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HUMBRECHT Thierry-Dominique - Le Bien Et Les Transcendantaux Selon Saint Thomas (RT 2020)

Ce document traite de la conception du bien selon saint Thomas d'Aquin, en particulier de sa place parmi les transcendantaux et de son articulation avec Dieu. Il présente trois difficultés concernant la compréhension du thème du bien chez Thomas et annonce une analyse en trois parties.

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HUMBRECHT Thierry-Dominique - Le Bien Et Les Transcendantaux Selon Saint Thomas (RT 2020)

Ce document traite de la conception du bien selon saint Thomas d'Aquin, en particulier de sa place parmi les transcendantaux et de son articulation avec Dieu. Il présente trois difficultés concernant la compréhension du thème du bien chez Thomas et annonce une analyse en trois parties.

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Le bien et les transcendantaux

selon saint Thomas

L a présente intervention risque d’être, à bien des égards, apéritive


et seulement telle. Elle s’attache à situer le bien, entendu comme une
question, plutôt qu’à la traiter. Traiter une question, c’est en explorer le
contenu doctrinal. La situer, c’est caractériser son identité et sa fonction,
sans l’extraire trop vite de son contexte, tant externe qu’interne. Plutôt
que de l’extraire, il s’agit de tenter d’identifier la place qu’elle occupe.
Chez un auteur, la place occupée en dit long sur sa vérité. Constater que
Thomas parle du bien, et en parle bien, relèverait de la trivialité. Mais
se demander de quelle manière il envisage ce sujet présente des difficul-
tés. Elles sont de principe. Trois difficultés rendent malaisée la mise en
valeur du thème du bien.
La première touche à sa constitution, à ce qu’il est convenu d’appeler
les transcendantaux. Comme si, chez Thomas, les transcendantaux fai-
saient l’objet d’un traité, et, qui plus est, philosophique d’appartenance,
à même de précéder, comme de juste, la théologie.
La deuxième difficulté est théologique. La bonté de Dieu donne l’oc-
casion à Thomas de distribuer son propos en commençant par le bien
en général, avant de parler du Dieu bon. Dieu serait-il un cas particulier,
fût-il éminent, de la bonté ? Il serait alors un cas au même titre que l’être,
ce qui suppose un concept d’être à même d’embrasser Dieu.
La troisième difficulté, sous la pression des deux précédentes, s’en-
quiert de savoir quel est le lieu d’une métaphysique du bien, comme des
autres transcendantaux. Ce lieu est-il une enclave de la théologie ou au
contraire un chapitre de la métaphysique ?
Indispensable, le thème du bien semble tout aussi encombrant. En
effet, chez Thomas, il ne semble pas que la métaphysique comme science
établissant l’ordre de sa propre matière ait prévu d’y inclure le bien, à

RT 120 (2020), p. 7-23


revue thomiste

l’occasion d’une série dite toujours des transcendantaux, elle aussi en


retrait. Par exemple, dans la Métaphysique d’Aristote, rien de tel, s’il
s’agit d’y trouver un livre ou même un chapitre ; pas davantage, bien
entendu, dans son Commentaire par Thomas. Alors, où donc le bien
peut-il, ou doit-il, être placé : avant la théologie, pendant, ou après ? Au
cœur de la métaphysique, ou bien dans ses marges ? Comme une pré-
occupation de Thomas, ou comme la réception et le traitement d’une
source parallèle à laquelle il lui faut faire un sort ?
Il s’agit de situer la question du bien, et, à travers lui, d’évaluer celle
d’un discours sur les notions auxquelles il est lié : l’étant, l’un, la chose,
le vrai. Les alluvions de l’histoire de la métaphysique en élargissent le
delta, mais ils peuvent aussi l’encombrer. Il n’est pas aisé de faire le dé-
part de la manière thomasienne d’envisager le problème, et de la nôtre,
après des siècles, postérieurs à lui, dans lesquels a triomphé une abs-
traction constante des notions, et aussi leur laïcisation progressive, à la
mesure même de leur abstraction. Les transcendantaux sont devenus
des principes de structuration, à tort ou à raison. Une enquête en-deçà
de leur évolution n’est pas commode. En somme, Thomas d’Aquin se
reconnaîtrait-il dans un colloque au sujet exprimé de façon aussi abs-
traite : le bien, le bon ?
Voici une illustration (dans un autre contexte, celui du dossier de
l’analogie) de ce que peut être l’aveuglement dû à des surcouches his-
toriques et doctrinales coupablement ignorées. L’abbé Penido, en 1931,
invitait son lecteur à se garder, « sous prétexte de sauvegarder la lettre ap-
parente de saint Thomas, [de] contredire sa doctrine constante1 ». Selon
lui, la doctrine d’un auteur ne saurait s’encombrer d’une référence à son
texte pour la dire. Par antiphrase, Jean-Luc Marion qualifie cette décla-
ration de « mot exquis », prototype de ce qu’il ne faut plus faire, à savoir
écarter la lettre au nom d’un esprit autoproclamé2 . En effet, nous ne sau-
rions plus imaginer de doctrine thomasienne qui ne fût pas portée par sa
lettre, ou, plus profondément, constituée par elle. Sinon, d’où viendrait
cette doctrine dissimulée, sinon d’une autre lettre que la sienne, la lettre

1. M. T.-L. Penido, Le Rôle de l’analogie en théologie dogmatique, « Bibliothèque tho-


miste, 15 », Paris, Vrin, 1931, p. 48 (à propos du passage supposé constant de Thomas de
l’analogie d’attribution à celle de proportion, et donc de la communication réciproque
des propriétés de ces deux formes d’analogie) : « Nous ne le pensons pas. Ce serait oublier
que l’analogie est analogique, et, sous prétexte de sauvegarder la lettre apparente de saint
Thomas, contredire sa doctrine constante sur l’abîme qui sépare l’analogue de l’univoque. »
2. Jean-Luc Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, Analogie, création des vérités
éternelles et fondements, « Quadrige, 135 », Paris, PUF, 21991 [11981], p. 88, n. 24.

