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Simon Levy - Linguistique Du Maroc - Text

Ce document décrit la situation linguistique complexe du Maroc, où l'arabe, le tamazight et le français coexistent. L'auteur argue qu'une approche pluraliste respectant toutes les langues est préférable à une politique linguistique unitariste.

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Simon Levy - Linguistique Du Maroc - Text

Ce document décrit la situation linguistique complexe du Maroc, où l'arabe, le tamazight et le français coexistent. L'auteur argue qu'une approche pluraliste respectant toutes les langues est préférable à une politique linguistique unitariste.

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REPERES POUR UNE HISTOIRE

LINGUISTIQUE DU MAROC1

SIMON LÉVY

L’histoire ancienne et récente a légué au Maghreb de nombreux problèmes.


Faut-il en ajouter d’autres par la gestion dogmatique d’un dossier vieux de
treize siècles -celui du bilinguisme? Au Maroc et en Algérie, arabe et tamazigt
coexistent et s’interpénétrent depuis l’islamisation. C’est la réalité première sur
laquelle portera cette communication. Mais force est de constater les
consequénces négatives auxquelles peut aboutir une politique linguistique,
unitariste et volontariste, qui se voulait frappée au sceau du nationalisme le
plus progressiste. Pour le marocain que je suis, il y a là matière à plus ample
information. Il y a aussi matière à réflexion, et dans ce cadre, je voudrais
verser un point de vue, résultat d’une pratique marocaine, linguistique et
politique, convaincu que je suis qu’aucune expérience n’est exportable, mais
que la confrontation des opinions est fructueuse, lorsqu’elle s’appuie sur le
concret et non sur des présupposés, aussi bien-intentionnés soient-ils.

Les dogmes et la vie


Il ne saurait y avoir de dogme en matière politique, et encore moins en
politique linguistique: chaque situation, chaque époque, doit inspirer les
solutions aux problèmes sociaux et humains pour faire avancer la société -et
l’individu. Ces solutions elles mêmes ne sauraient se transformer à leur tour en
dogmes, sous peine d’aller à contre-courant des évolutions et changements, qui
sont le propre de la vie.
Or, à une réalité sociale plurilingue, certains opposent un dogme: "une
nation, une langue". Ce sont souvent les mêmes qui s’élèvent contre les Midées
importées" sans se rendre compte que c’est là encore une idée importée de
l’Europe du XIXe siècle; idée au demeurant contre-dite par la réalité
linguistique des nations européenes elles-mêmes. La France jacobine n’a pas pu
venir à bout de l’alsacien, du corse, de l’occitan, du catalan, du basque.La
Belgique est devenue une nation bilingue, sans nier ses problèmes. La Suisse
vit, paisiblement, son quadri-linguisme. Ce n’est pas le plurilinguisme qui crée

1 Communication présentée à Tizi Ouzou le 16 Novembre 1990 au cours du


Colloque international sur les langues maternelles au Maghreb.

