Analyse linéaire n°13
Victor Hugo, « Demain dès l’aube »,
Les Contemplations (1856)
Victor Hugo, écrivain aux multiples talents, est un des auteurs français les plus connus.
Son apport pour le courant romantique au XIXe siècle n’est plus à démontrer. Le recueil de
poèmes Les Contemplations, écrit lors de son exil à Jersey puis à Guernesey et publié en 1856
rassemble pour le citer lui-même les « Mémoires d’une vie », de sa vie. Ce poème, tiré du livre
IV « Pauca MEAE » dont on peut traduire le titre par « Quelques mots pour ma fille » est dédié
à Léopoldine, sa fille, décédée aux côtés de son mari lors d’un tragique accident sur la Seine en
1843. Hugo compose ces quelques vers emprunts de lyrisme la veille du quatrième anniversaire
de sa mort et y décrit le voyage qui le conduira auprès d’elle, l’amour tendre et paternel qu’il
continue de lui vouer.
Problématique : Comment Victor Hugo, fait-il ici de son deuil, un voyage symbolique
entre la vie et la mort ?
I – Un voyage symbolique (1er quatrain)
a) Occuper l’espace et le temps
• Le poème s’ouvre avec insistance sur le moment où le poète entreprend son voyage. On
retrouve dans le premier vers, trois indications temporelles qui forment un groupe
ternaire. L’alexandrin est divisé en trois parties : 2/2/8. Cette saccade fait déjà écho au
souffle du poète, un souffle irrégulier, celui de l’effort et du cheminement.
• L’aube, qui marque le point de départ du voyage de l’auteur renvoie aux premières
heures du jour mais peut également évoquer les premiers temps de la vie. Elle répond
au crépuscule, mentionné dans la dernière strophe « l’or du soir qui tombe », qui signe
la fin de la journée et la fin du périple. Le voyage symbolique du poète dure donc le
temps d’une journée.
• Le voyage entrepris par le poète est exprimé par l’emploi des verbes de mouvement « je
partirai » et « j’irai » aux deux vers suivants. L’usage du futur simple de l’indicatif se
veut ici ferme et sans appel : il s’agit d’une description factuelle et plus d’un itinéraire
envisagé. On y lit presque un serment.
• La double progression dans le temps et dans l’espace soulignée par les compléments
circonstanciels de temps au vers 1 et les verbes de mouvement au futur s’explique par
le chagrin ressenti par le poète. Le lyrisme occupe à ce titre une place centrale dans ce
texte. L’omniprésence du pronom personnel « je » dès la première strophe fait saillir
l’implication de l’auteur.
b) L’amorce du lyrisme
• L’énumération des éléments de la nature « la campagne », « la forêt », « la montagne »
qui parsème les premiers vers renforce le lyrisme du poème. Le caractère imprécis des
substantifs employés traduit d’une part l’indifférence au contexte du voyage du poète et
leur confère d’autre part une dimension quasi-universelle : ces paysages décrits
sommairement se retrouvent aux quatre coins du monde. Il ne s’agit donc pas tant d’une
route précise que d’une traversée symbolique.
• De la même façon, le recours à la P2 au deuxième vers « Vois-tu, je sais que tu
m’attends » puis au vers 4 « Je ne puis demeurer loin de toi » évoque sur le registre
pathétique la défunte bien-aimée. L’adresse est affectueuse et repose tantôt sur
l’affirmation « je sais que tu m’attends » tantôt sur la négation « je ne puis demeurer ».
• L’alternance de la P1 et de la P2 dans ce premier quatrain donne l’impression d’un
échange feint entre le poète et la défunte, d’un rendez-vous établi et du même coup de
l’aveu d’un deuil encore inachevé. La fin du quatrième vers « plus longtemps » met en
relief l’urgence éprouvée par le poète à retrouver celle qu’il a perdu.
• Le rythme régulier du quatrième vers (3/3/3/3) donne l’impression d’une litanie qui
annonce l’introspection du poète à la strophe suivante.
II – Le recueillement du poète (2e quatrain)
a) Un repli sur soi progressif
• Le deuxième quatrain se construit sur une seule phrase. Cette longue sentence s’oppose
dans son rythme à la première strophe, plus saccadée. Le poète n’y décrit plus sa
progression physique mais émotionnelle. La seule indication de mouvement est
formulée au début du cinquième vers « Je marcherai » mais vite évacuée par le
complément circonstanciel de manière « les yeux fixés sur mes pensées ».
• Ce regard tourné vers lui-même que se porte l’auteur désigne le mouvement
d’introversion qui va lui permettre d’évoquer ses émotions.
• Le repli du poète sur lui-même se traduit par la négation de sa perception du monde
extérieur : la douleur est telle que le monde alentour n’existe plus. Dans le vers 6, la
reprise anaphorique de la préposition « sans » en tête d’hémistiches, marque la privation
de la vue et de l’ouïe : « Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit ».
