1 Le sujet
En résumé
• Si le terme de sujet a de nombreux sens (§ 1), traditionnellement,
on entend par « sujet » l’être autonome et conscient, souverain
dans la mesure où il se pense libre et capable de répondre de ses
actes, indépendamment des conditions naturelles,
psychologiques, sociohistoriques, politiques, qui constituent sa
situation singulière.
• Le sujet désigne donc l’individu singulier et unique capable de
dire « je », de s’éprouver maître de ses pensées, de répondre de
ses actes, ce qui suppose la conscience et la liberté (§ 2 et 3).
• Le « Je pense, je suis » cartésien inaugure le sujet moderne,
conscient de soi, transparent à lui-même, puisqu’il est pensée
(§ 2). Il est d’emblée polarisé avec l’objet de la connaissance
qu’il rend possible (§ 7).
• Toutefois le caractère substantiel de ce sujet est mis en doute par
l’empirisme (Locke, Hume) puis par Schopenhauer, Nietzsche,
Freud et toute la pensée du XXe siècle (§ 5 et 6).
• Si donc le sujet n’est pas substance, il est genèse : il se constitue
dans le langage, dans le récit de son histoire (§ 6).
1. Le sujet : un terme polysémique
Voici un terme polysémique, qui désigne au moins quatre réalités
différentes : le sujet grammatical, le sujet politique, le sujet métaphysique
et le sujet individu.
Le sujet grammatical est le terme auquel est attribué un prédicat, un
attribut, dans une proposition. Le sujet politique, qu’il faut bien
distinguer du citoyen, est la personne soumise à une autorité souveraine :
« Nous appelons citoyens les hommes considérés comme jouissant de
tous les avantages que procure la Cité en vertu du droit civil. Nous les
appelons sujets, en tant qu’ils sont tenus d’obéir aux règles instituées
par la Cité, c’est-à-dire à ses lois. »
Spinoza, Traité politique, Garnier-Flammarion
La notion de sujet politique, reliée en pratique au pouvoir royal, a
acquis une connotation négative qui rend son emploi très rare de nos
jours.
Le sujet métaphysique peut être considéré comme le synonyme de
substance. Ainsi, pour Aristote, le sujet est le substrat stable qui persiste
sous les différents accidents ou attributs :
« Le sujet, c’est ce dont tout le reste s’affirme, et qui n’est plus lui-
même affirmé d’une autre chose. »
Aristote, La Métaphysique, livre Z.
2. Le sujet comme substance pensante
chez Descartes
C’est Descartes au XVIIe siècle, avec son célèbre argument cogito ergo
sum, qui a inauguré les philosophies du sujet, voyant dans l’expérience
que l’on peut faire de soi comme sujet pensant le modèle même de
l’évidence. Cette évidence est si grande qu’il fait du moi conscient, c’est-
à-dire pensant, vécu dans la clarté de cette intime certitude une substance
pensante. Cette vérité lui semble « si ferme et si assurée » qu’il décide de
« la recevoir […] pour le premier principe de la philosophie » (Principes
de la philosophie I, 51). La pensée s’entend chez lui en un sens très large
incluant : douter, affirmer, nier, aimer, haïr, vouloir, imaginer, sentir, etc.
Si Descartes ne dit pas que la pensée est la conscience, il affirme que je
ne peux pas penser sans savoir que je pense.
C’est cette transparence que rejette Schopenhauer :
« Ce qui connaît tout le reste, sans être soi-même connu, c’est le
sujet. Le sujet est, par suite, le substratum1 du monde, la condition
invariable, toujours sous-entendue de tout phénomène, de tout objet ;
car tout ce qui existe existe seulement pour le sujet. Ce sujet, chacun le
trouve en soi, en tant du moins qu’il connaît, non en tant qu’objet de
connaissance. »
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme
représentation.
Ainsi, le sujet, que nous sentons en nous-mêmes comme un être
permanent, toujours identique à lui-même, bref ce que nous appelons
fréquemment notre moi, ce sujet est totalement obscur, inconnaissable et
inaccessible, car il ne peut se connaître lui-même.
3. La désubstantialisation du sujet par l’empirisme
Ce sont les empiristes postcartésiens comme Locke qui définiront la
conscience comme « scène intérieure » dont le sujet est à la fois acteur et
spectateur. Locke nomme « consciousness » l’impossibilité où se trouve
la pensée de penser sans savoir qu’elle pense, ce qui fonde le principe de
l’identité de l’esprit (mind) à lui-même, la capacité qu’il a de se saisir
comme soi (self) à travers la saisie réflexive de toutes ses opérations,
dans la continuité d’une temporalité intérieure dépourvue toutefois de
tout caractère substantiel.
Hume ne voit en nous-mêmes qu’un défilé de perceptions qui se
succèdent les unes aux autres. Il n’y a pas de « moi », et par conséquent,
pas de sujet substantiel.
« Il y a des philosophes qui s’imaginent que nous avons à tout instant
la conscience intime de ce que nous appelons notre MOI ; que nous
sentons son existence et sa persévérance dans l’existence, et que nous
sommes certains, par une évidence au-dessus de toute démonstration, à
la fois de son identité et de sa simplicité. […] Pour moi, quand je
pénètre au plus intime de ce que j’appelle moi-même, c’est toujours
pour tomber sur une perception particulière […]. Je ne puis jamais
arriver à me saisir moi-même sans une perception. »
David Hume, Traité de la nature humaine.
4. Le Je transcendantal de Kant
Kant, lui, a appelé « sujet transcendantal » le « je pense » qui est au
fondement de toutes les représentations et « personnalité nouménale »
cette sorte de commencement absolu que nous trouvons en nous et dont
l’origine est inexplicable d’un point de vue purement physique. C’est
cette personnalité libre qui fait que nous sommes responsables de nos
actes. C’est elle qui fait de l’homme un être dont la destination spécifique
est morale. Toutefois, la conscience que j’ai de moi-même est loin, chez
Kant, d’être une connaissance de moi. Le sujet transcendantal n’est que
la condition de possibilité de toute connaissance. Le je ne s’atteint donc
pas lui-même. Il y a un clivage entre le moi que je saisis dans
l’expérience – dans l’espace et dans le temps – et le je transcendantal qui
ne s’y insère jamais. Il n’y a donc pas de relation immédiate et
transparente à soi-même. Kant remarque d’ailleurs que le sentiment de
soi requiert une genèse. Celle-ci passe par le langage. Se saisir comme un
« Je », comme un sujet, transforme l’homme en une personne, le tirant
radicalement hors du monde des choses.
« L’enfant, déjà parvenu à une certaine facilité de langage, ne se met
qu’à un moment assez tardif (au bout d’un an peut-être) à se servir du
Je, alors qu’il a si longtemps parlé de lui-même à la troisième personne
(Charles veut manger, marcher etc.) ; et une lumière semble en quelque
sorte s’être faite en lui, lorsqu’il commence à se servir du Je ; à dater de
ce jour, il ne revient plus à ce premier langage. Il n’avait auparavant que
le sentiment de lui-même, il en a maintenant la pensée. »
Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, trad. Jalabert,
Œuvres III, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, p. 945 sq.
5. Le sujet serait-il un fantôme ?
À l’articulation du XIXe et du XXe siècle, la psychanalyse a renforcé le
doute sur la transparence du sujet à lui-même. Pour Lacan, le sujet serait
la tache aveugle du moi. Or, pour Lacan, le moi est essentiellement
imaginaire. Il est constitué des images auxquelles le sujet s’identifie,
dans lesquelles il semble se reconnaître, les autres faisant office de
miroir. C’est dire la fragilité de la construction du psychisme humain.
Nietzsche et, à sa suite, Heidegger ainsi qu’une certaine orientation des
sciences humaines ont dénoncé l’illusion du sujet. Le je transcendantal ne
serait qu’une fiction, dotée des attributs positifs prêtés au moi empirique,
à la personne humaine. Ainsi, pour Nietzsche, notre moi quotidien nous
fait plutôt faire l’expérience d’être un champ de tensions, de forces
impersonnelles et anonymes, ce qui nous signale notre vulnérabilité,
notre fragilité beaucoup plus que notre autonomie. (Cf. France Farago,
Nietzsche, vie et maladie, éditeur Michel Houdiard, 2009.)
6. Le processus de subjectivation ou le sujet
comme genèse
Mais, si le sujet n’est pas substantiel, d’où vient que j’ai le sentiment
d’être moi sinon du fait que je viens peu à peu à moi-même dans un
processus de genèse ? Comment se forme le sujet ? Si l’individu peut dire
je, exercer sa volonté, se sentir libre, c’est qu’il est pris dans un processus
de « subjectivation », au cœur même de l’expérience : le sujet se forme,
construit sa liberté et son pouvoir d’affirmation de soi au sein de la
tourmente des affects si bien décrite par Spinoza. Toute liberté est, dans
ce sens, une libération d’une servitude plus profonde.
Les recherches sur l’inconscient sont à cet égard emblématiques de la
pensée moderne : la méconnaissance de soi est constitutive du sujet qui
ne se trouve lui-même, n’accède à la conscience de soi que dans son
rapport à l’autre, au monde extérieur : l’altérité est au cœur du sujet qui
n’accède à son identité qu’à travers elle. C’est pourquoi nous ne sommes
sujets qu’en espérance, comme fruit d’une conquête, d’une construction
car nous ne sommes pas donnés à nous-mêmes achevés : nous devons
constituer au moins notre moi concret (empirique) dans les médiations
laborieuses du langage, de l’éducation, du travail qui, toutes, sont travail
sur soi-même.
« C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme
sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est
celle de l’être, le concept d’“ego”.
La “subjectivité2” dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à
se poser comme “sujet”. Elle se définit, non par le sentiment que chacun
éprouve d’être lui-même […], mais comme l’unité psychique qui
transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui
assure la permanence de la conscience. Or nous tenons que cette
“subjectivité” […] n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété
fondamentale du langage. Est “ego” qui dit “ego”. »
Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard.
Loin d’être une réalité substantielle, le moi est genèse, engendrement
perpétuel de soi dans le temps. C’est ainsi que chacun d’entre nous est
son histoire. La psychanalyse a été conçue comme assistance à ceux qui
éprouvent la difficulté de l’assumer : en l’amenant à la couler dans le
langage, elle la restructure, faisant advenir le moi là où il n’y avait que le
chaos impersonnel du ça. Reste qu’il y a tout de même quelque chose
comme ce que Sartre appelait la « transcendance de l’ego » dans la
présence à soi qu’expérimente l’homme. L’homme est rapport à soi,
réflexivité, ce qui suppose un point de départ, un socle minimum auquel
se référer pour amorcer un développement de soi, certes médiatisé par
l’autre, les autres.
On trouve chez Kierkegaard (1813-1855) une philosophie de la genèse
de soi, on pourrait dire aussi : de la jeunesse, du malheur et de la chance
à la fois d’être inachevé, des tourments juvéniles qui détiennent le savoir
inconscient de ce que c’est que d’être un homme, problème dont se
détournent allégrement la plupart, fuyant dans le divertissement la tâche
entrevue et le courage qu’elle réclame : plus que le courage d’être, celui
de devenir.
Chacun a pour tâche sa personne concrète : donné à lui-même sous la
forme de l’immédiateté, mis au monde sous la forme biologique du corps
et de son retentissement psychique (l’âme), il doit advenir à l’esprit. Dans
le Concept d’angoisse, Kierkegaard montre en effet que « l’homme est
une synthèse d’âme et de corps. Mais cette synthèse est inimaginable si
les deux éléments ne s’unissent dans un tiers. Le tiers est l’esprit ».
« L’homme est esprit. Mais qu’est-ce que l’esprit ? C’est le moi.
Mais qu’est-ce que le moi ? Le moi est un rapport entre l’âme et le
corps qui se rapporte à lui-même, ou cette propriété qu’a ce rapport de
se rapporter à lui-même. »
La Maladie à la mort, Bouquins, p. 1207.
Il y a là quelque chose d’extrêmement moderne : une modélisation en
boucle du moi humain.
Le moi n’est donc pas le rapport entre l’âme et le corps mais la
réflexivité du rapport permettant d’opérer la synthèse entre l’infini et le
fini, le temporel et l’éternel, la liberté et la nécessité qui constituent les
pôles asymétriques de notre humanité. Si le rapport entre l’âme et le
corps se rapporte réflexivement à lui-même, ce rapport est le moi. C’est
la réflexivité qui constitue le moi, la singularité de chacun, l’arrachant à
l’impersonnalité de l’espèce et au faux self que façonnent les conventions
sociales.
Par ailleurs, Kierkegaard rappelle la dépendance ontologique qui
caractérise le moi humain : nous ne nous sommes pas nous-mêmes posés
dans l’être. C’est cette dépendance qui fait, dit-il, que
« le moi ne peut pas de lui-même parvenir à l’équilibre et au repos et
y rester, mais il peut uniquement, en se rapportant à lui-même, se
rapporter à ce qui a posé tout le rapport ».
La Maladie à la mort, Bouquins, p. 1208.
Kierkegaard parle souvent de « la force qui nous a posés dans l’être »
pour désigner ce que la tradition appelle « Dieu ». La philosophie de
Kierkegaard est une philosophie de la genèse de soi, c’est-à-dire une
philosophie de la création, le contraire absolu du nihilisme.
Conclusion : sujet et objet
Enfin, si le sujet est le seul à connaître, alors apparaît une division
fondamentale du monde en sujet et objet, qui joue un rôle décisif en
particulier dans le domaine scientifique. Alors que tout ce qui se rattache
au sujet lui est propre, l’objet peut être partagé par tous : ainsi se crée la
division entre subjectivité, qui relève de l’appréciation privée et
personnelle, et objectivité, caractère de ce qui existe indépendamment de
la connaissance qu’en a le sujet.
Cette division, Merleau-Ponty la rejette en refusant de séparer le sujet
du corps qui le porte (voir aussi § 9 et 10) :
« Le rapport du sujet et de l’objet n’est plus ce rapport connaissance
dont parlait l’idéalisme classique et dans lequel l’objet apparaît toujours
comme construit par le sujet, mais un rapport d’être selon lequel
paradoxalement le sujet est son corps, son monde et sa situation, et, en
quelque sorte, s’échange. »
M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel.
Sujets de baccalauréat
Qui parle quand je dis « je » ?
Le moi s’identifie-t-il à la conscience ?
Si la connaissance de soi est utopique, devons-nous pour autant y
renoncer ?
Peut-on se connaître soi-même ?
Changer, est-ce devenir quelqu’un d’autre ?
1 Substratum : ce qui s’étend sous une autre réalité, sans laquelle celle-ci ne peut exister.
2 Subjectivité : ici la capacité de se poser comme sujet.
2 La conscience
En résumé
• Le thème principal de cette fiche est le suivant : la conscience,
que nous définirons comme la connaissance plus ou moins
claire qu’un sujet possède de ses états, de ses pensées et de
lui-même, est, non seulement l’objet de la réflexion (Descartes,
§ 3), mais aussi le résultat de notre pratique dans le monde
(Hegel, § 5).
• La conscience (spontanée ou réfléchie) distingue l’homme de
l’animal (§ 1). Elle fait la grandeur de l’homme, malgré sa
faiblesse (§ 2).
• Pour Descartes, la conscience de soi représente la terre natale de
la vérité, le type même de certitude résistant au doute (§ 3).
• Qu’est-ce que la conscience ? C’est avant tout une unité, une
activité de synthèse (§ 4).
• Quand l’homme se constitue pour soi par son activité dans le
monde, on peut parler d’un cogito pratique (§ 5).
• Si Hegel a souligné le caractère pratique du cogito comme
extériorisation dans le monde (§ 5), Husserl a montré, lui aussi,
que la conscience n’a rien d’intérieur (§ 6). L’idée
d’intentionnalité exprime, aux yeux de Husserl, cette
dimension de la conscience qui ne peut exister que comme
conscience tournée vers le monde (§ 7).
• Enfin, la conscience, dans la perspective moderne, ne saurait être
dissociée de son substrat organique (§ 9). Le dualisme de
Descartes, distinguant radicalement et substantiellement l’âme
et le corps n’est plus possible (§ 8). Husserl et Merleau-Ponty
développent une philosophie de la chair comme « corps
propre », vécu de l’intérieur, irréductible à toute objectivation
(§ 10).
1. Seul l’homme est conscient de soi
Sous ses deux significations, comme conscience spontanée ou
irréfléchie (quand la conscience ne se pose pas comme objet même de
son investigation, lorsque nous voyons, sentons ou imaginons, et qu’une
conscience seulement diffuse accompagne ces actes psychiques) et
comme conscience réfléchie (celle qui correspond au dédoublement du
sujet se saisissant lui-même en tant que conscience), la conscience est ce
qui définit l’homme. Si l’animal en reste au simple sentiment de soi et à
l’expérience spontanée où n’émerge pas le moi, l’homme se saisit au
contraire comme moi. Il est conscient de soi.
« L’homme est conscience de soi. Il est conscient de soi, conscient de
sa réalité et de sa dignité humaines, et c’est en ceci qu’il diffère
essentiellement de l’animal, qui ne dépasse pas le niveau du simple
sentiment de soi. »
A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard.
2. La pensée fait la grandeur de l’homme
Pensée et conscience de soi ne font-elles pas la grandeur de l’homme ?
Ainsi Pascal proclame-t-il la supériorité de l’homme sur tout ce qui
l’écrase : notre dignité consiste en la pensée, en la saisie de nous-mêmes,
en cette conscience qui fait notre puissance, mais qui est inséparable de la
saisie de notre néant et de notre faiblesse :
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est
un roseau pensant […] Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait
encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et
l’avantage que l’univers a sur lui ; l’univers n’en sait rien. Toute notre
dignité consiste donc en la pensée. Travaillons donc à bien penser :
voilà le principe de la morale. »
Pascal, Pensées et opuscules, Hachette, Pensée 347.
3. Le cogito
C’est Descartes qui a posé historiquement la conscience de soi comme
cette certitude résistant au doute. L’homme a le sentiment vif interne de
son existence. Le « je suis, j’existe » se présente comme une évidence au
cœur de la réflexivité qui caractérise la conscience humaine. Même si un
malin génie me trompe en toutes choses, cependant l’évidence du cogito
s’avère inébranlable. Cette saisie (métaphysique) du cogito ne se confond
pas avec une simple certitude (psychologique) : elle s’impose à
l’intuition, sans aucune médiation.
« Et remarquant que cette vérité : Je pense, donc je suis, était si ferme
et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des
sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais
la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que
je cherchais. »
Descartes, Discours de la Méthode.
4. Unité de la conscience
Qu’est essentiellement la conscience ? Le cogito est d’abord
fondamentalement unité et effort de synthèse. Le courant psychique est
mobile, changeant, mais la conscience demeure, en tant qu’unité. Nos
états psychologiques, si multiples, si variés soient-ils, se fondent dans
l’unité de la conscience. Ils sont miens. C’est la synthèse de la
conscience qui établit un lien entre les différents éléments de la
représentation. La conscience est un pouvoir unificateur, une liaison
opérant la synthèse du divers, une activité de synthèse, un creuset où la
multiplicité vient se fondre.
5. Le cogito pratique
Cette activité unificatrice qui définit la conscience, nous pouvons
l’envisager sous deux angles : théoriquement et pratiquement. Sous
l’angle théorique, la conscience de soi correspond à la saisie de l’esprit
par lui-même. Quand l’homme se contemple et se dédouble, alors la prise
de conscience apparaît comme l’acte réflexif par lequel le sujet
s’appréhende. Cette introspection (introspicere : regarder à l’intérieur)
met en évidence la distinction entre le moi empirique (celui dont
j’observe les états de conscience) et ce que Kant appelle le je
transcendantal (l’instance qui rend possible l’observation). Le langage
rend bien compte de ce dédoublement : « Je me promène, je me regarde
dans la glace, etc.
« Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule
façon, tandis que l’homme, parce qu’il est esprit, a une double
existence ; il existe, d’une part, au même titre que les choses de la
nature, mais, d’autre part, il existe aussi pour soi, il se contemple, se
représente à lui-même, se pense, et n’est esprit que par cette activité qui
constitue un être pour soi. »
Hegel, Esthétique, PUF.
À côté de cette conscience réflexive, il est une conscience pratique,
naissant de l’activité, correspondant à l’action des hommes. C’est une
notion extrêmement importante, que Hegel met bien en relief. En
agissant, nous extériorisons notre moi et marquons le monde de la forme
du sujet1. La conscience, ce « pour-soi » communique sa structure aux
objets qui perdent ainsi leur caractère farouchement étranger et prennent
l’aspect de l’esprit. Celui-ci s’objective dans ses réalisations, prenant de
plus en plus conscience de soi comme liberté, pouvoir d’agir sur le
monde. Ce cogito pratique possède une importance tout aussi grande que
le cogito théorique. Le sujet est capable de répondre des actes qu’il pose.
« Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité
pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître
lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre
à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures,
qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve
que ses propres déterminations. L’homme agit ainsi, de par sa liberté de
sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement
étranger. »
Hegel, op. cit.
« La conscience théorique considère ce qui est et le laisse tel qu’il
est. La conscience pratique est, au contraire, la conscience active qui
[…] engendre d’elle-même des déterminations et des objets. »
Hegel, Propédeutique philosophique, Minuit.
6. L’intentionnalité
La philosophie moderne, avec Husserl, approfondit, elle aussi, l’aspect
actif de la conscience. Tel est le sens de la fameuse formule de Husserl :
toute conscience est conscience de quelque chose. Nous parlerons de
l’intentionnalité de la conscience. Cette intentionnalité désigne la
nécessité où la conscience se trouve d’exister comme conscience d’autre
chose que soi. Toute conscience vise un objet. Elle est un acte, une
projection dans le monde, un « éclatement » en quelque sorte. Les
« existentialistes2 » ont parlé d’un être-dans-le-monde et l’on peut dire
que cet être-dans-le-monde caractérise fort bien l’être même de la
conscience : elle est tout entière dépassement vers l’objet et
transcendance. Sartre, commentant cette idée d’intentionnalité, décrit
clairement ce mouvement de transcendance de la conscience.
« Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité
foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque
chose. »
Husserl, Méditations cartésiennes, Vrin.
« La conscience et le monde sont donnés d’un même coup : extérieur
par essence à la conscience, le monde est, par essence, relatif à elle.
C’est que Husserl voit dans la conscience un fait irréductible qu’aucune
image physique ne peut rendre. Sauf, peut-être, l’image rapide et
obscure de l’éclatement. Connaître, c’est “s’éclater vers”, s’arracher à la
moite intimité gastrique pour filer là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est
pas soi. »
Sartre, « Une idée fondamentale de Husserl : l’intentionnalité »,
in Situations I, Gallimard.
7. La conscience, travail moral de formation de soi
La conscience n’est donc pas intériorité pure et simple. Si elle se
définit par son intentionnalité et n’est rien d’autre qu’une visée
transcendante, alors l’intérieur n’est précisément que l’extérieur.
L’intériorité n’est rien sans l’extériorité. Ainsi toute la philosophie
moderne nous invite à voir dans la conscience un effort pratique et, par
conséquent, un travail moral de formation de soi à travers les choses.
« Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous
découvrirons : c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule,
chose parmi les choses, homme parmi les hommes. »
Sartre, op. cit.
8. La conscience morale
Pour Kant, être homme, c’est transcender la nature par l’impulsion
suprasensible de l’exigence morale qui s’impose à nous comme Loi.
C’est mettre en œuvre cette instance transcendantale qu’est la conscience
jugeante qui a une connaissance a priori du bien et du mal.
« La conscience tout de même n’est pas chose qui puisse être acquise
et il n’est pas de devoir qui ordonne de l’acquérir ; mais comme être
moral tout homme possède originairement une telle conscience en lui.
Être obligé d’avoir une conscience signifierait avoir le devoir de
reconnaître des devoirs. En effet la conscience est la raison pratique
représentant à l’homme son devoir pour l’acquitter ou le condamner en
chacun des cas où s’applique la loi. La conscience ne se rapporte donc
pas à un objet, mais pleinement au sujet (affectant par son acte le
sentiment moral) ainsi c’est un fait inéluctable. Ce n’est ni une
obligation, ni un devoir. Quand l’on dit donc : cet homme n’a pas de
conscience, on veut dire qu’il ne se soucie pas de ce que lui dit sa
conscience. Et en effet s’il n’avait pour de bon aucune conscience il ne
pourrait s’attribuer aucune action conforme au devoir, ni s’en reprocher
une comme contraire au devoir et par conséquent aussi il ne pourrait
concevoir le devoir d’avoir une conscience. […] Une conscience qui se
trompe est un non-sens. […] L’inconscience <Gewissenlosigkeit>
n’est pas manque de conscience, mais un penchant à ne point se soucier
du jugement de la conscience. […] Le devoir consiste en ceci
uniquement : cultiver sa conscience, aiguiser l’attention donnée à la
voix du juge intérieur et mettre en œuvre tous les moyens (ce qui par
conséquent n’est qu’un devoir indirect) pour l’écouter. »
« De la conscience », in Doctrine de la vertu, p. 72-73, Vrin,
1968.
9. La conscience et le corps : la position cartésienne
Un problème fondamental reste à aborder, celui du rapport de la
conscience au corps. En fait, il renvoie à celui des relations entre l’esprit
et le corps, car toute une tradition philosophique identifie la conscience et
l’esprit. Une des solutions les plus célèbres nous a été apportée par
Descartes : la conscience et le corps, tout en étant distincts (ce sont deux
substances radicalement différentes) sont cependant en union étroite. La
conscience n’est pas seulement logée dans le corps comme un pilote en
un navire : elle compose un seul tout avec lui. Il y a à la fois distinction
réelle de l’âme et du corps et union des deux composants. Le sentiment
de la douleur, tout comme la faim et la soif, m’enseignent
perpétuellement cette unité indissoluble.
« La nature m’enseigne… par ces sentiments de douleur, de faim, de
soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un
pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très
étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un
seul tout avec lui. »
Descartes, Méditations métaphysiques.
10. La conscience est l’une des fonctions du corps vivant
La pensée contemporaine va encore beaucoup plus loin dans
l’affirmation de l’unité. Si elle continue à les distinguer analytiquement,
elle ne sépare même plus la conscience et le corps. Le corps n’est pas un
objet parmi les autres. Il n’est pas une substance différente de la
conscience, l’autre de cette conscience : il est sa condition de possibilité,
son substrat. Ici encore l’intérieur et l’extérieur se rejoignent et
coïncident. Ce n’est pas un hasard si le christianisme a posé la
résurrection de la chair comme victoire sur toute aliénation : si nous
voulons sauver la conscience et l’esprit, c’est le corps qu’il faut aussi
sauver.
« Le fait de l’incarnation manifeste l’alliance intime du corps à la
pensée. Mon corps n’est plus l’autre de l’esprit, mais bien intimement
le même, le dénominateur commun de tout ce qui, à un titre quelconque,
intervient dans mon domaine vital. »
G. Gusdorf, Traité de métaphysique, A. Colin.
11. La chair comme corps sentant et senti
(Husserl et Merleau-Ponty)
Après Husserl, Merleau-Ponty saisit la genèse du sens à partir de la
présence du corps à lui-même, à autrui et au monde. Le corps vécu,
intérieur, senti, est ce qui relie le moi au monde. Le corps-sujet, la chair,
éprouve sa propre présence, la pure épreuve de soi-même déborde sur le
monde. Merleau-Ponty parle de la « chair du monde » comme corrélat de
ma propre chair. L’être humain est avant tout chair, et non pas seulement
corps. La chair vient dire que le corps est à la fois chose et conscience.
Tout visible est doublé d’invisible comme nous le montre l’expérience du
« sentant-senti ». En touchant notre main touchant n’importe quel objet
extérieur, notre corps accomplit « une sorte de réflexion ». En lui, par lui,
il n’y a pas seulement rapport à sens unique de celui qui sent à ce qu’il
sent : le rapport se renverse, la main touchée devient touchante. Le corps
est « chose sentante », « sujet-objet ». En rappelant que tout visible est
doublé d’invisibilité, Merleau-Ponty réhabilite le sensible, l’incarnation
accomplie ne dissociant jamais la conscience et le corps psychiquement,
spirituellement investi, seul capable de vraiment ressentir ce qu’il appelle
« la chair du monde ».
Conclusion : la conscience est une tâche
Ainsi l’existence doit cheminer vers cette intégration toujours plus
accrue, cette synthèse toujours plus vivante de la partie visible de notre
être – ce qu’on appelle couramment le corps avec le risque
d’objectivation que comporte une telle dénomination – avec son versant
invisible : la conscience ou l’esprit. Celle-ci n’apparaît dès lors pas
comme une donnée, mais bien plutôt comme une harmonisation
croissante de soi, comme une tâche.
« D’une manière générale, la conscience, j’entends la conscience de
soi, est l’élément décisif quand il s’agit du moi. Plus il y a de
conscience, plus aussi le moi est développé, plus il y a de conscience,
plus aussi il y a de volonté, plus il y a de volonté, plus aussi il y a de
moi. Un homme sans volonté n’est pas un moi. »
Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques,
Tel Gallimard, p. 84.
Moins un homme a conscience de son moi, plus aussi il ressent sa
nature comme instinct, moins il se sent libre, plus il se disculpe. C’est
pourquoi le désespoir latent reste en lui inconscient. Il peut passer toute
sa vie sans même savoir qu’il est désespéré, faute d’avoir pris conscience
d’être un moi à élaborer contre les forces du « destin », de ce qu’il prend
comme tel.
Sujets de baccalauréat
Pourquoi refuse-t-on la conscience à l’animal ?
Est-ce que l’attention est la caractéristique essentielle de la conscience ?
Peut-on ne pas savoir ce que l’on fait ?
Si la connaissance de soi est utopique, devons-nous pour autant y
renoncer ?
Comment sait-on que quelqu’un est conscient de ce qu’il fait ?
Le progrès de la science fait-il celui de la conscience ?
La conscience de soi est-elle une connaissance ?
Peut-on échapper aux exigences de la conscience ?
La conscience est-elle ce qui me rend libre ?
Suffit-il d’être conscient de ses actes pour être responsable ?
Sommes-nous conscients ou avons-nous à être conscients ?
Prendre conscience de soi est-ce devenir étranger à soi ?
1 Cf. la fiche sur « Le travail » p. 90.
2 Cf. la fiche sur « L’existence » p. 47.
3 L’inconscient
En résumé
• Si Descartes identifie conscience et psychisme, le penseur
allemand Leibniz aborde vraiment le problème de l’inconscient
sur le plan philosophique. Nietzsche, pour sa part, refuse de
surestimer le conscient (§ 1).
• Freud divise le psychisme en psychisme conscient et inconscient,
et définit l’inconscient à partir du refoulement (§ 2). Il montre
la pleine légitimité de cette notion (§ 3).
• Actes manqués (§ 4) et rêves (§ 5) constituent les voies
fondamentales d’accès à l’inconscient.
• Le freudisme représente un acquis irréversible sur le plan de la
connaissance.
Néanmoins, les penseurs Alain et Sartre, désireux de préserver la liberté du sujet
dans la sphère de la morale, ont critiqué ce terme d’inconscient.
• Selon Alain (§ 7), il n’y a de morale possible que par référence
au Je responsable et conscient.
• Également soucieux de préserver la liberté et la morale, Sartre,
dans L’Être et le Néant, soumet le freudisme à un faisceau de
critiques (§ 8) :
a) la conscience connaît ce qu’elle refoule ;
b) Freud a brisé le psychisme humain ;
c) la psychanalyse représente le triomphe du point de vue d’autrui ;
d) seule existe la mauvaise foi : l’inconscient n’existe pas.
• Ne peut-on, toutefois, avec Paul Ricœur, voir dans la
psychanalyse une guérison de l’esprit et un accouchement de la
liberté (§ 8) ?
Soulignons, en conclusion, que, malgré les critiques qu’elle subit de nos jours, la
psychanalyse demeure comme conquête du sens.
1. La découverte philosophique de l’inconscient
Descartes, identifiant conscience et psychisme, pose, d’un côté, la
pensée qui se pense, le cogito, entièrement transparent à lui-même et à
son essence et, d’un autre côté, les mécanismes corporels1. Ce dualisme
cartésien ne fait aucune place à l’inconscient.
Le philosophe allemand Leibniz (1646-1716) aborde, lui, vraiment le
problème de l’inconscient. Ce continent si mal connu, Leibniz le visite
avec des pressentiments de génie, en particulier lorsqu’il développe sa
théorie des petites perceptions inconscientes.
Quand je me promène au bord de la mer, ma perception consciente du
mugissement des vagues n’est-elle pas le fruit de bien autre chose ? En
vérité, mille petites perceptions que je ne saisis pas clairement
concourent à la perception de l’ensemble. La conscience claire et
transparente à elle-même n’est pas le tout du psychisme : elle n’est qu’un
degré et un passage, une éclosion et un moment.
Nietzsche, pour sa part, voit dans la conscience un organe secondaire
et même inutile :
« La vie entière pourrait passer sans se regarder dans ce miroir de la
conscience. »
Nietzsche, Le Gai Savoir, Idées-Gallimard.
« Tout le “conscient” est d’importance secondaire. »
Nietzsche, La Volonté de puissance, Gallimard.
2. Définition de l’inconscient
Ce qui est nouveau chez Freud, c’est que, au-delà du point de vue
affirmant qu’il y a plus d’inconscient que de conscient dans la vie
psychique, il définit l’inconscient à partir du refoulement. L’inconscient,
qui désigne un des systèmes de l’appareil psychique, contient des
représentations refoulées, c’est-à-dire des productions mentales que la
censure, barrage sélectif engendré par l’éducation, la société et
l’expérience, maintient hors du système conscient. Le refoulement est
donc, au sens propre du terme, l’opération par laquelle le sujet repousse
dans l’inconscient des représentations susceptibles de provoquer du
déplaisir à l’égard d’exigences créées généralement par notre formation
première. Freud, dans sa seconde théorie du psychisme (1920), affirme
ainsi que le sujet est l’unité de trois termes : le Moi, conscience claire, le
Ça, inconscient fait de pulsions, et le Surmoi, intériorisation des interdits
parentaux qui sont eux-mêmes le relais des interdits sociaux.
Il faut distinguer aussi, comme le faisait la première conception de
Freud (1900) le conscient, l’inconscient et le préconscient, c’est-à-dire
ce qui n’est pas présent dans le champ actuel de la conscience, mais qui,
en droit, est accessible au cogito transparent et limpide.
On notera aussi l’existence d’un inconscient primitif qui contient
l’ensemble des comportements vitaux élémentaires (réflexes, instincts) et
d’un inconscient cognitif. Les neurosciences mettent aujourd’hui en
évidence le travail cérébral effectué de façon inconsciente dans le
moindre de nos comportements spontanés, habituels, comme monter ou
descendre les marches d’un escalier.
3. Légitimité de l’hypothèse de l’inconscient :
la vérité de la cure psychanalytique
L’inconscient freudien est donc, on le voit, une notion dynamique liée
à l’expérience de la cure psychanalytique : il est constitué de contenus
refoulés qui deviennent accessibles à la conscience quand les résistances
sont surmontées grâce à la psychanalyse, qui met en évidence la
signification inconsciente de certaines productions psychiques.
L’hypothèse de l’inconscient est, pour Freud, rigoureusement
nécessaire : les données psychiques sont souvent lacunaires et la cure
conduit à supposer des contenus inconscients pouvant expliquer les
symptômes névrotiques (voire psychotiques).
4. Le désir inconscient et l’acte manqué
Si la cure dévoile et exige l’hypothèse de l’inconscient, l’acte
manqué, lui aussi, désigne un raté de la parole et de l’action manifestant
l’irruption de l’inconscient dans la vie quotidienne. Les actes manqués
sont ces actes, innombrables dans la vie psychique, qui manquent et
ratent leur but intentionnel et expriment bien autre chose que lui : ainsi,
les troublantes erreurs d’écriture, les maladresses, les bris d’objet. Il faut
les prendre au sérieux, déceler leur sens et leur fonction chez l’individu.
Car ils révèlent les secrets les plus intimes, souvent les mieux gardés de
l’être. Ils prouvent en tout cas, chez les individus, l’existence du
refoulement.
« Certains actes en apparence non intentionnels se révèlent, lorsqu’on
les livre à l’examen psychanalytique, comme parfaitement motivés et
déterminés par des raisons qui échappent à la conscience… Font partie
de cette catégorie les cas d’oubli et les erreurs (qui ne sont pas l’effet de
l’ignorance), les lapsus linguae et calami, les erreurs de lecture, les
méprises et les actes accidentels. » (Freud, Psychopathologie de la vie
quotidienne, Payot.)
5. Le rêve, voie royale menant à l’inconscient
Tout comme les actes manqués, les rêves sont des exutoires de
l’inconscient. Freud décèle dans le rêve un sens et il interprète son
contenu manifeste. Il interpole des significations inconscientes qui
viennent éclairer les données apparemment irrationnelles. Ce qu’il insère,
c’est le contenu latent ou la pensée du rêve. Le rêve cesse, avec Freud,
d’être irrationnel. Voici qu’il apparaît désormais comme la réalisation
plus ou moins déguisée d’un désir refoulé. Ce qui compte, dès lors, dans
l’interprétation du rêve, c’est ce qui est caché, son sens, en bref les idées
latentes et masquées du rêve.
« Si le rêve est obscur, c’est par nécessité et pour ne pas trahir
certaines idées latentes que ma conscience désapprouve. Ainsi
s’explique le travail de déformation qui est, pour le rêve, un véritable
déguisement » (Freud, Le Rêve et son interprétation, PUF.)
