CHAPITRE 2 : L’Après-indépendance :
1- Littérature algérienne des années 1960/1970
L’époque est marquée par la diversité culturelle (industrie culturelle), le rôle des masses
médias, la tenue de débat et de confrontations des idées (nouveaux enjeux politiques, la
révolte de mai 1968, guerre du Vietnam), le rayonnement de toutes les formes d’expression
artistiques. En littérature, de nouvelles approches critiques et théoriques voient le jour avec les
travaux de Roman Jakobson, Gérard Genette ou encore Roland Barthes. L’Algérie obtint son
indépendance en 1962 après 132 années de colonisation française, et on voit la promesse de
nouvelles perspectives démocratiques et culturelles.
C’est donc une nouvelle ère qui s’ouvre pour la littérature algérienne durant les années
1960/1970, et pourtant, la production romanesque a considérablement baissé et ne répond pas
à l’attente du public algérien, même si une littérature consacrée à la guerre de libération voit
le jour surtout au niveau de la poésie et la nouvelle (une littérature au service du régime,
restée le plus souvent dans l’anonymat). Une profonde confusion est constatée durant ces
premières années d’indépendance, que ce soit sur la scène politique, sociale ou culturelle, et
qui s’est accompagnée d’un sentiment de déception et d’amertume chez certains intellectuels
et auteurs, déçus sans doute par ce climat politique général et par les tensions politiques
internes du nouveau régime. Une période de «refus et de remise en question» comme
l’explique Jean Déjeux12.
C’est d’ailleurs par le biais de la poésie que les auteurs font part de leur profonde
consternation, comme l’écrit Ahmed Azeggagh en 1966 dans son poème «Arrêtez» :
Arrêtez de célébrer les
massacres
Arrêtez de célébrer des noms
Arrêtez de célébrer les
fantômes
Arrêtez de célébrer des dates
Jean Déjeux note que de nouveaux auteurs : «veulent dire en clair ce qu’ils ont à dire,
impatients de changements sociaux, dénonçant les faux-semblants et les hypocrisies, les
12Jean Déjeux, La littérature algérienne contemporaine. PUF,
1975, p.83.
bourgeois mercantiles, les contraintes puritaines et exaspérantes, les faux dévots….Ces
écrivains refusent de demeurer fixés au passé….L’écriture est souvent nouvelle. On recourt
aux flashes, aux phrases nominales, aux coups de poing et d’électrochocs…» 13
Un nouveau pouvoir s’installe dès 1965, dirigé par le président Houari Boumediene qui va
dans un premier temps se méfier de la figure de l’intellectuel et de l’écrivain, puis rapidement,
il y voit au contraire un éventuel partenaire dans la reconstruction d’un pays selon le modèle
socialiste. La maison d’édition la SNED est nationalisée, en même temps que des revues
culturelles voient le jour comme «Promesses» dirigée par Malek Haddad est née en 1969. Un
semblant de dynamise culturel est né à la fin des années 1960, mais en contradiction avec les
principes de beaucoup d’auteurs déçus par le pouvoir en place et aussi par une société encore
trop conservatrice. Ces écrivains vont remettre en question non seulement le climat général,
mais critiquent aussi les dépassements et les «non-dits» de la Guerre de libération, comme
chez Mohammed Dib dans La Danse du Roi (1968), Dieu en Barbarie (1970) et Le Maître
de chasse (1973).
