PRÉFACE
JEAN PAUL GAULTIER
La toute première fois que j’ai vu des photos d’Ève dans un café de
Montréal, j’ai tout de suite su qu’elle devait faire partie de mon défilé.
Il n’y a pas qu’une seule forme de beauté. Je n’aime pas uniquement
la beauté classique, la perfection. Je suis plutôt attiré par la
différence: elle me touche profondément, et ce, probablement en
raison de mes propres différences. Je suis inspiré par tout ce qui
n’est pas banal, par ce qui sort de l’ordinaire et qui repousse les
normes et les standards. Particulièrement, par les jeunes qui
prennent des risques: ils m’émeuvent et alimentent ma créativité.
J’ai également de la compassion pour les incompris, les rejetés et
ceux qu’on qualifie d’originaux. Comme j’ai moi-même pu l’être à
l’école lorsque j’étais petit, parce que je n’étais pas très bon au
football et que je ne faisais jamais comme les autres enfants.
J’ai grandi avec des femmes qui comptaient beaucoup pour moi: ma
mère et ma grand-mère. Elles m’ont montré, par leurs traits de
caractère, ce qu’est une vraie femme: intelligente, audacieuse,
humaine et forte, peut-être même quelquefois plus forte qu’un
homme! Elles m’ont aussi fait comprendre que, pour atteindre ou
obtenir quelque chose, la femme doit être dix fois plus ingénieuse
que l’homme, déployer plus d’efforts et de détermination. Les
hommes ne réalisent pas toujours cela!
Alors que je n’avais que 16 ou 17 ans, j’ai été témoin de l’apparition
du mouvement féministe et de la révolution qu’il a déclenchée. En
1968-1969, je me souviens même d’avoir vu plusieurs femmes
brûler leur soutien-gorge en signe de contestation: elles
revendiquaient leur droit à la liberté et à l’égalité. Cette rébellion
féminine venait fracasser l’image de la femme soumise et de la
femme au foyer: c’était tout simplement le début de son
émancipation. Les femmes choisissaient d’être féminines, non pas
par obligation, mais par affirmation de soi. Depuis, la femme a
évolué, mais elle a toujours conservé en elle cette force, mais aussi
cette fragilité.
Ève est l’incarnation parfaite de toutes ces nuances et contradictions
qui définissent la féminité. Quand j’ai découvert cette femme à la
tête rasée, j’ai tout de suite senti la dualité entre sa vulnérabilité, sa
douceur et son intensité. Elle était très moderne avec ce look au
début des années 1990. Elle et moi adorions jouer avec les
frontières – les codes du beau et du laid, de l’élégance et du luxe.
J’ai toujours eu une certaine obsession pour les choses qui sont
perçues comme n’étant pas à la mode et celles qui contrastent avec
le paysage.
Quand j’ai commencé la couture à Paris, Saint Laurent prenait déjà
des mannequins noires un peu moins typiques, mais en général
elles étaient assez similaires: toutes avec les cheveux blonds et ce
look presque suédois. Je trouvais que toutes se ressemblaient et,
pour moi, il était important de reconnaître la beauté et l’individualité
de ces femmes qui étaient différentes et particulières. Je me devais
de célébrer leur originalité, leur diversité, les traits qui les
distinguaient. Leurs disparités m’inspiraient, et je voulais leur rendre
hommage et les représenter pour ce qu’elles étaient.
Leur présence sur le podium comme dans la vie était importante
pour moi. Par conséquent, je n’ai jamais voulu faire de défilés avec
des mannequins qui étaient très professionnelles, parce que j’avais
l’impression qu’elles étaient trop sérieuses. J’ai toujours cherché à
mettre l’accent sur les personnalités fortes qui ne sont pas
conditionnées à faire comme les autres. Je suis inspiré par ces
différences et je la ressens durant l’essayage, cette facilité à
agencer les couleurs et les tissus en m’inspirant de la couleur ou de
la texture de la peau et des cheveux. Mes mannequins ne sont
jamais des objets; elles et ils sont des muses. Ils ne sont jamais un
canevas blanc; en ce sens, je ne fais qu’apporter ma touche, un
complément et un compliment à ce qu’ils sont à la base. Quelques-
uns d’entre eux me font rêver; d’autres, non.
Ève était le contraire de ce qu’on connaissait des mannequins à ce
moment-là. Des personnes charismatiques comme elle, on n’en
trouve pas beaucoup! Ève ne semble pas ressentir de honte envers
ce qu’elle est ni d’où elle vient. Je pense que c’est très important
aussi, comment la personne se sent, comment elle se voit, son
attitude. Car si tu t’aimes, les gens vont t’aimer.
Aux antipodes des mannequins pulpeuses aux long cheveux blonds
et aux yeux bleus, comme les Barbies des années 1980, Ève
arborait un nouveau style, une nouvelle silhouette plus mince et un
look androgyne qui faisait souffler sur le monde de la haute couture
un vent de fraîcheur. Elle incarnait l’opposition, la rébellion, une
forme de deuxième libération de la femme, à l’antithèse du «Sois
belle et tais-toi» qui, selon moi, est une phrase complètement
injuste. Car tout le monde devrait pouvoir s’exprimer sans se faire
museler.
Dès que j’ai découvert cette femme rasée et tatouée, j’ai été si
charmé que je l’ai fait venir à Paris pour qu’elle prenne part à mon
défilé. Ce qui est grand avec elle, c’est qu’elle est à la fois
romantique et violente, forte et fragile, dérangeante et timide. Quel
beau paradoxe vivant! Et quelle beauté!
Je suis si heureux qu’Ève s’ouvre dans ce livre, car elle a tant de
belles choses à dire. Tout en elle est beau!
Bonne lecture!
INTRODUCTION
DANS MES TÊTES
Ma vie jusqu’à maintenant est une série de synchronisations, de
coïncidences qui n’en sont pas. Des circonstances qui s’emboîtent
l’une dans l’autre comme les pièces d’un casse-tête qui se placent
d’elles-mêmes. Si je réfléchis à tous ces moments où je croyais ne
pas «m’en sortir», où j’angoissais juste à me demander comment je
ferais pour régler certains de mes problèmes, en imaginant la pire
conclusion, je réalise à quel point il est primordial de faire confiance
à la vie. Ce que je trouve aussi fascinant, c’est que le jour où j’ai
arrêté de consommer toutes ces substances qui altéraient mon
comportement, où j’ai laissé la lumière s’immiscer dans ma vie, mes
problèmes se sont réglés «miraculeusement». J’avançais
maintenant dans la vie avec lucidité, en réglant calmement un
problème à la fois. Et comme j’avais désormais moins de tracas,
j’avais tout le loisir de m’en inventer quelques-uns pour me divertir.
Bref, ce que j’essaie de dire, c’est que, jusqu’à récemment, je
m’attardais rarement aux solutions qui m’avaient été données, que
j’avais parfois même juste sous le nez. Je manquais de gratitude et
ne réalisais pas que j’avais toutes les réponses en moi. Je voyais
systématiquement le verre à moitié vide plutôt qu’à moitié plein. Je
considérais toujours le manque, jamais le gain. J’étais incapable de
percevoir où je me situais entre le futur et le passé, et il m’était
impossible de me féliciter pour mes propres progrès et les choses
que j’avais accomplies: j’étais aveuglée par mes problèmes, centrée
sur moi-même, mais surtout je me débattais sans cesse avec la vie
pour me sortir des trous qu’elle mettait sur mon parcours.
Puis, un jour, un bon ami, Alain Simard (en fait, mon parrain chez les
Alcooliques Anonymes), m’a aidée à jeter un regard en arrière. Il m’a
demandé où j’étais, l’an dernier, face à ces mêmes problèmes.
Comment j’abordais les défis semblables à ceux-ci, il y a un an?
Avec le temps et en répétant cet exercice, j’ai ouvert un peu plus la
porte de mon esprit. J’ai réussi à déposer les armes et les lourds
bagages que je portais et endurais depuis trop longtemps.
Pendant tout ce temps, j’essayais de flotter dans l’océan de la vie
sans laisser les muscles de mon corps se détendre. Je tentais de
contrôler ce que je ne pouvais contrôler, je m’obstinais à vouloir
changer les gens et les choses que je ne pouvais pas changer,
j’étais trop agitée pour suivre le courant et je cherchais à
comprendre pourquoi je plongeais constamment sous la surface. J’ai
eu beaucoup de difficulté à laisser mon stress s’estomper, à
décontracter mes muscles, à lâcher prise et à flotter calmement.
«Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne
peux changer, le courage de changer les choses que je peux et la
sagesse d’en connaître la différence.» PRIÈRE DE LA SÉRÉNITÉ
DES ALCOOLIQUES ANONYMES
C’est en observant qui je suis devenue aujourd’hui et ce que j’ai
appris que je me rends compte du chemin que j’ai parcouru. C’est
aussi en racontant mon histoire que j’espère que vous pourrez
regarder vos petites victoires d’hier, vous réjouir de vos exploits, si
minimes soient-ils, et surtout apprendre à lâcher prise et à vous
maintenir à flot.
Je ne suis pas plus gentille, plus intelligente ou mieux informée sur
l’échec, le lâcher-prise, l’acceptation ou la vie en général que
quiconque. Je ne suis pas psychologue non plus, mais je souhaite
qu’à travers le récit de mes expériences, vous puissiez apprendre à
vous connaître, découvrir vos actes de courage, reconnaître que
nous méritons tous notre place ici et que nous parvenons bien
souvent à surmonter notre lot d’obstacles. Eh oui, même les
personnes connues ne sont pas invincibles!
Toute ma vie, je me suis créé des personnages. Pour survivre, pour
éviter de me dévoiler, pour être forte, pour ne pas avoir peur, pour
établir une distance… Quelquefois, ces personnages se disputent
entre eux parce qu’ils ont tous des valeurs différentes; ils s’opposent
et tentent de revendiquer la place qui leur revient. À tour de rôle, les
voici.
Tout d’abord, il y a le personnage principal de ma vie: Ève
Salvail, la figure publique. Celle qui ne fait que suivre le scénario
qu’on lui a donné. Celle qui est une page blanche à qui l’on peut
dire: «Sois belle et tais-toi!» Celle qui cache ses maux et qui clique
sur le bouton «ignorer» lorsque ça fait mal. Qui envoie les douleurs
émotionnelles et physiques à la corbeille et la vide immédiatement.
Cette Ève-là est détachée, dissociée; elle répond parfois avec
flegme, d’autres fois pas du tout. Elle est froide, capable de se
couper du monde, de partir loin des intempéries. Elle a l’air d’être ici,
mais n’y est pas du tout. C’est justement d’elle que j’essaie de me
défaire en écrivant ce livre. C’est la drag queen. Toujours belle à
l’extérieur et vide à l’intérieur. Celle qui sait si bien prendre la pose.
Il y a ensuite la Ève alcoolique. Celle qui veut tout détruire sur son
passage, en commençant par elle-même. Parce qu’elle ne croit pas
que cette vie vaut la peine d’être vécue, parce qu’elle ne pense
pas non plus mériter les belles choses qui lui arrivent. C’est elle
qui me dit: «Pssit! J’ai vu une bouteille de vodka dans le réfrigérateur
de ton beau-père tout à l’heure. Je dis ça comme ça, si jamais tu as
soif…»
Il y a la Ève caméléon. Celle qui s’adapte quels que soient le pays,
la culture et la situation. Elle parle plusieurs langues, elle aime
comprendre les autres, s’intéresser à leurs habitudes. Elle pose des
millions de questions et, ce faisant, elle parvient à ce que personne
ne la voie ni la connaisse vraiment.
Moins connue, il y a la chanteuse. Elle a du talent, mais les autres
personnages ne la laissent jamais sortir.
Il y a le petit diable. Celui qui parle fort et a une opinion négative
sur tout. Il est en quelque sorte mon ego. Il a peur d’être jugé, peur
des opinions, il anticipe les pensées des autres. Il est destructeur et
croit devoir écraser et pulvériser les gens autour pour se remonter. Il
n’a aucune estime de lui-même.
Il y a le petit ange. Celui qui dit toujours la vérité, qui a de la
compassion, qui comprend, celui qui se bat contre le petit diable et
surtout qui aime aider les autres.
Il y a la jeune adolescente qui a du plaisir, qui s’amuse et qui
danse. Celle-là ne cohabite pas avec les autres personnages et a
été portée disparue depuis longtemps. Sa photo a été affichée au
département des personnages perdus… On n’en parle pas trop…
Il y a celle avec de l’intuition. Elle ne parle pas très fort; elle
chuchote et ne répète jamais.
Il y a l’enfant blessée. Celle habitée par ses peurs, ses tourments.
Il y a aussi le clown, qui se cache derrière son humour.
Puis, il y a la Ève spirituelle. Elle est bien présente aujourd’hui,
mais elle n’est arrivée que depuis quelques années. Elle ne réussit
pas encore à rester en place. Il semble qu’elle aime partir souvent,
qu’elle adore voyager. Par contre, quand elle est là, elle apporte à
tous ces personnages la confiance et le calme. Elle croit au destin,
elle pense que la vie n’est pas une bataille, que les circonstances ne
signifient pas qu’il y a un complot ayant pour but la souffrance de
tous. Ce personnage arrive toujours à la dernière minute, mais n’est
jamais en retard.
Il y a le négociateur.
Il y a l’enfant de Christiane T.
Il y a l’artiste.
Il y a la punk.
Il y a la charmeuse, qui peut séduire (ou manipuler) n’importe qui.
Et finalement, il y a le sauveur.
Cette introspection, nécessaire à l’écriture de mon autobiographie,
m’a permis de laisser tomber les masques et de me dévoiler enfin. Il
s’agit d’un exercice à la fois difficile et libérateur1! Mais je suis
heureuse de pouvoir partager ça avec vous.
En 2015, j’ai eu l’honneur d’exposer mes dessins dans une galerie
d’art à Montréal. Jusqu’ici, l’idée de les partager avec quiconque ne
m’était jamais venue, puisque je les considérais (et encore
aujourd’hui) comme des exercices thérapeutiques vraiment trop
personnels pour être divulgués!
J’ai voyagé depuis l’adolescence avec mes cahiers à croquis, une
habitude que j’avais copiée de mon petit copain de l’époque,
François Morin. Ces carnets, que je remplissais d’encre, me
permettaient de me défouler et de laisser sortir mes pensées
sombres. J’étais incapable de m’en départir: ils étaient comme mon
journal intime. J’en ai conservé au moins une dizaine. Certains
contiennent encore du sable de la plage où je les apportais, des
marques de café, et d’autres ont les bords tellement usés qu’ils sont
devenus ronds…
En faisant le tri dans mes dessins pour l’exposition, j’ai découvert
que chacune des facettes de ma personnalité (mes personnages)
avait été illustrée. J’ai intitulé cette série d’autoportraits Dans mes
têtes. En voici quelques-uns:
1.Je ne veux en aucun cas manquer de respect aux personnes atteintes de schizophrénie.
Ces personnages créés de toutes pièces sont seulement des métaphores pour
représenter les différentes facettes de ma personnalité.
Je suis née à Québec, au Canada, le 7 avril 1971. Le 8 avril 1971,
j’ai été donnée en adoption et recueillie dans une petite maison
gérée par des religieuses à Chicoutimi, au Saguenay–Lac-Saint-
Jean, Québec, Canada. Neuf mois plus tard, j’emménageais avec
ma famille adoptive, qui deviendra dans mon cœur ma «vraie»
famille: la famille Couturier-Salvail.
En 1999, j’ai vécu une deuxième naissance en faisant la rencontre
officielle de ma mère biologique. Ma vie a changé complètement ce
jour-là. Ces retrouvailles m’ont permis de commencer à poser un
regard sur les multiples masques que je portais, à savoir qui j’étais
et à faire la connaissance de la petite Ève.
À la fin des années 1990, c’était très à la mode à New York de suivre
l’astrologie, de connaître son signe ascendant et de laisser le
mouvement et la position des planètes guider ses activités et ses
décisions. Les New-Yorkais avaient pour habitude de poser la
question «Quel est ton signe astrologique?» dans le même souffle
ou respiration que «Comment t’appelles-tu?».
Étant une enfant adoptée, je n’avais aucune façon de connaître
l’heure exacte de ma naissance, information importante lorsqu’on
tente de déterminer son signe astrologique ascendant. En fait,
même mon certificat de baptême, je l’ai appris plus tard, était inexact
et indiquait une autre ville que celle où j’étais née.
À cette époque, les dossiers d’adoption des années 1970 étaient
scellés et seul le Centre local de services communautaires (CLSC)
pouvait accéder aux informations: l’enfant mis en adoption devait
donc faire une demande écrite officielle pour parvenir à obtenir tout
renseignement sur sa naissance. Il y avait deux types de requêtes
qu’une personne adoptée pouvait effectuer. La demande génétique,
c’est-à-dire les renseignements principaux sur la naissance (l’heure,
le lieu, le certificat, les examens physiques et quelques informations
générales sur les parents biologiques à l’exception de leurs noms) et
la demande de rencontre avec le ou les parents biologiques. Moi,
comme je n’avais besoin que de l’heure de ma naissance, j’ai fait
une demande génétique au CLSC du Saguenay-Lac-Saint-Jean et
on m’a jumelée avec une travailleuse sociale avec qui je passerais la
prochaine année à communiquer, sans jamais la rencontrer:
madame Thérèse Gagnon.
Après quelques semaines, la poste me livrait mon certificat de
naissance. Et, alors que je croyais le dossier clos, enterré, j’ai reçu
un appel de madame Gagnon. Je m’en souviens comme si c’était
hier. C’était un bel après-midi ensoleillé, j’étais à New York, je me
promenais et faisais des emplettes…
J’ai su très jeune que j’avais été adoptée. J’étais encore une enfant
et le concept d’adoption devait être très obscur et incompréhensible
à mes yeux. Je me chamaillais avec mon frère Étienne, comme le
font tous les frères et sœurs à cet âge-là, lorsqu’il m’a dit pour me
taquiner: «Papa et maman ne t’aiment pas. Tu n’es même pas leur
enfant.» Tout de suite, j’ai couru vers ma mère pour m’assurer que
ce qu’il disait n’était pas vrai. En montant l’escalier, j’essayais de me
rassurer en me disant que cela ne se pouvait pas, que c’était une
mauvaise blague. Pourquoi m’avait-il dit ça?
Arrivée à l’étage, j’ai rapporté à ma mère les propos de mon frère.
«Est-ce que c’est vrai?» Ma mère Lise m’a emmenée avec elle au
salon et m’a expliqué avec une voix douce, calme et réconfortante
que «papa et elle m’aimaient tout autant, mais que j’avais aussi une
autre maman».
Je me suis aussitôt précipitée à la fenêtre afin de chercher avec mes
petits yeux naïfs où cette dame pouvait bien se cacher. J’ai même dit
à ma mère, qui me l’a raconté plus tard, qu’il nous fallait un
hélicoptère pour la retrouver. Dans les jours qui ont suivi, une foule
de questions se sont mises à bourdonner dans ma tête. Qu’est-ce
qui avait bien pu se passer? Était-elle fâchée? Avais-je fait quelque
chose de mal? Avais-je un handicap? Pas physique, ça, je l’aurais
su, mais un trouble mental quelconque? Ça devait être ça! Et plus le
temps passait, plus j’étais convaincue de ne pas être normale. Plus
tard, j’ai appris que j’avais eu les fémurs disloqués de l’os de la
hanche à la naissance, ce qu’on appelle une dysplasie. Tout de
suite, j’ai sauté aux conclusions et cette malformation s’est ajoutée
aux multiples raisons justifiant mon abandon.
On dit d’un meurtrier que seule une mère peut l’aimer, alors pourquoi
la mienne m’avait-elle rejetée? Qu’est-ce que j’avais de si laid qu’elle
ne pouvait accepter? Que me manquait-il? Quand maman Lise m’a
annoncé cette nouvelle, je suis devenue à mes yeux une personne
jetable. Tout a changé à partir de là. Je me suis mise à me percevoir
comme une moins que rien, et j’ai commencé ma quête inatteignable
de la perfection, mais aussi de la séduction. Je me devais d’être la
meilleure dans tout pour prouver à la terre entière, et surtout à moi-
même, que j’avais de la valeur! Que je n’étais pas inférieure ni
interchangeable! Pourtant, quelque part en moi, je croyais vraiment
que je n’étais pas digne d’être aimée, que tout était de ma faute.
Pendant longtemps, tout ce que je faisais passait à travers ce filtre
de perfection. Mais depuis que j’ai rencontré ma mère biologique, je
m’engage plus facilement sur le chemin de la vie. En m’expliquant
pourquoi elle m’avait laissée, elle a réussi à faire taire de vieilles
pensées que j’avais traînées avec moi pendant plus de 20 ans.
J’avais cru, jusque-là, n’avoir aucune valeur et être coupable de ce
destin. En fait, tout ça n’était nullement de ma faute, mais j’avais
passé une bonne partie de mon existence à le supposer. J’avais 28
ans lorsque j’ai rencontré Christiane, que je suis née pour une
deuxième fois.
Revenons à madame Gagnon, la dame du CLSC. Lorsqu’elle m’a
téléphoné, elle m’a annoncé qu’elle venait de voir à mon dossier que
ma mère biologique avait fait plusieurs demandes pour me
rencontrer. Imaginez ma confusion! J’avais passé ma vie avec la
certitude ancrée au plus profond de mon être que j’étais jetable, que
cette dernière ne m’avait jamais aimée et que je ne valais rien…
Alors pourquoi essayait-elle d’entrer en contact avec moi?
Avec du recul, j’arrive à mieux comprendre le duel intérieur qui
m’habitait à ce moment-là. J’étais tiraillée entre ce désir d’être aimée
par celle qui m’avait abandonnée et mon ressentiment à son égard.
J’avais envie de lui demander: est-ce que tu as pensé à moi pendant
les 28 dernières années? Pourquoi n’es-tu pas venue me chercher?
C’était facile de me laisser là toute seule? Bref, une foule de
questions se bousculaient dans ma tête. Toutefois, elles n’ont pas su
franchir mes lèvres quand je l’ai finalement rencontrée.
J’étais venue de New York et elle, de Mistassini. On s’était rejointes
à Montréal. J’avais loué une minifourgonnette dans laquelle nous
nous sommes assises après avoir mangé ensemble. J’avais à peine
touché mon repas, comme cela m’arrive lorsque mes émotions sont
trop fortes. J’avais décidé de porter les bottines du personnage du
négociateur, celui qui reste immobile et qui fait ce qu’on appelle de
l’écoute active. Je l’ai incitée à me raconter sa version de l’histoire.
Après tout, n’avait-elle pas droit à un procès équitable?
Elle m’a tout de suite dit à quel point cela avait été difficile pour elle
de devoir laisser son enfant. Elle m’a expliqué qu’elle était trop
jeune, que ses parents n’étaient pas en mesure de prendre soin de
son bébé. En résumé, c’étaient les principales raisons pour
lesquelles elle avait dû me donner en adoption.
Au début, je ne voulais pas lui procurer la satisfaction de me
connaître mieux ni de lui confier comment je m’étais démerdée
jusqu’ici sans elle. Parce que, MOI, je me débrouille toute seule et je
n’ai besoin de personne dans la vie! Ma carapace s’est toutefois
ramollie au fil de la rencontre, tandis qu’elle répondait à mes
questions sans même que j’aie à les poser. Comme si elle savait
exactement ce que j’avais en tête.
Elle m’a ensuite demandé si j’étais tombée sur une bonne famille, et
j’étais très fière de pouvoir la rassurer sur ce point. J’ai eu la chance
de grandir dans une famille aimante, qui m’a toujours poussée à
développer mes talents, à sortir de ma coquille, à me valoriser. J’ai
aussi la chance extraordinaire d’avoir été choisie par une famille
d’artistes, ce que je chéris encore aujourd’hui. Il aurait été très
difficile pour moi d’avoir à cacher mon côté artistique! Avec la famille
Couturier-Salvail, j’avais eu le privilège de recevoir le soutien et
l’appui nécessaires pour développer ma démarche artistique.
Elle m’a aussi appris que, lorsqu’on décide de mettre un enfant en
adoption, les infirmières ne donnent pas la chance à la mère de
prendre son bébé, de peur qu’elle s’y attache et qu’elle change
d’idée. Afin de savoir si j’étais en bonne santé, elle était venue me
voir illégalement à la pouponnière et avait malheureusement pu
constater que j’avais un genre de plâtre autour du bassin (en fait,
c’était un corset qui me tenait les jambes en position pour que mes
fémurs se replacent dans l’os de la hanche).
Avec ma mère biologique Christiane, assise dans le minivan – à
l’intérieur de couleur vert pâle –, j’étais dans un autre univers. C’était
surréel! J’étais plus présente que je ne l’avais jamais été et pourtant
je voulais fuir, parce que la situation me rendait mal à l’aise. Je
n’appréciais pas trop, je l’avoue, parler de choses personnelles avec
une inconnue, mais je l’écoutais et l’observais, cherchant dans
chacun de ses traits une ressemblance à laquelle me raccrocher, me
reconnaître. Après 28 ans vécus au sein d’une famille aux cheveux
frisés alors que les miens sont raides comme des cordes de guitare,
à la peau blanche comme du lait alors que la mienne bronze et ne
brûle jamais au soleil, aux yeux bleus ou verts alors que les miens
sont brun noisette, à me comparer à ces gens qui sont tous
beaucoup plus petits que moi, j’essayais de chercher un lien de
parenté quelconque avec cette dame. En vain! J’avais beau la
regarder avec attention, elle ne me ressemblait pas du tout!
Puis, la voix de Christiane est devenue un bruit de fond, l’arrière-
plan de toutes les incertitudes qui apparaissaient dans ma tête. Est-
ce qu’il y avait eu erreur? Est-ce que cette dame devant moi était, en
fait, la maman d’une autre petite fille qui serait actuellement dans un
monde parallèle, assise dans un autre minivan devant ma vraie
mère? Pourtant, Christiane venait de me dire qu’elle avait vu mon
corset! Il ne devait pas y avoir 50 bébés qui en portaient un le 7 avril
1971 dans cet hôpital!
Je suis revenue sur Terre et j’ai continué d’écouter Christiane,
comme si le volume de la conversation avait soudainement été
rétabli. Elle a poursuivi:
«[…] Et c’est pour ça que je saigne du nez quand je m’énerve trop!
— Wow! Moi aussi, je saigne du nez quand je m’énerve trop. Est-ce
qu’il y a autre chose?»
Elle a enchaîné avec les intolérances alimentaires. Il se trouve que,
toutes les deux, nous ne digérons pas le poivron, le concombre, le
melon et la pastèque! Elle avait soudain toute mon attention. Elle
m’a parlé de ce qu’elle aimait faire quand elle était petite, du fait
qu’elle était très bonne à l’école, de son problème de thyroïde, de
ma grand-mère biologique qui voulait absolument me connaître, car
elle n’avait que des petits-fils, de ce qu’elle faisait dans la vie…
Prenant mon courage à deux mains, je lui ai fait remarquer qu’on ne
se ressemblait pas du tout. Elle m’a alors dit que j’étais une
photocopie de mon père. Christiane m’a un peu parlé de sa
rencontre avec ce dernier. Elle avait 16 ans et lui, 21. Lorsqu’il avait
appris qu’elle était enceinte, mon grand-père maternel biologique
avait été très fâché contre mon père; il avait même essayé de faire
avorter ma mère en lui faisant boire une «potion» censée
interrompre sa grossesse. Mon père biologique, Réal, était très
amoureux de ma mère et je crois que le sentiment était réciproque,
mais leur différence d’âge et la grossesse de ma mère avaient
interrompu cette histoire d’amour. En 1971, une jeune fille de 16 ans
ne devait pas tomber enceinte sans être mariée, c’était disgracieux.
Et ce sentiment de honte, ma mère biologique l’a trimbalé comme un
fardeau toute sa vie.
«Lors de mes rencontres avec l’intervenante du Centre jeunesse, je
lui expliquais que je me sentais TRÈS coupable d’avoir eu un enfant
avant le mariage, ce qui était très, très mal vu, bien entendu. Il y
avait plusieurs raisonnements qu’on me tenait. Par exemple:
d’autres filles autour de moi avaient fait cela, sauf que, bien sûr, elles
ne tombaient pas enceintes. Ou encore: “Au moins, tu ne t’es pas
débarrassée de cet enfant…” Je suis donc entrée dans l’âge adulte
en me sentant coupable de tout, et tout le temps. C’était comme un
manteau que je m’étais mise à porter et qui ne me quittait plus! Lors
des différentes rencontres, l’intervenante m’a dit: “Je pense que
vous devriez apprendre à vous habiller avec quelque chose de
mieux que ça!” Quand j’ai appris, après l’échange de nos photos et
de nos lettres, que ma fille était connue, j’ai complètement paniqué.
La raison? Qui étais-je pour aller parler à cette jeune femme? Et
puis, franchement, qu’est-ce que, moi, je pourrais bien lui apporter?
Là encore, l’intervenante m’a répondu après une rencontre houleuse
que, moi, j’étais la seule à être sa mère biologique. M-i-s-è-r-e!»
CHRISTIANE T
Pendant les derniers mois de sa grossesse, ma mère avait dû se
cacher à Québec, où je suis née. Mon baptistaire a été remis à jour
après ma rencontre avec elle.
À la fin de ces quatre heures dans la minifourgonnette verte,
Christiane m’a demandé si elle pouvait me serrer dans ses bras.
Quel moment de malaise! Dans ma tête, tous mes personnages
criaient NON, mais j’ai dit oui. La petite Ève de Matane a flanché. La
pauvre Christiane devait bien sentir que j’étais aussi tendue qu’une
barre de métal, mais enfin…
Je suis née à 2 h 19, le matin. Je présentais une dysplasie assez
importante aux hanches. Mon signe astrologique est le Bélier, mon
signe ascendant est le Capricorne. Les Bélier sont reconnus comme
étant des êtres impulsifs et qui n’ont pas froid aux yeux. Ils sont
timides et aiment surmonter les défis. Les Capricorne sont distants
et stoïques, mais très sensibles. Ils ne s’expriment pas beaucoup. Ils
ont souvent une attitude de chef de meute. Je m’identifie
complètement à ces traits de caractère!
La plupart des enfants qui ont été adoptés ont le sentiment de ne
pas être à leur place, ont de la difficulté à développer un sentiment
d’appartenance envers leur entourage. Comme si nous n’étions que
des spectateurs aux réunions de famille ou d’amis, comme si nous
ne faisions jamais partie du groupe ou de l’équipe. Ne pas
ressembler physiquement à notre famille ne fait que renforcer ce
sentiment d’imposture. Pour moi, avoir eu l’occasion de rencontrer
mes deux parents biologiques m’a beaucoup aidée à changer ma
perception de moi-même. Avoir reçu cet accueil positif de leur part,
mais surtout une réponse concrète à la question «pourquoi m’avez-
vous laissée?», a rempli un vide intérieur et a refermé ce dossier
resté trop longtemps en suspens dans ma vie. Plusieurs de mes
personnages se sont éteints ce jour-là. L’enfant jetable, celle qui est
handicapée et la punk ont disparu après cette rencontre. Mon
attitude comme mon style vestimentaire sont devenus plus doux,
plus féminins: je n’avais plus besoin de protéger la petite Ève
derrière le masque sévère d’une punk. Je me suis transformée en
«enfant de Christiane T». Je suis sortie du minivan complètement
changée. J’étais une autre personne que celle qui y était entrée
quatre heures auparavant, comme dans un film de série B avec des
effets spéciaux à bas budget. J’ai quitté le véhicule en laissant
derrière moi un enfant sans racines, sans race ni origine. En
refermant la porte du van sur ce passé, je suis venue au monde une
deuxième fois avec les fémurs bien en place et j’ai marché, très
droit, sans défaillance.
Aujourd’hui, je garde contact avec Christiane. Malheureusement,
mon père biologique est décédé, mais j’ai eu le temps de le
connaître un peu avant sa mort et, effectivement, nous nous
ressemblons comme deux gouttes d’eau.
Mon frère adoptif, Étienne, est encore mon ange protecteur. Bien
que les enfants se disputent en se lançant des mots qui peuvent être
durs, ces derniers ne demeurent que des taquineries d’enfants, de
frère et sœur. Étienne est aussi un Bélier et nous avons une
personnalité, une façon de penser et d’agir très similaires. Il avait
supplié de tout son cœur ses parents, Reno et Lise, de lui
«procurer» une petite sœur. Grâce à sa persistance, j’ai eu le
privilège de grandir avec lui.
Je lis toujours mon horoscope et je crois encore aujourd’hui que
l’influence des planètes est présente dans ma vie. Les coïncidences
n’existent pas, et ces événements, qu’ils viennent des planètes, d’un
Dieu quelconque ou d’ailleurs, sont des faits qui peuvent frôler
l’ironie. Si la potion pour m’avorter avait fonctionné, si la dysplasie
m’avait empêchée de marcher sur les passerelles des grands
couturiers parisiens, et si Étienne n’avait pas insisté pour avoir une
petite sœur, je ne serais probablement pas en train de vous raconter
ma vie. Je ne sais pas dans quelle famille je serais tombée. Aurais-
je même été adoptée? Et si Christiane n’avait jamais demandé à
rencontrer son enfant, serais-je demeurée voilée sous ces
déguisements encore longtemps?
Je ne m’attarderai pas à essayer de comprendre tout ça, mais quel
hasard, non?
Mon père adoptif, Reno Salvail, a toujours été mon idole. Il a eu,
depuis que je suis toute petite, et il a encore une très grande
influence dans ma vie. C’est un homme très mystérieux qui ne
s’exprime que quand il estime avoir quelque chose d’intéressant à
dire. Il ne se plaint jamais, même quand il souffre. Il est le
Capricorne classique! Il ressemble beaucoup à son père, mon
grand-père adoptif, qui est la personne que j’ai aimée le plus dans
ma vie. Mon père Reno est à la base de mes grandes «inspirations»,
que ce soit le tatouage sur ma tête ou beaucoup d’autres projets que
je garde secrets pour l’instant.
Je parle de tous mes projets à mes parents adoptifs. Reno et Lise
sont les juges de chaque grande décision dans ma vie. Ils ont tous
deux une capacité incommensurable de détecter les failles et les
forces dans mes idées et dans mes projets. Je crois même qu’ils
prennent plaisir à donner leur point de vue et à exprimer leurs
critiques constructives.
Reno était photographe et également professeur de photographie au
Cégep de Matane. Alors vous ne serez pas surpris d’apprendre que
son passe-temps, à la maison comme en voyage, était de prendre
des photos de paysages, de gens, et plus particulièrement de mon
frère et de moi. J’ai toujours été un sujet intéressant pour lui. Depuis
que je suis toute jeune, quelque chose de magique se passe entre
l’appareil photo et moi. Comme si, dès que l’objectif pointe vers moi,
je le sens et je deviens soudainement un personnage qui bouge
avec la lumière, les vêtements, l’environnement pour créer l’image.
Tout naturellement, mon corps se place: mon cou s’étire, mes
épaules et mon visage se détendent, mon énergie se condense
dans mon regard. Mes yeux concentrent la lumière et percent
l’espace à la recherche de l’objectif. Même si l’appareil photo est loin
et que 1000 personnes nous séparent, lui et moi ne formons qu’une
entité, comme si je faisais partie de son mécanisme.
Mon frère a été photographié autant que moi. Il est magnifique sur
les photos, mais il n’y a pas le même lien, la même connexion entre
l’appareil et lui. Je ne peux donc pas vous dire que c’est parce que
mon père a pris des millions de clichés de moi dès mon très jeune
âge que je suis si à l’aise devant l’objectif. Je n’ai pas appris à
devenir photogénique; c’est quelque chose d’inné en moi, une façon
d’être entière qui me dépasse parfois. Toutefois, mon père est celui
qui m’a initiée à cet univers. Avec lui, j’ai pu avoir confiance,
apprendre à être moi-même et à me laisser aller. Toutes ces années
de photographie avec mon père ont contribué à améliorer ce talent
que j’avais.
Lorsque je regarde ma vie avec du recul, je constate que, déjà à
cette époque, je semblais vouée au mannequinat, même si ce n’était
pas du tout mon rêve, à la base. Jamais je n’aurais pensé gagner
ma vie un jour en étant devant l’objectif, parce que, pour moi, c’était
un peu comme me brosser les dents, une action que je fais
machinalement sans vraiment y réfléchir. Personne ne se dit: «Tiens!
Je vais maintenant aller vers la gaucher et brosser la dent numéro
28, avec un mouvement de rotation à 45 degrés…» L’idée d’être
rémunérée pour quelque chose d’aussi banal était complètement
ridicule!
Mes parents nous emmenaient souvent en voyage. En 1978, nous
sommes allés en Grèce pendant quelques mois. Nous étions à la
plage et ma mère portait un grand chapeau pour se protéger du
soleil que je trouvais bien «vogue». Je me rappelle entre autres une
séance de photos où il était évident que je prenais des poses, et
pourtant je n’avais que sept ans et aucune connaissance de la
mode! Certains diront que j’étais prédestinée, mais, moi, je dirais
plutôt que je créais sans le savoir mon personnage de reine de la
drague, lequel me servirait bien des années plus tard. Ces photos
me font réaliser que je chaussais déjà les talons hauts imaginaires à
un très jeune âge, peut-être par mimétisme ou simplement pour rire.
Il faut croire que je suis née comme ça, que mon futur était déjà
écrit, mais que je ne pouvais pas encore le lire.
Durant ce voyage en Grèce, j’ai également appris comment charmer
les gens pour obtenir des faveurs. J’avais les cheveux très blonds et,
peut-être parce que les Grecs ont pas mal tous les cheveux foncés,
je ne passais pas inaperçue. Je me souviens d’avoir dit à ma famille
un soir, alors que nous mangions au restaurant, que je pouvais
séduire (ou manipuler) n’importe qui pour qu’il me donne ce que je
voulais. Nous avons fait un pari imaginaire et je me suis levée de
table en leur demandant la permission d’aller à la bijouterie juste de
l’autre côté de la rue. Une fois dans la boutique, je me suis penchée
devant une boîte de verre qui contenait différents pendentifs, dont
l’un avec un visage dans un quartier de lune. J’ai arrêté mon choix
sur ce dernier. J’ai attendu quelques minutes que le vendeur vienne
me voir. Il m’a posé quelques questions dans sa langue; je n’ai rien
compris, alors je suis restée là à regarder le médaillon jusqu’à ce
qu’il ouvre la boîte de verre et me sorte un bijou. Ce n’était pas le
bon, le deuxième non plus. Finalement, il m’a montré celui que
j’avais choisi. Il a hésité un moment, a tenté de se justifier, mais
après plusieurs minutes il me l’a donné. Je suis revenue au
restaurant où m’attendait ma famille, bouche bée.
J’ai appris ce jour-là que la meilleure technique de négociation est le
silence. Quand et si je suis capable de me taire et de faire taire mes
voix intérieures – celles qui préparent la prochaine réplique, celles
qui n’écoutent pas parce qu’elles anticipent les prochains coups,
celles qui sont les défenderesses du jeu de la négociation – pour
vraiment écouter l’autre personne, même sans comprendre, juste
pour tendre l’oreille, je parviens souvent à obtenir les résultats
désirés. Je venais de créer le personnage du négociateur.
Le négociateur détient le pouvoir et la force d’ouvrir n’importe quelle
porte ou boîte de verre, il peut convaincre n’importe quel être
humain en un seul regard. Ce personnage est silencieux, il écoute
attentivement, il analyse et comprend, il a de l’empathie et sait
comment manipuler les autres pour arriver à ses fins. Il se doit d’être
mis de côté afin que la petite Ève puisse prendre la parole dans ces
pages.
Dans les années 1970, le Cégep de Matane désirait ouvrir un
nouveau programme de photographie intégré à son Département
d’arts plastiques. Ils étaient à la recherche d’un professeur issu de
l’École des Beaux-arts, compétent dans diverses techniques de
l’image. C’est ainsi que mon père, Reno Salvail, qui pratiquait la
peinture, l’animation sur film et la photographie et qui travaillait à
l’époque comme photographe et réalisateur publicitaire, a été recruté
pour se joindre à l’équipe formée par Delphis Bélanger, Firmin
Firquet et Guy Mercier.
Ma mère, Lise Couturier, qui avait aussi fait l’École des Beaux-arts et
possédait un brevet d’enseignement, s’est jointe peu après à
l’équipe pour enseigner les arts plastiques. Elle était bien heureuse
de pouvoir mettre à profit sa spécialisation en techniques
d’impression, particulièrement l’eau-forte et la lithographie, pour
développer des ateliers spécialisés.