Si l’hypothèse de Freud demeure valide dans le cas des névroses, les
recherches récentes sur le sommeil et sur le rêve montrent qu’on ne
saurait les réduire à la fonction mise en lumière par Freud. Les images du
rêve peuvent relever d’une combinaison aléatoire des éléments perceptifs
de la veille par exemple.
6. Bilan : la révolution psychanalytique
Ainsi Freud a-t-il montré que les symptômes psychopathologiques tout
comme certains rêves seraient incompréhensibles sans l’hypothèse de
l’inconscient. Freud a tenté de donner des clés herméneutiques pour
tâcher de comprendre cette terre encore mal explorée de l’inconscient. En
dégageant le sens caché de certaines de nos conduites, Freud a enrichi la
connaissance de l’homme. Il a montré que le psychisme se structure par
assomption progressive des inévitables frustrations et interdits qu’impose
la vie en commun des hommes. Si l’on devait dégager son apport central,
ce serait, à l’opposé d’un certain laisser-faire induit par sa mauvaise
vulgarisation, le rôle de la loi dans la structuration du psychisme humain.
À ce titre, le freudisme représente un acquis irréversible et ce, bien que la
psychanalyse et Freud se voient, aujourd’hui, remis en question sur
certains points. Freud fut confronté aux maux engendrés par la morale de
l’époque victorienne. Les temps ont changé. Les pathologies aussi, la
vulgarisation de la psychanalyse ayant délégitimé l’autorité au profit d’un
dialogue et d’explications sans fin données aux enfants. Les personnalités
non structurées ont relayé les pathologies hystériques…
7. La critique d’Alain
Sur le plan strictement philosophique, la quête inlassable des
motivations inconscientes peut parfois embarrasser le penseur soucieux
de responsabilité et de morale.
Ainsi, Alain a mis en évidence les dangers éthiques du freudisme. La
responsabilité morale requiert la liberté. L’imputabilité de nos actes se
réfère au sujet, au Je que nous sommes. Affirmer que certains actes
relèvent de l’inconscient, c’est aller contre toute l’éthique. Pour Alain,
il ne s’agit nullement de contester la réalité de l’inconscient, mais bien de
refuser les mythes dangereux (irresponsabilité, abandon à l’inconscient)
qu’il pourrait envelopper et véhiculer.
« Il faut éviter ici plusieurs erreurs que fonde le terme d’inconscient.
La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est un autre
Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de
mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre
qu’il n’y a point de pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je. Cette
remarque est d’ordre moral. » (Alain, Éléments de philosophie,
Gallimard.)
Dès le début du mouvement psychanalytique, l’Autrichien Karl Kraus
s’est insurgé contre ses prétentions abusives : « Cette doctrine ne peut
que rétrécir la personnalité et accroître l’irresponsabilité », disait-il. Il lui
reprochait aussi de « cracher sur le mystère du génie » en faisant une
interprétation réductrice des œuvres les plus hautes de l’esprit humain
(Thomas Szasz, Karl Kraus et les docteurs de l’âme, Hachette, 1985).
8. Le procès de l’inconscient
Dans L’Être et le Néant (1943), Sartre soumet également le freudisme
à une série de critiques dont le sens est finalement moral. Il refuse, tout
comme Alain, de faire de l’inconscient le maître de nos actes et de nos
choix. Ne cherchons jamais d’excuses à nos actes et ne nous abritons pas
derrière notre inconscient, veut au fond dire Sartre quand il critique
Freud.
a) La conscience connaît ce qu’elle refoule
Comment concevoir une conscience qui ignorerait ce qu’elle refoule et
rejette ? Si elle répudie une tendance ou un désir, ne faut-il pas qu’elle
détienne un certain savoir et une représentation du refoulé ?
b) Freud a brisé le psychisme humain
En même temps qu’il a méconnu la transparence de la conscience,
Freud a brisé le psychisme humain qu’il a ainsi dénaturé. Cette cassure
est d’importance. Freud a raté l’unité de l’homme parce qu’il a oublié
l’unité du cogito.
c) Le triomphe du point de vue d’autrui
En brisant l’unité du psychisme humain, Freud a ainsi assuré le
triomphe du point de vue d’autrui dans la connaissance de soi. Si le
cogito perd sa transparence, s’il existe à la fois une vie consciente et des
tendances inconscientes, alors la souveraineté de la conscience sur le sens
et la signification de ses états disparaît. C’est le triomphe du point de vue
d’autrui. Le psychanalyste, médiateur entre les différents aspects du moi,
peut seul me révéler à moi.
d) La mauvaise foi
En définitive, l’inconscient en tant que tel n’existe pas. Nul psychisme
qui soit totalement ignorant de soi-même. Ce qui existe véritablement,
c’est la mauvaise foi, le mensonge à soi-même, l’acte par lequel la
conscience se dissimule à elle-même le vrai, se laissant prendre à son
propre mensonge. À vrai dire, c’est la liberté souveraine de la conscience
que Sartre sauvegarde ainsi.
Ainsi, Sartre souligne, comme Alain, les dangers éthiques du
freudisme. La position de Sartre a d’ailleurs considérablement évolué et,
dans une de ses dernières œuvres, L’Idiot de la famille, il se rapproche de
Freud et de la psychanalyse, cette approche fondée sur la mise en
évidence de la signification inconsciente des paroles et productions.
9. La psychanalyse, une guérison par l’esprit ?
Est-il d’ailleurs évident que la notion d’inconscient introduise la
« fatalité » dans la vie de l’homme ? Est-il bien vrai qu’il soit nécessaire
de répudier l’inconscient, dont l’hypothèse même contredirait l’exigence
morale (Alain, Sartre, etc.) ? Peut-être y a-t-il, dans ces vues, une
méconnaissance profonde du sens de la démarche de Freud qui est, sous
un angle, profondément éthique : la cure vise à restaurer une liberté
déviée : elle désigne un accouchement de l’âme et de la liberté.
« L’analyste est l’accoucheur de la liberté, en aidant le malade à
former la pensée qui convient à son mal […] La psychanalyse est une
guérison par l’esprit ; le véritable analyste n’est pas le despote de la
conscience malade, mais le serviteur d’une liberté à restaurer. En quoi
la cure, pour n’être pas une éthique, n’en est pas moins la condition
d’une éthique retrouvée là où la volonté succombe au terrible. »
(P. Ricœur, Philosophie de la volonté. 1. Le volontaire et l’involontaire,
Aubier.)
Conclusion : la psychanalyse demeure comme tentative de
compréhension de soi
Le savoir humain, a écrit Freud dans l’Introduction à la psychanalyse,
a été trois fois décentré : la première fois quand Copernic montra que la
Terre n’est pas le centre de l’univers, la seconde fois quand Darwin
signala que l’homme ne possède pas une place privilégiée dans l’ordre
biologique, la troisième fois avec le décentrement de l’inconscient.
Freud a effectivement montré que le moi est en lien dialectique avec
les pénombres de l’inconscient. Encore convient-il de ne point idolâtrer
ces abîmes : la cure psychanalytique a précisément pour but de rendre au
sujet aliéné dans son passé la possession de lui-même. L’inconscient est
peut-être l’autre nom de l’oubli. Nous savons aujourd’hui que le cerveau
enregistre absolument tout de notre expérience mais que les nécessités de
l’adaptation au présent, de l’ouverture à l’avenir qui est le temps du
projet, implique la relégation du passé dans les marges de la mémoire. Or
le passé peut continuer à agir en nous à notre insu. N’est-ce pas ce que
Freud a voulu dire, en fin de compte ?
Si le mouvement psychanalytique connaît de nos jours un certain
fléchissement, le développement de nos connaissances sur le cerveau
corrobore certaines de ses thèses tout en éclairant mieux que lui la
structure complexe de son fonctionnement. Les méthodes de thérapie de
la détresse mentale sont appelées à collaborer plus qu’à s’ostraciser
mutuellement.
Sujets de baccalauréat
Pourquoi refuse-t-on la conscience à l’animal ?
Est-ce que l’attention est la caractéristique essentielle de la conscience ?
Peut-on ne pas savoir ce que l’on fait ?
Le recours à l’inconscient autorise-t-il l’alibi de l’inconscience ?
Si la connaissance de soi est utopique, devons-nous pour autant y
renoncer ?
Comment sait-on que quelqu’un est conscient de ce qu’il fait ?
Le progrès de la science fait-il celui de la conscience ?
L’idée d’inconscient exclut-elle l’idée de liberté ?
La notion d’inconscient introduit-elle la fatalité dans la vie de l’homme ?
La duplicité de la conscience rend-elle inutile l’hypothèse de
l’inconscient ?
La conscience de soi est-elle une connaissance ?
Peut-on échapper aux exigences de la conscience ?
La conscience est-elle ce qui me rend libre ?
Suffit-il d’être conscient de ses actes pour être responsable ?
Peut-on se connaître soi-même ?
Suis-je responsable de ce dont je n’ai pas conscience ?
Peut-il y avoir une science de l’inconscient ?
L’hypothèse de l’inconscient contredit-elle l’exigence morale ?
Peut-on ne pas savoir ce que l’on fait ?
Si la connaissance de soi est utopique, devons-nous pour autant y
renoncer ?
Comment sait-on que quelqu’un est conscient de ce qu’il fait ?
L’inconscience a-t-elle valeur d’excuse ?
Quelle conception de l’homme l’hypothèse de l’inconscient remet-elle en
cause ?
1 Cf. la fiche sur « La conscience » et celle sur « La connaissance du vivant » (§ 2).
B. Le temps
En résumé
• Distinguez bien le temps, comme changement perpétuel qui
transforme le présent en passé (§ 1), du temps conçu comme
milieu indéfini (sur le modèle de l’espace) dans lequel les
événements se déroulent (§ 7 et 8). Vous avez là deux visions
différentes du temps. Selon Bergson, le véritable temps, celui de
la conscience, est durée pure, irréductible au temps abstrait
spatialisé, contaminé par l’espace (§ 7).
• Le temps, conçu comme changement continuel transformant le
présent en passé, est privation d’être (§ 2), irréversibilité
(§ 3), et contient destruction et mort (§ 4). Le désir d’éternité
(§ 6) ne se comprend que par nostalgie de la plénitude.
• Mais le temps humain représente aussi un milieu indéfini
analogue à l’espace (§ 7). La description kantienne se situe dans
cette perspective (§ 8).
• L’irréversibilité du temps ne peut jamais être dépassée, comme
le montre l’analyse de la causalité kantienne (§ 9).
• Si le temps représente bien l’irréversibilité, néanmoins comme
temps de l’histoire (Hegel, § 10) et du projet humain (Sartre,
§ 11), il se révèle comme une face de la liberté humaine : il
n’est pas seulement ce qui nous défait, mais aussi un pouvoir
de l’homme. Peut-être d’ailleurs la plénitude du temps est-elle
ce pouvoir d’y faire l’expérience de l’éternité, comme le pense
Spinoza (Conclusion).
1. Le mystère du temps
Si familier que soit le temps dans lequel se déroule notre existence, il
s’échappe comme du sable dès que nous essayons de le saisir par la
pensée.
« Comment donc, ces deux temps, le passé et l’avenir, sont-ils,
puisque le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore ? Quant au
présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il
ne serait pas du temps, il serait l’éternité. Donc, si le présent, pour être
du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu’il
est aussi, lui qui ne peut être qu’en cessant d’être ? » (Saint Augustin,
Les Confessions, Livre onzième, Garnier.)
Le temps comme unité des trois dimensions – passé, présent, futur –
n’existe que par les actes de notre esprit : souvenir, présence,
anticipation. Cette conscience intime du temps nous signale à la fois
notre insertion dans le cours changeant des choses et notre transcendance
par rapport à ce flux irréversible. Kierkegaard, au XIXe siècle, exprime
cela en disant que notre existence est « cet enfant engendré par l’infini et
le fini, par l’éternel et le temporel ». Le temps n’est fécond que s’il se
rapporte à l’éternel.
2. Le temps est privation d’être
En effet, le temps se caractérise par une privation d’être. Ainsi,
affirmait déjà Aristote, ce n’est point la plénitude de l’Être qu’il révèle,
mais, tout au contraire, il est un non-être, une vacuité, un manque d’être.
« Que d’abord il n’existe absolument pas, ou n’a qu’une existence
imparfaite et obscure, on peut le supposer d’après ce qui suit ; pour une
part il a été et n’est plus, pour l’autre, il va être et n’est pas encore… Or
ce qui est composé de non-êtres semble ne pouvoir pas participer à la
substance. » (Aristote, Physique, IV, 218a, Belles Lettres.)
Dans le temps, c’est-à-dire dans le devenir, l’être ne nous advient que
peu à peu, petit à petit.
3. Le temps, marque de mon impuissance : irréversibilité
Dès lors, le temps, non-être et privation, me révèle peut-être mon
impuissance et mes limites. C’est ce qu’affirmait le philosophe Lagneau,
en une formule célèbre : « Temps, marque de mon impuissance. Étendue,
de ma puissance. »
Si le temps me signale mes manques et mon impuissance, n’est-ce
point, fondamentalement, en raison de l’irréversibilité qui est sienne ? Si
l’espace est réversible (je vais de A en B et de B en A), le temps, lui, est
changement irréversible. Tout s’écoule, tout passe : telle est une des
premières constatations humaines. Ceux qui descendent dans le même
fleuve se baignent dans le courant d’une eau toujours nouvelle, disait
Héraclite.
« On ne peut descendre deux fois dans le même fleuve. Ni toucher
deux fois une substance périssable dans le même état, car elle se
disperse et se réunit de nouveau par la promptitude et la rapidité de sa
métamorphose : la matière, sans commencer ni finir, en même temps
naît et meurt, survient et disparaît. » (Héraclite, « Fragments », in
Battistini, Trois Présocratiques, Idées-Gallimard.)
4. Le temps est cause de destruction : Aristote
Mais le temps consacre aussi mon impuissance par la mort qu’il
contient en lui. Car l’irréversibilité du temps n’est sans doute que l’autre
face de la mort. Tout le mystère de l’irréversible renvoie à cette
corruption temporelle qui frappa si profondément les Grecs. La fugacité
du temps préfigure la mort, présente au cœur de la vie même. C’est cet
aspect destructeur du temps qui frappe tout d’abord :
« C’est dans le temps que tout est engendré et détruit […] On voit
donc que le temps est cause par soi de destruction plutôt que de
génération […], car le changement est par soi défaisant ; s’il est bien
cause de génération et d’existence, ce n’est que par accident. »
(Aristote, Physique, IV, 222b, Belles Lettres.)
5. Le temps est le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur
Aristote définit aussi le temps comme la mesure que nous faisons des
changements, du mouvement. Il n’y a pas de temps sans l’âme mais
celle-ci n’aurait rien à mesurer s’il n’y avait pas d’abord dans les choses,
du changement :
« Voici ce qu’est le temps : le nombre du mouvement par rapport à
l’antérieur et au postérieur. Ainsi donc, le temps n’est le mouvement
qu’en tant que le mouvement est susceptible d’être évalué
numériquement. » (Aristote, Physique IV, trad. Barthélemy-Saint-
Hilaire, Pocket, 1990.)
6. Les êtres éternels ne sont pas dans le temps : Aristote
Ainsi le temps est-il saisi comme principe de corruption et de mort.
Qui plus est, il semble s’opposer à toute forme de connaissance réelle,
comme le remarque Platon dans le Cratyle, car ce qui s’écoule sans cesse
ne saurait être appréhendé par la pensée.
Au spectacle de cette fugacité décevante, la pensée humaine aspire à
l’éternité. Mais qu’est-ce que l’éternité ? Ce n’est pas la perpétuité c’est-
à-dire une durée indéfiniment continuée, un temps sans fin et sans limite.
L’éternité est intemporalité absolue. Ainsi le rationalisme platonicien
s’est-il précisément constitué en opposant à la dissolution du sensible
l’éternité de l’Idée7immuable. Si les apparences changent, l’Essence, ou
Idée, est éternellement identique, donc hors du temps. De même Aristote
oppose temps et éternité.
« On voit que les êtres éternels, en tant qu’éternels, ne sont pas dans
le temps ; car le temps ne les enveloppe pas et ne mesure point leur
existence. » (Aristote, Physique, Belles-Lettres.)
Platon disait que le temps est « l’image mobile de l’éternité » (Timée
37d). L’éternité est immobile, sans succession ni passage.
7. Temps spatialisé et durée
À côté du temps irréversible, lié à la condition précaire de l’homme, il
est un temps objectif, conçu comme milieu indéfini analogue à
l’espace, dans lequel se déroulent les événements. Le temps est alors une
forme divisible, appréhendée sur le modèle de l’espace. C’est le temps
spatialisé, contaminé par l’espace. Dans une analyse célèbre, Bergson a
montré que ce temps spatialisé n’a rien à voir avec la durée concrète de
notre existence. C’est un temps abstrait et homogène, alors que notre
durée concrète est hétérogène. Elle représente la succession qualitative de
nos états de conscience.
« La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos
états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient
d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs […] on
peut […] concevoir la succession sans la distinction et comme une
pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime
d’éléments. » (Bergson, Essai sur les données immédiates de la
conscience, PUF.)
8. Le temps chez Kant
Le temps8 kantien est, lui aussi, comme le temps physique, un milieu
homogène, une forme pure, la forme de toute expérience possible : c’est
une forme a priori de la sensibilité, qui ne saurait être tirée de
l’expérience. Selon Kant, le temps est, avec l’espace, un cadre nécessaire
et a priori qui sert à structurer l’expérience sensible : une sorte de prisme
à travers lequel se donnent à nous les choses. Le temps kantien, forme
pure, n’inclut pas l’irréversibilité, puisqu’il désigne simplement un
milieu homogène.
« Le temps n’est pas un concept empirique ou qui dérive de quelque
expérience […]. Le temps est une représentation nécessaire qui sert de
fondement à toutes les intuitions. On ne saurait supprimer le temps lui-
même par rapport aux phénomènes en général, quoique l’on puisse bien
les retrancher du temps par la pensée. Le temps est donc donné a priori.
Sans lui, toute réalité des phénomènes est impossible. On peut les
supprimer tous, mais lui-même (comme condition générale de leur
possibilité) ne peut être supprimé. » (Kant, Critique de la raison pure,
Esthétique transcendantale, Quadrige-PUF.)
9. Retour de l’irréversibilité : la causalité kantienne
Néanmoins, la notion d’irréversibilité ne peut jamais être éliminée de
l’expérience du temps. Les analyses de Kant témoignent de cette
impossibilité. Dans la Critique de la raison pure, Kant, qui présente
d’abord le temps comme forme pure indépendamment de tout avant et de
tout après, est conduit, quand il analyse la causalité, à introduire l’idée
d’un avant et d’un après. Ainsi, dirai-je, par exemple, que l’eau bout à
100 oC : pour saisir le rapport entre la température et l’ébullition, il faut
bien que j’énonce l’irréversibilité de l’avant et de l’après ; la croissance
de la température précède obligatoirement l’ébullition. Autrement, mon
rapport resterait inintelligible. Par conséquent, il n’est pas de causalité
vraie sans succession irréversible. Mais alors surgit dans notre analyse
une face du temps liée au destin de l’homme. Kant retrouve ici ce temps
qui nous défait et nous meurtrit, le temps de l’irréversibilité, marque de
mon impuissance. Le temps n’est pas seulement, pour lui, un instrument
dans la construction du monde : il me renvoie aussi à mon irrémédiable
contingence.
« Si dans un phénomène contenant un événement, j’appelle A l’état
antérieur de la perception, et B le suivant, B ne peut que suivre A dans
l’appréhension, et la perception A ne peut pas suivre B, mais seulement
le précéder. Je vois, par exemple, un bateau descendre le courant d’un
fleuve. Ma perception du lieu où le bateau se trouve en aval du fleuve
succède à celle du lieu où il se trouvait en amont, et il est impossible
que, dans l’appréhension de ce phénomène, le bateau soit perçu d’abord
en aval, et ensuite en amont. » (Kant, op. cit., Analytique
transcendantale.)
10. Le temps historique : Hegel
Si le temps représente un principe de dégradation, il incarne aussi ce
en quoi l’homme se réalise : il est le temps de l’histoire et du projet
humain.
La saisie de l’historicité est la grande découverte de Hegel. L’homme
est un être historique : son temps véritable n’est ni le temps biologique,
ni le temps cosmique, mais le temps du travail humain, celui par lequel
l’homme informe le monde et entre en rapport avec les autres
consciences de soi. Envisagé sous cet aspect historique, le temps peut
devenir l’organe de ma liberté et de ma puissance.
« Le temps de Hegel est le temps historique, le temps dans lequel se
déroule l’histoire humaine, ou, mieux encore, le temps qui se réalise,
non pas en tant que mouvement des astres, par exemple, mais en tant
qu’histoire universelle… Il n’y a pas de temps naturel, cosmique ; il n’y
a de temps que dans la mesure où il y a histoire, c’est-à-dire existence
humaine, c’est-à-dire existence parlante. » (A. Kojève, Introduction à
la lecture de Hegel, NRF-Gallimard.)
11. Projet et avenir : Heidegger et Sartre
En soulignant la nature du temps historique, Hegel a mis l’accent sur la
dimension de l’avenir. Ainsi est-il à l’origine de toute la vision moderne
de la temporalité, cette vision que nous trouvons, par exemple, chez
Heidegger et Sartre.
Pour Heidegger, la conscience humaine, perpétuellement en avant
d’elle-même, se donne rendez-vous vers l’avenir. Elle est anticipation de
soi, transcendance.
Quant à Sartre, il insiste longuement, dans toute son œuvre, sur le
projet9, l’avenir, les possibles.
« Tâchez de saisir votre conscience et sondez-la, vous verrez qu’elle
est creuse, vous n’y trouverez que de l’avenir. Je ne parle même pas de
vos projets, de vos attentes ; mais le geste même que vous attrapez au
passage n’a de sens que si vous en projetez l’achèvement hors de lui,
hors de vous, dans le pas-encore. » (Sartre, Situations I, NRF-
Gallimard.)
12. Instant et éternité
Kierkegaard, Nietzsche et Wittgenstein après lui, a eu l’intuition claire
qu’il ne convient pas d’exiler l’éternité – qu’il ne faut pas confondre avec
une durée perpétuelle – du flux même du temps. L’éternité dans le
temps : tel est le sentiment d’une vie justifiée, portant en soi sa raison
d’être par la joie, ce sentiment ontologique qu’induit toute vie portée au
paroxysme de l’amour qui fait consentir à la souffrance ou à la peine
qu’implique toute existence. Kierkegaard appelle « instant » ce moment
de grâce où, en nous, le temps et l’éternité se rejoignent, se touchent, ce
moment où comme le disait Spinoza, « nous sentons et nous
expérimentons que nous sommes éternels ». L’homme porte en lui
l’éternité. C’est la vocation du temps humain que d’accueillir en lui
l’éternité pour en être fécondé. C’est pourquoi l’existence authentique est
passion : en l’homme le fini s’éprend de l’infini, le temporel tend vers
l’éternel, le relatif s’ouvre à l’absolu.
« Si l’on entend par éternité, non pas une durée temporelle infinie,
mais l’intemporalité, alors celui-là vit éternellement qui vit dans le
présent. » (Tractatus 6. 4311.)
13. Temporalité et mortalité
Spontanément, les hommes ne prennent pas la vie au sérieux.
« Mangeons et buvons car demain nous mourrons » dit l’homme charnel,
mais, dit Kierkegaard, « c’est là ce méprisable ordre de choses où l’on vit
pour manger et boire, et où l’on ne mange ni ne boit pour vivre ». À ce
refus de l’inquiétude qui caractérise le stade « esthétique », c’est-à-dire
fondé sur les seules sensations, l’homme sérieux comprend la valeur
infinie que confère à la vie sa brièveté. Kierkegaard nous enseigne qu’il
faut apprendre à vivre chaque instant qui ne reviendra plus comme
l’avènement même de l’éternité.
« Le sérieux comprend que si la mort est une nuit, la vie est le jour ;
que si l’on ne peut travailler la nuit, on peut agir le jour ; et comme le
mot bref de la mort, l’appel concis, mais stimulant du sérieux c’est :
aujourd’hui même. Car la mort envisagée dans le sérieux est une source
d’énergie comme nulle autre ; elle rend vigilant comme rien d’autre. »
(Sur une tombe, OC, VIII, éd. De l’Orante, p. 83.)
Conclusion
Si le temps représente un principe de dégradation, il est aussi le temps
de l’histoire et du projet. En ceci, le temps n’est pas seulement pour
l’homme ce qui le limite, mais aussi une face de sa liberté et de son
pouvoir, le lieu même de sa genèse, de son déploiement. Si l’existence
finie est mortelle, n’a-t-elle pas l’occasion, au cœur même du temps,
d’opérer ses noces avec l’éternité ?
« Nous sentons […] et nous savons par expérience que nous sommes
éternels. » (Spinoza, Éthique, cinquième partie, Garnier-Flammarion.)
Sujets de baccalauréat
Exister, est-ce simplement vivre ?
Peut-on apprendre à vivre ?
Une existence se démontre-t-elle ?
La vie est-elle le bien le plus précieux ?
Peut-on se soustraire au temps ?
Le temps est-il pour l’homme une limite ?
Peut-on dire qu’on change avec le temps ?
Le passé est-il à jamais révolu ?
Le temps est-il pour l’homme une limite ?
Sommes-nous dans le temps de la même manière que tous les êtres
temporels ?
Le temps libre est-il le temps où s’exerce la liberté ?
Un homme sans passé peut-il être un homme libre ?
L’avenir doit-il être objet de crainte ?
L’avenir peut-il être objet de connaissance ?
Peut-on comprendre le présent si l’on ignore le passé ?
Sommes-nous nécessairement les victimes du temps ?
Le temps est-il essentiellement destructeur ?
Est-il juste de dire que seul le présent existe ?
8 Le langage
En résumé
Voici quelques questions importantes soulevées dans ce chapitre :
• La question de la nature du signe linguistique : est-il naturel ou
artificiel ? En d’autres termes, le rapport qui unit le signifiant
(la partie sensible du langage) et le signifié (son élément
abstrait) est-il naturel et nécessaire ou bien conventionnel
(§ 2, 3, 4, 5, 6) ?
• Le problème du langage animal : le langage existe-t-il chez les
animaux, au sens propre et réel du terme, ou bien le langage est-
il spécifiquement humain (§ 7 et 8), comme le pensait Descartes
(§ 8) ?
• Le problème des rapports du langage et de la pensée : sont-ils
radicalement indissociables, comme le voulait, par exemple,
Hegel
(§ 10) ? Existe-t-il un au-delà du langage, une « durée » irréductible aux mots et
objet de l’intuition (Bergson, § 9) ?
• Enfin, notez bien que parler, c’est aussi agir : dire, c’est faire
(§ 10).
1. Langage. Langue. Parole
Il faut, tout d’abord, distinguer la langue du langage : la langue
représente un système particulier de mots, un ensemble linguistique fixé
dans une société donnée, un produit social (ainsi parle-t-on la langue
française ou anglaise), alors que le langage lui-même se définit comme
une fonction générale de communication.
Le langage, distinct de la langue, ne se confond pas davantage avec la
parole : cette dernière désigne, en effet, l’acte individuel par lequel
s’exerce la fonction du langage.
Le langage se définit comme la faculté d’exprimer verbalement sa
pensée, comme le pouvoir d’expression verbale de la pensée.
« Dans le parler ordinaire, “le langage” désigne proprement la faculté
qu’ont les hommes de s’entendre au moyen de signes vocaux […] les
signes du langage humain sont en priorité vocaux […] Aujourd’hui
encore, les êtres humains en majorité savent parler sans savoir lire. »
(A. Martinet, Éléments de linguistique générale, Armand Colin.)
Notez bien l’extension du terme langage, qui en est venu à désigner
tout système de communication et de signes : les différentes formes de
l’art, la logique, l’informatique sont appelées des langages.
2. Le signe et le symbole
Le signe linguistique diffère du symbole. Quand j’emploie le mot
« chien », il n’est nullement certain que le signifiant « chien » (le son)
comporte une relation intrinsèque avec le signifié (le concept de chien),
qu’il existe un rapport naturel entre signifiant – image acoustique,
ensemble sonore – et signifié – le concept.
Tout au contraire, dans le symbole, cette liaison entre la représentation
sensible et le concept est évidente :
« Le symbole est d’abord un signe. Mais, dans le signe proprement
dit, le rapport qui unit le signe à la chose signifiée est arbitraire […] Il
en est tout autrement du signe particulier qui constitue le symbole. Le
lion, par exemple, sera employé comme symbole de la magnanimité ; le
renard, de la ruse ; le cercle, comme symbole de l’éternité. Mais le lion,
le renard possèdent en eux-mêmes les qualités dont ils doivent exprimer
le sens […] Ainsi, dans ces sortes de symboles, l’objet extérieur
renferme déjà en lui-même le sens à la représentation duquel il est
employé. » (Hegel, Esthétique, PUF.)
3. L’identification naïve du mot et de la chose
L’unité de la forme et du contenu, évidente dans le symbole, l’est bien
moins en ce qui concerne le signe linguistique, où elle pose problème et a
donné lieu, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, à des controverses qui
ont mobilisé philosophes, puis linguistes.
Pour le sens commun et naïf, cette identité va de soi : un certain usage
quotidien et immédiat des mots nous fait croire inconsciemment que
signifiant et signifié vont de pair, comme le montre l’exemple suivant :
« On connaît l’histoire de ce Tyrolien qui, de retour d’Italie, vantait,
auprès de ses compatriotes, les charmes de ce pays, mais ajoutait que
ses habitants devaient être de bien grands fous, qui s’obstinaient à
appeler cavalle ce que tout homme doué de raison savait être un Pferd.
Cette identification du mot et de la chose est peut-être la condition d’un
maniement inconscient et sans accroc du langage. » (A. Martinet,
op. cit.)
4. Platon : Hermogène contre Cratyle
Quittons maintenant le jugement naïf pour la réflexion philosophique.
Dans le Dialogue intitulé Cratyle, Platon met en présence deux thèses.
L’une, celle de Cratyle, pose que les mots imitent les choses et sont
justes par nature. L’autre, celle d’Hermogène, soutient que le langage est
conventionnel : les noms, pour Hermogène, correspondent à une
convention, alors que, pour Cratyle, le langage est fixé par la nature,
selon un rapport de convenance certain entre signifiant et signifié. Voici
le discours d’Hermogène :
« Hermogène – Je me suis souvent, pour ma part, entretenu (avec
Cratyle) […] sans pouvoir me persuader que la nature du nom soit autre
chose qu’un accord et une convention. À mon avis, le nom qu’on
assigne à un objet est le nom juste ; le change-t-on ensuite en un autre,
en abandonnant celui-là, le second n’en est pas moins juste que le
premier […] Car la nature n’assigne aucun nom en propre à aucun
objet. » (Platon, Cratyle, Belles Lettres.)
5. Saussure, partisan d’Hermogène
Ferdinand de Saussure (1857-1913), créateur de la linguistique
moderne – science ayant pour objet la langue, définie comme un système
de signes combinant arbitrairement un concept et une image acoustique –
rentre dans le camp d’Hermogène et voit dans le signe linguistique une
convention. Dans le Cours de linguistique générale, Saussure affirme
qu’entre le signifiant et le signifié, la forme acoustique et l’idée, le lien
est de convention.
« Ainsi l’idée de “sœur” n’est liée par aucun rapport intérieur avec la
suite des sons s-ö-r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien
représenté par n’importe quelle autre : à preuve les différences entre les
langues et l’existence même de langues différentes. » (F. de Saussure,
Cours de linguistique générale, Payot.)
6. La critique de la théorie saussurienne
É. Benveniste, dans Problèmes de linguistique générale, a fait la
critique de la théorie saussurienne du signe linguistique. Pour lui, il existe
une relation nécessaire entre signifié et signifiant : le concept (le signifié)
« bœuf » est forcément identique dans ma conscience à l’ensemble
phonique (le signifiant) « böf ». Ils ont, en effet, été créés en même temps
dans mon esprit et s’y évoquent ensemble en toutes circonstances. Ce qui
est arbitraire, c’est que tel signe linguistique puisse être appliqué à tel
objet réel que Benveniste appelle le « référent », l’animal lui-même dans
l’exemple précédent.
Ainsi se perpétue, de nos jours, la vieille querelle entre Cratyle et
Hermogène.
7. Y a-t-il un langage animal ?
Les signes linguistiques sont-ils le propre de l’homme ou bien peut-on
parler aussi de langage animal ? Karl von Frisch, en particulier, a montré
que les abeilles peuvent se communiquer de l’information. Leurs variétés
de danses semblent des signes livrant des informations sur la nature et la
distance du butin (pollen).
Si la communication animale existe, néanmoins, il n’y a pas, à
proprement parler, langage. L’information n’aboutit pas à l’échange
linguistique, c’est-à-dire au dialogue. Le message des abeilles, note
Benveniste, n’appelle aucune réponse de l’entourage, sinon une certaine
conduite, ce qui ne constitue pas une réponse.
Ce qui différencie communication animale et langage humain, c’est
que ce dernier est capacité de tout dire, de combiner de manière infinie
les éléments linguistiques, alors que le code de la ruche est restreint et
fixé une fois pour toutes par l’espèce. Les animaux n’ont pas de langage,
mais des codes de signaux, de systèmes conventionnels déclenchant un
certain comportement à finalité exclusivement pratique.
« L’ensemble de ces observations fait apparaître la différence
essentielle entre les procédés de communication découverts chez les
abeilles et notre langage. Cette différence se résume dans le terme qui
nous semble le mieux approprié à définir le mode de communication
employé par les abeilles, ce n’est pas un langage, c’est un code de
signaux. » (É. Benveniste, op. cit.)
8. Le langage est le propre de l’homme : Descartes et Chomsky
Nous pouvons, avec Noam Chomsky, linguiste contemporain, opposer
au pseudo-langage animal les signes linguistiques humains, capables de
créativité infinie. Chomsky se réfère ici explicitement à Descartes, qui
soulignait déjà l’aspect créateur du langage, cette propriété
spécifiquement humaine ; il consiste à inventer des signes et à les utiliser
de manière infinie, ce qui est totalement hors de portée d’un singe ou de
tout autre animal. À partir d’un certain matériel limité de mots, l’homme
réalise des combinaisons indéfinies.
« Le nombre de modèles sous-tendant notre utilisation normale du
langage et correspondant à des phrases douées de sens et facilement
compréhensibles atteint […] un ordre de grandeur supérieur au nombre
de secondes dans une vie humaine. C’est en ce sens que l’utilisation du
langage est novatrice. » (Noam Chomsky, Le Langage et la pensée,
Payot.)
Que le langage soit le propre de l’homme, voilà la thèse déjà formulée
par Descartes : si les animaux ne parlent pas, c’est qu’ils ne pensent pas.
« Il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides […] qu’ils ne
soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer
un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au
contraire, il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement
né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. » (Descartes, Discours de la
méthode, cinquième partie.)
Émile Benveniste soutient même que, non seulement le langage est le
propre de l’homme, mais qu’il est l’élément formateur du sujet1.
9. Il n’y a pas de pensée sans langage
Le langage semble indissociable de la pensée, qui se forme dans les
mots, au cœur de l’expression verbale. Ainsi, pour Hegel, ce que nous
saisissons en dehors de tout langage est extrêmement indéterminé même
si cela peut nous sembler, à première vue, très riche. Mais cette
indétermination même est une marque de faiblesse. L’ineffable est flou,
imprécis et obscur. Seul, le mot détermine, structure et forme la pensée.
« Nous n’avons conscience de nos pensées, nous n’avons des pensées
déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective,
que nous les différencions de notre intériorité, et que par suite nous les
marquons d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le
caractère de l’activité interne la plus haute. Par conséquent, vouloir
penser sans les mots est une entreprise insensée. […] On croit
ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est l’ineffable.
Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité
l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et
qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à
la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. » (Philosophie de
l’Esprit, Psychologie, Esprit théorétique, trad. Véra, Alcan.)
Néanmoins, les mots ne sont-ils pas inaptes à exprimer certains états
intérieurs, certains sentiments ? Telle est la thèse de Bergson, pour qui les
mots et le langage, instruments de la pratique et de l’action dans le
monde, ne traduisent qu’imparfaitement la vraie vie de l’âme. Le
langage, adapté à la pratique, ne peut représenter la vie intérieure, durée
pure, réalité concrète et fluide. Il existe donc, aux yeux de Bergson, un
au-delà du langage, un ineffable objet d’intuition. Quant aux mots, ils
déforment notre vraie vie spirituelle.
« Les mots (à l’exception des noms propres) désignent tous des
genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus
commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous. » (Bergson,
Le Rire, PUF.)
10. On ne saurait assimiler la pensée au langage seul
Contrairement à l’affirmation qu’il n’y aurait pas de pensée sans les
mots – thèse de Hegel et de Merleau-Ponty –, la recherche actuelle
tendrait à conclure que le langage est avant tout un moyen d’expression
codé d’une pensée largement formée en amont de lui, indissociable par
ailleurs des contenus affectifs qui interfèrent si fortement dans la
motivation de la parole, le sens du discours et le choix des mots.
Déjà, la distinction faite par les stoïciens puis par saint Augustin entre
un langage interne (« verbe intérieur ») et un langage externe (« voix
proférée ») se retrouve chez les auteurs du Moyen Âge, en particulier
chez Thomas d’Aquin et Guillaume d’Ockham.