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le bien et les transcendantaux selon saint thomas

d’un autre, et, dans ce cas, lequel ? Faisons de surcroît reculer les bornes
du binôme, souvent truqué, de l’implicite et de l’explicite. Les résultats
de la stratégie qui est la sienne sont de négliger le Thomas dit « expli-
cite » (en fait, Thomas lui-même) au profit du Thomas « implicite » (tout
ce qui n’est pas lui, qui a même de fortes chances de se trouver loin de
lui, et souvent contre lui). Thomas n’est pas rapporté à lui-même depuis
un autre, mieux vaut au contraire partir de lui pour comprendre l’autre3.
D’où trois parties. La première situe le bien parmi la thématisation
des transcendantaux. La deuxième interroge l’articulation entre Dieu et
le bien. La troisième revient au cadre du bien, sa place dans une méta-
physique qui entend se considérer comme science.

1. Le bien et les transcendantaux

En 1996, la thèse de Jan Aertsen relançait le débat sur l’importance


de la thématique des transcendantaux. Selon cet auteur, elle constitue la
préoccupation emblématique de la philosophie médiévale, bien davan-
tage que l’idée de « philosophie chrétienne » ou bien celle de « métaphy-
sique de l’Exode », jugées trop étroites par Aertsen, en allusion notam-
ment à Gilson, bien sûr, mais aussi à l’historiographie de Cambridge
(primauté de la logique), ou à celle d’Alain de Libera (la traçabilité des
ruptures du métier de philosophe)4 . Une telle réhabilitation, dont la
richesse des analogies est reconnue, met toutefois en relief, simultané-
ment, la profondeur de la pensée de Thomas sur la question et le statut
ambivalent du groupe « étant, bon, un, chose, et vrai, quelque chose ».
Aertsen signale que le terme de transcendentia est attesté au xiiie siècle,
mais présent à dose homéopathique, y compris chez Thomas, une dou-
zaine de fois dans son œuvre. En revanche, ce n’est qu’au xvie siècle
qu’est forgé le terme de transcendentalia, et l’importance croissante des

3. Étienne Gilson, Le Philosophe et la théologie, Paris, Fayard, 11960, p. 225 ; Paris, Vrin,
22005, p. 185 : « Il faut donc en revenir partout et toujours à la formule justement célèbre :
que saint Thomas soit son propre interprète, ce qui pratiquement veut dire qu’au lieu de juger
de saint Thomas par ses commentateurs, il vaut mieux juger de ses commentateurs par saint
Thomas d’Aquin. »
4. Jan A. Aertsen, Medieval Philosophy and the Transcendantals, The Case of Thomas
Aquinas, « Studien und Texte zur Geisteschichte des Mittelalters, 52 », Leiden - New York -
Köln, Brill, 1996, p. 434 s.

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revue thomiste

concepts abstraits n’y est pas pour rien5. Avant d’envisager la fonction
d’une telle série, voyons-en l’origine et la nature.
Quant à l’origine, Aertsen fait remarquer qu’une doctrine en quelque
sorte complète des transcendantaux se cristallise au xiiie siècle seu-
lement. D’une part, elle réunit les efforts de trois auteurs principaux,
Philippe le Chancelier († 1236, Summa de Bono), Alexandre de Halès
et Albert le Grand, puis Thomas d’Aquin lui-même, en partie pour ré-
pondre aux trois précédents. D’autre part, elle synthétise diverses pro-
venances des termes eux-mêmes : l’étant et le vrai à partir d’Aristote, la
chose (res) et le quelque chose (aliquid) à partir de la philosophie arabe,
notamment Avicenne. Puis enfin le vrai à nouveau et le bien, selon une
« contribution proprement latine6 ». C’est ce que dit Aertsen. Albert le
Grand lui-même faisait plutôt remarquer : « Selon le Philosophe, avant
tout il y a l’être et l’un. En effet, il ne dit pas que le vrai et le bien soient
des propriétés accompagnant tout être7. »
Chez Thomas, comment les choses se présentent-elles ? Procédons
de façon décroissante, quantitativement ou thématiquement. Aucune
œuvre de lui n’est dévolue à la série des transcendantaux comme telle,
ni, toujours quant à leur constitution en série, aucune question en forme
de traité. En revanche, des questions sont consacrées dans la Somme de
théologie à la bonté (Ia, q. 5 avant la q. 6 sur la bonté de Dieu), à la vérité
(q. 16, mais Dieu y est mêlé à compter de l’a. 5) ; quant à l’unité, elle
est inversement insérée dans l’unité de Dieu (q. 11). Toujours entendue
comme une question, le De veritate, q. 21, sur le bien, en six articles.
Concernant le Commentaire des Noms divins de Denys, Thomas suit
l’ordre dionysien et expose, au chapitre IV, ce qu’il en est du bien et du
beau. Pour Denys toutefois, le Bien n’est pas le bien en général, c’est Dieu
lui-même et lui seul, et ce point est capital8. Il en va de même du Beau :
c’est chez Denys un Nom divin9. Thomas, par conséquent, commente

5. J. A. Aertsen, art. « Transcendantaux », Dictionnaire du Moyen Âge, Sous la direction


de C. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, « Quadrige, 386 », Paris, PUF, 2002, p. 1402-1403.
6. Carlos Bazán, « Thomas d’Aquin et les transcendantaux. Retour sur un livre de Jan
A. Aertsen », RSPT 84 (2000), p. 93-104 [p. 103].
7. Albert le Grand, In I Sent., dist. 46, N, a. 14 (éd. Borgnet, t. 26, Paris, 1893, p. 450) ;
cité par Henri Pouillon, « Le premier traité des Propriétés transcendantales. La Summa de
bono du Chancelier Philippe », 1930, Revue néo-scolastique de philosophie 42 (1939), p. 40-77
[p. 55].
8. Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, chap. IV, § 1, 693 B (SC 578, trad. Ysabel de
Andia, Paris, Cerf, 2016, p. 428 s.).
9. Cf. ibid., § 7 (p. 451) ; § 14 (p. 481).

