Tribal Li Ques
Tribal Li Ques
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convenu de se marier l’année suivante. En attendant elle s’était
• La fuite de la main habile……..p. 03 mise en ménage avec lui. Au début de fut la véritable lune de
miel. Puis il prit l’habitude lorsqu’elle étudiait le soir, de sortir
• Ah, Appolline !...........................p. 11
sans elle. Il ne lui disait jamais ni où, ni avec qui il s’en allait.
• Monsieur le député……………p. 35 Apolline savait bien sûr qu’ainsi font les hommes au Congo, mais
elle n’arrivait pas à s’y faire. Au début elle essaya de dominer sa
• Ancien combattant…………….p. 45
jalousie. Quand sa grande sœur vint la voir à Brazzaville,
• L’honnête homme……………..p. 50 Apolline se plaignit, espérant que celle-ci interviendrait pour
arranger les choses. L’aînée soupira et lui dit :
• L’avance………………………p. 58
– Que veux-tu ? C’est comme ça. Ni toi, ni moi n’y
• La bouteille de whisky………...p. 66 changerons rien. Au début de mon mariage, moi non plus je ne le
supportais pas, mais avec le temps… je m’y suis faite. C’est un
• Le complot…………………….p.79
homme, tu es une femme. Chacun a ses droits. Moi quand j’ai
l’occasion de faire aussi une frasque sans qu’il s’en aperçoive, je
n’hésite pas. C’est ma consolation. Quant à toi, ce qu’il faut
considérer, c’est l’argent qu’il a.
Apolline essaya tout : la douleur, la colère ; elle alla voir le
féticheur. Par moment, il sortait avec elle pendant une semaine
entière, puis il découchait à nouveau pendant quinze jours. Il lui
arrivait même de ne venir manger à midi qu’une demi-heure et de
s’en aller. Pendant ses absences, elle recevait des coups de
téléphone anonymes du genre de :
– C’est toi Apolline ?
– Oui.
– Tu ferais mieux de quitter la maison. Ton Albert est avec
moi en ce moment. Je l’ai bien satisfait, il fait la sieste-là, à portée
de ma main.
Recueil dédié par l’auteur à Nirva.
Et quand elle en parlait à Albert, lui niait toujours. Un jour, elle
Il a été édité pour la toute première fois par en eut assez et s’en alla.
Apolline me comparait toujours à son ancien fiancé. À mon
les Éditions CLE, Yaoundé, Cameroun, en 1971.
avis, une fille aussi belle, avec de tels sentiments et un tel niveau
de connaissances était chose exceptionnelle chez nous. Que, de
surcroît, je fus celui qu’elle aimait me désarçonna, et je perdis peu
à peu le contrôle de moi. Mais les femmes sont bizarres. Pourquoi
avait-elle même aimé ce diamantaire qui me semblait grossier ?
Je consacrais moins de temps à mes études et en passait plus
dans les bras d’Apolline, dans son lit ou le mien. Quand je
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Elle était la première personne qui semblait me comprendre. Il y
avait eu le Père Flandrin aussi. Mais c’était le Maître, que
j’admirais et qui redonnait espoir en l’existence de quelque chose
de bon en l’homme. À lui, cependant, je n’avais jamais pu dire
certaines choses. La fuite de la main habile
Tout cela, je songe quelquefois à l’écrire. J’ai, je crois, dans
ma vie amassé assez d’expérience pour un roman.
– Pourquoi n’écris-tu pas ?
– Les études, les examens…
Elle me prit les mains et me regarda dans les yeux.
– Mais écrire est plus important que les études, sais-tu.
Quand nous arrivâmes dans Brazzaville, nous ne sûmes où Dans le taxi qui l’amenait de Maya-Maya à son domicile,
aller. Les rues sont désertes le dimanche. Et pour qui n’aime pas Mbouloukoué voyait Brazzaville s’éveiller. Il y avait peu de
les bars, ou les bavardages inutiles, il n’y a guère de quoi se monde dans les rues. Quelques femmes, leur moutête sur la tête,
distraire. Il y a certes les cinémas où l’on joue un western ou un allaient au marché ou bien des hommes à bicyclette, sans doute
policier américain de goût douteux. Vous pouvez aussi aller vous des boys, rejoignaient leur travail. Il était cinq heures et demie du
égosiller et trépigner au stade de la révolution pour ou contre telle matin. L’air était frais, et pourtant il semblait à Mbouloukoué plus
équipe. Mais Apolline me rejoignait dans la condamnation sans lourd que celui qu’il venait de respirer, il y avait à peine quelques
appel de ces divertissements. Il faut avouer que ce jour-là nous heures en Europe. Le taxi pénétra dans le quartier O.C.H. proche
bénîmes le sport. Jonas avait été applaudir la « Tornade du de l’hôpital. Toutes les fenêtres étaient encore fermées.
Djoué ». La maison était ainsi vide. Apolline ne fut donc pas Mbouloukoué n’avait pas dormi de la nuit. Il ne dormait
gênée de m’accompagner. De se retrouver seuls, fit renaître la jamais en avion pourtant il n’avait pas sommeil ce matin. Il se
timidité que j’avais éprouvée la veille dans la nuit. demandait comment il annoncerait la nouvelle à Mbâ. Bien qu’on
Mon dieu que ce fut doux !... Je la revois encore sous moi fût dimanche il ne voulait pas se présenter chez elle aussi tôt. Il se
fermer les yeux, la joue contre l’oreiller, respirant fortement. mit à des occupations qui pourraient lui faire gagner du temps. Il
Quand je m’éveillais elle me regardait et me caressait d’un se déshabilla, se coucha, se vêtit légèrement. Ensuite il défit ses
doigt les arcades sourcilières, la ligne du nez, les lèvres. bagages, mit de côté un paquet qu’Elo lui avait justement remis
– Dors, chuchotait-elle. pour Mbâ.
Je refermai les yeux et lui souris. Il se rendit du côté de la poste centrale. Il y avait là une
– Il était beau mon fiancé, tu sais. pâtisserie qu’il connaissait où il pourrait prendre un petit-
Je me mis à l’interroger sur ce fiancé qui semblait toujours déjeuner. Quand il eut fini, il téléphona au 28 72. À sa voix, il sut
s’interposer entre nous. Je voulais qu’elle me le décrive que Mbâ était déjà réveillée.
complètement. J’espérais que connaissant ses qualités, sans – Toi, Mbouloukoué ? Tu es déjà revenu ?
vouloir l’imiter, je saurais ainsi dans quel cas Apolline serait – Oui, tout à l’heure !
amenée à me comparer avec lui. – Alors ?
Elle me confia qu’elle l’avait tellement aimé, qu’il était arrivé Elle voulait déjà savoir. Et quoi lui répondre ?
un moment où elle ne pouvait plus se passer de lui. Ils avaient – J’ai un cadeau qu’Elo m’a remis pour toi. Je peux passer ?
– Oui, tout de suite…
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*
* * Quand je revins à la surboum, j’avais envie de sauter et
crier. J’avais une amie, j’étais aimé !
Mbâ, Elo et Mbouloukoué étaient nés tous trois au village
Ossio. Ensemble, tous les matins ils avaient traversé la Nkéni et *
fait des kilomètres à pied pour aller à l’école de Nganboma. Ils * *
avaient passé le certificat d’études la même année. Puis ils étaient
venus à Brazzaville. C’est surtout là que leur amitié s’était Nous avions convenu de nous retrouver le lendemain. Je
fortifiée. l’emmenai sur la route du nord, dans une vallée qui avait été
Ensemble ils se retrouvaient pour échanger leurs impressions aménagée par un vieux métis. Il avait créé un lac artificiel autour
de cours. duquel étaient construites des paillotes à l’ombre desquelles on
Mbâ aimait également Elo et Mbouloukoué, comme s’ils servait des plats locaux : malangua en liboké, saca-saca, poulet
avaient été ses frères. batéké au pili-pili, manioc… Sur le lac, des enfants jouaient avec
Elle trouvait Mbouloukoué plus beau. Lui aussi, lorsqu’il des pirogues. Apolline m’avoua qu’elle aimerait faire une
regardait Mbâ ou qu’il avait l’occasion de rester seul à discuter promenade en bateau, mais nous tombâmes d’accord que pour
avec elle, il lui découvrait quelque chose que les autres n’avaient cela il fallait être seuls. Ici, cela aurait l’air d’être de
pas. Les filles qui allaient au collège avec Mbâ ne semblaient pas l’exhibitionnisme car les paillotes étaient par rapport au lac
beaucoup s’intéresser à ce qu’on leur y apprenait. Chaque jour, comme des gradins par rapport à un terrain de sport.
elles allaient au cours un peu avec le même esprit qu’on peut Cette fois nous n’abordâmes plus les sujets du soir précédent.
avoir en allant à une surprise-partie. Elles étudiaient leur Chacun voulait connaître l’autre. Ainsi je réussis à avoir ses
habillement et leur manière de tenir leur cartable, pour que les confidences. Elle avait déjà été fiancée, et cela faisait un an
hommes qui les verraient passer dans la rue puissent les qu’elle avait rompu. Il s’agissait d’un ami d’enfance. « Il était très
remarquer. Elles y allaient aussi pour retrouver des bandes beau, sais-tu ! » Un moment ils avaient été ensemble au lycée,
d’amis. Elles se passaient des romans-photos où il était toujours puis il avait disparu.
question d’un homme aimé par deux femmes et où la plus Et un jour il avait reparu, venant du Congo-Kinshasa.
méchante finissait toujours par dévoiler ses mauvais desseins, ou Diamantaire, il était cousu d’argent et roulait une « Mercedes »
découvrait qu’elle était aimée elle-même d’un autre qui lui décapotable.
convenait. Elles échangeaient aussi des informations sur le prix Au début il était pour elle plein d’attention, puis il devint
des toilettes et des coiffures. Elles se disaient les filières qui méchant.
permettaient d’avoir moins cher les pagnes, le savon qui rend la – Qu’entends-tu par méchant ?
peau-ambisée, ou les perruques qui venaient de Kinshasa. Tout – Oh ! fit-elle en haussant les épaules.
cela pour plaire aux hauts fonctionnaires et officiers de l’armée Moi-même je me confiais. Je lui racontai mon enfance.
qui venaient à la sortie du collège leur fixer des rendez-vous, ou Comment entré trop tôt au juvénat puis au séminaire, je m’étais
tout simplement les emporter dans leurs voitures insolentes coupé du monde. Je lui dis mes aspirations, mes grands
« faire un tour sur la route du nord ». Certaines d’entre elles se problèmes. Aujourd’hui que j’y repense je ne peux m’empêcher
vantaient d’avoir un enfant de tel directeur général. de sourire. Je cherchais à me présenter comme un ténébreux
romantique ; incompris de la famille, de la société et des amis.
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inutile de la garder dans la bouche. Vous ne sentirez que le goût D’autres enfin allaient brûler des cierges à Ste Anne et donner
râpeux de la fibre et vous vous ferez inutilement mal aux de l’argent à certains féticheurs infirmes et célèbres pour qu’ils
mâchoires. attirent vers elle quelque jeune cadre qui malgré leur beauté, ne
– Vous permettez alors que je vous accompagne ? sortaient qu’avec leur femme. Pour certaines, c’était même ce
Elle ne répondit pas mais je vis passer dans ses yeux cette gâteau-là qu’il fallait réussir à manger.
lueur de plaisir qu’on a lorsqu’on avale du bon vin de palme Mbâ fuyait ses groupes. Elle avait trop conscience des
glacé. sacrifices que représentaient ses études pour sa famille. Et tout ce
Le silence me fit perdre contenance. Elle ferma les yeux et ne qu’elle apprenait en classe l’intéressait. Elle avait été captivée lors
bougea que les lèvres : d’un cours de physique quand le professeur rappelant à l’ordre
– Pourquoi pas ? une condisciple qui ne rendait pas ses devoirs avait fait une
Elle n’habitait pas très loin. Et dehors je n’eus plus rien à lui longue digression où elle avait parlé de Marie Curie. Une autre
dire. À la vérité, j’avais envie de lui déclarer déjà mon amour. fois elle avait été fascinée par un personnage féminin d’un roman
Mais je savais que si je m’y prenais ainsi elle me rirait au nez. qu’elle avait trouvé à la bibliothèque. Elle en avait même appris
Devais-je lui prendre la main, le bras ou la serrer par la taille ? par cœur le dernier paragraphe.
Nos mains n’étaient pas éloignées. D’autre part, je l’ai déjà dit, « Maintenant ici commence la nouvelle romance. Ici finit le
nous nous les étions pressées en dansant. Nos corps s’étaient roman de la chevalerie. Ici, pour la première fois dans le monde,
serrés. Pourquoi étais-je paralysé et ne pouvais-je refaire ces la place est faite au véritable amour. Celui qui n’est pas souillé
gestes que tout à l’heure j’avais naturellement accomplis en par la hiérarchie de l’homme et de la femme, par la sordide
public ? C’est quand je vis que nous approchions de la rue où elle histoire des robes et des baisers, par la domination d’argent de
habitait que je me décidai à l’entourer de mes bras contre moi. l’homme sur la femme, ou de la femme sur l’homme. La femme
– Apolline je voudrais vous embrasser. des temps modernes est née, et c’est elle que je chante, et c’est
J’avais remarqué dans les films que le premier engagement elle que je chanterai. »
d’une femme à un homme était un baiser sur la bouche. Elle mit Et quand Mbâ parlait à Mbouloukoué et à Elo, c’était toujours
sa tête contre ma poitrine et au lieu de m’offrir ses lèvres, se des réflexions sur ce qu’elle voyait. Les trois jeunes gens ne
blottit contre moi. J’entendis qu’elle poussait un soupir. Ça y est ! cessaient d’échanger leur point de vue sur ce qui se passait autour
Je l’avais exaspérée. Mais au point où j’en étais, à quoi bon d’eux. Ils étaient révoltés de la vie de Brazzaville, et c’est avec
reculer. émoi qu’ils évoquaient telle ou telle figure parmi les hommes
– Je vous dégoûte tant que ça ? qu’ils avaient connus à Ossio et qui continuaient de garder à leurs
Elle se serra plus fort contre moi et soupira encore. Je yeux la vertu des grands symboles moraux. Ils aimaient aller aux
comprenais de moins en moins. J’allais, vaincu, la lâcher quand je réunions des sections du Parti qu’on venait de créer dans les
me rendis compte qu’elle ne voulait pas me laisser partir. quartiers. Dans leur section, notamment, un jeune étudiant qui
– Vous ne vous moquez pas de moi ? dit-elle d’une voix venait de rentrer depuis peu de France leur parlait d’hommes qui
d’enfant et en me regardant droit dans les yeux. Je fis non de la s’appelaient Marx, Engels, Lénine, Mao-Tsé-Toung. Ce dernier
tête. Elle se mit à pleurer… était, parait-il, chinois. Cela semblait beau. C’était comme une
bouffée d’air frais passant sur ces vieilles parcelles de la rue des
* Batéké et qui annonçait un monde meilleur.
* *
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Mbouloukoué allait ensuite rôder autour des ambassades des me savoir jaloux, car on ne peut être jaloux légitimement que de
pays socialistes et en ramenait des revues qu’ils se prêtaient, quelqu’un qui vous a accordé des droits sur lui. Et il me semblait
qu’ils commentaient et sur lesquelles ils rêvaient. C’était un an à l’époque que les filles sérieuses n’aimaient pas montrer dès le
après la révolution. Tout le monde parlait du socialisme début leurs véritables sentiments. Je devais donc respecter cette
scientifique. Elo, lui, affirmait que c’était le seul avenir qui valait légitime pudeur féminine.
la peine, mais qu’il n’avait aucune confiance en l’honnêteté de Il y eut aussi des moments où elle ne dansait pas. Je restais à
ceux qui utilisaient le plus ce mot. côté d’elle pour discuter. Elle s’appelait Apolline et était en
Mbâ était préoccupée par le sort de la femme. Elle voulait y deuxième année d’anglais. Elle voulait devenir interprète, si du
consacrer ses forces. Elle ne croyait pas que ces femmes de la moins, l’année suivante, elle pouvait obtenir une bourse pour aller
ville pourraient faire quelque chose pour leurs sœurs. Celles qui faire cette spécialité à l’étranger. Puis nous parlâmes de certains
étaient mariées étaient trop timorées pour aller militer. Leur mari professeurs que nous connaissions, chacun donnant son avis sur
leur demanderait des comptes le soir. Quant aux « grandes sa manière d’enseigner. Ensuite nous parlâmes de l’insuffisance
militantes », c’étaient, au fond, de sympathiques ndumba1 de luxe de la vie culturelle à Brazzaville et insensiblement, nous
sachant lire et écrire et qui n’iraient pas se battre pour qu’on passâmes à notre conception du théâtre et à notre point de vue sur
supprime la polygamie. Elle se moquait plutôt de ses femmes les auteurs négro-africains. Par plusieurs fois je me surpris à ce
mariées qui s’imaginaient pouvoir garder un mari pour elles qu’au séminaire, nous appelions le péché d’orgueil. Pour briller
seules. Mbâ pensait d’ailleurs que ces dernières n’avaient pas le devant Apolline, je défendis quelques fois des points de vue que
droit d’être libérées. L’émancipation avait un sens pour les j’avais mal assimilés en prenant à témoin des auteurs que je
femmes qui, comme sa mère, faisaient tout les jours dix n’avais pas toujours lus. Je sentais une ivresse plus douce que
kilomètres à pied pour aller à la plantation, cultiver la terre et celle qu’aurait pu m’occasionner l’alcool avalé depuis le début de
revenir. Elles y allaient en portant sur le dos une hotte pesant la soirée. Depuis ma sortie du séminaire, c’était la première fois
parfois quarante kilos et dont le bandeau de portage marque que j’avais une discussion d’un tel niveau. Les rares fois où
profondément le front. Beaucoup d’hommes n’auraient même pas j’avais voulu entamer un échange d’opinions avec mes camarades
pu porter cette charge durant cinq cent mètres. Les mâles j’avais été frappé par la pauvreté des arguments. Leurs
d’ailleurs, quand les femmes étaient au champ, discutaient ou conversations ressemblaient à l’attitude des gens oisifs qui, ne
dormaient dans le village, à l’ombre, la bouteille de molengué2 à sachant rien faire de leurs mains, s’en servent pour lancer des
portée de la main. Mais ces femmes auxquelles songeait Mbâ, ne pierres sur les gens qui passent. L’esprit et la bouche étaient forts
savaient ni lire, ni écrire, ni mettre en ordre leurs idées. Et elles à déchirer à pleines dents le voisin. Tel n’était pas le cas
auraient peur de parler devant un micro. Il était encore moins d’Apolline.
question de les envoyer en délégation à l’étranger parler des Un moment où la conversation s’arrêta quelques minutes, elle
problèmes de la femme. Elles devaient pour le moment se regarda sa montre.
résigner à travailler, souffrir avant l’âge, et laisser les ndumba – Il est tard, il faut que je m’en aille maintenant.
aller disserter de l’émancipation de la femme africaine. – Mais c’est le moment où il y a le plus d’ambiance.
Tout cela séduisait Mbouloukoué, mais il ne l’avait jamais dit – Justement, je préfère partir sur cette impression plutôt que
à Mbâ. D’ailleurs il se rendait parfaitement compte qu’elle d’attendre la fin quand tout se meurt et qu’on est épuisé. Vous
savez, me dit-elle, une bonne chose est comme une canne à sucre.
1
Courtisane ou bétail. Une fois que vous en avez mâché tout le sucre et le jus, il est
2
Vin de bambou.
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afro-cubain, Marinero ! Dès les premières notes, je reconnus un écoutait toujours plus volontiers Elo. Celui-ci aimait surtout le
air de mon enfance que nos parents aimaient danser. Ce qu’on football et c’était toujours avec plaisir que Mbâ le suivait aux
appelait les G.V. La salle applaudit. La belle fille vint devant moi. matches où il allait invariablement soutenir avec fougue l’équipe
– Camarade, vous ne dansez jamais. Je vous invite. de « Patronage ». C’est ainsi qu’un soir, en revenant d’un match
Je ne réfléchis pas pour savoir si je pourrais danser ce au stade Éboué, l’orage les avait surpris en route. Ils avaient juste
morceau. Je boutiquerais bien… cela valait mieux que de la eu le temps de se mettre à l’abri. Mbâ s’était plainte d’avoir les
vexer. Et j’ai dansé. Nous avons dansé. Avez-vous déjà dansé la cheveux mouillés alors qu’elle venait de se les dénatter le matin
rumba avec une Congolaise ? Si oui, je n’ai pas besoin de vous même. Elo avait la chemise complètement trempée. Il l’enleva. À
expliquer. Si non, ce sont les hanches de la mer qui vous portent chaque fois que le tonnerre craquait, Mbâ ne pouvait réfréner un
dans un roulis au rythme du morceau. mouvement vers le corps d’Elo. Ils étaient seuls sous l’arbre de la
Mais vous savez qu’on ne peut bien danser la rumba que l’un station de bus. Elo percevait la chair de Mbâ qui collait à sa robe
contre l’autre. Et nous dansions bien. Le morceau se fit en mouillée. Il tressaillit, la serra contre sa poitrine. Elle ferma les
silence. Mais je crois qu’on se parle en dansant. yeux, se blottit contre lui et poussa un soupir. Ils se serrèrent.
Le disque terminé, Jonas se précipita pour le remettre. Je le Quand la pluie cessa à onze heures du soir, Mbâ ne rentra pas
bénis mentalement et repris ma cavalière. chez maman Nguelélé où elle logeait. La vieille en voyant sa
– Vous êtes à la Fac, me dit-elle ? nièce arriver à six heures du matin fut surprise, mais ne demanda
– Oui. pas d’explication.
