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Introduction
Recherches actuelles
sur les psychoses
Marcel Czermak*
Le terme de « recherches actuelles » est contrés avec Jacques Garnier, j’avais Tout ça était dit, au départ c’était un
extrêmement bienvenu, même s’il peut paraître évoqué la petite conférence de sep- peu irrité et après, c’était plus déten-
assez prétentieux, puisque tout le monde est tou- tembre 1967 qui s’est tenue au centre du et puis il se plaignait en substan-
jours dans les recherches actuelles. Nous savons hospitalier Sainte-Anne. Je ne sais pas ce qu’il ne soit pas beaucoup
très bien ce que donne l’actualité, c’est-à-dire plus si les uns ou les autres vous avez eu soutenu.
ça change, plus c’est la même chose. J’ai suggéré l’occasion de la lire ; elle a été diffu-
Un névrosé Donc je vous situe là quelques
« recherches actuelles » pour essayer, si je peux – ce sée par des mains anonymes et bien- antécédents, travaux qu’avec des
n’est pas très facile –, de faire valoir qu’il y a quand veillantes. Il s’est trouvé que, tourne amis, on a essayé de faire, c’est-à-
même des choses actuelles. D’autant que, non seu- quelques mois auparavant, j’avais dire qu’en premier lieu on a essayé
lement dans les milieux analytiques mais dans les invité Lacan en salle de garde et là je autour de ses objets de prendre au sérieux cette affaire-
établissements hospitaliers où j’ai quelques respon- n’en ai pas gardé de trace. En sep- là : la question dite de l’objet,
sabilités, mes chers camarades psychiatres s’imagi- tembre 1967, je n’étais pas là et donc puisque nous n’ignorons pas com-
nent toujours que pour Lacan, avec le stade du je n’en ai pris connaissance qu’après comme une chèvre ment la question de l’objet, dans la
miroir et la forclusion, on est tranquille, on a fait le coup, grâce à un ami qui l’avait enre- psychanalyse, a été un empêtrement
tour du problème. gistrée et qui l’a transcrite et diffusée. autour de son piquet, énorme. Chez Freud, c’est extrême-
Quand on est un petit peu plus dégourdi, on a Ça a démarré de la façon suivante, il y ment malaisé à manier ; il n’y a qu’à
lu le Séminaire sur Les psychoses 1. Alors, on le avait là mes petits camarades et puis sans jamais lire le texte « Deuil et mélancolie 2 »
mâchouille très soigneusement comme si c’était les plus vieux, et Lacan de dire : pour voir la difficulté puisque, jus-
l’alpha et l’oméga des problèmes, moyennant quoi « J’étais venu avec l’intention de vous qu’à ce jour, et en s’appuyant seule-
on reste en rade ; cependant que les uns et les autres engueuler et comme je vous vois si pouvoir ment sur ce texte, il y a encore des
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exactement les caractéristiques de ce fameux sein de son corps propre, vient empê- assistante : « Voyez-le. » Et au
« objet a ». Je ne vaux rien, je suis le malheur du cher. Nous savons – je parlais des moment où il parlait qu’il n’avait
monde, c’est la position la plus éminente ; quand il mélancoliques ou de certaines psy- plus de place, il s’est éteint comme
dit : « il faut m’éliminer », il y a de quoi, puisqu’un choses – à quel point nous avons y un lumignon. On a eu beau le mas-
névrosé tourne autour de ses objets comme une compris des incidences biologiques, ser, l’intuber, le ventiler, lui faire un
chèvre autour de son piquet, sans jamais pouvoir fonctionnelles, fondamentales : ces choc électrique, il est quand même
mettre la main dessus mais il est empoisonné ; donc gens qui ont des rétentions aiguës mort, et on nous a dit : « Ce n’est pas
effectivement, si les uns et les autres on pouvait être d’urine sine materia, des fausses- bien. »
débarrassés de l’objet qui nous met en tension, qui routes du carrefour aérodigestif sans Tout cela pour parler de l’ob-
nous casse les pieds sans qu’on puisse mettre la aucun problème neurologique jet partiel. L’objet partiel n’a de sens
