Émotion : Le concept et le mot
Christian PLANTIN
CNRS — Université de Lyon
L'objectif général de notre recherche sur les émotions est de construire une
représentation des séquences discursives où se développe un épisode émotionnel. Pour
cela, étant donné une séquence discursive quelconque, nous partons des points
où l'émotion est intuitivement saillante. Le matériel lexical nous guide dans le
repérage de ces points. Nous nous intéressons ici aux indications fournies par
les “mots pleins”, substantifs, verbes, adjectifs et adverbes désignant une émotion
ou orientant vers une émotion. La méthode des impacts permet de montrer que les
mots marqués pour l'émotion sont largement disséminés sur tout le lexique (voir
Plantin 2022)
La première section (§1) est consacrée à la définition de l'émotion. Nous
définissons l'émotion comme une expérience vécue, consciente, qui se manifeste
comme un syndrome transformant les comportements et les modes d'action et
d'interaction de l'expérienceur désigné par la lettre “psi”, Ψ (voir §1.1)
Nous définissons l'expérience émotionnelle typique comme un phénomène de
premier plan, de l'ordre du phasique. Elle se déroule sur un second plan plus stable,
l'humeur, les dispositions caractérielles, qui sont de l'ordre du thymique (Plantin
2015b). Sa caractéristique essentielle est une variation positive ou négative d'excitation
liée à la rencontre ou à l'évocation d'un évènement disruptif. Cette variation
correspond à l'épisode émotionnel primaire, et peut être commodément représentée
par une courbe “en cloche” (sur ces différentes notions, voir Plantin 2015b).
La deuxième section (§2) porte sur la reconstruction de l'épisode
émotionnel. L'épisode émotionnel constitue l'objet fondamental de l'étude de
l'émotion dans la parole (texte ou interaction), et l'objectif poursuivi est d'en donner
une représentation adéquate et si possible éclairante.
Nous nous situons dans la perspective d'une analyse non instrumentée de l'émotion
dans des corpus de parole ordinaire. L'analyse instrumentée (informatisée) de
l'émotion dans la parole (Quignard et al. 2016) rencontre cette tâche à titre de
contrôle de ses résultats, lorsqu'il s'agit d'évaluer son adéquation à son objet.
De façon assez évidente, on commence par déterminer les points d'émotion dans le
corpus envisagé ; il s'agit concrètement de repérer les termes d'émotion et les termes
ayant une orientation émotionnelle, afin de reconstruire les énoncés d'émotion, c'est-
à-dire dégager clairement
qui ?( Ψ) — éprouve quoi ? (émotion) — pourquoi ? (situation).
La détermination de l'émotion dont il s'agit est le premier pas dans l'analyse de
l'épisode émotionnel, et doit être le mieux possible justifiée. Pour cela, la
question des termes désignant ou orientant vers une émotion revêt une importance
fondamentale.
La troisième section (§3) présente la méthode proposée pour traiter cette
question. Elle repose sur la notion de dissémination des termes d'émotion (à
commencer par “émotion”) dans le lexique. Nous considérons que toute entrée
utilisant le mot émotion ou un terme d'émotion est marquée pour l'émotion en général ou
pour telle émotion particulière. Les données obtenues permettent de penser que
le nombre de mots marqués pour l'émotion est probablement de l'ordre de
plusieurs milliers.
On voit que l'approche lexicale n'est qu'une des multiples approches possibles
de l'émotion parlée, mais elle reste fondamentale.
1. Dimensions de l'expérience émotionnelle
1.1 L'émotion, « une forme organisée de l'existence humaine »
Dans son Esquisse d'une théorie des émotions, (1938) Sartre introduit un certain
nombre d'idées et de formulations qui sont d'excellents guides lorsqu'il s'agit de
réfléchir sur la parole émotionnée
— « Il est impossible de considérer l'émotion comme un désordre psycho-
physiologique » (Sartre, 1938 p. 24). L'émotion n'est ni une maladie, ni un
dérèglement de l'âme et du corps.
— L'émotion est « le tout de la conscience » émotionnée ; ce tout constitue la
« réalité-humaine » (id.), incluant la situation vécue par l'expérienceur telle qu'il la
perçoit et l'organise. Il s'ensuit que l'émotion est agie autant que subie.