« Il y a trois sortes de termes : écrits, parlés et conçus. […] Le terme
conçu est une intention ou une impression psychique signifiant […]
quelque chose par nature, destinée à faire partie d’une proposition
mentale et à supposer pour cette chose. Ces termes conçus et les
propositions qui en sont composées sont donc ces paroles mentales dont
saint Augustin dit dans le livre XV de La Trinité qu’elles
n’appartiennent à aucune langue parce qu’elles se tiennent seulement
dans l’esprit et ne peuvent être proférées extérieurement, bien que des
sons vocaux soient prononcés à l’extérieur, en tant que signes qui leur
sont subordonnés. » (Ockham, Somme de logique, Trans-Europ-
Express.)
On retrouve la même idée chez Hobbes et Locke. Des théoriciens
contemporains comme J. Fodor, sous l’influence des sciences cognitives,
ont réinventé cette conception. Ils supposent que le langage intérieur par
lequel nous pensons – lingua mentis, oratio mentalis, language of
thought, « langage de la pensée », sorte de « mentalais » – est un code
cérébral comme les langages formels sont codés dans les réseaux d’un
ordinateur. Une réflexion sur des données neuropsychologiques, parfois
classiques, mais aussi très récentes, en rapport, par exemple avec
l’imagerie fonctionnelle cérébrale, permet d’affirmer l’existence d’une
pensée sans langage. Celle-ci ne se dévoile pas aisément chez le sujet
normal mais l’étude de différents modèles pathologiques permet d’en
démontrer l’existence. Il est même possible de montrer à partir de faits
positifs bien connus de la littérature médicale que c’est bien cette pensée
sans langage qui gouverne la pensée complète.
On peut en conclure que le langage est avant tout un moyen
d’expression codé d’une pensée non discursive, largement formée en
amont de lui. La référence du langage, c’est la pensée, y compris tout son
contenu affectif qui interfère si fortement dans la motivation de la parole,
le sens du discours et le choix des mots.
Cela revient aussi à dire que le langage joue bien un rôle dans la
pensée, habituellement pour l’enrichir, à tout le moins pour la rendre
logique au sens formel du terme, mais parfois pour le pire (raisonnements
purement verbaux).
11. Le pouvoir du langage
Le langage n’est pas seulement un moyen de communication. Parler,
c’est aussi agir et dominer. Dire, c’est faire, selon l’expression célèbre
du philosophe britannique J.L. Austin (1911-1960), qui donna ce nom à
un de ses ouvrages. Produire certaines énonciations, c’est exécuter une
action. Par exemple, quand je dis « oui, je le veux » (je prends cette
femme comme épouse légitime), « j’ouvre la séance », etc., mes
propositions ne constatent pas, mais tendent à accomplir quelque chose.
Elles sont performatives : ce sont des énoncés linguistiques ayant pour
fonction de faire, et non pas seulement de dire. Parler, c’est agir.
« Quand je dis, à la mairie ou à l’autel, etc. “Oui [je le veux]”, je ne
fais pas le reportage d’un mariage : je me marie. » (J.L. Austin, Quand
dire, c’est faire, Seuil.)
Conclusion
Les linguistes objectivent la parole parlée, mais l’essence de la parole
doit être cherchée dans ce que Merleau-Ponty appelle la parole parlante.
Le langage est ce sur quoi s’appuie la quête du Sens, à la fois distant des
paroles qui prétendent le révéler et présent dans les significations qui
l’impliquent sans jamais l’épuiser. Le langage est symbole, c’est-à-dire
trace du sens qu’il pose en se posant. La densité sonore du verbe des
prophètes et des poètes, du logos des philosophes, n’est-elle pas le
vecteur de ce sens-là ? Ne concourent-ils pas tous à faire que le langage
serve l’esprit de vérité, de distinction, fasse reculer la nuit originaire et
terrifiante de l’animalité vouée au seul cri, toujours sur le qui-vive,
terrassée par l’effroi ? N’y a-t-il pas quelque chose de rédempteur dans le
verbe ? L’éducation pourrait alors se résumer à la tâche de transmettre
l’honneur du langage comme lieu de la véracité possible dans le rapport
au monde, à soi-même et aux autres.
Sujets de baccalauréat
Pourquoi la philosophie juge-t-elle primordial de réfléchir sur le langage ?
Le langage est-il ce qui nous rapproche ou ce qui nous sépare ?
Le langage peut-il seul garantir la communication entre les hommes ?
Les mots peuvent-ils rendre compte de la nature des choses ?
Les mots cachent-ils les choses ?
Quel rôle joue le sous-entendu dans le langage ?
L’acquisition du langage permet-elle de former la pensée ?
Peut-on avoir des idées sans qu’on puisse les dire ?
Y a-t-il quelque chose que le langage ne puisse dire ?
Le silence ne dit-il rien ?
Comment savons-nous que nous communiquons avec un être humain ?
Le langage usuel est-il un obstacle à la connaissance ?
Suffit-il de communiquer pour dialoguer ?
Le langage permet-il seulement de communiquer ?
Y a-t-il nécessairement des imperfections dans le langage ?
En quel sens peut-on dire que nos paroles dépassent notre pensée ?
Serait-il souhaitable que l’humanité parle une seule langue ?
Parler, n’est-ce pas toujours en un sens donner sa parole ?
Faut-il accorder de l’importance aux mots ?
N’y a-t-il aucune vérité dans le mensonge ?
1 Cf. la fiche sur « Le conscient, l’inconscient et le sujet », chap. A, § 1.
9 L’art
En résumé
• Il s’agira, dans cette fiche, de comprendre la spécificité de l’Art
et du Beau. L’Art est la création d’une réalité spirituelle
authentique (§ 8). Quant au Beau, il est irréductible à
l’agréable ou à l’utile, comme l’a montré Kant (§ 13).
• Distinguez bien l’art, au sens moderne du terme, comme
création de choses belles, de l’art dans sa signification
originelle, comme ensemble de procédés permettant d’obtenir
certaines fins (§ 1).
• Pas de beauté ni de beau sans universalité (§ 2). Quant à l’art, il
n’est pas une imitation de la nature (§ 3). C’est au contraire la
nature qui imite l’art (§ 6). Étranger au désir (§ 7), l’art produit
la beauté spirituelle (§ 8). Quant à l’œuvre d’art, elle nous
donne à voir l’invisible (§ 9).
• Le problème de l’« inspiration » (§ 11) conduit à soulever la
question du génie : est-il labeur ou don naturel (§ 12) ?
• Le jugement de goût est à la fois désintéressé, universel et
nécessaire, comme l’a montré Kant (§ 13).
1. Art : les deux sens du mot
Le mot art signifie deux choses : d’abord – et telle est sa signification
originelle – un ensemble de procédés permettant d’obtenir certains
résultats et d’atteindre certaines fins. C’est en ce sens que l’on parle des
« arts ménagers », des « arts et métiers », de l’art culinaire, etc. L’art
s’oppose ici à la science envisagée comme pur savoir, indépendant des
applications possibles.
Mais l’art désigne aussi la création de choses belles, d’objets
esthétiques. Nous retiendrons ici cette seconde notion de l’art.
« L’art ou les arts désignent toute production de la beauté par les
œuvres d’un être conscient. » (Dictionnaire philosophique Lalande,
article « Art », PUF.)
2. Le beau
Entre l’art et le beau se noue un lien très puissant, comme si ces deux
termes semblaient, parfois, indissociables l’un de l’autre. Qu’est-ce que
le beau ? Le concept normatif fondamental auquel renvoient les
jugements esthétiques. Le beau est universel, comme nous le montre bien
Platon dans Hippias majeur. À Hippias, sophiste qui propose autant
d’exemples du beau (« le beau, c’est une belle jeune fille, c’est l’or,
etc. »), Socrate montre qu’il existe une universalité du beau :
« SOCRATE – Dis maintenant ce que tu voulais dire tout à l’heure.
Car pour ta précédente définition, que le beau est la même chose que
l’or, il est aisé de la réfuter et de prouver que l’or n’est pas plus beau
qu’un morceau de bois de figuier. Voyons donc ta nouvelle définition du
beau.
HIPPIAS – Tu vas l’entendre. Il me paraît que tu cherches une beauté
telle que jamais et en aucun lieu elle ne paraisse laide à personne.
SOCRATE – C’est cela même, Hippias : tu conçois fort bien ma
pensée. » (Platon, Hippias majeur, Belles Lettres.)
3. L’art et l’imitation
Platon, comme tout homme de l’Antiquité, reliait la pratique de l’art à
l’imitation, à la mimèsis. Mais il distingue deux types d’imitation :
l’imitation de l’apparence sensible, l’imitation de l’essence, de l’Idée,
transcendante au sensible. Dans La République, Platon montre que le
premier modèle de toutes choses, c’est l’Idée1, par exemple l’idée de lit,
que l’artisan prend comme loi de fabrication quand il travaille : il crée
alors le lit sensible et matériel. Que va faire l’artiste ? Il se borne à
reproduire et à copier le lit sensible, réalisé par le menuisier, lit qui, lui-
même, est une copie. Ainsi la matière artistique vient au troisième rang
dans l’ordre des réalités : d’abord l’Idée, ensuite les choses empiriques,
enfin les créations de l’art. On ne retient en général que cette
disqualification de l’art chez lui. Ce n’est là qu’un cliché scolaire. La
pensée de Platon est, bien entendu, plus subtile. Ce qu’il condamnait,
c’est l’art du trompe-l’œil en vogue à l’époque, art qui ne problématise
pas les apparences mais qui veut rivaliser avec elles au point de se faire
prendre pour elles en trompant celui qui le regarde.
4. L’art est-il apparence ou illusion ?
Platon, qui fréquentait les ateliers d’artistes, savait bien qu’il n’y a pas
d’art sans production d’objet accessible aux sens. C’est bien parce que
l’art ne peut pas être une chose purement mentale qu’il est contraint de se
déployer dans l’apparence. C’est précisément cela qui le rendait objet de
suspicion pour lui qui y « regardait à deux fois » avant d’agréer les
œuvres de l’art. Pour recevoir cet agrément – car Platon ne condamne pas
indistinctement tous les arts ni tous les talents – il demandait à l’art de
sublimer l’apparence qu’il était obligé d’emprunter, de se constituer
comme voie authentique vers l’être, c’est-à-dire vers la vérité profonde
du réel en traversant en quelque sorte l’apparence pour en faire deviner
l’essence, la forme structurante. Le règne de l’apparence où se commet
l’art n’est donc pas un règne maudit puisque, depuis que la réflexion s’est
exercée sur les œuvres de l’art, elle y a identifié le visage sensible du
vrai. Ceci est déjà vrai chez Platon qui prend le soin de distinguer
rigoureusement entre les arts qui remplissent la fonction psychagogique2
nécessaire à l’essor de l’âme et les arts de l’illusion qui scellent sa
captivité. Loin de rejeter toute forme d’art, Platon demande aux artistes
d’imiter l’art divin par lequel le démiurge a façonné le monde, les yeux
tournés vers les idées (mythe raconté dans le Timée).
L’art n’est pas réductible à un simple mensonge ou à une illusion dès
lors que, par l’émoi que la beauté suscite, l’âme en est transportée et
s’élève vers l’Idée. (Cf. le chapitre sur l’art. France Farago Manuel L, ES,
S éd. Bréal.)
5. L’art comme incarnation de l’esprit : il est l’absolu sous la forme
sensible (Hegel)
À la suite de Platon qui dénonçait l’illusion de prendre pour la réalité
véritable l’immédiateté de la perception, affirmant la transcendance de la
vérité par rapport à l’apparence phénoménale, Hegel affirme que
l’homme ne saurait trouver le réel authentique dans l’immanence des
objets qui s’imposent à la perception. Aussi voit-il dans l’art l’instrument
médiateur nécessaire à la révélation de l’essence à la fois manifestée dans
le sensible et voilée par lui. L’Esprit, dans l’art, comme d’ailleurs la
religion et la philosophie, élève la réalité à un niveau supérieur en
réalisant en quelque sorte son accomplissement. L’art est l’Esprit se
prenant pour objet. Ainsi, l’art se rattachait-il « jadis par les liens les plus
intimes à la religion et à la philosophie… L’homme s’est toujours servi
de l’art comme d’un moyen de prendre conscience des idées et des
intérêts les plus élevés de son esprit. Les peuples ont déposé leurs
conceptions les plus hautes dans les productions de l’art, les ont
exprimées et en ont pris conscience par le moyen de l’art ».
« La plus haute destination de l’art est celle qui lui est commune avec
la religion et la philosophie. Comme celles-ci, il est un mode
d’expression du divin, des besoins et exigences les plus élevées de
l’esprit. » (Hegel, Esthétique, PUF, Intr. I, chap. 1.)
C’est pourquoi il ne saurait se limiter à imiter la nature. Le principe de
l’imitation ne nous permet guère de saisir la nature profonde de l’art.
D’ailleurs, l’art d’imitation ne peut que fort difficilement rivaliser avec la
nature et reste ainsi en deçà d’elle :
« L’art doit […] se proposer une autre fin que l’imitation purement
formelle de la nature ; dans tous les cas, l’imitation ne peut produire que
des chefs-d’œuvre de la technique, jamais des œuvres d’art. » (Hegel,
Esthétique, PUF.)
6. La nature imite l’art
Non seulement l’art n’imite pas la nature, mais c’est, au contraire, la
nature qui imite l’art, comme nous le dit Oscar Wilde (1856-1900),
l’auteur dramatique anglais d’origine irlandaise. La Nature ne suit-elle
pas le paysagiste et ne lui emprunte-t-elle pas ses effets ? Les brouillards
des rues, qui existèrent pendant des siècles à Londres, c’est seulement
maintenant que nous les contemplons. Werther, le héros de l’ouvrage de
Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, ne conduisit-il pas au suicide
bien des jeunes gens ?
« Le dix-neuvième siècle, tel que nous le connaissons, est, pour une
grande part, une invention de Balzac […] La Nature n’est pas moins
que la vie une imitation de l’Art […] Qu’est-ce donc que la Nature ?
Elle n’est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. » (Oscar
Wilde, Intentions, Librairie des bibliophiles français.)
7. L’art et le désir
Mais peut-être le désir3, tel du moins que le définit Hegel comme
tendance qui pousse l’homme à nier l’objet et à le sacrifier à sa
satisfaction personnelle, est-il en mesure de nous faire comprendre le
Beau artistique et l’œuvre d’art. Le Beau n’est-il pas ce que je désire et
veux posséder ?
Cette vision de l’art est radicalement fausse. Si la représentation d’un
nu éveille en moi quelque désir sexuel, c’est que je ne perçois pas le
tableau dans sa dimension esthétique. Le Beau artistique ne s’offre
jamais à mon désir, il ne concerne que le côté contemplatif de l’esprit,
lequel laisse l’objet subsister dans sa liberté. La relation de l’homme à
l’œuvre d’art et au beau n’est pas de l’ordre du désir. On ne consomme
pas les œuvres d’art.
Celles-ci, en effet, loin de se rattacher à mes désirs sensibles, me
délivrent d’eux et m’entraînent bien loin, dans une satisfaction
désintéressée et purement contemplative.
8. L’art est création d’une réalité spirituelle
Toute définition de l’art à partir du sensible ou du désir se révèle
insuffisante. L’art est réellement l’esprit se prenant pour objet, il
représente la création d’une réalité nouvelle et spirituelle. Il dégage la
vérité profonde des apparences sensibles et l’exprime. Hegel nous donne
l’exemple de la statuaire grecque : l’art hellénique rend la forme humaine
plus parfaite, l’anime et la spiritualise. Ce que nous percevons dans l’art
hellénique classique, c’est l’esprit tout entier comme constituant le fond
de l’ouvrage d’art. André Malraux verra, lui aussi, dans l’art, une
démiurgie, la création d’une nouvelle réalité spirituelle, une invention de
formes :
« L’art naît […] de la fascination de l’insaisissable, du refus de copier
des spectacles, de la volonté d’arracher les formes au monde que
l’homme subit pour les faire entrer dans celui qu’il gouverne […] Les
grands artistes ne sont pas les transcripteurs du monde, ils en sont les
rivaux. » (A. Malraux, Les Voix du silence, NRF.)
« L’art ne reproduit pas ce qui est visible ; il rend visible. » (Paul
Klee, Théorie de l’art moderne, Médiations-Gonthier.)
9. L’art est l’esprit se prenant pour objet
Nous pouvons, dès lors, voir dans le Beau artistique une expression
sensible de l’Idée. Le Beau se définit comme la manifestation sensible
et empirique de l’Idée4, élément le plus élevé de la pensée et de l’Être,
principe même de toute transcendance. Le Beau, c’est l’unité de la forme
sensible et de l’Idée universelle.
« Lorsque […] l’idée reste unie et identifiée à son apparence
extérieure, alors l’idée n’est pas seulement vraie, mais belle. Le beau se
définit donc comme la manifestation sensible de l’idée. » (Hegel, op.
cit.)
10. L’œuvre d’art
Dès lors, l’œuvre d’art, cet ensemble organisé de signes et de
matériaux mis en forme par un esprit créateur, ensemble dont la beauté
nous procure une satisfaction, désignera le lieu d’un dévoilement
suprême et d’un appel infini. Ce que manifeste l’œuvre d’art, n’est-ce pas
le Mystère même des choses ?
« La nature de l’œuvre d’art se définit […] une image, représentative
ou expressive […] de ce que [l’homme] perçoit en lui à l’aide
analogiquement de ce qu’il perçoit autour de lui ; mais cette image,
pour accéder à l’art, doit se constituer en un tout organisé et
indépendant, n’ayant d’autre but que son propre accomplissement.
Enfin, de celui-ci, l’homme ne peut décider que par une appréciation de
valeur, d’une valeur particulière qu’il appelle le Beau. » (R. Huyghe,
Dialogue avec le visible, Gallimard.)
11. La création artistique et le problème de l’inspiration
Mais en quoi consiste la création de cette œuvre d’art que nous
définissons comme essence spirituelle des choses ? Ici surgit le fameux
problème de l’inspiration artistique. Créer, n’est-ce pas d’abord être
inspiré par les dieux ou les Muses ?
C’est ce que pensait, non sans une apparente contradiction, Platon,
pour qui le poète crée grâce à un don divin, un délire, un enthousiasme.
L’artiste détient un mystérieux privilège : la suggestion divine le pousse à
composer ou peindre, lui qui ne connaît rien à tout ce qu’il fait. Ce n’est
point de sang-froid que l’artiste travaille, il est, au contraire, relié à la
chaîne des Muses.
« C’est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n’est pas en état de
créer avant d’être inspiré par un dieu, hors de lui, et de n’avoir plus sa
raison ; tant qu’il garde cette faculté, tout être humain est incapable de
faire œuvre poétique. » (Platon, Ion, Belles Lettres.)
12. Le génie, labeur ou don naturel ?
Kant fait sien le thème d’un génie naturel. Le génie est un don naturel
qui donne des règles à l’art : une disposition innée de l’esprit, un
ensemble de dispositions permettant de créer. En somme, il y a de la
nature dans le génie, si complètement opposé à l’esprit d’imitation.
« Le génie est le talent (le don naturel) qui permet de donner à l’art
ses règles. Puisque le talent, en tant que faculté productive innée de
l’artiste, ressortit lui-même de la nature, on pourrait formuler ainsi la
définition : le génie est la disposition innée de l’esprit (ingénium) par le
truchement de laquelle la nature donne à l’art ses règles. » (Kant,
Critique de la faculté de juger, Vrin.)
Et si le poète ou l’écrivain dissimulaient leurs laborieux efforts, leur
travail mille fois répété, leurs manuscrits raturés ? Et si le génie était un
dur labeur ? Telle est bien la thèse de Nietzsche. La croyance au
« miracle » poétique prend naissance dans le goût de l’homme pour ce
qui est fini et parfait.
« Le génie ne fait rien que d’apprendre d’abord à poser des pierres,
ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler
toujours à y mettre la forme. […] D’où vient donc cette croyance qu’il
n’y a du génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? qu’eux
seuls ont une “intuition” ? […] Tout ce qui est fini, parfait, excite
l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or
personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ;
c’est son avantage, car partout où l’on peut assister à la formation, on
est un peu refroidi. » (Nietzsche, Humain, trop humain, Idées-
Gallimard.)
Sans doute faut-il unifier les deux conceptions de l’art comme œuvre
du génie et comme labeur. Sans un travail acharné, le don naturel
resterait pure puissance non actualisée.
13. Contemplation esthétique et jugement de goût : la théorie kantienne
Il reste à examiner le problème de la contemplation esthétique et celui
du jugement de goût. C’est dans la Critique du jugement (1790) que Kant
décrit ce jugement de goût, en des analyses classiques et fondamentales.
1. Le beau est l’objet d’un jugement de goût désintéressé.
Contrairement à ce qui a lieu dans l’expérience de l’agréable ou du bon,
aucun désir de consommation ne se porte vers l’objet ; la satisfaction est
purement contemplative. Alors que « la satisfaction produite par
l’agréable est liée à un intérêt », qu’« est agréable ce qui plaît aux sens
dans la sensation », le plaisir que je ressens au spectacle de la beauté est
purement gratuit. Dans la contemplation esthétique, je suis « ravi », c’est-
à-dire délivré de la tyrannie de mes désirs sensibles. Loin d’être liée à la
convoitise des sens, l’expérience de la beauté effectue une
dématérialisation du désir, non pas progressivement comme dans le
Banquet de Platon, mais d’emblée.
2. Le beau est ce qui plaît universellement sans concept. Le sujet
ressent la beauté avec une évidence telle qu’il en requiert la
reconnaissance universelle en droit, sans qu’il puisse cependant en rendre
compte par un discours démonstratif, bien qu’aucun concept d’objet ou
qu’aucune règle ne vienne fonder la satisfaction esthétique. Le sujet
« quand il donne une chose pour belle, prétend trouver la même
satisfaction en autrui ; il ne juge pas seulement pour lui mais pour tous. »
(§ 7)
3. Dans le jugement de goût nous faisons un usage inédit de nos
facultés qui aboutit à la qualification du plaisir que nous ressentons,
plaisir qui ne ressemble pas aux autres. Il y a une différence, non
seulement de degré, mais de nature. Deux de nos facultés intellectuelles,
d’habitude divergentes, sont ici spontanément en accord sans qu’aucun
travail intellectuel ne soit nécessaire : l’imagination (faculté de
l’intuition, l’intuition étant la faculté de recevoir les sensations, domaine
du particulier) et l’entendement (faculté des concepts, donc de
l’universel). Le propre du beau est de produire cet accord ou, comme dit
Kant, ce libre jeu de nos facultés. Ainsi, nous reconnaissons le beau à ce
bonheur particulier qu’il éveille en nous, en réconciliant nos facultés de
sentir et de comprendre. Tandis que dans la démarche de la connaissance
la sensibilité est subordonnée à l’entendement, que dans l’exigence
morale, elle est assujettie au commandement de la raison, dans
l’expérience esthétique les deux facultés sont sur un pied d’égalité,
spontanément accordées l’une à l’autre. Cette coïncidence inhabituelle
nous procure un plaisir : c’est ce plaisir lié à l’accord harmonieux de nos
facultés qui est un plaisir esthétique. C’est le caractère spontané de
l’accord qui en fait un plaisir désintéressé. Cette harmonie ne renvoie pas
à une fin extérieure à l’art, à une fin déterminée. Il y a bien une finalité
(car toutes les parties de l’objet d’art concourent à réaliser un ensemble
harmonieux) mais cette finalité est sans fin : le beau est à lui-même sa
fin. Kant peut dire, ajoutant une troisième dimension à son analyse :
« La beauté est la forme de la finalité d’un objet en tant qu’elle y est
perçue sans la représentation d’une fin. » (Kant, op. cit.)
4. Enfin, la nécessité du jugement de goût découle de son universalité.
Cette nécessité est subjective.
« Est beau ce qui est reconnu sans concept comme l’objet d’une
satisfaction nécessaire. » (Kant, op. cit.)
Cette universalité nécessaire du jugement de goût ne peut jamais être
qu’une exigence, une prétention. Sans doute n’obtient-on jamais
l’adhésion de fait de tous les hommes sur une œuvre belle mais,
incontestablement pour Kant, la beauté d’une œuvre n’est pas relative au
sentiment d’une subjectivité arbitraire ou à l’opinion collective infondée
comme le sont les modes passagères. Elle prétend avoir une valeur
universelle. Il s’agit d’une universalité de droit, non de fait, qui n’est
nullement démentie par cet accident qu’il y a des œuvres incomprises.
L’universalité du beau se reconnaît à ceci que l’œuvre vraiment belle
continue à trouver des admirateurs dans le public éclairé, même lorsque
les conditions psychologiques et sociales de son éclosion sont dépassées
(Homère, l’art maya etc.). Universelle en droit, la valeur esthétique est en
même temps nécessaire : on ne peut pas ne pas reconnaître la supériorité
de Vermeer sur tel petit maître hollandais, ou que les tragédies de Racine
sont plus belles que celles de Voltaire. Mais, non cautionnées par un
concept, cette universalité et cette nécessité par quoi je reconnais la
valeur d’une œuvre ne sauraient cependant faire l’objet de démonstration
rationnelle. Le beau s’éprouve, ne se prouve pas.
Conclusion
« La grandeur de l’art véritable […], c’était de […] nous faire
connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons […], la vraie vie, la
vie enfin découverte et éclaircie. » (Marcel Proust, À la recherche du
temps perdu. Le temps retrouvé, Gallimard.)
Sujets de baccalauréat
Une œuvre d’art peut-elle être immorale ?
L’art est-il évasion hors du monde ?
L’expérience de la beauté passe-t-elle nécessairement par l’œuvre d’art ?
Suffit-il d’être doué pour être artiste ?
Les œuvres d’art tiennent-elles leur beauté de la simple imitation des
beautés de la nature ?
Peut-on expliquer une œuvre d’art ?
Peut-on dire : “La vie n’est pas belle, les images de la vie sont belles” ?
Peut-on tirer une jouissance esthétique de ce qu’on ne comprend pas ?
Qu’admire-t-on dans une œuvre d’art ?
L’art nous détourne-t-il de la réalité ?
L’homme a-t-il besoin d’art ?
L’artiste est-il nécessairement un homme de génie ?
L’art n’obéit-il à aucune règle ?
Toute œuvre d’art nous parle-t-elle de l’homme ?
Un artiste doit-il être original ?
L’homme est-il naturellement artiste ?
Quelles compétences faut-il avoir pour apprécier une œuvre d’art ?
L’œuvre d’art est-elle nécessairement belle ?
Y a-t-il des règles de l’art ?
L’art modifie-t-il notre rapport à la réalité ?
L’art rend-il meilleur ?
1 Cf. la fiche sur « La raison et le sensible », § 3 et 4.
2 Qui conduit l’âme du sensible à l’intelligible.
3 Cf. la fiche sur « Le désir ».
4 Cf. la fiche sur « La raison et le sensible », § 3 et 4.
10 Le travail
et la technique
Le travail et la technique sont l’impensé du monde antique. La pensée
grecque n’a pas conceptualisé l’idée de travail (ergon) en tant que
transformation de la nature et fondement d’un possible progrès
historique, d’une amélioration des conditions de vie de l’humanité. Le
mythe de Prométhée est là pour rappeler le danger d’interférer avec
l’ordre naturel des choses gardé par la divinité.
Pourtant, les Grecs ont inventé les mathématiques et la physique mais
ils n’ont guère songé à articuler science et technique, la maîtrise des
forces physiques échappant au contrôle rigoureux de la raison. C’est le
christianisme, héritier du judaïsme qui n’a jamais disqualifié le travail
des mains, qui a réhabilité les tâches humbles et concrètes de la vie
quotidienne : travailler la terre, produire ce qui répond aux besoins
humains. Contrairement aux moines d’Extrême-Orient qui vivent de
mendicité, les moines d’Occident ont défriché les forêts, cultivé les
champs, enseigné, soigné. Hegel a montré comment le travail est
essentiellement activité de médiation, construction de moyens et de
moyens de moyens (machines) dans lesquels l’homme capte et discipline
à son profit les forces de la nature pour la dénaturer et se dénaturer lui-
même, c’est-à-dire réaliser des fins non naturelles, les fins mêmes de
l’Esprit, de la Raison et de la Liberté. Par la technique, l’homme
arraisonne la nature et lui enjoint de servir ses desseins.
A. Le travail
En résumé
• Ne confondez pas travail et activité animale : le travail (§ 1) est
un phénomène spécifiquement humain (§ 3). Les Grecs, en ce
qui les concerne, dévalorisaient le travail et la technique (§ 2).
• Si le travail est formateur (§ 4 et 5), s’il ouvre la voie à la liberté,
il signifie aussi aliénation et malheur : réfléchissez sur
l’aliénation et aussi sur l’exploitation du travail (§ 6, 7 et 8).
Nietzsche a bien compris qu’un certain travail est la meilleure
des polices (§ 10). Quant au loisir, il est complémentaire du
travail (§ 11). Toutefois, le loisir cher aux Grecs (comme
contemplation) demeure un idéal valable (Conclusion).
• Lisez, aussitôt après celle-ci, la fiche consacrée à « La
technique ».
1. Le travail, ou l’esprit spiritualisant la matière
Le travail, nous signale l’étymologie du terme, est d’abord une activité
douloureuse. Le mot tripalus désignait en effet, dans le latin populaire,
une machine formée de trois pieux, permettant d’assujettir, pour leur
imposer le joug ou le mors, les bœufs et les chevaux difficiles ; tripaliare
(latin vulgaire) signifie torturer. Dans la notion de travail, nous trouvons
effectivement l’idée d’une tâche pénible et douloureuse : « tu gagneras
ton pain à la sueur de ton front » ! Mais le travail a un autre sens que
celui de chevalet de torture. Il suppose un effort conscient et réfléchi. Ce
n’est pas seulement une souffrance, mais aussi une action intelligente de
l’homme pour dominer la nature et la spiritualiser.
Définissons – en unissant nos deux thèmes – le travail comme un effort
douloureux pour sortir d’une situation donnée et maîtriser les choses.
« L’activité vitale de l’animal n’est pas travail, la contemplation de
l’esprit pur n’est pas travail. Le travail, c’est toujours l’esprit pénétrant
difficilement dans une matière et la spiritualisant. » (J. Lacroix, Les
Sentiments et la vie morale, PUF.)
Le travail est essentiellement activité de médiation, construction de
moyens et de moyens de moyens (machines) dans lesquels l’homme
capte et discipline à son profit les forces de la nature pour la dénaturer et
se dénaturer lui-même, c’est-à-dire réaliser des fins non naturelles, les
fins mêmes de l’Esprit, de la Raison et de la Liberté, autrement dit : de la
culture.
2. Les Grecs et le travail
Une longue tradition, latine certes, mais aussi hellénique, met le travail
à un rang très bas et tend à le dévaloriser. Travailler, pour les Grecs, c’est
uniquement s’asservir à la nécessité. Mépris du travail et dédain de la
technique vont chez eux de pair. Aux yeux des Grecs, la pratique des
métiers et le recours à la technique avilissent. Le meilleur médecin ou le
meilleur ingénieur sont toujours inférieurs en valeur au philosophe.
« Quels que soient les services que puisse rendre un ingénieur, écrit
Platon dans le Gorgias, tu le méprises et tu ne voudrais pas que ton fils
épouse sa fille. » (Platon, op. cit., 512bc, Belles Lettres.)
Les Grecs ont tenu travail et technique en piètre estime, et il faudra
attendre la Renaissance et même les Lumières du XVIIIe siècle pour que se
produise, enfin, un changement radical de perspective, pour que travail et
technique se trouvent réhabilités.
« Dire que le travail et l’artisanat étaient méprisés dans l’Antiquité
parce qu’ils étaient réservés aux esclaves, c’est un préjugé des
historiens modernes. Les Anciens faisaient le raisonnement inverse : ils
jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de
toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie. »
(Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Agora-Plon.)
Si la pensée grecque laissait le travail aux esclaves, la tradition
hébraïque et le christianisme qui en est l’immédiat héritier n’ont jamais
frappé d’infamie le travail des mains. « Si quelqu’un ne veut pas
travailler, dit le fabricant de tentes que fut saint Paul, qu’il ne mange pas
non plus. » (II Thessaloniciens 3, 10). Il n’est qu’à songer au rôle des
monastères dans le défrichage des forêts, à l’agriculture au Moyen Âge
ou encore à la règle bénédictine joignant la contemplation et l’action :
« Ora et labora » (Prie et travaille). L’historien Jacques Le Goff voit là
la véritable rupture avec l’Antiquité gréco-romaine.
3. Spécificité du travail humain
Au contraire, l’époque moderne glorifie le travail, source de toute
valeur, et élève l’animal laborans (l’animal travaillant) à un rang très
élevé. Ainsi Marx souligne-t-il la spécificité du travail humain qui
implique un plan et un projet spirituel, et se différencie ainsi de
l’opération animale. Certes, l’animal construit son nid ou son abri – ainsi
font l’oiseau, le castor ou la fourmi – mais il ne travaille pas à
proprement parler, car il ne réalise aucun but consciemment. Il n’exerce
ainsi aucune volonté réfléchie. Alors que l’homme a une activité vitale
consciente, l’animal ne se représente pas ses fins.
Le travail, vocation essentielle de l’homme, le distingue des autres
êtres vivants, dominés par leurs instincts.
« Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et
la nature […] Notre point de départ, c’est le travail sous une forme qui
appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations
qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond, par la
structure de ses cellules de cire, l’habileté de plus d’un architecte. Mais
ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la
plus experte, c’est qu’il construit la cellule dans sa tête avant de la
construire dans la ruche. » (Marx, Le Capital, Éditions sociales.)
4. Travailler à la sueur de son front ou la nécessaire médiation du labeur1
Marqué par la lecture traditionnelle et littérale des Écritures, le concept
de travail a été longtemps associé à l’idée de contrainte pénible, de nature
pénale puisqu’il est présenté comme punition de la transgression de
l’interdit divin portant sur l’arbre de la connaissance du bien et du mal :
« Tu travailleras à la sueur de ton front » fait-on dire à la Genèse qui ne
dit en réalité rien de tel. Genèse 3,19 dit très exactement : « C’est à la
sueur de ton visage que tu mangeras du pain (lehem en hébreu) jusqu’à
ce que tu retournes dans la terre où tu as été pris. » Le texte souligne la
nécessité de tirer sa nourriture de la terre dont l’homme a été fait et où il
est d’ailleurs destiné à retourner. C’est le sol que Dieu maudit, non
Adam, même si celui-ci est l’occasion de cette malédiction. La
malédiction porte d’ailleurs toujours dans la littérature biblique sur la
fertilité, la fécondité ; autrement dit elle annonce la stérilité, effet narratif
qui dérive en fait du constat de la dureté de l’agriculture naissante chez
un peuple nomade qui se sédentarise : « C’est à force de peine que tu en
tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des
ronces. » En tout cas, le travail de la terre apparaît d’emblée ici comme
médiateur obligé dans le rapport qu’Adam doit avoir à l’égard de sa
propre vie. Cette médiation s’effectue dans l’effort du labeur qui fait
perler la sueur au visage. Le terme hébreu qui exprime le travail est
‘ABODAH qui veut dire à la fois travail et service, prière. Dans son
exégèse de la Genèse, Hegel a montré que le mythe de la chute mettait en
scène l’obligation pour l’homme de mourir à l’immédiateté et de passer
par la médiation pour accéder à lui-même. Or, la nature est, par
définition, l’état d’immédiateté et le travail, après le langage (Adam
nomme les bêtes et les herbes des champs), est la médiation active sans
laquelle l’homme ne serait pas né à lui-même dans la dimension de la
conscience. La sueur est la marque de la volonté tendue dans l’effort, le
signe de la peine que vaut la vie, la valeur ajoutée à l’immédiateté de la
nature, le passage de la nature à un monde humanisé. Hegel donne une
interprétation du « paradis perdu » et de la désobéissance d’Adam qui
disqualifie totalement les lectures naïves de ce mythe fondateur. Il ne faut
donc pas y faire vous-mêmes référence sans être informés sur ses
interprétations philosophiques.
5. Hegel : le travail est formateur
Le travail définit l’homme parce qu’il le forme et le produit. Le désir
animal n’est jamais producteur et formateur au sens profond du terme,
car l’objet qui est source de satisfaction est seulement assimilé. Au
contraire, l’homme, en transformant la nature et les choses, se construit et
se réalise lui-même. Il façonne la nature à son image, et accède ainsi à la
conscience et à la liberté.
C’est ce que Hegel montre bien dans sa Dialectique du maître et de
l’esclave, de La Phénoménologie de l’esprit (1807). Si, dans la lutte des
consciences de soi opposées2, le maître domine l’esclave qui n’a pas
voulu mettre sa vie en jeu, ce dernier va se libérer par le travail. Le
maître se contente, en effet, de jouir passivement des choses, d’user des
fruits du travail de l’esclave. Ainsi s’enfonce-t-il dans une jouissance
passive, alors que l’esclave extériorise sa conscience dans le monde.
Aussi acquiert-il, progressivement, son autonomie. Être un maître sans
travailler représente, par conséquent, une impasse, alors que le travail
dans lequel la conscience s’objective est la voie de la libération humaine.
