Votre ado a la tête dans les écrans, vous ne le voyez pas faire ses devoirs, vous ne connaissez pas
ses
amis, il sort de plus en plus. Vous voulez le protéger et le responsabiliser. Mais chaque tentative
d’approche vous donne l’impression d’une bataille à mener.
Comment, dans cette période essentielle et délicate, dénouer les relations avec votre ado et trouver la
bonne posture pour lui donner le plus de confiance en soi, et en vous ?
Emmanuelle Piquet, psychopraticienne en thérapie brève, nous montre à partir d’exemples concrets,
issus de son expérience, comment faire autorité autrement pour accompagner avec sérénité nos
adolescents vers ce qui nous tient le plus à cœur : leur autonomie épanouie.
Emmanuelle Piquet reçoit des adolescents et leurs parents depuis dix ans. Elle a fondé les centres
Chagrin Scolaire et À 180° à Paris, Lyon, Nantes, Bruxelles et Genève, et forme des professionnels à
la thérapie brève issue de l’École de Palo Alto. Elle est notamment l’auteur chez Payot de Te laisse
pas faire ! Aider son enfant face au harcèlement à l’école.
Emmanuelle Piquet
Mon ado, ma bataille
Comment apaiser la relation
avec nos adolescents
PAYOT
ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES
www.payot-rivages.fr
Conception graphique de la couverture : Sara Deux. Illustration : © Éric Salch.
© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2017
ISBN : 978-2-228-91723-0
Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre
gracieux ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du
Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions
civiles ou pénales.
À vous tous, qui me faites me sentir éternellement
adolescente :
Alban, mon précieux ami, qui sait exactement quoi dire
pour me faire vociférer comme quand j’avais quinze
ans et pour lequel je suis pourtant prête à cacher un
cadavre, si nécessaire ;
Adrien, mon petit frère, pour les mêmes raisons ;
Jérôme, mon moins petit frère, dont la force tranquille
et l’amour inconditionnel me ramènent immédiatement
à cet âge béni ;
Mes deux Caro dont la simple évocation me remet
dans l’ambiance enfumée et joyeuse des abords du
collège Ampère ;
Ma chère Steph, avec laquelle je pourrais passer plein
de nuits blanches, comme quand j’avais mon appareil
dentaire.
Mon amour, parce que BG, je te kiffe grave.
Introduction
Ma fille Amélie, qui est aujourd’hui (à l’instar de ses trois frère et
sœurs) une jeune femme solaire, a été une adolescente solaire et, dans le
même temps, assez peu souple au niveau corporel (elle n’a pas progressé
depuis, je suis obligée de l’admettre1).
Ajoutez à cette caractéristique génétique (due à son père) une adoration
indéfectible pour la bonne charcuterie et le fromage de chèvre (due à sa
mère) et vous aurez à peu près le niveau de ses aptitudes de base pour la
gym au sol.
Elle lui préféra donc, l’année de son baccalauréat, le handball et le
lancer de poids, matières dans lesquelles elle excellait.
Malheureusement pour elle, le taquin législateur de l’Éducation
nationale chargé des sports, soucieux de mélanger les disciplines, imposa
cette année-là aux lycéens de terminale d’accoler, dans la combinaison
prévue pour l’examen, la gymnastique au sol à ses deux sports de
prédilection.
Il s’agissait donc pour Amélie de concevoir pour cette épreuve un
parcours gymnique, composé d’une part de figures imposées, comme la
roue et la roulade avant, et d’autre part de figures librement inventées. Tout
cela après avoir choisi une musique censée accompagner, pour la magnifier,
la chorégraphie qu’elle exécuterait alors avec le plus de grâce possible
devant le jury examinateur.
Parfois, le parent d’adolescent est tiraillé entre le respect
inconditionnel et citoyen des consignes de l’Éducation nationale et
l’envie de créer lui-même un établissement où ceux qui aiment le
lancer de poids et le handball ne seraient pas évalués sur la
gymnastique qu’ils détestent. Et réciproquement.
À 20 heures, la veille de ce fâcheux examen, qui aurait lieu devant les
100 futurs bacheliers de son lycée ayant également sélectionné la gym au
sol (donc essentiellement des nymphes aux cheveux longs, aux articulations
déliées et pesant approximativement 40 kilos), Amélie la solaire descend
bruyamment les escaliers pour me manifester théâtralement son intense
mécontentement, et se plante devant moi l’air renfrogné :
Le non-verbal de l’adolescent est souvent très éloquent, même si
le parent a parfois du mal à en discerner l’intention précise. Ici, il est
clair qu’elle trouve absolument navrante mon attitude face à son bac
de gym.
– Demain, j’ai le bac de gym, grogne-t-elle.
– Oui, réponds-je le plus doucement possible, sentant l’explosion
proche.
Parfois, le parent d’adolescent a cette sensation étrange de
cohabiter avec un terroriste qu’il convient de ménager pour qu’il ne
fasse pas sauter sa ceinture d’explosifs. Avec une totale
méconnaissance de ce qui pourrait bien la faire exploser ou pas, les
critères adolescents étant extrêmement changeants.
– Je fais quoi, bordel, je sais même pas faire la roulade avant !
– Non, en effet, réponds-je en toute honnêteté, mais laconiquement,
pour ne pas remuer le couteau dans la plaie et déclencher la fameuse
ceinture.
Échec de cette pitoyable stratégie de ma part.
Le parent d’adolescent constate en effet souvent après analyse
que, quoi qu’il fasse, la crise a lieu, surtout s’il tente par tous les
moyens de l’éviter, l’adolescent ayant un sixième sens très
développé pour sentir que son parent ne veut pas cette crise, ce qui
le pousse irrépressiblement à la faire exploser.
– Naaan, en effeeeeeet, dit-elle en me mimant d’une façon assez peu
valorisante pour mon physique et mon intelligence, donc ? Quoi ? Je fais
quoi, moi demain ? Tu te rends compte que c’est le bac, ou bien tu as
oublié ?
Parfois, nous en reparlerons dans cet ouvrage, l’adolescent nous
tient pour unique responsable de ses propres défaillances et
manquements, avec une mauvaise foi remarquable visant à nous
faire tellement culpabiliser que nous pourrions être tentés de
résoudre son problème à sa place, or :
– Tenter de lui en faire prendre conscience est absolument inutile
et fréquemment déclencheur de la fameuse ceinture.
– Résoudre son problème à sa place peut permettre d’éviter la
crise à court terme, mais constitue le ferment idéal pour faire germer
celles à venir dans les heures et les jours qui viennent, puisque ça
marche, il parvient à vous faire résoudre ses problèmes à sa place. Il
ne risque donc pas de s’en priver pour le reste de sa vie.
– Non, je sais que c’est le bac de gym. Je pense que tu vas te rattraper
avec le lancer de poids et le hand, parce que, clairement, demain, tu auras
un demi-point.
– C’est ça, et je fais comment pour avoir le demi-point ?
Le lecteur l’a bien senti, Amélie commence à s’essouffler, elle
sent que la culpabilisation ne prendra pas, mais tente quand même
un dernier coup pour essayer de se faire prendre en charge par son
égoïste et défaillante maman.
Mais je tiens.
C’est mon métier quand même.
– Je ne sais pas, réponds-je, je suis nulle en gym. Je pourrais
éventuellement te proposer d’enlever tous les meubles du salon, afin de le
transformer en gymnase pour t’entraîner à faire la roue, mais j’ai l’horrible
pressentiment que, même si nous y passions les douze heures qui restent
avant l’examen, tu n’y parviendrais pas, sans parler du risque de trauma
crânien. Donc, on ne va pas faire ça. Tu auras 0,5 sur 20, chérie.
Cette saillie irrésistiblement humoristique ne touche visiblement pas ma
fille, qui lève les yeux au ciel pendant environ trente secondes, soupire
comme un cheval mécontent et, devant mon impassibilité, remonte
l’escalier en faisant à nouveau vibrer les marches, mais pas trop fort pour
que je puisse entendre :
« Toi, de toute façon, quand on a besoin de rien, on sait où te trouver. »
Ce qui fait toujours chaud au cœur quand on est une maman.
Il faut bien avouer que, généralement, la maman et le papa
d’adolescent ont peu souvent chaud au cœur pendant quelques
années, et que leurs blagues pourtant hilarantes sont rarement
appréciées à leur juste valeur. Néanmoins, s’ils tiennent le choc
face aux tentatives de culpabilisation dudit adolescent, ils pourront
préserver certaines de leurs soirées et également, ce qui n’est pas
rien, rendre autonome ce dernier en le plaçant face aux
conséquences de ses actes ou de ses non-actes, par exemple et au
hasard, celui de n’avoir strictement rien préparé pendant les huit
mois de l’année scolaire concernant le bac de gym.
Une heure plus tard, Amélie redescend de sa chambre et me regarde
d’un air victorieux.
– J’ai trouvé, maman. La musique pour demain.
– Excellent ! Voilà ton demi-point, chérie. C’est quoi ?
– Écoute.
À mes oreilles ébahies sonnent les premières notes de « La parade des
éléphants » du Livre de la jungle.
Instantanément, Amélie se met à quatre pattes (sur les pieds, pas sur les
genoux, décision artistique qui rend la séquence plus conforme à
l’originale) et fait le tour de la cuisine en rythme ; puis se relève au bout
d’une minute de cette étonnante chorégraphie pour arborer le salut militaire
en marchant de façon saccadée ; pour terminer dans un gracieux salut et une
magnifique révérence.
– Ouach, dis-je.
Que vouliez-vous que je dise de plus ?
Le lendemain, lorsque la musique a commencé à retentir dans le grand
gymnase du lycée, un des membres du jury qui avait eu Amélie comme
élève en seconde s’est exclamé : « Putain, Amélie ! »
L’étonnement que suscitent les adolescents chez nous ne peut
fréquemment s’exprimer que par des onomatopées ou des jurons
peu élaborés tant leur façon d’être au monde est pour le moins
originale, en tout cas de notre point de vue d’adulte.
Elle a eu 13 sur 20. Ce qui est parfaitement injuste, au regard de la
grille d’évaluation, elle méritait environ 2,5.
10,5 points pour le courage et l’autodérision. Pour la souplesse, en
somme, comportementale, cette fois.
Voici quelles sont, d’après les nombreuses anecdotes de ce type vécues
avec elle, ses frère et sœurs et celles que m’ont rapportées mes patients en
séance, quelques-unes des difficiles missions auxquelles se retrouve
confronté le parent d’adolescent :
• les aider à acquérir cette fameuse souplesse pour la suite (c’est-à-
dire la capacité à réagir, à anticiper, à changer de posture, à
s’adapter rapidement et fréquemment aux opportunités et aux
contraintes), en étant à leur disposition, sans pour autant les prendre
en charge (ce que, de façon très ambivalente, ils nous demandent
fréquemment tout en prétendant dans le même temps ou presque que
nous les étouffons) ;
• se placer à leurs côtés pour les aider à entrer dans ce nouveau
monde, pas entre eux et ce dernier, même si, parfois, leurs
comportements et la dureté dudit monde nous effraient ;
• les placer devant les conséquences de leurs actes (et encore plus
souvent de leurs non-actes) tout en étant là, s’ils nous le demandent,
pour les aider à réfléchir à la meilleure façon de les assumer.
Parce que la crise nous fait peur, parce qu’internet nous inquiète, parce
que l’alcool et la drogue nous angoissent, parce que nos ados nous semblent
inconscients, hystériques, naïfs, dans l’espace, léthargiques, paresseux,
égoïstes, assez semblables à ce que nous étions (ce qui est parfois tout sauf
rassurant), parce que nous voulons le meilleur pour eux, tout en sachant
qu’ils vont forcément vivre des moments douloureux, parce qu’ils nous
agacent, nous mettent en colère, nous font de la peine, nous angoissent et
nous épuisent.
Et parce que nous les aimons, même si parfois il nous est difficile de le
leur dire. Parce qu’ils nous amusent, nous étonnent, nous font progresser,
nous assouplissent, nous rendent fiers, nous donnent envie de connaître
l’adulte qu’ils vont devenir.
Ce livre ne souhaite en aucun cas décrypter ce qu’est l’adolescence
française actuelle, expliquer ses codes, ses us et ses rites par définition
éminemment changeants, et qui, à mon sens, ne pourraient être valablement
commentés que par les adolescents eux-mêmes, et de surcroît à un instant
donné2 ; ni même tenter d’en comprendre le fonctionnement (ce qui
impliquerait d’ores et déjà qu’elle constitue un objet d’études un peu
pathologique par rapport aux autres périodes de l’existence).
Mais bien plutôt observer certaines interactions répétitives que les
adolescents français modernes entretiennent avec leur système propre
(sociétal, familial, scolaire, amical, personnel) et que ce dernier,
par conséquent, entretient avec eux, pour essayer de proposer aux parents
des voies vers l’apaisement. Parce que, parfois, les relations se bloquent, ou
au contraire s’emballent, dans des cercles vicieux relationnels porteurs de
souffrances intenses de part et d’autre. Puisque, comme le disait
Watzlawick, grand penseur de l’école de Palo Alto, « les thérapeutes brefs
et stratégiques soignent des relations, pas des gens ».
Il s’agit donc d’un livre que j’ai souhaité le plus pragmatique possible.
Même si, évidemment, chaque souffrance est absolument particulière,
chaque situation unique et chaque ensemble d’actions déjà menées pour
résoudre le problème, infiniment personnel.
C’est plutôt à une façon assouplie de percevoir les interactions avec les
adolescents que je vous convie. Pour que vous puissiez trouver vos propres
voies vers l’apaisement, lorsque la souffrance vous est trop vive.
En effet, s’il n’est pas forcément facile d’être un adolescent, il ne l’est
pas moins d’être un parent d’adolescent.
Ce livre s’appuie sur des thérapies issues de ma pratique et de celle de
mon équipe, avec des adolescents et/ou leurs parents qui nous ont fait
l’honneur de venir nous demander conseil lorsque la situation était trop
douloureuse, et qui ont pris, pour une grande majorité d’entre eux, de
courageux virages à 180° afin d’apaiser leur souffrance.
Qu’ils en soient ici remerciés, eux grâce à qui ce métier est si
émouvant.
1. Pardonne-moi, chérie.
2. Le livre répondant le plus à ce critère dans les derniers sortis est celui de David Kuhn (42 ans) et Violette Duplessier (15 ans), J’ai le seum, Paris, IPanema, 2016.
Première partie
L’adolescent, un individu
de passage et en crise.
Bref, peu fréquentable1
Les théories sur l’adolescence sont assez récentes2 et ne sont pas sans
conséquences sur l’objet même qu’elles étudient : on l’oublie parfois, en
sciences humaines, on observe et analyse des êtres qui ne manqueront pas
d’adopter pour partie des comportements en réaction précisément à
l’analyse que l’on fait d’eux ; en tout cas dans la logique circulaire de
l’école de Palo Alto qui sera la mienne tout au long de cet ouvrage et qui
postule que les effets créent aussi leurs propres causes.
Allons donc à la recherche de ces analyses que le monde adulte produit
concernant l’adolescence depuis un petit siècle, car, pour mieux apaiser des
relations bloquées, violentes ou coupées, il est essentiel de bien comprendre
comment chacune des parties analyse l’autre, puisque ces perceptions
croisées conditionnent à chaque instant tous les messages envoyés, et bien
évidemment la façon dont le message est reçu.
Acné, poils et premiers émois sexuels,
c’est donc ça, être adolescent ?
La première définition « moderne » a transformé ce qui était il y a
quelques générations une simple frontière en une étape transitoire entre
deux états plus stables (!), l’enfance et l’âge adulte.
Avec pour seuls critères les changements physiologiques. Thèse qui, au-
delà du fait qu’elle est radicalement balayée par l’existence de l’acné
tardive, qui a fait souffrir plus d’une femme de ma génération, est largement
contredite par l’histoire :
L’enfant du Moyen Âge est réputé subvenir à ses propres besoins dès
quatorze ans ; à l’opposé, l’adolescent de la veille de la Révolution voit son
âge moyen au premier mariage atteindre vingt-huit ans et demi ; au début
du XXe siècle, son appétit naissant est jugé excessif, voire coupable. Son
désir de liberté qualifié d’instabilité. Son envie de vivre décodée comme un
mal de vivre. De là à en faire un malade ou un criminel il n’y a qu’un pas
qui sera franchi assez rapidement3. Le milieu du XXe siècle, après-guerre, le
rend précieux avec le besoin de reconstruction. Son accès au monde adulte
s’institutionnalise alors (scouts, jeunesses politiques…) sous la forme de
groupuscules en tout point exacts à ceux de leurs aînés car l’objectif est de
garder le contrôle de son autonomie naissante. Les années 1960 voient le
nombre d’étudiants exploser et la dangereuse « cohésion » s’installer. Les
théories concernant l’enfant commencent à fleurir.
C’est ainsi que le concept d’adolescence fait son entrée dans le monde.
Sur son berceau se penchent plus particulièrement les « fées »
psychanalytiques de l’époque, Anna Freud et Melanie Klein faisant partie
avec Erik Erikson des penseurs les plus prolixes à l’époque sur ce sujet.
Puis le concept même éclate à la fin des années 1970, pour faire
cohabiter les prépubères, les postadolescents, les adulescents, les jeunes
adultes, (et j’en passe) dans une attente commune et très ritualisée de leur
entrée dans le monde des adultes.
Et Patrice Huerre, Martine Pagan-Reymond et Jean-Michel Reymond
de conclure : « C’est ainsi que la période d’apparition des signes
pubertaires, n’offrant pas une élasticité d’interprétation suffisante pour
répondre aux besoins d’une société accélérant ses mutations, laissera
progressivement la place à la notion d’adolescence, concept totalement
malléable, mieux à même de varier au gré des nécessités du temps4. »
Mais si la notion même d’adolescence n’est donc qu’une construction
moderne du monde adulte, il n’en demeure pas moins qu’elle est presque
totalement entérinée depuis le XXe siècle malgré l’absence de preuves et de
chiffres l’étayant. Nous devons donc la prendre en compte car elle est un
élément constitutif des relations a priori que l’adolescent moderne
entretient avec ses adultes contemporains et réciproquement, que l’on
pourrait décrire métaphoriquement ainsi :
Adulte : « Tu pourras causer quand tu seras sorti de l’état d’adolescence. Pour l’instant, tu
restes sur la banquette arrière et tu attends que je te donne le signal pour monter devant. »
Adolescent : « Tu veux garder le volant pour toi tout seul, tu es vraiment un vieil égoïste.
Dès que tu auras le dos tourné, je te piquerai le volant, même si tu ne m’as pas appris à
conduire. »
Ou comme me le disent fréquemment des parents et des adolescents en
consultation :
« Je voudrais bien lui faire confiance, mais pour cela il faudrait qu’il me prouve que j’ai
raison de le faire, or, il n’en est pas capable. »
Injonction très paradoxale qui dit à l’adolescent :
« Je te demande de me prouver que tu es devenu un adulte tout en t’interdisant de le
faire. »
Avec une réponse au moins aussi ambivalente de la part de
l’adolescent :
« Laisse-moi tranquille, mais prends-moi en charge. »
(La prise en charge qui est, nous le verrons, un des sports nationaux des
parents modernes, inquiétés et affectueux dans le même temps, cocktail
évidemment très générateur d’intrusions improductives de leur part dans
différents domaines privés de l’adolescent.)
En effet, cette perception de l’adolescence comme celle d’une
obligatoire transition (relativement longue aujourd’hui) a aujourd’hui au
moins deux conséquences (oserait-on parler d’objectifs atteints) :
• Dire que c’est une période transitoire revient à la définir par la
négative. On ne serait ni enfant, ni adulte quand on est adolescent. Difficile
de communiquer avec une négation ou avec quelqu’un qui ne se définirait
que par ses lacunes5 ! Plus facile aussi de le mépriser et de lui dénier toute
autonomie, et donc de le rendre agressif.
A minima, lorsque cette représentation se concrétise — celle de
l’adolescence comme un no man’s land transitoire — elle entraîne une
communication souvent très ambivalente de la part de la communauté des
adultes qui entoure le jeune. Et parfois au sein même des interactions qu’un
seul et même adulte partage avec lui.
On sent que ce n’est plus comme avant : ce grand corps en évolution
nous met mal à l’aise, ses premiers avis opposants en voie d’élaboration
nous laissent perplexes, et comme nous avons cette conviction que ce n’est
qu’un passage, qu’une transition, nous l’écoutons mi-amusés, mi-excedés,
sans lui accorder plus d’importance que ça. Il ne fait que passer. En
plus, derrière cet ingrat duvet et ce monstrueux appareil dentaire qu’il a
encore oublié de nettoyer, c’est encore un bébé.
Difficile en effet d’être la maman qui console et fait des tartines de
confiture, parce qu’il adore ça encore, même à 17 ans, et dans le même
temps celle qui parle avec aisance des bulles d’air au bout du préservatif.
Parce que même si, le parent lecteur en conviendra, ce sujet est absolument
essentiel, il génère chez l’adolescent un air à la fois horrifié et dégoûté :
« Mais enfin, maman, t’es sérieuse avec ta banane et ta capote, là ? » C’est
encore un bébé, en effet.
• Plus ennuyeux encore, et également de façon très factuelle, les
troubles que peuvent rencontrer certains adolescents ne sont
malheureusement pas forcément transitoires. Or, certaines perturbations
durant l’adolescence, quand elles apparaissent, sont traitées par les adultes
comme étant un des indicateurs de cette phase éphémère ; donc à la légère,
avec une certaine forme de condescendance qui peut même les aggraver.
Quiconque voit sa souffrance niée ou considérée à travers les lunettes
ironiques de « ça finira bien par lui passer, il nous fait sa crise » a peu de
chances de chercher chez les adultes des solutions pour l’apaiser. Le
« laisse-lui donc faire son caca nerveux, ça lui passera » présente le risque
de transformer ce qui n’était au début qu’une souffrance passagère en un
trouble plus enkysté.
Mais le « laisse-lui donc faire son caca nerveux, ça lui passera » peut
aussi, dans certains cas, être absolument adapté quand l’adolescent a déjà
été beaucoup scruté, analysé et pris en charge. Il constitue à ce moment-là
un intéressant contre-pied par rapport aux tentatives pour résoudre le
problème qui ont déjà échoué et donc a de grandes chances d’aider à
débloquer la situation. Mais laisser prospérer l’idée qu’il ne s’agit par
définition que de troubles adolescents, donc transitoires, peut être
infiniment dangereux.
L’adolescent, un quasi-psychopathe ?
Deuxième représentation très intégrée dans la vision collective de ce
moment de la vie, celle d’une période de crise comme nous l’a
soigneusement inculqué la pensée psychanalytique, et notamment Anna
Freud pour qui « être normal pendant cette période, c’est être anormal » et
qui finira par considérer cette phase comme un « trouble du
développement ».
C’est une pensée qui nécessite qu’on s’y attarde, tant elle est prégnante
dans nombre d’articles et de livres traitant de l’adolescence. Tant elle a
coloré et continue de le faire la grande majorité des enseignements à
destination des professionnels de l’enfance, qu’ils soient éducateurs,
médecins ou psys et auxquels de nombreux parents démunis vont demander
de l’aide.
Avec sa cohorte de conséquences interactionnelles, plutôt particulières,
en ce sens que l’adolescent serait a priori considéré par tous ces adultes
comme ayant des émotions, des attitudes et des pensées trop intenses,
inappropriées, « anormales » en somme. Et l’idée que cette folie passagère
va bien finir par passer si on y accole l’hypothèse première également très
intégrée de période transitoire. On voit sans peine ce que cette vision de
l’adolescence peut générer de particulier en matière de communication avec
ses membres et les conséquences relationnelles que cela peut engendrer de
part et d’autre.
Cela est d’autant plus étonnant que cette vision de l’adolescence va à
l’encontre de nombreux chiffres collectés sur le sujet6. Par ailleurs, elle
semble extrêmement culturaliste dans la mesure où ce laps de temps,
considéré comme houleux chez nous, n’est pas décrit comme tel par un
certain nombre d’anthropologues7.
Mais comme disait Watzlawick : « Une idée, pour peu qu’on s’y
accroche avec une conviction suffisante, qu’on la caresse et qu’on la berce
avec soi, finira par produire sa propre réalité. »
En dehors des diverses caractéristiques « problématiques » qu’il accole
à l’adolescence, le mythe de la crise normative, comme Maria da Conceição
Taborda-Simões le nomme fort à propos, laisse entendre que l’adolescent
serait en plus un individu en crise, en opposition, en conflit avec le monde
adulte, que ce serait même une de ses caractéristiques principales.
Difficile, dans ces conditions, de regarder venir cette période chez ses
propres enfants ou chez ceux avec lequel on est en contact au quotidien,
comme enseignant par exemple, avec naturel, respect et sérénité.
Cette vision intrapsychique (l’adolescent a un problème dans sa tête et
avec ses hormones) dédouane de surcroît tous les adultes d’un véritable
impact sur cette crise et sur les souffrances qui l’accompagnent. Ce qui
paraît très étonnant, et surtout peu propice à de quelconques changements
relationnels de la part des adultes et laisse la part belle à la répression, à
l’autoritarisme et à la sévérité (puisqu’on doit en quelque sorte contrôler le
symptôme qu’est l’adolescent en lui-même), ou aux psychotropes. Deux
outils effectivement fréquemment utilisés pour traiter les troubles dits
adolescents par nos sociétés contemporaines.
Or, dans la perspective circulaire de la communication qui est celle de
l’école de Palo Alto, et celle à laquelle je me réfère dans ma pratique
clinique, nous constatons chaque jour à quel point l’inverse est également
vrai : l’émetteur a évidemment un impact sur le récepteur, avant même de
communiquer, notamment s’il en a une perception précise a priori, ce qui
est le cas de l’adulte. Il en va de même pour l’adolescent qui se fait une
représentation très précise de ce que sont les adultes et de ce qu’ils pensent
de lui. C’est un concept qu’il est aisé de constater dans les relations entre
les adolescents et leurs parents quand, par exemple, une maman me dit :
– Je lui demande juste de débarrasser le lave-vaisselle et il soupire en
me regardant d’un air excédé et se lève (très lentement) pour le
faire.
– S’il le faisait en chantonnant et en vous remerciant de lui demander
de remplir une telle corvée, nous le ferions interner vous et moi. Ou
alors nous nous demanderions s’il n’a pas pris des substances
illicites. La question que je me pose par ailleurs est celle du ton avec
lequel vous le lui demandez ?
– (…).
Souvent la maman sourit, admettant que, dans cette spirale
d’autoconfirmation, il arrive un moment où on ne parvient à parler à nos
adolescents que de façon agressive (leur simple présence est déjà agaçante,
il faut bien l’admettre), générant immédiatement une contre-attaque de leur
part, verbale ou non verbale. Ou les deux. Et nous agaçant derechef,
alimentant ainsi le très puissant cercle vicieux dont il est impossible, en
toute bonne foi, de décider qui l’a initié !
S’il y a crise, il s’agirait donc plutôt d’une crise de la relation que de
celles des renfrognés adolescents ou de leurs acariâtres parents. Chacune
des parties endossant avec grâce le rôle que l’autre lui attribue, et
particulièrement celui que la société attribue à la plus jeune des deux.
Cette image très particulière d’une crise transitoire et obligatoire
traverse d’ailleurs avec souplesse toutes les tranches d’âge ; et l’on entend
ces phrases étranges dans la bouche de conjoints désemparés : « Il fait sa
crise d’adolescence » ou « le problème, c’est qu’il n’en a pas fait », ou dans
celle de jeunes parents : « Il est déjà tellement difficile, je crains le pire pour
son adolescence. »
Avec cette croyance infiniment partagée : elle doit avoir lieu
(représentation transitoire) et elle doit être douloureuse (représentation
critique).
Ben non. C’est juste qu’il essaie de s’envoler
Si l’on ne considère pas intrinsèquement l’adolescence comme une
transition à part, ni comme une période obligatoirement critique, comment
pourrait-on la définir ? On pourrait sans doute mettre chacun d’accord sur
l’idée qu’il s’agit (quel que soit le critère spatio-temporel) du temps juste
avant et pendant lequel on attendra du petit d’homme qu’il se prépare à
entrer dans le monde adulte (qu’il finisse ou pas par y aller). Cette
définition est valable pour chaque moment de l’Histoire, que l’adolescence
ait lieu au Moyen Âge ou aujourd’hui ; elle ne présuppose pas une
défaillance ou une spécificité interne au peuple qu’elle décrit ; elle indique
juste ce à quoi on attend qu’il se prépare et ce à quoi, conséquemment, il
tente (ou pas) de se préparer. Ce qui n’est évidemment pas sans
conséquences non plus mais pointe plus précisément le regard sur le
contexte que sur les individus.
Une période dans laquelle, comme le décrit Philippe Meirieu, « ce qui
se joue, c’est en réalité la découverte du pouvoir ».
Je préfère pour ma part parler d’autonomie, car je connais bien une
multitude de très jeunes enfants qui sont parvenus avec infiniment de talent
à prendre le pouvoir dans certaines familles et dans certaines classes ou
cours d’école. Nul besoin pour ça d’être un adolescent, à trois ans certains
savent extrêmement bien s’y prendre.
Ils ont pris le pouvoir mais ne sont pas pour autant autonomes.
Alors que l’adolescent, lui, commence à vouloir (devoir ?) l’être dans
un certain nombre de domaines, prêt qu’il est (ou devrait être) à quitter le
nid à plus ou moins long terme.
Je crois en effet pouvoir dire que le seul point commun à tous les ados
que j’ai rencontrés et qui m’ont fait l’honneur de leur confiance, ce sont, en
dehors de leur tranche d’âge, ces sentiments de vertige anxieux, de colère
ou d’allégresse (souvent les trois en alternance plus ou moins rapide) qui
sont les leurs lorsqu’ils regardent le monde adulte qui les attend avec plus
ou moins de bienveillance (c’est bien sans doute ce qui suscite ces émotions
diverses et intenses et qui les susciterait chez n’importe quel individu, quel
que soit son âge). Ces sensations ambivalentes les rendent infiniment
vulnérables, notamment à des regards qui les poussent trop brutalement
dehors ou les empêchent sans le vouloir de prendre leur envol et surtout les
privent du désir intime de sauter (ou pas) dans ce monde inconnu. C’est, à
mon sens, en les imaginant face à ce saut splendide que nous serons le plus
à même de remplir avec bienveillance le rôle qui est le nôtre à cet instant
délicat de notre lien avec eux.
Le point commun des parents d’adolescents que je reçois dont les
relations avec leurs enfants leur posent problème est qu’ils souffrent, pour
certains beaucoup plus que leurs enfants — car les ados en question, eux, ne
vont pas mal, merci ; ils souffrent parce que précisément, pour eux aussi, ce
passage est compliqué, anxiogène, agaçant ou culpabilisant, et donc abordé
de façon relativement crispée et crispante en conséquence.
Le problème avec les (confortables) étiquettes
J’ai du mal à considérer les adolescents d’aujourd’hui comme une
catégorie qui aurait des problèmes intrinsèques. Je les considère plutôt
comme un ensemble hétéroclite de sujets, générateurs (parfois tout à fait
involontairement et souvent a priori) d’émotions fortes et d’interactions
avec leur environnement, environnement dont il est essentiel de bien
percevoir également à la fois la souffrance et les tentatives de solutions
mises en place pour tenter de la faire disparaître.
Par ailleurs, créer des catégories et tenter d’y faire entrer des individus
par nature différents génère déjà, selon moi, un certain nombre de rigidités
inopérantes entre tout un chacun (dont celui qui pose le diagnostic) et
lesdits individus.
• Même si je sais que les étiquettes sont des outils très pratiques,
voire confortables (parce que souvent un peu déresponsabilisants)
pour analyser les autres, comme le prouve le succès consternant des
concepts de « générations X, Y ou Z » (qui donnent lieu à des
analyses qui ne sont pas sans me rappeler certains horoscopes
douteux)8.
• Même si, parfois, l’ambivalence étrange de ces êtres à la fois
adultes et enfants nous plonge dans de tels abîmes de perplexité
qu’un diagnostic, et donc un petit mode d’emploi un peu généraliste,
ne serait pas pour nous déplaire.
• Même si, à court terme, le fait d’être catalogué dans cette case
stagnante peut générer une illusoire sensation de confort chez les
adolescents eux-mêmes.
L’étiquetage est particulièrement antiproductif et générateur de
souffrances en ce qui concerne cette hétérogène mouvance qu’est
l’adolescence en raison même des caractéristiques de l’étiquette qu’on lui
accole souvent : égoïste, inconsciente, agressive ou repliée sur elle-même,
bref, en crise. Et fréquemment composée d’éléments plus moches qu’ils le
furent petits (fini les joues rebondies, les corps potelés et la peau lisse, vive
l’acné, les gros nez et les appareils dentaires) et qu’ils le seront plus tard (et
de fait, ils deviennent souvent moins moches une fois adultes, rassurez-
vous).
Ce qui peut donner lieu aisément à une forme de prophétie
autovalidante des plus négatives et ce, depuis des siècles ; je ne suis pas loin
de penser en effet que ce regard sociétal porté sur eux est en lien avec le
physique et l’attitude ingrats de nombre d’entre eux9.
Apaiser la relation plutôt que vouloir (en vain)
apaiser l’adolescent
Les adolescents. Voilà en revanche un ensemble de personnages qui
génère aujourd’hui des tsunamis émotionnels tout à fait intéressants et
relativement homogènes chez les parents, les enseignants et les
professionnels de l’enfance, qui en regardent les éléments se mouvoir
maladroitement et souvent intensément pour tenter d’être au monde,
étranges et imprévisibles. Et qui tentent d’intervenir, parfois très bien,
parfois maladroitement pour les y aider, générant ainsi des feed-back
extrêmement intéressants à analyser. Et qui peuvent finir par constituer
assez rapidement des cercles vicieux dont les adultes et les adolescents ont
toutes les peines du monde à sortir.
C’est donc bien à ces cercles vicieux, à ces interactions
dysfonctionnelles (c’est-à-dire génératrices de souffrances) entre eux et leur
monde, entre le monde et eux, mais aussi entre eux et eux-mêmes qu’il me
semble intéressant de réfléchir, d’observer et d’aider les adolescents.
Puisque mon métier consiste entre autres à tenter de les accompagner,
eux et vous, leurs parents, vers l’apaisement de leurs souffrances
relationnelles en leur permettant de mettre fin à ce qui les maintient, voire
les amplifie. Il s’agit souvent d’escalades avec leur entourage proche et
moins proche, qui ressemblent parfois à des tangos morbides.
Quitter le nid nécessite de la souplesse de la part de l’oisillon et de ses
parents. Sinon le départ risque de se faire dans la douleur et l’atterrissage
d’être brutal. Parfois le départ peut ne pas se faire du tout. Si les
interactions se grippent souvent à ce moment-là, c’est à la fois parce que
certains représentants du monde adulte moderne ne regardent pas les
adolescents comme porteurs d’autonomie et de ressources et qu’ils s’arc-
boutent, en raison de leur anxiété (vis-à-vis d’eux-mêmes ou vis-à-vis de
leurs enfants), sur des modes d’emploi, des croyances ou des principes qui
détériorent un peu plus la relation et empêchent conséquemment l’envol.
De la souplesse
Si le lecteur me fait la grâce d’accepter ma thèse selon laquelle
l’adolescence serait une période de prise de contact avec l’autonomie (avec
toute la cohorte d’émotions diverses et intenses qu’elle suscite, tant chez
l’adolescent lui-même que chez les adultes qui l’entourent de près ou de
loin), il sera sans doute d’accord avec le fait que le rôle des adultes dans ce
contexte devrait consister à faire en sorte que ce contact soit le plus
productif possible.
Oui, mais comment faire ?
Être autoritaire ou faire autorité ?
Les malheureux parents d’adolescents croulent sous un certain nombre
d’injonctions culpabilisantes au sujet de l’autorité et du laxisme. Chaque
année a son expert, celui qui dit qu’il faut « mettre des limites » ; celui qui
dit qu’il faut « être positif et bienveillant ». Celui qui dit qu’il faut « arrêter
de les cocooner », celui qui dit qu’il faut les « sécuriser » ; un peu comme
cet éternel débat sur le fait de coucher les nourrissons sur le dos ou sur le
ventre, ou entre la lecture syllabique et globale au CP.
Cela génère évidemment une oscillation culpabilisée entre le fait d’être
« laxiste » et de s’en vouloir immédiatement et celui d’être « trop dur » et
de s’en vouloir derechef, sans toutefois pouvoir se faire une idée précise de
l’efficacité de l’une ou de l’autre des deux postures parentales.
Oscillation encore complexifiée quand l’un des parents est jugé trop
laxiste par l’un et, de façon complémentaire, le deuxième considéré comme
bien trop dur par le premier, chacun essayant de réparer auprès du pauvre
adolescent les défaillances du « mauvais » parent.
Comme me le disait une de mes patientes dernièrement à ce propos :
« Heureusement que nous avons divorcé ! »
Parce qu’évidemment il ne peut y avoir de mode d’emploi péremptoire
et définitif.
La question est bien finalement plutôt celle de l’objectif : comment
renforcer nos adolescents pour qu’ils quittent le nid tout en préservant la
meilleure relation possible entre eux et nous ?
Tout ce qui fonctionne en ce sens devrait être considéré
comme valable avec cet adolescent précis, à ce moment-là, et
face à une situation problématique donnée. Mais sans que cette
posture qui fonctionne dans ce contexte précis ne puisse être considérée
comme universelle.
Pour injecter de la souplesse et donc du confort chez les parents des
adolescents qui viennent me voir en consultation ou en conférence, je
propose souvent la distinction suivante sur ce sujet :
Être autoritaire ou faire autorité ?
Être autoritaire, c’est être le parent qui, par la peur qu’il suscite,
génère l’obéissance (ou un simulacre d’obéissance, les transgressions se
faisant de façon dissimulée). Si le fait d’être autoritaire renforce les
ressources de l’adolescent sans dégrader la relation que vous avez avec lui,
alors il est urgent de persévérer dans cette voie et de n’en pas changer tant
qu’il n’y a pas de problème. Et il est possible qu’il n’y en ait jamais. Mais
lorsque cette attitude dysfonctionne, au sens où cela génère conflit et
dissimulation, alors on peut pencher du côté de l’attitude qui consiste à faire
autorité, ce qui ne constitue rien d’autre que faire exactement l’opposé et
d’observer les effets de ce virage à 180 degrés.
En effet, faire autorité, c’est être le parent à qui l’on s’adresse en cas
de souffrance ou de choix difficile. Parce que l’on sait que son point de vue
aura du sens pour nous sans qu’il cherche à nous l’imposer.
Car en dehors de son degré de compétence sur un sujet donné, il est
essentiel de souligner qu’il est infiniment plus facile de
demander son avis à quelqu’un lorsque l’on sait qu’il ne nous
l’imposera pas.
C’est sans doute une des raisons pour lesquelles les adolescents ne se
confient pas toujours facilement à vous, chers parents, parce qu’ils savent
que, d’une façon ou d’une autre, et parfois avec infiniment de créativité,
vous mettrez tout en œuvre pour qu’ils suivent vos conseils ou vos
consignes. Sans leur laisser le choix.
Mais parfois, nous le verrons plus tard, cette deuxième façon de faire ne
fonctionne pas du tout et il convient alors d’être plus autoritaire pour
résoudre le problème. Ce qui constitue là aussi un virage à 180 degrés.
Plus j’avance dans ce métier passionnant et plus je me dis en effet que
la grande majorité des souffrances est liée à des rigidités, à des croyances
éducatives que l’on refuse de contextualiser et auxquelles on s’accroche
quoi qu’il advienne, malgré les feed-back très clairs qui nous prouvent que
continuer à voir le problème sous cet angle non seulement aggrave notre
souffrance mais également celle de l’autre.
Ces croyances sont absolument pertinentes pour décrire certaines
situations.
Mais pas du tout pour en décrire d’autres.
Conséquemment, les transformer en principes immuables provoque
dans certains cas des conflits, des incompréhensions, des dissimulations qui
altèrent la relation parent-adolescent. Citons en quelques-uns parmi ceux
que nous rencontrons le plus dans nos consultations.
1. « La drogue, c’est mal » (l’alcool, moins, mais quand même
un peu).
2. « Les filles qui ont une activité sexuelle avant 16-17 ans
c’est trop tôt » (principe moins répandu chez les garçons, ce
qui prouve d’ores et déjà qu’il devrait être plus élastique).
3. « Il faut bien choisir ses amis, sinon on se fait mal
influencer. Et cet ami-là n’a pas une bonne influence sur toi. »
4. « Les réseaux sociaux sont dangereux et sans intérêt.