– Mais on ne vous voit jamais. Par la suite, les relations entre les trois amis continuèrent à être
– C’est que j’ai beaucoup de travail. ce qu’elles étaient. Mbâ et Elo s’arrangeaient pour se retrouver le
La conversation s’arrêta là. Mais nous sentions que nous soir, sans que Mbouloukoué se sentît en trop. Celui-ci ne se rendit
avions beaucoup d’autres choses à nous dire. Et moi je ne savais compte de rien. Tout juste avait-il noté que Mbâ avait changé de
pas, à l’époque, parler aux filles. La main que j’avais à plat sur démarche. Il semblait maintenant que ses hanches étaient déliées.
son dos monta un peu et toucha sa peau là où commençait son Une flamme qui n’existait pas avant luisait dans ses yeux.
décolleté. Ce contact ne la raidit pas. J’eus même l’impression Puis vint le moment des examens. Mbouloukoué toujours le
qu’elle se blottit de façon imperceptible un peu plus contre moi. premier de sa classe fut admis à continuer ses études au lycée.
De l’autre main je lui serrais le pouce. Elle répondit par une Mbâ qui voulait rapidement venir en aide à sa famille et à ses
pression de la main. Nous avons terminé la danse, nos deux joues jeunes frères et sœurs s’était présentée au concours d’entrée au
l’une contre l’autre. Cours Normal d’Institutrices de Mouyondzi.
Le reste de la soirée, dès qu’on jouait les premières notes d’un Elo avait été reçu à son C.A.P. de soudeur. Il commença à
morceau, avant même que je sache si c’était une danse dont je travailler dans une entreprise à Mpila. Puis un jour il apprit que le
connaissais le pas, je l’invitais. Évidemment, il y eut quelques gouvernement organisait un concours pour choisir trois soudeurs
danses où des camarades furent plus rapides que moi. Je voyais qu’il enverrait se perfectionner en France. Elo se présenta. Il fut
bien qu’avec les autres elle dansait à une plus grande distance. admis. Il devait s’en aller pour deux ans. Il envoya un télégramme
Mais tout le temps qu’elle était en piste, je crevais de jalousie et à Mbâ qui réussit à venir passer deux jours à Brazzaville. Les
m’efforçais de donner à mon visage une contenance telle que rien deux jeunes gens ne s’aimèrent jamais avec autant d’intensité et
ne parut. Car après tout, peut-être ne m’avait-elle pressé la main de ferveur. Ce furent deux jours et deux nuits de soupirs, de
que par simple nervosité. Et s’il en était ainsi, elle serait déçue de sourires et de plaisirs au travers des larmes que Mbâ ne pouvait
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s’empêcher de verser en songeant qu’on allait lui arracher son elle, des cheveux coupés à la garçon ; cela donnait du naturel à sa
Elo. Ce dernier lui offrit un collier en or qu’il avait payé sur sa beauté. Elle avait une silhouette plus longue que large, bien
première mise d’équipement à un Sénégalais de l’avenue. remplie de chair ferme. Il y avait quelque chose de royal dans sa
Après le départ d’Elo, Mbâ reçut au début une lettre chaque beauté. J’eus l’impression qu’on ne pourrait pas demander à une
semaine. Il lui disait comme elle lui manquait. Puis sa peine telle personne d’être votre maîtresse, mais seulement votre
disparaissait. Il lui décrivait tout ce qu’il découvrait en France. femme. Et l’on devinait à sa façon de sourire, à son regard que
Combien la vie lui était plus facile. Puis il resta deux mois sans sur le plan intellectuel elle n’avait rien à envier à la plupart des
écrire. Et un jour, elle ne reçut plus rien. Elle apprit au bout de garçons qui étaient là. Je me sentis par plusieurs fois l’envie
deux ans, par les camarades d’Elo qui étaient rentrés de stage, d’aller l’inviter à danser, mais n’osais me décider. Il me semblait,
qu’il se trouvait à Nantes où il avait trouvé une place dans une en effet, que mon désir était si fort qu’il paraissait sur mon visage
usine. et que si j’allais l’inviter, elle s’en apercevrait et se moquerait de
Maintenant six ans ont passé sans qu’il ne revienne. Mbâ moi et de mes sentiments indécents. Alors qu’elle, malgré la
enseigne dans une école à Bacongo. C’est une institutrice de sensualité que sa beauté ne pouvait manquer d’évoquer, elle
qualité. Les parents et les élèves l’aiment beaucoup. Certes parce inspirait l’amour décent et sain. D’ailleurs, à mon avis, une telle
que les enfants aiment avoir de jolies maîtresses, mais aussi parce beauté n’avait pas eu besoin de m’attendre pour être remarquée.
qu’elle enseigne bien. Souvent les plus jeunes de ses collègues Mais comme j’essayais de savoir lequel de ces garçons avait pour
l’invitent à sortir, mais elle refuse toujours. D’ailleurs comment la l’instant le droit de passer avec elle plus d’heures que les autres,
rencontrer ? Elle sort si peu. Après ses cours, elle va chaque soir je n’arrivais pas à me prononcer. Serait-elle « libre », comme
enseigner aux adultes qui ne savent pas lire. Elle s’est aussi fait nous disons ? Peut-être était-elle une belle à qui la beauté n’avait
des amies de certaines de ses élèves adultes. Auprès d’elles, elle pas tourné la tête et qui pensait qu’elle avait des tâches plus
apprend beaucoup. Elle dit à Mbouloukoué que de toute cette sérieuses à faire pour le moment que de jouer les amourettes ?
expérience elle compte écrire un livre sur la femme congolaise. L’amour viendrait après. C’est rare, mais déjà à cette époque un
Mbouloukoué est professeur de C.E.G. à Kinkala. Lui non plus nombre de plus en plus grand de jeunes filles avaient plus
ne s’est pas marié. Il consacre tout son temps à l’étude des d’ambition que la plupart des garçons. Si tel était le cas, je
mathématiques qu’il enseigne à ses élèves, et à l’animation des souhaitais la rencontrer dans deux, trois ou quatre ans. Mais
pionniers dont il a la charge pour la région. attendre ainsi, et m’en remettre au temps, était aussi courir un
Ce samedi-là, il est venu à Brazzaville voir Mbâ. Il lui annonce risque.
qu’il vient d’être désigné pour aller en France à un colloque sur Toute la salle était debout. Elle dansait le jerk avec des
l’enseignement des mathématiques modernes. Ils ont, ensemble, mouvements d’automate. J’étais émerveillé de voir comment
tenté de rencontrer les promotionnaires de Elo pour savoir son chacun s’amusait sur ce rythme. James Brown hurlait qu’il était
adresse exacte. Mbâ a acheté du poisson salé, de la farine à noir et qu’il en était fier, et qu’il se sentait très bien. La
foufou, des gombos et des ananas qu’elle remet à Mbouloukoué participation des danseurs au morceau était semblable à ce qu’est
pour celui qu’elle attend toujours et qui est là-bas. Elle ne songe la rencontre entre nos musiciens traditionnels et la foule des
même pas que la France est grande et qu’Elo ne pourrait peut-être campagnes. Quand la musique s’arrêta, tout le monde applaudit.
pas rencontrer leur camarade d’enfance. Mbâ a dit à Samba était heureux de l’ambiance qui régnait. Ses invités ne
Mbouloukoué tout ce qu’il devrait dire à Elo. Et tout ce qu’elle dansaient plus pour séduire telle ou telle cavalière, mais pour le
plaisir. C’est à ce moment-là, je crois, que je mis un morceau
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continent pour mieux nous asservir. Que ferions-nous le jour où n’a pas dit, elle l’a écrit dans une longue lettre de dix pages que
ils se présenteraient à nos frontières ? Les désarmerions-nous par Mbouloukoué emporte.
le charme de nos voix et de nos mélodies ? Notre musique les À Paris, par Ebon, un de leurs amis communs, Mbouloukoué
arrêterait-elle et entreraient-ils dans la danse avec nous pour a pu savoir le nom de l’usine où travaille Elo.
savourer le rythme d’une conga bien sentie ? Et je me demandais C’est ainsi qu’après des aventures qui n’intéresseront pas mon
si les quelques experts chinois qui venaient d’arriver dans le pays lecteur (Note de l’éditeur : quelle prétention de la part d’un
pour nous aider dans certains projets économiques, nous auteur de présumer de ce qui va intéresser ou non son lecteur !
prenaient au sérieux et ne se moquaient pas en leur for intérieur mais est-ce surprenant de la part d’un homme qui a toujours fait
de ces hommes qui criaient Marx plus fort que les gardes rouges, partie du cercle très étroit des puissants, des dominants ?) ce
et ne pouvaient renoncer aux divertissements les plus futiles ? vendredi après-midi, Elo et Mbouloukoué marchent sur les quais
Pourtant le samedi soir je me trouvais avec Samba pour de la Fosse, à Nantes. Ils parlent en se tapant sur les épaules
recevoir nos invités… toutes les dix secondes. Finalement ils prennent le bus et
C’est que j’avais été pris par le rythme des préparatifs. J’avais descendent dans la banlieue où Elo habite.
depuis la matinée aidé Samba à obtenir des chaises de la part de – Accompagne-moi frère. Il faut qu’en passant je fasse
nos divers voisins et même d’un bar tout proche qui avait, en quelques courses. Ah ! tu sais, dans ce pays, même les hommes,
outre, consenti à nous prêter des verres. J’avais passé tout l’après- nous devons nous occuper des affaires ménagères.
midi à mettre en place un circuit électrique pour l’installation de En effet, Mbouloukoué est étonné de voir Elo passer à
l’électrophone et de ses deux haut-parleurs afin d’obtenir des l’épicerie acheter du lait, du beurre, des fruits, du pain à la
effets stéréophoniques. Samba voulait aussi des éclairages boulangerie, à la boucherie (après avoir demandé à Mbouloukoué
particuliers qui pourraient varier suivant le rythme de la musique. ce qu’il aime) des tournedos. Puis ils vont au bureau de tabac, où
Pour lui c’était de la magie. Pour moi c’était un plaisir et je il achète des Gauloises et France-Soir pour dit-il « jouer au
m’étais employé à réaliser son désir. tiercé ».
C’est à préparer cette petite fête que je me laissai sans doute – Tu comprends, je suis obligé de faire une partie du marché.
prendre au jeu. Samba, d’autre part, avait besoin de moi. Quand ma femme rentre, il est trop tard.
Au début de la soirée, je me bornai à un rôle domestique. – Ta femme ?
J’offrais et servais à boire. Je m’occupais des disques et de la – Comment, tu ne sais pas ? je suis marié, mon cher.
lumière. Quand j’avais un moment de répit, je m’asseyais et Mbouloukoué est complètement désarçonné. S’il est franc
regardais danser les couples. Habituellement les gens sur la piste avec lui-même et s’il veut exprimer ce qu’il ressent, il doit
me semblaient ridicules. Ce samedi soir les deux verres de engueuler Elo, lui casser la figure même. Il a envie de le traiter de
whisky que j’avais avalés me faisaient comprendre les salopard, de lui dire qu’il n’est plus son ami, qu’il va s’en
mouvements des danseurs et je me surprenais per moment soit à retourner par le premier train… Au lieu de cela, il ne fait que
frapper dans mes mains en secouant la tête, soit à balancer mon s’arrêter. Comme ils montent les escaliers, il regarde Elo dans les
tronc de gauche à droite au rythme de la musique que je yeux. Froidement, avec hauteur même. Alors que là-bas, Mbâ si
fredonnais avec ma gorge. Presque automatiquement, mes yeux belle et si convoitée a mené plusieurs années une vie de recluse…
tombaient sur une jeune fille que j’avais plusieurs fois aperçue à – Et Mbâ ?
la faculté. Alors que toutes celles qui étaient là, ce soir, avaient – Tiens, entre, je vais t’expliquer cela…
des perruques, les unes géantes, les autres en boule, elle avait,
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Elo, aussi sympathique et hâbleur que jamais lui parle de sa qu’il se trouvait seul, l’électrophone ou le transistor gueulait les
solitude en France. De ce qu’Hélène (c’est sa femme) l’a aidé derniers airs à la mode, et, tout seul, devant la glace, Samba
alors. Du fils qu’ils ont ensemble. s’entraînait au yéké-yéké3, se balançant avec souplesse d’une
– Et puis je ne crois pas que je rentrerai au pays. Ici, un ouvrier jambe sur l’autre, et avançant et reculant la tête, comme font les
qualifié c’est pas un capitaliste, mais ça vit mieux qu’un dromadaires quand ils marchent. C’est dire que j’effrayais Samba
fonctionnaire bachelier chez nous. Je me suis renseigné. Au pays par ma façon d’étudier et il est fort probable que si nous n’avions
avec mon métier je gagnerais 30 000 francs C.F.A. Ici j’ai plus du pas été du même village, il aurait rapidement cherché un autre
triple avec double pouvoir d’achat. Mon cher, toi qui es près des camarade de chambre. Mais nous sommes, nous Congolais,
dirigeants, avertis-les : s’ils ne prennent garde, il n’y aura plus encore ainsi faits qu’une personne qui a les mêmes goûts et les
que la fuite des cerveaux, mais aussi celle des mains habiles… mêmes idées que nous, nous paraît toujours plus dangereuse que
– Et ta famille ? celle avec qui nous avons le dialecte et le clan communs.
– Un jour si je fais des économies on ira faire un tour là-bas. J’avais donc, pour ma part, trouvé un rythme de travail tel que
Pour le moment, pas question. Je sais comment c’est, le pays. les journées me paraissaient trop courtes. Dès qu’un cours était
Toute ma solde pour nourrir des neveux et nièces, fils de soi- terminé, je courais à la bibliothèque ou en tout autre lieu où j’étais
disant cousins qui ne foutent rien… Et puis, tu connais mon sûr que personne ne viendrait me troubler.
vieux. Il faudrait que j’accepte une fille mariée coutumièrement. Il y avait déjà un mois que les cours avaient repris quand un
Hélène ne pourrait pas accepter cela. jour Samba m’annonça qu’il allait organiser le samedi une
surprise-partie avec des camarades du campus. Cela ne nous
* coûterait rien. Les autres étaient chargés d’amener les boissons et
* * les cavalières, nous, nous fournirions le local et les disques.
J’effrayai d’abord mon ami par la brutalité de ma réaction
– Mbâ a entendu frapper à la porte. Elle court ouvrir. négative. Il me conseilla de me détendre un peu, sous peine de
Mbouloukoué est debout avec le visage de celui qui vient courir le risque d’être vieux avant l’âge. Nous discutâmes près
annoncer une mort. d’une heure. Cela ne mérite pas d’être rapporté ici. Mais il ne me
Que va-t-il lui dire, bon dieu ? convainquit pas. Pourtant il avait réussi à ouvrir une brèche en
moi. Les jours suivants je ne cessais de repenser à notre
discussion et je me découvris en train de m’arrêter sur des
arguments aussi futiles que « il faut bien s’amuser et se détendre.
C’est un besoin normal. » L’instant d’après je me reprenais et me
disais que la meilleure détente n’est pas la danse ; qu’un bon livre
est, en la matière, supérieur et que l’Afrique, à force de rire et de
chanter s’était laisser surprendre par les peuples plus austères,
qu’elle en avait été déportée et asservie. Je songeais aussi que
chaque soir que nous dansions à Poto-Poto, des savants, des
stratèges, des militaires étudiaient et s’entraînaient au sud de notre
3
Danse congolaise.
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Quant aux femmes, qui y échappait ? Elles envoutaient,
rendaient ennemis d’anciens amis d’enfance, engloutissaient
l’argent des bourses, bref préoccupaient la gent estudiantine sous
une forme ou une autre, vingt quatre heures sur vingt quatre. Je ne Ah Apolline !
veux pas parler que des seules ndumba. Certains avaient une
femme (d’autres plusieurs) et des enfants qu’il fallait nourrir, ce à
quoi la bourse ne suffisait pas. Mais ce qui me rendait méfiant
par-dessus tout, provenait de la connaissance que j’avais de moi.
En effet je suis ainsi né que je puis difficilement m’adonner à Je me revois encore dans le bureau du père Flandrin.
deux choses en même temps. Je ne peux avoir deux amours à la – Mon cher Raphaël, comment vous retenir ? Tout ce que je
fois. Je n’ai que des passions. Et si je m’amourache d’une femme, puis vous demander mon fils est de rester fidèle à l’enseignement
mon travail s’en ressent. Je ne l’aborde plus qu’avec légèreté. Or, que vous avez reçu ici. L’Église ne se réduit pas à ceux qui
ce qui importait alors était de prouver à mes condisciples du portent la soutane. Nous avons besoin de laïcs aussi pour que la
séminaire qu’en refusant la soutane, je n’avais pas rejeté le foi pénètre partout. Je suis sûr que vous ferez rayonner l’amour de
sérieux de la vie. La conception que j’avais du monde n’excluait notre Seigneur autour de vous.
pas certains renoncements. Ainsi m’étais-je engagé à laisser les En l’écoutant, j’ai failli revenir sur ma décision. Je me voyais
femmes de côté et à ne songer qu’à mes études. A la vérité, je déjà lui tombant dans les bras et secoué de sanglots. C’est le
n’excluais pas certaines aventures brèves et discrètes qui devaient théâtral de la situation qui m’a sans doute retenu.
être sans lendemain. Pour cela je savais qu’il me fallait éviter la Lors de cet entretien le Père Flandrin avait réveillé en moi le
compagnie des jeunes filles de mon âge, mais profiter des désirs plaisir presque physique que j’éprouvais lors de ses cours de
passagers de telle femme mûre, souvent mariée, si possible philosophie. Ce n’était pas une doctrine, une arme, des recettes
étrangère ou de passage à Brazzaville. pour défendre notre foi face aux imprévus de la vie qu’il nous
Dès le début de l’année scolaire je me mis donc à l’étude avec dispensait, mais la découverte du sens de l’humain où la logique
une ferveur qui effraya Samba. Lui ne passait guère plus d’une et le cœur étaient réconciliés pour un monde de bonté et
heure par semaine à la bibliothèque. Il consacrait un temps inouï à d’humanité. Le Père Flandrin nous parlait de tout y compris du
des discussions qui me paraissaient être du bavardage et d’un très marxisme et de la sexualité. Aucun sujet ne lui était tabou. Il
bas niveau. Selon lui c’était là le contact avec les masses, la commençait toujours, sur chaque problème, par présenter le point
formation politique. Samba avait bien dans la bibliothèque au- de vue le plus athée, qu’il expliquait avec une logique
dessus de son lit quelques livres. Notamment je crois un recueil impeccable. Nous nous demandions, dans ces moments-là, s’il
de poèmes de Senghor, un Saint-Exupéry d’une collection de n’était pas partisan de cette philosophie, au demeurant à l’opposé
poche, un livre intitulé La clé des songes, Tout sur vous et les de l’Église pour arriver à en écarter ainsi qu’il le fait tout esprit
astres, et Comment devenir un bon orateur. Cette littérature caricatural. Ensuite nous passions à sa critique. Et là, il défendait
entourait « Le petit livre rouge » et deux volumes d’une reliure la position athée contre nos arguments qu’il nous faisait sentir si
chocolat, qui portaient en lettres d’or le nom de Lénine. Je ne sais bas et grossiers. Puis, quand désemparés nous allions abandonner,
à quel moment il les feuilletait ou les lisait. C’était je crois un prêts à l’accuser d’être un faux chrétien, il sortait avec délicatesse
ornement au même titre que la photo de l’orchestre des Bantous son arsenal de critiques nobles et de haut niveau. Ceci fait, il nous
qu’il avait accrochée au mur. Car Samba aimait la musique. Dès présentait un point de vue moins diamétralement opposé à celui
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auquel nous devions aboutir. Ainsi par gradation, sans heurt, nous de la joie ne peut s’empêcher de désirer cette belle fille aux
nous dirigions vers la vision teilhardienne où science, muscles racés et délicats et aux reins cambrés qui passe dans la
progressisme et foi se marient à merveille. Alors il n’hésitait pas à rue. Pour ma part, de fréquentes pollutions nocturnes m’avaient
employer la terminologie athée ou marxiste pour défendre la convaincu que ce problème m’obsédait. Et, pourquoi ne pas
position chrétienne. Lorsque je revois aujourd’hui mes l’avouer, j’avais cédé plusieurs fois à la masturbation.
promotionnaires je retrouve toujours, quel que soit le sens dans Je savais qu’en quittant le séminaire je courrais de gros risques.
lequel ils ont évolué, cet état d’esprit, fruit de la graine qu’y a Pour mes études s’entend. Car le nouveau sens que je devais
semé le Père Flandrin. Je veux dire le refus du dogmatisme, de la donner à ma vie était l’étroite perspective de la réussite
bêtise et de la haine qui pourtant n’exclut pas une foi inébranlable universitaire. Et durant les vacances qui suivirent ma sortie du
à une doctrine à mille lieues de l’éclectisme. Qu’ils soient séminaire, je me préparai non seulement au travail que je devais
marxistes ou prêtres de brousse, les élèves du Père Flandrin se affronter, et qui requérait de nombreuses lectures sur tous les
sentent de la même famille. sujets, mais aussi à une discipline à laquelle je ne devais pas faillir
Tandis que le Père Flandrin commentait mon départ, c’est de avant d’avoir obtenu ma licence.
ces heures de délices intellectuels que je sentais la nostalgie. C’est À mon avis, et d’après ce que je voyais autour de moi, les
cette honnêteté qu’il avait fortifiée en moi qui m’avait conduit à jeunes gens traînaient à faire leurs études essentiellement pour
ma décision. Mais voici que je découvrais la peur de me lancer deux divertissements : le sport et les femmes. Au premier je
dans une vie où il ne serait plus là pour répondre à mes questions. savais déjà que la plupart des étudiants congolais vouaient une
Car j’oublie de le dire : lorsque le doute germait en nous à la suite véritable passion qui laissait croire que les études étaient une
d’une lecture ou d’une situation de la vie que nous n’avions pas détente et non le contraire. Ils se contentaient de suivre leurs
prévue, nous allions le soir dans le bureau du Père Flandrin qui cours assidûment et d’apprendre par cœur ce que le professeur
nous montrait que le problème était, ma foi, simple et que la avait déblatéré du haut de sa chaire. Rares étaient ceux qui lisaient
réponse et la solution allaient de soi. À chaque fois il nous des livres relatifs aux questions de la matière, soit pour
refaisait l’expérience de Colomb avec son œuf. Il suffisait d’y l’approfondir, soit pour tenir tête à la thèse du professeur. Samba
penser ! Jonas, avec qui je louais un logement au plateau des Quinze-Ans
Pourtant je ne revins pas sur ma décision. Je n’avais me disait que nos bourses étaient trop maigres pour nous acheter
malheureusement ou heureusement plus les certitudes qui des livres. Pourtant à l’époque nous gagnions deux fois le salaire
m’avaient poussé à entrer au séminaire. À ce moment-là, j’étais d’un ouvrier de l’usine textile. Et pour moi qui, au séminaire,
au terme de deux ans de lourds débats intérieurs, parfois avais été habitué à n’avoir aucun argent de poche, c’était une
douloureux, qui m’avaient convaincu non seulement que je véritable fortune qui me laissait d’ailleurs un sentiment de
n’étais pas fait pour ce que nous appelions l’abstinence charnelle, malaise. Si je faisais remarquer à Samba que les revues sportives
mais encore que le célibat des prêtres était aussi inhumain que qu’il achetait et dont sa chambre était pleine, les matches
certaines mutilations physiques de nos anciennes traditions auxquels il était toujours présent, son équipement de sport, et les
religieuses. Mon Dieu, comment pouvoir prendre l’engagement cotisations en tant que supporter de l’équipe « Tornade du
de ne jamais réaliser de son corps l’amour avec une femme ! Le Djoué » lui revenaient plus chers que les livres que j’achetais, il
prêtre le plus sain lorsqu’il sort d’un bon repas arrosé de ses vins haussait les épaules. Et tous mes condisciples étaient ainsi. Le
fins dont l’Europe nous a donné le goût, que le soleil brille et que foot les passionnait, et les études n’étaient qu’un moyen
le ciel gueule son bleu de mer, le prêtre le plus sain, sous l’effet d’acquérir un brevet garantissant un statut social.
