Un TRAMWAY Nommé Désir
Un TRAMWAY Nommé Désir
11 NOVEMBRE 2019
Tennessee Williams
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SCÈNE UN
(Deux femmes, l’une blanche et l’autre noire, prennent l’air sur les marches de
l’immeuble. La femme blanche est Eunice, qui occupe l’appartement du premier;
la femme noire une voisine, car la Nouvelle-Orléans est une ville cosmopolite
où, du moins dans les vieux quartiers de la ville, la bonne entente et la cordialité
règnent entre les différentes races.
Dominant la musique du « Blue Piano », on peut entendre des voix dans la rue.
Stanley : Au bowling !
Stanley : D’ac.
(Il sort.)
Stella : Je me dépêche. Bonjour, Eunice. Comment ça va ?
Eunice : Pas mal. Dis à Steve de s’acheter un sandwich parce qu’ici, il y a
rien à manger.
(Elles rient toutes les trois. Stella sort.)
La Femme noire : T’as vu comme elle lui a pris son paquet ?
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La Femme noire : Je vais aller lui dire que vous êtes là.
Blanche : Merci.
La Femme noire : De rien.
(Elle sort.)
Eunice : Elle vous attendait ?
Blanche : Non. Non, pas ce soir.
Eunice : Hé bien, vous avez qu’à entrer faire comme chez vous le temps
qu’ils reviennent.
Blanche : Je ne vois pas trop – comment je pourrais ?
Eunice : On est les propriétaires, alors je peux vous ouvrir.
Eunice (sur la défensive, remarquant l’air dubitatif de Blanche) : C’est un peu
en désordre là, mais quand le ménage est fait, c’est vraiment bien.
Blanche : Ah oui ?
Eunice : Je trouve, oui. Alors comme ça, vous êtes la sœur de Stella ?
Blanche : Oui.
(Tentant de se débarrasser d’elle.)
Merci de m’avoir fait entrer.
Eunice : … Comme on dit en arabe : … ! Stella m’a parlé de vous.
Blanche : Ah oui ?
Eunice : Elle m’a dit que vous êtes professeur, je crois.
Blanche : Oui.
Eunice : Et vous venez du Mississippi, c’est ça ?
Blanche : Oui.
Eunice : Elle m’a montré une photo de votre maison familiale, la
plantation.
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(Pendant la pause, Blanche garde les yeux rivés sur Stella. Celle-ci sourit à
Blanche.)
Blanche (contemplant son verre, qui tremble dans sa main) : Tu es tout ce que
j’ai au monde, et tu n’es pas contente de me voir !
Stella (sincèrement) : Enfin, Blanche, tu sais bien que ce n’est pas vrai.
Blanche : Ah oui ? c’est vrai que tu n’as jamais été très bavarde, j’avais
oublié.
Stella : Tu ne m’as jamais tellement laissé l’occasion d’en placer une,
Blanche. Alors, tu vois, j’ai pris l’habitude de me taire en ta présence.
Blanche : Ah oui, les habitudes, les habitudes… Tu ne m’as pas demandé
comment j’avais pu m’échapper du lycée avant la fin du semestre.
Stella : Hé bien, je pensais que tu allais me le dire de toute façon – si tu en
avais envie.
Blanche : Tu croyais que j’avais été virée ?
Stella : Non, je – croyais que tu avais peut-être – démissionné –
Blanche : J’étais tellement épuisée par tout ce que j’ai traversé que mes –
nerfs ont lâché. (Éteignant nerveusement sa cigarette.) J’ai bien cru – que
j’allais perdre la tête ! Alors Monsieur Graves – Monsieur Graves est le
proviseur du lycée – a suggéré que je prenne un congé exceptionnel. Je ne
pouvais pas rentrer dans les détails dans mon télégramme – (Elle boit vite.)
Oh, ça donne un coup de fouet, ça descend tout seul !
Stella : Tu en veux un autre ?
Blanche : Non, je m’en tiens toujours à un.
Stella : Sûre ?
Blanche : Tu n’as pas dit un mot sur mon apparence.
Stella : Je te trouve très en beauté.
Blanche : N’exagérons rien, ma chérie ! Je suis une vraie ruine ! Mais toi –
tu as pris du poids, oui, tu es dodue comme une petite caille ! Et ça te va
bien !
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Stella : Quoi ?
Blanche : Bon alors, Stella – tu vas le prendre mal, je sais que tu vas
forcément le prendre mal – mais avant ça – garde à l’esprit que – tu es
partie ! Moi, je suis restée à me battre ! Tu es allée à la Nouvelle-Orléans
vivre ta vie. Moi, je suis restée à Belle Rêve et j’ai essayé de sauver les
meubles ! Je ne te fais aucun reproche, note, mais tout le fardeau m’est
retombé sur les épaules.
Stella : Le mieux que je pouvais faire c’était de me débrouiller par mes
propres moyens, Blanche.
(Blanche recommence à trembler avec intensité.)
Blanche : Je sais, je sais. Mais c’est toi qui as abandonné Belle Rêve, pas
moi ! Je suis restée à me battre, j’ai sué sang et eau, j’ai failli me tuer à la
tâche !
Stella : Arrête cette crise d’hystérie et dis-moi ce qui s’est passé ! Qu’est-ce
que tu veux dire « te tuer à la tâche » ? Quel genre de –
Blanche : Je le savais, Stella. Je savais que tu le prendrais mal !
Stella : Mais de – quoi – tu parles –? S’il te plaît !
Blanche (lentement) : Du fait qu’on a perdu – qu’on a perdu –
Stella : Belle Rêve ? On l’a perdu ? Non !
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avec des yeux effarés, à penser que je suis responsable du naufrage ! Moi,
responsable du naufrage ? Où étais-tu, toi ! Au lit avec ton – Polack !
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SCÈNE DEUX
Stanley : C’est quoi, tous ces flaflas ?
Stella : Oh, Stan ! (Elle bondit et l’embrasse, ce qu’il accepte avec une tranquillité
seigneuriale.) J’emmène Blanche dîner au restaurant et ensuite voir un film,
comme c’est ta soirée poker.
Stanley : Et mon dîner à moi, hein ? Je vais pas dîner au restaurant !
Stella : Y a une assiette de viande froide au frigo. Je t’ai préparé une
assiette de viande froide.
Stanley : T’appelles ça dîner !
Stella : Je vais essayer d’éloigner Blanche de la maison jusqu’à ce que la
partie se termine parce qu’avec elle, on ne sait jamais à quoi s’attendre.
Alors après on va aller traîner dans le Vieux Carré français et ça serait
gentil de me donner un peu d’argent.
Stanley : Où elle est ?
Stella : Elle prend un bain chaud pour se calmer les nerfs. Elle est
complètement chamboulée.
Stanley : Par quoi ?
Stella : Elle a vécu un enfer.
Stanley : Ouais ?
Stella : Stan, nous avons – perdu Belle Rêve !
Stanley : Votre maison domaine à la campagne ?
Stella : Oui.
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Stanley : Comment ?
Stella (confusément) : Oh, il a fallu s’en – débarrasser ou je sais pas trop, j’ai
pas bien compris.
(Un temps pendant que Stanley réfléchit et que Stella enfile sa robe.)
Quand elle entrera, essaie de lui faire un petit compliment. Et, oh ! Ne
parle pas du bébé. Je ne lui ai encore rien dit, j’attends qu’elle ait un peu
récupéré.
Stanley (d’un ton malveillant) : Allons bon !
Stella : Essaye de la comprendre et sois gentil avec elle, Stan.
Blanche : «From the land of the sky blue water,
They brought a captive maid ! »1
Stella : Elle ne s’attendait pas à nous trouver dans un logement aussi petit.
Tu vois, j’ai essayé d’un peu enjoliver les choses dans mes lettres.
Stanley : Alors ?
Stella : Et dis-lui qu’elle a une belle robe et qu’elle a l’air superbe. C’est
important pour Blanche. Sa petite faiblesse !
Stanley : D’accord, d’accord. Mais j’aimerais bien revenir sur cette histoire
de maison domaine, y a un truc que je pige pas. Ça a été vendu ou quoi ?
Stella : Oh – ! Oui –
Stanley : Qu’est-ce que t’en penses ? Ça serait bien d’y voir un peu plus
clair, non ?
Stella : Il vaut mieux éviter le sujet avant qu’elle soit calmée.
Stanley : Alors c’est ça l’idée, hein ? C’est pas le moment d’embêter la
Marie-Chochotte avec de vulgaires histoires d’argent !
Stella : Tu as vu dans quel état elle était la nuit dernière.
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Célèbre chanson populaire (1909) inspirée d’une chanson d’amour des Indiens
Dakota.
« Du pays des eaux claires / ils ramenèrent une jeune prisonnière »
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Stanley : Ah ouais, j’ai vu dans quel état elle était. Maintenant jetons un
coup d’œil à l’acte de vente.
Stella : Je n’en ai pas vu.
Stanley : Elle ne t’a pas montré de papiers ou d’acte de vente ou rien de
tout ça, hein ?
Stella : Apparemment ça n’a pas été vendu.
Stanley : Bon sang, ça a été quoi alors, donné ? Aux bonnes oeuvres ?
Stella : Chhhut ! Elle va t’entendre.
