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PDF of La Grace 1St Edition Thibault de Montaigu Full Chapter Ebook

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La grâce 1st Edition Thibault De

Montaigu
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© Éditions Plon, un département de Place des Éditeurs, 2020
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Tél. : 01 44 16 09 00
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Mise en pages : Graphic Hainaut
Dépôt légal : août 2020
ISBN : 978-2-259-28438-7
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une
utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par
quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est
illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code
de la propriété intellectuelle.
Tard je vous ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je vous ai aimée.
C’est que vous étiez au-dedans de moi, et, moi, j’étais en dehors de moi.
Saint Augustin
Première partie
1.

Si je suis passé à côté de Christian du temps de son vivant, c’est à


cause de préjugés minables. Mon oncle paternel incarnait à mes yeux
une vieille France confite dans son passé, à mille lieues des
trépidations de la capitale. Une vieille France où l’on vivait dans des
maisons mal chauffées aux armoires vastes comme des tombeaux et
aux fauteuils toussotant de poussière. Où des Marie-Louise en ovale
entouraient les photos d’aïeux endimanchés, dont on ne se rappelait
plus grand-chose. Où les grives et les faisans rapportés de la chasse,
comme dans une nature morte de Chardin, pendaient à un crochet
de la cuisine dans l’attente d’être plumés. Où le fermier d’à côté
passait boire un godet, casquette vissée sur la tête, les lignes de la
main noircies par la terre, commençant chacune de ses phrases par «
Sans s’mentir ». Une vieille France dont l’enfant que j’étais écoutait
les derniers murmures sans se rendre compte que bientôt ce monde-
là ne serait plus.
À tout ça, Christian ajoutait la religion. Aristo passe encore, mais
prêtre franciscain… Je ne l’avais vu que trois ou quatre fois vêtu de sa
robe de bure et de ses sandales, mais il me suffisait de savoir qu’il les
portait pour le reléguer aussitôt dans le vestiaire de ma mémoire d’où
j’espérais qu’il ne ressorte pas avant la prochaine réunion familiale.
Mon père nous avait tenus, mon frère et moi, à l’écart de sa famille,
nous trimballant de loin en loin à des mariages, à des enterrements, à
de grands raouts où tout le monde semblait connaître tout le monde
sauf nous. Il nous avait soufflé une technique imparable pour nous
sortir de l’embarras : peu importe qui vient te saluer, tu dis bonjour
mon oncle, bonjour ma tante. Et ça marchait à tous les coups. Lui, au
contraire, était comme un poisson dans l’eau : ce n’était plus mon
père, mais Manolo, le glorieux aîné, le futur comte de Montaigu,
l’éternel jeune premier accueilli en héros dans son pays. Manolo, si
brillant et si charmeur qu’il parvenait à séduire jusqu’aux vieilles
tantes arc-boutées sur l’étiquette, lesquelles, émues par sa beauté et
son éloquence lui passaient ses divorces, ses amantes, ses remariages,
ses enfants nés de différents lits, son style cosmopolite et tapageur, si
éloigné de la piété et de la discrétion aristocratique auxquelles aurait
dû le contraindre son nom. Manolo adulé par sa mère, Bonne
Maman, que je n’avais pas connue et à propos de laquelle on
rabâchait toujours la même histoire. Quand Manolo, en vadrouille
quelque part sur le globe, daignait appeler à la maison, ses frères et
sœurs tendaient le combiné à leur mère en lançant d’un ton
moqueur :« Tiens, voilà ton fiancé ! » Il y avait d’autres anecdotes
familiales encore, d’autres surnoms – Pitchoun et Gros Nono, et
Guéguette et Pancho, et la bizarrement nommée tante Popo. Et puis
le grand Cricri bien sûr…
Dans mon souvenir, il m’apparaît toujours comme cet échalas avec
ses gilets aux coudières rapiécées, ses pantalons flottants et ses
godillots pareils à des parpaings. Avec ses expressions campagnardes
aussi, son phrasé désuet, sa voix traînante : « Alors qu’est-ce que c’est
que ça ? On fait pas un bécot à son tonton là ? » Ses embrassades
interminables alors, et cette odeur rêche de vieux pull. L’odeur
même du passé. « Bon allez, qui vient avec moi à la barza dans ma
dodoche ? »
Il ne me parlait jamais de sa foi, encore moins de la mienne. Tout
juste m’avait-il offert, lorsque j’étais gamin, une petite croix
franciscaine en bois. Un « T » qui me faisait songer aux lettrines
médiévales de mes livres pour enfants. Plus tard, j’apprendrais qu’il
s’agissait de la lettre Taw dans l’alphabet hébreu. Selon l’Ancien
Testament, Dieu recommande à Ezéchiel de la marquer sur le front
des hommes « qui soupirent et qui gémissent ». Étais-je en train de
soupirer et de gémir alors ?
J’ai essayé de la retrouver, maintenant que cette révélation insensée
nous a réunis. En vain. Me restent quelques souvenirs. L’un surtout,
où je crois avoir saisi sa vérité. L’ironie de la chose, c’est qu’il n’avait
fait que m’écouter, ce jour-là, sans dire un mot de lui-même : je vivais
ma première rupture amoureuse, j’étais dévasté, persuadé que toute
séparation n’était qu’un avant-goût de la mort, et que j’allais les
répéter encore et encore dans le seul but de m’habituer à cette idée
absurde qu’un jour je ne serais plus. Tant de doutes, tant
d’interrogations m’écrasaient en comparaison desquels les problèmes
du monde et d’un malheureux frère franciscain me semblaient bien
peu de chose. Christian ne disait rien. Il se contentait de me laisser
parler, sans me servir les phrases de réconfort habituelles. Et ce
réconfort, étonnamment, c’est son silence qui me l’apportait. Chaque
mot résonnait en lui comme le fragile écho de ma douleur qu’il
faisait sienne. Je n’étais plus seul au monde. J’étais même, à ce
moment précis, la seule personne qui comptait à ses yeux sur terre.
Cette curiosité, cette bienveillance, quand j’y repense, il les avait
toujours eues à mon égard. Et ce n’étaient pas de simples questions
d’usage ni de politesse. Non. Il lui importait vraiment de savoir si je
poursuivais la guitare et quel groupe j’écoutais, et s’il pourrait me voir
un jour sur scène avec ma bande dont le nom – Massacra Ancestra
Destroyer – le faisait bien marrer.
Il avait ce don rare de céder toute la place à l’autre. Et parmi ces
autres, il y avait une personne à laquelle il semblait particulièrement
attaché, dont il était toujours inquiet de savoir comment elle allait et
dont j’avais du mal à comprendre qu’il puisse s’en soucier autant.
C’était ma mère.
Elle était l’exact opposé de Christian : parisienne, mondaine, ultra-
raffinée. Dieu et les plus démunis ne faisaient guère partie de son
cercle d’intimes où se croisaient grandes bourgeoises et écrivains en
vue, journalistes bourlingueurs et homosexuels snobinards. La
tendresse de Christian pour ma mère, son attention à son égard
dépassait mon entendement. Évidemment, je ne savais rien encore de
ce qu’ils avaient partagé par le passé. Je ne savais rien de la vie de
Christian ni de la place qu’un jour il prendrait dans la mienne.
2.

Il y a un moment, un âge, où l’on découvre avec stupeur que l’on a


été jeté dans cette vie sans raison. Que l’on aurait pu ne jamais exister
et pourtant que l’on est, jailli du néant pour un jour y retourner. Il y a
un moment, un âge où l’on entre brutalement dans le pourquoi du
monde et la raison tremble à l’idée que rien ne justifie notre présence
ici-bas. Peut-être certains en sont-ils à peine conscients, ou alors ils
chassent aussitôt cette pensée car on ne peut la contempler sans
défaillir d’angoisse. Peut-être certains quittent-ils cette terre sans
même y avoir songé un instant, traversant l’existence comme des
fantômes au milieu d’autres fantômes. Mais à ceux qui s’y arrêtent, à
ceux qui implorent une réponse, est donné de connaître la plus haute
et la plus vertigineuse des solitudes. Et cette solitude, en ce mois de
décembre caniculaire à Buenos Aires, c’était la mienne.
Il n’y avait pas eu d’événement. Pas de drame ni de signes avant-
coureurs. J’avais trente-sept ans, marié, deux enfants, une passion qui
était devenue l’essentiel de mon travail. Même ce vieux rêve
adolescent de déménager à l’autre bout du monde dans une ville
vierge de souvenir, je l’avais réalisé. Alors quoi ?
D’un coup, j’avais perdu tout désir, toute envie, toute adhérence au
réel. La moindre tâche me semblait exiger un effort insurmontable,
et je passais mes journées, crucifié à mon lit, n’espérant que le
sommeil. Un sommeil brutal, implacable, qui me déchargerait enfin
de la fatigue d’être moi. Mais toujours revenait l’heure du réveil,
lorsque la lumière du jour éventrait mes paupières. Alors ces pensées
que je croyais disparues revenaient vrombir à mon oreille, pareilles à
des mouches infatigables. Et rien – pas même les quarts de Lexomil
pris à répétition, pas même les paroles apaisantes de ma femme – ne
les faisait taire. Je végétais dans un brouillard d’angoisse et de
désastre.
Ce que je craignais le plus, c’était de croiser mon visage hagard dans
le miroir ou, pire encore, de m’occuper de mes enfants. Je me sentais
tellement médiocre, tellement indigne d’être leur père que j’en
venais à croire, dans mes heures les plus noires, qu’ils seraient
plus heureux sans moi. Ce type incapable de les serrer dans ses bras
sans avoir envie aussitôt de fondre en larmes.
Chaque jour, volets fermés, reclus dans l’obscurité, je consultais sur
Internet les horaires des vols pour El Calafate. Fuir au fin fond de la
Patagonie, quitter femme et enfants, organiser ma propre disparition,
c’était la seule issue à mon cauchemar. Mourir sans mourir, voilà ce
que j’aurais voulu.
Qui m’a donné le numéro de Margarita ? Je ne me souviens plus.
Dans une ville qui compte plus de psys que n’importe quelle autre sur
la planète, j’imagine que consulter est la solution qui s’impose pour
soigner sa dépression, puisqu’il faut bien l’appeler par son nom.
J’ai cru que je n’arriverais jamais jusqu’à son cabinet. Il faisait une
chaleur à s’arracher la peau ce jour-là. Les rares passants
s’enfonçaient dans l’ombre des murs tandis qu’au-dessus, crevant les
façades des immeubles, les blocs des airs conditionnés moulinaient
sans relâche, crachant une eau tiède et poisseuse. La sueur même de
cette ville tentaculaire, agonisant sous le soleil.
J’ai fini par trouver le bâtiment, entre un restaurant casher et un
magasin de tissus bon marché. Tout le pâté de maison était plongé
dans l’obscurité à cause d’une coupure d’électricité comme il y en a
souvent à cette époque de l’année dans la ville, la faute aux
climatiseurs qui tournent à plein régime. J’ai dû monter par des
escaliers étroits et j’ai trouvé la porte ouverte. Margarita m’attendait
dans une pièce nue et sombre à peine éclairée par le jour.
« Hola Thibault. Te estaba esperando », s’est-elle écriée en
m’embrassant. Une petite femme brune d’une soixantaine années,
qui me souriait d’un air extatique. Depuis combien de temps n’avait-
on accueilli mon visage lugubre avec un sourire ?
« Bon alors, raconte-moi, comment tu te sens ? » m’a-t-elle demandé
après m’avoir invité à m’asseoir en face d’elle sur un canapé.
Vaste question. La seule. J’ai essayé de lui expliquer, dans un
espagnol hésitant, ce qui se passait, mais plus j’essayais de former des
phrases sensées, plus l’angoisse me comprimait les poumons. J’osais à
peine la regarder. Mettre des mots sur mon malaise le rendait soudain
plus monstrueux encore. Était-ce vraiment moi ce type qui ne savait
plus rien de ce que voulait dire sa propre vie ? Était-ce moi ce type
assis dans le noir, à dix mille kilomètres de Paris, en train de confier à
une inconnue ses terreurs enfantines devant l’expansion de l’univers
?
J’avais honte mais Margarita m’encourageait du regard en souriant.
Alors je continuai de parler à tort et à travers en espérant que de cette
bouillie elle puisse tirer une parole, une phrase, quelque chose qui
me soulagerait. Mais elle n’a rien trouvé à dire jusqu’à ce que
j’évoque mes projets de départ en Patagonie :
« El Calafate ! s’est-elle écriée. Mais tu n’as pas idée. C’est affreux
comme ville. Qu’est-ce que tu irais faire là-bas ? »
— Je ne sais pas. Je n’y ai pas réfléchi » j’ai avoué bêtement.
Elle m’a souri.
« El Calafate, non mais vraiment ! Qu’est-ce qui t’est passé par la
tête ? Tu vois, le problème en ce moment, c’est que tu es trop
angoissé pour réfléchir correctement.
— Alors qu’est-ce que je dois faire ?
— Arrêter de réfléchir.
— Justement, je n’y arrive pas. J’ai une mobylette dans le crâne, ça
n’arrête pas de tourner. J’ai besoin de savoir ce que je dois faire de
ma vie, sinon je vais en crever.
— Ne t’inquiète pas. Tu vas le savoir. Mais pas maintenant. On va
d’abord faire un exercice. Ferme les yeux. »
J’ai essayé mais je n’ai pas pu. Mes paupières se rouvraient aussitôt,
je refusais de me trouver seul avec moi-même. Seul avec mes pensées
morbides et entêtantes.
« Je ne peux pas ! Je ne peux pas fermer les yeux !
— Ce n’est pas grave. On va essayer autre chose. Tu m’as dit que tu
étais écrivain. J’aimerais que tu m’écrives de quoi tu as peur.
— Je ne peux pas. Ça fait des semaines que je n’écris plus rien. Je ne
peux même pas tenir un stylo.
– Parce que tu as peur de ce qu’il y a là, au fond de toi. Mais peut-
être qu’en écrivant tu trouveras le chemin pour sortir de cette crise.
— Et si je ne le trouve jamais ?
— Ne t’inquiète pas. Si tu commences à chercher, tu auras déjà
trouvé… Et je suis prête à parier que ce ne sera pas El Calafate.
3.