Lâche ce téléphone. »
5. « Les écrans rendent asociaux et débiles. Lâche cet
écran. »
L’énonciation rigide de ces cinq principes présente le risque de générer
un désir irrépressible de s’adonner à ce qu’ils interdisent, assorti d’une
dissimulation parfois extrêmement sophistiquée pour éviter de se faire
pincer le cas échéant. Plus le principe sera martelé avec rigidité sans laisser
place à une quelconque nuance, plus l’adolescent aura tendance à
dissimuler son non-respect pour éviter le conflit, la punition, la déception de
ses parents. Ce qui ajoutera du mensonge au non-respect du principe.
Or, pouvoir dialoguer sur la drogue, l’alcool, la sexualité, l’amitié et les
réseaux sociaux sans vouloir tout contrôler est sans doute le meilleur moyen
de prévenir les addictions et les accidents dans ces différents domaines
puisque, précisément, l’adolescent saura qu’il peut se confier à nous sans
qu’on lui assène des principes immuables assortis du fameux « je te l’avais
pourtant bien dit », qui est sans doute une des phrases qu’ils détestent le
plus.
J’ai reçu par exemple un certain nombre d’adolescents cyberharcelés
qui n’en avaient pas parlé à leurs parents parce qu’ils connaissaient leur
avis sur les réseaux sociaux et n’avaient pas envie que ces derniers, en
raison du cyberharcèlement, leur en interdisent l’accès ; le harcèlement a
donc prospéré de façon très intense avant que les parents ne le sachent et
puissent mettre en place des choses pour les aider. Ce qui signifie que les
parents ont, dans ce cas, et évidemment sans le vouloir, généré exactement
ce qu’ils redoutaient.
De la même façon, des histoires amicales ou amoureuses compliquées à
l’adolescence peuvent générer d’immenses souffrances chez les adolescents
concernés qui préfèrent ne pas s’en ouvrir aux parents, se disant : « Il va me
dire qu’il me l’avait bien dit qu’il ne la sentait pas, cette Jessica. Et qu’il
m’interdit dorénavant de la voir. Ce n’est pas ce que je veux ; ce que je
voudrais, c’est que quelqu’un m’aide à me sentir mieux dans cette
relation. » Il est dommage, de mon point de vue, que ce « quelqu’un » ne
puisse pas, au moins partiellement, être le parent.
Il est clair cependant que l’énonciation rigide de l’opposé de ces cinq
principes serait tout aussi improductive ; je ne suis évidemment pas en train
de vous expliquer qu’il faut que toutes les filles de moins de 16 ans aient
une expérience sexuelle (ni les garçons, d’ailleurs), ni que la drogue c’est
bien, ni que les réseaux sociaux rendent intelligents tout le temps. Je suis
certaine en revanche que tout principe éducatif doit être analysé
dans un contexte, précisément en ce qui concerne les relations avec les
adolescents, à l’aune de l’autonomie que cela génère chez eux, puisque,
précisément, c’est ce à quoi nous, parents, servons à ce moment précis.
Poursuivons avec certains autres principes éducatifs parmi les plus
courants :
6. « On ne peut pas réussir si on ne fait pas d’études. Quand
est-ce que tu vas te mettre au travail ? »
Principe qui peut créer une forme d’angoisse et d’autodépréciation
mortifères chez l’enfant non académique. (Qui peut par ailleurs
parfaitement réussir ; j’épargnerai à mon valeureux lecteur la liste des
artistes et entrepreneurs milliardaires dans ce cas, Ken Robinson le fait
brillamment dans son livre L’Élément, que je conseille vivement à tous10.)
7. « Les homosexuels sont tous malheureux. »
Mêmes effets que le précédent chez l’enfant non hétérosexuel ou celui
qui s’interroge sur sa sexualité (même commentaire sur la liste des
homosexuels heureux dont un auteur fera peut-être un jour la liste). De la
même façon que précédemment, prétendre que tous les homosexuels sont
heureux est un principe très normatif qui peut être générateur de
souffrances, quand, en effet, ce n’est pas le cas.
8. « Il faut avoir des amis si on veut réussir sa vie. »
Mêmes effets que les deux précédents chez l’enfant aimant la solitude.
Et ils existent.
9. « Les enfants de divorcés sont malheureux. »
Assurez-vous bien que votre vie de couple sera infinie (selon les
modalités qui vous semblent les plus fiables) avant de l’énoncer devant vos
enfants qui pourraient, sinon, vous en vouloir terriblement.
Par ailleurs, si on reprend certains de ces principes de façon
contextualisée, on peut également concevoir (avec un peu de souplesse)
que (attention aux parents sensibles, les paragraphes suivants sont un peu
difficiles à lire la première fois) :
1. Il y a les bons et les mauvais joints (aïe ! aïe ! aïe !) tout comme il
y a les bons et les mauvais verres de vin (ah ! d’accord).
Les premiers visant à magnifier l’instant présent, les autres visant à
tenter d’oublier à quel point la vie est génératrice de souffrances. Le
fait d’en parler de cette façon à un adolescent permet déjà d’entamer
une conversation sur le sujet. Quand le produit est un anesthésiant et
perçu comme tel par ce dernier, on peut lui donner envie de réfléchir
à la façon de modifier ce qui crée de la souffrance plutôt que de
vouloir y échapper.
2. On peut tomber amoureux à 16-17 ans et avoir une première
relation sexuelle, et en avoir d’autres ensuite. Ce qui présente
l’avantage, souvent, de savoir ce qui ne nous convient pas dans une
relation amoureuse. On peut également avoir la seule et unique à
20 ans au moment du mariage, pour faire plaisir à ses parents, et se
rendre compte que, comme il n’y a pas eu de comparaison possible,
notre choix a été désastreux. Or, si on a fait des enfants, le point 9
ci-dessus devient en conséquence très inquiétant.
3. L’amitié se ressent, elle se décide rarement. Personne ne peut
ressentir à la place de l’autre, ou savoir mieux que lui ce qu’il
devrait ressentir et donc l’enjoindre à ne pas aimer telle personne ou
à en aimer une autre. Ceux et celles qui s’y essaient vis-à-vis
d’amitiés ou d’amours adolescentes prennent le risque de voir ces
dernières ainsi vilipendées se transformer en attachements mille fois
plus forts. En effet, le fameux : « Ça ne me regarde pas, chérie,
mais, franchement, il ne t’arrive pas à la cheville, tu vas t’en rendre
compte tôt ou tard » a souvent comme conséquence le syndrome que
nous appelons Roméo et Juliette dans nos centres : « Toi et moi
contre le monde entier, toi seul à mes côtés, etc. », qui est
évidemment précisément ce que le parent voulait éviter.
4. et 5. 60 % des métiers de 2030 n’existent pas encore. Certains
sont d’ores et déjà difficiles à prononcer par les gens de ma
génération (data scientist, social media strategist, community
manager, curator, digital manager), et rémunérés entre 30 000 et
50 000 euros par an. Ils nécessitent (entre autres) les compétences
suivantes : connaître le Web par cœur, savoir réagir vite sur
plusieurs médias simultanément, écrire de façon synthétique et
percutante, avoir le sens de l’humour et ne pas rechigner à travailler
la nuit. L’acharnement nocturne de nos adolescents sur Snapchat,
Instagram et Twitter entraîne à cela. Et vous, malheureux parents
indignes, vous voulez empêcher vos enfants de gagner en
compétences et ainsi briser d’internationales et lucratives carrières
dans l’œuf ?
Ce nouveau membre (l’écran), avec lequel cette génération
postmoderne est née et traite sa façon d’être au monde, est une donnée avec
laquelle nous allons devoir composer ; c’est d’autant plus compliqué qu’une
majorité d’entre nous est beaucoup moins experte que les adolescents sur le
sujet. Chercher à les contrôler sur ce territoire inconnu et hostile aboutit à
plus ou moins long terme à un échec et à une détérioration de la relation, un
peu comme une guerre du Viet-Nâm.
De très nombreux parents persistent pourtant avec une remarquable
persévérance dans cette voie improductive et sont, il est de mon devoir de
les en avertir, la cible de nombreuses moqueries sous cape de la peuplade
adolescente : « Ma mère, elle croit que si elle coupe la Livebox, je peux
plus me connecter » ; « Mon père, il croit que j’ai qu’un compte Facebook :
celui où je mets des photos de moi en train de faire du cheval ou d’offrir un
bouquet à ma grand-mère » ; « Ouf que mes parents, ils connaissent même
pas Snapchat ni Instagram, sinon… »
Souplesse ne veut pas dire laxisme
Puisque l’inverse de la rigidité est la souplesse, la majorité de mes
consultations concernant les adolescents et leurs parents consiste à tenter
d’en insérer dans un système très enkysté de part et d’autre.
Ce n’est pas simple, car les parents d’adolescents, souvent extrêmement
inquiets, tristes ou en colère, s’accrochent à leurs principes éducatifs
comme à des bouées, certains que faire autrement aboutira inexorablement
au naufrage à la fois de leurs enfants et de leur mission de parent.
Il m’est arrivé à plusieurs reprises de demander par exemple à des
parents (surtout à des papas) de réfléchir aux choix qui s’offraient à eux
entre un maintien du principe « je veux qu’elle reste vierge jusqu’au
mariage, donc je lui interdis de sortir » avec ses deux corollaires, la déprime
de leur fille de 16-17 ans et la dégradation de la relation déjà bien entamée,
et l’assouplissement de ce principe « c’est à elle maintenant de gérer sa
sexualité » avec son corollaire, le risque qu’elle se donne à plusieurs
hommes (ou femmes), immédiatement après l’interdiction de sortir le soir
levée.
Je synthétise soigneusement à chaque fois l’alternative face à laquelle
ces parents inquiets se retrouvent :
• Prendre la voie du maintien du contrôle et de l’interdit avec la
certitude que la relation va se détériorer et que la tristesse de leur
fille va augmenter, tout comme, vraisemblablement, une dangereuse
naïveté pour ses prochaines relations amoureuses.
• Prendre celle de la responsabilisation, et donc le risque qu’elle ne
respecte pas le principe de la virginité avant le mariage.
Je souligne le fait qu’il s’agit de choisir entre un principe et la qualité
d’une relation.
Et j’en entends certains, une minorité heureusement, choisir la première
voie.
Bien évidemment, je n’explique pas du tout à ces parents que le choix
qu’ils font est mauvais, sinon je m’érige comme détentrice du bon principe.
Je considère que j’ai fait mon métier, qui consiste à faire en sorte que mes
patients choisissent en connaissance de cause la voie qui, en leur âme et
conscience, est la moins douloureuse pour eux, en tant que parents.
C’est difficile pour moi, évidemment, quand je pense à la jeune fille
dont les parents n’ont pas pu assouplir la posture. Mais comme la plupart du
temps, j’ai eu l’occasion de rencontrer leur fille en séance, je maintiens un
lien avec cette dernière pour au moins l’écouter et au mieux l’aider à
prendre son autonomie de façon stratégique. Je laisse presque
systématiquement mon adresse mail à mes patients adolescents (tout en leur
précisant que je ne réponds étonnamment pas dans la minute).
Tu sais mieux que moi ce qui est bon pour toi
Dans la grande majorité des cas que j’ai accompagnés, les parents ont
décidé d’emprunter la deuxième voie de l’alternative qui a consisté à dire à
leur fille : « Je crois bien que je ne t’ai pas vraiment vue grandir et que, du
coup, j’ai mis en place des règles qui sont sans doute maintenant trop
enfermantes et qui risquent de dégrader notre relation, c’est déjà un peu le
cas. Bien plus, ces règles te traitent comme si tu étais un bébé, ce qui est
évidemment tout à fait néfaste pour ton développement. J’ai donc décidé de
te laisser sortir le week-end et de te faire confiance pour gérer tes relations
amoureuses si tu en as. Je te le redis une énième fois, je pense qu’il est
important d’avoir sa première relation sexuelle avec quelqu’un avec qui on
souhaite s’engager [même si cette information a déjà été transmise environ
3 490 fois, cela sécurise le parent inquiet de le redire une 3 491e fois, je
veux bien lui laisser ce dernier petit cadeau tellement infime au regard de
l’effort colossal qu’il s’apprête à faire] mais bien entendu :
« Tu sais mieux que moi ce qui est bon pour toi. »
J’invite le parent lecteur à relire cette phrase en respirant profondément
par le ventre et à tenter de la répéter en imaginant la tête de son ado. Si un
ulcère purulent se déclare, merci d’appeler le 15.
Car emprunter ce virage à 180 degrés n’est évidemment pas sans risque.
En effet, cela n’induit malheureusement pas du tout le fait que,
conséquemment, l’adolescente suive le conseil si souvent donné, ni même
qu’elle en vienne à se confier automatiquement à ses parents sur ce sujet
délicat si le non-respect du conseil advient, tant elle aura intégré depuis des
années que le sexe avant le mariage était un tabou familial.
Mais si elle décide de briser ce dernier, elle le fera en son âme et
conscience, pas pour se rebeller contre un parent trop contrôlant. Ce qui est
déjà le début de l’autonomie.
De surcroît et immédiatement, la relation s’apaisera.
Accepter de responsabiliser un adolescent est très difficile lorsque l’on
a le sentiment que l’on sait mieux qu’eux ce qui est bon pour eux.
Paradoxalement, mais finalement de façon très logique, plus on a pris en
charge l’adolescent dans ce qu’il aurait pu faire tout seul (les devoirs, les
réseaux sociaux, les relations, la sexualité, les ivresses), moins on a de
raisons de penser qu’il pourra être autonome dans la mesure où, sans le
vouloir, on l’a empêché de s’entraîner à la prise de décision, ce qui renforce
notre idée que nous savons mieux qu’eux ce qui est bon pour eux.
Il est clair en effet qu’une jeune fille à qui on a interdit toute relation
avec des garçons sera très peu armée lorsqu’elle rencontrera intimement le
premier. Elle pourra ainsi, sans réellement le vouloir, avoir une première
relation sexuelle désastreuse, confirmant les plus grandes craintes de ses
parents.
À un parent qui fait autorité selon notre définition, avant ou juste après
une première relation sexuelle, l’adolescent ira beaucoup plus facilement
exposer un dilemme ou une souffrance, et l’adulte sera là pour le guider ou
l’aider à se sentir moins mal, sans pour cela avoir besoin de se référer à des
principes.
Peut-être pourrait-on, en tant que parent, adopter comme réflexe
salutaire de se méfier dès que l’on s’accroche à la rigidité d’un principe
(sans bien sûr en faire un principe rigide !)
Parfois, au contraire,
il faut injecter de l’autorité
Le modèle de résolution de problèmes de Palo Alto part du principe que
c’est précisément souvent ce que mettent les gens en œuvre pour résoudre
leur problème qui non seulement ne le résout pas, mais en plus l’aggrave. Il
n’y a donc, c’est la spécificité de cette approche, aucun mode d’emploi
universel, aucune recette qui fonctionne à tous les coups, et ce, encore
moins pour apaiser des relations aussi complexes que celles qui existent
entre les adultes et les adolescents.
Dans la mesure où mon métier consiste à aider mes patients à cesser de
faire ce qu’ils font et qui dysfonctionne, je dois parfois aider des parents à
être plus autoritaires qu’ils le ne sont, parce que le fait même d’être souple,
conciliant, à l’écoute, bref d’être un de ces parents que je surnomme
affectueusement les parents Dolto, est précisément et paradoxalement ce qui
dysfonctionne et fait souffrir à la fois l’adolescent et le parent.
Nathalie Goujon, mon associée et remarquable thérapeute, raconte en
formation le cas de ce jeune homme de 16 ans qui refusait de se lever le
matin, traitait sa mère de noms tous plus insultants les uns que les autres, ne
faisait évidemment rien pour l’aider et, c’est ce qui avait motivé la prise de
rendez-vous, commençait à la menacer physiquement. La maman avait été
suivie par une psychologue pendant deux ans sans que la situation cesse
d’empirer.
Cette maman culpabilisait très fortement de son divorce avec le père de
Jonathan qui, depuis plusieurs années, n’avait plus donné signe de vie,
après avoir laissé entendre que son ex-femme l’avait trop fait souffrir pour
qu’il continue à avoir des liens avec son fils.
Tous les comportements irrespectueux de Jonathan n’étaient, dans
l’esprit de cette maman, que les conséquences de cet abandon, de
« l’absence du père », de sa propre incapacité à lui avoir donné « un foyer
stable et heureux », explication abondamment relayée par sa propre mère
qui ne lui pardonnait pas sa décision d’avoir divorcé d’un mari pourtant
brutal. La conviction de la maman de Jonathan était par ailleurs que son ex-
mari n’avait été brutal que parce que lui-même avait été brutalisé petit
garçon. Conséquemment, pour apaiser cette brûlante culpabilité, et surtout
ne pas reproduire « le schéma familial de la violence », lorsque Jonathan ne
se levait pas le matin pour prendre son bus, elle grognait mais l’emmenait
en voiture. Lorsqu’il laissait traîner ses mégots et ses canettes de bière dans
le salon, elle ronchonnait mais rangeait. Lorsqu’il hurlait des horreurs, elle
attendait que ça passe en serrant les poings dans sa poche et en lui disant
doucement de se calmer.
Elle disait en séance à Nathalie : « Il fait ça parce qu’il souffre de
l’absence de père. Je ne vais pas en plus en ajouter en lui rentrant dedans, il
pourrait devenir violent. ll n’a que moi, en plus, même sa grand-mère ne
l’aime pas. »
Ce qui est un raisonnement relativement rationnel, mais qui visiblement
n’aidait en rien à rendre cet adolescent moins violent puisqu’il en était
presque venu aux mains ; ni à faire en sorte que le reste du monde l’aime
puisqu’il était de plus en plus agressif.
Très astucieusement, Nathalie lui a laissé entendre qu’en le laissant
faire elle lui faisait faire un apprentissage extrêmement dangereux pour sa
vie future : celui qu’on peut obtenir tout ce que l’on veut par la violence et
l’irrespect ; et qu’il y avait d’énormes risques que, en conséquence, il
finisse comme son père, ou pire.
En plus, il allait forcément, un jour ou l’autre, tomber sur plus fort que
lui et se faire très mal, parce que, finalement, il n’était qu’un garçon encore
infiniment vulnérable ; en effet, en étant tout le temps compréhensive,
même devant des attitudes assez incompréhensibles, elle ne le préparait pas
à la vie.
Il allait donc, si elle continuait, terriblement souffrir par sa faute.
Nathalie a conclu en lui disant qu’elle avait évidemment la possibilité
de continuer à le maltraiter comme elle le faisait depuis le départ de son
père en lui laissant croire des choses fausses et dangereuses, mais qu’elle ne
la suivrait pas dans cette voie-là.
Elle a, d’une certaine manière, repositionné la culpabilité de cette mère
sur ce qu’elle mettait en place pour vainement tenter de la faire disparaître :
tout accepter, même l’inacceptable de la part de son fils. Et ainsi lui faire
cesser dans le même temps précisément ce qui alimentait la relation
difficile.
Une fois cette maman brillamment mobilisée (« mais alors, qu’est-ce
que je dois faire, Docteur Goujon ? »), Nathalie lui a juste proposé de lui
annoncer le soir même qu’elle ne l’emmènerait plus le matin en voiture au
collège et que, s’il loupait son bus, ce n’était pas un problème. Et de tenir le
lendemain et les jours suivants qu’elle a estimés au nombre de 7, ce qui est
évidemment, pour tous les parents d’adolescents, la partie la plus dure. Puis
d’observer les comportements de Jonathan et de lui en rapporter la
description une fois la semaine terminée.
Jonathan, on le comprend, n’a pas cru une seconde que sa culpabilisée
maman le mettrait réellement face aux conséquences de ses actes.
Il ne s’est donc levé le lendemain matin qu’à 9 heures en tempêtant et
en hurlant : « Magne ton cul, la vieille, et emmène-moi, sinon j’irai pas en
cours. »
En t-shirt et en culotte, la courageuse maman, tout en lisant son
magazine sur le canapé du salon, lui dit : « Tu leur expliqueras que tu ne
t’es pas levé, chéri, il n’y a pas mort d’homme. »
Jonathan alla se recoucher en maugréant et fut d’exécrable humeur
toute la journée, ce qui n’était pas un changement très révolutionnaire.
Le lendemain, il ne se leva pas et traîna dans la maison en lui lançant
des regards assassins dès qu’il la croisait. Elle l’ignora vaillamment.
Le surlendemain, il se leva à 7 heures, prit son sac, embrassa sa mère
(ce qu’il n’avait pas fait depuis des mois) et partit prendre son bus.
Combien de parents auraient eu le courage et le sang-froid d’attendre
ainsi trois longues journées sans retomber dans leurs anciennes tentatives de
régulation ?
À partir de cette expérience, qui avait évidemment modifié
considérablement la perception qu’avait cette patiente de ce qui faisait
souffrir son fils, Nathalie réinjecta des refus « tenus » de la part de la
maman, des conséquences négatives dès qu’elle s’estimait non respectée et
la relation s’apaisa définitivement au bout de quelques mois.
Il existe plusieurs entrées par lesquelles la souffrance peut s’engouffrer
chez un individu. Celle liée aux émotions, celle liée aux pensées, celle liée
aux symptômes et celle liée aux relations. S’y ajoute celle liée aux « buts
conscients » ou souffrance attachée au fait que nous souhaiterions que le
monde soit comme ça et qu’étonnamment ce dernier refuse de nous obéir.
Buts conscients qui peuvent saisir les adolescents comme tout un chacun.
C’est en partant de ces différentes entrées que j’ai structuré les chapitres
suivants ; en n’oubliant pas, évidemment, les émotions des pauvres parents
d’adolescents, qui sont souvent très intenses et plutôt maltraitées :
maltraitées par la société qui culpabilise les parents d’ados s’ils ne
réussissent pas parfaitement leur mission de son point de vue ; maltraitées
par leurs propres adolescents qui ne leur font pas beaucoup de cadeaux, les
angoissent, les culpabilisent et les blessent parfois sans même s’en rendre
compte ; maltraitées par eux-mêmes en ce sens qu’ils s’exhortent en
permanence à adopter telle ou telle attitude pour faire de leur mieux et s’en
veulent terriblement quand ils n’y parviennent pas. Les parents auront donc
droit à un chapitre rien que pour eux : le premier.
Une fois que nous avons identifié par où la souffrance surgit, qui
souffre le plus et de quoi, nous identifions avec nos patients ce qu’ils ont
mis en œuvre pour résoudre le problème et apaiser la souffrance. Puis nous
leur proposons de faire l’inverse de ce qu’ils ont déjà tenté, de la façon la
plus stratégique et écologique possible, pour enrayer, en quelque sorte, le
cercle vicieux dans lequel ils sont bloqués11. C’est en partant de ce principe
que nous avons accompagné nos patients dans la résolution des différents
problèmes exposés dans les vignettes cliniques qui suivent.
Les prénoms et les contextes ont évidemment été largement modifiés
pour préserver l’anonymat de nos patients.
1. J’emprunte ce questionnement à Maria da Conceição Taborda-Simões, « L’adolescence : une transition, une crise ou un changement ? », Bulletin de psychologie,
no 479, 5/2005, p. 521-534.
2. La première étude systématique de l’adolescence a été publiée par Stanley Hall en 1904. « Si l’on tient compte du délai nécessaire, que l’on estime à une vingtaine
d’années, pour qu’un phénomène social soit conceptualisé et consigné dans le lexique, l’adolescence, dans le sens courant qu’on lui connaît aujourd’hui, a commencé à se constituer
en France dans les années 1850. » (L’adolescence n’existe pas, Paris, Odile Jacob, 2003.)
3. Un des principaux arguments hostiles avancé au cours du débat de l’Assemblée sur la peine de mort en 1908 était : « Ce n’est pas le moment d’abolir la peine de mort
avec la jeunesse que nous avons. » (M. Perrot, J.-C. Schmitt, A. Farge, « Adolescences : un pluriel à l’étude des historiens. Discussion avec A. Braconnier, P. Gutton, A. Tassel »,
Adolescences, 3, no 1, 1985.)
4. Ibid.
5. « Philosophiquement, il n’y a pas d’entre-deux : on ne peut penser un enfant qui serait déjà citoyen, ni un citoyen qui serait encore un enfant », écrit Philippe Meirieu
(http://www.meirieu.com/DICTIONNAIRE/asolescent_ecole.htm).
6. Selon I. B. Weiner, cité par M. da Conceiçao Taborda-Simões, « la perturbation psychologique n’est manifestement pas une caractéristique spécifique de l’adolescence et
les adolescents n’ont pas plus de probabilités que les adultes d’être perturbés psychologiquement ». (Irwin Weiner, Perturbações psicológicas na adolescência, Lisbonne,
Fondation Calouste Gulbenkian, 1995, p. 14-15.)
7. Selon O. Klineberg, « Aspects sociologiques de l’adolescence », Confrontations psychiatriques, no 7, 1971 : « Les sociétés primitives ne possèdent – ou ne possédaient
– pas d’équivalent de notre conception de l’adolescence, c’est-à-dire la lente acquisition du statut d’adulte. » Et selon G.S. Hall : « Les primitifs ne semblent pas connaître les
“tempêtes et tensions” qui caractériseraient “notre adolescence”. Ce qui tend à suggérer, selon Klineberg, que “nous devons en trouver l’explication plutôt dans la société que dans la
biologie”. » (Patrice Huerre, Martine Pagan-Reymond, Jean-Michel Reymond, L’adolescence n’existe pas, op. cit.)
8. Je me demande par ailleurs si nous allons recommencer au début de l’alphabet pour nommer les suivantes.
9. « Durant tout le XVIIIe siècle et une bonne partie du XIXe, on ne voit guère dans l’“adolescent”, de quatorze à vingt-cinq ans, qu’un “morveux puceau”, un “novice un
peu niais”. C’est à cette époque, sans doute, qu’il concocta son esprit revanchard ! » (Patrice Huerre, Martine Pagan-Reymond, Jean-Michel Reymond, L’adolescence n’existe pas,
op. cit.)
10. Playbac, août 2013.
11. Pour une présentation concrète des prémisses et principes de l’école de Palo Alto appliqués à la thérapie brève, lire entre autres : Richard Fisch, John Weakland, Lynn
Segall, Tactiques du changement. Thérapie et temps court, Paris, Seuil, 1986 ; Richard Fisch, Karin Schlanger, Traiter les cas difficiles. Les réussites de la thérapie brève,
Paris, Seuil, 2005 ; Emmanuelle Piquet, Faites votre 180° ! Vous avez tout essayé. Et si vous tentiez l’inverse ?, Paris, Payot, 2015.
Deuxième partie
J’en peux plus.
On a tout essayé (pauvres
parents)
Les adolescents créent chez nous des émotions assez similaires à celles
que suscitent tous nos enfants, mais plus intenses encore parce qu’ils se
rapprochent de la ligne d’arrivée où il faudra bien finir par les lâcher, et
que, du coup, en même temps qu’ils nous inquiètent ils se rebellent
davantage contre les différentes manifestations de nos inquiétudes, ce qui
alimente encore ces dernières.
Leur façon de se frotter à ce qui fait leur univers, c’est-à-dire celui des
apprentissages scolaires ou professionnels, celui des relations avec leurs
pairs, celui du numérique, crée chez eux des tentations qui nous semblent
infiniment dangereuses et nous poussent nous, parents, à des tentatives
souvent infructueuses de contrôle, qui conduisent à des conflits et à des
ruptures de communication. Ces ruptures nous inquiètent évidemment
encore plus, puisque nous avons la sensation de ne plus rien pouvoir faire
pour leur éviter de succomber à tous ces dangers. Le risque est grand alors
que nous voulions renforcer encore le contrôle : autant de magnifiques
cercles vicieux qui nous laissent parfois épuisés sur un bout de canapé, nous
demandant ce que nous avons fait pour mériter ça…
Incompréhension, angoisse, colère, associées à la tristesse de ne pas
parvenir à jouer notre rôle comme nous le souhaiterions et surtout comme
nous l’avions imaginé, telles sont les émotions suscitées par les situations
décrites dans ce chapitre. Ainsi que différents stratagèmes pour tenter de
faire en sorte que la communication réapparaisse entre eux et nous.
1.
La jalousie de Marius
– Je ne sais plus quoi faire, c’est devenu vraiment infernal pour tout le
monde, me dit cette maman désemparée. Il n’y a plus que de l’agressivité
ou de la tension à la maison. Et lorsque le climat est un peu apaisé, on a du
mal à se détendre tellement le passif est lourd et franchement pas facile à
digérer, en tout cas par moi. Enfin, je veux dire, moi, j’ai du mal à me
calmer instantanément après un conflit.
– Comme lorsqu’on lance une pierre dans l’eau et qu’une fois qu’elle a
disparu au fond, des cercles concentriques restent encore à la surface.
– Oui, c’est ça. De toute façon, à peine ont-ils disparu que Marius nous
fait une nouvelle crise…
– Racontez-moi la dernière fois que cela s’est produit, pour que je
comprenne bien, un peu comme si j’étais une caméra dans votre salle à
manger.
– Eh bien, prenons l’exemple de dimanche matin. Les deux sont en
train de jouer et, tout à coup, sans aucune raison, Marius dit à Jean : « Tu
m’énerves, je ne supporte plus ta gueule. » Jean ne répond rien au départ,
ou il lui dit doucement de se calmer, alors Marius jette tout le tapis de jeu
par terre et s’en va dans sa chambre en claquant la porte.
– Que fait Jean, alors ?
– Soit il part dans sa chambre aussi après lui avoir dit qu’il était
vraiment trop chiant, soit il vient me voir et me dit qu’il en a vraiment
marre de son petit frère, que c’est dur de se faire traiter comme ça et surtout
superinjuste, étant donné que Jean fait tout le temps tout pour faire plaisir à
son frère. C’est ce qu’il a fait dimanche, il est venu m’en parler juste après.
– Et c’est depuis toujours, ce tango étrange entre les deux frères ?
– Non, depuis environ deux ans, je dirais. Je n’ai absolument pas
souvenir d’un élément déclencheur de ces agressions incessantes de la part
de Marius. C’était plutôt un garçon très joyeux, très câlin, très sympa avec
son frère…
– Que faites-vous, Madame, quand Jean vient se plaindre ?
– Je lui dis que je comprends, que c’est vraiment infernal et que je ne
sais vraiment pas quoi faire. Parfois, je vais jusqu’à la porte de Marius et je
lui dis : « Marius, tu es vraiment insupportable, tu fais de la peine à tout le
monde. » Il répond par une espèce de borborygme dans lesquels on perçoit
les mots : « Balec1, enfoiré, pète les couilles », enfin de la grande littérature.
La semaine dernière, je leur ai dit à tous les deux que j’allais venir vous
voir parce que je n’en pouvais plus.
– Vous n’en parlez pas du tout à Marius, après les disputes ?
– Si, parfois, mais de moins en moins. Parce que non seulement j’ai
l’impression que ça ne résout rien, mais, en plus, je ressors de nos
discussions épuisée, en colère, triste, avec ce sentiment d’impuissance
insupportable. Donc la dernière fois que je lui ai parlé, ça devait être il y a
quinze jours. Des fois, lorsque je trouve vraiment qu’il dépasse les bornes,
je crie depuis la cuisine que ce serait bien qu’il arrête de tous nous pourrir la
vie et que, franchement, à la place de Jean, je lui en aurais déjà collé une.
– Ce à quoi il répond ?
– Que, de toute façon, il connaît bien l’ordre de mes priorités affectives.
Je vous jure que ce sont ses termes. Quinze ans, le môme, vous ne trouvez
pas ça fou de répondre ce genre de choses ?
– Il est remarquable de créativité en tout cas, pour tenter de vous
culpabiliser. Et les fois où vous en parlez avec lui, que répond-il ?
– Il pleure et dit que tout le monde préfère Jean, que c’était dur pour lui
de sentir que son grand frère est mieux que lui et que ce qu’il voudrait
vraiment, c’est ne pas être né dans cette famille, mais dans une autre…
– J’imagine que cela doit vous paraître à vous également très injuste
parce que j’ai vraiment l’impression que vous faites tout pour maintenir une
justice quasi parfaite entre les deux, ce qui, selon moi, demande des
compétences de type docteur en physique quantique ; donc à moins que
vous ne soyez diplômée en ce sens, il est logique que vous n’y parveniez
pas.
– Vous avez raison, c’est sans doute impossible, mais il devrait au
moins voir les efforts que nous faisons Jean et moi pour qu’il se sente bien.
Vous voyez, par exemple, si je fais des courses avec Jean (parce que Marius
refuse de les faire avec moi), il va faire superattention de mettre dans le
Caddie ses gâteaux préférés. Quand Marius va revenir avec une bonne note,
Jean va s’extasier vraiment, en disant : « Génial, bravo. » Jamais Marius ne
fera la même chose pour son frère. Donc oui, je trouve ça superinjuste et je
le lui dis. Je lui dis : « Marius, cite-moi un seul exemple d’une chose que
j’ai faite pour Jean et pas pour toi ? » Il répond : « Tu es supermatérialiste,
ce n’est pas de ça qu’il s’agit, mais c’est sans doute trop subtil pour toi,
laisse tomber. » Je lui dis : « Marius, si tu parles de nos disputes ou de mes
reproches, avoue que tu es quand même odieux, donc pose-toi un peu plus
précisément la question de la poule ou de l’œuf. » Il répond : « Tu vois, ça
recommence. » Je lui dis : « Moi, je vous aime tous les deux pareil et tu le
sais très bien. » Il répond : « Eh bien, ça ne se voit pas. » Et ainsi de suite.
C’est pour ça que je ressors épuisée de ces conversations. Quoi que je dise,
quoi que je fasse, je suis la plus injuste des mères.
La maman de Marius se met à pleurer : « Je crois que ça fait bien un an
que nous ne sommes pas fait de câlins, c’est horrible. Des fois, je croise son
regard, j’ai bien peur d’y lire de la haine. Je ne vois pas ce que je peux
faire. »
– C’est très dur pour la maman aimante que vous êtes. Je voudrais
m’assurer que ce n’est pas uniquement une façon que Marius a trouvée pour
vous mobiliser, qu’il est vraiment en souffrance, ce que je subodore, mais
j’aurais besoin d’en être sûre. Pour pouvoir éventuellement l’aider lui aussi
s’il le souhaite. Qu’a-t-il dit lorsque vous lui avez-vous parlé de votre venue
ici ?
– Il a refusé de venir. Il a dit : « N’importe quoi, je ne vois pas en quoi
des étrangers pourraient t’aider. Si tu as de l’argent à dépenser, vas-y, en
tout cas, moi, je n’irai pas. »
– Très bien. Vous allez donc lui dire la chose suivante de ma part : « J’ai
vu la psy dont je t’ai parlé. Elle dit que c’est à moi de changer des choses
parce que, vraiment, je ne me comporte pas très bien avec toi. Elle dit
qu’elle comprend très bien que tu n’aies pas envie de venir, étant donné que
les problèmes ne viennent pas de toi, mais elle m’a juste laissé ce message
pour toi, et je n’ai pas eu le droit de le lire. » Je vous engage à prendre un
air un peu colérique à mon endroit en ajoutant par exemple : « C’est dingue,
ces psys qui disent toujours que c’est la faute de la mère, je trouve ça un
peu facile quand même. Et puis t’envoyer des messages dans mon dos, c’est
vraiment limite. Je ne suis pas sûre que je vais retourner la voir. » Cela
devrait rendre encore plus alléchante mon offre de services que nous soyons
toutes les deux un peu en conflit.
De nombreux adolescents qui rencontrent des difficultés
familiales refusent en effet d’aller chez un psy, parce qu’ils sont
convaincus (souvent à juste titre d’ailleurs) que ce dernier va leur
dire exactement la même chose que leurs parents (c’est souvent ce
qu’espèrent également ces derniers, d’ailleurs, pour une raison que
je ne m’explique pas, dans la mesure où ils ont, grâce à l’adolescent
agressif ou léthargique qui se tient devant eux, la preuve évidente
que cette stratégie ne fonctionne pas).
Dans le petit mot envoyé à Marius, j’avais écrit : « Je sais à quel
point c’est dur de vivre avec un saint pénible que tout le monde
aime. Si tu veux, je peux t’aider à ce qu’il soit un peu moins le
chouchou, mais, surtout, pas un mot à ta mère. » En effet, dans la
majorité des cas, lorsque l’adolescent en souffrance comprend que
le thérapeute ne va pas du tout dans le sens de ce qu’ont déjà tenté
les parents (ici, nier le sentiment d’injustice qu’il ressent) et qu’il est
vraiment en souffrance, il vient fréquemment voir un peu ce que
nous pouvons faire pour lui.
– Je pense que toute la souffrance que vous rencontrez tient en fait à
une simple différence de perception. Vous, Madame, faites tout pour être le
plus juste possible et, comme Marius ne le reconnaît pas et continue à faire
son martyr comme s’il était odieusement traité par vous, cela renforce votre
propre sentiment d’injustice et vous continuez à faire en sorte qu’il le
reconnaisse. Ce qui est parfaitement logique. Et improductif puisque ce
faisant — vous l’avez dit vous-même — vous lui faites des reproches
beaucoup plus qu’à son frère, ce qui renforce le sentiment d’injustice qui est
le sien. Il nie totalement votre propre sentiment d’injustice en vous disant :
« Je suis comme ça parce que tu es injuste avec moi », vous n’écoutez pas
le sien en disant : « Je suis comme ça parce que tu es injuste avec ton frère
et moi. »
Je voudrais que nous observions ce qui se passe si vous reconnaissez
explicitement sa perception selon laquelle il se sent victime d’injustice au
sein de la famille en lui disant la chose suivante : « J’ai beaucoup réfléchi et
je me suis dit que si tu ressentais autant d’injustice, c’est que tu avais de
bonnes raisons et je m’en veux parce que je ne les ai pas vues. J’ai besoin
que tu m’aides à ce que nous rétablissions l’équilibre. Je te propose donc
que chaque fois que tu te sens injustement traité, tu viennes me le dire et
que nous le notions sur un cahier des injustices, pour que je m’en rende
compte et que je réfléchisse à ce que je pourrais faire. » Puis vous revenez
me voir avec le cahier pour que nous en discutions.
La séance suivante, la maman de Marius est à nouveau seule dans la
salle d’attente. Mais elle a l’air moins triste.
– Lorsque je lui ai transmis vos propos, il a souri, me dit-elle, et a dit en
levant les bras au ciel : « Enfin quelqu’un de sensé, c’est rare de nos
jours. » Et il a pris votre message avec des airs de conspirateur. Il était très
satisfait et nous avons passé un dîner très correct tous les trois. Puis, le
lendemain, je lui ai parlé du cahier des injustices. Il a dit qu’il était
d’accord. Nous avons mis le cahier dans la cuisine, pour l’avoir à
disposition. Je ne vous l’ai pas apporté.
– Pourquoi ?
– Il est vide. Mais j’ai un message pour vous, je n’ai pas eu le droit de
le lire, dit-elle en souriant.
Par ailleurs, et de ça, je vous serai toute ma vie reconnaissante, j’ai eu
droit à trois câlins de Marius cette semaine et les deux frères ont posté une
photo sur Facebook d’eux dans les bras l’un de l’autre pour l’anniversaire
de Jean. Inenvisageable il y a encore deux semaines.
« Merci pour ton message. Je ne sais pas ce que tu as fait à
maman, mais elle est beaucoup moins injuste qu’avant. Je te
recontacte si elle recommence. Marius. »
En substance :
Lorsqu’un adolescent évoque un ressenti négatif de façon fréquente et
intense, il est absolument improductif, même (surtout) s’il nous semble
absolument infondé, de le nier et de tenter pour cela de faire appel à sa
raison. Cette attitude, qui peut sembler absolument rationnelle, génère
immanquablement une escalade symétrique entre lui et vous, dont il sortira
infiniment triste même si vous avez le sentiment qu’il a eu le dernier mot,
vous épuisé et la relation abîmée.
1. Acronyme de « on s’en bat les couilles », un peu trop long à articuler, chacun en conviendra.
2.
Léopold ne fait rien,
en plus il a un TDA/H
Le papa de Léopold semble assez inquiet lorsqu’il s’assoit en face de
moi. Très rapidement, il s’étonne du fait qu’on lui ait indiqué au téléphone
que nous ne recevions jamais les adolescents à la première séance.
– Il y a plusieurs raisons à cela, Monsieur. D’abord parce que nous
avons besoin de bien comprendre la perception que vous avez de la
situation, sans que vous ne soyez embarrassé par la présence de votre
enfant. Souvent, nos ados nous angoissent, nous mettent en colère, nous
culpabilisent, nous attristent et parfois tout en même temps et il n’est pas
forcément très positif pour votre relation que Léopold entende le maelström
émotionnel qu’il est capable de déclencher chez vous. Pour vous aider, je
dois absolument comprendre quelles sont justement ces émotions, parce
qu’ici nous travaillons fréquemment avec les parents comme étant nos
cothérapeutes. Nous pensons en effet que vous pouvez vraiment contribuer
plus que quiconque à la résolution du problème. Parce que vous connaissez
votre fils, parce que vous le voyez beaucoup plus souvent que nous.
