Le Francais Au Maroc
Le Francais Au Maroc
Maroc
Frédéric Bourdereau
Dans Le français aujourd'hui 2006/3 (n° 154), pages 25 à 34
Éditions Armand Colin
ISSN 0184-7732
ISBN 9782200921095
DOI 10.3917/lfa.154.0025
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Le Maroc s’est engagé, depuis maintenant plus de cinq ans, dans une ambi-
tieuse réforme de son système d’enseignement, visant d’une part à généra-
liser la scolarisation fondamentale, en particulier dans les zones rurales,
d’autre part à adapter et moderniser les programmes et les pratiques
d’enseignement. Cette réforme, si elle aborde naturellement la question
linguistique, ne remet néanmoins pas en cause, pour l’essentiel, la distribu-
tion et le rôle des différentes langues en présence dans l’espace et le temps
scolaire. Or, la complexité de la situation linguistique du Maroc, comme
les dynamiques linguistiques à l’œuvre, en particulier dans les zones
urbaines, sont autant de facteurs qui font peser de très importants enjeux
sur l’école.
complet de la situation des langues du Maroc ; les quelques indications qui © Armand Colin | Téléchargé le 02/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 196.75.130.214)
suivent permettront seulement de poser les jalons nécessaires à la compré-
hension du contexte propre à l’enseignement du français dans le royaume.
La langue majeure du Maroc, celle qui assure l’intercompréhension dans
l’ensemble du pays, c’est l’arabe dialectal, parlé et compris par tous, sauf
peut-être dans quelques régions berbérophones enclavées dont les popula-
tions demeurent unilingues. Langue du commerce, des échanges informels
et familiaux, langue de la rue, l’arabe dialectal, néanmoins, demeure à la
porte de l’école, même s’il s’agit de la langue maternelle des enfants :
l’entrée dans l’écrit, et l’ensemble des apprentissages, en effet, se déroulent
en arabe standard1, langue qui n’est évidemment pas tout à fait étrangère
aux enfants qui entrent à l’école, mais qui leur demande un très réel effort,
tant les différences syntaxiques et lexicales sont importantes.
Si l’arabe dialectal est parlé et compris par l’immense majorité des Maro-
cains, auquel il sert de lingua franca, une partie importante de la popula-
tion – près de 40 %, selon les estimations découlant du recensement de
1. Cette dénomination, qui a le mérite de la neutralité, sera ici préférée à celle d’« arabe
classique », également fréquemment utilisée. Elle tient compte de l’évolution de l’arabe
moderne utilisé au Maghreb et au Moyen-Orient.
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« Politique linguistique, politique scolaire : la situation du Maroc »
médiaires (secrétaires, techniciens), voire au sein des personnels à faible © Armand Colin | Téléchargé le 02/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 196.75.130.214)
niveau de qualification. Certaines entreprises, par exemple, prévoient des
plans de formation pour alphabétiser leurs personnels en français 7, alors
même que ces employés ne sont pas alphabétisés dans leur langue mater-
nelle. Dans un marché de l’emploi extrêmement tendu et difficile, la
maitrise du français oral et écrit constitue donc un atout important, sinon
décisif.
Ces deux facteurs sont sans doute essentiels pour comprendre la
demande de français qui émane de l’ensemble des corps sociaux ; si
pendant longtemps la maitrise du français fut l’apanage des classes diri-
geantes et de l’élite du pays, l’ouverture du pays et la démocratisation de la
société marocaine ouvrent un nouvel espace au multilinguisme. C’est dans
ce cadre qu’il faut examiner la place faite au français au sein du système
éducatif.
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humain que financier ? Comment expliquer qu’un tel cursus, suivi sur © Armand Colin | Téléchargé le 02/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 196.75.130.214)
onze années consécutives, ne permette pas aux étudiants d’affronter avec
sérénité des études supérieures en français ? Comme toujours, les réponses
sont multiples, et ne sont sans doute pas toutes à chercher au sein de l’insti-
tution scolaire.
Il n’est pas question de dresser un tableau uniment sombre de l’enseigne-
ment du français au Maroc ; de nombreux élèves parviennent à une excel-
lente maitrise de la langue, et pas seulement parmi les enfants des élites
francophones, fréquentant les meilleures écoles privées ou encore le réseau
des établissements français. Globalement, en outre, le nombre de locuteurs
du français, tous niveaux confondus, est en nette augmentation – consé-
quence logique de l’allongement de la durée de la scolarisation. Mais les
aspects quantitatifs sont sans doute trompeurs : de nombreux signes indi-
quent que le niveau moyen de maitrise de la langue française, à niveau
d’études égal, est en baisse sensible. Certes, la comparaison établie avec les
générations ayant suivi des études secondaires partiellement en français,
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« Politique linguistique, politique scolaire : la situation du Maroc »
jusqu’au début des années 1980, ne peut être que défavorable. Il est aisé,
pour les détracteurs de l’arabisation du système éducatif, de trouver là une
explication naturelle à cette baisse de niveau. Nous pensons néanmoins
que le faible rendement de l’enseignement du français tient à d’autres
raisons, à rechercher d’abord dans le choix des approches didactiques.