On arrive à l’abbaye Sainte-Madeleine du Barroux par la route de


Carpentras au milieu d’un puzzle de vignobles. Le bâtiment, austère,
dans le plus pur style roman avec son clocher carré et ses murs de
pierres plates, coiffe le sommet d’une colline boisée derrière laquelle
se dresse le cône sombre du mont Ventoux.
À mon arrivée, le soir était en train de tomber et le parking désert.
Je devais me dépêcher ; la porterie fermait à 18 heures. Ensuite, plus
moyen d’entrer avant l’aube.
Au moment de sortir mon sac du coffre et de fermer la voiture à clé,
une brève inquiétude m’a saisi. Ce n’était pas seulement l’idée de
rester cloîtré dans un lieu inconnu durant trois jours, mais celle de
mettre soudain ma vie en suspens. De m’éclipser de ma propre
histoire. Car personne au fond ne savait que j’étais là. Même ma
femme, restée en Argentine, ne connaissait à peu près rien des détails
de mon périple. Quant aux bénédictins du Barroux, ils n’avaient
aucun moyen de m’identifier : lorsque je les avais appelés, j’avais
menti sur mon nom de peur qu’ils me refusent l’hospitalité s’ils
apprenaient que j’étais l’auteur d’un essai où j’avais abordé, entre
autres joyeusetés, la masturbation et les rêves érotiques chez les
religieux. Le seul élément qui me rattachait encore au monde
extérieur, c’était cette voiture. Une Lancia toute simple, qu’on
m’avait prêtée pour le voyage. Et voilà que je m’apprêtais à
l’abandonner sur le parking, comme Dupont de Ligonnès avait
abandonné la sienne derrière le Formule 1 où les enquêteurs
devaient la retrouver plus de quinze jours après le drame.
Ligonnès… Voilà l’homme que j’étais venu chercher ici. Ou plutôt
son fantôme. Car depuis sa disparition cinq ans plus tôt, nul n’était
parvenu à remonter sa trace. C’était peut-être la plus grande énigme
criminelle du nouveau siècle, et j’avais décidé d’en faire le sujet de
mon livre après que Margarita m’avait convaincu de me remettre à
écrire.
Enfin, écrire est un bien grand mot. Disons que je noircissais des
pages de détails factuels, d’embryons de scènes, de morceaux
d’interviews et de théories emberlificotées. Manière d’échapper au
sombre brouillard de mes journées. Les cachets de sérotonine, les
visites routinières chez ma psy, les séances de yoga et de méditation
auxquelles j’avais fini par consentir malgré de solides a priori me
soulageaient en partie. Mais la vieille angoisse continuait de me coller
aux basques, et il suffisait que je me retourne sur moi-même un
instant pour la retrouver là. À sa place.
Ce livre était bien plus qu’un livre : un traitement dans lequel je
plaçais mes derniers espoirs de guérison. La plupart des gens autour
de moi en doutaient. Ils voyaient mal comment un crime aussi
sordide me sauverait de mon mal de vivre. Ce que je n’osais leur dire,
c’est que, pour une raison obscure, l’histoire de Ligonnès me parlait.
Et qu’en le recherchant, c’était moi que j’espérais trouver. J’allais
bientôt comprendre pourquoi.
Tout le monde se rappelle les faits : en avril 2011, on avait déterré
les cadavres de quatre enfants et de leur mère dans le jardin de la
maison familiale à Nantes ; les victimes avaient été droguées aux
somnifères et assassinées dans leur sommeil à l’aide d’une carabine
22 long rifle ; le père, Xavier Dupont de Ligonnès, était porté disparu
depuis les faits. Peu de temps avant, il avait envoyé à ses proches un
courrier expliquant le départ en catastrophe de la famille aux États-
Unis dans le cadre d’un programme de protection de témoins.
Auteur d’un guide destiné aux représentants de commerce, pour
lequel il était amené à sillonner le pays, il avait été approché par la
DEA, prétendait-il, afin d’enquêter sur le trafic de drogue dans les
discothèques françaises. Hélas, certains indices laissaient penser qu’il
avait été repéré, sa famille était désormais en danger. D’où cette fuite
précipitée.
Très vite, la police avait découvert que Xavier Dupont de Ligonnès
avait quitté Nantes en voiture pour descendre dans le sud de la
France, faisant étape dans des hôtels.
Le 14 avril, il s’arrête au Formule 1 de Roquebrune sur Argens en
bordure de l’autoroute A8. Il y passe la nuit et quitte l’établissement
l’après-midi du lendemain. Une caméra de surveillance a capturé ce
qui restera comme la dernière image du meurtrier : un homme
grand, brun, la cinquantaine, traverse un parking, un sac noir sur
l’épaule. Sa forme oblongue laisse penser que l’étui contient une
carabine. On est au mois d’avril, le soleil brille. Ligonnès franchit la
grille coulissante et disparaît du champ.
Là commençait mon livre.
Tant d’éléments me fascinent dans cette histoire : le fait qu’un type
de bonne famille, affable, chaleureux, intelligent selon les
témoignages, liquide du jour au lendemain les siens sans que rien ne
laisse présager un tel geste ; ou encore que ce même type se donne le
temps de vider la maison et de la nettoyer de fond en comble alors
que sa femme et ses enfants gisent dans le jardin, enveloppés dans des
sacs-poubelles et recouverts de chaux vive ; puis que l’homme prenne
la route le plus tranquillement du monde, sans jamais chercher à se
cacher, faisant étape dans de bons restaurants, flirtant avec la gérante
d’un hôtel de charme, descendant au petit déjeuner un polar à la
main, ainsi qu’on peut le voir sur une caméra de surveillance du
Formule 1 ; mais plus sidérant encore, c’est qu’il réussisse à
disparaître. À s’évanouir dans la nature. À se transformer en un pur
personnage de fiction.
Quelque chose me trouble et m’attire dans cette éclipse. Cette
tentation de fuir sa propre vie, de redevenir une page blanche, un
livre qui n’a pas encore débuté. Voilà ce que je recherchais déjà dans
le mirage d’El Calafate. Et dans la chambre du Formule 1 où
Ligonnès avait passé sa dernière nuit et où je m’étais installé à mon
tour pour commencer mon enquête.
Le matin, je quittais l’hôtel et traversais le parking, avant de prendre
un chemin chaque fois différent. J’essayais d’imaginer où ses pas
avaient pu mener le fuyard. Vers le Rocher de Roquebrune aux
grottes et aux failles vertigineuses ? Vers la forêt de la Colle du Rouet
avec ses sentiers effacés par les ronces ? Vers Lorgues et Draguignan
où il avait vécu quelques années auparavant ? Il existait un tas
d’endroits dans les environs où il aurait pu aller mais il y en avait un
surtout, un peu plus au nord dans le Vaucluse, dont j’avais toujours
imaginé qu’il était le refuge idéal pour disparaître : l’abbaye Sainte-
Madeleine du Barroux où, jeune célibataire, il avait coutume de faire
des retraites spirituelles.
4.

Tout de suite, j’ai compris que ce séjour était une erreur. Je n’avais
rien à faire ici. La cellule où un bénédictin en coule noire m’avait
conduit était minuscule : un lit chétif, un bureau avec sa chaise en
bois et un coin lavabo. J’avais manqué le dîner et rêvais d’un verre de
vin ou d’un morceau de quelque chose avant de me rappeler que la
porterie était fermée, et cette idée m’angoissait, me rappelant le
souvenir oppressant d’une autre cellule : celle du commissariat de
Nîmes où j’étais resté une nuit et une journée entière après que les
flics m’avaient coincé, ivre et défoncé, au sortir de la feria.
Je n’arrivais pas à trouver le sommeil et tournais en vain dans mon
lit. La 3G ne passait pas et la maigre étagère au-dessus du bureau ne
comptait que des vies de saints toutes plus abracadabrantes les unes
que les autres. Sans doute à cause de l’anxiété, j’étais pris d’une
furieuse envie de pisser, et n’ayant pu trouver les toilettes à travers le
dédale de couloirs sombres, j’étais obligé d’aller me soulager
régulièrement dans le lavabo. Mais le pire était le Christ en bois au-
dessus du lit dont j’imaginais le regard fixé sur moi. Le regard d’un
mort.
Non. Je n’avais rien à faire là. Je vomissais la religion. Et plus que
tout le catholicisme avec sa quincaillerie ringarde de crucifix et
d’hosties en carton-pâte, de cierges à deux francs et de bénitiers
rince-doigts. Quatre ou cinq fois, mon grand-père nous avait traînés,
mon frère et moi, à des messes en Anjou, dans une vaste église du
Moyen Âge. Cérémonies interminables que je passais, les pieds et les
mains gelés, assis sur une chaise en paille tressée à vous faire
remonter le coccyx dans le crâne, à bâiller et rêvasser, tandis que,
derrière le pupitre, une godiche à serre-tête chantait d’une voix de
tête allélu-alléluia. Ce serait mon dernier contact avec l’Église, je
m’en étais fait la promesse.
Dieu était mort. L’affaire classée. La foi se résumait à des
superstitions qui insultaient le bon sens. Je préférais, à ces morales
périmées, la frénésie des sens et les caprices de ma volonté qui seuls
me donnaient l’impression d’être vivant. Recevoir sur sa peau la gifle
du vent quand on roule à deux cents à l’heure sur l’autoroute ; faire
l’amour à une femme en contemplant son visage à l’agonie dans la
jouissance ; vider des bouteilles dans de grands éclats de joie et danser
comme un animal, le cerveau électrisé par les drogues blanches.
Je ne vivais que pour l’intensité du moment présent et rien n’était
plus intense que le sentiment de transgression. Quelle exaltation
j’avais éprouvée en découvrant, adolescent, Histoire de l’œil où cet
autre adolescent, quelque part dans une église en Espagne, arrachait
l’œil d’un curé pour l’introduire dans le con de sa jeune amante !
Provoquer, outrager, piétiner le passé : juste retour des choses, après
tous les crimes et les bêtises proférées à travers l’histoire par les
hommes d’Église.
Je n’étais pas seulement remonté contre les monothéismes, je me
moquais pareillement de ce grand supermarché spirituel qu’était
devenue mon époque et où chacun piochait indifféremment, selon
ses goûts et son budget. Reiki, psychologie positive, néochamanisme,
astrologie, méditation zen, sexualité tantrique. Spiritualités de salles
de sport. Croyances sur mesure. Le divin à portée des caniches. Tous
parlaient de bien-être et de paix intérieure et d’harmonie universelle,
mais au fond ils ne parlaient que d’eux-mêmes. Et, eux-mêmes, je le
voyais, étaient aussi paumés que moi.
J’ai entendu les cloches sonner à trois heures du matin, puis à six, et
je me suis levé.
J’avais en tête d’inspecter les lieux et de tout noter, mais j’ai vite
compris que la tâche serait compliquée. Il existait deux cloîtres, celui
des retraitants et celui des moines, et le second était interdit aux
premiers. J’ai insisté auprès du jeune bénédictin chargé de la
porterie. Rien à faire. Il fallait respecter le vœu de solitude et de
silence des frères. En retournant à ma chambre, j’ai remarqué une
petite porte en ogive cachée derrière l’escalier. Et la mention «
Clôture monastique. Entrée interdite ». Elle aussi a résisté à ma
curiosité. Aux étages, les couloirs se terminaient en cul-de-sac, et les
cellules étaient vides ou occupées par quelque ecclésiastique de
passage dont le nom était affiché sur la porte : « Frère Grégoire
Morlière », « Mgr Olivier Pascal », « Fr. Benoît Trauchessec »… Quant
à l’intérieur, il était en tout point identique au mien : un lit, une table
et sa chaise, l’éternel crucifix accroché au mur et quelques livres
saints.
Je suis redescendu à la porterie et j’ai gagné le parking, dans l’idée
de contourner le bâtiment, pour accéder au jardin réservé à la
promenade des moines et à l’entretien du potager. Très vite, le
chemin qui longeait l’enceinte s’est mis à dégringoler dans un fouillis
de chênes verts et de buissons batailleurs. Par intermittence, je
pouvais apercevoir entre les branchages le grillage qui devait
délimiter le parc, puis aussitôt il disparaissait derrière les feuillages
épais. Au bas de la colline, j’ai dû me rendre à l’évidence : jamais je
ne parviendrais à pénétrer l’enceinte. Encore une fois, j’en étais
réduit à imaginer. Imaginer leurs vies là-haut. Imaginer Ligonnès
reclus, évitant le réfectoire ou la chapelle, caché sous un prénom
d’emprunt, protégé par la confrérie et le Vatican comme le supposait
un ami très friand de thèses complotistes. Mais ensuite quoi ? Toutes
ces idées, ces conjectures, toute cette réalité qui se refusait
obstinément à la fiction. Peut-être, au fond, que ce livre n’était pas
pour moi, peut-être que Margarita s’était trompée : j’avais eu beau
chercher, je ne trouvais pas.
Le soir même, je me suis rendu au réfectoire. J’avais épuisé le stock
de biscuits salés et de pâtes de fruits acheté un peu plus tôt au
magasin du monastère, et je crevais de faim.
Le père abbé m’a reçu dans le vestibule avant de me laver les mains
dans un bénitier comme c’est la coutume pour chaque nouvel
arrivant. Puis nous sommes passés dans la salle : une longue pièce
voûtée avec une immense croix en fer au mur et de lourdes portes en
ogive sur les côtés. Une table en bois était dressée au centre pour les
retraitants. Les autres étaient disposées en U comme pour un
banquet. J’ai pris place derrière la chaise qui m’était attitrée, et
presque aussitôt une porte s’est ouverte face à moi, libérant une
interminable procession de moines. Je n’aurais su dire combien ils
étaient. Soixante ? Quatre-vingts peut-être ? Tous arborant la même
robe noire à capuche et la tonsure romaine. Leur ressemblance était
frappante avec leur visage émacié et leur teint de cierge. Cette vie
retirée semblait avoir creusé leurs traits, cendré leurs cheveux,
émoussé toute émotion. Ligonnès aurait été l’un d’eux, j’aurais eu
peine à le reconnaître. Mais bien sûr il ne l’était pas et j’ai baissé les
yeux pour ne pas avoir l’air de les examiner comme des bêtes de
foire. Le père abbé a joint les mains afin de réciter le bénédicité. Je
n’en connaissais aucun mot et j’ai fait comme j’avais toujours fait à la
messe durant mon enfance : j’ai mimé les phrases avec mes lèvres.
Tout le monde s’est assis dans un grand raclement de chaises. Deux
frères sont entrés avec un chariot et ont commencé à servir la soupe.
Le silence étant de rigueur, mes voisins – les religieux en visite et le
jeune moine de la porterie – m’ont passé le vin puis la corbeille de
pain sans un mot. Être si proches et ne pouvoir se parler nous
obligeait à une discrétion exagérée, et je parvenais à peine à avaler
ma soupe de peur de déranger.
Cependant, l’un des bénédictins avait pris place derrière un pupitre
et lisait les Écritures d’un ton monocorde. Les autres vidaient leur
assiette mécaniquement, les yeux baissés ou le regard dans le vague.
Je n’osais plus lever la tête, tout entier rempli de cette voix sans
timbre, presque anesthésiante, qui récitait un passage de l’Évangile
selon saint Jean.
Je l’ai relu depuis car je ne voudrais pas écrire de bêtises : deux
jours après la mise au tombeau de Jésus, Marie Madeleine se rend au
sépulcre et découvre que celui-ci est vide. Tombant à genoux, elle se
met à pleurer, désespérée à l’idée qu’on ait volé le corps de son
Seigneur. Un homme lui apparaît alors qu’elle prend pour un
jardinier. Elle est toute prête à l’accuser. Mais il prononce son nom à
elle, et elle reconnaît aussitôt Jésus. Elle court, éperdue, annoncer la
nouvelle aux disciples et le soir même, ils le voient apparaître à leur
tour dans la maison où ils se trouvent. Mais l’un des leurs, Thomas,
manque au rendez-vous. Lorsqu’il rejoint le petit groupe un peu plus
tard, il refuse de le croire. Jésus n’a pu ressusciter et venir les visiter
ici. Tout ça, c’est des foutaises. Tant que je ne mettrai pas mon doigt à
la place des clous et ma main dans son flanc transpercé, je ne vous
croirai pas, leur dit-il. Une semaine plus tard, les disciples sont réunis
au même endroit, et Jésus revient les voir. Il prend la main de
Thomas, terrorisé, et l’enfonce dans sa plaie avant de déclarer : «
Parce que tu m’as vu, tu crois. heureux ceux qui croient sans avoir vu.
»
Dans le réfectoire, je me sentais accablé par ces paroles, me
reconnaissant trop bien en Thomas. J’avais écarté la question de la foi
pour cette raison précisément. Si Dieu existait, pourquoi ne se
manifestait-il jamais ? Et mieux encore : pourquoi s’était-il manifesté
par le passé et aurait-il déserté notre monde à présent ? Je me faisais
l’effet d’un imposteur parmi ces hommes car j’étais justement de
ceux qui ne croient qu’aux plaies, qu’à la raison, qu’aux preuves
établies. Thomas avait pu toucher la marque des clous mais cette
marque ne se trouvait plus nulle part dans notre monde, aujourd’hui.
5.