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Voilà six mois que je sors avec elle. Samedi dernier, je lui – Je t’emmène avec moi à Mossaka. Je suis sûre que tu plairas
avais promis de l’emmener danser à Tipaza. Elle m’avait dit à mes parents. Je ne veux pas me séparer de toi, même pour deux
qu’un orchestre congolais y jouait pour la saison. Vous savez semaines.
comme ils sont maîtres dans cet art, ces gens-là. Je ne pouvais pas Moi je me demandai si elle parlait sérieusement ou non et me
lui refuser cela. D’ailleurs, quand elle vous regarde, il est dis finalement qu’au fond elle était sans doute habituée à cette
impossible de lui dire non. J’ai donc prétexté un repas spontanéité avec ses parents. Ce devait être dans les mœurs de sa
protocolaire entre hommes, pour laisser la femme à la maison. tribu, qui n’avait rien à voir avec celles de la mienne.
Nous avons dansé jusqu’à deux heures. Nous sommes allés Pour avoir la fille qu’on aime, il faut vaincre sa timidité. Ne
ensuite dans un hôtel où j’avais loué une chambre. C’est vers trois pas avoir honte de prendre sa main et de se mettre nu devant elle,
heures du matin que je lui ai dit : même quand c’est la première fois. Il ne faut pas avoir honte
– Alors l’alouette, tu dors ? d’aller trouver la belle-famille.
– Alouette, pourquoi m’appelles-tu ainsi ? Mais cette fois je n’arrivais pas à me dominer. J’avais peur de
– Pour rien. débarquer ainsi chez des gens d’une autre tribu, qui au bout du
Elle remit sa tête sous mon aisselle. Mais j’eus l’impression compte avaient peut-être songé à un autre destin pour leur fille. Et
qu’elle était tout à coup moins détendue. Puis quelque chose puis surtout les nombreuses sorties que nous avions faites
d’humide coula contre ma poitrine. Je crus d’abord que c’était la ensemble et les petits cadeaux que je lui avais offerts me
sueur qui venait du mélange de nos corps. Mais bientôt je dus me laissaient, en cette fin de mois, sans le sou. Non seulement je ne
rendre à l’évidence : elle pleurait. pourrais offrir les traditionnels dons préliminaires qu’attend la
– Qu’as-tu ? belle-famille, mais je n’avais pas non plus de quoi payer le bateau
Elle ne répondit pas. Il n’était pas possible qu’elle m’en jusqu’à Mossaka.
veuille. Je crois bien que je n’ai jamais été aussi délicat avec une Le jour de son départ, j’allai donc l’accompagner au port.
fille qu’avec Nadia. Elle avait été si heureuse tout à l’heure. Nous nous sentions comme étrangers à la foule qui nous entourait
Peut-être pleurait-elle de savoir que notre amour déboucherait en criant, en portant ses cuvettes pleines de manioc et d’objets
dans un cul-de-sac, alors que visiblement il y avait entre nous une achetés en ville. La plupart des passagers était surtout préoccupée
entente exceptionnelle. Il était maladroit de lui poser ainsi la par le souci d’avoir une place confortable. Pourtant certains, qui
question. Je me mis à l’embrasser partout. À caresser ses cheveux connaissaient Apolline, vinrent nous troubler par plusieurs fois
lisses comme de la soie, où mes doigts toujours se plaisaient. pour lui parler. C’était des pays. Ils lui parlaient en dialecte et cela
Finalement elle se dégagea et s’assit sur le lit. m’énervait de ne rien comprendre. Je ne savais pas dans quel état
– Non ce n’est rien. Ce n’est pas de ta faute. C’est que ma je verrais le bateau s’éloigner, mais j’avais hâte qu’on donnât le
mère m’appelait alouette. signal du départ. Les derniers moments qui précèdent la
– Et tu l’aimais, ta mère ? séparation sont toujours pénibles. Depuis la veille, j’avais tout dit
– Bien sûr. de tout ce que je voulais lui confier. Je n’avais rien à ajouter et je
– Elle n’est plus ? ne pouvais pourtant m’en aller. Quand le moment vînt de nous
Nadia me raconta alors comment elle avait appris la mort de sa dire au revoir et qu’elle monta sur les deux planches qui faisaient
mère. Elle était au lycée à Oran. Son père était un responsable du pont entre le quai et le bateau, dans un sourire, les yeux embués
réseau F.N.L dans la région de Saïda, d’où ils étaient originaires. de larmes, elle me dit :
Son nom de guerre était Moustapha l’Éclair. Peu avant – Dis, grand nègre, tu crois que je reviendrai ?
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Et tandis que le bateau agitait ses roues là-bas vers l’île Mais comme je le disais, ces gosses-là m’ont fait cocu. Alors
Mbamou, cette phrase continuait à bourdonner dans mon esprit. que je me préparais à aller en mission en France pour voir le
Général et lui demander son appui (je serais devenu général et
* entre collègues nous nous serions mieux entendus…) ils ont fait
* * un remaniement et m’ont envoyé comme Ambassadeur ici en
Algérie, pays où j’ai combattu, et gagné des galons dans les rangs
Cela allait faire dix jours que les cours avaient repris. Apolline de l’armée française.
n’était pas rentrée. Elle avait pourtant promis de me câbler pour Évidemment, c’est un gâteau que j’ai eu du mal à avaler,
que je puisse aller l’accueillir. Je n’avais rien reçu. puisque je me suis battu pendant quatre ans contre les fellaghas
Je savais que les bateaux n’étaient pas réguliers, et qu’ils tout comme je m’étais battu auparavant au Maroc et en Tunisie.
n’arrivaient guère qu’au rythme de deux par mois. En sortant C’est d’ailleurs là que j’ai gagné mes galons d’officier. Et eux ici
d’un cours je me rendis au port pour m’informer. On m’y ils ne parlent que de l’époque de la résistance, de leurs anciens
répondit que le bateau en provenance de Mossaka arriverait le maquisards, et patati et patata, que ce soit dans les discours
surlendemain vers sept heures et demie, mais que ce n’était officiels aussi bien que dans le privé.
qu’approximatif car souvent il lui arrivait d’être en retard de Enfin, je m’y suis fait. Un jour je me suis confié à
plusieurs heures. Mon cœur bondit de joie. Il me semblait que je l’ambassadeur de France. Lui, il m’a très bien compris. Il m’a
ne pouvais vivre sans Apolline. Depuis son départ je trouvais tout expliqué qu’il fallait passer au-dessus de tout cela. Pour lui,
le monde peu intéressant. Je profitai du temps qui m’était accordé n’était-ce pas encore plus dur ? Il m’a introduit dans d’autres
pour lui chercher un cadeau. Habituellement dans ces cas un milieux, de Français et de diplomates, si bien que j’ai fini par
amant s’ingénie à trouver ce qui peut satisfaire la coquetterie de préférer la vie d’ici à celle de notre petite capitale.
celle à laquelle il pense. Dans le cas précis, j’avais remarqué Et au-dessus de tout cela, il y a que j’aime Alger. C’est une
qu’Apolline avait des goûts pleins d’originalité et discrets et je grande ville, avec de hautes maisons, de grandes rues, beaucoup
craignais de mal choisir. D’autre part, les toilettes des femmes et de voitures et beaucoup de gens. Moi j’aime les grandes villes
les bijoux sont hors de portée pour un étudiant qui doit, sur sa modernes avec de l’animation et où l’on passe anonyme. Dakar,
bourse, nourrir sa famille. J’avais un ami sculpteur sur la route du Abidjan, Kinshasa, ça ce sont des capitales. Tenez, si j’avais pris
Nord. J’empruntai à Samba son vélomoteur pour me rendre sur le le pouvoir (ça viendra peut-être un jour) moi j’aurais demandé
lieu de travail de l’artiste. Celui-ci, en effet, avait dû fuir la foule aux Américains d’embellir ainsi notre capitale. J’aurais fait venir
et la famille de Poto-Poto qui ne comprenait pas que la création des Blancs riches, de partout dans le monde, pour qu’ils ouvrent
artistique n’est pas affaire de dilettantisme mais réclame un de grands magasins comme à Paris.
travail continu et solitaire. Je lui expliquai ce qui m’amenait. Il Et puis Alger a de belles femmes. Oui monsieur ! Ça compte,
me guida dans mon choix et ne me fit payer que la moitié du prix ça. Ainsi, avant que la mienne ne vienne j’ai pu en connaître une,
de la pièce. C’était un masque. mon vieux. Si vous la voyiez… Elle s’appelle Nadia. Elle me
Le jour indiqué, dès sept heures du matin, j’étais sur le port. rappelle certaines filles métisses de chez nous, avec sa peau
J’avais amené un livre pour passer le temps, mais je relisais dix d’osier verni. Mais nos métisses n’ont pas les cheveux aussi
fois la même page sans être capable de dire à qui me l’aurait lisses. Elle en plus, elle a des yeux si noirs qu’elle n’a pas besoin
demandé ce que je venais de parcourir. En fait je regardais le de les maquiller. C’est son regard qui m’a frappé.
Pool, de part et d’autre de l’île Mbamou, espérant apercevoir la
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les citoyennes les plus fraîches et les plus éclatantes. Un jour à un silhouette du bateau. À huit heures et demie je me décidai à entrer
cocktail il fut littéralement charmé par une jeune beauté qu’il ne dans un bureau et demander à un Blanc si un retard était prévu.
connaissait pas. Elle avait ce soir-là un grand boubou sénégalais – Mais de quel bateau parlez-vous ?
blanc et semblait sortir des mains du plus fin créateur. Il demanda – Le Fondère.
qu’on la lui présente. C’était la femme d’un jeune lieutenant qui – Le Fondère ? Mais il est arrivé depuis hier soir, mon bon
venait de rentrer. Il a tout fait, tout mis en branle pour que la belle monsieur. D’ailleurs ce n’est pas à ce quai.
accepte ses caresses. Rien ne la fit céder. De colère il fit muter le Il m’emmena dehors et me montra au loin, effectivement un
mari, commandant d’une zone de brousse à 1 200 kilomètres de bateau accosté.
la capitale. Et finalement il découvrit un complot où le lieutenant Je courus immédiatement chez Apolline. Je me disais qu’elle
aurait trempé. Il appela la dame à qui il renouvela ses offres en avait dû arriver tard dans la nuit et qu’elle n’avait pas voulu me
échange de la liberté de son mari. Elle le gifla, dit-on. De rage il réveiller. Elle devait donc être encore à se reposer. Du port à la
promit la mort au lieutenant. Il n’eut pas le temps de passer à rue de la Louémé, il faut bien une heure.
exécution. Nous avons fait notre coup. Brazzaville est une ville en longueur faute pour les seuls
On m’a d’abord nommé ministre de la Défense. Il fallait voir privilégiés qui ont les moyens de s’acheter une voiture. Je sautai
comme on m’applaudissait. J’avoue que j’aimais me trouver dans donc dans un taxi. En pénétrant dans sa parcelle, je sentis battre
les cortèges entourés de motards. D’ailleurs tous ces jeunes, aussi mon cœur. Je frappai, mais personne ne vint m’ouvrir. Je fis le
bien au Conseil révolutionnaire de libération que du tour de la maison et ne trouvai qu’une vieille femme en train de
gouvernement, ils n’avaient pas le sens du maintien que j’ai de piler son saca-saca. C’était la logeuse d’Apolline.
manière innée. À son port de tête, on voit tout de suite si un – Apolline n’est pas là, maman ?
homme est appelé ou non à de hautes destinées. Que ce soit au – Oui !
Conseil révolutionnaire de libération, ou au gouvernement, je fus – Elle est là ?
vite lassé par les bavardages. Ce n’est pas de ça que notre pays a – Non. Elle est sortie pour elle, mon enfant.
besoin. Ce qu’il lui faut dans l’étape actuelle c’est un homme à – Elle n’a pas dit où elle se rendait ?
poigne. Oui, comme moi, qui donne des ordres et met tout le Elle avait dû aller chez moi. Je courus pour arriver avant
monde au travail, bien encadré par l’armée. Notre pays a besoin qu’elle ne soit repartie. Je ne fus pas plus heureux.
d’être militarisé, car comme disent les Blancs, nous aimons trop – Samba, personne n’est venu ici ?
la palabre et pas assez l’effort. – Non.
J’avais déjà tout mon plan en tête. Je ferais venir, du Tchad, – Tu es sûr ?
des anciens tirailleurs sara comme assistants techniques dans – Mais puisque je te dis.
notre armée. Ils seraient chargés de veiller au travail de toute cette – Même quand tu dormais ?
négraille. Il y aurait des haut-parleurs dans chaque village et dans – Eh ! ça va comme ça. Pour qui me prends-tu ? Tu crois que
chaque rue, qui crieraient des mots d’ordre conçus par moi. Toute je suis Rockefeller pour dormir jusqu’à huit heures ? Et puis avec
personne qui refuserait d’obéir, recevrait une correction des tout le bruit que tu as fait ce matin…
tirailleurs sara. En cas de récidive, elle serait simplement passée J’allai à la Fac. Je cherchai parmi son groupe des anglicistes
par les armes. À ce rythme je peux vous dire que ça marcherait au mais ne la vis point. Je ne savais plus où aller, ni que faire. On se
pas : une, deux, une… En quelques années nous aurions fait le croit fort barricadé derrière le roc de ses habitudes, de sa
bond en avant. philosophie, et il suffit d’un imprévu dans l’emploi du temps que
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l’on s’était fixé pour qu’on se trouve comme un homme tombé
d’une caravane qui traverse le désert ; ne sachant plus ni à quoi se
raccrocher ni où se diriger. J’étais sûr qu’Apolline était dans
Brazzaville et je n’arrivais pas à la retrouver. Mieux valait rentrer
chez moi. Tôt ou tard elle viendrait m’y chercher. Lorsque
j’arrivai, Samba n’était plus là. Je demandai aux voisins s’ils Ancien combattant
n’avaient vu personne frapper à la porte. Personne bien sûr n’était
en mesure de me donner une réponse exacte. Cela ne fit que
m’irriter. En ouvrant la porte je pensais trouver un mot glissé par
en dessous, comme elle en avait l’habitude dans de semblables
circonstances. Je fus encore déçu. J’essayai alors de me raisonner. Peu de temps après le coup d’État, je me suis rendu compte
Était-ce possible que moi qui avais si souvent soutenu qu’avec de que les jeunes officiers nous faisaient cocus. Ils avaient certes
quoi lire, je pouvais tout supporter y compris l’écroulement du trouvé les arguments pour nous décider à entrer dans la
monde, je puisse ainsi être troublé par un rendez-vous manqué conjuration contre le président Tanaka, et nous n’avons pas hésité
Les livres que j’essayai me parurent insipides. Je trouvai un à risquer notre tête en préparant le complot. Il est vrai que ce fut
paquet de cigarettes laissé par Jonas. Je le fumai presque facile de me convaincre. Je n’avais pas demandé un centime.
entièrement. Par quatre fois, j’allai où logeait Apolline, mais ce L’atmosphère était devenue irrespirable au bout de trois ans de
fut en vain. Et je ne fis rien de la journée. règne de Tanaka. Bien que le gouvernement ait eu des
Je m’apprêtais à aller prendre le repas du soir au restaurant représentants de toutes les régions et de toutes les ethnies du pays,
universitaire lorsqu’elle vint. Dans ma joie de la revoir, je ne en fait, c’est le ministre de l’Intérieur et un conseil clandestin de
songeais même plus à lui faire toutes les remontrances que j’avais la tribu qui donnaient quotidiennement au président des directives
en tête. Elle était là, je n’en demandais pas plus. Dès que nous sur les principales décisions à prendre. Comme je suis d’une tribu
fûmes dans ma chambre, nous nous jetâmes dans les bras l’un de qui a toujours commandé à celle de Tanaka, la rébellion devenait
l’autre et peu après j’éteignis la lumière. pour moi un devoir. C’est dans ma région, en effet, qu’on a
Je trouvai qu’Apolline se leva bien vite du lit. D’habitude c’est choisi, depuis l’arrivée des Blancs, les miliciens pour lutter contre
elle qui me retenait : « Les garçons, une fois satisfaits, vous ne les têtes dures qui ne voulaient ni payer l’impôt, ni faire les
pensez plus qu’à fumer et vous nous tournez le dos. » Cette fois- corvées qu’ordonnaient les commandants français. Et je suis fils
ci je me trouvais femme. Elle semblait avoir perdu la tendresse à et petit-fils de chef, moi. Nous avons été depuis l’enfance
laquelle elle m’avait habitué. habitués à commander dans la famille. Tandis que ce Tanaka –
– Ça ne va pas ? puisse-t-il pourrir dans la prison où nous l’avons jeté – c’est un
– Mais si. fils d’esclave. Je connais la famille qui l’a acheté et lui a ainsi
– Non, je sens que tu es fâchée contre moi. permis d’apprendre à lire et à écrire. C’est cette mentalité
– Comme d’habitude tu te rends malheureux à trop t’analyser. d’homme des basses classes qui l’a poussé à vouloir jouir de tout.
Je pensais que la vie allait reprendre comme avant les Chaque plaisir était nouveau pour lui. C’est un peu ce qui l’a
vacances. Mais Apolline attira mon attention sur la nécessité de perdu d’ailleurs. Par exemple, il aimait trop les femmes. Il voulait
travailler plus. Il n’y avait plus que quatre mois avant les toutes les voir dans son lit. Qu’elles fussent célibataires ou
examens. Et elle avait raison. Et je me disais que j’étais tombé mariées, peu lui importait. Il s’estimait un droit de cuissage sur
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* bien bas pour que ce fût elle qui me le rappelât. Et je pensais que
* * je l’avais déçue : elle s’était abandonnée à moi pour l’admiration
qu’elle me portait et parce que j’étais le seul garçon qu’elle
Le soleil apparaît à l’horizon et monte lentement dans le ciel. Il respectait sur le plan de la tête et du travail, et voici que je me
fera chaud aujourd’hui sans doute. Ses rayons pénètrent par les révélais mou et banal au contact de l’amour. Je pris donc la
fenêtres. Ainsi Mademoiselle Ngaoukou-Ngoukaou est réveillée résolution de me secouer tout en étant intérieurement fâché de
par la clarté du jour. Elle tourne comme chaque matin, le bouton l’entendre me mettre en garde contre ces délices vers lesquels elle
de son transistor pour écouter le poste national. Cela l’empêche m’avait entraînée avec la naïveté d’une enfant gâtée.
de se rendormir. On donne les informations : hier le député – Il faut que nous soyons sages maintenant. Nous ne devrons
Ngouakou-Ngouakou a fait une intervention à l’ouverture du nous revoir que deux soirs par semaine.
congrès des femmes avant-gardistes. Il a mis l’accent sur la Ce fut un choc. Mais j’étais habitué à m’astreindre à certaines
nécessité de libérer la femme qui n’est pas un être inférieur à règles, car j’y trouvais une satisfaction dans le dépassement
l’homme. auquel je parvenais ainsi. Nous nous mîmes donc d’accord sur les
mercredis et les samedis. Mais deux semaines successives je dus
m’astreindre à rester à la maison. Elle avait dû répondre dans la
semaine à l’invitation d’une cousine qui la voyait de moins en
moins et sortir avec une amie de Pointe-Noire qui était de
passage ; elle s’était ennuyée et n’avait cessé de penser à moi,
mais il fallait qu’elle rattrape, le samedi, ce temps perdu.
