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Un TRAMWAY Nommé Désir

Le document est une scène d'une pièce de théâtre. Il présente l'arrivée d'un personnage nommé Blanche dans l'appartement de sa sœur Stella et de son mari Stanley. Blanche semble nerveuse et fatiguée. Elle discute avec Stella de sa vie récente difficile.

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Un TRAMWAY Nommé Désir

Le document est une scène d'une pièce de théâtre. Il présente l'arrivée d'un personnage nommé Blanche dans l'appartement de sa sœur Stella et de son mari Stanley. Blanche semble nerveuse et fatiguée. Elle discute avec Stella de sa vie récente difficile.

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11 NOVEMBRE 2019

Un Tramway nommé Désir


de

Tennessee Williams

Didascalies importantes : en bleu


Changements (nouveaux ajouts ou nouvelles coupes) : en rouge

Traduction : Isabelle FAMCHON

1
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SCÈNE UN
(Deux femmes, l’une blanche et l’autre noire, prennent l’air sur les marches de
l’immeuble. La femme blanche est Eunice, qui occupe l’appartement du premier;
la femme noire une voisine, car la Nouvelle-Orléans est une ville cosmopolite
où, du moins dans les vieux quartiers de la ville, la bonne entente et la cordialité
règnent entre les différentes races.
Dominant la musique du « Blue Piano », on peut entendre des voix dans la rue.

Deux hommes arrivent au coin, Stanley Kowalski et Mitch, vêtus de solides


bleus de travail. Stanley porte son gilet de bowling au bras et un paquet taché de
rouge en provenance de la boucherie.)
Stanley (beuglant) : Houhou ! Stella, ma douce !

Stella (paisiblement) : Ne me hurle pas dessus comme ça. Salut, Mitch.


Stanley : Attrape !
Stella : Quoi ?
Stanley : La viande !
(Il lui lance le paquet. Elle émet un cri de protestation mais réussit à l’attraper ;
puis éclate d’un rire étouffé. Son mari et son compagnon ont déjà commencé à
disparaître au coin de la rue.)

Stella : Stanley ! Où vas-tu ?

Stanley : Au bowling !

Stella : Je peux venir regarder ?

Stanley : D’ac.
(Il sort.)
Stella : Je me dépêche. Bonjour, Eunice. Comment ça va ?
Eunice : Pas mal. Dis à Steve de s’acheter un sandwich parce qu’ici, il y a
rien à manger.
(Elles rient toutes les trois. Stella sort.)
La Femme noire : T’as vu comme elle lui a pris son paquet ?

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3

(Elle se lève des marches, riant de plus belle.)


Eunice : Tu vas te taire, là !
La Femme noire : À pleines mains, dis, toujours prête, hein ?
(Blanche porte une tenue recherchée – tailleur blanc – plus adaptée à un thé
mondain ou un cocktail dans les beaux quartiers.)
Eunice : Y a un problème, mon p’tit ? Vous êtes perdue ?
Blanche (dans un accès d’humeur légèrement hystérique) : On m’a dit de
prendre un tramway nommé Désir, et puis un autre nommé Cimetières et
après 6 arrêts, de descendre à – Champs-Élysées !
Eunice : Vous y êtes.
Blanche : À Champs-Élysées ?
Eunice : Oui, c’est Champs-Élysées.
Blanche : Ils n’ont pas dû comprendre le numéro que je cherchais.
Eunice : C’est quoi, comme numéro ?
Blanche : Six cents trente-deux.
Eunice : Ben, vous y êtes.
Blanche (dans l’incompréhension) : Je cherche ma sœur, Stella DuBois. Je
veux dire – Madame Stanley Kowalski.
Eunice : C’est bien ici. – Vous venez de la rater, c’est bête.
Blanche : C’est – vraiment ici – qu’elle habite ?
Eunice : Oui, au rez-de-chaussée là et moi au premier.
Blanche : Oh. Elle est – sortie ?
Eunice : Vous avez remarqué ce bowling au coin ?
Blanche : Je – ne crois pas, non.
Eunice : Ben, c’est là qu’elle est, à regarder jouer son mari.
Vous voulez laisser votre valise ici et aller la chercher ?
Blanche : Non.

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La Femme noire : Je vais aller lui dire que vous êtes là.
Blanche : Merci.
La Femme noire : De rien.
(Elle sort.)
Eunice : Elle vous attendait ?
Blanche : Non. Non, pas ce soir.
Eunice : Hé bien, vous avez qu’à entrer faire comme chez vous le temps
qu’ils reviennent.
Blanche : Je ne vois pas trop – comment je pourrais ?
Eunice : On est les propriétaires, alors je peux vous ouvrir.
Eunice (sur la défensive, remarquant l’air dubitatif de Blanche) : C’est un peu
en désordre là, mais quand le ménage est fait, c’est vraiment bien.
Blanche : Ah oui ?
Eunice : Je trouve, oui. Alors comme ça, vous êtes la sœur de Stella ?
Blanche : Oui.
(Tentant de se débarrasser d’elle.)
Merci de m’avoir fait entrer.
Eunice : … Comme on dit en arabe : … ! Stella m’a parlé de vous.
Blanche : Ah oui ?
Eunice : Elle m’a dit que vous êtes professeur, je crois.
Blanche : Oui.
Eunice : Et vous venez du Mississippi, c’est ça ?
Blanche : Oui.
Eunice : Elle m’a montré une photo de votre maison familiale, la
plantation.

Blanche : Belle Rêve ?

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Eunice : Une grande belle maison avec des colonnades blanches.


Blanche : Oui…
Eunice : Ça doit être rudement dur à entretenir, un endroit pareil.
Blanche : Si vous voulez bien m’excuser. Je crois que je vais m’écrouler.
Eunice : Bien sûr, ma belle. Vous n’avez qu’à vous asseoir.
Blanche : Je voulais dire que j’aimerais bien rester seule.
Eunice : Ah, pardon. Je vais me sauver, dans ce cas.
Blanche : Je ne voulais pas me montrer mal élevée, c’est juste que –
Eunice : Je vais passer au bowling l’activer un peu.
(Blanche se verse une bonne rasade de whisky et la descend d’une traite.)
Blanche : Je dois me reprendre.
Stella : Blanche !
Blanche : Stella, oh, Stella, Stella ! Stella mon Étoile !
(Elle se met à parler à toute vitesse comme si elle craignait que le silence
s’installe.)
Blanche : Maintenant, laisse-moi te regarder. Mais, toi, ne me regarde pas,
Stella, non, non, non, pas tout de suite, pas avant que j’aie pris un bain et
me sois reposée ! Et éteins-moi ce truc au plafond ! Éteins-le, s’il te plaît ! Je
ne veux pas qu’on me voie dans cette impitoyable lumière crue ! Reviens
ici maintenant ! Oh, ma toute belle ! Stella ! Stella mon Étoile ! J’ai cru que
tu allais me faire attendre une éternité dans cet horrible endroit ! Qu’est-ce
que je raconte ? Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je voulais être
diplomate et dire – Oh, quel quartier agréable – Ha-ha ! Mon petit cœur !
Tu n’as pas prononcé un mot.
Stella : Tu ne m’en as pas laissé l’occasion, chérie !
(Elle rit, mais le regard qu’elle jette à Blanche est un peu préoccupé.)
Blanche : Bon, à toi la parole. Ouvre ta jolie bouche et parle pendant que je
farfouille à la recherche de quelque chose à boire ! Je sais que tu dois avoir
un peu d’alcool caché quelque part ! Où pourrait-il être, je me demande ?
Oh, ça y est, j’ai trouvé !

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(Blanche tremble de tout son corps.)


Stella : Blanche, assieds-toi, je vais m’en occuper. Je ne sais pas ce qu’on a
pour servir avec. Il y a peut-être un coca dans la glacière. Regarde voir,
chérie, pendant que je –
Blanche : Pas de coca, chérie, pas avec mes nerfs ce soir ! Où – où – où est -
?
Stella : Stanley ? Au bowling ! Il adore ça. Ils font un – ah, j’ai trouvé un
tonique ! – un tournoi –
Blanche : Juste un peu d’eau, chérie, pour le faire descendre ! Oh, ne
t’inquiète pas, ta sœur n’est pas devenue une ivrogne, c’est juste que je suis
toute retournée et que je crève de chaud et que je me sens fatiguée et sale !
Enfin, assieds-toi maintenant, et explique-moi comment tu as atterri ici !
Qu’est-ce que tu fabriques dans un endroit pareil ?
Stella : Allons, Blanche –
Blanche : Oh, je ne vais pas être hypocrite, je vais te dire le fond de ma
pensée ! Jamais, jamais, jamais dans mes pires cauchemars je n’aurais pu
me figurer – Seul Poe ! Oui, seul Monsieur Edgar Allan Poe – ! pourrait lui
rendre justice ! Et là-bas, je suppose qu’il y a des forêts maléfiques qui
grouillent de vampires !
Stella : Non, chérie, ce sont les voies ferrées de la ligne Louisville/Natchez.
Blanche : Bon sérieusement, trêve de plaisanterie. Pourquoi ne m’as-tu pas
dit, pourquoi ne m’as-tu pas écrit, ma pauvre, pourquoi ne m’as-tu pas
mise au courant ?
Stella (prudemment, se versant un verre) : Mise au courant de quoi, Blanche ?
Blanche : Enfin, que tu devais vivre dans des conditions pareilles !
Stella : Tu ne crois pas que tu en rajoutes ? Ce n’est pas mal du tout ! La
Nouvelle-Orléans est une ville à part.
Blanche : La Nouvelle-Orléans n’est pas le problème. Tu ne vas quand
même pas me dire que – pardonne-moi, mon pauvre trésor ! (Elle s’arrête
brusquement.) Je me tais, je me tais !
Stella : Merci.

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(Pendant la pause, Blanche garde les yeux rivés sur Stella. Celle-ci sourit à
Blanche.)
Blanche (contemplant son verre, qui tremble dans sa main) : Tu es tout ce que
j’ai au monde, et tu n’es pas contente de me voir !
Stella (sincèrement) : Enfin, Blanche, tu sais bien que ce n’est pas vrai.
Blanche : Ah oui ? c’est vrai que tu n’as jamais été très bavarde, j’avais
oublié.
Stella : Tu ne m’as jamais tellement laissé l’occasion d’en placer une,
Blanche. Alors, tu vois, j’ai pris l’habitude de me taire en ta présence.
Blanche : Ah oui, les habitudes, les habitudes… Tu ne m’as pas demandé
comment j’avais pu m’échapper du lycée avant la fin du semestre.
Stella : Hé bien, je pensais que tu allais me le dire de toute façon – si tu en
avais envie.
Blanche : Tu croyais que j’avais été virée ?
Stella : Non, je – croyais que tu avais peut-être – démissionné –
Blanche : J’étais tellement épuisée par tout ce que j’ai traversé que mes –
nerfs ont lâché. (Éteignant nerveusement sa cigarette.) J’ai bien cru – que
j’allais perdre la tête ! Alors Monsieur Graves – Monsieur Graves est le
proviseur du lycée – a suggéré que je prenne un congé exceptionnel. Je ne
pouvais pas rentrer dans les détails dans mon télégramme – (Elle boit vite.)
Oh, ça donne un coup de fouet, ça descend tout seul !
Stella : Tu en veux un autre ?
Blanche : Non, je m’en tiens toujours à un.
Stella : Sûre ?
Blanche : Tu n’as pas dit un mot sur mon apparence.
Stella : Je te trouve très en beauté.
Blanche : N’exagérons rien, ma chérie ! Je suis une vraie ruine ! Mais toi –
tu as pris du poids, oui, tu es dodue comme une petite caille ! Et ça te va
bien !

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Stella : Allons, Blanche –


Blanche : Si, c’est vrai, sinon je ne le dirais pas ! Tu dois juste faire un peu
attention autour des hanches. Mets-toi debout.
Stella : Pas maintenant.
Blanche : Tu m’entends ? J’ai dit mets-toi debout ! Oh la la, petite
malpropre, tu as fait une tache sur ton (à adapter en fonction de la tenue de
Stella.) joli col de dentelle blanche ! Pour tes cheveux – tu devrais te faire
une coupe dégradée avec tes traits délicats. Stella, tu as une bonne, n’est-ce
pas ?
Stella : Non. Avec juste deux pièces, c’est…
Blanche : Quoi ? Deux pièces, tu dis ?
Stella : Celle-là et…
Blanche : L’autre ?
(Il y a un silence gêné. Elle boit.)
Je vais m’en offrir encore juste un doigt, un petit dernier pour la route,
comme on dit. Alors éloigne la bouteille pour que je ne sois pas tentée. Je
veux que tu regardes ma ligne ! Tu sais que je n’ai pas pris un gramme en
dix ans, Stella ? Je pèse ce que je pesais l’été où tu as quitté Belle Rêve. L’été
où Papa est mort et où tu nous as quittés…
Stella : C’est vraiment incroyable, Blanche, tu as gardé la taille mannequin.
Blanche : Tu vois, j’ai toujours aimé plaire, même maintenant que j’ai pris
un coup de vieux.
Stella : Allons, tu n’as pas pris le moindre coup de vieux.
Blanche : Après toutes les épreuves ? Tu t’imagines que je vais te croire ?
Mais tu es vraiment un amour, c’était bien essayé ! (Elle se touche le front
d’une main tremblante.) Stella, il n’y a – que deux pièces ?
Stella : Et une salle de bains.
Blanche : Oh, vous avez une salle de bains ? Première porte à droite en
haut des marches ?
Mais, Stella, je ne vois pas où tu vas m’installer !

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Stella : Hé bien, ici.


Blanche : C’est quoi comme genre de lit – un de ces trucs pliants ?
Stella : Ça ira ?
Blanche : Parfait, chérie. Je n’aime pas les lits trop mous. Mais il n’y a pas
de porte entre les deux pièces, et Stanley – est-ce que ça sera convenable ?
Stella : Stanley est Polonais, tu sais.
Blanche : Oh, oui. Ils sont un peu comme les Irlandais, non ?
Stella : Heu –
Blanche : Mais en moins – intellectuels ? (À nouveau, elles rient toutes deux de
la même façon.) J’ai apporté quelques jolis vêtements pour faire la
connaissance de tous tes charmants amis.
Stella : Je ne suis pas sûre que tu les trouves charmants.
Blanche : Ils sont comment ?
Stella : Ce sont les amis de Stanley.
Blanche : Des Polacks ?
Stella : Ils forment un joyeux mélange, Blanche.
Blanche : Des personnages – bigarrés ?
Stella : Oh, oui. Oui, des personnages, c’est le mot !
Blanche : Bon – enfin – j’ai apporté de jolis vêtements et j’ai l’intention de
les porter. J’imagine que tu espères m’entendre dire que je vais m’installer
à l’hôtel, mais non, je ne vais pas m’installer à l’hôtel. Je veux être près de
toi, j’ai besoin d’être avec quelqu’un, je ne peux pas être seule ! Parce que –
comme tu as dû le remarquer – je – vais moyennement bien –
(Sa voix s'étrangle et elle a l’air effrayé.)
Stella : Tu m’as l’air un peu nerveuse ou surmenée à vrai dire.
Blanche : Est-ce que Stanley va être content de ma visite, ou est-ce que ça
sera juste la corvée de la belle-sœur, Stella ? Je ne le supporterais pas.

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Stella : Vous allez très bien vous entendre, si tu essayes simplement de ne


pas – heu – le comparer aux hommes avec lesquels on sortait autrefois.
Blanche : Il est tellement – différent ?
Stella : Oui. Une espèce à part.
Blanche : Différent comment, il ressemble à quoi ?
Stella : Oh, c’est difficile de décrire quelqu’un dont on est amoureux !
Voilà une photo de lui !
Blanche : Ah, officier ?
Stella : Sergent-Chef dans le Corps du génie. Là, ce sont des décorations !
Blanche : Il les portait quand tu l’as rencontré ?
Stella : Je t’assure que ce ne sont pas ses médailles qui m’ont séduite.
Blanche : Ce n’est pas ce que je…
Stella : Mais bien sûr, il y a pas mal de choses auxquelles j’ai dû m’adapter
plus tard.
Blanche : Comme son milieu dans le civil !
(Stella rit avec embarras.)
Comment il a pris ça quand tu lui as dit que je venais ?
Stella : Oh, Stanley n’est pas encore au courant.
Blanche : Tu – ne lui as pas dit ?
Stella : Il est souvent sur la route.
Blanche : Oh. Pour son travail ?
Stella : Oui.
Blanche : Ce n’est pas plus mal. Enfin, si je puis dire –
Stella : J’ai horreur de ça quand il est absent une nuit –
Blanche : Oh, Stella !
Stella : Alors quand c’est pour une semaine, j’ai l’impression de devenir
folle !

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Blanche : Mon dieu, mon dieu !


Stella : Et quand il revient, je pleure sur ses genoux comme un bébé –
Blanche : J’imagine que c’est ça, être amoureux… Stella –

Stella : Quoi ?

Blanche (s’embrouillant dans ses explications) : Je me suis abstenue de te


demander certaines choses que tu attendais sans doute que je te demande.
Et alors je voudrais que tu essayes de comprendre certaines choses que,
moi, je dois t’annoncer –
Stella : Quoi, Blanche ?
(Son visage se teinte d’anxiété.)

Blanche : Bon alors, Stella – tu vas le prendre mal, je sais que tu vas
forcément le prendre mal – mais avant ça – garde à l’esprit que – tu es
partie ! Moi, je suis restée à me battre ! Tu es allée à la Nouvelle-Orléans
vivre ta vie. Moi, je suis restée à Belle Rêve et j’ai essayé de sauver les
meubles ! Je ne te fais aucun reproche, note, mais tout le fardeau m’est
retombé sur les épaules.
Stella : Le mieux que je pouvais faire c’était de me débrouiller par mes
propres moyens, Blanche.
(Blanche recommence à trembler avec intensité.)
Blanche : Je sais, je sais. Mais c’est toi qui as abandonné Belle Rêve, pas
moi ! Je suis restée à me battre, j’ai sué sang et eau, j’ai failli me tuer à la
tâche !
Stella : Arrête cette crise d’hystérie et dis-moi ce qui s’est passé ! Qu’est-ce
que tu veux dire « te tuer à la tâche » ? Quel genre de –
Blanche : Je le savais, Stella. Je savais que tu le prendrais mal !
Stella : Mais de – quoi – tu parles –? S’il te plaît !
Blanche (lentement) : Du fait qu’on a perdu – qu’on a perdu –
Stella : Belle Rêve ? On l’a perdu ? Non !

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Blanche : Si, Stella.


(Elle boit.)
(La musique du « Blue piano » se fait plus présente.)
Stella : Mais comment ça a pu arriver ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Blanche (se levant d’un bond) : Tu ne manques pas d’air de me demander ce
qui s’est passé !
Stella : Blanche !
Blanche : Tu ne manques pas d’air de rester assise là à m’accuser !
Stella : Blanche !
Blanche : C’est moi, moi, moi qui m’en suis pris plein la figure et le corps !
Tous ces morts ! Le long défilé au cimetière ! Père, mère ! Margaret, de
cette manière ignoble ! Avec le corps tellement boursouflé qu’il n’arrivait
pas à rentrer dans un cercueil ! Mais qu’on a dû l’incinérer comme des
ordures ! Toi, tu débarquais à la maison pour les enterrements et puis salut,
à la prochaine, Stella. Et les enterrements, c’est joli comparé aux morts. Les
enterrements, c’est silencieux, mais les morts, les agonies – pas toujours.
Parfois ils ont le souffle rauque, et parfois des râles, et parfois même ils te
conjurent : « Empêche-moi de partir ! » Même les vieux, parfois, disent :
« Empêche-moi de partir. » Comme si on y pouvait quelque chose ! Mais
les enterrements, c’est silencieux, et il y a des jolies fleurs. Et, oh, dans
quels beaux cercueils on les met ! À moins d’avoir été à leur chevet quand
ils suppliaient: « Retiens-moi ! », on a du mal à imaginer toutes ces affres
respiratoires et ces écoulements de sang. Non, tu n’arriverais même pas à
l’imaginer, mais moi j’ai vu ! Vu ! De mes deux yeux ! Et maintenant tu
restes assise là à me reprocher d’être responsable du naufrage ! À ton avis,
d’où est sorti l’argent pour payer toute ces maladies et ces morts, hein? La
mort c’est ruineux, Stella ! Et celle de la vieille Cousine Jessie juste après
celle de Margaret, pour finir la série ! À croire que la Faucheuse avait
planté sa tente sur le seuil de notre porte – ! Et que Belle Rêve était son
quartier-général ! Ma petite… voilà comment Belle Rêve m’a filé entre les
doigts ! Lequel d’entre eux nous a laissé une fortune, hein ? Lequel d’entre
eux a laissé ne serait-ce qu’un centime d’assurance ? À part la pauvre Jessie
– cent dollars pour payer son cercueil. En tout et pour tout ! Et moi avec
mon misérable salaire au lycée. Oui, accuse-moi ! Reste là à me regarder

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avec des yeux effarés, à penser que je suis responsable du naufrage ! Moi,
responsable du naufrage ? Où étais-tu, toi ! Au lit avec ton – Polack !

Stella (se levant d’un bond) : Blanche ! Tu te calmes ! Ça suffit !


(Elle s’éloigne.)
Blanche : Où vas-tu ?
Stella : Je vais dans la salle de bain me passer de l’eau sur la figure.
Blanche : Oh, Stella, Stella, tu pleures !
Stella : Ça te surprend ?
Blanche : Pardonne-moi – Je ne voulais pas –

(Stanley, Steve et Mitch arrivent.)

Stanley : C’est vrai qu’il a touché le pactole ?


Steve : Ouais, il a coché les six bons numéros.
Mitch : La vache, y en a qui ont du bol.
(Mitch fait mine de partir.)
Stanley (retenant Mitch) : Hé, Mitch – pars pas.
(Quand Stanley entre dans l’appartement, Blanche fonce se cacher.)

Steve : Hé, on se fait un poker demain soir ?


Stanley : Bien sûr – chez Mitch.
Mitch : Non – pas chez moi. Ma mère est toujours malade ! (Il fait mine de
partir.)
Stanley : Okay, chez moi alors –
(Mitch essaie encore de partir.)

Mais t’apportes la bière !