J’avais pris la décision de repartir le lendemain à l’aube, dès que la


porterie serait ouverte. Après tout, j’avais glané assez de matière pour
essayer de traficoter un chapitre : Ligonnès s’était dissimulé ici
quelques jours avant de reprendre la route. Peut-être en direction
d’un autre couvent ou d’un autre monastère, comme Paul Touvier,
l’ancien chef de la milice lyonnaise qu’on avait fini par coincer à la
fin des années 1980 au prieuré Saint-Joseph de Nice.
Plausible. J’avais trouvé dans le salon réservé aux retraitants un livre
de Jacques Lacarrière qui racontait que les premiers Pères du désert
comptaient parmi eux un grand nombre de hors-la-loi repentis :
voleurs, paysans endettés, esclaves fuyant leurs maîtres, venus
chercher dans les grottes perdues de la Thébaïde égyptienne un
moyen de changer de vie tout en épousant le dénuement du Christ.
Alors pourquoi pas Dupont de Ligonnès ? Pourquoi pas le principal
suspect de ce quintuple meurtre ? Car était-il même l’assassin ;
l’instruction était toujours en cours ; il pouvait jouir du bénéfice du
doute ; bricoler une histoire invraisemblable comme il savait si bien le
faire ; en appeler à la pitié et à la charité d’autres chrétiens qui
n’auraient pas eu le cœur de fermer la porte à l’un des leurs. Et
quand bien même serait-il coupable, quand bien même l’aurait-il
confessé, il lui restait la vie entière pour faire acte de pénitence et
demander miséricorde au Tout-Puissant tout en déambulant, front
baissé, sous la litanie silencieuse des arcades d’un cloître ouvrant sur
un carré de ciel bleu.
J’étais dans ma cellule à noircir du papier quand j’ai entendu la
cloche sonner. Une seule note suspendue dans l’air glacial. Nette,
insistante. C’était l’heure des complies. Le dernier office du soir. Un
frisson m’a traversé : et s’il allait m’apparaître maintenant ? C’était
absurde mais plus j’y pensais, plus j’avais envie de croire à ce
scénario : il avait pris l’habitude de quitter la clôture monastique à la
nuit tombée, une fois l’abbaye fermée aux visiteurs, pour aller prier
dans la chapelle avec les autres bénédictins, silhouette obscure parmi
d’autres, visage enfoui sous son large capuchon. Qui le reconnaîtrait
désormais ? Qui le cherchait encore ? L’hypothèse faisait trembler
mon corps de la tête aux pieds. Tous ces mois d’atermoiements,
toutes ces semaines de recherches n’avaient pour finalité que cet
instant décisif où le disparu allait reprendre vie sous mes yeux.
La nuit enveloppait la chapelle déserte. Au fond, un grand Christ
drapé de pourpre était suspendu par des cordes. Seuls les vitraux du
chœur laissaient filtrer une mince lumière qui tombait sur le maître-
autel. Les moines encapuchés sont entrés par une porte latérale dans
un bruissement de sandales et ont pris place dans les stalles en bois de
chaque côté de la nef. On pouvait à peine les distinguer dans
l’obscurité. L’un d’eux a murmuré en latin, penché sur un livre, et
tous lui ont répondu à l’unisson. Puis les premiers hymnes se sont
élevés…
On aurait dit des voix libérées de toute chair, qui s’enfonçaient dans
la profondeur des pierres. Mes yeux, incapables de se fermer sur le
canapé de Margarita, se sont fermés d’eux-mêmes comme impuissants
désormais. Mon corps perdait ses contours à mesure que les lignes
mélodiques se déroulaient et refluaient le long du vaisseau de la nef.
Même le sol sous mes pieds semblait s’être effacé. Alors j’ai senti en
moi un point, une minuscule fleur de lumière qui commençait à
grandir. Qui s’épanouissait au son des notes. Se répandait à travers
ma poitrine. Irradiait ma gorge et mon crâne. Jusqu’à emplir soudain
tout l’espace : les rangées de bancs déserts et les murs d’un autre âge,
les moines enveloppés dans leur coule noire et ce grand Christ
solennel qui descendait de la voûte.
Dieu était là, à l’intérieur de moi et derrière toute chose. Ici et nulle
part à la fois, dans l’infiniment petit comme dans l’infiniment grand,
immergé dans l’univers et l’univers immergé en lui… Alors, j’ai
commencé à pleurer comme jamais dans ma vie. Les hymnes
montaient vers les cieux et je me sentais littéralement déchiré de joie.
J’ai fini par rouvrir les yeux. Les moines quittaient les stalles, ils ont
disparu par la porte latérale qui les avait vus entrer. La chapelle est
retombée dans le silence. Pas un souffle. Pas un bruit. J’évitais de faire
le moindre geste. J’aurais voulu rester figé dans cet instant à jamais.
Mais déjà l’écho s’en éloignait. Le temps avait repris son œuvre,
chaque seconde abolissant la précédente. Il n’y avait plus que le
présent de ce souvenir si fragile, si éblouissant. Et je me demandais
s’il me serait donné de le garder en moi vivant.
6.