main dessus, ce serait un grand bonheur et le mélan- étayable, aussi bien ces sujets qu’il – si on ne veut pas être méchant avec
colique dit cela en clair : virez-moi, ça suffit. suffit de regarder pour qu’ils s’esti- Abraham, si on veut entrer dans les
Donc, essayons de faire – Lacan ne serait pas ment fécondés par le regard ou que difficultés qui ont été les siennes –
content parce que c’est trop imagé, il disait que par leur oreille sortent des excré- qu’au regard de ceci que nos fonc-
l’objet a n’est pas spécularisable – un portrait de ments, c’est-à-dire qu’on y assiste à tions dites biologiques prennent
« l’objet a ». C’est un objet qui parle et qui nous dit quelque chose qui est véritablement parti. Je veux dire que la fonction, la
en clair quelle est sa condition, c’est-à-dire qu’il une déspécification orificielle. pulsionnalité, est partiale. J’accepte
nous en donne très clairement les repères ; de quoi Avec « Deuil et mélancolie », ou pas de bouffer, j’accepte ou pas
c’est fait. Mais comme il parle, alors qu’habituelle- on est dans la métapsychologie freu- d’écouter, etc. Je dis oui ou je dis
ment chez le névrosé ça marche en sourdine, que dienne ; il y a là quelque chose qui est non, c’est-à-dire que nos fonctions
c’est tout un toutim pour que le névrosé arrive à cer- dans l’ordre d’une déspécification biologiques dénaturées par le fait du
ner ce qui vient le déterminer, ce qui vient le causer, pulsionnelle, laquelle déspécification langage se partialisent. Donc c’est
ce n’est pas croyable que ça parle en clair. Et y com- pulsionnelle n’a strictement rien à moins l’objet qui comme tel est par-
pris dans le fait que les uns et les autres nous voir avec une quelconque organisa- tiel, que nos fonctions et nos pul-
connaissons bien la problématique : chaque fois que tion biologique puisqu’elle vient la sions qui prennent parti. Ce que la
je me rapproche de l’objet supposé cause, c’est pré-
cisément le moment où il m’apparaît le plus éloi-
dénaturer, la subvertir. Du coup, évi-
demment, on est chèvre. Hier, je fai- Ce que les psychose nous enseigne, c’est que,
très précisément, la fonction n’ayant
gné. C’est ce côté dans l’espace qui est sais lire à mon assistante un article pas pris parti, l’objet comme tel est
topologiquement délicat à déterminer. Or là, il est
au milieu de nous et il nous dit : je cause votre mal-
que j’ai pris dans une revue psychia-
trique torchon, où il y avait une étude
psychotiques déspécifié avec tout ce qui s’en pro-
duit, à savoir ces psychotiques
heur. Je cause votre malheur, vous souffrez à cause type serpent de mer, une revue britan- comme nous en connaissons dans les
de moi et je vous en supplie, virez-moi, tuez-moi. Si
vous ne le faites pas, comme je suis une infection
nique, sur la question des morts
subites chez les psychotiques. Les
nous hôpitaux psychiatriques qui vont
bouffer de la merde, qui vont bouffer
sur la face du monde, je vais m’éliminer tout seul et auteurs disaient : « Eh bien, oui effec- les pansements, gober des détergents
je vais passer par la fenêtre. tivement, ils ne prennent pas leur trai- enseignent, liquides et considérer que, parce
On a là un certain nombre de caractéristiques tement, ils se négligent, etc., mais il qu’on leur a parlé, ils sont enceints.
tout à fait fondamentales qui devraient permettre à
ceux pour qui la question de l’objet est si énigma-
faudrait assurer mieux la surveillance
cardio-vasculaire », comme si qui- c’est que l’objet En d’autres termes, on voit là com-
ment ce curieux corps, loin d’avoir
tique d’en avoir une certaine appréhension. On conque pouvait mourir sans un arrêt une concordance quelconque avec
connaît les empêtrements de Freud concernant la
question de l’objet, mais on voit aussi les soucis
cardiaque. Mort cérébrale.