— « Il ne faut point entendre que [l'émotion] est l'effet de la réalité-humaine » ;
« [elle][ne saurait venir du dehors à la réalité-humaine » (id.) : en d'autres termes,
elle n'est pas une réponse à une “réalité brute” qui en serait le stimuli. Elle est
liée à la perception spécifique que l'expérienceur a d'une situation, d'une « réalité-
humaine. »
— L'émotion est une activité de l'expérienceur qui a son mode d'organisation
spécifique : « l'émotion a son essence, ses structures particulières, ses lois
d'apparition, sa signification » (id.)— qui s'expriment dans l'épisode émotionnel.
Proposé indépendamment de toute approche phénoménologique de l'émotion
le terme d'expérienceur (noté Ψ, également appelé “lieu” ou “sujet” de l'émotion),
correspond parfaitement à cette vision de l'émotion. D'après le Trésor de la Langue
Française informatisé, l'expérience se définit comme :
Le fait d'acquérir, volontairement ou non, et de développer la connaissance des êtres
et des choses, par la pratique et par une confrontation de soi avec le monde.
Sartre propose un cadre pour l'étude de l'émotion. Les psychologues décrivent
comme suit l'émotion vécue par l'expérienceur.
1.2 L'émotion, un syndrome
Un syndrome est un phénomène complexe, un ensemble intégré de composantes
ayant entre elles des liens complexes. Le syndrome émotionnel synthétise les
composantes suivantes (d'après Scherer 1984a, 1984b) :
(i) Une évaluation cognitive des situations.
(ii) Une activation psychologique (arousal).
(iii) Des transformations neurophysiologiques internes.
(iv) Des modifications de la Voix, des Mimiques, de la Posture corporelle et des
Gestes (composante dite VMPG).
(v) Une transformation de l'action.
(vi) Une conscience synthétique de cet état évalué comme agréable / désagréable.
L'étude des processus neurophysiologiques (iii) relèvent des neurosciences. Ils
sont liés aux modifications VMPG (iv), qui jouent un rôle important dans le
processus de la communication émotive / émotionnelle.
Cette définition psychologique de l'émotion se retrouve dans certaines
définitions lexicales du mot émotion. Elle est homologue à la description
componentielle du sens des mots d'émotion proposée par Ortony, Clore & Foss
(1987), et elle a guidé la recherche de Galati & Sini(2000) sur le lexique français
des émotions.
1.3 La séquence émotionnelle
L'émotion est liée à un différentiel d'état et d'action ; la séquence émotionnelle
est caractérisée par une variation d'excitation (i). Cette variation est liée à un
évènement disruptif, provoquant une surprise, que l'on peut considérer comme
une émotion ou comme le moment ouvrant tout parcours émotionnel.
L'excitation définissant l'épisode émotionnel standard se développe sous la
forme d'une courbe en cloche.
— La partie gauche de la courbe correspond à la montée de l'excitation.
— Cette montée atteint un maximum, moment où est saisie l'expression faciale
considérée comme universellement associée à telle ou telle émotion, par exemple
à la colère (Ekman 1993).
— La partie droite de la courbe représente la descente de l'excitation
correspondant à la prise de contrôle de l'émotion et des évènements.
Cette description rend bien compte des petites émotions (Bouchard 2000) de la vie
quotidienne, telles que celles qui se matérialisent par une interjection : Mais
putain ! j'avais pourtant dit que… ; et merde, ça a encore foiré ! Plantin 2015a). La plupart
du temps, ces émotions disparaissent, se résorbent dans la tâche en cours et ne
sont pas mémorisées ; c'est en ce sens qu'on peut dire que l'épisode émotionnel
se clôt par le retour au “calme”, c'est-à-dire au cours normal de l'action
interrompue, avec le mode de tension qu'elle exige et l'humeur de ceux qui y
participent.
Les états émotionnels plus ou moins intenses peuvent s'enchainer sans
interruption ; alors la vie émotionnelle ne peut plus être vue comme une vague
surgissant çà et là sur une mer plate, mais comme une série de vagues
d'amplitude plus ou moins grande.
