En quoi Les Cahiers de Douai sont-ils une œuvre d'émancipation ?
Les Cahiers de Douai sont des poèmes recopiés par Rimbaud à l'âge de 16 ans, à la fn de l'été 1870
lors de son séjour chez Georges Izambard, son ancien professeur de rhétorique. Rimbaud est un génie
précoce et veut faire du poète « un voleur de feu », chargé d'inventer « une langue ». En effet, sa poésie est
inclassable et marquée par une grande liberté. Nous pouvons ainsi nous demander en quoi les Cahiers de
Douai sont une œuvre d'émancipation autrement dit comment, à travers son œuvre, Rimbaud s'affranchit et
fait entendre sa voix. En premier lieu, nous nous intéresserons à la façon dont Rimbaud se libère des
conventions sociales et dénonce l'oppression puis nous montrerons que sa quête de liberté est liée à une
émancipation esthétique et enfn nous expliquerons que l'émancipation de Rimbaud est dans les Cahiers de
Douai une expérience en cours qui n'est pas encore achevée et qui prépare ses futures œuvres.
Tout d'abord, Rimbaud critique sa société et fait l'éloge d'une vie libre dans les Cahiers de Douai.
Le jeune poète s'attaque, sur le plan politique, au régime du second Empire et dénonce la guerre.
Dans « le Forgeron », Louis XVI symbolise la fgure de Napoléon III. Ce poème met en scène un homme du
peuple qui exprime tout son mépris vis-à-vis du Roi. « La Victoire de Sarrebrück » ridiculise l’empereur et
son « dada » et le sonnet se moque de la propagande autour des victoires de l’armée française. Rimbaud est
antimilitariste et ses deux sonnets « Le Dormeur du val » et « Le Mal » dénoncent les atrocités que la guerre
entraine. Les deux premiers quatrains du « Mal » dépeignent les horreurs du champ de bataille tandis que la
fn du « Dormeur du val » nous permet de comprendre que le jeune soldat qui nous semblait dormir
paisiblement est en réalité une victime de la guerre. Ainsi, le poète critique la guerre et la fgure des tyrans
qui oppressent leur peuple.
Ensuite, Les Cahiers de Douai peuvent être considérés comme une œuvre d'émancipation car
Rimbaud se moque des conventions sociales et morales de son époque. Il critique la bourgeoisie dans « A la
musique ». Le poète se montre insolent dans « Vénus anadyomène » où il réécrit à sa manière la naissance de
Vénus sortant des eaux en mettant en scène une vieille prostituée atteinte de la syphilis qui sort d'une
baignoire. « Le Bal des Pendus », qui a pour référence « La Ballade des pendus » de Villon, représente de
manière grotesque et satirique des condamnés à mort. Rimbaud s'émancipe des conventions grâce à son
audace et remet en cause la morale de son époque.
Enfn, Les Cahiers de Douai sont aussi une œuvre d'émancipation qui célèbre une existence libre et
qui fait l'éloge de l'errance ainsi que du vagabondage. Quand Rimbaud compose son recueil, il fait plusieurs
fugues à Paris et en Belgique. Dans « Ma Bohême », il se compare à un « Petit-Poucet rêveur » qui sème
« Des rimes ». De nombreux poèmes évoquent des promenades, des marches comme « Roman » ou « Au
cabaret vert » où le poète se met en scène dégustant des tartines de beurre et de jambon au retour d'une
fugue. La vie libre va de pair avec une forme de légèreté et de pauvreté. Dans « Sensation », le poète se dit
« heureux comme avec une femme » et les poches du poète de « Ma Bohême » sont « crevées ». L'errance est
synonyme de bonheur et de liberté et sa présence dans le recueil font aussi des Cahiers de Douai une œuvre
d'émancipation.
On peut donc dire que Rimbaud fait l'éloge de la liberté, critique le second Empire et s'émancipe des
normes de son époque.
Dans un deuxième temps, nous montrerons que les Cahiers de Douai sont aussi une œuvre
d’émancipation esthétique. C'est grâce à des formes libres et nouvelles que Rimbaud se libère des entraves et
laisse libre cours à son audace.
Tout d'abord, Rimbaud innove pour écrire une poésie nouvelle et personnelle. Le poète disloque
l'alexandrin en lui donnant un rythme nouveau. Les césures classiques disparaissent souvent.Les
enjambements sont nombreux et permettent de donner un rythme nouveau à l'alexandrin, vers classique par
excellence. Dans le sonnet « Le Dormeur du Val », on remarque par exemple la présence de quatre rejets qui
peuvent venir mettre le lecteur sur la piste de la mort du soldat qui nous est pourtant dépeint comme
dormant d'un sommeil paisible. Certaines rimes sont inattendues ou insolentes comme celle qui relie
« Venus » et « anus » dans « Vénus anadyomène ». Ainsi les innovations formelles sont un moyen de
s'émanciper pour Rimbaud.
Puis l'auteur des Cahiers de Douai fait preuve d'invention et d'originalité du point de vue du lexique.