Quelques mois plus tard, alors que j’étais de nouveau en France


pour les vacances, mon père m’a laissé un message : on venait de
découvrir à Christian, son jeune frère, un cancer du poumon, et on
l’avait transporté en urgence à l’hôpital.
La nouvelle avait pris tout le monde de court ; un protocole de
chimiothérapie était en préparation ; les médecins entre-temps
analysaient le nodule qu’on venait de lui retirer ; on en saurait plus
très bientôt. Mon père étant pratiquement aveugle et contraint dans
ses déplacements, je l’ai immédiatement appelé pour lui proposer de
l’accompagner et le lendemain, peu après l’heure du déjeuner, nous
faisions route tous les deux vers le CHU de Corbeil.
En temps normal, une chose pareille m’aurait coûté. J’ai en horreur
les hôpitaux. Un simple coup d’œil par les portes ouvertes qui
rythment les couloirs blancs me remet en mémoire tous les virus et les
maladies qui existent et que je n’ai pas encore. Hypocondriaque
incurable, je vois un oiseau mort par terre et c’est la grippe aviaire ;
une piqûre de moustique dans le cou et j’ai une tumeur maligne ; les
dossiers contenant les résultats de mes analyses sanguines sont plus
épais que la somme des livres que j’ai écrits. Je me souviens de réveils
affolés au lendemain d’une fête où j’avais eu le malheur de sniffer un
rail de cocaïne avec le billet d’un inconnu, de plus en plus louche
avec le recul, et de moi, parcourant les commentaires médicaux sur
Internet pour me persuader que je n’avais rien, avant de conclure,
cinq minutes après, que ma vie était fichue.
Je n’en étais pas fier ; l’hypocondrie est une névrose horriblement
narcissique. Et je la combattais vainement depuis des années. Mais là,
pour la première fois, rien de semblable. Je roulais aux côtés de mon
père vers le CHU de Corbeil, plein d’une surprenante sérénité. Mieux
encore : j’avais hâte d’y être. Hâte de voir Christian et d’essayer autant
que possible de le réconforter. Ce n’était plus de ces visites de
courtoisie qu’on rend à un proche en souffrance : je me sentais en
mission. J’allais enfin pouvoir raconter à quelqu’un ce qui m’était
arrivé au monastère Sainte-Madeleine du Barroux, et j’étais certain
que ce récit réjouirait mon oncle.
, depuis des mois, je n’avais rencontré que gêne et sourires. Toi
croyant ? La bonne blague. On connaît l’animal. Beaucoup de mes
amis pensaient que j’en rajoutais. Que j’enjolivais. Travers d’écrivain.
Je vivais les choses dans le seul but qu’elles soient dignes d’être
racontées. D’autres voulaient bien admettre que j’avais ressenti
quelque chose d’extraordinaire – une extase artistique, une
expérience de sortie de corps, une union avec les énergies du
cosmos – mais Dieu… Le personnage était tabou. Trop vieux, trop
connoté. À peine prononçais-je son nom qu’on se braquait ou qu’on
aboyait. Je savais ; j’avais été comme eux avant.
Et puis pourquoi la foi chrétienne ? m’opposait-on. La chose s’était
imposée à moi sans que j’y réfléchisse. Le monastère, les paroles de
saint Jean, les chants grégoriens, la certitude brutale, aveuglante, d’un
amour surnaturel. Peut-être que si j’avais été élevé dans un autre pays,
une autre culture, Dieu aurait pris d’autres voies. Mais quelque chose
d’obscur m’avait bouleversé devant cette Croix : l’horizontal qui
rejoint le vertical, l’immanent qui touche au transcendant, l’éternité
faite homme et l’homme éveillé dès cette terre à ce sentiment
d’éternité… C’était bien le mystère de l’incarnation que j’avais
éprouvé au plus profond de ma chair. La possibilité d’un point de
tangence entre les créatures de ce monde et l’absolu.
Cette nuit pourtant s’était dissipée dans le tumulte des jours.
J’évitais désormais d’en parler. Je n’osais franchir le seuil d’une église.
Ma raison se rebiffait face à la perspective d’un au-delà. Le monde
n’était-il pas qu’atomes et particules, causes et conséquences,
commencement et mort ? J’essayais vaguement de prier avant d’être
rattrapé par le ridicule de la posture : comment invoquer quelque
chose que personne ne voit, dont on n’est même pas certain qu’elle
existe ?
Il m’arrivait, face à un paysage ou à l’écoute d’une musique,
d’éprouver à nouveau cette intuition d’une fraternité originelle entre
toutes choses, qui précéderait notre existence, mais ces moments de
grâce se consumaient tout entier dans l’instant présent, et à peine
étaient-ils achevés qu’il n’en restait rien. Je n’avais aucun moyen de
les retenir. Personne vers qui me tourner. Personne qui aurait pu
m’apprendre à croire. Sauf une, peut-être, et c’était Christian.
Quand nous sommes entrés dans la chambre, Christian s’est
exclamé de surprise joyeuse à notre vue et a fait l’effort de se hausser
sur son lit pour m’embrasser. Ses lèvres se sont longuement attardées
sur mes joues tandis qu’il me serrait aux épaules. Personne dans mon
entourage n’embrassait de cette façon et encore moins un homme.
Aussi je me suis senti un peu gêné par cette familiarité. Mon père se
tenait en retrait, et Christian lui a offert de s’asseoir sur une chaise.
Puis il a insisté pour que nous goûtions aux sablés qu’une
paroissienne venait de lui apporter et j’ai cru l’espace d’une seconde
qu’il allait lui-même se lever pour nous passer la boîte en fer-blanc.
J’étais heureux de le voir en si bonne forme, et n’étaient la blouse
d’hôpital et la poche de sérum physiologique qui pendait au-dessus
de son bras nu, il était tel que je l’avais connu. Souriant, chaleureux,
avec son allure un peu gauche et dégingandée d’enfant qui aurait
trop vite grandi. Il s’est mis à m’interroger sur ma vie – et ta femme ?
et tes enfants ? et tes frères ? et ta vie là-bas en Argentine ? – et cette
absence totale d’intérêt pour sa propre personne, ce refus obstiné de
s’appesantir sur sa situation qu’il avait aussitôt éludée m’ont paru
héroïques. À sa place, j’aurais été recroquevillé sur ma propre
douleur, incapable de voir le reste du monde autrement qu’à travers
le verre noircissant de ma peur et de ma détresse physique. Lui n’était
qu’écoute et recueillement. Cependant mon père se tenait silencieux
sur sa chaise, les mains appuyées sur sa grosse canne noueuse. J’étais
étonné de le voir effacé, lui d’habitude si charmeur et si prolixe. Sans
doute y avait-il trop d’incompréhensions et de non-dits entre ce
pauvre religieux et son Casanova de frère. Entre cette grande tige un
peu fragile et cette beauté à la Ronet ou à la Delon, portée par une
allégresse que rien n’ébranlait.
À une époque, mon père en avait voulu à Christian de ne pas le
soutenir alors qu’il venait d’avoir un enfant – mon frère, dont
j’apprendrais l’existence deux ou trois ans après sa naissance, fruit
d’une fugace relation extraconjugale avec une ancienne assistante de
ma mère. Christian, de son côté, devait être fatigué des frasques de
son aîné, ce flambeur qui avait saccagé tant de cœurs et qui persistait
à se comporter inconsidérément, s’engueulant pour un rien avec les
uns et les autres, empruntant de l’argent à droite et à gauche,
honorant sa cotisation annuelle au Jockey Club alors qu’il n’avait pas
les moyens de régler le loyer de sa studette, en appelant à la
générosité de mon frère cadet et de moi-même pour le dépanner de
cinquante ou cent euros. Mais peut-être y avait-il autre chose dans le
silence de mon père et l’indifférence feinte de Christian à son égard.
Une pudeur que l’approche de la mort imposait, les ramenant malgré
eux à l’époque où ils n’étaient que deux enfants au seuil de leur vie,
où rien n’était joué encore et où l’avenir paraissait une contrée
lointaine. Que leur restait-il désormais ? De grands ciels baignés de
soleil, le rire de ceux qui leur survivraient, quelques étincelles de joie
encore. Comme celle que j’espérais allumer dans le cœur de
Christian en lui racontant ma révélation.
Je ne me trompais pas. Il a écouté mon récit sans m’interrompre, un
sourire illuminant son visage. Ce transport, cette exultation, le
sentiment soudain que tout était justifié, que tout était à sa place : les
avait-il vécus lui aussi ?
J’ai terminé en citant un livre de Péguy sur lequel j’étais tombé au
moment de quitter l’abbaye : Le Porche du mystère de la deuxième vertu.
Un long poème en vers libres célébrant l’espérance. Exactement ce
que je souhaitais transmettre à Christian. L’espérance que tôt ou tard
viendraient des jours meilleurs.
D’après Péguy, des trois vertus théologales – la foi, l’espérance et la
charité –, c’était la deuxième la plus difficile à trouver en soi mais
aussi la plus miraculeuse. La foi va de soi : il suffit de savoir regarder
le monde qui nous entoure, des étoiles qui ensablent le ciel aux
abîmes obscurs des océans, de la tempête qui fait bondir les vagues à
la minuscule procession des fourmis rampant dans la terre. La charité
va de soi : il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas tendre la
main à ceux qui sont dans la détresse, pour ne pas éprouver de la
compassion à la vue des malheureux et ne pas tenter de leur venir en
aide. Mais l’espérance… Voilà qui est étonnant, voilà qui dépasse
l’entendement. Être témoin de toutes les épreuves et de toutes les
catastrophes qui ébranlent le monde et croire tout de même que
demain tout ira mieux. Croire, même au plus profond de
l’inquiétude, que le jour qui se lève sera meilleur que le précédent. Et
renoncer à la plus grande et à la plus commune des tentations qui est
celle de désespérer. Mais comment la trouver cette flamme vacillante,
cette maigre lueur ? Comment ne pas sentir son cœur moisir de
rancœur et de découragement au fil des deuils et des désillusions ?
J’ai cru, à la première lecture, que Péguy ne donnait pas la réponse.
Pourtant elle était là dans toute sa simplicité. Il n’y avait qu’à prendre
exemple sur les enfants. Sur leur regard entier et presque
insoutenable de franchise qui semble toujours receler une promesse.
Une promesse qui n’est pas seulement de l’espoir, ni le seul désir de
voir ses souhaits se réaliser, mais aimer ce qui n’est pas encore et qui sera.
Le miracle de l’espérance, c’est accepter ce qui va venir, l’accepter
quoiqu’il arrive. Quand bien même cela nous heurte, quand bien
même ce n’était pas tout à fait ce que nous avions espéré. L’accepter
sans réserve en se disant qu’il y a là-dedans quelque chose pour nous,
qu’on ne voit pas au premier coup d’œil mais qui est pour le mieux.
Car tel est le dessein de Dieu. Et contre ce dessein, il ne sert à rien de
se révolter, il ne sert à rien de tempêter, notre volonté seule ne peut
gouverner le monde, il faut être aveuglé par l’orgueil pour le penser,
non, tout ce que la vie réclame, c’est de la confiance – et Dieu sait
que c’est héroïque parfois –, mais il faut se mettre en chemin, laisser
une place pour que résonne en nous cette voix qui n’est pas la nôtre,
et qui pourtant nous ressemble plus que notre propre timbre, plus
que nos propres mots, cette voix qui sonne si juste et si clair au milieu
de tous les fausses notes, cette voix qui a toujours été là et qui le sera
encore, et demain, et après-demain, et pour les siècles des siècles.
Cette petite voix que les enfants entendent d’instinct, sans même s’en
rendre compte, et qui est comme un écho d’éternité perdu parmi
nous.
Christian ne connaissait pas le livre de Péguy mais il a semblé
touché par son propos avant de jouer la carte de l’humilité : « Ah bah
tout ça, c’est bien trop intellectuel pour moi, moi, tu sais, je suis un
simple prêtre, je suis pas aussi calé que toi. » Et il a ri de bon cœur.
Nous avons tous ri de bon cœur. Mais j’étais frustré de ne pas avoir su
lui transmettre la beauté de ce poème. Tout ce que ces mots auraient
pu ressusciter en lui, là tout de suite, alors qu’il se tenait cloué à ce lit
d’hôpital, au milieu du va-et-vient des infirmières et des visiteurs
compassés, accablé de douleurs mais n’en laissant rien paraître
qu’une ombre de lassitude qui voilait parfois son regard et le
retranchait brusquement du reste du monde. J’allais le lui acheter
tout de suite, je lui enverrais par la poste, il fallait qu’il le lise !
Christian m’a remercié, mais j’ai senti que c’était de pure forme. Plus
tard, je devais apprendre que les franciscains sont peu versés dans les
livres ou les raffinements théologiques, préférant consacrer leur
temps et leurs efforts à des tâches plus concrètes comme aider les
pauvres, les malades, les sans-papiers, les gens du voyage, les
prisonniers condamnés à de lourdes peines. Nul mépris de leur part
dans cette préférence : c’est une question de vocation ; il faut des
gens pour penser et d’autres pour agir, des gens pour questionner le
monde et d’autres pour tenter de soulager sa souffrance. Mais à ce
moment-là, je l’ignorais. Je souhaitais le faire entrer coûte que coûte
sous Le Porche du mystère de la deuxième vertu. Alors je me suis souvenu
que Péguy évoquait un passage de la Bible et je me suis dit la Bible,
ça, il l’aura forcément lue. Un passage de l’Évangile selon saint Luc,
pour être précis, et ce passage, c’est le retour du fils prodigue.
Il y a quelques mois encore je n’avais jamais lu la Bible. Ou plutôt,
j’avais lu la Genèse et je m’étais endormi avant de finir la généalogie
des enfants de Noé. J’avais entendu parler de l’histoire du fils
prodigue, bien sûr, sans y prêter plus d’attention. Aussi, c’est avec des
yeux neufs ou quasiment que je l’ai découverte dans saint Luc, le seul
des évangélistes à rapporter cette parabole. Un homme avait deux fils…
Le premier demande à son père sa part d’héritage ; il veut partir,
tenter l’aventure dans un pays lointain. Là-bas, évidemment, rien ne
se passe comme prévu. Il fait la bringue, il fréquente des prostituées,
il dépense toute sa fortune en un rien de temps et se retrouve à la
rue. Il accepte alors de garder les porcs, il a faim mais même les
caroubes que mangent les bêtes, on ne les lui donne pas. Alors il
rentre à la maison avec l’espoir d’être pardonné par son père, peut-
être. Et c’est ce qui arrive. Son père est ému aux larmes à son retour,
il l’embrasse, lui offre ses plus beaux vêtements pour remplacer ses
guenilles. Puis il demande à ses serviteurs de tuer un veau gras et de
préparer une fête en son honneur. Sauf que le fils cadet, resté
fidèlement aux côtés de son père, à se tuer à la tâche dans les champs
plutôt que de dilapider son héritage et de se vautrer dans les plaisirs,
est révolté. Son père ne lui a jamais offert la moindre fête ; c’est
injuste, c’est dégueulasse. Et je suis bien d’accord avec lui. À sa place,
je prendrais ma part d’héritage et je partirais dare-dare. Mais son père
le retient : lui a tout ce qu’il lui faut ici, tandis que son frère on le
croyait mort et voilà qu’il vit à nouveau, il était perdu et il est retrouvé.
On peut penser, c’est accorder beaucoup d’intérêt à un vulgaire fils
de famille qui a fait les quatre cents coups et qui s’en mord les doigts.
Ou bien admettre que cette réconciliation recèle une vérité d’un
autre ordre. Ce que célèbre le père, ce que célèbre Jésus, ce que
célèbre Péguy, ce n’est pas la seule renaissance du fils mais ce que
cette renaissance annonce : il ne faut pas perdre patience, il ne faut
pas renoncer à aimer, il ne faut pas cesser de croire. Car l’espérance
existe. Et si elle existe pour une personne, alors elle existe pour tout
le monde.
Il s’est passé quelque chose d’étrange tandis que j’évoquais ce
passage face à Christian, quelque chose d’inattendu. Je me suis
reconnu dans cette histoire. Je n’y avais jamais pensé jusqu’à présent,
mais c’était clair tout à coup : si ce texte me touchait autant, c’était
qu’il parlait de moi, le fils de famille, l’apôtre des drogues et de la
nuit, moi dont les personnages de romans étaient tous des
héroïnomanes ou des ados suicidaires, des putes de luxe ou des
crevards cyniques. Moi qui avais publié deux cent cinquante pages
d’éloges de la masturbation des grottes du paléolithique à YouPorn,
en passant par Diogène, Sade et Dalí, voilà que j’étais revenu à Dieu.
Et voilà que Jésus me contait ma propre vie. Je pensais parler
d’espérance à mon oncle et, une fois de plus, je ne parlais que de
moi. De moi ? Pas seulement. Car cette histoire en réalité lui était
familière. Avant de devenir franciscain, Christian avait eu une autre
vie. Une vie qui n’avait rien eu à voir avec la foi ni avec la religion. Je
ne savais rien de son secret encore…
L’enfant prodigue, c’était lui.
7.

