Justin Chrysostome DORSAINVIL
Auteur et éducateur haïtien [1880-1942]
(1937)
Psychologie haïtienne.
VODOU ET MAGIE
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES
CHICOUTIMI, QUÉBEC
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Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 2
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à partir du texte de :
Dr J. C. Dorsainvil
Psychologie haïtienne. Vodou et magie.
Port-au-Prince, Haïti : Imprimerie Telhomme, 1937, 47 pp.
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Justin Chrysostome DORSAINVIL
Auteur et éducateur haïtien [1880-1942]
Psychologie haïtienne.
VODOU ET MAGIE.
Port-au-Prince, Haïti : Imprimerie Telhomme, 1937, 47 pp.
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Merci aux universitaires bénévoles
regroupés en association sous le nom de:
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des Classiques des sciences sociales
en Haïti.
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tion “Études haïtiennes”, pour nous avoir
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Classiques des sciences sociales.
jean-marie tremblay, C.Q.,
sociologue, fondateur
Les Classiques des sciences sociales,
15 juillet 2019.
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Psychologie haïtienne.
VODOU ET MAGIE
Table des matières
Avant-propos [4]
Vodou et magie [8]
Faits et extrapolations [37]
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[4]
Psychologie haïtienne.
VODOU ET MAGIE
AVANT-PROPOS
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Les pages qui suivent ont servi de canevas à une conférence pro-
noncée à Baltimore, durant notre séjour aux États-Unis.
En nous rendant dans l'Union américaine du Nord sur l'invitation
de quelques associations de congénères pour y donner, comme on dit
là-bas, des « lectures », il ne pouvait nous venir à l'esprit l'idée d'abor-
der aucun sujet de portée « mondiale ».
Le sentiment de la précarité de nos moyens personnels d'informa-
tion dans un pays où la documentation est si abondante et les possibi-
lités d'études si multipliées, devait naturellement nous écarter d'une
tentative si audacieuse. Haïti et les choses haïtiennes nous paraissaient
donc le seul domaine susceptible de nous ménager quelque succès.
Aussi, dans nos nombreuses causeries et conférences, le docteur C.
Lhérisson et nous, de même que notre estimable ami A. P. Barthélé-
my, dans les nombreuses occasions où il a eu à fournir des informa-
tions sur les affaires commerciales du pays, ne nous sommes-nous ja-
mais écartés de ce domaine, de ce terrain que nous sentions solide
sons nos pas. L'évolution historique, économique, sociale, d'Haïti a
donc été le seul sujet abordé. Si, d'autre part, à la County Medical So-
ciety de Philadelphie, association scientifique [5] extrêmement fermée
où, à notre suite, les médecins de couleur de la ville eux-mêmes péné-
traient pour la première fois, nous avons eu à prononcer une confé-
rence sur les aspects médicaux du Vôdou, conférence reprise à l'Aca-
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 11
démie de médecine de nos congénères de New-York, c'est que ce sujet
nous avait été comme imposé par les circonstances avant même notre
départ d'Haïti.
Dans les principales villes de l'Est de l'Union, quelques officiers de
l'ancienne gendarmerie d'Haïti, aiguillonnés par l'incroyable succès de
Seabrook, s'étaient brusquement mués en orateurs et dans des confé-
rences où la stupidité le disputait à l'ignorance, débitaient les choses
les plus étranges sur notre pays. Ils connaissaient pour le moins l'in-
fluence de la répétition des mêmes choses, des mêmes idées, sur la
mentalité américaine et sur celle base organisaient Un vrai tintamarre
qui humiliait nos congénères, désorientait la presse afro-américaine.
Nous eûmes sur le vif les résultats de cette propagande malsaine,
quand un jour au high-School de Wilmington, un adolescent parmi les
1200 petits congénères de l'école, nous demanda d'un air, attristé : si
vraiment en Haïti, on mangeait de la chair humaine. Il est vrai que
comme fiche de consolation, avec le sans-gène de l'américain moyen
pour qui le monde s'arrête aux limites de l'Union, des journaux annon-
çaient que nous étions membres de l'Académie française, à notre sor-
tie de rétablissement.
La magie, personne ne l'ignore, est un fait réel et mondial. Elle est
contemporaine de la religion dont elle n'est qu'une contrefaçon. La
science psychologique se condamnerait à une réelle mutilation, si dans
l'étude de l'homme, elle négligeait cette source profonde d'informa-
tions. Dans une très large mesure, il n'y a pas de conscience religieuse
sans conscience magique, car on relèvera longtemps encore assez
d'aberrations dans [6] l'humanité, sinon pour justifier, mais du moins
expliquer cet ordre de croyance.
Aussi, à notre époque, les psychologues les plus profonds, un
MAXWELL, un JAMES, un MEYERSON, un BERGSON, etc., ont-ils tenu à
s'expliquer, dans un sens ou dans l'autre, sur le fait de la magie.
D'ailleurs, de nos jours, le concept de magie a pris une extension
qu'on soupçonne à peine dans notre milieu. C'est un grand départe-
ment de la conscience mystique sur lequel l'accord est loin d'être fait
entre les psychologues. Ce désaccord des maîtres de la pensée morale
sur le contenu positif ou fictif de la magie va de la négation la plus ab-
solue à l'affirmation la plus téméraire. Dans notre étude, nous n'avions
pas à nous prononcer sur le contenu positif ou réel de la magie. Nous
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 12
n'avons pas une autorité suffisante pour nous prononcer catégorique-
ment sur un tel sujet. Le problème qui nous occupe est un problème
historique et social et nous l'avons résolu dans les limites de nos ob-
servation personnelles. Dans tous les cas, ce n'est ni au nom de la
science, ni au nom de la philosophie, qu'on peut affirmer ou nier le
contenu positif de la magie. L'affirmation ou la négation, dans ce sens,
n'est qu'une extrapolation qui relève de l’ordre des idées de la
croyance.
Une constatation plus que troublante, qui pourtant est l'une des
meilleures certitudes de l'heure, est l'impuissance radicule de la raison
à nous révéler tout le réel. Le réel déborde de toutes parts la raison et
le contenu de la conscience scientifique subit, à cette heure, une révi-
sion qui est loin de s'achever.
Il faut donc sur de nombreuses questions, selon une formule chère
aux logiciens de la vieille école, suspendre notre jugement, en atten-
dant que la sagacité de l'esprit humain toujours en éveil, nous apporte
des solutions plus conformes à un approfondissement plus complet du
réel. Nous parlions tout à l'heure du [7] désaccord qui règne entre les
psychologues sur l'interprétation du contenu positif de In magie. Rien
n'illustre mieux ce désaccord que la position respective prise par les
penseurs suivants sur l'inquiétant problème.
MAXWELL ramène les faits de la magie aux phénomènes dits de
métapsychique, à ces phénomènes dont une catégorie d'êtres humains
spécifiquement organisés, ont révélé les ébauches au monde étonné.
JAMES, dans les réflexions d'un psychiste, suspendant son jugement,
cherchait au sein des sociétés de recherches psychiques par des obser-
vations aussi précises que multipliées à se faire une conviction scienti-
fique raisonnée.
BERGSON, avec un enthousiasme inattendu chez un penseur habi-
tué à soumettre les événements humains à une analyse dont la profon-
deur nous captive, découvrait dans ces phénomènes l'annonciation
d'une science nouvelle qui allait projeter d'éclatantes lumières sur
notre mystérieux devenir.
MEYERSON, le penseur si peu enclin aux exagérations rationalistes,
ne voyait dans ces phénomènes que les plus subtiles manifestations de
la fraude inconsciente ou voulue. Meyerson s'étonne que les progrès
réalisés en métapsychique n'ont guère jusqu'ici répondu aux prévi-
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sions optimistes de son éminent collègue, dont pourtant la critique
aigue a révolutionné la pensée contemporaine.
Au demeurant, il n'y a pas en ce qui regarde l'étude de l'homme de
petits problèmes. Là aussi, s'impose une révision des valeurs en cours
dans notre milieu où les sophismes de simple inspection sont présen-
tés par bien des gens comme des vérités de la science. Autrement,
nous finirons par mourir d'un manque d'élargissement de la
conscience, rétrécie par des préjugés imbéciles ou par des aberrations
sociales.
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[8]
Essais de vulgarisation scientifique
et questions haïtiennes
VODOU
ET MAGIE
Retour à la table des matières
Tel est le titre même d'un ouvrage remarquable qu'un écrivain de
grande culture, le Révérend J. WILLIAMS, de Boston, a consacré à la
question qui est le sujet de notre causerie d'aujourd'hui. Le père
WILLIAMS a vécu des années à la Jamaïque. Il s'est amplement docu-
menté dans l'île anglaise sur certaines pratiques vôdouiques et de ma-
gie. Dans le même ouvrage il a consacré un long chapitre au vôdou en
Haïti où il s'élève contre certaines opinions émises par des écrivains
haïtiens qui ont étudié sur place la même question, entre antres notre
distingué compatriote et ami, le Docteur PRICE MARS dans son livre :
« AINSI PARLA L'ONCLE ». — Notre intention, disons le tout de
suite, n'est point d'analyser dans celte causerie le livre du père
WILLIAMS.
Il est cependant un fait indéniable c'est que les croyances vô-
douiques revêtent en Haïti un caractère particulier. C'est à notre avis
en ce pays qu'elles conservent, en dépit de la surcharge des croyances
parasites, la forme la plus rapprochée du culte dahoméen.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 15
À coup sur, ou ne nous demandera point d'examiner des supersti-
tions qui sont mondiales, qui sont le sujet d'une abondante littérature,
qui se retrouvent en somme, sous des différences purement locales,
chez tous les peuples insuffisamment évolués et même évolué.
[9]
Notre lâche consistera à vous dire ce qu'est le vôdou et dans le
cadre de nos observations personnelles, dans quelle mesure il se mé-
lange en Haïti, aux pratiques de magie.
À la vérité, convient-il de parler de mélange ? Ne faut-il pas au
contraire établir deux domaines plus isolés, plus séparés que ne l'ont
remarqué la plupart des visiteurs étrangers d'Haïti qui se sont intéres-
sés à la question ?
Une vérité nettement mise en lumière par la critique des religions
est qu'il ne faut point confondre celle-ci avec la magie. La religion
conduit aux cultes propitiatoires, à des pratiques qui tendent à se
rendre les dieux favorables. La magie, au contraire tend, par des
moyens tout différents à soumettre la volonté divine à la volonté hu-
maine.
