DAVID FOENKINOS
LE MYSTÈRE
HENRI PICK
roman
GALLIMARD
« Cette bibliothèque est dangereuse. »
ERNST CASSIRER,
à propos de la bibliothèque Warburg.
PREMIÈRE PARTIE
1
En 1971, l’écrivain américain Richard Brautigan a publié L’Avortement1. Il
s’agit d’une intrigue amoureuse assez particulière entre un bibliothécaire et une
jeune femme au corps spectaculaire. Un corps dont elle est victime en quelque
sorte, comme s’il existait une malédiction de la beauté. Vida, tel est le prénom
de l’héroïne, raconte qu’un homme s’est tué au volant à cause d’elle ; subjugué
par cette passante inouïe, le conducteur a tout simplement oublié la route. Après
le crash, la jeune femme s’est précipitée vers la voiture. Le conducteur en sang,
agonisant, a juste eu le temps de lui dire avant de mourir : « Ce que vous êtes
belle, mademoiselle. »
À vrai dire, l’histoire de Vida nous intéresse moins que celle du
bibliothécaire. Car il s’agit là de la particularité de ce roman. Le héros est
employé dans une bibliothèque qui accepte tous les livres refusés par les
éditeurs. On y croise par exemple un homme venu déposer un manuscrit après
avoir essuyé plus de quatre cents refus. Ainsi, s’accumulent sous l’œil du
narrateur des livres en tout genre. On peut aussi bien y dénicher un essai comme
La Culture des fleurs à la lueur des bougies dans une chambre d’hôtel qu’un
livre de cuisine évoquant toutes les recettes des plats recensés dans les romans
de Dostoïevski. Un bel avantage de cette structure : c’est l’auteur qui choisit son
emplacement sur les étagères. Il peut errer entre les pages de ses confrères
maudits avant de trouver sa place dans cette forme d’antipostérité. En revanche,
aucun manuscrit envoyé par la poste n’est accepté. Il faut venir soi-même
déposer l’œuvre que personne n’a voulue, comme si cet acte symbolisait l’ultime
volonté d’un abandon définitif.
Quelques années plus tard, en 1984, l’auteur de L’Avortement a mis fin à ses
jours à Bolinas, en Californie. Nous reparlerons de la vie de Brautigan et des
circonstances qui l’ont mené au suicide, mais pour l’instant restons sur cette
bibliothèque née de son imaginaire. Au tout début des années 1990, son idée
s’est concrétisée. En hommage, un lecteur passionné a créé la « bibliothèque des
livres refusés ». C’est ainsi que la Brautigan Library, qui accueille les livres
orphelins d’éditeur, a vu le jour aux États-Unis. La structure a aujourd’hui
déménagé pour être hébergée à Vancouver, au Canada2. L’initiative de son fan
aurait sûrement ému Brautigan, mais connaît-on jamais vraiment les sentiments
d’un mort ? Lors de la création de la bibliothèque, l’information fut relayée par
de nombreux journaux, et on en parla aussi en France. Le bibliothécaire de
Crozon, en Bretagne, eut envie de faire exactement la même chose. En
octobre 1992, il créa ainsi la version française de la bibliothèque des refusés.
1. Un roman dont le sous-titre est : « Une histoire romanesque en 1966 ».
2. Sur Internet, on trouve facilement des informations concernant les activités de cette bibliothèque, en
allant sur le site : www.thebrautiganlibrary.org
2
Jean-Pierre Gourvec était fier de la petite pancarte qu’on pouvait lire à
l’entrée de sa bibliothèque. Un aphorisme de Cioran, ironique pour un homme
qui n’avait pratiquement jamais quitté sa Bretagne :
« Paris est l’endroit idéal pour rater sa vie. »
Il était de ces hommes qui préfèrent leur région à leur patrie, sans pour
autant que cela fasse d’eux des excités nationalistes. Son apparence pouvait
laisser présager le contraire : tout en longueur et sécheresse, avec des veines
gonflées qui lui striaient le cou et une pigmentation rougeâtre prononcée, on
imaginait immédiatement qu’il présentait la géographie physique d’un
tempérament colérique. Loin de là. Gourvec était un être réfléchi et sage, pour
qui les mots avaient un sens et une destination. Il suffisait de passer quelques
minutes en sa compagnie pour dépasser le stade de la première et fausse
impression ; cet homme offrait le sentiment d’être capable de se ranger en lui-
même.
C’est donc lui qui modifia l’agencement de ses étagères pour laisser une
place, au fond de la bibliothèque municipale, à tous les manuscrits rêvant d’un
refuge. Une agitation qui lui remémora cette phrase de Jorge Luis Borges :
« Prendre un livre dans une bibliothèque et le remettre, c’est fatiguer les
rayonnages. » Ils ont dû être épuisés aujourd’hui, pensa Gourvec en souriant.
C’était un humour d’érudit, et plus encore : d’érudit solitaire. C’est ainsi qu’il se
voyait, et c’était assez proche de la vérité. Gourvec était pourvu d’une dose
minimale de sociabilité, il ne riait pas souvent des mêmes choses que les
habitants du coin, mais savait se forcer à l’écoute d’une blague. Il allait même de
temps à autre boire une bière au bistrot du bout de la rue, bavarder de tout et de
rien avec d’autres hommes, bavarder surtout de rien, pensait-il, et dans ces
grands moments d’excitation collective il était capable d’accepter une partie de
cartes. Cela ne le dérangeait pas qu’on puisse le prendre pour un homme comme
les autres.
On connaissait assez peu de choses sur sa vie, si ce n’est qu’il vivait seul. Il
avait été marié dans les années 1950, mais personne ne savait pourquoi sa
femme l’avait quitté après seulement quelques semaines. On disait qu’il l’avait
rencontrée par petite annonce : ils avaient correspondu longtemps avant de se
découvrir. Était-ce la raison de l’échec de leur couple ? Gourvec était peut-être le
genre d’homme dont on aimait lire les déclarations enflammées, pour qui l’on
était capable de tout quitter, mais derrière la beauté des mots la réalité était
forcément décevante. D’autres mauvaises langues avaient murmuré à l’époque
que c’était son impuissance qui avait conduit sa femme à repartir si vite. Théorie
dont la justesse paraît peu probable, mais quand la psychologie est complexe on
aime se reposer sur du basique. Le mystère demeurait donc entier quant à cet
épisode sentimental.
Après le départ de sa femme, on ne lui avait pas connu de relation durable, et
il n’avait pas eu d’enfants. Difficile de savoir quelle avait été sa vie sexuelle. On
pouvait l’imaginer en amant de femmes délaissées, avec les Emma Bovary de
son temps. Certaines avaient dû chercher entre les rayonnages davantage que la
satisfaction d’une rêverie romanesque. Auprès de cet homme qui savait écouter,
puisqu’il savait lire, on pouvait s’évader d’une vie mécanique. Mais il n’existe
aucune preuve de cela. Une chose est certaine : l’enthousiasme et la passion de
Gourvec pour sa bibliothèque n’ont jamais faibli. Il recevait avec une attention
particulière chaque lecteur, s’efforçant d’être à l’écoute pour créer un chemin
personnel à travers les livres proposés. Selon lui, la question n’était pas d’aimer
ou de ne pas aimer lire, mais plutôt de savoir comment trouver le livre qui vous
correspond. Chacun peut adorer la lecture, à condition d’avoir en main le bon
roman, celui qui vous plaira, qui vous parlera, et dont on ne pourra pas se
défaire. Pour atteindre cet objectif, il avait ainsi développé une méthode qui
pouvait presque paraître paranormale : en détaillant l’apparence physique d’un
lecteur, il était capable d’en déduire l’auteur qu’il lui fallait.
L’énergie incessante qu’il mettait à rendre dynamique sa bibliothèque le
contraignit à l’agrandir. Ce fut une immense victoire à ses yeux, comme si les
livres formaient une armée de plus en plus chétive, dont chaque point de
résistance contre une disparition programmée prenait la saveur d’une intense
révolution. La mairie de Crozon alla jusqu’à accepter l’embauche d’une
assistante. Il passa donc une annonce pour le recrutement. Gourvec aimait
choisir les livres à commander, organiser les rayonnages et quantité d’autres
activités, mais l’idée de prendre une décision concernant un être humain le
terrorisait. Pourtant, il rêvait de trouver une personne qui serait comme un
complice littéraire : une personne avec qui il pourrait échanger pendant des
heures sur l’utilisation des points de suspension dans l’œuvre de Céline ou
ergoter sur les raisons du suicide de Thomas Bernhard. Un seul obstacle à cette
ambition : il savait très bien qu’il serait incapable de dire non à quiconque. Alors
les choses seraient simples. La personne engagée serait celle qui se présenterait
la première. C’est ainsi que Magali Croze intégra la bibliothèque, armée de cette
qualité indéniable : la rapidité à répondre à une offre d’emploi.
3
Magali n’aimait pas particulièrement lire1 mais, étant mère de deux garçons
en bas âge, il lui fallait trouver du travail rapidement. Surtout que son mari ne
possédait qu’un emploi à mi-temps au garage Renault. On construisait de moins
en moins de voitures en France, la crise s’installait durablement en ce début des
années 1990. Au moment de signer son contrat, Magali pensa aux mains de son
mari ; à ses mains toujours pleines de cambouis. En manipulant des livres à
longueur de journée, voilà un désagrément qui ne risquerait pas de lui arriver. Ce
serait une différence fondamentale ; du point de vue de leurs mains, leur couple
prenait des trajectoires diamétralement opposées.
Au bout du compte, Gourvec apprécia l’idée de travailler avec quelqu’un
pour qui les livres n’étaient pas sacrés. On peut avoir de très bonnes relations
avec un collègue sans discuter littérature allemande tous les matins, reconnut-il.
Il s’occupait des conseils aux clients et elle gérait la logistique ; le duo se révéla
parfaitement équilibré. Magali n’était pas du genre à remettre en question les
initiatives de son responsable, pourtant elle ne put s’empêcher d’exprimer ses
doutes quant à cette histoire de livres refusés :
« Quel est l’intérêt d’entreposer des livres dont personne ne veut ?
— C’est une idée américaine.
— Et alors ?
— C’est en hommage à Brautigan.
— Qui ça ?
— Brautigan. Vous n’avez pas lu Un privé à Babylone ?
— Non. Peu importe, c’est une idée bizarre. Et en plus, vous voulez
vraiment qu’ils viennent déposer leurs livres ici ? On va se taper tous les
psychopathes de la région. Les écrivains sont dingues, tout le monde le sait. Et
ceux qui ne sont pas publiés, ça doit être encore pire.
— Ils auront enfin une place. Considérez cela comme une œuvre caritative.
— J’ai compris : vous voulez que je sois la Mère Teresa des écrivains ratés.
— Voilà, c’est un peu ça.
—…»
Magali accepta progressivement que l’idée pouvait être belle, et tenta
d’organiser l’aventure avec bonne volonté. À cette époque, Jean-Pierre Gourvec
passa une annonce dans les journaux spécialisés, notamment Lire et Le
Magazine littéraire. Annonce qui proposait à tout auteur désireux de déposer son
manuscrit dans cette bibliothèque des refusés de faire le voyage jusqu’à Crozon.
L’idée plut immédiatement, et de nombreuses personnes se déplacèrent. Certains
écrivains traversaient la France pour venir se délester du fruit de leur échec. Cela
pouvait s’apparenter à un chemin mystique, la version littéraire de Compostelle.
Il y avait ainsi une grande valeur symbolique à parcourir des centaines de
kilomètres pour mettre un terme à la frustration de ne pas être publié. C’était une
route vers l’effacement des mots. Et peut-être la force était plus grande encore
dans ce département de la France où se trouvait Crozon : le Finistère, la fin de la
Terre.
1. Quand il posa les yeux sur elle la première fois, Gourvec pensa aussitôt : elle a une tête à aimer
L’Amant de Marguerite Duras.
4
En une dizaine d’années, la bibliothèque finit par accueillir près de mille
manuscrits. Jean-Pierre Gourvec passait son temps à les observer, fasciné par la
force de ce trésor inutile. En 2003, il tomba gravement malade et fut longuement
hospitalisé à Brest. Ce fut une double peine à ses yeux : son état lui importait
moins que le fait de ne plus être avec ses livres. Depuis sa chambre d’hôpital, il
continua à donner des directives à Magali, demeurant à l’affût de l’actualité
littéraire pour savoir quel livre commander. Il ne devait rien manquer. Il jetait
ses dernières forces dans ce qui l’avait toujours animé. La bibliothèque des livres
refusés semblait ne plus intéresser personne, et cela l’attristait. Passé l’excitation
du début, seul le bouche-à-oreille maintenait le projet dans une sorte de survie.
Aux États-Unis aussi, la Brautigan Library commençait à battre de l’aile. Plus
personne ne voulait accueillir ces livres délaissés.
Gourvec revint très amaigri. Il ne fallait pas être devin pour comprendre
qu’il ne lui restait pas longtemps à vivre. Les habitants de la ville, dans une sorte
de réaction bienveillante, furent soudain frappés du désir irrépressible
d’emprunter des livres. Magali avait fomenté cette excitation livresque
artificielle, comprenant qu’il s’agirait des derniers bonheurs de Jean-Pierre.
Fragilisé par la maladie, il ne se rendit pas compte que l’afflux subit de lecteurs
ne pouvait être naturel. Au contraire, il se laissa convaincre que son travail de
toujours portait enfin ses fruits. Il allait partir, bercé par cette satisfaction
immense.
Magali demanda également à plusieurs de ses connaissances d’écrire un
roman à la va-vite, pour garnir les étagères des livres refusés. Elle insista même
auprès de sa mère :
« Mais je ne sais pas écrire.
— Justement, c’est le moment. Raconte tes souvenirs.
— Je ne me souviens de rien, et je fais plein de fautes.
— On s’en fout maman. On a besoin de livres. Même ta liste de courses, ça
ira.
— Ah bon ? Tu crois que ça intéressera ?
—…»
Finalement, sa mère préféra recopier l’annuaire.
En écrivant des livres destinés directement au refus, on s’éloignait du projet
initial, mais peu importait. Les huit textes recueillis par Magali en quelques jours
firent le bonheur de Jean-Pierre. Il y vit un léger frémissement, signe que rien
n’était perdu. Il ne pourrait plus longtemps être témoin des progrès de sa
bibliothèque, alors il fit promettre à Magali de conserver au moins les livres
accumulés pendant toutes ces années.
« C’est promis Jean-Pierre.
— Ces écrivains nous ont fait confiance… on ne peut pas les trahir.
— J’y veillerai. Ils seront protégés ici. Et il y aura toujours une place pour
ceux que personne ne veut.
— Merci.
— Jean-Pierre…
— Oui.
— Je voulais vous remercier…
— Pour quoi ?
— De m’avoir offert L’Amant… c’est si beau.
—…»
Il prit la main de Magali et la garda un long moment. Quelques minutes plus
tard, seule dans sa voiture, elle se mit à pleurer.
*
La semaine suivante, Jean-Pierre Gourvec mourut dans son lit. On parla de
cette figure attachante qui allait manquer à chacun. Mais la brève cérémonie au
cimetière ne rassembla que peu de monde. Que resterait-il de cet homme,
finalement ? Ce jour-là, on pouvait peut-être comprendre son acharnement à
créer et à faire grandir cette bibliothèque des livres refusés. Elle était un tombeau
contre l’oubli. Personne ne viendrait se recueillir sur sa tombe, tout comme
personne ne viendrait lire les manuscrits rejetés.
*
Magali tint bien sûr sa promesse de conserver les livres acquis, mais elle
n’avait pas le temps de continuer à faire croître le projet. Depuis quelques mois,
la municipalité tentait de faire des économies un peu partout ; et notamment sur
tout ce qui était culturel. Après la mort de Gourvec, alors qu’elle était
dorénavant en charge de la bibliothèque, elle ne fut pas autorisée à recruter un
remplaçant. Elle se retrouva seule. Progressivement, les étagères du fond
seraient délaissées, et la poussière viendrait recouvrir ces mots sans destinataire.
Accaparée par sa tâche, Magali elle-même n’y penserait plus que rarement.
Comment aurait-elle pu imaginer que cette histoire de livres refusés allait
bouleverser son existence ?
DEUXIÈME PARTIE
1
Delphine Despero vivait à Paris depuis presque dix ans, contrainte par sa vie
professionnelle, mais elle n’avait jamais cessé de se sentir bretonne. Elle
paraissait plus grande qu’elle ne l’était réellement, sans que ce soit une question
de talons aiguilles. Il est difficile d’expliquer comment certaines personnes
parviennent à se grandir ; est-ce l’ambition, le fait d’avoir été aimé dans son
enfance, la certitude d’un avenir radieux ? Un peu de tout cela peut-être.
Delphine était une femme que l’on avait envie d’écouter et de suivre, au
charisme jamais agressif. Fille d’une professeure de lettres, elle était née dans la
littérature. Elle avait ainsi passé son enfance à examiner les copies des élèves de
sa mère, fascinée par l’encre rouge de la correction ; elle scrutait les fautes, et les
tournures maladroites, mémorisant pour toujours ce qu’il ne fallait pas faire.
Après le baccalauréat, elle partit faire des études de lettres à Rennes, mais ne
voulait surtout pas devenir professeure. Son rêve était de travailler dans
l’édition. L’été, elle s’arrangeait pour y faire des stages, ou n’importe quel
travail lui permettant de commencer à s’introduire dans le milieu littéraire. Elle
avait admis très tôt qu’elle ne se sentait pas capable d’écrire, n’en éprouvait
aucune frustration, et ne voulait qu’une chose : travailler avec des écrivains. Elle
n’oublierait jamais le frisson qui l’avait parcourue en voyant Michel
Houellebecq pour la première fois. À l’époque, elle était en stage aux éditions
Fayard, là où l’écrivain avait publié La Possibilité d’une île. Il s’était arrêté un
instant devant elle, pas vraiment pour la dévisager, mais disons plutôt pour la
renifler. Elle avait balbutié un bonjour qui était resté sans réponse, et cela lui
était apparu comme l’échange le plus extraordinaire.
Le week-end suivant, de retour chez ses parents, elle avait été capable de
parler pendant une heure de ce moment de rien. Elle admirait Houellebecq, et
son sens inouï du roman. Cela la fatiguait d’entendre autant de polémiques le
concernant, on n’évoquait jamais assez sa langue, son désespoir, son humour.
Elle parlait de lui comme s’ils se connaissaient depuis toujours, comme si le
simple fait de l’avoir croisé dans un couloir lui permettait de comprendre son
œuvre mieux que quiconque. Elle était exaltée, et ses parents la contemplaient
avec amusement ; au fond, leur éducation avait consisté à tout faire pour que leur
fille s’enthousiasme, s’intéresse, s’émerveille ; en ce sens, ils avaient plutôt
réussi. Delphine avait développé une capacité à ressentir les pulsions intérieures
qui animaient un texte. De l’avis de tous ceux qui l’ont rencontrée à cette
époque, elle était promise à un bel avenir.
Après avoir effectué un stage éditorial chez Grasset, elle fut embauchée
comme éditrice junior. Sa jeunesse était exceptionnelle dans la fonction, mais
toute réussite est le fruit d’un bon moment ; elle était apparue dans la maison à
une période où la direction souhaitait rajeunir et féminiser son équipe éditoriale.
On lui confia certains auteurs, pas les plus importants il faut bien l’avouer, mais
qui furent heureux d’avoir une jeune éditrice disposée à s’occuper d’eux avec
toute son énergie. Elle était également chargée de jeter un œil aux manuscrits
envoyés par la poste, quand elle avait un peu de temps libre. C’est elle qui fut à
l’origine de la publication du premier roman de Laurent Binet, HHhH,
extraordinaire livre sur le SS Heydrich. Quand elle tomba sur ce texte, elle se
précipita auprès d’Olivier Nora, le patron des éditions Grasset, pour le supplier
de le lire très vite. Son enthousiasme paya. Binet signa chez Grasset juste avant
que Gallimard ne lui fasse également une proposition. Quelques mois plus tard,
le livre obtint le prix Goncourt du premier roman, et Delphine Despero se fit une
place d’importance au sein de la maison.
2
À quelques semaines de là, elle eut à nouveau une intuition fulgurante en
découvrant le premier roman d’un jeune auteur, Frédéric Koskas. La Baignoire
évoquait l’histoire d’un adolescent refusant de quitter sa salle de bains, et
décidant de vivre dans sa baignoire. Elle n’avait jamais lu un tel livre, porté par
une écriture à la fois joyeuse et mélancolique. Elle n’eut pas de mal à convaincre
le comité de lecture de la suivre dans sa certitude. En lisant ce manuscrit, on
aurait pu penser à Oblomov de Gontcharov ou au Baron perché de Calvino, mais
cette esthétique du refus du monde avait une dimension contemporaine. La
différence majeure résidait dans ce constat : avec les images venues des cinq
continents, les informations en boucle, les réseaux sociaux, chaque adolescent
pouvait potentiellement tout connaître de la vie. Alors quel était l’intérêt de
sortir de chez soi ? Delphine pouvait parler de ce roman pendant des heures. Elle
considéra aussitôt Koskas comme un petit génie. C’était un mot qu’elle
n’employait que très rarement malgré ses enthousiasmes faciles. Certes, il faut
préciser un détail : elle était immédiatement tombée sous le charme de l’auteur
de La Baignoire.
Avant de signer le contrat, ils s’étaient rencontrés plusieurs fois ; d’abord
chez Grasset, puis dans un café, et enfin dans le bar d’un grand hôtel. Ils
évoquaient ensemble le roman, et les conditions de sa sortie. Le cœur de Koskas
battait à l’idée d’être bientôt publié ; c’était le rêve absolu, son nom sur la
couverture d’un livre. Il était persuadé que sa vie pourrait alors commencer. Sans
son nom fixé sur un roman, il avait toujours pensé qu’il demeurerait un être
flottant et comme déraciné. Avec Delphine, il évoquait ses influences ; elle
possédait une vaste culture littéraire. Ils échangeaient sur leurs goûts, mais
jamais la conversation ne dérivait vers l’intime. L’éditrice mourait d’envie de
savoir si son nouvel auteur avait une femme dans sa vie, mais ne se serait jamais
autorisée à le lui demander. Elle tentait par des biais détournés d’obtenir
l’information, mais en vain. C’est finalement Frédéric qui osa :
« Puis-je vous poser une question personnelle ?
— Oui, je vous en prie.
— Avez-vous un fiancé ?
— Vous voulez que je sois franche ?
— Oui.
— Je n’ai pas de fiancé.
— Comment est-ce possible ?
— Parce que je vous attendais », répondit subitement Delphine, surprise
elle-même de sa propre spontanéité.
Aussitôt, elle voulut se reprendre, dire qu’il s’agissait d’un trait d’esprit,
mais elle savait bien qu’elle s’était exprimée avec conviction. Nul n’aurait pu
douter de la sincérité de ses mots. Bien sûr, Frédéric avait joué son rôle dans
l’enchaînement de ce dialogue de séduction en répondant : « Comment est-ce
possible ? » Une telle réplique sous-entendait qu’elle lui plaisait, non ? Elle
demeurait dans l’embarras, tout en admettant de plus en plus que ses mots
avaient été dictés par la vérité. Une forme de vérité pure donc incontrôlable. Oui,
elle avait toujours voulu un homme comme lui. Physiquement et
intellectuellement. On dit parfois qu’un coup de foudre est la reconnaissance
d’un sentiment qui existe déjà en nous. Depuis la première rencontre, Delphine
avait ressenti ce trouble ; cette sensation de connaître déjà cet homme, et peut-
être même l’avait-elle entraperçu lors de rêves aux allures prémonitoires.
Pris de court, Frédéric ne savait que répondre. Delphine lui avait paru
entièrement sincère. Quand elle encensait son roman, il pouvait toujours y
déceler une pointe d’exagération. Une sorte d’obligation professionnelle de
paraître enjouée, imaginait-il. Mais là, la tonalité respirait le premier degré. Il
devait dire quelque chose, et de ses mots dépendrait la destinée de leur relation.
N’avait-il pas envie de la tenir à distance ? Se concentrer uniquement sur des
interactions concernant son roman, et les suivants. Mais les deux étaient liés. Il
ne pouvait pas être insensible à cette femme qui le comprenait si bien, cette
femme qui changeait le cours sa vie. Perdu dans le dédale de ses réflexions, il
obligea Delphine à prendre la parole à nouveau :
« Si cette attirance n’est pas réciproque, vous vous doutez que je publierai
avec le même enthousiasme votre roman.
— Merci pour cette précision.
— Je vous en prie.
— Alors, admettons que nous soyons ensemble…, reprit Frédéric avec un
ton subitement amusé.
— Oui, admettons…
— Si jamais on se quitte, qu’est-ce qui se passera ?
— Vous êtes vraiment pessimiste. Rien n’a commencé, et vous parlez déjà
de rupture.
— Je veux juste que vous me répondiez : si un jour vous en veniez à me
détester, est-ce que vous enverriez tous les exemplaires de mon livre au pilon ?
— Oui bien sûr. C’est un risque à prendre pour vous.
—…»
Il se mit à sourire en la fixant, et par ce regard tout commença.
3
Ils quittèrent le bar pour marcher dans Paris. Ils se transformèrent en
touristes dans leur ville, se perdant, errant, mais ils arrivèrent tout de même chez
Delphine. Elle louait un studio près de Montmartre, un quartier dont il est
difficile de décider s’il est populaire ou bourgeois. Ils montèrent les marches
menant au deuxième étage : un préliminaire. Frédéric regardait les jambes de
Delphine qui, se sachant observée, avançait lentement. Une fois dans
l’appartement, ils se dirigèrent vers le lit et s’allongèrent sans la moindre
frénésie, comme si le désir le plus intense pouvait aboutir à un calme tout aussi
excitant. Peu après, ils firent l’amour. Et restèrent ensuite serrés longtemps l’un
contre l’autre, saisis par l’étrangeté de se trouver subitement dans une intimité
totale avec quelqu’un qui, quelques heures auparavant, était encore un étranger.
La mutation était rapide, la mutation était belle. Le corps de Delphine avait
trouvé cette destination tant recherchée. Frédéric se sentait enfin apaisé, un
manque non identifié jusqu’à présent se comblait en lui. Et ils savaient tous deux
que ce qu’ils vivaient n’arrivait jamais. Ou alors parfois dans la vie des autres.
Au cœur de la nuit, Delphine alluma la lumière :
« Il est temps de parler de ton contrat.
— Ah… c’était donc pour négocier…
— Bien sûr. Je couche avec tous mes auteurs avant de signer. C’est plus
facile pour garder les droits audiovisuels.
—…
— Alors ?
— Je les cède. Je cède tout. »
4
Malheureusement, La Baignoire fut un échec. Et encore, « échec » est un
bien grand mot. Que peut-on attendre de la publication d’un roman ? Malgré
tous les efforts de Delphine Despero, et l’activation de ses contacts dans la
presse, les quelques articles élogieux sur le souffle romanesque de ce talent
prometteur ne changèrent rien à la destinée classique d’un roman publié. On
croit que le Graal est la publication. Tant de personnes écrivent avec ce rêve d’y
parvenir un jour, mais il y a pire violence que la douleur de ne pas être publié :
l’être dans l’anonymat le plus complet1. Au bout de quelques jours, on ne trouve
plus votre livre nulle part, et on se retrouve d’une manière un peu pathétique à
errer d’une librairie à l’autre, à la recherche d’une preuve que tout cela a existé.
Publier un roman qui ne rencontre pas son public, c’est permettre à
l’indifférence de se matérialiser.
Delphine ne ménagea pas sa peine pour rassurer Frédéric, en lui disant que
ce revers ne diminuerait pas l’espoir que la maison fondait en lui. Mais rien n’y
faisait, il se sentait à la fois vide et humilié. Il avait vécu des années avec la
certitude d’exister un jour par les mots. Il aimait cette posture du jeune homme
qui écrit et qui, bientôt, aurait un premier roman à paraître. Mais que pouvait-il
espérer maintenant que la réalité avait habillé son rêve d’un vêtement
misérable ? Il n’avait pas envie de jouer la comédie, de faussement s’extasier sur
le très bel accueil critique que son roman avait reçu, comme tant d’autres qui se
glorifiaient d’une notule de trois lignes dans Le Monde. Frédéric Koskas avait
toujours su regarder sa situation avec objectivité. Et il comprit qu’il ne devait pas
changer ce qui faisait sa singularité. On ne le lisait pas, c’était ainsi. « Au moins,
j’ai rencontré la femme de ma vie en publiant ce roman », se consolait-il. Il
devait poursuivre sa route, avec la conviction qu’il faut à un soldat oublié par
son régiment. Quelques semaines plus tard, il se remit à écrire. Un roman dont le
titre provisoire était Le Lit. Sans révéler le sujet, il précisa simplement à
Delphine : « Quitte à ce que ce soit à nouveau un échec, autant que cela soit plus
douillet qu’une baignoire. »
1. Richard Brautigan aurait pu créer une autre bibliothèque. Celle des livres publiés dont personne ne
parle : la bibliothèque des invisibles.
5
Ils s’installèrent ensemble, c’est-à-dire que Frédéric emménagea chez
Delphine. Pour protéger leur amour des commentaires, personne ne savait leur
union au sein de la maison d’édition. Le matin, elle partait travailler, et il se
mettait à écrire. Ce livre, il avait décidé de le composer entièrement dans leur lit.
L’écriture fournit des alibis extraordinaires. Écrivain est le seul métier qui
permette de rester sous une couette toute la journée en disant : « Je travaille. »
Parfois, il se rendormait et rêvassait en se laissant convaincre que ce serait utile
pour sa création. La réalité était tout autre : il se sentait desséché. Il lui arrivait
de penser que ce bonheur à la fois confortable et merveilleux qui lui était tombé
dessus pouvait nuire à son écriture. Ne fallait-il pas être perdu ou fragile pour
créer ? Non, c’était absurde. On avait écrit des chefs-d’œuvre dans l’euphorie,
on avait écrit des chefs-d’œuvre dans le désespoir. Au contraire, pour la
première fois de son existence, il avait un cadre de vie. Et Delphine gagnait de
l’argent pour deux, le temps qu’il écrive son roman. Il ne se sentait pas l’âme
d’un parasite ou d’un assisté mais il avait accepté de se laisser entretenir. C’était
une sorte de pacte amoureux entre eux : après tout, il travaillait pour elle,
puisqu’elle publierait son roman. Mais il savait aussi qu’elle serait un juge
impartial, et que leur histoire n’affecterait en rien son opinion sur la qualité du
livre.
En attendant, elle publiait d’autres auteurs, et son acuité continuait à faire
parler. Elle refusa plusieurs propositions venant d’autres éditeurs, restant
profondément attachée à Grasset, cette maison qui lui avait donné sa chance. Il
arrivait à Frédéric de faire de petites crises de jalousie : « Ah bon ? Tu as publié
ce livre ? Mais pourquoi ? C’est tellement mauvais. » Elle répondait : « Ne
deviens pas un de ces auteurs aigris qui trouvent tous les autres illisibles. Je n’en
peux plus de me farcir des pervers égotiques toute la journée. Quand je rentre
chez moi, je voudrais voir un auteur concentré sur son travail, et uniquement sur
cela. Les autres, cela n’a aucune importance. Et puis les autres je les publie en
attendant ton lit. Tout ce que je fais dans la vie, d’une manière générale, c’est
attendre de retrouver ton lit. » Delphine avait une façon miraculeuse de
désamorcer les angoisses de Frédéric. Elle était un parfait mélange de rêveuse
littéraire et de femme ancrée dans la réalité ; elle tenait sa force de ses origines,
et de l’amour de ses parents.
6
Ses parents, justement. Delphine conversait chaque jour avec sa mère au
téléphone, lui racontant sa vie par le menu. Elle parlait aussi avec son père, mais
dans une version concentrée, allégée des détails inutiles. Depuis peu, ils étaient
tous deux à la retraite. « J’ai été élevée par une prof de français et un prof de
maths, ce qui explique ma schizophrénie », plaisantait Delphine. Son père avait
fait sa carrière à Brest, et sa mère à Quimper, et chaque soir ils se retrouvaient
dans leur maison de Morgat, dans la commune de Crozon. C’était un lieu
magique, préservé de tout, où la nature sauvage dominait. Il était impossible de
s’ennuyer dans un tel endroit ; la simple contemplation de la mer pouvait remplir
une vie entière.
Delphine passait tous ses congés d’été chez ses parents, et celui qui arrivait
ne dérogerait pas à la règle. Elle proposa à Frédéric de l’accompagner. Ce serait
l’occasion de lui présenter enfin Fabienne et Gérard. Il fit mine d’hésiter, comme
s’il avait autre chose à faire. Il demanda :
« Comment est ton lit dans cette maison ?
— Vierge de tout homme.
— Je serai le premier à dormir avec toi là-bas ?
— Le premier, et le dernier j’espère.
— Je voudrais écrire à la manière de tes réponses. C’est toujours beau,
puissant, définitif.
— Tu écris mieux que ça. Je le sais. Je le sais avant tout le monde.
— Tu es merveilleuse.
— Tu n’es pas mal non plus.
—…
— Là-bas, c’est le bout du monde. On se promènera le long de la mer, et
tout sera limpide.
— Et tes parents ? Je ne suis pas toujours sociable quand j’écris.
— Ils comprendront. Nous, on parle tout le temps. Mais on n’oblige
personne à nous suivre. C’est la Bretagne…
— Ça veut dire quoi “C’est la Bretagne” ? Tu dis tout le temps ça.
— Tu verras.
—…»
7
Les choses ne se passèrent pas exactement ainsi. Dès leur arrivée dans la
maison, Frédéric se sentit chaleureusement entouré par les parents de Delphine.
C’était la première fois qu’elle leur présentait un homme, c’était évident. Ils
voulaient tout savoir. Pour cette prétendue « non-obligation » de parler, il
repasserait. Alors qu’il était peu à l’aise avec l’idée d’évoquer son passé, il se vit
immédiatement interrogé sur sa vie, ses parents, son enfance. Il tenta de donner
des gages de sociabilité, saupoudrant ses réponses d’anecdotes savoureuses.
Delphine avait le sentiment, à raison, qu’il les inventait pour rendre son récit
plus palpitant que la morne réalité.
Gérard avait lu avec attention La Baignoire. Il est toujours un peu déprimant
pour un auteur qui a publié un livre passé inaperçu de tomber sur un lecteur qui
pense lui faire plaisir en lui en parlant pendant d’interminables minutes. Bien
sûr, cela part d’un sentiment charmant. Mais, à peine installé, dès le premier
apéritif sur la terrasse, face à ce paysage à la beauté désarmante, Frédéric se
sentait gêné d’encombrer le moment par ce roman assez médiocre finalement.
Progressivement, il commençait à s’en détacher, à y déceler les failles et cette
façon d’avoir voulu trop bien faire. Comme si chaque phrase était condamnée à
être une preuve immédiate que l’on est formidable. Le premier roman est
toujours celui d’un bon élève. Seuls les génies sont d’emblée des cancres. Mais
il faut sûrement du temps pour comprendre les respirations d’un récit, ce qui se
trame à l’abri de la démonstration. Frédéric avait le sentiment que son deuxième
roman serait meilleur, il y pensait sans cesse sans jamais l’évoquer avec
quiconque. Il ne fallait pas éparpiller les intuitions par des confidences.
« La Baignoire est une formidable parabole du monde contemporain,
continuait Gérard.
— Ah…, répondit Frédéric.
— Vous avez raison : la profusion a créé de la confusion dans un premier
temps. Et maintenant elle produit une volonté d’abandon. Tout avoir équivaut à
ne plus rien vouloir. C’est une équation extrêmement pertinente à mon sens.
— Merci. Je suis gêné par vos compliments…
— Profitez-en. Ce n’est pas comme ça tous les jours ici, dit-il en riant de
manière appuyée.
— On retrouve chez vous l’influence de Robert Walser, n’est-ce pas ?
enchaîna Fabienne.
— Robert Walser… je… oui… c’est vrai, je l’aime beaucoup. Je ne m’en
étais pas rendu compte, mais vous avez sûrement raison.
— Votre roman m’a surtout fait penser à sa nouvelle La Promenade. Il a un
talent incroyable pour évoquer la flânerie. Les auteurs suisses sont souvent les
meilleurs pour parler de l’ennui et de la solitude. Il y a de ça dans votre livre :
vous rendez palpitant le vide.
—…»
Frédéric resta sans voix, étranglé par l’émotion. Cette bienveillance dans les
propos, cette attention, depuis quand n’avait-il pas rencontré cela ? En quelques
phrases, ils venaient de panser les cicatrices de l’incompréhension du public. Il
se mit à regarder Delphine qui avait changé sa vie, elle lui envoya un sourire
empli de tendresse, et il pensa qu’il avait très envie de découvrir ce fameux lit où
aucun homme n’était jamais venu auparavant. Ici, leur amour semblait prendre
une dimension supérieure.
8
Après cette introduction bavarde, les parents ne posèrent plus trop de
questions à Frédéric. Les jours passèrent, et il éprouva un grand plaisir à écrire
dans cette région qu’il ne connaissait pas. Le matin, il se consacrait à son
roman ; l’après-midi, il marchait avec Delphine, arpentant ces territoires où ils
ne croisaient jamais personne. C’était le décor idéal pour s’oublier. Elle aimait
aussi lui raconter, ici ou là, les détails de son adolescence. Le passé se
recomposait par petites touches, et c’était maintenant toutes les époques de la vie
de Delphine que Frédéric pouvait aimer.
Delphine profitait de son temps libre pour retrouver des amis d’enfance.
C’est une catégorie particulière de l’amitié : les affinités sont avant tout
géographiques. À Paris, elle n’aurait peut-être plus rien à dire à Pierrick ou à
Sophie, ils étaient devenus si différents, mais ici ils pouvaient parler pendant des
heures. Chacun racontait sa vie, année après année. On posait des questions à
Delphine sur les personnalités qu’elle pouvait croiser. « Il y a beaucoup de gens
superficiels », dit-elle sans le penser franchement. On raconte si souvent ce que
les autres veulent entendre. Delphine savait que ses amis d’enfance voulaient
l’entendre critiquer Paris ; cela les rassurait. Le temps passait gentiment avec
eux, mais elle n’avait qu’une hâte : retrouver Frédéric. Elle était heureuse qu’il
se sente bien en Bretagne pour écrire. Elle conseilla son roman à ses amis, et
s’entendit répondre :
« On le trouve en poche ?
— Non », balbutia Delphine.
Malgré son influence croissante, elle n’avait pu convaincre personne de
publier dans une nouvelle édition ce livre qui avait été un échec total. Aucune
raison objective ne pouvait laisser penser qu’un prix inférieur aiderait à modifier
le destin commercial de La Baignoire.
Delphine préféra changer de sujet, parler des romans qu’elle avait emportés.
Avec les nouvelles technologies, plus besoin de trimballer des valises de
manuscrits pendant les vacances. Elle avait une vingtaine de livres à lire pendant
le mois d’août. Tous étaient stockés dans sa liseuse. On lui demanda de quoi
parlaient tous ces romans, et Delphine dut admettre que, la plupart du temps, elle
était incapable de les résumer. Elle n’avait rien lu de mémorable. Elle continuait
à éprouver pourtant de l’excitation à l’entame de chaque lecture. Et si c’était le
bon ? Et si j’allais découvrir un auteur ? Son métier la stimulait au plus haut
point, elle le vivait presque de manière enfantine, comme on cherche des
chocolats cachés dans un jardin. Et puis, elle adorait travailler sur les manuscrits
des auteurs qu’elle publiait. Elle avait relu au moins une dizaine de fois La
Baignoire. Quand elle aimait un roman, la nécessité ou non d’un point-virgule
pouvait faire battre son cœur.
9
Ce soir-là, il faisait si beau qu’on décida de dîner dehors. Frédéric mit la
table, avec le plaisir un peu ridicule de se sentir utile. Les écrivains sont si
heureux à l’idée d’accomplir une tâche ménagère. Ils aiment contrebalancer leurs
errances vaporeuses par une excitation du concret. Delphine parlait beaucoup
avec ses parents, ce qui fascinait son compagnon. Ils ont toujours quelque chose
à se dire, pensait-il. Avec eux, jamais de page blanche dans la conversation.
C’était peut-être une question d’entraînement. La parole menait à la parole. Ce
que Frédéric constatait soulignait avec encore plus de force l’incapacité qu’il
avait à communiquer avec ses propres parents. Avaient-ils seulement lu son
roman ? Peu probable. Sa mère tentait de nouer avec lui des relations plus
tendres, mais il était difficile de combler un passé de sécheresse affective. En
tout cas, il pensait peu à eux. Depuis quand ne leur avait-il pas parlé ? Il ne
pouvait pas vraiment le dire. L’échec de son roman l’avait éloigné d’eux encore
davantage. Il ne voulait pas voir le regard méprisant de son père qui, à coup sûr,
aurait évoqué tous ces autres romans qui rencontraient le succès.
Frédéric ne savait même pas ce qu’ils faisaient cet été. Cela lui paraissait
déjà étrange qu’ils soient tous les deux. Après vingt ans de séparation, ils
venaient de se remettre ensemble. Que s’était-il passé dans leurs têtes ? C’est
sûrement une bonne raison pour devenir romancier que l’incapacité de
comprendre ses parents. On pouvait imaginer qu’ils avaient essayé la vie l’un
sans l’autre et qu’à défaut de mieux ils s’étaient finalement retrouvés. Frédéric
avait souffert de devoir sans cesse trimballer ses affaires à droite et à gauche
durant toute son enfance, et voilà qu’ils reprenaient sans lui une vie familiale.
Devait-il se sentir coupable ? La vérité était sans doute plus simple : ils étaient
effrayés par la solitude.
Frédéric quitta ses pensées1 pour revenir au présent :
« Tu n’en as pas marre de lire tous ces manuscrits ? demandait Fabienne à sa
fille.
— Non, j’adore ça. Mais ces derniers temps, c’est vrai que je fatigue un peu.
Je n’ai rien lu de très excitant.
— Et La Baignoire ? Tu l’as découvert comment ?
— Frédéric l’a envoyé par la poste, tout simplement. Et je l’ai repéré en
fouinant dans le bureau où sont entreposés les manuscrits. J’ai été attirée par le
titre.
— À vrai dire, je l’ai déposé à l’accueil, précisa Frédéric. Je suis passé dans
plusieurs maisons d’édition, sans trop y croire. Je ne pouvais pas imaginer qu’on
me rappellerait dès le lendemain matin.
— Ça doit être plutôt rare que ça aille si vite, non ? interrogea Gérard,
toujours friand de participer à une conversation, même si elle ne l’intéressait pas
vraiment.
— Pour la rapidité de la réaction, ça c’est sûr. Mais aussi pour la publication.
Chez Grasset, seuls trois ou quatre romans par an arrivés par la poste sont
publiés.
— Sur combien de livres reçus ? demanda Fabienne.
— Des milliers.
— Je suppose que quelqu’un s’occupe de refuser les textes. Tu parles d’un
métier, souffla Gérard.
— En général c’est une lettre type qu’un stagiaire envoie, expliqua
Delphine.
— Ah oui, la fameuse lettre : “Malgré toutes les qualités de votre texte,
blablabla… nous sommes au regret de vous dire qu’il ne correspond pas à notre
ligne éditoriale… veuillez recevoir… blablabla…” Elle a bon dos, la ligne
éditoriale.
— Tu as raison, répondit Delphine à sa mère. Surtout qu’elle n’existe pas,
c’est un prétexte. Il suffit de passer deux secondes dans notre catalogue pour voir
qu’on édite des livres totalement différents les uns des autres. »
Il y eut alors un petit blanc dans la conversation : un fait rarissime chez les
Despero. Gérard en profita pour resservir un verre de rouge à chacun ; c’était
déjà la troisième bouteille qu’on finissait ce soir-là.
Fabienne enchaîna avec une anecdote locale :
« Il y a quelques années, le bibliothécaire de Crozon s’est mis en tête de
récolter tous les livres refusés par les éditeurs.
— Ah bon ? s’étonna Delphine, surprise de ne pas connaître cette histoire.
— Oui. Ce projet était inspiré d’une bibliothèque américaine, je crois. Je ne
suis plus trop certaine des détails. Je me souviens juste qu’à l’époque on en avait
beaucoup parlé. Ça amusait les gens. Quelqu’un avait même dit que c’était une
sorte de déchetterie littéraire.
— C’est idiot, je trouve que c’est une belle idée, coupa Frédéric. Si personne
n’avait voulu de mon livre, j’aurais peut-être aimé qu’il soit au moins accepté
quelque part.
— Et elle existe encore ? demanda Delphine.
— Oui. Je n’ai pas l’impression qu’elle soit très active, mais il y a quelques
mois je suis passée à la bibliothèque, et j’ai vu que toutes les étagères du fond
étaient toujours consacrées aux refusés.
— Il doit y avoir de sacrés navets là-bas ! » ricana Gérard, mais personne ne
sembla apprécier son humour.
Frédéric comprit qu’il avait souvent dû être tenu à l’écart du duo mère-fille.
Par sympathie, il lui adressa un petit sourire de connivence, mais il ne poussa pas
l’entente jusqu’à émettre un rire. Gérard se reconcentra, et reconnut qu’il
trouvait cette initiative absurde. En tant que mathématicien, il n’imaginait pas
qu’il existe un endroit dédié à toutes les recherches scientifiques avortées, ou à
tous les brevets qui ont failli être validés. Il y avait justement des indicateurs, des
barrages à passer, pour délimiter les mondes du succès et de l’échec. Il eut une
autre comparaison, pour le moins étrange : « En amour, ce serait comme si une
femme vous disait non, mais qu’on vous permettait tout de même de vivre une
histoire avec elle… » Delphine et Fabienne ne comprirent pas vraiment ce
parallèle, mais louèrent la tentative pathétique de l’homme rationnel tentant de
se montrer tendre. Les scientifiques ont parfois le goût de ces métaphores
poétiques aussi flamboyantes qu’un poème écrit par un enfant de quatre ans (il
était temps de se coucher).
1. Depuis combien de temps n’écoutait-il plus la conversation ? Personne n’aurait pu le dire. L’être
humain est doté de cette capacité unique de hocher la tête et de donner l’illusion d’écouter pleinement ce
qui se dit, tout en pensant à autre chose. C’est pourquoi il ne faut jamais espérer lire la vérité dans le regard
de quiconque.
10
Une fois dans leur lit, Frédéric caressa les jambes de Delphine, ses cuisses,
puis arrêta un doigt sur un point de son corps :
« Et si je le mets là, est-ce que tu refuses ? » chuchota-t-il.
11
Le lendemain matin, Delphine proposa à Frédéric une promenade à vélo,
jusqu’à Crozon, pour voir de plus près cette bibliothèque. Habituellement, il
travaillait au moins jusqu’à treize heures, mais lui aussi était animé par ce désir
pressant. Constater physiquement l’échec des autres lui ferait peut-être du bien.