Apolline se rendait-elle compte que ce n’était pas là punition
plus dure que les pénitences auxquelles nous étions quelquefois
astreints au séminaire ? J’aimais les samedis soirs parce qu’ils
garantissaient la solitude dont j’avais besoin pour m’adonner à
mon vice, la lecture. C’était le seul jour de la semaine où tout le
monde était tellement préoccupé d’aller danser que personne
n’avait songé à venir vous déranger. Vous pouviez d’autre part
lire jusqu’à une heure avancée, n’étant nullement obliger de vous
réveiller de bonne heure le dimanche. Or depuis que j’avais
rencontré Apolline, le samedi soir était devenu notre soirée par
excellence. Habitué à boire de cette eau, je ne pouvais
m’astreindre à revenir à l’ancien régime. Ce sentiment de
frustration fît naître en moi quelques reproches à l’égard de celle
qui m’était alors la personne la plus chère. Il m’arriva de le lui
faire sentir.
– Depuis quelque temps je constate que tu es de plus en plus
aimable à mon égard, me dit-elle.
Et aussitôt je me reprochais ma brutalité.
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Quand nous sortions pour aller au cinéma ou en promenade – Il lui dit que sa femme est morte, qu’il revient de l’enterrement et
ce qui, je le répète, devenait de plus en plus rare – je remarquais qu’il vient la chercher pour l’emmener dans un autre pays. Elle
qu’elle évitait que je lui prenne la main comme auparavant. n’ose y croire. Elle veut prendre quelques pagnes et quelques
Un soir où nous devions sortir après que je l’en eus priée robes, mais Ngouakou-Ngouakou lui dit qu’il ne faut pas perdre
plusieurs fois, je l’attendis dans ma chambre, comme si je me de temps.
disposais à passer toute la nuit devant ma table de travail. Elle saute dans la voiture et Ngouakou-Ngouakou l’emmène à
– Tu n’es pas encore prêt ? Et l’on dit que ce sont les femmes vive allure vers l’aéroport. Sur le chemin elle voit beaucoup de
qui mettent les hommes en retard. gens qu’elle connaît et malgré la vitesse de la voiture, elle entend
Je ne me souviens pas de ce que je répondis. Mais ce fut assez distinctement ce qu’ils disent. Ils jettent sur elle l’opprobre
sec. Elle en fut vexée et je faillis lui demander pardon. Mais d’enlever un vieil homme à ses enfants et ils l’accusent d’avoir
j’étais décidé à tout clarifier. C’était la première scène que je lui tué Madame Ngouakou-Ngouakou. Elle est tout en sueur quand
faisais depuis le début de notre amour. Elle en pleura. En moi- elle parvient à l’aérodrome. Dans l’avion, il n’y a plus de place et
même j’étais confondu car je n’aime pas voir les gens souffrir, je on les a mis dans la cabine de pilotage. C’est Ngouakou-
n’aime pas voir les gens pleurer. Et quand j’en suis la cause, cela Ngouakou qui prend les commandes de l’appareil. Il met en
me devient insupportable. marche les réacteurs. L’avion roule sue la piste mais il n’arrive
– Ce n’est pas ma faute, hoquetait-elle entre ses sanglots. jamais à s’élever de plus de trois mètres. On dirait que le chien
Quand elle fut en état de me parler, ce fut à son tour de me noir qui poursuit Marie-Thérèse va réussir à sauter dans l’avion…
broyer le cœur involontairement. Marie-Thérèse se réveille et voit Ngouakou-Ngouakou debout,
Elle n’avait en fait pas passé de vacances. Dès le lendemain de déjà habillé.
son arrivée, elle avait subi les assauts répétés et successifs de son – Il faut que je rentre maintenant.
père, de sa mère et du conseil de famille. On savait qu’elle Elle lui tend les mains en lui souriant. Il vient s’asseoir au bord
« vivait » avec un Lari. Ces gens à la tête dure en qui il ne fallait du lit. Il lui embrasse la tempe et dit :
jamais avoir confiance. Et elle avait osé repousser complètement – Allons. Il faut que je m’en aille.
le diamantaire, qui pourtant était de Mossaka comme elle. – Mais j’ai quelque chose à te dire.
Oubliait-elle que son père ne devait sa situation qu’à ce dernier ? – Ah tu cherches encore à me retenir.
Le père d’Apolline gérait, en effet, un magasin dont le – Non c’est sérieux.
propriétaire était l’ancien fiancé. Ces derniers temps il avait été Elle a pris la main de l’homme qu’elle passe sous le drap et
menacé par l’ex-futur gendre qui voulait lui enlever cette gérance pose sur son ventre.
qui, en réalité, était la dot de la jeune fille. Comment le père – Je crois que j’attends un enfant de toi.
pourrait-il subvenir aux frais de scolarité des cinq sœurs – Quoi ?... Mais tu plaisantes…
d’Apolline ? – Non c’est sûr…
– Si cela ne tenait qu’à moi, je ne céderais pas. Je ne peux pas – Mais qui me prouve qu’il est de moi ?
capituler devant ces vieux préjugés. Mais je ne me sens pas le Marie-Thérèse se tourne sur le ventre et la tête dans l’oreiller
droit de réduire mes parents à la mendicité et de compromettre qu’elle mord, se met à pleurer, se met à pleurer. Elle tape le lit de
l’avenir de mes sœurs. Et puis, sait-on jamais ? Avec leurs ses deux poings, elle tape du pied.
fétiches… – Qu’est-ce qui te prend, petite ?
– Salaud, va-t-en, salaud, salaud…
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l’orchestre, avec ses hanches, ses jambes, ses épaules, un large – Continue, Apolline. Dis ce que tu peux. Mes oreilles
sourire sain aux lèvres. Sourire d’attendrissement aussi devant cet n’écoutent plus. Comment peux-tu ainsi parler sans te douter que
homme de cinquante ans, pour qui la calvitie et le ventre ne sont tu m’assassines ? Et moi aussi j’aurais eu à expliquer dans ma
pas un problème, tant il danse allégrement ? L’homme au bar ne tribu. Et moi aussi j’aurais subi les pressions pour m’amener à
peut s’empêcher de remarquer : t’abandonner. Je ne t’en ai jamais rien dit. Tout comme j’ai tu les
– Oui, ma sœur, c’est ça l’Afrique. Notre négritude. La maux que suscitait en moi la seule idée que le qu’en-dira-t-on
civilisation de la danse, en dépit des âges. religieux devait me désigner du doigt, parce que j’avais pris
Mais le couple ne ses soucie pas du bar. Ils sont captivés l’un compagne à peine sorti du séminaire. Mon amour pour toi
par l’autre. supposait aussi des combats contre le milieu et les préjugés que
Au bout de trois danses Ngouakou-Ngouakou veut s’en aller. celui-ci suscite. C’était, m’imaginais-je, notre lot commun, et
– Déjà ? dit-elle. On est bien ici. Tu ne trouves pas ? qu’il n’était pas besoin d’en parler. Va, je te croyais plus mûre,
– On sera mieux ailleurs. plus forte que moi. Puis-je sceller ma vie à plus frêle que moi
Il la prend par le bras, la soulève et disparaît avec elle dans la quand le monde est fréquent en combats cruels ?
nuit noire. Devant le Relais-Hôtel il répète à Marie-Thérèse : Son allusion aux fétiches ne me fit même pas rire ; Nous
– J’ai fait réserver une chambre au nom de mademoiselle sommes allées vers le fleuve. Il y avait là un hôtel. Nous sommes
Baker par mon secrétaire. Tu te présentes donc à la réception et tu montés au dernier étage où une terrasse s’ouvrait sur le Stanley
prends la clé. Tu m’attends dans la chambre, je serai là dans Pool. Nous suivions le rythme lent des multiples îles vertes qui
quinze minutes. vont comme une foule à l’enterrement vers le Djoué. Un jeune
Quand elle éteint la lumière, Marie-Thérèse se sent saisie par homme et une jeune fille buvaient ce soir-là devant deux verres.
des bras musclés et solides. Elle sent les poils de ses bras se mêler Ils étaient plein de tendresse l’un pour l’autre. Leurs yeux et leurs
à ceux des bras de l’homme. Son souffle est déjà coupé. C’est propos le chantaient. Ce que nous disions était d’un romantisme
comme ça avec lui. Il ne caresse pas. Tout de suite il la pénètre. lugubre et résigné. Mais je me demande encore aujourd’hui si ce
Elle ne peut s’empêcher de pousser un cri du fond de la gorge. ne fut pas le soir où nous fûmes les plus délicats l’un pour l’autre.
Comme si elle pleurait. Nous avions vécu le temps de la passion. La société la
– Je te fais mal ? condamnait au nom de la sagesse. Il fallait nous résigner. À quoi
– Non au contraire. bon les sentiments mélodramatiques ? Nous étions trop cérébraux
Ses ongles entrent dans la chair de l’homme. Elle sent son gros et de trop bon goût pour en arriver là. Nous nous aidions à avoir
museau qui parcourt son visage. Elle ne sait plus dire que des oui la force de n’être plus désormais l’un pour l’autre, que de bons
essoufflés. Et puis des choses qu’elle ne distingue pas elle-même. camarades. Du moins, le crûmes-nous un instant.
C’est toujours très long avec lui. Plus Qu4avec les jeunes et elle J’évitais d’aller suivre les cours, de peur de la rencontrer. Elle
aime ça. Elle se sait damnée, mais qu’importe. Elle vibre. Elle vit, n’en manquait pas un. Je travaillais à la maison. Mais ma
elle est libre. chambre était pleine d’elle. Je ne pouvais y rester plus d’une
Quatre fois dans la nuit elle gémira ainsi avant de s’endormir, heure. Je décidai d’aller à la bibliothèque. Par plusieurs fois je la
répétant à chaque fois : « Oh c’est bon… Tu n’as pas pitié de moi rencontrai et ce me fut dur. Quand le hasard ne nous mettait pas
à tant me combler… » face à face, je ne travaillais pas plus. Apolline était dans les yeux
Elle rêve que Ngouakou-Ngouakou est venu la chercher avec des copains. Même s’ils n’osaient pas me le dire, je sentais qu’ils
une grosse voiture américaine. Il est habillé de noir et tout joyeux. remarquaient que celui qui paradait tant avec la belle Apolline se
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trouvait bien seul aujourd’hui. Ah ! Ah ! Ah ! J’entendais leurs Elle fait un signe de tête à l’une de ses cousines qui en traînant les
ricanements intérieurs. C’est alors que je me mis à fréquenter pieds par terre s’avance vers la nouvelle cliente.
beaucoup plus Kodia. – Non, je ne prends rien pour le moment, j’attends quelqu’un.
Cet instituteur avait par un travail scolaire et persévérant réussi Quand la cousine revient vers le bar, un homme qui est assis là
à passer l’examen spécial d’entrée en faculté. À ce moment-là, sur un haut tabouret la saisit et l’enlace à bras-le-corps pour
détaché de la Fonction publique, il préparait sa licence de danser la rumba. Aussitôt la cousine perd sa nonchalance. Les
physique. Plus âgé que nous tous, il nous dépassait par sa deux bas-ventres sont en contact et se meuvent en rond en de
maturité. C’était pour nous une manière de père jeune. Quelqu’un larges mouvements de frottements. Ils n’ont plus rien à se cacher,
qui forçait notre respect, mais comprenait nos problèmes que nos pense Marie-Thérèse.. Si la lumière n’était pas si tamisée, on
pères véritables, hommes d’un autre âge, ne pouvaient pas verrait sans doute qu’ils ont les yeux clos. Le spectacle gêne un
soupçonner. Kodia était un grand militant. Il dirigeait le peu Marie-thérèse.
mouvement étudiant avec une flamme communicative. À la fin de la danse, l’homme retourne au bar et plaisante avec
Alors que les autres militants – que j’appelais alors les toutes les cousines en éclatant de rire. Au morceau suivant il se
« excités » – me parlaient pour un oui ou pour un non de dirige vers Marie-Thérèse. Il a l’air si sûr de lui et a des yeux si
l’impérialisme, Kodia, lui, m’interrogeait sur mes études. La beaux qu’elle est paralysée.
philosophie l’intéressait et il me posait beaucoup de questions sur – Non, monsieur.
les philosophes tels que Husserl ou Kierkegaard qui, à mon avis, – Je vous dégoûte alors ?
ne pouvaient présenter d’intérêt pour le marxiste-léniniste qu’il –…
était. À partir de sujets aussi désengagés que la liberté ou la mort, Elle tourne la tête. C’est à ce moment-là qu’entre Ngouakou-
il arrivait sans me heurter à me montrer la nécessité de la lutte Ngouakou.
anti-impérialiste, qui ne m’apparaissait plus alors comme un – Ah ! pardon monsieur le Député, pardon… Je ne savais
slogan, mais une attitude philosophique et, pour moi, pas…
fondamentale et vitale. Quand j’y pense aujourd’hui, je me dis Ngouakou-Ngouakou ne répond pas. Il tourne la tête et
que c’était une sorte de Père Flandrin. s’asseoit. En lui-même, il marmonne : « C’est ce petit con de
Un jour je m’ouvris à Kodia de mon aventure avec Apolline et Bwala. Il va voir comment je m’appelle.
lui expliquai que cela m’avait dévasté intérieurement. Il m’écouta La cousine est revenue.
en silence. Quand j’eus fini, il me regarda fixement, sortit une Elle blague un moment avec monsieur le Député. Ce sont de
cigarette qu’il alluma avec le mégot qu’il terminait, et il me vieilles connaissances. Il n’y a pas de protocole. Monsieur le
raconta son mariage. Qu’il vivait avec une femme qui ne posait Député Ngouakou-Ngouakou est l’homme le plus simple du
aucun des problèmes qui l’assaillaient pour l’avenir de l’Afrique monde. C’est un enfant du peuple qui n’a pas peur de retourner en
et que c’était là son malheur. contact avec la masse. Il commande. Quand la serveuse revient
– Pourtant je l’ai épousée contre le gré de ma famille, me dit- avec le plateau de consommations et que Monsieur le Député
il. veut payer, la cousine dit que le monsieur du bar a déjà réglé.
– Mais la communauté de pensée qu’il n’y a pas entre toi et ta Comme c’est une pachanga qu’on joue maintenant, Marie-
femme, c’est justement ce qui existait entre Apolline et moi. Et je Thérèse a envie de danser. Mais il n’y a personne sur la piste et
sais qu’au Congo il n’y a pas pour l’instant deux filles comme tout le monde au bar les regarde. Tous sourient. Sourire de voir
elle. une jeune fille qui exprime sa jeunesse à chaque note que joue
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Ngouakou-Ngouakou se lève. Il va dans la chambre. Il jette ses Il me regarda, sourit et tira sur sa cigarette.
habits en désordre sur le lit, tout en sifflant. Sa femme rangera – Tu as peut-être raison. Mais à quoi bon se lamenter. Une
cela dans l’armoire. Il met un pantalon gris clair et un mini- assiette quand elle est cassée, c’est terminé, il faut la jeter. Certes,
boubou en tissu pagne avec des galons dorés aux manches, aux on peut la recoller, mais ce n’est plus la même assiette, et elle
poches et au col. Il se regarde dans la glace. Il a rajeuni. Il allume n’est plus telle qu’on l’aimait. Toutes tes pensées sont
une cigarette et sort en sifflotant dans la nuit. parasitaires. C’est comme l’homme qu’on a amputé d’un bras. Il
Le bar « Venez-Voir » se trouve presque à la sortie de la ville peut s’attarder à se comparer aux autres et à regretter le temps où
dans une rue sans lumière. Le bar, lui, a l’électricité pourtant. il avait deux bras. Ce serait humain et seul un cœur de bête se
C’est que la patronne, Marguerite, est une jeune veuve d’une moquerait de lui. Mais ce manchot sera un malheureux, un aigri,
beauté remarquable. Traits réguliers du visage, seins qu’on devine désagréable à son entourage et à lui-même. Par contre, s’il
bien plantés et décents sous la camisole, longues jambes de faon s’éduque pour dépasser son infirmité, il rayonnera et sera
qu’on s’attarde à regarder quand elle met sa robe collante et ses heureux. C’est ton problème. Je comprends ta douleur, elle
souliers à talons. Certains la prennent pour une métisse, mais montre que ton cœur est riche. Mais si tu ne surmontes pas cela tu
enfin ceux qui la connaissent depuis l’enfance savent que son seras une épave.
teint a éclairci depuis qu’on vend certains produits américains. – Ce n’est pas facile de raisonner quand il s’agit du cœur.
Bref, Marguerite est très recherchée. Et comme elle ne peut – C’est vrai. On n’oublie pas aussi facilement. Et si tu
satisfaire tout le monde en même temps, elle a des cousines qui continues à vivre seul, tu ne pourras pas oublier.
vivent là, presque aussi belles qu’elle. Ainsi lorsqu’une haute Ces conversations quotidiennes firent peu à peu leur effet. Je
personnalité emmène à « Venez-Voir » une bande de hautes me jetai dans le syndicalisme étudiant. J’abandonnai même mes
personnalités en mission, il leur prouve son pouvoir en dansant études. Au fond je voulais me faire distinguer. Être le leader dont
corps à corps avec Marguerite. Vers une heure du matin, il va lui la radio parlerait. Ce serait ma revanche. Chaque fois qu’ouvrant
parler à l’oreille. Alors elle va faire ça avec notre haute son poste Apolline entendrait citer mon nom, je troublerais sa
personnalité tandis que Marguerite donne l’ordre à chacune de ses tranquillité et elle en aurait la nostalgie.
cousines d’aller faire ça avec les hautes personnalités étrangères. Un jour l’Union m’a envoyé dans la Sangha. Je devais y faire
C’est ainsi que Marguerite, en échange, obtient ce qu’elle veut. Il une série d’exposé sur l’aliénation. Ce fut pour moi une
lui a suffit de deux mois d’assiduité avec le ministre de l’Énergie redécouverte de mon pays. Ce furent peut-être les seuls huit jours
pour obtenir de l’électricité dans son bar. où je ne pensais pas à elle.
Marie-Thérèse a dû prendre un taxi pour venir jusqu’ici. Elle a Quand je revins, je trouvai sur ma table une enveloppe
hésité un moment à entrer. L’énergie électrique n’est pas utilisée blanche. À l’intérieur une carte pliée en deux annonçait le
à éclairer la salle, mais pour l’électrophone. Les ampoules ont mariage d’Apolline et de son diamantaire.
toutes été peintes en rouge, de sorte que ce ne sont que des
ombres rougeâtres qu’on va se déplacer ou être assises là-bas au *
comptoir. La salle est divisée en des espèces de petits * *
compartiments séparés les unes des autres par des cloisons en
bambou. Lorsque vous êtes dans un de ces compartiments, vous Aujourd’hui, il a neigé toute la journée. Je n’ai pas mis le
êtes à l’abri des regards indiscrets. Marie-Thérèse en choisit un et nez dehors voici deux ans que je suis en Union soviétique, venu
s’asseoit là sur un petit banc d’osier très bas. Marguerite l’a vue. poursuivre mes études e suis loin du théâtre qui a dévasté mon
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cœur d’adolescent. Le travail nous mange entièrement et le train qui vous assure la cuisinière à gaz dernier modèle, le
de la vie nous fait oublier nos mesquineries. Des filles j’en ai réfrigérateur, l’argent…
connues ici aussi. Quelquefois de plus belles et de plus – L’argent ? Avec ce que tu me donnes par semaine, il faut
enrichissantes qu’Apolline. Mais j’ai toujours l’impression avec bien se creuser la tête pour une grande famille comme la nôtre.
elles, que je me conduis comme tu l’étais avec moi, Apolline, – On voit bien que ce n’est pas toi qui gagnes l’argent.
dans nos meilleurs moments. Ma passion de l’étude est revenue Le speaker présente maintenant les informations. Il parle des
depuis bien longtemps, et je partage l’idéal de ceux qui veulent un nouvelles nationales.
monde sans âme solitaire. Pourtant, quand il neige comme – Taisez-vous, bon Dieu, que je puisse écouter.
aujourd’hui, je repense à toi, Apolline, qui n’a jamais connu ce – « Aujourd’hui s’est ouvert le congrès de la Fédération
blanc parfait qui endort toute la terre et je me sens seul. nationale des femmes avant-gardistes. Divers discours ont été
prononcés. C’est le deuxième congrès de la fédération depuis sa
création. De nombreuses délégations d’invités sont venues des
pays frères africains et des pays amis d’Europe, d’Amérique et
d’Asie. »
Ngouakou-Ngouakou fulmine. Dès demain je vais voir le
ministre de l’Information pour qu’il me sanctionne ce speaker. Il
n’a rien dit de mon discours. Il pousse son assiette en avant.
– Tiens, d’ailleurs je n’ai plus faim. On parle de la guerre du
Nigéria. Ngouakou-Ngouakou allume sa cigarette. Ils racontent
toujours la même chose sur cette guerre.
– Et les filles, elles ne peuvent pas t’aider à faire la cuisine ou
le ménage ? Toi, Marcelline, par exemple ?
– Mais papa, j’ai beaucoup de travail.
– N’oublie pas que tu es une femme. Le premier travail d’une
femme c’est le travail domestique.
– Enfin comprends, toi aussi, dit la mère, tu sais bien que
Marcelline prépare son Bac cette année.
– Et vous croyez que c’est avec son Bac qu’elle retiendra son
mari à la maison ? C’est avec de bons plats, oui. Avec autre chose
aussi.
– Tu pourrais faire au moins attention à ce que tu dis.
– Oh papa, crie Bouka-Bouka, regardez.
La télévision montre de jeunes enfants biafrais. On dirait des
squelettes avec de gros ventres. Le Silence saisit toute la famille.
– Pourquoi ils sont laids comme ça ces enfants ?