Or, chez le serviteur haïtien adonné au culte du vôdou, qu'il ne faut
pas confondre avec le N'gan-N'gan, le Houngan de profession, le sen-
timent qui domine est le respect pour ce qu'il nomme ses obligations
d'Afrique. Les cérémonies qu'à des époques déterminées il consacre
au vôdou, il les appelle des devoirs.
Il ne viendra donc jamais au serviteur des vôdous l'idée de croire
qu'il pourrait substituer sa volonté à celle des esprits, des invisibles. Il
n'agit que sous leur dictée. Il arrive le plus souvent que le serviteur
soit à la fois serviteur et Hougan. Dans ce cas, les génies dont il des-
sert les autels, ayant des attributs opposés, représentant les uns, l'esprit
du bien, les autres, l'esprit du mal, le Houngan est à la tête de deux
maisons différentes. Il sert des deux mains comme on dit dans le
peuple haïtien. Il est à la fois serviteur et magicien. Toute réunion
sous un même toit de ces deux ordres d'esprits entraînerait la fuite des
esprits consacrés au bien.
Que le Magicien croit pouvoir asservir à sa puissance [10] occulte
les forces de la nature, c'est là un fait mondial, et cette croyance est en
raison directe de son degré d'ignorance. Or, en Haïti, le Houngan se
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recrute dans la classe des illettrés, particulièrement dans nos classes
rurales. Chez notre type de Houngan, lorsqu'il n'est point un rusé com-
père, exploitant systématiquement l'ignorance de la masse, le senti-
ment de sa puissance tient du prodige et confine à l'absurde.
Demandons nous maintenant ce qu'est le vôdou et tachons de le
distinguer des autres cultes encore vivaces en Haïti ?
Le Vôdou n'est qu'un cas particulier de ce culte du serpent relevé
par l'érudition contemporaine chez de nombreux peuples primitifs.
C'est une survivance des âges périmés.
PAUL LECOURS, dans une intéressante monographie publiée dans le
« Mercure de France », année 1924, nous a fait suivre le développe-
ment de ce culte, particulièrement chez les indiens du Mexique.
Dans le vôdouisme, le serpent n'est pas un dieu comme l'ont affir-
mé avec quelque naïveté certains écrivains, mais un symbole.
Vous nous excuserez cependant de ne point entrer dans des détails
sur ce procédé d'organiser les cultes et de matérialiser leurs éléments
par des symboles. Mais permettez nous tout de même de vous faire re-
marquer que dans toutes les religions, quel que soit leur degré d'évolu-
tion, les symboles y jouent un rôle considérable. Il s'agit en effet du
domaine des choses immatérielles et l'esprit de l'homme a besoin de
ces représentations matérielles comme pour se reposer. Ce qui est vrai
pour l'homme civilisé l'est davantage pour l'homme inculte dont l’es-
prit ne peut se mouvoir longtemps dans le champ des abstractions.
Le serpent, disons-nous, dans le vôdouisme, est un [11] symbole.
Ce qui le prouve, c'est que le vôdouisant a la conception d'un Dieu
unique, créateur du monde, sans faire intervenir aucunement l'in-
fluence du christianisme le Maou des dahoméens, devenu le Grand
Maître du vôdouisant haïtien.
Cependant Maou, le Dieu Unique des dahoméens n'est pas un dieu
paternel, un dieu-Providence. Il est trop au-dessus de l'humaine nature
pour s'occuper des affaires du monde. Maou note néanmoins les ac-
tions des hommes. Chacun d'eux est représenté auprès de lui par un
bâton sur lequel s'inscrivent les bonnes comme les mauvaises actions.
Après la mort, si les bonnes actions l'emportent sur les mauvaises,
l'esprit du défunt est admis dans le Koutoumé, le paradis dahoméen.
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Le vôdouisant haïtien, à l'encontre du vôdouisant dahoméen, est in-
finiment bondieuzard : Bon Dieu bon, est une formule que l'haïtien de
toutes les classes répète à satiété. L'haïtien est à un haut degré fata-
liste, particulièrement l'homme du peuple qui ne subit que d'une façon
très indirecte l'influence de l'éducation reçue par notre élite. Il est pos-
sible que cet état d'esprit soit la conséquence de l'influence musul-
mane qu'avaient subie de très nombreux africains transplantés à St.
Domingue, devenu HAÏTI, après la proclamation de notre Indépen-
dance.
Parmi eux se rencontraient des marabouts au sens arabe et le mot
conservé encore dans le créole, sert à désigner des noirs à cheveux
plats, parce que les marabouts étaient souvent des Peuls, des noirs à
cheveux plats.
Beaucoup de choses et de pratiques surtout, en usage, dans nos
campagnes, rappellent cette influence musulmane. Des visiteurs
d'Haïti qui connaissent bien les choses du monde arabe nous ont si-
gnalé la ressemblance de nos cimetières de campagne avec ceux des
régions où [12] cette influence domine. C'est par ailleurs une habitude
invétérée de nos paysans de saluer l'orient, le matin, au réveil, en es-
quissant force génuflexions qu'accompagnent de nombreux signes de
croix.
Le vôdouisant croit en la Providence. Aucune cérémonie réelle-
ment vôdouique n'a lieu sans au préalable une invocation au Grand
Maître. Rien ne se réalise sans la permission de ce dernier. À cette in-
vocation succède dans les grandes occasions une prière aux lao, sorte
de litanie où l'on invoque par ordre d'importance les vôdous daho-
méens et autres. L'officiant commence la litanie et l'assistance en
chœur reprend après lui chaque nom de loa invoqué. C'est la prière
aux loa qui est plutôt chantée que récitée. Nul doute que ce chant soit
très archaïque. Nous y avons relevé des mots du dialecte fongbée. Au-
cun culte ne fait un usage plus constant ou plus immodéré du chant.
Les cérémonies vôdouesques sont très compliquées, et il est rare
que leurs moments les plus importants ne soient accompagnés d'un
chant spécial. La musique vôdouesque cérémonielle est d'un rythme
lent et grave. C'est dans le vodouisme pur communément une prière
ou une invocation et l'expression fongbée : Ago-yé équivalent de l'ex-
pression française : faites attention à nous y revient souvent. En aucun
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 18
cas le chant vôdouique ne prend l'allure pétulante, endiablée du chant
congo ou violente, paroxystique du chant danpède.
Dans le vodouisme dahoméen, Maou étant un dieu impassible, se
mêlant très peu des affaires humaines, la direction effective du monde
revient aux vôdous.
Les Vôdous, les loa, les esprits, les mystères, les invisibles, les
anges, les lessaints, autant de vocables qui, en Haïti, désignent une
seule et même catégorie d'êtres mystérieux qui sont des intermédiaires
entre l'homme et Dieu.
[13]
Qu'est ce donc que le Vôdou ? — Le vôdou est un être immatériel,
un pur esprit. Pour se manifester, il a besoin d'un truchement et son
truchement réel c'est l'homme lui-même. Le vôdouisme étant une
forme animique de religion a notablement multiplié ces êtres.
Les étrangers qui ont parlé du vôdouisme haïtien ont souvent
confondu des pratiques totalement différentes. De là entre autres la
confusion qu'ils établissent entre le vôdouisme pur et la magie. Au
Dahomey déjà la différence était fondée. Les prêtres d'Afa étaient des
azénu, des azètô, des bôcors, des magiciens enfin, tandis que les vo-
dounou, les dangbé-si des temples de Widah et d'Alada ne s'occu-
paient point de magie. C'est la différence que nous établissons au dé-
but entre le serviteur et le houugan de métier. D'ailleurs le N'gan, le
loa, le hounfor, c'est-à-dire le petit temple où se fait l'appel des loa,
répondent à des pratiques congolaises et non dahoméennes. 1
En effet, de nombreuses tribus africaines ont concouru à former le
peuple haïtien. On doit citer les principaux groupes suivants :
1º— Groupe soudanais : Ouolofs, Poulah, Bambara, Quiambas,
Soussou, Mandingues, Malinkés, Haoussas, etc. ;
2º— Groupe Dahoméen : Aradas, Fons, Mahis, Mines, etc. ;
3º— Groupe Guinéen : Nago, Ibo, Caplaous, etc. ;
4º— Groupe Congolais : Fangs, Moudongues, Mayombes, Bafio-
lés, etc.
1 Le hounfor est postérieur à l’indépendance.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 19
Les autres tribus africaines de l'Ouest ou de l'Est n'étaient représen-
tées que par de petits groupes ou des individus isolés.
[14]
Parmi les Africains transportés en Haïti, les plus nombreux étaient
les congos, les Aradas, les Ouolofs, les Bambara, les Nagos. On peut
affirmer que pour les 3/5 près, les congos ont contribué à former le
peuple haïtien.
Chose curieuse pourtant ! Ce sont les Aradas et les fons qui ont
imposé leurs croyances à la grande masse africaine de St. Domingue.
Il n'en est pas moins résulté aux yeux de l'observateur peu averti une
étrange confusion des croyances de toutes les tribus africaines. Le mot
loa ayant prévalu pour désigner en Haïti les vôdous dahoméens, les
principaux groupes de loa reconnus sont les mystères : aradas daho-
méens, les mystères congos, les mystères sénégalais, les mystères Ibo,
les mystères Nago, les cuplaous, les mystères Haoussa, etc.
Les mystères aradas dahoméens, mines ou Hanmines répondent
spécifiquement au vôdouisme. Ils sont les vrais vôdous ceux qui, jus-
qu'à cette heure, conservent en Haïti leurs noms dahoméens. Tout le
reste ne représente qu'un ensemble de croyances parasites que le mé-
lange des tribus africaines à St. Domingue a greffé sur le vôdouisme.
Le vôdouisme a été originellement propagé en Haïti par les fons et
les aradas, particulièrement par les aradas. Ces derniers ont joué à
l’encontre des congos un rôle décisif dans la révolution de St. Do-
mingue et la guerre de l'Indépendance d'Haïti. TOUSSAINT
LOUVERTURE lui-même était un authentique descendant d'aradas. Il
était petit fils de GAOU GUINOU, roi des Aradas. Sous la suzeraineté
de la France, sa famille régnait encore il n'y a pas longtemps au Daho-
mey. Après la conquête française du Dahomey, ITOU GUINOU fut placé
à la tête du Royaume d'Ardra restauré.
