L'Histoire de L'esclavage Et de La Traite Collectif
L'Histoire de L'esclavage Et de La Traite Collectif
10 nouvelles approches
Maison d’édition : J'ai lu
© E.J.L., 2021
Dépôt légal : mai 2021
ISBN numérique : 9782290257357
ISBN du pdf web : 9782290257371
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782290257340
Ce document numérique a été réalisé par PCA
Présentation de l’éditeur :
L’histoire de l’esclavage et de la traite négrière n’est pas uniquement celle
des Noirs ; elle nous concerne tous. Elle n’appartient pas qu’au passé
puisqu’elle imprègne notre présent. Elle a façonné la souffrance d’un
peuple, mais aussi mis en place des mécanismes sociaux, politiques et
économiques qui perdurent. Cette histoire parle de domination,
d’impérialisme, mais également de la façon dont des hommes et des
femmes ont, au quotidien, transcendé l’oppression en se révoltant, en
témoignant, en imaginant.
Dans ces pages, d’éminents spécialistes, historiens ou politiques, font surgir
de l’ombre des vérités méconnues sur l’esclavage et la traite négrière.
Biographie de l’auteur :
Ont contribué à cet ouvrage : António d’Almeida Mendes, Jean-Marc
Ayrault, Pascal Blanchard, Myriam Cottias, Doudou Diène, Réjane Éreau,
Fanny Glissant, Aline Helg, Maboula Soumahoro, Françoise Vergès, ainsi
que les rédacteurs de dailleursetdici.news.
Avant-propos
Le fait que l’esclavage soit perçu comme une pratique qui concerne
avant tout les Africains est une vision tronquée de l’histoire de
l’humanité. La question centrale, en réalisant la série Les Routes de
l’esclavage, était justement de comprendre comment ces différentes routes
se sont finalement concentrées sur la région subsaharienne et comment
l’esclavage qui, à l’échelle de l’histoire, a concerné majoritairement des
populations dites « blanches » – le vocable « esclave » vient de « slave » – a
basculé vers un esclavage exclusivement africain au point de créer un
deuxième vocable, « nègre », qui prétend signifier à la fois « noir » et
« esclave ».
L’esclave est défini par sa force de travail, sa seule fonction sociale. Il
est ainsi privé de son ascendance et de sa descendance. Pour que des
sociétés fabriquent un statut d’esclave, il faut d’abord construire une
distance avec l’Autre. Une distance facilement permise lors des guerres, ou
appuyée sur des différences d’ethnies, de religion.
On trouve des esclaves dans bon nombre de civilisations très
hiérarchisées, dans la Grèce et la Rome antiques, en Égypte, ou encore en
Europe au Moyen Âge.
On peut lire chez Aristote que la nature crée des êtres destinés à
commander ; d’autres, au contraire, caractérisés par leur seule force
corporelle, seraient destinés à l’obéissance.
Colorisme et métissage
On peut parler de « colorisme » dans la société caraïbe : quarterons,
mulâtres… Il existe dans ces sociétés esclavagistes un lexique
impressionnant pour définir la couleur de peau des uns et des autres, avec
une échelle d’ancêtres noirs allant de 1/2 (« mulâtre ») à 1/64 (« sang-
mêlé » à Saint-Domingue). La couleur de peau correspond à différentes
possibilités sociales. Au Brésil, par exemple, des femmes, en fonction de
leur couleur, pourront être vendeuses, brodeuses ou tisseuses pour
accumuler le petit pécule qui leur permettra d’être affranchies. La proximité
avec le maître permet aussi à ses enfants métis d’être possiblement
affranchis.
Au fur et à mesure de cette cohabitation – d’une violence extrême –
entre esclaves et maîtres va apparaître cette population libre de couleur qui
connaîtra une grande mobilité. De fait, tout en se développant au prix de
grandes violences et de viols répétés, le métissage crée aussi de
nouvelles fonctions sociales.
Dans le golfe du Bénin, l’île de Sao Tomé est inhabitée lorsqu’elle est
découverte par des navigateurs portugais, en 1471. Elle devient une sorte de
laboratoire d’expérimentation esclavagiste, dès 1530. On y cultive la canne
à sucre en employant des contremaîtres métis, dont les pères sont
possiblement portugais et les mères issues de grandes familles
aristocratiques de la côte africaine. Dès l’origine de la plantation sucrière,
tout en construisant un système maîtres blancs/esclaves noirs, on sait qu’on
aura besoin des métis, vus comme une population intermédiaire, pour
fluidifier les rapports sociaux d’une extrême violence.