e.d.n.a.* 1(1996)* 127


les conflits, c’est sa négation, la négation de la réalité, qui les provoque en
agressant une partie des citoyens, dans leur identité profonde. Une fois celle-ci
reconnue, d’autres réalités reprennent leurs droits: les farouches irlandais
apprenent le gaélique à l’école, mais vivent, de plus en plus, en anglais.
Car c’est la vie qui tranche: au Maroc, l’implantation d’une administration
moderne et le développement des moyens de communication et d’échanges,
sous le Protectorat, ont beaucoup fait pour la diffusion de l’arabe. Pourtant les
théoriciens de la colonisation s’efforcaient de promouvoir le berbère, pensant
ainsi faire pièce à l’unité du pays. C’était le dogme jacobin à l’envers; "diviser
pour régner". À-la "politique berbère", coloniale, les marocains, arabophones et
berbérophones, ripostaient en serrant les rangs au sein du mouvement national.
Mais il devait en rester des séquelles, des réserves craintives contre ce qui
pouvait rappeler une politique que tous avaient combattue; d’où la suppression
des chaires de berbère et d’arabe dialectal de l’Institut des Hautes Études.
Bâtir une nation est une tâche de tous les jours, même lorsqu’elle a une
histoire séculaire comme au Maroc. Les réalités de l’époque coloniale étaient
dominées par la contradiction opposant toute la nation au système de
protectorat Celui-ci abattu, les tensions sociales, les problèmes de l’édification
démocratique, les inégalités économiques entre régions ont animé le débat
politique national. Dans ce contexte, les années 1970 ont vu le développement
d’un mouvement culturel autour des langues maternelles, essentiellement
tamazigt: associations, publications en berbère, groupes musicaux, colloques.
Sur le plan universitaire, malgré l’absence de chaires spécialisées, des
travaux de dialectologie et de littérature populaire sont menés à bien
(mémoires de licence, thèses de troisième cycle). Le Parlement, à la fin de la
décennie, votait à l’unanimité, la création d’un Institut National pour l’étude des
langues et du patrimoine populaires.Celui-ci n’a toujours pas vu le jour,
malgré les recommandations des commissions spécialisées qui en firent inscrire
'la réalisation parmi les projets du plan quinquennal en cours.
Il reste encore à surmonter des méfiances dans certains milieux, des
dogmatismes, des réticences, des maladresses ou des attitudes excessives. Mais
la question n’est plus tabou, et il convient de saluer la récente publication par
l’Académie du Royaume du Maroc, du premier dictionnaire arabe-tamazigt,
oeuvre de l’académicien Mohamed Chafik.
On peut considérer que cet événement marque un pas de plus dans la
concrétisation du consensus autour des problèmes du patrimoine et de la

128*e.d.n.a.*l(1996)
culture nationale.1
Car c’est de consensus qu’il doit s’agir pour tout ce qui touche à la langue et
à la culture: consensus pluraliste et non affrontement, voire exclusion forcenée
des uns par les autres, comme c’est le cas au Kurdistan ou au Sud-Soudan. Le
respect de l’autre, de ses particularités, est la condition de la consolidation des
nations. Peut être notre chance, au Maroc, est-elle de l’avoir compris
rapidement, une fois résorbées les attitudes tranchées des années de
décolonisation militante. Et cela est, sans doute, le fruit d’une longue histoire
nationale, des équilibres qui s’y sont établis, d’une certaine convivialité,
finalement d’un caractère marocain qui fait que même dans les conflits
politiques et sociaux aigus, on garde le contact. Sans doute est-ce là le fait d’un
sentiment diffus que l’on pourrait formuler ainsi: "Je m'oppose à toi sur mon
bon droit; mais nous savons tous deux que, au delà, nous avons besoin l’un de
l’autreReflet d’une réalité actuelle non idyllique.La construction de l’espace
national reste une lutte prioritaire dans un contexte mondial où régnent
l’inégalité des échanges et l’hégémonie des pôles industrialisés du monde
occidental. Les contradictions sociales sont aigues; la lutte des classes soustend
un puissant mouvement syndical et des partis politiques de gauche. Mais il y a
aussi le plan du compromis, le sentiment communautaire, fruit de l’histoire.
Cela plait ou non aux dogmatismes divers. Mais quiconque ignore cette réalité
se condamne à ne rien comprendre au Maroc; et s’il y est partie prenante, à se
marginaliser.

Une réalité linguistique plurielle


Revenons à la réalité linguistique marocaine du moment: plurilinguisme et
diglossie en constituent les traits vivants, chaque langue -ou niveau de langue-
occupant un terrain, une fonction, un créneau. L’arabe est la langue officielle
du pays: l’arabisation de l’enseignement, de la justice, de l’administration, des
principaux moyens de communications de masse est une réalité....nuancée. Le
niveau littéraire, écrit, de l’arabe, a progressé avec l’enseignement (taux
d’analphabétisme: 60%). Le niveau oral, dialectal, joue son rôle de fédérateur
national: les berbérophones sont, dans leur écrasante majorité, bilingues:
aboutissement d’un mouvement enclenché il y a treize siècles avec
l’islamisation, le commerce à grande distance, la création des villes et ports, et
accéléré au XXe siècle par l’intégration économique et commerciale capitaliste.
Le français reste la langue de la technique -y compris dans l’enseignement

1 Le 20 août 1994, le Souverain du Maroc a décidé l’introduction du Berbère


dans le système scolaire. Un débat est ouvert au sein de la Commission
Nationale de l’Éducation sur les modalités de cet enseignement.