En plus, notre vocation, c’est vraiment d’être biodégradables, de faire
en sorte que tout aille bien entre vous et votre fils une fois que la thérapie
est terminée, pour que vous n’ayez plus du tout besoin de nous. Donc c’est
encore mieux si l’ado ne nous voit pas, si c’est vous qui mettez en place
vis-à-vis de lui des choses différentes qui font évoluer la situation. C’est,
d’une certaine manière, beaucoup plus écologique pour toute la famille.
Ensuite, parce que nous recevons beaucoup d’adolescents qui sont très
observés, scrutés, analysés par leur famille d’abord, puis par le système
scolaire, et par des spécialistes. Or, nous pensons que ce n’est pas très bon
pour la santé d’être sans arrêt sous le microscope de quelqu’un, donc nous
ne voulons pas en rajouter en recevant votre fils pour une nième
consultation. Comme nous ne savons pas a priori s’il est sous microscope,
nous préférons ne pas prendre le risque de nous ajouter à la cohorte des
spécialistes suscités en le recevant à la première séance.
– Ça veut dire que vous ne le verrez jamais en consultation ? Parce que,
franchement, à mon avis, c’est lui qui a le problème. Enfin, de toute façon,
il ne veut pas venir. Il dit qu’il n’est pas fou.
– Voilà qui règle la question, nous n’allons pas le traîner par les
cheveux pour qu’il vienne ici. Dites-moi un peu ce qui vous amène.
– Léopold est en 3e et il ne fait rien. Strictement rien si on n’est pas
derrière lui et presque rien si on le pousse, mais ça donne lieu à des crises
horribles certains soirs et le week-end. Nous sommes très inquiets. Au
premier trimestre, le conseil de classe a dit qu’il ne pourrait pas passer en
seconde générale s’il continuait comme ça, qu’il fallait l’orienter en filière
professionnelle, mais je ne vois pas dans laquelle. Rien ne l’intéresse. En
plus, il a un trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité
(TDA/H) et l’établissement, il faut bien le dire, ne fait pas grand-chose pour
prendre en charge son handicap.
– Vous devez en effet être terriblement inquiets. Racontez-moi un peu
comment se passent les devoirs le soir. Prenons, tiens, l’épisode le plus
récent.
– Eh bien mardi, il rentre, il se jette sur son ordi, évidemment, comme
s’il allait mourir de ne pas l’avoir touché de la journée. Je lui dis « Léopold,
on fait d’abord les devoirs ». Et je vais regarder quels sont les devoirs sur
Pro Notes, parce qu’évidemment il ne note pas ses devoirs1. Après dix
minutes de négociations, parce qu’évidemment il n’a pas fini sa partie et
qu’il va au-devant d’une violente agonie s’il ne la termine pas, là,
maintenant, je m’assois à côté de lui et je commence à lui expliquer
comment faire son DM de maths. J’essaie de ne pas faire à sa place, parce
que je sais bien que ça ne servirait à rien. Au bout de cinq minutes, je me
rends compte qu’il ne fait aucun effort, qu’il pense à tout autre chose que ce
que je suis en train de lui raconter, bref, pardonnez-moi d’être grossier, qu’il
se fout de ma gueule. Parce qu’évidemment ce qu’il veut, c’est que je fasse
à sa place. Donc le ton monte. Je lui dis que moi, c’est bon, mon bac, je l’ai,
merci. Mais que franchement lui, je ne suis même pas sûr qu’il soit du
niveau du brevet des collèges, et que je ne sais pas ce qu’il va faire de sa
vie. Parce que vous comprenez, ça me rend fou, c’est pas sympa de dire ça,
mais c’est plus fort que moi. Donc, au bout d’un moment, je m’en vais en
lui disant « tu sais quoi, j’en ai rien à f…, débrouille-toi ».
– Et que répond-il ?
– Il se met à pleurer en disant que je ne l’aime pas et que je ne veux
jamais l’aider, que ce n’est pas de sa faute s’il ne comprend rien, c’est parce
qu’il est handicapé à cause de son hyperactivité. Il me supplie de revenir
l’aider. Si je traîne, il hurle qu’il veut changer de famille, qu’il en marre de
sa vie, enfin des trucs qui nous font vraiment quelque chose à ma femme et
à moi. Parce qu’on ne sait pas si c’est du cinéma ou s’il pense vraiment ce
qu’il dit.
– Pauvres parents… J’imagine qu’en plus de vous angoisser
terriblement, ça doit vous briser le cœur d’entendre des choses pareilles ?
– Eh bien oui. Le papa de Léopold inspire profondément pour ne pas
pleurer. En vain. On fait tout pour lui, sanglote-t-il. Je passe toutes mes
soirées sur ses devoirs avec lui. Ma femme l’emmène chez des spécialistes
de toutes sortes tous les mercredis après-midi depuis à peu près cinq ans.
On lui a payé des cours particuliers de maths et de français. Je ne sais pas,
on se dit avec ma femme qu’il n’est peut-être pas du tout scolaire, qu’il y a
quelque chose qui ne fonctionne pas à cause du trouble de l’attention. Vous
vous rendez compte qu’avec tous ces efforts, il a 7 de moyenne générale ?
Avec 5 en maths, la matière que je travaille le plus avec lui ! 20 en dessin,
mais franchement on s’en fiche un peu, même si on le félicite quand même,
pour le valoriser un peu.
– Oui, en ce qui concerne les maths, c’est un ratio investissement-
résultat tout à fait déplorable, je vous l’accorde. Une fois qu’il vous supplie
de revenir, que faites-vous, Monsieur ?
– Je reviens au bout d’un moment, je ne vais pas le laisser comme ça,
en pleurs devant ses devoirs pas faits. Du coup, quand ça se passe comme
ça, je suis supertendu et énervé, j’en ai marre, donc je fais pas mal de
choses à sa place et je dois avouer que je ne suis pas très agréable. Voilà un
peu comment je pourrais décrire notre supersoirée de mardi dernier et
comment se passent dans l’ensemble toutes les soirées dès qu’il y a des
devoirs inscrits sur Pro Notes.
– On comprend, évidemment, que vous soyez à bout. Et votre femme,
elle s’occupe parfois des devoirs de Léopold ?
– Elle a renoncé, elle est beaucoup moins patiente que moi et ça
finissait vraiment très mal.
– Je vois mieux ce qui se passe maintenant entre Léopold et vous,
merci, vous avez un excellent sens de l’observation.
Mais je vais vous faire encore travailler parce que je voudrais être sûre
de mon diagnostic et, pour l’instant, je n’ai pas les éléments suffisants. Je
voudrais comprendre notamment s’il s’agit d’un TDA/H réactionnel ou
d’un TDA/H de type 2. Parce que cela ne s’accompagne pas du tout de la
même façon. Le réactionnel est beaucoup moins rigide et on peut
grandement l’assouplir grâce à des stratégies relationnelles adaptées de la
part des parents, le type 2 est plus lié à la personnalité, donc plus difficile à
modifier2. Pour cela, j’ai besoin que vous observiez pour moi comment se
comportent les symptômes de son hyperactivité en milieu autonome, ainsi
je pourrai correctement affiner mon diagnostic.
Je vais donc vous demander de réaliser le recueil d’observations
suivant :
Vous n’allez rien changer ou presque lorsque Léopold rentre de cours.
Vous allez vous installer à ses côtés pour l’aider à faire ses devoirs. Mais
attention, au premier presque imperceptible signal de déconcentration de sa
part, je vais vous demander de lui dire très calmement : « Léop, je crois
bien que tu es fatigué de ta journée et que tu n’as absolument pas envie de
te mettre aux devoirs. Je crois que tu as plutôt envie de jouer aux jeux
vidéo. Nous allons donc arrêter pour aujourd’hui. Tant pis, tu auras une
mauvaise note en maths. En même temps, même si tu as 0, tu ne chuteras
que de 5 points et au moins on ne se sera pas disputés. »
Je vais vous demander de suivre scrupuleusement ce mode d’emploi
vis-à-vis de lui pendant deux semaines, pas plus, et d’observer ses
réactions. À mon avis, il ne va rien faire du tout et profiter de ces vacances
inespérées ; mais je voudrais voir ce qu’il vous dit, ce qu’il fait, si jamais il
fait quelque chose. Attention, nous devons être très rigoureux pour que
l’observation soit la plus « propre » possible de toute intervention de votre
part. Il faut vraiment que nous soyons comme dans une salle stérile. Par
exemple, imaginons, ce que je ne crois pas une seconde, qu’il aille jouer
aux jeux vidéo jusqu’au dîner, que le dîner se passe et que, là, il vous fasse
une sublime crise de culpabilisation en pleurant toutes les larmes de son
corps et en hoquetant que, dans cette famille, on n’a aucune compassion
pour les handicapés et qu’il a besoin de vous pour son DM d’anglais, je
vous invite à lui dire que vous êtes très tristes pour lui, mais qu’on ne meurt
pas d’avoir des mauvaises notes et que ce serait bien qu’il aille se coucher.
Surtout ne l’aidez pas à nouveau, parce que sinon tout notre cycle
d’observation sera à mettre à la poubelle et, franchement, ce serait très
ennuyeux parce qu’il faudrait recommencer à zéro.
– Et s’il ne veut pas ? S’il dit, non, promis papa, je vais me concentrer,
reste à ma table s’il te plaît ?
– Comme j’ai beaucoup d’affection pour vous et que c’est lui qui le
demande, je vous autorise à lui dire : « Tu es sûr, Léop ? En tout cas, si
jamais je vois que tu te déconcentres à nouveau, ça voudra vraiment dire
que ton cerveau en a trop marre de tous ces trucs à ingurgiter, et que nous
devons le laisser tranquille. » Puis vous attendez le prochain signe de
déconcentration qui ne manquera pas d’apparaître assez rapidement,
croyez-moi.
– Et… donc, s’il ne fait rien ?
– Eh bien, s’il ne fait rien du tout, à part se féliciter de ces vacances
inespérées, il faudra que nous en tirions les conséquences : ce sera un
TDA/H de type 1 et il faudra vraisemblablement que vous vous focalisiez
davantage sur la recherche de filières beaucoup plus pratiques dans
lesquelles, par exemple, il y ait du dessin dans la majorité des cours.
– Ça me paraît superdifficile de faire ça. Il va falloir en plus que je
l’explique à ma femme.
– Je vais lui écrire un mot, Monsieur, pour qu’elle comprenne bien que
je ne peux pas vous aider tant que je ne suis pas sûre de comprendre
précisément son trouble. Sinon vous avouerez que je ne serais pas très
professionnelle !
Ce que je veux tenter de stopper ou dans un premier temps de
minimiser, c’est la totale prise en charge de cet adolescent sur ses
devoirs par son père. Je dois opérer de façon stratégique parce que
ce papa est tellement inquiet et culpabilisé qu’il aura l’impression
d’abandonner son fils « handicapé » si jamais je le lui prescris de
façon rationnelle, c’est-à-dire sans prendre en compte le diagnostic
et en lui laissant entendre que ce qu’il fait est improductif. Il sera
donc dans l’impossibilité émotionnelle de le faire, même si,
intellectuellement, il comprendra que plus il prend en charge son fils,
plus il lui envoie le message qu’il est handicapé, incompétent, nul et
qu’il alimente donc magnifiquement le cercle vicieux pour l’arrêt
duquel il vient me consulter.
Je privilégie donc le passage par l’expérience émotionnelle,
avant toute prescription rationnelle : je fais en effet le pari que ce qui
va se passer pendant la quinzaine de jours qui vient va changer
radicalement la perception qu’ont ses parents de ce qu’ils doivent
faire pour que la relation avec leur fils soit plus responsabilisante et
moins conflictuelle.
Malheureusement, lorsque j’ouvre la porte de ma salle d’attente
quinze jours plus tard, je vois à la mine déconfite du père de Léopold
et de son épouse qui l’accompagne que les dieux de la thérapie
brève m’ont un peu laissé tomber sur ce coup-là.
– Nous n’avons pas pu, dit-il. Ça a été trop dur.
Déconfite, je présente mes excuses à ce papa que je n’ai pas réussi à
aider :
– Je m’en veux terriblement, Monsieur, je n’ai pas dû vous prévenir
assez de l’extrême difficulté de l’exercice. Peut-être était-ce trop tôt, peut-
être aurais-je dû vous prescrire l’observation pendant une semaine au lieu
de deux…
– Non, j’ai craqué au bout de deux jours, ça n’aurait rien changé, je
pense. Le premier jour, il m’a regardé d’un air bizarre, puis il a quitté la
table de la salle à manger où nous nous installons pour travailler et n’a rien
fait d’autre que de jouer aux jeux vidéo. Je n’ai rien dit, mais je n’ai plus
d’ongles. Ma femme est allée se coucher supertôt, ça la rendait folle de
colère de le voir aussi peu conscient des réalités de l’existence, hein
chérie ?
– Oui, dit cette dernière, les larmes aux yeux. On a passé une sale nuit
tous les deux.
– Le deuxième jour, reprend le père, il a fait ce que j’avais imaginé
lorsque nous en avions parlé, me demander de rester. Avec quand même
quelque chose d’intéressant que j’ai noté, c’est qu’il s’est assis tout de suite
pour les devoirs sans que je lui demande en rentrant du collège.
– Ah ?
– Oui, mais c’est vraiment la seule chose différente que j’ai pu observer.
Parce que la première fois que je lui ai dit qu’il devait en avoir marre, vu
qu’il se déconcentrait, il m’a demandé de rester en promettant de rester
concentré. J’ai fait comme on avait dit et, là, au bout de deux minutes, il a
recommencé à se balancer sur son siège, limite s’il ne sifflotait pas. Là,
j’avoue que j’ai pété un plomb, j’ai balancé les cahiers, je lui ai dit que j’en
avais trop marre de lui et je suis parti faire un tour pour me calmer. Lorsque
je suis rentré, sa mère faisait les exercices avec lui. Et j’avoue que ça m’a
rassuré.
– Et ?
– Et donc, le lendemain, j’ai recommencé comme avant, en me disant
que de toute façon l’observation était foutue, que je n’y arriverai pas. Donc
on est au point de départ, sauf que je pense que je suis encore plus énervé et
inquiet qu’avant. Autant vous dire que ma femme et moi, on trouve que,
pour l’instant, la thérapie brève et stratégique n’est pas très efficace, avec
tout le respect qu’on vous doit. Mais on revient quand même parce qu’on se
dit que ce serait bien peut-être que vous le voyiez, lui, justement pour
affiner votre diagnostic. Hein, chérie ?
– Oui, parce que nous pensons que vous avez raison sur un point, le
diagnostic n’est pas assez fin et, du coup, on ne peut pas savoir exactement
ce qui convient comme remède.
Les thérapies concernant le fait de responsabiliser les
adolescents sur les devoirs sont souvent les plus longues,
notamment parce que les parents :
• Ont souvent pris en charge depuis très longtemps lesdits
adolescents et qu’il est beaucoup plus inquiétant de lâcher un
grand mollusque de 15 ans dans l’espace scolaire qu’un
gamin de 8 ans, en sachant qu’on ne lui a pas permis de se
muscler pendant toutes ces années ; le risque qu’au moins
dans un premier temps il se vautre scolairement comme une
quiche est immense.
• Sont tellement submergés par l’angoisse que leur enfant ne
s’en sorte jamais dans la vie que c’est cette angoisse qui
prime avant toute chose et que, tant qu’elle n’est pas soit
apprivoisée, soit placée au bon endroit (ici, sur le fait que s’ils
continuent à prendre Léopold en charge, il va en effet être de
plus en plus démobilisé), elle les empêche de changer de
comportement.
• Sont tellement culpabilisés que tout ce qui peut les aider à
se sentir moins coupables, comme l’idée, très fréquemment
implicite dans les diagnostics de dys ou de TDA/H, que c’est
l’adolescent qui a un problème, pas eux les parents, est-ce à
quoi ils ont recours en premier lieu et à quoi ils s’accrochent
avec beaucoup de persévérance.
On ne peut que les comprendre.
Ces trois éléments font que, du coup, ils persistent souvent dans
une voie qui continue à fragiliser leur adolescent et à abîmer la
relation, comme nous le décrit très bien le père de Léopold.
Je vais donc m’attacher à travailler le deuxième point pour que
l’observation puisse avoir lieu puisque, pour l’instant, je n’y suis pas
parvenue.
– Je comprends parfaitement, mais je serai incapable d’affiner mon
diagnostic en rencontrant Léopold. Je n’en ai pas les compétences. C’est en
observant grâce à vous ce qui se passe au moment où ses symptômes sont
les plus dérangeants que je pourrai établir mon analyse.
Mais je me rends compte, et j’en suis désolée, que je n’ai sans doute pas
assez investigué avec vous ce qui pourrait bien se passer de pire, selon
vous, dans la vie future de Léopold, si, par exemple, nous nous rendions
compte qu’il est troublé de l’attention de type 1 ? C’est-à-dire si nous
découvrions que ni vous, ni moi, ni aucun professionnel ne pouvaient faire
quoi que ce soit pour qu’il se concentre davantage, étant donné que ce
trouble fait intrinsèquement partie de sa personnalité ?
– Je ne sais pas. Qu’il soit tellement en échec scolaire qu’il ne trouve
pas sa place dans la société ?
– Qu’il finisse SDF par exemple ?
– Oui, je ne sais pas.
– Eh bien, disons que ça arrive évidemment aux plus vulnérables
d’entre nous. J’imagine en effet que ce serait particulièrement horrible pour
vous deux de vous retrouver un jour Gare de Lyon alpagués par un punk à
chiens qui vous demanderait de l’argent avant de vous reconnaître puis qui
se mettrait à hurler : « Regardez ce que je suis devenu par votre faute ?
Parce que vous m’avez tellement dégoûté de l’école que je suis devenu une
sous-merde de SDF. »
Le père de Léopold frémit sur mon canapé et son épouse a les yeux
écarquillés d’inquiétude.
– Oui, ce serait horrible, dit le père.
– Vous pensez qu’il y a un risque ? demande la mère.
– Oui, Madame, malheureusement. Des études britanniques
longitudinales3 sont assez claires là-dessus, les patients diagnostiqués
TDA/H de type 1 que l’on prend trop en charge scolairement ont bien plus
de chances de connaître des périodes de déchéance sociale que les autres.
Je me sers ici de cette peur déjà existante chez le couple (et très
commune chez les parents d’adolescents ayant moins de 11 de
moyenne) en la rendant le plus horrible possible par mon évocation
préalable, pour les inciter plus fortement à faire le recueil
d’observations puisque l’intervalle entre les deux séances m’a
montré à quel point la peur qu’ils éprouvent pour le futur de Léopold
les empêche de faire autre chose que de le prendre en charge.
– C’est pour ça que j’aimerais bien pouvoir affiner mon diagnostic et,
malheureusement, j’ai l’impression que ça n’est pas possible pour vous,
Monsieur, je le comprends : Léopold, qui est très fortement musclé à la
culpabilisation vous concernant, puisque, depuis environ dix ans, il parvient
à chaque fois à vous faire faire ses devoirs, vous empêche de mener à bien
ce travail d’observation car votre réflexe émotionnel, lorsqu’il cherche à
vous mettre au travail, c’est de lui obéir, et donc de l’aider. Ce qui rend le
travail d’observation caduc et ne me permet pas de procéder à l’affinement
du diagnostic qui sera pourtant fort utile. Mais vous, Madame, j’ai le
sentiment qu’il vous met en colère plus qu’il ne vous culpabilise, et que
peut-être il serait plus facile pour vous de lui dire calmement, au moindre
signe de déconcentration, d’aller faire autre chose et surtout de tenir cette
posture pendant une période que je vais limiter à une semaine.
Ou vous persistez dans la prise en charge, avec les risques que nous
savons s’il s’avère qu’il est TDA/H de type 1.
Pour ce faire, très clairement, vous n’avez pas besoin de moi, c’est
exactement ce que vous faites par habitude depuis de nombreux mois
maintenant.
– Je veux bien essayer, dit la mère de Léopold.
– Monsieur, je compte sur vous pour soutenir moralement votre épouse
en cette semaine particulièrement horrible, lui dis-je affectueusement, parce
que je devine à quel point en effet la semaine va être dure pour ces
courageux parents.
C’est avec circonspection que j’ouvre la porte de ma salle
d’attente le jour de la troisième séance avec les parents de Léopold.
La mine victorieuse de la mère me rassure immédiatement.
– J’ai réussi, me dit-elle, pourtant il a tenté plein de trucs. Le premier
jour, comme la dernière fois, il n’a rien fait lorsque je lui ai dit que son
cerveau était en train de fumer et qu’il valait mieux qu’on arrête. J’ai
emmené mon mari boire un verre pour éviter qu’il ne commence à attaquer
la chair de ses doigts. Le deuxième jour, Léop a fait la même chose, parce
que, comme nous avions craqué la dernière fois, il a dû se dire que ça allait
recommencer et qu’il avait plutôt intérêt à profiter de ces derniers jours de
liberté.
– Brillante analyse, Madame, je vous félicite.
– Puis le troisième jour, il s’est déconcentré pareil, mais au bout de dix
minutes, ce qui est un exploit tout à fait remarquable. Et alors le quatrième
jour, grandiose : il reste environ dix minutes à sa table de travail avant que
je lui dise d’aller jouer aux jeux vidéo parce qu’il s’agite, et il revient au
bout de cinq minutes en me disant : « Allez, si on s’y met sérieusement, on
n’en a pas pour très longtemps. » Je me suis retenue pour ne pas éclater de
rire, c’est exactement ce que lui dit son père à chaque fois. Il a tenu
jusqu’au dernier exercice qui consistait à colorier et à légender une carte en
géographie, là, il en avait trop marre, il a commencé à gratter le livre de géo
avec son cutter. J’ai dit : « Stop, tu es vraiment trop fatigué, Léop, regarde,
ton corps le dit. »
– Vous avez vraiment été remarquable, Madame.
– Oui, je sais, se rengorge-t-elle, attendez, vous allez voir le bouquet
final. Le soir même, à 21 heures, il arrive en pyjama et dit à son père (il est
malin, ce n’est pas à moi qu’il demande) : « Papa, s’il te plaît, aide-moi
pour cette carte, j’y arrive pas, je comprends pas exactement ce que ça veut
dire légender, c’est sans doute à cause de mon TDA/H… » Et là, je vois
mon Philippe qui commence à craquer, donc je me mets entre les deux et je
dis : « Chéri, papa est superfatigué par sa journée de boulot. Écoute, je
trouve que tu as bien travaillé aujourd’hui ; tant pis, tu auras un zéro en
géographie, ce n’est pas la fin du monde. »
– Quel courage, Madame… toute seule contre votre fils et l’angoisse de
votre mari.
– Oui, en plus, quand j’ai dit ça, il s’est littéralement déchaîné, j’avais
rarement vu ça.
Il nous a dit qu’on était les pires parents du monde, surtout moi,
qu’avant au moins il pouvait compter sur son père, mais que maintenant il
était comme orphelin, qu’il le raconterait le lendemain à tout le monde,
qu’il allait contacter un avocat, Enfance et Partage et pour ça aller voir
l’assistante sociale du collège à la première heure.
– Waouh, la puissance de cet enfant ! Je suis impressionnée !
– Mais on a tenu. Franchement, c’était hyperdifficile. Et on se
demandait, par rapport au diagnostic, étant donné que vous ne nous aviez
pas dit quels étaient les critères… ce qu’il faisait, hurler comme ça, ça
voulait dire hyperactif réactionnel ou bien de type 1 ? On était un peu
atterrés dans le salon. Philippe, vous imaginez, se sentait hypercoupable, je
l’ai retenu au moins trois fois d’aller dans sa chambre…
Et… une heure plus tard, il est venu nous voir, sa carte à la main. Il
nous a demandé d’un air revêche si on voulait bien regarder. Là, c’était trop
dur de dire non, alors on a regardé. C’était franchement pas trop mal. J’étais
séchée, parce que je me suis dit : « On ne pensait pas qu’il était capable de
faire ça. » C’est dur quand même, penser ça de son fils, à tort ! J’imagine
que vous allez nous dire que c’est réactionnel, et non pas de type 1 ?
Mais alors… si je comprends bien, dans les deux cas, vous nous auriez
dit de le lâcher, non ? Soit parce que c’était réactionnel et que c’était donc
parce qu’on le prenait en charge qu’il se démobilisait comme ça ; soit parce
que c’était un trait de sa personnalité et qu’on ne pourrait rien y changer ?
– Oui, mais je préfère de loin que vous le décidiez, vous, après avoir
fait cette remarquable observation des capacités de votre fils en milieu
autonome.
En substance :
La prise en charge d’un adolescent (qui consiste à faire à sa place ce
qu’il devrait être capable de prendre en charge, par exemple sa scolarité)
envoie audit adolescent un message extrêmement dangereux : qu’il n’est
pas capable. Émis par les parents, ce message redouble évidemment
d’intensité et creuse la confiance qu’il a en lui au niveau académique.
Lorsque les devoirs du soir et du week-end se transforment en champs
de guerre, et que les parents sont prêts émotionnellement à la
responsabilisation, je conseille souvent aux parents le protocole suivant :
1) Dites-lui que vous ne lui parlerez plus du tout de ses devoirs et
que, pour lui prouver votre bonne foi, vous allez lui donner vos codes Pro
Notes afin qu’il les modifie.
2) Précisez-lui qu’à partir de là il a le choix :
a. Soit il ne fait pas ses devoirs, ce n’est franchement pas la fin du
monde, (phrase à répéter seul devant sa glace tant elle est compliquée à
prononcer par les parents inquiets) et il en assumera les conséquences ;
b. Soit il fait ses devoirs tout seul ;
c. Soit il demande de l’aide mais uniquement de 19 heures à
19 h 15, ce qui signifie qu’il a intérêt à préparer ses questions parce
qu’avant, ce sera trop tôt et après ce sera trop tard.
3) Avant tout cela, préparez-vous de la façon la plus exhaustive
possible à tous les comportements qu’il pourrait mettre en œuvre pour vous
faire craquer et le reprendre en charge. C’est un chemin long et escarpé que
celui de la responsabilisation, il est préférable au préalable d’avoir identifié
la majorité des obstacles possibles que votre adolescent va mettre sur la
route avec infiniment de créativité.
1. Il est toujours très étonnant de constater qu’avant de nous rencontrer les parents ne voient jamais le lien pourtant évident entre le fait qu’ils consultent Pro Notes et le fait
que, par là même, les ados ne voient plus du tout l’utilité de prendre en note les devoirs. Mais il est trop tôt lors de la première séance avec le père de Léopold pour le lui faire
remarquer.
2. Cette théorie inventée de toutes pièces n’est évidemment qu’un stratagème pour inciter le papa de Léopold à changer ses tentatives de prise en charge.
3. Les diverses études britanniques longitudinales que j’évoque en consultation sont absolument fictives, mais souvent très efficaces face à des patients très rationnels.
3.
Sacha veut se convertir à l’islam
Le père de Sacha, 16 ans, a pris rendez-vous en urgence dans notre
centre parisien parce que cette dernière a disparu du domicile familial
depuis la veille.
– C’est la mère d’une de ses amies qui nous a appelés, elle l’a
découverte dans la chambre de sa fille ce matin, me dit-il en s’asseyant les
yeux brillants. J’ai eu tellement peur qu’il lui soit arrivé quelque chose de
grave que, lorsque je suis allé la chercher, je ne lui ai rien dit, je ne l’ai pas
engueulée, même si ma compagne n’est pas d’accord avec « cette attitude
totalement laxiste ».
– Votre compagne n’est pas la mère de Sacha, c’est ça ?
– Non ; même pas sa belle-mère d’ailleurs, selon Sacha, qui le dit de
façon assez cruelle : elle n’est ni belle, ni mère ; pendant longtemps, elles
ne se sont pas parlé, sauf pour se dire des horreurs. C’était très dur comme
ambiance à la maison. J’ai longtemps essayé d’intervenir pour calmer l’une
ou l’autre, mais je me suis rendu compte en lisant un de vos livres que ça ne
servait à rien, voire que ça faisait empirer la situation, alors j’ai arrêté toute
intervention pendant et après les disputes et je leur ai annoncé que j’avais
décidé d’investir de mon mieux dans la relation que j’ai avec chacune
d’entre elles, mais pas dans la relation qui était entre elles, puisque cela ne
faisait qu’envenimer les choses. Depuis c’est beaucoup plus calme, sans
que rien de chaleureux ne se soit installé entre elles, mais ça, j’y ai renoncé
et, franchement, ce n’est plus un problème pour moi.
Donc, je ne viens pas pour ça ; je viens uniquement pour Sacha qui
m’inquiète terriblement depuis quelques mois.
– Depuis combien de temps, diriez-vous ?
– Depuis dix-huit mois environ. Elle est entrée en seconde dans un
nouveau lycée et est tombée littéralement en adoration devant deux
adolescents : une jeune fille de sa classe, Ibtissem, et son frère Omar qui est
en terminale dans le même lycée. Depuis, je ne la reconnais plus. C’est une
très jolie fille qui, jusqu’à l’an dernier, avait une bande de copines plutôt
sympas, avec laquelle elle sortait, les filles d’amis à nous pour la plupart.
Elle était… normale, vous voyez ?
– Pas exactement, non, vous savez, la normalité chez les adolescents…
et aussi chez les adultes d’ailleurs, quand on y pense… Mais pour que je
comprenne mieux, qu’est-ce qui vous inquiète le plus dans ses nouveaux
comportements ?
– Elle est habillée tout en noir et son corps est absolument recouvert,
elle y tient vraiment ; pas possible de l’emmener dans une boutique lui
acheter une robe d’été ou ne serait-ce qu’un bermuda, j’ai renoncé depuis
plusieurs mois et je me dis, c’est fou que je sois nostalgique des jours où
elle me ruinait en shopping et où elle voulait se faire tatouer ; quand on se
dispute, elle fait exprès d’employer des termes arabes que je ne comprends
pas en prenant un air très énervé, c’est excessivement déstabilisant ; elle
passe sa vie sur son portable avec ses deux seuls amis… parce que, là, plus
personne ne compte ; quand je lui demande pourquoi elle ne voit plus ses
copines de collège, elle prétend qu’auparavant elle avait une vie impure et
qu’elle doit couper tous les ponts avec son existence antérieure. Et là,
hallucinant, la semaine dernière, elle a exigé de pouvoir manger halal. C’est
moi qui fais les courses et à manger, donc c’est à moi qu’elle a demandé,
enfin plutôt exigé, comme si nous étions des malades de ne pas y avoir
pensé avant. Alors là, franchement, j’ai pété les plombs. J’ai dit que ça
suffisait, que j’allais pas non plus lui installer une mosquée dans le salon et
lui acheter une burqa, que c’était sans moi. J’étais tellement hors de moi
que même ma femme est intervenue pour que j’arrête de lui hurler dessus,
c’est vous dire. Et le soir même, elle avait disparu. Elle était allée se cacher
chez les parents d’Ibtissem et Omar. J’ai passé la nuit à me ronger les
sangs…
– C’est leur mère, donc, qui vous a téléphoné pour vous prévenir.
– Oui, une femme qui a l’air sympathique, très ennuyée quand elle m’a
appelé ; elle m’a dit qu’elle n’avait pas vu hier que Sacha s’était cachée
dans l’appartement, qu’elle s’en voulait terriblement. Mais j’ai quand même
senti comme un reproche dans sa voix. Alors que merde…
Je lui ai dit que ce n’était pas de sa faute. Mais en même temps, c’est
quand même la faute de ses enfants, selon moi, elle devrait un peu plus les
tenir. Ils sont prosélytes, surtout le grand, ça se voit, un air austère, très
renfermé. Il est en terminale ES, très bon élève, très pratiquant, pas
beaucoup d’amis d’après ce que j’ai pu en comprendre les rares fois où j’en
discute avec Sacha. Il m’angoisse vraiment, lui. J’en fais des cauchemars.
Bon, évidemment, dès que j’émets la moindre réserve au sujet de ces deux
nouveaux amis et de leur famille, ou de l’islam, pendant les quelques
échanges que nous avons, Sacha et moi, à ce sujet, j’ai droit à tout son
mépris de citoyenne de gauche antiraciste : je suis FN, je suis la pire des
ordures xénophobes, le pire des islamophobes. Je prétends être un
démocrate, mais je me mens à moi-même, enfin toute une série de procès
d’intention invraisemblables, je vous laisse imaginer…
– Oui, le débat doit être en effet assez houleux. Donc, depuis ce matin,
vous l’avez serrée dans vos bras en la retrouvant et vous ne lui avez pas fait
de reproches, ni posé de questions ?
– Oui, et je me suis dit que ça tombait du coup très bien, notre rendez-
vous, que vous alliez me dire comment réagir au mieux. Pour l’instant, je
lui ai simplement dit que j’avais eu trop peur pour elle et je l’ai suppliée de
ne plus recommencer.
– Comment a-t-elle réagi ?
– Elle n’a rien répondu. Elle pleurait en silence dans la voiture. Quand
elle a quitté la maison de la mère d’Ibtissem, elle a serré dans ses bras toute
la famille comme si c’était la sienne et que je l’arrachais à elle. Ça m’a fait
un choc. Vous comprenez, Sacha et moi, on a vécu plusieurs années
ensemble après la mort de sa maman. On avait un lien très fort, et là, j’ai
l’impression que je suis en train de la perdre. Franchement, même si je vois
bien que je m’y prends mal, je ne sais pas à qui en parler. Les conseils de
ma compagne me semblent toujours trop durs, je n’ai pas envie de les
suivre, j’ai l’impression que, si je le fais, la relation entre ma fille et moi va
se distendre encore plus. Ma mère et mon ex-belle-mère seraient
absolument affolées si je leur parlais de ses nouvelles accointances avec
l’islam, je pense qu’elles me diraient d’appeler la police, en gros pour la
faire ficher S. Elle fait attention, d’ailleurs, quand on va voir l’une ou
l’autre, elle s’habille avec des choses amples, mais qui ne ressemblent pas à
ces djellabas qu’elle porte à la maison, elle n’est pas aussi virulente dans
ses propos qu’avec nous et donc je pense que, pour l’instant, ses mamies
n’ont rien remarqué.
– Ah oui, étonnant. Ce sont donc des attentions qui vous sont réservées,
à votre compagne et à vous, exclusivement ?
– Oui, maintenant que vous le dites, elle est sans doute beaucoup moins
« extrémiste » quand nous ne sommes pas uniquement tous les trois.
– Avant la dispute concernant la nourriture halal, pouvez-vous me
raconter une autre dispute qui vous a marqué, un peu comme si j’étais avec
vous dans votre salon ?
– Il y a une quinzaine de jours, elle m’a dit pour la première fois
explicitement qu’elle songeait à se convertir à l’islam. Je me suis dit :
« Christophe, reste calme ; essaie de comprendre. » J’ai respiré par le ventre
et je lui ai donc demandé pourquoi. Elle m’a expliqué que tous les
musulmans qu’elle rencontrait avaient des vraies valeurs, eux ; elle a cité
entre autres le ramadan, en me disant : « Tu vois, l’idée, c’est de se mettre
dans la peau, vraiment, de celui qui n’a même pas de quoi boire un verre
d’eau ou manger un bout de pain. De le vivre en vrai, même si c’est l’été,
même si c’est dur ; pour ne pas oublier, jamais, ce que d’autres peuvent
endurer tout au long de leur vie. »
– Qu’avez-vous répondu ?
– Je lui ai dit que c’était en effet une belle métaphore et que je trouvais
très intéressante sa façon de creuser le sens de tout ça et très touchant aussi
le fait qu’elle le ressente aussi intensément…
– Mais…
– Ben oui, mais, me répond ce papa d’un air contrit, je n’ai pas pu m’en
empêcher, c’est mon rôle de père, je pense, de lui dire : « Mais… n’oublie
pas la façon dont cette religion traite les femmes. »
– Et ?
– Elle m’a répondu : « La façon dont le christianisme traite les femmes,
on en parle ou pas ? » Ce à quoi j’ai rétorqué que cela n’avait rien à voir et
qu’en plus personne ne cherchait à la convertir au christianisme, donc que
la comparaison n’avait pas de valeur.
– Et ?
– Elle m’a répondu qu’elle avait en réalité été convertie de force bébé
en vivant dans un pays et dans une famille — là, elle a précisé : « Enfin,
famille, c’est un bien grand mot, bien sûr, pour parler de Cruella et de
toi » — pour lesquels le christianisme et le capitalisme étaient des valeurs
sacro-saintes. Je dirige une clinique dentaire et ma compagne, Cruella donc,
est avocate…
– C’est vrai que cette conversion sous la contrainte a dû être atroce pour
cette pauvre enfant… Comment s’est terminée votre dispute cette fois-ci ?
– Elle est montée dans sa chambre en hurlant que, de toute façon, dans
deux ans, plus personne ne pourrait lui faire subir cet autoritarisme
christiano-capitaliste et qu’enfin elle pourrait se convertir à l’islam. Ce qui
est vrai et ce qui m’inquiète terriblement, parce que je ne suis pas sûr
qu’elle sera beaucoup plus mûre dans deux ans.
– Qu’avez-vous fait ou dit à ce moment-là ?
– Rien, j’ai continué à faire la cuisine. Ah si, je me suis servi un petit
verre de saint-véran.
– Bravo, vous avez un goût très sûr en matière de vin. Mais vous n’êtes
pas remonté la voir ?
– Non, ça ne sert à rien, sauf à ce que nous nous disions des choses
horribles.
– Est-ce qu’en dehors de ces différentes disputes où vous tentez, si je
comprends bien, de lui faire prendre conscience du fait qu’elle se trompe
sur toute la ligne en voulant embrasser cette religion, vous avez mis des
choses en place pour tenter de la faire changer d’avis ou la contraindre de
changer ces comportements qui vous inquiètent tant ?
– Il y a un mois, j’en ai eu marre, je lui ai confisqué son portable. Elle a
hurlé, tempêté, pendant deux jours et puis plus rien. Ce qui m’a quand
même étonné ; j’ai donc fouillé son sac et j’ai trouvé un autre portable, c’est
Omar qui lui avait payé avec un abonnement. Je lui ai rendu le premier, ce
n’est quand même pas lui qui va lui payer son téléphone ! Il manquerait
plus que ça ! Mais ça m’a superinquiété, parce que je me suis dit qu’elle en
était maintenant venue à la dissimulation et au mensonge avec moi. Je lui ai
d’ailleurs dit que je trouvais horrible qu’elle me mente. Elle a répondu que
l’autoritarisme crée le secret.
– Je pense que Sacha va faire de la politique, elle est remarquablement
aiguisée. Mais je comprends votre désarroi. Comme si vos différentes
tentatives pour la contrôler provoquaient l’inverse de ce que vous souhaitez.
– C’est-à-dire ?
– Eh bien, elle n’écoute pas vos arguments quand vous tentez de la
raisonner, c’est même pire, comme si ça lui donnait du grain à moudre pour
légitimer encore plus son attachement à l’islam ; lorsque vous lui
confisquez son portable, l’homme qui vous épouvante le plus sur terre lui
en procure un et de surcroît en cachette ; lorsque vous vous énervez et lui
expliquez que vous en avez vraiment marre, elle fugue pour se réfugier chez
ceux qui précisément vous angoissent le plus ; bref, pour l’instant, tenter de
convaincre ou de contraindre Sacha semble bien vous éloigner
considérablement de votre objectif qui est, si je comprends bien, de la
détourner de l’islam. Même si vos différentes tentatives sont absolument
rationnelles.
– Enfin, vous êtes d’accord sur la façon dont ils traitent les femmes,
vous ?
– Je comprends en tout cas la peur qui est la vôtre, que Sacha, votre fille
unique et bien aimée, tombe sur un homme qui ne la traite pas comme elle
le mérite et soit autoritaire avec elle. En même temps, en ce moment, vous
la musclez extrêmement bien pour se défendre contre quiconque tenterait de
la museler. C’est l’avantage. Le risque, quand même, c’est qu’elle aille
extrêmement loin pour vous contraindre à lâcher le contrôle. Parce que
votre fille est très puissante, cher Monsieur, et je vous en félicite, vous
l’avez bien armée. Mais je voudrais comprendre très précisément quelque
chose : votre angoisse la plus épouvantable, celle dont vous me disiez tout à
l’heure que vous en faisiez des cauchemars, racontez-la-moi un peu.
– Eh bien, c’est qu’elle se convertisse, qu’elle épouse Omar, par
exemple au hasard, qu’elle disparaisse, qu’elle soit complètement humiliée,
mise sous burqa, cloîtrée de force chez sa belle-mère avec les six gamins
qu’il lui aura faits. Qu’elle soit malheureuse, qu’elle ne puisse pas travailler,
elle qui est si douée. Mais qu’elle s’en rende compte trop tard…
– Oui, ce n’est pas très réjouissant, je comprends. Le problème, c’est
qu’à mon avis, en continuant comme ça, on y va tout droit.
– Vous croyez ?