Christianisme et racialisme
Proportion
Saint-Domingue Guadeloupe/Martinique
d’ancêtres noir
7/8 Sacatra -
5/8 Marabou -
1/32 Quarteronné -
1/64 Sang-mêlé -
Révoltes et soulèvements
Victimes et résistants
Résister juridiquement
Résister économiquement
Les résistances économiques sont diverses. Des femmes noires vendent
leurs marchandises sur des marchés dans les Caraïbes ou au Brésil, comme
le montrent déjà des tableaux du XVIIe siècle. D’autres tiennent des
auberges, sont repasseuses, couturières, modistes, lavandières, épicières,
nourrices. En France, les archives d’une présence féminine noire sont
encore très fragmentaires. Le journal d’une communarde de 1871 évoque
une femme noire cantinière dans son régiment mais sans donner aucun
détail. Des recherches beaucoup plus fines seront nécessaires mais on sait
que dans les colonies en Martinique, en Guadeloupe ou à La Réunion, des
femmes tenaient des petits commerces, des étals de marché, étaient
ouvrières agricoles.
Témoigner
Si des femmes esclavagisées sont prêtresses, assurent la transmission de
savoirs et de rituels, peu auront l’occasion de faire publier leurs
témoignages, ce qui rend les quelques autobiographies et textes connus
encore plus précieux. Les obstacles ne relèvent pas seulement de l’accès à
l’écriture ou à l’impression. Quand Phillis Wheatley, première poétesse
noire connue, publie ses créations, trois ans avant la révolution américaine 1,
la société blanche refuse de croire qu’une Noire en est l’auteure. Car le
racisme repose sur l’idée d’une inhumanité des Noir.e.s, de leur incapacité à
faire preuve de créativité artistique. Avec leurs publications, Mary Prince,
Harriet Tubman ou encore Harriet Jacobs, démontrent l’absurdité de cette
idée.
Dès que la photographie est inventée, des femmes noires s’en saisissent
comme Sojourner Truth qui se fera photographier plusieurs fois dans sa vie,
dans une pose pleine de dignité, assise avec un livre à la main. Ainsi, elle
renverse les représentations stigmatisant les femmes noires. Sillonnant les
États-Unis, elle prône l’abolition de l’esclavage et les droits des femmes et
intervient, en 1851, à la première National Women’s Rights Convention à
Worcester dans le Massachusetts. Elle y prononce son plus fameux
discours : « Ne suis-je pas une femme ? », répondant ainsi à un homme qui
lui conteste son humanité. Dans les colonies françaises, aucun texte de
femmes esclavagisées n’est connu. L’histoire de leur résistance s’est
transmise oralement à travers les mémoires.
Dans les colonies, les femmes blanches esclavagistes ont été aussi
cruelles et dures que les hommes, comme l’ont montré des historiennes.
Celles qui avant leur mariage possédaient des êtres humains imposaient de
les garder comme leur propriété dans leur contrat de mariage, pour pouvoir
les punir ou les vendre à leur guise, sans l’accord de leur époux.
En France, des membres de familles riches résidant dans les colonies
esclavagistes tissent ainsi des liens étroits entre colonie et métropole, mais
la présence noire reste à distance. Quand des esclavagistes viennent avec
leurs domestiques esclaves noir.e.s, l’inquiétude s’installe. Une « police des
Noirs », créée en 1777, interdit aux Noir.e.s de circuler librement. Si des
Noir.e.s apparaissent dans des tableaux, c’est pour faire contraster leur peau
noire à la « beauté » et à la blancheur des personnages centraux.
Dans le mouvement abolitionniste européen qui émerge au XIXe siècle et
qui lie l’Amérique du Nord, les Caraïbes, l’Angleterre et l’Europe, des
femmes émergent, comme Amanda Berry Smith. En France, l’auteure de la
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne de 1791, Olympe de
Gouges, s’élève contre l’esclavage au début des années 1780 avec la
première pièce du théâtre français dénonçant le système économique
esclavagiste, Zamore et Mirza. Pourtant, cet anti-esclavagisme féministe
n’ira pas jusqu’à combattre pour une réelle égalité car il ignore le racisme.