Stanley : Je m’en fous si elle m’entend. Je veux voir les papiers !
Stella : Je n’ai pas vu de papiers, elle ne m’a pas montré le moindre papier,
je me fiche des papiers.
Stanley : ça te rappelle quelque chose, la communauté de biens ? Dis-moi,
t’as entendu parler du code Napoléon ?
Stella : Quoi, la communauté de biens ? Non, Stanley, je n’ai pas entendu
parler du code Napoléon, et si c’était le cas, je ne vois pas ce que –
Stanley : Laisse-moi éclairer ta lanterne, ma p’tite fille.
Stella : Oui ?
Stanley : Dans l’état de Louisiane, on a le code Napoléon. La communauté
de biens, ça signifie que ce qui appartient à la femme appartient au mari et
vice-versa. Par exemple, si j’étais propriétaire d’un truc, ou que toi, tu étais
propriétaire d’un truc –
Stella : Tu m’embrouilles la tête !
Stanley : D’accord, je vais attendre qu’elle ait fini de macérer dans son bain
et puis je vais lui demander si elle a entendu parler de la communauté de
biens. parce que j’ai comme l’impression que tu t’es fait avoir, bébé, et
quand tu te fais avoir, d’après le code Napoléon moi aussi je me fais avoir.
Et j’aime pas me faire avoir, tu vois.
Stella : Il y aura tout le temps de lui poser des questions plus tard, mais si
tu le fais maintenant elle va encore s’effondrer. Je ne comprends pas ce qui
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est arrivé à Belle Rêve, mais c’est délirant d’insinuer que ma sœur ou moi
ou n’importe qui de notre famille ait pu léser quiconque.
Stanley : Alors où est passé le fric si vous l’avez vendu ?
Stella : On l’a pas vendu – on l’a perdu, je te dis, perdu !
(Il fonce dans la chambre à coucher, et elle le suit.)
Stanley !
(Il ouvre vivement la malle posée au milieu de la pièce et en extirpe une brassée
de robes.)
Stanley : Vise-moi un peu tous ces trucs ! Tu crois qu’elle se les est achetés
avec son salaire de professeur ?
Stella : Chut !
Stanley : Regarde-moi ces plumes et ces fourrures qu’elle a apportées ici
pour se pavaner ! Et ça, c’est quoi ? Une robe en or massif, non mais quoi !
Et là ! Et c’est quoi là, hein ? Du renard ! (Il souffle dessus.) Du vrai renard, et
pas qu’un peu, dis ! Y sont où, tes renards, Stella ? Du renard blanc en plus,
du renard argenté, non mais elle s’emmerde pas ! Y sont où, tes renards
blancs à toi ?
Stella : Ce sont des fourrures d’été bon marché que Blanche a depuis
longtemps.
Stanley : J’ai une connaissance qui fait dans ce genre de marchandise. Je
vais le faire venir ici pour l’évaluer. Je suis prêt à te parier qu’il y a des
milliers de dollars investis dans cette came là-!
Stella : Arrête de dire n’importe quoi, Stanley !
(Il balance les fourrures sur le lit pliant. Puis il ouvre brutalement un petit
tiroir dans la malle et en extirpe une pleine poignée de bijoux fantaisie.)
Stanley : Et qu’est-ce qu’on a là ? La malle au trésor d’un pirate !
Stella : Oh, Stanley !
Stanley : Des perles ! Des perles, en veux-tu en voilà ! C’est quoi ta sœur,
une plongeuse sous-marine qui remonte des trésors engloutis ? Ou la
championne des perceuses de coffre-fort de tous les temps ! Et des
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bracelets en or massif, tiens voir ! Y sont où sont tes perles et tes bracelets
en or ?
Stella : Chhhut ! Tais-toi, Stanley !
Stanley : Et des diamants ! Une couronne digne d’une impératrice !
Stella : Une tiare en strass qu’elle portait à un bal costumé.
Stanley : C’est quoi, le strass ?
Stella : De la verroterie améliorée.
Stanley : Tu te fiches de moi ? Je connais un gars qui travaille dans une
bijouterie. Je vais le faire venir pour qu’il expertise tout ça. La voilà, ta
maison plantation, ou ce qu’il en reste, te fais pas d’illusions !
Stella : Ce que tu peux être bête et teigneux des fois ! Maintenant ferme
cette malle avant qu’elle ne sorte de la salle de bain !
Stanley : Les Kowalski et les DuBois voient pas les choses de la même
façon.
Stella : Ça oui, c’est le moins qu’on puisse dire ! – Je vais dehors.
Tu sors avec moi pendant que Blanche s’habille.
Stanley : Depuis quand tu me donnes des ordres ?
Stella : T’as l’intention de rester ici à l’insulter ?
Stanley : Et comment que j’ai l’intention de rester ici.
(Stella sort. Blanche sort de la salle de bain.)
Blanche (d’un ton dégagé) : Bonjour, Stanley ! Me voilà, toute fraîche et
parfumée après mon bain, et j’ai l’impression de revivre !
(Il allume une cigarette.)
Stanley : Tant mieux.
Blanche (tirant les rideaux.) : Excusez-moi pendant que j’enfile ma jolie robe
neuve !
Stanley : Je vous en prie, Blanche, faites comme chez vous, faut pas vous
gêner.
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Blanche : Oui – oui – cartes sur table… la vie est trop pleine de faux-
fuyants et d’ambiguïtés, selon moi. En tout cas, je n’ai jamais apprécié les
gens sans caractère. C’est pour ça que, quand vous êtes entré ici hier soir, je
me suis dit : « Ma sœur a épousé un homme… ! » Bien sûr, j’aurais été bien
incapable d’en dire plus.
Stanley (explosant) : Bon, on arrête le blabla ?
Blanche : Houuuuu !
Stella : Stanley ! Tu viens ici et tu laisses Blanche finir de s’habiller !
Blanche : J’ai fini de m’habiller, mon cœur.
Stella : D’accord, viens dehors, alors.
Stanley : Ta sœur et moi on a une petite conversation.
Blanche : Chérie, sois gentille. Cours à l’épicerie me chercher un Coca-cola
citron avec beaucoup de glace pilée ! – Tu veux bien faire ça pour moi,
mon trésor ?
Stella : Oui.
Blanche : La pauvre petite chose était là dehors à nous écouter, et j’ai
l’intuition qu’elle ne vous comprend pas aussi bien que moi… Très bien,
alors, Monsieur Kowalski, parlons sans détour. Je suis prête à répondre à
toutes les questions. Je n’ai rien à cacher. De quoi s’agit-il ?
Stanley : Quand on est mariés, il y a un truc qui s’appelle la communauté
de biens, selon lequel tout ce qui appartient à ma femme m’appartient
aussi… et vice versa.
Blanche : Houlà, mais vous êtes impressionnant, on croirait un notaire !
(Elle se vaporise de parfum ; puis s’amuse à le vaporiser aussi. Il attrape le
vaporisateur et le plaque sur la commode. Elle rejette la tête en arrière et rit.)
Stanley : Si je ne savais pas que vous êtes la sœur de ma femme, je me
ferais des idées à votre sujet !
Blanche : Comme quoi !
Stanley : Ne faites pas l’idiote. Vous savez quoi ! – Où sont les papiers ?
Blanche : Quels papiers ?
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Blanche : Ce sont des lettres d’amour, jaunies avec le temps, toutes d’un
même et unique jeune homme.
(Il les lui arrache des mains. Elle explose de fureur.)
Rendez-les moi !
Stanley : Je vais devoir les regarder d’abord !
Blanche : Le contact de vos mains les souille !
Stanley : Arrêtez les frais.
(Blanche les lui arrache des mains, et elles s’éparpillent par terre.)
Blanche : Maintenant que vous les avez touchées, je vais les brûler !
Stanley : C’est quoi, ces trucs ?
Blanche (les récupérant par terre) : Des poèmes qu’un jeune homme mort a
écrits. Je l’ai blessé comme vous aimeriez me blesser, mais vous n’y
parviendrez pas ! Je ne suis plus jeune et vulnérable. Mais mon jeune mari
l’était et je – laissons tomber ! Rendez-les moi, c’est tout !
Stanley : Ça veut dire quoi, vous aller devoir les brûler ?
Blanche : Désolée, je me suis laissée emporter. On a tous des choses –
intimes – auxquelles on ne supporte pas que les autres touchent –
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(Elle met ses lunettes et inspecte méthodiquement une épaisse liasse de papiers.)
Ambleur & Ambleur. Hmmmmm… Crab & Fils… Encore Ambleur &
Ambleur.
Stanley : C’est quoi, Ambleur & Ambleur ?
Blanche : Un cabinet de crédit hypothécaire.
Stanley : Alors ça a été hypothéqué, c’est ça ?
Blanche : Peut-être bien, oui.
Stanley : Laissez tomber les « peut-être bien » ! C’est quoi, tous ces autres
papiers ?
(Elle lui tend toute la boîte. Il va la poser sur la table et commence à examiner
les papiers.)
Blanche : Il y a des milliers de papiers, remontant à des centaines d’années,
concernant Belle Rêve, pour toutes les fois où, petit à petit, nos grands-
pères, pères, oncles et frères bradaient un bout du domaine pour assouvir
leurs soif effrénée de fornications – pour dire les choses crûment !