Le vôdouisme est plus spécialement d'origine aradaenne. Comme
il arrive si souvent dans l'histoire des peuples primitifs, les fons vain-
queurs des aradas adoptèrent [15] leur culte du serpent. Plus capables
encore de discipline, d'organisation sociale que les aradas, les fons
hiérarchisèrent ce culte, arrivèrent à en faire, en dépit de l'horrible pra-
tique des sacrifices humains, une religion dont les diverses parties
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 20
sont assez bien liées. Au fond, l'idée de l’éminente dignité de la per-
sonne humaine est une acquisition bien tardive de la conscience de
l'Humanité civilisée. À cette heure encore et dans la portion la plus
avancée de cette humanité, il s'opère parfois d'inquiétants retours vers
l'atavisme. En avril 1927, un frisson d'horreur secoua l'Europe. On ve-
nait de découvrir en Transylvanie une bande de cannibales. Les
pauvres dégénérés avaient déjà tué et dépecé trente-six personnes
quand la police fit l'horrible découverte. Ces faits sont rapportés par
RAOUL ALLIER dans son beau livre « Le non civilisé et nous ». (I)
La conquête du royaume des Aradas par les fons débuta avec To-
codonu vers 1724. Elle se poursuivit tout le long du siècle par des in-
vasions répétées du royaume par les fons. Vaincus, faits prisonniers en
nombre par leurs hardis voisins, les aradas livrés aux négriers, furent
ainsi transportés à St. Domingue. C'est de cette façon que le père de
TOUSSAINT LOUVERTURE, de lignée royale, fut conduit dans la pro-
vince du Nord de St. Domingue où il vécut sur l'habitation Bréda, en-
touré de la vénération des hommes de sa tribu.
Le royaume d'Ardra était pourtant une vieille organisation poli-
tique de l'Afrique. D'ailleurs, dès le XIe siècle, des chroniqueurs
maures et arabes fournissent des renseignements sur les royaumes de
la Guinée et du Soudan.
[16]
II n’est donc pas étrange que munis d'un culte avec un cérémonial
compliqué, pourvu d'une série d'initiations, entouré de mystères, orga-
nisés par surcroît en sociétés secrètes, fons et aradas, aient fini par im-
poser leur culte aux antres tribus africaines de St. Domingue.
Mais on le comprend bien, ce succès n'eut pas lieu sans adultéra-
tions du culte primitif. Aussi faut-il se livrer à une étude attentive pour
dégager les éléments essentiels du vôdouisme de la surcharge des
autres croyances africaines en Haïti.
Nous avons dit que le vôdouisme est un cas particulier du culte du
serpent, pour la raison très simple que le plus grand vôdou de ce culte
a pour symbole, le serpent. Ce vôdou qui incarne l'esprit du bien, est
Dangbe devenu en Haïti Dambalah par contraction de Dangbe-Alada.
C'est surtout ce vôdou qui, au Dahomey, avait ses temples à Widah, à
Alada, à Somorné desservis par les Dangbé-si, les épouses du serpent.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 21
Nous disons encore que le vodouisme est un culte animique. De là, la
tendance de ce culte à prêter une manière de conscience à certains as-
pects de la nature, particulièrement aux phénomènes qui frappent
puissamment nos sens. Rappelez-vous que les loa sont des invisibles,
de purs esprits. Ainsi le vodouisant haïtien arrive-t-il difficilement à
les personnifier. Il s'en tient communément aux symboles, Par
exemple la couleuvre symbolise Dangbalah, Agoué, le vôdou de la
mer est symbolisé par un petit bateau, un sabre de fer symbolisera
Hogoun-féraille, etc. D'autres fois, c'est sous l'effigie d'un bon nombre
de saints du catholicisme même que les vôdous sont représentés. Dans
cette liste de saints catholiques on remarque : St. Jacques le Majeur,
St. Michel l'Archange, St. Nicolas, St Antoine, l'Ermite, Notre-Dame
des Sept Douleurs, St. Pierre l'Apôtre et bien d'autres saints qui sont
de pures créations de l'imagination populaire, qui naissent avec autant
de rapidité qu'ils meurent. D'ailleurs, la liste des vôdou de [17] créa-
tion haïtienne n'est jamais fermée. De temps à autres, l'imagination
populaire ajoute de nouvelles unités au curieux panthéon vôdouique.
Il nous est très facile de rapprocher, pour le moins, les vôdous des
dieux et déesses de la mythologie grecque ou romaine. Ainsi Herviye-
so, le vôdou qu'on assimile à Saint Pierre, le vôdou du Tonnerre porte
le nom curieux de Jupiter-Tonnerre. Celte assimilation est facile à
comprendre. Notons particulièrement que la pierre que la chute de la
foudre dans les terrains argileux forme souvent, joue dans le culte vô-
douique un rôle aussi important que les silex taillés laissés par les in-
diens d'Haïti. Nous avons rencontré aux mains des houngans de ty-
piques haches de pierre indiennes ornées de dessins.
Gho est le vôdou de la guerre, Aghoué, le vôdou de la mer, Ayida
Ouèdo, le vôdou de l'arc-en-ciel, Gehdi Nibou, le vôdou protecteur
des troupeaux, Loko Atissou, le vôdou protecteur du foyer, Legba, le
vôdou maître des chemins, Agassou, le vôdou gardien des coutumes.
Lisa, le vôdou de la lune, Azés, 2 le vôdou patron des forgerons.
Comme nous venons de le faire voir, en Haïti le vôdouisant assimile
les vôdous aux saints du catholicisme. Celte question nous l'avons
longuement envisagé dans notre ouvrage « VODOU ET NÉVROSE ».
Il faut être d'Haïti pour bien saisir quand le peuple parle des saints du
catholicisme ou des saints du vôdouisme. Les deux cultes qui ont cer-
tains points de contact, se mélangent dans l'esprit populaire, à un de-
2 Azé ou Hogoun-Féraille.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 22
gré inimaginable. Aussi, seul le protestantisme combat-il avec une
certaine efficacité le vôdouisme en Haïti.
Les vôdous ne sont pas conçus à l'instar de Maou, sans lien, sans
rapports directs avec les hommes. Ils sont des génies protecteurs, fan-
tasques, exigeants sans doute, mais très mêlés à la vie ordinaire des
desservants du [18] culte. Le vôdouisme aboutit le plus naturellement
du monde au culte des ancêtres. On ne saurait dire, comme l'a établi
l'anthropologiste anglais JAMES FRASER pour la grande majorité des
peuples en retard, que l'haïtien inculte ait une peur excessive des
morts et des esprits. L'haïtien des campagnes vit avec ses morts.
Théoriquement le hounfô en est peuplé et nous vous dirons tout à
l'heure comment et de plus, c'est une habitude infiniment répandue
dans nos campagnes d'enterrer les morts à deux pas de la maison d'ha-
bitation.
D'autre part, la prise de possession des fidèles du culte par les vo-
dous est un fait constant du vôdouisme. Ce phénomène curieux de
l'ensemble des phénomènes vôdouiques est sans doute celui qui frappe
le plus l'observateur. Le vrai possédé vôdouique, n'est pas un être nor-
mal. Il sort de la physiologie ordinaire. L'étude de la possession vô-
douique nous entraînerait beaucoup trop loin. Dans tous les cas, la
question est longuement exposée clans notre ouvrage « VODOU ET
NÉVROSE ». Le vôdouisme comporte trois ordres de cérémonies : les
cérémonies d'initiation, les cérémonies propitiatoires, les cérémonies
expiatotres. Les cérémonies d'initiation concernent l'organisation de la
confrérie qui est une société en grande partie secrète. Les desservants,
suivant leur rang dans la confrérie, passent par des degrés d'initiation.
C'est d'ailleurs un fait bien établi que les religions dites primitives,
sont toujours organisées en sociétés secrètes. Le Houngan haïtien est
un type infiniment discret et roublard. Aussi, ne pouvons-nous nous
empêcher de sourire quand un étranger affirme avoir été initié aux
mystères du vôdou. Sa candeur n'est alors égalée que par la mystifica-
tion dont il a été l'objet. Dans la confrérie vôdouique il y a d'abord la
foule des fidèles qui peuvent être ou non sous l'action de la possession
d'un vôdou. Puis viennent, par ordre d'initiation, les hounsi, [19] les
houn-si kanzo, les houngè Nikon, les houngan. Entre ces derniers, il y
a des différences d'initiation, car dans certains cas le houngan fait ap-
pel à la science plus avisée d'un confrère, pour exécuter certaines céré-
monies.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 23
Les houn-si, les houn-si kan-zo, plus généralement des femmes,
correspondent aux damgbè-si du temple de Widah. Elles sont les
épouses du hounfo. Le houngè-nikon est une manière de second du
Houngan.
Les degrés d'initiation s'accompagnent pour le Houngan surtout, du
serment de ne point révéler les secrets de la confrérie. Ainsi le candi-
dat Houngan qui arrive à la prise des yeux, qui reçoit l’açon et la clo-
chette, c'est-à-dire le pouvoir d'invoquer les invisibles dans le hounfo
des mains de son maître, jure sur le crucifix, de ne point révéler à qui-
conque le secret dont il sera le dépositaire. À la mort d'un Houngan,
seul le confrère qui possède le mot de passe de la maison peut procé-
der à l'opération du onan zin, cérémonie qui consiste à oter son loa
principal de sa tête pour le placer dans le hounfô.
C'est une cérémonie très curieuse et généralement secrète, qui offre
quelques variantes, mais dont les traits essentiels sont les suivants : le
Houngan se munît d'une poule blanche ou noire, d'un pot de faïence
de couleur blanche, d'un vase de terre cuite, c'est le zin, d'huile, de fa-
rine de maïs, de trois petites barres de fer et d'un certain nombre de
petits fagots de pin. Un carré de toile blanche servira à fermer le pot
de faïence après le placement du loa.
La cérémonie commence. Le Houngan, entouré de houn-si kan-zo,
trace sur le sol, avec de la farine, une figure symbolique. Au centre de
cette figure, il enfonce dans le sol les trois barres de fer. Elles sont
destinées à recevoir le zin contenant de l'huile. Dans le pot de faïence
qui est parfois remplacé par un [20] petit vase de terre cuite, il place
une mèche de cheveux prise à la tête du mort avec des rognures de ses
ongles. Ce pot, à un moment donné de la cérémonie, sera hermétique-
ment bouché avec le carré de toile blanche. Saisissant alors la poule,
le Houngan lui casse les membres et tandis que le volaille est dans les
convulsions de l'agonie, il le place alternativement sur la tête du mor-
tel en contact avec certaines parties de la figure symbolique. Pendant
ce temps, les houn-si costumés pour la circonstance, exécutent une
ronde autour du zin sous lequel brûlent les fagots de pin. La flamme
monte, les houn-si chantent et la cérémonie se prolonge longuement.