L’anti-esclavagisme européen n’affaiblit pas le racisme anti-Noir.e, et s’il
est pour l’abolition de l’esclavage, il n’envisage pas une complète égalité.
Aux États-Unis, la féministe nord-américaine Elizabeth Cady Stanton
proteste en 1865 contre le droit de vote accordé aux hommes noirs avant de
l’être aux femmes blanches. Ce « discours de la priorité », dira Sojourner
Truth, ne vise pas l’égalité pour toutes et tous.
Les questions que soulèvent les luttes des femmes esclaves ne
deviendront jamais une cause centrale du féminisme européen. Pour la
plupart de ces féministes, les femmes noires restent des victimes à sauver et
à protéger.
Le Code Noir (promulgué par Louis XIV en mars 1685) ne fait pas
distinction ni entre les sexes ni entre les âges. Femmes, hommes, enfants y
sont tous déclarés « meubles », comptés au même titre que des mules, des
chaises ou des tables. Femmes, enfants et hommes sont punis de la même
manière – coups de pied, oreille coupée, marques au visage, mutilations. Là
où une distinction se fait, c’est dans le statut de l’enfant qui suit le statut de
la mère, le père n’ayant aucun droit.
Bon, les enfants, quand il y a autant de raffut quelque part, c’est qu’il y
a quelque chose de chamboulé. Je crois qu’entre les Noir·e·s du Sud et les
femmes du Nord, qui parlent tou·te·s de leurs droits, l’homme blanc va
bientôt être dans le pétrin. Mais de quoi parle-t-on ici au juste ? Cet homme
là-bas dit que les femmes ont besoin d’être aidées pour monter en voiture,
et qu’on doit les porter pour passer les fossés, et qu’elles doivent avoir les
meilleures places partout. […] Et ne suis-je pas une femme ? Regardez-
moi ! Regardez mon bras ! J’ai labouré, planté et rempli des granges, et
aucun homme ne pouvait me devancer ! Et ne suis-je pas une femme ? Je
pouvais travailler autant qu’un homme (lorsque je trouvais du travail) ainsi
que supporter tout autant le fouet ! Et ne suis-je pas une femme ? J’ai mis
au monde cinq enfants, et vu la plupart d’entre eux être vendus comme
esclaves, et quand j’ai pleuré avec ma douleur de mère, personne à part
Jésus ne m’écoutait ! Et ne suis-je pas une femme ?
Extrait du discours de Sojourner Truth à la Convention des
droits des femmes (1851)
4
Résistances des Européens
Par Aline Helg
e
Une continuité au XIX siècle
L’engagisme, un entre-deux
C’est un statut très vite oublié dans l’historiographie contemporaine, il
est pourtant essentiel à appréhender pour comprendre les évolutions et les
continuités. Aux Antilles par exemple, il n’y a pas que des descendants
d’esclaves mais aussi beaucoup de descendants d’engagés. On estime que
vingt-cinq à trente millions d’individus ont été déplacés de Sud en Sud, de
l’Asie vers l’Afrique et les Antilles, de l’Afrique vers les Antilles, dans ce
qui fut certainement la première migration de travail massive, au XIXe siècle
et au début du XXe siècle. L’engagisme, c’est un entre-deux, c’est aussi le
symbole du passage d’un système à l’autre, comme le travail forcé.
Le principe est alors que les gens doivent donner des années de labeur
pour rembourser leur voyage. Ils sont logés et nourris dans les plantations,
avec un statut parfois très proche de celui d’esclave. Il existe pourtant des
variabilités de conditions en fonction des territoires : les contrats de travail
ne sont pas les mêmes, selon les populations. L’engagisme durera plusieurs
décennies et va constituer le passage d’un système à l’autre, une transition
postesclavagiste et précolonialiste non esclavagiste. C’est une continuité du
système esclavagiste qui se superpose à la mise en place du système
colonial stricto sensu. Les engagés ne sont pas du tout perçus comme une
population qui va s’installer sur ces territoires. Ceux qui vont survivre y
resteront cependant, et ainsi composer une nouvelle strate dans le temps où
s’invente le système colonial.