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toujours prioritaires ou pertinents pour des élèves qui, assez vite, seront
amenés à utiliser le français comme langue des études et du travail. Enfin,
et cette remarque est souvent émise par les professeurs, une approche pure-
ment FLE occulte des pans essentiels des rapports du Maroc à la langue
française – ne serait-ce, mais c’est essentiel, que la littérature marocaine
d’expression française, qui n’a curieusement que très peu de place dans les
programmes des classes de lycée.
En dépit de leurs divergences, néanmoins, ces deux voies didactiques
– français de France, français langue étrangère – traduisent toutes deux une
même impossibilité à concevoir et à accepter le fait que le français est aussi
une des langues du Maroc, et à se l’approprier comme telle. Les deux
démarches se neutralisent, en quelque sorte, dans leur commune incapa-
cité à porter et à fortifier un français du Maroc vivant et dynamique, égale-
ment éloigné de toute nostalgie vaguement révérencieuse envers le français
de France et de la pâle neutralité d’un FLE passepartout et aseptisé, envi-
sagé dans sa seule dimension communicative.
Ces allers-retours didactiques ont fini par créer chez les professeurs un
grand scepticisme, voire une forme de rejet de toute réforme, d’autant plus
que la formation continue est presque inexistante. La formation des ensei-
gnants constitue donc un autre enjeu tout à fait crucial.
majorité, des licenciés en littérature française, qui suivent une formation © Armand Colin | Téléchargé le 02/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 196.75.130.214)
dans les Centres pédagogiques régionaux lorsqu’ils se destinent à enseigner
en collège, dans les Écoles normales supérieures lorsqu’ils se destinent au
lycée.
Dans le premier degré, la polyvalence supposée des maitres est sans doute
mise à mal par les réalités : la maitrise intrinsèque de la langue est en effet,
selon un constat partagé par un grand nombre de cadres du système, insuf-
fisante pour pouvoir assurer un enseignement de qualité. L’absence de
spécialisation en français, conjuguée à des coefficients d’épreuves de fran-
çais peu discriminants à l’entrée des Centres pour la formation des institu-
teurs, expliquent en large partie le faible rendement d’un enseignement
pourtant doté d’un horaire hebdomadaire massif. Les maitres, en insécu-
rité linguistique eux-mêmes, adoptent alors des démarches pédagogiques
très magistrales et très encadrées, ou se reposent entièrement sur le manuel,
sans jamais oser s’en écarter. Ces pratiques sont d’autant plus fortement
ancrées qu’elles sont mises en œuvre dans l’ensemble des disciplines, le
cours de français « langue étrangère » ne bénéficiant pas d’une approche
10. Le recrutement ne distingue plus, depuis quelques années, entre les maitres chargés du
français et ceux chargés de l’enseignement en arabe. Ce changement du mode de recrute-
ment explique en partie le niveau insuffisant, en langue française, des instituteurs les plus
jeunes.
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est appelé à croitre dans des proportions notables dans les années à venir 12. © Armand Colin | Téléchargé le 02/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 196.75.130.214)
Parmi les facteurs expliquant ce succès, on trouverait probablement tout ce
qui fait le succès de l’enseignement privé à travers le monde : meilleures
conditions matérielles, effectifs réduits, encadrement plus rigoureux, signe
de démarcation sociale… Mais la raison de la réussite commerciale de ces
écoles réside sans aucun doute dans la large place qu’elles accordent au
français. De fait, l’enseignement privé répond maintenant à la demande
émanant surtout des classes moyennes urbaines, qui savent que la maitrise
du français est la condition absolue de la réussite sociale de leurs enfants.
Ces écoles constituent, selon des modalités variables et parfois discutables,
un réseau d’enseignement bilingue qui ne dit pas son nom, renouant ainsi
avec les pratiques qui furent celles de l’école publique avant l’arabisation.
Comme le remarque D. Caubet (1998), « les parents qui en ont les
moyens essaient de recréer l’enseignement des lendemains de l’indépen-
dance qui a formé des bilingues équilibrés », en combinant, autant que
11. Source : annuaire statistique du ministère de l’Éducation nationale (MEN) du
royaume du Maroc, 2004.