e.d.n.a.*l(1996)* 129
des secteurs modernes de l’économie en prise directe sur l’Europe- d’une partie
de la presse.....Paradoxalement le pays compte bien plus de francophones que
sous le Protectorat: l’école y a pourvu. L’espagnol, dans l’ex-zone nord et au
Sahara, a connu un parcours inverse.
Le berbère n’a pas été supplanté. Au sein du plurilinguisme général,
tamazigt, tarifit et tachelhit conservent leur rôle de langues maternelles
régionales du Moyen Atlas, du Rif, du Sous, etc.Des villes comme Nado/ ou
Agadir sont largement bérbérophones -et bilingues. Dans toutes les grandes
villes, le berbère reste la langue familiale, affective, des chleuhs ou rifains qui y
sont installés. Mais, là, la compétence diminue avec la succession des
générations. On observe le même phénomène dans l’émigration en Europe.
Chez certains, la connaissance de la langue s’estompe, comme elle l’a fait au
fil des âges, pour les populations de berbères arabisés.Peut-on, de façon
volontariste, imposer un frein à cette tendance? Les berbèrophones marocains
ont, des siècles durant, considéré l’arabe comme leur langue sacrée, leur langue
de culture savante. Ils ont aussi pratiqué l’arabe marocain pour tout un volet de
leur activité sociale. En même temps ils cultivaient -et cultivent toujours- la
poésie en tamazigt, et d’autres pans de la littérature orale. De même, les
arabophones composaient, en zajal, une littérature dialectale dont les plus
beaux fleurons sont représentés par le mdlhün ou les quatrains de Sidi
ÇAbderrahman el-Mejdüb.
On peut affirmer que le patrimoine culturel marocain est arabo-berbère. Ce
lieu commun est valable pour la littérature comme pour l’architecture, la
décoration, l’artisanat et toutes les branches de la création humaine. Dans tous
ces domaines les éléments berbères et arabes se sont interpénétrés pour
produire une personalité nationale marquée. En ce sens les langues tamazigt et
arabe, vecteurs du patrimoine, sont le bien de tous les marocains, arabophones
ou berbèrophones.
Mieux encore, ces langues -et ce sera la deuxième partie de ma
communication- ont réalisé en chacune d’elles cette fusion historique au cours
de treize siècles de bilinguisme.

Histoire et géographie linguistiques


La carte linguistique du Maroc fait apparaître, au XXe siècle, des zones
berbèrophones (Sous, Haut Atlas, Anti-Atlas, Moyen Atlas, moitié orientale des
montagnes rifaines, Béni Snassen, îlots dans la plaine du Gharb (Zemmour) et
dans la région de Meknés) et des zones arabophones de deux types:
1) parlers dits "bédouins" dans les plaines atlantiques et Hauts-plateaux,
Hassaniya du Sahara.
2) parlers pré-hilaliens des montagnes Jbala (Ouest du Rif), du Zerhoun, de

130 •e.d.n.a.* 1(1996)