Quand j’étais à la maternelle, comme nous n’allions à l’école qu’une
demi-journée, Lise venait parfois me chercher, le midi, et
m’emmenait avec elle au travail. Au collégial, les horaires des
professeurs sont rarement trop chargés, mais s’il arrivait que mes
deux parents donnent un cours en même temps, je passais
quelques minutes à déambuler à travers les corridors de l’école.
Rassurez-vous, mes parents n’étaient jamais loin! C’était pour moi
un lieu paisible et très sécuritaire. Bien sûr, j’étais la seule enfant
dans le grand édifice, alors tous les étudiants et les membres du
personnel que je croisais me traitaient avec beaucoup de respect et
de douceur. Comme s’ils étaient mes gardiens, l’instant de mes
promenades.
J’ai passé beaucoup de temps et vécu plusieurs moments magiques
au Cégep de Matane. C’était comme ma deuxième maison. Ces
heures restent dans mes souvenirs préférés d’enfance. À l’étage où
mes parents travaillaient, au Département d’arts et photographie, il y
avait un magasinier (Gilbert Lévesque) qui travaillait dans une petite
salle. Gilbert avait le plus beau sourire du monde et c’était de loin
mon gardien préféré!
Adjacent au magasin de Gilbert, se trouvait un petit studio de
photographie où les étudiants pouvaient faire leurs séances de
photos pour leurs travaux scolaires. Très souvent, lorsque j’étais là,
un étudiant me demandait de faire le modèle et j’acceptais avec
grand plaisir, m’y donnant même à cœur joie. J’étais capable de
changer de rôle en quelques secondes. J’avais la capacité de me
transformer en enfant triste, coquine ou enjouée entre deux clics
d’appareil. Je jouais devant l’objectif un jeu auquel je gagnais
toujours! Je suis bien heureuse aujourd’hui de voir ces photos
apparaître sur les murs de mes réseaux sociaux. Elles me rappellent
mon évolution devant l’appareil photo. C’est un honneur d’avoir pu
m’exercer avec des professionnels ou de futurs professionnels dès
l’âge de cinq ou six ans.
J’ai baigné dans cet univers toute mon enfance. Et depuis aussi
longtemps que je me souvienne, mes parents m’ont encouragée à
m’exprimer devant l’appareil photo ou, artistiquement, à travers mes
dessins.
Dans le magasin de Gilbert, il y avait des feuilles de papier aussi
grandes que moi sur lesquelles je me couchais pour dessiner. Il y
avait aussi des crayons de toutes les couleurs imaginables, des
fusains, de l’aquarelle, de la gouache, etc. Quand on me demandait
ce que je voulais devenir quand je serais grande, je répondais
toujours que je voulais être artiste et que je dessinerais des
pochettes de disques (des vinyles, à l’époque). Aujourd’hui, c’est un
concept assez rétro, mais dans mon temps c’était ça. Avoir accès à
tout ce matériel pour dessiner était pour moi l’équivalent de manger
des bonbons à volonté pour un autre enfant. J’étais au paradis dès
que j’entrais dans ce magasin!
Quelquefois, j’allais dans les salles de classe vides où régnaient des
senteurs de plâtre, d’encre, de Varsol et de savon de mécanicien en
pâte. Pour moi, toutes ces odeurs me ramènent encore exactement
dans cette classe d’arts plastiques. Même si j’étais très jeune et qu’il
m’arrive aujourd’hui d’oublier les détails de ma vie passée, le parfum
très spécifique d’une boîte de crayons de couleur Prismacolor me
rappelle immédiatement qu’à cet âge j’étais heureuse. Je me sentais
en sécurité. Mon environnement était sain et je pouvais m’exprimer
en toute liberté.
Puisque je côtoyais plus d’adultes que d’enfants de mon âge, j’ai
peut-être moins subi l’intimidation que d’autres. Les adultes sont
toujours plus doux avec leurs mots que les enfants, qui peuvent
parfois sembler cruels en disant, sans filtre, tout ce qu’ils pensent.
Avec les adultes, mon intervention d’artiste était toujours acceptée,
accueillie et même encouragée. Quelle chance d’avoir grandi auprès
de parents si ouverts!
J’ai vécu beaucoup d’intimidation à l’école, étant plus jeune. Car être
marginale dans un petit village d’une région éloignée était, aux yeux
des autres enfants, impardonnable!
Lorsque j’étais en quatrième année du primaire, il y avait dans ma
classe une jeune fille, que j’appellerai Christelle. Un jour, elle a
soudainement décidé que je lui appartenais. J’étais SA meilleure
amie, mais, moi, je ne la considérais pas comme la mienne. En fait,
je dirais qu’elle me traitait plutôt mal. Lorsque j’avais essayé de
mettre un frein à notre amitié, elle avait convaincu la classe au
complet – on parle d’environ 20 élèves – de me faire des menaces
dans la cour d’école à la récréation. Elle m’avait épinglée, poussée
contre le mur avec la horde d’élèves derrière elle. Elle m’avait bien
avertie qu’il y aurait des conséquences si je refusais encore d’être
son amie.
Cette amitié forcée a duré plusieurs années et s’est finalement
terminée quand ma famille et moi avons déménagé en France. C’est
seulement à ce moment que j’ai enfin pu me défaire des griffes de
cette jeune fille qui m’avait contrôlée et amenée à me mettre plus
d’une fois les pieds dans les plats. Je pense que mes liaisons
amoureuses par la suite ont été teintées par cette amitié malsaine.
Comme cette liaison amicale abusive était ce que je connaissais le
mieux, elle s’est transformée en normalité. J’ai cru longtemps qu’une
relation «ordinaire» impliquait de me faire brider, contrôler, voire de
me soumettre. Ça devait être comme ça pour tout le monde, non?
Plus tard, même après m’être défaite de l’emprise de Christelle, je
n’ai pas réussi à me mêler au troupeau. J’étais différente et je ne
passais pas inaperçue. À l’école, dans la cour de récréation,
j’entendais des commentaires qui me dénigraient parce que je
m’habillais différemment, parce que j’étais beaucoup plus mince que
les autres filles qui, elles, étaient perçues comme de vraies beautés.
Les jeunes de mon âge me harcelaient à propos de mes défauts et
de mes différences. Comme les enfants peuvent être méchants
parfois…
Je me suis donc endurcie, j’ai appris à me taire, à me cacher, à
marcher à l’ombre en longeant le mur. À la longue, je ne les
entendais plus. J’ai même glissé à un certain moment dans la
posture de l’intimidatrice parce que: «If you can’t beat them, join
them1!» J’étais maintenant en position de force, passée de la
défensive à l’attaque pour me protéger et peut-être aussi un peu
pour me venger. Il m’a fallu quelque temps pour admettre mes torts,
mais, aujourd’hui, je vois que ceux qui oppressent sont souvent eux-
mêmes des victimes. Ils apprennent à faire ce qu’ils ont subi, car
c’est ce qu’ils connaissent le mieux…
1.«Si tu ne peux pas les battre, joins-toi à eux.»
J’ai grandi entre la petite ville de Matane et le village de Saint-Ulric,
dans une maison située en haut d’une colline, de laquelle on pouvait
voir le fleuve Saint-Laurent, et qui était seulement accessible par
une route en terre. Il y avait de beaux couchers de soleil. On dit
d’ailleurs que ceux du Bas-du-Fleuve sont les plus beaux du
Québec. Notre maison débouchait sur un cul-de-sac et nous avions
comme seul voisin le fermier d’à côté. Mes parents adoptifs avaient
acheté un véritable paradis dans la nature avec des champs, des
boisés, des collines. Il y avait aussi des rosiers, des noisetiers, des
pommiers, des groseilliers, des framboisiers sauvages, des fraises
des champs… C’était une terre d’exploration inépuisable pour la
jeune aventurière que j’étais.
Mon père avait fait creuser deux lacs derrière la maison, dans
lesquels il avait ensemencé des truites. L’eau y était glaciale, mais
nous y allions tous les jours d’été nous baigner au petit matin. Sur
les routes de terre, j’ai appris à conduire le van Econoline
automatique de mes parents. Je m’amusais à rouler sur une petite
route qui longeait les champs derrière la maison. Vers l’âge de 14
ans, quand j’ai demandé à mon père de m’enseigner à conduire sa
Volvo manuelle, il m’a simplement donné les clés en m’expliquant la
base du fonctionnement.
L’hiver, nous allions tout le temps jouer dehors. Je me souviens
même, une fois, d’avoir vu des aurores boréales; j’avais trouvé ça
grandiose et majestueux. Il faisait très froid à Matane l’hiver et il y
avait tellement de neige que, même avec la Jeep Bronco de papa, il
était difficile d’avancer sur le chemin qui menait à notre maison. Bien
souvent, nous devions laisser le véhicule au bout de la rue, à
plusieurs centaines de mètres de notre domicile, et marcher dans la
neige – mon frère et moi en avions jusqu’aux hanches.
Vu la fréquence des tempêtes de neige, maman avait toujours des
bottes, des habits, des mitaines et des bonnets de laine
supplémentaires pour mon frère Étienne et moi dans la voiture. Pour
nous préparer à aller jouer dehors, elle nous emmitouflait si bien
dans nos vêtements d’hiver qu’il devenait impossible de plier les
bras ou de tourner la tête sans tourner le corps au complet. Souvent,
l’exercice prenait tellement de temps que, dès qu’elle finissait, j’avais
soudainement envie de faire pipi et qu’il fallait tout enlever pour
ensuite recommencer! Une fois dehors enfin, je faisais des guerres
de boules de neige seule avec notre saint-bernard, Popove. J’ai
grandi très loin des amis et c’était difficile, surtout l’hiver, de me
retrouver à jouer seule. Cela m’a permis d’être bien dans la solitude,
mais aussi de me construire tout un petit monde imaginaire.
Un jour d’été, j’ai découvert un cimetière de vieilles voitures au bas
d’une colline qui faisait partie de notre terrain. Dans les années
1950, quand une voiture ou d’autres ferrailles ne servaient plus, les
gens les laissaient rouler dans le fossé, en bas de la colline ou dans
les bois. Dans mon sanctuaire, il y avait deux vieilles voitures, des
modèles datant d’une autre époque. Je passais mes journées à
jouer là, à faire semblant de conduire ou de voler dans un vaisseau
spatial en voyage intergalactique. J’adorais ces jeux inventés parce
que c’était MON aventure secrète, dont même mes parents n’étaient
pas au courant. Je me faisais des sandwiches au beurre d’arachide
et aux bananes le matin et je partais à l’aventure.
Un autre de mes passe-temps préférés était d’aller me perdre dans
les bois et d’essayer de retrouver la maison familiale. Durant ces
expéditions, je devenais Indiana Jones et je survivais aux dangers
de la forêt! Il pouvait arriver que je me perde pendant plusieurs
heures. Je me rappelais alors ce qu’on m’avait dit: «Si tu te perds
dans les bois, il faut longer une rivière ou un ruisseau.» Suivant ce
conseil, j’arrivais très souvent pleine de boue et complètement
trempée à la maison. J’ai vraiment eu une enfance extraordinaire,
pleine d’aventures et de fantaisie!
La plage n’était pas trop loin, alors l’été mes parents nous
emmenaient, mon frère et moi, patauger dans l’eau du fleuve Saint-
Laurent ou courir dans le sable.
Comme je suis née avec les fémurs disloqués des os de la hanche,
mes parents adoptifs ont dû rencontrer un orthopédiste quand ils
sont venus me chercher à l’adoption. Ce dernier leur avait expliqué
qu’il y avait une possibilité de malformation des os à la croissance,
mais aussi un risque d’hyperlaxité des ligaments de la hanche. Il leur
avait donc conseillé de me faire marcher, si un jour j’arrivais à
marcher, sans chaussures, dans le sable, sur le gravier ou le gazon
l’été, afin que mes pieds et tous les muscles de mes jambes
réagissent et deviennent ainsi plus forts.
Aujourd’hui, j’ai encore le réflexe d’enlever mes chaussures l’été dès
que je suis dans un parc ou en nature. L’été, je passe le plus clair de
mon temps pieds nus. Je n’avais jamais vraiment réalisé pourquoi ni
en quoi ce n’était pas «normal», jusqu’à ce que, dernièrement, mes
parents me racontent qu’ils m’enlevaient mes chaussures pour
m’apprendre à marcher correctement. Par conséquent, cette
habitude est restée bien ancrée chez moi et, aussi étrange que cela
puisse paraître, elle me réconforte, me fait me sentir plus connectée
à la nature et en contrôle. Quelle ironie d’avoir passé ma vie à
marcher sur les podiums en talons hauts, alors que je suis née avec
une petite infirmité qui aurait pu m’empêcher de marcher tout
simplement! L’univers ou Dieu, appelez-le comme vous voulez, est
quelquefois bien comique!
Ce grand domaine imaginaire, dans lequel j’évoluais dans ma
jeunesse, est celui de l’enfant heureuse, de la fillette libre qui
gambade dans les champs, remplie de bonheur et d’espoir. Celle qui
avait aussi la capacité d’embrasser le moment présent de toutes ses
forces. Cette enfant intérieure que je garde et protège encore n’a
aucune responsabilité, aucun tracas. Elle se moque des règles que
la société impose aux adultes, elle est insouciante des grands
problèmes politiques, et sa légèreté comme sa liberté reviennent dès
que j’enlève mes chaussures et mes bas pour me mettre pieds nus.
Je l’appelle la petite Ève ou la petite fille de Matane.
Reno et moi aimions aller pêcher ensemble la morue ou le cabillaud.
Pour pêcher ce type de poisson, il faut, selon une expression locale,
«giguer1», c’est-à-dire descendre une très longue ligne jusqu’au
fond du fleuve Saint-Laurent, la remonter d’environ un mètre, la tirer
vers le haut d’un mouvement brusque et rapide du bras pour que
l’appât reflète un peu de lumière comme un poisson-proie, et ainsi
de suite… Il est difficile de sentir le mouvement d’un poisson qui
mord, car notre ligne est longue et l’hameçon est loin. Alors, la
plupart du temps, nous remontons la ligne pour rien. C’est une des
pêches les plus calmes et sereines, et il n’y a rien de palpitant ni de
sensationnel à pêcher la morue. C’est probablement cette quiétude
et cette zénitude qui font de ces moments passés sur le fleuve avec
mon père des instants si précieux et marquants. Les longues heures
qui s’égrenaient sur le petit bateau pneumatique de papa étaient
vraiment spéciales pour moi. On ne voyait rien d’autre que de l’eau à
notre droite, à notre gauche et à perte de vue. Lors de ces sorties de
pêche, mon père et moi ne parlions pas beaucoup. Bien des fois,
j’aurais aimé avoir des dons de télépathie et savoir à quoi il pensait
dans ces moments de silence.
Souvent, une baleine nous rendait visite et, comme c’était dans les
années 1980, nous n’avions que nos yeux et notre mémoire pour
nous souvenir de ces apparitions momentanées. Nous étions donc
très attentifs, et quand la baleine passait près du bateau, ce dernier
était emporté par son courant aspirant. Nous surfions sans effort sur
la vague que le passage du cétacé venait de créer. Je me mesurais
à l’immensité du fleuve et me trouvais minuscule et fragile. J’avais
ces pensées bien philosophiques en giguant silencieusement dans
notre petite embarcation. Une fois, un phoque est même sorti de
l’eau à quelques centimètres de mon côté du bateau et est resté là
sur place, le cou étiré, à nous regarder d’un œil curieux. Les
phoques ont les moustaches tellement longues; ils sont adorables
avec leur nez qui s’ouvre et se ferme comme un clapet de cheminée.
À notre retour, j’avais couru trouver ma mère pour être la première à
raconter qu’un phoque était venu ME voir. Le calme et la beauté de
la nature sont encore le meilleur médicament pour moi. J’en ai
besoin pour me ressourcer.
Quand j’avais neuf ans, Reno m’a initiée à la plongée sous-marine.
J’étais déjà un petit poisson dans l’eau, alors la progression de la
nage à la plongée était logique. J’ai tout de suite adoré l’expérience.
Il m’a enseigné comment ne pas gaspiller l’air de ma bonbonne en
ralentissant ma respiration et, de ce fait, allonger le temps de
plongée. Pour moi, plus de temps sous l’eau voulait également dire
plus de plaisir! En plongée, il faut bouger doucement, rester calme,
se déposer. C’est un sport presque méditatif. J’ai utilisé cette
technique toute ma vie quand je devais calmer mon agitation face au
stress que provoquait mon travail.
La tempête qui bouleverse ma sérénité intérieure quand j’entre en
scène est vite neutralisée si je me mets à visualiser les
conversations lentes en signes de plongée sous-marine avec mon
père. À 20 mètres sous la surface de l’eau, dans le monde du
silence (qui est le monde sans paroles, pas le monde sans bruit), la
communication entre plongeurs est un élément de sécurité essentiel.
Il y a une paix qui est incomparable. J’imagine que l’apesanteur et le
décor de cet «autre monde», cet univers sous-marin, doivent être
similaires à ce qu’un astronaute vit en voyage dans l’espace. Cet
espace, cet univers ou ce monde méditatif est aussi synonyme de
nature, d’immensité, de beauté, de silence et de paix intérieure.
Depuis que je suis petite, maman chante. Elle a une superbe voix de
soprano. Elle avait d’ailleurs inventé une mélodie pour nous réveiller
le matin, mon frère et moi: «Réveille-toi, mon petit chouchou
d’amour […]» Tous les matins d’école, nous avions droit à cette
performance. Plus tard, dès que j’entendais ses premières notes, je
m’écriais qu’elle n’avait pas besoin de chanter, car j’étais déjà levée,
au garde-à-vous, toujours prête à me projeter dans l’action!
Maman chantait aussi si elle ne désirait pas répondre aux questions
qu’on lui posait. Elle inventait des airs avec les paroles de mélodies
connues. Par exemple, à la question «Maman, tu crois que je peux
sortir ce soir?», elle me répondait en fredonnant la chanson de René
Simard: «Mamaaaaaaaan, laisse-moi sortiiiiiiir ce soiiiiiiir […]»
Maman Lise était, et est encore à mes yeux, la plus grande chef du
monde! Peut-être que tous les enfants disent cela de leur mère,
mais, moi, j’ai vraiment raison. Ha, ha! Ma mère cuisine des plats
succulents; elle ne suit jamais une recette à la lettre, ou du moins
pas la deuxième fois. Elle y ajoute toujours une touche bien à la Lise
ou un twist qui transforme tout repas simple ou traditionnel en un
festin gastronomique digne des rois.
Elle est aussi une artiste exceptionnellement talentueuse et dessine
comme j’aimerais dessiner. Un jour, elle avait fait une aquarelle de
moi et de mon dragon, où ce dernier sortait de ma tête pour aller
rencontrer un monde de feu, d’eau et de couleurs. J’ai voyagé avec
cette œuvre pendant des années pour apporter un peu d’elle dans
les nombreuses chambres d’hôtel sans chaleur, au décor froid, que
je visitais.
J’admire énormément mes parents Reno et Lise, que rien
n’impressionne. Ils ont tout vu et tout entendu, ils sont maîtres de
leurs émotions, ils ne s’emballent pas, ils sont toujours dans le
moment présent. Ils sont des virtuoses de l’ouverture d’esprit, du
lâcher-prise et de l’acceptation! Je leur suis tellement
reconnaissante de leur patience avec mon frère et moi, de leurs
encouragements à aller vivre nos propres expériences et à faire nos
propres erreurs. On connaît tous la phrase cliché: «On apprend très
peu de nos succès, mais beaucoup de nos erreurs.» Ils nous ont
toujours, et encore aujourd’hui, incités à repousser nos limites et à
nous dépasser, en nous fournissant le plus beau cadre pour évoluer.
Aider sans essayer de sauver… Poser des questions et écouter
attentivement les réponses… Arriver à ses propres conclusions…
Voici quelques exemples de choses que j’ai apprises de mes
expériences. Essayez de dire non à un enfant, de lui expliquer les
conséquences d’approcher un chien qu’il ne connaît pas, de toucher
au four quand il est chaud, de manger des choses qu’il trouve par
terre… La plupart du temps, l’enfant n’apprendra qu’au moment où il
flattera le chien qui jappera fort et lui fera peur, se brûlera sur la
porte du four ou goûtera à quelque chose d’infect par terre.
Malheureusement ou heureusement, l’être humain doit vivre ses
propres expériences pour cheminer vers ses propres prises de
conscience.
Ce n’est pas en vivant dans une bulle, protégés de tout, que nous
pouvons apprendre. La vie se doit d’être vécue! Et je remercie Lise
et Reno pour cette si belle leçon de vie, car aujourd’hui, même si je
suis la somme de toutes mes erreurs, je suis aussi celle de mes
réussites! Et c’est sur celles-ci que j’ai décidé de miser!
Le fil d’Ève
Parfois, un peu par hasard, à la suite d’un événement, d’un
entretien ou simplement par une pensée soudaine pour l’un des
miens, il m’arrive d’avoir l’impression de découvrir un trait
fondamental de sa personnalité, passant d’une intuition maintes
fois vécue, mais isolée dans le temps, à la découverte d’un fil
conducteur essentiel pouvant se repérer tout au long de sa vie.
Si je pense à Ève, le premier fil conducteur que je vois est sa
farouche volonté d’autonomie et d’indépendance.
Comment imaginer qu’une DJ occupant, dans les années 2000,
la scène des clubs les plus en vogue de New York avait, à sept
ou huit ans, fait le désespoir de son professeur de musique,
dont elle était la meilleure élève, en refusant catégoriquement
de participer au spectacle de fin d’année malgré promesses et
cajoleries?
Une Ève adolescente adoptant vêtements et coiffures d’un style
particulier, dont un superbe mohawk multicolore qui avait fait la
fierté de sa jeune coiffeuse.
Une Ève remplissant des cahiers de dessins très personnels en
modèles réduits complexes, alors que ses parents enseignants
en arts et ses professeurs lui vantaient les mérites des grands
formats pour développer ses habiletés en dessin.
Une Ève décidant, à la suite du concours Clin d’œil, de partir
seule, à 20 ans, travailler comme mannequin au Japon avec en
poche son passeport et très peu d’argent. C’était le début
officiel de sa vie d’adulte dans un métier peu banal et difficile,
où elle n’avait aucune référence et ¦ ne pouvait compter que sur
son jugement pour prendre des décisions.
J’ai souvent admiré son refus de certains compromis qui
auraient permis un développement plus facile de sa carrière. Et
encore aujourd’hui, je souris intérieurement lorsque je
comprends qu’en me demandant mon avis sur une décision à
prendre, elle souhaite surtout conforter le choix qu’elle a déjà
fait.
Le deuxième fil conducteur, tout aussi important, est sa
constante préoccupation pour le bien-être des membres de sa
famille, de ses proches, mais aussi de toute sa grande famille
élargie: amis de longue date de tous les horizons, amis
membres des AA, amies impliquées auprès de femmes en
difficulté. Cette empathie pour les autres se traduit par un
accueil souriant pour chacun, et surtout par une écoute
attentive et des gestes d’assistance bien concrets.
J’ai en mémoire un appel de sa grand-mère Yvette qui
s’inquiétait de la santé d’Ève: «Est-ce que notre petite Ève est
malade?» J’ai alors appris que celle-ci, où qu’elle soit dans le
monde et depuis le début de sa carrière, téléphonait à ses
grands-parents chaque semaine et venait de manquer ce
rendez-vous pour la première fois.
Ève prend soin.
Ève aime les défis réfléchis
Prudente, Ève analyse, elle songe un bon moment avant de se
lancer dans l’action. Elle est habile et minutieuse, une des rares
personnes que je connaisse qui lit un manuel d’instructions
avant d’essayer de faire fonctionner un produit nouvellement
acquis. Les expériences sont rêvées avant d’être vécues.
Toute petite, Ève avait une peur panique de l’eau. Elle refusait
d’entrer dans le bassin de la piscine municipale lors de nos
activités nautiques familiales. Elle nous attendait assise sur sa
serviette de bain près de la chaise du sauveteur.
Vers l’âge de cinq ans, à l’occasion de vacances à la mer avec
ses grands-parents et sa cousine, elle décida que le moment
était venu d’apprendre à nager. Le soleil, le sable chaud,
l’atmosphère détendue, les encouragements de sa tante Claire,
de sa cousine Sophie et de ses grands-parents l’ont aidée à
surmonter sa peur et à apprivoiser ce nouvel élément. Sa
morphologie de nageuse lui a permis de développer ses
capacités sportives et, en très peu de temps, elle s’est jointe au
club de natation artistique dont elle deviendra entraîneuse.
Quelques années plus tard, étant moi-même moniteur de
plongée sous-marine, j’ai initié Ève à cette nouvelle activité. Au
début avec palmes, masque et tuba, puis avec le matériel de
scaphandre autonome. Comme elle n’avait qu’une dizaine
d’années, trop petite pour le lourd équipement, je lui ai bricolé
un réservoir d’air avec une bonbonne de petit format que l’on
trouve dans les ambulances et un harnais à sa taille; l’onde est
devenue son milieu.
À 15 ans, Ève a obtenu son brevet canadien Médaille de
bronze, sauveteur de piscine. Nous en étions très fiers, sa mère
et moi. Tous les étés de son adolescence, elle a été
responsable de la sécurité et de l’entretien de piscines
publiques.
Ève n’est pas tombée dans l’art comme Obélix dans la potion
magique, mais elle a fréquenté le milieu artistique depuis sa
plus tendre enfance. Sa mère, professeure d’arts plastiques, a
dirigé un centre d’artistes pendant plusieurs années et organisé
des événements: une biennale internationale, des soirées
performances. Ève était une spectatrice assidue et elle a
participé aux préparatifs des prestations des artistes, ainsi
qu’au montage de dizaines d’expositions. Elle a côtoyé des
artistes et pris part à des discussions avec des amis
philosophes et théoriciens de l’art avec des réflexions
surprenantes pour son âge, qui laissaient les spécialistes
pantois. C’est une artiste. Ses centaines d’œuvres sont
contenues dans de petits cahiers à croquis, dessins et
esquisses précis et très fouillés, critiques et cinglants, qu’elle
dévoile rarement. Toutefois, on peut découvrir son très grand
talent à travers ses magnifiques montages vidéo et ses
montages sonores.
1.Danser la gigue, une danse traditionnelle québécoise.
J’aimerais tenter d’expliquer ce qui se passe en moi lorsque j’arrive
sur la scène ou dans une pièce. Quand j’entre quelque part, c’est
instantané: tous les gens se tournent vers moi. Ce n’est pas du
vaudou, c’est une forme de visualisation que j’ai commencé à
pratiquer très jeune, vers l’âge de cinq ou six ans, alors que je
faisais des spectacles pour la famille Salvail au jour de l’An. Lors de
ces célébrations, il y avait toujours une bonne vingtaine de
personnes pour qui j’aimais préparer un spectacle haut en couleur.
La première fois (j’ai donné ces spectacles jusqu’à l’âge de 16 ans,
je crois), ma cousine et moi avions décidé de chanter pour la famille.
Nous avions préparé quelques chansons que nous avions beaucoup
répétées. Nous avions avisé les membres de la famille qu’il y aurait
un spectacle avant la messe de minuit. Comme tous les Salvail
étaient de bonne humeur et parlaient fort, il nous a fallu bien des
avertissements pour qu’ils s’assoient et nous écoutent calmement.
Nous avions chanté notre répertoire, dont Petit papa Noël. Nos
spectateurs étaient ravis de la présentation et, bien que ma cousine
Sophie Guimond ne se souvienne plus trop de ce moment, pour moi
c’est comme si c’était arrivé hier. La sensation d’être devant un
«public» était aussi plaisante que d’être ivre, comme une
dépendance… J’avais dès lors un besoin toxique de revivre cette
expérience enivrante!
Peu importe le nombre de spectateurs dans la salle, le sentiment
d’avoir leur attention, leur silence, leur écoute a tout de suite été
comme une drogue pour moi: j’ai adoré cette montée d’adrénaline
dès le début. Celle qui vient juste après la nervosité qui fait battre
mon cœur dans ma gorge dix mille fois trop fort et trop vite, qui me
rend la bouche sèche, qui me cause des étourdissements et de
l’hyperventilation avant de commencer à chanter la première note
d’une chanson, de prononcer la première phrase d’une conférence
ou de faire les premiers pas sur un catwalk. Cette affluence dans
mes veines fait que je peine à croire que j’ai pu survivre aux
premières secondes écoulées sur scène, lesquelles semblent avoir
duré des heures. Il y a une certaine fierté à s’apercevoir qu’on a
réussi à ne pas s’évanouir, tomber ou carrément mourir! Être
submergé par l’adrénaline est similaire à la sensation d’être sur un
bateau, au milieu de l’océan, au cœur de la tempête, tout à coup
assailli par une immense vague qui risque de faire chavirer
l’embarcation et, tout de suite après, la regarder s’éloigner en
réalisant, incrédule, qu’on est toujours à flot, sans trop comprendre
comment ni pourquoi.
Après cette toute première expérience, debout sur le divan en
velours de ma grand-mère, qui allait devenir plus tard la passerelle
d’un défilé de mode, à chanter avec Sophie Guimond, il me semblait
qu’aucune vague ne serait assez grosse pour m’empêcher d’y
remonter. Au deuxième Nouvel An, j’étais déjà en solo. Mon
spectacle devenait plus drôle et plus travaillé, avec le temps. Plus la
famille Salvail riait lorsque je montais sur le divan, et plus je me
promettais que la prochaine édition serait encore plus grosse, plus
grandiose ou extraordinaire que la précédente.
Même aujourd’hui, je trouve que les premières secondes, juste avant
d’entrer sur scène ou de commencer une conférence, sont
interminables. Je suis persuadée que c’est exactement ce qu’on
ressent en mourant: on revoit sa vie qui défile sous ses yeux. Je sais
que, pour beaucoup de gens, l’idée d’être sur scène entraîne une
suite de scénarios cauchemardesques dans leur tête, mais pour moi,
heureusement, ce ne sont que les premières secondes qui me font
sentir ainsi. Parce que, lorsque la première vague passe, l’océan
devient ensuite un miroir.
Autant j’aimais performer devant ma famille au jour de l’An, autant à
l’école c’était une tout autre histoire. Le soir, avant mes
présentations devant la classe, je faisais de grandes crises
d’angoisse et me grattais parfois les bras jusqu’au sang. Ça me
mettait tout à l’envers!
Lors de ma première année du secondaire, j’avais 14 ans à
l’époque, un psychologue du nom de Jean-Pierre Langlois a été
engagé afin d’offrir un appui aux jeunes qui présentaient des
difficultés scolaires. Il m’a fait venir dans son bureau pour qu’on
puisse discuter ensemble. Je lui ai parlé de mon problème et de ma
peur des exposés oraux. Il m’a alors offert de participer à une ligue
d’improvisation qu’il allait créer avec un petit groupe d’étudiants. Les
présentations ou les parties se feraient à l’auditorium de notre école,
une salle assez grande qui comptait plus ou moins 800 sièges.
C’était à la fois mon pire cauchemar et mon plus gros défi, mais c’est
aussi ce qui m’a permis de vaincre ma peur. Prétendre que cette
immense scène – sur laquelle des centaines d’étudiants pouvaient
me juger – n’était pas plus effrayante que le divan en velours de mes
grands-parents, Laurent Salvail et Yvette Laliberté, m’a aidée à
devenir plus à l’aise devant le public.
Plus tard, j’ai compris que monopoliser l’attention me faisait sentir en
contrôle, comme si tout se déroulait au ralenti. Maintenant, lorsque
j’accapare le plancher, je ne me sens jamais vulnérable. Je suis un
tank blindé et invincible. Je ne ressens plus cette peur du ridicule; je
me transforme en une autre personne, je tombe en transe et je me
retrouve soudainement dans la peau d’un personnage supérieur,
prépondérant et dominant de clown, d’actrice, de disc-jockey, de
mannequin de mode, de conférencière ou de chanteuse. C’est un
sentiment incomparable que celui d’entendre une foule, même plutôt
petite, rire ou s’exclamer. De contrôler les gens, de les faire danser
ou de les pousser à aller se chercher un autre verre au bar. D’avoir
le pouvoir de faire connaître un autre point de vue, une perception
différente de la même réalité aux gens, ou de simplement faire vivre
à quelqu’un une émotion, quelle qu’elle soit. Et pendant que le public
rit, danse ou écoute, la petite Ève est en sécurité. Elle ne montre pas
ses émotions, elle se cache derrière les éclats de vos rires, derrière
un personnage fabriqué au théâtre.
Mes grands-parents adoptifs ont eu, tous les quatre, un impact
considérable sur ma vie. J’ai connu grâce à eux une autre forme
d’amour inconditionnel. Je crois que je n’ai jamais aimé autant que
j’ai aimé mes grands-parents. Ils m’ont tous apporté quelque chose
de bien spécial. Ils m’ont guidée pour bâtir mon identité, m’ont
éclairée et amenée à cultiver mes propres valeurs en partageant les
leurs à travers des anecdotes de leur passé. Ils étaient rassurants,
et le temps que j’ai passé chez eux reste encore parmi mes
souvenirs les plus apaisants et sécurisants.
Si vous avez eu la chance de connaître vos grands-parents et de
vivre une belle relation avec eux, vous savez de quoi je parle.
Souvent, il est plus facile de se confier à eux sur des sujets que l’on
n’ose peut-être pas aborder avec nos propres parents. Mes grands-
parents, tant maternels (adoptifs) que paternels, ont eu une grande
influence sur ce que je suis devenue aujourd’hui. Ils m’ont transmis
leur culture, leurs rites, leurs valeurs, leurs joies, leurs douleurs…
Bien qu’ils ne soient plus là aujourd’hui, je suis encore marquée par
le rôle que chacun d’eux a joué dans ma vie. De ma grand-mère
Germaine (la mère de ma mère adoptive), j’ai appris à me tenir le
dos droit. Elle me disait toujours: «Tiens-toi droite, Ève!» Au fil des
années, j’ai pu observer son dos à elle se courber comme le bossu
de Notre-Dame. Germaine voulait probablement éviter que je
subisse le même sort qu’elle et elle avait bien raison de me rabrouer,
car les gens qui se tiennent droits ont généralement plus de
prestance. Toujours en suivant ses conseils, j’ai appris plus tard à
marcher avec un livre sur ma tête. J’ai commencé avec le petit livre
à couverture molle jusqu’au dictionnaire Larousse. Ce sont entre
autres les premiers mannequins de mode qui ont popularisé cette
technique. Chaussez vos talons hauts et essayez cet exercice qui
paraît plus facile qu’il n’en a l’air!
Pour sa part, ma grand-mère Yvette Laliberté m’a transmis l’amour
de la mode et l’importance d’avoir du style. Bien que mon look ait
toujours été un peu punk, marginal et à la garçonne, je crois que
cette façon bien particulière et originale de m’habiller et d’agencer
mes vêtements me vient d’elle.
Mon grand-père Salvail était quant à lui un homme très sensible, qui
parlait très peu et surtout très doucement. Il fallait bien écouter et
tendre l’oreille si on voulait l’entendre. Il pouvait comprendre les
animaux (surtout les oiseaux) et ces derniers le comprenaient, lui
faisaient confiance, un peu comme le Docteur Dolittle. Un jour, mon
grand-père m’a raconté une histoire sur un oiseau blessé qui l’avait
suivi pendant des kilomètres jusqu’à ce qu’il le remarque et le
soigne. Dans cette histoire, il avait ajouté que cet oiseau revenait
d’année en année et marchait avec lui, le suivait dans sa collecte de
collets, comme pour le remercier. Vous vous rappelez la scène de
Blanche-Neige où elle chante et fait le ménage, entourée de petits
oiseaux, de lièvres et d’autres amis de la forêt? C’était exactement
grand-papa Salvail. J’étais absolument captivée par ses histoires!
Mon grand-père, même s’il adorait les animaux, était chasseur,
trappeur et pêcheur. Il le faisait pour nourrir et habiller sa famille.
Alors que j’étais très jeune, il m’a enseigné comment trapper un
lièvre, chose que je ne saurais plus faire aujourd’hui, car je n’aurais
pas la force de tuer un animal. En guise d’héritage, mon grand-père
m’avait montré comment enlever la peau d’un animal sans déchirer
la fourrure, comment la tanner, utiliser chaque partie (à l’exception
bien sûr du système digestif) afin d’éviter le gaspillage, mais aussi
comment honorer la mort d’un animal.
Juste avant de mourir, mon grand-père Laurent m’avait donné une
pièce de monnaie américaine de 50 cents à l’effigie de John
Kennedy, qu’il gardait précieusement dans sa poche comme porte-
bonheur depuis 1962. Il la frottait souvent quand il était nerveux,
pour se rassurer, si bien qu’aujourd’hui on ne voit même plus le
visage de monsieur Kennedy sur la face de la pièce. Mon grand-
père est aujourd’hui ma puissance supérieure, ma force intérieure, et
je sais qu’il veille sur moi et m’accompagne. Je n’ai qu’à frotter la
pièce à mon tour pour le sentir près de moi.
Lorsque grand-papa nous a quittés, j’étais aux Bermudes pour une
prestation de DJ avec Ziggy Marley. Quand je vais à la plage,
j’essaie toujours de choisir la même chaise longue, loin des autres,
jour après jour. Un après-midi, alors que je retournais vers ma
chaise, j’ai vu qu’un oiseau très coloré était perché sur mon dossier.
En m’approchant plus près de lui, j’ai pensé qu’il allait s’envoler,
mais il est resté juché sur le dossier à regarder l’océan. J’étais
vraiment étonnée. Quelques secondes plus tard, un groupe de
bécasseaux sanderlings, aussi appelés coureurs de la plage, ont
émergé de sous la chaise longue pour venir contempler à leur tour
l’horizon en compagnie de l’oiseau multicolore. Je n’avais jamais
vécu une telle expérience. Puis, les bécasseaux sont partis vers
l’eau et l’autre oiseau s’est envolé. Soudain, j’ai entendu le bruit
d’une notification sur mon téléphone: c’était mon frère qui me
demandait de l’appeler immédiatement. Il n’a pas eu besoin de
m’annoncer la mauvaise nouvelle, je la savais déjà… «Grand-papa
est mort», lui ai-je dit. Étienne a seulement répondu: «Oui.»
Quel est le rôle des grands-parents dans la vie de leurs petits-
enfants? Selon la psychologue Maryse Vaillant, dans le cadre d’une
entrevue avec Natacha Czerwinski, ils sont là «pour parler d’une
autre époque, pour faire surgir du passé une autre façon de vivre et
d’aimer». Ils sont nos prédécesseurs qui ont construit une grande
partie de ce que nous sommes aujourd’hui. Il est donc important que
les enfants apprennent à respecter davantage les aînés et qu’ils
prennent le temps d’écouter ce qu’ils ont à leur dire.
La relation entre mes grands-parents et moi a toujours été forte.
C’était un lien très particulier. J’ai eu une chance extraordinaire de
les connaître, et ils ont façonné ce que je suis aujourd’hui en me
transmettant un héritage que j’espère transmettre à mon tour aux
jeunes générations. Dans notre société de performance, nous
mettons trop souvent nos grands-parents et les aînés de côté. Ils
nous ont légué la société et le monde tels que nous les connaissons
aujourd’hui, alors soyons reconnaissants envers eux.
Ma mère adoptive, Lise, m’avait dit une fois que peu de choses ou
de gens ont eu droit à un amour aussi pur que celui que j’avais ou
que je réservais à mes grands-parents… Et elle a toujours raison!
Reno Salvail et Yvette Laliberté
J’avais 12 ans quand David Bowie a lancé son album Let’s Dance.
Cet album marque un tournant dans ma vie et, encore aujourd’hui,
dès que j’entends les premières notes de la chanson Modern Love, je
retourne comme par magie à cet âge dans le sous-sol de notre
maison, à Matane. Tout le monde a des chansons qui les transportent
dans le temps comme celle-ci le fait pour moi. L’été de mes 12 ans
avait été rempli de joie et de bonheur. J’avais passé la belle saison
entre chez nous et chez mes grands-parents maternels et paternels
(adoptifs). Ma famille devait être relocalisée dans le sud de la France
à l’automne, plus particulièrement à Aix-en-Provence, pour que mes
parents puissent finir leurs études: mon père faisait un doctorat et ma
mère, une maîtrise. Ceux-ci avaient fait envoyer tous nos biens par
bateau, lequel avait pris beaucoup de temps à se rendre à bon port.
