IIème PARTIE
+ extras
Capital, fondamental, irréprochable, tel est le jugement
unanime de la critique sur ce livre qui retrace les vies
innombrables, vécues en trente-neuf années d’existence par
Boris Vian, romancier, poète, dramaturge, ingénieur,
trompettiste, auteur d’opéras, de chan- sons, de films,
traducteur, directeur artistique de maisons de disques,
pataphysicien, pilote d’automobiles, roi de Saint-Germain-des-
Prés, prince de la mode, et — en toutes choses – l’homme et
l’esprit les plus séduisants de Paris, celui qui pouvait tout se
permettre. Cette édition, entièrement revue, s’enrichit de
plusieurs chapitres originaux et de très nombreux textes inédits
de Boris Vian. Ainsi ce livre — déja classique — est un livre
neuf.
Accompagnant le texte, une très abondante iconographie
rassemble des photos, dessins et documents éclairant par
l’image les vies et œuvres de l’auteur de L’Écume des jours.
AVERTISSEMENT
(LES SCANNEURS)
La taille du présent ouvrage est telle que nous avons décidé de le
proposer scanné en quatre parties.
Par ailleurs, l’ouvrage a présenté pas mal de difficulté lors du scan.
En particulier, les fréquents changements de la mise en page de
paragraphes successifs, mais surtout l’iconographie, qui, dans un
ouvrage au format «de poche» et en noir/blanc de surcroit, n’est guère
impressionnante quant à sa qualité de reproduction. Le scan (pourtant
à 300 DPI) n’a certes pas contribué à la qualité des images.
Pour cette raison, plusieurs photos ont été remplacées par des
documents iconographiques analogues, pratiquement équivalents,
venus du web.
Dans l’enthousiasme de cette recherche, nous en avons inséré, ça et là,
l’un ou l’autre supplémentaire, dont certains plutôt rares.
Par ailleurs, par souci de complétude, nous avons jugé bon d’insérer à
quelques endroits des textes publiés par Noël Arnaud dans la revue
Obliques n°8-9 de 1976, dont le contenu constitue des espèces de post-
scripta au présent ouvrage. Nous avons également, ça et là, complété
certains textes de Vian qu’Arnaud avait tronqués.
Que l’on sache que nous n’avons nulle part altéré le contenu du texte
original. Nous nous sommes également abstenus d’émettre la moindre
remarque sur le texte d’Arnaud, sauf, très parcimonieusement, là où il
nous a semblé que des références aux actualités des années de
publication (‘70) pouvaient être devenues obscures en 2019.
Une seule exception à cette règle: nous avons inséré un texte (de Guy
Laforêt, extrait de son ouvrage Le Traité de Civisme) précisant les
rapports de Boris Vian avec la Sémantique Générale, qu’Arnaud n’a
pas explorés.
Toutes nos insertions sont identifiées in texto de façon qui nous semble
adéquate (en-têtes de chapitre agrémentés d’un astérisque et texte
1
imprimé en bleu ).
La deuxième exception concerne quelques longs extraits qu’Arnaud a
insérés dans son texte mais que nous avons omis de scanner car ils sont
disponibles in toto ailleurs sur ce même site. Il s’agit des extraits du
théâtre de Vian de même que de son opéra Lily Strada.
Noël Arnaud
Les vies parallèles de Boris Vian
IIè PARTIE
Nouvelle édition augmentée de nombreux textes inédits
1970
10|18
TABLE DU MATOS
Les variétés amusantes
CARTE BLANCHE À BORIS VIAN
DEFENSE DE JEAN COCTEAU
SKETCH [sans titre]
Le romancier
J’Al PAS GAGNE LE PRIX DE LA PLEIADE
*Les fillettes de la reine
Le traducteur
Le chroniqueur
*PAS DE CRÉDITS POUR LES MILITAIRES
SARTRE ET LA MERDE
EN ROND AUTOUR DE MINUIT
*Le jazz est dangereux
Le conférencier
*APPROCHE DISCRÈTE DE L’OBJET
Le problème du style
Le pédagogue
CONSEILS À MES NIECES
CQNSEILS À MES NEVEUX
L’homme du monde
Les voyages et les vacances
Le cinéma
LA JOCONDE
UN MEKTON RAVISSANT
*Pierre Kast et Boris Vian s’entretiennent du cinéma
Les variétés amusantes
Ce chapitre pourrait, à lui seul, constituer aisément un volume 10/18. Il
s’agit de «variétés» dans l`acception qu’a pris ce mot au music-hall aussi
bien qu’au sens de créations diverses, inclassables sous les rubriques du
roman, du théâtre, du cinéma, de la poésie ou de la chanson et qui,
néanmoins, participent de tous ces genres et les mélangent. Ce sont de
petites œuvres, si l`on veut, et fugitives, mais non mineures. Au reste, Boris
Vian concevait mal les hiérarchies artistiques : on était maître en son art ou
on n’en était qu’un grouillot, mais pourquoi le peintre se tiendrait-il pour
«supérieur» au musicien, le boxeur au trapéziste? Il n’aurait pas déplu à
Boris Vian de voir figurer dans ces pages de «variétés» un de ses tableaux.
Car Boris fut aussi un peintre, un artiste-peintre. Pendant une semaine, à
partir du 8 juin 1946, il peignit sans interruption, à en perdre le boire et le
manger, ce qui est le signe d’une passion violente et d’un ordre élevé. Et le
2 décembre 1946 il accrochait ses œuvres à la Galerie de la Pléiade dans
l’exposition des «peintres écrivains d’Alfred de Musset à Boris Vian».
Une émission radiophonique comme Carte blanche à Boris Vian (connue
aussi sous le nom de «Radio-Massacre» et que Boris voulait intituler
«Radio-Partouze») a certainement compté dans sa vie, et donc dans son
œuvre : d’abord il s’est, de toute évidence, beaucoup diverti à l’écrire et à
l`interpréter; ensuite c’était tout de même du Boris Vian à haute tension
branché sur cinq millions d’auditeurs. Quand on dit que Boris Vian «ne
recherchait pas le succès», on trompe son monde. On finirait par nous le
décrire en masochiste à la Paul Léautaud grognant dans son chenil et
entretenant une réserve de poux à seule fin de mieux gratter ses plaies et de
geindre que ca suppure. Boris Vian, qui fut certainement de tous les
écrivains contemporains d’égal génie, le plus vilipendé, le plus «interdit» et
le moins compris, ne jouait pas à l’artiste maudit, confit de désespoir et
crachotant ses rancœurs. Il a connu des succès retentissants, et il en a été
très heureux; il a subi des échecs et il en a souffert. Il méprisait le succès
facile, et davantage encore la concession au succès : ce n’est pas là
indifférence au succès, c’en est peut-être tout le contraire. On a aussi
épilogué à tort et à travers, et sans en percevoir toute l’amertume, sur sa
célèbre boutade : «On est toujours déguisé, alors autant se déguiser; de cette
façon on n’est plus déguisé.» En vérité, Boris Vian souhaitait que Boris
Vian réussisse, mais pas un Boris Vian tronqué, mutilé, défiguré, trahi, qui
n’aurait plus ressemble à Boris Vian. Voyez sa gêne, au fond, passé
l’euphorie du mystificateur qui voit son affaire «prendre» comme une
mayonnaise, devant le succès de Vernon Sullivan qui n`était pas lui, qui
n’était pas son succès à lui Boris Vian. Voyez son acharnement à se faire
comprendre des critiques, à expliquer son théâtre, à justifier ses goûts pour
tel style de jazz, à défendre sa version cinématographique de J’irai cracher
sur vos tombes. Sans doute, à la fin de sa vie, ne nourrissait-il plus guère
d’i`llusions sur ses chances de romancier (et là
sa lucidité lui fit défaut) mais le champ de ses activités était vaste, ses
dons innombrables et il n’avait prononcé aucun vœu de renoncement. La
Pataphysique consciente à laquelle il se voua avec ferveur dans les sept
dernières années de sa vie (ce qui n’est pas rien dans une existence si brève)
lui permit de surmonter, non pas ses échecs (c’était déjà fait), mais mieux :
la notion même d’échec. Je ne sais si la Pataphysique est — comme le
voulait Remy de Gourmont — une belle chose pour les gens qui s’ennuient
(d’où Jean Paulhan a conclu, par extrapolation abusive, que les travaux du
Collège de Pataphysique suaient l’ennui) : il est indubitable que Boris Vian
ne s’ennuya jamais au Collège et qu`il y connut au contraire quelques-unes
de ses joies les plus libres et les plus riches, et qu’il y fortifia, en doctrine,
son comportement devant le monde.
Ces précautions à l’usage du lecteur qui, le nez sur une contradiction,
éprouverait scrupule à s’en détacher : d’une part les «variétés amusantes»,
ici présentées et choisies entre cent autres, quand bien même elles
amusèrent un public qui ignorait L’Ecume des Jours, sont d’un Boris Vian
qui s’exprimait en Boris Vian, sans complaisance ni restriction; d’autre part,
Boris Vian aurait souvent préféré faire autre chose.
Je les ai faits, ces sketches du 26 février et ils boument à la Rose
. Et les traductions aussi et tant de lignes sans intérêt. Lesquelles en
ont ?… J’ai horreur de travailler en ce moment : j’ai plein de choses à
vivre et le travail me ronge mon temps. En outre, il fait beau souvent et
ça me met des roulettes dans les pattes.
Note inédite du 7 mai 1952.
Nos recherches ont été vaines pour retrouver le texte de la plus ancienne
émission radiophonique à laquelle Boris Vian participa, Les Petites
Vacances. Organisée par le Radio-Club de la Maison des Sciences
qu’animait Jean Suyeux et qui comptait parmi ses adeptes quelques
personnalités curieuses comme Paul Braffort et le Docteur Schutzeberger,
elle avait été enregistrée le 3 février 1947 au Club d’essai de la
Radiodiffusion française, rue de l’Université. Boris Vian y jouait le rôle du
Phoque Paulhan, un phoque qui mangeait les p`tits enfants; Boris faisait
«grr… grr…».
Avec cette même équipe de la Maison des Sciences, Boris avait fondé la
«Petite Chorale de Saint-Germain-des-Pieds» (exclusion faite de Gréco
parce qu`elle manquait de voix). La Java du coin d’la rue (voir notre
chapitre de la Chanson) appartenait au répertoire de cette chorale : Paul
Braffort écrivait les musiques; parmi les choristes, en plus des susnommés,
on rencontrait Maxim Danain et Roger Bellanger. La Chorale prêta son
concours à une émission radiophonique : un reportage sur le congrès de
phonétique des sourds-muets, reportage entièrement silencieux, mais
brusquement interrompu par un incident technique, c’est-à-dire par une
intervention sonore, celle de la Petite Chorale de Saint-Germain-des-Pieds
entonnant une des œuvres composées pour elle et par elle la Chanson des
Ponts de Paris.
On réentendra Boris Vian chanteur dans une des toutes premières
émissions de François Billetdoux Les Bourgeois de Calais avec musique de
Paul Braffort. Francis Blanche, se souviendra, pour écrire Malheur aux
Barbus, de certains mots : chichnouf, Babu, etc. dont bourgeonnait cette
émission et qui étaient du vocabulaire usuel de Vian depuis l’Ecole
Centrale, et surtout depuis sa rencontre avec Jacques Loustalot pour qui et,
le plus souvent, par qui avait été inventé tout un vocabulaire pseudo hindou
destiné à justifier son titre de «bienheureux Major retour des Indes».
Carte blanche à Boris Vian, diffusée le 21 octobre 1947 de 20 h 50 à 21
h 30, fut la première grande émission radiophonique de portée nationale (et
internationale grâce à la Suisse romande et à la Belgique !) confiée à Boris
Vian. Et quasiment la seule, puisqu’aucune autre n`atteignit pareille durée.
Carte blanche eut le don d’irriter bien du monde : les plus hargneux
protestèrent contre le scandale (encore !) qui consistait à livrer les pures
oreilles de la Nation aux propos pervers de l`auteur de J’irai cracher sur vos
tombes (car on était en plein dedans). D’autres (ou les mêmes)
anathématisaient cette «musique de sauvages» qu’on osait faire interpréter
au micro par les dégénérés du «Tabou». Avouons que Boris avait bien fait
les choses : quelques bons comédiens et diennes : Pasquali, speaker n°1 ;
Yves Deniaud, speaker n°2 ; Jean Claudio, speaker n°3 ; Maurice Pierrat,
speaker n°4; Jeanne Fusier-Gir, speakerine n°1; Jacqueline Groussard,
speakerine n°2; Marcel Levesque dans le rôle du Professeur Mangemanche;
et aussi Jacques Loustalot (le Major) et l’orchestre du «Tabou» : Lélio Vian
(guitare), Alain Vian (batterie), Teymour Nawab (chant), Jacques Gruyer
(saxo), Raymond Fol (piano) et l’auteur Boris Vian à la trompette;
réalisateur Jean-Jacques Vierne.
De cette émission on nous pardonnera de ne donner que des extraits :
c’est au profit d’autres «variétés», mieux faites pour être lues que cette
émission conçue dans un style très radiophonique (en un temps où l’on
croyait encore que «la radio était un art, ayant ses lois et ses exigences et ses
qualités propres). L’émission commençait par des bruits de galopade, des
cris indistincts, un fracas énorme, puis le Major apparaissait tonitruant :
«Macarelle! Fille de pute! Fermez ça, bande de chichnoufs!» Puis on
apprend, après «friture horrible et bruit de deux micros qui se battent», que
Boris Vian a été nommé Directeur Général de la Radiodiffusion fançaise.
CARTE BLANCHE À BORIS VIAN
Bruit Voix désespérée du speaker : La ligne… ils nous prennent la
terrible. ligne. Faites quel- que chose. Faites quelque chose.
Paroles
confuses.
Friture. Boris Vian : Allô, chers auditeurs, ici Boris Vian, Directeur
Puis… Général de la Radiodiffusion Française. Grâce à la vaillance
de quelques-uns de nos collaborateurs les plus dévoués, nous
avons réussi à prendre la ligne, au prix de deux morts, tous
les deux sont en traitement à l’hôpital Cochin, rassurez-vous.
Ni fleurs, ni couronnes, mais du pain. Les minutes sont
brèves. Voici donc comment, à partir d’aujourd’hui nous
comptons organiser les programmes. Nous devons faire vite
car nous sommes en butte à de puissantes rivalités :
Wladimir Porché, ancien Directeur Général de la
Radiodiffusion Française, le maréchal Pétain, Inspecteur
honoraire de l’armée française d’occupation en Allemagne,
Mathurin Régnier, poète, mort heureusement depuis,
Agénor Pointu, gardien de la paix, qui m’a dressé
conversation l’autre jour, Peter Cheyney, évêque de
Westminster…
Suîvait un appel suppliant d’une speakerine aux paysans de France pour
qu’ils livrent leur blé (ils le gardaient pour eux cette année-là et pour les
cochons). Début d’orchestre, propos sucrés d’un speaker, son éjection,
hurlements, puis
Orchestre : Speakerine 2 : Voici donc notre journal chanté avec
Air de «Miss Timsey-Timsey. (L’orchestre attaque.) Toutes les
Otis Regrets» nouvelles du monde en deux cent vingt-cinq secondes.
Speakerine 1 : De Paris.
Timsey : C’est M. Vincent Auriol, le Président,
Mesdames,
Qui a visité tantôt l’exposition, Mesdames.
Il a regardé toutes les toiles et il a dit : «C’est affreux»,
Mesdames. El il est tombé raide mort sous un Picasso
Speakerine 1 : Du Vatican.
Timsey : Hier soir, la femme du Pape s’est révoltée,
Messieurs, Elle a demandé le droit de divorcer,
Messieurs,
Mais comme il lui faut pour ça, la permission du
Saint-Père, Messieurs, Il est bien probable qu’elle ne
l’obtiendra jamais.
Bruit de Speakerine 1 : Qu’est-ce que c’est?
boîtes de
Speaker 1 : C’est le major qui dîne.
conserves.
Speakerine 1 : De Hollywood.
Timsey : Les Américains viennent de filmer Jeanne
d’Arc, Grand-mère,
Avec Orson Welles dans le rôle de Charles VII, Grand-
père,
Mais comme pour plaire au public, il vaut mieux qu’ça
s’termine bien, Mesdames,
A la fin du film, elle épouse Gary Cooper.
Nouveau message, d’un ton plus ferme, aux paysans. Puis I’Horloge
parlante qui refuse de donner l’heure et menace de changer son numéro
d’appel pour avoir la paix. Puis lecture d’un poème lettriste avec
accompagnement de batterie.
Grands Le Major : Je suis sûr qu’il n’a rien compris. Ce manque
bruits à la de sensibilité opiniâtre… Cette absence d’inquiétude
porte. métaphysique… (il rit) C’est positivement immonde…
Vian : Allez, ça ira très bien. La suite, la suite.
Grouillez-vous, ils sont en train d’attaquer en force.
Speaker 2 : Mes chers auditeurs, nous avons ce soir à
notre micro le Professeur Mangemanche, qui va
commenter pour vous la digestion du chat, une
réalisation de Raymond Queneau et Gaston Gallimard,
avec la souris Azor et l’estomac du chat Ratapoil, qui
nous ont été aimablement prêtés par la Société
Protectrice des Animaux Une seconde, le Professeur boit
un verre d’eau
Bruit de
carafe et de
verre d’eau
goulûment
absorbé.
Mangemanche : Chacun de vous possède une de ces
créatures afffectueuses que sont ces frères inférieurs aux
nobles attitudes de Sphinx dont Baudelaire chantait la
lucidité égoïste. Mais nous sommes peu renseignés sur
les phénomènes complexes de la vie physiologique de ces
animaux dont la trop grande habitude que nous en
avons nous fait trop souvent ignorer, etcétéra etcétéra.
La digestion du chat comporte deux phases principales.
a) La digestion du chat proprement dite :
Coins-coins Prenons la souris Azor, sans nous soucier de ses cris.
de canards. Arrachons-lui les pattes, la queue et les oreilles, et
donnons-la à notre brave Ratapoil Celui-ci que l’on a
privé de nourriture depuis un mois pour le bon résultat
Miaulemenls de l’expérience, se jette sur sa proie
sauvages.
Coins- coins
terribles. Cris dans le studio : Azor! Azor! Oh la vilaine.
Puis «glop»
au milieu
d’un silence Mangemanche : Je ne comprends pas. Le cas est
complet. tellement rare…
Léchage de
babines..
Descente dans
l’estomac.
Coins-coins
satisfaits.
Mêmes Speaker 2 : Chers auditeurs, excusez nous, mais la souris
bruits que vient d’avaler le chat. Nous recommençons
plus haut, I’expérience.
mais après
descente dans
l’estomac Mangemanche : Bien, bien. Fort bien.
second glop !
Ding…
Speaker en sourdine (voix genre retransmission
théâtrale) : Le chat engloutit actuellement le micro
spécial en forme de souris préparé a cet effet par le
Professeur Mangemanche. Nous allons maintenant
brancher ce micro qui doit avoir atteint son estomac.
Brusquement Mangemanche : Les bruits que vous entendez
bruit de actuellement sont de deux espèces. Primo, contraction
branche épizootique du pylore; secundo, intersection de
ment. Bruit l’œsophage. Mais, en réalité ce phénomène est connu
de machine, depuis la plus haute Antiquité et ne présente aucun
pompe. intérêt. J’ai eu un chat qui, d’ailleurs, ne digérait pas les
souris.
Speakerine 2 : C’est curieux, Professeur.
Mangemanche : C’est une affaire de goût. Je ne les
digère pas non plus.
Un silence. Voix diverses : Moi, non plus. Moi, non plus.
Toux légères
et gênées.
Le Major : Moi, si.
Mangemanche : En tout état de cause et sans vouloir
faire de reproche aux personnes qui m’ont,
aimablement, je dois le dire, prié de participer à cette
émission, je suis forcé de bien vous faire remarquer que
la digestion du chat n’est pas au programme du
baccalauréat.
Speaker 2 : Ecoutez, Professeur, terminez votre
émission. On attend la ligne…
Mangemanche : Bon.
b) Digestion du chat au sens particulier du terme. Vous
prenez un chat de six mois. Vous le plumez et vous
l’écorchez, puis, vous l’estrapadouillez avec une
fourchette et vous le coupez en quatre. Vous le faites
revenir à lui dans du beurre bouillant, et vous lui mettez
un bâillon, car il miaule très fort. Puis, vous laissez cuire
cinq minutes…
Brouhaha Speakerine 1 : Mais Professeur, vous vous trompez…
Dans le livre de cuisine de ma tante Agathe, nous
mettons toujours trois gousses d’ail. Croyez- moi, c’est
une vieille recette de famille et…
Nouvel appel, cette fois menaçant, aux paysans de France. Contre-attaque
de l’ancienne équipe, la bande à Porché.
Vian et son équipe gardent l’avantage et lancent une annonce publicitaire
pour «le dentifrice Lacanine, le dentifrice qui ne sent rien», lequel offre aux
cherzoditeurs un reportage sportif.
Un speaker volubile décrit une course d’automobiles; les concurrents
sont Alexandre Astruc, sur Dedion Bouton à Pression modèle 1905,
Raymond Queneau sur Richard Brazier 1875 type Constitution modifié par
Gallimard en 1907, Jean-Paul Sartre sur Léon-Bollé existentialiste à pont-
arrière royal et embrayage par engagement, Albert Camus, Jean Cocteau sur
Décauville surbaissée, etc. Boris Vian veut présenter sa minute poétique,
mais un nouveau message aux paysans lui coupe la parole.
Speakerine 1 : Paysans! Vous êtes une belle bande de salauds. Les
cochons sont malades à force de manger du blé et nous n’avons
même pas de maïs. A partir de demain, on ira vous fusiller sur place.
A bon entendeur, salut!)
Speaker 3 : Mes chers auditeurs, nous reprenons notre minute
poétique, une présentation de Roux-Combaluzier, réalisée par
Ollvier Larronde, André Frédérique, Maurice Rostand, l’abbé Gros-
Jean, Paul Claudel et Jacques-André Dugommier, le fils de ma
concierge. Vous allez entendre une élaboration inédite du célèbre
Nicolas Vergencèdre dont l’éloge n’est plus à faire, œuvre extraite de
son dernier recueil, publié il y a un an.
Speaker 2 (récitant) : L’élixir des Pères
Tapis à l’ombre des cavernes,
Les Pères préparent la liqueur
Connue sous le nom de Liqueur des Pères
C’est bon la liqueur des Pères.
C’est très bon. Et l’ai demandé
Aux Pères, car je suis retorpère,
Le secret de cet élixir.
Le*Père Paillot m’a raconté
Ceci :
Sous les pentes broussailleuses
Où pousse le mirliflore
Et le barbeau à postiches,
Parmi le seznec sauvage
Et la gapette à liserés,
On trouve une autre panacée
Très difficile à saisir
Car elle saute de pierre en pierre
C’est la brouette officinale.
Les Pères, en formation serrée
Donnent la chasse à la brouette
Qui réagit faiblement.
On la broie vigoureusement
Avec un rien de bonne humeur
Et de la fiente apprivoisée
Qu’on élève près des lieux saints.
On filtre le liquide obtenu
Dans un caleçon de bedeau
En tissu réglementaire.
Puis le Père Supérieur
Dégaine son tastevin,
Goûte et dit : «C’est affreux»,
Et renverse tout par terre.
Alors, pour sauver la face,
Les Pères vont chez Loiseau-Rousseau
Acheter de la Liqueur des Pères
Qu’iIs revendent aussitôt,
Toute faite, et en bouteilles.
Nicolas Vergencèdre, auteur de ce poème tonique, était Alain Vian qui
récitait ses œuvres au «Tabou», particulièrement La Guerre et Le Tour de
France Cychrist (voir notre chapitre de Saint-Germain-des-Prés).
Après un nouveau message aux paysans, intransmissible en raison de sa
teneur et dont on invitait les auditeurs à rétablir le texte en se reportant aux
œuvres de Louis-Ferdinand Céline, de violentes détonations se faisaient
entendre : l’ancienne équipe reprenait l’assaut, le Major était fait
prisonnier…
Speaker 3 : Et voici maintenant. à la demande
générale, la retransmission directe d’une cérémonie
qui s’est dé- roulée ce matin dans Berlin pavoisé à
l’occasion de la rentrée de Adolf Hitler, complètement
remis de la grave maladie qui l’a tenu éloigné de ses
fonctions pendant un temps malheureusement trop
long. Le Führer a reçu un grand nombre de
télégrammes de félicitations à l’occasion de son
anniversaire. Nous allons vous donner lecture des
principaux, pendant que la fanfare massée en haut
d’Unter den Linden va exécuter une entrainante
marche militaire avant que le Führer n’apparaisse
dans sa Cadillac particulière, pour se diriger vers le
nouveau Capitole, conformément au plan Marshall
Wenn die Soldaten
Fanfare avec Durch die Stadt marchieren
chœurs Offnen die Mädchen
Die Fenster und die Türen
Ein Warum Ein Darum
Darassabum Darassassa… ./
Ein Kuss wenn es stimmt (bis)
Speakerine 2 : Voici le télégramme envoyé par le
président Ramadier au Führer : Cher Führer, à
l’occasion de votre cinquante-troisième anniversaire,
je tiens à vous remercier encore des précieux
enseignements que nous avons puisés en matière de
ravitaillement dans l’expérience si intéressante et si
fructueuse de votre organisation alimentaire, dont
l’ingénieux système de tickets est devenu un modèle
pour l’Europe tout entière.
Speaker 3 : Voici le télégramme envoyé par le roi
George VI au Führer. Traduction de Marcel Duhamel
et Hélène Bokanowski : Cher Führer, je n’ai rien à
ajouter au télégramme du Président Ramadier que je
viens d’entendre à la radio. Nous aussi en Angleterre,
nous avons profité de vos leçons, et nous avons tous
cinquante-trois ans.
Speaker 2 : Du Président Truman, un message dans
une traduction de Marcel Duhamel et Hélène
Bokanowski… Mon cher Adolf… A l’occasion…
Bruits de foule Speaker 1 : Mes chers auditeurs, nous interrompons
s’ampIitiant. la lecture du message de félicitations du Président
Truman pour nous mettre en communication avec
notre reporter Jules Lambrique.
Brouhaha Speaker sportif : Mes chers auditeurs, le Führer vient
d’apparaître debout dans sa Cadillac en haut de
l’avenue. On applaudit à sa forte stature qui l’a fait
surnommer par ses sujets, l’homme d’acier. Sa grosse
moustache et ses yeux pétillants de malice, à demi
masqués par la visière de sa casquette plate ornée
d’une étoile
, il sourit au peuple qui l’acclame aux cris de
«Banzaï», «Banzaï», ce qui en allemand, se traduit
par «Heil». Derrière la Cadillac du Führer, le cortège
officiel comporte un bataillon de Cosaques de
Francfort, et un détachement de S.S. montés sur les
petits chevaux nerveux de la Volga.
Fanfare jouant La fanfare attaque le second morceau de son
toujours le répertoire. Les acclamations du peuple montent. Nous
même morceau. vous donnons lecture des télégrammes suivants…
Débranchement.
Bruits
Speakerine 1 : Paysans de France, puisque vous
insistez lourdement, nous vous informons de la
nomination de M. Jean Nocher au titre de Directeur
Général de la Radiodiffusion Française, en
remplacement de M. Boris Vian qui est appelé à
d’autres fonctions.
Speaker 3 : Et, en attendant que la Police vienne
chercher M. Boris Vian, ancien Directeur Général de
la Radiodiffusion Française, nous allons faire une
petite surprise-partie au cours de laquelle j’espère
bien arriver à mes fins et violer Mlle Lamouche.
Et l’émission se terminait en effet, après réapparition du Major, par une
surprise-partie et dans un désordre inouï (quoique de plus en plus sonore)
traversé par un cours de boogie-woogie en transcription lettriste. Enfin,
l’ancienne équipe reprenait possession de la ligne et, après un arrêt brusque
suivi d’une musique très forte qui s’arrêtait à son tour pour faire place à un
silence de mort, on entendait deux ou trois grattements, et enfin la voix du
speaker de la radio, rassurante : «Vous venez d’entendre Carte blanche…»
Au Procès des Pontifes, émission du Club d’essai (Paris-Inter) produite
par Pierre Peyrou et Claude Roland-Manuel., Jean Cocteau est au banc des
accusés le 28 janvier 1949 à 21 h 50. François-Régis Bastide prononce le
réquisitoire. Boris Vian assure la
DEFENSE DE JEAN COCTEAU
Avant de plonger l’accusation dans la confusion qu’il lui a plu
d’encourir, je crois de mon devoir de résumer ses chefs principaux; car
si j’ai eu le temps de saisir leur essence, étant donné ma longue pratique
de la justice, je doute que l’auditeur honnête se puisse trouver au même
point. Quand bien-même, d’ailleurs, vous auriez tous compris, il entre
dans mon plan de démoraliser l’adversaire par des griefs dont le
manque de fondement ne pourra que renforcer l’efficacité.
Voici donc ce que Bastide reproche à Jean Cocteau : D’une part, les
clins d’œil systématiques au public. On peut même dire les clins d’yeux,
car Cocteau se sert sûrement des deux D’autre part, la gratuité de sa
morale : «Toutes les causes te sollicitent, tu as voulu ne te priver
d’aucune, te glisser entre toutes et faire passer le traîneau». Gâchant
ainsi le métier de scandalisateur.
Enfin, sa sécheresse, et la part trop grande faite au mécanisme qui,
chez lui, arrive à tuer la passion.
Allons, Bastide me rend la tâche aisée. Encore faut-il que je surveille
mes arguments — car, selon mon ami Peyrou, «tous ceux qui parlent de
Cocteau arrivent à se contredire».
Se
contredire !…
Mais qu’est-ce qu’un clin d’œil… sinon une autocontradiction ?
La contradiction systématique? c’est donc cela qui vous gêne en lui
?
C’est une illusion.
Il ne peut y avoir de contradiction réelle que dans la simultanéité…
dans la dualité, par conséquent…
Cocteau le disait bien lui-même dans la «Noce Massacrée»… et le
clin d’œil, la contradiction, relèvent d’un souci de vérité bien plus
grand que celui de ceux qui regardent l’eau s’en aller tout droit, sans se
demander quel mystérieux trajet en suivent, à chaque instant, les
molécules. Ecoutez… c’est Cocteau qui parle (Noce Massacrée, page 49)
:
«La sincérité serrée de chaque minute, même lorsqu’elle offre une
suite de contradictions apparentes, trace une ligne plus droite, plus
profonde que toutes les lignes théoriques auxquelles on est souvent tenu
de sacrifier le meilleur de soi»
Clin d’œil au public ? non. Souci de sincérité.
Comment lui en tenir grief? N’est-ce pas la plus belle honnêteté que
celle qui consiste à douter de la sienne propre ?
Mais passons au second reproche : Cocteau a-t-il réellement gâché le
métier de scandalisateur ?
Je ne le crois pas.
Car, donner tort à celui qui gâche un sandale, c’est considérer, alors,
comme scandaleux, le fait de ce gâchage… Celui qui gâche un scandale
ne fait ainsi qu’en créer un autre…
De même la vérité du mensonge est l’acte de celui qui ment.
Et j’ose à peine réfuter la troisième accusation dont Cocteau se
trouve auiourd’hui l’objet.
Je sais qu’elle est liée à tout un arsenal de reproches : Jean est plus
mécanicien que poète, un poète est irresponsable, pas lui. C’est à voir :
quand on est doué comme lui, on ne peut guère faire autrement.
Cocteau en a trop fait? Mais rappelez-vous cette devise qu’il prend
pour sienne, encore dans la Noce Massacrée : «Un peu trop, c’est juste
assez pour moi».
Je sais que c’est la part du hasard, l’arbitraire, ce que l’on appelle,
dans un film comme «la Belle et la Bête», la fausse poésie de Cocteau.
Je sais que c’est tout ça qu’on lui jette à la figure, quand on ne sait plus
quoi dire… mais quoi… Certes, Cocteau a envie qu’on l’aime… Certes,
il fait ce qu’il faut pour cela; au risque de se voir reprocher ses clins
d’œil, sa froideur, ses artifices Mais que m’importe. C’est cela que
j’aime, moi, la fausse poésie, le faux lyrisme, la fausse morale… Tout
cela… parce que toute cette fausseté, c’est du vrai Cocteau…)
La Bride sur le Cou, émission de large audience pendant laquelle
l’invité du jour présentait ses chansons préférées, fut un soir de 1956 laissée
à Boris Vian. Elle commençait ainsi :
L’auteur
Pardon, Monsieur, je suis bien à la radiodiffusion télévision française
?
Huissier
(aimable comme une porte de prison)
Ben vous le voyez bien ?
L’auteur
Hum… le bureau de la censure, s’il vous plaît ?
Huissier
De la censure ? Quelle censure ?
L’auteur
Eh bien… la censure, quoi…
Huissier (définitif)
Il n’y a pas de censure à la R.T.F.
L’auteur
Il n’y a pas… ah ? Ah ! Bon ! Ça alors, c’est une fameuse nouvelle.
Parce qu’on m’a confié une émission… oui… la bride sur le cou, ça
s’appelle… et je me suis un peu laissé aller… alors j’avais peur… ah…
je craignais… en somme… mais si vous me dites que… Pas de contrôle
! C’est parfait ! Quel progrès !
Huissier
Comment, quel progrès ?
L’auteur
Eh bien… quel progrès… voilà voilà voilà… quel progrès… Enfin je
vais pouvoir tout dire…
Huissier
Qu’est-ce que vous entendez par tout ?
L’auteur
Tout! La politique… Suez, la Hongrie, l’Algérie, le rationnement du
gas-oil, les abus des mandataires aux Halles, tout quoi…
L’huissier (sec)
D’abord, une règle absolue : pas de politique à la radio…
L’auteur
Pas de politique? Mais alors… il y a un contrôle.
Huissier
Il n’y a pas besoin de contrôle puisqu’il n’y a pas de politique à la
radio.
L’auteur (éberlué)
Ah… hum… euh… ah… oui… évidemment c’est clair
Huissier
En France, tout ce qui touche à la politique est parfaitement clair :
seuls les politiciens ont le droit de sen mêler…
L’auteur
Oui… bon… bien… ça me limite un peu, quand même…
Et la religion ?
Huissier
Vous plaisantez? Une seule Saint Barthélemy, ça ne vous a pas suffi?
Pas de religion à la radio, sauf pour les religieux.
L’auteur
Oui… Ça laisse une certaine liberté dans d’autres domaines… Je
saisis votre point de vue…
Huissier
Il vous reste des tas de sujets… La pêche à la sardine, la pêche au
thon, la pêche à la morue, que sais-je?
L’auteur
La pêche à la baleine ?
Huissier
Oh, là, attention! Vous attaquez Onassis? Ou quoi?
L’auteur
Mais non… La baleine aux yeux bleus… Celle de Jacques Prévert.
Huissier
Ah, Qui… encore un écrivain. Vous avouerez que vous choisissez des
drôles de sujets, vous autres.
L’auteur
Mais c’est vous qui l’avez choisi…
Huissier
Comment, c’*est moi? Je vous parle de pêche, mais je m’en tous,
moi, Monsieur. Je ne suis pas écrivain, je suis huissier.
L’auteur
Ben, moi je suis auteur.
Huissier
Alors créez. Vous êtes auteur, vous créez. C’est quand même pas à
moi de vous le dire. Mais attention à votre vocabulaire.
L’auteur
Il y a des mots prohibés ?
Huissier
Rien n’est prohibé, Monsieur, une fois pour toutes. Il y a simplement
la différence entre le langage parlé et le langage écrit. C’est insensé
qu’un professionnel ne sache pas faire la distinction.
L’auteur
J’ai le droit d’employer le langage parlé, alors, puisqu’on parle à la
radio.
Huissier
Non, le langage écrit. Parce que vos textes sont lus avant d’être
parlés.
L’auteur
Et on les édulcore ?
Huissier (excédé)
Monsieur, si vous insinuez encore des choses de ce genre, à mon
grand regret, je vous interdirai l’accès des locaux.
Boris Vian a écrit des dizaines de sketches. Yves Robert et sa Compagnie
de la Rose en interprétèrent à la perfection plusieurs séries, notamment en
avril 1952 la «superproduction» Cinémassacre. Nous avons opté pour un
sketch de 1955 où le moins averti de nos lecteurs sentira passer le souffle
épique du Goûter des Généraux.
SKETCH [sans titre]
Au lever du Le général chinois tricote
rideau Le général anglais fait des essais musicaux avec un
triangle devant un pupitre à musique.
Le général allemand sert de dévidoir à la WAC qui
lorgne le travail du Chinois.
WAC C’est joli, ce que vous faites-là, général Pang !
Pang C’est pour l’œuvre du petit mouchoir des veuves de
guerre.
WAC C’est d’un goût exquis.
Struwelman C’est assez oriental… (il regarde sa
montre) On va bientôt jouer ?
WAC Attendez, ce n’est pas l’heure. Encore cinq minutes.
Struwelman Cette attente me ronge.
Chesterfield (Un dernier coup sur le triangle). Pour une fois qu’on peut
travailler sa musique… C’est drôle, que vous soyiez
impatient comme ça…
Struwelman Je n’ai pas tellement envie de jouer… mais j’ai le trac…
Pang Zut! j’ai laissé filer une maille!
Chesterfield (pose son triangle). Permettez! (il l’aide).
Pang Merci… ce tricot, ça finit par être exaspérant…
Comment se fait-il qu’il y ait tant de veuves de guerre
alors qu’il n’y a qu’une guerre ?
Chesterfield C’est un mystère épais.
WAC Les femmes ont toujours été plus resistantes que les
hommes — c’est bien connu.
Struwelman En tout cas, elles se font rares…
Chesterfield Qui ça?
Struwelman Les femmes
Pang Mais… celle-ci me parait charmante !…
(il désigne la WAC qui sourit, coquette).
Struwelman Ah… non… l’uniforme, moi, ça me dégoûte…
Chesterfield Personnellement, je préférerais un plombier…
Struwelman Un plombier ?
Chesterfield Avec les pieds sales.
Pang (intéressé). Avec les pieds sales ? c’est mieux ?
Chesterfield Je préfère.
WAC (regarde sa montre). Allez… C’est l’heure de travailler.
(Elle leur reprend l’écheveau et le tricot)
Pang (ré/bahi). Avec les pieds sales… C’est singulier…
(Struwelmann et Chesterfield s’asseyent)
WAC Installez-vous, mon général. (Elle tire la chaise de Pang)
Pang Merci… Les pieds sales… Curieux.
Chesterfield C’est si bizarre que ça ? Vous mangez bien des œufs
pourris ?
Pang L’âme occidentale restera toujours un mystère pour moi.
(Entre un radio-reporter qui monte son micro)
WAC (excédée). Messieurs, un peu d’attention…
Chesterfield Ecoutez… il ne nous est tout de même pas interdit
d’avoir une conversation de salon…
WAC Enfin, Messieurs, c’est la guerre!
(Ils se lèvent tous)
Struwelman Bon… bon… c’est pas la peine de
nous le rappeler tout le temps…
WAC (désigne la carte). Avec ce qui vous reste à faire, je
m’étonne que vous osiez penser à la gaudriole…
Chesterfield La gaudriole! (il hausse les épaules). Un plombier, ce n’est
pas la gaudriole, c’est le repos du guerrier.
(Les généraux commencent à jouer sur le commentaire)
Commentaire Aujourd’hui, 7 juillet 1965, dix-neuvième jour de la
troisième guerre mondiale organisée par les services
spécialisés de l’O.N.U. en accord avec les pays signataires
du pacte universel de non-agression.
Nous vous rappelons que c’est aujourd’hui que vont
entrer en jeu les armes nouvelles mises au point par la
Manufacture Française d’Armes et Cycles de Saint-
Etienne.
On compte actuellement 859 millions de morts, chiffre
officiel; selon le bureau Veritas, ce chiffre paraîtrait
exagéré de deux cent mille au moins.
Ce reportage vous est offert par les cercueils Dupont, le
cercueil qui tient bon.
WAC (aux généraux). Allez ! Jouez !
(Ils jouent aux dés)
Struwelman C’est moi… je commence !
Chesterfield Grand bien vous fasse…
Struwelman Je tire.
(Explosion avortée — tous se marrent)
Pang Mon cher ami, vous êtes irrésistible…
Struwelman (rit). Ah… que voulez-vous… ça arrive…
Chesterfield Struwelmann, vous êtes fair play… ça me play…
(Struwelmann minaude)
WAC Allons, allons… au jeu, mes généraux… au jeu…
(Ils jouent et s’arrêtent)
Chesterfield Tiens… ça m’en rappelle une bien bonne… c’est le petit
Lestang qui me l’avait racontée…
Pang Lestang?
Chesterfield Oui… le général français qui était ici avec nous…
Struwelman Ah… celui qui est mort subitement…
Pang Il avait soixante dix-neuf ans…
Chesterfield Pour un général… c’est jeune… Bref, vous savez ce qu’il
disait…
WAC (excédée). Vous jouez, oui ou non?
Chesterfield (sans écouter). Quel est le pluriel d’un maréchal ? Des
maraîchers !
Pang Très drôle !
(Il ne rit pas)
Chesterfield Un maréchal, des maraîchers… un général, des générés
!…
Struwelman Oh! quelle pitié! Eh bien heureusement que Lestang est
mort ! Ça promettait.
WAC (hurle). Vous jouez, oui !
(Ils tirent)
Struwelman C’est encore à moi…
(Il va, tire)
WAC (ravie). 17 millions… (au micro) …Au premier tour,
l’Allemagne mène avec 17 millions de morts.
Chesterfield On continue…
Pang Je m’excuse très humblement… mais je crois que c’est à
moi…
Struwelman Mais… parfait…, mon cher… Gut! Gut!
(Pang tire, grosse explosion, la WAC marque et va au
micro)
WAC Le général Pang atteint le total de
92 millions (elle hoche la tête). Ils ne foutent rien
aujourd’hui…
(Ils jouent)
Pang Je m’excuse encore…
Chesterfield Pas du tout. A moi.
(Sans enthousiasme, il tire — explosion)
WAC
(regarde). 92 millions – Rampeau!
(au micro) …Rampeau dés en main
— c’est le général Chesterfield qui
joue…
Chesterfield (joue). Damn! Enoore gagné !
(ll va à la carte et appuie — un bras armé sort de la carte et
l’abat. Il tombe)
Struwelman Ach! Himmelskreuzdonnerwettersakra-ment!
Des coups fourrés !
Pang Ça donne l’impression de se rapprocher
Struwelman Oui… plutôt!
WAC Allons, messieurs, allons !…
Pang Un instant ! (à Struwelmann) …On continue ?
Struwelman Ça, on joue ou on signe.
Pang Il faut peut-être penser à la prochaine? et c’est
embêtant, de jouer avec un mort…
WAC (micro). Avec un souci de l’avenir qui les honore, les
deux derniers généraux discutent actuellement les
conditions d’un armistice.
Struwelman On signe ou on joue ?
Pang Allez… on signe !
WAC Ouf, mes chers auditeurs, la guerre est virtuellement
terminée on va enfin pouvoir aller déjeuner. (Elle sort)
Struwelman Bonne chose de faite !
(Joyeux, il appuie par mégarde sur les boutons — explosion
finale, lumière clignotante, fumée — Disparaissent — La
carte marque Tilt)
perroquet (jaillit sur la table). Pour un jeu de
cons, c’est un jeu de cons!
Les hommes de fer — Peinture de Boris Vian
Le romancier
Cinq romans et un recueil de nouvelles de Boris Vian ont été publiés de
son vivant (voir la Bibliographie) : Vercoquin et le Plancton, L’Ecume des
Jours, L’Automne à Pékin, Les Fourmis, L’Herbe
, L’Arrache Cœur, tous réédités.
2
Un roman, pleinement achevé, restait inédit : Trouble dans les Andains.