Eunice (gueulant depuis le premier) : Ça suffit avec votre cirque là en bas !
J’ai fait des spaghettis et je les ai bouffés toute seule.

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Steve : Je t’avais prévenue et je t’ai téléphoné pour te dire qu’on faisait un


bowling. (À ses copains.) Et pas de la bibine, d’accord ?
Eunice : Ah ouais, première nouvelle.
Steve : J’te l’ai dit au petit-déjeuner – et j’t’ai téléphoné à midi –
Eunice : Tu parles. Tu rentres à la maison quand ça te chante.
Steve : Tu veux que je fasse une annonce dans le journal ?
Blanche : Vous devez être Stanley. Moi, c’est Blanche.
Stanley : La sœur de Stella ?
Blanche : Oui.
Stanley : Salut. Où elle est, ma petite chérie ?
Blanche : Dans la salle de bain.
Stanley : Oh. Je savais pas que vous veniez en ville.
Blanche : Je – heu –
Stanley : D’où vous êtes, Blanche ?
Blanche : Heu, je – vis à Laurel.

(Il est allé prendre la bouteille de whisky.)


Stanley : À Laurel, hein ? Oh, ouais. Ouais, à Laurel, c’est ça. Pas dans mon
secteur. Dites donc, l’alcool descend vite quand il fait chaud. Vous en
voulez un coup ?
Blanche : Non, ce – ce n’est pas mon truc –
Stanley : Je parlais de whisky, hein, pas d’autre chose.
Blanche : Ha-ha.
Stanley : Je me sens tout poisseux. Ça vous embête si je me mets à l’aise ?
(Il commence à enlever sa chemise.)

Blanche : Je vous en prie, je vous en prie, faites.

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Stanley : Toujours à l’aise, c’est ma devise.


Blanche : C’est la mienne, aussi. C’est difficile de garder une apparence
soignée. Même pas le temps de faire un brin de toilette ou de me poudrer
et – vous voilà !
Stanley : Vous savez qu’on peut attraper froid à rester assis dans des
vêtements humides, surtout quand on s’est bien dépensé comme je viens
de faire au bowling. Vous êtes prof, c’est ça ?
Blanche : Oui.
Stanley : Prof de quoi, Blanche ?
Blanche : D’anglais.
Stanley : Je n’ai jamais été très fort en anglais. Pour combien de temps vous
êtes ici, Blanche ?
Blanche : Je – ne sais pas encore.
Stanley : Vous allez crécher ici ?
Blanche : Ça serait volontiers si ça ne vous pose pas de problèmes.
Stanley : Comme vous voulez.
Blanche : Les voyages m’épuisent.
Stanley : Hé bien, restez peinarde.
(Un chat feule près de la fenêtre. Blanche sursaute.)
Blanche : C’était quoi ?
Stanley : Des chats – Hé, Stella !
Stella : Oui, Stanley.
Stanley : T’es pas tombée dans le trou, dis voir ?
(Il y a un silence.)
Vous allez nous trouver du genre péquenaud, j’en ai peur. Stella m’a
beaucoup parlé de vous. Vous avez été mariée dans le temps, c’est ça ?
(Musique)
Blanche : Oui. Dans ma prime jeunesse.

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Stanley : Qu’est-il arrivé ?


Blanche : Le jeune homme – le jeune homme est mort.
Je crois que je ne me sens pas bien ! (Elle a envie de vomir.)
(Stanley boit.)

SCÈNE DEUX
Stanley : C’est quoi, tous ces flaflas ?
Stella : Oh, Stan ! (Elle bondit et l’embrasse, ce qu’il accepte avec une tranquillité
seigneuriale.) J’emmène Blanche dîner au restaurant et ensuite voir un film,
comme c’est ta soirée poker.
Stanley : Et mon dîner à moi, hein ? Je vais pas dîner au restaurant !
Stella : Y a une assiette de viande froide au frigo. Je t’ai préparé une
assiette de viande froide.
Stanley : T’appelles ça dîner !
Stella : Je vais essayer d’éloigner Blanche de la maison jusqu’à ce que la
partie se termine parce qu’avec elle, on ne sait jamais à quoi s’attendre.
Alors après on va aller traîner dans le Vieux Carré français et ça serait
gentil de me donner un peu d’argent.
Stanley : Où elle est ?
Stella : Elle prend un bain chaud pour se calmer les nerfs. Elle est
complètement chamboulée.
Stanley : Par quoi ?
Stella : Elle a vécu un enfer.
Stanley : Ouais ?
Stella : Stan, nous avons – perdu Belle Rêve !
Stanley : Votre maison domaine à la campagne ?
Stella : Oui.

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Stanley : Comment ?
Stella (confusément) : Oh, il a fallu s’en – débarrasser ou je sais pas trop, j’ai
pas bien compris.
(Un temps pendant que Stanley réfléchit et que Stella enfile sa robe.)
Quand elle entrera, essaie de lui faire un petit compliment. Et, oh ! Ne
parle pas du bébé. Je ne lui ai encore rien dit, j’attends qu’elle ait un peu
récupéré.
Stanley (d’un ton malveillant) : Allons bon !
Stella : Essaye de la comprendre et sois gentil avec elle, Stan.
Blanche : «From the land of the sky blue water,
They brought a captive maid ! »1
Stella : Elle ne s’attendait pas à nous trouver dans un logement aussi petit.
Tu vois, j’ai essayé d’un peu enjoliver les choses dans mes lettres.
Stanley : Alors ?
Stella : Et dis-lui qu’elle a une belle robe et qu’elle a l’air superbe. C’est
important pour Blanche. Sa petite faiblesse !
Stanley : D’accord, d’accord. Mais j’aimerais bien revenir sur cette histoire
de maison domaine, y a un truc que je pige pas. Ça a été vendu ou quoi ?
Stella : Oh – ! Oui –
Stanley : Qu’est-ce que t’en penses ? Ça serait bien d’y voir un peu plus
clair, non ?
Stella : Il vaut mieux éviter le sujet avant qu’elle soit calmée.
Stanley : Alors c’est ça l’idée, hein ? C’est pas le moment d’embêter la
Marie-Chochotte avec de vulgaires histoires d’argent !
Stella : Tu as vu dans quel état elle était la nuit dernière.

1
Célèbre chanson populaire (1909) inspirée d’une chanson d’amour des Indiens
Dakota.
« Du pays des eaux claires / ils ramenèrent une jeune prisonnière »

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Stanley : Ah ouais, j’ai vu dans quel état elle était. Maintenant jetons un
coup d’œil à l’acte de vente.
Stella : Je n’en ai pas vu.
Stanley : Elle ne t’a pas montré de papiers ou d’acte de vente ou rien de
tout ça, hein ?
Stella : Apparemment ça n’a pas été vendu.
Stanley : Bon sang, ça a été quoi alors, donné ? Aux bonnes oeuvres ?
Stella : Chhhut ! Elle va t’entendre.
Stanley : Je m’en fous si elle m’entend. Je veux voir les papiers !
Stella : Je n’ai pas vu de papiers, elle ne m’a pas montré le moindre papier,
je me fiche des papiers.
Stanley : ça te rappelle quelque chose, la communauté de biens ? Dis-moi,
t’as entendu parler du code Napoléon ?
Stella : Quoi, la communauté de biens ? Non, Stanley, je n’ai pas entendu
parler du code Napoléon, et si c’était le cas, je ne vois pas ce que –
Stanley : Laisse-moi éclairer ta lanterne, ma p’tite fille.
Stella : Oui ?
Stanley : Dans l’état de Louisiane, on a le code Napoléon. La communauté
de biens, ça signifie que ce qui appartient à la femme appartient au mari et
vice-versa. Par exemple, si j’étais propriétaire d’un truc, ou que toi, tu étais
propriétaire d’un truc –
Stella : Tu m’embrouilles la tête !
Stanley : D’accord, je vais attendre qu’elle ait fini de macérer dans son bain
et puis je vais lui demander si elle a entendu parler de la communauté de
biens. parce que j’ai comme l’impression que tu t’es fait avoir, bébé, et
quand tu te fais avoir, d’après le code Napoléon moi aussi je me fais avoir.
Et j’aime pas me faire avoir, tu vois.
Stella : Il y aura tout le temps de lui poser des questions plus tard, mais si
tu le fais maintenant elle va encore s’effondrer. Je ne comprends pas ce qui

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est arrivé à Belle Rêve, mais c’est délirant d’insinuer que ma sœur ou moi
ou n’importe qui de notre famille ait pu léser quiconque.
Stanley : Alors où est passé le fric si vous l’avez vendu ?
Stella : On l’a pas vendu – on l’a perdu, je te dis, perdu !
(Il fonce dans la chambre à coucher, et elle le suit.)
Stanley !
(Il ouvre vivement la malle posée au milieu de la pièce et en extirpe une brassée
de robes.)
Stanley : Vise-moi un peu tous ces trucs ! Tu crois qu’elle se les est achetés
avec son salaire de professeur ?
Stella : Chut !
Stanley : Regarde-moi ces plumes et ces fourrures qu’elle a apportées ici
pour se pavaner ! Et ça, c’est quoi ? Une robe en or massif, non mais quoi !
Et là ! Et c’est quoi là, hein ? Du renard ! (Il souffle dessus.) Du vrai renard, et
pas qu’un peu, dis ! Y sont où, tes renards, Stella ? Du renard blanc en plus,
du renard argenté, non mais elle s’emmerde pas ! Y sont où, tes renards
blancs à toi ?
Stella : Ce sont des fourrures d’été bon marché que Blanche a depuis
longtemps.
Stanley : J’ai une connaissance qui fait dans ce genre de marchandise. Je
vais le faire venir ici pour l’évaluer. Je suis prêt à te parier qu’il y a des
milliers de dollars investis dans cette came là-!
Stella : Arrête de dire n’importe quoi, Stanley !
(Il balance les fourrures sur le lit pliant. Puis il ouvre brutalement un petit
tiroir dans la malle et en extirpe une pleine poignée de bijoux fantaisie.)
Stanley : Et qu’est-ce qu’on a là ? La malle au trésor d’un pirate !
Stella : Oh, Stanley !
Stanley : Des perles ! Des perles, en veux-tu en voilà ! C’est quoi ta sœur,
une plongeuse sous-marine qui remonte des trésors engloutis ? Ou la
championne des perceuses de coffre-fort de tous les temps ! Et des

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bracelets en or massif, tiens voir ! Y sont où sont tes perles et tes bracelets
en or ?
Stella : Chhhut ! Tais-toi, Stanley !
Stanley : Et des diamants ! Une couronne digne d’une impératrice !
Stella : Une tiare en strass qu’elle portait à un bal costumé.
Stanley : C’est quoi, le strass ?
Stella : De la verroterie améliorée.
Stanley : Tu te fiches de moi ? Je connais un gars qui travaille dans une
bijouterie. Je vais le faire venir pour qu’il expertise tout ça. La voilà, ta
maison plantation, ou ce qu’il en reste, te fais pas d’illusions !
Stella : Ce que tu peux être bête et teigneux des fois ! Maintenant ferme
cette malle avant qu’elle ne sorte de la salle de bain !
Stanley : Les Kowalski et les DuBois voient pas les choses de la même
façon.
Stella : Ça oui, c’est le moins qu’on puisse dire ! – Je vais dehors.
Tu sors avec moi pendant que Blanche s’habille.
Stanley : Depuis quand tu me donnes des ordres ?
Stella : T’as l’intention de rester ici à l’insulter ?
Stanley : Et comment que j’ai l’intention de rester ici.
(Stella sort. Blanche sort de la salle de bain.)
Blanche (d’un ton dégagé) : Bonjour, Stanley ! Me voilà, toute fraîche et
parfumée après mon bain, et j’ai l’impression de revivre !
(Il allume une cigarette.)
Stanley : Tant mieux.
Blanche (tirant les rideaux.) : Excusez-moi pendant que j’enfile ma jolie robe
neuve !
Stanley : Je vous en prie, Blanche, faites comme chez vous, faut pas vous
gêner.

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(Elle ferme les rideaux entre les pièces.)

Blanche : Je crois comprendre qu’il va y avoir une petite partie de cartes à


laquelle nous autres dames ne sommes pas franchement conviées !
Stanley : Ouais ?
Blanche : Où est Stella ?
Stanley : Dehors sur le porche.
Blanche : Je vais vous demander un service dans un moment.
Stanley : Ah oui, quoi ?
Blanche : Me boutonner dans le dos ! Vous pouvez entrer ! Comment je
suis ?
Stanley : Pas mal.
Blanche : Mille mercis ! Maintenant les boutons !

Stanley : Je suis pas très doué pour les boutons.


Blanche : Vous autres hommes avec vos grands doigts empotés. Je peux
avoir une bouffée de votre cigarette ?
Stanley : Prenez-en une entière.
Blanche : Oh, merci… ! On dirait que ma malle a explosé.
Stanley : Moi et Stella on vous aidait à défaire vos bagages.
Blanche : Hé bien, vous n’y êtes pas allés de main morte, dites-moi !
Stanley : Vous m’avez l’air d’avoir dévalisé pas mal de boutiques chics à
Paris, hein.
Blanche : Ha-ha ! Oui… j’ai une passion pour les vêtements !
Stanley : Ça doit coûter un paquet, des fourrures comme ça ?
Blanche : Oh, c’était un cadeau d’un de mes admirateurs !
Stanley : Il devait avoir beaucoup – d’admiration !

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Blanche : Oh, dans ma jeunesse, je suscitais une certaine admiration. Mais


regardez-moi maintenant !
Vous arrivez à croire qu’à une époque on me trouvait… séduisante ?

Stanley : Vous n’êtes pas moche.

Blanche : J’espérais un compliment, Stanley.

Stanley : Je marche pas dans ce genre de plan.

Blanche : Quel – genre de plan ?

Stanley : De faire des compliments aux femmes sur leur physique. Je


connais pas de femme qui ait besoin qu’on lui dise si elle est moche ou pas
moche, elle le sait déjà. A part qu’il y en a qui s’envoient des fleurs, on se
demande bien pourquoi. À une époque, j’m’en étais trouvé une qui disait
tout le temps : « Hein que j’ai l’air d’une star ? Hein que j’ai l’air d’une
star ? » J’ai dit : « Sans blague ? »
Blanche : Et qu’est-ce qu’elle a dit alors ?
Stanley : Elle a rien dit. Ça lui a cloué le bec.
Blanche : Ça a mis fin à la romance ?
Stanley : Ça a mis fin à la conversation… c’est tout. Il y a des hommes qui
sont béats devant ce chiqué hollywoodien à la con et d’autres non.
Blanche : Je suis sûre que vous appartenez à la deuxième catégorie.
Stanley : Exact. Moi, ça me laisse de marbre.
Blanche : Vous ne devez pas être du genre à vous laisser ensorceler par
une femme.
Stanley : Exact.
Blanche : Vous êtes simple, direct et honnête, avec un petit côté primitif je
dirais. Pour vous intéresser une femme doit sans doute…
Stanley : Jouer – cartes sur table.

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Blanche : Oui – oui – cartes sur table… la vie est trop pleine de faux-
fuyants et d’ambiguïtés, selon moi. En tout cas, je n’ai jamais apprécié les
gens sans caractère. C’est pour ça que, quand vous êtes entré ici hier soir, je
me suis dit : « Ma sœur a épousé un homme… ! » Bien sûr, j’aurais été bien
incapable d’en dire plus.
Stanley (explosant) : Bon, on arrête le blabla ?
Blanche : Houuuuu !
Stella : Stanley ! Tu viens ici et tu laisses Blanche finir de s’habiller !
Blanche : J’ai fini de m’habiller, mon cœur.
Stella : D’accord, viens dehors, alors.
Stanley : Ta sœur et moi on a une petite conversation.
Blanche : Chérie, sois gentille. Cours à l’épicerie me chercher un Coca-cola
citron avec beaucoup de glace pilée ! – Tu veux bien faire ça pour moi,
mon trésor ?
Stella : Oui.
Blanche : La pauvre petite chose était là dehors à nous écouter, et j’ai
l’intuition qu’elle ne vous comprend pas aussi bien que moi… Très bien,
alors, Monsieur Kowalski, parlons sans détour. Je suis prête à répondre à
toutes les questions. Je n’ai rien à cacher. De quoi s’agit-il ?
Stanley : Quand on est mariés, il y a un truc qui s’appelle la communauté
de biens, selon lequel tout ce qui appartient à ma femme m’appartient
aussi… et vice versa.
Blanche : Houlà, mais vous êtes impressionnant, on croirait un notaire !
(Elle se vaporise de parfum ; puis s’amuse à le vaporiser aussi. Il attrape le
vaporisateur et le plaque sur la commode. Elle rejette la tête en arrière et rit.)
Stanley : Si je ne savais pas que vous êtes la sœur de ma femme, je me
ferais des idées à votre sujet !
Blanche : Comme quoi !
Stanley : Ne faites pas l’idiote. Vous savez quoi ! – Où sont les papiers ?
Blanche : Quels papiers ?

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Stanley : Les papiers de la plantation !


Blanche : Tout ce que je possède est dans cette malle.
(Stanley se dirige vers la malle, l’ouvre brutalement et commence à fouiller
dans les compartiments.)
Blanche : Mais enfin, au nom du ciel, qu’est-ce que vous vous imaginez !
Qu’est-ce que vous vous êtes fourré dans ce crâne de petit garçon ? Que je
traficote quelque chose, que j’essaie d’entourlouper ma propre sœur… ?
Laissez-moi faire ! Ça sera plus rapide et plus simple…
(Elle va prendre une boîte dans la malle.)
Je garde presque tous mes papiers dans cette boîte.
(Elle l’ouvre.)

Stanley : C’est quoi ça, dessous ?

Blanche : Ce sont des lettres d’amour, jaunies avec le temps, toutes d’un
même et unique jeune homme.
(Il les lui arrache des mains. Elle explose de fureur.)
Rendez-les moi !
Stanley : Je vais devoir les regarder d’abord !
Blanche : Le contact de vos mains les souille !
Stanley : Arrêtez les frais.
(Blanche les lui arrache des mains, et elles s’éparpillent par terre.)
Blanche : Maintenant que vous les avez touchées, je vais les brûler !
Stanley : C’est quoi, ces trucs ?
Blanche (les récupérant par terre) : Des poèmes qu’un jeune homme mort a
écrits. Je l’ai blessé comme vous aimeriez me blesser, mais vous n’y
parviendrez pas ! Je ne suis plus jeune et vulnérable. Mais mon jeune mari
l’était et je – laissons tomber ! Rendez-les moi, c’est tout !
Stanley : Ça veut dire quoi, vous aller devoir les brûler ?
Blanche : Désolée, je me suis laissée emporter. On a tous des choses –
intimes – auxquelles on ne supporte pas que les autres touchent –

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(Elle met ses lunettes et inspecte méthodiquement une épaisse liasse de papiers.)
Ambleur & Ambleur. Hmmmmm… Crab & Fils… Encore Ambleur &
Ambleur.
Stanley : C’est quoi, Ambleur & Ambleur ?
Blanche : Un cabinet de crédit hypothécaire.
Stanley : Alors ça a été hypothéqué, c’est ça ?
Blanche : Peut-être bien, oui.
Stanley : Laissez tomber les « peut-être bien » ! C’est quoi, tous ces autres
papiers ?
(Elle lui tend toute la boîte. Il va la poser sur la table et commence à examiner
les papiers.)
Blanche : Il y a des milliers de papiers, remontant à des centaines d’années,
concernant Belle Rêve, pour toutes les fois où, petit à petit, nos grands-
pères, pères, oncles et frères bradaient un bout du domaine pour assouvir
leurs soif effrénée de fornications – pour dire les choses crûment !
(Elle ôte ses lunettes avec un rire épuisé.)
Oui, c’est triste à dire, mais leurs galipettes nous ont coûté notre
plantation, jusqu’à ce que finalement il ne nous reste plus – et Stella n’a
qu’à vérifier ! – que la maison proprement dite et à peu près 8.000
hectares de terrain, incluant un cimetière, où maintenant tout ce beau
monde – sauf Stella et moi – a élu domicile.
Ils sont tous là, tous les papiers ! Je vous les lègue solennellement ! Prenez-
les, lisez-les tout votre content… apprenez-les par cœur, même ! Je trouve
merveilleusement ironique que Belle Rêve se réduise finalement à ce tas de
vieux papiers dans vos grandes mains laborieuses – ! Je me demande si
Stella est revenue avec mon coca-citron –
Stanley : J’ai un copain juriste qui va les examiner.
Blanche : Offrez-lui une boîte d’aspirine pour tenir le choc.
Stanley : Vous voyez, d’après le code Napoléon… un homme doit se
soucier des affaires de sa femme – surtout maintenant qu’elle va avoir un
enfant.

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(Blanche ouvre les yeux. La musique du « Blue piano » se fait plus présente.)
Blanche : Stella ? Stella va avoir un enfant ? (Rêveusement.) Je ne savais pas
qu’elle allait avoir un enfant !
(Stella apparaît au coin avec un sac de l’épicerie. Blanche va à la rencontre de
Stella sur le trottoir.)
Blanche : Stella, Stella mon étoile ! Comme c’est merveilleux d’attendre un
enfant ! C’est arrangé. Tout va bien.
(Elle serre sa sœur dans ses bras. Stella se laisse faire avec un sanglot convulsif.
Blanche parle doucement.)
Blanche : Tout va bien ; on a tout mis à plat. J’ai un peu la tremblote, mais
je crois m’être pas trop mal débrouillée, j’ai ri et j’ai pris ça à la blague. Je
l’ai traité de petit garçon et je l’ai taquiné, et je lui ai fait du gringue. Oui,
j’ai fait du gringue à ton mari, Stella !
Voilà la fine équipe qui arrive pour la partie de poker.
Stella : Ça me peine qu’il se soit comporté comme ça.
Blanche : Oh, il n’a pas l’air du genre à faire des baise-mains, mais ce n’est
peut-être pas plus mal de mêler notre sang à ce genre d’homme
maintenant que nous avons perdu Belle Rêve et que nous devons continuer
sans Belle Rêve pour nous protéger… Comme le ciel est joli. Je devrais y
monter dans une fusée destinée à ne jamais redescendre.
(On entend un vendeur de tamales vanter sa marchandise.)
Le vendeur de tamales : Tout beaux, touts chauds, mes tamales !
(Blanche pousse un cri de frayeur.)