(Elle ôte ses lunettes avec un rire épuisé.)
Oui, c’est triste à dire, mais leurs galipettes nous ont coûté notre
plantation, jusqu’à ce que finalement il ne nous reste plus – et Stella n’a
qu’à vérifier ! – que la maison proprement dite et à peu près 8.000
hectares de terrain, incluant un cimetière, où maintenant tout ce beau
monde – sauf Stella et moi – a élu domicile.
Ils sont tous là, tous les papiers ! Je vous les lègue solennellement ! Prenez-
les, lisez-les tout votre content… apprenez-les par cœur, même ! Je trouve
merveilleusement ironique que Belle Rêve se réduise finalement à ce tas de
vieux papiers dans vos grandes mains laborieuses – ! Je me demande si
Stella est revenue avec mon coca-citron –
Stanley : J’ai un copain juriste qui va les examiner.
Blanche : Offrez-lui une boîte d’aspirine pour tenir le choc.
Stanley : Vous voyez, d’après le code Napoléon… un homme doit se
soucier des affaires de sa femme – surtout maintenant qu’elle va avoir un
enfant.
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(Blanche ouvre les yeux. La musique du « Blue piano » se fait plus présente.)
Blanche : Stella ? Stella va avoir un enfant ? (Rêveusement.) Je ne savais pas
qu’elle allait avoir un enfant !
(Stella apparaît au coin avec un sac de l’épicerie. Blanche va à la rencontre de
Stella sur le trottoir.)
Blanche : Stella, Stella mon étoile ! Comme c’est merveilleux d’attendre un
enfant ! C’est arrangé. Tout va bien.
(Elle serre sa sœur dans ses bras. Stella se laisse faire avec un sanglot convulsif.
Blanche parle doucement.)
Blanche : Tout va bien ; on a tout mis à plat. J’ai un peu la tremblote, mais
je crois m’être pas trop mal débrouillée, j’ai ri et j’ai pris ça à la blague. Je
l’ai traité de petit garçon et je l’ai taquiné, et je lui ai fait du gringue. Oui,
j’ai fait du gringue à ton mari, Stella !
Voilà la fine équipe qui arrive pour la partie de poker.
Stella : Ça me peine qu’il se soit comporté comme ça.
Blanche : Oh, il n’a pas l’air du genre à faire des baise-mains, mais ce n’est
peut-être pas plus mal de mêler notre sang à ce genre d’homme
maintenant que nous avons perdu Belle Rêve et que nous devons continuer
sans Belle Rêve pour nous protéger… Comme le ciel est joli. Je devrais y
monter dans une fusée destinée à ne jamais redescendre.
(On entend un vendeur de tamales vanter sa marchandise.)
Le vendeur de tamales : Tout beaux, touts chauds, mes tamales !
(Blanche pousse un cri de frayeur.)
SCÈNE TROIS
LA SOIRÉE DE POKER.
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Stanley : Mitch !
Mitch : Sans moi, je parle avec Miss -
Blanche : DuBois.
Mitch : Mademoiselle DuBois ?
Blanche : Blanche DuBois. Nom et prénom français.
Mitch : Vous êtes française ?
Blanche : D’origine française. Nos premiers ancêtres Américains étaient
des Huguenots français.
Mitch : Vous êtes la sœur de Stella, n’est-ce pas ?
Blanche : Oui, Stella est ma petite sœur chérie. Je dis petite sœur même si
elle est l’aînée. Enfin, pas de beaucoup. Même pas d’un an. Vous voulez
bien faire quelque chose pour moi ?
Mitch : Volontiers. Quoi ?
Blanche : J’ai acheté cette adorable petite lanterne en papier colorée dans
un magasin Chinois à Bourbon Street. Installez-la sur l’ampoule électrique !
Vous voulez bien, s’il vous plaît ?
Mitch : Avec plaisir.
Blanche : Je déteste les ampoules nues, au moins autant que les remarques
déplacées ou les comportements vulgaires.
Mitch (installant la lanterne) : J’imagine que vous devez nous prendre pour
une bande d’ours mal léchés.
Blanche : Je sais très bien m’adapter… aux circonstances.
Mitch : Hé bien, c’est une bonne chose. Vous êtes venue rendre visite à
Stanley et Stella ?
Blanche : Stella n’est pas au mieux de sa forme ces derniers temps, et je
suis venue l’aider un moment. Elle est assez à plat.
Mitch : Vous n’êtes pas… ?
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Stanley se rue sur le petit poste de radio blanc et la vire de la table. Avec un
juron, il balance le poste par la fenêtre.)
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Stanley : Stella !
(Il y a une pause.)
Mon bébé m’a quitté !
(Il éclate en sanglots. Puis il se dirige vers le téléphone et compose un numéro,
toujours secoué de sanglots.)
Eunice ? Je veux parler à mon bébé.
(Il attend un moment ; puis il raccroche et refait le numéro.)
Eunice ! J’arrêterai pas d’appeler tant que j’aurai pas parlé à mon bébé !
(Bref intermède de « Blue piano ».)
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(Finalement, Stanley sort sur le porche en titubant, à moitié dévêtu, descend les
marches et se plante sur le trottoir devant l’immeuble. Là, il rejette la tête en
arrière comme un chien qui hurle à la mort.)
Stella ! Stella, mon trésor ! Stella !
Stanley : Stellahhhhh !
Eunice (beuglant depuis la porte de son appartement du premier) : Arrête de
hurler comme ça et retourne dans ton lit !
Stanley : Je veux que mon bébé descende. Stella, Stella !
Eunice : Elle descendra pas alors tu dégages ! Ou j’appelle les flics !
Stanley : Stella !
Eunice : Tu peux pas tabasser une femme pour la rappeler la minute
d’après ! Elle viendra pas ! Et elle attend un enfant… ! Pauvre type !
Espèce de cinglé de Polack ! J’espère qu’ils vont te coffrer et t’envoyer la
lance à incendie en pleine figure, comme la dernière fois !
Stanley (humblement) : Eunice, je veux que mon bébé descende me
retrouver !
Eunice : La ferme !
(Elle claque la porte.)
Stanley (avec une violence à déchirer les cieux) : STELLLAHHHHH !
(Gémissements sourds de la clarinette. La porte du premier s’ouvre à nouveau.
Stella descend furtivement les escaliers branlants, en peignoir. Ses yeux sont
luisants de larmes et ses cheveux défaits pendent autour de sa gorge et de ses
épaules. Ils s’observent. Puis ils se rejoignent avec d’âpres gémissements
animaux. Il tombe à genoux sur les marches et presse son visage contre le ventre
de sa femme, légèrement incurvé par la maternité. Les yeux de celle-ci
deviennent éperdus de tendresse tandis qu’elle lui attrape la tête et le remet
debout. Il pousse la porte moustiquaire, soulève Stella dans ses bras et l’emporte
dans l’appartement obscur.)
Blanche : Où est ma petite sœur ? Stella ? Stella ?
(La musique s’arrête.)
Mitch : Blanche ?
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Blanche : Oh !
Mitch : Des nouvelles du front ?
Blanche : Elle a dévalé les escaliers et elle est retournée là-dedans avec lui.
Mitch : C’était à prévoir.
Blanche : Je suis terrorisée !
Mitch : Bof ! Ne vous en faites pas. Ils sont dingues l’un de l’autre.
Blanche : Je ne suis pas habituée à de telles…
Mitch : Nan, c’est malheureux que ça ait dû se passer juste après votre
arrivée. Mais ne prenez pas ça au tragique.
Blanche : La violence ! C’est tellement…
Mitch : Vous voulez fumer une cigarette avec moi ? Asseyez-vous sur les
marches pour fumer une cigarette avec moi.
Blanche : Je ne suis pas habillée comme il faut.
Mitch : On s’en fiche dans ce Quartier.
Blanche : Quel joli étui en argent.
Mitch : Je vous ai montré l’inscription, non ?
Blanche : Oui.
Il y a tellement… tellement de confusion dans le monde…
Merci d’être si gentil ! J’ai besoin de gentillesse maintenant.
SCÈNE QUATRE
(La porte d’entrée est légèrement entrebâillée sur un ciel d’été éclatant. Blanche
apparaît dans l’encadrement de cette porte. Elle n’a pas fermé l’oeil de la nuit et
son état n’a rien à voir avec celui de Stella. Elle presse nerveusement ses poings
contre ses lèvres tout en regardant à travers la porte, avant d’entrer.)
Blanche : Stella ?
Stella : Hmm ?
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(Blanche pousse un cri plaintif et court dans la chambre à coucher, se jetant aux
pieds de Stella dans un débordement de tendresse hystérique.)
Blanche : Mon bébé à moi, mon petit ange !
Stella (dans un mouvement de recul) : Blanche, qu’est-ce qui te prend ?
Blanche : Il est sorti ?
Stella : Stan ? Oui.
Blanche : Il va revenir ?
Stella : Il est allé faire graisser la voiture. Pourquoi ?
Blanche : Mais enfin ! J’ai failli avoir une crise de nerfs, Stella ! Quand je
me suis rendu compte que tu avais été assez folle pour redescendre ici
après ce qu’il t’a fait… J’ai voulu courir à ta poursuite !
