , il faut attribuer cette er-
reur au voile étendu sur sa vie et sur son entendement

par ses méditations , à l'agacement de ses nerfs irrités ,

au drame violent dont les scènes venaient de lui prodi-


guer les atroces délices contenues dans un morceau d'o-

pium . Cette vision avait lieu dans Paris , sur le quai Vol-
taire , au dix-neuvième siècle , temps et lieux où la ma-
gie devait être impossible. Voisin de la maison où le dieu
de l'incrédulité française avait expiré , disciple de Gay-

Lussac et d'Arago , contempteur des tours de gobelets


que font les hommes du pouvoir , l'inconnu n'obéissait
sans doute qu'aux fascinations poétiques dont il avait ac-

cepté les prestiges et auxquelles nous nous prêtons sou-


vent comme pour fuir de désespérantes vérités , comme
pour tenter la puissance de Dieu . Il trembla donc devant

cette lumière et ce vieillard , agité par l'inexplicable pres-

sentiment de quelque pouvoir étrange ; mais cette émotion


était semblable à celle que nous avons tous éprouvée de-
vant Napoléon , ou en présence de quelque grand homme

brillant de génie et revêtu de gloire.


— Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint
par Raphaël ? lui dit courtoisement le vieillard d'une voix

dont la sonorité claire et brève avait quelque chose de


métallique. Et il posa la lampe sur le fût d'une colonne

brisée , de manière à ce que la boîte brune reçût toute


la clarté.

Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël , il


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 39

échappa au jeune homme un geste de curiosité , sans doute

attendu par le marchand qui fit jouer un ressort. Soudain ,


le panneau d'acajou glissa dans une rainure , tomba sans
bruit et livra la toile à l'admiration de l'inconnu . A l'as-

pect de cette immortelle création , il oublia les fantaisies


du magasin , les caprices de son sommeil , redevint homme ,
reconnut dans le vieillard une créature de chair, bien vi-
vante , nullement fantasmagorique , et revécut dans le

monde réel. La tendre sollicitude , la douce sérénité du

divin visage influèrent aussitôt sur lui . Quelque parfum


épanché des cieux dissipa les tortures infernales qui lui
brûlaient la moelle des os . La tête du Sauveur des hommes

paraissait sortir des ténèbres figurées par un fond noir ,


une auréole de rayons étincelait vivement autour de sa
chevelure d'où cette lumière voulait sortir ; sous le front ,

sous les chairs , il y avait une éloquente conviction qui


s'échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves ; les
lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole de
vie , et le spectateur en cherchait le retentissement sacré

dans les airs , il en demandait les ravissantes paraboles

au silence , il l'écoutait dans l'avenir , la retrouvait dans

les enseignemens du passé. L'Évangile était traduit par la

simplicité calme de ces adorables yeux où se réfugiaient


les ames troublées , enfin sa religion se lisait tout entière

en un suave et magnifique sourire qui semblait exprimer


ce précepte où elle se résume : — Aimez-vous les uns les

autres ! Cette peinture inspirait une prière , recommandait


le pardon , étouffait l'égoïsme , réveillait toutes les vertus

endormies. Partageant le privilége des enchantemens de


la musique , l'œuvre de Raphaël vous jetait sous le charme
40 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

impérieux des souvenirs , et son triomphe était complet ,

on oubliait le peintre . Le prestige de la lumière agissait


semblait que
encore sur cette merveille ; par momens , il
la tête s'élevât dans le lointain , au sein de quelque nuage .

— J'ai couvert cette toile de pièces d'or, dit froidement


le marchand .

Eh bien ! il va falloir mourir , s'écria le jeune homme


qui sortait d'une rêverie dont la dernière pensée l'avait
ramené vers sa fatale destinée , en le faisant descendre ,

par d'insensibles déductions , d'une dernière espérance à


laquelle il s'était attaché.

Ah ! ah ! j'avais donc raison de me méfier de toi ,

répondit le vieillard en saisissant les deux mains du jeune


homme qu'il serra par les poignets dans l'une des sien-
nes , comme dans un étau .

L'inconnu sourit tristement de cette méprise et dit

d'une voix douce : - Hé , Monsieur , ne craignez rien ,

il s'agit de ma vie et non de la vôtre . Pourquoi n'a-

vouerai-je pas une innocente supercherie , reprit-il après


avoir regardé le vieillard inquiet. En attendant la nuit ,

afin de pouvoir me noyer sans esclandre , je suis venu


voir vos richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier plai-
sir à un homme de science et de poésie ?

Le soupçonneux marchand examina d'un œil sagace le

morne visage de son faux chaland tout en l'écoutant par-

ler. Rassuré bientôt par l'accent de cette voix doulou-


reuse , ou lisant peut - être dans ces traits décolorés les

sinistres destinées qui naguère avaient fait frémir les


joueurs , il lâcha les mains ; mais par un reste de suspi-

cion qui révélait une expérience au moins centenaire , il


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 41

étendit nonchalamment le bras vers un buffet comme

pour s'appuyer , et dit en y prenant un stylet : Êtes-

vous depuis trois ans surnuméraire au trésor, sans y avoir


touché de gratification ?

L'inconnu ne put s'empêcher de sourire en faisant un


geste négatif.

– Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d'être


venu au monde , ou bien êtes-vous déshonoré ?

Si je voulais me déshonorer, je vivrais.


-Avez-vous été sifflé aux Funambules , ou vous trou-

vez-vous obligé de composer des flons flons pour payer


le convoi de votre maîtresse ? N'auriez-vous pas plutôt la

maladie de l'or , voulez -vous détrôner l'ennui ? Enfin ,


quelle erreur vous engage à mourir ?

Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les


raisons vulgaires qui commandent la plupart des suicides.
Pour me dispenser de vous dévoiler des souffrances inouïes

et qu'il est difficile d'exprimer en langage humain , je


vous dirai que je suis dans la plus profonde, la plus igno-
ble , la plus perçante de toutes les misères . Et , ajouta-
t-il d'un ton de voix dont la fierté sauvage démentait ses
paroles précédentes , je ne veux mendier ni secours ni
consolations .

Eh ! eh ! Ces deux syllabes que d'abord le vieillard


fit entendre pour toute réponse ressemblèrent au cri
d'une crecelle . Puis il reprit ainsi : Sans vous forcer

à m'implorer, sans vous faire rougir, et sans vous donner

un centime de France , un parat du Levant , un tarain


de Sicile , un heller d'Allemagne , une seule des sesterces
ou des oboles de l'ancien monde ni une piastre du nou-
G
42 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

veau ; sans vous offrir quoi que ce soit en or, argent ,


billon , papier, billet , je veux vous faire plus riche , plus

puissant et plus considéré que ne peut l'être un roi con-


stitutionnel.

Le jeune homme crut le vieillard en enfance , et resta


comme engourdi , sans oser répondre.
Retournez-vous , dit le marchand en saisissant tout-

à-coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui

faisait face au portrait , et regardez cette Peau de Chagrin ,

ajouta-t-il .
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 43

Le jeune homme se leva brusquement et témoigna

quelque surprise en apercevant au-dessus du siége où il


s'était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur

et dont la dimension n'excédait pas celle d'une peau de

renard ; mais par un phénomène inexplicable au pre-

mier abord , cette peau projetait au sein de la profonde


obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lu-

mineux , que vous eussiez dit d'une petite comète . Le jeune


incrédule s'approcha de ce prétendu talisman qui devait
le préserver du malheur , et s'en moqua par une phrase

mentale. Cependant animé d'une curiosité bien légitime ,


il se pencha pour la regarder alternativement sous toutes

les faces , et découvrit bientôt une cause naturelle à


cette singulière lucidité : les grains noirs du chagrin étaient

si soigneusement polis et si bien brunis , les rayures capri-


cieuses en étaient si propres et si nettes que , pareilles à
des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir oriental for-

maient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement


la lumière ; il démontra mathématiquement la raison de ce

phénomène au vieillard qui , pour toute réponse , sourit

avec malice. Ce sourire de supériorité fit croire au jeune


savant qu'il était dupe en ce moment de quelque charla-
tanisme , il ne voulut pas emporter une énigme de plus
dans la tombe , et retourna promptement la peau comme

un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet


nouveau.

Ah ! ah ! s'écria-t-il , voici l'empreinte du sceau que


les Orientaux nomment le cachet de Salomon.
-- Vous le connaissez donc , demanda le marchand
dont les narines laissèrent passer deux ou trois bouffées
44 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

d'air qui peignirent plus d'idées que n'en pouvaient ex-

primer les plus énergiques paroles .


-Existe- t-il au monde un homme assez simple pour

croire à cette chimère , s'écria le jeune homme piqué

d'entendre ce rire muet et plein d'amères dérisions . Ne

savez-vous pas , ajouta-t-il , que les superstitions de l'O-


rient ont consacré la forme mystique et les caractères

mensongers de cet emblême qui représente une puissance

fabuleuse. Je ne crois pas devoir être plus taxé de niai-


serie dans cette circonstance , que si je parlais des Sphinx

ou des Griffons , dont l'existence est en quelque sorte


scientifiquement admise .

Puisque vous êtes un orientaliste , reprit le vieillard ,
peut-être lirez-vous cette sentence.
Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme

tenait à l'envers , et lui fit apercevoir des caractères in-


crustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse ,

comme s'ils eussent été produits par l'animal auquel elle


avait jadis appartenu .

J'avoue , s'écria l'inconnu , que je ne devine guère


le procédé dont on se sera servi pour graver si profon-
dément ces lettres sur la peau d'un onagre.
Et , se retournant avec vivacité vers les tables chargées

de curiosités , ses yeux parurent y chercher quelque chose.


Que voulez-vous ? demanda le vieillard .

Un instrument pour trancher le chagrin , afin de voir


si les lettres y sont empreintes ou incrustées.

Le vieillard présenta son stylet à l'inconnu , qui le prit


et tenta d'entamer la peau à l'endroit où les paroles se

trouvaient écrites ; mais quand il eut enlevé une légère


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 45

couche de cuir , les lettres y reparurent si nettes et tel-


lement conformes à celles qui étaient imprimées sur la
surface , que , pendant un moment , il crut n'en avoir rien
ôté.

-L'industrie du Levant a des secrets qui lui sont réel-


lement particuliers , dit-il en regardant la sentence orien-
tale avec une sorte d'inquiétude .

-Oui , répondit le vieillard , il vaut mieux s'en pren-


dre aux hommes qu'à Dieu !
‫‪46‬‬ ‫‪ÉTUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE .‬‬

‫‪Les paroles mystérieuses étaient disposées de la ma-‬‬


‫‪nière suivante .‬‬

‫‪4‬‬

‫ملكتني ملكتالكل‬
‫او‬

‫ولكنعمرك ملكى‬

‫واراد الله هكذا‬

‫ستننال مطالبك‬ ‫الطلب‬


‫و‬

‫ولكن سمطالبك‬
‫على عمرك‬ ‫ت‬
‫قس‬

‫ردهی ها هنا‬

‫ایامک‬ ‫لرامن ستنزل‬


‫فلکم‬

‫أتريد فى‬

‫تجيبك‬
‫الله‬

‫آمین‬
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 47

Ce qui voulait dire en français :

SI TU ME POSSÈDES , TU POSSÉDERAS TOUT.


MAIS TA VIE M'APPARTIENDRA. DIEU L'A
VOULU AINSI , DÉSIRE , ET TES DÉSIRS
SERONT ACCOMPLIS . MAIS RÈGLE
TES SOUHAITS SUR TA VIE.
ELLE EST LA. A CHAQUE
VOULOIR JE DÉCROITRAI
COMME TES JOURS.
ME VEUX -TU ?
PRENDS. DIEU
T'EXAUCERA .
SOIT !

- Ah , vous lisez couramment


le sanscrit , dit le vieil-
lard. Peut-être avez-vous voyagé en Perse ou dans le Ben-
gale ?
Non , Monsieur , répondit le jeune homme en tâtant
avec curiosité cette peau symbolique , assez semblable à

une feuille de métal par son peu de flexibilité .


Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où

il l'avait prise , en lançant au jeune homme un regard


empreint d'une froide ironie qui semblait dire : Il ne pense
déjà plus à mourir .

-Est-ce une plaisanterie , est-ce un mystère? demanda


le jeune inconnu.
Le vieillard hocha de la tête et dit gravement : Je

ne saurais vous répondre . J'ai offert le terrible pouvoir


48 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

que donne ce talisman , à des hommes doués de plus


d'énergie que vous ne paraissez en avoir ; mais tout en

se moquant de la problématique influence qu'il devait


exercer sur leurs destinées futures , aucun n'a voulu se

risquer à conclure ce contrat si fatalement proposé par je


ne sais quelle puissance . Je pense comme eux , j'ai douté ,

je me suis abstenu , et...

Et vous n'avez pas même essayé ! dit le jeune homme


en l'interrompant .
--Essayer , reprit le vieillard . Si vous étiez sur la colonne de

la place Vendôme , essaieriez-vous de vous jeter dans les airs ?

Peut-on arrêter le cours de la vie ? L'homme a-t-il jamais pu


scinder la mort ? Avant d'entrer dans ce cabinet , vous aviez
résolu de vous suicider ; mais tout- à-coup un secret vous
occupe et vous distrait de mourir. Enfant ! Chacun de vos

jours ne vous offrira-t-il pas une énigme plus intéressante

que ne l'est celle -ci . Écoutez - moi . J'ai vu la cour licen-


cieuse du régent . Comme vous , j'étais alors dans la misère ,

j'ai mendié mon pain ; néanmoins j'ai atteint l'âge de


cent deux ans , et suis devenu millionnaire : le malheur

m'a donné la fortune , l'ignorance m'a instruit. Je vais

vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie


humaine . L'homme s'épuise par deux actes instinctivement
accomplis qui tarissent les sources de son existence . Deux
verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux
causes de mort : vouloir et pouvoir. Entre ces deux termes

de l'action humaine , il est une autre formule dont s'em-


parent les sages , et je lui dois le bonheur et ma longé-

vité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais

savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 49

état de calme . Ainsi , le désir ou le vouloir est mort

en moi , tué par la pensée ; le mouvement ou le pou-


voir s'est résolu par le jeu naturel de mes organes ; en

deux mots , j'ai placé ma vie , non dans le cœur qui


se brise , non dans les sens qui s'émoussent , mais dans
le cerveau qui ne s'use pas et survit à tout . Rien d'ex-
cessif n'a froissé ni mon ame ni mon corps. Cependant ,

j'ai vu le monde entier mes pieds ont foulé les plus


hautes montagnes de l'Asie et de l'Amérique , j'ai appris
tous les langages humains et j'ai vécu sous tous les régimes ;

j'ai prêté mon argent à un Chinois en prenant pour gage


le corps de son père , j'ai dormi sous la tente de l'Arabe

sur la foi de sa parole , j'ai signé des contrats dans toutes

les capitales européennes , et j'ai laissé sans crainte mon or


dans le wigham des sauvages , enfin j'ai tout obtenu parce
que j'ai tout su dédaigner . Ma seule ambition a été de voir.

Voir, n'est-ce pas savoir ? Oh ! savoir, jeune homme, n'est-


ce pas jouir intuitivement , n'est-ce pas découvrir la sub-

stance même du fait et s'en emparer essentiellement ? Que


reste-t-il d'une possession matérielle ? une idée . Jugez alors
combien doit être belle la vie d'un homme qui , pouvant

empreindre toutes les réalités dans sa pensée , transporte en

son ame les sources du bonheur , en extrait mille voluptés


idéales dépouillées des souillures terrestres . La pensée est

la clef de tous les trésors , elle procure les joies de l'avare

sans donner ses soucis. Aussi ai-je plané sur le monde où


mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles .
Mes débauches étaient la contemplation des mers , des

peuples , des forêts , des montagnes ! J'ai tout vu , mais

tranquillement, sans fatigue ; je n'ai jamais rien désiré , j'ai


7
50 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

tout attendu , je me suis promené dans l'univers comme dans

le jardin d'une habitation qui m'appartenait. Ce que les


hommes appellent chagrins , amours , ambition , revers ,

tristesse , sont pour moi des idées que je change en rêve-


ries ; au lieu de les sentir , je les exprime , je les traduis ;
au lieu de leur laisser dévorer ma vie , je les dramatise ,

je les développe , je m'en amuse comme de romans que je


lirais par une vision intérieure . N'ayant jamais lassé mes

organes, je jouis encore d'une santé robuste ; mon ame ayant


hérité de toute la force dont je n'abusais pas , cette tête

est encore mieux meublée que ne le sont mes magasins .


Là , dit-il en se frappant le front , là sont les vrais millions.

Je passe des journées délicieuses en jetant un regard in-

telligent dans le passé, j'évoque des pays entiers , des sites ,


des vues de l'Océan , des figures historiquement belles !
J'ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes

que je n'ai pas eues . Je revois souvent vos guerres , vos


révolutions et je les juge . Oh ! comment préférer de fébriles ,
de légères admirations pour quelques chairs plus ou moins
colorées , pour des formes plus ou moins rondes ! com-

ment préférer tous les désastres de vos volontés trompées ,


à la faculté sublime de faire comparaître en soi l'univers ,

au plaisir immense de se mouvoir sans être garrotté par


les liens du temps ni par les entraves de l'espace , au plai-
sir de tout embrasser , de tout voir , de se pencher sur le

bord du monde pour interroger les autres sphères , pour


écouter Dieu ! Ceci , dit-il d'une voix éclatante en mon-
trant la Peau de chagrin , est le pouvoir et le vouloir

réunis , là sont vos idées sociales , vos désirs excessifs ,


vos intempérances , vos joies qui tuent , vos douleurs qui
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 51

font trop vivre , car le mal n'est peut-être qu'un violent


plaisir qui pourrait déterminer le point où la volupté de-
vient un mal et celui où le mal est encore la volupté ?

les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles


pas la vue , tandis que les plus douces ténèbres du monde

physique la blessent toujours ; le mot de Sagesse ne vient-


il pas de savoir ? et qu'est-ce que la folie , sinon l'excès
d'un vouloir ou d'un pouvoir ?

Eh bien , oui ! je veux vivre avec excès , dit l'in-
connu en saisissant la Peau de chagrin.
--Jeune homme , prenez garde , s'écria le vieillard avec
une incroyable vivacité .

- J'avais résolu ma vie par l'étude et par la pensée ,

mais elles ne m'ont même pas nourri , répliqua l'inconnu .


Je ne veux être la dupe ni d'une prédication digne de
Swedenborg , ni de votre amulette orientale , ni des cha-

ritables efforts que vous faites , monsieur, pour me retenir


dans un monde où mon existence est désormais impos-
sible. Voyons ? ajouta-t-il en serrant le talisman d'une
main convulsive et regardant le vieillard . Je veux un dîner
royalement splendide , quelque bacchanale digne du siècle

où tout s'est , dit - on , perfectionné ! Que mes convives


soient jeunes , spirituels et sans préjugés , joyeux jus-
qu'à la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus in-

cisifs , plus pétillans , et soient de force à nous enivrer


pour trois jours . Que la nuit soit parée de femmes ar-

dentes ! Je veux que la Débauche en délire et rugissante


nous emporte dans son char à quatre chevaux , par delà

les bornes du monde , pour nous verser sur des plages in-
connues que les ames montent dans les cieux ou se
52 ÉTUDES SOCIALES , DEUX ÈME PARTIE.

plongent dans la boue , je ne sais si , alors , elles s'élèvent


ou s'abaissent ; peu m'importe ! Donc je commande à ce

pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une

joie . Oui , j'ai besoin d'embrasser les plaisirs du ciel et de

la terre dans une dernière étreinte pour en mourir. Aussi

souhaité - je et des priapées antiques après boire , et des


chants à réveiller les morts , et de triples baisers , des bai-
sers sans fin dont le bruit passe sur Paris comme un craque-

ment d'incendie , y réveille les époux et leur inspire une


ardeur cuisante qui rajeunisse même les septuagénaires !

Un éclat de rire parti de la bouche du petit vieillard ,

retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruisse-

ment de l'enfer , et l'interdit si despotiquement qu'il se


tut.

Croyez-vous , dit le marchand , que mes planchers

vont s'ouvrir tout-à-coup pour donner passage à des tables


somptueusement servies et à des convives de l'autre monde ?

Non , non , jeune étourdi . Vous avez signé le pacte . Tout


est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement

satisfaites , mais aux dépens de votre vie . Le cercle de


vos jours figuré par cette peau se resserrera suivant la
force et le nombre de vos souhaits , depuis le plus léger

jusqu'au plus exorbitant . Le brachmane auquel je dois


ce talisman m'a jadis expliqué qu'il s'opérerait un mysté
rieux accord entre les destinées et les souhaits du posses-

seur . Votre premier désir est vulgaire , je pourrais le


réaliser ; mais j'en laisse le soin aux événemens de votre
nouvelle existence . Après tout , vous vouliez mourir ? hé

bien , votre suicide n'est que retardé !

L'inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 53

plaisanté par ce singulier vieillard dont l'intention demi-

philantropique lui parut clairement démontrée dans cette

dernière raillerie , s'écria : —Je verrai bien , monsieur, si

ma fortune changera pendant le temps que je vais mettre à


franchir la largeur du quai . Mais si vous ne vous moquez

pas d'un malheureux , je désire , pour me venger d'un si

fatal service , que vous tombiez amoureux d'une danseuse !


Vous comprendrez alors le bonheur d'une débauche , et

peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que


vous avez si philosophiquement ménagés.
Il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le

vieillard , traversa les salles et descendit les escaliers de

cette maison , suivi par le gros garçon joufflu qui voulut


vainement l'éclairer , il courait avec la prestesse d'un vo-

leur pris en flagrant délit. Aveuglé par une sorte de dé-


lire , il ne s'aperçut même pas de l'incroyable ductilité de

la Peau de chagrin , qui , devenue souple comme un gant ,


se roula sous ses doigts frénétiques et put entrer dans la
poche de son habit où il la mit presque machinalement .

En s'élançant de la porte du magasin sur la chaussée , il


heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus bras
dessous .
— Animal !
Imbécile !

Telles furent les gracieuses interpellations qu'ils échan-


gèrent.
Eh ! c'est Raphaël.
Ah bien ! nous te cherchions.
-- Quoi ! c'est vous .

Ces trois phrases amicales succédèrent à l'injure , aus-


54 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

sitôt que la clarté d'un réverbère balancé par le vent


frappa les visages de ce groupe étonné.

Mon cher ami , dit à Raphaël le jeune homme qu'il


avait failli renverser, tu vas venir avec nous.
11 De quoi s'agit-il donc ?

— Avance toujours , je te conterai l'affaire en marchant.

De force ou de bonne volonté , Raphaël fut entouré

de ses amis qui , l'ayant enchaîné par les bras dans leur

joyeuse bande , l'entraînèrent vers le Pont-des-Arts .

Mon cher, dit l'orateur en continuant , nous sommes

à ta poursuite depuis une semaine environ . A ton respec-


table hôtel Saint-Quentin , dont par parenthèse l'enseigne

inamovible offre des lettres toujours alternativement noires

et rouges comme au temps de J.-J. Rousseau , ta Léonarde

nous a dit que tu étais parti pour la campagne au mois


de juin. Cependant , nous n'avions certes pas l'air de gens
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 55

d'argent , huissiers , créanciers , gardes du commerce , etc.

N'importe ! Rastignac t'avait aperçu la veille aux Bouffons,


nous avons repris courage , et mis de l'amour-propre à
découvrir si tu te perchais sur les arbres des Champs-

Elysées , si tu allais coucher pour deux sous dans ces

maisons philantropiques où les mendians dorment ap-


puyés sur des cordes tendues , ou si plus heureux ton
bivouac n'était pas établi dans quelque boudoir . Nous ne
t'avons rencontré nulle part , ni sur les écrous de Sainte-
Pélagie, ni sur ceux de la Force ! Les ministères , l'Opéra ,
les maisons conventuelles , cafés , bibliothèques , listes de
préfets , bureaux de journalistes , restaurans , foyers de
théâtre , bref, tout ce qu'il y a dans Paris de bons et de
mauvais lieux ayant été savamment explorés , nous gémis-

sions sur la perte d'un homme doué d'assez de génie pour

se faire également chercher à la cour et dans les prisons .


Nous parlions de te canoniser comme un héros de juillet !
et , ma parole d'honneur , nous te regrettions .
En ce moment , Raphaël passait avec ses amis sur le
Pont- des-Arts d'où , sans les écouter, il regardait la Seine
dont les eaux mugissantes répétaient les lumières de Paris.
Au-dessus de ce fleuve dans lequel il voulait se précipiter

naguère , les prédictions du vieillard étaient accomplies ,


l'heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée .
Et , nous te regrettions vraiment ! dit son ami poursui-
vant toujours sa thèse . Il s'agit d'une combinaison dans la-

quelle nous te comprenions en ta qualité d'homme supérieur,

c'est- à-dire d'homme qui sait se mettre au-dessus de tout.


L'escamotage de la muscade constitutionnelle sous le gobelet
royal se fait aujourd'hui , mon cher, plus gravement que
56 ETUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

jamais . L'infâme Monarchie renversée par l'héroïsme po-

pulaire était une femme de mauvaise vie avec laquelle


on pouvait rire et banqueter ; mais la Patrie est une épouse
acariâtre et vertueuse dont il nous faut accepter , bon

gré , mal gré , les caresses compassées . Or donc , le pou-

voir s'est transporté , comme tu sais , des Tuileries chez


les journalistes , de même que le budget a changé de quar-
tier, en passant du faubourg Saint- Germain à la Chaussée-

d'Antin. Mais , voici ce que tu ne sais peut-être pas ! Le

gouvernement , c'est-à-dire l'aristocratie de banquiers et


d'avocats qui font aujourd'hui de la patrie comme les
prêtres faisaient jadis de la monarchie , a senti la néces-

sité de mystifier le bon peuple de France avec des mots


nouveaux et de vieilles idées , à l'instar des philosophes de
toutes les écoles et des hommes forts de tous les temps. Il

s'agit donc de nous inculquer une opinion royalement

nationale , en nous prouvant qu'il est bien plus heureux


de payer douze cents millions trente-trois centimes à la

patrie représentée par messieurs tels et tels , que onze


cents millions neuf centimes à un roi qui disait moi au

lieu de dire nous . En un mot , un journal armé de deux ou


trois cents bons mille francs vient d'être fondé dans le

but de faire une opposition qui contente les mécontens ,

sans nuire au gouvernement national du roi- citoyen. Or ,


comme nous nous moquons de la liberté autant que du
despotisme , de la religion aussi bien que de l'incrédulité ;

que pour nous la patrie est une capitale où toutes les

idées s'échangent , où tous les jours amènent de succu-


lens dîners , de nombreux spectacles , où fourmillent de
licencieuses prostituées , des soupers qui ne finissent que
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 57

le lendemain , des amours qui vont à l'heure comme les

citadines ; que Paris sera toujours la plus adorable de

toutes les patries ! la patrie de la joie , de la liberté , de


l'esprit , des jolies femmes , des mauvais sujets , du bon
vin , et où le bâton du pouvoir ne se fera jamais trop

sentir, puisque l'on est près de ceux qui le tiennent.


Nous , véritables sectateurs du dieu Méphistophélès !

Avons entrepris de badigeonner l'esprit public , de rha-

biller les acteurs , de clouer de nouvelles planches à la


baraque gouvernementale , de médicamenter les doctri-
naires , de recuire les vieux républicains , de réchampir

les bonapartistes et de ravitailler les centres , pourvu qu'il

nous soit permis de rire in petto des rois et des peuples ,


de ne pas être le soir de notre opinion du matin , et de passer
une joyeuse vie à la Panurge ou more orientali , couchés
sur de moelleux coussins . Nous te destinions les rênes de

cet empire macaronique et burlesque , ainsi nous t'em-


menons de ce pas au dîner donné par le fondateur dudit

journal , un banquier retiré qui , ne sachant que faire de


son or, veut le changer en esprit. Tu y seras accueilli

comme un frère , nous t'y saluerons roi de ces esprits


frondeurs que rien n'épouvante et dont la perspicacité
découvre les intentions de l'Autriche , de l'Angleterre ou

de la Russie , avant que la Russie , l'Angleterre ou l'Au-


triche n'aient des intentions ! Oui , nous t'instituerons le

souverain de ces puissances intelligentes qui fournissent


au monde les Mirabeau , les Talleyrand , les Pitt , les

Metternich , enfin tous ces hardis Crispins qui jouent en-

tre eux les destinées d'un empire comme les hommes


vulgaires jouent leur kirchen-waser aux dominos . Nous
8
58 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

t'avons donné pour le plus intrépide compagnon qui ja-

mais ait étreint corps à corps la Débauche , ce monstre

admirable avec lequel veulent lutter tous les esprits forts !


Nous avons même affirmé qu'il ne t'a pas encore vaincu .
J'espère que tu ne feras pas mentir nos éloges . Taillefer ,
notre Amphitryon, nous a promis de surpasser les étroites

saturnales de nos petits Lucullus modernes. Il est assez


riche pour mettre de la grandeur dans les petitesses , de
l'élégance et de la grâce dans le vice . Entends-tu , Ra-
phaël , lui demanda l'orateur en s'interrompant.
— Oui , répondit le jeune homme
moins étonné de

l'accomplissement de ses souhaits que surpris de la ma-


nière naturelle par laquelle les événemens s'enchaînaient ;
et , quoiqu'il lui fût impossible de croire à une influence

magique , il admirait les hasards de la destinée humaine .


Mais tu nous dis oui , comme si tu pensais à la mort

de ton grand-père , lui répliqua l'un de ses voisins.

Ah ! reprit Raphaël avec un accent de naïveté qui


fit rire ces écrivains , l'espoir de la jeune France , je pen-

sais , mes amis , que nous voilà près de devenir de bien


grands coquins ! Jusqu'à présent nous avons fait de l'im-
piété entre deux vins , nous avons pesé la vie étant ivres ,

nous avons prisé les hommes et les choses en digérant ;

vierges du fait , nous étions hardis en paroles ; mais mar-


qués maintenant par le fer chaud de la politique , nous
allons entrer dans ce grand bagne et y perdre nos illu-
sions . Quand on ne croit " plus qu'au diable , il est per-

mis de regretter le paradis de la jeunesse , le temps d'in-


nocence où nous tendions dévotement la langue à un

bon prêtre , pour recevoir le sacré corps de notre Sei-


ETUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 59

gneur Jésus-Christ . Ah ! mes bons amis , si nous avons

eu tant de plaisir à commettre nos premiers péchés, c'est


que nous avions des remords pour les embellir et leur

donner du piquant , de la saveur ; tandis que mainte-


nant....

-Oh ! maintenant , reprit le premier interlocuteur, il


nous reste....

Quoi , dit un autre.


— Le crime....

Voilà un mot qui a toute la hauteur d'une potence

et toute la profondeur de la Seine , répliqua Raphaël .


—Oh ! tu ne m'entends pas. Je parle des crimes politi-
ques. Depuis ce matin , je n'envie qu'une existence ,

celle des conspirateurs. Demain , je ne sais si ma fantai-

sie durera toujours , mais ce soir la vie pâle de notre ci-


vilisation , unie comme la rainure d'un chemin de fer

fait bondir mon cœur de dégoût ! Je suis épris de pas-

sion pour les malheurs de la déroute de Moscou , pour les


émotions du Corsaire rouge et pour l'existence des contre-
bandiers. Puisqu'il n'y a plus de Chartreux en France ,
60 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

je voudrais au moins un Botany-bay, une espèce d'infir-


merie destinée aux petits lords Byrons , qui , après avoir
chiffonné la vie comme une serviette après dîner , n'ont

plus rien à faire qu'à incendier leur pays , se brûler la


cervelle , conspirer pour la république ou demander la
guerre....

Émile , dit avec feu le voisin de Raphaël à l'inter-

locuteur , foi d'homme , sans la révolution de juillet , je


me faisais prêtre pour aller mener une vie animale au
fond de quelque campagne , et...

Et tu aurais lu le bréviaire tous les jours ?


Oui.
--- Tu es un fat.

-Nous lisons bien les journaux

Pas mal , pour un journaliste ! Mais , tais-toi , nous

marchons au milieu d'une masse d'abonnés . Le journa-


lisme , vois-tu ? c'est la religion des sociétés modernes ,

et il y a progrès .
Comment?

Les pontifes ne sont pas tenus de croire , ni le peu-


ple non plus .

En devisant ainsi , comme de braves gens qui sa-


vaient le De Viris illustribus depuis longues années , ils
arrivèrent à un hôtel de la rue Joubert.

Émile était un auteur qui avait conquis plus de gloire

dans ses chutes que les autres n'en recueillent de leurs


succès. Hardi dans ses compositions , plein de verve et

de mordant , il possédait toutes les qualités que compor-


taient ses défauts . Franc et rieur , il disait en face mille

épigrammes à un ami , qu'absent , il défendait avec cou-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 61

rage et loyauté. Il se moquait de tout, même de son ave-

nir. Toujours dépourvu d'argent , il restait , comme


tous les hommes de quelque portée , plongé dans une
inexprimable paresse , jetant un livre dans un mot au

nez de gens qui ne savaient pas mettre un mot dans leurs

livres. Prodigue de promesses qu'il ne réalisait jamais , il


s'était fait de sa fortune et de sa gloire un coussin pour •

dormir , courant ainsi la chance de se réveiller vieux à

l'hôpital. D'ailleurs , ami jusqu'à l'échafaud , fanfaron de

cynisme et simple comme un enfant , il ne travaillait que


par boutade ou par nécessité.

Nous allons faire , suivant l'expression de maître Al-
cofribas , un fameux tronçon de chiere lie , dit-il à Ra-

phaël en lui montrant les caisses de fleurs qui embau-


maient et verdissaient les escaliers .
62 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

J'aime les porches bien chauffés et garnis de riches


tapis , répondit Raphaël . Le luxe dès le péristyle est rare
en France . Ici , je me sens renaître .
-Et là -haut nous allons boire et rire encore une fois ,

mon pauvre Raphaël. Ah ça ! reprit-il , j'espère que nous


serons les vainqueurs et que nous marcherons sur toutes
ces têtes-là. Puis , d'un geste moqueur , il lui montra les
convives en entrant dans un salon qui resplendissait de do-
rures, de lumières , et où ils furent aussitôt accueillis par les

jeunes gens les plus remarquables de Paris . L'un venait


de révéler un talent neuf, et de rivaliser par son pre-

mier tableau avec les gloires de la peinture impériale .


L'autre avait hasardé la veille un livre plein de ver-

deur , empreint d'une sorte de dédain littéraire et qui


découvrait à l'école moderne de nouvelles routes . Plus

loin , un statuaire dont la figure pleine de rudesse accu-

sait quelque vigoureux génie , causait avec un de ces froids

railleurs qui , selon l'occurrence , tantôt ne veulent voir


de supériorités nulle part , et tantôt en reconnaissent par-
tout. Ici , le plus spirituel de nos caricaturistes à l'œil

malin , à la bouche mordante , guettait les épigrammes


pour les traduire à coups de crayon. Là , ce jeune et au-

dacieux écrivain , qui mieux que personne distillait la


quintessence des pensées politiques , ou condensait en
se jouant l'esprit d'un écrivain fécond , s'entretenait avec
ce poète dont les écrits écraseraient toutes les œuvres

du temps présent , si son talent avait la puissance


de sa haine . Tous deux essayaient de ne pas dire la

vérité et de ne pas mentir, en s'adressant de douces flat-


teries. Un musicien célèbre consolait en si bémol et d'une
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 63

voix moqueuse un jeune homme politique récemment


tombé de la tribune sans se faire aucun mal . De jeunes

auteurs sans style étaient auprès de jeunes auteurs sans

idées , des prosateurs pleins de poésie près de poètes

prosaïques. Voyant ces êtres incomplets , un pauvre saint-


simonien , assez naïf pour croire à sa doctrine , les ac-
couplait avec charité , voulant sans doute les transformer

en religieux de son ordre . Enfin , il s'y trouvait deux ou


trois de ces savans , destinés à mettre de l'azote dans la

conversation , et plusieurs vaudevillistes prêts à y jeter

de ces lueurs éphémères , qui semblables aux étincelles


du diamant , ne donnent ni chaleur ni lumière . Quel-

ques hommes à paradoxes , riant sous cape des gens qui


épousent leurs admirations ou leurs mépris pour les

hommes et les choses , faisaient déjà de cette politique à


double tranchant avec laquelle ils conspirent contre tous

les systèmes , sans prendre parti pour aucun . Le jugeur,


qui ne s'étonne de rien , qui se mouche au milieu d'une
cavatine aux Bouffons , y crie brava avant tout le monde ,
et contredit ceux qui préviennent son avis, était là, cher-
chant à s'attribuer les mots des gens d'esprit. Parmi ces
convives , cinq avaient de l'avenir , une dizaine devait

obtenir quelque gloire viagère ; quant aux autres , ils pou-


vaient comme toutes les médiocrités se dire le fa-

meux mensonge de Louis XVIII : Union et Oubli. L'Am-

phitryon avait la gaîté soucieuse d'un homme qui dépense


deux mille écus ; de temps en temps ses yeux se diri-

geaient avec impatience vers la porte du salon , en ap-


pelant celui des convives qui se faisait attendre . Bientôt
apparut un gros petit homme qui fut accueilli par une
64 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

flatteuse rumeur , c'était le notaire qui , le matin même ,

avait achevé de créer le journal.

lange

Un valet-de-chambre vêtu de noir vint ouvrir les por-

tes d'une vaste salle à manger , où chacun alla sans cé-

rémonie reconnaître sa place autour d'une table im-

mense . Avant de quitter les salons , Raphaël y jeta un

dernier coup d'œil . Son souhait était certes bien com-

plètement réalisé : la soie et l'or tapissaient les apparte-


mens , de riches candélabres supportant d'innombrables

bougies faisaient briller les plus légers détails des frises


dorées , les délicates ciselures du bronze et les somp-

tueuses couleurs de l'ameublement ; les fleurs rares de


quelques jardinières artistement construites avec des bam

bous répandaient de doux parfums ; les peries res-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 65

piraient une élégance sans prétention ; il y avait en


tout je ne sais quelle grâce poétique dont le prestige
devait agir sur l'imagination d'un homme sans argent .
-Cent mille livres de rente sont un bien joli commen-
taire du catéchisme et nous aident merveilleusement à

mettre la morale en action ! dit-il en soupirant. Oh ! oui ,


ma vertu ne va guère à pied . Pour moi , le vice c'est une
mansarde , un habit rapé , un chapeau gris en hiver , et

des dettes chez le portier . Ah ! je veux vivre au sein de ce


luxe un an , six mois , n'importe ! Et puis après, mourir .
J'aurai du moins épuisé , connu , dévoré mille existences.
Oh ! lui dit Emile qui l'écoutait , tu prends le

coupé d'un agent de change pour le bonheur. Va , tu se-


rais bientôt ennuyé de la fortune en t'apercevant qu'elle

te ravirait la chance d'être un homme supérieur . Entre

les pauvretés de la richesse et les richesses de la pau-


vreté , l'artiste a-t-il jamais balancé ? Ne nous faut-il pas

toujours des luttes , à nous autres. Aussi , prépare ton es-


tomac , vois ? dit-il en lui montrant , par un geste héroï-

que , le majestueux , le trois fois saint , l'évangélique et


rassurant aspect que présentait la salle à manger du be-
noît capitaliste . Cet homme-là , reprit-il , ne s'est vrai-
ment donné la peine d'amasser son argent que pour nous.

N'est-ce pas une espèce d'éponge oubliée par les natura-


listes dans l'ordre des Polypiers , et qu'il s'agit de presser

avec délicatesse , avant de la laisser sucer par des héri-


tiers ? Ne trouves - tu pas du style aux bas-reliefs qui déco-

rent les murs ! Et les lustres , et les tableaux , quel luxe


bien entendu ! S'il faut croire les envieux et ceux qui tien-
nent à voir les ressorts de la vie , cet homme aurait tué ,
9
66 ETUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE.

pendant la révolution , un Allemand et quelques autres


personnes qui seraient , dit-on , son meilleur ami et la

mère de cet ami . Peux-tu donner place à des crimes


sous les cheveux grisonnans de ce vénérable Taillefer ! Il
a l'air d'un bien bon homme. Vois donc comme l'argen-

terie étincelle ? Et chacun de ces rayons brillans serait


pour lui un coup de poignard . Allons donc ! autant vau-

drait croire en Mahomet. Si le public avait raison , voici


trente hommes de cœur et de talent qui s'apprêteraient à
manger les entrailles , à boire le sang d'une famille . Et

nous deux , jeunes gens pleins de candeur, d'enthousiasme ,


nous serions complices du forfait ! J'ai envie de demander

à notre capitaliste s'il est honnête homme .

Non pas maintenant ! s'écria Raphaël , mais quand il


sera ivre-mort.... nous aurons dîné .

Les deux amis s'assirent en riant. D'abord et par un

regard plus rapide que la parole , chaque convive paya


son tribut d'admiration au somptueux coup d'œil qu'of-

frait une longue table , blanche comme une couche de

neige fraîchement tombée , et sur laquelle s'élevaient sy-

métriquement les couverts couronnés de petits pains

blonds. Les cristaux répétaient les couleurs de l'iris dans


leurs reflets étoiles , les bougies traçaient des feux croisés

à l'infini , les mets placés sous des dômes d'argent ai-


guisaient l'appétit et la curiosité. Les paroles furent assez
rares . Les voisins se regardèrent. Le vin de Madère circula.

Puis le premier service apparut dans toute sa gloire , il au-


rait fait honneur à feu Cambacérès et Brillat- Savarin l'eût

célébré. Les vins de Bordeaux et de Bourgogne , blancs et

rouges , furent servis avec une profusion royale . Cette


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 67

première partie du festin était comparable , en tout point ,


à l'exposition d'une tragédie classique . Le second acte
devint quelque peu bavard . Chaque convive avait bu rai-
sonnablement en changeant de crus suivant ses caprices ,

en sorte qu'au moment où l'on emporta les restes de ce


magnifique service , de tempétueuses discussions s'étaient

établies ; quelques fronts pâles rougissaient , plusieurs nez


commençaient à s'empourprer , les visages s'allumaient ,
les yeux pétillaient . Pendant cette aurore de l'ivresse , le dis-

cours ne sortait pas encore des bornes de la civilité ;


mais les railleries , les bons mots s'échappaient peu à

peu de toutes les bouches ; puis la calomnie élevait tout

doucement sa petite tête de serpent et parlait d'une voix


flûtée ; çà et là , quelques sournois écoutaient attentive-
ment , espérant garder leur raison . Le second service

trouva donc les esprits tout-à-fait échauffés . Chacun man-

gea en parlant , parla en mangeant , but sans prendre


garde à l'affluence des liquides , tant ils étaient lampans
et parfumés , tant l'exemple était contagieux . Taillefer se

piqua d'animer ses convives et fit avancer les terribles


vins du Rhône , le chaud Tokay, le vieux Roussillon ca-
piteux . Déchaînés comme les chevaux d'une malle- poste

qui part d'un relais , ces hommes fouettés par les pi-
quantes flèches du vin de Champagne impatiemment at-
tendu , mais abondamment versé , laissèrent alors galoper
leur esprit dans le vide de ces raisonnemens que per-

sonne n'écoute , se mirent à raconter ces histoires qui


n'ont pas d'auditeur, recommencèrent cent fois ces inter-

pellations qui restent sans réponse . L'orgie seule déploya


sa grande voix , sa voix composée de cent clameurs con-
68 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE

fuses qui grossissent comme les crescendo de Rossini . Puis

arrivèrent les toasts insidieux , les forfanteries , les défis .

Tous renonçaient à se glorifier de leur capacité in-


tellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux , des fou-
dres, des cuves . Il semblait que chacun eût deux voix . Il vint

un moment où les maîtres parlèrent tous à la fois , et où les


valets sourirent. Mais cette mêlée de paroles où les para-
doxes douteusement lumineux , les vérités grotesquement

habillées se heurtèrent à travers les cris , les jugemens in-

terlocutoires , les arrêts souverains et les niaiseries , comme

au milieu d'un combat se croisent les boulets , les balles et

la mitraille , eût sans doute intéressé quelque philosophe

par la singularité des pensées , ou surpris un politique par

la bizarrerie des systèmes. C'était tout à la fois un livre et


un tableau. Les philosophies , les religions , les morales , si
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 69

différentes d'une latitude à l'autre , les gouvernemens , enfin

tous les grands actes de l'intelligence humaine tombèrent

sous une faulx aussi longue que celle du Temps ; peut-

être eussiez -vous pu difficilement décider si elle était ma-


niée par la Sagesse ivre , ou par l'Ivresse devenue sage et

clairvoyante . Emportés par une espèce de tempête , ces


esprits semblaient , comme la mer irritée contre ses fa-
laises , vouloir ébranler toutes les lois entre lesquelles

flottent les civilisations , satisfaisant ainsi sans le savoir


à la volonté de Dieu , qui laisse dans la nature le bien et
le mal en gardant pour lui seul le secret de leur lutte
perpétuelle . Furieuse et burlesque , la discussion fut en
quelque sorte un sabbat des intelligences. Entre les tristes
plaisanteries dites par ces enfans de la Révolution à la nais-

sance d'un journal , et les propos tenus par de joyeux bu-


veurs à la naissance de Gargantua, se trouvait tout l'abîme
qui sépare le dix - neuvième siècle du seizième . Celui - ci

apprêtait une destruction en riant , le nôtre riait au mi-


lieu des ruines .

Comment appelez -vous le jeune homme que je vois


là bas ? dit le notaire en montrant Raphaël . J'ai cru l'en-
tendre nommer Valentin.

Que chantez-vous avec votre Valentin tout court ,


s'écria Émile en riant. Raphaël de Valentin , s'il vous plaît !

Nous ne sommes pas un enfant trouvé , mais le descen-


dant de l'Empereur Valens , souche des Valentinois , fon-
dateur des villes de Valence en Espagne et en France ,

héritier légitime de l'empire d'Orient. Si nous laissons


trôner Mahmoud à Constantinople , c'est par pure bonne
volonté , et faute d'argent ou de soldats .
70 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Émile décrivit en l'air, avec sa fourchette , une couronne

au-dessus de la tête de Raphaël . Le notaire se recueillit


pendant un moment et se remit bientôt à boire en lais-

sant échapper un geste authentique , par lequel il semblait


avouer qu'il lui était impossible de rattacher à sa clientelle

les villes de Valence , de Constantinople , Mahmoud , l'em-


pereur Valens et la famille des Valentinois .

La destruction de ces fourmillières nommées Baby-


lone , Tyr, Carthage , ou Venise , toujours écrasées sous les

pieds d'un géant qui passe , ne serait-elle pas un avertis-


sement donné à l'homme par une puissance moqueuse ?

dit un journaliste , espèce d'esclave acheté pour faire du


Bossuet à dix sous la ligne.

Moïse , Sylla , Louis XI , Richelieu , Robespierre et


Napoléon sont peut-être un même homme qui reparaît à

marcke,
Brunellière ,

travers les civilisations comme une comète dans le ciel!

répondit un ballanchiste .

Pourquoi sonder la Providence ? dit un fabricant de


ballades .

Allons , voilà la Providence , s'écria le Jugeur en

l'interrompant. Je ne connais rien au monde de plus

élastique .
— Mais , Monsieur, Louis XIV a fait périr plus d'hommes
pour creuser les aqueducs de Maintenon que la Convention
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 71

pour asseoir justement l'impôt , pour mettre de l'unité dans


la loi , nationaliser la France et faire également partager les

héritages , disait un jeune homme devenu républicain faute


d'une syllabe devant son nom.

Monsieur , lui répondit un propriétaire , vous qui


prenez le sang pour du vin , cette fois - ci laisserez - vous

à chacun sa tête sur ses épaules ?

— A quoi bon , Monsieur? les principes de l'ordre social


ne valent- ils donc pas quelques sacrifices.
Henri ? Hé ! Chose-le-républicain prétend que la tête

de ce propriétaire serait un sacrifice , dit un jeune homme


à son voisin.

Les hommes et les événemens ne sont rien , disait

le républicain en continuant sa théorie à travers les ho-

quets , il n'y a en politique et en philosophie que des prin-


cipes et des idées .

Quelle horreur ! Vous n'auriez nul chagrin de tuer vos


amis pour un si...

Hé ! Monsieur, l'homme qui a des remords est le vrai


scélérat , car il a quelque idée de la vertu ; tandis que Pierre-

le-Grand , le duc d'Albe étaient des systèmes , et le corsaire


Monbard une organisation .
— Mais la société ne peut-elle pas se priver de vos sys-
tèmes et de vos organisations ?

-Oh ! d'accord , s'écria le républicain .

— Eh ! votre stupide république me donne des nausées !


nous ne saurions découper tranquillement un chapon sans
y trouver la loi agraire.

Tes principes sont excellens , mon petit Brutus farci


de truffes ! Mais tu ressembles à mon valet de chambre , le
72 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

drôle est si cruellement possédé par la manie de la propreté ,

que si je lui laissais brosser mes habits à sa fantaisie , j'irais


tout nu.

— Vous êtes des brutes ! vous voulez nettoyer une na-

tion avec des cure- dents , répliqua l'homme à la république .

Selon vous la justice serait plus dangereuse que les voleurs .


Hé! hé ! fit un avoué.

Sont -ils ennuyeux avec leur politique ! dit le notaire .

Fermez la porte . Il n'y a pas de science ou de vertu qui


vaille une goutte de sang . Si nous voulions faire la liqui-
dation de la vérité, nous la trouverions peut-être en faillite.
Ah ! il en aurait sans doute moins coûté de nous amu-

ser dans le mal que de nous disputer dans le bien . Aussi ,

donnerais-je tous les discours prononcés à la tribune depuis


quarante ans pour une truite , pour un conte de Perrault
ou une croquade de Charlet.

Vous avez bien raison ! Passez-moi des asperges.

Car après tout , la liberté enfante l'anarchie , l'anarchie

conduit au despotisme et le despotisme ramène à la liberté .


Des millions d'êtres ont péri sans avoir pu faire triompher

aucun de ces systèmes . N'est- ce pas le cercle vicieux dans

lequel tournera toujours le monde moral ? Quand l'homme

croit avoir perfectionné , il n'a fait que déplacer les choses .


-Oh ! oh ! s'écria un vaudevilliste , alors , Messieurs , je
porte un toast à Charles X , père de la liberté !

Pourquoi pas , dit un journaliste . Quand le despotisme


est dans les lois , la liberté se trouve dans les mœurs , et
vice versâ.

Buvons donc à l'imbécillité du pouvoir qui nous donne


tant de pouvoir sur les imbécilles ! dit le banquier.
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 73

- Hé ! mon cher, au moins Napoléon nous a-t-il laissé de

la gloire ! criait un officier de marine qui n'était jamais sorti


de Brest.
---
-Ah ! la gloire , triste denrée . Elle se paie cher et ne

se garde pas . Ne serait - elle point l'égoïsme des grands


hommes , comme le bonheur est celui des sots ?
Monsieur, vous êtes bien heureux .

Le premier qui inventa les fossés était sans doute un
homme faible , car la société ne profite qu'aux gens chétifs .
Placé aux deux extrémités du monde moral , le sauvage et

le penseur ont également horreur de la Propriété.


Joli ! s'écria le notaire . S'il n'y avait pas de propriétés ,

comment pourrions-nous faire des actes ?

Voilà des petits pois délicieusement fantastiques !


Et le curé fut trouvé mort dans son lit , le lende-
main...
-
Qui parle de mort ? Ne badinez pas ! J'ai un oncle.
Vous vous résigneriez sans doute à le perdre .
Ce n'est pas une question .
- Écoutez-moi , Messieurs ! MANIÈRE DE TUER SON ONcle .

Chut ! ( Écoutez ! Écoutez ! ) Ayez d'abord un oncle gros


et gras , septuagénaire au moins , ce sont les meilleurs

oncles ( Sensation ) . Faites-lui manger, sous un prétexte


quelconque , un pâté de foie gras ....
-Hé ! mon oncle est un grand homme sec , avare et
sobre .

Ah ! ces oncles-là sont des monstres qui abusent de


la vie.

Et , dit l'homme aux oncles en continuant , annon-

cez-lui , pendant sa digestion , la faillite de son banquier .


10
74 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

S'il résiste ?

Làchez-lui une jolie fille !


-S'il est... dit-il en faisant un geste négatif.

Alors , ce n'est pas un oncle , l'oncle est essentiel-


lement égrillard .

La voix de la Malibran a perdu deux notes .


Non , Monsieur .
Si , Monsieur .

Oh ! oh ! Oui et non , n'est- ce pas l'histoire de


toutes les dissertations religieuses , politiques et littéraires.
L'homme est un bouffon qui danse sur des précipices !

A vous entendre , je suis un sot.


Au contraire , c'est parce que vous ne m'entendez

pas .
L'instruction , belle niaiserie . M. Heineffettermach

porte le nombre des volumes imprimés à plus d'un mil-

liard , et la vie d'un homme ne permet pas d'en lire cent

cinquante mille . Alors expliquez - moi ce que signifie le


mot instruction? pour les uns , elle consiste à savoir les

noms du cheval d'Alexandre , du dogue Bérécillo , du sei-


gneur des Accords , et d'ignorer celui de l'homme auquel

nous devons le flottage des bois , ou la porcelaine . Pour


les autres , être instruit , c'est savoir brûler un testament

et vivre en honnêtes gens , aimés , considérés , au lieu


de voler une montre en récidive , avec les cinq circon-

stances aggravantes , et d'aller mourir en place de Grève ,


haïs et deshonorés .
Lamartine restera.

Ah ! Scribe , Monsieur, a bien de l'esprit .


Et Victor Hugo ?
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 75

C'est un grand homme , n'en parlons plus .


Vous êtes ivres !

— La conséquence immédiate d'une constitution est


l'aplatissement des intelligences . Arts , sciences , monu-
mens , tout est dévoré par un effroyable sentiment d'é-

goïsme , notre lèpre actuelle . Vos trois cents bourgeois ,


assis sur des banquettes , ne penseront qu'à planter des
peupliers . Le despotisme fait illégalement de grandes
choses , la liberté ne se donne même pas la peine d'en
faire légalement de très-petites.

Votre enseignement mutuel fabrique des pièces de


cent sous en chair humaine , dit un absolutiste en inter-

rompant. Les individualités disparaissent chez un peuple


nivelé par l'instruction.
Cependant le but de la société n'est - il pas de pro-

curer à chacun le bien-être , demanda le saint-simonien .



Si vous aviez cinquante mille livres de rente , vous
ne penseriez guère au peuple . Êtes - vous épris de belle

passion pour l'humanité? allez à Madagascar, vous y trou-


verez un joli petit peuple tout neuf à saint-simoniser, à
classer , à mettre en bocal ; mais ici , chacun entre tout
naturellement dans son alvéole , comme une cheville dans
son trou. Les portiers sont portiers , et les niais sont des
bêtes sans avoir besoin d'être promus par un Collége des
Pères . Ah ! ah !

Vous êtes un carliste !

Pourquoi pas ? J'aime le despotisme , il annonce un


certain mépris pour la race humaine . Je ne hais pas les
rois. Ils sont si amusans ! Trôner dans une chambre , à

trente millions de lieues du soleil , n'est- ce donc rien?


76 ETUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE.

Mais résumons cette large vue de la civilisation ,

disait le savant qui pour l'instruction du sculpteur inat-


tentif avait entrepris une discussion sur le commence-

ment des sociétés et sur les peuples autochtones . A l'ori-


gine des nations la force fut en quelque sorte matérielle ,

une , grossière ; puis avec l'accroissement des aggréga-

tions , les gouvernemens ont procédé par des décomposi-


tions plus ou moins habiles du pouvoir primitif. Ainsi ,

dans la haute antiquité , la force était dans la théocratie ;

le prêtre tenait le glaive et l'encensoir . Plus tard , il y


eut deux sacerdoces le pontife et le roi . Aujourd'hui ,

notre société , dernier terme de la civilisation , a distribué

la puissance suivant le nombre des combinaisons , et


nous sommes arrivés aux forces nommées : industrie ,

pensée , argent , parole . Le pouvoir n'ayant plus alors


d'unité marche sans cesse vers une dissolution sociale

qui n'a plus d'autre barrière que l'intérêt. Aussi ne nous


appuyons - nous ni sur la religion , ni sur la force maté-

rielle , mais sur l'intelligence . Le livre vaut-il le glaive ,

la discussion vaut - elle l'action ? Voilà le problème .


— L'intelligence a tout tué , s'écria le carliste. Allez ,

la liberté absolue mène les nations au suicide , elles s'en-

nuient dans le triomphe , comme un Anglais millionnaire .

Que nous direz -vous de neuf ? Aujourd'hui vous avez

ridiculisé tous les pouvoirs , et c'est même chose vulgaire

que de nier Dieu ! Vous n'avez plus de croyance . Aussi


le siècle est-il comme un vieux sultan perdu de débauche !

Enfin , votre lord Byron , en dernier désespoir de poésie ,

a chanté les passions du crime .

Savez -vous , lui répondit un médecin complètement


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 77

ivre , qu'une dose de phosphore de plus ou de moins


fait l'homme de génie ou le scélérat , l'homme d'esprit
ou l'idiot , l'homme vertueux ou le criminel .
— Peut-on traiter ainsi la vertu ! s'écria le vaudevil-

liste. La vertu , sujet de toutes les pièces de théâtre ,


dénouement de tous les drames , base de tous les tri-
bunaux .

Hé! tais-toi donc , animal. Ta vertu , c'est Achille
sans talon !
— A boire !

Veux-tu parier que je bois une bouteille de vin de


Champagne d'un seul trait?

Quel trait d'esprit , s'écria le caricaturiste .

Ils sont gris comme des charretiers , dit un jeune


homme qui donnait sérieusement à boire à son gilet.

Oui , Monsieur, le gouvernement actuel est l'art de

faire régner l'opinion publique .


78 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

- L'opinion? mais c'est la plus vicieuse de toutes les


prostituées ! A vous entendre , hommes de morale et de

politique , il faudrait sans cesse préférer vos lois à la


nature , l'opinion à la conscience . Allez , tout est vrai ,
tout est faux ! Si la société nous a donné le duvet des
oreillers , elle a certes compensé le bienfait par la goutte ,

comme elle a mis la procédure pour tempérer la justice ,


et les rhumes à la suite des chales de Cachemire .

Monstre ! dit Émile en interrompant le misanthrope,

comment peux -tu médire de la civilisation en présence

de vins , de mets aussi délicieux , et à table jusqu'au


menton? Mords ce chevreuil aux pieds et aux cornes do-

rées , mais ne mords pas ta mère .


-Est-ce ma faute , à moi , si le catholicisme arrive à

mettre un million de dieux dans un sac de farine , si

la république aboutit toujours à quelque Robespierre , si


la royauté se trouve entre l'assassinat de Henri IV et le

jugement de Louis XVI , si le libéralisme devient Lafayette?


- L'avez-vous embrassé en juillet?
- Non .

Alors taisez -vous , sceptique .

Les sceptiques sont les hommes les plus conscien-


cieux .

Ils n'ont pas de conscience .


Que dites-vous ? ils en ont au moins deux .
--- Escompter le ciel ! Monsieur , voilà une idée vrai

ment commerciale . Les religions antiques n'étaient qu'un

heureux développement du plaisir physique , mais nous


autres nous avons développé l'âme et l'espérance ; il y a
eu progrès .
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 79

Hé , mes bons amis , que pouvez -vous attendre d'un


siècle repu de politique ? Quel a été le sort de Smarra ,

la plus ravissante conception....

— Smarra ! cria le jugeur d'un bout de la table à l'au-


tre . Ce sont des phrases tirées au hasard dans un cha-

peau. Véritable ouvrage écrit pour Charenton .


Vous êtes un sot !
— Vous êtes un drôle .

Oh ! oh !
Ah ! ah !
Ils se battront .
Non .

— A demain , monsieur.

— A l'instant , répondit le poète .


-Allons ! allons ! vous êtes deux braves .

Vous en êtes un autre ! dit le provocateur .

Ils ne peuvent seulement pas se mettre debout.

Ah ! je ne me tiens pas droit , peut-être , reprit le


belliqueux auteur en se dressant comme un cerf- volant

indécis ; il jeta sur la table un regard hébété , puis comme


exténué par cet effort , il retomba sur sa chaise , pencha
la tête et resta muet.

-Ne serait - il pas plaisant , dit le jugeur à son voi-

sin, de me battre pour un ouvrage que je n'ai jamais vu ,


ni lu ?
— Eugène , prends garde à ton habit , ton voisin pâlit.

Kant , Monsieur. Encore un ballon lancé pour amu-

ser les niais ! Le matérialisme et le spiritualisme sont deux


jolies raquettes avec lesquelles des charlatans en robe font

aller le même volant . Que Dieu soit en tout selon Spi-


80 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE .

nosa , ou que tout vienne de Dieu selon saint Paul.....

imbécilles ! ouvrir ou fermer une porte , n'est- ce pas le

même mouvement ? L'oeuf vient-il de la poule ou la poule

de l'œuf ? ( Passez-moi du canard ! ) Voilà toute la science .


Nigaud , lui cria le savant , la question que tu poses

est tranchée par un fait.


— Et lequel ?

-Les chaires de professeurs n'ont pas été faites pour

la philosophie , mais bien la philosophie pour les chaires ?


Mets des lunettes et lis le budget .
— Voleurs !

-Imbécilles !

Fripons !
Dupes !

— Où trouverez-vous ailleurs qu'à Paris un échange


aussi vif, aussi rapide entre les pensées , s'écria le plus

spirituel des artistes en prenant une voix de basse-


taille .

Allons , Henri , fais - nous quelque farce classique !
Voyons , une charge !

Voulez-vous que je vous fasse le dix-neuvième siècle ?


Écoutez !

--- Silence !

-Mettez des sourdines à vos muffles !

Te tairas-tu , chinois !

Donnez-lui du vin , et qu'il se taise , cet enfant !


— A toi , Henri !

L'artiste boutonna son habit noir jusqu'au col , mit ses


gants jaunes , et se grima de manière à singer le Globe ;

mais le bruit couvrit sa voix , et il fut impossible de sai-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 81

sir un seul mot de sa moquerie. S'il ne représenta pas

le siècle , au moins représenta-t-il le journal , car il ne


s'entendit pas lui-même.

Le dessert se trouva servi comme par enchantement .

La table fut couverte d'un vaste surtout en bronze doré ,

sorti des ateliers de Thomire. De hautes figures douées

par un célèbre artiste des formes convenues en Europe


pour la beauté idéale , soutenaient et portaient des buis-
sons de fraises , des ananas , des dattes fraîches , des rai-

sins jaunes , de blondes pêches , des oranges arrivées de


Sétubal par un paquebot , des grenades , des fruits de la

Chine , enfin toutes les surprises du luxe , les miracles


du petit four, les délicatesses les plus friandes , les frian-

dises les plus séductrices. Les couleurs de ces tableaux


gastronomiques étaient rehaussées par l'éclat de la por-
celaine , par des lignes étincelantes d'or , par les décou-
pures des vases . Gracieuse comme les liquides franges de
l'Océan , verte et légère , la mousse couronnait les pay-

sages du Poussin , copiés à Sèvres . Le budget d'un prince

allemand n'aurait pas payé cette richesse insolente . L'ar-


gent , la nacre , l'or , les cristaux furent de nouveau
11
82 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

prodigués sous de nouvelles formes ; mais les yeux en-

gourdis et la verbeuse fièvre de l'ivresse permirent à

peine aux convives d'avoir une intuition vague de cette


féerie digne d'un conte oriental . Les vins de dessert ap-

portèrent leurs parfums et leurs flammes , philtres puis-


sans , vapeurs enchanteresses qui engendrent une espèce
de mirage intellectuel et dont les liens puissans enchaî-

nent les pieds , alourdissent les mains . Les pyramides de


fruits furent pillées , les voix grossirent , le tumulte gran-

dit ; il n'y eut plus alors de paroles distinctes ; les verres


volèrent en éclats , et des rires atroces partirent comme
des fusées . Le vaudevilliste saisit un cor et se mit à son-
ner une fanfare . Ce fut comme un signal donné par le

diable. Cette assemblée en délire hurla , siffla , chanta ,

cria , rugit , gronda . Vous eussiez souri de voir les gens


naturellement gais , devenus sombres comme les dénoue-
mens de Crébillon , ou rêveurs comme des marins en
voiture . Les hommes fins disaient leurs secrets à des

curieux qui n'écoutaient pas . Les mélancoliques sou-

riaient comme des danseuses qui achèvent leurs pirouettes.


Un journaliste se dandinait à la manière des ours en
cage. Des amis intimes se battaient. Les ressemblances

animales inscrites sur les figures humaines et si curieu-


sement démontrées par les physiologistes , reparaissaient

vaguement dans les gestes , dans les habitudes du corps.

Il y avait un livre tout fait pour quelque Bichat qui se

serait trouvé là froid et à jeun . Le maître du logis se


sentant ivre n'osait se lever , mais il approuvait les ex-
travagances de ses convives par une grimace fixe , en

tâchant de conserver un air décent et hospitalier. Sa large


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 83

figure devenue rouge et bleue , presque violacée , ter-


rible à voir, s'associait au mouvement général par des ef-

forts semblables au roulis et au tangage d'un brick.


—Les avez-vous assassinés , lui demanda Émile .

— La confiscation et la peine de mort sont abolies de-


puis la révolution de juillet , répondit Taillefer en haus-

sant les sourcils d'un air tout à la fois plein de finesse


et de bêtise.

Mais ne les voyez - vous pas quelquefois en songe ?
reprit Raphaël.
- Il y a prescription ! dit le meurtrier plein d'or .

-Et sur sa tombe , s'écria Émile d'un ton sardonique ,


l'entrepreneur du cimetière gravera : Passons , accordez

une larme à sa mémoire ! Oh! reprit- il , je donnerais


bien cent sous au mathématicien qui me démontrerait
par une équation algébrique l'existence de l'enfer. Il jeta
une pièce en l'air en criant : Face pour Dieu !

Ne regarde pas , dit Raphaël en saisissant la pièce ,

que sait-on ? le hasard est si plaisant.


— Hélas ! reprit Emile d'un air tristement bouffon , je
ne vois pas où poser les pieds entre la géométrie de l'in-

crédule et le Pater noster du pape . Bah ! buvons ! Trinc


est , je crois , l'oracle de la divine bouteille et sert de con-
clusion au Pantagruel .