Blanche : Dans quelle direction on va maintenant, Stella – Par ici ?


Stella : Non, par là.
Blanche : L’aveugle qui conduit l’aveugle !
Le vendeur de tamales : Tout beaux, touts chauds !
(Puis le “Blue piano” et la trompette fiévreuse augmentent de volume.)

SCÈNE TROIS
LA SOIRÉE DE POKER.

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Sur la table, il y a des tranches de pastèque, des bouteilles de whisky et des


verres.)
Steve : C’est quoi, les jokers, cette fois ?
Pablo : Valets de pique et de cœur.
Steve : Deux cartes.
Pablo : Toi, Mitch ?
Mitch : Je passe.
Pablo : Une.
Mitch : Quelqu’un veut boire un coup ?
Stanley : Ouais. Moi.
Pablo : Et si quelqu’un allait acheter un truc à bouffer chez le Chinois ?
Stanley : Faut toujours que t’aies envie de bouffer quand je perds ! Premier
tour de mise ! Qui ouvre ? Qui ouvre ! Tire ton cul de la table, Mitch. Sur
une table de poker y’a besoin d’autre chose que des cartes, des jetons et du
whisky.
(Il se lève en vacillant et envoie valser quelques bouts d’écorce de pastèque par
terre.)
Mitch : T’es une vraie pile électrique, hein ?
Stanley : Combien de cartes ?
Steve : Trois.
Stanley : Une.
Mitch : Je passe encore. Je devrais pas tarder à rentrer.
Stanley : Tu la boucles.
Mitch : Ma mère est malade. La nuit, elle arrive pas à dormir tant que je
suis pas rentré.
Stanley : Pourquoi tu restes pas à la maison à lui faire des tisanes, alors ?
Mitch : Elle me dit de sortir, alors je sors, mais j’en profite pas. Je passe
mon temps à me tracasser pour elle.

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Stanley : Putain, rentre chez toi, alors !


Pablo : T’as quoi comme main ?
Stanley : Quinte flush à pique.
Mitch : Vous êtes mariés, vous les mecs. Mais moi, je serai seul quand elle
s’en ira. Je vais aux toilettes.
Stanley : Dépêche-toi de revenir, on te préparera un biberon.
Mitch : Ahhh, fous-moi la paix.
Steve : Stud à sept cartes.
(Racontant sa blague pendant qu’il distribue)
Y a c’vieux fermier qu’est à l’arrière de sa maison assis à jeter du maïs aux
poulets quand, tout d’un coup, il entend caqueter cette jeune poule affolée
qu’arrive à toute pompe de derrière la maison avec le coq qui la course et
qui la serre de près.
Stanley : Tu donnes, oui ou merde !
Steve : Mais quand le coq aperçoit le fermier en train de jeter le maïs, il
freine à mort et laisse la poule filer et se met à picorer le maïs. Et le vieux
fermier dit : « Ben merde, j’espère bien jamais avoir aussi faim ! »
Stella : La partie n’est pas terminée.
Blanche : Quelle tête j’ai ?
Stella : Très bien, Blanche.
Blanche : J’ai trop chaud et je me sens lessivée. Attends que je me poudre
avant d’ouvrir la porte. Je fais pas trop fripée ?
Stella : Non, voyons. Tu es as fraîche comme une pâquerette.
Blanche : Enfin, pas de la première jeunesse.
(Stella ouvre la porte et elles entrent.)
Stella : Bon, bon, bon. Alors, messieurs, toujours à taper le carton !
Stanley : Où t’étais ?

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Stella : Blanche et moi on est allées voir un film. Blanche, je te présente


Mitch.
Blanche : Je vous en prie, inutile de vous lever.
Stanley : Ça risque pas de toute façon.
Stella : Vous allez jouer encore longtemps ?
Stanley : Jusqu’à ce qu’on décide d’arrêter.
Blanche : Le poker est tellement fascinant. C’est permis de regarder ?
Stanley : Sûrement pas. Pourquoi vous montez pas papoter avec Eunice,
les filles ?
Stella : Parce qu’il est presque deux heures et demi du matin.
Vous pourriez pas faire une dernière partie et puis dire pouce ?
(Une chaise racle. Stanley flanque une claque sonore sur la cuisse de Stella.)

Stella : C’est pas drôle, Stanley.

Stella : Ça me rend dingue quand il fait ça devant les gens.


Blanche : Je crois que je vais prendre un bain.
Stella : Encore ?
Blanche : J’ai les nerfs en pelote. La salle de bain est occupée ?
Stella : Je ne sais pas.
Blanche : Oh… ! Bonsoir.
Mitch : Bonsoir.
Stella : Blanche, je te présente Michel. Ma sœur, Blanche DuBois.
Mitch : Bonjour, Mademoiselle DuBois.
Stella : Comment va ta mère maintenant, Mitch ?
Mitch : À peu près pareil, merci. Ça lui a bien plu, ce flan que tu lui as
envoyé… Excusez-moi, s’il vous plaît.

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Blanche : Celui-ci m’a l’air – mieux que les autres.


Stella : Oui, c’est vrai.
Blanche : Je trouve qu’il a plutôt l’air sensible.
Stella : Sa mère est malade.
Blanche : Il est marié ?
Stella : Non.
Blanche : C’est un chaud lapin ?
Stella : Enfin, Blanche !
Je ne crois pas que ça soit son genre.
Blanche : Qu’est-ce – qu’est-ce qu’il fait ?
(Elle déboutonne sa blouse.)
Stella : Il est à l’atelier des pièces détachées dans l’usine pour laquelle
Stanley travaille.
Blanche : C’est un bon poste ?
Stella : Non. Stanley est le seul de sa bande qui a des chances d’arriver à
quelque chose.
Blanche : Qu’est-ce qui te fait penser ça de Stanley ?
Stella : Il n’y a qu’à le regarder.
Blanche : Je l’ai regardé.
Stella : Alors tu devrais savoir.
Blanche : Je suis désolée, mais je n’ai pas vu la marque du génie imprimée
sur son front.
Stella : Ce n’est pas imprimé sur son front et je t’ai pas parlé de génie.
Blanche : Oh. De quoi tu parlais alors ? J’aimerais bien savoir.
Stella : De cette détermination pugnacité qu’il a. Tu es en plein dans la
lumière, Blanche !

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Blanche : Oh, pardon !


Stella : Tu devrais voir leurs femmes.
Blanche : Je peux imaginer. Des grandes choses mastoc, je suppose.
Stella : Tu sais l’autre-là du premier ? Une fois le plâtre – s’est fendillé –
Stanley : Bon, les poules, vous la bouclez là-bas !
Stella : Tu ne peux pas nous entendre.
Stanley : Toi, tu peux m’entendre et j’ai dit de la boucler !
Stella : C’est ma maison et je parlerai autant que j’en ai envie !
Blanche : Stella, laisse tomber.
Stella : Il est à moitié bourré ! – je reviens dans une minute.
(Blanche se lève et se dirige nonchalamment vers une petite radio blanche qu’elle
allume.)
Stanley : Bon, Mitch, tu suis ?
Mitch : Quoi ? Oh ! - Non, je me couche !
(Un air de Rumba passe à la radio.)
Stanley : Qui a allumé ce truc ?
Blanche : Moi. Ça vous dérange ?
Stanley : Éteignez ça !
Steve : Bof, laisse les filles écouter leur musique.
Pablo : Ben ouais, c’est chouette, laisse !
Steve : On dirait Xavier Cugat !
(Stanley se lève d’un bond et va éteindre la radio. Deux des hommes ont
commencé à s’engueuler virulemment.)
Steve : Je t’ai pas entendu annoncer.
Pablo : Comment ça, j’ai pas annoncé ? Dis-lui, Mitch.
Mitch : J’écoutais pas.

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Pablo : Tu faisais quoi, alors ?


Stanley : Il matait derrière les rideaux.
(Il se lève d’un bond et ferme les rideaux d’un coup sec.)
Bon, tu redonnes et on fait gaffe au jeu ou alors on arrête. Y en a qu’ont le
froc qui les travaille quand ils gagnent.

Stanley (hurlant) : Assieds-toi !


Mitch : Je vais me « soulager la vessie ». Je passe mon tour.
Pablo : Sûr que ça le travaille là. Sept billets de cinq euros dollars pliés bien
soigneusement dans la poche de son froc.
Steve : Demain on va le voir à la banque les faire changer en petites pièces.
Stanley : Et en rentrant à la maison, il les déposera une par une dans la
tirelire que sa maman lui a offerte pour Noël.
Blanche (doucement) : Il y a quelqu’un, désolée.
Mitch : C’est qu’on a… bu de la bière.
Blanche : Je déteste la bière.
Mitch : Ça… rafraîchit bien quand on a chaud.
Blanche : Oh, moi non ; ça me donne encore plus chaud. Vous avez des
cigarettes ?
Mitch : Bien sûr.
Blanche : C’est quelle marque?
Mitch : Des Luckies.
Blanche : Oh, bien. Quel joli étui. En argent ?
Mitch : Oui. Oui, lisez l’inscription.
Blanche : Oh, il y a une inscription ? Je n’arrive pas à la déchiffrer.
Oh !
« Et si Dieu le veut,

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je ne t’en aimerai que mieux –


lorsque viendra la mort! »
Mon Dieu, c’est le sonnet de Madame Browning que je préfère !
Mitch : Vous le connaissez ?
Blanche : Bien sûr !
Mitch : Il y a une histoire autour de cette inscription.
Blanche : Ça ressemble à une histoire d’amour.
Mitch : Oui, mais assez triste.
Blanche : Oh ?
Mitch : La jeune fille est morte maintenant.
Blanche (sur un ton de profonde sympathie) : Oh !
Mitch : Elle se savait mourante quand elle m’a donné ça. Une jeune fille
très étrange, très douce… très !
Blanche : Elle devait avoir de l’affection pour vous. Les gens malades
éprouvent des sentiments si profonds, si sincères.
Mitch : Oui, ça, c’est sûr.
Blanche : Le malheur rend les gens sincères, je pense.
Mitch : Je suis de votre avis.
Blanche : Les rares personnes sincères ont connu le malheur.
Mitch : C’est bien vrai.
Blanche : J’en suis convaincue. Montrez-moi quelqu’un qui n’a jamais
connu le malheur, et je vous garantis qu’il est superficiel… Non mais,
écoutez-moi ! J’ai la langue un peu - pâteuse ! C’est de votre faute, aussi,
messieurs. La séance s’est terminée à onze heures, mais on ne pouvait pas
rentrer à la maison à cause de votre partie de poker, alors on a dû aller tuer
le temps dans un bar. Je ne suis pas habituée à prendre plus qu’un verre.
Deux est un grand maximum… alors trois ! Ce soir, j’en ai pris trois.

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Stanley : Mitch !
Mitch : Sans moi, je parle avec Miss -
Blanche : DuBois.
Mitch : Mademoiselle DuBois ?
Blanche : Blanche DuBois. Nom et prénom français.
Mitch : Vous êtes française ?
Blanche : D’origine française. Nos premiers ancêtres Américains étaient
des Huguenots français.
Mitch : Vous êtes la sœur de Stella, n’est-ce pas ?
Blanche : Oui, Stella est ma petite sœur chérie. Je dis petite sœur même si
elle est l’aînée. Enfin, pas de beaucoup. Même pas d’un an. Vous voulez
bien faire quelque chose pour moi ?
Mitch : Volontiers. Quoi ?
Blanche : J’ai acheté cette adorable petite lanterne en papier colorée dans
un magasin Chinois à Bourbon Street. Installez-la sur l’ampoule électrique !
Vous voulez bien, s’il vous plaît ?
Mitch : Avec plaisir.
Blanche : Je déteste les ampoules nues, au moins autant que les remarques
déplacées ou les comportements vulgaires.

Mitch (installant la lanterne) : J’imagine que vous devez nous prendre pour
une bande d’ours mal léchés.
Blanche : Je sais très bien m’adapter… aux circonstances.
Mitch : Hé bien, c’est une bonne chose. Vous êtes venue rendre visite à
Stanley et Stella ?
Blanche : Stella n’est pas au mieux de sa forme ces derniers temps, et je
suis venue l’aider un moment. Elle est assez à plat.
Mitch : Vous n’êtes pas… ?

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Blanche : Mariée ? Non, non. Je suis vieille fille. Et professeur !


Mitch : Vous êtes peut-être professeur, mais vous ne faites certainement
pas vieille fille.
Blanche : Merci, monsieur ! J’apprécie votre galanterie !
Mitch : Alors comme ça vous êtes dans l’enseignement ?
Blanche : Oui. Ah, oui...
Mitch : École primaire ou lycée ou…
Stanley (beuglant) : Mitch !
Mitch : J’arrive !
Blanche : Mon dieu, quel coffre… ! J’enseigne au lycée. À Laurel.
Mitch : Qu’est-ce que vous enseignez ? Quelle matière ?
Blanche : Devinez !
Mitch : Je parie que vous enseignez l’art ou la musique ?
Bien sûr je pourrais me tromper. Vous pourriez enseigner les maths ?
Blanche : Surtout pas les maths, monsieur, les maths au secours ! Je ne
connais même pas mes tables de multiplication ! Non, j’ai la malchance
d’être professeur d’anglais. Je m’efforce d’inculquer à une bande de
péronnelles et de Roméo de comptoir du respect pour Hawthorne,
Whitman et Edgar Poe !
Mitch : J’imagine que certains doivent être plus intéressés par autre chose.
Pour certains, ça doit être le cadet de leurs soucis, j’imagine.
Blanche : Vous ne croyez pas si bien dire ! La plupart d’entre eux se fiche
pas mal de leur patrimoine littéraire ! Mais ils sont mignons ! Et au
printemps, c’est attendrissant de les voir découvrir l’amour ! Comme si
c’étaient les premiers à qui ça arrive !
Oh ! Tu as terminé ? Attends… Je vais mettre la radio.

(Elle tourne le bouton de la radio laquelle commence à jouer. Blanche suit la


musique en valsant. Mitch est enchanté et essaye gauchement de l’imiter comme
un ours dansant.

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Stanley se rue sur le petit poste de radio blanc et la vire de la table. Avec un
juron, il balance le poste par la fenêtre.)

Stella : Alcoolique – Alcoolique – espèce d’abruti !


(Elle fonce vers la table de poker.)
Allez, tout le monde là… s’il vous plaît rentrez chez vous ! S’il vous reste
un minimum de bienséance…
Blanche : Stella, fais attention, il est –
(Stanley se jette sur Stella.)
Les joueurs : Du calme, Stanley. Du calme, mec – On va tous –
Stella : Tu poses la main sur moi et je…
(Elle bat en retraite et disparaît dans la chambre. Il fonce à sa suite et disparaît
lui aussi. On entend un bruit de coup. Stella pousse un cri. Blanche hurle et
court dans la cuisine. Les hommes se précipitent et il y a une échauffourée et des
jurons. Quelque chose est renversé avec fracas.)
Blanche (d’une voix perçante) : Ma sœur attend un enfant !
Mitch : C’est terrible.
Blanche : C’est un malade, vraiment un malade !
Mitch : Amenez-le ici, les gars.
(Stanley est maîtrisé par les deux hommes et conduit de force dans la chambre à
coucher. Il arrive presque à se dégager. Puis tout d’un coup il s’avachit comme
une chiffe molle. Ses copains lui parlent calmement et affectueusement et il
appuie son visage sur l’épaule de l’un d’eux.)
Stella : Ça suffit, ça suffit, je m’en vais !
Mitch : Il faudrait pas jouer au poker quand il y a des femmes dans les
parages.
(Blanche se précipite dans la chambre à coucher.)
Blanche : Je veux les vêtements de ma sœur ! On va aller chez la voisine au
premier !
Mitch : Où ils sont, ses vêtements ?
Blanche : Je les ai ! Stella, Stella, mon trésor ! Ma chère, chère petite sœur,
ne crains rien !

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Stanley : Qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qui s’est passé ?


Mitch : Tu as un peu pété les plombs, Stan.
Pablo : Il va mieux, maintenant.
Steve : Bien sûr, qu’il va mieux, mon copain !
Mitch : Allongez-le sur le lit et allez chercher une serviette mouillée.
Pablo : Je crois qu’il aurait besoin d’un bon café, là.
Stanley (d’une voix pâteuse) : Je veux de l’eau.

Mitch : Flanquez-le sous la douche !

Stanley : Lâchez-moi, bande de connards !


(On entend des bruits de bagarre et celui de l’eau qui ruisselle.)
Steve : Tirons-nous d’ici vite fait !
Mitch (tristement mais fermement) : Il ne faudrait pas jouer au poker quand
il y a des femmes dans les parages.
(Les musiciens noirs au bar du coin jouent une version lente et pleine de blues
de « Paper Doll » . Au bout d’un moment Stanley sort de la salle de bain dans
son caleçon ruisselant d’eau.)

Stanley : Stella !
(Il y a une pause.)
Mon bébé m’a quitté !
(Il éclate en sanglots. Puis il se dirige vers le téléphone et compose un numéro,
toujours secoué de sanglots.)
Eunice ? Je veux parler à mon bébé.
(Il attend un moment ; puis il raccroche et refait le numéro.)
Eunice ! J’arrêterai pas d’appeler tant que j’aurai pas parlé à mon bébé !
(Bref intermède de « Blue piano ».)

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(Finalement, Stanley sort sur le porche en titubant, à moitié dévêtu, descend les
marches et se plante sur le trottoir devant l’immeuble. Là, il rejette la tête en
arrière comme un chien qui hurle à la mort.)
Stella ! Stella, mon trésor ! Stella !
Stanley : Stellahhhhh !
Eunice (beuglant depuis la porte de son appartement du premier) : Arrête de
hurler comme ça et retourne dans ton lit !
Stanley : Je veux que mon bébé descende. Stella, Stella !
Eunice : Elle descendra pas alors tu dégages ! Ou j’appelle les flics !
Stanley : Stella !
Eunice : Tu peux pas tabasser une femme pour la rappeler la minute
d’après ! Elle viendra pas ! Et elle attend un enfant… ! Pauvre type !
Espèce de cinglé de Polack ! J’espère qu’ils vont te coffrer et t’envoyer la
lance à incendie en pleine figure, comme la dernière fois !
Stanley (humblement) : Eunice, je veux que mon bébé descende me
retrouver !
Eunice : La ferme !
(Elle claque la porte.)
Stanley (avec une violence à déchirer les cieux) : STELLLAHHHHH !
(Gémissements sourds de la clarinette. La porte du premier s’ouvre à nouveau.
Stella descend furtivement les escaliers branlants, en peignoir. Ses yeux sont
luisants de larmes et ses cheveux défaits pendent autour de sa gorge et de ses
épaules. Ils s’observent. Puis ils se rejoignent avec d’âpres gémissements
animaux. Il tombe à genoux sur les marches et presse son visage contre le ventre
de sa femme, légèrement incurvé par la maternité. Les yeux de celle-ci
deviennent éperdus de tendresse tandis qu’elle lui attrape la tête et le remet
debout. Il pousse la porte moustiquaire, soulève Stella dans ses bras et l’emporte
dans l’appartement obscur.)
Blanche : Où est ma petite sœur ? Stella ? Stella ?
(La musique s’arrête.)
Mitch : Blanche ?

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Blanche : Oh !
Mitch : Des nouvelles du front ?

Blanche : Elle a dévalé les escaliers et elle est retournée là-dedans avec lui.
Mitch : C’était à prévoir.
Blanche : Je suis terrorisée !
Mitch : Bof ! Ne vous en faites pas. Ils sont dingues l’un de l’autre.
Blanche : Je ne suis pas habituée à de telles…
Mitch : Nan, c’est malheureux que ça ait dû se passer juste après votre
arrivée. Mais ne prenez pas ça au tragique.
Blanche : La violence ! C’est tellement…
Mitch : Vous voulez fumer une cigarette avec moi ? Asseyez-vous sur les
marches pour fumer une cigarette avec moi.
Blanche : Je ne suis pas habillée comme il faut.
Mitch : On s’en fiche dans ce Quartier.
Blanche : Quel joli étui en argent.
Mitch : Je vous ai montré l’inscription, non ?
Blanche : Oui.
Il y a tellement… tellement de confusion dans le monde…
Merci d’être si gentil ! J’ai besoin de gentillesse maintenant.

SCÈNE QUATRE
(La porte d’entrée est légèrement entrebâillée sur un ciel d’été éclatant. Blanche
apparaît dans l’encadrement de cette porte. Elle n’a pas fermé l’oeil de la nuit et
son état n’a rien à voir avec celui de Stella. Elle presse nerveusement ses poings
contre ses lèvres tout en regardant à travers la porte, avant d’entrer.)
Blanche : Stella ?
Stella : Hmm ?

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(Blanche pousse un cri plaintif et court dans la chambre à coucher, se jetant aux
pieds de Stella dans un débordement de tendresse hystérique.)
Blanche : Mon bébé à moi, mon petit ange !
Stella (dans un mouvement de recul) : Blanche, qu’est-ce qui te prend ?
Blanche : Il est sorti ?
Stella : Stan ? Oui.
Blanche : Il va revenir ?
Stella : Il est allé faire graisser la voiture. Pourquoi ?
Blanche : Mais enfin ! J’ai failli avoir une crise de nerfs, Stella ! Quand je
me suis rendu compte que tu avais été assez folle pour redescendre ici
après ce qu’il t’a fait… J’ai voulu courir à ta poursuite !
Stella : Je suis contente que tu ne l’aies pas fait.
Blanche : À quoi est-ce que tu pensais ? Réponds-moi ! À quoi ? À quoi ?
Stella : S’il te plaît, Blanche ! Assieds-toi et arrête de crier.
Blanche : Très bien, Stella. Maintenant, je vais répéter la question
posément. Comment as-tu pu revenir ici la nuit dernière ? Malheureuse, tu
ne vas pas me dire que tu as couché avec lui !
Stella : Blanche, j’avais oublié que as les nerfs à fleur de peau. Tu fais
vraiment des histoires pour rien.
Blanche : Pour rien ?
Stella : Oui, Blanche, pour rien. Je sais l’effet que ça a dû te faire et je suis
affreusement désolée que tu aies été le témoin de ça, mais il n’y a pas de
quoi en faire une maladie. D’abord, quand les hommes boivent et jouent au
poker tout peut arriver. Ça fait toujours des étincelles. Il ne savait pas ce
qu’il faisait… Il était doux comme un agneau quand il est revenu et il était
vraiment très, très penaud.
Blanche : Et ça… ça excuse tout ?
Stella : Non, rien n’excuse de se mettre dans une colère pareille, mais… ça
arrive parfois. Qu’est-ce que tu veux, Stanley a toujours eu la main leste.