En fait, nous étions arrivés à Aix longtemps avant nos possessions,
alors pendant les premières semaines, voire les premiers mois, nous
n’avions ni télévision, ni jeux de société, ni articles de sport, etc. Il
nous avait «fallu» nous parler et trouver des activités en famille, ce
qui avait eu pour effet de solidifier nos liens. Aujourd’hui, avec
Internet, il nous est impossible d’imaginer devoir nous divertir
seulement grâce à la présence humaine et à la nature qui nous
entoure.
Jusqu’ici, j’avais été l’ombre de mon frère, qui est de trois ans mon
aîné; je le suivais partout. Quand on est petit, il s’agit d’un écart d’âge
important. Étienne avait 15 ans et faisait partie d’une catégorie de
plus haut niveau que le mien: il était un adolescent! J’essayais
toujours de faire comme lui, de l’imiter, d’être incluse dans ses
activités, car il était mon idole. Cependant, la dernière chose qu’il
souhaitait, c’était bien d’avoir sa petite sœur dans les pattes! À ses
yeux, je n’étais pas très cool, tandis qu’aux miens c’était le plus
grand, le plus fort. Il me donnait l’impression d’être invincible. Mon
frère sortait de l’ordinaire; il était exceptionnel.
Depuis quelques années déjà, Étienne écoutait de la musique punk
(Dead Kennedys, Subhumans, Black Flag, Misfits, Hüsker Dü). Il
possédait un style vestimentaire bien à lui; il coupait ses vestes de
jeans et dessinait des logos de groupe de musique à l’arrière. J’ai
commencé à copier le look de mon frère juste avant de partir pour la
France. Là-bas, Étienne avait été envoyé dans une école de ski à
plusieurs kilomètres d’Aix-en-Provence; c’était la première fois que
nous étions séparés aussi longtemps. Mais cette séparation m’a fait
réaliser à quel point j’aimais mon frère et j’avais besoin de lui. Parce
que je dirais que, jusque-là, comme tous bons frères et sœurs, nous
nous chamaillions sans nous rendre compte qu’il y avait beaucoup
d’amour en dessous de tout ça. Il me manquait terriblement; je le
trouvais loin et j’avais l’impression et la peur d’être en train de le
perdre.
Mon style a évolué au cours de cette année-là; mes cheveux étaient
de plus en plus courts et les couleurs de mes vêtements de plus en
plus foncées. Mon attitude aussi a commencé à changer. Je
m’intéressais davantage à la politique, à l’idéologie anarchique, et je
posais un regard que je qualifierais de dédaigneux sur la société.
Comme nous habitions en Europe, pas très loin de Londres, la ville
où le mouvement punk a débuté, je me sentais plus interpellée par
cette philosophie et ce mouvement.
Pendant les trois ou quatre années qui ont suivi cette forme de prise
de conscience, j’ai refusé de me faire prendre en photo par mon père
ou par qui que ce soit, parce que s’immortaliser sur la pellicule n’était
pas en accord avec les principes de ce mouvement. C’était considéré
comme vaniteux par cette «doctrine». Ce personnage de la Ève
révoltée me protégeait. Derrière ce nouveau look, vraiment plus fort
et plus dur que celui que j’avais avant de partir en France, je
réussissais à cacher et à protéger mon enfant intérieur.
Nous avons vécu une année et demie en France. J’avais 13 ans et
j’étais devenue une personne complètement différente à notre retour
au Québec. J’avais l’impression de ne plus reconnaître personne,
alors qu’en fait c’est moi-même qui étais méconnaissable! J’avais
grandi d’un coup sec et j’étais maintenant la plus grande de ma
classe. Cette poussée de croissance subite a été très douloureuse et
j’ai dû prendre des vitamines et autres suppléments pendant une
année pour renforcer mes os. J’avais les cheveux courts, j’étais plus
mince et je m’habillais avec des vêtements déchirés et sales. Mes
chaussures étaient celles d’un skateboardeur. À Saint-Ulric, il va
sans dire que j’étais perçue comme une extraterrestre.
J’avais étudié l’histoire de la France au collège André Campra d’Aix-
en-Provence. J’avais aussi dû m’adapter aux coutumes françaises,
pour être acceptée par les autres étudiants de mon école. J’avais un
léger accent français et je faisais la bise lorsque je rencontrais des
gens (ce que les Québécois ne font pas); je mettais du beurre sur
mes radis et lisais des bandes dessinées comme Fluide glacial.
J’étais bien triste de constater que mes blagues tombaient à plat
dans mon pays natal. Personne ne comprenait mon humour.
Pendant mon année française, je m’étais fait plusieurs amies proches
et intimes, et soudainement j’avais dû les abandonner comme ma
mère biologique l’avait fait avec moi. Je me demandais comment les
effacer de ma mémoire et continuer à vivre ma vie comme si 1984
n’avait jamais existé. Malheureusement, j’y parvenais difficilement.
Encore dernièrement, j’ai cherché à reprendre contact avec ces
amies si précieuses que j’aimais, mais qui, même avec les moyens
qui sont à notre portée aujourd’hui, sont demeurées introuvables!
Puis, tranquillement, je me suis réadaptée. J’ai renoué avec mes
anciens amis de Matane et j’en ai connu de nouveaux, mais, disons-
le tout de suite, je n’étais pas très populaire à l’école. J’étais
maladroite, trop grande, trop mince, sans poitrine, je m’habillais en
garçon et j’étais perçue comme une étrange, voire une étrangère.
Pourtant, sous mes blousons de cuir accessoirisés et mes jeans
troués, je me sentais fragile et nue. Mon personnage de punkette
m’aidait à garder mes distances; il m’évitait de me faire ennuyer par
les autres élèves du secondaire. J’étais intimidante et j’aimais ça!
J’utilisais en effet mon personnage à mes fins pour divertir, distraire
ou faire peur, selon le besoin. Plus jamais je ne voulais être la proie
de gens comme Christelle, plus jamais je ne serais perçue comme
une personne soumise que l’on peut contrôler, qu’on pourrait
s’approprier. Je n’appartiendrais à personne, un point c’est tout!
J’essayais de me tenir loin de ceux dont j’avais peur en leur faisant
peur à mon tour. Je soutenais impudemment le regard des personnes
dont je souhaitais avoir l’attention. Avec mes quelques proches, je
m’amusais à nommer avec autodérision, à voix haute et avec une
audace presque effrontée, les particularités qui me différenciaient des
autres. Cette arme était cependant un couteau à double tranchant,
car elle repoussait aussi tous les garçons. Bien souvent, je passais
les soirées dansantes assise sur un banc, à envier les jeunes filles de
mon âge qui, elles, se faisaient gronder parce qu’elles dansaient un
peu trop collées contre leur partenaire. J’avais l’impression d’être le
cactus dans le champ de fleurs bien malgré moi. J’étais parfois
épuisée de «jouer» ce personnage. Quelquefois, il m’arrivait aussi de
rêver d’ouvrir la fermeture éclair de mon costume anticonformiste et
de m’habiller comme les autres. De suivre le troupeau, de devenir
intello, de me fondre dans une foule, d’être semblable, d’être comme
les autres…
Comme je vous l’ai déjà dit, je me suis toujours sentie vraiment à
l’aise devant un appareil photo. Encore aujourd’hui, je ne peux pas
expliquer comment j’arrive ainsi à percer l’objectif. Est-ce un pouvoir
magique qui m’a été donné? Je n’en sais rien, mais je remercie
l’univers de m’avoir dotée de ce talent! Même lors de mes premières
séances de photos avec les étudiants du Cégep de Matane, quelque
chose de spécial se produisait chaque fois que l’appareil se posait
sur moi. J’avais soudainement la sensation d’être seule au monde,
d’être vue et entendue. Et comme ce n’est pas vraiment moi, et que
ce ne sont pas mes vraies émotions, mais bien celles que je désire
fixer sur la pellicule à ce moment-là, je peux rester en sécurité
derrière mon masque à regarder celle qui est en train de se donner
en spectacle.
De 15 à 17 ans, dans le prime de mon adolescence, j’étais abonnée
au magazine québécois Clin d’œil. Un jour, alors que je feuilletais le
périodique féminin, je suis tombée sur ceci: «Concours Clin d’œil
Devenez mannequin.» Mes amies, qui n’avaient rien de punk ni
d’anarchiste, m’avaient taquinée en me lançant un pari, me disant
que je n’avais pas «les couilles» de participer à un tel concours. Il
faut dire que je n’avais vraiment pas le look de l’emploi avec mon
mohawk et mes Doc Martens 14 trous. En même temps, j’avais la
physionomie nécessaire pour exercer ce métier: j’étais grande,
mince, avec des traits plutôt atypiques.
La blague était bonne, alors j’ai décidé de relever le défi et de me
laisser pousser les cheveux afin d’envoyer ma candidature. Maman
Lise m’a même acheté des vêtements pour l’occasion et emmenée
faire un tour au salon de coiffure in de Matane. Puis, mon père Reno
a pris quelques photos que nous avons envoyées par la poste. À ma
grande surprise, j’ai tout de suite été choisie parmi les 1500
premières concurrentes sélectionnées; ensuite, j’ai réussi à faire
partie des 300, puis des 10 finalistes.
Les 10 prétendantes étaient conviées à Montréal, où elles devaient
enchaîner les entrevues médiatiques, les différentes séances de
photos et les coachings de défilés. Le tout se déroulait sur 7 à 10
jours. L’expérience se concluait par une soirée chic où toutes les
finalistes participaient à un défilé filmé qui serait diffusé à la
télévision. J’étais très à l’aise devant les appareils photo, mais pas
du tout devant les caméras vidéo. De plus, je ne possédais pas
encore l’aisance et l’assurance de marcher sur un podium. Je les
développerais bien plus tard.
Le «Concours Clin d’œil Devenez mannequin» était donc divisé en
plusieurs étapes: un défilé de mode qui survenait après plusieurs
séances d’entraînement de catwalk (qui était sincèrement du chinois
pour moi), une session de photos et une série de questions posées
sous stress. C’était un peu l’équivalent des grands concours de
beauté aux États-Unis. Même si l’étape du runway était loin d’être
gagnée pour moi, je savais que la séance de photos me permettrait
de briller. Dans cette catégorie, j’étais persuadée d’être meilleure
que les autres filles. Stand clear, people! Here I come1!
Le soir de l’événement, le 20 février 1989, je me souviens d’avoir été
très intimidée par la hauteur de la scène, par les lumières
aveuglantes, par la musique forte, par les personnalités connues qui
participaient aux cérémonies du concours, mais surtout par la
couverture médiatique. Pour la petite fille de Matane, tout ce cirque
était vraiment impressionnant!
Je regardais les autres participantes du concours en me disant
qu’elles étaient beaucoup plus belles et plus féminines que moi.
Certaines d’entre elles défilaient avec la grâce d’une gazelle et ne
semblaient pas du tout perturbées par les objectifs pointés
directement sur elles, tandis que moi, je voulais fondre, me liquéfier
et m’infiltrer entre les craques du plancher tant j’étais mal à l’aise et
ébranlée par toute cette attention.
Il est impossible de ne pas se comparer dans une telle situation,
mais après tout, c’est normal, puisqu’il s’agit d’une compétition. Bien
que les autres jeunes femmes étaient mes amies en coulisse, dès
que nous arrivions sur le plateau de tournage, sur scène ou aux
studios de photo, elles se transformaient en compétitrices. Nous
voulions toutes gagner un des trois prix offerts qui nous donnerait un
contrat d’un an avec l’agence de mannequins la plus renommée de
Montréal à ce moment-là: Giovanni.
À l’animatrice qui me demandait si je voulais gagner, comme elle
l’avait fait avec toutes les autres participantes, j’ai répondu: «Comme
tout le monde ici, je pense!» J’étais très ou trop consciente que des
milliers, voire des millions de personnes me regardaient à la
télévision ce soir-là. J’essayais de cacher ma nervosité et ma
fragilité en parlant de façon un peu arrogante. Ça a marché! Les
gens ont ri comme chez grand-maman, lorsque je me tenais debout
sur son divan en velours brun.
Finalement, j’ai gagné le prix photogénie, qui serait l’équivalent de la
médaille d’argent ou de la deuxième place dans une compétition
d’athlétisme.
À l’âge de 19 ans, le mannequinat n’était pas vraiment dans mes
plans. J’avais toujours envisagé de devenir une artiste et, ainsi, ma
perception de l’artiste était loin de celle que je me faisais du
mannequin de mode. Aujourd’hui, je comprends toutefois qu’il y a
une démarche artistique dans le travail du mannequin, qui prend
forme dans cette collaboration entre le photographe, le styliste, le
designer, le maquilleur et la mannequin. Cette dernière joue un rôle
important dans la création de l’image, au même titre que l’interprète
qui récite un texte sur scène.
À mon retour à Matane, je suis devenue tout à coup populaire
auprès des garçons! Je passais de la fille vraiment pas in, voire
inexistante, à miss popularité, à mannequin de mode, à une des plus
belles femmes du Québec. Ce changement de statut m’a ébranlée.
Je ne savais pas trop quoi en faire. Je n’avais pas eu le temps de
changer, de m’accepter, de me défaire de mes peurs et d’apprendre
à me trouver moi-même belle. Ainsi, quand on me faisait un
compliment, je m’empressais toujours de le rejeter, de le minimiser,
de ME rabaisser et, bien sûr, je jugeais souvent la personne qui
venait de faire l’apologie de ma beauté. Je doutais de ses capacités
visuelles, de sa santé mentale et de son jugement, car, selon moi, il
n’y avait rien de beau chez moi.
Comme j’avais laissé pousser mes cheveux pour le «Concours Clin
d’œil», je m’étais empressée, une fois rentrée à Matane, de me
raser à nouveau un beau mohawk. Une semaine plus tard, j’ai reçu
un appel de l’agence de mannequins qui me représentait
maintenant, me demandant si je voulais faire un éditorial. On m’a
expliqué qu’il s’agit d’une série de 6 à 10 photographies qui
apparaissent dans une revue de mode. Le cachet pour la mannequin
était de 350 $, ce qui pour moi, à ce moment-là, représentait une
réelle fortune. Après avoir accepté le contrat, j’ai spécifié à l’agent
que je m’étais, depuis le concours, rasé les côtés du crâne pour en
faire un mohawk. Dans ma tête, je pensais qu’il en serait heureux
(moi, je trouvais ça très joli!), mais il m’a seulement dit qu’il me
rappellerait.
Lors du deuxième appel, il m’a fait part de son mécontentement,
voire de sa colère, sur un ton de réprimande, et m’a annoncé que je
n’aurais pas le contrat d’éditorial. J’étais très déçue et j’avais du mal
à comprendre ce qui venait d’arriver. J’ai essayé de le convaincre
que c’était très beau, que j’étais vraiment plus belle rasée qu’avec
les cheveux longs… Mais rien à faire, il n’en démordait pas! C’était
une dure leçon pour moi. C’est ce jour-là que j’ai appris que, pour
être belle, une femme doit avoir des cheveux. Aujourd’hui, c’est un
peu plus accepté. On voit d’ailleurs beaucoup d’actrices se raser
pour de grands rôles au cinéma: Charlize Theron (Mad Max), Anne
Hathaway (Les Misérables), Lupita Nyong’o, Cate Blanchett
(Heaven), Natalie Portman (V for Vendetta) et Demi Moore (G.I.
Jane). Mais, au début des années 1990, une femme sans cheveux
était considérée comme laide. C’est pour cette raison, entre autres,
que les femmes qui combattaient le cancer s’achetaient des
perruques si elles voulaient sortir en public sans trop se faire
regarder.
Ma marginalité aurait pu signer la fin de ma carrière de mannequin,
mais j’ai réussi à rebondir et, avec le recul, je crois que cette
différence de style m’a permis de me démarquer, tant dans le milieu
de la mode que dans chaque carrière et chaque projet que j’ai
entrepris plus tard dans la vie. Cette attitude et cette façon d’être
bien à moi ont fait en sorte que je me suis toujours sentie
«suffisante», que je n’ai jamais eu besoin de chercher mon identité
chez un autre être humain. À travers mes aspirations, j’étais MOI,
avec ou sans cheveux, avec mes vêtements déchirés, avec mon
attitude de «je-m’en-foutisme». Autant j’aurais souvent aimé être
comme tout le monde, autant j’ai de la gratitude d’avoir toujours été
si singulière.
1.Tenez-vous à l’écart, le monde! J’arrive!
Peu après avoir gagné le fameux concours de Clin d’œil, mon
nouvel agent m’a demandé de parcourir les 631 kilomètres séparant
Matane et Montréal pour venir m’établir dans la métropole que nous,
les Matanais, appelons d’ailleurs «la grande ville». Cette demande,
faite pour lancer ma carrière, n’était pas anodine à mes yeux: j’allais
être loin de ma famille, dans une ville où tout coûte très cher, où je
n’avais encore aucun ami.
Après une tentative échouée pour finir mon cégep, la carrière de
mannequin m’apparaissait tout à coup plus séduisante. J’avais déjà
beaucoup de pression du côté de mon agent pour venir à Montréal,
afin de battre le fer pendant qu’il était chaud. Je suis partie sans
terminer mes études et j’ai décidé de me laisser repousser les
cheveux (du moins ceux des côtés de ma tête que j’avais rasés pour
me faire un mohawk). J’ai fait, comme on dit, le big move en ville.
Dès mon arrivée, mon agent m’a donné le mandat de me procurer
ce qu’il considérait comme «le kit du mannequin1». Ce dernier
comprenait, entre autres accessoires:
•une paire d’escarpins à talons hauts noirs;
•une paire d’escarpins à talons hauts beiges;
•une paire d’escarpins à talons hauts rouges;
•au moins trois mini-jupes, dont une noire;
•des bas de nylon de couleur peau, noirs et blancs;
•au moins deux chemisiers blancs;
•une robe ajustée;
•deux perruques.
Je n’avais pas les moyens de m’acheter tous ces articles, alors j’ai
dû emprunter de l’argent à mes parents. Cependant, cette soi-disant
trousse de la parfaite mannequin est restée dans le fond de la
garde-robe, jusqu’à ce que je déménage à nouveau et que je la
mette aux poubelles.
À Montréal, j’ai aussi vite compris qu’il n’était pas facile de percer
dans ce métier. Mes attentes étaient très élevées, surtout
maintenant que je m’étais procuré le fameux kit, qui, selon ce qu’on
m’avait laissé sous-entendre, était le seul outil requis pour avoir la
tête de l’emploi. Mon agent m’envoyait fréquemment faire des
auditions, communément appelées séances de casting, mais aucun
client ne montrait d’intérêt à mon égard. Montréal, cette grande ville,
devait être de mèche avec ma mère biologique, puisqu’elle me
rejetait avec le même dédain qu’elle!
Au cours de cette période, j’ai rencontré d’autres mannequins à
l’agence, mais il y en a un qui m’a impressionnée plus
particulièrement. Il s’appelle Hondo Flemming et c’est le plus bel
homme que j’aie vu de ma vie. Hondo est grand, avec la peau de
couleur noire, de beaux yeux presque bridés; il semble avoir des
origines de partout et de nulle part en même temps, bien qu’il vienne
de Trinidad. Encore aujourd’hui, j’ai peine à croire qu’il est humain,
tellement il est beau inside and out! Hondo n’est pas seulement
beau physiquement, mais il émane aussi de lui une énergie
extraordinaire. C’est une bonne âme, je dirais même une vieille âme!
Je voyais souvent Hondo quand j’allais à l’agence passer mes
auditions ou parler de mon avenir avec mes agents. Il avait une voix
douce et confiante ainsi qu’un rire contagieux qui pouvait faire fondre
les glaciers du Grand Nord. Plus que quiconque, il savait me
rassurer quand je me sentais perdue, seule dans cette grande ville,
les poches vides, loin de mes proches. J’avais partagé avec lui mon
rêve de devenir un jour la première mannequin à la tête rasée et il
m’avait recommandé, en riant un peu de mon ambition, l’agence City
à Paris, un nom que je garderais en tête pour plus tard.
Hondo m’avait aussi dit que, si je voulais apprendre le métier et faire
un peu d’argent, je pouvais demander à notre agent de me jumeler
avec une agence de Tokyo. Il m’avait ensuite expliqué que la plupart
des mannequins commençaient leur carrière là-bas, en ajoutant que
c’était une ville très sécuritaire et que les mannequins y étaient bien
encadrés. Suivant les conseils d’Hondo, et comme Montréal ne
semblait pas remplir ses promesses de gloire, j’ai amorcé les
démarches auprès de mon agent. Je peux donc vous confirmer que
Tokyo est en effet l’endroit idéal pour acquérir de l’expérience en
début de carrière. Je le conseille à tous ceux qui désirent faire ce
métier!
Une semaine après ma discussion avec Hondo, je rencontrais une
agence de Tokyo et, un mois plus tard, j’étais prête à partir pour
deux mois. J’ai connu beaucoup de succès. Chaque jour, je
travaillais et découvrais avec ravissement la culture japonaise. Je
suis tout de suite tombée amoureuse de la ville, du Japon en
général, des Japonais, de leurs coutumes et de leur langue…
L’Asie est un continent où les coutumes du peuple demeurent très
respectées. Il y a de vieux temples un peu partout, parsemés à
travers les grands édifices modernes. La culture des Japonais était
tellement différente de la mienne que j’étais très curieuse d’en savoir
plus sur elle. Par exemple: comment porte-t-on un kimono, pourquoi
les gens s’inclinent-ils pour se saluer, d’où vient cette tradition du
maquillage blanc du kabuki? Je voulais goûter à tout et tout
comprendre! J’ai même appris à parler le japonais un tout petit peu.
Au Japon, j’ai appris à charmer les gens du milieu, c’est-à-dire les
photographes, les agents, les CEO des compagnies qui engagent
les mannequins, et ceux devant lesquels je me présentais en
audition. J’ai appris à me perfectionner dans mon métier, à gagner
beaucoup d’argent, et à le dépenser vite… J’ai toujours eu une
certaine obsession pour l’électronique et, à Tokyo, je n’avais qu’à me
rendre dans un de leurs megastores de Ginza pour l’assouvir. Je
rapportais des chaînes stéréo, des appareils photo et une foule de
trucs pour ma famille et moi. Ma rage de magasinage était rassasiée
grâce à une bonne caméra vidéo avec laquelle je pouvais croquer
les images de ce pays très lointain, et les rapporter pour les partager
avec mes proches. Mais être loin de chez moi m’a aussi permis de
devenir autonome malgré mon jeune âge…
Je suis arrivée un dimanche en début de soirée à Narita. J’avais
économisé 350 $ pendant les derniers mois en travaillant à Montréal
en tant que réceptionniste d’un service de covoiturage et c’était tout
ce que j’avais sur moi. Normalement, notre agence japonaise venait
nous chercher à l’aéroport. Pour une première visite en terre
japonaise, il n’était donc pas question de laisser une mannequin se
débrouiller seule ou de lui donner un point de rencontre en ville. Au
Japon, tout est écrit en kanji ( 漢 字 ), ce qui rendait, en 1990, le
repérage presque impossible à moins de lire ou de parler la langue2.
Peu après mon arrivée dans ce pays inconnu, qui m’apparaissait à
la base hostile, j’ai réalisé que mon agent avait oublié d’organiser
mon transport depuis l’aéroport de Narita!
Lorsqu’à minuit l’aéroport était sur le point de fermer ses portes, un
homme en uniforme bleu foncé a marché rapidement vers moi en
parlant assez fort et en pointant la porte pour me signifier qu’il était
temps d’évacuer les lieux. Il était évident qu’il me disait de sortir,
mais je lui ai demandé en français en même temps que je mimais le
mot, grâce à mes deux mains jointes sous mon visage et mes yeux
fermés: «Dormir?» Il a alors attiré mon attention vers sa gauche, où
se tenait un hôtel.
Le coût d’une nuit à cet hôtel était de… roulement de tambour… 345
$! J’ai donc vidé mes poches avec horreur et apitoiement. Qu’allais-
je faire ici dans ce pays lointain, seule, abandonnée, avec seulement
5 $ et un billet d’avion avec une date de retour prévue dans deux
mois? Survivre deux mois à Tokyo avec 5 $! Meeeeeeeeerde! Je n’ai
pas besoin de spécifier que je n’ai pas dormi cette nuit-là. Pas
seulement à cause du stress, du décalage horaire, mais aussi parce
que j’avais hyper faim. Je n’avais en effet rien mangé depuis le
repas dans l’avion, il y avait maintenant plus de sept heures.
Par chance, j’avais le numéro de téléphone de l’agence de
mannequins à Tokyo. Même si la réception m’avait informée du coût
exorbitant des appels téléphoniques passés de la chambre d’hôtel et
que je n’avais pas les moyens de les payer, j’ai passé la nuit à
composer frénétiquement le numéro de l’agence. 03-3478-5867.
Biiiiiiiiiiiiiip… biiiiiiiiiiiiiip… biiiiiiiiiiiiiip… bip… J’ai raccroché et
recomposé le 03-3478-5867. Biiiiiiiiiiiiiip… biiiiiiiiiiiiiip… biiiiiiiiiiiiiip…
bip… J’ai raccroché à nouveau et repris aussitôt le combiné pour
composer le 03-3478-5867. Biiiiiiiiiiiiiip… biiiiiiiiiiiiiip… biiiiiiiiiiiiiip…
bip… Encore et encore… Biiiiiiiiiiiiiip… biiiiiiiiiiiiiip… biiiiiiiiiiiiiip… bip…
Puis, lorsque le matin est arrivé, j’ai composé le numéro cette fois
beaucoup plus lentement, et j’ai dormi entre deux appels; j’étais
épuisée et affamée!
Après quelques heures de débat avec moi-même, j’ai décidé de
prendre mon courage à deux mains et de dépenser mes derniers 5 $
pour un petit déjeuner! Je suis descendue au rez-de-chaussée de
l’hôtel, où j’ai repéré une pâtisserie. Selon mes calculs, je pouvais en
choisir deux: des genres de beignes sans trou, avec une pâte brune
et sucrée à l’intérieur… Je ne savais pas trop ce que je mangeais,
mais j’ai quand même englouti les beignes parce que j’avais très
faim, que j’étais maintenant sans argent et que je ne savais pas
quand je remangerais.
De retour à la chambre, j’ai recomposé presque machinalement le
03-3478-5867. Biiiiiiiiiiiiiip… biiiiiiiiiiiiiip… biiiiiiiiiiiiiip…: «Moshi
moshi!» J’ai alors crié dans l’appareil: «HELLO? Hello? I am Eve
airport!» Je n’ai aucun souvenir du reste de la conversation
téléphonique, mais l’agence japonaise a immédiatement envoyé
quelqu’un me chercher, m’a présenté ses excuses et m’a remboursé
les 350 $, en me disant qu’une situation de la sorte n’était jamais
arrivée auparavant. La chance!
Pendant le trajet entre l’aéroport et l’agence, je me souviens
combien j’avais été impressionnée par la grandeur des viaducs (je
n’avais jamais vu de viaduc avant Tokyo!), par la hauteur des
édifices, par la densité de la ville, par ses mille et une portes, par ses
enseignes colorées, par ses petites rues dans lesquelles il semblait
impossible de passer en voiture sans rester coincé entre deux
immeubles et, finalement, par la distance entre l’aéroport et l’endroit
en ville où se trouvait l’agence de mannequins. Dans ce monde de
démesure, je me sentais soudainement bien petite et je réalisais à
quel point j’étais loin de chez moi!
1.Je l’énumère ici pour mettre en garde les parents de jeunes mannequins en devenir. Ne
faites pas l’erreur de croire qu’il faut dépenser de l’argent pour ce genre de garde-robe.
Les agents essaient quelquefois de nous vendre des choses quand on commence. Il faut
savoir que la seule dépense que le ou la jeune mannequin devrait faire en début de
carrière est un portfolio de photos, afin que les gens de l’industrie puissent voir de quoi il
ou elle a l’air.
2.Maintenant, avec les GPS et les nouvelles applications de traduction, tout est possible.
À Tokyo, on m’avait jumelée à une autre mannequin qui était
représentée par la même agence que moi, une Danoise qui
s’appelait Bettina Wennerberg Carson. Durant les deux mois de ce
premier voyage à Tokyo, nous sommes devenues à la fois des
colocataires et de très bonnes amies. Nous faisions des activités
comme sortir dans les bars, nous promener dans la ville, et nous
allions quelquefois au restaurant ensemble. Nous étions là l’une
pour l’autre, comme deux jeunes filles expatriées sur une planète
lointaine. Nous avons eu beaucoup de plaisir à nous raconter les
épopées de nos journées de travail en tant que mannequins.
Durant ce voyage, j’ai créé un groupe de musique, question d’avoir
un peu de plaisir. Nous étions comme une famille reconstituée, une
bande d’échoués sur une île déserte qui se retrouvaient et qui,
ensemble, se mettaient à fabriquer des airs de leur terre natale.
Bettina venait souvent nous voir jouer. Elle est vite devenue mon
amie, ma confidente, ma petite sœur. Comme nous avions toutes
deux beaucoup de travail là-bas, et que nous partagions un commun
amour pour la ville de Tokyo, nous avions planifié de nous rejoindre
et de cohabiter dans la capitale nipponne deux fois par an pendant
deux mois. Nous sommes restées fidèles à notre plan jusqu’au
Nouvel An 1992.
Lors de mon dernier voyage à Tokyo avec Bettina, j’ai décidé d’y
rester plus longtemps, c’est-à-dire durant cinq mois, y compris la
période de Noël et du Nouvel An. C’était le premier temps des fêtes
que je passais sans ma famille, sans monter sur le divan de velours
de mes grands-parents Salvail.
Pendant mes séjours au Japon, j’avais toujours essayé de garder
contact avec ma famille. Mes parents et moi échangions des
cassettes VHS pour nous donner des nouvelles et pour nous faire
voir notre environnement respectif. C’était bien avant l’évolution de
la technologie et l’arrivée des applications de vidéoconférence. À
l’occasion des fêtes, je leur avais demandé de filmer le dîner du jour
de l’An avec toute la famille Salvail (une vingtaine de personnes),
mangeant de la dinde, des atocas, de la farce, de la purée de
pommes de terre, de la sauce et de la salade avec… des baguettes
japonaises. Je leur en avais envoyé et je m’étais filmée pour leur
montrer comment les tenir correctement. Et ils l’avaient fait! J’avais
réussi avec succès, même à 10 562 kilomètres de chez grand-
maman, à faire rigoler toute la famille Salvail au jour de l’An!
J’ai aussi rencontré là-bas une femme (dont je vais taire le nom),
une autre mannequin, avec qui j’ai eu une aventure de quelques
mois, même si j’étais déjà en couple avec un garçon qui m’attendait
à Montréal. C’était ma deuxième expérience gaie à vie, alors je ne
savais pas encore où me situer dans tout ça ni ce que ça voulait dire
exactement. Étais-je homosexuelle ou bisexuelle, ou juste curieuse?
Avec du recul, je me rends compte que j’avais encore beaucoup de
difficulté à accepter mon homosexualité dans ma vingtaine. Je la
percevais comme un défaut, comme une anormalité dans ma tête et
mon cœur. Il fallait toujours que je convainque les autres, mais
surtout moi-même, que je n’aimais pas les femmes, que j’étais
straight.
Déjà, j’étais une artiste, je m’habillais et me comportais différemment
des autres à l’école comme au travail. Ma marginalité me faisait
remarquer, pas toujours positivement d’ailleurs, et j’étais incapable
d’ajouter à ma liste de différences l’homosexualité. C’était tout
simplement trop d’anticonformisme chez une même personne! Je
souhaitais m’effacer et être similaire aux autres: j’avais peur des
jugements et, en fait, je me rends compte aujourd’hui qu’il n’y avait
que moi qui me jugeais. Car, qu’on aime les femmes ou les
hommes, l’important, c’est d’aimer!
Psychologiquement parlant, on ressent tous le besoin de savoir
qu’on appartient à une communauté, qu’on a des points en commun,
même les plus insignifiants, avec l’autre, afin de pouvoir se
comprendre et s’identifier. C’est un sentiment sécurisant de savoir
que l’autre est comme nous, que l’on se reconnaît à travers ses
traits. En 1991-1992, je ne connaissais aucune personne gaie de
mon âge dans mon entourage. La solitude qui me hantait me forçait
à me mentir à moi-même dans le but de me protéger, de me sentir
en sécurité. C’est fou comme on se met souvent des bâtons dans
les roues par peur de l’opinion des autres, par présomption ou
simplement par réflexe d’autodestruction. En réalité, la bataille se
livre souvent avec soi-même.
C’est seulement des années plus tard, vers l’âge de 40 ans, que j’ai
abdiqué et que j’ai commencé à m’accepter. Aujourd’hui, je suis fière
d’être gaie, mais ça m’a pris beaucoup de courage et de force pour
en arriver là. Et je crois que mon séjour à Tokyo, loin de tout, m’a
permis d’explorer davantage qui j’étais vraiment.
Ma vie japonaise était trépidante et remplie de découvertes. Au fil de
mes visites, j’ai fait de belles rencontres et tissé de précieuses
amitiés. Deux de ces grands amis étaient un peu plus âgés que mes
parents et avaient une galerie d’art près de l’appartement où
j’habitais avec Bettina. Je les surnommais mes «parents japonais».
Ils m’enseignaient une tonne de choses et m’initiaient à différents
aspects de la culture japonaise, par exemple à la cérémonie du thé,
qui ressemble vraiment à une forme de méditation. Pendant la
soirée du Nouvel An, que j’avais passée avec eux, ils m’avaient
montré comment mettre un kimono – ce qui peut paraître aussi facile
qu’enfiler un peignoir de bain, mais qui ne l’est pas du tout – et le
porter avec fierté.
C’est aussi à leur galerie que l’idée du tatouage de dragon est née.
Ou plus précisément dans un magazine japonais en vente à la
galerie, dans lequel il y avait une sculpture de bronze de dragon,
une antiquité chinoise de plus de 800 ans. Chaque fois que je suis
retournée à Tokyo, ils étaient les premiers à qui je rendais visite.
VOICI UN EXTRAIT DE MA CONFÉRENCE SUR
L’ÉCHEC
«La mannequin Ève Salvail, avec le tatouage sur la tête,
a eu du succès… Pourtant, quand j’ai eu l’idée d’être la
première mannequin au crâne rasé, nombreuses sont
les personnes qui avaient plus peur que moi et qui ont
essayé de m’en dissuader. Ça n’avait jamais été fait et
on m’a beaucoup jugée. On me disait “tu vas avoir des
maux de tête pour le restant de tes jours” ou “tes
cheveux ne repousseront pas”. J’ai quand même
essayé! Parce que, à ce moment-là, j’avais la sincère
croyance ou confiance en mon projet d’être la première
mannequin au crâne rasé. Je n’ai pas pensé aux
conséquences. Moi, je voulais avoir le coco à zéro et
c’est tout. Alors j’ai rasé mes cheveux et toutes les
agences qui me représentaient m’ont laissée tomber.»
Il était une fois une fille qui voulait devenir la première mannequin à
la tête rasée. L’idée était complètement folle, voire absurde. Au
début des années 1990, peu de femmes osaient se raser les
cheveux volontairement. C’était mal vu et contraire aux standards de
beauté! Comme j’ai passé une bonne partie de ma vie à aller à
l’encontre de ce qu’on attendait de moi, ma démarche consistait ici à
rendre beau ce qui était habituellement considéré comme laid.
Depuis que je suis petite, quand on me dit «non» ou «ce n’est pas
possible», j’ai toujours besoin de faire le contraire ou de prouver
que, oui, c’est réalisable. Peut-être que j’essaie ainsi de montrer à
tous que j’existe, que ma parole a une certaine valeur… Peut-être
aussi que j’essaie de m’en convaincre moi-même… Tout ce que je
sais, c’est que, à ce moment-là, j’étais décidée à devenir la première
mannequin rasée. Et, comme j’en avais l’habitude pour tous mes
projets fous comme moins fous, j’avais confié ce rêve à mes
parents, debout dans une cabine téléphonique à quelques coins de
rue de mon appartement de Tokyo.
Au départ, mon père trouvait l’idée un peu banale. Il m’a dit que
j’avais déjà eu ce look, que Sinéad O’Connor l’avait aussi, et que
c’était un peu du déjà-vu. Quand je suis revenue à notre
appartement, un peu démoralisée, ma colocataire Bettina était avec
quelques amis. Ils parlaient et riaient ensemble d’un mec qui, durant
la mode punk, s’était fait tatouer le drapeau de la Bretagne sur le
dessus du crâne. Le gars travaillait maintenant comme avocat et,
avec l’âge, il avait commencé à caler, ce qui avait malheureusement
fait réapparaître le tatouage bien malgré lui et miné sa crédibilité au
sein de son cabinet. En entendant cela, j’ai couru jusqu’à la cabine
téléphonique pour demander à papa Reno son opinion: «Papa! La
première mannequin rasée, mais avec un tatouage sur la tête! Est-
ce que c’est plus original?» Reno était ravi.
Trois jours plus tard, je me faisais tatouer chez un homme, à Tokyo,
qui n’avait d’ailleurs jamais tatoué une femme, ni une personne
blanche, ni un non-yakuza (un yakuza est un membre d’un groupe
du crime organisé au Japon). La procédure a duré quatre heures. Je
n’ai jamais eu aussi mal que durant ces heures interminables. Il
fallait souvent arrêter, parce que ma tête bougeait à cause de mes
gémissements et de mes pleurs. Je devais tenir le coup pour ne pas
avoir une moitié de tatouage sur la tête. J’aurais eu l’air vraiment
imbécile et je ne voulais pas ça.
Mon père a adoré! Il était tellement fier que, à mon retour, il avait
invité des amis à la maison pour leur faire voir mon tatouage. Il faut
se rappeler qu’en 1992 les tatouages n’existaient en majorité que
pour les prisonniers, les gangs de rue, les motards ou la mafia. Ce
n’était pas du tout comme aujourd’hui. Déjà, avoir un tatouage n’était
pas accepté ni commun pour une femme, alors sur la tête… ouf!
Mon père était fier parce que c’était, et ça demeure, une œuvre d’art
et moi, j’étais le canevas.
Je suis retournée à Tokyo en 2001. J’y étais encore allée pour un
contrat de mannequin d’une durée de quelques mois, mais avec un
appartement dans un quartier plus résidentiel qu’auparavant.
Chaque matin et chaque soir, à l’aller comme au retour du travail, je
passais devant un mur de béton assez haut qui délimitait la cour
d’une petite maison. Il était percé de quelques fenêtres en forme de
losange. C’était intrigant…
Je connaissais quelques mots en japonais, juste assez pour me
débrouiller, pour commander au restaurant, donner des indications
au chauffeur de taxi, ainsi que dire quelques formules de politesse…
Je savais donc que, pour souhaiter «bon matin» en japonais, on dit:
«Ohayo gozaimasu!»
Chaque fois que je passais devant le mur de cette maison, un vieil
homme me souhaitait «bon matin», et ce, même le soir. Je le croyais
un peu sénile, ou peut-être atteint d’un quelconque handicap
intellectuel. Polie, je lui répondais quand même toujours: «Ohayo
gozaimasu!» Après une semaine, je me suis dit: «Tiens, je vais lui
sourire en lui répondant.» Les trous dans le mur en forme de
losange étaient à presque deux mètres du sol et, même sur la pointe
des pieds, j’avais peine à voir la petite cour intérieure. Comment
faisait-il pour me voir, savoir que je passais dans la ruelle? Les
Japonais ne sont pas réputés pour être très grands, en plus!
Comment pouvait-il bien se douter que j’étais là?
Je ne voulais pas être en retard au travail, alors je suis partie sans
avoir pu établir un contact visuel avec l’homme. Durant les semaines
qui ont suivi, j’ai continué à le chercher du regard, mais il n’y avait
aucune trace de lui dans la cour. C’était comme s’il n’existait pas
vraiment.
Plus le temps passait et plus ça commençait à ressembler à de
l’acharnement. Le petit manège continuait, mais je lui renvoyais
maintenant ses «bons matins» avec de plus en plus d’amertume! Je
ne comprenais pas ce jeu de cache-cache qu’il me faisait jouer et
devenais de plus en plus mauvaise perdante. Par ailleurs, je me
sentais un peu voyeuse, à regarder constamment de manière furtive,
comme une voleuse, à travers les trous du mur. Je sentais que
j’empiétais sans permission sur sa propriété privée. Puis, j’ai décidé
de lâcher prise… Je me suis dit qu’il n’y avait rien de mal à le laisser
gagner!