La présence dans ce roman d’Antioche Tambrétambre et du Major, héros de
Vercoquin, ne doit pas nous égarer : Trouble dans les Andains n’est ni une
ébauche ni une première version de Vercoquin; c’est une œuvre
d’inspiration et de facture toutes différentes, fort bien construite, alertement
menée. Ecrit pendant l’hiver 1042-1943 (le manuscrit n’est pas daté et
l’indication «mai 1943» portée sur le texte dactylographié est la date
d’achèvement de la copie par Michelle Vian), ce roman fut édité
tardivement (en 1966) et sous une forme telle que le lecteur, avant même
d’en tourner la première page, se trouvait induit à penser qu’on lui proposait
une œuvre négligée parce que négligeable. Aussi ne reçut-il pas l’accueil
qu`à notre sens il mérite, et c’est pourquoi par dérogation à la règle suivie
ici de la publication exclusive d’inédits, nous maintenons, au chapitre de
l’Enfance et à celui du Major, deux extraits de Trouble dans les Andains qui
d’ai1lleuirs nous paraissent significatifs de l’état d’esprit de Boris à
l’éveil de sa vocation.
Œuvre de jeunesse certes, mais cela ne signifie rien quand il s’agit de
Boris Vian. Toutes les œuvres de Boris Vian sont des œuvres de jeunesse,
d’une merveilleuse jeunesse qui n’a pas fini de chatouiller les orteils des
momies (en vain : les momies ne rient pas, mais c’est si bon d`imaginer
qu’elles rient). Boris Vian est mort jeune, et d’abord il a vécu jeune, il a
chanté jeune, et la jeunesse — qui est aujourd`hui son public — ne s’y est
pas trompé. Vos pères, mes chers amis, quand ils avaient votre âge, étaient
déjà bien vieux puisqu’ils n`ont pas compris Boris Vian.
Cela dit, les marchands d`automobiles qui ne durent pas trois mois, de
films idiots, de sucettes insipides, les constructeurs de camps de
concentration, les ministres qui veulent faire croire qu’ils ont créé le monde
ne cessent de flatter la jeunesse qui épouse à leurs yeux le profil d’une
courbe statistique mesurant le volume des affaires. On nous laissera donc
rappeler d’un mot que la jeunesse de Boris Vian, sa vie, fut rayonnante,
féroce, insolente, lucide, généreuse, tendre et violemment hostile à
l’imbécillité et à la médiocrité de tout âge, de tout sexe et de toute couleur.
Enfin, Boris Vian ne s’est jamais posé en enfant prodige. A six ans et
demi il ne fut pas conduit par sa mère devant les micros de la radiodiffusion
pour exprimer en musique à la sortie de l’école maternelle les émotions
incomparables qui lui comprimaient la vessie, et il n’écrivit pas son premier
roman pour nous transmettre les pensées profondes que lui inspirait son
certificat d’études.
J’avais attendu d’avoir 23 ans pour écrire. Hein, les jeunes. C’est de
l’abnégation. Ensuite, j’ai essayé de raconter aux gens des histoires
qu’ils n’avaient jamais lues. Connerie pure, double connerie : ils
n’aiment que ce qu’ils connaissent déjà; mais moi j’y prends pas plaisir,
à ce que je connais, en littérature. Au fond, je me les racontais les
histoires. J’aurais aimé les lire dans des livres d’autres. Mais
maintenant, vous me direz, j’écris pourtant des trucs que je connais ; et
ben, d’accord et chiche que vous n’appellerez pas ça de la littérature; je
dis vous au pluriel — y aura bien quelques personnes pour le lire, soyez
décents, quoi. Et même si non. J’ai bien le droit de m’adresser à des
gens qui n’entendent pas ? Bret, enfin, je n’ai pas raconté mes amours
dans un premier roman, mon éducation dans un second, ma chaude-
pisse dans un troisième, ma vie militaire dans un quatrième; j’ai parlé
que de trucs dont j’ignore véritablement tout. C’est ça, la vraie
honnêteté intellectuelle. On ne peut pas trahir son sujet quand on n’a
pas de sujet — ou quand il n’est pas réel.
Trouble dans les Andains est-il le premier roman de Boris Vian ?
Composé, terminé; c’est probable, mais projeté, imaginé? Certainement pas.
Le 31 janvier 1942, entre des notes de cours de l’Ecole Centrale, on lit :
Projet de roman. Fiancée à un 1er. Lettres. Il la quitte. Elle trouve un
autre. Celui-ci lit les lettres. Voit l’ancien fiancé avec femme. Se dit : l’a
trouvée supérieure. S’éprend d’elle, etc.
Voilà qui eût été aux antipodes de Troubles dans les Andains et de
Vercoquin, de leur fantaisie échevelée. Boris aurait débuté par un roman
psychologique, et tout porte à croire qu’un cocu, un de plus dans notre
littérature, serait né. Boris, très judicieusement, préféra le maintenir en
réserve de la République des Lettres.
La première œuvre de Boris dont Michelle Léglise-Vian se souvient était
un conte «à la manière d’Andersen», d’une parfaite extravagance. Nous
connaissons un conte — c’est peut-être celui-là, c’est presque sûrement
celui-là — écrit pour Michelle et qui s’intitule Conte de fées à l’usage des
moyennes personnes. Y sont narrées par le menu les aventures d’un
chevalier qui part, comme pour la Croisade, à la recherche d’un kilo de
sucre. Sa quête est longue (le conte aussi). Il chevauche un noir palefroi
(qui, bien entendu, parle comme vous et moi). Il traverse d’étranges pays et
beaucoup d’avanies, rencontre de bonnes fées, des mauvaises, des
princesses qui se montrent nues, et au pays des Lunes Bleues son ami
Barthélémy et une dénommée Cheval sa femme, laquelle, après que Joseph
(le prince-chevalier) lui aura glissé un os de gigot sous la jupe, sera
tellement rajeunie d’un coup de baguette magique de Barthélémy qu’elle lui
fera pipi sur les genoux, ce qui provoquera le divorce des deux époux et
permettra à Barthélémy d’accompagner désormais Joseph et son palefroi
parleur. Quantité d’animaux, tous très causants et facétieux, leur joueront
des tous, tels le scarabée et le chat Azor :
On entendit un mugissement affreux et il sortit un scarabée qui avait
une patte tout abimée.
— Sacré bande de nom de Zeus de corniauds! dit le scarabée. Ça
m’est tombé sur la gueule et ça fait un mal de chien !
Barthélémy lui fit respectueusement observer que c’était à la patte
qu’il avait mal, et reçut un coup d’élytre à assommer un bœuf.
— Y avait pas d’offense! dit-il aussitôt en se frottant les côtes (dans
les moments pénibles, son origine roturière lui revenait en masse, et son
langage s’en ressentait).
— Non, ajouta Joseph, nous ne l’avons pas fait exprès.
— Eh ben! vous auriez pu faire exprès de le foutre a côté, reprit le
scarabée qui décidément était de mauvais poil. Cependant quelques
minutes après il les invita à prendre du porto dans sa demeure.
Le palefroi dit qu’il préférait un bon picotin de bitume, mais Joseph
lui dit tout bas que ça ne se faisait pas, alors il ajouta que certainement
il avait dit ça en pensant à autre chose, et que le madère était une chose
délicieuse.
— Spèce de noix ! dit le scarabée, c’est pas du madère, c’est du
malaga !
Pourtant il les emmena et leur donna à chacun un gâteau tellement
sec que ni l’un ni l’autre ni l’autre (ils étaient trois) ne put l’avaIer.
— Il était bon, mon muscat, hein? dit le scarabée avec un ricanement
de satisfaction.
— Fameux! dit Barthélémy. Je vais vous offrir de mon cognac.
Tournez-vous.
Alors il lui balança un coup de trottinet dans le figne si fort que le
scarabée eut les fesses portées au
cerise naissant.
— Pas mal! dit-il, mais il y a pas d’huile!
Joseph commençait à croire que le scarabée était un peu
excentrique, alors il s’y mit aussi.
— Vous voulez du Zan ? Et il lui lança dans la mâchoire un coup de
poing terrible. Seulement il tapa sur l’armoire et se cassa deux doigts.
— Un peu de porto? dit le scarabée aimablement? C’est souverain
pour les engelures. Et Joseph ingurgita un nouveau gâteau aussi sec que
le premier. Il n’osait plus refuser, il commençait à avoir peur de
l’armoire.
Alors le scarabée fit quelques pas dans la pièce et dit : On va danser
!
Il appuya sur une lame du parquet et il en sortit un grincement
effroyable.
— Vous, dit-il au palefroi, vous appuierez là-dessus. Vous, dit-il à
Joseph, vous regarderez? Vous, dit-il à Barthélémy, vous regarderez
aussi. Moi, je regarderai.
C’était très amusant, mais comme le fit remarquer le palefroi, qui
danserait?
— Spèce de mufle! dit le scarabée. Appuyez, on vous demande rien
d’autre.
On entendit alors de grands coups à la porte.
— Va ouvrir, dit Joseph à Barthélémy. Celui-ci obéit, et il entra dans
la pièce une vieille lucarne.
— Bonjour! fit aimablement Barthélémy. La lucarne ne répondit
pas.
(Elle est sourde de naissance, chuchota le scarabée. On va la faire
danser, ça sera marrant.)
Il devenait vraiment grossier. Joseph, Barthélémy et le palefroi
prirent congé en prétextant un violent mal de tête et le scarabée leur
souhaita -mille prospérités.
Soudain, au détour d’un chemin, ils rencontrèrent Azor. C’était un
vieux chat édenté que Joseph avait connu autrefois. Il avait un havresac
lourdement chargé et chantait à tue-tête une chanson gaillarde.
— Eh bien! dit le palefroi. Comment vont les amours!
— Ça biche dit Azor. Tu veux du Zan ?
— Non merci dit le palefroi qui se rappelait Joseph. Tu vas te faire
mal aux doigts.
— Ah? fit Azor. Et il les quitta l’air inquiet. Il faut dire qu’il avait
onze kilos de Zan dans son sac. En passant sur un petit pont, il fut ravi
au ciel dans un nuage d’encens.
Des trolls capturent nos héros et gavent de boules de gomme le palefroi
enchaîné; ils s’évadent, trouvent du sel en faisant s’évaporer l’eau de mer,
l’échangent contre du sucre, mais le sucre est empoisonné. Ils construisent
une pinasse, se lancent sur les flots, abordent à une île, y découvrent un
trésor de doublons et de castagnettes, sont pris par des sauvages qui les
mettent à bouillir dans la marmite, parviennent à s’enfuir et cinglent vers les
mers de Chine.
Trois minutes après, la pinasse était à deux lieues de la côte.
— Qu’est-ce qu’on fait? dit Joseph.
— On va se grimer et revenir, dit Barthélémy. Mais le palefroi ne
voulut absolument pas prêter sa casquette. Alors on lui lit des
moustaches avec du bouchon brûlé, et Joseph et Barthélémy se
déguisèrent en Chinois.
Ils revinrent au port et furent accueillis par des salves de coups de
canons chinois. Puis une jonque s’avança vers eux. En les voyant le
capitaine parut surpris.
— Excusez-nous, dit-il en chinois, on vous avait pris pour d’autres.
Barthélémy qui parlait un peu le chinois, lui répondit en chinois
qu’il valait mieux recevoir des coups de canon que rien du tout, ce qui
était le comble de la politesse chinoise et ravit d’aise le mandarin à
bouton d’acné assis sous un dais à l’avant de la jonque.
Alors ils débarquèrent et furent reçus avec beaucoup d’honneurs et
conduits sur un sampan jusqu’à la cour de l’Empereur du Milieu (le roi
des Apaches en somme). Ils emportaient leur coffre, ce qui leur permit
d’acheter des tas de kilos de sucre. Ils reprirent la mer un mois après,
s’en furent dans une île déserte où ils se construisirent une maison, et
vécurent heureux jusqu’au jour où ils commencèrent de s’ennuyer et
partirent pour de nouvelles aventures, mais c’est encore loin.
Si donc, à défaut du manuscrit de Les Redresseurs de Tores pour lequel
Boris Vian signa un contrat en octobre 1954 avec les Editions de Paris et
3
dont peut- être il n’écrivit pas la moindre ligne , Trouble dans les Andains
restait l’unique roman publiable, de nombreux débuts de romans, outre Les
Casseurs de Colombes présenté ici, et une multitude de «sujets» de romans
sont conservés dans les dossiers de Boris Vian.
Boris jetait une idée sur le papier : cette idée pouvait devenir un roman,
un ballet, un opéra, ou tout simplement une chanson. Il était constant que
Boris entreprit successivement, voire simultanément, l’adaptation d’un
même sujet aux divers modes possibles d’expression. Le titre originel
changeait parfois en cours de route; ainsi L’Herbe
, appelée d’abord Les Images Mortes, fut un temps La Tête Vide pour se
muer en Le Ciel Crevé que Boris faillit adopter. Le thème variait peu d`une
version à l’autre et les personnages ne subissaient que d’infimes
modifications dans leur nombre ou dans leur comportement ou qualités
spécifiques.
On n`en glosera que davantage sur la note ci-dessous. Nous avons là —
indiqué expressément de la main de Boris — un sujet de roman. Chacun y
reconnaîtra d’emblée le thème de la pièce Les Bâtisseurs d’Empire.
LES ASSIEGES
Une grande maison où vit une famille. Tout se passera dans la
maison. Un jour, le père reçoit une lettre et la famille, qui vivait au rez-
de-chaussée, monte un étage. Les enfants qui sont encore jeunes,
entendent leurs parents, qu’ils voient terrorisés, parler de la lettre et de
«ils» à cause de qui on est forcé de changer d’étage. Et ainsi de suite, ils
monteront tous les étages; le plafond sera de plus en plus bas et les
meubles de plus en plus pauvres. Il y aura des déménagements furtifs
dans la nuit, après des conciliabules à la porte. Jamais l’enfant — celui
qui raconte l’histoire — ne sort de l’appartement, ils vivent dedans avec
des livres, des meubles, des souvenirs et des choses; il rencontrera
parfois, dans sa chambre, une jeune fille qui partira chaque lois qu’il
sera endormi.
Un absent, et d’importance : le Schmürz, qui occupe dans le drame une
place à la fois essentielle et inexplicable; ou plutôt ce qui tiendrait lieu de
Schmürz dans le roman serait — étrange métamorphose — la jeune fille,
que l’enfant rencontre parfois dans sa chambre. Quant au Bruit qui, dans la
pièce, force à changer d’étage, à fuir vers le haut jusqu’au plongeon final,
c`est dans le roman un murmure confus, un bruit de paroles qu’entendent les
enfants et qu’ils ne comprennent pas.
Autre intérêt de cette note : elle montre que même dans son théâtre,
apparemment affranchi — à la différence des romans — de tout élément
autobiographique, Boris Vian pouvait transposer une réalité vécue, en
l’espèce l’émotion certainement très vive que lui fit éprouver dans son
enfance l’échange du somptueux hôtel de la rue de Versailles à Ville-
d’Avray contre la villa plus modeste de la rue Pradier, puis dans son
adolescence l’abandon de la villa de la rue Pradier pour les anciens
communs qu’il fallut rehausser afin d’y loger toute la famille ; enfin, à la
mort de Paul Vian, la vente — dans des conditions déplorables — de la
propriété de Ville-d’Avray qui contraignit la famille à s`installer dans un
banal appartement parisien.
Ce sont, à l’évidence, ces tribulations familiales que Boris voulait conter
dans Les Assiégés. Ce sont elles qui forment, mieux que la trame, la
structure même des Bâtisseurs d’Empire. Les allusions de Zénobie aux six
pièces de son enfance, aux arbres devant les fenêtres, aux années avec douze
mois de mai, aux dimanches soir où elle dansait, etc., ne laissent aucun
doute sur les sources autobiographiques de la pièce et sur leur identité avec
celles du roman. On cache à Zénobie, bien qu’elle ait seize ans, la
signification du Bruit. L’enfant des Assiégés ne peut pénétrer la cause des
déménagements : les revers de fortune, les coups de Bourse malheureux
sont choses inintelligibles. Dans les deux cas, la famille fait mine de
dominer l’événement : elle veut sauver la face.
La courte exposition de ce qu’auraient été Les Assiégés nous livre une
des clés de l’art romanesque de Boris Vian : «celui qui raconte l’histoire»
est, en effet, l’enfant, et toute l’aventure, réelle, est vue par les yeux de
l’enfance; elle est donc imaginée. La «projection de la réalité en atmosphère
biaise et chauffée sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et
présentant de la distorsion», dont nous parle Boris Vian dans sa préface de
L’Ecume des Jours, c’est bien la vision poétique de l’univers quotidien, que
l`enfance possède naturellement, avec ses angoisses et ses cocasseries, c’est
le pays des merveilles. Et cette jeune fille que seul voit l`enfant n’est-elle
pas le substitut diurne de son rêve, la permanence de l’imaginaire ?
Quand bien même Boris Vian aurait agrandi aux dimensions d’une
nation ou d’une race ou de l’univers les aberrations d’une famille, il ne nous
déplairait pas que le Schmürz des Bâtisseurs, vêtu de loques et laid à voir,
soit l’autre face de la jeune fille du roman, pareillement témoin muet, et
seule «réalité», incomprise et bafouée par les adultes occupés à accumuler
les décombres.
De sa vocation tardive d’écrivain ou de ce que Vercoquin fut écrit «pour
amuser une bande de copains», on inférerait à tort que la carrière de
romancier de Boris Vian était accessoire et que l’accueil fait à ses livres le
laissait indifférent.
Tout au contraire, son travail de romancier fut, avec son activité de
musicien, la vraie passion de Boris Vian et de son échec il souffrit autant
que de son renoncement forcé à la trompette.
Au commencement de 1947, la publicité s’empare de Boris Vian.
Pourtant, le 24 janvier 1947, ce n’est pas J’irai cracher sur vos tombes qu’il
cherche à faire valoir. Il s’enjoint :
Amener trompette, Vercoquin et ma pomme à Samedi-Soir avec
des histoires.
Que le Prix de la Pléiade — qui se décernait sur manuscrit — lui ait été
refusé en juin 1946, Boris l’accepta mal et moins encore qu’on osât préférer
à l’Ecume des Jours l’œuvre d’un curé.
J’Al PAS GAGNE LE PRIX DE LA PLEIADE
Nous étions partis presque-z-équipollents
Hélas ! tu m’as pourfendu et cuit, Paulhan.
Victime des pets d’un Marcel à relents
J’ai-z-été battu par l’Abbé Grosjean.
Qui m’a consolé, c’est Jacques Lemarchand
Mais mon chagrin, je le garde en le remâchant
Je pleure tout le temps
Que n’eau, Que n’eau.
Sartr’apprendra, qu’ils m’ont dit en rigolant,
A ne pas écrire des poésies mystère.
Alors je m’y mets.
J’ai mal à ma rapière.
Mais je ne le dirai jamais.
Je vais faire une pensée
Bouchez-vous le nez.
Vous entendrez le bruit
Je crois que ça suffira.
Ecrivain rapide, doué et tout ce qu’on voudra (quoiqu’il eût horreur
qu’on lui attribuât des «facilités»), Boris élaborait ses romans avec soin et
ne regardait pas comme indigne de réfléchir sur son art.
Les lecteurs de L’Herbe
reconnaîtront dans les lignes qui suivent |‘exemple de la meule que Boris
met dans la bouche de Monsieur Perle commençant à interroger Wolf.
Pascal Pia observait que dans L’Herbe
, plus qu’en aucun autre roman, l’auteur se laissait aller à des
commencements de confidences, et pour définir le comportement de
romancier de Boris Vian il citait le propos de Monsieur Perle sur la meule.
Observation judicieuse, choix pertinent puisque l’image de la meule était
venue sous la plume de Boris — et Pascal Pia l’ignorait — dans cette note
critique inédite, qui est une «confidence» de l’auteur sur ses propres romans
:
Je suis conscient que les débuts de mes romans présentent en général
une sorte d’inconsistance comme de ce qui n’a pas de passé, et cela
tient, je crois, à ce que je ne conçois pas qu’un roman, pour progresser,
s’appuie sur autre chose que sa matière même, sauf pour ce qui est
remplissage, partie inévitable étant donnés les caractères
physiologiques d’une lecture. C’est pour ces raisons que je ne conçois
guère que l’on attaque un livre par
le milieu, de même que je conçois mal les très longues œuvres, et c’est
pour cette raison que je crois qu’on ne peut lire un livre que d’un trait
car il n’est lui qu’à la dernière page. Un livre est comme ces matières
que l’on utilise à la fabrication des meules : elles sont formées de
cristaux durs réunis par un liant moins dur qui s’effrite plus vite que
les cristaux et les laisse dépasser pour accomplir leur travail d’usure; ce
sont les cristaux qui agissent, mais le liant n’en est pas moins
indispensable et sans lui rien ne subsisterait qu’un ensemble de pièces
non dénuées d’éclat et de dureté, mais inorganisées, et en puissance :
tels les recueils d’aphorismes.
L`une des originalités les mieux reconnues de l’Automne à Pékin tient
dans les fameux «passages» qui conduisent le lecteur d’un chapitre à l’autre
et dans lesquels Boris commente et projette sa fiction. Cette idée lui vient le
14 janvier 1947. L’Automne à Pékin est déjà, pour l’essentiel, écrit (et même
totalement écrit, si nous en croyons Boris qui date de septembre-novembre
1946 son manuscrit). Quoiqu’Atha soit à |‘évidence l`archéologue
Athanagore du roman, on dirait bien que Boris songe à appliquer la
méthode, non à l’Automne à Pékin, mais à un autre livre :
Ecrire un bouquin avec à la fin de chaque chapitre, des exercices
comme dans les contes des 101 matins. «Que voulait dire Atha?» —
«Qu’entendez-vous par «ombre verticale» ?», etc.
Le 2 février 1947, un des tout premiers lecteurs de l’Automne à Pékin
encore celé aux profanes, Michelle, exprime une opinion que Boris ne \tente
pas de réfuter :
Mon bibi m’a dit ce soir à propos de l’Automne à Pékin : Je ne
sais pas où tu vas, mais tu y vas tout droit.
II n’y a pas que l’art, nous ferait dire Raymond Queneau, il y a aussi la
rigolade, et quand la rigolade peut soutenir le commerce, c’est tout profit.
Le 31 mars 1947, Boris imagine des bandes pour l’Automne à Pékin… et ne
va pas plus loin que la première :
1. A ne pas mettre au soleil.
Le lendemain 1er avril, nouvel effort. Il obtient la bande 2.
Le seul livre dont la bande soit mise dans le mauvais sens.
Et quant à faire, puisqu’il travaille dans les bandes, Boris en fabrique une
pour On est toujours trop bon avec les femmes de Sally Mara que vont
publier les Editions du Scorpion :
Roman irlandais traduit par Raymond Queneau.
Le roman que les Editions du Scorpion ont hésité à publier.
(Le Scorpion n’abandonne pas le ton provocateur, mais — entre nous —
il ne renouvelle pas beaucoup ses effets. On se rappelle que, dans la prière
d’insérer, J’irai cracher sur vos tombes était le roman «que nul éditeur
américain n’osa publier».)
Nullement «romancier d’occasion», Boris Vian n’estimait pas nécessaire
d’ignorer l’œuvre des prédécesseurs pour innover. Cet ingénieur, ce
scientifique, on pourrait supposer que ses acquisitions littéraires étaient
superficielles et fragmentaires : on oublierait que l’orientation vers le
«technique» ne se décidait pas encore au berceau et qu’il avait reçu une
formation humaniste (section A : latin, grec, allemand) des plus solides. On
peut le croire quand il nous dit, dans un commentaire (inédit) à une œuvre
très particulière qu’il n’acheva jamais :
Zut, ça ressemble de moins en moins à Adolphe. Mais c’est une rage,
Adolphe on va me dire. Ce n’est pas une rage, c’est un des seuls livres
classiques que j’ai eu la veine de lire tard. On me l’a pas pourri à
l’Ecole; ça m’a plu, formidable. Tandis que Racine, Corneille, les
chnocks, même Molière, ils me barbent. A huit ans j’ai lu tout ça.
Maupassant aussi. Je lisais tout. Je regrette pas. Je suis débarrassé. Et
même maintenant, avec la pondération de l’âge mûr, je crois qu’à côté
d’Adolphe, tout ça c’est de la rigolade. Adolphe, le Docteur Faustroll,
un Rude hiver et la Colonie pénitentiaire. Et Pylone. C’est mes cinq
grands. Avant, à treize, quatorze, j’aimais bien Rabelais. Encore
maintenant. Mais c’est sûrement censuré. Je voudrais le texte intégral.
Je vais pas vous parler de mes goûts littéraires, quand même. Si. J’en ai
oublié un. La merveilleuse visite, de Wells. Deux. Aussi la Chasse au
Snark. Maintenant c’est tout. Mais je ne pouvais pas leur faire ça…
Non, ce n’est pas tout. ll y eut aussi Gaston de Pawlowski, Paul d’Ivoi,
les Harry Dickson, et tous les romanciers américains (en un temps où quand
on disait Sanctuaire les gens vous regardaient effarés), Marcel Aymé qu’il
tenait en haute estime (avec une prédilection pour Les Jumeaux du Diable),
Pierre Mac Orlan, le mal connu, dont La Maison du Retour écœurant sonne
d’un écho familier aux lecteurs de Boris Vian, plus tard — mais l’un des
premiers — la Science-Fiction.
«C’était à un concert du Jazz at the Philarmonic, raconte Claude Léon.
Boris était aux premiers rangs d’orchestre. Il m’aperçoit dans le fond de la
salle. Et, texto, il me jette : «Connais-tu la Science-Fiction?» Je dis non.
«Mon vieux, c’est formidable, viens à la maison, je vais te montrer ça.» Le
lendemain, j’étais chez lui. «Le problème, m’explique Boris, ce n`est plus
d’aller dans la Lune. Jusqu’à présent, ce qui nous intéressait c’était de
savoir commen on irait dans la Lune, dans Mars, etc. Maintenant le
«problème est résolu : on va dans la Lune. Ce qui compte, c’est ce qui se
passe après.» Je lui réponds : «Bon, mais pratiquement?». «Pratiquement,
me dit-il, regarde» Et il me montre une pile de livres : il y avait les
Chroniques Martiennes de Bradbury, le premier Asimov Pebble in the Sky,
The World of A de Van Vogt, et des quantités d’autres, tous — bien entendu
— dans le texte original. Il tenait tout cela de Pilotin qui possédait une
bibliothèque de Science-Fiction d’ampleur cosmique. Pendant des mois, on
a lu les romans six par six; on se les repassait dans la fièvre et
l’enthousiasme; on lisait la revue des afficionados Astounding S.F.; on ne
faisait plus que cela; on a épuisé le stock de Pilotin. Univers
d’enchantement. Nous retrouvions l’émotion de notre enfance quand nous
lisions les livres d’anticipation. Après, nous avons découvert Lovecraft, ce
fut très agréable, mais d`un ordre de sensations un peu différent : une sorte
de bombe privée. Et enfin Borges».
Boris entre en relations avec Michel Pilotin en février 1950.
En octobre 1951, dans le n°76 des Temps Modernes (Pilotin signant de
son nom de guerre des mondes : Stephen Spriel), ils publient ensemble
l’article Un nouveau genre littéraire : la Science-Fiction, tenu par les
spécialistes pour le véritable «manifeste» de la Science-Fiction en France.
Le mercredi 26 décembre 1951, à 19 heures, c’est, chez Sophie Babet, au
bar de «la Reliure», rue du Pré-aux-Clercs, avec la participation active de
Raymond Queneau, la réunion de fondation du Club des Savanturiers, club
hermétiquement clos dont les météorites seuls ont recueilli les secrets et qui
se transformera, le 22 octobre 1953, au cours d’une réunion chez Maître
Bouthoul — et pour mieux disparaître — en Société d’Hyperthétique.
Pour le public de la Suisse romande, un des plus anciennement ouverts à
la Science-Fiction (il est vrai qu’y réside, quoique citoyen français, Pierre
Versins, pionnier de la S.F., élargie par lui aux dimensions souples des
«littératures conjecturales»), Boris, dans la gazette littéraire de la Gazette de
Lausanne des 28-29 novembre 1953, dresse un bilan rapide mais triomphal
du genre aux U.S.A., en U.R.S.S. et même en France. Sa conclusion exalte
la qualité majeure de cette littérature classée un peu vite, et encore
aujourd’hui, et même par nous (qu’on nous pardonne) dans la para-
littérature, ce que Boris Vian ne saurait approuver :
Il faudrait surtout dire et redire que les auteurs de S.F. sont des gens
qui désirent raconter des histoires et non pas, comme nos jeunes
romanciers de vingt ans, leur histoire — la pauvre qui n’a pas même
commencé. Voici des années que l’imagination, cette essentielle qualité,
fait défaut aux écrivains, de formation scolaire le plus souvent et qui se
disent que tout sujet vaut une dissertation, fût-il le plus plat du monde,
pourvu que l’on disserte bien. A cette conception rhétorique de la
littérature, la S.F. administre, avec sa brutalité, ses défauts, sa vigueur
entraînante et son délire permanent, la preuve que si Peau d’Ane vous
est conté, on a vite fait de flanquer à la poubelle la torture
métaphysique, s’exprimât-elle en mots d’un mètre arrachés au
vocabulaire de Lalande, et qu’il ne faut pas confondre la création et le
commentaire — ceci dit sans allusion voilée à feu César, qui n’a
rigoureusement rien à faire ici.
Boris avait d’heureuses lectures, nous l’avons vu, et pourtant il se priva
d’une satisfaction rare à laquelle tout semblait le vouer. Voici le témoignage
de Claude Léon :
«Nous étions au Royal-Villiers (voir notre chapitre du Musicien) et nous
parlions de littérature. Je lui dis : «Connais-tu Impressions d’Afrique?»
Non, il ne connaissait pas, ni aucun livre de Raymond Roussel. Je lui dis :
«C’est un livre admirable.» Et le lendemain, je le lui apporte. J’ai peut-être
commis l’erreur de lui apporter en même temps Comment j’ai écrit certains
de mes livres. Je ne sais si c’est d’avoir eu la méthode de fabrication à côté
du produit fini, mais le résultat fut désastreux : Raymond Roussel lui déplut,
absolument et sans recours. Seule rupture, mais totale, entre Boris et moi
sur le plan littéraire. Je n’ai jamais pu éclaircir ce mystère car c’en est un
pour moi. Boris avait tout pour aimer Roussel, et c’est un fait : il détestait
Roussel. Opinion radicale : «Roussel c`est de la merde», et c’était fini. Il
avait horreur de Mozart, alors tout ce qu’il vomissait c’était du Mozart.
Pareillement Roussel.»
Un autre refus de Boris, moins catégorique, mais curieux et — pour lui
— regrettable : son allergie à Henri Michaux. Là, cependant, on le sent qui
raisonne ses résistances, qu’il en débat parce qu’elles n`étaient peut- être
pas spontanées et qu’il s`efforce à rompre un charme auquel il aurait
d’abord cédé. Le 23 mars 1947, c’est fait, il se débarrasse d’Henri Michaux
:
L’extraordinaire est intellectuel chez Michaux. Ça se passe à
l’intérieur de lui. Ça n’a rien d’intéressant.
Edité en 1953, l’Arrache-Cœur est le dernier de ses romans que Boris
Vian ait vu paraître. On en concluait qu’il s’était concrétisé le dernier. On en
possède un manuscrit et une copie dactylographiée qui portent, tous deux, la
date du 25 janvier 1951; c`est le texte de l’Arrache-Cœur sous le titre : Les
Fillettes de la Reine. Tome I : Première manche. Jusqu’aux cages. De cette
œuvre qui, on le voit, se voulait d’envergure, Boris n’écrivit pas le second
tome et nous n’en connaissons aucun plan, aucune ébauche.
A l’entrée de l’Arrache-Cœur, encore Fillettes de la Reine, et qu’il
songeait appeler Maman Gâteau, Boris Vian avait inscrit cet avertissement
:
Toute ressemblance avec des événements, des personnes ou des
paysages réels est vivement souhaitée. Il n’y a pas de symboles et ce qui
est raconté ici s’est effectivement passé.
Avant même la découverte du manuscrit et parce qu’on n’ignorait pas que
le roman avait été présenté à Gallimard en 1951, pour tous, Clémentine, la
mère abusive qui par excès d’amour devient la geôlière et le bourreau de ses
enfants, c’était à la fois Madame Vian mère et Michelle Léglise-Vian, à
doses variables selon les commentateurs, un peu de l’une, beaucoup de
l’autre, ou le contraire. Les trumeaux faisaient la moyenne entre les quatre
enfants des époux Vian-Ravenez (Bubu, Boris, Alain et Ninon) et les deux
enfants, Patrick et Carole, nés de Boris Vian et de Michelle Léglise. Sur
cette arithmétique se fondait l’analogie et comme on datait le roman des
années 1950 et 1951, en pleine tempête conjugale, on y apercevait en
filigrane beaucoup des griefs que, supposait-on, Boris remâchait contre
Michelle. Ou encore, par cette logique à retournement qui fait la force de
l’historien, puisqu’on reconnaissait Michelle dans le roman, et tout à son
désavantage, c’est que le roman datait des années 1950 et 1951.
Nous avions identifié la maison de l’Arrache-Cœur et la villa des
vacances à Landemer. Et puis après ? Nous n’en déterminions pas avec
certitude le prototype de Clémentine ou la part revenant à chacun de ses
coprototypes, ce qui, du reste, importe très secondairement. Cela ne nous
aidait pas non plus à situer le roman dans la chronologie des créations de
Boris Vian, ce qui nous intéresse bien davantage. Envers et contre tous,
Michelle Léglise-Vian affirmait que ce livre — de tous ceux de Boris le seul
qu’elle lisait avec gêne et, à notre avis, pour quelques scènes bien précises,
une attitude qui, en effet, tient d’elle — existait de «son temps»; qu’elle
l’avait lu manuscrit; mieux : qu’elle l’avait elle-même dactylographié. On
pensait qu’elle commettait là une erreur, malgré la sûreté de sa mémoire.
Car toujours restaient ces trumeaux qui ne comptabilisaient pas toute la
progéniture Vian-Ravenez, mais figuraient «presque» la progéniture Vian-
Léglise, et puis, par dessus tout, il y avait les dates — admises : 1950-51, les
années de la rupture avec Michelle.
Aujourd’hui, Michelle, je puis bien te dire que tu ne te trompais pas. Ce
roman, tu l’as vu se faire. Si certains traits — au sens de pointes — te
visent, l’Arrache-Cœur ne te doit guère autre chose, et assurément pas le
moins du monde son thème fondamental. Il fut voulu, conçu par Boris,
longtemps avant vos difficultés, alors qu’un seul enfant vous était né,
Patrick, qui, à lui seul, tout de même, pouvait difficilement former des
trumeaux.
Il arrivera à Boris en 1951, et par la suite, de marquer son désaccord avec
Michelle sur certaines méthodes d’élevage des enfants. Jamais ses reproches
ne reposeront sur une situation comparable à celle de l’Arrache-Cœur, nous
dirons même qu’à tort ou à raison il protestera contre une situation, à ses
yeux, à peu près inverse. On peut se demander — et ce ne serait pas une
question insolente — si Boris aimait ses enfants, comment il les aimait.
Dans la nouvelle les Pompiers, il se met en scène avec son fils Patrick qui a
sept ans; ils s’amusent bien ensemble, comme deux gosses. Cette histoire
des Pompiers, partie d’un gag noté le 3 avril 1948 :
Caserne de pompiers, qui répondent : «On viendra dimanche, on
est très pris.»
plaisait fort à Boris qui, le 9 novembre 1949, la prend pour base d’un
projet plus vaste (qui resta sans suite) :
Ecrire un roman dans le ton des Pompiers sur aventures
imaginaires de mézigue et du fiston.
Le 10 novembre 1951 (Patrick a neuf ans et demi, Carole trois ans et
demi) :
Maintenant je vais voir mon fils et ma fille. Je les aime bien. Ils
sont gentils. Je crois qu’ils m’aiment bien aussi. Je ne veux pas
qu’ils aient d’illusions… Ecrire des lettres imaginaires a ma fille.
Intituler ça : Vous ne me devez rien. Une jolie idée littéraire.
Le 2 décembre 1951 :
En partant de Locarno, j’ai acheté pour ma fille un
Weihnachtkalender, c’est joli, il y a des petites portes, 24, sur une
grande image, et les enfants ouvrent une porte par jour jusqu’à Noël,
derrière on voit des jouets, des fleurs ou des gâteaux. Je suis revenu à
Paris et j’ai porté le lendemain, jeudi dernier en 8, le calendrier à ma
fille douce, ma Lala.
Le 31 janvier 1952 :
J’ai été voir mon petit chou mon petit Lala ma Carole que j’aime,
elle s’est réveillée avec ses jolis yeux comme des prunes, elle m’a fait des
sourires silencieux…
Le 26 février 1952 :
Hier, j’ai été, tard, voir les enfants. C’est le congé de mardi-gras, je
les ai trouvés avec leur air de pas école, Patrick n’a pas le même air ces
jours-là. J’ai l’impression ces temps-ci qu’il s’abandonne plus quand le
vais le voir; on est plus copains qu’avant; ça m’ennuyait de le voir si
physiquement timide avec moi. Maintenant il ne l’est presque plus
assez. Il me rentre joyeusement dedans, le bougre…
J’ai couché ma Lala, elle riait. Et Pat, après. Il a fait le singe et m’a
demandé du << Darzon», c’est comme ça que sa sœur appelait l’argent.
Je lui ai donné cent cinquante francs. Je ne sais pas si je dois… Oui, je
crois; il le fiche en l’air joyeusement, c’est une salutaire habitude. Il
n’achète guère que des illustrés. Il voulait que je le déshabille et que je
le couche comme j’avais fait sa sœur…
Pat me montrait son cahier de dessins, plein d’indiens et de camions
à lait — il a fallu que le lui dessine quelques effarantes horreurs.
A supposer que Boris Vian ait terminé l’Arrache-Cœur en 1951 —-i et
c’est vrai dans la mesure ou cette année-là il en remet le manuscrit a un
éditeur —, que pensait-il alors de sa mère ?
Ce que j’ai attendu pour qu’il vienne quelque chose. Mais on ne peut
pas passer sa vie avec une mère trop affectueuse, à la sensiblerie, sans
être comme du flan au lait, mou et blanc. Je ne veux pas dire des
vacheries à ma mère, c’est pas sa faute si elle est ma mère, quand
même…
Ça me fait quand même plaisir de dire que j’aimais bien mon père.
Mais il a eu tort de ne jamais avoir une bonne engueulade avec ma
mère…
Au fond, mes parents c’était |’économie qu’ils voyaient; pas pour
eux; jamais ils n’ont fait attention à l’argent qu’ils avaient mais celui
qu’ils n’avaient pas les empêchait de nous envoyer ailleurs [les vacances
a Landemer], et jamais au fond ils n’auraient pu, mère poule maman,
passer les vacances sans ses fils, ouyouyouye, c’est qu’il pouvait leur
arriver tout à ces mecs de dix-huit ans, hein, ces tout petits. Ça encore
plus que |’économie; l’économie, ça les forçait, mais ça arrangeait bien
le coup, de nous avoir sous l’œil. Une heure de retard sur l’horaire
habituel avec ma mère et c’est le commissaire de police alerté. Elle m’a
rendu un peu comme ca, c’est une des choses pour lesquelles le lui en
veux…
Un peu de honte, le pognon arraché aux parents. Pas arraché, ils
n’étalent pas durs. L’arrachement c’était pour moi de le demander. Est-
ce qu’on peut faire autrement ? Il fallait. II fallait sortir de ca, il fallait
filer de la couveuse. Je sais pas, moi, je me sentais comme un rat dans
un piège…
Très bien, à cette réserve près — capitale — que Clémentine est
Clémentine et nulle autre mère, et l’Arrache-Cœur un roman, donc un fait,
eût dit Vian, qui se suffit à lui-même et doit s’apprécier dans l’ignorance
nécessaire de toute référence extérieure. Faut-il insister? Oui, il le faut, ici
surtout où nous posons les éléments d’une biographie et où, par conséquent,
la tentation serait grande, sinon pour nous (et encore !), au moins pour
quelques uns de nos lecteurs, de nous contenter de la «vie» et de labourer
l’œuvre, la retourner, et, du coup, la détruire à seule fin d’en arracher des
morceaux de vie, alors qu’ils y sont méconnaissables, fondus au creuset de
l‘imaginaire.
Mais, justement, quand donc l’Arrache-Cœur émerge-t-il au monde de
l’imaginaire? Nous y venons. L’Arrache-Cœur nait, s’impose à l’esprit de
Boris, alors que l’écriture de l’Automne à Pékin est toute fraiche et
susceptible encore de ratures et de remaniements, avant même que ne soient
publiés Vercoquin et l’Ecume des Jours. L’Arrache-Cœur est, devait être, le
troisième roman de Boris Vian, après Vercoquin et l’Ecume, ou plutôt après
l’Ecume et l’Automne (Vercoquin étant, au jugement de Boris, antérieur, non
certes renié mais préliminaire, à son œuvre de romancier). C’est dans cette
succession que Boris prévoyait l’Arrache-Cœur. Quant à la date de
conception du roman, nous la connaissons avec une exactitude rigoureuse.
C‘est 1e 16 janvier 1947 que Boris écrit :
Roman. Mère et ses enfants, commence par les laisser libres parce
que quand ils sont petits elle n’a besoin de rien pour les retenir, ils
reviennent naturellement. Au fur et à mesure que se développe leur
personnalité elle les boucle de plus en plus et finira par les enfermer
dans des cages.
Un personnage de ce roman devrait être un type qui contrairement à
son entourage, intéressé par les «gens», les peuples et le journalisme
social, s’acharnerait sur un type et l’étudierait jusqu’à tout savoir de
lui. Lui demander les choses les plus secrètes.
Le 23 mars 1947, Boris continue de former ce qu’il appelle maintenant le
Roman III ou R 3 :
Il y avait à la place du soleil une flamme creuse a contour carré.
Elle était comme toutes les mères, elle n’avait pas de figure
descriptible.
Elle les attache, quand ils sont tout petits, avec des cordes qui leur
entrent dans la chair. On fait venir le docteur voir comment ca
s’arrange.
Le mercredi 26 mars 1947, surgit l’une des plus terrifiques inventions de
Boris, la Gloïre :
Pour R 3. Bateau-poubelle et le type qui ramasse les ordures doit les
pécher avec sa bouche. Quand il croit que le contrôleur n’est pas la, il
prend le filet.
Le 24 mai 1947 :
Pour mon roman III longs filaments partant des doigts de la mère —
invisibles mais détectés en lumière U.V. Le psychiatre s’acharnera sur
un domestique.
Ce roman, «d’une fabuleuse nouveauté» (Pierre Kast), Gallimard le
refusa. Ces quelques lignes d’une lettre à Ursula (1951) en disent long sur la
déception ressentie par Boris :
Tu me demandes pourquoi ils ne prennent pas le livre chez
Gallimard? Queneau l’aurait pris, je crois; c’est surtout Lemarchand
qui ne veut pas. Je l’ai vu hier. Ils sont terribles, tous; il ne veut pas,
parce qu’il me dit qu’il sait que je peux faire quelque chose de
beaucoup mieux. C’est très gentil, mais tu te rends compte. Ils veulent
me tuer, tous. Je ne peux pas leur en vouloir, je sais que c’est difficile a
lire; mais c’est le fond qui leur parait «fabriqué». C’est drôle, quand
j’écris des blagues, ca a l’air sincère et quand j’écris pour de vrai, on
croit que je blague…
L’Arrache-Cœur, précédé d’un avant-propos devenu classique de
Raymond Queneau, finit par paraitre aux Editions Vrille. C’était un chef—
d’œuvre : il n’eut aucun succès. Découragé, harcelé par les nécessités
quotidiennes, Boris Vian mit un terme a sa carrière de romancier.