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le bien et les transcendantaux selon saint thomas

des Noms de Dieu et non des concepts communs. La deuxième partie


va y revenir.
Restent trois pages thomasiennes qui ne sont ni des œuvres ni même
des questions, mais seulement des articles. Ils sont consacrés, semble-t-
il, à la série des transcendantaux :
In I Sent., dist. 8, q. 1, a. 3 : mais c’est à propos des attributs divins.
Ceux-ci diffèrent en Dieu, en réalité ou bien en raison.
De veritate, q. 21, a. 1 : cet article, déjà cité, est à sa place, d’une lon-
gueur et d’une profondeur à relever.
L’ultime page est la plus connue, presque la plus iconique : le De veri-
tate, q. 1, a. 1. Elle est non moins profonde que les autres, mais est-il
normal qu’il faille en revenir instinctivement à elle ? C’est trop et trop
peu, comme un arbre cachant l’absence de forêt. Elle pose derechef la
question, non de la doctrine qu’elle expose, mais de la nature et de la
fonction de celle-ci dans la pensée de Thomas. On pourrait objecter qu’il
n’y a chez celui-ci ni œuvre ni question consacrées à l’étant comme tel, à
l’exception, bien entendu, de l’opuscule de De ente et essentia. Mais c’est
un texte de jeunesse, de circonstances, profilé pour répondre à certaines
questions. Il n’est pas un précis consacré à l’étant. Faut-il se résoudre à
considérer, et sans en tirer souci, que chez Thomas d’Aquin les notions
principales ne sont pas des préalables mais qu’elles sont intégrées aux
sujets qu’elles traitent ? Oui, pour une part, et il faut en chercher la signi-
fication ; mais du même coup, la tâche n’en est pas facilitée.
Retenons les idées principales de cet article 1 de De veritate, q. 1. La
question est de savoir si le vrai est absolument identique à l’étant, et il
semble que oui10. L’étant et le bien sont convertibles, puis tous les autres.
Il semble en effet dans un premier temps que le vrai ne soit pas conver-
tible avec le bien, car il y a du vrai qui n’est pas bien (la copulation) ;
mais Thomas résout l’objection et établit ensuite, au cours de l’article,
la convertibilité entre tous11. En outre, ce que l’intellect conçoit en pre-
mier est l’étant, dit Thomas en reconfigurant Avicenne. Ce point sert
de principe connu par soi de l’intellect pour greffer sur l’étant les autres
notions car, « dans la recherche de ce qu’est chaque chose, comme dans
ce qui est démontrable, il faut faire une réduction à des principes connus
par soi de l’intellect […]. De ce fait, il faut donc que toutes les autres
conceptions de l’intellect soient obtenues par une addition à l’étant […].
Des choses sont dites ajoutées à l’étant, en tant qu’elles expriment un

10. Cf. Q. De veritate, q. 1, a. 1, obj. 1.


11. Ibid., contre-argument 1 et passim.

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mode de l’étant lui-même (exprimunt modum ipsius entis) qui n’est pas
exprimé par le nom d’étant ». Cela arrive, dit Thomas, de deux façons.
Primo, comme un « mode spécial » de l’étant, sans lui ajouter quoi que
ce soit, comme la substance qui est l’étant par soi. Secundo, comme un
mode général consécutif à tout étant. Ce mode, à son tour, peut être
entendu de deux façons : « Soit il est consécutif à chaque étant en soi,
soit il est consécutif à un étant dans son ordonnancement à un autre. »
Lorsque ce mode est consécutif à chaque étant en soi, il peut l’être affir-
mativement comme son essence elle-même, c’est ainsi que le nom de
res (chose) est imposé à l’étant12 . Thomas ajoute ici une distinction :
« “Chose” (res) diffère de “étant”, en ce que “étant” est pris de l’acte
d’être (ens sumitur ab actu essendi), tandis que le nom de “chose” (res)
exprime la quiddité ou l’essence de l’étant. » Thomas dit avec cette dis-
tinction s’appuyer sur Avicenne.
Le même mode peut aussi être pris négativement, en ceci que « la
négation consécutive à tout étant pris dans l’absolu est une non-divi-
sion ; elle est exprimée par le nom “un”, car l’un n’est rien d’autre que
l’étant non divisé. » Ce premier mode, consécutif à chaque étant pris en
soi, établit donc la chose et l’un. Le second mode, consécutif à un étant
dans son ordonnancement à un autre, peut l’être, à son tour, de deux
façons. Primo, selon la division de l’un par l’autre, ce qu’exprime le nom
de « quelque chose (aliquid) » en tant que l’étant est ainsi distingué des
autres. Secundo, selon la convenance d’un étant à un autre ce qui ne sau-
rait concerner qu’une chose est de nature à convenir à tout étant. C’est
le cas de l’âme, qui « d’une certaine manière est toutes choses » selon
Aristote (De l’Âme, III, 1, 1). « Or il y a dans l’âme des pouvoirs cogni-
tifs et appétitifs. » D’où la répartition selon Thomas : « Le nom “bien”
exprime donc la convenance de l’étant à l’appétit […] et le nom “vrai”
exprime la convenance de l’étant à l’intellect. »
Cette arborescence permet à Thomas, selon une méthode qui lui est
familière, de rendre raison d’une liste à partir de principes de distinc-
tion qui établissent l’arborescence. Son but est d’en arriver à caractériser
ce que le vrai ajoute à l’étant, puisque c’est l’objet de l’article frontispice
du De veritate, q. 1. Notons au passage que Thomas caractérise cet ajout
en doubles termes de « conformité ou adéquation de la chose et de l’in-
tellect ». C’est la fameuse adequatio, terme qui lui vient non pas d’Isaac
Israëli (845-940) comme il le dit ici même, mais plutôt d’Avicenne dans