Ce jour-là, je marchais en regardant les nuages défiler dans le ciel,
quand j’ai aperçu un grand corbeau perché sur un mur de béton.
L’oiseau m’a regardée et s’est écrié: «Ohayo gozaimasu!»
C’est durant ce même voyage à Tokyo que le World Trade Center a
été attaqué. Il était 21 h au Japon. J’étais de retour à mon petit
appartement et, à la télévision japonaise, une journaliste criait au
micro, mais je n’arrivais pas à comprendre ce qu’elle disait,
puisqu’elle rapportait les faits en japonais. Elle était devant
l’immeuble où ma conjointe et moi habitions à New York, à cinq
coins de rue des tours jumelles qui brûlaient en arrière-plan.
Je regardais cette scène traumatisante et apocalyptique en
m’imaginant qu’Arnold Schwarzenegger allait surgir à tout moment
des flammes en tenant un enfant un peu brûlé, mais toujours vivant,
dans ses gros bras musclés. Et qu’il s’adresserait à la caméra pour
dire que ce n’était qu’une mauvaise blague.
Pour ceux qui ont vécu le 9/11, vous vous souvenez sûrement où
vous étiez à cet instant précis, ou vous pourriez décrire en détail
comment vous l’avez appris. Il y a des moments qui restent marqués
dans notre mémoire, comme si le temps s’arrêtait… Pour moi, cette
journée a chamboulé beaucoup de choses – d’autant plus que
j’habitais juste à côté de Ground Zero. Tous mes amis new-yorkais,
et même d’ailleurs, ont été touchés par cet événement. Certains
d’entre eux sont même encore incapables d’en parler. De mon côté,
les histoires d’horreur que j’ai entendues à la suite de l’effondrement
des deux tours sont trop incroyables pour être vraies, alors je les ai
classées dans ma tête dans une catégorie ou un casier nommé
«fiction».
Comme il y avait une antenne qui servait à retransmettre les ondes
cellulaires sur l’une des deux tours (la North Tower), il était presque
impossible de joindre qui que ce soit par téléphone mobile à New
York. J’ai passé la nuit à essayer d’entrer en contact avec ma
conjointe, mais sans succès. Au petit matin, lorsque j’ai finalement
eu la communication, l’appel n’a duré que quelques minutes. Elle
allait bien, elle pleurait et elle n’avait pas le droit d’aller dans la
basse-ville pour récupérer les chiens qui étaient seuls à la maison.
C’était l’apocalypse, là-bas!
Comme on m’interdisait également de revenir chez moi, aux États-
Unis, je m’étais rapprochée tranquillement en arrêtant d’abord à
Londres pendant presque un mois, puis à Paris quelques semaines
et finalement à NY. Chaque matin, dans notre quartier, un camion
venait jeter de l’eau sur les rues adjacentes pour que la poussière
créée par la chute des tours – qui contenait de l’amiante, un
matériau à l’épreuve du feu contenu en grandes quantités dans les
gratte-ciels – reste au sol et ne soit pas inhalée par les résidents du
périmètre. Pendant plus de cinq mois, il y a eu dans l’air de la ville
une odeur de feu, de peau brûlée et de mort.
Si je peux me permettre la comparaison, la crise de la COVID-19 est
en plusieurs points similaire à la catastrophe du 11 septembre. Bien
que la pandémie touche la planète entière (au moment où j’écris ces
lignes) et que le nombre de victimes soit nettement plus élevé que
pour le 9/11, nous nous souviendrons tous de ce bouleversement et
nous en sortirons complètement transformés. Notre société s’est
métamorphosée et continue de le faire: elle s’adapte à la crise. Nous
apprenons à nous entraider, à nous soutenir les uns et les autres, à
être plus solidaires. Beaucoup se sont unis pour combattre cet
ennemi invisible: «Together we stand. Divided we fall.»
Revenons à 1992, à mon retour de Tokyo, pour raconter l’événement
majeur qui a déclenché ma carrière de mannequin international…
Mon voyage au Japon avait été très fructueux, mais, une fois
revenue à Montréal, j’avais passé pas mal de temps sans travail, à
vivre sans penser au lendemain, à faire la fête, à inviter les gens à
manger et à boire, en offrant des folies ou des gâteries à n’importe
qui, peut-être pour acheter l’amour, la paix, l’attention ou le regard
favorable des autres. J’achetais l’approbation sans me rendre
compte que les conséquences de cette insouciance, de cet amour
artificiel et superficiel me rattraperaient bientôt.
En peu de temps, je me suis retrouvée encore une fois les poches
vides, sans agence et sans avenir dans le milieu de la mode. Mon
agence de Montréal m’avait, comme celle de Tokyo, laissée tomber.
Elle croyait que ma carrière était terminée avec cette nouvelle
image. Je m’étais aussi, sans grande surprise, séparée de mon
copain de l’époque et, comme nous avions loué ensemble un grand
appartement à Montréal et qu’après la séparation aucun de nous
deux n’était en mesure de payer le loyer seul, nous avions dû
déménager. Je suis allée vivre chez mes parents, qui habitaient
dans la ville de Québec depuis quelques années. Tout semblait
s’écrouler autour de moi. Moi qui étais si optimiste au sujet de mon
avenir de mannequin rasée au retour du Japon… voilà que je me
retrouvais au point de départ. J’avais l’impression de courir sur un
tapis roulant en sens contraire ou d’essayer de pelleter des
nuages…
J’ai cherché un emploi dans un bar en attendant de trouver
quelqu’un pour me représenter. Mais j’étais très consciente
qu’obtenir un rendez-vous avec une agence de mannequins à
Montréal, avec ce style et cette coupe, serait très difficile, voire
impossible! C’est à ce moment que mon club préféré à Montréal, Les
Foufounes électriques, avait accepté ma candidature pour être
barmaid dans leur établissement. Le seul hic: j’habitais maintenant
chez mes parents à Québec, à environ 230 km de la grande ville. Je
devais alors coucher dans ma voiture, une vieille Volvo familiale aux
vitres arrière teintées pendant quelques jours, avant de reprendre la
route en direction de la maison de mes parents.
Les mannequins doivent avoir un agent pour travailler; il n’en existe
pas qui soient «à leur compte». J’avais en quelque sorte mal planifié
mon coup, car vouloir devenir la première mannequin rasée sans
être représentée par une agence n’était pas une stratégie gagnante.
Disons que ça commençait mal! Il m’est alors venu la brillante idée
d’acheter une perruque et de la porter pour aller à l’agence Montage
pour passer mon entrevue. Assise à l’agence à me gratter la tête
(parce qu’avoir le coco à zéro sous une perruque, ça démange!),
j’attendais avec impatience que les négociations mènent à une offre
de signature de contrat. Je leur demandais de signer pour deux ans
plutôt que pour une seule année, qui est habituellement la norme.
Ce n’est qu’une fois l’offre acceptée et le tout signé que je leur ai
annoncé la bonne nouvelle en leur disant: «Il faut que je vous avoue
quelque chose…» Et là, coup de théâtre, j’ai enlevé la perruque en
ajoutant: «J’ai les cheveux rasés et j’ai un gros tatouage sur la tête.»
Les deux agentes, bouche bée, n’ont pas su quoi répondre. Elles
venaient de se faire berner! Elles ont quand même été en mesure de
tourner cette escroquerie à leur avantage, car elles auraient très
bien pu me laisser languir ou ignorer mon existence au sein de leur
agence. Au lieu de me punir, elles ont plutôt continué à me
promouvoir auprès des patrons du milieu de la mode. Et comme si
les étoiles commençaient enfin à se réaligner pour moi, j’ai obtenu
deux chances de me faire voir avec mon nouveau look.
Carl Lessard, un photographe de mode de Montréal, m’avait
remarquée et aussitôt engagée pour faire les photos d’une
campagne publicitaire pour Marcelle Danan. En même temps, un
bon ami de ma nouvelle conjointe, Dick Walsh, qui était éditeur du
magazine Elle Québec à ce moment-là, m’avait donné la chance de
faire un éditorial dans son magazine.
Autant Carl que Dick avaient pris un risque audacieux en
m’engageant. J’ai encore aujourd’hui beaucoup de gratitude envers
ces deux hommes, sans qui ma carrière n’aurait peut-être pas été
aussi féconde. Carl Lessard avait ensuite exposé ses photos de moi
dans un bar branché de Montréal de l’époque, qui s’appelait le Shed
Café.
Tout ce qui semblait être tombé à l’eau se plaçait maintenant avec
aisance. Je me rends compte aujourd’hui à quel point il ne faut
jamais baisser les bras ni se décourager devant les intempéries, car
on ne sait pas ce que le destin nous réserve. Si je m’étais avouée
vaincue quand tous croyaient que mes aspirations étaient utopiques
et dangereuses, je n’aurais jamais eu droit à ces cadeaux de la vie.
Et même si j’avançais un peu à tâtons, je n’avais pas peur. J’étais
jeune et convaincue que si je continuais à pousser dans la bonne
direction, motivée par les bonnes raisons, mes vœux les plus fous
se réaliseraient! Voici la campagne Danan:
Ces photos-là, qui étaient accrochées aux murs de l’établissement
de la rue Saint-Laurent, ont été vues, par hasard, par Jean Paul
Gaultier lors d’une de ses visites au Québec. Il m’a tout de suite
engagée pour marcher sur la passerelle de son défilé à Paris. Il a fait
ce qu’on appelle un direct booking, c’est-à-dire qu’il a pris contact
avec mon agent, puis il m’a embauchée sans audition, sans
essayages et sans que je l’aie rencontré.
Mon agence m’avait appelée et m’avait annoncé que M. Jean Paul
Gaultier lui-même m’avait embauchée pour marcher dans son défilé
printemps-été. Tous les gens de l’agence étaient très étonnés et
surtout nerveux de savoir que, dans quelques semaines, ma vie
changerait radicalement. Avec le recul, aujourd’hui, j’ai encore de la
difficulté à reconstruire la suite des événements, à comprendre cette
chance inouïe qui m’a amenée au sommet de ma carrière en
l’espace d’un centième de seconde…
Pouvez-vous croire que, au moment où l’agence m’a informée de la
bonne nouvelle, je n’avais aucune idée de qui était Jean Paul
Gaultier? Pourtant, il s’est avéré que nous avions une philosophie ou
une démarche artistique vraiment similaire, ce qui a probablement
contribué à notre connexion… Quel homme extraordinaire! Jean
Paul est un véritable génie de la mode.
Je me suis donc rendue aux essayages de Gaultier à ses ateliers de
Paris. Alors qu’il ajustait mes vêtements, il m’a demandé de rester
debout et immobile devant un grand miroir. Je le regardais se
mouvoir et danser autour de moi, ajoutant des tissus et des
accessoires afin de créer une robe qui me transformerait en
Cendrillon, en femme, en pin up... Bref, en tout ce que je rêvais de
devenir. Je ne saurais expliquer comment opère la magie de Jean
Paul, mais, chaque fois qu’il touche à une pièce de vêtement, celle-
ci se métamorphose en œuvre d’art. Il semble saisir parfaitement
l’essence de la mode. Il peut créer et concevoir des vêtements
luxueux, de haute couture, avec n’importe quel type de matériaux et
de tissus. Il pourrait inventer une robe avec tout ce qui lui tomberait
sous la main.
Il m’a fait essayer toutes les robes de son défilé en enlevant
quelques centimètres ici, en ajoutant une veste là et en me
demandant ce que j’en pensais toutes les deux minutes.
Conditionnée par mes expériences passées, j’avais déjà commencé
à mettre en pratique l’expression suivante: sois belle et tais-toi. Il
était assez difficile pour moi de donner mon opinion, mais surtout
parce qu’il s’agissait de Jean Paul Gaultier. Pourquoi me demandait-
il à moi, la petite fille de Matane, mes impressions? J’avais peine à
croire que ce magicien de l’aiguille avait vraiment besoin de
l’appréciation d’une petite punk comme moi. Ça devait être une
erreur. J’avais dû mal comprendre ou mal entendre.
Le jour du défilé, nous nous sommes tous rendus à un ancien cirque
de Paris, une grande salle ronde avec une passerelle en forme de
croix. C’était la course en coulisse, la panique générale, et pourtant
tout le monde était calme et respectueux, rien n’était en retard,
aucun détail n’était négligé. Jean Paul m’avait attitré cinq tenues,
dont une qui a plus tard été portée par nulle autre que Madonna
dans la vidéo de sa chanson Fever. Cette robe était en nylon,
transparente sur tout le corps, avec des manches en tricot et des
franges qui descendaient jusqu’au sol. C’était la plus belle robe que
j’avais jamais vue et c’est moi qui devais la porter sur scène! J’étais
à la fois honorée et intimidée.
Cependant, cette robe était transparente. En coulisse, Jean Paul
avait donc regardé mes gros sous-vêtements blancs et m’avait dit
que je devais les retirer. «Non!» Avais-je osé dire non à monsieur
Jean Paul Gaultier? Eh oui! Car je ne voulais pas défiler
complètement nue! C’est parfois important de se respecter et de
respecter ses valeurs.
Avec un petit sourire en coin, il avait décidé à la dernière minute de
prendre des lys blancs d’un bouquet qu’il venait de recevoir et de me
les fixer sur la cuisse avec du ruban adhésif, pour cacher mes
parties intimes. Tout s’est passé si vite qu’il n’a pas vu la rose
blanche – et ses longues épines – dissimulée parmi les lys, et dès
que je me suis mise à avancer sur la passerelle, je me suis rendu
compte que, à chaque pas, les épines de la rose me déchiraient un
peu la peau de l’entrejambe. J’étais toutefois tellement heureuse de
porter la robe que ce n’était rien comparé à quelques égratignures.
Le défilé s’est déroulé à la vitesse de la lumière. Je n’avais jamais
vécu d’expérience comme celle-là. Il y avait foule dans les estrades
et les photographes étaient tellement nombreux que les flashs de
leurs appareils photo m’aveuglaient. Je ne comprenais pas très bien
ce qui se passait. Je découvrais aussi le pouvoir de cet homme –
avec qui j’avais fait les essayages depuis quelques jours en toute
intimité – sur le monde de la mode. Je devais maintenant, et très
soudainement, partager mon JP avec tous ces gens!
J’ai raconté cette anecdote dans le livre La planète mode de Jean
Paul Gaultier: de la rue aux étoiles. Une exposition a été réalisée par
le Musée des beaux-arts de Montréal en collaboration avec la
Maison Jean Paul Gaultier et Thierry-Maxime Loriot.
Cette anecdote témoigne bien du sens de l’humour de JP, de son
respect pour les mannequins et explique aussi pourquoi nous nous
entendions si bien. Il est impossible de ne pas adorer ce couturier,
qui possède tout à la fois une grandeur d’âme et une certaine
noblesse derrière son attitude de gamin.
Le lendemain du défilé, j’ai fait mes bagages pour revenir chez moi,
car j’avais demandé à une serveuse au travail de me remplacer aux
Foufounes électriques jusqu’au lundi. Dans ma chambre d’hôtel, il y
avait un téléphone qui était aussi un fax. Alors que je finalisais ma
valise, la machine s’est tout à coup mise à vomir des feuilles de
papier, des pages et des pages. Je me suis approchée, les ai prises,
puis les ai lues. Je me suis dit qu’il y avait sûrement une erreur,
parce que personne ne savait où je logeais. Le fax confirmait que
j’allais faire un éditorial pour le Glamour France, le Marie-Claire
France et le Glamour Italia. Je n’en croyais pas mes yeux! Ma vie
venait officiellement de changer et le début de la tornade
commençait!
Lorsque je suis arrivée à Paris, je me suis rappelé qu’Hondo m’avait
dit que City serait l’agence parfaite pour moi. J’ai donc couru là-bas
comme une gymnaste rythmique avec mon long ruban de fax de
confirmations. Freddy, la directrice de l’agence City, était bien
heureuse de m’accueillir avec mon look particulier. De plus, elle
n’avait rien à faire pour me promouvoir, depuis que Jean Paul
Gaultier m’avait fait défiler pour lui. Je suis devenue, sans trop m’en
rendre compte, très populaire.
Tout de suite après le défilé Gaultier, le temps s’est mis à filer très,
très vite… à la vitesse de l’éclair! Tellement vite que je ne suis
revenue au Québec que quelques années plus tard. Vous
connaissez le Slip’n Slide, ou la banane, ce jeu des années 1960 qui
était encore très populaire dans ma jeunesse? Eh bien, à partir de
ce lundi, et pour les années qui ont suivi, j’ai eu l’impression
d’essayer de me tenir debout sur la longue surface mouillée et
glissante, tout en faisant de mon mieux pour ne pas tomber la face
la première dans le gazon.
C’est aussi dès mon arrivée à l’agence City que j’ai commencé à voir
un peu plus les dessous de l’univers de la mode. Freddy dépensait
tout son argent, et parfois celui de ses mannequins, pour acheter et
consommer sa drogue de prédilection: l’héroïne. Elle avait en effet
de graves problèmes de dépendance. Il m’a fallu plusieurs années
avant de découvrir pourquoi elle était d’humeur aussi changeante:
elle pouvait devenir très agressive quand elle n’avait pas sa dose et
complètement incohérente lorsqu’elle était high.
Durant cette décennie (les années 1990), il était mal vu pour une
mannequin de ne pas consommer de drogues ou de ne pas boire
d’alcool. Alors, je cédais souvent volontiers aux demandes du milieu.
J’avais déjà une bonne expérience avec certaines drogues douces
que j’avais commencé à consommer dès l’âge de 11 ans, mais c’est
par mon nouveau métier que j’ai découvert l’effet apaisant des
drogues dures. Grâce à elles, je réussissais à engourdir tous mes
maux et mes mots. Elles m’aidaient en outre à faire face aux
obstacles de la vie, me servant de bouclier derrière lequel je pouvais
me protéger et qui me rendait indestructible…
À mes débuts, il y avait beaucoup de stress associé à mon métier.
De grandes décisions m’attendaient chaque minute. Lorsque le
téléphone sonnait, mon cœur commençait déjà à battre plus fort et
plus vite, en anticipant les demandes qui me seraient faites. J’avais
20 ans. À cet âge-là, j’aurais dû faire la fête, m’amuser, rencontrer
des amis, voir des films et écouter la télé. Tout ce qu’une jeune fille
fait à cet âge m’était maintenant interdit. Je devais être adulte et me
comporter de façon professionnelle et soumise, et surtout je devais
être belle et me taire.
Je ne connaissais rien au milieu de la mode, je n’avais que mon
expérience à Tokyo à laquelle je pouvais me fier. Et, dans cette ville,
je ne faisais que des séances pour des catalogues. Cela n’avait rien
à voir avec des défilés de haute couture ni avec le fait de travailler
pour de grands noms comme Versace, Lagerfeld ou Gaultier. Je me
sentais un peu perdue dans ce nouveau rôle de supermodel, dans
ce milieu dont tout le monde semblait connaître les rouages, sauf
moi!
J’étais basée à Paris, mais tout de suite l’Italie et les États-Unis ont
demandé que je vienne travailler sur place. Et, en peu de temps,
l’Espagne, l’Allemagne et le Japon se sont ajoutés à cette liste. Je
me retrouvais dans un pays différent chaque jour, littéralement! Je
n’avais jamais le temps de me reposer, de me laver le visage, d’y
enlever les multiples couches de maquillage qui s’y accumulaient ni
le temps de manger, ce que je trouvais vraiment difficile.
Pour que nos agences puissent avoir plus de contrôle sur nos
nombreux déplacements et nos arrivées en coulisse, nous passions
nos journées accompagnées d’un chauffeur. Je sais, ça fait
«classe», mais le gros désavantage, c’est que, avec un chauffeur,
c’en était fini des petites échappées dans les rues de Milano pour
trouver les meilleurs gnocchis!
Mes fugues étaient toujours motivées par la bouffe, puisque je
n’avais jamais le temps de manger. Oui, je l’avoue, je raffole de la
cuisine italienne! Et contrairement aux préjugés qui peuvent exister
dans le milieu de la mode, je ne suis absolument pas anorexique!
J’ai plutôt hérité d’un métabolisme super rapide qui fait en sorte que
je peux manger n’importe quoi, sans prendre de poids. Du moins,
jusqu’à tout récemment. J’aurais aimé garder ce métabolisme toute
ma vie, mais, hélas, je grossis maintenant quand le sac de chips
m’attaque!
Ce jour-là, j’étais avec mon chauffeur, le beau Gianluca Falsitta, une
perle d’être humain, et j’avais faim. J’étais même affamée. Gianluca
était un peu nerd, un fils à sa maman, respectueux, charmant, doux
et attentionné. Il me semblait beaucoup trop intelligent pour être
chauffeur. Nous étions le duo le plus hétéroclite du monde, mais
nous étions unis par nos divergences. Les contraires s’attirent,
comme le dit l’adage…
Après lui avoir chanté mon désespoir sur le siège arrière pendant au
moins six coins de rue, j’ai ENFIN réussi à le convaincre que j’étais à
deux doigts de mourir de faim. Je peux être vraiment dramatique
quand je le veux, surtout quand j’ai le ventre vide… Ève qui a faim,
ça doit ressembler au personnage de Cléopâtre dans le dessin
animé Astérix de 1968; tellement diva et chiante que tous se
soumettent à ses désirs pour ne plus l’entendre, pour acheter la
paix, mais surtout le silence!
Gianluca a arrêté la voiture devant un «bar». Pendant que
j’attendais, je me demandais bien ce qu’il allait trouver dans cet
endroit. Des arachides? Des olives? Puis, il s’est penché à la fenêtre
arrière et m’a demandé avec un sourire lumineux et des fossettes
tellement adorables qu’elles auraient pu briser le cœur de n’importe
quel vilain: «Tu aimerais avoir une toast?»
J’ai grandi au Québec et pour nous, les Québécois, une toast, c’est
une tranche de pain blanc grillée qu’on sert pour le petit déjeuner
avec du beurre et parfois de la confiture, du beurre d’érable ou
autres tartinades.
Je lui avais dit oui, parce que j’avais travaillé fort pour le convaincre
de ma mort imminente, souffrante et quelque peu lente. Je ne
pouvais donc pas répondre que je ne voulais pas de sa toast.
Gianluca a disparu en trottinant avec sa joie de vivre habituelle
pendant ce qui m’a semblé une éternité (vous le savez: quand on a
faim, tout est toujours plus long).
Lorsque Gianluca est finalement revenu, il m’a tendu un petit paquet
de papier ciré recouvrant la toast bien chaude et s’est assis au
volant de la voiture pour reprendre la route à la vitesse grand V pour
ne pas être en retard. C’était divin! Alors, si vous commandez une
toast dans un restaurant ou un bar en Italie, attendez-vous à
recevoir le meilleur sandwich au jambon et au fromage chaud que
vous ayez jamais mangé! J’en ai presque versé une larme.
Comme quoi la langue et nos référents culturels peuvent parfois être
trompeurs…
Les petites choses banales de la vie, comme manger des repas
chauds à des heures normales (j’étais toujours en voyage, alors
l’heure des repas n’était jamais constante), se laver, prendre le
temps de parler à un ami, avoir des relations amoureuses, étaient
devenues très importantes, maintenant que je ne les avais plus.
Quand j’avais enfin le temps de manger, c’était toujours à des
heures où les restaurants étaient fermés (en Europe, ils ferment de
16 h à 18 h et de 23 h au matin s’ils servent le petit déjeuner). C’est
d’ailleurs pour cette raison que j’aime New York. Le jour où j’ai mis
les pieds à NYC pour la première fois, je suis tout de suite tombée
amoureuse de cette ville qui ne dort jamais, où rien ne ferme. «The
city that never sleeps.» Si je souhaitais me faire des pâtes au brocoli
à 5 h du matin, j’avais accès à tous les ingrédients à un coin de rue
de chez moi.
J’ai aussi adoré New York parce que rien ne semble impressionner
les gens qui y habitent. Ils ont tout vu, tout vécu. Alors une femme
habillée en noir avec le crâne rasé et un tatouage sur la tête qui
marche dans la rue, c’était plutôt banal pour les résidents de
Manhattan. Tandis qu’à Paris, c’était tout autre chose. Mon look
m’avait mise dans des situations cocasses et d’autres, beaucoup
moins drôles. Comme la fois, au début de ma carrière, où j’attendais
le métro et qu’une bande de skinheads m’avait demandé de les
accompagner pour aller se battre contre leur gang rival. Ils m’avaient
montré leurs armes et leurs chaînes. J’étais absolument pétrifiée et
je ne pouvais pas leur dire que, en fait, je m’étais transformée ainsi
parce que j’avais peur et que je voulais tenir à distance les gens qui
pouvaient m’attaquer. J’avais répondu avec la bouche sèche et la
voix tremblante que je devais me rendre chez moi, que j’étais trop
fatiguée pour me battre aujourd’hui, et que je ne leur servirais à
rien… J’avais dit quelque chose du genre: «Non merci, j’ai déjà battu
un autre gang ce matin et je suis épuisée!» J’étais même étonnée
d’avoir menti avec autant d’aisance, moi qui avais peur de tout, moi
qui étais incapable de tuer une araignée. J’avais été capable de
convaincre les «méchants» que j’étais aussi violente qu’eux! Un
autre de mes personnages est né à ce moment-là: Ève la redoutable
– celle qui ment en prétendant être forte, féroce et dangereuse.
Cette entité n’a peur de rien et, surtout, protège la petite fille de
Matane en crachant comme un chat.
J’ai vécu beaucoup d’expériences similaires à Paris. J’avais
auparavant de la Ville Lumière une image idyllique: une vie de
bohème qui trouve l’amour sur les quais, aller au bistrot du coin
prendre un café avec la joie dans le cœur… La représentation que je
m’étais faite de cette ville où tout menait à la valorisation des
artistes, où tous avaient une ouverture d’esprit et une grandeur
d’âme, tout ça s’est évanoui et est devenu faux au fil des années.
Mais ce n’est que mon expérience. Je ne veux pas dire que Paris est
comme ceci ou cela. Seulement, j’y ai souvent perdu mes repères.
Ils ont été détruits, pulvérisés par une longue série de réalités noires
et d’événements traumatisants. Dans cette ville, je n’étais heureuse
qu’au travail, aux ateliers des couturiers ou en coulisse.
Peu après le début de ma carrière parisienne, je me suis rendue à
une séance d’essayage pour le défilé de Chanel qui devait avoir lieu
pendant la Semaine de la mode1. Karl Lagerfeld étant Karl
Lagerfeld, avec tout son talent et ses horaires de fou, il était toujours
en retard, mais grâce à sa dépendance au Coca-Cola, nous étions
capables de déterminer l’heure de son arrivée. Je m’explique: le staff
de la maison Chanel sortait toujours une cannette de Coke bien
froide lorsqu’il était informé que monsieur Lagerfeld se trouvait à
quelques minutes des ateliers. Et nous, les mannequins, assises sur
nos chaises ou par g terre dans une petite salle adjacente à celle où
les essayages se tenaient, nous nous relayions pour aller voir si la
boisson avait été déposée sur la grande table de bois du couturier.
Après souvent plusieurs heures d’attente, lorsque l’une de nous
voyait le Coca apparaître, toutes se réveillaient et se levaient pour
se dégourdir les jambes et se préparer à l’arrivée de monsieur
Lagerfeld. Quelques-unes sortaient même leur petit miroir pour
refaire leur maquillage. Moi, à l’arrivée de Karl, je replaçais mon
cahier à dessins et mes biscuits dans mon sac (j’avais toujours une
petite fringale).
En 1992, Karl Lagerfeld était l’unique créateur pour les marques
Chanel, Fendi, Chloé et Karl Lagerfeld. Pouvez-vous imaginer créer
quatre collections de vêtements, quatre fois par année? Cela
représente entre 1600 et 3200 looks, en comptant non seulement les
robes, les pantalons et les vestes, mais aussi les chaussures, les
accessoires multiples comme les boucles d’oreilles, les colliers, les
foulards, les chapeaux, les bracelets, les châles, les gants, les
ceintures… Tout ça, au moins 1600 fois par an! Cet homme était un
génie et nous en étions toutes conscientes.
Mis à part l’honneur et le privilège d’être choisis par cette maison
prestigieuse et de travailler avec ce grand homme, le défilé Chanel
assurait également une saison bien remplie aux mannequins qui y
paradaient. Pouvoir mettre dans son CV qu’on a défilé pour Chanel
permettait en effet de décrocher plusieurs contrats avec d’autres
grands couturiers et de se voir ouvrir plusieurs portes, et ce, partout
dans le monde.
J’étais contrariée et triste, ce matin-là. Ma copine Pina et moi
venions d’avoir une engueulade juste avant que je quitte
l’appartement. Elle voulait me suivre et même venir travailler avec
moi, mais c’était impossible. C’est comme si vous vous présentiez
au bureau avec votre conjoint demain matin: ça ne se fait pas
vraiment. Elle se sentait seule durant la journée, dans une ville qui
n’était pas la sienne. Elle m’avait accompagnée lors de mon premier
défilé à Paris pour Jean Paul Gaultier et, même si nous avions un
billet de retour pour Montréal, le destin en avait décidé autrement.
Ma carrière avait pris son envol et j’étais devenue famous overnight!
C’était assez ironique! Autant en public, j’étais devenue une déesse
aux yeux des autres, j’étais forte, voire invincible, autant aux yeux de
ma conjointe, quand je revenais à la maison et que je refermais la
porte derrière moi, j’étais maintenant la plus laide, la plus folle, la
plus idiote et la plus faible. Peut-être me rabaissait-elle seulement
parce qu’elle se sentait menacée par mon nouveau statut?
Bref, nous nous adaptions difficilement à cette nouvelle vie. Et
même les heures d’attente dans la petite salle adjacente et les
pages noircies de mon cahier à dessins n’avaient pas suffi à calmer
ma tristesse. Ça se voyait dans mon visage que j’avais le goût de
pleurer…
Lorsque monsieur Lagerfeld est arrivé, il a commencé à faire les
essayages, un à un, jusqu’à ce que ce soit mon tour. Dans l’atelier, il
y avait d’abord le grand bureau en bois du couturier, des miroirs,
puis une autre table, sur laquelle tous les accessoires étaient étalés
pour être bien visibles, et sous lesquels se trouvaient toutes les
chaussures bien cordées, un paravent antique en bois derrière
lequel nous nous changions et un petit espace où les polaroïds
étaient faits. Quand on entrait, on nous donnait une tenue à essayer
pendant que la mannequin juste avant nous faisait des allers-retours
devant Lagerfeld afin qu’il apporte les dernières retouches à son
look.
Pendant que je me glissais derrière le paravent pour enlever mes
vêtements, j’entendais la mannequin qui se faisait photographier.
Les polaroïds étaient ajoutés sur le cintre du support à vêtements en
coulisse lors du défilé: ils aidaient l’habilleuse attitrée à la mannequin
à savoir exactement quels accessoires avaient été retenus pendant
l’essayage. Épinglées aussi sur un grand tableau, ces photos
permettaient à Karl d’avoir une vue d’ensemble de son défilé.
Lorsque je suis sortie avec ma tenue et que j’ai commencé à défiler
devant le designer, dans ce petit atelier, comme l’avait fait la
mannequin avant moi, j’avais une boule dans la gorge et j’étais sur
le point de fondre en larmes. J’essayais de toutes mes forces de me
retenir devant monsieur Lagerfeld.
Toutefois, j’avais la gueule de quelqu’un qui vient d’apprendre que
son chien est mort et tout le monde le voyait. Il a alors fait signe à
son assistante, qui s’est empressée de me prendre par le bras pour
m’escorter à l’extérieur de l’atelier en passant par la salle où
attendaient les autres mannequins, puis le long d’un petit corridor
jusqu’à une salle de bain peu éclairée. C’est là qu’elle m’a expliqué
que je devais prendre une décision et que j’avais deux choix:
1. Je pouvais partir pleurer chez moi et ne pas faire le défilé de
Chanel.
2. Je pouvais pleurer ici, en faisant bien attention de ne pas faire
couler mon maquillage, et revenir aux essayages avec un sourire et
une belle attitude.
C’est ce jour-là, à ce moment précis, que j’ai pris la décision de
pleurer avec un mouchoir sous mes cils pour absorber mes larmes
et pour éviter de faire couler mon mascara, et que j’ai pour la
première fois appris à refouler mes émotions et à ne jamais les
laisser transparaître sur mon visage. C’est aussi à cet instant qu’est
né le personnage principal de mon histoire: la Ève Salvail, celle qui
ne voit que du bon et du beau, qui sourit toujours même quand elle
veut crier, pleurer ou simplement partager ses émotions, celle qui n’a
jamais mal.
Voilà l’importance de garder le sourire en tout temps!
Mon personnage s’est amélioré, s’est développé et s’est
perfectionné au cours des années. Un jour, j’avais rendez-vous avec
une éditrice de magazine assez renommée et respectée en France.
Il ne s’agissait pas vraiment d’une audition, mais plutôt d’un rendez-
vous pour voir si je pouvais apparaître dans les pages glossy de son
magazine de mode. Mon agente m’avait avertie d’avoir de beaux
ongles, mais ce qui est pour moi une belle manucure n’était
certainement pas à la hauteur des attentes de cette femme.
J’ai grandi dans la nature, loin des routes asphaltées et pavées.
J’aime la terre, la boue, la poussière et les feuilles mortes. J’aime
me salir, dessiner, peinturer et, à cette époque, j’avais les ongles
noirs en tout temps. J’avais fait mon gros possible pour avoir des
mains présentables, mais mes ongles étaient encore légèrement
sales: il y en avait des courts, il y en avait des longs un peu
cassés… Bref, après m’avoir demandé de déposer mes mains
moites sur la table devant elle, l’éditrice m’avait calmement dit que
ce n’était pas acceptable! Depuis ce jour, je fais attention à ma
manucure même si je ne travaille pas cette semaine-là. En tout
temps, mes ongles sont parfaits! Pour clore l’anecdote, je suis
retournée la voir un an plus tard et, cette fois, j’ai passé le test:
mains bien hydratées sur la table, ongles bien coupés, le blanc bien
blanc, les cuticules bien coupées…
Aujourd’hui, en plus de toujours sourire, Ève Salvail a aussi les
ongles propres et bien limés.
Voici un extrait d’une entrevue de Karl Lagerfeld avec Stéphane
Leduc pour Perfecto, une émission de la chaîne MusiquePlus:
S. Leduc: «Vous avez une mannequin montréalaise qui
s’appelle Ève?»
K. Lagerfeld: «Oui, qui est une grande star, que tout le monde
adore et je trouve qu’elle amène quelque chose de très
intéressant dans la mode. Ce n’est pas juste les cheveux rasés,
elle a vraiment un truc!»
S. Leduc: «Elle vous a plu dès le début?»
K. Lagerfeld: «Oui, parce que, quand je l’ai vue la première fois,
j’ai trouvé qu’elle donnait quelque chose, qu’il y avait quelque
chose entre elle et le public, et qu’elle apportait quelque chose à
la mode.»
Karl parlait couramment cinq langues et, quand on allait le remercier
après le défilé, il arrivait fréquemment qu’il change de langue en
nous parlant. Il commençait souvent avec deux mots en italien, puis
soudainement passait à trois mots en allemand pour revenir enfin au
français. Je ne pouvais rien faire d’autre que rester devant lui avec le
plus grand sourire du monde affiché sur mon visage et hocher la
tête, en espérant qu’il ne parle pas de quelque chose de vraiment
important ou de triste. Une fois, en entrevue, je l’avais entendu dire
que j’avais fait les Olympiques en tant que nageuse professionnelle.
Ha, ha!
Un jour, il m’avait demandé de faire des photos pour lui dans un
magazine renommé. Quand j’étais arrivée à l’endroit où la séance de
photos devait avoir lieu, j’avais réalisé que j’étais chez lui. Chez Karl
Lagerfeld en personne! Il était le photographe et il m’avait parlé
comme si j’étais une amie en me disant avec beaucoup de
compassion que j’avais l’air un peu fatiguée. Il m’avait même offert
de faire la sieste dans son lit, m’avait apporté un petit sac avec une
sélection de films: tous de grands classiques du cinéma américain à
visionner pour me détendre. Je n’avais pas réussi à relaxer, encore
moins à m’assoupir. J’étais dans le lit de monsieur Lagerfeld! J’avais
attendu le plus longtemps possible avant de lui dire que j’étais prête
à commencer la séance et, bien sûr, il m’avait fallu plusieurs minutes
avant de le trouver dans l’immense appartement!
1.La Semaine de la mode commençait à Paris. Durant cette semaine, il y a environ neuf
défilés par jour. Ensuite, les mannequins se rendent à la prochaine ville pour les castings
(auditions) et les essayages, les défilés, et ainsi de suite… En 1992, nous devions faire
Paris, ensuite Milan, puis Londres, New ¦ York et Tokyo. Nous passions deux semaines
dans chaque ville et, dès que les fashion weeks se terminaient, nous commencions les
séances de photos pour les éditoriaux (de six à huit pages de. photos dans un magazine)
et les campagnes publicitaires dans ces différents pays.
Il y a de ces moments dans notre vie où tout s’interrompt, où le
temps semble s’arrêter pour une courte durée…
Mon personnage de clown ressortait beaucoup durant les défilés.
Les spectateurs étaient habitués à me voir faire des choses hors des
normes comme: m’asseoir sur la passerelle, enlever mes
chaussures si elles ne faisaient pas l’affaire, chanter, dépasser la
mannequin qui marchait devant moi si elle allait trop lentement,
tourner trop vite au bout de la passerelle, ce qui ne donnait aucune
possibilité aux photographes de faire leur travail et les faisait
enrager…
Quelques couturiers, dont Gianni Versace, faisaient des répétitions
avant leurs défilés, parce qu’ils voulaient vraiment donner un
spectacle aux gens dans les gradins. Versace, un homme très doux,
charmant et gracieux, tenait ses répétitions tard le soir pour
s’assurer que tous les mannequins seraient présents.
Lors de ce défilé-là, comme la passerelle était longue et large, plus
que dans les autres défilés, il devait avoir un micro pour nous dicter
les manœuvres à faire avec un accent italien presque
incompréhensible, mais tellement adorable.
Monsieur Versace entretenait une relation bien étroite avec le monde
de la musique, et il avait toujours le privilège de faire jouer pour la
première fois les chansons d’artistes connus des années 1990,
avant même que le public puisse les entendre à la radio. Il offrait
aussi les trames sonores de ses défilés à ses spectateurs.
J’admirais énormément ce côté du couturier! C’était un original!
Comme la générale avait lieu tard en soirée, nous, les mannequins,
étions toutes un peu fatiguées et éméchées (pompettes). Nous
avions célébré très fort au défilé précédant cette répétition et aucune
n’arrivait à se tenir immobile à l’endroit où elle était censée s’arrêter.
C’est l’unique fois où j’ai entendu Gianni Versace lever légèrement le
ton: il n’était pas fâché, seulement un peu impatient. Il criait nos
noms en rafale, et plus il s’énervait, plus nous avions le fou rire. J’ai
adoré ce moment où ces femmes, des supermodels, s’étaient
dépouillées de leurs masques pour exposer leur vulnérabilité et,
surtout, leur vrai sourire. Je m’étais bien amusée, ce soir-là!
Puis, du jour au lendemain, après avoir défilé pour chacune de ses
multiples collections pendant plus de trois ans (Versace, Versus,
Instante, Versace Haute Couture) et avoir été choisie, cueillie à la
main, pour faire partie du petit groupe sélect des top models en
vedette dans ses campagnes publicitaires avec le grand
photographe Bruce Weber, Gianni ne m’a plus incluse sur sa liste de
protégés. Je me sentais tout à coup oubliée, forcée à rester sur le
banc, mais aussi très coupable d’avoir mal agi en faisant le clown
sur scène. J’en subissais maintenant les dures conséquences: j’étais
exclue de l’équipe ou de la clique.
Plus tard, j’ai compris qu’il ne m’avait pas choisie pour défiler parce
que j’étais très mince et qu’il y avait toujours, pour tous les couturiers
qui m’engageaient, beaucoup d’ajustements à faire sur les robes
que je portais. Il faut savoir que, en 1993, la mode était aux
mannequins avec plus de rondeurs; des corps davantage à la
Brigitte Bardot qu’à la Twiggy. Nous étions, Kate Moss et moi, une
minorité et, en même temps, les «pionnières» du mouvement «waif»
et du look «grunge» dans le milieu de la mode.