« L'écrivain est investi au Maghreb, comme dans la plupart des aires culturelles dites «
francophones », d'une fonction politique bien plus importante que celle qu'il connaît en
Europe. Et ce, à deux niveaux : du fait de la langue qu'il utilise et du fait de sa maîtrise des
codes littéraires internationaux, il est une sorte de relais. En Algérie, les écrivains ont joué un
rôle important de témoins face à l'opinion étrangère, lors de la guerre d'indépendance. Et il
n'était guère besoin pour ceci de développer des plaidoyers nationalistes : la qualité de leur
œuvre était souvent plus efficace, quel qu'en soit l'objet…..Mais cette langue tout comme le
genre romanesque, genre importé également, vont mettre l'écrivain francophone en situation
d'avoir à exprimer ce qu'il est impossible de dire lorsqu'on est à l'intérieur du cercle de
l'identique, et dont l'urgence se fait néanmoins sentir dans la contradiction entre modèles
culturels qui déchire ces pays en ce moment. Les années soixante-dix en particulier seront
dans les trois pays du Maghreb celles d'un certain malentendu entre les exigences de création
d'écrivains qui commencent à être reconnus comme tels, et l'attente essentiellement politique
de leurs deux publics » écrit Charles Bonn
D’autres écrivains vont aller plus loin dans leurs critiques, en dénonçant le conformisme
social et moral, relançant le débat sur la modernité/tradition, sur le rôle de la femme comme
13 Ibid
chez Assia Djebar, ou même en critiquant la religion. Mourad Bourboune publie en 1968 Le
Muezzin, dans lequel le personnage principal, un muezzin bègue et athée de son état, est bien
décidé à reprendre sa place et à dénoncer une certaine hypocrisie générale. Bourboune rêve
d’une société nouvelle en rupture avec les traditions du passé et d’une culture «décorative» :
«Nous revendiquons et nous assumons le passé dans sa totalité, avec ses branches mortes, et
il nous appartient de l’émonder, de le rendre conforme au combat présent et porteur des
germes de l’avenir» 14
Mais il faut surtout attendre l’année 1969, pour assister à la sortie de ce qui deviendra sans
doute l’un des romans les plus emblématiques de la littérature algérienne, un livre
volontairement provocateur, audacieux et extravagant. Il s’agit de La Répudiation de Rachid
Boudjedra.
« Littérature de provocation et d’exorcisme, du refus et du dépassement. Lorsqu’il publie, en
1969, la Répudiation, Rachid Boudjedra provoque un beau tollé. Il vient de toucher au cœur
toute une société répressive, un univers dégradé où les superstitions et l’hypocrisie servent à
masquer l’exploitation, la violence du maître et la peur. Récitatif dément du miasme, des
phantasmes, de l’échec moite, autour de la mère répudiée et des traumatismes sexuels de
l’adolescence, mais texte fascinant dont les méandres mènent à l’espoir. »15 pensait Jean
Sénac
Mais avant cela, Rachid Boudjedra écrivait, au début des années 1960, beaucoup de poèmes,
dans lesquels fusaient déjà des cris de rage :
«Je tremblais mes mains que j’ouvre amplement
Je fais hurler dans mon cœur ma frénésie
Et je fais avec mes yeux les plus adentes prières
Je discute, je discute, je discute…
Je discute des nuits entières
Mes nerfs se hérissent d’acier.
La fumée m’écrase la tête
Mes yeux se gonflent de larmes
Mais je discute
Je dois convaincre
14 Dans El Moudjahid, 1963.
15 Jean Sénac, in Le Monde, L’Algérie d’une libération à l’autre, août 1973.
[…]
Et j’explique, j’explique, j’explique…
Jusqu’à la folie
J’explique au prolétaire
J’explique au paysan
J’explique à ma mère
Je dois convaincre
Et je hurle
Et je bave
Et je blasphème
Et je frappe sur la table
Car les sarcasmes continuent
Les regards ont toujours pitié
Et les mains exaspérées
Deviennent
Des poings qui se lèvent»
Mise au point. 1962.
Rachid Boudjedra
Sa vie :
Né le 5 septembre 1941 à Aïn Beïda (Les Aurès),
Rachid Boudjedra appartient à la génération des
écrivains algériens postindépendance. Son premier
roman La Répudiation, publié en 1969, a fait une
entrée fracassante dans le champ de la production
littéraire algérienne qui lui valut le prix littéraire
« Enfants Terribles »
Son œuvre :
Depuis 1965, date à laquelle il publie son premier livre, un recueil de poèmes Pour ne plus
rêver où se remarque déjà le style novateur du romancier, Rachid Boudjedra n’a cessé de
produire avec régularité des romans, des pamphlets, des témoignages, des poèmes où
l’imaginaire et la littérarité se mettent au service d’une actualité sociale, politique tant
algérienne qu’universelle comme le problème palestinien.
Par l’écriture, par les thèmes abordés ce texte casse beaucoup de barrières socioculturelles.