12. Q. De veritate, q. 1, a. 1, resp. (éd. C. Brouwer et M. Peeters, Paris, Vrin, 2002, p. 50-53).

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le bien et les transcendantaux selon saint thomas

sa Métaphysique13. Il n’est pas exclu d’ailleurs que Thomas préfère par-


fois « conformité » à « adéquation », terme moins statique, qui énonce
davantage l’acte propre de l’esprit.
Tel est le cœur de l’article. Conservons-en les idées principales. 1) les
notions communes sont convertibles parce qu’elles sont, l’étant y com-
pris, des conceptions de l’esprit. Thomas ne dit pas « concept », il dit
« conception ». Il ne parle donc pas de concept d’étant, mais la perspec-
tive des transcendantaux, beaucoup d’auteurs l’ont noté, depuis Gilson
jusqu’à Aertsen, est celle d’une connaissance de l’étant, d’une connais-
sance de ce qui le précise ou lui fait suite, plus que de l’étant lui-même et
de ce qui lui est consécutif. Le point est important : il s’agit d’un second
degré, d’une abstraction d’abstractions, qui explique le succès à venir
des transcendantaux. 2) Ces notions sont des modes de l’étant, qui
disent selon une raison différente et supplémentaire une même réalité.
3) Le bien, quant à lui, relève de la cause finale de toutes choses, manière
de fusionner Aristote et Denys, pour lequel le bien s’étend à plus de
choses que l’étant, puisqu’il est la fin de l’être en puissance.
Chez saint Thomas, les notions sont donc en place. Il ne s’agit pas
tant d’une systématisation au sens d’un traité, que du fait de rendre rai-
son de toutes ces notions qui semblent dire le même du même, et qui
cependant ajoutent à juste titre des raisons, sous forme de modes ; de
concilier aussi les différentes origines des notions, tant historiques que
doctrinales, dans un ensemble où tout trouve sa place, même si ce pla-
cement n’est tel que parce que Thomas le maîtrise. Son listage est en fait
performatif. Thomas recueille des notions déjà assemblées, et il en tire
le maximum, dans la mesure où elles traitent de ce qui est fondamental
dans la structure des êtres.
Posons le problème d’une autre façon. Le début de cet exposé a sou-
levé un doute sur la légitimité des transcendantaux entendus comme
des notions communes à même de coiffer a priori tous leurs objets, y
compris, par hypothèse, le plus élevé d’entre eux, Dieu. À en rester à
notre sujet, interrogeons l’articulation entre Dieu et le bien.

13. Cf. Avicenne, Liber de philosophia prima sive scientia divina, Édité par S. Van Riet et
G. Verbeke, Louvain, Peeters / Leiden, Brill, 1977, Tract. I, cap. 8, A48, p. 55 : « Veritas autem
quae adaequatur rei, illa est certa. »

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revue thomiste

2. L’articulation entre Dieu et le bien

Il en va d’une telle articulation comme celle de Dieu et de l’être.


La question pourrait s’exprimer ainsi : qui a commencé à nommer les
transcendantaux ? Est-ce l’être, ou le bien, qui s’appliquent ensuite à
Dieu, ou bien au contraire est-ce à partir de Dieu lui-même que l’on par-
vient à eux ? La nomination vient-elle d’en bas ou part-elle d’en haut ?
Bien sûr, toute notre connaissance provient de la connaissance sen-
sible et de l’abstraction intellectuelle. Mais justement, l’étant, le bien,
l’un, la chose, le vrai, ne sont pas des choses connues, mais un discours
sur les choses. Ce discours a pour but de qualifier leur connaissance
d’une façon commune, à moins qu’elle soit première, donc avec une cer-
taine primauté de la connaissance, les objets étant connus. D’où cette
primauté se prend-elle ? Il s’agit de savoir son origine et sa destination,
son type de prédication. Plusieurs situations se présentent.

Première situation, déjà évoquée : la réception de Denys par Thomas.


Chez Denys, le Bien n’est plus le Bien comme une idée platonicienne
ni le Bien chez Proclus, à savoir l’un des noms de l’un des dieux : le
Bien est devenu l’un des noms de l’unique Dieu, le Dieu chrétien. Denys
écrit : « Abordons maintenant, dans notre discours, la dénomination
de Bien que les théologiens réservent, d’une manière transcendante, à
l’exception de tout le reste, à la Déité supra divine, en appelant Bonté,
à ce qu’il me semble, l’Existence théarchique elle-même, et parce que,
par le fait d’être, le Bien en tant que Bien essentiel, étend sa bonté à tous
les étants14 . » C’est d’ailleurs à partir d’une qualification désignant Dieu
comme créateur que sera confectionnée la phrase : « Le bien est diffu-
sif de soi. » Chez Denys, elle se présente ainsi : « Le Bien est, comme
le disent les Oracles, ce à partir de quoi toutes choses ont surgi et sont,
comme produites par une cause absolument parfaite, et en quoi toutes
choses subsistent, comme en un fondement tout-puissant qui les garde
et les maîtrise, et vers quoi toutes choses se convertissent comme vers
le terme propre à chacune, et ce à quoi toutes choses aspirent15. » « Ce à
partir de quoi toutes choses ont surgi » devient donc « le bien est diffusif
de soi ». Or il s’agit chez Denys de Dieu en tant que créateur, et non d’un
bien en général qui ne diffuse rien. Il est d’autant plus curieux de voir

14. Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, chap. IV, § 1, 693 B (trad. Y. de Andia, p. 428-
429) ; cf. ibid., § 3-4 (p. 438-447).
15. Ibid., § 4 (p. 444-445).

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le bien et les transcendantaux selon saint thomas

Thomas rendre à nouveau philosophique et comme à rebours ce bien


qui se diffuse et non plus ce Dieu qui crée16 . Curieux, si l’on tient compte
de la lucidité de Thomas sur le peu qu’il sait des « platoniciens », comme
il est obligé de les appeler d’une manière globale et anhistorique.
L’auteur pseudépigraphe du Livre des Causes est une reprise plagiaire
des Éléments de théologie de Proclus, qui plus est en moins bien, selon
Thomas. Face à ces deux auteurs superposés, Thomas place Denys. Nous
savons que Proclus date de la fin du ve siècle et que Denys, son probable
disciple du début du vie siècle, converti au christianisme, moine syrien,
réduit la Théologie platonicienne de Proclus en la traduisant en termes
chrétiens. Thomas, qui croit que Denys est le compagnon de saint
Paul sur l’Aréopage, confronte l’œuvre du ier siècle à celle du ve siècle,
Proclus. Il est d’autant plus troublant de le voir dire que Denys « corrige
cette position qui consiste à poser une succession de formes séparées
dites “dieux”, où autre est la bonté par soi, autre l’être par soi, autre la
vie par soi et ainsi du reste17 ». Denys, selon Thomas, corrige Proclus.
Mais Denys ne le peut ; pour nous, oui, pas pour Thomas, sauf si celui-ci
noie Proclus dans le courant platonicien, plus ancien que Denys, même
pour Thomas18 . Si Denys fait du Bien le Dieu unique, il devient problé-
matique, pour Thomas, de sembler laïciser le site théologique des Noms
divins en une sorte de nouveau néo-platonisme impersonnel et abstrait.