-Nous devons au Pater noster , répondit Raphaël , nos

arts , nos monumens , nos sciences peut-être ; et , bienfait


plus grand encore , nos gouvernemens modernes dans
lesquels une société vaste et féconde est merveilleusement
représentée par cinq cents intelligences , où les forces
opposées les unes aux autres se neutralisent en lais-
84 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

sant tout pouvoir à la civilisation , reine gigantesque qui

remplace le roi , cette ancienne et terrible figure , espèce


de faux destin créé par l'homme entre le ciel et lui . En
présence de tant d'œuvres accomplies , l'athéisme appa-

raît comme un squelette qui n'engendre pas . Qu'en dis-tu?

-Je songe aux flots de sang répandus par le catho-


licisme , dit froidement Emile . Il a pris nos veines et nos

cœurs pour faire une contrefaçon du déluge . Mais n'im-

porte ! Tout homme qui pense doit marcher sous la ban-


nière du Christ . Lui seul a consacré le triomphe de l'es-

prit sur la matière , lui seul nous a poétiquement révélé


le monde intermédiaire qui nous sépare de Dieu .
---
Tu crois ? reprit Raphaël en lui jetant un indéfinis-
sable sourire d'ivresse . Eh bien , pour ne pas nous com-

promettre , portons le fameux toast : Diis ignotis !


Et ils vidèrent leurs calices de science , de gaz carbo-
nique , de parfums , de poésie et d'incrédulité .

Si ces Messieurs veulent passer dans le salon , le


café les y attend , dit le maître -d'hôtel.
Les portes s'ouvrirent. En ce moment , presque tous
les convives se roulaient au sein de ces limbes délicieuses

où les lumières de l'esprit s'éteignent , où le corps délivré


de son tyran s'abandonne aux joies délirantes de la liberté.

Les uns arrivés à l'apogée de l'ivresse restaient mornes


et péniblement occupés à saisir une pensée qui leur at-
testât leur propre existence , les autres plongés dans le
marasme produit par une digestion alourdissante niaient

le mouvement. D'intrépides orateurs disaient encore de


vagues paroles dont le sens leur échappait à eux-mêmes.

Quelques refrains retentissaient comme le bruit d'une mé-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 85

canique obligée d'accomplir sa vie factice et sans ame.


Le silence et le tumulte s'étaient bizarrement accouplés .
Néanmoins en entendant la voix sonore du valet qui à
défaut d'un maître leur annonçait des joies nouvelles , ils

se levèrent entraînés , soutenus ou portés les uns par les

autres. La troupe entière resta pendant un moment , immo-


bile et charmée , sur le seuil de la porte. Les jouissances
excessives du festin pâlirent devant le chatouillant spectacle

que l'amphitryon offrait au plus voluptueux de leurs sens.


Sous les étincelantes bougies d'un lustre d'or, autour d'une

table chargée de vermeil , un groupe de femmes se pré-


senta soudain aux convives hébétés dont les yeux s'allume-

rent comme autant de diamans. Riches étaient les parures ,

mais plus riches encore étaient ces beautés éblouissantes


devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de

ce palais. Les yeux passionnés de ces créatures presti-


gieuses comme des fées avaient encore plus de vivacité
que les torrens de lumière qui faisaient resplendir les re-
flets satinés des tentures , la blancheur des marbres , les
saillies délicates des bronzes et la grâce des draperies. Le
cœur brûlait à voir les contrastes de leurs coiffures agi-
tées et de leurs attitudes , toutes diverses d'attraits et de

caractère. C'était une haie de fleurs mêlées de rubis , de


saphirs et de corail ; une ceinture de colliers noirs sur

des cous de neige , des écharpes légères flottant comme


les flammes d'un phare , des turbans orgueilleux , des tu-
niques modestement provoquantes . Ce sérail offrait des sé-
ductions pour tous les yeux , des voluptés pour tous les
caprices. Posée à ravir, une danseuse semblait être sans

voile sous les plis onduleux du cachemire. La une gaze


86 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

diaphane , ici la soie chatoyante cachaient ou révélaient

des perfections mystérieuses . De petits pieds étroits par-


laient d'amour , des bouches fraîches et rouges se taisaient.

De frêles et décentes jeunes filles , vierges factices dont

les jolies chevelures respiraient une religieuse innocence ,


se présentaient aux regards comme des apparitions qu'un
souffle pouvait dissiper. Puis des beautés aristocratiques
au regard fier, mais indolentes , mais fluettes , maigres ,
gracieuses , penchaient la tête comme si elles avaient encore

de royales protections à faire acheter . Une Anglaise, blanche


et chaste figure aérienne , descendue des nuages d'Os-
sian, ressemblait à un ange de mélancolie, à un remords
fuyant le crime. La Parisienne dont toute la beauté gît dans
une grâce indescriptible , vaine de sa toilette et de son esprit,
armée de sa toute-puissante faiblesse , souple et dure , sy-

rène sans cœur et sans passion , mais qui sait artificieu-

sement créer les trésors de la passion et contrefaire les


accens du cœur, ne manquait pas à cette périlleuse as-
semblée où brillaient encore des Italiennes tranquilles

en apparence et consciencieuses dans leur félicité , de

riches Normandes aux formes magnifiques , des femmes


méridionales aux cheveux noirs , aux yeux bien fendus .
Vous eussiez dit les beautés de Versailles convoquées par

Lebel , ayant dès le matin dressé tous leurs piéges ,

arrivant comme une troupe d'esclaves orientales réveil-


lées par la voix du marchand , pour partir à l'aurore .
Elles restaient interdites , honteuses et s'empressaient au-

tour de la table comme des abeilles qui bourdonnent dans


l'intérieur d'une ruche . Cet embarras craintif, reproche

et coquetterie tout ensemble , accusait et séduisait . Était-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 87

ce pudeur involontaire ? peut-être un sentiment que la


femme ne dépouille jamais complètement leur ordon-
nait-il de s'envelopper dans le manteau de la vertu pour

donner plus de charme et de piquant aux prodigalités du


vice . Aussi la conspiration ourdie par le vieux Taillefer
sembla- t-elle devoir échouer. Ces hommes sans frein fu-

rent subjugués tout d'abord par la puissance majestueuse


dont la femme est investie. Un murmure d'admiration

résonna comme la plus douce musique . L'amour n'avait


pas voyagé de compagnie avec l'ivresse ; au lieu d'un
ouragan de passions , les convives surpris dans un mo-
ment de faiblesse s'abandonnèrent aux délices d'une vo-

luptueuse extase . A la voix de la poésie qui les domine


toujours , les artistes étudièrent avec bonheur les nuances
délicates qui distinguaient ces beautés choisies. Réveillé
par une pensée , due peut-être à quelque émanation d'a-

cide carbonique dégagé du vin de Champagne , un philo-


sophe frissonna en songeant aux malheurs qui amenaient
là ces femmes dignes peut-être jadis des plus purs hom-
mages. Chacune d'elles avait sans doute un drame san-

glant à raconter. Presque toutes apportaient d'infernales

tortures et traînaient après elles des hommes sans foi ,


des promesses trahies , des joies rançonnées par la mi-
sère . Les convives s'approchèrent d'elles avec politesse ,

et des conversations aussi diverses que les caractères s'é-

tablirent . Des groupes se formèrent. Vous eussiez dit d'un


salon de bonne compagnie où les jeunes filles et les femmes
vont offrant aux convives , après le dîner, les secours
que le café , les liqueurs et le sucre prêtent aux gour-
mands embarrassés dans les travaux d'une digestion ré-
88 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

calcitrante . Mais bientôt quelques rires éclatèrent , le

murmure augmenta , les voix s'élevèrent ; l'orgie domptée


pendant un moment menaça par intervalles de se réveiller ;
ces alternatives de silence et de bruit eurent une vague

ressemblance avec une symphonie de Beethoven .


Assis sur un moelleux divan, les deux amis virent d'abord
arriver près d'eux une grande fille bien proportionnée ,

superbe en son maintien , de physionomie assez irrégu-

lière , mais perçante , mais impétueuse , et qui saisissait


l'ame par de vigoureux contrastes sa chevelure noire

lascivement bouclée semblait avoir déjà subi les combats de


l'amour et retombait en flocons légers sur ses larges

épaules qui offraient des perspectives attrayantes à voir ,


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 89

de longs rouleaux bruns enveloppaient à demi un cou


majestueux sur lequel la lumière glissait par intervalles
en révélant la finesse des plus jolis contours , sa peau
d'un blanc mat faisait ressortir les tons chauds et ani-

més de ses vives couleurs , l'œil armé de longs cils lan-

çait des flammes hardies , étincelles d'amour ; la bouche


rouge , humide , entr'ouverte , appelait le baiser ; elle

avait une taille forte mais amoureusement élastique ,

son sein , ses bras étaient largement développés , comme

ceux des belles figures du Carrache ; néanmoins elle pa-


raissait leste , souple , et sa vigueur supposait l'agilité
d'une panthère, comme la mâle élégance de ses formes en
promettait les voluptés dévorantes. Quoique cette fille dût
savoir rire et folâtrer, ses yeux et son sourire effrayaient

la pensée ; semblable à ces prophétesses agitées par un


démon , elle étonnait plutôt qu'elle ne plaisait ; toutes les
expressions passaient par masses et comme des éclairs

sur sa figure mobile ; peut-être eût- elle ravi des gens blasés ,
mais un jeune homme l'eût redoutée . C'était une statue
colossale tombée du haut de quelque temple grec , sublime à

distance , mais grossière à voir de près. Néanmoins sa fou-


droyante beauté devait réveiller les impuissans , sa voix
charmer les sourds , ses regards ranimer de vieux osse-

mens. Émile la comparait vaguement à une tragédie de


Shakespeare , espèce d'arabesque admirable où la pas-
sion éclate , où la joie hurle , où l'amour a je ne sais
quoi de sauvage , où la magie de la grâce et du bonheur

succède aux sanglans tumultes de la colère ; monstre

qui sait mordre et caresser , rire comme un démon ,


pleurer comme les anges , improviser dans une seule
12
90 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

étreinte toutes les séductions de la femme , excepté les

soupirs de la mélancolie et les enchanteresses modesties

d'une vierge ; puis en un moment , rugir , se déchirer

les flancs , briser sa passion , son amant ; enfin se détruire

elle -même comme fait un peuple insurgé . Vêtue d'une


robe en velours rouge , elle foulait d'un pied insouciant

quelques fleurs déjà tombées de la tête de ses com-


pagnes , et d'une main dédaigneuse tendait aux deux

amis un plateau d'argent. Fière de sa beauté , fière de

ses vices peut-être , elle montrait un bras blanc qui se


détachait vivement sur le velours . Elle était là comme la

reine du plaisir, comme une image de la joie humaine ,

de cette joie qui dissipe les trésors amassés par trois gé-
nérations , qui rit sur les cadavres , se moque des aïeux ,
dissout des perles et des trônes , transforme les jeunes

gens en vieillards et souvent les vieillards en jeunes


gens ; de cette joie permise seulement aux géans fati-

gués du pouvoir, éprouvés par la pensée , ou pour lesquels


la guerre est devenue comme un jouet.

Comment te nommes-tu ? lui dit Raphaël.

Aquilina.
Oh ! oh ! tu viens de Venise sauvée , s'écria Émile .

-Oui ! répondit-elle. De même que les papes se don-


nent de nouveaux noms , en montant au - dessus des

hommes , j'en ai pris un autre en m'élevant au-dessus


de toutes les femmes .

As-tu donc , comme ta patronne , un noble et terrible

conspirateur qui t'aime et sache mourir pour toi ? dit


vivement Émile réveillé par cette apparence de poésie .

— Je l'ai eu , répondit-elle . Mais la guillotine a été


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 91

ma rivale . Aussi , metté - je toujours quelques chiffons


rouges dans ma parure pour que ma joie n'aille jamais
trop loin.

-Oh ! si vous lui laissez raconter l'histoire des qua-

tre jeunes gens de La Rochelle , elle n'en finira pas .


Tais-toi donc , Aquilina ! Les femmes n'ont-elles pas toutes

un amant à pleurer ; mais toutes n'ont pas comme toi


le bonheur de l'avoir perdu sur un échafaud . Ah ! j'ai-
merai bien mieux savoir le mien couché dans une fosse

à Clamart que dans le lit d'une rivale.

Ces phrases furent prononcées d'une voix douce et


mélodieuse , par la plus innocente , la plus jolie et la

plus gentille petite créature qui fût jamais sortie d'un


œuf enchanté .

Elle était arrivée à pas muets , et montrait une figure

délicate , une taille grêle , des yeux bleus ravissans de


66
92 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

modestie , des tempes fraîches et pures . Une naïade

ingénue qui s'échappe de sa source , n'est pas plus timide ,

plus blanche , ni plus naïve . Elle paraissait avoir seize


ans , ignorer le mal , ignorer l'amour , ne pas connaître
les orages de la vie , et venir d'une église où elle aurait

prié les anges d'obtenir avant le temps son rappel dans


les cieux . A Paris seulement , se rencontrent ces créa-

tures au visage candide , qui cachent la dépravation la plus


profonde , les vices les plus raffinés , sous un front aussi

doux , aussi tendre que la fleur d'une marguerite . Trom-


pés d'abord par les célestes promesses écrites dans les

suaves attraits de cette jeune fille , Émile et Raphaël


acceptèrent le café qu'elle leur versa dans les tasses pré-

sentées par Aquilina , et se mirent à la questionner.

Ja
ne fung
t e
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 93

Elle acheva de transfigurer aux yeux des deux poètes


par une sinistre allégorie je ne sais quelle face de
la vie humaine , en opposant à l'expression rude et
passionnée de son imposante compagne le portrait de
cette corruption froide , voluptueusement cruelle , assez
étourdie pour commettre un crime , assez forte pour en

rire ; espèce de démon sans cœur qui punit les ames ri-
ches et tendres de ressentir les émotions dont il est privé ,

qui trouve toujours une grimace d'amour à vendre , des


larmes pour le convoi de sa victime , et de la joie le
soir pour en lire le testament. Un poète eût admiré la

belle Aquilina , le monde entier devait fuir la touchante


Euphrasie ; l'une était l'ame du vice , l'autre le vice sans
ame.

Je voudrais bien savoir , dit Émile à cette jolie


créature , si parfois tu songes à l'avenir.

-L'avenir , répondit-elle en riant. Qu'appelez-vous l'a-


venir ? Pourquoi penserais - je à ce qui n'existe pas en-

core ? Je ne regarde jamais ni en arrière ni en avant de


moi . N'est-ce pas déjà trop que de m'occuper d'une journée
à la fois. D'ailleurs l'avenir , nous le connaissons , c'est

l'hôpital.

-Comment peux -tu voir d'ici l'hôpital et ne pas éviter


d'y aller? s'écria Raphaël.

Qu'a donc l'hôpital de si effrayant , demanda la ter-


rible Aquilina. Quand nous ne sommes ni mères , ni

épouses ; quand la vieillesse nous met des bas noirs aux

jambes et des rides au front , flétrit tout ce qu'il y a de


femme en nous et sèche la joie dans les regards de
nos amis , de quoi pourrions - nous avoir besoin ? Vous
94 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

ne voyez plus alors en nous , de notre nature , que sa

fange primitive , qui marche sur deux pattes , froide ,


sèche , décomposée , et va produisant un bruissement
de feuilles mortes . Les plus jolis chiffons nous de-

viennent des haillons , l'ambre qui réjouissait le bou-

doir prend une odeur de mort et sent le squelette ,

puis s'il se trouve un cœur dans cette boue , vous y


insultez tous , vous ne nous permettez même pas un

souvenir. Ainsi , que nous soyons , à cette époque de

la vie , dans un riche hôtel à soigner des chiens , ou

dans un hôpital à trier des guenilles , notre existence

n'est - elle pas exactement la même ? Cacher nos che-


veux blancs sous un mouchoir à carreaux rouges et

bleus ou sous des dentelles , balayer les rues avec du


bouleau ou les marches des Tuileries avec du satin , être

assises à des foyers dorés ou nous chauffer à des cen-


dres dans un pot de terre rouge , assister au spectacle

de la Grève , ou aller à l'Opéra , y a - t- il donc là tant


de différence ?

Aquilina mia , jamais tu n'as eu tant de raison au

milieu de tes désespoirs , reprit Euphrasie. Oui , les ca-


chemires , les vélins , les parfums , l'or, la soie , le luxe ,

tout ce qui brille , tout ce qui plaît , ne va bien qu'à la


jeunesse. Le temps seul pourrait avoir raison contre nos

folies , mais le bonheur nous absout . Vous riez de ce que


dis , s'écria-t-elle en lançant un sourire venimeux aux
deux amis , n'ai - je pas raison ? j'aime mieux mourir de

plaisir que de maladie , je n'ai ni la manie de la perpé-


tuité , ni grand respect pour l'espèce humaine à voir

ce que Dieu en fait ! Donnez moi des millions , je les man-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 95

gerai , je ne voudrais pas garder un centime pour l'année

prochaine. Vivre pour plaire et régner, tel est l'arrêt que


prononce chaque battement de mon cœur. La société

m'approuve , ne fournit-elle pas sans cesse à mes dissi-


pations ? Pourquoi le bon Dieu me fait-il tous les matins

la rente de ce que je dépense tous les soirs , pourquoi


nous bâtissez-vous des hôpitaux ? Comme il ne nous a

pas mis entre le bien et le mal pour choisir ce qui nous


blesse ou nous ennuie , je serais bien sotte de ne pas
m'amuser.
-- Et les autres , dit Émile .

Les autres ? Eh bien , qu'ils s'arrangent ! j'aime


mieux rire de leurs souffrances que d'avoir à pleurer sur
les miennes . Je défie un homme de me causer la moindre

peine.

Qu'as-tu donc souffert pour penser ainsi ? demanda
Raphaël.
— J'ai été quittée pour un héritage , moi ! dit-elle en
prenant une pose qui fit ressortir toutes ses séductions .

Et cependant j'avais passé les nuits et les jours à tra-

vailler pour nourrir mon amant. Je ne veux plus être


la dupe d'aucun sourire , d'aucune promesse , et je
prétends faire de mon existence une longue partie de
plaisir.
— Mais , s'écria Raphaël , le bonheur ne vient-il donc
pas de l'ame ?

-Eh bien , reprit Aquilina , n'est- ce rien que de se


voir admirée , flattée , de triompher de toutes les femmes,

même des plus vertueuses en les écrasant par notre


beauté , par notre richesse ? D'ailleurs , nous vivons plus
96 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

en un jour qu'une bonne bourgeoise en dix ans , et alors


tout est jugé .

-Une femme sans vertu n'est-elle pas odieuse ? dit


Émile à Raphaël.

Euphrasie leur lança un regard de vipère , et répondit


avec un inimitable accent d'ironie : — La vertu ! nous la

laissons aux laides et aux bossues . Que seraient- elles sans

cela , les pauvres femmes !


— Allons , tais-toi , s'écria Émile , ne parle point de ce

que tu ne connais pas .

Ah ! je ne la connais pas , reprit Euphrasie . Se don-


ner pendant toute la vie à un être détesté , savoir élever

des enfans qui vous abandonnent et leur dire : Merci !

quand ils vous frappent au cœur ; voilà les vertus que vous
ordonnez à la femme . Encore pour la récompenser de

son abnégation , venez -vous lui imposer des souffrances

en cherchant à la séduire ; si elle résiste , vous la com-

promettez . Jolie vie ! Autant rester libres , aimer ceux qui


nous plaisent et mourir jeunes.

Ne crains-tu pas de payer tout cela un jour ?


Eh bien , répondit-elle , au lieu d'entremêler mes

plaisirs de chagrins , ma vie sera coupée en deux parts :

une jeunesse certainement joyeuse , et je ne sais quelle


vieillesse incertaine pendant laquelle je souffrirai tout à
mon aise.

Elle n'a pas aimé , dit Aquilina d'un son de voix pro-
fond . Elle n'a jamais fait cent lieues pour aller dévorer
avec mille délices un regard et un refus ; elle n'a point

attaché sa vie à un cheveu , ni essayé de poignarder plu-

sieurs hommes pour sauver son souverain , son seigneur,


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 97

son Dieu. Pour elle , l'amour était un joli colonel .


-Hé! hé! La Rochelle , répondit Euphrasie , l'amour est

comme le vent , nous ne savons d'où il vient. D'ailleurs ,


si tu avais été bien aimée par une bête , tu prendrais les
gens d'esprit en horreur .

Le Code nous défend d'aimer les bêtes , répliqua la


grande Aquilina d'un accent ironique .
— Je te croyais plus indulgente pour les militaires, s'é-
cria Euphrasie en riant.
Sont-elles heureuses de pouvoir abdiquer ainsi leur

raison , s'écria Raphaël.



Heureuses , dit Aquilina souriant de pitié , de ter-
reur et jetant aux deux amis un horrible regard . Ah !
vous ignorez ce que c'est que d'être condamnée au plaisir
avec un mort dans le cœur.

Contempler en ce moment les salons , c'était avoir une


vue anticipée du Pandémonium de Milton . Les flammes
bleues du punch coloraient d'une teinte infernale les vi-
sages de ceux qui pouvaient boire encore. Des danses
folles , animées par une sauvage énergie , excitaient des

rires et des cris qui éclataient comme les détonations


d'un feu d'artifice . Jonchés de morts et de mourans , le

boudoir et un petit salon offraient l'image d'un champ de


bataille. L'atmosphère était chaude de vin , de plaisirs et
de paroles. L'ivresse , l'amour, le délire , l'oubli du monde

étaient dans les cœurs , sur les visages , écrits sur les ta-

pis , exprimés par le désordre , et jetaient sur tous les


regards de légers voiles qui faisaient voir dans l'air des
vapeurs enivrantes. Il s'était ému , comme dans les bandes

lumineuses tracées par un rayon de soleil , une poussière


13
98 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

brillante à travers laquelle se jouaient les formes les plus

capricieuses , les luttes les plus grotesques . Cà et là , des


groupes de figures enlacées se confondaient avec les mar-

bres blancs , nobles chefs-d'oeuvre de la sculpture qui


ornaient les appartemens .

Faren

Quoique les deux amis conservassent encore une sorte


de lucidité trompeuse dans les idées et dans leurs organes ,

un dernier frémissement , simulacre imparfait de la vie ,


il leur était impossible de reconnaître ce qu'il y avait de
réel dans les fantaisies bizarres , de possible dans les ta-
bleaux surnaturels qui passaient incessamment devant leurs

yeux lassés . Le ciel étouffant de nos rêves , l'ardente sua-

vité que contractent les figures dans nos visions , surtout


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 99

je ne sais quelle agilité chargée de chaînes , enfin les phé-


nomènes les plus inaccoutumés du sommeil les assaillaient

si vivement qu'ils prirent les jeux de cette débauche pour

les caprices d'un cauchemar où le mouvement est sans

bruit , où les cris sont perdus pour l'oreille . En ce mo


ment le valet-de-chambre de confiance réussit non sans

peine à attirer son maître dans l'antichambre , et lui dit à


l'oreille : Monsieur , tous les voisins sont aux fenêtres

et se plaignent du tapage .

-S'ils ont peur du bruit , ne peuvent-ils pas faire met-


tre de la paille devant leurs portes , s'écria Taillefer .

Raphaël laissa tout-à-coup échapper un éclat de rire si


burlesquement intempestif , que son ami lui demanda
compte d'une joie aussi brutale .

Tu me comprendrais difficilement , répondit-il . D'a-
bord , il faudrait t'avouer que vous m'avez arrêté sur le
quai Voltaire au moment où j'allais me jeter dans la Seine ,
et tu voudrais sans doute connaître les motifs de ma

mort. Mais quand j'ajouterais que , par un hasard presque

fabuleux , les ruines les plus poétiques du monde maté


riel venaient alors de se résumer à mes yeux par une

traduction symbolique de la sagesse humaine ; tandis qu'en


ce moment les débris de tous les trésors intellectuels dont

nous avons fait à table un si cruel pillage , aboutissent à


ces deux femmes , images vives et originales de la folie ,
et que notre profonde insouciance des hommes et des
choses a servi de transition aux tableaux fortement colo-

rés de deux systèmes d'existence si diamétralement

opposés , en seras- tu plus instruit ? Si tu n'étais pas ivre ,

tu y verrais peut-être un traité de philosophie .


100 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

-Si tu n'avais pas les deux pieds sur cette ravissante


Aquilina , dont les ronflemens ont je ne sais quelle ana-
logie avec le rugissement d'un orage près d'éclater , re-

prit Émile , qui lui-même s'amusait à rouler et à dérouler


les cheveux d'Euphrasie sans trop avoir la conscience de
cette innocente occupation , tu rougirais de ton ivresse et
de ton bavardage . Tes deux systèmes peuvent entrer

dans une seule phrase et se réduisent à une pensée . La

vie simple et mécanique conduit à quelque sagesse insensée ,


en étouffant notre intelligence par le travail ; tandis que

la vie passée dans le vide des abstractions ou dans les


abîmes du monde moral , mène à quelque folle sagesse .

En un mot , tuer les sentimens pour vivre vieux , ou

mourir jeune en acceptant le martyre des passions , voilà


notre arrêt. Encore , cette sentence lutte- t-elle avec les

tempéramens que nous a donnés le rude goguenard à


qui nous devons le patron de toutes les créatures .

--- Imbécille , s'écria Raphaël en l'interrompant. Con-

tinue à t'abréger ainsi , tu feras des volumes ! Si j'avais

eu la prétention de formuler proprement ces deux idées ,

je t'aurais dit que l'homme se corrompt par l'exercice


de la raison et se purifie par l'ignorance . C'est faire le
procès aux sociétés ! Mais que nous vivions avec les sages
ou que nous périssions avec les fous , le résultat n'est-il

pas tôt ou tard le même ? Aussi , le grand abstracteur de

quintessence a-t-il jadis exprimé ces deux systèmes en


deux mots CARYMARY , CARYMARA.

-Tu me fais douter de la puissance de Dieu , car tu


es plus bête qu'il n'est puissant , répliqua Émile . Notre

cher Rabelais a résolu cette philosophie par un mot plus


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 101

bref que Carymary , Carymara , c'est peut-être , d'où Mon-


taigne a pris son Que sais-je ? Encore ces derniers mots

de la science morale ne sont-ils guère que l'exclamation


de Pyrrhon restant entre le bien et le mal , comme
l'âne de Buridan entre deux mesures d'avoine . Mais lais-

sons là cette éternelle discussion , qui aboutit aujourd'hui


à oui et non . Quelle expérience voulais-tu donc faire en
te jetant dans la Seine , étais-tu jaloux de la machine hy-
draulique du pont Notre- Dame ?
— Ah ! si tu connaissais ma vie .

-Ah ! s'écria Émile , je ne te croyais pas si vulgaire ,

la phrase est usée . Ne sais-tu pas que nous avons tous la

prétention de souffrir beaucoup plus que les autres.


— Ah ! s'écria Raphaël.

-Mais tu es bouffon avec ton ah! Voyons ? Une ma-


ladie d'ame ou de corps t'oblige -t- elle de ramener tous

les matins , par une contraction de tes muscles , les che-

vaux qui le soir doivent t'écarteler , comme jadis le fit


Damiens ? As-tu mangé ton chien tout cru , sans sel , dans

ta mansarde ? Tes enfans t'ont-ils jamais dit : J'ai faim ?


As-tu vendu les cheveux de ta maîtresse pour aller au

jeu ? As-tu été payer à un faux domicile une fausse lettre


de change , tirée sur un faux oncle , avec la crainte d'ar-

river trop tard ? Voyons j'écoute . Si tu te jetais à l'eau

pour une femme , pour un protêt , ou par ennui , je te


renie . Confesse-toi , ne mens pas , je ne te demande point

de mémoires historiques . Surtout , sois aussi bref que ton


ivresse te le permettra : je suis exigeant comme un lecteur ,
et prêt à dormir comme une femme qui lit ses vêpres .

Pauvre sot ! dit Raphaël . Depuis quand les douleurs


102 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

ne sont-elles plus en raison de la sensibilité ? Lorsque


nous arriverons au degré de science qui nous permettra
de faire une histoire naturelle des cœurs , de les nom-

mer, de les classer en genres , en sous- genres , en fa-

milles , en crustacés , en fossiles , en sauriens , en micros-

copiques , en... que sais-je ? alors , mon bon ami , ce sera

chose prouvée qu'il en existe de tendres , de délicats ,


comme des fleurs et qui doivent se briser comme elles ,
par de légers froissemens auxquels certains cœurs mi-

néraux ne sont même pas sensibles.

-Oh ! de gràce , épargne-moi ta préface , dit Émile


d'un air moitié riant moitié piteux en prenant la main
de Raphaël .

Jane lan
t ge
Langlois
Baron, del Brunellifre

LA FEMME SANS COEUR.

près être resté silencieux pendant un


moment , Raphaël dit en laissant échap-
per un geste d'insouciance : Je ne sais

en vérité , s'il ne faut pas attribuer aux

fumées du vin et du punch l'espèce de


lucidité qui me permet d'embrasser en
cet instant toute ma vie comme un même tableau , où les
figures , les couleurs , les ombres , les lumières , les demi-
104 ETUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

teintes sont fidèlement rendues . Ce jeu poétique de mon

imagination ne m'étonnerait pas , s'il n'était accompagné


d'une sorte de dédain pour mes souffrances et pour mes

joies passées. Vue à distance , ma vie est comme rétrécie


par un phénomène moral . Cette longue et lente douleur

qui a duré dix ans peut aujourd'hui se reproduire par


quelques phrases dans lesquelles la douleur ne sera plus

qu'une pensée , et le plaisir une réflexion philosophique .


Je juge , au lieu de sentir .

-Tu es ennuyeux comme un amendement , s'écria


Émile .

C'est possible , reprit Raphaël sans murmurer. Aussi ,


pour ne pas abuser de tes oreilles , te ferai - je grâce des

dix-sept premières années de ma vie . Jusque là , j'ai


vécu comme toi , comme mille autres , de cette vie de

collége ou de lycée , dont maintenant nous nous rap-


pelons tous avec tant de délices les malheurs fictifs et

les joies réelles , à laquelle notre gastronomie blasée


redemande les légumes du vendredi , tant que nous ne
les avons pas goûtés de nouveau : belle vie dont nous

méprisons les travaux , qui cependant nous ont appris le


travail...

Arrive au drame , dit Émile d'un air moitié comique

et moitié plaintif.

- Quand je sortis du collége , reprit Raphaël en ré-
clamant par un geste le droit de continuer, mon père
m'astreignit à une discipline sévère , il me logea dans une

chambre contiguë à son cabinet ; je me couchais dès neuf

heures du soir et me levais à cinq heures du matin , il


voulait que je fisse mon droit en conscience , j'allais en
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 105

même temps à l'École et chez un avoué ; mais les lois du

temps et de l'espace étaient si sévèrement appliquées à


mes courses , à mes travaux , et mon père me demandait
en dînant un compte si rigoureux de...
-Qu'est-ce que cela me fait ? dit Émile .

-Eh ! que le diable t'emporte , répondit Raphaël.


Comment pourras - tu concevoir mes sentimens si je
ne te raconte les faits imperceptibles qui influèrent sur
mon ame , la façonnèrent à la crainte et me lais-

sèrent long-temps dans la naïveté primitive du jeune


homme ? Ainsi jusqu'à vingt et un ans , j'ai été courbé
sous un despotisme aussi froid que celui d'une règle mo-
nacale . Pour te révéler les tristesses de ma vie , il suf-

fira peut - être de te dépeindre mon père un grand


homme sec et mince , le visage en lame de couteau , le

teint pâle , à parole brève , taquin comme une vieille


fille , méticuleux comme un chef de bureau . Sa pater-

nité planait au-dessus de mes lutines et joyeuses pen-


sées , et les enfermait comme sous un dôme de plomb.

Si je voulais lui manifester un sentiment doux et ten-


dre , il me recevait en enfant qui va dire une sottise .

Je le redoutais bien plus que nous ne craignions na-


guère nos maîtres d'étude . J'avais toujours huit ans
pour lui. Je crois encore le voir devant moi : dans sa re-

dingote marron , où il se tenait droit comme un cierge

pascal, il avait l'air d'un hareng saur enveloppé dans la cou-


verture rougeâtre d'un pamphlet . Cependant j'aimais mon

père , au fond il était juste . Peut-être ne haïssons-nous pas


la sévérité quand elle est justifiée par un grand caractère ,
par des mœurs pures, et qu'elle est adroitement entremêlée
14
106 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

de bonté. Si mon père ne me quitta jamais, si jusqu'à l'âge


de vingt ans , il ne laissa pas dix francs à ma disposition ,

dix coquins , dix libertins de francs , trésor immense


dont la possession vainement enviée me faisait rêver
d'ineffables délices , il cherchait du moins à me pro-

curer quelques distractions. Après m'avoir promis un


plaisir pendant des mois entiers , il me conduisait aux

Bouffons , à un concert , à un bal où j'espérais rencon-

trer une maîtresse . Une maîtresse ! c'était pour moi l'in-

dépendance . Mais honteux et timide , ne sachant point


l'idiome des salons et n'y connaissant personne , j'en re-

venais le cœur toujours aussi neuf et tout aussi gonflé


de désirs. Puis le lendemain , bridé comme un cheval

d'escadron par mon père , dès le matin je retournais


chez un Avoué , au Droit , au Palais. Vouloir m'écar-

ter de la route uniforme qu'il m'avait tracée , c'eût été


m'exposer à sa colère ; il m'avait menacé de m'embar-

quer à ma première faute , en qualité de mousse pour


les Antilles. Aussi me prenait-il un horrible frisson quand

par hasard j'osais m'aventurer, pendant une heure ou

deux , dans quelque partie de plaisir . Figure-toi l'imagi-


nation la plus vagabonde , le cœur le plus amoureux ,

l'ame la plus tendre , l'esprit le plus poétique , sans cesse

en présence de l'homme le plus caillouteux , le plus atrabi-

laire , le plus froid du monde , enfin marie une jeune fille à


un squelette , et tu comprendras l'existence dont tu m'in-

terdis de te développer les scènes curieuses projets de

fuite évanouis à l'aspect de mon père , désespoirs calmés


par le sommeil , désirs comprimés , sombres mélancolies
dissipées par la musique. J'exhalais mon malheur en mé-
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 107

lodies. Beethoven ou Mozart furent souvent mes dis-

crets confidens . Aujourd'hui , je souris en me souvenant

de tous les préjugés qui troublaient ma conscience à


cette époque d'innocence et de vertu si j'avais mis le

pied chez un restaurateur, je me serais cru ruiné ; mon


imagination me faisait considérer un café comme un lieu
de débauche où les hommes se perdaient d'honneur et

engageaient leur fortune ; quant à risquer de l'argent au


jeu , il aurait fallu en avoir.

Oh ! quand je devrais t'endormir , je veux te raconter


l'une des plus terribles joies de ma vie , une de ces

joies armées de griffes et qui s'enfoncent dans notre cœur


comme un fer chaud sur l'épaule d'un forçat . J'étais au
bal chez le duc de Navailles , cousin de mon père. Mais

pour que tu puisses parfaitement comprendre ma posi-

tion , apprends que j'avais un habit râpé , des souliers


mal faits , une cravate de cocher et des gants déjà

portés. Je me mis dans un coin afin de pouvoir tout


à mon aise prendre des glaces et contempler les jo-
lies femmes . Mon père m'aperçut . Par une raison que

je n'ai jamais devinée , tant cet acte de confiance m'aba-


sourdit , il me donna sa bourse et ses clefs à garder. A

dix pas de moi quelques hommes jouaient. J'entendais


frétiller l'or. J'avais vingt ans , je souhaitais passer une

journée entière plongé dans les crimes de mon àge . C'é-


tait un libertinage d'esprit dont nous ne trouverions l'ana-
logue ni dans les caprices de courtisane , ni dans les songes

des jeunes filles. Depuis un an , je me rêvais bien mis , en


voiture , ayant une belle femme à mes côtés , tranchant

du seigneur, dînant chez Véry , allant le soir au spectacle ,


108 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

décidé à ne revenir que le lendemain chez mon père ;


mais armé contre lui d'une aventure plus intriguée que

ne l'est le Mariage de Figaro , et dont il lui aurait été

impossible de se dépêtrer. J'avais estimé toute cette joie


cinquante écus. N'étais-je pas encore sous le charme naïf
de l'école buissonnière ? J'allai donc dans un boudoir où,

seul , les yeux cuisans , les doigts tremblans , je comptai


l'argent de mon père : cent écus !

Tam Lang
il e

Évoquées par cette somme , les joies de mon escapade


apparurent devant moi , dansant comme les sorcières de

Macbeth autour de leur chaudière , mais alléchantes ,

frémissantes , délicieuses ! Je devins un coquin déterminé.


Sans écouter ni les tintemens de mon oreille , ni les bat-

temens précipités de mon cœur, je pris deux pièces de


vingt francs que je vois encore ! Leurs millésimes étaient

effacés et la figure de Bonaparte y grimaçait. Après avoir


mis la bourse dans ma poche , je revins vers une table
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 109

de jeu en tenant les deux pièces d'or dans la paume hu-


mide de ma main , et je rôdai autour des joueurs comme
un émouchet au-dessus d'un poulailler . En proie à des

angoisses inexprimables , je jetai soudain un regard trans-


lucide autour de moi. Certain de n'être aperçu par

aucune personne de connaissance , je pariai pour un


petit homme gras et réjoui , sur la tête duquel j'accu-
mulai plus de prières et de voeux qu'il ne s'en fait
en mer pendant trois tempêtes . Puis , avec un instinct
de scélératesse ou de machiavélisme surprenant à mon

âge , j'allai me planter près d'une porte , regardant à


travers les salons sans y rien voir. Mon ame et mes
yeux voltigeaient autour du fatal tapis vert. De cette
soirée date la première observation physiologique à la-

quelle j'ai dû cette espèce de pénétration qui m'a permis


de saisir quelques mystères de notre double nature . Je
tournais le dos à la table où se disputait mon futur bon-

heur , bonheur d'autant plus profond peut-être qu'il était

criminel ; entre les deux joueurs et moi , il se trouvait


une haie d'hommes , épaisse de quatre ou cinq rangées

de causeurs ; le bourdonnement des voix empêchait de


distinguer le son de l'or qui se mêlait au bruit de l'or-

chestre ; malgré tous ces obstacles , par un privilége ac-


cordé aux passions et qui leur donne le pouvoir d'anéantir
l'espace et le temps , j'entendais distinctement les paroles

des deux joueurs , je connaissais leurs points , je savais


celui des deux qui retournait le roi comme si j'eusse
vu les cartes ; enfin à dix pas du jeu , je pâlissais de
ses caprices. Mon père passa devant moi tout - à - coup ,

je compris alors cette parole de l'Écriture : L'esprit de


110 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Dieu passa devant sa face ! J'avais gagné. A travers


le tourbillon d'hommes qui gravitait autour des joueurs ,

j'accourus à la table en m'y glissant avec la dextérité

d'une anguille qui s'échappe par la maille rompue d'un


filet. De douloureuses , mes fibres devinrent joyeuses .
J'étais comme un condamné qui , marchant au supplice ,
a rencontré le roi . Par hasard , un homme décoré ré-

clama quarante francs qui manquaient . Je fus soup-


çonné par des yeux inquiets , je pâlis et des gouttes de
sueur sillonnèrent mon front. Le crime d'avoir volé mon

père me parut bien vengé. Le bon gros petit homme

dit alors d'une voix certainement angélique : << Tous

ces messieurs avaient mis , »


> et paya les quarante

francs. Je relevai mon front et jetai des regards triom-


phans sur les joueurs. Après avoir réintégré dans la

bourse de mon père l'or que j'y avais pris , je laissai


mon gain à ce digne et honnête monsieur qui continua
de gagner. Dès que je me vis possesseur de cent soixante

francs , je les enveloppai dans mon mouchoir de manière


à ce qu'ils ne pussent ni remuer ni sonner pendant notre
retour au logis , et ne jouai plus.

Que faisiez-vous au jeu ? me dit mon père en entrant
dans le fiacre.

Je regardais , répondis-je en tremblant.

Mais , reprit mon père , il n'y aurait eu rien d'ex-

traordinaire à ce que vous eussiez été forcé par amour-

propre à mettre quelque argent sur le tapis . Aux yeux


des gens du monde , vous paraissez assez âgé pour avoir
le droit de commettre des sottises . Aussi vous excuse-

rais-je , Raphaël , si vous vous étiez servi de ma bourse ...


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 111

Je ne répondis rien . Quand nous fûmes de retour , je


rendis à mon père ses clefs et son argent . En rentrant
dans sa chambre , il vida la bourse sur sa cheminée ,
compta l'or, se tourna vers moi d'un air assez gracieux ,
et me dit en séparant chaque phrase par une pause plus
ou moins longue et significative : — Mon fils , vous avez

bientôt vingt ans. Je suis content de vous. Il vous faut


une pension , ne fût-ce que pour vous apprendre à éco-
nomiser , à connaître les choses de la vie. Dès ce soir ,

je vous donnerai cent francs par mois . Vous disposerez


de votre argent comme il vous plaira . Voici le premier
trimestre de cette année , ajouta-t-il en caressant une pile

d'or, comme pour vérifier la somme.


J'avoue que je fus prêt à me jeter à ses pieds , à lui
déclarer que j'étais un brigand , un infâme , et... pis que
cela , un menteur ! La honte me retint . J'allais l'embras-
ser, il me repoussa faiblement .

Maintenant , tu es un homme , mon enfant , me dit-


il . Ce que je fais est une chose simple et juste dont tu
ne dois pas me remercier. Si j'ai droit à votre reconnais-
sance , Raphaël , reprit-il d'un ton doux mais plein de

dignité , c'est pour avoir préservé votre jeunesse des mal-

heurs qui dévorent tous les jeunes gens , à Paris . Désor-


mais nous serons deux amis . Vous deviendrez , dans un
an , docteur en droit. Vous avez , non sans quelques dé-

plaisirs et certaines privations , acquis les connaissances


solides et l'amour du travail si nécessaires aux hommes

appelés à manier les affaires . Apprenez , Raphaël , à me


connaître . Je ne veux faire de vous ni un avocat , ni un

notaire , mais un homme d'état qui puisse devenir la gloire


112 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

de notre pauvre maison . A demain ! ajouta-t-il en me


renvoyant par un geste mystérieux .

Dès ce jour, mon père m'initia franchement à ses pro-


jets. J'étais fils unique et j'avais perdu ma mère depuis
dix ans. Autrefois , peu flatté d'avoir le droit de labourer

la terre l'épée au côté , mon père , chef d'une maison

historique à peu près oubliée en Auvergne , vint à Paris

pour y tenter le diable . Doué de cette finesse qui rend


les hommes du midi de la France si supérieurs quand

elle se trouve accompagnée d'énergie , il était parvenu


sans grand appui à prendre position au cœur même du

pouvoir. La révolution renversa bientôt sa fortune ; mais


il avait su épouser l'héritière d'une riche maison , et
s'était vu sous l'empire au moment de restituer à notre

famille son ancienne splendeur . La restauration , qui ren-


dit à ma mère des biens considérables , ruina mon père .

Ayant jadis acheté plusieurs terres données par l'empe-


reur à ses généraux et situées en pays étranger, il luttait

depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates ,


avec les tribunaux prussiens et bavarois pour se maintenir
dans la possession contestée de ces malheureuses dota-
tions. Mon père me jeta dans le labyrinthe inextricable

de ce vaste procès d'où dépendait notre avenir. Nous

pouvions être condamnés à restituer les revenus par


lui perçus , ainsi que le prix de certaines coupes de bois

faites de 1814 à 1817 ; dans ce cas , le bien de ma mère

suffisait à peine pour sauver l'honneur de notre nom.

Ainsi le jour où mon père parut en quelque sorte m'avoir

émancipé , je tombai sous le joug le plus odieux . Je dus


combattre comme sur un champ de bataille , travailler
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 113

nuit et jour , aller voir des hommes d'état , tâcher de sur-


prendre leur religion , tenter de les intéresser à notre af-
faire , les séduire , eux , leurs femmes , leurs valets , leurs
chiens , et déguiser cet horrible métier sous des formes

élégantes , sous d'agréables plaisanteries. Je compris tous


les chagrins dont l'empreinte flétrissait la figure de mon

père. Pendant une année environ , je menai donc en


apparence la vie d'un homme du monde ; mais cette dis-

sipation et mon empressement à me lier avec des parens


en faveur ou avec des gens qui pouvaient nous être utiles ,
cachaient d'immenses travaux . Mes divertissemens étaient

encore des plaidoiries , et mes conversations des mémoi-

res . Jusque là , j'avais été vertueux par l'impossibilité de


me livrer à mes passions de jeune homme ; mais craignant
alors de causer la ruine de mon père ou la mienne par

une négligence , je devins mon propre despote , et n'osai

me permettre ni un plaisir ni une dépense . Lorsque nous


sommes jeunes, quand, à force de froissemens , les hommes
et les choses ne nous ont point encore enlevé cette déli-

cate fleur de sentiment , cette verdeur de pensée , cette

noble pureté de conscience qui ne nous laisse jamais


transiger avec le mal , nous sentons vivement nos de-

voirs ; notre honneur parle haut et se fait écouter , nous


sommes francs et sans détour : ainsi étais-je alors. Je

voulus justifier la confiance de mon père . Naguère , je


lui aurais dérobé délicieusement une chétive somme ;

mais portant avec lui le fardeau de ses affaires , de son


nom , de sa maison , je lui eusse donné secrètement mes

biens , mes espérances , comme je lui sacrifiais mes plai-


sirs ; heureux même de mon sacrifice ! Aussi , quand
15
114 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

M. de Villèle exhuma , tout exprès pour nous , un dé-

cret impérial sur les déchéances , et nous eut ruinés ,

signé-je la vente de mes propriétés , n'en gardant qu'une


île sans valeur, située au milieu de la Loire et où se
trouvait le tombeau de ma mère. Aujourd'hui , peut-être ,
les argumens , les détours , les discussions philosophiques ,

philantropiques et politiques ne me manqueraient pas pour

me dispenser de faire ce que mon avoué nommait une


bêtise . Mais à vingt et un ans , nous sommes , je le répète ,

tout générosité , tout chaleur , tout amour . Les larmes que


vis dans les yeux de mon père furent alors pour moi

la plus belle des fortunes , et le souvenir de ces larmes

a souvent consolé ma misère . Dix mois après avoir payé

ses créanciers , mon père mourut de chagrin. Il m'ado-


rait et m'avait ruiné , cette idée le tua. En 1826 , à l'âge

de vingt- deux ans , vers la fin de l'automne , je suivis


tout seul le convoi de mon premier ami , de mon père.
ETUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 115

Peu de jeunes gens se sont trouvés , seuls avec leurs


pensées , derrière un corbillard , perdus dans Paris , sans

avenir, sans fortune. Les orphelins recueillis par la cha-


rité publique ont au moins pour avenir le champ de ba-

taille , pour père le gouvernement ou le procureur du


roi , pour refuge un hospice. Moi , je n'avais rien ! Trois

mois après , un commissaire-priseur me remit onze cent

douze francs , produit net et liquide de la succession


paternelle .

Des créanciers m'avaient obligé à vendre notre mo-


bilier. Accoutumé dès ma jeunesse à donner une grande

valeur aux objets de luxe dont j'étais entouré , je ne


pus in'empêcher de marquer une sorte d'étonnement à
l'aspect de ce reliquat exigu . — « Oh ! me dit le com-

missaire-priseur , tout cela était bien rococo. » Mot épou-


vantable qui flétrissait toutes les religions de mon enfance
et me dépouillait de mes premières illusions , les plus
116 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

chères de toutes . Ma fortune se résumait par un borde-


reau de vente , mon avenir gisait dans un sac de toile

qui contenait onze cent douze francs , la société m'ap-


paraissait en la personne d'un huissier-priseur qui me

parlait le chapeau sur la tête . Un valet- de-chambre qui


me chérissait et auquel ma mère avait jadis constitué
quatre cents francs de rente viagère , Jonathas me dit en

quittant la maison d'où j'étais si souvent sorti joyeuse-


ment en voiture , pendant mon enfance : - Soyez bien

économe , monsieur Raphaël ! Il pleurait , le bon homme.

Tels sont , mon cher Émile , les événemens qui maî-


trisèrent ma destinée , modifièrent mon ame , et me pla-

cèrent jeune encore dans la plus fausse de toutes les


situations sociales . Des liens de famille , mais faibles ,

m'attachaient à quelques maisons riches dont l'accès m'eût


été interdit par ma fierté , si le mépris et l'indifférence

ne m'en eussent déjà fermé les portes. Quoique parent

de personnes très-influentes et prodigues de leur protec-


tion pour des étrangers , je n'avais ni parens ni protec-
teurs . Sans cesse arrêtée dans ses expansions , mon ame

s'était repliée sur elle - même : plein de franchise et de

naturel , je devais paraître froid , dissimulé ; le despo-


tisme de mon père m'avait ôté toute confiance en moi ;

j'étais timide et gauche , je ne croyais pas que ma voix


pût exercer le moindre empire , je me déplaisais , je me
trouvais laid , j'avais honte de mon regard . Malgré la

voix intérieure qui doit soutenir les hommes de talent


dans leurs luttes , et qui me criait Courage ! marche !
malgré les révélations soudaines de ma puissance dans la
solitude , malgré l'espoir dont j'étais animé en comparant
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 117

les ouvrages nouveaux admirés du public à ceux qui vol-

tigeaient dans ma pensée , je doutais de moi comme un


enfant . J'étais la proie d'une excessive ambition , je me

croyais destiné à de grandes choses et me sentais dans

le néant. J'avais besoin des hommes , et je me trouvais


sans amis ; je devais me frayer une route dans le monde ,

et j'y restais seul , moins craintif que honteux . Pendant


l'année où je fus jeté par mon père dans le tourbillon de
la haute société , j'y vins avec un cœur neuf, avec une ame

fraîche. Comme tous les grands enfans , j'aspirai secrè-


tement à de belles amours . Je rencontrai parmi les jeunes
gens de mon âge une secte de fanfarons qui allaient tête
levée , disant des riens , s'asseyant sans trembler près des

femmes qui me semblaient les plus imposantes , débitant


des impertinences , mâchant le bout de leurs cannes , mi-

naudant , se prostituant à eux-mêmes les plus jolies per-


sonnes , mettant ou prétendant avoir mis leurs têtes sur

tous les oreillers , ayant l'air d'être au refus du plaisir ,


considérant les plus vertueuses , les plus prudes comme

de prise facile et pouvant être conquises à la simple pa-

role , au moindre geste hardi , par le premier regard in-


solent ! Je te le déclare , en mon ame et conscience ,

la conquête du pouvoir ou d'une grande renommée litté-

raire me paraissait un triomphe moins difficile à obtenir


qu'un succès auprès d'une femme de haut rang , jeune ,
spirituelle et gracieuse . Je trouvai donc les troubles de

mon cœur , mes sentimens , mes cultes en désaccord avec

les maximes de la société. J'avais de la hardiesse , mais


dans l'ame seulement , et non dans les manières . J'ai su
plus tard , que les femmes ne voulaient pas être mendiées .
118 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

J'en ai beaucoup vu que j'adorais de loin , auxquelles je


livrais un cœur à toute épreuve , une ame à déchirer, une

énergie qui ne s'effrayait ni des sacrifices , ni des tortures ;


elles appartenaient à des sots dont je n'aurais pas voulu
pour portiers . Combien de fois , muet , immobile , n'ai -je

pas admiré la femme de mes rêves , surgissant dans un


bal !

Gav
ann d
i - een
es S
Narg

Dévouant alors en pensée mon existence à des caresses

éternelles , j'imprimais toutes mes espérances en un re-


gard , et lui offrais dans mon extase un amour de jeune

homme qui courait au devant des tromperies. En certains


momens , j'aurais donné ma vie pour une seule nuit . Eh
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 119

bien ! n'ayant jamais trouvé d'oreilles à qui confier mes


propos passionnés , de regards où reposer les miens , de
cœur pour mon cœur , j'ai vécu dans tous les tourmens

d'une impuissante énergie qui se dévorait elle - même , soit


faute de hardiesse ou d'occasions , soit inexpérience . Peut-

être ai-je désespéré de me faire comprendre , ou tremblé


d'être trop compris. Et cependant j'avais un orage tout

prêt à chaque regard poli que l'on pouvait m'adresser .


Malgré ma promptitude à prendre ce regard ou des mots
en apparence affectueux comme de tendres engagemens ,

je n'ai jamais osé ni parler ni me taire à propos . A force


de sentiment ma parole était insignifiante , et mon silence
était stupide . J'avais sans doute trop de naïveté pour une
société factice qui vit aux lumières , et rend toutes ses

pensées par des phrases convenues , ou des mots que


dicte la mode . Puis je ne savais point parler en me tai-

sant , ni me taire en parlant. Enfin , gardant en moi des

feux qui me brûlaient , ayant une ame semblable à celles


que les femmes souhaitent de rencontrer , en proie à cette
exaltation dont elles sont avides , possédant l'énergie

dont se vantent les sots , toutes les femmes m'ont été


traîtreusement cruelles. Aussi , admirais-je naïvement les
héros de coterie quand ils célébraient leurs triomphes ,

sans les soupçonner de mensonge . J'avais sans doute


le tort de désirer un amour sur parole , de vouloir

trouver grande et forte dans un cœur de femme frivole


et légère , affamée de luxe , ivre de vanité , cette passion
large , cet océan qui battait tempestueusement dans mon

cœur. Oh ! se sentir né pour aimer , pour rendre une


femme bien heureuse , et ne pas avoir trouvé même une
120 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

courageuse et noble Marceline ou quelque vieille mar-

quise ! Porter des trésors dans une besace et ne pouvoir

rencontrer personne , pas même une enfant , quelque jeune


fille curieuse , pour les lui faire admirer . J'ai souvent voulu
me tuer de désespoir ...
-Joliment tragique ce soir, s'écria Émile .
Eh ! laisse - moi condamner ma vie , répondit Ra-

phaël . Si ton amitié n'a pas la force d'écouter mes élégies ,


si tu ne peux me faire crédit d'une demi-heure d'ennui ,
dors ! Mais ne me demande plus compte de mon suicide qui

gronde , qui se dresse , qui m'appelle et que je salue .


Pour juger un homme , au moins faut-il être dans le se-
cret de sa pensée , de ses malheurs , de ses émotions ?

ne vouloir connaître de sa vie que les événemens maté-


riels , c'est faire de la chronologie , l'histoire des sots !

Le ton amer avec lequel ces paroles furent prononcées


frappa si vivement Émile que , dès ce moment , il prêta

toute son attention à Raphaël en le regardant d'un air


hébété .

Mais , reprit le narrateur , maintenant la lueur qui


colore ces accidens leur prête un nouvel aspect . L'or-

dre de choses que je considérais jadis comme un mal-


heur a peut- être engendré les belles facultés dont plus

tard je me suis enorgueilli. La curiosité philosophique ,

les travaux excessifs , l'amour de la lecture qui , depuis


l'âge de sept ans jusqu'à mon entrée dans le monde ,

ont constamment occupé ma vie , ne m'auraient-ils pas


doué de la facile puissance avec laquelle , s'il faut vous en

croire , je sais rendre mes idées et marcher en avant


dans le vaste champ des connaissances humaines ? L'a-
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 121

bandon auquel j'étais condamné , l'habitude de refouler


mes sentimens et de vivre dans mon cœur, ne m'ont-ils

pas investi du pouvoir de comparer, de méditer ? En ne


se perdant pas au service des irritations mondaines

qui rapetissent la plus belle ame et la réduisent à l'état

de guenille , ma sensibilité ne s'est-elle pas concentrée

pour devenir l'organe perfectionné d'une volonté plus


haute que le vouloir de la passion ? Méconnu par les

femmes , je me souviens de les avoir observées avec la sa-


gacité de l'amour dédaigné . Maintenant , je le vois , la sin-
cérité de mon caractère a dû leur déplaire ! Peut- être veu-

lent-elles un peu d'hypocrisie ? Moi qui suis tour-à-tour,


dans la même heure , homme et enfant , futile et penseur ,

sans préjugés et plein de superstitions , souvent femme

comme elles , n'ont-elles pas dû prendre ma naïveté pour


du cynisme , et la pureté même de ma pensée pour du

libertinage? La science leur était ennui , la langueur fé-


minine faiblesse. Cette excessive mobilité d'imagination ,

le malheur des poètes , me faisait sans doute juger comme


un être incapable d'amour, sans constance dans les idées ,
sans énergie . Idiot quand je me taisais , je les effarouchais
peut-être quand j'essayais de leur plaire . Les femmes

m'ont condamné . J'ai accepté , dans les larmes et le cha-


grin , l'arrêt porté par le monde. Cette peine a produit
son fruit. Je voulus me venger de la société , je voulus
posséder l'ame de toutes les femmes en me soumettant
les intelligences , et voir tous les regards fixés sur moi

quand mon nom serait prononcé par un valet à la porte


d'un salon . Je m'instituai grand homme. Dès mon en-

fance , je m'étais frappé le front en me disant comme


16
122 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

André de Chénier : « Il y a quelque chose là ! » Je croyais


sentir en moi une pensée à exprimer , un système à

établir , une science à expliquer. O mon cher Émile ! au-

jourd'hui que j'ai vingt-six ans à peine , que je suis sûr


de mourir inconnu , sans avoir jamais été l'amant de la
femme que j'ai rêvé de posséder , laisse - moi te con-
ter mes folies ? N'avons - nous pas tous , plus ou moins ,

pris nos désirs pour des réalités ? Ah ! je ne voudrais

point pour ami d'un jeune homme qui dans ses rêves
ne se serait pas tressé des couronnes , construit quelque

piédestal ou donné de complaisantes maîtresses . Moi !


j'ai souvent été général , empereur , j'ai été Byron , puis

rien. Après avoir joué sur le faîte des choses humai-

nes , je m'apercevais que toutes les montagnes , toutes


les difficultés restaient à gravir. Cet immense amour-pro-

pre qui bouillonnait en moi , cette croyance sublime à


une destinée , et qui devient du génie peut-être quand
un homme ne se laisse pas déchiqueter l'ame par le

contact des affaires aussi facilement qu'un mouton aban-


donne sa laine aux épines des halliers où il passe ; tout

cela me sauva . Je voulus me couvrir de gloire et tra-


vailler dans le silence pour la maîtresse que j'espérais

avoir un jour. Toutes les femmes se résumaient par une


seule , et cette femme je croyais la rencontrer dans la

première qui s'offrait à mes regards . Mais , voyant une


reine dans chacune d'elles , toutes devaient , comme les

reines qui sont obligées de faire des avances à leurs

amans , venir un peu au devant de moi , souffreteux ,

pauvre et timide . Ah ! pour celle qui m'eût plaint , j'a-


vais dans le cœur tant de reconnaissance outre l'amour,
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 123

que je l'eusse adorée pendant toute sa vie . Plus tard ,


mes observations m'ont appris de cruelles vérités . Ainsi ,
mon cher Émile , je risquais de vivre éternellement
seul. Les femmes sont habituées , par je ne sais quelle
pente de leur esprit , à ne voir dans un homme de

talent que ses défauts , et dans un sot que ses qua-


lités ; elles éprouvent de grandes sympathies pour les

qualités du sot qui sont une flatterie perpétuelle de leurs


propres défauts , tandis que l'homme supérieur ne leur

offre pas assez de jouissances pour compenser ses imper-


fections. Le talent est une fièvre intermittente, nulle femme

n'est jalouse d'en partager seulement les malaises ; toutes


veulent trouver dans leurs amans des motifs de satisfaire

leur vanité , c'est elles encore qu'elles aiment en nous !

Un homme pauvre , fier , artiste , doué du pouvoir de


créer , n'est- il pas armé d'un blessant égoïsme ? il existe
autour de lui je ne sais quel tourbillon de pensées dans
lequel il enveloppe tout , même sa maîtresse qui doit

en suivre le mouvement. Une femme adulée peut-elle


croire à l'amour d'un tel homme ? Ira-t-elle le chercher ?

Cet amant n'a pas le loisir de s'abandonner autour d'un

divan à ces petites singeries de sensibilité auxquelles


les femmes tiennent tant et qui sont le triomphe des
gens faux et insensibles. Le temps manque à ses tra-
vaux , comment en dépenserait-il à se rapetisser , à se
chamarrer ? Prêt à donner ma vie d'un coup , je ne

l'aurais pas avilie en détail . Enfin il existe dans le ma-


nége d'un agent de change qui fait les commissions d'une

femme pâle et minaudière , je ne sais quoi de mesquin


dont l'artiste a horreur. L'amour abstrait ne suffit pas à un
124 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

homme pauvre et grand , il en veut tous les dévouemens.


Les petites créatures qui passent leur vie à essayer des

cachemires ou se font les porte-manteaux de la mode

n'ont pas de dévouement , elles en exigent et voient dans

l'amour le plaisir de commander , non celui d'obéir. La


véritable épouse en cœur , en chair et en os , se laisse trai-
ner là où va celui en qui réside sa vie , sa force , sa gloire ,

son bonheur. Aux hommes supérieurs , il faut des femmes

orientales dont l'unique pensée soit l'étude de leurs be-


soins pour eux , le malheur est dans le désaccord

de leurs désirs et des moyens. Moi , qui me croyais

homme de génie , j'aimais précisément ces petites maî-


tresses ! Nourrissant des idées si contraires aux idées re-

çues , ayant la prétention d'escalader le ciel sans échelle ,

possédant des trésors qui n'avaient pas cours , armé de


connaissances étendues qui surchargeaient ma mémoire

et que je n'avais pas encore classées , que je ne m'étais

point assimilées ; me trouvant sans parens , sans amis ,

seul au milieu du plus affreux désert , un désert pavé ,

un désert animé , pensant , vivant , où tout vous est bien

plus qu'ennemi , indifférent ! la résolution que je pris

était naturelle , quoique folle ; elle comportait je ne sais

quoi d'impossible qui me donna du courage . Ce fut comme


un parti fait avec moi-même , et dont j'étais le joueur et

l'enjeu. Voici mon plan .


Mes onze cents francs devaient suffire à ma vie pen-

dant trois ans , je m'accordais ce temps pour mettre


au jour un ouvrage qui pût attirer l'attention publique
sur moi , me faire une fortune ou un nom. Je me ré-

jouissais on pensant que j'allais vivre de pain et de lait ,


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 125

comme un solitaire de la Thébaïde , plongé dans le monde

des livres et des idées , dans une sphère inaccessible ,

au milieu de ce Paris si tumultueux ; sphère de travail et


de silence où comme les chrysalides je me bâtissais

une tombe pour renaître brillant et glorieux . J'allais ris-


quer de mourir pour vivre. En réduisant l'existence à

ses vrais besoins , au strict nécessaire , je trouvais que


trois cent soixante-cinq francs par an devaient suffire à

ma pauvreté. En effet , cette maigre somme a satisfait à

ma vie , tant que j'ai voulu subir ma propre discipline


claustrale .

C'est impossible , s'écria Émile .



J'ai vécu près de trois ans ainsi , répondit Raphaël

avec une sorte de fierté. Comptons ! reprit - il. Trois sous


de pain , deux sous de lait , trois sous de charcuterie

m'empêchaient de mourir de faim et tenaient mon esprit


dans un état de lucidité singulière . J'ai observé , tu le sais,
de merveilleux effets produits par la diète sur l'imagina-
tion . Mon logement me coûtait trois sous par jour , je brûlais

pour trois sous d'huile par nuit , je faisais moi-même ma

chambre , je portais des chemises de flanelle pour ne


dépenser que deux sous de blanchissage par jour , je me
chauffais avec du charbon de terre , dont le prix divisé par

les jours de l'année n'a jamais donné plus de deux sous


pour chacun ; j'avais des habits , du linge , des chaus-

sures pour trois années , je ne voulais m'habiller que


pour aller à certains cours publics et aux bibliothèques .

Ces dépenses réunies ne faisaient que dix -huit sous , il


me restait deux sous pour les choses imprévues. Je ne

me souviens pas d'avoir , pendant cette longue période


126 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

de travail , passé le Pont-des-Arts , ni d'avoir jamais

acheté d'eau ; j'allais en chercher le matin , à la fontaine


de la place Saint-Michel , au coin de la rue des Grès .

Jan Lan
et ge
del Pigeot Sculp

Oh ! je portais ma pauvreté fièrement. Un homme qui


pressent un bel avenir marche dans sa vie de misère comme

un innocent conduit au supplice , il n'a point honte . Je

n'avais pas voulu prévoir la maladie comme Aquilina ,


j'envisageais l'hôpital sans terreur . Je n'ai pas douté un
moment de ma bonne santé. D'ailleurs , le pauvre ne doit

se coucher que pour mourir. Je me coupai les cheveux ,


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 127

jusqu'au moment où un ange d'amour et de bonté ... Mais

je ne veux pas anticiper sur la situation à laquelle j'arrive .


Apprends seulement , mon cher ami , qu'à défaut de maî-

tresse , je vécus avec une grande pensée , avec un rêve ,


un mensonge auquel nous commençons tous par croire

plus ou moins . Aujourd'hui , je ris de moi , de ce moi ,


peut-être saint et sublime , qui n'existe plus. La société ,
le monde , nos usages , nos mœurs vus de près , m'ont
révélé le danger de ma croyance innocente et la super-

fluité de mes fervens travaux . Ces approvisionnemens


sont inutiles à l'ambitieux que léger soit le bagage de

qui poursuit la fortune . La faute des hommes supérieurs


est de dépenser leurs jeunes années à se rendre dignes

de la Faveur . Pendant qu'ils thésaurisent leurs forces et


la science pour porter sans effort le poids d'une puis-

sance qui les fuit , les intrigans riches de mots et dé-


pourvus d'idées vont et viennent , surprennent les sots
et se logent dans la confiance des demi-niais les uns

étudient , les autres marchent ; les uns sont modestes ,

les autres hardis ; l'homme de génie tait son orgueil , l'in-


trigant arbore le sien et doit arriver nécessairement . Les
hommes du pouvoir ont si fort besoin de croire au mé-

rite tout fait , au talent effronté , qu'il y a chez le vrai


savant de l'enfantillage à espérer des récompenses hu-

maines. Je ne cherche certes pas à paraphraser les lieux


communs de la vertu , le cantique des cantiques éter-
nellement chanté par les génies méconnus , je veux

déduire logiquement la raison des fréquens succès ob-


tenus par les hommes médiocres . Hélas ! l'étude est

si maternellement bonne , qu'il y a peut- être crime à


128 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

lui demander des récompenses autres que les pures

et douces joies dont elle nourrit ses enfans. Je me sou-

viens d'avoir quelquefois trempé gaiement mon pain dans


mon lait , assis auprès de ma fenêtre en y respirant
l'air , en laissant planer mes yeux sur un paysage de

toits bruns , grisâtres , rouges , en ardoises , en tuiles ,

couverts de mousses jaunes ou vertes .