Sefrou et des villes hadariya: Fès, Tétouan, Tanger, Rabat, Salé....
Le parler Jbala est celui des berbères arabisés avant le XIIe siècle. Le
géographe al-Idrïsî (XIIe siècle) décrit la zone allant de Fès-Sefrou au Tadla
comme arabisée. Les plaines au Sud de Rabat (Tamesna) sont encore
berbèrophones au XIe siècle (al-Bakrï: "Royaume des Bergwata"). La dynastie
berbère des Almohades a introduit des arabes Banu Hilal dans le Gharb et
Tamesna, tandis que, au Sahara, les Dwi Hassan (MaÇqil) supplantaient les
berbères Iznagen (Senhaja)....Ainsi on peut distinguer deux phases (et modes)
d’arabisation: la première, avant les XIe-XIIIe siècles, se fait autour des villes de
Volubilis-Moulay-Idriss-Fès, Basra, Sefrou, QaKat-al-Mahdi...., des ports de
Tanger, Sebta, Salé, des zâwya-s idrissides, et le long des voies de
communications allant des ports vers ces villes, ou de Fès vers Tafilalt et
l’Afrique: Sijilmassa. Elle a donné un type de parlers arabes pré-hilaliens
"citadins" et "montagnards" (Jbala).
La seconde phase, qui donnera les parlers dits "bédouins", met en oeuvre des
tribus arabes (Qrïb) qui supplantent (ou fusionnent avec) les tribus berbères
locales. Souvent elles s’installent dans des régions dépeuplées par les terribles
pestes et famines des XVe-XVIIe siècles (Rhamna).
Des processus de re-berbérisation sont aussi constatés: au XVIIe siècle les
tribus berbères du Jbel Saghro, du Haut Atlas Oriental, du Moyen Atlas
Oriental, se mettent en mouvement vers les oasis de Tafilalt et du Twat (Ait
ÇAtta) et vers le versant Nord Ouest de l’Atlas (Zayan, Zemmour). Ces derniers
s’installent en plaine du Gharb. Des villes comme Marrakech sont encore
largement berbères au XVe siècle. À Fès elle-même, foyer d’arabisation par
excellence, les Almohades exigeaient que les imâm~s soient capables de faire
leur prêche en berbère (XIIe siècle).
On voit ce que les mouvements de populations supposent de superpositions,
de couches successives, de cohabitation entre hommes et parlers, ce qui se
traduit en linguistique par des faits de substrat, emprunts, calques.fruits d’un
bilinguisme de longue durée. Dans certaines régions, comme Tafilalt, on peut
supposer une succession de plusieurs phases: arabisation pré-hilalienne sur fond
berbère (Sijilmassa, VIIIe siècle), suivie d’une arabisation bédouine (MaÇqil,
XIIe siècle), en concurrence avec la zenatiya des Béni Mrin, et, après le XVIIe,
une nouvelle influence berbère senhaja (Ait ÇAtta et Ait Morgad).

Influences réciproques du berbère et de l’arabe marocain


Les études exhaustives sur ce point font défaut. Ce qui est évident, c’est le
pourcentage de vocabulaire arabe emprunté par le berbère, variable d’une
région à l’autre, toujours important: 20% à 30%. 11 est berbérisé quant à la
morphologie (tachelhit ax9ddam "domestique"; taqbilî "tribu"), ou conservé

e.d.n.a.» 1(1996)» 131


dans une forme arabe (hQfit "feu"; ddunit "le bas monde").
La numération est très arabisée; le rifain n’a conservé que ij i ijt "un, une”;
dans le Moyen Atlas on compte jusqu’à trois en tamazigt (yan, sin, srad) puis
en arabe; la tachelhit a conservé la numération jusqu’à dix en berbère dans un
système où les vingtaines (arabe Qzsrint) sont combinées avec berbère mraw
pour exprimer les dizaines (cinquante - deux fois vingt plus dix: sin idQzsrin d-
mraw). Par endroit on peut encore trouver cent: timidL.(yo\r Chafik). Certains
arabismes du berbère peuvent même avoir été oubliés de l’arabe dialectal; ainsi
iqariddn "argent" (arabe qiraî). Il suffit d’ouvrir un manuel de berbère pour
relever un lot de mots-outils et de particules qui témoignent d’un bilinguisme
séculaire.
Lorsque deux langues sont en contact, les emprunts lexicaux et les
constructions calquées sont normalment fréquents. La pénétration d’éléments
grammaticaux, moins aisée, suppose un usage simultané et fréquent des deux
langues. Le domaine le plus difficile à pénétrer est le système des phonèmes
qui s’organisent en structure équilibrée. Certes, des variantes non
phonologiques apparaissent (ainsi /p/ et /v/ des langues romanes ne sont
ressentis en arabe maghrébin que comme /b/ et f/X Pourtant, l’arabe et le
berbère se sont empruntés des phonèmes qu’ils ont intégrés à leurs systèmes
respectifs.
Pour Salem Chaker,
"/t/ et /q/, massivement introduits par le lexique arabe, doivent
impérativement être reconnus comme phonèmes à part entière en
Kabyle (...). En berbère même, /t/ et /q/ n’étaient originellement que
des variantes régionales (?) de /d/ et /g/ respectivement. Il subsiste
d’ailleurs d’assez nombreuses alternances /t, d/ et /g, q/ dans le
lexique contemporain."1
L’existence -ou non- du /q/ en berbère pré-islamique est une question
délicate. Les faits linguistiques actuels ne permettent que des hypothèses -et les
relevés sont encore incomplets. Un fait est établi: la corrélation /g, q/ où /q/
est la réalisation tendue de /g/, par exemple dans la "forme d’habitude”.2
Pour une approche des états antérieurs de langue (dans certaines régions ou
parlers -et pas forcement dans d’autres) nous pouvons verser au dossier un
exemple d’adaptation d’emprunt arabe en berbère. Le terme arabe m9rq