Nous savons très bien la ques-
est notre corps anatomique, n’a pas du
tout l’aspect de ce tuyau, avec une
d’Abraham qui était en deçà de la main, par rapport tion que posent ces morts subites, entrée et une sortie, mais prend un
à Freud. Mais enfin, Freud ne pouvait pas engueu-
ler Abraham puisqu’il l’avait envoyé au baroud
puisque j’en ai eu une sur le dos il n’y
a pas plus de quinze jours : c’était un
fondamenta- curieux aspect. Est-ce que c’est un
sac qu’il faudrait trouer ou est-ce
contre Jung. Il ne pouvait pas lui dire : « Arrête tes homme public étranger, d’un pays que c’est un truc plus sophistiqué, du
conneries ! » Abraham, dans sa tentative qui avec lequel notre pays est quelque peu lement un. genre de l’asphère de Lacan ? Je ne
devrait nous apparaître maintenant à la fois tou- en délicatesse. Je me suis retrouvé vais pas entrer là-dedans d’emblée,
chante et dérisoire, a tenté d’établir une espèce de avec le Parlement européen et Amnes- mais en tout cas, ça indique bien que
parallélisme entre les névroses et les psychoses ; ty international sur le dos ; parce cette subversion de notre biologie
vous connaissez tous le fameux texte avec l’hysté- qu’une mort subite, ce n’est pas nor- par le langage suppose ces objets
rie d’un côté, la démence précoce de l’autre, et puis mal. Une mort sine materia et puis dits partiels, ce n’est qu’un seul et
il y aurait des stades, etc. l’anatomo-pathologie. La CIA doit même objet, qu’il s’appelle la voix,
Rien que cela indiquait clairement à quel être dans le coup ; à moins que je ne la merde, le sein, tout ce que vous
point Abraham avait raté la question de l’objet, sois payé par la CIA… Il se trouvait voudrez, mais qui ne prend son
puisque c’est lui qui a inventé l’histoire de l’objet que nous connaissions un peu la caractère isolé dans notre propre
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Je suis donc en train d’essayer de situer cet à-dire qu’il peut essayer de se dévêtir, un peu plus claire de la question de
« objet a » en tant que, comme je le rappelais, cet de retourner ses poches de pantalon, l’objet, dire que Freud s’était trom-
objet n’a aucune naturalité. Il n’existe pas dans la de veste, il n’y a rien à faire, il ne peut pé, c’est-à-dire que ce n’est pas
nature. C’est un pur produit du langage. Je m’ex- pas s’en débarrasser. l’ombre de l’objet qui tombe sur le
plique. Pour qu’il puisse y avoir un rapport à l’autre, Ça veut dire quoi ? Ça veut dire moi, puisque dans la mélancolie – si
il faut qu’il y ait eu un écart qui se soit produit entre – c’est dans sa conférence de 1967 – ce que j’avance n’est pas trop faux
des sujets et donc que quelque chose entre ces par- qu’on oublie toujours, je m’honore de concernant les caractéristiques de
tenaires soit tombé pour que dans l’adresse que je le lui avoir glissé, on parle toujours de l’objet –, il n’y a pas de moi. Donc
fais à l’autre, il y ait une mise en tension de quelque la demande du sujet, on oublie un ce n’est pas l’ombre de l’objet qui
chose qui me ferait défaut. Ce quelque chose qui est truc, c’est que c’est l’« objet a » qui tombe sur le moi, mais il n’y a plus
tombé, c’est très précisément ce que Lacan appelait
« l’objet a ».
commande. D’ailleurs, les voix du
psychotique lui disent : « Tu fais ceci, Un de moi, et c’est l’objet qui parle en
clair, cependant que, a contrario,
Ceux qui se sont occupés d’enfants psycho- tu fais cela, tu t’es mal conduit », etc. dans la question de la paranoïa, les
tiques connaissent cela par cœur, c’est-à-dire que
sans la dimension d’un manque à tous les niveaux,
Pour un névrosé, aussi bon teint soit-
il, il est toujours mené à l’aveuglette
psychotique, caractéristiques de l’objet sont aussi
bien indiquées. Mais le trognon de
la question de l’objet ne se poserait même pas, et le par quelque chose qu’il ignore et il se sujet qui subsiste sur le mode insur-
grand malheur que nous connaissons, qui est sur la
table publique et que nous ne voulons pas lire, est
demande pourquoi il tombe toujours
sur les mêmes femmes ou sur les
c’est un type rectionnel dit « non, non, je ne veux
pas ». Quelque chose continue là à
que – et notre propre culture actuelle y pousse – on mêmes bonshommes. Donc l’« objet a » se manifester.