On constate donc que, sur bien des plans, il n’y a pas de rupture nette
entre esclavagisme et colonialisme.
Très rapidement, le droit va s’adapter avec le Code de l’indigénat. Le
droit colonial se met en place avec l’expansion territoriale. L’Empire va
produire, selon les territoires, une diversité de statuts différents – ce qui
n’était pas le cas au temps de l’esclavagisme. Ainsi, on inventera le
protectorat à Madagascar, à Annam, au Maroc, en Tunisie. Tout cela
fabrique, petit à petit, le postesclavagisme qui va devenir la base de
l’empire colonial « moderne ». Lors des premières Expositions universelles,
comme celle de 1855 à Paris, on présente les colonies comme une
continuité de ce qui existait auparavant : on n’annonce pas un nouvel ordre
du monde. On présente le Sénégal, la Guadeloupe, la Martinique, l’Algérie,
comme des prolongements de l’Ancien Régime. Comme si tout cela
s’inscrivait dans le long flux d’une présence montrée comme normale,
légitime, bénéfique à tous. À partir des Expositions universelles de 1878
et 1889, l’idée de libération des peuples s’affirme et elle est totalement
structurante en 1900.
son propre récit. Elle a « libéré » et non pas « oppressé », elle a « civilisé »
et non « colonisé », elle est guidée par une mission morale et non par
l’exploitation des terres.
Le mirage éclate à partir de 1945 avec le début des décolonisations.
Désormais, la répression et les réformes vont de pair. Ainsi, en 1946, la fin
du travail forcé mettra plusieurs années à se mettre explicitement en œuvre
dans les colonies. Mais il est trop tard. Plus personne ne peut croire que la
colonisation libère… Le mythe élaboré dans la période 1830-1880
s’effondre.
Aveugle à la « race » ?
On constate aujourd’hui une réticence ou une impossibilité à
reconnaître la catégorisation raciale en France. Pourtant, notre pays a une
histoire esclavagiste et impérialiste. Ce déni de la race serait, nous dit-on,
une longue tradition française. Cet aveuglement structurel est absolument
contredit par l’histoire. La France édicte, en 1685, le Code Noir. Le Code de
l’indigénat de 1881 dans les colonies françaises faisait bien la différence
entre Français et indigènes. Lors de la Seconde Guerre mondiale, la France
occupée a participé à la Shoah, le régime de Vichy a collaboré. À cette
époque, la France compte et répertorie les juifs.
Dire que la question raciale est importée des États-Unis est une
ineptie. C’est une forme de négationnisme. L’institution esclavagiste a
existé en dehors de l’Hexagone dans les colonies et territoires dits
« d’outre-mer français ». Certes, les États-Unis ont géré sur leur propre sol
les populations noires, depuis l’arrivée des premiers Africains en 1619.
Mais cette différence ne peut pas justifier le déni. La France a un passé
colonial et esclavagiste, tout comme la Grande-Bretagne, le Portugal, la
Belgique, l’Espagne, le Danemark, les Pays-Bas… Personne ne peut
échapper à cette histoire.
Une société n’est pas dans la dénégation pour rien. Beaucoup en retirent
un bénéfice. Cela permet d’assoir une domination, de masquer les inégalités
raciales, de développer un confort politique, économique, social mais aussi
psychique. Les personnes blanches ont ainsi le luxe de ne pas devoir se
soucier de la question raciale.
Pourtant, la question de la racialisation concerne l’ensemble de la
société. Toutes ses composantes sont touchées et jouent un rôle dans ce
processus. Car la « race » est construite pour toutes et tous : il n’existe pas
de Noirs sans Blancs. Mais la catégorie blanche bénéficie de l’invisibilité,
de la normativité.
La race biologique n’existe évidemment pas. Ces catégories raciales ont
été inventées, elles ont été créées. Nous devons en connaître les nuances et
les subtilités. Être défavorablement racialisé aujourd’hui, c’est avoir des
problèmes d’accès au logement, à l’emploi, aux soins, à tout ce qu’on
appelle « les biens rares ». Cela influence les rapports avec la police,
l’orientation en milieu scolaire. Cet ordonnancement du monde s’immisce
jusque dans l’intime, par exemple dans la transmission des langues dans les
familles. Certaines d’entre elles disparaissent, du fait d’être minorées.