Stella : Je suis contente que tu ne l’aies pas fait.
Blanche : À quoi est-ce que tu pensais ? Réponds-moi ! À quoi ? À quoi ?
Stella : S’il te plaît, Blanche ! Assieds-toi et arrête de crier.
Blanche : Très bien, Stella. Maintenant, je vais répéter la question
posément. Comment as-tu pu revenir ici la nuit dernière ? Malheureuse, tu
ne vas pas me dire que tu as couché avec lui !
Stella : Blanche, j’avais oublié que as les nerfs à fleur de peau. Tu fais
vraiment des histoires pour rien.
Blanche : Pour rien ?
Stella : Oui, Blanche, pour rien. Je sais l’effet que ça a dû te faire et je suis
affreusement désolée que tu aies été le témoin de ça, mais il n’y a pas de
quoi en faire une maladie. D’abord, quand les hommes boivent et jouent au
poker tout peut arriver. Ça fait toujours des étincelles. Il ne savait pas ce
qu’il faisait… Il était doux comme un agneau quand il est revenu et il était
vraiment très, très penaud.
Blanche : Et ça… ça excuse tout ?
Stella : Non, rien n’excuse de se mettre dans une colère pareille, mais… ça
arrive parfois. Qu’est-ce que tu veux, Stanley a toujours eu la main leste.
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Tiens, pendant notre nuit de noces… dès qu’on est arrivés ici – il a attrapé
une de mes mules et s’en est pris aux ampoules.
Blanche : Il a… quoi ?
Stella : Il a cassé toutes les ampoules avec le talon de ma mule !
Blanche : Et tu – l’as laissé faire ? Tu ne t’es pas enfuie, tu n’as pas crié ?
Stella : Je trouvais ça – plutôt – amusant. Eunice et toi vous avez pris votre
petit-déjeuner ?
Blanche : Parce que tu crois que j’aurais pu avaler – quoi que ce soit ?
Stella : Il reste un peu de café sur le réchaud.
Blanche : Tu prends ça avec un tel flegme.
Stella : Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Il est allé faire réparer la
radio. Par chance, elle n’a pas atterri sur le trottoir alors il n’y a qu’un tube
à changer.
Blanche : Et tu restes là à sourire !
Stella : Que veux-tu que je fasse ?
Blanche : Te ressaisir et regarder la réalité en face.
Stella : C’est quoi, à ton avis, la réalité ?
Blanche : À mon avis ? Tu es mariée à un fou furieux !
Stella : Pas du tout !
Blanche : Si, ne va pas me dire le contraire, tu es dans une situation pire
que la mienne ! À part que tu prends ça beaucoup trop à la légère. Moi, je
vais faire quelque chose. Me reprendre en main et me construire une
nouvelle vie !
Stella : Ah oui ?
Blanche : Mais toi, tu as baissé les bras. Et c’est désolant, tu n’es pas vieille
! Tu peux t’en sortir.
Stella : Je ne vois pas de quoi tu veux que je me sorte.
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Blanche : Je suis tombée sur lui l’hiver dernier. Tu sais que je suis allée à
Milan pour les vacances de Noël ?
Stella : Non.
Blanche : Hé bien, si. C’était un pari sur l’avenir, ce voyage, j’espérais
rencontrer un millionnaire.
Stella : Et ça a été le cas ?
Blanche : Oui. Je suis tombée sur Bébé… je suis tombée sur lui via
Montenapoleone, la veille de Noël, vers le crépuscule… il entrait dans sa
voiture… une Maserati Cadillac décapotable ; qui devait bien être longue
comme un pâté de maison !
Stella : Pas pratique dans les embouteillages, j’imagine.
Blanche : Tu sais ce que c’est des puits de pétrole ?
Stella : Oui… comme tout le monde.
Blanche : Il en a, partout. Le Texas La terre lui déverse littéralement de l’or
dans les poches.
Stella : Allons bon.
Blanche : Tu sais comme je me fiche de l’argent. Pour moi, l’argent n’a
qu’une valeur utilitaire. Mais il pourrait faire ça, il pourrait certainement
faire ça pour nous !
Stella : Faire quoi, Blanche ?
Blanche : Heu – nous aider à ouvrir une – boutique !
Stella : Quel genre de boutique ?
Blanche : Oh, une – boutique de ce que tu veux ! Il pourrait le faire avec la
moitié de ce que sa femme claque aux courses.
Stella : Il est marié ?
Blanche : Chérie, est-ce que je serais ici si cet homme n’était pas marié ?
Comment je fais pour envoyer un télégramme ? - Opératrice ! Je voudrais
envoyer un télégramme !
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SCÈNE CINQ
(Blanche relit une lettre (un sms) qu’elle vient de terminer.)
Stella : Qu’est-ce qui te fait rire, chérie ?
Blanche : Moi, moi je me fais rire, les mensonges que je peux raconter ! Je
suis en train d’écrire à Bébé.
« Cher Gabriele. Je passe l’été à virevolter, à faire des sauts ici et là. Et qui
sait, peut-être que tout d’un coup l’envie me prendra de faire un petit tour
à Dallas Milan ! Qu’en dirais-tu ? Ha-ha !
« Un homme averti en vaut deux », comme on dit ! » Qu’est-ce que tu en
penses ?
Stella : Heu-heu…
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Stella : Tu vois bien que certains des amis de ta sœur sont restés en ville.
(Elles pouffent de rire toutes deux. Stanley surgit au coin de la rue.)
Stanley : Qu’est-ce qu’elle a, Eunice ?
Stella : Elle et Steve se sont bagarrés. Elle est allée à la police ?
Stanley : Nan. Boire un coup.
Stella : Voilà qui est beaucoup plus raisonnable !
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Aux quatre Lurons
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(Steve descend avec un bleu sur le front et passe la tête à travers la porte.)
Steve : Elle est là ?
Stanley : Nan, nan. Au Four Deuces.3
Steve : Ce repaire de poivrots !
Blanche : Je dois noter ça dans mon calepin, « ce repaire de poivrots ». Ha-
ha ! Je note sur un calepin des petites phrases et expressions pittoresques
que j’ai glanées ici.
Stanley : Vous allez rien glaner de très nouveau.
Blanche : Qu’est-ce que vous pariez ?
Stanley : J’dirais cinq cents.
Blanche : C’est une grosse mise.
(Il ouvre puis referme brutalement le tiroir du bureau, et lance des chaussures
dans un coin. À chaque bruit, Blanche se crispe légèrement. Finalement elle
parle.)
Vous êtes de quel signe ?
Stanley (tout en s’habillant) : Signe ?
Blanche : Quel signe astrologique ? Je parie que vous êtes Bélier. Les
béliers sont entreprenants et dynamiques. Ils adorent le bruit ! Ils adorent
malmener les objets ! Vous avez dû vous faire malmener souvent dans
l’armée et maintenant que vous en êtes sorti, vous vous vengez en vous
acharnant contre de malheureux objets !
(Stella furetait dans un placard pendant cette scène. Maintenant elle sort la tête
du placard.)
Stella : Stanley est né just cinq minutes après Noël.
Blanche : Capricorne - la Chèvre !
Stanley : Et vous, c’est quoi votre signe ?
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Aux Quatre Lurons
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(Stella verse le coca dans le verre. La mousse déborde. Blanche pousse un cri
perçant.)
Stella (choquée par le cri) : Oh, tu m’as fait peur !
Blanche : Pile sur ma jolie jupe blanche !
Stella : Oh… Prends mon mouchoir. Tapote doucement.
Blanche : Je sais – doucement – doucement…
Stella : Ça a fait une tache ?
Blanche : Pas du tout. Ha-ha ! Quelle veine, hein ?
(Elle s’assied tremblante, prenant un verre bienvenu.)
Stella : Qu’est-ce qui t’a pris de crier comme ça ?
Blanche : Je ne sais pas ce qui m’a pris ! (Continuant nerveusement.) Mitch –
Mitch vient à sept heures. Je crois que j’ai juste un peu le trac par rapport à
notre histoire. (Elle commence à parler rapidement et sans reprendre son souffle.)
Je ne lui ai permis qu’un petit baiser pour dire bonne nuit, et pas plus. Je
veux qu’il me respecte. Et les hommes n’accordent aucune valeur à ce
qu’ils obtiennent trop facilement. Mais d’un autre côté, ils se lassent vite.
Surtout quand la femme a dépassé – la trentaine. Ils pensent qu’une femme
de plus de trente ans devrait être trop contente de – le terme vulgaire est –
« passer à la casserole… » Et moi je – ne veux pas « passer à la casserole. »
Bien sûr il – il ne connaît pas – Je ne lui ai pas dit – mon âge véritable !
Stella : Pourquoi est-ce que tu t’en fais pour ton âge ?
Blanche : À cause des claques que mon amour-propre a reçues. Ce que je
veux dire c’est que – il me prend pour une sorte de… prix de vertu, tu sais !
(Elle s’esclaffe.) Je veux qu’il en soit suffisamment convaincu pour –
s’intéresser à moi…
Stella : Et toi, tu veux ? Et toi, Blanche, tu t’intéresses à lui ?