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 129

Si d'abord cette vue me parut monotone , j'y décou-


vris bientôt de singulières beautés : tantôt le soir des raies

lumineuses , parties des volets mal fermés , nuançaient et


animaient les noires profondeurs de ce pays original ; tan-

tôt les lueurs pâles des réverbères projetaient d'en bas

des reflets jaunâtres à travers le brouillard , et accusaient


faiblement dans les rues les ondulations de ces toits

pressés , océan de vagues immobiles ; parfois de rares


figures apparaissaient au milieu de ce morne désert.
Parmi les fleurs de quelque jardin aérien , j'entrevoyais

le profil anguleux et crochu d'une vieille femme arro-


sant des capucines , ou dans le cadre d'une lucarne

pourrie , quelque jeune fille faisant sa toilette , se croyant


seule , et dont je ne pouvais apercevoir que le beau
front et les longs cheveux élevés en l'air par un joli
bras blanc. J'admirais dans les gouttières quelques vé-

gétations éphémères , pauvres herbes bientôt emportées


par un orage ! J'étudiais les mousses , leurs couleurs
ravivées par
la pluie , et qui sous le soleil se chan-

geaient en un velours sec et brun à reflets capricieux .

Enfin les poétiques et fugitifs effets du jour , les tris-


tesses du brouillard , les soudains pétillemens du soleil ,

le silence et les magies de la nuit , les mystères de l'au-


rore , les fumées de chaque cheminée , tous les accidens

de cette singulière nature m'étaient devenus familiers et

me divertissaient. J'aimais ma prison , elle était volon-

taire . Ces savanes de Paris formées par des toits nivelés

comme une plaine , mais qui couvraient des abîmes peu-


plés , allaient à mon ame et s'harmoniaient avec mes

pensées. Il est fatigant de retrouver brusquement le


17
130 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

monde quand nous descendons des hauteurs célestes où


nous entraînent les méditations scientifiques. Aussi , ai-je
alors parfaitement conçu la nudité des monastères.

Quand je fus bien résolu à suivre mon nouveau plan

de vie , je cherchai mon logis dans les quartiers les plus


déserts de Paris . Un soir , en revenant de l'Estrapade ,

je passais par la rue des Cordiers pour retourner chez

moi . A l'angle de la rue de Cluny , je vis une petite fille

d'environ quatorze ans , qui jouait au volant avec une de


ses camarades , et dont les rires et les espiègleries amu-
saient les voisins .

Ta Thomas.
P Brunellare

Il faisait beau , la soirée était chaude , le mois de sep-

tembre durait encore. Devant chaque porte , des femmes


étaient assises et devisaient comme dans une ville de pro-
ETUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 131

vince par un jour de fête . J'observai d'abord la jeune fille

de qui la physionomie était d'une admirable expression , et


le corps tout posé pour un peintre . C'était une scène ra-
vissante. Je cherchai la cause de cette bonhomie au milieu

de Paris , je remarquai que la rue n'aboutissait à rien , et

ne devait pas être très-passante . En me rappelant le sé-


jour de J.-J. Rousseau dans ce lieu , je trouvai l'hôtel
Saint-Quentin , et le délabrement dans lequel il était me
fit espérer d'y rencontrer un gîte peu coûteux . Je voulus

le visiter. En entrant dans une chambre basse , je vis


les classiques flambeaux de cuivre garnis de leurs chan-

delles , méthodiquement rangés au-dessus de chaque clef ,

et fus frappé de la propreté qui régnait dans cette

salle , ordinairement assez mal tenue dans les autres

hôtels. Elle était peignée comme un tableau de genre :

son lit bleu , les ustensiles , les meubles avaient la co-


quetterie d'une nature de convention. La maîtresse de

l'hôtel , femme de quarante ans environ , dont les traits


exprimaient des malheurs , dont le regard était comme

terni par des pleurs , se leva , vint à moi , je lui sou-


mis humblement le tarif de mon loyer. Sans en paraître

étonnée , elle chercha une clef parmi toutes les au-

tres , et me conduisit dans les mansardes , où elle me

montra une chambre qui avait vue sur les toits , sur

les cours des maisons voisines , par les fenêtres des-


quelles passaient de longues perches chargées de linge .
Rien n'était plus horrible que cette mansarde aux murs
jaunes et sales , qui sentait la misère et appelait son sa-
vant. La toiture s'y abaissait irrégulièrement et les tuiles
disjointes laissaient voir le ciel. Il y avait place pour un
132 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

lit , une table , quelques chaises , et sous l'angle aigu


du toit , je pouvais loger mon piano . N'étant pas assez
riche pour meubler cette cage digne des plombs de Ve-

nise , la pauvre femme n'avait jamais pu la louer . Ayant


précisément excepté de la vente mobilière que je venais

de faire , les objets qui m'étaient en quelque sorte per-

sonnels , je fus bientôt d'accord avec mon hôtesse , et


m'installai le lendemain chez elle . Je vécus dans ce
sépulcre aérien pendant près de trois ans , travaillant

nuit et jour sans relâche , avec tant de plaisir que l'é-


tude me semblait être le plus beau thème , la plus heu-
reuse solution de la vie humaine. Le calme et le silence

nécessaires au savant ont je ne sais quoi de doux ,


d'enivrant comme l'amour . L'exercice de la pensée , la
recherche des idées , les contemplations tranquilles de la

science nous prodiguent d'ineffables délices , indescrip-

tibles comme tout ce qui participe de l'intelligence , dont


les phénomènes sont invisibles à nos sens extérieurs . Aussi

sommes-nous toujours forcés d'expliquer les mystères de


l'esprit par des comparaisons matérielles. Le plaisir de

nager dans un lac d'eau pure , au milieu des rochers , des

bois et des fleurs , seul et caressé par une brise tiède , don-

nerait aux ignorans une bien faible image du bonheur que


j'éprouvais quand mon ame était baignée dans les lueurs de

je ne sais quelle lumière , quand j'écoutais les voix terribles

et confuses de l'inspiration , quand d'une source inconnue

les images ruisselaient dans mon cerveau palpitant. Voir


une idée qui pointe dans le champ des abstractions hu-
maines comme le lever du soleil au matin et s'élève comme

lui , qui mieux encore ! grandit comme un enfant , ar-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 133

rive à la puberté , se fait lentement virile , est une joie

supérieure aux autres joies terrestres , ou plutôt c'est

un divin plaisir. L'étude prête une sorte de magie à

tout ce qui nous environne . Le bureau chétif sur le-

quel j'écrivais et la basane brune qui le couvrait , mon


piano , mon lit , mon fauteuil , les bizarreries de mon

papier de tenture , mes meubles , toutes ces choses s'a-

nimèrent , et devinrent pour moi d'humbles amis , les


complices silencieux de mon avenir. Combien de fois ne

leur ai-je pas communiqué mon ame , en les regar-


dant? Souvent en laissant voyager mes yeux sur une

moulure déjetée , je rencontrais des développemens nou-


veaux , une preuve frappante de mon système ou des

mots que je croyais heureux pour rendre des pensées

presque intraduisibles . A force de contempler les objets

qui m'entouraient , je trouvais à chacun sa physiono-


mie , son caractère ; souvent ils me parlaient si , par

dessus les toits , le soleil couchant leur jetait à travers


mon étroite fenêtre quelque lueur furtive , ils se colo-

raient , pâlissaient , brillaient , s'attristaient ou s'égayaient,


en me surprenant toujours par des effets nouveaux. Ces
menus accidens de la vie solitaire , qui échappent aux

préoccupations du monde , sont la consolation des pri-

sonniers . N'étais-je pas captivé par une idée , emprisonné

dans un système , mais soutenu par la perspective d'une


vie glorieuse . A chaque difficulté vaincue , je baisais les
mains douces de la femme aux beaux yeux , élégante et

riche , qui devait un jour caresser mes cheveux en me


disant avec attendrissement : Tu as bien souffert , pauvre

ange !
134 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

J'avais entrepris deux grandes œuvres. Une comédie


devait en peu de jours me donner une renommée , une

fortune , et l'entrée de ce monde où je voulais repa-


raître en y exerçant les droits régaliens de l'homme de

génie . Vous avez tous vu dans ce chef- d'œuvre la pre-

mière erreur d'un jeune homme qui sort du collége ,


une véritable niaiserie d'enfant. Vos plaisanteries ont
détruit de fécondes illusions , qui depuis ne se sont

plus réveillées . Toi seul , mon cher Émile , as calmé

la plaie profonde que d'autres firent à mon cœur ! Toi


seul admiras ma Théorie de la volonté , ce long ouvrage

pour lequel j'avais appris les langues orientales , l'ana-

tomie , la physiologie , auquel j'avais consacré la plus

grande partie de mon temps ; œuvre qui , si je ne me


trompe , complètera les travaux de Mesmer , de Lavater ,

de Gall , de Bichat, en ouvrant une nouvelle route à la


science humaine .

Là , s'arrête ma belle vie , ce sacrifice de tous les


jours , ce travail de ver - à- soie inconnu au monde et

dont la seule récompense est peut - être dans le travail

même . Depuis l'âge de raison jusqu'au jour où j'eus


terminé ma théorie , j'ai observé , appris , écrit , lu sans
relâche , et ma vie fut comme un long pensum. Amant

efféminé de la paresse orientale , amoureux de mes

rêves , sensuel , j'ai toujours travaillé , me refusant à

goûter les jouissances de la vie parisienne. Gourmand ,

j'ai été sobre ; aimant et la marche et les voyages mari-


times , désirant visiter plusieurs pays , trouvant encore du
plaisir à faire , comme un enfant , ricocher des cailloux

sur l'eau , je suis resté constamment assis , une plume à


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 135

la main ; bavard , j'allais écouter en silence les professeurs

aux Cours publics de la Bibliothèque et du Muséum ; j'ai


dormi sur mon grabat solitaire comme un religieux de
l'ordre de Saint- Benoît , et la femme était cependant ma

seule chimère , une chimère que je caressais et qui me


fuyait toujours! Enfin ma vie a été une cruelle antithèse ,
un perpétuel mensonge. Puis jugez donc les hommes !

Parfois mes goûts naturels se réveillaient comme un in-


cendie long-temps couvé. Par une sorte de mirage ou de
calenture, moi, veuf de toutes les femmes que je désirais ,
dénué de tout et logé dans une mansarde d'artiste , je
me voyais alors entouré de maîtresses ravissantes ! Je cou-
rais à travers les rues de Paris , couché sur les moël-

leux coussins d'un brillant équipage ! J'étais rongé de vices ,


plongé dans la débauche , voulant tout , ayant tout ;
enfin ivre à jeun , comme saint Antoine dans sa tenta-
tion . Heureusement le sommeil finissait par éteindre
ces visions dévorantes , le lendemain la Science m'ap-

pelait en souriant , et je lui étais fidèle . J'imagine que


les femmes dites vertueuses doivent être souvent la proie
de ces tourbillons de folie , de désirs et de passions qui

s'élèvent en nous , malgré nous . De tels rêves ne sont


pas sans charmes : ne ressemblent-ils pas à ces causeries
du soir , en hiver , où l'on part de son foyer pour aller

en Chine. Mais que devient la vertu , pendant ces délicieux


voyages où la pensée a franchi tous les obstacles ?

Pendant les dix premiers mois de ma réclusion , je

menai la vie pauvre et solitaire que je t'ai dépeinte :

j'allais chercher moi - même , dès le matin et sans être


vu , mes provisions pour la journée ; je faisais ma cham-
136 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

bre , j'étais tout ensemble le maître et le serviteur ,

je diogénisais avec une incroyable fierté. Mais après ce

temps , pendant lequel l'hôtesse et sa fille espionnèrent


mes mœurs et mes habitudes , examinèrent ma per-

sonne et comprirent ma misère , peut-être parce qu'elles


étaient elles-mêmes fort malheureuses , il s'établit d'in-

évitables liens entre elles et moi . Pauline , cette char-

mante créature dont les grâces naïves et secrètes m'a-

vaient en quelque sorte amené là , me rendit plusieurs


services qu'il me fut impossible de refuser . Toutes les
infortunes sont sœurs elles ont le même langage , la

même générosité , la générosité de ceux qui ne possé-

dant rien sont prodigues de sentiment , paient de leur


temps et de leur personne . Insensiblement Pauline s'im-

patronisa chez moi , voulut me servir , et sa mère ne


s'y opposa point . Je vis la mère elle-même raccommo-

dant mon linge et rougissant d'être surprise à cette cha-

ritable occupation . Devenu malgré moi leur protégé ,

j'acceptai leurs services . Pour comprendre cette singu-


lière affection , il faut connaître l'emportement du travail ,

la tyrannie des idées et cette répugnance instinctive


qu'éprouve pour les détails de la vie matérielle l'homme

qui vit par la pensée . Pouvais - je résister à la délicate


attention avec laquelle Pauline m'apportait , à pas muets ,

mon repas frugal , quand elle s'apercevait que , depuis


sept ou huit heures , je n'avais rien pris ? Avec les grâces
de la femme et l'ingénuité de l'enfance , elle me souriait

en me faisant un signe pour me dire que je ne devais


pas la voir. C'était Ariel se glissant comme un sylphe
sous mon toit , et prévoyant mes besoins.
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 137

Un soir , Pauline me raconta son histoire avec une

touchante ingénuité. Son père était chef d'escadron


dans les grenadiers à cheval de la garde impériale .

Au passage de la Bérésina , il avait été fait prisonnier

par les Cosaques. Plus tard , quand Napoléon proposa de


l'échanger, les autorités russes le firent vainement cher-

cher en Sibérie . Au dire des autres prisonniers , il s'é-

tait échappé avec le projet d'aller aux Indes . Depuis

ce temps , madame Gaudin , mon hôtesse , n'avait pu


obtenir aucune nouvelle de son mari . Les désastres de
1814 et 1815 étaient arrivés . Seule , sans ressources et

sans secours , elle avait pris le parti de tenir un hôtel


garni pour faire vivre sa fille . Elle espérait toujours

revoir son mari . Son plus cruel chagrin était de laisser


Pauline sans éducation , sa Pauline , filleule de la prin-
cesse Borghèse , et qui n'aurait pas dû mentir aux belles

destinées promises par son impériale protectrice. Quand


madame Gaudin me confia cette amère douleur qui la
tuait , et me dit avec un accent déchirant : « Je donne-

rais bien et le chiffon de papier qui crée Gaudin baron


de l'empire , et le droit que nous avons à la dota-
tion de Wistchnau pour savoir Pauline élevée à Saint-

Denis ! >> Tout-à- coup , je tressaillis , et pour reconnaître


les soins que me prodiguaient ces deux femmes , j'eus
l'idée de m'offrir à finir l'éducation de Pauline . La can-

deur avec laquelle ces deux femmes acceptèrent ma pro-


position fut égale à la naïveté qui la dictait. J'eus ainsi

des heures de récréation . La petite avait les plus heu-


reuses dispositions : elle apprit avec tant de facilité qu'elle

devint bientôt plus forte que je ne l'étais sur le piano .


13
138 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

En s'accoutumant à penser tout haut près de moi , elle

déployait les mille gentillesses d'un cœur qui s'ouvre à


la vie comme le calice d'une fleur lentement dépliée

par le soleil . Elle m'écoutait avec recueillement et plai-


sir , en arrêtant sur moi ses yeux noirs et veloutés qui
semblaient sourire .

Elle répétait ses leçons d'un accent doux et caressant ,

en témoignant une joie enfantine quand j'étais content


d'elle . Sa mère , chaque jour plus inquiète d'avoir à pré-
server de tout danger une jeune fille qui développait
en croissant toutes les promesses faites par les grâces

de son enfance , la vit avec plaisir s'enfermer pendant


toute la journée pour étudier . Mon piano étant le seul
dont elle pût se servir , elle profitait de mes absences
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 139

pour s'exercer. Quand je rentrais , je la trouvais chez


moi , dans la toilette la plus modeste ; mais au moindre
mouvement , sa taille souple et les attraits de sa per-
sonne se révélaient sous l'étoffe grossière . Elle avait un
pied mignon dans d'ignobles souliers , comme l'héroïne

du conte de Peau-d'Ane . Mais ses jolis trésors , sa richesse


de jeune fille , tout ce luxe de beauté fut comme perdu
pour moi. Je m'étais ordonné à moi - même de ne voir

qu'une sœur en Pauline , j'aurais eu horreur de tromper


la confiance de sa mère , j'admirais cette charmante fille
comme un tableau , comme le portrait d'une maîtresse
morte . Enfin , c'était mon enfant , ma statue . Pygmalion

nouveau , je voulais faire d'une vierge vivante et colorée ,


sensible et parlante , un marbre . J'étais très-sévère avec
elle , mais plus je lui faisais éprouver les effets de mon
despotisme magistral , plus elle devenait douce et soumise .

Si je fus encouragé dans ma retenue et dans ma con-


tinence par des sentimens nobles , néanmoins les raisons

de procureur ne me manquèrent pas . Je ne comprends


point la probité des écus sans la probité de la pensée .
Tromper une femme ou faire faillite a toujours été même
chose pour moi . Aimer une jeune fille ou se laisser aimer

par elle constitue un vrai contrat dont les conditions


doivent être bien entendues . Nous sommes maîtres d'a-

bandonner la femme qui se vend , mais non pas la jeune

fille qui se donne , elle ignore l'étendue de son sacrifice .

J'aurais donc épousé Pauline , et c'eût été une folie ,


n'était- ce pas livrer une ame douce et vierge à d'ef-
froyables malheurs ? Mon indigence parlait son langage

égoïste , et venait toujours mettre sa main de fer entre


140 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

cette bonne créature et moi . Puis je l'avoue à ma honte ,


je ne conçois pas l'amour dans la misère . Peut - être

est-ce en moi une dépravation due à cette maladie


humaine que nous nommons la Civilisation ; mais une
femme , fût-elle attrayante autant que la belle Hélène , la

Galatée d'Homère , n'a plus aucun pouvoir sur mes


sens pour peu qu'elle soit crottée . Ah ! vive l'amour

dans la soie , sur le cachemire , entouré des merveilles

du luxe qui le parent merveilleusement bien , parce que


lui-même est un luxe peut-être . J'aime à froisser sous

mes désirs de pimpantes toilettes , à briser des fleurs ,


à porter une main dévastatrice dans les élégans édi-

fices d'une coiffure embaumée . Des yeux brûlans cachés


par un voile de dentelle que les regards percent comme
la flamme déchire la fumée du canon , m'offrent de

fantastiques attraits. Mon amour veut des échelles de

soie escaladées en silence , par une nuit d'hiver. Quel

plaisir d'arriver couvert de neige dans une chambre

éclairée par des parfums , tapissée de soies peintes , et

d'y trouver une femme qui , elle aussi , secoue de la


neige , car quel autre nom donner à ces voiles de volup-

tueuses mousselines à travers lesquels elle se dessine


vaguement comme un ange dans son nuage et d'où elle

va sortir ? Puis il me faut encore un craintif bonheur,

une audacieuse sécurité . Enfin je veux revoir cette


mystérieuse femme , mais éclatante , mais au milieu du

monde , mais vertueuse , environnée d'hommages , vêtue

de dentelles , de diamans , donnant ses ordres à la

Ville , et si haut placée et si imposante que nul n'ose


lui adresser de voeux . Au milieu de sa cour , elle
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 141

me jette un regard à la dérobée , un regard qui dé-


ment ces artifices , un regard qui me sacrifie le monde
et les hommes ! Certes , je me suis vingt fois trouvé
ridicule d'aimer quelques aunes de blonde , du velours ,
de fines batistes , les tours de force d'un coiffeur , des

bougies , un carrosse , un titre , d'héraldiques couronnes


peintes par des vitriers ou fabriquées par un orfèvre ,

enfin tout ce qu'il y a de factice et de moins femme dans


la femme ; je me suis moqué de moi , je me suis rai-
sonné , tout a été vain. Une femme aristocratique et
son sourire fin , la distinction de ses manières et son

respect d'elle-même , m'enchantent ; quand elle met une


barrière entre elle et le monde , elle flatte en moi toutes
les vanités qui sont la moitié de l'amour. Enviée par

tous , ma félicité me paraît avoir plus de saveur. En ne


faisant rien de ce que font les autres femmes , en ne

marchant pas , ne vivant pas comme elles , en s'enve-


loppant dans un manteau qu'elles ne peuvent avoir , en
respirant des parfums à elle , ma maîtresse me semble

être bien mieux à moi ; plus elle s'éloigne de la terre ,

même dans ce que l'amour a de terrestre , plus elle

s'embellit à mes yeux . En France , heureusement pour


moi , nous sommes depuis vingt ans sans reine , j'eusse

aimé la reine ! Pour avoir les façons d'une princesse ,


une femme doit être riche . En présence de mes ro-
manesques fantaisies , qu'était Pauline ? Pouvait-elle me

vendre des nuits qui coûtent la vie , un amour qui tue


et met en jeu toutes les facultés humaines ? Nous ne
mourons guère pour de pauvres filles qui se donnent !

Je n'ai jamais pu détruire ces sentimens ni ces rêveries


142 ETUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE.

de poète . J'étais né pour l'amour impossible , et le ha-


sard a voulu que je fusse servi par delà mes sou-

haits . Combien de fois n'ai-je pas vêtu de satin les pieds

mignons de Pauline , emprisonné sa taille svelte comme


un jeune peuplier dans une robe de gaze , jeté sur son
sein une légère écharpe en lui faisant fouler les tapis
de son hôtel et la conduisant à une voiture élégante .
Je l'eusse adorée ainsi . Je lui donnais une fierté

qu'elle n'avait pas , je la dépouillais de toutes ses ver-

tus , de ses grâces naïves , de son délicieux naturel ,


de son sourire ingénu , pour la plonger dans le Styx de
nos vices et lui rendre le cœur invulnérable , pour la

farder de nos crimes , pour en faire la poupée fantasque

de nos salons , une femme fluette qui se couche au

matin pour renaître le soir , à l'aurore des bougies .


Elle était tout sentiment , tout fraîcheur , je la voulais

sèche et froide. Dans les derniers jours de ma folie , le


souvenir m'a montré Pauline , comme il nous peint les

scènes de notre enfance . Plus d'une fois , je suis resté


attendri , songeant à de délicieux momens soit que je
la revisse assise près de ma table , occupée à coudre ,
paisible , silencieuse , recueillie et faiblement éclairée

par le jour qui , descendant de ma lucarne , dessinait de


légers reflets argentés sur sa belle chevelure noire ; soit

que j'entendisse son rire jeune , ou sa voix au timbre

riche chanter les gracieuses cantilènes qu'elle composait


sans efforts . Souvent elle s'exaltait en faisant de la mu-

sique , sa figure ressemblait alors d'une manière frap-


pante à la noble tête par laquelle Carlo Dolci a voulu

représenter l'Italie . Ma cruelle mémoire me jetait cette


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 143

jeune fille à travers les excès de mon existence comme


un remords , comme une image de la vertu ! Mais lais-

sons la pauvre enfant à sa destinée ! Quelque malheu-


reuse qu'elle puisse être , au moins l'aurai-je mise à

l'abri d'un effroyable orage , en évitant de la traîner dans


mon enfer.

Jusqu'à l'hiver dernier, ma vie fut la vie tranquille et

studieuse dont j'ai tâché de te donner une faible image .


Dans les premiers jours du mois de décembre 1829 , je
rencontrai Rastignac, qui , malgré le misérable état de mes
vêtemens , me donna le bras et s'enquit de ma fortune
.

avec un intérêt vraiment fraternel . Pris à la glu de ses


manières, je lui racontai brièvement et ma vie et mes espé-
rances. Il se mit à rire , me traita tout à la fois d'homme

de génie et de sot . Sa voix gasconne , son expérience du

monde , l'opulence qu'il devait à son savoir-faire , agi-


rent sur moi d'une manière irrésistible. Il me fit mourir

à l'hôpital , méconnu comme un niais , conduisit mon

propre convoi , me jeta dans le trou des pauvres . Il me


parla de charlatanisme. Avec cette verve aimable qui le
rend si séduisant , il me montra tous les hommes de

génie comme des charlatans . Il me déclara que j'avais


un sens de moins , une cause de mort , si je restais
seul , rue des Cordiers . Selon lui , je devais aller dans
le monde , égoïser adroitement , habituer les gens à pro-

noncer mon nom et me dépouiller moi -même de l'humble

monsieur qui messeyait à un grand homme de son vi-


vant. — Les imbéciles , s'écria-t-il , nomment ce métier

là intriguer , les gens à morale le proscrivent sous le


mot de vie dissipée ; ne nous arrêtons pas aux hommes ,
144 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

interrogeons les résultats ? Toi , tu travailles , eh bien !

tu ne feras jamais rien . Moi , je suis propre à tout et


bon à rien , paresseux comme un homard , eh bien !
j'arriverai à tout. Je me répands , je me pousse , l'on

me fait place ; je me vante , l'on me croit. La dissipa-

tion , mon cher , est un système politique. La vie d'un


homme occupé à manger sa fortune devient souvent une

spéculation ; il place ses capitaux en amis , en plaisirs ,


en protecteurs , en connaissances . Un négociant risque-
t - il un million ? pendant vingt ans il ne dort , ni ne
boit , ni ne s'amuse , il couve son million ; il le fait
trotter par toute l'Europe , il s'ennuie , se donne à tous

les démons que l'homme a inventés; puis une liquidation


le laisse souvent sans un sou , sans un nom , sans un

ami. Le dissipateur , lui , s'amuse à vivre , à faire courir

ses chevaux ; si par hasard il perd ses capitaux , il


a la chance d'être nommé receveur - général , de se

bien marier , d'être attaché à un ministre , à un ambas-


sadeur. Il a encore des amis , une réputation , et tou-

jours de l'argent . Connaissant les ressorts du monde , il

les manœuvre à son profit. Ce système est- il logique , ou


ne suis -je qu'un fou? N'est-ce pas là la moralité de la

comédie qui se joue tous les jours dans le monde ? Ton


ouvrage est achevé , reprit-il après une pause , tu as un
talent immense ! Eh bien ! tu arrives au point de départ.

Il faut maintenant faire ton succès toi - même , c'est plus


sûr. Tu iras conclure des alliances avec les coteries , con-

quérir des prôneurs. Moi , je veux me mettre de moi-

tié dans ta gloire , je serai le bijoutier qui aura monté les


diamans de ta couronne . Pour commencer , dit-il , sois
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 145

ici demain soir . Je te présenterai dans une maison où


va tout Paris , notre Paris à nous , celui des beaux , des

gens à millions , des célébrités , enfin des hommes qui


parlent d'or comme Chrysostome . Quand ils ont adopté
un livre , le livre devient à la mode ; s'il est réellement
bon , ils ont donné quelque brevet de génie sans le sa-
voir. Si tu as de l'esprit , mon cher enfant , tu feras toi-
même la fortune de ta Théorie , en comprenant mieux

la théorie de la fortune . Demain soir , tu verras la belle


comtesse Fœdora , la femme à la mode.

Je n'en ai jamais entendu parler.


Tu es un Caffre , dit Rastignac en riant , ne pas

connaître Fœdora ! Une femme à marier qui possède

près de quatre - vingt mille livres de rentes , qui ne

veut de personne ou dont personne ne veut ! Espèce


de problème féminin , une Parisienne à moitié Russe ,
une Russe à moitié Parisienne ! Une femme chez la-

quelle s'éditent toutes les productions romantiques qui


ne paraissent pas , la plus belle femme de Paris , la

plus gracieuse . Tu n'es même pas un Caffre , tu es la


bête intermédiaire qui joint le Caffre à l'animal . Adieu ,
à demain .

Il fit une pirouette et disparut sans attendre ma ré-

ponse , n'admettant pas qu'un homme raisonnable pût


refuser d'être présenté à Fœdora.
Comment expliquer la fascination d'un nom ? FOE-
DORA me poursuivit comme une mauvaise pensée , avec
laquelle on cherche à transiger . Une voix me disait :
Tu iras chez Fœdora. J'avais beau me débattre avec

cette voix et lui crier qu'elle mentait , elle écrasait


19
146 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

tous mes raisonnemens avec ce nom : Fœdora. Mais

ce nom , cette femme n'étaient - ils pas le symbole de


tous mes désire et le thème de ma vie? le nom réveillait

les poésies artificielles du monde , faisait briller les fêtes

du haut Paris , et les clinquans de la vanité ; la femme


m'apparaissait avec tous les problèmes de passion dont je

m'étais affolé. Ce n'était peut-être ni la femme ni le nom ,

mais tous mes vices qui se dressaient debout dans mon


ame pour me tenter de nouveau. La comtesse Fœdora ,

riche et sans amant , résistant à des séductions pari-

siennes , n'était - ce pas l'incarnation de mes espérances ,


de mes visions ? Je me créai une femme , je la dessinai
dans ma pensée , je la rêvai . Pendant la nuit , je ne dormis
pas , je devins son amant , je fis tenir en peu d'heures une
vie entière , une vie d'amour , j'en savourai les fécondes ,

les brûlantes délices . Le lendemain , incapable de soutenir


le supplice d'attendre longuement la soirée , j'allai louer
un roman , et passai la journée à le lire , me mettant ainsi

dans l'impossibilité de penser , ni de mesurer le temps.


Pendant ma lecture , le nom de Fœdora retentissait en
moi , comme un son que l'on entend dans le lointain ,
qui ne vous trouble pas , mais qui se fait écouter . Je
possédais heureusement encore un habit noir et un
gilet blanc assez honorables ; puis de toute ma fortune ,
il me restait environ trente francs que j'avais semés
dans mes hardes , dans mes tiroirs , afin de mettre
entre une pièce de cent sous et mes fantaisies la bar-

rière épineuse d'une recherche et les hasards d'une


circumnavigation dans ma chambre . Au moment de
m'habiller , je poursuivis mon trésor à travers un océan
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 147

de papiers . La rareté du numéraire peut te faire con-


cevoir ce que mes gants et mon fiacre emportèrent de
richesses , ils mangèrent le pain de tout un mois . Hélas !

nous ne manquons jamais d'argent pour nos caprices ,


nous ne discutons que le prix des choses utiles ou né-
cessaires ; nous jetons l'or avec insouciance à des dan-
seuses , et nous marchandons un ouvrier dont la famille

affamée attend le paiement d'un mémoire . Combien de


gens ont un habit de cent francs , un diamant à la

pomme de leur canne , et dînent à vingt -cinq sous ? Il

semble que nous n'achetions jamais assez chèrement les


plaisirs de la vanité.

Rastignac , fidèle au rendez-vous , sourit de ma mé-


tamorphose et m'en plaisanta ; mais tout en allant chez
la comtesse , il me donna de charitables conseils sur la
manière de me conduire avec elle. Il me la peignit avare ,

vaine et défiante ; mais avare avec faste , vaine avec sim-


plicité , défiante avec bonhomie . -Tu connais mes enga-

gemens , me dit-il , et tu sais combien je perdrais à changer


d'amour. En observant Fœdora , j'étais désintéressé , de

sang-froid , mes remarques doivent être justes. En pensant


à te présenter chez elle , je songeais à ta fortune ; ainsi ,
prends garde à tout ce que tu lui diras : elle a une mémoire

cruelle , elle est d'une adresse à désespérer un diplomate ,


elle saurait deviner le moment où il dit vrai ; entre nous ,

je crois que son mariage n'est pas reconnu par l'Empe-


reur , car l'ambassadeur de Russie s'est mis à rire , quand

je lui ai parlé d'elle , il ne la reçoit pas et la salue fort


légèrement quand il la rencontre au bois. Néanmoins elle
est de la société de madame de Sérisy , va chez mes-
148 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

dames de Nucingen et de Restaud ; en France sa répu-

tation est intacte ; la duchesse de Carigliano , la maré-


chale la plus collet-monté de toute la coterie Bonapartiste ,

va souvent passer avec elle la belle saison à sa terre ;


beaucoup de jeunes fats , le fils d'un pair de France , lui
ont offert un nom en échange de sa fortune ; elle les
a tous poliment éconduits . Peut - être sa sensibilité ne

commence -t-elle qu'au titre de comte ! N'es-tu pas mar-


quis , marche en avant si elle te plaît ! Voilà ce que j'ap-
pelle donner des instructions.

Cette plaisanterie me fit croire que Rastignac voulait

rire et piquer ma curiosité , en sorte que ma passion


improvisée était arrivée à son paroxisme quand nous
nous arrêtâmes devant un péristyle orné de fleurs . En
montant un vaste escalier tapissé où je remarquai toutes

les recherches du comfort anglais , le cœur me battit ,


j'en rougissais je démentais mon origine , mes sen-
timens , ma fierté , j'étais sottement bourgeois . Hélas !

je sortais d'une mansarde après trois années de pau-


vreté , sans savoir encore mettre au-dessus des baga-

telles de la vie ces trésors acquis , ces immenses ca-

pitaux intellectuels qui vous enrichissent en un moment


quand le pouvoir tombe entre vos mains sans vous
écraser , parce que l'étude vous a formé d'avance aux

luttes politiques .

J'aperçus une femme d'environ vingt-deux ans , de


moyenne taille , vêtue de blanc , entourée d'un cercle

d'hommes , mollement couchée sur une ottomane , et

tenant à la main un écran de plumes. En voyant en-


trer Rastignac , elle se leva , vint à nous , sourit avec
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 149

grace , me fit d'une voix mélodieuse un compliment


sans doute apprêté . Notre ami m'avait annoncé comme
un homme de talent , et son adresse , son emphase gas-
conne me procurèrent un accueil flatteur.
150 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

Je fus l'objet d'une attention particulière qui me rendit


confus , mais Rastignac avait heureusement parlé de ma
modestie. Je rencontrai là des savans , des gens de lettres ,

d'anciens ministres; des pairs de France. La conversation

reprit son cours quelque temps après mon arrivée , et


sentant que j'avais une réputation à soutenir , je me ras-

surai ; puis , sans abuser de la parole quand elle m'était

accordée , je tâchai de résumer les discussions par des


mots plus ou moins incisifs , profonds ou spirituels . Je
produisis quelque sensation pour la millième fois de

sa vie , Rastignac fut prophète . Quand il y eut assez de

monde pour que chacun retrouvât sa liberté , mon in-


troducteur me donna le bras et nous nous promenâmes

dans les appartemens .

N'aie pas l'air d'être trop émerveillé de la prin-


cesse , me dit-il , elle devinerait le motif de ta visite.

Les salons étaient meublés avec un goût exquis , j'y

vis des tableaux de choix . Chaque pièce avait , comme

chez les Anglais les plus opulens , son caractère par-

ticulier la tenture de soie , les agrémens , la forme


des meubles , le moindre décor , s'harmoniaient avec une

pensée première . Dans un boudoir gothique dont les


portes étaient cachées par des rideaux en tapisserie ,

les encadremens de l'étoffe , la pendule , les dessins du

tapis étaient gothiques ; le plafond , formé de solives


brunes sculptées , présentait à l'oeil des caissons pleins

de grâce et d'originalité ; les boiseries étaient artiste-

ment travaillées ; rien ne détruisait l'ensemble de cette

jolie décoration , pas même les croisées , dont les vitraux


étaient coloriés et précieux . Je fus surpris à l'aspect
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 151

d'un petit salon moderne , où je ne sais quel artiste


avait épuisé la science de notre décor si léger , si frais ,
si suave , sans éclat , sobre de dorures. C'était amou-
reux et vague comme une ballade allemande , un vrai

réduit taillé pour une passion de 1827 , embaumé par


des jardinières pleines de fleurs rares. Après ce salon ,

j'aperçus en enfilade une pièce dorée où revivait le goût


du siècle de Louis XIV , qui , opposé à nos peintures ac-

tuelles , produisait un bizarre , mais agréable contraste.



— Tu seras assez bien logé , me dit Rastignac avec

un sourire où perçait une légère ironie . N'est - ce pas sé-


duisant? ajouta - t- il en s'asseyant.

Tout- à - coup il se leva , me prit par la main , me con-


duisit à la chambre à coucher , et me montra sous un

dais de mousseline et de moire blanches un lit volup-

tueux doucement éclairé , le vrai lit d'une jeune fée fian-


cée à un génie .

Porter, aff
Haven
152 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

- N'y a-t-il pas , s'écria-t-il à voix basse , de l'impu-


deur , de l'insolence , de la coquetterie outre mesure à

nous laisser contempler ce trône de l'amour ? Ne se donner


à personne et permettre à tout le monde de mettre là sa

carte ! Si j'étais libre , je voudrais voir cette femme sou-


mise et pleurant à ma porte.
Es-tu donc si certain de sa vertu?
-
Les plus audacieux de nos maîtres , et même les
plus habiles , avouent avoir échoué près d'elle , l'aiment
encore et sont ses amis dévoués . Cette femme n'est - elle

pas une énigme ?

Ces paroles excitèrent en moi une sorte d'ivresse , ma


jalousie craignait déjà le passé . Tressaillant d'aise , je re-

vins précipitamment dans le salon , où j'avais laissé la


comtesse , que je rencontrai dans le boudoir gothique.

Elle m'arrêta par un sourire , me fit asseoir près d'elle ,


me questionna sur mes travaux et sembla s'y intéresser

vivement , surtout quand je lui traduisis mon système


en plaisanteries , au lieu de prendre le langage d'un pro-

fesseur pour le lui développer doctoralement. Elle parut


s'amuser beaucoup en apprenant que la volonté humaine
était une force matérielle , semblable à la vapeur ; que

dans le monde moral , rien ne résistait à cette puissance

quand un homme s'habituait à la concentrer , à en manier

la somme , à diriger constamment sur les ames la pro-


jection de cette masse fluide ; que cet homme pou-
vait à son gré tout modifier relativement à l'humanité ,
même les lois les plus absolues de la nature . Ses objections
me révélèrent en elle une certaine finesse d'esprit. Je me
complus à lui donner raison pendant quelques momens
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 153

pour la flatter, et je détruisis ses raisonnemens de femme

par un mot, en attirant son attention sur un fait journalier


dans la vie , le sommeil , fait vulgaire en apparence , mais

au fond plein de problèmes insolubles pour le savant . Je

piquai sa curiosité. Elle resta même un instant silen-

cieuse quand je lui dis que nos idées étaient des êtres
organisés , complets , qui vivaient dans un monde invi-
sible et influaient sur nos destinées , en lui citant pour

preuves les pensées de Descartes , de Diderot , de Napo-


léon , qui avaient conduit , qui conduisaient encore tout
un siècle . J'eus l'honneur de l'amuser. Elle me quitta en
m'invitant à la venir voir ; en style de cour, elle me donna

les grandes entrées. Soit que je prisse selon ma louable


habitude des formules polies pour des paroles de cœur,

soit qu'elle vit en moi quelque célébrité prochaine , et

voulût augmenter sa ménagerie de savans , je crus lui


plaire.

J'évoquai toutes mes connaissances physiologiques et


mes études antérieures sur la femme , pour examiner mi-
nutieusement pendant cette soirée sa personne et ses ma-
nières . Caché dans l'embrasure d'une fenêtre , j'espionnai

ses pensées en les cherchant dans son maintien , en étu-


diant ce manége d'une maîtresse de maison qui va et vient ,
s'assied et cause , appelle un homme , l'interroge et s'appuie

pour l'écouter sur un chambranle de porte . Je remarquai


dans sa démarche un mouvement brisé si doux , une ondu-

lation de robe si gracieuse , elle excitait si puissamment le


désir, que je devins alors très incrédule sur sa vertu . Si Fœ-

dora méconnaissait aujourd'hui l'amour , elle avait dû jadis


être fort passionnée . Une volupté savante se peignait jusque
20
154 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

dans la manière dont elle se posait devant son interlocu-


teur elle se soutenait sur la boiserie avec coquetterie

Marck! del Legris Sculp

comme une femme près de tomber , mais aussi près de s'en-


fuir si quelque regard trop vif l'intimide . Les bras mollement

croisés , paraissant respirer les paroles , les écoutant même


du regard et avec bienveillance , elle exhalait le sentiment .
Ses lèvres fraîches et rouges tranchaient sur un teint d'une

vive blancheur , ses cheveux bruns faisaient assez bien

valoir la couleur orangée de ses yeux mêlés de veines

comme une pierre de Florence , et dont l'expression sem-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 155

blait ajouter de la finesse à ses paroles , son corsage était

paré des grâces les plus attrayantes. Une rivale aurait peut-
être accusé de dureté ses épais sourcils qui paraissaient se

rejoindre , et blâmé l'imperceptible duvet qui ornait les

contours de son visage. Je trouvai la passion empreinte


en tout. L'amour était écrit sur ses paupières italiennes ,
sur ses belles épaules dignes de la Vénus de Milo , dans

ses traits , sur sa lèvre supérieure un peu forte et lé-


gèrement ombragée . Cette femme était un roman : ces
richesses féminines , l'ensemble harmonieux des lignes ,

les promesses que cette riche structure faisait à la pas-


sion étaient tempérés par une réserve constante , par
une modestie extraordinaire qui contrastaient avec l'ex-
pression de toute la personne . Il fallait une observation

aussi sagace que la mienne pour découvrir dans cette

nature les signes d'une destinée de volupté , Pour ex-


pliquer plus clairement ma pensée , il y avait en elle deux

femmes séparées par le buste peut- être : l'une était froide ,


la tête seule semblait être amoureuse . Avant d'arrêter

ses yeux sur un homme , elle préparait son regard comme


s'il se passait je ne sais quoi de mystérieux en elle-
même , vous eussiez dit une convulsion dans ses yeux

si brillans . Enfin , ou ma science était imparfaite , et j'a-


vais encore bien des secrets à découvrir dans le monde

moral , ou la comtesse possédait une belle ame dont les


sentimens et les émanations communiquaient à sa phy-

sionomie ce charme qui nous subjugue et nous fascine ,

ascendant tout moral et d'autant plus puissant qu'il s'ac-


corde avec les sympathies du désir. Je sortis ravi , sé-

duit par cette femme , enivré par son luxe , chatouillé


156 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

dans tout ce que mon cœur avait de noble , de vicieux ,

de bon , de mauvais . En me sentant si ému , si vivant ,

si exalté , je crus comprendre l'attrait qui amenait là ces

artistes , ces diplomates , ces hommes de pouvoir , ces


agioteurs doublés de tôle comme leurs caisses. Sans doute

ils venaient chercher près d'elle l'émotion délirante qui


faisait vibrer en moi toutes les forces de mon être ,

fouettait mon sang dans la moindre veine , agaçait le plus


petit nerf et tressaillait dans mon cerveau ! Elle ne s'était

donnée à aucun pour les garder tous . Une femme est co-

quette tant qu'elle n'aime pas. Puis , dis-je à Rastignac ,

elle a peut-être été mariée ou vendue à quelque vieillard ,

et le souvenir de ces premières noces lui donne de l'hor-


reur pour l'amour . Je revins à pied du faubourg Saint-Ho-

noré , où Fœdora demeure . Entre son hôtel et la rue des

Cordiers il y a presque tout Paris ; le chemin me parut

court , et cependant il faisait froid . Entreprendre la con-

quête de Fœdora , dans l'hiver, un rude hiver , quand je

n'avais pas trente francs en ma possession , quand la dis-

tance qui nous séparait était si grande ! Un jeune homme


pauvre peut seul savoir ce qu'une passion coûte en voi-
tures , en gants , en habits , linge , etc. Si l'amour reste

un peu trop de temps platonique , il devient ruineux .

Vraiment, il y a des Lauzun de l'École de droit aux-

quels il est impossible d'approcher d'une passion logée


à un premier étage . Et comment pouvais-je lutter , moi ,

faible , grêle , mis simplement , pâle et hâve comme un


artiste en convalescence d'un ouvrage , avec des jeunes

gens bien frisés , jolis , pimpans , cravatés à désespérer

toute la Croatie , riches , armés de tilburys et vêtus d'im-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 157

pertinence ? -Bah ! Fœdora ou la mort ! criais-je au

détour d'un pont , Fœdora , c'est la fortune ! Le beau

boudoir gothique et le salon à la Louis XIV passèrent


devant mes yeux ; je revis la comtesse avec sa robe blan-
che , ses grandes manches gracieuses , et sa séduisante

démarche et son corsage tentateur . Quand j'arrivai dans


ma mansarde nue , froide , aussi mal peignée que le sont
les perruques d'un naturaliste , j'étais encore environné
par les images du luxe de Fœdora. Ce contraste était un
mauvais conseiller , les crimes doivent naître ainsi. Je

maudis alors , en frissonnant de rage , ma décente et


honnête misère , ma mansarde féconde où tant de pen-

sées avaient surgi . Je demandai compte à Dieu , au dia-

ble , à l'état social , à mon père , à l'univers entier , de

ma destinée , de mon malheur ; je me couchai tout af-


famé, grommelant de risibles imprécations , mais bien ré-
solu de séduire Fœdora. Ce cœur de femme était un der-

nier billet de loterie chargé de ma fortune .

Je te ferai grâce de mes premières visites chez Fœdora ,


pour arriver promptement au drame. Tout en tâchant de
m'adresser à son ame , j'essayai de gagner son esprit ,

d'avoir sa vanité pour moi . Afin d'être sûrement aimé ,

je lui donnai mille raisons de mieux s'aimer elle-même .


Jamais je ne la laissai dans un état d'indifférence , les
femmes veulent des émotions à tout prix , je les lui

prodiguais ; je l'eusse mise en colère plutôt que de la


voir insouciante avec moi. Si d'abord , animé d'une vo-
lonté ferme et du désir de me faire aimer, je pris un peu

d'ascendant sur elle , bientôt ma passion grandit , je ne

fus plus maître de moi , je tombai dans le vrai , je me


158 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

perdis et devins éperdûment amoureux . Je ne sais pas


bien ce que nous appelons en poésie ou dans la conver-

sation amour ; mais le sentiment qui se développa tout-

à-coup dans ma double nature , je ne l'ai trouvé peint

nulle part ni dans les phrases rhétoriques et apprê-

tées de J.-J. Rousseau , de qui j'occupais peut-être le lo-

gis , ni dans les froides conceptions de nos deux siècles


littéraires , ni dans les tableaux de l'Italie . La vue du

lac de Bienne , quelques motifs de Rossini , la Madone


de Murillo que possède le maréchal Soult , les lettres de

la Lescombat , certains mots épars dans les recueils d'a-

necdotes , mais surtout les prières des extatiques et quel-


ques passages de nos fabliaux , ont pu seuls me trans-

porter dans les divines régions de mon premier amour.


Rien dans les langages humains , aucune traduction de

la pensée faite à l'aide des couleurs , des marbres , des


mots ou des sons , ne saurait rendre le nerf , la vérité , le

fini , la soudaineté du sentiment dans l'ame ! Oui ! qui dit


art , dit mensonge . L'amour passe par des transformations

infinies avant de se mêler pour toujours à notre vie et


de la teindre à jamais de sa couleur de flamme . Le secret
de cette infusion imperceptible échappe à l'analyse de

l'artiste . La vraie passion s'exprime par des cris , par des


soupirs ennuyeux pour un homme froid. Il faut aimer

sincèrement pour être de moitié dans les rugissemens de


Lovelace , en lisant Clarisse Harlowe. L'amour est une

source naïve , partie de son lit de cresson , de fleurs , de

gravier , qui rivière , qui fleuve , change de nature et d'as-


pect a chaque flot , et se jette dans un incommensurable

océan où les esprits incomplets voient de la monotonie , où


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 159

les grandes ames s'abîment en de perpétuelles contempla-


tions . Comment oser décrire ces teintes transitoires du

sentiment , ces riens qui ont tant de prix , ces mots dont
l'accent épuise les trésors du langage , ces regards plus fé-

conds que les plus riches poëmes ? Dans chacune des scènes
mystiques par lesquelles nous nous éprenons insensible-

ment d'une femme , s'ouvre un abîme à engloutir toutes les


poésies humaines . Eh ! comment pourrions-nous repro-

duire par des gloses , les vives et mystérieuses agitations


de l'ame , quand les paroles nous manquent pour peindre
les mystères visibles de la beauté ? Quelles fascinations !
Combien d'heures ne suis - je pas resté plongé dans une

extase ineffable occupé à la voir . Heureux , de quoi ? je ne


sais . Dans ces momens , si son visage était inondé de lu-

mière , il s'y opérait je ne sais quel phénomène qui le


faisait resplendir ; l'imperceptible duvet qui dore sa peau
délicate et fine en dessinait mollement les contours avec

la grâce que nous admirons dans les lignes lointaines de

l'horizon quand elles se perdent dans le soleil ; il semblait


que le jour la caressât en s'unissant à elle , ou qu'il s'é-

chappât de sa rayonnante figure une lumière plus vive

que la lumière même ; puis une ombre passant sur cette


douce figure y produisait une sorte de couleur qui en
variait les expressions en en changeant les teintes ; sou-
vent une pensée semblait se peindre sur son front de
marbre son œil paraissait rougir , sa paupière vacillait ,

ses traits ondulaient agités par un sourire , le corail in-

telligent de ses lèvres s'animait , se dépliait , se repliait ;

je ne sais quel reflet de ses cheveux jetait des tons


bruns sur ses tempes fraîches ; à chaque accident , elle
160 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

avait parlé. Chaque nuance de beauté donnait des fêtes

nouvelles à mes yeux , révélait des grâces inconnues à

mon cœur . Je voulais lire un sentiment , un espoir dans


toutes ces phases du visage .

Ces discours muets pénétraient d'ame à ame comme un

son dans l'écho , et me prodiguaient des joies passagères

qui me laissaient des impressions profondes . Sa voix me


causait un délire que j'avais peine à comprimer . Imitant

ne sais quel prince de Lorraine , j'aurais pu ne pas sentir


un charbon ardent au creux de ma main pendant qu'elle

aurait passé dans ma chevelure ses doigts chatouilleux .


Ce n'était plus une admiration , un désir , mais un charme ,
une fatalité . Souvent rentré sous mon toit , je voyais
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 161

indistinctement Foedora chez elle , et participais vague-

ment à sa vie. Si elle souffrait , je souffrais , et je lui di- ·


sais le lendemain : - Vous avez souffert . Combien de

fois n'est - elle pas venue au milieu des silences de

la nuit évoquée par la puissance de mon extase ? Tan-

tôt soudaine comme une lumière qui jaillit , elle abat-


tait ma plume , elle effarouchait la Science et l'Étude

qui s'enfuyaient désolées ; elle me forçait à l'admirer


en reprenant la pose attrayante où je l'avais vue na-
guère. Tantôt j'allais moi - même au devant d'elle dans
le monde des apparitions , et la saluais comme une espé-
rance en lui demandant de me faire entendre sa voix

argentine , puis je me réveillais en pleurant. Un jour ,


après m'avoir promis de venir au spectacle avec moi ,
tout-à-coup elle refusa capricieusement de sortir et me
pria de la laisser seule . Désespéré d'une contradiction qui
me coûtait une journée de travail , et le dirai-je ! mon

dernier écu , je me rendis là où elle aurait dû être


voulant voir la pièce qu'elle avait désiré voir . A peine
placé , je reçus un coup électrique dans le cœur . Une
voix me dit : Elle est là ! Je me retourne , j'aperçois

la comtesse au fond de sa loge , cachée dans l'ombre ,


au rez - de - chaussée . Mon regard n'hésita pas , mes
yeux la trouvèrent tout d'abord avec une lucidité fabu-

leuse , mon ame avait volé vers sa vie comme un in-

secte vole à sa fleur. Par quoi mes sens avaient-ils été


avertis? Il est de ces tressaillemens intimes qui peuvent

surprendre les gens superficiels , mais ces effets de notre

nature intérieure sont aussi simples que les phénomènes


habituels de notre vision extérieure ; aussi , ne fus - je
21
162 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

pas étonné , mais fâché . Mes études sur notre puis-


sance morale si peu connue servaient au moins à me faire

rencontrer dans ma passion quelques preuves vivantes de


mon système . Cette alliance du savant et de l'amoureux ,

d'une cordiale idolâtrie et d'un amour scientifique , avait


ne sais quoi de bizarre. La science était souvent contente

de ce qui désespérait l'amant , et quand il croyait triom-


pher , l'amant chassait loin de lui la science avec bonheur .
Fœdora me vit et devint sérieuse , je la gênais . Au pre-

mier entr'acte , j'allai lui faire une visite , elle était seule ,

je restai. Quoique nous n'eussions jamais parlé d'amour ,


je pressentis une explication . Je ne lui avais point en-
core dit mon secret , et cependant il existait entre nous

une sorte d'entente ; elle me confiait ses projets d'amu-


sement , et me demandait la veille avec une sorte d'in-

quiétude amicale , si je viendrais le lendemain ; elle me


consultait par un regard quand elle disait un mot spi-

rituel comme si elle eût voulu me plaire exclusive-


ment ; si je boudais , elle devenait caressante ; si elle fai-

sait la fâchée , j'avais en quelque sorte le droit de l'in-


terroger ; si je me rendais coupable d'une faute , elle se
laissait long-temps supplier avant de me pardonner. Ces

querelles auxquelles nous avions pris goût étaient pleines


d'amour , elle y déployait tant de grâces et de coquet-

terie , et moi j'y trouvais tant de bonheur ! En ce mo-


ment , notre intimité fut tout-à-fait suspendue , et nous
restâmes l'un devant l'autre comme deux étrangers. La

comtesse était glaciale , moi j'appréhendais un malheur .


-
Vous allez m'accompagner , me dit-elle quand la

pièce fut finie . Le temps avait changé subitement. Lors-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 163

que nous sortîmes , il tombait une neige mêlée de pluie.


La voiture de Foedora ne put arriver jusqu'à la porte

du théâtre. En voyant une femme bien mise , obligée de


traverser le boulevard , un commissionnaire étendit son

parapluie au-dessus de nos têtes , et réclama le prix de


son service quand nous fûmes montés. Je n'avais rien ,

j'eusse alors vendu dix ans de ma vie pour avoir deux


sous. Tout ce qui fait l'homme et ses mille vanités furent

écrasés en moi par une douleur infernale .

Ces mots : - Je n'ai pas de monnaie , mon cher ! furent


dits d'un ton dur qui parut venir de ma passion contrariée ,
dits par moi , frère de cet homme , moi qui connaissais si

bien le malheur ! moi qui jadis avais donné sept cent


mille francs avec tant de facilité ! Le valet repoussa le
commissionnaire et les chevaux fendirent l'air. En re-
164 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

venant à son hôtel , Fœdora , distraite ou affectant d'être

préoccupée , répondit par de dédaigneux monosyllabes à


mes questions. Je gardai le silence. Ce fut un horrible

moment. Arrivés chez elle , nous nous assîmes devant


la cheminée . Quand le valet de chambre se fut retiré

après avoir attisé le feu , la comtesse se tourna vers moi


d'un air indéfinissable et me dit avec une sorte de so-
lennité : - Depuis mon retour en France , ma for-

tune a tenté quelques jeunes gens , j'ai reçu des déclara-


tions d'amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil , j'ai
rencontré des hommes dont l'attachement était si sincère

et si profond , qu'ils m'eussent encore épousée , même

quand ils n'auraient trouvé en moi qu'une fille pauvre


comme je l'étais jadis. Enfin sachez , monsieur de Va-

lentin , que de nouvelles richesses et des titres nouveaux


m'ont été offerts ; mais apprenez aussi que je n'ai ja-
mais revu les personnes assez mal inspirées pour m'a-
voir parlé d'amour . Si mon affection pour vous était
légère , je ne vous donnerais pas un avertissement dans

lequel il entre plus d'amitié que d'orgueil . Une femme


s'expose à recevoir une sorte d'affront lorsqu'en se sup-

posant aimée , elle se refuse par avance à un senti-


ment toujours flatteur . Je connais les scènes d'Arsinoë ,
d'Araminte , ainsi je me suis familiarisée avec les ré-
ponses que je puis entendre en pareille circonstance ;

mais j'espère aujourd'hui ne pas être mal jugée par un


homme supérieur pour lui avoir montré franchement
mon ame.

Elle s'exprimait avec le sang-froid d'un avoué , d'un no-


taire , expliquant à leurs cliens les moyens d'un procès
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 165

ou les articles d'un contrat. Le timbre clair et séduc-

teur de sa voix n'accusait pas la moindre émotion ; seu-

lement sa figure et son maintien , toujours nobles et


décens , me semblèrent avoir une froideur , une séche-

resse diplomatiques. Elle avait sans doute médité ses pa-


roles et fait le programme de cette scène . Oh ! mon
cher ami , quand certaines femmes trouvent du plaisir
à nous déchirer le cœur , quand elles se sont promis

d'y enfoncer un poignard et de le retourner dans la plaie ,


ces femmes-là sont adorables ! elles aiment ou veulent être

aimées ! Un jour elles nous récompenseront de nos dou-


leurs , comme Dieu doit , dit-on , rémunérer nos bonnes
œuvres ; elles nous rendront en plaisirs le centuple d'un

mal dont elles ont dû apprécier la violence : leur méchan-


ceté n'est-elle pas pleine de passion ? Mais être torturé par

une femme qui nous tue avec indifférence , n'est-ce pas


un atroce supplice ? En ce moment , Fœdora marchait, sans

le savoir , sur toutes mes espérances , brisait ma vie et


détruisait mon avenir , avec la froide insouciance et l'in-

nocente cruauté d'un enfant qui par curiosité déchire les


ailes d'un papillon .

Plus tard, ajouta Fœdora , vous reconnaîtrez , je l'es-


père , la solidité de l'affection que j'offre à mes amis . Pour
eux , vous me trouverez toujours bonne et dévouée . Je
saurais leur donner ma vie , mais vous me mépriseriez si

je subissais leur amour sans le partager . Je m'arrête. Vous

êtes le seul homme auquel j'aie encore dit ces derniers


mots.

D'abord les paroles me manquèrent et j'eus peine à

maîtriser l'ouragan qui s'élevait en moi , mais bientôt je


166 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

refoulai mes sensations au fond de mon ame , et me mis

à sourire : -Si je vous dis que je vous aime, répondis-je ,


vous me bannirez ; si je m'accuse d'indifférence , vous
m'en punirez les prêtres , les magistrats et les femmes
ne dépouillent jamais leur robe entièrement. Le silence

ne préjuge rien : trouvez bon , Madame , que je me taise .


Pour m'avoir adressé de si fraternels avertissemens , il

faut que vous ayez craint de me perdre , et cette pensée

pourrait satisfaire mon orgueil . Mais laissons la person-


nalité loin de nous. Vous êtes peut-être la seule femme
avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolu-
tion si contraire aux lois de la nature . Relativement aux

autres sujets de votre espèce , vous êtes un phénomène .


Eh bien ! cherchons ensemble , de bonne foi , la cause de

cette anomalie psychologique . Existe-t-il en vous , comme

chez beaucoup de femmes fières d'elles-mêmes , amou-


reuses de leurs perfections , un sentiment d'égoïsme raffiné

qui vous fasse prendre en horreur l'idée d'appartenir à un


homme , d'abdiquer votre vouloir et d'être soumise à une

supériorité de convention qui vous offense? vous me sem-


bleriez mille fois plus belle . Auriez - vous été maltraitée

une première fois par l'amour ? Peut-être le prix que vous


devez attacher à l'élégance de votre taille , à votre déli-
cieux corsage , vous fait- il craindre les dégâts de la ma-

ternité : ne serait - ce pas une de vos meilleures raisons

secrètes pour vous refuser à être trop bien aimée ? Avez-


vous des imperfections qui vous rendent vertueuse malgré

vous? Ne vous fâchez pas , je discute , j'étudie , je suis


à mille lieues de la passion . La nature , qui fait des aveu-

gles de naissance , peut bien créer des femmes sourdes ,


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 167

muettes et aveugles en amour. Vraiment vous êtes un sujet


précieux pour l'observation médicale ! Vous ne savez pas
tout ce que vous valez . Vous pouvez avoir un dégoût fort

légitime pour les hommes ; je vous approuve , ils me pa-


raissent tous laids et odieux . Mais vous avez raison ,

ajouté -je en sentant mon cœur se gonfler , vous devez


nous mépriser , il n'existe pas d'homme qui soit digne
de vous .

Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que je lui débitai


en riant. Eh bien ! la parole la plus acérée , l'ironie la
plus aiguë ne lui arrachèrent ni un mouvement , ni un
geste de dépit. Elle m'écoutait en gardant sur les lèvres ,
dans les yeux , son sourire d'habitude , ce sourire qu'elle

prenait comme un vêtement , et toujours le même pour


ses amis , pour ses simples connaissances , pour les étran-

gers .
Ne suis-je pas bien bonne de me laisser mettre ainsi

sur un amphithéâtre ? dit-elle en saisissant un moment pen-

dant lequel je la regardais en silence . Vous le voyez ,


continua- t-elle en riant , je n'ai pas de sottes susceptibi-

lités en amitié ! Beaucoup de femmes puniraient votre


impertinence en vous faisant fermer leur porte .

Vous pouvez me bannir de chez vous , sans être tenue
de donner la raison de vos sévérités .

En disant cela , je me sentais prêt à la tuer , si elle m'avait


congédié.
— Vous êtes fou , s'écria-t-elle en souriant.

– Avez-vous jamais songé , repris-je , aux effets d'un


violent amour? Un homme au désespoir a souvent assassiné
sa maîtresse.
168 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

- Il vaut mieux être morte que malheureuse , répon-


dit-elle froidement . Un homme aussi passionné doit , un

jour, abandonner sa femme et la laisser sur la paille , après


lui avoir mangé sa fortune .

Cette arithmétique m'abasourdit . Je vis clairement un


abîme entre cette femme et moi . Nous ne pouvions jamais

nous comprendre .
—Adieu , lui dis-je froidement.
—Adieu , répondit-elle en inclinant la tête d'un air ami-
cal. A demain .

Je la regardai pendant un moment , en lui dardant tout

l'amour auquel je renonçais : elle était debout, et me jetait


son sourire banal , le détestable sourire d'une statue de mar-
bre , sec et poli , paraissant exprimer l'amour, mais froid .

Concevras-tu bien, mon cher, toutes les douleurs qui m'as-

saillirent , en revenant chez moi , par la pluie et la neige ,


en marchant sur le verglas des quais , pendant une lieue ,
ayant tout perdu . Oh ! savoir qu'elle ne pensait seulement

pas à ma misère et me croyait , comme elle , riche et dou-

cement voituré. Combien de ruines et de déceptions ! Il ne


s'agissait plus d'argent , mais de toutes les fortunes de mon
ame. J'allais au hasard , en discutant avec moi-même les

mots de cette étrange conversation , je m'égarais si bien


dans mes commentaires que je finissais par douter de la

valeur nominale des paroles et des idées ! Et j'aimais tou-


jours , j'aimais cette femme froide dont le cœur voulait être

conquis à tout moment , et qui , en effaçant toujours les


promesses de la veille , se produisait le lendemain comme

une maîtresse nouvelle . En tournant sous les guichets de


l'Institut , un mouvement fiévreux me saisit . Je me sou-
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 169

vins alors que j'étais à jeun. Je ne possédais pas un


denier. Pour comble de malheur , la pluie déformait mon
chapeau. Comment pouvoir aborder désormais une femme
élégante et me présenter dans un salon sans un cha-

peau mettable . Grâce à des soins extrêmes , et tout en


maudissant la mode niaise et sotte qui nous condamne à
exhiber la coiffe de nos chapeaux en les gardant constam-

ment à la main , j'avais maintenu le mien jusque là dans


un état douteux ; sans être curieusement neuf ou sèche-

ment vieux , dénué de barbe ou très-soyeux , il pouvait


passer pour le chapeau problématique d'un homme soi-
gneux ; mais son existence artificielle arrivait à son dernier

période il était blessé , déjeté , fini , véritable haillon ,


digne représentant de son maître.

22
170 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

Faute de trente sous , je perdais mon industrieuse élé-


gance. Ah ! combien de sacrifices ignorés n'avais-je pas faits

à Foedora depuis trois mois ? Souvent je consacrais l'argent

nécessaire au pain d'une semaine pour aller la voir un mo-


ment. Quitter mes travaux et jeûner , ce n'était rien ! Mais

traverser les rues de Paris sans se laisser éclabousser, cou-


rir pour éviter la pluie , arriver chez elle aussi bien mis

que les fats qui l'entouraient . Ah ! pour un poète amoureux


et distrait , cette tâche avait d'innombrables difficultés .

Mon bonheur , mon amour dépendait d'une moucheture de

fange sur mon seul gilet blanc ! Renoncer à la voir si je

me crottais , si je me mouillais ! Ne pas posséder cinq


sous pour faire effacer par un décrotteur la plus légère

tache de boue sur ma botte ! Ma passion s'était augmentée


de tous ces petits supplices inconnus , immenses chez
un homme irritable . Les malheureux ont des dévoue-

mens dont il ne leur est point permis de parler aux


femmes qui vivent dans une sphère de luxe et d'élégance ;
elles voient le monde à travers un prisme qui teint en or
les hommes et les choses . Optimistes par égoïsme , cruelles

par bon ton , ces femmes s'exemptent de réfléchir au

nom de leurs jouissances et s'absolvent de leur indif-

férence au malheur , par l'entraînement du plaisir. Pour

elles , un denier n'est jamais un million , c'est le million

qui leur semble être un denier . Si l'amour doit plaider


sa cause par de grands sacrifices , il doit aussi les cou-

vrir délicatement d'un voile , les ensevelir dans le silence ;

mais en prodiguant leur fortune et leur vie , en se dé-


vouant , les hommes riches profitent des préjugés mon-

dains qui donnent toujours un certain éclat à leurs amou-


ETUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 171

reuses folies ; pour eux le silence parle et le voile est

une grâce , tandis que mon affreuse détresse me con-


damnait à d'épouvantables souffrances sans qu'il me fût
permis de dire : J'aime ou Je meurs ! Était-ce du dé-
vouement après tout , n'étais-je pas richement récom-
pensé par le plaisir que j'éprouvais à tout immoler pour

elle ? La comtesse avait donné d'extrêmes valeurs , attaché


d'excessives jouissances aux accidens les plus vulgaires

de ma vie . Naguère insouciant en fait de toilette , je res-


pectais maintenant mon habit comme un autre moi-même .
Entre une blessure à recevoir et la déchirure de mon

frac , je n'aurais pas hésité ! Tu dois alors épouser ma


situation et comprendre les rages de pensées , la frénésie
croissante qui m'agitaient en marchant , et que peut-être
la marche animait encore ! J'éprouvais je ne sais quelle

joie infernale à me trouver au faîte du malheur , je vou-


lais voir un présage de fortune dans cette dernière crise ;
mais le mal a des trésors sans fonds. La porte de mon

hôtel était entr'ouverte . A travers les découpures en forme

de cœur pratiquées dans le volet , j'aperçus une lumière


projetée dans la rue . Pauline et sa mère causaient en

m'attendant , j'entendis prononcer mon nom , j'écoutai .