À un moment donné, la flamme se communique à l'huile contenue
dans le zin. On y jette de la farine que le Houngan malaxe avec la
main en y versant parfois le sang de la poule. C'est le mingan qui est
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 24
ainsi préparé. Tant pis pour le profane à qui on donne le mingan à
goûter. Il est dès lors regardé comme un initié.
Le Houngan qui se sent vieillir, lorsqu'il est surtout un serviteur,
l'homme de la vraie tradition africaine et non un professionnel de la
magie, initie le membre de la famille qui doit le remplacer à la tête du
hounfô, aux particularités du culte. Souvent ce dernier est désigné par
les loa eux-mêmes. Comme en somme, il s'agit d'un métier assez lu-
cratif pour un pauvre diable du peuple, ce choix est souvent la source
de haines, de divisions dans la famille. Notez que le Houngan est le
dépositaire des loa de toute la confrérie. Parfois les zin s'alignent par
douzaines sur son autel. Les cérémonies de toutes sortes que les inté-
ressés doivent accomplir, sont autant d'occasions pour lui de toucher
de l'argent. À coup sûr, l’açon n'est pas le bien le moins précieux de
l'héritage du prêtre des vôdous.
C'est par les cérémonies propitiatoires et expiatoires que le culte
des vôdous aboutit à des conséquences économiques [21] désastreuses
pour le peuple haïtien des campagnes. Dans la croyance populaire, ces
cérémonies sont des « devoirs », des « obligations » qu'il convient
d'organiser à des dates déterminées, si on veut bénéficier de la faveur
protectrice des vôdous. Dans le vôdouisme comme dans le catholi-
cisme tous les invisibles ne sont pas également bons, également tuté-
laires. Il y a donc de bons et de mauvais loa comme de bons et de
mauvais anges. Par exemple au Dahoméen le culte d'Afa à Alada, de
Hogoun à Badagri, de Danpeda à Peda, à kita était beaucoup plus sé-
vère que le culte de Dangbé à Widah. Les serviteurs des vôdous répu-
tés exigeants sont donc conduits à s'imposer de durs sacrifices d'argent
pour apaiser la colère facilement suscitée de leurs dieux protecteurs.
C’est le culte des mauvais vôdous, des mauvais loa, qui engendre la
magie, cette contrefaçon de la religion.
En Haïti, sous quelques différences, la magie locale n'est pas autre
qu'elle se présente universellement. C'est la même tendance à vouloir
s'asservir les puissances occultes pour des fins intéressées. Le vô-
douisme pur, circonscrit au culte des vôdous bienfaisants et des an-
cêtres n'offre aucun point de contact avec la magie proprement dite.
Au contraire, le serviteur des vôdous bienfaisants a pour mission prin-
cipale de combattre les maléfices des bocors. Si donc un client des
pratiques magiques frappe à sa porte, il doit sous peine de provoquer
la colère de ses dieux, lui refuser son assistance.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 25
En Haïti, la magie est dénommée ouanga et ce sont surtout les
congos qui avaient vulgarisé les pratiques magiques à St. Domingue.
La terminologie magique dans le créole leur est due. Ainsi le mot
ouanga est d'origine congolaise comme les mots loa, zumbi, N'gan,
N'gan-N'gan, etc. Le Hounfô. c'est-à-dire le petit temple où l'on fait
l'invocation des loa répond à une pratique congolaise. Cela ne veut
point dire que les autres tribus africaines [22] représentées à St. Do-
mingue ont ignoré complètement la magie. Ainsi, les Haoussa, en pe-
tit nombre, il est vrai, passaient pour être très adonnés à la magie. Ce
que les représentants des tribus guerrières du Soudan et de la Guinée
cherchaient plutôt dans la magie, c'était surtout un talisman pour les
rendre invulnérable, à la guerre.
Le ouangataire haïtien comme le magicien des autres centres pour-
suit les mêmes fins : rendre favorables à leurs entreprises de tous
genres les puissances dites occultes. Les procédés changent sans doute
avec la nature des croyances, mais les buts restent les mêmes. Une
fois engagé dans cette voie, le ouangataire peut aller à des choses les
plus anodines, à des actes qui sont positivement des crimes. On ren-
contre des êtres dévoyés, malfaisants dans tous les milieux. Le type
populaire haïtien est intelligent et généralement d'une réelle bonté de
cœur. Mais il est terriblement croyant et son esprit est effroyablement
dominé par la logique des sentiments. L'Idée de se venger d'un affront
ou d'un mal souvent imaginaire le conduit aux pratiques magiques.
Plus souvent qu'on ne le croit les trucs sont à la base de l'action du bô-
cor, du magicien.
Nous avons déjà dit que ces gens constituent de vraies confréries.
Aussi le ouangataire est-il très souvent victime d'un tas de superche-
ries de la part du bôcor. Nous vous prions de croire que nous parlons
de choses que nous savons d'une façon pertinente. Un fait entre mille :
un paysan jouissant d'une honnête aisance est choisi comme victime
par un bôcor. À l'aide d'un compère, il fait enfouir de nuit dans la cour
du paysan des objets auxquels on attribut dans le milieu une valeur
magique. Le même compère, avec une habileté infernale, insinuera au
paysan que le cheval qu'il vient de perdre, le fils qui vient de mourir,
toutes les contrariétés enfin dont il [23] est l'objet sont le fait des ma-
léfices d'un voisin jaloux, d'un ouangataire, d'un sorcier de métier. À
coup sûr, on a placé chez lui un mort, un mauvais esprit qui est la
cause de tous ses malheurs. Au moment voulu, toujours sous la dictée
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 26
du compère, le bôcor intervient. Après mille simagrées el force invo-
cations, il finit le plus naturellement du monde par découvrir le ouan-
ga enfoui sous terre.
Autre exemple : un paysan est affligé d'une plaie. Mal soignée elle
ne se cicatrise pas. Nul doute on lui a fait du mal et le bôcor inter-
vient. Il va administrer la preuve indiscutable de son dire. À l'aide de
plantes qui facilitent étonnamment la pullulation des vers, il fait pous-
ser sur la plaie en question toute une masse grouillante de ces anima-
cules. Par l'action d'une plante à effet contraire, il les fait disparaître
avec autant de rapidité qu'il les a fait apparaître. Comment alors dé-
truire dans l'esprit de ce pauvre inculte, sujet de ces expériences, la
croyance qu'il est victime des sortilèges d'un mécréant ?
Ne vous étonnez pas de nous voir parler ainsi des plantes d'Haïti.
La flore haïtienne est riche et il n'y a pas pour la connaître pratique-
ment comme le paysan haïtien. La flore haïtienne comprend plus de -
8.000 espèces, dont les deux tiers, selon le naturaliste ECKMAN, sont
indigènes.
Nous complétons ces exemples par un fait qui nous est personnel.
Nous habitions, il y a plus de vingt-cinq ans, dans le voisinage d'une
petite famille semi bourgeoise dont les membres vivaient, pour ainsi
dire, dans la terreur des pratiques magiques. Croyant se protéger
contre ces pratiques, ces pauvres gens se laissaient littéralement ex-
ploiter par une femme qui se disait possédée d'un loa. Nos relations
avec cette famille étaient excellentes et un soir, tandis que nous nous
promenions [24] dans la rue, nous vîmes distinctement la fameuse
possédée lancer quelque chose dans leur cour et se retirer précipitam-
ment. Deux minutes après, nous étions dans la cour et nous consta-
tions que l'objet lancé n'était autre qu'une manière de poupée grossiè-
rement fabriquée d'étoffe noire et blanche. Une demi-heure après, la
femme arrivait en coup de foudre, en pleine crise de possession, lais-
sant entendre à ces braves gens qu'on avait placé un ouanga dans leur
cour, que son papa, son loa, venait retirer. Vous devinez sans doute la
suite de la scène. Nous fîmes bien entendre à cette femme que l'objet
incriminé avait été lancé en notre présence par elle même, sans nous
permettre d'affirmer que notre intervention avait corrigé cette famille
de sa crainte morbide du ouanga.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 27
On peut ramener à trois groupes les pratiquants de la magie en Haï-
ti.
1º Ceux qui recherchent dans la magie pour eux-mêmes, pour
leurs enfants, pour leurs parents des manières de protection
contre les sortilèges d'adversaires supposés ou réels. De là, dans
nos classes populaires des villes et des campagnes, l'usage très
répandu des bains magiques, des gardes ou talismans de protec-
tion contre les maléfices. L'ensemble de croyances élémentaires
qui conditionnent l’état d'esprit des individus de ce groupe
aboutit à des pratiques anodines, souvent absurdes, en définitive
peu dangereuses.
2º Le second groupe comprend les individus qui, pour faire face
aux nécessités de la lutte pour la vie, demandent aux forces oc-
cultes un surcroît de chance pour le succès de leurs entreprises.
Ce qu'ils réclament du bôcor c'est ce qu'on nomme chez nous
justement une chance, un poing, c'est-à-dire quelque chose qui
attache à leur service une force occulte, mal définie d'ailleurs.
3º Avec le troisième et dernier groupe, nous touchons [25] au
monde des vrais magiciens, Bôcors, azètô, sorciers. Ceux-là
sont sensés avoir conclu un pacte avec les puissances diabo-
liques. Ils ont, comme on dit chez nous, un engagement.
Nous ne prendrons pas la liberté d'affirmer que dans ce groupe des
actes hautement criminels ne peuvent pas être commis. De telles
croyances dénotent une telle perversité de l'intelligence et du cœur
qu'elles ouvrent la porte à toutes les possibilités. Il s'agit donc de per-
version morale, de déviation de la croyance et ces états psycho-pa-
thiques engendrent partout les mêmes conséquences. Mais le vo-
douisme, nous le répétons, n'est pas en Haïti, la vraie cause de la ma-
gie. Au contraire, on ne saurait dire dans quelle mesure certains livres
importés d'Europe contribuent à égarer les esprits simples, à dévelop-
per les mauvaises pratiques. Un culte qui fait un si constant appel à
l'idée d'une providence, ne peut être par essence un culte magique.
Ce qu'on peut appeler en Haïti la magie noire se rattache à certains
cultes réputés mauvais dans la croyance même du vodouisant haïtien.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 28
Il s'agit de ces loa que le serviteur pur et simple des vôdous n'accepte
pas chez lui, dans le hounfô qu'il dirige par tradition familiale. Les
cultes dits danpède, zandor, moudongues, kita, Bacoulou sont dans ce
cas.