1 Textes, p. 85.

2 Voir exemples in Jordan, Dictionnaire Berbère-français, pp. 98-100:


tachelhit gai, forme d’habitude: qal "croire, penser"; gaz, forme d’habitude:
qaz "creuser", etc.

132»e.d.n. a. *1(1996)
"bouillon", est admis avec /q/ en rifain: rmarq; tachelhit im9rqan\ en tamazigt
des Ait ÇAtta: imdrgan "bouillon, sauce", ou /q/ est senti comme /g/. Le parler
judéo-arabe de Tafilalt réemprunte au berbère mrdggdn "trempé". Mais, dans ce
parler arabe très ancien, /q/ est réalisé /k/: trik (= trïq) "route". De meme, /q/
> /k/ dans les parlers arabes des juifs du coude de l’Oued Dra, de Midelt,
Debdou, et les parlers des musulmans des Trara et Msirda en Algérie, ou
encore le parler judéo-berbère relevé par Zafrani et Galand dans la Haggada
de Tinghir du Todgha, Sans doute est-ce insuffisant pour conclure. Mais nous
avons là une indication de ce que, au moment de la formation de ces parlers
arabes pré-hilaliens, le substrat berbère (Zenata?) n’a pas accueilli /q/, qu’il l’a
interprété comme /k/, soit parce qu’il ne possédait pas /q/ dans son système
phonologique, soit parce que, dans ce système, /q/ était une variante
combinatoire de /g/, et donc non identifiée au /q/ arabe. Mais aujourd’hui /q/
est pleinement intégré aux diverses langues berbères comme phonème de plein
exercice.1
Le cas de /£/, introduit par les emprunt lexicaux arabes, est plus clair; toutes
les entrées du phonème dans le Dictionnaire tachelhit de Jordan sont des
emprunts arabes.
Les parlers arabes marocains ont également acquis un phonème au contact
du berbère: le /z/ (emphatique) de Azeyla (ville du Nord marocain), de z9bla
"bêtise grave, étourderie", bdzza "petite fille", zaza "esclandré"....Au plan local,
on relève, dans les réalisations, les mêmes tendances dans des parlers berbères
et arabes voisins: spirantisation (/t/ > /t/) dans le Nord marocain;
assourdissement /d/ > /t/ dans les Jbala...L’apparition d’un /y/ de liaison por
rompre le hiatus est un trait commun au tachelhit2 et à certains parlers arabes
(u ana > u-y-ana "et moi").
Mais l’empreinte la plus profonde et la plus généralisée du substrat berbère
sur le système phonologique de l’arabe marocain -et maghrébin- est la
disparition des voyelles brèves de l’arabe littéraire, avec toutes les
consequénces que cela a impliquées sur la structure syllabique (telles que le
"ressaut"): mâdïna > mdïna (arab.), Imdint (berb.); bâqâra > b9gra; kâtâbâ >
ktdb (et avec ressaut: kdtbu "ils ont écrit").
La morphologie arabe dialectale est redevable au berbère de morphèmes
verbaux et nominaux. Ainsi le présent duratif à préformante kâ— / tà— (= kà~
nâkdl, "je mange, je suis en train de manger") calque les formes berbères à
préformante a, ad, da et la (ex.: rifain, inaccompli ad arij "je monte, je