devrait être dans une société sans manque, sans commande, il y a une demande de qui a son On voit là comment dans la
contingence, où chacun devrait répondre au bon l’objet. psychose cette formule dite du fan-
moment, selon les termes requis, et qu’il n’y ait
jamais de trou, bref une société dépourvue de toute
Si vous voulez bien, on inter-
vertit le truc : « l’objet a » comman- « objet a » tasme se défait. On peut l’écrire : le
sujet s’équivaut à son objet. Aussi
contingence et sans trou. Mais s’il n’y a pas de trou, de. Et en plus il est dans la poche. Il bien se demande-t-on : « La coupure
il n’y a plus de langage. Il n’y a plus de biologie non
plus pour l’être parlant.
ne fout pas la paix au sujet, il l’ac-
compagne, c’est sa doublure constan-
dans la poche. est passée où ? » Il suffit d’écouter
ou de constater, hélas, ce qui se
Je reviens à une écriture qui permet de te, il ne peut pas s’en défaire ; donc il passe pour nos patients : le sujet,
reprendre la question. Certains connaissent assuré-
ment ce que Lacan appelait les « Quatre discours »,
est dans ce plein dont il est
encombré ; du même coup, s’agissant
C’est-à-dire quand il passe par la fenêtre, ça fait
une vraie coupure, c’est-à-dire qu’il
en particulier le discours du maître, qui n’est pas des psychoses, on ne peut pas écrire s’élimine vraiment ou aussi bien
très compliqué à comprendre. On l’appelle « le dis- $ <> a, mais on peut prendre en consi- qu’il peut dans les cas d’automutilation qu’on
cours du maître », mais on oublie toujours, et je le dération cette écriture pour l’écrire a tous rencontrés, c’est-à-dire que
fais souvent remarquer, que c’est la loi même du
langage. Je veux dire qu’il y a là un agent qui intro-
autrement et dire qu’on va l’écrire
logiquement. Qu’est-ce qui se passe
essayer cette division du sujet qui n’est pas
advenue, qui ne s’est pas produite,
duit dans l’Autre un certain type d’effet qui est le dans les psychoses ? On voit que le fait retour sous la forme que le sujet
suivant : entre les deux, il y a un écart qui se creu-
se ; quelque chose tombe ; et ce qui tombe, c’est
sujet, n’ayant pas perdu son objet,
n’est pas divisé, c’est un pur sujet
de se dévêtir, peut s’équivaloir à une pure coupu-
re. On peut l’écrire comme ça :
« l’objet a », et c’est pour cela que le sujet se sent plein, donc que lui-même – je prenais S = a = /, le sujet s’équivalant à l’ob-
divisé et en tension dans sa demande à l’égard de tout à l’heure l’exemple du mélanco- de retourner jet comme s’équivalant à la coupure.
l’Autre. lique –, il s’équivaut aussi bien à son Et avec le vertige que nous pouvons
Alors on peut dire que le discours du maître
contre lequel tout le monde gueule comme si c’était
objet. Il y a ce sujet et l’objet lui-
même qui parle. Donc, le pur sujet de ses poches avoir quand nous constatons que ce
qui ne s’est pas produit dans l’ordre
mal, alors que personne ne sait ce que serait un la psychose, c’est aussi bien le pur de l’aliénation légitime du langage, à
maître – nous n’avons plus aucune notion de cela –,
donc que cette perte corrélative du rapport à
objet.