Vous avouerai-je, mon bel amy, que Pogo me laisse d’un froid
hyperboréen? Mais je sais de bons esprits qui s’y attachent. El je les
envie. En deux mots, ca me fait chier. Ça fait quatre mots. Pourquoi que
tu lis pas Science and Sanity de Korzybski ? La, tu vas bicher. Quant
aux milieux zautorisés en France, si tu t’imagines, fillet, fillet, que je les
fréquente, merdre! Je bosse du matin au soir chez Philips et c’est
suffisant pour m’éloigner de la littérature. Pas de romans en vue, c’est
trop long a écrire et je n’ai pas besoin de m’exprimer. J’ai pas de
message a délivrer, et quand j’aurai le TAON, j’écrirai. Pour en revenir
a Pogo (j’opère en ordre décousu) je ne crois pas que ca puisse charmer
en traduction. C’est trop américain pour avoir une portée, et ca
ridiculise des formes et non des principes, ce qui fait que c’est de piètre
efficacité, je crois. Mais je me goure, sûrement.
…………………………………………………..
… Désaristotise toi.
Lis Korzybski merde !
Je t’embrace
4
Boris dit Ducon .
[Ajout inséré par le scanneur – extrait du magazine Obliques n°8-9
de 1976 – Texte de Noël Arnaud]
*Les fillettes de la reine
La libération des salopiots et, dans une moindre mesure, d’Angel lui-
même (à défaut de l’humanité entière), Vian en faisait le sujet du second
tome de l’Arrache-Cœur dont nous pensions que ne subsistait pas la
moindre ligne, le plus mince plan ou schéma. Nous rectifions donc ici notre
assertion des Vies Parallèles grâce à la très précieuse note retrouvée par
Ursula Vian et reproduite ici en fac similé.
Boris Vian savait fort bien où irait, comment se comporterait Angel :
d’abord, il reviendrait sur son bateau — qu’on imaginait coulé avec son
passager par huit cents mètres de fond —; il materait sa bonne femme et
libérerait ou, à tout le moins, aiderait à se libérer les trois salopiots ; le
M.L.S. triomphait du M.L.F., et Clémentine, qui croyait se faire un monde
avec ses enfants, retournait à son cloaque originel; les trois salopiots, trois
mâles, infligeraient à d’autres Clémentine, et au centuple, les très excellents
supplices faute desquels leur mère — à son grand dam — aurait coulé des
jours sans histoire.
Aucune analyse n’est possible d’un roman à l’état de projet et dont nous
ne connaissons que le thème. Pas d’écrit, pas de structure, pas de langage,
une simple idée jetée sur le papier, donc rien. Nous vénérons trop la mode
pour penser que la bio- graphie pourrait le moins du monde éclairer ces
pauvres lignes et les rendre intéressantes.
Le traducteur
Séduite par la remarquable traduction de J’irai cracher sur vos tombes,
Hélène Bokanowski, fondatrice des éditions «Les Nourritures Terrestres»,
prit contact avec Boris Vian le 17 décembre 1946 et lui proposa de traduire
Le Grand Horloger de Kenneth Fearing. Ce fut le premier ouvrage
important dont Boris assura la translation en langue française. Hélène
Bokanowski aura donc été l`introductrice de Boris dans le métier de
traducteur qui devait être un de ses gagne-pain, notamment de 1950 à 1955,
période durant laquelle il connut de graves difficultés financières. (Voir à la
Bibliographie la liste des travaux de traduction de Boris Vian).
La traduction, de l’Histoire d’un Soldat, du Général Omar Bradley
(1952), fut une abominable corvée. Ursula revoit Boris, rivé à sa machine à
écrire dix-huit heures par jour : elle lui massait les mains afin qu’il puisse
poursuivre sa besogne. Pour en accepter une pareille, il fallait être vraiment
dans la débine. Boris l`était.
Du 2 décembre 1951 :
J’ai sommeil. Je voulais écrire plus, mais j’ai tapé à la machine,
atroce corvée, mal au dos.
Du 31 janvier 1952 :
J’écris tellement pour gagner un peu de pognon. El tellement de
conneries que j’ai plus le courage quand le reviens de toucher à tout ça.
Du 26 février 1952 :
Je vais me coucher. Demain, quoi? Je sais que le les ferai ces
sketches. Je sais que je la ferai, ta traduction, ma francinette. Mais ce
que ça va m’assommer.
Du 15 octobre 1952 :
J’écris tant de choses sans rien dedans, pour vivre, que ça me
dégoûte de l’acte lui-même, malgré l’envie que j’ai souvent et les idées
que je voudrais coincer au passage. Mais perdues irrémédiablement,
comme des battements de cœur.
Pour prévenir une possible méprise, il convient cependant d’ajouter que
si bon nombre des traductions de Boris ont été «alimentaires», il en est
quelques-unes qu’il fit avec plaisir et sans en attendre profit (un profit
toujours fort mince d’ailleurs dans ce métier-là). Ainsi les romans d’A.E.
Van Vogt (entre autres) ont été choisis et leur traduction proposée par Boris
Vian parce qu’il les aimait.
ll se sentit aussi en affinité — et cela vaudrait d’être approfondi — avec
Strindberg dont il traduisit en 1952 Mademoiselle Julie et, en 1958, pour le
T.N.P. Erik XIV.
Mademoiselle Julie fut représentée pour la première fois dans la
traduction Vian au Théâtre Babylone en septembre 1952. Quelques critiques
n’ayant pas trouvé à leur goût la traduction de Boris, il leur réplique dans
Paris-Théâtre de novembre 1952 :
MADEMOISELLE JULIE
Il est superflu de présenter Mademoiselle Julie : l’admirable
tragédie de Strindberg a été révélée depuis longtemps au public et
un film en fut tiré voici peu, dont l’esprit fut, estimons-nous,
singulièrement fidèle à l’atmosphère de la pièce. La traduction que
l’on trouvera ici est
entièrement nouvelle et diffère de celle que l’on connaissait en
France. Je l’ai effectuée à la demande de Frank Sundström et de
Jean-Marie Serreau qui considéraient injouable le texte français
existant. De fait, il m’est apparu que celui-ci s’éloigne
considérablement de l’original, et la confrontation que je fis révéla
des libertés fort grandes prises par le traducteur de 1893, qui
aboutissait à un regrettable affadissement. Du point de vue
matériel, ma connaissance non arfaite du suédois fit que le
processus suivant fut adopté : établissement du texte au long de
l’excellente traduction anglaise avec, simultanément, un contrôle
rigoureux, mot à mot, de l’original, et une vérification d’ensemble
effectuée en compagnie de Frank Sundström. J’ai cru devoir
réintroduire le mode amusant selon lequel la cuisinière Christine,
et Julie parfois, s’adressent à Jean de façon impersonnelle, mode
courant en Suède et qu’il fallait rendre, je crois, car, presque toute
la pièce durant, chacun des personnages s’adresse ainsi de façon
différente à chacun des deux autres et il en résulte un curieux effet
de cloisonnement de leur univers.
Généralement bien accueillie (sinon par des spécialistes en
suédois comme MM. Verdot et Morvan Lebesque*), cette
traduction eut la chance d’être magnifiquement mise en valeur par
les comédiens de premier plan que sont Eléonore Hirt, François
Chaumette et Andrée Tainsy. Les extraits de presse qu’on lira
après la pièce donnent une idée de leurs mérites, reconnus à
l’unanimité de la presse parisienne.
B.V.
* Ce dernier, dans Carrefour, me reprocha d’avoir eu la patte un peu lourde.
Assurément, il a lu Strindberg dans le texte. Que dira-t-il en apprenant que les seules
répliques coupées par Sundström et moi-même, d’un commun accord, et qui se limitent
d’ailleurs à deux lignes, sont celles où, crûment, Christine répond à Jean que si Julie est
folle ce soir, c’est qu’elle a ses règles?
En 1957, à la faveur d’une reprise de Mademoiselle Julie, les éditions de
I’Arche publient la pièce dans leur collection «Répertoire pour un Théâtre
Populaire». Boris revient sur le problème de la traduction, en termes
apparemment beaucoup plus modérés, mais grésillants d’ironie :
On a bien voulu dans l’ensemble considérer cette version comme
préférable à l’ancienne adaptation française. Nous sommes d’ailleurs
de cet avis, mais nos quelques réflexions liminaires nous entraînent
cependant à conclure qu’il sera bon, vers 1975, de prévoir une nouvelle
francisation de Julie, qui le mérite, en fonction de l’évolution du
langage dramatique français. Car l’intérêt d’une adaptation, c’est
qu’elle ne donne pas satisfaction éternellement. Je veux dire, l’intérêt
pour les adaptateurs ultérieurs…
Paru chez Gailimard, dans la collection «Le Manteau d’Arlequin» et
représenté avec succès — un succès, selon nous, justifié — au Théâtre de
l’Œuvre le 15 avril 1959, dans une mise en scène de Georges Wilson, avec
une musique de Georges Delerue, Le Client du Matin de Brendan Brehan
semble avoir beaucoup moins intéressé Boris, à s’en tenir à ces quelques
lignes d’une lettre à Jacques Bens, le 15 juin 1959 :
Moi j’ai pas d’opinion sur le Client du Matin. Je trouve juste que
c’est chiant.
Le chroniqueur
Sur le plan en page ci-contre, Boris Vian avait bâti une de ses
«Chroniques du Menteur», destinée à la revue Les Temps Modernes et qui y
parut en octobre 1946. France-Dimanche, toujours à la pointe de l’actualité,
en instruisit ses lecteurs le 19 janvier 1947; cette subtile clientèle apprenait
ainsi que Boris Vian dans Les Temps Modernes, proposait «de faire (pour la
revue) des couvertures odorantes : pain brûlé, vomi, Catleya de Renoir,
chien mouillé, entre-cuisse-de-nymphe, aisselles après Forage et un tirage
spécial au rouleau hygiénique numéroté, pour lire aux cabinets, etc. Boris
suggérait d’autres parfums : seringa, seringue, mer, forêt de pins, Marie-
Rose, Marie-Trifouille, Marie-Salope (analogue au vieux goudron des
bateaux). Ces judicieux conseils hélas ne lurent pas écoutés.
Acceptée par Jean-Paul Sartre et le comité de rédaction de la revue le 12
mai 1946, la première «Chronique du Menteur» parut dans le n°9 (juin
1946) des Temps Modernes. Boris en fut très heureux. Il entretenait avec
Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty, Jacques-
Laurent Bost et toute l’équipe des Temps Modernes des relations amicales
qui dataient des premiers jours de 1946. On rencontre Boris à une brillante
réception chez Armand Salacrou, avec Michel Leiris, Jacques-Laurent Bost,
Claude Gallimard, etc., le 10 février 1946. Pour la Saint Pactrick, le 17 mars
1946, Simone de Beauvoir assiste à une surprise-partie chez les Vian. Jean-
Paul Sartre aura par Boris la révélation de Claude Luter et des Lorientais
(voir notre chapitre de Saint-Germain-des-Prés) et des plus réputés
musiciens noirs de jazz. Ils collaboreront ensemble au rarissime magazine
Jazz 47. Boris conseillera Simone de Beauvoir pour la constitution de sa
discothèque de jazz. C’est chez Boris qu’Albert Camus se montrera sous
son plus mauvais jour, un jour qui ne devait cesser de s’assombrir (voir
notre chapitre de l’Homme du monde). Bref, Boris Vian se sentira très à
l’aise avec Jean-Paul Sartre qui le laissera pendant près de deux ans
cabrioler dans les plates-bandes de la revue et s`en amusera tout le premier,
restant sourd aux grognements de quelques lecteurs. Plus tard, les relations
personnelles des deux écrivains se relâcheront (pour diverses raisons que
nous tentons de démêler au chapitre du Citoyen), mais on n’oubliera pas que
Les Temps Modernes avaient publié en juin 1946 la première nouvelle des
Fourmis et en octobre 1946 un fragment important de l’Ecume des Jours.
On connaît cinq «Chroniques du Menteur,» (n°5 9, 10, 13, 21 et 26 des
Temps Modernes), la sixième — qui mettait en scène Alexandre Astruc —
ayant été retirée de son plein gré par Boris Vian. Des esprits retors
supposent que des dissensions étaient nées au sein de l`équipe
rédactionnelle au sujet de textes qui tranchaient nettement avec le contenu
massivement austère de la revue, et que les intégristes finirent par investir
Sartre et obtenir le retrait de Boris. Plusieurs témoins récusent cette
interprétation. Boris Vian aurait renoncé de lui-même à poursuivre ses
«Chroniques», jugeant qu’elles tournaient au procédé. Nous avons eu
toutefois la bonne fortune de retrouver un texte inédit, d’une rare violence,
qui, sous le titre de Chronique du Menteur engagé, décrit les diverses
méthodes de destruction des militaires selon le grade. Cette chronique, datée
de septembre 1948 (postérieure donc de près d’un an à la dernière chronique
des Temps Modernes), ne peut être publiée ici, non point à cause de son
thème (on croira volontiers que nos vues sur -les militaires ont quelque
parenté avec celles de Boris), mais en raison de ses dimensions et de
l’impossibilité d’y découper des morceaux sans nuire à la rigueur de
l’exposé; elle paraît intégralement dans le volume 10/18 réunissant les
5
Textes et Chansons de Boris Vian à voir et à rire jaune . Mais comme la
Note Liminaire de Boris à cette chronique a malencontreusement sauté dans
le volume 10/18 et qu’elle avait déjà été oubliée dans la première édition
des Textes et Chansons chez Julliard, nous profitons de la correction des
épreuves des Vies Parallèles pour tenter une dernière fois de conjurer le
maléfice et couler ces quelques lignes dans le plomb typographique. Cette
note a surtout pour intérêt de montrer que les Temps Modernes, en
septembre 1948, manifestèrent quelque velléité de rendre à Boris ses
fonctions régulières de Menteur. Peut-être en effectuant sa rentrée sur le
thème de l’engagement, Boris appuyait-il un peu trop sur la chanterelle.
Toujours est-il que cette chronique ne parut point, ni nulle autre ensuite :
NOTE LIMINAIRE
Le menteur, écrabouillé de joie à l’idée de retrouver ses lecteurs
fidèles, s’excuse auprès d’eux de la longue durée de son silence, qu’il a
occupé à tenter de se faire poursuivre pour outrage aux mœurs, à seule
fin de prouver qu’il y en a encore (des mœurs). Ceci fait, l’esprit en
repos, le menteur s’est hardiment élancé sur la voie de l’engagement et
la chronique ci-dessous est le résultat de ses premiers efforts; résultat
modeste, sans doute, mais le sujet ne se prêtait guère à la plaisanterie.
*PAS DE CRÉDITS POUR LES MILITAIRES
On prétend qu’il subsiste encore, sur ce que chacun se plaît à
nommer «notre terre», des individus (car tel est le nom générique des
êtres, mâles ou femelles, dont est peuplée la soi-disant planète6 désignée
ci-dessus), dont la préoccupation majeure et les intérêts les plus
affirmés sont de manger bien, de boire froid, de se garder le ventre
insensible, de se divertir une partie du temps et de se reproduire,
volontairement ou non, à intervalles variables et dans de bonnes
conditions. Que cela soit vrai ou non, ce n’est pas ce que cette chronique
apériodique se propose de déterminer; mais le renseignement
provenant de gens en général bien informés, et dont le nom à lui seul est
une garantie suffisante, il a paru au Menteur que, si réduit que fût le
nombre des individus susmentionnés, ils méritaient de se voir consacrer
quelque étude fouillée du genre exhaustif en raison de leurs
remarquables particularités.
Aussi, supposant vraie l’assertion qui précède, je voudrais tenter de
dégager certaines des conditions et des procédés susceptibles de leur
permettre une survivance rendue, scientifiquement parlant,
intéressante par le nombre minime des sujets qui, raisonnablement,
peuvent être considérés présentant les caractéristiques définies plus
haut.
Les recherches approfondies, auxquelles je me suis livré depuis que
j’ai entrepris de jeter quelque lumière sur cette classe d’individus,
tendent à prouver sa décadence progressive et il semble bien qu’il
s’agisse, en effet, d’une race en voie d’extinction, analogue à celle des
Boschimans ou des indigènes de l’Australie avant la Croisade. Le
problème crucial consiste donc à livrer aux lecteurs des Temps
Modernes celles des solutions rencontrées qui m’ont paru de nature à
conserver, au moins, des échantillons de cette faune.
Ne tentons pas d’analyser les causes de sa disparition lente: elles sont
trop évidentes.
Il y a la lecture des ouvrages de Jaspers, de Gabriel Marcel,
d’Alexandre Astruc et du Bureau des tarifs de la S.N.C.F., causes
modernes tendant plutôt à l’aggravation d’un état de fait; la
multiplication des médecins, fakirs, guérisseurs, voyantes et autres
rebouteux, facteur sans nul doute beaucoup plus important, dénoncé
par des esprits lucides (Molière, Georges Cogniot); les atteintes à la
liberté d’exercice de la dernière des fonctions énumérées, celle de
reproduction (virus de Richard-Parker, par exemple).
Il existe un grand nombre d’autres causes, spécifiques et souvent
locales, mais aucune n’est réellement dirimante, car il a tôt fait de
s’établir entre leur développement et les individus visés un équilibre qui
aboutit très vite à une symbiose. La vraie, la plus importante, la seule à
proprement parler déterminante est la guerre ou, ce qui revient au
même, l’existence du militaire.
L’inutilité du militaire est un fait connu que nul n’ose plus discuter
en notre siècle de dialectique progressifiante. Cependant, on se borne
souvent à lui accorder un caractère neutre (alors qu’il est strictement
négatif), et, par une extension insensée, on en vient à adopter à son
égard une attitude presque bienveillante: on lui donne quatorze
Mercedes à compresseur pour occuper Vienne et promener ses aides de
camp quand il n’aime pas les femmes, ou les femmes de ses aides de
camp lorsqu’il aime les femmes; on lui demande son avis sur des choses
auxquelles, de toute évidence, il n’entend rien (plans d’aide à des pays
dévastés par ses soins par exemple), etc., etc.
D’ailleurs, il me faut reconnaître que l’on ne s’aveugle de la sorte
qu’à l’égard de militaires moins nombreux que les autres et différenciés
par le port d’ornements protecteurs symboliques, dans le choix
desquels il entre une bonne part de magie, tels que les feuilles de chêne
en or, les étoiles et des tresses jaunes que l’on appelle galons, par
contraction du patronyme Ganelon, qui signifie traître dans tous les
pays de langue française.
Le militaire a poussé l’art du mimétisme à un degré très avancé et se
présente sous des aspects très différents selon les moyens qu’il se
propose d’employer pour réaliser son but éternel, qui est
l’anéantissement de la race définie au premier alinéa de ce chapitre,
7
et que nous considérons comme idéale . (Le militaire, en temps de paix;
peut aller jusqu’à épouser la fille d’un représentant mâle de l’espèce et
à séduire les adolescents pour les attirer dans les maisons d’illusions
nationales nommées Saint-Cyr, l’Ecole de Guerre ou Polytechnique.)
Le militaire occupe une partie de son temps à soigner sa propagande
et ses déguisements, qui comprennent obligatoirement, lorsqu’il
appartient au «grade supérieur», le costume complet de père du peuple,
la panoplie de libérateur, et la tenue civile stricte avec microphone.
Une monographie complète du militaire nous mènerait très loin et
sortirait du cadre (noir) de cet article. (Ceci me fait penser que
j’oubliais un autre exemple de leurs tours: créer à Saumur, centre
producteur de vin connu, une école de cavalerie, pour que
l’appréciation du vin conduise insensiblement à l’indulgence pour
l’école.) Aussi, je ne tenterai même pas de l’esquisser, réservant cette
étude pour mes vieux jours (s’ils m’en laissent). D’ailleurs, la seconde
partie de la présente tentative amorcera, par la force des choses, un
rudiment de classification.
II
Le militaire étant donc reconnu l’élément essentiel d’anéantissement
de l’homme idéal type, quels sont les moyens rationnels (le DDT s’étant
malheureusement révélé inefficace, en dehors de la suppression à
laquelle il a abouti de l’emploi, malgré tout subalterne, de garde-mites)
de destruction ou de compensation du militaire? L’ensemble des
méthodes retenues peut être présenté sous le titre:
Petit manuel d’anéantissement du militaire
Grosso modo. il y a huit types de militaires dangereux, trois types
anodins, et deux types inoffensifs. Les huit dangereux sont:
Le maréchal et assimilés
Le général et assimilés
Le colonel et assimilés
Le lieutenant-colonel et assimilés
Le commandant et assimilés
Le capitaine et assimilés
Le lieutenant et assimilés
Le sous-lieutenant et assimilés
Les trois anodins sont:
L’adjudant et assimilés
Le sergent et assimilés
Le caporal et assimilés
Les deux inoffensifs sont:
Le soldat de première classe
Le soldat de deuxième classe
Les assimilés sont des types analogues, modifiés pour vivre dans
l’eau ou dans la cavalerie: par exemple, le grand amiral correspond au
maréchal et le maréchal des logis correspond au sergent. (On
remarquera l’ingénieuse complication de toutes ces dénominations,
destinées à jeter le trouble et la confusion dans les esprits.)
Remarquons en passant qu’une mesure générale à employer contre
tout membre du groupe I, ou officier, consiste à l’appeler Monsieur et à
le mettre dans une pharmacie où il servira, chacun son tour, des
ordonnances. Et à tout seigneur tout honneur, commençons par le
premier:
A. Destruction du maréchal:
Quoique le maréchal ait longtemps paru indestructible et destiné, en
principe, à mourir de vieillesse, il y a divers moyens, peu connus, d’en
venir à bout:
a) Lui remplacer son bâton spécial par un bâton d’agent.
b) Arguer du fait que le pluriel de «un maréchal» c’est «des
maraîchers», et le renvoyer cultiver son jardin.
c) Lui arracher la moustache et brûler tous les timbres qui le
représentent.
B. Destruction du général:
a) Le laisser faire une guerre et la perdre, (auquel cas il passe dans la
catégorie supérieure. Une fois qu’il sera maréchal, on le détruire
comme un maréchal ordinaire; ce procédé, dit «du jaguar casqué» peut
s’appliquer à tout officier de carrière, mais il est lent et coûteux.)
b) De même que le pluriel de maréchal n’est pas en réalité celui que
l’on donne couramment, le pluriel de «un général», c’est «des générés»
— il suffit d’en prendre deux à la fois pour pouvoir les enfermer par
paires dans des asiles de fous. L’ennui, c’est qu’il y a toujours un
nombre impair de généraux. (Ils connaissent le coup.)
c) Laisser les autres faire une guerre et lui dire qu’il l’a gagnée. Puis
lui allouer les quatorze Mercedes, avec le pont arrière scié en trois, dans
un pays montagneux.
d) Lui donner à commander un bataillon d’élite composé de clients
du Club des Lorientais et de ceux des lecteurs des Temps Modernes qui
paient leur abonnement.
e) Faire comme s’il n’existait pas et le snober ouvertement à la revue
du 14 Juillet.
f) Le nommer président du conseil d’administration ou gouverneur
des colonies et demander au Viet-minh de le liquider en douceur.
g) Lui envoyer une vision et le laisser devenir roi des carmélites ou
empereur des jésuites. Ce dernier procédé n’est qu’une mesure de
neutralisation temporaire, parce que le pape lui envoie une dispense
sitôt qu’il s’agit d’aller déverser de la bombe atomique sur la poire du
voisin.
C. Destruction du colonel:
Le colonel étant, le plus souvent, muni d’un nom qui se dévisse, on
l’anéantira par les moyens mis en œuvre par les vaillants ouvriers des
usines aéronautiques pour bousiller des filetages: acide, potée d’émeri,
coups de burin, traits de scie, etc.
Le lieutenant-colonel se détruit de la même façon que le colonel, avec
encore moins de respect.
Le colonel F.F.I., qui pullule en cas de résistance, est facilement
amadoué au moyen de tractions-avant transformées en booby-traps.
D. Destruction du. commandant:
Le commandant est un gradé plus très usité; en général, on saute
tout de suite de lieutenant à colonel, à la faveur d’une guerre de guérilla
(d’où l’utilité de la formule transitoire lieutenant-colonel). On
n’emploie plus guère le commandant que sous la forme médicale du
médecin-major. On le détruit en lui donnant sept cent vingt-neuf
ablations de la jambe gauche à faire en une nuit avec une scie cassée, à
la suite de quoi il s’engage dans l’aviation et se tue de lui-même sur un
Bloch réformé de la guerre de 70.
E. Destruction du capitaine:
Le faire passer insensiblement à la catégorie capitaine de pompiers
et allumer des incendies partout. Il meurt dans un.
F. Destruction du lieutenant et du Sous-idem:
Leur faire avaler le petit bâton noueux ou stick sans lequel ils sont
absolument désemparés et qui présente l’avantage supplémentaire de
leur perforer l’estomac, avec les complications.
G. Destruction des trois anodins:
Les rendre neurasthéniques en les forçant à regarder toute la
journée dans des canons d’armes à feu, rongés par la rouille; suivant le
grade, on choisira une mitrailleuse, un fusil mitrailleur ou un simple
mousqueton.
H. Destruction des deux inoffensifs:
Enfermer le soldat de première ou seconde classe dans une pièce
tranquille en compagnie d’un costume civil et rouvrir la porte au bout
de quarante-cinq secondes. Le résultat est immédiat: disparition
complète du militaire qui peut être définitive, à la condition que les
représentants des onze autres types aient été supprimés au préalable.
Les méthodes exposées ci-dessus font naturellement l’objet de
brevets dont l’analyse complète sera publiée chez Ch. Lavauzelle et
compagnie. Il est malheureusement à craindre qu’elles ne rencontrent
une certaine opposition de la part des milieux bien-pensants. En
prévision de cette éventualité, le Menteur a mis à l’étude un plan (dit
Plan du Métropolitain) détaillé dont l’application entrera en vigueur
dès qu’une décision aura été prise.
Très caractéristique du genre, tel que les Temps Modernes le toléraient,
est cet extrait de la «Chronique du Menteur» publiée dans le n°21 de la
revue (juin 1947) :
Ceux qui me font l’honneur de me suivre se sont, déjà, sans doute
aperçus de l’intérêt que je porte à la parfaite présentation des Temps
Modernes. Je voudrais maintenant attirer leur attention désintéressée
sur un problème capital : celui des coupures.
Nul n’ignore ici que les articles dits «de fond» parce qu’ils sont d’un
niveau intellectuel élevé, sont, en général, très longs. Il faut, en effet,
pour remplir cent quatre-vingt-douze pages, cent quatre-vingt-douze
articles d’une page, ou trois articles de soixante pages et six articles de
deux pages. C’est cette dernière formule qui est adoptée régulièrement,
après de longues et honnêtes discussions auxquelles le Menteur a cessé
d’assister, vexé.
Mais ce n’est point de mon ressort : aussi bien, je n’y peux rien.
Alors, pour me venger, je vais dévoiler des secrets.
Généralement, cela se passe de la façon suivante : il se trouve, au
bureau des Temps Modernes, le gérant (c’est un homme très
consciencieux) et des comparses. Ou la directrice et des comparses. Ou
le directeur et des comparses.
Le personnage en question (disons Merloir de Beauvartre pour
simplifier) aperçoit un texte revenu de la composition et portant la
signature bien connue Andrucho Malenpoing ou Césarine Bronzavia,
etc.
Il prend, parcourt et calcule.
— Mon dernier article, «Le Yogi, le Bilan et l’Ambiguïté», fait deux
cents pages… voyons… je peux en couper deux… non… disons une.
Mon petit Machin (Machin, c’est un comparse)…
— Oui? dit Machin.
— Prenez cet article de Bronzavia… c’est une stupidité, mais ça ne
fait rien; c’est toujours la même chose : quand on laisse Pontartre de
Merlebeauvy se débrouiller, il se fait toujours coller les articles idiots.
Et Sarvoir de Perteaumilon, c’est la même chose. Ils sont trop faibles.
— Oui… dit Machin.
— Alors, prenez ça et coupez-le… Moi-même, je vais faire des
coupures dans le mien, mais il faut que tout le monde y mette du sien,
puisque Beaupont de Sarmer-trelepy a fait des blagues.
— J’en coupe combien ? dit Machin.
— Ben… euh… ça fait dix pages ?… coupez-en huit et demi… neuf,
peut-être.
— Bon, dit Machin, je vais lâcher.
— Mais oui, vous ferez ça très bien.
Machin devient rouge, de confusion et parce qu’il fait très chaud
dans le bureau des Temps Modernes, vu la quantité de fluide qui
rayonne d’un bout de la journée à l’autre. Il s’applique et réussit à
couper neuf pages et vingt lignes.
— Voilà, dit-il.
Alors Merloir de Beauvartre prend le papier.
— Parlaitl!.. Comme ça, je n’aurai pas besoin d’enlever ces deux
pages à mon article… heureusement… ça devenait incompréhensible…
Il n’y aura qu’à faire recomposer celui-là dans un corps plus petit… On
va dire ça à Festy. On va prendre un corps de zéro virgule cinq, avec
une bonne loupe et des lunettes, c’est encore très lisible.
Ainsi s’en vont à l’impression les œuvres immortelles d’Andruche
Malenpoing, de Césarine Bronzavia ou d’Onfre Tarlamouille. Lequel
Onfre Tartamouille rencontre, quinze iours après, Pontbeaumerle de
Savoirtre.
— Ça allait, mon article ? dit-il.
— Oui, oui, dit Pontbeaumerle. C’était parlait. Un peu long… mais
parfait.
— Vous m’avez coupé ? dit Onfre Tarlamouille avec un sourire amer
et des palpitations.
— Presque rien !… dit Pontbeaumerle. Nous y avons tous mis du
nôtre. Nous aurons un numéro très intéressant. Très riche.
— Qui a fait ces coupures ?… dit Onfre, égoïstement intéressé à cette
prose unique.
— Je m’en suis chargé personnellement, assure Savoirtre.
— Oh !… dit Onfre Tarlamouille ému et reconnaissant… alors je ne
dis plus rien… Merci…
— Mais je vous en prie, mon cher Onfre… Vous nous préparez
quelque chose ?…
La fois suivante, c’est Merboitre de Ponteausavoir qui se charge des
coupures.
Ainsi, cette chronique s’arrête là.
Boris Vian avait débuté dans la carrière de chroniqueur au
commencement de l’année 1945.
Sous le pseudonyme de Hugo Hachebuisson (traduction littérale du,
Docteur Hackenbush, du film des Marx Brothers Soupe au Canard), il
collabore à un bulletin bi-mensuel Les Amis des Arts, au fort relent de
feuille de chou. Hugo Hachebuisson y tient rubrique de littérature, tandis
que Michelle Vian rend compte du cinéma et Raymond Fol de la musique.
Le 12 mars 1945, Hugo Hachebuisson apprend à ses lecteurs qu’il ‘a
découvert sur les quais Les Sources d’Ubu Roi de Charles Chassé. Le 1er
avril, il s’enthousiasme pour Loin de Rueil de Raymond Queneau, pour
Parenthèse de Jacques Lemarchand et pour le Doctrinal de Lao Tseu;
analysant le n°9 de la revue L’ArbaIète, il se réjouit d’y trouver des
fragments «du roman de Dorothy Baker Young man with a horn, «vie
romancée du plus grand des *trompettes blancs de jazz, Bix Beiderbecke»
(voir notre chapitre du Musicien), ce même roman qu’il traduira sous le titre
de Le Jeune Homme à la trompette dans la collection «la Méridienne», chez
Gallimard, en 1951; le numéro de L’Arbalète contient aussi des pages
d’Hemingway, de Damon Runyon, de Saroyan, de Gertrude Stein, d`Horace
Mc Coy, de Faulkner, Caldwell, Richard Wright, tout ce qu’il faut pour
plaire à Boris; il y a même un Peter Cheyney (Poison Ivy), mais Boris n`en
apprécie pas la traduction; il conseille à ses lecteurs d’aller lire «dans le
texte le meilleur des trois Cheyney parus en France (édités par l’Albatros)
Dames don’t care», ouvrage qui paraîtra en 1949 chez Gallimard (n°22 de la
Série Noire), traduit de l`anglais par Michelle et Boris Vian. Boris reproche
à son futur «directeur» Marcel Duhamel «certaines négligences de
traduction et, ce qui est plus grave, certaines incorrections de style». Le 30
mai 1945, la lecture de Poor Fool d’Erskine Caldwell, paru chez Gallimard
sous le titre Un pauvre type, lui ««laisse une impression complexe». C’est
un des premiers ouvrages de Caldwelll, et pour bien goûter Caldwell il vaut
mieux ne pas commencer par le commencement. «Et, ajoute Boris, ceci
n’est pas un paradoxe. A quatre points de vue au moins, il est préférable de
rencontrer un auteur dans l’un de ses meilleurs livres : 1° On essaie de se
procurer ses autres livres; 2° Conservant un bon souvenir de cet auteur, on
est enclin à plus d’indulgence pour ses erreurs possibles; 3° On distingue
avec plus de facilité les bons passages de ses moins bonnes œuvres; 4° On
suit avec plus d`objectivité l’évolution de son talent.»
Il semble que Boris Vian ait dépouillé assez volontiers le masque d’Hugo
Hachebuisson et quitté sans regret son fauteuil de critique littéraire chez Les
Amis des Arts. Il montrait peu d’inclination pour cette activité, que les
ambitions «culturelles» du bulletin le forçaient à bétonner de didactisme. La
vérité pourtant oblige à dire que le directeur des Amis des Arts payait ses
collaborateurs avec un élastique et que Hugo Hachebuisson trouvait
déplaisant d’être sorti de Soupe au Canard pour se voir privé des moyens de
faire bouillir la sienne. C’est après une explication financière orageuse que
Boris Vian prit congé des Amis des Arts.
Boris Vian s’est généralement tenu à l’écart des débats littéraires. Tout
au long de sa vie, il -dénigrera la Critique. L’Analyse (selon son
vocabulaire) :
On ne peut pas faire un article formidable sur ce qu’un autre a créé
: ça reste de la critique. La critique c’est pas formidable. C’est de
l’analyse. C’est un art d’égocentriste. C’est pas humain. Tous ces
disséqueurs ils se regardent en transparence à travers les œuvres dont
ils parlent; quand ils ont bien tout démoli c’est clair comme de l’eau et
ils se voient en entier et ils bichent.
La préface des œuvres de Genêt par Sartre, c’est une histoire
imaginaire de Sartre pédéraste…
Et au fond, c’est drôle; ils sont tous contre la littérature parce qu’ils
ont peur. Ils veulent comprendre. Et ils ne comprennent qu’en pièces
8
détachées. Alors ils cassent pour comprendre. Et il n’y a plus rien …
Si nombreuses et variées qu’aient été ses collaborations à des
périodiques, il est avéré que, mises à part les «Chroniques du Menteur» et
peut-être très curieusement (car il n’y eut rien de plus alimentaire que ces
travaux-là) certaines fantaisies -parues dans Constellation, et bien entendu
sa participation aux Cahiers et Dossiers du Collège de ‘Pataphysique, seuls
ont vraiment intéressé Boris Vian ses chroniques de jazz et les rares et
pertinents articles qu’il lui fut permis d’écrire en des feuilles éphémères sur
le cinéma.
Les textes de Boris Vian sur le cinéma ont été réunis par René Chateau
dans l’Age d’or, «revue de cinéma paraissant à l’improviste» (n°1, juin
1964).
Non, décidément, nous allions un peu vite. Boris fut enchanté aussi de
collaborer à un étonnant hebdomadaire la Rue où il eut toute licence de
s`exprimer. Dirigé par Léo Sauvage, ce périodique — qui reprenait le titre
du journal de Jules Vallès — vécut quelques mois de l’année 1946, le temps
de réunir une remarquable équipe d’écrivains, chroniqueurs et dessinateurs
rivalisant de talent et d’audace, ce qui généralement n’assure pas longue vie
à un organe de presse. Au cocktail de la Rue, le 13 juillet 1946, Boris
trinquait avec Raymond Queneau, Jacques Lemarchand, Maurice Nadeau,
Georges Ribemont-Dessaigne, Mouloudji, Gérard Jarlot, Jean Genêt, etc. et
le clan du Bar Vert : Astruc, Juliette Gréco, Anne- Marie Cazalis. L’article
Sartre et la merde, paru dans le numéro du 12 juillet 1946, la veille du
cocktail, n’est pas seulement une défense de Sartre contre les bas plumitifs
avec lesquels Boris ne va pas tarder à se coltiner pour son propre compte; il
entonne un éloge bien senti d’Alfred Jarry :
SARTRE ET LA MERDE
Ceux qui font profession d’écrire sur ce que les autres écrivent ne
manquent jamais l’occasion de déplorer, à la parution de chaque nouvel
ouvrage de Sartre, le goût fâcheux, disent-ils, de ce dernier pour une
matière commune, en général malodorante, et peu considérée. Ils lui
reprochent, conjointement, les histoires de vomi que l’on trouve, il est
vrai, çà et là dans tes œuvres du prêtre de Flore, comme l’a
spirituellement baptisé La Fontaine dans une pièce de vers bien connue.
Il nous paraît que ces exégètes superficiels commettent une erreur
grossière en attribuant, par une extension abusive, à l’auteur, des
préférences exclusivement latrinaires. Ils ne lui ont jamais reproché
d’aimer le ciel bleu. Or, Sartre en parle quelquefois aussi. L’on pourrait
multiplier de tels exemples, et ce serait idiot. Si ces plumitifs ne
faisaient ainsi preuve que de mauvaise foi, on leur pardonnerait
aisément. Mais ils paraissent méconnaître la nécessité organique de la
défécation. Comme Julien Blanc, qui, lui, en a mangé, et depuis ne peut
s’empêcher de clamer en ses œuvres l’horreur — pauvre vieux! —
d’une telle expérience, Sartre n’aime pas la merde, et s’en débarrasse
en l’exorcisant. Une méthode d’exorcisme classique est la composition
littéraire : tout le monde se crève à vous le répéter depuis que le «sacré»
a fait son introduction dans les lettres, et quoi de plus indiqué que le
papier, consacré d’ailleurs par l’hygiène pour recevoir un tel produit.
On ne peut qu’approuver Sartre de localiser la merde sur le papier, au
lieu de la répandre à tous les vents comme font les négligents (Claudel,
Péguy, Romain Rolland), ou de la conserver par devers soi, tels les
égoïstes parmi lesquels on citerait en premier lieu Messieurs Emile
Henriot, Pierre Emmanuel, et d’autres membres de l’Académie
Française. C’est malsain; ils méritent une bonne purge. Le premier
semble, cependant, irrémédiablement constipé. Quant au second, il a dû
la prendre à plusieurs reprises, mais il ne sort, en grande quantité,
qu’une matière blanchâtre, longue et filiforme, qu’il appelle des vers.
Louons, Messieurs, louons Sartre! il est en psychanalyse un signe qui ne
trompe pas : seuls les tarés, les refoulés, les enfifrés de toute espèce, ont
peur de la merde. Les braves la manient à pleines mains, sans plus de
gêne que s’il s’agissait d’une ordure quelconque, et s’empressent,
l’ayant reconnu, d’en fumer leurs terres. Nous soupçonnons les
dégoûtés à hauts cris de l’aimer secrètement. Ils en veulent à Sartre —
comme ils en voulaient à Joyce — d’avoir dissipé le mystère. Ce sont les
mêmes dont les pères ont enterré Jarry sous le fiel de Chassé et des
polytechniciens de Rennes. Ils ont tordu le cou aux grands serpents
d’airain, mais qu’ils prennent garde : le jour est proche où, dans un
fracas de tonnerre, la statue de Jarry nu, en pleine érection, velu
comme un demi dieu, sortira de terre place Saint-Sulpice. Il tiendra le
monde par le cou, pour lui fourrer le nez dans ce pot de chambre qu’il
dissimule sous sa robe noire. Périssent les dégoûtés! Ils ont nié
l’évidence. Il y a de la merde sur tous les trottoirs : Sartre la voit et
tâche à lui trouver un usage. Eux, levant les yeux au ciel, marchent
dedans exprès et la gardent à leurs semelles.
Nota : Je ne suis pas existentialiste. En effet, pour un existentialiste,
l’existence précède l’essence. Pour moi, Il n’y a pas d’essence.
Va pour la merde, m’objectera-t-on, mais il reste le vomi que vous
assimilez au résultat d’une excrétion parfaitement naturelle, alors qu’il
est le produit d’un désordre physiologique. Voire. Ce vomi est un signe
de pureté. Ce vomi est un signe d’innocence. Ce vomi est un signe de
candeur et de révolte profonde devant l’ignoble. Que font les ivrognes?
Ils boivent et gardent tout. Que font les méchants? Ils voient le mal et
sourient. Que font les réprouvés, les âmes noires? Ils ne reculent pas
devant la lèpre universelle, et se frottent les mains au spectacle du vice
étalé. Mais les bons? Ils dégueulent.
La collaboration — entièrement bénévole — de Boris vlan à la revue
Jazz Hot laisse pantois par son
ampleur, L’étendue et l’exactitude des informations, les connaissances
techniques et le ton absolument neuf qui s’y affirme, en particulier dans la
«revue de presse» où Boris passe au crible tout ce qui s’écrit sur le jazz dans
tous les pays du monde, sans omettre les lettres des lecteurs auxquels il
répond nommément avec une familiarité ou une virulence dont nous ne
présentons ici que deux échantillons, maintenant qu’un de nos vieux rêves,
celui d’une anthologie des «revues de presse» de Boris dans Jazz Hot, s’est
réalisé grâce à Lucien Maison :
Une lettre d’un certain Marcassin de Casablanca. Il me paraît
indispensable de la publier en entier [nous ne le ferons pas, la
réponse de Boris étant suffisamment édifiante], tant elle illustre de
façon frappante la confusion qui règne dans certains esprits. Ce
mélange de musique atonale et de musique concrète, de Miles
Davis et d’Earl Bostic… c’est assez suffoquant. Comme Laniel
disait «non» à la grève, Marcassin dit «non» à l’évolution. Ancré
solidement dans le temps derrière le bouclier d’une ignorance
totale, il regarde tourner le monde avec la sérénité de Zeus. Je le
regrette : c’est un correspondant poli, y en a pas tant… mais
Seigneur Jazz! que de crimes on est prêt à commettre en ton nom!
Une seule question à ce correspondant : s’il se trouve qu’il ne
comprenne pas la théorie des groupes de Galois ou les travaux
arithmétiques de Cantor, en conclura-t-il que ces deux
mathématiciens étaient des abrutis ? Déclarer au long d’une lettre
que l’on ne comprend pas et se permettre de juger pourtant,
comment appelle-t-on ça à Casablanca ? Adieu, Marcassin — et
sans rancune… mais croyez-moi : si vous supprimez vraiment les
quintes, sixtes, septièmes et neuvièmes, vous êtes mûr pour un de
mes instruments favoris : le sifflet à deux sons.
Chevalier, de Châlon, me communique un charmant extrait d’une
proclamation des autorités d’Allemagne orientale, rapportée par le
Figaro. Le jazz «détruit la culture nationale, prépare à la guerre et
conduit un grand nombre à l’idiotie». Ma foi… la dernière… il y a
quelque chose là-dedans. Enfin un groupe de hardis défenseurs de la
patrie qui signent — hardiment — tous illisible, sauf un certain Jean
Chapisson (?), me fait parvenir un mot que je reproduis in extenso (ça
fait de la copie (eh, Hodeir, écoute aussi).
Monsieur VIAN,
Monsieur HODEIR,
Vous nous EMMERDEZ.
Vous nous EMMERDEZ avec vos querelles de famille et vos
histoires à la gomme.
Nous mettons 120 balles, soit 24 thunes, pour avoir des comptes
rendus de jazz et non vos conneries.
Nous vous prions de bien vouloir nous croire vos… (suivent dix
signatures indéchiffrables dont au moins quatre témoignent d’une
certaine déficience culturelle, et la mention : ET PUBLIER (sic) —
LA, CETTE LETTRE.
Ce que je m’empresse de faire comme vous le voyez, et prie mes
chers correspondants de bien vouloir trouver ici ma réponse :
Soldats de la caserne Junot de Dijon,
Nul n’ignore que c’est la discipline, et non l’intelligence, encore
moins l’orthographe, qui fait la force principale des armées.