12. Le gouvernement prévoit, à l’horizon 2015, que 20 % de la population scolaire
dépende de l’enseignement privé. Il s’agira d’un important transfert de charges vers les
familles, puisque les écoles privées ne reçoivent aucun subside de l’état, qui ne rémunère
pas non plus les enseignants.
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enfants de 4 à 6 ans soient en « immersion ». Il n’est pas rare que les ensei- © Armand Colin | Téléchargé le 02/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 196.75.130.214)
gnants expliquent que le recours à l’arabe en classe est, sinon interdit, du
moins activement découragé. Ajoutons à cela que l’absence de programmes
et de cadre pédagogique pour les classes maternelles invite naturellement
les responsables de ces écoles à se tourner vers les documents, ouvrages et
supports prévus pour les écoles françaises, créant ainsi une troublante
impression de mimétisme15. Le prestige attaché au modèle français
d’éducation préscolaire renforce encore cette tendance : les rares forma-
tions dispensées aux enseignants, le plus souvent dans le cadre de la coopé-
ration française, sont d’ailleurs assurées par des pédagogues venus de
France, peu à même de réfléchir aux conditions de construction d’un bilin-
guisme additif et équilibré pour l’enfant marocain.
13. Les Instituts français et les Alliances franco-marocaines, présents dans douze villes du
Maroc, totalisent environ 50 000 inscriptions par an.
14. Sur environ 685 000 enfants fréquentant l’enseignement préscolaire, seuls 12 % sont
inscrits dans des écoles dites « modernes », privées ; les autres fréquentent le préscolaire
coranique. Sources : annuaire statistique du MEN, 2005.
15. Ce mimétisme constitue en outre un moyen, pour ces écoles, de s’aligner sur les éta-
blissements français du réseau de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger
(AEFE), voire de préparer les élèves à entrer dans ce réseau.
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laquelle ils vivent16. Dans l’esprit des concepteurs des programmes, néan-
moins, la part donnée aux œuvres françaises et l’approche patrimoniale de
la littérature tiennent sans doute à une volonté profonde, celle de réaf-
firmer la dimension culturelle de l’apprentissage du français, après des
années d’une approche fonctionnelle pauvre et largement décontextua-
lisée. Il y a néanmoins lieu de s’interroger – et beaucoup de professeurs ne
s’en privent pas – sur la pertinence du choix des textes, et sur le poids de
traditions trop longtemps confortées par la proximité entretenue entre
systèmes éducatifs français et marocain, proximité qui peut parfois mener
à des transpositions hâtives de modèles didactiques forgés dans un tout
autre contexte.
On le voit, la didactique du français au Maroc est encore largement à
inventer. Certes, le cadre institutionnel et les inflexions politiques peuvent
jouer un rôle important, en redéfinissant par exemple le statut des langues
de l’école, ou encore en opérant des choix plus marqués en faveur d’un
enseignement bilingue qui – même à l’intérieur du cadre horaire actuelle-
ment dévolu au français – permettrait d’aller du français langue enseignée
vers le français langue d’enseignement. Mais la position du français
évoluera bien plus sûrement sous la pression de la demande sociale, et de
manière corrélée avec la démocratisation d’une société ouverte à la moder-
nité, apte à assumer son multilinguisme comme un véritable atout. Le
devenir du français se situe davantage, à l’heure actuelle, hors l’école que
dans l’école, ce qui fragilise d’autant les populations dont la promotion
sociale, professionnelle et culturelle est tout entière dépendante de l’école
publique. En d’autres termes, et plus que jamais, politiques linguistique et
scolaire demeurent des clés essentielles du développement du pays.
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Bibliographie :
• BENZAKOUR F., GAADI D. & QUEFFÉLEC A. (2000), Le français au Maroc. Lexi-
que et contacts de langues. Bruxelles, De Boeck et Larcier, Éditions Duculot/
AUPELF-UREF.
• BOUKOUS A. (1995), Société, Langues et Cultures au Maroc, enjeux symboliques,
Publication de la faculté des lettres de Rabat.
• BOUKOUS A. (1998), « La politique linguistique au Maroc : enjeux et ambivalences »,
dans C. Juillard & L.-J. Calvet (dir.), Les Politiques linguistiques, mythes ou réalités,
Paris, éditions AUPELF-UREF.
• CAUBET D. (1998), Politiques linguistiques individuelles au Maroc : arabe maro-
cain, arabe standard, français, anglais, coexistence pacifique ?, Actes des 2e journées
scientifiques du réseau AUF.
• Ministère de l’Éducation nationale (1999), Charte de l’Éducation et de la Formation,
Rabat, Maroc.
16. On en donnera pour preuve le succès d’un roman de Mohamed Nedali, Morceaux de
choix (Éd. Le Fennec, 2004) qui a reçu en 2005 le Prix Grand Atlas des lycéens à la quasi
unanimité.
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