Il invente par exemple le verbe « Robinsonner » dans « Roman ». Des interjections et onomatopées sont
aussi présentes. On trouve le terme « Hurrah » dans le « Bal des pendus » , et l'onomatopée « frou-frou »
dans « Ma Bohème ». Rimbaud utilise certains mots du langage quotidien comme « bocks » dans « Roman».
Il évoque les tartines de beurre réconfortantes dans « Au cabaret-vert » et emploie des expressions enfantines
comme « dada » dans « La victoire de Sarrebrück ». Les innovations lexicales sont donc un moyen pour
Rimbaud de s'émanciper et de faire l'éloge de la liberté. Dans son recueil A la ligne, Joseph Ponthus
introduira lui aussi des mots inhabituels en poésie comme « usine », « abattoir », « tripes » et fera coexister
une référence à Apollinaire et l'expression « lattes de clope » dans la même page. (p.63). Ainsi la liberté chez
les poètes se manifeste dans leur emploi singulier de la langue française.
Enfn, l'auteur des Cahiers de Douai s'émancipe des modèles littéraires qui l'ont nourri pour créer
une poésie inclassable. Rimbaud s'inspire par exemple de Shakespeare, en faisant d'Ophélie un double du
poète en quête de liberté ; Dans « Venus Anadyomène », Rimbaud détourne le mythe bien connu de la
naissance de Vénus et s'inspire aussi de Baudelaire pour créer un sonnet insolent et drôle qui se joue des
conventions. Le sentiment amoureux est un thème très fréquent dans la poésie lyrique et Rimbaud le traite
dans de très nombreux poèmes comme « Roman » ou « Première soirée » mais il en propose aussi une vision
moderne en introduisant une certaine légèreté dans certains poèmes comme dans « La Maline » où il évoque
une servante qui veut séduire le poète. Rimbaud s'émancipe donc de la tradition pour créer des formes libres
et personnelles.
L'auteur des Cahiers de Douai joue avec la tradition et les attentes du lecteur pour créer une poésie
innovante.
Enfn, nous pouvons constater que les Cahiers de Douai restent malgré tout ancrés dans une forme
de tradition littéraire et l'émancipation de Rimbaud est donc en cours, en train de se faire.
En effet, le poète s'inspire de nombreux thèmes littéraires traditionnels. Tout d'abord, il fait référence
à des grandes fgures de la littérature. Dans « Ophélie », il évoque le personnage de Shakespeare et sa fn
tragique : « La blanche Ophélie fotte comme un grand lys ». Il mentionne dans son poème « Hamlet »
qualifé de « pauvre fou » comme dans la pièce de Shakespeare. De même, la fgure de Tartuffe créée par
Molière inspire à Rimbaud le sonnet « Le châtiment de Tartufe ». Le poète multiplie les références
mythologiques dans « Soleil et chair ». Il utilise les attributs traditionnellement assignés à certaines divinités
ou héros : Zeus est un éternel amoureux, Cybèle est associée à la nature. Ainsi, Rimbaud s'appuie sur des
fgures connues pour construire son émancipation esthétique.
De plus, Rimbaud a 16 ans lorsqu'il compose les poèmes qui constitueront les Cahiers de Douai. Il
est imprégné de certains modèles et on perçoit les infuences qui ont été les siennes dans certains poèmes.
Certains vers de « Soleil et chair » rappellent ceux des poètes latins de l'époque d'Auguste qui célébraient
l'amour. « Les Effarés » peuvent nous faire penser à « Melancholia » de Victor Hugo. C'est le cas aussi pour
le poème intitulé « Le Forgeron » qui, cette fois, serait à rapprocher des « Châtiments ». En effet, Rimbaud
mêle registre épique et lyrique comme aime à le faire Victor Hugo. C'est l'infuence des Romantiques que
l'on peut sentir à la lecture de « Sensation » et « Rêvé pour l'hiver ». La nature et le sentiment amoureux se
mêlent. Les Cahiers de Douai sont donc une œuvre où l'émancipation est bien présente mais elle est en train
de se construire et certains auteurs ont inspiré Rimbaud.
Rimbaud est un poète très précoce et savant qui s'inspire de modèles. L'émancipation est donc
encore partielle mais déjà très présente dans les Cahiers de Douai.
Ainsi, les Cahiers de Douai constituent bien une œuvre d'émancipation puisqu’il s'agit pour le poète
de critiquer la société dans laquelle il vit, de faire l'éloge d'une vie libre au sein de ses poèmes. Rimbaud
s'affranchit des conventions, des normes et de la tradition dans un recueil qui se libère des entraves.
L'affranchissement est donc fécond, source de création. L'émancipation qui est en germe dans cette œuvre de
jeunesse se poursuivra et ira même plus loin avec l'écriture d' Une saison en enfer en 1873 et l'enjeu de sa
nouvelle poésie sera évoquée par Rimbaud en 1871, dans une lettre que le poète écrira à Paul Demeny, lettre
dans laquelle il défnira le poète comme un « voyant » qui doit parvenir « à l'inconnu ».