Si vous aviez des choses au truc, soldats, vous auriez signé en clair —
mais on n’exige plus d’un militaire qu’il soit brave : il suffit qu’il ait de
bonnes jambes pour foutre le camp.
Puis-je vous faire remarquer, soldats, que vos cent-vingt balles
mensuels (à dix, ça ne fait jamais que 12 balles par tête de nœud), c’est
nous, les contribuables, qui les payons ? Alors, soldats, fermez vos
gueules et rentrez dans le rang.
Soldats, je suis content de vous. Grâce à vous, la tradition de
stupidité du militaire vient de se voir fortement consolidée. Merci
encore. Rompez.
Dans le numéro de Noël 1948 de Jazz Hot, Boris Vian publie un conte
En rond autour de minuit, qui est aussi un recensement de ses préférences et
de ses inimitiés en matière de jazz, et donc une sorte de conte critique ou
(qu’on nous pardonne) de règlement de compte. A l’usage des non-initiés
— menacés d’apoplexie au premier jeu de mot — nous avons truffé le texte
d’appels de notes que les lecteurs savants peuvent négliger et qui renvoient
à un index des noms cités, établi avec le concours d’un expert, Claude
Léon.
9
A Ernest Borneman , insidieusement
10
EN ROND AUTOUR DE MINUIT
«Yodle… yodle… yodle… etc»
(Gillespie, œuvres.)
«Qu’est-ce que c’est que ce Bipope ?»
(Paul Boubal, Florilège poétique.)
Le timbre de la porte d’entrée s’agitait de façon curieuse,
11
comme une particule en plein mouvement brownien … Je prêtai
l’oreille… pas de doute… quelqu’un essayait de reproduire le solo
12
de trompette de One Bass Hit …
Tout mou et tout chaud, je sortis de mon lit, passai en vitesse un
pantalon et un chandail, et j’allai ouvrir. Je me préparais à expliquer
au quidam ma manière de voir… C’était peut-être un gendarme qui
venait m’arrêter pour outrages aux mœurs par la voie des magazines de
jazz…
J’ouvris. L’homme entra. Petit et sec, cinquante ans à vue de nez…
un peu gras… une figure assez familière… familière eût-elle été sans la
graisse. Il salua à la nazi.
— Heil Gillespie! dit-il en claquant les talons deux fois sur un
13
rythme serré comme les deux appels de cuivre de Stay on it . (Ça,
me dis-je, ça doit être dur à faire.)
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— Heil Parker ! répondis-je machinalement.
— Je me présente, dit-il, Goebbels, délégué spécial à la Propagande
de la Commission musicale de I’O.N.U., section des Orchestres de
Jazz…
Goebbels ?…
Ça me rappelait quelque chose. Je cherchai un peu.
— Vous étiez beaucoup plus maigre, dis-je. Et, en plus, je me figurais
qu’on vous avait pendu.
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— Et Ilse Koch ? dit-il avec un large sourire. On l’a pendue?
— Heu…
— J’ai fait comme elle, avoua-t-il en baissant la tête et en rougissant.
Je me suis fait faire un enfant en prison. Alors les Américains m’ont
libéré. Et ensuite il y a eu l’histoire du couloir aérien. Alors,
maintenant, on est plutôt bien avec les Américains. Surtout depuis
qu’ils ont entendu le «Départ de l’Express Flèche Rouge» par
l’orchestre de jazz des Cheminots de Moscou. De fil en aiguille, comme
on nous a reclassés suivant les compétences, j’ai été mis à la
propagande.
— Et Goering? dis-je. Il n’est pas mort non plus?
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— Il joue du bongo dans l’orchestre bop de l’O.N.U., me dit
Goebbels.
Je m’aperçus que nous étions là, debout dans le vestibule.
— Vous voulez peut-être qu’on parle sérieusement? dis-je.
II
— Voilà pourquoi je suis venu vous voir, conclut Goebbels pour
résumer, vidant son verre d’élixir de marihuana.
Il prit un petit gâteau à l’opium.
— Mais, dis-je, je ne suis pas tellement qualifié pour vous aider…
— Au contraire, me dit Goebbels. Personne ne vous prend au sérieux.
C’est très commode. Vous ferez un merveilleux espion. Et puis, quoi, il
faut souffrir pour Gillespie… .
Il se leva et claqua les talons deux fois sur un rythme serré, à
l’instar des deux cris de trompette dans Stay on it.
— Tout pour le bop, dit-il en se rasseyant. Et maintenant, on parle
affaires. Regardez ça, vous verrez le travail des autres…
Il me tendit un papier. C’était une circulaire de l’Association des
Plombiers-Zingueurs de France. Je lus :
L’Association invite tous ses Membres à remplacer, dès ler janvier
49, les fers à souder de toute nature, avec panne en laiton, par des fers
17
spéciaux en panne acier . Vivent les Plombiers-Zingueurs !… Vive
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Mezzrow !. Vive la République !.. Smrt fasizmu… Svoboda narodu
!…
— C’est la contre-propagande, dis-je. Il fallait s’y attendre.
— C’est pas mal camouflé, hein? me dit Goebbels. Et vous avez
remarqué la vacherie à la fin ?
— Mais qu’est-ce qu’on peut y faire? dis-je.
Il rit (bop).
— C’est ce que vous allez voir, me dit-il. Habillez-vous et venez avec
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moi. On va déjeuner ensembliabliabliablia … ensemble.
III
— L’ABC de la propagande, me confia Goebbels lorsque nous fûmes
installés dans le restaurant annamite de Hoanhson, c’est le noyautage
de l’idiome. Regardez. Il appela le garçon. Celui-ci vint.
— Vous m’apporterez une poule au riz-bop, dit Goebbels.
Je ne voulus pas rester en reste.
— Pour moi, dis-je, du riz-bop, au curry-bop avec du pain bis-bop et
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du thé-lonius .
Le garçon s’évanouit. Goebbels me serra la main en jubilant.
— Vous avez pigé. Je savais bien qu’avec vous ca irait tout seul. Vous
voyez, il s’en souviendra toute sa vie.
— Ça paraît relativement simple, avouai-je.
— Pour vous, dit Goebbels, ça l’est parce que vous êtes piqué. Mais
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pour eux… les non-initiés… et les dixieland-fans … vous vous rendez
compte ?
Le garçon grouillait par terre, l’air très mal en point. Ça m’avait
coupé l’appétit.
22
— Allons ailleurs, proposai-je. Dans un débit-bop de boissonny stitt
.
23
— Boire un verre de Dexter Corton , approuva Goebbels.
— Méfiez-vous, dis-je. Faut rester compréhensible.
Nous nous levâmes et sortîmes.
— Non, dit Goebbels, vous n’avez pas la moindre notion de ce que
c’est que la propagande. Est-ce que quelqu’un a jamais compris un mot
24
à un article d’André Hodeir ? Non. Eh bien, il écrit des livres sur le
jazz, et il les fait éditer chez Larousse, et il est généralement considéré
dans les milieux compétents comme un critique de jazz. Ce n’est qu’un
exemple.
— Quels autres moyens comptez-vous employer? demandai-je.
— Multiples, dit Goebbels. Une ligne de chemin de fer directe reliera
25
Paris-bop à Albi-bop. Daniel Parker troquera son prénom contre celui
de Charlie. Au lieu de chanter «Fais dodo Colas mon p’tit frère», on
26 27
chantera «Fais dodo Marmarosa , Nicholas Monk-tit frère»… etc.
IV
Nous approchions du boulevard Saint-Germain et une librairie
s’ouvrait à notre gauche.
— Venez, me dit Goebbels.
ll entra. Le libraire vint à nous.
— Les œuvres complètes de Léon Bopp, demanda Goebbels.
— J’ai pas ça, dit le libraire. Voulez-vous «Autant en emporte le
28
Vian» de Georges Mitchell ?.
— Non, dit Goebbels. Ne vous payez pas ma tête. Nous sortîmes
derechef.
29
— Il y a anguillespie sous Roach , dit Goebbels. Ça doit être la
contre-propagande.
— Vous frappez pas pour le vent, dis-je. J’ai obtenu de l’Académie,
avec qui je suis assez bien, qu’on remplace, isolément et en composition,
la syllabe «van» par mon nom. Ça leur coûte pas cher, et moi j’ai besoin
de publicité.
— C’est pas ça, dit Goebbels. C’est de Margaret Mitchell, ce
bouquin-là. Pas de Georges. Mais regardez… Qui est-ce qui tourne le
coin de la rue?
Je regardai et reconnus, à sa silhouette caractéristique un
Lorientais.
— Ça y est, dis-je. Il a fait la leçon au marchand.
30
— Hou !… dit Goebbels. Ça ne va pa-pa-da du tout.
Il regarde sa montre.
— On va le louper, dit-il. Il marche très vite et il est plus de Dizzy
31
moins le Garner .
32
— Si on prenait un grand bi? proposai-ie, ça serait Rugolo comme
33
Thoug .
Goebbels ,me regarda furieux.
— Quoi? me dit-il. Comme Thoug ? Dave Thoug ? Vous aussi,
maintenant, vous trahissez ?
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— J’y pensais papa Mutt Carey , dis-je.
Et je me mordis les lèvres conscient de ma gaffe.
35
Goebbels devint blanc comme un Woody Herman et sa main
descendit vers la poche droite du veston verdâtre qui moulait ses
formes élégantes.
— Pas si White, dis-je.
Il s’immobilisa.
36
— Lequel? demanda-t-il à brûle-pourpoint. Georgia ou Sonny ?
Ça y est… Je ne me rappelais plus. J’y allai au culot.
— Georgia, dis-je.
Il tira à travers sa poche. Ça fit un bruit de carillon.
Le téléphone sonnait depuis cinq minutes. Je m’extirpai péniblement
d’un cauchemar poisseux et j’empoignai le récepteur dans le mauvais
sens.
— Allo? grognai-je d’une voix engluée de sommeil. Ici Sleepy John
37
Estes .
— Allo ? entendis-je. Dis donc… c’est Hodeir… Tu penses à nous…
pour le Conte du numéro de Noël?…
Je pensai fortement, non sans mal.
— Tout bien réfléchi, je crois que lu ferais mieux d’essayer, toi, dis-
je.
— Allons… protesta Hodeir, jovial… ne renverse pas l’ErroIl…
[Ajout par le scanneur – Extrait du magazine Obliques n°8-9 de 1976]
*Le jazz est dangereux
physiopathologie du jazz
par le Dr Gédéon Molle
Aussi loin que l’on remonte dans l’antiquité, on peut trouver des exemples
de l’action sclérosante et nécrosante du jazz sur la cellule vivante et les
macromolécules du cytoplasme. Lorsque les murs de Jéricho s’effondrèrent
sous l’action brutale des trompettes de Josué, le traumatisme avait pris place
dans l’épaisseur de la pierre : on comprendra qu’il puisse se produire, a
fortiori, dans cette matière beaucoup plus délicate qu’est le protoplasma
humain des troubles pathologiques comparables à ceux qu’engendrent les
passions les plus funestes telles que l’amour de l’absinthe ou la recherche de
l’absolu (delirium tremens, paralysie générale).
Les travaux du docteur René Theillier relatifs aux lésions provoquées par
l’agression répétée d’une cause quelconque mettent également en lumière le
danger de toute musique à rythme régulier : le jazz en est l’exemple le plus
typique, et par ce fait il faudrait que les pouvoirs publics se décidassent
enfin à porter le bistouri dans la plaie et à trouver un remède aux
psychopathies grandissantes qui semblent s’emparer de nos jeunes
contemporains.
En effet, si l’on
soumet un chiot de quelques jours à l’audition régulière d’une série
d’enregistrements de cette musique de sauvages, on constate, en le sacrifiant
au bout de six mois, que d’importantes lésions de nécrose et de
dégénérescence graisseuse se sont produites dans la contexture histologique
de ses cortico et médullo surrénales. Celles-ci, hyperplasiées, perdent leur
activité physiologique qui est d’équilibrer l’individu par grand vent, et l’on
conçoit le dérèglement hormonal et vagosympathique qui peut s’ensuivre,
car la nature n’avait pas prévu le jazz et ses rythmes syncopés. Il y a donc
un grand danger à laisser vos enfants écouter la radio : on sait à quel point
celle-ci nous abreuve des élucubrations déchaînées d’un Jacques Hélian ou
d’un Pierre Spiers. C’est pourquoi je vous le dis : PARENTS, MEFIEZ-
VOUS DU JAZZ. Car, outre les inconvénients signalés plus haut, il y a lieu
de noter que chez certains individus ce même jazz produit une réaction
génésique violente (pubertas praecox, maladie de la Peyronnie). Il ne faut
pas chercher plus loin la source de tous les maux sous lesquels fléchit
l’armature de notre société actuelle: le développement des clubs, le pari
mutuel urbain, la chasse aux papillons, les lettres de mon moulin, l’abus du
tabac, les filles-mères, la fermeture des maisons closes, l’ouverture de
Guillaume Tell, la barbe à grand-papa, les comptes d’apothicaires, les
rectites proliférantes et fistules anales, le brouet spartiate, les lago grand-
sport et la réaction trotzko-gaullarde.
C’est pourquoi nous disons à l’administration :
ATTENTION ! Il y a danger. Supprimez le jazz et vous aurez tué dans
l’œuf tous les germes de rébellion sociale qui, à brève échéance,
engendreront, tôt ou tard, la guerre atomique.
B.V.
Le conférencier
Le 4 juin 1948, à 15 heures, Boris Vian entrait au Musée du Louvre.
Convié par l’Union Centrale des Arts Décoratifs et Mme Lise Deharme à
s’exprimer «sur «l`Objet et la Poésie» dans le cycle de conférences qu’elles
organisaient du 28 mai au 2 juillet au Pavillon de Marsan, Boris Vian
succédait à Maurice Merleau-Ponty, qui n’avait pas craint de parler de
«l’Homme et l’Objet», et il précédait, dans leur ordre de présentation
hebdomadaire devant la carafe, le docteur Jacques Lacan, Jean Cocteau,
Max-Pol Fouchet et Roland Manuel. La conférence de Boris Vian
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s’intitulait Approche discrète de l’objet; elle a été publiée intégralement ,
sous le titre «Approche indirecte de l’objet» dans le Dossier 12 des Cahiers
du Collège de Pataphysique, publié en hommage à Boris Vian en l’an
vulgaire 1960 (an 87 de |‘E.P.).
Parmi les dons multiples qui lui avaient été accordés, Boris Vian
possédait celui de l’éloquence. Il devait parler souvent en public, à Paris à la
Maison des Centraux, à la Salle du Conservatoire, au Club du Faubourg, en
province, à Berck, à La Rochelle et dans d’autres villes, du jazz comme de
la littérature américaine ou du théâtre. Mais si grandes étaient ses facultés
d’improvisation, si lourdement chargé son emploi du temps et si bien
connus de lui les sujets à traiter, qu’il lui arrivait rarement de rédiger ses
interventions De la plupart d’entre elles, ne subsistent que les plans, les
notes préparatoires, deux ou trois phrases-clés.
Une conférence qui aurait pu faire quelque bruit, si le public mondain
qui eut le privilège de l’entendre s’était pour une fois départi de son «bon
39
ton», développait le thème de l’Utilité de la littérature érotique . Elle fut
prononcée le 14 juin 1948, au Club Saint-James, à Paris, 58 avenue
Montaigne en pleine offensive de Daniel Parker et de son Cartel d`Action
Morale et Sociale contre l’auteur de J’irai cracher sur vos tombes.
Boris tente d’abord de définir ce qu’est la littérature érotique. Il en
élimine les œuvres du Marquis de Sade : on ne peut les classer dans la
littérature érotique parce qu’on ne peut les classer dans la littérature; peut-
être sont-elles à ranger dans la rubrique «philosophie érotique».
Sur sa lancée, Boris exclut également de la catégorie le Manuel de
Forberg; l’Histoire de l’Amour Grec, de Meier ; la Comtesse de Ségur,
parce que c’est du sadisme sans consentement du partenaire ; Miller qui ne
revendique pas l’appellation d’auteur érotique, mais le titre d’écrivain
obscène. («l’obscénité est extase», dit Miller), etc. Boris taxe enfin de
pseudo-érotisme, en dépit de leurs sinistres cochonneries savamment
distillées, les œuvres de Delly, de Max du Veuzit, de Gabriel Farnay, parce
que toutes les manœuvres décrites ne sont que les préliminaires au mariage
catholique et que les meilleurs clients des psychiatres et des prêtres sont les
lectrices de Max du Veuzit… ou leur mari. Autres ennemis de la littérature
érotique, les ouvrages médicaux qui découragent les jeunes gens et les
jeunes filles d’user d’un appareil complexe, mais ingénieux. Il y a aussi
les journaux et revues qui détournent vers l’actualité une
attention qui, normalement, devrait s’orienter à partir de l’âge de
quatorze ans, vers l’utilisation rationnelle d’organes à destination
précise. On loue la culture physique ? mais pourquoi ne pas louer
une culture physique totale? et je ne parle ici que des ennemis à
forme littéraire ou imprimée… Mais tous ces ennemis vivants à
forme humaine, les Daniel Parker, les scouts, les organisations de
jeunesse, les associations de parents d’élèves, les producteurs de
films américains, les gardiens de square, la police, les adjudants…
j’en passe et des meilleurs… Cependant la justice m’oblige à
ajouter que certains de ces ennemis ne sont, eux aussi, que des
pseudo-ennemis; et puisque j’ai nommé Daniel Parker, je dois
reconnaître que peu de gens ont fait plus que lui pour la diffusion
des ouvrages à caractère particulier…
La longue conférence de Boris — autant le dire tout de suite, et on l’a
sans doute déjà pressenti — tend à démontrer qu’il n’y a pas de littérature
érotique ou plus précisément que toute littérature peut être considérée
comme érotique.
C’-est toujours la même alternative qui joue : ou bien on
comprend ce qu’on lit et on le portait déjà en soi; ou bien on ne
comprend pas et où est le mal? Quant à prétendre qu’un livre peut
vous donner le désir de faire les choses que l’on y lit, c’est aller
contre la vérité; car si l’on veut bien se reporter aux temps de
l’invention de toutes ces coutumes plaisantes de l’érotologie, on
doit reconnaître, qu’il y a bien quelqu’un qui en a eu l’idée le
premier, et sans manuel… L’homme, que je sache, a précédé le
livre.
Eh, oui, la vérité est là… il n’y a de littérature érotique que dans
l’esprit de l’érotomane; et l’on ne saurait prétendre que la
description… disons d’un arbre ou d’une maison soit moins
érotique que celle d’un couple d’amoureux savants…
Mais avant de parvenir à cette conclusion, on se doute bien que Boris
entendait régler leur compte à certains individus et institutions que, durant
toute sa vie, il combattit par toutes les armes d’un esprit qui se voulut féroce
autant qu’il était tendre, impitoyable quand il n`était que générosité. Le
bonheur fut la grande affaire de Boris. Il n’hésita jamais à employer ce mot;
il ne le jugeait ni risible ni excessif. Comme son ami Jacques Prévert, il
n’eut d’ennemis que les ennemis du bonheur.
Ceux qui tentent de considérer impartialement le reste de leurs
concitoyens savent naturellement qu’une des passions les plus
répandues du monde moderne est l’usage des stupéfiants sous leur
forme noble (opium, haschisch) ou sous leur forme dégradée :
alcool et tabac; ne parlons pas des formes chimiques et
hypodermiques, cocaïne et morphine, à proscrire absolument.
A ceci, je répondrai que si l’on pouvait se procurer une femme
aussi facilement qu’un verre de gin ou qu’un paquet de gauloises et
si l’on avait le loisir, comme l’alcool et la cigarette, de la déguster
en plein air sans être obligé de l’enfermer dans une chambre sale et
pas appétissante, l’alcoolisme et l’intoxication disparaîtraient
promptement; ou retrouveraient à tout le moins des proportions
acceptables. Il y a un paradoxe amusant dans le fait que le
gouvernement encourage par tous les moyens les citoyens à boire
du cognac et à griller de l’herbe puante, et dans le même temps
arrête et condamne les satyres qui ne font en somme que tenter
d’exercer une fonction parfaitement normale mais compliquée à
plaisir par les préjugés et autres règlements. Ou plutôt, il n’y a pas
de paradoxe; ce sont les deux aspects d’une conspiration pour le
nuisible. Car il est parfaitement sain, physiquement parlant, de se
livrer avec une partenaire choisie à toutes les possibilités du joyeux
mystère, selon la plaisante expression de nos pères; tandis que l’on
attrape des cirrhoses à boire de l’alcool.
Ceci est donc la justification de l’amour comme thème littéraire,
et de l’érotisme par conséquent; ceci, cette carence dans laquelle
un Etat tient un sport que jusqu’à nouvel avis je m’entêterai à
considérer comme plus rationnel que le judo et plus satisfaisant
que la course à pied ou les barres parallèles, toutes activités dont il
procède d’ailleurs, et avec lesquelles il a tant de points communs.
Et puisque l’amour, qui est tout de même, je le répète, le centre
d’intérêt de la majorité des gens sains, est barré et entravé par
l’Etat, comment s’étonner que la forme actuelle du mouvement
révolutionnaire soit la Littérature érotique ?
Car il ne faut pas s’y tromper. Le communisme, c’est très gentil,
mais c’est devenu un genre de conformisme nationaliste. Le
socialisme a mis tant de vin dans son eau qu’il a tourné à
l’abondance… quant au reste, je n’en parlerai pas parce que
j’ignore ce que c’est que la politique et ça ne m’intéresse pas plus
que le tabac… Oui, les vrais propagandistes d’un ordre nouveau,
les vrais apôtres de la révolution future, future et dialectique,
comme de bien entendu, sont les auteurs dits licencieux. Lire des
livres érotiques, les taire connaître, les écrire, c’est préparer le
monde de demain et frayer la voie à la vraie révolution.
Au reste, il y a tant d’autres justifications de la littérature
érotique que j’ose à peine insister : n’est-il pas reconnu que la
guerre est le plus grand de tous les maux ? N’admet-on pas qu’il
soit répréhensible de tuer son prochain ? N’est-il pas plus
répréhensible encore de lui déverser des tonnes de bombes
atomiques sur la poire et de le décortiquer à coups de radar et de
poudre à éternuer? Ne nous a-t-on pas répété que supprimer la vie
d’un insecte est une mauvaise action, et a fortiori, celle de millions
d’individus ? Mais que quelques imbéciles décident que le marché
du canon et de l’uranium est un peu mou, et voilà que la littérature
guerrière se met à donner à plein… car il y a une littérature
guerrière, figurez-vous, elle est reconnue au grand jour, elle est
imprimée par Berger Levrault et Charles Lavauzelle, on vous
apprend à nettoyer un canon de fusil et à démonter une
mitrailleuse… elle est autorisée et encouragée… et quand un
malheureux vient vous décrire avec quelques détails la courbure
des reins de sa bien-aimée ou vous révéler quelques particularités
intéressantes et tentantes de son anatomie primesautière! haro sur
le baudet!… on l’engueule, on l’attaque, on lui fait des procès et on
saisit ses livres.
Oui, la guerre tout le monde est contre; mais les mémoires de
guerre, c’est très bien vu, et si on a tué cent mille personnes, on est
un héros… L’alcoolisme, tout le monde est contre… mais si on
gagne un milliard avec des bateaux de vins, on est un grand
socialiste. L’amour, tout le monde est pour… nous l’a-t-on assez
répété le croissez et multipliez…? Moralité, on se fait fourrer au
bloc toutes les fois qu’on a le malheur de détourner une toute
petite mineure…
Bien qu’aussitôt il se calme («je m’égare, un bon révolutionnaire ne doit
s’emporter que lorsque l’heure H est venue, jusque-là combattons l’ennemi
par les moyens fielleux et perfides dont nous disposons»), on croira
volontiers que cette belle envolée, au cœur même de sa conférence, contre
l’imbécillité et l’ignominie bien tangibles intéressait beaucoup plus Boris
Vian que le soutien d’une littérature érotique à laquelle finalement, pour la
mieux protéger, il déniait toute existence.
Sa dernière conférence publique (car les conférences de travail chez
Philips et Fontana ne manquaient pas), Boris Vian en régale, le 26 octobre
1958, et jusqu’à l’indigestion, les élèves de l’Ecole des Beaux-Arts. Le
thème : Architecture et Science-Fiction. A moins qu’un étudiant zélé n’ait
eu la sagesse de recueillir le texte intégral de cette conférence (auquel cas
nous lui offririons volontiers un verre), il n’en subsiste qu’un fragment,
mais de poids, un résumé plutôt, communiqué par Boris lui-même au
Collège de ‘Pataphysique et publié dans le Dossier 6. En voici la fin,
entrelardée des réflexions de Boris à l’intention de son correspondant, le
Provéditeur-Editeur Général de la revue Henri Robillot :
Nous avions au départ un sujet, l’architecture et la science-
fiction. Encore que cette dernière soit, aux mains des auteurs
français, retombée au niveau de la fosse à caca tandis qu’elIe
s’élevait, en Amérique, à la hauteur d’une littérature (sept mètres
trente exactement), et pourtant Cyrano et Jules Verne nous
avaient-ils pas donné de l’avance ?, il faut s’en préoccuper. Savez-
vous bien (ils l’ignoraient, et mon interrogation, si je la formulai,
vous devrez la tenir pour rhétorique) qu’au cinq centième ouvrage
de science-fiction que l’on déguste, on possède, infuse, une sorte de
conscience de cette architecture dont se dégagent de communs
éléments en dépit de la différence d’origine des auteurs?
L’architecture de S.F. américaine, Messieurs, est de tours, de
clochers, de vastes spirales ascendantes; elle est, en bref, phallique
ou plutôt phallo-gidouillesque. Il y a des raisons à cela; d’abord,
l’Américain moyen n’a pas eu, comme nous depuis 1889, la Tour
Eiffel pour se rassurer; il se sent peu membré et projette, ou darde,
peut-être, à la verticale, des constructions qui le compensent. (Pour
nous, l’architecture de S.F est généralement de ruines; il y a là
derrière une solide confiance en l’avenir du combat considéré
comme une activité normale.)
Monsieur, je vous avoue que leur parler d’architecture
imaginaire, à ces coquebins qui ignoraient, à coup sûr, Gaudi et les
escaliers inversés de Borges, ça me cassait les burettes, et je revins
au transport.
En France, leur dis-je, l’architecture aurait pu avoir un avenir
si l’on m’avait écouté lorsque j’ai inventé, vers 1943, les Grandes
Routes Graves40 . Et par elles, nous revenons à l’œuf. Vous le savez,
tout transport mécanique autre que vertical est condamné à périr
(vous pensez que je ne leur ai pas expliqué pourquoi — c’est l’un
des quelque secrets que je me garde encore). Grosso modo, voici ce
qu’est une Route Grave : vous construisez, à Paris et à Marseille,
un support d’environ 40 kilomètres de haut; vous les réunissez l’un
au pied de l’autre par une voie carrossable portée par des X en
béton (il y aurait d’autres procédés). Vous obtenez ainsi une pente
de 5 % (la distance de Paris à Marseille étant de l’ordre de 800
kilomètres) dans les deux sens, que vous pouvez parcourir sous
l’ffet de la simple gravité. Or, vous conviendrez avec moi (ils en
convinrent) qu’il est moins coûteux d’élever à 40 km en l’air un
poids (que l’on équilibre d’ailleurs aisément de son contrepoids
aqueux) que de lui faire parcourir, au moteur, 800 kilomètres.
En outre, poursuivis-je, voici d’autres avantages.
D’abord, la transformation en dièdres du sol
approximativement plat de nos régions va multiplier la surface de
culture.
Secundo, là-haut l’air sera bon.
Tertio, on pourra étudier un climat au départ, et le calculer.
Quarto, un côté au soleil et un à l’ombre, dans le sens Nord-Sud,
ça vous permet des tas de combinaisons. Herbe d’un côté (ou
vigne) Arbres de l’autre.
Circulation par œufs éjectables posés sur supports roulants,
solides, autoguidés ou guidés à la main.
Route bombée pour drainage et roulement des œufs, éjectés en
cas d’accident, en dehors de la chaussée. De plus, accident
impossible de face; tamponnage par l’arrière seul prévisible, avec
soustraction des vitesses pour le calcul de la force vive…
*APPROCHE DISCRÈTE DE L’OBJET
Je m’excuse au début de cette conférence, de devoir lire mes
notes : mais je suis plutôt d’avis de faire les choses régulièrement
et, par surcroît, je me sens absolument incapable de m’en passer :
depuis un mois j’essaye d’apprendre tout ça sans y parvenir ; c’est
tout juste si, en écrivant, j’ai pu garder le titre à la mémoire : ceci
explique le peu de rapports apparents que présenteront certains
passages avec le titre ; mais je le gardais caché dans un coin de mon
cœur et, que je le veuille ou non, il y a sûrement des liaisons en
profondeur.
Il y a de la prétention de ma part à vouloir traiter ici de l’objet, et
pour plusieurs raisons : d’un côté je ne suis nullement un spécialiste
de cette question et, en second lieu, ça paraît être un sujet sérieux ;
or il est notoire que les sujets sérieux exigent d’être traités par des
sujets sérieux, ce qui n’est pas le cas, naturellement…
En y réfléchissant un peu plus, pourtant, il est absolument
nécessaire de parler de l’objet et de ne parler que de lui si l’on veut
éviter de faire une conférence sans objet, et rester inattaquable. La
confrontation de ces deux données de base conduit à une
combinaison et à un accommodement, comme toujours : d’où le
titre approche discrète… et le vague soigneux dans lequel je vais
tenter de m’envelopper, au cours des cinq ou six heures que va
durer cet exposé, que l’on m’excusera d’avoir dû abréger pour des
raisons… personnelles.
D’abord, pourquoi l’objet ? Je suppose que les distingués
orateurs qui m’ont précédé à cette place ont déjà justifié et
justifieront beaucoup mieux que je ne saurai le faire moi-même, le
choix de ce thème. En ce qui me concerne, le motif est bien simple
: je suis pour l’objet, résolument, délibérément et à fond : et il y a
de ceci une raison bien simple également : c’est que l’objet, au
contraire de l’homme, est susceptible de variations apparentes.
L’objet peut avoir des aspects multiples tandis que l’homme reste
immuable ; d’où l’intérêt de l’objet. On peut définir des caractères
généraux de l’homme : il est laid, il sent mauvais des pieds, il ne se
lave pas, il a des points noirs sur le nez et des chiures de mouches
au coin des yeux. Mais de l’objet ? C’est beaucoup plus délicat. En
réalité, l’objet reste un mystère entier. D’ailleurs, ne comptez pas
que je vais, dès le
Ne passez pas vos vacances à Cannes (1946)
début, vous donnez une définition de l’objet. Le définir d’emblée
ne serait absolument pas conforme à l’esprit philosophique
recommandable qui veut que l’on cerne de ronds concentriques de
diamètre de plus en plus réduit le but que l’on s’est assigné. Non.
J’ai dit discrète, mais j’ai dit aussi approche : dans approche il y a
affût, guet ; il y a le petit instrument en bois dans lequel on souffle
pour imiter le cri de la sarcelle et mitrailler quelques malheureux
canards qui n’ont fait de mal qu’aux vers de vase… je veux
approcher l’objet comme on fait un pigeon, lui mettre un grain de
sel sur la queue et le narguer ensuite… avec tact et mesure, comme
il se doit. Dans cette démarche, on court par ailleurs certains risques
évidents : car on ne sait jamais ce que l’on peut rencontrer, devant
quel objet on va tomber en arrêt. C’est comme de jouer aux osselets
avec un mélange de détonateurs et de dynamite… c’est très drôle…
quand ça ne vous saute pas au nez.
Mais au fond, me suis-je dit, cela ne sert à rien d’avoir peur…
surtout s’il s’agit d’une peur sans objet… aussi j’ai surmonté le
frisson légitime qui vous guette dans les parages d’une terre
inconnue et j’ai fourré le nez dans des livres qu’on m’avait dit
aborder, par raccroc, le problème qui m’occupe.
Et j’ai trouvé des choses affreuses. (Je dis choses, et ce n’est pas
péjoratif pour l’objet, car une chose peut-être, paraît-il, un objet ou
une idée cristallisée aussi, il y a de la ressource). La façon dont
l’objet a pu être calomnié dans des ouvrages qui se prétendent
philosophiques et qui sont considérés comme tels par des gens,
même sérieux, est propre à vous mettre en colère pour peu qu’on lui
porte un peu d’affection (ce qui est mon cas) et je déplore de ne
point posséder suffisamment de vocabulaire philosophique pour
réfuter en 600 pages une affirmation telle que l’on en trouve dans
les écrits d’un certain Jaspers qui, paraît-il, est assez à la mode et se
porte beaucoup. (Je m’excuse de devoir citer des auteurs aussi
rébarbatifs, et j’aurais bien pu vous dire que j’avais trouvé ça tout
seul ; mais l’esprit d’anarchie et désordre qui gagne de nos jours les
classes considérées jusqu’ici comme les plus sérieuses et les plus
méritantes fait qu’il risque parfaitement… mais oui, parfaitement…
de se trouver parmi vous quelqu’un qui sache que c’est de Jaspers ;
alors moi, j’aurai l’air d’un crétin et je déteste ça quand je ne m’y
attends pas. J’ai personnellement de Jaspers une opinion bien
arrêtée que je ne saurais mieux traduire qu’en citant une boutade de
mon éminent ami Jean Bertrand Lefèvre-Pontalis : Jaspers, dit-il,
soulève tous les lièvres pour mieux noyer le poisson. J’avoue qu’on
ne saurait mieux traduire l’obscurité d’ouvrages qui ne concluent
point — mais qui, en tout état de cause, son gros et
impressionnants).
Mais revenons à Jaspers il s’agissait pour lui de combattre le
positivisme, entre autres ; afin d’édifier sur les ruines des théories
vaincues la sienne propre, comme c’est d’ailleurs le devoir de tout
philosophe qui se respecte. J’ose à peine citer Jaspers : « le
positivisme, dit-il, réduit l’être à l’objet et fait du sujet un objet
parmi des objets ; mais à chaque instant où je me fais objet, je suis
en même temps plus que cet objet, à savoir l’être qui peut ainsi se
muer en objet. »
Voici une curieuse façon de défendre l’objet. Comment ose-t-on
prétendre que l’on est plus que lui alors que tous vos efforts tendent
à vous muer en lui ? La meilleure preuve, dans cette tentative, que
l’on échoue, c’est que l’on continue à parler ; or il est possible que
l’objet en pense beaucoup plus long mais, en tout cas, voilà le point
crucial, lui ne dit rien.
Ceci prouve seulement que le positivisme est un idéal
inaccessible et que le jour n’est pas proche où l’on pourra se
considérer comme objet. Car l’objet, voilà où je voulais en venir,
est le roi de la création. Témoigner du mépris à l’objet, comme le
fait Jaspers, cela témoigne simplement d’un grand mauvais goût et
d’une outrecuidance admirable, certes, mais que je ne saurais
encourager. La simple considération de sa formule prouve qu’il y a
progrès lorsque l’on
homme enchainé (1946)
passe du sujet à l’objet et que pour parler plus simplement, l’être
ne se transcende qu’en s’objectivant selon une ligne de son choix.
Ceci est une théorie qui ne m’est pas personnelle, et je me bornerai
à la perfectionner pour mon propre compte en définissant mon
choix en matière de ligne : je suis formellement partisan d’une
spirale oblique, figure qui permet le retour en arrière au moment
même que l’on progresse ; méthode hypocrite, peut-être, mais qui
cesse de l’être dès l’instant que l’on prévient et présente en outre un
caractère rassurant et élastique.
La supériorité de l’objet ainsi établie de façon irrécusable, à
moins de malignité congénitale de la part de l’auditeur, tentons de
réduire le cercle d’approche et de gagner vers le centre. Ici, je vais
être obligé de citer un autre penseur estimable mon vieux camarade
Bachelard, qui, sans avoir, naturellement, la réputation de Maurice
Chevalier, n’en est pas moins considéré par les connaisseurs
comme un garçon plein d’avenir et dont les écrits feront autorité
avant qu’il soit longtemps. Bachelard est l’auteur d’un merveilleux
calembour sur l’objet. Je n’ai pas très bien compris ce qu’il voulait
dire mais ça a une très belle sonorité et en soi ça se défend.
Bachelard est encore un de ceux (rares, hélas) qui tentent de faire
une place à l’objet.
« Dans la pensée scientifique, dit Bachelard, la méditation de
l’objet par le sujet prend toujours la forme du projet. »
Je ne vais pas en profiter pour vous parler du sujet, ni d’ailleurs
du projet, car ils sont trop nombreux, mais tout de même on est
forcé de s’incliner. Un peu plus loin, Bachelard ajoute : « c’est
vraiment la pensée scientifique qui permet d’étudier le plus
clairement le problème psychologique de l’objectivation. »
N’insistons pas sur cette légère erreur de Bachelard qui voit dans
l’objectivation un problème psychologique : la psychologie n’a rien
à faire ici… Soulignons simplement que ceci nous conduit
naturellement à l’objet scientifique. Ce dernier serait-il le stade
ultime ? La perfection de l’objet ? Voilà que s’introduit malgré moi
une notion que j’avais jusque-là évité d’aborder. Y a-t-il une
hiérarchie de l’objet ? Nous allons liquider cette question tout de
suite, parce que la réponse est évidente est que ce n’est tout de
même pas la peine de continuer à lire des gros livres de philosophie
pour y chercher désespérément des idées, alors que les idées ne sont
visiblement pas des objets et qu’il s’agit ici de l’objet,— quoique
discrètement et avec circonspection.
Or, dis-je, il y a quatre catégories fondamentales d’objets : les
objets naturels, les objets d’investigation, les objets de modification
et les objets artificiels.
Au nombre des objets naturels, nous rangerons les cailloux, les
arbres, les bébés, les petits poissons, les cheveux, les gros poissons,
les girafes, les cloportes, les ongles, le miel, les hortensias, la terre,
les sourds-muets analphabètes et les animaux qui se taisent. Il y a
encore des quantités d’objets naturels très intéressants, comme la
mer ou le pissenlit ; mais attention ! Les objets naturels sont parfois
difficiles à différencier des autres.
Les objets d’investigation constituent la classe suivante. Ils
peuvent utiliser partiellement l’homme, comme dans le cas du
microscope où l’on suppose qu’un œil regarde par le gros bout, ou
celui du phonographe, dans lequel tout le monde sait que l’on
enferme un petit bonhomme qui doit se mettre à chanter ou à imiter
un orchestre sitôt que l’on actionne le mécanisme. Les objets
d’investigation peuvent être appelés objets scientifiques purs, cela
ne saurait gêner personne puisqu’on ne sait pas très bien ce que
c’est que la science, sinon qu’il s’accomplit dans les Sciences, en
vertu de leur Idée, un mouvement d’approche vers l’essentiel de
41
toutes choses . Il y a de très jolis objets d’investigation, remplis de
fils, de bobines, de rouages et de lentilles de verre, avec des parties
nickelées, polies, guillochées, des tubulures, des glissières, des
manettes, des cadrans, des miroirs, des organes multiples qui ne
servent à rien et qui se cassent facilement comme tout ce qui est joli
exprès, et comme tout ce qui sert à se battre, car l’observation
scientifique (je cite encore Bachelard) est toujours une observation
polémique. Les objets d’investigation sont fort élégamment
représentés en divers lieux où souffle l’esprit, tel le Palais de la
Découverte. Ils sont ce que l’on est convenu d’appeler des objets
utiles.
Très voisins sont les objets outils, que j’ai dénommés plus haut «
de modification ». Ce sont eux dont l’action permet la création et
des précédents, et des suivants ; les objets artificiels à partir des
premiers. Les objets de modification dont le type est le marteau
jouent un rôle essentiel dans la confection des cercueils dont
l’intérêt apparaîtra par la suite. Il se trouve que les salles du
pavillon de Marsan, le Seigneur en soit loué, sont riches en ces
sortes d’objets. On y voit, par exemple, un tranchet dont le fer
s’orne d’une gravure délicate, des jeux de compas en métal ciselé,
une varlope dont le manche double se recourbe en forme de serpent
replié sur lui-même. Il est évident qu’un compas ciselé qui est
doublement objet, puisqu’il pourrait aussi bien se classer dans la
dernière catégorie, des objets artificiels ou objets d’art ou objets
gratuits, permet de faire des ronds beaucoup plus ronds que des
ronds ordinaires ; car, outre qu’ils seront circulaires, ils seront
artistiques.
Traitons brièvement de la quatrième catégorie, qui comprend
naturellement tous les objets qui n’entrent pas dans les trois autres,
depuis le couvre-théière jusqu’au missel romain, en passant par le
vase de cristal, la peinture dans un beau cadre et le gâteau alsacien,
et constatons tout de suite qu’entre ces autres catégories, d’ailleurs
définies de façon strictement arbitraire et susceptible de
nombreuses subdivisions, il existe une interpénétration qui fait que
chacune d’elles peut passer dans l’une quelconque des autres : c’est
ainsi qu’un caillou, objet naturel, qu’on lance à la figure de son
voisin devient objet utile ; si on s’en sert pour sonder un puits, il
passe à l’état d’investigation et si on le met sur une cheminée, c’est
un objet d’art. De même un objet d’investigation qui ne marche
plus devient objet d’art, c’est une subdivision de l’objet artificiel, il
est parfois dans un musée ; et un objet d’art tel qu’une statue en
plâtre de Velléda peut redevenir naturel après exposition aux
intempéries dans un petit jardin pendant trois ans. D’ailleurs
n’importe quel objet peut être un objet d’art pour peu qu’on
l’entoure d’un cadre et j’irai même beaucoup plus loin en affirmant
qu’il y a œuvre d’art toutes les fois que l’on fait passer un objet de
l’une de ces catégories dans une autre : c’est ainsi qu’en assemblant
sur une toile du goudron, du plâtre, du caca d’oiseau ou des grains
de café, on est assuré d’avoir travaillé pour l’art ; et le tout est de
déterminer laquelle de ces catégories il est le plus difficile de
transmuter à une autre ; le moyen le plus simple est sans nul doute
celui du cadre, mais l’utilisation du temps, ou attente est également
un bon moyen ; car une vieille lunette d’approche en faïence que
vous enterrerez à 1000 m de profondeur sera objet d’art dans quatre
siècles à condition que les vers de terre ne l’aient point rongé dans
son entier.
On se demandera peut-être quelle est la place de l’homme là-
dedans. Mon dieu il n’en a pas ; il intervient par sa présence, à la
manière d’un catalyseur, mais il ne peut jouer un rôle que partiel ;
car le monde peut se concevoir sans hommes mais non pas
l’homme sans le monde, sinon par lui-même, ce qui ne compte pas.
C’est toujours la même histoire : l’objet est une chose que personne
ne connaît objectivement ; c’est d’ailleurs son élément troublant,
inquiétant et c’est de là que vient sa grande variation. Seul l’objet
peut se connaître objectivement : c’est sa supériorité sur l’homme ;
et il se connaît forcément de cette façon : la preuve c’est qu’il ne
peut pas le dire. Évidemment, il y a à la base de tout ceci un acte de
foi, mais il ne faut pas en être avare… on a si peu d’occasions d’en
commettre. Revenons à l’homme normal qui parle, qui écrit ou qui
lit ce qu’il écrit, pour signaler qu’il n’entre complètement dans
aucune des catégories d’objets que je viens d’énumérer : il ne peut
y entrer qu’à sa mort, instant précis auquel il accède à la dignité
d’objet artificiel vrai ; ceci démontre une fois de plus la supériorité
de l’objet sur l’homme, puisque la fin de l’homme est de devenir
objet, et cela continue de justifier la position que j’ai prise, de le
classer en dehors et en dessous. Je ne nie pas pour conclure que
l’homme ne puisse avoir une certaine action sur les objets de toutes
sortes soit par le moyen de ses parties mortes ou mourantes, comme
les ongles et les dents, soit par l’intermédiaire d’autres objets, ou
divers tours pendables et malicieux dont on est obligé de ne pas
tenir compte plus qu’on ne tient compte de n’importe quoi d’autre
qui vous gêne dans un exposé.