Les grandes émotions changent la vie de l'expérienceur. Il y a une dissymétrie
complète entre l'avant émotion et l'après émotion. Elles sont mémorisées,
racontées, revécues et réélaborées.
1.4 Termes couvrants : émotion, humeur, affect, sentiment
1.4.1 Émotion / Humeur
L'émotion est inséparable de l'humeur. L'émotion définie comme une variation
locale de tension-excitation est un phénomène phasique, de premier plan, qui
se développe sur un arrière-plan individuel relativement stable, un état
thymique :
Thymique : Qui concerne l'humeur ; qui a rapport au comportement extérieur de
l'individu, à son affectivité. […] Thymo-analeptique : antidépresseur ; Thymoleptique :
sédatif (d'après TLFi, Thymique)
L'adjectif thymique peut être utilisé pour couvrir tout ce qui touche aux
dispositions relativement permanentes de l'expérienceur, son caractère, ses
dispositions, son humeur, son état d'esprit. En rhétorique, le pathos est phasique et
l'éthos est thymique (Plantin 2011).
Les conditions générales d'arrière-plan sont déterminées d'une part, par les
dispositions individuelles permanentes et durables de l'expérienceur, c'est-à-dire
son caractère, et d'autre part, par son humeur et son état d'esprit du moment, plus
stables que l'émotion et néanmoins plus fluctuants que son caractère.
Les conditions locales d'arrière-plan sont déterminées par la position
émotionnelle de l'expérienceur vis-à-vis de la tâche en cours, selon qu'il adopte
ou rejette l'humeur sociale et professionnelle liée à cette tâche. Par exemple,
l'humeur socio-professionnelle liée à la présentation d'un travail scientifique est
un mélange de cordialité confraternelle, d'enthousiasme concernant la discipline
et d'optimisme concernant ses projets et sa présentation en cours.
Comme les émotions, les humeurs sont positives ou négatives : on peut être de
bonne humeur, joyeux, expansif, ou de mauvaise humeur, irritable, déprimé,
hostile. Les humeurs diffèrent des émotions par leur source, leur durée et par
l'état de conscience associé (Plantin 1995b).
Les familles de termes d'émotion contiennent des mots désignant des humeurs
ou des dispositions : dans la famille de colère, on trouve par exemple coléreux
« tempérament coléreux » et colérique, « enclin à la colère » (TLFi).
1.4.2 Affect
Le mot affect désigne un état d'excitation émergent et non spécifié. Les affects
sont plus diffus que les émotions dans leurs dimensions “plaisir / déplaisir” et
“conscience”.
Les inférences à certains types d'émotions peuvent être dérivées de données
purement morphosyntaxiques, par exemple de la négation, de mots et de
préfixes négatifs (voir Plantin, 2011, Étude 2), qui ne font que pointer vers une
zone floue, un affect. En attendant une détermination plus précise de l'émotion,
cette zone peut être commodément désignée par un terme d'émotion entre
parenthèses. Par exemple, “marcher seul dans une rue isolée, la nuit, dans une ville
inconnue” renvoie à un certain type d'affect, noté [peur]. De manière très générale,
les zones d'affect positives ou négatives peuvent être attribuées aux
expérienceurs.
1.4.3 Sentiment
Sentiment est plus général qu'émotion ou affect. Il peut faire référence aux sensations
physiques ressenties par la peau, l'organe sensoriel du toucher (sensation de
froid). Comme l'anglais feeling, il peut également faire référence à la « generalized
bodily consciousness or sensation » (M-W, Feeling). Dans le prolongement de
cette définition lexicale, Damasio définit les sentiments comme « the mental
representations of the physiologic changes that occur during an emotion » (2004, p. 52,
italique dans l'original), correspondant à la composante (v) (v. supra).
2. Représentation d’un texte/interaction émotionné
2.1 Point d'émotion
Comme il a été signalé dans l'introduction, on fait un premier pas dans l'étude
de l'émotion dans un texte ou une interaction en repérant les termes d'émotion et les
termes orientés vers une émotion. Mais il se peut que tel épisode fortement émotionnel
ne contienne aucun terme d'émotion, par exemple le message suivant :
Ils sont venus chercher Pierre à 6h du matin.
