La mise en nombres du monde
Leçon du 29 septembre 2022
Jean-Pierre Beaud
POL-1000-40
Objectifs
J’aimerais montrer, aujourd’hui
1. que le chiffre, la ou les statistiques, les données quantifiées jouent depuis un peu plus de deux
siècles un rôle croissant dans nos sociétés; auparavant, quand on voulait imposer ses vues, on
invoquait quelque figure d’autorité comme le prêtre, le seigneur ou l’avocat (« Maître Untel m’a dit
que … ») et ce savoir était rarement de nature quantitative; aujourd’hui, on va certes invoquer la
figure de l’expert (économiste, médecin, épidémiologiste, par exemple), mais ce savoir convoqué va
être généralement de nature chiffrée (« le PNB ou le PIB a crû de… »; « le nombre de réfugiés est de
… »; « le chômage a diminué de… »; « nos exportations ont augmenté de … »; « le nombre de morts
du coronavirus est de … »; « nous avons investi tant de millions de $ dans les hôpitaux… »). Et la
campagne électorale actuelle nous le montre bien.
https://www.youtube.com/watch?v=PNa6GiM7y0w
2. que cette tendance s’est amplifiée presque constamment pour aboutir à la révolution des
données (Big Data). Les informations que génèrent par exemple nos téléphones peuvent conduire à
l’émergence d’une société digitale qui augmenterait substantiellement notre bien-être pour certains,
mais aussi qui pourrait conduire à l’établissement d’une surveillance généralisée pour d’autres
(Pierre Henrichon, Big Data. Faut-il avoir peur de son nombre?).
3. que les données chiffrées, contrôlées durant les XIXe et XXe siècles essentiellement par des
agences étatiques (Bureaux statistiques), sont maintenant (Big Data) de plus en plus aux mains de
compagnies privées.
4. que l’omniprésence des chiffres dans nos sociétés et donc dans le débat politique produit des
effets pervers (Fake Data, Fake News)
Objectifs
5. l’évolution même de nos sociétés, le rôle grandissant des groupes de pression,
des mouvements politiques, la fragmentation ou multiplication des identités (on y
reviendra avec la leçon de Paul May) donnent à ces gestes quasi naturels, celui de
classer et celui de compter, une importance particulière. Les agences chargées
d’organiser ces classements et comptages sont inévitablement confrontées à un
phénomène de politisation.
6. D’autant que la quantification implique deux moments, celui de la convention,
très politique en fait mais souvent peu visible, et celui de la mesure.
7. La statistique, donc, est à la fois un instrument de preuve et un instrument de
gouvernement. Ce dernier point peut être illustré en s’appuyant sur les travaux de
Michel Foucault et en montrant combien la statistique a permis l’émergence d’une
science politique du gouvernement des populations.
8. Pour Jürgen Osterhammel, la statistique a été “the most important tool for the
constant self-monitoring of society” au XIX e siècle, The Transformation of the
World: A Global History of the Nineteenth Century, Princeton,NJ: Princeton UP,
2014.
9. Montrer que la statistique a une double fonction; descriptive et prescriptive
Fake news, fake data
Avec Donald Trump, la question des fake news est devenue presque centrale en
politique. https://www.bbc.com/news/av/world-us-canada-46175024
Pourtant le phénomène n’est pas nouveau.
https://www.youtube.com/watch?v=_H082ARB2GI
https://www.bbc.com/news/av/stories-42752668
Il a longtemps pris la forme (surtout) des fake data ou données statistiques ou
informations chiffrées non vérifiées, fausses, inventées, approximatives, etc.
Ce genre a été et est particulièrement florissant au moment des débats politiques.
Avec l’impossibilité, souvent, de vérifier la qualité des données ainsi « lancées » par les
politiques.
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1822566/verif-debat-elections-federales-c
hefs-partis-canada
https://www.lemonde.fr/verification/
Avec des effets potentiellement négatifs.
On verra dans cette leçon comment sont construites ces données et quels problèmes
elles peuvent éventuellement poser.
La multiplication des identités
Autre tendance forte dans le monde d’aujourd’hui (cf
leçon de Paul May plus tard dans la session):
La remise en cause des identités « traditionnelles », des
catégories qu’elles présupposent (ex: sexe, genre, ...)
La multiplication des angles pour les appréhender (on verra
avec la leçon sur le féminisme comment cela se traduit à
travers le concept d’intersectionnalité).