– C’est pas de leur faute, corrige leur mère.
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moins deux fois par semaine. Quand les programmateurs de télé
sont à court d’imagination pour réaliser une émission, ils aiment
bien ainsi passer un film qu’ils ont sous la main, même si on l’a
déjà vu cent fois. Ngouakou-Ngouakou s’ennuie. Il regarde sa
montre. Monsieur le Député
– Quand peut-on passer à table ?
– Encore cinq minutes !dit la mère, de la cuisine.
– J’ai faim.
– Mon riz n’est pas encore assez cuit ! « … Le colonialisme a imposé un système économique qui a
– Toujours la même histoire. C’est jamais prêt quand vous asservi nos sœurs. C’est à nous, les hommes, qu’il revient dans
voulez. l’étape actuelle de libérer économiquement nos couches
Myriam Makeba chante maintenant Malaïka. Là, Ngouakou- fondamentales en général, et nos femmes en particulier
Ngouakou se laisse prendre. C’est le type de la belle chanson. (Applaudissements…) Nos femmes doivent avoir accès aux
Ensuite la chanteuse sud-africaine en entame une où elle fait métiers auxquelles elles ont droit. Il est inconcevable que dans un
claquer sa langue et où elle danse en faisant tanguer sa croupe pays indépendant comme le nôtre, où des milliers de filles vont à
comme un bateau sur les vagues. l’école, les emplois de vendeuses dans les magasins ou de
– À table, crie la mère. secrétaires ne reviennent qu’aux expatriées…
Ngouakou-Ngouakou ne répond pas. (Applaudissements…) Sœurs, nous profitons de votre congrès,
– À table, ca va être froid. pour demander avec solennité à notre Assemblée nationale et à
Ngouakou-Ngouakou retient sa colère. Il n’aime pas qu’on crie notre gouvernement ce qu’ils attendent pour passer une loi pour
lorsqu’il écoute la musique. Il va s’asseoir sur sa chaise, face au que les emplois de serveuses dans les bars et les boîtes de nuit
poste de télévision. Myriam continue à chanter. soient définitivement réservés aux Africaines et interdites aux
– Encore du riz et de la viande en sauce ? Européennes… (La salle se met debout et couvre l’orateur d’un
– En ce moment il n’y a pas grand-chose au marché. tonnerre d’applaudissements.) Les salaires de nos femmes dans
– Pas grand-chose, il n’y a pas de poisson, non ? ces différents métiers doivent être égaux à ceux que percevaient
– C’est bien la première fois que tu me fais une suggestion les Européennes… (Tonnerre d’applaudissements…) Car comme
pour le menu. Varier le menu c’est bien joli, mais on ne peut le le disait… euh !... euh !... comme le disait euh !... Enfin je crois
faire à l’infini. Quand le matin je te demande ce dont tu as envie, bien que c’était La Fontaine : « À travail égal, salaire égal »
tu prends ton cartable et tu files au bureau. (tonnerre d’applaudissements)… Il est temps aussi que cessent
– Il ne manquerait plus que ça. Tu trouves que je n’ai pas assez définitivement les préjugés qui font que certains pères, au nom
de choses auxquelles réfléchir. S’il faut encore m’occuper de la d’une étroitesse d’esprit, refusent encore de faire continuer des
cuisine ! Tu n’as pas à travailler au bureau. C’est moi qui ramène études à leurs filles. La femme a les mêmes droits que l’homme.
l’argent. Certains hommes ne veulent toujours pas admettre cette vérité.
– Si tu veux qu’on échange, ce sera avec plaisir. C’est pourquoi je me retourne vers vous, mes sœurs, et vous dis
– Mes activités ne sont pas des activités de femme. Je connais que seules, les femmes se libèreront elles-mêmes de la tyrannie
beaucoup de femmes qui rêvent d’être à ta place. Avoir un mari masculine… (Applaudissements…) À l’heure du tribalisme, à
l’heure où des hommes par le monde se tuent sans merci et
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comme des fous, je dis du haut de cette tribune que seule la – Non mais, depuis quand les femmes ont-elles à faire des
femme nous aidera à dépasser les préjugés des tribus et à obtenir remarques à leur mari ? C’est toi maintenant qui va m’apprendre
la paix du monde… (Applaudissements…) » comment élever ma fille ?
Le député Ngouakou-Ngouakou a parlé ainsi pendant vingt – Tiens papa, voici tes babouches, dit Bouka-Bouka.
minutes, montre en main. Quand il a fini il s’éponge le front. La – Ah merci mon fils. Toi au moins tu penses à moi. Mais c’est
foule dans la salle de conférences de la Maison du Parti éclate quand même trop fort. Ce sont les hommes qui doivent travailler
littéralement de joie. Des hommes et des femmes se tapent sur le ici ?
dos en grosse accolade, éclatent de rire et crient « Papa – Émilienne !
Ngouakou-Ngouakou ? » « Lui-même », répond une autre partie Émilienne arrive toute effrayée.
de la salle. Certaines femmes dansent sur place, tandis que les – Alors ! Combien de fois faut-il t’appeler ?
bébés qui sont dans leur dos plissent le front d’être ainsi – Mais… papa… pardon… Je n’entendais pas…
brusquement réveillés de leur sieste. – Où étais-tu ?
Le garde du corps enlève cérémonieusement l’écharpe du – Là, dans ma chambre.
député, et prend la chemise où est mis en sandwich le discours – Dans ta chambre ? à rêver sans doute…
que vient de prononcer Ngouakou-Ngouakou. La foule en liesse – Non papa, je révisais ma composition de mathématiques.
n’arrive pas à calmer son délire. – Et bien pour faire des mathématiques il ne faut pas rêver. Si
tu faisais des mathématiques tu devais faire attention. Et quand on
* fait attention on entend les gens qui nous appellent… Apporte-
* * moi mon whisky…
Émilienne va vers le buffet. Elle fait les gestes
Il est maintenant vingt heures, Ngouakou-Ngouakou est rentré mécaniquement. Elle rêve à l’internat. Elle envie ses camarades
chez lui. Son boy se précipite prendre sa sacoche. Il se jette sur un qui sont loin de la férule familiale. Ce doit être bon de ne
fauteuil. dépendre que de soi-même. Les parents, ils pensent vous aider
– Bouka-Bouka, viens voir papa. avec leurs principes et ils ne voient même pas que vous les jugez.
Le gamin grimpe sur les genoux de son père. Ngouakou- Ah ! Tiens, la bouteille est presque vide. Émilienne cherche en
Ngouakou le regarde avec fierté. C’est le seul garçon qu’il a. Son vain à tous les étages du buffet.
septième enfant. – Alors, il vient ce whisky ?
– Papa, toi tu ne m’as pas acheté un Apollo XII. – Il n’y en a plus.
– Qu’est-ce que c’est encore que ça ? – Il n’y en a plus, il n’y en a plus. Eh bien ! pendant deux jours
– Akpa en a un lui. Son père lui a acheté. je t’interdis de jouer avec tes voisines.
– Émilienne, crie Ngouakou-Ngouakou, Émilienne ! – Mais ce n’est pas ma faute papa…
– Elle révise sa composition, crie la mère de la cuisine. – Tu dois savoir que quand la bouteille est à moitié vide, il faut
– Composition ? C’est pas en composant qu’elle apprendra à en racheter une autre. Qu’on m’apporte de la bière, alors !
être agréable à son mari. Qu’elle m’apporte mes babouches. Il allume son poste de télévision. Myriam Makeba chante. Il
– Écoute, Ngouakou-Ngouakou, soit un peu compréhensif aime bien l’entendre, mais ce soir cela l’énerve. C’est en effet le
avec cette pauvre enfant, dit la mère. film qu’on a enregistré lors de son dernier récital dans la ville.
Ngouakou-Ngouakou le connaît par cœur, car on le passe au
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Nzodi connaissait bien maître Epayo. Avant que Nzodi n’aille l’indépendance, les français avaient pu avoir des indications
étudier dans les pays socialistes ils avaient milité ensemble, en précises sur lui. Un jour ils vinrent prendre sa mère pour une
France, à la Feanf4. Nzodi était alors président de la section de information. Ils l’emmenèrent en prison. Ils voulaient qu’elle
Toulouse. Epayo était toujours présent aux réunions mais refusait dénonce son père ou quelqu’un du réseau. « C’était une femme
systématiquement d’avoir des postes de responsabilités. Il remarquable, avec un courage que j’ai vu chez peu de gens. Elle
répondait invariablement : n’a pas voulu dénoncer mon père. Je n’ai appris son arrestation
– Je laisse cela à ceux qui ont une puissante de travail plus que le samedi, quand je suis venue passer le week-end. Quand je
grande que la mienne… Mon premier devoir de militant est de suis rentrée au lycée, j’étais abattue. Je ne pouvais pas travailler
terminer mes études le plus rapidement possible et de rentrer. dans cet internat plein de Françaises qui étaient les alliées de ceux
C’était alors Nzodi qui étiquetait Epayo parmi les étudiants qui à la même heure, torturaient ma mère. Mais en même temps
suspects. Oui, Nzodi ne pouvait l’oublier. Souvent, songeant à j’étais fière d’être la fille d’une femme qui était une héroïne. Au
cette époque, il pensait que c’était la meilleure. Celle, en tout ca, bout d’un mois, ils l’ont sortie. Ils n’avaient rien retenu contre
où il avait donné le meilleur de lui-même à ce qu’il estimait de elle. Mais elle avait changé. Elle, jadis si belle et fraîche, avait des
plus généreux. Il se revoyait encore hébergeant les camarades cheveux blancs et des rides. À sa sortie de prison je ne suis plus
algériens traqués, faisant du porte à porte pour obtenir des retournée au lycée. Elle m’a fait évacuer sur le Maroc. Elle est
signatures à une pétition réclamant la mise en liberté de Djamila partie dans la montagne. Non pas comme infirmière, mais comme
Bouhired – la première Algérienne à avoir placé une bombe dans combattante. Elle est morte les armes à la main, dans un combat
un café pour l’indépendance de son pays. Chaque dimanche il contre l’armée colonialiste. »
vendait le journal du parti communiste français. Il passait des – Dans la région de Saïda, demandai-je ?
heures entières à convaincre ceux de ses compatriotes qui – Oui.
refusaient de signer une motion de protestation parce qu’ils – En quelle année ?
craignaient la suppression de leur bourse. – En 1960.
Mais, à chaque fois que ces souvenirs le hantaient trop, Nzodi Elle ajouta le mois.
faisait appel au whisky. Je me levai et m’habillai.
Avait-il trahi ? Lui seul pouvait le savoir. Toujours est-il que Nadia est une des rares personnes, ici en Algérie, à qui je n’ai
lorsqu’un ancien camarade lui posait cette question il répondait pas dit que j’ai combattu dans ce pays. Mais moi non plus je ne
que non, bien sûr. Mais qu’il était confronté aux réalités peux pas oublier ce combat que j’ai livré en 1960 face aux
nationales. Qu’il faisait partie d’une génération sacrifiée. Parce fellaghas. Ils se sont bien battus et sont tous morts sur place.
que celle-ci devait s’user à de lourdes responsabilités et parce que Effectivement, il y avait une femme parmi leurs morts. Nadia, je
la génération suivante qui, elle, ferait la révolution ne ne te reverrai plus. Je ne peux plus pousser trop loin les
comprendrait pas des gens comme Nzodi. conversations avec les gens de ce pays, car je risque chaque jour
Les paroles de Kalala lui parvenaient comme à travers un rêve de découvrir le parent ou l’ami cher de quelqu’un que j’ai tué ou
irréel qui l’aurait agité dans son sommeil. fait tuer.
– J’ai pensé, encore une fois, que nous n’avions pas le droit de J’ai hâte qu’on me relève de mon poste.
laisser maître Epayo dans cette situation. Quelques faibles que
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Fédération des Étudiants d’Afrique Noire de France.
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Kalala essaya de lui montrer les dangers qu’il y avait justement
par le fait que le « timonier » flattait certaines habitudes, certaines
coutumes du peuple.
– Je crois que la coutume est statique. Elle ne fait pas avancer.
L’honnête homme Elle n’améliore pas une foule qui a besoin pourtant de se
transformer. Et toute son attaque contre la « gent lettrée » c’est
crier haro sur l’intellectuel, uniquement pour légitimer
l’arrestation arbitraire de maître Epayo.
Peut-être bien que j’aurais dû me taire, ne pas faire mon
Maître Epayo était un jeune avocat, premier de la génération
rapport et laisser les chefs se débrouiller entre eux, car plus j’y
des premiers universitaires à être rentré. Le président l’avait, il y a
pense, plus j’ai l’impression d’avoir livré un combat gratuit.
six ans, fait arrêter pour complot contre la sûreté de l’État.
Que j’aie crié, argumenté, menacé ou pas, le résultat est le
Condamné à mort, on était resté deux ans sans nouvelles de lui.
même. L’affaire est certainement classée aujourd’hui.
Puis sa peine avait été commuée en vingt ans de travaux forcés. Il
Ce matin-là, le directeur général m’avait appelé à son bureau.
y a un an, de retour d’un voyage aux États-Unis où il avait obtenu
– Dahounka, j’ai un travail urgent à vous demander. Rendez-
des promesses de dollars, le président l’avait fait bénéficier d’une
vous immédiatement à Maxiville. Allez faire une enquête sur la
amnistie.
situation de l’emploi et les perspectives d’avenir pour les dix
Et voici qu’il y a une semaine, alors qu’il plaidait pour un
prochaines années. Pour cela, voyez tous les documents. Si vous
voleur, maître Epayo avait déclaré au tribunal que « la situation
vous contentez d’interviewer les cadres européens, ils vous
économique et sociale de notre pays qui ne cesse de se dégrader
jetteront de la poudre aux yeux. Ils n’ont pas intérêt à ce que nous
est de jour en jour plus préoccupante. C’est ainsi qu’apparaît dans
prenions nos dispositions pour les remplacer. Donc c’est un
les villes un prolétariat auquel appartient mon client et qui vit en
travail de fouille que je vous envoie.
marge de la cité comme des nomades prêts à s’affronter avec les
J’étais heureux de cette mission. Maxiville est à 300
gens des beaux quartiers. Aujourd’hui il pratique le larcin… »
kilomètres de la capitale et je n’y avis jamais été. C’est une cité
Le greffier du village était du même village que le président. Il
surgie de terre depuis qu’on y a trouvé du cuivre. Dans cette
avait ses entrées a u palais de jour comme de nuit, même quand
région où ne vivait jadis personne, la Somian (la Société minière
les ministres se voyaient refuser l’ouverture de la grille. À ce
anonyme) a installé une cité qui tranche avec le paysage
moment-là, il avait justement des ennuis d’argent : il lui fallait
environnant. Vous quittez brusquement la brousse chevelue et
payer la clinique à sa maîtresse qui venait d’accoucher. Il alla
abordez une cité aux pelouses soigneusement tondues dans un
donc présenter son rapport au chef de l’État qui constata qu’une
parc aux allées bien tracées avec une vingtaine de bungalows,
fois de plus maître Epayo s’était permis de critiquer la politique
disséminés en un savant désordre et tous plus coquets et
économique et sociale du pays. Le greffier avait obtenu son
confortables les uns que les autres. Le monde moderne au milieu
enveloppe et, dans la nuit même, maître Epayo avait été arrêté à
du monde sauvage. Tout a été prévu : le cinéma, le club, la
son domicile. Ce n’est qu’au bout de trois jours – dans son
piscine dont l’eau est verte comme de la dioptase et transparente
discours de dimanche dernier – que le président avait annoncé
comme une vitre, en une région où pourtant sévit la bilharziose. Il
officiellement son arrestation et la découverte d’un nouveau
ya même un restaurant et deux villas de passage pour les
complot, tramé par des agents à la solde d’une puissance
personnalités que la compagnie invite, ou qui désirent jouir de la
totalitaire.
solitude des lieux. C’est ainsi que je fus logé mieux que je ne le
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– Oh ! tu sais. Depuis que je suis rentré, plus rien ne m’étonne. suis habituellement dans ma maison. La villa qu’on affecta était
Ce sont les ré-a-li-tés na-tio-na-les. La vérité est peut-être que je petite, certes, mais d’un confort et d’une élégance réalisée par une
pense moins que je ne le faisais. Avec ce système de journée série d’astuces, au demeurant fort simples. L’ingénieur qui me fit
continue, je suis debout à cinq heures. À treize heures quand je faire le tour du propriétaire semblait, à mon gré, trop insister sur
sors je prends deux verres de whisky pour bien faire la sieste cet aspect des choses comme pour souligner qu’avec rien on peut
jusqu’à quatre heures de l’après-midi. Le soir je vais, avant la tout faire et que c’est ce qu’ignorent les Africains.
tombée de la nuit, au quartier prendre mon bain de foule et voir On me montra aussi toutes les réalisations sociales de la
comme ont poussé les amies d’enfance. Je « milite » discrètement compagnie.
avec celles qui me plaisent et à sept heures je suis à la maison où – Car, après tout, c’est pour ce pays (que nous aimons) que
je me consacre à ma femme jusqu’au matin. Mais la politique nous travaillons.
telle qu’on la conçoit ici, je préfère m’en détacher. On avait construit pour les mineurs un quartier de cases à toits
– Non, mais tu ne peux pas rester indifférent à ce discours coniques que ces… (on s’était retenu) avaient vite salopées. C’est
quand même. pour cela qu’on leur donnait aujourd’hui ainsi qu’à leurs femmes
– Je te dis que je ne veux plus penser. Tous les Marx, Engels, des cours d’alphabétisation gratuits qui étaient l’occasion de leur
Mao, que sais-je encore, je ne les ai pas sortis de mes malles apprendre un certaine nombre de règles de savoir-vivre. Eh ! ma
depuis mon retour. Même les Shakespeare, Aragon, Césaire ou… foi c’est le pays qui en bénéficierait sans qu’il lui en coûte un sou.
Tolstoï. Je ne lis que des romans policiers. Je crois que si je lisais, On avait aussi construit de charmantes salles de classe pour les
ne serait-ce que Tolstoï et Gandhi, je serais obligé de me enfants des ouvriers. Les maîtres étaient logés par la compagnie,
fabriquer des cocktails molotov pour aller les balancer dans cette les livres et fournitures pris en charge. Je ne crois pas non plus
sacrée société… Qu’est-ce que j’y gagnerais ? Hein ?... Dis- avoir vu dans tout le pays un hôpital aussi propre que l’infirmerie
moi… D’être arrêté, pendu sur la place publique, déclaré de Maxiville. Tous les quinze jours, systématiquement, une
martyr ?... Mais où est la révolution dans tout ça ? Notre peuple équipe de mineurs était soigneusement examinée. Un peu comme
n’est pas prêt, mon vieux. Tous, à part ma famille, viendrait les astronautes. On me dit même qu’on leur donnait une ration
applaudir le tyran. En Afrique c’est celui qui gagne qui récolte les alimentaire spéciale. Le travail est si dur là-bas en bas qu’il faut
applaudissements. Pas celui qui a raison. Aujourd’hui tu es les suralimenter.
président, je suis en prison, tout le monde t’applaudira comme Mas tout cela n’est possible qu’à cause des mines de cuivre. La
« père de la nation » et moi je serai « le traître ». Demain tu compagnie prétend qu’elles lui rapportent chaque année vingt-
tombes, je sors de prison, les mêmes qui t’acclamaient me huit milliards de francs C.F.A. C’est deux fois le budget de notre
décerneront le titre de héros national. Il n’y a, je te le dis, que la État. Comme nous sommes actionnaires, on nous donne quatre
famille. Non pas parce qu’elle partage tes idées, mais par milliards.
sentimentalisme animal. D’ailleurs si ton bourreau, après ta mort, Le soir j’allai manger au restaurant de la Somian. Là dinaient
la dédommage en argent, elle est satisfaite. Regarde Pauline tous les cadres célibataires. Lorsque j’entrai, j’eus l’impression
Lumumba, aujourd’hui… d’être dans un paquebot. Le néon, les serveuses en veste blanche
Kalala eut beaucoup de mal à revenir au discours du président. et pantalon noir, le bar garni de toutes les boissons que peut
– Mon cher, le « patron » est un vieux renard. Il connait bien la contenir une boîte de nuit à la page, les tables à nappe blanche, et
masse. Il sait la prendre mieux que n’importe quel intellectuel que les lourds couverts en argent, faisaient oublier que tout autour, des
nous sommes. gens dormaient dans des huttes, sur des nattes à même le sol et
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sans autre lumière qu’une vieille lampe-tempête. Celui qui Kalala rendit visite à chacun des malades. Faute de place
m’avait accueilli dans l’après-midi m’invita à sa table. Il me certains étaient deux par lit. On avait même renversé des armoires
présenta deux autres « cadres » qui mangeaient à la même table. sur lesquelles on avait mis des draps et des couvertures pour y
Au début nous n’eûmes pas grand-chose à dire. coucher d’autres. En passant devant chaque lit il se demandait s’il
– Vous ne prenez pas de soupe ? était un véritable médecin. En fait, il ne faisait que soulager. Car
– Non, merci. sortis de l’hôpital beaucoup retomberaient dans une situation qui
– Vous avez tort, c’est l’une des choses où notre cuisiner favoriserait le retour de la maladie : alimentation insuffisante ou
excelle… mauvaise, habitation insalubre, sans compter ceux dont la vie
– Le pain, s’il vous plaît. était déjà amputée parce que les conditions de leur enfance
– Merci. avaient marqué leur organisme de maux indélébiles. Et puis, il y
– Je vous en prie. avait l’ignorance et la superstition qui détruiraient toute l’œuvre
– Un peu de vin ? de la science. Le traitement médical terminé le malade irait voir le
C’est moi, je crois bien, qui finit par rompre la glace. Je ne sais féticheur et là… le véritable médecin était toute cette armée de
plus très bien à partir de quoi. Un moment vint où nous malades. Voulait-elle oui ou non sortir de ce camp de
évoquâmes nos études et, la conversation se poursuivant, je concentration ? Était-elle prête à se donner une direction capable
découvris que l’un des deux avait connu certains de mes de la secouer ?
condisciples de math-sup. L’entretien devint plus chaud. Mes Kalala se revoyait encore quelques semaines auparavant sur la
interlocuteurs se montrèrent même familiers. vaste véranda éclairée au néon du directeur de la Société
– Vous auriez dû dire plus tôt que vous aviez fait vos études en d’énergie. Un condisciple du collège avec lequel ils avaient
France. partagé le manioc et le poisson salé à l’internat : Nzodi. Il avait
Ce fut une véritable bagarre verbale pour savoir qui m’offrirait étudié dans les pays de l’Est pendant sept ans et il y avait obtenu
le digestif. Ils me supplièrent d’aller avec eux au cinéma du ses diplômes d’ingénieur. Cette formation « derrière le rideau de
camp. J’avais plutôt envie de me retirer. Le voyage en Land fer » lui avait valu d’être mis à l’index dès son arrivée. Mais
Rover m’avait abattu, et je voulais avant de m’endormir profiter Nzodi était du même village que le président – donc son frère.
de ma solitude pour lire un roman que j’avais emporté dans mes Nzodi fut le premier des jeunes cadres à expérimenter qu’en
bagages et que le mode de vie de la ville m’empêchait de lire. Afrique les liens tribaux l’emportent, sur les divergences
– Vous n’avez rien d’autre à faire. Venez donc… idéologiques, fussent-elles de lutte ou de classe.