Magali travaillait toujours à la bibliothèque. Elle avait pris du poids. Sans
trop savoir pourquoi, elle s’était laissée aller. Cela n’avait pas commencé tout de
suite après la naissance de ses deux fils, mais quelques années plus tard. Peut-
être au moment où elle avait compris qu’elle vivrait toute sa vie ici, et exercerait
ce métier jusqu’à la retraite. Cet horizon tracé coupa chez elle tout désir
d’apparence. Et quand elle constata que ses kilos en plus ne gênaient pas
vraiment son mari, elle continua sur ce chemin qui la menait à ne plus se
reconnaître. Il lui disait l’aimer malgré les changements de son corps, et elle
aurait pu en conclure que son amour était profond ; mais elle y vit surtout une
preuve d’indifférence.
Un autre changement important était à préciser : année après année, elle était
devenue littéraire. Elle qui avait commencé cette carrière un peu par hasard, sans
le moindre goût pour les livres, pouvait maintenant conseiller les lecteurs, les
guider dans leurs choix. Progressivement, elle avait fait évoluer le lieu à son
image. Elle avait aménagé un coin plus vaste pour les plus jeunes, et créé des
ateliers ludiques proposant des lectures à voix haute. Ses fils, devenus adultes,
venaient parfois lui donner un coup de main le week-end. Deux colosses qui
travaillaient comme leur père au garage Renault et qu’on découvrait
recroquevillés en train de lire pour les enfants l’histoire De la petite taupe qui
voulait savoir qui lui avait fait caca sur la tête.
Il ne venait plus grand monde pour la bibliothèque des refusés, si bien que
Magali l’avait presque oubliée elle-même. Parfois, un individu un peu louche
entrait timidement pour chuchoter que personne n’avait voulu de son livre. Il
avait entendu parler de ce refuge par des amis d’amis d’écrivains non publiés.
On se passait le mot dans cette communauté de la désillusion.
Le jeune couple entra dans la bibliothèque, et Delphine se présenta, disant
qu’elle habitait Morgat.
« Tu es la fille des Despero ? demanda Magali.
— Oui.
— Je me souviens de toi. Tu venais quand tu étais petite…
— C’est vrai.
— Enfin, c’est surtout ta mère qui venait emprunter des livres pour toi. Mais
ce n’est pas toi qui travailles à Paris, dans l’édition ?
— Oui, c’est moi.
— Tu pourrais peut-être nous avoir gratuitement des livres ? enchaîna
Magali avec un sens commercial inversement proportionnel à sa finesse.
— Euh… oui bien sûr, je vais voir ce que je peux faire.
— Merci.
— En tout cas, je peux vous recommander un très bon roman, La Baignoire.
Et vous obtenir quelques exemplaires à titre gracieux.
— Ah oui, j’en ai entendu parler. Il paraît que c’est nul.
— Non, pas du tout. Et, justement, je vous présente l’auteur.
— Oh, je suis désolée. Dès qu’il y a une gaffe à faire, je la fais.
— Ne vous inquiétez pas, la rassura Frédéric. Moi aussi ça m’arrive de dire
qu’un livre est nul à ce qu’il paraît, alors que je ne l’ai pas lu.
— Mais je vais le lire. Et le mettre en avant. Après tout, ce n’est pas tous les
jours qu’on a une vedette à Crozon, se rattrapa Magali.
— Une vedette, c’est un peu exagéré, bredouilla Frédéric.
— Oui, enfin un auteur publié, quoi.
— Justement…, enchaîna Delphine. On est venus vous voir, car on a
entendu parler d’une bibliothèque un peu particulière.
— J’imagine que vous parlez des livres refusés.
— Voilà c’est ça.
— Elle est au fond de la salle. Je l’ai conservée en hommage à son
fondateur, mais ça doit être un ramassis de mauvais textes.
— Oui, sûrement. Mais on adore l’idée, dit Delphine.
— Ça aurait fait plaisir à Gourvec qui l’avait fondée. Il aimait qu’on
s’intéresse à sa bibliothèque. C’était l’œuvre de sa vie, on peut dire ça comme
ça. Il a fait des échecs des autres sa propre réussite.
— C’est très beau », conclut Frédéric.
Magali avait prononcé spontanément cette phrase sans se rendre compte de
sa poésie ; elle laissa le jeune couple avancer vers ce rayon consacré aux refusés.
Elle se dit que ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas dépoussiéré ces étagères-
là.
TROISIÈME PARTIE
1
Quelques jours plus tard, Delphine et Frédéric retournèrent à la bibliothèque.
La lecture de tous ces textes improbables les avait enchantés. Ils avaient eu
plusieurs crises de fou rire en découvrant des titres, mais aussi des moments plus
émouvants face à des journaux intimes, certes mal écrits, mais dans lesquels ne
demeurait pas moins une vérité du sentiment.
Ils passèrent ainsi toute une après-midi, ne voyant pas l’heure tourner. En fin
de journée, la mère de Delphine, inquiète, attendait dans le jardin. Elle vit enfin
le jeune couple revenir, juste avant le coucher du soleil. Ils étaient apparus au
loin, précédés de la lumière des phares de leurs vélos. Immédiatement, elle avait
reconnu sa fille, à sa façon de rouler d’une manière si précise, si droite. Son
arrivée s’annonçait par ce fil de lumière tendu, mécanique. Celui de Frédéric
était plus artiste, il roulait par à-coups, sans ligne directrice. On pouvait
l’imaginer détourner sans cesse le regard de la route. Fabienne pensa alors qu’ils
formaient un beau couple : une alliance du concret et de la rêverie.
« Excuse-nous maman, on n’avait plus de batterie. Et on a été retenus.
— Par quoi ?
— Par quelque chose d’extraordinaire.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Appelons papa d’abord. Tout le monde doit être là. »
Elle avait prononcé cette dernière phrase de manière sentencieuse.
2
Quelques minutes plus tard, en prenant l’apéritif, Delphine et Frédéric
racontèrent leur après-midi à la bibliothèque. À tour de rôle, chacun précisait une
anecdote relatée par l’autre. On les sentait animés du désir de faire durer le
moment, de ne pas dévoiler trop vite une révélation majeure. Ils évoquèrent leurs
rires face à certains manuscrits, notamment les plus impudiques ou les plus
farfelus comme La Masturbation et les Sushis, une ode érotique au poisson cru.
Les parents insistaient pour qu’ils accélèrent le récit, mais rien à faire, ils
prenaient les petites routes départementales, s’arrêtaient pour contempler le
paysage, faisant du voyage de leur récit une errance lente et savoureuse. Jusqu’à
la chute :
« On est tombés sur un chef-d’œuvre, annonça Delphine.
— Ah bon ?
— Au début, je me suis dit qu’il y avait quelques bonnes pages, pourquoi
pas après tout, et puis je me suis laissé emporter par l’histoire. Je ne pouvais pas
lâcher le livre. Je l’ai lu en deux heures. J’ai été bouleversée. Et tout cela était
porté par une écriture si étrange, à la fois simple et poétique. Dès que je l’ai fini,
je l’ai passé à Frédéric, et je ne l’avais jamais vu comme ça. Je l’ai senti
subjugué.
— Oui, c’est ça, confirma Frédéric qui paraissait encore sous le choc.
— Mais ça parle de quoi ce livre ?
— On a emprunté le manuscrit, tu pourras le lire.
— Tu l’as pris comme ça ?
— Oui, à mon avis cela ne dérangera personne.
— Et donc, quel est le sujet ?
— Ça s’appelle Les Dernières Heures d’une histoire d’amour. C’est
magnifique. Ça parle d’une passion qui doit se terminer. Pour diverses raisons, le
couple ne peut plus continuer à s’aimer. Le livre raconte leurs derniers moments.
Mais la force inouïe de ce roman, c’est que l’auteur relate en parallèle l’agonie
de Pouchkine.
— Oui, Pouchkine a été blessé lors d’un duel, continua Frédéric, et il a
souffert le martyre pendant des heures avant de succomber. C’est une idée
extraordinaire de mêler la fin d’un amour à la souffrance du plus grand poète
russe.
— Le livre commence d’ailleurs par cette phrase : “On ne peut pas
comprendre la Russie si on n’a pas lu Pouchkine”, précisa Delphine.
— J’ai hâte de le lire, annonça Gérard.
— Toi ? Je croyais que tu n’aimais pas trop lire, dit Fabienne.
— Oui mais là, ça donne envie. »
Delphine dévisagea son père. Et ce n’était pas la fille qui le regardait mais
l’éditrice. Elle comprit immédiatement que ce roman pouvait toucher les
lecteurs. Et, bien sûr, la façon dont il avait été découvert en ferait une formidable
genèse éditoriale.
« Qui est l’auteur ? demanda la mère.
— Je ne sais pas. Il s’appelle Henri Pick. Sur le manuscrit, il est écrit qu’il
habite Crozon. Ça doit être facile de le retrouver.
— Ça me dit quelque chose, ce nom, dit le père. Je me demande si ce n’est
pas le type qui a tenu une pizzeria pendant longtemps. »
Le jeune couple fixa Gérard. Ce dernier n’était pas du genre à se tromper.
Cela semblait improbable, mais toute cette aventure l’était.
Le lendemain matin, la mère de Delphine avait également lu le livre. Elle
avait trouvé l’intrigue belle, et assez simple, avant d’ajouter :
« C’est vrai qu’il se dégage une force tragique grâce au parallèle avec
l’agonie de Pouchkine. Je ne connaissais pas toute cette histoire d’ailleurs.
— Pouchkine est très peu connu en France, répondit Delphine.
— Sa mort est si absurde… »
Fabienne voulait encore évoquer le poète russe et les conditions de son
agonie, mais Delphine la coupa pour parler de l’auteur du roman. Elle y avait
pensé toute la nuit. Qui pouvait écrire un tel livre sans se faire connaître ?
Il ne fut pas très compliqué de retrouver la trace de cet homme mystérieux.
En tapant son nom sur Google, Frédéric repéra un avis de décès datant de deux
ans. Henri Pick ne saurait donc jamais que son livre avait eu des lecteurs
enthousiastes, dont une éditrice. Il fallait rencontrer ses proches, pensa Delphine.
Sur l’avis, il était fait mention d’une épouse et d’une fille. La veuve habitait
Crozon, et son adresse était dans les Pages jaunes. Ce n’était pas l’enquête la
plus compliquée qui soit.
3
Madeleine Pick venait d’avoir quatre-vingts ans et vivait seule depuis la
mort de son mari. Pendant plus de quarante ans, ils avaient tenu ensemble une
pizzeria. Henri était aux fourneaux, et elle servait en salle. Toute leur vie avait
fonctionné au rythme du restaurant. La retraite avait été un immense
déchirement. Mais le corps ne suivait plus. Henri avait été victime d’un accident
cardiaque. À contrecœur, il avait dû vendre. Parfois, il retournait à la pizzeria en
tant que client. Il avait confié à Madeleine qu’il se sentait alors tel un homme
observant son ancienne femme avec son nouveau mari. Les derniers mois de sa
vie, il était devenu de plus en plus morose, se détachant de tout, n’ayant plus
goût à rien. Sa femme, qui avait toujours été plus sociable et joyeuse que lui,
assistait au naufrage, impuissante. Il était mort dans son lit, quelques jours après
avoir marché un peu trop longtemps sous la pluie ; difficile de dire si cela avait
été une forme de suicide maquillé en imprudence. Sur son lit de mort, il avait
paru serein. Madeleine passait maintenant la plupart de ses journées seule, mais
sans jamais s’ennuyer. Parfois, elle s’asseyait pour faire de la broderie, passe-
temps qu’elle trouvait ridicule mais auquel elle avait pris goût. Alors qu’elle
terminait les derniers rangs d’un napperon, on sonna à sa porte.
Elle ouvrit sans crainte, ce qui surprit Frédéric. Cette région semblait
protégée de toute appréhension d’agression.
« Bonjour. Excusez-nous de vous déranger. Vous êtes bien madame Pick ?
— Oui, jusqu’à preuve du contraire, c’est moi.
— Et votre mari s’appelait bien Henri ?
— Jusqu’à sa mort, c’était bien son prénom.
— Je m’appelle Delphine Despero. Je ne sais pas si vous connaissez mes
parents. Ils sont de Morgat.
— Oui, peut-être. J’ai vu tellement de monde avec le restaurant. Mais ça me
dit quelque chose. Tu n’avais pas des couettes et un vélo rouge quand tu étais
petite ?
—…»
Delphine resta sans voix. Comment cette femme pouvait-elle se rappeler un
tel détail ? Effectivement, c’était bien elle. Elle retrouva un furtif instant ses
sensations de fillette à couettes filant sur son vélo rouge.
Ils entrèrent dans le salon. Il y avait une horloge qui gênait le silence en
rappelant incessamment sa présence. Madeleine ne devait plus s’en rendre
compte. Le bruit de chaque seconde était sa routine sonore. Les bibelots
disséminés un peu partout évoquaient une boutique de souvenirs bretons. Il était
impossible de douter un instant de la situation géographique de cette maison.
Elle respirait la Bretagne, et ne portait pas la plus petite trace d’un voyage.
Quand Delphine demanda à la vieille femme si elle se rendait parfois à Paris, la
réponse fut cinglante :
« J’y suis allée une fois. Quel enfer. Le monde, le stress, l’odeur. Et
franchement la tour Eiffel, on en fait toute une histoire, je ne comprends pas.
—…
— Je vous sers quelque chose à boire ? enchaîna Madeleine.
— Oui, merci. Avec plaisir.
— Vous voulez quoi ?
— Ce que vous avez », répondit Delphine, ayant compris qu’il valait mieux
ne pas la brusquer. Elle gagna la cuisine, laissant ses convives dans le salon. Le
couple se regarda dans un silence embarrassé. Madeleine revint vite avec deux
tasses de thé au caramel.
Par politesse, Frédéric but son thé alors qu’il détestait par-dessus tout l’odeur
du caramel. Il n’était pas à l’aise dans cette maison, elle l’étouffait, et lui faisait
un peu peur même. Il avait le sentiment que des choses horribles s’étaient
produites ici. Il repéra alors une photo qui trônait au-dessus de la cheminée. Le
portrait d’un homme à l’air bourru, avec une moustache barrant son visage.
« C’est votre mari ? demanda-t-il tout bas.
— Oui. C’est une photo de lui que j’aime beaucoup. Il a l’air heureux. Et il
sourit, ce qui était plutôt rare. Henri n’était pas du genre expansif.
—…»
Cette dernière réplique offrait une dimension concrète à la théorie de la
relativité : sur cette photo, les jeunes gens ne distinguaient pas le moindre
soupçon de sourire, ni même de bonheur. Le regard d’Henri portait au contraire
une profonde tristesse. Pourtant, Madeleine continua de commenter la joie de
vivre qui selon elle se dégageait du cliché.
Delphine ne voulait pas presser son hôtesse. Il était préférable de la faire
parler un peu, de sa vie, de son mari, avant d’aborder le sujet de sa visite.
Madeleine évoqua leur ancien métier, les heures que passait Henri au restaurant
pour tout préparer. Il n’y a pas grand-chose à raconter, finit-elle par admettre. Le
temps est passé si vite, voilà tout. Jusque-là, elle avait semblé détachée dans sa
façon de dire les choses, mais elle fut brusquement rattrapée par l’émotion. Elle
se rendit compte qu’elle ne parlait jamais d’Henri. Depuis qu’il était mort, il
avait disparu des conversations, du quotidien, et peut-être même de la mémoire
de tous. Alors, elle se laissa aller à des confidences, ce qui n’était pas dans ses
habitudes ; sans même se poser la question de savoir pourquoi deux inconnus
assis dans son salon voulaient l’entendre parler de son mari défunt. Quand un
événement vous procure du bien-être, on ne se demande pas ce qui le provoque.
Petit à petit se composait le portrait d’un homme sans histoires, ayant mené une
vie d’une discrétion sans égale.
« Avait-il des passions ? demanda Delphine au bout d’un moment, pour
accélérer un peu le mouvement.
—…
— Auriez-vous déjà vu une machine à écrire à la pizzeria ?
— Quoi ? Une machine à écrire ?
— Oui.
— Non. Jamais.
— Est-ce qu’il aimait lire ? reprit Delphine.
— Lire ? Henri ? répondit-elle en souriant. Non, je ne l’ai jamais vu avec un
livre. À part le programme télé, il ne lisait pas. »
Les visages des deux visiteurs exprimaient des sentiments mêlés entre la
stupéfaction et l’excitation. Face au silence de ses convives, Madeleine ajouta
subitement :
« À vrai dire, je repense à un détail. Quand nous avons vendu la pizzeria, on
a passé des jours à ranger. Tout ce qu’on avait accumulé pendant des années. Et
je me souviens avoir trouvé à la cave un carton avec des livres.
— Vous pensez donc qu’il avait pu lire à votre insu au restaurant ?
— Non. Je lui ai demandé ce que c’était, et il m’a répondu qu’il s’agissait de
tous les livres oubliés par les clients depuis des années. Il les avait mis là au cas
où ils reviendraient les chercher. Sur le moment, j’ai trouvé ça un peu bizarre,
car je n’avais pas le souvenir de consommateurs qui avaient oublié des livres sur
les tables. Mais je n’étais pas tout le temps là. Et après le service, je rentrais
souvent à la maison, pendant qu’il rangeait. Il était beaucoup plus présent au
restaurant que moi. Il y arrivait à huit ou neuf heures du matin, pour rentrer à
minuit.
— Ah oui, ça fait de longues journées, observa Frédéric.
— Henri était heureux comme ça. Il adorait le matin quand personne ne le
dérangeait. Il préparait sa pâte, et il pensait à changer son menu pour que les
clients ne se lassent pas. Il aimait inventer de nouvelles pizzas. Il s’amusait en
leur donnant des noms. Je me souviens de la Brigitte Bardot, ou la Staline avec
des piments rouges.
— Pourquoi Staline ? demanda Delphine.
— Oh je ne sais pas trop. Il avait des lubies parfois. Il aimait bien la Russie.
Enfin les Russes. Il disait que c’était un peuple fier, un peu comme les Bretons.
—…
— Excusez-moi, mais je dois rendre visite à une amie à l’hôpital. Voilà mes
sorties maintenant. Hôpital, maison de retraite ou cimetière. C’est le trio
magique. Mais, pourquoi vouliez-vous me voir ?
— Vous devez partir tout de suite ?
— Oui.
— Dans ce cas-là, reprit une Delphine déçue, le mieux est de se revoir, car
ça peut prendre un peu de temps, ce que nous avons à vous dire.
— Ah… vous m’intriguez, mais je dois vraiment y aller.
— Merci beaucoup d’avoir pris le temps de nous rencontrer.
— Je vous en prie. Ça vous a plu, le thé au caramel ?
— Oui merci, répondirent Delphine et Frédéric en chœur.
— Tant mieux, car on me l’a offert, et je n’aime pas ça du tout. Alors
j’essaye de m’en débarrasser quand j’ai des invités. »
Devant la mine stupéfaite des Parisiens, Madeleine ajouta que c’était pour
rire. En vieillissant, elle s’était rendu compte que plus personne ne la pensait
capable d’avoir de l’humour. Forcément, les vieux doivent devenir sinistres, ne
rien comprendre à rien, et être incapables du moindre trait d’esprit.
Au moment de se quitter, Delphine demanda quand ils pourraient se revoir.
Madeleine précisa, avec une pointe d’ironie, qu’elle était libre de tout
engagement. C’était quand ils le souhaitaient. Ils convinrent d’un rendez-vous
pour le lendemain. La vieille dame s’approcha alors de Frédéric :
« Vous avez mauvaise mine, vous.
— Ah bon ?
— Vous devriez vous promener davantage au bord de la mer.
— Vous avez raison. Je ne sors pas assez, sûrement.
— Et vous faites quoi ?
— J’écris. »
Elle lui jeta alors un regard consterné.
4
Sitôt entrée dans la chambre d’hôpital de son amie, Madeleine raconta la
visite qu’elle venait de recevoir. Elle rallongea l’anecdote du thé au caramel pour
tenter de la divertir. Sylviane lui serra la main, signe qu’elle appréciait le récit.
Les deux femmes se connaissaient depuis l’enfance, elles avaient sauté à la
corde ensemble dans la cour de l’école, s’étaient raconté leur première fois avec
un garçon, puis les problèmes d’éducation avec les enfants, et la vie avait passé
ainsi jusqu’aux décès quasi simultanés de leurs maris ; et maintenant l’une allait
partir avant l’autre.
5
Après cette visite écourtée, Delphine et Frédéric décidèrent d’aller déjeuner
dans le restaurant qui avait été celui des Pick. La pizzeria était devenue une
crêperie, ce qui semblait plus logique. Quand on vient en Bretagne, c’est pour
manger des crêpes et boire du cidre. Il faut se soumettre au diktat culinaire de
chaque région. Ainsi, depuis l’arrivée des nouveaux propriétaires, la clientèle
avait radicalement changé ; les habitués du coin avaient cédé la place aux
touristes.
Ils contemplèrent les lieux un long moment pour se familiariser avec l’idée
que Pick avait rédigé son roman ici. Cela paraissait peu probable à Frédéric :
« Ça n’a aucun charme, il fait chaud, c’est bruyant… tu l’imagines en train
d’écrire ?
— Oui. En hiver, il n’y a personne. Tu ne te rends pas compte, mais pendant
de nombreux mois c’est très calme. Tout juste l’atmosphère déprimante dont les
écrivains ont besoin.
— Ce n’est pas faux. Atmosphère déprimante, c’est ce que je me dis, en
écrivant chez toi.
— Très drôle… »
Enjoués, ils étaient de plus en plus excités par toute cette histoire qui prenait
forme. Le caractère de Madeleine les avait impressionnés. Ils avaient hâte de
connaître sa réaction, le lendemain, quand elle apprendrait l’activité secrète de
son mari.
La serveuse1 leur demanda ce qu’ils désiraient. À chaque fois, c’était le
même refrain. Delphine choisissait très vite ce qu’elle allait manger (en
l’occurrence une salade maritime) pendant que Frédéric hésitait de longues
minutes, parcourant la carte d’un œil hagard, tel un écrivain butant sur une
phrase bancale. Pour trouver une issue à cette impasse décisionnelle, il scrutait
autour de lui le contenu des assiettes des autres clients. Les crêpes semblaient
plutôt bonnes, mais laquelle choisir ? Il pesa le pour et le contre, tout en sachant
pertinemment qu’il était victime d’une malédiction. Au bout du compte, il ne
prenait jamais le bon plat. Pour l’aider, Delphine le conseilla :
« Tu te trompes toujours. Alors si tu veux une complète, prends une
forestière.
— Oui, tu as raison. »
La patronne assista à ce dialogue sans rien dire mais, en transmettant la
commande à son mari, elle précisa : « Je te préviens, c’est pour des
psychopathes. » Un peu plus tard, tandis qu’il se régalait de sa crêpe, Frédéric
admit que sa fiancée avait résolu son problème : il lui suffisait d’aller contre ses
intuitions.
1. Il s’agissait de la patronne ; tout comme les Pick, c’était un couple qui tenait le restaurant.
6
En déjeunant, ils ressassèrent l’histoire du manuscrit retrouvé :
« On tient notre Vivian Maier, annonça Delphine.
— Qui ça ?
— Cette fabuleuse photographe dont on a retrouvé tous les clichés après sa
mort.
— Ah oui, tu as raison. Pick est notre Vivian à nous…
— C’est pratiquement la même histoire. Et les gens adorent ça. »
L’HISTOIRE DE VIVIAN MAIER
(1926-2009)
À Chicago, une Américaine d’origine française, un peu excentrique, a passé
sa vie à prendre des photos, sans jamais les montrer à quiconque, sans jamais
penser à exposer, et souvent sans même avoir les fonds suffisants pour faire
développer les clichés. Ainsi, elle n’a pas pu voir une grande partie de son
travail, mais elle était consciente de son talent. Alors pourquoi n’a-t-elle jamais
tenté de vivre de son art ? Habillée de robes larges, inséparable de son chapeau
vieillot, elle gagnait sa vie comme gouvernante. Les enfants dont elle s’est
occupée ne peuvent l’oublier. Et encore moins son appareil photo
systématiquement en bandoulière. Mais qui pouvait imaginer que son œil était
exceptionnel ?
Elle qui a fini dans la folie et le dénuement a laissé des milliers de photos
dont la valeur s’accroît chaque jour depuis leur découverte. À la fin de sa vie,
alors qu’elle était hospitalisée et désormais incapable de payer la location du
box où elle stockait le fruit de sa vie artistique, les boîtes contenant ses clichés
furent mises aux enchères. Un jeune homme préparant un film sur le Chicago
des années 1960 acheta le lot pour une somme dérisoire. Il tapa le nom de la
photographe sur Google, mais rien n’apparut. Quand il créa un site Internet
pour montrer les photos de cette inconnue, il reçut des centaines de
commentaires dithyrambiques. Le travail de Vivian Maier ne pouvait pas laisser
indifférent. Quelques mois plus tard, il tapa à nouveau son nom sur un moteur
de recherche et tomba cette fois-ci sur l’annonce de son décès. Deux frères
avaient organisé la cérémonie funéraire de leur ancienne « nounou ». Le jeune
homme les appela, et c’est ainsi qu’il découvrit que le génie dont il détenait les
photos avait travaillé une grande partie de sa vie comme baby-sitter.
Voilà un exemple inouï de vie artistique quasi secrète. La reconnaissance
n’intéressait pas Vivian Maier, montrer son travail encore moins. Aujourd’hui,
son œuvre fait le tour du monde, et elle est considérée comme l’une des plus
grandes artistes du XXe siècle. Ses photos sont impressionnantes, une façon
unique de capturer des scènes de la vie quotidienne, sous des angles singuliers.
Mais sa foudroyante et posthume notoriété possède forcément un lien avec son
incroyable histoire. Les deux sont indissociables.
*
Pour Delphine, la comparaison avec Pick était justifiée. Il s’agissait d’un
pizzaiolo breton qui, dans le secret absolu, avait écrit un grand roman. Un
homme qui n’avait jamais cherché à publier. Cela intriguerait tout le monde, à
coup sûr. Elle se mit à bombarder son fiancé de questions : « À ton avis, à quel
moment écrivait-il ? Quel était son état d’esprit ? Pourquoi n’a-t-il jamais montré
son livre ? » Frédéric essayait de répondre, à la manière d’un romancier qui tente
de définir la psychologie d’un personnage.
7
Pick arrivait chaque matin très tôt au restaurant, avait précisé Madeleine.
Peut-être écrivait-il à ce moment-là, pendant que la pâte à pizza reposait ? Et il
rangeait sa machine à écrire quand sa femme arrivait. Ainsi, personne ne pouvait
savoir. Tout le monde possède une sorte de jardin secret. Lui, c’était l’écriture.
En toute logique, il n’a pas cherché à publier son roman, continua Frédéric.
Aucune envie de partager sa passion intérieure avec quiconque. Connaissant
cette histoire de bibliothèque des refusés, il avait pu directement y déposer son
manuscrit. Mais un détail paraissait incongru à Delphine : pourquoi y avait-il
inscrit son nom ? À tout moment, quelqu’un pouvait le lire et faire le
rapprochement. Il y avait une incohérence entre cette vie souterraine et le risque
d’être ainsi repéré. Il devait sûrement estimer que personne n’irait fouiner au
fond de cette bibliothèque. C’était comme une bouteille à la mer. Écrire un livre,
le laisser quelque part. Et qui sait ? Peut-être qu’un jour on le découvrirait.
Delphine pensa à un autre détail. Magali lui avait expliqué que les auteurs
étaient tenus de venir déposer leurs manuscrits. Il était plutôt étonnant qu’un
homme ayant un tel goût du secret se soit plié à cette exigence. Probablement
connaissait-il Gourvec, puisqu’ils avaient été voisins pendant un demi-siècle.
Quelles étaient leurs relations ? Les bibliothécaires font peut-être un serment,
comme les médecins, suggéra Frédéric. Ils seraient ainsi soumis au secret
professionnel. Ou alors, Pick avait ajouté en déposant son roman : « Jean-Pierre,
je compte sur toi pour ne rien dire quand tu viendras manger une pizza… » Une
phrase qui paraît un peu faible pour un surdoué caché de la littérature, mais
c’était peut-être ce qui s’était passé.
Delphine et Frédéric prenaient un grand plaisir à échafauder toutes les
possibilités, à tenter de définir le roman du roman. L’auteur de La Baignoire eut
alors une illumination :
« Et si je racontais cette histoire ? Les coulisses de notre découverte.
— Oui, c’est une très bonne idée.
— Je pourrais appeler ça : “Le manuscrit retrouvé à Crozon”.
— Belle référence.
— Ou alors : “La bibliothèque des livres refusés”. Tu aimes ?
— Oui, c’est encore mieux, répondit Delphine. De toute façon, tant que tu le
publies avec moi et pas chez Gallimard, tous les titres me vont. »
8
Le soir même, chez les Despero, le fameux roman était sur toutes les lèvres.
Fabienne le trouvait très personnel : « Il paraît tout de même autobiographique,
et il se passe dans la région… » Delphine ne s’était pas posé la question de la
dimension intime du roman. Elle espérait que Madeleine ne le ressentirait pas
ainsi : elle risquerait de s’opposer à la publication. On aurait toujours le temps,
plus tard, en fouillant la vie de Pick, d’y découvrir ou non des résonances
personnelles. La jeune éditrice décida finalement de considérer la réflexion de sa
mère comme un élément encourageant : quand on aime un livre, on veut en
savoir davantage. Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’a réellement vécu l’auteur ? Bien
plus que pour tous les autres arts, qui sont figuratifs, il y a une traque incessante
de l’intime dans la littérature. Léonard de Vinci, contrairement à Gustave
Flaubert avec Emma, n’aurait jamais pu dire : « La Joconde, c’est moi. »
Il ne fallait rien anticiper bien sûr, mais Delphine imaginait déjà des lecteurs
fouiller dans la vie de Pick. Tout pouvait arriver avec ce livre, elle le sentait,
même si rien n’est prévisible. Tant d’échecs ont dû être portés par des éditeurs
sûrs de tenir un best-seller ; à l’inverse tant de succès ne sont nés d’aucune
intention particulière. Pour le moment, il fallait convaincre la veuve de Pick.
Frédéric trouvait drôle de la surnommer la dame de pique, mais Delphine
n’avait pas envie de rire. Les choses étaient sérieuses. Elle devait signer le
contrat. Frédéric cherchait à la rassurer :
« Quelles seraient ses raisons de refuser ? C’est plutôt agréable de découvrir
qu’on a passé sa vie sans le savoir avec un Fitzgerald de la pizza…
— Oui sûrement. Mais elle va aussi apprendre qu’elle a vécu avec un
inconnu. »
Delphine se doutait du choc qu’elle allait provoquer. Madeleine avait bien
dit que son mari ne lisait jamais. Mais Frédéric avait peut-être raison ; on allait
lui annoncer une nouvelle valorisante. Après tout, on ne lui révélait pas
l’existence d’une autre femme, mais d’un roman1.
1. Certains diront que c’est la même chose.
9
En fin de matinée, Delphine et Frédéric sonnèrent chez Mme Pick. Elle
ouvrit la porte rapidement, et les fit entrer. Pour éviter d’en venir directement à
l’essentiel, on parla un peu de la météo, puis de l’amie malade à qui Madeleine
avait rendu visite la veille. Frédéric, qui avait demandé de ses nouvelles, était si
peu doué pour paraître intéressé par ce dont il se préoccupait à peine qu’elle lui
répondit :
« Ça vous intéresse vraiment ?
—…
— Je vais plutôt préparer un thé. »
Madeleine s’éclipsa en direction de la cuisine, ce qui laissa à Delphine le
temps de fusiller son compagnon du regard. En amour, on en vient parfois à se
caricaturer. Pour Delphine, Frédéric était devenu le prototype de l’inadapté
social ; et lui, il la voyait en ambitieuse démesurée. Elle le sermonna en
chuchotant :
« Ce n’est pas le moment de faire ton fayot. Elle aime les rapports francs, ça
se voit.
— J’essaye de créer un climat de confiance. Et ne fais pas ta sainte. Je suis
sûr que tu as déjà imprimé le contrat.
— Moi ? Non. Il est juste sur mon ordinateur.
— J’en étais sûr, je te connais par cœur. Tu vas lui proposer quoi, comme
droits d’auteur ?
— 8 %, avoua-t-elle un peu gênée.
— Et les droits audiovisuels ?
— 50/50. Le taux classique. Tu penses que c’est adaptable ?
— Oui, ça ferait un film formidable. Et peut-être même un remake
américain. Ça pourrait se passer vers San Francisco, dans les paysages plongés
dans la brume.
— Voilà le thé au caramel », annonça Madeleine en débarquant subitement
dans le salon, interrompant ainsi la conversation des deux excités du contrat.
Pouvait-elle imaginer que, dans leur dérive rêveuse, ses invités étaient déjà en
train de penser à George Clooney pour interpréter son mari ?
Aussi obsédé que la veille par l’horloge, Frédéric se demandait comment on
pouvait avoir les idées claires dans un espace soumis à un tel diktat sonore. Il
essayait de penser pendant les silences entre les secondes, ce qui était aussi
impossible que de marcher entre les gouttes un jour de pluie. Il pensa surtout
qu’il valait mieux laisser parler Delphine ; elle savait y faire.
« Connaissez-vous la bibliothèque de Crozon ? commença-t-elle.
— Oui quand même. J’ai bien connu Gourvec d’ailleurs, l’ancien
bibliothécaire. C’était un brave homme, un passionné. Mais pourquoi vous me
demandez ça ? Vous voulez que j’emprunte un livre ?
— Non, non pas du tout. On vous en parle, car cette bibliothèque a une
particularité. Peut-être que vous le savez ?
— Non, je ne sais pas. Bon, arrêtez de tourner autour du pot, et dites-moi
enfin ce que vous me voulez. Ce n’est pas comme si j’avais la vie devant
moi… », répondit-elle, toujours avec ce ton sarcastique qui désarçonnait ses
invités et les empêchait de se laisser aller à sourire.
Delphine se lança alors dans un récit qui n’avait pas le mérite d’entrer
directement dans le cœur du sujet. Pourquoi cette jeune femme était-elle venue
chez elle pour lui refaire l’histoire de la bibliothèque du coin ? se demandait
Madeleine. Cela ne l’étonnait pas de Gourvec, ce projet autour des livres refusés.
Par politesse et par respect pour l’âme d’un défunt, elle avait évoqué son
caractère passionné. Mais à ses yeux, il était un peu fou. On le jugeait cultivé,
mais Madeleine l’avait toujours perçu comme un éternel adolescent incapable de
vivre une vie d’adulte. À chaque fois qu’elle l’avait croisé, il lui avait toujours
fait penser à un train qui déraille. Et puis, elle savait des choses. Elle avait connu
sa femme. Tout le monde avait ergoté sur les raisons de sa fuite, mais Madeleine
connaissait la vérité. Elle savait pourquoi la femme de Gourvec était partie.
Quand on voulait obtenir quelque chose, il fallait faire durer les
conversations, estimait Delphine. Ainsi enrobait-elle de détails, de pure
invention pour certains, l’historique de la bibliothèque. Frédéric la regardait avec
une pointe de fascination, se demandant même si ce n’était pas elle qui aurait dû
être romancière. Elle brodait avec un sens inouï une époque qu’elle n’avait
connue que de très loin. On la sentait animée d’un désir sincère. Enfin, Delphine
entra dans le vif du sujet, posant des questions sur Henri. La veuve en parlait
comme s’il existait encore. Elle précisa en regardant Frédéric : « Le fauteuil où
vous êtes assis, c’était le sien. Personne d’autre n’avait le droit de s’y asseoir.
Quand il rentrait tard le soir, il aimait s’y installer. C’était son temps de
respiration. J’aimais bien l’observer, avec son air rêveur, ça lui faisait du bien.
Faut dire aussi qu’il travaillait tout le temps. Un jour, j’ai voulu essayer de
compter le nombre de pizzas qu’il avait faites. Je pense que ça dépassait la
dizaine de milliers. Ce n’est pas rien, quand même. Alors voilà, il était bien dans
son fauteuil… » Frédéric voulut changer de place, mais Madeleine l’en
empêcha : « Cela ne sert à rien, il ne reviendra pas. »
Cette femme qui était apparue à la fois dure et ironique offrait maintenant un
visage nettement plus humain et touchant. Cela avait été le même cheminement
que la veille. À l’évocation de son mari, elle laissait place à sa vérité, celle de la
douleur d’être veuve. Delphine se prit à hésiter ; peut-être la révélation allait-elle
trop la déstabiliser ? Un instant, et elle partagea sa pensée d’un regard avec
Frédéric, elle eut la tentation de renoncer.
« Mais pourquoi vous me posez toutes ces questions à propos du passé ? »
demanda Madeleine.
Sa question demeura sans réponse. Un silence gêné s’installa, et même le
bruit de l’horloge parut moins puissant à l’oreille de Frédéric ; ou était-il en train
de s’habituer ?
Enfin, Delphine répondit :
« Dans cette bibliothèque des refusés, on a retrouvé un livre écrit par votre
mari.
— Par mon mari ? Vous plaisantez ?
— Le manuscrit est signé Henri Pick, et à notre connaissance il n’y a pas
d’autre Henri Pick. Et puis, il habitait à Crozon, alors ça ne peut être que lui.
— Mon Henri aurait écrit un livre ? Franchement, ça m’étonnerait. Il ne m’a
jamais écrit un mot. Jamais un poème. Ce n’est pas possible. Je ne l’imagine pas
du tout écrire !
— Pourtant, c’est bien lui. Peut-être qu’au restaurant, tous les matins, il
écrivait un peu.
— Et il ne m’a jamais offert de fleurs.
— Quel est le rapport ? demanda Delphine, surprise.
— Je ne sais pas… je dis ça comme ça… »
Frédéric trouvait très beau le lien avec les fleurs. C’était un enchaînement
magnifique dans l’esprit de Madeleine, comme si les pétales étaient la
transposition visuelle de l’aptitude à écrire.
10
La vieille femme reprit la conversation, tout en continuant de leur accorder
bien peu de crédibilité. Peut-être qu’un homme avait écrit son nom sur le livre,
avait utilisé son identité ?
« Ce n’est pas possible. Gourvec n’acceptait que les manuscrits déposés en
main propre. Et la date de dépôt remonte au tout début de la création de la
bibliothèque.
— Vous voulez que je fasse confiance à Gourvec ? Qui vous dit qu’il n’a pas
utilisé, lui, le nom de mon mari ?
—…»
Delphine ne sut que répondre. Après tout, Madeleine n’avait pas tort. Pour
l’instant, à part son nom sur le manuscrit, rien ne prouvait que ce roman avait
bien été écrit par Pick.
« Votre mari aimait la Russie…, rappela alors Frédéric. C’est ce que vous
nous avez dit.
— Oui, et alors ?
— Son roman parle du plus grand poète russe. De Pouchkine.
— Qui ça ?
— Pouchkine. Il est assez peu lu en France. Il faut aimer vraiment la culture
russe pour en parler…
— Il ne faut pas exagérer. Ce n’est pas parce qu’il a fait une pizza Staline
qu’il s’y connaissait en Poukechine. Je vous trouve vraiment bizarres, tous les
deux.
— Le mieux est que vous lisiez le roman, coupa Delphine. Je suis sûre que
vous allez retrouver la voix de votre mari. Vous savez, c’est très fréquent que les
gens aient une passion secrète, et ne veuillent pas la partager. C’est peut-être
même votre cas ?
— Non. J’aime la broderie. Et je ne vois pas pourquoi j’aurais caché ça à
Henri.
— Et des secrets ? enchaîna Frédéric. Vous avez forcément caché des choses
à votre mari durant votre vie. Tout le monde a ses secrets, non ? »
Madeleine n’aimait pas la tournure que prenait cette conversation. Pour qui
se prenaient-ils ? Et cette histoire de roman, elle n’arrivait pas à y croire.
Henri… écrivain ? Voyons… Même le menu du jour sur l’ardoise du restaurant,
c’était elle qui l’écrivait. Alors comment aurait-il pu théoriser sur un poète
russe ? Et une histoire d’amour. C’était ce qu’ils venaient de dire tous les deux.
Une histoire d’amour, Henri ? Jamais il ne lui avait écrit un petit mot doux.
Alors tout un roman dans sa tête, voyons, ce n’était pas possible. Les seuls mots
qu’il lui avait laissés concernaient invariablement la logistique de la pizzeria :
« Pense à racheter de la farine ; appelle le menuisier pour les nouvelles chaises ;
commande du chianti. » Et c’était cet homme-là qui aurait écrit un roman ? Elle
n’y croyait pas ; mais, par expérience, elle savait que les gens pouvaient réserver
des surprises. Tant de fois, elle avait entendu des histoires de vies parallèles.
Elle se mit alors à recenser tout ce qu’Henri n’avait pas su d’elle. Sa part
intime et inaccessible. Toutes les choses qu’elle avait pu lui cacher ou les
arrangements avec la vérité ; il connaissait ses goûts et son passé, ses dégoûts et
sa famille, mais le reste lui était étranger. Il ne savait rien de ses cauchemars et
de ses envies d’ailleurs, il ne savait rien de l’amant qu’elle avait eu en 1972 et de
la douleur de ne l’avoir pas revu depuis, il ne savait pas qu’elle aurait rêvé avoir
un autre enfant malgré ce qu’elle disait ; la vérité était tout autre : elle ne pouvait
plus tomber enceinte. Plus elle y réfléchissait, plus elle pouvait admettre que son
mari la connaissait de manière incomplète. Alors, elle admit aussi que cette
histoire de roman pouvait être vraie. Elle avait caricaturé Henri ; certes, il ne
lisait pas et semblait ne pas s’intéresser à la littérature, mais elle avait toujours
estimé qu’il avait une façon particulière de voir la vie. Elle disait de lui qu’il
avait une hauteur d’esprit ; il ne jugeait jamais les gens, prenant toujours son
temps avant d’émettre un avis sur quiconque. C’était un homme qui avait un
grand sens de la mesure, à l’aise avec l’idée de s’extraire du monde pour le
comprendre. En affinant son portrait, elle réduisait l’impossibilité d’imaginer
son mari en écrivain.
Quelques minutes plus tard, elle se dit même que c’était possible. Oui,
improbable, mais possible. Et puis, il y avait un autre élément à prendre en
considération : elle aimait cette manifestation du passé. Elle avait envie de croire
à n’importe quoi qui lui permette d’être à nouveau en contact avec Henri ;
comme d’autres s’adonnent au spiritisme. Peut-être qu’il avait laissé ce roman
pour elle ? Pour revenir par surprise. Pour lui dire qu’il était encore là ; ce
roman, c’était pour lui chuchoter à l’oreille sa présence ; c’était pour que leur
passé puisse vivre encore. Alors, elle demanda : « Est-ce que je peux lire son
livre ? »
11
Sur le chemin du retour vers Morgat, Frédéric tempéra la déception de sa
fiancée. Ce n’était pas plus mal, qu’on n’ait pas immédiatement discuté d’une
publication. Il fallait avancer en douceur, lui permettre d’admettre
progressivement une telle révélation. Une fois le roman lu, elle n’aurait plus le
moindre doute. On ne pouvait laisser un tel livre plus longtemps dans l’ombre.
Elle éprouverait une immense fierté, sûrement, d’avoir accompagné l’homme
qui avait écrit ce roman ; elle pourrait toujours dire qu’elle en était l’inspiratrice.
Il n’y a pas d’âge pour commencer une carrière de muse.
12
Les lecteurs se retrouvent toujours d’une manière ou d’une autre dans un
livre. Lire est une excitation totalement égotique. On cherche inconsciemment ce
qui nous parle. Les auteurs peuvent écrire les histoires les plus farfelues ou les
plus improbables, il se trouvera toujours des lecteurs pour leur dire : « C’est
incroyable, vous avez écrit ma vie ! »
En ce qui concerne Madeleine, ce sentiment était compréhensible. C’était
peut-être son mari qui avait écrit le roman. Alors elle traquait, plus que
quiconque, les résonances avec leur vie. Elle fut désarçonnée par sa façon de
décrire la côte bretonne, plutôt sommaire pour un homme qui avait cette région
dans le sang. C’était sûrement une manière de dire que le décor importe peu. Ce
qui compte c’est l’intimité, la précision des émotions. Et il y en avait tant. Elle
était surprise par les descriptions sensuelles, pour ne pas dire érotiques. Aux
yeux de Madeleine, son mari lui avait toujours paru attentif mais un peu rustre ;
bienveillant mais pas vraiment romantique. Dans le roman, il y avait une telle
délicatesse de sentiment entre les personnages. Et c’était si triste. On s’enlace
avant de se délaisser. On se touche avec une frénésie désespérée. Pour parler des
dernières heures d’un amour, l’auteur emploie la métaphore d’une bougie qui se
consume lentement, dans une agonie de lumière. La flamme résiste d’une
manière impérieuse, on la croit morte mais non, sa survivance est si belle, elle
dure des heures en continuant d’abriter l’espoir.
Comment l’expression d’une telle intensité avait-elle pu éclore chez son
mari ? À vrai dire, la lecture du roman replongeait Madeleine dans le début de
leur propre histoire d’amour. Tout lui revenait maintenant. Elle se souvint que,
l’été de ses dix-sept ans, elle avait dû partir avec ses parents pendant deux mois
dans le nord de la France, pour aller voir de la famille. Ils étaient déjà amoureux,
et la séparation avait été si douloureuse. Alors, ils étaient restés enlacés toute une
après-midi, à tenter de tout mémoriser l’un de l’autre, à se promettre de penser
en permanence à leur amour. Cet épisode lui était complètement sorti de la tête.
Pourtant, il était fondateur. Cette longue séparation contrainte avait renforcé leur
amour. En se retrouvant, en septembre, ils s’étaient promis de ne plus jamais se
quitter.
Madeleine était profondément touchée. Son mari avait conservé en lui cette
peur de la perdre, et l’avait retranscrite plus tard par des mots. Elle ne
comprenait pas pourquoi il n’avait rien voulu lui montrer, mais sans doute avait-
il ses raisons. C’était certain à présent. Henri avait écrit un livre. Madeleine
délaissait son incrédulité initiale pour s’abandonner à cette nouvelle réalité.
13
Dès la lecture achevée, Madeleine téléphona à Delphine. Sa voix avait
changé, infiltrée par l’émotion. Elle tenta de dire que le roman était beau, mais
elle n’y parvint pas. Elle préféra inviter à nouveau le jeune couple à lui rendre
visite le lendemain.
Pendant la nuit, elle s’était réveillée pour relire quelques pages ici ou là.
Avec ce roman, Henri revenait la voir presque deux ans après sa mort, comme
pour lui dire : « Ne m’oublie pas. » C’était ce qu’elle avait fait, pourtant. Non
pas totalement bien sûr ; elle pensait souvent à lui. Mais, au fond, elle s’était
habituée assez bien à vivre seule. On avait vanté sa force et son courage, mais
cela n’avait pas été si dur. Elle s’était préparée à l’échéance fatale, et l’avait
accueillie d’une manière presque paisible. On s’habitue plus facilement que
prévu à ce qui paraît insoutenable. Et voilà qu’il revenait à elle sous la forme
d’un roman.