L’esclave forme les choses et se transforme lui-même en cette pratique. Il
asservira ainsi son maître : l’esclave devient le « maître du maître » et le
maître « l’esclave de l’esclave ». Aussi, la servitude laborieuse est-elle la
source de tout progrès humain et historique. Le travail forme et éduque, il
transforme le monde et civilise. C’est donc par le travail que l’homme se
réalise en tant qu’homme et se définit.
6. La division du travail
Si le travail est l’essence de l’homme et nous ouvre la voie de la
culture et de la liberté, cependant le risque d’aliénation guette les
producteurs dans leur tâche. En effet, dans la société moderne, le travail,
en général, se divise et se répartit entre les coopérateurs. Chacun
accomplit toujours le même genre de travail, pour lequel il acquiert une
compétence particulière. Ainsi s’institue peu à peu une division du travail
matériel et du travail intellectuel. Dès lors, la division du travail, en
imposant des tâches parcellaires, morcelle l’homme et condamne chaque
individu à s’enfermer dans un cercle d’activité déterminé, auquel il ne
peut échapper.
7. L’aliénation du travail
Initialement, l’artisan produit en totalité un objet qui est donc sa
création propre et dans lequel il se reconnaît. Progressivement, avec la
manufacture, puis la grande industrie, le travail ouvrier devient travail
aliéné : l’homme se trouve devant son produit comme devant une réalité
qui lui est étrangère et le domine. Le producteur ne se reconnaît plus dans
la chose qu’il produit. Ce phénomène de l’aliénation (alienus : en latin,
étranger) a été mis en lumière par Marx dans les Manuscrits de 1844 : le
travail devient extérieur à l’ouvrier qui n’y développe aucune énergie
libre et authentique, qu’elle soit physique ou morale.
« L’objet que le travail produit, son produit, l’affronte comme un être
étranger, comme une puissance indépendante du producteur. » (Marx,
Manuscrits de 1844, Éditions sociales.)
8. L’exploitation du travail : travail et plus-value
Le travail, a montré Marx, est non seulement aliéné, mais également
exploité. En effet, le propriétaire des moyens de production achète la
force de travail de l’ouvrier, son énergie physique et nerveuse. Cette
force de travail constitue la seule ressource des producteurs, qui la
vendent quotidiennement. Mais le propriétaire, s’il rétribue les
producteurs, ne paye pas pour autant à son juste prix la force de travail
incorporée dans les marchandises produites. Sur la valeur de huit heures
de travail fournies, il n’en paye, par exemple, que celle de cinq. Les trois
autres sont gratuites et créent une plus-value, c’est-à-dire une valeur
supplémentaire produite par le travailleur, en contrepartie de laquelle ce
dernier ne reçoit aucune rétribution.
« La production de plus-value n’est autre chose que la production de
valeur, prolongée au-delà d’un certain point. Si le processus de travail
ne dure que jusqu’au point où la valeur de la force de travail payée par
le capital est remplacée par un équivalent nouveau, il y a simple
production de valeur ; quand il dépasse cette limite, il y a production de
plus-value » (Marx, Le Capital, Éditions sociales.)
9. Bilan sur l’aliénation et l’exploitation
Que penser de cette critique marxiste du travail humain aliéné et
exploité ? L’exploitation proprement dite diminue de nos jours
progressivement, sous l’effet de longues luttes ouvrières. La part de plus-
value tend donc à se réduire dans nos sociétés contemporaines ; elle reste
cependant un principe même de la société capitaliste : toute entreprise,
industrielle ou commerciale, fait des bénéfices, sans lesquels elle ne
pourrait survivre. L’aliénation la plus grave aujourd’hui est sans doute la
privation de travail, le chômage qui ôte à un nombre trop important
d’hommes le sentiment de leur utilité et de leur dignité sociale. Ce que
dénonçait Marx vaut cependant toujours dans les pays dits « émergents »
où l’homme est surexploité, sous-payé, source des délocalisations dont
souffrent les vieux pays industriels…
10. L’apologie du travail
Ainsi l’action libératrice du travail n’est pas toujours évidente.
Nietzsche l’avait bien compris, lui qui voyait dans le travail la meilleure
des polices. Le labeur est une police qui discipline, arrache à la réflexion
et à la pensée. À la société de labeur, sécurité garantie.
« Dans la glorification du “travail”, dans les infatigables discours sur
la “bénédiction du travail”, je vois la même arrière-pensée que dans les
louanges des actes impersonnels et d’un intérêt général : à savoir la peur
de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à
l’aspect du travail – c’est-à-dire de ce dur labeur du matin au soir – que
c’est là la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle
s’entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des
désirs, du goût de l’indépendance. » (Nietzsche, Aurore, Idées-
Gallimard.)
11. Complémentarité du travail et du loisir
Le loisir peut-il apporter une réponse aux multiples problèmes du
travail et constituer une sphère de liberté et d’épanouissement ? C’est ce
que semblent suggérer certains sociologues qui définissent le loisir
comme un ensemble d’occupations auxquelles l’individu peut s’adonner
de son plein gré.
Il nous paraît vain de rêver d’un loisir libre et pur de toute aliénation si
le travail demeure déshumanisé. Le loisir ne peut alors que prolonger la
servitude du travail. La routine du labeur entraîne la passivité et la
dévalorisation du loisir. Ainsi le labeur contraint et routinier est-il
inséparable d’un loisir contraint et mesquin :
« L’apparent dédoublement en temps de travail et temps de loisir – ce
dernier inaugurant la sphère transcendante de la liberté – est un
mythe. » (J. Baudrillard, La Société de consommation.)
Une industrie du loisir tend à soumettre aux lois du marché et de la
consommation la part de liberté que l’homme contemporain a gagnée sur
le temps de travail, si bien que l’aliénation le guette jusque dans la sphère
où l’homme devrait pouvoir récupérer l’initiative…
Conclusion (Aristote)
Les Grecs, eux, comprenaient le loisir, comme cette activité théorique
et contemplative qui était la fin de la vie humaine :
« Le bonheur parfait consiste […] dans le loisir […] Il ne faut donc
pas écouter les gens qui nous conseillent, sous prétexte que nous
sommes des hommes, de ne songer qu’aux choses humaines et, sous
prétexte que nous sommes mortels, de renoncer aux choses immortelles.
Mais, dans la mesure du possible, nous devons nous rendre immortels et
tout faire pour vivre conformément à la partie la plus excellente de
nous-mêmes, car le principe divin, si faible qu’il soit par ses
dimensions, l’emporte, et de beaucoup, sur toute autre chose par sa
puissance et sa valeur. » (Aristote, Éthique de Nicomaque, Garnier-
Flammarion.)
Sujets de baccalauréat
L’activité de l’artiste relève-t-elle du travail ou du jeu ?
La division du travail sépare-t-elle les hommes ?
La reconnaissance de la personne peut-elle être indifférente à la juste
rétribution du travail ?
Le progrès technique entraîne-t-il une dévalorisation du travail humain ?
Le travail contribue-t-il à unir les hommes ou à les diviser ?
Ne travaille-t-on que par intérêt ?
Le travail est-il nécessaire à la réalisation de soi ?
Le travail n’est-il qu’une contrainte ?
Le travail n’est-il que servitude ?
Faut-il travailler pour être heureux ?
B. La technique
• L’homme est d’abord Homo faber, fabricant d’outils (§ 1). Sa
technique, liée à la vie et aux exigences vitales (§ 2), est libre et
évolutive (§ 3), à la différence de la production animale.
• L’outil prolonge la main, capable de tout faire, comme l’a bien
vu Aristote (§ 4). La main est donc action et matrice de
technique.
• La technique doit permettre à l’homme d’améliorer ses
conditions d’existence (§ 5), mais la puissance explosive que
l’homme a acquise depuis le début du XXe siècle doit être
régulée par de nouvelles règles éthiques (§ 6).
• Conclusion : la technique doit rester sous la maîtrise de
l’homme.
• Lisez, avec cette fiche, celle consacrée à « La maîtrise de la
nature ».
1. Homo faber : Bergson
Le terme « technique » est récent : il n’apparaît qu’au XVIIIe siècle car,
jusqu’à cette époque, c’est le concept d’art3 qui est utilisé. Le sens de ce
dernier se déplace (à la fin du XVIIIe siècle) vers le domaine de
l’esthétique, et le mot « technique » le remplace. La technique désigne
dès lors un ensemble de procédés transmissibles permettant de reproduire
des fins utiles. D’où dérive-t-elle ? De l’expérience, mais aussi du savoir
scientifique, car la science permet la formation d’un savoir-faire
technique.
Homo faber : l’homme, avant d’être sapiens, sage, est d’abord un
fabricant d’outils. Bergson a bien mis ce thème en évidence. Ce sont les
premières armes, les premiers outils qui nous signalent l’apparition de
l’homme sur la Terre. Les âges de l’humanité sont d’abord ceux de son
outillage.
« Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir
notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la
préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de
l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo
sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans
ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer
des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en
varier indéfiniment la fabrication. » (Bergson, L’Évolution créatrice,
PUF.)
2. La technique, activité vitale
La technique est d’abord une activité vitale. Pour bien en saisir
l’essence, il faut considérer la lutte pour la vie. En effet, les individus
affrontent un monde dont ils doivent triompher s’ils ne veulent pas
succomber. Toute leur existence est une lutte farouche, sans pitié, de leur
vouloir-vivre, de leur volonté de puissance. Qu’est-ce que la technique ?
Elle est essentiellement, comme le souligne Spengler, un phénomène
vital et biologique, une adaptation de l’homme à un milieu cruel.
L’homme a une technique parce qu’il est un « animal de proie ».
3. Productions animales et techniques humaines
Si la technique est d’abord vitale et biologique puisqu’elle correspond
à l’adaptation du vivant à un milieu, il importe cependant de ne pas
confondre la technique4 humaine, cet acte de souveraine liberté, avec les
productions animales, génériques (elles appartiennent à l’espèce) et
statiques. Ces deux modes d’action s’opposent comme la liberté à
l’opaque royaume de la nécessité. De même que le travail est
essentiellement humain, de même la technique inventive et libre
appartient à l’homme.
Abeilles et castors bâtissent, certes, des édifices, de même que les
fourmis connaissent l’« élevage » des pucerons. Mais les créations de ces
animaux font partie de l’équipement génétique de l’espèce, elles sont
génériques et, en tant que telles, statiques et immuables. Au contraire, la
technique humaine est personnelle, libre, consciente, imaginative et
évolutive. La technique de l’homme est une invention qui peut se
perfectionner. L’homme, au contraire de l’animal qui demeure anonyme
et dépendant, est un être qui dépasse l’espèce.
4. L’outil et la main
L’outil prolonge la main, qui impose une forme aux choses et désigne
une pluralité d’outils. La main accroît donc puissamment le pouvoir de
l’homme. Capable de tout faire, elle est une matrice de technique, une
possibilité de s’adapter à l’environnement. C’est la « main pensante » qui
permit à l’homme de devenir créateur.
« Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus
intelligent des êtres, mais c’est parce qu’il est le plus intelligent qu’il a
les mains […] La main semble bien être non pas un outil, mais
plusieurs. » (Aristote, Les Parties des animaux, Belles Lettres.)
« La main est action : elle prend, elle crée et parfois on dirait qu’elle
pense […] Éducatrice de l’homme, elle le multiplie dans l’espace et
dans le temps. » (H. Focillon, « Éloge de la main », in La Vie des
formes, PUF.)
5. La finalité de la technique
Descartes a, dès l’origine, clairement défini les ambitions de la
technique, de concert avec la connaissance scientifique5. Il s’agit de
donner à l’homme le moyen d’améliorer sans cesse les conditions de son
existence et de faire face aux aléas de la vie. Tirant parti des progrès de la
science, tels que va les permettre la conquête des lois de la nature, la
technique mettra à la disposition de l’homme des outils de plus en plus
puissants qui vont progressivement transformer non seulement son
existence pratique, mais sa manière de s’inscrire dans le monde et de
l’appréhender.
6. Les risques de la technique
À partir du XIXe et surtout du XXe siècle, la technique va donner à
l’homme la capacité de modifier en profondeur l’équilibre de la nature :
non seulement l’univers des choses et des phénomènes est modifié en
profondeur, mais il devient capable de modifier la nature humaine elle-
même. Or, l’ampleur de ces transformations et, plus encore, son
incapacité actuelle à en prévoir les conséquences, introduisent pour notre
monde contemporain et, davantage encore, pour les générations futures,
des risques incontrôlables.
Mais cette explosion technique, ainsi que l’a souligné Heidegger, vide
aussi l’homme de ses qualités existentielles : il devient l’esclave de cette
technique qui le déborde de toute part et en fait sa chose.
Une régulation doit intervenir, sous la forme de règles éthiques. D’une
part, nous devons reconnaître notre responsabilité vis-à-vis du futur et
agir en conséquence sans toutefois aboutir à la paralysie. D’autre part,
nous devons reconquérir les valeurs spirituelles qui se sont évanouies
dans l’univers technique.
Conclusion
L’homme doit impérativement reprendre le contrôle du développement
technique, pour en tirer le meilleur parti et pour ne pas perdre sa qualité
d’homme.
Sujets de baccalauréat
Peut-on considérer la main comme un outil ?
Qu’est-ce qui fait l’originalité de la pensée technique ?
Peut-on opposer l’art à la technique ?
La technique n’est-elle pour l’homme qu’un moyen ?
La technique peut-elle tenir lieu de sagesse ?
Le développement technique transforme-t-il réellement l’homme ?
1 Labor en latin signifie « peine, effort ».
2 Cf. la fiche sur « Le désir ».
3 Cf. dans cette fiche, le chapitre sur « L’art » (§ 1).
4 Cf. les fiches sur « Le travail », « L’État et la société », « La nature et la culture ».
5 Cf. la fiche sur « La maîtrise de la nature », chapitre sur « Les enjeux du progrès technique »
(§ 1).
11 La religion
Ce sont les religions qui ont les premières, à travers leurs récits
symboliques, exprimé ce qui fait sens pour la condition humaine, ne
serait-ce qu’en identifiant les conduites insensées, mortifères. Ce sont
elles qui ont orienté les hommes dans l’ordre temporel lui-même. La
philosophie de l’histoire est l’héritière directe de la pensée du temps que
nous a transmis la Bible. C’est que toute culture est un ordre qui fait sens,
une totalité signifiante cohérente dont les diverses composantes – morale,
droit, religion, philosophie, sciences, etc. – se correspondent et
s’expriment les unes par les autres. En particulier, les formes artistiques
sont en rapport expressif avec les contenus philosophiques et religieux,
avec la conception du monde qui anime une civilisation et lui donne son
unité. Il y a un lien entre la désacralisation de la nature opérée par le
judéo-christianisme et l’avènement des sciences en Occident. Il y a un
lien entre la Genèse qui met en scène la liberté humaine qui se pose en
s’opposant, la volonté de s’affranchir de la servitude dans laquelle
l’homme tombe par un usage non réglé de sa liberté et la façon dont la
pensée politique occidentale a pensé les institutions capables d’articuler
autorité et liberté. Le double héritage gréco-romain et judéo-chrétien de
l’Europe continue à façonner ceux à qui il a été légué, même s’ils
l’ignorent. La faculté de comprendre le message de ces très vieux textes
venus de l’origine demeure latente au plus profond de nos cultures, de
l’âme humaine en général. Ils sont le sol inconscient de nos visions de la
vie et du monde. Leurs récits, ne nous parlant plus qu’indirectement,
requièrent l’étude alors qu’ils enseignaient par le biais d’une participation
intuitive et vivante à ce dont ils étaient le support. Hegel y voyait « la
nourriture la plus noble », des « pommes d’or dans des pelures
d’argent ».
En résumé
• Il s’agit ici de décrire le phénomène religieux, présent dans
toute société humaine, ainsi que les croyances qui s’y rattachent
(§ 1 à 5). Le Dieu des philosophes (§ 1) est le Dieu atteint par la
pensée, alors que le Dieu de la Bible, celui d’Abraham, d’Isaac
et de Jacob – et devons-nous ajouter du Prophète de l’Islam,
Mahomet – est invoqué au cœur de l’existence. Toutefois, il ne
s’agit que de deux façons différentes d’aborder la même réalité
suprême.
• Qu’est-ce que la religion ? Elle ne se confond pas avec la magie
(§ 4). La distinction du profane et du sacré (§ 6) commande
l’être du phénomène religieux.
• Bergson, en des analyses célèbres, dans Les Deux Sources de la
morale et de la religion, a souligné la dualité d’aspects de la
réalité religieuse : la religion statique, essentiellement sociale,
à finalité adaptative et pratique, se différencie de la religion
dynamique, d’essence purement mystique (§ 7).
• La philosophie des Lumières construit le concept de religion
naturelle, opposée aux religions fondées sur le dogme et la
révélation (§ 8).
• La critique de l’illusion religieuse, développée dès l’Antiquité,
a connu un tournant décisif avec Feuerbach (§ 9a), ensuite avec
Marx, qui a souligné que la religion crée véritablement un
monde inversé (« la religion est l’opium du peuple ! » § 9b), et,
enfin, avec Freud, pour qui l’illusion religieuse devrait être
dépassée (§ 9c).
• Dieu est-il mort ? Nietzsche, prenant acte du travail historico-
critique sur les textes fondateurs, annonce l’effondrement
généralisé de la croyance littérale [la foi du charbonnier (§ 10)].
À travers la symbolique de la religion chrétienne se manifeste la
relation à un « Dieu personnel », c’est-à-dire à un Dieu invoqué
– mais les stoïciens aussi invoquaient Dieu (§ 11) et la
possibilité de faire se rejoindre foi et raison (§ 13). En fait le
sacré est toujours présent dans notre modernité (Conclusion).
1. La religion exprime le rapport de l’homme
à l’Absolu
Si la culture est la production de formes conditionnées par l’espace et
le temps dans lesquels se développe un peuple, la religion est
l’orientation vers l’Inconditionné, autrement dit l’Absolu, ce qui relève
de l’éternité. Le paradoxe est que son expression positive est
nécessairement culturelle comme le souligne Hegel pour qui les religions
du monde, grands systèmes de croyances, de rites et de pratiques
façonnent l’esprit des peuples et sont les piliers de toutes les fonctions
d’une civilisation (littérature, art, morale, droit, politique). Si la
modernité occidentale a globalement déserté sa tradition qu’elle ne
comprend même plus, nous verrons qu’elle est toutefois particulièrement
bien outillée pour se pencher sur elle avec une intelligence renouvelée.
« Notre civilisation est la première qui a perdu le sentiment du
contact entre la conscience et ce qui est au-delà d’elle. Ce contact était
autrefois assumé par la religion. La religion est, il est vrai, un concept
presque aussi difficile à cerner que celui d’art. Pour nos besoins, il
suffira de dire que par religion, ou plutôt par religiosité, nous entendons
le sentiment et la conscience d’une dépendance de l’homme vis-à-vis de
quelque chose qui dépasse son savoir et sa volonté. La religion, c’était
peut-être cela dans toutes les civilisations, archaïques ou historiques.
Mais, dans notre civilisation, le sens même du mot religion s’est
perdu. » (J. Chalupecky, in Duchamp, colloque de Cerisy, 10/18, 1979,
p. 22-23.)
2. L’inconditionné ou l’Absolu sont ce que la religion appelle Dieu
Au centre de la conscience religieuse, il y a Dieu, source ontologique
dont toute chose procède. On a pu opposer comme le fit Pascal le Dieu
des philosophes, cause première et parfaite de l’univers, au Dieu
d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob non des philosophes
et des savants. » (Pascal, « Mémorial », in Pensées et opuscules,
Hachette.)
Mais, s’il est vrai que Dieu n’est pas seulement l’objet du discours
philosophique s’efforçant de penser l’absolu, mais aussi celui de la foi,
les deux, loin de s’opposer, ne sont que deux points de vue, deux postures
existentielles distinctes qui se retrouvent presque toujours chez le même
auteur, le même homme.
Platon et Aristote ont posé l’esquisse philosophique d’un pur
monothéisme. Ainsi Platon appelle-t-il Dieu le Bien ou l’Un et le Dieu
d’Aristote est l’Intelligence se contemplant elle-même, premier Moteur
et Acte pur : Dieu est le principe de tout devenir, auquel il n’est pas
soumis.
« Le premier Moteur est donc un être nécessaire, et, en tant que
nécessaire, son être est le Bien, et c’est de cette façon qu’il est principe.
[…] [Nous appelons] DIEU un vivant éternel et parfait ; la vie et la
durée continue et éternelle appartiennent donc à DIEU, car c’est cela
même qui est DIEU. » (Aristote, La Métaphysique, Vrin.)
Quant à Descartes, dont la pensée de Dieu s’inscrit dans le cadre du
christianisme historique, il voit en Dieu une substance infinie et éternelle.
« Par le nom de Dieu, j’entends une substance infinie, éternelle,
immuable, indépendante, toute connaissante, toute-puissante, et par
laquelle moi-même, et toutes les autres choses qui sont […] ont été
créées et produites. » (Descartes, Méditations métaphysiques,
Méditation III.)
3. La triple mémoire de l’Occident
Se pencher à nouveau sur les pensées fondatrices de l’Europe est
indispensable pour refonder – à partir des lumières modernes comme le
sont les disciplines herméneutiques – la civilisation qui est la nôtre et sa
vocation universaliste. Il faut rappeler sa triple racine (Athènes, Rome et
Jérusalem), rappeler que la philosophie grecque et le judaïsme avec son
prolongement chrétien sont les racines de l’Islam qui, en retour nous a
transmis la pensée d’Aristote que des philosophes arabes médiévaux
comme Averroès ont abondamment traduit et commenté. Les trois
grandes religions des peuples qui vivent sur les pourtours de la
Méditerranée ont des origines communes : elles commencent avec
Abraham vers les XVIIIe-XVIIe siècles avant notre ère ! « Si nous oubliions
ces fondations, nous danserions demain devant nos cathédrales comme
des foules de singes jacassent sur les temples du Yucatan et d’Ankor
envahis par la jungle. » (Michel Serres) La question des fondements de
l’éthique notamment ne peut faire l’économie de l’inspection
philosophique des traditions religieuses. Penser réflexivement la
catégorie du « religieux » et les grandes figures historiques qui l’ont
incarnée (dans l’ordre chronologique : judaïsme, christianisme et islam)
est d’ailleurs le meilleur moyen de porter remède avec intelligence aux
lacunes ou aux distorsions passionnelles de la mémoire, en montrant que
leur noyau éthique est commun et qu’il exclut tout fanatisme. Qui mieux
que les philosophes qui ont tenté de penser ce que voulaient dire les
religions pourrait s’en acquitter avec profit ?
« Depuis que l’homme existe, et si loin que nous portions nos regards
d’hommes vers ses origines, cet homme a manifesté, par son génie, sa
foi, son espérance en un dépassement de soi qu’il sentait
incommensurable et déjà présent au plus intime de soi. […] La culture
religieuse, indissociablement liée à l’art – et ce à un degré d’osmose
incomparable à tout autre aspect de la culture en général –, dit, par l’art,
sur l’homme, les plus grandes et les plus belles choses. » (Dominique
Ponneau, Art et culture religieuse aujourd’hui, p. 13, colloque organisé
par l’École du Louvre, Monde de la Bible, hors série.)
4. La religion et la magie
La religion est en effet irréductible à la superstition. Elle ne se confond
pas non plus avec la magie, cet ensemble de rites et de savoir-faire, cet
art d’agir sur la nature par des procédés occultes et d’y produire ainsi des
effets extraordinaires : le magicien force le consentement de la nature et
tente d’enchaîner les puissances surnaturelles et le monde invisible des
esprits. La religion, plus désintéressée, se borne à implorer la faveur des
dieux ou de Dieu sans jamais les contraindre.
Mais la religion et la magie diffèrent aussi par leur objet. Le monde
invisible sur lequel doivent agir les rites magiques n’a rien à voir avec la
transcendance libératrice du Dieu d’Israël dont le christianisme et l’Islam
sont les héritiers directs. Les trois grands monothéismes sont appelés
« religions abrahamiques » : si elles se sont diversifiées, elles sont
étroitement apparentées. La dimension éthique (la Loi), le repentir et le
pardon, l’amour et la louange dominent dans l’échange entre l’homme et
Dieu. La religion est l’expression de l’intelligence du fait qu’il y a un
ordre global du réel qui ne dépend pas de nous et qu’il convient de
respecter pour préserver la vie. C’est pourquoi, dans le monothéisme, elle
commence avec le don de la Loi, médiatrice et régulatrice des relations
entre les hommes.
5. Définition de la religion
L’étymologie du mot religion donne bien à voir la notion de respect
qui y est contenue. Si la plupart des Anciens tirent en effet religio de
religare et y voient l’idée d’un lien qui nous unit à la divinité, certains
rattachent religio à religere, qui signifie vouer un culte et respecter. On
trouve ainsi dans l’idée de religion le thème d’une obligation envers les
dieux ou envers Dieu.
La religion peut être envisagée sous un double aspect : d’une part,
comme institution sociale et objective, et, d’autre part, comme système
individuel de croyances.
« Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques
relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites,
croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale,
appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. » (Durkheim, Les Formes
élémentaires de la vie religieuse, Alcan.)
Cette définition n’est toutefois pas adéquate pour désigner le
monothéisme qui a substitué la sainteté de l’esprit à la catégorie
finalement païenne de « sacré ». Ce que l’on appelle paganisme (à ne pas
confondre avec athéisme ; ce mot vient de paganus, le paysan, confronté
aux forces naturelles) sature de sacré la nature par exemple : les sources,
les fontaines, les bois et les forêts, etc. Pour le judaïsme et le
christianisme, c’est la vie vécue selon l’esprit qui est sacrée et, plus que
sacrée : sainte. C’est l’Esprit qui est saint.
6. Le profane et le sacré
La religion, nous dit le sociologue Durkheim à la fin du XIXe siècle, est
un système de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées.
Toute religion est administration du sacré, toute conception religieuse du
monde implique la distinction du sacré et du profane.
Profane vient du latin pro-fanum (devant le temple). Le profane, c’est
donc, étymologiquement, ce qui est à l’extérieur du lieu consacré, par
opposition au sacré, qui appartient à un ordre de choses séparé, réservé et
inviolable. Sacré et profane sont deux termes corrélatifs qui n’ont de sens
que l’un par rapport à l’autre et forment le cadre essentiel de la pensée.
Ce qui ne signifie pas que la notion de sacré soit très claire : en fait, le
sacré est une qualité que les choses ne possèdent pas par elles-mêmes,
mais qui leur est conférée par le regard porté sur elles au nom d’une
hiérarchie des valeurs qui les porte au sommet. C’est donc la propriété
stable ou éphémère de certaines choses (les instruments du culte), de
certains êtres (le roi, le prêtre), de certains espaces (le temple, l’église, le
monastère). La Réforme, au XVIe siècle, a expurgé le christianisme de la
sacralité qu’il avait héritée du paganisme antique : pour elle ne compte
que la sainteté de l’esprit.
« Le monde du sacré […] apparaît comme celui du dangereux et
défendu : l’individu ne peut s’en approcher sans mettre en branle des
forces dont il n’est pas le maître et devant lesquelles sa faiblesse se sent
désarmée. » (R. Caillois, L’Homme et le sacré, Gallimard.)
7. Les deux formes de la religion
a) La religion statique
Mais une analyse plus fine de la religion renvoie non seulement aux
catégories du sacré et du profane, mais à une forme statique et à une
forme dynamique de l’expérience religieuse. Ainsi Bergson a-t-il mis en
évidence cette dualité d’aspects du phénomène religieux, dans Les Deux
Sources de la morale et de la religion (PUF).
La religion statique permet d’assurer la conservation sociale : les
tabous et interdits religieux sont avantageux à la société et à l’espèce.
Assurance contre la désorganisation, la religion statique permet aussi de
se prémunir contre l’angoisse de mort. Si les animaux ne savent pas
qu’ils doivent mourir, l’homme, lui, sait qu’il est destiné à disparaître.
D’où l’image, que va nous fournir la religion, d’une continuation de la
vie après la mort.
C’est, en troisième lieu, une assurance contre l’imprévisibilité que
nous fournit la religion. En effet, l’application de l’intelligence à la vie
introduit le sentiment du risque. Si l’animal est sûr de lui-même, si rien
ne s’interpose chez lui entre le but et l’acte, l’intelligence connaît une
marge d’imprévu, puisqu’elle combine des moyens en vue d’une fin
parfois lointaine. Avec les rites religieux, l’imprévisibilité tend à
s’amenuiser et à perdre du terrain.
Ainsi se dévoile la fonction générale de la religion statique :
« C’est une réaction défensive de la nature contre ce qu’il pourrait y
avoir de déprimant pour l’individu, et de dissolvant pour la société,
dans l’exercice de l’intelligence. » (Bergson, op. cit.)
b) La religion dynamique et le mysticisme
Si la religion statique a une fonction essentiellement sociale, la religion
dynamique, celle des mystiques, transporte l’âme sur un tout autre plan,
celui de l’amour. Aussi la religion dynamique se propage-t-elle par
attirance amoureuse.
Ainsi se forme le cortège des mystiques : adeptes des mystères d’Isis
et d’Osiris, disciples de Dionysos, initiés de l’orphisme, disciples de
Pythagore, contemplatifs de l’Inde, etc. Mais le mysticisme complet,
prise de contact totale et coïncidence absolue avec la divinité, semble être
l’apport de la mystique chrétienne, continuatrice des prophètes d’Israël.
À la religion statique, conçue comme principe de cohésion sociale,
s’oppose cette religion dynamique, dont l’amour est le principe. Dieu
apparaît à l’âme mystique comme une Présence et une Illumination.
« Ébranlée dans ses profondeurs par le courant qui l’entraînera, l’âme
cesse de tourner sur elle-même, échappant un instant à la loi qui veut
que l’espèce et l’individu se conditionnent l’un l’autre, circulairement.
Elle s’arrête, comme si elle écoutait une voix qui l’appelle. Puis elle se
laisse porter, droit en avant. Elle ne perçoit pas directement la force qui
la meut, mais elle en sent l’indéfinissable présence, ou la devine à
travers une vision symbolique. Vient alors une immensité de joie, extase
où elle s’absorbe, ravissement qu’elle subit : Dieu est là, et elle est en
lui. » (Bergson, op. cit.)
C’est par cette voie que sont nées toutes les grandes religions, qui
apparaissent ainsi aux hommes comme des vérités révélées. La religion
dynamique naît de la mystique et conduit aux religions révélées, qui se
fondent sur la révélation d’un message divin (c’est le cas du message du
Christ).
8. La religion naturelle
L’intelligence de la teneur réelle des religions révélées s’estompant
avec le temps, les pratiques religieuses voisinant avec les pires
superstitions, les Lumières du XVIIIe siècle ont voulu prendre leurs
distances avec les religions positives, héritées de l’histoire : elles ont
ainsi construit le concept de religion naturelle. Par opposition à la
religion révélée, fondée sur les Écritures saintes ou les paroles des
prophètes, les dogmes de l’Église, la religion naturelle veut avoir pour
fondement la lumière intérieure et la raison. La piété, dès lors, se détache
des rites et Dieu se trouve repéré dans le grand livre du monde et de la
nature.
« Je n’ai jamais pu croire que Dieu m’ordonnât, sous peine de l’enfer,
d’être savant. J’ai donc refermé tous les livres [sacrés]. Il en est un seul
ouvert à tous les yeux, c’est celui de la nature. C’est dans ce grand et
sublime livre que j’apprends à servir et adorer son divin auteur. Nul
n’est excusable de n’y pas lire, parce qu’il parle à tous les hommes une
langue intelligible à tous les esprits. » (Rousseau, Émile, quatrième
partie, Garnier.)
Si la religion naturelle tend à purifier l’idée de Dieu de ses
superstitions jugées grossières, la critique de l’illusion religieuse va très
loin, on va le voir, dans le chemin du « désillusionnement » : elle pousse
à son terme la critique des Lumières.
9. La critique de la religion comme illusion
a) Feuerbach
Déjà, dans l’Antiquité grecque et latine, les philosophes matérialistes,
Épicure et Lucrèce, virent dans la peur l’origine de l’idée de Dieu. La
peur a créé les dieux, notait Lucrèce à la suite de son maître Épicure.
À l’époque moderne, c’est L’Essence du christianisme (1843) de
Ludwig Feuerbach, qui marque un tournant décisif. Feuerbach y pose le
problème religieux en termes d’interprétation et de sens. Si nous
décryptons la religion, ce que nous trouvons en elle, c’est l’homme. Dieu
est la personnification de l’espèce humaine. La religion n’est rien d’autre
que la relation de l’homme à lui-même. Tous les attributs de Dieu
peuvent, en effet, être rapportés à l’expérience humaine : personnalité,
existence, conscience, volonté, amour de soi, bonté.
Mais cette essence humaine est ici aliénée, prêtée à un autre et
objectivée en lui. Tel est le mécanisme fondamental de la projection
religieuse. L’homme objective et extériorise son essence. Il en résulte que
la projection religieuse est aliénation.
« Pour enrichir Dieu, l’homme doit s’appauvrir ; pour que Dieu soit
tout, l’homme doit n’être rien […] L’homme – tel est le mystère de la
religion – objective son essence, puis à nouveau fait de lui-même
l’objet de cet être objectivé, métamorphosé en sujet, une personne. »
(Feuerbach, L’Essence du christianisme, Maspero.)
b) Marx
La critique marxienne de la religion procède directement de
Feuerbach. Cependant, Marx souligne les lacunes de la critique trop
abstraite de son maître et s’efforce de mieux rattacher le phénomène
religieux à la réalité historique concrète.
Dieu tout-puissant résume les impuissances naturelles et sociales de
l’homme. La nature et le monde historique se dressent, étrangers et
inexplicables, en face des hommes qu’ils dominent. La religion
représente à la fois l’impuissance des hommes, leur aliénation, mais aussi
une actualisation fantastique leur permettant d’établir une compensation
idéale. Dans la religion, l’homme trouve le reflet de lui-même, mais
inversé, avec ses rêves, ses espérances, ses illusions.
« [La religion] est la réalisation fantastique de l’être humain, parce
que l’être humain ne possède pas de vraie réalité. La détresse religieuse
est, pour une part, l’expression de la détresse réelle, et pour une autre, la
protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la
créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit
de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple
[…]. La religion n’est que le soleil illusoire qui gravite autour de
l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même. » (Marx,
Critique de la philosophie du droit de Hegel, Éditions sociales.)
c) Freud
Freud reprendra ce thème de la religion comme illusion. Mais le
ressort de cette illusion se trouve aux yeux de Freud dans la détresse
infantile qui éveille le besoin d’être protégé. L’homme angoissé se
cramponne à un père tout-puissant. En somme, Dieu n’est qu’une illusion
dérivée de désirs humains. De même que Marx voyait dans l’impuissance
historique la source des religions et de l’idée de Dieu, de même Freud
aperçoit dans la faiblesse psychologique l’origine de la religion. Cette
illusion religieuse ne doit-elle pas être dépassée ?
« Je suis en contradiction avec vous lorsque, poursuivant vos
déductions, vous dites que l’homme ne saurait absolument pas se passer
de la consolation que lui apporte l’illusion religieuse. […] Le stade de
l’infantilisme n’est-il pas destiné à être dépassé ? L’homme ne peut
éternellement demeurer un enfant, il lui faut s’aventurer dans l’univers
hostile. » (Freud, L’Avenir d’une illusion, PUF.)
10. Dieu est-il mort ?
La religion a dû faire face, dans les sociétés occidentales, depuis
environ trois siècles, à l’explication du monde élaborée par les sciences
non munies de réflexion épistémologique sur leur propre pratique. D’où
une désacralisation du monde et des choses. Au moment même où l’art se
faisait abstrait, comment la religion aurait-elle pu échapper à
l’iconoclasme salutaire de la non-figuration ? L’athéisme engendré par
une rationalisation croissante a été bénéfique en ce sens qu’il a
définitivement délégitimé la naïveté en matière religieuse. L’homme
moderne est exigeant et c’est une bonne chose. De façon paradoxale,
c’est au moment où s’effondrait l’adhésion aux figures traditionnelles du
religieux que la modernité s’est dotée de moyens puissants pour les
décoder, en comprendre le sens profond (voir sur ce point le chapitre sur
l’Interprétation § 1, 2, 3, 4). La pensée contemporaine est d’ailleurs de
nouveau riche de préoccupations théologico-religieuses.
Nietzsche annonçait la mort de Dieu, diagnostiquant une cassure
historique : le nihilisme, marqué par la mort du Dieu chrétien et des
idéaux suprasensibles, la lumière de ce Dieu cessant alors d’illuminer
l’Europe.
« Le plus important des événements récents, – le fait “que Dieu est
mort”, que la foi en le Dieu chrétien a été ébranlée – commence déjà à
projeter sur l’Europe ses premières ombres. Du moins pour le petit
nombre de ceux dont le regard, dont la méfiance du regard, sont assez
aigus et assez fins pour ce spectacle, un soleil semble s’être couché, une
vieille et profonde confiance s’être changée en doute : c’est à eux que
notre vieux monde doit paraître tous les jours plus crépusculaire, plus
suspect, plus étrange, plus “vieux”. » (Nietzsche, Le Gai Savoir, Idées-
Gallimard.)
Mais n’est-ce pas une représentation caduque de Dieu qui est morte,
s’il est vrai comme le disait le peintre russe abstrait Malévitch au début
du XXe siècle que « Dieu ne meurt jamais », c’est-à-dire que l’Être ne
saurait par le miracle de la volonté rebelle de l’homme ne pas être ?