-M. Raphaël , disait Pauline , est bien mieux que l'é-
tudiant du numéro sept ! Ses cheveux blonds sont d'une

si jolie couleur . Ne trouves- tu pas quelque chose dans sa


voix , je ne sais , mais quelque chose qui vous remue le

cœur ? Et puis , quoiqu'il ait l'air un peu fier , il est si


bon , il a des manières si distinguées. Oh ! il est vrai-

ment très-bien. Je suis sûre que toutes les femmes doi-


vent être folles de lui.
172 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

-Tu en parles comme si tu l'aimais , reprit madame


Gaudin.
— Oh ! je l'aime comme un frère , répondit-elle en

riant. Je serais joliment ingrate si je n'avais pas de l'a-


mitié pour lui ? Ne m'a-t-il pas appris la musique , le

dessin , la grammaire , enfin tout ce que je sais ? Tu ne


fais pas grande attention à mes progrès , ma bonne mère ;
mais je deviens si instruite , que dans quelque temps je

serai assez forte pour donner des leçons , et alors nous

pourrons avoir une domestique .

Je me retirai doucement , et après avoir fait quelque


bruit , j'entrai dans la salle pour y prendre ma lampe

que Pauline voulut allumer. La pauvre enfant venait de


jeter un baume délicieux sur mes plaies.

Ce naïf éloge de ma personne me rendit un peu de cou-


rage. J'avais besoin de croire en moi-même et de recueillir
ETUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 173

un jugement impartial sur la véritable valeur de mes avan-


tages. Mes espérances ainsi ranimées se reflétèrent peut-
être sur les choses que je voyais . Peut-être aussi n'avais-je
point encore bien sérieusement examiné la scène assez
souvent offerte à mes regards par ces deux femmes au

milieu de cette salle ; mais alors j'admirai dans sa réalité


le plus délicieux tableau de cette nature modeste si naï-
vement reproduite par les peintres flamands. La mère ,

assise au coin d'un foyer à demi éteint , tricotait des bas ,


et laissait errer sur ses lèvres un bon sourire . Pauline

coloriait des écrans ses couleurs , ses pinceaux étalés


sur une petite table , parlaient aux yeux par de piquans

effets ; mais ayant quitté sa place et se tenant debout pour


allumer ma lampe , sa blanche figure en recevait toute la
lumière . Il fallait être subjugué par une bien terrible

passion pour ne pas adorer ses mains transparentes et roses ,


l'idéal de sa tête , et sa virginale attitude. La nuit et le
silence prêtaient leur charme à cette laborieuse veillée ,
à ce paisible intérieur . Ces travaux continus et gaîment
supportés attestaient une résignation religieuse pleine de
sentimens élevés . Une indéfinissable harmonie existait là
entre les choses et les personnes .

Chez Fœdora , le luxe était sec , il réveillait en moi de

mauvaises pensées ; tandis que cette humble misère et ce


bon naturel me rafraîchissaient l'ame . Peut-être étais - je

humilié en présence du luxe ; près de ces deux femmes ,


au milieu de cette salle brune où la vie simplifiée semblait

se réfugier dans les émotions du cœur, peut-être me récon-


ciliais-je avec moi-même en trouvant à exercer la protection
que l'homme est si jaloux de faire sentir. Quand je fus près
174 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

de Pauline , elle me jeta un regard presque maternel , et

s'écria , les mains tremblantes , en posant vivement la


lampe : — Dieu ! comme vous êtes pâle ! Ah ! il est tout
mouillé. Ma mère va vous essuyer. Monsieur Raphaël , re-
prit-elle après une légère pause , vous êtes friand de lait ,
nous avons eu ce soir de la crème , tenez , voulez-vous

y goûter ? Elle sauta comme un petit chat sur un bol de


porcelaine plein de lait , et me le présenta si vivement ,

me le mit sous le nez d'une si gentille façon , que j'hé-


sitai. — Vous me refuseriez ? dit-elle d'une voix altérée .

The Brunellire

Nos deux fiertés se comprenaient : Pauline paraissait


souffrir de sa pauvreté , et me reprocher ma hauteur . Je
fus attendri . Cette crème était peut - être son déjeûner

du lendemain , j'acceptai cependant . La pauvre fille essaya


de cacher sa joie , mais elle pétillait dans ses yeux .
—J'en avais besoin , lui dis-je en m'asseyant . ( Une ex-
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 175

pression soucieuse passa sur son front. ) Vous souvenez-


vous , Pauline , de ce passage où Bossuet nous peint Dieu ,

récompensant un verre d'eau plus richement qu'une vic-


toire ?

Oui , dit-elle. Et son sein battait comme celui d'une


jeune fauvette entre les mains d'un enfant.
Eh bien ! comme nous nous quitterons bientôt , ajou-

té-je d'une voix mal assurée , laissez -moi vous témoigner


ma reconnaissance pour tous les soins que vous et votre
mère vous avez eus de moi .

Oh ! ne comptons pas , dit-elle en riant.

Son rire cachait une émotion qui me fit mal.


----
Mon piano , repris-je sans paraître avoir entendu
ses paroles , est un des meilleurs instrumens d'Érard : ac-

ceptez -le . Prenez-le sans scrupule , je ne saurais vraiment


l'emporter dans le voyage que je compte entreprendre.

Éclairées peut-être par l'accent de mélancolie avec le-


quel je prononçai ces mots , les deux femmes semblèrent

m'avoir compris et me regardèrent avec une curiosité


mêlée d'effroi. L'affection que je cherchais au milieu des
froides régions du grand monde , était donc là, vraie , sans

faste , mais onctueuse et peut-être durable .



Il ne faut pas prendre tant de souci , me dit la
mère . Restez ici . Mon mari est en route à cette heure ,

reprit-elle . Ce soir , j'ai lu l'Évangile de saint Jean pendant

que Pauline tenait suspendue entre ses doigts notre clef


attachée dans une Bible , la clef a tourné. Ce présage an-

nonce que Gaudin se porte bien et prospère . Pauline a re-


commencé pour vous et pour le jeune homme du numéro
sept ; mais la clef n'a tourné que pour vous. Nous serons
176 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

tous riches , Gaudin reviendra millionnaire . Je l'ai vu en


rêve sur un vaisseau plein de serpens , heureusement

l'eau était trouble , ce qui signifie or et pierreries d'outre-


mer .

Ces paroles amicales et vides , semblables aux vagues

chansons avec lesquelles une mère endort les douleurs de


son enfant , me rendirent une sorte de calme . L'accent

et le regard de la bonne femme exhalaient cette douce

cordialité qui n'efface pas le chagrin , mais qui l'apaise ,

qui le berce et l'émousse . Plus perspicace que sa mère ,


Pauline m'examinait avec inquiétude , ses yeux intelli-
gens semblaient deviner ma vie et mon avenir . Je re-

merciai par une inclination de tête la mère et la fille ;

puis je me sauvai , craignant de m'attendrir. Quand je


me trouvai seul sous mon toit , je me couchai dans mon

malheur. Ma fatale imagination me dessina mille projets


sans base et me dicta des résolutions impossibles. Quand
un homme se traîne dans les décombres de sa fortune ,

il y rencontre encore quelques ressources ; mais j'étais


dans le néant. Ah ! mon cher , nous accusons trop facile-

ment la misère . Soyons indulgens pour les effets du plus


actif de tous les dissolvans sociaux : où règne la misère , il

n'existe plus ni pudeur , ni crimes , ni vertu , ni esprit.


J'étais alors sans idées , sans force , comme une jeune fille

tombée à genoux devant un tigre . Un homme sans passion


et sans argent reste maître de sa personne , mais un mal-
heureux qui aime ne s'appartient plus et ne peut pas se
tuer. L'amour nous donne une sorte de religion pour

nous- mêmes , nous respectons en nous une autre vie ; il


devient alors le plus horrible des malheurs , le malheur
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 177

avec une espérance , une espérance qui vous fait accepter


des tortures . Je m'endormis avec l'idée d'aller le lendemain

confier à Rastignac la singulière détermination de Fœdora.


-Ah ! ah ! me dit Rastignac en me voyant entrer chez
lui dès neuf heures du matin , je sais ce qui t'amène , tu

dois être congédié par Fœdora. Quelques bonnes ames


jalouses de ton empire sur la comtesse ont annoncé votre

mariage . Dieu sait les folies que tes rivaux t'ont prêtées
et les calomnies dont tu as été l'objet !

Tout s'explique , m'écriai-je . Je me souvins de toutes


mes impertinences , et trouvai la comtesse sublime. A mon

gré , j'étais un infâme qui n'avait pas encore assez souf-


fert , et je ne vis plus dans son indulgence que la pa-
tiente charité de l'amour .
— N'allons pas si vite , me dit le prudent Gascon . Fœdora

possède la pénétration naturelle aux femmes profondé-


ment égoïstes : elle t'aura jugé peut-être au moment où
tu ne voyais encore en elle que sa fortune et son luxe ;

en dépit de ton adresse , elle aura lu dans ton ame. Elle


est assez dissimulée pour qu'aucune dissimulation ne
trouve grâce devant elle . Je crois , ajouta-t- il , t'avoir mis
dans une mauvaise voie . Malgré la finesse de son esprit
et de ses manières , cette créature me semble impérieuse
comme toutes les femmes qui ne prennent de plaisir que

par la tête . Pour elle le bonheur gît tout entier dans le


bien- être de la vie , dans les jouissances sociales ; chez
elle , le sentiment est un rôle , elle te rendrait malheu-
reux , et ferait de toi son premier valet.

Rastignac parlait à un sourd . Je l'interrompis en lui


exposant avec une apparente gaîté ma situation financière .
23
178 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

- Hier au soir, me répondit-il , une


veine contraire

m'a emporté tout l'argent dont je pouvais disposer . Sans

cette vulgaire infortune , j'eusse partagé volontiers ma


bourse avec toi . Mais , allons déjeûner au cabaret , les
huîtres nous donneront peut-être un bon conseil .

Il s'habilla , fit atteler son tilbury ; puis semblables à


deux millionnaires , nous arrivâmes au Café de Paris

CAFE DE PARIS

S
DE PARI

‫فرح ہو‬

Hor
ace
Vernet del Bryer Sculp
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 179

avec l'impertinence de ces audacieux spéculateurs qui


vivent sur des capitaux imaginaires. Ce diable de Gascon
me confondait par l'aisance de ses manières et par son

aplomb imperturbable . Au moment où nous prenions le


café , après avoir fini un repas fort délicat et très-bien

entendu , Rastignac , qui distribuait des coups de tête à


une foule de jeunes gens également recommandables par

les grâces de leur personne et par l'élégance de leur


mise , me dit en voyant entrer un de ces dandys : Voici
ton affaire . Et il fit signe à un gentilhomme bien cra-
vaté , qui semblait chercher une table à sa convenance ,
de venir lui parler.

-Ce gaillard-là , me dit Rastignac à l'oreille , est dé-

coré pour avoir publié des ouvrages qu'il ne comprend


pas : il est chimiste , historien , romancier , publiciste ; il
possède des quarts , des tiers , des moitiés dans je ne
sais combien de pièces de théâtre , et il est ignorant

comme la mule de don Miguel. Ce n'est pas un homme ,


c'est un nom , une étiquette familière au public . Aussi ,
se garderait - il bien d'entrer dans ces cabinets sur les-

quels il y a cette inscription : Ici , l'on peut écrire soi-


même. Il est fin à jouer tout un congrès . En deux mots ,
c'est un métis en morale : ni tout-à-fait probe ni com-

plètement fripon . Mais, chut ! il s'est déjà battu , le monde

n'en demande pas davantage et dit de lui : C'est un homme


honorable. Eh bien , mon excellent ami , mon hono-

rable ami , comment se porte Votre Intelligence ? lui dit


Rastignac au moment où l'inconnu s'assit à la table voi-
sine.
— Mais ni bien ni mal . Je suis accablé de travail. J'ai
180 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

entre les mains tous les matériaux nécessaires pour

faire des mémoires historiques très- curieux , et je ne

sais à qui les attribuer. Cela me tourmente , il faut se


hâter , les mémoires vont passer de mode .

Sont- ce des mémoires contemporains , anciens , sur

la cour, sur quoi ?


-Sur l'affaire du collier.

N'est-ce pas un miracle ? me dit Rastignac en riant.


Fuis se retournant vers le spéculateur : -
- M. de Va-

lentin , reprit-il en me désignant , est un de mes amis


que je vous présente comme l'une de nos futures célé-

brités littéraires .

Il avait jadis une tante fort bien en cour , marquise ,

et depuis deux ans il travaille à une histoire royaliste


de la révolution .
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 181

Puis , se penchant à l'oreille de ce singulier négociant ,


il lui dit : C'est un homme de talent , mais un niais

qui peut vous faire vos mémoires , au nom de sa tante ,


pour cent écus par volume .
Le marché me va , répondit l'autre en haussant sa
cravate. Garçon , mes huîtres , donc !
―-Oui , mais vous me donnerez vingt-cinq louis de

commission et lui paierez un volume d'avance , reprit


Rastignac .

Non , non. Je n'avancerai que cinquante écus pour


être plus sûr d'avoir promptement mon manuscrit .
Rastignac me répéta cette conversation mercantile à
voix basse . Puis sans me consulter : Nous sommes

d'accord , lui répondit-il. Quand pouvons-nous aller vous


voir pour terminer cette affaire ?
Eh bien , venez dîner ici , demain soir , à sept
heures .

Nous nous levâmes , Rastignac jeta de la monnaie au


garçon , mit la carte à payer dans sa poche , et nous
sortîmes .

J'étais stupéfait de la légèreté , de l'insouciance avec la-

quelle il avait vendu ma respectable tante , la marquise de


Montbauron .

J'aime mieux m'embarquer pour le Brésil , et y


enseigner aux Indiens l'algèbre dont je ne sais pas un
mot , que de salir le nom de ma famille !

Rastignac m'interrompit par un éclat de rire .

-Es-tu bête ? Prends d'abord les cinquante écus et


fais les mémoires. Quand ils seront achevés , tu refuseras
de les mettre sous le nom de ta tante , imbécile ! Ma-
182 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

dame de Montbauron morte sur l'échafaud , ses paniers ,

ses considérations , sa beauté , son fard , ses mules , valent

bien plus de six cents francs . Si le libraire ne veut pas


alors payer ta tante ce qu'elle vaut , il trouvera quelque
vieux chevalier d'industrie , ou je ne sais quelle fangeuse
comtesse pour signer les mémoires .

— Oh ! m'écriai-je , pourquoi suis-je sorti de ma ver-


tueuse mansarde ? Le monde a des envers bien salement

ignobles .
Bon , répondit Rastignac , voilà de la poésie , et il

s'agit d'affaires. Tu es un enfant. Écoute : quant aux mé-


moires , le public les jugera ; quant à mon Proxenète

littéraire , n'a-t- il pas dépensé huit ans de sa vie , et

payé ses relations avec la librairie par de cruelles expé-


riences ? En partageant inégalement avec lui le travail

du livre , ta part d'argent n'est - elle pas aussi la plus

belle ? Vingt-cinq louis sont une bien plus grande somme


pour toi , que mille francs pour lui . Va , tu peux écrire
des mémoires historiques , œuvres d'art si jamais il en

fut , quand Diderot a fait six sermons pour cent écus.


Enfin , lui dis-je tout ému , c'est pour moi une né-
cessité ; ainsi , mon pauvre ami , je te dois des remercî-
mens. Vingt-cinq louis me rendront bien riche .

Et plus riche que tu ne penses , reprit-il en riant .


Si Marivault me donne une commission dans l'affaire ,

ne devines-tu pas qu'elle sera pour toi ?


— Allons au bois de Boulogne , dit-il , nous y verrons

ta comtesse , et je te montrerai la jolie petite veuve


que je dois épouser , une charmante personne , Alsa-
cienne , un peu grasse . Elle lit Kant , Schiller , Jean Paul ,
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 183

et une foule de livres hydrauliques . Elle a la manie de


toujours me demander mon opinion , je suis obligé d'a-
voir l'air de comprendre toute cette sensiblerie alle-
mande , de connaître un tas de ballades , toutes dro-

gues qui me sont défendues par le médecin . Je n'ai pas

encore pu la déshabituer de son enthousiasme littéraire ,

elle pleure des averses à la lecture de Goëthe , et je


suis obligé de pleurer un peu , par complaisance , car il
y a cinquante mille livres de rentes , mon cher , et le plus
joli petit pied , la plus jolie main de la terre ! Ah ! si elle

ne disait pas mon anche et prouiller pour mon ange et


brouiller , ce serait une femme accomplie.

Nous vîmes la comtesse , brillante dans un brillant


équipage. La coquette nous salua fort affectueusement

en me jetant un sourire qui me parut alors divin et


plein d'amour. Ah ! j'étais bien heureux , je me croyais

aimé , j'avais de l'argent et des trésors de passion , plus


de misère. Léger , gai , content de tout , je trouvai la
maîtresse de mon ami , charmante . Les arbres , l'air , le

ciel , toute la nature semblait me répéter le sourire de


Fœdora. En revenant des Champs-Élysées , nous allâmes

chez le chapelier et chez le tailleur de Rastignac . L'af-

faire du Collier me permit de quitter mon misérable pied


de paix , pour passer à un formidable pied de guerre .
Désormais je pouvais sans crainte lutter de grâce et
d'élégance avec les jeunes gens qui tourbillonnaient au-

tour de Fœdora. Je revins chez moi . Je m'y enfermai ,

restant tranquille en apparence , près de ma lucarne ;


mais disant d'éternels adieux à mes toits , vivant dans
l'avenir , dramatisant ma vie , escomptant l'amour et ses
184 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

joies. Ah ! comme une existence peut devenir orageuse


entre les quatre murs d'une mansarde. L'ame humaine

est une fée , elle métamorphose une paille en diamans ,


sous sa baguette les palais enchantés éclosent comme

les fleurs des champs sous les chaudes inspirations du


soleil.

Le lendemain , vers midi , Pauline frappa doucement à


ma porte et m'apporta , devine quoi ? une lettre de Fœ-

dora. La comtesse me priait de venir la prendre au


Luxembourg pour aller , de là , voir ensemble le Muséum
et le Jardin des Plantes .

— Un commissionnaire attend la réponse , me dit-elle


après un moment de silence .

Je griffonnai promptement une lettre de remercîment

que Pauline emporta . Je m'habillai. Au moment où , as-

sez content de moi - même , j'achevais ma toilette , un

frisson glacial me saisit à cette pensée : Fœdora est-elle


venue en voiture ou à pied , pleuvra-t-il , fera-t-il beau ?

Mais , me dis - je , qu'elle soit à pied ou en voiture , est-

on jamais certain de l'esprit fantasque d'une femme ? elle

sera sans argent et voudra donner cent sous à un petit


Savoyard parce qu'il aura de jolies guenilles . J'étais sans

un rouge liard et ne devais avoir de l'argent que le soir .


Oh ! combien dans ces crises de notre jeunesse , un poète

paie cher la puissance intellectuelle dont il est investi par le

régime et par le travail . En un instant , mille pensées vives

et douloureuses me piquèrent comme autant de dards . Je


regardai le ciel par ma lucarne , le temps était fort in-

certain. En cas de malheur , je pouvais bien prendre


une voiture pour la journée ; mais aussi ne tremblerais-
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 185

je pas à tout moment , au milieu de mon bonheur , de ne

pas rencontrer le soir M. de Marivaul ? Je ne me sentis


t
pas assez fort pour supporter tant de craintes au sein de

ma joie . Malgré la certitude de ne rien trouver , j'entre-

pris une grande exploratio à travers ma chambre , je


n
cherchai des écus imaginai jusque dans les profon-
re s
deurs de ma paillasse , je fouillai tout , je secouai même
de vieilles bottes . En proie à une fièvre nerveuse , je

regardais mes meubles d'un œil hagard après les avoir

renversés tous . Comprend


ras-tu le délire qui m'anima ,
lorsqu'en ouvrant pour la septième fois le tiroir de ma

table à écrire que je visitais avec cette espèce d'indole


nce
dans laquelle nous plonge le désespoi , j'aperçu collée
r s
contre une planche latérale , tapie sournois , mais
ement
propre , brillante , lucide comme une étoile à son lever ,

une belle et noble pièce de cent sous ! Ne lui demand


ant
compte ni de son silence ni de la cruauté dont elle était

coupable en se tenant ainsi cachée , je la baisai comme


un ami fidèle au malheur et la saluai par un cri qui trouva

de l'écho . Je me retournai brusque et vis Pauline


men t
toute pâle.
— J'ai cru , dit-elle d'une voix émue , que vous vous

faisiez mal. Le commissionnaire ...... Elle s'interrompit

comme si elle étouffait . Mais ma mère l'a payé , ajouta-t-


elle . Puis elle s'enfuit , enfantine et follette comme un ca-
price. Pauvre petite ! je lui souhaitai mon bonheur . En

ce moment , il me semblait avoir dans l'ame tout le plaisir


de la terre , et j'aurais voulu restituer aux malheureux

la part que je croyais leur voler.

Nous avons presque toujours raison dans nos pressen-


24
186 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

timens d'adversité , la comtesse avait renvoyé sa voiture .

Par un de ces caprices que les jolies femmes ne s'expli-


quent pas toujours à elles - mêmes , elle voulait aller au

Jardin des Plantes par les boulevards et à pied .


Mais il va pleuvoir, lui dis-je .

Elle prit plaisir à me contredire . Par hasard , il fit


beau pendant tout le temps que nous marchâmes dans le

Luxembourg. Quand nous en sortîmes , un gros nuage

dont j'avais maintes fois épié la marche avec une secrète

inquiétude , ayant laissé tomber quelques gouttes d'eau ,


nous montâmes dans un fiacre . Lorsque nous eûmes

atteint les boulevards , la pluie cessa , le ciel reprit sa sé-


rénité. En arrivant au Muséum , je voulus renvoyer la

voiture , Fœdora me pria de la garder . Que de tortures !

Mais causer avec elle en comprimant un secret délire qui


sans doute se formulait sur mon visage par quelque sou-

rire niais et arrêté ; errer dans le Jardin des Plantes , en

parcourir les allées bocagères et sentir son bras appuyé

sur le mien, il y eut dans tout cela je ne sais quoi de fantas-


tique : c'était un rêve en plein jour. Cependant ses mou-

vemens , soit en marchant , soit en nous arrêtant , n'a-


vaient rien de doux ni d'amoureux , malgré leur apparente

volupté. Quand je cherchais à m'associer en quelque sorte


à l'action de sa vie , je rencontrais en elle une intime et
secrète vivacité , je ne sais quoi de saccadé , d'excentrique .
Les femmes sans ame n'ont rien de moelleux dans leurs

gestes . Aussi n'étions-nous unis , ni par une même volonté ,

ni par un même pas. Il n'existe point de mots pour


rendre ce désaccord matériel de deux êtres , car nous ne

sommes pas encore habitués à reconnaître une pensée


ETUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 187

dans le mouvement . Ce phénomène de noire nature se


sent instinctivement , il ne s'exprime pas .

Pendant ces violens paroxismes de ma passion , reprit

Raphaël après un moment de silence et comme s'il ré-

pondait à une objection qu'il se fût adressée à lui -même ,


je n'ai pas disséqué mes sensations , analysé mes plai-
sirs , ni supputé les battemens de mon cœur , comme un

avare examine et pèse ses pièces d'or . Oh ! non , l'expé-


rience jette aujourd'hui sa triste lumière sur les événe-
mens passés , et le souvenir m'apporte ces images , comme
par un beau temps les flots de la mer amènent brin à brin
les débris d'un naufrage sur la grève.

Vous pouvez me rendre un service assez important ,
me dit la comtesse en me regardant d'un air confus . Après
vous avoir confié mon antipathie pour l'amour, je me sens

plus libre en réclamant de vous un bon office au nom de


l'amitié . N'aurez-vous pas , reprit-elle en riant , beaucoup
plus de mérite à m'obliger aujourd'hui ?
Je la regardais avec douleur . N'éprouvant rien près de
moi , elle était pateline et non pas affectueuse ; elle me pa-

raissait jouer un rôle en actrice consommée ; puis tout à


coup son accent , un regard , un mot réveillaient mes es-

pérances ; mais si mon amour ranimé se peignait alors

dans mes yeux , elle en soutenait les rayons sans que la


clarté des siens s'en altérât , car ils semblaient comme
ceux des tigres être doublés par une feuille de métal. En
ces momens-là , je la détestais.
La protection du duc de Navailles , dit-elle en con-

tinuant avec des inflexions de voix pleines de câlinerie ,


me serait très-utile auprès d'une personne toute- puissante
188 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

en Russie , et dont l'intervention est nécessaire pour me

faire rendre justice dans une affaire qui concerne à la fois


ma fortune et mon état dans le monde , la reconnaissance
de mon mariage par l'empereur. Le duc de Navailles n'est-

il pas votre cousin ? Une lettre de lui déciderait tout.

— Je vous appartiens , lui répondis-je , ordonnez .


Vous êtes bien aimable , reprit-elle en me serrant la
main. Venez dîner avec moi , je vous dirai tout comme à
un confesseur.

Cette femme si méfiante , si discrète , et à laquelle per-

sonne n'avait entendu dire un mot sur ses intérêts , allait


donc me consulter .

-Oh! combien j'aime maintenant le silence que vous

m'avez imposé ! m'écriai-je . Mais j'aurais voulu quelque

épreuve plus rude encore .

En ce moment , elle accueillit l'ivresse de mes regards


et ne se refusa point à mon admiration , elle m'aimait
donc ! Nous arrivâmes chez elle . Fort heureusement , le

fond de ma bourse put satisfaire le cocher. Je passai

délicieusement la journée , seul avec elle , chez elle . C'é-

tait la première fois que je pouvais la voir ainsi . Jus-

qu'à ce jour , le monde , sa gênante politesse et ses fa-

çons froides nous avaient toujours séparés , même pen-


dant ses somptueux dîners ; mais alors j'étais chez elle

comme si j'eusse vécu sous son toit , je la possédais pour


ainsi dire. Ma vagabonde imagination brisait les entraves ,

arrangeait les événemens de la vie à ma guise , et me


plongeait dans les délices d'un amour heureux . Me croyant

son époux , je l'admirais occupée de petits détails ; j'é-


prouvais même du bonheur à lui voir ôter son schall et
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 189

son chapeau. Elle me laissa seul un moment , et revint

les cheveux arrangés , charmante . Cette jolie toilette avait

été faite pour moi ! Pendant le dîner , elle me prodigua ses


attentions et déploya des grâces infinies dans mille choses

qui semblent des riens et qui cependant sont la moitié de


la vie.
190 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Quand nous fûmes tous deux devant un foyer pé-

tillant , assis sur la soie , environnés des plus désirables


créations d'un luxe oriental , quand je vis si près de moi
cette femme dont la beauté célèbre faisait palpiter tant de

cœurs , cette femme si difficile à conquérir , me parlant ,


me rendant l'objet de toutes ses coquetteries , ma volup-

tueuse félicité devint presque de la souffrance . Pour mon

malheur , je me souvins de l'importante affaire que je de-


vais conclure , et voulus aller au rendez -vous qui m'avait
été donné la veille .

— Quoi , déjà ! dit-elle en me voyant prendre mon cha-


peau.
Elle m'aimait ! Je le crus du moins , en l'entendant

prononcer ces deux mots d'une voix caressante . Pour

prolonger mon extase , j'aurais alors volontiers troqué


deux années de ma vie contre chacune des heures qu'elle
voulait bien m'accorder. Mon bonheur s'augmenta de tout

l'argent que je perdais ! Il était minuit quand elle me ren-


voya. Néanmoins le lendemain , mon héroïsme me coûta

bien des remords , je craignis d'avoir manqué l'affaire


des mémoires , devenue si capitale pour moi ; je courus

chez Rastignac , et nous allâmes surprendre à son lever


le titulaire de mes travaux futurs . M. Marivault me lut un

petit acte où il n'était point question de ma tante , et après


la signature duquel il me compta cinquante écus . Nous

déjeûnâmes tous les trois . Quand j'eus payé mon nouveau


chapeau , soixante cachets à trente sous et mes dettes , il

ne me resta plus que trente francs ; mais toutes les diffi-


cultés de la vie s'étaient aplanies pour quelques jours .

Si j'avais voulu écouter Rastignac , je pouvais avoir des


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 191

trésors en adoptant avec franchise le système anglais . Il


voulait absolument m'établir un crédit et me faire faire

des emprunts , en prétendant que les emprunts soutien-


draient le crédit. Selon lui , l'avenir était de tous les

capitaux du monde le plus considérable et le plus solide .


En hypothéquant ainsi mes dettes sur de futurs contin-
gens , il donna ma pratique à son tailleur, un artiste qui

comprenait le jeune homme et devait me laisser tran-

quille jusqu'à mon mariage .


De ce jour , je rompis avec la vie monastique et stu-
dieuse que j'avais menée pendant trois ans. J'allai fort
assidûment chez Fœdora, où je tâchai de surpasser en

apparence les impertinens ou les héros de coterie qui


s'y trouvaient. En croyant avoir échappé pour toujours

à la misère , je recouvrai ma liberté d'esprit , j'écrasai

mes rivaux , et passai pour un homme plein de séduc-


tions , prestigieux , irrésistible . Cependant les gens ha-

biles disaient en parlant de moi : « Un garçon aussi spi-

rituel ne doit avoir de passions que dans la tête ! » Ils


vantaient charitablement mon esprit aux dépens de ma

sensibilité. « Est-il heureux de ne pas aimer ! s'écriaient-


ils . S'il aimait , aurait- il autant de gaieté , de verve ? »
J'étais cependant bien amoureusement stupide en présence

de Fœdora ! Seul avec elle , je ne savais rien lui dire , ou

si je parlais , je médisais de l'amour ; j'étais tristement


gai comme un courtisan qui veut cacher un cruel dépit.
Enfin , j'essayai de me rendre indispensable à sa vie , à son

bonheur , à sa vanité tous les jours près d'elle , j'étais


un esclave , un jouet sans cesse à ses ordres . Après avoir

ainsi dissipé ma journée , je revenais chez moi pour y


192 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

travailler pendant les nuits , ne dormant guère que deux


ou trois heures de la matinée . Mais n'ayant pas , comme

Rastignac , l'habitude du système anglais , je me vis


bientôt sans un sou . Dès lors , mon cher ami , fat sans
bonnes fortunes , élégant sans argent , amoureux anonyme ,

je retombai dans cette vie précaire , dans ce froid et pro-


fond malheur soigneusement caché sous les trompeuses
apparences du luxe . Je ressentis alors mes souffrances

premières , mais moins aiguës , je m'étais familiarisé sans

doute avec leurs terribles crises . Souvent les gâteaux et le


thé , si parcimonieusement offerts dans les salons , étaient

ma seule nourriture . Quelquefois , les somptueux dîners


de la comtesse me substantaient pendant deux jours .

J'employai tout mon temps , mes efforts et ma science


d'observation à pénétrer plus avant dans l'impénétrable
caractère de Fœdora . Jusqu'alors , l'espérance ou le dés-

espoir avaient influencé mon opinion , je voyais en elle


tour à tour la femme la plus aimante ou la plus insen-

sible de son sexe ; mais ces alternatives de joie et de


tristesse devinrent intolérables , je voulus chercher un dé-
nouement à cette lutte affreuse , en tuant mon amour .

De sinistres lueurs brillaient parfois dans mon ame et


me faisaient entrevoir des abîmes entre nous . La com-

tesse justifiait toutes mes craintes : je n'avais pas encore

surpris de larmes dans ses yeux . Au théâtre mie scène


attendrissante la trouvait froide et rieuse . Elle réservait

toute sa finesse pour elle et ne devinait ni le malheur ,


ni le bonheur d'autrui . Enfin elle m'avait joué ! Heureux
de lui faire un sacrifice , je m'étais presque avili pour

elle en allant voir mon parent le duc de Navailles ,


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 193

homme égoïste qui rougissait de ma misère , et avait de


trop grands torts envers moi pour ne pas me haïr : il me

reçut donc avec cette froide politesse qui donne aux gestes
et aux paroles l'apparence de l'insulte , son regard inquiet
excita ma pitié. J'eus honte pour lui de sa petitesse au
milieu de tant de grandeur , de sa pauvreté au milieu

de tant de luxe . Il me parla des pertes considérables

que lui occasionnait le trois pour cent , je lui dis alors


quel était l'objet de ma visite . Le changement de ses ma-
nières qui de glaciales devinrent insensiblement affec-
tueuses , me dégoûta. Eh bien , mon ami , il vint chez

la comtesse , il m'y écrasa. Fœdora trouva pour lui des


enchantemens , des prestiges inconnus ; elle le séduisit ,
traita sans moi cette affaire mystérieuse de laquelle je

ne sus pas un mot : j'avais été pour elle un moyen.


Elle paraissait ne plus m'apercevoir quand mon cousin
était chez elle , et m'acceptait alors avec moins de plaisir
peut-être que le jour où je lui fus présenté. Un soir, elle
m'humilia devant le duc par un de ces gestes et par un

de ces regards qu'aucune parole ne saurait peindre . Je


sortis pleurant , formant mille projets de vengeance ,

combinant d'épouvantables viols. Souvent je l'accompa-


gnais aux Bouffons : là , près d'elle , tout entier à mon
amour , je la contemplais en me livrant au charme d'é-

couter la musique , épuisant mon ame dans la double

jouissance d'aimer et de retrouver les mouvemens de


mon cœur bien rendus par les phrases du musicien .

Ma passion était dans l'air , sur la scène , elle triomphait


partout , excepté chez ma maîtresse . Je prenais alors

la main de Fœdora , j'étudiais ses traits et ses yeux en


25
194 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

sollicitant une fusion de nos sentimens , une de ces sou-

daines harmonies qui , réveillées par les notes , font vi-


brer les ames à l'unisson ; mais sa main était muette et

ses yeux ne disaient rien . Quand le feu de mon cœur

émané de tous mes traits la frappait trop fortement au

visage , elle me jetait ce sourire cherché, phrase convenue


qui se reproduit au Salon sur les lèvres de tous les portraits .
Elle n'écoutait pas la musique . Les divines pages de Ros-

sini , de Cimarosa , de Zingarelli ne lui rappelaient aucun

sentiment , ne lui traduisaient aucune poésie de sa vie , son


ame était aride.

Jan Lan
et ge. lois
4. Cang ,&.
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 195

Fœdora se produisait là comme un spectacle dans le


spectacle . Sa lorgnette voyageait incessamment de loge en
loge ; inquiète quoique tranquille , elle était victime de la

mode sa loge , son bonnet, sa voiture , sa personne étaient


tout pour elle . Vous rencontrez souvent des gens de co-
lossale apparence de qui le cœur est tendre et délicat
sous un corps de bronze ; mais elle cachait un cœur de

bronze sous sa frêle et gracieuse enveloppe . Ma fatale


science me déchirait bien des voiles . Si le bon ton consiste

à s'oublier pour autrui , à mettre dans sa voix et dans

ses gestes une constante douceur , à plaire aux autres en


les rendant contens d'eux - mêmes ; malgré sa finesse ,

Fœdora n'avait pas effacé tout vestige de sa plébéienne

origine son oubli d'elle-même était fausseté , ses ma-


nières , au lieu d'être innées , avaient été laborieusement
conquises, enfin sa politesse sentait la servitude . Eh bien !

ses paroles emmiellées étaient pour ses favoris l'expres-


sion de la bonté , sa prétentieuse exagération était un
noble enthousiasme. Moi seul avais étudié ses grimaces ,
j'avais dépouillé son être intérieur de la mince écorce

qui suffit au monde , et n'étais plus dupe de ses singeries ,


je connaissais à fond son ame de chatte. Quand un niais

la complimentait , la vantait , j'avais honte pour elle . Et

je l'aimais toujours ! j'espérais fondre ces glaces sous les


ailes d'un amour de poète. Si je pouvais une fois ouvrir
son cœur aux tendresses de la femme , si je l'initiais à
la sublimité des dévouemens , je la voyais alors parfaite ,

elle devenait un ange. Je l'aimais en homme , en amant ,

en artiste , quand il aurait fallu ne pas l'aimer pour


l'obtenir un fat bien gourmé, un froid calculateur en
196 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

aurait triomphé peut-être . Vaine , artificieuse , elle eût


sans doute entendu le langage de la vanité , se serait

laissé entortiller dans les piéges d'une intrigue ; elle eût


été dominée par un homme sec et glacé. Des douleurs
acérées entraient jusqu'au vif dans mon ame , quand
elle me révélait naïvement son égoïsme. Je l'apercevais

avec douleur seule un jour dans la vie et ne sachant


à qui tendre la main , ne rencontrant pas de regards

amis où reposer les siens. Un soir , j'eus le courage

de lui peindre , sous des couleurs animées , sa vieil-


lesse déserte , vide et triste . A l'aspect de cette épou-

vantable vengeance de la nature trompée, elle dit un mot


atroce.

— J'aurai toujours de la fortune ! me répondit-elle . Eh


bien , avec de l'or nous pouvons toujours créer autour de

nous les sentimens qui sont nécessaires à notre bien-


être .

Je sortis foudroyé par la logique de ce luxe , de cette


femme , de ce monde dont j'étais si sottement idolâtre .

Je n'aimais pas Pauline pauvre , Fœdora riche n'avait-


elle pas le droit de repousser Raphaël? Notre conscience

est un juge infaillible , quand nous ne l'avons pas encore


assassinée . « Fœdora , me criait une voix sophistique ,
n'aime ni ne repousse personne ; elle est libre , mais elle
s'est autrefois donnée pour de l'or. Amant ou époux , le

comte russe l'a possédée. Elle aura bien une tentation


dans sa vie ! Attends-la. » Ni vertueuse ni fautive , cette

femme vivait loin de l'humanité , dans une sphère à

elle , enfer ou paradis . Ce mystère femelle vêtu de ca-

chemires et de broderies mettait en jeu dans mon cœur


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 197

tous les sentimens humains , orgueil , ambition , amour ,

curiosité. Un caprice de la Mode ou cette envie de pa-

raître original qui nous poursuit tous , avait amené la


manie de vanter un petit spectacle du boulevard . La
comtesse témoigna le désir de voir la figure enfarinée

d'un acteur qui faisait les délices de quelques gens d'es-


prit , et j'obtins l'honneur de la conduire à la première
représentation de je ne sais quelle mauvaise farce . La
loge coûtait à peine cent sous , je ne possédais pas un

traître liard. Ayant encore un demi- volume de mé-


moires à écrire , je n'osais pas aller mendier un secours
à M. Marivault , et Rastignac , ma providence , était
absent. Cette gêne constante maléficiait toute ma vie .

Une fois , au sortir des Bouffons , par une horrible pluie ,


Fœdora m'avait fait avancer une voiture , sans que je

pusse me soustraire à son obligeance de parade : elle


n'admit aucune de mes excuses , ni mon goût pour la

pluie , ni mon envie d'aller au jeu . Elle ne devinait mon


indigence ni dans l'embarras de mon maintien , ni dans

mes paroles tristement plaisantes . Mes yeux rougissaient ,


mais comprenait - elle un regard ? La vie des jeunes gens
est soumise à de singuliers caprices ! Pendant le voyage ,

chaque tour de roue réveilla des pensées qui me brû-

lèrent le cœur , j'essayai de détacher une planche au


fond de la voiture en espérant glisser sur le pavé ; mais

rencontrant des obstacles invincibles , je me pris à rire


convulsivement et demeurai dans un calme morne , hé-
bété comme un homme au carcan . A mon arrivée au

logis , aux premiers mots que je balbutiai , Pauline m'in-


terrompit en disant : Si vous n'avez pas de monnaie....
198 ETUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE.

Ah ! la musique de Rossini n'était rien auprès de ces pa-


roles . Mais revenons aux Funambules? Pour pouvoir y
conduire la comtesse , je pensai à mettre en gage le

cercle d'or dont le portrait de ma mère était entouré.


Quoique le Mont - de - Piété se fût toujours dessiné dans

ma pensée comme une des portes du bagne , il valait

encore mieux y porter mon lit moi-même que de sol-


liciter une aumône . Le regard d'un homme à qui vous
demandez de l'argent fait tant de mal . Certains emprunts

nous coûtent notre honneur , comme certains refus pro-

noncés par une bouche amie nous enlèvent une der-


nière illusion . Pauline travaillait , sa mère était couchée .

Jetant un regard furtif sur le lit dont les rideaux étaient

légèrement relevés , je crus madame Gaudin profondément


endormie , en apercevant au milieu de l'ombre son profil

calme et jaune imprimé sur l'oreiller .

Vous avez du chagrin, me dit Pauline , qui posa son

pinceau sur son coloriage .

Ma pauvre enfant , vous pouvez me rendre un grand


service, lui répondis -je .

Elle me regarda d'un air si heureux que je tres-


saillis . M'aimerait-elle? pensé -je . Pauline ? repris-je . Et

je m'assis près d'elle pour la bien étudier.

Elle me devina , tant mon accent était interrogateur ,

elle baissa les yeux , et je l'examinai , croyant pouvoir


lire dans son cœur comme dans le mien , tant sa phy-
sionomie était naïve et pure .

— Vous m'aimez ? lui dis-je .


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 199

Un peu , passionnément , pas du tout , s'écria - t-


elle .

Elle ne m'aimait pas . Son accent moqueur et la gen-

tillesse du geste qui lui échappa peignaient seulement


une folâtre reconnaissance de jeune fille . Je lui avouai

donc ma détresse , l'embarras dans lequel je me trou-


vais , et la priai de m'aider .

Comment , monsieur Raphaël , dit - elle — vous ne

voulez pas aller au Mont - de - Piété , et vous m'y en-


voyez !

Je rougis confondu par la logique d'un enfant . Elle me


prit alors la main comme si elle eût voulu compenser par
une caresse la sévérité de son exclamation .

Oh ! j'irais bien , dit - elle , mais la course est inutile .

Ce matin , j'ai trouvé derrière le piano deux pièces de


cent sous qui s'étaient glissées à votre insu entre le mur
et la barre , et je les ai mises sur votre table.

— Vous devez bientôt recevoir de l'argent , monsieur


Raphaël , me dit la bonne mère qui montra sa tête en-

tre les rideaux , je puis bien vous prêter quelques écus


en attendant .

Oh ! Pauline , m'écriai-je en lui serrant la main , je


voudrais être riche .

-Bah ! pourquoi ? dit - elle d'un air mutin . Sa main


tremblant dans la mienne répondait à tous les battemens
de mon cœur , elle retira vivement ses doigts , examina

les miens - Vous épouserez une femme riche ! dit-elle ,


mais elle vous donnera bien du chagrin . Ah ! Dieu ! elle
vous tuera. J'en suis sûre .
200 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE .

Il y avait dans son cri une sorte de croyance aux folles


superstitions de sa mère .

— Vous êtes bien crédule , Pauline !


-Oh! bien certainement ! dit - elle en me regardant

avec terreur , la femme que vous aimerez vous tuera.


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 201

Elle reprit son pinceau , le trempa dans la couleur en

laissant paraître une vive émotion , et ne me regarda


plus . En ce moment , j'aurais bien voulu croire à des

chimères . Un homme n'est pas tout-à-fait misérable quand


il est superstitieux . Une superstition est une espérance .
Retiré dans ma chambre , je vis en effet deux nobles

écus dont la présence me parut inexplicable . Au sein des


pensées confuses du premier sommeil , je tâchai de vé-
rifier mes dépenses pour me justifier cette trouvaille

inespérée , mais je m'endormis perdu dans d'inutiles


calculs . Le lendemain Pauline vint me voir , au moment

où je sortais pour aller louer la loge .



Vous n'avez peut - être pas assez de dix francs ,

me dit en rougissant cette bonne et aimable fille, ma mère


m'a chargée de vous offrir cet argent. Prenez , prenez !

Elle jeta trois écus sur ma table et voulut se sauver ; mais


je la retins .

L'admiration sécha les larmes qui roulaient dans mes


-
yeux : Pauline , lui dis - je , vous êtes un ange ! Ce

prêt me touche bien moins que la pudeur de sentiment


avec laquelle vous me l'offrez . Je désirais une femme

riche , élégante , titrée ; hélas , maintenant je voudrais pos-


séder des millions et rencontrer une jeune fille pauvre

comme vous , et comme vous riche de cœur , je renonce-


rais à une passion fatale qui me tuera. Vous aurez peut-
être raison .

Assez ! dit-elle . Elle s'enfuit , et sa voix de rossignol ,


ses roulades fraîches retentirent dans l'escalier .

-Elle est bien heureuse de ne pas aimer encore !


me dis-je en pensant aux tortures que je souffrais depuis
26
202 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

plusieurs mois. Les quinze francs de Pauline me furent


bien précieux . Fœdora songeant aux émanations popu-
lacières de la salle où nous devions rester pendant quel-

ques heures , regretta de ne pas avoir un bouquet , j'allai


lui chercher des fleurs , je lui apportai ma vie et ma
fortune . J'eus à la fois des remords et des plaisirs en

lui donnant un bouquet dont le prix me révéla tout ce

que la galanterie superficielle en usage dans le monde


avait de dispendieux. Bientôt elle se plaignit de l'odeur

un peu trop forte d'un jasmin du Mexique , elle éprouva


un intolérable dégoût en voyant la salle , en se trou-

vant assise sur de dures banquettes ; elle me reprocha


de l'avoir amenée là. Quoiqu'elle fût près de moi , elle
voulut s'en aller , elle s'en alla. M'imposer des nuits sans

sommeil , avoir dissipé deux mois de mon existence et ne

pas lui plaire ! Jamais ce démon ne fut ni plus gracieux


ni plus insensible . Pendant la route , assis près d'elle

dans un étroit coupé , je respirais son souffle , je touchais


son gant parfumé , je voyais distinctement les trésors de sa

beauté , je sentais une vapeur douce comme l'iris : toute


la femme et point de femme. En ce moment un trait de

lumière me permit de voir les profondeurs de cette vie


mystérieuse . Je pensai tout - à - coup au livre récemment
publié par un poète , une vraie conception d'artiste taillée

dans la statue de Polyclès . Je croyais voir ce monstre

qui , tantôt officier dompte un cheval fougueux , tantôt


jeune fille se met à sa toilette et désespère ses amans ,
amant désespère une vierge douce et modeste . Ne pou-

vant plus résoudre autrement Fœdora , je lui racontai


cette histoire fantastique ; rien ne décela sa ressemblance
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 203

avec cette poésie de l'impossible , elle s'en amusa de bonne

foi , comme un enfant d'une fable prise aux Mille et une


nuits.

Pour résister à l'amour d'un homme de mon âge , à


la chaleur communicative de cette belle contagion de

l'ame , Fœdora doit être gardée par quelque mystère ,

me dis - je en revenant chez moi . Peut - être , semblable


à lady Delacour , est - elle dévorée par un cancer ? Sa vie

est sans doute une vie artificielle . A cette pensée , j'eus


froid. Puis je formai le projet le plus extravagant et le

plus raisonnable en même temps auquel un amant puisse


jamais songer. Pour examiner cette femme corporelle-

ment comme je l'avais étudiée intellectuellement , pour


la connaître enfin tout entière , je résolus de passer une

nuit chez elle , dans sa chambre , à son insu. Voici com-


ment j'exécutai cette entreprise qui me dévorait l'ame

comme un désir de vengeance mord le cœur d'un moine


corse.

Aux jours de réception , Fœdora réunissait une assem-


blée trop nombreuse pour qu'il fût possible au portier d'é-

tablir une balance exacte entre les entrées et les sorties .

Sûr de pouvoir rester dans la maison sans y causer de

scandale , j'attendis impatiemment la prochaine soirée


de la comtesse . En m'habillant , je mis dans la poche
de mon gilet un petit canif anglais , à défaut de poi-
gnard. Trouvé sur moi , cet instrument littéraire n'avait

rien de suspect , et ne sachant jusqu'où me conduirait


ma résolution romanesque , je voulais être armé. Lorsque

les salons commencèrent à se remplir , j'allai dans la


chambre à coucher y examiner les choses , et trouvai
204 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

les persiennes et les volets fermés , ce fut un premier

bonheur ; comme la femme de chambre pourrait venir

pour détacher les rideaux drapés aux fenêtres , je lâchai


leurs embrasses ; je risquais beaucoup en me hasardant

à faire ainsi le ménage par avance , mais je m'étais sou-


mis aux périls de ma situation et les avais froidement

calculés . Vers minuit , je vins me cacher dans l'embra-


sure d'une fenêtre . Afin de ne pas laisser voir mes
pieds , j'essayai de grimper sur la plinthe de la boi-
serie , le dos appuyé contre le mur , en me cramponnant

à l'espagnolette . Après avoir étudié mon équilibre , mes

points d'appui , mesuré l'espace qui me séparait des ri-


deaux , je parvins à me familiariser avec les difficultés

de ma position , de manière à demeurer là sans être

découvert , si les crampes , la toux et les éternumens


me laissaient tranquille. Pour ne pas me fatiguer inuti-

lement, je me tins debout en attendant le moment cri-

tique pendant lequel je devais rester suspendu comme


une araignée dans sa toile. La moire blanche et la mous-
seline des rideaux formaient devant moi de gros plis

semblables à des tuyaux d'orgue , où je pratiquai des

trous avec mon canif afin de tout voir par ces espèces de
meurtrières. J'entendis vaguement le murmure des sa-

lons , les rires des causeurs , leurs éclats de voix . Ce tu-

multe vaporeux , cette sourde agitation diminua par de-

grés. Quelques hommes vinrent prendre leurs chapeaux


placés près de moi , sur la commode de la comtesse .

Quand ils froissaient les rideaux , je frissonnais en pen-

sant aux distractions , aux hasards de ces recherches

faites par des gens pressés de partir et qui furètent


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 205

alors partout. J'augurai bien de mon entreprise en n'é-


prouvant aucun de ces malheurs . Le dernier chapeau fut

emporté par un vieil amoureux de Foedora , qui se croyant


seul regarda le lit et poussa un gros soupir , suivi de je
ne sais quelle exclamation assez énergique.

La comtesse , qui n'avait plus autour d'elle , dans le


boudoir voisin de sa chambre , que cinq ou six personnes

intimes , leur proposa d'y prendre le thé. Les calomnies ,


pour lesquelles la société actuelle a réservé le peu de
croyance qui lui reste , se mêlèrent alors à des épigram-
206 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

mes , à des jugemens spirituels , au bruit des tasses et des

cuillers . Sans pitié pour mes rivaux , Rastignac excitait


un rire franc par de mordantes saillies .

— Monsieur de Rastignac est un homme avec lequel il


ne faut pas se brouiller, dit la comtesse en riant.

-Je le crois , répondit-il naïvement. J'ai toujours raison


dans mes haines. Et dans mes amitiés , ajouta-t-il . Mes

ennemis me servent autant que mes amis peut-être . J'ai fait


une étude assez spéciale de l'idiome moderne et des artifices

naturels dont on se sert pour tout attaquer ou pour tout dé-

fendre. L'éloquence ministérielle est un perfectionnement


social. Un de vos amis est-il sans esprit ? vous parlez de sa

probité , de sa franchise. L'ouvrage d'un autre est-il lourd ?


vous le présentez comme un travail consciencieux . Si le

livre est mal écrit , vous en vantez les idées . Tel homme

est sans foi , sans constance, vous échappe à tout moment ?

Bah ! il est séduisant , prestigieux , il charme . S'agit- il de


vos ennemis ? vous leur jetez à la tête les morts et les vivans ;

vous renversez pour eux les termes de votre langage , et

vous êtes aussi perspicace à découvrir leurs défauts que


vous étiez habile à mettre en relief les vertus de vos amis .

Cette application de la lorgnette à la vue morale est le se-


cret de nos conversations et tout l'art du courtisan . N'en

pas user, c'est vouloir combattre sans armes des gens bar-

dés de fer comme des chevaliers bannerets . Et j'en use!


j'en abuse même quelquefois. Aussi me respecte-t-on moi
et mes amis , car d'ailleurs , mon épée vaut ma langue .

Un des plus fervens admirateurs de Fœdora , jeune

homme dont l'impertinence était célèbre et qui s'en fai-

sait même un moyen de parvenir , releva le gant si


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 207

dédaigneusement jeté par Rastignac . Il se mit en par-


lant de moi à vanter outre mesure mes talens et ma

personne. Rastignac avait oublié ce genre de médisance .

Cet éloge sardonique trompa la comtesse qui m'immola


sans pitié ; pour amuser ses amis , elle abusa de mes
secrets , de mes prétentions et de mes espérances.
Il a de l'avenir , dit Rastignac . Peut-être sera - t - il

un jour homme à prendre de cruelles revanches , ses


talens égalent au moins son courage ; aussi regardé -je
comme bien hardis ceux qui s'attaquent à lui , car il a
de la mémoire...

-Et fait des mémoires , dit la comtesse à qui parut

déplaire le profond silence qui régna.


— Des mémoires de fausse comtesse , madame , répli-
qua Rastignac . Pour les écrire , il faut avoir une autre
sorte de courage .

-Je lui crois beaucoup de courage , reprit - elle , il


m'est fidèle .

Il me prit une vive tentation de me montrer soudain


aux rieurs comme l'ombre de Banquo dans Macbeth . Je

perdais une maîtresse , mais j'avais un ami ! Cependant


l'amour me souffla tout-à-coup un de ces lâches et sub-
tils paradoxes avec lesquels il sait endormir toutes nos
douleurs. Si Fœdora m'aime , pensé- je , ne doit - elle pas

dissimuler son affection sous une plaisanterie malicieuse ?


Combien de fois le cœur n'a-t-il pas démenti les men-
songes de la bouche.

Enfin bientôt mon impertinent rival resté seul avec la


comtesse voulut partir.

— Eh quoi ! déjà , lui dit-elle avec un son de voix plein


208 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

de câlineries et qui me fit palpiter. Ne me donnerez -vous


pas encore un moment. N'avez - vous donc plus rien à

me dire , et ne me sacrifierez -vous point quelques-uns de

vos plaisirs ?
Il s'en alla .

Ah! s'écria-t-elle en bâillant , ils sont tous bien en-

nuyeux ! Et tirant avec force un cordon , le bruit d'une


sonnette retentit dans les appartemens . La comtesse en-

tra dans sa chambre en fredonnant une phrase du Pria

che spunti. Jamais personne ne l'avait entendue chanter ,


et ce mutisme donnait lieu à de bizarres interprétations .

Elle avait , dit-on , promis à son premier amant , charmé


de ses talens et jaloux d'elle par delà le tombeau , de ne
donner à personne un bonheur qu'il voulait avoir goûté
seul. Je tendis les forces de mon ame pour aspirer les

sons. De note en note la voix s'éleva , Fœdora sembla


s'animer , les richesses de son gosier se déployèrent , et

cette mélodie prit alors quelque chose de divin . La com-

tesse avait dans l'organe une clarté vive , une justesse


de ton , je ne sais quoi d'harmonique et de vibrant qui

pénétrait , remuait et chatouillait le cœur . Les musi-


ciennes sont presque toujours amoureuses . Celle qui chan-
tait ainsi devait savoir bien aimer . La beauté de cette

voix fut donc un mystère de plus dans une femme déjà si


mystérieuse . Je la voyais alors comme je te vois : elle pa-

raissait s'écouter elle-même et ressentir une volupté qui lui

fût particulière , elle éprouvait comme une jouissance


d'amour. Elle vint devant la cheminée en achevant le

principal motif de ce rondo ; mais quand elle se tut , sa


physionomie changea , ses traits se décomposèrent et sa
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 209

figure exprima la fatigue . Elle venait d'ôter un masque ;

actrice , son rôle était fini . Cependant l'espèce de flétris-


sure imprimée à sa beauté par son travail d'artiste ou

par la lassitude de la soirée , n'était pas sans charme . La

voilà vraie , me dis-je . Elle mit comme pour se chauffer

un pied sur la barre de bronze qui surmontait le garde-


cendre , ôta ses gants , détacha ses bracelets , et enleva

par dessus sa tête une chaîne d'or au bout de laquelle


était suspendue sa cassolette ornée de pierres précieuses .
J'éprouvais un plaisir indicible à voir ses mouvemens
empreints de la gentillesse dont les chattes font preuve
en se toilettant au soleil . Elle se regarda dans la glace et
dit tout haut d'un air de mauvaise humeur : Je n'étais

pas jolie ce soir , mon teint se fane avec une effrayante

rapidité . Je devrais peut - être me coucher plus tôt , re-


noncer à cette vie dissipée . Mais Justine se moque-t-elle
de moi?

Elle sonna de nouveau , la femme de chambre accourut .

Où logeait-elle ? je ne sais. Elle arriva par un escalier dé-


robé. J'étais curieux de l'examiner. Mon imagination de

poète avait souvent incriminé cette invisible servante ,


grande fille brune , bien faite .
— Madame a sonné ?

Deux fois , répondit Foedora . Vas - tu donc mainte-


nant devenir sourde ?
J'étais à faire le lait d'amandes de madame .

Justine s'agenouilla , défit les cothurnes des souliers ,


déchaussa sa maîtresse , qui nonchalamment étendue sur

un fauteuil à ressorts , au coin du feu , bâillait en se grat-

tant la tête. Il n'y avait rien que de très-naturel dans tous


27
210 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

ses mouvemens , et nul symptôme ne me révéla ni les


souffrances secrètes ni les passions que j'avais supposées.
— George est amoureux , dit-elle , je le renverrai . N'at

til pas encore défait les rideaux ce soir , à quoi pense-


t-il?

La
1. nglois

A cette observation , tout mon sang reflua vers mon


cœur , mais il ne fut plus question des rideaux .
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 211

L'existence est bien vide , reprit la comtesse. Ah

ça ! prends garde de m'égratigner comme hier . Tiens ,


vois-tu , dit - elle en lui montrant un petit genou satiné ,

je porte encore la marque de tes griffes .


Elle mit ses pieds nus dans des pantoufles de velours
fourrées de cygne , et détacha sa robe pendant que Jus-

tine prit un peigne pour lui arranger les cheveux .



Il faut vous marier , madame , avoir des enfans.
Des enfans ! Il ne me manquerait plus que cela pour

m'achever , s'écria-t-elle . Un mari ! Quel est l'homme au-

quel je pourrais me ... Étais-je bien coiffée ce soir ?


---
Mais , pas très-bien.
Tu es une sotte.

Rien ne vous va plus mal que de trop crêper vos

cheveux , reprit Justine . Les grosses boucles bien lisses


vous sont plus avantageuses .
-Vraiment !

Mais oui , madame , les cheveux crêpés clair ne vont


bien qu'aux blondes .
Me marier? non , non . Le mariage est un trafic pour

lequel je ne suis pas née.

Quelle épouvantable scène pour un amant ! Cette femme


solitaire , sans parens , sans amis , athée en amour , ne

croyant à aucun sentiment ; et quelque faible que fût en


elle ce besoin d'épanchement cordial , naturel à toute
créature humaine , réduite pour le satisfaire à causer avec

sa femme de chambre , à dire des phrases sèches ou des

riens ! j'en eus pitié. Justine la délaça . Je la contemplai


curieusement au moment où le dernier voile s'enleva , elle

avait un corsage de vierge qui m'éblouit ; à travers sa


212 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

chemise et à la lueur des bougies , son corps blanc et

rose étincela comme une statue d'argent qui brille sous


son enveloppe de gaze . Non , nulle imperfection ne devait

lui faire redouter les yeux furtifs de l'amour. Hélas ! un


beau corps triomphera toujours des résolutions les plus
martiales. La maîtresse s'assit devant le feu , muette et
pensive , pendant que la femme de chambre allumait la

bougie de la lampe d'albâtre suspendue devant le lit. Jus-

tine alla chercher une bassinoire , prépara le lit , aida sa


maîtresse à se coucher ; puis , après un temps assez long

employé par de minutieux services qui accusaient la pro-


fonde vénération de Fœdora pour elle - même , cette fille
partit. La comtesse se retourna plusieurs fois , elle était

agitée , elle soupirait ; ses lèvres laissaient échapper un

léger bruit perceptible à l'ouïe et qui indiquait des mouve-


mens d'impatience ; elle avança la main vers sa table , y
prit une fiole , versa dans son lait avant de le boire quelques

gouttes d'une liqueur dont je ne distinguai pas la nature ;


enfin , après quelques soupirs pénibles , elle s'écria : Mon

Dieu ! Cette exclamation , et surtout l'accent qu'elle y mit ,


me brisa le cœur . Insensiblement elle resta sans mouve-

ment. J'eus peur , mais bientôt j'entendis retentir la respi-


ration égale et forte d'une personne endormie ; j'écartai

la soie criarde des rideaux , quittai ma position et vins me

placer au pied de son lit , en la regardant avec un sen-


timent indéfinissable . Elle était ravissante ainsi . Elle avait

la tête sous le bras comme un enfant, son tranquille et joli

visage enveloppé de dentelles exprimait une suavité qui


m'enflamma. Présumant trop de moi-même , je n'avais pas
compris mon supplice être si près et si loin d'elle . Je
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 213

fus obligé de subir toutes les tortures que je m'étais pré-


parées.

Mon Dieu! ce lambeau d'une pensée inconnue , que je

devais remporter pour toute lumière , avait tout-à-coup


214 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

changé mes idées sur Fœdora. Ce mot insignifiant ou pro-

fond , sans substance ou plein de réalités , pouvait s'in-

terpréter également par le bonheur ou par la souffrance ,


par une douleur de corps ou par des peines. Était-ce im-

précation ou prière , souvenir ou avenir, regret ou crainte?

Il y avait toute une vie dans cette parole , vie d'indi-


gence ou de richesse , enfin il y tenait même un crime !

L'énigme cachée dans ce beau semblant de femme re-

naissait , Fœdora pouvait être expliquée de tant de ma-


nières qu'elle devenait inexplicable . Les fantaisies du

souffle qui passait entre ses dents , tantôt faible , tantôt


accentué , grave ou léger , formaient une sorte de lan-
gage auquel j'attachais des pensées et des sentimens . Je

rêvais avec elle , j'espérais m'initier à ses secrets en pé-


nétrant dans son sommeil , je flottais entre mille partis

contraires , entre mille jugemens . A voir ce beau visage ,


calme et pur, il me fut impossible de refuser un cœur à
cette femme. Je résolus de faire encore une tentative . En

lui racontant ma vie , mon amour, mes sacrifices , peut-être

pourrais-je réveiller en elle la pitié , lui arracher une larme ,

à elle qui ne pleurait jamais . J'avais placé toutes mes espé-


rances dans cette dernière épreuve , quand le tapage de la

rue m'annonça le jour . Il y eut un moment où je me


représentai Fœdora se réveillant dans mes bras . Je pouvais

me mettre tout doucement à ses côtés , m'y glisser et l'é-


treindre . Cette idée me tyrannisa si cruellement que , vou-

lant y résister, je me sauvai dans le salon sans prendre


aucune précaution pour éviter le bruit ; mais j'arrivai heu-

reusement à une porte dérobée qui donnait sur un petit


escalier. Ainsi que je le présumais , la clé se trouvait à
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 215

la serrure , je tirai la porte avec force , je descendis har-


diment dans la cour , et sans regarder si j'étais vu , je sau-
tai vers la rue en trois bonds .

Deux jours après , un auteur devait lire une comédie


chez la comtesse , j'y allai dans l'intention de rester le

dernier pour lui présenter une requête assez singulière. Je


voulais la prier de m'accorder la soirée du lendemain , et
de me la consacrer tout entière , en faisant fermer sa porte .

Quand je me trouvai seul avec elle , le cœur me faillit .


Chaque battement de la pendule m'épouvantait. Il était
minuit moins un quart . -Si je ne lui parle pas , me dis-je ,

il faut me briser le crâne sur l'angle de la cheminée . Je

m'accordai trois minutes de délai , les trois minutes se pas-


sèrent , je ne me brisai pas le crâne sur le marbre ; mon
cœur s'était alourdi comme une éponge dans l'eau.
- Vous êtes extrêmement aimable , me dit-elle .
-
— Ah ! madame , répondis-je , si vous pouviez me com-
prendre !

— Qu'avez-vous ? reprit-elle , vous pâlissez .


-J'hésite à réclamer de vous une grâce . Elle m'en-
couragea par un geste , et je lui demandai le rendez-
vous.

-Volontiers , dit-elle . Mais pourquoi ne me parleriez-


vous pas en ce moment ?

Pour ne pas vous tromper , je dois vous montrer


l'étendue de votre engagement , je désire passer cette soi-

rée près de vous , comme si nous étions frère et sœur.

Soyez sans crainte , je connais vos antipathies ; vous avez


pu m'apprécier assez pour être certaine que je ne veux rien
de vous qui puisse vous déplaire ; d'ailleurs , les audacieux
216 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

ne procèdent pas ainsi . Vous m'avez témoigné de l'amitié ,

vous êtes bonne , pleine d'indulgence . Eh bien ! sachez

que je dois vous dire adieu demain . Ne vous rétrac-


tez pas , m'écriai-je en la voyant prête à parler, et je dis-

parus .
En mai dernier, vers huit heures du soir, je me trouvai

seul avec Fœdora , dans son boudoir gothique . Je ne trem-

blai pas alors , j'étais sûr d'être heureux. Ma maîtresse


devait m'appartenir , ou je me réfugiais dans les bras de
la mort. J'avais condamné mon lâche amour . Un homme

est bien fort quand il s'avoue sa faiblesse . Vêtue d'une


robe de cachemire bleu , la comtesse était étendue sur

un divan , les pieds sur un coussin . Un béret oriental ,


coiffure que les peintres attribuent aux premiers Hébreux ,

avait ajouté je ne sais quel piquant attrait d'étrangeté à


ses séductions . Sa figure était empreinte d'un charme fu-

gitif qui semblait prouver que nous sommes à chaque


instant des êtres nouveaux , uniques , sans aucune simili-
tude avec le nous de l'avenir et le nous du passé. Je ne

l'avais jamais vue aussi éclatante .


Savez-vous , dit-elle en riant , que vous avez piqué ma
curiosité ?

Je ne la tromperai point , répondis-je froidement en

m'asseyant près d'elle et lui prenant une main qu'elle m'a-


bandonna. Vous avez une bien belle voix !
— Vous ne m'avez jamais entendue , s'écria-t-elle en
laissant échapper un mouvement de surprise .

— Je vous prouverai le contraire quand cela sera néces-


saire . Votre chant délicieux serait-il donc encore un mys-

tère ? Rassurez -vous , je ne veux pas le pénétrer.