Les objets d’investigation de même que ceux de la catégorie
suivante est voisine, les objets de modification, sont souvent
considérées par des gens comme des prolongements de nos organes
; organes sensoriels dans le cas des premiers, organes acteurs dans
le cas des seconds ; cette conception me semble acceptable ; au
même titre, je l’ai dit plus haut, que l’on peut considérer comme
objet les parties mortes de notre corps, les seules nobles, auxquelles
(spécialement en ce qui concerne les poils) s’attachent d’ailleurs, il
est remarquable de constater, de fort nombreux symboles et
complexes qui viennent une fois de plus porter de l’eau à mon
moulin. Cheveux de Samson, Toison d’or, etc., tout s’accorde à
faire de nos éléments les moins subjectivés les centres d’intérêt des
grands mythes universels — et l’importance accordée par
l’ensemble des individus vivants (si l’on fait abstraction d’un petit
nombre de malheureux dont la constitution n’est pas à la hauteur
des circonstances) l’importance, dis-je, accordée à ceux de nos
organes qui fonctionnent le plus objectivement, souvent même à
notre insu et dans une indépendance quasi totale du reste de notre
corps, n’est point non plus un hasard. Il est bon que cela soit.
Ajoutons que l’homme peut approcher la condition d’objets sous
certaines réserves, grâce par exemple à divers produits dont l’usage
modéré ou même immodéré peut éloigner temporairement de lui sa
conscience éveillée et lui permettre d’accéder à un état plus
rapproché de cette situation idéale. De ce point de vue, l’on ne
saurait trop louer le développement considérable des débits de
boissons (car la boisson est l’un des produits dont je voulais parler)
ni trop regretter par contre la rigueur dont font preuve à l’égard des
fumeries d’opium et des trafiquants de drogue des pouvoirs publics
qui ont cessé depuis longtemps de prétendre à servir les citoyens ;
mais c’est un des signes réconfortants de l’époque actuelle que
l’abondance de ces comptoirs auquel, pour une somme relativement
modique, on peut s’adresser pour une première tentative
d’objectivation. Car il y a d’autres moyens, plus énergique ; et ce
qui précède nous amène logiquement à l’action d’abord ; à l’action
supprimant la pensée subjective et non due à elle ; à l’action
commandée par conséquent ; bien mieux, à la guerre, action réflexe
par excellence, comme le peut être l’action d’un objet électrique par
exemple. La guerre est un faite social d’un intérêt capital car
chacun peut y gagner l’objectivation pure et complète et parvenir à
l’état de cadavre. On sait que certains Hindous s’efforcent
d’accéder à cet état objectif par divers tours de passe-passe, dont le
professeur Tahra Bey donnait voici peu de temps des exemples
assez convaincants. Une catalepsie bien conduite peut, certes, vous
apporter bien des satisfactions, et lorsqu’on reste sept ans sur un
pied, la jambe repliée, on mérite, sans doute, de l’admiration. Mais
les Hindous sont un peuple assez pauvre dans l’ensemble si l’on
excepte quelques princes privilégiés qui vivent à Deauville, et ils
n’ont pas les moyens de s’offrir des guerres à grand rendement
comme chez nous : il n’est pas rare qu’aux Indes on tue encore des
gens à coups de bâton : c’est tout de même triste. Et la coutume qui
veut que l’on brûle les 152 serviteurs du prince qui vient de
s’objectiver — de perdre la vie si vous préférez — tend
malheureusement à se perdre là-bas autant d’ailleurs que la pratique
raisonnée de la philosophie. Vous m’objecterez peut-être que le
suicide reste possible. Mais le suicide présente un élément impur et
non satisfaisant du faite qu’il est une mort trop réfléchie, trop
subjective, et dangereusement appréciée de ceux là même qui sont
les plus mortels ennemis de l’objet, les penseurs. Tout compte fait,
le suicide, procédé traître à l’objet, n’est donc pas préférable à la
catalepsie, procédé pauvre et incomplet, et c’est véritablement à la
guerre que l’on devra s’adresser ; cette solution présente
naturellement un gros risque, car on n’est pas toujours tué à la
guerre. Souvent, on est simplement fait prisonnier et on en profite
pour écrire des livres qu’on appelle Les grandes Vacances ou
d’autres titres comme ça pour faire croire que ça parle d’autre chose
; car les gens ont contre la guerre une prévention du même ordre
que celles qu’ils professent à l’endroit de la philosophie ; et la
lumineuse analyse qui précède vous permet maintenant de
comprendre pourquoi la guerre, action réflexe faisant au minimum
intervenir le sujet, donne les meilleurs cadavres–considérés–
comme–des–objets ; représentez-vous ces mots reliés par des traits
d’union pour qu’on croie que c’est une expression traduite de
l’allemand. Mais la guerre n’est pas sûre, et de plus l’objet a des
détracteurs.
Car d’où peut venir cette aversion de la mort que l’on rencontre
chez tant d’individus pourtant doués en apparence d’un solide bon
sens ? Oh, c’est bien triste à constater… On veut être soi…
naturellement… mais on n’est soi que lorsqu’on est objet ; donc on
ne peut pas être soi sans mourir : on ne peut pas mourir tout seul, et
on est jaloux de l’objet ; jalousie qui va jusqu’à la haine et qui se
reporte sur l’innocent instrument de l’objectivation, la mort. En
effet, voilà le point crucial : on veut être objet, mais on veut en
profiter comme sujet ; d’où l’usage de l’alcool et des dérivatifs déjà
mentionnés, qui parviennent à peine, et désagréablement au réveil,
à vous faire entrevoir le bien-être suprême de la condition d’objet.
Mais quittons la mort, qui ne nous occupait qu’au passage et qui
n’est pas drôle quand même, parce qu’on n’en a jamais fait quelque
chose de drôle et parce qu’elle ne supporte pas la répétition. La
jalousie de l’homme à l’égard de l’objet prend des formes variables,
dont la première est l’assimilation que tente l’homme de sa propre
personne à l’état d’objet : par le port de vêtements tout d’abord, de
plus en plus compliqués à mesure que l’on remonte vers le Nord,
car c’est du Nord que nous viennent tous les grands philosophes,
puisque c’est là aussi qu’il fait le plus froid. Également la
fabrication d’effigies–objets. On remarquera en passant que les
meilleurs peintres sont donc ceux qui font les tableaux les moins
ressemblants à des consciences humaines, ce qui confirme la
supériorité éclatante de Picasso et de Monsieur Bonnat, et tend à
prouver le désir malsain de nuire chez les peintres abstraits. Mais
l’homme jalouse l’objet pour d’autres raisons, dont une des
principales et que l’objet s’use moins vite que lui ; encore ne s’use-
t-il que parce que d’autres objets le veulent bien ; les objets
d’investigation sans lesquelles il serait impossible à l’homme de
constater lui-même, la plupart du temps, l’usure des objets naturels
dont la durée est généralement supérieure à celle d’une vie humaine
; ceci est l’explication des momies égyptiennes et des embaumeurs
américains. L’homme se dissimule, vivant ou mort, derrière l’objet
pour s’identifier inconsciemment à lui. D’ailleurs la femme est plus
franche encore, qui n’hésite pas à employer le faux sein ou
Ne passez pas vos vacances à Cannes (1946 huile sus toile)
sein-objet, le faux mollet ou le mollet-objet et tous les cils, les
ongles, les derrières et les agréments–artificiels–objectifs (toujours
avec des traits d’union) que lui procure la sagesse des embellisseurs
modernes. Les statues sont les tentatives les plus risibles qui
procèdent de cet état d’esprit et c’est encore grâce à la guerre que
Paris s’est vue débarrasser d’une partie d’entre elles, ce qui
corrobore une nouvelle fois… mais est-il encore besoin de
corroborer une théorie qui se défend d’elle-même… l’étroite liaison
de la guerre, de la transcendance et de l’objet.
Faisons le point maintenant et tentons de déterminer plus
précisément notre position par rapport à l’objet.
Je suis bien obligé de constater l’échec intégral de ma tentative
de classification, qui m’a amené à conclure à l’interpénétration
complète et réversible des quatre classes d’objets que j’avais cru
isoler. C’était à prévoir, et je n’ai persisté que pour parler un peu de
certains objets en particulier ; il est bien évident que tout ce qui
existe étant unique, tout essai de classement est voué à l’impasse.
D’où l’on voit que le nom commun est en réalité le lien verbal d’un
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groupe d’uniques plus ou moins arbitrairement déterminé . C’est à
tort en effet que l’on s’imagine établir des lois par le moyen
d’analyse ou d’investigation : le cas de deux cuillères sortant du
même moule (ou de la même matrice) nous sera opposé par des
esprits sans éducation scientifique ; mais, dans la pratique, deux
cuillères semblables ne sortent jamais de la même matrice, car cette
matrice est plus ou moins déformée et s’use un peu plus à chaque
nouvelle cuillère. De même, les cristaux d’un précipité semblent
identiques jusqu’à ce que nous les ayons observés avec un
micromètre, un microscope, un spectrographe ou des réactifs
microchimiques : nous constatons dans ce cas un individualisme
indéniable de dimensions, de caractéristiques, de tensions, etc.…
partout la répétition se dissipe et l’unique est révélé à mesure que
les sens et l’analyse deviennent plus lucides. Et puisque les
adjectifs sont dérivés des noms, il s’ensuit que l’unicité atteint par-
delà les choses jusqu’aux propriétés. Dans sa Phénoménologie de la
Perception, Monsieur Merleau-Ponty, citant Katz, signale : les
Maoris ont 3000 noms de couleurs ; non qu’ils en perçoivent
beaucoup, mais au contraire parce qu’ils ne les identifient pas
quand elles appartiennent à des objets de structures différentes ; soit
; mais elles ne sont pas indispensables aux Gobelins, dont j’eus
autrefois à étudier les dessous pour des travaux de normalisation
des couleurs ; on compta jusqu’à 40.000 échantillons de couleurs
différentes ; et il y en a naturellement beaucoup plus. Ceci
s’applique aux couleurs, ceci s’applique aussi à l’objet. C’est en ce
sens qu’une collection d’objets pourrait très bien, et avec une
infinie variété, se spécialiser dans les objets que l’expérience
courante et traditionnelle nous donne comme identiques et
multiples : le timbre-poste rouge à six francs, par exemple, ou la
cartouche 7,65 pour pistolet automatique. On préfère généralement
choisir des objets apparemment plus différenciés, mais la même
variété persiste, il faut se le dire, dans les objets existant en nombre.
Le nombre est une duplication purement subjective et illusoire des
43
uniques .
C’est dans ce sens également que le Père Vere était dans l’erreur
en prêtant à la sphère la qualité de perfection. La sphère n’est pas
plus parfaite que n’importe quel autre objet. J’irai jusqu’à dire que
tout objet est obligatoirement parfait, du moment qu’il ne parle pas.
L’objet doit donc être pour nous l’idéal, j’y reviens encore une
fois. De nos jours, notre admiration pour lui a déjà commencé de
s’exercer puisqu’il n’y a pas d’exemple que dans les musées on
mettre autre chose que des objets, par exemple des messieurs et des
dames. Encore (et rarement) y glisse-t-on quelques gardiens, mais
ces derniers parlent peu et comprennent tout mais ne l’expriment
pas, car une longue habitude des objets leur permet une
identification assez complète à ceux ci ; et, de plus, les gardiens ne
figurent pas sur les catalogues des collections, tandis que les
momies, êtres objectivés, y sont. Les centres vitaux des cités
humaines sont toujours les musées. On l’a bien vu au cours de la
guerre que nous venons de traverser, où tous les objets appelés par
(par erreur, je le répète, mais par une erreur excusable puisqu’une
toile de Léonard de Vinci en fait, n’est pas non plus moins rare
qu’une brique, nous sommes forcés de reconnaître), tous ces objets
rares, dis-je, ont été soigneusement mis à l’abri tandis que le
gouvernement, compréhensif plus qu’on ne pouvait l’espérer, s’est
efforcé de détourner les individus de la construction de caves de
protection et leur a conseillé plutôt le rassemblement en file
indienne sur des grand-routes nationales ou l’aviation pouvait
réussir quelques coups heureux. La réunion d’objets dans les
musées se pratique actuellement dans tous les grands pays et la
majeure partie des budgets est consacrée à l’achat massif d’objets
dits destructeurs mais que j’appellerai plutôt objets objectiveurs,
tels que canons, flingots, flèches empoisonnées, arbalète à vapeur,
moulin à cadavres, petite valise de plastique, camps de
concentration, appareil à faire dérailler les trains, ce qui ne prive
pas ces derniers de la condition d’objets et qui l’étend aux
voyageurs… D’où vient actuellement que certains mauvais esprits
tentent un recours en arrière! À un moment où la fréquence des
guerres n’a jamais été si grande, où l’on est en droit d’espérer un
rendement toujours accru des moyens mis en œuvre, comment se
peut-il que des attardés s’élèvent encore contre la guerre ? Jamais
un objet ne songerait à le faire, car un objet sait bien que, même
détruit, il reste objet : tandis qu’un homme inhibé par des
complexes et des traditions fumeuses craint souvent de le devenir
malgré les tentatives d’éducation par radio-diffusion française (avec
un trait d’union parce que c’est toujours un mot traduit de
l’allemand) auxquelles se livrent nos dirigeants. Car la masse
résiste et croit à l’immortalité de l’âme. À cet égard, on ne saurait
trop se louer du secret dont s’entourent certaines découvertes
actuelles ; disons plutôt réalisation, car la découverte est faite
depuis un certain temps déjà. Sans ce secret, en effet, on pourrait
craindre que des mesures ne soient prises par les détracteurs de
l’objet qui, par dérision, se nomment parfois objecteurs de
conscience, et comme si ce mot conscience signifiait quelque
chose. Je profite de ce que je me trouve devant un auditoire
restreint et, je le suppose, composé de personnalités plutôt
sympathiques à l’objet pour jeter quelque lumière sur ces deux
réalisations si intéressantes : il s’agit de la production en grand par
certains pays très portés sur l’objectivation, de substances
éminemment toxiques dont la mise en œuvre permettra des progrès
stupéfiants dans la fabrication des cadavres. On comprend qu’il
faille être discret en cette matière, car la connaissance de ce qui les
attend inciterait sans nul doute cette fraction de la population que
j’ai déjà dénoncée à des mesures contraires et malgré l’existence
d’organismes freineurs comme l’ONU qui s’oppose en fait à tout ce
qui pourrait être action internationale quelconque, il serait à
craindre que les esprits ne s’émeuvent et se livrent à des
manœuvres contraires qui, même isolées, rompraient la beauté du
projet. Je reviens donc à la botuline et à la ricine puisque c’est là
leur nom. Ce sont des protéines toxiques pour l’homme et les
animaux à une dose plus faible que tout ce que l’on peut concevoir
puisque le millième de milligramme est déjà foudroyant. La mise
en œuvre est relativement simple : il suffit de produire une
précipitation atmosphérique locale par ensemencement de l’air au
moyen d’iodure d’argent ou par l’un quelconque des procédés
actuellement courants utilisés à cet effet et de pulvériser
concurremment la substance toxique qui se répandra par voie
météorique sur la région vouée à l’objectivation. On assure que les
effets du produit sont valables pour des périodes de plusieurs
années. Un autre système consiste à interrompre complètement,
toujours par le truchement des précipitations atmosphériques
dirigées, l’alimentation en eau céleste d’un pays quelconque : on
l’assèche ainsi complètement en faisant tomber la pluie avant
qu’elle n’arrive sur son sol. Ce procédé conduit à l’affamation
(doit-on dire affamation, affamaison, affamement?) des populations
qui se dévorent entre elles en progression géométrique, mais il offre
plus de risques et il est moins satisfaisant car plus humain.
Pourtant il faut louer d’ores et déjà les savants qui se
consacrèrent à la mise au point de pareils perfectionnements et les
pays qui leur accordèrent les moyens matériels de mener à bien leur
tâche ainsi que les objets d’investigation et de modification qui leur
permirent de redécouvrir les principes qui préexistaient d’ailleurs
dans les objets naturels eux-mêmes ; c’est ainsi que la ricine est
extraite de l’enveloppe des graines du ricin il est à prévoir que dans
les années à venir, les recherches iront en s’étendant et que le jour
est proche où dans une communion bienheureuse, le monde entier
s’objectivera d’un coup, réalisant ainsi le vieux rêve non-formulé
de toute conscience humaine. Avant de conclure, je voudrais vous
dire deux mots d’un objet préférentiel récemment mis au point et
destiné à éliminer toute subjectivité de certains appareils
partiellement objectifs (appareil objectif = ensemble d’objets) que
l’on peut appeler mixtes. Ainsi l’automobile. On sait à quelle
sujétion sont astreints les véhicules automobiles qui doivent le
dimanche s’encombrer d’individus pour les promener sur les routes.
Grâce à une ingénieuse combinaison du radar et de la commande à
distance on pourra désormais sortir la voiture le dimanche en
restant chez soi, ce qui du point de vue de la voiture équivaut à une
libération. Inutile d’ajouter que la commande en question sera
automatique et dirigée par le hasard, qui est la subjectivité
objectivée à l’état pur et remplit les vides de la matière. Ceci est un
exemple entre mille, mais il faut savoir se limiter.
Je suppose que vous m’avez suivi sans difficulté jusqu’ici mais
pour être plus sûr, je vais essayer de résumer cet exposé. J’ai tenté
tout d’abord, de dégager la supériorité de l’objet sur l’homme ; je
me suis efforcé d’en donner des raisons indiscutables, et j’ai
continué par une tentative de classement des objets. Tentative qui
nous a permis de reconnaître la qualité fondamentale de substitution
des objets les uns aux autres et nous a pourtant fait mettre le doigt
sur une des qualités essentielles de l’objet, son unicité
pataphysique. Je ne sais si je me suis expliqué là-dessus avec assez
de précision, mais l’unicité, je le répète, est une qualité propre de
l’objet et non de l’homme car l’homme n’existe que lorsqu’il est
mort, c’est-à-dire objet, et que durant sa vie entière, il est indéfini
avec plus ou moins d’intensité ; il débute dans la vie comme objet
et il termine sa vie comme objet, la phase intermédiaire regrettable
est selon certains, la conséquence du péché originel, mais c’est tout
de même une explication un peu grosse. Il y a des restes de la
tendance à subsister comme objet dans le goût qu’ont les enfants
pour les poupées en celluloïd ou en carton-pâte, goût auquel se
substitue par la suite une aspiration déplorable au contact avec
d’autres hommes, ou d’autres femmes naturellement, qu’il appelle
pour se justifier, des vrais. Mais revenons à ce résumé pour
conclure.
J’ai essayé dans ce qui a suivi, d’indiquer des moyens d’approche
efficace de l’objet et j’ai dû faire l’apologie de la guerre, car il est
temps de combattre les préjugés. J’ajoute qu’à mon grand regret, je
n’échappe pas aux reproches que je n’ai cessé de formuler : j’ai moi
aussi des préjugés, des complexes, du refoulement et de la tradition
; je m’efforce de penser à rebours, ou plutôt de ne pas penser pour
reconquérir un peu cette unicité si désirable de l’objet. Mais je suis
retenu par mon milieu… je suis un peu lâche et je m’habitue à
vivre, car je sais qu’au fond la vie sera tout de même caractérisée
par la mort… solution idéale… Je continue, comme vous-même…
Car on y arrive à coup sûr… et c’est là-dessus que je termine, en
justifiant cette fantaisie bourrelée de remords et du même coup son
titre dans la mesure où la vie elle-même est une approche discrète
de l’objet.
Boris Vian
1948
Le problème du style
Grâce aux souvenirs et témoignages recueillis ici, aux quelques études
qui les cimentent, et capitalement grâce aux notes et documents inédits, la
personnalité de Boris Vian, les conditions de son travail, l’origine des
matériaux dont il fit usage, ses techniques de création reçoivent, nous osons
l’espérer, un nouvel éclairage. Reste le style, la syntaxe, le vocabulaire de
Boris Vian. Ils mériteraient une étude singulière et minutieuse. Le temps, la
place et accessoirement (puisqu’elle s’acquiert) la compétence nous
manquent. Et puis il faut laisser matière, et matière intéressante, à ceux qui
exploreront après nous l’univers de Boris Vian, persuadé, comme ils doivent
l`être, qu’en chacun des chapitres de nos Vies Parallèles nous nous sommes
borné à suggérer le sujet d’un livre entier.
Boris Vian s’est rarement exprimé sur le style. De ses lectures on serait
tenté de tirer mainte déduction. Ici, la prudence s’impose : il est trivial de
constater qu’on peut aimer un écrivain pour sa façon de voir autant que pour
sa façon de dire et qu’à l’inverse la perfection de la langue ou l’originalité
de l’écriture sauvent certains livres tout vides ou tout bêtes. Paul d’Ivoi ou
les auteurs de Fantomas sont loin d’être des stylistes accomplis ou d’une
puissance langagière qui absoudrait leur cacologie : on attend d’eux tout
autre chose. Dans la marée des ouvrages de Science-Fiction, il en est
beaucoup qui ne valent pas pipette en fait de style, mais les mieux écrits ne
sont pas nécessairement les plus passionnants Enfin, de multiples influences
peuvent se conjuguer, divers affluents qui s’écoulaient entre des paysages
dissemblables former un fleuve.
Collage de Jacques Prévert. L’élément de base de ce collage est une
photographie de la terrasse du Moulin Rouge sur laquelle donnent
l’appartement de Jacques Prévert et — au fond à gauche — celui de Boris
Vian
Rabelais, que Boris Vian désigne parmi ses maîtres lointains, expliquerait
son goût des énumérations torrentielles (fréquentes dans les premiers
romans et qui réapparaissent dans son théâtre et dans les œuvres
consciemment pataphysiques), mais Céline aussi maniait ce tour
superbement. Boris Vian lisait volontiers Céline et à haute voix, plusieurs
l’attestent dont le témoignage est irrécusable, et qu`il était un lecteur
enthousiaste de Céline dès 1940 et qu’il proclamait souvent : «C’est comme
ça qu’on doit écrire.» Et cependant Boris Vian n’a pas écrit «comme ça». Il
va jusqu’à se défendre de subir l’influence de Céline, mais il ne nie pas, ou
du moins il s’avoue à lui-même dans cette note intime du 11 novembre
1951, que les méthodes céliniennes d’écriture l’aident; qu’elles sont — si
l’on veut — sous-jacentes à son expression propre.
Je ne précise pas le passé ni le présent, c’est tout mêlé comme
un métro, c’est vraiment de la littérature infecte. Dans le genre,
Céline a fait bien mieux. C’est drôle je ne me sens pas influencé
par Céline et pourtant ça me rappelle Céline. Je sais pourquoi. J’ai
lu l’autre jour chez Dody un petit bouquin, une plaquette d’un
nommé Yves Gandon, intitulé «de l’écriture artiste au style
canaille» Idiot, le truc. Style canaille ? J’ai rien d’une canaille. Et
je parle comme ça absolument naturellement. Il ne peut pas
appeler ça le style parlé, Gandon ? Ça lui ferait mal? Ça le
blesserait, Gandon? Il n’a jamais parlé à personne de vivant,
Gandon ? Et s’il faut écrire comme on parle pas, alors on écrit pas
ses souvenirs. Si j’écris pas mes souvenirs comme je parle c’est pas
des souvenirs. C’est vulgaire, il va dire. Moi je veux bien. Mais je
suis pas d’accord. C’est juste plus rapide. C’est pas vulgaire parce
que c’est écrit comme ça. C’est les gens qui sont vulgaires. C’est
pas le style. Tu parles, d’ailleurs les gens vraiment vulgaires ils
écrivent pas comme ça. Ils soignent vachement la fioriture. Ils
écrivent avec des ampoules au cul. Et ils mettent que la baronne
s’en alla du salon à cinq heures en disant au plaisir à l’aimable
compagnie. Les critiques, ils me font marrer. Vulgaire. Maintenant
que j’ai dit ça d’ailleurs ils oseront plus le dire. Mais j’oubliais
qu’ils le diront pas parce qu’ils le liront pas. Quand même, ça vous
sabote d’avoir eu dejà des livres imprimés; on peut plus se figurer
que ça existe encore d’écrire pour personne ou pour soi ou pour un
ou deux types. On voit toujours le mec en train de vous lire. De
vous flairer. De vous éplucher…
Quelle mine de vieux souvenirs on a dans le crâne. J’ai rêvé
d’un machin qui vous remettrait la mémoire à zéro comme un
compteur de bagnole. A quoi ça me sert, tous ces souvenirs-là ?
C’est pas parce que je vais les mettre sur le papier que je ne les
aurai plus, au contraire. Ça me fait suer de me dire que c’est là
dans un coin de mon ciboulot; j’y pense jamais, mais c’est aussi
une restriction mentale. On oublie pas comme ça, on n’oublie rien
de ce qu’on veut oublier; c’est le reste qu’on oublie.
Et tu voudrais que j’organise tout ça, que ça soit littéraire, non
tu rigoles; ça sera comme ça, au moins moi ça m’aide. Ça m’aide à
quoi. Ça aussi ça m’est venu sous la plume, c’est peut-être un signe
encore. Pourtant j’écris ça comme un devoir. Y a une pression
terrible. J’ai besoin. Comme de oui. Ça se sent on va me dire.
Quelle mélasse. Shitt et shitt et shitt ça sera écrit comme ça. Je
maintiendrai mon point de vue peut-être, avec un énorme courage.
Je reprendrai tout ça pour le mettre en français moyen. Mais il y
aura quand même eu ce manuscrit. Eh! tout le monde ne le saura
peut-être pas, mais je vous dis que moi ça m’aide. Peut-être que
Queneau ne le lira même pas. Si, Queneau le lira, parce que lui
aussi je l’aime bien. Pour de vrai. C’est un vrai type. Mais je ne
l’écris pas parce qu’il le lira…
Nous n’avancerons pas que tous les romans de Boris Vian ont commencé
par un brouillon célinien. Cette hypothèse friserait l’absurdité, ou la
mauvaise foi pour qui eut entre les mains les manuscrits de premier jet de
plusieurs des œuvres essentielles. Il n`en est que plus symptomatique de
retrouver dans L’Herbe Rouge, dont nous signalions après Pascal Pia, le
caractère «confidentiel», nombre de propos de Wolf, et dans L’Arrache-
Cœur maints souvenirs d`enfance qui sont la stricte traduction en «français
moyen» de notes intimes écrites par Boris au jour le jour en style parlé.
Mais le «français moyen» de Boris Vian, si éloigné qu’il l’ait voulu de la
matrice célinienne, n’était pas non plus le français de n’importe qui.
Le pédagogue
CONSEILS A UN FRANÇAIS POUR SE PERFECTIONNER EN
ANGLAIS
Boris Vian devait enseigner à Claude Léon une chose extraordinaire :
c’est qu’il savait l’anglais sans savoir qu’il savait l’anglais. Il lui transmit
une méthode qu’il tenait de sa femme Michelle. Michelle parlait très bien
l’anglais, et elle continue. Le
problème n’était d’ailleurs pas tellement de parler, mais de lire. «Nous
étions de grands amateurs de littérature américaine, rappelle Claude Léon,
et nous voulions la lire dans le texte sans attendre les traductions. Nous
savions que la guerre nous avait retardés de quatre ou cinq ans dans la
connaissance de cette littérature. Je ne possédais guère d’anglais que ce
qu’on vous en apprend au lycée. Boris m’explique : «Pour t’apercevoir que
tu peux lire couramment en anglais, tu prends un roman policier, et tu lis le
roman policier. — Oui, avec un dictionnaire — Pas du tout. Tu prends un
roman policier, tu commences; quand tu rencontres un mot que tu ne
comprends pas, tu passes ce mot et quand tu arrives un peu plus loin à ce
même mot que tu n’as pas compris la première fois, comme tu le retrouves
dans un autre contexte, tu t’aperçois que lu l’as compris parce qu’alors c’est
affaire d’intelligence et non de savoir ou de mémoire. Je te conseille
d’expérimenter la méthode avec un roman simple : A B C Murder d’Agatha
Christie.» J’ai expérimenté la méthode et j’ai été convaincu. Ma femme —
qui avait passé son baccalauréat avec un quart en anglais — a obtenu des
résultats identiques. Boris aurait pu créer un Institut, l’Ecole A B C Murder,
mais il trouvait qu’ «Ecole A B C» ça ne faisait pas sérieux et «Ecole
Murder» nous aurait attiré une clientèle un *peu spéciale.»
A UN ANGLAIS SUR LES SUBTILITES COMPAREES DE LA
LANGUE ANGLAISE ET DE LA LANGUE FRANÇAISE
La correspondance de Boris Vian avec Stanley Chapman, qui comprend
sept lettres, toutes remarquables, dont deux sont en anglais, commença en
1955 à la suite du concours ouvert par le Collège de Pataphysique pour
doter ses membres d’un uniforme. Président de la Commission de Vêture,
Boris Vian eut connaissance de la réponse de Stanley Chapman qui dirigeait
dejà avec compétence l’Annexe de la Rogation du Collège à Londres. Il le
remercia de son projet et en profita pour solliciter son avis sur un
«méprisable limerick» qu’il avait perpétré. Hormis le limerick, cette
première lettre de Boris et Chapman est écrite en français. «Pas un instant je
n’ai pensé le faire (vous répondre) en anglais : votre maîtrise de la langue
du Père Ubu m’ôte toute audace.» L’audace ne tarda pas à venir, puisqu’un
mois après, jour pour jour, soit le 13 octobre 1955, Boris donnait en anglais,
et dans un anglais -de haute école calembouresque, cette suite de conseils de
vocabulaire sur la fabrication d’un équivalent français du limerick avec
quelques exemples d’expressions pittoresques
Dear Chap-man
Call me a shitty baboon, or anything else, and I won‘t object.
Because I left your letter without a prompt answer.
But you really frighten me, dear old man-chap in a shape of a
man-y-colored-penned-a.s.o.-proteiform-writer (if I dare use this
quasi-neologism)
What can I do
When I receive a letter that would deserve at least the skill of a
cunt-emporary celebrity to answer it? What can I do ? Nothing —
Which I did.
I learned in 10 minutes more than I learned during, many arse
—tonishingly boring skool—years (your health, sir), about :
Clerihew, limerick.
«Limer», in french (a «lime» means a file) has a very lovely
signification. It means : fuck without a result (I mean, a wet one)
— (deriving, as it seems, from the normal and rational use of a
file.)
But this is only a parenthesis to enrich your french vocal
bullery.
Limer-ick (i.e., the risk or «limer» as to get a ick-up) is a french
word, but I will keep eet a secret between you and me.
Inside aunt Aly, I don’t intend to keep your former letter in the
shade of my drawers, wich are full, by the way. I intend to
communicate it to some friends, so as to raise your name to the
status of a monument. But since I began to write, I might as well
throw myself to the water (comme on dit chez nous) and answer, at
least partially, some of your most judicious and ludicrous
remarks.
1. Frenchvocabulary speaking, I think that bout de joie is lovely
but the real term is boute-joie (bouter means to push in ancient
french. Joan of Arc always said she wanted to «bouter les Angloys
hors de France») a boute-joie is a joy-ram or a happymaking rod
or what you want or joy pusher or something.
2. There is at least one more : le cigare à moustaches wich I find
lovely.
3. Marcel Aymé and the kids use the word «bistouquette», quite
prime and sunny.
4. There’s a terme commonly used in the north of France : la
biroute, wich is used, too, by the flyers to name these pieces of
tabric thru which the wind engulfs itself, indicating where the wind
blows from. Used in songs, very known word.
5. Sceptre is not used this way. You could, of course, give this
meaning to any word in the shape of a prick, assuming that the
context is clear.
6. The expression «clarinette baveuse» is sometimes used by
musicians. «Faire un solo de clarinette baveuse» — to masturb.
Revolting expression.
I’ll try to find some more. But don’t take it as a motive to go
shake hands with the bishop (did you know that one?) (it is
translated in French, approximately by the expression : «étrangler
Popaul».) ? Wonder (its musican’s jive) if you heard about this one
too (of a man well dressed) «sharp as a ’squitoe’s peter», l like it.
About limericks
My first intention was of course to give the sauce meaning thru
the use of the world relish. I see now how poor this first effort was
and feel full of humility. No more limericks for me (for some time).
Do you have Legman’s encyclopedia ?
Rereading your letter, I find an interrogation about
«morpions». lt’s crabs. Just plain old little pubic crabs, devouring
our poor asses and balls. Ever got some? Nasty. Have to shave
them (b) all (s) (les poils, I mean). I find, to, some questions about
my books. Well, of course, I wrote it and it was translated in (bad)
english. But I got no copies left. I’ll try to find one (french) for
you…
Pataphysically yours Boris Vian
VRAI BISON is good. My best used one is : Bison Ravi.
A UN JEUNE ADMIRATEUR SUR LA BALLADE, L’ART DE VIVRE
ET LA GUITARE
D’étranges relations unirent durant de longues années Jean Linard et
Boris Vian. Auteur de bandes dessinées d’un style et d’un contenu
entièrement neufs (voir Bizarre n°32-33 consacré à la Littérature illettrée),
inventeur d’une écriture phonétique superbement impraticable (voir Cahier
du Collège de Pataphysique, n°25, an 84 = 1956), auteur de scénarios
copieux qui se remarquent par une distribution somptueuse réunissant les
plus illustres comédiens morts et vivants, esprit hétéroclite et fertile, Jean
Linard détenait le secret de susciter la correspondance de Boris, et aussi son
irritation mi-sincère, mi-feinte, toujours féconde et soigneusement
entretenue pour la plus grande joie de Jean Linard et la sienne propre. «Tous
les moyens m’étaient bons, avoue Jean Linard, pour provoquer des lettres
assez gorgées de vigueur chez l’individu en question.»
Cher maître
Vous méritez une certaine quantité de coudpiéokûs pour votre
égocentrisme incroyable. De quel droit vous imaginez-vous qu’une
humeur de ma part peut être due à votre présence? Ignorez-vous
que d’autres problèmes, et des plus élevés, me tracassent? Et qui
vous permet de rapporter à vous-mêmes ces jeux de physionomie
que tout créateur génial est forcé de subir sous la conduite de son
démon intérieur? Allez, monsieur, vous êtes un troudûcû, et je
parle thibétain pour ne pas vous vexer. Espèce de khon, c’était bien
la peine de m’envoyer un timbre pour m’obliger par l’idiotie de ta
prose à te le réexpédier sur une enveloppe.
Je vous salue bien Boris.
Familier de Boris à Paris de 1948 à 1951, puis installé à Vesoul, Jean
Linard réussit à imposer à son redoutable correspondant le rite des souhaits
mutuels d’anniversaire:
à monsieur jean Linard
en réponse à une lettre commentant le silence
gardé par le soussigné au reçu d’une sorte de ballade
traitant des sorcières au singulier et soi-disant écrite
par le dit Linard pour le 31è anniversaire de
Boris Vian, de la compagnie de jésus
Monsieur
Que voulez-vous que répondît un écrivain adulé, encensé
parvenu, même, au faîte de la gloire si ce n’est à celui de la fortune,
à un quidam de votre espèce, lequel, non content d’accabler le
susdit des sarcasmes du plus mauvais goût, s’accorde
périodiquement la liberté de lui écrire, et sur quel ton! Outre, vous
n’ignorez point que se trouvant plus ou moins demeuré en ce qui
concerne la lecture musicale, le quidam dont il est question dans la
première ligne et non celui à qui le discours s’adresse, n’a pu,
certes, recueillir toutes les vibrations qui eussent été inhérentes à
l’audition du morceau de sorcellerie, ce dernier se fût-il trouvé
joué en présence de l’impétrant, ce qui n’eût d’ailleurs constitué
que la moindre des politesses. Mais non, vous préférâtes, inondant
les portées de vos graffiti sans envergure, remettre au parchemin le
soin de traduire vos efforts pour une élévation vers le beau —
efforts louables en tant qu’efforts mais du résultat desquels nous
ne pouvons juger à fond, je le répète, pour les motifs ci-dessus
esquissés. Que si vous aviez pris la peine (je prends bien, moi, celle
de n’aller jamais vous voir !) de gravir les marches dont la
succession constitue à mon talent un piédestal provisoire, car
insuffisamment haut, vous vous tussiez trouvé à même, par le
truchement des cordes harmoniques que vous taquinez — non sans
une touche de prétention — d’exposer par le menu vos conceptions
de la ballade; et j’aurais, moi, pu juger sur preuves. Mais en
l’absence d’une démonstration de ce genre — de celles, pourtant,
que se donnent le mal de prévoir les représentants en aspirateurs,
et ceux-ci ont la modestie de ne pas trop croire à leur musique — je
reste dans l’expectative la plus prudente et me borne à vous
répéter que tout ce qui précède n’empêche point,
malheureusement, que je vous estime encore, tant est grande ma
vertu chrétienne, et que j’espère avoir de vos nouvelles si tant est
qu’il vous intéresse de m’en donner.
A vous, du sentiment le plus valable, Boris Vian
Ce 31 mars 1951
P.S. J’ajoute une chose; à la base, il y a un peu de malveillance à
rappeler à un pauvre trigintenaire la date à laquelle il vient de finir
un pas sidéral de plus vers le total de son existence.
Le 2 avril 1951, le ton s’élève et franchit les cimes:
Mon excellent sire
La formation d’un jeune esprit — fût-il le vôtre — devrait, je le
reconnais, requérir plus de soins de ma part et c’est à ce titre que
je souscris au verdict implicite dans votre récente épître, j’entends
celle du 31. Certes j’aurais dû vous signaler le Grand Horloger;
d’autant qu’il s’agit là de la première traduction mise à mal par
mes soins, ce qui donne un intérêt historique à cette publication.
Mais diverses considérations me retiennent toujours sur le point de
vous signaler mes productions d’un index d’orientateur : l’impact
que risque de produire sur la mentalité des faibles le choc du Beau,
n’est-il pas dangereux de le péter et de le répéter? Voilà les
cogitations qui m’étreignent lorsque, penché sur cette table de
travail dont la surface chaotique est le miroir phydèle de mon âme
complexe, je médite sur nos étranges reltions, coupées des points
lumineux d’exclamation de l’absence passagère et empreintes d’on
ne sait quelle marque bizarre et lunaire qui doit tout son vague à
l’état économique du monde actuel, lequel nous impose la visite
entrecoupée, le logement distant, et la course aux feuilles d’un
mètre par des moyens peu propres à faciliter les échanges
intellectuels. Il n’importe, nous vaincrons parce que nous sommes
les plus paresseux, et nous tiendrons parce que nous sommes les
plus entêtés. Qu’importe, également, au regard de cette assurance
nôtre, les variations éventuelles du milieu extérieur? Un jour, vous
avez un parapluie, le suivant non; en quoi cela empêche-t-il Paul
Claudel d’être un vieux con ? Les vérités fondamentales restent
telles, et ne subissent pas le caprice de leur conditionnement; c’est
ce qui doit vous donner la force de tolérer que je ne sois pas encore
le président des Etats-Unis Mondiaux; mais la chose viendra, vous
le savez comme moi.
Voilà. Continuez de votre mieux, je veille sur vous d’un œil
vigilant et empreint de bienveillance. Ne vous découragez pas,
mangez des nouilles et évitez l’ennui — c’est tellement banal de le
ressentir que je me demande comment, un temps de ma vie, j’ai pu
sacrifier à cette coutume infâme. Il est vrai que les conditions
économiques, fauteuses, seules, de la maladie que l’on nomme
travail, sont plus faciles à combattre que les conditions mentales,
lesquelles s’abritent souvent fort bien sous des masques objectifs.
Ne vous y fiez plus.
Je vous en serre des douzaines.
Boris Vian.
Cinq jours plus tard, Boris tance vertement Jean Linard au sujet d’une
guitare dont ledit Jean Linard l’avait heureusement débarrassé et lui expose
quelques idées fondamentales d’éthique sociale et d`économie politique :
Mon cher ami,
Ah, certes, le tour est beau, et vous paraissait sans doute bien
combiné. Vous me délivrez, un jour, de façon anodine et peut-être
même furtive, d’un exécrable et rebutant objet pendu au mur à
seule fin de décoration (?) ; puis je respire, mon thorax velu
s’épanche enfin en des épanouissements avides ; je regarde mes
doigts de gauche et je vois les traces infâmes de cordes-scies céder
à une nouvelle et lisse et jeune peau striée de remplacement
marquée à mes empreintes personnelles. Vous m’écrivez, sans m’en
parler. L’idylle continue, en somme (ce ne sont pas les divagations
fumeuses de votre cerveau effervescent et toutes ces pensées que
vous me prêtez, comme si j’allais les accepter, qui peuvent y faire
grand-chose).
Je reçois ces lettres, je les lis avec intérêt, j’y réponds d’un cœur
sincère, et brusquement, comme une bombe, voici que vous venez
me faire chier (et en écriture pseudo-phonétique, encore) avec une
guitare que je vous aurais remise à fin de vente; mais je vous vois
venir, mon petit, je vous vois venir. D’abord vous me dites que c’est
pour un copain — je me trotte les paumes, tel Ponce Pilate aux
croisades, et je pense : jamais je ne le connaîtrai. Voici maintenant,
ignoble renégat, que vous lui fourguâtes la vôtre? Bon. Donc la
mienne est chez vous, ça va, je comprends. Parfait. Mais au
moment où je tâche à me rassurer un peu, c’est maintenant un
tissu de lamentations séniles (conçues à seule fin d’emmêler ma
comprenette déjà pas trop fameuse en ce moment) d’où je crois
pouvoir déduire d’une part que vous allez me la payer, d’autre
part que vous ne pouvez pas me la payer immédiatement ? Alors,
vous croyez que je suis, trop idiot pour comprendre la résultante ?
Que vous allez me rapporter cette ordure ?
Linard, je vous le dis tout net, j’ai tenté avec vous la franchise,
la tendresse, les bons sentiments; mais rien ne s’accroche à votre
cœur glissant comme un savon cadum mouillé de sperme. Linard,
je serai ferme : à la «première tentative que vous ferez de me
rapporter cette guitare , je vous sonne. Et à coups de pompe dans
les molaires, procédé que je répugne d’ordinaire à employer sinon
avec les chevaux. Mais auriez-vous juré de me rendre fou ? Et ne
me bassinez pas avec votre argent, vous me parlez tellement
d’argent que vous finirez par me faire croire que moi, j’en ai. Mon
pauvre ami, si j’en avais, j’aurais depuis longtemps une bonne
guitare, comprenez-vous; mais une bonne guitare, ça vaut vingt-
cinq billets et quoi que vous puissiez insinuer, je ne suis plus,
depuis longtemps, de ces gens qui ont vingt-cinq billets.
Non, décidément, Linard, vous êtes un assez sale type. Vous me
parlez de repas? Ne pouvez-vous en parler avant et venir en
prendre un ici? C’est, je le regrette, la seule chose que le puisse
vous offrir! Mais naturellement vous aurez à cœur de m’en
demander d’autres, de me demander par exemple, les qualités que
vous opposez à mes défauts imaginés — ce qui est d’un humour
facile, mais assez bas, tout au septième que vous habitiez. —
D’ailleurs cette flèche du parthe elle-même ne me touche guère :
moi, je vais avoir une chambre au huitième. Ah !
Et sur ce, je reste votre serviteur dévoué.
Résumé : 1° gardez cette ordure.
2° ne me faites pas chier avec ces histoires de pognon et gardez
le dit pognon pour bouffer.
3° Je vous tiens malgré tout pour un brave homme.
Boris Vian.
UNE PEDAGOGIE TERRORISTE
Boris Vian venait de quitter le 98 faubourg Poissonnière et s’était installé
tant bien que mal dans un logement exigu au dernier étage du 8, boulevard
de Clichy. C’est la qu’il fit la connaissance d’Yves Gibeau. Celui-ci, qui
avait passé sa jeunesse dans les enfants de troupe, écrivait alors son roman
Allons enfants…
Boris s’était pris d’affection pour Yves Gibeau, une affection inquiète et
lucide. «C’est curieux, disait-il, il est révolté, mais seulement dans la
mesure où les satisfactions petites-bourgeoises lui sont refusées.» Vision
prophétique, puisque Yves Gibeau — qui exécrait l’armée — finit par
épouser la fille d’un officier supérieur. Boris aurait voulu l’empêcher de
glisser sur cette pente, et pour cela il employait la «terreur». Il suffisait
qu’Yves Gibeau allume le chauffage pour que Boris l’accuse d’aimer le
confort douillet du XVIè arrondissement. Si Gibeau achetait un litre de vin
du Postillon, Boris protestait : «Ah, ah! tu achètes du Postillon parce que tu
es conditionné par la Société», et Yves Gibeau, qui posait à l’anarchiste,
changeait aussitôt de marque.