L'émotion apparaitra dans le discours de contextualisation, avec des mots
comme occupation, rafle, milice, déportation, qui orientent tous les auditeurs non
collaborateurs vers des émotions de la classe de [angoisse, pitié, colère].
Convenablement accompagné du discours qui le contextualise, l'épisode
émotionnel peut ne pas contenir de terme d'émotion, mais il contient à coup sûr
des termes orientés vers une émotion, c'est-à-dire détermine un point d'émotion.
2.2 L'énoncé d'émotion et le rôle d'attributeur de l'émotion
La suite des opérations consiste à rattacher l'émotion à un expérienceur et à une
situation, pour reconstruire ce qu'on peut appeler un énoncé d'émotion explicite :
Qui ? éprouve Quoi ? Pourquoi ?
Ψ – Émotion – Situation
Certains énoncés peuvent correspondre directement a un énoncé d'émotion :
“Pierre a peur du covid”. Le locuteur affirme que Pierre a peur du covid ;
d'autres locuteurs, éventuellement Pierre lui-même, peuvent être en désaccord,
ouvrant ainsi une discussion sur l'émotion de Pierre et les bonnes ou mauvaises
raisons qui la construisent.
Il est donc nécessaire d'introduire un autre rôle émotionnel, celui d'attributeur de
l'émotion (à un expérienceur, en fonction d'un objet ou d'une situation) ; le
locuteur peut évidemment s'auto-attribuer une émotion.
L'énoncé d'émotion complet s'écrit donc :
Qui ? dit que [Quelqu'un— Pour telle raison — Éprouve quelque chose]
Attributeur [Ψ – Situation – Émotion]
2.3 Le signe / symptôme, base de l'inférence émotionnelle
Ce qui suit traite essentiellement des termes marqués pour l'émotion, en relation
avec l'expérienceur et la situation. Nous ne discuterons pas la question de
l'intentionnalité des indices sur lesquels se fonde l'attribution d'émotion. Le
comportement :
[N se frotte ostensiblement les mains de gel anticovid]
peut être déchiffré, selon le contexte, comme un symptôme (non intentionnel) d'une
émotion tel que le déchiffre un observateur [N – peur –covid] ou comme un signe
(intentionnel), destiné non seulement à transmettre l'information [N(=je) – peur
– covid] à l'interlocuteur, mais aussi à recadrer l'interaction, par exemple “je te fais
ainsi savoir que j'aimerais que tu gardes tes distances”. Ainsi faisant, N non seulement
exprime son émotion, mais la signifie à son interlocuteur :
Signifier à qqn : Faire connaitre d’une façon ferme et définitive (une intention, une
décision, une volonté, un sentiment) (TLFi, Signifier).
2.4 Termes d'émotion : définitions et listes
Pour étudier l'émotion dans les textes et les interactions, il faudrait idéalement
disposer d'un dictionnaire des “mots de l'émotion”, contenant deux types de
mots, des termes d'émotion et des termes orientés vers une émotion. Les premiers désignent
une émotion, les seconds, sous certaines conditions, permettent d'inférer la
présence d'une émotion.
Les termes d'émotion peuvent être définis en intension à partir d'une définition de
l'émotion, par exemple la première de la tradition occidentale, celle d'Aristote
dans l'Éthique à Nicomaque. Aristote y définit les πάθη [pathè], mot traduit ici en
français par « états affectifs » et par passion ou emotion en anglais : le pathos est en
effet un ensemble d'émotions.
J’entends par états affectifs [πάθη], l’appétit, la colère, la crainte, l’audace, l’envie, la
joie, l’amitié, la haine, le regret de ce qui a plu, la jalousie, la pitié, bref toutes les
inclinations accompagnées de plaisir et de peine. (Éth. Nic. II, 4 ; Tricot, p. 101).
Aristote donne d’abord une définition en extension des pathè, par énumération de
onze états affectifs spécifiques, puis il en donne une définition en intension,
précisant leur genre (« inclination »), puis leur différence spécifique, « [qui sont]
accompagnées de plaisir ou de peine ».