La société algérienne à travers les injustices commises envers la femme, souvent par
l’homme, est remise en cause par le biais de la thématique de la répudiation. La répudiation
(aspect juridique propre aux sociétés musulmanes) de la mère est le prétexte à diverses
répudiations des lois sociales, langagières, familiales que le personnage Rachid mène dans ce
récit. Ce roman où se rencontrent l’autobiographie et la fabulation a ouvert la voie à d’autres
textes où le rapport à l’histoire de l’évolution sociale de l’Algérie est souvent le fil conducteur
d’une écriture littéraire qui se veut originale même si elle est pétrie d’intertextualité riche et
universelle. L’Insolation (Denoël1972) avec Kateb Yacine, l’Escargot entêté (Denoël 1977)
et La macération (Denoël 1984) avec Claude Simon, Les 1001 années de la nostalgie (Denoël
1979) avec Gabriel Garcia- Marquez ; sans oublier l’influence de Louis-Ferdinand de
Céline…. Les œuvres de Boudjedra dans une écriture souvent éclatée où il joint des fragments
de slogans publicitaire, des refrains de chansons populaires, des extraits de journaux ou
d’ouvrages historiques (comme dans La prise de Gibraltar : il insère de longues citations
l’ouvrage de Salluste sur Jughurta) font souvent référence, à travers le vécu, à des aspects
historiques précis, la guerre de libération avec ses zones d’ombres –les luttes fratricides,
notamment l’assassinat du révolutionnaire Abane Ramdane nommé le devin dans
L’insolation et identifié sous son identité onomastique véritable dans Les Figuiers de
Barbarie. Les années tragiques de la violence intégriste vécues par les Algériens durant les
années 1990 sont le contexte des romans comme La vie à l’endroit (1994), Timimoun
(2000), Les funérailles (2003) Au sujet du lien entre la littérature et l’Histoire Boudjedra
déclare dans une interview accordée à Rachid Mokhtari sur son roman Les Figuiers de
Barbarie ceci : « Ils sont embarqués malgré eux, ils sont des voix off, des figurants de
l’histoire ».
Quelques citations de l’auteur :
-«Tous mes romans racontent mon expérience personnelle, ma vie, ma façon de voir les choses. »
-« La subjectivité..., cela ne veut pas dire parler de soi-même, mais parler à partir de soi-même. »
-« Le bonheur m’embête. Ce qui m’intéresse, c’est l’inquiétude. »
-« Tout écrivain, je crois, écrit le même roman parce qu’au fond les romans sont des textes qui
fonctionnent à partir d’un fantasme central et racontent un vécu personnel, une implication
irrémédiable et névrotique dans l’enfance. »
- « J’écris...pour ne pas avoir froid...les mots sont la laine des personnes de mon genre. »
- « Je ne crois pas en la spontanéité de la littérature ni dans l’écriture automatique »
- « J’ai tenté de faire de l’écrit un excès et une sensibilité. Et c’est cela qui compte »
- « Nous écrivains, nous ne sommes pas des prophètes mais mon projet est de montrer, de dire ou
d’écrire ce monde meilleur possible ».
« Le réel est effrayant. Ecrire, c’est le rendre inoffensif».
Le Café
J’ai acheté
Un paquet de cigarettes
Un journal
Et un rayon de soleil
Et j’ai été m’attabler
À la terrasse
D’un immense café
J’ai commandé
Un lait
Et j’ai disposé
Mon paquet de cigarettes
Mon journal
Mon rayon de soleil
Et mon verre de lait
En ordre
Je me suis bien calé
Dans mon fauteuil
Et j’ai commencé à lire
Tranquillement
Un instant après
J’ai regardé
Mon paquet de cigarettes
Mon journal
Mon rayon de soleil
Et mon verre de lait
Bien alignés
Et je me suis demandé
Si j’étais un révolutionnaire.
Rachid Boudjedra, Pour ne plus rêver, 1965.
2- La littérature algérienne des années 1960-1970 (deuxième partie) :
l’insurrection poétique !
Si le roman en ce début des années 1960 est marqué par quelques tâtonnements, la production
parait nettement plus fructueuse du côté de la poésie qui ne manque pas d’originalité, de
finesse et même d’agressivité.
