LL définitive Rimbaud Ophélie
Eléments d’introduction :
Rimbaud écrit ce poème en 1870, s’inspirant probablement de l’Ophélie du peintre anglo-saxon Millais (1851-1852),
et l’envoie au maître incontesté du Parnasse à l’époque, Théodore de Banville, dans l’espoir d’être publié. Ophélie est
un personnage littéraire issu de la tragédie Hamlet (1600) de W. Shakespeare. Cette jeune femme connaîtra une fin
tragique en se noyant dans un fleuve.
Composé de 9 quatrains, divisés en trois parties (4-4-1) en alexandrins aux rimes croisées, il présente une facture
classique pour relater la mort de la jeune Ophélie qui flotte dans le fleuve, entourée d’une nature bienveillante qui
s’offre comme lieu de repos éternel.
Problématiques possibles : Dans quelle mesure Ophélie devient-elle la figure du poète en quête de liberté ? OU
Comment à travers le personnage d’Ophélie, Rimbaud évoque-t-il ses premières ambitions poétiques ?
1 er mouvement → Partie I (v. 1 à 16) : La description d’Ophélie au contact de la nature, flottant sur l’eau.
➔ La première strophe permet une vue d’ensemble sur la situation.
Tout d’abord, le poète plante le décor à travers une personnification de la nature par les « étoiles » qui « dorment » au
v. 1. Cependant l’adjectif « noire » pour désigner l’eau confère un caractère funeste à la scène. Le second vers crée un
contraste puisque que le GN (avec antéposition de l’adjectif) « La blanche Ophélia » marque une antithèse avec «
l’onde calme et noire » du v.1.
L’accent est porté sur sa blancheur à plusieurs reprises dans le poème à travers le « lys » (v. 2), la métaphore «
fantôme blanc » (v. 6) Cette blancheur connote plusieurs aspects, tout d’abord la mort mais aussi la pureté et la
chasteté (notamment avec la comparaison au « grand lys ») ou encore l’innocence puisqu’elle a été victime des
querelles royales autour de celui qui disait l’aimer.
En outre, le prénom de la jeune fille passe d’Ophélie (titre) à « Ophélia » (avec diérèse) ce qui permet d’établir un lien
direct avec le personnage shakespearien.
Rapidement l’expression « couchée en ses longs voiles » qui forme une sorte d’euphémisme, évoque la position du
défunt dans son linceul.
Ainsi ces trois premiers vers mettent en place l’image du tableau.Cet endroit semble totalement préservé, comme à
l’écart de la présence humaine, ainsi que l’indique le circonstanciel de lieu « dans les bois lointains » et les « hallalis »
évoqués comme fond sonore au v. 4. Ophélie est seule au milieu de la nature sauvage.
La seconde strophe permet cette fois-ci de brosser simplement le portrait de ce personnage tragique qui a longuement
fasciné les artistes de ce siècle. Ainsi, l’anaphore aux v. 5 et 7 « Voici plus de mille ans » renforcée par les deux
enjambements qui en découlent permet de l’inscrire dans une certaine éternité faisant basculer le poème dans un
registre fantastique renforcé par la métaphore du « fantôme blanc » au v. 6.
Le poète souligne l’état émotionnel de ce personnage à travers l’antéposition de l’adjectif « triste » que le
rapprochement par la rime « Ophélie » /« folie » renforce.D’ores et déjà l’on sait que ce qui l’a menée à la mort est un
profond sentiment de douleur morale et affective.
On retrouve une nouvelle fois le contraste des couleurs par l’antithèse formée au v. 6 mettant en évidence le corps de
la morte. Au vers 7-8, la mention de « sa douce folie » qui se voit ici personnifiée par l’adjectif mais aussi par le verbe
« murmure » indique que la jeune femme succombe parce qu’elle a perdu la raison.
Enfin, au v. 8, Ophélie n’est plus qu’un « murmure » qui hante les lieux.
Les troisième et quatrième strophe laissent place à la description de la nature.
C’est une nature qui agit, qui vit ainsi qu’en témoignent les nombreuses personnifications, celle du « vent » tout
d’abord qui « baise […] et déploie », puis viennent les « saules [qui] pleurent » et « Les nénuphars [..] soupirent » (v.
13). Paradoxalement, la nature semble encore prêter vie au corps inerte d’Ophélie à travers le mouvement de ses
vêtements « déploie en corolle / Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ». D’ailleurs, l’enjambement (v. 9-
10) semble mimer ce déploiement.
Le vent symbolise ici le souffle d’une nature qui vit puisque tout bouge sous l’effet de son action ainsi que le laissent
entendre les allitérations en [v] et [s] jalonnant tout le quatrain.