Dans la paranoïa, compte tenu
de pantalon, savoir la perte, le manque, ce qui ne
s’est pas produit vient subvertir
l’Autre, qui fait tomber un objet, c’est celle-là de nos adhérences bien venues à toutes nos fonctions. Donc comment
même qui fait la division du sujet et le fantasme :
$ <> a. Nous savons toujours ce que c’est que le
l’égard de la psychiatrie classique,
grâce à Kraepelin, nous mettons tou-
de veste, notre biologie est là dénaturée.
Je vois mal, quels que soient
fantasme fondamental d’un sujet. Je dois vous dire jours l’accent sur les psychoses les tombereaux de littérature à ce
que ce n’est pas très compliqué. Le fantasme fonda- maniaco-dépressives ; enfin l’expé- il n’y a rien propos, comment on pourra rendre
mental, c’est impliqué par l’opération du langage. rience montre que la réversion de la compte aussi bien des questions de
Évidemment, selon que vous parlez français, ou
chinois, ou javanais, compte tenu des positions dis-
manie en paranoïa, c’est tout aussi
fréquent. Or dans la paranoïa, le type à faire, l’anorexie, de la boulimie, c’est-à-
dire comment des sujets peuvent se
tinctes que chaque langue induit chez un sujet dans vous dit que c’est affreux, mais il lui laisser mourir de faim. Il y a là
son rapport à l’Autre, ça va induire un fantasme reste quelque chose de l’insurrection : il ne peut pas quelque chose dans le rapport à
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ce que j’essaye de formuler, nos propres résistances cet ordre-là. Je suis mort et vivant, je le présent, c’est celui qui est affligé
ont été telles que ça nous a valu quelques tourments suis devenu immortel, je n’éprouve d’un Cotard sans vectorisation et il
et qu’en plus, de le formuler auprès de nos amis plus rien, etc. C’est-à-dire que ce n’a qu’une envie c’est : « ce n’est
psychanalystes ça ne passait pas. Je voudrais rappe- moment de crépuscule, moment pas possible, arrêtez les frais ». Or
ler que, dans les milieux psychanalytiques – je ne fécond d’une psychose, on le trouve c’est le seul qui vive dans le présent.
parle pas des milieux psychiatriques qui ont pris un toujours, et Schreber le raconte très Réellement. D’où l’importance de ce
autre cap –, ces questions ont pu subir une véritable bien dans ses mémoires. Il y a un pas- syndrome, et les travaux là-dessus
stagnation. sage, là, qui indique que ce type de sont une vraie avancée.
Je vois le programme que mes amis ont éta- clinique s’y présente et sur un mode Le texte d’Henry Frignet sur
bli ici et qui est très bienvenu. Il a tout à fait sa rai- qui peut sans doute être très éclairant le transsexualisme participe de la
son, puisqu’il propose des choses sur lesquelles on pour les cliniciens s’agissant de savoir même problématique, dans le sens
a sérieusement avancé. On démarre sur la question ce que Lacan pouvait bien appeler la suivant : nous connaissons tous les
du syndrome de Cotard, dont Lacan, dans toute son mort du sujet. débats contemporains, démocra-
œuvre, ne parle qu’à deux ou trois reprises, et enco- C’est quoi la mort du sujet ? Il tiques, suivant lesquels, en démocra-
re d’une façon extrêmement cursive. Dans les ne suffit pas de le dire. En tout cas, je tie, après tout, je pourrais très bien
milieux analytiques, on ne sait pas ce que c’est que donnerais volontiers à tout jeune qui choisir le sexe auquel je veux, je ne
le syndrome de Cotard, sauf depuis que quelques- essaye de se demander ce que c’est dirais pas être appendu, le sexe
uns d’entre nous se sont remués là-dessus. Les psy- que cette affaire-là, la mort du sujet, auquel je veux être assigné, comme
chiatres, eux, connaissent cela par cœur, parce que le conseil d’avoir en mains les coor- on dit en termes modernes. On y
quand on ne connaît pas cela, à ces chers concours, données significatives du syndrome Il n’y a pas de oublie simplement que l’aliénation
on se fait coller. Mais on ne sait pas du tout la signi- de Cotard ; ça permet peut-être d’ap- normale d’un névrosé aussi bien que
fication de ce truc.