Ecrivain débutant, Yves Gibeau avait la hantise des répétitions. Il donnait
ses manuscrits à lire à Boris, le chargeant de relever toutes les répétitions
qui pouvaient se trouver dans la même page, voire dans le même chapitre.
C’était de la paranoïa : deux fois le même mot dans le même chapitre et
Gibeau s’effondrait. Alors Boris cherchait les synonymes, les équivalences,
non sans se moquer de ce super-académisme chez un homme qui écrivait un
livre sur les enfants de troupe. Yves Gibeau lisait tous les prix Goncourt,
Boris l’interroge : «Mais enfin, pourquoi achètes-tu les prix Goncourt?» et
Gibeau répond : «Tu comprends, c’est bien écrit, c’est bon d’avoir tout ça
dans sa bibiliothèque.» Il est vrai qu’il lisait aussi Fantomas, ce qui le
réconciliait avec Boris.
Un jour, Gibeau arrive, très fier : «J’ai acheté un magnétophone; une
affaire formidable : un magnétophone à fil.» Boris le douche : «Eh bien,
mon vieux, tu t’es fait posséder; le magnétophone à fil c’est complètement
démodé; les enregistrements s’effacent d’eux-mêmes; ça ne vaut rien du
tout.»
Gibeau était tout triste, mais le magnétophone était là, autant s’en servir.
Yves Gibeau invite Boris chez lui. «Tiens, on va enregistrer quelque chose»,
dit Boris, et il tire, au hasard, de la bibliothèque de Gibeau un des volumes
de la Petite Illustration, le feuillette un instant et s’arrête sur le Premier
Couple, une pièce jouée en 1921 avec Albert Lambert en peau de bête. Et
cette pièce en un acte fut intégralement enregistrée. Il n’y avait qu’un seul
exemplaire du texte et les «acteurs» (Boris, Yves Gibeau, et Claude Léon)
se repassaient le volume de réplique en réplique. Boris assurait le bruitage :
une boîte d’allumettes expertement agitée simulait l’allumage du feu et la
montée des premières flammes (on a compris que le drame se déroulait à
l’âge de pierre). Peut-être reste-t-il quelque chose de cet enregistrement du
Premier Couple : il est digne de figurer dans les archives de la Comédie
Française.
SUR LE POT-AU-FEU
Durant les années qui suivirent la libération, ce qu’on nommait alors «le
ravitaillement» ne progressait qu’à pas menus par rapport à ce qu’on
qualifiait de «pénurie» ou de disette sous l’occupation nazie. Boris Vian —
nous l’avons déjà dit et tous les témoignages concordent — était doté d’un
appétit féroce, et la musique — même créatrice de beignets américains,
deux ou trois fois par semaine — ne lui suffisait pas : il lui fallait du
consistant, et le consistant était rare. A Claude Léon, qui lui faisait part des
difficultés du «ravitaillement», Boris dit un jour : «J’ai résolu le problème.
Je prends un grand pot-au-feu, j’y mets de l`eau, des légumes crus, de la
viande et je fais bouillir. Quand c’est cuit on en mange et puis on rajoute des
légumes crus et de la viande dans l’eau restante et on continue toute la
semaine. C’est le pot-au-feu hebdomadaire, en ce sens qu`il dure toute la
semaine».
SUR LE BŒUF-MODE
Il ne faut pas croire que Boris n’était pas un gourmet, ajoute Claude
Léon. Ce soupçon ne nous effleure pas : seul un gourmet pouvait réinventer
le «fond-de-sauce», secret de la haute cuisine C’est Boris Vian qui initia
Claude Léon aux joies du «Gouffé», ce livre de cuisine des plus savants et
des plus raffinés (Le Livre de Cuisine par Jules Gouffé, Hachette, 1867).
Que Gouffé ait été «officier de bouche du Jockey-Club», voilà déjà qui
réjouissait Boris. Par-dessus tout, il appréciait dans le «Gouffé» la précision
des dosages. Alors que la plupart des ouvrages culinaires emploient des
formules vagues (vous mettez un peu de ceci, un peu de cela), le Goufffé
vous .dit : vous mettez trois grammes de sel, dix-huit grammes de cumin, un
centilitre de madère, 1 kilos 600 de macreuse, etc… Les recettes sont
scientifiques. Le «Gouffé» flattait chez Boris l’ingénieur épris de calculs
rigoureux.
Le ragoût de mouton traité à la Gouffé, et aussi la tarte aux pommes à la
façon du maître eurent souvent les honneurs de la table des Vian, mais de
tous les plats géniaux, inventés ou perfectionnés par Gouffé, le préféré de
Boris était sans doute le bœuf-mode froid.
Au lunch de son mariage avec Ursula, ce fut un bœuf-mode à la Gouffé
qu’on servit, un bœuf-mode grandiose présenté dans une profonde et large
bassine emplie à ras bord.
Boris n’imaginait pas de festins qui ne fussent inépuisables. La Fête,
pour lui, fête de l’esprit ou des sens devait toujours battre son plein. On
retrouve dans tout ses livres ce rabelaisianisme qui confine au «potlatch».
Et le Gouffé est le modèle, le moteur et le symbole de la frairie
plantureuse et délicate. Nicolas de L’Ecume des Jours se prévaut d’une
référence insurpassable: il est un «disciple de Gouffé»… et il porte un
chandail à col roulé dont le jacquard dessine un saumon à la Chambord, tel
qu’il apparaît à la page 607 du Livre de Cuisine de Gouffé. Dans L’Automne
à Pékin, l’interne du Professeur Mangemanche lit «un bon livre» : La vie de
Jules Gouffé par Jacques Loustalot (le Major) et Nicolas (qui est
évidemment le Nicolas de L’Ecume des Jours)
A L’USAGE DES 13-19
Les recommandations qui suivent auraient trouvé place aussi bien au
chapitre du Directeur artistique. Le texte était en effet destiné au verso de la
pochette d`un disque édité par la maison Philips. Dans la note intérieure de
transmission de ce texte, Boris écrivait :
Ci-joint le texte pour la pochette du disque «Surprise partie
pour Adam et Eve». Je vous suggère d’adopter pour le verso de la
pochette une composition verticale en deux colonnes avec, en haut
des «Conseils aux Nièces», un portrait ovale de l’oncIe Gédéon
Molle, et, en haut des «Conseils aux Neveux», un portrait ovale
idem de la tante Amélie. Pour le titre du disque, je ne sais pas bien
: peut-être «Surprise complètement Partie» ou «Un Drink chez les
Croulants», ou «Tout le monde y sera», ou «Ça va chauffer», ou
«Interdit aux Rhumatisants», ou «Roulez vos tapis», ou «Les
parents ne seront pas là», bref enfin choisissez et si ça vous plait
pas on vous en enverra d’autres, en cent trente de largeur. Peut-
être que «Half and Half» va, ou «Mi-fille mi-garçon», ou «La Mort
du Capitaine», mais i’insiste pas pour le dernier, qu’est triste. Bref,
c’est tout.
Votre petit pote
Boris.
P.S. Il serait bon de mettre des signatures manuscrites de l’oncle
et de la tante en bas de la composition, et des fleurettes
romantiques.
Pour deux raisons : que les «Conseils» ne furent pas retenus ; que leur
valeur éducative dépasse largement leur objet initial, nous les donnons en
conclusion du présent chapitre sur Boris Vian «Pédagogue».
CONSEILS À MES NIECES
Premier conseil : la boisson.
D’abord, rappelez-vous ce qu’est une surprise-party : une
réunion où personne n’est surpris et où personne n’est parti… en
principe. J’entends «parti» au sens alcoolique du terme : sachez,
mes chères nièces, qu’il est de mauvais ton pour une pucelle de
boire plus que de raison. Ne dépassez donc pas la demi-bouteille de
whisky. Et je précise : que ce soit du scotch. Le whisky américain
(bourbon ou rye), comme le cognac, laisse le lendemain une forte
migraine, et vous interdit en somme de faire deux surprises-parties
de suite, ce qui est fâcheux. Le scotch s’adresse, naturellement, à
celles d’entre vous qui ont des idées de gauche. Au cas où la droite
vous attirerait plus, la vodka est un excellent produit qui, lui aussi,
laisse peu de traces.
Ne prenez pas pour contradiction le fait de boire, en fonction de
vos opinions politiques, le liquide de l’en*nemi. C’est grâce à ces
petits rééquilibrages à l’échelle individuelle que notre globe doit de
n’avoir point encore sauté.
Deuxième conseil : la toilette.
Les blue-jeans sont la tenue la plus commode pour une de ces
surprises-parties moyennes où tout le monde finit au poste de
police. Si vous désirez vraiment vous singulariser, vous pouvez
choisir une robe simple dans l’armoire de votre mère. Evitez les
blue-jeans si vous avez plus de cent six de tour de hanches. Au cas
où vous auriez l’intention de vous livrer à des danses animées (ces
rocks et autres fariboles qui ne réussiront jamais à détrôner le
cake-walk et le galop de nos pères, autrement sportifs), je ne
saurais trop attirer votre attention sur la nécessité de porter un
soutien-gorge extrêmement solide et surtout sans élastique dans le
dos. Si la nature, en sa clémence, a évité de vous alourdir de ce
côté, c’est tout avantage, mais prenez garde à ces deux dangers
éternels, la force centrifuge et l’inertie.
Troisième conseil : le flirt.
Vous êtes venues à cette surprise-party pour flirter, ou, comme
vous dites élégamment dans votre jargon moderne, pour vous
«faire» untel ou untel. Sachez qu’iIs sont venus exactement dans la
même intention. Aussi, bannissant toute hypocrisie, déclarez vos
intentons sans circonlocutions sottes à l’objet visé. Cela lui évitera
de perdre son temps, et il a un examen à préparer. Il serait juste,
puisqu’elles votent, que les femmes prissent leurs responsabilités.
Votre grand-oncle Gédéon Molle
CQNSEILS À MES NEVEUX
Premier conseil : l’esprit.
Vous le savez, mes chéris, l’esprit a toujours été la plus jolie
parure d’un garçon et vous n’avez certes pas besoin de mesurer
des kilomètres de tour de poitrine pour nous séduire, nous autres
les femmes. Ce que nous trouvons le plus troublant chez un
homme, c’est sa conversation. Peu importe ses biceps du moment
qu’il est capable de nous soulever, dans notre robe d’organdi léger
qui nous fait paraitre papillons diaphanes, afin de nous faire
franchir dans ses bras le seuil de la chaumière de rêve où, le
lendemain du bal, après une demande en bonne et due forme, il va
nous entrainer pour l’amour et pour la vie, pour le meilleur et
pour le pire, pour la Patrie et pour la République.
Mais où en étais-je ? Manifestez votre esprit de façon discrète.
Si votre cavalière, au hasard de la conversation, s’exclame par
exemple : Ce que l’on doit être bien dans les bras de Morphée…
soupirez, d’un ton négligent : — Saviez-vous que c’est mon
prénom ?
Vous aurez gagné la partie. A vous d’aiguiller votre partenaire
de façon qu’elle vous force à déployer les ressources ailées de ce
qui dort en votre jeune encéphale.
Deuxième conseil : l’argent.
Je vous parle en notre nom à toutes : l’argent, sachez-le, ne nous
intéresse pas. Un appartement, quelques domestiques, une
propriété à la campagne, une petite voiture élégante et des
vacances à Capri ou Palma de Mallorca, et nous voilà vite
satisfaites. Que votre Cadillac ou votre Jaguar ne vous donne pas
de complexes : Dieu merci, nous savons faire la part des choses et
ne souffrirons nullement de voir nos amies plus favorisées rouler
en Bentley ou en Continental.
Evitez les sujets d’argent. Il nous suffit d’un coup d’œil pour
nous apercevoir que votre chronomètre est signé Patek Philippe ou
Ulysse Nardin, que votre complet a été coupé chez Bardot, que vos
chaussures sont faites à vos mesures rue Marbeuf et que votre
cravate porte le petit label de Sulka.
Parlez-nous d’amour; cela nous comblera.
Troisième conseil : le flirt.
Vous êtes venus à cette surprise-party pour flirter, ou, comme
vous dites élégamment dans votre jargon moderne, pour vous
«farcir» unetelle ou unetelle. Sachez qu’elles sont venues
exactement dans la même intention. Aussi, fuyant toute franchise,
déclarez exactement le contraire de vos intentions, avec de sottes
circonlocutions, à l’objet visé. Les femmes adorent perdre leur
temps et elles se flchent de leurs examens, qu’elles réussissent avec
leur seul décolleté. Il serait juste, puisqu’elles ne vont jamais voter,
de leur enlever leurs responsabilités.
Votre grand’tante Amélie de Lambineuse
P.C.C. Boris Vian.
L’homme du monde
L’ART D`ETRE UN GENDRE
Aucune relation directe ne nous est parvenue de l’entrevue de Boris Vian
avec les filles de généraux versaillais (voir notre chapitre de Capbreton).
Usa-t-il envers elles du baise-main ou, à la hussarde, de la claque sur les
fesses? nous ne saurions, faute d’un témoignage digne de foi (le sien), nous
prononcer. De cette lointaine époque, il demeure, de la main de Boris, un
récit coloré de ses visites protocolaires à la famille de sa première fiancée,
M… D… :
Dieu! dire que j’étais fiancé! Et agréé par les parents et tout ça.
Drôles de parents, pas pires, bien sûr. Un signe, son père rédacteur
d’un journal d’aéronautique que possédait son oncle, le riche de la
famille — l’oncle de M…, le frère de sa mère pour préciser, un
gars à particule de mes deux avec une Polonaise pour épouse plus
ou moins morganatique (qu’-est-ce que ça veut dire ce mot-là c’est
insensé ce qu’il me vient sous l’Iridium). Toc! Je me rappelle, un
flash de plus, une pièce de théâtre vue avec la celle de l’oncle — de
Michel Duran. Nous ne sommes pas mariés. Il y avait Michèle Alfa
et sur scène une fille à poil. Audace! Oh! J’ai un souvenir vague de
l’oncle, de sa bonne femme aussi, je crois que si j’avais été moins
cul, elle m’aurait plus intéressé que sa nièce, elle a dû me prendre
pour un empaffé terrible…
Le salon chinois de la mère D…, la maman de M…, ,une blonde
au nez pointu toujours excitée, avec souvent un foulard sur la tête,
pas mauvaise bougresse au tond.
Qu’est-ce que ça aurait bien pu donner si j’avais épousé M… ?
Je me demande ça quelquefois.
Je crois que je serais devenu plus con. Pas que je ne le sois pas,
mais ma connerie actuelle me satisfait totalement… Une connerie
qui finit bien.
Le père de M…, il avait un accent toulousain à couper au quoi.
Un truc original qui coupe. Sécateur. C’est pas original. Au
couteau, tiens. Et deux surépaisseurs de nez. Un nez à joues, en
quelque sorte. Lui, il ne me blairait pas tant. Un gendre futur ça
doit avoir une auréole de capitaine d’industrie. On se marie pas si
jeune, surtout. J’étais jeune, et elle à peu près pareil. Il vaut mieux
une différence, du point de vue du père. Le père, il a pas envie de
douiller, d’abord. Je crois que ses trois gonzesses l’abrutissaient
bien; j’ai pas parlé de la petite, la sœur, une brune aux seins en
poire atroces à douze ans elle avait une poitrine de Sénégalaise,
c’est à mon frère Bubu qu’elle plaisait bien, pourtant lui mon aîné.
Il avait raison. Oh, cette sœur, elle s’appelait J…, un poison.
Excitée comme une sauterelle. Sa gueule me plaisait pas, l’air
d’une moricaude — mauricaude, je veux dire, d’une fatma, mais
d’une pas jolie, sans menton assez. Elle pigeait bien plus que sa
sœur, elle devait se faire mettre la main aux fesses dix fois plus
aisément, c’est normal, la plus jeune profite de l’aînée.
UNE TARTE PHILOSOPHIQUE
En 1945, les surprises-parties qu’organisaient les Vian dans leur
appartement du Faubourg Poissonnière avaient été baptisées, «tartes-
parties». En effet, l’élément solide à consommer, c’était la tarte; Michelle
Vian faisait des tartes; Madeleine Léon faisait des tartes. Les tartes de
Madeleine étaient à base de compote de pomme et de crème de marron, et
cette composition originale plaisait beaucoup à Boris Vian.
Dans l’histoire des idées, la tarte-partie du jeudi 12 décembre 1946
s’inscrivit en lettres rouges. Ce jour-là se trouvaient réunis, autour de Boris
et de Michelle, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Albert Camus,
Maurice Merleau-Ponty, Raymond Queneau, Lefèvre-Pontalis, Paule Allard,
Jacques-Laurent Bost, Alexandre Astruc, Jacques Lemarchand, Le Major,
Teymour Nawab, Jean d’Halluin, Claude Léon, etc.
Tandis que Boris surveille les tartes à la cuisine en compagnie de Simone
de Beauvoir, une vive discussion s’élève dans la salle à manger entre Camus
et Merleau-Ponty. Le ton s’élève et les propos verdissent. Les deux
compagnons de tarte vont en venir aux mains, on s’interpose : il est trop
tarte. Les excommunications majeures ont été`prononcées de tarte et
d’autre. Jacques Lemarchand et Lefèvre-Pontalis ne peuvent que hocher la
poire en répétant tristement : «Ce divorce devait arriver! ce divorce devait
44
arriver!». Camus est parti en claquant la porte . Sartre le poursuit dans la
rue, tente de le calmer. C’est peine pendue : Camus refuse de revenir à sa
tarte. Sartre renonce et rejoint la sienne. Boris lui, nullement gêné, constate :
«Enfin, il s`est passé quelque chose.»
La rupture était consommée, elle n’était pas seule dans ce cas : nombre
de verres l’avaient précédée, d’une boisson traîtresse, célèbre spécialité de
Boris Vian, un pseudo-Alexandra fait de vermouth, de gin et de lait Gloria.
Comme le lait Gloria au contact du vermouth, la conversation de Camus
avec Merleau-Ponty avait rapidement tourné à l’aigre. Et Claude Léon de
conclure, vingt ans après, confondant d’ailleurs la querelle Camus-Merleau-
Ponty et la querelle Sartre-Camus de beaucoup postérieure, confusion aussi
amusante que symptomatique, mais que nous avons cru bon tout ide même
de rectifier : «Nous n’avions pas attaché une importance exceptionnelle à
cette querelle. Les grands événements au niveau de la philosophie ne sont
pas forcément de grands événements au niveau de la tarte-partie.»
LA STATUE DE JEAN-PAUL SARTRE
Boris Vian ne désespérait pas de réconcilier les deux adversaires au cours
d’une cérémonie solennelle dont le héros eût été Jean-Paul Sartre, leur
maître commun.
Pour les journalistes qui, beaucoup plus tard, I’encenseront quand un
Prix Nobel en aura fait, à son corps défendant, un bon serviteur de la Patrie,
Jean-Paul Sartre n’est alors qu’un personnage douteux — sous la plume des
modérés, un monstre — chez les spadassins de la vertu nationale, un
philosophe de barrière, le chef d’un gang d`éphèbes crasseux, l`Ahriman du
Tabou (où il ne mit les pieds qu’une seule fois, et il avait les pieds propres).
On conçoit donc de quel éclat se fût entourée l’érection de la statue de
Jean-Paul Sartre si le projet de Boris eût abouti. Projet qu’il étudia avec tout
le sérieux requis en cette sorte d’entreprises : une note annexe montre qu’il
avait engagé des démarches afin de s’assurer le concours (indispensable)
des enfants des écoles.
Raymond Queneau, Merleau-Ponty, Lefèvre-Pontalis, Jacques
Lemarchand, Paul Braffort, Jacques Prévert, Pierre Emmanuel, Paul
Claudel, Gaston Gallimard, Paule Allard, Alexandre Astruc, Jacques-
Laurent Bost, Maurice Nadeau, Raymond Las Vergnas, Jean Paulhan, Paul
Eluard, Violette Leduc, Mouloudji, Colette Audry, Jean Genêt, Albert
Camus, Marc Beigbeder et quelques autres étaient donc les destinataires de
la circulaire suivante :
Messieurs,
Le Comité pour l’érection permanente de statues aux Gens de
lettres vivants, comité dont la composition est tenue
rigoureusement secrète vu les dangers que comporte l’exécution de
son programme, vous convie à assister à la mise en place de la
statue de Jean-Paul Sartre le… à… en face de I’Institut sur le socle
abandonné lâchement par…
Il y aura un petit concert de musique martiale comportant
notamment l’exécution, en première audition, de la Marche
existentialiste, par la clique. On compte également sur la
participation gracieuse des gardiens de la paix à cet exercice qui
n’est qu’un prologue : le comité se propose en effet d’élever dans
un avenir très proche, des statues à Messieurs Alexandre Astruc,
Aragon et Madame Triolet, Koestler, Paul Claudel, Pierre
Emmanuel, Raymond Las Vergnas.
Les trois demières seront recouvertes d’un blindage
particulièrement soigné exécuté en ciment volcanique de la maison
Lambert frères, en raison de la nature des projectiles qu’elles
semblent appelées à recevoir. Nous espérons pouvoir compter sur
votre présence ainsi que sur celle de vos amis et vous prions
d’agréer l’assurance de notre considération partielle (la portion
résiduaire étant réservée aux amis susnommés).
N.B. — Une tenue officielle est recommandée.
Description sommaire de la statue
La conception de l’œuvre est due à Edmond Cloche, Bourrelier.
Le philosophe y est représenté sous les traits d’un gracieux
adolescent, assis sur un gros bloc de néant et tenant une lettre,
allusion fine à l’œuvre la plus prisée de l’écrivain, le Mur. Ses
disciples devaient primitivement l’entourer, mais le plâtre est cher,
et on les a remplacés par un petit feston. L’exécution de l’ouvrage a
été menée à bien par un groupe de sculpteurs célèbres parmi
lesquels Paul Landowski, de l’Institut, Jules Lapipe, marchand de
journaux, Maître Gastaldi, notaire, Gaston Gallimard, éditeur, et
Raymonde Pigne, masseuse au Grand Neuf.
Participation aux frais
Nous ne vous demanderons aucune participation aux frais.
Toutefois, si vous êtes célèbre, envoyez-nous un autographe
d’acquiescement, nous le revendrons. Si vous désirez avoir une
statue, indiquez-nous le piédestal désiré (déjà dégarni de
préférence) et le poids de plâtre que vous estimez nécessaire.
LES COCKTAILS GALLIMARD
Quoique Gaston Gallimard s’abstint encore de faire appel au personnel
des cirques ambulants, du type Princesse Soraya, les réceptions qu’il
donnait dans son hôtel de la rue de l’Université passaient déjà pour une des
grandes attractions parisiennes.
Boris Vian, auteur-maison, traducteur-maison, ne pouvait manquer d’être
invité à ce qu’on nomme bizarrement des «cocktails» alors que les seules
boissons dont on prive la clientèle sont précisément les cocktails.
Le calendrier des cocktails Gallimard est aussi connu que celui des Fêtes
légales et mobiles ou des garden-parties de l’Elysée. Quand on le rapproche
de la chronologie des mondanités marquantes auxquelles Boris se rendit
depuis son entrée dans la vie publique, on s’aperçoit qu`en effet il en fut un
assidu, comme il l’expose — avec les motifs ! — dans cette note inédite du
10 novembre 1951 :
Gallimard. Le bien-connu de la rue Sébastien-Bottin. Un jour
de cocktail. J’étais prié de bien vouloir honorer ces réceptions de
ma présence en considérant comme strictement personnelle cette
invitation qui sera demandée à l’entrée. Je la sais pas par cœur. Je
recopie. Parce que j’en ai une, là, sur mon bureau — table est plus
juste — pour les jeudis 15 novembre, 13 décembre et 17 janvier.
17, rue de I’Université. Métro Bac. C’est sur la carte. Il a que des
potes miteux, Gaston, à le croire. «Métro» Bac… Et l’autobus, non
?
Il y avait un monde à crever, comme toujours. Et la ruée sur le
buffet. C’est marrant. Infantiles, les gens de lettres? Moi je me
ruais comme ça quand j’avais quatorze ans. Et on se fourrait de la
crème plein les pattes; prétexte pour saisir la nappe et la
cochonner en la .pinçant entre ses doigts et en disant : quel beau
tissu !
Chez Gaston, j’y vais le plus souvent. C’est une occasion de voir
des potes ou des gens qu’on ne voit guère; parce que les potes, il y
en a pas tant. Lemarchand, j’aime bien le voir chez Gaston. El des
moins fréquents; ou Gréco et Cazalis, Lise aussi, Deharme. Et
Bouthoul. C’est la salle ronde avec les portes-fenêtres sur la jolie
pelouse carrée et les ruines du Parthénon appelées aussi galerie de
l’art brut. Que celui qui n’a jamais été dans une galerie et qui n’a
pas les moyens de lui lancer des billets de mille jette la première
pierre à Gaston. C’est les groupes et les discussions vachement
pertinentes, et c’est très très marrant. Quand on aime ça. Et les
petits tours au jardin et les petits tours au buffet et ceux qui sont
pleins d’aisance et qui connaissent tout le monde. Et ceux qui sont
timides et qui regardent tout le monde en se découvrant
moralement devant les plus vieux et les plus gâteux, c’est terrible,
les cocktails de Gaston. J’aime bien y aller quand même, je répète.
Surtout pour voir Merleau-Ponty en petit four.
Les voyages et les vacances
Tant Boris possédait son jazz sur le bout des doigts, personne ne
s’étonnerait qu’il ait fait en Amérique plusieurs séjours studieux. Il
connaissait bien la littérature américaine et sut l’imiter avec un naturel si
parfait qu’on l’imagine volontiers s’abreuvant aux sources. Il parlait
l’anglo-américain comme un qui l’avait pratiqué chez les autochtones. Ses
traductions d’ouvrages américains, y compris celle des mémoires du
glorieux général Bradley, passent pour excellentes et, quand on sait à quelle
vitesse il les expédiait, on se dit qu’il y fallait une expérience consommée
de la langue et des mœurs. Enfin, la préface de l’Ecume des Jours, datée
Memphis 8 mars 1946, Davenport 10 mars 1946, confirmait
péremptoirement l’installation de Boris Vian aux Etats-Unis pendant une
période minimale de 48 heures. En fait, il n’y mit jamais les pieds, et tout
biographe doit s’en convaincre en dépit de cette indication laissée par Boris
le 31 décembre 1953 (une saison choisie pour ce genre d’exploits) :
Traversé I’Atlantique à la nage.
Qu’il n’ait pas foulé un arpent de terre américaine, c’est bien là le
surprenant. Si en 1946 le voyage d’Amérique n’était pas à la portée du
premier Européen venu, dépourvu de passeport diplomatique et de frais de
mission ministériels, il n’en était plus de même en 1957, 1958 et 1959,
surtout pour ceux qui exerçaient, comme lui, une profession (la chanson, le
jazz, les variétés, le disque) reposant sur de larges et constants échanges
avec l’Amérique.
Il ne semble pas que Boris se soit beaucoup échiné à se rendre aux Etats-
Unis. Ce pays, qu’il aimait dans sa littérature, dans sa musique, ne l’attirait
pas autrement, et littérature, musique on les lui apportait à domicile.
Au fond, il n’avait pas le tempérament pérégrinateur. Ce qui lui plaisait
dans l’automobile, c’était la mécanique (la Brazier) ou la vitesse (Ia
Morgan) : on peut en jouir au garage ou sur un autodrome. Et le moindre
obstacle lui faisait rebrousser chemin, eût-il de longs jours préparé son
voyage et arrimé soigneusement les bagages sur la voiture en vue d’une
évasion de *plusieurs semaines loin de a capitale. Ursula n’était pas trop
contente quand Boris décidait, devant l’autoroute encombrée ou après une
empoignade avec un flic, de rentrer aussitôt cité Véron et de renoncer aux
vacances.
Quant au train, qu’il emprunta souvent comme tout un chacun, il avait
fini par l’abhorrer : un sort fatal voulut que ses voisins de compartiment
puassent toujours atrocement des pieds.
Le 10 février 1953, cette phobie ne le dominait pas encore. L’odeur du
charbon éveillait au contraire le désir du voyage :
J’al tant de travail à la traîne. Et j’ai la tête vide; J’ai besoin —
ou le crois — d’un air de Bretagne, de vagues, de mer salée iodée,
vent surtout, et vieille maison solide. La poussière d’ici me tue. Les
poêles à charbon, avec la poussière. Le matin il y a un centimètre
de poussière sur le bureau, cette poussière me martyrise. Chaque
fois que je remets du charbon dans le poêle, le nuage qui s’élève,
fort, épais, noir, et l’odeur de train — ça ça serait le bon côté. Il est
là le poêle derrière mon cul il me crève je sue comme une vache je
dis je répète à l’automne prochain on aura le gaz…
Tout ça va bouger. Ça ne peut pas ne pas bouger. Même s’il faut
que ce soit moi qui fasse bouger tout ça. Mais c’est si bon de
bâiller, de se mettre sur le lit, de feignasser. Et je voudrais voir les
amis. Je suis horriblement sociable. J’aimerais aller retrouver
Robillot et Hérisson à Courchevel-Miribel pour quelques jours. De
la neige c’est bath c’est sans poussière. Et la poussière ne gênerait
si peu si on pouvait vivre tout nu, c’est ça la connerie.
Ah! être transporté d’un coup de baguette magique de Paris au bord de la
mer ou que la mer vienne, au commandement, dérouler ses vagues au pied
de la Butte Montmartre! Les rêves d’Alphonse Allais lui paraissaient tes
plus sages.
On remarque l’extrême brièveté des voyages, pourtant nombreux, que fit
Boris. Le plus souvent, des allers et retours, quoiqu’il écrivît (note du 23
octobre 1949) :
L’aller et retour est un geste qui rappelle de trop près
la masturbation.
Chroniqueur au quotidien Combat ou à l’hebdomadaire Arts, envoyé de
ces journaux à Knokke-le-Zoute ou à Cannes ou à Deauville pour une
manifestation de jazz ou de cinéma ou un prix de la Chanson, il ne
s’éternisait pas dans ces villes en goguette et revenait à Paris au plus vite,
par un train de nuit au besoin, aussitôt terminées les festivités, quoique rien
ne l’y obligeât puisqu’il téléphonait ses articles.
Saint-Tropez, c’était autre chose : lieu de vacances et aussi de travail.
Boris y avait ouvert à la Ponche et animait une annexe du Club Saint-
Germain-des-Prés; il louait à bail, depuis le 1er novembre 1949, à Madame
Queviolo la maison du 3 rue d’Aumale : ses enfants, ses amis, les enfants de
ses amis y vécurent d’heureux jours. A défaut du charmant petit port, de
pêche à jamais englouti sous les flots des «loisirs», mieux valait encore un
Saint-Tropez duplicata estival de Saint-Germain plutôt que le Saint-Tropez
tout venant d’aujourd’hui.
Le lecteur se lasserait à suivre le calendrier complet des déplacements de
Boris. Voici quelques voyages dont subsistent des traces écrites, en dehors
du journalisme ou en marge :
En août 1945, Boris, Michelle et Patrick devaient loger à Saint-Jean-de-
Luz dans une maison inoccupée appartenant à la grand-mère du Major. Ils
étaient arrivés par le train le 14 août; le Major, qui avait quitté Paris le 11
août en automobile, aurait dû être à Saint-Jean-de-Luz pour les accueillir.
Les Vian ne trouvèrent ni le Major ni les clés de la maison. Ils louèrent un
deux pièces cuisine au 25 rue Gambetta. Le Major rejoignit Saint-Jean-de-
Luz avec un retard de plusieurs jours et après de multiples aventures que
Boris Vian a contées dans la nouvelle des Fourmis intitulée «L’Oie Bleue».
A partir du 22 février 1947, Boris fait du reportage sportif à Saint-
Gervais-les-Bains, Megève, Chamonix et juge les descendeuses,
slalomeuses et autres porteuses de lattes qui se bouffent le nez. «En arrivant
en bas, je savais que j’avais gagné, dit l’une. Personne n’est venu me serrer
la main. Aucun esprit -sportif». Il enregistre les propos exempts de toute
aménité, de ces dames et demoiselles les Marielle Goitschell d’il y a vingt
ans passés, qui s’appelaient Fernande Bayette, Françoise Gignoux, Lucienne
Couttet, Suzanne Thiollière et une ou deux autres trop mêlées à l’aventure
*pour que nous les nommions, même aujourd’hui.
Journées rapides, bien remplies pour Boris qui se livre nonobstant à
quelques observations plus personnelles :
Il est absolument impossible de cracher sur les tombes à Saint-
Gervais-les-Bains à partir d’avant neuf heures du soir.
Tous les chiens de Saint-Gervais-les-Bains sont des bonchien
sauf le chien des Baskerville.
Noter la vapeur qui se met instantanément à monter du
plancher de la terrasse du restaurant du télétéfique vers Bettex et
qui se traîne sur les planches comme le sable sur la plage quand il
y a beaucoup de vent.
Il paraît qu’à Megève c’est plus marrant. C’est J… qui m’a dit
ça. Elle m’a dit : Viens-y lundi, j’y serai.
Et, en effet, lundi 24 février 1947, Boris y est :
Nouvel Hôtel du Mont-Blanc. Chambre 3. Deux lits dedans.
Sorti sitôt après. Rencontre (croisé) mari J… dans anorak
bleu. Sais pas si m’a vu. Puis J… et une amie. Rendez-vous
Isba à 7 heures. Mais loupé car entré écouter Salvador et
Roger Lucchesi au Chamois bar sympa — ambiance. Bu 2
alexandra et 2 gin-fizz (puis Isba 1 gin-fizz). Dansé Chamois
avec une Hollandaise merde c’est la barbe. De là Isba. Rien,
puis j’étais une heure en retard. Dîné Hôtel Mont Blanc. Puis
revenu Isba rien. Cinq Rues rien. Cintra pas regardé. Revenu
Chamois et à 1 heure décidé danser avec une dénommée Ch…
B… qui est au Chalet du Tour. Rentré à 3 heures. Réveillé le
portier.
Le mardi 25 février :
Hôtels : les Cimes, le Soleil d’Or. Foyer Cinéma et Studio
34. Les traîneaux avec les petites cloches. Vers l’Isba par un
petit sentier au coin de I’Etoile des Alpes (épicerie) et de la
Floralie.
Et soudain les choses se corsent :
Il arrive un coup de téléphone du Scorpion qui me dit :
Vas-y, reste, elle arrive — le mardi à 9 h 30. Et puis le
Windsor. Son amie B… téléphone que je m’en aille parce
qu’elle vient demain avec son mari et que je dois comprendre.
Tout ça, c’est très compliqué pour un pauvre bison.
Les bars : l’Equipe où chante Martha Love. Chamois :
Salvador André et Lucchesi (Roger).
Le 25 à`8 h rerencontré Ch… B…
Rappels d’HaIluin au Casino vers 21 h 30.
Le mercredi 26 :
Il faut que le téléphone à Ch… B… au Chalet du Tour, de
venir déjeuner avec moi à Megève.
Ou alors est-ce que je vais y déjeuner, moi? De toute façon,
faut que je lui téléphone. Et, auparavant, à mon Scorpion
fidèle.
Qui m’a fait faire une belle connerie.
Le 22 mai 1947, en compagnie de Michelle et de Claude Léon, Boris est
à Londres pour acheter des disques, s’habiller smart et rapporter du tabac à
Lucien Coutaud et Taymour Nawab. Quelques impressions de voyage :
Un individu sur le bateau de Dieppe à Newhaven qui
fumait une Craven par le mauvais bout.
Un corbeau noyé dans le port.
Drague à godets, le Goëland.
C’est pas étonnant que les Anglais aient tous la migraine
parce que ça pue le crésyl.
Un peu avant Earlswood, du train, vu un bec de gaz planté
au milieu d’un carrefour sans maisons.
Noter le parfait état de toutes les clôtures.
Port de Newhaven tout nu et tellement tranquille.
Dans les autobus on est très bien assis.
Au cours d’un voyage en Belgique en juillet-août 1949 :
Noter qu’à Knokke on ne dit pas une coupe de champagne
mais un gobelet.
Du 2 décembre 1951 :
J’ai été à Monti della Trinita… Dans une pension, la
Peyola, dirigée par une vieille Schwester gentille, un peu
comme ma tante si ma tante ne s’était pas laisser piétiner
toute sa vie. Encore une provision d’images : le lac
Majeur débordant, les torrents de la Suisse, diable, c’est
mieux que les cartes postales, je les ai vus au petit matin, les
eaux blanches et froides, j’aime regarder ça, l’eau qui
dégringole sur les cailloux, attention, psychanalyste de service,
à tes pièces. Des envies terribles de se fourrer les pieds dans
l’eau…
A Locarno, les tramways et les trains sont mélangés dans la
gare. J’ai un souvenir de voies… J’ai trouvé la ville jolie à
cause des pavés secs… On a pris le funiculaire pour Monti…
on a eu les oreilles qui faisaient bzzz et j’ai vu la madone, le
couvent, je ne sais quoi del Sasso, ces curés ils se foutent dans
tous les coins c’est un crime dieu Vian que vous êtes primaire
dans vos haines d’analphabète anticlérical. La pension, c’était
l’heure du déjeuner, sur la terrasse; d’autres gens pas
frappants, peu, il y a une chose que j’aime dans ce pays c’est
les pierres étroites et minces dressées pour soutenir des
poteaux de pin sur lesquels viennent s’entortiller les vignes.
Ces pierres sont feuilletées, brillantes; c’est du gneiss je pense.
Les montagnes en novembre, rousses avec chapeau de neige,
et cascades, j’aime. Le lac, un peu de brume… Le lendemain
de mon arrivée, on a été se promener sur le chemin de la
montagne, on a joué avec l’eau d’une petite source, froide et
jolie, tout était bien. Un ennui, les repas à heure fixe. Je ne
peux pas supporter ces règles… On a été au cirque à Locarno,
à neuf dans un énorme taxi Packard qui descendait les lacets
en champion, et on a vu toute la troupe de Knie.
Le 4 janvier 1952, il part de Paris pour l’Alpe d’Huez, passe par
Grenoble et note le 11 janvier 1952 (il sera de retour à Paris le 15) :
Noter les somptueuses pissotières à une personne qui se
trouvent à Grenoble coin Cours Jean-Jaurès et Boulevard ou
Avenue Alsace-Lorraine. En forme de tour creuse
échauguette. On est debout sur un petit piédestal. La tôle de
protection est cependant un peu basse, mais ça donne de la
noblesse à celui qui officie.
Son souvenir de l’Alpe d’Huez : .
C’est si chouette, la neige, ce soleil bleu — merde c’est ciel
que je voulais dire mais ça revient au même à cause de la
neige.
Le 11 mai 1953, Boris se rend à Caen, en Brazier, pour veiller aux
préparatifs du Chevalier de Neige. Brèves impressions :
Vieillard m’inonde de larmes. Brazier ma première
voiture.
Le maire m’accuse d’avoir volé sa voiture.
Type en 2 CV qui dit : Faut pas être pressé.
Et le 7 juin 1953, après expérience et mûre réflexion, cette conclusion :
Dans une Brazier les voyages forment la jeunesse. Pas dans
une 4 CV.
Ce voyage à Caen, en Brazier, lui donne le sujet d’une longue fantaisie
écrite pour Constellation et qu’il signe d`un de ses pseudonymes favoris :
Claude Vernier. En voici la fin :
Jo a un poste municipal et connaît tort bien le maire. Il me
présente. Quelques phrases. On me demande si j’ai fait bon
voyage.
— Jamais de pannes avec une Brazier! dis-je
négligemment.
Je vois s’aiguiser l’œil de monsieur le maire.
— Une Brazier ?
— Ma voiture… Voulez-vous la voir, monsieur le Maire ?
Nous descendons le perron. Il regarde la voiture, me
regarde et se rembrunit.
— Mais dites donc, jeune homme… vous êtes sûr que cette
voiture est à vous?
— Hum… dis-je décontenancé.
— C’est étrange, poursuit-il, soupçonneux. J’ai eu
exactement la même… ma première voiture…
Je vous signale tout de suite que monsieur le maire a un
mètre quatre vingt dix, une barbe pointue, et qu’il n’a pas
l’air d’une mauviette.
— Hum… continue-t-il. Vous avez changé les roues…
— Rudge d’origine, dis-je. On les montait à la demande.
— Comment le savez-vous ?… Hum… oui… douze
chevaux, n’est-ce pas… voyons… le compteur… le
régulateur… Jeune homme, j’ai bonne envie de récupérer ma
voiture!
Je tente une diversion.
— Ça ne va pas tellement vite, vous savez…
— Ah! Ah! Eh bien j’aurais voulu vous voir le jour où j’ai
fait un tête à queue… c’était du côté du nord si je me souviens
bien… Si elle ne vous plaît pas, d’ailleurs il était bien inutile
de me la voler… Un seul inconvénient : les graisseurs goutte à
goutte… Je me souviens qu’une fois j’avais oublié de les
garnir… je me suis tait attraper par le mécanicien…
Je me vois sauvé.
— Monsieur le Maire, cette précision me disculpe…
J’ouvre le capot, je démasque la pompe à huile.
— Voyez : ce n’est pas le même système.
— Bon, admet-il enfin.
Le spectre du cul de basse-fosse où je me voyais déjà jeté
s’éloigne. Je l’invite à essayer les coussins. Jo qui était un peu
inquiet, se rassérène.
Alors je frappe le grand coup.
- Monsieur le Maire, que diriez-
vous d’un tour d’honneur en Brazier le 26 juillet sur votre
circuit de vitesse.
Quelques secondes après, je me ranime grâce aux bons
offices de Jo qui me passe un linge humide sur le front. Nous
sommes seuls. Dans l’excès de mon émotion, je me suis un peu
évanoui… La Brazier a gagné! Car le maire a dit oui, et je vais
enfin pouvoir montrer aux ignares du Mans et d’ailleurs ce
qu’est une automobile : le 26 juillet, à Caen, le record du
circuit de vitesse aura vécu… il paraît en effet que plusieurs
Ferrari et diverses Gordini sont engagées… Plus une minute à
perdre… je vais régler mes soupapes…
Le cinéma
Tantôt j’ai joué une heure et demie au billard électrique à
tapettes qu’on commande soi-même, des flippers qu’ils disent,
avec Pierre Kast. On va peut-être faire des films un jour
ensemble. Un jour. Et peut-être. Je crois pas que ça me tente
encore — techniquement, c’est pas assez au point. Quand ça
sera aussi simple de filmer que de regarder je m’y mettrai —
mais dépendre de trop de gens zut. Pas envie de commander
aux gens…
26 février 1952
PIERRE KAST
Tout ce que Boris Vian pensait du cinéma s’est, en quelque sorte, traduit
d’une manière négative.
J’aimerais beaucoup — c`est un des plus grands regrets de ma vie —
j’aimerais beaucoup entrer dans une salle de projection, avec un bon
fauteuil et plusieurs dizaines d`heures devant moi, et regarder les vingt films
que Boris rêvait de faire. Naturellement, c’est une chose qui n’arrivera
jamais.
Boris Vian s’est pourtant intéressé au cinéma de manière active, et à
plusieurs reprises. Il a composé des scénarios (certains ont même été
tournés), il est apparu comme acteur dans différents films et il a écrit des
commentaires de courts métrages.