Blanche : Je veux souffler ! Je veux respirer sereinement à nouveau ! Oui…
Je m’intéresse à Mitch… beaucoup ! Réfléchis ! Si ça marche, je pourrai
partir d’ici et n’être un problème pour personne…
Stanley (braillant) : Hé, Steve ! Hé, Eunice ! Hé, Stella !
(On entend la trompette et les percussions en provenance du bar du coin.)
Stella : Ça va marcher !
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Blanche : Tu crois ?
Stella : Mais oui. Ça va marcher, mon cœur, ça va marcher… Mais arrête
de boire !
(Blanche se renfonce légèrement dans son fauteuil – avec son verre. Eunice
hurle de rire et dévale les marches, suivie de Steve qui pousse des cris de chèvre
et lui cavale après, pour finir par disparaître au coin de la rue. Stanley et Stella
se prennent par le bras et les suivent, en riant.
La musique en provenance du Four Deuces prend des accents de blues.)
Blanche : Oh là là…
(Un jeune homme arrive de la direction opposée. La femme noire claque des
doigts quand il passe devant elle.)
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Le Jeune homme : Bien sûr. (Il sort un briquet.) Il marche pas toujours.
Blanche : Il a ses humeurs? (Il s’allume.) Ah ! – Merci. (Il tente encore de
partir.) Hé ! Heu… quelle heure est-il ?
Le Jeune homme : Sept heures moins le quart, madame.
Blanche : Si tard ? Et il ne fait pas encore nuit ! Cela montre bien – est-ce
que j’ai l’air ivre ? (Le jeune homme a un rire gêné.) J’espère bien que non,
parce que j’attends un visiteur d’une minute à l’autre –
Le Jeune homme : Bon, je…
Blanche : Je parie que vous êtes étudiant. Et vous travaillez après les cours
?
Le Jeune homme : C’est bien ça.
Blanche : Qu’est-ce que vous étudiez ?
Le Jeune homme : Je suis en prépa de Médecine.
Blanche : Vous voulez être médecin ! C’est quoi votre nom ?
Le Jeune homme : Romano.
Blanche : C’est tout ?
Le Jeune homme : Lucio Francesco Romano.
Blanche : Joli, joli, joli ! Pardonnez-moi. (Elle fait un geste affectueux.) Je ne
suis pas quelqu’un de conventionnel, et je me sens si – anxieuse
aujourd’hui… N’est-ce pas merveilleux, ces longues après-midis
pluvieuses de la Nouvelle-Orléans quand une heure n’est pas simplement
une heure… mais un petit fragment d’éternité qui vous tombe au creux des
mains… et dont ne sait pas trop quoi faire ? (Elle lui touche les épaules.)
Vous… heu… ne vous êtes pas trempé sous la pluie ?
Le Jeune homme: Non, m'dame. Je me suis abrité.
Blanche : Dans une épicerie ? Et vous avez pris un soda ?
Le Jeune homme : Heu… oui.
Blanche : Au chocolat ?
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SCÈNE SIX
(L’épuisement nerveux dont peuvent être victimes les personnalités
neurasthéniques comme Blanche transparaît dans sa voix et son comportement.
Mitch s’en sort mieux, mais il est d’humeur chagrine. Ils sont
vraisemblablement allés au parc d’attractions sur le Lac Pontchartrain, car
Mitch porte, la tête en bas, une statuette en plâtre de Mae West, le genre de prix
qu’on remporte dans des stands de tir et autres attractions foraines.)
Blanche (s’arrêtant au pied des marches, à bout de force) : Bon… (Rire
embarrassé de Mitch.) Bon…
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Mitch : J‘aime pas porter de gilet, surtout l’été, parce que je transpire
dedans.
Blanche : Oh.
Mitch : Et ça fait pas soigné sur moi. Un homme de mon gabarit doit faire
attention à ce qu’il porte s’il ne veut pas avoir trop l’air d’un hippopotame.
Blanche : Tu n’as pas l’air d’un hippopotame.
Mitch : Tu ne trouves pas ?
Blanche : Tu n’es pas un petit modèle. Tu as une charpente solide et tu fais
bien baraqué.
Mitch : Merci. A Noël dernier, on m’a offert un abonnement au Club
d’Athlétisme de la Nouvelle-Orléans.
Blanche : Oh, c’est bien.
Mitch : C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait fait de toute ma vie. Je fais
des haltères et de la natation et je me maintiens en forme. Quand j’ai
commencé là-bas, j’avais le ventre qui se relâchait mais maintenant il est
comme du béton. Il est devenu tellement dur qu’on peut me donner un
coup de poing dans le ventre sans que ça me fasse mal. Donne-moi un
coup de poing ! Vas-y ! Tu vois ?
Blanche : Félicitations.
Mitch : Devine combien je pèse, Blanche ?
Blanche : Oh, je dirais aux environs de… quatre-vingt kilos ?
Mitch : Tu es loin du compte.
Blanche : Moins ?
Mitch : Non. Plus.
Blanche : Hé bien, tu es grand et les kilos ne se voient pas forcément.
Mitch : Je pèse quatre-vingt-treize kilos et je mesure un mètre quatre-vingt-
cinq en chaussettes - sans mes chaussures. Et quatre-vingt-treize kilos, c’est
ce que je pèse en petite tenue.
Blanche : Oh, tu m’en diras tant ! C’est impressionnant.
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Mitch (gêné) : Mon poids n’est pas un sujet de conversation très intéressant.
(Il hésite pendant un moment.) Et toi ?
Blanche : Combien je pèse ?
Mitch : Oui.
Blanche : Devine !
Mitch : Laisse-moi te soulever.
Blanche : Un vrai Hercule, dis-moi ! Allez, soulève-moi.
(Il vient derrière elle, met ses mains sur sa taille et la soulève légèrement du sol.
Alors ?
Mitch : Tu es légère comme une plume.
Blanche : Ha-ha !
(Il la repose par terre mais garde les mains sur sa taille. Blanche joue les
effarouchées).
Tu peux enlever tes mains maintenant.
Mitch : Hein ?
Blanche (gaiement) : J’ai dit lâchez-moi, monsieur.
(Il l’embrasse et la pelote maladroitement. La voix de Blanche se fait doucement
réprobatrice.)
Allons, Mitch. Ce n’est pas parce que Stanley et Stella ne sont pas là qu’il
faut te conduire comme un polisson.
Mitch : Donne-moi une tape si je vais trop loin.
Blanche : Cela ne sera pas nécessaire. Tu es un vrai gentleman, l’un des très
rares qui restent dans ce monde. Je ne veux pas que tu me prennes pour
une Sainte-Nitouche ou un bas-bleu ou rien de tout ça. C’est juste que…
heu…
Mitch : Quoi ?
Blanche : C’est juste que je suis… attachée à quelques principes !
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(Elle roule des yeux, sachant qu’il ne peut pas voir son visage. Mitch va à la
porte d’entrée. Il y a un long silence entre eux. Blanche soupire et Mitch
toussote.)
Mitch (finalement) : Où sont Stanley et Stella ce soir ?
Blanche : Ils sont sortis avec Monsieur et Madame Hubbell du premier.
Mitch : Où sont-ils allés ?
Blanche : Je crois qu’ils voulaient aller à la séance de minuit au Loew's
State.
Mitch : On devrait tous sortir ensemble un soir
Blanche : Non. Ça ne serait pas une bonne idée.
Mitch : Pourquoi ça ?
Blanche : Tu es un vieil ami de Stanley ?
Mitch : On était ensemble à l’école au 241e.
Blanche : J’imagine qu’il te fait ses confidences ?
Mitch : Bien sûr.
Blanche : Il t’a parlé de moi ?
Mitch : Oh… pas tellement.
Blanche : À t’entendre, j’ai bien l’impression que si.
Mitch : Non, il n’a pas dit grand-chose.
Blanche : Mais encore ? Que penses-tu de son attitude à mon égard ?
Mitch : Pourquoi cette question ?
Blanche : Pour tout te dire…
Mitch : Ça ne colle pas entre vous ?
Blanche : À ton avis ?
Mitch : Je ne suis pas sûr qu’il te comprenne.
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Blanche : C’est le moins qu’on puisse dire. Si ce n’était pas pour Stella qui
attend un enfant, je serais incapable de supporter la situation ici.
Mitch : Il n’est pas… gentil avec toi ?
Blanche : Il est d’une grossièreté insupportable. Il passe son temps à me
rabaisser.
Mitch : De quelle manière, Blanche ?
Blanche : Oh, de toutes les manières possibles.
Mitch : Je suis surpris d’entendre ça.
Blanche : Vraiment ?
Mitch : Hé bien, je… ne vois pas comment quelqu’un pourrait être grossier
avec toi.
Blanche : C’est vraiment une situation invivable. Tu vois, il n’y a aucune
intimité ici. Il n’y a que ces rideaux entre les deux pièces. La nuit, il se
promène partout en sous-vêtements. Et je dois lui demander de fermer la
porte de la salle de bain. Ce genre de promiscuité n’est pas indispensable.
Tu te demandes sans doute pourquoi je ne m’en vais pas. Hé bien, je vais
être franche avec toi. Un salaire de professeur est tout juste suffisant pour
subvenir au quotidien. Je n’ai pas pu mettre un centime de côté l’année
dernière si bien que j’ai dû venir passer l’été ici. C’est pour ça que je suis
obligée de supporter le mari de ma sœur. Et qu’il est obligé me supporter,
de toute évidence bien malgré lui… Enfin, il a sûrement dû te dire à quel
point il me déteste !