D’ailleurs, Nietzsche lui-même ne désignait par « la mort de Dieu »
que l’ensemble des valeurs issues de ce qu’était devenu le christianisme
historique. La Divinité, en tant que telle, réapparaîtra dans le champ de la
pensée dès que ces valeurs auront disparu.
« Vous dites que Dieu se décompose en lui-même. Mais il ne fait que
se peler : il dépouille sa peau morale ! Et vous le reverrez bientôt : par-
delà le Bien et le Mal. » (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Notes
et aphorismes, NRF-Gallimard.)
N’est-ce pas plutôt l’intelligence de la tradition qui a édifié l’Europe
qui s’est perdue ? Essayons de voir rapidement en quoi elle consistait.
11. Que veut dire : « Dieu personnel » ?
Disons tout d’abord que le symbolisme religieux s’apparente à une
poé- tique. Son langage est résolument symbolique et, le christianisme
ayant relayé le polythéisme antique fortement figuratif, a intégré la
figuration dans ses moyens d’expression, contrairement au judaïsme et à
l’islam. Si l’art sacré chrétien nous a habitués à la représentation
plastique du Dieu fait homme (le Christ), de l’Esprit Saint (sous la figure
de la colombe), le Père est plus rarement représenté. Mais, chaque fois
qu’il donne lieu à une représentation, celle-ci est anthropomorphique. À
cet anthropomorphisme à destination populaire s’est ajouté un
malentendu sur le terme de « personne » : persona, c’est la voix que l’on
entend sous le masque, sous l’apparence, dans le théâtre antique. On a
tantôt utilisé ce concept (en grec : prosopon avec le même sens) tantôt le
terme grec d’hypostase, traduit par substantia en latin (ce qui se tient
sous l’apparence, le phénomène).
« “Dieu est personnel” veut donc dire “comportez-vous dans vos
relations avec Dieu comme dans vos relations avec une personne
humaine”. » (Édouard Le Roy, « Qu’est-ce qu’un dogme ? », dans
Dogme et critique, Paris, Bloud, 1907, p. 34.)
Les stoïciens avaient aussi l’idée d’un « dieu personnel », que Sénèque
ne tutoie pas moins qu’Epictète.
« La pensée païenne, qui très souvent dissout la personnalité des
dieux et du Dieu, se comporte néanmoins comme si elle avait affaire à
un Dieu personnel, auquel le fidèle est uni par un lien personnel. La
piété du païen éclairé n’est, à cet égard, aussi radicalement différente
qu’on pourrait le croire de celle du chrétien. » (M. Simon, « Le
christianisme antique et son contexte religieux », Scripta varia,
Tubingen, 1981, p. 255.)
12. Hypostases plotiniennes et hypostases chrétiennes
La nouveauté chrétienne réelle est de penser Dieu à la fois comme
substance et comme relation, reprenant la notion néoplatonicienne
d’hypostase (substance) ou le terme de prosopon (personne, qu’il ne faut
pas prendre au sens moderne du terme) : Dieu est un en trois hypostases
(dogme de la Trinité : Père, Fils, Esprit) ; il crée en se laissant participer,
donnant à la créature d’être en relation avec lui. Le christianisme s’écarte
à ce niveau du néoplatonisme car si Plotin (IIIe siècle apr. J.-C.) qui
distingue trois hypostases (l’Un, l’Intelligence et l’Âme du monde) dit de
l’Un que « La Vie est en Lui », vie illimitée, infinie, véritable et si à la
question « En quoi consiste cette Vie de l’Un ? » Plotin répond qu’elle
est Amour, la conception de Dieu comme Amour diverge entre
néoplatoniciens et chrétiens. Tandis que Plotin affirme que « l’Un se
tourne pour ainsi dire au-dedans de lui-même, comme rempli d’amour
pour lui-même […], et pour sa pure lumière » [Plotin, Énnéades, VI, 8
(39), 18, 52], le christianisme affirme que l’Amour est agapè, amour qui
va à la rencontre de la créature finie : ce sont les créatures qui sont l’objet
de l’amour divin, étant entendu qu’aimer, c’est donner d’être, être diffusif
de soi, « donner la vie en abondance ».
13. La raison et la foi sont-elles incompatibles ?
On peut prendre le christianisme comme exemple : il a façonné notre
continent. Comme doctrine, il est incompréhensible sans la connaissance
de la philosophie de Platon et du néoplatonisme qui lui a donné son
langage. Les Évangiles en revanche, recueils des « dits » (paroles) de
Jésus, s’inscrivent dans la droite ligne de la littérature hébraïque,
éminemment imagée, figurative : on y parle plus en paraboles que par
concepts. Œuvre des premières communautés chrétiennes soucieuses de
fixer la tradition, ils servirent, avec les lettres de saint Paul (premiers
écrits chrétiens), de matière à l’esprit de spéculation subtil hérité des
Grecs pour leur mise en forme philosophico-théologique. C’est cette
conjugaison qui est à l’origine de ce que l’on a appelé le « cercle
herméneutique » déjà formulé par saint Augustin au Ve siècle : « Crois
pour comprendre ; comprends pour croire. » Le texte narratif illustre une
posture existentielle dont il faut retrouver l’intention, l’esprit, le sens
pour la vie, exprimé dans un langage qui ne le livre pas immédiatement.
Il y a une dialectique entre la lettre et l’esprit.
Il faut avoir cela présent à l’esprit pour comprendre la philosophie de
la religion de Hegel par exemple. Il s’agit d’une herméneutique
(interprétation) philosophique du christianisme et de la mise en évidence
de la profondeur spéculative de sa dogmatique élaborée par « les Pères
philosophes » de l’Église naissante. En soumettant son contenu à la
reformulation spéculative, Hegel a voulu, contre les philosophes des
Lumières, la réintroduire dans le royaume de la raison.
« Encore jusqu’aujourd’hui, nous trouverons dans l’Église catholique
et son dogme les échos et comme l’héritage de la philosophie de l’école
alexandrine… Les scolastiques n’étaient pas de ces supernaturalistes,
par la pensée, ils ont compris le dogme de l’Église. » (Hegel, Leçons
sur l’histoire de la philosophie, p. 220, Folio Essais I.)
Hegel a fait pour la tradition luthérienne1 qui insiste sur l’intériorité ce
que Thomas d’Aquin avait fait pour la chrétienté médiévale : élucider
philosophiquement le sens de la foi, « cette certitude intérieure » qui, au
cœur de la finitude, « anticipe l’infinité ». La foi est le sentiment
ontologique de l’infini. Elle est inassimilable à une simple croyance.
C’est la croyance qui ne possède pas l’intelligence d’elle-même qui est
guettée par la dérive superstitieuse. La foi véritable est intériorité vivante.
Sans doute la musique de ce grand luthérien que fut Jean-Sébastien Bach
fait-elle plus facilement comprendre cela que le langage difficile, il est
vrai, de Hegel.
Conclusion
L’Europe pourrait se réconcilier avec ses traditions fondatrices si elle
en retrouvait l’intelligence. Nietzsche leur reprochait de détourner
l’homme de la terre au profit d’un illusoire au-delà. Il avait raison de se
détourner d’une telle désertion et de condamner ceux qui la prêchaient.
Mais, si l’on remonte aux origines du christianisme, nous ne trouvons
rien de tel. L’enseignement du « Saint de l’Évangile » comme l’appelait
Kant, en qui la Sagesse divine s’est incarnée de façon exemplaire (dans la
doctrine, le Fils de Dieu est la Sagesse, deuxième hypostase, non
l’homme empirique de Nazareth) était la Voie pour parvenir à la Vie, vie
que l’éternité nous donne dans le temps même.
« Le rapport substantiel de l’homme à Dieu paraît être en sa vérité un
au-delà, mais l’amour de Dieu pour l’homme et de l’homme pour Dieu
supprime la coupure entre l’ici-bas et ce qu’on se représente comme un
au-delà, et il est la vie éternelle. Dans le Christ nous avons l’intuition
de cette identité. Comme fils de l’homme il est Fils de Dieu. Pour
l’Homme-Dieu, il n’y a aucun au-delà. » (Hegel, Propédeutique
philosophique, § 207, éd. de Minuit, 1990, p. 221-2222.)
Sujets de baccalauréat
Pourquoi le progrès scientifique n’a-t-il pas fait disparaître les religions ?
La croyance religieuse implique-t-elle une démission de la raison ?
Peut-on venir à bout d’une croyance par le raisonnement ?
Peut-on vouloir être immortel ?
Une société peut-elle se passer de religion ?
En quoi le sentiment esthétique se distingue-t-il du sentiment religieux ?
À quoi reconnaît-on une attitude religieuse ?
La croyance religieuse est-elle une consolation pour les faibles ?
La religion peut-elle se définir par sa fonction sociale ?
L’homme est-il par nature un être religieux ?
Croire en la science, est-ce une forme de religion ?
À quoi tient la force des religions ?
1 « Je suis luthérien, je veux le rester et n’avoir que cette foi primitive » (Leçons sur l’histoire
de la philosophie, Folio Essais, p. 205). Voir aussi La Religion de Hegel, F. Farago, éditions
Michel Houdiard, 2010.
2 Pour approfondir ce sujet difficile, reportez-vous au Manuel Bréal (chapitre La Religion),
notamment sur la spécificité du langage symbolique utilisé par les religions.
13 La raison
En résumé
• Les sciences se sont construites contre l’évidence aveuglante du
sensible (§ 1). Parménide, Platon et Hegel ont, chacun à leur
manière dénoncé l’impossibilité de la connaissance dès lors
qu’on se contenterait de l’immédiateté sensible (§ 1 ,3, 4).
• En effet, le sensible, atteint par la sensation, n’est pas
spontanément organisé (§ 2). C’est la raison qui le structure ou,
comme le dit Kant, les catégories logiques de notre
entendement (§ 6).
• Les illusions produites par la sensation ont conduit au
scepticisme (§ 5).
• La raison désigne la faculté de bien juger (§ 7), fonction
essentielle et universelle. Aussi Aristote définit-il l’homme
comme un animal raisonnable.
• Nous devons à Descartes une des premières grandes réflexions
sur la pensée rationnelle, le bon sens et la méthode (§ 8).
• Le postulat de tout rationalisme est que ses principes sont
universels et nécessaires et que c’est la conformité à leurs
normes qui rend possible l’édification de sciences
démonstratives (§ 9).
• La raison se présente sous deux aspects : un aspect théorique, qui
concerne surtout la science, et un aspect pratique, relatif à la
morale (§ 10).
• Hegel, à la suite de Spinoza et des Stoïciens, a étendu à tout
l’univers l’empire de la raison, y incluant ainsi l’irrationnel lui-
même (§ 11).
• Mais les limites de la raison aussi bien existentielles que
scientifiques (§ 12) ont conduit la pensée contemporaine à
relativiser les puissances de la raison (§ 13).
• Contre le scientisme, il faut revenir aux choses mêmes,
réhabiliter le monde de la vie selon l’expression de Husserl
(§ 14), relativiser la raison inventée en Grèce et admettre
d’irréductibles limites à l’intelligibilité.
• Ainsi le vrai rationalisme de notre temps est-il modeste
(Conclusion).
1. L’évidence aveuglante du sensible
a) L’immédiateté sensible nous livre à l’opinion
Toute expérience humaine commence par la certitude sensible. La
connaissance sensible élémentaire est assez comparable à celle de
n’importe quel animal doué d’organes des sens : je vois des formes et des
couleurs, j’entends des sons, je touche des objets froids ou chauds, secs
ou humides, rugueux ou lisses, durs ou mous, je sens des odeurs, je goûte
des saveurs. Elle est, fait remarquer Hegel, ce qui nous apparaît comme
la connaissance la plus riche et la plus vraie « car elle n’a encore rien
écarté de l’objet, mais l’a devant soi dans toute sa plénitude ». En fait,
cette certitude de l’appréhension de l’objet par les sens est la plus
pauvre : elle se borne à enregistrer un constat, ici et maintenant. Mais
l’ici et le maintenant ne sont pas dans l’objet, car celui-ci change. Je
désigne par ici n’importe quel lieu où je puis me trouver et par
maintenant aussi bien le jour que la nuit. Les ici et les maintenant se
succèdent indéfiniment dans une impermanence totale.
« La certitude immédiate ne prend pas possession du vrai, car sa
vérité est l’universel ; mais elle veut prendre le ceci [qui est un ici et un
maintenant]. » (Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, t. I, Aubier.)
b) La raison et l’intelligibilité de l’Être : Parménide
Cette dépréciation du sensible immédiat a été l’acte inaugural de la
philosophie, avant Platon déjà. Ainsi Parménide (540-450 av. J.-C) situe
la connaissance « loin du sentier battu des hommes », c’est-à-dire loin de
la connaissance perceptive commune qui aboutit à élaborer des opinions,
des croyances, mais non la vérité1. Ce qu’on appelle communément
savoir n’est pas un vrai savoir. L’opinion ne contient pas le signe
infaillible de la vraie certitude : ce n’est pas avec nos sens mais avec
notre esprit qu’il faut regarder le monde. Avec notre esprit, notre raison,
nous ne pouvons penser que ce qui est intelligible. Or le réel sensible est
contradictoire, inintelligible : les choses naissent, meurent, se
transforment, bougent, changent. Or changer implique une négation de ce
qu’était la chose pour devenir autre chose. La seule chose qui puisse être
pensée, c’est l’Être. De l’Être, on ne peut dire que : « Il est. » Il est
impossible pour lui de ne pas être. Pour Parménide, le but de la recherche
philosophique, c’est l’Être. L’Être possède une nécessité logique : l’Être
ne peut pas ne pas être, ce qui lui confère l’intelligibilité. En effet, penser,
c’est développer sa raison et il ne peut y avoir de pensée que du
nécessaire. Il y a donc identité entre l’Être et la pensée de l’Être. Cette
attitude caractérise ce qu’on appelle l’idéalisme. Tout ce qui ne peut être
pensé n’est pas et, inversement, le non-être ne saurait être objet de
pensée. Parménide semble ainsi rendre impossible toute science du
monde sensible, de ce qui est changeant. Il nous propose une image
géométrique modélisant l’Être intelligible : une sphère parfaite,
homogène, immobile, en dehors de laquelle tout est illusion.
Pourtant, ces illusions, les « opinions des mortels », Parménide les
décrit dans la deuxième partie de son poème. Parménide est le premier à
avoir opposé l’ontologie (science de l’être) rationnelle (science de l’être
nécessaire) à la science que les présocratiques tentaient de dériver du
sensible sous sa forme élémentaire (eau, air, terre, feu). Ceux-ci en effet,
comme Thalès, Anaximandre, Anaximène, affirmaient que l’on pouvait
avoir confiance dans la sensation et que le monde, tel qu’il est perçu, est
un monde réel. Ils ne faisaient pas encore la distinction entre les qualités
sensibles et les qualités structurales de la réalité. L’être n’est pas d’abord
structure mais spécification progressive de l’indéterminé originaire
(apeïron en grec).
c) Platon et la structure invisible mais intelligible du réel
Ce sont les pythagoriciens et Platon qui se sont penchés sur la structure
intelligible mais invisible des choses. L’idée d’harmonie universelle vient
de telles préoccupations structurales. Cela impliquait de se détourner du
sensible. Et, de fait, la tradition philosophique classique s’est largement
nourrie de la méfiance à l’égard du sensible. Ainsi en est-il de Descartes :
« Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je
l’ai appris des sens, ou par les sens : or j’ai quelquefois éprouvé que ces
sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais
entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés. » (Descartes,
Méditations métaphysiques.)
2. La sensation n’est pas représentation
Les sensations ne nous donnent rien du monde : elles ne contiennent ni
une matière, ni un espace, ni un temps, et ne peuvent rien nous donner en
dehors d’elles-mêmes. Matériau sensible pur, elles ne nous donnent
aucun objet. Cependant, nous percevons le monde ; c’est donc que ce qui
nous est donné, ce n’est pas seulement les sensations. Loin d’être la seule
chose qui nous soit donnée immédiatement, la sensation comme telle ne
nous est donnée que par un effort d’abstraction. Le meilleur exemple en
est sans doute la peinture impressionniste. Les peintres impressionnistes
se sont employés à restituer la sensation pure. Pour cela, il leur a fallu
« déconstruire » l’objet, ne plus l’enserrer dans sa forme clairement
délimitée par le dessin.
« Chaque point coloré a sa couleur propre, qui ne ressemble à aucune
autre, et chaque point coloré se transforme entièrement d’un instant à
l’autre. Il y a donc une diversité absolue dans l’espace et dans le temps.
La vue nous présente un ensemble absolument divers et changeant. À
un moment déterminé, la vue ne nous apprend rien de précis sur
l’ensemble hétérogène qu’elle nous présente. » (Simone Weil, Leçons
de philosophie, Plon.)
Le sensible est ce qui s’offre à la sensation dans sa diversité pure. Mais
ce qui nous est donné à sentir n’est pas l’objet de la perception
proprement dite. Tandis que la sensation est antérieure à tout jugement de
la raison, antéprédicative, la perception est déjà organisation, mise en
forme du sensible à travers les catégories même tacites du langage :
« Percevoir un objet, disait Bergson, c’est savoir s’en servir. » Il y a une
fonctionnalité de la perception. Ainsi l’enfant apprend-il dans la densité
du réseau urbain, à distinguer la rue dangereuse et le refuge protecteur
des trottoirs. On le lui apprend en les nommant, alors que, dans la
sensation non symbolisée, tout reste sur le même plan.
3. La médiation du sensible par l’intelligible
C’est à partir d’une critique de la sensibilité, perçue comme incapable
de nous faire accéder à une connaissance de la structure même des choses
et de leur essence propre qu’est née la distinction entre l’être et
l’apparaître. La connaissance vulgaire, en effet, est la connaissance par
les sens : la vue, le toucher, etc. nous fournissent des sensations et c’est
par la sensation que les sophistes définissaient le savoir. Or il est aisé de
montrer que les sens ne nous livrent aucune information objective sur les
choses : l’eau chaude refroidit, le vin doux est amer au malade, la Lune
me semble proche mais je ne peux l’atteindre. Cette critique des qualités
sensibles apparaît dans de nombreux dialogues de Platon. Ainsi dans le
Phédon, Socrate demande-t-il :
« Est-ce que la vue aussi bien que l’ouïe apportent à l’homme
quelque vérité ? […] Lorsque c’est avec le concours du corps que l’âme
entreprend quelque examen, elle est alors, cela est clair, entièrement
abusée par lui. » (Platon, Phédon 65b.)
Aussi Platon demande-t-il, pour accéder à la connaissance vraie, de se
détourner de l’attitude naïve, c’est-à-dire de l’opinion. À partir du
moment où la perception est mise en question comme source sûre de
connaissance, la pensée devient représentation. Plus exactement, chez
Platon, elle doit accéder à la contemplation de l’essence des choses. Dans
le domaine astronomique et cosmologique, par le biais de la géométrie,
elle procède par hypothèses chargées de reconstruire intelligiblement les
apparences. Platon parle très précisément de « sauver les phénomènes »,
ce qui veut dire rendre intelligible le monde sensible, mettre en évidence
la rationalité du réel. Platon a alors une double conception de la
démarche de la raison : celle-ci est discursive aussi longtemps qu’elle n’a
pas accédé à la vision intuitive de la structure des choses. Les sciences
qu’elle engendre alors sont hypothético-déductives. Mais l’acte suprême
de la raison est l’intuition directe des essences et, par-delà la multiplicité
des essences, la contemplation du principe anhypothétique qui est le
principe même de l’harmonie cosmique, l’Un qui relie le multiple en un
cosmos bel et bon.
En effet, tout s’écoule2 et tout passe dans l’univers. Mais au-delà des
formes sensibles précaires et changeantes est l’ordre des essences ou des
Idées3 : l’essence, c’est la notion intelligible qui donne un sens ultime à
chaque réalité. Ainsi, l’essence de la table, c’est la table idéale, la nature
de la table, son principe directeur en quelque sorte. L’essence, aux yeux
de Platon, est éternelle et immuable. À chaque forme (sensible)
correspond une essence inengendrée et incorruptible que Platon appelle
Idée ou Forme. L’essence n’est pas empirique mais elle éclaire les
phénomènes.
« L’essence elle-même, que dans nos demandes et nos réponses nous
définissons par l’être véritable, est-elle toujours la même et de la même
façon, ou tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? […] Elle reste
nécessairement […] dans le même état et de la même façon. » (Platon,
Phédon, Garnier.)
« En vérité tout le monde voit pour ainsi dire constamment des
“idées”, des “essences” ; tout le monde en use dans les opérations de la
pensée, et porte aussi des jugements sur des essences. » (Husserl, Idées
directrices pour une phénoménologie, Gallimard.)
4. Platon et la primauté ontologique de l’Idée
L’idée est, au sens restreint du terme, une représentation générale et
abstraite (ex. : l’idée de triangle, de cercle, etc.) Mais, dans sa
signification la plus vraie et la plus profonde, elle exprime autre chose :
l’idée est un type d’être intelligible dont l’être sensible correspondant
n’est qu’une expression. L’Idée est alors, au sens platonicien du terme,
la pure fille de l’intelligible et de l’esprit. Elle se distingue ainsi du
concept4, dont l’usage est strictement phénoménal. L’idée désigne, en
effet, dans la philosophie de Platon, le modèle même des choses (leur
paradigme), le type idéal et impérissable de chaque réalité. Ainsi l’idée
de cercle, c’est le cercle idéal, unique, dont chaque cercle concret est la
reproduction. En somme, l’Idée est le principe stable et purement
intelligible de la pensée. Notons que Platon parle presque indifféremment
d’Idée et d’Essence5.
« Nous affirmons l’existence du beau en soi, du bon en soi, et de
même, pour toutes les choses que nous posions tout à l’heure comme
multiples, nous déclarons qu’à chacune d’elles aussi correspond son
idée qui est unique et que nous appelons son essence. » (Platon, La
République, Belles Lettres.)
Toutefois, la possibilité pour la raison d’atteindre la connaissance vraie
n’a pas été universellement affirmée dans l’Antiquité, même si,
globalement, celle-ci témoigne d’une recherche dynamique pour tenter de
formuler rationnellement l’ordre des choses.
5. Le scepticisme et les illusions des sens
Ce sont les illusions des sens qui ont été à la source du scepticisme : la
tour carrée, vue de loin, m’apparaît ronde, le bâton plongé dans l’eau me
semble brisé, la maladie et la fièvre modifient la sensation : le vin doux
me semble plein d’amertume. Pyrrhon d’Elis (365-275 av. J.-C.) est le
fondateur de l’école sceptique. Contemporain d’Épicure, il a suivi
Alexandre dans ses campagnes en Asie où il eut l’occasion de rencontrer
les gymnosophistes de l’Inde. Pour lui, on ne peut connaître aucune
vérité. Il faut donc suspendre son jugement, garder le silence et pratiquer
l’ataraxie (le calme impassible).
« Il soutenait qu’il n’y avait ni beau, ni laid, ni juste, ni injuste, que
rien n’existe réellement et d’une façon vraie, mais qu’en toute chose les
hommes se gouvernent selon la coutume et la loi. Car une chose n’est
pas plutôt ceci que cela… Il philosophait selon le raisonnement du
doute, sans toutefois agir avec imprudence. » (Diogène Laërce, Vie des
hommes illustres, t. II.)
Les sceptiques refusaient toutes les catégories épistémologiques
(relatives à la connaissance) classiques : la définition, la démonstration,
le critère, la théorie de la preuve, la causalité, la science. Le doute devait
suivre le sage « comme une ombre de tranquillité ».
Au IIIe siècle de notre ère, Sextus Empiricus réitère cette affirmation
que nous ne pouvons atteindre aucune vérité absolue, aucun savoir stable.
Les seuls jugements que nous pouvons formuler sont des jugements
d’apparence, qui nous guident dans la vie quotidienne. Si nous pouvons
dire que le miel est doux, nous ne pouvons remonter à rien de tel que la
Douceur en soi. Le scepticisme condamne les prétentions de la science et
de la métaphysique. Les empiristes anglais du XVIIIe siècle, notamment
Hume, réitéreront ces affirmations !
6. La nature comme objet de représentation
Contre le dogmatisme, c’est-à-dire la prétention de la raison à tout
connaître, y compris les choses qui relèvent de la métaphysique et qui ne
tombent pas sous les sens (l’âme, le monde comme totalité et Dieu) et
contre le scepticisme, Kant affirme la possibilité de constituer la science
du sensible, c’est-à-dire des phénomènes de la nature : la physique. Pour
Kant, la science est une démarche par laquelle l’entendement humain met
en ordre le divers sensible en reliant les intuitions empiriques selon les
lois générales de la pensée, qui sont elles-mêmes a priori, c’est-à-dire
indépendantes de l’expérience. Ces « lois » sont les catégories de
l’entendement par lesquelles j’organise le divers de la sensibilité, c’est-à-
dire la multiplicité des impressions sensibles
« Que toute notre connaissance commence avec l’expérience, cela ne
soulève aucun doute. En effet, par quoi notre pouvoir de connaître
pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n’est par des objets qui
frappent nos sens et qui, d’une part, produisent par eux-mêmes des
représentations et, d’autre part, mettent en mouvement notre faculté
intellectuelle, afin qu’elle compare, lie ou sépare ces représentations, et
travaille ainsi la matière brute des impressions sensibles pour en tirer
une connaissance des objets, celle qu’on nomme l’expérience ? Ainsi,
chronologiquement, aucune connaissance ne précède en nous
l’expérience et c’est avec elle que toutes commencent. » (Kant, Critique
de la Raison pure, 2e édition, Introduction, début du § 1.)
Cette expérience, ce divers sensible, l’esprit va le soumettre à la
puissance de la raison.
7. La raison, faculté de juger
Aristote définissait l’homme par cette différence spécifique à l’égard
des autres vivants : la raison. « L’homme est un animal raisonnable. »
Mais que désigne exactement la raison ? La raison désigne une fonction
de la pensée juste et synthétique, la faculté d’enchaîner correctement ses
jugements et de justement les combiner. Signe distinctif de l’humanité,
elle représente à la fois la faculté de bien juger et celle de raisonner,
d’enchaîner des propositions de manière discursive.
L’étymologie latine (ratio, calcul et reor, calculer, compter) suggère
l’idée que la raison est la faculté de calculer, mesurer et compter, tandis
que le mot grec logos, parole, raison, rapport mathématique exact de
deux grandeurs, nous rappelle que l’idée de raison se rattache aux
activités essentielles de l’intelligence et, tout particulièrement à la parole
et au discours sensé. La raison désigne une fonction universelle, opérant
au moyen du discours ou de la vérification et mettant à distance toute
connaissance illusoire.
« La raison n’est pas une faculté ayant le caractère d’un fait
accidentel ; elle n’englobe pas sous sa notion des faits accidentels […]
“Raison” renvoie à des possibilités de confirmation et “vérification”. »
(Husserl, Méditations cartésiennes, Troisième méditation, Vrin.)
8. Raison et « bon sens »
Dans la philosophie moderne, nous devons à Descartes une des
réflexions centrales sur la pensée rationnelle : sur la raison et la méthode6.
La raison, détenue par tous, donnée en partage à chacun, fonde la
recherche philosophique. Que signifie, chez Descartes, ce mot de raison ?
Il désigne le « bon sens », la faculté de bien juger et de discerner le vrai
du faux. Au début du Discours de la méthode, Descartes affirme, en effet,
que nous possédons tous la raison : elle est la seule chose qui nous rend
homme ; tout être humain peut se définir par elle car elle est tout entière
en chacun. La différence entre les hommes tient à la méthode, et non
point à la raison.
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun
pense en être si bien pourvu que ceux mêmes qui sont les plus difficiles
à contenter en tout autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus
qu’ils n’en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se
trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et
distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce que l’on nomme
le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes. »
(Descartes, Discours de la méthode.)
9. La raison et ses principes
Au sens occidental du mot, la raison est la faculté des principes
logiques du discours et de la pensée. La catégorie de causalité est aussi
un outil fondamental de la pensée. Les causes et les principes ont été tout
de suite compris comme séparés du savoir empirique et sensible.
« Ce n’est pas, dit Aristote, l’habileté qui rend, à nos yeux, les chefs
plus savants, c’est parce qu’ils possèdent la théorie et connaissent les
causes [alors que les] hommes d’expérience savent seulement qu’une
chose est, mais ignorent le pourquoi. » (Métaphysique, AI, 981b.)
La disqualification des sensations, qui « ne disent le pourquoi de rien –
pourquoi, par exemple, le feu est chaud, se bornant à constater qu’il est »
(Métaphysique, AI, 981 b3), fit de la connaissance théorique par la cause
et par le principe une science de l’intelligence pure.
La raison ordonne les connaissances dans des rapports déterminés,
rapports de principe à conséquence, de cause à effet, de moyen à fin, etc.
Cette mise en ordre, qui consiste à déduire les conséquences des
principes, à descendre des causes aux effets ou à remonter des effets aux
causes, correspond au raisonnement sous toutes ses formes7. Si la raison
ne se confond pas avec le raisonnement, elle constitue le système des
principes selon lesquels on doit raisonner, règles que la raison prescrit à
tout exercice de pensée qui vise à atteindre une connaissance vraie.
En quoi consistent ces principes ? Ce sont les principes de base en ce
double sens qu’ils commencent et qu’ils commandent, qu’ils ne peuvent
être eux-mêmes démontrés, car, comme le disait déjà Aristote, « le
principe de la démonstration n’est pas une démonstration ». Pascal dit
très exactement la même chose, mais pour lui ce n’est pas une faiblesse
mais une force car « comme la cause qui les rend incapables de
démonstration n’est pas leur obscurité, mais au contraire leur extrême
évidence, ce manque de preuve n’est pas un défaut, mais plutôt une
perfection. » (« De l’esprit géométrique », in Pensées et opuscules,
Hachette.)
Il est généralement admis que les principes rationnels se ramènent à
trois :
le principe d’identité : A est A ;
le principe de non-contradiction : une chose ne peut pas à la fois être et ne
pas être ;
le principe du tiers exclu : de deux propositions contradictoires, l’une est
vraie, l’autre est fausse, sans qu’il y ait de tierce solution possible. C’est
ainsi que Descartes élimine le probable, fidèle en cela au rationalisme le
plus classique8.
Ces principes régissent l’accord de la pensée avec elle-même tenue à
être cohérente.
On peut ajouter à ces principes cet autre que Leibniz a appelé le
principe de raison suffisante (ou déterminante) qui régit l’accord de la
pensée avec son objet.
« Jamais rien n’arrive sans qu’il y ait une cause ou du moins une
raison déterminante, c’est-à-dire quelque chose qui puisse rendre raison
a priori pourquoi cela est existant plutôt que de toute autre façon. »
(Leibniz, Essais de Théodicée, § 44.)
Affirmer ce principe, c’est dire que « la raison de l’homme (raison
subjective) poursuit et saisit la raison des choses (raison objective) ».
Augustin Cournot, constatant l’impossibilité « de concevoir et
d’expliquer le rapport entre le sujet et l’objet qui produit la connaissance,
ou plutôt qui constitue la connaissance même » montre que, quoi qu’il en
soit, on désigne principalement par le mot raison « la faculté de saisir la
raison des choses, ou l’ordre suivant lequel les faits, les lois, les rapports,
objets de notre connaissance, s’enchaînent et procèdent les uns des
autres » (Cournot, Essai sur le fondement de nos connaissances).
Enfin, il faut souligner que la science moderne, abandonnant la
question du pourquoi s’est rabattue sur la question du comment. Ainsi,
pour Auguste Comte, la seule recherche positive vise la détermination
des rapports invariables ou lois qui unissent entre eux les phénomènes,
leur causalité ou mode de production nous étant inaccessible. Ce
principe du déterminisme peut être considéré comme un corollaire du
principe de causalité et s’énoncer : les mêmes causes produisent les
mêmes effets.
Ce que l’on peut dire, c’est que le postulat de tout rationalisme est que
ces principes sont universels et nécessaires et que c’est la conformité à
leurs normes qui rend possible l’édification de sciences démonstratives
non seulement en mathématiques mais aussi en ce qui concerne la
matière et la vie.
10. De la raison théorique à la raison pratique
La raison connaît un double usage, théorique, mais aussi pratique.
Tandis que la raison théorique est à l’origine de la science et de la
connaissance, la raison pratique engendre la morale.
En effet, la mathématique et la physique entrèrent, montre Kant, dans
la voie royale de la science le jour où les chercheurs comprirent qu’il ne
faut point se laisser guider uniquement par les faits, mais introduire aussi
dans leur lecture le pouvoir de la raison et de l’esprit. Tel fut le cas de
Thalès : il saisit un jour qu’il est nécessaire d’imposer aux figures
géométriques un raisonnement purement rationnel. Il en fut de même en
physique, le jour où Galilée réussit à découvrir les premières lois de la
nature.
Le vrai physicien, qui n’est jamais soumis à l’expérience pure, ni
passif devant les choses, force la nature à répondre à ses questions en
inventant des hypothèses fécondes, en soumettant le réel aux lois de
l’esprit.
« La raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses
propres plans. » (Kant, Critique de la raison pure, Quadrige-PUF.)
Ainsi, la science avance-t-elle grâce aux conjectures produites par la
raison, conjectures qu’elle s’efforce de vérifier.
Au contraire, la raison pratique, contenant la règle de la moralité,
commande absolument : il me faut agir par devoir, sans autre
considération, de telle sorte que je puisse vouloir que ma maxime
devienne une loi universelle. En cet exercice, la raison donne sa pleine
mesure : l’immortalité, la liberté et Dieu, qui ne sont pas démontrables,
sont exigés par la raison pratique, car la morale postule la liberté, mais
aussi l’existence d’un Dieu justicier assurant un bonheur parfait dans un
au-delà futur9.
« La raison nous a été départie comme puissance pratique, c’est-à-
dire comme puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté. »
(Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Delagrave.)
11. Le rationalisme intégral de Hegel
Spinoza, dans l’Éthique, étend déjà, à la suite des stoïciens, la
puissance de la raison à toute la nature, c’est-à-dire à Dieu. Mais, c’est
avec Hegel, au XIXe siècle, que le rationalisme devient intégral : la raison
trouve dans cette philosophie son point d’aboutissement exemplaire.
Dans la réflexion de Hegel, tout est intégralement rationnel et
explicable : la raison gouverne en effet le monde. Hegel entend par
raison, non point une faculté individuelle et subjective, mais la forme de
l’Esprit absolu auquel nous participons. Cette unité spirituelle qu’est la
raison10 apporte aux choses une intelligibilité absolue. Elle donne sens au
réel et à l’histoire. Le domaine de la raison divine et absolue, de l’Esprit
modelant les choses, s’étend, en effet, partout. La raison est présente dans
l’histoire universelle et dans la formation progressive de l’Esprit. Elle
incarne l’ordre même des choses, et tout ce qui existe est une révélation
de la raison.
« La seule idée qu’apporte la philosophie est la simple idée de la
Raison, l’idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent,
l’histoire universelle s’est, elle aussi, déroulée rationnellement. »
(Hegel, La Raison dans l’histoire, 10/18-UGE.)
12. Les limites de la raison
Cette tentative rationaliste paraît cependant vouée à l’échec. Hegel a,
en effet, tenté d’intégrer dans le mouvement de la raison toutes les
contradictions de l’existence, toutes les antinomies de l’histoire et de la
vie. Néanmoins, tout se passe comme s’il existait, en définitive, une sorte
de résidu irréductible, une trame étrangère à la pure clarté de l’esprit et
de la raison. On ne saurait intégrer dans le mouvement de la rationalité
toutes les souffrances et tous les désordres historiques. La science elle-
même a renoncé à la rationalité totale, ainsi qu’on le constate dans les
limites du formalisme logique11 et dans la mécanique quantique.
Ainsi, l’existence12, par définition, ne s’intègre pas, ne s’explique pas,
elle échappe à toutes les raisons et à toutes les notions. Elle n’est pas du
domaine des explications, mais elle surgit sans raison, sans cause et sans
nécessité : elle est un irrationnel, un fait brut que nulle déduction ou
explication ne saurait justifier. Évoquons ici les écrits de Sartre, avec les
analyses de La Nausée (l’existence est alors décrite comme ce qui est
absurde et ne peut se déduire), mais aussi de Søren Kierkegaard (1813-
1855), le père de l’existentialisme, qui a montré, dans le Post-scriptum
aux Miettes philosophiques (1850), qu’il est impossible de dissoudre
l’existence dans le déploiement de la raison universelle. Mais sans doute
pourrions-nous également nous référer à Pascal qui a si bien donné à voir
l’irrationnel de l’existence humaine.
« Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse, meurt par
rencontre. » (Sartre, La Nausée, NRF.)
Mais la raison s’arrête aussi aux portes de notre inconscient. Pensons
aux puissances souterraines et crépusculaires du rêve, de l’inconscient ou
du désir, qui ne dérivent pas d’une activité rationnelle, mais forment, au
contraire, la nappe abyssale de notre psyché. Ainsi l’irrationnel surgit
dans la plongée analytique. Bien que l’analyse de l’inconscient ait pour
but de faire surgir des relations rationnelles entre les désirs refoulés et les
actes qu’ils provoquent, il existe dans la nature même de ces désirs un
irrationnel irréductible.
13. Relativiser la raison
Il faut donc relativiser la raison. Le concept d’un ratio tout-puissant,
exerçant son contrôle sur la totalité du réel, paraît un concept caduc. Jadis
pivot du monde, considérée comme absolue et immuable, le ratio fait de
nos jours aveu de modestie et surtout de relativité. Elle est historique,
relative, changeante, et ne saurait nous donner la clef de la totalité du
réel. La raison est un centre actif nouant un dialogue avec les choses sans
pour cela les régenter.