Il y a un sentiment d’immortalité, d’être un
précier ce qu’est cette mort du sujet,
qui est toujours vivant à travers les psychose aiguë d’un psychotique, c’est de confondre
un organe avec un signifiant.
mort vivant, de plénitude, de rotondité, et ce qui a termes déployés, qui sont ceux de ce Le phallus, ce n’est aucun
été appelé un délire de négation, à savoir : je n’ai
plus de cerveau, je n’ai plus de cœur, plus de boyau
fameux syndrome suffisamment rare
pour qu’actuellement le clinicien
qui ne démarre organe. Il a fallu l’écrire, l’appeler
phallus parce que, dans le diction-
et surtout je n’ai plus de nom. C’est-à-dire que la n’ait pas très souvent l’occasion d’en naire, il n’y avait rien qui réponde à
négation vient là recouvrir tout ce qui pour un sujet
vient lui donner l’assise de son propre mouvement
rencontrer. Peut-être en rencontrent-
ils beaucoup plus fréquemment
dans ce cela, c’est l’index d’un signifiant qui
permet les opérations que je viens
vital, sur un mode qui est moins celui d’un délire qu’ils ne le pensent et qu’ils en ratent d’évoquer. Le plus éminent étant ce
des négations, puisque c’est l’un des noms donnés l’appréhension. moment signifiant même de la fécondité et de
au Cotard, que d’un délire d’affirmation que l’on Donc, il y a là quelque chose de la différence des sexes, de la repro-
peut résumer de la façon suivante : je suis plein. Je
suis bouché. On parle, je n’entends pas. Je regarde,
tout à fait fondamental concernant
l’objet, concernant le rapport du sujet,
de crépuscule duction et de la filiation qui, comme
il est constatable d’une façon géné-
je ne vois pas. Je mange, ça ne passe pas, etc. Donc y compris à sa temporalité, parce qu’il rale dans les psychoses, du fait de sa
l’affirmation d’un corps affligé d’une compacité
sans trou. Ce qui est le comble de l’hypocondrie. Le
est évident que, pour qu’il y ait tem-
poralité pour un sujet, qu’il puisse
du monde. carence, installe le sujet aussi bien
dans une circularité de réversion
comble de l’hypocondrie et la pointe extrême de ce compter les coups : un, deux, trois, générationnelle, dans une position
que nous connaissons concernant la mélancolie. quatre, il faut qu’il y ait un intervalle Je suis mort hors sexe et comme aussi bien dans
D’ailleurs, les classiques, à l’époque où il n’y entre le comput. Je rappellerai qu’il y nombre de psychoses, vers une fémi-
avait pas encore d’antidépresseurs et où l’on voyait
des mélancoliques évoluer sur des années, consta-
a une grande différence entre le un du
comput : un, deux, trois, quatre et le et vivant, nisation promise à l’horizon – et qui
permet sans doute de lever l’hypo-
taient que souvent ces délires dits de négation – que Un du Parménide, le un de la théorie thèque, parce que nos prédécesseurs
nous appellerions donc plutôt des délires d’affirma-
tion de compacité – aboutissaient à cette espèce de
des ensembles, qui est le grand Un de
la globalisation. Et ces sujets nous
je suis devenu n’avaient que les outils qu’ils
avaient à leur disposition, de ce
rotondité pleine, avec le caractère concomitant disent : « je fais un ». Tous les objets qu’est la fameuse homosexualité de
qu’on leur connaissait d’automutilation et de tenta-
tives de suicide, et avec également cette manifesta-
de l’univers sont en moi et donc je ne
peux plus compter. Il y a quelque
immortel, la paranoïa.