Fin juillet, nouveau coup de fil de mon père : Christian n’en avait
plus que pour quelques heures. La dernière séance de
chimiothérapie lui avait été fatale. Il avait fait une hémorragie interne
durant la nuit. Sans doute le dosage n’était-il pas adapté ; le
traitement avait détruit une grande quantité de ses plaquettes
sanguines. « Tu comprends, c’est comme prendre un marteau-pilon
pour écraser un moustique, a ajouté mon père, dépité. Ça fout tout
en l’air, ces saloperies. »
Christian est décédé dans l’après-midi. La vitesse à laquelle il est
parti nous a laissés anéantis. On imaginait qu’il livrerait bataille
durant de longs mois, peut-être même qu’il s’en remettrait mais ça…
C’était d’une brutalité inouïe.
J’étais bien plus ébranlé par cette nouvelle que je ne l’aurais pensé.
Qu’il s’en aille au moment même où je renouais avec lui me paraissait
d’une rare injustice. Il avait été là, à un simple coup de fil de moi
toutes ces années, et je n’avais jamais songé à l’appeler. Et maintenant
que je l’aurais voulu, je ne le pouvais pas.
Bien plus tard, un de ses amis d’enfance me raconterait qu’il lui
arrivait encore de laisser des messages sur son répondeur pour
entendre le son de sa voix : « Salut mon Christian, c’est moi encore…
il est minuit, je viens de rentrer… je sais pas si tu peux entendre ce
message là où tu es… mais j’espère que t’es heureux, que t’as enfin
trouvé ce que tu cherchais… putain, j’arrive toujours pas à croire que
t’es parti… je te vois encore là dans le salon… tu venais d’avoir tes
résultats d’analyse… j’avais dit ah bah on va vraiment voir à quoi tu
crois maintenant, parce que si tu y crois, c’est le bonheur… tu te
souviens ? »
Et moi aussi je voudrais poursuivre avec Christian cette conversation
que sa mort a interrompue. Quand je me connecte sur Skype et que
je tombe sur sa photo de profil – une photo prise trop près de la
caméra qui lui donne un air un peu comique –, je songe à toutes ces
fois où il avait cherché à me joindre alors que je vivais là-bas, de
l’autre côté de l’Océan en Argentine, et où j’avais hésité à lui
répondre, trouvant toujours une bonne raison de ne pas le faire : ah
non, qu’est-ce qu’il me veut, j’ai trop de travail, ça va durer des
plombes, je le rappellerai un autre jour… Je revois tous ces appels
manqués dont la liste détaillée s’affiche encore dans mon historique –
3 juin 2014 « Appel – pas de réponse » 12 h 15 pm ; 10 juin 2014 «
Appel – pas de réponse » 12 h 19 pm ; 3 septembre 2014 « Appel –
pas de réponse » 11 h 40 am… – j’entends ces sonneries qui
résonnent dans le vide tandis que sa photo de profil s’affiche soudain
à l’écran avant de disparaître au bout d’une dizaine de secondes. Et je
sens ma gorge se serrer.
Deux jours plus tard, j’étais à Orsay, dans la communauté
franciscaine où il vivait avant que la maladie ne se déclare. Son jeune
frère Bernard et Alix, l’aînée des sœurs, y préparaient la messe
d’enterrement en compagnie d’un prêtre. Alix m’a serré longuement
dans ses bras sans un mot. J’ai songé que personne ne m’avait serré
de la sorte depuis l’enfance, avec tant de cœur et de fermeté, et
soudain je me suis souvenu que, si, Christian le faisait justement pour
me saluer après m’avoir embrassé longuement comme je l’ai raconté ;
il me gardait enchaîné à lui une éternité, et le gamin que j’étais en
éprouvait à la fois de la gêne et un étrange sentiment de soulagement,
comme si j’avais pu soudain lui confier tout le poids de mon être. Lui
seul se chargeait de le porter désormais.
Une paroissienne avait achevé de préparer le corps, et nous sommes
descendus dans la chapelle où il était exposé. L’unique fois où j’avais
été en présence d’un mort, c’était ma grand-mère, et j’avais douze ou
treize ans. On l’avait allongée sur son lit. Je me rappelle le violent
sentiment de rejet que j’avais éprouvé en pénétrant dans la pièce.
Comme si je doutais de cette réalité et souhaitais la fuir au plus vite.
Pourtant la chambre où elle reposait, avec son beau tissu bleu
Verrières au mur, les arbres de l’atelier Delacroix qui s’encadraient
dans les fenêtres, les couvertures bleu pâle des livres qu’elle éditait, et
ses meubles en bois verni étincelant d’un soleil pâle, tout était vrai.
Elle était morte. Et cette sensation terrassante, voilà qu’elle me
saisissait de nouveau. Christian était étendu dans un cercueil, vêtu de
sa robe de bure et de sa cordelette, une croix franciscaine pendant
entre ses doigts. Bernard s’est brisé en deux, pris de sanglots, et est
ressorti aussitôt. Alix et moi, nous sommes assis sur les bancs, mains
jointes, et j’ai prié pour lui. Prié pour que Dieu l’accueille et lui offre
la paix qu’il méritait. Prié pour lui dire que je l’aimais et que j’étais
inconsolable d’être passé à côté de lui en cette vie. Ses traits s’étaient
adoucis, sa peau semblait rajeunie, il gisait là plein d’un éclat et d’une
sérénité nouvelle. J’avais lu ces histoires de saints qu’on découvrait
transfigurés après leur mort et je me réconfortais à la pensée qu’il en
était peut-être un.
Alix a fini par quitter la chapelle, et je suis resté encore un long
moment. Veiller les morts pour accompagner leur âme au ciel, car ils
sont encore un peu là parmi nous, et qu’il est si difficile de renoncer
à cette terre, je le ressentais au plus profond de moi. Peu à peu
s’épanouissait dans le creux de mon ventre la même lumière qu’au
Barroux, la même certitude que notre âme existait et que c’était
l’empreinte de Dieu lui-même. La présence éblouissante de Dieu que
nous ne cessions de fuir dans les zigzags incessants de notre pensée.
La présence éblouissante de Dieu dans le Christ ressuscité que
Christian tenait entre ses doigts…
Le lendemain je suis retourné à Orsay, et j’y ai rencontré plus de
monde : mon oncle Foulques et sa femme, Alix et Bernard toujours,
ainsi que la nouvelle épouse de ce dernier. Après nous être recueillis
dans la chapelle, nous sommes tous allés déjeuner dans un restaurant
du centre-ville.
Cela faisait des années que je ne m’étais pas trouvé au milieu de la
famille de mon père, à partager un repas en petit comité, à la bonne
franquette comme ils disaient, mais au fond c’était comme si je ne les
avais jamais quittés : ça parlait fort, ça enquillait les bouteilles de rosé,
ça se chambrait à tout-va… Les hommes très machos à leur habitude,
les femmes qui les mouchaient du tac au tac. Chacun se faisait un
devoir d’être gai, et lorsqu’on évoquait « le pauvre Cricri », c’était
avec tendresse, sans s’appesantir. Bernard planchait sur le discours
qu’il lirait lors de la messe d’enterrement et sollicitait notre aide. Mais
à peine eut-il prononcé deux ou trois phrases qu’il fut secoué de
sanglots, lui le petit frère que cette mort laissait plus seul et plus
démuni que les autres. Toute la tablée s’est mise à le réconforter, et il
a pris sur lui et recommencé sa lecture. « Alors l’écrivain, me hélait-
on ici et là, qu’est-ce que t’en penses ? C’est bien « demi-mesure » ?
Ça te plaît ? Non parce que si ça te plaît pas, faut nous dire. On
change. C’est pas tous les jours qu’on a la chance de déjeuner avec un
futur académicien, tu comprends ? » Tout le monde bavardait et riait
dans un grand tumulte de plats. C’est à peine si j’ai entendu, à travers
le vacarme, Bernard évoquer un épisode de la vie de Christian dont
j’ignorais tout. C’était deux ou trois phrases à peine, prononcées à mi-
voix, la gorge toujours nouée. Mais qui m’ont foudroyé.
« La première partie de sa vie fut une recherche permanente, marquée par
moult expériences jusqu’au-boutistes. Sa vie professionnelle ne le passionnait
pas ; il n’était intéressé ni par l’argent ni par le pouvoir.
Cette première partie de sa vie était un parcours initiatique qui l’a mené sur
cette route d’Espagne, avec son père et sa tante. Il s’arrête sur le bord de la
route, il sort de la voiture, et là, il est comme pétrifié : le seigneur l’a appelé.
À trente-sept ans, la vie de Christian bascule. »
« Attends, attends, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? »
Les mots sont sortis sans même que je m’en rende compte. Bernard
a levé la tête et m’a souri.
« Bah oui, c’est comme ça que ça s’est passé.
— Que quoi s’est passé au juste ?
— Eh bien qu’il a ressenti l’appel de Dieu. Qu’il a compris qu’il
devait tout abandonner et se consacrer à lui.
— Et tu veux dire que c’est arrivé d’un seul coup, comme ça, à
trente-sept ans. »
Bernard a hoché la tête.
« C’est ce qu’il m’a toujours raconté. Tu sais, Christian, c’est
quelqu’un qui s’est cherché toute sa vie et là soudain tout a été clair
pour lui. Tout a été évident. Il était transfiguré après coup. Ce n’était
plus le même homme.
— Mais je ne comprends pas bien. Qu’est-ce qu’il s’est passé
exactement ? Il était sur cette route et il a eu besoin de s’arrêter, c’est
ça ?
— Ah bah sans doute qu’il voulait pisser un coup », a lâché
Foulques.
Tout le monde a explosé de rire. Et, en effet, c’était amusant de
penser que Christian avait été frappé par Dieu alors qu’il urinait
contre un fossé, le pantalon aux chevilles et les fesses à l’air. Mais
j’avais besoin de comprendre ce qu’il avait vu à ce moment-là, ce qu’il
avait ressenti avec tant de clarté. Bernard avait du mal à resituer avec
précision les mots de son frère. « C’était quelque chose de physique.
Il ne pouvait plus bouger. Il était transi. Comme enveloppé par
quelque chose qui le soulevait. Pour lui ça ne faisait aucun doute : il
devait faire demi-tour et rentrer tout de suite à Paris. Il devait
répondre à cet appel et prendre l’habit. »
Cette histoire bizarrement m’en a aussitôt rappelé une autre : celle
où García Márquez, dans une sorte d’inspiration fulgurante, a su qu’il
devait écrire Cent ans de solitude.
Il vivait alors avec sa femme et ses deux garçons à Mexico où il
travaillait dans une agence de publicité, tout en écrivant des scripts
pour le cinéma. Un jour, alors qu’il se rendait avec sa famille à
Acapulco pour les vacances et qu’il roulait sur une petite route
paumée dans les montagnes, lui est apparue, avec une clarté
sidérante, la première phrase d’un livre : « Muchos años después, frente
al pelotón de fusilamiento, el coronel Aureliano Buendía había de recordar
aquella tarde remota en que su padre lo llevó a conocer el hielo… » Et à la
suite de cette phrase initiale, tout son roman s’est déroulé comme
dicté par une force supérieure : « me sentí fulminado por un cataclismo
del alma tan intenso y arrasador que apenas si logré eludir una vaca que se
atravesó en la carretera », expliquerait-il dans une interview. La vache en
question réchapperait de justesse à la mort. Quant au chauffard, il
s’arrêterait, lui aussi, sur le bas-côté avant de faire demi-tour, mais
direction Mexico, où il s’enfermerait dix-huit mois durant pour écrire
d’une seule traite son livre.
Bien des années plus tard, le frère de l’écrivain révélerait la version
exacte de cette histoire : après s’être arrêté sur le bord de la route de
campagne, García Márquez et sa famille avaient en réalité rejoint
Acapulco où l’écrivain s’était empressé de coucher sur le papier les
premières pages de son livre. Au bout de deux jours, ne tenant plus
en place, il avait décidé d’écourter leurs vacances et de regagner
Mexico. À l’identique, allais-je apprendre au cours de mes
recherches, Christian, ne voulant abandonner ni son père ni sa tante,
avait renoncé à faire demi-tour et poursuivi son voyage. Mais de
retour à Paris, il avait aussitôt entrepris plusieurs pèlerinages et
séjours de reconnaissance dans des monastères avant d’entrer chez les
franciscains.
Il est bon que les histoires mentent parfois pour mieux dire la
vérité. Et la vérité, c’est que l’écrivain colombien comme le frère
mineur se sont sentis terrassés par quelque chose qui les dépassait.
D’aucuns l’appelleront l’inspiration concernant Márquez. Mais cette
inspiration elle-même est un don, une faveur divine qui nous est
offerte et qui, à chaque instant, peut nous être retirée. Ni la raison, ni
la volonté, ni l’effort n’égaleront la puissance des mots jaillis
d’ailleurs, qui nous traversent comme si, à l’instant même où ils
naissaient, nous étions morts au monde. Et c’était bien ce qui était
arrivée à Christian. Il s’était brusquement absenté de lui-même pour
laisser Dieu parler en lui.
La seconde chose à laquelle j’ai pensé, c’est évidemment son âge au
moment de cette révélation. Trente-sept ans. Le même que le mien.
Au-delà de la coïncidence, cette découverte me sonnait. Je l’avais
toujours connu comme frère franciscain, et pourtant il avait vécu plus
de la moitié de sa vie loin de Dieu. Il y avait eu un autre homme avant
le prêtre, d’autres amours avant celui de Dieu.
Tout abandonner à près de quarante ans, quitter le monde pour
vivre dans la pauvreté et l’abstinence, pour soulager les exclus et tous
les damnés de la terre, jamais je n’aurais eu ce courage. Mais peut-
être que moi aussi, à ma manière, je pouvais essayer de changer. Peut-
être que pour moi aussi, une autre existence commençait.
Dans les mois suivants, alors que j’interrogeais ma mère sur
Christian et sur ce qu’elle m’avait tenu caché toutes ces années, elle
s’est levée d’un bond, comme se rappelant soudain un oubli. Elle
avait un cadeau pour moi. C‘était si vieux ! À évoquer toutes ces
histoires, ça lui revenait à présent. Christian, en entrant dans les
ordres, s’était débarrassé de tous ses biens. Il avait légué la plupart de
ses affaires à ses frères et sœurs, à ses amis, à des églises et des
associations, mais il avait aussi souhaité laisser un souvenir à ses
neveux, dont je faisais partie. Ma mère l’avait soigneusement conservé
dans un tiroir, parmi une foule de photos et de breloques qui
appartenaient à des périodes de sa vie dont je ne connaissais à peu
près rien. Elle est revenue avec un bel étui en cuir, à l’intérieur
duquel j’ai trouvé un stylo ciselé en argent surmonté d’une plume
d’or. Un stylo de collection. J’ai été saisi de vertige. Christian, entre
toutes ses affaires, avait choisi de m’offrir son plus beau stylo, et je le
découvrais trente ans plus tard, au moment même où je commençais
à écrire sur lui.
Le lendemain du déjeuner à Orsay, je reprenais l’avion pour Buenos
Aires. J’abandonnai tout net mon livre sur Ligonnès et, quelque part
au-dessus de l’Atlantique, je commençai celui-ci.
Deuxième partie
8.