Mais tout cela ne représente qu’une activité absolument mineure dans sa
vie. Je veux dire que, par exemple, s’il a accepté de tourner avec moi,
c’était parce qu’il sentait que cela m’amusait de tourner avec lui. Lui, cela
l’ennuyait plutôt, parce qu’il avait beaucoup d’autres choses à faire. Il
venait comme ça, en vitesse, et il repartait aussi vite qu’il le pouvait. Moi,
j’aimais beaucoup l’utiliser, à cause de cette fantastique étrangeté dont il
rayonnait. Quand il a tourné dans le film de Vadim, Les liaisons
dangereuses, c’était du travail un peu plus professionnel : il avait une sorte
de vrai rôle écrit, une composition, ce qui l’amusait un peu plus. Mais je
suis persuadé qu’il était également très pressé, et qu’il devait regarder très
souvent sa montre entre les prises de vues. Boris Vian acteur de cinéma
dans Les liaisons, Le bel âge ou La Joconde, c’est tout de même une part
très secondaire de son expression.
Pour les scénarios, il en va un peu différemment. Il y a deux genres de
films qui sont considérés comme mineurs, en France, voire méprisés par les
gens qui traitent le cinéma avec sérieux. Ces genres ne sont pas du tout
acclimatés dans notre pays, où Boris Vian aurait aimé les introduire. Le
premier, c’est la comédie musicale. La comédie musicale est, pour le cinéma
américain, aussi importante que n’importe quel genre littéraire, par
exemple, l’est pour la littérature. Les films de Gene Kelly et Stanley Donen
donnent, du cinéma, une image absolument irremplaçable. Et je suis certain
que Boris a cherché, à plusieurs reprises, ce que pourrait être l’équivalent
français de la grande tradition de la comédie musicale américaine. Voilà
pour le premier genre.
Le second, c’est le film de science-fiction. Son cas est plus grave, parce
qu’on a fait beaucoup de confusions à son sujet. C’est ainsi qu’on le
confond souvent avec le film d’horreur. Personnellement, j’aime beaucoup
aller voir, de temps en temps, un Frankenstein, ou un Dracula, ou encore
Hercule chez les vampires. Mais les films de science-fiction sont
fondamentalement différents. Ils possèdent une espèce de lyrisme, ou de
sens épique fondamental, qui consiste à remplacer «Il était une lois…» par
«Il sera une fois…», et qui est vraiment la base de départ de toute
expression réellement poétique dans le monde moderne. Je crois que c’est
un des genres que Boris Vian voulait illustrer au cinéma, et c’était,
naturellement, impossible. Impossible, pourquoi? Parce que, si on a
l’inspiration d’une chanson, d`un poème ou d’un roman, on n’a pas
l’inspiration d’un film, on a la commande d’un film, ce qui est tout à fait
différent. Il reste, enfin, les scénarios proprement dits que Boris il écrits
avec l’espoir de les voir tourner un jour. De ces scénarios, je connais un
certain nombre. J’ai même collaboré à quelques-uns d’entre eux. Il y a,
notamment, un projet de comédie musicale, très inspiré par ce que Boris
faisait alors avec Henri Salvador. Ce projet est resté complètement inédit. Il
y a aussi d’autres scénarios, qui composent une sorte de fresque
agressivement tendre de la société d’aujourd’hui. Je crois qu’on peut
espérer qu’un jour ou l’autre, quelque part dans les sphères kafkaïennes où
l’on décide qu’un film va se faire ou non, quelque chose bougera qui
permettra à ces films d’être et de se manifester.
propos recueillis par N.A.
Les premiers films de Boris Vian, à la fois scénariste, réalisateur et
acteur, dorment en quelque lieu secret s`ils ne sont pas détruits. Tournés à
Ville-d`Avray, les dimanches sans surprise-partie, au moyen d’une caméra
Pathé-Baby et souvent avec le concours du Major, ils se fondaient sur des
thèmes de cinémathèque (l’Enfant volé, le Mari trompé, etc.), prétextes à
45
gags. Le père, Paul Vian, les frères, les amis en formaient la distribution .
Un de ces films, réalisé en 1940, nous faisait assister à une cérémonie de
mariage protestant. Les fiancés se présentent devant le pasteur. — Voulez-
vous être mari et femme? — Oui, répond la femme. Oui, répond le mari, qui
fait un clin d’œil au pasteur. — Embrassez-vous. Le mari (qu’interprétait
Alfredo Jabès) dédaigne sa femme, embrasse le pasteur (extasié) et s’en va
avec lui, bras dessus bras dessous. (En 1947, Boris Vian envisageait de
reprendre ce scénario édifiant avec Fréderic Rossif.)
Divers scénarios de cette époque nous sont parvenus : la Photo envoyée,
le Devin, la Semeuse d’amour, les Confessions du méchant Monsieur X
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(appelé aussi Un homme comme les autres ), etc.
A l’instigation d’A.-M. Jullien (voir notre chapitre du Musicien) en quête
de talents neufs, Boris écrira en 1942 deux scénarios, l’un pour Jean Marais,
l’autre pour Micheline Presle. Trop sérieux s’abstenir qu’il destinait à
Micheline Presle (histoire de collégiennes s`amusant à répondre aux
annonces d’une agence matrimoniale) aurait bénéficié d’une distribution
étincelante : Blanchette Brunoy, Jandeline, Odette Joyeux, Jacqueline
Gauthier, Gaby Andreu, Pauline Carton, Jean Tissier, Bernand Blier, Roger
Blin, Louis Jourdan, Saturnin Fabre, Jacques Charron, etc. Boris ne
regardait pas à la dépense. D’autres firent les comptes à sa place et le projet
avorta. Le scénario écrit pour Jean Marais (et qui a échappé à nos
recherches) subit le même sort.
Nullement découragé, Boris Vian continuera d’écrire pour le cinéma.
Comme nous le dit Pierre Kast, les projets de films abondent dans ses
archives, sans oublier que, selon sa méthode, beaucoup d’ «idées» qui
prirent forme de roman, de ballet ou de sketch ou d’opéra eurent leur
version cinématographique plus ou moins élaborée. Tous ces projets sont
restés lettre morte.
On lira dans ce chapitre deux scénarios de 1947. Cette année-là, Boris
est, en matière de cinéma, au comble de l’euphorie. Il multiplie les «projets
de films, nous n`en finirions pas de les énumérer. Il y en eut de savoureux,
comme celui des Œuts de Curés, destiné à Jean Suyeux (octobre 1947).
Retenons aussi, parce qu’elle est brève et puissante, cette idée, du 31 mars
1947, pour un film muet qu’un bruit, un seul, terrifiant, ponctuerait :
Scène où on voit un masseur se précipiter sur sa cliente, la
pétrir, la mordre et tirer sur la peau qui revient en faisant flac.
Ou encore, du 1er février 1947, nous allions la rater, cette courte note,
d’une amplitude infinie :
Titre pour film sur Jésus-Christ : Un pour douze, douze pour
un.
Et c’est en 1947 que Boris, avec Michel Arnaud et Raymond Queneau,
fonde une société de films, une sorte de coopérative de production de
scénarios : ARQUEVIT d’ARnaud, QUEneau et VIan, avec un T adventif
afin d’évoquer un bandeur d’arc, que Boris dessinera en manière de marque
de fabrique : un bonhomme d’une nudité agressive et superbement armé de
ses seuls avantages, beaucoup trop armé pour que nous puissions l’exhiber
en pleine apothéose. Que nous sachions, un seul scénario est issu
d`ARQUEVIT : il s’intitule Zoneilles; le Collège de ‘Pataphysique l’a
publié en 1961 ; nous le recommandons à la Métro-Goldwin-Mayer : son
succès est garanti.
La première séance d’ARQUEVIT eut lieu le 1er juin 1947 à 15 heures :
la seconde, le 8 juin à 14 heures; la troisième, le 9 juin à 19 heures; la
quatrième et dernière le 13 juin à 19 heures. Boris s`institue le démarcheur
d’ARQUEVIT : il rencontre des commanditaires, des techniciens du film,
des agents de publicité; il vante les produits d’ARQUEVIT, mais il essaie
aussi de placer des adaptations de Raymond Queneau ou d’ouvrages traduits
par Raymond Queneau (cherchez bien, à ce moment-là il n’y en a pas tant) ;
et le jeudi 14 août 1947, il jette fiévreusement sur le papier cette ébauche de
communiqué :
Arnaud, Queneau, Vian vont faire des films d’amateurs.
Rénovation film d’avant-garde. Fin du mois de septembre
réaliseront leur premier film. Cette excellente idée à déjà failli leur
être soufflée par quelques margoulins qui ont les narines larges,
mais seuls les indépendants feront quelque chose de propre.
On dit ça. Et voilà où nous en sommes : Zoneilles attend, depuis bientôt
un quart de siècle, son premier tour de manivelle. Peu à peu, le bel
optimisme de Boris se fanera, ses illusions tomberont. Il comprendra
pourquoi Zoneilles, même Zoneilles qui n’exige pas de grands moyens, et
mille autres films sont irréalisables. Lire l’entretien de Boris Vian et Pierre
47
Kast avec André S. Labarthe dans l’Ecran (janvier 1958) :
L’idée de faire un film — comme auteur, je ne sais pas —, c’est
une idée qui ne peut venir qu’à un martyr. Avoir envie de ce moyen
d’expression-là, c’est vraiment avoir envie d’être martyrisé. Il y a
une montagne à escalader constamment, qui est la montagne du
préjugé, la montagne de la connerie, de l’intérêt mal compris. Tous
les moyens d’expression peuvent donner lieu à des œuvres d’art,
mais un moyen qui vous demanderait au départ d’avoir une pelle à
vapeur de 700 millions, un marteau-pilon de 2000 tonnes et un
transatlantique pour transporter vos blocs de cailloux, cela
limiterait singulièrement le domaine d’expression des gens.
Mais les films avec pelle à vapeur, transatlantique, vingt-cinq sous-
marins atomiques ou 6000 figurants à cheval ne sont pas nécessairement
mauvais. Le misérabilisme — un temps si magnifié — ne fut jamais -pour
Boris un signe décisif de qualité. Les films de Stanley Donen — qu’il
affectionnait et qu’un vaste public découvre enfin — ne plaident pas
l’impécuniosité, et les westerns peuvent être riches ou pauvres, là n’est pas
le critère. Boris savait aussi être bon public et regarder un film avec des
yeux tout neufs, les yeux de Patrick le 9 novembre 1951 :
Hier, j’ai vu mon fils, je l’ai emmené au cinéma; on a les mêmes
goûts, c’était Tomahawk, un technicolor du tonnerre. Non, pas du
tonnerre. C’est une formule toute faite. Mais un technicolor, quoi.
Avec des Indiens, plein. Des Sioux. Ils se font étriper à la fin ; mais
on leur donne raison; ça change, le cinéma américain, maintenant
c’est les Indiens qui ont raison. Il ne doit plus en rester beaucoup
pour que ça ait changé comme ça. Déjà dans la Révolte des Dieux
Rouges, Errol Flynn se faisait mettre deux sagettes dans le râble.
Et tous les Amerlocs restaient sur le carreau. Un réconfort. Vaste.
La «filmographie» de Boris Vian se réduit presque exclusivement à ses
apparitions comme acteur dans quelques films : Madame et son Flirt de
Jean de Marguenat (1945), Un amour de poche (1957) et Le Bel
Age (1958), tous deux de Pierre Kast, Notre Dame de Paris (1956) de
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Jean Delannoy , les Liaisons dangereuses (1959) de Roger Vadim. En
dehors des films de Ville-d’Avray et d’un film tourné au cours d’une
promenade à bicyclette (horreur !) sur les bords de la Marne avec Claude et
Madeleine Léon, Boris Vian a participé aux courts métrages suivants :
— Un film de 120 mètres réalisé par Jean Suyeux en 1947 sur des
«thèmes vampiresques» avec le Major, et Boris Vian dans le rôle d’un prêtre
vampire (copie perdue) ;
— Une séquence tournée par Jean Suyeux et Freddie Baume à la Galerie
Maeght pendant l’exposition surréaliste de 1947 avec Boris Vian et
Raymond Queneau tournage interrompu à la demande des organisateurs de
l’exposition (pellicule disparue) ;
— Bouliran achète une piscine (1947) de Jean Suyeux avec Boris Vian
en terroriste s’exerçant au lancer du couteau sur des flics de carton
(quelques mètres de pellicule ont été conservés) ;
— Ulysse ou les mauvaises rencontres, d’Alexandre Astruc, tourné en
novembre 1948 au Théâtre du Vieux-Colombier : les costumes étaient de
Jean Cocteau, Gréco jouait Circé, Marc Doelnitz Ulysse; Boris Vian faisait
l’un des lotophages et Christian Bérard interprétait (au naturel) Neptune ;
— Saint-Germain-des-Prés, de Jean Suyeux et Freddie Baume, tourné de
1946 à 1950 au Tabou, aux Lorientais, etc., avec les familiers des hauts et
bas lieux de Saint-Germain (Queneau, Astruc, lle Major…) : unique copie
subtilisée par la police qui avait cru entrevoir une femme nue ;
— Désordre, de Jacques Baratier (1951) ;
— La Chasse à l’homme, de Pierre Kast (1952), Boris Vian y jouant le
rôle de l’intellectuel, Geneviève Page celui de la jeune femme, Jean-
François Mansard celui du jeune homme timide ;
— Devoirs de vacances, de Paul Paviot (1952), intitulé aussi «Saint-
Tropez»; commentaire de Boris Vian.
— Morts en vitrine (1955), réalisé par Raymond Vogel, produit par
Marcel Degliame, musique de Georges Delerue; commentaire de Boris
Vian.
— La Joconde, de Henri Gruel et Jean Suyeux (1957), commentaire de
Boris Vian, qui paraît ici pour la première fois dans son intégralité :
LA JOCONDE
HISTOIRE D’UNE OBSESSION
Texte de Boris Vian
Bobine 1
Gardien Texte du gardien
18m40
18m40 Et cette dame de 450 ans provoque depuis sa naissance les
passions et les au point que ses exploiteurs l’entourent
maintenant d’une surveillance discrète…
Vers les 29 Dans l’argot du milieu, on donne à ce genre d’indicateur le
m. Note : que nom de «donneuses» ou de «moutons»
le mot
«moutons»
arrive juste
avant les
poissons.
2 m avant Le musée qui vit des charmes de la Joconde accorde,
Tamiz comme les boîtes de nuit, une large place au strip-tease; on
n’en veut pour exemple que la Vénus de Milo; mais dans
Public 33 m
cette vaste boîte de jour, c’est la plus banale des
60
pensionnaires qui attire le plus de monde, et rien qu’en
montrant sa figure.
G.P. Joconde
40m60
Fin G.P. Ce peintre turc vient tous les matins depuis 27 ans : il a
Joconde reproduit plus de 200 fois le sourire stupide et les mains
40m60 croisées… est-ce pour les vendre à la sauvette au détour des
ruelles obscures ?
Fin P.R. 150 000 copies de ce genre sont exposées de par le globe.
Tamiz Les nations les plus avancées évaluent en chevaux- joconde
Carni 44m60 la puissance de leur patrimoine artistique. A la rubrique des
mouvements de denrées, les journaux signalent chaque jour
d’importants transferts de Joconde. A pied, à cheval, en
voiture, la Joconde parcourt I’univers.
Fin monde
50m20
Fin avion Dans la maison modèle où ces dames passent leur vie au
73m50 salon, cent mille touristes paient chaque année le prix de la
jouissance artistique standard. Et beaucoup viennent la
contempler sans se douter de ce qu’ils viennent voir : la
Joconde, c’est un concept abstrait.
Fin cartes Je suis venu, j’ai vu, j’ai compris.
postales
87m50 Entre la Joconde et moi, tout est fini.
Fin Tamiz Le voici débarrassé d’une obsession qui lui coûtait cher…
95m30 Mais la Joconde est partout. Elle marque au fer les oranges
innocentes. Elle s’acoquine au tourisme italien.
Fin Elle se glisse dans la gaine des femmes honnêtes. Car elle
dessinateur fait vendre : des cigares, des apéritifs, des appareils de
111m projection, des jarretelles, des bouquins…
Fin G.P. livre Une vache laitière primée, quinze chevaux de course, un
120m70 élément de la pile atomique de Saclay portent son nom…
Fin G.P. Question publicité, la Joconde connaît la musique.
chanson
124m30
Fin Tamiz Mais pourquoi elle? Pourquoi cette personne à la ligure de
sandwich lune ? au sourire d’entremetteuse, est-elle parvenue à cette
144m30 réputation ? Qui êtes-vous Mona Lisa ?
Bobine 2
Fin Vinci Léonard de Vinci la voit entrer. Vous venez pour la place de
2m40 femme de ménage ? demande-t-il. Elle ne dit rien, elle
sourit. Tiens, pense Léonard, enfin une qui se tait.
Vinci G.P. Et il la prend pour modèle.
13m10 Bruit du tableau
Tableau 24m En quatre ans, le tableau est fini… Et le mystère commence.
Mona, seriez-vous Isabelle d’Este ?
Fin d’Isabelle Léonard, assure un critique, s’est payé la tête de la galerie.
28m70 La Joconde est un homme… Vérifions sans préjugé cette
hypothèse, avec le concours de quelques coiffures seyantes
et typiquement masculines. Hum… Le doute ne semble pas
permis… La Joconde est laide, d’accord, mais pas assez
pour être un homme.
Fin des Réduisons le problème à son élément essentiel. Qu’est-ce
Jocondes que la Joconde? Un incertain sourire. D’où vient-il ? est-ce
42m le sourire ravi d’une mélomane enchantée par le ténor
caressant de Léonard ?
49m30 Est-ce le sourire résigné d’une mère inconsolable ?
53m Est-ce le sourire bouddhique d’une divinité d’Asie ?
57m70 Est-ce le sourire charmant d’une bergère Etrusque ?
61m80 Réponse : C’est un sourire repu. Léonard de Vinci,
inventeur des cocktails, savait ce qu’il faisait lorsqu’il les
essayait sur ses modèles.
Fin Eliminons brièvement une ultime possibilité : ce n’est pas un
aphrodisiaque sourire professionnel, Mona Lisa, condamnée à faire le
66m trottoir y aurait perdu sa chemise. Elle était trop tarte.
D’ailleurs toutes les italiennes du XVIè siècle souriaient
obliquement. Elles prenaient même des leçons chez le bon
maître Angelo Firenzuola.
Souriez oblique… et croisez les mains. Le sourire, les mains
croisées, toute la Joconde est là.
Telle a été la réflexion de :
81m60 Raphaël
85m30 Corot
86m60 Matisse
88m40 Soutine
89m90 Picasso
91m20 et Léger
Joconde en La Joconde obsède les grands de ce monde. Chacun y va de
volet 93m50 son commentaire.
96m70 Elisabeth : Enigmatic
99m50 Bonaparte : Le sphinx de l’Occident
102m60 Cambronne :
105m50 Dali : Je suis elle. Elle est moi
108m20 G. Sand : Ce n’est pas une personne. C’*est une idée fixe.
111m20 Morse : Tit Tit Tit
113m80 Michelet : Cette toile attire, appelle, envahit, absorbe.
Prenez garde.
Fin Michelet Michelet n’a pas parlé assez fort. Un jeune peintre, Luc
116m70 Maspero qui vit tout en haut d’un hôtel miteux du vieux
Saint Denis, essaie en vain de fixer sur sa toile le sourire qui
l’a fasciné. Erreur funeste. Il est le premier à constater qu’on
ne vient pas à bout de cette mégère par le sentiment.
Désespéré, le cœur meurtri, Maspero se jette du quatrième
étage, victime de sa lucidité.
Fin hôtel D’autres sont décidés à ne pas mourir sans avoir lutté. Le 22
133m90 août 1911, à sept heures du matin, le peintre en bâtiment
Vicenzo Perrugia se glisse dans le Louvre désert.
164m20 Douze mois et demi de prison.
Voix de
l’huissier
(bruit de Les trois cousins sont accusés de complicité.
grilles)
168m80
Voix de Tout ce joli monde, au dépôt!
l’huissier
172m20 Le poète Guillaume Apollinaire est soupçonné de recel.
Voix de Fatale méprise.
l’huissier
176m20 Après la défense passive inaugurée par Perrugia, l’attaque
directe. Le 30 décembre 1956 à 16 h 15, le garçon de
restaurant Hugo Unzaga Villegas projette à l’improviste un
moellon sur Mona Lisa. Hélas! il la rate et ne lui fait qu’une
blessure d’un centimètre carré au bras. inculpé de
dégradation d’objet d’utiIité publique.
Voix de Hôpital psychiatrique.
l’huissier
Bobine 3
Début 3m Ces précurseurs sont partis d’un point de vue erroné. Objet
abstrait, idée fixe, la Joconde ne peut être attaquée
matériellement. Il faut en venir à bout par des voies
détournées. C’est ainsi qu’est née dans un laboratoire secret,
la science nouvelle de la Jocondoclastie interne, ou
destruction de la Joconde là où elle se trouve, c’est-à-dire
dans le cerveau des gens. Le professeur Jean Margat, qui a
mis au point la Jocondoclastie, est très formel à ce sujet.
Voix de Il faut manger la Joconde si on ne veut pas être mangé par
Margat elle.
14m20 Ainsi se développe la Jocondophagie, ou absorption de la
Joconde par voie buccale, tandis qu’un assistant du
professeur Margat démontre divers modes de
déjocondation.
69m70 Le professeur Margat poussant jusqu’à leurs conséquences
dernières, les principes de la Jocondoclastie, propose la
superposition à l’année normale de 365 jours d’une fête
permanente des Jocondoclastes dont il a établi une brève
maquette…
La fête foraine : Bonimenteurs
100m50 Ainsi peut-on espérer mettre fin à la tyrannie de cette
redoutable commère, qui, quatre siècles et demi durant, a
crétinisé l’espèce humaine
142m40 Attention à la Joconde! A peine dis- parue elle repousse
comme une patte de crabe… Ii faut manger la Joconde si
l’on ne veut pas être mangé par elle
Pour Freddie Baume, Boris Vian avait conçu un scénario d’un réalisme à
couper définitivement la pellicule à tous les «Voleurs de bicyclettes».
ISIDORE LAPALETTE TROUVE UN CLIENT
Film désopilant à sous-titres
SOUS-TITRES IMAGES
0. De nos jours la peinture
nourrit difficilement son
homme.
1. Plan de Lapalette en train d’étaler de
la peinture sur une croûte. Un hareng
pendu au plafond.
2. Plan (gros) de l’étiquette du tube :
Terre de Sienne brûlée.
3. C’est trop cuit.
4. Lapalette crache comme un
malheureux et lève les bras au ciel,
accablé.
5. Il va à la fenêtre et regarde au-dehors.
6. Le client est rare et il faut le
ménager.
7. Plan extérieur. On voit un gros
monsieur cossu qui regarde et se dirige
vers la porte de Lapalette
8. Isidore se précipite et commence à
mettre de l’ordre à sa façon et s’habille.
9. Plan de la sonnette.
10. Avant tout, il faut faire
bonne impression.
11. Isidore ouvre la porte et s’eflace,
obséquieux, devant le gros monsieur qui
porte un carton.
12. Plan de l’atelier. Isidore avance un
fauteuil au mon- sieur.’ Visiblement il lui
demande s’iI veut voir quel- ques toiles.
13. Toiles. Très abstraites. Le client
renifle et parle.
14. C’est de l’art très avancé.
15. Tous deux reniflent visible- ment.
Plan du hareng. Plan d’lsidore qui
s’esclafle et s’excuse en tapant sur ses
cuisses comme si c’était gamin.
15bis — Plan du hareng
16. Toile. Une superbe femme nue.
Mimique du monsieur qui demande à la
voir.
17. Plan d’lsidore et du mon- sieur. Il
hésite, se tortille, puis
20. Finalement l’appareil panoramique
sur Isidore qui appelle à la cantonade. Il
revient et parle.
21. Puisque vous y tenez je vais
vous présenter mon modèle.
22. Entre un modèle. Le client le regarde
approbateur. Il parle
23. Je suis moi-même un
confrère. C’est pourquoi je me
suis permis.
24. Le modèle minaude, charmé.
25. Alors, monsieur est aussi de
la partie? Monsieur est un artisse
?
26. Le modèle minaude, charmé. Le
client montre une série de planches du
«Nu Esthétique»
27. Plan d’lsidore furieux qui parle.
28. Un vulgaire photo- graphe?
Sortez monsieur, vous avez
abusé de moi..
29. Le client sort en embarquant le
modèle.
29 bis. Lapalette est furieux et se croise
les bras, indigné.
30. Cet imbécile m’a gâché ma
matinée de travail.
31. Il choisit une grande toile et la
dispose sur le chevalet. Traveling arrière
montrant que, visiblement, l’atelier est
vide.
32. Resonnette. Mine réjouie d’Isidore.
33. Celui-ci ne repartira pas
sans une commande de vingt-
cinq louis, ou je ne m’appelle
plus Lapalette
34. 2° client entre, vu de dos, avec
Lapalette de face et obséquieux.
35. Plan du 2° client vu de face. Il tient
un chapeau melon qui lui dissimule le nez
et le bas du visage. Il parle.
36. On m’a parlé de vous,
monsieur Lapalette. On m’a dit
que vous réussissiez le portrait.
37. Lapalette s’incline, modeste.
38. Client parle
39. Pouvez-vous me faire mon
portrait ? (sous-titre de 40
secondes).
40. Lapalette s’étonne.
41. Qu’est-ce que vous dites ?
(20 secondes).
42. Client parle
43. Pouvez-vous me faire mon
portrait (10 secondes).
44. Lapalette s’empresse et exprime la
facilité extrême de la chose, montre des
Jocondes, etc
45. Le client honteux baisse son chapeau
el il a une biroute à la place du nez.
Débandante.
46. Lapalette sursaute.
47. Qu’à cela ne tienne.
48. Lapalette le conduit derrière la toile
et le prie de se déshabiller. ll parle.
49. Une pose mytho- logique
avantagera monsieur et mettra
son corps en valeur.
50. Le monsieur n’ose pas et paraît
confus. Lapalette insiste
51. Il se déshabille derrière la toile. Plan
de la toile de face. Des dessous vaporeux
viennent retomber sur le bord supérieur.
52. Le client sort en slip, bandant du nez
comme un cerf en louchant. Lapalette
parle.
52 bis. Elle est raide celle-là.
52 ter. Monsieur confus.
53. Je verrais assez monsieur en
Cléopâtre.
54. Il lui fait prendre diverses poses dans
la glace, basées sur le Nu Esthétique dont
il sort à son tour une collection.
55. Plan de la toile. Une dame très
habillée, l’air coquin, sort de derrière la
toile.
56. Le nez suit avec concupiscence.
57. Lapalette le ramène à son devoir en
lui redressant le nez et le client choisit
une pose et s’installe sur la chose ad hoc.
Lapalette parle.
58. Ne bougeons plus.
58 bis. Lapalette le vaporise avec du
FLUIDE PETRIFIANT des Beaux-Arts.
59. Lapalette commence à peindre (prise
au ralenti) l’oreille du modèle. Au
moment où Lapalette dessine l’oreillifice
le pinceau disparaît brutalement aspiré.
60. Plan du modèle qui se tient l’oreille
en hurlant.
61. Lapalette se précipite. Plan de lui de
dos luttant avec le modèle. Il arrache le
pinceau. Il parle.
62. Je trouve cette plaisanterie
parlai- temen! déplacée.
63. Il calotte le modèle à tour de bras. Le
modèle fond en larmes.
64. Lapalette hausse les épaules et va à
la toile. Il met l’œil au petit trou. (Plan :
le voir de profil en gros plan coller son
œil sur la toile.)
65. N’importe quel extérieur bizarre, de
préférence un enterrement.
66. Lapalette va chercher du
mercurochrome.
67. Plan étiquette mercurochrome.
68. Plan des mains de Lapalette
badigeonnant, puis collant une croix de
sparadrap.
69. Plan de l’oreiIle du modèle avec une
croix de sparadrap, oreille repliée.
70. Peintre en train de peindre, vu de
dos. On voit les bords de la toile. Un type
en deuil sort de derrière.
71. Lapalette se signe et continue à
peindre. Il parle.
72. Ne perdons pas de temps, le
président du conseil vient se
faire tirer le por- trait dans un
quart d’heure.
73. Terminaison du tableau, à toute
vitesse.
73 bis. Lapalefte, fier de lui, présente la
toile.
74. Plan du modèle qui parle.
75. Je ne peux pas remuer.
76. Plan du flacon, fluide dépétrifiant des
Beaux-Arts.
77. Le modèle se lève.
78. Plan du tableau d’Ingres, Jupiter
tonnant.
79. Modèle furieux parle.
80. Vous m’avez défiguré !
81. Lapalette parle.
82. C’est le droit
imprescriptible de tout artiste
digne de ce nom que
d’interpréter la nature des choses
(comme dit Lucrèce).
83. Modèle parle.
84. Je vais vous foutre sur la
gueule.
85. Terrible bagarre à régler sur place. Le
modèle presse un tube dans la bouche du
peintre, se relève et s’en va.
86. Terre de Sienne saignante.
87. Plan de Lapalette (il parle).
88. Décidément, on a tort de
dire que la peinture ne nourrit
pas son homme.
FAIM
Photo de tournage de La Joconde (1957) — Boris devant ses bocaux de
jocondes.
UN MEKTON RAVISSANT
En 1947, Boris Vian se proposait de tourner, avec Jean Suyeux, une
sombre aventure souterraine ayant pour décor naturel les caves de Saint-
Germain-des-Prés. Nous avons donné à ce scénario le titre de Un
Mekton ravissant, puisque c’est lui, ce mekton-là, le héros du film, mais
rien ne dit que ce titre eût été celui de l’œuvre dans sa forme pelliculaire.
La distribution prévue par Jean Suyeux ne manquait pas de relief. Qu’on
en juge : Boris Vian aurait été tour à tour, et même simultanément, Boris
Vian-auteur-de-la-N.R.F., un des faux-monnayeurs pratiquant leur industrie
dans la cave du Tabou, le chef des chercheurs d’yeux, un musicien de
l’orchestre du Tabou; Pottar, autrement dit Suyeux, aurait été tout
naturellement le cinéaste; Bellanger, l’opérateur; Tarzan, que Boris
présentait aux touristes crédules comme l’intellectuel du Tabou, le penseur,
devait interpréter le rôle de l’Homme; Anne-Marie Cazalis eut été Annie;
Juliette Gréco, Gréco en cage; Gabriel Pomerand, semblable à lui-même
dans ses activités au Flore et au Tabou, mais aussi un des «chercheurs
d’œils» : Dropy se serait montré Dropy au Flore et Dropy au Tabou, et un
des faux-monnayeurs; Eugène Moineau, un autre des faux-monnayeurs;
Christobine (une des égéries du Saint-Germain de ce temps-là) aurait joué le
rôle de la femme qui attend au rendez-vous; enfin, Raymond Queneau serait
apparu en Raymond Queneau sous les lambris de Gallimard et en faux-
monnayeur sous les voûtes du Tabou.
Dans sa banlieue, un mekton ravissant jubile sournoisement en
gaffant une bafouille de son éditeur et une cartouze de sa souris
qui radine sec de chez les Amerloques pour le rancart qu’elle y a
filé. Le même jour, tous les deux.
Pour ce faire, le mekton lit ses lettres aux chiottes avec une
amère jubilation. Ne lui voir que la gueule, puis travelinguer sur la
faïence.
Puis il sort avec une grande joie et se casse la gueule sur un
bilaro. Et il rejoint sa piaule et s’habille. Prend beaucoup de sous
et son manuscrit. Il sort prendre son train et vise son pote sur le
quai. Dialogue légèrement explicatif où il est question des choses en
suspens.
Il arrive à Paris gare Montparnasse, d’où on déduit qu’il
habitait à Sèvres rive gauche. Et se précipitouze vers le flore, il est
trois heures de relevée environ.
S’attablant au Flore, il y buvize un coup puis deux et l’heure du
rendez-vous éditorial approchant, il s’y trisse doublement.
Documentaire grivois sur la maison Gallimard avec réception
du mekton par le gars Keunot.
Le mekton ravi reçoit son manuchcrit à corriger et s’éloigne en
sifflant un air gaillard.
Il s’attable dans un autre flore qui n’est peut-être pas le même.
Il rebuvize avec d’autres. Et il paye, car il a gagné.
Ceci fait il va-t-à son rancart et elle n’est pas là, la putain, la
salope.
Il attend en buvizant.
Ayant attendu et buvizé, il s’en va un peu schlass.
Il a toujours son manuchcrit sous l’bras. Et il entre au tabou il
est six heures du soir.
Le patron et la patronne disparaissent en le voyant, et il descend
dans le tabou, tout seul.
Or l’après-midi, au tabou, on fait de la fausse-monnaie avec des
palettes de peinture et des morceaux de papier.
(Voir un type par exemple barrer cinq sur un billet de 5 francs et
mettre mille à la place.)
Il prend part à ce divertissement et s’en va vers le fond, où il
pousse la grille et tombe dans celle des caves où les plongeurs
cherchent des yeux de verre dans des huîtres spéciales à
charnières.
Il les touche pour voir s’ils sont vrais (les gens) et ils ne
disparaissent pas. Par conséquent, il n’est pas saoul.
Il sort pour faire part de sa découverte à ses amis. Il a oublié
son manuscrit sur le piano.
Il retrouve les copains et repasse à son rendez-vous où une fille
l’attend. Mais ce n’est pas la bonne et il la chasse à grands coups
de pied dans le cul. Elle disparaît complètement et il se fait très
mal au pied sur le mur. D’où il conclut qu’il est saoul et qu’il a
perdu son manuscrit, et il retourne au tabou le chercher.
Il n’y a encore personne. Il descend et sur le piano, il y a une
femme presque nue qui récite du poème lettriste avec la voix de
Pomerand. Il l’invite à danser au son d’un orchestre de sambas qui
joue en tapant sur des crânes et en sifflant dans des sifflets.
Pomerand arrive furieux, engueule la fille avec sa voix à lui, elle
lui répond en lettriste et ils se couchent tous par terre pour mourir.
Ils meurent, le type leur terme les yeux. Le curé arrive, il dit des
messes et chaque fois un mort disparaît. A la fin le curé l’entraîne
en dansant vers la grille derrière laquelle le Major et Gréco
rongent des carottes avec un grand bruit de mandibules.
Le type sort du Tabou, dégoûté, et tombe à plat ventre dans la
rue. Des camarades l’entraînent et le portent chez Annie au
Montana. Où on essaye de le dessaouler. Scène d’un réalisme
horrible et systématique.
Annie demande tout le temps qu’est-ce qu’il a.
On lui explique que son manuscrit a été pris chez Gallimuche —
et qu’il a bu.
Le type pâteux dit qu’il l’a perdu et qu’il s’en fout parce que la
lemme qu’il aime n’est pas venue au rendez-vous.
Il veut recommencer à boire et on ne peut pas le retenir.
Son copain arrive et il lui dit : garde-moi mon manuscrit, je vais
le perdre, et il s’aperçoit qu’il l’a perdu. Au tabou.
Le copain retourne avec lui au tabou où ça bat son plein. Il
retrouve à la fin le manuscrit aux mains de la caissière.
Il est à peu près dessaoulé et il sort avec son manuscrit. Il va sur
le pont-neuf et il le fout dans la flotte. Il revient coucher chez
quelqu’un et il s’apercevra qu’il s’est trompé de jour pour son
rancart.
Alors il dit merde et il entre au séminaire.
49
… Je ne sais si je vous comprends en ce qui concerne Les
Amants. J’ai vu là le film le plus mauvais que j’aie vu depuis fort
longtemps (excepté les Tripes au soleil, dix fois pire). La photo en
«flou artistique» m’a paru d’un grotesque achevé et les scènes
«intimes» d’une gênante laideur. Il paraît que dans les films porno,
le héros doit être affreux pour que le spectateur puisse s’identifier
à lui. Malle doit connaître la recette…
50
Si je peignais je voudrais que loin d’aIler seulement jusqu’au
bout de l’espace de la perspective classique, ce que j’écris fasse ce
couloir étranglé où l’on s’engage et qui s’élargit après le goulet, et
que I’on vit — si je peignais — le paysage masqué, par ce que
j’écris, par l’opacité du bourrelet de l’étranglement ventru. Il
faudrait que l’on pût avancer dans un tableau comme dans un
livre et c’est ce que devrait permettre le cinéma. S’il a raté quelque
chose, c’est ça pourquoi il ne fouille pas son terrain ? La grande
misère du béton armé c’est d’être coffré d’éIéments de bois
standard et qui n’ont rien apporté. Alors que la folie se coffrerait
aussi bien — et le cinéma recrée pour les photographier les plans
auxquels sont habitués nos yeux
[Ajout du scanneur – Le texte de l’entretien de Boris Vian et Pierre Kast
au sujet du cinéma – Extrait du agazine Obliques n°8-9 de 1976]
51
*Pierre Kast et Boris Vian s’entretiennent du cinéma
BORIS VIAN. — Par rapport au fantastique, la science-fiction c’est
l’extrapo1ation, au lieu de l’invention non contrôlée.
PIERRE KAST. — Dans le fantastique, elle est contrôlée par un tas de
vieux mythes, au lieu d’être contrôlée par des mythes de la science
nouvelle. La science-fiction, ce sont des mythes modernes — le fantastique,
ce sont de très vieux mythes.
BORIS VIAN. — Le fantastique, c’est un dépaysement dont les méthodes
sont des méthodes éprouvées, les méthodes de la terreur, du surnaturel.
Tandis que la science-fiction, c’est un dépaysement de la logique, c’est un
changement de logique. Toute la science-fiction est fondée sur une nouvelle
logique. En fait, on prend un schéma classique, dans lequel on introduit une
petite variable et on regarde comment varie, comment se modifie ce
schéma, et ce que cela donne.
ANDRÉ S. LABARTHE. — La nouvelle variable, ce serait l’apport de la
science ?
BORIS VIAN. — Un élément nouveau qui apparaît dans une situation
classique, c’est un des termes de la «fiction». Une situation classique où, par
exemple, tout d’un coup, on peut reculer dans le temps — ou un problème
comme celui du Triangle à quatre côtés : le problème des deux savants qui
sont amoureux de la même femme. Rien de plus simple pour résoudre le
problème, se dit l’un : il fabrique une seconde femme exactement pareille
mais, comme elle est exactement pareille, elle aime également le même.
Rien n’est résolu.
C’est exactement l’introduction d’une nouvelle variable. Justement, la
modification de la fonction n’est pas ce que l’on avait prévu bêtement. C’est
ce que l’on aurait pu prévoir mathématiquement.
PIERRE KAST. — Ceux qui nous plaisent le plus des romans de science-
fiction sont toujours ceux où cette règle du jeu est respectée, pour mon goût
en tout cas. Par exemple : Demain, les chiens, les nouvelles de Bradbury,
avec un élément lyrique et un élément…
ANDRÉ s. LABARTHE. — … un élément de bien écrit qui est agréable.
PIERRE KAST. — Il y a un élément de qualité littéraire.
Disons que la littérature de science-fiction est comme une sorte d’inverse
du roman historique. La rubrique «roman historique» cela peut comprendre
à la fois de très grands chefs-d’œuvre et de très mauvais livres.. Donc, de la
même façon, la marque, l’étiquette science-fiction ne suffit pas pour
qu’automatiquement ce que l’on met dessous soit bon.
BORIS VIAN. — Non, cela naturellement pas.
PIERRE KAST. — Je crois que c’est une chose qu’il faut dire, parce que
les gens ne sont pas encore habi- tués. Chaque fois qu’on leur parle de
«science-fiction», ils croient que l’on devient incapable de nuancer. Il y a
évidemment de très mauvais livres de science-fiction.
Mais il y a aussi la possibilité d’une nouvelle poésie épique, et d’une
nouvelle poésie lyrique.
BORIS VIAN. — Oui, épique, très souvent. C’est la suppression d’un
frein, dans un certain nombre de domaines de l’imagination. Et, le
fantastique qui, personnellement, m’intéresse moins, c’est justement le
même débridement, mais avec de très vieilles choses comme les fantômes,
les vampires, la parapsychologie que, pour ma part, j’ai parfaitement en
horreur…
PIERRE KAST. — Les amateurs du fantastique aiment le dépaysement
pour le dépaysement. Ce n’est pas le délire de la logique qui les intéresse
dans la science-fiction, c’est le délire et le dépaysement tout court.
BORIS VIAN. — Le plus grave, c’est que ce qui les intéresse dans la
science-fiction, c’est la fiction, et ils n’aiment pas la science. C’est surtout
cela qui les arrête.
PIERRE KAST. — D’un autre côté, il y a toute une partie de science-
fiction qui tire d’une extrapolation quelque chose qui permet de mieux
comprendre les contradictions et les ridicules du monde de maintenant,
Il y a toute une série de bouquins qui, en transposant dans le domaine
interstellaire les contradictions du capitalisme, par exemple, cherchent à les
rendre plus «marrantes» ou plus évidentes.
BORIS VIAN. — Ça sert aussi de moyen de défoulement en Amérique. Il
ne faut pas oublier que le renouveau de la science-fiction vient d’Amérique.
C’est tout de même un moyen extrêmement commode de s’exprimer en
Amérique, que de transposer ça sur la planète X, alors qu’on n’oserait pas
imaginer dans un monde américain les problèmes qui se posent sur cette
planète X, et qui feraient qualifier leurs auteurs de communistes, au moins
de cryptos, s’ils les exposaient franchement.
ANDRÉ S. LABARTHE. — Ce serait une commodité, alors ?
BORIS VIAN. — Ils le font absolument inconsciemment. On s’en aperçoit
d’autant mieux, que cela se produit généralement par vagues. Il y a depuis
deux ou trois ans, par exemple, une vague de romans américains science-
fiction, qui concernent tous les problèmes de la sexualité. On commence à
découvrir, qu’après tout, quand il y a quinze femmes dans un astronef où il
y a cinq cents hommes, il est parfaitement normal que les quinze femmes
servent aux cinq cents bonshommes plutôt que de se consacrer à quinze
bonshommes pendant que les quatre cent quatre-vingt cinq autres se mettent
la ceinture. C’est un truc que l’on n’aurait jamais vu il y a quinze ans en
science-fiction.
C’est très curieux que ces solutions déferlent par vagues.
Mais les gens de science-fiction, en France, ne s’en aperçoivent pas.
ANDRÉ s. LABARTHE. — Selon vous, pour parler de la science-fiction, il
faudrait savoir lire en anglais.
BORIS VIAN. — Non, mais il faut au moins avoir l’honnêteté de se tenir
au courant. Il faut aimer un peu la science, aimer un peu les mathématiques,
la physique, tout cela. Les trois quarts des gens qui écrivent de bons romans
de science-fiction, en Amérique, sont des scientifiques. Des scientifiques
qui prennent cela au sérieux, et qui s’amusent beaucoup en le faisant. Ils
inventent des choses qu’ils savent eux-mêmes impossibles. Mais, ce n’est
pas tellement dans l’invention, justement, qu’ils manifestent leur culture
scientifique, c’est dans la rigueur de leur développement.
On en arrive à ce fait que, justement, la science- fiction a un intérêt parce
que c’est l’application de nouvelles structures au développement et à la
fabrication d’une œuvre d’art. C’est cela qui est intéressant. Et c’est à ce
moment-là que, même dans certains qui sont très mauvais, on peut trouver
quelque chose de nouveau. Ils sont mal écrits, le thème est éculé ou autre
chose, mais il y a un mode de raisonnement et un mode de pensée qui, tout
d’un coup, filent dans une direction qu’on ne prévoyait pas, et qui montrent
chez l’auteur une autre façon de faire fonctionner ses cellules cérébrales.
PIERRE KAST. — Oui, c’est l’alliance de l’imagination et de la rigueur,
c’est cela qui est très plaisant.
BORIS VIAN. — Les plus réussis sont les plus logiques, les plus logiques
mais dans une nouvelle logique. Une logique moderne.
PIERRE KAST. — Dans le même rapport avec la logique aristotélicienne
que la géométrie non euclidienne par rapport à la géométrie traditionnelle.