Face au jeune couple, Madeleine tenta de mettre des mots sur ce qu’elle
ressentait :
« Ça fait quand même bizarre qu’Henri revienne comme ça. J’ai
l’impression de le découvrir.
— Non, vous ne pouvez pas dire ça, répondit Delphine. C’était son secret. Il
n’avait pas confiance en lui, sûrement.
— Vous croyez ?
— Oui. Ou alors il ne vous a rien dit, car il voulait vous faire une surprise.
Mais comme personne n’a voulu le publier, il a rangé son livre dans un coin. Et
plus tard, quand Gourvec a lancé sa bibliothèque des refusés, il s’est dit que
c’était parfait pour lui.
— Peut-être. En tout cas, je n’y connais pas grand-chose, mais j’ai trouvé ça
beau. Et l’histoire du poète est très intéressante aussi.
— Oui, c’est vraiment un roman magnifique, répéta Delphine.
— Je crois qu’il s’est inspiré de notre séparation pendant deux mois, quand
on avait dix-sept ans, ajouta Madeleine.
— Ah bon ? demanda Frédéric.
— Oui. Enfin, il a changé beaucoup de choses.
— C’est normal, dit Delphine. C’est un roman. Mais si vous dites que vous
vous y êtes retrouvée, alors maintenant il n’y a plus de doute.
— Sûrement.
— Vous semblez douter encore ?
— Je ne sais pas. Je suis un peu perdue.
— Je comprends », dit Delphine en posant sa main sur celle de Madeleine.
Au bout d’un moment, la vieille femme reprit :
« Mon mari a laissé plein de cartons dans le grenier. Moi, je ne peux pas y
monter. Mais quand il est mort, Joséphine avait jeté un œil.
— C’est votre fille ? demanda Delphine.
— Oui.
— Et elle avait trouvé des choses intéressantes ?
— Non. Elle m’a dit qu’il y avait surtout des livres de comptabilité et les
archives du restaurant. Mais il faudra qu’on y retourne. Elle n’est passée que
rapidement. Il a peut-être laissé une explication ou un autre livre.
— Oui, il faudra aller voir », confirma Frédéric avant de s’éclipser en
direction des toilettes. À vrai dire, il voulait laisser Delphine seule avec
Madeleine car il sentait qu’elle allait maintenant parler de la publication.
Frédéric erra un peu dans la maison, examinant la chambre à coucher. Il y
repéra des chaussons d’homme, sûrement ceux d’Henri1. Il les fixa un moment,
et de cette vision naquit celle de Pick. Il était comme Bartleby, le héros
d’Herman Melville. Ce copiste qui clame sans cesse préférer ne pas vouloir
faire, dans sa volonté tenace de s’extraire de toute action. Ce personnage est
devenu le symbole du renoncement. Frédéric avait toujours aimé cette figure de
la contestation sociale, et s’en était inspiré pour La Baignoire. On pouvait dire la
même chose de Pick. Il y avait une forme de refus du monde dans son attitude,
comme s’il était animé par une ambition de l’ombre, à contre-courant d’une
époque où chacun recherche la lumière.
1. Est-ce qu’une femme conserverait ses chaussons à lui après sa mort ? se demanda-t-il.
QUATRIÈME PARTIE
1
Dans les couloirs de la maison d’édition commençait à bruisser la rumeur
d’un livre événement. Delphine avait compris qu’il fallait en parler le moins
possible en amont, laisser un mystère s’installer, et pourquoi pas quelques
contrevérités. On lui demandait de quoi il s’agissait, et elle répondait
simplement : c’est un auteur breton mort. Certaines phrases ont le don de mettre
fin à une conversation.
2
Frédéric faisait mine d’être jaloux : « Tu n’en as que pour Pick, en ce
moment. Et mon lit, il ne t’intéresse plus ? » Delphine le rassurait parfois avec
des mots, parfois avec son corps. Elle s’habillait comme il voulait, pour qu’il la
déshabille comme elle voulait. Leur désir ne nécessitait pas d’artifices pour
demeurer intense ; et l’amour physique continuait d’être leur conversation la
plus aisée. Le temps courait depuis leur rencontre ; une accélération où les
minutes n’ont pas toujours la possibilité de respirer. Ainsi, la lassitude paraissait
être un territoire inaccessible.
À d’autres moments, il fallait trouver les mots. Cette jalousie de Frédéric à
l’égard de Pick revenait souvent. Delphine était agacée par les puérilités
passagères de son fiancé. L’excès d’écriture peut rendre infantile. Quand il jouait
les incompris, elle avait envie de le secouer. Mais au fond, elle aimait ses peurs.
Elle se sentait utile à cet homme ; elle percevait ses fragilités non pas comme des
failles incommensurables mais plutôt des plaies superficielles. Frédéric était un
faux faible ; sa force se cachait derrière ses errances. Pour écrire, il avait besoin
de ces deux énergies contradictoires. Il se sentait perdu et mélancolique, mais
une ambition terrestre lui collait au cœur.
Un autre élément à préciser : Frédéric détestait les rendez-vous. Rien ne le
fatiguait davantage que cette idée de voir quelqu’un et d’aller dans un café pour
discuter. Il jugeait incongrue cette façon qu’ont les êtres humains de se retrouver
pour se résumer le temps d’une heure ou deux. Il préférait converser avec la
ville, c’est-à-dire marcher. Après avoir écrit pendant la matinée, il arpentait les
rues, tentant de tout observer et surtout les femmes. Il lui arrivait de passer
devant une librairie, et c’était toujours aussi acide. Il pénétrait dans ce lieu censé
déprimer quiconque publie un roman, se faisait du mal en recherchant son livre.
Bien sûr, on ne trouvait plus nulle part La Baignoire ; mais peut-être qu’un
libraire aurait oublié de le retourner à l’éditeur ou aurait eu envie de le conserver
dans ses rayonnages ? Il cherchait simplement une preuve de son existence,
tenaillé qu’il était par le doute. Avait-il vraiment publié un livre ? Il avait besoin
d’une morsure de la réalité pour en être certain.
Un jour, il croisa par hasard une ancienne petite amie, Agathe. Il ne l’avait
pas vue depuis plus de cinq ans. C’était une autre époque. En la revoyant, il
plongea mentalement dans un temps où il n’était pas le même homme. Agathe
avait été témoin du Frédéric inachevé : une sorte de brouillon de lui. Elle était
plus belle aujourd’hui, comme si elle n’avait pas été épanouie à ses côtés. Leur
rupture n’avait pas été dramatique, mais plutôt le fruit d’un commun accord.
Expression froide qui assimile le couple à un contrat, et qui évoque finalement le
commun accord du manque d’amour. Ils s’entendaient plutôt bien mais ne
s’étaient jamais revus après leur séparation. Ils avaient cessé de s’appeler, cessé
de se donner des nouvelles. Il n’y avait plus rien à dire. Ils s’étaient aimés et puis
ils ne s’étaient plus aimés.
Vint forcément le moment de la question du présent : « Qu’est-ce que tu
deviens ? » demanda Agathe. Frédéric eut envie de répondre : « Rien », mais
choisit finalement d’évoquer l’écriture de son second roman. Elle s’illumina :
« Ah bon ? Tu as publié un livre ? » Elle semblait heureuse qu’il ait enfin réalisé
son rêve, sans se douter qu’elle venait de le transpercer. Si même cette femme
qu’il avait aimée, avec qui il était resté presque trois ans, dont il se rappelait
parfaitement l’odeur des aisselles, ne savait pas qu’il avait publié La Baignoire,
l’échec devenait insoutenable. Il fit mine d’avoir été heureux de ces retrouvailles
impromptues, et repartit sans lui poser de questions. Elle pensa qu’il n’avait pas
changé, que tout tournait toujours autour de lui. Elle ne pouvait pas se douter
qu’elle venait de lui faire si mal.
C’était une blessure narcissique d’un nouvel ordre ; elle touchait ce qu’on
pouvait appeler le cercle intime. En quelque sorte, il interdisait à Agathe
d’ignorer qu’il avait publié un roman. Abasourdi lui-même par l’importance
qu’il accordait à cette information, il avait préféré mettre un terme à leur
échange. Puis, subitement, il se mit en tête de la rattraper. Heureusement, elle
marchait lentement ; cela n’avait pas changé. Agathe avait toujours cette façon
d’avancer comme on lit un roman sans rien survoler. Arrivé à sa hauteur, il
l’observa pendant quelques secondes avant de prononcer son prénom près de son
oreille. Elle se retourna, effrayée :
« Oh, c’est toi ! Tu m’as fait peur.
— Oui, excuse-moi. Je me suis dit que cela avait été trop court. Tu ne m’as
rien raconté sur toi. Tu ne voudrais pas qu’on prenne un café ? »
3
Madeleine avait tout de même du mal à accepter l’idée que son mari ne lui
ait rien dit de sa passion littéraire. Son passé avait pris une autre tonalité, à la
manière d’un tableau ou d’un paysage que l’on regarde du point de vue opposé.
Elle se sentait gênée, et hésitait à mentir. Elle pourrait très bien dire que,
finalement, elle savait qu’Henri avait écrit un livre. Qui la contredirait ? Et puis
non, elle ne pouvait pas faire ça. Elle devait respecter son désir de silence. Mais
pourquoi lui avait-il tout caché ? Ces quelques pages entre eux créaient un fossé.
Elle se doutait bien qu’il n’avait pas écrit un tel livre en deux semaines. Cela
avait dû représenter des mois, peut-être même des années de travail. Chaque
jour, il avait vécu avec cette histoire dans son esprit. Et le soir, quand ils se
couchaient l’un contre l’autre, il devait encore penser à son roman. Mais quand il
lui parlait, c’était toujours pour évoquer des problèmes avec des clients ou des
fournisseurs.
Une autre question la hantait : est-ce qu’Henri aurait souhaité la publication
de son roman ? Après tout, il l’avait déposé dans cette bibliothèque au lieu de
s’en débarrasser. Il devait espérer être lu mais rien n’était sûr. Que pouvait-elle
savoir de ce qu’il voulait ou pas ? Tout était confus à présent. Au bout d’un
moment, elle pensa que ce serait une façon de le faire revivre. C’était finalement
la seule idée qui comptait. On parlerait de lui, et il serait vivant à nouveau. C’est
le privilège des artistes, entraver la mort en laissant des œuvres. Et si ce n’était
que le début ? Avait-il semé dans sa vie d’autres actes que l’on découvrirait plus
tard ? Il était peut-être de ces hommes qui prennent toute leur dimension dans
l’absence.
Depuis son décès, elle n’avait jamais voulu monter au grenier. Henri y avait
stocké des cartons, des choses accumulées au fil des années. Elle ne savait même
pas précisément ce qui s’y trouvait. Joséphine était passée trop rapidement la
dernière fois ; il fallait fouiller davantage. Elle y trouverait peut-être un autre
roman ? Mais monter était compliqué. Cela nécessitait de grimper sur un
escabeau, ce qu’elle ne pouvait pas faire. Elle songea : ça a dû l’arranger ; il a pu
y mettre tout ce qu’il voulait, certain que je n’irais pas. Elle avait besoin de sa
fille. Elle en profiterait pour lui parler enfin du roman de son père. Madeleine
avait été dans l’impossibilité d’aborder le sujet avant. Certes, elles ne se
parlaient pas souvent, mais une telle révélation aurait pu être partagée plus tôt.
La vérité était la suivante : l’histoire du roman avait plongé Madeleine dans une
nouvelle relation à son mari, une relation à deux dans laquelle elle n’arrivait pas
à intégrer la présence de leur fille. Mais elle ne pouvait pas la tenir à l’écart plus
longtemps. Le livre serait bientôt publié. Joséphine allait forcément réagir
comme elle, se laisser envahir par la stupéfaction. Madeleine redoutait ce
moment pour une raison annexe : sa fille l’épuisait.
4
À un peu plus de cinquante ans, depuis son divorce, Joséphine se laissait
complètement aller. Elle ne pouvait pas aligner deux phrases sans souffler.
Quelques années auparavant, quasi simultanément, ses deux filles et son mari
avaient quitté le foyer. Les deux premières pour vivre leur vie, et le second pour
vivre sans elle. Après avoir tout donné, lui semblait-il, pour construire un
quotidien épanouissant pour chacun, elle se retrouvait seule. Les effets de choc
émotionnel fluctuaient entre mélancolie et agressivité. Il y avait quelque chose
d’affligeant à voir cette femme connue pour son énergie et son franc-parler
s’enfoncer dans une humeur grise. Il aurait pu s’agir d’une crise passagère, une
épreuve à surmonter, mais la douleur s’enracinait, greffant une nouvelle peau
triste et amère sur son corps. Heureusement, elle aimait son travail. Elle tenait un
magasin de lingerie, et y passait ses journées dans un cocon la protégeant de la
brutalité.
Ses deux filles étaient parties ouvrir un restaurant ensemble à Berlin, et
Joséphine leur avait rendu visite quelquefois. En déambulant dans cette ville à la
fois moderne et marquée par les cicatrices du passé, elle avait admis qu’on
pouvait dépasser les ravages non pas en les oubliant mais en les acceptant. On
pouvait composer un bonheur sur un fond parsemé de souffrances. Mais c’était
plus facile à dire qu’à vivre, et les humains avaient moins de temps que les villes
pour se rebâtir. Joséphine parlait souvent avec ses filles au téléphone, mais ce
n’était pas réconfortant ; elle voulait les voir. Son ex-mari l’appelait aussi de
temps en temps, pour prendre de ses nouvelles, mais cela ressemblait à une
corvée, une sorte de service après-vente de la rupture. Il minimisait le bonheur
de sa nouvelle vie, alors qu’il était profondément heureux sans elle. Bien sûr, il
n’aimait pas penser aux dégâts qu’il avait laissés derrière lui, mais vient un âge
où l’urgence empêche de refuser le plaisir.
Et puis leurs discussions s’étaient espacées, pour finalement ne plus exister.
Cela faisait maintenant plusieurs mois que Joséphine n’avait pas parlé à Marc.
Son prénom même, elle se refusait à le prononcer. Elle ne voulait plus qu’il soit
dans sa bouche : c’était sa victoire minuscule contre son propre corps. Mais il
encombrait en permanence son esprit. Et Rennes aussi, où ils avaient toujours
vécu, et où il vivait avec sa nouvelle compagne. Celui qui quitte devrait au
moins avoir la délicatesse de déménager. Joséphine ressentait sa ville comme la
complice de sa tragédie sentimentale. La géographie prend toujours le parti des
vainqueurs. Joséphine vivait dans la peur de croiser son ex-mari, d’être le témoin
hasardeux de son bonheur, alors elle ne quittait plus son quartier, la capitale de
sa douleur.
À cette perte, il fallait ajouter la mort de son père. Il était difficile de dire
qu’ils avaient été proches, car il était un économe de la tendresse. Mais il avait
toujours été une présence protectrice. Enfant, elle passait des heures au
restaurant à le regarder faire des pizzas. Il en avait même conçu une
spécialement pour elle, avec du chocolat, qu’il avait baptisée Joséphine. Elle
était fascinée par ce père capable d’affronter si bravement l’immense fourneau.
Et Henri aimait sentir le regard admiratif de sa fille. Aux yeux d’un enfant, c’est
si facile d’être un héros. Joséphine repensait souvent à ce temps perdu ; jamais
plus elle ne pourrait entrer dans une pizzeria. Elle aimait l’idée que ses filles
aient repris le flambeau de la restauration, en faisant des crêpes bretonnes pour
les Allemands. Ainsi se construisait le fil d’une famille. Mais que restait-il
maintenant ? Sa douleur sentimentale avait accentué le manque de son père.
Peut-être qu’en posant sa tête contre son épaule tout aurait pu s’arranger, comme
avant. Son corps comme un rempart à tout. Son corps qui apparaissait parfois
lors de rêves qui semblaient si réels ; mais jamais il ne parlait, lors de ses visites
nocturnes. Il survolait ses songes comme il l’avait fait de sa vie, dans un silence
rassurant.
Joséphine appréciait cette qualité chez son père : il ne perdait pas son temps
à critiquer les gens. Il n’en pensait sûrement pas moins, mais il ne dilapidait pas
inutilement son énergie. On pouvait l’estimer introverti, mais sa fille l’avait
toujours considéré plutôt comme une sorte de sage en décalage avec le monde.
Et voilà qu’il n’était plus là. Il se décomposait dans le cimetière de Crozon.
C’était son cas, à elle aussi. Elle vivait, mais sa raison de vivre était enterrée.
Marc ne voulait plus d’elle. Certes, Madeleine avait été attristée par cette
rupture, mais elle ne comprenait pas pourquoi sa fille ne passait pas à autre
chose. Issue d’une famille très modeste, et ayant traversé la guerre, les
larmoiements sentimentaux lui paraissaient être des privilèges contemporains. Il
fallait refaire sa vie au lieu de pleurnicher. Cette dernière expression horripilait
Joséphine. Qu’avait-elle raté pour qu’on lui demande de refaire quoi que ce
soit ?
Depuis peu, elle s’était mise à fréquenter la paroisse de son quartier ; elle
trouvait dans la religion un léger réconfort. À vrai dire, ce n’était pas la croyance
qui l’attirait, mais le décor. C’était un lieu intemporel, qui n’était pas soumis à la
brutalité des aléas de la vie. Elle croyait moins en Dieu qu’en la maison de Dieu.
Ses deux filles s’inquiétaient de cette transformation, la jugeant peu compatible
avec l’ancien pragmatisme prononcé de leur mère. À distance, elles la poussaient
à sortir, à conserver une vie sociale, mais elle demeurait éteinte. Pourquoi les
proches veulent-ils à tout prix qu’on cicatrise ? On a le droit de ne pas se
remettre d’un chagrin d’amour.
Pour faire plaisir à des amies, elle avait tout de même accepté quelques
rendez-vous arrangés. Chaque fois, cela avait été sinistre. Il y avait eu cet
homme qui, en la raccompagnant en voiture, avait mis sa main entre ses cuisses
cherchant maladroitement son clitoris avant même de l’embrasser. Surprise par
cette attaque pour le moins abrupte, elle l’avait brutalement repoussé. Pas
découragé, il lui avait alors soufflé des mots crus pour ne pas dire dégueulasses
au creux de l’oreille, pensant l’exciter. Joséphine était partie dans un fou rire. Ce
n’était pas le chemin prévu, mais quel bonheur : il y avait si longtemps qu’elle
n’avait pas ri comme ça. Elle était descendue de la voiture en continuant de rire.
L’homme s’en était sûrement voulu d’avoir précipité un peu les choses, regrettait
de lui avoir proposé de la menotter dès le premier soir, mais il avait lu que les
femmes adoraient ça.
5
Sur la route, Joséphine repensa aux paroles de sa mère : « Il faut que tu
viennes me voir, c’est urgent. » Elle n’avait rien voulu lui dire au téléphone. Elle
avait simplement précisé que rien de grave n’était arrivé. C’était une situation
plutôt rare, pour ne pas dire inédite. Madeleine ne demandait jamais rien à sa
fille ; à vrai dire, elles parlaient assez peu toutes les deux. C’était la meilleure
chose à faire pour ne pas trop marquer leurs différences, et éviter des disputes.
Le silence demeure le meilleur antidote aux désaccords. Si Madeleine était lasse
des complaintes de sa fille, Joséphine aurait simplement aimé un geste de
tendresse, que sa mère la prenne dans ses bras. Il ne fallait pas forcément voir un
rejet dans cette apparente froideur. C’était une question de génération. On ne
s’aime pas moins, mais on le montre moins.
Quand Joséphine revenait à Crozon, elle dormait dans la chambre de son
enfance. Chaque fois, les souvenirs remontaient ; elle se revoyait en petite fille
malicieuse, en adolescente ronchonne, ou en jeune femme provocante. Toutes
les Joséphine étaient là, comme dans la rétrospective d’une œuvre. Rien ne
changeait, ici. Même sa mère lui paraissait toujours cette éternelle femme sans
âge. Et c’était encore le cas aujourd’hui.
Joséphine embrassa sa mère en lui demandant aussitôt quelle était l’urgence.
Cette dernière préféra prendre son temps, préparer du thé et s’installer
tranquillement.
« J’ai appris quelque chose sur ton père.
— Quoi ? Ne me dis pas qu’il a un autre enfant.
— Mais non, pas du tout.
— Alors quoi ?
— On a découvert qu’il a écrit un roman.
— Papa ? Un roman ? N’importe quoi.
— C’est pourtant la vérité. Je l’ai lu.
— Il n’a jamais écrit. Même sur les cartes d’anniversaire, c’était toujours ton
écriture. Jamais une carte postale, rien. Et tu veux me faire croire qu’il a écrit un
roman ?
— Je te dis que c’est la vérité.
— Ah oui, je connais cette méthode. Tu me crois ultra-dépressive, alors tu
dis n’importe quoi pour me faire réagir. J’ai lu un article sur ça, c’est la
“mythothérapie”, c’est ça ?
—…
— Je ne vois pas en quoi ça te gêne que je voie la vie en noir. C’est ma vie,
c’est comme ça. Toi, tu es tout le temps joyeuse. Les gens t’adorent, avec ton
caractère formidable. Eh bien, excuse-moi de ne pas être comme toi. Je suis
faible, anxieuse, sinistre. »
Pour toute réponse, Madeleine se leva pour aller chercher le manuscrit,
qu’elle tendit à sa fille.
« C’est bon… tu arrêtes ton cinéma ? Voilà le livre.
— Mais… c’est quoi ? Des recettes ?
— Non. C’est un roman. Une histoire d’amour.
— Une histoire d’amour ?
— Et le livre va être publié.
— Quoi ?
— Oui, je te raconterai tous les détails plus tard.
—…
— Je voulais que tu viennes pour monter au grenier. Tu y étais déjà allée,
mais rapidement. Peut-être qu’en regardant mieux on trouvera d’autres choses. »
Joséphine ne répondit pas, hypnotisée par la première page du manuscrit.
Avec le nom de son père en haut : Henri Pick. Et le titre du livre au milieu :
Les Dernières Heures d’une histoire d’amour
6
Joséphine resta un long moment interdite, entre incrédulité et stupéfaction.
Madeleine comprit que l’exploration du grenier devrait attendre. Surtout que sa
fille venait de commencer les premières pages du livre. Elle qui lisait si peu,
pour ne pas dire jamais. Elle préférait les magazines féminins ou la presse
people. Le dernier livre qu’elle avait lu, c’était celui de Valérie Trierweiler :
Merci pour ce moment. Forcément, le sujet lui avait parlé. Elle s’était
complètement retrouvée dans le combat de cette femme bafouée. Si elle avait pu,
elle aurait écrit un livre sur Marc. Mais ce con n’intéressait personne. Bien sûr,
elle trouvait que l’ex-compagne de François Hollande allait trop loin ; mais cette
femme ne s’encombrait plus de ce qu’on pouvait penser d’elle. L’expression de
sa souffrance, sous ce qui prenait l’apparence d’une vengeance, était devenue
plus importante que sa propre image. Elle était une kamikaze de l’amour,
préférant tout brûler avec son passé. Seule la douleur peut vous emporter sur ce
terrain-là. Joséphine la comprenait. Elle aussi se mettait en danger parfois, dans
sa relation avec les autres femmes, ou en épuisant son entourage par l’expression
incessante de ses déboires intimes. Autant de sentiments qui propulsent vers la
confusion. L’homme détesté devient une entité noire à la réalité déformée, un
monstre à la mesure du désarroi de la femme blessée ; un homme qui n’existe
plus vraiment tel qu’il est décrit ou pensé.
Joséphine continuait à lire sans difficulté. Elle ne reconnaissait pas la voix
de son père, mais avait-elle pu imaginer qu’il soit capable d’écrire un livre ?
Non. Pourtant, ce qu’elle ressentait faisait écho à un sentiment qu’elle n’avait
jamais pu définir. Elle avait souvent éprouvé la sensation de ne pas savoir ce
qu’il pensait. Il lui semblait insondable, et cela s’était accentué les dernières
années, après qu’il avait pris sa retraite. Il passait des heures à contempler la
mer, comme arrêté en lui-même. En fin de journée, il allait boire des bières avec
les habitués du coin sans jamais sembler saoul. À chaque fois qu’il croisait une
connaissance dans la rue, Joséphine avait remarqué qu’ils ne se disaient pas
grand-chose, des bribes de phrases pas toujours distinctes, et elle était persuadée
que les fins de journée au café servaient surtout à tromper l’ennui. Elle pensait
maintenant que tous ses silences, sa façon de s’effacer progressivement du
monde, avaient peut-être caché une nature poétique.
Joséphine dit que l’histoire lui faisait penser au film de Clint Eastwood Sur
la route de Madison.
« À qui ? Sur la route de qui ? interrogea sa mère.
— Laisse tomber…
— On monte au grenier ?
— Oui.
— Alors, lève-toi.
— Je n’en reviens pas de toute cette histoire.
— Moi non plus.
— On ne connaît jamais personne, et surtout pas les hommes », dit
Joséphine, incapable de passer plus de deux minutes sans tout rapporter à sa
propre vie.
Elle alla enfin chercher le petit escabeau nécessaire pour rejoindre le grenier.
Elle souleva la trappe et accéda, pliée en deux, à ce recoin poussiéreux de la
maison. Son regard fut aussitôt attiré par un petit cheval de bois sur lequel elle se
balançait, enfant. Puis elle vit un tableau d’écolier. Elle avait oublié que ses
parents avaient tout conservé du passé. Jeter quoi que ce soit n’était pas dans
leur nature. Elle retrouva aussi toutes ses poupées, dont l’étrange particularité
était de ne pas être habillées ; elles étaient toutes en petite culotte. C’est fou
comme j’avais déjà l’obsession des sous-vêtements, pensa Joséphine. Un peu
plus loin, elle aperçut une pile de tabliers de cuisine de son père. Une vie
professionnelle résumée en quelques morceaux de tissu. Enfin, elle vit les
cartons dont sa mère avait parlé. Elle ouvrit le premier d’entre eux, et il ne lui
fallut pas plus de quelques secondes pour y faire une découverte cruciale.
CINQUIÈME PARTIE
1
Delphine expliqua la teneur du projet aux représentants commerciaux des
éditions Grasset. Ces hommes et ces femmes arpenteraient la France pour
annoncer aux libraires qu’un livre très particulier allait être publié. Pour la jeune
éditrice, cette première présentation en public était un test majeur. Ils n’avaient
pas encore lu le roman ; comment allaient-ils réagir à la genèse de cette
publication ? Elle avait demandé à Olivier Nora, le patron de la maison
d’édition, de bénéficier d’un peu plus de temps que d’habitude pour raconter
tous les détails de l’histoire. D’emblée, le roman du roman aurait une importance
capitale. Il avait bien sûr accepté, enthousiasmé comme rarement lui aussi par ce
projet. Stupéfait, il avait répété plusieurs fois : « Tu étais en vacances chez tes
parents, et tu as découvert une bibliothèque des livres refusés ? C’est
incroyable… » Habituellement d’une grande élégance, et d’une maîtrise de soi
un peu britannique, il s’était frotté les mains avec la jubilation d’un enfant qui
vient de gagner aux billes.
Le plaisir de présenter le roman de Pick rendait Delphine encore plus
rayonnante. Perchée sur de hauts talons, elle dominait la salle de réunion, sans
pourtant l’écraser. Elle parlait avec assurance et douceur. Elle semblait sûre
d’avoir découvert un auteur rare caché derrière ce pizzaiolo mort. Tout le monde
parut très motivé à l’idée de défendre cette publication. On évoqua aussitôt une
mise en place impressionnante, rarissime pour un premier roman. « Toute la
maison y croit », annonça Olivier Nora. Un représentant évoqua le fait qu’il se
souvenait de cette bibliothèque en Bretagne. Il avait lu un article sur le sujet très
longtemps auparavant. Sabine Richer, responsable de la région Touraine et férue
de littérature américaine, parla du roman de Richard Brautigan qui était à
l’origine de cette idée. C’était un livre qu’elle adorait, une épopée pour rejoindre
le Mexique, un road book qui est l’occasion pour l’auteur de porter un regard
ironique sur la Californie des années 1960. Jean-Paul Enthoven, éditeur et
écrivain chez Grasset, salua de manière particulièrement élogieuse l’érudition de
Sabine. Elle se mit alors à rougir.
Delphine n’avait jamais assisté à une telle présentation. Souvent, les heures
studieuses s’enchaînaient de façon fastidieuse, chacun notant les détails des
livres à venir. Cette fois, il se passait quelque chose. On la bombardait de
questions. Un homme engoncé dans un costume trop petit demanda :
« Et pour la promotion, vous allez faire comment ?
— Il y a sa femme. Une vieille Bretonne de quatre-vingts ans, pleine
d’humour. Elle ne savait rien de la vie secrète de son mari, et je peux vous dire
qu’elle est bouleversante quand elle en parle.
— Et il a écrit d’autres livres ? demanda le même homme.
— A priori non. Sa femme et sa fille ont fouillé tous ses cartons. Il n’y avait
aucun autre manuscrit.
— En revanche, reprit Olivier Nora, elles y ont fait une découverte
importante, n’est-ce pas Delphine ?
— Oui. Elles ont trouvé un livre de Pouchkine : Eugène Onéguine.
— En quoi est-ce important ? s’interrogea un autre représentant.
— Parce que Pouchkine est au cœur de son roman. Et dans le livre que sa
femme a découvert, Pick avait souligné des phrases. Il faut que je récupère
l’exemplaire. Il a peut-être laissé des indices, ou voulut exprimer quelque chose
en marquant ces passages.
— J’ai le sentiment que nous ne sommes pas au bout de nos surprises, finit
par dire Olivier Nora, comme pour accentuer davantage l’intérêt général.
— Eugène Onéguine est un roman-poème sublime, reprit Jean-Paul
Enthoven. Il y a quelques années, une femme russe me l’a offert. Une femme
délicieuse et très cultivée d’ailleurs. Elle a tenté de m’expliquer la beauté de la
langue de Pouchkine. Aucune traduction ne peut retranscrire cela.
— Et il parlait russe, votre Pick ? s’enquit un autre représentant.
— Pas à ma connaissance, mais il adorait la Russie. Il a même créé une
pizza Staline, ajouta Delphine.
— Et vous voulez qu’on présente le livre aux librairies avec cet argument ? »
gloussa le même homme, déclenchant un fou rire collectif.
La réunion continua ainsi un bon moment, autour de ce roman si particulier.
On laissa assez peu de place aux autres ouvrages qui sortiraient à la même
période. C’est souvent ainsi que se décide la vie d’un livre ; tous ne partent pas
avec les mêmes chances. L’enthousiasme de l’éditeur est déterminant, il a des
enfants préférés. Pick serait le roman majeur du printemps pour Grasset, en
espérant que son succès se prolonge en été. Olivier Nora n’avait pas envie
d’attendre septembre pour le publier à la rentrée littéraire, et concourir ainsi pour
les grands prix de l’automne. C’était une période trop violente et agressive ; et il
était probable que personne n’y verrait une belle histoire, mais plutôt une
tentative de faire un coup d’édition à la Romain Gary. Tout le monde se
demanderait qui se cache derrière Pick, alors qu’il n’y avait rien à découvrir.
C’était simplement une histoire incroyable de dénicher un roman dans de telles
conditions. Et il fallait bien croire, parfois, aux histoires incroyables.
2
Hervé Maroutou profita d’un court silence pour aborder un point qu’il
estimait important. Depuis des années, il arpentait l’est de la France trois jours
par semaine, et avait tissé des liens amicaux avec de nombreux libraires. Il
connaissait les goûts de chacun, ce qui lui permettait de personnaliser ses
présentations de catalogue. Le représentant est un maillon essentiel de la chaîne
du livre, le lien humain avec la réalité, et souvent : avec une réalité en
souffrance. Année après année, au fil des fermetures de librairie, sa tournée se
raccourcissait ; c’était sa peau de chagrin à lui. Que resterait-il bientôt ?
Les combattants du livre émerveillaient Maroutou. Ensemble, ils formaient
un rempart au monde qui arrivait, ce monde qui n’était ni meilleur ni moins bon,
mais qui semblait ne plus ériger le livre comme valeur essentielle de la culture.
Hervé croisait souvent ses concurrents, et avait noué un lien particulier avec
Bernard Jean, son homologue du groupe Hachette. Ils se retrouvaient dans les
mêmes hôtels pour partager le menu tout compris « spécial représentants » que
proposaient certains Ibis. Au moment du dessert1, Hervé évoqua Pick. Bernard
Jean répondit : « Ce n’est pas un peu bizarre de publier un auteur refusé ? »
Cette réaction, à l’instant précis de la dégustation d’une tarte normande pour l’un
et d’une mousse au chocolat pour l’autre, Hervé Maroutou l’avait anticipée lors
de la réunion chez Grasset. Il avait toujours un coup d’avance.
Ainsi, il avait demandé à Delphine :
« N’est-ce pas un peu risqué de publier un livre en expliquant qu’il a été
trouvé sur une étagère de textes refusés ?
— Bien sûr que non, répondit l’éditrice. La liste des chefs-d’œuvre rejetés
par les éditeurs est longue. Je vais en préparer une, et ça sera notre réponse.
— Ce n’est pas faux, soupira une voix.
— Et puis, rien ne prouve que Pick ait envoyé son manuscrit. À vrai dire,
j’ai même la conviction qu’il l’a sûrement déposé directement là-bas. »
Cette dernière phrase changeait la donne. C’était peut-être un livre qui
n’avait jamais été destiné à la publication, et non pas refusé. Il était peu probable
qu’on puisse le vérifier : les maisons d’édition ne conservent pas dans leurs
archives la liste des manuscrits renvoyés à leur auteur. Delphine s’était préparée
à répondre avec assurance et vigueur à toutes les interrogations. Elle ne voulait
pas laisser s’installer le moindre doute. Elle parla de la beauté de ne pas chercher
à être publié, de vivre une vie en marge de toute reconnaissance. « C’est un
génie de l’ombre, voilà ce qu’il faut dire », ajouta-t-elle. À l’heure où chacun
veut à tout prix être reconnu pour tout et n’importe quoi, voilà un homme qui a
sûrement passé des mois à peaufiner une œuvre destinée à la poussière.
1. Dans le menu, la catégorie était pompeusement nommée : « La farandole des desserts ».
3
Après cette réunion, Delphine avait décidé de préparer quelques éléments
appuyant l’idée que le refus ne peut en aucun cas être une valeur qualitative. Du
côté de chez Swann, de Marcel Proust, est sûrement l’un des refus les plus
célèbres. Tant de pages et d’analyses de ce ratage ont été écrites qu’on pourrait
en tirer un roman plus long que l’œuvre elle-même. En 1912, Marcel Proust est
surtout connu pour son goût des mondanités. Est-ce pour cela qu’on ne le prend
pas au sérieux ? On accorde toujours plus de mérite aux ermites. On vante
davantage les qualités des taiseux et des souffreteux. Mais est-il impossible
d’être à la fois génial et frivole ? Il suffit de lire un paragraphe du premier volet
d’À la recherche du temps perdu pour se rendre compte de sa qualité littéraire.
Chez Gallimard, le comité de lecture d’alors est composé d’écrivains célèbres,
tel André Gide. On dira qu’il a feuilleté et non lu le livre, et que, armé de ses a
priori, il est tombé sur des formules qu’il a jugées maladroites1 et des phrases
longues comme des insomnies. Pas pris au sérieux, rejeté, Proust se voit
contraint de publier lui-même son roman, à compte d’auteur. André Gide
avouera plus tard que le refus de ce livre demeure « la plus grande erreur de la
NRF ». Et Gallimard se rattrapera très vite en publiant finalement Proust. En
1919, le deuxième tome du cycle, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, obtiendra
le prix Goncourt, et depuis un siècle l’écrivain d’abord refusé est considéré
comme l’un des plus grands de tous les temps.
On pourrait citer un autre exemple emblématique : La Conjuration des
imbéciles, de John Kennedy Toole. L’auteur, épuisé par la litanie incessante des
refus, s’est suicidé en 1969, à l’âge de trente et un ans. En exergue de son roman,
avec une ironie prémonitoire, il avait inscrit cette phrase de Jonathan Swift :
« Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce
signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui. » Comment est-il possible que
ce livre si puissant par son humour et son originalité n’ait pas trouvé d’éditeur ?
Après sa mort, la mère de l’auteur s’est battue des années pour réaliser le rêve de
publication de son fils. Son acharnement fut récompensé, et le livre fut enfin
connu de tous en 1980, avec un succès international immense. Ce roman est
devenu un classique de la littérature américaine. L’histoire du suicide de son
auteur, désespéré de ne pas être lu, a sûrement contribué à sa postérité. Les
chefs-d’œuvre s’accompagnent souvent d’un roman du roman.
Delphine avait donc noté ces éléments, au cas où on lui parlerait trop des
possibles refus essuyés par Pick. Elle en avait aussi profité pour approfondir ses
connaissances sur Richard Brautigan. Elle avait souvent entendu des auteurs se
référer à lui, comme Philippe Jaenada2 par exemple, mais elle n’avait encore
jamais eu l’occasion de le lire. On se fait parfois d’un auteur une image
uniquement à cause d’un titre. Avec Un privé à Babylone, Delphine associait
Brautigan à une version hippie de l’inspecteur Marlowe. Un mélange de Bogart
et de Kerouac. Mais en lisant Brautigan, elle avait découvert sa fragilité, son
humour, son ironie ; et des nuances mélancoliques. Elle le trouvait plus proche
d’un autre auteur américain qu’elle venait de découvrir, Steve Tesich, et de son
roman Karoo. Par ailleurs, elle n’avait aucune idée de la fascination de
Brautigan pour le Japon, un pays qui habite autant son œuvre que sa vie. Dans
son journal, le 28 mai 1976, il avait écrit cette phrase soulignée par Delphine :
« Les femmes sont toutes si séduisantes au Japon
que les autres ont dû être noyées à la naissance. »
Pour revenir à cette histoire de refus, Brautigan lui aussi avait galéré,
enchaînant les réponses négatives. Avant de devenir l’auteur emblématique de
toute une génération, que les groupies hippies se jettent sur lui, il avait passé
plusieurs années quasiment dans la misère. Incapable de se payer le bus, il
pouvait marcher trois heures pour se rendre à un rendez-vous ; ayant à peine de
quoi manger, il ne refusait pas un sandwich offert par un ami. Toutes ces années
difficiles avaient été rythmées par les rejets d’éditeurs. Personne ne croyait en
lui. Des textes qui devinrent par la suite de si grands succès ne recevaient qu’un
coup d’œil rapide et méprisant. Son histoire de bibliothèque de livres refusés
avait évidemment été nourrie par cette période où ses mots étaient dédaignés de
tous. Il savait si bien ce que c’était d’être un artiste incompris3.
1. Comme l’évocation d’un personnage qui semble avoir des vertèbres sur le front (magnifique image
au passage).
2. Un écrivain dont elle appréciait tant le style littéraire que l’apparence d’ours malicieux, mais qu’elle
ne voyait plus beaucoup depuis qu’il avait quitté Grasset pour retourner chez Julliard, son premier éditeur.
3. Comme si la reconnaissance consistait à être compris. Personne n’est jamais compris, et
certainement pas les écrivains. Ils errent dans des royaumes aux émotions bancales, et, la plupart du temps,
ils ne se comprennent pas eux-mêmes.
4
À mesure que la publication approchait, et malgré les retours enthousiastes
de libraires et de critiques, Delphine était de plus en plus stressée. C’était la
première fois qu’elle ressentait une telle angoisse. Elle était toujours investie
dans ses projets, mais le livre de Pick la propulsait vers une fébrilité inédite ; la
sensation d’être sur le rivage de quelque chose de majeur.
Chaque soir, elle téléphonait à Madeleine pour prendre de ses nouvelles. Si
elle aimait être présente auprès de ses auteurs, elle éprouvait davantage encore ce
besoin avec la veuve de l’écrivain. Peut-être pressentait-elle ce qui allait se
passer ? Il fallait préparer cette femme âgée à se retrouver en pleine lumière.
Delphine avait peur de bouleverser une vie ; elle n’avait pas anticipé cela. Elle se
sentait parfois mal à l’aise de l’avoir convaincue de publier le roman de son
mari. Ce n’était pas le rôle classique d’un éditeur ; cette histoire pouvait être
perçue comme un braquage du destin, et peut-être même comme l’absence de
respect d’une volonté de l’auteur.
Frédéric, lui, bataillait pour écrire son roman. Dans ces périodes de
difficultés littéraires, il avait du mal avec les mots en général : il était incapable
de savoir ce qu’il fallait dire pour rassurer Delphine. Le manque d’inspiration se
propageait partout, laissant son couple se perdre dans une page blanche. Cette
aventure qui avait commencé à Crozon de manière excitante, et joyeuse même,
devenait un projet stressant et accaparant. Ils faisaient moins l’amour, se
disputaient davantage. Frédéric se sentait mal, restait à l’appartement des
journées entières à tourner en rond, attendant le retour de sa femme comme la
preuve de l’existence d’autres humains. Depuis peu, il avait envie d’attirer
l’attention sur lui, comme un enfant fait des bêtises. Alors, il annonça
froidement :
« Je voulais te dire, j’ai revu mon ex.
— Ah bon ?
— Oui, je l’ai croisée dans la rue par hasard. Et on a pris un café.
—…»
Delphine ne sut que répondre. Non qu’elle fût jalouse, mais le ton vindicatif
choisi par Frédéric pour annoncer l’anecdote l’avait surprise. Par sa formulation
brutale, il donnait une importance à l’information. Que s’était-il passé ? À vrai
dire : rien. Quand il était retourné près d’elle et lui avait proposé d’aller boire un
café, elle avait répondu ne pas pouvoir. Il avait considéré cela comme une
seconde humiliation. Ce qui était ridicule : elle n’avait eu que des mots agréables
à son égard. Frédéric déformait la réalité, interprétant deux faits anodins comme
des marques de mépris. Agathe pouvait avoir un rendez-vous, et ce n’était pas sa
faute si le roman de son ex-copain n’avait pas eu suffisamment d’écho pour
l’atteindre. Frédéric refusait de voir les choses ainsi ; c’était peut-être l’esquisse
d’une forme de paranoïa.
« Et alors, c’était sympa ? demanda Delphine.
— Oui. On a parlé deux heures, je n’ai pas vu le temps passer !
— Pourquoi tu me dis ça comme ça ?
— Je te tiens au courant, c’est tout.
— D’accord, mais je suis angoissée en ce moment. Et il y a de quoi, tu le
sais très bien. Alors tu pourrais simplement être plus doux.
— Ça va, je n’ai rien fait. J’ai revu une ex, je n’ai pas couché avec elle.
— Bon, je vais au lit.
— Déjà ?
— Oui, je suis épuisée.
— Tu vois, je le sentais.
— Quoi ?
— Tu ne m’aimes plus, Delphine. Tu ne m’aimes plus.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Même une dispute, tu me la refuses.
— Ah bon ? C’est ça pour toi aimer ?
— Oui. Moi j’invente tout cela pour vérifier…
— Quoi ? Tu inventes ?
— Oui. Je l’ai croisée. Mais je n’ai pas pris de café avec elle.
— Je ne te comprends pas. Je ne sais plus où est la vérité.
— J’ai juste envie d’une dispute.
— Une dispute ? Tu veux que je casse un vase juste pour te faire plaisir ?
— Pourquoi pas. »
Delphine s’approcha de Frédéric : « Tu es fou. » Elle s’en rendait compte
chaque jour davantage. Elle savait que ce ne serait pas facile de vivre avec un
écrivain ; mais elle l’aimait, elle l’aimait tellement, et depuis la première
seconde. Alors, elle lui dit :
« Tu veux une dispute mon amour ?
— Oui.
— Pas ce soir, car je suis crevée. Mais bientôt mon amour. Bientôt… »
Et ils savaient tous deux qu’elle tenait toujours ses promesses.
5
La jeune éditrice avait espéré le succès du livre, elle l’avait voulu au point de
ne pas dormir, mais avait-elle imaginé un tel phénomène ? Non, ce n’était pas
possible. Son esprit, pourtant accessible aux rêves les plus extravagants, n’aurait
jamais pu envisager les événements improbables qui allaient advenir.
Tout a commencé avec l’agitation des médias. Ils se sont emparés de cette
histoire, qu’ils jugeaient hors du commun. Formule exagérée, mais notre époque
a l’emphase facile. Quelques jours suffirent pour placer le livre de Pick au cœur
de la vie littéraire. Le roman, et toute la genèse de la publication bien sûr. Les
journaux tenaient là un sujet excitant, une histoire à raconter. Un journaliste, ami
de Delphine, osa cette étrange comparaison :
« C’est comme le dernier Houellebecq.
— Ah bon ? Pourquoi tu dis ça ? demanda-t-elle.
— Soumission est son plus gros succès. Plus gros que son Goncourt. Mais
c’est son moins bon livre. Il m’est tombé des mains. Franchement, pour
quiconque aime Houellebecq, c’est très en dessous de tout ce qu’il a écrit. Alors
qu’il possède un sens exceptionnel du romanesque, il n’y a pas vraiment
d’histoire. Et les quelques bonnes pages sur la sexualité ou la solitude sont des
redites de ce qu’il a déjà écrit, en moins bien.
— Tu es très dur, je trouve.
— Mais tout le monde a voulu le lire car l’idée est absolument brillante. En
deux jours, toute la France ne parlait que de ça. On a même demandé au
président de la République en interview : “Allez-vous lire le livre de
Houellebecq ?” Niveau promotion, on peut difficilement faire plus fort. C’est un
roman qui ne tient que sur la polémique, c’est remarquable.
— À chaque fois qu’il sort un livre, c’est comme ça. On parle toujours à tort
et à travers de ce qu’il y a dans ses romans. Mais peu importe, c’est un immense
écrivain.
— Là n’est pas la question. Avec Soumission, il a dépassé le stade du roman.
Il est entré avant tout le monde dans une nouvelle ère. Le texte n’a plus
d’importance. Ce qui compte, c’est de dégager une seule idée forte. Une idée qui
fera parler.
— Quel rapport avec Pick ?
— C’est moins sulfureux, c’est moins brillant, et ce n’est pas porté par un
génie de la communication, mais tout le monde parle de ton livre, sans que le
texte ait la moindre importance. Tu aurais pu publier le catalogue Ikea, tu ferais
quand même un carton. D’ailleurs, le livre n’est pas si bon. Il y a des longueurs,
et c’est un peu cliché. La seule partie vraiment intéressante est l’agonie de
Pouchkine. Au fond c’est un livre sur la mort absurde d’un poète. »
Delphine ne partageait pas le point de vue du journaliste. Il était évident que
le fabuleux démarrage commercial du roman de Pick était lié au contexte, mais
elle ne pensait pas que cela expliquait tout. Elle avait de nombreux retours de
lecteurs qui étaient touchés par le livre. Elle-même trouvait le texte formidable.