Pour autant, la question de la race est une question complexe qui
s’imbrique avec d’autres problématiques : le genre, l’orientation sexuelle, la
classe sociale, la géographie…
Pour sortir du racisme, nous devons d’abord commencer par sortir du
déni. Nous devons enseigner cette histoire raciale. Nous devons l’étudier en
profondeur.
Réjane Éreau est journaliste. Elle explore depuis une vingtaine d’années
les thèmes des peuples et des cultures du monde, de la connaissance de soi
et de l’identité. Son travail aux côtés de Marc Cheb Sun auprès des
jeunesses minoritaires a été récompensé par l’ONU en 2009. Elle collabore
à Dailleursetdici.news depuis sa création.
Un père héroïque
Dans L’Autre Dumas, il y a cette phrase, incompréhensible pour qui ne
connaît pas l’histoire : « Je tiens ça de mon père », dit Dumas-Depardieu en
parlant de ses convictions politiques – sans autre explication. Alors parlons-
en du père : Thomas Alexandre Davy naît en 1762 sur l’île de Saint-
Domingue. Son père, Alexandre Antoine Davy, marquis de La Pailleterie,
est un hobereau coureur et dispendieux, ayant quitté sa Normandie pour
tenter l’aventure en Haïti. Sa mère, Marie-Cessette, est une esclave noire
que son père a achetée, puis qu’il affranchira et dont il aura quatre enfants.
Lorsque Alexandre Antoine décide de rentrer en France en 1775, il vend
sa progéniture pour payer son retour. Un an plus tard, il rachète son fils et le
fait venir auprès de lui. L’enfant prend le titre de comte, s’instruit, suit son
père dans ses frasques, puis rejoint une prestigieuse académie où il alterne
études et apprentissage des armes. Alliant force, intelligence et grâce,
Thomas Alexandre excelle. À 24 ans, il s’engage dans les dragons sous le
pseudonyme de Dumas. Habile au fusil, admirable cavalier, il grimpe
rapidement dans la hiérarchie.
En 1792, à la faveur de la création de la Légion franche de cavalerie des
Américains et du Midi – un corps constitué d’hommes « de couleur » –, il
est recruté comme commandant en second par le Chevalier de Saint-
Georges 1. La même année, il épouse la fille d’un aubergiste de Villers-
Cotterêts. Un an plus tard, il est nommé général, devenant ainsi le premier
général noir de l’armée française.
Le sceau de la différence
De ce père d’exception, né esclave, devenu aristocrate – mais qui aura à
supporter le chancre du racisme tout au long de sa carrière (notamment de
la part de Napoléon) –, Alexandre Dumas a peu de souvenirs : né à Villers-
Cotterêts en 1802 (année où l’abolition de l’esclavage, décidée une
première fois en France en 1794, est révoquée), l’enfant n’a que 3 ans et
demi lorsque son père meurt.
Élevé par sa mère dans des conditions difficiles, l’écrivain grandit dans
le mythe paternel. Obligé de travailler dès 13 ans comme coursier, il étudie
en autodidacte, monte à Paris, est embauché comme clerc et nourrit sa
passion : l’histoire, le théâtre et l’écriture. La notoriété survient en 1829
avec la pièce Henri III et sa Cour. Remarquable dialoguiste, doté d’une
vitalité insolente, l’écrivain multiplie les livres et les pièces, fonde un
théâtre, achète un château… mais, comme le rappelle son biographe,
l’auteur et éditeur Claude Schopp, sa vie reste à jamais marquée du double
sceau de la bâtardise raciale et sociale.
À l’époque, son métissage n’est pas une exception dans le monde de la
culture : le peintre Guillaume Guillon-Lethière, fils d’une esclave affranchie
de Guadeloupe et d’un procureur du roi, a dirigé l’Académie de France à
Rome 2. Mais, face au succès, les attaques contre Alexandre Dumas vont
bon train. Celui que George Sand décrit comme « le génie de la vie »
dérange. Pour le dénigrer, on l’attaque sur sa naissance et on met sa part
noire en lumière.