Deuxième situation : le Bien dans la Somme de théologie. Thomas est


dans son traité de Dieu dans l’unité de son essence et la Trinité des per-
sonnes. C’est un traité théologique de bout en bout. Il va du commun
au distinct, selon la double indication d’Aristote et de saint Basile, que
Thomas fusionne dans un principe de méthode inédit pour un tel traité.
Aristote invite à aller des principes communs aux principes propres,
du moins est-ce Thomas qui le dit si bien à son sujet19. Basile de Césarée
invite en réponse à l’arianisme radical d’Eunome à distinguer, dans
notre saisie du mystère de Dieu, la substance commune et les caractéris-

16. Emploi chez Thomas : Q. De veritate, q. 21, a. 1, obj. 4 ; Sum. theol., Ia, q. 5, a. 2, obj. 2.
17. In De causis, lect. 3 (trad. fr. B. et J. Decossas, Paris, Vrin, 2005, p. 48) (sur la propo-
sition 129 de Proclus).
18. Ibid., lect. 4 (p. 53) : « Ainsi donc les Platoniciens posaient que le principe premier
et suprême de tout était l’un-bien séparé […]. Denys supprima l’ordre de toutes ces réalités
séparées, comme on l’a dit plus haut. » Y. de Andia note cette quasi-inversion chronologique
de Denys sur Proclus (cf. « Introduction », dans Denys l’Aréopagite, Les Noms divins [p. 83
et n. 1]).
19. Cf. In De anima, Lib. I, lect. 1 [402 a 1] ; In De generatione et corruptione, Prol.

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tiques propres de chaque personne20. Il faut donc procéder du commun


au distinct. C’est l’idée que reprend Thomas dans la Somme de théo-
logie. C’est assez dire que le traité du Dieu dans l’unité de son essence
n’est pas une théologie philosophique, mais une théologie fondée sur
la révélation chrétienne. L’unité de l’essence divine envisage en com-
mun des propriétés qui sont celles du Dieu trinitaire, selon une même
substance. La bonté de Dieu fait partie des perfections de Dieu dans
l’unité de son essence. C’est donc là que Thomas expose la bonté divine :
d’abord la bonté en général (q. 5), puis la bonté de Dieu (q. 6). Il ne pro-
cède pas ainsi de manière aussi distincte, en deux questions, pour les
autres perfections, transcendantales ou non. Nous pourrions être tentés
d’appliquer à cette mise en ordre celle-là même qui vient d’être énoncée
pour la constitution du traité de Dieu : du commun au distinct, la bonté
commune précède alors le cas de Dieu.
Le problème est que Dieu n’est le cas particulier d’aucune détermina-
tion commune. Il s’agit donc, pour Thomas, d’autre chose. Dans la ques-
tion 5 consacrée au bien en général, celui-ci établit l’articulation entre
le bien et l’étant. Identiques selon la réalité, différents selon la raison,
l’étant et le bien se présentent de telle sorte qu’une chose est bonne dans
la mesure où elle est, car l’étant est l’actualité de toute chose. L’acte sert
de pivot à cette disposition. C’est la raison pour laquelle c’est la subs-
tance qui est et qui est bonne, en raison du fait qu’elle est en acte. Le bien,
quant à lui, ajoute l’aspect de perfection, l’acte ultime, et le domaine de
la causalité. Si Thomas estime nécessaire d’établir sa doctrine, c’est qu’il
doit déterminer la question de la primauté du bien sur l’étant, primauté
défendue par les néoplatoniciens, particulièrement Denys, pour lequel le
Bien s’étend à ce qui n’existe pas, ou bien le Livre des Causes, pour lequel
l’étant est la première des choses créées21. S’il s’agit ensuite d’exposer
comment Dieu est bon, il faut donc avoir réglé un certain nombre de
difficultés. Or Dieu est bon en lui-même, à raison de son être, et il l’est
aussi comme cause efficiente, exemplaire et finale, des êtres22 . Dans cette
perspective, Thomas ne cherche pas à régler le bien, en quelque sorte
philosophiquement, avant de l’appliquer à la théologie, mais à corriger
les philosophies ou les théologies des autres, pour donner la sienne, avec
la mise en place rationnelle que celle-ci implique.

20. Basile de Césarée, Contre Eunone, II, 28 (SC 305, p. 120-121). Cf. Gilles Emery, La
Théologie trinitaire de saint Thomas d’Aquin, Paris, Cerf, 2004, p. 59.
21. Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, chap. IV, § 3 et 7 ; Livre des Causes, proposi-
tion 4 ; Sum. theol., Ia, q. 5, a. 1-4.
22. Sum. theol., Ia, q. 6, a. 1, c.