Et le passage de systèmes de classement qui se définissent
comme objectifs à des systèmes qui se réclament de la
subjectivité.
On appréhendera cela surtout à travers le processus
statistique ou de quantification (recensement; enquêtes, etc.)
Classer et compter
Dans cette leçon, nous nous pencherons donc
sur deux gestes que nous posons tous et
toutes dans nos activités quotidiennes et qui
sont aussi au cœur du travail scientifique:
Classer, créer des catégories, des
classements, catégoriser, etc.
Compter ou mesurer ou quantifier.
On peut penser que ces gestes sont à peu
près indissociables.
Pierre Bourdieu et … avant!
Cours du Collège de France: 1982; premières leçons; « Qu’est-ce que
classer? »
L’une des opérations les plus fondamentales de toute science
sociale, l’opération de classification.
Aujourd’hui, les réflexions de Bourdieu apparaissent bien banales.
Parce que tout un champ de recherche s’est depuis développé.
Fait référence à un texte de Mauss et Durkheim (peu lu mais
souvent cité).
http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/essais_de_socio/T7_for
mes_classification/formes_classification.html
Petit texte de Bourdieu (Leçon sur la leçon) où il posait le problème
de façon séduisante (
http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Leçon_sur_la_leçon-1957-1-1-0-1.html
) ou (https://excerpts.numilog.com/books/9782707306258.pdf). Voir pages
13 à 17.
Population et statistique
1. En centrant notre étude sur quelques périodes,
nous allons montrer l’émergence progressive d’une
science-politique-du-gouvernement-des-
populations (Michel Foucault)
2. Nous montrerons également combien la
statistique ou, plus globalement, la quantification a
joué un rôle important dans cette émergence.
Dans la perspective foucaldienne, elle apparaîtra
comme une technologie « sécuritaire »
Et peut-être comme la plus puissante d’entre elles.
Trois lectures de la statistique et de ce
qu’elle produit (les statistiques)
La statistique
comme reflet
de la réalité
La La
statistique statistique
comme comme
constructio exercice du
n logique pouvoir
Trois lectures qu’il faut dépasser
La statistique
comme pur
reflet de la
réalité
La statistique La statistique
comme comme outil
simple du pouvoir
construction
logique
Pour dire les choses autrement
Le travail statistique (ce que fait Statistique
Canada ou une maison de sondage ou des
chercheur.e.s) ne peut être interprété dans les
seuls termes d’une approximation toujours
plus juste d’une réalité préexistante,
mais il n’est pas non plus, suivant une certaine
«logique du soupçon», un simple exercice de
pouvoir, destiné à masquer cette réalité, voire
à la «fabriquer».
1. Qu’est-ce qu’une population?
Au sens de la statistique mathématique, une population est
une collection d’individus (c’est ce qu’on vous a appris dans
les cours de statistique).
Mais au sens des sciences sociales, de la démographie, de la
science politique, on parlera plutôt de « l’ensemble des
humains présents ou attachés à un lieu donné » (Le Bras)
Il faut donc voir quelles sont les conditions de possibilité d’une
telle conception.
Or pour Hervé Le Bras (un démographe), « Penser la
population comme l’ensemble des humains présents ou
attachés à un lieu donné est une idée récente et très
particulière dont nous pouvons fixer l’invention à l’époque
moderne », L’invention des populations, p. 13.
Peut-on parler d’une population de la
Grèce antique?
Oui, au sens de la statistique mathématique
Pas vraiment, au sens de la démographie. Pourquoi?
Population: mot récent. Concept de dépopulation (en français) précède
celui de population.
Grèce antique: idée moderne de territoire n’existe pas vraiment. Idée
d’un ensemble relativement indistinct de personnes sur un territoire a-
t-il alors du sens?
Quelle est l’importance d’une définition de la population ?
Toujours selon Le Bras (p. 7), « Définir une population représente un coup
de force : on impose à un ensemble d’individus une catégorie qui va
désormais les cataloguer et éventuellement contraindre leur action ».
À partir de ce moment, on disposera d’un objet se prêtant à bien des
choses : il pourra croître, se ramifier, être soumis à des politiques, …
On pourra alors parler d’un gouvernement de la population (ou des
populations), tant celle-ci peut, grâce à un travail de plus en plus intense
de découpage, de catégorisation, être subdivisée presque à l’infini.