1 Voir Lévy, Parlers arabes des Juifs du Maroc.

2 Aspinion, Apprenons le berbère, p. 329.

e.d.n.a. *1(1996)* 1-33


monterai"; anari "nous montons, nous monterons"). Mieux, des parlers locaux
ont conservé ces mêmes préformantes: à— (Jbala et Sefrou-juif; â-naOna/ "je
fais”), là— (région de Chaouen: âs là-t97>i "que fais-tu?”), dâ— (Debdou-juif:
dn-nàs 9lli dà-ikùnu f-dl-blâd "les gens qui se trouvent en ville").
Le morphème discontinu féminin du berbère sert à la formation de
noms de métiers, de qualités ou de défauts: tâhdddâdt "métier du forgeron",
tâhrâmïydt "rouerie". Le préfixe a— du substantif masculin est également
assimilé par tous les parlers dans àtây "thé" -et il n’admet pas l’article
déterminatif arabe /— (sauf dans quelques parlers hilaliens = l~àtày à El Gara).
Ce morphème s’applique à des mots arabes, dans certains parlers, pour donner
am9gra "peinture ocre", agdrbi "vent d’Ouest", toujours sans article, ce qui
"berbèrise" ou "marocanise" en quelque sorte, des mots aux racines arabes. Les
parlers de Taza, Oujda et d’autres ont conservé une formule figée de génitif
analytique: bâ-in-M9ry9m / mmà-in-Hmdd "le père de Maryam; la mère de
Ahmed", où l’on reconnaît la préposition berbère —n— "de". Il n’est pas exclu
que cette construction ait influencé ou favorisé la formation des génitifs
analytiques marocains avec d—, di, dyâl ou mtàQ.

Emprunt et ré-emprunt
Si le berbère a largement emprunté dans le domaine lexical à l’arabe -langue
de la religion, de la culture écrite, du grand commerce, etc.- l’arabe dialectal a
également son lot de berbérismes. Ces emprunts sont parfois des "ré-emprunts":
une racine arabe, berbèrisée, peut se trouver en arabe dialectal, dans sa forme
berbère: l’arabe dialectal tâmara "peine, difficulté" (cf. berbère: s-tamara,
"difficilement") est, peut-être, à rapprocher de l’arabe classique mârâra
"amertume"; ad9qqa, taduqqa ("argile fine" en arabe dialectal et berbère) est à
rapprocher de l’arabe classique dâqq "broyage, trituration"; azlag "chapelet de
figues sèches, de beignets" en arabe dialectal, peut être une forme berbère, sur
arabe iiVj "glissière, coulisse"; dans ce dernier cas, le berbère tachelhit a aussi
une racine z/z, forme d’habitude zlay "séparer, enfiler".1 En définitive, deux
racines -arabe et berbère- peuvent remonter au tronc commun chamito-
sémitique, et se rencontrer pour donner un sens précis en arabe dialectal.
Certains berbérismes, attestés au XIVe siècle, sont sortis de l’usage; issan
(chevaux), as9rdun (mulet), anzar (pluie), imdzdgan (habitants)...On les
retrouve dans la MalQabat d’az-Zarhünï.2

1 Cf. Jordan, op. ciî., p. 155.

2 Épopée d’époque mérinide, éditée et commentée par Mohamed Bencherifa,


Rabat 1987.

134*e.d.n.a.*l(1996)
D’autres berbèrismes font partie du vocabulaire de base de l’arabe marocain:
sàfî (isïft) "envoyer"; sât (isüt) "souffler"; fdzzdg% bdzzdg "mouiller", süs
"secouer pour faire tomber"; zdttdî "être capable de réussir une affaire"; zàwg
"se mettre sous la protection de"; zïzûn "muet"; t9brüri "grêle"; kdffùs "suie";
k9ff9S "salir"; lus, lüsa "beau frère, belle soeur"; zdkrün "verrou"; sârüt "clef",
etc.
Les variantes locales de l’arabe marocain ont leurs berbèrismes particuliers.
Ainsi l’arabe du Sous -parler de bilingues- celui des Jbala, Tsoul et Branes -
parler "montagnard", préhilalien, de berbères arabisés. Les parlers "bédouins"
ont aussi des termes berbères relatifs à l’agriculture, dont certains dérives du
latin comme t9mmün "flèche de la charrue" chez les Zaer, Chaouia, Bni Hassan
et en hassâniyya du Sahara; zâglu "joug" chez les Zaer, Bni Hassan
etc....Certains noms de plantes comestibles se retrouvent aussi dans les parlers
citadins; âfzàn, tâfga, tâbga "genres d’artichauts sauvages", ou encore âslïli
"aneth, genre de fenouil".
Les parlers des ports atlantiques ont retenu des noms de poissons: âsïgàg
(Essaouira), sïgâg (Jdida, Azemmour) "congre"; zgâg (Jdida), âz9ggâg
(Essaouira) "rousseau"; âgànja (Essaouira) "grondin", âwràg (Essaouira),
àwrâga (Jdida, Casablanca) "genre d’alose de mer"; âzdlmza. (Essaouira)
"ombrine".