Comment expliquer à ces jeunes ingénieurs, venus dans ce Ils étaient donc sur la véranda. Nzodi devant son whisky et
bled gagner ce qui leur permettrait de s’affirmer dans la haute soda, et Kalala devant son éternel jus d’orange. Kalala avait
société de chez eux, que lire Chinua Achebe est pour moi plus attendu deux bonnes heures que les autres visiteurs (qui d’ailleurs
important plus enivrant qu’une discussion avec des copains, ne partaient pas : ils avaient dû venir parce qu’ils avaient besoin
qu’une nuit passée à danser ou un mauvais film américain ? La d’argent) fussent partis, pour pouvoir aborder le vrai problème
conversation que nous avions eue avait suffi pour me montrer que qu’il voulait soulever.
c’étaient des gars sympathiques, sans doute des copains honnêtes, – Dis, Nzodi, tu as entendu le discours que le « timonier » a
incontestablement compétents dans leur métier, mais décevants prononcé dimanche ?
dès qu’on abordait des sujets autres que la chimie ou la physique. – Oui. Et il éclata de rire.
– Cela ne t’a pas effrayé ?
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l’ai même vu une fois ici. Il est de la même tribu que nous. Alors Je n’ai pas retenu le nom du film. Ni non plus le sujet. Je sais
je pense qu’il peut intervenir… simplement que les ingénieurs rirent à gorge déployée. Ils se
Le camarade de Pina prit le relais. « dépolarisèrent », me dirent-ils ensuite. Ils ne remarquèrent
– La vérité, docteur, est que j’ai été nommé responsable du même pas ma gêne lorsque sur l’écran apparut un gros nègre qui
syndicat des enseignants de notre localité. Cela a fait piquer une ouvrait des yeux ronds parce qu’il vit se déplacer ce qu’il avait
colère à l’inspecteur. Comme il avait d’autre part un petit frère de cru être un mannequin. On lui faisait pousser des cris de fureur
sa tribu qu’il cherchait à faire venir dans cette localité pour lui dans lesquels il jurait que c’était le diable jusqu’à ce qu’un Blanc,
servir d’espion, je devins, mon docteur, un article avarié qu’il très calme, vînt l’apaiser et lui montrer sa sottise.
fallait échanger contre un bon. Ainsi on a fait de moi une – Bonne nuit. C’était un bon film n’est-ce pas ?
marchandise humaine sujette à des transactions occultes. Là où C’est le lendemain matin que commença véritablement ma
l’on veut m’envoyer est un lieu d’enfer où l’on envoie mission. Il me fallut plus d’une heure dans la salle d’attente pour
généralement les maîtres pour purger leur peine. être reçu par le directeur. Quand je lui expliquai le but de ma
Grand Dieu, comme s’il ne pouvait parler plus simplement. visite, il me répondit que ce n’était pas possible.
Kalala ne put se contenir plus longtemps. Il éclata : – Pourtant je suis envoyé ici par ordre du ministre et celui-ci a
– Et les enfants qui sont dans cet enfer, n’ont pas le droit à contacté le préfet qui n’a vu aucune objection.
l’instruction ? – Au terme de la convention que nous avons signée avec votre
Il abandonna ses deux visiteurs sur la véranda et s’en alla se gouvernement, ce n’est pas possible.
préparer pour voir ses malades. – Monsieur le Directeur, je vous répète pourtant que je suis ici
Il traversa la cour qui séparait son domicile du bâtiment à sur les ordres du ministre.
étages où il se rendait. C’était un des moments de la journée qu’il – Quelle importance voulez-vous que puisse avoir pour moi les
préférait. Le soleil n’était pas encore levé et l’air était frais. Il lui ordres d’un ministre au regard de la convention. Les ministres
fouettait le visage et il sentait son sang qui se mettait à circuler. passent, mon cher. Pas la convention. Et celle-ci garantit
C’étaient quelques minutes de purification au cours desquelles l’inviolabilité des dossiers auxquels vous faites allusion.
Kalala avait la nostalgie de l’atmosphère de la pelouse Cela avait été dit avec le sourire, avec douceur même, voire un
d’entraînement par un matin frais. certain charme et une gentillesse telle que normalement la
Mais dès qu’il abordait l’escalier, il était toujours saisi par un conversation aurait dû continuer. Mais il se trouve que pour moi
mélange d’odeurs où l’on pouvait reconnaître celle de la sueur, le fond compte plus que la manière.
des produits pharmaceutiques, des aliments, et même des – Monsieur le Directeur, vous avez dit quelque chose de très
excréments. Les malades, les infirmiers aussi bien que les garçons grave.
de salle semblaient ignorer l’importance de l’hygiène en ce lieu Je ne sais plus comment je suis sorti de ce bureau…
où elle aurait dû être une des principales préoccupations. C’était
ainsi depuis qu’un « National » était à la tête de l’hôpital. Son *
premier soin avait été de muter une grande partie du personnel et * *
de les remplacer par des membres de sa famille et de son village.
De façon à avoir des gens qui lui étaient acquis à tous les – Vous dites que monsieur Vuillaume a bien prononcé ces
échelons, avait-il dit. Le résultat, on le voyait, c’est que chacun en paroles ?
faisait à sa tête. – Je le confirme, monsieur le Préfet.
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– Attention à ce que vous dites : voulez-vous bien répéter. est venu ce soir au quinzième étage, ce n’est pas que l’ambiance
Notez avec précision, madame Ngouaka… Ah ! mais c’est très des boîtes de nuit le repose. Il est venu là car il peut y trouver du
grave. Ces Européens, ils se croient tout permis. Ils oublient que whisky, cette boisson qu’il abhorre, tant elle est élément du décor
nous sommes indépendants. colonial. Mais ce soir il lui en faut boire. Ce soir, après tout ce
Le préfet fit appeler d’urgence à son bureau monsieur qu’il a supporté. Ce soir avant le rendez-vous.
Vuillaume, directeur de la Somian. Dès six heures du matin, lorsqu’il s’est levé pour aller faire un
J’avais connu le préfet à l’internat du lycée. Ndoté était plus footing dans la cour de l’hôpital avant d’aller voir ses malades, on
âgé que moi. Lorsque j’étais en troisième, il préparait déjà son l’attendait sous la véranda : c’était le cousin Pina, l’ivrogne. Celui
baccalauréat, mais contrairement aux grands de sa classe il ne dont il se demande toujours s’il doit le considérer comme un
méprisait pas les bleus. Il était toujours souriant. Je souhaitais cousin ou bien comme une épave. Il n’était plus question de faire
d’ailleurs devenir comme lui et garder cette simplicité qu’il avait sa gymnastique. Kalala a failli crier que ce n’était pas l’heure
alors à l’égard des petits, quand je serais moi-même en classe pour rendre visite aux gens. Mais peut-être y avait-il quelque
terminale. Lorsque nous jouions au football, Ndoté ne s’énervait chose de grave et valait-il mieux l’écouter d’abord.
jamais qu’il gagnât ou qu’il perdît. Si, en disputant une balle il Il l’embrassa.
déséquilibrait son vis-à-vis, il revenait aussitôt son action – Qu’est-ce qui se passe, Pina ?
terminée, s’excusait et s’inquiétait de savoir si ce dernier n’avait – Tiens voilà, je t’ai apport un canard et des ignames comme tu
aucun mal. Quand il y avait des grèves contre le proviseur, il y les aimes.
participait toujours sans discussion mais ne criait jamais « Gaston Il avait failli ravaler sa colère et la rentrer au fond du ventre,
voleur ! Gaston colonialiste ! » car il était absolument étranger à remercier et sourire. Kalala ne trouverait donc jamais l’occasion
sa nature d’injurier, même quelqu’un qui lui avait fait du mal. de lui dire que l’alcool le détruisait ?
Ndoté était un brillant élève. On disait que depuis la sixième il Pina s’était alors senti à l’aise. Il lui montra l’homme qui
avait toujours obtenu le prix d’excellence. Et pourtant il avait l’accompagnait.
coutume d’écouter avec patience et intérêt les bêtises que – C’est un collègue que j’ai connu au cours normal. Voilà onze
sortaient les cancres du genre de Faliko ou Samba le petit. C’était ans qu’il enseigne en brousse. Il ne s’est jamais plaint.
en vérité un bon camarade que N’doté. Aujourd’hui, son inspecteur l’a affecté à un autre poste. Avec
J’avais eu l’occasion de le retrouver lorsque nous faisions nos onze enfants tu te rends compte ce que cela fait…
études en France. Il était sur le point de rentrer diplômé Il y avait déjà trois semaines que la rentrée avait eu lieu. Kalala
vétérinaire. Je le revois encore animant chaque dimanche notre hocha la tête.
syndicat d’étudiants. Il fut un de ceux qui m’aidèrent le plus à me – Qui enseigne donc dans la classe qui vous est confiée ?
décomplexer et qui me firent comprendre la nécessité de – Personne.
l’indépendance (non pas de mon petit pays) mais de l’Afrique. Kalala hocha à nouveau la tête. L’intéressé ne semblait avoir
Devant mon scepticisme il me convainquit que ce n’était pas une aucun drame de conscience mais réclamer seulement un droit.
utopie. Il prenait ses exemples dans l’histoire du monde et de – Et qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
l’Asie. Et c’est à lui que je dois d’avoir compris qu’on ne pouvait Ce fut Pina qui trouva la réponse.
parler de politique sans étudier constamment, et qu’on ne pouvait – Le directeur du cabinet du ministre de l’Éducation nationale
faire des études sans se poser des questions sur ce que devenait le a été étudiant en même temps que toi. Vous vous connaissez. Je
monde, et au bout du compte faire de la politique. Je me souviens
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de sa phrase, que j’ai souvent répétée à mon tour, comme si je
venais de la découvrir :
– Si tu ne fais pas la politique, tu la subiras.
Réflexion apparemment anodine mais qui avait eu un pouvoir
persuasif, incommensurable, chez l’adolescent que j’étais et à qui
La bouteille de whisky ma mère avait toujours dit :
– Ne fais jamais de la politique, mon fils. Ce sont des histoires
de filous et de bandits.
Quand vint la loi cadre et l’indépendance, Ndoté m’avait
Au quinzième étage de l’hôtel au bord du fleuve chocolat clair, clairement expliqué que c’était une farce et que notre président de
Kalala se laisse envahir par le vent frais qui lui lave le visage. Il a la République n’était qu’un valet de l’impérialisme français. Et
même un peu froid. Impassible sur sa chaise, il aspire lorsqu’un an plus tard, ne le voyant plus à la cité universitaire
profondément une cigarette. Il est sur la terrasse à moins qu’il ne j’appris qu’il était rentré au pays, j’eus peur qu’il ne fût arrêté.
soit sur le fleuve ou ailleurs. Au bout de six mois je lus dans un journal qu’il était nommé
Le quinzième étage c’est celui du bar où chaque soir un ambassadeur en Tunisie. Je n’ai jamais compris. Et voici que je
orchestre local vient jouer pour les Blancs de l’Assistance retrouvais préfet de la région. Nous évoquâmes quelques
technique ou du Corps de la Paix. C’est pour cela qu’on n’entend souvenirs et ne parlâmes plus de l’incident qui m’avait amené
pas ces rythmes du pays, qui vous secouent énergiquement les vers lui.
hanches. Aucun High-life, aucun air congolais, aucune biguine… – D’où es-tu déjà ? me demanda-t-il.
Il faut jouer pour les Blancs. Des blues, du jerk, des rumbas, des Ah mais c’est une belle commune. J’y vais quelquefois et je
valses. Une ou deux fois dans la nuit les musiciens exécutent bien l’aime beaucoup. D’ailleurs ma femme voudrait que nous y
une pachanga, mais ce sera pour se détendre. Le rythme les achetions une maison.
délassera et la gaucherie avec laquelle les Blancs danseront les – Incontestablement belle, dis-je. Mais on nous abandonne.
morceaux afro-cubains les amusera. Mais pour l’heure, Les rues en plein centre de la ville ont défoncées, aucune d’entre
l’orchestre joue une musique qui ne correspond pas à son cœur. elles n’a été éclairée depuis cinq ans, le collège est insuffisant…
Les musiciens ne font pas l’amour avec leurs instruments. Ça se – Qui est maire ?
sent. Ils vendent leur musique pour le plaisir des centurions civils – Zabouna.
du Bas-Empire colonial du XXe siècle. Ils se prostituent, songe – Tiens, tiens, et avant lui ?
Kalala. – C’était le vieil Ekodo.
L’orchestre vient de finir une valse. C’est le silence. Kalala – Ah ! mais il est mort maintenant.
entend maintenant comme un bruit de géante friture continue. – Oui.
Est-ce l’armée des climatiseurs de l’hôtel ou la chute d’eau que – Ah ! mais c’est lui qui est responsable de la dégradation de la
font les rapides du fleuve au pied de l’hôtel ? commune. Il ne faisait absolument rien.
Kalala cherche le calme. Mais nulle part il ne le trouve. Je ne sais pourquoi j’eus la désagréable impression que le
Partout, ce n’est que divertissement qui l’énerve et quand c’est le préfet n’avait critiqué l’ancien maire que parce qu’il était mort.
silence, dans ce qu’il voit autour de lui il y a toujours quelque Le téléphone sonna.
chose qui le choque, qui réveille ses pensées, qui le révolte. S’il – Ah ! Oui. Très bien. Faites-le entrer.
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Monsieur Vuillaume entra. Il avait une chemise de nylon qu’il Mwana mounou mê kouenda hé !
portait au-dessus du pantalon, et ses pieds étaient nus dans des Hector hé
samaras. Mwana mounou mê kouenda hé !
Je trouve toujours ridicules nos hautes personnalités qui dans Elle comprit que médicament ou féticheur, il était trop tard.
les cérémonies portent costumes sombres, en trois pièces et Ah ! mon fils s’en est allé
cravate, quand même cet accoutrement les fait suer sous le soleil. O mon Hector
Mais inversement je trouve inacceptable qu’un étranger se Ah ! mon fils s’en est allé.
présente à une de nos autorités étatiques en tenue de plage. Et je
crois que si j’avais été préfet, j’aurais mis monsieur Vuillaume à
la porte, lui demandant d’aller s’habiller.
– Voyez-vous, monsieur Vuillaume, je vous ai appelé pour
procéder à une vérification. Monsieur Dahounka ici présent, et
avec qui vous avez eu l’occasion de faire connaissance, je crois,
est un envoyé des autorités centrales. Il a reçu mission de faire
une enquête sur certains aspects de la gestion financière de la
Somian. Or il semblerait que vous vous opposiez à lui montrer
certains documents.
– Monsieur le Préfet, je crois avoir fait mon devoir. J’ai ouvert
à la consultation de monsieur l’inspecteur général toutes les
pièces dont j’avais la possibilité. Il semble que cela n’a pu le
satisfaire et il m’a réclamé un certain nombre de documents qui
sont considérés comme confidentiels et qu’il ne m’est pas
possible de livrer sans l’accord du président-directeur-général.
– Mais c’est l’État qui vous le demande, monsieur Vuillaume.
– Je n’en disconviens pas. Mais l’État devrait alors saisir notre
président-directeur-général qui me donnera le feu vert.
Ndoté hocha la tête d’un air compréhensif.
– Mais auriez-vous dit à Monsieur Dahounka que vous n’aviez
que faire de notre gouvernement ?
– Pas tout à fait, monsieur le Préfet. Je crois plutôt avoir dit
que j’étais désolé de ne pouvoir satisfaire le gouvernement, mais
que c’était vis-à-vis de ma direction générale que j’avais des
comptes à rendre.
Je ne pus m’empêcher de couper la parole pour dire que peu
importait la forme élégante dans laquelle cela avait été dit. Le
citoyen que j’étais était blessé de voir qu’un ordre de mon
gouvernement n’impressionnait pas plus un étranger. La
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qu’on n’a eu qu’une tranche de manioc dans le ventre à midi, on conversation devint finalement un dialogue entre Vuillaume et
ne peut pas courir. Elle a brusquement eu l’impression qu’Hector moi. Le ton aigre-doux dès le départ frisait l’injure qui précède la
l’appelait. « Le pauvre petit. Quand il sera grand, m’aimera-t-il bagarre. Par plusieurs fois, comme mes yeux cherchaient un
seulement ? Pour gagner notre manger je suis obligée de le laisser assentiment dans les yeux de Ndoté, je me rendis compte qu’il
seul la journée. Peut-être qu’il m’en tiendra grief. Je me reproche était embêté et aurait souhaité disparaître derrière son bureau. Je
de l’avoir laissé sans soins aussi longtemps. Parce que j’avais ne sais comment il réussit à prendre la parole.
confiance en la médecine des Blancs et en leur bonté. Si maman – Finalement ce n’est pas grave.
me propose de l’emmener chez le féticheur cette nuit, je ne J’en demeurais interdit.
pourrai plus refuser. » – Ce n’est pas grave… Une incompréhension quoi ? Certes
Et puis elle a repensé à tout ce que Madame lui a dit. Jamais monsieur Vuillaume aurait dû avoir un langage plus courtois.
elles ne se comprendront. Elle passe plus de temps avec elle Mais, vous connaissant, je sais que vous n’avez pu songer à mal
qu’avec son fils. Madame lui fait entièrement confiance quand contre notre gouvernement. Quant à vous mon cher ami, je vous
elle prend soin de sa fille et pourtant ni Carmen ne peut comprends parfaitement. Si notre ministre n’avait pas été pris de
comprendre les réactions de Madame, ni celle-ci découvrir ce qui court et m’avait averti j’aurais pu vous introduire à la Somian
se passe en sa bonne et le monde dans lequel celle-ci se débat. sans accroc…
Carmen est pour elle une éternelle insouciante et une fille peu Ndoté fit ainsi un prêche de cinq minutes où il nous renvoyait
sérieuse. dos à dos. Il finit par se lever et accompagner monsieur
« Comment vouloir que je fasse des économies avec cinq mille Vuillaume à la porte de son bureau. Je l’entendis dire :
francs ? D’ailleurs le mois dernier elle ne m’a remis que quatre – À ce soir…
mille francs. Elle m’a retenu – comme tous les mois depuis six – À ce soir ? s’étonna monsieur Vuillaume.
mois – les cinq cents francs avec lesquels je lui rembourse ma – Oui. Vos êtes bien invité chez madame de Créatrix. J’y serai,
montre. Ma seule folie. Ensuite j’ai dû donner mille francs à la cher ami…
« tontine » de notre société, mille francs à ma mère, mille francs Et en lui ouvrant la porte il lui posa la main sur l’épaule.
pour payer le retour au village de la tante et des cousins qui – Que veux-tu, petit, on ne peut faire autrement… C’est un
s’étaient incrustés chez nous depuis un mois. Il ne me restait que esprit colonialiste. Mais si on ne passe pas l’éponge ces gens-là
mille francs. Madame les dépense rien qu’en nourriture chaque feront un scandale et demain leur pays fera des représailles en
jour. » nous diminuant l’aide… Ah ! mon cher, ce n’est pas facile…
Les voitures passaient dans les rues mal éclairées. Celles qui Mais s’il recommence, là je ne le louperai pas.
croisaient Carmen l’éblouissaient, celles qui allaient dans le Plus j’y pense, moins j’ai envie de faire mon rapport. On le lira
même sens qu’elle manquaient de l’écraser, et personne ne peut-être. On tapera du poing sur la table et puis on classera
s’arrêtait pour la prendre. Et elle savait qu’au moins une voiture l’affaire. Vuillaume ne sera pas expulsé, la Somian continuera à
sur deux était conduite par un nègre comme elle. Aujourd’hui faire fructifier ses affaires. Il y a en face de moi toute une
chacun va sa vie. machine sociale qu’il faudrait faire sauter. Je sais que cela
Ah ! pourvu que Madame n’oublie pas de lui donner l’argent viendra. Ce jour-là je ne sais pas ce qu’on fera d’un homme
des médicaments demain… charmant et honnête comme N’doté.
En entrant dans le rue Biza, elle entendit des cris de femmes
dans le noir.
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C’était le moment le plus dur.
– Madame, j’ai besoin d’argent.
– Encore. Mais il y a à peine dix jours que je vous ai payée.