16
le bien et les transcendantaux selon saint thomas

Une telle manière appelle et décrit la troisième situation : Dieu n’est


une partie de rien, il n’est le cas particulier ni éminent d’aucun genre.
Non seulement parce que ni étant ni bien ne sont des genres en eux-
mêmes mais surtout parce que Dieu n’est postérieur et soumis à rien.
Tout au contraire, c’est lui qui fonde les genres ou les concepts généraux.
C’est sa bonté qui cause la bonté des autres, de même que son être cause
non seulement l’être des autres, mais dispose à leur encontre tout dis-
cours sur leur être.
Pour témoin, ce texte du Commentaire des Noms divins, où à pro-
pos de l’être Thomas se demande « comment l’être (esse) se rapporte à
Dieu ». Il y répond trois fois, et trois fois de la même manière, comme en
une sorte de litanie, ou de cellule thématique trois fois énoncée, avec des
variantes mais sur une même structure. Le texte commenté de Denys
n’exige pas une telle répétition, ce texte thomasien est donc remarquable
en lui-même.
1) « Les autres existants dépendent de l’être commun, mais non pas
Dieu, c’est plutôt l’être commun qui dépend de Dieu » ; 2) « Tous les
existants sont contenus sous l’être commun lui-même, mais non pas
Dieu, c’est plutôt l’être commun, qui est contenu sous sa puissance » ;
3) « Tous les autres existants participent à ce qu’est l’être, mais non pas
Dieu, c’est plutôt l’être créé lui-même qui est une certaine participa-
tion de Dieu et une certaine similitude de lui »23. Ces trois variations
marquent l’appartenance des êtres à l’être, mais pour Dieu la transcen-
dance et la causalité. Il n’est pas question d’un même concept qui leur
serait commun et donc antérieur.
Il en va de même du Bien. Car une telle manière de procéder relève-
rait d’une autre métaphysique, non seulement d’une autre doctrine mais

23. In De div. nom., cap. V, lect. 2 (éd. Marietti, 1950, no 660) : « Deinde, cum dicit : Et ip-
sum et cetera, ostendit quomodo esse se habeat ad Deum ; et dicit quod ipsum esse commune
est ex primo ente, quod est Deus, et ex hoc sequitur quod esse commune aliter se habeat ad
Deum quam alia existentia, quantum ad tria : primo quidem, quantum ad hoc quod alia
existentia dependent ab esse communi, non autem Deus, sed magis esse commune dependet
a Deo ; et hoc est quod dicit quod ipsum esse commune est ipsius Dei, tamquam ab ipso de-
pendens, et non ipse Deus est esse, idest ipsius esse communis, tamquam ab ipso dependens.
Secundo, quantum ad hoc quod omnia existentia continentur sub ipso esse communi, non
autem Deus, sed magis esse commune continetur sub eius virtute, quia virtus divina plus
extenditur quam ipsum esse creatum ; et hoc est quod dicit, quod esse commune est in ipso
Deo sicut contentum in continente et non e converso ipse Deus est in eo quod est esse. Tertio,
quantum ad hoc quod omnia alia existentia participant eo quod est esse, non autem Deus,
sed magis ipsum esse creatum est quaedam participatio Dei et similitudo ipsius ; et hoc est
quod dicit quod esse commune habet ipsum scilicet Deum, ut participans similitudinem eius,
non autem ipse Deus habet esse, quasi participans ipso esse. »

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revue thomiste

d’un autre modèle de métaphysique. Ici, Dieu est bon en lui-même, ce


qui ne veut pas dire que nous connaissions sa bonté ; et par lui les êtres
sont bons. Eux, nous les connaissons, et c’est en retour grâce à eux que
l’on peut prétendre connaître la bonté de Dieu. Nous nous appuyons
alors sur un concept créé que nous appliquons substantiellement à Dieu
comme à la cause de tout bien. L’attribution est substantielle mais notre
saisie n’est pas proportionnée à son objet. Nous n’élargissons pas le
concept, nous nous contentons d’un discours vrai, fondé sur les effets.
L’élargissement du concept lui-même est le fait de Duns Scot, pas de
Thomas d’Aquin24 .
C’est pourquoi, il convient de situer le Bien dans le cadre métaphy-
sique de saint Thomas.

3. Le Bien dans une métaphysique entendue comme science

Le Bien est ici considéré à l’instar des autres termes dits transcendan-
taux. Thomas fait-il d’eux des principes de déploiement de la métaphy-
sique, principes de détermination de la matière et des chapitres de son
exposition ? On pourrait le croire, à feuilleter nombre de traités, mêmes
récents, attachés à exposer la métaphysique de Thomas d’Aquin25.
D’autres, au contraire, s’en gardent, comme John Wippel ou Pasquale
Porro. Ils en parlent mais en deux pages, avec les réserves qui s’im-

24. Duns Scot, Ordinatio I, dist. 3, § 39, dans id., Sur la connaissance de Dieu et l’uni-
vocité de l’étant, Introd., trad. et commentaire par O. Boulnois, « Épiméthée », Paris, PUF,
1988, p. 99 : « Toute enquête métaphysique à propos de Dieu procède en considérant la raison
formelle de quelque chose, en supprimant de cette raison formelle l’imperfection qu’elle a
dans les créatures, en réservant cette raison formelle, en lui attribuant totalement la per-
fection souveraine et en attribuant cela à Dieu » ; cf. Olivier Boulnois, Être et représenta-
tion, « Épiméthée », Paris, PUF, 1999, p. 321 ; id., Métaphysiques rebelles, Genèse et struc-
tures d’une science au Moyen Âge, « Épiméthée », Paris, PUF, 2013, p. 286 ; ce dernier ou-
vrage expose les trois modèles médiévaux de métaphysique, selon le sujet qu’ils confèrent
à la science : 1) Dieu (Boèce, Averroès) ; 2) L’étant et les causes de l’étant (Avicenne, Albert,
Thomas) ; 3) Un concept univoque d’étant, coiffant a priori l’être et Dieu (Duns Scot, dit
modèle ontothéologique).
25. Deux représentants estimables, mais qui n’interrogent pas la légitimité du cadre
conceptuel, sont comme les témoins d’une fusion inaboutie entre l’ancien monde néo-sco-
lastique et leur volonté d’intégration de la vérité historico-doctrinale thomasienne : Leo
J. Elders, La Métaphysique de saint Thomas d’Aquin dans une perspective historique, Paris,
Vrin, 1994, p. 64 s. ; Marie-Louise Antoniotti, La Métaphysique, « Sed contra », Perpignan,
Artège, 2013, p. 355 s.