– J’ai l’impression que plus vous tentez de la contrôler, plus elle se
rebelle. L’ultime rébellion, ce sera en effet de se convertir en cachette et de
fuguer plus astucieusement cette fois. Avec l’aide d’Omar. Ce que je crois,
cher Monsieur, c’est que nous sommes face à une alternative à la fois
simple et dramatique, croyez bien que j’en suis désolée :
• Soit vous continuez à tenter de tout mettre en œuvre pour la faire
changer d’avis et le risque, c’est que la relation se détériore
tellement que non seulement elle fugue, se convertisse et se marie
avec Omar, simplement pour vous prouver qu’elle est la plus forte.
Mais qu’en plus, et c’est ça qui m’inquiète le plus, vous ne soyez
même pas invité au mariage et que vous ne voyiez jamais vos six
petits-enfants. Et plus jamais votre fille. Ce qui signifie que même si
elle est en souffrance, elle ne pourra plus compter sur vous pour la
sauver d’un mari éventuellement intégriste et éventuellement
violent.
• Soit vous lui expliquez que vous avez terriblement peur qu’elle
soit malheureuse en se convertissant, mais que vous avez décidé de
lui faire confiance et que si telle était sa décision, alors vous la
respecterez. Que ce que vous souhaitez, c’est retrouver une relation
apaisée avec elle parce que vous l’aimez tellement. Le risque ici,
c’est qu’elle se convertisse à l’islam parce qu’elle le souhaite
vraiment, au plus profond d’elle-même. Mais si jamais, elle se marie
avec Omar, alors vous serez invité au mariage. Et plus tard, vous
ferez sauter vos six petits-enfants sur vos genoux en buvant du thé à
la menthe. Je plaisante, bien sûr.
– Il n’y a pas de solution pour qu’elle renonce ?
– Si. Je pense à la lobotomisation, par exemple, qui, paraît-il, est assez
efficace.
Vous voyez, nous sommes un peu dans la même situation que celle dans
laquelle vous étiez lorsque vous tentiez en vain d’intervenir pour que votre
compagne et votre fille se détestent moins. Vous avez renoncé à les faire
changer d’avis ; elles ne s’aiment pas plus, mais vous souffrez moins parce
que vous êtes moins en conflit à ce sujet avec l’une et avec l’autre. Par
ailleurs, vous avez évité, à mon avis, des conflits qui auraient pu être
largement plus destructeurs de part et d’autre. C’est la même chose.
– Je comprends. Mais alors concrètement, je lui dis quoi en rentrant ?
– Que diriez-vous de : « Sacha, je t’aime tellement que j’ai
horriblement peur que tu ne sois pas heureuse. Du coup, je me rends compte
que cette angoisse fait que j’essaie de t’empêcher de penser et de décider
par toi-même, ce qui est un comble pour le père féministe que je suis. Je te
redis donc que l’idée que tu te convertisses à l’islam me fait superpeur,
mais, si c’est ton choix, je le respecterais. Et pour commencer, si on invitait
la famille d’Omar et Ibtissem à manger à la maison ? Halal.
– Oh là là, la tête de ma femme !
– Oui, ce n’est pas simple en effet. Je pense que le mieux pour l’instant,
c’est d’y réfléchir.
Sacha s’est convertie à l’islam. Elle est pour l’instant célibataire
et poursuit ses études à l’université de théologie de Lausanne. Son
père est très fier d’elle.
En substance :
Cette situation est très typique des escalades symétriques dans
lesquelles nous pouvons nous trouver face à nos adolescents et qui
s’appuient précisément sur ce que nous faisons ou disons pour continuer à
monter en escalade et nous faire monter à notre tour. On a souvent le
sentiment d’ailleurs que c’est bien plus la structure de la relation qui est en
jeu (qui va avoir le dernier mot) que le contenu même de l’escalade.
Structurellement, pour cesser l’escalade symétrique vers le haut, il faut
arrêter de monter, donc de se battre. Parce que lorsque l’on joue au tennis
et que notre adversaire lâche la raquette, il n’est plus possible de jouer.
Pour pouvoir opérer ce virage stratégique, il est essentiel de bien envisager
les risques liés aux deux options, ceux liés au fait de continuer à monter en
escalade symétrique d’une part, ceux liés au fait de lâcher d’autre part.
Nos tentatives de contrôle inopérantes concernant les pensées et les
croyances de nos enfants sont dictées soit par des principes, soit par des
angoisses, soit par un mélange excessivement toxique des deux. Dans le
cas du père de Sacha, il s’agit surtout d’une peur panique que sa fille soit
malheureuse : je contre cette panique par une panique plus grande que je
lui fais entrevoir et qui est qu’elle soit malheureuse, et seule, parce qu’en
rupture avec lui.
4.
Partie sur la planète Sigma
Les parents de Marie, 17 ans, nous appellent, affolés. Leur fille tient
sans discontinuer des propos incohérents depuis vingt-quatre heures, ne dort
plus, ne mange plus et se montre de plus en plus agressive avec ses parents.
– Elle est comme habitée, elle parle sans arrêt en disant des choses
incompréhensibles, sans aucun lien entre elles ; du genre qu’elle a été
choisie pour répandre la bonne parole et que nous allons bientôt tous nous
retrouver sur la planète Sigma, en tout cas, quand son père et moi allons
mourir, ce qui, selon elle, ne saurait tarder. Elle n’arrête pas de me
demander de lui acheter un Iphone 6 parce que c’est la seule façon pour elle
de parler avec les maîtres de sa famille cosmique. Si jamais je refuse, elle se
met à hurler que, de toute façon, je n’y comprends rien, que je veux
l’empêcher de rejoindre les élus de Sigma parce que je suis jalouse. Étant
donné que moi, j’ai raté ma vie, me dit cette maman en larmes. Alors que
Marie est une fille supersympa, qui n’agresse jamais personne, avec
laquelle nous nous entendons très bien d’habitude. Sauf depuis deux jours
où nous vivons vraiment l’enfer. Je l’ai conduite en urgence chez notre
médecin traitant qui nous a envoyés chez vous immédiatement.
– J’imagine à quel point c’est douloureux et inquiétant, Madame.
Lorsqu’elle a commencé à tenir ses propos, elle se trouvait où ?
– Elle était avec des amis à une soirée. C’est son petit copain, Lucien,
qui nous a appelés parce qu’il n’arrivait pas à la calmer, elle voulait sauter
de la terrasse pour rejoindre la fameuse planète Sigma.
Nous sommes donc allés la chercher en pleine nuit à cette soirée et nous
avons tâché de comprendre ce qui s’était passé en parlant avec ses copains,
et notamment Lucien. C’est là que nous avons appris, désespérés, qu’elle
fumait beaucoup d’herbe depuis deux ans. Lucien en cultive même chez lui.
Alors que nous avons toujours interdit ça à nos enfants, évidemment, même
le tabac. Nous leur avons toujours dit que les drogues douces, ça n’existait
pas, qu’une drogue, quelle qu’elle soit, est toujours dure. Mon mari avait
expliqué solennellement à nos quatre enfants quand ils ont été en âge de le
comprendre que s’il en prenait un en train de fumer un joint, ça allait très
mal se passer. Le médecin dit que le risque de présenter des troubles
délirants est très augmenté chez les jeunes fumeurs de joints par rapport à
ceux qui n’ont jamais fumé, en tout cas quand il s’agit d’une forte
consommation. Il nous confirme que c’est ce dont souffre Marie. Donc,
c’est peut-être ça, je ne sais pas, de toute façon, j’ai l’impression que je ne
connaissais pas ma fille en réalité, c’est affreux, j’ai l’impression d’être en
plein cauchemar et mon mari aussi. Je voudrais juste retrouver ma petite
Marie d’avant.
– Je comprends parfaitement à quel point la situation est perturbante
pour vous et votre mari. Elle vit chez vous actuellement ?
– Oui, nous l’avons récupérée à plein temps depuis deux jours. Avant,
elle allait quelquefois dormir chez Lucien, qui a une chambre en ville, je lui
faisais confiance, vous comprenez, c’est le fils du proviseur, il est très bien,
enfin, c’est ce que nous croyions. Mais là, je ne crois plus en personne, on
ne veut plus la quitter des yeux et Lucien lui-même est totalement
désemparé. Même avec lui, elle peut avoir des propos très menaçants. Je
crois qu’il en a peur. Puis il a aussi un peu peur de nous, parce que j’avoue
que nous lui avons clairement fait la morale. Nous avons alerté son père
aussi, qui est évidemment très mécontent.
– Qu’a dit exactement le médecin traitant ?
– Il dit que si ses délires persistent dans les douze heures, on va devoir
l’hospitaliser aux urgences pédopsychiatriques. Mais ça va être horrible s’il
faut le faire, parce qu’elle ne veut absolument pas en entendre parler, elle
dit qu’ils vont essayer de la griller auprès de l’état-major de la planète
Sigma, que tous les médecins sont des vendus, que si nous le faisons ce sera
bien la preuve que nous ne sommes que des enveloppes terrestres et qu’elle
en tirera les conclusions qui s’imposent, ça me fait tellement peur quand
elle dit ce genre de choses. Mais, bizarrement, elle fait confiance à notre
médecin traitant, peut-être parce qu’elle le connaît depuis qu’elle est toute
petite. C’est pour ça qu’elle a accepté de venir ici, parce que c’est lui qui a
donné votre nom.
– Très bien. Dites-moi, juste que je comprenne très précisément ce qui
se passe depuis vingt-quatre heures ; que lui dites-vous quand elle tient ses
propos incohérents ?
– Nous lui disons : « Tu dois redescendre sur terre, Marie, là, tu dis
vraiment n’importe quoi. » Ce matin, on n’avait pas dormi de la nuit, mon
mari lui a dit : « Je crois vraiment que tu es schizophrène, Marie, il va
falloir qu’on t’interne, tu délires complètement. » Il est allé voir sur
Doctissimo et il m’a montré, c’est vrai qu’elle a tous les symptômes, c’est
horrible…
– Que répond Marie ?
– Elle s’énerve de plus en plus, elle dit qu’elle voit bien qui se cache
derrière nos enveloppes terrestres, des trucs comme ça, ça me fait
superpeur, parce qu’on dirait que c’est une totale étrangère, qu’elle a perdu
tout contact avec la réalité. Au bout d’un moment, elle se recroqueville
totalement, comme en position fœtale, elle ne dit plus rien, elle a les yeux
dans le vague. Puis elle recommence à délirer, on essaie de la calmer, elle
nous hurle dessus, et repart à l’intérieur d’elle-même et ainsi de suite, c’est
épuisant et terriblement angoissant. Elle refuse de manger depuis deux
jours, elle est toute pâle…
– OK. Je vais la recevoir et nous déciderons ensemble d’un plan
d’action après.
– Bonjour Marie.
– Bonjour.
Marie me regarde, impassible, et ne dit pas un mot.
– Je comprendrais parfaitement que tu ne veuilles pas me parler, parce
que je ne fais pas exactement partie de la planète Sigma. Enfin, en tout cas,
pas encore, il me reste quelques tests à passer.
– Je sais. Je l’ai vu tout de suite en entrant. Je pense que tu vas les
réussir, tes tests, t’inquiète, me dit Marie gentiment. Donc, toi, tu sais qu’il
me faut un Iphone 6. Sinon impossible de communiquer avec l’état-major.
Il faudra que tu en parles à maman, parce que, pour l’instant, elle fait de
l’obstruction et je sens que le général commence à perdre patience.
– Je vais parler à la secrétaire du général, je la connais bien et je sais
qu’il l’écoute ; il acceptera pour l’instant que tu communiques avec ton
portable à toi si c’est elle qui en fait la requête.
– Hum hum. OK, ça, déjà, c’est un point. Merci. Et là, maintenant, je
voudrais faire un Kiss Kiss Bank Bank, tu vois pour financer ma future
téléportation vers Sigma. Mais mon père ne veut pas me donner ses contacts
professionnels, alors qu’il en a des centaines qui sont blindés de thunes !
J’ai piqué quelques adresses mail sur sa tablette et je leur ai envoyé des
messages, aucun n’a répondu pour l’instant ; je pense qu’il y a pas mal de
jaloux qui veulent m’empêcher de rejoindre les élus et peut-être qu’ils ont
filtré les réponses et les dons. Pourquoi est-ce qu’ils ne m’auraient pas
répondu, sinon ? Mais, me dit Marie à voix basse, je me demande si certains
ne se sont pas emparés de l’enveloppe terrestre de mes proches, dont celle
de mon père à certains moments, j’espère que je me fais comprendre, pour
m’empêcher de partir là haut et d’enfin rencontrer ma vraie famille
cosmique. Parce qu’il n’a vraiment pas été content lorsqu’il a vu que j’avais
envoyé des messages à ses contacts professionnels. En plus, il semble
vouloir m’interner, je l’ai bien compris à certaines phrases qu’il a dites.
C’est bizarre, non, il devrait plutôt être fier de moi, non ?
Moi, faut pas trop me la faire, je sens les choses depuis que les
programmeurs de Sigma ont nettoyé mon disque dur. À fond, ils l’ont
nettoyé. C’était douloureux, mais salutaire. Et là, les ondes sont très
étranges, quand mon père parle, parfois.
– Je comprends que tu aies des doutes sur pratiquement tout le monde
dans ces circonstances. Quel a été le dernier message du général, que
j’essaie d’y voir plus clair dans cette situation très complexe ?
– Il a dit : « Marie, ma patience a quand même des limites, notre mère
cosmique Sigma et les élus ne pourront pas t’attendre éternellement », dit
Marie en prenant une bizarre voix métallique.
– Je vois. S’il l’a dit comme ça, sans ajouter de sigle derrière, comme
FPTP ou FIPR, c’est que, pour l’instant, nous ne sommes pas en zone
critique. Je vais te dire ce qui m’inquiète en fait, Marie. Ce qui m’inquiète
c’est que nous sommes très peu, comme tu le sais, à être au courant pour la
planète Sigma. Il y a tes parents et moi. Et peut-être quelques autres par ici,
mais pas des tonnes.
– Il y a aussi ma marraine et Pikachu, qui me parle à travers mon
portable, il est à la Réunion.
– C’est vrai. Mais à part eux… et peut-être ton médecin traitant, il faut
que je me renseigne, je te le dirai en t’envoyant un message codé.
– C’est gentil.
– Du coup, je trouve que tu n’es quand même pas très prudente d’en
parler comme ça aussi facilement. D’autant que tu connais le risque.
– Il y en a plusieurs, répond Marie d’un air sagace.
– Oui, mais celui qui te pend au nez, là, tout de suite, c’est que le
général ne soit pas du tout content de ton manque de discrétion. Et qu’il ne
prenne plus en considération les bons scores de tes derniers tests et que cela
décale d’autant ta téléportation vers Sigma, voire que ça l’annule. Tu
saisis ? demandé-je d’un air sévère.
– Affirmatif.
– Je pense donc qu’il est urgent de ne parler qu’à ceux qui savent et
avec lesquels je te conseille d’utiliser le nom de code Sigma quand tu veux
en parler. S’ils répondent « Alpha », c’est bon. Sinon, tu ne dis rien. Comme
tu as, toi, réussi tous les tests, il ne faut pas que tu oublies que les autres ne
vont pas aussi vite que toi. Donc quand ton interlocuteur dira deux fois
Alpha, ça veut dire qu’il ne peut plus te suivre, OK, que tu es partie trop
loin pour lui, d’accord ?
– Affirmatif.
Ici, je veux stopper la régulation qui existe entre ses parents et
Marie, et qui consiste à lui dire de revenir sur terre, ce qui la fait
partir encore plus et la rend terriblement agressive vis-à-vis d’eux, ce
qui alimente encore son délire. Mon objectif à ce stade est de faire
en sorte que la relation s’apaise entre elle et ses parents pour que
l’internement, qui est inéluctable, au moins pour une semaine, se
passe le moins douloureusement possible.
Après avoir renvoyé Marie en salle d’attente, je revois ses
parents absolument désemparés pour parler avec eux de la suite.
– Bien. Marie est en effet très délirante. Et en colère. Sur l’aspect
délirant, il va falloir que les psychiatres interviennent par la médication
parce qu’elle est montée très haut, donc il va falloir la faire interner demain
matin en l’amenant aux urgences de votre domicile. Il nous reste donc
aujourd’hui pour tenter d’apaiser sa colère et faire en sorte d’améliorer la
relation entre vous pour que l’internement demain se fasse le moins
violemment possible et que la médication ait donc le meilleur effet, le plus
rapidement possible. C’est la seule chose que je peux vous aider à faire à ce
stade.
– C’est déjà essentiel. Dites-nous comment nous y prendre, répond la
maman de Marie.
– En sortant, vous allez dire à Marie, que dès qu’elle ressent le besoin
de parler de Sigma et du reste, vous pourrez l’écouter une heure. Si elle dit
bien le mot de passe Sigma. Lorsqu’elle le fera, vous répondrez Alpha et
vous l’écouterez donc pendant une heure, en acquiesçant et en lui posant
des questions, comme si ce qu’elle disait était parfaitement cohérent et
intéressant. Puis, au bout d’une heure, vous lui direz, Alpha, Alpha, en
expliquant, je ne vais pas aussi vite que toi, Marie, je dois reposer mon
cerveau. Mais on pourra se refaire une virée Sigma d’ici à deux heures, si tu
veux.
– Donc, on la suit dans son délire, c’est quand même incroyable.
– Oui, pour une raison très simple, c’est que, pour l’instant, le fait de
tenter de l’en faire sortir non seulement ne fonctionne pas pour faire cesser
son délire, voire a tendance à l’amplifier, mais en plus vous éloigne d’elle
puisque ça la met en colère contre vous. Je vous invite à faire ça
aujourd’hui toutes les deux heures, je sais que c’est extrêmement
contraignant, mais je pense qu’une entrée à l’hôpital qui se passe bien est
absolument essentielle pour la promptitude et la qualité de son
rétablissement. Puis vous m’appelez demain matin à la première heure pour
me dire où vous en êtes et nous verrons comment faire.
Au beau milieu de la première virée Sigma du valeureux papa de
Marie, cette dernière lui a pris la main et lui a dit doucement : « Je
crois bien qu’il faut qu’on me soigne, papa. » Alors, après qu’ils
m’ont appelée, nous avons décidé que c’était le bon moment pour
aller aux urgences. Une fois qu’ils sont arrivés là-bas, un premier
interne s’est entretenu avec Marie. En ressortant au bout d’un quart
d’heure, il a dit à son père : « Je ne comprends pas ce que vous
voulez dire par propos délirants, tout ce qu’elle a dit était
parfaitement cohérent et normal. » Son père est entré dans la
chambre et a demandé à Marie si elle avait parlé au médecin de la
planète Sigma. Marie lui a répondu : « Non, il ne m’a pas donné le
code. » Il a donc mis le psychiatre au courant pour que le diagnostic
puisse se faire plus facilement. Une fois que ce dernier a donné le
code Alpha, elle lui a absolument tout expliqué. Marie est restée une
semaine aux urgences. Elle a décidé qu’elle était allergique à
l’herbe.
En substance :
Tenter de raisonner un adolescent délirant peut parfois fonctionner.
D’autres fois, cela a tendance à provoquer une intensification du délire et
une détérioration de la relation que vous avez avec lui. Il est parfois
beaucoup plus productif de tenter d’apaiser la relation pour que la
médication ou l’hospitalisation, très fréquemment indispensables dans ce
genre de troubles, se fassent dans un climat relationnel apaisé.
Troisième partie
Émotions adolescentes
Facilement et fréquemment cadrées comme inappropriées,
disproportionnées, ou tout simplement inadéquates, les émotions
(négatives) des adolescents se cabrent souvent en conséquence, comme
pour signifier leur légitimité en redoublant d’intensité. Ce qui renforce
évidemment aux yeux des autres leur aspect illégitime, et incite par
conséquent le monde adulte à tenter de les tempérer, ou de montrer à leurs
malheureux réceptacles à quel point ils n’ont aucune raison de ressentir ce
qu’ils ressentent. Générant ainsi un très remarquable cercle vicieux.
Car c’est un fait universellement vécu : lorsque vous ressentez une
émotion ou une sensation vive et que quelqu’un, même extrêmement bien
intentionné à votre égard, vous explique à quel point vous ne devriez pas
ressentir ça (comme si c’était un choix délibéré de votre part que d’être
triste, inquiet ou furieux), cette émotion ou cette sensation devient
absolument incontrôlable et vous fait encore plus sangloter si vous êtes
triste, encore plus paniquer si vous êtes angoissé, et éventuellement frapper
la tête de votre interlocuteur contre le sol si vous êtes en colère.
Une telle injonction (éminemment paradoxale) est donc improductive si
l’objectif de notre intervention d’adulte est d’apaiser les souffrances de
l’adolescent et partant la relation que nous entretenons avec lui à cet instant
précis.
Pourtant, singulièrement avec les adolescents (puisque nous
considérons a priori, comme nous l’avons vu en introduction, qu’ils n’ont
pas exactement toute leur tête et que leur cerveau parvient encore moins
qu’un autre à contrôler leurs émotions), nous persistons souvent dans cette
tentative de régulation inopérante, déclenchant des tsunamis émotionnels de
toute beauté.
On peut légitimement se demander si ce n’est pas précisément cette
tentative presque sociétale, en ce sens que collectivement nous avons
tendance à vouloir les réprimer, qui rend ces émotions si disproportionnées.
De manière opposée, mais nous appuyant sur la même erreur qui
consiste à considérer l’émotion comme émanant de la volonté de l’individu
qui la ressent, il n’est pas rare que, très contrariés par la mine acariâtre de
notre adolescente progéniture, nous lui demandions de « bien vouloir s’il te
plaît ne pas faire la gueule tout le temps, c’est franchement désagréable
pour tout le monde ». Ce qui, tout parent jovial de (pré)adolescent sinistre
l’a vécu amèrement, déclenche immanquablement soit des yeux levés vers
le ciel (c’est vrai que vous êtes tellement navrants), soit une moue encore
plus agressivement boudeuse, soit une disparition bruyante (pas lourds et
portes claquées) et lente (il a le seum1), assortie d’un borborygme peu
compréhensible (balec2).
De façon plus générale, les adorables parents d’adolescents modernes
sont très à l’affût des signes de (mé)contentement de leur enfant et
provoque ainsi souvent l’exact opposé de ce qu’ils souhaitent. Ce qui est
absolument logique d’un point de vue circulaire : si mes parents sont
obsédés à l’idée que je ne boude pas, je sens bien que vais gagner
immensément en boudant. En tout cas, bien plus qu’en étant heureux de
vivre. Et même si cela ne se comptabilise pas en monnaie sonnante et
trébuchante, ou en l’obtention de privilèges supplémentaires, c’est une
bonne façon de mobiliser des êtres chers autour de ma personne. Pour
quelle raison obscure devrais-je donc me mettre soudainement à trouver que
la vie est belle ? J’ai rencontré un certain nombre d’adolescents
extrêmement maussades pour la seule et unique raison qu’ils n’avaient pas
trouvé de comportements suscitant autant d’intensité émotionnelle chez
leurs parents.
Par ailleurs, se voir intimer l’ordre d’être heureux est, pour n’importe
quelle personne l’ayant vécu, immédiatement dépressifère.
Comment, alors, lorsqu’elles sont trop submergeantes et empoisonnent
le quotidien de l’adolescent et de son entourage, apaiser tristesse, peur,
honte, culpabilité, jalousie, telle est la question à laquelle les vignettes
cliniques suivantes tentent d’apporter des réponses.
1. Il est dégoûté, il ne va donc pas courir.
2. L’adolescent s’en bat les couilles.
5.
Noé ne veut plus aller au lycée
Lorsque Noé entre avec sa mère dans notre centre lyonnais et vient nous
saluer, toute l’équipe1 est très touchée par la relation que ces deux-là
semblent entretenir. D’autant plus que cela fait plus d’un an que Noé n’a
pas mis les pieds au lycée ; et souvent, ce genre de décrochage crée des
tensions fortes entre les parents et leurs enfants. Noé a une corpulence de
rugbyman et des gestes de petit garçon attentionné quand il met les
écouteurs sur les oreilles de sa maman qui reste en salle d’attente.
Il a en effet souhaité entrer seul en séance et veut s’assurer que sa mère
n’entendra rien de ce qu’il nous dit.
– Dis-nous un peu ce qui t’amène chez Chagrin Scolaire, Noé ?
– Ça fait bientôt un an et demi que je ne vais plus au lycée. Ça devient
vraiment compliqué, j’ai l’impression que ma vie s’est comme arrêtée. Mais
je n’arrive même pas à penser y retourner.
– Raconte-nous un peu comment ça s’est passé, ça a été brutal,
progressif, ton retrait du lycée ?
– Ben, disons qu’en seconde il y a un groupe de meufs qui a commencé
à se foutre de ma gueule.
– Ah. Et donc, tu as fait quoi, toi ?
– J’ai laissé courir, c’est vraiment des débiles.
– Et ?
– Elles ont continué, ça m’a trop pris la tête. Elles disaient que j’étais
gros. Y en a même une qui m’a mis sur Snapchat, ça m’a trop énervé.
– Et ?
– Ben, j’y suis plus allé. Ça me prenait trop la tête, tu vois ?
– Oui, évidemment. Et si jamais tu y retournes, elles seront toujours
dans cet établissement ?
– Non, avec les parents, on a décidé que si je devais reprendre un jour,
ce serait dans un autre lycée, mais des meufs comme ça, y en a partout.
Donc, ça me rassure pas plus que ça de changer.
– Oui, tu as parfaitement raison, il y en a partout, des gens comme ça,
dans tous les lycées. Donc, si je comprends bien, toi, tu te dis que si jamais
tu reprenais les cours, ça pourrait recommencer comme il y a seize mois et
donc tu préfères rester au calme, à la maison ?
– Oui, comme ça, je prends pas de risques.
– Ça veut dire que tu ne sors pas non plus ?
– Non. J’évite. Il peut y avoir aussi des bandes comme ça dans le
centre-ville ou à la Part-Dieu. Et même dans les soirées de mes potes, il
peut y en avoir qui s’incrustent, genre, et qui peuvent devenir vraiment
lourdes, tu vois, comme les meufs du lycée. Donc je fais rien. Mes potes
viennent me voir, mais je vois qu’ils me comprennent pas. Ils en ont marre
que je dise toujours non à tout. Et mes parents aussi, surtout pour le lycée.
Maman, ça va, elle me comprend, donc elle dit que ça prendra le temps que
ça prendra, mais mon père, il est superénervé, il dit que je gâche ma vie, il
me traite de paresseux. Genre c’est de ma faute, n’importe quoi. Il est
grave.
– Donc, toi, t’aurais un peu envie de retrouver une vie normale, là,
maintenant. Mais, en même temps, c’est impossible parce que tu as
superpeur, c’est ça ?
– Ouais, c’est un peu ça.
Le thérapeute, très calibré sur son patient, perçoit nettement
l’atténuation (« un peu » dans « c’est un peu ça ») qui est en plus
soulignée par le fait que Noé croise les bras à ce moment-là. Le
jeune homme a en effet perçu qu’on le traitait implicitement de lâche.
Le thérapeute modifie donc ce qu’il vient de dire pour garder la
relation intacte, ce qui est plus que dans toute autre relation
thérapeutique absolument essentiel, dans la mesure où l’adolescent
en difficulté a souvent, comme expliqué en introduction, droit à des
remarques assez peu valorisantes et tente, ce qui est logique, de
s’en protéger.
– Enfin, je m’exprime mal, quand je dis peur, c’est qu’il y a des risques
énormes à y retourner et que comme toi tu n’es pas fou, tu te dis, autant
éviter. J’ai l’impression que c’est comme si d’un côté ta tête te disait :
« Allez Noé, il faut y retourner maintenant, il ne va rien se passer de si
grave » (un peu ce que disent les parents aussi, d’ailleurs), et de l’autre côté
ton corps te disait : « Fais pas ça Noé, il va se passer des choses horribles si
tu y retournes. » Et toi, tu fais partie de ceux qui ont bien compris que,
souvent, le corps avait raison, c’est bien ça ?
– Ouais, c’est ça, exactement. Bon, avant, j’entendais même pas ce que
me disait la tête. Puis cet été, on est allés en Italie avec les parents et ma
sœur. Et j’ai bien été obligé de sortir, sinon ça allait être l’enfer. Et comme
les Italiens sont bien plus sympas que les Français, personne ne m’a regardé
bizarrement ni ne m’a agressé, tu vois ? Donc, finalement, je suis sorti tous
les jours et même le soir avec ma sœur. C’était bien. Tout le monde était
content et les parents, je les connais par cœur, ils se sont dit, c’est bon, il va
faire sa rentrée. Mais le problème, c’est qu’on est en France, pas en Italie.
– Oui, c’est un écart de taille, en effet. J’imagine que depuis que vous
êtes rentrés de vacances, tu dois être encore plus mal du coup ?
– Ouais. C’est assez horrible. Je me trouve nul, je me demande
comment ça se fait que je me prenne la tête comme ça, alors que pour les
autres j’ai l’impression que tout est simple. Mais je ne peux pas y retourner,
je ne peux pas. J’ai envie des fois, mais tout de suite après je sens que ça ne
va pas être possible.
Les yeux de Noé s’emplissent de larmes.
– J’ai bien compris. Tu vois, ici, notre objectif avec l’équipe, ce n’est
pas du tout que tu retournes au lycée. Parce qu’il y a plein d’autres solutions
que le lycée qui existent. Nous, ici, si tu en es d’accord, ce qu’on peut faire,
c’est t’aider à mieux gérer ta peur pour qu’ensuite tu puisses décider, toi, de
ce que tu as envie de faire, y retourner ou faire ta scolarité par
correspondance. L’avantage, c’est que si tu gères mieux ta peur, ce n’est
plus elle qui décidera à ta place. Lorsque tu parviendras à mieux gérer tes
angoisses, tu auras le choix, soit d’y retourner, soit de ne pas y retourner.
Dans les deux cas, nous t’aiderons à ce que ça se passe le mieux possible
pour toi. Ça te va ?
– Oui, répond Noé.
Ici, très subtilement, le thérapeute fait en sorte de ne pas suivre
le mouvement (logiquement) initié par les parents et qui consisterait
à prendre comme objectif de la thérapie le fait de retourner au lycée
puisque c’est visiblement ce qui est tenté depuis plusieurs mois
(gentiment et fermement alternativement) et qui ne fonctionne pas.
Par ailleurs, très souvent dans les cas de décrochage, si les
adolescents perçoivent que nous faisons partie de ceux qui veulent
leur faire reprendre le lycée à tout prix, ils ne font pas les exercices
que nous leur proposons pour une raison que nous avons fini par
élucider et qui est qu’ils ont trop peur de ne plus avoir peur. Ils se
disent en effet que s’ils n’ont plus peur, ils vont devoir affronter ce
qui leur fait si peur. Comme ils éprouvent une terrible angoisse au
moment où nous leur présentons cet objectif, cela les tétanise
derechef. Et, paradoxalement, plus nous leur laissons entendre que
nous allons tout faire pour qu’ils aillent au lycée (même en ayant
beaucoup moins peur, puisque c’est le contrat), plus nous renforçons
leur angoisse. Tétanisés, ils n’osent même pas nous confier le motif
de leur peur, ce qui arrive fréquemment dans les cas de décrochage
et nous interdit donc de pouvoir les aider.
Alors même qu’ils ont, comme c’est le cas de Noé, envie d’y
retourner. Nous devons donc leur proposer un apprivoisement de la
peur, tout en leur disant qu’une fois la peur apaisée, ils auront le
loisir de choisir et que nous les accompagnerons dans la voie qu’ils
auront choisie, eux.
– Je vais donc te poser des questions absolument pénibles pour bien
comprendre de quoi se nourrit ta peur, parce qu’évidemment elle a de
bonnes raisons d’être là. Imaginons que tu fasses ta rentrée, dis-moi un peu
ce qui, selon toi, serait le scénario le plus épouvantable et en même temps le
plus probable, c’est bien le problème.
Nous avons validé auprès de Noé que ce qui l’empêche de
retourner au lycée, c’est une peur, plus vraisemblablement une
terrible angoisse ; nous devons investiguer pour comprendre ce qu’il
fait avec cette peur ; nous savons déjà qu’il évite le lieu anxiogène,
nous voulons savoir s’il y pense ou s’il évite d’y penser, comme il
évite de se rendre au lycée. Si tel est le cas, nous allons l’inviter à
faire l’inverse, c’est-à-dire à regarder sa peur dans les yeux, pour
l’apprivoiser.
– Bon, là, l’avantage, c’est que je vais à la salle de sport tous les jours,
donc je ne suis plus gros… Il y a donc peu de chances que je me fasse à
nouveau traiter de gros.
Ce que tente de faire Noé à ce moment de la thérapie, comme
toutes les personnes qui ont choisi (de façon fréquemment non
productive) l’évitement pour apaiser leur angoisse, c’est d’essayer
de ne pas regarder ce qui lui fait peur. C’est donc bien ce que nous
devons l’aider à faire cesser, parce que l’évitement génère
l’angoisse ; plus il va éviter d’y penser, plus sa peur va se rappeler à
lui. Le risque lorsque l’on est un parent ou un professionnel qui veut
aider l’adolescent, c’est de se laisser entraîner (par affection) dans
son évitement, ce qui va inévitablement renforcer son angoisse. Il
faut donc maintenir le cap et l’aider à se confronter à sa peur plutôt
que de le laisser nous emmener avec lui dans l’évitement. Le tout,
sans perdre la relation.
– Je te trouve bien optimiste, Noé. Il y a plein de gens, en plus, qui
confondent muscle et graisse. Donc comme tu es quand même supermusclé,
ça pourrait recommencer. Ou alors, comme tu vas changer de lycée et que
tu seras nouveau, il pourrait y avoir des gens qui te traitent de bolosse2 ou se
moquent de toi parce que tu es tout seul.
– Ouais, dit Noé en soupirant.
– Je suis désolé, Noé, je suis obligé de te demander tout ça, parce que si
on veut faire diminuer ta peur pour que tu puisses choisir, toi, je dois
vraiment comprendre de quoi elle est faite dans les moindres détails. Sinon
elle va continuer à te pourrir la vie, même pour aller en ville avec tes potes.
– Oui.
– Donc, imaginons qu’en effet tu arrives dans ce nouveau lycée et que,
très rapidement, un groupe de meufs te repère, qu’elles commencent à se
foutre de ta gueule. Qu’il y en ait une qui s’approche et te dise : « Alors, ça
va le tas de graisse, tu t’es bien intégré ? »
Noé s’agite sur le canapé et se met à transpirer abondamment.
– J’ai pas trop envie de penser à ça.
– Je sais, Noé, c’est hyperdur, mais je ne peux pas faire autrement.
Nous devons toi et moi regarder cette angoisse légitime dans les yeux pour
tenter de l’atténuer. C’est comme un fantôme, tant que tu ne le regardes pas
dans les yeux, il continue de te courir derrière. Retournons-nous Noé.
Regardons donc cette bande de meufs ricanantes avec, à sa tête, la plus
grande gueule qui te dit ça. Qu’est-ce qui pourrait se passer de plus
épouvantable ? Ça voudrait dire que le calvaire recommence et que ça va
être tous les jours pareil, que ça va empirer, que c’est bientôt toute la cour
qui va se moquer de toi…
– Non, non, c’est pas ça le pire. Le pire, ce serait que je lui donne des
coups de poing, que je lui fracasse la tête à coups de pied, que je m’acharne,
que je n’arrive plus à m’arrêter… que je lui fasse super mal… que je la…
tue. Noé tremble sur le canapé et les larmes ruissellent sur son visage.
– Ah.
– Parce qu’une fois, en seconde, juste avant que je n’y retourne plus,
j’ai bousculé une des meufs qui me prenaient la tête. Elle est tombée et elle
s’est foulé le poignet. J’ai eu deux heures de colle.
– Je comprends mieux… C’est hyperangoissant, Noé. Et tu as raison, ça
pourrait parfaitement arriver. Tu pourrais en avoir tellement marre, que ta
colère soit tellement énorme, à juste titre, que du coup, tu ne puisses plus la
contrôler et que tu commettes l’irréparable. Que tu te retrouves en prison,
ce qui est quand même largement pire qu’enfermé chez toi comme
aujourd’hui.
– Non, la prison, ça ne me fait rien, ce serait normal d’une certaine
manière. Non, le plus horrible, c’est de tuer quelqu’un, tu te rends compte,
pour ma mère ?
– Ouais, horrible, je ne suis pas sûre qu’elle s’en remettrait, vu comme
elle a l’air de t’aimer. Bon, donc, du coup, je comprends bien que tu ne
puisses pas y aller. En plus, c’est tout à ton honneur. Je suis sûr que toute
l’équipe est complètement émue par ce qui t’arrive, Noé, et la façon
hyperresponsable dont tu le gères. Avant toute chose et avant toute décision,
il est donc absolument indispensable que tu apprivoises cette horrible
angoisse qui te bousille la vie.
Je vais te proposer de dérouler comme un film ce scénario tous les jours
pendant une semaine, sans te rassurer, parce que tu vois, ce que tu fais
depuis seize mois, c’est non seulement d’éviter de le vivre, en ne sortant
plus — et c’est bien logique —, mais en plus d’éviter d’y penser, ce qui
augmente ton angoisse, parce que comme tu ne veux pas la regarder dans
les yeux, ta peur se venge. Si on veut l’apprivoiser, il faut qu’on lui donne
un endroit et un moment pour s’exprimer sans aucune entrave.
– Oui. D’accord. C’est déjà bien d’avoir pu le dire une fois, je l’avais
jamais dit à personne, tellement c’est bizarre, ça m’a fait du bien, merci.
Euh… sinon je préférerais que tu dises pas à ma mère ce qui me fait peur et
ni les heures de colle pour le poignet, s’il te plaît.
– Compte sur moi.
Noé est sorti en ville avec ses copains deux jours après la
séance. Il nous a raconté qu’au bout de trois « séances du pire »,
sans qu’il le veuille, le scénario se modifiait : lorsque la fille
s’approchait de lui pour l’insulter, il la regardait méchamment dans
les yeux et lui disait : « Fais juste un peu gaffe à ta gueule. » Et il
sentait bien que ça suffisait. Il a finalement repris les cours dans son
établissement d’origine et n’a, pour l’instant, tué personne.
En substance :
Lorsque vous avez la sensation que votre adolescent est en proie à un
combat interne douloureux entre une envie et une angoisse et que
l’angoisse gagne et l’empêche donc de faire ce qui lui fait pourtant envie,
partez du principe que cette angoisse est légitime au lieu de tenter de lui
expliquer avec intelligence et affection qu’elle est parfaitement irrationnelle
et que donc : « il n’a aucune raison d’avoir peur », ce qui non seulement ne
fait en aucun cas diminuer la peur mais peut en plus créer de la culpabilité
ou de la honte. Or, la honte est une émotion très fréquente chez les
adolescents puisqu’on les regarde comme s’ils n’étaient pas exactement
normaux ou adéquats d’une façon générale et qu’ils pourraient donc
facilement concevoir de la honte de ressentir cette angoisse. Cela peut être
une raison pour eux de ne pas en parler. Soyez clairs sur ces trois points :
– Il n’est pas obligé de vous dire ce qui lui fait si peur. Et s’il a peur,
c’est qu’il a de bonnes raisons.
– Si jamais vous trouviez tous les deux un moyen de faire en sorte
que cette peur s’amenuise, vous ne le forcerez pas du tout à faire ce qu’elle
l’empêche de faire pour l’instant.
– Enfin, s’il veut que cette peur diminue, il faut qu’il la regarde en
face, sans se rassurer, au moins une fois par jour, pendant une semaine.
Vous, en tout cas, ne le rassurerez plus en lui disant qu’il n’a aucune raison
d’avoir peur.
1. Deux fois par mois, les équipes de Chagrin Scolaire reçoivent les patients en équipe pour pouvoir leur faire bénéficier d’un cerveau collectif.
2. Pour les plus ignares d’entre vous, bolosse est dans la pyramide des ados une sorte de lépreux, rapport au fait qu’il n’a pas d’amis ni de vie sociale.
6.
Ma mère m’a virée
Elle est assez émue, de ces émotions ambivalentes et difficilement
contrôlables, la jeune fille de 16 ans qui s’assoit en face de moi à côté de sa
belle-mère.
– C’est ma mère, commence-t-elle par me dire. Elle ne voulait pas que
j’aille fêter l’anniversaire de ma belle-mère et comme je me suis rebellée,
pour une fois, elle m’a jetée dehors en me disant qu’elle ne voulait plus
jamais me revoir. Plus des mots horribles… Justine en rougit de colère.
– C’était il y a combien de temps ?
– Trois semaines. Et depuis, je suis mal.
Justine se met à pleurer doucement.
– Pas de nouvelles pendant ces trois semaines ?
– J’ai envoyé un SMS il y a dix jours, elle n’a pas répondu.
– Son papa a essayé d’appeler la maman à plusieurs reprises, dit la
belle-mère, elle ne décroche pas. Je l’ai moi-même croisée dans la rue il y a
quelques jours, elle a fait semblant de ne pas me voir.