Mais sur un point, il n’avait pas tort : on parlait bien plus du mystère Pick que de
son livre. Quantité de journalistes l’appelaient pour en savoir plus sur le
pizzaiolo. Certains se mirent à enquêter pour reconstituer sa vie. Qui était-il ? À
quelle période avait-il écrit son livre ? Et pourquoi n’avait-il pas voulu qu’il soit
publié ? Il fallait répondre à toutes ces questions. Bientôt, on aurait forcément
des révélations sur l’auteur des Dernières Heures d’une histoire d’amour.
6
Le succès appelle le succès. Quand le roman dépassa les 100 000
exemplaires, de nombreux journaux reparlèrent du livre en employant le mot de
phénomène. Tout le monde voulait décrocher la première interview de « la
veuve ». Jusqu’à présent, Delphine avait pensé préférable de la garder dans
l’ombre. Laisser les gens fantasmer sur l’histoire, sans trop d’informations.
Maintenant que le livre était connu de tous, on pouvait relancer la
communication autour de l’événement que représenterait la découverte de celle
qui a partagé la vie d’Henri Pick.
Delphine choisit de participer à l’émission La Grande Librairie.
L’animateur, François Busnel, avait obtenu cette exclusivité à la condition
suivante : il s’agirait d’un entretien enregistré en tête à tête à Crozon. Madeleine
n’avait aucune envie de se déplacer jusqu’à Paris. Le journaliste avait l’habitude
des interviews loin de son plateau, mais c’était plutôt pour rencontrer Paul
Auster ou Philip Roth aux États-Unis. Il était heureux d’avoir décroché ce qu’on
pouvait considérer comme un scoop ; on pouvait enfin espérer en savoir un peu
plus. Après tout, derrière un écrivain il y a souvent une femme.
L’éditrice dormit très mal la veille de son départ pour la Bretagne. Au cœur
de la nuit, elle fut comme chahutée par un mouvement intérieur violent. Elle se
réveilla en sursaut, et demanda à Frédéric ce qui s’était passé. Il répondit :
« Rien, mon amour. Il ne s’est rien passé. » Elle ne parvint pas à se rendormir, et
resta assise sur le canapé du salon, à attendre le matin.
7
Quelques heures plus tard, accompagnée de l’équipe de télévision, elle sonna
chez Madeleine. La vieille dame n’avait pas imaginé que tant de personnes se
déplaceraient pour elle : il y avait même une maquilleuse. Elle trouva cela
absurde. « Je ne suis pas Catherine Deneuve », dit-elle. Delphine lui expliqua
que tout le monde était maquillé à la télévision, mais cela ne changeait rien. Elle
voulait être naturelle, et c’était peut-être mieux ainsi. Chacun comprit que cette
Bretonne n’était pas du genre à se laisser imposer quoi que ce soit. François
Busnel tenta de l’amadouer en faisant quelques compliments sur la décoration de
son salon, et pour cela il dut puiser au plus profond de son imagination. Il
comprit finalement que le plus judicieux serait de parler de cette belle région, la
Bretagne. Et il sortit quelques références d’auteurs bretons que Madeleine ne
connaissait pas spécialement.
L’enregistrement commença. En introduction, Busnel raconta à nouveau la
genèse du roman. Son enthousiasme était réel, mais sans être excessif. Les
animateurs d’émissions littéraires doivent trouver leur place entre le charisme
d’une incarnation nécessaire et la discrétion qui convient à un public préférant le
sérieux à l’esbroufe. Puis, il s’adressa à Madeleine :
« Bonjour madame.
— Appelez-moi Madeleine.
— Bonjour Madeleine.
— Puis-je vous demander où nous sommes ?
— Mais vous le savez très bien. Elle est bizarre votre question.
— C’est pour le téléspectateur. Je voulais que vous nous présentiez ce lieu,
car habituellement l’émission se passe à Paris.
— Ah oui, tout se passe à Paris. Enfin, c’est ce que pensent les Parisiens.
— Et donc… nous sommes…
— Chez moi. En Bretagne. À Crozon. »
Madeleine énonça cette phrase un peu plus fort que les précédentes, comme
si la fierté se trahissait par une mise à niveau sonore des cordes vocales.
Delphine, assise derrière les caméras, observait avec surprise le démarrage
de l’entretien. Madeleine paraissait étonnamment à l’aise, pas tout à fait
consciente peut-être que des centaines de milliers de personnes allaient la
regarder. Comment imaginer tant de monde derrière un seul homme qui vous
parle ? Busnel entra dans le vif du sujet sans plus attendre :
« On dit que vous ne saviez pas du tout que votre mari avait écrit un roman.
— C’est vrai.
— Vous avez été très surprise ?
— Au départ oui, beaucoup. Je n’y croyais pas. Mais Henri était particulier.
— C’est-à-dire ?
— Il ne parlait pas beaucoup. Alors peut-être que c’était pour garder tous ses
mots pour son livre.
— Il tenait une pizzeria, c’est ça ?
— Oui. Enfin, c’était la nôtre.
— Oui, pardon, dans votre pizzeria. Vous étiez donc tous les jours
ensemble ? À quel moment aurait-il pu écrire ?
— Sûrement le matin. Henri aimait partir tôt. Il préparait tout pour le service
du midi, mais ça lui laissait sans doute un peu de temps.
— Il n’y a aucune date sur ce manuscrit. On connaît simplement l’année du
dépôt à la bibliothèque. Peut-être l’a-t-il écrit sur une très longue période ?
— Peut-être. Je ne peux pas le savoir.
— Et le livre, qu’en avez-vous pensé ?
— C’est une belle histoire.
— Est-ce que vous savez s’il aimait certains écrivains ?
— Je ne l’ai jamais vu lire un livre.
— C’est vrai ? Jamais ?
— Ce n’est pas à mon âge que je vais commencer à mentir.
— Et Pouchkine ? On a retrouvé un livre du poète chez vous, est-ce vrai ?
— Oui. Dans le grenier.
— Il faut rappeler que le roman de votre mari raconte les dernières heures
d’une histoire d’amour, un couple qui décide de se séparer, tout en évoquant
l’agonie de Pouchkine. Agonie absolument saisissante, au cours de laquelle le
poète souffre violemment.
— C’est vrai qu’il gémit beaucoup.
— Nous sommes le 27 janvier 1837 et, si j’ose dire, il n’a pas la chance de
mourir sur le coup : “La vie ne veut pas s’échapper de lui, préférant demeurer
dans un corps à faire souffrir”, je cite votre mari. Il évoque le sang qui coagule.
C’est une image qui revient sans cesse, tout comme cet amour qui devient un
sang noir. C’est très beau.
— Merci.
— Vous avez donc retrouvé un livre de Pouchkine ?
— Oui, je vous l’ai dit. En haut dans le grenier. Dans un carton.
— Aviez-vous déjà vu ce livre chez vous ?
— Non. Henri ne lisait pas. Même le journal, il le feuilletait rapidement. Il
trouvait que c’était toujours des mauvaises nouvelles.
— Que faisait-il de son temps libre alors ?
— On n’en avait pas beaucoup. On ne partait pas en vacances. Il aimait
beaucoup le vélo, le Tour de France. Surtout les coureurs bretons. Une fois, il a
même vu Bernard Hinault en vrai, et ça lui a fait quelque chose. Je ne l’avais
jamais vu comme ça. Il fallait se lever tôt pour l’impressionner.
— J’imagine oui…, mais revenons à Eugène Onéguine si vous le voulez
bien, le livre de Pouchkine retrouvé chez vous. Votre mari a souligné un
passage. Si vous me permettez, je voudrais le lire.
— D’accord », répondit Madeleine.
François Busnel ouvrit le livre, et prononça ces quelques mots1 :
Celui qui vit, celui qui pense
En vient à mépriser les hommes.
Celui dont le cœur a battu
Songe aux jours qui se sont enfuis.
L’enchantement n’est plus possible.
Le souvenir et le remords
Deviennent autant de morsures.
Tout cela prête bien souvent
De la couleur aux discussions.
« Est-ce que cela vous inspire quelque chose ? reprit l’animateur après avoir
laissé s’installer un silence un peu long, et plutôt rare pour une émission de
télévision.
— Non, répondit Madeleine aussitôt.
— Ce passage parle du mépris des hommes. Votre mari a vécu finalement
une vie très discrète. Et il n’a pas cherché à faire publier son livre. Était-ce une
volonté de ne pas se mêler aux autres ?
— C’est vrai qu’il était discret. Et il préférait qu’on reste à la maison quand
on ne travaillait pas. Mais ne dites pas qu’il n’aimait pas les gens. Il n’a jamais
eu du mépris pour personne.
— Et cette histoire de remords ? A-t-il eu des regrets, dans sa vie ?
—…»
Madeleine, habituellement si diserte et prompte à répondre, sembla hésiter
avant de finalement ne rien dire et de laisser le silence se prolonger. Busnel dut
enchaîner :
« Vous réfléchissez à un élément de sa vie ou vous ne voulez pas répondre ?
— C’est personnel. Vous posez beaucoup de questions. C’est une émission
ou un interrogatoire ?
— Une émission, je vous rassure. On veut simplement vous connaître un peu
plus, ainsi que votre mari. On a envie de savoir qui se cache derrière l’auteur.
— J’ai l’impression qu’il ne voulait pas qu’on le sache.
— Pensez-vous que ce livre soit personnel ? Que l’histoire puisse contenir
une part autobiographique ?
— C’est sûrement inspiré de notre séparation, quand on avait dix-sept ans.
Mais après, l’histoire est très différente. Il a peut-être entendu cette histoire au
restaurant. Certains clients restaient l’après-midi à boire et à raconter leur vie.
Moi, ça m’arrive de me confier à mon coiffeur. Alors je peux comprendre.
D’ailleurs, je lui dis bonjour, ça lui fera plaisir.
— Oui bien sûr.
— Enfin, je ne sais pas s’il vous regarde. Lui, il aime les émissions de
cuisine.
— Pas de soucis, on le salue quand même », reprit Busnel avec un petit
sourire complice, pensant entraîner avec lui le téléspectateur dans ce moment
léger ; contrairement aux émissions enregistrées en public, il était difficile pour
lui de savoir s’il avait réussi à établir cette connivence, ou si ce clin d’œil
tomberait à plat. Mais il n’avait pas envie que l’entretien vacille dans la facilité,
de faire parler cette femme âgée de tout et de rien. Il voulait rester concentré sur
son sujet, et espérait encore découvrir une information inédite, ou étonnante,
concernant Pick. On ne pouvait pas terminer la lecture de ce roman, sans être
saisi d’une curiosité totale à l’égard de son improbable genèse. D’une manière
générale, notre époque traque le vrai derrière toute chose, et surtout la fiction.
1. Il les énonça à la fois lentement et puissamment, si bien qu’on aurait pu penser qu’il avait fait du
théâtre dans sa jeunesse.
8
Pour maintenir l’intérêt jusqu’au bout du programme, il était temps de faire
une pause. Habituellement, on diffusait le portrait d’un libraire qui partage ses
coups de cœur le temps d’une rubrique ; mais comme il s’agissait d’une
émission spéciale, un journaliste avait interviewé Magali Croze, pour en savoir
un peu plus sur ce fameux département de la bibliothèque consacré aux livres
refusés.
Depuis qu’elle avait accepté d’être filmée, Magali était au bord du désespoir.
Elle avait acheté à la pharmacie des pilules autobronzantes qui lui donnaient un
teint perdu entre le jaune délavé et la carotte. À trois reprises, elle était allée chez
son coiffeur (celui salué par Madeleine), choisissant une nouvelle coupe avant de
regretter l’ancienne. Elle opta finalement pour une frange étrange qui lui
allongeait le front d’une manière démesurée. Le coiffeur la trouva
extraordinaire, mot qu’il ponctua en plaquant les deux mains sur ses joues,
comme étonné lui-même d’avoir été capable de créer une telle œuvre capillaire.
Il pouvait l’être : personne dans l’histoire de la coiffure n’avait jamais vu une
telle coupe, à la fois baroque et classique, futuriste et archidémodée.
Restait la tenue. Elle opta assez vite (à vrai dire, c’était son seul vêtement à
la hauteur d’un tel événement) pour son tailleur rose pâle. Elle fut surprise
d’avoir du mal à rentrer dedans, mais elle y parvint au risque de suffoquer. Avec
son nouveau teint, sa nouvelle coiffure, et ce tailleur surgi du tréfonds de son
dressing, elle eut du mal à se reconnaître. Face au miroir, elle aurait été capable
de se vouvoyer. José, son mari, qui était de plus en plus maigre à mesure qu’elle
était de plus en plus grosse (comme si un poids de couple leur avait été attribué
et qu’ils devaient se débrouiller pour le répartir entre leurs deux corps), demeura
figé par cette vision inédite de sa femme. Il pensa à un ballon de baudruche rose
ultra-gonflé surmonté d’une tête en forme de choucroute.
« Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas. C’est… bizarre.
— Oh, pourquoi je te demande ça à toi ?! Tu n’y connais rien ! »
Le mari repartit vers la cuisine, laissant derrière lui l’ouragan. Après tout, sa
femme lui parlait ainsi depuis longtemps. Ils échangeaient du silence ou des
mots trop forts, mais le niveau sonore de leur union prenait rarement une allure
modérée. Depuis quand était-ce ainsi ? Il est difficile de dater le début du déclin
d’un amour. C’est progressif, insidieux, l’aisance sournoise des agonies. Avec
les naissances de leurs deux garçons, la vie avait surtout pris une tournure
logistique. Ils mettaient leur éloignement sur le compte de ce quotidien éreintant.
Ça sera mieux quand les enfants seront grands, on pourra se retrouver, pensaient-
ils. Ce fut exactement le contraire. Leur départ laissa un grand vide ; une sorte de
falaise affective dans le salon. Une faille qu’aucun amour fatigué ne peut
combler. Les garçons mettaient de la vie, apportaient des sujets de conversation,
commentaient le monde. Maintenant, tout cela n’existait plus.
José décida pourtant de revenir vers son épouse pour la rassurer :
« Tout va très bien se passer.
— Tu crois ?
— Oui, je sais que tu vas être parfaite. »
Sa tendresse subite toucha Magali. Elle dut admettre que toute relation
affective était complexe à définir, variant sans cesse du noir au blanc, et elle ne
savait plus trop que penser. Sous le coup de la colère on veut tout envoyer en
l’air ; et puis on aime encore, cela nous prend presque par surprise.
Une certaine confusion s’empara également de Magali à propos du reportage
filmé. À vrai dire, elle n’avait pas très bien compris. Elle s’était préparée comme
si elle allait être invitée au journal de vingt heures. Pour elle, « passer à la
télévision », cela voulait dire : « Tout le monde va me voir. » Elle n’avait pas
imaginé qu’elle allait illustrer un sujet de deux minutes, qui serait largement
alimenté d’images de la bibliothèque et de commentaires de lecteurs. Tant
d’efforts pour passer dix-sept secondes dans une émission littéraire qui, même si
elle allait battre un record d’audience, demeurerait relativement confidentielle !
La journaliste lui demanda de raconter comment était née l’idée de la
bibliothèque. Elle évoqua en quelques mots Jean-Pierre Gourvec et
l’enthousiasme avec lequel elle avait accueilli ce brillant projet1 :
« Malheureusement, ce ne fut pas le succès escompté. Mais depuis le livre
de M. Pick les choses ont changé. Il y a beaucoup plus de monde dans la
bibliothèque. Les gens sont tellement curieux. Je les repère tout de suite dès
qu’ils entrent, ceux qui viennent me déposer leur manuscrit. Évidemment, cela
me fait du travail en plus… »
Alors qu’elle était prête à s’exprimer encore un bon moment, on la remercia
pour son « précieux témoignage ». La journaliste savait que son sujet serait
court ; il était inutile d’avoir un excès de matière qui compliquerait le montage.
Magali, déçue, continua tout de même à parler, avec ou sans caméra : « Ça fait
bizarre. Parfois, j’ai plus de dix personnes en même temps. Je n’avais jamais vu
ça. Si ça continue, un car de Japonais va débarquer un jour ! » s’exclama-t-elle
en souriant, mais plus personne ne l’écoutait. Elle n’avait pas tort, l’engouement
pour le lieu n’allait cesser de croître. Pour l’heure, Magali se dirigea vers son
petit bureau et se démaquilla, avec le même spleen qu’une vieille actrice dans sa
loge, après une dernière représentation.
1. Un léger arrangement avec la vérité, pour ceux qui veulent vérifier plus haut dans le récit.
9
Le sujet concernant la bibliothèque avait été monté très rapidement, pour que
Madeleine puisse le voir pendant l’enregistrement de son entretien. François
Busnel lui demanda si elle voulait réagir :
« C’est incroyable de voir tout ce qui se passe ici. J’ai entendu dire que des
gens allaient dans notre pizzeria, juste pour voir où a peut-être écrit mon mari.
Enfin, il ne faut pas qu’ils aient envie de manger une pizza, car c’est une
crêperie maintenant.
— Quel est votre sentiment face à cet engouement ?
— Je ne le comprends pas vraiment. C’est juste un livre.
— C’est difficile d’empêcher le désir des lecteurs. C’est aussi pour cela que
des journalistes enquêtent sur le passé de votre mari.
— Oui je sais, tout le monde veut me parler. On fouille notre vie, je n’aime
pas trop ça. Moi, on m’a dit de vous parler à vous. J’espère que ça vous fait
plaisir. Car si je dis ce que je pense, je préfère qu’on me laisse tranquille.
Certains vont même sur sa tombe, alors qu’ils ne le connaissent pas. Ce n’est pas
bien de faire ça. C’est mon mari. Je suis contente qu’on lise son livre, mais
bon… ça suffit. »
Madeleine avait prononcé ces derniers mots avec fermeté. Personne ne s’y
attendait, mais tel était le fond de sa pensée. Elle n’aimait pas tout le cirque qui
grandissait autour de son mari. François Busnel avait évoqué des journalistes
enquêtant sur la vie de Pick ; allaient-ils faire des révélations ? Certains étaient
animés par une autre intuition. Plusieurs1 estimaient que le pizzaiolo ne pouvait
pas avoir écrit un roman. Ils ignoraient qui l’avait écrit et pourquoi on avait
utilisé le nom de Pick, mais il y avait forcément une raison à découvrir.
L’interview de Madeleine, confirmant la vie rangée et si peu culturelle de son
époux, appuyait leur ressenti. Il fallait tout faire pour trouver la clé de cette
énigme. Et si possible, bien sûr, être le premier.
1. Parmi eux, Jean-Michel Rouche, un ancien du Figaro littéraire, spécialiste de littérature allemande
(un inconditionnel de la famille Mann), viré du jour au lendemain et qui depuis tentait de subsister en free-
lance, alternant les papiers de complaisance et les modérations de débats littéraires. Pour l’instant, on le
retrouve dans une note en bas de page, mais bientôt il aura une importance capitale dans cette histoire.
10
Le lendemain de la diffusion de l’émission, tout le monde fut stupéfait par
les chiffres d’audience. On parla de record. Depuis plusieurs années, à l’époque
où Bernard Pivot animait Apostrophes, on n’avait pas vu ça. Quelques jours plus
tard, le livre prit la première place du classement des romans. Et même pour
Pouchkine, jusque-là assez peu lu en France, les ventes enregistrèrent un
frémissement. L’engouement se propagea à l’étranger, avec des offres de plus en
plus importantes, notamment venues d’Allemagne. Dans un contexte
économique violent, une situation géopolitique instable, la sincérité de
Madeleine, alliée au miracle de l’histoire du manuscrit, avait mis en place les
conditions d’un grand succès.
À Crozon, cette médiatisation subite changea également le regard sur
Madeleine. Au marché, elle sentait bien que les attitudes n’étaient plus les
mêmes. On l’observait comme une bête de foire, et elle se laissait aller à
distribuer des petits sourires de fausse connivence, à droite à gauche, pour
masquer sa gêne. Le maire de la ville proposa d’organiser une petite réception en
son honneur, ce qu’elle refusa catégoriquement. Elle avait accepté que le livre de
son mari soit publié, et une émission de télévision, mais ça s’arrêterait là. Il était
hors de question qu’elle change de vie (il n’était pas certain que l’on puisse
décider de ça).
Devant le désir de discrétion de Madeleine, les journalistes décidèrent de se
rabattre sur la fille de l’écrivain. Joséphine, après des années d’ombre et de repli,
considéra cette subite agitation à son égard comme un cadeau du ciel. La vie lui
offrait sa revanche. Quand Marc l’avait quittée, elle s’était sentie dénuée
d’intérêt et voilà qu’on la propulsait au centre de la scène. On voulait savoir
comment était son père, s’il lui racontait des histoires quand elle était petite, et si
ça continuait on lui demanderait bientôt si elle préférait le brocoli ou
l’aubergine. Telle une héroïne éphémère de télé-réalité, elle allait se sentir
conquise par le sentiment d’être particulière. Ouest France envoya une
journaliste pour réaliser un grand entretien. Joséphine n’en revenait pas : « Le
journal le plus lu en France… », soupirait-elle. Pour la photo, elle demanda bien
sûr à poser devant sa boutique. Dès le lendemain, l’affluence doubla. On faisait
la queue pour acheter un soutien-gorge chez la fille du pizzaiolo qui avait écrit
un roman dans le plus grand secret (un des chemins absurdes emprunté par cette
postérité particulière).
Joséphine avait retrouvé l’usage de ses zygomatiques. On pouvait la voir
parader devant son magasin avec l’allure d’une gagnante du Loto. Elle réécrivait
sa propre histoire selon les interlocuteurs ; elle parlait de la relation fusionnelle
avec son père, mentait en disant avoir toujours ressenti chez lui cette vie
intérieure. Elle finit par avouer ce que tout le monde voulait entendre : elle
n’avait pas été surprise par ce qui avait été découvert. Elle passait sous silence,
ou avait totalement oublié, sa première réaction. Elle prenait goût à cette drogue
que peut être la notoriété, voulait chaque jour davantage se baigner dans cette
nouvelle lumière ; quitte à s’y noyer.
Elle eut aussi la stupéfaction de recevoir un appel de Marc. Après leur
séparation, il avait pris quelques fois de ses nouvelles, avant de disparaître
complètement. Pendant des mois, elle était restée rivée à son téléphone, espérant
un appel où il avouerait la regretter. Certains jours, elle avait éteint et rallumé
son mobile des dizaines de fois pour vérifier qu’il fonctionnait, avec ce geste
absurde de lever au ciel l’objet pour mieux capter le réseau. Mais plus jamais il
n’avait appelé. Comment pouvait-on rompre ainsi un lien qui avait été aussi
puissant ? Certes, leurs dernières discussions n’avaient été qu’une succession
chaotique de reproches (elle) et de tentatives d’esquives (lui), et il était évident
que se parler revenait à se faire du mal.
On dit souvent que tout passe, mais certaines souffrances ne s’apaisent pas.
Marc lui manquait encore, sa présence dans le lit chaque matin bien sûr, mais
aussi ses défauts : cette façon qu’il avait de râler pour un oui ou pour un non, et
même pour un peut-être. Joséphine aimait ce qu’elle avait détesté par le passé.
Elle repensait à leur rencontre et à la naissance des filles. Toutes les images d’un
bonheur brouillé par cette fin. Le moment où il lui avait dit : « Il faut que je te
parle. » Cette fameuse phrase sans espoir qui annonce, au contraire, que tout est
dit. C’était donc fini. Mais le téléphone de la boutique venait de sonner. Marc
voulait prendre de ses nouvelles. Figée par la surprise, elle ne sut que dire. Il
enchaîna : « Je voudrais te voir, prendre un café avec toi, si tu es d’accord. »
Oui, c’était bien Marc qui lui parlait. Marc qui lui demandait si elle était
d’accord pour le revoir. Elle rassembla ses pensées, pour pouvoir en former une
seule, qui serait sa réponse : « Oui. » Elle nota l’heure et le lieu du rendez-vous,
puis raccrocha. Pendant plusieurs minutes, elle observa le téléphone.
SIXIÈME PARTIE
1
Le livre poursuivit sa route au sommet des classements, et se transforma en
phénomène avec plusieurs conséquences inattendues. Il fut bien sûr acheté par
de nombreux pays, et entamait déjà une belle carrière en Allemagne, après une
traduction expresse du texte. Le magazine Der Spiegel consacra un très long
article au roman ; on pouvait y lire toute une thèse associant Pick à la liste des
écrivains cachés, comme J. D. Salinger ou Thomas Pynchon. On fit même la
comparaison avec Julien Gracq, qui avait refusé le prix Goncourt pour Le Rivage
des Syrtes, en 1951. La situation n’était pas tout à fait la même, mais elle pouvait
rapprocher le Breton d’une sorte de large famille composée d’écrivains qui
veulent être lus sans être vus. Aux États-Unis, le livre sortirait sous le titre
suivant : Unwanted Book. Un choix surprenant car il évoquait davantage
l’histoire de la publication que le roman lui-même. Mais c’était une preuve
tangible que notre époque mutait vers une domination totale de la forme sur le
fond.
Par ailleurs, il y eut de nombreux intérêts pour une adaptation
cinématographique, mais rien n’était encore signé. Thomas Langmann, le
producteur de The Artist, commença de réfléchir à un film non pas sur le roman,
mais sur la vie de l’auteur ; il répétait à qui voulait l’entendre son jeu de mots :
« Ce sera un biopick ! » Mais pour l’instant, il était compliqué d’envisager un
scénario relatant la vie de Pick, car il manquait bien trop d’éléments, notamment
sur les conditions dans lesquelles il avait écrit son livre. On n’allait pas tenir
deux heures avec un homme qui fait des pizzas et écrit le matin à l’abri de tous.
« Il y a des limites au cinéma contemplatif. Cela aurait été parfait pour
Antonioni, avec Alain Delon et Monica Vitti… », rêvait-il. Finalement, il ne prit
pas d’option. Heidi Warneke, l’Allemande à la voix chaleureuse qui s’occupait
des droits de cession chez Grasset, continua d’écouter les offres sans se décider.
Il était préférable d’attendre une grande proposition au lieu de se précipiter ;
avec le succès croissant du livre, il était évident qu’elle se présenterait. Sans le
dire, elle rêvait de Roman Polanski, car elle savait qu’il était le seul à pouvoir
rendre palpitantes les images d’un homme enfermé dans une pièce. Ce livre,
c’était l’histoire d’un blocage, l’impossibilité de vivre une histoire d’amour, et le
réalisateur du Pianiste savait filmer l’exiguïté physique et mentale comme
personne. Mais il venait de commencer le tournage de son nouveau film ;
l’histoire d’une jeune peintre allemande, morte à Auschwitz.
2
Il y eut d’autres conséquences, plus inattendues. On se mit à louer le
bonheur d’être refusé. Les éditeurs n’avaient pas toujours raison ; Pick en était
une nouvelle preuve. On oubliait au passage qu’aucun élément matériel ne
prouvait qu’il avait envoyé son manuscrit aux maisons d’édition. Mais il y avait
là une vague sur laquelle on pouvait surfer. Avec l’essor du numérique, de plus
en plus d’auteurs mettaient leurs livres sur la Toile après avoir essuyé le refus
des maisons traditionnelles. Et le public pouvait en faire un succès, comme cela
avait été le cas avec la série des After.
Le premier à penser à une belle idée marketing fut Richard Ducousset des
éditions Albin Michel. Il demanda à son assistante de rechercher quelques livres
« pas trop mauvais » parmi ceux qu’ils avaient refusés dernièrement. Après tout,
il arrive que l’éditeur hésite et renonce finalement à publier un roman malgré
quelques qualités. L’assistante appela l’auteur sélectionné pour savoir combien
de refus il avait essuyés :
« Vous m’appelez pour savoir combien d’éditeurs ont refusé mon livre ?
— Oui.
— Vous êtes bizarre.
— C’est juste pour savoir.
— Une dizaine, il me semble.
— Merci beaucoup », dit-elle en raccrochant.
Ce n’était pas assez. Il fallait trouver un champion du refus. Ce fut le cas de
La Gloire de mon frère, le roman d’un certain Gustave Horn, refusé 32 fois.
Richard Ducousset fit aussitôt signer un contrat à l’auteur ; ce dernier pensa à
une blague, ou bien s’agissait-il d’une caméra cachée ? Non, le contrat était bien
réel.
« Je ne vous comprends pas. Il y a quelques mois, vous n’avez pas voulu de
mon livre. J’ai reçu une lettre type.
— Nous avons changé d’avis. Ça arrive à tout le monde de se tromper… »,
expliqua l’éditeur.
Quelques semaines plus tard, le livre sortit avec le bandeau suivant accroché
sur la couverture :
« Un roman refusé 32 fois »
Ce livre n’eut pas le succès de Pick, mais dépassa les 20 000 exemplaires, ce
qui est déjà un score important. Les lecteurs avaient été intrigués par un roman
autant refusé. On trouvait dans cet attrait le goût de la transgression. Incapable
de percevoir l’ironie de toute la situation, Gustave Horn eut le sentiment que son
talent était enfin récompensé. Armé de cette nouvelle foi, il ne comprendrait pas
le refus de son éditeur pour son manuscrit suivant.
3
L’éternel Jack Lang, ancien ministre de la Culture, eut l’idée d’instaurer la
« Journée des auteurs non publiés1 ». On fêterait ainsi tous ceux qui écrivent
sans avoir d’éditeur. Dès la première année, ce fut un succès populaire. À l’instar
de la Fête de la musique, également créée par Lang, les romanciers et les poètes
en herbe descendirent nombreux dans la rue pour lire leurs histoires ou partager
leurs mots avec qui voulait bien les écouter. Une enquête du journal Le Parisien
confirma qu’un Français sur trois écrivait ou voulait écrire : « On peut
pratiquement dire qu’aujourd’hui il y a plus d’écrivains que de lecteurs »,
conclut Pierre Vavasseur dans son article. Bernard Lehut, sur RTL, chroniqua le
succès de cette manifestation en remarquant : « On a tous quelque chose en nous
de Pick. » Le succès de ce livre, retrouvé au cœur des refusés, parlait à toute une
population désireuse d’être lue. Augustin Trapenard profita de l’occasion pour
inviter à la radio un philosophe hongrois spécialiste de la question de
l’effacement, et en particulier de l’œuvre de Maurice Blanchot. Mais il y eut un
problème : cet homme vivait si intensément son sujet qu’il laissait des blancs
interminables entre ses phrases ; comme s’il voulait lui-même s’effacer
progressivement de l’antenne.
Pick avait ainsi été sur toutes les lèvres, symbolisant le rêve d’être un jour
reconnu pour son talent. Comment croire ceux qui disent écrire pour eux ? Les
mots ont toujours une destination, aspirent à un autre regard. Écrire pour soi
serait comme faire sa valise pour ne pas partir. Si le roman de Pick plaisait,
c’était surtout l’histoire de sa vie qui touchait les gens. Elle faisait écho à ce
fantasme d’être un autre, le super-héros dont personne ne sait les capacités
extraordinaires, cet homme si discret dont le secret est de posséder une
sensibilité littéraire imperceptible. Et moins on en savait sur lui, plus il fascinait.
Sa biographie ne laissait rien paraître d’autre qu’une vie banale, linéaire. Cela
renforçait l’admiration, pour ne pas dire le mythe. De plus en plus de lecteurs
voulurent aller sur ses traces, et se recueillir sur sa tombe. Le cimetière de
Crozon accueillait ses admirateurs les plus fervents. Madeleine les croisait
parfois. Ne comprenant pas leur démarche, elle n’hésitait pas à leur demander de
partir et de laisser son mari tranquille. Était-elle du genre à penser qu’on pouvait
réveiller un mort ? En tout cas, il était possible de troubler ses secrets.
Ces visiteurs particuliers passaient également à la pizzeria des Pick. Ils
étaient déçus de constater qu’une crêperie en avait pris la place. Les nouveaux
propriétaires, Gérard Misson et sa femme Nicole, devant cette affluence aussi
surprenante que bénie, décidèrent d’ajouter des pizzas à la carte. Les premiers
jours furent catastrophiques ; le crêpier peinait à assumer la mutation. « Je dois
faire des pizzas maintenant… tout ça à cause d’un livre », répétait-il, incrédule,
en essayant de se familiariser avec le four. Bientôt, la crêperie serait
définitivement oubliée. Et de plus en plus de clients voudraient visiter le sous-sol
où Pick avait écrit son roman. Misson organiserait le pèlerinage avec plaisir,
n’hésitant pas à broder, au fil des mois, une histoire dont il ne possédait aucun
élément. Ainsi s’inventait le roman du roman.
Un matin, alors qu’il rangeait ses produits dans la réserve, Gérard Misson
décida d’y descendre une petite table du restaurant. Il prit une chaise, et
s’installa. Lui qui n’avait jamais écrit une ligne pensa que l’inspiration venait
peut-être du lieu magique, et qu’il suffisait de s’asseoir derrière une table avec
une feuille et un stylo pour que le miracle se produise. Mais rien ne se passa. Pas
une idée, rien. Pas l’ombre d’une phrase. C’était tout de même plus facile de
faire des crêpes (ou même des pizzas). Il fut terriblement déçu, s’étant laissé
aller quelques jours à la rêverie de devenir lui aussi un écrivain à succès.
Son épouse le surprit dans cette improbable posture.
« Qu’est-ce que tu fais ?
— Ce… ce n’est pas du tout ce que tu crois.
— Tu es en train d’écrire ? Toi ? »
Nicole partit dans un fou rire, et remonta en salle. Une attitude plutôt tendre,
mais Gérard se sentit comme humilié. Sa femme ne l’estimait pas capable
d’écrire, ou simplement être dans un moment de réflexion. Ils ne parlèrent plus
de cet instant, mais ce serait le début d’une fissure dans leur couple. Il faut
parfois agir de manière surprenante, déraper du quotidien en quelque sorte, pour
savoir vraiment ce que l’autre pense de nous.
1. Il avait hésité avec une appellation plus simple : la « Journée de l’écriture » ou encore la « Fête de
l’écriture ». Mais, finalement, il avait préféré mettre en avant les auteurs non publiés : c’était une façon non
pas de célébrer l’amateurisme mais de valoriser ceux qui n’avaient pas pu être reconnus.
4
Cette faille dans le couple Misson fut l’une des innombrables conséquences
de la publication du roman de Pick. Ce roman changeait les vies. Et, bien sûr, la
notoriété du livre devint celle de la bibliothèque des refusés.
Magali, qui ne s’en souciait plus vraiment depuis des années, dut à nouveau
organiser l’espace consacré aux oubliés de l’édition. Au début, ce ne fut l’affaire
que de quelques individus, mais rapidement elle fut débordée. À croire que
chaque Français avait un manuscrit sous le coude. Beaucoup ignoraient qu’il
fallait venir le déposer physiquement ; des dizaines de romans se mirent donc à
arriver chaque jour, comme dans une grande maison d’édition parisienne.
Dépassée par la situation, Magali demanda de l’aide à la mairie, qui ouvrit une
annexe à la bibliothèque, réservée exclusivement aux livres refusés. Crozon
devenait la ville emblématique des écrivains non publiés.
Il était étrange de voir cette petite ville du bout du monde, habituellement si
calme, sillonnée par ces ombres humaines, ces hommes et ces femmes animés du
goût des mots. On repérait immédiatement ceux qui venaient déposer leur
manuscrit. Mais tous n’avaient pas une allure de vaincu. Certains trouvaient chic
de laisser un texte ici, même un journal intime. La ville accueillait les mots de
tous, dans un déversement baroque. Parfois, les écrivains venaient de très loin ;
on croisa deux Polonais venus exprès de Cracovie pour laisser ce qu’ils
estimaient être un chef-d’œuvre incompris.
Un jeune homme, Jérémie, vint du Sud-Ouest pour abandonner un recueil de
nouvelles et quelques fragments poétiques, fruit de son travail des derniers mois.
Âgé d’une vingtaine d’années, il ressemblait à Kurt Cobain, une figure
longiligne et voûtée, les cheveux blonds, longs et sales ; mais de cette apparence
brouillonne se dégageait une lumière émouvante. Jérémie semblait en retard sur
son époque, tout droit sorti d’un album photo des années 1970. Ses textes étaient
influencés par René Char ou Henri Michaux. Sa poésie, qui se voulait engagée et
intellectuelle, demeurait surtout inaccessible à quiconque n’était pas lui. Jérémie
avait la fragilité de ceux qui ne trouvent pas leur place, et qui errent indéfiniment
à la recherche d’un endroit où poser leur tête.
Magali était fatiguée d’accueillir sans cesse les porteurs de manuscrits, et
maudissait parfois Gourvec pour son idée farfelue. Plus que jamais, elle trouvait
ce projet absurde, n’y voyant que la somme de travail supplémentaire qu’il
impliquait. Quand elle aperçut Jérémie, elle se dit qu’il s’agissait encore d’un
paumé en manque de reconnaissance qui allait lui tenir la jambe comme les
autres. Plutôt souriant, il présenta son texte. Son attitude douce contrastait avec
son apparence rugueuse, sauvage. Elle apprécia finalement sa présence, et put
enfin se rendre compte à quel point il était beau.
« Je vous fais confiance pour ne pas lire mon manuscrit, dit-il presque en
chuchotant. C’est très intime tout de même.
— Ne vous inquiétez pas… », répondit Magali, rougissant un peu.
Jérémie savait que cette femme allait lire ce qu’il avait écrit, justement à
cause de ce qu’il venait de dire. Cela n’avait pas d’importance. Cet endroit était
comme une île où l’idée d’être jugé n’avait plus d’importance. Ici, il se sentait
léger. Habituellement très timide, malgré son apparente assurance, il resta un
instant dans la bibliothèque à observer Magali. Décontenancée par ce regard bleu
posé sur elle, elle tenta de justifier ses gestes. Mais il était évident qu’elle
brassait du vent depuis qu’il était rentré. Pourquoi la regardait-il comme ça ?
C’était peut-être un psychopathe ? Non, il semblait doux, inoffensif. Ça se voyait
à sa façon de marcher, parler, respirer ; il semblait s’excuser d’exister. Pourtant,
il émanait de lui un indéniable charisme. Impossible de détourner les yeux de cet
homme à l’allure d’apparition1.
Il resta encore un moment sans lui parler. Parfois, ils échangeaient des
sourires. Il s’approcha finalement de Magali :
« On pourrait boire un verre peut-être ? Après votre travail ?
— Un verre ?
— Oui, je suis seul ici. Je suis venu de loin pour déposer mon manuscrit. Je
ne connais personne… alors, ce serait bien si vous pouviez.
— C’est d’accord… », répondit Magali, se surprenant elle-même par cette
réplique spontanée qui n’avait pas été validée par sa raison. Mais elle avait dit
oui… alors, elle irait boire un verre avec lui. C’était juste pour être polie, il ne
connaissait personne. D’ailleurs, c’était pour cette raison qu’il voulait boire un
verre avec elle, rien d’autre. Il ne veut pas être seul, ça se comprend, voilà, c’est
pour ça qu’il veut boire un verre avec moi, pensa Magali, qui moulina de
longues secondes sur la situation.
1. Si Magali avait connu Pasolini, elle aurait pu penser au film Théorème, à son héros qui fait vaciller
les âmes par la simple puissance de sa présence fantomatique.
5
Quelques minutes plus tard, elle adressa un message à son mari : elle avait
beaucoup de travail en retard. C’était la première fois qu’elle lui mentait ; non
par choix, mais parce que jusqu’ici elle n’avait jamais eu besoin de s’écarter de
la vérité. Seulement, Crozon est une petite ville, et tout se sait. Le mieux était
peut-être de rester dans la bibliothèque, après la fermeture. Elle y avait un
bureau où ils pourraient boire un verre. Pourquoi acceptait-elle ? Elle se sentait
comme aimantée par ce moment à vivre. Si elle refusait, il ne se passerait plus
jamais rien dans sa vie. N’avait-elle pas rêvé de ça ? Il lui était difficile de savoir
ce qu’elle ressentait exactement. Elle ne se posait plus la question de ses désirs,
ni même de sa sexualité, depuis longtemps. Son mari ne la touchait plus
vraiment, il s’excitait parfois sur elle dans un soulagement mécanique, qui
pouvait être agréable d’ailleurs, mais tout cela prenait l’allure d’un accouplement
primaire sans la moindre note de sensualité. Et puis voilà que ce jeune homme
voulait boire un verre avec elle. Quel âge avait-il ? Il semblait plus jeune que ses
fils. Peut-être vingt ans ? Elle espérait que ce n’était pas moins. Cela deviendrait
sordide. Mais elle n’allait pas lui poser la question. Elle ne voulait rien savoir de
lui, finalement, laisser l’instant dans un mystère, une non-réalité qui
n’empiéterait sur rien du reste de sa vie. Et puis, ils allaient juste boire un verre,
voilà, juste boire un verre.
Il était maintenant en train de finir sa bière en la regardant fixement. Elle
détourna son visage, cherchant une contenance, lâchant deux ou trois phrases
sans la moindre importance pour gêner l’insoutenable silence. Jérémie lui
demanda de se détendre : il n’y avait aucune obligation à parler. Ils pourraient
rester ainsi, ça lui irait très bien. Il était opposé à tout type de conventions dans
les relations, au premier rang desquelles figurait cette obligation de parler quand
on est deux. Pourtant, il relança la discussion :
« C’est une étrange bibliothèque.
— Étrange ?
— Oui, c’est bizarre tout de même, ce coin pour les livres refusés. Un coin
maudit ou quelque chose comme ça.
— Ce n’est pas mon idée.
— Et alors ? Tu en penses quoi ?
— Pour moi, ça n’existait plus. Et puis, il y a eu ce livre de Pick.
— Tu crois que c’est vraiment lui qui l’a écrit ?
— Oui, bien sûr. Pourquoi ça ne serait pas lui ?
— Pour rien. Tu fais des pizzas, tu ne lis jamais un livre, et après ta mort on
découvre que tu as écrit un grand roman. C’est très bizarre, non ?
— Je ne sais pas.
— Est-ce que toi, tu fais des choses que personne ne sait ?
— Non…
— Et cette bibliothèque, qui en a eu l’idée ?
— C’est celui qui m’a embauchée. Jean-Pierre Gourvec.
— Et il écrivait, lui ?
— Je ne sais pas. Je ne le connaissais pas tant que ça.
— Tu as passé combien de temps avec lui ?
— Un peu plus de dix ans.
— Tu étais tous les jours avec lui pendant dix ans dans cet endroit
minuscule, et tu dis que tu ne le connaissais pas.
— Oui, enfin… on parlait. Mais ce qu’il pensait, je ne sais pas trop.
— Tu vas lire mon livre, tu crois ?
— Je ne pense pas. Sauf si tu le souhaites. Je n’ouvre jamais les livres qu’on
dépose. Faut dire que c’est souvent mauvais. Tout le monde se croit écrivain
maintenant. Et c’est encore pire depuis le succès de Pick. À les écouter, les gens
sont tous des génies incompris. Voilà ce qu’on me dit. Je me farcis tellement de
cas sociaux.
— Et moi ?
— Quoi toi ?
— Tu as pensé quoi de moi quand tu m’as vu ?
—…
— Tu ne veux pas me le dire ?
— Je t’ai trouvé beau. »
Magali n’en revenait pas de parler ainsi. Simplement. Elle aurait pu être
gênée par le côté interrogatoire de la discussion, mais non, elle voulait échanger
avec lui encore longtemps ; et boire jusqu’au matin, en espérant même que cette
nuit-là n’aboutisse pas à une nouvelle journée mais qu’elle se perde quelque part
dans une faille temporelle. Si elle était franche et directe, elle n’évoquait jamais
ses sentiments ou ses émotions. Pourquoi avait-elle avoué qu’elle le trouvait
beau ? C’était la donnée principale, qui écrasait les autres. Elle pouvait aimer lui
parler, mais c’était mineur par rapport au désir qui la gagnait. Depuis quand
n’avait-elle pas ressenti cela ? Elle était incapable de le dire. Peut-être que c’était
la première fois, après tout. Ce désir était aussi intense que le vide érotique qui
l’avait précédé. Jérémie la regardait fixement, un très léger sourire sur le visage ;
on pouvait croire qu’il prenait du plaisir à ralentir le temps, à ne rien précipiter.
Enfin, il se leva, et s’approcha. Il posa la tête sur son épaule. Elle tenta de
maîtriser son souffle, espérant ne pas trahir les ahurissants battements de son
cœur. Jérémie glissa sa main le long du corps de Magali, releva sa robe ; avant
même de l’embrasser, il la pénétra avec son doigt. Elle s’accrocha à lui
démesurément, le simple fait d’être touchée la faisant basculer dans un monde
oublié. Il l’embrassa alors avec vigueur, en maintenant sa nuque fermement ; elle
bascula en arrière, légère comme si son corps s’évaporait dans le plaisir. Il prit sa
main et la dirigea vers son sexe ; elle le fit sans regarder, et s’activa
maladroitement, mais il était suffisamment excité. Il lui dit de se lever et de se
retourner, et la prit immédiatement par-derrière. Impossible pour Magali de
savoir combien de temps cela dura, chaque seconde effaçant la précédente dans
une intensité physique procurant l’oubli du présent.
6
Ils étaient maintenant tous deux allongés au sol dans la pénombre. Magali la
robe remontée, Jérémie le pantalon baissé. Elle entendit son téléphone sonner,
sûrement son mari, mais cela n’avait pas d’importance. Elle espérait refaire
l’amour le soir même, subitement stupéfaite d’avoir passé sa vie à l’abri des
autres corps. Mais elle se rhabilla, gênée d’être ainsi dénudée. Comment avait-il
pu la désirer ? Et pourquoi elle ? Il pouvait avoir toutes les femmes,
probablement. On aurait dit un mirage, ou une rencontre qui n’arrive que dans
les films. Elle ne devait pas s’emballer, mais simplement savourer la beauté du
moment ; il repartirait, et ce serait parfait ; elle pourrait vivre et revivre chaque
seconde du souvenir dans sa mémoire, et cela lui permettrait que cela existe à
nouveau.
« Pourquoi tu te rhabilles ?
— Je ne sais pas.
— Tu dois rentrer ? Ton mari t’attend ?
— Non. Enfin oui.
— J’aimerais que tu restes, si tu peux. Je vais sûrement passer la nuit ici si tu
es d’accord. Je n’ai pas pris de chambre.
— Oui, bien sûr.
— J’ai envie de toi encore.
— Tu ne me trouves pas…
— Quoi ?
— Tu ne me trouves pas trop grosse ?
— Non, pas du tout. J’aime les femmes avec des formes, ça me rassure.
— Tu avais autant besoin que ça d’être rassuré ?
—…»
7
Inquiet, José envoya un nouveau message ; il allait venir à la bibliothèque.
Magali répondit qu’elle s’excusait d’avoir été happée par l’inventaire, qu’elle
rentrait immédiatement. Elle ramassa ses affaires, de manière désordonnée, tout
en jetant des regards sur l’homme avec qui elle venait de faire l’amour.
« Je suis donc un inventaire, soupira-t-il.