Elle s’appelle Maria Pfusterschmidt mais les garçons la surnomment


Maria Fourre ta chemise en se bidonnant. Elle est autrichienne, très
digne, éduquée, parlant un excellent français. Autant de qualités qui
ont poussé les parents à l’embaucher pour s’occuper des cinq enfants
– les deux derniers n’étant pas encore nés. À l’époque on ne dit pas
nounou mais gouvernante et le chic ultime veut qu’elle soit d’origine
anglo-saxonne. Mais le chic s’arrête là car, dans la grande maison de
La Mulatière où ils habitent, près de Lyon, règne un bordel sans nom.
Ça hurle, ça court, ça tombe, ça se relève, ça hurle encore, ça n’en
finit pas. Du matin au soir. Et du soir au matin. Sans compter les
vacances lorsqu’il n’y a même plus la férule des maîtres ni le sifflet
des pions pour juguler l’énergie de ces gosses pétant de santé, qui ont
tout loisir pour tourmenter Maria. Tous ensemble, ils prennent la
direction de l’Anjou dans unePeugeot 402. Une guimbarde à trois
vitres de chaque côté, puant l’essence, bourrée de bagages jusqu’au
pot d’échappement, dépassant à peine les soixante à l’heure en ligne
droite. Soixante à l’heure ! Plus lent, il y a les calèches et les
transatlantiques. Le paysage prend de l’épaisseur, les adultes ont la
tête en chou-fleur. Surtout quand le jeu des plus grands consiste à
imiter des bruits de pet et à incriminer la pauvre Maria
Pfusterschmidt, toujours aussi digne, toujours aussi éduquée,
s’exprimant toujours dans un français aussi parfait. Soixante à l’heure
de Lyon jusqu’en Anjou ! Par des départementales entortillées. Les
ressorts qui couinent, les valises qui brinquebalent, les enfants qui ont
l’air d’avoir mille pieds et mille jambes. À ce stade-là, ce n’est plus de
la patience de la part de la gouvernante, c’est du sacerdoce.
Maria a survécu à ces trajets homériques, aux bagarres entre
frangins, aux gamelles à vélo, aux crapauds glissés dans son lit et
autres plaisanteries tordues, mais, ce jour-là, elle a bien failli mourir
d’angoisse. Quand elle en parle, soixante ans plus tard, sa voix en
tremble encore. La journée avait commencé sans encombre pourtant,
dans la grande maison de La Mulatière. Les enfants partis à l’école,
Maria est allée faire des courses au village, confiant Christian, le plus
petit, à une cuisinière venue pour un extra. Les parents reçoivent des
ribambelles de cousins et d’amis à dîner, et il manque toujours une
chose ou une autre, c’est l’improvisation qui prévaut, alors Maria doit
se débrouiller. Ce sera l’affaire de trente minutes, promet-elle à la
cuisinière avant de quitter la villa, un cabas sous le bras. Le monde est
alors un endroit sûr et accueillant avec ses grandes rangées de
peupliers oscillant sous le vent et les moteurs têtus des voitures qui
parsèment la campagne de leurs traînées sonores.
Quand elle revient, ce n’est plus le même monde. Christian a
disparu. La cuisinière ne sait pas comment. Christian a à peine trois
ans. Il porte encore des couches en coton. Il est incapable d’articuler
trois mots. Il ne doit pas être bien loin. Hélas, plus on cherche, plus il
semble loin de tout. Il n’est pas dans la maison, pas dans le jardin. Ni
dans ceux des voisins. Peut-être vers l’étang. Oui l’étang, pourquoi
pas. Il y a ce môme qu’on a trouvé noyé là-bas l’année dernière, glisse
quelqu’un. C’est un coup de fusil au cœur : on court, on trébuche sur
des mottes de terre, on commence à répéter au vent son nom, et l’eau
glacée enserre les chevilles peu à peu tandis qu’on retrousse ses jupes
pour pénétrer dans l’étang. Jusqu’où se serait enfoncée Maria
Pfusterschmidt si la police n’avait pas fini par appeler ? Christian était
au poste de Houdain, le village voisin, sain et sauf. Un automobiliste
l’avait ramassé en train de marcher seul sur la grand-route. Entre ce
moment et celui où il avait échappé à la vigilance de la cuisinière de
La Mulatière : mystère. Tout ce que l’on savait, c’est qu’il avait réussi à
enfiler son manteau seul, à sortir de la villa et à traverser l’immense
parc sans qu’on le remarque. En plein hiver. À trois ans. Sans raison
apparente. Il avait rejoint la grand-route et il s’était mis à marcher. Et
lorsque Maria, éplorée, était enfin arrivée au commissariat pour le
récupérer il était là, en haut des marches, immobile, à l’attendre. Sans
une larme ni un cri. Les policiers avaient refusé de le confier l’enfant
à Maria : elle n’avait pas ses papiers. Et même à cet instant, Christian
était demeuré imperturbable. Il avait sagement attendu qu’elle aille le
chercher et il s’en était retourné avec elle.
Christian n’avait gardé aucun souvenir de cet épisode, Maria oui.
Qu’était-il passé par la tête du gamin ? Qu’avait fait Christian durant
ce hiatus de quelques heures ? On s’était figuré tout un tas de choses,
qu’il avait suivi un animal, cherché une cachette pour enterrer un
trésor. Tout de même. Ce môme parti avec ses couches et son
manteau de laine. Tout seul. En hiver. Ce môme qui regardait Maria
Pfusterschmidt du haut des marches du commissariat avec un calme,
une docilité presque effrayante. Non vraiment, ce môme-là, il n’était
pas comme les autres.
Non, il n’était pas comme les autres. Et quand Maria dit les autres,
elle ne parle pas seulement des frères, ni des cousins, ni de toute la
marmaille agglomérée qui, l’été venu, s’abat comme un essaim de
sauterelles ravageant allégrement sur son passage jardins et baraques
de famille, mais de tous ces gamins nés dans l’immédiat après-guerre,
braillards et va-t-en guerre, habitués à faire les quatre cents coups et
l’école buissonnière. Qu’on les imagine un instant ces morveux aux
culottes courtes et aux genoux écorchés, démerdards et trompe-la-
mort, qui s’interpellent par leurs noms de famille d’un air bravache,
et qui se foutent des peignées pour un oui ou pour un non en se
traitant de peigne-cul ou de couille molle. Ils tuent le temps en
balançant des pierres sur le tramway qui passe en contrebas de la
maison ou en déféquant dans les bottes du jardinier, se chamaillent
pour des histoires de football, de billes en agate ou de soldats de
plomb, répliques exactes des GI de 45 dont certains gardent encore le
souvenir ébloui. Ils roulent des mécaniques, ne cessent de charrier les
chiffes molles et les trouillards et les balances et les pleurnichards
qu’ils raillent en lançant à la cantonade « Oh les gars sortez les canots
à la mer, il y a encore machin chouette qui chiale ! » Ce sont moins
des enfants que des petits hommes, qui jouent aux durs, brisant des
vitres avec leurs lance-pierres, tuant les vipères à coups de pelle, avant
d’attacher le plus jeune au tronc d’un arbre sous prétexte de jouer
aux cow-boys et aux Indiens, le laissant hurler tout son soûl qu’il veut
sa maman, jusqu’à ce que celle-ci apparaisse enfin, rieuse mais
rassurante, mais rieuse quand même, et qu’elle le détache, et il pleure
et elle le réconforte encore, et le soir tombe tandis qu’ils rentrent
lentement vers la maison où les tortionnaires se trouvent déjà à table,
en train de saucer goulûment leur assiette en se gaussant encore du
coup qu’ils lui ont fait. Qu’on les imagine un peu…
Christian, lui, n’a pas besoin de les imaginer ; il vit parmi eux. Que
ce soit à La Mulatière, où il est né et où son père dirige alors une
usine de balances et de pèse-personnes ; ou bien à Paris, plus tard,
dans le minuscule appartement de la rue Claperon, avec la chambre
des parents séparée de celle des enfants par un simple rideau, après
que les propriétaires de l’usine, du jour au lendemain, ont mis son
père à la porte pour le remplacer par un cousin ; ou dans les internats
où ses parents furent contraints de l’envoyer faute de pouvoir le
garder auprès d’eux – Rennes, Craon, Combrée et sans doute j’en
oublie –, partout, il rencontre de nouveaux matamores et, partout, il
lui faut subir à nouveau les avanies et la solitude.
Son physique le condamne d’avance. Trop grand, trop frêle, trop
embarrassé de lui-même. En classe, les professeurs le collent au fond
à cause de sa taille, et il le vit comme une punition. Il développe des
réflexes de cancre. Mais sans la légèreté goguenarde ni la glorieuse
irrévérence des derniers de classe. Chez lui, les mauvaises notes ont
quelque chose de tragique : elles ne sanctionnent pas son travail ni
son manque d’application mais son être tout entier. On le prend vite
pour un idiot. Un gamin engourdi qui ne parle guère, qui ne se
risque à rien, qui n’a ni l’aisance ni les fulgurances de ses illustres
grands frères. Il s’est sans doute senti nul dans les études avant même
de le devenir. Comme s’il avait fini par se conformer à la place au
fond de la classe que le destin lui avait attribuée.
À cela s’ajoutent très vite des problèmes de squelette classiques dans
les cas de croissance trop rapide. Douleurs aux articulations, déviation
de la colonne vertébrale, faiblesse musculaire, lassitude, difficultés à
se concentrer, maux de tête… On lui trouve toujours l’air un peu
pâle, faiblard, et en conséquence certains en prennent avantage. On
le rudoie facilement, on se paie sa tronche. Comme il manque de
repartie et que son corps lui est une gêne, il se laisse faire sans
broncher, il baisse la tête. Ou alors il éclate, mais d’une façon si
brutale, si maladroite, si véhémente que c’est lui qui finit par être
puni et qu’il se retrouve seul à marcher en rond dans la cour de
récréation giflée par la bise hivernale tandis que ses bourreaux, assis à
leur pupitre derrière les vitres embuées, gloussent encore dans le col
de leur veston.
Leur plaisanterie favorite : on lui dégonfle ses roues de bicyclette
chaque soir, ça ne rate jamais. Et chaque soir, il doit se taper les cinq
kilomètres de Craon à La Motte à pied. Par des chemins boueux, au
milieu de champs recouverts peu à peu par l’obscurité, encerclé par
les croassements des corbeaux et les hululements des premières
chouettes. Et lorsqu’il aperçoit enfin les lumières de La Motte, je ne
sais si c’est avec le soulagement de se savoir arrivé ou avec l’angoisse
du lendemain, quand les brimades et les humiliations reprendront de
plus belle.
À La Motte, il a un refuge justement, c’est le grenier. Il s’agit d’une
ancienne chapelle dont le plafond est couvert d’étoiles peintes à
moitié passées. Un autel en chêne épais trône encore au fond mais
pour le reste c’est un micmac de chaises amputées, de tronçons de
bicyclettes, de lourdes malles aux équerres et aux fermoirs en cuivre.
Personne n’y met jamais les pieds sauf Christian et sa cousine, Y, qui a
le même âge que lui. La même fragilité et la même délicatesse aussi.
C’est là dans ces combles oubliés, tissés de toiles d’araignée, qu’ils
courent se cacher pour échapper aux cris et aux vilenies des meutes
d’enfants peuplant cette vaste maison en été. Leurs voix feutrées,
l’odeur âcre de la poussière, le silence plein de craquements, le
sentiment d’avoir enfin un monde à soi où s’éteint la crainte des
autres, de leur déplaire, d’être moqués, de ne pas savoir leur
ressembler. Les voilà qui chuchotent, ces deux fugueurs, qui
s’installent sous un vieux baldaquin et prétendent être des
romanichelles dans leur roulotte. Les voilà qui jettent des rideaux
déchirés pour figurer les murs et le toit, arrangent des coussins
perdant leurs plumes, enfilent des robes en taffetas élimées. Christian
se fait appeler Solange et lit les lignes de la main. C’est une diseuse de
bonne aventure qui peut prédire le futur, et leur futur, à tous les
deux, sera glorieux. Solange en est certaine.
S’il joue aux gens du voyage dans ce grenier oublié de La Motte, ce
n’est pas un hasard. Un groupe vient de s’installer dans la ville voisine
de Craon, et sa grand-mère a emmené Christian les visiter, et leur
apporter des vêtements et de la nourriture. Plus tard, le religieux
évoquera souvent les jappements de chien et les échos des enfants
s’égayant dans la boue des terrains vagues, ces visages sombres, qui les
suivaient du regard avec méfiance, sa grand-mère et lui, tandis qu’ils
arrivaient en voiture de cet autre pays, aux champs éclatants de soleil
et aux demeures en pierres blondes. Ce pays où l’on traitait de
voleurs les gens comme eux, s’indignant de leur présence et de leurs
mœurs dissolues, sur le compte desquels on racontait les pires
horreurs, ce pays dont ils se savaient exclus, eux qui vivaient avec trois
fois rien, tressant des paniers, travaillant la ferraille, cuisinant sur des
feux de camp, se lavant dans des bassines en étain, certains hommes
se livrant parfois à des rapines quand d’autres préféraient s’abrutir
d’alcool. La vieille dame et le garçon descendaient de voiture, chargés
de vieux habits ou de poulets de ferme. Les distribuaient aux femmes
tout en demandant comment elles s’en sortaient, si tel de leurs petits
était guéri et si les grands avaient enfin trouvé du travail, leur assurant
qu’ils prieraient pour eux. Ce n’était pas grand-chose pour ces gens
condamnés à la pauvreté et au mépris, mais pour Christian, tout avait
commencé là. Devant le spectacle de la misère…
L’histoire est belle, et le franciscain plus tard aimera la raconter.
Elle n’explique pas qu’il ait attendu presque quarante ans pour
entrer dans les ordres. Ni les soirées mondaines, ni sa carrière dans le
commerce et la mode, ni les « expériences jusqu’au-boutistes »
évoquées par son frère à l’enterrement. Non elle n’explique pas qu’il
ait cherché si longtemps à se détruire et à se perdre.
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a large roll of friction tape. He dropped them side by side in chair,
and taped them thoroughly.
"You are a damned nuisance," he said. "Having to eliminate you
tends to decrease my enjoyment at seeing the failure of Venus
Equilateral. I'd have preferred to watch all of you suffer the hardest
way. Killing you leaves fewer to gloat over, but it must be done. Once
you found me, there is no other way."
"Walt," pleaded Christine, "won't the others find the same thing and
follow us?"
Walt wanted to lie—wanted desperately to lie, if for no other reason
than to spare Christine the mental anguish of expecting death. But
Walt was not a good liar. He gave up and said: "I happen to be the
guy who rigged the thermal-energy tube—and I'm the only guy who
knows about the too-fast drop. All I hope for is that we'll be missed."
"We will," said Christine.
Kingman laughed nastily and began to fiddle with the scanning-rate
controls on his duplicator.