– Qu’est-ce que tu attends de moi, Justine ?
Cette question, qui peut sembler banale, est absolument
essentielle en thérapie brève et stratégique parce que nous
considérons a priori que nous ne savons jamais mieux que le patient
ce qu’il veut changer1. Elle est primordiale en ce qui concerne tous
les professionnels dont le métier consiste à aider ou à accompagner
les adolescents auxquels on dénie souvent la capacité à savoir ce
qui est bon pour eux, surtout lorsqu’ils se trouvent dans une situation
émotionnellement difficile.
Le risque, lorsque l’on ne pose pas la question, c’est que l’on
s’engage sur une voie qui nous est propre, et qui peut donc ne pas
du tout lui convenir. Ici, sans poser la question, on pourrait être tenté
de s’engouffrer dans le fait de vouloir aider Justine à reprendre
contact avec sa mère (ce que tentent vainement de faire son père et
sa compagne), ou l’aider à choisir entre couper les ponts ou
continuer à supporter la cohabitation avec sa mère puisqu’elle
semble prise dans un dilemme de ce type. Or, ce n’est pas ce que
Justine veut que nous l’aidions à faire.
– Je voudrais arriver à dormir le soir et à me concentrer en cours parce
que j’y pense sans arrêt et ça m’épuise. J’ai l’impression que je vais devenir
folle.
– Oui, en même temps, c’est une situation hyperdouloureuse. Je t’avoue
que je serais un peu inquiète si tu me disais que tu te sens super bien.
Ici, je viens contrebalancer un mouvement, nous l’avons vu,
assez classique dans les périodes de crise émotionnelle chez les
adolescents2 et qui consiste de la part de l’entourage (et parfois
— par contagion — de la part de l’adolescent vis-à-vis de lui-même)
à tenter d’en minimiser l’intensité en leur (se) disant en gros : « Tu
n’as aucune raison de te sentir aussi mal. »
Justine sourit.
– Dis-moi un peu ce qui se passe exactement, comme si j’étais une
caméra dans ta tête, quand tu te sens si mal, en cours, ou au moment de
t’endormir. Qu’est-ce qui te vient, ce sont des pensées, des images, des
sons ?
– Les images de la scène, quand elle est devenue toute rouge, qu’elle
m’a dit toutes ces horreurs en me postillonnant dessus, et qu’elle m’a
poussée brutalement dehors. C’est comme si je revoyais le film, tout le
temps, tout le temps… j’en peux plus, gémit Justine.
– Et qu’est-ce que tu fais pour tenter de te sentir moins mal à ce
moment-là ?
– Dans mon lit, je mets ma tête sous l’oreiller et j’essaie de chasser le
film en pensant à des choses positives, comme à mon petit frère ou à mes
compétitions de cheval.
– J’ai l’impression que ça ne marche pas vraiment ?
– Une fois sur vingt environ, dit Justine. En cours, j’essaie de me
concentrer sur ce que dit le prof ou sur ce que disent mes copines, mais ça
ne marche pas non plus.
– Un peu comme si plus tu tentais de faire disparaître les images du
film, plus elles venaient frapper violemment à ta porte ?
– Oui, c’est ça.
– Et tu as décidé de faire comment pour la suite, étant donné qu’elle ne
répond pas à tes SMS, ni aux appels de ton père ? Tu veux tenter de renouer
le dialogue ou tu penses que c’est trop tard ?
– Je veux qu’elle accepte que je ne la voie qu’un week-end sur deux,
parce que je ne la supporte plus. Elle hurle tout le temps sur tout le monde,
elle ne voit plus personne, elle garde ses boulots deux semaines maximum.
Elle pique des crises et ensuite, pour essayer de se faire pardonner, elle se
met à pleurer et elle me fait des promesses qu’elle ne tient jamais. Mais si je
lui demande pour l’aménagement de la garde, elle ne voudra jamais, ça va
créer un nouveau conflit et… j’ai l’impression que ça ne s’arrêtera jamais.
– Nous lui disons, avec mon mari, qu’il va bien falloir qu’elle retourne
voir sa mère, qu’elle ne peut pas couper les ponts comme ça, intervient la
belle-mère doucement.
Justine lève les yeux au ciel.
– Je comprends, Madame. Une question que je me pose, Justine, parce
que je vois que ça suscite plein d’émotions différentes chez toi, et c’est
logique, étant donné la complexité de ta situation, c’est quoi le plus
douloureux en ce moment, c’est ton angoisse, ta colère, ta tristesse, un peu
de culpabilité, autre chose ?
– Tout en même temps… Je suis très en colère contre elle. Mais… c’est
ma mère quand même…
– Exactement… Ça doit être terrible pour toi, parce que, quelle que soit
la solution que tu envisages, elle est infiniment douloureuse. Soit tu te dis,
comme le pensent ton père et ta belle-mère, qu’il faut que tu y retournes, et
quoique tu tentes de lui expliquer elle sera probablement tellement encore
en colère contre toi parce que tu t’es réfugiée chez ton père qu’elle te fera
encore une ou plusieurs scènes affreuses, et tu vas donc une fois de plus
horriblement souffrir. En plus, ce qui est sûr, c’est que si tu lui demandes de
limiter tes visites à un week-end sur deux, elle va sûrement hurler, te dire
non et peut-être te remettre à la porte. Et tu vas à nouveau vivre cette scène
que tu veux tellement oublier. C’est affreusement angoissant.
– Oui.
– Soit tu te dis, puisque c’est comme ça et que je sais que je ne la
changerai jamais, je préfère couper les ponts, mais là, il y a évidemment des
risques… Dont un absolument terrible, lui dis-je.
– Oui. Qu’elle se suicide par ma faute.
Justine se met à pleurer.
– Mais non, dit sa belle-mère en lui prenant gentiment la main, ne
t’inquiète pas, elle ne fera pas une chose pareille.
Comme nous le disions juste avant, cette adorable belle-mère
(statut ô combien complexe) tente d’apaiser sa belle-fille en lui
disant : « Tu n’as aucune raison d’avoir peur. » Ce qui répond à une
certaine logique, mais qui, paradoxalement, augmente encore
l’angoisse si compréhensible de la jeune fille puisque c’est comme si
elle était niée. Justine sait bien qu’elle a toutes les raisons d’avoir
peur, lui dire qu’elle ne ressent pas ce qu’elle devrait ressentir ne fait
qu’augmenter son angoisse (puisque cela la pousse à aller chercher
les arguments qui expliquent cette angoisse) en y accolant de la
colère, celle de ne pas être comprise en ce moment douloureux.
– Mais t’es sérieuse ? Mais tu comprends rien… Elle me l’a déjà dit,
hurle Justine en dégageant sa main. Que la seule chose qui la retenait sur
terre, c’était moi et que, comme j’étais odieuse, elle avait bien compris ce
qui lui restait à faire. Elle me l’a dit trois fois…
– Oui, acquiescé-je, et depuis tu as évidemment cette angoisse qui plane
sur toi, et encore plus en ce moment. Parce que lorsqu’elle te disait ça,
avant, tu restais et tu tentais de ne plus l’agacer, j’imagine, pour éviter que
le pire n’arrive ?
– Oui.
– Et on peut dire que, d’une certaine manière, ça fonctionnait. Elle ne se
suicidait pas. Mais là, évidemment, on ne sait pas, puisque c’est la première
fois que tu ne te soumets pas à sa culpabilisation. Et en effet, te dire que ta
maman pourrait se suicider et laisser une lettre disant que c’est de ta faute,
c’est quelque chose de monstrueux. Je me demande comment on peut faire
pour vivre avec ça, ensuite.
– En même temps, ce ne serait pas uniquement de ma faute, dit Justine,
qui se remet à réfléchir après avoir essuyé ses larmes.
– Non, en effet. D’ailleurs, tu évalues ton pourcentage de culpabilité à
combien si cela arrivait, parce qu’il me semble indispensable que nous nous
préparions à cette monstrueuse éventualité ? lui demandé-je, devant une
belle-mère au bord de l’évanouissement.
Ici, c’est la culpabilité de Justine que j’accueille. Au lieu de lui
dire : mais non, tu n’aurais aucune raison de te sentir coupable, si
elle le fait ce ne sera pas à cause de toi (ce qui reviendrait à nier sa
culpabilité de façon totalement antiproductive, comme l’a fait sa
belle-mère avec sa peur), je lui demande de me dire dans quelles
proportions elle se sentirait coupable, ce qui a le mérite de lui
montrer que j’accueille sa culpabilité et de l’aider à la circonscrire, ce
qui, souvent, permet de l’abaisser.
– 20 %, dit-elle après une longue réflexion.
– Oui, ce n’est pas rien.
– Non, mais je pense qu’on peut vivre avec, répond Justine.
– Plus qu’avec 100 % en tout cas, tu as raison.
Je vais te demander pour la prochaine fois de faire un peu l’inverse de
ce que tu fais depuis trois semaines en tentant d’évacuer les pensées et les
émotions qui vont avec, puisque nous constatons que ça ne marche pas très
bien pour qu’elles te laissent en paix le soir et pendant les cours. Je vais te
proposer de prendre deux fois quinze minutes chaque jour pour envisager
les deux scénarios horribles dont nous avons discuté. D’un côté, le matin
par exemple, tu imagines que tu décides de rentrer chez ta mère et toute la
scène affreuse qui s’ensuit où elle te crache au visage des choses horribles,
encore plus horribles que d’habitude. De l’autre, le soir, tu déroules le
scénario monstrueux où le conseiller principal d’éducation (CPE) entre dans
la classe, dit un mot à l’oreille du prof et te demande de le suivre. Ton père
est dans le bureau et il t’annonce que ta mère est morte, qu’elle a pris des
cachets. Et toi, tu sais dans ta tête que c’est de ta faute au moins pour 20 %
et tu te sens tellement mal. Ça va être vraiment horrible, affreusement
douloureux pour les deux scénarios, mais, si tu veux que ces films te
laissent en paix, c’est vraiment important de les faire venir toi-même. Pour
leur montrer qui est la chef.
Par ces deux exercices, je demande en quelque sorte à Justine
d’aller chercher, pour mieux les accueillir, les émotions qui la
submergent quotidiennement et l’empêchent de vivre : la peur
notamment, et la culpabilité, pour qu’elle cesse de se dire qu’elle n’a
aucune raison de ressentir tout ça. Je lui fais donc prendre un virage
à 180 degrés dans la gestion de ses émotions. Dans le même
temps, cela va lui faire stopper la tentative d’échapper aux images
qui lui viennent, puisque je lui demande de les faire venir
volontairement. Je ne lui propose rien concernant sa colère qui est
pourtant vive, mais qu’elle n’essaie pas de faire baisser car elle ne la
fait pas souffrir. En effet, mon objectif n’est en aucun cas de
tempérer ses émotions de façon générale, mais de faire en sorte
que seules celles qui la font souffrir soient mieux apprivoisées.
– Madame, je vais vous demander à vous et à votre mari de faire
quelque chose de difficile aussi, mais j’ai vraiment besoin de votre aide
pour aider Justine à passer ce cap difficile. C’est, lorsqu’elle vous en parle,
de simplement lui dire : « Je comprends à quel point c’est douloureux et
inextricable pour toi, ma chérie. En plus, je ne peux pas faire grand-chose
pour t’aider, j’en suis vraiment très malheureuse. Je peux te prendre dans
mes bras, te faire un massage ou te faire couler un bain moussant, ou
simplement t’écouter. Ou tout ça à la fois, dis-moi. »
Mais surtout ne lui dites pas qu’elle n’a aucune raison de ressentir ce
qu’elle ressent.
Lors de la deuxième séance, Justine est plus souriante et sa
belle-mère semble moins inquiète, même si je vois dans son œil en
ouvrant la porte de notre salle d’attente qu’elle se demande toujours
un peu si je ne suis pas une sorcière étrange. Ce que je peux
évidemment concevoir.
– Comment vas-tu Justine ? As-tu pu faire les deux exercices horribles
que je t’ai proposés ?
– Je vais mieux. Oui, je les ai faits tout le temps pendant une semaine et
ensuite j’avais un stage d’équitation, donc j’ai arrêté. De toute façon, je me
suis mise à redormir deux jours après vous avoir vue. Et chaque fois que les
films d’horreur revenaient me prendre la tête, je leur disais : on se voit ce
soir ou demain matin, donc, pour l’instant, foutez-moi la paix. Au début, ils
se rebellaient puis ensuite, ils m’ont obéi pas mal.
– Bravo Justine, tu as super bien travaillé. Ça n’a pas été trop dur ?
– Les deux premières fois, si. Surtout pour le scénario de la crise avec
ma mère. Mon cerveau n’avait pas envie d’imaginer que ces scènes
horribles pouvaient encore se produire. Mais j’ai fait comme vous avez dit,
j’ai dit à mon cerveau, je dois aller voir ce qui m’angoisse si je veux que ça
m’angoisse moins, et la troisième fois ça allait déjà mieux. Je me disais : si
elle me fait cette scène quand je vais la voir pour lui dire que je veux
réaménager la garde, c’est moi qui partirais cette fois.
– Avec le risque que l’on sait.
– Oui, je me suis dit, merde. Je ne veux pas être son garde-malade toute
ma vie, j’ai 16 ans. Et j’ai réussi à faire l’exercice du soir sans pleurer, celui
où le CPE vient me chercher dans la classe. Aussi, je me suis souvenue de
ce que vous m’avez dit en partant : « Rien, ni personne, ne peut empêcher
quelqu’un qui a décidé de se suicider, de le faire. »
J’ai décidé que je ne la relancerai plus, que j’attendais qu’elle le fasse et
que, dès qu’elle le souhaite, j’irai la voir pour lui parler de l’aménagement,
comme je vous ai dit. Si elle se suicide, je serais supertriste pour elle, je me
dirais qu’elle a vraiment pas eu une chouette vie. Mais que moi, il faut que
je réussisse la mienne.
La situation est toujours la même pour Justine, et elle est
infiniment complexe. Mais l’objectif qu’elle poursuivait, c’est-à-dire le
fait de ne plus être envahie le soir et pendant les cours par
l’angoisse et par la culpabilité a été atteint.
Elle n’est donc plus bloquée par rapport à cet événement et sait
dorénavant quoi faire si sa mère la recontacte ; auparavant, le côté
submergeant et contradictoire de ses émotions la plaquait
littéralement au sol et rendait tout conseil vain a priori.
Son père et sa belle-mère savent également maintenant que,
dans sa situation évidemment génératrice d’émotions très intenses,
Justine a besoin d’être accueillie et que plus ils vont tenter de nier sa
peur ou sa culpabilité en la rassurant, plus son malaise émotionnel
va être grand.
En substance :
Les laisser nous demander de l’aide, sans décider à leur place de
l’objectif qu’ils doivent se fixer. Accueillir leurs émotions quand elles sont
submergeantes sans chercher à les faire diminuer. Leur présenter la réalité
telle qu’elle est, sans tenter de les soustraire aux souffrances qu’elle
contient parfois. Voilà ce qui a été fait avec Justine et qui lui a permis de
sortir rapidement de l’extrême souffrance dans laquelle elle se trouvait en
classe et le soir dans son lit.
1. Cette question (et cette posture) est souvent déconcertante pour les patients qui considèrent les psys comme des experts qui savent exactement ce qui ne va pas dans leur
tête ou dans leurs attitudes. Elle nécessite une forme d’humilité et exprime à l’adolescent que l’on est à son service, pas qu’on va lui dire ce qu’il doit changer. Elle crée
immédiatement avec eux une forte alliance.
2. Et qui prend sa source dans la définition « critique » de l’adolescence évoquée plus haut : les émotions de cette période sont par essence disproportionnées, il convient de
les atténuer.
7.
La tristesse de Gaspard
J’ai reçu sa mère il y a une dizaine d’années pour l’aider à régler une
problématique professionnelle. Je la croise souvent depuis avec son mari et
son fils dans les rues de ma petite ville. Le jeune garçon qui accompagne le
couple me fascine chaque fois davantage. D’un garçonnet extrêmement poli
et très souriant, il se transforme d’année en année, tout en douceur, en un
adolescent toujours aussi manifestement content et affable. Ce qui m’étonne
toujours un peu, sans doute est-ce une déformation professionnelle liée au
fait que je rencontre plutôt des adolescents un peu rebelles et torturés.
Je m’inquiète beaucoup plus lorsque le père du jeune homme que je
reçois en début d’année pour gérer un conflit familial m’explique à quel
point son fils est absolument parfait, scolaire, sportif, beau, sobre, doux et
attentif, à l’inverse de ses frères et sœurs, plus âgés, avec lesquels le couple
a coupé les ponts depuis plusieurs années.
Les enfants parfaits, ou décrits comme tels par leurs parents, font
toujours naître en moi une sensation étrange. Je ne crois pas en effet que
l’on puisse n’être jamais en colère ou triste pendant seize ans. J’imagine
donc toujours que l’expression de ces émotions n’est pas forcément la
bienvenue et je sais les dommages infinis qui peuvent résulter de ce type
d’interdictions, qu’elles soient externes ou internes.
Je ne suis donc pas très étonnée quand, quelques mois plus tard, la
maman de Gaspard m’appelle affolée, il ne va pas bien du tout, on a dû
l’hospitaliser, le diagnostic est celui d’une « mélancolie morbide ». (Le
DSM1 est parfois très poétique.)
Quelques jours après sa sortie de l’hôpital, ses parents lui proposent de
me rencontrer ; il accepte.
– Bonjour Gaspard. J’ai l’impression que c’est superdur pour toi en ce
moment ?
– Oui. Je ne suis bien nulle part. Je n’arrive pas à m’en sortir. J’ai ces
pensées morbides dans la tête. Je voudrais me sentir comme avant.
– Avant quoi ?
– Avant que j’ai dit aux parents et aux psys ce que je ressentais.
– Tu leur as dit quoi et quand ?
– Il y a trois mois, j’ai dit aux parents que j’étais triste parce que je
m’étais disputé avec un de mes meilleurs copains qui m’a trahi. Mais
comme j’étais toujours triste après plusieurs semaines, ils ont commencé à
s’inquiéter. Et c’est là que je leur ai dit la vérité. Que je suis souvent triste
depuis que je suis tout petit, en réalité, que ce n’est pas que depuis la
dispute avec Maxence. Que je pense au suicide depuis super longtemps,
depuis que j’ai à peu près six ans. Alors, ça les a encore plus inquiétés,
forcément puisqu’ils pensaient que j’allais bien depuis toujours.
– D’accord. Et qu’est-ce qui t’a poussé à leur dire tout à coup ?
– C’est une vraie connerie, je n’aurais jamais dû. C’est parce que j’avais
de plus en plus de mal à cacher mes larmes et maman m’a posé des
questions pour m’aider. Au début, je ne voulais pas répondre, parce que je
savais très bien que ça allait être dramatique pour eux, mais je n’arrivais pas
à être moins mal et j’ai fini par me convaincre qu’il fallait que je leur dise
que je n’étais pas aussi heureux qu’ils le croyaient depuis longtemps. Pour
que les questions s’arrêtent. Parce que comme je n’arrivais pas à répondre à
la question « Mais qu’est-ce qui te rend si triste ? », on finissait même par
se disputer. Et ça, ça n’arrivait jamais avant. Gaspard éclate en sanglots.
– Pauvre Gaspard, c’est comme si un monde s’écroulait. Un monde où
Gaspard arrive à faire croire qu’il est le plus heureux de l’univers pour faire
plaisir à tout le monde et pour éviter les disputes. Un monde que tu as tenu
à bout de bras pendant quoi ? Douze ans, puisque depuis que tu as six ans,
tu fais comme si tout allait bien, même quand tu es triste ?
– Oui, c’est ça. J’ai 18 ans.
– Je comprends que tu te sentes aussi mal. Donc tu as été hospitalisé
pendant une semaine. Tu vas mieux depuis que tu es sorti ?
– Au début, à l’hôpital, je me sentais mieux, parce que je me suis reposé
et j’ai arrêté d’en parler tout le temps, je pense que ça a fait du bien. Mais
ça n’a pas duré, je me suis vite senti à nouveau super mal quelques jours
après être rentré. En même temps, je n’ai pas envie de finir ma vie à
l’hôpital. En plus, le psychiatre m’a demandé de parler de la première fois
où j’ai entendu parler de suicide ; comme mon grand-père s’est suicidé et
que mes parents me l’avaient expliqué quand j’avais 10 ans, il a dit qu’il
pensait que ça venait de là. Donc les parents se sentent supercoupables et ils
se disputent pour savoir qui, à l’époque, avait pris l’initiative de me le dire.
– Tu es sous antidépresseurs ?
– Je n’en prends pas pour l’instant, parce que notre médecin traitant a
dit aux parents qu’on pouvait essayer d’autres choses avant. Il dit que ce
serait bien de faire une thérapie et qu’on passera aux antidépresseurs si ça
ne fonctionne pas. Mais moi, s’il faut que je prenne des antidépresseurs
pour me sentir mieux, je le ferais. Ce que je veux, c’est me sentir mieux.
C’est arrêter de pleurer quatre heures par jour. C’est vraiment une vie de
merde. Je ne vois pas bien en quoi le fait de parler avec toi va m’aider, mais
comme les parents écoutent notre médecin comme si c’était genre le pape,
je suis venu te voir, leur montrer que ça ne marche pas, pour ensuite
pouvoir prendre des médicaments.
C’est ce que nous appelons dans nos centres les thérapies
alibis. Celles auxquelles les patients se soumettent soit pour que
l’entourage les laisse un peu tranquilles (au moins le temps de la
thérapie — c’est souvent le cas dans les thérapies de couple, quand
notamment celui qui veut rompre se dit : « comme ça, on ne pourra
pas dire que je n’ai pas tout essayé »), soit très fréquemment dans
les thérapies avec les adolescents qui sont désignés comme étant
LA personne qui a le problème et avec lequel le psy doit travailler,
alors qu’eux ne sont pas du tout d’accord avec cette définition de la
situation problématique, mais se disent que c’est une façon d’avoir
un peu la paix que de se rendre en thérapie. Gaspard, pour l’instant,
se dit qu’il n’a pas besoin d’un psy mais d’un médicament qui
l’aidera à brider sa tristesse comme il y parvenait avant, par la
volonté. Souvent, les adolescents qui prennent la thérapie pour un
alibi tentent maladroitement de le dissimuler au psy ; Gaspard
— qui, je le constate avec bonheur, progresse en gestion du mode
conflit — l’expose avec beaucoup d’honnêteté. Je vais donc devoir à
la fois freiner (ne pas avoir plus envie que lui de sa mobilisation dans
la thérapie, ce qui est toujours antiproductif, singulièrement avec les
adolescents qui en ont souvent un peu assez qu’on ait des désirs à
leur place) et le responsabiliser pour le laisser ressentir en toute
sérénité ce qu’il ressent, même s’il « s’oppose » à un adulte.
– Je comprends, évidemment, que tu ne rejettes aucune voie de guérison
possible. Mais, dis-moi, si je veux essayer de t’aider, et, franchement, je ne
suis pas du tout sûre d’y arriver, je suis assez d’accord avec toi, j’aimerais
comprendre comment ce tsunami a été déclenché. Toi, tu avais des idées
tristes en tête, comme un peu tout le monde, mais la différence, si je
comprends bien, c’est que tu te disais qu’il fallait que tu les gardes secrètes.
Donc tu les as gardées à l’intérieur de toi pendant douze ans, et, en plus, tu
as fait comme si tout allait super bien, c’est ça ?
– Oui. Les parents ont déjà vécu plein de choses difficiles, maman a
perdu sa sœur jumelle il y a cinq ans, papa a été licencié il y a trois ans, mes
frères et sœurs ne sont même pas venus nous voir alors que maman avait un
cancer du sein l’an dernier. J’allais pas en rajouter, franchement. Et j’avais
raison, regarde, là, ce qui se passe depuis que je me suis laissé aller. Maman
ne dort plus, papa pleure tout le temps, moi je vais louper mon bac. Mais je
ne me souviens plus comment je faisais avant pour prendre sur moi, pour
faire en sorte que tout le monde croie que j’allais bien.
– Eh bien, j’imagine que chaque fois que tu étais triste, tu devais te
dire : « Mais non, Gaspard, tu n’as aucune raison de te sentir mal, enfouis
tout ça à l’intérieur et tâche de faire bonne figure. Tu dois bien ça aux
parents qui souffrent tant en ce moment. »
– Oui, je pense que je devais faire comme ça. Mais pourquoi ça ne
marche plus ?
– Parce que ta tristesse en a marre de se faire maltraiter depuis douze
ans et qu’elle a dit : stop, plus de place à l’intérieur. Vous pouvez bien faire
ce que vous voulez, il n’y a plus une once d’espace pour la moindre larme
refoulée, la moindre pensée négative bafouée, le moindre sanglot ravalé.
Elle en a marre. Elle a raison. Ce n’est pas une vie d’être en permanence en
train de faire semblant de sourire, non ? Surtout quand on s’appelle la
tristesse. Elle a un job à faire, la pauvre, tu l’as mise au chômage depuis
douze ans.
– J’aimais mieux quand elle bossait pas du tout, en tout cas. Tu peux
m’aider à la licencier définitivement ?
– Ne compte pas sur moi, Gaspard, parce que ce que je pense, c’est que
c’est précisément ce que tu as fait subir à ta tristesse qui nous a amenés là, à
contempler, désolés, ce paysage dévasté. Je suis donc vraiment contente que
tu ne parviennes plus à mettre ta tristesse en sourdine, parce qu’un tsunami,
ça suffit. Et le problème, avec les antidépresseurs, c’est qu’ils font un peu la
même chose que ce que tu as fait pendant toutes ces années, mais avec de la
chimie, ils contrôlent, ils anesthésient, ils mettent sous le boisseau.
Dis-moi Gaspard, que je comprenne bien, à quel moment est-ce que
c’est le plus dur ?
– Le matin et le soir. Quand je ne fais rien, que je me retrouve avec
moi-même. Là, je me dis, j’en ai marre d’être comme ça, pourquoi est-ce
que j’ai tout raconté, quand est-ce que je vais finir par aller mieux, personne
ne me comprend à part ma copine, et tout ça.
– Et là, que font les parents ?
– Maman vient, elle me demande ce que j’ai « encore », elle me dit
qu’elle commence à en avoir un peu marre, qu’elle ne sait plus quoi faire
pour que j’aille bien, que je dois me mettre au boulot pour le bac, parfois
elle crie, parfois elle se met à pleurer.
– Et ton père ?
– Mon père, il m’observe et, dès qu’il me voit, il dit : je trouve que tu
vas mieux, ça se voit à ton regard, à ton maintien, à je ne sais trop quoi. Il
essaie de trouver des signes qui prouvent que je vais mieux. C’est horrible
parce que je ne vais pas mieux.
– Oui, en fait, on a vraiment un problème. Tout le monde veut tellement
fort que tu ailles bien qu’on est en train de continuer à maltraiter ta tristesse
en lui disant qu’elle n’a toujours pas le droit de reprendre le boulot. Il est
donc parfaitement logique et cohérent que tu ailles mal. Cette tentative de
contrôle est excessivement dangereuse, nous l’avons vu, et je pense que si
elle est maintenue, ton état va empirer et surtout devenir beaucoup plus
difficile à modifier par la suite. Il est, selon moi, urgent d’arrêter ça.
Mais, évidemment, tu as le choix, parce que tu n’es pas obligé de me
croire, et tu peux penser que, peut-être, ce serait bien de continuer à tenter
de bâillonner ta mélancolie par ta volonté ou, si cette dernière n’y parvient
plus, par des antidépresseurs qui feront le boulot assez bien, au moins
pendant un temps. Dans ce cas-là, tu n’as pas besoin de moi. Et je
comprendrais que tu choisisses cette voie-là, parce que, finalement, pendant
douze ans, elle a fonctionné, même si, de mon point de vue, tu en paies le
prix maintenant.
Ou alors tu décides de faire exactement l’inverse, c’est-à-dire de laisser
s’exprimer ta douleur et ton mal-être, et, à force d’apprivoisement, on
pourra peut-être ramener ta tristesse à la raison. Mais cela va demander du
courage et de la souplesse. Bref, c’est plus compliqué que prendre des
cachets. Je comprendrais parfaitement que tu choisisses la première
solution.
– Oui, je crois que c’est celle que je vais choisir… Mais juste pour
savoir, comment on fait pour l’apprivoiser ? demande Gaspard, par
politesse.
– C’est hyperdur, Gaspard, surtout pour des tristesses comme la tienne.
Ta tristesse à toi, à mon avis, elle est limite parano, il nous faudrait vraiment
du temps pour qu’elle te fasse confiance et se laisse apprivoiser. Peut-être
vaut-il mieux en effet que tu tentes de la bâillonner avec une camisole
chimique. Et j’ai bien l’impression que c’est ce que tu as décidé de faire,
donc je te propose qu’on en reste là. Moi, j’ai fait mon job, qui est de te
présenter les deux solutions et les risques associés à chacune. Et toi, ton job,
c’est de choisir celle qui te paraît la plus adaptée. Il n’y a que toi qui peux
décider.
– Dis quand même, pour ma culture personnelle.
– Eh bien c’est assez simple à expliquer et assez compliqué à faire, on
lui donne rendez-vous tous les jours à la même heure dans un lieu qui soit le
plus confortable possible. On s’installe, on peut fermer les yeux, ou pas.
Puis on appelle toutes les images, toutes les pensées, toutes les questions
qui font du mal, qui bouleversent, qui rendent triste, et on les regarde sans
tenter de les faire partir. On se laisse le droit de ressentir toute cette
mélancolie. Et si on a envie de pleurer, on pleure. On fait ça deux heures
par jour, sans interruption.
– Mais j’ai l’impression que tous les matins et tous les soirs, je le fais
déjà ce que tu me proposes là.
– Je ne te le propose pas Gaspard, je t’informe de ce que je proposerais
à un jeune homme qui aurait envie de le faire. Toi, tu as quasiment choisi la
voie des antidépresseurs. Mais, pour parfaire ton information, la seule
différence, c’est le mouvement. En ce moment, ce sont les pensées, les
images et les questions qui viennent vers toi et toi, tu essaies de les chasser
de ton esprit. Ici, ce que je proposerais à quelqu’un qui voudrait faire la
paix avec sa tristesse, c’est d’aller lui-même les chercher. Très
concrètement, imaginons un jeune homme qui ait décidé de faire l’exercice,
et qu’au bout d’une heure il ait des pensées positives qui viennent, il
faudrait absolument qu’il les repousse et qu’il se replonge dans des
pensées mélancoliques. Autant dire que c’est quasiment impossible, il faut
vraiment un mental d’enfer.
Par ailleurs, pour que le traitement soit parfaitement complet, je
demanderais aux parents du garçon qui aurait choisi de faire cet exercice de
ne plus du tout parler du problème pour l’instant. Si lui décidait de
continuer à leur en parler, je leur demanderais simplement de le prendre
dans leurs bras, sans rien dire.
Mais je pense que tu as raison de choisir l’autre voie, je crois que ta
tristesse fait trop la gueule pour qu’on puisse faire grand-chose, conclus-je
d’un air sinistre. À mon avis, il va falloir une très grosse dose
d’antidépresseurs.
– Je peux encore réfléchir ?
– Évidemment, Gaspard, et tu rappelles pour prendre rendez-vous si
jamais tu as d’autres questions à poser.
– On peut le prendre tout de suite le rendez-vous ?
– Si tu veux. Mais tu pourras parfaitement l’annuler si tu le souhaites ou
si tu as choisi la première solution.
Même si ce dialogue peut paraître étrange, il s’agit pour moi de
totalement responsabiliser Gaspard et de ne surtout pas monter en
escalade symétrique en lui disant que je sais mieux que lui ce qui
est bon pour lui. De cette façon, soit il choisit la voie des
antidépresseurs, mais ce n’est pas pour se rebeller contre les
adultes, il le fait en connaissance de cause ; soit il choisit celle de la
thérapie, et ce n’est pas pour faire plaisir, ce qui est exactement ce
qu’il fait depuis de nombreuses années et qui explique très
largement son mal-être.
Lorsque Gaspard revient en deuxième séance quinze jours plus tard, il
me dit d’un air rebelle :
– J’ai réfléchi après notre séance, je n’ai pas tout de suite pris les
médocs. Et puis, j’ai décidé de les prendre quand même depuis quatre jours,
là, pour voir. Mais avant j’ai fait l’exercice pendant dix jours. Trop dur,
t’avais raison, c’est un vrai truc de thug2.
– Qu’est-ce qui était le plus dur ?
– De faire partir les pensées positives à la fin de l’exercice, au bout
d’une semaine elles revenaient sans cesse, et tout. J’étais limite en train de
les engueuler. C’était bizarre. Bon, là, j’ai arrêté parce que ça va mieux, je
ne pleure plus. Mais tu vas pas être contente, hein, parce que du coup, on
sait pas qui a gagné, les antidépresseurs ou la thérapie ?
– Ce n’est pas grave, je vais prendre un petit Prozac après notre
séance…
Il n’est pas rare que les adolescents nous mettent au défi
lorsqu’ils nous sentent mobilisés plus que de raison sur leur cas ou
mus par une envie de les faire obtempérer à emprunter une voie
qu’ils n’ont pas choisie. Ils tentent alors, par tous les moyens,
d’engager avec nous une escalade symétrique, dont, faut-il le
rappeler, nous sortons fréquemment avec la sensation d’être
perdants, et en plus épuisés, culpabilisés, en colère, que nous
soyons parents ou professionnels de l’enfance.
La posture productive dans ce genre de situations consiste à ne
pas entrer en opposition, mais plutôt à encourager leur opposition
pour les mettre dans ce que l’équipe de Palo Alto appelait une
double contrainte thérapeutique :
Soit ils nous obéissent lorsque nous les encourageons à nous
désobéir (ici, je lui prescris précisément ce avec quoi il sait que je ne
suis pas d’accord : la prise d’antidépresseurs). S’il les prend, c’est
donc en son âme et conscience, pas pour se rebeller contre un
monde adulte (en l’occurrence, le médecin et moi) ; il ne perd pas
d’énergie à se battre contre moi puisque j’ai d’ores et déjà lâché les
armes.
Soit il ne les prend pas, il fait ce qui me semble le plus adapté et
il sait que je suis prête à l’aider pour que ces noires pensées ne
viennent plus l’obséder.
L’adulte que je suis ne perd donc pas son self-control en tentant
d’expliquer en vain à Gaspard ce qui est bon pour lui et l’escalade
symétrique n’a pas lieu.
En bon adolescent, très astucieusement, il tente de me remettre
au défi en deuxième séance pour ne pas perdre la face, en
m’indiquant qu’il n’a choisi ni l’une ni l’autre des deux options.
Je suis au moins rassurée sur un point avec Gaspard, il ne
tentera plus de faire plaisir aux autres coûte que coûte, et cette
séance lui a permis de faire l’expérience émotionnelle qu’il pouvait
exprimer un désaccord sans que la relation avec les adultes soit
détériorée.
En substance :
L’injonction sociétale au bonheur a parfois des conséquences
dramatiquement opposées à l’objectif qu’elle poursuit. Il existe évidemment
des enfants très heureux, placides et équilibrés, dans l’ensemble. Quand
c’est tout le temps, il y a de fortes chances pour qu’il y ait au moins un peu
de contrôle interne chez l’adolescent concerné. Le simple fait de lui dire
qu’il a parfaitement le droit d’être triste et en colère et de l’exprimer (et pour
notre part d’accueillir ses émotions quand elles se manifestent) peut être
assez soulageant.
L’inquiétude que suscitent chez nous certains de leurs comportements
ou de leurs décisions peut nous amener à essayer de les convaincre de
faire autrement. Le risque, c’est l’escalade symétrique. La posture la plus
responsabilisante (et la moins épuisante) consiste à leur dire les risques
que nous voyons dans chacune des solutions s’il s’agit d’un choix, sans
tenter de leur imposer notre point de vue.
1. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (l’actuelle version est la 5e).
2. Se dit, en langage ado, d’un individu costaud et courageux.
8.
Le secret de Céleste
La thérapeute a déjà reçu la mère de Céleste deux fois car la relation
avec cette dernière est presque coupée et qu’elle et son mari en souffrent
beaucoup. Céleste est dans une MFR1 depuis deux ans ; la formation qu’elle
a choisie, l’horticulture, nécessite des études qui ne sont proposées qu’en ce
lieu, à 200 km de chez ses parents. Les week-ends à la maison se passent
excessivement mal pour cette jeune fille de 16 ans — elle rentre pourtant
tous les vendredis soir — qui pique des colères dantesques très
fréquemment, est renfrognée presque tout le reste du temps, et visiblement
extrêmement triste les quelques minutes qui restent.
Elle a dit à sa mère que quelque chose s’est passé il y a un an et dont
elle a honte, que de nombreuses personnes sont au courant au sein de
l’établissement, dans la ville où elle fait ses études, mais également à
Annecy, où ses parents habitent, et que, depuis, sa vie est un enfer.
Elle a ajouté en hurlant : « Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ça,
tu ne peux pas comprendre, tu es vieille. »
Ce qui fait toujours plaisir.
Lorsque cette maman désemparée lui a proposé de prendre rendez-vous
avec nous, en précisant que certains thérapeutes de l’équipe étaient jeunes,
elle a répondu : « C’est trop tard, de toute façon, personne ne peut
m’aider. »
Ce qui a évidemment terriblement inquiété la maman de Céleste.
Dans la mesure où nous percevons clairement une souffrance chez elle,
nous décidons de lui offrir nos services en lui envoyant le mail suivant :
« Bonjour Céleste, nous avons l’impression que c’est vraiment
très difficile pour toi en ce moment. En plus, visiblement, les adultes
ne te sont pas d’une grande aide. Nous comprendrons donc
parfaitement que tu n’aies pas du tout envie de nous voir. D’autant
plus que, comme nous l’a expliqué ta mère, il est sans doute
beaucoup trop tard pour faire quoi que ce soit. Simplement, s’il y a
une chance sur mille pour que ce ne soit pas exactement trop tard,
nous serons très contentes de pouvoir t’aider. Voici notre numéro. »
Nous avons très fortement laissé entendre à Céleste qu’elle ne
viendrait sûrement pas et que ce n’était pas un problème pour nous,
ce qui souvent mobilise singulièrement les adolescents.
Céleste prend donc rendez-vous quinze jours plus tard.
– Bonjour Céleste, ta mère m’a expliqué que c’était un peu l’enfer pour
toi en ce moment.
– Oui, enfin, elle n’y est pas pour rien, avec ses conneries de règles
comme si j’avais cinq ans. Franchement, elle abuse pas à me mettre des
heures limites sur internet ou à cacher le Nutella pour que j’en bouffe pas,
sérieux ?
– J’avoue2.
– J’ai le seum dès que j’arrive le vendredi soir. En même temps, je peux
pas rester à la MFR, c’est pire. Au moins à la maison, je suis un peu plus au
calme, posée.
– Oui, parce qu’il y a cette histoire, là, horrible, qui t’est arrivée…
– Ouais.
– Tu veux m’en parler ou bien c’est trop dur ?
– Non, c’est un truc que j’ai fait… dans ma chambre, après une soirée
où… enfin… j’avais pris des trucs. Et je me souviens de rien en fait, je sais
juste que j’ai fait ce truc, ce truc-là, dégueulasse, et je sais… je sais que des
gens étaient là et m’ont vue. Mais je ne sais pas qui c’est, je ne sais pas s’ils
m’ont prise en photo ou en vidéo, je ne me souviens pas les avoir vus, mais
c’est sûr, ils étaient là… c’est monstrueux, ça veut dire que,
potentiellement, tous les gens que je connais ou qui connaissent des gens
que je connais pourraient avoir vu la photo ou le film de ce truc pervers…
comment veux-tu que je vive avec ça ?
– Franchement ? Je ne sais même pas comment tu fais pour être encore
debout et avoir le courage de retourner au lycée. Moi, à ta place, j’aurais
demandé mon extradition.
L’attitude risquée, à cet instant précis de la thérapie, serait de
mettre en doute l’événement ou ses conséquences tant il est clair
que c’est la réalité de Céleste et de sa souffrance, ici, maintenant.
L’autre risque consiste à lui demander ce qui s’est passé, ce qui
serait immédiatement perçu par la jeune fille comme une intrusion,
d’autant plus que nous n’en avons pas besoin pour travailler avec
elle, puisque ce qui compte, c’est ce qu’elle ressent et que c’est ce
ressenti avec lequel nous allons travailler. Tenter de connaître les
dessous de l’affaire pourrait définitivement mettre à mal la relation
thérapeutique.