— Je dois rentrer, je n’ai pas le choix.
— Ne t’inquiète pas, je le sais.
— Tu seras là demain matin ? » demanda Magali qui connaissait
parfaitement la réponse. Il allait repartir ; c’était le genre d’homme qui partait.
Pourtant, il répondit qu’il serait là avec une intense conviction dans la voix ; cela
paraissait sûr. Il l’embrassa une dernière fois, sans rien dire. Pourtant il sembla à
Magali entendre des mots. Avait-il parlé ? La confusion des sens faisait déraper
le moment dans ces petites hallucinations où il faut agripper l’autre pour être
certain du réel. Finalement, il chuchota à nouveau : « Demain matin, viens avant
l’ouverture de la bibliothèque, et réveille-moi avec ta bouche… » Magali ne
chercha pas à comprendre la signification précise de cette demande érotique, se
laissant uniquement animer par le bonheur de ce rendez-vous corporel ; dans
quelques heures, ils seraient à nouveau ensemble.
Une fois dans sa voiture, alors qu’elle devait se dépêcher de rentrer, elle
demeura en suspens avant de démarrer. Elle activa les lumières, puis le moteur.
Chaque geste anodin prenait une proportion quasi mythologique, comme si ce
qui venait de se passer se répandait partout dans sa vie. Même la route qu’elle
empruntait chaque jour depuis des décennies lui parut différente.
SEPTIÈME PARTIE
1
Il y a quelques années, Jean-Michel Rouche possédait une réelle influence
sur le milieu littéraire. On craignait ses articles, et notamment son édito du
Figaro littéraire. Il aimait posséder ce pouvoir, se faisait désirer pour déjeuner
avec les attachées de presse, laissait toujours un blanc avant d’émettre un avis
sur tel ou tel roman, qui tombait comme un oracle. Il était le prince d’un
royaume éphémère qu’il croyait éternel. Il suffit de la nomination d’un nouveau
directeur du journal pour qu’il soit remercié. Un autre éditorialiste récupérerait le
prestige de la fonction qui, à son tour, serait renvoyé quelques années plus tard ;
c’était la valse incessante de cette puissance fragile.
Sans s’en rendre compte, Rouche s’était fait beaucoup d’ennemis au temps
de sa gloire. Il n’avait pas pensé être méchant ou injuste, mais honnête
intellectuellement avec ce qu’il ressentait, dénonçant les postures et les écrivains
surestimés. Il n’avait pas toujours agi avec la conscience d’une carrière à mener ;
on ne pouvait pas lui retirer ça. Mais il lui fut impossible de retrouver un espace
où s’exprimer ; ni à la radio ni à la télévision, et encore moins en presse écrite.
Progressivement, on l’oublierait ; il deviendrait un nom qu’on a sur le bout de la
langue.
Pourtant, la période de galère qu’il traversait ne l’avait pas rendu amer, mais
presque bienveillant. Il animait des tables rondes dans des villes de province, se
rendant compte que derrière chaque écrivain, y compris les plus médiocres, il y
avait une énergie de travail et le rêve d’accomplir une œuvre. Il partageait des
buffets froids et des cigarettes roulées avec les témoins de son déclin. Le soir,
dans sa chambre d’hôtel, il se focalisait sur ses cheveux, découvrant avec effroi
la progression inexorable de leur disparition. Surtout sur le haut de son crâne. Il
établissait un parallèle entre sa vie sociale et sa vie capillaire ; la preuve était
claire : il avait commencé à perdre ses cheveux au moment de son licenciement.
Dès la parution du livre de Pick, il avait développé une sorte d’obsession
pour cette histoire. Brigitte, sa compagne depuis trois ans, ne comprenait pas
pourquoi il parlait si souvent de cette publication qu’il jugeait louche. Selon lui,
ça sentait la mise en scène littéraire :
« Tu vois des complots partout, répondit Brigitte.
— Je ne crois pas qu’un artiste ait envie de demeurer caché. Enfin, ça arrive,
mais c’est très rare.
— Pas du tout. Plein de gens possèdent un talent qu’ils préfèrent garder pour
eux. Moi, par exemple, est-ce que tu sais que je chante sous la douche ? annonça
Brigitte, toute fière de sa repartie mi-sonore mi-liquide.
— Non, je ne le savais pas. Enfin, je ne veux pas te vexer, mais je ne crois
pas que ce soit tout à fait la même chose.
—…
— Écoute, je le sens, c’est comme ça. Quand on saura la vérité, ça va en
surprendre plus d’un, je te le dis.
— Moi, je trouve que c’est une belle histoire et j’y crois. Toi, tu es blasé, et
c’est triste. »
Jean-Michel ne sut que répondre à cette dernière réplique un peu brutale.
C’était encore un reproche. Il sentait bien que Brigitte se lassait de lui. Cela ne le
choquait pas. Il perdait ses cheveux, prenait du poids, ne menait pas une vie
sociale palpitante, et gagnait de moins en moins d’argent ; il ne pouvait plus
l’inviter au restaurant sur un coup de tête. Il devait préméditer la moindre de ses
dépenses.
À vrai dire, tout cela importait peu à Brigitte. Elle attendait surtout qu’il
retrouve sa fougue de leurs débuts ; sa façon de raconter des histoires, de
s’enthousiasmer. Même si la plupart du temps il était doux et attentif, elle sentait
sa part sombre grignoter du terrain. Il se laissait envahir par l’aigreur. Elle n’était
finalement pas étonnée qu’il soit incrédule à propos de cet auteur breton.
Pourtant, elle se trompait. C’était même le contraire de ce qu’elle pensait.
Quelque chose en Jean-Michel se réveillait. Cela faisait si longtemps qu’il
n’avait pas été animé d’une telle motivation. Il voulait mener l’enquête, avec la
certitude que le résultat serait déterminant pour lui. Grâce à Pick, il allait revenir
sur le devant de la scène littéraire. Pour cela, il devait se laisser guider par son
intuition et trouver les éléments de la supercherie. Pour commencer, il se rendrait
en Bretagne.
Il implora Brigitte de lui prêter sa voiture. Il y avait de quoi hésiter : elle
savait qu’il conduisait mal. Mais elle n’était pas contre l’idée qu’il s’éloigne
quelques jours. Cela pourrait leur faire du bien, à tous les deux. Alors elle
accepta, en lui intimant d’être très prudent, car elle n’avait plus assez d’argent
pour payer une assurance superflue. Il prépara son sac rapidement, et s’installa
au volant. À peine deux cents mètres plus loin, en négociant mal son premier
virage, il érafla la Volvo.
2
Après avoir vu Madeleine à la télévision, Rouche était persuadé qu’il ne
tirerait d’elle aucune nouvelle information. Il fallait directement se concentrer
sur la fille, qui aimait se répandre dans les interviews. Pour l’instant, on lui avait
simplement demandé de raconter des anecdotes du passé, rien de bien méchant,
mais Rouche allait tout faire pour qu’elle lui montre un maximum de documents.
Il était persuadé de pouvoir trouver quelque part une preuve que son intuition
était juste. Joséphine ne se lassait pas de l’engouement médiatique. Elle en
profitait pour parler de sa boutique, et cela lui faisait une publicité appréciable.
Le journaliste avait lu les articles sur Internet, et n’avait pu s’empêcher de la
juger négativement, pour ne pas dire un peu stupide.
Sur l’autoroute, en roulant vers Rennes, il fut obnubilé par l’éraflure. Brigitte
allait très mal le prendre. Il pourrait toujours nier en être le responsable. C’était
plausible. Il avait retrouvé la voiture dans cet état ; un vandale qui n’avait même
pas laissé son numéro de téléphone, voilà tout. Mais il était certain qu’elle ne le
croirait pas. Il avait tout du type qui érafle une voiture qu’on lui prête. Il pourrait
promettre de la réparer, mais avec quel argent ? La précarité compliquait toutes
ses relations aux autres. À commencer par le fait d’avoir dû emprunter une
voiture. S’il en avait eu les moyens, il en aurait loué une, en prenant tous les
suppléments d’assurance, avec l’option « éraflures comprises ».
En roulant, il repensa aussi aux derniers mois. Il se demandait jusqu’où la
spirale de l’échec le propulserait. Il avait quitté son appartement bourgeois, pour
s’installer dans une chambre au dernier étage d’un bel immeuble parisien ; avec
une telle adresse, il pouvait continuer de faire bonne figure. Personne ne savait
qu’il empruntait non l’ascenseur mais l’escalier de service. La seule à qui il avait
fini par avouer la vérité était Brigitte. Après plusieurs semaines de relation
amoureuse, il ne pouvait plus cacher la réalité. Il avait refusé pendant des
semaines de l’inviter chez lui, si bien qu’elle avait fini par l’imaginer marié. Elle
fut finalement soulagée de découvrir une tout autre histoire : Jean-Michel était
ruiné. Cela n’avait pas d’importance à ses yeux. Depuis toujours, elle s’était
battue seule pour élever son fils, et n’avait jamais compté sur personne. En
apprenant la vérité, Brigitte avait souri ; elle tombait toujours sous le charme
d’hommes fauchés. Mais, les mois passant, cela devenait un inconvénient.
À l’approche de Rennes, Rouche tenta d’oublier l’éraflure et le constat
général sur les dégâts de sa vie pour se concentrer sur son enquête. En roulant, il
se sentait vivre. Il faut parfois laisser défiler le paysage pour être certain
d’exister. Certes, il n’enquêtait pas sur un meurtre ni sur une série de disparitions
au Mexique1, mais il devait dévoiler une supercherie littéraire. N’ayant pas
conduit depuis longtemps, il estima préférable de faire une pause. Heureux
finalement, il but une bière dans une station-service, et hésita entre plusieurs
barres chocolatées. Il préféra enchaîner avec une autre bière. Il s’était promis de
moins boire, mais ce n’était pas une journée comme les autres.
Rouche arriva à Rennes en milieu d’après-midi. Sans l’aide d’un GPS, il lui
fallut une heure de plus pour trouver la boutique de Joséphine. Il trouva une
place juste devant : c’était pour lui davantage un symbole qu’une information
concrète. Il n’en revenait pas, cela le mit dans une joie disproportionnée.
Pendant des années, à chaque fois qu’il avait l’occasion de conduire, il était du
genre à tourner et à tourner encore pour finalement se garer sur une place
réservée aux livraisons, ce qui le mettait dans un état de stress pour toute la
soirée. Aujourd’hui, tout était différent. Ému par cette nouvelle donne, il manqua
son créneau et érafla à nouveau la voiture.
À peine s’était-il réjoui que la réalité de sa condition navrante l’avait
rattrapé. Pire : il ne pourrait plus faire croire à Brigitte qu’il n’y était pour rien.
La probabilité pour se faire vandaliser deux fois en une journée était faible. À
moins d’inventer une origine malveillante. Quelqu’un qui lui en voudrait, à
cause de son enquête. Il n’arrivait pas à juger du degré de crédibilité de cette
hypothèse. Qui pouvait lui en vouloir d’enquêter sur un possible auteur fantôme
caché derrière un pizzaiolo breton ?
1. Il était en train de lire 2666 de Roberto Bolaño.
3
Un peu dépité, et pour se donner du courage avant d’accomplir le premier
acte de son enquête, il décida d’aller boire une bière au bar d’en face. Puis il
commanda la petite sœur, expression chère aux buveurs qui, sous ce trait de
douceur et d’ironie tendre, masquent la réalité d’un engrenage systématique.
Quelques minutes plus tard, il pénétra dans la boutique. Il avait davantage
l’air d’un vieux pervers venu reluquer des petites culottes que d’un homme
voulant offrir de la lingerie fine à sa femme. Mathilde, la nouvelle vendeuse,
s’approcha de lui. Bac + 5 après une école de commerce, elle avait eu beaucoup
de mal à trouver un emploi stable. Après avoir enchaîné les petits boulots, elle
avait enfin décroché un contrat. Cette aubaine, elle la devait au roman d’Henri
Pick. Les interviews avaient fait une telle publicité à la boutique que Joséphine
avait dû embaucher une assistante. Pour le coup, Mathilde avait lu Les Dernières
Heures d’une histoire d’amour et l’avait trouvé très triste ; mais elle avait la
larme facile.
« Bonjour, que puis-je faire pour vous ? demanda-t-elle à Rouche.
— J’aimerais parler à Joséphine. Je suis journaliste.
— Je suis désolée, elle n’est pas là.
— Elle revient quand ?
— Je ne sais pas. Mais je ne pense pas que ce sera aujourd’hui.
— Vous pensez ou vous savez ?
— Elle a dit qu’elle partait pour quelque temps.
— C’est flou. On peut peut-être l’appeler ?
— J’ai déjà essayé, elle n’est pas joignable.
— C’est bizarre tout de même. Il y a encore quelques jours, on la voyait
partout.
— Non, ce n’est pas bizarre. Elle m’a prévenue. Elle avait peut-être besoin
d’une pause, c’est tout.
— Une pause », reprit-il tout bas, en trouvant étrange cette disparition
subite.
À cet instant entra une femme d’une cinquantaine d’années. La vendeuse lui
demanda ce qu’elle voulait, mais elle ne répondit pas. Gênée, elle tourna la tête
vers Rouche. Il comprit qu’il était responsable de son silence. Cette femme
n’avait visiblement pas envie d’évoquer ses désirs de lingerie devant lui. Il
remercia rapidement Mathilde, et quitta la boutique. Ne sachant que faire, il
s’installa à nouveau à la terrasse d’en face.
4
Au même moment, Delphine et Frédéric finissaient un déjeuner qui avait
traîné en longueur. Elle avait tellement travaillé ces derniers mois qu’elle prenait
enfin un peu de temps pour elle, et pour son auteur préféré. Il lui avait reproché
de moins la voir, ce qui ne l’empêchait pas d’apprécier ces phases de solitude
(un de ses nombreux paradoxes). Selon lui, être à deux ne se limitait pas au
temps passé ensemble.
Delphine se concentrait sur sa carrière. On la sollicitait de plus en plus, pour
la féliciter ou tenter de la débaucher. D’autres éditeurs voyant en elle une de ces
futures papesses de l’édition qui flairent avant tout le monde les succès à venir.
Elle se sentait parfois gênée d’être au centre des attentions ; un jour, on se
rendrait compte qu’elle était toujours une petite fille, on la démasquerait. Pour
l’instant, le livre d’Henri Pick approchait les 300 000 exemplaires, un score qui
dépassait de loin tous les espoirs.
« Grasset organise dans dix jours une soirée pour fêter ce succès, annonça
Delphine.
— C’est sûr que ce n’est pas avec mes ventes qu’on aurait organisé un
cocktail.
— Ça arrivera. Je suis certaine qu’on obtiendra un prix pour ton prochain
roman.
— C’est gentil de dire ça. Mais je ne suis pas breton, je ne fais pas de pizzas,
et pire que tout : je suis vivant.
— Arrête…
— Mon dernier livre, j’ai passé deux ans à l’écrire. J’ai dû en vendre 1 200
exemplaires, en comptant ma famille, mes amis, et les livres que j’ai achetés
moi-même pour les offrir. Il y a aussi ceux qui ont dû se tromper en l’achetant.
Et les passants qui avaient pitié de moi quand je faisais une dédicace en librairie.
Au fond, si on ne comptabilise que les vrais achats, j’ai dû vendre deux livres »,
conclut-il avec un sourire.
Elle ne put refréner un fou rire. Delphine avait toujours aimé l’autodérision
de Frédéric, mais cela frôlait parfois l’aigreur. Il reprit :
« La mascarade s’amplifie. Tu as vu que de nombreux éditeurs envoient des
stagiaires à Crozon ? Ils espèrent découvrir une autre pépite. Quand tu sais les
livres sans queue ni tête qu’on a vus là-bas, c’est vraiment n’importe quoi.
— Laisse-les faire. Cela n’a pas d’importance. Ce qui compte pour moi,
c’est ton prochain livre.
— Justement, je voulais te dire que j’ai le titre.
— Ah bon ? Et tu m’annonces ça comme ça ? C’est merveilleux.
—…
— Alors ? Dis-le-moi !
— Il va s’appeler : L’homme qui dit la vérité ».
Delphine regarda Frédéric droit dans les yeux, sans rien dire. Est-ce qu’elle
n’aimait pas ? Elle finit par balbutier qu’il était difficile de juger un titre sans
avoir pris connaissance du texte. Frédéric précisa qu’elle pourrait bientôt le lire.
Quelques minutes plus tard, il lui demanda de prendre son après-midi.
Comme lors de leur premier rendez-vous, il voulait marcher avec elle, et faire
l’amour. Delphine fit mine d’hésiter (et c’est sûrement cela qu’il détesta le plus),
mais annonça avoir trop de travail, notamment avec cette fête à préparer. Il
n’insista pas (et c’est sûrement cela qu’elle aurait voulu) et ils se quittèrent au
milieu de la rue par un baiser effleuré censé contenir la promesse d’un échange
plus intense. Frédéric la regarda partir, se focalisant sur l’image de son dos dans
l’espoir qu’elle se retourne. Il rêvait qu’elle lui adresse un dernier signe, comme
un geste qu’il pourrait emporter avec lui pour attendre leur prochain rendez-
vous. Mais elle ne se retourna pas.
5
Rouche avait passé l’après-midi vissé à la terrasse du café, enchaînant les
bières à un rythme indolore. Son enquête commençait par une impasse, il ne
savait que faire. La veille, il s’était rêvé en chevalier téméraire de la littérature
française, avec le sentiment que sa vie reprenait enfin une dimension acceptable.
Mais il s’était fracassé sur une réalité peu coopérative. Joséphine n’était plus
dans les parages ; on ignorait quand elle reviendrait. Il ne pouvait pas s’estimer
piètre enquêteur, n’ayant même pas eu la chance de commencer quoi que ce
soit ; il était un coureur automobile tombé en panne sur la ligne de départ1. Tout
se dérobait sous ses pieds depuis des années, et rien n’y faisait : le destin
continuait de s’acharner contre lui. L’alcool provoque soit un enthousiasme plus
ou moins communicatif, soit un déchaînement de visions noires et pathétiques.
Le liquide bu se retrouve donc confronté à deux routes dans le corps, et doit
choisir ; chez Rouche, il avait emprunté le chemin négatif agrémenté d’une
pointe d’autodénigrement.
Heureusement, il venait de recevoir un mail du service de presse des éditions
Grasset l’invitant à un cocktail pour fêter le succès de Pick. Il avait trouvé plutôt
cocasse de lire ce message alors qu’il était sur la trace de ce qu’il subodorait être
une supercherie ; mais son sentiment principal n’était pas celui-là. Prédominait
en lui le simple bonheur d’être sur la liste des invités ; cela voulait dire qu’on ne
l’oubliait pas complètement. Mois après mois, on l’avait de plus en plus souvent
écarté des cérémonies ; la fin de son pouvoir avait impliqué la fin de sa vie
sociale ; on ne l’invitait plus à déjeuner, certaines attachées de presse avec qui il
pensait entretenir des liens d’amitié s’étaient détournées de lui, de manière non
agressive mais pragmatique, ne pouvant plus passer de temps avec un journaliste
dont l’influence médiatique se résumait aux derniers lambeaux d’une peau de
chagrin. Sa joie d’être convié le fit sourire, lui qui auparavant soufflait devant le
trop-plein de sollicitations ; vient un jour où, au cœur du déclin, on se prend à
aimer follement ce qu’on ne voyait plus.
En buvant tranquillement ses bières, il avait observé le ballet incessant de
ces femmes entrant et sortant de la boutique de lingerie. Il avait imaginé chaque
cliente se dévêtant dans la cabine d’essayage, non de manière libidineuse mais
plutôt se laissant aller à une rêverie adolescente. Il pensa qu’on pouvait sûrement
comprendre les secrets et la psychologie des femmes en étant le témoin de leurs
achats de sous-vêtements. Ce fut l’une de ses innombrables théories de l’après-
midi (l’alcool). La dernière cliente partie, Mathilde sortit et ferma le magasin.
Elle aperçut alors de l’autre côté du trottoir cet homme qui l’avait interrogée
quelques heures plus tôt sur sa patronne. Totalement désinhibé, il lui lança un
grand sourire amical, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. La jeune
femme fut plutôt surprise par le contraste saisissant avec la personnalité
renfermée et mal à l’aise avec qui elle avait échangé quelques mots.
Après son sourire, Rouche enchaîna avec un petit geste pouvant aussi bien
signifier un bonsoir amical qu’une invitation à venir le rejoindre. Mathilde
pouvait choisir ce qu’elle préférait. Avant de révéler sa décision, il faut préciser
un élément important : elle ne connaissait personne à Rennes. Venant d’un petit
village de Loire-Atlantique, elle avait fait ses études à Nantes, avant de saisir
l’occasion d’un emploi à Rennes. Plus le chômage était important, plus on se
délocalisait facilement ; ainsi, en temps de crise économique, il n’était pas rare
de constater dans les villes des foules entières de solitudes. C’est ainsi qu’elle se
dirigea vers Rouche. Elle l’apostropha aussitôt :
« Vous êtes toujours là ?
— Oui. Je me suis dit qu’elle repasserait peut-être dans l’après-midi,
balbutia-t-il pour se justifier.
— Non, elle n’est pas venue.
— Elle vous a appelée ?
— Non plus.
— Vous ne voulez pas boire un verre avec moi ?
—…
— Vous n’allez quand même pas me dire “non” trois fois de suite ?
— C’est d’accord », répondit Mathilde, souriant à sa dernière réplique.
Le journaliste l’observa alors avec stupéfaction. Il y avait si longtemps
qu’une inconnue n’avait pas accepté de boire un verre avec lui, spontanément,
sans la moindre obligation professionnelle. Il avait tenté un peu d’humour, sans
trop y croire ; il fallait donc admettre qu’on pouvait être bon quand on n’avait
rien à perdre. Il devait mener son enquête de la même façon. Foncer, sans penser
à la moindre obligation de résultat. Mais il y avait une conséquence : elle était là,
maintenant, à côté de lui. Il allait donc devoir lui parler. Oui, il ne lui avait pas
demandé de le rejoindre pour partager du silence. Mais quels mots ? Que fallait-
il dire dans ce genre de situation ? Pour ne rien arranger, à partir du moment où
elle avait accepté de boire un verre avec lui, Rouche s’était mis à la trouver très
belle. Ce qui accentua son angoisse. C’était trop tard : il devrait être drôle,
intéressant, charmant. Un trio impossible. Pourquoi lui avait-il proposé de
s’asseoir ? Quel idiot. Et elle, comment avait-elle pu accepter de boire un verre
avec un homme capable d’érafler deux fois sa voiture le même jour ? Elle avait
tout de même sa part de responsabilité dans le moment présent. Pendant sa
réflexion, il avait masqué ses angoisses par de petits sourires factices. Mais
Rouche sentait bien que Mathilde pouvait tout lire sur son visage. Il était devenu
incapable de paraître.
Opportunément, le serveur passa à ce moment-là. Mathilde indiqua vouloir
une bière ; Rouche commanda plutôt un Perrier pour faire demi-tour sur la route
liquide, et retourner vers la sobriété. Pour éviter que la gêne ne se réinstalle, il
enchaîna sur son enquête :
« Vous ne savez donc pas où elle est ?
— Non, je vous l’ai dit.
— Vous êtes sûre ?
— Vous êtes journaliste ou flic ?
— Je suis journaliste, ne vous inquiétez pas.
— Je ne suis pas inquiète. Pourquoi, je devrais l’être ?
— Mais non… non, pas du tout.
— Joséphine a dit qu’elle avait fait assez d’interviews comme ça. Mais
c’était très bon pour la boutique.
—…»
Quand Rouche ne savait que dire, il laissait tout simplement un silence en
plein milieu de la conversation. Les épreuves qu’il avait traversées avaient
gommé chez lui tout artifice social. Son visage aussi avait été transformé par les
difficultés, modifiant les aspects cyniques en incertitudes, faisant tomber les plis
durs et sévères les uns après les autres pour laisser apparaître un visage presque
apeuré, qui inspirait une confiance teintée de pitié. Mathilde, touchée par cet
inconnu, décida de lui raconter ce qu’elle savait.
1. Étrange comparaison mécanique, puisque le seul fait marquant depuis son départ était une double
éraflure de la voiture.
6
Tout avait commencé une dizaine de jours auparavant. Joséphine était
arrivée tout excitée un matin à la boutique ; cela avait été une vision très
particulière : elle se tenait debout, immobile, pourtant on aurait pu jurer qu’elle
sautillait.
Mathilde, qui, jusqu’à présent, avait plutôt eu affaire à une femme certes
chaleureuse mais peu encline aux effusions, avait été surprise de découvrir une
nouvelle facette de sa personnalité ; elle semblait animée par une énergie qui lui
rappelait davantage des amies de son âge. Comme toute adolescente ayant vécu
une expérience exaltante, il lui était impossible de garder pour elle ce qui se
passait. Elle se confia aux premières oreilles disponibles, celles de sa jeune
vendeuse :
« C’est incroyable. J’ai passé la nuit avec Marc. Tu te rends compte ? Après
tant d’années… »
Mathilde, incapable de mesurer l’intensité de la situation, joua la comédie en
écarquillant les yeux avec un certain talent dans l’art de paraître enthousiaste. À
vrai dire, sa réaction avait surtout été dictée par l’étonnement d’entendre des
propos intimes prononcés par sa patronne, une femme qu’elle connaissait si peu.
Elle écouta le long monologue de Joséphine en maintenant cette expression sur
son visage.
Marc était donc son ex-mari, qui l’avait quittée pour une autre femme, du
jour au lendemain. Elle s’était retrouvée seule, puisque leurs deux filles étaient
parties ouvrir un restaurant à Berlin. Avec le recul, cela avait peut-être été ça le
plus dur : la solitude. Mais c’était sa faute. Elle n’avait pas voulu voir d’amies, et
encore moins les témoins du passé. Tout ce qui lui rappelait Marc la brûlait. Et,
en presque trente ans de vie commune, il s’était répandu partout. À Rennes, elle
évitait tous les quartiers qu’ils avaient fréquentés ensemble, et cela réduisait la
ville à un tout petit périmètre autorisé. S’ajoutait ainsi au désespoir la géographie
d’une prison.
Mais il avait renoué en l’appelant. Quand elle avait décroché, il avait
simplement dit : « C’est moi. » Comme si cette légitimité du « c’est moi » était
une donnée impérissable. Il faisait revivre d’un coup leur intimité. C’est bien
dans les couples qu’on n’appelle plus l’autre par son prénom. Après quelques
phrases banales sur le passage du temps, il avoua :
« Je t’ai vue dans le journal. C’est fou. Je n’en revenais pas. Ça m’a fait
quelque chose.
—…
— Incroyable, cette histoire de roman écrit par ton père. Jamais je n’aurais
cru…
—…
— Allô ? Tu es là ? »
Oui, elle était là.
Mais elle était incapable de répondre tout de suite.
C’était Marc qui l’appelait.
Il finit par lui proposer un rendez-vous.
Elle balbutia qu’elle était d’accord.
7
Se revoir ainsi après plusieurs années, c’est comme un premier rendez-vous.
Joséphine était obnubilée par son apparence : qu’allait-il penser ? Elle avait
forcément vieilli ; elle s’observa longuement dans le miroir, et fut plutôt surprise
de se trouver belle. Elle n’avait pourtant pas pour habitude de s’envoyer des
fleurs. Bien au contraire, elle s’était souvent plongée dans l’autodénigrement
avec une aisance épuisante, mais depuis quelque temps elle renouait avec le goût
de vivre et cela se traduisait, semblait-il, par une mine rajeunie. Comment avait-
elle pu gâcher tant d’années à se tuer de chagrin ? Elle avait presque honte
d’avoir souffert, comme si les douleurs n’étaient pas des soumissions au corps
mais des décisions de l’esprit. Elle avait cru que tout était fini, qu’elle pourrait
maintenant croiser Marc dans la rue sans souffrir, mais c’était faux : en
entendant sa voix au téléphone, elle comprit aussitôt qu’elle n’avait jamais cessé
de l’aimer.
Il lui donna rendez-vous dans un café où ils aimaient déjeuner, du temps de
leur histoire. Joséphine décida d’y aller en avance ; elle préférait être assise
quand il arriverait. Elle ne voulait surtout pas errer, à le chercher du regard, au
risque d’être détaillée par lui. Elle s’en voulait d’avoir peur de son jugement ;
elle n’avait plus rien à perdre maintenant. Rien n’avait changé, le décor était
identique, ce qui ajoutait une confusion au moment vécu. Le présent s’habillait
du passé. Elle commanda un verre de vin rouge, après avoir hésité entre toutes
sortes de boissons possibles, de la tisane au jus d’abricot en passant par le
champagne. Le vin rouge lui paraissait un bon compromis pour marquer
l’intensité de leurs retrouvailles sans être toutefois trop festif. Tout lui paraissait
compliqué ; elle se demanda même quelle position adopter. Où placer ses bras,
ses mains, ses jambes, son regard ? Devait-elle avoir l’air faussement
décontractée, ou marquer l’attente en se tenant bien droite, comme à l’affût ? Il
n’était pas encore là, et c’était déjà épuisant.
Il arriva enfin, un peu en avance lui aussi. Il se précipita vers elle, avec un
grand sourire.
« Ah, tu es déjà là ?
— Oui, j’avais un rendez-vous dans le quartier… », répondit Joséphine en
s’arrangeant avec la vérité. Ils s’embrassèrent chaleureusement, et restèrent un
moment à se regarder en souriant. Finalement, Marc lança :
« Ça fait tout drôle de se voir, non ?
— Tu dois me trouver horrible.
— Pas du tout. Je t’ai vue dans le journal, tu sais. Et je me suis dit que tu
n’avais pas du tout changé. C’est plutôt moi…
— Non. Tu es le même. Toujours aussi…
— J’ai pris du ventre », coupa-t-il.
Il commanda à son tour un verre de rouge, et ils se mirent à parler sans le
moindre blanc. On aurait dit qu’ils ne s’étaient jamais quittés. Leur complicité
était totale ; bien sûr, ils évitaient pour l’instant les sujets qui fâchaient. C’est
toujours plus simple de s’entendre en traversant des échanges indolores et
neutres, en évoquant les films récents ou les dernières péripéties de personnes
qui furent jadis des amis communs. Ils enchaînèrent quelques verres dans cette
légèreté renouvelée ; mais était-elle réelle ? Joséphine ne cessait de penser à
l’autre femme. La question lui brûlait les lèvres au point de devoir sortir
subitement de sa bouche, aussi impossible à retenir qu’un homme quittant en
courant une maison en feu :
« Et… l’autre ? Tu es toujours avec elle… ?
— Non. C’est fini. Depuis plusieurs mois.
— Ah bon ? Pourquoi ?
— C’était compliqué. On ne s’entendait plus…
— Elle voulait un enfant ? devina Joséphine.
— Oui. Mais il n’y avait pas que ça. Je ne l’aimais pas.
— Au bout de combien de temps tu t’en es rendu compte ?
— Assez vite. Mais comme j’avais gâché notre histoire pour elle, je me suis
menti. Jusqu’au moment où je me suis décidé à partir.
— Et pourquoi as-tu voulu me revoir ?
— Je te l’ai dit. Je t’ai vue dans le journal. C’était comme un signe. Je ne le
lis jamais, tu sais bien. Au début, je ne me sentais pas autorisé à t’appeler. Je t’ai
fait tellement souffrir. Et puis, je ne connaissais pas ta vie…
— Ça, je n’y crois pas. Les filles ont dû te raconter.
— Selon elles, tu es toujours célibataire. Mais tu ne leur dis peut-être pas
tout…
— Non, je n’ai rien caché. Après toi, il n’y a eu personne. J’aurais pu, mais
je n’ai jamais pu.
—…»
Alors que la conversation n’avait jamais connu de temps mort, un silence
grave s’installa. Marc proposa d’aller dîner ailleurs. Bien qu’elle fût certaine de
ne rien pouvoir avaler, elle accepta.
8
Pendant le repas, Joséphine dut admettre l’étrange destination que prenait
cette soirée. Cela ne ressemblait pas à des retrouvailles classiques où l’on fait le
bilan des années passées l’un sans l’autre, non, cela prenait une tout autre allure.
Marc évoquait de plus en plus clairement le désir de la retrouver. D’ailleurs, ne
rêvait-elle pas ? Non, il répétait son manque, son envie du passé, ses erreurs. Il
baissait parfois la tête en scandant ses nouveaux espoirs. Habituellement si sûr
de lui, souvent arrogant, voilà qu’il tâtonnait. En constatant son désarroi,
l’émotion de Joséphine redoubla ; et son assurance aussi. Elle était la première
surprise d’être si à l’aise, mais c’était bien le cas ; à présent, tout était limpide.
Elle n’avait vécu les dernières années que dans l’attente de ce moment. Elle
utilisa sa serviette pour éponger une goutte de sueur sur la tempe de son ex-mari,
et ainsi tout recommença.
Un peu plus tard, ils firent l’amour chez Marc. C’était une sensation
particulière de retrouver après tant d’années un corps si bien connu. Joséphine
ressentit la peur d’une première fois mêlée à une connaissance parfaite de
l’autre. Mais une chose avait changé : la détermination de Marc à lui donner du
plaisir. Si elle avait toujours aimé faire l’amour avec lui, les dernières années
avaient été mécaniques. Ses attentions érotiques s’étaient raréfiées. Tel ne fut
pas le cas de ce soir-là. Elle retrouvait son mari armé de l’énergie d’un nouveau
combat à mener. Par le corps, il voulait lui donner les gages du changement.
Joséphine voulait se laisser aller mais n’arrivait pas à se libérer totalement de la
conscience de l’acte. Il lui faudrait du temps encore pour être capable de faire
l’amour sans y penser. Elle éprouva néanmoins un réel plaisir, et tous deux
demeurèrent dans la stupéfaction de ce qui venait de se produire. Joséphine finit
par s’endormir dans les bras de Marc. En ouvrant les yeux, elle put constater que
tout ce qu’elle avait vécu était bien réel.
9
Les jours suivants, ils continuèrent sur cette lancée. Ils se retrouvaient le soir
pour dîner, évoquant souvenirs et erreurs, projets et bonheurs, et finissaient par
faire l’amour chez Marc. Il paraissait heureux et épanoui ; par bribes, il évoquait
comment l’autre femme l’avait étouffé, privé de son espace de liberté, voulant
tout contrôler de sa vie. Et puis, il lui fallait des cadeaux, la rassurer par l’argent.
Joséphine n’aimait pas ces confidences. Cela la replongeait dans sa souffrance
et, au bout du compte, lui laissait un goût amer. Il fallait contourner le passé :
« N’en parlons plus, n’en parlons plus s’il te plaît…
— Oui, tu as raison. Excuse-moi.
— C’est fini.
— Tu aurais imaginé ton père capable d’écrire une telle histoire ? demanda
Marc, changeant subitement de sujet.
— Quoi ?
— Le livre de ton père… Tu aurais pu l’imaginer ?
— Non. Mais je n’aurais pas pu prédire non plus ce qui nous arrive. Alors
tout est possible.
— Oui, c’est vrai. Tu as raison. Mais nous, on ne vend pas autant de livres !
— C’est certain.
— Ils t’ont donné les chiffres ?
— De quoi ?
— Eh bien… justement… des ventes de ton père. J’ai lu dans la presse que
le livre s’était vendu à plus de 300 000 exemplaires.
— Oui, je crois bien. Et ça continue.
— C’est colossal, ajouta Marc.
— Je ne me rends pas bien compte de ce que ça représente, mais je crois que
c’est beaucoup, oui.
— Je te le confirme.
— C’est surtout bizarre. Mes parents ont travaillé toute leur vie, ont vécu
d’une manière si modeste, et voilà que mon père laisse un livre qui va rendre ma
mère riche. Mais bon, tu la connais. L’argent, elle s’en fout. Ça ne m’étonnerait
pas qu’elle donne tout à des œuvres.
— Tu crois ? Ça serait dommage. Tu devrais en parler avec elle. Tu pourrais
réaliser tous tes rêves. T’acheter enfin un bateau…
— Ah, tu te souviens…
— Bien sûr, je me souviens de tout. De tout… »
Joséphine avait effectivement été surprise qu’il se rappelle ce détail. Un
désir de bateau qui remontait à sa jeunesse. Pour elle, la véritable liberté
n’existait que sur l’eau. Élevée face à l’Atlantique, elle avait passé son enfance à
contempler les vagues. Quand elle retournait à Crozon, c’était souvent la
première chose qu’elle faisait, avant même d’aller voir sa mère : saluer l’océan.
Elle s’endormit en pensant à ce bateau qu’elle pourrait peut-être acheter. Jusqu’à
présent, elle n’avait pas parlé avec sa mère des droits d’auteur générés par le
livre de son père. Leur vie allait forcément changer.
10
Pour l’instant, les conséquences avaient surtout été médiatiques. Joséphine
continuait de recevoir des appels de journalistes sollicitant des interviews et des
détails inédits. Elle avait promis de faire des recherches, mais elle ne voyait pas
très bien ce qui pourrait être utile. On avait insisté : et des lettres ? Des
documents écrits ? Comme un flash, un élément lui était alors revenu en
mémoire. Elle était quasiment persuadée que son père lui avait écrit une lettre
l’été de ses neuf ans. Elle l’avait reçue alors qu’elle était en colonie de vacances
dans le sud de la France. Elle s’en souvenait, car c’était la seule. À l’époque, on
ne se téléphonait pas pendant les séparations. Pour garder le contact avec sa fille,
il avait dû se résoudre à lui écrire. Qu’avait-elle fait de ce courrier ? Que lui
racontait-il ? Elle devait le retrouver coûte que coûte. Ce serait enfin une trace
écrite laissée par son père. Plus elle y pensait, plus elle se disait qu’il avait fait
exprès de ne laisser aucune preuve nulle part. Un homme capable d’écrire dans
l’ombre un si grand roman savait exactement ce qu’il faisait.
Où avait-elle pu la ranger ? Incapable de mettre son cerveau en veille,
Joséphine réfléchissait souvent pendant son sommeil. Cette nuit-là, elle
s’approcha mentalement de l’endroit où elle avait mis la lettre. Il lui faudrait une
ou deux nuits pour trouver la solution. Les gens qui ne dorment pas
profondément sont soit épuisés, soit épuisants pour les autres. Joséphine vivait
sans cesse au cœur de ce rythme bipolaire, alternant les journées où elle se
sentait vivre au ralenti et celles où elle se sentait portée par une grande énergie.
Chaque matin, à la boutique, Mathilde ne savait pas si elle allait retrouver un
mollusque ou une pile électrique. Ces derniers jours, il s’agissait surtout de la
seconde variante. Joséphine parlait sans cesse. Elle avait envie de raconter ce
qu’elle vivait à la terre entière, cette planète se résumant à la personne présente
dans son périmètre visuel. En l’occurrence : Mathilde. La jeune vendeuse
écoutait, avec un certain plaisir il faut dire, le récit détaillé des retrouvailles entre
Marc et Joséphine. Elle aimait bien voir cette femme pour qui elle avait une
réelle sympathie (après tout, elle l’avait embauchée) gesticuler à la manière des
filles de son âge.
La nuit suivante, Joséphine se plongea encore dans sa mémoire pour tenter
de se remémorer où elle avait mis la lettre. Après son divorce, elle avait déposé
beaucoup de cartons à Crozon, mais elle se souvenait avoir conservé sa
collection de disques. Elle avait hésité à les garder, n’ayant plus de platine pour
les écouter, mais les vinyles lui rappelaient son adolescence. Il lui suffisait
d’observer les pochettes pour qu’émerge immédiatement un souvenir. En plein
rêve, elle s’était revue placer dans une pochette de disque la lettre de son père ;
elle avait fait ce geste plus de trente auparavant, en se disant : « Un jour,
j’écouterai cet album et je serai surprise de la retrouver. » Oui, elle était certaine
d’avoir agi ainsi. Mais dans quel disque ? Elle annonça à Mathilde qu’elle devait
repasser chez elle pour écouter ses vieux vinyles. La jeune vendeuse ne parut pas
surprise, comme si les derniers jours l’avaient accoutumée aux étrangetés
comportementales de sa patronne.
11
En roulant vers son appartement, Joséphine pensa aux Beatles et aux Pink
Floyd, à Bob Dylan et à Alain Souchon, à Janis Joplin et à Michel Berger, et à
tant d’autres. Pourquoi n’écoutait-elle plus de musique ? À la boutique, elle
mettait parfois en fond sonore Radio Nostalgie, mais sans écouter vraiment,
simplement pour l’ambiance. Elle repensa à la fièvre qu’elle éprouvait à chaque
fois qu’elle achetait un nouveau 33-tours, à son désir de l’écouter le plus vite
possible. Quand elle écoutait un disque, elle ne faisait que ça ; assise sur son lit
en regardant la pochette, elle se laissait envahir par le son. Tout cela était fini.
Elle s’était mariée, avait eu deux filles, et cessé d’écouter ses albums. Et puis, les
CD étaient arrivés comme s’il fallait que la technologie justifie ce délaissement
sonore.
Une fois chez elle, elle descendit à la cave pour prendre ses deux cartons de
disques recouverts de poussière. Bien sûr, elle se sentait excitée et pressée de
retrouver la lettre, mais elle prit un plaisir inouï, et donc accompagné par la
lenteur, à contempler toutes les pochettes. Chaque disque était un souvenir, un
moment, une émotion. En les parcourant, elle était face à des instants de sa vie,
des profondes mélancolies mélangées aux rires sans raison. Elle les ouvrait
toutes en espérant tomber sur la lettre ; elle avait aimé glisser dans les pochettes
des petits mots, des billets de cinéma et autres papiers qui passeraient ainsi les
années, cachés dans la musique pour ressurgir un jour ou l’autre. Sa vie se
recomposait, bribe par bribe ; toutes les Joséphine du passé se retrouvaient en
une réunion teintée de nostalgie, et c’est ici, au cœur de cette nostalgie, qu’elle
retrouva la lettre de son père.
Elle était cachée dans l’album de Barbara Le Mal de vivre. Pourquoi avait-
elle glissé la lettre de son père dans ce disque précisément ? Alors qu’elle aurait
dû immédiatement l’ouvrir, elle resta un instant à observer le 33-tours. C’était
l’album de cette si belle chanson, Göttingen. Joséphine se souvenait l’avoir
tellement écoutée ; elle avait voué une admiration considérable à cette chanteuse
à la force noire. Fascination éphémère, comme souvent les passions
adolescentes, mais elle avait vécu plusieurs mois au rythme des mélodies
mélancoliques de Barbara. Elle téléchargea sur son téléphone Göttingen pour
pouvoir l’écouter immédiatement, et se laissa bercer :
Bien sûr nous, nous avons la Seine
Et puis notre bois de Vincennes,
Mais Dieu que les roses sont belles
À Göttingen, à Göttingen.
Nous, nous avons nos matins blêmes
Et l’âme grise de Verlaine,
Eux c’est la mélancolie même,
À Göttingen, à Göttingen.
Barbara rendait un hommage sublime à cette ville, et surtout au peuple
allemand. En 1964, c’était un acte fort. Enfant juive cachée pendant la guerre, la
chanteuse avait longtemps hésité avant de venir se produire dans le pays ennemi.
En arrivant, son attitude fut peu amicale. Elle fit des caprices à cause du piano
prévu, et apparut avec deux heures de retard pour le concert. Rien n’y fit, elle fut
ovationnée et aimée. Les organisateurs avaient mis tout leur cœur à faire de son
séjour une réussite. Jamais la chanteuse n’avait été reçue ainsi, et elle en fut
émue aux larmes. Elle décida de prolonger son séjour et écrivit ces quelques
lignes plus puissantes que n’importe quel discours. Joséphine ne savait pas tout
du contexte qui entourait cette chanson, mais elle avait été bouleversée par cette
mélodie en forme de ritournelle, comme un carrousel qui vous prendrait dans ses
bras. C’était peut-être pour cela finalement qu’elle avait glissé dans cette
pochette l’unique lettre de son père. Avec la chanson de Barbara en fond sonore,
elle relut les mots écrits quarante ans auparavant. Son père surgissait du néant
pour les lui chuchoter à l’oreille.
En rentrant à la boutique, Joséphine décida de déposer la lettre dans le petit
coffre qu’elle réservait habituellement à l’argent liquide. L’après-midi continua
sur un rythme effréné, avec beaucoup de clientes, bien plus qu’à l’habitude ;
cette journée avait une intensité particulière. De manière générale, les dernières
semaines avaient marqué une rupture avec les années précédentes, comme si la
vie se vengeait un jour ou l’autre du vide ou de l’absence de péripéties
humaines.
Ce soir-là, Marc vint chercher Joséphine devant sa boutique. Mathilde
observa discrètement cet homme dont elle entendait parler sans cesse. Elle ne
l’avait pas du tout imaginé ainsi. Il y avait un décalage total entre le Marc formé
par son esprit au gré des anecdotes racontées par sa patronne et le Marc réel qui
attendait en fumant une cigarette sur le trottoir. Elle préféra instinctivement celui
qui n’existait pas ; celui qu’elle avait inventé d’après les mots de Joséphine.
12
Après avoir dîné, le couple nouvellement recomposé se rendit chez Marc.
Joséphine préférait qu’ils dorment chez lui. Elle n’était pas à l’aise avec l’idée de
l’inviter, comme si son appartement la dévoilait entièrement. Elle avait raconté à
Marc l’histoire de la lettre retrouvée. Elle était heureuse de partager avec lui ce
grand moment ; il semblait enthousiaste, et répétait à quel point cette histoire de
roman était merveilleuse. Avant d’ajouter :
« Comme nos retrouvailles…
— Oui.
— Tu aimes bien Richard Burton ? demanda Marc, sans la moindre raison
apparente.
— Qui ça ?
— Richard Burton, l’acteur.
— Ah oui, celui qui joue dans Cléopâtre. Le mari de Liz Taylor. Pourquoi tu
me demandes ça ?
— Justement, tu sais qu’ils se sont mariés et ont divorcé… et puis ils se sont
mariés une seconde fois…
—…»
Que voulait-il dire ? Est-ce que c’était une nouvelle demande en mariage ?
Depuis qu’ils passaient leurs nuits ensemble, elle s’était promis de ne rien
imaginer. De simplement se laisser guider par ce plaisir inattendu. Marc finit par
constater :
« Tu ne dis rien.
— … », confirma Joséphine.
Marc prit la main de Joséphine pour la guider vers le lit, mais elle préféra
rester sur le canapé. Ce qu’elle éprouvait la rendait statique. Elle se mit à pleurer
subitement. C’est toute la beauté des larmes ; elles peuvent avoir deux
significations opposées. On pleure de douleur, on pleure de bonheur. Peu de
manifestations physiques ont cette identité à deux têtes, comme pour matérialiser
la confusion. Mais à cet instant, la main de Joséphine effleura un tissu sous le
coussin du canapé. Elle baissa la tête, pour découvrir un vêtement féminin.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Je ne sais pas », dit-il gêné, en attrapant la culotte.