Qu’est-ce que c’est ? Si vous
tion fondamentale qu’ils avaient très bien repérée, chose d’automatique, de mécanique, lisez le livre de Rosenfeld sur les
celle qui était qualifiée d’analgésie douloureuse. À qui ne doit rien à la psychogenèse, qui je n’éprouve états psychotiques 3, un livre daté
savoir qu’il n’y a pas de plus grande douleur que de se met en route, c’est que, pour que ça mais qui continue à être beaucoup
n’éprouver plus rien, de n’être pas affecté. C’est
quand même très remarquable d’avoir repéré cela.
puisse compter, pour que le grand un
de la globalisation qui a montré son plus rien, etc. lu, qui fait référence dans le milieu,
Rosenfeld s’était posé une très jolie
Nous, on pourrait le traduire : voilà ces sujets qui échec dans la réplétion qu’il a produi- question : « Freud nous raconte qu’il
n’ont plus aucune affectation, plus d’yeux, ils sont te puisse devenir le un du comptage, il y aurait dans la paranoïa une homo-
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conduites perverses, qui posent des problèmes du n’en a aucune, à savoir ces torchons rez-de-chaussée. Persécuteur à quel
même ordre, pour en venir au syndrome de Fregoli. que sont les confabulateurs qui peu- titre ? Au titre de ce qu’il lui faisait
Le syndrome de Fregoli, c’est une histoire très vent être qui passe à portée d’eux, et sentir son pesant désir intrusif, au
drôle. C’est probablement beaucoup plus fréquent dans lesquels ils se captent pour faire point qu’elle lui avait balancé un
qu’on ne l’imagine, mais comme on n’est pas habi- Un. Là encore, on tombe sur cette À mesure pavé dans les glaces, ce qui avait
tué à le repérer, on le rate. Le syndrome de Fregoli, question du grand Un. Je suis l’autre. provoqué quelques vagues. Et par
c’est une histoire qui a été décrite, dans les années
1927, par Courbon après que Capgras eut décrit le
J’ai un patient comme ça, qui
tient à peu près le coup sur un mode que je parle, ailleurs, un automatisme mental. Or
on pouvait voir là ce que Freud
syndrome d’illusion des sosies, et ça consiste en un peu égaré, et quand je pars en avait appelé, chez le névrosé, le
ceci : Fregoli était un acteur des boulevards qui
devait sa notoriété au fait qu’en l’espace d’une soi-
vacances, il se prend pour moi, et
quand je reviens, il me dit : « Mon-
j’oublie que, plus commun des ravalements de la
vie amoureuse. On aime là où on ne
rée, il changeait cent fois de vêtements et qu’il avait sieur Czermak, je vous rends le servi- désire pas. Là où on désire, on n’ai-
les apparences les plus diverses avec une vélocité
stupéfiante. Or, une malade s’était présentée à
ce, tout s’est très bien passé, j’ai veillé
sur tout. Soyez tranquille... »
d’une certaine me pas. Là, on pouvait le voir par-
faitement désintriqué ; un, dans la
Courbon et à son assistant, Fail, et elle disait des Vous voyez qu’il y a des his- composante amoureuse – et c’est un
gens qu’ils étaient tous « frégolifiés ». Cela signi- toires passionnelles sans passion. Dans façon, cas assez classique, de longue date
fiait quoi ? Ça signifiait que, quel que soit l’indivi- l’affaire de la confabulation, il n’y a repéré – dont la signification nous
du qui se présente dans mon champ, quels que
soient son apparence, son sexe, son vêtement, c’est
aucune tension, aucune crispation,
aucune vachardise, aucun baroud.
je m’entends échappe. Les éléments normale-
ment intriqués dans le transfert du
toujours le même. En d’autres termes, c’est toujours Cette unification du sujet et de son névrosé sont ici décomposés sous la
la même question de l’objet, quelle que soit l’image
qui est dans mon champ, l’objet reste identique.
autre est telle qu’ils sont là, la réver-
sion de l’objet dans l’image et de
en écho, forme : 1. Que me veut l’Autre ? 2.
Le désir, non ! Donc, récusation du
Ce qui est, sur le plan de la doctrine, quelque l’image dans l’objet ; ils sont l’un dans désir, le salopard, il ne pense qu’à
chose de tout à fait fondamental. C’est pourquoi je l’autre, l’un dans la poche de l’autre. Il cependant ça, il me suit, il ne me fout pas la
dis qu’on a un peu avancé. Parce que tout le monde y a là un petit problème topologique paix, ne me lâche pas. Et enfin, der-
connaît le schéma optique de Lacan, le stade du
miroir, etc. Tout le monde se demande où il a été
qui ne manque pas d’intérêt.