La magie en Haïti s'offre à nous d'abord sous un double aspect.
La croyance africaine aux maladies provoquées par les sorciers, il
faut le reconnaître, s'est conservée intacte dans la masse populaire haï-
tienne. Les maladies ainsi provoquées sont dites surnaturelles. Contre
ces maladies, dans la croyance populaire, la science brevetée du mé-
decin est impuissante. Il appartient au Houngan de combattre les ma-
léfices qui les provoquent par des pratiques contraires. De là, la divi-
sion de ces derniers en [26] magiciens et en traiteurs, ces derniers dont
la mission est de lutter contre les sortilèges des premiers.
Nous avons vu antérieurement quels sont les principaux groupes de
ouangataires que l'observation permet d'établir en Haïti. Voyous main-
tenant les fins principales poursuivies par ce qu'on doit nommer la
haute magie haïtienne. Il suffit d'avoir étudié les pratiques et les
croyances de la magie africaine pour retrouver ces fins exactement les
mêmes en Haïti. Par exemple : les gardes, les poing, les arrêts, dont la
composition varie à l'infini, ne sont que le gris-gris africain. Cela
n'entre pas d'ailleurs dans notre conception de la haute magie haï-
tienne.
La haute magie haïtienne poursuit les fins suivantes : 1º l'envoûte-
ment, 2º la provocation des maladies surnaturelles, 3º l'utilisation des
morts pour faire naître des cas de possession, 4º l'utilisation à des fins
de fortune d'une puissance occulte désignée sous le nom de bâca.
Ces croyances et ces pratiques aboutissent-elles à des effets tan-
gibles ? Il y a là une question très délicate et qu'il convient d'examiner
de très près. La croyance en la possibilité de l'envoûtement n'est pas
une croyance proprement africaine. On connaît la force de cette
croyance au moyen-âge parmi les populations de l'Europe. Eu Haïti à
cette heure beaucoup de gens y croient. Ce que nous sommes en me-
sure d'affirmer, c'est que les cas réputés cas d'envoûtement en Haïti se
ramènent à des cas d'empoisonnement, mais les poisons utilisés ne
sont pas les poisons catalogués dans les pharmacies, les drogueries. Le
danger, nous disait récemment un pasteur protestant qui compte plus
de trente ans de carrière dans nos campagnes et qui a eu à recevoir les
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 29
révélations de plusieurs Houngans convertis au protestantisme, est
dans le contact.
Pour ces gens formant une confrérie avec des initiations progres-
sives et dont les chefs obtiennent une soumission [27] parfaite de cer-
tains adeptes, on voit comment sous la poussée d'une conscience erro-
née, des actes criminels peuvent être commis. Les maladies surnatu-
relles dans les cas oz elles ne sont pas le fruit de l'imagination popu-
laire n'ont pas une autre source que l'empoisonnement, il arrive parfois
que le poison inconnu utilisé, presque toujours d'origine végétale,
donne à la maladie une allure étrange, justement parce que les symp-
tômes ne sont pas encore classés par la pathologie.
Ainsi le Yague, le Peyoy péruvien, jusqu'au moment où la science
l'a bien étudié, n'a-t-il pas été une urine puissante aux mains des char-
latans. Aujourd'hui, les savants n'ignorent point que son alcaloïde, la
mescaline, provoque un dédoublement apparent du moi avec des hal-
lucinations simulant les facultés de la clairvoyance 3. Le cas d'un com-
patriote, qui après l'absorption d'une certaine dose de « Roiry » passa
des jours dans un état voisin de la mort pour aboutir à une décolora-
tion totale de la peau a fait le tour de la presse mondiale. Notez que le
remède avait été appliqué par un Houngan.
Quant à la possession, elle est fait scientifiquement démontré. Le
christianisme croit qu'elle peut se produire par l'invasion de la per-
sonne humaine par un mauvais esprit, ou par Satan lui-même. Là-des-
sus les savants eux-mêmes sont divisés. D'éminents savants croient en
la réalité de la possession par les esprits tandis que d'autre trouvent
dans l'organisme humain des causes suffisantes pour expliquer tous
les genres de possession. Une anglaise distinguée, en visite d'études
en Haïti me demandait, quelle était la raison de la fréquence de ce
phénomène en Haïti ? La réponse à cette question est [28] simple. La
possession est fréquente en Haïti comme elle est fréquente au Japon,
en Russie, dans l'Inde, en Sibérie, etc.. comme elle a été fréquente au
Moyen-Age parce qu'elle correspond à certaines croyances, qui s'atté-
nuent ou disparaissent selon les époques. Nous vous prions de remar-
quer que la possession dont il est ici question n'est pas la possession
3 Sous le nom de « composés », des Houngan utilisent certaines racines qui
produisent chez-eux les mêmes effets.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 30
vôdouique. La possession vôdouique est l'invasion d'un individu par
un vôdou.
Les faits de la possession démoniaque ou par un esprit sont vrais
en Haïti comme partout où ils se manifestent. Le professeur K. G.
ŒSTERREICH de Tubingue, eu Allemagne, dans son Livre « LA POS-
SESSION » fournit de nombreuses observations à la science. Sans
doute l'Église indique les moyens de distinguer la possession démo-
niaque de la simple maladie, mais aux yeux du savant la question re-
vêt un caractère autrement compliqué. Au fond, il n'y a aucune impos-
sibilité logique ou morale à l'existence des désincarnés. En face d'une
telle question il convient peut-être de suspendre son jugement en at-
tendant que la science vienne rejeter, si c'est possible, le fait dans le
domaine des croyances absurdes de l'humanité.
Nous arrivons maintenant à la fumeuse histoire des Zumbi que le
livre de Monsieur SEABROOK a vulgarisé aux États-Unis. Nous avons
déjà dit dans cette causerie que le mot zumbi est d'origine congolaise.
Il est très probable que les croyances et les pratiques que ce mot re-
couvre aient aussi la même origine. Malgré nos recherches, nous
n'avons pas retrouvé trace de cette pratique chez les dahoméens. Au
contraire, en Afrique équatoriale, dans les populations bantoues il
existe une pratique qui rappelle à s'y méprendre, la pratique que nous
examinons. Dans certaines sociétés secrètes adonnées à la magie, au
cours de l'initiation, on fait mâcher par l'adepte certaines racines qui
provoquent chez lui un [29] état de mort apparente qui peut durer des
jours. Parmi les plantes utilisées on cite le strychnos Icaya. C'est dans
ces mêmes sociétés, au dire de RAOUL ALLIER, que les adeptes pris
par la justice meurent invariablement en prison avant leur jugement,
pour éviter toute révélation de leur part.
Le Zumbi n'est pas un désincarné, un mort proprement dit. Il serait
simplement un individu mis dans un état de mort apparente suscep-
tible alors d'être inhumé pour être ramené, après un temps calculé, à la
vie. Celte pratique rappellerait le Yoga hindou.
En soi, le fait n'est ni absurde ni impossible. Dans son livre « LES
SOCIÉTÉS PRIMITIVES » Monseigneur LEROY signale des phéno-
mènes du même genre. Sous certaines conditions naturelles ou provo-
quées, les phénomènes apparents de la vie peuvent être si profondé-
ment ralentis qu'ils laissent l'impression de la mort.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 31
La croyance à l'existence des zunbi est très répandue dans la masse
populaire haïtienne. Ces gens-là l’âme simple, à l'imagination vive,
racontent à tout venant mille histoires les unes plus absurdes que les
autres. Il y a d'ailleurs dans la mentalité du peuple haïtien, un fond de
facétie agrémenté de mythomanie contre lequel beaucoup de visiteurs
du pays ne se mettent pas assez en garde. Souvent circule dans nos
villes et nos campagnes la nouvelle qu'on vient de découvrir un zumbi.
À celle nouvelle le peuple se rassemble à l'endroit indiqué. Quand le
bruit n'est pas un mythe inventé de toutes pièces par l'imagination po-
pulaire, on a vite fait de découvrir un idiot qu'on ne tarde point à iden-
tifier. Certaines croyances haïtiennes naissent des moyens de sécurité
dont s'entoure le ouangataire. Ainsi un adepte des pratiques magiques
reçoit l'ordonnance d'exécuter de nuit, à un carrefour trop fréquenté,
une cérémonie à Legba. Sous un accoutrement plus ou moins bizarre,
il s'y [30] rendra, muni par exemple d'un petit cercueil. Inutile de vous
dire qu'il opérera en toute quiétude, car personne ne voudra être vu par
le damné qui gesticule au carrefour. Beaucoup de cérémonies ma-
giques se font dans les cimetières. Comment détruire dans l'esprit d'un
pauvre diable qui entrevoit une bande de gens munis d'un cercueil,
sortant d'un cimetière, qu'ils viennent de déterrer comme on dit mort.
Dans tous les cas, la provocation de la mort apparente n'est pas de pra-
tique courante. II s'agit justement d'un de ces faits dont beaucoup de
gens parlent et dont personne n'administre une preuve décisive. S'il est
encore en Haïti des gens qui par tradition de famille ont la connais-
sance des moyens de provoquer la mort apparente, ils sont infiniment
rares. Des Houngans même, nous ont affirmé l'impossibilité absolue
de cette pratique.