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le bien et les transcendantaux selon saint thomas

posent de mise en perspective26 . Ces derniers ont raison. Celui qui fait
des transcendantaux l’objet même de la métaphysique n’est pas Thomas
mais Scot. Voyons comment se présente cette différence, au nom de quoi
et avec quelles conséquences.
Scot fait des transcendantaux l’objet de la métaphysique. En effet, se-
lon lui, puisque ce sont les réalités les plus communes qui sont pensées en
premier, grâce à Avicenne, il découle que les autres réalités plus spéciales
ne peuvent être connues sans que les réalités communes soient connues
d’abord. « Il est donc nécessaire qu’il y ait une science universelle qui
considère par elle-même ces transcendantaux. Et cette science, nous
l’appelons “métaphysique”27. » Scot innove en cela, de même qu’il parle
d’objet de la métaphysique, et non plus de sujet comme chez Thomas.
Nous assistons en fait à une « refondation de la métaphysique » et non
pas seulement une évolution, comme le remarque Olivier Boulnois28 .
Désormais, en métaphysique avec Duns Scot et jusqu’à Suarez, Leibniz
et Wolff, « ce qui est commun englobe ce qui est principe29 ». Le concept
d’étant devient premier, et non plus les étants eux-mêmes qui sont
connus. La représentation conceptuelle crée un domaine d’a priori,
lequel précontient tous les objets possibles, avec l’apport devenu capital
des principes de contradiction et de raison suffisante, rendus néces-
saires pour établir le champ du possible.
Appliquons cette évolution au Bien. Celui-ci est un concept commun
et donc le principe de toute étude des objets bons, Dieu y compris. Ainsi
Dieu « tombe[-t-il] (cadit) » en métaphysique comme dit Suarez30. La
conséquence en est la possibilité de constituer une « théologie natu-
relle », parallèle au traité théologique de Dieu, quatrième science spé-
culative dédoublée de la métaphysique, et appuyée sur la saisie concep-
tuelle de l’étant appliqué à l’être infini, Dieu31. Les transcendantaux,
réalités communes devenues principes de connaissances, reçoivent

26. John F. Wippel, The Metaphysical Thought of Thomas Aquinas, From Finite Being to
Uncreated Being, Washington, D.C., The Catholic University of America Press, 2000, avec
seulement les pages 192-194 ; Pasquale Porro, Tommaso d’Aquino : Un profilo storico-filoso-
fico, Roma, Carocci, 2012, p. 82-85.
27. Jean Duns Scot, Questions sur la métaphysique, vol. I, Livres I à III, Introd., trad.
et notes par O. Boulnois et D. Arbib, « Épiméthée », Paris, PUF, 2017, Livre I, § 18, p. 69 et
cf. p. 81.
28. O. Boulnois, Métaphysiques rebelles…, p. 262.
29. Ibid., p. 157 ; cf. id., Être et représentation…, p. 374, 514.
30. Jean-François Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, « Épiméthée »,
Paris, PUF, 1990, p. 208 ; Francisco Suarez, Disputationes metaphysicae I, 1, 19.
31. Cf. O. Boulnois, Métaphysiques rebelles…, p. 313 s.

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revue thomiste

alors une place de choix dans tout traité scolastique de métaphysique.


Depuis Suarez, le traité se déploie à partir du concept d’étant, puis pré-
sente le groupe des transcendantaux. Plus loin, Dieu apparaît inclus
dans le traité de l’étant comme l’une de ses parties, à moins que la « mé-
taphysique spéciale » se soit détachée de la « métaphysique générale »,
désormais ainsi nommées. Dans tous les cas, la postérité du scotisme
fait des transcendantaux les acteurs privilégiés de cette figure moderne
de la métaphysique, l’ontologie, née en 1613 pour désigner la « science
du pensable » et non plus la science de l’être (Jacob Lohrard), et plus
généralement les acteurs de l’ontothéologie32 .
Revenir à Thomas d’Aquin après les déterminations qui lui ont
succédé, dont l’influence doctrinale n’est pas éteinte sur le thomisme
lui-même, malgré des études historiques incontestables, ne laisse pas
d’être instructif, sans non plus répondre à toutes les questions. Trois
remarques s’imposent : elles serviront de conclusion.
Première remarque : à considérer Thomas d’Aquin non plus par rap-
port à son futur, ce qui serait demeurer dans l’esprit néoscolastique
au moment où l’on croit s’en affranchir, les termes transcendantaux
arrivent en ordre dispersé de multiples sources, et connaissent plusieurs
essais d’harmonisation : convertibilité, essais de plusieurs modalités de
distribution33. C’est ainsi que privations ou relations, modes et additions
de l’étant sont les qualificatifs qui permettent de les ciseler. Tels quels, ils
apparaissent selon les besoins, chez saint Thomas, aussi bien en théolo-
gie qu’en philosophie. Leur rôle en théologie n’est pas de précéder Dieu
mais d’élucider les attendus de leurs propres notions.
Deuxième remarque : il n’est pas difficile de les disposer selon un ordre
intelligible, mais cela ne signifie pas qu’ils relèvent de notions a priori,
imposant à toute la métaphysique une armature déductive. Comme
disait Gilson dans un paradoxe dont il était friand, « la métaphysique
est une science inductive où, bien que tout soit donné dans l’évidence
première de l’être, qui inclut tout, aucune connaissance réelle ne peut
être déduite, ni celle de l’être, parce qu’elle est évidente, ni celle des
étants, puisque même l’essence des transcendantaux doit y être inférée
à partir de l’expérience sensible et du sujet qui la perçoit. C’est dire que
le rapport du même à l’autre, de l’un au multiple ou de l’être aux trans-

32. Cf. J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique…, p. 227 (plan des
Disputationes metaphysicae de Suarez).
33. Cf. Q. De veritate, q. 21, a. 3, c.