Ainsi, le journaliste Eugène de Mirecourt écrit : « Lèvres saillantes, nez
africain ; tête crépue, visage bronzé. Son origine est écrite d’un bout à
l’autre de sa personne ; mais elle se révèle beaucoup plus encore dans son
caractère. » En effet, « aiguillonnez un point quelconque de la surface
civilisée, bientôt le nègre vous montrera les dents. […] Monsieur Dumas
aime tout ce qui brille, tout ce qui chatoie. […] Les joujoux le séduisent, les
fanfreluches lui tournent le cerveau – Nègre ! » Ou encore : « Grattez
l’œuvre de Monsieur Dumas et vous trouverez le sauvage. Il déjeune en
tirant de la cendre du foyer des pommes de terre brûlantes, qu’il dévore
sans ôter la pelure ! »
Pour se défendre, Alexandre Dumas l’attaque en diffamation et joue de
son humour. À un contradicteur qui lui demande lors d’un débat : « Au fait,
cher Maître, vous devez bien vous y connaître en nègre ? », l’écrivain
répond : « Mais très certainement. Mon père était un mulâtre, mon grand-
père était un nègre et mon arrière-grand-père était un singe. Vous voyez,
Monsieur : ma famille commence là où la vôtre finit. » Claude Schopp le
confirme : toute sa vie, Alexandre Dumas mettra en scène ce qu’il est, y
compris sa négritude. Quand il se décrit dans ses Mémoires comme un
« nègre » avec des « cheveux crépus » et un « accent légèrement créole », il
joue avec le stigmate et se moque de ses détracteurs – car comment lui qui
est né et a grandi à quatre-vingts kilomètres de Paris pourrait-il avoir
l’accent créole ?
Justice et liberté
Certains travaux le dépeignent obsédé par les questions d’hérédité, de
racines et d’origine. Claude Schopp, lui, préfère insister sur la façon dont sa
différence a profondément nourri sa personnalité et son œuvre.
Alexandre Dumas est un hybride. Sur le plan littéraire, il ne cesse de
transcender les genres et d’inventer des formes, publiant des feuilletons
dans les journaux, contaminant le roman avec le théâtre…
De ses origines multiples, de son désir de ne pas déchoir vis-à-vis de
son père, du tiraillement entre notoriété et raillerie, Alexandre Dumas fait
un style. Un engagement, aussi. L’écrivain n’est pas un militant flamboyant,
mais sa sympathie envers la cause noire est réelle. Proche de l’homme
politique martiniquais Cyrille Bissette, l’un des artisans de la deuxième
abolition de l’esclavage en France (votée le 27 avril 1848), Dumas écrit en
1830 aux Haïtiens, s’adressant à eux comme à des frères. En 1850, il se
présente aux élections législatives en Guadeloupe. Quelques années avant
sa mort, quand éclate la guerre de Sécession, il envoie même des
autographes au président américain Abraham Lincoln afin qu’ils puissent
être vendus en soutien aux troupes abolitionnistes.
Quelques-uns de ses romans abordent le thème de la traite : Georges est
l’histoire d’une famille de gens « de couleur ». Son héros, mulâtre
charismatique, préfigure le comte de Monte-Cristo. Dans Le Capitaine
Pamphile, un chapitre évoque les négriers qui déportaient des Africains vers
le Nouveau Monde. Dans Ingénue, un passage décrit les réunions des
« amis des Noirs »… Mais c’est surtout en filigrane que l’influence
familiale sur l’œuvre de Dumas se fait sentir. Comme son père, l’auteur est
épris de justice, de fraternité et de liberté. Les Trois Mousquetaires sont-ils,
comme certains le suggèrent, la transposition des aventures du général
Dumas et de trois de ses camarades de cavalerie ? Et le désir de revanche
qui anime Le Comte de Monte-Cristo, est-il celui de Dumas pour lui-même
et pour les siens ? Proche du peuple, l’écrivain aime l’histoire. Pour Claude
Schopp, son désir profond est de l’instruire tout en l’amusant – convaincu
peut-être qu’on ne peut aller de l’avant que lorsqu’on sait d’où l’on vient.