Une autre cause du maintien eu Haïti de certaines croyances, cela
peut étonner, c'est la politique. Maintes fois avec une rapidité et une
persistance qui déconcertent, circulent dans nos villes, des bruits d'une
nature étrange. Dans tel quartier à partir d'une heure donnée de la nuit,
on rencontre un petit homme, moins qu'un nain pourvu d'une longue
barbe. Dans un autre quartier c'est un mort mais sans tête. D'autres
fois enfin c'est une bande de diabobliques qui s'emparent la nuit venue
des gens attardés. Nul doute pour les gens réfléchis. Tout cela ne re-
couvre que les signes avant-coureurs d'une action politique. Les inté-
ressés exploitant l'ignorance populaire font circuler ces bruits pour
avoir un champ libre à leurs nocturnes tractations politiques. Sous l'in-
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 32
fluence de ces nouvelles étranges, les maisons se ferment tôt et les
rues sont désertes. L'anecdote suivante dont nous garantissons l'au-
thenticité fait voir quel profit dans les situations les plus délicates, le
politicien habile peut tirer à cet égard, de l'état d'âme populaire. On
venait [31] d'écraser une insurrection. Quelques-uns des insurgés ga-
gnèrent les bois. Mais malheureusement l'endroit où ils s'étaient réfu-
giés était privé d'eau. Des jours se passèrent pour eux dans cette situa-
tion pénible. Activement recherchés par d'incessantes patrouilles, ils
n'osaient s'aventurer hors de leur cachette. L'un d'eux, homme d'une
bravoure réputée, conçut un stratagème pour procurer de l'eau à ses
compagnons. Il se mit tout nu et muni de deux calebasses prises à la
forêt même, il sort de nuit de sa cachette pour aller puiser de l'eau à la
source la plus voisine. L'homme était dans une région où il avait exer-
cé un haut commandement militaire. Mais la guigne les poursuivait. À
peine sorti du bois, l'homme vit venir à lui une patrouille. Il n'eut que
le temps de se coucher par terre, tenant encore ses calebasses les bras
étendus comme un crucifié. Le sous-officier commandant la pa-
trouille, un pauvre illettré se garda bien de s'approcher de cet être dia-
bolique. Il passa à une distance respectable en prononçant une formule
populaire d'exorcisme : « Ouap fait zaffai ou, m'ap fait zaffai moin,
m'pas nui ou, pas nui moin » et les soldats de répéter en chœur la for-
mule de conjuration.
Parlons enfin de la troublante accusation d'anthropophagie formu-
lée avec beaucoup de légèreté contre le peuple haïtien. En vérité, il est
difficile, lorsqu'on a quelque peu la pratique du peuple haïtien de
croire qu'il est un peuple de cannibales.
Nous ne commettrons certes pas l'enfantillage de vous dire qu'il ne
s'est jamais produit dans les milieux haïtiens des cas très rares de
meurtre rituel, vrais cas de monstruosités morales. Des gens ont été
condamnés et fusillés en plein soleil pour meurtre rituel. Mais voici :
Entre le cannibalisme et le meurtre rituel il y a la distance de l'assou-
vissement d'un instinct perverti à l'accomplissement d'une ordonnance
rituelle dictée par une conscience [32] erronée. Le meurtre rituel, c'est
AGAMEMNON, chef de l'expédition des grecs contre Troie, immo-
lant sa fille IPHIGÉNIE aux dieux pour se rendre les dieux favorables.
C'est encore ABRAHAM tentant d'immoler son fils ISAAC pour apaiser
la colère de JEHOVAH.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 33
Le meurtre rituel est l'expression d'un état psychologique assez gé-
néral dans l'humanité primitive et chez les peuples en retard d'évolu-
tion. II est surtout propre aux religions primitives où les dieux sont
conçus sans bonté comme des démiurges malfaisants et fantasques
qu'il faut apaiser avec du sang humain.
Incontestablement, au cours de la traite, des représentants de tribus
anthropophages ont été transportés à St. Domingue. Mais le milieu,
l'organisation coloniale, l'intérêt le plus strict du colon constituaient
autant d'obstacles au maintien de cette perversion. La traite des noirs
en Haïti a commencé dès l'année 1503 et elle s'est maintenue jusqu'en
1791. Or les nombreux historiens d'Hispagnola et de la colonie fran-
çaise de St. Domingue, n'ont pas signalé le cannibalisme comme une
particularité de la vie de la population transplantée. À notre connais-
sance, on a rapporté sans grande précision d'ailleurs, que le cas d'une
accoucheuse maudongue qui aurait mangé un nouveau-né.
Au contraire, les mêmes historiens ne tarissent de renseignements
sur les mystérieux cas d'empoisonnement qui désolaient la Colonie.
Parfois, un vrai frisson de terreur passait sur St. Domingue. Maîtres et
esclaves tombaient et les enquêtes judiciaires les plus minutieuses
n'arrivaient point à percer les mystères du drame. C'est un fait établi
par tous les africologues que l'infernale habileté de l'africain à manier
les poisons. En Afrique, durant des siècles et dans toutes les tribus,
une minime fraction d'individus organisée en société secrète a terrori-
sé le reste de la population.
[33]
Le plus connu de ces empoisonneurs de St. Domingue fut
MACKANDAL. MACKANDAL avait fortement subi l'influence musul-
mane et il parlait l'arabe. Devenu manchot à la suite d'un accident de
moulin, il fut abandonné par son maître, libre de se conduire dès lors à
sa guise. MACKANDAL vécut dans les bois où il se mit à l'étude pra-
tique des plantes du pays. Ce soudanais, probablement un initié, était
parfaitement à l'aise pour se reconnaître au milieu des plantes d'un
pays au climat soudanais. MACKANDAL avait conçu le projet hardi de
conduire ses congénères esclaves à la liberté en détruisant par le poi-
son la classe des colons. En peu de temps, son influence sur les es-
claves de la région où il opérait fut immense. Invisible, introuvable
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 34
pour tout autre qu'eux, il fabriquait des drogues qu'il leur livrait dans
l'accomplissement de la lâche macable qu'il s'était imposé.
La terreur régna dans la région et toutes les recherches entreprises
pour découvrir la main invisible qui frappait restèrent infructueuses. À
la longue il fut enfin trahi par un jeune esclave. On organisa un calin-
da et MACKANDAL y fut convié. Oubliant sa prudence coutumière, il
s'y rendit. On lui fit prendre force grogs. Arrêté, ligoté, remis à la jus-
tice, il fut jugé par le conseil supérieur du Cap français et condamné à
être brûlé vif. La sentence fut exécutée. L'inquiétante légende de
MACKANDAL resta longtemps vivace dans l'esprit des esclaves de la
colonie.
Il avait coutume de leur dire que même pris et mis à mort par les
colons il ressusciterait pour leur continuer sa protection.
À qui connaît bien Haïti, l'exécution de sacrifice humain dans un
but rituel paraîtra excessivement difficile. Les obstacles sont d'ordre
moral et matériel. Les trois siècles d'existence du groupement noir
haïtien ont contribué à former un peuple qui par de nombreux côtés
[34] s'éloignent de l’ancêtre africain. L'homme du peuple d'Haïti est
un être frustre, mais d'une bonté de cœur reconnu et terriblement atta-
ché aux sentiments de famille. La sociologie criminelle haïtienne est
pauvre, le croiriez vous ! Les grands crimes qui se commettent dans
nos campagnes se réalisent justement sur des individus qu'à tort ou à
raison on accuse de sorcellerie. L'annonce d'un tel crime souvent my-
thique, soulève dans le peuple une telle vague d'indignation que sans
l'active intervention de la police le criminel, supposé ou réel, serait
mis en pièces. D'autre part, le paysan haïtien vit pour ainsi dire à l'air
libre. Entre les habitations aucune clôture et la chaumière où s'entasse
la famille paysanne ou des quartiers populaires est exiguë. Le Hounfô
est à l'avenant.
Or le type populaire haïtien est curieux, potinier, toujours aux
écoutes de ce qui se passe chez le voisin. La discrétion n'est pas sa
vertu cardinale et les membres même de sa propre famille ne sont pas
à l'abri de ses cancans. La réalisation de sacrifice humain rituel sup-
pose une entente difficilement réalisable. Le mal donc est plus dans la
croyance que dans les faits. Il suffit communément qu'un pauvre
diable prospère par des moyens pas trop apparents pour qu'on l'accuse
d'avoir un mauvais poing, un engagement et cette accusation une fois
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 35
formulée, les eaux des chutes de Niagara, n'arriveront pas à l'effacer
dans l'esprit populaire. Le noir inculte et même doué d'une certaine
culture, est un mystique qui croit facilement à la puissance de la ma-
gie. Vous comprenez avec nous que de telles particularités du milieu
haïtien échappent facilement à l'observation de l'étranger qui nous vi-
site. L'étude de Miss PARSONS, étude pourtant sincère et guidée par le
souci de la fidélité qu'implique l'usage d'une méthode strictement ob-
jective, en est un exemple concluant. L'auteure a enregistré, malgré
tout, avec une complaisante ingénuité tout ce que les débordements
[35] imaginatifs de l'esprit populaire out pu lui dicter sur les croyances
haïtiennes. Vous nous excuserez de ne point mentionner ceux-là qui,
dans leurs observations sur Haïti, ont été moins guidés par le souci
d'être vrais que par les exigences d'un mercantilisme très étroit. D'une
façon générale la science du Houngan est primitive, amusante.
Comme tous les cerveaux frustres, les analogies naturelles apparentes
et les contraires frappent son imagination naïve. II ne les distingue pas
de ceux mêmes qui sont de pures conventions comme certaines oppo-
sitions de mots. De là un symbolisme de mots, un jeu des contraires
qui n'est qu'une application spontanée de la maxime « contraria
contrartis curantur ». En dehors donc de certaines plantes dont le
Houngan fait en certaines circonstances un méchant usage, il se ré-
serve tout un arrière fond de pharmacie. À part certaines substances
qu'il réclame de l'apothicaire sous des noms très bizarres tels que : di-
go d'Asie, (bleu de prusse), caca diable (assa fœtida), campé loin (am-
moniaque liquide), dio répugnance, (teinture alcoolique d'assa fœti-
da), etc., citons encore la poudre de couleuvre, corne de cerf, l'encens,
le soufre, la poudre de garance, la lavande, rouge, le baume du com-
mandeur, le baume tranquille, les précipités ronge et blanc, la poudre
à tirer, le fil d'archal, la mandragore, le sandragon, la poudre d'yeux
d'écrevisse. Ce que le Houngan cherche en vertu du symbolisme que
nous signalons, c'est une opposition des contraires. Ainsi l'odeur répu-
gnante de l'assa fœtida servira à éloigner le mauvais air, les précipités
à accélérer la réussite d'un projet caressé par un client, le laiton du fil
d'Archal à procurer la solidité pour marer gnou poing, etc., etc.. Dans
tous les cas, toutes ces pratiques s'exécutent avec un appareil de for-
mules obscures, de chants macabres, d'un cérémonial compliqué et cet
appareil de mystères exerce une [36] influence réelle sur l’âme des
simples, leur enlève toute possibilité de contrôle.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 36
Il nous semble en définitive que ces pages entraînent une conclu-
sion. Rien de nouveau sous le soleil. Ce qui ce passe en Haïti est ce
qui se passe ou qui s'est passé dans tous les milieux à son degré d'évo-
lution.
On a défini l'homme un animal religieux ou mieux avec
SCHOPENHAUER : un animal métaphysique. Partout où il n'a pas pu
s'élever jusqu'à une forme évoluée de religion, il s'en est créé une à la
portée de son intelligence.