Mais, sur le coup, j’ai cru que le refus de la part de Gianni Versace
de m’inclure dans ses défilés était un rejet. Un message me
signifiant que les actions de mon personnage de clown ainsi que
mes comportements rebelles durant les défilés Versace n’étaient pas
bien reçus. Toutefois, Gianni m’a reprise après plus d’un an pour son
défilé de prêt-à-porter à Milan en 1997.
Le couturier avait loué le Grand Hotel Duomo au complet pour avoir
tous ses mannequins sous un même toit. C’est un hôtel au cachet
ancien avec des clés en fer comme on n’en voit que dans les vieux
films européens. Nous étions toutes présentes pour les essayages
du défilé et monsieur Versace devait arriver le lendemain pour nous
habiller. J’étais munie d’un petit papier sur lequel mon ami Luca
Zaccagnini avait écrit quelques phrases en italien que je tenais à lui
réciter. Je souhaitais faire amende honorable pour mes nombreuses
actions qui avaient pu manquer de professionnalisme et de
considération à son égard. J’étais très nerveuse, mais aussi pleine
de gratitude d’avoir l’occasion de m’excuser de vive voix.
Ma séance était prévue dans quelques minutes. J’étais sortie de ma
chambre, armée de mon message et de ma grosse clé, mais alors
que je descendais les marches qui menaient au lobby, mon
téléphone portable a sonné. «Eva, Gianni est mort!» avait presque
crié mon amie Veronica Mainetti au bout du fil. Je lui ai dit que je
partais justement le rencontrer et lui faire mes excuses. J’étais
nerveuse et je ne trouvais pas sa blague très rigolote. Mais le ton de
Veronica était loin de ressembler à un gag: «Retourne à ta chambre
et allume la télévision si tu ne me crois pas!» m’a-t-elle dit.
J’ai monté l’escalier en courant et, de peine et de misère, j’ai
enfoncé la lourde clé de fer en jouant maladroitement de droite à
gauche pour déverrouiller la grande porte en bois. Toutes les
chaînes de télévision montraient l’escalier ensanglanté de la maison
de Gianni à South Beach, à Miami, que je connaissais très bien.
Quel choc! J’étais figée sur place. Je regardais ce sang et je trouvais
la scène tellement macabre, obscène et irréelle! Il était censé être
ici!
Nous étions le 15 juillet 1997. Gianni Versace venait d’être
assassiné à l’âge de 50 ans devant son domicile. Le meurtrier, le
tueur en série Andrew Cunanan, lui avait tiré deux balles dans la
tête. Il se suicidera quelques jours plus tard sans expliquer le
meurtre du styliste qu’il ne connaissait pas personnellement.
Le deuil du couturier s’est fait sentir mondialement: Lady Diana,
Elton John, Gorgio Armani, Karl Lagerfeld sont parmi les grands
noms qui étaient présents à ses funérailles.
Ce jour-là, le temps s’est arrêté pour moi. J’ai fait ma valise et,
doucement, j’ai pris le grand escalier de l’hôtel comme un zombie.
J’étais mortifiée. Comment cela pouvait-il être possible? Au ralenti,
je descendais marche après marche pendant ce qui m’a semblé des
heures, voyant Naomi Campbell, Linda Evangelista, Christy
Turlington et les autres mannequins arriver, le visage mouillé de
larmes, dénué de toute volonté. Nous avons descendu les marches
du Grand Hotel Duomo en nous regardant sans nous voir,
silencieusement, bagages à la main. Un grand homme venait de
tomber. Un homme bon qui ne méritait pas de laisser derrère lui la
terrible image de cet escalier en marbre sali de son sang.
J’ai prié, ce soir-là. Pour remercier Gianni Versace et aussi pour lui
demander pardon dans mon italien cassé.
Je ne me souviens pas exactement de ce qui était écrit sur mon petit
papier, mais ça devait sonner comme suit:
Caro Gianni, mi dispiace per tutte le pazzie compiute durante le
tue sfilate. Ti sono infinitamente grata per tutto quello che mi
hai dato. Te voglio bene assaje.
Une journée typique d’une mannequin de mode dans les
années 1990, à Paris
Il est 6 h, je n’ai presque pas dormi et je suis encore sous l’effet du
décalage horaire, arrivée la veille de New York. Aucun répit, aucun
temps de vacances dans cette carrière éphémère. J’ai faim. Je
mange un peu en m’habillant et en revêtant par le fait même le
costume de mon personnage Ève Salvail. Je sors de mon petit
appartement à Paris pour embarquer dans une voiture Mercedes
trop grande pour une seule petite passagère de 115 livres. Je
passerai des heures assise dans cette voiture noire aux fenêtres
teintées à regarder les gens dehors qui, eux, sont libres de marcher
où ils le veulent et quand ils le veulent, et à parler au chauffeur que
je commence à connaître assez bien.
Je passe mes journées à attendre que la voiture réussisse à se
faufiler de peine et de misère dans le trafic dense et chaotique de
Paris. Aujourd’hui, ou plus précisément ce matin, je dois me rendre à
la pyramide du Louvre où se trouve le défilé de Chanel. Les
mannequins sont attendues en coulisse au moins trois heures avant
le défilé pour se préparer. Les défilés sont souvent présentés dans
de très grands chapiteaux blancs divisés en deux sur la longueur;
d’un côté, le podium avec des centaines de chaises alignées
longeant la passerelle, et de l’autre, les coulisses. Mais pour Chanel,
cette fois-ci, le défilé a lieu au Carrousel du Louvre.
J’ai une montée d’adrénaline à l’entrée en coulisse, accompagnée
d’un sentiment d’imposteur. Qu’est-ce que la petite Ève de Matane
vient faire ici? Voilà pourquoi il me faut toujours m’assurer d’avoir
bien boutonné les costumes de mes personnages avant de sortir de
chez moi. Le clown, la redoutable, Ève Salvail, la drag queen, etc.
Zip it!
Derrière la scène, il y a une multitude de gens importants: de grands
noms du cinéma et du monde du business, des animateurs
d’émissions télévisées médiatiques et journalistiques. Je n’ai aucune
idée de qui ils sont, mais je suis consciente qu’ils sont célèbres. Il y
a aussi des hommes qui tiennent de grosses caméras avec des
micros sur des perches. Ceux-là, ils veulent tout voir, tout filmer, tout
entendre et tout savoir. Surtout sur la première mannequin au crâne
rasé et tatoué. Je me tiens hors de leur portée pour éviter d’être
appelée à parler, de peur de dire ce qui ne doit pas être dit.
Avec les années, j’ai appris ce jeu de négociation avec les
journalistes, à ne dire que ce qu’on souhaite entendre de moi: les
belles choses, le positif seulement. Mais, pour le moment, j’en ai
encore beaucoup à apprendre…
Il fait très chaud en coulisse et l’éclairage est fort. Le grand espace
est séparé en deux. D’un côté, il y a une série de tables avec des
miroirs et des lampes où les coiffeurs et les maquilleurs s’affairent à
préparer les mannequins. Nous sommes en moyenne entre 30 et 50
mannequins par défilé. Ces artistes placent sur les tables les
accessoires requis: brosses à cheveux, peignes, laques et bombes,
séchoirs, fers, fond de teint, rouge à lèvres de toutes les nuances
possibles et impossibles, poudre et ombre à paupières.
De l’autre côté, un espace plus dégarni abrite les 30 à 50 porte-
vêtements (un par mannequin) en métal portant environ cinq tenues.
Les mannequins et leurs habilleurs auront en moyenne une minute
pour les changements, ce qui consiste à enlever non seulement
jupe, collants, veston, chemise, soutien-gorge, mais aussi boucles
d’oreilles, colliers, bracelets, foulards, gants, souliers avec de petites
attaches délicates, et parfois corset lacé ou robe munie de boutons
recouverts de tissu. D’autres fois, les tenues ne sont pas finies et la
couturière doit leur apporter les dernières retouches pendant qu’on
enfile les bottes. Finalement, des ajustements sont faits au
maquillage et à la coiffure, puis on nous place en file, en ordre de
«sortie», afin que nous puissions nous élancer à nouveau sur la
passerelle. Et tout ça en une minute.
Il est encore très tôt le matin. Les fragrances d’une variété de
parfums coûteux de grands noms se mélangent à la puanteur des
cheveux brûlés par les séchoirs et les fers, aux senteurs de fixatif,
de tissus chauffés et mouillés à la vapeur des défroisseurs à
vêtements, de cigarettes (on pouvait encore fumer en coulisse dans
mon temps) et aux effluves de champagne Veuve Clicquot. À toutes
ces odeurs, qui me donnent un peu la nausée, s’ajoute le bruit ou
plutôt le vacarme des gens qui disent, avec un regard à la fois blasé
et hautain, que la mode n’est plus ce qu’elle était, mais que cette
collection de Karl (Lagerfeld) est l’œuvre d’un génie! Du jamais-vu!
Celui des entrevues des organisateurs avec les médias, qui essaient
de se faire entendre malgré cette cacophonie, des voix du couturier,
des habilleurs, qui crient tous plus fort les uns que les autres et
aboient des ordres aux assistants: «Des ciseaux! Apportez-moi des
ciseaux!» Mais aussi des ronflements de séchoirs, des tests de son,
des rires aux éclats et celui des protestations de ceux qui essaient
de se faufiler en coulisse sans «laissez-passer». Comme si c’était la
fête du siècle! Comme si c’était le spectacle d’un band très connu! Et
comme s’il était minuit et non 9 h du matin!
Le travail ardu de plusieurs personnes, qui ont bossé un nombre
incalculable d’heures sur ce défilé, se résume en 20 minutes
seulement. Entre 100 et 200 tenues sont présentées durant cette
courte période de défilé, ce qui est énorme. Tout comme la pression
mise sur les épaules de ces couturiers… Et pourtant, dans cette
cohue d’un désordre presque anarchique, il y a une structure
efficace, une forme de symbiose parfaitement orchestrée.
Après notre arrivée en coulisse, nous sommes immédiatement
envoyées à un énième essayage afin de nous assurer que les
dernières retouches ont été faites avant le spectacle. Ensuite, nous
devons passer au maquillage et à la coiffure. Assise sur la chaise du
maquilleur ou du coiffeur (quand mon crâne n’est pas rasé), je peux
enfin avoir un moment à moi; mes personnages prennent une petite
pause et ma respiration devient plus lente et profonde.
Le maquillage dure environ une heure, et il est plus respectueux de
s’abstenir de parler ou de manger durant ce temps (imaginez
d’essayer de peindre sur un canevas qui bouge tout le temps). Alors
je fais de la visualisation: je me reconnecte à l’image, sous l’eau, de
mon père Reno faisant le signe de plongée sous-marine «tout va
bien». C’est pour moi la seule occasion de recueillement, de
réflexion et de contemplation; l’instant où je redeviendrai la petite
Ève de Matane.
Comme tirée brusquement de mon sommeil, je sursaute lorsque la
maquilleuse me donne la permission de me lever. Je suis de retour
«hors de l’eau» dans la mêlée et l’arène bruyante des coulisses de
Chanel, pour ensuite être catapultée vers mon porte-vêtements pour
enfiler ma première tenue. Le show va débuter dans quelques
minutes. Nous sommes placées en file devant le coordonnateur
(reconnaissable à son casque d’écoute sur la tête) qui nous indique
comment défiler et quand sortir sur scène. C’est lui, par exemple, qui
nous dit: «Marche vite et tourne deux fois au bout de la passerelle.»
Juste à côté, il y a un petit moniteur-téléviseur qui montre ce que les
photographes voient au bout du runway et qui permet aux autres
mannequins de regarder leurs amies parader. On se base souvent
sur ce qu’on voit dans le téléviseur pour savoir quoi faire.
À mon premier défilé pour Chanel, je me souviens que j’étais en file
devant une belle femme blonde. Peu de mannequins osent
m’adresser la parole, parce qu’elles me trouvent bien souvent
intimidante avec mon crâne rasé et mon gros tatouage sur la tête.
De nos jours, même Lise, ma maman, a un tatouage, mais dans ces
années-là ce n’était que les gens de la rue, les violents, les
membres de gang qui en portaient. Soudain, la belle blonde aux
yeux bleus qui me précède dans la file d’attente de mannequins se
tourne vers moi: «Comment t’appelles-tu?» Je lui donne mon nom et
je lui demande poliment le sien, mais elle me tourne le dos. Je lui
tape sur l’épaule et lui répète ma question, mais elle reste muette.
Plus tard, lorsque j’ai questionné quelqu’un pour savoir qui était cette
jeune femme, on me dit qu’il ne faut jamais demander son nom à
Claudia Schiffer. J’aurais dû le savoir!
Claudia est demeurée mon amie préférée pendant toutes ces
années. Nous, les mannequins internationaux, voyageons partout
dans le monde et travaillons chaque jour avec différents
photographes, couturiers, stylistes, maquilleurs et coiffeurs. Nous
sommes représentées par un agent différent dans chaque ville.
Toujours de nouveaux visages que nous ne reverrons peut-être
jamais. C’est ainsi que nous, les 10 ou 15 supermodels de cette
époque, nous sommes devenues une petite famille. Et comme nous
vivions les mêmes types d’expériences, les mêmes gloires et les
mêmes difficultés, nous étions toutes très proches. Quelquefois, une
petite «nouvelle» arrivait dans notre clan et nous étions heureuses
de lui donner nos conseils et de la détendre en lui recommandant
d’oublier les techniques de déhanchement et autres trucs de leurs
supérieurs pour seulement avoir du plaisir.
Finalement, c’est le moment de s’élancer sur la passerelle. Il est
important de savoir comment s’approprier l’espace. Comme je vous
l’ai déjà dit, je me sens vraiment à l’aise sur scène; il y a une
certitude au fond de moi qui me dit que je suis à ma place. Que ce
soit chez ma grand-mère, en coulisse d’un défilé de grands
couturiers ou derrière les platines, c’est toujours la même chose: j’ai
l’impression que tout le monde m’appartient et doit se retourner pour
me regarder quand j’entre. En anglais, on appelle ça: to own the
room. C’est également une technique que les acteurs utilisent pour
s’approprier tout ce qui existe autour d’eux dans une pièce, grande
ou petite, devant public ou non. En d’autres mots, c’est une forme de
visualisation, mais avec un peu l’attitude alpha d’un chef de meute,
comme chez les loups.
«Bien que nous n’ayons pas eu l’occasion de beaucoup collaborer,
Ève est et restera une icône incontestée du milieu de la mode des
années 1990. Nos parcours se sont croisés dans les coulisses des
défilés au moment où elle commençait… J’ai tout de suite su qu’elle
saurait réinventer le style des mannequins de cette époque.» CINDY
CRAWFORD
Sur la passerelle, je pense à bien placer mes pieds pour ne pas
trébucher, car les talons sont souvent aussi difficiles à chausser que
des échasses. J’essaie de détendre mes traits pour ne pas avoir l’air
essoufflée; la douleur que je ressens au niveau du dos (j’avais des
maux de dos incroyables à force de porter cent différentes paires de
souliers à talons hauts par jour), l’étranglement du corset de la robe
ou tout autre élément négatif ne doivent pas transparaître sur mon
visage.
Une fois la première tenue présentée au public, je cours en coulisse
pour me changer et enfiler le prochain look. Le défilé se termine
avec la robe de mariée et ensuite tous les mannequins ressortent
ensemble sur la passerelle en applaudissant le couturier ou la
couturière. Puis, je me précipite en coulisse pour me rhabiller à la
hâte avant que les photographes et les journalistes débarquent
backstage. Je parle un peu avec la mannequin à mes côtés,
remercie l’habilleur ou l’habilleuse et, vite vite, avant qu’il commence
à donner des entrevues, je vais dire merci à Karl Lagerfeld de
m’avoir choisie pour son défilé. Sitôt son «You’re welcome!» reçu, je
repars à la course rejoindre mon chauffeur qui, garé illégalement sur
un trottoir pas loin, saute en même temps que moi dans la voiture.
Nous serons certainement en retard au prochain rendez-vous à
l’autre défilé ou essayage, mais les 10 ou 15 supermodels qui sont
dans la même situation que moi le seront aussi.
C’est à cent milles à l’heure que se déroule cette «Semaine de la
mode» qui dure en fait deux semaines par ville et qui se produit dans
plus de six villes.
Il est minuit lorsque je reviens enfin à ma chambre d’hôtel, exténuée,
encore sous l’effet du décalage horaire et surtout seule…
Aujourd’hui, j’imagine qu’une jeune mannequin ou célébrité me
regarde par la fenêtre teintée de la Mercedes qui la conduit à un
studio sans fenêtre pendant que je marche en toute liberté dans la
ville où j’habite. C’est un petit plaisir qui m’est cher, maintenant que
tout ça est derrière moi. Même si je n’ai que de la gratitude pour la
chance inouïe que j’ai eue de vivre cette expérience, j’apprécie
davantage la grande liberté que j’ai depuis que j’ai changé de
carrière. Quelle chance!
Photo: Paolo Roversi
Photo: Platon
Campagne: MOSCHINO «Cheap and Chic»
Photos: Patrice Stable Défilé Jean Paul Gaultier 1992 (gauche), 2011 (droite)
Photo: Jean Paul Gaultier
Campagne: Jean Paul Gaultier Lunettes
Photos: Esther Haase
Magazine: Stern
Photos: Jean-Baptiste Mondino
Magazine: Glamour Italia
Photo: Max Abadian
Magazine: Flare
Photo: Neil Kirk
Magazine: British Elle
Photos: Platon
Campagne: Moschino «Cheap and Chic»
Photos: Max Abadian
Magazine: Flare
Pendant mes voyages, je me retrouvais trop souvent seule dans une
chambre d’hôtel inhospitalière, dans un pays dont je ne connaissais
ni les rites ni la langue. Je me sentais bien loin de ma petite ville de
Matane et de ma famille. Je commençais à trouver ça pénible de
côtoyer des centaines de personnes que je ne connaissais pas et à
qui je devais, par mon métier, cacher la petite fille trop sensible, mal
équipée pour manœuvrer en société. Quand j’allais à Londres, par
exemple, je demandais toujours à mon agence de me réserver une
chambre dans un bed & breakfast où je pouvais parler avec les
propriétaires qui avaient souvent presque l’âge de mes grands-
parents. Ça me faisait sentir un peu plus à la maison, un peu moins
loin de tout.
Après quelque temps à essayer de combattre ce sentiment de
solitude, j’ai finalement eu l’idée géniale d’emménager avec des
colocataires. J’avais pour but de me trouver un appartement à Paris
et un autre à New York. À New York, j’ai donc loué un appartement
dans le East Village avec Alain Moreau, qui deviendra par la suite un
de mes seuls amis, avec Lynn Jasmin. Encore aujourd’hui, ils font
partie de ceux qui me connaissent le plus! Il s’agit de mon noyau
dur.
Alain Moreau était le meilleur ami de ma conjointe Pina, et nous
nous étions rencontrés quelques années auparavant. Il avait un
appartement comptant trois chambres à coucher en plein cœur
d’Alphabet City1 qui était, dans les années 1990, un des quartiers
les plus effroyables de l’île de Manhattan! Je ne pouvais jamais
mettre cette adresse sur ma carte d’immigration des États-Unis,
parce que les douaniers me faisaient une fouille complète (c’est déjà
arrivé, je sais de quoi je parle!) chaque fois que je traversais la
frontière. Cependant, j’avais moins peur de me promener seule dans
ce quartier qu’à Paris.
En 1992, Pina et moi étions venues à New York pour la Semaine de
la mode. C’était ma première visite dans cette ville. Nous devions
repartir tout de suite après, mais nous avions tellement aimé la ville
et Alain que nous lui avons demandé s’il était possible d’emménager
chez lui. Il a dit oui et nous avons cohabité pendant les deux années
suivantes.
Alain est vite devenu un ami intime. Il n’a jamais été impressionné
par les choses superficielles et je me sentais à l’aise d’être la petite
fille de Matane devant lui. Il est maître de l’autodérision, il est terre à
terre, humble et vrai. Je me suis collée à lui. Alain avait des valeurs
similaires aux miennes et j’ai su beaucoup plus tard qu’il était né
dans une ville adjacente à celle où j’ai été conçue. Nous avions bien
ri en nous racontant que nous étions sûrement frère et sœur ou
peut-être cousin et cousine.
Toujours en 1992, Pina m’avait présenté Lynn Jasmin, une de ses
amies, avec qui j’ai développé une connexion particulière. Comme
Alain, Lynn se foutait de qui j’étais dans le monde de la mode. Notre
relation amicale était profonde; nous étions devenues inséparables,
exactement comme des jumelles qui venaient de se retrouver. Les
gens autour de nous ne semblaient pas capables de pénétrer notre
«noyau». Nous étions les meilleures amies du monde! J’ai vite
emménagé avec Lynn à Montréal. Même si je passais plus de temps
dans les avions que sur terre à ce moment-là, je rêvais d’avoir une
place à moi, un seul endroit où je pourrais m’enraciner un peu et y
déménager tout ce qui m’appartenait. Dans MES garde-robes, dans
MA chambre…
Pendant à peu près 20 ans, j’avais dû laisser mes choses
personnelles dans un entrepôt que je louais. J’avais un appartement
à New York, un à Montréal, un à Paris et je fréquentais des hôtels un
peu partout dans le monde. Tout ce qui était à moi était éparpillé ici
et là, utilisé par des personnes autres que moi, qui devaient prendre
soin des appartements que je louais quand je n’y étais pas ou qui
cohabitaient avec moi. J’avais le strict minimum dans ma valise, qui
ne faisait que se vider et se remplir tous les trois mois. Je rêvais de
laisser la télécommande sur la table du salon et qu’elle soit toujours
là où je l’avais déposée lorsque je reviendrais six mois plus tard!
Lynn et moi sommes encore amies aujourd’hui et, quelquefois, j’ai
l’impression qu’elle me comprend mieux que je me comprends moi-
même! Comme si elle voyait toujours the big picture, comme si elle
parvenait mieux que quiconque à prendre le recul nécessaire.
Durant les années qui ont suivi, je me suis liée d’amitié avec
quelques autres personnes qui ont eu une grande influence dans ma
vie et qui m’ont épaulée dans plusieurs moments difficiles.
Ce sont ces quelques amitiés qui m’ont permis d’aller au-delà des
conversations superficielles, des non-dits et des sentiments cachés
sous le tapis de l’ego. La confiance que j’ai en ces personnes qui me
soutiennent vaut cher à mes yeux! Ce sont des gens de qualité.
Vous savez ce qu’on dit: «Ce n’est pas la quantité, mais la qualité
qui importe.»
J’ai eu la chance de connaître Ariela Hazan, à New York, dans une
période de ma vie où tout semblait s’écrouler, s’effondrer à
l’extérieur et à l’intérieur de moi. Elle m’a soutenue, m’a aidée, et je
crois bien que cette entraide a été réciproque. Nous avons été là
l’une pour l’autre.
«Très peu de gens savent à quel point Ève est une personne drôle,
divertissante, honnête et loyale. Elle a bon cœur, cette femme.»
ARIELA H
En 2014, j’avais fait une entrevue pour un petit magazine québécois
avec une jeune femme du nom de Caroline David. Comme je vivais
encore à New York, nous nous étions entretenues via l’application
Skype. Je me souviens que, ce jour-là, j’étais soûle de la veille:
j’étais à quelques années près de m’effondrer en mille pièces sous
le poids ou plutôt sous l’emprise que l’alcool avait sur moi. Puisqu’on
n’allait voir que le haut de mon corps durant l’entrevue, j’avais
conservé mon pantalon de pyjama… Caro avait fait la même chose
et nous avions bien rigolé, des années plus tard, en nous l’avouant
mutuellement!
Après l’entrevue, je lui avais, bien malgré moi, proposé de prendre
un verre avec elle à ma prochaine visite à Montréal. Ce n’était pas
du flirt, mais elle m’avait fait vraiment bonne impression. Je dis
«malgré moi», car, pour une rare fois, j’avais fait confiance à mon
instinct! Je ne connaissais pourtant absolument rien d’elle, mais
c’était sorti tout seul. Nous nous sommes rencontrées plus tard à
Montréal et tout s’est bien passé.
«1993 – Je regarde la télé et je vois cette publicité qui me fascine,
cette fille au crâne rasé si belle et qui a l’air si puissante… J’ai dix
ans et j’accroche son poster dans ma chambre.
2014 – Je contacte Ève Salvail pour lui demander si elle accepterait
de répondre à des questions pour un article que je veux écrire sur
elle. Elle me répond oui… La fille de la publicité me répond oui, à
moi…
2020 – Ève est une de mes amies les plus proches, les plus
précieuses… La fille au crâne rasé, la fille de la publicité… Cette
fille-là, c’est tellement plus que ce que vous pouvez imaginer. Entre
force et fragilité… À moins d’avoir l’honneur de la côtoyer, personne
ne peut s’attendre à ce qu’il y a derrière son crâne tatoué.»
CAROLINE DAVID
Je tiens aussi à mentionner Alain Simard. Le parrainage ou
marrainage chez les Alcooliques Anonymes est très important. Ces
personnes nous transmettent leurs connaissances, leur savoir, un
peu comme des grands-parents, en faisant le récit de leur parcours,
en partageant les outils qu’elles ont accumulés au fil des ans. Mon
parrain AA me connaît plus que n’importe qui et, sans lui, je n’aurais
sûrement pas réussi à me retrouver.
Les gens qui bourdonnent autour de nous, quand on devient
soudainement connu, sont comme des abeilles qui viennent butiner
notre pollen. On rencontre des personnes qui offrent leur amitié sur
un plateau d’argent, mais qui ne connaissent que ce qu’elles lisent
sur nous dans les journaux. Après avoir eu trop d’expériences de la
sorte, on apprend à se refermer, à ne plus faire confiance, à douter.
Mais si on est chanceux, on rencontre des gens qui agrandissent
notre famille et qui en viennent vite à nous défendre et à nous
protéger mieux que quiconque. Des gens qui nous proposent toutes
sortes de projets, qui nous font vibrer et à qui nous pouvons faire
confiance. Quand j’ai rencontré ces amis, ces frères et sœurs, j’ai
tout de suite su que je n’avais plus besoin de revêtir les costumes de
mes différents personnages pour eux. Ils m’aimaient pour moi. Je ne
sais pas si j’aurais survécu à tous ces périples sans eux! Elles sont
précieuses, ces rencontres-là!
«La beauté de ta splendeur et de ton rayonnement est dans ce qui
s’en vient et non dans le passé. Il n’y a rien de mieux que la liberté
d’être sans peur! Ça, c’est la grande richesse!» ALAIN S (PARRAIN
A.A. DE ÈVE)
À Paris, j’avais plutôt choisi d’emménager avec Louise et Lloyd.
Louise était coiffeuse en mode et cinéma, et Lloyd maquilleur. Ils
étaient tous deux Canadiens et nous nous étions rencontrés au
travail.
Lloyd était un garçon très efféminé et je désirais apprendre comment
devenir comme les top models avec qui je travaillais: Cindy
Crawford, Christy Turlington, Linda Evangelista, Yasmin Le Bon, etc.
J’avais désespérément demandé à J. Alexander de me conseiller
(c’était son métier, à ce moment-là, d’enseigner aux jeunes
mannequins comment défiler). Il m’a répondu en claquant des doigts
trois fois de droite à gauche et au-dessus de sa tête: «Girl! Tu fais le
défilé de Chanel, de Versace, de Calvin Klein et de Gucci. Tu n’as
clairement pas besoin de moi!» Puis, il est reparti d’un pas décidé,
me tournant le dos, avec cette même démarche que j’espérais
apprendre de lui.
Lloyd, sans s’en rendre compte, m’a enseigné à sortir de mon
personnage de petit garçon quelque peu androgyne et à devenir une
femme. Je dis «sans s’en rendre compte», parce qu’il le faisait tout
naturellement en parlant au téléphone ou en marchant de sa
chambre à la cuisine. Il était plus femme que tous ces supermodels.
Alors je l’observais, je l’étudiais et je mettais en pratique mes acquis
le lendemain à mes séances de photos comme aux défilés auxquels
je participais.
D’ailleurs, si on observe certaines des poses sur les photos qui ont
été prises de moi au cours de ma carrière, on remarque cette
influence. C’est une façon d’être: ce ne sont pas seulement les
poses et la démarche, mais aussi la manière de placer ses mains, la
façon de bouger, de parler qui importent.
Les drag queens sont vite devenues ma source d’inspiration, mes
professeurs, mes tuteurs. Avec le temps, le personnage principal
d’Ève Salvail s’en est enrichi pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui.
Les travestis que j’ai côtoyés m’ont conseillé de regarder de grands
classiques du cinéma hollywoodien et de lire How to be lovely
d’Audrey Hepburn. Ce que j’ai fait! Je me suis inspirée largement
des grandes stars des classiques cinématographiques comme
Sophia Loren, Elizabeth Taylor et Lauren Bacall pour acquérir grâce
et classe. Je me suis même amusée à imiter leur style, leurs goûts
et leur savoir-être. C’est une façon d’être qui n’existe presque plus
aujourd’hui.
J’ai toujours adoré jouer avec les «antipodes» et ce que je projette,
transcender cette première impression de force et de fermeté que
les gens ont de moi. De la laisser s’estomper doucement dans la
fragilité qui occupe mon âme pour donner place à la fois à ce garçon
manqué et à cette femme classique et chic qui sommeillent en moi.
Armada de lumière
Ève est arrivée dans le paysage non pas comme une bombe,
mais avec la douceur acérée de la modernité. Une petite fée
certes, mais sans mièvrerie. Juste la bonté du regard qu’elle
posait sur les choses de la mode avec une candeur
bienveillante, aucune prétention, mais une allure. juste, une
complexité, celle de l’époque, qu’elle contient dans ses astres,
une attitude à la fois mordante et fière, attentionnée et curieuse.
J’aime en tout la «différence» quand elle n’est pas «insincère»
ni caricaturale. Et, plus que la différence, j’aime tout ce qui est
bigarré, multifacette, les oxymores.
Ève ne se résumait pas à la jolie punk androgyne tatouée,
rebelle et sulfureuse de la couture que tout le monde souhaite
voir dans sa collection. C’était plus subtil. Et j’ai adoré en faire
un des personnages de cette saison particulière de 1995 dont
j’ai tenu le journal et fait un livre. Elle y était tantôt cavalière,
tantôt incroyable du Directoire, tantôt merveilleuse du Palais-
Royal et surtout mariée blanche, mais en casquette de baseball
en dentelle brodée.
Vingt-cinq ans plus tard, je la remercie du fond du cœur pour ce
qu’elle m’a apporté et pour ce qu’elle est. En me remémorant
tout cela, je me rends compte que si je l’aime et si elle m’a
séduit au premier coup d’œil, c’est qu’elle ressemble à mes
croquis et incarne bien ce que j’ai cherché en couture: une
onirique irrévérence à contre-courant, loin de ce monde qui
n’est pas encore ce qu’il devrait être. Heureusement que des
anges font tout leur possible avec la douce passion et l’énergie
de leur espoir, pour tenter l’impossible. Et Ève fait partie d’eux.
Baisers,
Christian Lacroix
1.Ce quartier a été nommé ainsi, car les quatre avenues qui le délimitent portent les lettres
A, B, C et D. Selon la légende il ne fallait pas aller plus loin que l’avenue A: A était pour
Aware, B pour Beware, C pour Caution, D pour Death.
«Et Dieu créa Ève… Au milieu des bruyantes années 1990, Ève se
démarquait par son look unique. Il n’y avait personne comme elle
dans le monde de la mode: féroce et forte à l’extérieur et fragile à
l’intérieur. C’était comme ouvrir un colis sur lequel on pouvait lire “à
manipuler avec soin”, pour découvrir qu’à l’intérieur se trouvait
quelque chose de valeur, de rare, de précieux. Elle était très
provocatrice en ce temps, mais très, très spéciale. Une véritable
icône!» MARZIA BAVA
Le métier de mannequin commence très tôt dans la vie d’une jeune
femme ou d’un jeune homme, un peu comme pour les
professionnels du sport. C’est en effet une période où nous sommes
influençables, où nous cherchons encore qui nous sommes, où nous
ne savons pas encore ce que nous aimons et ce que nous n’aimons
pas… Les agents, après les autres mannequins bien sûr, sont notre
lien dans un pays lointain, lorsque nous sommes un peu confuses,
jetlag, lorsque nos calendriers sont trop chargés ou lorsque tous les
gens qui nous entourent parlent une langue inconnue. Ils sont notre
soupape lorsque nous manquons de temps pour manger, nous laver,
dormir ou simplement être seules. En même temps, ils sont une
oreille lorsque nous ressentons la solitude au retour à l’hôtel dans
une chambre pareille aux autres, lorsque nous nous étendons sur le
lit pour trop peu d’heures, lorsque nous ne reconnaissons rien ni
personne et lorsque nous devons nous taire, repousser, compresser
nos émotions au fond de nous, sans jamais laisser paraître ce que
nous vivons… Tout cela peut être très difficile à l’adolescence ou au
début de l’âge adulte. C’est pourquoi il y a des agences de
mannequins qui sont plus spéciales que d’autres, plus proches de
leurs mannequins que d’autres.
Dans cette vie qui n’est en rien «normale», nos agents deviennent
nos confidents, nos alliés et nos protecteurs. Ils sont les seuls qui
comprennent et savent vraiment ce qui se passe pour nous. Vu de
l’extérieur, un mannequin qui connaît un certain succès peut souvent
sembler se plaindre le ventre plein ou ne pas avoir assez de
gratitude lorsqu’il parle des difficultés de son métier. Nous, les top
models, sommes trop fréquemment perçus comme des êtres choyés
par la vie et la nature, des êtres qui n’ont aucune raison de
s’apitoyer sur leur sort. Et nous le sommes vraiment, mais il ne faut
pas croire que la vie nous a exemptés d’obstacles et de difficultés
pour autant.
En ce sens, je tenais à rendre un petit hommage à ces deux agents
qui m’ont «chouchoutée» et qui m’ont aidée à cheminer à travers le
dur métier de mannequin. Ces personnes auront toujours une place
bien spéciale dans mon cœur. Sans Marzia et Tyron, je ne sais pas
si j’aurais surmonté les intempéries du milieu de la mode! Ces deux
agents-là m’ont aidée à prendre des décisions difficiles durant les
périodes les plus tumultueuses de ma carrière. À plusieurs reprises,
Marzia m’a tenue par la main et calmée: elle était là, patiente et forte
quand je ne l’étais pas. Je dois donc beaucoup à ces alliés précieux
qui m’ont soutenue durant mes années de «mannequinat».
«Au début, il y avait Ève… l’anticonformiste qui a pavé le chemin à
une possible individualité dans le milieu de la mode d’aujourd’hui.
Elle était, et est encore, la première girl with the dragon tattoo. Elle
n’a eu aucune égale depuis – juste quelques copies.» TYRON
BARRINGTON
Aucun syndicat ne protège nos conditions de travail, et j’ai eu
plusieurs fois à travailler dans des états pitoyables au cours de ma
carrière…
Les sessions de photos sont faites six mois à l’avance. On se
retrouve donc parfois à devoir poser avec des manteaux de fourrure
en pleine canicule dans Time Square ou avec des bikinis en
montagne à moins 10 °C. Ce qui est difficile, c’est de ne pas le
laisser paraître. Je vous mets au défi d’essayer de rester «belle», de
détendre vos épaules, votre visage, d’étirer le cou, d’avoir la petite
étincelle qui brille dans l’œil alors que vous avez froid, et ce, pendant
une bonne demi-heure. C’est quasi impossible et le lendemain on a
la crève!
Il y a une fois où j’avais attrapé la grippe et j’étais clouée au lit avec
une très forte fièvre. Ce jour-là, j’avais à l’horaire une séance de
photos pour un magazine de très grande renommée, mais il m’était
impossible de sortir du lit. J’avais appelé mon agence pour lui
demander d’avertir le client que je ne serais pas là aujourd’hui, en
me rappelant que je n’avais pas eu de vacances depuis quelques
années, et certaine qu’ils comprendraient ma situation, qu’ils
m’appuieraient et qu’ils me protégeraient. Les gens de l’agence
m’avaient dit de faire un effort et d’y aller quand même, mais j’avais
refusé, délirant presque au bout du fil.
Quelques heures plus tard, le téléphone avait sonné. Mon agence
avait oublié d’appeler le périodique et on m’annonçait maintenant
qu’il me traînait en cour et me poursuivait pour les pertes subies en
raison de mon absence! J’avais par la suite perdu en cour (je n’avais
pas pu me présenter le jour du tribunal, puisque je n’avais pas réussi
à obtenir une journée off) et j’ai dû verser 75 000 francs, l’équivalent
d’environ 11 500 euros, au magazine.
Il y a aussi la fois où, durant une séance de photos à la campagne,
on m’avait demandé de m’étendre dans un champ d’herbe à puce.
Personne n’avait de crème pour soulager mes démangeaisons, mon
inflammation et mes cloques. J’avais donc été obligée de passer la
journée comme ça, sans rien laisser paraître sur mon visage, parce
que je me devais d’être belle et de me taire. Et de me gratter en
silence!
Il y a la fois où je devais mettre un tampon en plein défilé. Mon
habilleuse avait crié pour demander qui en avait un, ils l’avaient fait
passer à la chaîne jusqu’à moi. Nous n’avions qu’une minute pour
nous habiller, alors, à la vitesse grand V, mon habilleuse avait tenu
mon manteau comme paravent pour me cacher quand je l’avais mis.
Tout s’était passé aussi vite que l’éclair!
Il y a la fois où j’avais réussi à m’échapper entre deux séances de
photos et à me rendre chez mes parents. C’était l’été. Quelques
minutes après mon arrivée, j’avais déjà les pieds nus dans la boue à
arroser les fleurs de ma mère Lise. Un moment d’ivresse et d’extase,
sans talons hauts, sans soucis, sans avoir à me tenir le dos droit,
sans être belle… Je m’étais de toute évidence planifié une journée
complète à faire ce que je considère comme les choses les plus
exaltantes au monde: jardiner pieds nus et passer du temps avec
ma famille.
Dans le monde de la mode, il faut toujours être disponible, parce que
les mannequins sont interchangeables, voire remplaçables. C’est
une carrière courte et comparable à celle des athlètes
professionnels acclamés une année et oubliés la suivante. Mon petit
moment de grâce a donc été vite interrompu par un coup de
téléphone de mon agence de mannequins de l’Italie. Ils
m’attendaient à Rome le lendemain matin. «Ma dove sei,
Eva?»(«Mais où es-tu, Ève?»)
J’ai dû courir refaire ma valise, dire au revoir à papa Reno,
embarquer dans la voiture de maman Lise qui me conduisait à
l’aéroport le plus près, et le lendemain matin j’arrivais à Rome. En
sortant de l’avion, j’ai couru chercher ma valise, puis je me suis
hâtée vers l’extérieur du terminal où m’attendait un chauffeur pour
me conduire aux studios. J’ai passé la journée à me faire maquiller,
habiller et photographier, ma valise debout dans un recoin du studio,
jusqu’à ce qu’un autre chauffeur me ramène à l’hôtel vers 19 h. Un
hôtel semblable aux autres, froid et sans personnalité. Je me suis
étendue pour la première fois, depuis je ne me souvenais plus trop
quand, et j’ai regardé le Cartoon Network en remarquant que mes
pieds étaient encore pleins de terre. Je me suis mise à pleurer pour
n’avoir, encore une fois, pas pu passer du temps avec ma famille à
relaxer un peu.
Il y a la fois où quelqu’un avait lancé une bombe lacrymogène en
coulisse et que j’avais reçu directement les vapeurs toxiques en
plein visage. Durant ce même défilé, j’avais marché avec un
maquillage détruit par les larmes versées à cause de la bombe et un
petit morceau de verre cassé dans le pied droit qui, à chaque pas
sur la passerelle, me faisait mal et élargissait ma plaie. Lorsque
j’avais changé de vêtements et enlevé ma botte, une marre de sang
s’était formée. Peu importe, je n’avais pas eu le temps de m’asseoir
et de le trouver pour le déloger, alors j’avais continué le défilé sans
rien laisser paraître. Comme on dit: «The fashion show must go on!»
La carrière de mannequin est courte et nous n’avons
malheureusement pas de congés de maladie ni de syndicat pour
nous protéger. Nos agents ne sont là qu’en tant que promoteurs, et
leur tâche se résume bien souvent à planifier et à négocier les
contrats avec les clients et les couturiers. Il nous faut apprendre à
cacher nos douleurs, nos états d’âme et nos colères. Il nous faut
être belles, un point c’est tout!