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Tiens, pendant notre nuit de noces… dès qu’on est arrivés ici – il a attrapé
une de mes mules et s’en est pris aux ampoules.
Blanche : Il a… quoi ?
Stella : Il a cassé toutes les ampoules avec le talon de ma mule !
Blanche : Et tu – l’as laissé faire ? Tu ne t’es pas enfuie, tu n’as pas crié ?
Stella : Je trouvais ça – plutôt – amusant. Eunice et toi vous avez pris votre
petit-déjeuner ?
Blanche : Parce que tu crois que j’aurais pu avaler – quoi que ce soit ?
Stella : Il reste un peu de café sur le réchaud.
Blanche : Tu prends ça avec un tel flegme.
Stella : Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Il est allé faire réparer la
radio. Par chance, elle n’a pas atterri sur le trottoir alors il n’y a qu’un tube
à changer.
Blanche : Et tu restes là à sourire !
Stella : Que veux-tu que je fasse ?
Blanche : Te ressaisir et regarder la réalité en face.
Stella : C’est quoi, à ton avis, la réalité ?
Blanche : À mon avis ? Tu es mariée à un fou furieux !
Stella : Pas du tout !
Blanche : Si, ne va pas me dire le contraire, tu es dans une situation pire
que la mienne ! À part que tu prends ça beaucoup trop à la légère. Moi, je
vais faire quelque chose. Me reprendre en main et me construire une
nouvelle vie !
Stella : Ah oui ?
Blanche : Mais toi, tu as baissé les bras. Et c’est désolant, tu n’es pas vieille
! Tu peux t’en sortir.
Stella : Je ne vois pas de quoi tu veux que je me sorte.

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Blanche : Quoi – Stella ?


Stella : J’ai dit que je ne vois pas de quoi tu veux que je me sorte. Oh,
regarde ce foutoir dans la cuisine ! Et ces cadavres de bouteilles ! Ils ont
descendu deux caisses la nuit dernière ! Il m’a promis ce matin qu’il allait
arrêter ces parties de poker, mais tu sais combien de temps dure ce genre
de promesses. Oh, bof, si ça lui fait plaisir, moi j’aime bien le cinéma et le
bridge. Chacun doit bien accepter l’autre comme il est, j’imagine.
Blanche : Je ne te comprends pas. Je ne comprends pas ton indifférence. Tu
t’es mise à la philosophie chinoise ?
Stella : Hein… quoi ?
Blanche : Tous ces – prétextes que tu trouves – ces faux-fuyants – « Un
câble à changer – ces cadavres de bouteilles – ce foutoir dans la cuisine… »
comme s’il ne s’était rien passé d’exceptionnel !
Blanche : Tu fais exprès de m’agiter délibérément ce truc sous le nez ?
Stella : Non.
Blanche : Arrête ça. Lâche ce balai. Je refuse que tu fasses le ménage pour
lui !
Stella : Alors qui va le faire ? Toi ?
Blanche : Moi ? Moi !
Stella : Non, ça m’aurait étonnée.
Blanche : Oh, laisse-moi réfléchir, si seulement ma tête pouvait fonctionner
! On doit se procurer un peu d’argent, c’est la seule issue !
Stella : Ça n’est jamais désagréable, un peu d’argent.
Blanche : Écoute-moi. J’ai peut-être une idée.
Tu te souviens de Bébé ? Bien sûr que tu te souviens de Bébé, Gabriele. Je
sortais avec lui au lycée et pendant un moment, j’ai été sa petite copine
officielle, je portais son épingle et tout. Bref –
Stella : Alors ?

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Blanche : Je suis tombée sur lui l’hiver dernier. Tu sais que je suis allée à
Milan pour les vacances de Noël ?
Stella : Non.
Blanche : Hé bien, si. C’était un pari sur l’avenir, ce voyage, j’espérais
rencontrer un millionnaire.
Stella : Et ça a été le cas ?
Blanche : Oui. Je suis tombée sur Bébé… je suis tombée sur lui via
Montenapoleone, la veille de Noël, vers le crépuscule… il entrait dans sa
voiture… une Maserati Cadillac décapotable ; qui devait bien être longue
comme un pâté de maison !
Stella : Pas pratique dans les embouteillages, j’imagine.
Blanche : Tu sais ce que c’est des puits de pétrole ?
Stella : Oui… comme tout le monde.
Blanche : Il en a, partout. Le Texas La terre lui déverse littéralement de l’or
dans les poches.
Stella : Allons bon.
Blanche : Tu sais comme je me fiche de l’argent. Pour moi, l’argent n’a
qu’une valeur utilitaire. Mais il pourrait faire ça, il pourrait certainement
faire ça pour nous !
Stella : Faire quoi, Blanche ?
Blanche : Heu – nous aider à ouvrir une – boutique !
Stella : Quel genre de boutique ?
Blanche : Oh, une – boutique de ce que tu veux ! Il pourrait le faire avec la
moitié de ce que sa femme claque aux courses.
Stella : Il est marié ?
Blanche : Chérie, est-ce que je serais ici si cet homme n’était pas marié ?
Comment je fais pour envoyer un télégramme ? - Opératrice ! Je voudrais
envoyer un télégramme !

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Stella : C’est un téléphone automatique, tu dois composer le numéro,


Blanche.
Blanche : Je suis incapable de composer un numéro, je suis trop -
Stella : Compose simplement le O.
Blanche : Le O ?
Stella : Oui, le « O » pour Opératrice !
(Blanche réfléchit un moment; puis elle raccroche le téléphone.)

Blanche : Je vais essayer de l’appeler ! Ah ! non ! Je vais lui écrire. Donne-


moi un crayon. Où est-ce qu’il y un bout de papier ? Je dois le noter par
écrit d’abord… le texte du télégramme, je veux dire...
Voyons voir maintenant –
« Caro Gabriele, ma sœur et moi sommes dans une situation désespérée. »
Stella : Je te demande pardon !
Blanche : « Ma sœur et moi sommes dans une situation désespérée. Je te
donnerai les détails plus tard. Cela pourrait-il t’intéresser de… ? »
« Cela… pourrait-il… t’intéresser de… »
On n’arrive jamais à rien quand on est trop direct !
Stella (avec un rire) : Ne sois pas ridicule, chérie !
Blanche : Mais je vais penser à quelque chose, je dois penser à – quelque
chose ! Arrête, ne te moque pas de moi, Stella ! S’il te plaît, s’il te plaît
arrête – je – je veux que tu regardes le contenu de mon sac à main !
Regarde ce qu’il y a dedans !
Soixante-cinq malheureux cents, rien que de la ferraille !
Stella : Stanley ne me donne pas une somme régulière, il aime bien payer
les factures lui-même, mais… ce matin il m’a donné vingt euros dix dollars
pour faire la paix. Prends-en la moitié, Blanche, et je garderai le reste.
Blanche : Oh, non. Non, Stella.
Stella : Je sais comme ça fait du bien au moral d’avoir un peu d’argent de
poche.

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Blanche : Non, merci… Je vais aller mendier dans les rues !


Stella : Ne dis pas n’importe quoi ! Comment tu t’es débrouillée pour être
aussi à sec ?
Blanche : L’argent file – il file on ne sait où.
Je crois qu’aujourd’hui je suis bonne pour un petit sédatif !
Stella : Je vais t’en préparer un maintenant.
Blanche : Pas encore – je dois continuer à réfléchir !
Stella : J’aimerais que tu lâches un peu du lest, au moins pendant un –
petit moment…
Blanche : Stella, je ne peux pas avec lui à côté ! Toi tu peux, c’est ton mari.
Mais comment je pourrais rester ici, après hier soir, avec juste ces rideaux
entre nous ?
Stella : Blanche, tu l’as vu sous son plus mauvais jour hier soir.
Blanche : Au contraire, je l’ai vu sous son meilleur jour ! Ce qu’un homme
comme lui a à offrir c’est la force animale et il en a fait une démonstration
spectaculaire ! Mais le seul moyen de vivre avec ce genre d’homme, c’est
de… coucher avec lui ! Et ça, c’est ton affaire… pas la mienne !
Stella : Quand tu te seras un peu reposée, tu verras que ça va très bien se
passer. Tu n’as pas à t’inquiéter de quoi que ce soit pendant que tu es ici. Je
veux dire – pour tes dépenses…
Blanche : Je dois prévoir pour nous deux, pour nous sortir de là toutes les
deux – de ce pétrin !
Stella : C’est toi qui t’es mis en tête que j’avais envie d’en sortir.
Blanche : J’ose espérer que tu te souviens encore suffisamment de Belle
Rêve pour trouver cet appartement minable et ces joueurs de poker
impossibles à vivre.
Stella : Hé bien, arrête de penser pour moi, d’accord.
Blanche : Je n’arrive pas à croire que tu parles sérieusement
Stella : Non ?

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Blanche : Je comprends comment ça s’est passé… plus ou moins. Tu l’as vu


en uniforme d’officier, pas ici mais…
Stella : Je ne suis pas sûre que ça aurait fait la moindre différence, que ça
soit ici ou ailleurs.
Blanche : Allons, ne me dis pas que c’était une de ces mystérieux
magnétismes entre les êtres ! Sinon, je vais t’éclater de rire à la figure.
Stella : Je n’ai pas l’intention de dire un mot de plus sur le sujet !
Blanche : Très bien, alors, ne dis rien !
Stella : Mais, au cœur de la nuit, il y a des choses qui se passent entre un
homme et une femme – qui rendent tout le reste – sans importance.
Blanche : Ce dont tu parles, c’est le désir brutal – oui – le désir, rien de plus
! Le nom de ce tas de ferraille, ce misérable tramway qui traverse
poussivement le quartier Vieux Carré français, de rue étroite en rue
étroite…
Stella : Tu n’es jamais montée dans ce tramway ?
Blanche : Il m’a amenée ici. – Où je ne suis pas bienvenue et où j’ai honte
de me trouver…
Stella : Alors tu ne trouves pas ton attitude supérieure légèrement
déplacée ?
Blanche : Je ne me sens pas du tout supérieure, Stella. Crois-moi, pas du
tout ! C’est juste que – Voilà comment je vois les choses. Un homme pareil
c’est quelqu’un avec qui on sort – une fois – deux fois – trois fois quand on
a le diable au corps. Mais de là à vivre avec lui ? Avoir un enfant avec lui ?
Stella : Je t’ai dit que je l’aime.
Blanche : Alors je tremble pour toi ! C’est simple, je – tremble pour toi…
Stella : Je ne peux pas t’empêcher de trembler si tu tiens tellement à
trembler !
Blanche : Je peux te – parler – franchement ?
Stella : Oui, je t’en prie. Vas-y. Aussi franchement que tu veux.

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Blanche : Hé bien – excuse-moi mais – il est ordinaire !


Stella : Bof, oui, je suppose.
Blanche : Tu supposes ! Enfin, Stella, tu ne peux pas avoir oublié notre
éducation, au point de lui trouver ne serait-ce qu’une once de classe ! Pas
une once, non ! Oh, s’il était simplement – ordinaire ! Simplement
quelconque – mais brave homme et équilibré, mais – non. Il y a quelque
chose de carrément – bestial – chez lui ! Tu m’en veux de dire ça, n’est-ce
pas ?
Stella : Allez, vide ton sac, Blanche.
Blanche : Il se comporte comme un animal, vit comme un animal ! Mange,
bouge, parle comme un animal ! Il y a même quelque chose de –
préhistorique – quelque chose qui n’a pas encore tout à fait atteint le stade
de l’humanité ! Oui, quelque chose – de simiesque chez lui, comme une de
ces photos que j’ai vues dans – des livres d’anthropologie ! Au fil des
millénaires, les hommes ont évolué, mais pas lui, il est resté inchangé –
Stanley Kowalski – un survivant de l’âge de pierre ! Qui rapporte le gibier
fraîchement tué ! Et toi – toi là – qui restes à l’attendre ! Peut-être qu’il va te
flanquer des coups ou peut-être émettre des borborygmes et t’embrasser !
Enfin, si tant est que les baisers aient existé en ce temps-là ! La nuit descend
et les autres singes se regroupent ! Là devant la caverne, tous qui grognent
comme lui, et se ruent sur la carcasse, la déchiquètent et s’empiffrent ! Sa
soirée de poker… ! comme tu appelles ça – cette assemblée de chimpanzés
! Il y en a un qui grommelle – l’autre qui lui flanque un coup de patte – et
c’est parti pour la bagarre ! Misère de moi ! Peut-être ne sommes-nous pas
des êtres idéaux sommes-nous loin d’être faits à l’image de Dieu, mais
Stella – ma sœur – il y a quand même eu des progrès depuis lors ! Des
choses comme l’art… comme la poésie, la musique… des choses qui ont
apporté au monde une lumière nouvelle ! Chez certaines personnes êtres,
des sentiments plus délicats ont commencé à se faire jour ! Que nous
devons veiller à faire nôtres ! Et agripper de toutes nous forces, et brandir
comme un étendard ! Quelle que soit la ténébreuse destination vers
laquelle nous nous acheminons… Ne – ne reste pas là à frayer avec des
brutes !
(Un autre train passe dehors. Stanley hésite, se léchant les lèvres.

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Puis brusquement il fait furtivement demi-tour et se retire par la porte d’entrée.


Les femmes n’ont toujours pas conscience de sa présence. Quand le train est
passé il appelle à travers la porte d’entrée fermée.)
Stanley : Hé ! Hé, Stella !
Stella : Stanley !
Blanche : Stella, je –

(Stanley entre avec ses paquets, l’air de rien.)

Stanley : Salut, Stella. Blanche est rentrée ?


Stella : Oui, elle est rentrée.
Stanley : Salut, Blanche.

(Il fait un grand sourire à Blanche.)

Stella : T’as dû t’allonger sous la voiture.


Stanley : Ces mécaniciens chez Fritz sont des vrais branleurs – Hé !
(Stella l’a serré dans ses bras, à corps perdu, férocement, et bien en vue de
Blanche. Il rit et lui presse la tête sur sa poitrine.
On entend la musique du « Blue piano »)

SCÈNE CINQ
(Blanche relit une lettre (un sms) qu’elle vient de terminer.)
Stella : Qu’est-ce qui te fait rire, chérie ?
Blanche : Moi, moi je me fais rire, les mensonges que je peux raconter ! Je
suis en train d’écrire à Bébé.
« Cher Gabriele. Je passe l’été à virevolter, à faire des sauts ici et là. Et qui
sait, peut-être que tout d’un coup l’envie me prendra de faire un petit tour
à Dallas Milan ! Qu’en dirais-tu ? Ha-ha !
« Un homme averti en vaut deux », comme on dit ! » Qu’est-ce que tu en
penses ?
Stella : Heu-heu…

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Blanche : « Pendant l’été, la plupart des amis de ma sœur vont en


villégiature dans le nord, mais certains ont des manoirs au bord de la
plage sur le Golfe et il y a eu une succession ininterrompue de festivités,
thés, cocktails, et déjeuners… »
Stella : Ça a l’air de barder entre Eunice et Steve.
Eunice : Je suis au courant pour toi et cette blondasse !
Steve : N’importe quoi !
Eunice : Me prends pas pour une idiote ! Je m’en fous que tu passes ta vie
en-bas au Four Deuces 2 mais faut toujours que tu montes au premier.
Steve : Qui m’a vu au premier, qui ?
Eunice : Moi, je t’ai vu lui coller aux fesses sur le balcon – Je vais appeler la
brigade des mœurs !
Steve : Ah, tu me menaces, tu vas voir !
Eunice : Tu m’as frappée ! Je vais appeler la police !
(On entend un grand claquement de métal contre le mur, puis un homme
pousser un rugissement de colère, des cris et des meubles renversés. Il y a un
fracas ; puis une accalmie relative.)
Blanche (sarcastique) : Il l’a tuée ?
Stella : Non ! La voilà qui descend.
Eunice : Appelez la police. Je vais appeler la police !

Stella : Tu vois bien que certains des amis de ta sœur sont restés en ville.
(Elles pouffent de rire toutes deux. Stanley surgit au coin de la rue.)
Stanley : Qu’est-ce qu’elle a, Eunice ?
Stella : Elle et Steve se sont bagarrés. Elle est allée à la police ?
Stanley : Nan. Boire un coup.
Stella : Voilà qui est beaucoup plus raisonnable !

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Aux quatre Lurons

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(Steve descend avec un bleu sur le front et passe la tête à travers la porte.)
Steve : Elle est là ?
Stanley : Nan, nan. Au Four Deuces.3
Steve : Ce repaire de poivrots !
Blanche : Je dois noter ça dans mon calepin, « ce repaire de poivrots ». Ha-
ha ! Je note sur un calepin des petites phrases et expressions pittoresques
que j’ai glanées ici.
Stanley : Vous allez rien glaner de très nouveau.
Blanche : Qu’est-ce que vous pariez ?
Stanley : J’dirais cinq cents.
Blanche : C’est une grosse mise.

(Il ouvre puis referme brutalement le tiroir du bureau, et lance des chaussures
dans un coin. À chaque bruit, Blanche se crispe légèrement. Finalement elle
parle.)
Vous êtes de quel signe ?
Stanley (tout en s’habillant) : Signe ?
Blanche : Quel signe astrologique ? Je parie que vous êtes Bélier. Les
béliers sont entreprenants et dynamiques. Ils adorent le bruit ! Ils adorent
malmener les objets ! Vous avez dû vous faire malmener souvent dans
l’armée et maintenant que vous en êtes sorti, vous vous vengez en vous
acharnant contre de malheureux objets !
(Stella furetait dans un placard pendant cette scène. Maintenant elle sort la tête
du placard.)
Stella : Stanley est né just cinq minutes après Noël.
Blanche : Capricorne - la Chèvre !
Stanley : Et vous, c’est quoi votre signe ?

3
Aux Quatre Lurons

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Blanche : Oh, mon anniversaire est le mois prochain, le quinze Septembre,


je suis Vierge.
Stanley : Comment ça, Vierge ?
Blanche : Oui, vierge.
Stanley : N’importe quoi !
(Il s’approche un peu d’elle tout en nouant sa cravate.)
Dites-moi, est-ce que vous connaîtriez un certain De Luca par hasard ?
Blanche : Voyons, tout le monde connaît quelqu’un qui s’appelle De Luca !
Stanley : Hé bien, le De Luca en question a comme l’impression de vous
avoir rencontrée à Laurel, mais je me dis qu’il a dû vous confondre avec
une autre dame parce qu’il a rencontré cette autre dame dans un hôtel qui
s’appelle le Flamingo.
Blanche : Hé bien, il a effectivement dû me confondre avec cette « autre
dame. » L’Hôtel Flamingo n’est pas le genre d’établissement dont j’aime
m’approcher !
Stanley : Vous le connaissez ?
Blanche : Oui, je le connais de vue et je me souviens de l’odeur.
Stanley : Vous avez dû pas mal vous en approcher si vous pouvez vous
souvenir de l’odeur.
Blanche : L’odeur du parfum bon marché est tenace.
Stanley : Ce truc que vous mettez, il est cher, non ?
Blanche : Vingt-cinq dollars Cent quatre-vingt euros le flacon ! Je n’en ai
quasiment plus. Je dis ça comme ça, au cas où vous penseriez à mon
anniversaire !
Stanley : De Luca a dû vous confondre. Il est tout le temps fourré à Laurel,
alors il peut vérifier et tirer ça au clair.
(Steve et Eunice arrivent au coin. Steve a passé le bras autour de l’épaule d’Eunice
qui sanglote copieusement et il lui susurre des mots d’amour. On entend un
bruissement de tonnerre tandis qu’ils montent lentement au premier, tendrement
enlacés.)

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Stanley (à Stella) : Je vais t’attendre dehors !


Stella : Hé ! J’ai pas droit à un baiser ?
Stanley : Pas devant ta sœur.

(Il sort. Blanche se lève de sa chaise. Elle semble avoir le tournis.)

Blanche : Stella ! Qu’est-ce que tu as entendu à mon sujet ?


Stella : Hein ?
Blanche : Qu’est-ce qu’on t’a raconté sur mon compte ?
Stella : Raconté ?
Blanche : Tu n’as pas entendu des – horreurs – sur mon compte ?
Stella : Enfin, non, Blanche, bien sûr que non !
Blanche : Chérie, les langues – sont allées bon train à Laurel.
Stella : À ton sujet, Blanche ?
Blanche : Je n’ai pas toujours été sage ces quelques dernières années,
depuis que Belle Rêve a commencé à me filer entre les doigts.
Stella : On fait tous des choses qu’on –
Blanche : Je n’ai jamais été suffisamment coriace ou armée pour me
défendre. Quand on est vulnérable comme moi, – sensible – on doit entrer
dans les bonnes grâces des gens forts, Stella. On doit faire du charme – se
parer de couleurs délicates, les couleurs des ailes de papillon, et rayonner –
créer un peu de – magie éphémère, juste – en échange d’un hâvre pour la
nuit ! C’est pour ça que je n’ai pas été – très sage dernièrement. J’étais en
quête de protection, Stella, de toit qui fuit en toit qui fuit – parce que tout
n’était que tempête – que tempête, et je – me retrouvais en plein milieu…
Les gens ne vous voient pas – les hommes – ne savent même pas qu’on
existe à moins de vous faire l’amour. Et on doit exister pour quelqu’un, si
on veut avoir un peu de protection. Et alors les gens vulnérables doivent –
scintiller et resplendir – mettre une – lanterne en papier sur l’ampoule –
Mais j’ai peur maintenant – affreusement peur. Je ne sais pas combien de
temps encore je vais pouvoir faire illusion. Ce n’est pas suffisant d’être

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sensible. Il faut être sensible et séduisant. Et je – je ne suis plus sûre de


l’être maintenant !
(Stella va dans la chambre et allume la lumière sous la lanterne en papier. Elle
tient une bouteille de soda à la main.)
Blanche : Tu m’as écoutée ?
Stella : Je ne t’écoute pas quand tu deviens morbide !
(Elle s’avance avec la bouteille de coca.)
Blanche (passant subitement à la gaité) : Est-ce que ce Coca-Cola est pour moi
?
Stella : Pour qui d’autre !
Blanche : Oh, tu es un amour ! C’est juste du Coca-Cola ?
Stella : Tu veux dire que tu veux une giclée de whisky dedans !
Blanche : Hé bien, chérie, une giclée de whisky n’a jamais fait de mal à un
Coca-Cola ! Laisse-moi faire ! Tu ne dois pas me servir !
Stella : Mais j’aime bien te servir, Blanche. J’ai l’impression de me
retrouver à la maison.
Blanche : Je dois admettre que j’adore me faire servir…
Tu es – tu es – tellement gentille bonne avec moi ! Et moi je –
Stella : Blanche.
Blanche : Je sais, j’arrête ! Tu as horreur que je m’apitoie sur mon sort !
Mais chérie, crois bien que je ressens les choses plus profondément que je
ne saurais dire ! Je ne vais pas m’éterniser ici ! Je ne vais pas m’éterniser, je
te promets que –
Stella : Blanche !
Blanche (hystérique) : Non vraiment, je te le promets, je vais partir ! Partir
bientôt ! C’est sûr, vraiment ! Je ne vais pas m’incruster jusqu’à ce qu’il -
me fiche dehors…
Stella : Bon, tu vas arrêter de dire n’importe quoi ?
Blanche : Oui, chérie. Fais attention à comment tu verses – la mousse va
déborder !