– Mon enfant est malade, il a besoin de médicaments.
L’avance – Tiens, voyez-moi ça. Et c’est moi la Sécurité sociale. Ça fait
des enfants avant d’avoir un mari et après ça n’arrive même pas à
les élever.
– Madame, ce sont les Blancs qui disent comme vous…
– C’est pas bon, avait dit la petite en faisant la grimace.
– Il est malade, ce gosse ? C’est que vous ne voulez pas
– Mais si, Françoise. Regarde. Carmen avait elle-même avalé
m’écouter. Je vous avais pourtant dit ce qu’il fallait lui donner à
un quartier de mandarine, et fermé les yeux. La petite la regardait
manger. Vous l’avez fait ?
impassible.
– Non, Madame.
– Mange tout.
– Tiens, évidemment, c’est plus vite fait de lui bourrer le
Comme un prêtre l’hostie, Carmen présentait le quartier
ventre avec votre sale manioc.
d’orange. La petite tourna la tête de profil, l’air hautain. Il était
Que pouvait lui répondre Carmen ? Qu’elle a bien essayé le
déjà sept heures du soir. Carmen avait hâte d’en finir avec son
menu conseillé par Madame et que cela dépasse ses moyens ?
travail. Surtout qu’elle n’avait pas encore demandé à Madame…
On dirait que Madame ne se rend pas compte qu’en une
Elle parlait d’un ton plus vif en faisant de gros yeux.
semaine elle donne le triple de la solde mensuelle de Carmen
– Si tu ne manges pas, Françoise, je vais le dire à ta maman.
uniquement pour nourrir son mari, sa fille, elle et leur chat. Mais
Mais la petite ne cédait pas plus.
si la bonne lui avait répondu cela, elle l’aurait mise à la porte pour
Madame était dans le salon avec Monsieur et des amis qu’ils
insolence.
avaient invités à jouer au bridge. Elle avait déjà plusieurs fois
– N’importe comment, je n’ai rien sur moi ce soir. Quand
recommandé à Carmen de ne jamais la déranger « quand elle était
donc, vous, les indigènes, comprendrez-vous que l’argent ça ne
en société », selon son expression. Allait-elle malgré cela troubler
tombe pas du ciel ? Quand apprendrez-vous à faire des
la joyeuse assemblée ?
économies ?...
Carmen ne craint pas les engueulades. Les gens élèvent la voix
Et elle a parlé pendant encore longtemps. Carmen n’a pas tout
surtout pour soulager leurs nerfs. Et dans le cas de Madame, avait
compris. Quand les gens parlent le français trop vite, elle n’a pas
dit Ferdinand la sentinelle, comme son mari la bat, elle éprouve le
le temps de traduire dans sa tête, alors elle débranche et se
besoin de prendre sa revanche sur la domesticité. Alors, à quoi
contente de faire oui de la tête. C’est le cas.
bon lui en vouloir ? Autant encaisser en philosophe. Mais se faire
Peut-être cela a-t-il apitoyé Madame ?... Elle lui a donné de
ramasser devant d’autres personnes, des étrangers, c’est pire que
l’aspirine et a promis cinq cent francs pour demain.
si l’on vous giflait. Aussi préféra-t-elle attendre.
Alors Carmen la négresse est partie. Elle a marché pour rentrer
D’un autre côté, Madame à la fâcheuse habitude d’ensuite
à Makélékélé. De Mpila à Mékélékélé c’est loin. Aussi loin que
parler avec sa fille, comme avec une grande personne.
du village d’où elle vient à l’école où on l’envoyait. Et on a le
– Ma petite Françoise, qu’est-ce que tu as mangé ?
temps de penser.
Et la petite Françoise en faisant sa récitation se fera un plaisir
Elle avait envie de courir, tant elle sentait qu’Hector avait
de dire qu’elle n’a pas mangé de dessert parce que les mandarines
besoin d’elle. Mais quand on n’a pas dormi toute une nuit et
que Carmen voulait lui donner n’étaient pas bonnes. Et Madame
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famille est grande dans la tribu et un enfant, quoi qu’il arrive, n’y fera encore des remontrances de ne pas lui avoir signalé cela.
est jamais orphelin. Mais quand même elle croit que les enfants Alors qu’elle lui a déjà expliqué que si l’enfant n’a pas de dessert,
doivent élevés par leur mère. Et nous sommes encore plus il risque de ne pas avoir une nourriture équilibrée, etc. Et Carmen
nécessaires à ceux que nous avons mis au monde lorsqu’ils sont a l’habitude d’écouter cela avec sérieux. Eux au village et là-bas à
malades. Makélékélé, ce qui leur importe c’est que l’enfant ait le ventre
Or, si elle avait consacré une journée à son fils cette fois, la plein. S’il fallait s’occuper d’équilibre, on n’en finirait plus.
patronne l’aurait mise à la porte et elle n’aurait plus eu de quoi D’ailleurs, il faudrait que Carmen n’oublie pas de demander à
vivre. C’est qu’elle a déjà été absente deux fois dans le mois. La Madame…
première elle avait vraiment de la fièvre et elle a passé deux jours Il ne lui restait plus qu’une solution. Agir comme le faisait sa
sur la natte. La deuxième c’était pour un enterrement. Madame mère quand il fallait la faire manger. D’une main elle ouvrit la
s’était mise en colère. bouche de l’enfant et de l’autre y enfonça le quartier de fruit.
– Carmen j’en ai assez. À chaque fois que j’ai besoin de vous, Françoise hurla, il fallait s’y attendre. Elle continua. Françoise
vous n’êtes pas là. On dirait que vous le faites exprès. Vous criait et étouffait dans sa rage. On entendit dans le couloir comme
choisissez pour vous absenter les jours où j’ai pris des des coups de marteau sur les carreaux, c’étaient les souliers de
engagements. Ma chère, je vous préviens. Si vous êtes encore Madame qui accourait. Carmen avait gagné.
absente une fois dans le mois, vous irez chercher du travail – Qu’est-ce qui se passe ?
ailleurs. – Elle ne veut pas manger, Madame.
Comment lui expliquer ? Carmen a bien essayé. Mais les – Eh bien, ne la forcez pas. Pauvre petite, va. Prenez les raisins
Blancs, ils s’imaginent que lorsque nous ne venons pas au travail dans le frigidaire. Donnez-lui-en. Elle aime ça.
c’est aussitôt pour se reposer. Madame prit la tête de la petite dans ses deux mains et
Et aujourd’hui la voici venue travailler malgré la santé de son l’embrasse plusieurs fois. Carmen est allée prendre le dessert
Hector. À midi, sa sœur lui a fait dire que le médecin avait européen. Au moment où elle revenait, comme elle a croisé
prescrit une ordonnance. C’est toujours la même rengaine. Avec Madame, elle a failli lui poser la question… Mais l’atmosphère
quoi payer ? Pourtant il faut que son Hector guérisse. n’y était pas…
Et elle chante ce soir-là pour une petite fille à qui il ne manque Françoise a mangé les raisins avec plaisir. Ça doit être bon, car
rien et dont les parents jouent aux cartes avec des messieurs et des elle, habituellement si dissipée, devient sage et ne dit plus un mot
dames bien. lorsqu’elle mange ces fruits. Un jour il faudra que Carmen fauche
Quand Françoise a été endormie, Carmen est allée attendre un grain de ce truc-là, car elle n’en a jamais goûté.
dans la cuisine que les invités aient fini leur partie de bridge. Elle Pendant que la petite mangeait, Carmen essuyait les fines
en a profité pour discuter avec Ferdinand, la vieille sentinelle. coulées de larmes qui lui glissaient sur les joues. Au fond, elle
Ce sont des moments qu’elle aime bien. Elle se soulage le l’aime beaucoup cette enfant. Depuis l’âge de deux mois c’est
cœur. Ils se disent les vices qu’ils ont découverts chez leurs pratiquement elle qui l’élève. C’est autant sa fille que celle de
maîtres. D’habitude, quand Ferdinand raconte les scènes qu’il a Madame. Même si elle plaque ce boulot, ou si Madame la met à
vécues, en les mimant, Carmen rit. Ce soir elle n’arrive pas à se la porte, elle ne pourra s’empêcher de revenir de temps à autre
départir de son sérieux. Et Ferdinand s’en aperçoit. pour voir comment pousse Françoise.
Finalement Madame est venue dans la cuisine. Ensuite il a fallu lui faire faire pipi, la changer, et la coucher. Il
– Comment, Carmen, vous n’êtes pas encore partie ? était déjà sept heures trente. Il faisait nuit. Il fallait encore une
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heure pour arriver à Makélékélé. Mais Françoise ne voulait pas donner. Et elle avait dû, en plus de sa douleur, subir les bêtises de
que sa bonne parte. Elle a cette fâcheuse habitude. Il faut que toutes ces vieilles qui se relayaient auprès d’elle pour lui ressasser
Carmen lui chante une chanson pour qu’elle s’endorme. qu’elle devait se plier à la volonté, suivant le cas, de Dieu, des
Ngué kélé mwana ya mboté ancêtres, des esprits, ou de ses pauvres enfants, et qu’elle devait
Dodo bébé fléchir. Qu’elle n’avait qu’à épouser Kitonga Flavien et que tout
Dodo bébé serait réglé. N’était-il pas un bon parti ? Ce chauffeur de
Quand c’est fini il faut en chanter une autre. Habituellement au l’administration avait en dehors des heures de service une
milieu de la deuxième elle s’endort. Ce soir-là il a fallu en chanter véritable vie de patron. Possesseur de quatre taxis, il avait pu se
trois. Carmen chantait et ses pensées étaient ailleurs. Elle pensait faire construire un magasin et un bar à Ouenzé-Indochine.
à Françoise qu’elle aimait comme son fils, qui avait le même âge Kitonga Flavien pourrait lui permettre de ne plus travailler. Il
qu’elle et qui pourtant, lui, était déjà si différent. Françoise était avait d’ailleurs déjà deux femmes. L’une à Bacongo, l’autre à
pleine de santé et son fils à elle avait déjà failli mourir plusieurs Ouenzé qui s’occupait des affaires du bar.
fois. Rien n’intimidait Françoise, elle parlait aux grandes Tandis qu’elle songeait à cela, l’enfant s’était mis à l’appeler.
personnes avec assurance, donnait des ordres aux domestiques et Il voulait venir dormir sur sa natte. Il avait peur de rester seul.
se montrait déjà difficile sur le choix de ses robes. Son Hector à Tiendrait-il jusqu’au matin ? Il y a des gens qui, quand leur enfant
elle n’ose pas parler. Lorsqu’il est en présence d’un étranger, il est malade peuvent aussitôt décrocher un appareil, faire un
devient aussitôt sauvage ou bête. Il a déjà des yeux malheureux. numéro et se présenter peu après au domicile du docteur. Celui-ci
Et pourtant ils seront amenés à vivre la même époque. Pourront- prend alors les mesures qui s’imposent ou rassurent. Tandis que
ils se comprendre bien que parlant la même langue ? Carmen ne nous les pauvres ! Les dispensaires les plus proches ne sont pas
pense pas cela par jalousie. Non, elle voudrait qu’Hector soit ouverts la nuit. Aller à l’hôpital ? Vous êtes reçus par un infirmier
« bien élevé », mais comment le pouvoir ?... C’est toue la société, qui se met en colère et vous fait une scène parce que vous avez
toute la morale qu’il faudrait changer. Ce matin elle a bien failli osé le réveiller. Aller chez un médecin ? Les gens des beaux
ne pas venir au travail. Toute la nuit le gosse a pleuré. Il se quartiers n’ouvrent pas leur porte à n’importe qui. D’ailleurs c’est
plaignait du ventre. Il avait la diarrhée et a vomi au moins trois son imagination qui l’entraîne. Aller chez un médecin privé
fois. La première il a semblé soulagé. Mais la dernière il a même nécessite de l’argent. À la fin, l’enfant s’était endormi au lever du
renvoyé de son petit estomac quelque chose de vert. Ensuite elle a jour. Quant à Carmen, il fallait qu’elle se lève pour aller chez ses
senti que mécaniquement l’estomac même expulsait et que rien patrons. De Makéléké à Mpila elle a tous les jours deux heures à
n’en sortait. L’enfant souffrait visiblement. Il avait du mal à faire à pied. Et comme Madame veut qu’elle soit là à sept heures
respirer. Elle a senti la sueur sur son front. Elle a eu très peur. Elle et demie au plus tard, il suffit de calculer…
a pensé aux deux enfants qu’elle avait déjà perdus. Elle s’est Malgré la fatigue elle n’avait pas envie de rester dormir. Mais
même affolée. Elle a failli aller réveiller sa mère qui dort dans la elle ne voulait pas non plus venir ce matin au travail. Elle aurait
même clôture. Mais elle s’est retenue. Sa mère l’aurait voulu aller ce matin à l’hôpital pour qu’on lui dise exactement ce
immédiatement conduite chez le féticheur. Il en a été ainsi avec qu’avait Hector. Quand il est malade Carmen n’aime pas le
les deux autres. Et ils sont morts. Elle avait pourtant payé chaque laisser seul : elle n’a pas l’esprit en paix. Une fois elle a essayé de
fois l’équivalent de son salaire. Et après la mort, ce fut bien pire. l’emmener au travail, mais Madame lui a aussitôt dit qu’elle ne la
Le féticheur avait conclu qu’elle perdait ses enfants parce qu’elle payait pas pour garder son fils, mais sa fille. Elle savait bien que
refusait depuis cinq ans le mari que ses parents voulaient lui sa mère et les tantes allaient l’emmener voir le médecin. La
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soient nos moyens nous devons faire quelque chose qui réveille
l’opinion, qui l’oblige à penser et lui propose une conduite
différente du courtisianisme qui a cours en ce moment.
Il sortit de son cartable un stencil qu’il déroula sur la table et
présenta un stylet à Nzodi.
– Vas-y. Il faut que tu signes. C’est une pétition. Nous sommes
déjà trois à l’avoir signée. Si quinze anciens étudiants mettent leur
griffe au bas de ce texte, « il » ne pourra pas nous arrêter. Il faut
signer, mon vieux.
Nzodi ne répondit rien. Il enleva le bouchon de la bouteille de
whisky et tendit le goulot vers Kalala. Celui-ci mit sa main sur
son verre. Nzodi se versa une rasade et but une gorgée. Il alluma
ensuite une cigarette et aspira une profonde bouffée. Le silence
fut long, gênant.
– Tu sais, commença Nzodi, ces choses-là, on ne sait jamais
bien ce qu’il y a derrière… Peut-être bien que…je ne veux pas
dire qu’Epayo ait comploté… mais peut-être bien qu’il a préparé
quelque chose… Et, est-ce qu’il nous a consultés. Nous ne
pouvons pas aller ainsi nous compromettre avec quelqu’un dont
nous ne savons pas en fin de compte pour qui et avec qui il
travaille. Je crois que le mieux est de constituer une délégation de
deux ou trois pour aller voir le chef de l’État et lui demander de
nous donner des explications. Mais vouloir employer ici les
méthodes de France… (il secoua la tête pour dire non).
Finalement Kalala se leva et prit congé de Nzodi.
Le lendemain Kalala eut à rendre visite à six autres anciens
étudiants. Tous avaient oublié le langage qu’ils avaient aux lèvres
en climat tempéré. Ici, chacun faisait preuve d’une très grande
sagesse. Étrange sagesse, en vérité.
Finalement il retourna chez Nzodi. Il lui demanda d’obtenir
une audience auprès du chef de l’État.
*
* *
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avaient dû mettre pour être corrects devant le chef de l’État. En j’ai changé. Pendant deux jours, je n’ai pu manger. Ma femme
face d’eux, un colonel français et un autre militaire qui n’avait pas m’a dit qu’elle me trouvait bizarre. J’ai d’abord haussé les
pris la peine de mettre ses galons étaient en bras de chemise. Le épaules, mais j’ai vu que les gosses eux aussi me regardaient d’un
colonel regardait souvent les deux amis comme s’ils avaient air étrange.
pénétré dans un lieu sacré auquel ils ne devaient pas avoir accès. Quand je les embrasse, j’ai l’impression que leurs yeux
De temps à autre passait dans le couloir un Européen qui, innocents scrutent les miens pour voir ce que j’ai dans la tête.
apercevant le colonel, s’arrêtait et venait lui présenter ses Peut-être qu’eux aussi me trouvent bizarre. J’ai demandé ma
respects. Nzodi expliqua que c’étaient les divers conseillers mutation dans un poste de brousse. Depuis, je n’ose plus
techniques du président. Il semblait que le palais n’était habité interroger les inculpés. Cela me rappelle trop le docteur, et cela
que par eux. Nzodi expliqua qu’il ne fallait pas s’en offusquer me rend triste. Mais ce qui me fait le plus souffrir, c’est que je ne
outre mesure. Ces gens-là connaissent bien notre pays et l’aiment. sais pas comment convaincre les collègues de ne pas torturer. Si
C’est malheureux à dire, mais ils sont plus compétents que nos j’essaie, ils me riront au nez…
nationaux. D’ailleurs, avec tous les voyages que fait le président à
l’extérieur « pour notre prestige international », l’appareil de
l’État ne fonctionnerait pas, si ces conseillers n’assuraient la
continuité et la stabilité.
Deux Européens, toujours en bras de chemise, sortirent du
bureau présidentiel. Ils avaient un rire bête et heureux au visage.
C’était, à leur allure, sûrement des anciens paras venus en Afrique
à l’époque coloniale, et qui, démobilisés sur place, avaient fait
fortune dans quelque entreprise de la place. Kalala reconnut en
eux cette mentalité des coqs de faubourg qui, en France, ne leur
aurait pas permis de se présenter devant un simple instituteur sans
bredouiller. Ici, ils étaient reçus au moins une fois par mois par le
chef de l’État, et n’éprouvaient pas le besoin, à cette occasion, de
se mettre ne fût-ce qu’une cravate. Ils n’en estimaient pas plus les
habitants du pays dont ils étaient les hôtes. Leur mentalité n’avait
pas évolué d’un pouce depuis l’Indépendance. Pour l’heure ils
avaient chacun à la main la maquette d’une villa de très haut
standing.
– Alors, interrogea le colonel, c’est laquelle ?
– Les deux.
Celui qui avait répondu avait un air de « je n’en reviens pas ».
Il voulait paraître naïf mais n’arrivait pas à cacher la joie qu’il
éprouvait devant la perspective de ce profit inespéré. Le colonel,
avec la dignité propre à sa caste, se contenta de hocher la tête.
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tout avoué. Mais à chaque fois qu’on lui avait demandé le rôle du Ce soir toute la colonie française saurait que le président allait
docteur Mobata, il avait disculpé ce dernier. se faire construire deux villas personnelles.
Pourtant ce docteur avait une tête de comploteur ! La secrétaire particulière du chef de l’État (c’était aussi une
On frappa à la porte. Un officier de paix se mit au garde à française, jeune et belle et disait-on, pleine d’admiration pour son
vous, le torse bombé, la tête en arrière, il salua. patron), apparut et annonça au colonel que c’était son tour d’être
– Repos. reçu.
– Le directeur général vous demande, Monsieur l’Inspecteur. Soudain le ministre de l’Agriculture fit son entrée. Il parlait
Je le trouvai détendu. Il me parla lentement, calmement, des haut et fort avec un conseiller technique qui lui disait :
conclusions de l’enquête. Pour chaque affirmation il me montrait – Je serais étonné que le président puisse vous recevoir. Il a un
un document. C’était clair, le docteur Mobata n’avait rien à voir emploi du temps fort chargé aujourd’hui.
dans cette affaire. Le boy qui avait donné le renseignement, en Le ministre passa outre. Il pénétra dans le secrétariat. Mais dix
face de Nabangou avait bafouillé, puis avoué qu’il avait par ce minutes après on le vit ressortir le visage fâché, sans doute de
procédé espéré obtenir de l’argent et surtout voulu se venger de n’avoir pas pu obtenir son audience.
son patron qui venait de le mettre à la porte. Ce n’est que deux heures après l’heure fixée que Kalala et
– Mon cher Inspecteur, je vous laisse le plaisir d’annoncer au Nzodi furent reçus.
docteur sa mise en liberté. Le président leur montra les chaises qui étaient devant son
Le patron avait gagné une fois de plus. J’écumais de rage. Le bureau. Ce fut Nzodi qui le premier parla. Il présenta l’objet de sa
policier à qui j’ai donné l’ordre d’aller chercher Mobata s’en visite avec tellement de sourire et de miel que Kalala ne put
rendit bien compte. Cet énervement ne faisait que s’accroître s’empêcher de prendre à son tour la parole.
devant le temps qu’il mettait à revenir. Je décidai de me rendre – Si vous permettez,… Monsieur le Président… je voudrais
moi-même à la cellule du sous-sol. En arrivant, je me doutais préciser. Sur un ton courtois il mit au contenu de ses questions
aussitôt de quelque chose. Les deux policiers étaient accroupis une fermeté qui fit sortir le président de son impassibilité.
devant la grosse porte de fer de la cellule qu’ils avaient ouverte. – Vous voulez des preuves ? Il appuya sur un bouton.
Quand ils me virent, ils se levèrent. Monsieur le directeur de cabinet vous allez m’apporter le dossier
– Alors qu’est-ce qui se passe ? Epayo.