Qui calque qui?


Les parallélismes de constructions entre arabe parlé et berbère sont trop
évidents pour ne pas être relevés:
1) berb. (tachelhit): imma ism-dnrids Ittu
arabe dial: imma ism-ha Ittu
(ma-mère-nom-d’elle-Ittu)
français: "ma mère s’appelle Itto".

2) berb.: immut-yyi baba


arabe dial.: màt li bba
(mort- à-moi-père)
français: "mon père est mort".

3) berb.: n9kki s-ugayyu-nu [ou: mkki s-ixf-inu]


arabe dial.: àna b-râsi
(moi-avec-ma-tête)
français: "moi-même"

Ces quelques exemples montrent surtout des constructions syntaxiques,

e.d.n.a.* 1(1996)* 135


parallèles dans l’ordre et les rapports entre les mots, typiques des deux langues,
mais éloignées de l’arabe classique. Qui calque qui? Le substrat berbère semble
probable. C’est souvent le cas: nombre de tournures de l’arabe dialectal sont
héritières des calques inconscients transférés par les berbérophones passant
d’une langue à l’autre. Ces transferts sont courants en situation de
bilinguisme....Mais il existe aussi des parallélismes fortuits valables dans des
langues sans contact direct, surtout lorsqu’elles rélèvent, même de façon
lointaine, de la même famille chamito-sémitique. D’autre part, on ne peut
exclure, dans un deuxième stade du bilinguisme, des calques de l’arabe dialectal
vers le berbère. Enfin, un élément nous échappe: la nature de l’arabe parlé par
les premiers arabophones entrés en contact avec le monde berbère, et qui
peuvent avoir adopté certains mécanismes auprès d’autres langues non-arabes
en Espagne ou au Moyen Orient -sans oublier l’évolution interne de l’arabe
post-classique, une fois perdues les désinences casuelles, avec l’adaptation,
nécessaire alors, des constructions syntaxiques.
Ainsi la double négation ma.s de l’arabe dialectal marocain se retrouve en
Egyptien. A-t-elle un rapport avec un substrat ou résulte-t-elle d’une évolution
interne? En berbère actuel, la double négation ur.i n’apparaît qu’au prétérit
(tachelhit). La construction génitive analytique existait-elle déjà dans l’arabe
qui parvint au Maghreb, comme en Egypte? L’arabe hispanique a également
une construction analytique avec mtaQ, que l’on retrouve aussi au Maroc. Le
génitif analytique, avec préposition, est une évolution constatée dans les
langues romanes, germaniques, sémitiques; Jean-Charles Beaumont en démonte
le mécanisme en partant du point de vue de la grammaire générative -sans
exclure pour autant les "facteurs externes" (Analycity in Moroccan Arabie). La
prudence reste donc, ici de rigueur.

Les deux langues se sont interpénétrées. Elles sont la double expression d’un
même peuple, d’une même mentalité, d’une culture et d’un patrimoine,
diversifiés dans la forme, mais qui traduisent une même réalité humaine dans
son évolution. Chaque marocain, qu’il soit arabophone ou berbèrophone du
point de vue de la langue maternelle, est en droit de se réclamer des deux
expressions.
Il devrait aussi, pour pouvoir jouir de la plénitude de la culture nationale,
avoir un accès direct à celle des deux langues dont les hasards de la naissance
l’on tenu écarté.

136*e.d.n.a.* 1(1996)
BIBLIOGRAPHIE

AL-BAKRl, Abü ÇUbayd ÇAbdallâh: Kitàb al-mugrib fï dikr bilâd Ifriqiya wa


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