Jamais tu ne
te soumettras
Liberté, rébellion, joie : Goliarda Sapienza a vécu comme
elle a écrit, en secouant la morale. Le dernier volet de
sa corrosive autobiographie est enfin traduit. Par Marine Landrot
Sur une photo prise à la fin de sa vie, une cicatrice
creuse le milieu de son front, comme un troisième œil. La
marque de l’intuition qui lui permit d’avancer en confiance
malgré une existence pleine de pièges, d’éboulements, de
crevasses. Prison, internements psychiatriques, suicides
manqués, combien de fois trébucha Goliarda Sapienza, com-
bien de fois toucha-t-elle le fond ? Enfant de remplacement,
elle arriva au monde en 1924 dans une famille sicilienne nom-
breuse et recomposée, juste après l’assassinat d’un frère, Go-
liardo, et la mort d’une sœur, Goliarda. Sa vie fut un glisse-
ment permanent, jusqu’à sa chute mortelle dans les escaliers,
en 1996. « Chaque personne a son secret… Ne violez pas ce secret,
ne le disséquez pas, ne le cataloguez pas pour votre tranquillité,
par peur de percevoir le parfum de votre secret inconnu de vous-
même […], que vous portez enfermé en vous depuis votre nais-
sance… », prévient-elle dans son recueil autobiographique
Le Fil d’une vie (éd. Viviane Hamy, 2005). Loin de se dérober,
Goliarda Sapienza laisse pourtant derrière elle une œuvre lit-
téraire immense et éclairante, qui offre autant de clés sur
elle-même que d’armes pour la connaissance de soi.
Un prénom. Un nom. Un visage. Une plume. Ces quatre
attributs ne lui ont pas suffi pour connaître la gloire de son vi-
vant. Goliarda… C’est un peu comme si elle s’était appelée
« Paillarde ». Dans la Sicile des années 1930, peu de fillettes ré-
pondaient à ce prénom, les quolibets fusèrent donc souvent.
Néanmoins, cette évocation des goliards du Moyen Age,
clercs connus pour leur puissance poétique et subversive, lui
va comme un gant. Sapienza… « sagesse », de quoi parfaire
l’aura magnanime de la romancière qui truffa ses livres de
préceptes imparables, comme cet hymne à l’amour volatil,
dans L’Art de la joie, son chef-d’œuvre : « On tombe amoureux
parce qu’avec le temps, on se lasse de soi-même et on veut entrer
dans un autre pour le connaître, le faire sien, comme un livre,
un paysage. Et puis quand on l’a absorbé, qu’on s’est nourri de
lui jusqu’à ce qu’il soit devenu une part de nous-même, on re-
commence à s’ennuyer. Tu lirais toujours le même livre, toi ? »
La figure, maintenant, puits de lumière, digne des plus
belles actrices italiennes. A regarder les portraits qui ornent
À lire les couvertures de ses livres, où elle darde sur le lecteur son
u regard transparent et ironique, on se dit que Goliarda Sa-
L’Art de la joie pienza parle un peu d’elle-même lorsqu’elle décrit sa codéte-
et Les Certitudes nue, dans L’Université de Rebibbia (éd. Le Tripode, 2013), ré-
du doute, cit autobiographique sur le passage qu’elle fit en prison pour
traduits de l’italien avoir commis un vol de bijoux lors d’une soirée mondaine :
par Nathalie « Visage expressif au plus haut point, pudeur et narcissisme ex- Décédée il y a
dix-neuf ans,
Castagné, trêmes en même temps que cet infime quelque chose de mystique l’Italienne voulait
éd. Le Tripode, qu’ont toutes les grandes comédiennes… » Comédienne elle fut, délivrer les mots
respectivement pour Luigi Comencini et Luchino Visconti, qui la fit triom- « des incrustations
de siècles
640 p., 23 €, pher au théâtre chez Pirandello et l’engagea comme assis- de tradition ».
et 200 p., 19 €. tante sur le tournage de son film Nuits blanches. Mais rien ne Ici, en 1949.
30 Télérama 3408 06 / 05 / 15
La gloire posthume d’une insoumise Livres
valait l’écriture, pour cette insomniaque qui déroula dans le
plus grand secret, et dans la plus grande indifférence des édi-
teurs italiens, des phrases abruptes et lyriques, à la fois tour-
nées vers le monde et terriblement intimes.