Ils ne répondirent pas. Ils me montrèrent le corps étendu par Le président parla. Et au fur et à mesure qu’il parlait, son ton
terre. Le docteur Mobata s’était suicidé. Le coup classique de s’échauffait ; Il parla de nos traditions. Des idées totalitaires
ceux qui ne supportent pas les tortures. Il s’était ouvert une veine. introduites de l’extérieur et qui n’avaient rien à voir avec notre
C’est la première fois que je crois bien qu’un mort m’a philosophie et les valeurs traditionnelles du monde nègre ;
ébranlé. Je me sentais étouffer. Ma tête éclatait. J’avais envie de – Epayo est un brigand qui veut introduire ici le communisme
crier comme un fou, de taper contre les murs et de pleurer. avec les Chinois qui viendront par millions. Eh bien, non. Il
– Que faites-vous là, bande d’empotés ? Vous ne voyez pas s’était levé et frappait sur la table. Tant que je serai là et que le
qu’il est mort ? Emportez-le vite, vite, vite. peuple aura la chance de m’avoir pour guide je préserverai la
J’ai dû bousculer les policiers qui n’ont rien compris. civilisation de l’intérieur face aux influences corruptrices du
Bien sûr le directeur m’a engueulé. Pourtant l’État m’a monde blanc et jaune. Le sens de la palabre dialoguale, de
couvert. On a trouvé une version officielle pour légitimer cette l’hospitalité et le primat de l’être sur l’avoir. Comment voulez-
mort. Personne ne sait la vérité. Mais depuis ce jour, je crois que vous qu’avec le socialisme scientifique se préserve la joie
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naturelle de vivre du monde nègre ? Ils veulent détruire notre sens Et vous croyez que s’ils avaient réussi leur coup, ils nous
de l’indépendance et le respect de l’aîné, l’essor prestigieux des auraient épargnés ? Ce sont nos têtes qui seraient tombées les
styles et le symbolisme à appartenance cosmique, la valeur de la premières oui. Les histoires de tendre la joue gauche quand on
foi et les valeurs audio-visuelles. Ce jeune homme est un fruit vous soufflette la joue droite, c’est bon quand on va au
pourri. Et si vous laissez une pamplemousse véreuse dans un catéchisme. »
panier de pamplemousses saines, toutes seront rapidement Le directeur général ne manquait pas d’arguments pour me
infectées. Il faut, aussi belle soit-elle, jeter immédiatement la répondre. Il parlait du rôle d’éducateur de la police, des habitudes
pamplemousse pourrie. sadiques à briser, pour en créer de nouvelles et tout un tas de
Le directeur de cabinet revint avec une chemise au demeurant choses qui me semblaient du rêve. Je me suis demandé si lui-
fort plate. Il la présenta au président qui, poussant un cri de même n’était pas un peu rouge sur les bords ? Bref, il m’a gardé
victoire et l’ouvrant, étala le « dossier » Epayo. deux heures dans son bureau.
Kalala vit d’abord une lettre anonyme datée de Paris et qui Quand il m’a laissé, Zakunda et Mibolo n’avaient cessé de
citait au président le nom des principaux communistes dangereux. travailler le docteur. Je l’ai trouvé étendu sur le sol. Sans
Le nom d’Epayo y figurait. Il y avait une fiche de police disant connaissance. Ses yeux étaient gonflés. Un léger filet de sang
qu’on avait vu maître Epayo à l’aérodrome venir saluer un haut coulait de sa bouche. Les gars m’ont dit qu’il n’avait toujours pas
fonctionnaire guinéen en transit. Une autre fiche faisait remarquer parlé.
qu’on ne savait pas ce qui se passait dans son cabinet de travail où Il a fallu trois seaux d’eau pour le ramener à lui. Il a ouvert les
des gens qui se prétendaient être ses clients défilaient toute la yeux. Il ressemblait à quelqu’un qui sort d’un cauchemar. Il jeta
journée. Ils étaient, en fait, ses agents à l’intérieur du pays. Un sur moi un regard d’animal à l’agonie et du sang sortit de sa
indicateur de police avait une fois pénétré dans ce cabinet, mais bouche.
maître Epayo qui était très intelligent, n’avait rien dévoilé. Enfin – Tu vas parler maintenant ? hurla Mibolo.
il y avait une photocopie d’une lettre qu’Epayo aurait envoyée en J’ai dû intervenir. Même si le patron avait tort, j’étais obligé
France à un étudiant de sa famille où étaient soulignées les d’obéir. C’était à mon sens une concession que je pouvais
phrases suivantes : « Ici, tout va normalement. Le « timonier » accorder. Si avec un tel gaillard il m’était difficile d’établir un lien
guide comme il peut, plus comme un piroguier que comme un avec les comploteurs, il ne lui serait pas non plus facile de
pilote de navire moderne. Mais l’équipage corrompu lui est prouver son innocence.
soumis et les passagers n’osent rien dire. Nous attendons que le – Emmenez-le dans une cellule. Laissez-y moisir jusqu’à
bateau fasse naufrage pour en présenter un autre… » demain. La nuit lui portera peut-être conseil…
– Et ce n’est pas tout, rugissait le chef de l’État. Dans un dîner Et j’ai été dormir, toute la nuit. J’avais besoin de cela pour
avec des étrangers, il a dit qu’un instituteur ne pouvait gouverner récupérer. Le lendemain matin je suis même arrivé avec un retard
un État. Et l’autre jour au palais de Justice il a proclamé que la au service. J’ai aussitôt demandé les procès-verbaux des
situation économique et politique était pourrie et qu’en interrogatoires de la nuit. L’homme sur qui on avait trouvé
conséquence il fallait faire la révolution. l’adresse persistait à nier qu’il connaissait le docteur Mobata. De
Après cela il les avait soumis à l’audition d’une bande plus, on avait pu mettre la main sur la tête du complot.
magnétique qui aurait été l’aveu d’Epayo. À la vérité, Kalala Une patrouille l’avait intercepté dans une voiture à cent
n’avait pas reconnu la voix de son ami. Et pouvait-il considérer le kilomètres d’ici. Déguisé en femme, il avait été néanmoins
magnétophone comme une preuve ? reconnu, alors qu’il n’était plus loin de la frontière. Arrêté, il avait
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Algérie qui lui ont appris plus d’une recette. Quant à l’autre, C’est un Kalala abattu et révolté qui sortit du palais.
j’avoue que c’est un vice. Il se plait à imaginer chaque mois une – Tu vois, conclut Nzodi, il valait mieux se renseigner d’abord.
torture plus raffinée. Kalal lui dit au revoir froidement. Il retourna à l’hôpital, ne
Quand j’entrai, le directeur général repoussa le livre qui était mangea pas et alla immédiatement dans son cabinet de
devant lui. Ce ne sont jamais des livres de droit ou des romans consultation.
policiers qu’il lit mais des ouvrages sérieux qui doivent donner le
cafard. Je réussis à voir le titre Compère Général Soleil, de *
J.Stephen-Alexis. Il me montra la chaise. * *
– Monsieur l’Inspecteur, j’ai vu que vous aviez arrêté le
docteur Mobata. Il alluma une cigarette et aspira longuement une Kalala regarda sa montre. Il serait bientôt minuit. Le nombre
bouffée. Est-il lui aussi mêlé à ce complot ? des clients avait augmenté dans le dancing. Il remarqua à une
– On a trouvé sur un des prisonniers son adresse. Vous table quatre filles en perruques et pantalons en train de fumer.
avouerez que c’est suspect. Elles avaient certainement envie de danser le be-bop que jouait
Il n’avait pas l’air convaincu, le directeur général. Mais je le maintenant l’orchestre. Il alla inviter la plus mince qui avait une
sentais mal à l’aise. Il n’osait pas me regarder de front. Bien qu’il perruque à la garçon. C’était bon de danser cet air de Charlie
fût rentré de plain-pied dans le sujet, il tournait autour du pot. Il Parker qui lui rappelait l’époque des caves où le jazz était roi.
me parla de son aversion pour la torture. Que ce procédé butait L’aspect sportif de la danse lui procurait d’autre part la détente
les accusés conte ceux qui le pratiquaient à un point tel que tièdes dont il avait besoin. Kalala dansait de tout son cœur. Il fit toutes
opposants, en arrivant ici, ils devenaient farouches une fois sortis les figures qu’il connaissait. Cela plaisait visiblement à la fille qui
de nos mains. La torture à son avis dégradait l’homme. Or il avait sous un air digne, le port de tête haut, avait ainsi l’occasion de
mission de veiller à la sécurité de l’État, non de ravaler l’homme montrer ce qu’elle savait faire. À la reprise, bien qu’épuisé,
au rang d’animal. Kalala recommença. Il fallait que le plus de gens possible le
– Mais ce n’est pas un homme, c’est un communiste. remarquent et puissent au besoin témoigner qu’il avait passé la
Il ne me répondit pas mais regarda d’une manière pire que s’il nuit au dancing du Riverside.
avait été injurié. Après la danse il déposa l’argent dans l’assiette sous le papier
– Monsieur le directeur, vous ne nous facilitez pas la tâche. Et de l’addition. Il profita de ce que le monde dansait et de ce qu’on
puis vous savez, ce n’est pas facile à expliquer à nos gars. avait éteint les lumières à l’occasion d’un slow pour sortir. En
D’ailleurs si on n’écoutait qu’eux, ils liquideraient purement et bas, à cent mètres de l’hôtel, il vit une 404 noire, en
simplement tous les prisonniers. stationnement, les lanternes allumées. C’était la voiture. Il alluma
– Notre devoir est de les en empêcher. Nous sommes des une cigarette et alla d’un pas tranquille dans cette direction.
responsables, Inspecteur, et non la populace en délire. Arrivé à la hauteur de la 404, la portière s’ouvrit. Il se glissa sur le
Et il est encore parti d’un long couplet moralisateur, dont j’ai siège et la voiture démarra.
oublié la moitié. Moi je me disais en mon for intérieur : « Des Kalala reconnut à l’arrière deux des camarades avec qui il avait
arguments d’intellectuels tout cela ! Voilà ce que c’est que de eu l’occasion de travailler ces derniers jours. L’un deux lui passa
nous mettre les docteurs en droit à la tête de la sûreté. Ça a trop lu son paquet de tracts.
de livres et ça a le cœur mal accroché. Ils s’imaginent qu’on peut Lorsqu’ils arrivèrent dans la cité africaine, tout le monde
faire parler des têtes dures sans les faire parler. dormait. Ils quittèrent la voie principale et empruntèrent les rues
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non goudronnées et sans réverbères. Alors les trois qui ne bradait – c’est votre propre terme – qu’il bradait le pays à ce que
conduisaient pas se mirent, par la fenêtre, à semer sur leur chemin vous appeliez les capitaliste américains.
les tracts qu’ils avaient conçus, tapés et ronéotypés eux-mêmes. – J’avoue que…
Deux autres groupes faisaient le même travail dans d’autres – Notez. Il avoue. Notez-le qu’il reconnaît être communiste et
quartiers. Quelle surprise lorsque demain matin les citadins organisateur du complot.
trouveraient cela sur le pas de leur porte. Quelle colère pour le – Non, j’avoue qu’il est possible qu’au cours d’une
président !... Il y avait un quart d’heure qu’ils tournaient. Il ne leur conversation j’ai déclaré qu’il me semblait que les capitaux
restait plus qu’une rue à faire. Celui qui conduisait vit alors étrangers…
qu’une voiture les suivait. Ils cessèrent de jeter leurs papiers. Le – N’essaie pas de jouer au malin, encore une fois.
conducteur ralentit pour laisser passer la voiture qui venait Il commençait à m’énerver sérieusement. Cela faisait deux
derrière. Mais celle-ci ralentit aussi. Il accéléra. Elle accéléra nuits que je ne dormais pas. Je ne tenais que par l’aide du café
aussi. Ce devait être la police. Ce fut alors une véritable chasse. chaud que ma femme m’envoyait de la maison dans une bouteille
Les poursuivants avaient beaucoup de mal. Soudain le conducteur thermos, et une quantité de cigarettes supérieure à la normale. La
cria : moindre contrariété m’agaçait. Il fallait que je décharge sur
– Merde ! quelqu’un la dose d’électricité qui courait au travers de mes nerfs.
Il venait de s’apercevoir qu’il avait pris une rue en cul-de-sac Je me dirigeai vers lui, lui empoignait le col et lui administrai
car à cent mètres de lui, un panneau « Rue barrée – Travaux » une série de taloches qui firent sauter ses lunettes. Je l’avais
l’obligea à donner un grand coup de frein. ébranlé. Je crus qu’il allait céder. Mais j’observai qu’il faisait des
Il n’y avait plus qu’à descendre du véhicule. efforts pour dominer sa douleur. Je connaissais ce genre
On braqua des lampes torches sur leur visage. Ils étaient un d’homme. Apparemment rachitique, mais doué d’une volonté de
officier de police français et trois policiers africains, mitraillettes fer, et têtu comme pas deux.
au poing. Ils préfèrent crever que d’être vaincu.
On les injuria. On injuria leur mère. On les obligea à monter – Vous avez dit, monsieur l’Inspecteur… vous avez dit que
dans le véhicule qui les avait suivis et qui était un fourgon j’étais communiste…
cellulaire. – C’est pas moi qui l’ai dit. C’est une vérité.
À la vérité Kalala atterrit à l’intérieur sur le ventre, car un des – … Je n’en disconviens pas justement…
policiers lui avait donné un coup de crosse dans le dos. La – Notez ! Notez je vous prie.
douleur le brûla. – Comment pourrais-je collaborer avec Nabangou qui est
Il regarda ses mains. Elles étaient prisonnières de menottes. tribaliste ?
Mais en lui, il se sentit léger, libre, comme il l’était chaque fois – Non mais, docteur, de la fiole de qui tu te paies ?
qu’il revenait de la confession. C’était l’essentiel… meilleur que J’hurlais à m’en casser les cordes vocales. C’est à nous de
le whisky et le be-bop de tout à l’heure. poser les questions, pas à toi…
Le téléphone sonna. Le directeur général m’appelait.
– Bon les gars, je reviens tout de suite. Occupez-vous un peu
de lui. Ça va sans doute lui rafraîchir un peu la mémoire.
Je le laissai entre les mains de Zakunda et Mibolo. Deux
spécialistes de la question. L’un a travaillé avec les Français en
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–…
– Tu me prends pour un imbécile ? Tu ne sais pas qu’on a tous
failli se faire zigouiller l’autre nuit par la bande à Nabangou ?
– Je l’ai appris par la radio.
– Ah oui, Monsieur. Voyez-moi ça. Tu l’as quand même
appris par la radio. Le complot
– À peine si je puis dire. Vous savez, j’ai beaucoup de travail
et je n’accorde pas à la politique tout le temps que j’aimerais y
consacrer.
– Comment expliques-tu alors qu’on ait trouvé ton nom et ton
adresse sur le carnet de l’un de ceux qui ont été pris ? Et il y a un Comment expliquer aux collègues qu’il ne faut pas ?...
mois Nabangou est venu pendant une semaine, chaque jour dans J’en étais pourtant certain. Voici deux ans que je fais des
ta salle de consultation. rapports sur lui. Le directeur n’y accordait jamais aucune
Le docteur était cette fois visiblement décontenancé. importance. Lorsqu’il faisait la synthèse, tout ce qui concernait le
– Ah ! Ah ! Ah ! Tu vois qu’il vaut mieux parler. Nous en docteur Mobata était écarté. Il n’y avait, à son avis, jamais
savons, mon vieux, sur ton compte. Autant tout déballer avant suffisamment de preuves.
qu’il ne soit trop tard. Pourquoi cette attitude. Car Mobata et lui n’étaient pas de la
– Mais n’importe qui peut mettre l’adresse d’un médecin sur même tribu, après tout.
son carnet. Ce que je nie c’est avoir reçu Monsieur Nabangou Mais cette fois-ci j’avais la bonne information qui me
dans mon cabinet. Cela fait au moins un an qu’il n’est pas venu se permettait d’arrêter cet agent de Moscou, et de prouver que les
faire soigner chez moi… communistes et une puissance étrangère étaient à l’origine de
– Quels sont les clients que tu as reçus mercredi dernier ? l’affaire. À quelques mois des élections présidentielles, cela
–… devait me valoir une promotion.
– Tu veux qu’on te rafraîchisse la mémoire ? Je frémissais de joie. Je recherchais les doubles de tous mes
– Monsieur l’Inspecteur, quel est le troisième mot du rapports sur le docteur pour les brandir au patron. Je n’avais cessé
cinquième vers de notre hymne national ? de lui rappeler que Mobata était un communiste. Qu’il organisait
– Que veux-tu dire ? un réseau et que bien souvent, sous le couvert de la consultation,
– Le connaissez-vous ? insista le docteur. c’étaient des réunions qui se tenaient dans son cabinet.
–… D’ailleurs, le directeur lui-même ne niait pas que Mobata était
– Pourtant vous avez entendu l’hymne. Nous sommes dans le un Rouge, un communiste fieffé. N’avait-il pas fait ses études
même cas, quand vous me demandez à brûle-pourpoint le nom de chez les Soviets ? C’était porté sur son fichier. Et malgré cela, le
mes clients. Mais si je vais consulter mon carnet de rendez- directeur le couvrait en disant que c’était un cadre valable, que
vous… nous en avions peu et qu’on ne peut enlever à un homme ses
Une gifle lui ferma la bouche. idées ; que penser communiste en constituait pas un délit tant
– De qui te moques-tu ? Tu vas sans doute nier aussi être un qu’on ne tentait pas de s’organiser en mouvement clandestin pour
communiste. Or si vous êtes communiste, vous êtes contre le renverser le pouvoir en place. Selon lui, le docteur était un
président. Vous avez déclaré un soir au cours d’un repas qu’il idéaliste qui en viendrait à des idées politiques plus raisonnables
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avec l’expérience et le temps. Qu’en tout état de cause, le attitudes dévirilisantes. Ou peut-être qu’ils essayent de nous
meilleur moyen de favoriser cette évolution était de ne pas le apitoyer, de nous prouver qu’avec les sentiments qu’ils ont à
persécuter. l’égard des leurs et d’autrui, leur cause ne peut être qu’humaine et
Et voici qu’arrivait cette affaire. Un complot devait mettre le juste. Dans les escaliers, je le bousculai un peu. Il faillit tomber.
pays à feu et à sang et renverser le régime. Le responsable, – Je ne suis pas une bête, non ?
Nabangou, avait réussi à fuir, mais le gros des commandos – Avance et la ferme !
chargés de passer à l’action était entre nos mains. Ce n’était pas la peine de vouloir me faire la morale. Quoi
J’avais d’abord flairé quelque chose lorsque l’un de nos gars qu’il en fût, le moment était mal choisi. Je ne le supporterais pas.
m’avait signalé qu’on avait trouvé le nom du docteur Mobata sur Lui, il venait à peine de se réveiller. Il serait même resté une
le carnet d’un des conjurés. Évidemment, cet indice, pris heure au lit, ce dimanche, si nous n’avions pas eu l’indélicatesse
isolément, ne prouvait rien. Mais voici qu’était venu déposer le de l’en sortir. Tandis que moi, voilà plus de deux nuits que je ne
boy de Mobata. Il prétendait que Nabangou, la tête du complot, dormais pas.
avait été reçu en consultation tous les jours de la semaine Une fois dans mon bureau, j’ai posé mon pistolet sur la table et
précédant la tentative et que chaque fois le docteur l’avait gardé je l’ai regardé avec des yeux méchants. Il est resté imperturbable.
près d’une heure, ce qu’il n’avait pas l’habitude de faire avec les Moi j’avais les nerfs traversés de décharges électriques.
autres clients. – Prenez place ici, docteur… Ne craignez rien… Nous ne vous
Cette fois-ci les choses étaient sans bavures. Je ne tenais plus soulons aucun mal. Du moins si vous vous montrez coopérant.
en place et je ne voulais pas que l’oiseau s’envolât. J’ai décidé Vous savez, je présume, pourquoi nous vous avons fait venir ?
d’aller moi-même à la tête du groupe qui devait l’arrêter. – Aucune idée. Mais je pense que vous allez me l’apprendre.
D’ailleurs, si cela n’avait tenu qu’à moi, on l’aurait fait – Écoutez, docteur. Nous sommes des humains ici à la police.
immédiatement. Mais une fois encore, le directeur a retardé Nous comprenons ceux que nous arrêtons. Mais nous n’aimons
l’opération avec ces arguments d’intellectuels qu’on leur a fourrés pas perdre notre temps. Si vous parlez, on vous fichera la paix et
dans la tête lorsqu’ils ont été faire leurs études et leurs stages en on en tiendra compte.
Europe. « On ne pouvait arrêter au domicile durant la nuit… » Il a – Quand vous me parlerez plus clairement, je pourrai
donc fallu attendre jusqu’au matin. La nuit me fut longue. comprendre.
Il n’a pas protesté, comme s’il savait que nous avions les nerfs – Ne fais pas le brave. Je crois bien que j’ai alors frappé sur la
à fleur de peau et que nous attendions la moindre occasion pour table. Ne fais pas le brave car tout à l’heure on verra qui sera le
lui foutre sur la gueule. Il a pris tout son temps. Sans doute pour plus fort.
bien affirmer qu’il n’avait pas peur. Il a embrassé sa femme qui C’est l’inspecteur Nzengo qui est alors intervenu.
s’est accrochée un moment à lui. Il lui a dit quelque chose que je – Allez, mets-toi à table. Quel était ton rôle dans le complot ?
n’ai pas pu distinguer. Je crois bien que c’était dans leur langue Le nom des autres dirigeants ? Si tu réponds correctement on te
que je ne comprends pas. Il s’est ensuite accroupi pour serrer son laisse la paix.
enfant contre sa poitrine. Il l’a regardé un moment. – Quel complot ?
– Allons, dépêchons-nous ! On n’a pas de temps à perdre, ai- – Ah ! tu veux faire l’innocent ! Mon pied écrasa un bouton
je crié. qui se trouvait sous mon bureau et aussitôt un projecteur à
Toutes ces embrassades m’étaient insupportables au plus haut lumière blanche éblouit le visage du docteur.
point. C’est toujours ainsi avec ces intellectuels. Ils ont des – Y a combien de complots ?
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