Mitch : Je ne crois pas qu’il te déteste.
Blanche : Si, il me déteste. Pourquoi est-ce qu’il m’insulterait sinon ? La
première fois que j’ai posé les yeux sur lui, je me suis dit, cet homme veut
ma mort ! Cet homme va me détruire, à moins que…
Mitch : Blanche –
Blanche : Oui, très cher ?
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Blanche : J’ai aimé quelqu’un, moi aussi, et j’ai… perdu la personne que
j’aimais.
Mitch : Il est mort ?
(Elle se verse un autre verre.)
Un homme ?
Blanche : C’était un jeune homme, rien qu’un jeune homme, et moi une
très jeune fille. À l’âge de seize ans, j’ai fait la découverte – de l’amour.
D’un seul coup et beaucoup, beaucoup trop éperdument. C’était comme si
brusquement le monde m’apparaissait sous un jour nouveau, et qu’une
vive lumière illuminait ce qui jusqu’alors était resté dissimulé dans
l’ombre. Mais j’ai été vite détrompée. C’était une chimère. Il y avait
quelque chose de différent chez ce jeune homme, une sensibilité, une
douceur et une tendresse qui n’étaient pas comme celles d’un homme,
même s’il n’avait pas du tout l’air efféminé – n’empêche – il y avait
quelque chose… Il m’appelait à l’aide. Je ne mesurais pas à quel point. Je
ne me suis rendu compte de rien jusqu’à après notre mariage, après qu’on
se soit enfuis et puis qu’on soit revenus et tout ce que je savais c’est que je
lui avais fait défaut de quelque obscure façon et n’étais pas capable de lui
apporter l’aide dont il avait besoin sans pouvoir le formuler ! Il était dans
les sables mouvants, il s’agrippait à moi – mais je n’arrivais pas à le retenir,
je sombrais avec lui ! Je ne le savais pas. Je ne savais rien à part que je
l’aimais éperdument mais sans être en mesure de l’aider ou de m’aider
moi-même. Et puis un jour j’ai perdu mes œillères. De la pire des manières
possibles. En entrant brusquement dans une pièce que je croyais vide… qui
n’était pas vide, mais où deux se trouvaient personnes – le jeune homme
que j’avais épousé et un homme plus âgé qui était son ami depuis des
années…
(On entend approcher une locomotive dehors. Elle se bouche les oreilles et se
recroqueville. Les phares de la locomotive illuminent la pièce pendant qu’elle
passe dans un grondement de tonnerre.)
Après nous avons fait semblant de rien. Oui, nous avons pris la voiture
pour aller au Casino de Moon Lake tous les trois, très éméchés, et
n’arrêtant pas de rire en chemin.
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ENTRACTE
SCÈNE SEPT
Stanley : C’est pourquoi, tout ça ?
Stella : Chéri, c’est l’anniversaire de Blanche.
Stanley : Elle est là ?
Stella : Dans la salle de bain.
Stanley (imitant Blanche) : « À laver ses petites affaires » ?
Stella : Je suppose.
Stanley : Depuis combien de temps elle barbote ?
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(C’est qu’une lune de papier crépon / flottant sur une mer en carton /
Mais ça ne serait plus du chiqué / Si tu m‘aimais
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Sans ton amour / ce n’est qu’une pitrerie
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Sans ton amour / c’est un vieux crincrin /au fond d’un bastringue)
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ville ! Oui, tu savais qu’il y avait un camp militaire près de Laurel et que ta
sœur avait rien contre les troufions ?
Blanche : « It's only a paper moon.
Just as phony as it can be –
But it wouldn't be make-believe,
If you believed in me ! »
Stanley : Alors, c’est bien la peine de jouer les distinguées et les fines
bouches. Ce qui nous amène au mensonge Numéro Deux.
Stella : Je ne veux plus rien entendre !
Stanley : Elle ne retourne pas enseigner au lycée ! En fait je suis prêt à te
parier qu’elle n’a jamais envisagé de retourner à Laurel ! Elle n’a pas
démissionné momentanément du lycée à cause de ses nerfs ! Ô que non,
ma p’tite dame ! Ô que non. Ils l’ont virée de ce lycée avant la fin du
deuxième semestre… et j’ai le regret de t’annoncer la raison pour laquelle
cette mesure a été prise ! Un garçon de dix-sept ans… avec qui elle fricotait
!
Blanche : « It's a Barnum and Bailey world,
Just as phony as it can be – »
Stella : Cela me rend… malade !
Stanley : Le papa du garçon a eu vent de l’histoire et a contacté le
proviseur du lycée. Dis donc, oh, j’aurais bien aimé être dans ce bureau
quand la Princesse Blanche s’est fait convoquer ! J’aurais bien aimé la voir
s’emberlificoter dans ses explications ! Mais cette fois, ils l’avaient bien
épinglée et elle savait que c’était cuit pour elle ! Ils lui ont dit d’aller voir
ailleurs ce qui s’y passe. Oui, quasiment une interdiction de séjour qu’elle
s’est pris !
Blanche : Stella !
Stella : Oui, Blanche ?
Blanche : Passe-moi une autre serviette pour me sécher les cheveux. Je
viens de les laver.
Stella : Oui, Blanche.
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Blanche : Oui, bien sûr, très cher ! Pouvez-vous attendre une seconde
pendant que je me sèche ?
Stanley : Vu que ça fait une heure que j’attends, j’imagine qu’une seconde
devrait passer en un éclair.
Stella : Et elle a perdu son travail ? Mon Dieu, qu’est-ce qu’elle va faire !
Stanley : Je ne veux plus la voir ici après Mardi. T’as compris, hein ? Juste
pour être certain, je lui ai acheté le billet moi-même. Un billet de car !
Stella : Pour commencer, Blanche ne prendra jamais le car.
Stanley : Elle prendra le car que ça lui plaise ou non.
Stella : Non, elle ne voudra jamais, non, elle ne voudra jamais, Stanley !
Stanley : Elle part ! Point final. P.S. Elle part Mardi !
Stella (lentement) : Qu’est-ce qu'elle – va – faire ? Mon Dieu, qu’est-ce que
elle va bien – pouvoir faire !
Stanley : Son avenir est tout tracé.
Stella : Qu’est-ce que tu veux dire ?
Stanley : Hé, le canari ! La roucouleuse ! SORTEZ de ma SALLE DE BAIN !
J’en ai marre de me répéter !
Blanche : Oh, je me sens si bien après mon long bain chaud, je me sens si
bien et rafraîchie et – reposée !
Stella : C’est vrai, Blanche ?
Blanche : Oui, c’est vrai, si rafraîchie ! Un bon bain chaud et une boisson
fraîche me font toujours voir la vie du bon côté! Il s’est passé quelque
chose… ! Qu’est-ce qu’il y a ?
Stella (rapidement) : Non, non, rien, Blanche.
Blanche : Tu mens ! Il s’est passé quelque chose !
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SCÈNE HUIT
Blanche : Stanley, racontez-nous une blague, racontez-nous une histoire
drôle histoire de rire un peu. Je ne sais pas ce qui se passe, nous faisons
tous des têtes d’enterrement. C’est parce que je me suis fait poser un lapin
par mon prétendant ?
C’est la première fois depuis que je connais les hommes, et il ne faut pas
m’en conter sur la question, que je me fais poser un lapin ! Ha-ha ! Je ne
sais pas comment prendre ça… Racontez-nous une petite histoire drôle,
Stanley ! Quelque chose pour nous changer les idées.
Stanley : Je savais pas que vous appréciez mes histoires, Blanche.
Blanche : Je les apprécie quand elles sont amusantes, mais pas salaces.
Stanley : Je n’en connais pas d’assez raffinées pour votre goût.
Blanche : Alors, moi je vais en raconter une.
Stella : Oui, raconte-nous en une, Blanche. Tu connaissais des tas de
bonnes histoires.
Blanche : Attendez voir, là… Je vais chercher dans mon répertoire ! Oh.
Oui… J’adore les histoires de perroquet ! Est-ce que tout le monde aime les
histoires de perroquet ? Bon, c’est celle de la vieille fille et du perroquet.
Cette vieille fille avait un perroquet qui jurait à tout bout de champ et
connaissait des expressions plus vulgaires que Monsieur Kowalski !
Stanley : Hein.
Blanche : Et le seul moyen de faire taire ce perroquet était de remettre la
couverture sur sa cage pour qu’il s’imagine que c’était la nuit et se remette
à dormir. Bref, un matin la vieille fille venait juste d’enlever la couverture
du perroquet pour la journée… quand tout d’un coup elle voit le pasteur
arriver dans son allée ! Alors elle se dépêche de remettre la couverture sur
la cage du perroquet et elle invite le pasteur à entrer. Et le perroquet se
tient parfaitement tranquille, sage comme une image, mais juste au
moment où elle demande au pasteur combien de sucres il veut dans son
café… le perroquet rompt le silence avec un retentissant… (Elle siffle.) … et
sort : « Bon dieu de merde, qu’est-ce que la journée a été courte ! »
Blanche : Apparemment ça n’a pas amusé Monsieur Kowalski.