Un déficit de représentation
Enseigner Dumas
Gwenaëlle Hamon est professeure de français depuis vingt ans. Quand
elle étudie Albert Camus avec ses élèves, elle commence par présenter
l’homme, car elle estime que c’est un prisme essentiel pour comprendre son
œuvre. Quand elle leur dit : « Né en Algérie, prix Nobel de littérature, mère
illettrée », elle sent leur engouement. Car non seulement cela résonne avec
l’histoire familiale de certains, mais cela nourrit leur estime d’eux-mêmes et
élargit leurs perspectives.
De même, aborder Dumas en ayant conscience de son lien avec
l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage peut être passionnant. Pour
les élèves qui ont des origines multiples et qui peinent à se retrouver dans
ce qui leur est enseigné, ignorant souvent l’existence de telles personnalités
dans le patrimoine culturel français, mais pas uniquement.
Un homme, une œuvre, c’est un contexte. Dumas est un exemple : d’où
que l’on vienne, qui que l’on soit, il est possible, à partir de son histoire
singulière, de construire son propre récit et d’en nourrir l’histoire commune.
Allez chiche : « Un pour tous, tous pour un ? »
Un universalisme africain
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 n’a pas
inauguré le concept de l’universalisme et de la primauté de l’humain. La
première trace documentée des droits de l’homme est la charte du Manden
dans l’empire de Soundiata Keïta, au XIIIe siècle, élaborée par les chasseurs
mandingues à l’époque de l’Europe médiévale. Ainsi, cette charte a été
inscrite au patrimoine immatériel de l’Unesco : il serait nécessaire que cela
soit enseigné dans les écoles. Les notions majeures de non-violence,
d’égalité, de respect mutuel, inscrites plus tard dans la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen, figurent dans cette charte qui débute par
cette affirmation forte : « Toute vie est une vie. »
La force du colonialisme a été de travestir le concept d’universalisme
pour le réserver aux hommes blancs occidentaux.
pour dailleursetdici.news
Qu’est-ce que la charte du Manden ?
Également connue sous le nom de la charte de Kouroukan Fouga 7, cette
charte est un ensemble de règles juridiques proclamées par les chasseurs de
l’empire de Soundiata Keïta (1190-1255). Elle servit de constitution à l’Empire
mandingue, transmise oralement par l’intermédiaire des griots (les Djely). Elle fut
ensuite retranscrite en 1998.
Intégrée à la liste du patrimoine mondial immatériel de l’Unesco en 2009, la
charte régissait de nombreux aspects de la vie de cet empire qui regroupait les
actuels Mali, Guinée(s), Sénégal, Gambie, Burkina Faso, Côte d’Ivoire et
Mauritanie. Elle est apparue dans un contexte d’une guerre remportée par
Soundiata, qui décida de légiférer sur son grand royaume afin de l’unifier.
Quarante-quatre articles composent la charte qui reconnaît notamment le
caractère sacré de la vie et le droit à la propriété. Tous les droits de l’homme
moderne de la Déclaration universelle des droits de l’homme, élaborée plusieurs
siècles plus tard, y figurent.
Remerciements
Identité
Copyright
Couverture
Avant-propos
Remerciements
Table des encadrés
Notes
1. Une série documentaire de 4 x 52 minutes de Daniel Cattier, Juan Gélas, Fanny Glissant, diffusée
en 2018 sur Arte.
2. Compilation littéraire de récits de voyages de Léon l’Africain, explorateur, géographe et historien
du XVIe siècle.
3. Professeur, historien, auteur américain.
4. « Maudit soit Canaan (fils de Sham), qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères », Genèse 9,
20-27.
Notes
1. Esclavages et subjectivité dans l’Atlantique luso-brésilien et français (XVIIe-XXe siècles),
M. Cottias et M. Mattos (dir.), OpenEdition, Marseille, 2016.
2. Ségou, Maryse Condé, Robert Laffont, Paris, 1984.
3. La porte que les captifs devaient traverser pour embarquer sur le navire de leur déportation.
4. Voir encadré « Qu’est-ce que le Code Noir ? », page 27.
Notes
1. 1765, début de la révolution.
Notes
1. Voir projet Legacies of British Slave-Ownership, https://www.ucl.ac.uk/lbs/
2. Traditionnellement, le système assimilationniste se méfie des particularismes.
3. Catherine Hall est une historienne dont les travaux portent sur la Grande-Bretagne et son empire.
Elle a notamment mené une enquête sur les familles impliquées dans la traite négrière.