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 217

Nous restâmes environ une heure à causer familière-

ment. Si je pris le ton , les manières et les gestes d'un


homme auquel Foedora ne devait rien refuser, j'eus aussi

tout le respect d'un amant. En jouant ainsi , j'obtins la


faveur de lui baiser la main , elle se déganta par un mou-

vement mignon , et j'étais alors si voluptueusement enfoncé


dans l'illusion à laquelle j'essayais de croire , que mon ame
se fondit , s'épancha tout entière dans ce baiser. Fœdora

se laissa flatter, caresser avec un incroyable abandon .

Mais ne m'accuse pas de niaiserie. Si j'avais voulu faire

un pas au-delà de cette câlinerie fraternelle , j'eusse senti


les griffes de la chatte . Nous restâmes dix minutes environ ,

plongés dans un profond silence . Je l'admirais , lui prêtant

des charmes auxquels elle mentait. En ce moment , elle


28
218 ETUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

était à moi , à moi seul . Je possédai cette ravissante créa-

ture , comme il était permis de la posséder , intuitive-


ment ; je l'enveloppai dans mon désir, la tins , la serrai ,

mon imagination l'épousa. Je vainquis alors la comtesse

par la puissance d'une fascination magnétique. Aussi , ai-je


toujours regretté de ne pas m'être entièrement soumis
cette femme ; mais en ce moment , je n'en voulais pas à son

corps , je souhaitais une ame , une vie , ce bonheur idéal

et complet , beau rêve auquel nous ne croyons pas long-


temps.

Madame , lui dis-je enfin , sentant que la dernière


heure de mon ivresse était arrivée , écoutez-moi . Je vous

aime , vous le savez , je vous l'ai dit mille fois , vous


auriez dû m'entendre . Ne voulant devoir votre amour

ni à des grâces de fat , ni à des flatteries ou à des im-

portunités de niais , je n'ai pas été compris . Combien de

maux n'ai-je pas soufferts pour vous , et dont cependant


vous êtes innocente ! Mais dans quelques momens vous

me jugerez . Il y a deux misères , madame : celle qui

va par les rues effrontément en haillons , qui sans le sa-


voir recommence Diogène , se nourrissant de peu , ré-

duisant la vie au simple ; heureuse , plus que la richesse


peut-être , insouciante du moins , elle prend le monde là

où les puissans n'en veulent plus . Puis la misère du luxe ,


une misère espagnole qui cache la mendicité sous un

titre ; fière , emplumée , cette misère en gilet blanc , en


gants jaunes , a des carrosses et perd une fortune faute

d'un centime . L'une est la misère du peuple , l'autre

celle des escrocs , des rois et des gens de talent. Je ne


suis ni peuple , ni roi , ni escroc ; peut-être n'ai -je pas
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 219

de talent je suis une exception. Mon nom m'ordonne

de mourir plutôt que de mendier . Rassurez-vous , ma-


dame , je suis riche aujourd'hui , je possède de la terre
tout ce qu'il m'en faut , lui dis-je en voyant sa physiono-

mie prendre la froide expression qui se peint dans nos


traits quand nous sommes surpris par des quêteuses de

bonne compagnie . Vous souvenez - vous du jour où vous


avez voulu venir au Gymnase sans moi , croyant que je

ne m'y trouverais point? Elle fit un signe de tête affirmatif.


J'avais employé mon dernier écu pour aller vous y voir.
Vous rappelez-vous la promenade que nous fîmes au Jar-
din des Plantes ? Votre voiture me coûta toute ma for-
tune.

Je lui racontai mes sacrifices , je lui peignis ma vie , non


pas comme je te la raconte aujourd'hui , dans l'ivresse du

vin , mais dans la noble ivresse du cœur. Ma passion dé-


borda par des mots flamboyans , par des traits de sen-

timent oubliés depuis et que ni l'art , ni le souvenir ne


sauraient reproduire . Ce ne fut pas la narration sans cha-
leur d'un amour détesté , mon amour dans sa force et

dans la beauté de son espérance m'inspira ces paroles


qui projettent toute une vie en répétant les cris d'une
ame vivement déchirée . Mon accent fut celui des der-

nières prières faites par un mourant sur le champ de


bataille . Elle pleura . Je m'arrêtai . Grand Dieu ! ses larmes
étaient le fruit de cette émotion factice achetée cent sous

à la porte d'un théâtre , j'avais eu le succès d'un bon ac


teur .

- Si j'avais su , dit-elle .
-
— N'achevez pas , m'écriai - je . Je vous aime encore
220 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

assez en ce moment pour vous tuer... Elle voulut saisir le


cordon de la sonnette . J'éclatai de rire . N'appelez pas , re-

pris-je. Je vous laisserai paisiblement achever votre vie .

Ce serait mal entendre la haine que de vous tuer ! Ne


craignez aucune violence , j'ai passé toute une nuit au pied
de votre lit , sans...

-Monsieur! dit-elle en rougissant ; mais après ce pre-


mier mouvement donné à la pudeur que doit posséder

toute femme , même la plus insensible , elle me jeta un


regard méprisant et me dit : Vous avez dû avoir bien
froid ?

Croyez-vous , madame , que votre beauté me soit si

précieuse , lui répondis-je en devinant les pensées qui l'a-

gitaient. Votre figure est pour moi la promesse d'une

ame plus belle encore que vous n'êtes belle . Eh ! ma-

dame , les hommes qui ne voient que la femme dans une


femme peuvent acheter tous les soirs des odalisques

dignes du sérail et se rendre heureux à bas prix ! Mais

j'étais ambitieux , je voulais vivre cœur à cœur avec vous,


avec vous qui n'avez pas de cœur. Je le sais maintenant .

Si vous deviez être à un homme , je l'assassinerais . Mais

non , vous l'aimeriez ,, et sa mort vous ferait peut-être de la

peine . Combien je souffre ! m'écriai-je.


—Si cette promesse peut vous consoler , dit-elle en riant,

je puis vous assurer que je n'appartiendrai à personne.


-Eh bien , repris - je en l'interrompant , vous insul-

tez à Dieu même , et vous en serez punie ! Un jour


couchée sur un divan , ne pouvant supporter ni le bruit
ni la lumière , condamnée à vivre dans une sorte de

tombe , vous souffrirez des maux inouis. Quand vous cher-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 221

cherez la cause de ces lentes et vengeresses douleurs ,

souvenez -vous alors des malheurs que vous avez si lar-


gement jetés sur votre passage ! Ayant semé partout des

imprécations , vous trouverez la haine au retour . Nous


sommes les propres juges , les bourreaux d'une Justice

qui règne ici-bas, et marche au-dessus de celle des hommes,


au-dessous de celle de Dieu .

Ah ! dit - elle en riant , je suis sans doute bien
criminelle de ne pas vous aimer ! Est-ce ma faute ? Non ,
je ne vous aime pas , vous êtes un homme , cela suffit .
Je me trouve heureuse d'être seule , pourquoi changerais-

je ma vie , égoïste si vous voulez , contre les caprices


d'un maître ? Le mariage est un sacrement en vertu du-

quel nous ne nous communiquons que des chagrins. D'ail-


leurs , les enfans m'ennuient . Ne vous ai-je pas loyalement

prévenu de mon caractère . Pourquoi ne vous êtes - vous


pas contenté de mon amitié? Je voudrais pouvoir consoler
les peines que je vous ai causées en ne devinant pas le

compte de vos petits écus , j'apprécie l'étendue de vos sa-

crifices ; mais l'amour peut seul payer votre dévouement ,


vos délicatesses , et je vous aime si peu , que cette scène
m'affecte désagréablement .

— Je sens combien je suis ridicule , pardonnez -moi , lui

dis - je avec douceur sans pouvoir retenir mes larmes.


Je vous aime assez , repris -je , pour écouter avec délices

les cruelles paroles que vous prononcez . Oh ! je vou-

drais pouvoir signer mon amour de tout mon sang.


-Tous les hommes nous disent plus ou moins bien
ces phrases classiques , reprit- elle en riant . Mais il paraît

qu'il est très-difficile de mourir à nos pieds , car je ren-


222 ÉTUDES SOCIALES >, DEUXIÈME PARTIE.

contre de ces morts-là partout . Il est minuit , permettez-


moi de me coucher.
Et dans deux heures vous vous écrierez : Mon Dieu!

lui dis-je.

-Avant-hier ! Oui , dit-elle en riant , je pensais à mon


agent de change , j'avais oublié de lui faire convertir

mes rentes de cinq en trois , et dans la journée le trois


avait baissé .

Je la contemplais d'un œil étincelant de rage . Ah !

quelquefois un crime doit être tout un poème , je l'ai


compris. Familiarisée sans doute avec les déclarations les

plus passionnées , elle avait déjà oublié mes larmes et

mes paroles .

Épouseriez-vous un pair de France , lui demandai-je
froidement.

Peut-être , s'il était duc . Je pris mon chapeau , je la
saluai. Permettez-moi de vous accompagner jusqu'à la

porte de mon appartement , dit-elle en mettant une ironie

perçante dans son geste , dans la pose de sa tête et dans


son accent.
Madame .

— Monsieur.

-Je ne vous verrai plus .

Je l'espère , répondit - elle en inclinant la tête avec

une impertinente expression .


— repris-je animé par
Vous voulez être duchesse ?

une sorte de frénésie que son geste alluma dans mon


cœur. Vous êtes folle de titres et d'honneurs ? Eh bien ,

laissez -vous seulement aimer par moi , dites à ma plume


de ne parler , à ma voix de ne retentir que pour vous ,
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 223

soyez le principe secret de ma vie , soyez mon étoile !

Puis ne m'acceptez pour époux que ministre , pair de


France , duc . Je me ferai tout ce que vous voudrez que
je sois !

Vous avez , dit-elle en souriant , assez bien employé
votre temps chez l'avoué , vos plaidoyers ont de la cha-
leur.

— Tu as le présent , m'écriai-je , et moi l'avenir . Je ne

perds qu'une femme et tu perds un nom , une famille .


Le temps est gros de ma vengeance , il t'apportera la lai-
deur et une mort solitaire , à moi la gloire!
224 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Merci de la péroraison , dit-elle en retenant un baîl-

lement et témoignant par son attitude le désir de ne me


plus voir.

Ce mot m'imposa silence . Je lui jetai ma haine dans


un regard et je m'enfuis .

Il fallait oublier Fœdora , me guérir de ma folie , re-

prendre ma studieuse solitude ou mourir. Je m'imposai


donc des travaux exorbitans , je voulus achever mes ou-

vrages . Pendant quinze jours , je ne sortis pas de ma man-


sarde , et consumai toutes mes nuits en de pâles études .
Malgré mon courage et les inspirations de mon déses-

poir , travaillais difficilement , par saccades. La muse

avait fui . Je ne pouvais chasser le fantôme brillant et


moqueur de Foedora. Chacune de mes pensées couvait

une autre pensée maladive , je ne sais quel désir , terrible


comme un remords. J'imitai les anachorètes de la Thé-

baïde . Sans prier comme eux , comme eux je vivais


dans un désert , creusant mon ame au lieu de creuser
des rochers . Je me serais au besoin serré les reins avec

une ceinture armée de pointes , pour dompter la dou-

leur morale par la douleur physique . Un soir , Pauline


pénétra dans ma chambre.

Vous vous tuez , me dit-elle d'une voix suppliante ,


vous devriez sortir , allez voir vos amis.

Ah ! Pauline ! votre prédiction était vraie . Fœdora

me tue , je veux mourir. La vie m'est insupportable .


— Il n'y a donc qu'une femme dans le monde ? dit-elle

en souriant . Pourquoi mettez - vous des peines infinies


dans une vie si courte?

Je regardai Pauline avec stupeur. Elle me laissa seul.


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 225

Je ne m'étais pas aperçu de sa retraite , j'avais entendu


sa voix , sans comprendre le sens de ses paroles . Bientôt
je fus obligé de porter le manuscrit de mes mémoires à

mon entrepreneur de littérature . Préoccupé par ma pas-

sion , j'ignorais comment j'avais pu vivre sans argent ,


je savais seulement que les quatre cent cinquante francs
qui m'étaient dus suffiraient à payer mes dettes ; j'allai
donc chercher mon salaire , et je rencontrai Rastignac ,
qui me trouva changé , maigri .
— De quel hôpital sors-tu ! me dit-il.

-Cette femme me tue , répondis-je . Je ne puis ni la


mépriser ni l'oublier .
-Il vaut mieux la tuer , tu n'y songeras peut - être

plus , s'écria-t-il en riant.



J'y ai bien pensé , répondis - je . Mais si parfois , je
rafraîchis mon ame par l'idée d'un crime , viol ou assas-

sinat , et les deux ensemble , je me trouve incapable de


le commettre en réalité . La comtesse est un admirable

monstre qui demanderait grâce , n'est pas Othello qui veut !


Elle est comme toutes les femmes que nous ne
pouvons pas avoir , dit Rastignac en m'interrompant.
Je suis fou , m'écriai-je . Je sens la folie rugir par
momens dans mon cerveau. Mes idées sont comme des

fantômes , elles dansent devant moi sans que je puisse

les saisir. Je préfère la mort à cette vie. Aussi cherché-je

avec conscience le meilleur moyen de terminer cette


lutte . Il ne s'agit plus de la Fœdora vivante , de la Fœdora
du faubourg Saint- Honoré , mais de ma Fœdora , de celle

qui est là , dis-je en me frappant le front. Que penses- tu


de l'opium ?
29
226 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

Bah ! des souffrances atroces , répondit Rastignac .

— L'asphyxie?
Canaille !

La Seine?

Les filets et la Morgue sont bien sales.

Un coup de pistolet ?

— Et si tu te manques , tu restes défiguré. Écoute ,

reprit-il , j'ai comme tous les jeunes gens médité sur


les suicides. Qui de nous , à trente ans , ne s'est pas tué

deux ou trois fois ? Je n'ai rien trouvé de mieux que

d'user l'existence par le plaisir. Plonge-toi dans une dis-


solution profonde , ta passion ou toi , vous y périrez .
L'intempérance , mon cher , est la reine de toutes les

morts . Ne commande -t- elle pas à l'apoplexie foudroyante ?

L'apoplexie est un coup de pistolet qui ne nous manque

point. Les orgies nous prodiguent tous les plaisirs physi-


ques , n'est-ce pas l'opium en petite monnaie? En nous

forçant de boire à outrance , la débauche porte de mortels


défis au vin . Le tonneau de malvoisie du duc de Cla-
rence n'a- t -il pas meilleur goût que les bourbes de la

Seine . Quand nous tombons noblement sous la table ,

n'est - ce pas une petite asphyxie périodique ? Si la pa-


trouille nous ramasse , en restant étendus sur les lits

froids des corps -de-garde , ne jouissons- nous pas des plai-


sirs de la Morgue , moins les ventres enflés , turgides ,

bleus , verts , plus l'intelligence de la crise ? Ah ! reprit-il ,

ce long suicide n'est pas une mort d'épicier en faillite .

Les négocians ont déshonoré la rivière , ils se jettent à


l'eau pour attendrir leurs créanciers . A ta place , je tâche-
rais de mourir avec élégance . Si tu veux créer un nou-
ETUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 227

veau genre de mort en te débattant ainsi contre la vie ,

je suis ton second . Je m'ennuie , je suis désappointé. Ma


veuve me fait du plaisir un vrai bagne . D'ailleurs , j'ai
découvert qu'elle a six doigts au pied gauche , je ne puis

pas vivre avec une femme qui a six doigts ! cela se sau-

rait , je deviendrais ridicule . Elle n'a que dix-huit mille


francs de rente , sa fortune diminue et ses doigts augmen-

tent. Au diable ! En menant une vie enragée , peut-être


trouverons -nous le bonheur par hasard .

Rastignac m'entraîna. Ce projet faisait briller de trop

fortes séductions , il rallumait trop d'espérances , enfin


il avait une couleur trop poétique pour ne pas plaire à un

poète.
-Et de l'argent ? lui dis-je .

— N'as-tu pas quatre cent cinquante francs ?


Oui , mais je dois à mon tailleur , à mon hôtesse .

Tu paies ton tailleur ? tu ne seras jamais rien , pas
même ministre.

Mais que pouvons-nous avec vingt louis ?

Aller au jeu . Je frissonnai . — Ah ! reprit- il en s'a-


percevant de ma pruderie , tu veux te lancer dans ce

que je nomme le Système dissipationnel , et tu as peur


d'un tapis vert !
---
Écoute , lui répondis - je , j'ai promis à mon père de

ne jamais mettre le pied dans une maison de jeu . Non-


seulement cette promesse est sacrée , mais encore j'é-

prouve une horreur invincible en passant devant un tri-


pot ; prends mes cent écus , et vas - y seul . Pendant que
tu risqueras notre fortune , j'irai mettre mes affaires en
ordre , et reviendrai t'attendre chez toi ,
228 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Voilà , mon cher , comment je me perdis. Il suffit à


un jeune homme de rencontrer une femme qui ne l'aime
pas , ou une femme qui l'aime trop , pour que toute sa vie
soit dérangée. Le bonheur engloutit nos forces , comme
le malheur éteint nos vertus . Revenu à mon hôtel Saint-

Quentin , je contemplai long-temps la mansarde où j'avais


mené la chaste vie d'un savant , une vie qui peut-être au-

rait été honorable , longue , et que je n'aurais pas dû

quitter pour la vie passionnée qui m'entraînait dans un


gouffre . Pauline me surprit dans une attitude mélanco-

lique .
--
- Eh bien ! qu'avez-vous ? dit-elle .
Je me levai froidement et comptai l'argent que je de-
vais à sa mère en y ajoutant le prix de mon loyer pour
six mois . Elle m'examina avec une sorte de terreur.

Je vous quitte , ma chère Pauline.

Je l'ai deviné , s'écria-t-elle .

Écoutez , mon enfant , je ne renonce pas à revenir ici .


Gardez-moi ma cellule pendant une demi-année . Si je ne
suis pas de retour vers le quinze novembre , vous héri-
terez de moi . Ce manuscrit cacheté , dis-je en lui mon-

trant un paquet de papiers , est la copie de mon grand

ouvrage sur la Volonté , vous le déposerez à la Bibliothèque

du Roi . Quant à tout ce que je laisse ici , vous en ferez


ce que vous voudrez .

Elle me jetait des regards qui pesaient sur mon cœur .


Pauline était là comme une conscience vivante .

— Je n'aurai plus de leçons , dit-elle en me montrant


le piano .

Je ne répondis pas .
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 229

-M'écrirez-vous ?

-Adieu , Pauline .

Je l'attirai doucement à moi , puis sur son front d'a-


mour, vierge comme la neige qui n'a pas touché terre , je
mis un baiser de frère , un baiser de vieillard .

and
din
Fer

Elle se sauva . Je ne voulus pas voir madame Gaudin . Je


mis ma clef à sa place habituelle et partis. En quittant

la rue de Cluny, j'entendis derrière moi le pas léger d'une


femme .

—Je vous avais brodé cette bourse , la refuserez-vous


aussi ? me dit Pauline .

Je crus apercevoir à la lueur du réverbère une larme

dans les yeux de Pauline , et je soupirai. Poussés tous


deux par la même pensée peut - être , nous nous sépa-

râmes avec l'empressement de gens qui auraient voulu


fuir la peste .
230 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE ,

La vie de dissipation à laquelle je me vouais apparut

devant moi bizarrement exprimée par la chambre où


j'attendais avec une noble insouciance le retour de Ras-

tignac. Au milieu de la cheminée , s'élevait une pendule


surmontée d'une Vénus accroupie sur sa tortue , et qui

tenait entre ses bras un cigare à demi consumé . Des

meubles élégans , présens de l'amour , étaient épars . De


vieilles chaussettes traînaient sur un voluptueux divan .
Le confortable fauteuil à ressorts dans lequel j'étais plongé

portait des cicatrices comme un vieux soldat , il offrait aux


regards ses bras déchirés , et montrait incrustées sur son
dossier la pommade ou l'huile antique apportées par toutes

les têtes d'amis . L'opulence et la misère s'accouplaient


naïvement dans le lit , sur les murs , partout. Vous

eussiez dit les palais de Naples bordés de lazzaroni .

C'était une chambre de joueur ou de mauvais sujet


dont le luxe est tout personnel , qui vit de sensations ,

et des incohérences ne se soucie guère . Ce tableau ne


manquait pas d'ailleurs de poésie . La vie s'y dressait

avec ses paillettes et ses haillons , soudaine , incomplète


comme elle est réellement , mais vive , mais fantas-

que comme dans une halte où le maraudeur a pillé

tout ce qui fait sa joie. Un Byron auquel manquaient


des pages avait allumé la falourde du jeune homme

qui risque au jeu cent francs et n'a pas une bûche ,


qui court en tilbury sans posséder une chemise saine

et valide . Le lendemain , une comtesse , une actrice ou

l'écarté lui donnent un trousseau de roi . Ici la bougie était

fichée dans le fourreau vert d'un briquet phosphorique ,


là gisait un portrait de femme dépouillé de sa monture
ETUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 231

d'or ciselé . Comment un jeune homme naturellement


avide d'émotions , renoncerait - il aux attraits d'une vie

aussi riche d'oppositions et qui lui donne les plaisirs de

la guerre en temps de paix ? J'étais presque assoupi quand ,


d'un coup de pied , Rastignac enfonça la porte de sa cham-
bre , et s'écria : — Victoire victoire ! nous pourrons

mourir à notre aise . Il me montra son chapeau plein d'or,

le mit sur la table , et nous dansâmes autour comme deux

Cannibales ayant une proie à manger , hurlant , trépi-


gnant , sautant , nous donnant des coups de poing à tuer

Ja L
ne ang
t e
232 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

un rhinocéros , et chantant à l'aspect de tous les plaisirs


du monde contenus pour nous dans ce chapeau.

Vingt-sept mille francs , répétait Rastignac en ajou-

tant quelques billets de banque au tas d'or . A d'autres


cet argent suffirait pour vivre , mais nous suffira - t - il

pour mourir ? Oh ! oui , nous expirerons dans un bain


d'or. Hourra !

Et nous cabriolâmes derechef. Nous partageâmes en

héritiers , pièce à pièce , commençant par les doubles na-

poléons , allant des grosses pièces aux petites et distillant

notre joie , en disant long temps : A toi . A moi .


Nous ne dormirons pas , s'écria Rastignac. Joseph ,

du punch? Il jeta de l'or à son fidèle domestique :

Voilà ta part , dit- il , enterre-toi si tu peux ?

Le lendemain , j'achetai des meubles chez Lesage , je


louai l'appartement où tu m'as connu , rue Taitbout , et
chargeai le meilleur tapissier de le décorer. J'eus des

chevaux . Je me lançai dans un tourbillon de plaisirs creux


et réels tout à la fois. Je jouais , gagnais et perdais tour

à tour d'énormes sommes , mais au bal , chez nos amis ,

jamais dans les maisons de jeu pour lesquelles je con-


servai ma sainte et primitive horreur . Insensiblement
je me fis des amis . Je dus leur attachement à des que-

relles ou à cette facilité confiante avec laquelle nous


nous livrons nos secrets en nous avilissant de com-

pagnie ; mais peut-être aussi , ne nous accrochons-nous

bien que par nos vices ? Je hasardai quelques com-

positions littéraires qui me valurent des complimens .


Les grands hommes de la littérature marchande , ne

voyant point en moi de rival à craindre , me van-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 233

tèrent , moins sans doute pour mon mérite personnel


que pour chagriner celui de leurs camarades . Je devins

un viveur , pour me servir de l'expression pittoresque

consacrée par votre langage d'orgie . Je mettais de l'a-


mour-propre à me tuer promptement , à écraser les plus
gais compagnons par ma verve et par ma puissance . J'étais

toujours frais , élégant. Je passais pour spirituel . Rien ne


trahissait en moi cette épouvantable existence qui fait d'un

homme un entonnoir , un appareil à chyle , un cheval de


luxe . Bientôt la débauche m'apparut dans toute la majesté

de son horreur , et je la compris ! Certes les hommes


sages et rangés qui étiquettent des bouteilles pour leurs
héritiers ne peuvent guère concevoir ni la théorie de

cette large vie , ni son état normal . En inculque-

rez - vous la poésie aux gens de province pour qui l'o-


pium et le thé , si prodigues de délices , ne sont en-
core que deux médicamens? A Paris même , dans cette

capitale de la pensée , ne se rencontre - t - il pas des

sybarites incomplets ? Inhabiles à supporter l'excès du

plaisir , ne s'en vont - ils pas fatigués après une orgie ,


comme le sont ces bons bourgeois qui , après avoir

entendu quelque nouvel opéra de Rossini , condamnent


la musique ? Ne renoncent-ils pas à cette vie , comme
un homme sobre ne veut plus manger de pâtés de
Ruffec , parce que le premier lui a donné une indi-

gestion ? La débauche est certainement un art comme


la poésie , et veut des ames fortes. Pour en saisir les
mystères , pour en savourer les beautés , un homme doit

en quelque sorte s'adonner à de consciencieuses études .

Comme toutes les sciences , elle est d'abord repous-


30
234 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

sante , épineuse . D'immenses obstacles environnent les

grands plaisirs de l'homme , non ses jouissances de

détail , mais les systèmes qui érigent en habitude ses

sensations les plus rares , les résument , les lui ferti-

lisent en lui créant une vie dramatique dans sa vie ,


en nécessitant une exorbitante , une prompte dissipa-

tion de ses forces. La Guerre , le Pouvoir , les Arts ,

sont des corruptions mises aussi loin de la portée

humaine , aussi profondes que l'est la débauche , et

toutes sont de difficile accès . Mais quand une fois


l'homme est monté à l'assaut de ces grands mystères ,

ne marche-t-il pas dans un monde nouveau. Les géné

raux , les ministres , les artistes sont tous plus ou moins

portés vers la dissolution par le besoin d'opposer de


violentes distractions à leur existence si fort en dehors

de la vie commune . Après tout , la guerre est la dé-

bauche du sang , comme la politique est celle des in-


térêts tous les excès sont frères . Ces monstruosités

sociales possèdent la puissance des abîmes , elles nous


attirent comme Sainte-Hélène appelait Napoléon , elles

donnent des vertiges , elles fascinent , et nous voulons en

voir le fond sans savoir pourquoi . La pensée de l'in-


fini existe peut-être dans ces précipices , peut-être ren-

ferment - ils quelque grande flatterie pour l'homme ;


n'intéresse -t-il pas alors tout à lui- même ? Pour con-

traster avec le paradis de ses heures studieuses , avec

les délices de la conception , l'artiste fatigué demande ,

soit comme Dieu le repos du dimanche , soit comme le

diable les voluptés de l'enfer , afin d'opposer le tra-


vail des sens au travail de ses facultés . Le délassement
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 235

de lord Byron ne pouvait pas être le boston babil-


lard qui charme un rentier , poète il voulait la Grèce
à jouer contre Mahmoud . En guerre , l'homme ne

devient - il pas un ange exterminateur , une espèce


de bourreau , mais gigantesque . Ne faut-il pas des en-
chantemens bien extraordinaires pour nous faire ac-
cepter ces atroces douleurs , ennemies de notre frêle

enveloppe , qui entourent les passions comme d'une


enceinte épineuse ? S'il se roule convulsivement et souffre
une sorte d'agonie après avoir abusé du tabac , le fu-

meur n'a- t - il pas assisté je ne sais en quelles régions


à de délicieuses fêtes ? Sans se donner le temps d'es-

suyer ses pieds qui trempent dans le sang jusqu'à la che-

ville , l'Europe n'a-t-elle pas sans cesse recommencé la


guerre? L'homme en masse a-t-il donc aussi son ivresse
comme la nature a ses accès d'amour ! Pour l'homme

privé , pour le Mirabeau qui végète sous un règne paisible

et rêve des tempêtes , la débauche comprend tout ; elle est


une perpétuelle étreinte de toute la vie , ou mieux , un duel
avec une puissance inconnue , avec un monstre d'abord

le monstre épouvante , il faut l'attaquer par les cornes ,

c'est des fatigues inouïes ; la nature vous a donné je ne


sais quel estomac étroit ou paresseux ? vous le domptez ,
vous l'élargissez , vous apprenez à porter le vin , vous

apprivoisez l'ivresse , vous passez les nuits sans som-


meil , vous vous faites enfin un tempérament de colonel
de cuirassiers , en vous créant vous-même une seconde
fois , comme pour fronder Dieu ! Quand l'homme s'est

ainsi métamorphosé , quand vieux soldat , le néophyte a

façonné son ame à l'artillerie , ses jambes à la marche ,


236 ETUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE .

sans encore appartenir au monstre mais sans savoir en-

tre eux quel est le maître , ils se roulent l'un sur l'autre ,

tantôt vainqueurs , tantôt vaincus , dans une sphère

où tout est merveilleux , où s'endorment les douleurs


de l'ame , où revivent seulement des fantômes d'idées .

Déjà cette lutte atroce est devenue nécessaire . Réali-

sant ces fabuleux personnages qui , selon les légendes ,


ont vendu leur ame au diable pour en obtenir la

puissance de mal faire , le dissipateur a troqué sa mort


contre toutes les jouissances de la vie , mais abon-

dantes , mais fécondes ! Au lieu de couler long- temps

entre deux rives monotones , au fond d'un Comptoir ou


d'une Étude , l'existence bouillonne et fuit comme un
torrent . Enfin la débauche est sans doute au corps ce

que sont à l'ame les plaisirs mystiques . L'ivresse vous


plonge en des rêves dont les fantasmagories sont aussi
curieuses que peuvent l'être celles de l'extase . Vous

avez des heures ravissantes comme les caprices d'une

jeune fille , des causeries délicieuses avec des amis , des


mots qui peignent toute une vie , des joies franches et
sans arrière -pensée , des voyages sans fatigue , des poèmes

déroulés en quelques phrases. La brutale satisfaction

de la bête au fond de laquelle la science a été chercher


une ame , est suivie de torpeurs enchanteresses après
lesquelles soupirent les hommes ennuyés de leur intelli-

gence . Ne sentent - ils pas tous la nécessité d'un repos

complet , et la débauche n'est - elle pas une sorte d'impôt


que le génie paie au Mal ? Vois tous les grands hommes ?
s'ils ne sont pas voluptueux , la nature les crée chétifs .
Moqueuse ou jalouse , une puissance leur vicie l'ame ou
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 237

le corps pour neutraliser les efforts de leurs talens .

Pendant ces heures avinées , les hommes et les choses

comparaissent devant vous , vêtus de vos livrées . Roi


de la création , vous la transformez à vos souhaits .

A travers ce délire perpétuel , le jeu vous verse , à votre


gré , son plomb fondu dans les veines. Un jour , vous
appartenez au monstre , vous avez alors , comme je l'eus ,
un réveil enragé : l'impuissance est assise à votre chevet .

Vieux guerrier une phthisie vous dévore , diplomate un


anévrisme suspend dans votre cœur la mort à un fil ,
moi peut-être une pulmonie va me dire « Partons ! >>

comme elle a dit jadis à Raphaël d'Urbin , tué par un

excès d'amour. Voilà comment j'ai vécu ! J'arrivais ou


trop tôt ou trop tard dans la vie du monde , sans doute

ma force y eût été dangereuse si je ne l'avais amortie


ainsi ; l'univers n'a-t-il pas été guéri d'Alexandre par la
coupe d'Hercule , à la fin d'une orgie ! Enfin à certaines

destinées trompées , il faut le ciel ou l'enfer , la débauche


ou l'hospice du mont Saint - Bernard . Tout à l'heure
je n'avais pas le courage de moraliser ces deux créatures ,

dit-il en montrant Euphrasie et Aquilina. N'étaient-elles


pas mon histoire personnifiée , une image de ma vie ?
Je ne pouvais guère les accuser , elles m'apparais-
saient comme des juges .

Au milieu de ce poème vivant , au sein de cette

étourdissante maladie , j'eus cependant deux crises bien


fertiles en acres douleurs . D'abord quelques jours après

m'être jeté comme Sardanapale dans mon bûcher , je

rencontrai Fœdora sous le péristyle des Bouffons . Nous


attendions nos voitures .
238 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Ah ! je vous retrouve encore en vie.


Ce mot était la traduction de son sourire , des ma-

licieuses et sourdes paroles qu'elle dit à son sigisbé

en lui racontant sans doute mon histoire , et jugeant


mon amour comme un amour vulgaire . Elle applau-

dissait à sa fausse perspicacité . Oh ! mourir pour elle ,


l'adorer encore , la voir dans mes excès , dans mes
ivresses , dans le lit des courtisanes , et me sentir vic-

time de sa plaisanterie ! Ne pouvoir déchirer ma poi-


trine et y fouiller mon amour pour le jeter à ses

pieds . Enfin , j'épuisai facilement mon trésor ; mais trois


années de régime m'avaient constitué la plus robuste
de toutes les santés , et le jour où je me trouvai
sans argent , je me portais à merveille . Pour continuer

de mourir , je signai des lettres de change à courte


échéance , et le jour du paiement arriva. Cruelles émo-
tions et comme elles font vivre de jeunes cœurs.
Je n'étais pas fait pour vieillir encore , mon ame

était toujours jeune , vivace et verte . Ma première


dette ranima toutes mes vertus qui vinrent à pas lents

et m'apparurent désolées. Je sus transiger avec elles

comme avec ces vieilles tantes qui commencent par nous


gronder et finissent en nous donnant des larmes et de

l'argent . Plus sévère , mon imagination me montrait mon

nom voyageant , de ville en ville , dans les places de l'Eu-


rope . Notre nom , c'est nous-même , a dit Eusèbe Salverte .

Après des courses vagabondes , j'allais , comme le double

d'un Allemand , revenir à mon logis d'où je n'étais pas


sorti , pour me réveiller moi - même en sursaut . Ces

hommes de la banque , ces remords commerciaux , vêtus


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 239

de gris , portant la livrée de leur maître , une plaque d'ar-


gent , jadis je les voyais avec indifférence quand ils allaient

par les rues de Paris ; mais aujourd'hui , je les haïssais


par avance .

Un matin , l'un d'eux ne viendrait-il pas me deman-


der raison des onze lettres de change que j'avais grif-

fonnées? Ma signature valait trois mille francs , je ne les


valais pas moi - même ! Les huissiers aux faces insou-
240 ETUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE .

ciantes à tous les désespoirs , même à la mort , se levaient

devant moi , comme les bourreaux qui disent à un con-


damné : ― Voici trois heures et demie qui sonnent .

Leurs clercs avaient le droit de s'emparer de moi , de


griffonner mon nom , de le salir , de s'en moquer . Je

devais ! Devoir, est-ce donc s'appartenir ? D'autres hommes

ne pouvaient - ils pas me demander compte de ma vie ?

pourquoi j'avais mangé des puddings à la chipolata ,

pourquoi je buvais à la glace ? pourquoi je dormais ,


marchais , pensais , m'amusais , sans les payer ? Au mi-

lieu d'une poésie , au sein d'une idée , ou à déjeûner ,


entouré d'amis , de joie , de douces railleries , je pou-
vais voir entrer un monsieur en habit marron , tenant

à la main un chapeau râpé. Ce monsieur sera ma dette ,


ce sera ma lettre de change , un spectre qui flétrira

ma joie , me forcera de quitter la table pour lui par-


ler ; il m'enlèvera ma gaîté , ma maîtresse , tout jus-

qu'à mon lit. Le remords est plus tolérable , il ne

nous met ni dans la rue ni à Sainte-Pélagie , il ne

nous plonge pas dans cette exécrable sentine du vice ,

il ne nous jette qu'à l'échafaud où le bourreau enno-


blit au moment de notre supplice , tout le monde croit

à notre innocence ; tandis que la société ne laisse pas


une vertu au débauché sans argent. Puis ces dettes

à deux pattes , habillées de drap vert , portant des


lunettes bleues ou des parapluies multicolores ; ces dettes

incarnées avec lesquelles nous nous trouvons face à

face au coin d'une rue , au moment où nous sourions ,

ces gens allaient avoir l'horrible privilége de dire : —


« M. de Valentin me doit et ne me paie pas . Je le
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 241

tiens . Ah ! qu'il n'ait pas l'air de me faire mauvaise


mine ! >> Il faut saluer nos créanciers , les saluer avec

grâce. « Quand me paierez-vous? » disent - ils.


Et nous sommes dans l'obligation de mentir , d'implorer

un autre homme , pour de l'argent , de nous courber


devant un sot assis sur sa caisse , de recevoir son froid

regard , son regard de sangsue plus odieux qu'un souf-


flet , de subir sa morale de Barême et sa crasse igno-
rance .

Une dette est une œuvre d'imagination qu'ils ne

comprennent pas. Des élans de l'ame entraînent , sub-

juguent souvent un emprunteur , tandis que rien de


grand ne subjugue , rien de généreux ne guide ceux

qui vivent dans l'argent et ne connaissent que l'argent .


31
242 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

J'avais horreur de l'argent. Enfin la lettre de change

peut se métamorphoser en vieillard chargé de famille ,


flanqué de vertus . Je devrais peut- être à un vivant

tableau de Greuze , à un paralytique environné d'en-

fans , à la veuve d'un soldat , qui tous me tendront des


mains suppliantes. Terribles créanciers avec lesquels il

faut pleurer , et quand nous les avons payés , nous leur


devons encore des secours. La veille de l'échéance ,

je m'étais couché dans ce calme faux des gens qui dor-


ment avant leur exécution , avant un duel , ils se lais-

sent toujours bercer par une menteuse espérance. Mais

en me réveillant , quand je fus de sang- froid , quand

je sentis mon ame emprisonnée dans le portefeuille

d'un banquier , couchée sur des états , écrite à l'encre


rouge , mes dettes jaillirent partout comme des sau-
terelles ; elles étaient dans ma pendule , sur mes fau-
teuils , ou incrustées dans les meubles desquels je me

servais avec le plus de plaisir. Devenus la proie des

harpies du Châtelet , ces doux esclaves matériels al-


laient donc être enlevés par des recors , et brutale-

ment jetés sur la place. Ah ! ma dépouille était en-


core moi-même. La sonnette de mon appartement re-

tentissait dans mon cœur , elle me frappait où l'on doit

frapper les rois , à la tête. C'était un martyre , sans

le ciel pour récompense. Oui , pour un homme généreux ,


une dette est l'enfer , mais l'enfer avec des huissiers

et des agens d'affaires. Une dette impayée est la bassesse ,


un commencement de friponnerie , et pis que tout cela ,

un mensonge ! elle ébauche des crimes , elle assemble


les madriers de l'échafaud.
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 243

Mes lettres de change furent protestées. Trois jours

après je les payai , voici comment. Un spéculateur


vint me proposer de lui vendre l'île que je possé-
dais dans la Loire et où était le tombeau de ma

mère . J'acceptai . En signant le contrat chez le notaire


de mon acquéreur , je sentis au fond de l'étude ob-
scure une fraîcheur semblable à celle d'une cave . Je

frissonnai en reconnaissant le même froid humide qui


m'avait saisi sur le bord de la fosse où gisait mon
père . J'accueillis ce hasard comme un funeste pré-
sage. Il me semblait entendre la voix de ma mère et

voir son ombre , je ne sais quelle puissance faisait re-


tentir vaguement mon propre nom dans mon oreille ,
au milieu d'un bruit de cloches ! Le prix de mon île

me laissa , toutes dettes payées , deux mille francs .


Certes , j'eusse pu revenir à la paisible existence du
savant , retourner à ma mansarde après avoir expéri-
menté la vie , y revenir la tête pleine d'observations
immenses et jouissant déjà d'une espèce de réputation .
Mais Fœdora n'avait pas lâché sa proie. Nous nous
étions souvent trouvés en présence . Je lui faisais corner

mon nom aux oreilles par ses amans étonnés de mon


esprit , de mes chevaux , de mes succès , de mes équi-
pages . Elle restait froide et insensible à tout , même à
cette horrible phrase : Il se tue pour vous ! dite par
Rastignac. Je chargeais le monde entier de ma ven-
geance , mais je n'étais pas heureux ! En creusant ainsi
la vie jusqu'à la fange , j'avais toujours senti davantage
les délices d'un amour partagé , j'en poursuivais le fan-

tôme à travers les hasards de mes dissipations , au sein


244 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

des orgies. Pour mon malheur , j'étais trompé dans

mes belles croyances , j'étais puni de mes bienfaits par

l'ingratitude , récompensé de mes fautes par mille plai-

sirs. Sinistre philosophie , mais vraie pour le débauché !


Enfin Foedora m'avait communiqué la lèpre de sa va-

nité. En sondant mon ame , je la trouvai gangrénée ,

pourrie . Le démon m'avait imprimé son ergot au front.


Il m'était désormais impossible de me passer des tres-
saillemens continuels d'une vie à tout moment risquée ,

et des exécrables raffinemens de la richesse . Riche à

millions , j'aurais toujours joué , mangé , couru . Je ne


voulais plus rester seul avec moi-même . J'avais besoin

de courtisanes , de faux amis , de vin , de bonne chère

pour m'étourdir. Les liens qui attachent un homme à


la famille étaient brisés en moi pour toujours. Galérien

du plaisir , je devais accomplir ma destinée de suicide .


Pendant les derniers jours de ma fortune , je fis chaque

soir des excès incroyables ; mais , chaque matin , la Mort


me rejetait dans la vie . Semblable à un rentier viager ,
j'aurais pu passer tranquillement dans un incendie . Enfin

je me trouvai seul avec une pièce de vingt francs , je


me souvins alors du bonheur de Rastignac.... Hé ! hé !

s'écria-t-il en pensant tout-à-coup à son talisman qu'il


tira de sa poche .

Soit que fatigué des luttes de cette longue journée ,


il n'eût plus la force de gouverner son intelligence dans
les flots de vin et de punch ; soit qu'exaspéré par l'image

de sa vie , il se fût insensiblement enivré par le torrent


de ses paroles , Raphaël s'anima , s'exalta comme un

homme complètement privé de raison .


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 245

- Au diable la mort ! s'écria-t-il en brandissant la

Peau. Je veux vivre maintenant ! Je suis riche , j'ai toutes


les vertus . Rien ne me résistera . Qui ne serait pas bon

quand il peut tout ? Hé ! hé! Ohé ! J'ai souhaité deux

cent mille livres de rente , je les aurai. Saluez - moi ,


pourceaux qui vous vautrez sur ces tapis comme sur

du fumier? Vous m'appartenez , fameuse propriété ! Je

suis riche , je peux vous acheter tous , même le dé-


puté qui ronfle là. Allons , canaille de la haute société ,
bénissez- moi ! Je suis pape.

Adolphe Cortet.
Hot..

En ce moment les exclamations de Raphaël , jusque


246 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE .

là couvertes par la basse continue des ronflemens , furent

entendues soudain . La plupart des dormeurs se réveil-


lèrent en criant , ils virent l'interrupteur mal assuré sur

ses jambes , et maudirent sa bruyante ivresse par un con-


cert de juremens .

— Taisez-vous ! reprit Raphaël. Chiens , à vos niches !

Émile , j'ai des trésors , je te donnerai des cigares de


la Havane .

Je t'entends , répondit le poète , Fœdora ou la mort!

Va ton train ! Cette sucrée de Fœdora t'a trompé. Toutes


les femmes sont filles d'Éve . Ton histoire n'est pas du

tout dramatique.
Ah! tu dormais , sournois ?

Non ! Fœdora ou la mort , j'y suis .


--- Réveille-toi , s'écria Raphaël en frappant Émile avec

la Peau de chagrin comme s'il voulait en tirer du fluide

électrique .
Tonnerre , dit Émile en se levant et en saisis-

sant Raphaël à bras-le-corps , mon ami , songe donc que


tu es avec des femmes de mauvaise vie.
— Je suis millionnaire.

Si tu n'es pas millionnaire , tu es bien certaine-


ment ivre.

Ivre du pouvoir. Je peux te tuer ! Silence , je suis

Néron ! je suis Nabuchodonosor !


Mais , Raphaël , nous sommes en méchante com-

pagnie , tu devrais rester silencieux , par dignité.


Ma vie a été un trop long silence . Maintenant , je
vais me venger du monde entier. Je ne m'amuserai

pas à dissiper de vils écus , j'imiterai , je résumerai


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 247

mon époque en consommant des vies humaines et des

intelligences , des ames. Voilà un luxe qui n'est pas

mesquin , n'est-ce pas l'opulence de la peste ? Je lutterai


avec la fièvre jaune , bleue , verte , avec les armées , avec
les échafauds . Je puis avoir Foedora. Mais non , je ne

veux pas de Fœdora , c'est ma maladie , je meurs de


Fœdora! Je veux oublier Fœdora.

— Si tu continues à crier , je t'emporte dans la salle à


manger.
— Vois-tu cette Peau ? c'est le testament de Salomon .

Il est à moi Salomon , ce petit cuistre de roi ! J'ai l'Arabie ,


Pétrée encore. L'univers ? à moi . Tu es à moi , si je veux .

Ah ! si je veux , prends garde ? Je peux acheter toute


ta boutique de poésie , tes hémistiches , tu seras mon
valet . Tu me feras des couplets et tu régleras mon papier.
Valet ! valet , cela veut dire : Il se porte bien , parce qu'il
ne pense à rien.

A ce mot , Émile emporta Raphaël dans la salle à


manger.

Eh bien ! oui , mon ami , lui dit- il , je suis ton


valet. Mais tu vas être rédacteur en chef d'un journal ,
tais-toi ? sois décent , par considération pour moi ? M'ai-
mes-tu ?

Si je t'aime ! Tu auras des cigares de la Havane ,
avec cette Peau. Toujours la Peau , mon ami , la Peau
souveraine ! Excellent topique , je peux guérir les cors .
As- tu des cors ? Je te les ôte .

Jamais je ne l'ai vu si stupide .


Stupide , mon ami ? Non . Cette Peau se rétrécit

quand j'ai un désir... c'est une antiphrase . Le brachmane,


248 ETUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

il se trouve un brachmane là-dessous ! le brachmane donc

était un goguenard , parce que les désirs , vois-tu , doivent


étendre ...
— Eh bien ! oui.
Je te dis...

— Oui , cela est très-vrai , je pense comme toi. Le désir


étend...

Je te dis , la Peau !
— Oui.

Tu ne me crois pas. Je te connais , mon ami , tu


es menteur comme un nouveau roi .

Comment veux-tu que j'adopte les divagations de


ton ivresse ?

Je te parie , je peux te le prouver. Prenons la me-


sure .

Allons , il ne s'endormira pas , s'écria Émile en


voyant Raphaël occupé à fureter dans la salle à manger.
Valentin animé d'une adresse de singe , grâce à cette

singulière lucidité dont les phénomènes contrastent par-


fois chez les ivrognes avec les obtuses visions de l'ivresse ,

sut trouver une écritoire et une serviette , en répétant


toujours : - Prenons la mesure ! Prenons la mesure !
-
— Eh bien , oui , reprit Émile , prenons la mesure !
Les deux amis étendirent la serviette et y superposèrent

la Peau de chagrin . Émile , dont la main semblait être plus

assurée que celle de Raphaël , décrivit à la plume , par


une ligne d'encre , les contours du talisman , pendant que
son ami lui disait : J'ai souhaité deux cent mille livres

de rente , n'est-il pas vrai ? Eh bien , quand je les aurai ,


tu verras la diminution de tout mon chagrin .
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 249

— Oui , maintenant dors. Veux-tu


que je t'arrange sur
ce canapé? Allons , es-tu bien ?

Oui , mon nourrisson des muses. Tu m'amuseras ,


tu chasseras mes mouches. L'ami du malheur a droit d'être

l'ami du pouvoir . Aussi , te donnerai-je des ci ...ga... res ...


de la Hav...
— Allons , cuve ton or , millionnaire .

-Toi , cuve tes hémistiches. Bonsoir. Dis donc bon-


soir à Nabuchodonosor? Amour ! A boire ! France....

gloire et riche ... Riche ...


Bientôt les deux amis unirent leurs ronflemens à la

musique qui retentissait dans les salons . Concert inutile !


Les bougies s'éteignirent une à une en faisant éclater leurs

bobêches de cristal. La nuit enveloppa d'un crêpe cette

longue orgie dans laquelle le récit de Raphaël avait été


comme une orgie de paroles, de mots sans idées, et d'idées

auxquelles les expressions avaient souvent manqué.

JA L
NE ANG
T E

32
250 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE .

Le lendemain , vers midi , la belle Aquilina se leva ,

bâillant , fatiguée , et les joues marbrées par les em-


preintes du tabouret en velours peint sur lequel sa tête

avait reposé. Euphrasie , réveillée par le mouvement de


sa compagne , se dressa tout-à-coup en jetant un cri
rauque ; sa jolie figure , si blanche , si fraîche la veille ,

était jaune et pâle comme celle d'une fille allant à l'hô-

pital. Insensiblement les convives se remuèrent en pous-


sant des gémissemens sinistres , ils se sentirent les bras

et les jambes raidis , mille fatigues diverses les acca-


blèrent à leur réveil . Un valet vint ouvrir les per-

siennes et les fenêtres des salons . L'assemblée se trouva

sur pied , rappelée à la vie par les chauds rayons


du soleil qui pétilla sur les têtes des dormeurs. Les

mouvemens du sommeil ayant brisé l'élégant édifice


de leurs coiffures et fané leurs toilettes , les femmes

frappées par l'éclat du jour présentèrent un hideux

spectacle leurs cheveux pendaient sans grâce , leurs

physionomies avaient changé d'expression , leurs yeux


si brillans étaient ternis par la lassitude . Les teints bi-
lieux qui jettent tant d'éclat aux lumières faisaient hor-
reur ; les figures lymphatiques , si blanches , si molles
quand elles sont reposées , étaient devenues vertes ; les

bouches naguère délicieuses et rouges , maintenant sè-

ches et blanches , portaient les honteux stigmates de


l'ivresse. Les hommes reniaient leurs maîtresses nocturnes

à les voir ainsi décolorées , cadavéreuses comme des


fleurs écrasées dans une rue après le passage des proces-

sions . Ces hommes dédaigneux étaient plus horribles


encore. Vous eussiez frémi de voir ces faces humaines ,
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 251

aux yeux caves et cernés qui semblaient ne rien voir ,

engourdies par le vin , hébétées par un sommeil gêné ,

plus fatigant que réparateur. Ces visages hâves où pa-


raissaient à nu les appétits physiques sans la poésie
dont les décore notre ame , avaient je ne sais quoi de
féroce et de froidement bestial. Ce réveil du vice sans

vêtemens ni fard , ce squelette du Mal déguenillé ,

froid , vide et privé des sophismes de l'esprit ou des

enchantemens du luxe , épouvanta ces intrépides athlètes ,


quelque habitués qu'ils fussent à lutter avec la dé-

bauche. Artistes et courtisanes gardèrent le silence

en examinant d'un œil hagard le désordre de l'ap-

partement où tout avait été dévasté , ravagé par le

feu des passions . Un rire satanique s'éleva tout -à-


coup lorsque Taillefer , entendant le râle sourd de ses

hôtes , essaya de les saluer par une grimace ; son vi-


sage en sueur et sanguinolent fit planer sur cette scène

infernale l'image du crime sans remords . Le tableau

fut complet . C'était la vie fangeuse au sein du luxe ,

un horrible mélange des pompes et des misères hu-

maines , le réveil de la débauche quand de ses mains


fortes elle a pressé tous les fruits de la vie pour ne lais-

ser autour d'elle que d'ignobles débris ou des mensonges


auxquels elle ne croit plus . Vous eussiez dit la Mort
souriant au milieu d'une famille pestiférée : plus de par-
fums ni de lumières étourdissantes , plus de gaîté ni de
désirs ; mais le dégoût avec ses odeurs nauséabondes et

sa poignante philosophie , mais le soleil éclatant comme

la vérité , mais un air pur comme la vertu , qui contras-


taient avec une atmosphère chaude , chargée de miasmes ,
252 ETUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

les miasmes d'une orgie ! Malgré leur habitude du vice ,

plusieurs de ces jeunes filles pensèrent à leur réveil

d'autrefois , quand innocentes et pures elles entrevoyaient

par leurs croisées champêtres ornées de chèvre-feuilles

et de roses , un frais paysage enchanté par les joyeuses


roulades de l'alouette , vaporeusement illuminé par les

lueurs de l'aurore et paré des fantaisies de la rosée .

D'autres se peignirent le déjeûner de la famille , la


table autour de laquelle riaient innocemment les en-
fans et le père , où tout respirait un charme indéfi-

nissable , où les mets étaient simples comme les

cœurs . Un artiste songeait à la paix de son atelier , à sa


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 253

chaste statue , au gracieux modèle qui l'attendait . Un

jeune homme , se souvenant du procès d'où dépendait le

sort d'une famille , pensait à la transaction importante


qui réclamait sa présence . Le savant regrettait son ca-
binet où l'appelait un noble ouvrage . Presque tous se

plaignaient d'eux -mêmes. En ce moment , Émile , frais et


rose comme le plus joli des commis-marchands d'une
boutique en vogue , apparut en riant.

Vous êtes plus laids que des recors , s'écria-t-il .


Vous ne pourrez rien faire aujourd'hui , la journée est

perdue , m'est avis de déjeûner.


A ces mots , Taillefer sortit pour donner des or-
dres . Les femmes allèrent languissamment rétablir le
désordre de leurs toilettes devant les glaces. Chacun se
secoua. Les plus vicieux prêchèrent les plus sages . Les
courtisanes se moquèrent de ceux qui paraissaient ne
pas se trouver de force à continuer ce rude festin . En
un moment , ces spectres s'animèrent , formèrent des

groupes , s'interrogèrent et sourirent. Quelques valets


habiles et lestes remirent promptement les meubles et

chaque chose en sa place . Un déjeûner splendide fut servi .


Les convives se ruèrent alors dans la salle à manger .

Là , si tout porta l'empreinte ineffaçable des excès de la


veille , au moins y eut-il trace d'existence et de pensée
comme dans les dernières convulsions d'un mourant.

Semblable au convoi du mardi gras , la saturnale était en-


terrée par des masques fatigués de leurs danses , ivres de

l'ivresse , et voulant convaincre le plaisir d'impuissance


pour ne pas s'avouer la leur. Au moment où cette intré-

pide assemblée borda la table du capitaliste , le notaire ,


254 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

qui la veille avait disparu prudemment après le dîner


pour finir son orgie dans le lit conjugal , montra sa
figure officieuse sur laquelle errait un doux sourire . Il

semblait avoir deviné quelque succession à déguster , à


partager , à inventorier , à grossoyer , une succession

pleine d'actes à faire , grosse d'honoraires , aussi juteuse

que le filet tremblant dans lequel l'amphitryon plongeait


alors son couteau.

Oh ! oh! nous allons déjeûner par-devant notaire ,


s'écria le vaudevilliste .

Vous arrivez à propos pour coter et parapher toutes


ces pièces , lui dit le banquier en lui montrant le festin .

Il n'y a pas de testament à faire , mais pour des


contrats de mariage , peut-être ! dit le savant qui pour

la première fois depuis un an s'était supérieurement


marié.

Oh ! oh!

Ah ! ah !

Un instant , répliqua le notaire assourdi par un

chœur de mauvaises plaisanteries , je viens ici pour af-

faire sérieuse . J'apporte six millions à l'un de vous .


Silence profond . ) Monsieur , dit-il en s'adressant à Ra-

phaël qui dans ce moment s'occupait sans cérémonie à


s'essuyer les yeux avec un coin de sa serviette , madame

votre mère n'était-elle pas une demoiselle O'Flaharty?


— Oui , répondit Raphaël assez machinalement, Barbe-
Marie.

Avez-vous ici , reprit le notaire , votre acte de nais-
sance et celui de madame de Valentin?

Je le crois .
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 255

Eh bien ! Monsieur , vous êtes seul et unique héri-

tier du major O'Flaharty , décédé en août 1828 , à Cal-


cutta .

Bravo , le major , cria le jugeur.


Le major ayant disposé par son testament de
plusieurs sommes en faveur de quelques établissemens

publics , sa succession a été réclamée à la Compagnie


des Indes par le gouvernement français , reprit le no-
taire . Elle est en ce moment liquide et palpable . De-
puis quinze jours , je cherchais infructueusement les

ayant - cause de la demoiselle Barbe -Marie O'Flaharty ,


lorsque hier à table...

En ce moment , Raphaël se leva soudain en laissant

échapper le mouvement brusque d'un homme qui re-


çoit une blessure. Il se fit comme une acclamation si-
lencieuse , le premier sentiment des convives fut dicté

par une sourde envie , tous les yeux se tournèrent vers


lui comme autant de flammes . Puis , un murmure , sem-
blable à celui d'un parterre qui se courrouce , une ru-

meur d'émeute commença , grossit , et chacun dit un

mot pour saluer cette fortune immense apportée par


le notaire . Rendu à toute sa raison par la brusque

obéissance du Sort , Raphaël étendit promptement sur

la table la serviette avec laquelle il avait naguère me-


suré la Peau de chagrin . Sans rien écouter , il y super-

posa le talisman et frissonna violemment en voyant une


assez grande distance entre le contour tracé sur le
linge et celui de la Peau .

Hé bien ! qu'a - t - il donc ! s'écria Taillefer , il a sa


fortune à bon compte .
256 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Soutiens - le , Chatillon , dit un peintre à Émile , la

joie va le tuer.
Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la
figure flétrie de cet héritier : ses traits se contractèrent ,

les saillies de son visage blanchirent , les creux de-

vinrent sombres , le masque fut livide , et les yeux se

fixèrent. Il voyait la MORT. Ce banquier splendide , en-


touré de courtisanes fanées , de visages rassasiés , cette

agonie de la joie , était une vivante image de sa vie . Ra-

phaël regarda trois fois le talisman qui jouait à l'aise dans

les impitoyables lignes imprimées sur la serviette , il es-


sayait de douter ; mais un clair pressentiment anéantis-
sait son incrédulité. Le monde lui appartenait , il pouvait
tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au

milieu du désert , il avait un peu d'eau pour la soif et

devait mesurer sa vie au nombre des gorgées . Il voyait


ce que chaque désir devait lui coûter de jours . Puis

il croyait à la Peau de chagrin , il s'écoutait respirer ,

il se sentait déjà malade , il se demandait : Ne suis-je pas

pulmonique ? Ma mère n'est-elle pas morte de la poi-


trine ?

Ah ! ah ! Raphaël , vous allez bien vous amuser !

Que me donnerez -vous ? disait Aquilina.


— Buvons à la mort de son oncle , le major Martin
O'Flaharty ? Voilà un homme.

Il sera pair de France .

Bah ! qu'est- ce qu'un pair de France après Juillet ?


dit le jugeur .

-Auras- tu loge aux Bouffons ?


-J'espère que vous nous régalerez tous .
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 257

-
Un homme comme lui sait faire grandement les
choses .
Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux

oreilles de Valentin sans qu'il pût saisir le sens d'un

seul mot , il pensait vaguement à l'existence mécanique


et sans désirs d'un paysan de Bretagne , chargé d'en-
fans , labourant son champ , mangeant du sarrasin , bu-
vant du cidre à même son piché , croyant à la Vierge

et au roi , communiant à Pâques , dansant le dimanche

sur une pelouse verte et ne comprenant pas le ser-


mon de son recteur . Le spectacle offert en ce moment
à ses regards , ces lambris dorés , ces courtisanes , ce
repas , ce luxe le prenaient à la gorge et le faisaient
tousser.
— Désirez-vous des asperges ? lui cria le banquier .

— Je ne désire rien , lui répondit Raphaël d'une voix


tonnante .

Bravo , répliqua Taillefer. Vous comprenez la for-
tune , elle est un brevet d'impertinence . Vous êtes des
nôtres ! Messieurs , buvons à la puissance de l'or . M. de
Valentin devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir.

Il est roi , il peut tout , il est au-dessus de tout , comme


sont tous les riches . Pour lui désormais , les Français

sont égaux devant la loi , est un mensonge inscrit en

tête du Code . Il n'obéira pas aux lois , les lois lui obéi-
ront. Il n'y a pas d'échafaud , pas de bourreaux pour les
millionnaires !

Oui , répliqua Raphaël , ils sont eux-mêmes leurs


bourreaux !

-Oh ! cria le banquier , buvons .


33
258 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

Buvons , répéta Raphaël en mettant le talisman


dans sa poche .

Que fais-tu là ? dit Émile en lui arrêtant la main .

Messieurs , ajouta-t-il en s'adressant à l'assemblée assez


surprise des manières de Raphaël , apprenez que notre
ami de Valentin . Que dis-je ? MONSIEUR LE MARQUIS DE VA-
LENTIN possède un secret pour faire fortune . Ses souhaits

sont accomplis au moment même où il les forme . A

moins de passer pour un laquais , pour un homme sans


cœur , il va nous enrichir tous .

-Ah! mon petit Raphaël , je veux une parure de


perles , s'écria Euphrasie.
-S'il est reconnaissant , il me donnera deux voi-

tures attelées de beaux chevaux et qui aillent vite ! dit


Aquilina.
Souhaitez-moi cent mille livres de rente .
Des cachemires !
— — Payez mes dettes !

— Envoie une apoplexie à mon oncle , le grand sec !


-Raphaël , je te tiens quitte à dix mille livres de
rente .
Que de donations , s'écria le notaire .

Il devrait bien me guérir de la goutte .

Faites baisser les rentes , s'écria le banquier.

Toutes ces phrases partirent comme les gerbes du

bouquet qui termine un feu d'artifice , et ces furieux


désirs étaient peut- être plus sérieux que plaisans.
Mon cher ami , dit Émile d'un air grave , je me con-

tenterai de deux cent mille livres de rente , exécute- toi

de bonne grâce , allons ?


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 259

- Émile , dit Raphaël , tu ne sais donc pas à quel

prix ?
Belle excuse , s'écria le poète. Ne devons-nous pas
nous sacrifier pour nos amis .
— J'ai presque envie de souhaiter votre mort à tous ,

répondit Valentin en jetant un regard sombre et profond


sur les convives.

Les mourans sont furieusement cruels , dit Émile

en riant. Te voilà riche , ajouta-t-il sérieusement , eh bien !


je ne te donne pas deux mois pour devenir fangeuse-
ment égoïste . Tu es déjà stupide , tu ne comprends

pas une plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire


à ta Peau de chagrin .

Raphaël craignit les moqueries de cette assemblée ,


garda le silence , but outre mesure et s'enivra pour
oublier un moment sa funeste puissance .
L'AGONIE .

ans les premiers jours du mois de


D décembre , un vieillard septuagénaire

allait, malgré la pluie, par la rue de Va-


rennes en levant le nez à la porte de

chaque hôtel et cherchant l'adresse de

M. le marquis Raphaël de Valentin ,


avec la naïveté d'un enfant et l'air absorbé des philo-

sophes . L'empreinte d'un violent chagrin aux prises avec


un caractère despotique éclatait sur cette figure accom-
262 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

pagnée de longs cheveux gris en désordre et desséchée

comme un vieux parchemin qui se tord dans le feu. Si

quelque peintre eût rencontré ce singulier personnage ,

vêtu de noir , maigre et ossu ; sans doute , il l'aurait , de


retour à l'atelier , transfiguré sur son album , en inscrivant

au-dessous du portrait : Poète classique en quête d'une

rime. Après avoir vérifié le numéro qui lui avait été in-

diqué , cette vivante palingénésie de Rollin frappa douce-

ment à la porte d'un magnifique hôtel .

Janet
Lange del Berler Sculp

Monsieur Raphaël y est-il ? demanda le bonhomme


à un suisse en livrée.
— Monsieur le marquis ne reçoit personne , répondit

le valet en avalant une énorme mouillette qu'il retirait


d'un large bol de café.
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 263

-Sa voiture est là , répondit le vieil inconnu en

montrant un brillant équipage arrêté sous le dais de


bois qui représentait une tente de coutil et par lequel
les marches du perron étaient abritées . Il va sortir , je
l'attendrai.

-Ah ! mon ancien , vous pourriez bien rester ici jus-


qu'à demain matin , reprit le suisse . Il y a toujours une
voiture prête pour Monsieur . Mais sortez , je vous prie ,
je perdrais six cents francs de rente viagère , si je lais-
sais une seule fois entrer sans ordre une personne étran-
gère à l'hôtel .

En ce moment , un grand vieillard dont le costume

ressemblait assez à celui d'un huissier ministériel , sortit


du vestibule et descendit précipitamment quelques mar-
ches en examinant le vieux solliciteur ébahi .

Au surplus , voici monsieur Jonathas , dit le suisse .


Parlez-lui .

Les deux vieillards , attirés l'un vers l'autre par une

sympathie ou par une curiosité mutuelle , se rencon-


trèrent au milieu de la vaste cour d'honneur , à un

rond point où croissaient quelques touffes d'herbes en-

tre les pavés. Un silence effrayant régnait dans cet hôtel .


En voyant Jonathas , vous eussiez voulu pénétrer le
mystère qui planait sur sa figure , et dont tout parlait
dans cette maison morne. Le premier soin de Raphaël ,
en recueillant l'immense succession de son oncle , avait
été de découvrir où vivait le vieux serviteur dévoué

sur l'affection duquel il pouvait compter. Jonathas pleura


de joie en revoyant son jeune maître auquel il croyait
avoir dit un éternel adieu ; mais rien n'égala son bon-
264 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

heur quand le marquis le promut aux éminentes fonc-


tions d'intendant. Le vieux Jonathas devint une puis-

sance intermédiaire placée entre Raphaël et le monde


entier . Ordonnateur suprême de la fortune de son maître ,

exécuteur aveugle d'une pensée inconnue , il était comme

un sixième sens à travers lequel les émotions de la vie


arrivaient à Raphaël .

Monsieur , dit le vieillard à Jonathas en montant

quelques marches du perron pour se mettre à l'abri de


la pluie , je désirerais parler à monsieur Raphaël.
----
Parler à monsieur le marquis , s'écria l'intendant. A

peine m'adresse-t-il la parole , à moi son père nourricier .

Mais je suis aussi son père nourricier , s'écria le


vieil homme. Si votre femme l'a jadis allaité , je lui ai
fait sucer moi -même le sein des muses . Il est mon

nourrisson , mon enfant , carus alumnus ! J'ai façonné sa


cervelle , cultivé son entendement , développé son génie ,

et j'ose le dire , à mon honneur et gloire . N'est- il pas un


des hommes les plus remarquables de notre époque? Je
l'ai eu , sous moi , en sixième , en troisième et en rhé-

torique. Je suis son professeur.


Ah ! monsieur est monsieur Porriquet.
Précisément. Mais monsieur...