2. Sécurité, population et
gouvernement selon Michel Foucault
Distinction entre mécanisme légal, mécanisme
disciplinaire et mécanisme sécuritaire
Exemple du précepte « Tu ne voleras pas ».
Exemples de la lèpre, de la peste et de la variole.
Idée, selon Foucault, qu’il y a une « corrélation entre la
technique de sécurité et la population, comme à la fois
objet et sujet de ces mécanismes de sécurité », p. 13
Entrée au XVIIIe siècle d’un personnage politique
entièrement nouveau, la population, Foucault, p. 69.
Voir, à ce sujet, le court passage du cours de Michel
Foucault sur Moodle (à lire, mais ne peut faire l’objet
du CR)
3. La naissance d’une politique fondée
sur la mesure
John Graunt (Natural and Political Observations, 1662,
https://en.wikisource.org/wiki/Natural_and_Political_Observations_Made_up
on_the_Bills_of_Mortality_(Graunt_1676)
) et les premiers travaux d’arithmétique politique
Pour Judy L. Klein, John Graunt importe dans la rhétorique politique une
des techniques arithmétiques que les marchands utilisaient depuis fort
longtemps, la Règle de trois qui permet, connaissant trois termes d’une
proportion, d’en déterminer le quatrième.
Contexte favorable à un transfert technologique de l’arithmétique du
commerce vers la politique, Charles II étant particulièrement impressionné
par la façon dont Graunt utilise alors la fameuse règle de trois pour traiter
de problèmes tels que la croissance de la population, la survenue des
épidémies et sa non-correspondance avec le règne des rois!, etc.
Innovation permettant de penser les comparaisons dans l’espace puis dans
le temps.
Naissance d’une science politique quantitative (la démographie).
4. Les recensements et la construction
du sentiment national
Concept de population: deux conditions pour qu’il soit opérationnalisable :
1.-un territoire
2.-une relative égalité de statut, de condition entre les individus soumis à une
même autorité
Exemple des colonies d’Amérique:
1. il y a eu des comptages de population, des recensements même avant les
indépendances qui ont été organisés par les autorités métropolitaines (premier
recensement de la Nouvelle-France par Jean Talon en 1665-66).
2. mais dans le cadre des indépendances ou des quêtes d’autonomie, les enquêtes
statistiques vont jouer un rôle fondamental dans le mouvement qui conduit à faire
exister un pays. Premiers statisticiens souvent des géographes qui vont
cartographier le pays nouveau.
Les premiers recensements vont avoir une fonction idéologique première et une
fonction politique.
Benedict Anderson dans L’imaginaire national pose que le recensement a été
profondément marqué « par la façon dont l’État colonial imaginait sa domination »,
p. 167.
5. Les bureaux de chiffres et
l’expansion de la mesure politique
Au 19e siècle, un peu partout en Occident se créent des bureaux
statistiques qui vont organiser une collecte de plus en plus large et
rationnelle de données sur des sujets les plus divers.
Comparé au siècle précédent, le 19e et, a fortiori le 20e sont
caractérisés par une sorte de frénésie de la quantification.
Les gouvernements, les administrations vont pouvoir cibler de plus
en plus des groupes définis par des attributs comme le sexe, l’âge,
l’origine ethnique, l’occupation, la race, la religion, le handicap.
Il faut concevoir les classifications, non comme un pur reflet d’une
réalité (car elles sont généralement « négociées »), ni comme une
pure construction logique.
Prenons un exemple : la question du recensement canadien sur les
minorités visibles (
https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/ref/guides/006/98-50
0-x2016006-fra.cfm
)
.
6. La pratique statistique
contemporaine
On va prendre l’exemple des plus récents recensements
canadiens.
On verra comment des traits de l’évolution de la société
canadienne se réfractent dans la pratique du recensement.
On pourrait aussi de ce point de vue montrer combien les
résultats des enquêtes statistiques permettent de gouverner
en ciblant les bonnes populations.
C’est donc un vaste complexe de relations entre les objectifs
politiques, les données statistiques, le travail de
représentation des groupes divers qui caractérise la
production de chiffres aujourd’hui.
7. Vers un recensement post-
matérialiste?
Le recensement et la politique de l’identité :
Première tendance: approfondissement de ce qu’on
pourrait appeler la «politique identitaire».
Certes, les éléments «identitaires» ont une longue
histoire dans le recensement.