Un petit souffle de révolte, à l’écriture tranchante et nerveuse, s’est déployé en ces temps-là,
aux côtés des Mohammed Dib, Malek Haddad et Kateb Yacine, une nouvelle génération
est née, portée par Rachid Boudjedra, Ahmed Azeggagh, Nabil Farès, Youcef Sebti, ou
encore Mourad Bourboune.
Dans son ouvrage, Les mots migrateurs, une anthologie poétique algérienne16, Tahar
Djaout considère que cette poésie des années 1965-1970 est « d’une grande vitalité» et
explique : «Les poètes ne refusent pas d’avoir peur ou de douter. Ils ont introduit …dans la
poésie la complexité même de la vie où aucun remède-miracle ne vient aplanir les
antagonismes et les contradictions. Ils ont compris que l’expression poétique est une lutte
tragique et sans fin entre le savoir (scientifique, technique, idéologique) et la vie. Le jour où
la poésie sera complétement soumise au savoir, cela voudra dire que la vie en elle aura été
vaincue.»
Mais la tâche n’a pas été de tout repos. Dans son recueil l’Enfer et la folie17 daté de 1962-
1966 le poète Youcef Sebti commente : « Je n’ai pas fait la guerre, elle m’a fait ». Il faut dire
que pour ces écrivains n’ayant pas -pour la plupart- pris part à la guerre de libération, restent
marginalisés politiquement, socialement et culturellement, et n’adhèrent pas à l’idéologie que
prône l’Etat surtout à partir de 1965 (politique de l’arabisation, nationalisation de la
culture…)
Il faut noter qu’un enthousiasme spontané et sincère accompagne l’indépendance du pays
(création de l’union des écrivains algériens en 1963 présidée par Mouloud Mammeri, retour
de nombreux écrivains exilés, lancement d’une émission radiophonique consacrée à la poésie
présentée par Jean Sénac), mais hélas très vite refroidi par les mutations politiques et sociales
que connait l’Algérie.
Cette nouvelle génération de poètes est ainsi considérée la digne héritière des textes
d’engagement de Mohammed Dib ou Kateb Yacine durant la révolution, ce dernier avait
déjà mis en garde en 1958 les poètes :
«Le vrai poète, même dans un courant progressiste, doit
manifester ses désaccords. S’il ne s’exprime pas pleinement, il
étouffe. Telle est sa fonction. Il fait sa révolution à l’intérieur de
la révolution politique. Il est, au sein de la perturbation, l’éternel
perturbateur.»18
16 Tahar Djaout, Les Mots migrateurs, Une anthologie poétique algérienne, Office des
Publications Universitaires (OPU), Alger, 1984.
17Youcef Sebti, l 'Enfer et la folie (daté septembre 1962-octobre 1966), SNED, Alger, 1981.
18 Jean-Marie Serreau, Le Poète comme un boxeur, Seuil, Paris, 1994.
Les écrivains se trouvent aussi devant un sacré dilemme : comment s’ouvrir à la modernité
tout en approuvant son passé, la religion, les rites ?
L’heure est à l’exaltation, la dénonciation des préjugés, et des tabous religieux et sexuels.
Une écriture qui concile l’expérimentation et la décharge émotive. Rachid Bey, poète né à
Sétif résume l’action et l’incidence de la poésie de cette époque en ces vers :
Le poème est misère et bonheur
il est volupté posthume
et certitude sexuelle
testament politique
et liberté nationale.
Du courage, voire de l’audace pour parler de la femme, du corps, de l’intensité de l’amour, de
la vulnérabilité de l’être, de la rupture et du déchirement, de l’exil ou de la quête de soi. Les
poètes osent et emploient des verbes secs et tranchés tels que «réveiller», «clamer»,
«dégouter», «efflanquer», «arrêter», «crier», «s’insurger», «déshabiller», «violer».
Beaucoup d’exemples illustrent cette thématique dans laquelle s’entremêlent traditions,
religion, et superstitions. Rachid Boudjedra, Hamid Skif et Youcef Sebti critiquent le
mariage et la traditionnelle nuit de noce ; le premier dans La Mariée, le second dans Chanson
Pédagogique Couscous, et le dernier dans Nuit de noces.