Un jour, j’en ai eu assez de faire la belle, de me faire violence, et j’ai
décidé d’ouvrir mes horizons. Il a été facile de quitter ce métier, mais
que faire après? Je n’avais ni curriculum vitæ ni expérience de
travail. Je n’avais aucune référence et ma carrière avait débuté si tôt
que je n’avais même pas eu le temps de terminer mon diplôme
d’études collégiales. Je ne m’étais, jusqu’en 1999, jamais arrêtée à
penser à mon après-carrière. J’avançais dans la vie, jusque-là,
comme un robot, en mode pilote automatique. J’avais un peu perdu
mes repères.
J’étais envahie de peurs et de doutes, je me cherchais! J’ai tenté de
trouver l’emploi idéal pour moi pendant plusieurs années. J’ai
essayé de travailler en finances à Wall Street, d’être gérante de
boîte de nuit à New York, d’être productrice d’événements privés, de
devenir chanteuse, de jouer dans des films… Mais rien n’y faisait,
rien ne m’enivrait. Jusqu’à ce que je découvre le métier de DJ…
Celebrity, de Woody Allen...
Les agentes de casting qui m’ont contactée pour me demander de
faire partie du film Celebrity étaient très gentilles. Elles travaillaient
avec Woody Allen depuis plusieurs années et m’avaient prévenue
de ne pas essayer de serrer la main du réalisateur. Aux États-Unis,
les gens se serrent la main lorsqu’ils se rencontrent pour la première
fois, alors après avoir vécu une vingtaine d’années à New York,
c’était devenu une habitude pour moi. Les deux dames de l’agence
m’avaient même conseillé de porter un jean pour pouvoir garder mes
mains dans mes poches. J’étais d’autant plus étonnée quand il m’a
tendu la main. En fait, je n’ai pas trop su quoi faire, et ça m’a
tellement prise au dépourvu que j’ai sorti la mienne de ma poche
avec trop d’empressement et que je lui ai presque cassé les
phalanges.
Tout au long de cette rencontre, il a été très charmant avec moi,
prenant le temps de bien m’expliquer ce qu’il attendait de moi, c’est-
à-dire n’importe quoi! Je me pinçais pour m’assurer que c’était vrai! Il
me demandait d’être moi-même et d’improviser, ce qui, dans ma
tête, était aussi clair que le bourdonnement d’une radio entre deux
postes. On m’a appris plus tard que j’avais le rôle et qu’il avait
vraiment dû m’aimer pour me tendre la main. Malheureusement, il y
a eu un conflit d’horaire à la dernière minute et j’ai dû me rendre à
Tokyo pour un contrat de mannequin plutôt que de participer à son
film. Ils ont quand même écrit mon nom dans les crédits, ce qui est
vraiment très cool!
Prêt-à-porter
J’ai rencontré Lauren Bacall sur le tournage de Prêt-à-porter. Elle
était tellement belle et avait une présence bien à elle.
En 1993, sur le set du film Prêt-à-porter, de Robert Altman, j’étais en
train de fumer un joint avec Pina dans les toilettes du sous-sol d’un
des lieux de tournage du film, lorsque nous avons entendu un bruit
de talons hauts qui descendaient doucement les marches. Pina
s’était empressée d’aller se cacher dans l’unique cabine, me laissant
seule devant les lavabos et les miroirs à essayer de ventiler la petite
pièce pour dissimuler ce que nous faisions. Puis, madame Bacall est
entrée. J’étais prise en flagrant délit, mais j’espérais qu’elle pense
que l’odeur venait de la personne qui était là avant moi. Elle avait fait
une pause et avait reniflé, les narines bien ouvertes. «It smells like
pot!» avait-elle annoncé. Je voulais me liquéfier, disparaître, mais
j’étais tellement défoncée (avec mes yeux rouges et mes paupières
à moitié ouvertes) que j’avais répondu en exhalant un petit nuage de
fumée: «Is that what pot smells like?» Entre vous et moi, je n’étais
pas très convaincante et je doute fort qu’elle m’ait crue!
Le cinquième élément, de Luc Besson
Mon film préféré de tous les temps est Le Grand Bleu, de Luc
Besson. Je m’identifie beaucoup au personnage principal. Jacques
Mayol, dans ce film, a pour rêve de vivre dans l’eau avec sa famille
de dauphins. J’avais déjà un sentiment d’être plus en sécurité sous
l’eau que sur la terre, comme si on m’avait assigné ce corps humain
par erreur. Le personnage semblait triste et fragile et, même si à 17
ans je dissimulais déjà assez bien ma propre fragilité, c’était pour
moi un effort immense et je m’identifiais à cet homme qui ne savait
pas trop comment interagir avec sa conjointe, avec les humains. Il
avait l’air plein d’amour, mais cependant blessé. Peut-être ne savait-
il pas comment aimer, tout comme moi.
Il y a quelque chose de vraiment spécial à être sous l’eau. Quand
j’étais jeune, je rêvais souvent (et ça m’arrive encore parfois
aujourd’hui!) que j’avais la capacité de respirer sous l’eau. Il y a des
gens qui volent dans leurs rêves, moi, je nage, je plonge ou je
respire sous l’eau. Le silence sous-marin est apaisant et me procure
une paix remarquable. J’aime aussi la pression de l’eau sur mon
corps, comme une accolade ou une étreinte, comme si l’océan
m’embrassait. Sous l’eau, je ne me soucie pas des embouteillages,
du stress et du vacarme urbain, de la météo, de la façon dont je
m’habille, de me tenir droite, de mon image et de ce que j’ai à dire
ou à taire, de mon téléphone qui n’arrête pas de sonner, etc. Sous
l’eau, il n’y a pas de responsabilités, je n’ai pas besoin de faire
attention aux émotions qui peuvent se faufiler et s’afficher sur mon
visage par inadvertance. Sous l’eau, c’est une autre planète avec
d’autres lois de survie. J’ai vu Le Grand Bleu des millions de fois, et
quand mon agence de Londres (Take2) m’a annoncé que Luc
Besson lui-même tenait à me rencontrer pour m’offrir le rôle principal
de son nouveau film, j’ai eu peine à en croire mes oreilles!
J’étais à ce moment-là avec Pina, qui me contrôlait beaucoup, et
notre relation, qui a duré de 1992 à 1996, soit pendant les années
folles de ma carrière, en était une que je qualifierais d’abusive.
J’étais sous l’emprise d’une certaine violence psychologique et
verbale.
Au moment de la rencontre avec M. Besson, j’avais tellement
encaissé de commentaires dénigrants de la part de ma conjointe
que j’avais développé une très basse estime de moi-même. J’étais si
habituée à me faire traiter ainsi que, pendant longtemps, j’ai cru que
c’était ça l’amour et que je ne méritais pas mieux. Dans les années
qui suivirent, j’ai enchaîné les relations toxiques qui se
ressemblaient toutes, avec des reproductions de cette partenaire qui
me dépréciait.
M. Besson avait entendu dire que ma conjointe ne me laissait jamais
seule, alors il avait demandé qu’elle ne m’accompagne pas le jour
de l’entrevue. La dispute avait été épique, mais j’avais réussi à me
défaire de ses tentacules pour aller à la rencontre d’une de mes
idoles. Le tout se déroulait dans une petite salle de conférence, avec
une lumière tamisée presque réconfortante. Besson était de l’autre
côté de la table, mais je me souviens qu’il avait tendu la main pour
saisir la mienne, puis qu’il m’avait regardée si intensément que
j’avais senti ma gorge se nouer et mes larmes monter. Comme je ne
voulais pas pleurer devant le réalisateur du Grand Bleu, j’ai
repoussé tout ça très profondément en moi, me demandant ce qu’il
avait bien pu faire pour que je réagisse ainsi.
Lorsque Luc m’a ensuite expliqué qu’il me voulait pour le rôle
principal, celui de «Leeloo», je suis pratiquement tombée de ma
chaise. Il m’a dit que ce serait un rôle très difficile, mais qu’il me
fournirait tout ce dont j’aurais besoin: quelqu’un qui m’enseignerait à
faire mes propres cascades et des numéros de téléphone d’autres
acteurs avec qui il avait travaillé afin que j’en apprenne un peu plus
sur le métier. Il m’a aussi parlé de mes cheveux: il les voulait rouges
et souhaitait les couper lui-même, comme il l’avait fait à Bruce Willis!
Je n’ai pas prononcé un mot durant cette rencontre. Juste le fait
d’être assise dans la même pièce que mon réalisateur préféré était
extraordinaire. Alors, me faire proposer un premier rôle par lui…
c’était comme un rêve, complètement irréel et fou!
Lorsque nous avons fini notre réunion, nous avons convenu que M.
Besson enverrait une professeure de jeu chez moi afin de faire une
foule de tests et d’évaluer si j’étais capable de jouer Leeloo. Cette
coach est venue pendant une semaine tous les jours. Durant ces
séances de deux à trois heures qui se déroulaient au troisième
étage du condominium que je louais à Londres, ma conjointe
nourrissait au deuxième étage son amertume et sa rancœur. Elle
commençait à réaliser que, si j’étais choisie pour ce rôle, cela
signifiait que je serais en tournage pendant six à neuf mois, loin
d’elle. Une fois l’évaluation terminée, la professeure m’a appris que
j’étais parfaite pour le rôle, si je le voulais toujours. Avec un grand
sourire, je l’ai remerciée et accompagnée vers la porte, passant
devant la chambre où ma conjointe était clouée au lit.
Ce soir-là, nous avons crié et pleuré beaucoup. Ma blonde, aussi
dépendante aux drogues dures, mais qui tentait de rester sobre à
ma demande, était dans un état pitoyable. Elle voulait revenir aux
États-Unis, tandis que moi, secrètement, je dansais de joie à l’idée
d’avoir été choisie pour être le personnage principal dans un film de
Luc Besson. Lorsqu’elle l’a su, elle m’a interdit d’accepter ce rôle ou
tout autre boulot pour lequel elle ne pourrait pas être présente. Mais
Luc avait déjà avisé mon agent qu’il n’y aurait pas de conjoint ni de
conjointe sur le plateau.
Je sentais que monsieur Besson m’aimait bien. Et tout ce petit jeu
de flirt faisait en sorte que j’étais tiraillée entre la plus grande
opportunité de ma carrière et ma propre intégrité. Je ne voulais pas
gravir les échelons du milieu cinématographique pour de mauvaises
raisons. Pour ce qui est de ma conjointe, je considérais ce long
tournage comme une porte de sortie, une bouffée d’air frais et de
liberté. Mais je ne désirais pas non plus me mettre les pieds dans les
plats avec monsieur Besson.
Après de longues heures de réflexion, j’ai décidé de retourner aux
États-Unis avec Pina. Je n’ai averti personne… Nous nous sommes
échappées incognito. C’est, encore aujourd’hui, mon plus grand
regret et ma plus grande fierté! Je n’ai vu ce film que deux fois dans
ma vie et j’ai été bouleversée chaque fois. Pendant les années qui
ont suivi sa sortie, j’ai trouvé très pénible de regarder la carrière en
ascension fulgurante de Milla Jovovich et de penser que ça aurait pu
être moi. Mais le petit ange qui me protège et qui chuchote des mots
doux à mon oreille m’a rapidement fait comprendre ceci: «Tu es
envieuse d’une gloire éphémère que tu aurais acquise en ignorant
tes valeurs, tes convictions, tes croyances, en ne te respectant pas.
C’est un cadeau empoisonné.»
J’ai donné un coup de fil à monsieur Besson, des mois après cette
fuite sans préavis, pour lui présenter mes excuses et lui demander
s’il voulait bien me confier un petit rôle dans son film…
Arrivée sur le set de Pinewood Studios, à Londres, il y avait au
moins 60 personnes en caméo pour la scène de l’aéroport. Bruce
Willis y était aussi. Je n’avais pas encore de rôle défini, alors Luc
avait simplement déchiré une page du scénario qui reposait sur un
lutrin. Dans un coin du plateau de tournage, il avait entièrement
réécrit mes scènes au verso. Et voilà!
Pour la première scène, je devais essayer de m’enregistrer sur le vol
de Leeloo (Milla Jovovich) en prétendant être elle et mon partenaire
de jeu prétendait être Korben Dallas (Bruce Willis). Nous jouions les
méchants. Mon texte était: «We’ll be right back!»
Comme je suis obsédée par les dessins animés et que, au Cartoon
Network, on chantait toujours «We’ll be riiiiiiiiiiiiiiiiiight back!» avant
de passer aux annonces publicitaires, j’étais incapable de dire la
phrase autrement. C’était stressant, car environ 60 personnes
attendaient que je réussisse la prise la plus facile au monde! J’ai eu
ma réplique après six fois, mais ça m’a demandé un effort
exceptionnel!
J’avais ensuite tourné la scène du coup de fusil. Luc m’avait
demandé de dire d’abord ma ligne, «Tell Acnote that plan A flopped!
Go to plan B!», de prendre le fusil derrière mon collègue-monstre
d’une seule main, de tirer et de tuer les policiers ensuite. Pour cette
scène, il y avait de petites «bombes» dans les vêtements des
policiers qui se faisaient tirer, et quelqu’un devait activer ces mini-
explosions en temps voulu. Lors de la première prise:
Clapperboard; Take 1 – Airport – Scene 12 – Clac! – Action!
–«Tell Acnote that plan A flopped! Go to plan B!»
La personne qui devait déclencher les mini-explosions avait appuyé
trop vite et, avant même que mon doigt touche la gâchette du fusil,
tous les policiers étaient tombés par terre, «morts».
Clapperboard; Take 2 – Airport – Scene 12 – Clac! – Action!
–«Tell Acnote that plan A flopped! Go to plan B!»
Le fusil avait un long canon avec des trous au bout pour laisser sortir
des flammes. C’était un gros pistolet semi-automatique. C’était la
première fois que je tirais du flingue! Alors, essayant de faire ce
qu’on attendait de moi, j’avais sorti le gun et j’avais commencé à
tirer, mais le canon étant trop lourd pour mon bras, j’avais perdu
prise sur la gâchette.
Clapperboard; Take 3 – Airport – Scene 12 – Clac! – Action!
–«Tell Acnote that plan A flopped! Go to plan B!»
J’avais sorti le gun, mais je n’arrivais toujours pas à tenir le canon
parallèle au plancher. Il pointait de plus en plus vers mes pieds.
CUT! Luc venait de s’apercevoir qu’il m’était très difficile de ne pas
faire de poses de mannequin, alors que je devais apparemment
avoir un visage méchant et surtout avoir l’air fâchée et menaçante,
moi j’étais belle! Il m’a ensuite dit d’aller m’exercer dans une pièce
insonorisée et s’est tourné vers le reste de l’équipe: «Lunch break,
everyone!» On m’a emmenée dans une petite pièce avec une
montagne de balles à blanc. Quatre fois, ils ont ouvert la porte pour
me demander si j’étais prête et chaque fois ils sont repartis
bredouilles. Finalement, Luc est venu lui-même me voir et je lui ai
fait comprendre que, malheureusement, j’étais incapable de tenir
son pistolet d’une seule main. Retour sur le set...
Clapperboard; Take 4 – Airport – Scene 12 – Clac! – Action!
–«Tell Acnote that plan A flopped! Go to plan B!»
Tatatatatata (à deux mains et avec un visage de méchante)!
En faisant la pose, au début, j’avais un pied complètement devant
l’autre. Les douilles chaudes (très chaudes) sortaient juste au-
dessus de mon genou et brûlaient mon collant filet vert, qui à la fin
de la scène était rempli de trous.
Une scène plus tard, je m’étais égratigné le torse au complet sur une
espèce de cadre de métal, en plongeant dans un tas de sacs à
ordures! Encore des histoires que je trouve plus intéressantes que
de simplement avoir un «ça a bien été» à raconter…
Zoolander, de Ben Stiller
On m’avait offert un petit rôle dans le film Zoolander. Il n’y avait pas
eu d’auditions.
Le premier jour du tournage, Ben Stiller m’avait lui-même demandé
s’il m’était possible de raser mes cheveux pour qu’on puisse voir
mon tatouage dans le film. J’avais consenti avec plaisir, car j’avais
beaucoup de respect pour lui.
C’était l’automne et il faisait froid durant le tournage. Après m’être
rasée, j’avais attrapé la grippe. J’étais très déçue, je devais aller
chanter au Québec une chanson que j’avais écrite moi-même dans
la semaine suivant le tournage, chose qui me rendait très nerveuse,
car j’ai la frousse de chanter devant les gens. Avec un mal de gorge
et une voix plutôt enrouée, j’étais littéralement terrifiée à l’idée de ne
pas être à la hauteur quand viendrait mon tour.
Je m’attardais aux probabilités, aux possibilités, aux scénarios et
aux peurs qui m’effrayaient. J’étais dans l’anticipation du pire,
incapable de me ramener là où j’étais, au moment présent, sur le set
du film Zoolander. J’étais complètement aveuglée, sous le joug de
mon personnage de petit diable qui me criait: «Tu es vouée à la
catastrophe!»
Submergée par mes peurs, mes craintes et mes insécurités, je
m’étais comportée sans trop d’égard envers les professionnels qui
travaillaient sur ce film. C’est ainsi que je me suis retrouvée sur le
cutting room floor. J’explique: avant l’ère numérique, les films
devaient être coupés à la main dans une salle appelée the cutting
room, ou la salle des coupes. Si un acteur ou une actrice n’était pas
aimé sur un set, il se pouvait très bien qu’on coupe certaines de ses
scènes. L’expression «se retrouver sur le plancher de la salle des
coupes» signifie donc que nos scènes sont toutes enlevées ou du
moins réduites à un petit nombre, comme ça a été le cas pour moi
dans ce film.
J’ai eu une belle leçon d’humilité pendant ce tournage et j’en suis,
encore aujourd’hui, très reconnaissante. J’avais besoin d’un petit
coup de main pour comprendre qu’il me fallait revenir sur terre et
que, souvent, les moments plus difficiles de ma vie d’adulte
n’arrivaient pas par malchance, mais plutôt pour me faire voir la
réalité en face.
Ma prestation musicale au gala «La Griffe d’Or» s’est bien déroulée,
finalement. Si bien qu’un grand chanteur québécois m’avait même
contactée immédiatement après pour m’offrir d’écrire une chanson
pour moi. Je lui avais dit oui sans trop savoir qui il était et nous
avions eu une rencontre lors de laquelle il avait vraiment réussi à me
«lire» et à découvrir exactement qui j’étais. Cette fragilité, que je
croyais bien cachée à l’ombre de mes masques, était-elle évidente?
Comment l’avait-il reconnue? J’avais essayé de lui dire d’arrêter de
voir mon âme à travers mes yeux et il avait utilisé ces mots dans la
chanson qu’il avait écrite pour moi. Il était en effet parvenu à
transmettre une image claire de la petite Ève, de celle qui se croyait
si bien dissimulée. «Mais tu me fais parler… Arrête, arrête!»
Nous avions pris rendez-vous pour que je passe aux studios afin
d’enregistrer la chanson. Comme je consommais encore à l’époque,
j’avais oublié d’y aller et aussi de lui dire que je n’irais pas. Cela est
un bon exemple des comportements de dépendant. J’avais encore
une fois mis en priorité la consommation au détriment de mes
responsabilités et peut-être même de mes rêves de devenir un jour
chanteuse.
Il a plus tard décidé d’interpréter cette chanson lui-même en
changeant vieille Volvo pour vieille auto et, encore aujourd’hui,
j’adore ce succès de Daniel Bélanger qui s’intitule Rêver mieux. Je
tiens à faire ici amende honorable auprès de ce chanteur qui, je
l’espère, me pardonnera.
«Elle est des nôtres, elle a bu son verre comme les autres…»
Hier soir, nous sommes allées, Pina et moi, dans un club très
branché de NYC. Là-bas, un photographe de mode qu’on
connaissait un peu nous a offert ce que l’on pensait être de la
cocaïne. Je n’ai jamais fait de coke, mais c’est la drogue de
prédilection de ma copine. Sous la forte house music de la boîte de
nuit, il a vidé une petite montagne de poudre blanche sur le muscle
adducteur de son pouce et, sans trop poser de questions, elle l’a
inhalée par le nez d’un trait. Toutefois, ce qu’elle aurait dû savoir,
c’est que la poudre n’était pas de la cocaïne, mais de l’héroïne,
drogue numéro deux de Pina (elle les mélangeait souvent)… qui
nécessite une dose beaucoup moins grande que la cocaïne pour
rendre high. Le résultat a été assez radical et dramatique, à la Mia
Wallace dans Pulp Fiction. Je me suis retrouvée sur le plancher de
la salle de bain, avec ma conjointe en pleine overdose dans les bras,
le visage bleu et les yeux exorbités. J’essayais de la dévêtir de son
corset en cuir lacé pour qu’elle puisse respirer, sans pouvoir appeler
à l’aide. Et bien sûr, c’était une des rares fois où notre ami et
colocataire Alain n’y était pas. J’étais en panique! Après quelques
minutes qui m’ont semblé durer des heures ou des années, elle s’est
réveillée, à mon grand soulagement!
Nous avons mis ça sur le dos du photographe, comme nous avions
l’habitude de le faire à cette époque. Nous montrions toujours du
doigt quelque chose ou quelqu’un autour de nous sans trop
comprendre pourquoi nous nous retrouvions trop souvent dans des
situations problématiques ou dans des tragédies dignes du grand
cinéma américain. Pourquoi étions-nous tout le temps victimes de
tant de malheurs? Et, étonnamment, je n’avais pas une seule fois
pensé que c’était peut-être nous qui en étions la cause. Quelqu’un
m’a dit plus tard: «As-tu remarqué que chaque fois qu’il se passe
quelque chose de négatif, tu y es?» L’élément ou le dénominateur
commun de tout ce négativisme était MOI, voire NOUS!
Pina a été victime d’un meurtre en 2009. Je dois avouer que, en
regardant ma série télévisée préférée Forensic Files, je n’avais
jamais vraiment pris conscience que ce genre de fin tragique pouvait
être réel. Dans ma tête, ça n’arrivait qu’aux autres, à des gens loin
de ma réalité, loin de mon monde. Pina cherchait un compagnon de
jeu pour continuer la fête et elle est tombée sur la mauvaise
personne, au mauvais moment.
J’ai été dévastée par cet événement dramatique. Même si notre
relation n’était pas du tout saine, Pina était une personne
dépendante, tout comme moi, qui cherchait le prochain hit sans trop
se soucier du comment ni du pourquoi. Elle était aveuglée par son
addiction. J’ai eu peine à dormir pendant longtemps, en proie à des
cauchemars horribles alimentés par cet homicide ultra médiatisé.
J’aimerais cependant prendre un moment, avoir une pensée positive
pour cette personne qui, malgré ses souffrances, m’a apporté aussi
de beaux moments. Aujourd’hui, elle fait partie, j’espère, d’un grand
(trop grand) groupe d’êtres qui veille sur moi. Malgré notre histoire
cahoteuse, j’ai ressenti beaucoup d’amour pour cette femme.
Debout en coulisse, mon ecstasy, mes relaxants musculaires, mon
opium liquide, mon joint de marijuana et mes six verres de
champagne «embarquent» à l’unisson. Il est 7 h du matin et, bien
que je sois arrivée dans la place il y a plusieurs heures, c’est comme
si je venais tout juste de me réveiller. Toute nue devant l’habilleuse
qui attend que je prenne le pantalon de ses mains pour l’enfiler, je
reviens soudainement à moi-même, émerge tranquillement de mon
black-out. Est-ce que j’ai rêvé ce qui est arrivé hier? Houlala! J’en ai
trop pris ce matin, je pense…
Quelques minutes plus tard, les coulisses se remplissent
rapidement, mais j’ai l’impression que tout est au ralenti. Autour de
moi, les appareils photo se bousculent et les journalistes me posent
des questions que je ne comprends pas. Je leur réponds donc
«Fashion is bullshit!» avant de retourner me cacher derrière le porte-
vêtements qui m’est affecté. Au-delà de ce mur de vêtements, je
suis en sécurité, comme dans la forteresse imaginaire de mon
enfance, quand je croyais que les coussins du divan devenaient un
château impénétrable, un abri dans lequel je devenais soudainement
invisible.
Je me promets que ce sera la dernière fois que je consomme des
drogues, mais ce midi je prendrai un autre hit parce que:
•il fait trop chaud
•il fait trop froid
•je suis fatiguée
•je me sens stressée
•je ne veux plus être ici
•il y a trop de gens
•il n’y a personne
•je suis triste
•je suis heureuse et je mérite de célébrer.
En fait, ce que j’ai compris avec le temps, c’est que je me retrouve à
engourdir tout sentiment, qu’il soit heureux ou triste, comme pour
essayer de me fuir moi-même et de fuir la réalité. Chaque dose me
donne un peu plus de culpabilité, alors je dois continuer de
m’engourdir pour éviter de la ressentir. C’est un cercle vicieux: une
dernière dose le soir et tant qu’à y être on sort.
Voilà, ce matin, je réalise que chaque jour est oublié, chaque jour est
identique au précédent et au prochain. Je n’ai aucune idée de
comment m’en sortir. Il n’y a plus de portes, plus d’issues de
secours, il n’y a plus de joie… Ma vie est devenue une échappatoire
en soi: j’essaie d’échapper à tout. Et pendant tout ce temps, je souris
pour les appareils photo et je prétends que ce vide à l’intérieur de
moi n’existe pas, alors qu’au fond je suis remplie de peurs.
J’ai finalement réussi à arrêter les drogues en 1996, en m’isolant en
Sardaigne pendant quelques mois, loin des trafiquants et de la
facilité de trouver quelqu’un qui «en a». Je m’étais réfugiée dans la
petite maison d’été d’un ami après avoir laissé ma conjointe et
m’être libérée de cette relation toxique et malsaine qui m’amenait à
consommer davantage. Je soufflais pour la première fois depuis des
années et je ne ressentais pas le besoin d’être «gelée».
C’est à ce moment-là que j’ai découvert qu’en étant abstinente
j’avais tout à coup une meilleure vue d’ensemble, un regard sur la
réalité des dommages causés par la consommation et les
comportements qui s’y rattachent. La sensibilité, la torpeur
revenaient, la corrosion et le carnage que j’avais causés me
sautaient aux yeux.
En 1996, j’ai aussi réalisé que plusieurs années de ma vie s’étaient
envolées et que je ne les avais pas vues passer. J’étais là, à essayer
de planter un clou sans outils, à mains nues, à vivre sans avoir
l’équipement nécessaire pour faire face à mes émotions et à tenter
de dépasser les difficultés que la vie m’apportait.
Mon cerveau n’a pas été conçu avec un bouton panique qui m’avertit
lorsque quelque chose est dangereux pour moi. Au contraire, cette
adrénaline qui m’envahit dès que je suis en danger me fait vibrer et
fait résonner mon âme. Sous son emprise, quelque chose se
déclenche en moi et, dans mon cerveau, c’est le circuit de la
récompense qui s’active. C’est comme si, au moment d’établir mon
réseau de fils électriques, on avait fait une erreur monumentale et
oublié quelques branchements: ceux relatifs aux sentiments de
crainte, d’appréhension, d’aversion et d’effroi. Ainsi, j’ai toujours
marché vers le danger pour y trouver du plaisir. Mon cerveau a
toujours privilégié la douleur: un terrain glissant pour lui est une
invitation quasi alléchante et non une crainte.
Quand j’étais petite, j’ai découvert des ampoules de smelling salts1
dans la trousse de premiers soins de la famille. En craquant
l’ampoule de verre, j’avais ressenti une énergie explosive et j’avais
adoré la sensation. Un enfant «normal», qui n’a pas en lui les gènes
de la dépendance, aurait été effrayé, aurait reculé. Son cerveau lui
aurait envoyé un signal d’alerte et l’enfant se serait éloigné lui-même
de cette soi-disant menace. Mais je ne suis pas «normale»! Le
lendemain, j’étais retournée à la hâte dans la trousse pour retrouver
ces capsules et en craquer une en me disant que je devrais garder
la troisième pour plus tard. Mais après quelques secondes,
impuissante devant le désir de ressentir cette ivresse à nouveau, j’ai
cassé la dernière. J’avais alors ressenti la solitude, la mélancolie et
presque le deuil en réalisant qu’il n’y en avait plus, que c’était fini. Et
en essayant d’éviter de subir cette douleur, cette sensation de
manque, j’ai eu «peur d’en manquer» toute ma vie.
Je comprends aujourd’hui que je dois être davantage attentive à ces
petites choses qui pourraient vite m’entraîner dans une spirale
infernale. Chaque fois que je commence à ressentir ce plaisir, je suis
incapable de m’arrêter! J’en veux encore plus, et plus, et plus. Quels
que soient la chose, la substance, la personne ou le sentiment, s’ils
touchent le moindrement à la gratification, je commence à avoir peur
d’en manquer.
1.Le carbonate d’ammonium est un composé chimique qui a longtemps été utilisé pour
ranimer les personnes évanouies — d’où l’expression ancienne faire respirer des sels.
Beau mec
L’été de 2012, j’étais dans un avion destiné entièrement à
l’événement «Life Ball», une collecte de fonds pour la cause du sida
qui a lieu à Vienne chaque année. L’avion en question était parti de
Los Angeles, faisait un arrêt à NY, puis se rendait ensuite
directement en Autriche afin d’atterrir sur un tapis rouge où
attendaient les journalistes.
Comme l’appareil touchait terre directement sur le tapis rouge,
l’agent de bord nous a conseillé, une heure avant la fin du vol, d’aller
faire les «retouches» nécessaires à nos maquillages et à nos
coiffures. Je me suis donc rendue aux toilettes avec ma petite
trousse.
J’attendais depuis déjà plusieurs minutes, lorsqu’un homme est venu
faire la file avec moi. Voulant être gentille, je lui ai expliqué qu’il
serait plus sage pour lui de passer devant moi, puisqu’il n’avait pas
de maquillage à refaire. L’homme était très beau avec un teint
légèrement basané. Il a rigolé un peu avec moi et, en gentleman, il
m’a tendu la main et s’est présenté. Parce qu’il avait un accent très
prononcé, mais aussi parce que j’étais hypnotisée par sa beauté, je
n’avais pas vraiment entendu son nom. Durant notre longue
conversation, comme je ne me souvenais pas de son prénom, je le
renommais à voix haute «Beau mec» et il semblait trouver ça bien
drôle… Quand mon tour est enfin venu, je lui ai laissé ma place et,
très poliment, il m’a remerciée.
J’étais avec mon ex-femme sur ce vol. Quand je suis revenue
m’asseoir à ses côtés, je lui ai raconté ce qui venait de se passer.
Elle m’a demandé son nom, mais comme je n’en avais aucune idée,
je lui ai répondu: «His name is Hot Guy.»
Lorsque nous sommes finalement descendus sur le tapis rouge,
nous nous sommes fait assaillir par les journalistes. Alors que je
répondais à leurs questions et que ma femme de l’époque me
suivait, nous sommes tombées face à face avec mon Beau mec, qui
m’a saluée avec beaucoup d’enthousiasme.
«Really! Antonio Banderas? m’a lancé ma conjointe.
— Oui! C’est ça! Antonio!» lui ai-je dit, me rappelant soudainement
son nom.
Il faut comprendre que je ne suis pas fervente de télévision ni de
gens célèbres, d’ailleurs. En général, je n’écoute que des dessins
animés du type que fait Pixar Animation. Au risque de me répéter,
durant ma carrière de mannequin et même celle de DJ, je n’avais
pas le temps de manger ni de dormir, pas plus que d’avoir le plaisir
de regarder la télévision ou d’aller au cinéma. C’étaient des péchés
mignons qui ne m’étaient pas accordés, alors je me contentais de
regarder des dessins animés qui, grâce à leur simplicité, me
permettaient d’oublier les tracas de ma dure journée. Je pouvais
m’attendrir devant les messages touchants qu’ils transmettaient et
me reposer la tête un peu. Par contre, ma culture
cinématographique et mes connaissances au sujet des
personnalités connues ont été quelque peu compromises.
Voyant bien que je ne reconnaissais pas l’homme, mon épouse m’a
nommé cinq films dans lesquels il jouait, et dont je n’avais jamais
entendu parler. Elle m’a finalement dit qu’il faisait la voix du chat
botté dans le film animé Shrek.
«Nooooooooo???! Oh, my God! I… chatted with Puss in Boots!!!»
Marc quelque chose...
Je ne suis vraiment pas bonne avec les gens connus.
Un de mes multiples agents de DJ, la compagnie Evenko de
Montréal, m’avait demandé de jouer pour l’anniversaire d’un haut
placé de leur compagnie, un certain Marc quelque chose. On m’avait
mise en contact avec le meilleur ami de cet homme qui allait me
conseiller sur les goûts musicaux du fêté. Celui-ci n’avait nommé
que des chansons et des groupes que j’adorais durant mon
adolescence et cette rencontre téléphonique, qui devait être plus
formelle et sérieuse au départ, était vite devenue une séance de
quasi-compétition à savoir qui d’entre nous nommerait les chansons
les plus marginales ou les plus oubliées. Nous avions tous les deux
eu beaucoup de plaisir à construire cette playlist et à nous
remémorer nos souvenirs respectifs d’un temps où tout était plus
cool, plus simple, plus amusant. Comme toute personne qui souvent
oublie les moments difficiles du passé et qui n’a en mémoire que les
instants de bonheur. Nous étions tous deux retournés à l’âge tendre!
Le soir de la prestation, j’avais rencontré Marc et l’avais trouvé
sympathique, bien qu’entouré d’amis très, mais très grands et
musclés. Je me demandais un peu ce qu’il faisait dans la vie pour
connaître autant d’armoires à glace! Il devait avoir un grand besoin
d’être protégé par ces hommes costauds et il n’était lui-même pas
petit!
Ce n’est que quelques semaines plus tard, en parlant avec mon
frère Étienne de la pluie et du beau temps, de mes derniers gigs de
DJ, que j’avais raconté le 50e anniversaire de Marc Bergeron…
Étienne m’avait regardée en me demandant de but en blanc si je me
trompais et s’il ne s’agissait pas en fait de Marc Bergevin. Je m’étais
exclamée: «Oui, c’est ça! C’est qui, lui?»
Au Canada, le hockey occupe une place très importante et l’équipe
des Canadiens de Montréal est notre grande fierté! Mon grand-père
Laurent Salvail, grand partisan des Habs, s’était fait interdire de
regarder le hockey à la télé après avoir fait une grosse crise
cardiaque, un infarctus. Il avait donc caché un petit récepteur radio
dans le tiroir du haut de la commode de sa chambre et, vers 20 h,
comme par magie, tous les hommes de la famille se retrouvaient
soudainement la tête dans son tiroir…
Mon frérot adoré m’avait regardée avec un visage presque dégoûté.
Il semblait abasourdi et quelque peu mortifié à l’idée que sa petite
sœur n’avait pas révéré ce grand homme qui, après une carrière
stupéfiante en tant que joueur de hockey sur glace, était maintenant
le directeur général de l’équipe chouchou des Québécois: les
Canadiens de Montréal.
Encore aujourd’hui, je me fais taquiner dans les réunions de famille
pour ce faux pas.
«Ève, électrisante sirène intergalactique!
Ta beauté est à la hauteur des incroyables soirées que tu nous as
permis de passer
en ta compagnie… Tout à fait magique!»
MARC BERGEVIN
Absolutely Fabulous ou pas...
Il y avait une série télévisée britannique très populaire à Londres au
début des années 1990 qui s’appelait Absolutely Fabulous1. Cette
émission avait été créée par Dawn French et Jennifer Saunders, qui
jouait aussi le rôle principal d’Edina.
Pour moi, c’était une description exagérée, mais parfaite de ma
perception de la mode. Cette émission décrivait ma vie avec un
regard humoristique. Dès le premier épisode, j’étais complètement
accrochée! Mon obsession grandissante pour cette série m’a
poussée à aller voir qui étaient les auteurs et à devenir l’admiratrice
numéro un de ces deux dames. Je suivais de près leurs prestations
comme la groupie d’un groupe de musique rock’n’roll.
Un jour, je me suis retrouvée en coulisse du défilé de la designer
Caroline J.2 Après chaque défilé, nous, les mannequins, devions
nous habiller très vite, car les spectateurs (comme les journalistes et
les multiples photographes) avaient aussi accès aux coulisses.
Malgré le fait que je suis vite comme l’éclair pour me rhabiller, je
n’avais pas eu le temps de remettre tous mes vêtements avant que
ces gens débarquent.
En tant que mannequin, il est de mise d’aller remercier le ou la
designer après le défilé. Les modèles qui ont l’honneur d’être choisis
pour un tel événement ont toujours beaucoup de gratitude envers
l’artiste qui prend le risque de les «engager». Et moi, avec mon look
de punk un peu trop hors de l’ordinaire, j’étais très consciente que
mon apparence et mon style ne plaisaient pas à tous.
Pendant que je m’habillais, j’ai remarqué que Caroline J. était debout
avec Jennifer Saunders – j’ai su plus tard qu’elles étaient de très
bonnes amies. Je me suis tellement pressée de m’habiller que j’en ai
presque déchiré les manches de ma robe. Je ne voulais pas que la
designer reparte avant que je puisse aller la remercier!
J’ai finalement réussi à m’habiller, mais un peu n’importe comment:
le veston à moitié mis, les collants à l’envers et les bottes
délacées… J’ai couru vers elles en trébuchant presque et j’ai
remercié Caroline rapidement de m’avoir engagée, puis je me suis
tournée vers Jennifer Saunders en attendant d’être présentée.
[Long silence… Stridulations de criquets…]
«Eve, this is Jennifer Saunders. Jennifer, this is Eve…, a dit la
designer d’un ton robotique et forcé.
— Oh, my God! I’m such a big fan! I love you so much! No, but
seriously! I love you so, so much!» j’ai dit… et redit.
Et c’est à ce moment que j’ai perdu complètement le contrôle. Je ne
pouvais plus m’empêcher de répéter: «I love you so much! No, but
seriously! I love you so, so much!» Et de façon encore plus
désespérée: «I LOVE YOUUU!»
Finalement, ils ont dû appeler des gardiens de sécurité. Les deux
hommes m’ont prise par les aisselles et m’ont traînée vers la porte
de sortie pendant que je criais, pour être certaine qu’elle m’entende:
«I LOVE YOUUU! YOU DON’T UNDERSTAND! I LOVE YOU SO
MUCH!»
Je n’ai jamais été appelée à refaire le défilé de Caroline J.
Je n’avais jamais vécu une perte de contrôle comme celle-là. Moi qui
étais toujours bien boutonnée, qui étais experte dans la maîtrise de
mes pensées, de mes paroles et de mon corps.
J’ai eu une grande prise de conscience, ce jour-là: ne jamais
minimiser une rencontre avec mes propres admirateurs. Cette
expérience, dont je me souviendrai toute ma vie et que Jennifer
Saunders a peut-être oubliée, du moins j’ose l’espérer, a changé ma
perspective de la hiérarchie ou de la place que je m’accorde dans
l’échelle de la société (dans ce cas-ci, je m’étais placée beaucoup
plus bas que madame Saunders) et je réalise maintenant qu’elle
n’est pas meilleure que moi et que je ne le suis pas non plus pour
quelqu’un d’autre.
Beaucoup de personnes rêvent d’être une personnalité connue.
Plusieurs se disent que ça doit être merveilleux d’être une célébrité.
Eh oui, c’est assez extraordinaire, mais c’est aussi un couteau à
double tranchant. Le bon côté d’être famous, c’est bien sûr d’être
reconnue, de sentir qu’on a sa place dans le monde, d’avoir une
influence, d’être entendue, écoutée, vue… C’est pour ça qu’on
appelle d’ailleurs certaines personnes des «influenceurs» sur les
réseaux sociaux. En ce sens, je suis devenue quelqu’un d’une
certaine importance très rapidement (pas à mes yeux) dans le
regard des autres. Rien n’est plus flatteur pour l’ego que de voir les
gens qui nous entourent nous mettre soudainement sur un piédestal.
Devenir une personne connue vient aussi avec son lot de
désavantages, dont un profond sentiment de solitude. Certains
présument que le fait d’être reconnu permet de n’être jamais seul,
mais c’est tout le contraire. En fait, la Ève qui paradait sur le podium
n’était jamais seule, tandis que le vrai moi était isolé 24/24. Par
exemple, si vous rencontrez votre idole dans la rue, vous lui parlerez
de son influence sur votre vie, de vos souvenirs d’elle au moment où
elle était dans tel magazine, à la télé ou autre. Mais comment se
sent cette personne? Que vit-elle à ce moment? Où va-t-elle?