Bloc de questions dont l’inscription au recensement
remonte à plus d’un siècle :
Religion 1871, Lieu de naissance 1871, Origine
ethnique 1871, Lieu de naissance des parents 1891,
Langue maternelle 1901, Connaissance des langues
officielles 1901, Citoyenneté 1901, Année ou période
d’immigration 1901.
Vers un recensement post-
matérialiste?
Deuxième phase qui commence en 1971 (question sur la langue parlée à la
maison), mais connaît une nette accélération dans les années 1990 :
(a) regain d’intérêt pour les dimensions ethno-culturelles :
(i) 2 nouvelles questions sur la langue;
(ii) un intérêt pour les résidents permanents (qui deviennent des quasi-citoyens)
(1991) ;
(iii) un intérêt renouvelé et un «statut spécial» pour les populations autochtones
(1986, 1991, 1996) ;
(iv) une question sur la «race» ou la «visibilité» (1996) ;
(b) mais surtout on évolue vers une conception subjective de l’ethnicité, conçue
en termes d’identité vécue et d’auto-perception ; cela se vérifie :
(i) dans l’évolution de la question sur l’origine ethnique ;
(ii) dans les questions d’auto-perception adressées aux autochtones ;
(iii) dans la question sur les minorités visibles.
Vers un recensement post-
matérialiste?
Recensement et groupes d’intérêt :
Une autre tendance a trait aux succès des groupes d’intérêt
(«advocacy groups») à promouvoir leurs revendications en
inscrivant leurs préoccupations dans le questionnaire de
recensement.
Il faudrait mentionner aussi les groupes de défense des personnes
handicapées et les mouvements féministes qui ont plaidé pour
l’inclusion de questions sur le travail non rémunéré.
Les recensements néo-zélandais et le recensement australien
comportent des questions sur ces deux sujets.
Alors, que penser de ces chiffres, des
données statistiques?
1. Les divers sens du terme
« statistique »
Le terme apparaît dans plusieurs langues aux
XVIIe et XVIIIe siècles et désigne alors ce qui
est relatif à l’État.
La statistique, dans le contexte de
l’émergence du terme, c’est d’abord un
ensemble de traits, éventuellement saisis à
travers des chiffres, et se rapportant à l’État.
La Statistik allemande des XVIIe et XVIIIe
siècles en fut l’expression disciplinaire.
2. Le champ du savoir appelé
statistique
La discipline « scientifique » appelée « statistique »
s’est constituée comme savoir relativement
autonome et a acquis un statut universitaire aux
XIXe et XXe siècles.
Ses liens avec la mathématique sont complexes:
est-ce une branche de la mathématique ou une
discipline en soi?
Englobe-t-elle ou non le calcul des probabilités?
Se définit comme un ensemble de formalismes, de
techniques et de connaissances permettant
l’analyse d’informations généralement chiffrées.
3. La statistique administrative ou
officielle
Fait plutôt référence à la pratique des bureaux
de chiffres dont l’activité remonte
généralement au XIXe siècle.
Cette statistique livre, de façon de plus en
plus régulière et massive, des données qui
alimentent les politiques et les débats publics.
4. les statistiques comme ensemble de
chiffres
Comme résultat de la pratique administrative éventuellement
appuyée sur la statistique mathématique.
Pour le commun des mortels, toutefois, tout rassemblement
d’informations prenant la forme de chiffres constitue une ou des
statistiques. On parlera alors des statistiques du baseball, par
exemple.
Le monde des chiffres est, bien sûr, étonnamment vaste : les
diverses comptabilités, les informations rassemblées par les
organisations les plus diverses et même par les individus, tout cela
est, d’une certaine façon, de la statistique.
Pour les statisticiens, les historiens et sociologues de la statistique,
en revanche, ce qui réunit tous ces sens est trop général pour que
cela offre un territoire « saisissable ».
Les différents sens du mot statistique
La statistique comme La statistique comme
connaissance de l’État savoir scientifique
statistique
La pratique des Les données
bureaux de chiffres statistiques
La sociologie historique de la
quantification
Une sociologie historique de la quantification, comme la concevait Alain Desrosières,
permet, cependant, d’y voir un peu plus clair.
Pour lui, la statistique peut être conçue à la fois comme un outil de gouvernement (ou de
coordination) et comme un outil de preuve.
La première conception renvoie à une histoire qui, selon Foucault, ne se met en place qu’assez
tardivement, au XVIIIe siècle.