« La philosophie traditionnelle d’une raison absolue et immuable
n’est qu’une philosophie. C’est une philosophie périmée. » (Bachelard,
La Philosophie du non, PUF.)
14. Husserl et le retour aux choses mêmes :
le monde-de-la-vie
Au XXe siècle, la révolution épistémologique liée à la théorie de la
relativité et à la physique quantique a contraint les plus grands esprits à
montrer l’urgence de remanier notre façon de concevoir la nature et notre
rapport au sensible que Husserl appelle « le monde-de-la-vie ». Héritée
de la physique mécaniste née au XVIIe siècle, dans la mouvance de la
révolution galiléenne, bientôt suivie d’un scientisme et d’un positivisme
réducteurs, la conception mécaniste de la nature est à l’origine de la
« crise de la conscience européenne » dont nous souffrons encore
aujourd’hui (divorce de la sagesse et de la science). Des physiciens
comme Einstein, Schrödinger ou Heisenberg ont identifié le moment où
la pensée occidentale s’est disloquée, la science et ses prétentions à
l’exclusivité dans le pouvoir de dire la vérité sur le monde déniant
progressivement toute noblesse aux recherches de ce qu’on est bien
obligé d’appeler, faute de mieux, « l’âme ». Ce sont toutes les disciplines
traditionnelles de l’esprit qui se sont ainsi trouvées relégitimées comme
lieu de recherche de la vérité au sens de ce qui fait sens précisément pour
la subjectivité vivante. Redonner ses titres de légitimité à la Sagesse,
c’est préparer la Renaissance. Ce sont les physiciens du XXe siècle qui ont
initié cette démarche salvatrice. Ce sont eux qui ont été les vrais penseurs
du XXe siècle, dénonçant le mauvais usage que l’on faisait des sciences
dans une dérive scientiste. Loin de croire que les sciences disent la vérité
ultime sur le monde, il faut, dit Husserl, les resituer dans leur ordre : les
sciences ne font que modéliser le sensible. Il ne faut pas prendre leurs
schémas pour les choses mêmes, mais bel et bien réhabiliter le monde de
la vie, la gloire du sensible que l’art, plus que tout autre discipline, a su
chanter
Conclusion
Composante fondamentale de notre culture, la raison imprègne si bien
notre civilisation que nous pourrions penser, comme pourrait le suggérer
la définition d’Aristote, qu’elle échappe à l’historicité : qu’elle est
inhérente à toute pensée. En fait, c’est à un moment déterminé de son
histoire, en Grèce, aux VIe et Ve siècles avant J.-C., que l’humanité a
inventé un modèle de raison. C’est dans la Cité grecque, démocratique,
marquée par la puissance du discours argumenté, que la raison est née et
a découvert son pouvoir. Jusqu’à une époque récente, a dominé la
croyance, dans notre culture tout au moins, en une raison universelle,
immuable, reflet de la raison universelle, telle la raison divine. Pour
Descartes, la raison, cette lumière naturelle, se confond avec le travail de
la pensée attentive. Les semences de vérités rationnelles n’ont-elles pas
été mises en nous par Dieu ? Ne font-elles pas partie du « trésor de notre
esprit » ? Pour le rationalisme classique, la raison, universelle et
éternelle, ne change pas et n’évolue pas.
Le rationalisme de notre temps est beaucoup plus prudent et modeste.
Il est davantage caractérisé par des hypothèses que par des dogmes et il
semble avoir compris que quelque chose, dans le réel, restera toujours
opaque à la raison, ne serait-ce que le fait qu’il y ait quelque chose et non
pas rien.
Sujets de baccalauréat
Qu’est-ce que le réel pour un esprit scientifique ?
Quelle réalité la science décrit-elle ?
La réalité est-elle un fait ou une idée ?
Peut-on accéder à la réalité sans passer par l’abstraction ?
L’art permet-il de mieux connaître la réalité ?
L’irrationnel est-il toujours absurde ?
Peut-il y avoir de mauvais usages de la raison ?
L’homme est-il raisonnable par nature ?
La raison peut-elle rendre raison de tout ?
Puis-je faire confiance à mes sens ?
L’art est-il évasion de la réalité ?
Que peut la raison pour exclure la violence ?
Comment peut-on savoir que l’on a raison ?
Le pouvoir que nous avons sur la nature repose-t-il sur la connaissance de
ce qu’elle est ?
Respecter la nature, est-ce renoncer à la transformer ?
L’irrationnel est-il toujours absurde ?
Peut-il y avoir de mauvais usages de la raison ?
L’homme est-il raisonnable par nature ?
17 La vérité
En résumé
• L’opinion a été, dès l’aube de la pensée philosophique, pensée
comme devant être dépassée pour avoir quelque chance
d’atteindre la vérité (§ 1).
• La connaissance, un ensemble de relations qui s’établissent dans
la pensée à propos du réel (§ 2), requiert certaines conditions
nécessaires à sa constitution : détermination de son objet,
concept et intuition sont indispensables à une connaissance
véritable (§ 3 et 4).
• Les philosophies, mais aussi les sciences, et par conséquent les
connaissances qui les fondent, sont centrées sur l’idée de vérité,
terme de toutes leurs recherches : cette vérité est une valeur
(§ 5).
• La vérité fut initialement conçue comme absolue, comme
contemplation de l’Idée (Platon, § 6).
• La doctrine médiévale de l’adaequatio rei et intellectus
(adéquation de la chose et de l’esprit) est aussi critiquable (§ 7).
• Étudiez soigneusement la doctrine cartésienne de l’évidence (§ 8
et 9), qui marque le moment où apparaît la modernité. Mais le
critère cartésien de la vérité n’est pas toujours suffisant, car
l’évidence, dit Leibniz, est subjective (§ 10). Ici, avec Descartes
et Leibniz, c’est le problème du critère de la vérité qui se
présente à nous. À quoi reconnaît-on la vérité ?
• Le criticisme kantien (§ 11) déplace le pôle de la connaissance
vers la structure même de l’esprit et introduit la croyance
comme source de la vérité dans le domaine de la raison
pratique.
• Enfin, Nietzsche sonne le glas de la vérité idéale (§ 12) et
développe une conception où la vérité se situe très près de
l’action, voire de l’illusion bénéfique.
• Cessant d’apparaître idéale, absolue et universelle, la vérité se
situe au carrefour de la pensée et de l’action (§ 13).
• N’oublions pas que la vérité est tributaire du langage, qui, par
définition, est transposition symbolique de la chose et par
conséquent la dérobe au moment même où elle tente de
l’exprimer. Aussi rigoureux soit-il, il ne saurait être
complètement adéquat : il ne serait plus langage mais la chose
même (§ 13).
• La théorie contemporaine de la vérité conduit à l’idée de vérités
plurielles et relatives. Toutefois, ce relativisme n’est pas un
scepticisme (Conclusion).
1. L’opinion à dépasser
Pour la conscience immédiate, l’opinion, ce qui est vrai, c’est ce qui
est évident. Qu’est-ce que l’opinion sinon la croyance en la vérité d’une
adhésion irréfléchie aux données immédiates que constituent les préjugés
de la conscience commune ? Croyance, conjecture (de opinari en latin :
croire que), l’opinion a été très tôt dépréciée dès lors que l’on avait
l’ambition d’atteindre la vérité. Du point de vue de la connaissance en
effet, l’opinion a été d’emblée définie par les philosophes comme une
croyance ou une représentation de l’imagination qui, malgré l’empire
qu’elle exerce sur nous, reste le plus bas degré du savoir, si tant est
qu’elle en soit un. Ainsi, Bachelard réduit-il l’opinion à néant :
« La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son
principe s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point
particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles
qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort.
L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins de
connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de
les connaître : il faut d’abord la détruire. » (Bachelard, La Formation de
l’esprit scientifique, Vrin.)
Le rapport immédiat avec un objet, plus largement avec la réalité,
passe par les sens. Je suis spontanément certain de ce que je ressens.
Mais, depuis Platon, aussi bien la philosophie que l’histoire de la science
m’avertissent que de cette certitude intime, il est dangereux de conclure
qu’elle accompagne un jugement vrai sur l’objet. La certitude sensible est
subjective et l’empirisme qui y enracine la connaissance n’est jamais
dénué de scepticisme. Si la simple présence sensible des objets induisait
une connaissance sûre, nous serions tous scientifiques. Mais il n’en est
rien. Aussi notre rapport au monde n’est-il pas un savoir. De même, dans
le domaine des valeurs, chacun doit révoquer en doute les préjugés de
son temps, exercer sa circonspection à l’égard de ce qui semble aller de
soi pour tout le monde. « Pour ce que nous avons été enfants avant que
d’être hommes » dit Descartes, il nous faut nous libérer des préjugés de
nos nourrices et de nos précepteurs, de l’opinion publique pourrait-on
dire aussi aujourd’hui, celle du moins que véhicule la médiocrité des
médias…
2. Qu’est-ce que connaître ?
On peut définir de façon très globale et minimale la connaissance
comme la mise en relation d’un sujet et d’un objet par le truchement
d’une structure opératoire. Le savoir est alors un ensemble de relations
qui s’établissent dans la pensée à propos du réel. Ainsi, l’énoncé : « Les
corps s’attirent en raison directe de leurs masses et en raison inverse du
carré de leur distance » est une proposition qui suppose un sujet
(Newton) ayant mis les objets du monde en relation entre eux et avec le
sujet, grâce à des structures cognitives (des fonctions, des nombres, des
coordonnées spatiales).
La théorie de la connaissance s’interroge sur l’origine et la nature des
structures que le sujet doit solliciter pour décrire l’objet auquel il est
confronté. On peut envisager les cadres généraux d’une typologie. Les
structures en question peuvent appartenir :
au sujet (l’idéalisme transcendantal de Kant, § 3 et 11) ;
à l’objet (l’empirisme que déjà Platon critique, § 3 a) ;
à la fois au sujet et à l’objet (le constructivisme de Bachelard) : connaître,
c’est construire son objet en problématisant les données immédiates de la
perception (cf. § 4) ;
exclusivement à leur relation (le structuralisme notamment en sociologie ;
ex : Lévi-Strauss).
Cette façon d’appréhender l’espace intermédiaire entre le sujet et
l’objet mis en présence dans l’acte de connaissance permet de
comprendre comment la logique est devenue, à la suite d’Aristote, la
science des structures générales qui s’interposent entre le sujet
connaissant et l’objet à connaître. Si elle s’était polarisée sur le sujet,
cette logique se serait confondue avec une psychologie. Si elle s’était
centrée sur l’objet, elle se serait assimilée à une ontologie. Résolument
attachée à l’espace intermédiaire entre sujet et objet, la logique se définit
par conséquent comme l’étude des conditions formelles de vérité1.
3. Les conditions de la connaissance
Connaître requiert certaines conditions, qui en sont les assises.
a) On ne connaît que les objets déterminés : critique
de l’empirisme
Pour Platon, la connaissance requiert d’abord un objet identifiable et
stable :
« Aucune connaissance, évidemment, ne connaît l’objet auquel elle
s’applique s’il n’a point d’état déterminé. […] De connaissance non
plus il ne peut être probablement question […] si tout se transforme et
rien ne demeure. Car si cette chose même que nous nommons la
connaissance ne cesse, par transformation, d’être connaissance, toujours
la connaissance subsistera et il y aura connaissance. Mais si la forme de
la connaissance vient à changer, elle se changera en une autre forme que
la connaissance et, du coup, il n’y aura pas de connaissance. » (Platon,
Cratyle, Belles Lettres.)
b) L’idéalisme transcendantal : toute connaissance exige concept et
intuition
Bien que la langue courante ne les distingue pas toujours, il convient
cependant de différencier l’idée proprement dite et le concept, deux
termes qui ne sont nullement synonymes. Un concept est une notion
générale formée par abstraction, mais dont l’usage est strictement
phénoménal, à la différence de l’idée. Le concept est simplement une clef
pour une expérience possible, un outil permettant d’organiser le réel et
d’introduire l’unité dans la diversité phénoménale : un instrument destiné
à rassembler la matière sensible des phénomènes.
« La nature de l’humanité c’est de tendre à l’accord mutuel, son
existence est seulement dans la communauté instituée des consciences.
[…] Les pensées vraies et la pénétration scientifique peuvent seulement
se gagner par le travail du concept. Le concept seul peut produire
l’universalité. » (Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, Aubier.)
Instrument privilégié de la connaissance, le concept permet de mettre
en forme ce qui est intuitionné, de régler le savoir scientifique. La rigueur
du concept est ici indispensable, mais il ne peut se passer de l’intuition :
« Notre connaissance dérive de deux sources, dont la première est la
capacité de recevoir des représentations […], et la seconde la faculté de
connaître un objet au moyen de ces représentations […]. Par la
première, un objet nous est donné ; par la seconde, il est pensé dans son
rapport à cette représentation […]. Intuition et concepts, tels sont donc
les éléments de toute notre connaissance, de telle sorte que ni les
concepts sans une intuition qui leur corresponde de quelque manière, ni
l’intuition sans les concepts ne peuvent fournir une connaissance […].
(Kant, Critique de la raison pure.)
4. Le concept : une construction difficile
Le concept, tout particulièrement le concept scientifique, ne se laisse
pas aisément atteindre. Loin d’être donné immédiatement, le concept
scientifique est le produit d’une construction et d’une élaboration
permanentes. Il est, en effet, créé par rectifications, grâce à des critiques
et des remaniements incessants. Il n’est pas le fruit d’une contemplation.
Un concept scientifique désigne une opération sans cesse réitérée.
Il faut comprendre la genèse du concept scientifique de manière
dynamique, à partir de la notion d’obstacle épistémologique dégagée par
Gaston Bachelard. À l’intérieur même de la pensée, dans des
profondeurs psychiques parfois inconscientes, se constituent des
obstacles internes à l’acte même de connaître, et non point externes, dont
les savants se délivrent à travers des crises scientifiques et des ruptures
dans le savoir (cf. § 9), des cassures épistémologiques.
« C’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent
par une sorte de nécessité fonctionnelle des lenteurs et des troubles.
C’est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de
régression, c’est là que nous décèlerons des causes d’inertie que nous
appellerons des obstacles épistémologiques. » (Bachelard, La
Formation de l’esprit scientifique, Vrin.)
5. La vérité est une valeur
Mais opinion et connaissance, si elles recherchent toutes deux un
savoir sur le réel, prétendent également à la vérité de ce savoir. Quel sera
donc le critère de la vérité pour les départager ?
On peut distinguer deux dimensions de la vérité : l’une, formelle,
consiste dans la cohérence du discours avec lui-même. Il ne doit pas
présenter d’aspects contradictoires. Une pensée qui se contredit ne saurait
être vraie.
« Le principe de contradiction est en général : une proposition est ou
vraie ou fausse ; ce qui renferme deux énonciations vraies, l’une que le
vrai et le faux ne sont point compatibles dans une même proposition, ou
qu’une proposition ne saurait être vraie et fausse à la fois ; l’autre que
l’opposé ou la négation du vrai et du faux ne sont pas compatibles, ou
qu’il n’y a point de milieu entre le vrai et le faux, ou bien : il ne se peut
pas qu’une proposition soit ni vraie ni fausse. » (Leibniz, Nouveaux
Essais sur l’entendement humain, Garnier-Flammarion.)
Cette dernière condition, pour nécessaire qu’elle soit, n’est pas
suffisante. Au-delà de la simple validité formelle et logique, il est une
autre vérité, matérielle cette fois-ci, qui consiste dans l’accord avec les
« phénomènes » ou avec un « donné ». Quel est ce donné qui détermine,
en dernière instance, la validité de notre discours ? Impossible de le poser
immédiatement, car il n’est pas susceptible de recevoir une définition
univoque. Les conceptions de la vérité ont considérablement varié sur le
plan historique et c’est cette trajectoire de la notion de vrai que nous
allons décrire.
La vérité véhicule – notons-le d’emblée – un aspect normatif
extrêmement puissant : le vrai et la vérité sont des normes, c’est-à-dire
des règles, des modèles, des types idéaux indiquant ce qui doit être. Le
faux est toujours déviation par rapport à ce type idéal, comme l’indique
le langage courant. La vérité est une valeur, voire une exigence éthique,
ainsi que le montre l’analyse du langage quotidien ou juridique : il faut
« dire toute la vérité », comme s’il existait un devoir de vérité.
L’exigence de vérité concerne la morale, le droit. Le mensonge est
immoral et la vérité désigne souvent une valeur absolue.
« Faux est plus large que vrai, en ce qu’il s’emploie dans un certain
nombre d’expressions toutes faites, telles que fausse note, faux jour,
faux pas, porte-à-faux, etc. L’idée dominante y est toujours celle d’une
déviation par rapport à la norme. » (Dictionnaire philosophique
Lalande, PUF.)
6. La vérité ne réside pas dans les apparences
mais dans la vision de l’essence2
La philosophie de Platon ne présente pas la connaissance comme
représentation mais comme vision, intuition de l’essence, de l’Idée. La
participation à l’Idée et l’ascension réglée vers cette dernière définissent,
en effet, chez Platon, la vérité éternelle, révélant l’illusion première :
l’opinion qui se prenait pour la connaissance n’était qu’une ignorance qui
s’ignorait. Tel est le sens de la célèbre allégorie de la caverne. Les
hommes sont semblables à des prisonniers enfermés dans une caverne et
immobilisés, la figure tournée vers la paroi opposée à la lumière, où se
projettent les ombres d’êtres allant et venant, circulant sur une route en
contrebas. Les prisonniers prêtent évidemment à ces ombres une réalité
qu’elles ne sauraient avoir.
Qu’est donc l’itinéraire vers le vrai ? La sortie, hors de la caverne, du
prisonnier que l’on détache de ses liens et que l’on amène à l’air libre.
Quand il contemple, non plus les reflets ou les ombres des choses, mais
les choses elles-mêmes, alors il abandonne le monde des apparences pour
le seul monde vrai, celui de l’Idée, de la réalité éternelle et immuable.
L’Idée platonicienne n’a rien à voir avec notre conception moderne : loin
d’être une réalité mentale, elle est la chose même, l’essence. Avec elle,
nous sommes dans le lieu même du savoir, mais parce que ce savoir
authentique est vision (théoria). Cette conquête du vrai réclame une
ascèse de l’intelligence.
« Il faut assimiler le monde visible au séjour de la prison, et la
lumière du feu dont elle est éclairée à l’effet du soleil ; quant à la
montée dans le monde supérieur et à la contemplation de ces merveilles,
vois-y la montée de l’âme dans le monde intelligible. » (Platon, La
République, Belles Lettres.)3
7. La vérité comme adéquation
Au Moyen Âge, c’est l’adéquation de la chose et de l’esprit qui
constitue la doctrine de la vérité. La vérité est alors la conformité et
l’adéquation de notre pensée et de notre jugement aux choses. Mais que
peut bien signifier une « vérité-copie » ? Toute vérité suppose une
construction, non point une photographie pure et simple de la réalité.
Toutefois, la question qui va bientôt être privilégiée sera celle du
critère de la vérité. C’est à partir du XVIIe siècle qu’elle s’impose le plus
nettement.
8. Le problème du critère de la vérité et la doctrine de l’évidence
La philosophie moderne se définit volontiers à partir du XVIIIe siècle
comme le moment de la découverte du sujet qui se perçoit peu à peu
comme lieu d’élaboration de ses représentations. Dès l’instant que l’on
pose qu’une idée est dans l’esprit, on rend possible une réflexion sur les
conditions du savoir sans passer nécessairement par l’ontologie. Le vrai
tournant est celui de la philosophie cartésienne. Avec Descartes, se
produit une « subjectivation » de la vérité, devenue la marque même de
l’esprit humain. Je ne puis avoir aucune connaissance de ce qui est hors
de moi que par l’entremise des idées que j’ai en moi. La vérité cesse
d’être relative à l’Être, cette réalité ultime, absolue et stable (Parménide)4
ou à l’Idée (Platon), pour être liée désormais à la certitude de l’esprit
pensant. À quoi reconnaît-on la vérité ? Telle est la grande question de la
philosophie classique (Descartes, Spinoza, Leibniz, etc.).
La doctrine moderne de la vérité commence ici à se faire jour.
Descartes, en poussant le doute jusqu’au bout, parvient à une certitude
inébranlable. Il répudie comme fausses toutes les opinions admises
jusqu’à ce jour et trouve la vérité dans la certitude surgissant au sein
même du doute. Ainsi, dans le Discours de la méthode, par exemple,
c’est l’idée claire et distincte qui apparaît critère du vrai. Les idées
évidentes se divisent en idées claires (c’est-à-dire manifestes à un esprit
attentif) et en idées distinctes (une idée est distincte quand on ne peut la
confondre avec une autre idée). Le critère de la vérité réside dans la
connaissance claire et distincte.
« Le premier (précepte) était de ne recevoir jamais aucune chose pour
vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire d’éviter
soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre
rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et
si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le
mettre en doute. » (Descartes, Discours de la méthode.)
9. Peut-on se fier à la certitude et aux évidences
de l’intuition ?
Ainsi, pour Descartes, la vérité n’est-elle pas ce qui est conforme à la
réalité, c’est ce à quoi la réalité ne peut être que conforme. Cette
assurance lui vient de l’expérience qu’il avait faite d’abord dans les
mathématiques où la vérité d’une idée ne s’atteste que par la certitude
qu’on en éprouve, indépendamment de toute réalité. Tel est bien le
postulat de toute la pensée de Descartes : nous ne pouvons jamais être
assurés de posséder la vérité si nous ne sommes pas possédés de
certitude. La vérité ne se donne comme telle qu’à la certitude, fiable dès
lors que nous conduisons par ordre nos pensées.
Or, si la vérité est un caractère de l’objet connu, la certitude est un
caractère du sujet connaissant. En faisant de la certitude la condition de
détermination de la vérité, Descartes fait donc du sujet connaissant la
condition de la détermination de l’objet connu et des conditions
psychologiques et métaphysiques de la certitude les conditions logiques
de la vérité. Bien loin que, pour connaître, le sujet doive s’assujettir à son
objet, la détermination cartésienne du statut de la vérité par l’expérience
de la certitude affirme le primat du sujet et de ses intuitions indubitables.
Descartes impute l’erreur non à l’entendement, mais à la volonté infinie
qui donne son assentiment aux représentations encore incertaines que lui
livre l’entendement fini au lieu de suspendre provisoirement son
jugement. En revanche, la certitude, assentiment au contenu d’une
représentation qui apparaît comme nécessaire, « état de l’esprit qui
adhère fermement à ce qu’il juge être vrai » (Lagneau), n’est obtenue que
par l’expérience que nous faisons d’une évidence à laquelle nous ne
pouvons nous dérober. C’est ce sentiment d’impuissance devant
l’évidence invincible de l’idée que l’on conçoit vraie qui s’impose à
nous. C’est d’ailleurs pourquoi Descartes, reprenant une expression
d’Aristote qu’il détourne de son sens, dit toujours « Intellectio, passio » :
comprendre, c’est recevoir une idée, c’est la subir. Je subis la présence de
la vérité, elle s’impose à moi ; je la rencontre, je ne la construis pas.
Mais cette confiance dans la certitude que procurent les évidences de
l’intuition, cette adhésion sans reste aux idées claires et distinctes n’ont-
elles pas mené Descartes à simplifier la raison, à ramener la complexité
du réel, de la nature, aux schémas grossiers d’un mécanisme dont Pascal
et Leibniz soulignaient déjà les simplifications abusives ? Les apparences
de notre entendement ne sont-elles pas aussi trompeuses que celles des
sens comme le disait Leibniz qui, reprenant les garde-fous du formalisme
logique hérité d’Aristote – que Descartes avait répudié – corrigea les
insuffisances de l’évidence cartésienne et fit progresser le savoir ?
10. Leibniz : l’évidence est un critère trop subjectif
L’évidence en effet, pour Leibniz, a un caractère subjectif, qui varie
selon les esprits et qui, dès lors, ne peut engendrer que des chimères.
Pour lui, une pensée intuitive est toujours menacée d’erreur. Les seules
preuves à apporter à une pensée, susceptibles de conforter la certitude
qu’elle produit, sont des preuves formelles, logiques. Or qu’est-ce que la
logique ? Gonseth disait que « c’est la physique de l’objet quelconque »,
c’est la science des structures impersonnelles et vides qui nous
permettent de voir si une pensée réelle est formellement valide, en la
soumettant aux règles d’accord de la pensée avec elle-même qu’elle met
en évidence. Les conditions de la vérité deviennent alors les conditions
des opérations intellectuelles qui construisent le jugement vrai. Dans une
conception logique de la vérité, et non plus ontologique, l’esprit
considère non pas les propriétés de l’objet, mais les propriétés du
discours que nous tenons sur les objets. On rompt totalement, dans cette
perspective, avec la définition traditionnelle de la vérité comme
adéquation de l’intellect à la chose pour la définir comme construction
de la pensée dans le jugement et le raisonnement. On change de
modèle d’intelligibilité : l’intelligible n’est plus ce que voit l’intelligence
dans la contemplation de son acte intuitif, l’intelligible devient la
construction même de l’intelligence. La logique comme science des
structures du discours et science des enchaînements formellement valides
se substitue alors à l’évidence pour en assurer la fonction : la certification
des assertions. Le critère de la vérité cesse d’être la certitude intuitive
pour être la consistance, c’est-à-dire la non-contradiction d’un système
théorique.
11. La « révolution copernicienne » de Kant
La philosophie transcendantale de Kant bouleverse tous les modèles
classiques de la vérité, en déplaçant le pôle du vrai vers la structure de
l’esprit organisant la connaissance. Qu’est-ce, en effet, que la vérité, dans
la perspective kantienne ? Elle est désormais représentée par ce que nous
appréhendons des choses à travers les formes a priori de notre sensibilité
(espace et temps5) et à travers les catégories de l’entendement (la
causalité notamment). Le vrai n’est rien d’autre que le phénomène
structuré par l’espace, le temps et les catégories a priori comme celles,
par exemple, de causalité, de possibilité ou de nécessité. Le fondement de
notre savoir n’est plus recherché du côté des objets (que ceux-ci soient
sensibles ou intelligibles), mais il se situe du côté du sujet connaissant.
Au lieu que le sujet se règle sur les objets et que la connaissance
s’attache à analyser, déduire ou combiner des idées ou des contenus
cognitifs, il faut faire l’hypothèse inverse : que les objets se règlent sur le
sujet, détenteur des instruments permettant de rendre intelligible l’objet.
Nous ne connaissons des objets que ce que nous y mettons nous-mêmes.
C’est cette inversion du rapport sujet/objet que Kant appelle sa
« révolution copernicienne ».
La connaissance est une synthèse entre le sensible donné par l’intuition
et les catégories de l’entendement qui informe ces données de la
sensibilité. En adoptant le point de vue d’une centralité du sujet et des
facultés de l’esprit, Kant s’oppose d’une part au rationalisme de type
cartésien (il fait de la sensibilité une authentique faculté de
connaissance). Mais il s’oppose aussi à l’empirisme (seule la sensibilité
est source de connaissance) en affirmant l’originalité et l’autonomie de
l’entendement. Loin de n’attribuer qu’à une seule faculté la fonction de
connaître, Kant l’attribue aux deux conjointement. Ainsi la vérité est-elle
relative à nos facultés, dépendante de la structure a priori et universelle
de l’esprit humain et des formes a priori de la sensibilité. Seuls les
phénomènes sont connaissables. La réalité en soi que Kant appelle la
Chose en soi ou l’X (Kant dit encore le noumène) est inconnaissable car
seule la réalité en relation avec nos facultés peut faire l’objet d’une mise
en ordre cognitive. En ce sens on peut donc dire que la connaissance est
relative. Nous avons donc affaire ici à un relativisme : Kant considère
que nous ne pouvons atteindre une vérité absolue. Néanmoins, il
conserve encore la dualité du phénomène et de la chose en soi.
Kant va plus loin encore quand il s’agit de l’usage pratique de la
raison, c’est-à-dire de la morale. Ici, la connaissance spéculative ne peut
aboutir et il ne reste donc que la croyance, assentiment à une vérité sans
justification rationnelle, comme certitude.
« Je ne saurais […] admettre Dieu, la liberté et l’immortalité selon le
besoin qu’en a ma raison dans son usage pratique nécessaire, sans
repousser en même temps les prétentions de la raison spéculative à des
vues transcendantes […]. J’ai donc dû supprimer le savoir pour y
substituer la croyance. » (Kant, Critique de la raison pure, Préface de la
2e édition.)
12. Nietzsche : la fin de la vérité idéale
Nietzsche est le grand fossoyeur de l’idée de vérité en tant que réalité
idéale et absolue. Le coup de génie de Nietzsche a consisté, en effet, à
relier la quête d’une vérité idéale à notre besoin de sécurité ontologique.
Le métaphysicien projette, dans ce vrai idéal et absolu, son désir d’un
monde purifié des souffrances du temps. Le vrai idéal n’est rien d’autre
qu’un remède à l’angoisse existentielle de l’homme, qui forge un monde
supposé vrai pour se rassurer et échapper au désenchantement lié au
monde sensible. La métaphysique est ainsi éclairée par une psychologie
qui lui donne sens.
« L’homme cherche la “vérité” : un monde qui ne puisse ni se
contredire, ni tromper, ni changer, un monde vrai – un monde où l’on ne
souffre pas ; or la contradiction, l’illusion, le changement sont cause de
la souffrance ! Il ne doute pas qu’il existe un monde tel qu’il devrait
être ; il en voudrait chercher le chemin […] Il est visible que la volonté
de trouver le vrai n’est que l’aspiration à un monde du permanent. »
(Nietzsche, La Volonté de puissance, Gallimard.)
13. La vérité, au carrefour de la pensée
et de l’action
Qu’est-ce donc que la vérité ? Cessant d’apparaître idéale, absolue et
universelle (Platon), elle se situe, pour nous, au carrefour de la pensée et
de l’action. Car la connaissance n’est pas seulement contemplation, mais
aussi action, organisation du monde selon certaines catégories utiles à
notre existence. Ainsi les sciences nous fournissent-elles des médiations
pour notre action : la vérité est donc une perspective protectrice, une
création de l’homme pour conserver la vie et subsister. La vérité nous
rassure et nous protège :
« Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont. »
(Nietzsche, Le Livre du philosophe.)
14. Vérité et langage
Il faut noter, enfin, la liaison de la vérité et du langage. Le vrai et le
faux, loin de faire partie intrinsèquement des choses, sont des attributs du
discours ou du langage. D’où la nécessité absolue qui est nôtre de déjouer
les pièges du langage, qui peut travestir la pensée. Le langage, comme
l’action, est un des lieux de la vérité.
« Vrai et faux sont des attributs de la parole, et non des choses. Là où
il n’est point de parole, il n’y a ni vérité ni fausseté. […] La vérité
consiste à ordonner correctement les dénominations employées dans
nos affirmations. » (Hobbes, Léviathan, Sirey.)
Conclusion : au-delà de la connaissance, l’être-vrai est le devoir-être
Le lieu de la vérité, c’est donc le langage, mais aussi l’action : la
vérité a une fonction vitale, sociale, morale. Par conséquent, il n’y a pas
une vérité, mais des vérités plurielles et relatives, des énoncés
stratégiques et transitoires. Ne confondons pas ce relativisme avec le
scepticisme, doctrine selon laquelle on ne doute que pour douter et qui
pose la nécessité de suspendre le jugement.
« Sans les hommes la création tout entière serait un simple désert
inutile et sans but final, écrit Kant. Mais ce n’est pas non plus par
rapport à la faculté de connaître de l’homme (raison théorique) que tout
le reste dans le monde prend sa valeur, comme s’il devait y avoir
quelqu’un qui puisse contempler le monde. » (Critique du jugement,
§ 86, Vrin.)
La simple connaissance en effet ne saurait satisfaire l’idée que nous
avons de l’être, l’absolu dont nous portons la vocation. L’être ne se limite
pas au connu. Dans la supposition où nous serions réduits au rôle de
témoin du cosmos, le monde se déréaliserait, réduit au statut d’un
spectacle extérieur. Aussi l’inspiration ontologique de Kant accorde-t-elle
plus d’importance à la raison pratique qu’à la raison théorique. L’être-
vrai, c’est le devoir-être. Ce à quoi l’homme est appelé, c’est à cette
transcendance suprasensible qui le traverse et qui l’élève au-dessus de la
simple facticité, lui conférant la dignité de l’esprit et de la liberté.
« Savoir que ce qui nous est impénétrable existe vraiment et se
manifeste comme la plus haute sagesse et la plus rayonnante beauté
dont les formes les plus grossières sont seules intelligibles à nos
pauvres facultés de connaissance, ce sentiment, voilà ce qui est au
centre du véritable sentiment religieux. » (Einstein, Pensées intimes,
éditions du Rocher.)
Sujets de baccalauréat
La connaissance commune est-elle, pour la connaissance scientifique, un
point d’appui ou un obstacle ?
Peut-on dire de la connaissance scientifique qu’elle est désintéressée ?
N’y a-t-il de connaissance que scientifique ?
Le langage usuel est-il un obstacle à la connaissance ?
La recherche du vrai dans les sciences doit-elle se passer du concours de
l’imagination ?
L’avenir peut-il être objet de connaissance ?
La connaissance a-t-elle des limites ?
Faut-il renoncer à s’interroger sur ce qui est hors de portée de la
connaissance scientifique ?
Que nous apprend l’erreur sur la vérité ?
qui transgressent les lois en leur infligeant les sanctions prévues par le
droit pénal. Le juge accomplit au nom de la collectivité ce qu’implique
déjà le jugement spontané du bon sens lorsqu’il s’indigne contre
l’injustice : il prononce un jugement étayé par l’enquête au terme d’une
procédure rationnelle.
A. La justice
En résumé
• Qu’est-ce que la justice ? L’idée d’une certaine égalité (§ 1),
liée au christianisme et à l’élan dynamique de la morale ouverte
(§ 2). Chez Platon, la justice est encore ordre et harmonie (§ 3),
harmonie bien éloignée de la loi du plus fort évoquée par le
sophiste Calliclès (§ 5). Dans la cité concrète des hommes, la
justice est un pur effet de contrainte (§ 4).
• Aristote introduit, dans l’idée de justice, la notion d’une certaine
égalité (§ 6). Mais c’est la révolution chrétienne (§ 7) qui
conduit à l’idée de l’égalité des personnes. Cette égalité ne peut
être que de droit (§ 8).
• Kant (§ 9) et Proudhon (§ 10) centrent leur réflexion sur celle
de la dignité de la personne humaine.
• Dans la pensée contemporaine, Rawls s’attache (§ 11) à deux
principes de justice fondamentaux.
• Lisez, à la suite de cette fiche, celles consacrées au « Droit » et à
« L’État » . Le problème de la justice mène directement à celui
de la violence.
1. La justice est égalité
La justice, c’est la norme idéale qui définit le droit1 ou son principe
même. Mais qu’exprime-t-elle exactement ? Essentiellement une certaine
égalité. Ainsi, quand Aristote et ses successeurs distinguent trois formes
de justice, la justice commutative, celle qui préside aux échanges, la
justice distributive (celle qui consiste dans la répartition des honneurs au
sein de la cité), et la justice répressive (celle qui envisage les sanctions),
c’est toujours une certaine égalité qu’ils donnent à voir. Cette idée
d’égalité, d’abord confuse, s’est progressivement explicitée et
clarifiée depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours.
« La justice, c’est l’égalité. Je n’entends point par là une chimère, qui
sera peut-être quelque jour ; j’entends ce rapport que n’importe quel
échange juste établit aussitôt entre le fort et le faible, entre le savant et
l’ignorant, et qui consiste en ceci que, par un échange plus profond et
entièrement généreux, le fort et savant veut supposer dans l’autre une
force et une science égales à la sienne. Ce sentiment est l’âme des
marchés […] Le gain égal dans les échanges est ici la règle suprême. »
(Alain, Éléments de philosophie, Gallimard.)
2. Justice close, justice ouverte
Il est, en fait, deux justices, une justice close – qui exprime les
équilibres sociaux fermés – et une justice ouverte, liée à la création et
s’élargissant dans la charité. Nous verrons plus loin (§ 7) qu’il fallut
attendre jusqu’au christianisme pour que s’actualise l’idée d’une justice
manifestant l’élan de la charité et évoquant les idées
d’incommensurabilité et d’absolu. Bergson énonce dans ces lignes toute
la trajectoire que nous allons découvrir en étudiant la justice :
« La justice a toujours évoqué des idées d’égalité, de proportion, de
compensation. […] Mais il y a loin [des] équilibres mécaniquement
atteints, toujours provisoires comme celui de la balance aux mains de la
justice antique, à une justice telle que la nôtre, celle des “droits de
l’homme”, qui n’évoque plus des idées de relation ou de mesure, mais
au contraire d’incommensurabilité et d’absolu. » (Bergson, Les Deux
Sources de la morale et de la religion, PUF.)
3. Platon : la justice est un principe d’ordre
et d’harmonie
Il faudra l’avènement du christianisme pour parvenir à la notion d’une
égalité des personnes. Chez Platon, la justice, c’est d’abord l’ordre. La
cité juste dont rêve Platon et dont il nous trace le portrait dans La
République est régie par le principe d’un ordre harmonieux : chaque
classe sociale y exécute sa fonction propre, et c’est cette organisation
harmonieuse qui caractérise la justice. Tout en bas œuvrent les artisans ;
les guerriers veillent à la sécurité de la communauté (ils représentent la
sphère sociale intermédiaire) ; enfin, tout en haut, les philosophes
gouvernent, car ils possèdent la sagesse.