— Chut , chut , fit Jonathas à deux marmitons dont les

voix rompaient le silence claustral dans lequel la maison


était ensevelie.

Mais , monsieur , reprit le professeur , monsieur le


marquis serait-il malade?

— Mon cher monsieur , répondit Jonathas , Dieu seul


sait ce qui tient mon maître . Voyez -vous , il n'existe pas
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 265

à Paris deux maisons semblables à la nôtre . Entendez-

vous? deux maisons . Ma foi , non . Monsieur le marquis a

fait acheter cet hôtel qui appartenait précédemment à


un duc et pair. Il a dépensé trois cent mille francs pour

le meubler . Voyez -vous ? c'est une somme , trois cent

mille francs. Mais chaque pièce de notre maison est un


vrai miracle . Bon ! me suis - je dit en voyant cette ma-

gnificence , c'est comme chez défunt monsieur son père !


Le jeune marquis va recevoir la ville et la cour ! Point.

Monsieur n'a voulu voir personne . Il mène une drôle de


vie , monsieur Porriquet , entendez - vous ? une vie in-

conciliable . Monsieur se lève tous les jours à la même


heure . Il n'y a que moi , moi seul , voyez -vous , qui

puisse entrer dans sa chambre . J'ouvre à sept heures ,


été comme hiver. Cela est convenu singulièrement. Étant

entré , je lui dis : Monsieur le marquis , il faut vous ré-


veiller et vous habiller. Il se réveille et s'habille . Je

dois lui donner sa robe de chambre , toujours faite de la


même façon et de la même étoffe . Je suis obligé de la

remplacer quand elle ne pourra plus servir , rien que


pour lui éviter la peine d'en demander une neuve . C'te
imagination . Au fait , il a mille francs à manger par jour ,

il fait ce qu'il veut , ce cher enfant. D'ailleurs , je l'aime


tant qu'il me donnerait un soufflet sur la joue droite ,
je lui tendrais la gauche ! Il me dirait de faire des choses
plus difficiles , je les ferais encore , entendez-vous? Au reste,

il m'a chargé de tant de vétilles que j'ai de quoi m'oc-


cuper. Il lit les journaux , pas vrai ? Ordre de les mettre

au même endroit , sur la même table . Je viens aussi ,

à la même heure , lui faire moi -même la barbe et je ne


34
266 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

tremble pas. Le cuisinier perdrait mille écus de rente

viagère qui l'attendent après la mort de Monsieur , si


le dé servi
jeûner ne se trouvait pas inconcilia
blement
devant Monsieu , à dix heures , tous les matins , et le
r
dîner à cinq heures précises . Le menu est dressé pour

l'année entière , jour par jour . Monsieu le marquis n'a


r
rien à souhaite . Il a des fraises quand il y a des fraises ,
r
et le premier maquer qui arrive à Paris , il le mange .
e au
Le progra est imprim , il sait le matin son dîner
mme é
par cœur . Pour lors , il s'habille à la même heure avec
les mêmes habits , le même linge , posés toujours par

moi , entende -vous ? sur le même fauteuil . Je dois en-


z
core veiller à ce qu'il ait toujours le même drap ; en
cas de besoin , si sa redingo s , une supposi ,
te 'abîme tion
la remplac par une autre , sans lui en dire un mot .
er
S'il fait beau , j'entre et je dis à mon maître : Vous
devriez sortir , Monsieu ? Il me répond oui , ou non .
r
S'il a idée de se promen , il n'atten pas ses che-
er d
vaux , ils sont toujour attelés , le cocher reste incon-
s
ciliabl , fouet en main , comme vous le voyez -là .
ement
Le soir , après le dîner , Monsieu va un jour à l'Opéra et
r
l'autre aux Ital... mais non , il n'a pas encore été aux Ita-

liens , je n'ai pu me procure une loge qu'hier . Puis , il


r
rentre à onze heures précises pour se coucher . Pendant

les interval d la journée où il ne fait rien , il lit , il


les e
lit toujour , voyez -vous ? une idée qu'il a . J'ai ordre de
s
lire avant lui le journal de la librairie , afin d'achete
r
les livres nouvea a qu'il les trouve le jour même
ux fin
de leur vente sur sa cheminé . J'ai la consigne d'entrer
e
d'heure en heure , chez lui , pour veiller au feu , à
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 267

tout , pour voir à ce que rien ne lui manque , il m'a


donné , monsieur , un petit livre à apprendre par cœur
et où sont écrits tous mes devoirs , un vrai caté-

chisme . En été , je dois , avec des tas de glace , maintenir


la température au même degré de fraîcheur , et mettre
en tout temps des fleurs nouvelles partout. Il est riche !

il a mille francs à manger par jour , il peut faire ses fan-


taisies. Il a été privé assez long- temps du nécessaire , le
pauvre enfant ! Il ne tourmente personne , il est bon

comme le bon pain , jamais il ne dit mot , mais , par


exemple , silence complet à l'hôtel , dans le jardin !
Enfin , mon maître n'a pas un seul désir à former .

Tout marche au doigt et à l'oeil , et recta ! Et il a

raison , si l'on ne tient pas les domestiques , tout va


à la débandade . Je lui dis tout ce qu'il doit faire , et il
m'écoute . Vous ne sauriez croire à quel point il a poussé
la chose . Ses appartemens sont... en... en comment donc ?
ah ! en enfilade . Eh bien ! il ouvre , une supposition , la

porte de sa chambre ou de son cabinet , crac ! toutes les


portes s'ouvrent d'elles-mêmes par un mécanisme. Pour

lors , il peut aller d'un bout à l'autre de sa maison sans


trouver une seule porte fermée . C'est gentil , et commode ,

et agréable pour nous autres ! Ça nous a coûté gros , par


exemple ! Enfin , finalement , monsieur Porriquet , il m'a
dit : « Jonathas , tu auras soin de moi comme d'un en-
fant au maillot . Au maillot , oui , monsieur , au maillot qu'il

a dit. Tu penseras à mes besoins , pour moi. » Je suis le


maître , entendez-vous ? et il est quasiment le domestique .
Le pourquoi? Ah ! par exemple ! voilà ce que personne au

monde ne sait que lui et le bon Dieu . C'est inconciliable !


268 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Il fait un poème , s'écria le vieux professeur.


Vous croyez , monsieur , qu'il fait un poème. C'est
donc bien assujettissant , ça ! Mais , voyez-vous , je ne

crois pas. Il me répète souvent qu'il veut vivre comme

une vergétation , en vergétant. Et pas plus tard qu'hier ,

monsieur Porriquet , il regardait une tulipe et il disait


en s'habillant : « Voilà ma vie . Je vergète , mon pauvre

Jonathas. » A cette heure , d'autres prétendent qu'il est


monomane. C'est inconciliable !

-Tout me prouve , Jonathas , reprit le professeur avec


une gravité magistrale qui imprima un profond respect au

vieux valet-de -chambre , que votre maître s'occupe d'un


grand ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations

et ne veut pas en être distrait par les préoccupations de


la vie vulgaire . Au milieu de ses travaux intellectuels , un

homme de génie oublie tout. Un jour le célèbre Newton ...



Ah ! Newton , bien , dit Jonathas . Je ne le connais
pas.
--
Newton , un grand géomètre , reprit Porriquet ,
passa vingt-quatre heures , le coude appuyé sur une ta-

ble ; quand il sortit de sa rêverie , il croyait le lende-


main être encore à la veille , comme s'il eût dormi . Je

vais aller le voir , ce cher enfant , je peux lui être utile .


Minute ! s'écria Jonathas . Vous seriez le roi de

France , l'ancien , s'entend ! que vous n'entreriez pas


à moins de forcer les portes et de me marcher sur le

corps. Mais , monsieur Porriquet , je cours lui dire que


vous êtes là , et je lui demanderai comme ça : Faut- il

le faire monter ! Il répondra oui ou non . Jamais je ne lui


dis : Souhaitez-vous? voulez-vous ? désirez- vous ? Ces mots-
ETUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 269

là sont rayés de la conversation . Une fois il m'en est


échappé un. Veux-tu me faire mourir? m'a-t-il dit , tout
en colère .

Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule ,


en lui faisant signe de ne pas avancer ; mais il revint
promptement avec une réponse favorable , et conduisit

le vieil émérite à travers de somptueux appartemens dont


toutes les portes étaient ouvertes. Porriquet aperçut

de loin son élève au coin d'une cheminée . Enveloppé

d'une robe de chambre à grands dessins , et plongé dans


un fauteuil à ressorts , Raphaël lisait le journal.

L'extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en

proie était exprimée par l'attitude maladive de son corps


270 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

affaissé ; elle était peinte sur son front , sur son visage pâle
comme une fleur étiolée . Une sorte de grâce efféminée et

les bizarreries particulières aux malades riches , distin-


guaient sa personne . Ses mains , semblables à celles d'une

jolie femme , avaient une blancheur molle et délicate . Ses

cheveux blonds , devenus rares , se bouclaient autour de


ses tempes par une coquetterie cherchée . Une calotte
grecque , entraînée par un gland trop lourd pour le léger

cachemire dont elle était faite , pendait sur un côté de sa

tête. Il avait laissé tomber à ses pieds le couteau de ma-


lachite enrichi d'or dont il s'était servi pour couper les

feuillets d'un livre. Sur ses genoux était le bec d'ambre

d'un magnifique houka de l'Inde dont les spirales émail-

lées gisaient comme un serpent dans sa chambre, et il ou-

bliait d'en sucer les frais parfums. Cependant , la faiblesse


générale de son jeune corps était démentie par des yeux

bleus où toute la vie semblait s'être retirée , où brillait un

sentiment extraordinaire qui saisissait tout d'abord . Ce


regard faisait mal à voir. Les uns pouvaient y lire du dés-

espoir , d'autres y deviner un combat intérieur , aussi ter-

rible qu'un remords . C'était le coup- d'œil profond de l'im-


puissant qui refoule ses désirs au fond de son cœur , ou

celui de l'avare jouissant par la pensée de tous les plai-

sirs que son argent pourrait lui procurer , et s'y re-

fusant pour ne pas amoindrir son trésor . Ou le regard


du Prométhée enchaîné , de Napoléon déchu qui ap-

prend à l'Elysée , en 1815 , la faute stratégique commise


par ses ennemis , qui demande le commandement pour

vingt-quatre heures et ne l'obtient pas. Véritable regard


de conquérant et de damné ! Et , mieux encore , le regard
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 271

que , plusieurs mois auparavant , Raphaël avait jeté sur la


Seine ou sur sa dernière pièce d'or mise au jeu . Il sou-
mettait sa volonté , son intelligence au grossier bon sens

d'un vieux paysan à peine civilisé par une domesticité de

cinquante années . Presque joyeux de devenir une sorte


d'automate , il abdiquait la vie pour vivre , et dépouillait
son ame de toutes les poésies du désir. Pour mieux lutter

avec la cruelle puissance dont il avait accepté le défi , il


s'était fait chaste à la manière d'Origène , en châtrant son

imagination . Le lendemain du jour où , soudainement en-


richi par un testament , il avait vu décroître la Peau de

chagrin , il s'était trouvé chez son notaire . Là, un mé-


decin assez en vogue avait raconté sérieusement au des-

sert , la manière dont un Suisse attaqué d'une pulmonie


s'en était guéri . Cet homme n'avait pas dit un mot pen-

dant dix ans et s'était soumis à ne respirer que six fois


par minute dans l'air épais d'une vacherie , en suivant un
régime alimentaire extrêmement doux . Je serai cet
homme ! se dit en lui-même Raphaël qui voulait vivre à
tout prix. Au sein du luxe , il mena la vie d'une machine

à vapeur.

Quand le vieux professeur envisagea ce jeune cadavre ,


il tressaillit , tout lui semblait artificiel dans ce corps fluet

et débile . En apercevant le marquis à l'œil dévorant , au

front chargé de pensées , il ne put reconnaître l'élève au


teint frais et rose , aux membres juvéniles , dont il avait
gardé le souvenir . Si le classique bonhomme , critique sa-

gace et conservateur du bon goût , avait lu lord Byron ,


il aurait cru voir Manfred , là où il eût voulu voir Childe-
Harold .
272 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

- Bonjour , père Porriquet , dit Raphaël à son profes-


seur en pressant les doigts glacés du vieillard dans une
main brûlante et moite . Comment vous portez -vous ?

Mais moi je vais bien , répondit le vieillard effrayé

par le contact de cette main fièvreuse . Et vous?


Oh ! j'espère me maintenir en bonne santé.
Vous travaillez sans doute à quelque bel ouvrage?

Non , répondit Raphaël. Exegi monumentum , père

Porriquet , j'ai achevé une grande page et j'ai dit adieu


pour toujours à la Science . A peine sais-je où se trouve
mon manuscrit .

-Le style en est pur , sans doute , demanda le pro-


fesseur. Vous n'aurez pas , j'espère , adopté le langage

barbare de cette nouvelle école qui croit faire merveille


en inventant Ronsard.

Mon ouvrage est une œuvre purement physiolo-
gique.
Oh , tout est dit , reprit le professeur. Dans les
sciences , la grammaire doit se prêter aux exigences des
découvertes . Néanmoins , mon enfant , un style clair ,

harmonieux , la langue de Massillon , de M. de Buffon ,

du grand Racine , un style classique enfin ne gâte ja-


mais rien . Mais , mon ami , reprit le professeur en
s'interrompant , j'oubliais l'objet de ma visite . C'est une
visite intéressée .

Se rappelant trop tard la verbeuse élégance et les

éloquentes périphrases auxquelles un long professorat


avait habitué son maître , Raphaël se repentit presque

de l'avoir reçu ; mais au moment où il allait souhaiter

de le voir dehors , il comprima promptement son secret


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 273

désir en jetant un furtif coup- d'oeil à la Peau de cha-


grin , suspendue devant lui et appliquée sur une étoffe
blanche où ses contours fatidiques étaient soigneuse-
ment dessinés par une ligne rouge qui l'encadrait exac-
tement. Depuis la fatale orgie , Raphaël étouffait le plus
léger de ses caprices , et vivait de manière à ne pas
causer le moindre tressaillement à ce terrible talisman .

La Peau de chagrin était comme un tigre avec lequel


il lui fallait vivre , sans en réveiller la férocité . Il écouta

donc patiemment les amplifications du vieux professeur .


Le père Porriquet mit une heure à lui raconter les

persécutions dont il était devenu l'objet depuis la ré-


volution de juillet. Le bon homme , voulant un gouver-

nement fort , avait émis le vœu patriotique de laisser

les épiciers à leurs comptoirs , les hommes d'état au


maniement des affaires publiques , les avocats au Palais ,

les pairs de France au Luxembourg ; mais un des mi-


nistres populaires du Roi- citoyen l'avait banni de sa
chaire en l'accusant de carlisme . Le vieillard se trou-

vait sans place , sans retraite et sans pain. Étant la pro-

vidence d'un pauvre neveu dont il payait la pension au


séminaire de Saint- Sulpice , il venait , moins pour lui-

même que pour son enfant adoptif, prier son ancien


élève de réclamer auprès du nouveau ministre , non sa

réintégration , mais l'emploi de proviseur dans quelque


collége de province . Raphaël était en proie à une som-
nolence invincible , lorsque la voix monotone du bon-
homme cessa de retentir à ses oreilles. Obligé par po-

litesse de regarder les yeux blancs et presque immo-


biles de ce vieillard au débit lent et lourd , il avait été
35
274 ETUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE.

stupéfié , magnétisé par une inexplicable force d'inertie .

-Eh bien ! mon bon père Porriquet , répliqua-t- il

sans savoir précisément à quelle interrogation il répon-


dait , je n'y puis rien , rien du tout . Je souhaite bien vi-
vement que vous réussissiez...

En ce moment , sans apercevoir l'effet que produi-

sirent sur le front jaune et ridé du vieillard ces ba-


nales paroles , pleines d'égoïsme et d'insouciance , Ra-

phaël se dressa comme un jeune chevreuil effrayé. Il vit


une légère ligne blanche entre le bord de la peau
noire et le dessin rouge , il poussa un cri si terrible

que le pauvre professeur en fut épouvanté.

Allez , vieille bête ! s'écria-t-il , vous serez nommé

proviseur ! Ne pouviez -vous pas me demander une rente

viagère de mille écus plutôt qu'un souhait homicide ?


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 275

Votre visite ne m'aurait rien coûté. Il y a cent mille


emplois en France , et je n'ai qu'une vie ! Une vie
d'homme vaut plus que tous les emplois du monde . Jo-
nathas ! Jonathas parut. Voilà de tes œuvres , triple sot ,
pourquoi m'as-tu proposé de recevoir Monsieur ? dit- il

en lui montrant le vieillard pétrifié . T'ai-je remis mon


ame entre les mains pour la déchirer ? Tu m'arraches
en ce moment dix années d'existence ! Encore une faute

comme celle- ci , et tu me conduiras à la demeure où

j'ai conduit mon père . N'aurais-je pas mieux aimé pos-


séder la belle lady Dudley que d'obliger cette vieille
carcasse , espèce de haillon humain ? J'ai de l'or pour
lui ! D'ailleurs , quand tous les Porriquet du monde mour-
raient de faim , qu'est-ce que cela me ferait !
La colère avait blanchi le visage de Raphaël , une

légère écume sillonnait ses lèvres tremblantes , et l'ex-

pression de ses yeux était sanguinaire . A cet aspect , les


deux vieillards furent saisis d'un tressaillement con-

vulsif, comme deux enfans en présence d'un serpent .

Le jeune homme tomba sur son fauteuil , il se fit une


sorte de réaction dans son ame , des larmes coulèrent
abondamment de ses yeux flamboyans .
— Oh! ma vie ! ma belle vie ! dit-il. Plus de bien-

faisantes pensées ! Plus d'amour , plus rien . Il se

tourna vers le professeur. Le mal est fait , mon vieil


ami , reprit-il d'une voix douce . Je vous aurai largement
récompensé de vos soins . Et mon malheur aura , du

moins , produit le bien d'un bon et digne homme.


Il y avait tant d'ame dans l'accent qui nuança ces
paroles presque inintelligibles , que les deux vieillards
276 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

pleurèrent comme on pleure en entendant un air atten-


drissant chanté dans une langue étrangère .

Il est épileptique , dit Porriquet à voix basse .

Je reconnais votre bonté , mon ami , reprit douce-


ment Raphaël , vous voulez m'excuser. La maladie est

un accident , l'inhumanité serait un vice . Laissez - moi

maintenant , ajouta-t- il . Vous recevrez demain ou après


demain , peut-être même ce soir , votre nomination , car

la résistance a triomphé du mouvement. Adieu .

Le vieillard se retira , pénétré d'horreur et en proie à


de vives inquiétudes sur la santé morale de Valentin.

Cette scène avait eu pour lui quelque chose de surnaturel .


Il doutait de lui-même et s'interrogeait comme s'il se fût
réveillé après un songe pénible.

Écoute , Jonathas , reprit le jeune homme en s'a-


dressant à son vieux serviteur . Tâche de comprendre la

mission que je t'ai confiée !


— Oui , monsieur le marquis.
Je suis comme un homme mis hors la loi com-

mune .
- Oui , monsieur le marquis.

-Toutes les jouissances de la vie se jouent autour de


mon lit de mort , et dansent comme de belles femmes

devant moi ; si je les appelle , je meurs. Toujours la


mort ! Tu dois être une barrière entre le monde et
moi.

— Oui , monsieur le marquis , dit le vieux valet en


essuyant les gouttes de sueur qui chargeaient son front

ridé . Mais , si vous ne voulez pas voir de belles femmes ,


comment ferez -vous ce soir aux Italiens ? Une famille
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 277

anglaise qui repart pour Londres m'a cédé le reste de

son abonnement , et vous avez une belle loge . Oh ! une

loge superbe , aux premières .


Tombé dans une profonde rêverie , Raphaël n'écoutait
plus.

Voyez-vous cette fastueuse voiture , ce coupé simple


en dehors , de couleur brune , mais sur les panneaux

duquel brille l'écusson d'une antique et noble famille ?


Quand ce coupé passe rapidement , les grisettes l'admi-

rent , en convoitent le satin jaune , le tapis de la Savon-


nerie , la passementerie fraîche comme une paille de riz ,

les moelleux coussins , et les glaces muettes . Deux la-


quais en livrée se tiennent derrière cette voiture aris-

tocratique ; mais au fond , sur la soie , gît une tête brû-

lante aux yeux cernés , la tête de Raphaël , triste et pen-

sif. Fatale image de la richesse ! Il court à travers Paris


comme une fusée , arrive au péristyle du théâtre Favart ,
le marche-pied se déploie , ses deux valets le soutiennent,
une foule envieuse le regarde.

Qu'a-t-il fait celui-là pour être si riche ? dit un pau-
vre Étudiant en Droit qui , faute d'un écu , ne pouvait
entendre les magiques accords de Rossini .
Raphaël marchait lentement dans les corridors de la

salle , il ne se promettait aucune jouissance de ces plai-


sirs si fort enviés jadis . En attendant le second acte de
la Sémiramide , il se promenait au foyer , errait à tra-
vers les galeries , insouciant de sa loge dans laquelle il

n'était pas encore entré. Le sentiment de la propriété

n'existait déjà plus au fond de son cœur . Semblable à


tous les malades , il ne songeait qu'à son mal . Appuyé sur
278 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

le manteau de la cheminée , autour de laquelle abon-

daient , au milieu du foyer , les jeunes et vieux élégans ,


d'anciens et de nouveaux ministres , des pairs sans pairie ,

et des pairies sans pair , telles que les a faites la révolu-

tion de juillet , enfin tout un monde de spéculateurs et de

journalistes , Raphaël vit à quelques pas de lui , parmi


toutes les têtes , une figure étrange et surnaturelle . Il

s'avança en clignant les yeux fort insolemment vers


cet être bizarre , afin de le contempler de plus près .

Quelle admirable peinture ! se dit-il. Les sourcils , les


cheveux , la virgule à la Mazarin que montrait vaniteu-

sement l'inconnu , étaient teints en noir ; mais appli-


qué sur une chevelure sans doute trop blanche , le cos-
métique avait produit une couleur violâtre et fausse dot

les teintes changeaient suivant les reflets plus ou moins

vifs des lumières . Son visage étroit et plat , dont les rides
étaient comblées par d'épaisses couches de rouge et de

blanc , exprimait à la fois la ruse et l'inquiétude . Cette

enluminure manquait à quelques endroits de la face et

faisait singulièrement ressortir sa décrépitude et son


teint plombé ; aussi était- il impossible de ne pas rire en

voyant cette tête au menton pointu , au front proéminent ,

assez semblable à ces grotesques figures de bois sculp-


tées en Allemagne par les bergers pendant leurs loisirs .

En examinant tour à tour ce vieil Adonis et Raphaël ,

un observateur aurait cru reconnaître dans le marquis

les yeux d'un jeune homme sous le masque d'un vieillard ,

et dans l'inconnu les yeux ternes d'un vieillard sous


le masque d'un jeune homme . Valentin cherchait à se

rappeler en quelle circonstance il avait vu ce petit


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 279

vieux sec , bien cravaté , botté en adulte , qui faisait


sonner ses éperons et se croisait les bras comme s'il avait

toutes les forces d'une pétulante jeunesse à dépenser .

Sa démarche n'accusait rien de gêné , ni d'artificiel . Son


élégant habit , soigneusement boutonné , déguisait une
antique et forte charpente , en lui donnant la tournure
d'un vieux fat qui suit encore les modes .

Cette espèce de poupée pleine de vie avait pour


Raphaël tous les charmes d'une apparition , et il le con-
templait comme un vieux Rembrandt enfumé , récem-

ment restauré , verni , mis dans un cadre neuf.


Cette comparaison lui fit retrouver la trace de la vé-

rité dans ses confus souvenirs , il reconnut le marchand

de curiosités , l'homme auquel il devait son malheur . En


280 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

ce moment , un rire muet échappait à ce fantastique per-


sonnage , et se dessinait sur ses lèvres froides , tendues

par un faux ratelier. A ce rire , la vive imagination de


Raphaël lui montra dans cet homme de frappantes res-

semblances avec la tête idéale que les peintres ont donnée


au Méphistophélès de Goëthe . Mille superstitions s'em-
parèrent de l'ame forte de Raphaël , il crut alors à la

puissance du démon , à tous les sortiléges rapportés


dans les légendes du moyen-âge et mises en œuvre par

les poètes . Se refusant avec horreur au sort de Faust ,

il invoqua soudain le ciel , ayant , comme les mourans ,


une foi fervente en Dieu , en la vierge Marie . Une ra-

dieuse et fraîche lumière lui permit d'apercevoir le ciel


de Michel-Ange et de Sanzio d'Urbin des nuages , un
vieillard à barbe blanche , des têtes ailées , une belle
femme assise dans une auréole .

Maintenant il comprenait , il adoptait ces admirables


créations dont les fantaisies presque humaines lui expli-
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 281

quaient son aventure et lui permettaient encore un espoir.

Mais quand ses yeux retombèrent sur le foyer des Italiens ,


au lieu de la vierge , il vit une ravissante fille , la dé-
testable Euphrasie , cette danseuse au corps souple et

léger , qui vêtue d'une robe éclatante , couverte de perles


orientales , arrivait impatiente de son vieillard impatient ,
et venait se montrer , insolente , le front hardi , les yeux

pétillans , à ce monde envieux et spéculateur pour té-


moigner de la richesse sans bornes du marchand dont

elle dissipait les trésors . Raphaël se souvint du souhait


goguenard par lequel il avait accueilli le fatal présent
du vieux homme , et savoura tous les plaisirs de la ven-
geance en contemplant l'humiliation profonde de cette

sagesse sublime , dont naguère la chute semblait impos-


sible. Le funèbre sourire du centenaire s'adressait à

Euphrasie qui répondit par un mot d'amour , il lui offrit

son bras desséché , fit deux ou trois fois le tour du foyer ,


recueillit avec délices les regards de passion et les com-

plimens jetés par la foule à sa maîtresse , sans voir les


rires dédaigneux , sans entendre les railleries mordantes
dont il était l'objet .

Dans quel cimetière cette jeune goule a-t-elle dé-


terré ce cadavre ? s'écria le plus élégant de tous les ro-

mantiques.
Euphrasie se prit à sourire. Le railleur était un jeune
homme aux cheveux blonds , aux yeux bleus et brillans ,
svelte , portant moustache , ayant un frac écourté , le cha-
peau sur l'oreille, la repartie vive , tout le bagage du genre .

— Combien de vieillards , se dit Raphaël en lui -même ,

couronnent une vie de probité , de travail , de vertu ,


36
282 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

par une folie. Celui-ci a les pieds froids et fait l'amour .


- Hé bien ! monsieur , s'écria Valentin en arrêtant le

marchand et lançant une œillade à Euphrasie , ne vous

souvenez -vous plus des sévères maximes de votre philo-

sophie?

Ah ! répondit le marchand d'une voix déjà cassée ,

je suis maintenant heureux comme un jeune homme .


J'avais pris l'existence au rebours . Il y a toute une vie
dans une heure d'amour.

En ce moment , les spectateurs entendirent la sonnette

de rappel et quittèrent le foyer pour se rendre à leurs

places . Le vieillard et Raphaël se séparèrent. En en-


trant dans sa loge , le marquis aperçut Fœdora , placée

à l'autre côté de la salle précisément en face de lui.

Sans doute arrivée depuis peu , la comtesse rejetait son


écharpe en arrière , se découvrait le cou , faisait les

petits mouvemens indescriptibles d'une coquette occu-


pée à se poser ; tous les regards étaient concentrés sur

elle , un jeune pair de France l'accompagnait , elle lui de-

manda la lorgnette qu'elle lui avait donné à porter . A son


geste , à la manière dont elle regarda ce nouveau parte-
naire , Raphaël devina la tyrannie à laquelle son succes-
seur était soumis . Fasciné sans doute comme il l'avait

été jadis , dupé comme lui , comme lui luttant avec

toute la puissance d'un amour vrai contre les froids cal-


culs de cette femme , ce jeune homme devait souffrir

les tourmens auxquels Valentin avait heureusement re-

noncé. Une joie inexprimable anima la figure de Fœdora ,

quand , après avoir braqué sa lorgnette sur toutes les


loges , et rapidement examiné les toilettes , elle eut la
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 283

conscience d'écraser par sa parure et par sa beauté les

plus jolies , les plus élégantes femmes de Paris ; elle se

mit à rire pour montrer ses dents blanches , agita sa


tête ornée de fleurs pour se faire admirer , son re-
gard alla de loge en loge , se moquant d'un béret
gauchement posé sur le front d'une princesse russe ,
ou d'un chapeau manqué qui coiffait horriblement mal
la fille d'un banquier ; tout - à - coup elle pâlit en ren-

contrant les yeux fixes de Raphaël , son amant dé-


daigné la foudroya par un intolérable coup- d'œil de
mépris . Quand aucun de ses amans bannis ne mécon-

naissait sa puissance , Valentin , seul dans le monde , était

à l'abri de ses séductions . Un pouvoir impunément bravé


touche à sa ruine . Cette maxime est gravée plus profon-

dément au cœur d'une femme qu'à la tête des rois . Aussi,


Fœdora voyait-elle en Raphaël la mort de ses prestiges

et de sa coquetterie . Un mot dit par lui la veille à


l'Opéra était déjà devenu célèbre dans les salons de

Paris . Le tranchant de cette terrible épigramme avait fait


à la comtesse une blessure incurable. En France , nous

savons cautériser une plaie , mais nous n'y connaissons

pas encore de remède au mal que produit une phrase .


Au moment où toutes les femmes regardèrent alterna-
tivement le marquis et la comtesse , Fœdora aurait voulu
l'abîmer dans les oubliettes de quelque Bastille , car

malgré son talent pour la dissimulation , ses rivales de-


vinèrent sa souffrance . Enfin sa dernière consolation

lui échappa . Ces mots délicieux je suis la plus belle !


cette phrase éternelle qui calmait tous les chagrins de
sa vanité , devint un mensonge . A l'ouverture du second
284 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

acte , une femme vint se placer près de Raphaël , dans

une loge qui jusqu'alors était restée vide . Le parterre


entier laissa échapper un murmure d'admiration . Cette

mer de faces humaines agita ses lames intelligentes et


tous les yeux regardèrent l'inconnue. Jeunes et vieux

firent un tumulte si prolongé que , pendant le lever du ri-


deau , les musiciens de l'orchestre se tournèrent d'abord

pour réclamer le silence ; mais ils s'unirent aux applau-


dissements et eu accrurent les confuses rumeurs. Des

conversations animées s'établirent dans chaque loge . Les

femmes s'étaient toutes armées de leurs jumelles , les


vieillards rajeunis nettoyaient avec la peau de leurs gants

le verre de leurs lorgnettes. L'enthousiasme se calma par


degrés , les chants retentirent sur la scène , tout rentra

dans l'ordre . La bonne compagnie , honteuse d'avoir

cédé à un mouvement naturel , reprit la froideur aris-


tocratique de ses manières polies . Les riches ne veulent
s'étonner de rien , ils doivent reconnaître au premier aspect

d'une belle œuvre le défaut qui les dispensera de l'admira-


tion, sentiment vulgaire . Cependant quelques hommes res-
tèrent immobiles sans écouter la musique , perdus dans

un ravissement naïf , occupés à contempler la voisine de

Raphaël. Valentin aperçut dans une baignoire , et près


d'Aquilina , l'ignoble et sanglante figure de Taillefer ,
qui lui adressait une grimace approbative . Puis , il vit

Émile , qui , debout à l'orchestre , semblait lui dire :


Mais regarde donc la belle créature qui est près de toi !

Enfin Rastignac assis près d'une jeune femme , une veuve


sans doute , tortillait ses gants comme un homme au
désespoir d'être enchaîné là , sans pouvoir aller près de
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 285

la divine inconnue. La vie de Raphaël dépendait d'un


pacte encore inviolé qu'il avait fait avec lui-même , il

s'était promis de ne jamais regarder attentivement aucune


femme , et pour se mettre à l'abri d'une tentation , il
portait un lorgnon dont le verre microscopique artiste-
ment disposé détruisait l'harmonie des plus beaux traits ,
en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à

la terreur qui l'avait saisi le matin , quand , pour un

simple vœu de politesse , le talisman s'était si promp-

tement resserré , Raphaël résolut fermement de ne pas


se retourner vers sa voisine. Assis comme une duchesse ,

il présentait le dos au coin de sa loge , et dérobait avec


impertinence la moitié de la scène à l'inconnue , ayant
l'air de la mépriser , d'ignorer même qu'une jolie femme
se trouvât derrière lui .
286 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

La voisine , copiant avec exactitude la posture de Va-

lentin , avait appuyé son coude sur le bord de la loge , et


se mettait la tête de trois quarts , en regardant les chan-

teurs , comme si elle se fût posée devant un peintre. Ces


deux personnes ressemblaient à deux amans brouillés qui
se boudent , se tournent le dos et vont s'embrasser au

premier mot d'amour . Par momens , les légers marabouts


ou les cheveux de l'inconnue effleuraient la tête de Raphaël

et lui causaient une sensation voluptueuse contre laquelle


il luttait courageusement ; bientôt il sentit le doux con-

tact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de


la robe , la robe elle-même fit entendre le murmure

efféminé de ses plis , frissonnement plein de molles sor-

celleries ; enfin le mouvement imperceptible imprimé


par la respiration à la poitrine , au dos , aux vêtemens

de cette jolie femme , toute sa vie suave se commu-

niqua soudain à Raphaël comme une étincelle électrique ;


le tulle ou la dentelle transmirent fidèlement à son

épaule chatouillée la délicieuse chaleur de ce dos

blanc et nu. Par un caprice de la nature , ces deux êtres

désunis par le bon ton , séparés par les abîmes de la


mort, respirèrent ensemble et pensèrent peut-être l'un

à l'autre . Les pénétrans parfums de l'aloës achevèrent

d'enivrer Raphaël . Son imagination irritée par un ob-

stacle, et que les entraves rendaient encore plus fan-


tasque , lui dessina rapidement une femme en traits de

feu. Il se retourna brusquement . Choquée sans doute de


se trouver en contact avec un étranger, l'inconnue fit un

mouvement semblable ; leurs visages , animés par la

même pensée , restèrent en présence .


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 287

Pauline !

Monsieur Raphaël !

m
o
w
w
w
w
w
w

248 Jebene Foamer nee

Pétrifiés l'un et l'autre , ils se regardèrent un instant

en silence. Raphaël voyait Pauline dans une toilette sim-


288 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

ple et de bon goût. A travers la gaze qui couvrait chas-


tement son corsage , des yeux habiles pouvaient aper-
cevoir une blancheur de lis et deviner des formes qu'une

femme eût admirées . Puis c'était toujours sa modestie

virginale , sa céleste candeur , sa gracieuse attitude . L'étoffe


de sa manche accusait le tremblement qui faisait palpiter

le corps comme palpitait le cœur .

-Oh! venez demain , dit- elle , venez à l'hôtel Saint-

Quentin , y reprendre vos papiers . J'y serai à midi . Soyez


exact.

Elle se leva précipitamment et disparut . Raphaël vou-


lut suivre Pauline , il craignit de la compromettre ,

resta , regarda Foedora , la trouva laide ; mais ne pou-


vant comprendre une seule phrase de musique , étouffant
dans cette salle , le cœur plein , il sortit et revint chez
lui.

Jonathas , dit - il à son vieux domestique au mo-

ment où il fut dans son lit , donne - moi une demi-

goutte de laudanum sur un morceau de sucre , et de-

main ne me réveille qu'à midi moins vingt minutes .


— Je veux être aimé de Pauline , s'écria-t-il le len-

demain en regardant le talisman avec une indéfinis-

sable angoisse . La peau ne fit aucun mouvement , elle

semblait avoir perdu sa force contractile , elle ne pou-

vait sans doute pas réaliser un désir accompli déjà .


- Ah ! s'écria Raphaël en se sentant délivré comme

d'un manteau de plomb qu'il aurait porté depuis le jour


où le talisman lui avait été donné , tu mens , tu ne
m'obéis pas , le pacte est rompu ! Je suis libre , je vivrai.

C'était donc une mauvaise plaisanterie . En disant ces


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 289

paroles , il n'osait pas croire à sa propre pensée . Il se

mit aussi simplement qu'il l'était jadis , et voulut aller


à pied à son ancienne demeure , en essayant de se re-

porter en idée à ces jours heureux où il se livrait sans

danger à la furie de ses désirs , où il n'avait point en-


core jugé toutes les jouissances humaines. Il marchait ,
voyant , non plus la Pauline de l'hôtel Saint-Quentin ,
mais la Pauline de la veille , cette maîtresse accomplie ,

si souvent rêvée , jeune fille spirituelle , aimante , artiste ,


comprenant les poètes , comprenant la poésie et vivant
au sein du luxe ; en un mot Foedora douée d'une belle
âme , ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire

comme l'était Foedora. Quand il se trouva sur le seuil

usé , sur la dalle cassée de cette porte où , tant de fois ,

il avait eu des pensées de désespoir , une vieille femme


sortit de la salle et lui dit : N'êtes-vous pas monsieur
Raphaël de Valentin ?

— Oui , ma bonne mère , répondit- il .


Vous connaissez votre ancien logement , reprit-elle ,

vous y êtes attendu .

-Cet hôtel est-il toujours tenu par madame Gaudin ?


demanda-t-il .
― -Oh ! non , monsieur. Maintenant madame Gaudin

est baronne. Elle est dans une belle maison à elle , de


l'autre côté de l'eau. Son mari est revenu . Dame? il a

rapporté des mille et des cents . L'on dit qu'elle pourrait


acheter tout le quartier Saint-Jacques , si elle le vou-

lait. Elle m'a donné gratis son fonds et son restant de


bail. Ah ! c'est une bonne femme , tout de même ! Elle

n'est pas plus fière aujourd'hui qu'elle ne l'était hier.


37
290 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Raphaël monta lestement à sa mansarde , et quand il


atteignit les dernières marches de l'escalier , il entendit

les sons du piano. Pauline était là modestement vêtue

d'une robe de percaline ; mais la façon de la robe , les


gants , le chapeau , le châle , négligemment jetés sur le
lit , révélaient toute une fortune .

-Ah ! vous voilà donc , s'écria Pauline en tournant la

tête et se levant par un naïf mouvement de joie.


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 291

Raphaël vint s'asseoir près d'elle , rougissant , hon-


teux , heureux , il la regarda sans rien dire .
-
- Pourquoi nous avez -vous donc quittées ? reprit-elle

en baissant les yeux au moment où son visage s'em-


pourpra. Qu'êtes-vous devenu ?

-Ah! Pauline ! j'ai été , je suis bien malheureux en-


core !
-Là! s'écria-t-elle tout attendrie . J'ai deviné votre

sort hier en vous voyant bien mis , riche en apparence ,


mais en réalité , hein , monsieur Raphaël , est-ce toujours
comme autrefois ?

Valentin ne put retenir quelques larmes , elles roulè-


rent dans ses yeux , il s'écria : Pauline ! ... je... Il n'acheva
pas , ses yeux étincelèrent d'amour , et son cœur déborda
dans son regard .

Oh ! il m'aime , il m'aime , s'écria Pauline .


Raphaël fit un signe de tête , car il se sentit hors d'état

de prononcer une seule parole . A ce geste , la jeune


fille lui prit la main , la serra , et lui dit tantôt riant ,
tantôt sanglottant : — Riches , riches , heureux , riches ,

ta Pauline est riche. Mais moi je devrais être bien pauvre

aujourd'hui . J'ai mille fois dit que je paierais ce mot : il


m'aime , de tous les trésors de la terre . O mon Raphaël !

j'ai des millions. Tu aimes le luxe , tu seras content ;

mais tu dois aimer mon cœur aussi , il y a tant d'amour


pour toi dans ce cœur. Tu ne sais pas ? mon père est
revenu. Je suis une riche héritière . Ma mère et lui me

laissent entièrement maîtresse de mon sort , je suis libre ,

comprends-tu ?
En proie à une sorte de délire , Raphaël tenait les
292 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

mains de Pauline , et les baisait si ardemment , si avi-

dement , que son baiser semblait être une sorte de con-


vulsion . Pauline se dégagea les mains , les jeta sur les

épaules de Raphaël et le saisit ; ils se comprirent , se


serrèrent et s'embrassèrent avec cette sainte et déli-

cieuse ferveur , dégagée de toute arrière- pensée , dont

se trouve empreint un seul baiser , le jeune , le premier


baiser par lequel deux ames prennent possession d'elles-

mêmes.

—Ah! s'écria Pauline en retombant sur la chaise ,

je ne veux plus te quitter. Je ne sais d'où me vient tant


de hardiesse ? reprit-elle en rougissant.
11
De la hardiesse , ma Pauline ? Oh ! ne crains rien ,

c'est de l'amour , de l'amour vrai , profond , éternel


comme le mien , n'est-ce pas ?

-Oh ! parle , parle , parle , dit-elle . Ta bouche a été


si long-temps muette pour moi .
-Tu m'aimais donc ?

-Oh ! Dieu, si je t'aimais ! Combien de fois j'ai pleuré,


là , tiens , en faisant ta chambre , déplorant ta misère
et la mienne . Je me serais vendue au démon pour

t'éviter un chagrin ! Aujourd'hui , mon Raphaël , car tu


es bien à moi : à moi cette belle tête , à moi ton cœur!
Oh ! oui , ton cœur , surtout , éternelle richesse ! Eh

bien ! où en suis-je ? reprit-elle après une pause . Ah !

m'y voici nous avons trois , quatre , cinq millions , je

crois . Si j'étais pauvre , je tiendrais peut-être à porter


ton nom , à être nommée ta femme ; mais , en ce mo-

ment , je voudrais te sacrifier le monde entier , je vou-


drais être encore et toujours ta servante . Va , Raphaël ,
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 293

en t'offrant mon cœur , ma personne , ma fortune , je ne


te donnerais rien de plus aujourd'hui , que le jour où

j'ai mis là , dit-elle en montrant le tiroir de la table ,


certaine pièce de cent sous. Oh ! comme alors ta joie
m'a fait mal.

Pourquoi es-tu riche , s'écria Raphaël , pourquoi


n'as-tu pas de vanité ? je ne puis rien pour toi . Il se

tordit les mains de bonheur , de désespoir , d'amour .

Quand tu seras madame la marquise de Valentin , je te


connais , ame céleste , ce titre et ma fortune ne vaudront

pas...
Un seul de tes cheveux , s'écria-t-elle .

— Moi aussi , j'ai des millions , mais que sont main-
tenant les richesses pour nous ? Ah ! j'ai ma vie , je

puis te l'offrir , prends-la .



Oh ! ton amour , Raphaël , ton amour vaut le monde.
Comment , ta pensée est à moi ? mais je suis la plus
heureuse des heureuses .

L'on va nous entendre , dit Raphaël.


Hé , il n'y a personne , répondit - elle en laissant

échapper un geste mutin.


— Eh bien , viens , s'écria Valentin en lui tendant les
bras.

Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mains au-


tour du cou de Raphaël : — Embrassez -moi , dit- elle ,

pour tous les chagrins que vous m'avez donnés , pour


effacer la peine que vos joies m'ont faite , pour toutes

les nuits que j'ai passées à peindre mes écrans.


Tes écrans !

-Puisque nous sommes riches , mon trésor , je puis


294 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

te dire tout. Pauvre enfant ! combien il est facile de

tromper les hommes d'esprit . Est-ce que tu pouvais avoir


des gilets blancs et des chemises propres deux fois par

semaine , pour trois francs de blanchissage par mois ?


Mais tu buvais deux fois plus de lait qu'il ne t'en reve-

nait pour ton argent. Je t'attrapais sur tout le feu ,

l'huile , et l'argent donc ? Oh ! mon Raphaël , ne me

prends pas pour femme , dit-elle en riant , je suis une


personne trop astucieuse .
Mais comment faisais-tu donc?
--
Je travaillais jusqu'à deux heures du matin , ré-
pondit-elle , et je donnais à ma mère une moitié du
prix de mes écrans , à toi l'autre.

Ils se regardèrent pendant un moment , tous deux


hébétés de joie et d'amour.
-Oh ! s'écria Raphaël , nous paierons sans doute , un
jour , ce bonheur par quelque effroyable chagrin .

Serais-tu marié ? cria Pauline. Ah ! je ne veux te
céder à aucune femme.

Je suis libre , ma chérie .

Libre , répéta-t-elle. Libre , et à moi !

Elle se laissa glisser sur ses genoux , joignit les mains ,


et regarda Raphaël avec une dévotieuse ardeur.

J'ai peur de devenir folle. Combien tu es gentil ,


reprit-elle en passant une main dans la blonde cheve-

lure de son amant . Est-elle bête , ta comtesse Fœdora .

Quel plaisir j'ai ressenti hier en me voyant saluée par


tous ces hommes . Elle n'a jamais été applaudie , elle !
Dis , cher , quand mon dos a touché ton bras , j'ai en-
tendu en moi je ne sais quelle voix qui m'a crié : Il est
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 295

là. Je me suis retournée , et je t'ai vu . Oh ! je me suis


sauvée , je me sentais l'envie de te sauter au cou , de-
vant tout le monde .

-Tu es bien heureuse de pouvoir parler , s'écria Ra-

phaël. Moi , j'ai le cœur serré . Je voudrais pleurer , je


ne puis . Ne me retire pas ta main. Il me semble que
je resterais , pendant toute ma vie , à te regarder ainsi ,
heureux , content.

Oh ! répète-moi cela , mon amour !


Et que sont les paroles , reprit Valentin en laissant
tomber une larme chaude sur les mains de Pauline . Plus

tard , j'essaierai de te dire mon amour , en ce moment


je ne puis que le sentir ...

Oh ! s'écria-t-elle , cette belle ame , ce beau génie ,

ce cœur que je connais si bien , tout est à moi , comme


je suis à toi .

Pour toujours , ma douce créature , dit Raphaël


d'une voix émue . Tu seras ma femme , mon bon gé-

nie . Ta présence a toujours dissipé mes chagrins et


rafraîchi mon ame ; en ce moment , ton sourire angé-

lique m'a pour ainsi dire purifié. Je crois commencer


une nouvelle vie . Le passé cruel et mes tristes folies

me semblent n'être plus que de mauvais songes . Je suis


pur , près de toi . Je sens l'air du bonheur . Oh ! sois là

toujours , ajouta-t-il en la pressant saintement sur son


cœur palpitant.

—Vienne la mort quand elle voudra , s'écria Pauline


en extase , j'ai vécu .
Heureux qui devinera leurs joies , il les aura con-
nues !
296 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE .

Oh ! mon Raphaël , dit Pauline après quelques


heures de silence , je voudrais qu'à l'avenir personne
n'entrât dans cette chère mansarde .

Il faut murer la porte , mettre une grille à la lu-

carne et acheter la maison , répondit le marquis.

-C'est cela , dit-elle . Puis , après un moment de si-

lence Nous avons un peu oublié de chercher tes ma-


nuscrits ?

Ils se prirent à rire avec une douce innocence.

-Bah ! je me moque de toutes les sciences , s'écria

Raphaël .
Ah ! monsieur , et la gloire ?

Tu es ma seule gloire.
Tu étais bien malheureux en faisant ces petits pieds

de mouche , dit-elle en feuilletant les papiers .


Ma Pauline...

-Oh! oui , je suis ta Pauline . Eh bien ?


Où demeures-tu donc ?
-Rue Saint-Lazare . Et toi?

— Rue de Varennes .

— Comme nous serons loin l'un de l'autre , jusqu'à ce

que... Elle s'arrêta en regardant son ami d'un air coquet


et malicieux .

Mais , répondit Raphaël , nous avons tout au plus

une quinzaine de jours à rester séparés .


Vrai ! dans quinze jours nous serons mariés . Elle

sauta comme un enfant . Oh ! je suis une fille dénaturée ,


reprit-elle , je ne pense plus ni à père , ni à mère , ni à rien

dans le monde ! Tu ne sais pas , pauvre chéri ? mon père


est bien malade . Il est revenu des Indes , bien souffrant. Il
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 297

a manqué mourir au Hâvre , où nous l'avons été chercher .


Ah ! Dieu , s'écria-t-elle en regardant l'heure à sa montre,

déjà trois heures. Je dois me trouver à son réveil , à quatre


heures. Je suis la maîtresse au logis : ma mère fait toutes

mes volontés , mon père m'adore , mais je ne veux pas


abuser de leur bonté , ce serait mal ! Le pauvre père , c'est

lui qui m'a envoyée aux Italiens hier . Tu viendras le voir

demain , n'est-ce pas ?

Madame la marquise de Valentin veut- elle me faire


l'honneur d'accepter mon bras?

Ah ! je vais emporter la clef de cette chambre ,


reprit-elle . N'est-ce pas un palais , notre trésor .
Pauline , encore un baiser ?

-Mille ! Mon Dieu , dit-elle en regardant Raphaël ,

ce sera toujours ainsi , je crois rêver.

Ils descendirent lentement l'escalier ; puis , bien unis ,

marchant du même pas , tressaillant ensemble sous le


poids du même bonheur , se serrant comme deux co-
lombes , ils arrivèrent sur la place de la Sorbonne , où
la voiture de Pauline attendait .

Je veux aller chez toi , s'écria-t-elle . Je veux voir


ta chambre , ton cabinet , et m'asseoir à la table sur

laquelle tu travailles . Ce sera comme autrefois , ajouta-


t-elle en rougissant. — Joseph , dit-elle à un valet , je vais
rue de Varennes avant de retourner à la maison. Il est

trois heures un quart , et je dois être revenu à quatre.


Georges pressera les chevaux .

Et les deux amans furent en peu d'instans menés à


l'hôtel de Valentin .

-Oh ! que je suis contente d'avoir examiné tout cela ,


38
298 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

s'écria Pauline en chiffonnant la soie des rideaux qui

drapaient le lit de Raphaël . Quand je m'endormirai , je


serai là , en pensée . Je me figurerai ta chère tête sur cet
oreiller. Dis-moi , Raphaël , tu n'as pris conseil de per-
sonne pour meubler ton hôtel .

De personne.

Bien vrai ? Ce n'est pas une femme qui...


— Pauline !

Oh ! je me sens une affreuse jalousie . Tu as bon goût .


Je veux avoir demain un lit pareil au tien.
Raphaël ivre de bonheur saisit Pauline .

Oh ! mon père , mon père , dit- elle.


Je vais donc te reconduire , car je veux te quitter

le moins possible , s'écria Valentin.


Combien tu es aimant , je n'osais pas te le pro-

poser....
— N'es-tu donc pas ma vie ?
Il serait fastidieux de consigner fidèlement ces ado-

rables bavardages de l'amour auxquels l'accent , le regard ,


un geste intraduisible donnent seuls du prix . Valentin

reconduisit Pauline jusque chez elle , et revint ayant au

cœur autant de plaisir que l'homme peut en ressentir


et en porter ici-bas . Quand il fut assis dans son fau-

teuil , près de son feu , pensant à la soudaine et com-

plète réalisation de toutes ses espérances , une idée froide


lui traversa l'ame comme l'acier d'un poignard perce une

poitrine , il regarda la Peau de chagrin , elle s'était légère-

ment rétrécie. Il prononça le grand juron français , sans y


mettre les jésuitiques réticences de l'abbesse des Andouil-

lettes , pencha la tête sur son fauteuil et resta sans mou-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 299

vement les yeux arrêtés sur une patère , sans la voir.


Grand Dieu ! s'écria-t-il. Quoi ! tous mes désirs , tous !

Pauvre Pauline ! Il prit un compas , mesura ce que la


matinée lui avait coûté d'existence . Je n'en ai pas pour

deux mois , dit-il . Une sueur glacée sortit de ses pores ,

tout-à-coup il obéit à un inexprimable mouvement de


rage , et saisit la Peau de chagrin en s'écriant : Je suis bien

bête ! il sortit , courut , traversa les jardins et jeta le

talisman au fond d'un puits : Vogue la galère , dit - il .


Au diable toutes ces sottises !

Raphaël se laissa donc aller au bonheur d'aimer , et

vécut cœur à cœur avec Pauline , qui ne conçut pas le


refus en amour . Leur mariage , retardé par des diffi-
cultés peu intéressantes à raconter , devait se célébrer

dans les premiers jours de mars . Ils s'étaient éprouvés ,


ne doutaient point d'eux-mêmes , et le bonheur leur
300 ETUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

ayant révélé toute la puissance de leur affection , jamais


deux ames , deux caractères ne s'étaient aussi parfai-

tement unis qu'ils le furent par la passion ; en s'étu-


diant, ils s'aimèrent davantage : de part et d'autre , même

délicatesse , même pudeur , même volupté , la plus douce


de toutes les voluptés , celle des anges ; point de nuages
dans leur ciel ; tour à tour , les désirs de l'un faisaient
la loi de l'autre. Riches tous deux , ils ne connaissaient

point de caprices qu'ils ne pussent satisfaire , et partant


n'avaient point de caprices. Un goût exquis , le senti-

ment du beau , une vraie poésie animaient l'ame de l'é-


pouse ; dédaignant les colifichets de la finance , un sou-
rire de son ami lui semblait plus beau que toutes les

perles d'Ormus , la mousseline ou les fleurs formaient ses


plus riches parures . Pauline et Raphaël fuyaient d'ailleurs

le monde , la solitude leur était si belle , si féconde ! Les

oisifs voyaient exactement tous les soirs ce joli ménage


de contrebande , aux Italiens ou à l'Opéra. Si d'abord

quelques médisances égayèrent les salons , bientôt le tor-


rent d'événemens qui passa sur Paris fit oublier deux

amans inoffensifs ; enfin , espèce d'excuse auprès des


prudes , leur mariage était annoncé , et par hasard leurs

gens se trouvaient discrets ; donc , aucune méchanceté


trop vive ne les punit de leur bonheur .
Vers la fin du mois de février , époque à laquelle
d'assez beaux jours firent croire aux joies du printemps ,

un matin , Pauline et Raphaël déjeûnaient ensemble dans


une petite serre , espèce de salon rempli de fleurs , et
de plain-pied avec le jardin . Le doux et pâle soleil de
l'hiver, dont les rayons se brisaient à travers des arbustes
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 301

rares , tiédissait alors la température . Les yeux étaient


égayés par les vigoureux contrastes des divers feuillages ,

par les couleurs des touffes fleuries et par toutes les


fantaisies de la lumière et de l'ombre . Quand tout Paris
se chauffait encore devant de tristes foyers , les deux

jeunes époux riaient sous un berceau de camélias , de


lilas , de bruyères. Leurs têtes joyeuses s'élevaient au-

dessus des narcisses , des muguets et des roses du Ben-


gale.
302 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Dans cette serre voluptueuse et riche , les pieds

foulaient une natte africaine colorée comme un tapis.

Les parois tendues en coutil vert n'offraient pas la


moindre trace d'humidité . L'ameublement était de bois

en apparence grossier , mais dont l'écorce polie brillait

de propreté . Un jeune chat accroupi sur la table où


l'avait attiré l'odeur du lait se laissait barbouiller de

café par Pauline , elle folâtrait avec lui , défendait la

crême qu'elle lui permettait à peine de flairer afin

d'exercer sa patience et d'entretenir le combat ; elle écla-

tait de rire à chacune de ses grimaces , et débitait mille

plaisanteries pour empêcher Raphaël de lire le journal , qui,


dix fois déjà , lui était tombé des mains . Il abondait dans
cette scène matinale un bonheur , inexprimable comme

tout ce qui est naturel et vrai. Raphaël feignait toujours


de lire sa feuille , et contemplait à la dérobée Pauline

aux prises avec le chat , sa Pauline enveloppée d'un


long peignoir qui la lui voilait imparfaitement , sa Pau-
line les cheveux en désordre et montrant un petit pied

blanc veiné de bleu dans une pantoufle de velours noir.


Charmante à voir en déshabillé , délicieuse comme les
fantastiques figures de Westhall , elle semblait être tout

à la fois jeune fille et femme , peut- être plus jeune fille


que femme , elle jouissait d'une félicité sans mélange , et
ne connaissait de l'amour que ses premières joies . Au

moment où tout - à - fait absorbé par sa douce rêverie ,

Raphaël avait oublié son journal , Pauline le saisit , le

chiffonna , eu fit une boule , le lança dans le jardin , et


le chat courut après la politique qui tournait comme
toujours sur elle -même.
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 303

Quand Raphaël , distrait par cette scène enfantine , vou-


lut continuer à lire et fit le geste de lever la feuille qu'il
n'avait plus , éclatèrent des rires francs , joyeux , renais-
sant d'eux-mêmes comme les chants d'un oiseau.

Je suis jalouse du journal , dit-elle en essuyant les
larmes que son rire d'enfant avait fait couler. N'est- ce
pas une félonie , reprit - elle redevenant femme tout-à-

coup , que de lire des proclamations russes en ma pré-


sence , et de préférer la prose de l'empereur Nicolas à
des paroles , à des regards d'amour?

-Je ne lisais pas , mon ange aimé, je te regardais .


En ce moment , le pas lourd du jardinier dont les
souliers ferrés faisaient crier le sable des allées , retentit

près de la serre.
304 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Excusez , monsieur le marquis , si je vous inter-

romps ainsi que madame , mais je vous apporte une cu-

riosité comme je n'en ai jamais vu . En tirant tout à

l'heure , sous votre respect , un seau d'eau , j'ai amené

cette singulière plante marine ! La voilà ! Faut , tout de

même , que ce soit bien accoutumé à l'eau , car ce

n'était point mouillé , ni humide . C'était sec comme du

bois , et point gras du tout . Comme monsieur le marquis

est plus savant que moi certainement , j'ai pensé qu'il fal-
lait la lui apporter , et que ça l'intéresserait.

Et le jardinier montrait à Raphaël l'inexorable Peau


de chagrin qui n'avait pas six pouces carrés de super-
ficie.

Merci , Vanière , dit Raphaël . Cette chose est très-


curieuse .

Qu'as-tu , mon ange ? tu pâlis , s'écria Pauline .

Laissez -nous , Vanière .

Ta voix m'effraie , reprit la jeune fille , elle est


singulièrement altérée. Qu'as-tu ? Que sens-tu ? Où as-tu
mal ? Tu as mal ! Un médecin ! cria-t-elle . Jonathas ,
au secours !

Ma Pauline , tais-toi , répondit Raphaël qui recou-


vra son sang -froid. Sortons . Il y a près de moi une

fleur dont le parfum m'incommode . Peut-être est-ce cette


verveine?

Pauline s'élança sur l'innocent arbuste , le saisit par

la tige , et le jeta dans le jardin .


-Oh ! ange , s'écria-t -elle en serrant Raphaël par une
étreinte aussi forte que leur amour et en lui apportant
avec une langoureuse coquetterie ses lèvres vermeilles
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 305

à baiser , en te voyant pâlir , j'ai compris que je ne te


survivrais pas , ta vie est ma vie . Mon Raphaël , passe-
moi ta main sur le dos ? J'y sens encore la petite mort,

j'y ai froid. Tes lèvres sont brûlantes. Et ta main ?... elle


est glacée , ajouta- t-elle.

— Folle , s'écria Raphaël .


Pourquoi cette larme , dit-elle . Laisse-la moi boire ?

-Oh ! Pauline , Pauline , tu m'aimes trop.

-Il se passe en toi quelque chose d'extraordinaire ,

Raphaël ? Sois vrai , je saurai bientôt ton secret . Donne-


moi cela , dit-elle en prenant la Peau de chagrin.

Tu es mon bourreau , cria le jeune homme en jetant
un regard d'horreur sur le talisman .

Quel changement de voix , répondit Pauline qui laissa


tomber le fatal symbole du destin .
M'aimes- tu ? reprit -il.

Si je t'aime, est-ce une question ?


Eh bien , laisse-moi , va-t-en !
La pauvre petite sortit.

-Quoi , s'écria Raphaël quand il fut seul , dans un

siècle de lumière où nous avons appris que les diamans


sont les cristaux du carbone , à une époque où tout
s'explique , où la police traduirait un nouveau Messie
devant les tribunaux et soumettrait ses miracles à l'Aca-

démie des Sciences , dans un temps où nous ne croyons

plus qu'aux paraphes des notaires , je croirais moi ! à une


espèce de Mané , Thekel , Pharès ? Non , de par Dieu ! je
ne penserai pas que l'Être-suprême puisse trouver du
plaisir à tourmenter une honnête créature. Allons voir les

savans .
39
306 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Il arriva bientôt , entre la Halle aux vins , immense

recueil de tonneaux , et la Salpêtrière , immense sémi-

naire d'ivrognerie , devant une petite mare où s'ébau-

dissaient des canards remarquables par la rareté des


espèces et dont les ondoyantes couleurs , semblables aux
vitraux d'une cathédrale , pétillaient sous les rayons du

soleil. Tous les canards du monde étaient là , criant,

barbottant , grouillant , et formant une espèce de chambre


canarde rassemblée contre son gré ; mais heureusement

sans charte ni principes politiques , et vivant , sans ren-

contrer de chasseurs , sous l'oeil des naturalistes qui les


regardaient par hasard.

Voilà monsieur Lavrille , dit un porte - clefs à Ra-

phaël qui avait demandé ce grand pontife de la zoologie .


Le marquis vit un petit homme profondément enfoncé
dans quelques sages méditations à l'aspect de deux ca-

nards. Ce savant , entre deux âges , avait une physio-


nomie douce, encore adoucie par un air obligeant , mais

il régnait dans toute sa personne une préoccupation scien-


tifique sa perruque incessamment grattée et fantasque-
ment retroussée laissait voir une ligne de cheveux blancs

et accusait la fureur des découvertes qui , semblable à


toutes les passions , nous arrache si puissamment aux
choses de ce monde que nous perdons la conscience

du moi. Raphaël , homme de science et d'étude , admira


ce naturaliste dont les veilles étaient consacrées à l'a-

grandissement des connaissances humaines , dont les er-


reurs servaient encore la gloire de la France ; mais

une petite maîtresse aurait ri sans doute de la solution

de continuité qui se trouvait entre la culotte et le gilet


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 307

rayé du savant , interstice d'ailleurs chastement rempli

par une chemise qu'il avait copieusement froncée , en se


baissant et se levant tour-à-tour au gré de ses observations

zoogénésiques .

Après quelques premières phrases de politesse , Ra-

phaël crut nécessaire d'adresser à M. Lavrille un compli-


ment banal sur ses canards.

-Oh ! nous sommes riches en canards , répondit le

naturaliste . Ce genre est d'ailleurs , comme vous le savez


sans doute , le plus fécond de l'ordre des Palmipèdes . Il

commence au Cygne et finit au Canard Zinzin , en compre-


308 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

nant cent trente-sept variétés d'individus bien distincts ,


ayant leurs noms , leurs mœurs , leur patrie , leur physio-

nomie, et qui ne se ressemblent pas plus entre eux qu'un

blanc ne ressemble à un nègre . En vérité , monsieur ,


quand nous mangeons un canard , la plupart du temps ,
nous ne nous doutons guère de l'étendue ..... Il s'inter-

rompit à l'aspect d'un joli petit canard qui remontait le


talus de la mare. Vous voyez là le cygne à cravate ,

pauvre enfant du Canada , venu de bien loin pour nous

montrer son plumage brun et gris, sa petite cravate noire !


tenez , il se gratte . Voici la fameuse oie à duvet ou ca-

nard Eider, sous l'édredon de laquelle dorment nos pe-

tites maîtresses ; est-elle jolie , qui n'admirerait ce pe-


tit ventre d'un blanc rougeâtre , ce bec vert ? Je viens ,

monsieur , reprit-il , d'être témoin d'un accouplement dont

j'avais jusqu'alors désespéré . Le mariage s'est fait assez


heureusement , et j'en attendrai fort impatiemment le ré-
sultat. Je me flatte d'obtenir une cent trente-huitième

espèce à laquelle peut-être mon nom sera donné ! Voici

les nouveaux époux , dit -il en montrant deux canards.

C'est d'une part une oie rieuse ( anas albifrons ) , de l'autre

le grand canard siffleur ( anas raffina de Buffon ) . J'avais


long-temps hésité entre le canard siffleur, le canard à
sourcils blancs et le canard souchet (anas clypeata) , tenez ,

voici le souchet , ce gros scélérat brun-noir dont le col


est verdâtre et si coquettement irisé. Mais, monsieur , le
canard siffleur était hupé , vous comprenez alors que je

n'ai plus balancé . Il ne nous manque ici que le canard


varié à calotte noire. Ces messieurs prétendent unanime-

ment que ce canard fait double emploi avec le canard


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 309

sarcelle à bec recourbé , quant à moi .... Il fit un geste

admirable qui peignit à la fois la modestie et l'orgueil des


savans, orgueil plein d'entêtement, modestie pleine de suf-
fisance. Je ne le pense pas , ajouta-t- il . Vous voyez , mon

cher monsieur, que nous ne nous amusons pas ici . Je


m'occupe en ce moment de la monographie du genre ca-

nard. Mais je suis à vos ordres .


En se dirigeant vers une assez jolie maison de la rue
de Buffon , Raphaël soumit la Peau de chagrin aux investi-
gations de M. Lavrille .

Je connais ce produit, répondit le savant après avoir


braqué sa loupe sur le talisman , il a servi à quelque des-
sus de boîte . Le chagrin est fort ancien ! Aujourd'hui les

gainiers préfèrent se servir de galuchat. Le galuchat est ,


comme vous le savez sans doute , la dépouille du Raja se-

phen , un poisson de la mer Rouge .....


Mais ceci , monsieur , puisque vous avez l'extrême
bonté.....
-
Ceci , reprit le savant en interrompant , est autre
chose : entre le galuchat et le chagrin , il y a , monsieur ,
toute la différence de l'océan à la terre , du poisson à
un quadrupède . Cependant la peau du poisson est plus
dure que la peau de l'animal terrestre. Ceci , dit-il en

montrant le talisman , est, comme vous le savez sans

doute, un des produits les plus curieux de la zoologie .

Voyons , s'écria Raphaël.


Monsieur, répondit le savant en s'enfonçant dans son

fauteuil , ceci est une peau d'âne.


Je le sais , dit le jeune homme .
Il existe en Perse , reprit le naturaliste , un âne ex-
310 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

trêmement rare , l'onagre des anciens , equus asinus , le


koulan des Tatars . Pallas a été l'observer et l'a rendu à la

science. En effet , cet animal avait long-temps passé pour

fantastique. Il est , comme vous le savez , célèbre dans

l'Écriture sainte , Moïse avait défendu de l'accoupler

avec ses congénères. Mais l'onagre est encore plus fameux

par les prostitutions dont il a été l'objet , et dont parlent


souvent les prophètes bibliques . Pallas , comme vous le sa-
vez sans doute, déclare , dans ses Act. Petrop. , tome II , que
ces excès bizarres sont encore religieusement accrédités

chez les Persans et les Nogaïs comme un remède souve-


rain contre les maux de reins et la goutte sciatique.