Nous retrouvons le début d’un blason anatomique puisque différentes parties du corps de la jeune femme sont
évoquées : « ses seins » (v. 9), « son épaule » (v. 11), « son grand front » (v. 12). De la sorte, Rimbaud se sert d’un
cliché poétique de la Renaissance qui vise à louer la beauté de l’être aimé et à faire de la femme un objet d’art,
thématique du culte de la beauté que l’on retrouve aussi chez les poètes parnassiens.
Ophélie, sans bruit, déambule au milieu de la nature bienveillante et compatissante ainsi qu’en témoignent les verbes «
pleurent », « s’inclinent » et « soupirent », tel le fantôme évoqué dans la strophe précédente.
Au v. 16, le tiret met en évidence « le chant mystérieux », dont la diérèse sur l’adjectif marque l’insistance, renvoyant
le lecteur au registre fantastique du poème à travers la figure d’une éternelle Ophélie.
Enfin, la périphrase « astres d’or » ne va pas sans faire écho aux « étoiles » du premier vers. La boucle de cette
première partie du poème est bouclée.
Ophélie est protégée à jamais par la nature qui semble la garder précieusement en son sein, veiller sur elle et la
protéger.
Les quatre premiers quatrains donnent naissance à une image poétique de la mort et de la nature entourant le
personnage.
Second mouvement → Partie II (v. 17 à 32) : Le parallèle entre la quête de liberté du poète et la folie d’Ophélie.
Dans cette deuxième partie du poème, l’énonciation change. Le poète s’adresse directement à Ophélie et la tutoie.
➔ La première strophe débute par une apostrophe du poète qui s’adresse directement à elle en l’invoquant ainsi que
l’indique l’interjection « ô ». Sous les paroles du poète elle est divinisée. L’effet de la mort est toujours présent à
travers la comparaison « belle comme la neige » qui témoigne, certes de la pureté du personnage, mais surtout du
caractère éphémère de la vie.
Au v. 2, le poète semble comme instaurer un dialogue avec elle comme le suggère l’emploi de l’adverbe « oui »,
Nous pouvons remarquer également le changement de temps : le présent de la première partie fait place aux temps du
récit (imparfait/PS) qui renvoient à un passé lointain. D’ailleurs le passé simple « mourus » suggère le caractère
soudain et irréversible de l’action.
Le substantif « enfant » suscite la pitié et conduit à la recherche du pathétique par l’image que produit la figure de la
jeunesse brisée.
Par ailleurs, les circonstances de la mort sont enfin révélées : le courant s’est emparé d’elle.
Dans ce début de seconde partie, la nature entourant la jeune femme est décrite de manière plus hostile.
L’on remarquera d’ailleurs que le poète semble plus agité ainsi que l’atteste la présence de la modalité exclamative
dans ces deux premiers vers puis dans les strophes qui vont suivre.
Le v. 19 ouvre une série de reprises anaphoriques du présentatif « C’est que » conférant au discours du poète une
marque d’implication personnelle, cherchant ainsi à trouver les raisons qui ont conduit Ophélie à la mort.
Du vent de la première partie on passe aux « vents » au pluriel ce qui le rend moins doux et moins agréable.
L’enjambement v. 19-20 figure d’ailleurs la puissance de ce vent qui apparaît personnifié par le verbe « T’avait parlé
».
Enfin, le GN « âpre liberté » associe au substantif un adjectif négatif dénotant des difficultés.
C’est ici que l’on peut établir un parallèle entre le personnage mythique d’Ophélie et le poète. La recherche de la
liberté ne va pas sans rappeler la volonté de Rimbaud de se détacher des codes, de se distinguer des autres même s’il
cherche à séduire Banville à travers cette composition. Il n’en oublie pas son identité et son envie d’émancipation.
➔ A la strophe suivante, le vent devient encore plus fort, mais le pluriel fait à nouveau place au singulier « un souffle,
tordant ta grande chevelure » (v. 21).
Les « étranges bruits » au v. 22 deviennent un « chant » au vers suivant comme si tout poussait Ophélie vers la mort
caractérisée, elle, par la métaphore « soupirs des nuits » au v. 24.
Le jeu des sonorités dans cette strophe concoure à rendre sensible ce déchaînement de la nature et le renforce : les
consonnes sont plus rugueuses [r], explosives [p], [b], dures [k], [t].
Enfin la « Nature » est également personnifiée par la majuscule, ainsi le poète évoque cette liberté qui dépasse
l’homme.
➔ Le thème de la folie est à nouveau présent au v. 25 qui débute la troisième strophe. Mais de la « douce folie » au v.
7 on passe aux « mers folles », métaphore qui figure le déchaînement des éléments, donc la folie qui s’empare de
l’esprit d’Ophélie.