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Stanley : Voilà comment je vais débarrasser la table ! (Il lui attrape le bras.)
T’avise plus jamais de me reparler comme ça ! « Cochon – polack –
dégoûtant – vulgaire – pleins de gras !» J’en ai jusque là d’entendre ces
mots dans ta bouche et dans celle de ta sœur ! Jusque là ! Pour qui vous
vous prenez toutes les deux ? Pour des reines ? Vous savez ce qu’il disait,
Huey Long, notre gouverneur7… « Chaque homme est un Roi ! » Et moi, je
suis le roi ici, alors l’oubliez pas !
(Il fracasse une tasse et une soucoupe par terre.)
Voilà, j’ai débarrassé mon couvert ! Vous voulez que je débarrasse les
vôtres, hein ?
(Stella commence à pleurer faiblement. Stanley sort sur le porche et allume une
cigarette.)
Blanche : Qu’est-ce qui s’est passé pendant que je prenais mon bain ?
Qu’est-ce qu’il t’a raconté, Stella ?
Stella : Rien, rien, rien !
Blanche : Je crois qu’il t’a dit quelque chose à propos de Mitch et moi ! Tu
sais pourquoi Mitch n’est pas venu mais tu ne veux pas me le dire ! Je vais
lui téléphoner !
Stella : À ta place, je ne l’appellerais pas, Blanche.
Blanche : Si, je vais l’appeler au téléphone.
Stella : Je préfèrerais que tu ne le fasses pas.
Blanche : J’ai l’intention d’obtenir une explication !
(Elle se rue sur le téléphone.)
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Gouverneur de Louisiane parfois surnommé « le Mussolini de la Louisiane ».
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Blanche (elle explose) : J’ai dit trois fois que j’étais désolée.
Je prends des bains chauds pour mes nerfs. L’hydrothérapie, ça s’appelle.
Veinard de Polack, vous avez une santé de fer, bien sûr l’anxiété vous ne
connaissez pas !
Stanley : Je ne suis pas un Polack. Les gens originaires de Pologne sont des
Polonais, pas des Polacks. Mais moi, je suis né ici et j’en suis fier. je suis
cent pour cent Américain, citoyen du plus génial pays sur terre et fier de
l’être, alors ne me traitez jamais de Polack.
(Le téléphone sonne. Blanche se lève précipitamment.)
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SCÈNE NEUF
(Un peu plus tard ce même soir. On entend un air de polka rapide et fiévreux, la
Varsouviana. La musique est dans sa tête; elle boit pour y échapper et pour
faire face au désastre imminent qu’elle sent fondre sur elle, et elle semble
murmurer les paroles de la chanson. Un ventilateur électrique lui balaye le
visage. Mitch arrive au coin en vêtements de travail : chemise et pantalons en
jeans. Il n’est pas rasé. Il grimpe les marches jusqu’à la porte et sonne. Blanche
sursaute.)
Blanche : Qui est-ce, s’il vous plaît ?
Mitch : Moi. Mitch.
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Mitch : Pourquoi ?
Blanche : Quelque chose ne va pas ce soir, mais oublions. Je ne vais pas te
faire passer un interrogatoire. Je vais juste… (L’air de polka reprend.) faire
semblant de ne rien remarquer de différent chez toi ! Cette – musique
encore –
Mitch : Quelle musique ?
Blanche : La Varsouviana ! La musique L’air de polka qui jouait quand
Allan – Attends !
Ouf, le coup de revolver ! Ça s’arrête toujours après ça.
(La musique de polka s’arrête.)
Oui, maintenant ça s’est arrêté.
Mitch : Tu es bien dans ta tête ?
Blanche : Je vais voir ce que je peux trouver comme –
Oh, au fait, excuse ma tenue. Mais je ne t’espérais plus vraiment ! Tu avais
oublié notre invitation à dîner ?
Mitch : J’avais décidé de couper les ponts avec toi.
Blanche : Attends une minute. Je n’entends pas ce que tu dis et tu parles si
peu que quand ça t’arrive, je ne veux pas manquer une seule syllabe…
Qu’est-ce que je cherche là ? Oh, oui… quelque chose à boire ! On a passé
une tellement bonne soirée que je ne sais plus où j’ai la tête !
Voilà quelque chose. Du Southern Comfort8 ! Qu’est-ce que c’est, je me
demande ?
Mitch : Si tu ne sais pas, c’est que ça doit être à Stan.
Blanche : Enlève ton pied du lit. C’est un couvre-lit clair. Évidemment,
vous ne remarquez rien de tout ça, vous les hommes. J’ai apporté tellement
d’améliorations depuis que je suis ici.
Mitch : J’imagine.
Blanche : Tu l’as vue avant que j’arrive, n’est-ce pas ? Hé bien, regarde-la
maintenant ! Cette pièce est presque… raffinée ! Il faut qu’elle le reste. Je
me demande s’il faut rajouter quelque chose à ce breuvage ? Oh la la, c’est
8 liqueur de bourbon
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Blanche : Oui, une grosse araignée ! C’est là que j’attirais mes victimes.
(Elle se verse un autre verre.)
Oui, j’ai multiplié les aventures avec des hommes de passage. Après la
mort d’Allan – les aventures avec des hommes de passage, c’était tout ce
qui semblait pouvoir combler le vide dans mon cœur – Je crois que c’était
de la panique, tout simplement de la panique, qui me poussait de l’un à
l’autre, en quête de protection – un peu avec n’importe qui – même, pour
finir, avec un garçon de dix-sept ans – quelqu’un a écrit une lettre de
dénonciation au proviseur… « Cette femme est moralement inapte à
l’enseignement ! »
(Elle rejette la tête en arrière avec un rire convulsif, sanglotant. Puis elle répète
cette phrase, hoquète, et boit.)
Inapte ? Oui, pas impossible… inapte en un sens… en bien des sens…
Alors je suis venue ici. Il n’y avait nulle part d’autre où aller. J’avais brûlé
mes dernières cartouches. Tu comprends ce que ça veut dire, « brûler ses
dernières cartouches » ? Ma jeunesse était brusquement partie en vrille,
et… je t’ai rencontré. Tu as dit que tu avais besoin de quelqu’un. Hé bien,
j’avais besoin de quelqu’un, moi aussi. J’ai remercié le ciel pour ton
existence, parce que tu avais l’air bienveillant… une anfractuosité dans la
roche du monde où je pouvais me réfugier ! Tu sais, les pauvres
n’attendent pas grand-chose du paradis, juste un peu de paix… Mais
j’imagine que c’était trop demander, trop espérer… trop ! Kiefaber, Stanley
et De Luca se sont chargés d’attacher une vieille casserole à la queue de
mon cerf-volant.
(Un temps. Mitch la fixe, hébété.)
Mitch : Tu m’as menti, Blanche.
Blanche : Ne dis pas que je t’ai menti.
Mitch : Menti, menti, de bout en bout, tu n’as pas arrêté de mentir.
Blanche : Pas dans mon for intérieur, non, je n’ai pas menti dans mon
cœur…
(Une marchande ambulante arrive au coin. C’est une femme mexicaine aveugle
revêtue d’un châle sombre, qui vend ces fleurs bariolées en fer blanc que les
Mexicains d’origine modeste portent à l’occasion de toutes sortes de cérémonies
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et en particulier lors des enterrements. Ses appels sont tout juste audibles. On
distingue à peine sa silhouette à l’extérieur de l’immeuble.)
La Femme mexicaine : Flores. Flores. Flores para los muertos. Flores. Flores.
Blanche : Quoi ? Oh ! Quelqu’un dehors… J’ai - j’ai vécu dans une maison
où des vieilles femmes mourantes égrenaient à longueur de temps les
souvenirs de leurs défunts époux.
La Femme mexicaine (arrivée à la porte et tendant des fleurs à Blanche) : Flores
? Flores para los muertos ?
Blanche (effrayée) : Non, non ! Pas maintenant ! Pas maintenant !
La Femme mexicaine (s’éloignant) : Flores para los muertos.
(L’air de polka reprend.)
Blanche : Ce délabrement et cette lente extinction et… cette amertume…
ces récriminations… « Si tu avais fait ce qu’il fallait, ça n’aurait pas coûté
autant ! »
La Femme mexicaine : Corones para los muertos. Corones...
Blanche : Et la succession ! Ha… Et des tas d’autres choses comme les taies
d’oreiller tachées de sang… « Il faut lui changer sa literie » – « Oui, Mère.
» « Mais on ne pourrait pas trouver une petite négresse pour le faire ? »
Non, on n’avait pas les moyens, bien sûr. Il ne restait plus rien d’autre que
–
La Femme mexicaine : Flores…
Blanche : la mort – j’étais assise là et elle était assise là-bas et nous avions la
mort presque sous le nez… Mais nous faisions comme si l’idée ne nous
avait même pas effleurées !
La Femme mexicaine : Flores para los muertos, flores… Flores…
Blanche : Le seul remède, c’est le désir. Alors vous trouvez ça surprenant ?
Qu’est-ce que ça a de surprenant ! Non loin de Belle Rêve, avant qu’on ait
perdu Belle Rêve, il y avait un camp où de jeunes soldats s’entraînaient.