On peut ainsi considérer qu'un mot est un mot d'émotion en le rapportant à une
définition en intension (par le sens de ce mot). Un dictionnaire des émotions
réunit donc les termes désignant des « inclinations accompagnées de plaisir et de
peine ». On peut également s'appuyer sur une définition de “émotion” donnée
par un dictionnaire, par exemple le TLFi :
Conduite réactive, réflexe, involontaire vécue simultanément au niveau du corps
d'une manière plus ou moins violente et affectivement sur le mode du plaisir ou de
la douleur. (TLFi, Émotion)
Sur cette ligne, il est commode de transposer la définition de l'émotion comme
syndrome et de définir les termes d'émotion à la manière d'Ortony, Clore &
Foss :
Mental conditions always have either a significant Cognitive component or a significant
Affective component, and sometimes both. In addition, some have a significant
Behavioral component. It may be that truly psychological conditions generally implicate
all of these facets to some degree. However, many of the words in the affective
lexicon, while of course having affective overtones, do not have affect as a significant part
of their referential meaning. (1987, p. 351).
When, for example, we claim that “proud” has an affect as a significant component,
we do not mean to deny that it has a cognitive component and (possibly) even a
behavioral one. (1987, p. 352).
Le tableau suivant (id.) illustre la façon dont sont répartis les “poids” affectifs,
cognitifs et comportementaux pour la série d’adjectifs figurant dans la colonne
de gauche. Tous les termes d'émotion ont par définition une composante
affective, une composante cognitive et une composante comportementale ; les
+ indiquent un poids prédominant.
Focalisation Focalisation Focalisation
sur l'affect sur la cognition sur le comportement
proud, “fier” +
confused, “désorienté” +
cooperative, “coopératif” + +
glad, “heureux” +
optimistic, “optimiste” + +
gleeful, “joyeux” + +
Ces critères sont ceux qui ont guidé Galati & Sini (2000) pour l'établissement de
leur liste de 143 termes d'émotion en français, et dans la définition de l'émotion
du TLFi.
L'approche en extension (par énumération) définit l'émotion de manière
expéditive : sont des termes d'émotions tous les mots qui figurent sur une liste
de termes d'émotion établie par un bon auteur. On trouvera quelques-unes de
ces listes dans Plantin 2022 ; leur fusion constitue un embryon de dictionnaire
de base des termes d'émotion.
Si un mot est un terme d'émotion, ses antonymes et ses synonymes sont des
termes d'émotion. Ce critère permet de contrôler et d'étendre le dictionnaire de
base des termes d'émotion.
2.5 Termes orientant vers une émotion
De très nombreux termes ne sont pas des termes d'émotion, mais orientent vers
une émotion.
— Les termes descriptifs d'une situation peuvent orienter vers une
émotion : enterrement est orienté vers la tristesse et le recueillement. C'est une
orientation par défaut, c'est-à-dire annulable dans certaines conditions
contextuelles. Certains participants peuvent se réjouir de l'héritage, mais il existe
une contrainte sociale qui les empêche de se réjouir ouvertement.
— De même, les termes descriptifs d'un comportement de Ψ : “Pierre lève
les bras au ciel” autorise l'inférence vers telle ou telle émotion, ici [accablé,
impuissant].
De telles associations courent le risque de l'arbitraire. Le dictionnaire permet
parfois de les contrôler, et montre que l'orientation émotionnelle est un
phénomène lexical banal.
3. “Émotion” dans le dictionnaire
Le premier pas dans l'analyse de l'épisode émotionnel est l'identification aussi
précise que possible de l'émotion en jeu dans ce qui est d'abord intuitivement
identifié comme un point d'émotion. Nous présentons dans cette partie un
mode d'exploitation du dictionnaire informatisé qui permet, dans certains cas,
de contrôler cette attribution d'émotion indépendamment du sentiment de
l'analyste, en particulier en ce qui touche l'orientation émotionnelle d'un mot.
3.1 Dissémination des mots dans le dictionnaire
Le dictionnaire généraliste monolingue définit les mots d'une langue avec
d'autres mots de la même langue. Nous prendrons définition au sens strict, en tant
qu'élément premier du discours définitoire, par opposition aux exemples, ou aux
indications étymologiques.
Cette définition proprement dite utilise des mots définis par ailleurs dans le
dictionnaire ; les mots définisseurs ici sont définis ailleurs. En principe, tous les
définisseurs sont définis. Il est donc possible de dresser la liste des entrées
principales ou secondaires utilisant tel mot dans leur définition (au sens strict).