BORIS VIAN. — Exactement. La logique non aristotélicienne de Van
Vogt, qu’il a prise chez Korzybski, n’est qu’une des logiques possibles,
d’ailleurs. Il y a des choses très intéressantes sur ce genre de logique dans
un livre de Bachelard sur le nouvel esprit scientifique.
PIERRE KAST. — Enfin, Van Vogt serait aux romanciers traditionnels…
ANDRE s. LABARTHE. — Toutes proportions gardées, ce que furent
Riemann et Lobachewski à Euclide.
BORIS VIAN. — C’est faire beaucoup d’honneur à Van Vogt si vous
voulez; mais, enfin, il a tout de même essayé. Il s’est au moins une fois posé
le problème d’un monde où les hommes ne raisonneraient pas en disant ce
qui n’est pas blanc est noir, et ainsi de suite.
PIERRE KAST. — Il y a deux autres exemples qui sont très bons, je crois.
Il y a des romans de Clifford Simak qui sont basés sur le même principe, et
il y a aussi une nouvelle de Lewis Padgett, Tout smouales étaient les
Borogoves.
BORIS VIAN. — De toute façon, c’est l’app1ication des logiques
polyvalentes que connaissent très bien les mathématiciens, mais que le
Français moyen et que le Français littéraire ne veulent absolument pas
connaître… Je parle du Français littéraire qui prétend s’intéresser à la
science-fiction.
Quel est le lecteur idéal, alors ?
Le lecteur idéal pour les romans de science-fiction, c’est le mathématicien,
le physicien ou les gens très cultivés du modèle de Raymond Queneau, qui
savent à la fois ce que l’on fait en littérature, ce que l’on fait en
mathématiques, ce que l’on fait en physique. Ce sont les gens qui ne font
pas un mur entre eux et une partie de la connaissance.
PIERRE KAST. — Des coordinateurs.
BORIS VIAN. — Des coordinateurs, les gens qui sont pour la synthèse.
Parce que c’est très joli, c’est extrêmement connu et extrêmement courant
de dire en français, de dire avec orgueil : «Moi, je ne comprends rien aux
maths.» Personnellement, je fais la réflexion suivante : «Si je ne comprends
rien aux maths, j’aurais plutôt honte de le dire». Se présenter de but en
blanc comme un imbécile n’est pas le meilleur moyen de se présenter. Un
type-qui-ne-comprend-rien-aux-maths est un imbécile fieffé, un point c’est
tout !
Nous ne sommes pas contre l’utilisation des hommes à gros bras, mais nous
aimons aussi qu’ils aient des gros cerveaux.
PIERRE KAST. — Ce qui est intéressant dans le principe même du roman
de science-fiction, c’est le vertige de l’imagination devant le possible.
ANDRE s. LABARTHE. — Ce qui est intéressant, c’est justement l’écart
entre les résultats tels qu’ils devraient être et le résultat tel qu’il est.
BORIS VIAN. — L’écart est tellement faible qu’en 1943 une revue
américaine a été saisie parce qu’elle avait donné le secret de la bombe
atomique, simplement. Tout le monde a cru qu’il y avait eu une «fuite»,
alors que ces types, qui étaient tout simplement de bons physiciens, avaient
extrapolé les choses connues en matière de physique atomique, avaient écrit
une nouvelle là-dessus, et c’était l’histoire de la bombe atomique.
Il y avait le principe de la masse critique séparée en plusieurs éléments, qui
se rapprochent au moment voulu, et l’état-major s’est dit : «Il y a eu une
fuite. Mais, si on saisit le journal, on va alerter les gens», et, finalement,
l’affaire s’est tassée. Bref, il y a eu en 1943, dans Astounding, l’histoire de
la bombe atomique, telle qu’on l’a lancée deux ans plus tard.
PIERRE KAST. — Moralité, il faut prendre la science- fiction au sérieux.
Queneau nous a raconté qu’il avait lu un jour, dans un petit magazine de
science-fiction, cette profession de foi d’un «fan» : «Tout ce qu’on peut
imaginer est possible et sera réalisé.»
ANDRÉ s. LABARTHE. — Est-ce que vous lisez plus de bons romans que
vous ne voyez de bons films ?
BORIS VIAN. — Naturellement, c’est obligatoire. Les moyens de
production nécessaires sont beaucoup plus faibles pour les livres, donc il
sort plus de livres, déjà, que de films. Donc, il y en a plus de bons, c’est une
nécessité statistique.
PIERRE KAST. — Puisqu’on entre dans le domaine du cinéma, on est
aussi dans le domaine d’une autre logique qui est la logique du profit.
En matière de cinéma, si on perd ceci de vue, on se trompe entièrement. Ce
ne sont pas les mêmes normes qui jouent. La production des films n’est pas
régie du tout en fonction de l’inspiration des auteurs. Cela n’a rien à voir.
BORIS VIAN. — Il est certain que s’il y avait 10000 producteurs, mettons,
en France, cela ferait comme les éditeurs. Il y aurait des producteurs qui
feraient des films intelligents. De même qu’il y a en France des éditeurs qui
publient de la cochonnerie, qu’ils vendent au poids, et des éditeurs qui
essaient de publier de bons livres. Il y a même des éditeurs comme feu
Freymann, qui publiait les Actualités Scientifiques et Industrielles chez
Hermann, qui sont des trucs inabordables par vraiment 99,9 % des gens,
parce que c’est d’un niveau scientifique trop élevé. Il y aurait tout cela s’il y
avait assez de producteurs. Malheureusement, le producteur se recrute à
l’épaisseur du portefeuille. Or, il est avéré que les imbéciles gagnent de
l’argent aussi facilement que les gens intelligents, même plus, puisqu’ils
sont moins embarrassés par un tas de choses qui gênent les gens intelligents.
Chez les éditeurs, quoi qu’on dise, il y a tout de même une tradition de
culture qui vient de ce qu’au départ un éditeur sait lire, en principe, tandis
qu’un producteur, on ne lui demande même pas de lire, ni même de voir des
films, ni même de savoir ce qui s’est fait. Un producteur de cinéma, c’est
vraiment le monstre des temps modernes. C’est l’horreur des temps
modernes. L’idée de faire un film — comme auteur, je ne sais pas —, c’est
une idée qui ne peut venir qu’à un martyr. Avoir envie de ce moyen
d’expression-là, c’est vraiment avoir envie d’être martyrisé. Il y a une
montagne à escalader constamment, qui est la montagne du préjugé, la
montagne de la connerie, de l’intérêt mal compris. Tous les moyens
d’expression peuvent donner lieu à des œuvres d’art, mais un moyen
d’expression qui vous demanderait au départ d’avoir une pelle à vapeur de
700 millions, un marteau-pilon de 2000 tonnes et un transatlantique pour
transporter vos blocs de cailloux, cela limiterait singulièrement le domaine
d’expression des gens. Il n’y en aurait pas beaucoup qui auraient les moyens
de se payer ça. Si une toile de peintre coûtait 800000 francs, un tube de
peinture 1 milliard et un pinceau 2 millions, il y aurait beaucoup moins de
peintres que maintenant. Mais il se trouve que le papier n’est pas cher, la
plume non plus, le stylo non plus et l’encre non plus, donc il peut y avoir
beaucoup plus de livres et beaucoup plus de bons bouquins, par conséquent.
Dans le nombre il y en a forcément plus de bons. Le cinéma, c’est limité
tout de même – on ne peut pas appeler cela une «élite» – mais à un certain
nombre de gens qui ont dans la main le levier du truc. C’est un levier au
bout duquel est attaché un gros tas d’argent : le gros tas d’argent,
généralement, fait partie de la personne d’un producteur, qui songe surtout à
doubler son gros tas d’argent. Là où il est idiot, c’est que c’est vraiment un
moyen très compliqué de doubler son gros tas d’argent que le cinéma…
Evidemment, il y a les starlettes.
ANDRÉ s. LABARTHE. — Les producteurs ont peur des nouveautés,
parce que ce sont des nouveautés, en particulier la science-fiction.
BORIS VIAN. — Ce qui sauverait les auteurs, c’est si les producteurs, en
général, refusaient de faire des films. Alors les techniciens seraient obligés
d’inventer d’autres moyens de faire des films qui ne seraient pas chers. A ce
moment-là, on arriverait peut-être à faire des bons films en beaucoup plus
grande quantité.
PIERRE KAST. — Il y a un genre de films de science- fiction qui tentera
sûrement le producteur, c’est le genre de films où on arrive sur Vénus, et où
toutes les femmes sont nues.
BORIS VIAN. — Même cela, ils n’osent pas le faire, à cause du mot.
ANDRÉ s. LABARTHE. — Le mot «science-fiction» leur fait peur ?
BORIS VIAN. — Parce que le mot science leur fait peur de toute façon.
ANDRÉ s. LABARTHE. — … ou simplement parce qu’ils n’imaginent pas
une évolution du public. Ils refont toujours les mêmes choses.
PIERRE KAST. – C’est là qu’il y a quelque chose qui ne marche pas.
Quand on explique la situation à des producteurs, ils ressortent
immédiatement un argument qui est absolument faux : celui-ci : oui, mais
vous, vous êtes un intellectuel, vous ne vous occupez pas du public.
BORIS VIAN. — Or, au contraire, on s’occupe bien plus du public que les
«spécialistes» de ce public. Les producteurs qui s’imaginent qu’ils
connaissent par définition ce que sont les goûts du public sont des
producteurs qui devraient tous être milliardaires. Or, le fait est qu’ils
prennent des beignes caractérisées, et ils ne prennent pas des beignes
caractérisées par excès d’audace, mais par excès de prudence. C’est cela qui
est admirable. C’est que, par rapport à leur public, ils sont entièrement
déphasés; c’est cela qui est délicieux, d’ailleurs.
Ils se disent : j’ai gagné de l’argent en vendant des nouilles, donc je peux
en gagner en faisant des films.
Or, il est possible qu’ils connaissent le goût du public en matière de
nouilles, mais là où ils font une extrapolation, qui n’est justement pas du
tout du domaine de la science, c’est en se disant que, puis- qu’ils savent
vendre des nouilles, ils sauront vendre des films. C’est là qu’ils se trompent,
et justement parce qu’ils n’ont pas l’esprit scientifique. C’est pour cela
qu’ils ont peur de la science-fiction, notamment. Ce mot science les
taquine.
ANDRÉ s. LABARTHE. — Il suffit de remplacer le mot nouille par le mot
film, le mot film d’il y a dix ans, et le mot film dont vous parliez, de
maintenant, pour que ce soit exact. C’est-à-dire que les films qu’ils faisaient
avant la guerre, ils continuent à les faire maintenant. Enfin, ce sont les
même choses.
PIERRE KAST. — De toute façon, on en est arrivé au point que sur cent
films qui sortent il y en a quatre-vingt-dix-huit qui sont toujours le même
film. Il est évident que l’on voit toujours le même schéma, présenté
autrement, mais enfin… Après cela, ils s’étonnent, évidemment, tout d’un
coup, d’une certaine désaffection du public. Evidemment, il y a une
lassitude. Le fait est que, actuellement, le cinéma ne recrute aucun nouveau
public, parce que tout ce côté dépaysant et fascinant qu’a eu le cinéma dans
le moment où il s’est développé est entièrement perdu. Le public lui-même
ne croit plus du tout à la magie du cinéma. Cela n’a plus rien de magique. Il
ne suffit plus de changer le décor, il faut changer la structure.
BORIS VIAN. — C’est là qu’on en revient à la science- fiction au cinéma.
Je ne crois pas du tout que le cinéma puisse apporter quelque chose à la
science-fiction, mais je crois que la science-fiction peut apporter
énormément au cinéma. Elle peut lui apporter un nouveau dépaysement, un
nouveau sens de la magie, un nouveau lyrisme, une nouvelle poésie épique,
un nouveau sens plastique, un sens de la relativité, un sens de l’aventure.
ANDRÉ s. LABARTHE. — Il s’agit de savoir si la logique du cinéma peut
rendre la logique propre à certaines œuvres de science-fiction.
BORIS VIAN. — C’est un autre mode d’enchaînements qu’elle apportera
au public, la logique de la science- fiction. Un mode d’enchaînements qui
sera d’autant plus surprenant qu’il sera manié naturellement; il apportera
d’autant plus de choses qu’il sera justement conçu à partir d’une logique
totalement différente de celle qui prévaut actuellement.
PIERRE KAST. — En somme, il s’agit de retrouver l’équivalent de l’esprit
traditionnel des contes de fée, ce qui a été l’apanage du cinéma à son départ,
et qui a fait son succès : «Il y avait une fois…», c’est-à-dire une espèce de
formule promise au même avenir, au même développement, au même
succès que celle-là et qui est : «Une supposition que…».
BORIS VIAN. — C’est cela : «Il y aura une fois…».
PIERRE KAST. — Si on suppose que la science-fiction est fondée sur : «Il
sera une fois…» — eh bien, ce «il sera une fois» est à la base de tout un
développement, de toute une nouvelle magie, qui est une solution pour que
le cinéma sorte de l’ornière où il est.
BORIS VIAN. — Ce n’est pas une solution obligatoirement chère. C’est-à-
dire que, là aussi, il y a de la part des producteurs un manque complet
d’imagination. Quand on leur dit science-fiction, ils s’imaginent
immédiatement qu’il s’agit de construire des fusées, et de montrer quatorze
planètes avec trois cent mille figurants. Ce n’est pas cela du tout. 0n peut
très bien imaginer des films de science-fiction à trois ou quatre
personnages.
Par exemple, reprenons le Triangle à Quatre Côtés, c’est un admirable sujet
de film, qui se passe entre quatre personnages, dans un seul décor. C’est de
cela qu’i1s ne se rendent pas compte, c’est que l’esprit même de la fiction
scientifique, l’esprit même de l’aventure scientifique est un esprit qui est lié
à un renouvellement complet des schémas, un renouvellement complet des
thèmes, un renouvellement complet des situations dans les films, et que ce
n’est pas obligatoirement dans le Châtelet; il ne s’agit pas obligatoirement
de faire Ben-Hur dans les étoiles. Ben-Hur c’est cher, Ben-Hur dans les
étoiles sera aussi cher.
PIERRE KAST. — Ça sera bien plus cher. Ce qui nous protégera
probablement de «Ben-Hur dans les planètes».
ANDRÉ s. LABARTHE. — Et, est-ce que le cinéma, qui est un moyen
d’expression visuel, est apte à rendre, par exemple, l’histoire d’un temps
autre ?
PIERRE KAST. — Je crois qu’on a dit que ce qui nous intéressait surtout,
c’était l’adoption de structures logiques nouvelles pour raconter des
histoires. Les structures logiques nouvelles permises justement par «il y
aura une fois». A partir de là, il ne faut pas oublier que le cinéma n’est pas
du tout un art visuel, c’est un art abstrait, c’est un art de la preuve. Quand on
voit une bouteille sur une table c’est qu’on a mis là la bouteille pour prouver
quelque chose. Quand on a fait ce plan dans un film, on a cherché, du fait
que la bouteille est là, à infliger une preuve, à obtenir un effet. C’est un art
de la démonstration, c’est un art de la preuve.
ANDRÉ s. LABARTHE. — Un art de la preuve, c’est plutôt la peinture.
PIERRE KAST. — Non. Le cinéma est un art anti-réaliste au possible. Ce
que vous montrez, ce n’est pas la réalité extérieure, c’est la réalité que vous
avez organisée pour montrer quelque chose, pour prouver quelque chose.
Evidemment, les gens n’aiment pas qu’on leur parle du cinéma comme
cela, parce qu’ils croient que le cinéma, c’est un art de la sensibilité…
BORIS VIAN. — De toute façon, ce n’est pas un art. C’est un
intermédiaire entre un type qui fait le film et un type qui le regarde. C’est
tout.
PIERRE KAST. — Alors, dans ces conditions, il est évident que comme le
cinéma est fondé sur la logique, si la science-fiction est un délire de la
logique, cela doit s’accrocher très bien.
ANDRE s. LABARTHE. — Dans les films de science- fiction que vous
avez déjà vus, est-ce qu’il y a une chose qui corresponde à l’idée que vous
vous faisiez de la science-fiction, qui rende compte d’une réalité neuve,
d’une nouvelle logique ?
BORIS VIAN. — Non, pas vraiment. Pas beaucoup.
PIERRE KAST. — Non, pas vraiment. Ce qu’on trouve dans les meilleurs
films de science-fiction, c’est un dépaysement.
BORIS VIAN. — C’est un changement d’univers.
PIERRE KAST. — Oui, cela vraiment. Le meilleur, c’est peut-être les
Survivants de l’infini.
BORIS VIAN. — C’est un de ceux qu’on trouve très bons, parce qu’i1 est
très amusant, d’abord, c’est…
ANDRÉ s. LABARTHE. — Le dépaysement, c’est-à-dire le décor ? Pas
tellement un changement de logique au fond.
BORIS VIAN. — Quand même, il y a toute l’histoire de l’interocitor, toute
l’histoire de la nouvelle machine qu’on fabrique. Ces objets et ce catalogue
sont des éléments de décor, d’accord, mais si nous parlons de ce qu’ils
signifient dans le film, on voit que c’est : ils viennent d’ailleurs.
ANDRE s. LABARTHE. — C’est tout de même un film
anthropomorphique.
BORIS VIAN. — C’est le balbutiement de la science- fiction au cinéma.
De toute façon, le cinéma est en plein balbutiement, même maintenant.
Qu’est-ce qu’il a le cinéma ? Il a cinquante ans !
PIERRE KAST. — Déjà, une énorme quantité de bouquins de science-
fiction sont victimes de l’anthropomorphisme. Il n’y a pas de raison de
supposer que le cinéma qui est dans l’enfance va se délivrer de quelque
chose dont, déjà, la littérature ne s’est pas délivrée. Il n’y a pas de raison. Ce
serait un miracle effroyable.
ANDRE s. LABARTHE. — C’est quand même un but à atteindre dans
l’avenir.
PIERRE KAST. — Cela me fait penser à ce passage d’Hellzapopin : un
type a un masque affreux, mais il ne fait peur qu’au moment où il enlève le
masque. Toute cette galerie de monstres du cinéma fantastique et du cinéma
de science-fiction (le Monstre qui vient de la mer, etc.), en réalité, n’est faite
que de monstres extrêmement gentils. L’homme-poisson de la Créature du
lagon noir, je le trouvais merveilleusement beau et agréable à voir. Mais
cela n’est pas de la science-fiction. Le fantastique, évidemment, a ceci de
particulier qu’il doit absolument faire appel, en réalité, à
l’anthropomorphisme. La base du fantastique, contrairement à ce que l’on
pourrait croire, c’est qu’il n’arrive pas à se dégager des aspects humains.
Pour jouer du fantastique, il faut rester de plain-pied avec des créatures
humaines. Evidemment, ce qui devrait être beau dans la science-fiction,
c’est qu’on fasse des monstres qui ne soient pas humains du tout.
ANDRÉ s. LABARTHE. — Les monstres, en général, raisonnent comme
des hommes, c’est cela qui est gênant.
BORIS VIAN. — Ils sont complices des hommes. Ils sont là pour faire
peur aux hommes, donc s’ils font peur aux hommes, il faut bien qu’il y ait
des hommes, enfin.
ANDRÉ s. LABARTHE. — L’homme est toujours le système de
référence.
PIERRE KAST. — Oui, c’est gênant. Mais, enfin, le cinéma, quand même,
est fait pour des hommes, par des hommes.
Il y en avait un qui m’avait beaucoup plu, mais qui était beaucoup moins
bon que les Survivants de l’infini, qui s’appelait le Météore de la nuit.
C’était un assez beau film. On voyait des monstres qui étaient tout à fait
épouvantables à regarder qui, pour avoir contact avec les hommes, étaient
forcés de prendre l’apparence des hommes. Ils volaient des hommes, ils
copiaient les hommes, ils se dissimulaient sous une forme comparable à
celle des hommes. Mais, quand on voyait les monstres à l’état naturel, ce
n’était que du carton, hélas !
C’est cela qui était dommage, mais le principe était entièrement délicieux.
ANDRÉ s. LABARTHE. — On avait peur, parce qu’on imaginait ce qu’ils
pouvaient être.
BORIS VIAN. — Evidemment. L’astuce admirable aurait été que ce soit
comme dans l’Arlésienne qu’on ne voie jamais le monstre. Mais le malheur
du cinéma comparé à la littérature comme moyen d’expression de la
science-fiction, c’est que le cinéma n’est pas assez abstrait. Le cinéma
matérialise. Le film matérialise.
ANDRÉ s. LABARTHE. — Mais le public suivrait-il ?
PIERRE KAST. — On comprendrait tout de même, si c’était bien fait.
ANDRÉ s. LABARTHE. — Oui, mais «on», qui «on» ? C’est cela.
BORIS VIAN. — Qui «on»! Il y a tout de même des gens! Einstein, par
exemple, en savait plus en mathématiques que mon concierge. Qui désigne
des gens pour faire des cours dans les classes ? «On» arrive bien à trouver
ces gens. Il y en a, «on ›» leur fait passer des examens, il y en a qui
s’instruisent. Bon, alors, pourquoi il n’y a pas de «on ›» qui réussissent à
trouver des gens intelligents pour d’autres branches ?
ANDRÉ s. LABARTHE. — Oui, mais il y a toujours d’autres «on» qui
viennent pour dire qu’ils ne sont pas d’accord.
BORIS VIAN. — Il y a toujours d’autres «on», ce n’est pas vrai. Il n’y a
pas d’autres «on» qui viennent dire à M. Einstein : «Je suis plus fort que
vous en maths», et qui puissent le prouver. Dans le domaine de la science,
cela n’existe pas, le «on», justement. On juge sur preuves et sur faits. Et les
gens ont des noms.
Dans le domaine de la science, c’est extrêmement précis : les gens savent,
ou ils ne savent pas. C’est justement pour cela que dans tous les autres
domaines ils se complaisent à tout entourer d’un verbiage brumeux. C’est
pour cela qu’ils sont tellement contents de faire passer le fantastique avant
le scientifique, en France. Il y en a tellement peu qui savent ce que c’est que
la science. C’est tellement plus commode d’avoir des mots brumeux. C’est
exactement le problème. Je vous garantis que c’est très facile, en
mathématiques, de savoir si un type sait quelque chose ou non. C’est très
facile de le savoir aussi en physique, en chimie, et dans pas mal de sciences
beaucoup plus exactes que celles dont on nous rebat les oreilles sous le nom
de sciences sociales et économiques.
ANDRÉ s. LABARTHE. — C’est gênant.
BORIS VIAN. — C’est gênant ? Non. Il y a tout de même un moyen
d’action sur le public qui s’appelle la publicité.
ANDRÉ s. LABARTHE. — Autrement dit, il faut employer un moyen bête
pour rendre les gens intelligents.
BORIS VIAN. — On aurait pu faire d’Einstein une idole aussi connue que
James Dean. Il était peut-être moins spectaculaire physiquement, mais
enfin… De toute façon, ce n’est même pas cela qui joue. Il a écrit des
choses beaucoup plus percutantes que tout ce que James Dean aurait pu
jamais dire, même dans des rôles écrits par de très bons écrivains. Einstein
n’est qu’un exemple, il y en a plein d’autres.
PIERRE KAST. — Je suis en train de lire la liste des films de science-
fiction depuis cinquante ans; en réa- lité, il y a une énorme quantité de
fantastique.
BORIS VIAN. — Les films, d’ailleurs, font beaucoup plus appel au
fantastique. C’est simplement par esprit de routine, en fait.
PIERRE KAST. — Oui, c’est par esprit de routine, parce que c’est
beaucoup plus commode de jouer sur l’élément de terreur ou sur l’é1ément
de surnaturel.
BORIS VIAN. — Aussi pour une autre raison : c’est que c’est beaucoup
plus difficile de formuler en images ce qu’il est relativement aisé de
formuler en mots. Il est beaucoup plus difficile d’avoir une imagination
plastique qu’une imagination verbale. Les associations ne se font pas de la
même façon. Je ne sais pas, mais, dans les bonnes revues de science-fiction,
les images et les illustrations sont presque toujours minables, presque
toujours, même pour de très, très bons textes. C’est un fait que tout le
monde a pu constater.
PIERRE KAST. — Il s’agit de savoir aussi qui sont les dessinateurs ? Si un
Steinberg veut faire des illustrations de science-fiction, il les fera sans doute
admirablement.
Il y a une chose qui est certaine, c’est que la science- fiction n’a pas encore
atteint les peintres jusqu’à présent.
ANDRÉ s. LABARTHE. — Il y a les peintres «fantas- tiques».
PIERRE KAST. — «Fantastiques», il n’y en a pas tellement non plus. Il ne
s’ensuit pas, par définition, que l’univers de la science-fiction est
irreprésentable en peinture. Ce serait absolument absurde de dire cela. Si
l’univers du rêve peut s’exprimer dans certaines conditions en peinture,
pourquoi est-ce que l’univers de la science-fiction ne s’exprimerait pas en
peinture ?
BORIS VIAN. — De toute façon, il n’y a pas de contrôle possible, même
pour l’univers du rêve. Il peut peut-être s’exprimer d’une *certaine façon en
peinture, mais, seul, celui qui aura rêvé le rêve pourra dire si c’est la bonne.
PIERRE KAST. — Jérôme Bosch, par exemple, c’est un univers…
BORIS VIAN. — C’est plutôt un univers de réorganisation, de
réagencement, justement. C’est en cela que ce serait le plus proche d’un
univers de science-fiction.
ANDRÉ s. LABARTHE. — Dans la technique, il est obligé de faire appel
aux éléments existants.
BORIS VIAN. — Il est certain que c’est un réagencement de ces éléments
selon une logique qui n’est pas la logique courante, justement.
Il y avait une très belle scène de science-fiction dans les Cinq Mille Doigts
du docteur T… Là, il y avait un très beau monde de science-fiction. C’est
un des très rares exemples de film où il y ait un univers de science-fiction,
avec l’ascenseur….
PIERRE KAST. — …et le ballet musical, l’enfer musi- cal.
BORIS VIAN. — Au fond, quand on y pense, c’est peut-être le seul film
voisin de l’esprit de la science- fiction qu’on ait vu.
PIERRE KAST. — Le début, avec les coupoles, c’est un univers de la
science-fiction.
BORIS VIAN. — D’une façon embryonnaire, c’est un très bon exemple de
film de science-fiction réaliste.
PIERRE KAST. — De la même façon, l’arrivée sur Metaluna dans les
Survivants de l’Infini.
BORIS VIAN. — Oui, mais, là aussi, il y a l’influence un peu mystique des
grands clochers, des grandes tours, des grandes spirales, qui sont aussi, un
peu, déjà une tradition.
PIERRE KAST. — Si vous voulez des exemples de science-fiction en
peinture, de ce que peut donner la science-fiction, par exemple, il y aussi
Piranèse.
BORIS VIAN. — Et puis Fuchs aussi, qui est beaucoup plus récent, mais
qui est assez parent…
ANDRÉ s. LABARTHE. — Eh bien! maintenant, si on abordait le point de
savoir si l’optique science-fiction peut changer quelque chose dans les
conventions cinématographiques déjà existantes.
BORIS VIAN. — Oui, de toute façon.
PIERRE KAST. — C’est, en tout cas, la méthode la plus immédiate. Toutes
les postures classiques des conflits sentimentaux sont pulvérisées par la
science- fiction. C’est évident.
BORIS VIAN. — De toute façon, il n’y a pas du tout besoin de faire
intervenir le terme science-fiction. Il y a, de toute façon, à appliquer aux
éléments existants de nouvelles structures, de nouvelles structurations, des
nouvelles logiques, de nouveaux modes de penser. Ce seront toujours des
modes humains, il n’y a pas à s’en faire, puisque, si on les imagine, c’est
qu’ils sont humains. Seulement, on peut en construire de nouveaux, et on
peut se faire aider de machines pour en construire d’encore plus nouveaux.
Il n’y a pas de raison de ne pas le faire.
De toute façon, dès maintenant, supposez que nous réduisions un film à un
certain nombre de ses éléments. Vous prenez : un héros mâle, tel âge; un
héros femelle, tel âge; un héros de second plan, mâle, tel âge; un héros de
second plan, femelle, tel âge; après avoir numéroté tous les personnages,
énumérez tous les sentiments possibles : amour, haine, jalousie, inceste,
conduite scandaleuse, exhibitionnisme, prurit, n’importe quoi, ce que vous
voulez. Vous allez prendre des maladies, vous allez prendre des situations :
naufrage, incendie, etc. Vous allez touiller tout cela, et faire effectuer par un
calculateur électronique la synthèse complète de tout ce que cela peut
donner, en appliquant à cela un facteur de déroulement, dans lequel
interviendra le temps. Vous allez avoir automatiquement une série de
scénarii, de lignes grossières de scénarii, Il faudrait préciser cela, détailler
cela, bien entendu, ce n’est pas si simple que tout cela. Mais, grosso modo,
mécaniquement, vous pourriez obtenir une série de lignes primitives de
scénarii qui, tout en restant parfaitement humaines, puisque parfaitement
concevables par l’esprit humain, dans de nombreux cas, trancheraient
considérablement avec ce qu’on a l’habitude de voir. C’est que la moitié des
réactions des héros de films, des héros de cinéma, des héros de romans, de
tout ce que vous voudrez, dans des circonstances données, la moitié de leurs
réactions, ou les trois quarts de leurs réactions sont basées sur la pure
convention.
Le type qui a essayé de se mieux dégager de cela, c’est justement Van Vogt
avec ses «Non-A». C’est vraiment une espèce d’application systématique.
Bien sûr, il n’a pas réussi parfaitement, c’était très difficile du premier coup,
mais c’est tout de même une très belle tentative.
A partir d’éléments qui sont classiquement — si vous voulez — et
visuellement parfaitement conventionnels, il a essayé de faire un truc qui
n’est pas du tout conventionnel. Dans une certaine mesure, on peut dire
qu’il y a réussi.
PIERRE KAST. — Et, dans une certaine mesure, comme les éléments qu’il
utilise sont ceux du cinéma, même du niveau le plus bas, il n’y a pas de
raison de penser que l’opération ne peut pas être réussie au cinéma.
C’est parfaitement possible : il se passe un truc extrêmement curieux, par
exemple, dans ce roman, à la page 59 : le héros meurt, d’une rafale de
mitrailleuse. Cela ne s’est quand même pas produit souvent dans un roman.
Il est visible qu’il est désigné depuis le début comme le héros, enfin son
aspect extérieur, son port, sa prestance, on sait que c’est lui, on le nomme,
etc, et il meurt à la page 59. Quand ce roman n’aurait apporté que cela, c’est
quelque chose, enfin. C’est déjà tout à fait amusant. Et, qu’est-ce qu’on
cherche, sinon à s’amuser ?
BORIS VIAN. — Cela pourrait, d’ailleurs, être une bonne conclusion pour
l’entretien, au fond.
Dans l’essentiel de la science-fiction, ce qui nous attire le plus, en réalité,
c’est que cela nous stimule l’imagination jusqu’au point de nous faire
éprouver un délice de l’imagination dans l’amusement.
PIERRE KAST. — Oui, c’est une titillation fort réjouissante.
ANDRÉ S. LABARTHE. — Et sur vos projets en commun ? Vous avez des
sujets précis? Vous avez des idées de films de science-fiction ?
BORIS VIAN. — J’en ferais un, bien volontiers, avec le Killdozer de
Sturgeon. Une énorme pelle mécanique sur une île est envahie par un champ
électrique intelligent, et, pour survivre, l’homme qui reste sur l’île est obligé
de s’emparer d’une autre énorme pelle, qui est une espèce de bulldozer
géant, et de livrer un combat à mort avec la première, qui est animée par ce
champ électrique intelligent. C’est très spectaculaire.. C’est une très jolie
idée. Cela ferait de belles images.
PIERRE KAST. — Il y a des romans ou des nouvelles de Van Vogt qui
feraient de gentils films… Je ne sais pas si tu te souviens de l’Homme
contre le Rull ? C’était absolument admirable.
ANDRE s. LABARTHE. — Maintenant, les producteurs, si vous leur
parlez de cela, vont pousser les hauts cris.
BORIS VIAN. — Il y en a d’autres qui feraient des films délicieux, comme
: Moi, robot, d’Asimov, une série de nouvelles sur la psychanalyse des
robots. Il y a des choses absolument charmantes.
ANDRÉ S. LABARTHE. — Dieu sait si on a vu des «navets» avec les
robots. Le dernier, c’était le Maître du monde.
PIERRE KAST. — C’est parce qu’on joue sur le robot élément de terreur.
ANDRÉ s. LABARTHE. — On reprend les mêmes idées au cinéma
fantastique.
BORIS VIAN. — Ce qui est merveilleux dans Asimov, c’est la théorie des
commandements du robot. Le robot doit être utile à l’homme, il ne peut rien
faire qui puisse nuire à l’homme. Il est bien évident que ces types-là
méritent un coup de chapeau, parce qu’ils repoussent cette convention
imbécile qui veut que le robot soit un truc de terreur. Le robot est construit
pour ne pas faire mal à l’homme, donc il ne lui fera pas mal, le problème est
réglé. C’est aussi simple que cela. A partir de là, cela vous laisse le champ
libre.
PIERRE KAST. — En réalité le robot pourrait être le point de départ d’une
série de comédies absolument délicieuses.
Il y a des nouvelles absolument charmantes, où, tout d’un coup, les robots
sont envahis par les sentiments. Les rapports d’un robot-valet de chambre et
d’une patronne qui serait particulièrement séduisante seraient la source
d’une bonne série de plaisanteries…
ANDRE s. LABARTHE. — Erotiques, pourquoi pas ? Mais, alors là vous
touchez au problème du film érotique; or, on ne peut pas toucher à
l’érotisme au cinéma en ce moment.
PIERRE KAST. — Les distributeurs, actuellement, sont bloqués par l’idée
de vendre leurs films aux consommateurs catholiques du cinéma, et à la cote
morale qu’ils vont avoir — les distributeurs savent que, quand la centrale
catholique donne une mauvaise cote morale, cela signifie plusieurs
centaines de salles en moins.
BORIS VIAN. — S’ils sont déjà bloqués sur le plan de l’érotisme au
cinéma normal, on ne va pas aller leur proposer en plus de la science-fiction
érotique. Ils vont tomber raides.
PIERRE KAST. — Ce qu’il faut essayer de comprendre, c’est que la
science-fiction ce n’est pas obligatoirement l’idée conventionnelle qu’ils
s’en font, et que la science-fiction peut se faire dans des conditions même
économiques, dans des conditions même d’exécution faciles à résoudre,
sans truquages, sans démence complète, sans avoir 800 fusées dans le ciel
de la planète Mars, enfin…
BORIS VIAN. — Simplement, en changeant de postulat au départ, et en
annonçant la couleur.
(Propos recueillis par André S. Labarthe.)
Notes
[←1 ]
Pour autant que la liseuse utilisée ne supprime pas les couleurs d’impression.
[←2 ]
Et l’était encore lors de la première édition des Vies parallèles.
[←3 ]
Les Redresseurs de Tores devait être un roman de la « Série Blonde ››. Les bénéfices en auraient été
versés au voiturin à phynances du Collège de Pataphysique.
[←4 ]
Lettre à Jean Linard, 21 novembre 1957.
[←5 ]
[NdS] Au chapitre intitulé PAS DE CRÉDITS POUR LES MILITAIRES. Toutefois, nous profitons
de l’occasion du scan pour insérer ici le texte complet.
[←6 ]
Je dis planète faute de trouver un autre mot pour désigner une planète. Que l’on ne croie pas à un
parti pris trop évident de ma part.
[←7 ]
C’est à ce point précis que le Menteur s’est engagé.
[←8 ]
Note inédite du 2 décembre 1951.
[←9 ]
Ernest Borneman : Ethnologue et auteur de romans policiers dont un sur les milieux du jazz. Dans
ses célèbres « revues de presse ›› de Jazz Hot, Boris nomme constamment Borneman, à propos de
tout et de rien, tête de turc familière qu’il traite d’ailleurs souvent avec une certaine tendresse.
[←10 ]
En rond autour de minuit = Round about Midnight, composition de Thelonius Monk.
[←11 ]
Allusion à la fois… au mouvement brownien et à Pete Brown, saxophoniste alto.
[←12 ]
One bass Hit : enregistrement célèbre de Dizzy Gillespie.
[←13 ]
Stay on it : autre enregistrement célèbre de Dizzy Gillespie.
[←14 ]
Charlie Parker : saxophoniste alto génial.
[←15 ]
Ilse Koch, surnommée « la chienne de Buchenwald », fut l’épouse de Karl Koch, le premier
commandant du camp de concentration de Buchenwald. Elle fut condamnée à la prison à perpétuité
lors du procès de Buchenwald en 1947 par les américains. En octobre 1947, dans la prison de
Landsberg, elle donne naissance à un garçon Uwe, dont le père est probablement un co-détenu. Deux
ans plus tard, sous l’égide du général Lucius Clay, gouverneur militaire américain, une commission
de révision réduit sa peine. Elle sort de prison le 17 octobre 1949, malgré une vive opposition aux
États-Unis. Elle est arrêtée immédiatement le même jour par les autorités ouest-allemandes, et déférée
devant la Justice de son pays. Au procès d’Augsbourg, qui s’ouvre en novembre 1950, elle est
condamnée à la prison à vie en janvier 1951. Elle se suicide par pendaison dans la prison bavaroise
pour femmes de Aichach, le 1er septembre 1967. (Wikipédia) [NdS]
[←16 ]
Rebop ou Bebop ou Bop (tout court) : dénomination du iazz de l’école moderne tendance Gillespie-
Parker.
[←17 ]
Hugues Panassié : historien et critique de jazz et de rugby. Pour les uns le Pape du jazz et pour les
autres le Torquemada.
[←18 ]
Milton Mezz Mezzrow : clarinettiste à la technique incertaine considéré par Panassié comme un pur
génie (!?)
[←19 ]
Court extrait d’un vocal classique de Dizzy Gillespie.
[←20 ]
Thelonius Sphere Monk : pianiste et novateur de première grandeur.
[←21 ]
Dixieland : style de jazz pratiqué par les musiciens blancs dans les années 20.
[←22 ]
Sonny Stitt : saxophoniste
[←23 ]
Dexter Gordon : saxophoniste.
[←24 ]
André Hodeir : critique, compositeur, musicien (et qui appartenait comme Boris au comité de
rédaction de Jazz Hot).
[←25 ]
Daniel Parker : membre (si l’on peut dire) d’une ligue de vertu (voir notre chapitre J’irai cracher
sur vos tombes).
[←26 ]
Dodo Marmarosa : pianiste.
[←27 ]
Albert Nicholas : clarinettiste de la Nouvelle-Orléans.
[←28 ]
Georges Mitchell : trompette de la Nouvelle-Orléans.
[←29 ]
Max Roach : célèbre batteur moderne.
[←30 ]
Rythme caractéristique sur la cymbale.
[←31 ]
Erroll Garner : pianiste au style particulier : la main gauche toujours légèrement en retard!
[←32 ]
Pete Rugolo : musicien et arrangeur.
[←33 ]
Dave Tough : batteur célèbre des années 30.
[←34 ]
Papa Mutt Carey : trompette de la Nouvelle-Orléans.
[←35 ]
Woody Herman : chef d’orchestre clarinettiste
[←36 ]
Sonny White : pianiste.
[←37 ]
Sleepy John Estes : chanteur de blues.
[←38 ]
[NdS] Nous avons inséré ce texte en fin de chapitre.
[←39 ]
Texte repris dans Écrits pornographiques, 10|18
[←40 ]
De son projet de Grandes Routes Graves, Boris avait entretenu ses lecteurs de l’hebdomadaire « Arts
›› en 1952 (n° daté 31 juillet-6 août 1952).
[←41 ]
Heidegger.
[←42 ]
Wells – Découverte p. 13.
[←43 ]
Wells – Découverte p. 14.
[←44 ]
[NdS] Le conflit résultait d’une opposition de vues philosophiques entre Camus, Merleau-Ponty et
Sartre, qui trouvait son origine dans un article de Merleau-Ponty publié dans Temps Modernes «Le
Yogi et le prolétaire», fortement approuvé par Sartre. La tension existant à ce sujet entre Camus et
Merleau-Ponty fut exacerbée lors de cette «tarte-party» quand Camus accusa Merleau-Ponty d’avoir
publié une apologie de la terreur stalinienne. D’après Merleau-Ponty toute politique était
inévitablement amorale et qu’aucun régime politique n’était innocent de violence. Il estimait,
toutefois, que la violence communiste pouvait conduire à «humaniser l’humanité». Sartre défendait
également cette position et Camus, irrité, quitta les lieux.
[←45 ]
Par une chance inavouable, nous avons, depuis que ces lignes furent écrites (été 1965) et publiées
pour la première fois (février 1966), retrouvé deux bobines des films tournés à Ville d’Avray sur
Pathé-Baby. Ces deux bobines contiennent cinq séquences dont celle de l’Enfant volé et celle du Mari
trompé que nous citions. Un jour peut-être ces films entreront à la Cinémathèque Française.
[←46 ]
[NdS – extrait de Obliques n°8-9] De ce scénario, Boris Vian a rédigé ce résumé: Monsieur X… est
un vieil homme bonasse, mais dont les colères sont terribles. Il habite Paris, mais invite tous les ans
une dizaine d’enfants des rues à venir passer dans sa villa de Provence, de merveilleuses vacances au
soleil. Un jour qu’il a laissé les enfants seuls, ceux-ci, à l’occasion d’un jeu, découvrent la photo, bien
cachée, d’une très jolie femme, devant laquelle ils tombent en admiration. Monsieur X… rentre, se
met dans une grande colère, puis se calme et finit par raconter aux enfants l’histoire de la jolie femme
qui est aussi la sienne. C’est une histoire délicieuse et triste où chacun des deux rivalise de douceur,
de bonté et… de malchance puisqu’en fin de compte ils sont séparés. Les enfants sont émerveillés et
tout tristes, c’est une bien belle histoire. Monsieur X… va se coucher. Il regarde la photo et se
demande : - Les enfants ont-ils cru à l’histoire ? N’ont-il pas senti tout le mensonge de cette piètre
invention ? N’ont-ils pas fait semblant d’y croire ? N’ont-ils pas compris que l’histoire était tout autre
? Hélas, point très belle, point très morale. Et l’ancienne aventure repasse en un rêve devant les yeux
de Monsieur X… Elle est la contre-partie du beau conte de fées raconté aux enfants… La vie est
ainsi. La vérité est multiple pour tous sauf pour les enfants qui vénèrent maintenant la photographie à
l’égal d’une image de la Vierge. Et c’est là la grande punition de Monsieur X…
[←47 ]
[NdS] Nous avons inséré le texte complet en fin de chapitre.
[←48 ]
Boris a tourné durant trois jours dans Notre-Dame-de-Paris sur la base d’un cachet « net ›› de 19.878
francs par jour, les 8, 9 et 10 août 1956. Le 10 août, à 14 heures 30, il s’enfuit à Saint-Tropez.
[←49 ]
Lettre à Jacques Bens, 8 mars 1959.
[←50 ]
Note inédite du 10 février 1953.
[←51 ]
Dans le volume 10|18 ‘Textes et chansons‘, ce texte paraît sous le titre ‘Pierre Kast et Boris Vian
s’entretiennent de la Science-fiction’
Table of Contents
1
Les variétés amusantes
CARTE BLANCHE À BORIS VIAN
DEFENSE DE JEAN COCTEAU
SKETCH [sans titre]
Le romancier
J’Al PAS GAGNE LE PRIX DE LA PLEIADE
*Les fillettes de la reine
Le traducteur
Le chroniqueur
*PAS DE CRÉDITS POUR LES MILITAIRES
SARTRE ET LA MERDE
EN ROND AUTOUR DE MINUIT
*Le jazz est dangereux
Le conférencier
*APPROCHE DISCRÈTE DE L’OBJET
Le problème du style
Le pédagogue
CONSEILS À MES NIECES
CQNSEILS À MES NEVEUX
L’homme du monde
Les voyages et les vacances
Le cinéma
LA JOCONDE
UN MEKTON RAVISSANT
*Pierre Kast et Boris Vian s’entretiennent du cinéma
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
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21
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25