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(Stella verse le coca dans le verre. La mousse déborde. Blanche pousse un cri
perçant.)
Stella (choquée par le cri) : Oh, tu m’as fait peur !
Blanche : Pile sur ma jolie jupe blanche !
Stella : Oh… Prends mon mouchoir. Tapote doucement.
Blanche : Je sais – doucement – doucement…
Stella : Ça a fait une tache ?
Blanche : Pas du tout. Ha-ha ! Quelle veine, hein ?
(Elle s’assied tremblante, prenant un verre bienvenu.)
Stella : Qu’est-ce qui t’a pris de crier comme ça ?
Blanche : Je ne sais pas ce qui m’a pris ! (Continuant nerveusement.) Mitch –
Mitch vient à sept heures. Je crois que j’ai juste un peu le trac par rapport à
notre histoire. (Elle commence à parler rapidement et sans reprendre son souffle.)
Je ne lui ai permis qu’un petit baiser pour dire bonne nuit, et pas plus. Je
veux qu’il me respecte. Et les hommes n’accordent aucune valeur à ce
qu’ils obtiennent trop facilement. Mais d’un autre côté, ils se lassent vite.
Surtout quand la femme a dépassé – la trentaine. Ils pensent qu’une femme
de plus de trente ans devrait être trop contente de – le terme vulgaire est –
« passer à la casserole… » Et moi je – ne veux pas « passer à la casserole. »
Bien sûr il – il ne connaît pas – Je ne lui ai pas dit – mon âge véritable !
Stella : Pourquoi est-ce que tu t’en fais pour ton âge ?
Blanche : À cause des claques que mon amour-propre a reçues. Ce que je
veux dire c’est que – il me prend pour une sorte de… prix de vertu, tu sais !
(Elle s’esclaffe.) Je veux qu’il en soit suffisamment convaincu pour –
s’intéresser à moi…
Stella : Et toi, tu veux ? Et toi, Blanche, tu t’intéresses à lui ?
Blanche : Je veux souffler ! Je veux respirer sereinement à nouveau ! Oui…
Je m’intéresse à Mitch… beaucoup ! Réfléchis ! Si ça marche, je pourrai
partir d’ici et n’être un problème pour personne…
Stanley (braillant) : Hé, Steve ! Hé, Eunice ! Hé, Stella !
(On entend la trompette et les percussions en provenance du bar du coin.)
Stella : Ça va marcher !

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Blanche : Tu crois ?
Stella : Mais oui. Ça va marcher, mon cœur, ça va marcher… Mais arrête
de boire !
(Blanche se renfonce légèrement dans son fauteuil – avec son verre. Eunice
hurle de rire et dévale les marches, suivie de Steve qui pousse des cris de chèvre
et lui cavale après, pour finir par disparaître au coin de la rue. Stanley et Stella
se prennent par le bras et les suivent, en riant.
La musique en provenance du Four Deuces prend des accents de blues.)

Blanche : Oh là là…

(Un jeune homme arrive de la direction opposée. La femme noire claque des
doigts quand il passe devant elle.)

La femme noire : Hé ! Mon joli !


Blanche : Entrez.

Blanche : Hé bien, bonjour ! Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?


Le Jeune homme : Je vends des abonnements pour L’Étoile du Soir.
Blanche : Je ne savais pas que les étoiles vendaient des abonnements.
Le Jeune homme : C’est le journal.
Blanche : Je sais. Je plaisantais… bêtement ! Vous voulez – boire quelque
chose ?
Le Jeune homme : Non, madame. Non, merci. Je peux pas boire pendant le
travail.
Blanche : Oh, bon, alors, voyons – Non, je n’ai pas un sou ! Je ne suis pas la
dame de la maison. Je suis sa sœur du Mississippi. Je suis un de ces parents
pauvres dont on parle parfois.
Le Jeune homme : Ce n’est pas grave, je repasserai plus tard.
(Il tente de sortir.)
Blanche : Hé ! Vous pourriez me donner du feu ?
(Elle s’approche de lui.)

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Le Jeune homme : Bien sûr. (Il sort un briquet.) Il marche pas toujours.
Blanche : Il a ses humeurs? (Il s’allume.) Ah ! – Merci. (Il tente encore de
partir.) Hé ! Heu… quelle heure est-il ?
Le Jeune homme : Sept heures moins le quart, madame.

Blanche : Si tard ? Et il ne fait pas encore nuit ! Cela montre bien – est-ce
que j’ai l’air ivre ? (Le jeune homme a un rire gêné.) J’espère bien que non,
parce que j’attends un visiteur d’une minute à l’autre –
Le Jeune homme : Bon, je…
Blanche : Je parie que vous êtes étudiant. Et vous travaillez après les cours
?
Le Jeune homme : C’est bien ça.
Blanche : Qu’est-ce que vous étudiez ?
Le Jeune homme : Je suis en prépa de Médecine.
Blanche : Vous voulez être médecin ! C’est quoi votre nom ?
Le Jeune homme : Romano.
Blanche : C’est tout ?
Le Jeune homme : Lucio Francesco Romano.
Blanche : Joli, joli, joli ! Pardonnez-moi. (Elle fait un geste affectueux.) Je ne
suis pas quelqu’un de conventionnel, et je me sens si – anxieuse
aujourd’hui… N’est-ce pas merveilleux, ces longues après-midis
pluvieuses de la Nouvelle-Orléans quand une heure n’est pas simplement
une heure… mais un petit fragment d’éternité qui vous tombe au creux des
mains… et dont ne sait pas trop quoi faire ? (Elle lui touche les épaules.)
Vous… heu… ne vous êtes pas trempé sous la pluie ?
Le Jeune homme: Non, m'dame. Je me suis abrité.
Blanche : Dans une épicerie ? Et vous avez pris un soda ?
Le Jeune homme : Heu… oui.
Blanche : Au chocolat ?

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Le Jeune homme : Non, madame. À la cerise.


Blanche : À la cerise !
Le Jeune homme : Un soda à la cerise.
Blanche : Vous me faites venir l’eau à la bouche.

Le Jeune homme : Bon, je ferais mieux d’y aller…


Blanche (l’arrêtant) : Jeune homme !
(Pendant la pause qui s’ensuit, on entend le « Blue piano ». Celui-ci continue
pendant le reste de cette scène et le début de la suivante. Le jeune homme
s’éclaircit la gorge et regarde désespérément la porte.)
Jeune homme ! Jeune, jeune, jeune homme ! Vous a-t-on jamais dit que
vous ressemblez à un jeune Prince des Mille et Une Nuits ?
(Le Jeune homme a un rire gêné et reste planté comme un gamin emprunté.
Blanche lui parle doucement.)
Hé bien, c’est la vérité, mon petit agneau ! Venez ici. Je voudrais vous
embrasser, rien qu’une fois, doucement et tendrement sur la bouche !
(Sans attendre qu’il accepte, elle s’approche rapidement de lui et presse ses
lèvres contre les siennes.)
Maintenant filez, maintenant, vite ! Ce serait bien de vous garder, mais je
dois être sage – et éviter de m’en prendre aux enfants.
Blanche (gaiment) : Regardez qui vient ! Mon chevalier à la Rose ! Ah, il
faut me saluer dans les règles d’abord... maintenant me les offrir ! Ahhh…
Merciiii !

SCÈNE SIX
(L’épuisement nerveux dont peuvent être victimes les personnalités
neurasthéniques comme Blanche transparaît dans sa voix et son comportement.
Mitch s’en sort mieux, mais il est d’humeur chagrine. Ils sont
vraisemblablement allés au parc d’attractions sur le Lac Pontchartrain, car
Mitch porte, la tête en bas, une statuette en plâtre de Mae West, le genre de prix
qu’on remporte dans des stands de tir et autres attractions foraines.)
Blanche (s’arrêtant au pied des marches, à bout de force) : Bon… (Rire
embarrassé de Mitch.) Bon…

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Mitch : Il doit être assez tard… et tu es sans doute fatiguée.


Blanche : Même le vendeur de tamales a déserté la rue, et il est toujours le
dernier à partir. (Autre rire embarrassé de Mitch.) Comment vas-tu rentrer
chez toi ?
Mitch : Je vais marcher jusqu’à Bourbon Street et prendre le dernier
tramway.
Blanche (avec un rire grinçant) : Est-ce que ce tramway nommé Désir
crapahute encore à cette heure ?
Mitch : J’ai peur que tu ne te sois pas beaucoup amusée ce soir, Blanche.
Blanche : Je t’ai gâché le plaisir.
Mitch : Non, pas du tout, mais j’ai tout le temps eu l’impression de ne pas
être – une compagnie très amusante.
Blanche : C’est juste que je n’avais pas trop le cœur à la fête. Voilà tout. Je
ne pense pas m’être jamais autant efforcée d’être gaie et m’en être si mal
sortie. Mais je mérite des bons points… ! J’ai vraiment essayé.
Mitch : Pourquoi te forcer si tu te sentais comme ça, Blanche ?
Blanche : Je ne faisais que faire ce qu’on attend des dames.
Mitch : Qu’est-ce qu’on attend des dames ?
Blanche : De divertir le monsieur… sinon honte à elle ! Regarde si tu peux
trouver la clé de ma porte dans ce sac. Quand je suis fatiguée comme ça,
j’ai l’impression de ne plus avoir de mains !
Mitch (fouillant dans son sac à main) : C’est ça ?
Blanche : Non, très cher, c’est la clé de ma malle que je vais bientôt devoir
boucler.

Mitch : Tu veux dire que tu vas bientôt partir d’ici ?


Blanche : Il faut savoir tirer sa révérence.
Mitch : C’est celle-là ?
(La musique diminue.)

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Blanche : Bravo ! Sois gentil, ouvre la porte pendant que je lance un


dernier regard au ciel.
Je cherche les Pléiades, les Sept Sœurs, mais ces coquines ne sont pas de
sortie ce soir. Oh, si les voilà, les voilà ! Dieu les bénisse ! Toute la petite
bande qui rentre à la maison après leur partie de bridge… C’est ouvert ?
Tu es formidable ! J’imagine que tu… veux y aller maintenant…
Mitch : Est-ce que je peux… heu… te faire un baiser – pour te souhaiter
bonne nuit ?
Blanche : Pourquoi est-ce que tu me demandes toujours l’autorisation ?
Mitch : Je ne suis pas sûr que tu en aies envie.
Blanche : Pourquoi tous ces doutes ?
Mitch : Le soir où on était garés au bord du lac et où je t’ai embrassée, tu –
Blanche : Mon ami, je n’avais rien contre ce baiser. Bien au contraire.
C’était l’autre petite – familiarité – que je – me suis mise en devoir de –
repousser… Non que je m’en sois offusquée d’ailleurs ! Pas le moins du
monde ! En fait, j’étais plutôt flattée par… tes attentions ! Mais, très cher, tu
sais aussi bien que moi qu’une femme célibataire, une femme seule au
monde, doit mettre un frein à ses émotions ou risque de faire des bêtises !
Mitch : Des bêtises ?
Blanche : Tu dois être habitué aux filles qui sont prêtes à faire des bêtises.
Le genre qui fait des bêtises presque tout de suite, au premier rendez-vous
!
Mitch : Tu me plais exactement comme tu es, parce que dans toute ma –
vie – je n’ai jamais connu quelqu’un comme toi.
(Blanche le regarde gravement ; puis elle éclate de rire et puis plaque une main
sur sa bouche.)
Mitch : C’est moi qui te fais rire ?
Blanche : Non, mon cœur. Le maître et la maîtresse de maison ne sont pas
encore revenus, alors entre. On va boire le verre de l’adieu. Laissons les
lumières éteintes. D’accord ?
Mitch : Comme – tu veux.

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Blanche : L’autre pièce est plus confortable… entre. Ce remue-ménage


dans le noir, c’est moi qui cherche de l’alcool.
Mitch : Tu veux boire un verre ?
Blanche : Non, je veux t’en offrir un ! Tu as été tellement emprunté et
sérieux toute la soirée, et moi aussi ; nous avons tous les deux été
empruntés et sérieux et maintenant que le temps à passer ensemble nous
est compté… Je veux créer de – la joie de vivre ! J’allume une bougie.
Mitch : Comme tu veux.
Blanche : Nous allons être très Bohèmes. Nous allons prétendre que nous
sommes assis dans un petit café pour artistes de la Rive Gauche à Paris !
Je suis la Dame aux Camélias ! Tu es – Armand ! Tu connais La Dame aux
camélias ? Le film ? Do you want to sleep with me tonight ? Tu comprends… ?
Mitch : Nan. Nan. Je –
Blanche : Tu ne comprends pas ? Ah, quel dommage… ! Non… en fait,
c’est aussi bien… Bon, laissons tomber. J’ai trouvé un peu d’alcool. Juste
assez pour deux petites doses, pas de quoi faire de folies, mon pauvre
ami…
Mitch : Heu… bien.
Blanche : Assieds-toi ! Pourquoi ne pas enlever ta veste et déboutonner ton
col ?
Mitch : Je ferais mieux de la garder.
Blanche : Non. Je veux que tu te mettes à ton aise.
Mitch : Je transpire beaucoup, ça me gêne. Ma chemise me colle.
Blanche : C’est sain, la transpiration. Si les gens ne transpiraient pas, ils
mourraient dans les minutes qui suivent. (Elle lui prend sa veste.) C’est une
jolie veste. C’est quoi comme tissu ?
Mitch : Ça s’appelle de l’alpaga.
Blanche : Oh. De l’alpaga.
Mitch : C’est de l’alpaga très léger.
Blanche : Oh. De l’alpaga très léger.

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Mitch : J‘aime pas porter de gilet, surtout l’été, parce que je transpire
dedans.
Blanche : Oh.
Mitch : Et ça fait pas soigné sur moi. Un homme de mon gabarit doit faire
attention à ce qu’il porte s’il ne veut pas avoir trop l’air d’un hippopotame.
Blanche : Tu n’as pas l’air d’un hippopotame.
Mitch : Tu ne trouves pas ?
Blanche : Tu n’es pas un petit modèle. Tu as une charpente solide et tu fais
bien baraqué.
Mitch : Merci. A Noël dernier, on m’a offert un abonnement au Club
d’Athlétisme de la Nouvelle-Orléans.
Blanche : Oh, c’est bien.
Mitch : C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait fait de toute ma vie. Je fais
des haltères et de la natation et je me maintiens en forme. Quand j’ai
commencé là-bas, j’avais le ventre qui se relâchait mais maintenant il est
comme du béton. Il est devenu tellement dur qu’on peut me donner un
coup de poing dans le ventre sans que ça me fasse mal. Donne-moi un
coup de poing ! Vas-y ! Tu vois ?
Blanche : Félicitations.
Mitch : Devine combien je pèse, Blanche ?
Blanche : Oh, je dirais aux environs de… quatre-vingt kilos ?
Mitch : Tu es loin du compte.
Blanche : Moins ?
Mitch : Non. Plus.
Blanche : Hé bien, tu es grand et les kilos ne se voient pas forcément.
Mitch : Je pèse quatre-vingt-treize kilos et je mesure un mètre quatre-vingt-
cinq en chaussettes - sans mes chaussures. Et quatre-vingt-treize kilos, c’est
ce que je pèse en petite tenue.
Blanche : Oh, tu m’en diras tant ! C’est impressionnant.

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Mitch (gêné) : Mon poids n’est pas un sujet de conversation très intéressant.
(Il hésite pendant un moment.) Et toi ?
Blanche : Combien je pèse ?
Mitch : Oui.
Blanche : Devine !
Mitch : Laisse-moi te soulever.
Blanche : Un vrai Hercule, dis-moi ! Allez, soulève-moi.
(Il vient derrière elle, met ses mains sur sa taille et la soulève légèrement du sol.
Alors ?
Mitch : Tu es légère comme une plume.
Blanche : Ha-ha !
(Il la repose par terre mais garde les mains sur sa taille. Blanche joue les
effarouchées).
Tu peux enlever tes mains maintenant.
Mitch : Hein ?
Blanche (gaiement) : J’ai dit lâchez-moi, monsieur.
(Il l’embrasse et la pelote maladroitement. La voix de Blanche se fait doucement
réprobatrice.)
Allons, Mitch. Ce n’est pas parce que Stanley et Stella ne sont pas là qu’il
faut te conduire comme un polisson.
Mitch : Donne-moi une tape si je vais trop loin.
Blanche : Cela ne sera pas nécessaire. Tu es un vrai gentleman, l’un des très
rares qui restent dans ce monde. Je ne veux pas que tu me prennes pour
une Sainte-Nitouche ou un bas-bleu ou rien de tout ça. C’est juste que…
heu…
Mitch : Quoi ?
Blanche : C’est juste que je suis… attachée à quelques principes !

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(Elle roule des yeux, sachant qu’il ne peut pas voir son visage. Mitch va à la
porte d’entrée. Il y a un long silence entre eux. Blanche soupire et Mitch
toussote.)
Mitch (finalement) : Où sont Stanley et Stella ce soir ?
Blanche : Ils sont sortis avec Monsieur et Madame Hubbell du premier.
Mitch : Où sont-ils allés ?
Blanche : Je crois qu’ils voulaient aller à la séance de minuit au Loew's
State.
Mitch : On devrait tous sortir ensemble un soir
Blanche : Non. Ça ne serait pas une bonne idée.
Mitch : Pourquoi ça ?
Blanche : Tu es un vieil ami de Stanley ?
Mitch : On était ensemble à l’école au 241e.
Blanche : J’imagine qu’il te fait ses confidences ?
Mitch : Bien sûr.
Blanche : Il t’a parlé de moi ?
Mitch : Oh… pas tellement.
Blanche : À t’entendre, j’ai bien l’impression que si.
Mitch : Non, il n’a pas dit grand-chose.
Blanche : Mais encore ? Que penses-tu de son attitude à mon égard ?
Mitch : Pourquoi cette question ?
Blanche : Pour tout te dire…
Mitch : Ça ne colle pas entre vous ?
Blanche : À ton avis ?
Mitch : Je ne suis pas sûr qu’il te comprenne.

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Blanche : C’est le moins qu’on puisse dire. Si ce n’était pas pour Stella qui
attend un enfant, je serais incapable de supporter la situation ici.
Mitch : Il n’est pas… gentil avec toi ?
Blanche : Il est d’une grossièreté insupportable. Il passe son temps à me
rabaisser.
Mitch : De quelle manière, Blanche ?
Blanche : Oh, de toutes les manières possibles.
Mitch : Je suis surpris d’entendre ça.
Blanche : Vraiment ?
Mitch : Hé bien, je… ne vois pas comment quelqu’un pourrait être grossier
avec toi.
Blanche : C’est vraiment une situation invivable. Tu vois, il n’y a aucune
intimité ici. Il n’y a que ces rideaux entre les deux pièces. La nuit, il se
promène partout en sous-vêtements. Et je dois lui demander de fermer la
porte de la salle de bain. Ce genre de promiscuité n’est pas indispensable.
Tu te demandes sans doute pourquoi je ne m’en vais pas. Hé bien, je vais
être franche avec toi. Un salaire de professeur est tout juste suffisant pour
subvenir au quotidien. Je n’ai pas pu mettre un centime de côté l’année
dernière si bien que j’ai dû venir passer l’été ici. C’est pour ça que je suis
obligée de supporter le mari de ma sœur. Et qu’il est obligé me supporter,
de toute évidence bien malgré lui… Enfin, il a sûrement dû te dire à quel
point il me déteste !
Mitch : Je ne crois pas qu’il te déteste.
Blanche : Si, il me déteste. Pourquoi est-ce qu’il m’insulterait sinon ? La
première fois que j’ai posé les yeux sur lui, je me suis dit, cet homme veut
ma mort ! Cet homme va me détruire, à moins que…
Mitch : Blanche –
Blanche : Oui, très cher ?

Mitch : Je peux te poser une question ?


Blanche : Oui. Quoi ?

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Mitch : Quel âge as-tu ?


Blanche : Pourquoi veux-tu savoir ?
Mitch : J’ai parlé de toi à ma mère et elle a dit : « Quel âge a Blanche ?» Et
j’étais incapable de lui dire.
Blanche : Tu as parlé de moi à ta mère ?
Mitch : Oui.
Blanche : Pourquoi ?
Mitch : J’ai dit à ma mère que je me sens bien avec toi, et que tu me plais.
Blanche : Tu disais ça sincèrement ?
Mitch : Tu sais bien que oui.
Blanche : Pourquoi est-ce que ta mère voulait connaître mon âge ?
Mitch : Mère est malade.
Blanche : Je suis désolée d’entendre ça. Gravement ?
Mitch : Elle n’en a plus pour longtemps. Peut-être juste quelques mois.
Blanche : Oh.
Mitch : Ça l‘inquiète que je ne sois pas marié.
Blanche : Oh.
Mitch : Elle veut me voir marié avant de…
(Il a la voix enrouée et il s’éclaircit la gorge deux fois, mettant machinalement
les mains dans ses poches et les ressortant.)
Blanche : Tu l’aimes beaucoup, n’est-ce pas ?
Mitch : Oui.
Blanche : Je sens en toi un être exceptionnellement dévoué. Tu vas te sentir
seul quand elle disparaîtra, n’est-ce pas ? Je comprends ce que c’est.
Mitch : De se sentir seul ?