En outre, l’expression hyperbolique « immense râle » fait référence à la mort, thème renforcé par l’emploi du verbe «
brisait » en début de vers qui connote également la violence contre laquelle l’innocence, suggérée par l’expression «
sein d’enfant » ne fait pas le poids. Les deux hyperboles « trop humain et trop doux » renforcent cette idée de faiblesse
: Ophélie ne peut pas lutter contre les forces qui s’imposent à elle.
Ensuite, le responsable de la mort de la jeune femme n’est pas directement cité mais deux périphrases aux v. 27 et 28
désignent Hamlet : « un beau cavalier pâle » qui fait référence au tempérament taciturne du jeune homme après avoir
vu le spectre et « un pauvre fou », attitude que le jeune homme adopte pour ne pas dévoiler ses intentions de
vengeance à la cour du Danemark. La position d’Hamlet « à tes genoux » symbolise la déclaration amoureuse (amour
courtois), l’élément qui a bouleversé la vie d’Ophélie
Sans ces promesses faites puis rompues elle n’aurait peut-être pas perdu la raison et trouvé la mort. Alors que la nature
parle à la jeune femme, lui reste « muet » comme s’il n’avait pas les mots.
➔ Dans la dernière strophe de cette partie, le rythme devient de plus en plus saccadé.
Le v. 29 est constitué de quatre phrases nominales. Les trois premières constituent une gradation représentant les
illusions de la jeune femme qui s’est trompée. Cette fois-ci le poète la désigne directement à travers l’apostrophe « ô
pauvre folle » ce qui témoigne d’une mise à distance mais aussi d’une certaine compassion. C’est là que le parallèle
entre le poète et cette figure mythique s’arrête. Ophélie s’est brûlée les ailes à croire en un amour qui l’a conduite à sa
perte ainsi que le traduit la comparaison au v. 30 « comme neige sur le feu », la passion l’a consumée totalement.
Les v. 31 et 32 abordent encore la folie avec le terme « visions » mais aussi la liberté avec le substantif « infini »,
Ophélie est présentée comme pétrifiée par ce qu’elle voit, incapable de parler ainsi que l’atteste l’expression «
étranglaient ta parole ». En évoquant la quête de la liberté et de « l’Infini terrible » (v. 32), l’aliénation et la folie, les
visions, le poète semble s’identifier à son personnage. C’est comme s’il se parlait à lui-même (ou à son reflet) dans le
miroir de l’eau du fleuve.
Ici le poète évoque à travers le personnage mythique sa propre quête de liberté. Le poète paraît plus exalté car à
travers Ophélie il parle de lui et de sa conception de la poésie.
Troisième mouvement → Partie III (v. 33 à 36) : Le poète comme témoin
Cette dernière partie est brève par rapport aux deux précédentes, probablement pour marquer une rupture qui retient
l’attention sur le rôle et la fonction du poète.
➔ On remarque la répétition de la conjonction de coordination « Et » en début de vers (32 et 33) qui établit un lien
entre la deuxième et la troisième partie.
Les paroles du poète sont rapportées indirectement comme si Rimbaud mettait de la distance entre lui et cette
fonction. Qui plus est, la majuscule à « Poète » renforce cette distanciation.
Ensuite, le motif du revenant (« fantôme ») est à nouveau présent dans cette ultime strophe puisqu’à la faveur de « la
nuit » Ophélie prend vie par la cueillette des fleurs. Néanmoins le fantôme d’Ophélie plane toujours comme semble
l’indiquer l’emploi du présent « tu viens » au v.34.
Par l’usage du passé composé (action passée qui a encore des conséquences sur le présent de celui qui s’exprime) « a
vu » (v. 35), le poète montre qu’il en est le témoin privilégié. Ainsi, il se fait témoin mais aussi gardien de cette fable.
Les deux derniers vers reprennent ceux de la première strophe du poème, formant une construction circulaire, Ophélie
est condamnée à errer pour l’éternité.
Eléments de conclusion : A travers le récit de la mort d’Ophélie bercée et protégée par la nature, le jeune Arthur
Rimbaud exprime déjà sa conception de la poésie. Par sa construction le poème évoque tout d’abord la jeune Ophélie
qui repose dans la nature et que le lecteur est invité à contempler comme un tableau, puis les la seconde partie évoque
les causes de sa mort, son tourment et sa quête de liberté, enfin Rimbaud laisse la parole au poète celui qui observe,
voit et transmet. Dans son « Ophélie », Rimbaud élève la jeune femme au rang de divinité alors que dans « Vénus
Anadyomène » il fait de la déesse une prostituée. Ces poèmes, tous deux envoyés à Banville témoignent déjà du génie
précoce du jeune artiste.