Il fallut le flair enthousiaste d’une éditrice française, Vi-
viane Hamy, pour que son travail sorte de l’ombre, en 2005,
presque dix ans après sa mort, avec la parution en France de
son monumental Art de la joie, dans une traduction remar-
quable de Nathalie Castagné. Goliarda Sapienza avait elle-
même pris presque dix ans de sa vie, entre 1967 et 1976, pour
écrire au Bic noir ce roman de plus de 600 pages où elle mit
tant d’elle-même. Son héroïne, Modesta, n’a pas un prénom
plus facile à porter que le sien. Née le 1er janvier 1900, elle in-
carne à elle seule tous les combats de son siècle : féministe,
bisexuelle, communiste, antifasciste, Modesta connaît la
pauvreté extrême, l’absence de père, le viol, le couvent, la
vie de château, la peur de l’eau, la maternité, la psychanalyse,
la vieillesse. Pour arriver à la conclusion que, « non, on ne
peut communiquer à personne cette plénitude de joie que donne
l’excitation vitale de défier le temps à deux, d’être partenaires
dans l’art de le dilater, en le vivant le plus intensément possible
avant que ne sonne l’heure de la dernière aventure ».
Si Goliarda Sapienza répétait à l’envi qu’elle n’arrivait pas
à la cheville de Modesta, les points communs sont multiples
entre ces deux femmes tumultueuses et jusqu’au-boutistes.
A commencer par leur liberté de mœurs, dans une société
catholique patriarcale très cadenassée. Comme Modesta qui
succombe aux charmes d’une religieuse du couvent, puis
d’une garçonne révolutionnaire et suicidaire, Goliarda Sa-
pienza ne cacha pas sa passion pour les femmes, notamment
pour Roberta, connue en prison, dotée d’une « belle voix pro-
fonde, avec des chutes argentines de monnaie mélangées à des
grondements telluriques », dont elle évoque le retour à la li-
berté dans Les Certitudes du doute, dernier volet de son cycle
autobiographique, aujourd’hui traduit.
Il y a, chez Goliarda et Modesta, un même sens de l’enga-
gement politique, un goût pour les débats à bâtons rompus,
un attachement pour la discrétion et l’exemplarité de l’ac-
tion dans la vie de tous les jours. Héritage familial oblige : Go-
liarda Sapienza grandit sous la houlette de parents anar-
chistes engagés, comme elle le raconte dans Moi, Jean Gabin
(éd. Attila, 2012, désormais au catalogue du Tripode). « Tu ne
dois jamais te soumettre à personne, et moins que quiconque à
ton père ou à moi. Si quelque chose ne te convainc pas, rebelle-
toi toujours », lui asséna sa mère à l’adolescence. Pour Goliar-
da Sapienza, l’insoumission passa par les mots avant tout. Sa
liberté d’écriture, son choix de l’instabilité des styles (fami-
lier, dialectal, théâtral, juridique, picaresque) font d’elle une
femme de lettres unique. Après l’avoir lue, on ne parle plus
Archives Goliarda Sapienza/Angelo Maria Pellegrino
pareil, on n’entend plus pareil, à force de passer les mots au
filtre qu’elle propose dans L’Art de la joie : « Le mot amour men-
tait, exactement comme le mot mort. Beaucoup de mots men-
taient. Ils mentaient presque tous. Voilà ce que je devais faire :
étudier les mots exactement comme on étudie les plantes, les
animaux… Et puis, les nettoyer de la moisissure, les délivrer des
incrustations de siècles de tradition, en inventer de nouveaux,
et surtout écarter, pour ne plus m’en servir, ceux que l’usage
quotidien emploie avec le plus de fréquence, les plus pourris,
comme : sublime, devoir, tradition, abnégation, humilité, âme,
pudeur, cœur, héroïsme, sentiment, piété, sacrifice, résigna-
tion. » Le mot grandeur n’est pas dans la liste. On peut donc
chanter sans crainte la grandeur de Goliarda Sapienza •
Télérama 3408 06 / 05 / 15 31