Nous ne nous doutons guère de cela , nous autres pau-


vres Parisiens. Le Muséum ne possède pas d'onagre .

Quel superbe animal ! reprit le savant. Il est plein de


mystères son œil est muni d'une espèce de tapis réflec-

teur auquel les Orientaux attribuent le pouvoir de la fas-


cination , sa robe est plus élégante et plus polie que ne

l'est celle de nos plus beaux chevaux , elle est sillonnée

de bandes plus ou moins fauves et ressemble beaucoup à


la peau du zèbre . Son lainage a quelque chose de moel-

leux , d'ondoyant , de gras au toucher ; sa vue égale en

justesse et en précision la vue de l'homme ; un peu plus

grand que nos plus beaux ânes domestiques , il est


doué d'un courage extraordinaire . Si , par hasard , il est
surpris , il se défend avec une supériorité remarquable
contre les bêtes les plus féroces ; quant à la rapidité de

sa marche , elle ne peut se comparer qu'au vol des oi-


seaux ; un onagre , monsieur, tuerait à la course les meil-

leurs chevaux arabes ou persans. D'après le père du cons-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 311

ciencieux docteur Niébuhr , dont , comme vous le savez

sans doute , nous déplorons la perte récente , le terme


moyen du pas ordinaire de ces admirables créatures est de

sept mille pas géométriques par heure . Nos ânes dégé-


nérés ne sauraient donner une idée de cet âne indé-

pendant et fier. Il a le port leste , animé , l'air spirituel ,


fin , une physionomie gracieuse , des mouvemens pleins
de coquetterie ! C'est le roi zoologique de l'Orient . Les su-
perstitions turques et persanes lui donnent même une mys-
térieuse origine , et le nom de Salomon se mêle aux
récits que les conteurs du Thibet et de la Tartarie font sur

les prouesses attribuées à ces nobles animaux .

Enfin un onagre apprivoisé vaut des sommes immenses ,

il est presque impossible de le saisir dans les monta-


gnes où il bondit comme un chevreuil , et semble voler
312 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

comme un oiseau . La fable des chevaux ailés , noire

Pégase , a sans doute pris naissance dans ces pays où les


bergers ont pu voir souvent un onagre sautant d'un rocher
à un autre. Les ânes de selle , obtenus en Perse par l'accou-

plement d'une ânesse avec un onagre apprivoisé , sont


peints en rouge , suivant une immémoriale tradition . Cet

usage a donné lieu peut-être à notre proverbe : méchant


comme un âne rouge . A une époque où l'histoire naturelle
était très-négligée en France, un voyageur aura, je pense ,
amené un de ces animaux curieux qui supportent fort

impatiemment l'esclavage . De là , le dicton ! La peau que


vous me présentez , reprit le savant , est la peau d'un

onagre. Nous varions sur l'origine du nom . Les uns pré-

tendent que Chagri est un mot turc , d'autres veulent que


Chagri soit la ville où cette dépouille zoologique subit
une préparation chimique assez bien décrite par Pallas

et qui lui donne le grain particulier que nous admirons ,

M. Martellens m'a écrit que Châagri est un ruisseau .


Monsieur, je vous remercie de m'avoir donné des

renseignemens qui fourniraient une admirable note à


quelque Dom Calmet, si les bénédictins existaient encore ;

mais j'ai eu l'honneur de vous faire observer que ce frag-


ment était primitivement d'un volume égal ... à cette carte

géographique, dit Raphaël en montrant à M. Lavrille un


atlas ouvert , or depuis trois mois elle s'est insensiblement

contractée ...

Bien , reprit le savant , je comprends . Monsieur
toutes les dépouilles d'êtres primitivement organisés sont
sujettes à un dépérissement naturel , facile à concevoir,

et dont les progrès sont soumis aux influences atmosphé-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 313

riques. Les métaux eux-mêmes se dilatent ou se resser-


rent d'une manière sensible , car les ingénieurs ont ob-

servé des espaces assez considérables entre de grandes


pierres primitivement maintenues par des barres de fer .
La science est vaste , la vie humaine est bien courte , aussi

n'avons -nous pas la prétention de connaître tous les phé-


nomènes de la nature.

Monsieur, reprit Raphaël presque confus , excusez la

demande que je vais vous faire . Êtes - vous bien sûr que
cette peau soit soumise aux lois ordinaires de la zoolo-
gie , qu'elle puisse s'étendre ?

Oh ! certes . Ah! peste , dit M. Lavrille en essayant


de tirer le talisman . Mais , monsieur , reprit-il , si vous

voulez aller voir M. Planchette , le célèbre professeur de

mécanique , il trouvera certainement un moyen d'agir sur


cette peau , de l'amollir , de la distendre.

Oh ! Monsieur, vous me sauvez la vie .

Raphaël salua le savant naturaliste et courut chez


Planchette , en laissant le bon Lavrille au milieu de

son cabinet rempli de bocaux et de plantes séchées . Il


remportait de cette visite , sans le savoir , toute la science
humaine : une nomenclature ! Ce bon-homme ressemblait

à Sancho Pança racontant à Don Quichotte l'histoire des

chèvres , il s'amusait à compter des animaux , à les numé–


roter. Arrivé sur le bord de la tombe , il connaissait à
peine une petite fraction des incommensurables nombres
du grand troupeau jeté par Dieu à travers l'océan des

mondes , dans un but ignoré. Raphaël était content.


Je vais tenir mon âne en bride , s'écriait-il .
Sterne avait dit avant lui : « Ménageons notre âne , si
40
314 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

nous voulons vivre vieux. » Mais la bête est si fantasque !


Planchette était un grand homme sec , véritable poète

perdu dans une perpétuelle contemplation , occupé à re-


garder toujours un abîme sans fond , LE MOUVEMENT !

Le vulgaire taxe de folie ces esprits sublimes , gens


incompris qui vivent dans une admirable insouciance du

luxe et du monde , restant des journées entières à fumer

un cigare éteint , ou venant dans un salon sans avoir tou-

jours bien exactement marié les boutons de leurs vête-

mens avec les boutonnières. Un jour, après avoir long-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 315

temps mesuré le vide , ou entassé des X sous des Aa — gG ,

ils ont analysé quelque loi naturelle et décomposé le plus


simple des principes ; tout à coup la foule admire une

nouvelle machine ou quelque haquet dont la facile struc-


ture nous étonne et nous confond ! Le savant modeste

sourit en disant à ses admirateurs : Qu'ai - je donc créé ?


Rien. L'homme n'invente pas une force , il la dirige , et
la science consiste à imiter la nature.

Raphaël surprit le mécanicien planté sur ses deux

jambes , comme un pendu tombé droit sous une potence .


Planchette examinait une bille d'agathe qui roulait sur

un cadran solaire , en attendant qu'elle s'y arrêtât . Le


pauvre homme n'était ni décoré , ni pensionné , car il

ne savait pas enluminer ses calculs ; heureux de vivre


à l'affût d'une découverte , il ne pensait ni à la gloire , ni

au monde , ni à lui-même , et vivait dans la science pour


la science .

Cela est indéfinissable , s'écria-t-il . Ah ! monsieur ,
reprit- il en apercevant Raphaël , je suis votre serviteur.
Comment va la maman ? Allez voir ma femme...

— J'aurais cependant pu vivre ainsi ! pensa Raphaël


qui tira le savant de sa rêverie en lui demandant le

moyen d'agir sur le talisman , qu'il lui présenta . Dus-

siez-vous rire de ma crédulité , monsieur , dit le marquis


en terminant , je ne vous cacherai rien . Cette peau me
semble posséder une force de résistance contre laquelle
rien ne peut prévaloir.
Monsieur , dit-il , les gens du monde traitent tou-

jours la science assez cavalièrement , tous nous disent


à peu près ce qu'un Incroyable disait à M. de Lalande
316 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE .

en lui amenant des dames après l'éclipse : Ayez la bonté


de recommencer. Quel effet voulez-vous produire ? La mé-

canique a pour but d'appliquer les lois du mouvement

ou de les neutraliser . Quant au mouvement en lui-même ,

je vous le déclare avec humilité , nous sommes impuis-


sans à le définir . Cela posé , nous avons remarqué quel-

ques phénomènes constans qui régissent l'action des so-


lides et des fluides. En reproduisant les causes génératrices
de ces phénomènes , nous pouvons transporter les corps ,

leur transmettre une force locomotive dans des rapports


de vitesse déterminée , les lancer , les diviser simplement

ou à l'infini soit que nous les cassions ou les pulvéri-


sions ; puis les tordre , leur imprimer une rotation ,

les modifier , les comprimer , les dilater , les étendre .


Cette science , monsieur , repose sur un seul fait. Vous

voyez cette bille , reprit- il . Elle est ici sur cette pierre .
La voici maintenant là. De quel nom appellerons - nous

cet acte si physiquement naturel et si moralement extra-


ordinaire ? Mouvement , locomotion , changement de lieu ?
Quelle immense vanité cachée sous les mots ! Un nom ,

est-ce donc une solution ? Voilà pourtant toute la science .


Nos machines emploient ou décomposent cet acte , ce

fait. Ce léger phénomène adapté à des masses va faire


sauter Paris : nous pouvons augmenter la vitesse aux

dépens de la force , et la force aux dépens de la vitesse .


Qu'est - ce que la force et la vitesse ? Notre science est

inhabile à le dire , comme elle l'est à créer un mouve-

ment . Un mouvement , quel qu'il soit , est un immense


pouvoir , et l'homme n'invente pas de pouvoirs . Le pou-
voir est un , comme le mouvement , l'essence même du
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 317

pouvoir. Tout est mouvement. La pensée est un mouve-


ment. La nature est établie sur le mouvement. La mort

est un mouvement dont les fins nous sont peu connues .

Si Dieu est éternel , croyez qu'il est toujours en mou-


vement , Dieu est le mouvement , peut-être. Voilà pour-

quoi le mouvement est inexplicable comme lui ; comme


lui profond , sans bornes , incompréhensible , intangible .
Qui jamais a touché , compris , mesuré le mouvement ?
Nous en sentons les effets sans le voir. Nous pouvons

même le nier comme nous nions Dieu . Où est - il , où

n'est-il pas ? D'où part-il ? Où en est le principe ? Où en


est la fin ? Il nous enveloppe , nous presse et nous échappe .
Il est évident comme un fait , obscur comme une ab-

straction , tout à la fois effet et cause . Il lui faut comme

à nous l'espace , et qu'est- ce que l'espace ? Le mouvement


seul nous le révèle ; sans le mouvement , il n'est plus
qu'un mot vide de sens. Problème insoluble , semblable
au vide , semblable à la création , à l'infini , le mouve-
ment confond la pensée humaine , et tout ce qu'il est

permis à l'homme de concevoir , c'est qu'il ne le conce-


vra jamais. Entre chacun des points successivement

occupés par cette bille dans l'espace , reprit le savant ,


il se rencontre un abîme pour la raison humaine , un
abîme où est tombé Pascal . Pour agir sur la substance
inconnue que vous voulez soumettre à une force incon-

nue , nous devons d'abord étudier cette substance ; d'après


sa nature , ou elle se brisera sous un choc , ou elle y

résistera ; si elle se divise et que votre intention ne

soit pas de la partager , nous n'atteindrons pas le but

proposé. Voulez -vous la comprimer? il faut transmettre


318 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

un mouvement égal à toutes les parties de la substance


de manière à diminuer uniformément l'intervalle qui les
sépare . Désirez - vous l'étendre ? nous devrons tâcher

d'imprimer à chaque molécule une force excentrique

égale ; sans l'observation exacte de cette loi , nous y


produirions des solutions de continuité . Il existe , mon-
sieur , des modes infinis , des combinaisons sans bornes

dans le mouvement. A quel effet vous arrêtez -vous ?

-Monsieur , dit Raphaël impatienté , je désire une


pression quelconque assez forte pour étendre indéfiniment
cette peau...

-La substance étant finie , répondit le mathématicien ,


ne saurait être indéfiniment distendue , mais la com-

pression multipliera nécessairement l'étendue de sa sur-

face aux dépens de l'épaisseur ; elle s'amincira jusqu'à


ce que la matière manque...

Obtenez ce résultat , monsieur , s'écria Raphaël , et
vous aurez gagné des millions .

-Je vous volerais votre argent , répondit le profes-


seur avec le flegme d'un Hollandais . Je vais vous dé-

montrer en deux mots l'existence d'une machine sous

laquelle Dieu lui-même serait écrasé comme une mouche .


Elle réduirait un homme à l'état de papier brouillard ,
un homme botté , éperonné , cravaté , chapeau , or , bi-

joux , tout ...


Quelle horrible machine !

Au lieu de jeter leurs enfans à l'eau , les Chinois


devraient les utiliser ainsi , reprit le savant sans penser

au respect de l'homme pour sa progéniture .

Tout entier à son idée , Planchette prit un pot de


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 319

fleurs vide , troué dans le fond et l'apporta sur la dalle

du gnomon ; puis il alla chercher un peu de terre glaise


dans un coin du jardin . Raphaël resta charmé comme un
enfant auquel sa nourrice conte une histoire merveilleuse .
Après avoir posé sa terre glaise sur la dalle , Planchette

tira de sa poche une serpette , coupa deux branches de


sureau , et se mit à les vider en sifflant comme si Ra-

phaël n'eût pas été là.


—Voilà les élémens de la machine , dit- il .

Il attacha par un coude en terre glaise l'un de ses


tuyaux de bois au fond du pot , de manière à ce que le

trou du sureau correspondît à celui du vase . Vous eussiez

dit une énorme pipe . Il étala sur la dalle un lit de glaise


en lui donnant la forme d'une pelle , assit le pot de

fleurs dans la partie la plus large , et fixa la branche


de sureau sur la portion qui représentait le manche.
Enfin il mit un pâté de terre glaise à l'extrémité du

tube en sureau , il y planta l'autre branche creuse , toute

droite , en pratiquant un autre coude pour la joindre à


la branche horizontale , en sorte que l'air , ou tel fluide

ambiant donné , pût circuler dans cette machine impro-


visée , et courir depuis l'embouchure du tube vertical ,
à travers le canal intermédiaire , jusque dans le grand pot
de fleurs vide .

Monsieur , cet appareil , dit-il à Raphaël avec le


sérieux d'un académicien prononçant son discours de

réception , est un des plus beaux titres du grand Pascal à


notre admiration.

-Je ne comprends pas.


Le savant sourit . Il alla détacher d'un arbre fruitier
320 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

une petite bouteille dans laquelle son pharmacien lui

avait envoyé une liqueur où se prenaient les fourmis ,

il en cassa le fond , se fit un entonnoir , l'adapta soi-

gneusement au trou de la branche creuse qu'il avait


fixée verticalement dans l'argile , en opposition au grand

réservoir figuré par le pot de fleurs ; puis , au moyen

d'un arrosoir , il y versa la quantité d'eau nécessaire


pour qu'elle se trouvât également bord à bord et dans

le grand vase et dans la petite embouchure circulaire

du sureau . Raphaël pensait à sa Peau de chagrin .


Monsieur , dit le mécanicien , l'eau passe encore

aujourd'hui pour un corps incompressible , n'oubliez pas

ce principe fondamental , néanmoins elle se comprime ,

mais si légèrement , que nous devons compter sa faculté


contractile comme zéro . Vous voyez la surface que pré-

sente l'eau arrivée à la superficie du pot de fleurs .


Oui , monsieur .

Hé bien , supposez cette surface mille fois plus

étendue que ne l'est l'orifice du bâton de sureau par


lequel j'ai versé le liquide . Tenez , j'ôte l'entonnoir.
D'accord .

-Hé bien , monsieur , si par un moyen quelconque


j'augmente le volume de cette masse en introduisant

encore de l'eau par l'orifice du petit tuyau , le fluide ,


contraint d'y descendre , montera dans le réservoir figuré

par le pot de fleurs jusqu'à ce que le liquide arrive à


un même niveau dans l'un et dans l'autre...

— Cela est évident , s'écria Raphaël.

— Mais il y a cette différence , reprit le savant , que

si la mince colonne d'eau ajoutée dans le petit tube ver-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 321

tical y présente une force égale au poids d'une livre


par exemple , comme son action se transmettra fidèle-

ment à la masse liquide et viendra réagir sur tous les

points de la surface qu'elle présente dans le pot de


fleurs , il s'y trouvera mille colonnes d'eau qui , ten-
dant toutes à s'élever comme si elles étaient poussées

par une force égale à celle qui fait descendre le liquide

dans le bâton de sureau vertical , produiront nécessai-


rement ici , dit Planchette en montrant à Raphaël l'ou-

verture du pot de fleurs , une puissance mille fois plus


considérable que la puissance introduite là. Et le savant

indiquait du doigt au marquis le tuyau de bois planté


droit dans la glaise.

— Cela est tout simple , dit Raphaël .


Planchette sourit.

— En d'autres termes , reprit-il avec cette ténacité

de logique naturelle aux mathématiciens , il faudrait ,


pour repousser l'irruption de l'eau , déployer , sur cha-

que partie de la grande surface , une force égale à la

force agissant dans le conduit vertical ; mais , à cette dif-

férence près , que si la colonne liquide y est haute d'un

pied , les milles petites colonnes de la grande surface


n'y auront qu'une très-faible élévation. Maintenant , dit

Planchette en donnant une chiquenaude à ses bâtons ,


remplaçons ce petit appareil grotesque par des tubes
métalliques d'une force et d'une dimension convenables ,
si vous couvrez d'une forte platine mobile la surface

fluide du grand réservoir , et qu'à cette platine vous


en opposiez une autre dont la résistance et la solidité

soient à toute épreuve ; si de plus , vous m'accordez


41
322 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

la puissance d'ajouter sans cesse de l'eau par le petit


tube vertical à la masse liquide , l'objet , pris entre les

deux plans solides , doit nécessairement céder à l'im-


mense action qui le comprime indéfiniment. Le moyen
d'introduire constamment de l'eau par le petit tube est

une niaiserie en mécanique , ainsi que le mode de trans-


mettre la puissance de la masse liquide à une platine .

Deux pistons et quelques soupapes suffisent. Concevez-


vous alors , mon cher monsieur , dit - il en prenant le

bras de Valentin , qu'il n'existe guère de substance qui ,


mise entre ces deux résistances indéfinies , ne soit con-
trainte à s'étaler .

Quoi ! l'auteur des Lettres provinciales a inventé ,


s'écria Raphaël .

Lui seul , monsieur . La mécanique ne connaît rien

de plus simple ni de plus beau. Le principe contraire ,


l'expansibilité de l'eau a créé la machine à vapeur . Mais

l'eau n'est expansible qu'à un certain degré , tandis que

son incompressibilité , étant une force en quelque sorte

négative , se trouve nécessairement infinie .

-Si cette peau s'étend , dit Raphaël , je vous promets

d'élever une statue colossale à Blaise Pascal , de fonder

un prix de cent mille francs pour le plus beau problème


de mécanique résolu dans chaque période de dix ans ,

de doter vos cousines , arrière- cousines , enfin de bâtir

un hôpital destiné aux mathématiciens devenus fous ou

pauvres .

Ce serait fort utile , dit Planchette. Monsieur , re-

prit-il avec le calme d'un homme vivant dans une sphère


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 323

tout intellectuelle , nous irons demain chez Spieghalter .


Ce mécanicien distingué vient de fabriquer d'après mes

plans une machine perfectionnée avec laquelle un en-


fant pourrait faire tenir mille bottes de foin dans son

chapeau.

— A demain , monsieur.

-A demain.

Parlez-moi de la mécanique , s'écria Raphaël . N'est-


ce pas la plus belle de toutes les sciences? L'autre avec

ses onagres , ses classemens , ses canards , ses genres et


ses bocaux pleins de monstres , est tout au plus bon à

marquer les points dans un billard public.

Le lendemain , Raphaël tout joyeux vint chercher


Planchette , et ils allèrent ensemble dans la rue de la

Santé , nom de favorable augure . Chez Spieghalter , le

jeune homme se trouva dans un établissement immense ,


ses regards tombèrent sur une multitude de forges
rouges et rugissantes. C'était une pluie de feu , un dé-

luge de clous , un océan de pistons , de vis , de leviers ,


de traverses , de limes , d'écrous , une mer de fontes , de

bois , de soupapes et d'aciers en barres. La limaille pre-

nait à la gorge . Il y avait du fer dans la température , les


hommes étaient couverts de fer , tout puait le fer , le fer

avait une vie , il était organisé , il se fluidifiait , marchait,


pensait en prenant toutes les formes, en obéissant à tous.

les caprices. A travers les hurlemens des soufflets , les


crescendo des marteaux , les sifflemens des tours qui

faisaient grogner le fer , Raphaël arriva dans une grande


pièce , propre et bien aérée , où il put contempler à
324 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

son aise la presse immense dont Planchette lui avait

parlé. Il admira des espèces de madriers en fonte , et

des jumelles en fer unies par un indestructible noyau.

Si vous tourniez sept fois cette manivelle avec

promptitude , lui dit Spieghalter en lui montrant un ba-


lancier de fer poli , vous feriez jaillir une planche d'acier

en des milliers de jets qui vous entreraient dans les jam-


bes comme des aiguilles .

— Peste , s'écria Raphaël .

Planchette glissa lui-même la Peau de chagrin entre les


deux platines de la presse souveraine , et plein de cette
sécurité que donnent les convictions scientifiques , il ma-

nœuvra vivement le balancier.

Couchez -vous tous, nous sommes morts, cria Spieg-


halter d'une voix tonnante en se laissant tomber lui-
même à terre .

Un sifflement horrible retentit dans les ateliers . L'eau

contenue dans la machine brisa la fonte , produisit un

jet d'une puissance incommensurable , et se dirigea heu-


reusement sur une vieille forge qu'elle renversa , boule-
versa , tordit comme une trombe entortille une maison

et l'emporte avec elle .

Oh ! dit tranquillement Planchette , le chagrin est

sain comme mon œil ! Maître Spieghalter , il y avait une

paille dans votre fonte , ou quelque interstice dans le grand


tube .

Non, non , je connais ma fonte . Monsieur peut rem-


porter son outil, le diable est logé dedans .
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 325

L'Allemand saisit un marteau de forgeron , jeta la peau

sur une enclume , et de toute la force que donne la


colère , déchargea sur le talisman le plus terrible coup
qui jamais eût mugi dans ses ateliers.

Il n'y paraît seulement pas , s'écria Planchette en


caressant le chagrin rebelle .
Les ouvriers accoururent . Le contre-maître prit la peau

et la plongea dans le charbon de terre d'une forge . Tous


rangés en demi-cercle autour du feu , attendirent avec
326 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

impatience le jeu d'un énorme soufflet . Raphaël , Spieg-

halter, le professeur Planchette occupaient le centre de


cette foule noire et attentive. En voyant tous ces yeux

blancs , ces têtes poudrées de fer, ces vêtemens noirs et

luisans, ces poitrines poilues , Raphaël se crut transporté


dans le monde nocturne et fantastique des ballades alle-
mandes. Le contre-maître saisit la peau avec des pinces

après l'avoir laissée dans le foyer pendant dix minutes.


Rendez-la-moi , dit Raphaël .

Le contre-maître la présenta par plaisanterie à Raphaël .

Le marquis mania facilement la peau froide et souple sous


ses doigts. Un cri d'horreur s'éleva , les ouvriers s'en-
fuirent , Valentin resta seul avec Planchette dans l'atelier
désert.

Il y a décidément quelque chose de diabolique là-


dedans , s'écria Raphaël au désespoir. Aucune puissance
humaine ne saurait donc me donner un jour de plus .
— Monsieur, j'ai tort, répondit le mathématicien d'un
air contrit , nous devions soumettre cette peau singulière
à l'action d'un laminoir. Où avais - je les yeux en vous

proposant une pression .


C'est moi qui l'ai demandée , répliqua Raphaël .

Le savant respira comme un coupable acquitté par douze

jurés. Cependant , intéressé par le problème étrange que


lui offrait cette peau , il réfléchit un moment et dit :

Il faut traiter cette substance inconnue par des réactifs .


Allons voir Japhet , la chimie sera peut-être plus heu-

reuse que la mécanique.


Valentin mit son cheval au grand trot , dans l'espoir

de rencontrer le fameux chimiste Japhet à son laboratoire .


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 327

Hé bien , mon vieil ami , dit Planchette en aperce-

vant Japhet assis dans un fauteuil et contemplant un pré-


cipité , comment va la chimie ?
Elle s'endort . Rien de neuf. L'Académie a cepen-

dant reconnu l'existence de la salicine . Mais la salicine ,

l'asparagine , la vauqueline , la digitaline ne sont pas des


découvertes .

— Faute de pouvoir inventer des choses , dit Raphaël,


il paraît que vous en êtes réduits à inventer des noms.

— Cela est , pardieu , vrai , jeune homme !


— Tiens, dit le professeur Planchette au chimiste, essaie

de nous décomposer cette substance , si tu en extrais un

principe quelconque , je le nomme d'avance la diaboline ,

car en voulant la comprimer, nous venons de briser une


presse hydraulique.
— Voyons , voyons cela , s'écria joyeusement le chi-

miste , ce sera peut-être un nouveau corps simple .


Monsieur, dit Raphaël , c'est tout simplement un
morceau de peau d'âne .

Monsieur ? reprit gravement le célèbre chimiste.

Je ne plaisante pas , répliqua le marquis en lui pré-


sentant la Peau de chagrin.

Le baron Japhet appliqua sur la peau les houppes ner-


veuses de sa langue si habile à déguster les sels , les acides ,
les alcalis , les gaz , et dit après quelques essais : — Point

de goût ! Voyons , nous allons lui faire boire un peu d'acide

phthorique.
Soumis à l'action de ce principe, si prompt à désorga-

niser les tissus animaux , la peau ne subit aucune alté-


ration .
328 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

Ce n'est pas du chagrin , s'écria le chimiste. Nous

allons traiter ce mystérieux inconnu comme un minéral


et lui donner sur le nez en le mettant dans un creuset

infusible où j'ai précisément de la potasse rouge.

Japhet sortit et revint bientôt.

Monsieur, dit-il à Raphaël , laissez-moi prendre un


morceau de cette singulière substance , elle est si extraor-
dinaire ...

— Un morceau , s'écria Raphaël , pas seulement la va-

leur d'un cheveu . D'ailleurs essayez ? dit- il d'un air tout


à la fois triste et goguenard.

Le savant cassa un rasoir en voulant entamer la peau ,

il tenta de la briser par une forte décharge d'électri-


cité , puis il la soumit à l'action de la pile voltaïque , enfin
les foudres de sa science échouèrent sur le terrible ta-

lisman. Il était sept heures du soir . Planchette , Japhet


et Raphaël , ne s'apercevant pas de la fuite du temps ,

attendaient le résultat d'une dernière expérience. Le cha-

grin sortit victorieux d'un épouvantable choc auquel il


avait été soumis , grâce à une quantité raisonnable de
chlorure d'azote .

— Je suis perdu , s'écria Raphaël . Dieu est là. Je vais


mourir .

Il laissa les deux savans stupéfaits.

Gardons - nous bien de raconter cette aventure à


l'Académie , nos collègues s'y moqueraient de nous , dit

Planchette au chimiste après une longue pause pendant la-

quelle ils se regardèrent sans oser se communiquer leurs

pensées .
Ils étaient comme des chrétiens sortant de leurs tombes
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 329

sans trouver un Dieu dans le ciel . La science ? impuis-


sante ! Les acides ? eau claire ! La potasse rouge ? dés-

honorée. La pile voltaïque et la foudre ? deux bilboquets !


-
Une presse hydraulique fendue comme une mouil-
lette , ajouta Planchette.
- Je crois au diable , dit le baron Japhet après un
moment de silence .

--- Et moi à Dieu , répondit Planchette.


Tous deux étaient dans leur rôle . Pour un mécanicien ,

l'univers est une machine qui veut un ouvrier ; pour la


chimie , cette œuvre d'un démon qui va décomposant tout,

le monde est un gaz doué de mouvement.


Nous ne pouvons pas nier le fait , reprit le chimiste .
-Bah ! pour nous consoler, Messieurs les Doctrinaires
ont créé ce nébuleux axiome : bête comme un fait.

-Ton axiome , répliqua le chimiste , me semble , à


moi , fait comme une bête .

Ils se prirent à rire , et dînèrent en gens qui ne


voyaient plus qu'un phénomène dans un miracle.

En rentrant chez lui , Valentin était en proie à une


rage froide ; il ne croyait plus à rien , ses idées se brouil-

laient dans sa cervelle , tournoyaient et vacillaient comme


celles de tout homme en présence d'un fait impossible .

Il avait cru volontiers à quelque défaut secret dans la


machine de Spieghalter , l'impuissance de la science et
du feu ne l'étonnait pas ; mais la souplesse de la peau

quand il la maniait , mais sa dureté lorsque les moyens


de destruction mis à la disposition de l'homme étaient
dirigés sur elle , l'épouvantaient . Ce fait incontestable lui
donnait le vertige .
42
330 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

- Je suis fou , se dit- il . Quoique depuis ce matin je

sois à jeun , je n'ai ni faim , ni soif, et je sens dans


ma poitrine un foyer qui me brûle . Il remit la Peau de

chagrin dans le cadre où elle avait été naguère enfer-

mée , et après avoir décrit par une ligne d'encre rouge


le contour actuel du talisman , il s'assit dans son fauteuil.

— Déjà huit heures , s'écria - t - il. Cette journée a passé


comme un songe . Il s'accouda sur le bras du fauteuil ,

s'appuya la tête dans sa main gauche , et resta perdu

dans une de ces méditations funèbres , dans ces pensées


dévorantes dont les condamnés à mort emportent le se-

cret. Ah ! Pauline , s'écria-t-il , pauvre enfant , il y a

des abîmes que l'amour ne saurait franchir , malgré la


force de ses ailes . En ce moment , il entendit très - dis-
tinctement un soupir étouffé , et reconnut par un des plus

touchans priviléges de la passion le souffle de sa Pau-

line . Oh ! se dit-il , voilà mon arrêt. Si elle était là ,

je voudrais mourir dans ses bras. Un éclat de rire bien


franc , bien joyeux , lui fit tourner la tête vers son lit ,
il vit à travers les rideaux diaphanes la figure de
Pauline souriant comme un enfant heureux d'une ma-

lice qui réussit ; ses beaux cheveux formaient des mil-

liers de boucles sur ses épaules , elle était là semblable


à une rose du Bengale sur un monceau de roses blan-
ches .

— J'ai séduit Jonathas , dit-elle . Ce lit ne m'appartient-

il pas , à moi qui suis ta femme ? Ne me gronde pas ,


chéri , je ne voulais que dormir près de toi , te sur-
prendre. Pardonne-moi cette folie . Elle sauta hors du lit

par un mouvement de chatte , se montra radieuse dans


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 331

ses mousselines , et s'assit sur les genoux de Raphaël :

De quel abîme parlais-tu donc , mon amour? dit - elle en


laissant voir sur son front une expression soucieuse .
De la mort.

Tu me fais mal , répondit-elle. Il y a certaines idées

auxquelles , nous autres , pauvres femmes , nous ne pou-


vons nous arrêter , elles nous tuent . Est-ce force d'amour

ou manque de courage ? je ne sais. La mort ne m'effraie


pas , reprit - elle en riant. Mourir avec toi , demain
332 ETUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

matin , ensemble , dans un dernier baiser , ce serait un

bonheur. Il me semble que j'aurais encore vécu plus de


cent ans. Qu'importe le nombre des jours , si , dans une
nuit , dans une heure , nous avons épuisé toute une vie
de paix et d'amour .

— Tu as raison , le ciel parle par ta jolie bouche .


Donne que je la baise , et mourons , dit Raphaël .

— Mourons donc , répondit -elle en riant.


Vers les neuf heures du matin , le jour passait à tra-
vers les fentes des persiennes ; amoindri par la mous-

seline des rideaux , il permettait encore de voir les ri-


ches couleurs du tapis et les meubles soyeux de la

chambre où reposaient les deux amans . Quelques do-

rures étincelaient. Un rayon de soleil venait mourir sur


le mol édredon que les jeux de l'amour avaient jeté par

terre. Suspendue à une grande psyché , la robe de Pau-


line se dessinait comme une vaporeuse apparition . Les

souliers mignons avaient été laissés loin du lit. Un ros-

signol vint se poser sur l'appui de la fenêtre , ses ga-


zouillemens répétés , le bruit de ses ailes soudainement

déployées quand il s'envola , réveillèrent Raphaël .


— Pour mourir , dit-il en achevant une pensée com-
mencée dans son rêve , il faut que mon organisation , ce

mécanisme de chair et d'os animé par ma volonté , et

qui fait de moi un individu homme , présente une lésion


sensible . Les médecins doivent connaître les symptômes

de la vitalité attaquée , et pouvoir me dire si je suis en


santé ou malade .

Il contempla sa femme endormie qui lui tenait la tête ,


exprimant ainsi pendant le sommeil les tendres sollici-
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 333

tudes de l'amour. Gracieusement étendue comme un jeune

enfant et le visage tourné vers lui , Pauline semblait le


regarder encore en lui tendant une jolie bouche entr'ou-
verte par un souffle égal et pur. Ses petites dents de
porcelaine relevaient la rougeur de ses lèvres fraîches sur
lesquelles errait un sourire ; l'incarnat de son teint était

plus vif, et la blancheur en était pour ainsi dire plus

blanche en ce moment qu'aux heures les plus amou-


reuses de la journée . Son gracieux abandon si plein de
confiance mêlait au charme de l'amour les adorables
attraits de l'enfance endormie . Les femmes même les

plus naturelles obéissent encore pendant le jour à cer-


taines conventions sociales qui enchaînent les naïves ex-
pansions de leur ame ; mais le sommeil semble les ren-

dre à la soudaineté de vie qui décore le premier âge.

Pauline ne rougissait de rien comme une de ces chères

et célestes créatures chez qui la raison n'a encore


jeté ni pensées dans les gestes , ni secrets dans le re-
gard . Son profil se détachait vivement sur la fine ba-

tiste des oreillers , de grosses ruches de dentelles mê-


lées à ses cheveux en désordre lui donnaient un petit
air mutin ; mais elle s'était endormie dans le plaisir ,
ses longs cils étaient appliqués sur sa joue comme pour

garantir sa vue d'une lueur trop forte ou pour aider à

ce recueillement de l'ame quand elle essaie de retenir


une volupté parfaite , mais fugitive ; son oreille mignonne ,
blanche et rouge , encadrée par une touffe de cheveux
et dessinée dans une coque de la Malines , eût rendu
fou d'amour un artiste , un peintre , un vieillard , eût
peut-être restitué la raison à quelque insensé. Voir sa
334 ETUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

maîtresse endormie , rieuse dans un songe , paisible sous

votre protection , vous aimant même en rêve au mo-


ment où la créature semble cesser d'être , et vous of-

frant encore une bouche muette qui dans le sommeil


vous parle du dernier baiser ! voir une femme confiante ,
demi-nue , mais enveloppée dans son amour comme dans

un manteau , et chaste au sein du désordre ; admirer ses


vêtemens épars , un bas de soie rapidement quitté la

veille pour vous plaire , une ceinture dénouée qui vous

accuse une foi infinie , n'est-ce pas une joie sans nom ?
Cette ceinture est un poème entier la femme qu'elle

protégeait n'existe plus , elle vous appartient , elle est


devenue vous ; désormais la trahir , c'est se blesser soi-

même. Raphaël attendri contempla cette chambre char-


gée d'amour , pleine de souvenirs , où le jour prenait

des teintes voluptueuses , et revint à cette femme aux


formes pures , jeunes , aimantes encore , dont surtout les

sentimens étaient à lui sans partage . Il désira vivre tou-


jours. Quand son regard tomba sur Pauline , elle ouvrit

aussitôt les yeux comme si un rayon de soleil l'eût


frappée .

Bonjour , ami ! dit-elle en souriant. Es-tu beau , mé-


chant.

Ces deux têtes empreintes d'une grâce due à l'a-


mour , à la jeunesse , au demi -jour et au silence for-

maient une de ces divines scènes dont la magie pas-

sagère n'appartient qu'aux premiers jours de la passion ,


comme la naïveté , la candeur sont les attributs de l'en-

fance . Hélas ! ces joies printanières de l'amour , de même

que les rires de notre jeune âge , doivent s'enfuir et ne


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 335

plus vivre que dans notre souvenir pour nous déses-


pérer ou nous jeter quelque parfum consolateur , selon
les caprices de nos méditations secrètes.

Pourquoi t'es-tu réveillée ? dit Raphaël. J'avais tant

de plaisir à te voir endormie , j'en pleurais.



Et moi aussi , répondit-elle , j'ai pleuré cette nuit
en te contemplant dans ton repos , mais non pas de joie .
Écoute , mon Raphaël , écoute-moi ? Lorsque tu dors ,

ta respiration n'est pas franche , il y a dans ta poitrine

quelque chose qui résonne , et qui m'a fait peur . Tu as


pendant ton sommeil une petite toux sèche , absolument

semblable à celle de mon père qui meurt d'une phthisie.


J'ai reconnu dans le bruit de tes poumons quelques-uns
des effets bizarres de cette maladie . Puis tu avais la

fièvre , j'en suis sûre , ta main était moite et brûlante .

Chéri ! tu es jeune , dit- elle en frissonnant , tu pourrais


te guérir encore si , par malheur .... Mais non , s'écria-
t-elle joyeusement , il n'y a pas de malheur , la maladie
se gagne , disent les médecins . De ses deux bras , elle

enlaça Raphaël , saisit sa respiration par un de ces bai-


sers dans lesquels l'ame arrive Je ne désire pas vivre

vieille , dit-elle. Mourons jeunes tous deux , et allons dans


le ciel les mains pleines de fleurs.

Ces projets-là se font toujours quand nous sommes
en bonne santé , répondit Raphaël en plongeant ses mains

dans la chevelure de Pauline ; mais il eut alors un hor-


rible accès de toux , de ces toux graves et sonores qui

semblent sortir d'un cercueil , qui font pâlir le front des


malades et les laissent tremblans , tout en sueur , après

avoir remué leurs nerfs , ébranlé leurs côtes , fatigué leur


336 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

moelle épinière , et imprimé je ne sais quelle lourdeur à


leurs veines. Raphaël abattu , pâle , se coucha lentement ,

affaissé comme un homme dont toute la force s'est dissipée


dans un dernier effort . Pauline le regarda d'un œil fixe ,
agrandi par la peur , et resta immobile , blanche , silen-
cieuse .

Ne faisons plus de folies , mon ange , dit-elle en

voulant cacher à Raphaël les horribles pressentimens qui

l'agitaient. Elle se voila la figure de ses mains , car elle


apercevait le hideux squelette de la MORT.

La tête de Raphaël était devenue livide et creuse comme

un crâne arraché aux profondeurs d'un cimetière pour

servir aux études de quelque savant . Pauline se souve-


nait de l'exclamation échappée la veille à Valentin , et se

dit à elle-même : Oui , il y a des abîmes que l'amour ne


peut pas traverser , mais il doit s'y ensevelir .
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 337

Quelques jours après cette scène de désolation , Ra-


phaël se trouva par une matinée du mois de mars assis

dans un fauteuil , entouré de quatre médecins qui l'avaient

fait placer au jour devant la fenêtre de sa chambre ,


et tour à tour lui tâtaient le pouls , le palpaient , l'in-
terrogeaient avec une apparence d'intérêt . Le malade épiait
leurs pensées en interprétant et leurs gestes et les moin-
dres plis qui se formaient sur leurs fronts . Cette consul-

tation était sa dernière espérance. Ces juges suprêmes


allaient lui prononcer un arrêt de vie ou de mort . Aussi

pour arracher à la science humaine son dernier mot ,


Valentin avait - il convoqué les oracles de la médecine
moderne. Grâce à sa fortune et à son nom , les trois sys-

tèmes entre lesquels flottent les connaissances humaines


étaient là devant lui . Trois de ces docteurs portaient avec

eux toute la philosophie médicale , en représentant le

combat que se livrent la Spiritualité , l'Analyse , et je ne


sais quel Éclectisme railleur. Le quatrième médecin était
Horace Bianchon , homme plein d'avenir et de science ,
le plus distingué peut-être des élèves internes de l'Hôtel-

Dieu , sage et modeste député de la studieuse jeunesse qui


s'apprête à recueillir l'héritage des trésors amassés depuis
cinquante ans par l'École de Paris , et qui bâtira peut-être
le monument pour lequel les siècles précédens ont ap-
porté tant de matériaux divers . Ami du marquis et de

Rastignac , il lui avait donné ses soins depuis quelques


jours , et l'aidait à répondre aux interrogations des trois

professeurs auxquels il expliquait parfois avec une sorte


d'insistance les diagnostics qui lui semblaient révéler une

phthisie pulmonaire .
43
338 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

- Vous avez sans doute fait beaucoup d'excès , mené


une vie dissipée , vous vous êtes livré à de grands tra-
vaux d'intelligence ? dit à Raphaël celui des trois célèbres

docteurs dont la tête carrée , la figure large , l'énergique

organisation paraissaient annoncer un génie supérieur à


celui de ses deux antagonistes .

— J'ai voulu me tuer par la débauche après avoir tra-

vaillé pendant trois ans à un vaste ouvrage dont vous


vous occuperez peut-être un jour , lui répondit Raphaël.
Le grand docteur hocha la tête en signe de contente-
ment , et comme s'il se fût dit en lui- même : J'en étais

sûr ! Ce docteur était l'illustre Brisset , le chef des Orga-


nistes , le successeur des Cabanis et des Bichat , le mé-

decin des esprits positifs et matérialistes qui voient en


l'homme un être fini , uniquement sujet aux lois de sa
propre organisation , et dont l'état normal ou les ano-

malies délétères s'expliquent par des causes évidentes .


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 339

A cette réponse , Brisset regarda silencieusement un


homme de moyenne taille dont le visage empourpré ,
l'œil ardent , semblaient appartenir à quelque satyre an-

tique et qui , le dos appuyé sur le coin de l'embrasure ,


contemplait attentivement Raphaël sans mot dire. Homme
d'exaltation et de croyance , le docteur Caméristus , chef

des Vitalistes , le Ballanche de la médecine , poétique dé-


fenseur des doctrines abstraites de Van-Helmont , voyait

dans la vie humaine un principe élevé , secret , un phé-

nomène inexplicable qui se joue des bistouris , trompe


la chirurgie , échappe aux médicamens de la Pharma-
ceutique , aux x de l'Algèbre , aux démonstrations de

l'Anatomie, et se rit de nos efforts ; une espèce de flamme

intangible , invisible , soumise à quelque loi divine , et


qui reste souvent au milieu d'un corps condamné par
nos arrêts , comme elle déserte aussi les organisations les
plus viables.
340 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

Un sourire sardonique errait sur les lèvres du troi-

sième , le docteur Maugredie , esprit distingué mais pyr-


rhonien et moqueur, qui ne croyait qu'au scalpel, concédait

à Brisset la mort d'un homme qui se portait à merveille ,

et reconnaissait avec Caméristus qu'un homme pouvait

vivre encore après sa mort.

Il trouvait du bon dans toutes les théories , n'en adoptait

aucune , prétendait que le meilleur système médical était

de n'en point avoir , et de s'en tenir aux faits . Panurge


de l'école , roi de l'observation , ce grand explorateur , ce

grand railleur , l'homme des tentatives désespérées , exa-


minait la Peau de chagrin .

Je voudrais bien être témoin de la coïncidence qui


existe entre vos désirs et son rétrécissement , dit- il au

marquis.

— A quoi bon ? s'écria Brisset.


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 341

A quoi bon? répéta Caméristus.


Ah ! vous êtes d'accord , répondit Maugredie .

Cette contraction est toute simple , ajouta Brisset .


Elle est surnaturelle , dit Caméristus.

-En effet , répliqua Maugredie en affectant un air


grave et rendant à Raphaël sa Peau de chagrin , le ra-
cornissement du cuir est un fait inexplicable et cepen-

dant naturel qui , depuis l'origine du monde , fait le


désespoir de la médecine et des jolies femmes .
A force d'examiner les trois docteurs , Valentin ne
découvrit en eux aucune sympathie pour ses maux .

Tous trois , silencieux à chaque réponse , le toisaient


avec indifférence et le questionnaient sans le plaindre .

La nonchalance perçait à travers leur politesse . Soit


certitude , soit réflexion , leurs paroles étaient si rares ,

si indolentes , que par momens Raphaël les crut dis-


traits . De temps à autre , Brisset seul répondait : <
« Bon !

bien ! » à tous les symptômes désespérans dont l'exis-

tence était démontrée par Bianchon . Caméristus de-


meurait plongé dans une profonde rêverie . Maugredie
ressemblait à un auteur comique étudiant deux origi-
naux pour les transporter fidèlement sur la scène. La

figure d'Horace trahissait une peine profonde , un atten-


drissement plein de tristesse . Il était médecin depuis
trop peu de temps pour être insensible devant la dou-

leur et impassible près d'un lit funèbre ; il ne savait

pas éteindre dans ses yeux les larmes amies qui empê-
chent un homme de voir clair et de saisir , comme un

général d'armée , le moment propice à la victoire , sans


écouter les cris des moribonds . Après être resté pen-
342 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

dant une demi-heure environ à prendre en quelque sorte

la mesure de la maladie et du malade , comme un tail-

leur prend la mesure d'un habit à un jeune homme qui


lui commande ses vêtemens de noces , ils dirent quelques

lieux communs , parlèrent même des affaires publiques ;


puis ils voulurent passer dans le cabinet de Raphaël
pour se communiquer leurs idées et rédiger la sentence .

Messieurs , leur dit Valentin , ne puis-je donc assister


au débat ?

A ce mot , Brisset et Maugredie se récrièrent vive-

ment , et malgré les instances de leur malade , ils se


refusèrent à délibérer en sa présence . Raphaël se sou-

mit à l'usage , en pensant qu'il pouvait se glisser dans


un couloir d'où il entendrait facilement les discussions mé-

dicales auxquelles les trois professeurs allaient se livrer .


Messieurs , dit Brisset en entrant , permettez -moi

de vous donner promptement mon avis . Je ne veux ni


vous l'imposer , ni le voir controversé d'abord il est

net , précis , et résulte d'une similitude complète entre


un de mes malades et le sujet que nous avons été ap-

pelés à examiner ; puis , je suis attendu à mon hospice .

L'importance du fait qui y réclame ma présence m'ex-

cusera de prendre le premier la parole . Le sujet qui


nous occupe est également fatigué par des travaux in-

tellectuels .... Qu'a - t - il donc fait , Horace ? dit - il en

s'adressant au jeune médecin .


Une théorie de la volonté .
---
Ah ! diable, mais c'est un vaste sujet. Il est fatigué,

dis-je, par des excès de pensée , par des écarts de régime ,


par l'emploi répété de stimulans trop énergiques . L'action
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 343

violente du corps et du cerveau a donc vicié le jeu de


tout l'organisme . Il est facile, messieurs, de reconnaître ,

dans les symptômes de la face et du corps , une irritation

prodigieuse à l'estomac , la névrose du grand sympathi-


que , la vive sensibilité de l'épigastre , et le resserrement

des hypocondres . Vous avez remarqué la grosseur et la


saillie du foie . Enfin M. Bianchon a constamment observé

les digestions de son malade, et nous a dit qu'elles étaient


difficiles , laborieuses . A proprement parler , il n'existe

plus d'estomac ; l'homme a disparu . L'intellect est atro-


phié parce que l'homme ne digère plus . L'altération pro-
gressive de l'épigastre , centre de la vie , a vicié tout le
système. De là partent des irradiations constantes et fla-

grantes , le désordre a gagné le cerveau par le plexus ner-


veux, d'où l'irritation excessive de cet organe . Il y a mo-

nomanie. Le malade est sous le poids d'une idée fixe . Pour


lui cette Peau de chagrin se rétrécit réellement , peut-être

a-t-elle toujours été comme nous l'avons vue ; mais , qu'il


se contracte ou non , ce chagrin est pour lui la mouche

que certain grand visir avait sur le nez . Mettez prompte-


ment des sangsues à l'épigastre, calmez l'irritation de cet

organe où l'homme tout entier réside, tenez le malade au

régime, la monomanie cessera. Je n'en dirai pas davan-


tage au docteur Bianchon , il doit saisir l'ensemble et les

détails du traitement . Peut-être y a-t-il complication de

maladie , peut-être les voies respiratoires sont- elles éga-


lement irritées ; mais je crois le traitement de l'appareil
intestinal beaucoup plus important , plus nécessaire , plus

urgent que ne l'est celui des poumons. L'étude tenace


de matières abstraites et quelques passions violentes ont
344 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

produit de graves perturbations dans ce mécanisme vital ;


cependant il est temps encore d'en redresser les ressorts ,
rien n'y est trop fortement adultéré. Vous pouvez donc
facilement sauver votre ami , dit-il à Bianchon .
Notre savant collègue prend l'effet pour la cause , ré-

pondit Caméristus. Oui , les altérations si bien observées

par lui existent chez le malade , mais l'estomac n'a pas


graduellement établi des irradiations dans l'organisme et
vers le cerveau , comme une fêlure étend autour d'elle

des rayons dans une vitre . Il a fallu un coup pour trouer


le vitrail , ce coup , qui l'a porté ? le savons-nous , avons-
nous suffisamment observé le malade , connaissons - nous

tous les accidens de sa vie ? Messieurs , le principe vital ,

l'archée de Van - Helmont est atteint en lui , la vitalité

même est attaquée dans son essence , l'étincelle divine ,


l'intelligence transitoire qui sert comme de lien à la ma-

chine et qui produit la volonté , la science de la vie a


cessé de régulariser les phénomènes journaliers du mé-
canisme et les fonctions de chaque organe ; de là provien-

nent les désordres si bien appréciés par mon docte con-


frère. Le mouvement n'est pas venu de l'épigastre au cer-

veau , mais du cerveau vers l'épigastre. Non , dit-il en se


frappant avec force la poitrine , non , je ne suis pas un
estomac fait homme ! Non, tout n'est pas là. Je ne me sens
pas le courage de dire que si j'ai un bon épigastre, le reste

est de forme. Nous ne pouvons pas , reprit-il plus douce-

ment , soumettre à une même cause physique et à un


traitement uniforme les troubles graves qui surviennent

chez les différens sujets plus ou moins sérieusement at-


teints . Aucun homme ne se ressemble. Nous avons tous
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 345

des organes particuliers , diversement affectés , diverse-

ment nourris, propres à remplir des missions différentes,

et à développer des thèmes nécessaires à l'accomplisse-


ment d'un ordre de choses qui nous est inconnu. La
portion du grand tout , qui par une haute volonté vient

opérer, entretenir en nous le phénomène de l'animation ,


se formule d'une manière distincte dans chaque homme ,

et fait de lui un être en apparence fini , mais qui par un

point coexiste à une cause infinie . Aussi , devons-nous étu-

dier chaque sujet séparément, le pénétrer , reconnaître en


quoi consiste sa vie , quelle en est la puissance. Depuis
la mollesse d'une éponge mouillée jusqu'à la dureté d'une
pierre ponce , il y a des nuances infinies . Voilà l'homme .

Entre les organisations spongieuses des lymphatiques et la


vigueur métallique des muscles de quelques hommes des-

tinés à une longue vie , que d'erreurs ne commettra pas

le système unique , implacable , de la guérison par l'abat-


tement , par la prostration des forces humaines que vous
supposez toujours irritées ! Ici donc , je voudrais un trai-
tement tout moral , un examen approfondi de l'être intime.
Allons chercher la cause du mal dans les entrailles de

l'ame et non dans les entrailles du corps ! Un médecin

est un être inspiré, doué d'un génie particulier à qui Dieu


concède le pouvoir de lire dans la vitalité , comme il donne

aux prophètes des yeux pour contempler l'avenir, au poète

la faculté d'évoquer la nature , au musicien celle d'arranger


les sons dans un ordre harmonieux dont le type est en
haut, peut-être ! ...

Toujours sa médecine absolutiste , monarchique et


religieuse , dit Brisset en murmurant.
41
346 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Messieurs , reprit promptement Maugredie en cou-

vrant avec promptitude l'exclamation de Brisset, ne per-


dons pas de vue le malade ...

Voilà donc où en est la science , s'écria tristement

Raphaël. Ma guérison flotte entre un rosaire et un cha-

pelet de sangsues , entre le bistouri de Dupuytren et la

prière du prince de Hohenlohe ! Sur la ligne qui sépare


le fait de la parole , la matière de l'esprit , Maugredie est

là , doutant . Le oui et non humain me poursuit partout !

Toujours le Carymary , Carymara de Rabelais je suis


spirituellement malade, carymary ! ou matériellement ma-

lade , carymara ! Dois-je vivre ? ils l'ignorent. Au moins

Planchette était - il plus franc , en me disant : Je ne sais


pas.
En ce moment , Valentin entendit la voix du docteur

Maugredie .
-
- Le malade est monomane , eh bien , d'accord , s'é-
cria-t-il , mais il a deux cent mille livres de rente , ces
monomanes - là sont fort rares et nous leur devons au

moins un avis. Quant à savoir si son épigastre a réagi sur

le cerveau ou son cerveau sur l'épigastre, nous pourrons

peut-être vérifier le fait, quand il sera mort . Résumons-

nous donc. Il est malade , le fait est incontestable . Il lui

faut un traitement quelconque . Laissons les doctrines.

Mettons-lui des sangsues pour calmer l'irritation intesti-


nale et la névrose sur l'existence desquelles nous sommes

d'accord , puis envoyons-le aux Eaux nous agirons à la


fois d'après les deux systèmes. S'il est pulmonique , nous
ne pouvons guère le sauver, ainsi ....

Raphaël quitta promptement le couloir et vint se re-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 347

mettre dans son fauteuil. Bientôt les quatre médecins


sortirent du cabinet. Horace porta la parole , et lui dit —
Ces messieurs ont unanimement reconnu la néces-

sité d'une application immédiate de sangsues à l'estomac ,

et l'urgence d'un traitement à la fois physique et moral .


D'abord un régime diététique afin de calmer l'irritation de
votre organisme ...
Ici Brisset fit un signe d'approbation .

— Puis , un régime hygiénique pour régir votre mo-


ral . Ainsi nous vous conseillons unanimement d'aller aux

eaux d'Aix en Savoie , ou à celles du Mont- d'Or en Au-


vergne, si vous les préférez ; l'air et les sites de la Savoie

sont plus agréables que ceux du Cantal , mais vous suivrez


votre goût.

Là, le docteur Caméristus laissa échapper un geste d'as-


sentiment.

Ces messieurs , reprit Bianchon , ayant reconnu de

légères altérations dans l'appareil respiratoire , sont tom-

bés d'accord sur l'utilité de mes prescriptions antérieures .


Ils pensent que votre guérison est facile et dépendra de

l'emploi sagement alternatif de ces divers moyens... Et...

— Et voilà pourquoi votre fille est muette , dit Raphaël


en souriant et en attirant Horace dans son cabinet pour

lui remettre le prix de cette inutile consultation .


— Ils sont logiques , lui répondit le jeune médecin .

Caméristus sent , Brisset examine , Maugredie doute .

L'homme n'a-t-il pas une ame , un corps et une raison ?


L'une de ces trois causes premières agit en nous d'une ma-
nière plus ou moins forte , et il y aura toujours de l'homme
dans la science humaine . Crois -moi , Raphaël , nous ne
348 ETUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE.

guérissons pas , nous aidons à guérir. Entre la médecine

de Brisset et celle de Caméristus , se trouve encore la mé-

decine expectante ; mais pour pratiquer celle-ci avec suc-


cès, il faudrait connaître son malade depuis dix ans . Il y a

au fond de la médecine une négation comme dans toutes


les sciences. Tâche donc de vivre sagement , essaie d'un

voyage en Savoie, le mieux est et sera toujours de se con-


fier à la nature .

Raphaël partit pour les eaux d'Aix .

Au retour de la promenade et par une belle soirée

d'été , quelques-unes des personnes venues aux eaux d'Aix


se trouvèrent réunies dans les salons du Cercle . Assis

près d'une fenêtre et tournant le dos à l'assemblée , Ra-


phaël resta long-temps seul , plongé dans une de ces rê-

veries machinales , durant lesquelles nos pensées naissent,


s'enchaînent , s'évanouissent sans revêtir de formes , et

passent en nous comme de légers nuages à peine colorés .


La tristesse est alors douce , la joie est vaporeuse , et

l'ame est presque endormie . Se laissant aller à cette vie

sensuelle , Valentin se baignait dans la tiède atmosphère


du soir en savourant l'air pur et parfumé des montagnes,
heureux de ne sentir aucune douleur et d'avoir enfin ré-

duit au silence sa menaçante Peau de chagrin . Au mo-

ment où les teintes rouges du couchant s'éteignirent sur

les cimes , la température fraîchit , il quitta sa place en


poussant la fenêtre .

Monsieur , lui dit une vieille dame , auriez - vous la


complaisance de ne pas fermer la croisée ? Nous étouffons .

Cette phrase déchira le tympan de Raphaël par des dis-

sonances d'une aigreur singulière , elle fut comme le mot


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 349

que lâche imprudemment un homme à l'amitié duquel

nous voulions croire et qui détruit quelque douce illusion


de sentiment en trahissant un abîme d'égoïsme . Le mar-

quis jeta sur la vieille femme le froid regard d'un diplomate

impassible, il appela un valet, et lui dit sèchement quand


il arriva : Ouvrez cette fenêtre ?

A ces mots , une surprise insolite éclata sur tous les vi-

sages. L'assemblée se mit à chuchoter, en regardant le ma-


lade d'un air plus ou moins expressif, comme s'il eût com-

mis quelque grave impertinence . Raphaël, qui n'avait pas en-

tièrement dépouillé sa primitive timidité de jeune homme ,


eut un mouvement de honte ; mais il secoua sa torpeur ,

reprit son énergie et se demanda compte à lui -même de


350 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

cette scène étrange . Soudain un rapide mouvement anima


son cerveau : le passé lui apparut dans une vision distincte

où les causes du sentiment qu'il inspirait saillirent en relief

comme les veines d'un cadavre dont, par quelque savante in-

jection, les naturalistes colorent les moindres ramifications ;

il se reconnut lui-même dans ce tableau fugitif, y suivit


son existence , jour par jour, pensée à pensée ; il s'y vit ,
non sans surprise, sombre et distrait au sein de ce monde

rieur, toujours songeant à sa destinée , préoccupé de son

mal ; paraissant dédaigner la causerie la plus insignifiante ,

fuyant ces intimités éphémères qui s'établissent prompte-

ment entre les voyageurs parce qu'ils comptent sans doute


ne plus se rencontrer ; peu soucieux des autres et sem-
blable enfin à ces rochers insensibles aux caresses comme

à la furie des vagues. Puis , par un rare privilége d'intui-


tion , il lut dans toutes les ames : en découvrant sous la

lueur d'un flambeau le crâne jaune , le profil sardonique

d'un vieillard, il se rappela de lui avoir gagné son argent

sans lui avoir proposé de prendre sa revanche ; plus loin


il aperçut une jolie femme dont les agaceries l'avaient

trouvé froid ; chaque visage lui reprochait un de ces torts


inexplicables en apparence , mais dont le crime gît toujours
dans une invisible blessure faite à l'amour- propre. Il avait
involontairement froissé toutes les petites vanités qui gra-
vitaient autour de lui . Les convives de ses fêtes ou ceux

auxquels il avait offert ses chevaux s'étaient irrités de

son luxe ; surpris de leur ingratitude , il leur avait épar-


gné ces espèces d'humiliations , dès lors ils s'étaient crus

méprisés et l'accusaient d'aristocratie. En sondant ainsi

les cœurs , il put en déchiffrer les pensées les plus se-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 351

crètes , il eut horreur de la société , de sa politesse , de

son vernis . Riche et d'un esprit supérieur , il était envié ,

haï ; son silence trompait la curiosité , sa modestie sem-


blait de la hauteur à ces gens mesquins et superficiels . Il

devina le crime latent , irrémissible , dont il était coupable

envers eux il échappait à la juridiction de leur médio-


crité . Rebelle à leur despotisme inquisiteur , il savait se
passer d'eux ; pour se venger de cette royauté clandes-

tine , tous s'étaient instinctivement ligués pour lui faire


sentir leur pouvoir , le soumettre à quelque ostracisme ,
et lui apprendre qu'eux aussi pouvaient se passer de lui .
Pris de pitié d'abord à cette vue du monde , il frémit bien-
tôt en pensant à la souple puissance qui lui soulevait ainsi

le voile de chair sous lequel est ensevelie la nature mo-

rale , et ferma les yeux comme pour ne plus rien voir .


Tout à coup , un rideau noir fut tiré sur cette sinistre fan-
tasmagorie de vérité , mais il se trouva dans l'horrible

isolement qui attend les Puissances et les Dominations . En


ce moment , il eut un violent accès de toux . Loin de re-

cueillir une seule de ces paroles indifférentes en appa-

rence , mais qui du moins simulent une espèce de com-


passion polie chez les personnes de bonne compagnie ras-
semblées par le hasard , il entendit des interjections hos-
tiles et des plaintes murmurées à voix basse. La société
ne daignait même plus se grimer pour lui , parce qu'il la
devinait peut-être .

Sa maladie est contagieuse .


— Le président du Cercle devrait lui interdire l'entrée

du salon.

—En bonne police , il estvraiment défendu de tousser ainsi .


352 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

Quand un homme est aussi malade , il ne doit pas


venir aux Eaux!

Il me chassera d'ici .

Raphaël se leva pour se dérober à la malédiction géné-


rale et se promena dans l'appartement . Il voulut trouver

une protection et revint près d'une jeune femme inoccupée


à laquelle il médita d'adresser quelques flatteries ; mais à

son approche, elle lui tourna le dos et feignit de regarder


les danseurs . Raphaël craignit d'avoir déjà pendant cette

soirée usé de son talisman , il ne se sentit ni la volonté ni


le courage d'entamer la conversation , quitta le salon et se

réfugia dans la salle de billard. Là , personne ne lui parla ,

ne le salua , ne lui jeta le plus léger regard de bienveil-


lance. Son esprit naturellement méditatif lui révéla , par
une intus-susception , la cause générale et rationelle de l'a-

version qu'il avait excitée . Ce petit monde obéissait , sans


le savoir peut-être , à la grande loi qui régit la haute so-
ciété dont Raphaël acheva de comprendre la morale im-

placable . Un regard rétrograde lui en montra le type

complet en Fœdora. Il ne devait pas rencontrer plus de

sympathie pour ses maux chez celle -ci , que , pour ses
misères de cœur, chez celle-là . Le beau monde bannit de

son sein les malheureux , comme un homme de santé vi-

goureuse expulse de son corps un principe morbifique.


Le monde abhorre les douleurs et les infortunes , il les

redoute à l'égal des contagions , il n'hésite jamais entre


elles et les vices le vice est un luxe. Quelque majes-

tueux que soit un malheur , la société sait l'amoindrir , le

ridiculiser par une épigramme ; elle dessine des carica-


tures pour jeter à la tête des rois déchus les affronts
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 353

qu'elle croit avoir reçus d'eux ; semblable aux jeunes


Romaines du Cirque , elle ne fait jamais grâce au gla-

diateur qui tombe ; elle vit d'or et de moquerie. Mort


aux faibles! est le vœu de cette espèce d'Ordre Equestre
institué chez toutes les nations de la terre , car il s'élève
partout des riches , et cette sentence est écrite au fond

des cœurs pétris par l'opulence ou nourris par l'aris-


tocratie. Rassemblez - vous des enfans dans un collége ?

Cette image en raccourci de la société , mais image d'au-


tant plus vraie qu'elle est plus naïve et plus franche ,
vous offre toujours de pauvres ilotes , créatures de souf-

france et de douleur , incessamment placées entre le mé-


pris et la pitié : l'Évangile leur promet le ciel . Descen-

dez - vous plus bas sur l'échelle des êtres organisés ? Si


quelque volatile est endolori parmi ceux d'une basse-cour ,

les autres le poursuivent à coups de bec , le plument et


l'assassinent. Fidèle à cette charte de l'égoïsme, le monde

prodigue ses rigueurs aux misères assez hardies pour


venir affronter ses fêtes , pour chagriner ses plaisirs . Qui-
conque souffre de corps ou d'ame , manque d'argent ou

de pouvoir, est un Paria. Qu'il reste dans son désert ; s'il


en franchit les limites , il trouve partout l'hiver : froideur

de regards , froideur de manières , de paroles , de cœur ;


heureux , s'il ne récolte pas l'insulte , là où pour lui devait
éclore une consolation . Mourans , restez sur vos lits dé-

sertés. Vieillards , soyez seuls à vos froids foyers . Pauvres


filles sans dot , gelez et brûlez dans vos greniers solitaires .
Si le monde tolère un malheur , n'est-ce pas pour le façon-

ner à son usage , en tirer profit , le bâter , lui mettre un

mors , une housse , le monter, en faire une joie? Quinteuses


45
354 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

demoiselles de compagnie , composez -vous de gais visages !

endurez les vapeurs de votre prétendue bienfaitrice , portez

ses chiens ; rivales de ses griffons anglais, amusez-la, devi-


nez-la , puis taisez-vous ! Et toi , roi des valets sans li-

vrée , parasite effronté , laisse ton caractère à la maison ;

digère comme digère ton amphitryon, pleure de ses pleurs ,


ris de son rire , tiens ses épigrammes pour agréables ; si

tu veux en médire , attends sa chute . Ainsi le monde


honore-t-il le malheur : il le tue ou le chasse , l'avilit
ou le châtre .

Ces réflexions sourdirent au cœur de Raphaël avec la

promptitude d'une inspiration poétique , il regarda autour


de lui , et sentit ce froid sinistre que la société distille

pour éloigner les misères , et qui saisit l'ame encore plus


vivement que la bise de décembre ne glace le corps. Il

se croisa les bras sur la poitrine , s'appuya le dos à la


muraille , et tomba dans une mélancolie profonde . Il son-

geait au peu de bonheur que cette épouvantable police


procure au monde . Qu'était - ce ? des amusemens sans

plaisir, de la gaîté sans joie , des fêtes sans jouissance ,


du délire sans volupté , enfin le bois ou les cendres d'un

foyer , mais sans une étincelle de flamme. Quand il re-


leva la tête , il se vit seul , les joueurs avaient fui . — Pour
leur faire adorer ma toux , il me suffirait de leur révéler

mon pouvoir ! se dit-il . A cette pensée , il jeta le mépris


comme un manteau entre le monde et lui .