L'informatisation du dictionnaire donne un accès commode à ce genre
d'information. Par exemple, l'outil « recherche assistée » du TLFi fournit
immédiatement l’information que le mot sentiment, défini à l’entrée “Sentiment”,
sert lui-même de définisseur pour 468 termes.
C'est à ce type de fait que nous nous intéresserons, à propos du lexique de
l'émotion. Nonobstant la multiplicité de ses rédacteurs et les aléas de sa
production, nous postulons que le dictionnaire, rédigé par des locuteurs de
qualité qui sont des spécialistes compétents, fait un usage cohérent du
vocabulaire qu’il définit. Nous supposerons en outre que l’engagement
lexicographique pris par le dictionnaire vis-à-vis d’un mot m vaut non seulement
pour l’entrée m, mais pour tous les usages de m dans la définition d’autres mots,
a, b, c... Nous supposons ainsi que le sens du mot passion est révélé non
seulement dans l’entrée passion mais également dans toutes les entrées qui
utilisent le mot passion dans leur définition. Si, dans un dictionnaire le mot passion
sert à définir le mot ivresse comme c’est le cas dans le TLFi :
B. – Au fig. 1. État d’exaltation psychique, provoqué par une passion.
alors, réciproquement, le mot ivresse contribue à la définition du mot passion,
indépendamment du fait que “ivresse” n’est pas utilisé dans l’entrée passion. Cette
définition indirecte, implicite d'un mot m, qui court sur tout le dictionnaire est
inaccessible à partir de l’entrée m, et irréductible à l’information fournie par la
définition explicite fournie à cette entrée. La définition fonctionne dans les deux
sens : le terme entrée, terme défini, contribue à définir les termes utilisés dans sa
propre définition. C'est ce phénomène que nous désignons comme dissémination
du mot m dans le lexique.
Les paragraphes suivants présentent d'abord la méthode d'étude de ce
phénomène, puis les résultats obtenus dans la perspective de l'étude de l'émotion
dans la parole. On pourrait développer ce travail en agrégeant les données
extraites de plusieurs dictionnaires afin de constituer un dictionnaire des mots
de l' émotion, dont le nombre d'entrées dépasserait certainement le millier. De
telles données constituent une base empirique indispensable pour l'analyse de
l'émotion dans la parole.
3.1.2 Mot impactant, mot impacté
Si le mot m est utilisé dans la définition des mots a, b, c, ... nous dirons que les
mots a, b, c, ... sont impactés par le mot m. On pourrait employer le lexique de
la contagion et de la contamination, mais l’émotion n’est pas une maladie.
Tous les mots définis sont impactés par les mots entrant dans leur définition.
Les mots ont des “pouvoirs définisseur” très différents. Tous les mots ne sont
pas impactants (certains n’entrent dans la définition d’aucun autre mot, tous les
définis ne sont pas définisseurs). La liste des mots impactants d’un dictionnaire
donné correspond à la liste des « primitifs lexicographiques » de la langue du
dictionnaire.
3.1.3 Domaine lexicographique d’un mot
L'ensemble des mots impactés par un mot m dans un dictionnaire D forme le
domaine lexicographique associé à m dans ce dictionnaire. Ce domaine exprime une
définition implicite de m. La réunion des domaines lexicographiques associés à
un mot dans différents dictionnaires donne une idée de son domaine
lexicographique dans la langue considérée.
Notation :
[m] — Le mot dont on établit le domaine lexicographique est noté : [m], par ex.
[émotion]
D[m] —Le domaine lexicographique du mot m dans un dictionnaire donné est
noté D[m] Nom du dictionnaire, par ex. D[émotion] TLFi
3.1.4 Domaine lexicographique d'une famille morpho-lexicale de
mots sémantiquement homogènes
Dans les définitions, le mot impactant [m] apparait dans les définitions sous une
certaine morphologie caractéristique de sa catégorie grammaticale, N, V, Adj.
Toutes les formes morphologiques d'un mot sont pertinentes pour
l'établissement de son domaine lexicographique.