Les samedi soirs ils allaient faire la bringue en ville…
La Femme mexicaine (doucement) : Corones…
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SCÈNE DIX
(Quelques heures plus tard.)
Blanche : Et si on allait nager au clair-de-lune, nager au clair-de-lune à la
vieille carrière ? Si l’un de nous est assez sobre pour prendre le volant, bien
sûr ! Ha-ha ! Rien de tel pour s’éclaircir la tête ! Sauf qu’il faut faire
attention à plonger là où c’est profond… si on se cogne contre un rocher,
on ne remonte pas avant le lendemain…
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(Stanley apparaît.
Il a bu quelques verres en chemin et rapporté à la maison des bouteilles de
bière.)
Blanche : Comment va ma sœur ?
Stanley : Elle va bien.
Blanche : Et le bébé ?
Stanley : Le bébé va pas arriver avant le matin alors ils m’ont dit de rentrer
à la maison faire un petit somme.
Blanche : Est-ce que ça veut dire que nous allons être seuls ici ?
Stanley : Ouais. Rien que moi et toi, Blanche. Sauf si tu as quelqu’un caché
sous le lit. C’est pourquoi, toutes ces parures ?
Blanche : Oh, c’est vrai. Tu es parti avant que je reçoive un coup de
téléphone mon télégramme n’arrive.
Stanley : Tu as reçu un coup de téléphone un télégramme?
Blanche : Oui, un coup de téléphone télégramme d’un de mes vieux
admirateurs.
Stanley : Bonnes nouvelles ?
Blanche : Je crois bien. Une invitation.
Stanley : À quoi ? Au bal des pompiers ?
Blanche : Une croisière sur un yacht dans les Caraïbes !
Stanley : Hé bien, dites-moi. Tout peut arriver, hein ?
Blanche : Je n’ai jamais été aussi surprise de ma vie.
Stanley : J’veux bien te croire.
Blanche : Un vrai cadeau du ciel !
Stanley : De qui c’était, tu as dit?
Blanche : Un de mes anciens admirateurs.
Stanley : L’homme aux renards blancs ?
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me considère comme une femme très, très fortunée ! Mais j’ai été sotte – de
jeter mes perles aux gorets !
Stanley : Aux gorets, hein ?
Blanche : Oui, aux gorets ! Aux gorets ! Et je ne pense pas seulement à toi,
mais à ton ami, Mitch. Il est venu me voir ce soir. Il a osé venir ici en
vêtements de travail ! Et pour me répéter des horreurs, des sales histoires
que tu lui avais racontées ! Je lui ai signifié son congé…
Stanley : Ah oui ?
Blanche : Mais ensuite il est revenu. Il est revenu avec une gerbe de roses
pour me supplier de lui pardonner ! M’implorer de lui pardonner. Mais
certaines choses ne sont pas pardonnables. La cruauté délibérée n’est pas
pardonnable. Pour moi, c’est la chose la plus impardonnable qui soit et la
chose dont je ne me suis jamais, jamais rendue coupable. Et alors je lui ai
dit, je lui ai dit: « Merci.», mais j’étais folle de m’imaginer que nous
pourrions un jour nous adapter l’un à l’autre. Nous avons des façons de
vivre trop différentes. Nos modes de vie et nos milieux sociaux sont
incompatibles. Il faut être réaliste en ces matières. Alors adieu, mon ami !
Et sans rancune…
Stanley : C’était avant ou après le coup de téléphone du millionnaire de
Florence ?
Blanche : Quel coup de téléphone ! Non ! Non, après ! En fait, il m’a
appelée juste au moment –
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SCÈNE ONZE
(Quelques semaines plus tard.)
Stanley : Il me manquait une carte pour faire une quinte, et j’ai eu du bol
Pablo : Maldita sea tu suerte !
Stanley : Tu pourrais traduire, le bronzé !
Pablo : Je maudis ta putain de chance.
Stanley (transporté de joie) : Qu’est-ce que tu crois que c’est, la chance,
pauvre naze ? La chance c’est de croire à sa chance. Tiens, moi à Salerne.
J’étais persuadé d’avoir de la chance. Je me disais qu’ils seraient 4 sur 5 à
pas s’en tirer mais que moi, oui... et je m’en suis tiré. C’est resté un principe
chez moi. Pour s’en sortir indemne dans cette foire d’empoigne, il faut
croire à sa chance.
Mitch : Espèce – de – de – connard – de tordu – toujours à la ramener.
Stanley : Qu’est-ce qui lui prend ?
Eunice (passant devant la table) : J’ai toujours dit que les hommes étaient des
brutes épaisses et sans cœur, mais là, vous battez vos records. Vous êtes
rien que des porcs.
Stanley : Qu’est-ce qu’elle a ?
Stella : Comment va mon bébé ?
Eunice : Il dort comme un petit ange. Je vous ai apporté des raisins.
Blanche ?
Stella : Dans son bain.
Eunice : Comment elle va ?
Stella : Elle a refusé de manger mais elle a voulu boire un coup.
Eunice : Qu’est-ce que tu lui as dit ?
Stella : Je – lui ai juste dit que – qu’on lui avait trouvé un endroit où se
reposer à la campagne. Dans son esprit, elle a mélangé ça avec le
millionnaire.
Blanche : Stella.
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Eunice : Hein ?
Blanche : Lavés, j’ai dit. Ils sont lavés ?
Eunice : Ils viennent du Marché français.
Blanche : Ça ne veut pas dire qu’ils ont été lavés. Les cloches de la
cathédrale… la seule chose propre dans ce quartier Vieux carré français.
Bon, je m’en vais maintenant. Je suis prête à partir.
Eunice : Elle va sortir avant qu’ils arrivent.
Stella : Attends, Blanche.
Blanche : Je ne veux pas passer devant ces hommes.
Eunice : Alors attends que la partie se termine.
Stella : Assieds-toi et…
Blanche : Je peux sentir l’air marin. Je vais passer ce qui me reste de temps
à vivre sur la mer. Et quand je mourrai, je mourrai sur la mer. Vous savez
de quoi je vais mourir ?
Je mourrai d’avoir mangé du raisin mal lavé un jour sur l’océan. Je mourrai
– avec ma main dans la main d’un médecin de bord, un beau jeune homme
avec une petite moustache blonde et une grande montre en argent. « La
pauvre dame », diront-ils, « la quinine ne lui a fait aucun effet. Ce raisin
mal lavé a transporté son âme au ciel. »
Et ma dernière demeure sera en mer, je partirai cousue dans une belle
housse blanche et balancée par-dessus bord… à midi… dans la fournaise
de l’été… et dans un océan bleu comme… les yeux de mon premier
amour !
Eunice : Ça doit être eux.
Blanche : Qu’est-ce que c’est ?
Eunice : Excusez-moi pendant que je vais voir qui est à la porte.
Stella : Oui.
Blanche : Je me demande si c’est pour moi.
Eunice : Quelqu’un demande Blanche.
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La camisole, Docteur ?
Le médecin : Non, sauf si c’est nécessaire.
(Il enlève son chapeau et retrouve maintenant une dimension humaine. Sa voix
est douce et rassurante tandis qu’il se dirige vers Blanche et s’accroupit devant
elle. Quand il l’appelle par son nom, la terreur de Blanche diminue un peu.)
Le médecin : Mademoiselle DuBois.
(Elle tourne le visage vers lui et le fixe avec une supplication désespérée. Il
sourit ; puis il parle à l’infirmière.)
Ce ne sera pas nécessaire.
Blanche (faiblement) : Demandez-lui de me lâcher.
Le médecin (à l’infirmière) : Lâchez-la.
(L’infirmière la relâche. Blanche tend les mains vers le médecin. Il la relève
doucement, lui donne le bras et la guide à travers les rideaux.)
Blanche (s’agrippant à son bras) : Qui que vous soyez – j’ai toujours pu m’en
remettra à la bienveillance d’inconnus.
(Les joueurs de poker reculent tandis Blanche et le médecin traversent la cuisine
en direction de la porte d’entrée. Elle se laisse guider par lui comme si elle était
aveugle. Lorsqu’ils sortent sur le porche, Stella crie le nom de sa sœur depuis les
marches où elle s’est accroupie.
Blanche avance sans se retourner, suivie par le médecin et l’infirmière. Ils
tournent au coin de l’immeuble.
Eunice descend vers Stella et place l’enfant dans ses bras. Il est emmailloté dans
une couverture bleu pâle. Stella accepte l’enfant, en sanglotant. Eunice entre
dans la cuisine où les hommes, à l’exception de Stanley, retournent
silencieusement à leurs places autour de la table. Stanley est sorti sur le porche
et se tient au pied des marches en regardant Stella.)
Stanley (un peu hésitant) : Stella ?
(Elle s’abandonne totalement à ses larmes maintenant que sa sœur est partie.)
Stanley (voluptueusement, affectueusement) : Allons, mon amour. Allons,
mon amour. Allons, allons, mon amour.
(Il s’agenouille près d’elle et ses doigts trouvent les boutons de son corsage.)
Allons, allons, mon amour. Allons, mon amour…
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(Les sanglots éperdus et les murmures sensuels sont assourdis par la musique
du « Blue piano » et de la trompette qui vont crescendo.)
Steve : Y’a pas à dire, tout ça c’est vraiment un Stud à sept cartes.
FIN
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