Malgré une censure dissimulée mais efficace (contrôle des maisons d’édition par des comités
de lectures, bureaucratie, annulation de rencontres littéraires et de colloques universitaires…)
les poètes ne baissent pas les bras, bien au contraire, ils se lancent volontiers contre la morale
et le politiquement correct.
Durant les années 1960, Bachir Hadj Ali et Jean Sénac consacrent des ouvrages et des
articles à cette poésie. Pendant que Hadj Ali affirme que «La poésie engagée peut y aider en
portant le langage du peuple à un haut degré de puissance. La poésie est en effet protection sur
l’avenir. A partir du réel quotidien, débarrassé de sa grisaille conventionnelle, le poète rêve à un
monde nouveau, exprime l’inexprimable» ; Jean Sénac lui voit que : «Le ton n’est plus celui de
l’espoir adossé au drame, qui nourrissait notre lyrisme depuis 1954, mais un défi lancé à toutes les
mutilations…Notre poésie connait là une phase d’enthousiasme, d’impatience, d’insolence presque,
d’euphorie. Les thèmes deviennent plus orientés vers une conscience collective …»19
Au centre de cette effervescence, se trouve Mourad Bourboune, Rachid Boudjedra, ou encore
Youcef Sebti se distinguant par la virulence de ses poèmes qui relatent le désenchantement
face aux réalités décevantes de l’indépendance :
Et pourquoi voulez-vous qu’on se taise
pourquoi voulez-vous qu’on ne réplique point
pourquoi voulez-vous qu’on se rende pas les coups
pourquoi voulez-vous qu’on ne vous crache pas à la gueule
pourquoi voulez-vous qu’on ne soit pas vos assassins…
L’aventure poétique se prolonge dans les années 1980 avec l’apparition de nouveaux poètes
qui profitent de meilleures conditions dans l’édition, des poètes tels que Tahar Djaout,
Amine Khane, Farid Mammeri ou Arezki Metref, qui produiront des textes engagés
19
Jean Sénac, Anthologie de la nouvelle poésie algérienne. Paris, Poésie 1, no 14, Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1971.
parlant de déception et de désillusion, entrevoyant même un avenir sombre pour l’Algérie à la
veille de la décennie noire.
3- Littérature algérienne de langue française des années 1980
Tahar Djaout, Rachid Mimouni, deux noms qui ont marqué la littérature algérienne des
années 1980, deux auteurs dont les œuvres s’inscrivaient comme le prolongement des
revendications émises par leurs prédécesseurs, Rachid Boudjedra en particulier. Deux
écrivains qui questionnent cette Algérie qui fête son 20ème anniversaire d’indépendance, et qui
va vivre une grave crise économique et sociale au milieu des années 1980. Cette nouvelle
génération composée aussi de poètes (Youcef Sebti, Habib Tangour, Rabah Belamri, Amin
Khan…) porta un regard pessimiste, critiquant avec virulence une société déstructurée et
désenchantée où l’individu devient un témoin passif de cette situation. La question épineuse
abordée à cette époque fut : faut-il s’ouvrir à la modernité et le progrès, ou au contraire, se
figer dans un conservatisme social et culturel ?
L’originalité Djaout et de Mimouni c’est justement d’avoir su se heurter aux réalités de
l’époque, leurs textes sont apparus dans un contexte particulier, à savoir : le climat politique
tendu, la montée inquiétante de l’islamisme radical, les inégalités et les injustices sociales qui
ont d’ailleurs mené aux événements tragiques du 5 octobre 1988.
« C’était plutôt aux dirigeants à prendre leçon sur le comportement des citoyens » révèle
l’un des personnages de Mimouni dans son recueil de nouvelles, La Ceinture de l’Ogresse,
déçu dans ses espérances vaines à voir ce pays se développer et dont le raisonnement décrypte
la rupture inévitable entre le peuple et le pouvoir.
Les personnages principaux dans les textes de Rachid Mimouni, de Tahar Djaout, de Habib
Tangour ou de Rachid Boudjedra, sont des héros marginalisés, des agitateurs souvent doués
d’une intelligence et décidés à rompre avec le passé (les protagonistes sont ainsi souvent des
anciens combattants de la révolution). Mais surtout ils sont courageux parce qu’ils fustigent la
bureaucratie, l’état policier et la corruption.