Dans l’optique foucaldienne, « le passage d’un art de gouverner à une science politique, le
passage d’un régime dominé par les structures de souveraineté à un régime dominé par les
techniques du gouvernement se fait au XVIII e siècle autour de la population et, par
conséquent, autour de la naissance de l’économie politique » (Foucault, 2004, 109).
C’est dans ce contexte que la statistique en vient à jouer un rôle très particulier puisqu’elle
« découvre et montre peu à peu que la population a ses régularités propres : son nombre de
morts, son nombre de malades, ses régularités d’accidents » (107).
Une lecture foucaldienne revisitée conduit donc bien à voir des moments d’inflexion dans
l’histoire avec l’arithmétique politique anglaise de Graunt et Petty à compter du XVII e siècle et
avec « l’avalanche des chiffres » de la première moitié du XIXe siècle (Hacking, Porter).
Outil de gouvernement et outil de
preuve
La statistique comme La statistique comme
connaissance de l’État savoir scientifique
Gouverneme Preuve
nt statistique
Gvt et preuve Preuve et
gvt
La pratique des Les données
bureaux de chiffres statistiques
Quantifier = convenir + mesurer
Pour Alain Desrosières, quantifier, l’action qui est derrière le travail statistique, c’est convenir
puis mesurer.
Quantifier c’est « exprimer et faire exister sous une forme numérique ce qui, auparavant, était
exprimé par des mots et non par des nombres » (Desrosières, 2014, 38).
Le premier moment de la quantification est ainsi d’ordre politico-juridique ou socio-juridique :
qu’est-ce qu’un chômeur ? qu’est-ce qu’une race ? qu’est-ce qu’une minorité visible ? qu’est-ce qu’un
employé, un cadre, un citoyen canadien, une industrie ? etc. En amont même, se posent des
questions encore plus fondamentales : cela a-t-il du sens de parler d’un chômeur, d’une race, d’une
minorité visible, d’un cadre, … ?
Le second moment est d’ordre plus technique : comment mesurer le nombre de chômeurs en
tenant compte de la définition retenue ? comment classer un pilote d’avion compte tenu des
classifications existantes ?
Le moment de la convention s’éloigne de celui de la mesure au fil du temps et s’efface ainsi peu à
peu. L’image d’une technique statistique appelée à mesurer les choses du monde s’impose alors
presque insensiblement. Elle protège en quelque sorte le statisticien de la contestation. Quand celle-
ci émerge toutefois, et que le statisticien est questionné, il peut être tentant de renvoyer le
contestataire au moment de la convention.
Ainsi, le grand statisticien canadien Ivan P. Fellegi, régulièrement questionné relativement au nombre
de Canadiens vivant sous le seuil de pauvreté, répondait inlassablement : il n’y a pas de seuil de
pauvreté au Canada mais plutôt un seuil de faible revenu, ce qui n’est pas la même chose; si les
politiques en créent un (moment de la convention), nous pourrons, nous autres statisticiens, calculer
ce nombre de Canadiens sous le seuil de pauvreté (moment de la mesure)!
La statistique: progressiste ou
conservatrice?
Theodore Porter a bien montré comment l’argument statistique a été au XIXe siècle
un « outil de faiblesse ».
Tranche singulièrement sur l’image d’une statistique qui sert les plus forts!
En fait, dans l’histoire, la statistique est apparue comme un outil démocratique
(Journal de Québec, 1882), un outil de concorde entre les peuples (Koren, 1918),
une aide à la planification, mais aussi un instrument de contrôle, le bras chiffré de
Big Brother.
Existe ainsi toute une littérature sur la malmesure (Lorraine Data, Le grand
truquage, 2009; Joel Best, Damned Lies and Statistics,2001).
Car si, comme on le dit, la statistique n’est pas un pur reflet de la réalité mais un
moyen de créer de la réalité, alors elle n’est en soi ni progressiste, ni conservatrice,
ni de gauche, ni de droite.
Le coefficient de Gini est en tout cas un des outils permettant de dévoiler les
inégalités et donc d’agir sur elles… Voir texte sur le statactivisme (Moodle)
https://www.lalibre.be/debats/opinions/pourquoi-il-est-important-de-se-mefier-
des-statistiques-5ec15f4fd8ad581c54eea260
Les trois révolutions ou contre-
révolutions
La révolution probabiliste (depuis le 19e
siècle)
La révolution ou contre-révolution comptable
(audit)
La révolution du big data et ses
caractéristiques (voir les textes sur Moodle)
Bonne semaine!