Le tort de l'élite haïtienne est de n'avoir pas compris qu'elle devait
porter aux yeux de quelques visiteurs, elle aussi, le pesant fardeau des
lourdes accusations formulées contre nos masses populaires.
Vous avouerez avec nous que l'étude de l'histoire des religions
constitue un ensemble de problèmes délicats, subtils, infiniment nuan-
cés réclamant pour être bien compris toute la finesse d'analyse, toute
la sagacité d'un auteur que la question a longuement passionné.
Évidemment dans tout ce fatras de croyances que nous venons de
passer en revue il y a des faits à retenir, même pour éclairer la psycho-
logie générale de l'homme.
WILLIAMS JAMES fait quelque part la réflexion suivante : « Tout
autour des faits reconnus officiellement et catalogués de chaque
science il flotte constamment une sorte de halo poudreux d'observa-
tions exceptionnelles, d'événements menus, irréguliers et rares qu'il
est plus facile d’ignorer que de prendre en considération ».
C'est là, à n'en pas douter, la réflexion d'un philosophe qui savait
bien que notre science n'épuise point tout le domaine du connaissable.
Dr J.C. DORSAINVlL.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 37
[37]
Essais de vulgarisation scientifique
et questions haïtiennes
FAITS ET
EXTRAPOLATIONS
Nous ajoutons aux pages qui précèdent les considérations qui
suivent parce qu'elles expliquent, dans une certaine mesure, notre po-
sition dans le débat.
Retour à la table des matières
Nous avons écrit, il y a bien des années que nous ne croyions pas,
dans l'ordre de la création, au surnaturel : Il n'y a que de l'inexpliqué :
Ce que notre intelligence saisit du réel n'est qu'un bien mince départe-
ment du connaissable, encore est-on bien sûr qu'avec sa puissance
d'abstraire et de généraliser, elle ne déforme pas complètement le réel
dans ses interprétations du donné. Faculté d'évolution, intimement liée
à des mécanismes biologiques d'une délicatesse inouïe, elle n'a ni la
force, ni la sûreté de l'instinct. Seule donc l'intuition, qui n'est qu'un
instinct sublimé peut nous révéler parfois des aspects insoupçonnés de
la nature. On ne s’étonnera point, après cette conclusion, de nous voir
poser cette question : L'esprit est-il un épiphénomène de la matière ?
Comme l'indique la nature de nos études, notre but est de rechercher
les dominantes que la psycho-biologie servie par une évolution histo-
rique particulière, une formation ethnique spéciale imposent à la men-
talité du groupement haïtien.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 38
Or, il est indéniable qu'un peuple ne peut développer [38] dans le
temps, que les virtualités que la nature et l'histoire ont déposé en lui.
Vouloir par conséquent, lui imposer sur des conclusions de pure rai-
son une évolution en désaccord avec cette formation ethnique et ce
passé historique, c'est se condamner d'avance à un accablant insuccès.
Cette expérience reviendrait en somme à faire sortir quelque chose de
rien, à produire une masse d'effets non conditionnés par des causes an-
técédentes.
Sans nous préoccuper pour l'instant de la nature de l'esprit humain,
ce que l’anthropo-psychologie permet d'affirmer, c'est l'unité foncière
de l'être humain, ce tout psycho-organique dont parle avec tant de
force el de conviction le cardinal MERCIER. De la plus humble fonc-
tion de cet être à la plus noble, tout converge à sa parfaite insertion
dans la nature et à assurer ce qui lui est spécifiquement propre, le
plein épanouissement de sa personnalité morale. Dans ce développe-
ment général, on ne découvre aucune place pour une solution de conti-
nuité quelconque et quand bien même, une différence de nature inter-
viendrait entre son corps et son esprit ; l'adaptation est si parfaite,
qu'on entrevoit point le moment où la science viendra marquer le
point où s'est réalisée la couture. Au stade de progrès où est arrivée la
science, il y aurait mauvaise grâce à parler, soit de matérialisme, soit
de spiritualisme. Dans l'immense univers qui flambe suivant l'expres-
sion de JAMES JEANS, les minuscules parties où s'est réalisée ou paraît
pouvoir se réaliser le phénomène spécifique de notre planète, la vie,
n'admettent aucune comparaison avec le reste de la création. À l'aide
donc de quel signe poserions-nous la supériorité d'un principe quel-
conque du monde créé sur les autres ? A-t-il fallu moins de puissance
à la force créatrice pour intégrer l'atome à l'origine de la matière que
pour faire surgir la conscience dans le lent processus cosmique ?
[39]
Le 19ème siècle, hypnotisé par les progrès de la science, particuliè-
rement de la physico-chimie a voulu tout ramener aux expériences de
laboratoire. Travaillant sur la matière morte et dans la méconnaissance
de la vraie nature des forces qui l'animent, il n'a pas hésité cependant à
trouver en elle la raison dernière des phénomènes qui s'offrent à nos
sens ou que nos instruments nous révèlent. De là, le monisme matéria-
liste certainement trop étroit dont on retrouve les traces chez le plus
grand nombre de penseurs de ce siècle. À la vérité pourquoi la matière
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 39
ne serait-elle pas plutôt une dégradation de l'esprit, la détermination
particulière d'une force cosmique qui permet à la vie de s'adapter à
notre planète ?
Cette conception n'offre rien d'absurde on simplement d'inattendu,
si l'on songe à ce que la matière devient de plus en plus pour nous.
Volontiers, nous pensons à la petite toile impalpable d'ions de
PERRIER jetée, il y a des millions d'années quelque part dans l'espace,
qui renfermait pourtant toutes les possibilités minérales, végétales et
animales de la terre.
Sans aucun doute le 19ème siècle avec sa conception rigide des
corps élémentaires figés dans une irréductible simplicité ne pouvait
point arriver à une idée de ce genre. Bien plus, ce phénoménisme frag-
mentaire envahit le domaine de l'esprit qu'il réduisit à une collection
de facultés qui est comme la négation de l'unité essentielle à la pensée.
La considération de l'esprit, épiphénomène de la matière est sortie de
celte conception mécanistique de l'univers. Au lieu donc d'envisager
nos réalités sublumaires comme des accidents que les forces cos-
miques ont déposé en cours de route dans leur marche vers l'infini, on
a voulu épuiser tout le réel par les maigres schèmes de notre science
incomplète.
L'école philosophique anglaise, dominée par la pensée [40] de
d'HUME, si particulièrement représenté cette tendance. La dialectique
la plus dangereuse, celle qui entend tirer toutes les explications du réel
de l'unique observation des faits, a été la note dominante de cette
école. Au vrai, l'anglais est le moins métaphysicien des hommes. On
rapporte que SPENCER l'un des rares métaphysiciens de la philosophie
anglaise, vécut à peu près incompris de ses compatriotes, parce que la
philosophie synthétique ne disait rien à ces insulaires pour qui avant
tout le monde visible seul existe, en dehors d'une foi confessionnelle
et pratique. Aujourd'hui, il faut bien admettre l'unité de la matière ré-
pandue dans l'univers, la transmutation plus que probable des consti-
tuants élémentaires de celle matière, si ou hésite encore à la considérer
comme une étape de la grande énergie cosmique. Cela admis, rien ne
s'oppose à ce que la même conception s'applique aux autres forces
cosmiques. À leur ultime étape ces forces doivent être profondément
pénétrées d'intelligence ou de spiritualité.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 40
Dans notre ouvrage : « VODOU ET NÉVROSE. » nous appuyant
sur une hypothèse du docteur LABOURÉ, nous avons considéré l'intel-
ligence comme une donnée cosmique et non comme une simple efflo-
rescence évolutive de l'espèce humaine. Celle conception s'impose à
l'esprit à la moindre attention accordée à l'évolution phylogénétique
des espèces animales. De fait, au fur et à mesure que les animaux se
dégagent du comportement générique guidé par l'instinct, la part faite
à l'intelligence devient de plus en plus large comme si la nature par
une série d'expériences recherchait les conditions les meilleures à
l'épanouissement de la faculté qui préside au comportement indivi-
duel.
Nous avons été particulièrement heureux de retrouver le même
point de vue soutenu celle fois par Mr. BERGSON, dans son récent ou-
vrage : « LES DEUX SOURCES DE LA MORALE ET DE LA RE-
LIGION » [41] avec toute l'autorité qui s'attache à ce grand nom de la
philosophie contemporaine. À la vérité, RAVAISSON-MOLLIEN, l'inou-
bliable commentateur d'Anatole, l'un des plus subtils des penseurs ori-
ginaux de l'autre siècle avait aussi soutenu le même point de vue. On
le sait, Mr. BERGSON a toujours considéré l'instinct et l'intelligence
comme issus d'un même tronc génétique et ce tronc génétique ne peut
être que la force qui a présidé tant à l'organisation animale qu'à l'orga-
nisation proprement humaine. Celte force d'organisation de la matière
vers les formes animales et humaines, c'est la vie qui au fond n'est
qu'une idée directrice, une pensée en action dans la matière.
L'obstacle pour la pensée humaine à concevoir ainsi les choses
vient de sa tendance trop exclusivement anthropocentrique, de son an-
tique et vieille ambition à se placer comme un petit monde en face du
grand : Homo mensura rerum répétait déjà ANAXAGORE DE
CLAZOMÈNE. Mr. BERGSON a donc posé la nécessité d'une nouvelle
analyse de la troublante question de la personnalité psycho-physiolo-
gique de l'homme. Avec, ou sans l'adhésion de la science officielle des
faits nouveaux s'imposent dans cette élude et il ne sert de rien de les
nier systématiquement au profit de quelques théories surannées. Mr.
BERGSON n'arrête pas notre personnalité aux limites de cette indivi-
dualité que DONS SCOTT déclarait incommunicable à autrui. Il y
ajoute tout le champ de nos perceptions, c'est-à-dire l'ensemble de
moyens dont nous disposons pour une insertion plus ou moins parfaite
dans le milieu extérieur.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 41
Cette conception de la personnalité apparaîtra à plus d'un d'une
étrangeté radicale, car notre formation psychique, le langage, nos
moyens ordinaires d'éducation, la contredisent, s'y opposent en prin-
cipe.