D’ailleurs, le système absurdement bureaucratique est dénoncé dans plusieurs œuvres, on
cite Les Vigiles publié en 1991, récit d’un ingénieur inventeur un métier à tisser de nouvelle
génération, et qui est exaspéré par le zèle bureaucratique et le chantage d’agents de la mairie,
de la police (il subit un interrogatoire en raison de sa présence à une manifestation de jeunes
étudiants) ou de la douane.
«Il ne faut pas toucher au pouvoir et à ce qui le représente. En dehors
de cela, tu peux y aller. Tu peux dénoncer tous les abus, tu peux
désigner tous les affreux mais quand ils ne sont pas au pouvoir. Tu as
déjà vu une lettre de lecteur parlant du passage à tabac dans les
commissariats ou de la mauvaise gestion d’un ministre ou des services
dans les prisons ? Les corps d’Etat sont sacrés et, à ce titre,
indénonçables.» extrait Les Vigiles 20
Tout comme le fonctionnaire dans l’Escargot entêté (1977), personnage névrosé qui a pour
mission de nettoyer une grande ville de ses cinq millions de rats. Fidèle à son poste et à
l’administration qui l’emploie, il se montre intransigeant et méthodique dans son travail,
frisant la paranoïa (ponctualité, rigueur, sévérité…), il incarne cette administration
pléthorique et arrogante.
Même constat chez Rachid Mimouni dans Le Fleuve détourné (1982) et Tombéza (1984)
dans lesquels on retrouve une critique négative du socialisme et ses dérives, des traditions et
de l’Histoire confisquée :
« Il n’est pas facile dans ce pays, d’être Administrateur. C’est un poste
qui exige beaucoup de qualités. Il faut faire montre d’une grande
souplesse d’échine, de beaucoup d’obséquiosité, d’une totale absence
d’idées personnelles de manière à garder à ses neurones toute
disponibilité pour accueillir celle du chef. Il faut surtout se garder
comme de la peste de toute forme d’initiative.» extrait Le Fleuve
détourné21.
Avant que l’Algérie ne bascule dans l’intégrisme et la guerre civile, cette génération des
années 1980 a pu saisir et raconter l’intense désarroi du peuple algérien, dénonçant aussi bien
les dérives du pouvoir technocratique, militaire et bureaucratique de l’époque, que le poids de
la religion et de la tradition. Il ne s’agit pas pour eux de critiquer sévèrement la société mais
d’inciter aussi le lecteur à réagir, et à envisager de nouvelles perspectives pour le progrès du
pays.
20 Tahar Djaout, Les Vigiles, Éditions du Seuil, Paris, 1991
21 Rachid Mimouni, Le Fleuve détourné, Paris, Stock. 1982.
3.1 Rachid Mimouni :
En 1978, Rachid Mimouni publie son premier roman,
Le Printemps n’en sera que plus beau, un roman passé
presque inaperçu et qui a pour thématique la guerre de libération. L’œuvre du natif de
Boudouaou suit alors une trajectoire en rapport avec le contexte historique de l’Algérie
contemporaine : le récit Une paix à vivre (1983) se déroule quelques mois après
l’indépendance tout comme Le Fleuve détourné (1982) salué par la critique. Suivent alors
Tombéza (1984) qui porte un regard sévère sur le pays. D’ailleurs, Jean Déjeux considère que
ces deux œuvres (Le Fleuve détourné et Tombéza) : «s’engageaient avec virulence dans le
roman contestataire contemporain»22
Le rapport/contraste entre la modernité et la tradition est l’un des sujets de prédilection de
Rachid Mimouni. D’abord dans L’Honneur de la Tribu (1989) qui narre l’histoire d’un village
paisible qui se verra changer de statut en devenant une daïra, une annonce qui effraye la
population locale. Puis dans son recueil de nouvelles, La Ceinture de l’Ogresse (1990), qui
reprend le même sujet, notamment dans la nouvelle Histoire de temps, et dans laquelle la
modernisation de la voie ferrée dans un petit village suscite une vive opposition chez les
habitants. L’histoire se déroule au lendemain de l’indépendance, dans un village paisible où la
proposition de la Société des Chemins de Fer passe très mal lorsque son représentant dévoile
le plan du projet prévoyant la démolition de plusieurs maisons ainsi que du Mausolée de Sidi
Daoud fondateur du village. L’imam s’oppose aussi au projet sous prétexte que la société
chargée des travaux est étrangère et qu’il est impensable de permettre à des mécréants de
souiller l’honneur et la terre des villageois. Le projet est alors abandonné, la ligne ferroviaire a
été déviée, ce qui ne tardera pas à couper du monde le village.