Le lendemain , le médecin des eaux vint le voir

d'un air affectueux et s'inquiéta de sa santé . Raphaël

éprouva un mouvement de joie en entendant les paroles

amies qui lui furent adressées. Il trouva la physionomie


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 355

du docteur empreinte de douceur et de bonté , les bou-


cles de sa perruque blonde respiraient la philantropie ,
la coupe de son habit carré , les plis de son pantalon ,
ses souliers larges comme ceux d'un quaker, tout , jus-

qu'à la poudre circulairement semée par sa petite queue


sur son dos légèrement voûté , trahissait un caractère
apostolique , exprimait la charité chrétienne et le dé-

vouement d'un homme qui , par zèle pour ses malades ,


s'était astreint à jouer le whist et le trictrac assez bien

pour toujours gagner leur argent .


— Monsieur le marquis , dit-il après avoir causé long-

temps avec Raphaël , je vais sans doute dissiper votre


tristesse . Maintenant , je connais assez votre constitution
pour affirmer que les médecins de Paris , dont les grands

talens me sont connus , se sont trompés sur la nature


de votre maladie. A moins d'accident , monsieur le mar-

quis , vous pouvez vivre la vie de Mathusalem . Vos pou-

mons sont aussi forts que des soufflets de forge , et votre


estomac ferait honte à celui d'une autruche ; mais si vous

restez dans une température élevée , vous risquez d'être


très-proprement et promptement mis en terre sainte .

Monsieur le marquis va me comprendre en deux mots .

La chimie a démontré que la respiration constitue chez


l'homme une véritable combustion dont le plus ou moins

d'intensité dépend de l'affluence ou de la rareté des

principes phlogistiques amassés par l'organisme particu-


lier à chaque individu . Chez vous , le phlogistique abonde ;

vous êtes , s'il m'est permis de m'exprimer ainsi , sur-


oxigéné par la complexion ardente des hommes desti-

nés aux grandes passions . En respirant l'air vif et pur


356 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

qui accélère la vie chez les hommes à fibre molle , vous


aidez encore à une combustion déjà trop rapide . Une
des conditions de votre existence est donc l'atmosphère

épaisse des étables , des vallées . Oui , l'air vital de l'homme

dévoré par le génie se trouve dans les gras pâturages

de l'Allemagne , à Baden - Baden , à Toeplitz . Si vous

n'avez pas horreur de l'Angleterre , sa sphère brumeuse


calmera votre incandescence ; mais nos eaux situées

à mille pieds au-dessus du niveau de la Méditerranée


vous sont funestes. Tel est mon avis , dit-il en laissant

échapper un geste de modestie ; je le donne contre nos

intérêts , puisque si vous le suivez , nous aurons le


malheur de vous perdre.

Heron
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 357

Sans ces derniers mots , Raphaël eût été séduit par la

fausse bonhomie du mielleux médecin , mais il était

trop profond observateur pour ne pas deviner à l'ac-

cent , au geste et au regard qui accompagnèrent cette

phrase doucement railleuse , la mission dont le petit


homme avait sans doute été chargé par l'assemblée de

ses joyeux malades . Ces oisifs au teint fleuri , ces vieilles


femmes ennuyées , ces Anglais nomades , ces petites

maîtresses échappées à leurs maris et conduites aux


eaux par leurs amans , entreprenaient donc d'en chas-

ser un pauvre moribond débile , chétif , en apparence


incapable de résister à une persécution journalière. Ra-
phaël accepta le combat en voyant un amusement dans
cette intrigue .

Puisque vous seriez désolé de mon départ , répon-

dit-il au docteur , je vais essayer de mettre à profit votre


bon conseil tout en restant ici . Dès demain , j'y ferai
construire une maison où nous modifierons l'air suivant
votre ordonnance.

Interprétant le sourire amèrement goguenard qui vint


errer sur les lèvres de Raphaël , le médecin se contenta
de le saluer , sans trouver un mot à lui dire .
Le lac du Bourget est une vaste coupe de montagnes

tout ébréchée où brille , à sept ou huit cents pieds au-


dessus de la Méditerranée , une goutte d'eau bleue comme
ne l'est aucune eau dans le monde . Vu du haut de la

Dent- du-Chat , ce lac est là comme une turquoise égarée .

Cette jolie goutte d'eau a neuf lieues de contour , et


dans certains endroits , près de cinq cents pieds de pro-

fondeur. Être là dans une barque au milieu de cette


358 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

nappe par un beau ciel , n'entendre que le bruit des


rames , ne voir à l'horizon que des montagnes nuageu-

admirer les neiges étincelantes de la Maurienne

française , passer tour à tour des blocs de granit vêtus

de velours par des fougères ou par des arbustes nains , à


de riantes collines ; d'un côté le désert , de l'autre une

riche nature ; un pauvre assistant au dîner d'un riche ;


ces harmonies et ces discordances composent un spec-

tacle où tout est grand , où tout est petit . L'aspect des


montagnes change les conditions de l'optique et de la

perspective : un sapin de cent pieds vous semble un ro-

seau , de larges vallées vous apparaissent étroites autant


que des sentiers. Ce lac est le seul où l'on puisse faire
une confidence de cœur à cœur. On y pense et on y aime.

En aucun endroit , vous ne rencontreriez une plus belle


entente entre l'eau , le ciel , les montagnes et la terre .
༤༠ ་
ཨ༡

ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 359

Il s'y trouve des baumes pour toutes les crises de la vie.

Ce lieu garde le secret des douleurs , il les console , les


amoindrit , et jette dans l'amour je ne sais quoi de grave ,

de recueilli qui rend la passion plus profonde , plus


pure. Un baiser s'y agrandit . Mais c'est surtout le lac des
souvenirs , il les favorise en leur donnant la teinte de ses

ondes , miroir où tout vient se réfléchir. Raphaël ne sup-

portait son fardeau qu'au milieu de ce beau paysage , il y

pouvait rester indolent , songeur , et sans désirs. Après


la visite du docteur , il alla se promener et se fit débar-
quer à la pointe déserte d'une jolie colline sur laquelle
est situé le village de Saint-Innocent . De cette espèce de

promontoire , la vue embrasse les monts de Bugey, aux


pieds desquels coule le Rhône , et le fond du lac ; mais de

là Raphaël aimait à contempler , sur la rive opposée , l'ab-


baye mélancolique de Haute-Combe , sépulture des rois

de Sardaigne prosternés devant les montagnes comme des

pèlerins arrivés au terme de leur voyage . Un frissonne-


ment égal et cadencé de rames , troubla le silence de ce
paysage et lui prêta une voix monotone , semblable aux

psalmodies des moines . Étonné de rencontrer des pro-


meneurs dans cette partie du lac ordinairement solitaire ,

le marquis examina , sans sortir de sa rêverie , les per-


sonnes assises dans la barque , et reconnut à l'arrière la

vieille dame qui l'avait si durement interpellé la veille.


Quand le bateau passa devant Raphaël , il ne fut salué que
par la demoiselle de compagnie de cette dame , pauvre

fille noble qu'il lui semblait voir pour la première fois .

Déjà , depuis quelques instans , il avait oublié les prome-


neurs , promptement disparus derrière le promontoire ,
360 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

lorsqu'il entendit près de lui le frôlement d'une robe et


le bruit de pas légers. En se retournant , il aperçut

la demoiselle de compagnie ; à son air contraint , il de-


vina qu'elle voulait lui parler , et s'avança vers elle .
Agée d'environ trente- six ans , grande et mince , sèche
et froide , elle était , comme toutes les vieilles filles ,

assez embarrassée de son regard qui ne s'accordait plus


avec une démarche indécise , gênée , sans élasticité . Tout

à la fois vieille et jeune , elle exprimait par une certaine

dignité de maintien le haut prix qu'elle attachait à ses


trésors et à ses perfections . Elle avait d'ailleurs les gestes
discrets et monastiques des femmes habituées à se chérir

elles-mêmes , sans doute pour ne pas faillir à leur des-


tinée d'amour.

Monsieur , votre vie est en danger , ne venez plus

au Cercle , dit-elle à Raphaël en faisant quelques pas en

arrière , comme si déjà sa vertu se trouvait compromise .


— Mais , mademoiselle , répondit Valentin en souriant ,

de grâce expliquez -vous plus clairement , puisque vous


avez daigné venir jusqu'ici ...

Ah ! reprit-elle , sans le puissant motif qui m'amène ,


je n'aurais pas risqué d'encourir la disgrâce de madame
la comtesse , car si elle savait jamais que je vous ai pré-
venu...

Et qui le lui dirait , mademoiselle , s'écria Raphaël .


C'est vrai , répondit la vieille fille en lui jetant le
regard tremblotant d'une chouette mise au soleil . Mais

pensez à vous , reprit-elle , plusieurs jeunes gens qui veu-


lent vous chasser des Eaux se sont promis de vous pro-
voquer , de vous forcer à vous battre en duel.
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 361

La voix de la vieille dame retentit dans le lointain .

Mademoiselle , dit le marquis , ma reconnaissance...


Sa protectrice s'était déjà sauvée en entendant la voix

de sa maîtresse qui , derechef , glapissait dans les ro-


chers .
-Pauvre fille ! les misères s'entendent et se secou-

rent toujours , pensa Raphaël en s'asseyant au pied de


son arbre .

La clef de toutes les sciences est sans contredit le point


d'interrogation , nous devons la plupart des grandes dé-
couvertes au : Comment ? et la sagesse dans la vie consiste

peut-être à se demander à tout propos : Pourquoi ? Mais


aussi cette factice prescience détruit - elle nos illusions .

Ainsi , Valentin ayant pris , sans préméditation de phi-


losophie , la bonne action de la vieille fille pour texte de
ses pensées vagabondes , la trouva pleine de fiel .
Que je sois aimé d'une demoiselle de compagnie ,

se dit- il , il n'y a rien là d'extraordinaire : j'ai vingt-


sept ans , un titre et deux cent mille livres de rente !

Mais que sa maîtresse , qui dispute aux chattes la palme


de l'hydrophobie , l'ait menée en bateau , près de moi ,
n'est- ce pas chose étrange et merveilleuse ? Ces deux
femmes , venues en Savoie pour y dormir comme des
marmottes , et qui demandent à midi s'il est jour , se
seraient levées avant huit heures aujourd'hui pour faire
du hasard en se mettant à ma poursuite ?
Bientôt cette vieille fille et son ingénuité quadragénaire

fut à ses yeux une nouvelle transformation de ce monde

artificieux et taquin , une ruse mesquine , un complot

maladroit , une pointillerie de prêtre ou de femme. Le


46
362 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

duel était-il une fable , ou voulait-on seulement lui faire

peur ? Insolentes et tracassières comme des mouches ,


ces ames étroites avaient réussi à piquer sa vanité , à
réveiller son orgueil , à exciter sa curiosité . Ne voulant
ni devenir leur dupe ni passer pour un lâche , et amusé
peut-être par ce petit drame , il vint au Cercle le soir

même . Il se tint debout , accoudé sur le marbre de la

cheminée , et resta tranquille au milieu du salon prin-

cipal , en s'étudiant à ne donner aucune prise sur lui ;


mais il examinait les visages , et défiait en quelque sorte

l'assemblée par sa circonspection . Comme un dogue sûr


de sa force , il attendait le combat chez lui , sans aboyer
inutilement . Vers la fin de la soirée , il se promena dans

le salon de jeu , en allant de la porte d'entrée à celle du


billard où il jetait de temps à autre un coup-d'œil aux

jeunes gens qui y faisaient une partie . Après quelques


tours , il s'entendit nommer par eux . Quoiqu'ils parlas-

sent à voix basse , Raphaël devina facilement qu'il était


devenu l'objet d'un débat , et finit par saisir quelques
phrases dites à haute voix .
— Toi !

-Oui , moi !
—Je t'en défie !

— Parions ?

-Oh ! il ira.

Au moment où Valentin , curieux de connaître le sujet


du pari , s'arrêta pour écouter attentivement la conver-
sation , un jeune homme , grand et fort , de bonne mine ,

mais ayant le regard fixe et impertinent des gens ap-

puyés sur quelque pouvoir matériel , sortit du billard ,


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 363

et s'adressant à lui : — Monsieur , dit-il d'un ton calme ,

je me suis chargé de vous apprendre une chose que vous


semblez ignorer votre figure et votre personne déplai-
sent ici à tout le monde et à moi en particulier ; vous
êtes trop poli pour ne pas vous sacrifier au bien géné-

ral , et je vous prie de ne plus vous présenter au Cercle.


—Monsieur , cette plaisanterie , déjà faite sous l'Em-
pire dans plusieurs garnisons , est devenue aujourd'hui

de fort mauvais ton , répondit froidement Raphaël .

— Je ne plaisante pas , reprit le jeune homme , je vous


le répète votre santé souffrirait beaucoup de votre

séjour ici ; la chaleur , les lumières , l'air du salon , la


compagnie nuisent à votre maladie.
364 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

Où avez-vous étudié la médecine , demanda Raphaël .


Monsieur , j'ai été reçu bachelier au tir de Lepage
à Paris , et docteur chez Lozès , le roi du fleuret.

Il vous reste un dernier grade à prendre , répliqua


Valentin , lisez le Code de la politesse , vous serez un

parfait gentilhomme.
En ce moment les jeunes gens , souriant ou silencieux ,
sortirent du billard . Les autres joueurs , devenus at-

tentifs , quittèrent leurs cartes pour écouter une que-


relle qui réjouissait leurs passions . Seul au milieu de
ce monde ennemi , Raphaël tâcha de conserver son sang-

froid et de ne pas se donner le moindre tort ; mais son


antagoniste s'étant permis un sarcasme où l'outrage s'en-

veloppait dans une forme éminemment incisive et spiri-


tuelle , il lui répondit gravement : --- Monsieur , il n'est

plus permis aujourd'hui de donner un soufflet à un

homme , mais je ne sais de quel mot flétrir une con-


duite aussi lâche que l'est la vôtre.
- Assez ! assez ! vous vous expliquerez demain , di-
rent plusieurs jeunes gens qui se jetèrent entre les deux

champions .

Raphaël sortit du salon , passant pour l'offenseur , ayant


accepté un rendez-vous près du château de Bordeau , dans

une petite prairie en pente , non loin d'une route nou-

vellement percée par où le vainqueur pouvait gagner

Lyon. Raphaël devait nécessairement ou garder le lit

ou quitter les eaux d'Aix . La société triomphait . Le len-


demain , sur les huit heures du matin , l'adversaire de Ra-

phaël , suivi de deux témoins et d'un chirurgien , arriva


le premier sur le terrain.
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 365

Nous serons très-bien ici , il fait un temps superbe

pour se battre , s'écria-t-il gaîment en regardant la voûte


bleue du ciel , les eaux du lac et les rochers sans la moin-
dre arrière-pensée de doute ni de deuil . Si je le touche

à l'épaule , dit-il en continuant , le mettrai-je bien au


lit pour un mois , hein docteur ?

— Au moins , répondit le chirurgien. Mais laissez ce

petit saule tranquille ; autrement , vous vous fatigueriez


la main , et ne seriez plus maître de votre coup . Vous
pourriez tuer votre homme au lieu de le blesser .
Le bruit d'une voiture se fit entendre .

-Le voici , dirent les témoins qui bientôt aperçurent


dans la route une calèche de voyage attelée de quatre
chevaux et menée par deux postillons .

Quel singulier genre , s'écria l'adversaire de Valen-


tin , il vient se faire tuer en poste .
366 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE .

A un duel comme au jeu , les plus légers incidens in-

fluent sur l'imagination des acteurs fortement intéressés

au succès d'un coup ; aussi le jeune homme attendit-il

avec une sorte d'inquiétude l'arrivée de cette voiture qui


resta sur la route . Le vieux Jonathas en descendit lour-

dement le premier pour aider Raphaël à sortir , il le sou-


tint de ses bras débiles , en déployant pour lui les soins

minutieux qu'un amant prodigue à sa maîtresse .

Tous deux se perdirent dans les sentiers qui séparaient


la grande route de l'endroit désigné pour le combat ,
et ne reparurent que long-temps après , ils allaient len-

tement . Les quatre spectateurs de cette scène singulière

éprouvèrent une émotion profonde à l'aspect de Valen-

tin appuyé sur le bras de son serviteur : pâle et défait ,

il marchait en goutteux , baissait la tête et ne disait mot.


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 367

Vous eussiez dit de deux vieillards également détruits ,


l'un par le temps , l'autre par la pensée ; le premier avait

son âge écrit sur ses cheveux blancs , le jeune n'avait


plus d'âge .

Monsieur , je n'ai pas dormi , dit Raphaël à son


adversaire. Cette parole glaciale et le regard terrible

qui l'accompagna firent tressaillir le véritable provoca-


teur , il eut la conscience de son tort et une honte se-

crète de sa conduite. Il y avait dans l'attitude , dans le


son de voix et le geste de Raphaël quelque chose d'é-
trange. Le marquis fit une pause , et chacun imita son

silence . L'inquiétude et l'attention étaient au comble .

Il est encore temps , reprit-il , de me donner une légère


satisfaction , mais donnez-la moi , monsieur ; sinon vous
allez mourir. Vous comptez encore en ce moment sur

votre habileté , sans reculer à l'idée d'un combat où vous

croyez avoir tout l'avantage. Eh bien ! monsieur , je suis

généreux , je vous préviens de ma supériorité . Je pos-


sède une terrible puissance . Pour anéantir votre adresse ,
pour voiler vos regards , faire trembler vos mains et

palpiter votre cœur , pour vous tuer même , il me suffit


de le désirer . Je ne veux pas être obligé d'exercer mon
pouvoir, il me coûte trop cher d'en user. Vous ne serez
pas le seul à mourir . Si donc vous vous refusez à me pré-
senter des excuses , votre balle ira dans l'eau de cette

cascade malgré votre habitude de l'assassinat , et la


mienne droit à votre cœur sans que je le vise .

En ce moment des voix confuses interrompirent Ra-


phaël . En prononçant ces paroles , le marquis avait con-
stamment dirigé sur son adversaire l'insupportable clarté
368 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

de son regard fixe , il s'était redressé en montrant un vi-


sage impassible , semblable à celui d'un fou méchant.

Fais-le taire , avait dit le jeune homme à son té-


moin , sa voix me tord les entrailles !
— Monsieur , cessez . Vos discours sont inutiles , criè-

rent à Raphaël le chirurgien et les témoins .

-Messieurs , je remplis un devoir. Ce jeune homme


a-t-il des dispositions à prendre ?
Assez , assez !

Le marquis resta debout , immobile , sans perdre un

instant de vue son adversaire qui , dominé par une puis-


sance presque magique , était comme un oiseau devant
un serpent contraint de subir ce regard homicide , il

le fuyait , il y revenait sans cesse .


Donne-moi de l'eau , j'ai soif, dit-il à son témoin .
As-tu peur?
Oui , répondit-il. L'oeil de cet homme est brûlant et
me fasciné.

Veux-tu lui faire des excuses ?

—Il n'est plus temps .

Les deux adversaires furent placés à quinze pas l'un

de l'autre . Ils avaient chacun près d'eux une paire de


pistolets , et suivant le programme de cette cérémonie ,
ils devaient tirer deux coups à volonté , mais après le
signal donné par les témoins .

— Que fais-tu , Charles , cria le jeune homme qui ser-


vait de second à l'adversaire de Raphaël , tu prends la
balle avant la poudre .

— Je suis mort , répondit-il en murmurant , vous m'a-


vez mis en face du soleil .
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 369

--Il est derrière vous , lui dit Valentin d'une voix

grave et solennelle , en chargeant son pistolet lentement ,

sans s'inquiéter ni du signal déjà donné , ni du soin avec


lequel l'ajustait son adversaire. Cette sécurité surnatu-

relle avait quelque chose de terrible qui saisit même les


deux postillons amenés là par une curiosité cruelle . Jouant

avec son pouvoir , ou voulant l'éprouver, Raphaël parlait


à Jonathas et le regardait au moment où il essuya le
feu de son ennemi .

La balle de Charles alla briser une branche de saule , et

ricocha sur l'eau. En tirant au hasard , Raphaël atteignit

son adversaire au cœur, et sans faire attention à la chute


47
370 ETUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE.

de ce jeune homme , il chercha promptement la Peau de


chagrin pour voir ce que lui coûtait une vie humaine .
Le talisman n'était plus grand que comme une petite feuille
de chêne .
--
Eh bien ! que regardez -vous donc là , postillons ?
en route , dit le marquis .

Arrivé le soir même en France , il prit aussitôt la route


d'Auvergne , et se rendit aux Eaux du Mont-d'Or . Pen-

dant ce voyage , il lui surgit au cœur une de ces pen-


sées soudaines qui tombent dans notre ame comme un

rayon de soleil à travers d'épais nuages sur quelque


obscure vallée . Tristes lueurs , sagesses implacables ! elles

illuminent les événemens accomplis , nous dévoilent nos


fautes et nous laissent sans pardon devant nous-mêmes.
Il pensa tout-à-coup que la possession du pouvoir , quel-

que immense qu'il pût être , ne donnait pas la science


de s'en servir. Le sceptre est un jouet pour un enfant ,

une hache pour Richelieu , et pour Napoléon un levier

à faire pencher le monde . Le pouvoir nous laisse tels


que nous sommes et ne grandit que les grands . Raphaël
avait pu tout faire , il n'avait rien fait .

Aux Eaux du Mont-d'Or , il retrouva ce monde qui

toujours s'éloignait de lui avec l'empressement que les


animaux mettent à fuir un des leurs , étendu mort après

l'avoir flairé de loin . Cette haine était réciproque . Sa der-


nière aventure lui avait donné une aversion profonde
pour la société. Aussi , son premier soin fut-il de cher-
cher un asile écarté aux environs des Eaux . Il sentait

instinctivement le besoin de se rapprocher de la nature ,

des émotions vraies et de cette vie végétative à laquelle


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 371

nous nous laissons si complaisamment aller au mi-


lieu des champs. Le lendemain de son arrivée , il gravit ,

non sans peine , le pic de Sancy , et visita les vallées su-

périeures , les sites aériens , les lacs ignorés , les rustiques


chaumières des Monts - d'Or dont les âpres et sauvages

attraits commencent à tenter les pinceaux de nos ar-


tistes . Parfois , il se rencontre là d'admirables paysages

pleins de grâce et de fraîcheur qui contrastent vigou-


reusement avec l'aspect sinistre de ces montagnes déso-
lées. A peu près à une demi-lieue du village , Raphaël
se trouva dans un endroit où , coquette et joyeuse comme

un enfant , la nature semblait avoir pris plaisir à cacher


des trésors ; en voyant cette retraite pittoresque et naïve ,
il résolut d'y vivre . La vie devait y être tranquille , spon-

tanée , frugiforme comme celle d'une plante .


Figurez-vous un cône renversé , mais un cône de gra-

nit largement évasé , espèce de cuvette dont les bords


étaient morcelés par des anfractuosités bizarres : ici des
tables droites sans végétation , unies , bleuâtres , et sur

lesquelles les rayons solaires glissaient comme sur un mi-


roir ; là des rochers entamés par des cassures , ridés par

des ravins , d'où pendaient des quartiers de lave dont la


chute était lentement préparée par les eaux pluviales , et

souvent couronnés de quelques arbres rabougris que tor-

turaient les vents ; puis , çà et là, des redans obscurs


et frais d'où s'élevait un bouquet de châtaigniers hauts
comme des cèdres , ou des grottes jaunâtres qui ouvraient
une bouche noire et profonde , palissée de ronces , de
fleurs , et garnie d'une langue de verdure. Au fond de

cette coupe , peut-être l'ancien cratère d'un volcan , se


372 ETUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

trouvait un étang dont l'eau pure avait l'éclat du dia-


mant. Autour de ce bassin profond , bordé de granit ,

de saules , de glayeuls , de frênes , et de mille plantes

aromatiques alors en fleurs , régnait une prairie verte

comme un boulingrin anglais ; son herbe , fine et jolie ,


était arrosée par les infiltrations qui ruisselaient entre les

fentes des rochers , et engraissée par les dépouilles végé-

tales que les orages entraînaient sans cesse des hautes

cimes vers le fond . Irrégulièrement taillé en dents de

loup comme le bas d'une robe , l'étang pouvait avoir trois


arpens d'étendue ; selon les rapprochemens des rochers

et de l'eau , la prairie avait un arpent ou deux de lar-


geur ; en quelques endroits , à peine restait-il assez de

place pour le passage des vaches . A une certaine hauteur,

la végétation cessait . Le granit affectait dans les airs les


formes les plus bizarres , et contractait ces teintes vapo-
reuses qui donnent aux montagnes élevées de vagues
ressemblances avec les nuages du ciel. Au doux aspect

du vallon , ces rochers nus et pelés opposaient les sau-


vages et stériles images de la désolation , des éboulemens

à craindre , des formes si capricieuses que l'une de ces

roches est nommée le Capucin , tant elle ressemble à un

moine. Parfois ces aiguilles pointues , ces piles audacieuses ,


ces cavernes aériennes s'illuminaient tour à tour , suivant
le cours du soleil ou les fantaisies de l'atmosphère , et

prenaient les nuances de l'or , se teignaient de pour-

pre , devenaient d'un rose vif, ou ternes ou grises . Ces

hauteurs offraient un spectacle continuel et changeant


comme les reflets irisés de la gorge des pigeons . Souvent ,
entre deux lames de laves que vous eussiez dit séparées
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 373

par un coup de hache, un beau rayon de lumière pénétrait,

à l'aurore ou au coucher du soleil , jusqu'au fond de cette


riante corbeille où il se jouait dans les eaux du bassin ,

semblable à la raie d'or qui perce la fente d'un volet et


traverse une chambre espagnole , soigneusement close
pour la sieste. Quand le soleil planait au-dessus du vieux

cratère , rempli d'eau par quelque révolution anté - dilu-


vienne , les flancs rocailleux s'échauffaient , l'ancien vol-

can s'allumait , et sa rapide chaleur réveillait les germes ,


fécondait la végétation, colorait les fleurs , et mûrissait les
fruits de ce petit coin de terre ignoré.
Lorsque Raphaël y parvint , il aperçut quelques vaches

paissant dans la prairie ; après avoir fait quelques pas


vers l'étang , il vit à l'endroit où le terrain avait le

plus de largeur , une modeste maison bâtie en granit et


couverte en bois . Le toit de cette espèce de chaumière
en harmonie avec le site , était orné de mousses , de

lierres et de fleurs qui trahissaient une haute antiquité.


Une fumée grêle , dont les oiseaux ne s'effrayaient plus ,
s'échappait de la cheminée en ruine . A la porte, un grand
banc était placé entre deux chèvrefeuilles énormes, rouges

de fleurs et qui embaumaient. A peine voyait-on les murs


sous les pampres de la vigne et sous les guirlandes de
roses et de jasmin qui croissaient à l'aventure et sans
gêne . Insoucians de cette parure champêtre , les habitans

n'en avaient nul soin , et laissaient à la nature sa grâce

vierge et lutine. Des langes accrochés à un groseiller sé-


chaient au soleil . Il y avait un chat accroupi sur une ma-

chine à teiller le chanvre , et dessous , un chaudron jaune,

récemment récuré , gisait au milieu de quelques pelures de


374 ETUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

pommes de terre . De l'autre côté de la maison , Raphaël


aperçut une clôture d'épines sèches , destinée sans doute

à empêcher les poules de dévaster les fruits et le potager.


Le monde paraissait finir là . Cette habitation ressemblait
à ces nids d'oiseaux ingénieusement fixés au creux d'un

rocher, pleins d'art et de négligence tout ensemble . C'é-


tait une nature naïve et bonne , une rusticité vraie , mais
poétique , parce qu'elle florissait à mille lieues de nos

poésies peignées , n'avait d'analogie avec aucune idée , ne


procédait que d'elle -même , vrai triomphe du hasard . Au

moment où Raphaël arriva , le soleil jetait ses rayons

de droite à gauche , et faisait resplendir les couleurs de

la végétation , mettait en relief ou décorait des prestiges


de la lumière , des oppositions de l'ombre , les fonds
jaunes et grisâtres des rochers , les différens verts des
feuillages , les masses bleues , rouges ou blanches des

fleurs , les plantes grimpantes et leurs cloches , le ve-

lours chatoyant des mousses , les grappes purpurines de


la bruyère , mais surtout la nappe d'eau claire où se ré-
fléchissaient fidèlement les cimes granitiques , les arbres ,

la maison et le ciel . Dans ce tableau délicieux , tout

avait son lustre , depuis le mica brillant jusqu'à la touffe


d'herbes blondes cachée dans un doux clair-obscur ; tout

y était harmonieux à voir et la vache tachetée au poil

luisant , et les fragiles fleurs aquatiques étendues comme


des franges qui pendaient au-dessus de l'eau dans un en-
foncement où bourdonnaient des insectes vêtus d'azur ou

d'émeraude , et les racines d'arbres , espèces de chevelures

sablonneuses qui couronnaient une informe figure en cail-


loux . Les tièdes senteurs des eaux , des fleurs et des grottes
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 375

qui parfumaient ce réduit solitaire , causèrent à Raphaël


une sensation presque voluptueuse . Le silence majes-
tueux qui régnait dans ce bocage , oublié peut-être sur
les rôles du percepteur , fut interrompu tout-à- coup par
les aboiemens de deux chiens . Les vaches tournèrent la

tête vers l'entrée du vallon , montrèrent à Raphaël leurs

mufles humides , et se remirent à brouter après l'avoir

stupidement contemplé. Suspendus dans les rochers comme


par magie , une chèvre et son chevreau cabriolèrent et

vinrent se poser sur une table de granit près de Raphaël,

en paraissant l'interroger. Les jappemens des chiens at-


tirèrent au dehors un gros enfant qui resta béant , puis
vint un vieillard en cheveux blancs et de moyenne taille .

Ces deux êtres étaient en rapport avec le paysage , avec

l'air , les fleurs et la maison . La santé débordait dans

cette nature plantureuse , la vieillesse et l'enfance y


étaient belles , enfin il y avait dans tous ces types d'exis-

tence un laissez-aller primordial , une routine de bon-


heur qui donnait un démenti à nos capucinades philoso-
phiques , et guérissait le cœur de ses passions boursou-

flées. Le vieillard appartenait aux modèles affectionnés


par les mâles pinceaux de Schnetz : c'était un visage brun
dont les rides nombreuses paraissaient rudes au toucher ,
un nez droit , des pommettes saillantes et veinées de

rouge comme une vieille feuille de vigne , des contours


anguleux , tous les caractères de la force , même là où

la force avait disparu ; ses mains calleuses , quoiqu'elles ne


travaillassent plus , conservaient un poil blanc et rare ; son
attitude d'homme vraiment libre faisait pressentir qu'en

Italie il serait peut-être devenu brigand par amour pour


376 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

sa précieuse liberté. L'enfant , véritable montagnard , avait


des yeux noirs qui pouvaient envisager le soleil sans cli-

gner, un teint de bistre , des cheveux bruns en désordre .

ane Lange a
youl

Il était leste et décidé, naturel dans ses mouvemens comme

un oiseau ; mal vêtu , il laissait voir une peau blanche et


fraîche à travers les déchirures de ses habits . Tous deux

restèrent debout et en silence , l'un près de l'autre, mus

par le même sentiment , offrant sur leur physionomie la

preuve d'une identité parfaite dans leur vie également


oisive . Le vieillard avait épousé les jeux de l'enfant ,
et l'enfant l'humeur du vieillard par une espèce de pacte

entre deux faiblesses , entre une force près de finir et une


force près de se déployer . Bientôt une femme âgée d'en-

viron trente ans apparut sur le seuil de la porte. Elle filait


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 377

en marchant . C'était une Auvergnate , haute en couleur ,

l'air réjoui , franche , à dents blanches , figure de l'Auver-


gne , taille d'Auvergne , coiffure , robe de l'Auvergne , seins

rebondis de l'Auvergne , et son parler ; une idéalisation


complète du pays , mœurs laborieuses , ignorance , éco-

nomie , cordialité , tout y était .

JL

Elle salua Raphaël , ils entrèrent en conversation ; les


chiens s'apaisèrent , le vieillard s'assit sur un banc au so-
leil , et l'enfant suivit sa mère partout où elle alla , silen-

cieux , mais écoutant , examinant l'étranger.


— Vous n'avez pas peur ici , ma bonne femme?
— Et d'où que nous aurions peur , Monsieur? Quand

nous barrons l'entrée , qui donc pourrait venir ici ? Oh ! nous


n'avons point peur ! D'ailleurs , dit-elle en faisant entrer

le marquis dans la grande chambre de la maison , qu'est-


ce que les voleurs viendraient donc prendre chez nous?
48
378 ETUDES SOCIALES , DEUXIEME PARTIE .

Elle montrait des murs noircis par la fumée , sur

lesquels étaient pour tout ornement ces images enlu-


minées de bleu , de rouge et de vert , qui représentent

la Mort de Crédit , la Passion de Jésus-Christ et les Grena-

diers de la Garde impériale ; puis , çà et là , dans la cham-

bre , un vieux lit de noyer à colonnes , une table à pieds


tordus , des escabeaux , la huche au pain , du lard pendu

au plancher , du sel dans un pot , une poële ; et sur la

cheminée , des plâtres jaunis et colorés. En sortant de


la maison , Raphaël aperçut , au milieu des rochers , un

homme qui tenait une houe à la main , et qui penché ,


curieux , regardait la maison .

Monsieur , c'est l'homme , dit l'Auvergnate en lais-

sant échapper ce sourire familier aux paysannes , il la-


boure là-haut .

— Et ce vieillard est votre père ?

Faites excuse , Monsieur , c'est le grand-père de

notre homme. Tel que vous le voyez , il a cent deux ans .


Eh ben , dernièrement il a mené , à pied , notre petit gars

à Clermont ! Ç'a été un homme fort ; maintenant , il ne

fait plus que dormir , boire et manger . Il s'amuse tou-


jours avec le petit gars . Quelquefois le petit l'emmène

dans les hauts , il y va tout de même .


Aussitôt Valentin se résolut à vivre entre ce vieillard

et cet enfant , à respirer dans leur atmosphère , à manger

de leur pain , à boire de leur eau , à dormir de leur

sommeil , à se faire de leur sang dans les veines . Ca-

price de mourant ! Devenir une des huîtres de ce ro-

cher, sauver son écaille pour quelques jours de plus en

engourdissant la mort , fut pour lui l'archétype de la mo-


ETUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 379

rale individuelle , la véritable formule de l'existence hu-


maine , le beau idéal de la vie , la seule vie , la vraie vie .

Il lui vint au cœur une profonde pensée d'égoïsme où s'en-


gloutit l'univers . A ses yeux , il n'y eut plus d'univers ,
l'univers passa tout en lui . Pour les malades , le monde

commence au chevet et finit au pied de leur lit. Ce


paysage fut le lit de Raphaël.

Qui n'a pas , une fois dans sa vie , espionné les pas et
démarches d'une fourmi , glissé des pailles dans l'unique

orifice par lequel respire une limace blonde , étudié les


fantaisies d'une demoiselle fluette , admiré les mille veines ,

coloriées comme une rose de cathédrale gothique , qui

se détachent sur le fond rougeâtre des feuilles d'un jeune


chêne ? Qui n'a délicieusement regardé pendant long-

temps l'effet de la pluie et du soleil sur un toit de tuiles


. brunes , ou contemplé les gouttes de la rosée , les pé-

tales des fleurs , les découpures variées de leurs calices ?


Qui ne s'est plongé dans ces rêveries matérielles , in-

dolentes et occupées , sans but et conduisant néanmoins


à quelque pensée ? Qui n'a pas enfin mené la vie de l'en-

fance , la vie paresseuse , la vie du sauvage , moins ses


travaux ? Ainsi vécut Raphaël pendant plusieurs jours ,

sans soins , sans désirs , éprouvant un mieux sensible ,

un bien-être extraordinaire qui calma ses inquiétudes ,


apaisa ses souffrances . Il gravissait les rochers , et al-

lait s'asseoir sur un pic d'où ses yeux embrassaient quel-


que paysage d'immense étendue . Là, il restait des jour-
nées entières comme une plante au soleil , comme un

lièvre au gîte. Ou bien , se familiarisant avec des phéno-


mènes de la végétation , avec les vicissitudes du ciel , il
380 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

épiait le progrès de toutes les œuvres , sur la terre ,


dans les eaux ou dans l'air.

gande dange

Il tenta de s'associer au mouvement intime de cette na-

ture , et de s'identifier assez complètement à sa passive

obéissance, pour tomber sous la loi despotique et conser-

vatrice qui régit les existences instinctives. Il ne voulait


plus être chargé de lui- même. Semblable à ces criminels

d'autrefois , qui , poursuivis par la Justice , étaient sauvés


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 381

s'ils atteignaient l'ombre d'un autel , il essayait de se glisser


dans le sanctuaire de la vie . Il réussit à devenir partie
intégrante de cette large et puissante fructification : il

avait épousé les intempéries de l'air , habité tous les creux


de rochers , appris les mœurs et les habitudes de toutes

les plantes , étudié le régime des eaux , leurs gisemens ,


et fait connaissance avec les animaux ; enfin , il s'était

si parfaitement uni à cette terre animée qu'il en avait


en quelque sorte saisi l'ame et pénétré les secrets .
Pour lui , les formes infinies de tous les règnes étaient
les développemens d'une même substance , les combinai-

sons d'un même mouvement , vaste respiration d'un être


immense qui agissait , pensait , marchait , grandissait , et

avec lequel il voulait grandir , marcher , penser , agir. Il

avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce rocher ,


il s'y était implanté. Grâce à ce mystérieux illuminisme ,
convalescence factice , semblable à ces bienfaisans délires
accordés par la nature comme autant de haltes dans la

douleur , Valentin goûta les plaisirs d'une seconde enfance

durant les premiers momens de son séjour au milieu de


ce riant paysage. Il y allait dénichant des riens , entre-
prenant mille choses sans en achever aucune , oubliant le

lendemain les projets de la veille , insouciant ; il fut heu-


reux , il se crut sauvé.

Un matin , il était resté par hasard au lit jusqu'à midi ,

plongé dans cette rêverie mêlée de veille et de sommeil ,

qui prête aux réalités les apparences de la fantaisie et


donne aux chimères le relief de l'existence, quand tout-

à-coup , sans savoir d'abord s'il ne continuait pas un rêve,


il entendit, pour la première fois , le bulletin de sa santé
382 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

donné par son hôtesse à Jonathas , venu , comme chaque

jour , le lui demander. L'Auvergnate croyait sans doute


Valentin encore endormi , et n'avait pas baissé le diapason
de sa voix montagnarde .
— Ça ne va pas mieux , ça ne va pas pis , disait- elle . Il
a encore toussé pendant toute cette nuit à rendre l'ame .

Il tousse , il crache , ce cher Monsieur, que c'est une pi-


tié. Je me demandons , moi et mon homme , où il prend

la force de tousser comme ça. Ça fend le cœur . Quelle

damnée maladie qu'il a ? C'est qu'il n'est point bien du


tout ! J'avons toujours peur de le trouver crevé dans

son lit , un matin . Il est vraiment pâle comme un Jésus


de cire ! Dame , je le vois quand il se lève , eh ben , son
pauvre corps est maigre comme un cent de clous . Et

il ne sent déjà pas bon tout de même ! Ça lui est égal , il


se consume à courir comme s'il avait de la santé à ven-

dre . Il a bien du courage tout de même de ne pas se plain-

dre . Mais , vraiment , il serait mieux en terre qu'en pré ,


car il souffre la passion de Dieu ! Je ne le désirons pas ,
Monsieur , ce n'est point notre intérêt. Mais il ne nous

donnerait pas ce qu'il nous donne que je l'aimerions tout


de même ce n'est point l'intérêt qui nous pousse . Ah !
mon Dieu ! reprit-elle , il n'y a que les Parisiens pour avoir

de ces chiennes de maladies-là ! Où qui prennent ça, donc?

Pauvre jeune homme , il est sûr qu'il ne peut guère ben


finir. C'te fièvre , voyez - vous , ça vous le mine , ça le

creuse , ça le ruine ! Il ne s'en doute point. Il ne le sait

point , monsieur ! Il ne s'aperçoit de rien . Faut pas pleu-


rer pour ça , M. Jonathas ? il faut se dire qu'il sera heu-

reux de ne plus souffrir . Vous devriez faire une neu-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 383

vaine pour lui . J'avons vu de belles guérisons par les


neuvaines , et je paierions bien un cierge pour sauver une
si douce créature , si bonne , un agneau pascal .

La voix de Raphaël était devenue trop faible pour qu'il


pût se faire entendre , il fut donc obligé de subir cet
épouvantable bavardage . Cependant l'impatience le chassa

de son lit , il se montra sur le seuil de la porte : Vieux


scélérat ! cria-t-il à Jonathas , tu veux donc être mon

bourreau? La paysanne crut voir un spectre et s'enfuit.


— Je te défends , dit Raphaël en continuant , d'avoir la
moindre inquiétude sur ma santé.

-Oui , monsieur le marquis , répondit le vieux ser-


viteur en essuyant ses larmes .
-Et tu feras même fort bien , dorénavant , de ne pas
venir ici sans mon ordre .

Jonathas voulut obéir ; mais , avant de se retirer , il

jeta sur le marquis un regard fidèle et compatissant où


Raphaël lut son arrêt de mort . Découragé , rendu tout-
à-coup au sentiment vrai de sa situation , Valentin s'assit

sur le seuil de la porte , se croisa les bras sur la poi-


trine et baissa la tête. Jonathas effrayé s'approcha de son
maître.
-Monsieur?

-Va-t-en ! va-t-en ! lui cria le malade .

Pendant la matinée du lendemain , Raphaël, ayant gravi

les rochers , s'était assis dans une crevasse pleine de


mousse d'où il pouvait voir le chemin étroit par lequel
on venait des Eaux à son habitation . Au bas du pic , il
aperçut Jonathas conversant derechef avec l'Auvergnate .

Une malicieuse puissance lui interpréta les hochemens


384 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

de tête , les gestes désespérans , la sinistre naïveté de

cette femme , et lui en jeta même les fatales paroles dans


le vent et dans le silence . Pénétré d'horreur , il se ré-

fugia sur les plus hautes cimes des montagnes et y resta

jusqu'au soir , sans avoir pu chasser les sinistres pensées ,


si malheureusement réveillées dans son cœur par le cruel

intérêt dont il était devenu l'objet . Tout-à -coup l'Auver-

gnate elle-même se dressa soudain devant lui comme

une ombre dans l'ombre du soir ; par une bizarrerie de

poète , il voulut trouver , dans son jupon rayé de noir


et de blanc , une vague ressemblance avec les côtes des-
séchées d'un spectre .

Voilà le serein qui tombe , mon cher Monsieur , lui

dit-elle . Si vous restez là , vous vous avanceriez , ni plus


ni moins qu'un fruit patrouillé . Faut rentrer. Ça n'est pas
sain de humer la rosée , avec ça que vous n'avez rien
pris depuis ce matin.

Par le tonnerre de Dieu , s'écria-t-il , vieille sor-

cière , je vous ordonne de me laisser vivre à ma guise ,

ou je décampe d'ici . C'est bien assez de me creuser ma


fosse tous les matins , au moins ne la fouillez pas le
soir.

Votre fosse ! Monsieur ! Creuser votre fosse ! Où

qu'elle est donc votre fosse ? Je voudrions vous voir bas-


tant comme notre père , et point dans la fosse ! La fosse !
nous y sommes toujours assez tôt , dans la fosse .

Assez , dit Raphaël.


Prenez mon bras , Monsieur .
Non.

Le sentiment que l'homme supporte le plus difficile-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 385

ment est la pitié , surtout quand il la mérite. La haine


est un tonique , elle fait vivre , elle inspire la vengeance ;

mais la pitié tue , elle affaiblit encore notre faiblesse .


C'est le mal devenu patelin , c'est le mépris dans la ten-

dresse , ou la tendresse dans l'offense . Raphaël trouva


chez le centenaire une pitié triomphante , chez l'enfant
une pitié curieuse , chez la femme une pitié tracassière ,
chez le mari une pitié intéressée ; mais sous quelque

forme que ce sentiment se montrât , il était toujours gros


de mort. Un poète fait de tout un poème , terrible ou
joyeux , suivant les images qui le frappent ; son ame
exaltée rejette les nuances douces , et choisit toujours
les couleurs vives et tranchées. Cette pitié produisit au

cœur de Raphaël un horrible poème de deuil et de

mélancolie . Il n'avait pas songé sans doute à la franchise


des sentimens naturels , quand il désira se rapprocher de
la nature. Lorsqu'il se croyait seul sous un arbre , aux

prises avec une quinte opiniâtre dont il ne triomphait

jamais sans sortir abattu par cette terrible lutte , il voyait


les yeux brillans et fluides du petit garçon , placé en
vedette sous une touffe d'herbes , comme un sauvage ,

et qui l'examinait avec cette enfantine curiosité dans la-


quelle il y a autant de raillerie que de plaisir , et je
ne sais quel intérêt mêlé d'insensibilité. Le terrible :
Frère , il faut mourir , des Trappistes , semblait con-
stamment écrit dans les yeux des paysans avec lesquels

vivait Raphaël ; il ne savait ce qu'il craignait le plus de


leurs paroles naïves ou de leur silence ; tout en eux
le gênait. Un matin , il vit deux hommes vêtus de noir

qui rôdèrent autour de lui , le flairèrent et l'étudiè-


49
386 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

rent à la dérobée ; puis , feignant d'être venus là pour


se promener , ils lui adressèrent des questions banales

auxquelles il répondit brièvement . Il reconnut en eux le


médecin et le curé des Eaux , sans doute envoyés par
Jonathas , consultés par ses hôtes ou attirés par l'odeur

d'une mort prochaine. Il entrevit alors son propre con-


voi , il entendit le chant des prêtres , il compta les cierges ,

et ne vit plus qu'à travers un crêpe les beautés de cette

riche nature , au sein de laquelle il croyait avoir ren-


contré la vie . Tout ce qui naguère lui annonçait une

longue existence lui prophétisait maintenant une fin pro-


chaine . Le lendemain , il partit pour Paris , après avoir

été abreuvé des souhaits mélancoliques et cordialement


plaintifs que ses hôtes lui adressèrent.

Après avoir voyagé durant toute la nuit , il s'éveilla

dans l'une des plus riantes vallées du Bourbonnais

dont les sites et les points de vue tourbillonnaient de-


vant lui , rapidement emportés comme les images vapo-
reuses d'un songe . La nature s'étalait à ses yeux avec

une cruelle coquetterie . Tantôt l'Allier déroulait sur une


riche perspective son ruban liquide et brillant , puis des
hameaux modestement cachés au fond d'une gorge de ro-

chers jaunâtres montraient la pointe de leurs clochers ;


tantôt les moulins d'un petit vallon se découvraient sou-

dain après des vignobles monotones , et toujours apparais-


saient de rians châteaux , des villages suspendus ou quelques

routes bordées de peupliers majestueux ; enfin la Loire et


ses longues nappes diamantées reluisirent au milieu de ses

sables dorés . Séductions sans fin ! La nature agitée , vivace

comme un enfant , contenant à peine l'amour et la sève


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 387

du mois de juin , attirait fatalement les regards éteints


du malade . Il leva les persiennes de sa voiture , et se
remit à dormir. Vers le soir , après avoir passé Cosne ,

il fut réveillé par une joyeuse musique et se trouva de-

vant une fête de village. La poste était située près de


la place .

Pendant le temps que les postillons mirent à relayer


sa voiture , il vit les danses de cette population joyeuse ,
les filles parées de fleurs , jolies , agaçantes , les jeunes

gens animés , puis les trognes des vieux paysans gail-

lardement rougies par le vin. Les petits enfans se rigo-


laient , les vieilles femmes parlaient en riant , tout avait
une voix , et le plaisir enjolivait même les habits et les

tables dressées . La place et l'église offraient une phy-


388 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

sionomie de bonheur , les toits , les fenêtres , les portes

même du village semblaient s'être endimanchés aussi .


Semblable aux moribonds impatiens du moindre bruit ,
Raphaël ne put réprimer une sinistre interjection , ni
le désir d'imposer silence à ces violons , d'anéantir ce
mouvement , d'assourdir ces clameurs , de dissiper cette
fête insolente . Il monta tout chagrin dans sa voiture .

Quand il regarda sur la place , il vit la joie effarou-


chée , les paysannes en fuite et les bancs déserts . Sur

l'échafaud de l'orchestre , un ménétrier aveugle conti-


nuait à jouer sur sa clarinette une ronde criarde . Cette

musique sans danseurs , ce vieillard solitaire au profil


grimaud , en haillons , les cheveux épars , et caché dans
l'ombre d'un tilleul , était comme une image fantastique

du souhait de Raphaël. Il tombait à torrens une de ces

fortes pluies que les nuages électriques du mois de juin


versent brusquement et qui finissent de même . C'était

chose si naturelle , que Raphaël , après avoir regardé dans

le ciel quelques nuages blanchâtres emportés par un grain


de vent , ne songea pas à regarder sa Peau de chagrin .

Il se remit dans le coin de sa voiture , qui bientôt roula


sur la route.

Le lendemain il se trouva chez lui , dans sa chambre ,

au coin de sa cheminée . Il s'était fait allumer un grand


feu , il avait froid . Jonathas lui apporta des lettres , elles
étaient toutes de Pauline . Il ouvrit la première sans em-

pressement , et la déplia comme si c'eût été le papier


grisâtre d'une sommation sans frais envoyée par le per-

cepteur. Il lut la première phrase : « Parti , mais c'est


» une fuite , mon Raphaël. Comment personne ne peut
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 389

» me dire où tu es ? Et si je ne le sais pas , qui donc le


>> saurait? » Sans vouloir en apprendre davantage , il prit
froidement les lettres et les jeta dans le foyer , en re-

gardant d'un œil terne et sans chaleur les jeux de la

flamme qui tordait le papier parfumé , le racornissait , le


retournait , le morcelait.

Des fragmens roulèrent sur les cendres en lui laissant

voir des commencemens de phrase , des mots , des pensées


à demi brûlées , et qu'il se plut à saisir dans la flamme ,
par un divertissement machinal .
(( Assise à ta porte ... attendu .... Caprice ... j'obéis ...
>> Des rivales .... moi , non ! ... ta Pauline.... aime.... plus
» de Pauline donc ?.... Si tu avais voulu me quitter , tu ne
>> m'aurais pas abandonnée.... Amour éternel .... Mourir. >>
390 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

Ces mots lui donnèrent une sorte de remords , il saisit


les pincettes et sauva des flammes un dernier lambeau
de lettre .

« …………. J'ai murmuré , disait Pauline , mais je ne me suis


>> pas plaint , Raphaël ? En me laissant loin de toi , tu as sans
» doute voulu me dérober le poids de quelques chagrins.

>> Un jour , tu me tueras peut-être , mais tu es trop bon pour

» me faire souffrir . Eh bien , ne pars plus ainsi . Va , je

puis affronter les plus grands supplices , mais près de

» toi. Le chagrin que tu m'imposerais ne serait plus un


chagrin j'ai dans le cœur encore bien plus d'amour

» que je ne t'en ai montré. Je puis tout supporter , hors


» de pleurer loin de toi , et de ne pas savoir ce que tu ... »
Raphaël posa sur la cheminée ce débris de lettre noirci

par le feu , il le rejeta tout - à - coup dans le foyer . Ce

papier était une image trop vive de son amour et de sa


fatale vie .

Va chercher monsieur Bianchon , dit-il à Jonathas .

Horace vint et trouva Raphaël au lit.


Mon ami , peux -tu me composer une boisson légè-
rement opiacée qui m'entretienne dans une somnolence

continuelle , sans que l'emploi constant de ce breuvage


me fasse mal ?

— Rien n'est plus aisé , répondit le jeune docteur ; mais


il faudra cependant rester debout quelques heures de la

journée , pour manger.

Quelques heures , dit Raphaël en l'interrompant ,


non , non , je ne veux être levé que durant une heure

au plus...
— Quel est donc ton dessein? demanda Bianchon .
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 391

Dormir , c'est encore vivre , répondit le malade .


Ne laisse entrer personne , fût -ce même mademoi-
selle Pauline de Vitschnau , dit Valentin à Jonathas pen-

dant que le médecin écrivait son ordonnance .

— Hé bien , monsieur Horace , y a-t-il de la ressource ?

demanda le vieux domestique au jeune docteur qu'il avait


reconduit jusqu'au perron .
— Il peut aller
encore long- temps , ou mourir ce soir .
Chez lui , les chances de vie et de mort sont égales . Je
n'y comprends rien , répondit le médecin en laissant
échapper un geste de doute. Il faut le distraire .
— Le distraire ! monsieur , vous ne le connaissez pas .

Il a tué l'autre jour un homme , sans dire ouf ! Rien ne


le distrait.

Raphaël demeura pendant quelques jours plongé dans


le néant de son sommeil factice . Grâce à la puissance

matérielle exercée par l'opium sur notre ame imma-


térielle , cet homme d'imagination si puissamment ac-

tive s'abaissa jusqu'à la hauteur de ces animaux pares-

seux qui croupissent au sein des forêts , sous la forme


d'une dépouille végétale , sans faire un pas pour saisir
une facile proie. Il avait même éteint la lumière du ciel ,

le jour n'entrait plus chez lui . Vers les huit heures du


soir , il sortait de son lit ; sans avoir une conscience lu-
cide de son existence , il satisfaisait sa faim , puis se
recouchait aussitôt. Ses heures froides et ridées ne lui

apportaient que de confuses images , des apparences , des


clairs-obscurs sur un fond noir . Il s'était enseveli dans

un profond silence , dans une négation de mouvement et

d'intelligence . Un soir , il se réveilla beaucoup plus tard


392 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

que de coutume , et ne trouva pas son dîner servi. Il


sonna Jonathas.

—Tu peux partir , lui dit-il . Je t'ai fait riche , tu seras


heureux dans tes vieux jours ; mais je ne veux plus te

laisser jouer ma vie . Comment , misérable , je sens la faim.


Où est mon dîner ? réponds .
Jonathas laissa échapper un sourire de contentement ,
prit une bougie dont la lumière tremblotait dans l'ob-

scurité profonde des immenses appartemens de l'hôtel ,


il conduisit son maître redevenu machine à une vaste

galerie et en ouvrit brusquement la porte. Aussitôt Ra-


phaël , inondé de lumière , fut ébloui , surpris par un

spectacle inouï . C'était ses lustres chargés de bougies ,


les fleurs les plus rares de sa serre artistement dispo-
sées , une table étincelante d'argenterie , d'or , de nacre ,
de porcelaines , un repas royal , fumant , et dont les mets

appétissans irritaient les houppes nerveuses du palais . Il


vit ses amis convoqués , mêlés à des femmes parées et
ravissantes , la gorge nue , les épaules découvertes , les

chevelures pleines de fleurs , les yeux brillans , toutes de


beautés diverses , agaçantes sous de voluptueux traves-
tissemens : l'une avait dessiné ses formes attrayantes par

une jaquette irlandaise , l'autre portait la basquina lascive


des Andalouses ; celle-ci demi-nue en Diane chasseresse,
celle-là modeste et amoureuse sous le costume de made-

moiselle de Lavallière , étaient également vouées à l'ivresse .

Dans les regards de tous les convives brillaient la joie ,

l'amour , le plaisir. Au moment où la morte figure de


Raphaël se montra dans l'ouverture de la porte , une ac-

clamation soudaine éclata , rapide , rutilante comme les


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 393

rayons de cette fête improvisée . Les voix , les parfums ,


la lumière , ces femmes d'une pénétrante beauté frappè-
rent tous ses sens , réveillèrent son appétit. Une délicieuse

musique , cachée dans un salon voisin , couvrit par un

torrent d'harmonie ce tumulte enivrant et compléta cette


étrange vision .

50
394 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Raphaël se sentit la main pressée par une main cha-


touilleuse , une main de femme dont les bras frais et

blancs se levaient pour le serrer , la main d'Aquilina . Il

comprit que ce tableau n'était pas vague et fantastique


comme les fugitives images de ses rêves décolorés , il

poussa un cri sinistre , ferma brusquement la porte et

flétrit son vieux serviteur en le frappant au visage .


Monstre , tu as donc juré de me faire mourir , s'é-

cria-t-il. Puis , tout palpitant du danger qu'il venait de


courir , il trouva des forces pour regagner sa chambre ,
but une forte dose de sommeil et se coucha.

Que diable , dit Jonathas en se relevant , monsieur

Bianchon m'avait cependant bien ordonné de le distraire .


Il était environ minuit. A cette heure , Raphaël , par un

de ces caprices physiologiques , l'étonnement et le dés-

espoir des sciences médicales , resplendissait de beauté

pendant son sommeil . Un rose vif colorait ses joues

blanches. Son front gracieux comme celui d'une jeune


fille exprimait le génie. La vie était en fleur sur ce vi-
sage tranquille et reposé. Vous eussiez dit d'un jeune en-
fant endormi sous la protection de sa mère . Son som-

meil était un bon sommeil , sa bouche vermeille laissait

passer un souffle égal et pur ; il souriait , transporté sans


doute par un rêve dans une belle vie . Peut-être était-il

centenaire , peut-être ses petits enfans lui souhaitaient-

ils de longs jours ; peut-être de son banc rustique , sous


le soleil , assis sous le feuillage , apercevait-il , comme le

prophète , en haut de la montagne , la terre promise , dans


un bienfaisant lointain !

Te voilà donc ! Ces mots , prononcés d'une voix ar-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN . 395

gentine, dissipèrent les figures nuageuses de son sommeil .


A la lueur de la lampe, il vit assise sur son lit sa Pauline ,

mais Pauline embellie par l'absence et par la douleur .


Raphaël resta stupéfait à l'aspect de cette figure blanche

comme les pétales d'une fleur des eaux , et qui , accom-


pagnée de longs cheveux noirs , semblait encore plus
blanche dans l'ombre. Des larmes avaient tracé leur route

brillante sur ses joues , et y restaient suspendues , prêtes


à tomber au moindre effort. Vêtue de blanc , la tête

penchée et foulant à peine le lit , elle était là comme un


ange descendu des cieux , comme une apparition qu'un
souffle pouvait faire disparaître .

Ah ! j'ai tout oublié , s'écria-t-elle au moment où


Raphaël ouvrit les yeux. Je n'ai de voix que pour te
dire Je suis à toi ! Oui , près de toi , mon cœur est

tout amour. Ah ! jamais , ange de ma vie , tu n'as été si


beau. Tes yeux foudroient. Mais je devine tout , va ! Tu
as été chercher la santé sans moi , tu me craignais.....
Eh bien .

-Fuis , fuis , laisse-moi , répondit enfin Raphaël d'une


voix sourde . Mais va-t-en donc . Si tu restes -là , je meurs .
Veux-tu me voir mourir ?

Mourir , répéta-t-elle . Est-ce que tu peux mourir

sans moi . Mourir , mais tu es jeune ! Mourir , mais je


t'aime ! Mourir , ajouta-t- elle d'une voix profonde et gut-

turale en lui prenant les mains par un mouvement de


folie .

— Froides , dit-elle . Est-ce une illusion?


Raphaël tira de dessous son chevet le lambeau de la

Peau de chagrin , fragile et petit comme la feuille d'une


396 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

pervenche , et le lui montrant : Pauline , belle image de

ma belle vie , disons-nous adieu , dit-il .

Adieu , répéta-t-elle d'un air surpris .


Oui. Ceci est un talisman qui accomplit mes dé-

sirs , et représente ma vie . Vois ce qu'il m'en reste . Si


tu me regardes encore , je vais mourir...

La jeune fille crut Valentin devenu fou , elle prit le


talisman , et alla chercher la lampe. Éclairée par la lueur
vacillante qui se projetait également sur Raphaël et sur
le talisman , elle examina très-attentivement et le visage

de son amant et la dernière parcelle de la Peau ma-

gique . En la voyant belle de terreur et d'amour , il ne

fut plus maître de sa pensée : les souvenirs des scènes

caressantes et des joies délirantes de sa passion triom-


phèrent dans son ame depuis long- temps endormie , et

s'y réveillèrent comme un foyer mal éteint.


— Pauline , viens ! Pauline !

Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille , ses

yeux se dilatèrent , ses sourcils violemment tirés par une


douleur inouïe s'écartèrent avec horreur , elle lisait dans

les yeux de Raphaël un de ces désirs furieux , jadis sa


gloire à elle ; et à mesure que grandissait ce désir , la
Peau , en se contractant , lui chatouillait la main. Sans

réfléchir , elle s'enfuit dans le salon voisin dont elle


ferma la porte .

Pauline , Pauline , cria le moribond en courant après

elle , je t'aime , je t'adore , je te veux ! Je te maudis ,


si tu ne m'ouvres ! Je veux mourir à toi !

Par une force singulière , dernier éclat de vie , il jeta

la porte à terre , et vit sa maîtresse à demi nue se rou-


ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 397

lant sur un canapé. Pauline avait tenté vainement de se


déchirer le sein, et pour se donner une prompte mort, elle

cherchait à s'étrangler avec son châle. Si je meurs 9
il vivra , disait-elle en tâchant vainement de serrer le
nœud. Ses cheveux étaient épars , ses épaules nues , ses

vêtemens en désordre , et dans cette lutte avec la mort ,


les yeux en pleurs , le visage enflammé , se tordant sous

un horrible désespoir , elle présentait à Raphaël , ivre d'a-

mour , mille beautés qui augmentèrent son délire ; il se


jeta sur elle avec la légèreté d'un oiseau de proie , brisa
le châle , et voulut la prendre dans ses bras.
398 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE.

Le moribond chercha des paroles pour exprimer le

désir qui dévorait toutes ses forces ; mais il ne trouva


que les sons étranglés du râle dans sa poitrine , dont cha-

que respiration creusée plus avant semblait partir de ses


entrailles. Enfin , ne pouvant bientôt plus former de sons ,
il mordit Pauline au sein . Jonathas se présenta tout épou-

vanté des cris qu'il entendait , et tenta d'arracher à la

jeune fille le cadavre sur lequel elle s'était accroupie dans


un coin .

Que demandez-vous ? dit-elle . Il est à moi , je l'ai
tué , ne l'avais-je pas prédit?

Langlois
ÉPILOGUE .

t que devint Pauline ?

Ah ! Pauline , bien . Êtes- vous


quelquefois resté par une douce soi-

rée d'hiver devant votre foyer do-


mestique , voluptueusement livré à

des souvenirs d'amour ou de jeunesse

en contemplant les rayures produites


par le feu sur un morceau de chêne ? Ici la combustion

dessine les cases rouges d'un damier , là elle miroite des

velours ; de petites flammes bleues courent , bondissent et

jouent sur le fond ardent du brasier. Vient un peintre


inconnu qui se sert de cette flamme ; par un artifice
unique , il trace au sein de ces flamboyantes teintes

violettes ou empourprées une figure supernaturelle et


d'une délicatesse inouïe , phénomène fugitif que le hasard
ne recommencera jamais , c'est une femme aux cheveux
400 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

emportés par le vent , et dont le profil respire une pas-


sion délicieuse du feu dans le feu ! elle sourit , elle
expire , vous ne la reverrez plus. Adieu fleur de la flamme ,

adieu principe incomplet , inattendu , venu trop tôt ou


trop tard pour être quelque beau diamant.
Mais Pauline ?

Vous n'y êtes pas ? je recommence . Place ! place !
Elle arrive , la voici la Reine des illusions , la femme
qui passe comme un baiser , la femme vive comme un

éclair, comme lui jaillie brûlante du ciel , l'être incréé ,

tout esprit , tout amour.

Elle a revêtu je ne sais quel corps de flamme , ou pour

elle la flamme s'est un moment animée ! Les lignes de ses

formes sont d'une pureté qui vous dit qu'elle vient du ciel .
Ne resplendit - elle pas comme un ange , n'entendez - vous
pas le frémissement aérien de ses ailes ? Plus légère que

l'oiseau , elle s'abat près de vous et ses terribles yeux


fascinent ; sa douce mais puissante haleine attire vos lè-

vres par une force magique ; elle fuit et vous entraîne ,


vous ne sentez plus la terre . Vous voulez passer une seule
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES , LA PEAU DE CHAGRIN. 401

fois votre main chatouillée , votre main fanatisée sur ce

corps de neige , froisser ces cheveux d'or , baiser ces yeux


étincelans. Une vapeur vous enivre , une musique en-
chanteresse vous charme. Vous tressaillez de tous vos

nerfs , vous êtes tout désir , tout souffrance. O bonheur

sans nom ! vous avez touché les lèvres de cette femme ;


mais tout à coup une atroce douleur vous réveille , Ha !

ha ! votre tête a porté sur l'angle de votre lit , vous

en avez embrassé l'acajou brun , les dorures froides ,


quelque bronze , un amour en cuivre .
Mais monsieur , Pauline ?
Encore ! Écoutez . Par une belle matinée , en par-

tant de Tours , un jeune homme embarqué sur la Ville


d'Angers tenait dans sa main la main d'une jolie femme.
Unis ainsi , tous deux admirèrent long-temps , au- dessus
des larges eaux de la Loire , une blanche figure , arti-
ficiellement éclose au sein du brouillard comme un fruit

des eaux et du soleil , ou comme un caprice des nuées


et de l'air.

51

O
NT
HEQUE CA
402 ÉTUDES SOCIALES , DEUXIÈME PARTIE .

Tour à tour ondine ou sylphide , cette fluide créature


voltigeait dans les airs comme un mot vainement cher-

ché qui court dans la mémoire sans se laisser saisir ; elle

se promenait entre les îles, elle agitait sa tête à travers les

hauts peupliers ; puis devenue gigantesque elle faisait ou


resplendir les mille plis de sa robe , ou briller l'auréole
décrite par le soleil autour de son visage ; elle planait
sur les hameaux , sur les collines , et semblait défendre

au bateau à vapeur de passer devant le château d'Ussé .


Vous eussiez dit le fantôme de la Dame des Belles Cou-

sines qui voulait protéger son pays contre les inventions


modernes.

Bien , je comprends , ainsi de Pauline . Mais Fœ-


dora ?
― Oh ! Foedora, vous la rencontrerez . Elle était hier

aux Bouffons , elle ira ce soir à l'Opéra , elle est partout.

A ta Bouleaunière , avril 1831.

O
NT
CA
TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS CE VOLUME .

LA PEAU DE CHAGRIN. 1
Le Talisman . 3
La Femme sans cœur. 103
L'Agonie. . 261
Épilogue.. 399
RESTAURÉ en l'an 1944
par G. WEISSENBACH

Vous aimerez peut-être aussi