4. À ce titre, la directrice du musée des Ducs de Bretagne à Nantes a effectué un travail formidable
dont le fil conducteur est l’histoire de la ville via son volet « Histoire décoloniale ».
5. Olivier Pétré-Grenouilleau est un historien, auteur de L’Argent de la traite. Milieu négrier,
capitalisme et développement : un modèle, Éditions Aubier, Paris, 1996.
6. Voir https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr
7. Kenneth Pomeranz est un historien spécialiste de la Chine, auteur d’Une grande divergence : La
Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, Paris, 2010.
Notes
1. Des offrandes dans les églises représentent, à La Rochelle, des maquettes de navires ou des
tableaux dépeignant des personnes noires réduites en esclavage.
2. Le Code noir est un recueil d’une soixantaine d’articles publié en plusieurs fois en 1685. Sous
l’autorité du Roi de France, il rassemble toutes les dispositions régissant l’esclavage dans
les colonies françaises. (Voir encadré, p. 27.)
3. Après quinze ans de travaux et trois ans de fermeture, le château des ducs de Bretagne rouvre en
hébergeant désormais l’ambitieux musée d’Histoire de Nantes.
4. Bordeaux, port négrier : XVIIe-XIXe siècles, Éric Saugera, Éditions Karthala, Paris, 1995.
5. Aimé Césaire fut un poète et homme politique martiniquais, anticolonialiste.
6. Kervégan, Guillaume-Grou, Colbert, les avenues Guillon et Bourgault-Ducoudray : à Nantes, cinq
voies publiques portent le nom de personnalités impliquées dans le commerce triangulaire.
7. Au Havre, les rues Jules-Masurier, de Begouen, Lestorey-de-Boulongne, Jean-Baptiste-Eyriès et
Massieu-de-Clerval font référence à des notables locaux ayant participé à la traite négrière.
8. La loi Taubira de 2001 reconnaît la traite et l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. À
l’origine de la journée du souvenir de l’esclavage, fixée le 10 mai, la loi stipule que les programmes
scolaires doivent accorder à la traite négrière la place conséquente qu’elle mérite.
9. Le 10 mai 2019, le Président de la République a renouvelé son engagement de voir ériger à Paris
dans le jardin des Tuileries, un mémorial qui rende hommage aux victimes de l’esclavage.
Notes
1. Le traité de Paris (1763) consacre la Grande-Bretagne comme première puissance mondiale qui
évince la France de presque tous les espaces coloniaux indiens et nord-américains.
2. Statut intermédiaire entre esclavage et salariat. Voir « L’engagisme, un entre-deux », p. 63.
3. Le congrès de Vienne (1814-1815) a été l’une des plus importantes conférences internationales de
l’histoire européenne.
4. Empereur français de 1852 à 1870.
Notes
1. Voir le documentaire Les Routes de l’esclavage de Daniel Cattier, Juan Gélas, Fanny Glissant,
diffusé en 2018 sur Arte.
Notes
1. Musicien et militaire français, né esclave en Guadeloupe, figure de la Révolution.
2. Institution située dans la Villa Médicis, dédiée à l’accueil d’artistes en résidence.
3. Le film retrace la lutte des Noirs américains pour les droits civiques à partir d’un texte de James
Baldwin.
Notes
1. Voir Histoire générale de l’Afrique, 8 volumes, Edicef, Présence africaine et Unesco, Paris, 1986-
1997.
2. Noirs indiens, cités dans le Journal de la Société des Africanistes, L. Homburger, Paris, 1955.
3. Ils y étaient avant Christophe Colomb, Ivan Van Sertima, traduction de l’anglais par Marie
Matignon, Flammarion, Paris, 1981.
4. Nations nègres et Culture. De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique
noire d’aujourd’hui, Cheikh Anta Diop, Présence africaine, Paris, 1954.
5. La Langue secrète des Dogon de Sanga, Michel Leiris, Institut d’ethnologie, Paris, 1948.
6. Abraham Hanibal, l’aïeul noir de Pouchkine, Dieudonné Gnammankou, Présence africaine, Paris,
1996.
7. Du nom d’un village frontalier entre le Mali et la Guinée.