«Je crois à l’écrivain comme pure conscience, probité intégrale, qui
propose au miroir de son art une société à assumer ou à changer, qui
interpelle son lecteur au nom des plus fondamentales exigences de l’humain :
la liberté, la justice, l’amour…Je coirs à l’intellectuel comme éveilleur de
22
Jean Déjeux, article paru dans la revue Hommes et migration, n°1122, mai 1989.
conscience, comme dépositaire des impératifs humains, comme guetteur
vigilant prêt à dénoncer les dangers qui menacent la société». pensait Rachid
Mimouni 23.
A partir du début des années 1990, Rachid Mimouni consacrera ses œuvres à la menace
islamiste, d’abord dans un essai, De la Barbarie en général et de l’intégrisme en particulier
(1992), puis dans un roman La Malédiction (1993). Menacé par les terroristes, il quitte
l’Algérie pour s’exiler au Maroc vers la fin de l’année 1993, et meurt le 12 février 1995 à
Paris.
3.2 Tahar Djaout :
Né en 1954 dans la commune d’Ain Chafaa (Tizi Ouzou),
Tahar Djaout s’installe avec sa famille à Alger dans les années
1960, où il fera ses études universitaires (licence en
mathématiques 1974). Tahar Djaout fréquente alors le milieu
intellectuel d’Alger, et commence à collaborer dans la presse
(El Moudjahid de 1976-1979) puis de 1980 à 1984 il est chargé
de la rubrique culturelle dans l’hebdomadaire Algérie-actualité,
et se lie d’amitié avec un grand nombre d’artistes et
d’écrivains. Il publie ses premières œuvres littéraires au milieu
des années 1970, des recueils de poésie (Solstice barbelé ; L’Arche à vau-l’eau ; L’Oiseau
minéral) ; des romans L’Exproprié (1976) ; Les Chercheurs d'os (1984) ; L’Invention du
désert (1987) ; L’Exproprié (1991) ; Les Vigiles (1991) ; et des essais : Les Mots migrateurs,
Une anthologie poétique algérienne (1984) ; Mouloud Mammeri, entretien avec Tahar Djaout
(1987).
Menacé de mort à plusieurs reprises, Tahar Djaout choisit de rester en Algérie, il fonde avec
ses amis journalistes Arezki Metref et Abdelkrim Djaad, son propre hebdomadaire Ruptures
dont le premier numéro est sorti en janvier 1993. Cinq mois plus tard, le 26 mai 1993, Tahar
23
Entretien dans Voix multiples, réalisé par Hafid Gafaïti.
Djaout est victime d’un attentat devant son domicile à Baïnem (Alger), il meurt une semaine
après, le 2 juin à l’hôpital. Il est l’un des premiers intellectuels et journalistes victimes de la
barbarie terroriste, son assassinat a d’ailleurs provoqué non seulement une onde de choc dans
le milieu intellectuel en Algérie mais a poussé aussi des dizaines d’écrivains, de journalistes et
d’universitaires à fuir le pays. L’écrivain Rachid Mimouni a dédié son roman La Malédiction
à Tahar Djaout, dans l’épigraphe il écrit : «A la mémoire de mon ami l’écrivain Tahar Djaout,
assassiné par un marchand de bonbons sur l’ordre d’un ancien tôlier.» De son côté son ami
l’écrivain Rabah Belamri pense : «Tahar est mort parce qu’il était un esprit libre et sa parole
un chant de naissance face à la nuit des consciences.»
Au début de la crise politique et sécuritaire que vit l’Algérie en ce début des années 1990,
Tahar Djaout prononcera sa célèbre phrase :
« Le silence, c’est la mort, et toi, si tu te tais,
tu meurs. Et si tu parles, tu meurs. Alors dis et
meurs. »