Enfin, dernier point. Jean-Luc que j’anticipe nier point, l’automatisme mental :
vous vous souvenez du graphe de
chercher son histoire de i (a). On peut le traduire Ferretto évoquera la clinique de l’au- subversion du sujet de Lacan : à
simplement. L’image enveloppe l’objet ou l’image
habille l’objet. Tout d’abord, c’est une vérité pre-
tomatisme mental. Je vais juste en
dire un petit mot. Là aussi, je crois
sur ce que mesure que je parle, j’oublie que,
d’une certaine façon, je m’entends
mière. Personne n’aurait d’élan amoureux sympa- que c’est encore un pas que nous en écho, cependant que j’anticipe
thique ou antipathique si l’autre ne venait, pour des
raisons bonnes ou mauvaises, se faire le support de
avons fait. À l’inverse de Freud qui
disait qu’il n’y a pas de transfert dans
je vais dire sur ce que je vais dire et cependant
que j’effectue une rétroaction sur ce
cet objet sur lequel on ne met jamais la main. Le les psychoses, nous pouvons soutenir que j’ai formulé. En d’autres
problème avec le syndrome de Frégoli, c’est que, tout le contraire. Les névrosés, si leur et cependant termes, je souffre d’un automatisme
quel que soit celui ou celle qui vient dans mon transfert s’équivaut à leur résistance, mental dont je ne me rends pas
champ, c’est toujours le même. Ce qui est quand
même merveilleux.
c’est-à-dire qu’ils traînent des pieds,
ils rechignent, ils disent « non », un que j’effectue compte. Sauf quand je suis très fati-
gué, que j’ai trop bu ou qu’on m’a
M. Derombies, avant la guerre, a fait une névrosé c’est un pas content ; dans énervé, quand j’ai peiné, alors de
thèse sur le syndrome de Fregoli 4. Sur la dizaine
d’observations qu’elle utilisait, il y en avait une
les psychoses, c’est exactement l’op-
posé. Par exemple, dans le cas de
une rétroaction temps en temps, ça prend une allure
un peu vivifiée.
que Lacan lui avait donnée. Il faudra un jour qu’on l’érotomanie, le sujet n’a pas résisté Or, cet automatisme mental
la ressorte. Mais le syndrome de Fregoli date de
1927, à l’époque où Lacan était interne. Je veux
au regard, mais on peut également
voir se décomposer, dans tel ou tel
sur ce que j’ai qui est normalement impliqué dans
la vectorisation de la chaîne parlée,
dire qu’il y a une longue généalogie dans la cli- type de psychose, les éléments nor- on ne se rend pas compte que c’est
nique française de ces questions-là qui vont du syn- malement intriqués du transfert des formulé. la mise au jour à ciel ouvert de la
drome d’illusion des sosies au syndrome de névrosés que la psychose fait jouer à structure même du fait que nous
Fregoli, au syndrome d’intermétamorphose, à l’af-
faire du stade du miroir, à l’utilisation du schéma
ciel ouvert en éléments diffractés,
juxtaposés. C’est, par exemple,
En d’autres soyons à la fois divisés par l’objet,
émetteurs et récepteurs, et installés
optique, etc., et qui permet également d’une certai- quelque chose d’extrêmement clas- sur cette chaîne vectorisée que nous
ne façon de faire un sort à l’histoire de l’ombre de
l’objet qui tombe sur le moi. Puisque l’image,
sique, qui était déjà dans Cléram-
bault, mais on ne comprenait pas
termes, devons à la loi du langage. Je me
souviens d’un interne qui disait un
comme telle, ne peut pas à proprement parler être pourquoi une femme qui était éroto- jour à Lacan : « Vous allez voir une
confondue avec le moi qui est un bric-à-brac mane avait, en plus, un délire persé- je souffre d’un patiente, elle a un petit automatisme
d’identifications imaginaires. cutif et aussi un automatisme mental. mental, ce n’est pas bien grave », et
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