– Je le sais, quand quelqu’un est au courant, ou quand quelqu’un a
carrément vu le truc en direct ou en différé. C’est horrible, parce que du
coup je n’ai qu’une idée en tête, m’enfuir en courant, ne plus croiser son
regard. Des fois, je me fais surprendre et je lis le dégoût dans les yeux des
gens… horrible, j’aurais envie de disparaître. La dernière fois, c’était à la
boulangerie, c’était une fille de mon lycée qui est en stage là-bas, quand elle
m’a tendu la baguette, j’ai vu qu’elle savait. Je suis partie en courant et j’ai
pleuré pendant au moins une heure. Donc, au lycée, je reste le plus souvent
toute seule, en train de lire — enfin, je fais semblant, parce que je suis
tellement mal, que je n’arrive pas à lire un mot —, je mange toute seule au
self, ou parfois avec des gens qui savent pas, en tout cas pas pour l’instant.
Et le week-end, je sors le moins possible de la maison.
– Oui, c’est vraiment le drame avec les réseaux, c’est que ça peut aller
super vite en termes de diffusion. Donc, toi, tu es en permanence à l’affût
de ce que les gens pourraient ou non savoir sur ce que nous allons appeler
l’Acte — pour aller plus vite — ou, au contraire, tu évites tout contact,
même visuel, pour ne pas subir ce fameux dégoût que tu lis dans les yeux
de ceux qui savent ce qui s’est passé cette fameuse nuit ?
– Au début, je crois que je scrutais un peu, et, depuis plusieurs mois, je
préfère éviter tout contact, parce que ça me fait comme un coup de poignard
dans le cœur. Je me dis, mais comment j’ai pu faire ça ? Mais qu’est-ce qui
m’a pris ? C’est dingue de s’autodétruire comme ça… Même en ayant bu et
fumé, c’est n’importe quoi, il faut franchement être à moitié perverse. J’ai
foutu ma vie en l’air à cause d’une connerie dégueulasse de quelques
minutes.
– C’est vraiment superdur ce que tu vis. J’imagine — et je ne veux pas
du tout savoir quelle en est la teneur exacte — que l’Acte a à voir avec
quelque chose de sexuel.
– (…).
– Ça me rappelle une nouvelle de Maupassant, un vieil auteur, mais qui
a écrit des choses excellentes. Il y raconte qu’un jour, il part en voyage et,
comme la distance est longue, il fait halte à mi-chemin chez un de ses amis
d’enfance, très pauvre, qu’il n’a pas vu depuis longtemps. Le lendemain
matin, son ami part travailler très tôt dans les champs et lorsqu’il arrive
dans la toute petite cuisine pleine de suie et de toiles d’araignées qui sent
encore le graillon de la veille, il voit la femme de son hôte, qui est très
laide, avec des furoncles horribles un peu partout, en train de faire la
vaisselle dans l’évier sale. Ses cheveux gras sont luisants, sa vieille chemise
de nuit est pleine de taches et de trous, elle tousse fréquemment avec une
voix rauque et crache dans l’évier des giclées de morve toutes les cinq
minutes. Lorsqu’elle lui sourit de sa bouche sans dents, il est pris d’une
irrépressible envie animale de lui faire l’amour. Une des plus irrépressibles
qu’il ait jamais connue, et il se jette frénétiquement sur elle. Il dit que ce
sont les plus intenses désir et plaisir qu’il ait connus de sa vie.
– (…).
– Dégoût et désir sont parfois très proches, même si c’est difficile à
admettre. C’est une réalité. Donc, toi, tu y penses tout le temps, j’imagine,
mais à quel moment c’est le plus horrible ? Dis-moi un peu ce qui se passe
à ce moment-là, comme si j’étais une caméra dans ton cerveau ?
– Dès que je ne fais rien, que je ne suis en contact avec personne, ce qui
est de plus en plus souvent le cas, je me dis : comment est-ce que j’ai pu
faire un truc pareil ? Même en ayant bu, c’est n’importe quoi. J’ai foutu ma
vie en l’air, qui voudrait traîner avec quelqu’un qui a fait ça ? Je suis
vraiment dégénérée, tout ça…
– Oui. Donc on laisse beaucoup la parole au procureur dans cette
histoire, non ?
– C’est-à-dire ?
– J’ai l’impression que c’est comme si tu passais au tribunal plusieurs
fois par jour, chaque fois que tu y penses, en fait. Mais que dans cette cour,
pour l’instant, on a entendu que le réquisitoire à charge, non ?
– Mais tu veux qu’il dise quoi, l’avocat, franchement ?
– Déjà, on pourrait lui faire lire Maupassant, ça le détendrait un peu.
Mais en fait, au-delà de l’avocat, c’est au juge que je pense. Il va bien
falloir un jour ou l’autre qu’il y ait un jugement, puis une décision de peine.
Parce que là, on est d’accord, Céleste, que ça fait plus d’un an que tu es en
détention provisoire, avec un avocat totalement muet et un juge aux
abonnés absents. Ce serait bien pourtant qu’il réfléchisse à une peine
adaptée à la gravité de l’Acte. Qu’on en finisse. Je sais que les tribunaux
sont embouteillés, mais quand même.
Je vais donc te demander pour la prochaine fois d’ordonnancer
différemment le procès. Tu vas continuer à l’organiser au quotidien, à heure
fixe, mais pendant sept jours, tu dois t’assurer que le procureur et l’avocat
parlent à égalité. Donc, dès que le premier commence un réquisitoire, il faut
le même temps de plaidoirie pour l’avocat. Je propose des séances d’une
demi-heure par jour. Ensuite, il conviendra que tu demandes au procureur
quelle peine il requiert, c’est-à-dire, à mon avis, combien de temps tu dois
rester en dehors du monde comme tu le fais depuis un an. Est-ce qu’on
ajoute un an, deux ans, cinq ans, dix ans à la peine déjà effectuée ? Puis le
juge tranchera. On se voit dans une semaine.
– Dix ans ? Merde, quand même.
Une des peurs très fréquentes chez les adolescents que nous
rencontrons, et c’est bien logique, au regard des messages qui leur
sont globalement envoyés à ce sujet comme nous l’avons vu en
première partie, est celle de ne pas être normal, d’être bizarre,
pervers, fou, pas comme tout le monde. La nouvelle de Maupassant
sert à normaliser l’Acte, sans que la thérapeute ait besoin de
connaître les détails de ce qui s’est passé. Dans la mesure où
Céleste regarde l’Acte, a posteriori, avec dégoût, il convient de la
rejoindre sur ce point, faire le contraire serait improductif. Mais il est
intéressant, pour apaiser la honte cuisante de Céleste, de normaliser
le désir qu’elle a eu à ce moment-là, en lui citant en plus un très vieil
auteur, qui présente l’avantage d‘universaliser la normalisation du
dégoût qui côtoie le désir. Ainsi, elle se sent moins seule. Parce qu’il
est clair que si la thérapeute avait dit à Céleste : « Mais tu n’as
aucune raison de te sentir perverse, tu n’a sans doute rien fait de si
grave », Céleste se serait sentie totalement incomprise.
Par ailleurs, la métaphore du procès3 et l’exercice qui y est
associé va permettre à Céleste de reprendre le contrôle de ses
pensées tout en lui donnant l’opportunité de mettre un terme à
l’affaire de l’Acte, mais, et c’est essentiel, sans nier les émotions qui
y sont associées, c’est-à-dire la honte et la culpabilité, c’est la raison
pour laquelle on laisse le procureur continuer à s’exprimer.
Lorsque Céleste revient une semaine plus tard, elle semble un
peu plus apaisée. Sa mère est surprise et très heureuse qu’elle ait
souhaité revenir à la deuxième séance.
– J’ai réorganisé le procès pour qu’il soit plus équitable.
– L’avocat est toujours aussi nul ou a-t-il trouvé quelques éléments à
décharge ?
– En gros, il dit que je n’étais pas dans mon état normal au moment de
l’Acte ; il dit aussi que les gens qui m’ont vue commettre l’Acte sont pas
très clairs non plus, genre voyeurs, puisqu’ils m’ont espionnée chez moi. Et
il a dit au procureur de lire le vieux, là, dont tu m’as parlé. Il dit en gros que
tout n’est pas aussi binaire que ça, et que des fois on fait des choses qui sont
très bizarres et qu’on regrette ensuite. Il a dit : que celui qui n’a jamais rien
fait de dégoûtant lui jette la première pierre.
– Eh bien, on a bien fait de le faire un peu parler, lui, c’est pas trop tôt.
Et le juge ?
– Le juge dit à la fin du procès qu’un an, c’est bien, alors que le
procureur demandait deux.
– Ah. Eh bien, nous avançons. Bon, donc tu as purgé ta peine pour ainsi
dire, avec la détention provisoire ?
– Oui.
– Maintenant, c’est la réinsertion qui va être compliquée. Sortir de
prison avec tous ces regards sur toi, pleins de reproches et de dégoût, c’est
franchement pas simple.
– Ouais, horrible. Je change de lycée l’an prochain, mais c’est dans la
région, donc il y aura forcément des gens qui sauront.
– Forcément. L’avantage énorme que nous avons, c’est que toi, tu sais
en regardant les gens, s’ils savent ou pas. Pas besoin de les interroger, du
coup, tu le sais direct. Et comme je pense que tu as plutôt envie de traîner
avec des gens qui ne savent pas, je vais te demander d’observer le plus
possible tout le monde pour avoir une liste de ceux qui savent pour l’Acte et
de ceux qui ne savent pas. Comme ça, tu sauras avec qui tu peux parler sans
risque.
La tâche de la réorganisation du procès a permis d’abaisser la
culpabilité de Céleste (elle accepte de revenir au monde), mais sa
honte et l’angoisse que ça se sache dans son nouvel établissement
sont encore très présentes et peuvent très clairement l’empêcher
d’entrer en relation avec de nouvelles personnes. C’est ce qu’il nous
reste à traiter maintenant, c’est la raison pour laquelle je vais lui faire
affronter cette angoisse.
– Mais en même temps, je ne veux rien laisser au hasard pour cette
sortie, je pense que ce serait bien que tu sois prête si jamais quelqu’un t’en
parle. Parce qu’on ne sait jamais, maintenant que tu es en liberté, des gens
qui sont au courant pour l’Acte pourraient venir t’en parler. Imaginons,
tiens que la semaine prochaine, la fille de la boulangerie te dise : « Tu as
l’air d’aller trop bien, c’est quand même superbizarre après ce que tu as
fait… Moi, je pourrais pas être bien dans ma peau, je raserais les murs,
comme tu faisais avant. »
– Oh l’horreur ! L’horreur totale. J’aurais juste envie de m’enterrer sur
place en lui disant qu’elle a super raison.
– Oui.
– Ou bien tu pourrais dire : « Ouais t’as raison, c’est qu’en plus d’être
perverse, je suis un peu dingue, donc fais gaffe quand tu t’approches de
moi. »
– Oh là là, mais elle risque de dire partout que je suis dingue.
– À mon avis, elle le dit déjà. Enfin, au moins perverse, ce qui est un
peu pareil.
– Ouais, pas faux.
– Ou bien, tu grattes le sol à deux mains et tu te fais un terrier. Comme
tu as fait pendant un an.
– On a dit que la peine était purgée.
En substance :
Le cas de Céleste est intéressant parce qu’il nous semble que si elle
n’avait pas opéré ce virage à 180 degrés, son état allait continuer à empirer
et commencer à présenter vraisemblablement, pour certains professionnels,
des symptômes paranoïaques4. Donc nécessiter hospitalisation et
médication. Ici, le problème a été pris à temps. Parfois, malheureusement, il
est trop tard. Le diagnostic est posé, et, évidemment, il n’est pas
psychodégradable ; il est beaucoup plus difficile pour les thérapeutes brefs
et stratégiques d’intervenir de façon aussi efficace quand le diagnostic est
posé et la psychiatrisation solidement mise en place. En effet, le diagnostic
psychiatrique ou psychologique a ceci de paradoxal qu’il soulage dans un
premier temps à la fois le patient et — surtout dans le cas des
adolescents — son entourage, mais qu’il lui dénie implicitement et dans le
même temps toute capacité à résoudre ses problèmes.
1. Une maison familiale rurale (MFR) est un centre de formation, sous statut associatif et sous contrat avec l’État ou les Régions, qui a pour objectifs la formation par
alternance et l’éducation des jeunes et des adultes ainsi que leur insertion sociale et professionnelle.
2. Ce parfait bilinguisme de notre thérapeute tient au fait qu’elle est jeune, elle.
3. D’une façon générale, avec les adolescents, les métaphores sont très utiles parce qu’elles permettent de communiquer avec eux de façon indirecte, sans être dans un mode
injonctif qui est souvent celui utilisé par les adultes avec eux puisque, comme évoqué en introduction, ils ne savent pas ce qui est bon pour eux. La métaphore leur laisse l’entière
liberté d’adhérer ou pas au point de vue qu’elle souhaite souligner.
4. Il est bien évident que même dans des cas de honte beaucoup moins enkystés, la métaphore du procès et la prescription qui l’accompagne sont tout à fait adaptées.
Quatrième partie
Symptômes embarrassants
ou envahissants
Il y a des choses dont l’adolescent vous dira fréquemment qu’il ne peut
pas s’empêcher de les faire, c’est plus fort que lui. C’est ce que j’appelle les
symptômes.
Ils peuvent parfois leur pourrir la vie ; parfois pourrir celle de leur
entourage.
Ils peuvent aussi terriblement inquiéter les parents qui tentent en vain
de contrôler que leur adolescent contrôle le symptôme en question, de la
façon qui leur semble à eux la plus efficace.
Par exemple, contrôler les heures dédiées aux écrans, ou la
consommation de cigarettes, de cannabis ou de matières grasses. Ce qui
donne très souvent lieu à un sentiment d’échec (très approprié puisque le
contrôle a lamentablement échoué).
Nous constatons très souvent que :
• La seule façon de permettre à un adolescent d’éventuellement
contrôler un symptôme, c’est de les laisser totalement en décider,
tout en se préparant au fait qu’ils peuvent décider de ne pas le
contrôler. Et c’est évidemment ça le plus vertigineux pour un parent
inquiet.
• Lorsqu’un adolescent nous demande sincèrement de l’aider à
contrôler un symptôme, il met très volontiers en place le plan
d’action proposé. Il s’agit simplement de s’assurer qu’il est bien à
180 degrés de ce qui a déjà été tenté auparavant.
9.
Cette vilaine acné
Quand Basile s’assoit en face de moi, je comprends à quel point la
situation doit être difficile à vivre. Son visage est littéralement couvert de
boutons d’acné de différentes couleurs allant du bordeaux au rose pâle en
passant par un rouge jaunâtre, et l’imposante mèche qu’il tente de glisser
entre son visage et le monde, outre qu’elle n’a que peu de vertus
dissimulatrices, doit accentuer la production d’un sébum peu productif au
regard de ce qui l’amène.
– C’est notre médecin qui m’envoie. Elle dit que vous pourrez peut-être
aider Basile, parce que, pour elle, son acné, ça n’est pas seulement
hormonal. C’est aussi dans la tête, me dit l’élégante maman de Basile qui a
tenu à venir en début d’entretien pour « m’expliquer le contexte ».
– Qu’est-ce qui lui fait dire ça, elle vous l’a expliqué ?
– Le fait qu’aucun traitement ne fonctionne sur lui, même les plus
costauds. Et aussi le fait que c’est uniquement sur le visage, pas sur le dos
du tout par exemple. Selon elle, ce sont des signes que ce n’est pas une
acné, disons, classique.
– Depuis combien de temps suit-il des traitements ?
– Depuis trois ans environ, hein Basile, tu avais 14 ans, c’est ça ?
– Mmmmph, grogne un Basile proche de l’endormissement.
– Et c’est un sujet dont on parle beaucoup à la maison ou pas
spécialement ?
– Ben non, pas trop. Sauf quand ma mère vient, tous les dimanches, elle
n’est pas très psychologue, le premier truc qu’elle dit, c’est : « Eh ben, ça
ne s’arrange pas, dire qu’il pourrait être si beau… je préfère pas t’embrasser
Basile, hein, mais le cœur y est. » Je la sermonne à chaque fois, mais elle
peut pas s’empêcher, donc on se met à parler de ça, des traitements et tout,
elle dit systématiquement qu’on ne fait pas ce qu’il faut. Et je sais que ça
agace prodigieusement le jeune homme ici présent qui peut du coup parfois
se montrer extrêmement insolent.
– Ah oui, donc c’est un mélange d’Ombrage1 et de Goebbels, votre
mère ? Je plaisante évidemment.
Basile part dans un ricanement sardonique et sa mère lui tape sur le
genou.
– C’est une autre génération, quoi, dis-je pour ne pas la froisser. Et vous
alors, vous n’en parlez pas du tout tous les deux ?
– Non…
– Juste tu me prends grave la tête cent fois par jour, complète avec une
voix qui part dangereusement dans les aigus un Basile que ma blague sur sa
grand-mère Ombrage a complètement réveillé.
– Comment ça, Basile, je te prends la tête ? s’étrangle sa mère, tu ne
manques pas d’air, je…
– Sans arrêt tu me dis : « Arrête de les toucher, pourquoi tu te grattes,
est-ce que t’as mis ta crème, te mets pas au soleil on va avoir une explosion,
oh là là, ça s’arrange pas, mais de qui il tient ça ? Gna gna gna… » On
dirait grave ta daronne, tu me pètes les couilles, quoi.
– Pas de grossièreté, Basile, on est là pour t’aider, donc sois poli.
– Justement, c’est pour aider Madame dans son travail, je réponds à sa
question, dit Basile en prenant un air niais et une voix qui ressemble cette
fois-ci très étrangement à celle d’un baryton.
– Je suis très touchée, Basile, vraiment. Donc, Madame, vous êtes une
maman inquiète, notamment parce que les différents traitements ne
fonctionnent pas, et vous mettez tout en œuvre pour tenter d’aider Basile
afin qu’au moins son acné n’empire pas ?
– Exactement.
– Mais, visiblement, ça ne le fait pas diminuer, c’est ça, de lui donner
tous ces conseils ?
– Non.
– Très bien, je vous remercie beaucoup, cela m’aide à y voir plus clair.
Si tu es d’accord, Basile, comme c’est un sujet qui te concerne et que tu as
demandé à venir, je vais raccompagner ta mère en salle d’attente et je
reviens.
– Mmmmph.
– Bon, alors, toi, tu penses comme le médecin que c’est dans ta tête que
se construit ton acné ? lui demandé-je en revenant. Parce que franchement,
moi, j’ai des doutes, je comprends pas bien ce que ça veut dire, dans la tête,
en fait.
– Je sais pas, mais j’en ai marre, trois ans qu’on m’appelle clafoutis, tu
sais quoi, je fais genre c’est hyperdrôle, mais j’en ai quand même marre. Tu
veux que j’approche les meufs comment en plus, avec ma tronche de
calculette, sérieux ? Là, je suis plutôt en mode le superpote à qui elles
racontent tout, j’en ai un peu ma claque. En plus, mon père n’arrête pas de
dire que c’est quand on a une copine que ça s’arrête, merci bien le conseil
qui te blase encore plus. Donc, quand le médecin a dit à ma daronne que
vous faisiez des trucs rapides qui marchent, je me suis dit pourquoi pas ?
– Genre baguette magique, quoi ?
– Ouais.
– Tu penses bien que si c’était le cas, j’aurais monté un laboratoire
pharmaceutique, je ne serais pas restée une pauvre psy de province.
– J’avoue. Donc, tu peux rien faire ?
– Si c’est une acné vraiment spéciale, si. Mais j’aurais vraiment besoin
de quelques éléments supplémentaires pour bien comprendre si c’est
vraiment une acné spéciale ou pas.
– Vas-y, pose tes questions, je dirai tout.
– À partir de quelle heure tu commences à toucher tes boutons le
matin ?
– En me réveillant, je vais constater l’étendue des dégâts, une première
fois par le toucher, parce que je sens ceux qui ont mûri pendant la nuit, ceux
qui n’étaient pas du tout là et qui commencent à apparaître, ceux qui
cicatrisent et déjà, là, je suis supervéner. Puis je me lève et, là, je vais
regarder dans la glace pour valider ce que j’ai touché. J’en perce quelques-
uns, je me lave, je mets ma lotion et ma crème. Je me dis : toujours aussi
dégueulasse, gros. Et voilà.
– Ensuite, quand est-ce que tu t’en occupes à nouveau ?
– Chaque fois que je croise un miroir et que je suis tranquille, je regarde
s’il n’y en a pas de nouveaux, c’est les nouveaux qui me blasent, tu vois ?
– Évidemment. Donc, ça veut dire que pendant les récrés, par exemple,
tu vas aux toilettes et tu les regardes ? C’est juste pour que je comprenne
bien.
– Oui, à chaque récré. Et s’il y a pas de miroir, j’en ai un dans mon sac
et je regarde dans les toilettes. Même si je suis dans un bar avec des potes,
je me mets face à la glace pour pouvoir regarder à quoi je ressemble. C’est
débile, je ressemble à un ananas, je le sais, mais bon, je peux pas m’en
empêcher.
– Je comprends. Donc ça te prend vraiment la tête.
– Ouais, de plus en plus.
– Et y a une fille que tu trouves jolie et tu n’oses pas ou tu n’oses même
pas en trouver une jolie ?
– Si si, il y en a une qui est peufra2, dit Basile en rougissant, ce qui lui
donne un aspect encore plus étonnant. Mais j’y pense même pas. Avec ma
gueule.
– Bon. Je crois en effet qu’on est sur un cas spécifique, mais je voudrais
en être certaine.
– Parce que ? Si on est sur un cas spécifique, tu as la solution ?
– Oui, mais je veux d’abord être sûre, sinon la solution peut faire
empirer l’acné, on aurait l’air malin, surtout toi.
Donc, il faut d’abord que nous nous donnions un mois d’observation
pour que je sois absolument sûre et certaine que c’est bien le type d’acné
auquel je pense avant de te prescrire le remède. Je vais donc te demander
d’observer ton acné en milieu autonome, ce qui nous donnera de très
bonnes indications sur sa nature profonde : à partir de ce soir et jusqu’à
dans trente jours, tu as INTERDICTION de regarder tes boutons et de les
toucher, en dehors du matin et du soir où tu mets ta lotion. Interdiction
absolue de les percer pendant ces trente jours, même si la situation est
catastrophique. Tu dois absolument éviter tout contact avec les miroirs
pendant trente jours, je vais demander à ta mère d’enlever tous ceux qu’elle
peut enlever pendant un mois ; tu vas ranger bien au fond d’un tiroir ton
miroir de poche et tu t’assiéras dorénavant dos à tous les miroirs que tu
rencontres. Et n’oublie pas, à chaque fois que tu les regarderas ou les
toucheras en dehors du matin et du soir où tu les soigneras sans les percer,
cela remettra le chronomètre de l’observation à zéro et tu repartiras pour
trente jours d’observation, c’est obligatoire. C’est pour ça que je te conseille
de commencer ce soir.
– OK. Et j’observe quoi ?
– Comment ils se comportent. Est-ce que ça change de couleur, est-ce
que c’est plus douloureux, est-ce que ça se répand ou, au contraire, est-ce
que ça se réduit, pour ça il faudra que tu en fasses précisément le décompte
par catégorie ce soir puis une fois par semaine. Le mûrs, les douloureux, les
rouges, les points noirs, les internes, les cicatrisés qu’on voit encore et toute
autre catégorie qui te semblerait significative de ton acné à toi. Tu te fais un
carnet d’observation que tu rempliras donc quatre fois d’ici à la prochaine
fois. Qui s’appellera « l’état de mon acné en milieu autonome ». Mais
attention, tu ne le remplis qu’après une observation du soir ou du matin que
tu auras faite pendant les soins, tu ne rajoutes surtout pas une période où tu
les regardes et les touches.
– Et donc, il faut qu’il y en ait plus ou moins dans toutes les catégories
pour que tu me donnes la fameuse solution dans un mois ?
– Ah, non, mais attends, je n’ai pas du tout été claire, c’est mille fois
plus compliqué que ça. C’est un algorithme très puissant qui utilise
plusieurs données. C’est pour ça qu’il faut que ton carnet d’observation soit
le plus précis possible, sinon mon équipe n’arrivera à rien.
– OK.
– Je te raccompagne en salle d’attente, je vais aller voir ta mère pour lui
expliquer les miroirs.
– Madame, je vais vous demander quelque chose d’assez compliqué
pour la maman aimante et inquiète que vous êtes, ce serait pendant un
mois :
1. De ne plus du tout parler de l’acné de Basile. Plus du tout. Si
votre mère en parle, vous ne répondez pas. Si votre mari en parle,
vous ne répondez pas. Et quoi que fasse Basile avec ses boutons,
vous ne lui dites rien ; si c’est trop difficile, je vous invite à quitter
la pièce.
2. D’enlever le plus de miroirs possible chez vous pendant un mois.
Je sais que ça va être un peu contraignant, mais je suis parfaitement
d’accord avec vous, je pense que Basile s’occupe beaucoup trop de ses
boutons et qu’à chaque fois qu’il les regarde ou les touche, c’est comme s’il
leur mettait de l’engrais dessus ; mais lui dire ne sert à rien, voire est
antiproductif, comme nous l’avons constaté toutes les deux, je dirais même
que ça a un peu le même effet que de les toucher ; je lui ai donc expliqué
que j’avais besoin de mieux comprendre la nature de ses boutons et que,
pour cela, il ne fallait plus du tout qu’il s’en occupe, en dehors des moments
de soin, le soir. Je compte évidemment totalement sur votre discrétion sur le
fait qu’il s’agit en fait de l’empêcher de les regarder, sinon tout notre plan
sera caduc.
– Vous pouvez compter sur moi, ça ne sortira pas d’ici, je ne le dirai
même pas à mon mari.
– Et surtout pas à votre mère !
En substance :
Nous constatons dans nos centres environ 60 % de réduction d’acné au
bout d’un mois, puis la totalité au bout de trois à quatre mois, quand, en
effet, ce que faisait l’adolescent était de contrôler, de regarder, de toucher
ses boutons à tout bout de champ. C’est évidemment valable pour les
verrues et autres proéminences cutanées désagréables. Cela peut permettre
à certaines flammes adolescentes de se déclarer. Ce qui n’est pas rien.
1. Personnage borné et particulièrement pervers de la saga Harry Potter.
2. Se dit d’une adolescente séduisante.
10.
Perdu dans les écrans
Martin, 14 ans, s’assoit en face de moi et me sourit timidement en
triturant le bord de son tee-shirt Minecraft vert pomme.
– Tu as demandé à me voir, Martin ?
– Euh… oui.
– Et qu’est-ce qui t’amène ?
– Eh ben, je suis addict aux écrans.
– Ah bon ? Mince, alors ! Sale maladie ! Mais qui pense ça exactement,
dis-moi ?
– Ben, euh, moi… et aussi un peu papa et surtout ma belle-mère,
Nadine.
– Ah oui, donc plusieurs éminents spécialistes se sont penchés sur ton
cas et sont tombés d’accord sur le diagnostic suivant : tu es addict aux
écrans, c’est bien ça ? screenaddict, pour ainsi dire ?
– Oui.
– Et le spécialiste le plus inquiet ou énervé par cette addiction, donc,
c’est qui ?
– Euh… ma belle-mère ?
– Je ne sais pas, elle est énervée à combien sur une échelle de 0 à 10
quand elle trouve que tu es trop sur les écrans ?
– Je sais pas, euh… 11 ?
– Ah oui, d’accord, donc elle est superénervée. Et papa ?
– Environ 8, mais souvent, quand il en parle avec Nadine, elle le fait
monter à 11. Elle est prof, en fait et… elle pense que tous les élèves qui sont
mauvais en classe ont un problème avec les écrans et des parents laxistes.
C’est ce qu’elle pense de ma mère à mon avis et aussi, je crois, un peu de
mon père. Ma mère, parce qu’elle me laisse jouer et mon père parce qu’il ne
m’engueule pas assez quand je joue trop, selon elle.
– Je vois. Et toi, tu as des problèmes à l’école ?
– Non, enfin, j’ai 14/20 de moyenne générale, mais Nadine et papa
disent que ça va pour l’instant, mais que je me repose sur mes lauriers et
qu’à un moment donné je vais tomber de très haut.
– Je vois. Et toi, sur une échelle de 0 à 10, tu dirais que ton addiction
aux écrans t’inquiète, toi, à quel niveau ?
– Je sais pas, 1,5 ou 2. Des fois, chez maman, je me dis que je pourrais
jouer un peu moins…
Chez papa et Nadine, de toute façon, comme ils me surveillent sans
arrêt et qu’ils m’interdisent de jouer plus d’une heure par jour, ça va, j’ai
pas besoin de me limiter tout seul, donc je ne me dis jamais qu’il faut que
j’arrête. D’ailleurs, parfois, les semaines où je suis chez eux, je joue en
cachette la nuit dans mon lit, ils comprennent rien aux connexions, donc
c’est facile, je prends mon compte Free. Et à 2 heures du matin, je vais
remettre mon téléphone sur le buffet du salon, ils n’y voient rien. Je ne le
fais pas trop souvent parce qu’après je suis hyperfatigué le matin au
moment de me lever, mais… je pense que je le fais aussi parce qu’ils
m’énervent, parce que jouer autant la nuit, je ne le fais jamais chez maman
et, pourtant, je ne joue pas tellement plus la journée quand je suis chez elle.
Quand je fais ça la nuit chez papa, je fais gaffe de pas me faire gauler parce
que sinon, Nadine péterait juste les plombs, en mode : « et en plus, ton fils
est un menteur », ça serait encore un carnage.
– Donc en fait, c’est papa un peu et surtout Nadine qui ont un vrai
problème avec les écrans, si je comprends bien ?
– Ben… je suis pas sûr qu’ils seraient tellement d’accord avec toi si tu
leur présentais comme ça, sourit Martin.
– Non, tu as raison, je vais tâcher d’être un peu plus subtile quand je les
verrai tout à l’heure. Mais, toi, est-ce que je peux faire quelque chose pour
toi, puisque tu as fait le déplacement ?
Parfois, pour avoir la paix, pour montrer leur bonne volonté, pour
éviter de faire de la peine à quelqu’un qu’ils aiment, les adolescents
font faussement leurs les préoccupations que les adultes ont à leur
sujet. Ces « bonnes résolutions » prises devant les parents, du type
« je vais faire en sorte de moins jouer aux jeux vidéo », donnent
souvent lieu à d’intenses déceptions chez les adultes puisqu’elles
n’ont aucun fondement dans le ressenti propre de l’adolescent ; elles
conduisent souvent à l’échec.
Elles se terminent assez invariablement par le fameux : « Tu vois
bien qu’on ne peut pas te faire confiance. »
C’est ce qui se passe notamment avec les fameux « contrats »,
qui n’en sont jamais si on y réfléchit bien, en ce sens que l’un des
signataires (le plus jeune) n’est en son for intérieur pas du tout
d’accord avec ses termes, mais fait comme si, pour apaiser les
tensions.
À chaque fois qu’un de mes patients parents me dit : « Pourtant,
nous avions mis en place un contrat sur le nombre d’heures passées
sur les écrans et il était d’accord », mon cœur se serre pour eux tant
je sens que leur envie de bien faire est immense et que partant leur
déception l’est tout autant.
C’est la raison pour laquelle, je ne prends pas au pied de la lettre
la demande de Martin, qui me semble très clairement être une
problématique construite par le monde adulte et m’enquiers donc de
savoir s’il a une demande par rapport à une souffrance qui lui serait
propre. Sinon, le voir en thérapie ne servira à rien, sinon à faire
empirer le problème.
Par ailleurs, je perçois assez rapidement que les parents de
Martin doivent en permanence lui dire qu’il a un problème avec les
écrans, qu’il faut qu’il se restreigne — ce qui relève évidemment du
bon sens — mais produit visiblement très peu de résultats, voire
plutôt une colère et donc une rébellion supplémentaire de la part de
Martin au sujet des écrans (qu’il éprouve visiblement beaucoup
moins chez sa mère). Je préfère donc tenir le discours inverse pour
éviter d’enkyster un peu plus la situation. Ce qui évidemment crée
une alliance qui le pousse à me dire son problème véritable.
– Je… je voudrais que papa et Nadine arrêtent de se disputer à cause de
moi.
– Ah oui, parce que sur une échelle de 0 à 10, elles te font souffrir à
combien, ces disputes entre eux à ton sujet ?
– Vers 9, me dit Martin les yeux brillants.
– Oui, donc ça, c’est un vrai problème. Raconte-moi un peu cette
famille recomposée, combien de membres, depuis quand, quelle est
l’alternance ?
– Ça fait deux ans environ qu’ils ont emménagé ensemble. Nadine a
deux grands enfants qui ne vivent pas ici, on les voit juste à Noël. Moi j’ai
un petit frère de 12 ans et on va chez papa une semaine sur deux.
– Et donc, papa et Nadine se disputent souvent à cause de toi ?
Combien de fois la dernière semaine où tu es allé chez eux ?
– Trois fois, je crois. Deux grosses et une petite.
– Tous les deux jours, donc, en effet, c’est beaucoup, je comprends que
tu en aies marre. Tu peux me raconter une des deux grosses disputes pour
que je comprenne bien ce qui se passe ?
– Ben j’étais sur Minecraft, qui n’est franchement pas ce qu’on fait de
pire ; si les profs de techno étaient un peu plus au courant de ce qui se
passe, ils s’en serviraient en cours, pour nous apprendre à programmer,
parce que c’est un jeu qui te permet de collaborer, mais bref, comme c’est
un jeu vidéo, et que les profs de techno sont tous vieux, Minecraft, c’est
forcément mal.
– On peut espérer qu’un jour, il y aura des profs de techno jeunes.
– Oui. J’en ai jamais rencontré pour l’instant. Et donc Nadine avait mis
son minuteur sur son téléphone, comme d’habitude, pour que je ne joue pas
plus d’une heure vu qu’on était en semaine, et quand il a sonné, j’ai cru
qu’elle n’avait pas entendu, donc j’ai continué à jouer. Sauf qu’elle m’avait
espionné en regardant dans l’entrebâillement de la porte pendant au moins
dix minutes. J’étais trop content, je me disais, elle a pas entendu, trop bien,
et j’avais reprogrammé son téléphone sur vingt minutes en me disant
qu’elle verrait rien. Sauf qu’en fait, évidemment, elle m’avait rôdé, vu
qu’elle était là depuis que son téléphone avait sonné. Donc, au bout de dix
minutes, elle a toussé derrière la porte, j’ai fait un bon de cinq mètres et
là… elle m’a tué.
Elle m’a dit qu’on avait mis un contrat en place, que je n’étais vraiment
pas digne de confiance, que là, au moins, je ne pouvais pas lui raconter la
messe, vu qu’elle m’avait pris en flag, qu’elle ne savait pas ce que j’allais
devenir, que peut-être mes parents étaient dupes, mais qu’elle, elle ne se
laisserait pas manipuler par un petit con de 14 ans, etc. Et alors, le soir,
quand papa est arrivé, elle a dit : « Je crois que ton fils a quelque chose à te
raconter à propos de son honnêteté et de son addiction aux écrans. »
Mais j’ai pas pu parler, parce que, comme il a demandé s’il pouvait
juste avoir la paix cinq minutes après être rentré de sa journée de boulot,
elle s’est mise à hurler en disant qu’elle en avait marre d’être une potiche
que personne ne respectait, qu’elle en avait marre d’être la seule à se
préoccuper des choses importantes concernant des enfants qui n’étaient
même pas les siens et qui passaient leur temps à se foutre de sa gueule.
Enfin bref, horrible. Et papa s’est retourné vers moi et il avait l’air tellement
fatigué que ça m’a fait mal au ventre et il m’a juste dit : « Tu fais chier,
Martin. »
Les larmes de Martin se mettent à couler et je lui tends ma boîte de
Kleenex.
– C’est superdur pour toi, mon pauvre grand. Non seulement on prétend
que tu as une sale maladie, mais voilà qu’en plus on réussit à te faire
culpabiliser à propos de disputes entre adultes. En plus, tu ne peux pas jouer
à Minecraft quand tu veux. Ça fait beaucoup quand même. Ensuite, alors,
comment ça s’est terminé ?
– Ben, j’ai rien répondu, je pouvais rien répondre, c’est vrai que j’avais
pas été supercool. Et après être allé voir Nadine qui pleurait dans leur
chambre, papa m’a dit : « Je te demande juste de respecter Nadine. Quand
elle te dit quelque chose, tu obéis. Et là, ce qui serait bien, c’est que tu
présentes tes excuses, parce que tu as franchement merdé. »
– J’avais pas vraiment envie, parce que je trouve qu’elle a pas été réglo
de m’espionner comme ça, mais, en même temps, je me sentais coupable de
lui avoir en quelque sorte menti et je voulais que ça se tasse, qu’ils arrêtent
de se disputer à cause de moi. Et que papa n’ait plus cet air fatigué.
– Elle est pas très facile comme belle-mère ?
– (…) Si je veux vraiment être honnête, je dois dire que Nadine, quand
elle est pas hystérique à cause des jeux vidéo, elle est quand même assez
sympa ; maman est allée à l’hôpital pas mal de temps, et elle s’est occupée
de nous pendant plusieurs semaines l’an dernier, et là, on s’entendait bien,
elle me lisait des trucs super bien de l’Iliade et l’Odyssée, elle me rassurait
quand j’avais peur pour maman, sans jamais dire du mal d’elle, elle
consolait mon petit frère quand il était triste et elle nous emmenait faire des
balades à vélo.
Donc j’ai obéi à papa, je lui ai écrit une lettre d’excuses.
– Et ?
– Elle l’a lue et elle m’a fait un sourire gentil. Mais bon, ensuite il y a
eu l’autre dispute, deux jours plus tard.
– Elle a des chouettes côtés, visiblement, ta belle-mère. Puis d’autres
plus rigides, visiblement, notamment les jeux vidéo. Ça, c’est un sujet qui la
rend super rigide, mais sache qu’elle n’est pas la seule dans ce cas, les
parents sont pour leur grande majorité screenphobics, ça veut dire, entre
autres, qu’ils voient des screenaddicts partout… Est-ce que la deuxième
dispute avait encore trait aux jeux vidéo ?
– Oui, mais là, franchement, c’était abuser. J’étais en train de jouer à
Minecraft dans ma chambre, j’avais droit à deux heures, vu qu’on était le
week-end, et j’avais à peine dépensé quarante-cinq minutes et là, elle
m’appelle pour mettre la table. J’étais sur un truc assez touchy que je
voulais absolument finir, donc je n’ai pas répondu tout de suite et je suis
descendu, genre dix minutes après.
– Dix ?
– Allez, quinze. Alors là, acte II, scène 3. Mon assiette n’était pas mise,
Nadine était supertendue, donc je suis allé chercher mes couverts et j’ai
juste dit : « Désolé, j’étais en train de finir un truc sur Minecraft… » et elle
est partie en live en disant : « Eh ben voilà, exactement ce que je pensais,
c’est encore à cause de cette daube qu’il ne me respecte pas, c’est vraiment
la preuve qu’il est totalement addict… moi, je ne peux pas rester comme ça
à assister à la déchéance de ce pauvre garçon… mais comme je ne suis rien,
et que personne ne m’écoute… » Papa est intervenu, il lui a dit de se
calmer, que ce n’était pas si grave — ce qui est vrai, franchement — et que
j’allais débarrasser la table en entier pour compenser, ce qui est quand
même une grosse punition, mais que j’aurais acceptée pour qu’elle se
calme.
Mais ça l’a encore plus énervée, elle est allée chercher ma lettre
d’excuses et elle l’a déchirée devant moi en me disant que c’étaient des
mensonges, encore, et qu’elle n’en pouvait plus de tout ça, qu’à cause de
nous elle avait une vie de merde…
Mon petit frère pleurait, moi, j’étais pas très bien et papa avait son air
superfatigué. Franchement, j’avais qu’une envie, retourner chez maman
avec Justin, ne plus jamais la voir et oublier tous ces cris, là…
Elle est quand même fatigante.
– Oui, ce sont des moments très compliqués pour tout le monde, j’ai
l’impression. Comment ça s’est terminé ?
– Ils se sont disputés tous les deux une bonne partie de la nuit et depuis,
elle ne me parle plus et à papa non plus. C’était il y a deux jours. Comme
c’est les vacances, on doit rester encore dix jours avec eux. L’horreur.
– Oui, en effet, sale fin de vacances en perspective. En tout cas, si on ne
change rien. Alors, si je récapitule, toi, donc, comme tu veux qu’il y ait
moins de disputes, tu encaisses au moment où elle est superénervée parce
que tu ne veux pas envenimer les choses, mais quand tu peux, tu essaies de
ne pas te conformer à tout ce qu’elle exige de toi dans la minute et quand tu
peux la berner, tu le fais. En gros, tu louvoies, c’est ça ? Ce qui est assez
intelligent de ta part, sauf que lorsqu’elle te prend en flag de louvoiement,
elle a vraiment l’impression que tu te fous d’elle, et ça l’énerve
terriblement. Et comme ça l’énerve, elle cherche le flag en mode un peu
parano. Quand elle l’obtient, elle fait en sorte de mettre ton père en colère
contre toi, parfois ça marche, parfois ça ne marche pas, mais la plupart du
temps ça génère une de ces disputes que tu détestes tant entre eux.