Arden came running into her husband's office breathlessly. She was
waving a sheet of paper and there was mingled anger and pleasure
on her face as she shoved the paper under Don's eyes and waggled
it. "Look!" she commanded.
"Stop fanning me with that," said Channing, "and let me see it if it's
so all-fired important."
"I'll murder 'em in cold blood," swore Arden.
Channing pried his wife's fingers apart and took the paper. He read
—and his eyes bulged with amused concern—
"Dear Characters:
When we were giving Venus Equilateral's advantages the
up and down a coupla years ago after the sudden and
warranted departure of Director Francis Burbank, we
forgot one important item—a justice of the peace.
So Christine and I are eloping in a time-honored fashion.
Neither of us have any desire to get wedded in the midst
of a Roman Holiday even though it does deprive a lot of
guys the right to kiss the bride.
You may give my Little Black Book to Jim Baler, Barney
Carroll, and Wes—and have Arden see that they divide
'em up proportionately.
Your ex-bachelor chum(p)
Walt.
PS: He chased me 'til I caught him—
Christine."
"Well," chuckled Don good-naturedly, "that's Our Walt. He never did
do anything the slow and easy way. Does Jim know?"
"I dunno, let's find him and ask."
They found Jim and Barney in Farrell's laboratory discussing the
theories of operating a gigantic matter-transmitter affair to excavate
sand from a cliff. Channing handed the note to Jim, who read it with
a half smile and handed it to Barney, who shared it with Wes while
they read it together. Jim said "I'm not surprised; Christine could
have been talked into wedlock—holy or unholy—by a mere wink
from Walt."
"I hope she'll be kind to our little bucket-headed idiot," said Arden,
making to wipe tears with a large sheet of emery paper from Farrell's
workbench. "He's been slightly soft-skulled ever since he set eye on
that scheming hussy you have for a sister."
Barney shook his head sadly. "Poor guy."
"We ought to toast 'em even though they aren't here," suggested
Farrell.
"A requiem toast."
"This," chuckled Don Channing, "is one mess that Walt will have to
get out of himself."
"Mess is it?" demanded Arden with a glint in her eye. "Come,
husband, I would have words with thee."
Don reached in his hip pocket. "Here," he said, "just take my
checkbook."
"I'd rather have words with you."
Don shook his head. "If I just give you the checkbook, you'll use it
reasonably sparing, all things feminine considered. But gawd help
the balance once you get to talking me into writing the check myself.
Besides, we're about to hear from the Thomas boys again. They're
about to land at Canalopsis."
"I'll wait," said Arden, settling on a tall stool and lighting a cigarette.
It took about ten minutes, and then Freddie Thomas's voice came
from the speaker, loud and clear. "Well, we've landed. We're here.
And where are you?"
"Hang on, Freddie," replied Farrell. "And we've some news for you.
Walt Franks and Christine Baler have just committed matrimony."
"That's fine—What? Who? When?"
"They eloped; left a note; took the Relay Girl unbeknownst to all and
sundry. Left their damned note right where the Relay Girl's landing
space was."
"Well I'll be—"
Chuck's voice came in. "He probably will," he observed. "And you
know, when I think of spending Eternity with my brother, it's enough
to make a guy spend an exemplary life in the hope of going to
Heaven so we can be apart. But I've got another guy here that might
be interested."
"Hello, Channing?"
"Well if it ain't Keg Johnson. Own Mars yet?"
"No, but I'm darned interested in this coupled-crystal gadget of
yours. Mind if I bring Linna out for a few days?"
"Come ahead. Coming on Anopheles?" asked Don.
Keg Johnson laughed. "Not a chance, Don. I own a spaceline,
remember? And not wanting to cast disparagement at your type of
genius, but I'll prefer riding in style at two gravities instead of blatting
all over the sky at five, ducking meters and festoons of cable; eating
canned beans off a relay-rack shelf standing up; and waking up in
the morning to the tune of Chuck Thomas carving a hole through the
bedroom wall to make a straight-line half-wave dipole that won't
quite fit in otherwise."
"I'd send the Relay Girl," said Don, "but it seems as how my old side-
kick, Walt Franks, swiped it to locate a justice of the peace in the
company of a young and impressionable gal named Christine."
"Nuts?"
"If so, happy about it. Hope he'll be home by Christmas, anyway."
"Well, we'll be arriving in about ten days. See you then, Don."
"Right," answered Channing, and Wes Farrell took the microphone
to give the Thomas boys some information.

Mark Kingman emerged from his tiny house in the huge storeroom
and his breath blew out in a white cloud. He went to the couple tied
to their chairs and said: "Cold, isn't it?"
Franks swore. Christine shivered despite the electrically-heated
clothing.
"You know," said Kingman, "those batteries are going to wear out
sooner or later. I'd remove them and let the cold do its work
excepting for the fact that I'd have to loose you and get into the
inside pocket of the suits. You stay tied!"
"Having nothing to eat but your words is beginning to undermine my
health," snapped Walt. "Gonna starve us to death too?"
"Oh," said Kingman expansively, "I've been devising a machine for
you. As an inventor of note, you will appreciate Little Joe. He will
take care of you both, to keep you alive until the cold gets you."
He returned to his little house and emerged with a large, complicated
gadget that he trundled to position in front of Walt and Christine.
There was a large hopper above and a wild assortment of levers and
gears interlocked in the body of the mechanism.
Kingman pressed a button and the gears whirled and the levers
flashed—
And from the insides of the thing a lever speared forward. A spoon
was welded to the fore end, and it carried a heaping load of mushy
something-or-other.
Walt blinked and tried to duck, but his bindings wouldn't permit too
much freedom of motion. The spoon hit him on the cheek, cutting
him and spilling the food on his chest. The spoon disappeared back
into the machine.
It re-appeared on the other side and sliced towards Christine, who
screamed in fright. The spoon entered her opened mouth, and the
stuff it hurled into her throat nearly strangled her. It came again at
Walt, who miscalculated slightly and received a cut lip and a mouth
full of heavy gruel.
"You have to get set just so," explained Kingman, "then you'll not be
cut."
"Damn you—glub!" snapped Walt.
Christine waited and caught the next spoonful neatly.
And then the thing accelerated. The velocity of repetition increased
by double—then decreased again—and then started on random
intervals. They could never be certain when the knifing spoon would
come hurtling out of the machine to plunge into the position where
their mouths should be. They were forced to swallow quickly and
then sit there with mouth wide open to keep from getting clipped.
With the randomness of interval there came another randomness.
One spoonful would be mush; the next ice-cream; followed by a
cube of rare steak. The latter was tough, which demanded jaw-
aching rapid chewing to get set for the next possible thrust.
"A balanced diet," chortled Kingman, rolling his eyes in laughter. He
held his stomach at the sight.
"You—glub!
"—devil—glub!" snarled Walt.
"It won't be long now," said Kingman. "Your cold room is down to
almost absolute zero row. You know what that means?"
"—glub—you—"
"When the metal reaches absolute zero, as it will with the thermal
beam, the spread of cooling will accelerate. The metal will become a
superconductor—which will superconduct heat as well as electricity.
The chill area is spreading rapidly now, and once this cold room
section reaches absolute zero, the chill will spread like wildfire and
the famous Venus Equilateral Relay Station will experience a killing
freeze."
Walt glared. There was nothing else he could do. He was being fed
at a rapid rate that left him no time for other occupations. It was
ignominious to be so treated, but Walt consoled himself with the fact
that he was being fed—even though gulps of scalding-hot coffee
drenched spoons of ice cream that came after mashed potatoes
(with lumps, and where did Kingman get that duplicator recording?).
The final blow was a one-inch tube that nearly knocked their teeth
out in arriving. It poured a half pint of Benedictine and brandy down
their throats which made them cough—and which almost
immediately left them with their senses reeling.
Kingman enjoyed this immensely, roaring with laughter at his
'feeding machine' as he called it.
Then he sobered as Walt's eyes refused to focus. He stepped to a
place behind Walt and unbound him quickly. Walt tried to stand, but
reeled, and Kingman pointed his heavy rifle at Walt from a very safe
distance and urged him to go and enter the small metal house. Walt
did. Then Kingman transferred Christine to the house in the same
way.
He sealed the only door with the duplicator, and from a small
opening in the wall, he spoke to them.
"I'm leaving," he said. "You'll find everything in there to set up light
housekeeping but food and heat. There'll be no heat, for I've
removed the heating plant. You can see it through this hole, but the
hole will soon be closed by the feeding machine, which I'm fixing so
that you can eat when hungry. I'd prefer that you stay alive while you
slowly freeze. Eventually your batteries will give out, and then—
curtains.
"But I've got to leave because things are running my way and I've got
to be in a place to cash in on it.
"I'll be seeing you."

Keg Johnson greeted Don warmly. Then he said, "I knew you'd do it
sooner or later," with a grin.
Don blinked. "The last time you said that was in the courtroom in
Buffalo after we wrecked the economic system with the matter-
duplicator. What is it this time?"
"According to the guys I've had investigating your coupled-crystal
effect, it is quite simple. The effect will obtain with any crystalline
substance—so long as they are absolutely identical! It took the
duplicator to do it right to the atomic lattice structure. You'll get any
royalties, Channing, but I'm getting all my ships talking from ship to
ship direct, and from Canalopsis direct to any ship. You've just
invented Venus Equilateral out of business!"
"Good!" exclaimed Don.
"Good?"
Don nodded. "Venus Equilateral is fun—and always has been. But,
darn it, here we are out here in space lacking the free sky and the
fresh natural air. We'd never abandon it so long as Venus Equilateral
had a shred of necessity. But—now we can all go home to Man's
Natural Environment. A natural planet."
"So what are you going to do?"
"Furnish the Communications Stations at Northern Landing, at
Canalopsis, and on Terra with coupled-crystal equipments. Then we
abandon Venus Equilateral in one grand celebration."
Arden smiled. "Walt and Christine will be wild. Serves 'em right."
Farrell shrugged. "Going to tell 'em?"
"Nope. For one thing, they're honeymooning where no one knows.
And so we'll just leave quietly and when they come back, they'll find
that Venus Equilateral is a large empty house. Run off on us, will
they!"
"Making any public announcements?" asked Keg.
Don shook his head. "Why bother?" he asked. "People will know
sooner or later, and besides, these days I'd prefer to keep the
coupled-crystal idea secret as long as possible. We'll get more
royalty, because once it is known, the duplicators will go crazy again.
So long as Venus Equilateral—the generic term—maintains
interplanetary communications, that's all that is necessary. Though
Venus Equilateral as an identity is no more, the name of the
interplanetary communications company shall be known as Venus
Equilateral as a fond tribute to a happy memory of a fine place. And
—"
"And now we can haul off and have a four-alarm holiday brawl," said
Arden.
Farrell noted the thermometers that measured the temperature of the
cold room. "About all we'd have to do is to hold the door open and
Venus Equilateral will have its first snow storm."
"Just like Mars," said Jim. "No wonder Christine eloped with Walt.
Bet they're money-hooning on Venus."
"Well," said Channing, "turn up the gain on that ice-cream freezer of
Walt's, and we'll have our winter snowstorm. A white Christmas, by
all that's good and holy!"
Farrell grinned widely and reached up to the servo panel. He twisted
the master control dial all the way clockwise and the indicators read
high on their scales. Imperceptibly, the recording thermometers
started to creep downward—though it would take a day or so before
the drop became evident.
"Get everything in motion," said Channing. "Arden, make plans to
clean out about an acre of former living space—make a one-room
apartment out of it. Get the gals a-decorating like mad. Wes, get
someone to make a firebrick and duplicate it into enough to build a
fireplace. Then make enough fireplaces to go around to all as wants
'em. For draft, we'll tie the chimneys together and let it blow out into
space at fourteen pounds per square inch of draft. Better get some
good dampers, too. We'll have the air-duplicator running at full blast
to keep up. We've got some crude logs—duplicate us a dozen cords
of wood for fire-wood. Tell the shopkeepers down on the Mall that the
lid is off and the Devil's out for breakfast! We'll want sleds, fur coats,
holly and mistletoe by the acre. And to hell with the lucite icicles they
hang from the corridor cornices. This year we have real ones.
"Oh," he added, "better make some small heating units for living
rooms. We can freeze up the halls and 'outdoor' areas, but people
want to come back into a warm room, shuck their earmuffs and
overcoats and soak up a cup of Tom and Jerry. Let's go, gang.
Prepare to abandon ship! And let's abandon ship with a party that
will go down in history—and make every man, woman, and child on
Venus Equilateral remember it to the end of their days!"
"Poor Walt," said Arden. "I wish he could be here. Let's hope he'll
come back to us by Christmas."

For the ten thousandth time Walt inspected the little metal house. It
was made of two courses of metal held together with an insulating
connector, but these metal walls had been coupled with water now,
and they were bitter cold to the touch.
Lights were furnished from outside somewhere, there was but a
switch in the wall and a lamp in the ceiling. Walt thought that he
might be able to raise some sort of electrical disturbance with the
lighting plan, but found it impossible from the construction of the
house. And, obviously Kingman had done the best he could to filter
and isolate any electrical fixtures against radio interference that
would tell the men in Venus Equilateral that funny-work was a-foot.
Kingman's duplicator had been removed along with anything else
that would give Walt a single item that he could view with technical
eye.
Otherwise, it was a miniature model of a small three-room house; not
much larger than a "playhouse" for a wealthy child, but completely
equipped for living, since Kingman planned it that way and lived in it,
needing nothing.
"Where do we go from here?" asked Walt in an angry tone.
Christine shuddered. "What I'm wondering is when these batteries
will run out," she said.
"Kingman has a horse-and-buggy mind," said Walt. "He can't
understand that we'd use miniature beam-energy tubes. They won't
give out for about a year."
"But we can't hold out that long."
"No, we damwel can't," grunted Franks unhappily. "These suits aren't
designed for anything but a severe cold. Not a viciously killing kind.
At best, they'll keep up fairly well at minus forty degrees, but below
that they lose ground degree for degree."
Christine yawned sleepily.
"Don't let that get you," said Walt nervously. "That's the first sign of
cold-adaptation."
"I know," she answered. "I've seen enough of it on Mars. You lose
the feeling of cold eventually, and then you die."
Walt held his forehead in his hands. "I should have made an effort,"
he said in a hollow voice. "At least, if I'd started a ruckus, Kingman
might have been baffled enough to let you run for it."
"You'd have been shot."
"But you'd not be in this damned place slowly freezing to death," he
argued.
"Walt," she said quietly, "remember? Kingman had that gun pointed
at me when you surrendered."
"Well, damn it, I'd rather have gone ahead anyway. You'd have been
—"
"Not better off. We're still alive."
"Fine prospect. No one knows we're here; they think we're
honeymooning. The place is chilling off rapidly and will really slide
like hell once that room and the original tube reaches absolute zero.
The gang below us don't really know what's going on because they
left the refrigerator tube to my care—and Channing knows that I'd
not go rambling off on a honeymoon without leaving instructions
unless I was certain without doubt that the thing would run without
trouble until I returned. I'm impulsive, but not forgetful. As for making
any kind of racket in here—we're licked."
"Can't you do something with the miniature power tubes that run
these suits?"
"Not a chance—at least nothing that I know I can do between the
removal of the suit and the making of communications. They're just
power intake tubes tuned to the big solar beam jobs that run the
station. I—"
"Walt—please—no reproach."
He looked at her. "I think you mean that," he said.
"I do."
He nodded unhappily. "But it still obtains that it is my fault."
Christine put cold hands on his cheeks. "Walt, what would have
happened if I'd not been along?"
"I'd have been trapped alone," he told her.
"And if I'd come alone?"
"But you wouldn't have—"
"Walt, I would have. You couldn't have kept me. So, regardless of
whether you blame yourself, you need not. If anybody is to blame,
call it Kingman. And Walt, remember? I've just found you. Can you
imagine—well, put yourself in my place—how would you feel if I'd
walked out of your office and dropped out of sight? I'm going to say it
once and only once because it sounds corny, Walt, but I'd rather be
here and knowing than to be safe and forever wondering. And so
long as there is the breath of life in us, I'll go on praying for help."
Walt put his arms around her and held her gently. Christine kissed
him lightly. "Now I'm going to curl up on that couch," she said. "Don't
dare let me sleep more than six hours."
"I'll watch."
"And I'll measure time for you. Once we start sleeping the clock
around, we're goners."
Christine went to the couch and Walt piled the available covers on
after he checked the operation of the power tube that furnished heat
for her suit. He turned it up a bit, and then dimmed the light.
For Walt there was no sleep. He wandered from room to room in
sheer frustration. Given anything of a partially technical nature and
he could have made something of it. Given a tool or two or even a
few items of kitchen cutlery and he might have quelled his
restlessness in working toward some end. But to be imprisoned in a
small house that was rapidly dropping toward zero degrees Kelvin
without a book, without a knife or fork or loose bit of metal anywhere
was frustration for the technical mind.
Mark Kingman, of course, had been quite afraid of just that and he
had skinned the place bare of everything that could possibly be
used. Kingman even feared a loose bit of metal because metal
struck against metal can produce sparks that will light a fire.
There was nothing at all but himself—and Christine.
And Walt knew that it would take only a few more days before that,
too, would end.
For the metal of the house was getting to the point where he stuck to
it if he touched it. The suits kept them warm—to take them off would
have been sheer folly.
So from kitchenette to bathroom to livingroom prowled Walt. He
swore at the neat little shower—the water was frozen, even had
anybody wanted to take a bath.