Joséphine le laissa s’expliquer. Il ne comprenait pas comment elle s’était
retrouvée ici. Elle avait dû glisser, et ressurgir avec leur présence. C’était
absurde, il valait mieux en rire.
« Tu la vois encore ? demanda Joséphine.
— Non. Bien sûr que non.
— Pourquoi tu m’as menti ?
— Mais non, je te dis la vérité.
— Qu’est-ce qui me le prouve ?
— Je te promets. Je ne l’ai pas vue depuis des mois. On s’est quittés fâchés.
Elle a vécu ici longtemps. Alors, c’est possible que cette culotte soit restée
cachée dans un pli du canapé.
—…
— Je t’en prie, n’en fais pas une histoire. »
Marc avait prononcé ces mots avec une fermeté extrêmement convaincante.
Joséphine trouvait tout de même la situation acide. L’apparition d’un fantôme du
passé, et par le biais d’un sous-vêtement, au moment où ils parlaient de se
remarier. Fallait-il y voir un signe ? Marc continua son monologue, tentant de
minimiser l’incident. Il jeta la culotte par la fenêtre, pour s’en débarrasser de
manière théâtrale et amusante. Joséphine accepta de passer à autre chose. En
revanche, plus question de parler mariage ce soir.
13
Cette nuit-là, elle fut incapable de s’endormir. Ce petit bout de tissu retrouvé
sous un coussin la maintenait en éveil ; elle ne cessait d’y penser. Marc dormait
près d’elle, alternant à son habitude des phases de ronflement et de silence (il
était double dans son sommeil). À côté de lui, sur la table de chevet, était posé
son téléphone portable ; Joséphine se laissa obséder par l’envie de l’allumer et
d’y lire les messages. Jamais, du temps de leur mariage, elle n’avait fouillé dans
ses affaires, y compris dans les moments où elle avait des raisons d’être
suspicieuse ; ce n’était pas forcément une question de confiance mais de respect
de la liberté de l’autre. Au cœur de cette nuit, il lui sembla que c’était différent.
Elle avait cinquante ans, un âge qui imposait de ne plus se tromper dans ses
choix. Il voulait l’épouser à nouveau ; elle ne pouvait s’embarquer ainsi, les
yeux fermés et le cœur ouvert.
Elle se leva sans bruit, et s’empara de l’appareil. Elle s’enferma dans la salle
de bains avec le portable. Quelle idiote, il avait bien sûr verrouillé son téléphone.
Elle essaya un code qui ne fonctionna pas. Il n’avait certainement pas choisi sa
date d’anniversaire. Elle pouvait en tenter deux autres. C’était absurde d’essayer
de voir ses messages ; elle le connaissait mieux que quiconque. Ils avaient vécu
presque trente ans ensemble, avaient deux filles : que pouvait-elle espérer
trouver ? Elle connaissait ses qualités, ses défauts, et parfois les deux étaient liés.
Elle avait lu dans un article que de plus en plus de couples se reformaient. Il
n’était plus rare de retrouver son premier amour, et vivre cette seconde fois en
étant armé de la connaissance de l’autre. Elle ne pouvait plus être déçue par
Marc ; elle l’avait trop été par le passé. Tout en se raisonnant ainsi, elle ne put
s’empêcher de continuer à chercher le code. Marc adorait ses filles, et allait
souvent les voir à Berlin. Peut-être avait-il simplement mis leurs deux dates de
naissance, deux chiffres côte à côte, le 15 et le 18.
Elle essaya ainsi « 1518 », et le téléphone se déverrouilla.
Joséphine demeura bouche bée. Jamais, elle n’avait pensé trouver le code
aussi facilement. Elle avait été poussée par une impulsion qui resterait, selon
toute vraisemblance, stérile. Mais non, le destin en décidait autrement, prenant
une allure de manifestation quasi divine. De l’autre côté de la porte, elle
entendait toujours le souffle fort de Marc. Appuyant sur l’onglet « messages »,
elle vit le prénom de Pauline apparaître ; ce prénom qu’elle s’était toujours
refusée à prononcer ; celle envers qui elle avait développé une haine démesurée,
sans être capable de mesurer si cette violence était méritée ou non. Le premier
constat était donc le suivant : Marc mentait. Il était encore en contact avec elle.
Et le dernier message datait d’aujourd’hui, de ce soir même.
Assise sur le sol de la salle de bains, Joséphine fut prise d’un vertige. Avait-
elle besoin d’aller plus loin ? Son malaise s’éclipsa immédiatement, laissant
place à une hargne froide. Elle lut alors tous les messages, il y en avait tellement,
des messages d’amour, des promesses de se retrouver bientôt, et des évocations
du plan qui marchait à merveille. Le plan, c’était elle. Mais quel plan ?
Pourquoi ? Elle ne comprenait pas. C’était à devenir folle. Sa respiration prenait
des chemins incontrôlables, une anarchie dans son corps, elle ne pouvait plus
rien maîtriser du feu qui se propageait en elle.
À cet instant, Marc frappa à la porte :
« Tu es là ? Mon amour ?
—…
— Qu’est-ce que tu fais ?
—…
— Ça va ? Je m’inquiète. Ouvre-moi. »
Marc entendait le souffle de Joséphine, qui ressemblait à une suffocation.
Que se passait-il ? Elle était sûrement victime d’un malaise.
« Si tu n’ouvres pas, j’appelle les pompiers.
— Non, dit-elle froidement.
— Mais qu’est-ce qui se passe ?
—…»
Joséphine avait toujours les yeux rivés sur le téléphone et lisait des messages
qui parlaient d’argent. Soudain, tout était clair. Tremblante, elle n’entendait plus
les supplications de Marc. Il l’exhortait à ouvrir, à répondre, à s’expliquer. Que
pouvait-elle faire ? Ouvrir la porte, le frapper de toutes ses forces ; ou bien partir
sans rien dire. Elle avait si mal, elle ne se sentait pas capable d’un affrontement.
Elle se leva, passa un peu d’eau sur son visage. Elle finit par sortir et se dirigea
vers le canapé où elle avait posé ses affaires.
« Mais qu’est-ce qui se passe ? J’étais mort d’inquiétude.
—…
— Qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi tu t’habilles ?
—…
— Tu ne veux pas me répondre. Mais dis-moi !
— Regarde dans la salle de bains, et laisse-moi », répondit alors Joséphine.
Marc s’exécuta, et vit aussitôt son téléphone sur le carrelage. Il retourna
précipitamment vers Joséphine, pour l’implorer :
« Je t’en supplie, pardonne-moi. J’ai tellement honte…
—…
— Depuis plusieurs jours, je voulais t’en parler. Vraiment, je le voulais. Car
tout était merveilleux avec toi, et je me sentais si bien.
— Tais-toi. Je ne te demande qu’une chose : tais-toi. Je m’en vais, et je ne
veux plus jamais te voir. »
Subitement, Marc prit Joséphine par le bras, et la supplia. Elle le repoussa
violemment. Excédée par son manège, elle explosa :
« Mais pourquoi ? Pourquoi tu m’as fait ça ? Comment tu as pu ?
— J’ai eu de très graves problèmes. Je n’ai plus du tout d’argent. J’ai tout
perdu… et j’ai compris que tu allais être riche…
— Tu voulais m’épouser, me prendre mon fric… et après retourner avec ta
pute ? Tu te rends compte de ce que tu dis ?
— Je n’étais plus lucide. J’étais complètement paumé. Oui, je m’en rends
compte. Je… suis minable.
— Mais comment j’ai pu autant souffrir pour toi ?
—…»
Marc se mit à pleurer ; c’était la première fois que Joséphine le voyait avec
des larmes. Aucun drame ne l’avait jamais fait sortir du monde des yeux secs.
Cela ne changeait rien. Elle partit sans rien dire, il pouvait croupir dans sa
médiocrité. Une fois dehors, elle chercha un taxi, en vain. Elle erra dans la nuit
pendant presque une heure.
Joséphine avait mis des années à se recomposer et, à peine remise, Marc la
tuait une nouvelle fois. Tout ça à cause de ce foutu roman. De son vivant, son
père ne l’avait pratiquement jamais serrée dans ses bras, et voilà qu’il laissait
derrière lui un livre qui semait le désastre. Elle avait souffert pendant toutes ces
années, mais cela n’avait pas suffi. Il fallait continuer encore un peu ; il fallait
vivre les dernières heures de l’histoire d’amour, comme si l’agonie n’avait pas
été totalement accomplie.
14
Le lendemain matin, elle attendit l’arrivée de Mathilde au magasin pour lui
annoncer qu’elle s’absentait quelque temps.
15
Rouche avait écouté le récit de Mathilde avec une concentration toute
particulière, espérant repérer ici ou là une information essentielle pour son
enquête. Bien sûr, il n’avait entendu que ce que savait la jeune vendeuse, c’est-à-
dire une version partielle du drame qui s’était joué dans la vie de Joséphine.
Mais, au cœur des derniers événements, il y avait un fait majeur : la fameuse
lettre écrite par Pick. Rouche décida de ne pas y aller frontalement (il attendrait
plutôt la deuxième question) :
« Et depuis, plus aucune nouvelle ? demanda-t-il.
— Non, plus rien. J’ai essayé de l’appeler, elle est sur répondeur.
— Et la lettre ?
— Quelle lettre ?
— La lettre de son père. Elle l’a prise avec elle ?
— Non, elle est dans le coffre. »
Mathilde avait prononcé ces derniers mots sans se rendre compte de leur
importance pour Jean-Michel. Il était à quelques mètres d’une trace écrite de
Pick1. Mathilde observa son acolyte d’un soir d’un œil amusé.
« Tout va bien ? demanda-t-elle.
— Oui, ça va. Je crois que je vais recommander une bière. C’est tellement
déprimant le Perrier.
Mathilde sourit. Elle aimait la compagnie de cet homme plus âgé, au
physique un peu étrange ; si au premier abord il était plutôt repoussant, en
l’observant de plus près on pouvait déceler un certain charme (ou bien était-ce
l’alcool ?). Elle le trouvait de plus en plus touchant, avec cette façon de paraître
toujours surpris, tel un homme sans cesse émerveillé d’être en vie. Il possédait
cette énergie propre aux survivants, celle de se satisfaire d’un rien.
Quant à lui, il n’osait regarder Mathilde en face, préférant s’adresser au
poteau qui était devant lui ; poteau qu’il aurait pu décrire avec bien plus
d’aisance que le visage de la jeune fille. Il commença à trouver incongru qu’elle
lui consacre autant de temps. Elle lui avait pourtant avoué : « Je ne connais
personne dans cette ville. » Il faut au moins ça, pour qu’une fille passe une heure
avec moi, pensa-t-il. Avant, ses reparties sortaient de sa bouche si facilement ; à
présent, chaque mot qu’il prononçait était soupesé, étudié, pour finalement être
balbutié. Ses ennuis professionnels avaient marqué la fin de son assurance.
Heureusement, il avait rencontré Brigitte ; et il l’aimait ; en tout cas, il pensait
toujours l’aimer. C’était elle qui semblait prendre ses distances. Ils ne faisaient
plus beaucoup l’amour, et cela lui manquait. Sous l’effet d’un étrange
mécanisme, plus Jean-Michel parlait avec Mathilde, plus il se sentait proche de
Brigitte. Cela ne l’empêchait pas d’avoir du désir pour cette jeune femme, mais
son cœur demeurait sous la coupe consolante de la propriétaire d’une voiture
doublement éraflée.
Peu avant minuit, Rouche osa enfin demander à Mathilde d’aller récupérer la
lettre.
« Je devrais demander à Joséphine, non ?
— Je t’en prie. Montre-la-moi…
— Ça ne se fait pas… quand même », ajouta-t-elle, avant de partir dans un
fou rire. Si le moment était crucial, il était surtout vécu avec de l’alcool dans le
sang. Mathilde reprit :
« Bon, c’est d’accord, monsieur Rouche. C’est d’accord… mais si j’ai un
problème, je dirai que tu m’as forcé.
— Oui, très bien. Un peu comme un braquage.
— Ou un chantage au soutien-gorge !
— Ça ne veut rien dire…
— Oui, j’avoue… », conclut Mathilde en se levant.
Le journaliste la suivit des yeux, émerveillé par sa démarche gracieuse et
précise malgré la longue journée et l’enchaînement des bières. Elle revint deux
minutes plus tard, en possession de la lettre. Rouche la prit, et l’ouvrit
délicatement. Il se mit à la lire aussitôt. Plusieurs fois de suite. Il releva alors la
tête. Tout était clair maintenant.
1. Christophe Colomb s’apprêtant à poser un pied sur le continent américain.
16
Mathilde n’avait pas voulu gêner la concentration du journaliste. Il semblait
perdu dans ses réflexions. Pendant ce temps, la fraîcheur de la nuit l’avait
raccompagné vers un état plus sobre. Au bout d’un moment, elle finit par
demander :
« Alors ?
—…
— Tu en penses quoi ?
—…
— Tu ne veux rien me dire ?
— Merci. Simplement, merci.
— Je t’en prie.
— Est-ce que je peux la garder ? osa Rouche.
— Non. Là, tu m’en demandes trop. Je ne peux pas faire ça. J’ai bien senti
que cette lettre était très importante pour elle.
— Alors, laisse-moi faire une copie. Tu dois bien avoir une photocopieuse
dans la boutique ?
— Ça n’arrête jamais avec toi !
— C’est une phrase qu’on ne me dit pas souvent », répondit-il en souriant.
Ils auraient eu du mal à dire à partir de quelle bière ils avaient décidé de se
tutoyer, mais leur connivence était réelle. Cela dit, elle aurait sûrement eu lieu
avec de l’eau. Ils payèrent, et se dirigèrent vers la boutique. À minuit, dans la
pénombre, Rouche fut effrayé par les mannequins. Il avait eu l’impression qu’ils
conversaient entre eux, juste avant leur arrivée. Elles se figeaient en présence des
humains, mais le reste du temps, ils parlaient de leurs envies d’évasion. Pourquoi
se laissait-il envahir par de telles pensées à un moment si crucial ? Mathilde
venait de photocopier la lettre. Il en avait maintenant une copie.
17
Une fois dehors, Rouche pensa enfin aux aspects pratiques de son
déplacement. Il n’avait pas pris de chambre d’hôtel. Il demanda à Mathilde si
elle en connaissait un dans le coin.
« Pas trop cher, précisa-t-il aussitôt.
— Tu peux dormir chez moi, si tu veux… »
Rouche ne sut que répondre. Qu’est-ce que cela voulait dire exactement ?
Finalement, il décida de la raccompagner en voiture, pour se laisser le temps de
réfléchir. Une fois arrivé, il lui dit :
« Tu ne devrais pas proposer à des inconnus de dormir chez toi comme ça…
— Tu n’es plus tout à fait un inconnu.
— Je pourrais être un psychopathe. Après tout, j’ai été critique littéraire
pendant quelques années.
— Et toi, tu ne devrais pas te méfier ? Qui te dit que je ne tue pas les vieux
dépressifs dans ton genre ?
— Pas faux. »
Ils continuèrent à parler un moment dans la voiture, sur un ton badin. Cela
prenait la tournure typique des fins de soirée où il devient difficile de distinguer
la séduction de la simple camaraderie. Que voulait Mathilde ? Elle en avait
simplement marre d’être seule. Finalement, Rouche préféra ne pas monter. Et ce
n’était pas forcément une victoire de son esprit sur son corps, mais plutôt un
choix raisonnable dont il fut content. Depuis plusieurs minutes, dans un aller-
retour permanent avec la situation présente, il ne cessait de penser à Brigitte. Sa
conclusion était la suivante : son histoire n’était pas finie. Malgré les difficultés
récentes, il ne s’avouait pas vaincu. Il l’aimait, et peut-être plus encore à cet
instant. Bien sûr, il aurait pu monter chez Mathilde, et il ne se serait peut-être
rien passé ; c’était d’ailleurs le plus probable. Mais il n’aurait pas fermé l’œil de
la nuit, la sachant si belle et si près de lui. Non, il valait mieux qu’il reste dans sa
voiture. Il dormirait sur la banquette arrière, avec la photocopie de la lettre de
Pick près de lui. Après tout, il devait rester concentré sur sa mission.
18
Ils se prirent dans les bras un long moment. Mathilde monta chez elle, et
Jean-Michel se dit qu’il ne la reverrait jamais.
19
Au début, rien n’avait paru anormal à Hervé Maroutou. Il se sentait
simplement un peu plus fatigué que les jours précédents, mais après tout il
vieillissait, et le métier de représentant n’était pas de tout repos. Sans compter la
pression de plus en plus forte. Avec l’incessante progression de la production
littéraire, il fallait batailler pour que les livres qu’on défendait se retrouvent en
bonne place sur les étagères des librairies, ou encore mieux : en vitrine. En fin
connaisseur de sa région, et avec les nombreux liens qu’il avait patiemment
tissés, Maroutou restait un professionnel apprécié de tous. Il éprouvait toujours
le même frémissement à lire un livre avant tout le monde, à le recevoir bien
avant la publication pour pouvoir le présenter. Motivé par la jeune éditrice de
Grasset, il avait réussi à communiquer l’enthousiasme de la maison sur le livre
de Pick. Et, quel résultat ! Le roman continuait sur sa lancée exceptionnelle.
Hervé venait de recevoir une invitation pour fêter justement ce succès ; ce qui lui
faisait plaisir. Il n’était pas rare que les représentants soient chouchoutés au tout
début de la vie d’un livre, mais quand la réussite était au rendez-vous, on pensait
rarement à les inclure dans les festivités. C’était réparé avec cette soirée qui
s’annonçait comme le point d’orgue d’une aventure littéraire peu commune.
Au bout de quelques semaines, il dut admettre que sa fatigue n’était pas
ordinaire. Un matin, il se leva en vomissant, et passa la journée avec un mal de
tête effroyable. Son dos lui faisait aussi très mal, une douleur étrange, comme
une brûlure dans les lombaires. Pour la première fois depuis longtemps, il annula
ses rendez-vous, incapable de conduire ou de parler. Il dormait alors au Mercure
de Nancy, et décida de consulter un médecin. Il dut appeler plusieurs numéros
avant de pouvoir obtenir un rendez-vous. Une fois dans la salle d’attente, il n’eut
pas le cœur à feuilleter les vieux magazines éparpillés sur la table. Seul
l’intéressait le moyen d’arrêter ses douleurs. Alors qu’il n’avait rien avalé le
matin, il ressentit encore le besoin de vomir. Son corps tremblait. Mais pourtant
il avait chaud. C’était à n’y rien comprendre ; une totale anarchie des sensations,
comme si ses membres étaient le théâtre d’un combat entre deux armées. Il
perdit peu à peu la notion du temps. Depuis combien de minutes était-il là, à
attendre ?
Enfin, on vint le chercher. Le médecin avait le teint jaunâtre et paraissait
souffreteux. Qui a envie de se faire soigner par un mourant ? Il lui posa quelques
questions de manière mécanique. L’interrogatoire basique du patient sur ses
antécédents et les maladies familiales. Maroutou fut rassuré d’être écouté, on
allait trouver ce qu’il avait. Avec quelques cachets et un peu de repos, il pourrait
vite reprendre son travail. Il irait aussitôt au Hall du livre, car il appréciait
particulièrement la libraire ; elle lui avait fait confiance en commandant
directement cent exemplaires du roman de Pick.
« Pouvez-vous tousser, s’il vous plaît ? demanda le médecin.
— Je n’y arrive pas, je ne me sens pas bien, souffla-t-il.
— Oui, votre respiration semble difficile.
— Qu’en pensez-vous ?
— Vous allez faire des analyses un peu plus poussées.
— Est-ce que je peux faire ça dans quelques jours ? À mon retour à Paris ?
demanda Maroutou.
— Euh… le plus tôt serait le mieux… », annonça le médecin d’une voix
gênée.
Quelques heures plus tard, au CHU de Nancy, Maroutou était adossé torse
nu contre une plaque froide. Première étape d’une série d’examens. Qui fut
suivie par d’autres. Ce n’était pas bon signe. Les médecins ne cessaient de
vouloir préciser le diagnostic. Quand tout va bien, on le sait tout de suite.
Préciser, c’est préciser le degré de gravité. Ce n’était pas la peine de tourner
autour du pot, il voyait bien l’expression sur le visage des praticiens. On finit par
lui demander s’il voulait savoir la vérité. Que peut-on répondre à cela ? « Non,
j’ai fait des examens, mais ne me dites rien. » Bien sûr, il voulait savoir. C’était
plutôt l’homme en face de lui qui semblait ne pas avoir envie de parler. Il est peu
probable qu’on devienne médecin pour le plaisir d’annoncer une mort prochaine
à un homme ou une femme.
« Quand ? demanda-t-il.
— Bientôt… »
Qu’est-ce que ça voulait dire, bientôt ? Un jour, une semaine, un an ? Selon
lui, bientôt pouvait signifier quelques mois, et finalement cela ne changeait rien ;
l’annonce marquait la fin de sa vie. Il pensa à sa femme un peu plus qu’à
l’habitude. Elle était morte d’un cancer à trente-quatre ans, au moment où ils
essayaient d’avoir un enfant. Dans son milieu professionnel, personne ne le
savait. Maroutou avait vécu la vie d’errance des représentants, parce qu’il s’était
promis de ne plus s’engager avec quiconque. Vingt ans plus tard, il la retrouvait
dans l’écho d’une scène identique. Avec une différence majeure : il était seul
pour affronter la peur. Lui, il avait pu tenir la main de sa femme, et ils s’étaient
aimés jusqu’à son ultime souffle. Il n’avait jamais oublié les dernières heures de
leur histoire d’amour, des heures paradoxalement paisibles et sereines. Ne restait
plus que l’essentiel, l’amour dément d’un homme accompagnant sa femme à la
mort. Est-ce qu’elle l’attendait de l’autre côté ? Il n’y croyait pas. Son corps
s’était décomposé depuis longtemps, tout comme le sien le serait bientôt.
20
Le jour de la fête organisée par Grasset, Maroutou trouva la force nécessaire
pour venir ; cela lui ferait du bien, sûrement, de retrouver des amis et des
collègues. Il devait se forcer à vivre. Qui sait ? Il pourrait repousser la maladie,
tout comme d’autres avaient réussi à le faire. Mais il n’avait pas cette énergie du
combat ; seul, il se laissait glisser vers son dernier jour, en espérant souffrir le
moins possible.
Épuisé, il préféra aller s’asseoir au fond de la salle, un peu à l’écart de la
foule. En passant devant le bar, il demanda à la serveuse un whisky. La fête avait
déjà l’allure d’une fin de mariage ; il était à peine vingt heures, et tout le monde
paraissait éméché. Assis dans son coin, Maroutou fut rejoint par un homme gris.
« Bonsoir, je peux m’asseoir ici ?
— Bien sûr, répondit Maroutou.
— Rouche, se présenta aussitôt l’homme.
— Ah, je ne vous avais pas reconnu. Je me souviens de vos articles.
— Vous voulez que j’aille m’asseoir ailleurs ?
— Non, pas du tout. Maroutou, Hervé Maroutou. Enchanté.
— Enchanté », répéta Rouche.
Les deux hommes se serrèrent la main, deux mains molles qui conférèrent à
cette poignée l’énergie d’un mollusque neurasthénique.
Ils échangèrent quelques mots sur leur point commun : ils buvaient tous
deux du whisky.
« Et vous ? demanda Rouche. Vous faites quoi ?
— Je travaille pour Grasset. Je suis représentant. Sur l’est de la France.
— Ça doit être intéressant.
— Je vais arrêter bientôt.
— Ah ? Vous partez à la retraite ?
— Non, je vais mourir.
—…»
Rouche blêmit, puis balbutia qu’il était désolé. Maroutou reprit :
« Excusez-moi, je ne sais pas pourquoi je vous ai dit ça. En plus, personne
ne le sait. Je n’en parle pas. Et là, d’un coup, c’est sorti. C’est tombé sur vous.
— Ne vous excusez pas. C’est sûrement important… que ça sorte. Je suis là,
si vous voulez… enfin, je ne suis pas la compagnie la plus joyeuse.
— Pourquoi ?
— Non, c’est ridicule. Vous m’annoncez que vous allez mourir, alors je ne
vais pas vous raconter mes problèmes.
— S’il vous plaît », insista Maroutou.
Rouche trouva la situation incongrue ; il allait évoquer ses malheurs pour
divertir un futur mort. Depuis quelques jours, sa vie prenait une tournure
étrange ; il se sentait comme un personnage de roman.
« C’est ma femme, commença Rouche en s’arrêtant aussitôt.
— Quoi, votre femme ?
— Enfin, façon de parler. Nous n’étions pas mariés.
— Et alors ? s’impatienta Maroutou.
— Elle vient de me quitter.
— Je suis désolé à mon tour. Ça faisait longtemps que vous étiez ensemble ?
— Trois ans. Et ça ne se passait pas forcément bien, mais je crois que je
l’aimais. Enfin, je ne sais plus trop. Mais je m’accrochais à elle, à notre histoire,
pour tenir le coup.
— Si je ne suis pas trop indiscret : pourquoi a-t-elle décidé de vous quitter ?
— À cause de sa voiture. »
21
C’était une façon un peu grossière de résumer la situation, mais pas
totalement fausse. Après avoir dormi dans la Volvo, Rouche avait décidé de
rentrer à Paris. La lettre qu’il avait récupérée suffisait à son enquête, pour
l’instant tout au moins. C’était un élément capital. Repensant à la soirée avec
Mathilde, il avait roulé heureux. Il faut se méfier de ces moments-là, pensa-t-il
après coup, comme si l’aveu d’un bonheur le rendait aussitôt fragile.
À son retour, il se reposa une bonne partie de l’après-midi, et prit une
douche avant d’accueillir Brigitte. Quand elle arriva, il tenta aussitôt de lui faire
partager sa découverte majeure, mais elle ne parut pas intéressée. Il en éprouva
une grande amertume. Rouche rêvait de retrouver un terrain d’entente avec elle,
de connivence, un sujet qui alimenterait entre eux des discussions enflammées. Il
était seul avec son histoire d’auteur à démasquer. Elle préféra l’interroger :
« Et avec la voiture, ça s’est bien passé ?
—…
— Pourquoi tu ne me réponds pas ?
— Pour rien.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien. Quasiment rien.
— Tu t’es garé où ? »
Ils descendirent tous les deux, marchant l’un derrière l’autre ; une véritable
atmosphère d’exécution. Face à l’état de la voiture, Brigitte fut épouvantée. Ce
n’était pas grand-chose ; ça se réparait facilement, argumenta Jean-Michel. En
d’autres circonstances, peut-être l’incident n’aurait-il pas eu autant
d’importance, mais étant donné le contexte de plus en plus sinistre entre eux, elle
y vit un symbole. Elle avait décidé de lui faire confiance, et voilà le résultat.
Brigitte se focalisa un moment sur les deux éraflures, comme si la carrosserie
représentait son propre cœur. Soudain, elle se sentit épuisée de ne pas être aimée
comme elle le voulait.
« Je préfère qu’on se sépare.
— Quoi ? Tu ne vas pas me quitter pour une éraflure ?
— Il y en a deux.
— Peu importe. On ne se sépare pas pour ça.
— Je te quitte parce que je ne t’aime plus.
— Si j’avais pris le train, on serait encore ensemble ?
—…»
En passant la soirée de la veille avec Mathilde, Rouche s’était rendu compte
de son amour pour Brigitte ; mais c’était trop tard. Elle avait accumulé trop de
déceptions. Ils vivaient maintenant leurs dernières heures. Jean-Michel
s’accrochait à l’illusion que tout s’arrangerait ; mais le regard de Brigitte ne
laissait aucune place au doute. Cela ne servait à rien de quémander un sursis
affectif. C’était fini. Il ressentit une intense brûlure dans le corps, ce qui le
surprit. Desséché par les épreuves, il ne pensait pas que son cœur puisse encore
être capable de saigner.
22
Maroutou confirma, après avoir écouté le récit de Rouche, que c’était un
motif difficile à accepter pour une séparation. Mais le journaliste trouvait des
excuses à Brigitte, rappelant qu’elle lui avait sûrement sauvé la vie à un moment
où il avait toutes les raisons de sombrer. Il ne parvenait pas à lui en vouloir. Ils
burent un nouveau whisky sur ce constat, avant d’enchaîner sur Pick.
« Vous avez donc enquêté sur cette histoire ? demanda Maroutou.
— Oui.
— Vous pensez qu’il n’est pas l’auteur de son livre ?
— Je ne le pense pas, je le sais », affirma Rouche en baissant la voix,
comme s’il venait de révéler une affaire d’État susceptible de mettre en péril
l’équilibre géopolitique mondial.
Plus les deux hommes ressentaient l’ambiance festive de la soirée, plus ils
s’avachissaient dans leurs fauteuils. Il y a un moment où la joie des autres
accentue votre désarroi. Une femme passa près d’eux :
« Vous me faites penser à Woody Allen et Martin Landau, à la fin du film
Crimes et délits.
— Ah merci », répondit Rouche, sans savoir si c’était un compliment. Il ne
se souvenait plus du film. Maroutou, lui, savait qu’il ne l’avait pas vu ; il avait
toujours préféré lire plutôt que d’aller au cinéma. Mais ce qu’il aimait, est-ce que
ça avait encore de l’importance ? À présent, tous les livres qu’il avait lus, aimés,
défendus, formaient un amas de mots incompréhensibles ; il lui semblait qu’il ne
lui restait plus rien de la beauté. Et sa vie même formait à ses yeux comme un
objet grotesque.
« Je vais nous chercher deux autres whiskys, dit Rouche.
— Très bonne idée… », répondit son comparse d’un soir en n’entendant plus
vraiment le son de sa propre voix. Maroutou ressentait comme des vibrations
chaotiques : un bourdonnement qui l’empêchait de distinguer ce qui était
extérieur à ses pensées. Le P.-D. G. des éditions Grasset, Olivier Nora, était en
train de prononcer un petit discours remerciant chacun pour son travail, et tout
particulièrement Delphine Despero. Maroutou reconnut la jeune éditrice, qui
paraissait impressionnée d’être au centre de l’attention de l’assemblée ; tout le
monde l’observait. Pour la première fois, on aurait dit qu’elle perdait son
assurance. Cela la rendait humaine et touchante. Son patron lui demanda de
prononcer quelques mots. Alors qu’elle avait dû préparer son discours, ses
paroles trébuchèrent légèrement. Tout le monde la regardait, et ses proches aussi.
Ses parents étaient là, et Frédéric bien sûr qui arborait un grand sourire. Ne
manquait à cette célébration littéraire qu’un représentant de la famille de
l’auteur. Joséphine, censée jouer ce rôle, n’était pas venue. On avait tenté en
vain de la joindre.
Depuis son poste reculé, et malgré une vision quelque peu brouillée,
Maroutou observa tout cela. Il trouva que Delphine ressemblait à une
adolescente perdue dans l’immense costume d’une femme. Il se leva subitement,
et marcha vers elle d’un pas nerveux. Il n’entendit pas Rouche lui demander où
il allait. Quelques regards se tournèrent vers cet homme qui fendait l’auditoire
d’une manière ostentatoire ; cet homme qui s’empara brusquement du micro de
Delphine, afin de prononcer les mots suivants : « Bon, ça suffit maintenant !
Tout le monde sait que ce n’est pas Pick qui a écrit ce livre ! »
HUITIÈME PARTIE
1
Le coup d’éclat fut repris dans la presse le lendemain, alimentant aussi les
réseaux sociaux. Les amateurs de complot en tout genre s’excitèrent. Il y a une si
grande tentation à ne pas croire aux versions officielles. Le patron des éditions
Grasset jugea qu’une petite polémique ne serait pas de trop pour pousser encore
le livre sur la route du succès, tout en refusant catégoriquement l’hypothèse
selon laquelle Les Dernières Heures d’une histoire d’amour aurait pu être écrit
par un autre auteur. Le romancier Frédéric Beigbeder sauta sur l’occasion pour
écrire une chronique : « Pick, c’est moi ! » Après tout, le roman avait été publié
chez son éditeur. Et, en parfait expert de la Russie (il y avait placé l’intrigue
d’un de ses romans), il devait bien connaître Pouchkine. En quelque sorte, c’était
plausible. Les journalistes lui coururent après pendant quelques jours, et il en
profita pour annoncer à tout-va la publication prochaine de son nouveau roman.
Question marketing, c’était immense. Ainsi, plus personne ne pouvait en ignorer
l’existence, ni même le titre : L’amitié (aussi) dure trois ans.
Bien sûr, il n’avait pas écrit le livre de Pick. Et rien ne prouvait ce que
Maroutou avait annoncé avec véhémence en plein cocktail. On disait que,
totalement ivre ce soir-là, il avait été influencé par le journaliste Jean-Michel
Rouche. La frénésie se déplaça alors sur ce dernier. Le bruit courut qu’il
connaissait la vérité sur cette affaire. Rouche refusa toutes les sollicitations lui
intimant de s’expliquer sur les raisons de sa conviction. Quelle ironie que d’être
le centre de l’attraction générale après avoir été le plus grand pestiféré de Paris.
Ceux qui ne le prenaient plus au téléphone avaient comme par enchantement
retrouvé le désir de le voir. Mais le plaisir des premiers instants se transforma
assez vite en dégoût pour cette mascarade. Il prit la décision de ne rien dire. Il
était en possession d’une lettre de Pick, probablement la seule que cet homme ait
jamais écrite ; il n’allait pas en faire cadeau, comme ça, à la petite meute.
Ce n’était pas seulement une question de vengeance : armé de sa certitude, il
ne voulait rien dévoiler avant de pouvoir tout révéler. C’était son affaire, et il
devait désormais être discret s’il voulait avoir une chance de la mener à son
terme. La sortie de Maroutou lui avait nettement compliqué les choses. Il
commençait à avoir une idée de l’auteur qui pouvait se cacher derrière Pick ;
mais il n’en parlerait plus à personne ; pas même à un autre alcoolique sur le
point de mourir. La seule à qui il aurait pu tout dire, c’était Brigitte. Mais elle
n’était plus là pour l’écouter. Depuis leur séparation, elle ne répondait plus à ses
appels. Sur sa boîte vocale, il avait laissé tout type de messages, sur tous les
tons, de l’humour au désespoir, mais rien à faire. Quand il déambulait dans la
rue, il se focalisait sur les Volvo. Après Pick, c’était sa seconde obsession. Dès
qu’il en voyait une, il vérifiait aussitôt l’état de la carrosserie. Pas une seule
n’était éraflée. Il en conclut que tout le monde était aimé sauf lui.
2
Cette fois-ci, Rouche prit le train. Il avait toujours aimé ce moyen de
transport propice à la lecture. Pourquoi ne l’avait-il pas choisi la dernière fois ?
On peut se perdre dans ses pensées sans risquer d’abîmer l’engin. Ce serait
l’occasion pour lui d’avancer dans l’intrigue du roman de Bolaño. C’était une
expérience si particulière. Grand connaisseur de la littérature allemande, Rouche
était fasciné par la narration fiévreuse de 2666, et l’entremêlement de plusieurs
livres au sein d’un projet gigantesque. Les histoires se perdaient dans des
labyrinthes narratifs. Dans sa tête, il créa alors deux équipes : celle de García
Márquez, Borges, Bolaño face à celle de Kafka, Mann, Musil. Au milieu d’eux,
un homme qui avait oscillé entre les deux mondes, celui qu’il considérait comme
l’arbitre : Gombrowicz. Le journaliste se laissa bercer par ce combat littéraire,
recomposant l’histoire d’un siècle par des virgules.
Soudain, tout lui sembla logique : il allait vers une bibliothèque.
Pourquoi n’avait-il pas écrit de roman ? À vrai dire, il avait essayé à
plusieurs reprises. Des pages et des pages de tentatives stériles. Et puis, il s’était
mis à juger les autres, souvent sévèrement. Alors cela avait rendu impossible
l’idée de publier un roman, fût-il aussi médiocre que ceux qu’il lisait. En
feuilletant certains ouvrages, il continuait à se dire : pourquoi pas moi ? Au bout
de ce long chemin, mélange d’envie et de frustration, Rouche avait
définitivement abandonné. Admettre qu’il ne possédait pas la capacité d’écrire
fut presque un soulagement. Il avait vécu dans cette atmosphère pesante de
l’inabouti, avec ce sentiment de ne pas être tout à fait accompli. C’était peut-être
aussi pour cela que la bibliothèque des livres refusés lui parlait tant. Il
comprenait parfaitement l’acte de renoncer.
3
À Crozon, ce jour-là, il pleuvait démesurément. On ne voyait rien, si bien
qu’on aurait pu être partout ailleurs.
4
N’ayant pas les moyens de prendre un taxi, Rouche dut attendre à la gare
que la pluie s’arrête. Assis tout près de la sandwicherie, il fut l’objet de quelques
regards. Certains passants le prirent pour un mendiant, sans qu’il s’en doute.
C’était surtout à cause de son imperméable, totalement élimé par endroits.
Rouche s’était toujours senti bien dans ce manteau qui lui donnait l’allure d’un
roman inachevé. Il aurait pu en changer, Brigitte lui avait plusieurs fois proposé
d’aller faire du shopping1. Elle lui disait que c’étaient les soldes, mais rien à
faire, il préférait vivre et mourir avec cette matière agonisante sur le dos.
Brigitte l’avait quitté maintenant, mais il portait toujours le même manteau.
Cette pensée lui parut incongrue. Combien de femmes avait-il connu depuis qu’il
possédait cet imperméable ? Il se souvenait de chaque moment, et pouvait
recomposer la vie sentimentale de ses dernières années par le prisme d’un tissu.
Il pouvait revoir les moments avec Justine, quand il l’accrochait au portemanteau
d’une brasserie chic à Paris ; le voyage en Irlande avec Isabelle où il fut protégé
à merveille du vent ; et finalement les disputes à son propos avec Brigitte.
Pendant qu’il était plongé dans la mémoire de ce qu’il avait partagé avec son
imperméable, le temps avait passé, et à Crozon la pluie s’était arrêtée.
1. Sûrement l’activité qu’il détestait le plus au monde, avec la pratique de n’importe quel sport ; il
pouvait devenir fou à l’idée d’entrer dans un Zara ou un H&M, surtout à cause de la musique.
5
La bibliothèque était accessible à pied. En marchant, Rouche pensa à
l’histoire qui l’avait mené jusqu’ici. Il s’était documenté sur l’origine de cet
étrange projet des manuscrits refusés. Il avait récolté quelques informations sur
Jean-Pierre Gourvec. Et il avait lu L’Avortement de Richard Brautigan. D’une
manière générale, Rouche appréciait peu la littérature américaine. À part Philip
Roth, le seul qui trouvait grâce à ses yeux. À l’époque de sa chronique
hebdomadaire, il avait dézingué Bret Easton Ellis, le jugeant comme « l’écrivain
le plus surfait du siècle ». Quelle idiotie, se repentait-il maintenant, d’écrire de
telles inepties, de faire le malin avec des phrases grandiloquentes et définitives.
Il ne reniait pas son opinion, mais la façon dont il l’avait exprimée. Il lui arrivait
d’avoir envie de réécrire ses articles. C’était donc ça, Rouche, un homme très en
retard sur la meilleure version de lui-même. Il en allait de même pour ses
relations humaines ; il conservait en lui un monologue pour Brigitte qu’il n’avait
pas pu déclamer à temps. Mais, en marchant vers la bibliothèque, il éprouvait
enfin le sentiment d’investir le présent. Il était exactement là où il devait être.
Sa certitude fut néanmoins mise à mal. Il y avait toujours un décalage entre
l’excitation qu’il ressentait et la réalité. Autrement dit : la bibliothèque était
fermée. Un mot sur la porte annonçait :
Je reviens dans quelques jours.
Merci de votre compréhension.
MAGALI CROZE
Responsable de la bibliothèque
municipale de Crozon
C’était exactement comme avec Joséphine. Depuis le début de son enquête,
à chaque fois qu’il voulait rencontrer une femme, elle disparaissait avant même
son arrivée. Fallait-il y voir un signe ? En était-il responsable ? Elles se passaient
peut-être le mot pour n’avoir pas à le croiser. Ajouté à la rupture voulue par
Brigitte, cela faisait beaucoup pour un seul homme. Que faire ? Il devait
absolument la rencontrer. Elle pourrait lui dire avec précision comment le
prétendu roman de Pick avait été découvert. Et puis, il avait très envie d’en
savoir plus sur la personnalité de Jean-Pierre Gourvec. Rouche était persuadé
qu’il fallait fouiller dans le passé de cet homme.
6
Pour le moment, il devait essayer de décrypter ce que signifiaient « quelques
jours ». C’était un autre point commun avec le « quelque temps » de Joséphine.
Cela n’avait pas le mérite d’être très précis. Il entra dans les boutiques aux
alentours, de la poissonnerie à la papeterie, pour tenter d’obtenir des
informations concernant le retour de Magali. Personne ne savait rien. Elle était
partie comme ça, en laissant un mot énigmatique. On lui confirma que c’était
une femme très professionnelle, qui travaillait avec cœur pour faire vivre la
bibliothèque. À les écouter, ce n’était pas du tout son genre de partir ainsi.
Dans un pressing, Rouche tomba sur une grande femme longue et maigre
comme une sculpture de Giacometti qui lui suggéra :
« Vous devriez peut-être aller demander à la mairie ?
— Vous pensez qu’ils savent quand elle va revenir ?
— La bibliothèque est municipale, donc le maire est son patron. Elle a
sûrement dû l’informer. D’ailleurs moi aussi, ça m’intéresse. Elle m’a laissé un
tailleur rose, et je voudrais bien savoir quand elle sera là pour le récupérer. Si
jamais vous la voyez, dites-le-lui.
— Très bien, je n’y manquerai pas… »
Rouche repartit chargé de ce message pour Magali, mais il était peu probable
que ce soit la première chose qu’il lui dise si jamais il parvenait à la retrouver. Il
était tombé bien bas professionnellement, mais de là à devenir messager de
pressing… Un tailleur rose, en plus.
7
À la mairie, une secrétaire d’une cinquantaine d’années lui expliqua que
Magali était partie sans donner de date de retour.
« Vous ne trouvez pas ça inquiétant ?
— Non, elle avait beaucoup de vacances en retard. Vous savez, ici, tout le
monde se connaît.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Qu’on travaille les uns les autres en confiance. Cela ne me choque pas
qu’elle soit partie sans prévenir le maire. Elle fait un travail formidable, alors
elle a le droit de souffler.
— Mais elle était déjà partie, comme ça ? Sans prévenir.
— Non, pas que je me souvienne.
— Si je peux me permettre, vous travaillez ici depuis longtemps ? demanda
Rouche.
— Depuis toujours. J’y ai fait un stage à dix-huit ans, et me voilà encore ici.
Je ne vais pas vous donner mon âge, mais bon, ça fait un moment.
— Est-ce que je peux vous poser une autre question ?
— Oui.
— Avez-vous connu Henri Pick ?
— Vaguement. Je connais surtout sa femme. On a voulu faire une petite
cérémonie pour elle à la mairie, mais elle a refusé.
— Une cérémonie pour quoi ?
— Pour l’histoire de son mari. Son roman. Vous n’avez pas entendu parler
de ça ?
— Si, bien sûr. Et vous en pensez quoi, vous ?
— De quoi ?
— De cette histoire ? Du roman écrit par Henri Pick ?
— J’en pense que ça fait une publicité extraordinaire. Il y a beaucoup de
curieux qui viennent ici. Et c’est bon pour le commerce. C’est bien simple, on
aurait pris une agence de communication pour faire parler de la ville, on n’aurait
pas pu faire mieux. Et pour la bibliothèque, on va s’arranger. J’ai une stagiaire
ici qui pourra faire la permanence. Faut pas décevoir tous ces nouveaux
visiteurs. »
Rouche s’arrêta un instant pour dévisager cette femme. Elle avait une telle
énergie. Chacune de ses réponses avait surgi de sa bouche telle la charge d’une
catapulte à mots. On la sentait prête à répondre à toutes sortes de questions
pendant des heures avec la même vivacité. Elle venait de soulever un point
majeur. Rouche admit qu’on n’avait sûrement jamais autant parlé de Crozon.
Peut-être que toute cette histoire de manuscrit retrouvé avait été fomentée par un
génie breton de la communication. Subitement, il lui demanda :
« Et Jean-Pierre Gourvec, vous l’avez connu ?
— Pourquoi vous me demandez ça ? répondit la secrétaire sèchement, dans
une rupture totale avec le premier mouvement de leur échange.
— Comme ça. Juste pour savoir. C’est tout de même lui qui a importé ici
l’idée de la bibliothèque des livres refusés.
— Ça oui, des idées, il en avait. Mais après…
— Que voulez-vous dire ?
— Rien. Bon, si ça ne vous dérange pas, je dois reprendre mon travail.
— Très bien », répondit Rouche, sans insister ; il y avait apparemment un
malaise entre cette femme et Gourvec. Elle était devenue toute rouge à l’énoncé
du nom du bibliothécaire. Après le rose du tailleur de Magali, son enquête
prenait la forme d’une variation de couleurs au sein d’une même gamme. Il la
remercia chaleureusement pour son aide précieuse, et s’éclipsa.
Son enquête n’allait pas beaucoup avancer aujourd’hui. Il devait s’y
résoudre. Que pouvait-il décider ? Aller boire des bières quelque part ; c’était
une idée certes, mais pas la plus constructive. Il songea alors qu’il avait mieux à
faire : aller directement rendre visite à Henri Pick, au cimetière.
8
C’est vrai que Magali n’était pas du genre à partir comme ça, sans prévenir ;
de manière générale, elle n’était pas du genre à faire quoi que ce soit de non
prémédité ; son existence était une succession de planifications.
En roulant cette nuit-là, quelques jours plus tôt, elle avait dû s’arrêter
plusieurs fois. S’arrêter pour être bien certaine d’avoir vécu ce qui venait de se
passer. Ses idées n’étaient pas claires (on pourrait même parler de confusion
totale), mais il lui suffisait de respirer pour être envahie d’une odeur étrangère.
Celle de Jérémie. La réalité sur sa peau était tenace ; la preuve physique qu’elle
n’avait pas rêvé. Un jeune homme l’avait désirée d’une façon simple et brutale,
et elle se demandait ce qu’elle faisait à rouler dans cette direction, laissant la
beauté derrière elle. Plusieurs fois, elle avait voulu faire demi-tour, même si
c’était interdit sur cette portion de route marquée par une ligne blanche. Et
alors ? Ce n’était pas une ligne qui pourrait l’empêcher d’agir. Pourtant, elle
avait continué à rouler vers chez elle, et le trajet lui avait paru aussi long et
sinueux que ses tergiversations.
Son mari l’avait appelée plusieurs fois, inquiet de ne pas la voir revenir. Elle
avait prétexté un inventaire ; il n’avait même pas pensé qu’elle faisait toujours
ses inventaires en journée, quand la bibliothèque était fermée. N’importe quelle
personne s’intéressant un tant soit peu à elle aurait deviné qu’elle ne disait pas la
vérité. Mais pourquoi lui aurait-elle menti ? Personne ne ment à Crozon. Il n’y a
pas de raison. Alors, il s’était inquiété, car son absence ce soir-là sortait de
l’ordinaire, mais voilà, rien de plus.