En outre, [m] entre dans une famille morpholexicale sémantiquement homogène, que
nous abrègerons en “FMLSH” ou “famille”. Une famille peut se réduire à un seul
mot. La FMLSH de [émotion] est plus fournie :
[émoi, émotion, émotif, émotivité, émotionnel, émouvoir, émouvant,
émotionner, émotionnant]
On peut discuter l'homogénéité sémantique de cette famille, mais il reste que ces
termes s'impactent mutuellement.
On note [m*] la FMLSH du mot [m] : [m*] = [m1] + [m2] + [m3] + ...].
Dans le TLFi, la famille lexicale [émotion*] impacte 529 termes, chiffre brut.
3.1.5 Toilettage
Un même terme peut être impacté plusieurs fois par le même membre de
[émotion*] (répétition dans la définition). Chaque entrée ainsi pluri-impactée est
comptée pour 1.
Le mot impacté appartient lui-même à une famille lexicale, dont les différents
éléments peuvent également être impactés par différents éléments de [émotion*].
Par exemple, les définitions de FLAGEOLANT et de FLAGEOLER sont également
impactées par [émotion*] (les mots impactés par [émotion*] sont en petites
capitales). Chaque famille ainsi pluri-impactée compte pour 1.
Ces répétitions confirment l'association de la famille concernée avec [émotion*].
Au terme de ce processus de toilettage, on retient que, dans le TLFi, [émotion*]
impacte 408 (familles de) mots, dont on trouvera la liste complète dans Plantin
2016.
En vertu du principe d'homogénéité sémantique, nous admettons que si un
membre d'une famille lexicale est impacté, alors tous les membres de cette famille le
sont. Le fait que RÉVULSER soit impacté par émotion entraine que révulsé, révulsant le
sont au même titre et doivent être traités de la même manière.
3.2 Angles d'impact
L'ensemble des familles impactées par une famille impactante donnée
constituent des corpus qu'il est possible de structurer. Cette structuration
dépend de nature de la famille impactante et de l'objectif de l'analyse. Notre
objectif étant de construire une représentation de l'épisode émotionné, nous
avons pris pour outils fondamentaux les concepts précédemment introduits.
On peut donc s'attendre, d'une part, à ce que ces instruments permettent une
certaine mise en ordre du corpus des termes impactés par [émotion*], et d'autre
part, à ce que le corpus amène à des réaménagements de ces notions et en
suggère de nouvelles.
Du point de vue méthodologique, il faudrait commencer par l'examen détaillé
de chacune de ces familles. Nous nous contenterons de traiter brièvement des :
— Termes d'émotion, §3.2.1.
— Termes orientant vers une émotion :
• par une description de l'expérienceur §3.2.2.
• Par une catégorisation - description de la situation §3.2.3.
Les observations sur ces différentes listes ont été considérablement abrégées
dans ce qui suit. On trouvera le détail des listes dans Plantin 2016, et des
commentaires plus développés sur ces différentes questions dans Plantin 2022
(en travaux).
3.2.1 Termes d'émotion
Des formes participiales ou adjectivables ont été utilisées pour rendre plus
sensible la qualité de terme d'émotion.
Ψ est AFFOLÉ ENTHOUSIASTE HORRIPILÉ
ATTENDRI ÉPOUVANTÉ IRRITÉ
BOULEVERSÉ EXALTÉ JOYEUX
en COLÈRE FOU a un MALAISE
est DÉCHIRÉ GONFLÉ a PEUR
ÉGARÉ HÉBÉTÉ est RÉVULSÉ
STRESSÉ TERRIFIÉ est TRANQUILLE
STUPÉFIÉ INTIMIDÉ TRANSI
SURPRIS (3) TOUCHÉ TROUBLÉ
TENDRE / ATTENDRI a le TRAC
— Cette liste mentionne bien la COLÈRE (HORRIPILÉ, IRRITÉ), la joie (JOYEUX,
ENTHOUSIASTE, EXALTÉ ), la PEUR (ÉPOUVANTÉ, TERRIFIÉ), qui figurent dans
la plupart des listes d'émotion de base, ainsi que et la SURPRISE (STUPÉFIÉ),
correspondant au moment disruptif qui ouvre un état émotionnel.