C’est un terrain bien glissant que d’aborder l’envers d’une médaille
que plusieurs souhaitent porter. Personne n’a envie de voir ses
idoles comme des gens fragiles, vulnérables et seuls. Elles doivent
demeurer extraordinaires et non tomber dans l’ordinaire.
RuPaul
J’ai rencontré RuPaul pour la première fois en coulisse de Versace.
Il était flamboyant. Il dégageait une énergie si positive, si belle, une
joie contagieuse, voire épidémique! Je ne pouvais m’empêcher de
me sentir bien en sa présence. Je l’ai côtoyé en drag plusieurs fois,
dans ce qu’on appelle la green room, une petite pièce où les artistes
peuvent se recueillir quelque temps avant les prestations. Il n’était
jamais assis, mais plutôt à demi couché sur une espèce de planche.
Il m’avait donné plusieurs astuces de drag et il m’avait expliqué que,
avec le corset qui «l’étranglait» des seins au bas des hanches, il lui
était impossible de s’asseoir. J’adorais ces petites doses de RuPaul
qui m’étaient données dans les différentes green rooms, mais je ne
l’avais jamais vu, lui, en vrai. Un jour, après un fashion show, il m’a
invitée à prendre un verre avec son copain, son agent et lui à l’hôtel.
J’avais fait un grand saut en le voyant pour la première fois en
homme. Il n’était plus le personnage. Il était très homme, même viril!
Il avait des taches de rousseur plein le visage et les cheveux courts.
J’avais eu beaucoup de mal à me sentir à l’aise avec lui, comme si
je parlais à quelqu’un d’autre, et en fait je parlais à Andre Charles et
non à RuPaul. Nous avons gardé contact à travers les années et j’ai
revu RuPaul très souvent, mais jamais plus Andre Charles!
«Ève a mis le feu au monde de la mode!» RUPAUL
Mes idoles ont changé. Elles ne sont plus ces rockeurs ébréchés au
regard vide qui sont malheureux, qui se détruisent, qui se cachent
derrière leur détresse. Tout comme moi, elles ont évolué et laissé
tomber leur masque derrière lequel résonnaient leurs cris de douleur
ou de chagrin.
Mes idoles sont donc maintenant des dépendants, des alcooliques,
des meurtris, des délabrés qui se sont relevés de leurs cendres, des
ténèbres de la dépendance et qui savent partager leurs forces, leurs
espoirs. Des héros comme Daniel R, que j’ai rencontré lors de
l’enregistrement d’une émission de radio.
J’étais arrivée à l’avance à la radio pour raconter mon histoire, alors
que Daniel R finissait la sienne. Je me suis assise dans le studio et
j’ai encaissé le récit de Daniel, qui m’a fait rire et verser quelques
larmes. En écoutant cet homme aux yeux perçants et bleus comme
la mer Méditerranée, j’ai ressenti un certain déclic. Assise à pleurer
silencieusement (je devais être discrète, car nous étions en ondes),
j’étais complètement hypnotisée par le courage et le talent de
conteur de cet homme. Plus tard, j’ai même demandé à l’animateur
ses coordonnées afin de garder contact avec lui.
Il y a des personnes qui savent transmettre un message d’espoir,
que ce soit en conférence, à la radio ou même le temps d’un café.
Peu importe l’occasion, elles comprennent comment se faufiler sous
notre peau et voyager à travers nous jusqu’au tréfonds de notre âme
pour y apporter de la lumière. Daniel est une de ces personnes: un
conteur-né, une étincelle d’espérance dans un océan de noirceur.
Dernièrement, j’ai eu la chance de l’avoir au bout du fil. Je n’en
revenais pas que ma nouvelle idole de rétablissement me téléphone
pour avoir mes conseils. Moi! La petite fille de Matane! Je ne crois
pas aux coïncidences. Selon moi, tout arrive pour une raison bien
spécifique. Et ma rencontre avec Daniel R est un merveilleux signe
que je suis sur le bon chemin. J’aime ces précieuses instances qui
me rappellent à quel point je suis chanceuse que ce cadeau
inestimable de la sobriété m’ait été accordé.
1.Cette série mettait en scène les mésaventures d’Edina et de Patsy, deux Londoniennes
quadragénaires, grandes consommatrices d’alcool et de drogues diverses. Edina, qui
dirige sa propre société de relations publiques, entretient des rapports difficiles avec sa
fille, Saffron, qu’elle juge trop sérieuse. Patsy, journaliste de mode anorexique, vit plus ou
moins aux crochets d’Edina, sa seule amie.
2.Nom fictif.
En 2004, un ami (que je nommerai Patrick), qui était manager d’un
club très populaire à New York, m’a appelée pour me demander si je
pouvais lui rendre service et lui apporter des CD. Il voulait que je
remplace son DJ qui était malade, et il m’a dit qu’il m’enseignerait le
fonctionnement des équipements et des consoles pour mixer.
Comme j’y allais déjà tous les jeudis religieusement, je suis partie de
chez moi ce soir-là avec quelques CD en main. Je ne m’attendais
pas à grand-chose, car, le jeudi soir, c’était leur soirée karaoké. Je
me disais que je jouerais sûrement de la musique une petite heure
et que ça ne devait pas être trop compliqué!
À mon arrivée au club, mon ami, qui n’était pas DJ de profession,
m’a montré ce qu’il connaissait: le bouton «Play», le bouton «Stop»
et les boutons de type slider pour le volume.
Lors de ma première soirée, j’ai joué du mieux que je pouvais, c’est-
à-dire mal. Le DJ booth était situé en hauteur, près du plafond du
club. Comme la chaleur monte, je devais remonter ma camisole pour
avoir un peu de fraîcheur. Il faisait chaud, j’étais nerveuse et très
consciente d’être hors de ma zone de confort!
Avec le débardeur roulé jusqu’aux côtes, je me suis fait remarquer
par le promoteur d’une autre boîte de nuit de New York. Il a grimpé
jusqu’à moi et m’a proposé de venir jouer samedi soir à son club, le
Suede. Je ne le savais pas encore, mais le club Suede était LE
CLUB à New York, l’endroit VIP le plus in de la ville. Puis, le
promoteur m’a offert 1000 $ pour faire jouer de la musique dans son
bar de 0 h 30 à 1 h 30 du matin, soit pendant une heure.
Je connaissais cette heure. C’est le peak time dans l’industrie
nocturne de New York, c’est-à-dire lorsque le club, dans son heure
de pointe, est rempli au maximum de sa capacité. C’est aussi l’heure
dont tous se souviennent le lendemain, parce qu’ils ne sont pas
encore assez éméchés pour oublier, mais ils le sont assez pour avoir
du plaisir!
J’avais beau dire au promoteur que c’était ma première prestation en
tant que DJ, il semblait confiant et n’en démordait pas. Et de mon
côté, je trouvais plutôt difficile de refuser un travail qui payait 1000 $
de l’heure. Finalement, j’ai accepté et il m’a donné l’adresse que j’ai
écrite sur le dos de ma main.
En 2004, très peu de femmes faisaient le métier de DJ. Encore
aujourd’hui, nous sommes moins nombreuses que les hommes. Je
crois que c’est pour cette raison, et du fait que j’étais assez connue,
qu’on me demandait de jouer même sans avoir l’expérience ni le
talent. C’était un bel atout promotionnel pour eux.
Je suis arrivée au Suede, armée de deux CD et avec les
connaissances suivantes: Play – Stop – Volume. Le club était petit et
plein à craquer. Je devais me faufiler dans cette marée humaine en
jouant du coude à travers la foule suante de gens fortunés. Des
odeurs de parfums, d’alcool et de cigarette se mélangeaient à celle
de la sueur et me prenaient au nez. Il y avait une section VIP à un
mètre des platines où le DJ avant moi était concentré sur son
prochain mix: il semblait connaître beaucoup plus que les trois
boutons qui m’avaient été enseignés par Patrick. Il réussissait même
à les activer sans regarder où allaient ses mains. Je l’observais en
me répétant que tout irait bien. Play – Stop – Volume…
Cameron Diaz et Justin Timberlake, qui étaient en couple à l’époque,
étaient assis dans la section VIP avec plusieurs autres personnes
toutes aussi célèbres qu’eux. Ils étaient là, je l’ai su plus tard, pour
célébrer l’anniversaire de Cameron Diaz. Debout dans la foule à
admirer la dextérité du disc-jockey, me disant qu’il me serait possible
de toucher à Justin Timberlake une fois derrière les platines, si je le
désirais. Je me suis mise à angoisser juste à penser que tous
pourraient m’entendre me casser la gueule dans quelques minutes!
C’est avec la bouche sèche et le cœur battant à tout rompre que je
me suis avancée avec mes deux petits CD vers le DJ et que je me
suis présentée.
DJ Serebe Kironde est demeuré un bon ami. Ce soir-là, il a tenté de
me montrer les rudiments du métier au-delà des simples boutons
«Play – Stop – Volume». Mais en vain… Après quelques chansons,
on m’a demandé d’arrêter de jouer, on m’a payé les 1000 $ et je suis
repartie à la maison avec mes deux CD, laissant derrière moi mon
orgueil et ma dignité.
Quelques mois plus tard, lors du Nouvel An 2005, mon amie Karrie
Goldberg m’a lancé un coup de fil après avoir bu quelques flûtes de
champagne. Elle m’a dit ceci: «Ève! Je vais te rendre encore plus
connue en tant que DJ que tu ne l’étais comme mannequin.»
Naturellement, j’ai ri et je lui ai raccroché au nez.
Je pensais vraiment qu’elle était tombée sur la tête!
Pourtant, le mois suivant, elle m’avait déjà trouvé un premier contrat
d’une durée de sept mois dans un club de Las Vegas. J’ai répété à
Karrie, à maintes et maintes reprises, que je ne savais pas jouer,
mais elle ne semblait pas me croire. Le soir précédant mes débuts
dans ce club, elle avait organisé une soirée promo pour annoncer
qu’Ève Salvail deviendrait la nouvelle DJ du club l’Empire Ballroom,
un nouveau after hours très prisé à Las Vegas. La prestation que je
devais donner lors de cette soirée promotionnelle était dans un autre
club, beaucoup plus grand (avec une capacité maximale de 1500
personnes).
L’endroit était plein à craquer. Il y avait un DJ qui jouait avant et
après moi. Comme la dernière fois, je devais être là de minuit à 1 h
du matin (encore dans le peak de la soirée). Dès mon arrivée au
club, je continuais de marteler à mon amie que je n’avais pas
d’expérience et qu’elle devait absolument m’écouter si nous voulions
éviter le fiasco. Peut-être pensait-elle que je me la jouais «humble»
ou qu’il était facile de faire la DJ. Peut-être croyait-elle que, en étant
Ève Salvail, j’étais un être supérieur d’une puissance telle que,
même sans avoir les connaissances requises, j’avais la capacité de
bien performer. Ce que mon amie ne comprenait pas, c’est que faire
le DJ, c’est exactement comme se servir d’un instrument de
musique. Personne ne peut prendre une guitare pour la première
fois et réussir à enchaîner des accords compliqués sans s’être
exercé pendant des heures auparavant!
Quelqu’un m’avait suggéré de prendre un shooter de vodka pour me
relaxer un peu, pour faire passer mon anxiété. J’avais l’impression
d’être incomprise, de crier sans voix, que personne ne m’entendait ni
ne m’écoutait. J’attendais de me glisser à mon tour derrière les
platines, sachant très bien que l’échec m’attendait à nouveau et que
le combat était perdu d’avance. Comme un animal qui s’en va à
l’abattoir…
À minuit, j’ai remplacé le DJ qui me prédédait derrière la console aux
mille et un boutons, dont je ne reconnaissais que le Play, le Stop et
le Volume. Après trois chansons, jouées avec autant de souplesse
qu’une barre de métal et les mouvements erratiques d’une personne
qui se noie, le club s’est vidé. Seuls le personnel et Karrie, qui n’en
revenaient pas, ne m’ont pas abandonnée. Je suis alors devenue
une videuse de club professionnelle! Aujourd’hui, j’en ris, mais sur le
coup, je n’en ai pas dormi de la nuit. J’avais mal à mon ego, mais il
était hors de question que je laisse tomber.
Je ne savais pas pourquoi, mais j’avais eu la piqûre! J’adorais faire
la DJ, mais j’avais, à l’instar de ma carrière de mannequin, été
propulsée au sommet trop vite. En un millième de seconde, sans
trop savoir comment agir, sans trop comprendre, mais surtout sans
aucune préparation, on m’avait mise dans cette situation précaire.
C’était trop vite, mais c’était une opportunité trop alléchante pour
être refusée.
Quand j’étais plus petite, je demandais toujours en cadeau
d’anniversaire ou de Noël du matériel d’art, mais aussi des cassettes
vierges pour faire des mix. J’avais continué à faire ces mix de
musique au fil des années. Même en tant que mannequin, mes
compilations musicales étaient très convoitées. J’avais le talent, je le
savais, mais je n’avais pas encore les connaissances techniques.
Avec l’argent que j’avais réussi à accumuler grâce à mes prestations
ratées de DJ, je m’étais acheté des platines et un mixer. Je les avais
installés sur ma table de salon, entre le divan et la télé. Je
commençais mes exercices de «wiki wiki» dès mon réveil, café à la
main. Karrie m’avait payé quelques leçons privées avec un DJ qui
avait 14 ans de métier, qui était tout aussi découragé lorsqu’il avait
constaté mon manque de connaissance des termes et des
techniques de base. Je partais de loin!
Je me suis exercée avec cet «instrument» pendant les cinq années
qui ont suivi. Cinq heures par jour. Il faut savoir être ambidextre ou
du moins habile des deux mains pour pouvoir faire ce métier. J’ai
alors commencé à me brosser les dents, à me raser les jambes, à
cuisiner et à écrire des messages sur mon téléphone de la main
gauche pour peaufiner mon agilité, je me retrouvais avec les jambes
coupées et du dentifrice plein la figure. Je comptais les battements
de chaque chanson qui jouait au supermarché, à la radio, dans
l’ascenseur, au café du coin: «One, two, three, four, one, two, three,
four...»
«Après 15 ans de collaboration et d’amitié, je peux dire qu’Ève
est devenue membre de ma famille, littéralement: elle parle
même plus souvent à ma mère que moi. Sous son dragon et
son look de femme forte, voire sévère, se trouve une des
personnes les plus authentiques, sincères, bienveillantes,
attentionnées, sensibles et aimantes avec qui j’ai eu le plaisir
de travailler. Pssit… Ève cuisine aussi les meilleures pâtes du
monde!» KARRIE GOLDBERG GÉRANTE ET AMIE DE DJ
EVALICIOUS
Ève a frappé la scène de la mode comme une bombe cyber-
punk. Elle réclamait l’attention de tous. Déployant sa beauté
singulière comme une arme effroyable, elle a réussi à
s’imposer comme une icône du style, à la fois nouvelle et
durable. SIMON LE BON (DURAN DURAN)
Après quelques mois, Karrie était venue à Las Vegas pour me voir
jouer et j’avais pu l’impressionner un peu. Elle n’en croyait tout
simplement pas ses oreilles… J’étais heureuse de lui montrer ma
progression, elle qui m’avait entendue au pire du pire et qui ne
m’avait jamais laissée tomber. Elle est devenue une gérante hors
pair! Elle m’a propulsée presque aussi loin que ma carrière de
mannequin ou que Jean Paul Gaultier l’avait fait.
Avec The Kagency, j’ai joué dans les meilleurs clubs de la planète.
J’ai fait le DJ avec Duran Duran, pour MTV, pour TAG Heuer et
Maserati. J’ai performé pour Saks Fifth Avenue, Condé Nast
Traveler, OK! Magazine, Cartier, Chanel, Vogue, Lacoste, Costume
Designers Guild Awards, etc. En 2011, j’ai même eu l’honneur et le
privilège de jouer devant environ 30 000 personnes, ici, à Montréal,
avec Jean Paul Gaultier. Je me suis sentie comme Michael Jackson
devait se sentir devant une si grande foule! Sauf que je ne suis
vraiment pas Michael Jackson!
J’ai travaillé très fort pour arriver à maîtriser les platines. Aujourd’hui,
j’ai autant de dextérité que mon ami Serebe Kironde, qui m’avait tant
impressionnée lors de cette soirée fatidique au club Suede. Et je
peux facilement activer tous les boutons qui existent sur les
consoles sans même les voir dans la noirceur des boîtes de nuit.
C’est en regardant derrière moi et en voyant où j’ai débuté que je
suis fière du progrès que j’ai fait. Il faut toujours commencer quelque
part… Pour moi, c’était avec Play, Stop et Volume!
En 1999, mon agence de mannequins m’a demandé si je souhaitais
collaborer avec un photographe canadien. Il avait perdu une amie
atteinte du cancer du sein et il faisait maintenant un livre avec
d’autres grands noms, dont Céline Dion, Shalom Harlow, Linda
Evangelista, etc. J’étais très heureuse d’avoir été sollicitée, et
surtout de pouvoir venir en aide à ces femmes.
Mon agent m’avait donné l’adresse du studio au téléphone et je
l’avais griffonnée sur un bout de papier. Il m’avait aussi demandé si
je connaissais le photographe en question et j’avais répondu que
non. Voyant qu’il était un peu déçu, j’avais ensuite menti en
m’écriant: «Ah oui, bien sûr, je sais c’est qui!»
Il y a des personnes que l’on rencontre pour la première fois et avec
qui on a une connexion immédiate: ces gens semblent parfois être
nos amis depuis toujours. Avec les années et les multiples
rencontres que j’ai faites dans le monde entier, j’ai développé cet
instinct pour juger de la personnalité des gens: je suis même
devenue assez bonne pour évaluer leurs attentes, leurs valeurs, et
les comparer aux miennes.
Quand j’ai rencontré ce photographe, je suis tombée tout de suite
sous son charme. C’était un petit garçon qui rayonnait à l’intérieur
d’un corps d’homme, qui chantait, qui me faisait rire et qui avait
réellement su me toucher. À la fin de la séance, je lui ai demandé
son numéro de téléphone, chose que je ne fais jamais au travail. Je
souhaitais garder contact, j’espérais l’avoir comme ami.
C’était bien avant l’ère des messages texte. En fait, pour écrire un
texto à cette époque, il fallait perdre plusieurs minutes à appuyer
deux ou trois fois sur la même touche pour faire chaque lettre.
C’était long et fastidieux, alors on s’appelait! Mon nouvel ami et moi
parlions donc chaque semaine, des fois plus souvent. Comme j’étais
en relation amoureuse à ce moment-là avec une jeune femme qui,
comme toutes mes autres relations, me contrôlait et abusait de moi
psychologiquement, je gardais ces appels secrets. Je partais
«acheter du lait» pour lui passer un coup de fil. Il me faisait rigoler, il
m’écoutait, il me racontait des histoires auxquelles je pouvais
m’identifier et nous avions beaucoup de plaisir à discuter ensemble!
Puis, un beau jour, il m’a invitée à un petit concert qu’il donnait dans
ma ville, New York. Il avait chanté au studio de photo quand je
l’avais rencontré la toute première fois, mais ça ressemblait plus à
un fredonnement. Je dois dire que je n’avais jamais rencontré un
photographe durant ma carrière qui chantait sur le set! Finalement,
je lui ai dit que ce serait un grand plaisir pour moi d’assister à son
concert, en pensant qu’il aurait sûrement besoin de mon appui. Je
voyais ma présence à sa prestation comme une faveur que je lui
accordais.
En plus de mon billet, j’avais un laissez-passer pour aller backstage,
mais je ne voulais pas l’encombrer avant le concert et je m’étais dit
que j’irais après. Comme ça, il ne serait pas nerveux de me voir,
MOI, assise avec les quelques spectateurs.
Il est entré en scène et tous les gens dans la salle se sont levés en
criant. Ils connaissaient tous mon ami! C’était cool! Moi, je suis
restée assise et il a commencé à fredonner des airs qui me
ramenaient à mon enfance, aux fêtes d’école les samedis, aux
danses que je passais assise sur le banc à regarder les autres
jeunes filles se faire inviter à danser. Des chansons du temps où je
n’étais pas du tout populaire, où je n’avais encore aucune idée de
mon homosexualité. J’écoutais chacune des chansons et je
connaissais les paroles sans vraiment les connaître, parce que,
quand elles jouaient à la radio, je ne parlais que le français. Alors, je
les fredonnais… je fredonnais ses chansons, mâchouillant des mots
avec lui, sans trop savoir ce que je disais ni même de quoi il parlait.
Il parlait-chantait et je ressentais simplement l’émotion dans sa voix
rauque, l’émoi créé par la mélodie, et les frissons me venaient en
écoutant la magie qui sortait de sa guitare. C’est fou comme la
musique a le pouvoir de briser les frontières entre les langues et les
nationalités. J’ai pleuré ce soir-là en l’écoutant, moi qui, durant ces
années-là, avais oublié comment faire.
J’ai ensuite couru en coulisse et je lui ai dit presque en criant,
comme pour lui apprendre un fait dont il n’avait aucune conscience:
«You are FAMOUS!»
Bryan Adams et moi avons poursuivi notre amitié. Plus tard, nous
avons même écrit une chanson ensemble, pour mon amie Amélie
Moreau, décédée de la leucémie en 2001.
«Ève est beaucoup plus rock’n’roll que moi. Combien de gens
connaissez-vous qui ont eu l’audace de tatouer une grande partie de
leur tête? Si jamais vous avez le plaisir de la rencontrer, vous verrez
qu’elle a une aisance bien à elle qui est à la fois familière et
sophistiquée. Elle est vraiment unique en son genre.» BRYAN
ADAMS
Le plus grand honneur de ma carrière a été d’avoir un tant soit peu
une influence sur la perception globale des femmes et des enfants
qui perdent leurs cheveux à cause des traitements de
chimiothérapie.
Un jour, une dame m’avait apporté son livre, une biographie qui
racontait sa bataille contre le cancer, pour me le faire dédicacer en
coulisse en m’avouant que je l’avais aidée durant sa chimio et ses
séjours à l’hôpital. Elle m’avait raconté que voir une femme sans
cheveux défiler pour la prestigieuse maison Chanel et plusieurs
autres l’avait aidée à traverser cette épreuve. Selon elle, j’avais,
sans trop le savoir ni l’avoir voulu, cassé les règles, démasqué la
féminité, la vraie force de la femme. Moi, la petite fille de Matane qui
n’avait pour intention que de choquer et de trouver, à travers sa
propre différence, sa place dans la société, j’avais changé et
amélioré la vie de quelqu’un.
J’ai reçu la lettre de la Fondation Rêves d’enfants à l’été 1996. Elle
avait été envoyée à mon agent, mais il avait fallu un peu de temps
pour qu’on me la remette en mains propres.
Cette lettre me racontait l’histoire d’une jeune fille, du nom d’Amélie
Moreau-Beaudoin, qui avait la leucémie myéloïde aiguë (un type de
leucémie très agressif) et qui avait fait pour dernier vœu de me
rencontrer. Imaginez ma surprise! J’étais carrément tombée de ma
chaise en lisant ces mots! Quel honneur et quelle destruction
instantanée de mes paradigmes, de mes croyances et de mes
repères! Moi qui n’étais que la reine de l’idiotie, moi qui me
percevais comme une petite campagnarde modeste, une imbécile
heureuse.
J’avais pris mon temps pour composer ma réponse à cette
Fondation. Je voulais tout savoir sur cette jeune fille. Je voulais lui
faire découvrir MON MONDE! J’ai appris plus tard que les gens
célèbres qui rencontrent ces enfants ne font que quelques photos en
serrant la main, c’est tout. Moi, j’avais demandé la liste de
restrictions, s’il y en avait, j’avais fait une requête des plats préférés
d’Amélie pour l’emmener au restaurant, je l’avais sollicitée, elle et sa
famille, pour venir de Granby (une petite ville de la province de
Québec, au Canada) jusqu’à New York durant la Semaine de la
mode. Je leur avais même fourni une limousine pour qu’ils vivent
l’expérience telle que je la vivais en tant que mannequin.
Cette jeune fille avait un talent extraordinaire en mode. Elle avait
même déjà commencé à dessiner quelques robes. Elle comprenait
bien ce milieu, cet univers, et son but était de me faire défiler pour sa
première collection. Avec sa famille, elle avait visité mon agence,
était allée en coulisse du défilé Moschino, et elle était même venue
seule en fin de soirée avec moi au défilé de mode de Patricia Field.
Nous avons eu beaucoup de plaisir à New York et nous avons gardé
contact par la suite.
Quand je visitais le Québec, je m’assurais toujours de rendre visite à
Amélie. Nous avons assisté ensemble à la Formule 1 de Montréal.
J’étais allée la chercher en voiture décapotable à son école, créant
ainsi l’émoi et la surprise parmi ses camarades de classe. Ils se
demandaient tous pourquoi Amélie était l’amie d’Ève Salvail! Nous
en avions bien rigolé! J’ai passé beaucoup de temps et quelques
nuits avec elle à l’hôpital quand elle devait faire ses traitements. J’en
profitais aussi pour rendre visite à d’autres enfants malades et je
m’assoyais avec leurs mamans qui m’expliquaient à quel point elles
souffraient de voir leur enfant se battre contre cet ennemi invisible,
ce vilain monstre au nom tabou de «cancer».
Amélie, peut-être parce qu’elle faisait face à la mort sur une base
presque quotidienne, était plus mature que je ne le suis aujourd’hui,
à l’âge de 49 ans. Elle me conseillait, me reconnectait. Elle avait une
voix douce et rassurante, un rire contagieux qui avait le pouvoir
formidable de faire voler en éclats toutes les douleurs et tous les
tourments autour d’elle, et peut-être aussi en elle. Pendant les cinq
années qui ont suivi, nous nous sommes rencontrées à maintes
reprises; elle me demandait comment j’allais, ce que je faisais, ce
qui se passait dans ma vie, etc., et j’étais très consciente que mes
petits «problèmes» de tous les jours n’étaient que des banalités pour
une personne qui souffre et qui doit se battre pour survivre.
Un beau jour, elle m’a téléphoné et, pour la toute première fois, m’a
avoué qu’elle avait peur. Elle avait de grosses montées de fièvre et
son état se dégradait. J’avais essayé de distraire mon amie adorée,
ne sachant pas trop comment réagir devant son désarroi, ayant tout
à coup aussi peur pour elle, ne voulant pas l’effrayer encore plus. Où
avais-je donc laissé ce guide intitulé Complete Idiot’s Guide to
become a miracle performer? J’étais jusque-là absolument certaine,
complètement convaincue, de posséder les pouvoirs d’une
superhéroïne, d’avoir la capacité de sauver cette personne avec la
force de mon amour. J’étais aussi convaincue qu’elle survivrait pour
moi: l’Univers ne pouvait pas être assez cruel pour me l’enlever. Je
crois que le deuil d’Amélie et la grande tristesse qu’il a entraînée
m’ont permis en grande partie de réaliser que personne n’est
invincible, même pas elle!
Plus tard, sa mère m’avait appelée pour me dire que mon amie en
était à ses dernières heures. Ça grafignait en dedans! Je n’arrêtais
pas de me dire que je venais juste de lui parler. Comment pouvait-
elle partir si vite? Elle m’attendait. J’ai sauté dans le premier avion,
le premier bus, le premier train, la première fusée interplanétaire, et
je me suis retrouvée à lui flatter la jambe en essayant, du plus fort
que je le pouvais, de lui dire que je l’aimais sans pouvoir articuler
ces mots. Ils n’ont pas franchi mes lèvres… J’ai regretté longtemps
de ne pas avoir pu prononcer ces trois petits mots pourtant si
simples, que j’ai passé d’ailleurs les années suivantes à m’exercer à
dire, mais qui sortaient toujours comme des épines qui coupaient ma
gorge.
Elle est morte le 27 avril 2001, quelques mois avant que les tours
tombent. Un an plus tard, j’avais coécrit la chanson L’espoir de ton
sourire avec Bryan Adams et l’aide de mon ami Timur Karabilgin. J’ai
essayé, du mieux que je le pouvais, de chanter cette chanson à un
événement caritatif, nommé Le songe d’Amélie, afin de réaliser et de
présenter sa collection de vêtements. Cet événement avait été mis
sur pied par les infirmières de l’hôpital Sainte-Justine à Montréal, où
Amélie recevait ses traitements et où elle avait apporté une machine
à coudre pour la confection de ses robes. Il avait aussi pour but
d’amasser des fonds pour LEUCAN1.
Les paroles de la chanson, L’espoir de ton sourire, que Bryan
Adams et moi avons écrite pour Amélie, vont comme suit: «Et si je
pouvais changer ton destin, c’est toi qui dirais: “Ne change rien.”»
1.LEUCAN est une association canadienne qui offre du soutien aux enfants atteints de
cancer et à leur famille. Elle apporte à ces derniers des services distinctifs et adaptés.
Au tournant des années 2000, après le millénium, j’ai failli mourir de
la tuberculose parce que j’étais trop occupée pour recevoir un
diagnostic à temps…
Pour célébrer l’an 2000, j’avais décidé d’aller en Indonésie. C’était
ma première fois à Bali. Comme j’avais fait énormément de natation
et de plongée quand j’étais plus petite, j’avais développé des
infections chroniques aux oreilles. Alors sans surprise, après
plusieurs baignades là-bas, je me suis retrouvée avec une infection
douloureuse. Comme je connaissais bien le remède, je suis partie
sur l’île à la recherche d’une clinique, qui me donnerait les gouttes
antibiotiques dont j’avais besoin. J’en ai finalement trouvé une un
peu miteuse, qui n’était pas en mesure de m’aider, mais dans
laquelle, pendant que j’attendais avec d’autres personnes malades,
j’ai contracté la tuberculose, à mon insu évidemment!
Le lendemain, j’ai eu une montée de fièvre considérable, un peu de
toux qui a duré deux jours et puis pouf! les symptômes se sont
envolés (la tuberculose s’était remise en état de latence). Un an plus
tard, les mêmes symptômes sont tout à coup réapparus. Je
m’évanouissais un peu partout sans raison. C’était peut-être la
tachycardie aussi… les deux ont commencé en même temps. Bref,
les mois passaient et j’avais une grosse grippe qui ne partait pas.
Quatre mois plus tard, alors que j’étais au pic de la maladie, j’ai
décidé de me rendre aux urgences.
J’ai attendu plusieurs heures dans la salle d’attente de l’hôpital avant
qu’on me passe une radiographie des poumons et qu’on m’envoie
patienter dans une autre salle. Le médecin qui était venu me
chercher marchait avec moi vers une salle circulaire où les
ambulanciers amènent des patients sur des civières. Il y avait au
moins huit lits le long des murs de cette salle et tous semblaient
essayer d’attraper mon médecin. La femme d’un homme à qui il
manquait un bras s’était jetée sur mon docteur, mais ce dernier
l’avait repoussée en lui parlant comme on réprimande un enfant:
«Madame! Vous devez attendre votre tour!»
Au milieu du cercle, il y avait un petit comptoir ressemblant à une
station de commandes dans une soucoupe volante extraterrestre. Et
un écran lumineux devant lequel étaient suspendues deux
radiographies d’une personne à qui il semblait manquer un poumon.
C’est alors que le médecin m’a demandé:
«Vous êtes arrivée en ambulance?
— Non, en BMX. Il est accroché à un poteau de stationnement
devant l’hôpital. Pourquoi? Pensez-vous que c’est dangereux de me
le faire voler?»
En regardant les radiographies, j’ai dit au médecin, en lui donnant un
petit coup de coude: «Wow! Le pauvre mec à qui il manque un
poumon! Ça doit être vraiment chiant!»
Puis, j’ai allumé:
«Wait a minute… Is this me?
— Oui», m’a avoué le médecin, qui n’en revenait toujours pas que je
tienne encore sur mes deux jambes.
On m’a hospitalisée immédiatement. J’avais une grosse pneumonie
et le poumon gauche rempli à 78% de liquide. Ils m’ont fait passer
toute une batterie de tests avant de réussir à trouver la cause du
problème: la tuberculose. Je n’avais pas pu ni eu le temps de me
rendre chez un docteur pendant ces quatre mois. J’avais donc
vraiment empiré mon cas.
Je suis restée deux jours et demi à l’hôpital pour un total de 27 000
$US.
Comme la tuberculose asiatique est apparemment plus forte que
celle de l’Ouest, il m’a fallu 15 mois de médicaments qui me
coûtaient 1500 $US mensuellement. Quatre pilules fortes et une
vitamine par jour. Les effets secondaires faisaient six pages. Ma
tuberculose était par moments tellement forte que j’avais de la fièvre
qui faisait monter ma température à 40 °C et j’avais des
hallucinations.
La leçon de cette histoire: n’attendez pas avant de consulter le
médecin! J’ai aussi appris avec cette expérience que j’ai une
tolérance à la douleur extrême et que je dois être plus vigilante si je
ressens un chatouillement, car c’est probablement le signe d’un
problème plus grave. Une malédiction autant qu’une bénédiction!
Nous n’étions pas en querelle, ou du moins je ne le crois pas. Il y a
seulement eu un problème de communication. Tout simplement…
Mais qui a fait que Jean Paul Gaultier et moi, nous ne nous sommes
pas parlé pendant 15 ans.
Un beau jour, après un défilé, j’avais pris un taxi plutôt qu’une
voiture. Je ne sais plus pourquoi je n’avais pas de chauffeur ce soir-
là, et je n’avais qu’un billet de 500 francs en poche (environ 75
euros). Ma conjointe du moment et moi-même n’avions même pas
pensé que le chauffeur n’aurait peut-être pas de monnaie pour mon
billet. Fatiguées, nous avions sauté dans le premier taxi qui passait
pour nous rendre à la maison, à Châtelet–Les Halles, à Paris.
Arrivée à destination, j’ai tendu le billet de 500 francs au chauffeur,
qui a commencé à me crier des insanités, des vulgarités, me disant
qu’il n’était pas une institution bancaire, qu’il n’avait pas de monnaie,
que nous n’étions que deux putes, et ainsi de suite. À un moment,
voulant arranger la situation, j’ai même offert d’une voix très soumise
d’aller à l’hôtel situé devant notre appartement pour demander de la
monnaie. Toutefois, l’homme ne voulait pas que je sorte du véhicule,
même si ma conjointe avait proposé de rester en guise «d’otage». Il
a donné un grand coup sur l’accélérateur alors que j’avais un pied
sur la chaussée. La voiture a filé à toute vitesse dans un petit tunnel
pendant que le conducteur, d’une voix basse et rauque, répétait que
les femmes n’étaient que des putes et autres phrases incendiaires
tissées de mots qui ont réduit mon ego en poussière.
Dès qu’il s’est arrêté à un feu rouge, nous avons fui cet homme qui
nous haïssait et qui nous considérait comme des êtres inférieurs.
Nous voulions aller chercher de l’aide, mais, à notre grande surprise,
le chauffeur a laissé sa voiture au beau milieu de la route pour nous
poursuivre. Plus surprenant encore, les gens dans la rue se sont
regroupés, formant un cercle autour de nous, comme au cirque, pour
regarder l’homme qui mesurait 1,95 m nous battre. Nous étions une
attraction, un divertissement, nous avions été jetées aux lions et la
foule en délire en redemandait. Personne ne venait à notre
rescousse alors que nous nous faisions massacrer.
J’avais pris des polaroïds de nos blessures, j’avais mémorisé le
numéro de la médaille du taxi et j’étais allée porter plainte au bureau
de police. Mais le policier qui était là m’avait répondu, après avoir
écouté mon histoire en feuilletant un magazine: «Ben vous n’en êtes
pas mortes? Alors, retournez chez vous et laissez-nous travailler!»
J’ai donc apporté les polaroïds à la directrice de mon agence et je lui
ai demandé d’appeler Jean Paul Gaultier, pour qui je devais marcher
quelques jours plus tard et avec qui je devais ensuite filmer la
campagne publicitaire ce mois-là. J’ai imploré cette femme de
confiance de lui raconter notre mésaventure et de lui donner les
photos de nos ecchymoses. Ce n’est que 15 ans plus tard que j’ai
appris qu’elle n’avait jamais avisé le couturier de ce qui s’était passé.
C’est par Thierry-Maxime Loriot, qui a monté l’exposition La planète
mode de Jean Paul Gaultier. De la rue aux étoiles, que j’ai pu
reprendre contact avec le designer. Cette exposition, réalisée par le
Musée des beaux-arts de Montréal, en collaboration avec la Maison
Jean Paul Gaultier, mettait en lumière les plus belles créations de
Jean Paul et retraçait les grands moments de sa carrière. C’est à
cette occasion que nous avons finalement pu clarifier les choses.
J’étais complètement enchantée à l’idée de participer à cette
exposition, qui a fait le tour de la planète.
Le magazine Clin d’œil, celui qui avait lancé ma carrière de
mannequin, m’avait demandé de faire partie d’une édition spéciale
honorant Jean Paul Gaultier. Et c’est avec plaisir que j’avais dit oui!
Jusque-là, toute communication concernant l’exposition avait été
entre Thierry et moi, et je n’avais pas encore vu Jean Paul ni ne lui
avais parlé.
C’est à Paris, lors de la séance de photos pour le magazine Clin
d’œil, que j’avais enfin revu celui que j’avais considéré, 15 ans plus
tôt, comme mon conjoint, mon mari, mon amoureux platonique.
J’avais toujours ressenti une connexion bien spéciale avec lui:
j’avais un peu l’impression de le connaître depuis toujours. Il était à
moi, et moi je lui appartenais. Il m’avait comprise dès le début et, en
plus, il connaissait chaque facette de ma personnalité et de mon
anatomie. Lorsque j’étais avec lui, j’avais l’impression d’entendre ses
pensées; j’étais capable d’anticiper son intention seulement grâce à
un sourcil levé, un regard de biais, etc. Entre nous, aucun mot n’était
nécessaire. Pendant toutes ces années et toutes ces heures à
travailler à ses côtés, je n’avais jamais vu Jean Paul perdre patience
ou s’enflammer contre quiconque. Alors pourquoi ne nous étions-
nous pas adressé la parole depuis 15 ans?
En fait, même si mon agente Freddy de chez City avait contacté
Jean Paul, j’avais manqué de professionnalisme et de respect
envers lui en ne me présentant pas au défilé et à la campagne
publicitaire que nous devions faire ensemble quelques jours plus
tard. Je me sentais extrêmement coupable de cela, et c’est entre
autres la raison qui m’avait retenue de reprendre contact avec lui.
C’était comme si une partie de moi croyait que j’avais mal agi et
méritais son silence. Je ne sais pas comment il se sentait à ce
moment, mais la pub qu’il a faite sans moi en dit long… On voit une
petite fille qui se promène dans un corridor très froid, très aseptisé,
avec une petite marionnette de Jean Paul entre les mains. Elle
cherche des yeux le mannequin de métal avec le tatouage sur la
tête. Plusieurs des mannequins qu’elle rencontre sont immobiles et
chauves, mais sans tatouage. Ça brisait le cœur!
Je suis arrivée enrhumée et congestionnée un matin de canicule à
Paris dans les nouveaux ateliers de monsieur Gaultier. Je dis
«nouveaux» parce que ce n’était pas le même endroit que j’avais
connu 15 ans auparavant. En plus d’être malade, j’étais
sérieusement intimidée par le fait de rencontrer cet homme, MON
homme, après tant d’années, mais surtout après tant de confusion et
de non-dits entre nous. Il est entré dans la grande pièce en flottant,
un peu comme un Dieu, empreint de la grâce divine… En fait, il est
plutôt apparu comme par magie. Nous étions là, face à face, un peu
mal à l’aise, mais heureux de nous voir. Notre conversation avait été
brève, parce qu’interrompue par l’équipe qui me demandait d’enfiler
la première robe. Après tout, nous devions faire une session de
photos, ce jour-là…
Dans une petite pièce où se trouvait la robe en mousseline que je
devais porter, une merveilleuse tenue plissée en hommage à
Madame Grès qu’il avait créée pour sa collection Haute Couture
«Hommage à l’Afrique», j’étais en sueur. Je me débattais avec mes
pensées et mes démons intérieurs. Mon corps avait beaucoup
changé en 15 ans: l’alcool avait gonflé mon ventre et m’avait donné
plus de rondeurs. Et pour ajouter à mon stress, Jean Paul était là et
il me regardait me dévêtir en parlant de la pluie et du beau temps.