En entrant chez elle, Magali s’était préparée à s’expliquer. Peut-être
remarquerait-il ses cheveux défaits, son allure froissée, les ricochets de son
bonheur physique ? Oui, il allait tout comprendre, José. Car ça se voyait, ça
sautait à la figure, et elle n’avait aucune capacité à masquer le vrai. Mais tout
paraissait différent ce soir-là ; elle avait été surprise par l’attitude quasi anxieuse
de son mari. Magali avait toujours pensé qu’elle pouvait disparaître au moins
deux trois jours avant qu’il ne se rende compte de son absence. Il leur arrivait de
passer des soirées tous les deux sans prononcer une parole, et d’autres
uniquement encombrées par quelques détails d’ordre pratique ; savoir, par
exemple, qui irait faire les courses le lendemain. Il fallait admettre qu’elle avait
tort ; il avait appelé pour savoir ce qu’elle faisait. Que voulait-elle au juste ? Elle
aurait peut-être préféré son indifférence, qu’il n’encombre pas de ses appels le
plaisir qu’elle vivait.
Elle y pensait sans cesse, à ce plaisir. Un vertige. Jérémie lui avait demandé
de venir le réveiller le lendemain matin « avec sa bouche », elle était hantée par
cette phrase, mais une grande partie d’elle pensait : il ne sera pas là demain. Il a
dit ça, mais la vérité est tout autre : il sera parti. Il sera retourné chez lui, ou alors
il sera en train de baiser une autre dans mon genre ; ça ne devait pas être difficile
à trouver, il y en avait partout des femmes comme elle, des femmes n’en pouvant
plus qu’on ne les touche plus, des femmes se trouvant grosses et hideuses, voilà
il devait laisser partout derrière lui des souvenirs impérissables, c’était sa
postérité à lui, puisqu’il n’arrivait pas à se faire publier. Oui, c’était sûr, il ne
serait plus là. Elle sourit d’avoir pu imaginer un instant le contraire.
Une fois chez elle, elle traversa le salon sans faire de bruit. Magali eut la
surprise de constater que tout était éteint. Ce n’était en rien le décor d’un homme
inquiet. Elle s’approcha doucement de leur chambre, où elle découvrit son mari,
bouche ouverte, plongé dans un sommeil d’une profondeur abyssale.
9
Magali resta éveillée une grande partie de la nuit. Et repartit tôt le
lendemain, après avoir passé une heure dans la salle de bains. Elle n’avait pas eu
à s’expliquer, son mari avait dormi tout le temps de sa présence dans la maison.
De toute façon, il serait heureux à son réveil, puisque le café était chaud et la
table préparée pour le petit déjeuner.
Elle ouvrit la porte de la bibliothèque au petit matin, tout était tellement
calme, comme si les livres eux aussi dormaient, et traversa les rayonnages pour
rejoindre son bureau. Son cœur battait d’une manière nouvelle, sur un rythme
inédit. Elle aurait pu marcher vite, se précipiter vers ce qu’elle allait découvrir,
mais elle aimait ce temps d’attente ; pendant quelques mètres, quelques
secondes, tout était encore possible. Jérémie pourrait être là, en train de dormir,
en train d’attendre d’être réveillé par sa bouche. Elle ouvrit doucement la porte
pour découvrir le jeune homme allongé, plongé dans un sommeil à l’allure d’un
lac suisse. Elle ferma la porte, pour la rouvrir à nouveau, comme pour être
certaine qu’il ne s’agissait pas d’un trouble de sa vision. Elle s’approcha alors
pour le regarder de plus près. La veille, elle n’avait pas osé le dévisager, et avait
souvent détourné son regard au moment où leurs yeux se croisaient. Maintenant,
elle pouvait le contempler, s’arrêter sur chaque détail de son corps, s’étourdir de
sa beauté. Il fallait donc le réveiller par la bouche. Voulait-il des baisers ? Elle se
mit à l’embrasser tout doucement sur le torse, puis le ventre, et il commença à
frémir ; il posa alors sa main sur sa tête, caressant ses cheveux un instant, avant
de la diriger un peu plus bas encore.
Plus tard, Magali prépara un café qu’elle apporta à Jérémie. Il s’installa
derrière le bureau. Pendant la nuit, il avait dû errer entre les rayons, car il avait
rassemblé une petite pile de livres près de lui. Magali repéra entre autres : Kafka,
Kerouac, Kundera. Elle put en conclure qu’il s’était arrêté uniquement à la lettre
K. Il hésita entre Les Clochards célestes ou Le Procès avant de finalement se
plonger dans Risibles amours. Magali l’observa un instant et lui demanda :
« Tu as faim ? Tu veux que j’aille chercher des croissants ?
— Non, merci. J’ai tout ce qu’il faut ici », répondit-il en désignant son livre.
Elle le laissa pour aller ouvrir la bibliothèque aux lecteurs. Ce fut une
journée particulièrement calme, ce qui offrit à Magali de nombreuses occasions
d’aller voir Jérémie. Parfois, il lui disait de s’approcher, et il passait sa main
entre ses cuisses. Elle se laissait faire sans rien dire. Qu’allait-il se passer ? Que
voulait-il ? Combien de temps allait-il rester ? Elle aurait voulu simplement
profiter de cette folie, mais rien à faire, son esprit était envahi par une avalanche
de questions. Jérémie ne semblait plus du tout aussi marginal que la veille, ou
torturé ; il avait plutôt l’air aujourd’hui d’un bon vivant, profitant des cadeaux de
la vie. À la fin de journée, elle alla acheter une bouteille de vin et de quoi dîner,
et ils s’installèrent à même le sol. Ils parlèrent davantage que la veille. Jérémie
raconta ses difficultés relationnelles avec ses parents, et notamment sa mère ; il
avait été en pension, puis placé dans un foyer, et maintenant cela faisait presque
cinq ans qu’il ne les avait vus. « Ils sont peut-être morts », souffla-t-il, avant
d’admettre que c’était peu plausible ; on l’aurait au moins prévenu. Cette idée
glaça Magali. Quand elle voyait des jeunes faire la manche devant le
supermarché, elle se doutait que des difficultés relationnelles au sein de la
famille étaient à l’origine de leur errance. Elle pensa à ses fils, se dit qu’elle ne
les voyait pas assez. Elle ne leur montrait peut-être pas assez son amour.
Encouragée par Jérémie, Magali se mit à évoquer ses propres parents. Ils
étaient morts depuis si longtemps déjà, elle n’en parlait jamais. Personne ne lui
posait de questions sur son enfance à elle. Elle fut saisie subitement par une
intense émotion. Depuis des années, elle vivait sans se poser la question de
savoir ce qui lui manquait ou pas. Elle comprit soudain qu’elle souffrait de ne
plus avoir sa mère auprès d’elle. Elle avait pensé que sa disparition était un fait
qui faisait partie de ce qu’on appelle les choses de la vie. Elle comprenait
maintenant que la réalité la plus commune n’excluait pas de ressentir la mort
comme un scandale émotionnel dont il serait impossible de se remettre jamais.
Elle mettait des mots sur le gouffre qui l’habitait, et une explication même,
sur cette façon qu’elle avait eue d’abandonner son corps. Jérémie sentit son
désarroi, et la consola avec quelques gestes.
10
Les jours suivants se déroulèrent dans la même atmosphère. Magali alternait
des moments d’euphorie où elle était survoltée par la puissance de ses
sentiments, et d’autres où elle était effrayée par ce qui lui arrivait. Elle s’efforçait
d’éviter son mari, ce qui n’était pas très compliqué. Ces derniers temps, José
était particulièrement épuisé par la cadence des rythmes de travail imposée par
l’usine Renault. Il travaillait maintenant à plein temps. Pour conserver les
ateliers en France, il fallait redoubler d’énergie, montrer que le savoir-faire ne
pouvait pas s’échanger contre de la main-d’œuvre à bas coût. Cette concurrence
acharnée avait pour conséquence d’exploiter un peu plus encore les travailleurs,
quels qu’ils soient : ceux qui voulaient garder leur emploi, ceux qui espéraient en
avoir un. Des deux côtés, on perdait. José attendait sa préretraite comme une
libération. Il pourrait enfin profiter de la vie, c’est-à-dire pêcher et arpenter le
littoral. Peut-être même que sa femme viendrait parfois avec lui ; cela faisait
longtemps qu’ils n’avaient pas passé du temps ensemble, comme ça, sans but,
marcher un peu et tenter de se perdre.
Jérémie dormait toujours dans le bureau ; Magali lui avait simplement
apporté une couverture. Il ne semblait pas gêné par le manque de confort. Elle
n’osait pas lui demander combien de temps il comptait rester. Un jour, il
annonça simplement :
« Je dois retourner chez moi.
— Quand ?
— Demain.
—…
— Il y a un train pour Paris. Je dormirai sûrement une nuit là-bas, et
dimanche je partirai pour Lyon. Un ami m’a proposé un travail à mi-temps. Je ne
peux pas refuser, tu comprends ?
— Oui. Je comprends.
— J’ai une petite chambre à Lyon, sous les toits. C’est petit, mais
franchement ça va. Tu pourrais venir.
— Venir… avec toi ?
— Oui. Qu’est-ce qui t’en empêche ?
— Mais… tout.
— Tu n’as pas envie de rester avec moi ?
— Si, bien sûr. Là n’est pas la question, mais… il y a le travail…
— Tu fermes la bibliothèque. Tu prétextes un congé maladie. Et à Lyon,
avec ton expérience, tu retrouveras quelque chose. J’en suis sûr.
— Et mon mari ?
— Tu ne l’aimes plus. Et tes enfants sont grands. On sera heureux là-bas. Il
y a quelque chose entre nous. C’était mon destin de venir déposer mon livre ici,
pour te rencontrer. Personne n’a jamais été aussi gentil avec moi.
— Mais je n’ai rien fait de spécial.
— Cette semaine a été la plus belle de ma vie, allongé ici, avec des livres, et
toi qui venais me retrouver de temps en temps. Et j’aime faire l’amour avec toi.
Tu n’aimes pas, toi ?
— Je… oui.
— Alors ? Partons demain.
— Mais… tout arrive si vite.
— Et alors ? Tu vas le regretter si tu ne viens pas. »
Magali dut s’asseoir. Jérémie avait parlé calmement, comme si tout était
simple et évident, alors que pour elle il s’agissait de la révolution d’une vie. Elle
se mit à penser : il a raison, je quitte tout, je ne dois pas réfléchir, il y a une
évidence, je ne peux pas me passer de cet homme, je ne peux pas vivre sans son
corps, ses baisers, sa beauté, je ne pourrai jamais poursuivre mon existence en le
sachant loin, oui Jérémie a raison, je n’aime plus mon mari, en tout cas je ne
questionne plus mes sentiments quand je suis avec lui, c’est une donnée établie,
définitive, jusqu’à la mort, ce qu’il me propose c’est d’échapper un peu à cette
mort qui m’attend, il m’offre de la vie à moi qui suffoque, je ne respire plus
entre les livres, ils m’étouffent, toutes ces histoires partout qui m’empêchent
d’en avoir une à moi, toutes ces phrases, tous ces mots depuis des années, les
romans me fatiguent, les lecteurs m’épuisent, et les écrivains ratés en plus, je
n’en peux plus des livres, je voudrais tant m’échapper de cette prison de
rayonnages, calme-toi, Magali calme-toi, tout le monde pense cela sûrement, au
bout d’un moment, on a tous du dégoût pour notre vie, notre métier, mais j’ai
aimé les livres, j’ai aimé José, et je l’aime sûrement encore si je suis honnête,
cela me ferait mal de le laisser là, orphelin de nous, mais on ne partage plus
grand-chose, il est devenu une présence, cette présence de toujours, infaillible et
insensible, unis que nous sommes par notre passé, nos souvenirs, c’est peut-être
ça le plus important, les souvenirs qui prouvent que l’amour a existé, et nous en
avons la preuve physique avec nos fils, mes enfants qui s’éloignent, avant j’étais
tout pour eux, et maintenant quelques appels rapides, de la tendresse technique,
des bonjours qui ressemblent aux bonsoirs, ils réagiraient sûrement à mon
départ, l’un dirait que c’est ma vie, l’autre que je suis folle de faire ça à papa,
mais leur avis, au fond, je m’en fous, je ne juge pas leurs choix, alors il faut me
laisser libre maintenant, libre de tenter d’être heureuse.
11
Encore une fois, Magali dormit très peu. Elle pensa au livre d’Henri Pick.
Elle y vit une incroyable résonance avec sa propre histoire. Avec qui vivait-elle
ses dernières heures ? Avec Jérémie ou avec José ? Pendant la nuit, elle observa
son mari, de cette manière dont on contemple un paysage le dernier jour des
vacances. Il faut tout mémoriser. Il dormait profondément, sans se douter du
danger affectif qui rôdait. Tout était confus à cet instant, mais Magali savait une
chose : elle ne pourrait plus continuer sa vie comme avant.
Le lendemain, elle partit sans le réveiller. C’était un samedi, il ne travaillait
pas, il dormirait au moins jusqu’à midi. Dès qu’elle entra dans la bibliothèque,
Jérémie lui demanda ce qu’elle avait décidé. Elle pensait avoir encore quelques
secondes pour réfléchir, mais non, il fallait sauter dans le vide maintenant :
« J’irai chez moi en début d’après-midi…, commença-t-elle, sans pouvoir
poursuivre.
— Oui, et alors ?
— Je prendrai des affaires. Et nous partirons après.
— C’est parfait, dit Jérémie en s’avançant vers elle.
— Attends. Attends. Laisse-moi finir, fit Magali en lui intimant d’un geste
de la main l’ordre de reculer.
— D’accord.
— J’ai vérifié. Le bus pour Quimper est à 15 h. Et après on prendra le train
pour Paris, celui de 17 h 12.
— Tu as tout regardé. C’est beau.
—…
— Mais pourquoi on ne part pas avec ta voiture ? Ça serait plus pratique.
— Je ne peux pas faire ça. La voiture de mon mari est en panne depuis des
mois. Il faudrait en acheter une autre, mais ça coûte trop cher. Il part à l’usine
avec un collègue qui vient le chercher et le ramène. Enfin bref, tu comprends…
je ne peux pas le quitter, et en plus prendre la voiture.
— Oui, tu as raison.
—…
— Je peux venir te serrer dans mes bras maintenant ? » demanda alors
Jérémie.
12
Pendant toute la matinée, Magali s’efforça de travailler comme si de rien
n’était. Elle avait toujours aimé cette expression qui tente de masquer
l’essentiel ; en l’occurrence, le précipice d’une décision majeure. À plusieurs
reprises, elle était passée voir Jérémie qui semblait un peu perdu dans ses
pensées1. Il devait échafauder des romans qui n’aboutiraient jamais ; tant de vies
sont bercées par des illusions. Elle l’observait fugitivement, admettant en son for
intérieur que c’était une folie de partir avec lui. Après tout, elle le connaissait à
peine. Peu importe, elle vivait simplement un de ces rares moments où l’après ne
compte pas ; où seule la puissance du maintenant décide de votre vie. Elle était
bien avec lui, et c’était comme ça. Il ne fallait pas tenter de définir ce qui se
passait dans son corps ; les mots ne servaient à rien dans ce genre de situation.
Elle pouvait toujours ouvrir n’importe lequel des milliers de livres qui
l’entouraient, elle n’y trouverait jamais la clé de son comportement.
Vers midi, alors que la bibliothèque s’était vidée, elle dit à Jérémie :
« Je vais fermer. Le mieux est que tu ailles maintenant à la gare routière, et
je te rejoins tout à l’heure avec mes affaires.
— Parfait. Je peux prendre quelques livres ? enchaîna-t-il avec légèreté,
comme s’il ne se rendait pas compte de l’enjeu que cette fuite représentait dans
la vie de Magali.
— Oui, bien sûr. Tu peux. Tu peux prendre tout ce que tu veux.
— Juste deux ou trois romans, je ne veux pas être chargé, si on ne prend pas
la voiture. »
Il ramassa ses affaires, prit trois livres, et tous deux quittèrent la
bibliothèque. De peur d’être repérés, ils se séparèrent avec une distance étudiée,
sans même s’embrasser.
1. Il était le genre d’homme qu’on a toujours l’impression de déranger alors qu’il ne fait rien.
13
Magali se dirigea directement vers sa chambre. Son mari dormait encore, ce
qui prouvait son épuisement. Elle s’assit un instant sur le bord du lit, et on aurait
pu croire qu’elle allait le réveiller ; on aurait pu croire qu’elle allait tout lui
raconter. Elle aurait pu lui dire : j’ai rencontré un autre homme, et je ne peux pas
faire autrement, je dois te quitter car je vais mourir si je le laisse partir et qu’il ne
me touche plus. Mais elle ne dit rien, et continua de l’observer, sans faire le
moindre bruit pour ne pas gêner son sommeil.
Elle examina leur chambre. Elle en connaissait chaque recoin par cœur. Pas
la moindre surprise, nulle part, et même la progression de la poussière ne prenait
jamais la moindre liberté avec son rythme précis. C’était le cadre millimétré de
sa vie, et elle fut presque surprise de s’y sentir rassurée. Si les derniers jours
avaient été divins en termes de plaisir, ils avaient surtout été épuisants. Elle avait
vécu chaque minute de sa brève passion, une boule au ventre, fragilisée par la
crainte éprouvante d’être jugée. C’était peut-être calme avec José, mais elle
commençait à admettre que ce calme pouvait procurer une forme de plaisir lui
aussi. Il y avait une beauté à ce confort-là. Ce qui avait paru médiocre se révélait
à présent sous un autre jour, et sa vie même endossait un nouveau vêtement. Elle
comprit que ce qu’elle avait rejeté depuis une semaine allait lui manquer. Oui, le
manque s’infiltrait en elle, au dernier moment, presque par ironie. Des larmes
coulèrent alors le long de ses joues. Elle libérait tout ce qu’elle retenait depuis
qu’elle s’était retrouvée dans la folie du tourbillon émotionnel.
Elle se leva enfin, pour prendre un sac et y jeter quelques affaires. En
ouvrant un tiroir, elle réveilla son mari :
« Qu’est-ce que tu fais ?
— Rien. Je range un peu, c’est tout.
— On ne dirait pas. Tu fais un sac.
— Un sac ?
— Oui, tu remplis un sac. Tu pars quelque part ?
— Non.
— Alors qu’est-ce que tu fais ?
— Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas ?
—…
— On dirait que tu pleures. Tu es sûre que ça va ? »
Magali demeura sans bouger, tétanisée. Elle ne savait même plus comment
respirer. José la regardait sans comprendre. Pouvait-il seulement imaginer que sa
femme était attendue à la gare routière par un homme de l’âge de leurs fils ?
Habituellement, il était insensible aux sautes d’humeur de Magali. Quand il ne la
comprenait pas, il se disait que c’était un truc de bonne femme. Mais cette fois, il
se redressa dans son lit. Il avait senti quelque chose de différent, peut-être même
de grave.
« Dis-moi ce que tu fais.
—…
— Tu peux me le dire.
— Je prépare un sac, car je veux qu’on parte maintenant. Tout de suite. Ne
discute pas s’il te plaît.
— Mais où ça ?
— On s’en fout. On prend la voiture et on part. Quelques jours, tous les
deux. Ça fait des années qu’on n’est pas partis en vacances.
— Mais je ne peux pas partir comme ça, à cause du travail.
— On s’en fout, je te dis. On te fera faire un certificat médical. Tu n’as pas
pris un congé maladie en trente ans. Je t’en prie, ne réfléchis pas.
— C’était pour ça le sac ?
— Oui, je préparais nos affaires.
— Et la bibliothèque ?
— J’irai mettre un mot. Allez habille-toi, on part.
— Mais je n’ai pas pris de café.
— S’il te plaît. On part tout de suite, même sans rien. On part. Vite. Vite.
Vite. On prendra un café sur l’autoroute.
—…»
14
Quelques minutes plus tard, ils étaient dans la voiture. José n’avait jamais vu
sa femme comme ça, et il avait compris qu’il fallait tout accepter. Après tout,
elle avait raison. Il n’en pouvait plus. Il était en train de mourir au travail. C’était
le moment de partir, de tout quitter, de respirer un peu, juste pour survivre. En
route, elle s’arrêta à la bibliothèque pour laisser un mot expliquant son absence
de quelques jours. Elle roula vite, sans bien savoir où elle allait, grisée par cette
incertitude. Enfin, elle agissait sans rien préméditer. José ouvrit la fenêtre pour
se laisser fouetter le visage par le vent car il n’était pas bien sûr de ne pas dormir
encore, tant ce qu’il vivait à présent ressemblait à un rêve.
15
Sans le savoir, Rouche avait croisé Jérémie à la gare routière, ce jour-là. Il
avait constaté ensuite la fermeture de la bibliothèque, tenté d’interroger quelques
personnes dans le coin, avant de questionner une femme à la mairie. L’ensemble
avait abouti à une impasse, ce qu’on pouvait considérer comme le refrain
ordinaire de son enquête. Il ratait toujours d’abord ce qu’il réussissait ensuite.
Jusqu’ici, c’était même la succession des échecs qui le conduisait en définitive à
la bonne piste.
Il commençait à comprendre pourquoi sa vie l’avait confronté à
d’importantes désillusions ; il avait eu la prétention de la mener comme il
l’entendait, et s’était dirigé vers les sphères littéraires armé de réflexions
stratégiques pour parvenir à la réussite. Il découvrait maintenant qu’il fallait
aussi se laisser porter par l’intuition. Ainsi, il avait ressenti le besoin d’aller sur
la tombe d’Henri Pick. À partir de là, il pourrait remonter le fil jusqu’aux
éléments du passé qui lui permettraient de découvrir la vérité.
Le journaliste fut surpris par l’étendue du cimetière de Crozon ; des
centaines de tombes de chaque côté d’une allée centrale qui débouchait sur un
monument dédié aux victimes des deux guerres mondiales. À l’entrée, il y avait
une petite maison d’un rose délavé, où vivait le gardien. Ce dernier, apercevant
Rouche, sortit de sa tanière :
« C’est pour Pick ?
— Oui, répondit-il, un peu surpris.
— Vous le trouverez à la place M64.
— Ah merci… Bonne journée. »
L’homme retourna alors dans sa maison, sans rien ajouter. C’était un
minimaliste de l’information. Il sortait, précisait M64, et repartait. « M64 »
répéta plusieurs fois Rouche dans sa tête, avant de penser : même les morts ont
une adresse.
Il marcha lentement au milieu des tombes, sans chercher à repérer les
numéros, préférant déchiffrer chaque nom jusqu’à lire celui d’Henri Pick.
Instinctivement, il se mit à calculer le nombre d’années vécues par chaque mort.
Laurent Joncour (1939-2005) était parti tôt, à soixante-six ans. Un exemple
parmi d’autres, et le journaliste ne put s’empêcher de penser que tous, comme
lui, avaient vécu des péripéties ordinaires ; chaque cadavre avait un jour ou
l’autre fait l’amour pour la première fois, s’était disputé avec un ami pour une
raison devenue dérisoire maintenant, et peut-être même que certains avaient
aussi éraflé des voitures. Il était ici un survivant de la communauté humaine,
dont il repéra, à quelques mètres, un autre échantillon vivant. C’était une femme
d’une cinquantaine d’années, qui lui parut aussitôt familière. Il s’approcha, tout
en continuant à décrypter les noms sur les tombes, mais il était quasiment certain
que cette femme se recueillait devant la tombe de Pick.
16
Arrivé à sa hauteur, Rouche reconnut Joséphine. Il l’avait attendue devant sa
boutique, pour finalement la rencontrer ici. Il jeta un œil à la tombe, y découvrit
un amoncellement de fleurs et même quelques lettres. Cette vision lui fit prendre
la mesure du phénomène qui s’était créé autour du romancier. Sa fille demeurait
immobile devant la sépulture, plongée dans un silence hypnotique. Elle ne
remarqua pas l’arrivée du nouveau visiteur. Contrairement aux photos qu’il avait
pu voir d’elle dans la presse, une allure souriante confinant parfois au ridicule, il
la trouva grave. Bien sûr, elle était face à la tombe de son père, mais Rouche
sentit que l’origine de sa tristesse n’était pas là ; au contraire, elle venait chercher
ici un réconfort qu’elle ne trouvait plus à l’extérieur des murs du cimetière.
« Votre père vous a écrit une très belle lettre, dit-il dans un soupir.
— Pardon ? demanda Joséphine, surprise par la présence d’un homme
qu’elle découvrait seulement.
— La lettre que vous avez retrouvée, elle est très touchante.
— Mais… comment vous savez ça ? Qui êtes-vous ?
— Jean-Michel Rouche. Je suis journaliste. Ne vous inquiétez pas. J’ai voulu
vous rencontrer à Rennes, mais vous aviez disparu. Mathilde m’a parlé de cette
lettre. J’ai réussi à la persuader de me la montrer.
— Mais qu’est-ce que ça peut vous faire ?
— Je voulais voir une trace écrite… de votre père.
— Bon, laissez-moi tranquille. Vous ne voyez pas que je suis en train de me
recueillir ?
—…»
Rouche recula d’un mètre, et s’arrêta comme figé. Il se sentait idiot de
n’avoir pas anticipé une telle réaction. Quel manque de délicatesse. Cette femme
était devant la tombe de son père, et il lui parlait comme ça, d’un coup, de la
lettre. De cette lettre si personnelle qu’il avait récupérée contre sa volonté.
Qu’aurait-il pu espérer d’autre comme réponse ? Si son enquête le rendait
heureux, il était hors de question pour lui de blesser quiconque. Sentant qu’il
était toujours derrière elle, Joséphine tourna la tête. Elle aurait pu s’énerver à
nouveau, mais quelque chose la désarçonna. Avec son imperméable élimé et
trempé, cet homme avait plutôt l’air d’un paumé inoffensif. Elle lui demanda :
« Qu’est-ce que vous voulez exactement ?
— Je ne sais pas si c’est le bon moment…
— Ne tournez pas autour du pot. Dites ce que vous avez à dire.
— J’ai l’intuition que ce n’est pas votre père qui a écrit ce roman.
— Ah bon ? Et pourquoi ?
— Une intuition. Quelque chose qui ne colle pas.
— Et alors ?
— Je voulais une preuve. Une trace écrite…
— C’est pour ça que vous vouliez la lettre ?
— Oui.
— Vous l’avez eue. Et en quoi ça vous aide ?
— Vous le savez très bien.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous ne pouvez pas vous mentir. Il suffit de lire deux lignes pour se
rendre compte que votre père n’aurait jamais pu écrire un roman.
—…
— La lettre est touchante, mais il a si peu de vocabulaire, c’est très naïf, il y
a des fautes partout… Enfin, vous n’êtes pas d’accord ?
—…
— On sent qu’il a fait un effort surhumain pour vous écrire ces mots, car
tous les enfants reçoivent des lettres de leurs parents, quand ils sont en colonie.
— Une lettre écrite rapidement à une enfant et un roman, ce n’est pas pareil.
— Soyez honnête. Vous le savez aussi bien que moi, que votre père n’a pas
pu écrire un roman.
— Je ne sais pas. Et puis, comment en être sûr ? On ne peut plus le lui
demander. »
Ils regardèrent tous deux la tombe d’Henri Pick, mais rien ne se passa.
17
Une heure plus tard, Rouche était dans le salon de Madeleine, une tasse de
thé au caramel devant lui. Joséphine vivait ici en ce moment, devina-t-il, depuis
le traumatisme de la trahison de Marc. Elle tentait de trouver un peu de sérénité,
de se recomposer. Elle ne sortait que pour aller au cimetière. Pourtant, elle en
voulait à son père. Son roman posthume avait finalement semé le mal.
Madeleine disait que l’attitude inqualifiable de son ex-gendre devrait justement
lui permettre de tourner définitivement la page. Elle n’avait pas tort. La brutalité
des jours récents mettait fin à des années de chagrin ; c’était aussi ce deuil-là
qu’elle vivait ici, la fin de l’espoir de retrouver son passé.
Marc lui avait laissé de nombreux messages pour s’excuser, tenter de
s’expliquer. Surendetté, il avait été poussé par sa nouvelle femme. Il ne savait
pas pourquoi il avait pu agir avec aussi peu de scrupules. Depuis, il avait
réellement rompu, et évoquait leurs retrouvailles ; si ses motivations initiales
avaient été malsaines, il avait éprouvé un intense bonheur à être à nouveau près
d’elle. Il savait qu’il avait tout gâché, mais il ne pourrait pas oublier l’évidence
de leur renaissance. Il comprenait tout, maintenant. Et c’était trop tard. Joséphine
ne le verrait plus jamais.
Pour le moment, elle était assise dans un coin du salon, à l’écart, laissant
Rouche et sa mère évoquer la situation. Madeleine relut la copie de la lettre
plusieurs fois, avant d’énoncer :
« Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?
— Ce que vous voulez.
— Mon mari a écrit un roman. Voilà, c’est comme ça. C’était son secret.
— Mais la lettre…
— Quoi ?
— Il est évident qu’il est incapable d’écrire. Vous n’êtes pas d’accord ?
— Oh, je suis fatiguée par toute cette histoire. Tout le monde devient fou
avec ce livre. Regardez l’état de ma fille ! Ça devient n’importe quoi. Je vais
appeler l’éditrice. »
Surpris, Rouche vit Madeleine se lever pour attraper le combiné de son
téléphone fixe. Elle ouvrit un vieux calepin noir écorné, et composa le numéro
de Delphine.
Il était pratiquement vingt heures ; elle était à table avec Frédéric. Madeleine
alla directement à l’essentiel :
« Un journaliste est chez moi, il me dit qu’Henri n’a pas écrit le livre. On a
retrouvé une lettre.
— Une lettre ?
— Oui. Plutôt mal écrite… Il y a vraiment de quoi douter en la lisant.
— Une lettre et un roman, ce n’est pas pareil, balbutia la jeune femme. Et
qui est ce journaliste ? C’est Rouche ?
— Peu importe. Dites-moi plutôt la vérité.
— Mais… la vérité, c’est qu’il y avait le nom de votre mari sur le manuscrit.
D’ailleurs le contrat est à votre nom. C’est vous qui touchez les droits d’auteur.
Ça prouve bien que j’ai toujours pensé qu’il en était l’auteur. »
Delphine avait enclenché le haut-parleur, si bien que Frédéric entendait la
conversation. Il chuchota : « Dis-lui de demander au journaliste qui est l’auteur
selon lui. » La vieille dame répéta la question, et Rouche répondit : « J’ai une
idée. Mais je ne peux rien dire pour le moment. En tout cas, il faut arrêter de
faire croire que l’auteur est Henri Pick. » Delphine essaya de calmer le jeu en
affirmant à Madeleine que, jusqu’à preuve du contraire, l’auteur du roman était
bien son mari. Et ce journaliste devait étayer ses dires plutôt que d’exhumer de
vieilles lettres envoyées à une enfant. Elle ajouta : « Si on retrouvait une liste de
courses de Proust, peut-être qu’on estimerait impossible que ce même homme ait
écrit les sept tomes d’À la recherche du temps perdu » ! Sur ce raisonnement elle
souhaita une bonne soirée à Madeleine et raccrocha.
Frédéric fit mine d’applaudir, en disant :
« Bravo, très bel argument. La liste de courses de Proust…
— Ça m’est venu comme ça.
— En tout cas, c’était sûr que ça allait arriver un jour. Tu le savais très bien.
— Ils doutent, c’est normal. Mais cette lettre ne peut pas être un élément qui
prouve que Pick n’a pas écrit son livre. Ils n’ont aucune preuve concrète.
— Pour le moment… », ajouta Frédéric avec un sourire qui agaça au plus
haut point Delphine. Habituellement si pondérée, elle sortit de ses gonds :
« Ça veut dire quoi ? C’est ma réputation qui est en jeu ! Le livre est un
succès et tout le monde encense mon flair, alors c’est tout. Ça s’arrête là.
— Ça s’arrête là ?
— Oui ! L’histoire est merveilleuse comme ça ! » dit-elle en se levant.
Frédéric tenta de lui attraper le bras, elle le repoussa. Elle se précipita vers la
porte et quitta l’appartement.
L’appel de Madeleine avait réveillé entre eux une tension. Ils n’étaient pas
d’accord, mais avant ils pouvaient au moins parler ; pourquoi avait-elle réagi si
brutalement ? Il courut à sa suite. Dans la rue, il la chercha du regard ; il fut
surpris de la distinguer déjà assez loin. Pourtant, il lui avait semblé qu’il n’était
pas resté assis plus de trois ou quatre secondes avant de se résoudre à la
rejoindre. De plus en plus, il avait une perception du temps déformée,
conséquence d’un décalage entre les mouvements de son esprit et la durée réelle
du présent. Il lui arrivait de rêver d’une phrase pendant un long moment, et n’en
revenait pas de constater que deux heures avaient passé pendant cette phase de
création. Il perdait contact avec le quotidien, et c’était une sensation de plus en
plus forte à mesure qu’il approchait de la fin de son roman. C’était si long et si
dur que les derniers chapitres étaient écrits avec un cerveau vaporeux. L’homme
qui dit la vérité arrivait bientôt à terme.
Il se mit à courir vers Delphine. En pleine rue, devant de nombreux témoins,
il lui saisit le bras.
« Lâche-moi, cria-t-elle.
— Non, tu rentres. C’est n’importe quoi. On peut parler, sans que ça
dégénère.
— Je sais ce que tu vas dire, et je ne suis pas d’accord.
— Je ne t’ai jamais vue comme ça. Qu’est-ce qui se passe ?
—…
— Delphine ? Réponds-moi.
—…
— Tu as rencontré quelqu’un d’autre ?
— Non.
— Alors quoi ?
— Je suis enceinte. »
NEUVIÈME PARTIE
1
Après avoir raccroché avec Delphine, Madeleine montra son contrat à
Rouche. Effectivement, elle touchait 10 % de droits d’auteur, ce qui ferait une
somme conséquente. L’éditeur pensait donc que Pick était l’auteur du roman. En
continuant la discussion, Madeleine et Joséphine admirent qu’elles s’étaient
laissé séduire par cette idée un peu folle. Elles y avaient cru, mais, au fond
d’elles-mêmes, elles avaient toujours trouvé cette histoire improbable.
« Mais alors ? Qui aurait écrit ce livre ? demanda Joséphine.
— J’ai une idée, avoua Rouche.
— Alors, parlez ! pressa Madeleine.
— Très bien, je vais vous dire ce que je pense, mais d’abord, pourriez-vous
me resservir un peu de votre délicieux thé au caramel ?
—…»
2
Quand tout le monde avait commencé à parler du phénomène Pick, plusieurs
journalistes s’étaient intéressés au destin d’un tel livre refusé par les éditeurs. On
chercha à savoir qui n’avait pas voulu des Dernières Heures d’une histoire
d’amour. Peut-être retrouverait-on la fiche de lecture qui justifiait ce rejet ? Bien
sûr, demeurait toujours l’hypothèse que le pizzaiolo breton n’ait jamais envoyé
son roman. Il l’aurait écrit sans le montrer à personne, jusqu’au jour où le hasard
avait fait qu’une bibliothèque pour livres refusés s’était créée près de chez lui. Il
s’était alors décidé à offrir un refuge à son texte. On avait vanté les qualités d’un
homme n’ayant jamais cherché la lumière, et c’était une hypothèse plausible.
Mais il fallait tout de même vérifier s’il avait envoyé son roman aux maisons
d’édition. Et là : aucune trace.
À vrai dire, la plupart des maisons ne conservaient pas d’archives concernant
les romans refusés ; à l’exception de Julliard, le fameux éditeur qui avait publié
le Bonjour tristesse de Françoise Sagan. Au sous-sol, on trouvait la liste de tous
les livres reçus depuis plus de cinquante ans ; des dizaines de registres avec des
colonnes de noms et de titres. De nombreux journaux envoyèrent des stagiaires
éplucher la liste improbable de tous ceux qui avaient été refusés. Aucune
mention de Pick. Mais Rouche, guidé par son intuition, avait cherché un autre
nom : celui de Gourvec. Avait-il lui-même écrit un livre dont personne n’avait
voulu ? Son énergie à créer ce projet de bibliothèque pour refusés possédait
peut-être une résonance personnelle. Rouche le pensait, et il en découvrit la
preuve : en 1962, en 1974 et en 1976, par trois fois Gourvec avait tenté de
publier un roman et l’avait envoyé chez plusieurs éditeurs, dont Julliard. Tous
avaient dit non. Ces échecs avaient sûrement représenté une grande douleur, car
on ne trouvait plus trace de lui après. Il avait renoncé à être publié.
Quand Rouche avait découvert la trace du roman refusé par Julliard, il s’était
renseigné à propos de la succession de Gourvec. Sans enfant, ni biens matériels,
il n’avait rien laissé derrière lui. Nul ne saurait jamais qu’il avait écrit. Il s’était
probablement débarrassé de tous ses manuscrits ; de tous, sauf un. C’était ce
qu’imaginait Rouche. En créant cette bibliothèque, Gourvec avait décidé de s’y
glisser dans les rayonnages ; bien sûr, il était hors de question de signer de son
nom. Il avait alors choisi la personne la plus anodine de la ville pour le
représenter : Henri Pick. C’était un choix symbolique, une façon de matérialiser
son texte par une force de l’ombre. Selon Rouche, les choses s’étaient forcément
déroulées ainsi.
Gourvec était connu pour offrir des livres à droite à gauche : il était tout à
fait possible qu’il ait un jour donné Eugène Onéguine à Henri. Le pizzaiolo,
n’ayant pas l’habitude qu’on lui offre des livres, avait été touché par ce geste et
avait conservé le roman toute sa vie. N’ayant pas le goût de lire, il ne l’avait pas
ouvert, et n’avait donc pu constater que certaines phrases avaient été soulignées :
Celui qui vit, celui qui pense
En vient à mépriser les hommes.
Celui dont le cœur a battu
Songe aux jours qui se sont enfuis.
L’enchantement n’est plus possible.
Le souvenir et le remords
Deviennent autant de morsures.
Tout cela prête bien souvent
De la couleur aux discussions.
Ces phrases pouvaient évoquer la fin d’un rêve littéraire. Quiconque écrit a
le cœur qui bat. Une fois l’espoir brisé demeure l’amertume de l’inachevé, et
mieux : une morsure du souvenir.
Avant de partir sur les traces de Gourvec, Rouche avait décidé de
commencer son enquête en trouvant la preuve que Pick n’était pas l’auteur du
livre. C’était la première et indispensable étape. Il s’était rendu à Rennes, y avait
découvert la lettre. Et voilà qu’il était maintenant à Crozon, chez les Pick, en
train de leur expliquer ce qu’il pensait. Il fut surpris de voir la mère et la fille
adhérer sans trop de difficulté à son hypothèse. Il fallait aussi prendre un autre
élément en considération : toutes deux avaient eu à subir des conséquences
déplaisantes ou même dramatiques de cette publication. Elles avaient envie de
retrouver leur vie d’avant et se sentaient plutôt soulagées à l’idée qu’Henri n’ait
jamais écrit de roman. Plus tard, Joséphine penserait qu’une telle révélation
pourrait les empêcher de toucher les droits d’auteur du roman ; mais, à cet
instant, seul l’aspect émotionnel importait.
« Vous pensez donc que c’est Gourvec qui a écrit le roman de mon mari ?
demanda Madeleine.
— Oui.
— Comment comptez-vous le prouver ? enchaîna Joséphine.
— Comme je vous l’ai dit, je n’ai pour l’instant que des hypothèses. Et
Gourvec n’a rien laissé derrière lui, aucun manuscrit, aucune confidence
concernant sa passion de l’écriture. Gourvec parlait très peu de lui, Magali l’a
bien expliqué en interview.
— Tous les Bretons sont comme ça. Il n’y a pas de bavards ici. Vous n’avez
pas choisi la bonne région pour une enquête, s’amusa Madeleine.
— Oui, c’est sûr. Mais je sens qu’il y a quelque chose à comprendre derrière
cette histoire. Quelque chose qui m’échappe encore.
— Quoi ?
— Quand j’ai parlé de Gourvec à la mairie, la secrétaire est devenue toute
rouge. Et ensuite, elle s’est montrée très froide.
— Et alors ?
— J’ai pensé qu’elle avait eu une histoire avec Gourvec et que ça s’était mal
terminé.
— Comme avec sa femme », ajouta Madeleine sans savoir que cette réponse
changerait le cours des événements.
3
Il était très tard, et même si Rouche voulait continuer à parler, et interroger
notamment Madeleine sur ce qu’elle savait de l’épouse de Gourvec, il sentit
qu’il valait mieux remettre au lendemain la suite de la discussion. Exactement
comme à Rennes, porté par une excitation immédiate, il n’avait pas prévu
d’endroit où dormir. Et cette fois-ci il n’avait même pas de voiture. Par
délicatesse, il demanda à ses hôtes si elles connaissaient un hôtel dans le coin ;
mais il était pratiquement minuit, et tout était fermé. Il était évident qu’il
passerait la nuit ici, mais il se sentait gêné de ne pas avoir anticipé, et de
s’imposer d’une manière peu élégante. Madeleine le rassura, ajoutant que c’était
un plaisir.
« Le seul problème c’est que le canapé-lit est vraiment en mauvais état. Je
vous le déconseille. Il ne reste que la chambre de ma fille, où il y a deux lits.
— Dans ma chambre ? répéta Joséphine.
— Je peux dormir sur le canapé. Mon dos me déteste déjà, cela ne changera
rien à notre relation, ne vous inquiétez pas.
— Non, ça sera mieux avec Joséphine », insista Madeleine, qui semblait
déborder d’affection pour Rouche. Elle aimait l’enfant qu’elle voyait encore en
lui.
Joséphine guida Rouche, et il découvrit alors deux lits simples. C’était sa
chambre d’enfant, intacte, toujours disposée pour les soirs où elle invitait une
amie à dormir. Les deux lits étaient séparés par une petite table sur laquelle
reposait une lampe à l’abat-jour orange. Dans un tel décor, on imaginait
facilement des enfants bavardant une partie de la nuit, se faisant des confidences.
Là, il s’agissait de deux adultes du même âge, chacun plongé dans sa couche
solitaire, telles deux droites parallèles. Ils se mirent à parler de leurs vies, et la
conversation dura un moment.
Quand Joséphine éteignit la lampe, Rouche constata que le plafond était
constellé d’étoiles lumineuses.
4
Ils s’éveillèrent quasiment au même moment. Joséphine profita de la
pénombre pour s’éclipser vers la salle de bains. Rouche pensa qu’il n’avait pas
aussi bien dormi depuis longtemps ; sûrement un mélange de la fatigue
accumulée ces derniers jours et du calme régnant dans la maison. Il ressentit
quelque chose d’autre en lui, sans être capable de le définir. À vrai dire, il se
sentait plus léger que la veille, comme si un poids l’avait quitté. Sûrement le
poids de la rupture avec Brigitte. On peut se raisonner, mais c’est toujours le
corps qui décide du temps nécessaire à la cicatrisation affective. Ce matin-là, en
ouvrant les yeux, il pouvait respirer à nouveau. La souffrance venait de s’enfuir.
5
Pendant le petit déjeuner, Madeleine évoqua la femme de Gourvec. Elle
n’était pas restée longtemps à Crozon, mais elle l’avait plutôt bien connue. Et
cela pour une raison simple : Marina, tel était son prénom, avait aidé au service à
la pizzeria des Pick.
« C’était quand j’étais enceinte, précisa Madeleine sur un ton neutre qui ne
permettait pas de déceler le drame qui se cachait derrière ces mots1.
— La femme de Gourvec a travaillé avec votre mari ?
— Oui, pendant deux ou trois semaines, et puis, elle est repartie. Elle a quitté
Jean-Pierre, et est retournée vivre à Paris je crois. Après, elle n’a plus jamais
donné de nouvelles. »
Rouche était stupéfait ; il avait pensé que Gourvec avait mis le nom de Pick
sur son manuscrit presque par hasard, pour ne pas inventer un pseudonyme. Il
découvrait à présent que les deux hommes étaient liés.
« Votre mari l’a donc davantage connue que vous ? continua-t-il.
— Pourquoi ?
— Parce que vous venez de dire que vous étiez enceinte, et qu’elle vous
avait remplacée.
— Je ne pouvais plus faire le service, mais j’étais là pratiquement tous les
jours. Et c’était plutôt à moi qu’elle parlait.
— Et qu’est-ce qu’elle vous disait ?
— C’était une femme un peu fragile, qui avait espéré trouver enfin un
endroit où être heureuse. Elle disait que c’était dur d’être une Allemande en
France dans les années 1950.
— Elle était allemande ?
— Oui, mais ça ne s’entendait pas vraiment. Je pense même que les gens ne
le savaient pas. Moi, elle me l’avait dit. On la sentait abîmée. Mais je n’en sais
pas vraiment plus. Je ne me souviens pas bien.
— Et pourquoi s’était-elle retrouvée ici ?
— Ça avait commencé par une relation épistolaire entre eux. Ça se faisait
beaucoup, à l’époque. Elle m’a dit que Gourvec lui avait écrit de si belles lettres.
Elle avait alors décidé de l’épouser et de venir vivre ici.
— Il écrivait donc de belles lettres, répéta Rouche. Il faudrait retrouver cette
femme et les récupérer. Ça serait crucial…
— C’est si important pour vous de prouver que mon père n’a pas écrit ce
livre ? » coupa alors Joséphine sur un ton tranchant qui doucha l’enthousiasme
de Rouche.
Il ne sut que répondre. Au bout d’un moment, il balbutia que ça l’obsédait de
savoir qui était l’auteur de ce roman. C’était difficile à expliquer. Il s’était senti
complètement vide après ce qu’il avait vécu professionnellement. Il avait tenté
de faire illusion, de sourire parfois, de serrer des mains d’autres fois, mais c’était
comme si la mort prenait progressivement possession de son corps. Jusqu’au
moment où cette histoire l’avait réveillé d’une manière irrationnelle. Il était
persuadé que quelque chose l’attendait au bout de cette aventure, quelque chose
de l’ordre de sa survie. C’était la raison pour laquelle il voulait des preuves,
même si tout concordait vers l’hypothèse Gourvec. Les deux femmes furent
surprises de ce monologue, mais Joséphine continua :
« Et vous allez en faire quoi de vos preuves ?
— Je ne sais pas, répondit Rouche.
— Écoute ma chérie, reprit Madeleine, c’est important pour nous aussi de
savoir. Je suis quand même passée à la télévision pour parler du roman de ton
père. Alors j’aimerais bien connaître la vérité avant de mourir.
— Ne dis pas ça maman », dit Joséphine en prenant la main de sa mère.