Cette harmonie de la cité reflète l’Idée même de justice, c’est-à-dire
l’ordre supérieur des essences2, le monde platonicien des réalités idéales.
De même qu’il existe une justice dans la cité, de même il y a une
justice dans l’âme de l’homme : le sage platonicien se discipline : cet
ordre intérieur du sage, c’est la justice.
« L’homme juste ne permet pas qu’aucune partie de lui-même fasse
rien qui lui soit étranger, ni que les trois principes de son âme empiètent
sur leurs fonctions respectives, […] il établit au contraire un ordre
véritable dans son intérieur, […] il se commande lui-même, […] il se
discipline, […] il devient ami de lui-même, […] il harmonise les trois
parties de son âme absolument comme les trois termes de l’échelle
musicale. » (Platon, La République, IV, 443d, Belles Lettres.)
4. L’anneau de Gygès
S’il veut ordonner la communauté et faire triompher l’idée même de
justice, Platon n’oublie jamais que, dans la cité concrète des hommes,
celle dans laquelle il a vécue à Athènes, la justice représente bien souvent
un effet de contrainte pur et simple. Ainsi Glaucon, le contradicteur de
Socrate dans La République, affirme-t-il que la justice est un pur effet de
la contrainte. Si le juste et l’injuste recevaient en même temps cet
anneau de Gygès rendant invisible celui qui le porte, ni l’un ni l’autre ne
résisteraient au désir d’aller jusqu’au bout de leur pouvoir et de leur
puissance. Dans la plupart des cas, on ne pratique la justice que par
incapacité de commettre l’injustice. Nul n’est juste par choix, mais bien
par contrainte.
Si, dans notre monde, la justice n’est qu’un pis-aller, il faut, pense
Platon, se tourner vers la lumière de l’Idée même de justice. Cette
essence de la justice garde un privilège absolu et doit orienter la cité juste
de La République, cité harmonieuse et ordonnée.
5. Calliclès : la justice naturelle est la loi du plus fort
Calliclès, le sophiste imaginaire peint par Platon dans le Gorgias,
évoque, pour sa part, la justice selon la nature, cette justice naturelle si
éloignée de la sagesse, de l’ordre et de l’harmonie prônés par Socrate. La
justice selon la nature établit sans ambiguïté la loi du plus fort. Dans
l’ordre naturel, c’est cette dernière qui s’impose. À cette thèse de
Calliclès, Socrate opposera ses propres vues : la justice consiste à se
comporter selon l’ordre et selon la loi.
« La nature elle-même, selon moi, nous prouve qu’en bonne justice,
celui qui vaut plus doit l’emporter sur celui qui vaut moins, le capable
sur l’incapable. Elle nous montre partout, chez les animaux et chez
l’homme, dans les cités et les familles, qu’il en est bien ainsi, que la
marque du juste, c’est la domination du puissant sur le faible et sa
supériorité admise. » (Platon, Gorgias, Belles Lettres. Discours de
Calliclès.)
6. La justice selon Aristote
Aristote introduit une certaine égalité, mais encore imparfaite, car la
véritable égalité sera le fruit du christianisme.
À vrai dire, Aristote distingue deux sens du terme justice : il y a une
justice au sens large, une vertu tout entière, conçue comme respect des
règles morales et sociales :
« La justice contient toutes les autres vertus.
Elle est une vertu absolument complète parce que sa pratique est
celle de la vertu accomplie. » (Aristote, Éthique de Nicomaque,
Garnier-Flammarion.)
À côté de cette justice conçue comme accomplissement de la loi, il y a
une justice particulière, qui implique l’égalité. Elle concerne l’échange
des biens : elle partage selon le principe de proportionnalité. Parlons
alors d’une justice distributive. Mais la justice particulière est
également corrective : il s’agit alors de la justice corrective, qui redresse
les inégalités survenues dans les transactions privées. La justice
corrective exige l’égalité.
« Peu importe que ce soit un homme distingué qui ait dépouillé un
homme de rien, ou réciproquement ; peu importe que l’adultère ait été
commis par l’un ou l’autre de ces deux hommes ; la loi n’envisage que
la nature de la faute, sans égard pour les personnes qu’elle met sur un
pied d’égalité. » (Aristote, Éthique de Nicomaque, Garnier-
Flammarion.)
7. La révolution chrétienne
Le christianisme bouleverse la vision antique du monde. L’homme est
désormais créé à la ressemblance de Dieu et il accède à une dignité
inédite car il reflète l’infini divin. Dès lors, ce qui va s’affirmer avec
force, c’est le principe de l’égalité des hommes, tous fils de Dieu et frères
du Christ. Le christianisme a donc opéré une révolution morale
considérable, en mettant en évidence l’égalité en droit des personnes
humaines. Dès lors, l’âme d’un roi est virtuellement égale à celle de son
serviteur situé tout en bas de la hiérarchie sociale.
Ainsi naît l’idée de l’égalité des personnes, centre même de la justice à
notre époque.
« Avant le christianisme, il y eut le stoïcisme : des philosophes
proclamèrent que tous les hommes sont frères, et que le sage est citoyen
du monde. Mais ces formules étaient celles d’un idéal conçu, et conçu
peut-être comme irréalisable. Nous ne voyons pas qu’aucun des grands
Stoïciens, même celui qui fut empereur, ait jugé possible d’abaisser la
barrière entre l’homme libre et l’esclave, entre le citoyen romain et le
barbare. Il fallut attendre jusqu’au christianisme pour que l’idée de
fraternité universelle, laquelle implique l’égalité des droits et
l’inviolabilité de la personne, devînt agissante. » (Bergson, Les Deux
Sources de la morale et de la religion, PUF.)
8. La justice comme égalité virtuelle
Mais, nous rétorquera-t-on, cette idée de la justice comme égalité des
personnes est rigoureusement absurde et contraire à l’expérience, car les
individus diffèrent profondément tant par leurs aptitudes et leurs dons
que par les conditions historiques et sociales qui sont leurs.
Cette critique nous permet de dissiper une équivoque. Le moraliste ou
le philosophe qui mettent au centre de leurs analyses l’idée de justice
n’affirment nullement une égalité de fait, mais bien une égalité de droit :
tous les hommes sont égaux en droit, tous ont droit au même traitement
dans la cité, à l’éducation, à l’instruction, au savoir, même si les
intelligences ou les dons sont inégalement partagés et répartis. Cette
égalité civique, qui se réfère sans le dire à l’égalité chrétienne des âmes
et des personnes, a précisément pour but de pallier aux inégalités qui
règnent de facto dans la société.
La justice représente, par conséquent, l’idée d’une certaine égalité, au
moins virtuelle. Le démocrate3 est celui qui tend à organiser une politique
en fonction de cette égalité virtuelle et de droit, se référant aux
personnes.
9. Kant
Kant, dans cette perspective, nous aide à construire correctement l’idée
de justice. La justice est d’abord, chez Kant, le respect de la personne.
En mettant au centre de sa réflexion morale l’idée de la personne
raisonnable, c’est-à-dire d’un sujet de droit, Kant nous a permis de mieux
définir la justice. Elle est le respect de la dignité humaine, en toute
circonstance. Être juste, n’est-ce pas, fondamentalement, traiter
l’humanité comme une fin, et chaque personne comme une valeur
absolue ?
« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta
personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps
comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » (Kant,
Fondements de la métaphysique des mœurs, Delagrave.)
Ainsi, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, en
distinguant les choses et les personnes, Kant élabore-t-il le fondement et
le soubassement d’une théorie de la justice. Être juste, c’est respecter
l’éminente dignité des personnes.
« Les êtres raisonnables sont appelés personnes, parce que leur
nature même en fait des fins en soi, c’est-à-dire quelque chose qui ne
peut pas être employé simplement comme moyen. » (Kant, op. cit.)
10. Proudhon et la définition moderne de la justice : la justice, c’est
l’égalité
En quoi consiste la justice ? Proudhon nous en propose une définition
complémentaire. L’homme perçoit la dignité de la personne en lui
comme en son semblable. La justice résulte de cette saisie de l’éminente
dignité de tous les hommes, indépendamment des qualités individuelles
de chacun. Chaque homme possède une égale dignité. La justice n’est
rien d’autre que la saisie d’un rapport d’égalité résultant de l’identité de
la raison chez tous les hommes.
« La justice […] est le respect, spontanément éprouvé et
réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et
dans quelque circonstance qu’elle se trouve compromise, et à quelque
risque que nous expose sa défense. » (Proudhon, De la justice dans la
révolution et dans l’Église, Marpon.)
11. La justice dans l’univers contemporain :
la répartition des avantages sociaux
Dans nos sociétés contemporaines, le problème de la répartition des
avantages sociaux est central. À partir de quels principes organiser la
répartition économique ? La Théorie de la justice (1971) de John Rawls,
penseur américain, tente de répondre à ces questions. John Rawls
propose une doctrine contractualiste. Il formule un nouveau contrat
social, contrat entre des personnes libres et rationnelles. Deux principes
de justice seront élus par ces personnes.
Le premier principe exige l’égalité des attributions des droits et des
devoirs de base. Chaque personne, nous dit Rawls, a un droit égal à
l’ensemble le plus étendu de libertés fondamentales, égales pour tous.
Le second principe pose que les inégalités socio-économiques sont
justes si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun, si
elles bénéficient aux individus les moins favorisés. Il n’y a nulle injustice
à ce qu’un petit nombre obtienne des avantages supérieurs à la moyenne,
à condition que soit améliorée la situation des défavorisés.
Conclusion : la justice, valeur éminente
La justice ne se donne pas pour un quelconque prix, comme le montre
si bien Kant. Elle donne sens à l’univers humain tout entier.
« Si la justice disparaît, c’est chose sans valeur que le fait que des
hommes vivent sur la terre. » (Kant, Métaphysique des mœurs. Doctrine
du droit, Vrin.)
Sujets de baccalauréat
La loi n’est-elle juste que lorsqu’elle est justement appliquée ?
Le rôle de l’État est-il de faire régner la justice ?
A-t-on rendu justice quand on a eu recours à son intime conviction ?
La liberté et l’égalité sont-elles opposées ou complémentaires ?
Avoir le droit pour soi suffit-il pour être juste ?
Peut-on concilier les exigences de la justice et celles de la liberté ?
Peut-on reprocher à l’art de se mettre au service d’une cause juste ?
La paix peut-elle s’accommoder de l’injustice ?
Des lois justes suffisent-elles à assurer la justice ?
Une société juste est-ce une société sans conflits ?
Une société juste peut-elle s’accommoder d’inégalités ?
La guerre peut-elle être juste ?
La justice est-elle compatible avec l’efficacité ?
Faut-il préférer l’injustice au désordre ?
Qu’est-ce qu’un homme juste ?
La justice suppose-t-elle l’égalité ?
B. Le droit
• Pensez, tout d’abord, au sens originel de l’adjectif droit : est
droit ce qui ne comporte aucune déviation, ce qui n’est ni tordu,
ni courbe. Au sens figuré, être droit c’est être juste et honnête.
• Le substantif droit évoque, par opposition à ce qui s’impose de
fait, au réel, ce qui est légitime et doit être. Le droit désigne, par
conséquent, la faculté humaine d’exiger ce qui nous est dû. Le
droit, irréductible au fait (§ 1), n’est pas engendré par la force
(§ 2).
• Distinguez bien le droit au sens moral du terme – comme
exigence légitime de la conscience morale – et le droit positif
ou juridique, ensemble de règles établies dans une société,
qu’il s’agisse de lois écrites ou de coutumes passées en force de
lois. Ne confondez pas l’aspect moral et l’aspect juridique de
la notion !
• Il n’est pas de société sans droit (§ 3). Aussi a-t-on posé un droit
naturel (§ 4, 5, 6, 7, 8), ensemble de règles considérées comme
justes parce que résultant de la nature en général ou de la nature
24 La liberté
En résumé
• Ne confondez pas la liberté au sens quotidien du terme, comme
faculté d’atteindre certaines fins et la liberté en tant que
concept philosophique, comme autonomie du choix, comme
capacité d’autodétermination. Le terme de liberté se révèle
ambigu (§ 1).
• Le problème de la liberté politique est étudié également dans les
fiches sur l’État et le Droit.
• Distinguez bien le fatalisme (selon lequel une puissance
mystérieuse fixerait inéluctablement le cours des événements)
et le déterminisme (selon lequel il y a liaison nécessaire des
causes et des effets). Le premier est totalement irrationnel (§ 2).
• Il existe deux orientations philosophiques principales concernant
la liberté : celle qui envisage la liberté comme un pouvoir de
l’intelligence et de la raison (Descartes, Spinoza, les stoïciens, Kant, § 3, 4, 5 et 6)
et celle qui la considère comme un « libre arbitre », comme une faculté liée à la
négativité (§ 7) et consistant à dire oui ou non (Sartre, § 8 et 9). La liberté coïncide
alors avec le néant. Toutefois, l’idée d’un combat pour la liberté et de degrés de
cette dernière n’est pas erronée (§ 10).
• Enfin, attachez-vous à la liberté politique (§ 11).
1. Ambiguïté du mot liberté : liberté politique, liberté divine, liberté
morale
Si le problème de la liberté constitue généralement une énigme, c’est
d’abord parce que ce terme n’échappe ni aux ambiguïtés ni aux
équivoques. Aussi faut-il distinguer d’emblée la liberté comme faculté
d’obtenir certaines fins, en particulier sur le plan politique et social, et la
liberté comme concept philosophique : elle correspond alors à
l’autonomie du choix. Dans le premier cas, ce qui importe, c’est le
succès. Dans le second, on envisage essentiellement le choix humain : la
capacité d’autodétermination.
C’est ce concept philosophique de liberté que nous nous efforcerons
d’abord de cerner, nous demandant en quoi consiste cette capacité
d’autodétermination.
Il faut différencier, dès l’abord, cette liberté comme autodétermination
humaine et autonomie du choix, de la liberté divine : Dieu est
absolument libre parce qu’il produit toute perfection sans être contraint
par aucune autre chose. Dieu existe, dit Spinoza, par la seule nécessité de
sa nature et donc il est seul cause libre (cf. § 4).
« Dieu seul est cause libre. Car Dieu seul existe par la seule nécessité
de sa nature et agit par la seule nécessité de sa nature. Par suite, il est
seul cause libre. » (Spinoza, Éthique, Garnier-Flammarion.)
Enfin, il est aussi une liberté morale, pouvoir idéalement défini de ne
pas subir la contrainte des passions ou inclinations (cf. § 5).
2. Fatalisme et déterminisme
On invoque souvent fatalisme et déterminisme, pour nier la liberté
humaine, au sens philosophique de ce terme.
Tout ce qui peut arriver dans le monde est écrit ou prédit. Quant à nos
efforts, ils peuvent seulement, par quelque détour imprévu, réaliser la
prédiction. C’est écrit ! Tel est le contenu essentiel du fatalisme, doctrine
qui postule qu’une puissance mystérieuse fixe inéluctablement le cours
des événements. Le fatalisme est profondément irrationnel : ce n’est
qu’une superstition qui enchaîne l’homme et le plie à un destin.
Quant au déterminisme, il n’est pas l’envers de la liberté, car on ne
peut appliquer à la conduite humaine un modèle scientifique conçu pour
les phénomènes physiques. Si le comportement humain a ses lois, celles-
ci doivent être comprises différemment des lois physiques : elles suivent
une logique du sens et, par sa liberté, l’homme est précisément capable
de choisir ou de modifier la signification qu’il entend privilégier.
« L’idée fataliste, c’est que ce qui est écrit ou prédit se réalisera
quelles que soient les causes […]. Et le proverbe dit de même que
l’homme qui est né pour être noyé ne sera jamais pendu. Au lieu que,
selon le déterminisme, le plus petit changement écarte de grands
malheurs, ce qui fait qu’un malheur bien clairement prédit n’arriverait
point. » (Alain, Éléments de philosophie, Gallimard.)
3. Liberté et raison : Descartes
La liberté ne consiste-t-elle pas à obéir à l’idée rationnelle, à se laisser
conduire par l’évidence ? C’est ce que semble nous suggérer Descartes,
qui distingue deux degrés de la liberté : au niveau le plus bas, elle est
pouvoir de choisir, de dire oui ou non. Mais devant l’idée claire et
distincte, celle de Dieu par exemple, l’expérience de la liberté change de
signification. Elle devient une irrésistible adhésion à l’évidence. Que
puis-je faire d’autre que de m’incliner ? Dès lors, la liberté d’indifférence
apparaît comme le plus bas degré de la liberté. La véritable liberté est
rationnelle : elle est liée à la raison, à l’évidence claire et distincte.
« Afin que je sois libre, il n’est pas nécessaire que je sois indifférent à
choisir l’un ou l’autre des deux contraires ; mais plutôt, d’autant que je
penche vers l’un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai
s’y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l’intérieur de ma pensée,
d’autant plus librement j’en fais choix et je l’embrasse. » (Descartes,
Méditations métaphysiques.)
4. L’illusion de la liberté : Spinoza
Spinoza retrouve cette liaison de la liberté et de la raison, mais de
manière différente de Descartes : à ses yeux, Dieu est seul véritablement
libre (cf. § 1). Chez les hommes, la liberté est une illusion. En effet, tout
ce qui est est en Dieu et résulte nécessairement de la nature divine.
« Les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres ; et cette
opinion consiste en cela seul qu’ils ont conscience de leurs actions et
sont ignorants des causes par où ils sont déterminés ; ce qui constitue
donc leur idée de la liberté, c’est qu’ils ne connaissent aucune cause de
leurs actions. » (Spinoza, Éthique, Garnier-Flammarion.)
Toutefois l’homme peut, par la connaissance vraie et rationnelle,
retrouver la puissance propre de sa nature. Dès lors, il accède à
l’authentique liberté, ce pouvoir de la raison.
5. La liberté morale : les stoïciens
La liberté morale, pouvoir de ne pas subir la contrainte des passions ou
inclinations et d’accéder ainsi à l’autonomie, lie également liberté et
raison. Telle est la liberté stoïcienne : l’être humain accède alors à des
déterminations rationnelles et la raison dessine le pouvoir de la liberté.
« De même qu’en te promenant tu fais attention à ne pas marcher sur
un clou ou à ne pas te tordre le pied, ainsi fais attention à ne pas nuire à
la raison. Si en chacune de nos actions nous gardons ce souci, nous
entreprendrons chacune de nos actions avec plus d’assurance. »
(Épictète, Manuel, § 38, Bordas.)
6. La liberté morale chez Kant
Liberté et raison sont liées, nous montre aussi Kant, dans les
Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) et dans la Critique de
la raison pratique (1788). Dans le domaine moral, qu’est-ce en effet
qu’une volonté libre ? Loin d’être soumise aux inclinations sensibles ou
aux désirs, elle obéit au contraire à une loi morale rationnelle et
universelle1 : une volonté s’inclinant devant les désirs sensibles est
pathologique (au sens kantien du terme : elle ne se dégage pas de
l’influence de la sensibilité). Au contraire, une volonté libre obéit à la loi
rationnelle qu’elle se donne. C’est le principe de l’autonomie de la
volonté. La liberté morale n’est donc rien d’autre qu’un pouvoir de la
raison. Une volonté libre et une volonté soumise à la loi rationnelle ne
font qu’un. Être libre, c’est obéir à la raison.
Qu’est-ce donc que la liberté du sage ? C’est l’obéissance à la loi
morale rationnelle, au devoir2. Quand j’agis de telle sorte que la maxime
de ma volonté devienne une loi universelle de la nature, je suis libre.
Liberté et raison sont donc inséparables et, dans les Fondements de la
métaphysique des mœurs, Kant établit que :
« La liberté est une propriété de la volonté de tous les êtres
raisonnables. » (Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs,
Delagrave.)
7. Liberté et négativité
Mais la liberté est-elle seulement un pouvoir de la raison, une
obéissance à l’idée claire et distincte (Descartes) ou à la loi morale
universelle (Kant) ? Le mérite de la philosophie moderne est peut-être
d’avoir élargi la notion de liberté, d’être passé d’une liberté seulement
rationnelle à un pouvoir de dépassement de l’homme, à sa négativité.
Telle est la vision d’Alexandre Kojève, commentateur de Hegel. Ce
n’est pas seulement la liberté du sage qu’il considère, mais le pouvoir de
négation interne de la conscience humaine. La liberté est cette
puissance que détient la conscience : nier tout donné, quel qu’il soit. Si la
nature et les choses coïncident avec elles-mêmes, au contraire l’homme
« néantise » tout donné. Il ne subit pas la loi des choses, il est libre. La
liberté, c’est la négativité, que déjà Hegel sut mettre en évidence. En
toutes circonstances, la conscience peut mettre à distance ce qui semble
la déterminer. Elle peut nier et pulvériser les données immédiates.
« La liberté […] est la négation du donné, tant de celui qu’on est soi-
même (en tant qu’animal ou en tant que “tradition incarnée”) que de
celui qu’on n’est pas (et qui est le Monde naturel et social). »
(A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard.)
8. La liberté existentielle : dire « oui » ou « non »
Les analyses de Sartre vont dans le même sens : loin d’être liée
seulement aux pouvoirs de la raison, la liberté s’expérimente dans toutes
les situations. Dans la mesure où l’existence3 précède l’essence, on peut
dire que l’homme est un choix perpétuel puisqu’il est ce qu’il se fait ; il
est création et liberté infinie qu’il découvre dans l’angoisse. La liberté est
le pouvoir de dire « oui » ou « non ».
Ainsi, conscience et liberté sont une seule et même chose. Sartre a
d’ailleurs longtemps nié l’existence d’un inconscient susceptible de me
dépouiller de mon libre choix4. L’homme sartrien est totalement libre,
devant les valeurs, devant la vie et devant la mort.
« La liberté coïncide en son fond avec le néant qui est au cœur de
l’homme. » (Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard.)
9. La liberté comme fardeau : liberté
et responsabilité
Cette liberté totale a pour corollaire une responsabilité totale.
L’homme est responsable de tout devant tous, à toute minute, et il porte
sur ses épaules le poids du monde entier. La liberté est donc un fardeau.
L’homme, totalement libre, est totalement responsable de tous les
hommes, dit Sartre dans L’Existentialisme est un humanisme. Nous
sommes condamnés à être libres.
« Notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne
pourrions le supposer, car elle engage l’humanité entière […]. Je suis
responsable pour moi-même et pour tous, et je crée une certaine image
de l’homme que je choisis ; en me choisissant, je choisis l’homme. »
(Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Nagel.)
10. Le combat pour la liberté : Malebranche
Peut-on, toutefois, placer totalement la liberté en dehors de
l’intelligence et de la raison ? Peut-on dire que l’homme est toujours
libre, en toutes circonstances ? que la liberté n’a jamais de limites ? En
certains cas, la liberté ne peut-elle être diminuée ? Pour Malebranche, il
est des degrés de la liberté, il existe un combat pour la liberté.
« On s’imagine ordinairement que la liberté est égale dans tous les
hommes, et que c’est une faculté essentielle aux esprits […]. Mais on se
trompe […]. Il n’y a pas deux personnes également libres à l’égard des
mêmes objets. Les enfants le sont moins que les hommes, qui ont tout à
fait l’usage de leur Raison : et il n’y a pas même deux hommes qui aient
la Raison également éclairée, également ferme et assurée à l’égard des
mêmes objets. Ceux qui ont des passions violentes, et qui ne sont point
accoutumés à y résister, sont moins libres que ceux qui les ont
généreusement combattues […]. Or il faut prendre garde que le
principal devoir des esprits, c’est de conserver et d’augmenter leur
liberté : parce que c’est par le bon usage qu’ils peuvent en faire, qu’ils
peuvent mériter leur bonheur. » (Malebranche, Traité de la nature et de
la grâce, Vrin.)
11. La liberté politique
Enfin, la liberté politique, liée à la loi et au droit, ne saurait être
oubliée car elle constitue une donnée fondamentale de notre existence.
Elle se définit comme le mode d’être du citoyen jouissant de certains
droits qui lui sont garantis et prend son sens positif par opposition à
toutes les formes de servitude que les hommes font subir à d’autres
hommes.
Aussi la question de la politique doit-elle toujours être présente à notre
esprit quand nous parlons de la liberté, laquelle se définit aussi, dans
cette sphère, comme obéissance aux lois de l’État.
« La liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans
un État, c’est-à-dire une société où il y a des lois, la liberté ne peut
consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point
contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir. » (Montesquieu, De
l’esprit des lois, Garnier-Flammarion.)
Conclusion
À côté de la liberté intérieure, ce sentiment interne, la liberté liée à
l’organisation politique s’avère décisive :
« Le champ où la liberté a toujours été connue, non comme un
problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le
domaine politique. […] La raison d’être de la politique est la liberté. »
(H. Arendt, La Crise de la culture, Folio Essais-Gallimard.)
Sujets de baccalauréat
Serait-on libre si l’on était affranchi de toute responsabilité ?
Est-on d’autant plus libre qu’on est indifférent au jugement d’autrui ?
Sommes-nous toujours libres de nos décisions ?
Autrui est-il limite ou condition de ma liberté ?
Un acte gratuit est-il possible ?
L’obéissance est-elle incompatible avec la liberté ?
Peut-on être à la fois libre et passionné ?
Le temps libre est-il le temps où s’exerce la liberté ?
« Avoir tous les droits », est-ce être libre ?
Peut-on être libre sans le secours de la raison ?
La liberté et l’égalité sont-elles opposées ou complémentaires ?
Peut-on concilier les exigences de la justice et celles de la liberté ?
Peut-on être plus ou moins libre ?
1 Cf. la fiche sur « Le désir » et celle sur « Le devoir ».
2 Cf. la fiche sur « Le devoir ».
3 Cf. la fiche sur « L’existence ».
4 Cf. la fiche sur « L’inconscient ».
25 Le devoir
En résumé
• Le thème central de cette fiche est le suivant : le devoir est
obéissance à une loi morale universelle que nous construisons
nous-mêmes. Devoir et autonomie de la volonté sont
indissociables (Kant). Toutefois, la critique du devoir kantien
est développée par de nombreux auteurs.
• Distinguez bien obligation morale (libre) et nécessité (à laquelle
je ne puis me soustraire) (§ 1).
• Kant a souligné, en une analyse classique et fondamentale, le
caractère a priori du devoir (§ 2) et sa dimension catégorique,
et non point hypothétique (§ 3). Trois formules du devoir sont
énoncées par Kant, correspondant à l’universalisation de la
maxime (§ 4), au respect de la personne (§ 5) et à l’autonomie
de la volonté (§ 6).
• Hegel a critiqué le formalisme kantien : la théorie kantienne du
devoir est formelle et vide (§ 7).
• Nietzsche a, lui aussi, vivement réagi contre l’universalisation
kantienne, qui répudie le concret et l’unique du champ de la
morale (§ 8). Nietzsche met en question le « tu dois » (§ 9) et
lie le devoir à la cruauté et à la souffrance, au châtiment (§ 10).
• Bergson critique, lui aussi, un impératif catégorique universel
qui se ramène, selon lui, à une consigne militaire (§ 11). Les
sociologues, pour leur part, nient la spécificité du devoir, qu’ils
réduisent au commandement de la société (§ 12).
• Peut-être y a-t-il beaucoup de sévérité, voire d’esprit caricatural
en ces jugements. Hegel lui-même reconnaît la grandeur du
devoir kantien (conclusion).
1. Obligation et nécessité
Le « tu dois » représente une des expériences fondamentales de la
conscience morale. Nous nous sentons – parfois – tenus de faire notre
devoir. Qu’y a-t-il donc dans ce mot de devoir ? Nous le définirons
provisoirement comme l’obligation morale considérée en elle-même.
Cette obligation est distincte de la stricte nécessité, car ce qui est
obligatoire peut être fait ou ne pas l’être, alors que je ne puis en aucun
cas me soustraire à ce qui est nécessaire. L’obligation morale et le devoir
sont libres ; au contraire, devant un théorème de mathématique, ma
volonté s’incline nécessairement, du moins en première analyse.
Quelle est l’origine de l’obligation et du devoir ? Avec Kant, le
philosophe par excellence de l’impératif et du devoir, on peut tenter de
répondre à la question.
« DEVOIR ! Nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi
d’agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclames la
soumission […] quelle origine est digne de toi, et où trouve-t-on la
racine de ta noble tige ? » (Kant, Critique de la raison pratique, PUF.)
2. Le concept de devoir est a priori
Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), Kant
établit que le devoir, loin de nous être apporté par l’expérience, est un
idéal de la raison pure et une valeur a priori. En effet, l’expérience en
tant que telle ne nous fournit jamais de normes universelles et
nécessaires. Or, le devoir commande absolument. Cette exigence ne
découle pas de l’empirie. Si nous voulions fonder la moralité sur les faits,
elle serait rapidement ruinée. Le devoir, loin d’être une réalité concrète,
représente une norme de la raison, valable pour tous les êtres
raisonnables.
Peut-être même, remarque Kant, n’y eut-il jamais dans le monde un
seul exemple d’acte moral réalisé par pur devoir. Le spectacle de
l’expérience humaine nous fait découvrir universellement le rôle et la
place de l’amour-propre, derrière nos actes les plus désintéressés et les
plus vertueux en apparence.
« Il n’y a rien pour nous préserver de la chute complète de nos idées
du devoir, pour conserver dans l’âme un respect bien fondé de la loi qui
le prescrit, si ce n’est la claire conviction que, lors même qu’il n’y
aurait jamais eu d’actions qui fussent dérivées de ces sources pures, il
ne s’agit néanmoins ici en aucune façon de savoir si ceci ou cela a lieu,
mais que la raison commande par elle-même, et indépendamment de
tous les faits donnés, ce qui doit avoir lieu. » (Kant, Fondements de la
métaphysique des mœurs, Delagrave.)
3. L’impératif catégorique et l’impératif hypothétique
Le pur devoir a priori commande catégoriquement. Il faut, en effet,
distinguer l’impératif catégorique – qui est seul à proprement parler
moral – de l’impératif hypothétique, qui représente une action comme
nécessaire pour parvenir à une certaine fin. Tels sont les impératifs de
l’habileté ou de la prudence. Alors que l’impératif hypothétique nous dit :
« faites ceci, si vous voulez obtenir cela » (si vis pacem, para bellum, par
exemple), l’impératif moral n’exprime nullement la nécessité pratique
d’une action comme moyen d’obtenir autre chose, mais il commande
inconditionnellement : « Faites ceci. » Il rattache sans conditions la
volonté à la loi. La règle du devoir est catégorique : fais le devoir sans
conditions. Il n’y a que l’impératif catégorique qui soit la loi de la
moralité.
« Tous les impératifs commandent ou hypothétiquement ou
catégoriquement. Les impératifs hypothétiques représentent la nécessité
pratique d’une action possible, considérée comme moyen d’arriver à
quelque autre chose que l’on veut (ou du moins qu’il est possible qu’on
veuille). L’impératif catégorique serait celui qui représenterait une
action nécessaire pour elle-même, et sans rapport à un autre but, comme
nécessaire objectivement. » (Kant, op. cit.)
4. Universaliser la maxime de notre action (première formule)
Kant nous présente l’impératif catégorique sous trois formes. Mais
cette triple formulation ne signifie et n’exprime rien de concret. En fait, il
s’agit uniquement d’obéir à la loi morale universelle, de respecter la pure
forme de la raison.
La première formule du devoir obéit à l’exigence d’universalisation.
Au moment de l’action, il faut toujours se demander : et si tous en
faisaient autant ? Il n’est pas d’autre critère possible de la morale et du
devoir. Ainsi, nous dit Kant, le suicide dans une situation difficile est-il
impossible, car je ne puis universaliser sans contradiction la maxime de
mon action. Une nature dont ce serait la loi de détruire la vie serait en
contradiction avec elle-même.
« Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta
volonté en loi universelle de la nature. » (Kant, op. cit.)
5. Le respect de la personne (seconde formule)
Ce que Kant examine dans la seconde maxime, c’est la personne. La
morale est fondée sur le respect de la raison. Or celui-ci entraîne le
respect de l’homme conçu comme être raisonnable. Par conséquent, l’être
humain possède seul une valeur absolue, il représente une fin en lui-
même. Les autres êtres vivants ont une valeur conditionnelle, mais
l’homme a une valeur inconditionnelle : c’est une personne, une fin en
soi.
« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta
personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps
comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » (Kant, op.
cit.)
6. L’autonomie (troisième formule)
La troisième formule de l’impératif catégorique souligne l’autonomie
(du grec autonomos, qui se régit par ses propres lois) de la volonté. Si
l’être raisonnable est une fin en soi, il en résulte qu’il ne peut être soumis
à la loi morale, mais qu’il doit au contraire en être l’auteur. L’être humain
ne peut recevoir cette loi morale de manière purement externe. C’est le
principe de l’autonomie de la volonté. La volonté est autonome : elle
obéit à une loi morale qu’elle fonde. Avec l’autonomie de la volonté,
nous saisissons l’origine du devoir : c’est la personnalité de l’être
raisonnable, auteur de la loi morale. Ainsi Kant affirme-t-il :
« De là résulte maintenant le troisième principe pratique de la
volonté, comme condition suprême de son accord avec la raison
pratique universelle, à savoir l’idée de la volonté de tout être
raisonnable conçue comme volonté instituant une législation
universelle. » (Kant, op. cit.)
7. La critique du formalisme kantien : Hegel
La théorie kantienne du devoir est jugée, bien souvent, inutile et
formelle : radicalement exsangue et inutilisable.
Citons, tout d’abord, la critique hégélienne, dont le nerf est le suivant :
le critère moral étant purement formel, l’impératif catégorique ne permet
pas l’action et le devoir subsiste comme devoir. On aboutit donc à une
impuissance de l’agent moral. À la limite, le sujet moral deviendra une
« belle âme », refusant l’action elle-même. Sous un certain angle, on
songe à la formule célèbre de Péguy (« Kant a les mains pures, mais il
n’a pas de mains »), mais aussi à la pièce célèbre de Sartre, Les Mains
sales ; si l’on veut agir, il faut avoir, parfois, les mains sales.
Voici la critique de Hegel :
« Quoique nous ayons plus haut attiré l’attention sur le point de vue
de la philosophie kantienne, point de vue sublime dans la mesure où il
établit la conformité du devoir et de la raison, il faut toutefois en
signaler le défaut, car, ce qui manque, c’est l’articulation avec la réalité.
La proposition : “Agis comme si la maxime de ton action devait être
érigée en principe universel” serait très bonne si nous possédions déjà
des principes sur ce qu’il faut faire. Quand nous exigeons, en effet, d’un
principe qu’il doive être aussi la détermination d’une législation
universelle, nous admettons que cette législation a déjà un contenu et si
ce contenu était effectivement présent, l’application serait facile. Mais
le principe lui-même fait défaut et le critère selon lequel il ne doit pas y
avoir de contradiction ne donne rien, car, où il n’y a rien, il ne peut y
avoir de contradiction. » (Hegel, Principes de la philosophie du droit,
§ 135, add. Vrin.)
8. Nietzsche, critique de Kant : l’évacuation
du concret
Ne pourrait-on aussi reprocher à Kant d’avoir méconnu l’aspect
unique de l’intention morale ? Telle est la critique de Nietzsche, qui a
vivement réagi contre la notion d’un impératif catégorique, valable en
tous lieux et en tous temps. À la limite, affirme Nietzsche, il n’y a, dans
une telle conception, qu’égoïsme et abstraction. Elle évacue la personne
concrète du champ de l’action.
« Et maintenant, mon ami, ne venez pas me parler de l’impératif
catégorique ! […] C’est un mot qui me chatouille l’oreille. […] C’est
un égoïsme […] que de considérer son jugement comme une loi
générale ; et c’est un égoïsme aveugle, petit, mesquin, parce qu’il révèle
que vous ne vous êtes pas encore découvert vous-même, que vous ne
vous êtes pas encore forgé un idéal qui vous soit personnel, et très
strictement personnel. […] Qui juge encore : “dans tel cas, tout le
monde devrait agir ainsi”, n’a pas encore fait trois pas dans la
connaissance de soi-même ; sans quoi il n’ignorerait pas qu’il n’y a pas,
qu’il ne saurait y avoir d’acte semblable, que tout acte qui a été fait le
fut d’une façon unique et non reproductible. » (Nietzsche, Le Gai
Savoir, Idées-Gallimard.)
9. Nietzsche, critique de Kant : rejeter le « tu dois »
Le devoir (kantien) n’est-il pas, d’autre part, ce qui s’oppose au
foisonnement de forces agissant en l’homme ? Pour Nietzsche, le devoir
s’oppose à la volonté de puissance, créatrice de nouvelles valeurs.
« J’aime celui qui œuvre », écrit Nietzsche. La volonté de puissance
agira, au-delà du « tu dois », lequel est l’objet du grand mépris de
Nietzsche. Il faut, en effet, tout détruire et tout reconstruire. L’esprit,
cessant d’être le chameau (porteur passif des valeurs), pour devenir le
lion brutal qui détruit, répudiera le « tu dois ».
« Quel est ce grand dragon que l’esprit refuse désormais d’appeler
son seigneur et son Dieu ? Le nom du grand dragon, c’est “Tu-dois”.