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Blanche : J’ai aimé quelqu’un, moi aussi, et j’ai… perdu la personne que
j’aimais.
Mitch : Il est mort ?
(Elle se verse un autre verre.)
Un homme ?
Blanche : C’était un jeune homme, rien qu’un jeune homme, et moi une
très jeune fille. À l’âge de seize ans, j’ai fait la découverte – de l’amour.
D’un seul coup et beaucoup, beaucoup trop éperdument. C’était comme si
brusquement le monde m’apparaissait sous un jour nouveau, et qu’une
vive lumière illuminait ce qui jusqu’alors était resté dissimulé dans
l’ombre. Mais j’ai été vite détrompée. C’était une chimère. Il y avait
quelque chose de différent chez ce jeune homme, une sensibilité, une
douceur et une tendresse qui n’étaient pas comme celles d’un homme,
même s’il n’avait pas du tout l’air efféminé – n’empêche – il y avait
quelque chose… Il m’appelait à l’aide. Je ne mesurais pas à quel point. Je
ne me suis rendu compte de rien jusqu’à après notre mariage, après qu’on
se soit enfuis et puis qu’on soit revenus et tout ce que je savais c’est que je
lui avais fait défaut de quelque obscure façon et n’étais pas capable de lui
apporter l’aide dont il avait besoin sans pouvoir le formuler ! Il était dans
les sables mouvants, il s’agrippait à moi – mais je n’arrivais pas à le retenir,
je sombrais avec lui ! Je ne le savais pas. Je ne savais rien à part que je
l’aimais éperdument mais sans être en mesure de l’aider ou de m’aider
moi-même. Et puis un jour j’ai perdu mes œillères. De la pire des manières
possibles. En entrant brusquement dans une pièce que je croyais vide… qui
n’était pas vide, mais où deux se trouvaient personnes – le jeune homme
que j’avais épousé et un homme plus âgé qui était son ami depuis des
années…
(On entend approcher une locomotive dehors. Elle se bouche les oreilles et se
recroqueville. Les phares de la locomotive illuminent la pièce pendant qu’elle
passe dans un grondement de tonnerre.)

Après nous avons fait semblant de rien. Oui, nous avons pris la voiture
pour aller au Casino de Moon Lake tous les trois, très éméchés, et
n’arrêtant pas de rire en chemin.

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Nous avons dansé la Varsouviana ! Brusquement, au milieu de la danse, le


jeune homme que j’avais épousé s’est arraché à moi et s’est enfui du casino
en courant. Quelques moments plus tard… un coup de feu !
Je me suis précipitée dehors… tout le monde s’est précipité dehors ! … tout
le monde a couru et s’est agglutiné autour de cette horreur au bord du lac !
Je n’arrivais pas à m’approcher tant la foule était dense. Puis quelqu’un
m’a attrapée par le bras. « N’approchez pas ! Reculez ! Ce n’est pas beau à
voir ! » Voir ? Voir quoi ! Puis j’ai entendu des voix dire : « Allan ! Allan !
Le jeune Grey ! » Il s’était fourré le revolver dans la bouche, et avait fait
feu… si bien que l’arrière de sa tête avait été… emporté !
C’était parce que… sur la piste de danse… ça avait été plus fort que moi…
j’avais brusquement dit… : « J’ai vu ! Je sais ! Tu me dégoûtes… » Et puis
la lumière qui avait illuminé le monde s’est éteinte et depuis lors, jamais -
ne serait-ce qu’un instant – je n’ai vu de lumière plus vive que celle de cette
– bougie – de cuisine…
Mitch : Tu as besoin de quelqu’un. Et j’ai besoin de quelqu’un moi aussi.
Ça serait possible… toi et moi, Blanche ?
Blanche : Parfois – Dieu se manifeste – sans qu’on l’ait vu venir !

ENTRACTE

SCÈNE SEPT
Stanley : C’est pourquoi, tout ça ?
Stella : Chéri, c’est l’anniversaire de Blanche.
Stanley : Elle est là ?
Stella : Dans la salle de bain.
Stanley (imitant Blanche) : « À laver ses petites affaires » ?
Stella : Je suppose.
Stanley : Depuis combien de temps elle barbote ?

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Stella : Tout l’après-midi.

Stanley (imitant Blanche) : « À se détendre dans un bain chaud » ?


Stella : Oui.
Stanley : Au pif, il fait pas loin de 40, et elle passe la journée dans un bain
chaud.
Stella : Elle dit que ça la rafraîchit pour la soirée.
Stanley : Et tu cours lui chercher ses cocas, je suppose ? Et tu les sers à Sa
Majesté dans sa baignoire ? (Stella hausse les épaules.) Assieds-toi là une
minute.
Stella : Stanley, j’ai des choses à faire.
Stanley : Assieds-toi, je te dis ! J’en ai appris de belles sur ta grande sœur,
Stella.
Stella : Stanley, arrête de lui chercher des noises à – Blanche.
Stanley : La même qui dit que j’ai pas de classe !
Stella : Ces derniers temps, tu as fait tout ce que tu pouvais pour la
prendre à rebrousse-poil, Stanley, et Blanche est vulnérable et tu dois te
rendre compte qu’elle et moi nous avons grandi dans des circonstances très
différentes des tiennes.
Stanley : Je sais, vous me l’avez rabâché et rabâché des dizaines de fois !
Tu sais qu’elle nous a raconté un tas de conneries sornettes ?
Stella : Non, et –
Stanley : Ben, si, n’empêche. Mais maintenant je vois clair dans son petit
jeu ! J’ai découvert des trucs !
Stella : Quels… trucs ?
Stanley : Des trucs que je soupçonnais plus ou moins. Mais maintenant je
le sais de source sûre… j’ai fait vérifier !
Stella (à Stanley) : Baisse la voix !
Stanley : Un vrai petit canari, hein !

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Stella : Maintenant, s’il te plaît, raconte-moi posément ce que tu crois avoir


découvert au sujet ma sœur.
Stanley : Mensonge Numéro Un : ce côté enfant de Marie qu’elle se donne !
Non, mais tu devrais entendre le numéro qu’elle a fait à Mitch… Il croyait
qu’elle n’avait jamais permis à un homme d’aller plus loin qu’un petit
baiser ! Mais ta très chère sœur n’a rien d’une enfant de Marie ! Hou-la-la
non ! Plutôt l’inverse !
Stella : Qu’est-ce que tu as entendu et par qui ?
Stanley : Notre fournisseur à l’usine fait étape à Laurel depuis des années
et il en sait long sur son compte et toute la population de Laurel en sait
long sur son compte. Elle est aussi célèbre à Laurel que la reine
d’Angleterre le Président des États-Unis, mais pas pour les bonnes raisons !
Ce fournisseur descend dans un hôtel appelé le Flamingo.
Blanche (chantant) : « Say, it's only a paper moon, 4
Sailing over a cardboard sea –
But it wouldn't be make-believe
If you believed in me ! »
Stella : Quoi le… Flamingo ?
Stanley : Elle logeait là, elle aussi.
Stella : Mais non enfin, ma sœur vivait à Belle Rêve.
Stanley : Moi je te parle de quand le domaine familial a commencé à lui
entre les doigts, ses petits doigts si blancs ! Après ça, elle a déménagé au
Flamingo ! Un hôtel de dernière catégorie qui présente l’avantage de ne pas
être trop regardant sur la vie privée de ses clients ! Le Flamingo en voit des
vertes et des pas mûres et ferme les yeux sur toutes sortes de trafics. Mais
même eux, il sont en sont pas revenus de la Blanche, la direction du
Flamingo j’veux dire ! En fait, tellement pas revenus qu’ils lui ont demandé
de rendre la clé de sa chambre - définitivement ! Ça s’est passé quelques
semaines avant qu’elle se pointe ici.

4
(C’est qu’une lune de papier crépon / flottant sur une mer en carton /
Mais ça ne serait plus du chiqué / Si tu m‘aimais

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Blanche (chantant) : « It's a Barnum and Bailey world. 5


Just as phony as it can be -
But it wouldn't be make-believe
if you believed in me ! »
Stella : Quels – odieux – mensonges !
Stanley : Bien sûr, je comprends que ça puisse te faire un coup. Elle t’a
raconté des balivernes autant qu’à Mitch !
Stella : C’est de l’invention pure ! Il n’y a pas un mot de vérité là-dedans et
si j’étais un homme et que cet individu avait osé débiter des horreurs
pareilles devant moi…
Blanche (chantant) : « Without your love, 6
It's a honky-tonk parade !
Without your love,
It's a melody played,
In a penny arcade… »
Stanley : Mon cœur, je t’ai dit que j’avais vérifié ces histoires de près !
Maintenant attends que j’aie terminé. L’ennui avec cette chère Blanche,
c’est qu’elle s’est grillée à Laurel ! Les mecs flairaient l’embrouille après
deux ou trois rendez-vous et ils se tiraient. Et elle passait tranquillement à
un autre gogo, et encore un autre, toujours le même numéro, les mêmes
vieilles balivernes ! Mais ça pouvait pas durer éternellement, la ville était
trop petite ! Et avec le temps, elle est devenue la risée de la ville. Pas
simplement un peu dérangée mais carrément un cas, loco… une folle quoi.
Et ces une ou deux dernières années, on la fuyait comme la peste. C’est
pour ça qu’elle a débarqué ici cet été, à jouer les grandes dames et faire sa
mijaurée… parce que le maire lui a pratiquement ordonné de quitter la

5
Sans ton amour / ce n’est qu’une pitrerie
6
Sans ton amour / c’est un vieux crincrin /au fond d’un bastringue)

70
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ville ! Oui, tu savais qu’il y avait un camp militaire près de Laurel et que ta
sœur avait rien contre les troufions ?
Blanche : « It's only a paper moon.
Just as phony as it can be –
But it wouldn't be make-believe,
If you believed in me ! »
Stanley : Alors, c’est bien la peine de jouer les distinguées et les fines
bouches. Ce qui nous amène au mensonge Numéro Deux.
Stella : Je ne veux plus rien entendre !
Stanley : Elle ne retourne pas enseigner au lycée ! En fait je suis prêt à te
parier qu’elle n’a jamais envisagé de retourner à Laurel ! Elle n’a pas
démissionné momentanément du lycée à cause de ses nerfs ! Ô que non,
ma p’tite dame ! Ô que non. Ils l’ont virée de ce lycée avant la fin du
deuxième semestre… et j’ai le regret de t’annoncer la raison pour laquelle
cette mesure a été prise ! Un garçon de dix-sept ans… avec qui elle fricotait
!
Blanche : « It's a Barnum and Bailey world,
Just as phony as it can be – »
Stella : Cela me rend… malade !
Stanley : Le papa du garçon a eu vent de l’histoire et a contacté le
proviseur du lycée. Dis donc, oh, j’aurais bien aimé être dans ce bureau
quand la Princesse Blanche s’est fait convoquer ! J’aurais bien aimé la voir
s’emberlificoter dans ses explications ! Mais cette fois, ils l’avaient bien
épinglée et elle savait que c’était cuit pour elle ! Ils lui ont dit d’aller voir
ailleurs ce qui s’y passe. Oui, quasiment une interdiction de séjour qu’elle
s’est pris !
Blanche : Stella !
Stella : Oui, Blanche ?
Blanche : Passe-moi une autre serviette pour me sécher les cheveux. Je
viens de les laver.
Stella : Oui, Blanche.

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Blanche : Il y a un problème, chérie ?


Stella : Un problème ? Pourquoi ?
Blanche : Tu fais une de ces têtes !
Stella : Oh… Je crois que je suis un peu fatiguée !
Blanche : Pourquoi ne prends-tu pas un bain, toi aussi, dès que je serai
sortie ?
Stanley : Et ça sera dans combien de temps ?
Blanche : Pas terriblement longtemps ! Armez-vous de patience !
Stanley : Oh, la patience, j’en ai, c’est mes reins qui m’inquiètent !
Stanley : Alors, qu’est-ce que tu en penses ?
Stella : Je ne crois pas à toutes ces histoires et je crois que ton fournisseur a
été vraiment salaud de les répandre. Il est possible que certaines des choses
qu’il a dites soient en partie vraies. Il y a des choses chez ma sœur que je
n’approuve pas – des choses qui ont été mal vécues à la maison. Elle a
toujours été un peu – évaporée !
Stanley : Évaporée, c’est bien le mot !
Stella : Mais quand elle était jeune, très jeune, elle a vécu une expérience
qui a – brisé ses illusions.
Stanley : Quelle expérience ?
Blanche : Je veux dire son mariage, quand elle n’était – qu’une enfant ou
tout comme ! Elle s’est mariée avec un jeune homme qui écrivait de la
poésie… Il était extrêmement beau garçon. Ce n’est pas tellement que
Blanche l’aimait, elle vénérait le sol sur lequel il marchait ! L’adorait et le
trouvait presque trop bien pour être humain ! Mais alors elle a découvert –
Stanley : Quoi ?
Stella : Ce beau et talentueux jeune homme était un inverti. Ton
fournisseur ne t’a pas donné cette information ?
Stanley : On n’a parlé que des histoires récentes. Ça devait être il y a pas
mal de temps, c’que tu m’racontes.

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Stella : Oui, c’était… il y a pas mal de temps…


Stanley : Combien de bougies tu mets sur ce gâteau ?
Stella : Je vais m’arrêter à quarante.
Stanley : On attend du monde ?
Stella : Nous avons invité Mitch à venir manger du gâteau et de la glace.
(Stanley a l’air un peu mal à l’aise. Il allume une cigarette à celle qu’il vient de
terminer.)
Stanley : Je ne pense pas qu’il faille attendre Mitch ce soir.
Stella : Pourquoi ?
Stanley : Mitch est un pote à moi. On était dans le même unité ensemble -
Le deux-cent-quarante et unième du Génie. On bosse dans la même usine
et maintenant on joue dans la même équipe de bowling. Tu crois que je
pourrais le regarder en face si -
Stella : Stanley Kowalski, tu lui as… tu lui as répété ce que… ?
Stanley : Un peu que je lui ai répété, oui ! J’aurais eu ça sur la conscience
jusqu’à la fin de mes jours si j’avais laissé mon meilleur copain se faire
avoir, avec tout ce que je sais !
Stella : Mitch ne veut plus la revoir ?
Stanley : T’aurais envie la revoir, toi, sachant que – ?
Stella : J’ai dit, est-ce que Mitch ne veut plus la revoir ?
Stanley : Non, je sais pas s’il veut forcément plus la revoir – mais
maintenant il sait à quoi s’en tenir !
Stella : Stanley, elle croyait que Mitch – allait – l’épouser. C’est ce que
j’espérais, moi aussi.
Stanley : Hé bien, il ne va pas l’épouser. Peut-être qu’il en avait l’intention,
mais là – il a peut-être pas envie d’aller barboter avec les requins… !
Blanche ! Oh, Blanche ! Est-ce que je peux s’il vous plaît entrer dans ma
salle de bain ?

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Blanche : Oui, bien sûr, très cher ! Pouvez-vous attendre une seconde
pendant que je me sèche ?
Stanley : Vu que ça fait une heure que j’attends, j’imagine qu’une seconde
devrait passer en un éclair.
Stella : Et elle a perdu son travail ? Mon Dieu, qu’est-ce qu’elle va faire !
Stanley : Je ne veux plus la voir ici après Mardi. T’as compris, hein ? Juste
pour être certain, je lui ai acheté le billet moi-même. Un billet de car !
Stella : Pour commencer, Blanche ne prendra jamais le car.
Stanley : Elle prendra le car que ça lui plaise ou non.
Stella : Non, elle ne voudra jamais, non, elle ne voudra jamais, Stanley !
Stanley : Elle part ! Point final. P.S. Elle part Mardi !
Stella (lentement) : Qu’est-ce qu'elle – va – faire ? Mon Dieu, qu’est-ce que
elle va bien – pouvoir faire !
Stanley : Son avenir est tout tracé.
Stella : Qu’est-ce que tu veux dire ?
Stanley : Hé, le canari ! La roucouleuse ! SORTEZ de ma SALLE DE BAIN !
J’en ai marre de me répéter !
Blanche : Oh, je me sens si bien après mon long bain chaud, je me sens si
bien et rafraîchie et – reposée !
Stella : C’est vrai, Blanche ?
Blanche : Oui, c’est vrai, si rafraîchie ! Un bon bain chaud et une boisson
fraîche me font toujours voir la vie du bon côté! Il s’est passé quelque
chose… ! Qu’est-ce qu’il y a ?
Stella (rapidement) : Non, non, rien, Blanche.
Blanche : Tu mens ! Il s’est passé quelque chose !

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SCÈNE HUIT
Blanche : Stanley, racontez-nous une blague, racontez-nous une histoire
drôle histoire de rire un peu. Je ne sais pas ce qui se passe, nous faisons
tous des têtes d’enterrement. C’est parce que je me suis fait poser un lapin
par mon prétendant ?
C’est la première fois depuis que je connais les hommes, et il ne faut pas
m’en conter sur la question, que je me fais poser un lapin ! Ha-ha ! Je ne
sais pas comment prendre ça… Racontez-nous une petite histoire drôle,
Stanley ! Quelque chose pour nous changer les idées.
Stanley : Je savais pas que vous appréciez mes histoires, Blanche.
Blanche : Je les apprécie quand elles sont amusantes, mais pas salaces.
Stanley : Je n’en connais pas d’assez raffinées pour votre goût.
Blanche : Alors, moi je vais en raconter une.
Stella : Oui, raconte-nous en une, Blanche. Tu connaissais des tas de
bonnes histoires.
Blanche : Attendez voir, là… Je vais chercher dans mon répertoire ! Oh.
Oui… J’adore les histoires de perroquet ! Est-ce que tout le monde aime les
histoires de perroquet ? Bon, c’est celle de la vieille fille et du perroquet.
Cette vieille fille avait un perroquet qui jurait à tout bout de champ et
connaissait des expressions plus vulgaires que Monsieur Kowalski !
Stanley : Hein.
Blanche : Et le seul moyen de faire taire ce perroquet était de remettre la
couverture sur sa cage pour qu’il s’imagine que c’était la nuit et se remette
à dormir. Bref, un matin la vieille fille venait juste d’enlever la couverture
du perroquet pour la journée… quand tout d’un coup elle voit le pasteur
arriver dans son allée ! Alors elle se dépêche de remettre la couverture sur
la cage du perroquet et elle invite le pasteur à entrer. Et le perroquet se
tient parfaitement tranquille, sage comme une image, mais juste au
moment où elle demande au pasteur combien de sucres il veut dans son
café… le perroquet rompt le silence avec un retentissant… (Elle siffle.) … et
sort : « Bon dieu de merde, qu’est-ce que la journée a été courte ! »
Blanche : Apparemment ça n’a pas amusé Monsieur Kowalski.

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Stella : Monsieur Kowalski est trop occupé à se goinfrer comme un cochon


pour s’intéresser à autre chose !
Stanley : Comme tu dis, ma choute.
Stella : Tu as plein de gras sur la figure et les doigts, c’est dégoûtant. Va te
laver et puis aide-moi à débarrasser la table.
(Il balance une assiette par terre.)

Stanley : Voilà comment je vais débarrasser la table ! (Il lui attrape le bras.)
T’avise plus jamais de me reparler comme ça ! « Cochon – polack –
dégoûtant – vulgaire – pleins de gras !» J’en ai jusque là d’entendre ces
mots dans ta bouche et dans celle de ta sœur ! Jusque là ! Pour qui vous
vous prenez toutes les deux ? Pour des reines ? Vous savez ce qu’il disait,
Huey Long, notre gouverneur7… « Chaque homme est un Roi ! » Et moi, je
suis le roi ici, alors l’oubliez pas !
(Il fracasse une tasse et une soucoupe par terre.)
Voilà, j’ai débarrassé mon couvert ! Vous voulez que je débarrasse les
vôtres, hein ?
(Stella commence à pleurer faiblement. Stanley sort sur le porche et allume une
cigarette.)
Blanche : Qu’est-ce qui s’est passé pendant que je prenais mon bain ?
Qu’est-ce qu’il t’a raconté, Stella ?
Stella : Rien, rien, rien !
Blanche : Je crois qu’il t’a dit quelque chose à propos de Mitch et moi ! Tu
sais pourquoi Mitch n’est pas venu mais tu ne veux pas me le dire ! Je vais
lui téléphoner !
Stella : À ta place, je ne l’appellerais pas, Blanche.
Blanche : Si, je vais l’appeler au téléphone.
Stella : Je préfèrerais que tu ne le fasses pas.
Blanche : J’ai l’intention d’obtenir une explication !
(Elle se rue sur le téléphone.)

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Gouverneur de Louisiane parfois surnommé « le Mussolini de la Louisiane ».

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Stella : J’espère que tu es content de toi. Je n’ai jamais eu autant de mal à


avaler quoi que ce soit de toute ma vie, rien que de regarder le visage de
cette malheureuse femme et la chaise vide !
(Elle pleure doucement.)
Blanche (au téléphone) : Allô. Mitch ? Oh… J’aimerais lui laisser un numéro,
si c’est possible. (Elle dicte son numéro de téléphone.) Magnolia 9047. Et dites-
lui que c’est important de rappeler… Oui, très important… Merci.
Stanley : Stella, ça ira bien une fois qu’elle sera partie et que tu auras eu le
bébé. Ça va redeviendra comme avant entre toi et moi. Tu te souviens
comme c’était avant ? Ces nuits passées ensemble ? Mon Dieu, ma chérie,
ça sera si bon de pouvoir faire tout le bruit qu’on veut dans la nuit comme
avant sans avoir peur que ta sœur nous entende derrière les rideaux !
(On entend leurs voisins du dessus hurler de rire.)
Steve et Eunice…
Stella : Allez, rentre. Blanche ?
Blanche : Oui. Oh, ces jolies petites bougies ! Oh, ne les allume pas, Stella.
Stella : Mais bien sûr que si !