– Oui.
– Mais on est d’accord que tu ne peux pas la moitié de ta vie te
conformer à ses exigences sur les jeux vidéo qui sont quand même
particulièrement rigides parce que tu vas vraiment finir par la détester…
– Oui.
– Ce que fait ton père, c’est soit te demander de présenter tes excuses,
soit dire à Nadine que ce n’est pas si grave et qu’elle doit se calmer, soit les
deux en même temps, c’est bien ça ?
– Oui.
– OK. Donc dans ce triangle infernal, tout le monde dit aux deux autres
à quel point ils sont inadéquats. Ta belle-mère doit se calmer et être moins
contrôlante, toi, tu dois être plus obéissant et moins addict, et ton père
devrait être moins laxiste, selon Nadine, et plus protecteur selon toi, c’est
bien ça ?
– Oui, c’est ça.
– Je crois que j’ai bien saisi ce qui se passe. Sur une échelle de 0 à 10,
tu es prêt à mettre combien en termes de difficulté pour que les disputes
diminuent ?
– 9.
– Ça tombe bien, c’est à peu près le niveau de ce que je vais te proposer.
Et puis ensuite, je verrai Nadine seule et ensuite ton père seul, pour tenter
d’assouplir un peu tout ça, tu es d’accord ?
– Oui.
– Alors attention, c’est assez compliqué, je te préviens, mais
mortellement efficace. Je vais te demander pendant les dix jours qui restent
de choisir cinq moments, soit donc un tous les deux jours, où tu vas lui dire
qu’elle est une super belle-mère pour contrer ce qui se passe
habituellement, tu vois ? Je sais que ce n’est pas simple, donc je te donne
des exemples que je vais te noter :
• J’ai discuté avec mon pote Robin et je me dis qu’on a vraiment de
la chance avec Justin parce que tu verrais ce que lui fait subir sa
belle-mère et, là, tu inventes des trucs horribles, genre elle les tape
ou elle les force à manger des brocolis ou, encore plus subtil, elle
s’en fout complètement de leurs notes à l’école et de ce qu’ils vont
devenir. Ça, ce serait vraiment du grand art.
• Je me souvenais l’autre jour, quand tu me lisais l’Iliade et
l’Odyssée l’an dernier, c’était génial et d’ailleurs tu sais que j’ai eu
un 18/20 grâce à ça en histoire ?
• Je me disais l’autre fois : heureusement que Nadine était là quand
maman était malade, parce qu’imagine si on était tombés sur une
marâtre horrible.
Tu vois le genre ?
– Ça va pas être facile !
– Carrément pas, surtout en ce moment. Ne commence que dans deux
jours, pas avant, tu n’es pas en état, elle t’a franchement trop énervé, là.
Mais tu vois, j’ai bien l’impression que tant que Nadine n’aura pas été
validée dans son rôle de belle-mère, elle sera super rigide. Et tu es le mieux
placé pour la valider et lui dire que, parfois, elle est adéquate. Bien sûr, tu
peux ne pas le faire, tu es parfaitement libre, parce que c’est vrai que c’est
franchement contre-nature, surtout en ce moment.
– Oui, c’est chaud. Mais je pense que si je fais ça, au bout du compte,
ça fera du bien à papa.
– Je pense aussi. Est-ce qu’il y a des choses que tu ne veux absolument
pas que je dise, ni à Nadine, ni à ton père, en dehors du compte Free et des
jeux la nuit, évidemment ?
– Euh, lui dis pas que j’ai dit du mal d’elle.
– Compte sur moi. En plus, tu ne m’en as pas tellement dit.
Une fois Martin raccompagné auprès de son père dans la salle d’attente,
je reviens avec une belle-mère dont le menton a commencé à trembler
quand je lui ai demandé si je pouvais la voir seule.
– C’est moi qui ai tout faux, c’est ça, comme d’habitude ? me demande-
t-elle en s’asseyant
– Non. Je suis même assez impressionnée par la façon dont vous vous
impliquez dans l’éducation des deux garçons de votre compagnon,
Madame, et pour vous dire le fond de ma pensée, je trouve plutôt que tout
ce que vous faites n’a pas l’air d’être exactement reconnu à sa juste valeur,
donc je voulais vous féliciter. Il est en effet extrêmement rare qu’un ado de
15 ans me dise que, grâce à sa belle-mère, le séjour de sa maman à l’hôpital
a été moins dur.
– Merci, dit Nadine, et ses larmes se mettent à couler.
– Je vous en prie, dis-je en lui tendant ma boîte de Kleenex. Il faut bien
que quelqu’un vous le dise, parce que j’ai l’impression qu’on vous donne
quand même souvent le mauvais rôle, non ?
– Oui, mais je m’énerve vite, je suis à cran. Il faut dire que je trouve
qu’ils ne sont pas très respectueux alors que j’ai l’impression de ne pas
exiger grand-chose. Surtout Martin.
– J’ai le sentiment, mais dites-moi si je me trompe, que l’addiction aux
jeux vidéo de Martin vous inquiète et vous agace particulièrement, non ?
– Oui, je trouve que tous ces écrans, ce n’est pas bon pour lui, je pense
qu’il est assez mûr pour le comprendre, mais dès qu’il peut filouter, dès
qu’il peut se gaver d’écrans, il le fait, comme un gamin de 5 ans. Et mon
mari rentre tard le soir, donc c’est moi qui dois gérer ça. Lorsque je le
prends en flagrant délit de mensonge, là, évidemment, je hurle, je m’excite,
on dirait vraiment une sorcière et quand son père rentre, il est en mode
négociateur de l’ONU et ça m’énerve encore plus, je me sens totalement
niée, totalement rejetée… totalement nulle en fait.
– Et vous passez pour la mauvaise marâtre qui s’excite pour rien, alors
que vous ne voulez que son bien. Je trouve, comme vous, que c’est une
mission éducative hyperdure qui vous est confiée — et que, pour une raison
qui m’échappe, vous acceptez —, que celle du contrôle des jeux vidéo, avec
des risques énormes pour la relation entre Martin et vous, et bientôt entre
Justin et vous, et donc pour votre couple évidemment, et des résultats, vous
le constatez vous-même, très médiocres, puisque c’est comme si, sans le
vouloir, vous lui donniez encore plus envie de s’adonner à son addiction.
C’est logique et vous le savez mieux que quiconque, nous avons à faire
à une génération postmoderne qui sait mieux que nous comment tout cela
fonctionne et qui donc est capable de contourner toutes nos tentatives de
contrôle à ce sujet.
Or et là, c’est à l’enseignante que je m’adresse : de toutes les études que
nous analysons, il ressort que Minecraft développe plutôt bien un certain
nombre de connaissances académiques, tout en les familiarisant avec la
programmation, qui va devenir une aptitude indispensable très rapidement.
Nous ne connaissons qu’une minorité des métiers de 2030, mais nous
savons d’ores et déjà que nombre d’entre eux nécessiteront de connaître le
Web par cœur, de savoir programmer, de pouvoir travailler la nuit… Donc
s’ils se familiarisent avec ça tout en travaillant leur géologie, leurs maths et
leur histoire, je me demande s’il ne faut pas un peu lâcher l’affaire. Surtout
étant donné la peine que tout cela vous inflige et la situation injuste dans
laquelle cela vous met.
Pour le dire de façon synthétique, je ne vois absolument pas les points
positifs de ce contrôle sur les écrans que vous mettez en place, mais très
clairement les énormes inconvénients.
– Mais, attendez, donc nous devons le laisser jouer quand il veut ?
– Pas nous, Madame, vous. Si son père veut le contrôler, qu’il le fasse
et qu’il assume les disputes à ce sujet avec son fils et aussi le rôle de la
sorcière qu’il vous a jusqu’à maintenant si généreusement délégué.
Une des erreurs souvent commises par les parents, c’est de penser que
les adolescents vont accepter de jouer selon des horaires et des règles
définis par eux (ou par de faux contrats) en souriant béatement et en les
remerciant. C’est une douloureuse illusion, cela n’arrive que s’ils ont en
parallèle d’autres addictions à des substances illicites. Il faut compter avec
leur énervement, leur mauvaise foi, leur immense créativité pour dissimuler.
Ou bien ne pas les contrôler et leur faire confiance. Ce sera à votre mari
d’en décider et lorsque je le verrai tout à l’heure, je lui dirai qu’à mon avis,
grâce à vous notamment Madame, Martin a toutes les ressources internes
pour gérer correctement les écrans si on lui en laisse l’entière
responsabilité. Mais que s’il décide de continuer à le contrôler, alors il
devra assumer des ronchonnements, des conflits et des mensonges.
Quant à vous, je me posais une question. Que se passerait-il à votre avis
si vous disiez à Martin la chose suivante : j’en ai assez que nous nous
disputions sans arrêt à cause des jeux vidéo, Martin. J’ai donc pris la
décision de ne plus du tout t’empêcher de jouer quand tu le souhaites,
lorsque nous sommes tous les deux. Quand ton père sera là, c’est lui qui
décidera, mais moi, je ne m’en mêlerai plus et quand tu seras avec moi, tu
pourras jouer tant que tu veux ?
– Mais je ne peux pas faire ce coup-là dans le dos mon mari ?
– Non, il faudra l’en informer évidemment.
Nadine sourit.
– Ils vont tous les deux penser que c’est moi qui ai fumé à mon avis !
– Et alors, cerise sur le gâteau, si jamais son père se dispute avec lui à
propos des jeux vidéo devant vous, ce serait vraiment top que vous preniez
un air sincèrement navré pour Martin voire que vous le défendiez en disant
à son père que ce serait bien qu’il se détende un peu. Mais bon, je ne veux
pas trop vous en demander non plus.
– Si, ça me fait rire. Rien que d’imaginer me retrouver dans la peau de
la gentille. Ça fait tellement longtemps !
– J’ai pourtant bien l’impression que c’est votre vraie nature.
Lorsque le père de Martin nous a rejoints, il a acheté
immédiatement la stratégie et avait l’air très ému lorsque sa
compagne lui a expliqué qu’elle en avait assez d’être une marâtre
horrible. Il a décidé de faire confiance à Martin sur les jeux vidéo. À
la fin du mois de juillet, j’ai reçu une carte de Vendée écrite par
Nadine et signée par Martin et elle : « On fait du vélo tous les deux
tout le temps. Martin, c’est bien dommage pour sa carrière, ne
progresse pas beaucoup sur Minecraft. »
En substance :
Souvent, dans les familles recomposées, les rôles les plus difficiles,
ceux de beaux-parents, sont très peu valorisés. Cette quête d’une forme de
reconnaissance peut donc donner lieu parfois à des tensions et à des
incompréhensions, puis à des alliances et à des conflits parfois très
douloureux, certains parents étant sommés par l’une ou par l’autre des
parties de prendre fait et cause pour elle sous peine de rupture. Souvent,
différents membres de la famille sont prêts à faire des choses différentes,
tant la souffrance est forte, comme ce fut le cas dans la famille de Martin.
Parfois, en revanche, seules une ou deux personnes sont prêtes à modifier
leurs comportements parce qu’elles souffrent de la situation, les autres la
gérant assez bien. Si vous vous trouvez face à une situation de ce genre, et
que vous mettez en place des choses pour que les adolescents modifient
leurs comportements, demandez-vous toujours au préalable si ce sont bien
eux qui souffrent le plus, parce que si tel n’est pas le cas, il ne servira à rien
de s’échiner à leur vendre un quelconque changement de comportement.
11.
50 grammes de shit
Margaux a 17 ans, trois piercings visibles, un tatouage fort réaliste
d’une araignée sur l’épaule, de magnifiques dreadlocks et un joli rat (un
vrai), qu’elle porte à même la peau sous son débardeur kaki. Seul son petit
museau à moustaches frémissantes est visible, ce qui a donné lieu à la
désertion de la salle d’attente par mes autres patients qui ont préféré
étonnamment attendre leur tour dehors puisqu’il fait très beau. Elle ne me
regarde pas du tout quand j’ouvre la porte ; elle est, les yeux fermés, en
train de s’agiter assez frénétiquement avec son rat sur la musique que l’on
entend sortir de son casque orange vif.
Ce qui n’est pas grave puisque évidemment, c’est sa maman qui vient
me voir, Margaux n’ayant, elle, aucun problème.
– Bon, vous voyez le style, me dit cette maman fatiguée en s’asseyant.
Je pensais vraiment être quelqu’un de plutôt ouvert, mais là, franchement,
je suis complètement désarmée. Je me demande si elle n’a pas une maladie
mentale ou un truc qui s’est déformé dans son cerveau à cause du shit… On
ne se comprend plus, on ne communique absolument plus, pourtant je crois
bien avoir tout essayé.
– Que se passe-t-il exactement et depuis quand ?
– Ça va faire dix jours maintenant, on a découvert en rangeant ses
affaires pendant qu’elle était en week-end qu’elle fumait et pire, qu’elle
vendait du shit. On en a trouvé plus de 50 grammes cachés au fond d’un
tiroir, c’est clair, ce n’était pas que pour sa consommation personnelle, on a
beau être de vieux croulants, on n’est pas complètement débiles. Ça
représente à peu près un petit savon, vous voyez ? Donc dealeuse et
fumeuse intense de shit à 17 ans, comment vous dire, le choc horrible, pour
mon mari et moi !
– J’imagine en effet la violence du coup de massue, d’autant plus que
vous n’aviez rien vu venir ?
– Rien de rien. Donc le coup de massue, comme vous dites fort
justement, nous ne nous en sommes pas encore remis, et c’est bien le
problème. Margaux a toujours été, selon moi, une enfant
hypercommunicante, bien dans ses baskets, très artiste, elle est en filière
artistique, elle veut être designer de motos, elle fait de la batterie, bref, elle
n’est pas comme tout le monde, mais je croyais qu’elle était épanouie,
heureuse, bien les pieds sur terre, quoi. Je trouvais que c’était une
superchouette nana. Alors là, tout s’est écroulé. Et mes beaux principes
d’éducation positive et bienveillante avec. Je me suis dit que j’avais été la
pire des laxistes, que je n’avais pas assez contrôlé ses amis, que je n’aurais
jamais dû la laisser se teindre les cheveux en bleu, que j’aurais dû la forcer
à faire un bac généraliste, etc. Et toutes les personnes de mon entourage
auxquelles j’en ai parlé ont abondé dans ce sens. Je suis clairement en échec
éducatif… et je m’en veux tellement. D’autant plus que je faisais partie de
ces mamans un peu pénibles qui disent toujours que leurs enfants vont bien
et qu’elles ont une tellement bonne relation avec eux que c’est incroyable…
Je vois mes copines en train de ricaner à ce sujet, ça me rend supertriste !
– Donc double peine pour la maman aimante que vous êtes. J’imagine à
quel point la situation est douloureuse, particulièrement pour vous,
Madame. Que s’est-il passé exactement entre vous et elle quand vous avez
découvert le shit dans son bureau il y a dix jours ?
– On a beaucoup discuté et réfléchi avec mon mari le samedi, pendant
qu’elle n’était pas là, et il a été décidé d’un commun accord qu’il reprenne
totalement les choses en main, parce que moi, je m’en sentais incapable, j’ai
tellement l’impression d’avoir été la pire des mères finalement.
On s’est donc dit qu’il fallait la visser, qu’on avait trop attendu pour ça ;
c’est ce que disait mon mari (et ma belle-mère aussi) depuis un certain
temps, depuis qu’elle s’était teint les cheveux en bleu en fait. Et moi, je les
traitais d’intolérants, je leur disais qu’elle était bien dans sa peau et que
nous n’avions rien à lui reprocher. C’est ce que je croyais, évidemment.
Mais les cheveux bleus, comme dit mon mari, c’était en fait un symptôme
d’une sorte de dépression, du fait qu’elle ne s’aime pas, et je n’ai rien vu.
Tu parles d’une bonne mère !
Alors, on a attendu qu’elle rentre le lendemain. On avait mis le morceau
de shit sur la table basse du salon et on l’attendait, tous les deux assis sur le
canapé. Elle est entrée, elle a tout de suite compris, elle est devenue toute
blanche et, là, mon mari lui a dit à quel point nous étions déçus. Qu’elle
avait complètement trahi notre confiance qui pourtant était grande, que nous
ne la laisserions plus du tout sortir et que nous irions la chercher tous les
jours au lycée dorénavant. Qu’elle allait faire en sorte de retrouver une
couleur de cheveux normale, enlever son piercing (à l’époque, elle n’en
avait qu’un), se débrouiller pour avoir des notes satisfaisantes en dehors des
arts plastiques et de l’histoire de l’art, bref, de se reprendre en main. Et il a
ajouté qu’il allait la dénoncer à la police pour trafic de stupéfiants, pour
qu’elle comprenne un peu ce qui pouvait arriver quand on faisait ce genre
de conneries.
– Ah ! Et elle a répondu quelque chose ?
– Non, elle s’est enfuie en pleurant.
– Elle n’a rien essayé d’expliquer ? Pas essayé de se justifier d’une
manière ou d’une autre ?
– Si, un tout petit peu au début, elle a parlé d’une certaine Candice dont
je n’avais jamais entendu parler, mais mon mari était tellement en colère
qu’il lui a intimé l’ordre de se taire.
– Elle s’est enfuie où et combien de temps ?
– Toute la soirée, de 20 heures à minuit, donc on a effectivement appelé
la police au bout de deux heures parce que j’étais vraiment affolée et ils
l’ont retrouvée à la gare, assise dans le hall, frigorifiée, vu qu’elle est partie
sans blouson. Nous l’avons ramenée à la maison et depuis, j’ai tenté de
discuter avec elle plusieurs fois, mais elle ne nous parle plus du tout…
C’est devenu horrible, l’ambiance depuis dix jours, son petit frère qui a
8 ans m’en a parlé hier, il dit qu’il n’a plus envie de rentrer de l’école, c’est
terrible, non ?
– Le changement d’ambiance doit être en tout cas très significatif pour
qu’il l’exprime de la sorte. Racontez-moi la dernière fois que vous avez
tenté de discuter avec Margaux, c’était quand et comment vous y êtes-vous
prise ?
– C’était avant-hier, j’ai toqué à sa chambre le soir vers 22 heures parce
que j’ai vu de la lumière. Elle n’a pas répondu, alors je suis entrée quand
même. Elle m’a dit : « Dégage. »
– C’est dur.
– C’est hyperviolent. Rien que de vous en parler, j’en ai mal au ventre.
Je lui ai dit : « Écoute, Margaux, il faut que nous parlions… » et je me suis
rendu compte qu’elle avait mis son casque et qu’elle ne m’entendait plus. Je
voulais lui dire que nous n’avions pas pu discuter de toute cette histoire et
que j’avais envie de l’entendre m’expliquer ce qui se passait, pourquoi elle
se droguait. Donc, je me suis approchée, j’ai tenté de lui enlever son casque,
mais elle s’est dégagée et m’a poussée violemment en me redisant de
dégager, qu’elle n’avait plus confiance en moi et que, dorénavant, elle
n’attendait qu’une chose, ses 18 ans, pour ne plus jamais voir nos gueules
de nazis.
– Elle est très mécontente visiblement. Dites-moi, que je comprenne
bien, parce que ce n’est pas clair dans ma tête, ce genre de disputes avait
déjà lieu, parfois, avant l’histoire des 50 grammes de shit ?
– Jamais. C’est ce que je vous disais, jamais. En tout cas pas entre elle
et moi. Parfois, ça frottait un peu avec son père qui commençait à faire
quelques remarques sur son look, qui lui disait qu’elle manquait de
féminité, qu’elle allait bientôt ressembler à un camionneur, ce qui ne la
faisait pas rire du tout, mais elle l’envoyait paître et on passait à autre
chose. Mais avec moi, jamais. Et donc là, c’est horrible parce qu’elle ne me
parle plus du tout, comme si elle m’avait rayée de la carte, et avec son père
ce sont des disputes tout le temps. Elle est revenue tatouée la semaine
dernière, avec l’araignée, là, drame à la maison, il a parlé de porter plainte
auprès du tatoueur, mais elle a refusé de donner son nom, elle hurlait :
« C’est mon corps, c’est mon corps, pas le tien, sale facho patriarche de mes
couilles. »
– Je vois.
– Et le rat, il y a deux jours, j’ai cru que mon mari allait faire un AVC.
Elle l’a appelé Himmler, en référence à son père dit-elle, et elle ne le quitte
plus. Elle se met à hurler de façon horriblement stridente dès que mon mari
s’en approche. Lui est à bout. Il m’en veut à mort d’avoir laissé filer la
situation comme ça. Hier soir, il m’a dit : « Regarde où nous ont menés
toutes ces années de laxisme, j’en suis malade… »
– Oui… Nous reparlerons du partage des responsabilités un peu plus
tard, mais avant ça, dites-moi un peu, qu’a-t-elle dit quand vous lui avez dit
que vous veniez ici ?
– Rien. Elle ne me dit plus jamais rien. Mais je l’ai amenée avec moi
parce que nous avons décidé de ne plus jamais la laisser seule. Donc quand
ce n’est pas moi, c’est ma belle-mère ou mon mari qui la surveillent.
– Qu’en est-il de la plainte pour trafic de stupéfiants ?
– Mon mari est allé la signaler. Elle a vu un policier au commissariat où
elle a été convoquée. Il lui a parlé pendant une heure. Puis il nous a reçus
mon mari et moi en nous disant qu’il lui avait fait la morale, qu’elle lui
avait donné des indications sur son dealer qui pouvaient être utiles et qu’il
fallait bien la surveiller pour la protéger d’éventuelles représailles. Il n’avait
pas l’air trop inquiet. Et Margaux pas non plus traumatisée.
– Bien. J’ai clairement des éléments qui me manquent dans cette
affaire, Madame. Quelque chose que je ne m’explique pas. Et que je ne
pourrais sûrement pas comprendre tant que je n’aurais pas la version de
Margaux. Il y a malheureusement fort à parier qu’elle n’ait pas du tout
envie de me parler. Si tel est le cas, j’aurais du mal à vous aider, car vous
avouerez que nous sommes dans une situation totalement incompréhensible
en plus de la souffrance qu’elle suscite : nous étions, il y a dix jours face à
une jeune fille avec des cheveux bleus, certes, mais qui s’entendait
particulièrement bien avec sa mère et en raison de la découverte de ces
50 grammes de drogue, il est vrai particulièrement choquante, mais sur
laquelle elle n’a pas pu s’expliquer, on met tout le passé dans une benne, on
fait exactement l’inverse de ce qui faisait la qualité de cette relation et on
s’étonne ensuite que cette dernière se dégrade. On la traite a priori comme
une grave délinquante et on s’offusque ensuite qu’elle en revête tous les
attributs. Il me semble qu’il faut changer de stratégie quand elle ne
fonctionne pas du tout. Mais sur une durée de dix-sept ans, nous n’avons
qu’un élément à charge, les 50 grammes de cannabis et une tonne d’autres
éléments à décharge qui étaient là, bien présents, et on ne les a pas du tout
pris en compte.
Vous l’avez compris, je ne valide pas l’analyse de votre mari, et j’ai
plutôt l’intuition que vous aviez raison d’être fière de la maman que vous
étiez. Bien, je vais tenter quelque chose avec Margaux, mais je ne vous
promets rien. Je vais vous accompagner dehors, sans passer par la salle
d’attente et je reviens vous chercher dans quelques minutes à mon avis. Je
pense qu’il serait bien que vous commenciez à réfléchir à une façon de
présenter vos excuses de ne pas être restée celle que vous étiez, et surtout
celle que votre cœur de maman vous pousse à être.
J’ai pris des feuilles A4. Sur la première, j’ai écrit : Salut. Sur la
deuxième, j’ai écrit : Tu as un superbeau rat. Sur la troisième, j’ai
écrit : Il y a clairement un truc que je comprends pas dans ce que
raconte ta mère, tu veux bien m’expliquer ? Et après lui avoir
légèrement tapé sur l’épaule je les ai faits défiler devant la
propriétaire d’Himmler, accroupie dans ma salle d’attente déserte.
Margaux a souri, mis Himmler sur son épaule et les deux m’ont
suivie dans mon cabinet.
– C’étaient quoi ces 50 grammes de shit, je comprends rien ?
– C’était pour l’anniversaire de Candice la semaine dernière, on s’est
cotisé pour acheter du shit pour le week-end, il y avait genre 200 invités,
dont 90 % de fumeurs, donc tu vois un peu comme c’était l’orgie ! C’est pas
moi qui l’ai acheté, vu que je fume qu’en soirée, mais c’est moi qui me suis
proposée pour l’entreposer parce, comme une conne, j’ai dit : « Mes parents
sont cool, s’ils le trouvent, il se passera rien. » Eh ben putain !
– Oui, tu n’as pas eu trop le temps de t’expliquer, j’ai l’impression.
– Non, et maintenant c’est trop tard, je veux rien leur dire, ils me
dégoûtent. Ma mère qui se la jouait trop je te fais confiance, na na ni, na na
na, et au premier truc qu’elle comprend pas sur moi de toute sa vie, elle me
lâche ? Mon père, trop content de faire son pépère la morale, là, avec la
vieille vipère derrière. Dégueulasse.
– Ta grand-mère, donc ?
– Ouais. Eh ben, je leur dis plus rien. Je leur dirai plus jamais rien.
Prendre le risque de les voir tous les deux en mode tribunal, là ? Fous-moi
la paix. Ils ne sauront rien de moi, j’irai faire ma vie loin d’eux et ils
n’entendront plus parler de moi.
– Mais parce que si jamais ta mère était restée comme avant, tu aimerais
lui dire quelque chose ?
– (…)
– Imaginons, par exemple, qu’elle regrette tellement de ne pas t’avoir
écoutée et de ne pas être restée cette maman avec laquelle tu t’entendais si
bien il y a quinze jours encore, tu aurais des choses importantes à lui dire,
Margaux, tu crois ?
– Je… Je…
Margaux éclate en sanglots.
– Je… sors avec une fille.
– Candice ?
– Ben oui, comment tu le sais ?
– Tu prends pas mal de risques pour elle, je trouve, c’est superchouette,
elle a de la chance, Candice. Bon, je crois bien moi que ta mère et toi, vous
avez pas mal de choses à vous dire. Tu veux que je vous prête le cabinet un
petit moment, comme ça vous serez tranquille ? Je ne te propose pas de
garder Himmler, je suis nulle en rats.
Elles sont ressorties les yeux rouges toutes les deux une demi-
heure plus tard, se tenant par la main. Avant d’entrer dans sa
voiture, la maman de Margaux m’a fait le pouce de la victoire. Elle
est revenue une fois, simplement pour me dire que tout allait bien.
En substance :
Parfois, dans le quotidien de nos adolescents, des difficultés
surgissent.
Les difficultés sont différentes des problèmes en ce sens que, pour ces
derniers, les protagonistes ont mis plein de choses en place qui non
seulement ne les ont pas résolus mais les ont parfois aggravés. La difficulté
est plutôt dans la terminologie de Palo Alto, un obstacle à franchir.
Dans ce cas, ce qui prime évidemment, c’est la qualité de la relation
entre les parents et les adolescents, parce qu’on franchit mieux un obstacle
dans la sérénité et la bienveillance que dans les conflits et les reproches. La
maman de Margaux a confondu difficulté et problème et a totalement remis
en cause la nature même de sa relation avec sa fille. Si elle avait persisté
dans ce sens, la difficulté aurait très bien pu se transformer en problème
grave avec une rupture du lien entre elles deux.
Cinquième partie
Les autres, ces êtres étranges
Les adolescents font parfois des rencontres auxquelles ils ne s’attendent
pas, auxquelles nous n’avons pas pu les préparer, et le choc est parfois
douloureux.
Or, qu’il s’agisse des relations amicales, amoureuses, scolaires ou
professionnelles, et de la façon de les gérer, il est presque impossible de leur
transmettre quoi que ce soit a priori, en dehors de l’éducation silencieuse.
En effet, ils transforment en croyances et en apprentissages propres bien
plus ce que nous faisons que ce que nous disons, et ce sont nos différentes
actions qui vont faire que la générosité, la persévérance, le courage, ou alors
l’égoïsme, la méfiance, la violence deviennent pour eux des évidences
relationnelles à peine conscientisées.
Si j’ai eu un père petit, qui, lorsqu’on lui manquait de respect, préférait
ne pas réagir pour éviter le conflit, je vais sans doute faire un premier
apprentissage que c’est de cette façon qu’il faut réagir lorsqu’on me
manque de respect. Le fait qu’il me dise par la suite, dans d’autres
situations, de ne pas me laisser faire aura sûrement moins d’impact que ce
premier apprentissage.
Si j’ai une mère qui se soumet au contrôle d’un mari jaloux, je peux
faire très jeune l’apprentissage que c’est une façon de faire adaptée avec un
conjoint que d’exiger la soumission. Et le fait que ma mère me dise plus
tard que ce n’est pas une façon correcte de se comporter avec sa compagne
n’aura que peu d’impact sur moi.
C’est lorsque la souffrance se fait trop vive pour eux dans ces différents
territoires que nous pouvons a posteriori, donc, les accompagner à interagir
différemment, en prenant garde de ne pas intervenir à leur place, ce qui est
évidemment une tentation qui se fait forte lorsque nos adolescents se
retrouvent dans des situations relationnelles douloureuses qui semblent
inextricables.
12.
Knacki-man
Comme nos illustres prédécesseurs du MRI (Mental Reserach
Institute), nous travaillons fréquemment en équipe. À la glace sans
tain que l’équipe de Palo Alto utilisait pour que plusieurs thérapeutes
puissent assister aux séances et ainsi contribuer à aider les patients,
nous préférons la caméra. Certains jeudis et vendredis, ce sont donc
cinq thérapeutes qui consultent dans nos centres : l’un est en face
du patient, les quatre autres dans une autre pièce du centre ; ils
suivent la séance via la caméra sur un écran et appellent le premier
s’ils veulent poser des questions supplémentaires ou s’ils ont des
suggestions. Nous laissons évidemment le choix du dispositif
individuel ou collectif à nos patients. Si certains préfèrent une
relation personnelle, la majorité est très satisfaite d’avoir cinq
cerveaux pour le prix d’un. C’est le cas de Simon, qui se dit que son
problème est suffisamment complexe pour que toute une équipe s’y
attelle.
Simon a 17 ans et c’est très gêné qu’il s’assoit en face de la thérapeute
de Chagrin Scolaire. Nous savons par Aline, notre assistante1, qu’il est très
content que nous soyons plusieurs à nous pencher sur son cas, mais qu’il
aurait vraiment préféré avoir comme interlocuteur direct un thérapeute
masculin. Malheureusement, il n’y en a pas encore dans le centre parisien
où se déroule cette consultation.
Simon est en pensionnat dans un lycée professionnel qui forme aux
métiers de l’hôtellerie-restauration et, depuis de nombreux mois, ça se passe
très mal avec certains de ses camarades.
– Je suis vraiment désolée de ne pas être un homme, Simon, parce que
je pense que ça aurait été plus facile pour toi. Si ça te semble trop gênant de
parler à une femme, tu n’es absolument pas obligé de me regarder.
– Non, ça va aller, dit Simon courageusement.
– Donc, ta mère nous a dit au téléphone que tu voulais nous voir parce
qu’il y a des gens au lycée avec lesquels ça se passe très mal, c’est ça ?
– Oui, deux. Ils s’appellent Antoine et Dorian et ils sont connus pour
être un peu des terreurs, dit-il en parlant très doucement. Dorian a déjà été
en conseil de discipline et exclu trois jours, et Antoine va y passer dans
quinze jours. Autant dire que ça va être l’horreur, parce qu’il va vraiment
faire son caïd en sortant, c’est le genre de sanctions qui l’excitent vraiment.
– Si certaines personnes de l’Éducation nationale pouvaient t’entendre,
cher Simon, et se rendent enfin compte que, souvent, sanctionner les
terreurs ne sert à rien, voire aggrave la situation, nous serions ici les plus
heureuses du monde ! Donc, si je comprends bien, ces deux brutes
sanguinaires s’attaquent à tout le monde ?
– Non, pas à tout le monde, mais disons… aux plus faibles.
– Et aux plus sympas, c’est ça ?
– Oui. Ceux qui ne présentent pas de risque pour eux, quoi.
– Donc, par exemple, en dehors de toi, ils agressent qui ?
– Ils insultent pas mal de filles de ma classe en leur disant des trucs
sexuels horribles que je préfère pas les dire ici ; ils se foutent de la gueule
d’un de mes potes, Tristan, qui déteste se battre en le bousculant et en le
traitant de tafiolle ; ils s’en prennent aussi à une de nos profs de cuisine qui
est superjeune en balançant des insultes pendant son cours, l’autre jour, elle
a dû quitter la salle en pleurant, c’est pour ça que Simon passe en conseil de
discipline.
– Waouh, ce sont pas des rigolos, dis-moi. Et entre les autres profs et
ces deux tueurs ça se passe comment ?
– Ça dépend. L’autre jour, Dorian s’est pris un mot par le prof de
français et il s’est rebellé ; il a pris son carnet et il s’est approché du prof en
l’insultant hyper violemment et le prof a reculé. Alors Dorian lui a demandé
d’un air moqueur s’il avait peur. Et le prof a répondu : « Oui, la barbarie
m’a toujours fait peur. » Et là, toute la classe a applaudi, sauf Antoine.
Dorian est devenu tout rouge et il est parti sans rien dire à la vie scolaire.
Depuis, il dit plus grand-chose en cours de français.
– Donc, parfois ils se font remettre à leur place, mais c’est rare, j’ai
l’impression ?
– Très rare, oui. Ils ont beaucoup de mots, d’heures de colle, de rappels
à l’ordre, mais ils s’en fichent complètement, comme je t’ai dit, ils font
encore plus les malins. Donc tout le monde a l’impression qu’on ne peut
rien y faire, tu vois ?
– Oui, et en quelque sorte c’est une réalité, étant donné qu’il n’y a pas
de réelle conséquence au sens où celles qui existent n’ont aucun impact sur
eux en dehors de l’exception du prof de français.
Ici, la thérapeute, en se servant de l’exemple du prof de français
qui a fonctionné, commence à distiller l’idée qu’il va falloir des
conséquences « sociales » pour que les deux terreurs cessent leurs
tortures.
– Et alors, je suis vraiment désolée de te poser des questions là-dessus,
parce que j’imagine que tu n’as pas du tout envie d’en parler, mais si nous
voulons t’aider, nous aurions vraiment besoin que tu nous dises exactement
comment ils s’y prennent, parce que pour neutraliser un ennemi, il faut
parfaitement le connaître. Ça a commencé quand, tu dirais ?
– En fait, ça a commencé dans les vestiaires pendant le sport. Au
moment où je me changeais, ils ont tiré sur mon slip et je me suis retrouvé
tout nu devant tout le monde et ils se sont passé mon slip l’un à l’autre puis
à d’autres gars de la classe et je n’ai réussi à le récupérer qu’au bout de dix
minutes, c’était horrible, dit Simon, et ses larmes commencent à couler.
Tout le monde rigolait, personne n’a rien fait…
– Quelle horreur, Simon, ça a vraiment dû être un épisode traumatisant,
je suis désolée de te replonger dedans. Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?
– Eh ben, à partir de là, ils ont commencé à se moquer de… enfin, de la
taille de mon… de mon… bref, tu vois, et… ils m’appellent Knacki-man
dès qu’ils me rencontrent et… ils essaient de me toucher et ils y arrivent
parce qu’ils sont plus forts que moi et aussi parce qu’ils sont deux et que je
suis tout seul. Et c’est plusieurs fois par jour, j’en ai marre.
– OK. C’était il y a combien de temps l’épisode déclencheur du
gymnase ?
– Il y a trois mois.
– Et donc, depuis trois mois, dès qu’ils te croisent, ils te donnent ce
surnom débile et ils essaient de te toucher les parties génitales, c’est bien
ça ?
– Oui, c’est ça.
– Pardonne-moi Simon, je m’en veux terriblement de t’infliger cette
torture en plus du calvaire que tu vis déjà, mais je ne vais pas pouvoir
t’aider à neutraliser les deux têtes de cul si je n’ai pas de réponses à un
certain nombre de questions ultraconcrètes sur la façon dont ça se passe. Tu
me permets de t’en poser encore quelques-unes ?
– Vas-y, de toute façon, j’ai bien vu dans la vidéo sur Youtube2 que vous
aviez besoin d’éléments concrets pour aider les ados, et c’est pour ça que
j’ai demandé à ma mère de prendre rendez-vous, parce que j’ai bien vu que
vous ne faisiez pas comme les autres adultes, donc si je vous aide pas, ça
sert à rien.
– Alors, j’y vais. La dernière fois qu’ils t’ont pris la tête, c’était quand
et qu’ont-ils fait exactement ?
– C’était mardi, j’étais devant le piano en train de préparer une recette,
la prof était à l’autre bout de la cuisine, ils se sont approchés par derrière et
ils m’ont attrapé les parties comme tu dis, là, en me disant : « Comment ça
va Knacki-man ? Comment va ton micropénis, etc. ? »
– Et tu as fait quoi ?
– Ben là c’était horrible parce que je les avais pas vus venir, donc ils
m’ont immobilisé et ils m’ont fait mal. Tristan, qui était à côté, leur a dit
d’arrêter et il a même donné une espèce de coup de pied à Dorian qui est
tombé, ça, c’était bien. Mais Dorian lui a donné en retour un énorme coup
de poing dans le ventre, superénervé, puis la prof est arrivée tout de suite
après, donc ils sont partis en nous faisant des doigts. Elle nous a demandé
ce qui s’était passé, j’ai dit : « Rien de grave, ils s’amusent comme ils
peuvent. » J’ai bien vu qu’elle était pas dupe, mais, de toute façon, on ne
peut rien y faire et s’ils se font punir à cause de nous, ils vont nous le faire
payer encore plus derrière. Mais ce qui est vraiment pénible c’est que,
depuis, ils disent à Tristan que c’est une tarlouze, une tafiolle, un pédé, ils
disent et ils miment des trucs horribles, dégueulasses sur nous deux et je
m’en veux parce qu’avant ça ils ne l’emmerdaient pas, ils n’emmerdaient
que moi.
– Je comprends que tu t’en veuilles, même si ce n’est pas toi qui lui as
demandé d’intervenir. Tu en as parlé à Tristan, de ta culpabilité ?
– Oui, il dit qu’il s’en fout, qu’il faut les laisser dire. Et en plus, il m’a
dit : « J’ai quand même fait tomber ce petit con. » Pour la première fois de
l’entretien, Simon sourit.
– Il n’a pas tort. En dehors de ces deux scènes, celle du gymnase et
celle de la cuisine, est-ce qu’il y en a eu où tu as essayé de faire d’autres
choses pour qu’ils s’arrêtent.
– Je leur dis qu’ils sont vraiment lourds, je leur dis d’arrêter, mais ils
me disent : « Parce que si on s’arrête pas, tu vas faire quoi, Knacki-man ?
Tu vas appeler ta maman, ou tu vas nous donner une minibiffle3 avec ton
Knacki ? Hein, tu vas faire quoi ? » Ils savent bien que je vais rien faire,
donc je mets mes mains devant mon bas-ventre et j’attends que ça passe.
– Et tu en as parlé à tes parents ?
– Oui, ils disent tous les deux qu’il faut que je me défende. Alors qu’ils
m’ont toujours expliqué qu’il ne faut pas répondre à la violence par la
violence. Donc c’est ce que j’ai dit à mon père : « Tu veux que je les tape,
ou quoi ? » Il a rien répondu. De toute façon, ils sont beaucoup trop balèzes
et violents, c’est perdu d’avance.
– Et quand ils vous traitent de pédé, Tristan et toi, tu dis quoi ?
– Je fais comme si je les entendais pas ou je leur dis encore qu’ils sont
lourds.
– En gros, si je comprends bien, tu leur dis d’arrêter, mais que, s’ils
continuent, il ne se passera rien de très grave les concernant. En tout cas,
pas de ta part.
– Ouais, c’est ça.
– Il va donc falloir qu’on fasse vraiment très différemment parce que tu
es d’accord pour dire que ça ne marche pas très bien.
– Oui.
– Le plus dur en ce moment pour toi, c’est lorsqu’ils essaient de te
toucher et qu’ils te donnent ce surnom horrible ou c’est quand ils vous
traitent tous les deux de pédé, Tristan et toi ?
– Si, avec l’équipe, vous pouviez trouver une stratégie pour les deux, ce
serait vraiment génial. Mais le pire du pire, c’est quand même qu’ils me
touchent, tu vois, c’est franchement dégueulasse.
– C’est totalement irrespectueux et ça atteint ton intégrité physique,
donc c’est absolument insupportable en effet. Je vais rejoindre l’équipe
pour voir ce qu’elle en dit et quelles propositions nous pouvons te faire.
Lorsque la thérapeute entre dans la salle de réflexion, toute l’équipe est
extrêmement perplexe. La superviseure marche en long et en large en
disant :
– On est d’accord que s’il continue à prendre une attitude extrêmement
recroquevillée au moment où il les croise, ils vont continuer à percevoir à
quel point il a peur et donc continuer à le maltraiter ?