• Le parallélisme sur lequel les deux hémistiches de cet alexandrin sont construits
souligne par sa régularité l’indifférence du poète. Les paysages évoqués dans le premier
quatrain ne sont plus vus par le poète qui s’en détourne.
b) Un cheminement douloureux
• L’évocation de l’isolement du poète au vers 7 « Seule, inconnu » et son attitude prostrée,
soucieuse « le dos courbé, les mains croisées » rappellent son besoin de recueillement.
Cette nécessité est d’autant plus évidente qu’elle est soutenue par la mention de la
désolation de l’auteur au vers suivant « triste ».
• Le rythme lourd et haché du septième vers (1/3/4/4) traduit une démarche pesante. La
progression émotionnelle et physique du poète est fastidieuse.
• Ce cheminement entrepris est une étape douloureuse et difficile qui brouille ses
perceptions : « et le jour pour moi sera comme la nuit ». La comparaison du jour (le
comparé) à la nuit (le comparant) souligne l’affliction de l’auteur : depuis l’Antiquité la
nuit est symboliquement associée au monde chtonien, c’est-à-dire au monde souterrain,
à la mort. L’assimilation du jour à la nuit, évoque donc par extension un deuil sans fin.
III – La domestication du deuil : la victoire de la vie sur la mort (3e quatrain)
a) La fin du voyage
• La dernière strophe clôt le voyage du poète, voyage qui le ramène auprès de sa défunte
bien-aimée. La journée est passée, comme l’indique la métaphore « l’or du soir qui
tombe » qui désigne ici le soleil couchant.
• Les mentions du crépuscule en regard de celle de l’aube déjà évoquée, forment ensemble
un diptyque antithétique et symboliquement l’achèvement du cycle de la vie. Le temps
diurne est consommé comme celui de la vie l’a été.
• La négation employée dans les deux quatrains précédents est reprise dès le premier vers
« Je ne regarderai ». La perception du poète est à nouveau niée comme si l’observation
du monde pouvait le détourner de sa mission. La négation est poursuivie sur le second
vers grâce à la corrélation en « ni » : « ni l’or du soir qui tombe, / Ni les voiles au loin
descendant vers Harfleur ».
• Si l’auteur refuse d’observer le monde qui l’environne, il le mentionne pourtant. Ainsi
le paysage de la dernière strophe devient-il maritime et fluvial : les mentions des
« voiles » des bateaux et de la ville côtière d’Harfleur le suggèrent. Ce changement de
décor souligne indirectement la progression spatiale opérée le temps du deuxième
quatrain.
b) Une volonté d’immortalisation
• L’aboutissement du poème mène le poète au lieu de rendez-vous final : rendez-vous qui
n’est pas celui de la vie, mais celui de la mort. Le second hémistiche du vers 11 pousse
le lecteur à réaliser une lecture rétrospective du poème : la mention de la « tombe » de
cette bien-aimée produit un choc d’autant plus fort que l’emploi du verbe « arriver » qui
la précède (« Et quand j’arriverai ») signale la fin du périple. Cette sépulture était bien
le point à atteindre.
• Le couple que forment les deux derniers vers du poème célèbre la défunte Léopoldine.
Les végétaux choisis par le poète pour fleurir sa tombe ne sont pas dépourvus de sens :
le « bouquet de houx vert » au feuillage dit persistant, ne fanera pas et la « bruyère en
fleur » fleurira toute l’année elle aussi.
• On peut en proposer une double lecture : les feuillages toujours verts et les fleurs
évoquent le printemps, la jeunesse, qui peuvent être une référence habile et implicite à
l’âge qu’avait la fille de Victor Hugo au moment de sa mort (19 ans). Mais la pérennité
de ces plantes peut aussi être perçue comme la volonté du poète d’immortaliser le
souvenir de sa fille. A l’image de ces végétaux qui ne mourront pas, Léopoldine
continuera de vivre dans la mémoire de son père.
En évoquant la mort, le poème « Demain, dès l’aube », prend ici la forme d’un voyage physique
et spirituel douloureux. Les registres lyriques et pathétiques largement déployés traduisent la
peine éprouvée par Victor Hugo face à la perte de sa fille. Le chemin sur lequel il s’engage
apparaît alors comme un moyen pour lui de faire le deuil, mais aussi de la faire revivre : en
occupant la somme de ses pensées et en étant l’objet de sa motivation, elle est omniprésente.
Le traumatisme que représenta cet épisode dans la vie de l’auteur est ici perceptible et temps à
l’universalité.
A l’image de l’ensemble du livre IV des Contemplations, « Demain, dès l’aube » se veut la
pensée tendre et émouvante d’un père éploré, et un hommage à l’enfant prématurément
disparue.