— Les émotions précédentes sont des émotions à forte intensité. TRANQUILLE
renvoie à l'état d'intensité standard correspondant à l'action.
— La liste lie la folie (FOU) à l'émotion.
— On y trouve des émotions qui pourraient prétendre au statut d'émotion de
base, comme STRESSÉ, GONFLÉ (avec son double signification, énervé-tendu et
vaniteux), avoir le TRAC.
Cette méthode permet une étude comparative des impacts de [émotion*] et, par
exemple, des impacts de [emozione*] (it), [emoción*] (esp), emotion*] (ang.), etc. Cette
étude demande que les listes comparées soient établies à partir de dictionnaires
informatiques d'intention et de volume comparables.
3.2.2 Termes descriptifs de l'expérienceur orientant vers une ou
des émotions
L'émotion peut être inférée à partir des mots utilisés pour décrire le corps
émotionné (nous ne distinguerons pas ici symptôme non intentionnel et signe
intentionnel).
Tous les mots en majuscules appartiennent à une famille impactée, avec parfois
un ajustement morphologique pour ajuster le mot à cette présentation (détail des
listes dans Plantin 2016).
• Un CHOC, qui transforme l'ATTITUDE de Ψ jusqu'au TRAUMATISME, à la
SYNCOPE et au FIGEMENT.
• Le corps et les membres VIBRENT.
• L'émotion affecte les organes internes : le CŒUR, les TRIPES, l'ESTOMAC ; les
humeurs : la SUEUR, le SANG, les LARMES et la BAVE.
• Le VISAGE s'ALTÈRE et se COLORE.
• Les yeux CLIGNENT et S'AGRANDISSENT, le regard PÉTILLE ou
S'HUMECTE de LARMES.
• Le cou, la gorge se NOUENT.
• La respiration devient PANTELANTE.
• La VOIX s'altère, Ψ BAFOUILLE ou RIT.
La plupart de ces manifestations VMPG orientent non pas vers une mais vers
plusieurs émotions : les LARMES s'associent aussi bien à la détresse qu'à la joie.
Seule la famille [colère*] impacte une liste aussi importante de manifestations
VMPG (Plantin 2017).
3.2.2 Termes décrivant ou catégorisant une situation ou un objet
et orientant vers une ou des émotions
ADIEUX EMPOIGNANT ROMANTIQUE
AGRESSION INSOUTENABLE SCANDALE
ALERTE LYRIQUE SÉDITION
BEAU ŒUVRE (D'ART) SÉISME
DÉSORDRE PATHÉTIQUE SPECTACLE
DRAMATIQUE POÉTISER SUBLIME
ÉLOQUENCE POIGNANT THRILLER
ÉMEUTE RÉVOLUTION (3) mTRAGIQUE
Parler de faire ses ADIEUX, catégoriser un évènement comme un SCANDALE,
un roman comme un THRILLER c'est leur associer une émotion : tristesse pour
les adieux, indignation pour le scandale, suspense pour le thriller. Adieux, scandale et
thriller ne sont pas des noms d'émotion, mais d'évènements auxquels sont
associés des émotions ; désignant l'évènement, le mot désigne l'émotion.
L'inférence émotionnelle est une inférence par défaut, c'est-à-dire que l'on peut
parfaitement éprouver non pas de la tristesse mais du soulagement à faire ses
adieux. Mais la tristesse est l'émotion officielle de l'évènement.
4. Conclusion
Après avoir proposé un cadrage général de l'expérience émotionnelle et un
ensemble d'outils adaptés de diverses disciplines, nous avons introduit la notion
de dissémination d'un terme dans les définitions du dictionnaire. Cette notion
permet de construire les points d'émotion, base de la reconstruction de l'énoncé
d'émotion et de l'épisode émotionnel.
Nous avons montré que le langage descriptif abonde en indicateurs d'émotions.
[Émotion*] impacte environ 400 familles de mots, [colère*] en impacte 170 (Plantin
2017) ; par ailleurs, on sait que tout discours ordinaire qui construit une représentation
d'un évènement lui attache simultanément une émotion. Tout cela converge vers l'idée
que, dans le discours ordinaire, l'élaboration cognitive n'est pas séparable de
l'élaboration émotionnelle (Plantin 2004 ; 2022).
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