Blanche : Tu devrais les garder pour les anniversaires du bébé. Oh,


J’espère que des bougies vont illuminer sa vie et j’espère que ses yeux vont
briller comme des bougies, comme deux bougies bleues allumées sur un
gâteau blanc !
Stanley : Quelle poésie !
Blanche : Sa tatie sait que les bougies, c’est dangereux, que les bougies ça
éclabousse les yeux des petits garçons et des petites filles, ou que le vent les
éteint et qu’après ça, les ampoules électriques s’allument et on est aveuglé
par la triste réalité. Je n’aurais pas dû lui téléphoner.
Stella : Il y a des tas de choses qui ont pu se passer.
Blanche : Il n’y a pas d’excuse, Stella. Je n’ai pas à me faire insulter. Ou à
me faire traiter comme une moins que rien.
Stanley : Merde, on crève de chaud là-dedans avec cette buée de la salle de
bain.

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Blanche (elle explose) : J’ai dit trois fois que j’étais désolée.
Je prends des bains chauds pour mes nerfs. L’hydrothérapie, ça s’appelle.
Veinard de Polack, vous avez une santé de fer, bien sûr l’anxiété vous ne
connaissez pas !
Stanley : Je ne suis pas un Polack. Les gens originaires de Pologne sont des
Polonais, pas des Polacks. Mais moi, je suis né ici et j’en suis fier. je suis
cent pour cent Américain, citoyen du plus génial pays sur terre et fier de
l’être, alors ne me traitez jamais de Polack.
(Le téléphone sonne. Blanche se lève précipitamment.)

Blanche : Oh, c’est pour moi, j’en suis sûre.


Stanley : Moi, j’en suis pas sûr. Restez assise.
(Il va tranquillement au téléphone.)
Allô. Ah, ouais, salut, Già.
Blanche : Oh, ne me touche pas Stella. Qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi
est-ce que tu me regardes avec cet air de pitié ?
Stanley (gueulant) : LA FERME, LÀ-BAS !… Excuse-moi, on a une invitée
bruyante… Continue, Già. Chez Raf ? Non, je fais pas de bowling chez Raf.
J’ai eu une petite embrouille avec Raf la semaine dernière. Je suis le
capitaine de l’équipe, d’accord ? Très bien, alors, on va pas chez Raf, on va
au 93 ou au Gala ! D’accord, Già. Super !
(Blanche tente de se contrôler.)
Blanche, j’ai un petit truc pour vous pour votre anniversaire.
Blanche : Oh, vraiment, Stanley ? Je ne m’y attendais pas, je – je ne sais pas
pourquoi Stella tient tellement à fêter mon anniversaire ! Je préfèrerais de
loin l’oublier – quand on – arrive à vingt-sept ans, n’est-ce pas – l’âge est
un sujet qu’on préfère – éviter !
Stanley : Vingt-sept ans ?
Blanche (rapidement) : Qu’est-ce que c’est ? C’est pour moi ?
(Il lui tend une petite enveloppe.)
Stanley : Oui, j’espère que ça vous plaira !
Blanche : Mais, mais – heu, c’est un –

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Stanley : Un billet, oui ! Un billet de retour pour Laurel ! En car


Greyhound ! Mardi !

Bon, voilà une bonne chose de faite !


Stella : T’avais pas besoin de faire ça.

Stanley : Oublie pas ce qu’elle m’a balancé.


Stella : T’étais pas obligé d’être aussi cruel avec quelqu’un d’une telle
solitude.
Stanley : C’est une petite chose délicate, hein.
Stella : Oui, c’est une petite chose délicate. Ça l’a toujours été. Tu n’as pas
connu Blanche petite fille. Personne, personne, n’était tendre et confiant
comme elle. Mais elle s’est laissé abuser par des gens comme toi, qui l’ont
forcée à changer.
T’as l’intention d’aller au bowling maintenant ?
Stanley : Bien sûr.
Stella : Tu ne vas pas bowling.
(Elle agrippe sa chemise.)
Pourquoi tu lui as fait ça ?
Stanley : J’ai rien fait à personne. Lâche ma chemise. Tu l’as déchirée.
Stella : Je veux savoir pourquoi. Dis-moi pourquoi.
Stanley : Quand on s’est rencontrés au début, moi et toi, tu me prenais
pour un plouc. Et t’avais bien raison, bébé. J’étais un vrai plouc. Tu m’as
montré la photo de la maison avec les colonnes. Je t’ai fait descendre du
haut de ces colonnes et qu’est-ce que t’as aimé, hein, ces petites étincelles
que je t’ai mis dans les yeux ! Et hein qu’on était heureux ensemble, hein
que c’était bon jusqu’à ce qu’elle se ramène ?
Hein qu’on était heureux ensemble ? Et que tout allait bien ? Jusqu’à ce
qu’elle débarque ici. À faire la supérieure et me traiter de singe.
Hé, qu’est-ce qu’il y a, Stella ?
Stella : Emmène-moi à l’hôpital.

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SCÈNE NEUF
(Un peu plus tard ce même soir. On entend un air de polka rapide et fiévreux, la
Varsouviana. La musique est dans sa tête; elle boit pour y échapper et pour
faire face au désastre imminent qu’elle sent fondre sur elle, et elle semble
murmurer les paroles de la chanson. Un ventilateur électrique lui balaye le
visage. Mitch arrive au coin en vêtements de travail : chemise et pantalons en
jeans. Il n’est pas rasé. Il grimpe les marches jusqu’à la porte et sonne. Blanche
sursaute.)
Blanche : Qui est-ce, s’il vous plaît ?
Mitch : Moi. Mitch.

(L’air de polka s’arrête.)


Blanche : Mitch ! juste une minute.
(Elle s’agite comme une perdue, cache la bouteille dans un placard.)
Mitch ! – Tu sais, je ne devrais vraiment pas te laisser entrer après le
traitement que tu m’as réservé ce soir ! Difficile d’être plus cavalier ! Mais
bonjour, mon joli !
Hou là là, quelle froideur ! Et aucun effort vestimentaire ! En plus, tu n’es
même pas rasé ! Quel impardonnable manque d’égards ! Mais je te
pardonne. Je te pardonne parce que c’est un tel soulagement de te voir. Tu
as interrompu la musique qui me lancinait dans la tête. Ça t’est déjà arrivé
d’avoir des choses qui te lancinent dans la tête ? Non, bien sûr que non, tu
n’es pas du genre à avoir des choses qui te lancinent dans la tête !
Mitch : On est obligés d’avoir ce ventilateur qui tourne ?
Blanche : Non !
Mitch : Je n’aime pas les ventilateurs.
Blanche : Alors éteignons-le, très cher. Il n’y a pas de problème !
(Mitch s’affale sur le lit dans la chambre à coucher et allume une cigarette.)
Je ne sais pas ce qu’il y a à boire. Je – n’ai pas regardé.
Mitch : Je ne veux pas siffler l’alcool de Stan.
Blanche : Ce n’est pas celui de Stan. Tout ici n’est pas à Stan. Il y a des
choses ici qui sont à moi, figure-toi ! Comment va ta mère ? Ta mère ne va
pas bien ?

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Mitch : Pourquoi ?
Blanche : Quelque chose ne va pas ce soir, mais oublions. Je ne vais pas te
faire passer un interrogatoire. Je vais juste… (L’air de polka reprend.) faire
semblant de ne rien remarquer de différent chez toi ! Cette – musique
encore –
Mitch : Quelle musique ?
Blanche : La Varsouviana ! La musique L’air de polka qui jouait quand
Allan – Attends !
Ouf, le coup de revolver ! Ça s’arrête toujours après ça.
(La musique de polka s’arrête.)
Oui, maintenant ça s’est arrêté.
Mitch : Tu es bien dans ta tête ?
Blanche : Je vais voir ce que je peux trouver comme –
Oh, au fait, excuse ma tenue. Mais je ne t’espérais plus vraiment ! Tu avais
oublié notre invitation à dîner ?
Mitch : J’avais décidé de couper les ponts avec toi.
Blanche : Attends une minute. Je n’entends pas ce que tu dis et tu parles si
peu que quand ça t’arrive, je ne veux pas manquer une seule syllabe…
Qu’est-ce que je cherche là ? Oh, oui… quelque chose à boire ! On a passé
une tellement bonne soirée que je ne sais plus où j’ai la tête !
Voilà quelque chose. Du Southern Comfort8 ! Qu’est-ce que c’est, je me
demande ?
Mitch : Si tu ne sais pas, c’est que ça doit être à Stan.
Blanche : Enlève ton pied du lit. C’est un couvre-lit clair. Évidemment,
vous ne remarquez rien de tout ça, vous les hommes. J’ai apporté tellement
d’améliorations depuis que je suis ici.
Mitch : J’imagine.
Blanche : Tu l’as vue avant que j’arrive, n’est-ce pas ? Hé bien, regarde-la
maintenant ! Cette pièce est presque… raffinée ! Il faut qu’elle le reste. Je
me demande s’il faut rajouter quelque chose à ce breuvage ? Oh la la, c’est

8 liqueur de bourbon

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sucré, qu’est-ce que c’est sucré ! Affreusement, affreusement sucré ! Ah,


c’est une liqueur, je crois ! Oui, c’est ça, c’est une liqueur !
Je ne suis pas sûre que tu aimes, mais essaie, et peut-être que tu aimeras.
Mitch : Je t’ai déjà dit que je ne veux pas siffler son alcool et je suis sérieux.
Tu devrais arrêter de siffler son alcool. Il dit que tu as passé l’été à pomper
dans ses réserves !
Blanche : C’est ahurissant ce que tu dis ! Ahurissant de dire ça de moi,
ahurissant de me le répéter ! Ça ne mérite même pas de réponse !
Mitch : Hum.
Blanche : Quelque chose te préoccupe ? Je vois ça dans tes yeux !

Mitch : Il fait sombre ici.


Blanche : J’aime l’obscurité. Je trouve l’obscurité rassurante.

Mitch : Je n’ai pas le souvenir de t’avoir vue dans la lumière.


C’est un fait !
Blanche : Ah oui ?
Mitch : Je ne t’ai jamais vue l’après-midi.

Blanche : C’est la faute à qui ?


Mitch : Tu refuses toujours de sortir l’après-midi.
Blanche : Enfin, Mitch, tu es à l’usine l’après-midi !

Mitch : Pas le dimanche après-midi. Je t’ai demandé plusieurs fois de venir


te promener avec moi le dimanche, mais tu trouves toujours une excuse.
Tu refuses de sortir avant six heures et alors c’est toujours dans un endroit
mal éclairé.

Blanche : Je ne vois pas bien où tu veux en venir.


Mitch : Là où je veux en venir, c’est que je ne t’ai jamais vraiment bien vue,
Blanche. Allumons la lumière là.
Blanche : La lumière ? Quelle lumière ? Pour quelle raison ?

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Mitch : Celle avec la lanterne en papier.


Blanche : Pourquoi avoir fait ça ?
Mitch : Pour voir à quoi tu ressembles vraiment !
Blanche : Tu sais que c’est insultant !
Mitch : Non, juste réaliste.
Blanche : Je n’aime pas la réalité. J’aime la magie ! (Mitch rit.) Oui, oui, la
magie ! C’est ce que j’essaye d’apporter aux autres. J’enjolive la réalité. Je
ne dis pas la vérité, je dis ce qui devrait être la vérité. Et si c’est un pêché,
alors je veux bien aller en enfer ! … N’allume pas la lumière !
Mitch (lentement et amèrement) : Ça m’est égal que tu sois plus âgée que ce
que je pensais. Mais tout le reste, oh non… Mon Dieu ! Tes principes, ton
éducation, tout ça, tout le baratin que tu m’as sorti tout au long de l’été.
Oh, je savais que tu n’avais plus seize ans. Mais j’ai été assez con pour
croire que tu étais sincère.
Blanche : Qui t’a dit que je n’étais pas… « sincère » ? Mon tendre beau-
frère. Et tu l’as cru.
Mitch : Je l’ai traité de menteur au début. Et puis j’ai vérifié l’histoire.
D’abord j’ai demandé à notre fournisseur qui va souvent à Laurel. Et puis
j’ai parlé directement à ce négociant au téléphone.
Blanche : Quel négociant ?
Mitch : Kiefaber.
Blanche : Kiefaber, ce négociant de Laurel ! Je connais cet individu. Il
sifflait sur mon passage. Je l’ai remis à sa place. Alors maintenant pour se
venger, il invente des histoires sur mon compte.
Mitch : Kiefaber, Stanley et De Luca, ça fait quand même trois personnes
qui me l’ont juré !
Blanche : « Rantanplan, trois hommes qui se foutent dedans !
Mitch : Tu ne résidais pas dans un hôtel appelé le Flamingo ?

Blanche : Le Flamingo ? Non ! La Tarentule il s’appelait ! L’hôtel où je


résidais s’appelait À l’enseigne de la Tarentule !
Mitch (benêt) : La Tarentule ?

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Blanche : Oui, une grosse araignée ! C’est là que j’attirais mes victimes.
(Elle se verse un autre verre.)
Oui, j’ai multiplié les aventures avec des hommes de passage. Après la
mort d’Allan – les aventures avec des hommes de passage, c’était tout ce
qui semblait pouvoir combler le vide dans mon cœur – Je crois que c’était
de la panique, tout simplement de la panique, qui me poussait de l’un à
l’autre, en quête de protection – un peu avec n’importe qui – même, pour
finir, avec un garçon de dix-sept ans – quelqu’un a écrit une lettre de
dénonciation au proviseur… « Cette femme est moralement inapte à
l’enseignement ! »
(Elle rejette la tête en arrière avec un rire convulsif, sanglotant. Puis elle répète
cette phrase, hoquète, et boit.)
Inapte ? Oui, pas impossible… inapte en un sens… en bien des sens…
Alors je suis venue ici. Il n’y avait nulle part d’autre où aller. J’avais brûlé
mes dernières cartouches. Tu comprends ce que ça veut dire, « brûler ses
dernières cartouches » ? Ma jeunesse était brusquement partie en vrille,
et… je t’ai rencontré. Tu as dit que tu avais besoin de quelqu’un. Hé bien,
j’avais besoin de quelqu’un, moi aussi. J’ai remercié le ciel pour ton
existence, parce que tu avais l’air bienveillant… une anfractuosité dans la
roche du monde où je pouvais me réfugier ! Tu sais, les pauvres
n’attendent pas grand-chose du paradis, juste un peu de paix… Mais
j’imagine que c’était trop demander, trop espérer… trop ! Kiefaber, Stanley
et De Luca se sont chargés d’attacher une vieille casserole à la queue de
mon cerf-volant.
(Un temps. Mitch la fixe, hébété.)
Mitch : Tu m’as menti, Blanche.
Blanche : Ne dis pas que je t’ai menti.
Mitch : Menti, menti, de bout en bout, tu n’as pas arrêté de mentir.
Blanche : Pas dans mon for intérieur, non, je n’ai pas menti dans mon
cœur…
(Une marchande ambulante arrive au coin. C’est une femme mexicaine aveugle
revêtue d’un châle sombre, qui vend ces fleurs bariolées en fer blanc que les
Mexicains d’origine modeste portent à l’occasion de toutes sortes de cérémonies

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et en particulier lors des enterrements. Ses appels sont tout juste audibles. On
distingue à peine sa silhouette à l’extérieur de l’immeuble.)
La Femme mexicaine : Flores. Flores. Flores para los muertos. Flores. Flores.
Blanche : Quoi ? Oh ! Quelqu’un dehors… J’ai - j’ai vécu dans une maison
où des vieilles femmes mourantes égrenaient à longueur de temps les
souvenirs de leurs défunts époux.
La Femme mexicaine (arrivée à la porte et tendant des fleurs à Blanche) : Flores
? Flores para los muertos ?
Blanche (effrayée) : Non, non ! Pas maintenant ! Pas maintenant !
La Femme mexicaine (s’éloignant) : Flores para los muertos.
(L’air de polka reprend.)
Blanche : Ce délabrement et cette lente extinction et… cette amertume…
ces récriminations… « Si tu avais fait ce qu’il fallait, ça n’aurait pas coûté
autant ! »
La Femme mexicaine : Corones para los muertos. Corones...
Blanche : Et la succession ! Ha… Et des tas d’autres choses comme les taies
d’oreiller tachées de sang… « Il faut lui changer sa literie » – « Oui, Mère.
» « Mais on ne pourrait pas trouver une petite négresse pour le faire ? »
Non, on n’avait pas les moyens, bien sûr. Il ne restait plus rien d’autre que

La Femme mexicaine : Flores…
Blanche : la mort – j’étais assise là et elle était assise là-bas et nous avions la
mort presque sous le nez… Mais nous faisions comme si l’idée ne nous
avait même pas effleurées !
La Femme mexicaine : Flores para los muertos, flores… Flores…
Blanche : Le seul remède, c’est le désir. Alors vous trouvez ça surprenant ?
Qu’est-ce que ça a de surprenant ! Non loin de Belle Rêve, avant qu’on ait
perdu Belle Rêve, il y avait un camp où de jeunes soldats s’entraînaient.
Les samedi soirs ils allaient faire la bringue en ville…
La Femme mexicaine (doucement) : Corones…

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Blanche : … et au retour ils débarquaient sur ma pelouse en titubant et ils


gueulaient… « Blanche ! Blanche… ! » La vieille femme sourde encore en
vie ne soupçonnait rien. Mais parfois je me faufilais dehors pour répondre
à leurs appels… Et puis après le fourgon militaire les cueillait comme des
pâquerettes – pour le long trajet du retour…
(Au bout d’un moment, Mitch se lève et la suit, avec une idée derrière la tête.
L’air de polka s’interrompt.)
Blanche : Qu’est-ce que tu veux ?
Mitch (essayant de la tripoter) : Ce dont j’ai été privé tout l’été.
Blanche : Alors épouse-moi, Mitch !
Mitch : Je ne crois pas avoir encore envie de t’épouser.
Blanche : Non ?
Mitch (enlevant les mains de la taille de Blanche) : Tu n’es pas quelqu’un
d’assez propre pour entrer dans la maison avec ma mère.
Blanche : Fiche le camp, alors.
Dépêche-toi de partir avant que je me mette à crier au feu !
(Sa gorge se serre dans un accès d’hystérie.)
Dépêche-toi de partir avant que je me mette à crier au feu.
(Elle crie comme une furie.)
Au feu ! Au feu ! Au feu !
(Suffoqué, Mitch détale, dégringole maladroitement les marches et disparaît au
coin de l’immeuble, Blanche recule de la fenêtre en vacillant et tombe à genoux.
Le piano au loin est lent et « blue ».)

SCÈNE DIX
(Quelques heures plus tard.)
Blanche : Et si on allait nager au clair-de-lune, nager au clair-de-lune à la
vieille carrière ? Si l’un de nous est assez sobre pour prendre le volant, bien
sûr ! Ha-ha ! Rien de tel pour s’éclaircir la tête ! Sauf qu’il faut faire
attention à plonger là où c’est profond… si on se cogne contre un rocher,
on ne remonte pas avant le lendemain…

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(Stanley apparaît.
Il a bu quelques verres en chemin et rapporté à la maison des bouteilles de
bière.)
Blanche : Comment va ma sœur ?
Stanley : Elle va bien.
Blanche : Et le bébé ?
Stanley : Le bébé va pas arriver avant le matin alors ils m’ont dit de rentrer
à la maison faire un petit somme.
Blanche : Est-ce que ça veut dire que nous allons être seuls ici ?
Stanley : Ouais. Rien que moi et toi, Blanche. Sauf si tu as quelqu’un caché
sous le lit. C’est pourquoi, toutes ces parures ?
Blanche : Oh, c’est vrai. Tu es parti avant que je reçoive un coup de
téléphone mon télégramme n’arrive.
Stanley : Tu as reçu un coup de téléphone un télégramme?
Blanche : Oui, un coup de téléphone télégramme d’un de mes vieux
admirateurs.
Stanley : Bonnes nouvelles ?
Blanche : Je crois bien. Une invitation.
Stanley : À quoi ? Au bal des pompiers ?
Blanche : Une croisière sur un yacht dans les Caraïbes !
Stanley : Hé bien, dites-moi. Tout peut arriver, hein ?
Blanche : Je n’ai jamais été aussi surprise de ma vie.
Stanley : J’veux bien te croire.
Blanche : Un vrai cadeau du ciel !
Stanley : De qui c’était, tu as dit?
Blanche : Un de mes anciens admirateurs.
Stanley : L’homme aux renards blancs ?

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Blanche : Gabriele. C’était mon amoureux officiel pendant ma dernière


année de lycée. Je ne l’avais pas revu jusqu’à Noël dernier. Je suis tombée
sur lui à Milan. Et puis… juste à l’instant – ce coup de téléphone – pour
m’inviter à une croisière dans les îles ! Le problème c’est comment je vais
m’habiller. J’ai fouillé dans ma malle pour voir ce que j’ai de convenable !
Stanley : Et tu as ressorti cette – merveilleuse – tiare en diamants ?
Blanche : Cette vieillerie ? Pfft ! Ce n’est que du strass.
Stanley : Allons bon. Moi qui croyais que c’étaient des diamants de chez
Tiffany’s.
Blanche : Enfin, en tout cas, je vais être reçue comme une princesse.
Stanley : Uh-huh. Ça prouve bien qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver.
Blanche : Moi qui croyais que ma chance avait commencé à tourner -
Stanley : Et voilà que surgit ce millionnaire de Milan.
Blanche : Il n’est pas de Milan. Il est de Florence.
Stanley : Oh, il est de Florence ?
Blanche : Oui, de Florence, où naissent les grands hommes.
Stanley : Bah, là ou ailleurs, hein !
(Il commence à retirer sa chemise.)
Blanche : Ferme les rideaux avant de continuer ton strip-tease.
Stanley : Rassure-toi, je ne vais pas tout enlever.
Tu as vu un ouvre-bouteille quelque part ?
J’avais un cousin qui pouvait ouvrir une bouteille de bière avec les dents.

(Tapant le bouchon de la bouteille sur le coin de la table.)