Kingman entered the conference room of the Interplanetary


Communications Commission with confidence. He knew his ground
and he knew his rights, and it had been none other than Mark
Kingman who managed to call this meeting together. With a bland
smile, Kingman faced the members of the Commission.
"I wish to state that the establishment known as Venus Equilateral
has forfeited their license," he said.
This was intended to be a bombshell, and it did create a goodly
amount of surprise on the part of the Commission. The chairman,
Lewis Hollister, shook his head in wonder. "I have this morning
received a message from Mars."
"It did not go through Venus Equilateral," stated Kingman.
"I'm not acquainted with the present celestial positions," said
Hollister. "However, there are many periods during which time the
communications are made direct from planet to planet—when Terra
and Mars are on line-of-sight to Venus and one another."
"The celestial positions are such that relay through Venus Equilateral
is necessary," said Kingman.
"Indeed?"
Kingman unrolled a chart showing the location of the planets of the
inner solar system—Mars, Terra, Venus—and Venus Equilateral.
According to the lines-of-sight drawn on the map, the use of the relay
station was definitely desirable.
"Conceded," said Hollister. "Now may I ask you to bring your
complaint?"
"The Research Services Corporation of Northern Landing, Venus,
have for years been official monitors for the Interplanetary
Communications Commission," explained Mark Kingman. "I happen
to be a director of that corporation, which has research offices on
Terra and Mars and is, of course, admirably fitted to serve as official
monitor. I make this explanation because I feel it desirable to explain
how I know about this. After all, an unofficial monitor is a lawbreaker
for making use of confidential messages to enhance his own
position. As an official monitor, I may observe and also make
suggestions pertaining to the beat interests of interplanetary
communications.
"It has been reported along official channels that the relaying of
messages through the Venus Equilateral Relay Station ceased as of
twelve hundred hours Terran mean time on Twenty December."
"Then where are they relaying their messages?" asked Hollister. "Or
are they?"
"They must," said Kingman. "Whether they use radio or the sub-
electronic energy bands, they cannot drive a beam direct from Terra
to Mars without coming too close to the sun. Ergo they must be
relaying."
"Perhaps they are using their ship-beams."
"Perhaps—and of course, the use of a secondary medium is
undesirable. This matter of interrupted or uninterrupted service is not
the major point, however. The major point is that their license to
operate as a major monopoly under the Communications Act insists
that one relayed message must pass through their station—Venus
Equilateral—during every twenty-four hour period. This is a safety
measure, to ensure that their equipment is always ready to run—
even in periods when relaying is not necessary."
"Venus Equilateral has been off the air before this."
Kingman cleared his throat. "A number of times," he agreed. "But
each time that discontinuance of service occurred, it was during a
period of emergency—and in each instance this emergency was
great enough to demand leniency. Most of the times an explanation
was instantly forthcoming; the other times were after seeking and
receiving permission to suspend operations during the emergency
period. This, gentlemen, is Twenty-three December and no message
has passed through the Venus Equilateral Relay Station since noon
on Twenty December."
"Your statements, if true, indicate that Venus Equilateral has violated
their license," nodded Hollister. "However, we are inclined to be
lenient with them because they have been exemplary in the past and
—"
"And," interrupted Kingman, "they are overconfident. They think that
they are big enough and clever enough to do as they damn well
please!"
"Indeed?"
"Well, they've been doing it, haven't they?"
"We've seen no reason for interfering with their operations. And they
are getting the messages through."
Kingman smiled. "How?"
Hollister shrugged. "If you claim they aren't using the station, I
wouldn't know."
"And if the government were to ask—you would be quite
embarrassed."
"Then what do you suggest?" asked Hollister.
"Venus Equilateral has failed to live up to the letter of their license
regardless of what medium they are using to relay communications
around Sol," said Kingman. "Therefore I recommend that you
suspend their license."
"And then who will run Venus Equilateral?" asked Hollister.
"As of three years ago, the Terran Electric Company of Evanston,
Illinois, received an option on the operation of an interplanetary
communications company," said Kingman. "This option was to
operate at such a time as Venus Equilateral ceased operating. Now,
since Venus Equilateral has failed, I suggest that we show them that
their high-handedness will not be condoned. I recommend that this
option be fulfilled; that the license now held by Venus Equilateral be
suspended and turned over to Terran Electric."
Hollister nodded vaguely. "You understand that Venus Equilateral
has posted as bond the holdings of their company. This of course will
be forfeit if we choose to act. Now, Mr. Kingman, is the Terran
Electric Company prepared to post a bond equivalent to the value of
Venus Equilateral? Obviously we cannot wrest holdings from one
company and turn them over to another company free of bond. We
must have bond—assurance that Terran Electric will fulfill the letter
of the license."
"Naturally we cannot post full bond," replied Kingman stiffly. "But we
will post sufficient bond to make the transfer possible. The remainder
of the evaluation will revert to the Commission—as it was previously.
I might point out that had Venus Equilateral kept their inventiveness
and efforts directed only at communications, they would not be now
in this position. It was their side-interests that made their un-
subsidized and free incorporation possible. I promise you that Terran
Electric will never stoop to making a rubber-stamp group out of the
Interplanetary Communications Commission."
Hollister thought for a moment. But instead of thinking of the
ramifications of the deal, Hollister was remembering that in his home
was a medium sized duplicator made by Terran Electric. It had a very
low serial number and it had been delivered on consignment. It had
been sent to him not as a gift, but as a customer-use research—to
be paid for only if the customer were satisfied. Not only had Terran
Electric been happy to accept the thousand dollar bill made in the
duplicator, but it had happily returned three hundred dollars' worth of
change—all with the same serial number. But since Hollister
received his consignment along with the very first of such deliveries,
Hollister had prospered very well and had been very neatly situated
by the time that the desperate times of the Period of Duplication took
place. Hollister recalled that Venus Equilateral wanted to suppress
the duplicator. Hollister recalled also that Venus Equilateral had been
rather rough on a certain magistrate in Buffalo, and though he
thought that it was only a just treatment, it was nevertheless a deep
and burning disrespect for the Law.
Besides, if this deal went through, Hollister would once more be a
guiding hand in the operation of Venus Equilateral. He did believe
that Channing and Franks could out-do Terran Electric any day in the
week, but business is business. And if Kingman failed, the license
could always be turned back to Channing & Co.—with himself still
holding a large hunk of the pie.
"You will post bond by certified identium check," said Hollister. "And
as the new holder of the license, we will tender you papers that will
direct Venus Equilateral to hand over to you as representative of
Terran Electric, the holdings necessary to operate the Venus
Equilateral Relay Station and other outlying equipments and
stations."
Kingman nodded happily. His bit of personal graft had begun to pay
off—though he of course did not consider his gift anything but a
matter of furnishing to a deserving person a gratuity that worked no
hardship on the giver.
The bond annoyed Kingman. Even in an era when material holdings
had little value, the posting of such securities as demanded left
Kingman a poor man. Money, of course, was not wanted nor
expected. What he handed over was a statement of the equivalent
value on an identium check of the Terran Electric Company, his
holdings in the Research Services Corporation, and just about
everything he had in the way of items that could not be handled
readily by the normal sized duplicator. At Terran Electric, for
instance, they had duplicators that could build a complete spacecraft
if done in sections, and these monstrous machines were what kept
Terran Electric from the cobweb-growing stage. A man could not
build a house with the average household-sized duplicator, and to
own one large enough to build automobiles and the like was foolish
for they were not needed that often. Kingman didn't like to post that
size of bond, but he felt certain that within a year he would be able to
re-establish his free holdings in Terran Electric because of revenues
from Venus Equilateral. Doubtless, too, there were many people on
Venus Equilateral that he could hire—that he would need
desperately.
For Kingman had no intention of losing.

A duplicator produced snowflakes by the myriad and hurled them


into the corridor-ventilators. They swirled and skirled and piled into
deep drifts at the corners and in cul-de-sacs along the way. A faint
odor of pine needles went with the air, and from newly-installed
water pipes along the cornices, long icicles were forming. There was
the faint sound of sleigh bells along the corridors, but this was
obviously synthetic since Venus Equilateral had little use for a horse.
Kids who had never seen snow nor known a cold snap reveled in
their new snow suits and built a huge snowman along the Mall. One
long ramp that led into a snaky corridor was taken over by squatter's
or rather "sledder's"—rights and it became downright dangerous for
a pedestrian to try to keep his ankles away from the speeding sleds.
Snow forts were erected on either side of one wide corridor and the
air was filled with flying snowballs.
And from the station-wide public announcement system came the
crooned strains of Adeste Fideles and White Christmas.
A snowball hissed past Arden's ear and she turned abruptly to give
argument. She was met by another that caught her full in the face—
after which it was wiped off by her husband. "Merry Christmas," he
chuckled.
"Not very," she said, but she could not help but smile back at him.
When he finished wiping her face Arden neatly dropped a handful of
snow down his collar. He retaliated by scooping a huge block out of
a near-by drift and letting it drape over her head. Arden pushed him
backwards into a snowbank and leaped on him and shovelled snow
with both hands until her hands stung with cold and Don was
completely covered.
Channing climbed out of the drift as Arden raced away. He gave
chase, though both of them were laughing too much to do much
running. He caught her a few hundred feet down the hall and tackled
her, bringing her down in another drift. As he was piling snow on her,
he became the focal point of a veritable barrage from behind, which
drove him to cover behind a girder. His assailants deployed and
flushed him from behind his cover, and he stood in the center of a
large square area being pelted from all sides.
Channing found a handkerchief and waved it as surrender. The
pelting slowed a bit, and Channing took that time to race to one side;
join Jim Baler, and hurl some snowballs at Barney Carroll across the
square. That evened things and the snowfight was joined by Arden,
who arose from her snowdrift to join Barney Carroll and Keg
Johnson.
"We used to freeze 'em," grunted Don.
"Me too," agreed Jim. "These things wouldn't stop a fly."
Then down the corridor there hurtled a snowball a good two feet in
diameter. It caught Channing between the shoulder blades and
flattened him completely. Baler turned just in time to stop another
one with the pit of his stomach. He went 'ooof!' and landed in the drift
beside Don. Another huge one went over their heads as Don was
arising, and he saw it splat against a wall to shower Barney Carroll
and Arden with bits.
"Those would," remarked Don. "And if Walt weren't honeymooning
somewheres, I'd suspect that Our Tom Swift had just hauled off and
re-invented the ancient Roman catapult."
"There's always Wes Farrell, or does the physicist in him make him
eschew such anachronisms?" asked Jim.
Arden scurried across the square in time to hear him, and she
replied: "Not at all. So long as the thing is powered by a new spring-
alloy and charged by a servo-mechanism run by a beam-energy
tube. Bet he packs 'em with an automatic packing gadget, too."
Barney Carroll caught one across the knees that tripped him
headlong as he crossed the square. He arrived grunting and
grinning. "We can either take it idly," he said, "or retreat in disorder,
or storm whatever ramparts he has back there."
"I dislike to retreat in disorder," said Channing. "Seems to me that we
can get under that siege-gun of his. He must take time to re-load.
Keep low, fellers, and pack yourself a goodly load of snowballs as
we go."
"How to carry 'em?" asked Arden.
Don stripped off his muffler, and made a sling of it. Then down the
corridor they went, dodging the huge snowballs that came flying over
at regular intervals. Channing finally timed the interval, and then they
raced forward in clear periods and took cover when fire was
expected.
They came upon Farrell eventually. He was 'dug in' behind a huge
drift over which the big missiles came looping. Farrell had obviously
cut the power of his catapult to take care of the short-range
trajectory, but his aim was still excellent. With as many snowballs as
they could carry, the attackers stormed the drift, pelting without aim
until their supply was gone and then scooping snow up and throwing
without much packing.
Behind the rampart was Wes Farrell with a trough-shaped gadget
and a pair of heavy coil springs. Above the rear end of the trough
was a duplicator. It dropped a snowball on the trough and the springs
snapped forward.
The flying ball caught Don Channing in the pit of the stomach just as
he attained the top of the rampart.

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