[42]
Personne cependant n'a voulu noter qu'en dehors de l'existence des
organes des sens, le développement de la personnalité humaine est
chose radicalement impossible. FOUILLÉE remarquait que parla sup-
pression de ces organes et par suite des sens qui les prolongent, l'éter-
nelle nuit et l'éternel silence envelopperaient la personnalité. Or,
quand deux groupes de phénomènes forment un couple aussi indisso-
luble, la logique oblige à les considérer comme un tout naturel.
Par ailleurs, rien dans notre organisation physiologique n'implique
l'esprit. La vie n'organise que la matière qu'elle maintient dans les
lignes des spécificités générales et des caractères individuels. L'ana-
lyse poussée jusqu'à ce qu'elle offre de plus intime, ne nous révèle que
la matière. Avec un peu de carbone ajouté aux constituants les plus or-
dinaires de la matière inerte, elle réalise tous les tissus de l'organisa-
tion végétale ou animale. Au-delà, il n'y a place que pour le dyna-
misme, que pour l'action des forces cosmiques, si on refuse de consi-
dérer la matière comme l'une de ces énergies.
Dans tous les cas, la physique contemporaine parait avoir définiti-
vement établi la constitution atomique et granulaire de la matière for-
mant le fond permanent des corps, si on peut encore utiliser cette for-
mule de la vieille philosophie. Entre les grandes forces physiques, chi-
miques et peut être vitales : magnétisme, électricité, radio-activité,
etc., assure JAMES JEANS et de nombreux autres savants, il n'y a
qu'une différence numérique de groupement d'atomes dans les molé-
cules de la matière. Pourquoi donc l'intelligence qui se manifeste à
peu près dans toute la série animale pour trouver chez les primates et
surtout chez le plus évolué d'entre-eux, l'homme, sa plus haute expres-
sion, ne serait-elle pas l'une de ces forces cosmiques ? Dans ces condi-
tions, l'organisme animal ou humain ne serait qu'un instrument plus ou
[43] moins adapté à la réception de cette force qui réalise en nous les
phénomènes psychiques. Il y a dans l'ordre des phénomènes indiqués
des faits que les moyens ordinaires d'investigation de la psychologie
empirique n'expliquent guère.
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 42
Nous ne prenons position ni pour ni contre le bergsonisme. Libre
aux philosophes de profession de considérer l'œuvre de l'éminent écri-
vain de l'évolution créatrice comme un poème où il y a surtout à admi-
rer la magie du style, la beauté et l'ampleur des images.
Il nous sera cependant permis de remarquer que dans l'analyse de
détail, aucun écrivain de ces jours-ci n'a peut-être mieux que Mr.
BERGSON élargi le sens et la compréhension de quelques unes de nos
idées essentielles.
Au demeurant les systèmes de philosophie n'ont et n'auront jamais
qu'une valeur relative. BACON les comparait à des pièces de théâtre et
leurs auteurs à des acteurs qui, à la minute donnée, viennent jouer,
avec plus ou moins de brio, leur rôle sur la scène du monde.
« Si l'on demande nous dit HOFFDING quels sont les facteurs qui de
par la nature des choses sont appelés à influer sur la façon de traiter et
de résoudre ces problèmes, nous nommerons en premier lieu la per-
sonnalité du philosophe. Ses problèmes mentionnés ont ceci de com-
mun qu'ils sont à la limite de notre connaissance là où les méthodes
exactes ne viennent plus en aide ; on ne peut donc éviter que la per-
sonnalité de l'observateur détermine la marche de sa pensée, sans qu'il
ail besoin de s'en rendre compte. L'équation personnelle aura une im-
portance plus grande en philosophie que dans les antres domaines
scientifiques ».
Ainsi s'exprime le remarquable historien de la philosophie mo-
derne et de fait la science seule est appelée [44] à résoudre les
énigmes du monde. Si elle ne peut les résoudre, la philosophie ne la
suppléera pas dans celle tâche.
Poèmes donc tous les systèmes de philosophie, poèmes plus ou
moins grandioses toutes ces hautes synthèses qui ont marqué la route
de l'humanité, de PARMÉNIDE d'ELÉE à BERGSON, en passant par
PLATON, PYTHAGORE, SPINOZA, KANT, HEGEL, SCHELLING, COMTE,
etc. Mais des poèmes qui souvent par leurs richesses de pensées, leur
puissance logique, la netteté de leurs définitions, ont déclenché des
courants originaux dans la science positive elle-même.
Par exemple, il est difficile de comprendre MARX et ENGELS sans
remonter à HEGEL et à FAUERBACH et le mode de penser positif est à
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 43
l'origine du plus puissant mouvement de recherches scientifiques de
l'histoire.
HOFFDING ramène à quatre grandes questions les problèmes fonda-
mentaux de la philosophie : 1º le problème de l'existence ; 2º le pro-
blème de la conscience ; 3º le problème de la connaissance ; 4º le pro-
blème de l'estimation des valeurs et voilà complètement épuisé tout le
domaine de la philosophie.
Hors des solutions proposées par les religions dogmatiques, ce qui
relève de la croyance et non de In connaissance, peut-on prétendre
qu'un système quelconque de philosophie apporte à l'une quelconque
de ces questions une solution satisfaisante pour l'esprit humain ?
À cette heure, le rôle essentiel de la philosophie est de bien poser
les problèmes, de débarrasser les voies de la connaissance de toutes
les questions factices qu'une dialectique subtile y introduit souvent par
surprise. Elle doit tendre, en outre, à une utilisation de plus en plus
large, de plus en plus rationnelle des lumières que la science projette
quand même sur les obscurités du monde. En vérité, est-il permis à un
philosophe contemporain [45] de concevoir l'ordre des existences, le
monde, à la manière d'un PLATON OU d'un Aristote, eux qui ont ignoré
notre infiniment grand et notre infiniment petit. Pour revenir à Mr.
BERGSON, il ne pense pas que l'intelligence soit un épiphénomène de
la matière engagée dans l'organisation humaine, une fonction à côté
ou au-dessus de toutes les fonctions vitales de la matière organisée.
Un fait étonne : De toutes les fonctions de l'organisme, l'intelligence
seule échappe aux lois de l'hérédité. Nous écrivions, il y a bien des an-
nées que si les choses allaient ainsi, certaines familles marquées à
l'origine par l'apparition de puissants esprits, garderaient comme une
royauté de droit divin, les privilèges de l'intelligence et du génie. Le
grand homme fils d'un grand homme est un phénomène que l'histoire
n'enregistre pas souvent. Si parfois dans quelques familles, un don
particulier, nous ne disons pas génie, paraît se maintenir dans la des-
cendance, le seul jeu de coordination des centres cérébraux ne suffit-il
pas à expliquer cette particularité ? De fait, nous dit LHERMITTE « le
fœtus humain est plongé dans un sommeil sans rêves et ses réactions
motrices, presque exclusivement réflexes et automatiques, n'abou-
tissent qu'à une ébauche de comportement instinctif. Pendant le pre-
mier jour de la vie extra-utérine, la vie de l'enfant prolonge la vie fœ-
tale en en gardant les caractères psychiques ». En effet, l'observation
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 44
clinique a bien révélé chez les enfants l'importance de la coordination
des centres cérébraux dans le mécanisme des fonctions psychiques. Il
n'est pas nécessaire que l'enfant soit un anormal ou pire encore un dé-
généré pour que l'incoordination soit révélatrice de troubles mentaux.
Le moindre fléchissement dynamique fonctionnel entraîne des écarts
notables dans le jeu d'acquisition, de conservation, d'élaboration des
connaissances. Ainsi, tout système d'instruire l'enfance qui [46] ne
tiendrait pas compte de ces données de la clinique s'exposerait à de
graves erreurs dans la poursuite de l'œuvre éducative. « II n'y a pas
d'intelligence, il n'y a que des mécanismes, écrit le docteur GILBERT
ROBIN, » dans une étude particulièrement intéressante sur l'aproxexie
ou l'inattention chez l'enfant.
Sous le radicalisme d'expression du docteur ROBIN, cette heureuse
formule pose un fait d'observation indiscutable.
Nous ne devons pas résolument confondre nos forces intellec-
tuelles et nos forces spirituelles, celles-ci enveloppent et dépassent
celles-là. Or, si loin que l'on remonte dans l'histoire de l'humanité, elle
a toujours cru que ces forces spirituelles ne sont pas toutes également
bonnes, également tutélaires.
Pour revenir à la formule du docteur ROBIN, disons que notre intel-
ligence de relation, d'utilisation est intimement liée à l'organisation cé-
rébrale ou mieux corporelle. Ce sont tous les appareils psycho-senso-
riels, psycho-moteurs, hors du fonctionnement desquels, il n'y a pas
d'intelligence que le pédiatre ROBIN envisage. Sans nul doute la phré-
nologie telle que la concevait un GALL, un SPURZHEIM, un FLOURENS,
un BROCA, un COMTE, etc., a vécu, mais la clinique n'a pas moins
fourni une démonstration éclatante de la part de vérité que renferme la
doctrine.
Certes, le cerveau a infiniment plus de souplesse, comme qui dirait
de vie radio-active que se l'imaginait ces auteurs. Comme le phénix, il
renaît parfois de ses cendres. La loi de la suppléance ou du balance-
ment cérébral n'est pas une trouvaille de psychologue romancier. C'est
une donnée de clinique générale que l'évolution des facultés intellec-
tuelles de l'enfant est intimement liée au processus de myélinisation
du cerveau. Il [47] faut ce travail préparatoire pour que l’enfant se dé-
gage de la vie spinale des premiers mois de sa vie extra-utérine pour
entrer dans la vie cérébrale ou mieux mentale. Que cette évolution his-
Dr J.C. Dorsainvil, Psychologie haïtienne. VODOU ET MAGIE. (1937) 45
lologique s'arrête on subisse des défaillances qualitatives ou quantita-
tives, des désordres qui vont de simples troubles fonctionnels aux dé-
générescences psychiques se manifestent chez l'enfant.
L'intégrité de l'intelligence est donc inséparable de l'intégrité des
appareils psycho-moteurs qui conditionnent son fonctionnement. Ain-
si entendue, « la vie s'explique sans l'esprit, mais l'esprit ne s'explique
pas sans la vie. »
Comme on le voit, les solutions des problèmes que l'humanité au-
rait le plus haut intérêt à rencontrer pour une compréhension plus par-
faite du monde, lui échappent. Aussi, n'est-ce point au nom de la
science que nous pouvons affirmer ou nier la réalité de la magie ou
d'une façon plus explicite, l'efficacité de certaines pratiques occultes
de magie.
Imprimerie N. Telhomme. - 120, Bue Dr. Aubry.
Fin du texte