Mais l’âme du lion dit : “Je veux !” » (Nietzsche, Ainsi parlait
Zarathoustra, Gallimard.)
10. Nietzsche, critique de Kant : le devoir est lié
au châtiment cruel
Enfin, dernière critique de Nietzsche, celle que nous trouvons dans La
Généalogie de la morale : Nietzsche, analysant la conscience de la faute,
rapporte l’origine de l’obligation aux relations qui se nouent entre
débiteur et créancier. Ce dernier ne participe-t-il pas au droit des maîtres
(Deuxième dissertation, § 5) ? Or, dans cette sphère, il y a de la cruauté et
de la souffrance. C’est à ce niveau (droit des obligations) que l’on peut
comprendre l’origine de la faute et de devoir, tellement liés au châtiment.
« C’est dans cette sphère, celle du droit des obligations, que se trouve
le foyer d’origine du monde des concepts moraux “faute”,
“conscience”, “devoir”, “caractère sacré du devoir” – il a été à son
début longuement et abondamment arrosé de sang comme l’ont été à
leur début toutes les grandes choses de la terre. Et n’est-il pas permis
d’ajouter qu’au fond ce monde a toujours gardé une certaine odeur de
sang et de torture ! (même chez le vieux Kant : l’impératif catégorique
sent la cruauté). » (Nietzsche, La Généalogie de la morale, Folio
essais.)
11. Bergson : l’impératif est une consigne militaire
Bergson est tout aussi sévère que Nietzsche et la critique de ces deux
philosophes d’inspiration si différente converge ici.
Le devoir, généralement d’essence sociale, ne correspond guère à une
exigence de la raison. Il faut, en effet, se représenter l’habitude comme
pesant étroitement sur la volonté. Le devoir, dans ces conditions,
s’accomplit presque toujours automatiquement. Représentons-nous
chaque obligation traînant derrière elle la masse des autres. Nous avons
alors le tout du devoir pour une conscience morale élémentaire.
Mais que s’éveille la réflexion suffisamment pour que l’obligation
puisse se formuler, et nous aurons le modèle même de l’impératif
catégorique. Il est de nature somnambulique et se ramène à la consigne
militaire :
« Pensons […] à une fourmi que traverserait une lueur de réflexion et
qui jugerait alors qu’elle a bien tort de travailler sans relâche pour les
autres. Ses velléités de paresse ne dureraient d’ailleurs que quelques
instants, le temps que brillerait l’éclair d’intelligence. Au dernier de ces
instants, alors que l’instinct, reprenant le dessus, la ramènerait de vive
force à sa tâche, l’intelligence que va résorber l’instinct dirait en guise
d’adieu : il faut parce qu’il faut. » (Bergson, Les Deux Sources de la
morale et de la religion, PUF.)
12. Devoir et société
Derrière la critique bergsonienne, ne peut-on, d’ailleurs, déceler en
partie celle des sociologues, pour qui l’impératif catégorique se réduit, en
son contenu, à l’autorité de la société, source de tous les biens
intellectuels et moraux ? En somme, l’origine de l’obligation se
trouverait dans la transcendance d’une société devant laquelle nous nous
inclinons. L’explication sociologique du devoir conduit à nier son
caractère spécifique et irréductible : il désigne une intériorisation des
croyances collectives, et ce à travers une puissance sociale qui s’impose à
l’individu. Telle est bien l’essence de la théorie sociologique de
Durkheim (1858-1917).
« La société nous commande parce qu’elle est extérieure et
supérieure à nous ; la distance morale qui est entre elle et nous fait
d’elle une autorité devant laquelle notre volonté s’incline. »
(E. Durkheim, Sociologie et philosophie, Alcan.)
Conclusion
Que de critiques adressées au devoir kantien ! Toutefois, Hegel l’a
justement dit :
« Ce n’est que par la philosophie kantienne que la connaissance de la
volonté a gagné un fondement et un point de départ solides, grâce à la
pensée de son autonomie infinie. » (Hegel, Principes de la philosophie
du droit, § 135, Vrin.)
Sujets de baccalauréat
La bonté est-elle un symbole de moralité ?
Peut-on être sûr de bien agir ?
La conscience morale ne provient-elle que de l’épreuve de la faute ?
Avons-nous des devoirs envers nous-mêmes ?
Sur quoi ma conscience morale fonde-t-elle sa légitimité ?
Se sentir obligé, est-ce renoncer à sa liberté ?
Faut-il parfois désobéir aux lois ?
26 Le bonheur
En résumé
• Saisissez bien le passage de l’eudémonisme (§ 3, 4, 5) – c’est-à-
dire d’une philosophie pour qui le but de la vie humaine est le
bonheur –, qui caractérise la réflexion de l’Antiquité classique,
à une vision moderne où le bonheur est lié à l’idée du bien-être
matériel. Toutefois, Nietzsche tente de retrouver un bonheur
dynamique (§ 8) et le bonheur, conçu comme joie substantielle
d’exister, semble aujourd’hui de retour dans l’éthique
contemporaine (Conclusion).
• Plaisir, joie et bonheur se distinguent profondément, ce dernier
se définissant comme un état de plénitude. Leibniz s’attache
aux éléments dynamiques du bonheur (§ 1). Le bonheur est
également un accord entre les valeurs de l’homme et celles du
monde (§ 2).
• Dans l’eudémonisme antique, le bonheur est le bien suprême
(§ 3). Aristote décrit le bonheur comme contemplation et loisir
(§ 3).
Épicure y voit un équilibre de l’âme, lié aux désirs naturels et nécessaires (§ 4).
Enfin, les stoïciens acceptent l’ordre divin, matrice de la liberté spirituelle (§ 5).
• Le christianisme nous apporte une vision très pessimiste des
choses (§ 6). Pour Kant, le bonheur est seulement un objet
d’espérance (§ 7).
• Le bonheur n’est-il pas la marque d’une activité réussie ? Voilà
ce que Nietzsche suggère (§ 8).
1. Plaisir – Joie – Bonheur – Béatitude
Le bonheur (étymologiquement : bonne chance) est un état de
satisfaction et de plénitude, distinct du plaisir, bien-être agréable
essentiellement d’ordre sensible. Le bonheur n’est toutefois pas un état
assuré d’être pérenne, comme son étymologie le suggère. Il est lié au
temps, comme le plaisir lui-même que l’imagination et la mémoire
amplifient et prolongent.
Mais le bonheur se distingue aussi de la joie. Alors que le plaisir est
fragmentaire, la joie est un état affectif global et total. Elle représente
bien, comme l’a vu Spinoza, un passage d’une perfection moindre à une
perfection supérieure, un état où la puissance d’agir de mon corps est
augmentée, où domine en moi un sentiment de puissance et de force. La
joie, pour les philosophes est un sentiment ontologique, celui de la
jouissance d’être, de sentir son existence justifiée. La béatitude est, elle,
la félicité même, le bonheur parfait qui consiste dit Spinoza, en l’amour
intellectuel de Dieu. Celui qui connaît Dieu, c’est-à-dire l’être nécessaire,
celui-là accède à la béatitude, quand bien même, dans l’expérience
contingente il n’obtiendrait pas la satisfaction par laquelle on définit
habituellement le bonheur. La béatitude est donc un état de l’âme, alors
que le bonheur est lié au devenir :
Ainsi Leibniz souligne-t-il les éléments actifs et dynamiques du
bonheur :
« Notre bonheur ne consistera jamais […] dans une pleine jouissance,
où il n’y aurait plus rien à désirer et qui rendrait notre esprit stupide ;
mais dans un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles
perfections. » (Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondées en
raison, PUF.)
2. Le bonheur est un accord
Le bonheur implique un accord et une harmonie : une unité entre les
valeurs de l’homme et l’ordre du monde et des choses. Pour qu’il y ait
bonheur, ne faut-il pas, en effet, que s’opère une rencontre entre les choix
et les valeurs de l’être humain, d’une part, et l’ordre universel, d’autre
part ? Le bonheur est cette harmonie entre les deux ordres, unité que
nous allons trouver dans les philosophies classiques du bonheur.
3. L’eudémonisme antique : Aristote et le bonheur de la vie
contemplative
Le bonheur est-il le bien suprême ? L’eudémonisme (du grec
eudaimon : heureux) antique va répondre affirmativement à cette
question. L’eudémonisme est la doctrine morale affirmant que le but de
l’action humaine est le bonheur. Chez tous les philosophes anciens, le
bonheur, fin de l’action, apparaît comme un accord entre l’homme et les
choses. Les eudémonistes divergent seulement sur les moyens de
parvenir au bonheur et à la complète satisfaction.
Aristote voit nettement dans le bonheur la fin de la vie. Dans l’Éthique
de Nicomaque, il pose la question : quel est le souverain bien de notre
activité ? C’est le bonheur. Or, ce dernier consiste dans l’activité la plus
parfaite de l’homme, c’est-à-dire dans la vie contemplative.
« Cette activité (contemplative) est par elle-même la plus élevée de
ce qui est en nous ; l’esprit occupe la première place ; et, parmi ce qui
relève de la connaissance, les questions qu’embrasse l’esprit sont les
plus hautes. Ajoutons aussi que son action est la plus continue ; il nous
est possible de nous livrer à la contemplation d’une façon plus suivie
qu’à une forme de l’action pratique […] Ce qui est propre à l’homme,
c’est donc la vie de l’esprit, puisque l’esprit constitue essentiellement
l’homme. Une telle vie est également parfaitement heureuse. »
(Aristote, Éthique de Nicomaque, Garnier-Flammarion.)
Le sage qui contemple l’Éternel dans une vie de loisir incarne
véritablement l’homme heureux : il représente l’idéal de la réflexion
grecque, idéal dont notre civilisation est bien éloignée1.
4. L’eudémonisme antique : Épicure et la sérénité
de l’âme
Épicure (341-270 av. J.-C.) est également eudémoniste, mais diffère
profondément d’Aristote sur la façon d’atteindre le bonheur.
En apparence, Épicure est surtout hédoniste, car sa doctrine éthique
fait du plaisir le Souverain Bien. Le plaisir est le bien primitif et naturel,
il représente la fin de la vie. Néanmoins, tous les plaisirs ne sont pas
souhaitables et le vrai bonheur consiste dans la paix de l’âme que rien
ne vient troubler (ce qu’Épicure appelle l’ataraxie : l’absence de trouble
et l’indifférence d’esprit). L’âme du Sage, parfaitement sereine et libre en
toutes circonstances, est à même de répudier certains plaisirs. Ainsi
distingue-t-elle trois sortes de désirs2 : ceux qui ne sont ni naturels ni
nécessaires (comme la recherche des honneurs), ceux qui sont naturels
sans être nécessaires (une nourriture fine par exemple), enfin les désirs
naturels et nécessaires (comme manger à sa faim), seuls dignes d’être
retenus par l’éthique.
Ainsi, le sage épicurien vise le bonheur comme équilibre de l’âme et
calme de l’esprit.
« Lors donc que nous disons que le plaisir est la fin, nous ne parlons
point des plaisirs des prodigues et des plaisirs de sensualité, comme le
croient ceux qui nous ignorent, ou s’opposent à nous, ou nous entendent
mal, mais nous parlons de l’absence de douleur physique et de
l’ataraxie de l’âme. » (Épicure, Lettre à Ménécée, Hermann.)
5. L’eudémonisme antique : les Stoïciens et la liberté
Le stoïcisme3 (doctrine philosophique développée du IIIe siècle avant
J.-C. jusqu’au IIe siècle après J.-C. chez les Romains) est également un
eudémonisme, une morale qui vise le bonheur. En quoi consiste le
bonheur, chez Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle, les plus connus des
stoïciens ? Avant tout à rester libre et maître de ses opinions, de ses
pensées, quelles que soient les circonstances. L’essentiel n’est-il pas de
conserver sa liberté, sur le trône comme dans les chaînes ? Le sage
stoïcien parvient, en toutes situations, à l’apathie, à la paix de l’âme,
rendue inaccessible, grâce à la volonté, au trouble des passions. On le
voit, épicurisme et stoïcisme ont d’importants points communs, en
particulier cette conception du bonheur envisagé comme liberté
spirituelle.
« Tu espères que tu seras heureux dès que tu auras obtenu ce que tu
désires. Tu te trompes. Tu ne seras pas plutôt en possession, que tu
auras mêmes inquiétudes, mêmes chagrins, mêmes dégoûts, mêmes
craintes, mêmes désirs. Le bonheur ne consiste point à acquérir et à
jouir, mais à ne pas désirer. » (Épictète)
« Il n’y a qu’une route vers le bonheur (que cela soit présent à ton
esprit dès l’aurore, jour et nuit), c’est de renoncer aux choses qui ne
dépendent pas de notre volonté, de croire qu’aucune d’elles n’est notre
propriété, de les abandonner toutes à la divinité, à la Fortune, de les
mettre sous la surveillance de ceux que Zeus a créés à cette fin, mais de
nous lier nous-mêmes à la seule chose qui nous soit propre, qui soit
indépendante. » (Épictète, Entretiens, Pléiade.)
6. La révolution chrétienne : le bonheur
dans l’amour (saint Augustin 354-430)
Tout homme recherche le bonheur. Il n’est personne qui ne le veuille.
Il faut donc que tous en aient une certaine connaissance et sachent au
moins confusément ce qu’il est. Chacun sait qu’il s’agit d’une chose
excellente en soi mais beaucoup se trompent sur sa nature, ignorant
qu’elle est indissociable de la vérité. Être heureux et dans l’erreur est
intrinsèquement impossible. Mais si la pensée suffit à voir, elle ne suffit
pas pour aimer, car l’amour et le désir n’appartiennent pas à la pensée en
tant que telle. Il y a en l’homme un désir sensible qui doit, lui aussi, se
tourner vers le souverain bien. C’est donc l’âme tout entière qui doit
aimer ce que la pensée seule peut contempler et c’est par l’amour éclairé
par la raison qu’elle atteindra finalement son but. N’aimer que le matériel
et le périssable, c’est s’exposer à se matérialiser soi-même et condamner
son âme à dépérir. Aimer l’éternel, au contraire, c’est s’éterniser. Les
itinéraires que suivent les hommes sont donc, sans exception, des
cheminements de l’amour. En chaque âme, comme en chaque corps, il y
a un « poids » qui l’entraîne à chercher le lieu naturel de son repos : c’est
l’amour. Toutefois, l’objet véritable de cet amour, la découverte de la
parenté de l’homme avec l’Être ne se donnent pas immédiatement, le
drame de l’être dans le temps qu’est l’homme étant d’aimer l’amour
avant même qu’il s’interroge sur la valeur de l’objet auquel l’amour
s’attache. « Je n’aimais pas encore mais j’aimais à aimer » (Conf. III).
Privé de jugement, l’amour s’enchaîne dans ses passions premières, et,
lorsque l’âme s’éveille au désir de soi-même, à la volonté de se
dépouiller de son mensonge existentiel, de sa misère, ressentant que
l’objet véritable de son amour est Dieu, la volonté est impuissante à se
réorienter : il lui faut le secours de la grâce. Ainsi la vertu qui, seule, est
compatible avec le bonheur, se réduit à l’amour qui nous fait aimer ce
qu’il faut aimer : Dieu et le prochain. Elle n’est autre que la charité.
Lorsque l’âme est entrée dans l’ordre de la charité, la réglementation de
l’amour à quoi se réduit la pédagogie morale est abolie : « Aime et fais ce
que tu veux. » Ce n’est que dans l’amour que notre âme est heureuse.
7. La doctrine kantienne
La morale de Kant se déploie dans la perspective de l’impératif et de la
loi, non point à travers le thème du bonheur, comme dans l’eudémonisme
antique. Ce qui est premier, c’est la morale universelle comme principe
de l’éthique. Le bonheur n’étant qu’un idéal de l’imagination, ce n’est
pas lui qui doit gouverner l’agir mais ce qui nous rend dignes d’être
heureux4. Pour les pauvres, en effet, le bonheur serait la richesse, pour les
malades la santé, etc.
« La morale n’est donc pas, à proprement parler, la doctrine qui nous
enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment
nous devons nous rendre dignes du bonheur. » (Kant, Critique de la
raison pratique, PUF.)
8. Retrouver un bonheur dynamique : Nietzsche
Nietzsche, à travers son Zarathoustra, l’annonciateur du surhomme,
n’a que mépris pour le bonheur passif et mesquin, privé de toute vertu
active et de tout idéal de puissance c’est-à-dire de création. Aussi faut-il
se défier du bonheur prudent du « dernier homme5 ». Le bonheur doit être
la marque d’une activité réussie, le parachèvement de l’acte. Nietzsche
aurait été horrifié du bonheur tel que le conçoit la société consumériste :
« “Nous avons inventé le bonheur” – disent les derniers hommes, et
ils clignent des yeux.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a
besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car
on a besoin de chaleur. […]
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit :
mais on respecte la santé.
“Nous avons inventé le bonheur” – disent les derniers hommes et ils
clignent des yeux. » (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Mercure de
France.)
Conclusion : le bonheur et le discours philosophique contemporain
Pourtant, n’y a-t-il pas une sagesse liée à la saine recherche du
bonheur, lequel nous enracine dans l’élan métaphysique de la vie ? Le
bonheur, ou la joie substantielle d’exister : le déploiement spirituel du
sujet. Le bonheur est la seule fin digne d’être poursuivie.
« La béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-
même. » (Spinoza, Éthique, Garnier-Flammarion.)
Sujets de baccalauréat
Le bonheur est-il un droit ?
Un homme libre est-il nécessairement heureux ?
Le bonheur est-il affaire de politique ?
La raison conduit-elle au bonheur ?
La recherche du bonheur est-elle une affaire privée ?
Faut-il rechercher le bonheur ?
Peut-on être heureux dans la solitude ?
Utilitaires
Couples de notions
à maîtriser
Absolu/relatif
Absolu : est absolu ce qui ne se rapporte qu’à soi, qui ne dépend que de
soi. Dieu est l’exemple même de l’absolu : il est le terme final de la quête
de la connaissance.
Relatif : par opposition, est relatif ce qui est par nature dépendant
d’une réalité autre que la sienne propre. Kant a montré que la science
dépend des catégories de l’esprit humain (notamment la causalité) qui
s’appliquent à l’expérience. Par nature, la science ne nous fournit donc
que des connaissances qui ne sauraient prétendre à l’absolu.
Abstrait/concret
Concret : ce qui est donné immédiatement dans l’expérience, ce qui
tombe sous les sens.
Abstrait : abstraire, c’est extraire l’essentiel de l’accessoire. c’est l’acte
même du langage et, par là, de toute pensée, puisque penser, c’est
prendre des distances vis-à-vis de ce qui s’impose à nos sens pour aller à
l’essentiel, déter-miner l’essence des choses et établir leurs rapports entre
elles.
Analyse/synthèse
Analyse : deux sens principaux sont à mentionner.
Analyser, c’est d’abord décomposer un objet – matériel ou
intellectuel – pour discerner les éléments qui le composent.
L’analyse est, par ailleurs, une certaine démarche de la pensée visant à
déduire les propriétés d’une chose. Dans une proposition analytique, on
dit que le prédicat est contenu dans le sujet. Ainsi, l’idée d’étendue est-
elle impliquée par l’idée de corps.
Depuis l’Antiquité, l’analyse mathématique consiste à partir d’un
problème dont on admet la solution pour remonter à ses conditions de
possibilité.
Synthèse : inversement, la synthèse reconstruit l’ensemble d’un
problème en allant des principes aux conséquences.
Cause/fin
Cause : « Tout ce qui devient, dit Aristote, devient par quelque chose
et à partir de quelque chose ». Aristote distingue quatre types de cause :
la cause matérielle : l’argile du potier ;
la cause efficiente : le potier qui produit le vase comme effet de son
action ;
la cause formelle : la forme qu’il impulse à l’argile sur son tour ;
la cause finale : la poterie qu’il vise, qu’il se représente dans sa tête.
Ces quatre causes interviennent dans les genèses naturelles comme
artificielles : la nature est, elle aussi, finalisée : elle ne fait rien en vain.
La physique mécaniste du XVe siècle ne retiendra que les seules causes
efficientes, antécédentes à leurs effets. Toutefois, l’étude du vivant a
contraint de réintroduire, dans l’explication des phénomènes observés, la
finalité (sous le concept de téléonomie, de télos en grec qui signifie le but
et le nomos, qui signifie la loi).
Fin : but, cause finale.
Conditionné/inconditionné
Conditionné : qui a pour condition, pour cause, autre chose que soi
Inconditionné : désigne ce qui ne dépend d’aucune condition,
l’Absolu. C’est l’une des façons les plus philosophiques de nommer
Dieu, l’Etre créateur qui donne à chaque chose sa condition. Alors que le
physicien a besoin de conditions initiales pour élaborer sa science, la
métaphysique pose l’inconditionné parce que celui-ci s’impose à la
conscience ou à l’intuition comme chez Platon, Aristote, Plotin et la
plupart des philosophes classiques.
Contingent/nécessaire/possible
Est possible ce qui n’est pas encore réel mais peut le devenir.
Est contingent ce qui peut advenir mais tout aussi bien ne pas advenir,
c’est-à-dire ce qui n’est pas nécessaire (de contigit en latin : il arrive par
hasard que).
Est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être (ainsi, chez Spinoza :
Dieu est l’être nécessaire).
Croire/savoir
Croire : ajouter foi à, avoir confiance en. La croyance est un
assentiment non accompagné de preuves : elle est alors synonyme
d’opinion. Au sens religieux : assentiment de l’esprit à une vérité d’un
ordre transcendant symbolisé et synthétisé par le mot « Dieu ». La
croyance est une certitude existentielle, non rationnelle (ce qui ne veut
pas dire irrationnelle), synonyme de foi, de confiance ontologique (en
l’Être).
Savoir : du latin sapere, goûter, connaître. On distingue des savoirs
empiriques, savoir-faire acquis par transmission de l’expérience et le
savoir scientifique. La spécificité de ce dernier réside dans sa cohérence
logique, constituant un ensemble théorique non contradictoire.
En acte, en puissance
Ces notions sont centrales dans la philosophie d’Aristote. Ces termes
qualifient électivement le dynamisme du vivant.
En puissance signifie virtuellement, potentiellement (la fleur est en
puissance dans le bourgeon).
En acte signifie effectivement, actualisé. Est en acte la réalité dont
toutes les potentialités se sont effectivement déployées : la fleur éclose
est en acte. Mais, à son tour, elle contient les germes d’une nouvelle
pousse en puissance.
En fait/en droit
Le fait, c’est ce qui est, ce que l’on trouve dans l’expérience et dans
l’histoire : c’est un fait qu’il y a eu des lois imposant l’apartheid en
Afrique du Sud. Mais, si ce fait soulevait l’indignation, c’est qu’il n’était
pas reconnu légitime. La légalité ne correspondait ni à l’exigence
d’universalité de la morale ni à l’exigence de justice qui l’aurait rendu
légitime que celle-ci appelle.
En droit, donc, toutes les lois doivent pouvoir être compatibles avec
l’exigence de la loi naturelle énoncée dans la Déclaration universelle des
droits de l’Homme. C’est le droit qui doit être la norme du fait et non
l’inverse.
Essentiel, accidentel
Est essentiel ce qui est relatif à l’essence, à la nature d’une chose.
Ainsi l’essence d’un cercle consiste-t-elle en tous les points équidistants
d’un centre. Mais il est accidentel, inessentiel, que le rayon soit de telle
ou telle longueur. Il est essentiel à l’homme d’être doué de raison, mais
accidentel d’avoir la peau blanche ou noire, les cheveux roux, bruns ou
blonds, tous les ayant, à la fin, blancs !
Expliquer/comprendre
Expliquer : c’est rendre intelligible un phénomène en le rattachant à sa
cause. C’est montrer l’existence de liaisons constantes entre certains
faits, c’est-à-dire dégager des lois, que l’on insère dans un ensemble
cohérent.
Comprendre : c’est, par opposition à l’explication causale pratiquée
dans les sciences de la nature, saisir un sens en retrouvant par exemple
les intentions humaines qui ont présidé à tel ou tel acte, telle ou telle
oeuvre.
« Nous appelons compréhension le processus par lequel nous
connaissons un “intérieur” à l’aide de signes perçus de l’extérieur par nos
sens, le processus par lequel nous comprenons quelque chose de
psychique à l’aide de signes sensibles qui en sont la manifestation. »
(W. Dilthey, Le Monde de l’esprit, t. 1, Aubier, p. 320). L’interprétation
vise la compréhension. Elle concerne donc au premier chef le statut des
sciences humaines où l’objectivation pratiquée dans les sciences de la
nature est à proscrire.
Formel/matériel
En logique, on distingue la vérité formelle d’une déduction de sa vérité
matérielle.
Est formel, dans un raisonnement par exemple, ce qui est relatif à la
forme
Est matériel ce qui est relatif à la matière.
Une déduction peut être formellement vraie ou fausse : cela dépend de
sa rectitude logique, de sa non-contradiction intrinsèque. Mais je peux
raisonner sur des êtres fictifs qui n’existent pas : seule l’expérience peut
nous renseigner sur la vérité matérielle d’une proposition. Pour Kant
c’est l’entendement humain qui met en forme les données sensibles,
matérielles, de l’expérience, par le biais des catégories, de la logique.
Genre, espèce, individu
Le genre est une dénomination utilisée pour classer les choses ou les
êtres vivants. On dit que les choses et les êtres appartiennent au même
genre lorsqu’ils procèdent de la même origine et lorsqu’ils ont des traits
caractéristiques communs.
L’espèce est un sous-groupe à l’intérieur du genre. Elle spécifie le
genre. Le genre mammifères comprend aussi bien le cheval que le
dauphin ou l’homme.
Les espèces sont composées d’individus concrets tous différents (de
façon accidentelle) malgré leurs caractères communs (qui servent à
déterminer leur essence).
Idéal/réel
Est réel (de res en latin : la chose) ce qui existe effectivement par
opposition à ce qui est fictif, imaginaire ou illusoire.
L’idéal est la représentation de la réalisation parfaite d’une idée visée,
d’un état de chose désiré. Kant définit l’idéal comme « la représentation
d’un être unique en tant qu’adéquat à une idée », c’est-à-dire pour lui à
un concept de la raison (par exemple la paix) qu’aucun phénomène n’est
susceptible d’incarner parfaitement. L’idéal est ce qui peut réguler notre
action, l’orienter vers un mieux.
Identité/égalité/différence
L’identité d’une chose est le caractère distinctif permanent d’une chose
qui permet de la distinguer des autres choses et de la reconnaître malgré
les changements que peut lui infliger le temps.
Différence : la différence renvoie à ce qui est autre par opposition à ce
qui demeure toujours le même.
Selon les définitions que l’on se donne de l’égalité, le sens du terme
peut le faire tendre vers l’identité ou vers la différence.
En matière politique, l’égalité de droit ne saurait se confondre avec
l’égalité de fortune par exemple, le domaine économique appartenant à la
société civile et n’étant que régulé par l’État. L’État républicain réserve
une identité de traitement des citoyens du fait de leur égalité juridique.
Mais cette identité et cette égalité sont une modalité du rapport de l’État
aux citoyens qui n’abolissent pas la riche différenciation empirique des
hommes : différences de sexe, d’âge, de provenance, de compétence (il y
a heureusement de multiples métiers qui profitent à tous), de croyance, de
goûts, etc.
Intuitif/discursif
Du latin intuitus, le regard, le terme d’intuition désigne la saisie
immédiate d’une réalité ou d’un rapport. C’est la compréhension
immédiate de quelque chose, sans qu’on ait eu besoin de l’expliquer ou
de la démontrer. C’est une compréhension, une intelligence de nature
contemplative.
Par opposition ce qui est discursif (discursus : discours) suppose la
médiation du langage. L’explication discursive prend du temps, celui
dont le discours a besoin pour se déployer et faire comprendre.
Intuitif et discursif qualifient deux actes de l’entendement qui, pour
distincts qu’ils soient, n’en sont pas moins complémentaires.
Légalité/légitimité
Est légal ce qui est conforme à la loi positive, établie. Mais il y a des
lois injustes. Au regard de la loi naturelle, c’est-à-dire morale, les lois
injustes sont dites illégitimes. La légalité n’est donc pas toujours
légitime, le droit positif (réellement établi dans tel ou tel État) n’est pas
forcément conforme à l’impératif moral du droit naturel : ex : les lois de
Vichy, les lois sur l’apartheid en Afrique du Sud (cf. 1re sous-partie).
Médiat/immédiat
Immédiat : qui est donné sans médiation, comme chose brute, non
élaborée.
Médiat : en latin mediare signifie : être au milieu, s’interposer. La
médiation est ce qui met en rapport deux choses originairement
distinctes, ce qui s’interpose entre le donné brut (par exemple : de
l’argile) et la fin visée (une poterie). On dira que le travail du potier est la
médiation par laquelle doit passer la matière première pour donner
l’amphore ouvragée.
Nécessaire/contingent
Nécessaire : qui ne peut pas ne pas être, qui ne peut être autrement. La
tradition philosophique définit Dieu comme « être nécessaire ».
Contingent : vient de contigit en latin : il arrive par hasard que.
Désigne le caractère de ce qui n’est pas nécessaire et n’a pas en soi sa
raison d’être, tout ce qui peut être conçu comme pouvant être ou ne pas
être.
Objectif/subjectif
Est objectif ce qui est rationnel, envisagé du point de vue universel de
la raison déconnectée des intérêts du sujet.
Est subjective au contraire l’attitude marquée par la prise en compte de
la particularité de l’individu qui l’adopte en fonction de ses intérêts
propres.
La démarche objective consiste à ne tenir compte, dans la réalité, que
des traits généraux dominants acceptables par tous.
Obligation/contrainte
Du latin constringere (serrer), la contrainte est une force physique qui
s’exerce sur une autre pour l’amener à lui céder, à obéir à un ordre par
exemple. Elle est, dit Kant, hétéronome, c’est-à-dire que ce n’est pas
nous qui en sommes la source : elle s’exerce, au contraire, sur nous.
L’obligation (du latin obligare : lier) vient, au contraire de nous : nous
nous sentons intérieurement obligés de faire quelque chose. C’est l’appel
du devoir, totalement autonome. C’est parce que l’homme est un être qui
ne peut se soustraire à la dimension morale, évaluante, de sa conscience,
qu’il ressent l’obligation. L’honorer, nous dit Kant, est la liberté même,
alors que sous la contrainte, nous ne sommes pas libre.
Origine/fondement
Si le terme origine est couramment pris au sens de commencement, il a
un tout autre sens en métaphysique. Du latin orior qui veut dire sourdre
(comme une source), il désigne la source ontologique de toutes choses.
Ce n’est pas le commencement dans le temps mais la source éternelle,
contemporaine donc à toutes choses, qu’est l’être par quoi toute chose
est. Loin d’être reculée dans un passé dépassé, l’origine est donc toujours
présente. Dans un contexte théologique, l’origine du monde (Dieu) est
aussi le fondement de sa structure et de son écho dans la conscience
humaine, sous la forme des normes qui s’imposent à sa conduite morale.
En matière politique, il convient de dissocier l’origine (qui retrouve
son sens temporel) et le fondement juridique, ce sur quoi repose un
système de pouvoir, ce qui sert à légitimer l’exercice de ce pouvoir.
Persuader/convaincre
Du latin persuadere (faire croire), persuader c’est amener quelqu’un à
tenir pour vraie une proposition sans se préoccuper du degré de
compréhension que l’interlocuteur peut en avoir. La persuasion utilise à
ses fins la propagande, le sophisme et le mensonge lorsque c’est
nécessaire pour arracher l’adhésion en forçant la raison par
l’intimidation, parfois la crainte, toujours l’irrationnel en tout cas. Les
sophistes étaient maîtres en persuasion.
À l’opposé, convaincre (du latin convincere : vaincre ensemble) c’est,
ensemble (cum), cheminer vers une compréhension des raisons pour
lesquelles une proposition peut ou doit être tenue pour vraie. Le moyen
utilisé est l’argumentation, la raison et la fin visée est l’adhésion éclairée.
Platon montre que le philosophe emprunte cette voie plus aride mais plus
féconde que celle des sophistes auxquels il n’a cessé de s’opposer.
Principe/conséquence
Le principe (du latin principium : commencement qui dérive de
princeps : le premier, le prince qui commande) est ce qui est premier et
ce qui, par là même constitue le fondement d’un raisonnement par
exemple ou de la morale en ce qui concerne la conduite. Les principes
fondent et commandent les séquences logiques, les conséquences qui
s’en déduisent ou les règles qui président à l’action.
Ressemblance/analogie
La ressemblance consiste pour deux personnes ou pour deux choses à
avoir des points communs, des caractéristiques partiellement identiques.
Partiellement, car la ressemblance implique aussi la dissemblance sur
d’autres points : elle ne saurait se confondre avec l’identité.
L’analogie définit, elle, une similitude de rapports, par exemple : a est
à c ce que b est à d.
Au Moyen Âge, l’analogie a eu une importance considérable en
théologie. On affirmait qu’un discours sur Dieu était possible par
l’analogie avec par exemple la perfection, sans pour autant le réduire à un
objet empirique.
En théorie/en pratique
La théorie désignait primitivement chez les Grecs le plus haut degré de
la connaissance : la saisie contemplative de chaque chose dans la lumière
de la connaissance divine. Par extension ce terme a désigné toute forme
de vue d’ensemble, toute articulation d’énoncés faisant système (en
philosophie) ou tout système explicatif fondé sur des lois, destiné à
rendre compte du réel (en sciences).
« Ce qui est bon en théorie, dit un proverbe, ne l’est pas forcément en
pratique ». La pratique serait investie d’une efficacité propre, en décalage
avec l’abstraction théorique. Pourtant l’exemple des théories
scientifiques montre l’efficacité du théorique ! Il est vrai, toutefois, que la
mise en œuvre de théories telles que le marxisme, que le volontarisme
pur en politique peut mener à des désastres. Mais c’est à cause de
l’indigence de la théorie, de la complexité du réel. Le réel peut ne pas
corroborer la théorie, il peut la falsifier. Il faut avoir le sens de la finitude
de la raison théorique surtout lorsqu’il s’agit de l’homme et honorer la
raison pratique, c’est-à-dire la loi morale qui commande le respect de
l’humanité. Cela aurait dispensé celle-ci des horreurs que le scientisme
marxiste et nazi lui ont infligé au XXe siècle.
Transcendant/immanent
Transcendant : le latin transcendere signifie « monter en passant par-
delà ». La transcendance est d’abord l’acte de se dépasser vers, de
s’élever au-dessus du connu. On utilise notamment ce terme pour
désigner Dieu qui est d’un tout autre ordre que les choses empiriques,
concrètes. Dans l’Antiquité, le Bien platonicien (Ve siècle av. J.-C.), au-
delà de l’essence, et l’Un de Plotin (IIIe siècle ap. J.-C.) au-delà de l’être,
illustrent de manière radicale et énigmatique l’idée de transcendance. Ces
auteurs ont été source d’inspiration pour les théologiens chrétiens.
Immanent : le latin immanere signifie « demeurer dans ». Est
immanent ce qui est intérieur à l’être ou à l’objet considéré. Par
opposition à transcendant, est immanent ce qui reste dans le domaine de
l’expérience, ce qui est compris dans la nature ou l’essence d’un être.
Ainsi, parler de justice immanente, c’est affirmer que les conséquences
de nos actes sanctionnent positivement ou négativement nos actes selon
qu’ils sont bons ou mauvais, sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir
un tiers, un tribunal pour prononcer un jugement. L’auto-évaluation de la
conscience suffit, même et surtout si celle-ci se dérobe à son propre
jugement dans la mauvaise foi.
Universel/général : particulier/singulier
Une proposition est universelle lorsqu’elle vaut pour tous les individus
d’une classe ou d’un genre (ex : tous les hommes sont mortels). Une
proposition générale peut, elle, admettre des exceptions parce qu’elle
dérive d’une généralisation purement empirique. L’observation ne peut
jamais épuiser toute la série des cas réputés semblables : tous les cygnes
étaient blancs jusqu’à ce qu’on découvre des cygnes noirs en Australie.
Une proposition est particulière quand un attribut est affirmé ou nié
d’une partie précisée d’une classe (quelques hommes sont chauves). Elle
est singulière quand elle s’applique à un sujet unique (Socrate est
mortel). Une proposition dont le sujet est un terme singulier est toujours
universelle car l’attribut est forcément prédiqué de la totalité du sujet.
Singulier ne s’oppose donc pas à universel mais à général. C’est
particulier qui s’oppose à universel.
Chronologie
des philosophes cités
Les présocratiques
Nous devons aux Grecs, notamment à Thalès (VIe siècle av. J.-C.), le
postulat de la possibilité pour l’esprit de comprendre la nature. La raison
profonde de considérer l’Ionie (en Asie mineure, l’actuelle Turquie) du
VIe siècle avant notre ère comme le lieu de naissance des premiers
scientifiques réside en effet dans l’attitude mentale qu’ont inaugurée les
Ioniens face à l’apparaître naturel : l’hypothèse qu’il est possible de le
comprendre. Pythagore (né vers 500 av. J.-C. en Italie du Sud) propose
une théorie des nombres au principe de toutes choses. Son influence sur
Platon sera déterminante.
Héraclite d’Éphèse (567-480 av. J.-C.) est le point culminant de ce
premier éveil de la pensée. D’après lui, au principe de toutes les
oppositions et de tous les changements, se trouve « un feu éternellement
vivant » dont l’incessante agitation manifeste l’universelle mobilité du