C’était son seul talent, tout ce qu’il savait faire… C’était juste un ouvre-
bouteille humain. Et puis une fois, à un mariage, il s’est cassé les dents de
devant ! Après ça, il avait tellement honte qu’il se tirait de chez lui dès qu’il
y avait de la visite…
(Il ouvre la bouteille et un geyser de mousse gicle. Stanley rit joyeusement,
brandissant la bouteille au-dessus de sa tête.)

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Ha-ha ! La pluie céleste !


Si on enterrait la hache de guerre et qu’on buvait la coupe de l’amitié ?
Hein ?
Blanche : Non, merci.
Stanley : Allons, c’est un soir mémorable pour tous les deux. Toi avec ton
millionnaire et moi avec mon bébé.
Blanche (reculant) : Qu’est-ce que tu trafiques ?
Stanley : Il y a quelque chose que je sors toujours pour les grandes
occasions comme celle-là. Mon peignoir en soie que j’avais mis pour ma
nuit de noces !
Blanche : Oh.
Stanley : Quand le téléphone sonnera pour m’annoncer : « Vous avez un
fils !» , je vais l’agiter comme un drapeau !
(Il sort une veste de pyjama brillante.)
Je crois qu’on mérite de se faire beaux, tous les deux.
Blanche : Rien qu’à l’idée de retrouver un peu d’intimité - j’en pleurerais
de joie !
Stanley : Ton millionnaire va pas un peu la bousculer, ton intimité ?
Blanche : Ce n’est pas le genre de choses que tu as en tête. Cet homme est
un gentleman et il me respecte. Tout ce qu’il veut, c’est ma compagnie.
Avoir une grande fortune, n’empêche pas toujours les gens de se sentir
seuls !
Stanley : Ça, je peux pas savoir.
Blanche : Une femme cultivée, une femme qui a de l’intelligence et de
l’éducation, peut enrichir la vie d’un homme – énormément ! J’ai tout cela à
offrir, et on ne peut pas me l’enlever. La beauté physique est passagère.
Une qualité éphémère. Mais la beauté de l’âme, la richesse de l’esprit et la
tendresse de cœur – et j’en ai à revendre – ne disparaissent pas avec le
temps, mais s’intensifient ! S’intensifient ! Quelle absurdité de voir en moi
une femme dans le besoin ! Alors que mon cœur recèle tant de trésors. Je

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me considère comme une femme très, très fortunée ! Mais j’ai été sotte – de
jeter mes perles aux gorets !
Stanley : Aux gorets, hein ?
Blanche : Oui, aux gorets ! Aux gorets ! Et je ne pense pas seulement à toi,
mais à ton ami, Mitch. Il est venu me voir ce soir. Il a osé venir ici en
vêtements de travail ! Et pour me répéter des horreurs, des sales histoires
que tu lui avais racontées ! Je lui ai signifié son congé…
Stanley : Ah oui ?
Blanche : Mais ensuite il est revenu. Il est revenu avec une gerbe de roses
pour me supplier de lui pardonner ! M’implorer de lui pardonner. Mais
certaines choses ne sont pas pardonnables. La cruauté délibérée n’est pas
pardonnable. Pour moi, c’est la chose la plus impardonnable qui soit et la
chose dont je ne me suis jamais, jamais rendue coupable. Et alors je lui ai
dit, je lui ai dit: « Merci.», mais j’étais folle de m’imaginer que nous
pourrions un jour nous adapter l’un à l’autre. Nous avons des façons de
vivre trop différentes. Nos modes de vie et nos milieux sociaux sont
incompatibles. Il faut être réaliste en ces matières. Alors adieu, mon ami !
Et sans rancune…
Stanley : C’était avant ou après le coup de téléphone du millionnaire de
Florence ?
Blanche : Quel coup de téléphone ! Non ! Non, après ! En fait, il m’a
appelée juste au moment –

Stanley : En fait, ce coup de téléphone n’a jamais eu lieu !


Blanche : Oh, oh !
Stanley : Le millionnaire n’a jamais existé ! Et Mitch n’est pas revenu avec
des roses parce que je sais où il est –
Blanche : Oh !
Stanley : Rien de tout cela n’a jamais existé, à part dans ton imagination !
Blanche : Oh !
Stanley : Rien que des mensonges et de la frime et boniments !
Blanche : Oh !

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Stanley : Et regarde-toi ! Regarde comme tu es attifée avec ce déguisement


cet oripeau de Mardi Gras, loué pour cinquante cents à un fripier ! Et avec
cette couronne ridicule ! Une reine à deux sous !
Blanche : Oh – mon Dieu –
Stanley : Je t’ai tout de suite vue venir ! Tu n’as jamais réussi à me la faire !
Tu débarques ici et asperges l’appartement de poudre et de parfum et
recouvres l’ampoule électrique d’une lanterne en papier et, faudrait
s’extasier, faudrait se croire transporté en Égypte sur un tapis volant et que
tu es la Reine du Nil ! Assise sur ton trône à descendre mon whisky, ouais !
Non mais je rigole – Ha – ! ha ! Je rigole, tu m’entends ? Ha – ha – ha !
Blanche : N’entre pas ici !
(Elle se rue sur le téléphone.)
S’il vous plaît ! Je veux parler joindre à Gabriele. C’est quelqu’un de très
connu, vous n’avez pas besoin d’adresse. J’ai besoin de parler à Gabriele.
Passez-moi Gabriele. – Mais si, vous connaissez Gabriele, tout le monde
connaît Gabriele. – Non, ça ne va pas, passez-moi Gabriele, j’ai besoin de
lui parler. – Dites-lui de me rappeler quand il rentrera. Vous n’avez qu’à
demander à n’importe qui – Attendez ! Je – Non, je n’ai pas le temps là… –
Essayez de comprendre, je vous en prie – Non ! Non, attendez… Un
moment ! Quelqu’un – Rien ! Restez en ligne, je vous en prie !
Blanche : Opératrice ! Opératrice ! Oubliez l’interurbain. Passez-moi le
service des Télégrammes. Je n’ai pas temps de - Allô, le service des
Télégrammes - Allô, le service des Télégrammes, s’il vous plaît !
(Elle attend anxieusement.)
Le service des Télégrammes ? Oui ! Je… voudrais…Veuillez noter ce
message ! « Au fin fonds du désespoir, au fin fond du désespoir ! À l’aide !
Je suis prise au piège. Prise au… Oh !
Stanley : Tu as laissé le téléphone décroché.
(Il va délibérément raccrocher le téléphone. Le « Blue piano» jusque là peu
audible commence à jouer plus fort, avant d’être recouvert par le rugissement
d’une locomotive qui approche.)
Blanche : Laisse-moi… laisse-moi passer !
Stanley : Te laisser passer ! Bien sûr. Qu’est-ce qui t’en empêche ?
Blanche : Écarte-toi… va te mettre là-bas !

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Stanley : Tu as toute la place qu’il faut pour passer maintenant.


Blanche : Pas avec toi là ! Laisse-moi sortir !
Stanley : Tu crois que je vais bousculer ton intimité ? Ha-ha !
(Le « Blue piano» s’arrête doucement.)
Stanley (doucement) : Tout bien considéré… peut-être qu’elle est bonne à
prendre – ton intimité…
Blanche : Reste où tu es ! Un pas de plus et je –
Stanley : Quoi ?
Blanche : Attention, ça va mal se passer ! Ça va mal se passer !
Stanley : À quoi tu joues, là ?
Blanche : Je te préviens, arrête, je me sens en danger !
(Il fait un autre pas. Elle fracasse une bouteille sur la table et lui fait face,
brandissant le bout cassé.)

Stanley : Qu’est-ce que tu veux faire avec ça ?


Blanche : Te le flanquer dans la figure !
Stanley : Oh, la vilaine !
Blanche : Tu vas voir ! Je vais le faire si tu –
Stanley : Oh ! On cherche la bagarre ! Très bien, je suis prêt pour la bagarre
!
(Il bondit vers elle, renversant la table. Elle pousse un cri et le frappe avec le
tesson de bouteille, mais il lui attrape le poignet.)
Tigresse – allez, tigresse ! Lâche ce tesson de bouteille ! Lâche-le ! On avait
ce rendez-vous depuis le début, tous les deux !
(Elle gémit. Lâche le tesson de bouteille. Et tombe à à genoux. Il soulève son
corps inerte et la porte jusqu’au lit. La trompette et les percussions en
provenance du bar sont prises de fièvre.)

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SCÈNE ONZE
(Quelques semaines plus tard.)
Stanley : Il me manquait une carte pour faire une quinte, et j’ai eu du bol
Pablo : Maldita sea tu suerte !
Stanley : Tu pourrais traduire, le bronzé !
Pablo : Je maudis ta putain de chance.
Stanley (transporté de joie) : Qu’est-ce que tu crois que c’est, la chance,
pauvre naze ? La chance c’est de croire à sa chance. Tiens, moi à Salerne.
J’étais persuadé d’avoir de la chance. Je me disais qu’ils seraient 4 sur 5 à
pas s’en tirer mais que moi, oui... et je m’en suis tiré. C’est resté un principe
chez moi. Pour s’en sortir indemne dans cette foire d’empoigne, il faut
croire à sa chance.
Mitch : Espèce – de – de – connard – de tordu – toujours à la ramener.
Stanley : Qu’est-ce qui lui prend ?
Eunice (passant devant la table) : J’ai toujours dit que les hommes étaient des
brutes épaisses et sans cœur, mais là, vous battez vos records. Vous êtes
rien que des porcs.
Stanley : Qu’est-ce qu’elle a ?
Stella : Comment va mon bébé ?
Eunice : Il dort comme un petit ange. Je vous ai apporté des raisins.
Blanche ?
Stella : Dans son bain.
Eunice : Comment elle va ?
Stella : Elle a refusé de manger mais elle a voulu boire un coup.
Eunice : Qu’est-ce que tu lui as dit ?
Stella : Je – lui ai juste dit que – qu’on lui avait trouvé un endroit où se
reposer à la campagne. Dans son esprit, elle a mélangé ça avec le
millionnaire.
Blanche : Stella.

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Stella : Oui, Blanche ?


Blanche : Si quelqu’un appelle pendant que je prends mon bain, prends le
numéro et dis que je rappelle tout de suite.
Stella : Oui.
Blanche : Mon ensemble de soie sauvage jaune, si léger… Regarde s’il n’est
pas trop froissé. S’il n’est pas trop froissé, je pensais le porter, avec cette
broche en argent et turquoise en forme d’hippocampe sur le revers, ça irait
bien. Tu la trouveras dans la boîte en forme de cœur où je mets mes
accessoires. Et Stella – essaye aussi de trouver mon bouquet de violettes
artificielles dans cette boîte, pour épingler avec l’hippocampe sur le revers
de la veste.
Stella : Je ne sais pas si j’ai fait ce qu’il fallait.
Eunice : Qu’est-ce que tu pouvais faire d’autre ?
Stella : Je ne pouvais pas croire à son histoire et continuer à vivre avec
Stanley.
Eunice : Il ne faut surtout pas y croire. La vie doit continuer. Quoi qu’il
arrive, la vie doit continuer.
Blanche : La voie est libre ?
Stella : Oui, Blanche. Dis-lui qu’elle est en beauté.
Blanche : S’il te plaît, ferme les rideaux avant que je sorte.
Stella : Ils sont fermés.
Stanley : …Combien de cartes ?
Pablo : … Deux.
Steve : … Trois.
Blanche : Je viens de me laver les cheveux.
Stella : Ah bon ?
Blanche : Je ne suis pas sûre de les avoir bien rincés.
Eunice : Quels jolis cheveux !
Blanche: Ça demande du soin. Je n’ai pas reçu de coup de fil ?

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Stella : De qui, Blanche ?


Blanche : De Bébé.
Stella : Heu, pas encore, chérie !
Blanche : Bizarre ! Je…
Stanley : Hé, tu te réveilles !
Blanche : Qu’est-ce qui se passe ici ?
Blanche : Qu’est-ce qui s’est passé ici ? Je veux qu’on m’explique ce qui
s’est passé ici.
Stella : Chut ! Chut !
Eunice : Chut ! Chut ! Mon petit.
Stella : Je t’en prie, Blanche.
Blanche : Pourquoi est-ce que vous me regardez comme ça ? Qu’est-ce que
j’ai qui ne va pas ?
Eunice : Vous êtes superbe, Blanche. N’est-ce pas qu’elle a l’air superbe ?
Stella : Oui.
Eunice : Il paraît que vous partez en voyage.
Stella : Oui, Blanche part en voyage. En vacances.
Eunice : J’en suis verte d’envie.
Blanche : Aidez-moi, aidez-moi à m’habiller !
Stella : C’est celle-là – que tu –
Blanche : Oui, ça ira ! J’ai hâte de partir d’ici – c’est un traquenard, ici !
Eunice : Quelle jolie veste bleue.
Stella : Pas bleu, lilas.
Blanche : Vous vous trompez toutes les deux. C’est bleu Della Robbia. Le
bleu de la robe de la Madone dans les tableaux anciens. Ces raisins sont
lavés ?

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Eunice : Hein ?
Blanche : Lavés, j’ai dit. Ils sont lavés ?
Eunice : Ils viennent du Marché français.
Blanche : Ça ne veut pas dire qu’ils ont été lavés. Les cloches de la
cathédrale… la seule chose propre dans ce quartier Vieux carré français.
Bon, je m’en vais maintenant. Je suis prête à partir.
Eunice : Elle va sortir avant qu’ils arrivent.
Stella : Attends, Blanche.
Blanche : Je ne veux pas passer devant ces hommes.
Eunice : Alors attends que la partie se termine.
Stella : Assieds-toi et…
Blanche : Je peux sentir l’air marin. Je vais passer ce qui me reste de temps
à vivre sur la mer. Et quand je mourrai, je mourrai sur la mer. Vous savez
de quoi je vais mourir ?
Je mourrai d’avoir mangé du raisin mal lavé un jour sur l’océan. Je mourrai
– avec ma main dans la main d’un médecin de bord, un beau jeune homme
avec une petite moustache blonde et une grande montre en argent. « La
pauvre dame », diront-ils, « la quinine ne lui a fait aucun effet. Ce raisin
mal lavé a transporté son âme au ciel. »
Et ma dernière demeure sera en mer, je partirai cousue dans une belle
housse blanche et balancée par-dessus bord… à midi… dans la fournaise
de l’été… et dans un océan bleu comme… les yeux de mon premier
amour !
Eunice : Ça doit être eux.
Blanche : Qu’est-ce que c’est ?
Eunice : Excusez-moi pendant que je vais voir qui est à la porte.
Stella : Oui.
Blanche : Je me demande si c’est pour moi.
Eunice : Quelqu’un demande Blanche.

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Blanche : C’est pour moi, alors ! C’est l’homme que j’attendais ?


Eunice : Je crois que oui, Blanche.
Blanche : Je ne suis pas tout à fait prête.
Stella : Demande-lui d’attendre dehors.
Blanche : Je…
Stella : Tout est dans la malle ?
Blanche : Mon nécessaire de toilette en argent pas encore.
Stella : Ah !
Eunice : Ils attendent devant la maison.
Blanche : Ils ! Qui ça « ils » ?
Eunice : Il y a une dame avec lui.
Blanche : Je ne vois pas du tout qui cette « dame » pourrait être ! Comment
est-elle habillée ?
Eunice : Oh, heu – quelque chose – de coupe classique.
Blanche : Ne me dites pas que c’est –
Stella : On y va, Blanche ?
Blanche : On doit passer par cette pièce?
Stella : Je vais venir avec toi.
Blanche : J’ai l’air comment?
Stella : Ravissante.
Eunice : Ravissante.
Blanche : Inutile de vous lever. Je ne fais que passer.
Le médecin : Comment allez-vous ?
Blanche : Vous n’êtes pas le monsieur que j’attendais. Cet homme n’est pas
Bébé.
Stanley : Vous avez oublié quelque chose ?

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Blanche : Oui ! Oui, j’ai oublié quelque chose !


Stanley (à voix basse) : Docteur, vous feriez mieux d’entrer.
Le médecin (à voix basse, faisant signe à l’infirmière) : Infirmière, emmenez-la
dehors.
(L’infirmière s’avance d’un côté, Stanley de l’autre. Dénuée de toutes les
douceurs de la féminité, l’infirmière est une présence particulièrement sinistre
dans son uniforme sévère. Sa voix est aussi stridente et impersonnelle qu’une
alarme incendie.)
L’infirmière : Bonjour, Blanche.
(Ce « bonjour » est repris en écho par d’autres voix mystérieuses derrière les
murs, comme répercuté dans un canyon.)
Stanley : Elle dit qu’elle a oublié quelque chose.
(L’écho se répercute en murmures menaçants.)
L’infirmière : Pas de problème.
Stanley : Qu’est-ce que vous avez oublié, Blanche ?
Blanche : Je – je –
L’infirmière : Ce n’est pas grave. On pourra récupérer ça plus tard.
Stanley : D’accord. On vous enverra ça avec la malle.
Blanche (battant en retraite, paniquée) : Je ne vous connais pas – je ne vous
connais pas. Je veux – qu’on me laisse tranquille – pitié !
L’infirmière : Allons, Blanche !
Les échos (s’estompant) : Allons, Blanche – allons, Blanche… allons, Blanche
!
Stanley : Tout ce que vous avez laissé, c’est du talc renversé et de vieux
flacons de parfum vides… sauf si c’est la lanterne en papier que vous
voulez emporter. Vous voulez la lanterne ?
(Il se dirige vers la coiffeuse et attrape la lanterne en papier, qu’il arrache de
l’ampoule électrique, et lui tend. Elle pousse un cri comme si la lanterne était
elle-même. L’infirmière se dirige résolument vers elle. Elle hurle et essaye
d’échapper à l’infirmière. Tous les hommes se lèvent d’un bond. Stella se
précipite sur le porche, avec Eunice qui la suit pour la réconforter. En même

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temps, on entend un brouhaha de voix des hommes dans la cuisine. Stella se


précipite dans les bras d’Eunice sur le porche.)
Stella : Oh, mon Dieu, Eunice aide-moi ! Ne les laisse pas lui faire ça, ne les
laisse pas lui faire du mal ! Oh, mon Dieu, oh, je vous en prie, mon Dieu,
ne lui faites pas mal ! Qu’est-ce qu’ils lui font? Qu’est-ce qu’ils lui font?
Eunice : Non, mon cœur, non, non, mon cœur. Reste ici. N’y retourne pas.
Reste avec moi et ne regarde pas.
Stella : Qu’est-ce que j’ai fait à ma sœur ? Oh, mon Dieu, qu’est-ce que j’ai
fait à ma sœur ?
Eunice : Tu as fait ce qu’il fallait, la seule chose que tu pouvais faire. Elle
ne pouvait pas rester ici ; elle n’avait nulle part d’autre où aller.
Stanley : Hé ! Hé ! Docteur ! Docteur, vous feriez mieux de venir !
Le médecin : Quelle tristesse, quelle tristesse. Je préfère toujours éviter ça.
Pablo : C’est mal, très mal.
Steve : C’est pas comme ça qu’il faut faire. Elle aurait dû être prévenue.
Pablo : Madre de Dios ! Cosa mala, muy, muy mala.
Mitch (furieux) : Putain ! C’est de ta faute tout ça, à force de tout vouloir
régenter –
Stanley : Arrête de pleurnicher !
Mitch : Je vais te tuer !
Stanley : Retenez-moi cette tafiole !
Steve (attrapant Mitch) : Arrête, Mitch.
Pablo : Ouais, ouais, on se calme !
(Mitch s’effondre à table, sanglotant.
Pendant les scènes précédentes, l’infirmière a pris le bras de Blanche pour
l’empêcher de s’échapper. Blanche se retourne comme une furie et griffe
l’infirmière. La femme hommasse lui bloque le bras. Blanche pousse un cri
guttural et tombe à genoux.)
L’infirmière : Il va falloir me couper ces ongles.
(Le médecin entre dans la pièce et elle le regarde.)

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La camisole, Docteur ?
Le médecin : Non, sauf si c’est nécessaire.
(Il enlève son chapeau et retrouve maintenant une dimension humaine. Sa voix
est douce et rassurante tandis qu’il se dirige vers Blanche et s’accroupit devant
elle. Quand il l’appelle par son nom, la terreur de Blanche diminue un peu.)
Le médecin : Mademoiselle DuBois.
(Elle tourne le visage vers lui et le fixe avec une supplication désespérée. Il
sourit ; puis il parle à l’infirmière.)
Ce ne sera pas nécessaire.
Blanche (faiblement) : Demandez-lui de me lâcher.
Le médecin (à l’infirmière) : Lâchez-la.
(L’infirmière la relâche. Blanche tend les mains vers le médecin. Il la relève
doucement, lui donne le bras et la guide à travers les rideaux.)
Blanche (s’agrippant à son bras) : Qui que vous soyez – j’ai toujours pu m’en
remettra à la bienveillance d’inconnus.
(Les joueurs de poker reculent tandis Blanche et le médecin traversent la cuisine
en direction de la porte d’entrée. Elle se laisse guider par lui comme si elle était
aveugle. Lorsqu’ils sortent sur le porche, Stella crie le nom de sa sœur depuis les
marches où elle s’est accroupie.
Blanche avance sans se retourner, suivie par le médecin et l’infirmière. Ils
tournent au coin de l’immeuble.
Eunice descend vers Stella et place l’enfant dans ses bras. Il est emmailloté dans
une couverture bleu pâle. Stella accepte l’enfant, en sanglotant. Eunice entre
dans la cuisine où les hommes, à l’exception de Stanley, retournent
silencieusement à leurs places autour de la table. Stanley est sorti sur le porche
et se tient au pied des marches en regardant Stella.)
Stanley (un peu hésitant) : Stella ?
(Elle s’abandonne totalement à ses larmes maintenant que sa sœur est partie.)
Stanley (voluptueusement, affectueusement) : Allons, mon amour. Allons,
mon amour. Allons, allons, mon amour.
(Il s’agenouille près d’elle et ses doigts trouvent les boutons de son corsage.)
Allons, allons, mon amour. Allons, mon amour…

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(Les sanglots éperdus et les murmures sensuels sont assourdis par la musique
du « Blue piano » et de la trompette qui vont crescendo.)
Steve : Y’a pas à dire, tout ça c’est vraiment un Stud à sept cartes.

FIN

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