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le bien et les transcendantaux selon saint thomas

cendantaux n’est pas analytique34 ». Chez Thomas, si la métaphysique


est une science inductive, les transcendantaux ne sont pas un principe
de systématisation. Ils le deviendront, et ce ne sera pas en vertu du tho-
misme. Lorsque, par rétroaction, Thomas est à son tour structuré par
les transcendantaux comme l’est la métaphysique suarézienne, ce n’est
pas en vertu d’une tradition qui aurait désormais conquis une légitimité
d’usage, mais plutôt du fait d’une mauvaise habitude, qu’il faut d’autant
plus extirper qu’elle ne demande qu’à repousser.
Troisième remarque : pour Scot, les transcendantaux sont devenus
l’objet de la métaphysique. Pour Thomas, ils ne sont pas plus surplom-
bants en philosophie qu’en théologie. Chacun d’eux est obtenu par in-
duction. Le cas du Bien peut se réclamer de la cause finale en physique,
du Dieu d’Aristote cause finale et souverain Bien, de la fin de la morale ;
puis du Dieu chrétien, bon en lui-même, en son dessein créateur et sau-
veur. C’est dire la multiplicité des référents du concept. Chez Scot, ce qui
est commun supplante ce qui est premier. Chez Thomas ce qui est pre-
mier précède ce qui est commun. La cause précède la raison, l’efficience
qui donne l’être n’est pas le concept qui rend nécessaire.
Toutefois, une question se pose : au terme, lorsqu’on est en posses-
sion de ces noms communs, ne parvient-on pas à une sorte de rebond :
les transcendantaux connus auraient alors en définitive une fonction
principielle ? Réponse : non car, chez Thomas, le travail d’un concept
ne consiste pas à se débarrasser de ses modes limités créés pour élargir
le concept à tout objet possible, Dieu y compris, prétendant ainsi le cir-
conscrire. Ni l’étant ni le bien ne transcendent les modes particuliers,
ils les traversent sans les surplomber. Thomas écrit : « Nous exprimons
la chose par le nom avec le même mode que celui selon lequel nous la
concevons par l’intellect. Or, notre intellect, prenant des sens le point de
départ de sa connaissance, ne transcende pas le mode qui se trouve dans
les choses sensibles (illum modum non transcendit qui in rebus sensibili-
bus invenitur)35. » Il considère l’intention de signifier, au-delà du mode
et donc du concept36 . Notre mode de signifier n’embrasse pas un mode
d’être transcendant, par exemple divin, mais seulement notre intention
de signifier. Ce que nous voulons signifier va plus loin que ce que nous

34. Étienne Gilson, Constantes philosophiques de l’être, « Bibliothèque des textes philo-
sophiques », Paris, Vrin, 1983, p. 120.
35. Contra Gent., Lib. I, cap. 30, § 3 (trad. C. Michon, vol. 1, Paris, GF Flammarion, 1999,
p. 220).
36. Q. De potentia, q. 7, a. 2, ad 7 : « …tamen intellectus attribuens esse Deo transcendit
modum significandi, attribuens Deo id quod significatur, non autem modum significandi. »

21
revue thomiste

pouvons dire. Au terme, les transcendantaux ne sont pas tant des prin-
cipes à même de construire une métaphysique. Ils lui sont rapportés
a posteriori, sans compter qu’ils se nourrissent de théologie autant que
de philosophie. Ils sont rapportés à leurs objets, mais sans les constituer.
C’est l’une des raisons pour lesquelles il semble si difficile de visualiser
le protocole de la métaphysique chez saint Thomas, ce à quoi elle s’étend
et comment elle se constitue. Elle se présente comme une tapisserie à
monter soi-même mais, en la tissant, on la déforme. Pour le coup, Duns
Scot parle à propos du sujet de la métaphysique, la sienne, en « agrégat/
agrégation (aggregatio) de multiples habitus, tant des principes que des
conclusions, ayant pourtant une certaine correspondance37 ». Il y aurait
lieu de se demander s’il n’y a pas quelque chose de cela, quoique disposé
autrement bien sûr, chez Thomas : doctrine mûrie, positions fermes, ex-
position par agrégats, mais sans une trame permettant de mettre toutes
les pièces bout à bout, tant en théologie qu’en philosophie. Comme si
Thomas d’Aquin avait tout en tête mais sans l’exposer autrement que
de façon circonstantielle, de manière tout de même considérable mais
pas aussi intégrale que le serait un système. À moins, bien sûr, de faire
une œuvre nouvelle se voulant unificatrice, au nom de principes non
discernés, mais ce n’est plus Thomas.

fr. Thierry-Dominique Humbrecht, o.p.

37. Jean Duns Scot, Questions sur la métaphysique…, Livre I, § 131, p. 156-157.

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le bien et les transcendantaux selon saint thomas

Résumé. — Le bien fait partie de ce qui est devenu le traité des transcendan-
taux. Mais une telle constitution est à la fois postérieure à Thomas d’Aquin et
en partie étrangère à sa pensée, pour des raisons tant théologiques que philoso-
phiques. Il n’empêche que Thomas parle du bien comme il parle de l’être ou de
l’un. Notamment, il veut, après Denys, parler de Dieu comme Bien, ce qui est
autre chose que d’appliquer à Dieu un concept préalable de bien. Rien ne pré-
cède Dieu, aucun concept ne s’applique à lui : c’est lui au contraire qui oblige à
redistribuer les concepts. Cette rétroversion pose, de surcroît, la question d’une
constitution thomasienne de la métaphysique.

Abstract. — The good is part of what has become the treatise of transcen-
dentals. But such a constitution is both posterior to Thomas Aquinas and in
part foreign to his thought, for both theological and philosophical reasons.
Nevertheless, Thomas speaks of the good as he speaks of being and of the one.
In particular, he seeks, following Denys, to speak of God as Good, which is
quite different from applying to God a preconceived concept of good. Nothing
precedes God, no concept applies to Him : He is on the contrary the one who
obliges us to rethink our concepts. This retroversion also begs the question of a
Thomistic constitution of metaphysics.

Thierry-Dominique Humbrecht, né à Paris en 1962, dominicain. Enseigne


au Studium dominicain de Bordeaux, à l’Institut catholique de Paris, professeur
à l’Institut catholique de Toulouse et à l’Institut Saint-Thomas-d’Aquin (ISTA,
Toulouse). Docteur en philosophie (Théologie négative et noms divins chez saint
Thomas d’Aquin, 2006) et en théologie (Trinité et création au prisme de la voie
négative chez saint Thomas d’Aquin, 2011). Collabore à la réédition de certains
ouvrages d’Étienne Gilson et à la préparation de ses Œuvres complètes (Vrin).

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