J’étais consciente que cette situation était banale à ses yeux, mais,
pour moi, elle semblait sortie tout droit d’un film de Woody Allen.
J’étais incapable d’écouter ce qu’il me racontait, j’étais
complètement absorbée par mes incertitudes. Avais-je pris trop de
poids? J’avais peur de ne pas entrer dans la robe, d’avoir perdu en
hauteur, d’avoir moins de poitrine que le mannequin de plâtre sur
lequel cette robe avait été créée, ou encore d’avoir oublié de
m’épiler quelque part… Cependant, au moment où Jean Paul avait
remonté la fermeture éclair d’un coup vif de la main, et où j’avais
réalisé que cette robe avait été construite pour moi, comme s’il avait
gardé un moule de mes formes, comme s’il n’avait jamais oublié,
toutes mes craintes se sont évanouies. Elle me faisait comme un
gant!
Nous avons marché de la salle d’essayage à l’endroit où nous
devions nous faire prendre en photo. Le photographe voulait avoir
une photo de nous deux fixant l’objectif, mais nous étions incapables
d’arrêter de nous parler et de nous regarder. Sur la photo qui a été
choisie, et qui d’ailleurs devait être la seule où nous avons presque
fait ce qui nous était demandé, je dis «presque» parce que je ne
regarde pas l’appareil, Jean Paul me tenait tellement près de lui que
j’avais peine à tenir debout. J’étais tellement heureuse de retrouver
mon Jean Paul! J’étais aux anges!
Quelques heures plus tard, il me demandait de faire partie de son
défilé Haute Couture à Paris. J’étais encore plus surprise, car il
m’accordait même le privilège de marcher avec sa robe de mariée.
Je vous explique: dans un défilé, il y a environ 100 looks et la
dernière sortie est toujours la robe de la mariée. En haute couture,
chaque robe est prestigieuse, car elle est one of a kind. Des
centaines d’heures ont été consacrées à sa création et à sa
confection. Et, de toutes ces robes uniques, la dernière est
considérée comme LA pièce de résistance du défilé. Pour un
mannequin, c’est donc un grand honneur de défiler dans cette
œuvre d’art.
Jean Paul avait créé cette robe avec une espèce de capuchon pour
que je puisse dévoiler ma tête rasée et tatouée aux spectateurs qui
ne m’avaient pas vue sur sa passerelle depuis 15 ans. L’effet a bien
fonctionné! Lors du défilé, j’ai entendu la foule littéralement s’arrêter
de respirer, puis s’exclamer quelques secondes plus tard. Dans mon
cœur, j’étais revenue comme par magie 15 ou 20 ans plus tôt, lors
de mon dernier défilé pour lui à Paris. J’entendais de nouveau la
foule crier mon nom alors que je m’habillais et me préparais pour ma
prochaine sortie de scène. Cette fois-là, j’avais dit à Jean Paul, en
roulant un peu des yeux, que j’en avais marre d’être reconnue, que
j’étais fatiguée, que je voulais du silence. Et Jean Paul m’avait
répondu: «Quand tu ne l’auras plus, ça va te manquer! Ces gens
crient ton nom parce qu’ils t’aiment, Ève!»
Il avait bien raison! En marchant du haut de mes talons en 2011,
avec la peur au ventre de tomber ou de ne plus me souvenir
comment faire, j’avais été apaisée d’entendre que la foule ne m’avait
pas oubliée, et surprise de voir qu’elle m’aimait toujours! Quel beau
cadeau! La clameur m’avait fait chaud au cœur.
Les retrouvailles avec Jean Paul et son public ont été un tournant
dans ma vie. Dorénavant, je ne veux plus faire passer mes
messages par quelqu’un d’autre que moi. Je n’aurais pas dû
demander à mon agente de parler pour moi, mais plutôt prendre
mon courage à deux mains et m’adresser directement à celui qui est
maintenant redevenu mon grand ami. Il aurait compris…
Je me dois de remercier ici Thierry-Maxime Loriot, Nathalie Bondil et
le magazine Clin d’œil. Sans eux, je n’aurais aucune conclusion à
vous raconter ici. Sans eux, je n’aurais probablement pas revu mon
«amoureux» Jean Paul.
«Il ne faut pas croire qu’Ève est légère, loin de là. Ni lourde, encore
moins. Lorsque l’on regarde dans l’œil de son dragon et que l’on
réussit à pénétrer son univers, on découvre une personne qui,
malgré les apparences, est d’une grande simplicité, qui a conservé
une joie de vivre malgré les épreuves qu’elle a traversées. L’origine
du nom Ève en hébreu signifie “source de vie”, un prénom qui lui
colle à la peau et la représente bien, étant une guerrière des temps
modernes, elle sème le bonheur et de joyeux souvenirs partout où
elle passe. Sa vie peut ressembler à une chanson de Billie Holiday,
toutes deux nées la même date. Justement, les paroles de God
Bless the Child, “Rich relations give crusts of bread and such. You
can help yourself, but don’t take too much…” capturent bien les
inégalités de notre monde, c’est-à-dire que les apparences peuvent
être trompeuses, mais que la force de conviction de chacun peut
promettre un destin inespéré et merveilleux à tous ceux qui
n’auraient pu eux-mêmes l’imaginer. Un destin comme celui
d’Ève…» THIERRY-MAXIME LORIOT
J’ai été décorée du grade de Chevalier de l’Ordre de la Pléiade le 20
mars 2012. C’est Pascal Bérubé qui avait proposé ma candidature
pour recevoir cet honneur. Durant cette cérémonie très officielle,
voire solennelle, qui dure plusieurs heures, dans une salle très
protocolaire, froide, où tous les invités sont silencieux et ceux qui
prennent la parole ont une voix posée, je me suis mise à faire des
blagues, à faire mon clown… Parce que j’étais mal à l’aise et que je
voulais détendre l’ambiance.
En recevant l’invitation du Parlement presque un an plus tôt, j’avais
bien ri et d’abord pensé que c’était un courriel indésirable ou un
canular plutôt drôle.
Qui voulait donner une médaille d’honneur à la petite punk de
Matane, celle qui jurait aux deux mots, qui s’habillait avec des
vêtements de garçon et qui s’assoyait par terre quand on lui offrait
une chaise? Je suis plus à l’aise dans les bottines d’un personnage,
maquillée et habillée comme une poupée, que dépouillée de tous
mes masques. Probablement qu’après toutes ces années à jouer
différents rôles devant l’objectif, je me sentais perdue et avais
l’impression qu’il n’y avait plus rien en dessous; un visage sans
traits, sans caractéristiques, sans bouche, sans yeux… Et puisque le
masque de l’humour est le plus facile à porter dans ce genre
d’événement, je l’ai mis pour détendre ceux qui m’entouraient et
moi-même.
Bref, je me cachais derrière ce masque de clown, voulant refouler
ma nervosité et dissimuler mon manque de maîtrise de moi. Je
voyais mes mains tremblantes et ma bouche sèche comme autant
de signes de faiblesse et de perte de contrôle. En revanche, je
pouvais ressentir beaucoup d’amour, d’appréciation, voire de
valorisation, dans la réaction positive de l’auditoire. Cette énergie de
la foule est très importante pour moi, c’est ma récompense lorsque
je me trouve sur scène. C’est aussi pour cette raison que j’ai
toujours eu plus de difficulté à travailler à la radio: les auditeurs ne
sont pas devant moi et je retombe facilement dans ma tête et dans
mes craintes de ne pas être à la hauteur.
Le stress avant de monter sur scène ou la peur de m’ouvrir et de
détruire les murs qui me séparent des gens normaux qui expriment
leurs sentiments, la peur d’écrire un livre, de me dénoncer, de me
dévoiler, ce n’est pas une peur de ce qu’on va penser de moi. Le fait
de m’ouvrir signifie plutôt pour moi que j’ai arrêté, pendant la
seconde où je m’ouvrais, de contrôler, de mesurer et de filtrer. C’est
l’idée de laisser tomber mes gardes, d’enlever mes masques, mon
costume de porc-épic, de baisser les armes ou de jeter le bouclier et
de rester là toute nue devant tous. En gros, je me fous un peu de ce
que les gens pensent de moi, c’est ce que je pense de moi-même
qui me préoccupe et qui me fait le plus peur!
Par chance, la seule chose qui est plus forte que la peur, c’est la
curiosité. Car il faut souvent passer par-dessus nos craintes pour
parvenir à voir toutes les beautés qui nous attendent de l’autre côté.
J’ai trop souvent suivi mes peurs au lieu de les dépasser. J’avais
peur de ma propre fragilité, de me laisser être vulnérable, de perdre
ou d’échouer, de faire des erreurs, de ne pas être à la hauteur, de
décevoir ou de ne pas être aimée, j’avais même quelquefois peur
d’avoir peur!
«Quitter la Gaspésie pour mener une carrière de top model
internationale témoigne de la détermination et de l’unicité de
cette femme attachante et colorée qui n’a jamais renié ses
origines québécoises. Malgré qu’elle soit l’une des figures les
plus en vue de la mode des années 1990, les discussions sur
notre enfance dans la même petite ville où nous avons grandi
ont toujours animé l’essentiel de nos agréables rencontres à
New York, à Montréal ou à Matane.» PASCAL BÉRUBÉ,
DÉPUTÉ DE MATANE-MATAPÉDIA À L’ASSEMBLÉE
NATIONALE DU QUÉBEC
Parmi les grands noms de la mode avec qui j’ai eu le privilège de
travailler, il y a eu non seulement Gianni Versace, Jean Paul Gaultier
et Karl Lagerfeld, mais aussi Donna Karan, une New-Yorkaise
audacieuse qui a un humour bien à elle, Giorgio Armani, Comme
des Garçons, Yohji Yamamoto, Martine Sitbon, Thierry Mugler,
Calvin Klein, Miuccia Prada, Gianfranco Ferré, Paco Rabanne… et
une foule d’autres artistes brillants et de gens extraordinaires.
J’ai également côtoyé des hommes talentueux comme Ralph
Lauren, Tom Ford et Christian Lacroix. Quoiqu’un peu réservés, ils
sont à mes yeux des génies de la mode. J’avais développé avec les
années une complicité bien particulière avec monsieur Lacroix, que
je considérais comme un ami plus qu’un supérieur. Il m’a souvent
engagée pour défiler pour lui et m’a même demandé de marcher
avec sa robe de mariée. Il m’a fait rire, il m’a touchée, il m’a adoucie
par sa douceur. C’est un être extraordinaire.
Plus près de chez nous, j’avais découvert au début de ma carrière
Marie Saint Pierre, une designer au talent fou. Elle m’avait donné
quelques vêtements que j’ai portés avec fierté pendant des années.
J’adorais ses coupes et ses choix de tissu: ses créations sont vite
devenues mon nouveau look. Elle est aussi la première à qui j’ai
demandé de faire un test shoot au retour de Tokyo, alors que j’avais
nouvellement le crâne rasé.
Au fil des années, je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de
talents qui émergeaient de la mode québécoise. Encore aujourd’hui,
je m’amuse à découvrir les couturiers de mon pays. J’ai défilé entre
autres pour Jean-Claude Poitras dans les années 1990. Et j’aime
beaucoup Elisa C-Rossow, qui a un don pour créer des vêtements à
la fois sobres et flatteurs, des pièces passepartout qui ne se
démodent pas.
Encore aujourd’hui, je porte avec fierté les créations de ces grands
artistes de la mode d’ici et d’ailleurs.
Et puis un jour, j’ai découvert Pascal Labelle…
En 2014, j’avais dessiné, avec l’aide de ma belle-sœur et bonne
amie Lynda Hachey, une collection de vêtements. J’étais convaincue
qu’il y avait un besoin urgent pour des vêtements de ce type, qui font
ressortir la beauté des femmes et des hommes, et ce, quelle que
soit leur silhouette. Ils sont conçus avec des tissus faciles à
entretenir, sont luxueux et biodégradables, ou faits de matériaux
recyclés. Une collection pour l’humain comme pour la planète.
L’idée était de trouver une façon de créer une collection qui tiendrait
ma tête dénudée au chaud (le corps humain perdant 80% de sa
chaleur par la tête). Et comme les chandails à capuchon de type
«hoodies» sont souvent de style sportif ou trop décontracté pour être
portés à mon travail, j’ai toujours froid. Je voulais donc créer un
hoodie chic et ajouter le dragon de mon tatouage exactement là où il
est situé sur ma tête, sur le capuchon de chaque robe ou veston.
Ainsi, en portant nos vêtements, vous pourriez aussi porter mon
tatouage!
Lynda était la partenaire parfaite pour le projet. Nous avons travaillé
très fort pour créer cette collection de vêtements et de hoodies, mais
à ma grande déception, le projet avait été refusé par Reitmans,
Target et Simons!
Deux ans plus tard, je rencontrais Pascal Labelle, un jeune designer
de Montréal qui travaille le cuir et la fourrure. Il m’avait contactée
pour m’offrir d’être l’égérie de sa nouvelle collection. Et j’avais eu un
coup de foudre en regardant son travail. Sa personnalité forte, sa
philosophie «unis par nos différences» et son respect de
l’environnement m’avaient épatée. Il réutilise chaque petit bout de
fourrure ou de cuir pour les coudre ensemble, les reteindre, les
retravailler pour recréer des gants, des couvertures, d’autres
manteaux (en somme, rien n’est jeté ni perdu!). Il n’achète que des
peaux des Amérindiens et il choisit celles qui ne se vendraient
probablement pas à cause d’une petite imperfection ici ou là qu’il
saura utiliser à son avantage plus tard. Pascal a un respect
immense de la nature et des animaux: il n’utilise que des matériaux
biodégradables. Pensez-y la prochaine fois avant d’acheter un
veston en faux cuir, fait avec des matériaux non biodégradables
comme le plastique. Avec le temps, je suis devenue la muse de cet
homme et sa partenaire d’affaires dans la création de notre gamme
de hoodies, chacun d’eux étant fait sur mesure. J’avais été
complètement dévastée de ne pas avoir eu de succès avec cette
idée et voilà que, deux ans plus tard, je comprenais pourquoi: il
manquait Pascal à mon équipe!
Quelquefois, il suffit d’un peu de patience pour voir un rêve se
réaliser! En ce sens, tous ces projets que j’aborde qui sont fous, qui
sont uniques en soi, toutes ces idées utopiques qui ont pour but
d’aider, mais qui sortent de l’ordinaire – un peu comme moi, en fait
–, ce sont des projets qui deviennent des défis lorsqu’ils sont
refusés. Je n’ai jamais pris ce type de refus ou ces échecs comme
une attaque personnelle parce qu’en fait mes idées et mes pensées
ne peuvent être larguées, elles restent miennes et demeurent à
l’intérieur de mon âme…
J’ai cheminé sur le parcours de l’abstinence, les mâchoires bien
serrées, jusqu’en 2005, white knuckles comme on dit en anglais.
Lors de mes débuts comme DJ, quelqu’un m’avait suggéré de boire
quelques vodkas pour m’enlever l’impression d’être nulle derrière les
platines. Ça fonctionnait plutôt bien, donc j’ai continué longtemps
cette «technique», ce médicament, cette potion magique qui me
procurait une forme de «je-m’en-foutisme» sans passer par d’autres
chemins. J’avais trouvé ma substance de prédilection, mon
amoureuse, ma concubine, l’amour de ma vie: la vodka.
En dix ans, c’est-à-dire en une toute petite décennie de rien du tout,
je suis passée de quelques verres de vodka ici et là à environ un litre
de vodka pure par jour. J’étais incapable d’arrêter et je ne pouvais
pas non plus continuer à boire. Mon corps n’en pouvait plus:j’avais
de grosses attaques de tachycardie qui me réveillaient souvent en
pleine nuit – dans ces moments, mon cœur pouvait monter jusqu’à
187 BPM – et des infections chroniques aux reins. Malgré mes
problèmes de santé, je recommençais toujours à boire le lendemain
(je me trouvais toujours une bonne raison), même après avoir
promis la veille que c’était FINI! Que demain j’arrêtais tout!
J’essayais de cacher à tous que je buvais, mais mes sacs de
recyclage étaient toujours remplis de bouteilles vides, preuves
incontestables de ma culpabilité. Alors, j’en transportais dans ma
voiture, j’en mettais d’autres dans les poubelles ou dans les bacs à
recyclage des voisins. Je planquais aussi quelques bouteilles,
celles-ci pleines, dans la maison pour éviter les commentaires
négatifs de mon ex-femme. Je buvais dans la douche, dans mon
bureau, aux toilettes, dans la voiture, dans les boisés, n’importe où,
du moment qu’on ne me voyait pas, et je dissimulais avec succès
mon ivresse.
L’alcool, qui avait à la base relâché ses vertus apaisantes chez moi,
possédait maintenant des effets secondaires désagréables. Plutôt
que de me soutenir dans des moments difficiles comme il l’avait fait,
il est vite devenu une cause de péril. En gros, l’alcool m’a enlevé
tout ce qu’il m’avait donné!
Pourtant, il y a quelques années, j’étais encore capable de ne
prendre que quelques verres. J’avais le contrôle, avant… Mais que
s’était-il passé? Sournoisement, l’alcool était devenu un dieu, une
puissance supérieure, une réponse à toutes mes questions, une
question à toutes mes réponses. Toute activité se devait d’inclure,
d’impliquer de grandes doses de vodka. En fait, s’il n’y avait pas de
possibilité de boire, je ne me déplaçais pas. Puis, je me suis mise à
calculer: les gens buvaient trop lentement, buvaient moins que moi,
mais en même temps, j’avais si peur d’en manquer que je
remarquais aussi s’ils buvaient un peu trop!
Le problème était sûrement la vodka, j’aimais beaucoup trop ça.
Alors, je me suis dit: «Je ne vais boire que du vin et tout va bien
aller!» Non! Ce n’était pas la bonne solution, car le vin n’était pas
assez fort et je me retrouvais à boire trois bouteilles par jour pour
pallier le vide laissé par la vodka. J’ai ensuite essayé avec du
Jägermeister, parce que ça goûte vraiment mauvais et que j’étais
convaincue que ça limiterait ma consommation. Quelle mauvaise
idée! Après quelques jours, j’en étais déjà à presque une bouteille
par jour et j’avais l’impression que l’estomac allait me sortir du
ventre!
À partir de 13 h, il m’était impossible de prendre le volant, parce que
j’étais déjà trop intoxiquée. J’étais certaine que le tremblement de
mes mains le matin était dû au fait que je ne mangeais à ce
moment-là qu’un petit repas tous les trois jours. J’étais persuadée
que je n’avais pas de problème, que je n’étais que victime de
circonstances désolantes et que je faisais pitié. Encore une fois, je
rejetais la faute sur tout, sans considérer la véritable cause de mon
trouble.
Seule, après avoir laissé mon ex-femme, dans ma maison de 5700
pieds carrés, je buvais, je pleurais et je n’en pouvais tout simplement
plus. Je ne pouvais plus vivre avec l’alcool et je ne pouvais plus
vivre sans. Je m’acharnais à essayer de reprendre le contrôle de ma
vie, mais je m’enlisais de plus en plus. Je ne comprenais pas du tout
pourquoi j’étais incapable de me contrôler. Je ne savais pas
comment m’en sortir et je ne savais pas non plus comment
demander de l’aide. J’ai vécu seule avec ce secret pendant trop
longtemps. Je l’ai gardé à l’abri tout au fond de ma conscience, car
je ne voulais pas m’avouer vaincue. J’avais encore espoir que les
choses se replaceraient, que je serais capable de remettre le
bouchon sur cette bouteille une fois pour toutes!
Un jour, je me suis répété: «Demain, j’arrête, c’est sûr! Et si ça ne
fonctionne pas, je m’enlèverai simplement la vie. Je suis trop
fatiguée pour continuer et personne ne va en faire un plat!»
Le temps s’est arrêté le 19 septembre 2016…
J’avais bu toute la nuit. J’avais eu d’intenses crises de tachycardie.
J’avais eu peur de mourir et pourtant je souhaitais mourir, parce que
je n’en pouvais plus de cette bataille interminable. Le 19 septembre,
l’alcool avait gagné sa bataille contre moi! Faute de combattants, la
guerre s’était terminée! Au matin du 20 septembre, j’étais finalement
prête à lever le drapeau blanc.
Assise par terre devant le foyer à fumer mille cigarettes et un joint,
j’avais essayé de me souvenir, de récapituler un peu… À quand
remontait la dernière fois où je n’avais pas bu pendant toute une
journée… une heure… une minute…? Cette cuite qui avait duré sept
ans ou peut-être dix ans ne semblait avoir ni début ni fin. Je n’avais
pas réalisé à quel point j’étais enterrée sous mon obsession.
Je savais déjà qu’il y avait des problèmes d’alcool dans ma famille
biologique et que l’alcoolisme peut souvent être héréditaire.
J’imagine que certaines personnes autour de moi s’en étaient
aperçues et que quelques-unes m’avaient même prévenue que
j’étais sur une pente descendante. Mais moi, j’ai réalisé que j’avais
cette «maladie» de l’alcoolisme le matin du 20 septembre 2016
devant mon foyer, avec mon visage vert, le corps gonflé par l’alcool,
une cigarette dans ma main tremblante et mon cœur battant sans
trop de rythme, avec beaucoup d’insuffisance et en quatrième
vitesse.
Si rien ne change, rien ne change. J’ai passé ma vie à me battre
contre des choses sur lesquelles je n’avais aucun contrôle, à être en
mode «réaction», à anticiper les coups et à préparer ma riposte. J’ai
perdu des années à croire que j’arriverais à tout changer autour de
moi et à faire en sorte que je prendrais le BON chemin, c’est-à-dire
celui que j’avais choisi.
En fait, je ne suis pas naïve. Je sais qu’il est impossible d’anticiper
ce qui va nous arriver, mais je le faisais quand même. Puis, un jour,
je me suis rendu compte que ces batailles incessantes me laissaient
complètement exténuée, vidée et fatiguée. Je ne m’étais jamais
arrêtée à penser que, sans moi, la terre continuerait de tourner, les
circonstances, les obstacles et les surprises (positives et moins
joyeuses) arriveraient, que j’y sois ou non. J’avais, jusqu’à
récemment, cheminé avec de vieilles convictions, d’anciens
mécanismes de défense qui m’avaient protégée jadis, mais qui ne
m’étaient plus nécessaires. J’étais armée jusqu’aux dents pour le
combat que je tenais à mener contre la vie. Je n’avais jamais pensé
à simplement m’abandonner. J’étais une adulte qui traînait mille
blessures d’enfant et qui avait trop d’orgueil pour admettre que
j’étais incapable de combattre seule.
En 2016, j’ai donc fait quelque chose que je n’avais jamais fait
auparavant: j’ai demandé de l’aide. Aujourd’hui, c’est encore difficile
pour moi. Après tout, je m’étais toujours arrangée toute seule et je
pense qu’une partie de moi, peut-être la petite Ève anxieuse et
blessée, me disait que je ne méritais pas d’être entendue, aimée,
aidée.
Mais les gens sont heureux de secourir. À une personne qui vous
demande du soutien, diriez-vous non? À une personne en détresse
et en quête d’aide, ne tendriez-vous pas la main? Pourtant, j’étais
très dure envers moi-même. Jamais je ne venais à ma propre
rescousse. J’avais vite découvert que j’étais plus douce envers mon
pire ennemi que je ne l’étais envers moi-même. En cherchant la
perfection, en voulant abolir l’enfant délaissée, j’avais oublié de
m’aimer.
Je cherchais la perfection. Je tentais de contrôler mon futur, les gens
qui m’entouraient, les choses. Je me définissais par mes avoirs et
mes réalisations. Je n’avais aucune idée de qui j’étais. Qu’est-ce
que j’aimais? Qu’est-ce que je n’aimais pas? Quelles étaient mes
valeurs? Comment dire non? Comment dire oui? J’avais, jusque-là,
passé ma vie à faire ce que les autres voulaient que je fasse, à
devenir ce que je croyais qu’ils voulaient que je sois, à plier, à
m’oublier. J’avais appris à aimer ce qu’on me demandait d’aimer, et
tout ça pourquoi? Pour être acceptée? Pour être aimée? Pour éviter
le rejet?
Un compliment sur le chemisier que je portais ne recevait jamais un
simple merci. Je devais me justifier en disant qu’il ne m’avait pas
coûté cher, qu’il était vieux. Il y avait toujours un «oui, mais» pas trop
loin… En réalisant que je faisais cela, j’ai pu commencer à accepter
ces compliments et à répondre tout simplement merci aux éloges.
Ce n’est pas de l’humilité qui nous amène à nous justifier. L’humilité,
c’est de dire merci. Un point c’est tout. Aujourd’hui, en toute
modestie, je demande l’aide dont j’ai besoin et j’apporte celle que je
peux.
CONCLUSION
JUSTE POUR
AUJOURD’HUI
«Vous pouvez m’enlever tout ce que j’ai, ce que j’ai acquis, ce que je
possède et je le recréerai, reconquerrai, regagnerai, remplacerai.
Parce que le pouvoir réside dans la source de la richesse et non
dans la richesse même. Dans ce qui l’engendre et non dans son
incidence.» CARNEGY
J’ai cinquante mille cordes à mon arc, je suis une artiste
multidisciplinaire qui aime les défis, les choses qui n’ont jamais été
faites auparavant, et surtout les portes fermées! Je me divertis et j’ai
plaisir à aller contre ce qui m’est refusé. Je déteste les préjugés, j’ai
une haine profonde des opinions négatives envers les plus faibles,
les humains qui s’acharnent à minimiser, à piétiner les plus
vulnérables pour se remonter. J’aime venir en aide. Quelquefois, je
m’oublie même dans ce personnage de sauveur.
J’ai mille et une idées qui pourraient améliorer notre univers,
soulager les maux des gens en difficulté. J’ai également mille et une
démarches artistiques pour exprimer mes mille et un sentiments de
désarroi face aux injustices.
Je m’appelle Ève Salvail.
Je suis mannequin.
Je suis DJ.
Chanteuse.
Animatrice télé.
Productrice de musique et de vidéos.
Courtière à Wall Street.
Directrice de night-club.
Actrice.
Dessinatrice.
Coordonnatrice d’événements.
Designer de vêtements.
Conférencière.
Et...
Auteure.
Quand on est enfant, on imagine son futur comme étant plein
d’espoir.
Les enfants ont cette certitude de pouvoir accomplir à peu près
n’importe quoi. Tout ce que nous faisons à partir de là est motivé par
le désir de nous sentir d’une certaine façon.
Il y avait une ritournelle à la télévision quand j’étais jeune, une
chanson d’une pub télé pour des jeans, je crois, de la marque
NEILS. Je trouvais la mélodie enivrante et elle me donnait un
sentiment de joie profonde. Cette publicité avait été lancée juste
avant la rentrée scolaire. Je ressentais déjà l’exaltation de rencontrer
de nouveaux amis, de porter les nouveaux vêtements qui m’avaient
été achetés par mes parents, d’écrire avec ces beaux crayons neufs
dans ces cahiers qui n’avaient jamais été ouverts et de plonger le
nez entre les pages d’un bouquin avec l’odeur bien particulière des
livres neufs. Cette petite mélodie, tout comme la chanson Modern
Love de David Bowie, me procure un bonheur fort et intense. Quand
j’entends les premières notes de Modern Love, je reviens
immédiatement à moi, à 12 ans, devant la petite glace de l’armoire
de la salle de bain, une brosse à cheveux en guise de micro,
donnant un concert devant 300 000 personnes qui scandent mon
nom.
Fermez les yeux.
Imaginez un temps durant votre enfance où vous croyiez pouvoir
tout accomplir. Quand vous aviez la profonde et véritable conviction
que vous alliez, un jour, gagner une médaille d’or aux Jeux
olympiques ou que vous donneriez un concert de musique devant
une foule nombreuse. Quand vous ne connaissiez que «je peux»
sans trop savoir qu’il existe des moments où nous ne pourrions pas.
Ce n’est qu’à l’âge adulte que nous commençons à croire ceux qui
nous disent que nous devons rechercher des défis et des buts plus
«accessibles», plus «réalisables» et surtout plus «réalistes». Nous
perdrons avec les années ce sentiment d’invincibilité, nous
oublierons cet espoir, cette drive que nous avions jadis qui nous
faisait croire que nous avions la capacité de faire n’importe quoi.
Imaginez un moment précis où vous vous sentiez bien, en sécurité.
Est-ce que c’était l’été? L’automne? Quelle heure était-il environ?
Vous souvenez-vous de l’odeur (pour moi, c’était l’été et ça sentait le
gazon fraîchement coupé)? Faisait-il chaud ou froid? Essayez de ne
pas vous laisser distraire par des pensées envahissantes, tentez
plutôt de vous souvenir des petits détails et des sensations qui s’y
rattachaient. Restez dans ce moment le plus longtemps et le plus
souvent possible.
Moi, quand ça va mal, quand je ne crois pas pouvoir réussir à passer
à travers les obstacles de la vie, je chante la chanson de la pub
NEILS et je me sens soudainement bien.
J’ai trop longtemps cherché le bonheur à l’extérieur de moi-même.
J’achetais un éléphant avec la trompe vers le haut, une patte de
lapin, des cristaux, etc. Et chaque objet qui, selon les croyances,
avait des attributs ou des vertus bénéfiques. Je cherchais à travers
ces objets et ces croyances le bonheur que je ne croyais pas
mériter. J’attendais le jour où j’aurais une maison, où je serais
heureuse. Le jour où je serais en relation, celui où je trouverais le
bonheur.
Soyons honnêtes: on cherche tous la pilule, la conférence, le
bouquin, le lieu, la personne, la chose qui nous apporteront le
bonheur. Pourtant, le bien-être ne se trouve pas à l’extérieur de
nous-mêmes.
Pour moi, la solution à l’échec a toujours été de faire des essais, de
me casser la gueule, de commettre des erreurs, de continuer à aller
de l’avant, d’éviter de m’embarquer dans des batailles que je n’ai
aucune chance de gagner et d’essayer de ne pas avoir trop
d’attentes face aux situations, aux défis, aux conditions. Ma solution:
faire de mon mieux, même si ce mieux n’apporte pas la gloire, n’est
pas parfait, ou n’est pas comme l’autre aurait fait.
Aujourd’hui, non seulement je suis en amour, mais j’ai déniché la
coéquipière parfaite pour partager mes joies comme mes échecs:
celle qui accepte mes imperfections. Nous pouvons tous trouver ce
qui est bon pour nous, au lieu de ce qui est bon pour l’autre. Pour ce
faire, nous devons déterminer nos besoins, croire que nous méritons
de les combler, nous faire confiance et découvrir une façon de nous
départir de nos attentes qui souvent nous rendent malheureux.
Si je crois en mes capacités à écrire un livre, à parler en public, à
écouter les autres, à me connaître, alors celles-ci sont bien réelles.
Peu importe si cette croyance est basée sur des faits ou non, ce qui
importe, c’est la foi. Il n’y a pas de recette magique, il n’y a pas de
billet de loterie garanti gagnant. Il y a seulement le fait de croire et
de faire confiance à la vie. D’avoir la conviction qu’elle nous conduira
là où l’on veut.
Aujourd’hui, dans notre monde idéaliste et irréaliste, nous avons la
capacité de cacher ou de falsifier notre vraie identité en retouchant
et en modifiant nos images. Nous pouvons maintenant nous créer,
nous recréer en l’instant de quelques clics, en prétendant incarner la
perfection, en devenant la personne que nous aurions voulu être.
Dans ce monde d’apparences et de futilités, il est parfois trop facile,
voire tentant, d’oublier notre vraie nature, nos vraies valeurs:
l’essence même de notre identité.
J’ai été abondonnée à la naissance, rejetée par les enfants à l’école
parce que j’étais marginale. J’ai ainsi passé trop d’années à essayer,
sans succès, de me conformer, à sentir le besoin d’être comme les
autres. Je suis devenue cette image de moi-même que plusieurs
adoraient, celle qui incarnait la perfection, la beauté; belle en dehors,
mais rien en dedans. Et tout ça au détriment du MOI, de la véritable
Ève et des traits qui me distinguent des autres. Un jour, j’ai fini par
comprendre que ce qui me différenciait des autres humains, ce que
j’étais à l’intérieur, était en fait ma plus grande force.
J’aurais pu choisir un chemin plus facile pour me trouver, certes, un
sentier moins cahoteux, un parcours un peu moins atypique… Mais
non! Pas moi! J’ai choisi pendant des décennies d’être belle et de
me taire, plutôt que d’être moi pour être belle. J’ai demandé sans
relâche à la petite fille de Matane d’arrêter de faire des vagues, de
plonger au plus profond de moi, là où règne le silence absolu, en lui
parlant comme le faisaient les enfants de ma petite école, avec
jugement, amertume, incompréhension, sans écoute, avec brutalité
et intimidation. Elle a bien obéi en restant muette comme une carpe.
Mais, aujourd’hui, j’ai le goût de m’émerveiller à nouveau, de croire,
de me donner le droit de dire ce que je veux (ce livre en est la
preuve) et d’être bien. Parce que quand je me sens bien, quand je
souris et quand je suis MOI, je suis plus belle et resplendis de toute
ma personne. Pour une fois, j’ai aussi envie de plonger et d’écouter
ce que la petite Ève de Matane me dirait, elle qui a tant à
m’apprendre sur la simplicité et le bonheur. À mon tour, j’aimerais lui
faire le signe de plongée sous-marine que «tout va bien» afin qu’elle
puisse remonter à la surface de l’eau en toute sécurité.
Bref, mon parcours se termine là où il a commencé, main dans la
main avec la petite Ève de Matane et l’avenir devant moi. J’espère
de tout mon cœur que vous trouverez dans mon histoire l’inspiration
nécessaire pour être vous-même, pour vous sentir beau ou belle et
cultiver vos différences. Car c’est dans ces différences que se trouve
la vraie beauté!
REMERCIEMENTS
J’aimerais tout d’abord remercier les Éditions de l’Homme et les
nombreuses personnes qui ont cru à ce projet de biographie, qui
m’ont épaulée et aidée. Notamment, Judith Landry et Ann
Châteauvert. Un petit coucou à Lou pour ta plume et à ta maman
pour son aide.
Un grand merci à ma famille, Reno, Lise et Étienne, pour tous ces
moments inoubliables, ces belles leçons et cet amour inconditionnel.
Merci à tous les membres de la famille Salvail d’avoir toujours été
les meilleurs spectateurs!
À mon beau Jean Paul à moi. Sans toi, je ne serais pas ici. Tu es
extraordinaire, tu es mon amoureux!
À Thierry-Maxime Loriot qui m’a tenu la main durant ce processus,
ce terrain un peu inconnu pour moi qu’était l’écriture d’un livre. Et à
Nathalie Bondil pour le soutien et l’accueil.
À Christiane T d’avoir cherché à me rencontrer! Tu m’as fait renaître
ce jour-là dans le minivan vert et je t’en suis très reconnaissante!
Regarde ce que tu as créé et dis-moi si tu en es fière. Moi, je suis
fière de t’appeler maman!
À la famille d’Amélie, avec qui je suis restée en contact. Ce sont des
êtres qui m’ont beaucoup apporté. J’admire leur courage et leur
force! Merci d’être dans ma vie!
À ma lumineuse Audrey Lemieux, mon amoureuse, mon ange à moi,
pour ta patience, tes encouragements et la douceur de tes mots.
C’est précieux, un amour comme le nôtre, et je pensais que ça
n’existait que dans les films de Walt Disney!
Karrie Goldberg et sa maman: merci d’être toujours là pour me
protéger, m’élever, me dire la vérité comme vous la percevez! Elles
sont rares, les personnes aussi vraies que vous deux! Une mention
spéciale aussi à Doctor Hobby for my new nose.
Un grand merci à Elton John qui, sans le savoir, m’a permis de ne
pas consommer d’alcool lors de ma toute première prestation de DJ.
Il performait juste avant moi ce soir-là et quelqu’un m’avait informé
qu’il était sobre depuis maintenant presque 30 ans. Quelle
coïncidence qui n’en est pas une!!!! J’avais bien joué ce soir-là,
j’avais réussi à dire non aux maintes offres de prendre un petit
cocktail, j’avais eu une force indéniable qui m’avait protégée, parce
que si Elton pouvait le faire, alors moi aussi!
À tous les couturiers, mannequins, maquilleurs et coiffeurs. À mes
agents, mes représentants et tous mes alliés du milieu de la mode,
de la musique et du cinéma. J’ai eu tellement de belles opportunités,
tellement de beaux cadeaux qui m’ont été offerts avec bonté et
générosité. Merci d’avoir accepté de collaborer avec la petite punk
que j’étais! Merci de m’avoir donné ma chance!
Finalement, merci au petit groupe d’amis intimes qui rayonne autour
de moi. Vous avez toujours été mes psychothérapeutes, mes
conseillers, mes confidents, mon courage et mes humoristes! Quel
beau groupe vous faites!
Ce livre est pour toi, grand-papa Laurent.
CRÉDITS PHOTOS
P. 30 Collection personnelle d’Ève Salvail | P. 33 Collection
personnelle d’Ève Salvail | P. 34-35 Reno Salvail | P. 36 Romain
Pelletier | P. 42 Reno Salvail | P. 54-55 Reno Salvail | P. 60 Roger
Côté | P. 65 Collection personnelle de la famille Salvail | P. 66
Collection personnelle d’Ève Salvail | P. 69 et 71 Reno Salvail | P. 72
Collection personnelle d’Ève Salvail | P. 73 La Presse | P. 85
Collection personnelle d’Ève Salvail | P. 86 Collection personnelle
d’Ève Salvail | P. 93 Marc Hispard/Glamour France | P. 96 Collection
personnelle d’Ève Salvail | P. 98: Patrice Stable | P. 102-103 Carl
Lessard | P. 107 Journal Libération (haut); Jean-Baptiste Mondino
(bas) | P. 114, 119 et 120 Collection personnelle d’Ève Salvail | P.
123 et 127 Bruce Weber | P. 130 Collection personnelle d’Ève
Salvail | P. 134 Steve Wood | P. 149, 150 et 158 Collection
personnelle d’Ève Salvail | P. 166-167 Collection Luc Besson | P.
186, 188 et 191 Collection personnelle d’Ève Salvail | P. 199 Bryan
Adams | P. 203-204 Collection personnelle d’Ève Salvail | P. 211
Jean Paul Gaultier | P. 214 Collection personnelle de Jean Paul
Gaultier | P. 215 Thibault Grabherr/TVA Publications | P. 216-217
Thibault Grabherr/Photo12 | P. 221 Collection Assemblée
nationale/Christian Chevalier photographe | P. 223 Collection
personnelle d’Ève Salvail | P. 226 et 228 Collection personnelle de
Pascal Labelle | P. 246 Collection personnelle d’Ève Salvail
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE DE JEAN PAUL GAULTIER
INTRODUCTION Dans mes têtes
1Naître à 28 ans
2Moi et l’objectif
3Entre les murs du Cégep de Matane
4Mon enfance, mon monde imaginaire
5Le divan en velours de grand-maman
6L’héritage de mes grands-parents
7Aix-en-Provence calling, mes années punk
8De marginale à miss Clin d’œil
9En pays inconnu
10La première mannequin à la tête rasée
11Cueillie par Jean Paul Gaultier
12Paris, Milan, New York
13Apparition de mon personnage principal
14Mes excuses à Versace
15En coulisse d’un défilé de mode
16Drag queen
17Mes agents, mes anges
18Les dures réalités du métier
19Incursion au cinéma
20Ma dépendance – 1re partie
21La petite fille de Matane rencontre des célébrités
22Disc-jockey
23De bonnes causes et de bons amis
24Frôler la mort
25Mes retrouvailles avec Jean Paul Gaultier
26Mon masque de clown
27La mannequin devient designer
28Ma dépendance – 2e partie
CONCLUSION Juste pour aujourd’hui
REMERCIEMENTS
CRÉDITS PHOTOS
Sois toi et t’es belle
ISBN EPUB: 978-2-7619-5328-3
Édition: Ann Châteauvert
Infographie: Chantal Landry
Traitement des images: Johanne Lemay
Révision: Lise Duquette
Correction: Jocelyne Cormier et Odile Dallaserra
Couverture: Reno Salvail, chemisier Jean Paul Gaultier
11-20
Imprimé au Canada
© 2020, Les Éditions de l’Homme,
division du Groupe Sogides inc.,
filiale de Québecor Média inc.
(Montréal, Québec)
Tous droits réservés
Dépôt légal: 2020
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Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de
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Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.