– On est tous d’accord, répond un des membres de l’équipe, mais le
faire changer radicalement d’attitude est quand même extrêmement
dangereux puisque ça voudrait dire qu’il faut limite qu’il les invite à lui
toucher les parties…
– Exact, je suis d’accord avec vous, c’est bien le mouvement et,
vraisemblablement, cela signifie que, d’une façon ou d’une autre, il va
falloir qu’il fasse quelque chose de ce genre. Il faut que la prochaine fois
qu’il les croise, il s’approche d’eux, leur montre son entrejambes et leur
dise : « Alors, on vient pas toucher son petit Knacki, aujourd’hui ? »
La thérapeute de Simon lève doucement la main dans le brouhaha qui
s’est installé dans la salle :
– Désolée, mais moi, je ne vais pas présenter ça à Simon. Vous êtes
dingues ? Ils vont le faire, ils vont lui choper les parties et lui faire super
mal, ce sont deux fous furieux, vous avez entendu ? Ils n’ont peur de rien,
ces mômes.
– Je suis d’accord qu’en l’état c’est impossible. Mais il faut que nous le
rendions possible parce que c’est la posture qu’il doit adopter s’il veut
briser durablement le cercle vicieux.
Toute l’équipe réfléchit. Le plus vite possible, parce que Simon attend.
– Et s’il se mettait une coquille de protection, de celles qu’on utilise
pour les sports de combat ? propose finalement la thérapeute de Simon.
Silence. Puis exclamations jubilatoires de la part de toute l’équipe.
– Tu sais quoi, pendant que tu lui présentes la stratégie, je vais la lui
acheter, dit une des thérapeutes en prenant ses clés de voiture.
Lorsque Simon est arrivé dans la salle de cours le lundi suivant,
il a attendu que la majorité des élèves soit arrivée, il s’est approché
de Dorian et lui a lancé la flèche en pointant avantageusement son
bassin vers l’avant : « Alors, on vient pas toucher son petit Knacki
aujourd’hui ? »
Dorian, interdit dans un premier temps, s’est mis à sourire, a pris
son élan et lui a balancé un assez violent coup dans les parties. Et
s’est fait assez mal.
Simon a souri à son tour : « T’as vu, c’est petit, mais c’est
solide. »
Comme pour le prof d’histoire, toute la classe a applaudi pendant
que Dorian sautait sur lui-même, tout rouge, son poing entre les
cuisses.
En substance :
Pour aider un adolescent qui se fait harceler à sortir du cercle vicieux
dans lequel il est pris, il faut évidemment comprendre très précisément ce
qui se passe pour lui et concrétiser le plus possible la façon dont il va
pouvoir se défendre. La stratégie consiste à créer une conséquence
désagréable pour l’enfant ou le groupe d’enfants harceleurs, ce qui revient
le plus fréquemment à lui faire perdre en pouvoir ou en popularité auprès du
groupe qui l’admire ou le craint4.
1. La meilleure assistante du monde, environ.
2. J’ai eu la chance d’être sollicitée par Tedx pour donner une conférence intitulée « Mieux armer les enfants contre le harcèlement scolaire » qui présente l’avantage d’être
très courte (https ://www.youtube.com/watch?v=iMGLy-juSxw).
3. Contraction des mots « bite » et « gifle », ce terme poétique et fleuri désigne une pratique qui consiste à gifler une personne avec son pénis. Les deux ff sont censés
accompagner phonétiquement l’idée que le mouvement doit être rapide.
4. Pour plus de détails sur les stratégies à adopter en tant que parent : Emmanuelle Piquet, Te laisse pas faire ! Aider son enfant face au harcèlement à l’école, Paris,
Payot, 2014 et en tant qu’enfant : Emmanuelle Piquet, Je me défends du harcèlement, Paris, Albin Michel, 2016.
13.
J’ai un film porno dans la tête
Camille s’assied en face de moi et je suis un peu étonnée et inquiète de
voir une grosse bosse égratignée sur son front. Elle se met de surcroît à
pleurer dès qu’elle prononce ses premiers mots.
– Je n’en peux plus, il faut que vous m’aidiez, j’ai l’impression que je
vais devenir folle, me dit-elle. Ou peut-être même que je le suis déjà, je ne
sais pas…
– Que se passe-t-il ?
– J’ai en permanence des images horribles dans la tête. Je ne suis même
pas sûre d’être capable de vous en parler tellement elles sont horribles. Je
ne comprends même pas comment mon propre cerveau peut les avoir
conçues…
– OK, alors pour commencer, parlons plutôt de ta vie en dehors de ces
pensées affreuses, Camille, pour que j’apprenne à te connaître. Tu as
20 ans, c’est ça ?
– Oui, bientôt 21. Je fais médecine à Lyon. Je rentre un week-end par
mois voir mes parents et mes deux petits frères ; les deux aînés, on les voit
moins, ils font leurs études à Paris. Mais on est tous très famille.
– Tes études te plaisent ?
– Oui, je veux faire ce métier depuis que je suis toute petite. Je pense
que c’est important d’aider les autres, de leur venir en aide quand ils
souffrent. Je suis catholique pratiquante, comme mes parents, et c’est
important pour moi que mon métier incarne des valeurs auxquelles je crois.
D’ailleurs, mon rêve, c’est de partir pour une ONG dans un pays en guerre.
Mon modèle dans la vie, je sais que c’est un peu hors norme, mais tant pis,
je ne vais pas me renier pour être à la mode, c’est Mère Teresa.
– C’est un modèle exigeant, j’imagine que ce n’est pas simple tous les
jours d’essayer de lui ressembler ! Tu habites seule à Lyon ou tu es en
coloc ?
– J’habite seule, mais mon copain, Nathan, qui fait ses études à Lyon
aussi, vient souvent à la maison.
– Et avec lui, ça se passe comment ?
– On est un couple très fusionnel ; on fait beaucoup de choses
ensemble, sport, associations, scoutisme, nous sommes guides de France
tous les deux. Mon frère dit qu’on dirait deux petits vieux, mais on s’en
fiche un peu, on se suffit l’un à l’autre. Et puis, mon frère, franchement, je
préfère pas savoir la vie qu’il mène à Paris, à mon avis, c’est pas brillant au
niveau morale, donc son avis importe peu pour l’instant. Avec Nathan, on
se connaît depuis un an. On pense se marier d’ici à deux ans, si tout va bien.
– Donc, les études ça va, avec les parents ça va, avec Nathan, ça va…
– Oui.
– Et depuis quand ces horribles images viennent-elles perturber cette
existence dénuée de toute vague pénible ?
– En fait, c’est assez gênant, mais… vous êtes soumise au secret
professionnel, j’imagine… parce que je ne voudrais pas que mes parents
l’apprennent…
– En dehors des meurtres et des crimes pédophiles, je suis une tombe.
– Avec Nathan, enfin… comment vous dire… il y a quelques mois…
euh…
– Vous avez décidé de faire l’amour avant d’être exactement mariés.
– Oui. Voilà. Enfin, je l’avais déjà fait avec deux autres petits copains à
18 et 19 ans, c’est ça, surtout, qu’il ne faut vraiment pas que ma mère
sache…
– Compte sur moi.
– Et donc, un soir, on venait de faire, enfin… je… enfin… un truc…
voilà, et Nathan me dit juste après : « J’espère que tu n’avais jamais fait ça
avec un autre avant ? »
– Aïe, aïe, j’ai comme l‘horrible pressentiment que tu as commis
l’erreur — compréhensible au regard des valeurs qui sont les tiennes, mais
grossière pour la vieille femme plus cynique que je suis devenue — de lui
dire la vérité.
– Oui. Je lui ai avoué que je l’avais déjà fait avant de le connaître.
Plusieurs fois, en plus… mais toujours avec le même, le deuxième.
– Ce détail n’a pas dû trop trop le calmer, si ?
– Non. Il s’est mis super en colère, il m’a dit que j’étais limite perverse,
qu’il était très déçu, que, pour lui, ça remettait les fiançailles en cause.
J’ai beaucoup pleuré parce que, même si je comprends un peu ce qu’il
ressent, je trouve que c’est injuste de faire des reproches rétrospectifs à
quelqu’un qu’on aime. Mais bon, si j’avais vraiment été cohérente avec ma
foi, je n’en serais pas là, ce qui, d’une certaine façon, lui donne raison…
Donc tout se mélangeait dans ma tête, en plus comme il n’arrêtait pas de
gesticuler et de crier… Et plusieurs heures après, il m’a demandé si je
pensais encore à ce que j’avais fait sexuellement avec mes ex. J’ai répondu
que non, ce qui est vrai.
Je trouve, moi, que c’est hyperimportant de se dire la vérité dans un
couple, sinon il n’y a pas de vrai ciment, non ?
– Il faut parfois choisir entre la vérité et l’harmonie, disait Confucius.
Toi, tu choisis systématiquement la vérité et, dans ce cas précis, j’ai
l’impression que tu le paies un peu cher en matière d’harmonie de couple,
non ?
– Ça veut dire que vous pensez qu’il faut mentir ?
– Le plus rarement possible, évidemment, mais, dans certains contextes,
être parfaitement sincère peut amener plus de souffrances qu’une
dissimulation un peu stratégique. Peu importe, de toute façon, cette fois-ci
c’est trop tard, tu as choisi la vérité ! Et donc, lorsque tu lui as donc
répondu que tu ne te remémorais jamais tes anciennes relations sexuelles,
ce qui était à nouveau la stricte vérité, qu’a-t-il dit ?
– Il était encore furieux de ce que je venais de lui apprendre et il m’a
dit : « Fais en sorte que ce soit le cas tout le temps, parce que je ne
supporterais pas que tu penses à quelqu’un d’autre qu’à moi à ce niveau-
là. »
– Compliqué de vouloir contrôler les pensées de l’autre. Plusieurs
dictateurs s’y sont essayés et se sont vite rendu compte que sans tuer
massivement, c’était quasi impossible, mais bon.
– Non, mais c’était il y a trois mois et, depuis, il ne m’en a presque plus
parlé. Il m’a même dit qu’il m’avait pardonnée. Franchement, le problème,
ce n’est pas lui, c’est moi.
– Oui, enfin depuis qu’il t’a dit de ne plus jamais penser à tes ex, toi, tu
tentes de contrôler le plus possible ce à quoi tu penses, notamment en
termes sexuels, même si lui ne t’en parle plus, et ça ne fonctionne pas du
tout, c’est bien ça ?
– Je ne sais pas… la seule chose, dit Camille en se remettant à pleurer,
c’est que, depuis deux mois, chaque fois que je croise le regard d’un
homme dans la rue, immédiatement me viennent des images de cet homme
et moi en train de…
– En train de faire l’amour ?
– Faire l’amour, pas vraiment, quelque chose de beaucoup plus sale,
plus avilissant, vous voyez ?
– Oui, à peu près. Pauvre Camille, quelle torture ! C’est donc dans la
rue, dans le bus, à l’école, en famille, tout le temps ?
– Oui, dit Camille en larmes. Alors, je marche en baissant les yeux,
pour ne croiser aucun regard, et je fonce dans les gens et dans les obstacles,
c’est pour ça que j’ai cette grosse bosse au front, je me la suis fait hier. Mais
ce n’est pas la première. En plus, je ne peux en parler à personne, ni à
Nathan…
– C’est bien, tu commences à percevoir l’utilité de certaines
dissimulations, je te félicite.
– Oui, sourit Camille entre ses larmes, sauf que je m’en veux
terriblement de ne pas lui dire, parce que c’est mentir, que je n’aime pas ça,
et aussi parce qu’il s’inquiète énormément du coup, il ne comprend pas ce
que j’ai. Quand on se balade dans la rue, c’est devenu un calvaire, je suis
toujours tête baissée et j’ai en permanence les larmes aux yeux. Je ne veux
plus aller dans les magasins, j’ai trop peur de croiser les yeux d’un vendeur
ou d’un client. Même quand on regarde un film maintenant, les images
viennent. C’est horrible. Avant ce n’était que dans la rue, maintenant c’est
dès que je croise les yeux d’un homme, même en photo, vous vous rendez
compte ? Ça peut-être un vieillard comme un petit garçon, c’est absolument
ignoble, je m’en veux tellement. À la fac, je ne parle plus à aucun étudiant
en le regardant dans les yeux, ils doivent tous me trouver superbizarre ; les
profs hommes, pareil. Je ne peux pas en parler à ma mère, elle ferait une
attaque, mais elle n’arrête pas de me poser des questions, elle pense que je
fais une dépression, je le sais, elle en a parlé à ma sœur, mais que voulez-
vous que je lui dise, à part que je suis fatiguée par les partiels ? J’ai trop
honte pour en parler à mes copines, elles me prendraient toutes pour une
folle… Aidez-moi pour que ça s’arrête… Vous êtes vraiment mon seul
espoir… parce que, parfois, je me dis que la seule façon de les arrêter, ce
serait d’en finir. Ce qui est le plus terrifiant, c’est d’avoir l’impression que
ça empire ; il y a de plus en plus de situations qui les font venir et elles sont
de plus en plus pornographiques.
– C’est vraiment très dur ce que tu vis et je comprends que tu en aies
marre. Pour que je t’aide le plus efficacement et le plus rapidement
possible, il faudrait que je comprenne exactement ce que tu fais de ces
images quand elles arrivent. Prenons celles qui t’ont le plus marquée
dernièrement, par exemple, c’était quand ?
– Hier, je rentrais de cours, toute seule, et j’avais les yeux baissés,
comme d’habitude, et mon regard est malheureusement tombé sur un petit
garçon qui avait, je sais pas, 3 ou 4 ans et là, je me suis mise à courir le plus
vite possible pour que les images ne viennent pas et je me suis réfugiée
dans une allée d’immeubles au bout de quelques minutes et j’ai pleuré
pendant une heure parce que je n’étais pas du tout parvenue à les faire
partir. Pourtant, je me disais de toutes mes forces : « Tu ne dois pas penser à
ça, c’est comme un crime, c’est comme si tu étais folle, tu ne dois pas
penser à ça. » J’ai souvent envie de me donner des coups pour penser à
autre chose, pour que la douleur soit ailleurs que dans ma tête. C’est là que
j’ai compris pourquoi certaines filles se scarifient, pour mettre la douleur
ailleurs.
– Oui, c’est exactement ce que disent en effet les jeunes filles qui se
scarifient. Logiquement, donc, et comme tout le monde ferait, toi, tu essaies
de faire disparaître le film pornographique que tu as dans la tête. Quels
autres moyens utilises-tu pour tenter d’y parvenir ?
– J’essaie de penser à Nathan, en me disant : « Avec lui, tu as le droit,
c’est avec lui que tu dois y penser… » ; je mets mon casque avec de la
musique classique le plus fort possible parce que, pendant un moment, ça
marchait, mais plus maintenant ; j’essaie de lire ; j’essaie de prier… j’essaie
de me concentrer sur des images de paysage, mais plus rien ne fonctionne…
vous pensez que je suis folle ?
– Je pense surtout que Nathan, sans le vouloir, t’a mise dans une
situation bien fâcheuse puisque, en te donnant cette injonction de ne pas
penser à des choses sexuellement incorrectes de son point de vue, il a
généré exactement l’inverse, la preuve, tu ne penses qu’à des choses très
pornos, quasiment tout le temps.
Pour une raison très simple : nous avons tous des idées bizarres qui
nous traversent la tête un jour ou l’autre ; des pensées impures, méchantes,
allez, perverses. Ce n’est pas nous qui les concevons ou les appelons, elles
nous viennent, tous simplement, sans que nous en soyons responsables. Je
vais t’inviter à lire les mémoires de Mère Teresa si tu ne l’as pas encore fait,
parce que je pense que même elle n’était absolument pas exempte de doutes
concernant sa propre sexualité, d’après ce que j’ai pu en lire dans un article
à l’époque de la sortie du livre. Elle avait parfois des pensées très bizarres.
– Ah bon ? demande Camille, très surprise.
– Oui. C’était un être humain, en fait. À partir de là, il y a deux
catégories de personnes : celle qui se dit : « Tiens, c’est bizarre de penser à
ça », et là, les pensées bizarres passent à autre chose, c’est-à-dire qu’elles
vont titiller quelqu’un d’autre ; cette catégorie-là se fait assez peu de bosses
dans l’ensemble. Et puis il y a l’autre catégorie de personnes, qui se dit :
« Comment se fait-il que je pense à ça ? Je ne devrais pas penser à ça, je
suis folle ou criminelle de penser à ça. » Pour différentes raisons, par peur
d’être démente, par peur d’être immorale, par peur de décevoir quelqu’un
de cher. Et là, la pensée, qui est souvent taquine, commence à s’amuser en
disant, en gros : « Regarde qui gagne entre nous deux. » Malheureusement,
plus on tente de la contraindre, de lui échapper, de la faire disparaître, plus
elle devient créative pour venir dans les moments auxquels on s’y attend le
moins, tu vois ?
– En tout cas, c’est exactement ce qui se passe visiblement avec les
miennes. De taquines, elles sont devenues féroces.
– On peut le dire. Je suis étonnée qu’elles ne te réveillent pas en pleine
nuit, à mon avis, c’est la prochaine étape.
– Oh non… pour l’instant, c’est mon seul moment de calme… qu’est-ce
que je dois faire alors ?
– Quelque chose d’absolument terrible et que tu vas détester. D’autant
qu’à mon avis il vaudra mieux ne pas le dire à Nathan, ce qui va te
contraindre à mentir.
– (…).
– Nathan que par ailleurs j’aimerais bien rencontrer pour qu’il nous aide
à faire en sorte que tu ailles mieux, parce que je pense qu’il t’aime, mais
qu’il ne sait pas très bien s’y prendre pour te le montrer.
– (…).
– Mais tu as le choix, évidemment, Camille. Tu peux décider de
continuer à te battre contre les pensées et les lampadaires, mon rôle c’est de
te dire le risque : que la situation empire, si tu ne changes pas radicalement
de stratégie.
– Je sens que ça va être horrible, mais tant pis, dites-moi, dit Camille en
serrant très fort ses bras contre son torse.
– Voilà, je vais te demander de faire sonner ou vibrer ton portable toutes
les heures et ce, quel que soit le lieu pour t’en souvenir, et toutes les heures,
tu devras volontairement faire venir une séance pornographique absolument
horrible en choisissant n’importe quel partenaire autour de toi. Pour rendre
les choses encore plus horribles, et donc efficaces, tu peux imaginer même
qu’ils sont plusieurs.
– Oh mon Dieu !
– Oui, je sais. La scène devra durer entre une et deux minutes. Il est
impératif d’en trouver une différente, toutes les heures et ce, pendant quinze
jours. Tu devras donc avoir mis en scène d’ici à quinze jours 150 séances
pornographiques différentes dont tu seras l’héroïne.
– Mais c’est super souvent, ça va être un calvaire ces quinze jours.
– Oui, comme aujourd’hui en quelque sorte, sauf que ce sera toi qui
contrôleras la venue des pensées. En parallèle, lorsque les pensées
reviennent en dehors de ces deux minutes par heure, je vais te demander de
les regarder en face jusqu’au bout, avec courage, sans essayer de les faire
disparaître. Et je te revois dans quinze jours.
Les pensées de Camille ont cessé de l’envahir à la fin de la
première semaine de cette prescription contraignante. Elle m’a
avoué que pour être sûre de bien faire l’exercice, elle s’était forcée à
se souvenir des relations sexuelles qu’elle avait avec ses ex
(notamment le deuxième, le lecteur l’aura subodoré), ce qui lui a
permis d’allier l’utile à l’agréable. Elle n’a pas parlé à Nathan, ni des
symptômes, ni du remède. Sage jeune fille qu’elle est devenue.
En substance :
Au-delà du fait qu’il s’agit ici d’une illustration très frappante de ce
qu’un principe universel et rigide (je dois toujours dire la vérité à mon
compagnon) peut créer comme problème relationnel ou comme symptôme
particulièrement handicapant, la dizaine de personnes qui présentait des
cas très similaires à celui de Camille et que j’ai reçues en consultation
présentaient le point commun d’avoir un conjoint jaloux et contrôlant.
L’injonction paradoxale qui consiste à vouloir contrôler les pensées de
quelqu’un crée fréquemment des situations très génératrices de
souffrances quand l’autre tente de se soumettre vainement à cette
injonction. À noter que c’est évidemment la même chose quand l’émetteur
de l’injonction paradoxale est le parent et le récepteur l’adolescent…
14.
Léa et son amoureux
Léa s’assoit et ses yeux rougissent dès qu’elle se met à me parler.
– Ce sont mes collègues qui m’ont dit de venir, dit-elle. Je suis en stage
dans un salon de coiffure et on s’entend toutes très bien. Et comme vous en
avez aidé deux, je crois, elles ont pris rendez-vous pour moi.
– Parce qu’elles sont inquiètes pour toi ?
– Je pense, oui, parce que c’est vrai que je pleure tout le temps, et des
fois, c’est pendant une coupe, donc c’est vraiment gênant, je suis obligée de
laisser la cliente un moment pour aller dans la salle de service me calmer,
c’est franchement pas pro. Mais le problème, c’est que je ne peux
absolument pas contrôler mes larmes, j’ai même l’impression que c’est de
pire en pire, ça arrive à n’importe quel moment et ça ne dépend pas du tout
de ma volonté.
– Je me dis même que, si ça se trouve, plus tu essaies par la volonté de
t’empêcher de pleurer et plus tu pleures, non ?
– Oui, c’est l’impression que j’ai. La patronne du salon est sympa, elle
m’aime bien, donc, pour l’instant, elle ne dit rien, mais elle va finir par être
blasée à un moment, il faut vraiment que j’arrête de pleurer, mais je ne sais
pas comment faire.
– En même temps, je me dis que si tu es triste comme ça, c’est qu’il y a
des raisons, tu as envie de m’en parler ou bien c’est trop dur ?
– C’est… mon petit copain. Enfin mon ex, en fait. Il s’appelle Alexis…
Léa se remet à pleurer.
– C’est fini depuis quand ?
– Depuis deux mois. Et ça faisait deux ans qu’on était ensemble. Ça
s’est passé vraiment brutalement, parce que… enfin… Alexis a eu une
enfance hyperdure et des fois, disons… enfin comment dire, c’était pas tout
le temps… mais… parfois, il pouvait pas s’en empêcher…
– Il était violent avec toi.
– C’est ça, un peu. Pas tous les jours, hein, et quand il n’était pas
violent, il était supergentil. Si jamais quelqu’un m’agressait ou me manquait
de respect, il le remettait vite fait à sa place. Comme il a 32 ans et que j’en
avais 16 quand je l’ai rencontré, il m’a vraiment fait découvrir plein de
choses que j’aurais jamais connues avec un mec de mon âge : il m’a
emmenée à la mer, au restaurant, faire du ski… Il me faisait des cadeaux…
il me rassurait quand j’étais en doute scolairement ou professionnellement.
Il voulait m’acheter mon salon de coiffure une fois que j’aurais passé mon
bac pro.
– J’imagine en effet qu’il devait avoir plein de qualités pour que tu
restes avec lui malgré ses accès de violence.
Je sens qu’il faut que je fasse très attention à la façon dont je
parle d’Alexis à Léa, sinon je prends le risque de perdre la relation
avec elle. Par ailleurs, je sais pour avoir travaillé avec un certain
nombre de femmes battues que leur entourage les pousse
évidemment à quitter leur conjoint, en insistant sur les défauts de ce
dernier et précisément sur ceux liés à sa brutalité, la plupart du
temps sans résultat ; et cela crée en plus souvent un isolement
supplémentaire, la femme battue ayant honte de dire qu’elle n’a pas
pu partir. Il ne sert à rien que je m’engage dans cette voie qui est
très fréquemment improductive et génératrice de souffrances
supplémentaires. Léa me le dit très clairement : pour l’instant, dans
sa vision du problème, Alexis n’y est pour rien, il a eu une enfance
malheureuse. Si je tente de la convaincre du contraire, je prends le
risque de perdre l’alliance thérapeutique et donc celui de ne pas
pouvoir l’aider.
– Oui. Je savais lorsqu’il allait me taper, parce qu’il se mettait à tousser
d’une façon spéciale, dit Léa. Et alors il me disait : « Je crois bien que tu as
regardé deux, trois mecs entre hier et aujourd’hui au salon ou à l’école,
donc tu vas un peu payer pour ça. Prends tes affaires. » C’était pas la peine
de résister ou de dire que c’était faux, sinon c’était pire. Donc j’allais dans
la voiture et il m’emmenait dans la montagne qui est près de chez nous et
il… enfin il m’attachait parfois à un arbre… toute nue et il me donnait des
coups de pied ou, et c’est ce qui s’est passé la dernière fois, il me maintenait
au-dessus du vide en criant qu’il pouvait me tuer s’il voulait et qu’il fallait
que je sois beaucoup plus obéissante que ça. Ça le calmait de faire ça,
ensuite on rentrait et il se mettait à pleurer. Il s’agenouillait devant moi et il
disait qu’il était désolé, qu’il ne recommencerait plus jamais, qu’il ne me
méritait pas… et il était sincère, vraiment, c’était impossible de ne pas lui
pardonner. Sauf que, la dernière fois, j’ai vraiment eu peur, parce qu’il avait
un couteau et qu’il me le mettait contre le cou, j’ai vraiment eu peur qu’il
dérape, j’ai réussi à me dégager, j’ai couru comme une folle jusqu’à la
voiture et j’ai envoyé un SMS à mes parents. Mon père est arrivé cinq
minutes après, je m’étais cachée derrière un arbre, j’avais trop peur et là…
ils se sont battus, ça a été horrible ; moi j’étais encore toute nue et j’essayais
de les séparer, parce que j’avais peur que mon père lui fasse mal, je lui
disais : « Arrête, papa, arrête, il ne l’a pas fait exprès » et la police est
arrivée, elle les a séparés, je me suis rhabillée et nous nous sommes
retrouvés tous les trois au poste. Les policiers nous ont posé des questions,
j’étais vraiment mal de devoir tout raconter devant mon père, donc je n’ai
pas tout dit, surtout qu’ils ne peuvent pas comprendre Alexis, ils ne
connaissent pas son histoire… j’ai quand même raconté ce qu’il m’avait fait
en gros, ils étaient choqués, c’est vrai que raconté comme ça, sans connaître
son histoire de vie, c’est hyperchoquant…
– Ma pauvre Léa, ça a dû être affreux de vivre cette scène terrible ?
– Oui et, depuis, je me sens vraiment mal. Tout le temps.
– (…).
– (…).
– Il te manque, c’est ça ?
Léa relève la tête et sourit :
– Vous êtes la première à me poser cette question en trois mois. Tout le
monde me dit que je dois être supersoulagée que ça se soit arrêté. Tout le
monde dit : « Je comprends que tu pleures en pensant aux choses horribles
qu’il t’a fait subir, c’est vraiment monstrueux. Tu dois te sentir comme
sortie de prison. » Et c’est vrai, d’une certaine façon, parce qu’évidemment,
depuis trois mois, je peux revivre, porter les fringues que je veux, me
dénouer les cheveux, montrer mes tatouages, parler avec n’importe qui,
même si des fois j’ai encore peur quand je parle à un garçon, comme s’il
était encore là… et qu’il allait encore me… punir.
Mais… il me manque, oui. Horriblement. Ça me fait du bien de vous le
dire. Je crois que je n’ai même pas osé me le dire à moi-même pendant ces
trois mois…
Et aussi, j’ai peur parce qu’on va se voir au tribunal dans un mois et j’ai
vraiment peur de craquer en le revoyant ; je sais qu’il ne faut pas que je
recommence une relation avec lui, mais je sais aussi l’effet qu’il me fait…
Et je m’en veux, parce que je me dis qu’il va peut-être faire de la prison à
cause de moi, que le juge ne va pas comprendre, son enfance, tout ça…
Mais évidemment je ne peux en parler à personne… parce que tout le
monde répondrait que ce sera bien fait pour lui et que je suis vraiment une
conne de me faire du souci pour lui…
– Et donc, si je comprends bien, c’est comme si, sans le vouloir, tout le
monde t’interdisait d’être en chagrin d’amour parce que, finalement, c’est
une bonne chose pour toi que tu ne sois plus en couple avec lui ?
– Oui, c’est exactement ça. Je suis en plein chagrin d’amour, mais je
n’en ai pas le droit.
– Donc, nous allons déjà lui laisser de la place tranquillement à ce
chagrin pour qu’il puisse s’exprimer à la hauteur de ta peine, d’accord ?
Puis nous parlerons du tribunal.
– Oui, mais il ne faut surtout pas que ma mère s’en rende compte, parce
que déjà qu’elle est superénervée que je ne lui ai rien dit pendant deux ans
et aussi que je me sois interposée pour défendre Alexis quand papa lui a
sauté dessus… que là, si elle entend parler de chagrin d’amour, elle me jette
dehors.
– Tu as raison, il va falloir le faire discrètement. Je te propose de le faire
le matin dans ton lit quand tu te lèves. Tu fais sonner ton réveil une demi-
heure avant l’heure normale, tu vas prendre ta douche pour être en forme et,
là, tu vas sélectionner les plus beaux souvenirs de ta relation avec Alexis ;
la rencontre, l’instant où tu as vu la mer, une journée au ski, etc. Une fois
que tu as sélectionné les images qui te semblent le plus symboliques de ce
que cette histoire a eu de plus beau, tu les encadres, un peu comme on ferait
pour préparer une exposition, tu les agrandis le plus possible dans ta tête
pour les transformer en toiles majestueuses, et tu prends ta demi-heure, tous
les matins, pour les contempler, en te disant cette phrase très triste : « Ces
moments-là n’auront plus jamais lieu. » Et tu laisses tranquillement tes
larmes couler si elles viennent ; si elles ne viennent pas, tu te laisses juste
envahir par la tristesse que les images créent chez toi. Puis, une fois que ton
portable sonne pour te dire que la demi-heure est écoulée, tu te lèves, tu
t’habilles et tu commences ta journée. C’est comme ça que tu rendras le
mieux hommage à l’histoire d’amour qui est pour l’instant la plus
importante de ta vie. On se voit dans une semaine pour parler de la suite.
Léa revient une semaine plus tard et ses yeux sont déjà beaucoup moins
gonflés.
– Alors, tu as pu faire l’exercice du musée des souvenirs avec Alexis,
Léa ?
– Oui. Tous les jours. Mais je me suis rendu compte le premier jour
qu’une demi-heure ne suffirait pas, donc j’ai calé à 45 minutes.
– Bravo, je te félicite. Et comment te sens-tu ?
– Je ne pleure plus au salon depuis déjà deux ou trois jours, donc c’est
déjà bien… mais je me sens vide, comme abattue. Et puis le tribunal, c’est
la semaine prochaine et j’ai vraiment peur de craquer à nouveau. J’ai
l’impression de combattre contre moi-même, c’est superbizarre.
– Il est logique que tu te sentes vide, ton chagrin est en train de te
quitter et il prenait beaucoup de place, tu t’en souviens ? Pour le tribunal,
c’est logique aussi : deux Léa se battent en effet à l’intérieur : une
Léa qui dit : « Oh là là, je vais le revoir et je n’aurais qu’une envie, me jeter
dans ses bras, dire au juge que je retire ma plainte, et partir loin avec lui. »
– Oui, celle-là, je l’entends bien, mais je n’en parle qu’avec vous, parce
que ce serait absolument incompréhensible pour n’importe qui d’autre…
– Sage décision que d’adapter ses propos à son interlocuteur, ma chère
enfant. Et une autre Léa qui dit : « Mais tu es dingue ou quoi ? Totalement à
la masse, ma pauvre ; tu veux te retrouver à nouveau toute nue en haut d’un
précipice avec un couteau sur la gorge ? »
– Voilà. Et je sais bien que la deuxième Léa n’a pas tort, en plus elle dit
exactement la même chose que toutes les personnes raisonnables de mon
entourage, mes parents, mes copines, mon avocat… Mais juste après, la
première Léa me murmure à l’oreille : « Peut-être qu’il a changé ? Peut-être
que les flics, le tribunal, le fait de ne plus me voir, ça lui a fait tellement
peur et mal qu’il a décidé de changer ? »
– Peut-être ou peut-être pas. Il faut que nous nous préparions en tout cas
toutes les deux, et surtout toi, à l’éventualité que tu crains et qui est tout à
fait possible qu’il parvienne à te séduire à nouveau et que tu recommences
une vie de couple avec lui.
Il est pour moi assez clair que le fait de ne pas envisager cette
possibilité est excessivement dangereux pour Léa, en ce sens que si
on ne lui laisse pas la place pour s’exprimer, ce désir risque d’enfler
de plus en plus au point de devenir irrépressible au moment le plus
dangereux, c’est-à-dire lorsqu’elle croisera Alexis. Je préfère donc
accompagner Léa dans le fait de l’envisager, cela me paraît
paradoxalement infiniment plus protecteur.
– Donc, imaginons que pendant le procès, Alexis dise à tout le tribunal
à quel point il est désolé, qu’il n’était absolument pas lui-même quand il a
fait ça, qu’il s’en voudra toute sa vie de t’avoir perdue à cause de ça et qu’il
s’engage à suivre une psychothérapie pour parvenir à mieux gérer les
conséquences de son enfance malheureuse.
– Oui.
– Imaginons qu’il n’ait que du sursis et une amende, et qu’à la sortie du
tribunal il ait cet irrésistible sourire en te regardant, et que… tu sois prise du
désir intense de le suivre jusque chez lui et que votre histoire recommence.
– Oui.
– Imaginons alors que la vie commune reprenne et qu’il te demande à
nouveau de nouer tes cheveux ou de ne plus mettre ce tee-shirt qui moule
trop tes seins, ou de lui jurer que tu ne parleras jamais à aucun garçon en
dehors de sa présence, que lui répondras-tu ?
– Je ne sais pas, dit Léa.
– Parce que tu vois, ce dont je suis absolument certaine, c’est que si
jamais tu te soumets à nouveau, il recommencera à t’imposer son point de
vue puisque ça marche, sur tout un tas de sujets qui l’inquiètent, lui, pour
tenter ensuite comme il l’a fait de contrôler tes pensées et tes actes en te
punissant par principe.
Pour contrôler les pensées d’une personne, il n’y a qu’une solution,
Léa : la tuer.
Le fait même que tu te soumettes lui donne en quelque sorte la
permission de continuer et au bout du compte d’aller jusque-là, comme
c’est presque déjà arrivé. Mais évidemment, au stade où en était votre
relation, tu n’avais plus vraiment le choix de ne plus te soumettre parce que
la violence était à son paroxysme et que c’était trop risqué pour toi.
– Il faudrait que je lui réponde quoi, alors ?
– Pour le tee-shirt ou les cheveux tirés, tu pourrais répondre par
exemple : « Je crois avoir compris ce qui a bousillé notre relation, Alexis :
que tu tentes de me contrôler et que j’accepte que tu contrôles ma tenue,
mes relations, et même mes pensées. Donc je vais garder ce tee-shirt et
laisser mes cheveux dénoués ; si ça ne te plaît pas, ce n’est même pas la
peine qu’on essaie de reconstruire quelque chose et je m’en vais tout de
suite. »
Attention, c’est vraiment au premier tout petit contrôle de sa part qu’il
faudra dire ça, Léa. Parce que si tu commences à te dire que ce n’est pas
très grave de renoncer à du vernis ou à du parfum parce que tu l’aimes,
alors la mécanique va immédiatement se réenclencher et comme tu le sais
mieux que personne, à un moment donné, c’est trop tard, c’est allé trop loin
pour que l’on fasse machine arrière, c’est trop risqué. Pour les garçons, tu
pourrais dire : « Je comprends que ça te fasse peur, parce qu’évidemment je
croise des garçons à l’école et au boulot, et certains me draguent, donc il
pourrait arriver que je tombe amoureuse de quelqu’un d’autre. Mais c’est
un risque qu’il faut que tu prennes si tu veux que nous recommencions
quelque chose parce que j’ai décidé que je parlerai avec qui je veux, quand
je veux, que cela te plaise ou pas et de prendre le risque en effet d’être
séduite par quelqu’un d’autre. » Qu’est-ce qu’il répondrait à ton avis ?
– Il dirait que ce n’est pas avec une femme comme ça qu’il veut vivre.
– En effet, c’est fort probable.
– Mais moi, je n’ai pas envie de revivre toute cette terreur.
– Je comprends, Léa.
Au tribunal, Léa est tombée sur un Alexis en couple avec une
nouvelle très jeune femme. Il avait l’air très en forme et dans la
mesure où aucune preuve formelle des violences infligées pendant
deux ans n’a pu être apportée, Léa n’en ayant jamais parlé à
personne, et encore moins porté plainte, elle a été traitée
d’affabulatrice par la partie adverse qui a donné une version
révoltante de ce qui s’était passé dans la montagne, le soir de la
rupture. Il a donc été relaxé et Léa a eu droit à une leçon de morale
à propos du mensonge. La colère immense qui l’a saisie a fait
disparaître définitivement ce qui pouvait rester de son chagrin
d’amour, et elle sait maintenant comment faire la prochaine fois
qu’un conjoint tentera de la contrôler.
En substance :
Ne pas tenter de leur dire que ce qu’ils ressentent est inadéquat,
surtout au niveau sentimental ; ne pas juger ce que sont leurs sentiments,
même (surtout) s’ils nous inquiètent, pour qu’ils puissent en toute confiance
nous faire part des situations de souffrance dans lesquelles ils sont, telles
sont les conclusions que, l’on peut tirer du cas de Léa. Il est par ailleurs
toujours utile de rappeler à nos adolescents que, souvent, les cas de
violence conjugale commencent par un amoureux qui exige une soumission
et, en face, un amoureux qui se soumet.
Conclusion
Je me rends compte en terminant ce livre à quel point les thérapies que
j’ai pu mener auprès d’adolescents et de leurs parents ont touché au plus
profond de mon être. Les écrire a été un plaisir immense pour lequel je ne
remercierais jamais assez Gaëlle et Hélène, deux des fées penchées sur mon
berceau depuis mes débuts chez Payot et qui m’ont proposé ce passionnant
sujet.
Parce que dans cet intervalle d’acquisition de l’autonomie, infinie
vulnérabilité et prodigieuse puissance cohabitent au sein du petit d’homme
et que les virages pris à ces moments-là peuvent marquer leur existence de
façon indélébile. Cela augmente encore l’enjeu que j’associe à chacune de
mes thérapies et donc le devoir de bien faire, sans jamais faire à leur place.
La peur de mal faire, qui est une des marques de fabrique de mon
équipe et sans laquelle il me semble impossible d’être un vrai professionnel
de ce métier complexe, en est encore augmentée.
Ce sont donc évidemment des souvenirs empreints d’une grande
intensité.
Parce que, dans cette dernière ligne droite du métier de parent, anxiété
et espoir, fierté et nostalgie, colère et soulagement cohabitent également et
font parfois, mélangés à l’amour, des cocktails très explosifs. Cela amplifie
toutes les émotions en jeu, dont celles du thérapeute.
Parce que derrière chacun des adolescents qui m’a fait l’honneur de sa
confiance, j’ai vu se dessiner l’homme ou la femme magnifiques qu’ils
pourraient être.
Je ne doute pas, chers parents d’adolescents lecteurs de ce livre, que
c’est, grâce à vous, ce que les vôtres vont devenir.
Remerciements
Un grand merci d’abord à ma chère maison Payot : à Hélène
Fiamma, sa directrice, qui sait me booster en quinze secondes, à
Gaëlle Fontaine, mon éditrice à moi, à Emmanuelle Roederer,
attachée de presse, et à tous ceux, nombreux, qui se décarcassent
pour mes livres avec enthousiasme et efficacité.
Un grand merci aussi à La team Chagrin Scolaire : Capitaine
Flam, qui a lu ce livre presque en même temps que je l’écrivais et
qui m’a apporté son expertise et son amitié si essentielles, comme à
chaque fois. Merci Amanda, Amélie, Cécile, Magalie, Muriel, qui
m’avez aidée à réfléchir aux cas les plus importants à présenter
dans ce livre. Merci à notre Aline aux superpouvoirs qui accueille
nos patients avec tellement de chaleur.
Merci aussi à mes patients, à mes étudiants, à mes élèves, à
tous ceux qui font que mon métier est si passionnant.
DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Payot :
Te laisse pas faire ! Aider son enfant face au harcèlement à l’école
Faites votre 180° ! Vous avez tout essayé. Et si vous tentiez l’inverse ?
Mon ado, ma bataille. Comment apaiser la relation avec nos adolescents
Chez d’autres éditeurs :
Je me défends du harcèlement, Albin Michel
À propos de cette édition :
Cette édition électronique du livre Mon ado, ma bataille de Emmanuelle
Piquet a été réalisée le 9 décembre 2016 par les Éditions Payot & Rivages.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 978-2-228-
91699-8).
Le format ePub a été préparé par Facompo, Lisieux.