Rouche ne pouvait pas le savoir, mais ce geste de Joséphine s’était fait de
plus en rare ces dernières années. Tout comme l’appellation « ma chérie »
prononcée par Madeleine. Contre toute attente, les événements récents les
avaient soudées. Elles avaient été propulsées ensemble sous la lumière
médiatique ; une lumière aux conséquences souvent paradoxales, à la fois
heureuses et décevantes, grisantes et insupportables. Joséphine se rangea
finalement à l’opinion de sa mère. Rouche allait peut-être apporter une vérité
nécessaire à leur apaisement. Il partirait à la recherche de cette Marina qui
pourrait sûrement confirmer que Gourvec se cache derrière Les Dernières heures
d’une histoire d’amour. Et on découvrirait aussi les raisons de leur séparation
brutale après seulement quelques semaines de mariage.
1. Madeleine avait perdu un premier enfant à la naissance, quelques années avant d’avoir Joséphine.
6
En début d’après-midi, Joséphine accompagna Rouche en voiture jusqu’à
Rennes ; de là, il prendrait le train pour Paris. Quant à elle, elle reprendrait le
travail le lendemain matin après plusieurs jours d’interruption.
7
Depuis sa rupture avec Brigitte, Rouche était retourné vivre dans sa chambre
sous les toits. Il était seul, ce dimanche soir, dans une pièce exiguë, à cinquante
ans, avec de graves difficultés financières, et pourtant il était heureux. Le
bonheur est une donnée relative ; plusieurs années auparavant, si on lui avait
montré cette vision de son avenir, il en aurait été terrifié. Mais, après avoir
traversé la brutalité et les rejets, il voyait un paradis en son taudis.
Avant de partir, il avait demandé une faveur à Madeleine : qu’elle aille à la
mairie le lundi matin pour consulter le registre des mariages. En effet, elle
n’avait connu Marina que sous le nom de Gourvec. Après sa fuite, il était
probable qu’elle ait repris son nom de jeune fille. Sur Internet, Rouche n’avait
trouvé aucune trace d’une Marina Gourvec.
Madeleine fut confrontée à la même femme que Rouche avait vue deux jours
auparavant. Elle expliqua sa requête, ce à quoi l’employée répondit :
« Mais qu’est-ce que vous avez tous avec Gourvec, en ce moment ?
— Rien. C’est juste que j’ai connu sa femme, et j’aimerais la retrouver.
— Ah bon ? Il a été marié ? Première nouvelle. Je pensais qu’il était contre
l’engagement. »
Martine Paimpec enchaîna quelques phrases à propos du bibliothécaire qui
ne permettaient plus le doute : ils s’étaient très bien connus. Sans qu’on lui
demande rien, elle finit par s’épancher et vider un cœur débordant de regrets.
Madeleine ne fut pas surprise : Gourvec était connu pour vivre avec ses livres, et
pour n’aimer ni rien ni personne d’autre. Elle tenta de la réconforter :
« Cela n’a rien à voir avec vous. À mon avis, il faut se méfier de tous ceux
qui aiment les livres. Moi au moins j’étais tranquille, avec Henri.
— Mais il a écrit un livre…
— Ce n’est pas sûr. Peut-être même que c’est Gourvec qui l’a écrit. Alors
franchement, un écrivain qui aurait mis le nom de mon mari sur son livre… quel
tordu ! Vraiment pas de quoi le regretter.
—…»
Martine se demanda si elle devait considérer ces mots comme une
consolation ; après tout, cela ne servait plus à rien, il était mort depuis
longtemps, et elle l’aimait toujours.
*
Après un temps, elle alla chercher l’information désirée, et trouva le nom de
jeune fille de Marina : Brücke.
*
Deux heures plus tard, Rouche se contorsionnait dans un coin de sa chambre
pour tenter d’avoir le Wi-Fi. Il squattait le réseau de son voisin du troisième
étage, mais ne pouvait l’obtenir que sur un tout petit périmètre, en restant collé
contre le mur. Il trouva assez vite quelques traces de plusieurs Marina Brücke,
mais il s’agissait souvent de profils Facebook, dont les photos affichaient des
visages trop jeunes. Il finit par repérer un lien vers le livret d’un disque, sur
lequel on pouvait lire la dédicace suivante :
À Marina, ma mère.
Pour qu’elle puisse me regarder.
Le moteur de recherche avait trouvé l’association Marina et Brücke sur cette
page. Le disque en question était celui d’un jeune pianiste, Hugo Brücke, qui
avait enregistré les Mélodies hongroises de Schubert. Ce nom disait vaguement
quelque chose à Rouche ; à une époque, il avait aimé assister à des récitals ou
aller à l’opéra. Il pensa qu’il n’écoutait plus du tout de musique depuis
longtemps, et que ça ne lui manquait pas vraiment. Il chercha d’autres
informations à propos de ce Brücke, pour découvrir qu’il se produisait le
lendemain en concert à Paris.
8
Le spectacle étant complet, il n’avait pas pu obtenir de billet. Il attendait
dans une rue étroite, là où était censé sortir l’artiste. Tout près de lui se tenait une
femme très petite dont il était impossible de définir l’âge. Elle s’approcha :
« Vous aussi, vous aimez Hugo Brücke ?
— Oui.
— J’ai assisté à tous ses concerts. À Cologne, l’année dernière, c’était divin.
— Et pourquoi n’y êtes-vous pas ce soir ? demanda Rouche.
— Je ne prends jamais de billet quand il joue à Paris. C’est un principe.
— Pour quelle raison ?
— Il habite ici. Alors ce n’est pas bon. Hugo ne joue pas de la même façon
dans sa ville. Quand il est en déplacement, c’est différent. Je m’en suis rendu
compte. C’est infime, mais moi je le ressens. Et il le sait très bien, car je suis sa
plus grande admiratrice. Après chaque concert, je fais une photo avec lui, mais
quand c’est à Paris, j’attends directement à la sortie.
— Vous trouvez donc qu’il joue moins bien à Paris ?
— Je n’ai pas dit “moins bien”. C’est juste différent. Au niveau de
l’intensité. Et oui, je le lui ai dit, et cela l’intrigue. Il faut vraiment être habité par
sa musique pour le ressentir.
— C’est étonnant. Et vous êtes donc sa plus grande admiratrice ?
— Oui.
— Vous savez sûrement qu’il a dédicacé son dernier disque à Marina…
— Bien sûr, c’est sa mère.
— Avec ce mot un peu énigmatique : “Pour qu’elle puisse me regarder.”
— C’est très beau.
— Est-ce parce qu’elle est morte ?
— Non, pas du tout. Elle vient parfois le voir, enfin l’entendre. Elle est
aveugle.
— Ah…
— Ils ont un rapport fusionnel. Il va lui rendre visite pratiquement tous les
jours.
— Elle habite où ?
— Dans une maison de retraite, à Montmartre. Ça s’appelle La Lumière. Son
fils lui a pris une chambre avec vue sur le Sacré-Cœur.
— Vous m’avez dit qu’elle était aveugle.
— Et alors ? Il n’y a pas que les yeux pour voir », conclut la toute petite
femme.
Rouche la regarda en tentant de lui adresser un sourire, mais il n’y parvint
pas. Elle voulut lui demander pourquoi il posait toutes ces questions, mais ne le
fit pas. Le journaliste avait finalement toutes les informations qu’il recherchait,
alors il la remercia et partit.
Quelques minutes plus tard, Hugo Brücke sortit et, une fois de plus, se laissa
prendre en photo avec sa plus grande admiratrice.
9
Le lendemain matin, Rouche pénétra le cœur battant dans cette maison
baptisée La Lumière. Il trouva que c’était un nom symbolique pour conclure une
enquête. Une femme à l’accueil lui demanda la raison de sa venue, et il expliqua
vouloir rencontrer Marina Brücke.
« Vous voulez dire Marina Gourvec ?
— Euh oui…
— Vous êtes de la famille ? demanda la femme.
— Non, pas tout à fait. Je suis un ami de son mari.
— Elle n’est pas mariée.
— Elle l’a été, il y a très longtemps. Dites-lui juste que je suis un ami de
Jean-Pierre Gourvec. »
Pendant que la femme montait voir Marina, Rouche patienta au milieu d’une
grande salle où il croisa plusieurs personnes âgées. Elles passèrent devant lui, en
lui adressant de petits signes. Il eut l’impression qu’on ne le considérait pas
comme un visiteur mais plutôt comme un nouveau pensionnaire.
La femme de l’accueil revint et proposa de le guider jusqu’à la chambre.
Une fois arrivé, il découvrit Marina de dos. Elle était assise face à la fenêtre, de
laquelle on pouvait effectivement voir le Sacré-Cœur. La vieille femme fit
pivoter sa chaise roulante pour se retrouver face à son visiteur.
« Bonjour madame, souffla Rouche.
— Bonjour monsieur. Vous pouvez poser votre manteau sur mon lit.
— Merci.
— Vous devriez en changer.
— Quoi ?
— Votre imperméable. Il est élimé.
— Mais… comment vous pouvez…, balbutia Rouche, incrédule.
— Rassurez-vous, c’est une blague.
— Une blague ?
— Oui. Roselyne de l’accueil me donne toujours un élément concernant mes
visiteurs. C’est un jeu entre nous, pour rire. Là, elle m’a dit : “Son imper est
complètement élimé.”
— Ah… Oui. Effectivement. Ça fait un peu peur, mais c’est drôle.
— Vous êtes donc un ami de Jean-Pierre ?
— Oui.
— Comment va-t-il ?
— Je suis désolé de vous l’apprendre, mais… il est décédé il y a plusieurs
années. »
Marina ne répondit pas. On aurait pu croire qu’elle n’avait pas du tout songé
à cette hypothèse. Pour elle, Gourvec était à jamais dans sa vingtaine, et
certainement pas un homme qui pouvait vieillir, ou encore moins mourir.
« Pourquoi vouliez-vous me voir ? demanda alors Marina.
— Je ne veux surtout pas vous déranger, mais j’avais envie de recomposer
quelques éléments de sa vie.
— Pour quelle raison ?
— Il a créé une bibliothèque un peu particulière, et je voulais vous poser
quelques questions sur son passé.
— Vous m’aviez dit être son ami.
—…
— Cela dit, il ne parlait pas beaucoup. Je me souviens de longs silences avec
lui. Alors, que voulez-vous savoir ?
— Vous n’êtes restée que quelques semaines à ses côtés avant de revenir à
Paris ? Pourtant, vous veniez de vous marier. Personne à Crozon ne connaît les
raisons de votre départ.
— Ah oui, personne… J’imagine qu’on a dû se demander. Et Jean-Pierre n’a
rien dit, ça ne m’étonne pas. C’est si loin, tout ça, maintenant. Alors, je peux
vous dire la vérité : nous n’étions pas un vrai couple.
— Pas un vrai couple ? Je ne comprends pas. Je croyais que vous vous étiez
écrit des lettres d’amour.
— C’est ce qu’on a fait croire à tout le monde. Mais Jean-Pierre ne m’a
jamais envoyé le moindre mot.
—…»
Rouche avait imaginé les lettres enflammées comme autant de preuves de ce
qu’il avançait. Cette information le dépitait, même si elle ne changeait rien. Tout
concordait toujours, et il demeurait persuadé que Gourvec était bien l’auteur du
roman.
« Pas une lettre ? reprit-il. Mais est-ce qu’il écrivait ?
— Il écrivait quoi ?
— Des romans ?
— Dans mes souvenirs, non. Il adorait lire, ça oui. Tout le temps. Il passait
des soirées sans lever la tête. Il marmonnait en lisant, il vivait la littérature. Moi,
j’aimais écouter de la musique, alors que lui vénérait le silence. Nous étions
incompatibles pour cela.
— C’est pour ça que vous êtes repartie ?
— Non, pas du tout.
— Alors pourquoi ? Et qu’est-ce que vous entendez par “faux couple” ?
— Je ne sais pas si je dois vous raconter ma vie. Je ne sais même pas qui
vous êtes.
— Je suis quelqu’un qui pense que votre mari a écrit un roman après votre
séparation.
— Un roman ? Je ne vous comprends plus très bien. Vous venez de me
demander si Jean-Pierre écrivait, alors que vous semblez le savoir. C’est
compliqué, votre histoire.
— C’est pourquoi j’ai besoin de votre aide pour comprendre. »
Rouche avait prononcé ces derniers mots avec une grande intensité comme à
chaque fois qu’il se retrouvait au cœur de son enquête. Marina avait développé
une capacité à entendre les intentions les plus intimes, les plus réelles, et elle
admit que son visiteur portait en lui un espoir très fort. Elle décida alors de lui
raconter ce qu’elle savait ; et ce qu’elle savait c’était toute l’histoire de sa vie.
10
Marina Brücke est née en 1929 à Düsseldorf, en Allemagne. Elle a été
élevée dans l’amour immodéré de sa patrie, et du chancelier. Elle a vécu les
années de guerre dans une bulle dorée et joyeuse, entourée de nounous qui
remplaçaient ses parents. Ils n’étaient pas souvent là, se rendaient à des
réceptions, voyageaient et rêvaient. À chacun de leurs retours, Marina était au
paradis ; elle jouait avec sa mère, et écoutait les conseils de son père pour savoir
comment se tenir. Leur présence était rare mais précieuse, et chaque soir Marina
s’endormait avec l’espoir d’un baiser de ses parents pour traverser la nuit. Mais
leur attitude changea radicalement ; ils semblèrent subitement inquiets. À
présent, ils croisaient leur fille sans lui prêter la moindre attention. Ils devinrent
irascibles, violents, perdus. En 1945, ils décidèrent de fuir l’Allemagne,
abandonnant derrière eux Marina, alors âgée de seize ans, à qui voudrait
s’occuper d’elle.
On finit par la placer dans un pensionnat tenu par des bonnes sœurs
françaises ; les lois du couvent étaient strictes mais pas plus que celles qu’elle
avait connues. Rapidement, elle parla un français impeccable, et mit toute son
énergie à gommer le moindre accent qui puisse trahir son origine. Par bribes, elle
découvrit la personnalité de ses parents, les atrocités qu’ils avaient commises ;
traqués comme des chiens, arrêtés, ils purgeaient maintenant une peine de prison
dans la banlieue de Berlin. Marina comprit qu’elle était le fruit de l’amour de
deux monstres. Pire, ils avaient tenté de lui bourrer le crâne d’ignominies, et elle
se sentait sale d’avoir pu être envahie par de telles pensées. Elle se dégoûtait
d’avoir été une enfant. L’environnement du couvent lui fournit l’occasion de
noyer sa personnalité dans une relation formatée à Dieu. Elle se levait à l’aube,
s’adressait à une puissance supérieure, récitait ses prières par cœur, mais elle
savait la vérité : la vie n’était que ténèbres.
À sa majorité, elle décida de rester au couvent. À vrai dire, elle ne savait pas
où aller. Elle ne voulait pas devenir religieuse ; on lui laisserait ici le temps de
trouver un sens à sa vie. Les années passèrent ainsi. En 1952, ses parents
obtinrent une grâce, au nom de la reconstruction du pays. Ils vinrent aussitôt voir
leur fille. Ils ne la reconnurent pas, elle était une femme ; elle ne les reconnut
pas, ils étaient des ombres. Elle n’écouta pas leurs regrets et partit en courant.
Quittant définitivement le couvent par la même occasion.
Marina voulut rejoindre Paris, une ville que les sœurs lui avaient dépeinte
avec émerveillement, et qui l’avait toujours fait rêver. À son arrivée, elle se
rendit dans les bureaux d’une association franco-allemande dont on lui avait
parlé. Une petite structure qui tentait comme elle pouvait de créer un lien entre
les deux peuples, de proposer des aides. Patrick, un des bénévoles, prit la jeune
fille sous son aile. Il lui trouva un travail dans un grand restaurant ; elle tiendrait
le vestiaire. Tout se passa très bien jusqu’au jour où le patron découvrit qu’elle
était allemande ; il la traita aussitôt de « sale boche » et la licencia sans
ménagement. Patrick tenta d’obtenir des excuses de la part du patron, ce qui le
rendit furieux : « Et mes parents ? Ils se sont excusés pour mes parents ? » Une
telle attitude n’était pas rare. La guerre n’était terminée que depuis sept ans.
Vivre à Paris, sans être sans cesse associée à la barbarie, demeurait compliqué.
Mais elle ne pouvait pas envisager de retourner en Allemagne. Patrick suggéra
alors : « Tu devrais te marier avec un Français, et le problème serait réglé. Tu
parles sans accent. Avec des papiers, tu feras une parfaite petite Française. »
Marina avoua que c’était une bonne idée, mais elle ne voyait pas avec qui elle
pourrait se marier ; elle n’avait pas d’homme dans sa vie ; à vrai dire, elle n’avait
jamais eu d’homme dans sa vie.
Patrick ne pouvait pas se dévouer, car il était fiancé avec Mireille, une
grande rousse qui mourrait huit ans plus tard dans un accident de voiture. Mais il
pensa à Jean-Pierre. Jean-Pierre Gourvec. Un Breton qu’il avait connu au service
militaire. Un type un peu particulier, plutôt introverti, toujours célibataire, un
original qui passait sa vie dans les bouquins – bien le genre à accepter une telle
proposition. Il lui envoya un courrier pour lui exposer la situation, et Gourvec ne
mit pas plus de dix secondes à décider de dire oui. Comme son ami du service
militaire l’avait anticipé, la tentation était trop grande : épouser une Allemande
inconnue, c’était si romanesque.
L’accord fut scellé. Marina irait à Crozon, ils se marieraient, resteraient un
peu ensemble et elle repartirait quand elle le souhaiterait. Ils diraient à ceux qui
poseraient des questions qu’ils avaient fait connaissance par le biais des petites
annonces ; ils étaient tombés amoureux en s’écrivant. Au début, Marina s’était
inquiétée. C’était trop simple pour être vrai ; qu’allait vouloir cet homme en
échange ? Coucher avec elle ? La transformer en boniche ? Elle traversa la
France vers l’ouest avec une grande appréhension. Gourvec l’accueillit sans
attention particulière, et elle comprit aussitôt que ses angoisses n’avaient pas lieu
d’être. Elle le trouva charmant et timide. Quant à lui, il la trouva incroyablement
belle. Il ne s’était même pas posé la question de son physique ; il allait épouser
une inconnue sans même avoir demandé une description. Après tout, ça ne
comptait pas : c’était un mariage blanc. Mais la beauté de cette femme le saisit
par la nuque.
Elle s’installa dans son petit appartement, qu’elle trouva sinistre, et bien trop
encombré par les livres. Les étagères lui parurent fragiles. Elle ne voulait pas
mourir écrasée sous l’intégrale de Dostoïevski, avoua-t-elle. Une réplique qui fit
rire Gourvec ; une manifestation assez rare chez lui. Le tout jeune bibliothécaire
prévint ses deux cousins germains (ce qui lui restait de famille) qu’il allait se
marier. Le maire leur demanda à tous deux de dire oui. Ce qu’ils firent en jouant
un peu la comédie, mais le blanc demeurant une couleur, ils éprouvèrent au cœur
un pincement inattendu.
11
Les nouveaux mariés entamèrent leur cohabitation. Assez rapidement,
Marina montra des signes d’ennui. Gourvec, client de la pizzeria des Pick, avait
constaté la grossesse de Madeleine ; il proposa l’aide de sa femme, et c’est ainsi
que Marina travailla comme serveuse pendant quelques semaines. Tout comme
Gourvec, Pick n’était pas très bavard ; heureusement, elle pouvait échanger un
peu avec sa femme. Elle lui avoua assez vite être allemande. Madeleine fut
surprise, cela ne s’entendait pas, mais ce qui l’avait surtout intriguée à l’époque
était la mine peu réjouie de la jeune mariée ; il fallait croire qu’elle déchantait
d’être venue s’enterrer dans le Finistère. Son regard changeait quand elle
évoquait Paris, ses musées, ses cafés, ses clubs de jazz. Il n’était pas difficile de
deviner qu’elle repartirait bientôt ; pourtant, elle parlait toujours de Gourvec
avec des mots pleins de tendresse, et avoua un jour : « C’est la première fois que
je rencontre un homme aussi gentil. »
C’était vrai. Sans être extravagant, Gourvec débordait d’attentions pour sa
femme. Il lui avait laissé la chambre, et dormait sur le canapé. Il préparait
souvent le dîner, et tentait de lui faire apprécier les fruits de mer. Au bout de
quelques jours, alors qu’elle pensait ne pas les supporter, elle se mit à raffoler
des huîtres. On pouvait toujours changer, et nos goûts même n’étaient pas
irrévocables. Gourvec, c’était un de ses secrets, aimait parfois regarder Marina
quand elle dormait ; il était émerveillé par son allure d’enfant sage à l’abri dans
ses songes. Marina, de son côté, ouvrait parfois un livre que Gourvec disait
aimer ; elle voulait le rejoindre dans son monde, tenter de donner un peu de
réalité à leur vie commune. Elle ne comprenait pas pourquoi il ne tentait pas de
la séduire ; un jour, elle fut sur le point de lui dire : « Je ne te plais pas ? », mais
elle ne le fit pas. Leur cohabitation devenait le théâtre de deux forces
antagoniques : une attirance progressive brimée par une distance toujours
respectée.
Même si elle ne rêvait que de retourner à Paris, Marina se laissa aller à
imaginer sa vie en Bretagne. Elle pourrait rester près de cet homme rassurant, à
l’humeur si égale. Elle pourrait enfin mettre fin à ses peurs, à son épuisante
recherche de l’apaisement. Pourtant, un jour, elle annonça qu’elle allait bientôt
partir. Il répondit que c’était ce qui était prévu. Marina fut surprise par sa
réaction qu’elle crut froide, dépourvue d’affection. Elle aurait voulu qu’il lui
dise de rester encore un peu. Quelques mots peuvent changer un destin. Ces
mots que Gourvec avait au fond de lui mais qu’il fut incapable de prononcer.
Leur dernière soirée fut très silencieuse ; ils burent du vin blanc et
mangèrent des fruits de mer. Entre deux huîtres, Gourvec demanda tout de
même : « Et à Paris, tu vas faire quoi ? » Elle répondit qu’elle ne savait pas
vraiment. Le lendemain, elle partirait, mais à cet instant précis elle ne savait plus
rien ; son avenir lui paraissait aussi brouillé qu’une vision au réveil. « Et toi ? »
demanda-t-elle. Il évoqua cette bibliothèque qu’il fallait créer ici. Cela lui
demanderait sûrement des mois de travail. Ils se séparèrent sur cette
conversation polie. Mais avant de dormir, ils se serrèrent un instant dans les bras
l’un de l’autre. Ce fut la première et la dernière fois qu’ils se touchèrent.
Le lendemain, Marina partit tôt en laissant un mot sur la table : « Une fois
que je serai à Paris, je mangerai des huîtres et je penserai à toi. Merci pour tout,
Marina. »
12
Ils s’étaient aimés, sans oser se le dire. Marina attendit en vain un signe de
Gourvec. Les années passèrent et elle finit par se sentir complètement française.
Parfois, elle ajoutait avec une pointe de fierté : « Je suis bretonne. » Elle travailla
dans le monde de la mode, eut la chance de croiser le jeune Yves Saint Laurent,
et s’abîma les yeux à broder pendant des heures les bustiers sophistiqués de robe
de haute couture. Elle eut quelques aventures, mais resta plus de dix ans sans
avoir la moindre relation sérieuse ; plusieurs fois, elle pensa retourner voir
Gourvec, ou au moins lui écrire, mais elle se dit qu’il vivait probablement avec
une autre femme. En tout cas, il ne s’était jamais manifesté pour régler les
papiers du divorce. Comment aurait-elle pu imaginer que Gourvec ne s’était plus
jamais attaché à quiconque après son départ ?
Au milieu des années 1960, elle rencontra dans la rue un Italien. Élégant,
joueur, il possédait un charme à la Marcello Mastroianni. Elle venait de
découvrir le film de Fellini La Dolce Vita, alors elle y vit comme un signe. La
vie pouvait être belle. Alessandro travaillait pour une banque dont le siège était à
Milan, mais qui possédait des bureaux à Paris. Il devait faire des allers-retours
fréquents entre les deux pays. Marina aimait l’idée d’une vie de couple
épisodique. C’était une façon pour elle de s’initier à l’amour d’une manière
progressive. À chaque fois qu’il venait, ils sortaient, s’amusaient, riaient. Elle lui
trouvait l’allure d’un prince tout droit sorti d’un royaume. Jusqu’au jour où elle
tomba enceinte. Alessandro devait maintenant prendre ses responsabilités et
rester avec elle en France, ou bien elle pourrait le suivre. Il annonça qu’il allait
demander une mutation définitive à Paris, et parut fou de joie à l’idée d’avoir un
enfant. « Et en plus je suis sûr que ce sera un fils ! Mon rêve ! » Puis il avait
ajouté : « On l’appellera Hugo, comme mon grand-père. » Marina pensa à ce
moment à Gourvec ; elle devait le contacter pour divorcer. Mais Alessandro était
contre toute forme de convention, et considérait le mariage comme une
institution dépassée. Alors, elle ne dit rien, et observa son ventre s’arrondir, se
remplir de promesses.
L’intuition d’Alessandro fut bonne. Marina mit au monde un garçon. Au
moment de l’accouchement, Alessandro était à Milan pour régler les derniers
détails pratiques avant sa nouvelle vie ; à cette époque, il était de coutume que
les hommes n’assistent pas à l’accouchement ; il arriverait le lendemain,
sûrement armé de cadeaux. Mais le lendemain, il se présenta sous une autre
forme ; celle d’un télégramme : « Je suis désolé. J’ai déjà une vie à Milan, avec
une femme et deux enfants. N’oublie jamais que je t’aime. A. »
Ainsi, Marina avait élevé seule son fils ; sans famille, et sans homme. Et
avec le sentiment d’être jugée en permanence. Une mère célibataire était bien
mal perçue à cette époque ; on chuchotait sur son passage. Mais cela lui
importait peu. Hugo était son courage et sa force. Leur relation fusionnelle était
un rempart à tout. Quelques années plus tard, elle commença à voir de moins en
moins bien ; elle se mit à porter des lunettes pour corriger sa vue, mais son
ophtalmologue parut bien pessimiste. Les examens médicaux démontrèrent
qu’elle allait perdre progressivement ses capacités visuelles, et serait aveugle un
jour ou l’autre. Hugo, alors âgé de seize ans, songea : si ma mère ne me voit
plus, je dois exister d’une manière ou d’une autre dans son esprit. C’est ainsi
qu’il se mit à jouer du piano ; sa présence se ferait musicale.
Il travailla avec acharnement, et obtint la première place au concours
d’entrée du Conservatoire, à peu près au moment où Marina devenait
complètement aveugle. Dans l’incapacité de travailler, elle assistait à toutes les
répétitions et concerts de son fils. Au tout début de sa carrière, il avait décidé de
prendre Brücke comme nom de scène. C’était une façon de s’accepter tel qu’il
était ; c’était son histoire, c’était leur histoire à sa mère et à lui, et elle leur
appartenait. Brücke signifiait « pont » en allemand. Marina se rendit compte
alors que son existence était composée de morceaux épars, sans connexion
réelle, telles des îles qu’on relie artificiellement entre elles.
13
Rouche fut bouleversé par ce récit. Au bout d’un moment, il affirma :
« Je crois que Jean-Pierre Gourvec vous a aimée. Je crois même qu’il vous a
aimée toute sa vie.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Je vous l’ai dit : il a écrit un roman. Et je sais maintenant que ce roman a
été inspiré par vous, par votre départ, par tous les mots qu’il n’a pas su vous dire.
— Vous le pensez vraiment ?
— Oui.
— Et comment s’appelle son roman ?
— Les Dernières Heures d’une histoire d’amour.
— C’est beau.
— Oui.
— Je voudrais tellement le lire », ajouta-t-elle.
Les deux matinées suivantes, Rouche retourna chez Marina pour lui lire le
roman de Gourvec. Il le fit lentement. Parfois, la vieille femme lui demandait de
répéter des passages. Elle ponctuait cela de quelques commentaires : « Oui, je le
reconnais bien là. C’est tellement lui… » Quant à la partie sensuelle, imaginaire,
elle pensa qu’il avait écrit ce qu’il avait désiré vivre. Elle qui était plongée dans
l’obscurité depuis de si nombreuses années pouvait comprendre cette démarche
mieux que quiconque. Elle créait sans cesse des histoires, pour vivre en quelque
sorte tout ce qu’elle ne pouvait pas voir. Elle avait développé une vie parallèle
finalement proche de celle des romanciers.
« Et Pouchkine ? Vous en aviez parlé ? demanda Rouche.
— Non. Cela ne me dit rien. Mais Jean-Pierre aimait les biographies. Je me
souviens qu’il m’avait raconté la vie de Dostoïevski. Il aimait connaître le destin
des autres.
— C’est peut-être pour cette raison qu’il a mélangé le réel avec la vie d’un
écrivain.
— C’est très beau en tout cas. Cette façon qu’il a de raconter l’agonie… Je
ne pouvais imaginer qu’il écrivait aussi bien.
— Il ne vous avait jamais parlé de son rêve d’écrire ?
— Non.
—…
— Et ce roman ? Qu’en est-il advenu ?
— Il a essayé de le faire publier, mais il n’a pas réussi. À mon avis, il
espérait revenir vers vous sous la forme d’un livre.
— Revenir vers moi… », reprit Marina avec des sanglots dans la voix.
Saisi par l’émotion de la vieille femme, Rouche avait préféré ne rien dire de
la publication du livre pour le moment. Elle ne semblait pas en avoir entendu
parler. Il valait mieux qu’elle digère ce qu’elle venait d’apprendre, et la lecture
du roman. Au moment où Rouche s’apprêtait à partir, Marina lui demanda
d’approcher. Elle lui prit la main pour le remercier.
Une fois seule, elle versa quelques larmes. C’était encore un pont dans sa
vie. Cette façon dont le passé avait ressurgi, après des décennies de silence.
Toute sa vie, elle avait été persuadée que Jean-Pierre ne l’avait pas aimée ; il
avait été généreux, adorable, tendre, mais il n’avait jamais montré le moindre
signe de ce qu’il éprouvait. Son roman dévoilait ses sentiments, qui finalement
avaient été si puissants, au point qu’il n’avait plus aimé aucune femme par la
suite. Elle admettait maintenant qu’elle avait ressenti la même chose. Cela avait
donc existé, et c’était peut-être ça le plus important. Oui, cela avait existé. Tout
comme les récits lumineux qu’elle formait au cœur de son obscurité. La vie
possède une dimension intérieure, avec des histoires qui n’ont pas d’incarnation
dans la réalité mais qui pourtant sont vécues.
14
En décidant d’enquêter sur cette histoire dont il avait pressenti le caractère
trouble, jamais Rouche n’aurait imaginé vivre autant d’émotions. Mais il lui
restait encore quelque chose d’important à accomplir.
Dans son minuscule studio, il dormit une grande partie de l’après-midi. Il fit
un rêve dans lequel Marina mangeait des huîtres géantes, qui se transformaient
en Brigitte lui criant dessus à cause de la voiture. Il se réveilla en sursaut, et
constata que la nuit commençait à tomber. Il prit son ordinateur, et tenta de
mettre de l’ordre dans ses notes ; il ne savait pas encore à quel journal il allait
proposer son article, peut-être au plus offrant, mais il était certain que le milieu
littéraire serait excité par ses révélations. Cela dit, il ne comptait pas remettre en
question la bonne foi des éditions Grasset ; à l’évidence, la maison avait cru
sincèrement que Pick était l’auteur du roman.
Alors qu’il travaillait depuis presque deux heures, il reçut un message sur
son téléphone : « Je suis dans le café en bas de chez vous. Je vous attends,
Joséphine. » Sa première réaction fut de se demander comment elle connaissait
son adresse, avant de se rappeler qu’il lui avait tout simplement dit où il habitait
lors de leur conversation nocturne. Sa seconde réaction fut de penser qu’il aurait
pu très bien ne pas être chez lui ce soir-là. C’était tout de même étonnant
d’attendre en bas de chez quelqu’un sans même l’avertir à l’avance. Mais il
pensa : à ses yeux, je suis le type d’homme qui n’a rien d’autre à faire que d’être
chez lui le soir. Il fallait bien reconnaître qu’elle n’avait pas tort.
Il répondit : « J’arrive tout de suite. » Mais cela lui prit plus de temps que
prévu. Il ne savait pas comment s’habiller. Non pas qu’il veuille plaire à
Joséphine, mais en tout cas il n’avait pas envie de lui déplaire. Au tout départ,
dans les interviews, il l’avait trouvée idiote. En la rencontrant au cimetière, il
avait aussitôt changé d’avis. Il pensait à tout cela, devant son armoire, alors qu’il
s’enfonçait dans son incapacité à choisir. À ce moment précis, il reçut un second
message : « Descendez comme vous êtes, ça ira très bien. »
15
Ils étaient maintenant en train de boire un verre de vin rouge. Rouche aurait
voulu commander une bière, mais avait finalement suivi Joséphine. Pendant
toute sa tergiversation vestimentaire, il s’était laissé aller à rêver qu’elle était
venue le rejoindre portée par une pulsion irrépressible. Elle allait peut-être lui
avouer avoir des sentiments pour lui. Ce n’était pas l’hypothèse la plus crédible1,
mais plus rien ne pouvait le surprendre maintenant. Après quelques échanges
superficiels, qui leur permirent tout de même de passer au tutoiement, Joséphine
en vint à expliquer les raisons de sa présence :
« Je voudrais que tu ne publies pas ton article.
— Pourquoi tu me demandes ça ? Je pensais qu’avec ta mère vous vouliez
que la vérité soit reconnue. Que vous en aviez marre de toute histoire.
— Oui, bien sûr. On voulait savoir. Et grâce à toi on sait maintenant que
mon père n’a pas écrit de roman. Tu ne peux pas imaginer comme on a été
chamboulées par toute cette histoire. On a eu l’impression d’avoir vécu à côté
d’un inconnu.
— Je comprends. Mais justement la vérité sera rétablie.
— Au contraire, ça va encore agiter tout le monde. J’imagine déjà les
journalistes : “Alors, ça vous fait quoi d’apprendre que votre père n’a finalement
pas écrit de roman ?” Ça ne finira jamais. Et je trouve ça humiliant pour ma
mère qui est passée à la télévision pour parler du roman. Ça serait ridicule.
— Je ne sais pas quoi te dire. Je trouvais que c’était important de dire la
vérité.
— Mais ça va changer quoi ? Tout le monde s’en fout. Que ce soit Pick ou
Gourvec. Les gens ont aimé l’idée que ce soit mon père, c’est tout. Laissons les
choses comme ça. Et puis, il va y avoir des problèmes.
— Quoi ?
— Gourvec n’a pas d’héritier. Grasset ne nous versera pas les droits
d’auteur.
— Ah c’est pour ça.
— C’est aussi pour ça. Où est le mal ? Mais je t’assure que, même s’il y
avait eu moins d’argent, je t’aurais dit la même chose. J’ai trop souffert de cette
histoire, de ses conséquences. Je ne veux plus qu’on en parle. Je veux passer à
autre chose. Voilà, c’est ça que je te demande. S’il te plaît.
—…
—…
— Tu sais, j’ai rencontré la femme de Gourvec, reprit Rouche. J’ai vécu un
moment très fort avec elle. Je lui ai lu le roman, et elle a compris que Gourvec
l’avait vraiment aimée.
— Eh bien voilà, c’était ça, ta mission. C’est merveilleux. Tu dois arrêter là.
—…
— Si tu veux, je te fais un beau cadeau, dit alors Joséphine avec un grand
sourire pour détendre l’atmosphère.
— Tu veux acheter mon silence ?
— Tu sais très bien que c’est mieux pour tout le monde. Alors ? Quel est ton
prix ?
— Faut que je réfléchisse.
— Dis quelque chose.
— Toi.
— Moi ? Mais ne rêve pas. Je suis beaucoup trop chère. Il faudrait en vendre
beaucoup des livres, pour espérer m’avoir.
— Alors… une voiture. Tu m’achèterais une Volvo ? »
La conversation dura encore, jusqu’à la fermeture du café. Rouche s’était
laissé convaincre assez rapidement. Il avait toujours pensé que son enquête
amènerait un bouleversement dans sa vie. C’était ce qui était en train de se
passer, mais pas comme il l’attendait. Il y avait une telle connivence entre eux.
Joséphine annonça qu’elle ne savait pas où dormir. Comme lui, elle faisait partie
de cette secte de la non-préméditation en termes d’hébergement. Ils montèrent
chez Rouche, et il n’eut pas peur du jugement qu’une femme pourrait porter sur
son appartement. Ils s’allongèrent côte à côte, mais cette fois-ci dans le même lit.
1. Il y avait longtemps qu’une femme n’avait pas roulé trois cents kilomètres pour le rejoindre sans
prévenir ; à vrai dire, cela n’était jamais arrivé.
16
Le lendemain matin, Joséphine lui proposa de l’accompagner à Rennes.
Après tout, Rouche n’avait plus rien à faire à Paris. Il pourrait recommencer une
nouvelle vie, là-bas, travailler peut-être dans une librairie, ou écrire des articles
pour la presse locale. Il aimait cette idée d’un nouveau départ. Ils roulèrent
lentement sur l’autoroute, en écoutant de la musique. Au bout d’un moment, ils
s’arrêtèrent pour boire un café. En le buvant, ils comprirent qu’ils étaient tombés
amoureux. Ils avaient le même âge, et ne cherchaient plus à paraître. Les
premières heures d’une histoire d’amour, pensa Rouche. C’était merveilleux de
boire ce café imbuvable, dans une station d’essence sinistre, et de trouver
qu’aucune situation ne pouvait être plus belle.
ÉPILOGUE
1
Frédéric aimait poser sa tête sur le ventre de Delphine, espérant entendre des
battements de cœur. C’était encore trop tôt. Déjà, ils faisaient d’interminables
listes de prénoms. Ils allaient avoir du mal à se mettre d’accord, alors l’écrivain
proposa un marché à sa femme : « Si c’est un garçon, c’est toi qui choisis. Et si
c’est une fille, c’est moi. »
2
Quelques jours après ce pacte du prénom, Frédéric annonça qu’il avait enfin
terminé son roman. Jusqu’à présent, il n’avait rien voulu montrer à son éditrice,
car il préférait qu’elle découvre le livre dans sa globalité. Avec une certaine
appréhension, elle s’empara de L’homme qui dit la vérité et s’enferma dans la
chambre. Elle en ressortit furieuse à peine une heure plus tard :
« Tu ne peux pas faire ça !
— Bien sûr que je le peux. C’est ce qui était prévu.
— Mais on en a parlé, et tu étais d’accord.
— J’ai changé d’avis. J’ai besoin que tout le monde sache. Je n’en peux plus
de me taire.
— C’est allé trop loin. Tu sais très bien qu’on perdrait tout.
— Toi peut-être, mais pas moi.
— Ça veut dire quoi ? Nous sommes deux. On doit décider ensemble.
— C’est facile pour toi. Tu as tout.
— Je te préviens, Frédéric. Si tu décides de publier ce livre, j’avorte.
—…»
Il resta sans voix. Comment avait-elle pu oser ? Mettre en jeu la vie de leur
enfant pour contrer leur désaccord. C’était immonde. Elle se rendit compte
qu’elle était allée trop loin, et tenta de rattraper le coup. S’approchant de
Frédéric, elle s’excusa. Elle lui demanda, radoucie, de bien réfléchir. Il promit de
le faire. Finalement, le caractère odieux du chantage qu’elle avait tenté lui fit
comprendre à quel point elle avait peur de tout perdre. Et peut-être n’avait-elle
pas tort. On la jugerait mal d’avoir ainsi manipulé tout le monde. Pire : d’avoir
fait croire à une vieille dame que son mari avait écrit un roman. Sa colère était
sûrement justifiée. Mais il devait penser à lui. C’était légitime. N’avait-il pas
rongé son frein depuis des mois ? Il n’avait pensé qu’à ça : au jour où tout le
monde apprendrait la vérité. Enfin, on saurait qu’il était l’auteur de ce roman qui
dominait les ventes. On pourrait toujours lui rétorquer que les gens avaient
surtout aimé le roman du roman, ce pizzaiolo qui avait écrit dans le secret
absolu ; peut-être que c’était vrai, mais sans son texte il n’y aurait pas eu de
roman du tout. Et maintenant, on lui demandait de se taire. Il devait rester caché
derrière sa créature.
3
Tout s’était passé si simplement. À Crozon, plusieurs mois auparavant,
Frédéric avait accompagné Delphine pour la première fois. Il y avait rencontré
ses parents adorables, découvert les charmes de la Bretagne, et chaque matin il
était resté dans la chambre pour écrire. Son titre de travail était Le Lit, mais
personne ne savait réellement quel en était le sujet. Frédéric préférait toujours
travailler dans le secret, estimant que la divulgation d’un roman en cours était
une façon de l’éparpiller. Il était en train de terminer d’écrire l’histoire de la
séparation d’un couple, avec en toile de fond l’agonie de Pouchkine. Il était très
enthousiasmé par cette idée, et espérait que ce second roman rencontrerait
davantage le succès que le premier ; mais c’était peu probable : à part quelques
auteurs, et pas forcément les meilleurs, plus personne ne vendait de livres.
Après une discussion avec les parents de Delphine, ils étaient allés visiter
cette fameuse bibliothèque des livres refusés. C’est là qu’il pensa à faire croire
que son nouveau roman avait été trouvé ici ; ce serait une idée marketing
exceptionnelle. Et, une fois que les ventes auraient décollé, il pourrait annoncer
qu’il en était l’auteur. Il partagea son plan avec Delphine, qui le trouva aussitôt
génial. Mais selon elle, il fallait incarner le manuscrit par un auteur ; pas un nom
inventé ou un pseudonyme, non, il fallait une personne réelle. Cela intriguerait
tout le monde. Sur ce point, la suite des événements allait démontrer qu’elle
avait eu raison.
Ils se rendirent au cimetière de Crozon, et choisirent un mort comme auteur
du livre. Après avoir hésité, ils optèrent finalement pour Pick, car ils aimaient
tous deux les écrivains dont le nom comportait un K. Il était mort deux ans
auparavant, et ne pourrait pas contredire le fait qu’on lui attribue un roman. Mais
il faudrait prévenir sa famille, et lui faire signer le contrat. Avec cet acte, plus
personne ne pourrait imaginer une supercherie. Frédéric sembla surpris par ce
point, mais Delphine lui expliqua : « Tu ne toucheras pas d’argent sur ce livre,
mais une fois que tout le monde saura que tu en es l’auteur, on parlera beaucoup
de toi, et il y aura des répercussions sur ton prochain roman. Il vaut mieux jouer
le jeu à fond sur ce coup-là. Personne à part nous deux ne doit être au courant. »
Frédéric travailla plusieurs jours pour finir son roman. Selon lui, il était
possible que la mère de Delphine soit tombée sur un brouillon de travail intitulé
Le Lit. Par précaution, il opta donc pour un nouveau titre : Les Dernières Heures
d’une histoire d’amour. Et changea la typographie du texte, pour en utiliser une
qui se rapprochait de celle d’une machine à écrire. Le jeune couple lança une
impression du texte, et s’efforça de vieillir le papier, d’abîmer le manuscrit. Une
fois cette tâche accomplie, ils retournèrent à la bibliothèque avec ce fameux
trésor qu’ils firent mine de découvrir.
Devant la première réaction de Madeleine, et son hésitation à croire à leur
histoire, ils pensèrent utile de déposer une preuve. C’est ainsi que, lors de leur
seconde visite, Frédéric alla cacher le livre de Pouchkine dans les affaires
d’Henri Pick, en prétextant se rendre aux toilettes. Le tour était joué. Mais
jamais ils n’avaient anticipé un tel engouement. Cela avait dépassé tous leurs
espoirs, et les avait piégés, en quelque sorte. Delphine l’avait compris après le
passage dans l’émission de François Busnel. Madeleine avait tant touché les
téléspectateurs qu’ils ne pourraient plus rétablir la vérité sans passer pour
d’affreux manipulateurs. C’était terrible pour Frédéric, qui devait cacher être
l’auteur du livre le plus lu en France, et se contenter de son image de romancier
dont même une fille avec qui il avait vécu trois ans ignorait l’unique publication.
Exaspéré par les absences de Delphine qui, de son côté, recevait la lumière et la
gloire de leur machination, il s’était mis en tête de tout révéler dans son nouveau
roman. Il raconterait bien sûr les détails de l’affaire, mais analyserait aussi
comment notre société actuelle se focalise beaucoup plus sur la forme que sur le
fond.
4
Frédéric avait accepté les excuses de Delphine et admis qu’il les mettrait en
danger en révélant la supercherie. Quelques jours plus tard, au début des
vacances d’été, ils décidèrent de partir pour Crozon.
Le matin, Frédéric restait au lit pour tenter d’écrire un nouveau roman, mais
il avait beaucoup de mal. Il sortait parfois pour se promener seul le long de la
mer. Il lui arrivait alors de penser aux derniers jours de Richard Brautigan à
Bolinas, sur la côte brumeuse de la Californie. L’écrivain américain ayant de
moins en moins de succès et sentant sa gloire décliner avait sombré dans l’alcool
et la paranoïa. Il était resté plusieurs jours sans donner de nouvelles à quiconque,
pas même à sa fille. Et avait fini par mourir, seul. On avait découvert son corps
en décomposition.
Au cours de ce séjour, Frédéric décida d’aller faire un tour à la bibliothèque
de Crozon. Là où toute l’histoire avait commencé. Il revit Magali, qu’il trouva
différente, sans être réellement capable de dire ce qui avait changé dans son
apparence. Elle avait maigri peut-être. Elle l’accueillit avec enthousiasme :
« Ah, bonjour l’écrivain !
— Bonjour.
— Ça va bien ? Vous êtes en vacances ?
— Oui. Et on va sûrement rester ici plusieurs mois. Delphine est enceinte.
— Félicitations. C’est un garçon ou une fille ?
— On ne veut pas savoir.
— Ça sera une surprise alors.
— Oui.
— Et vous avez écrit un nouveau livre ?
— J’avance doucement.
— Tenez-moi au courant. On le commandera ici, bien sûr. Promis ?
— Promis.
— Et tant que je vous tiens, si vous êtes à Crozon, ça vous dirait d’animer
des ateliers d’écriture ?
— Je… Je ne sais pas…
— Ça serait une fois par semaine, pas plus. Avec la maison de retraite juste à
côté. Ils seraient drôlement fiers d’avoir un écrivain comme vous.
— Ah, je vais y réfléchir.
— Oui, ça serait formidable. Pour les aider à écrire leurs souvenirs.
— D’accord, nous verrons. Bon, je vais faire un tour. Je vais sûrement
emprunter un livre.
— Avec plaisir », dit Magali en souriant, comme si on venait de lui faire un
compliment.
En songeant à la proposition qu’elle venait de lui faire, Frédéric se dirigea
vers les rayonnages. Au moment où son premier manuscrit avait été accepté, il
s’était imaginé entouré d’admiratrices, recevant des prix littéraires, peut-être
même le Goncourt ou le Renaudot. Il avait aussi pensé qu’il serait traduit dans le
monde entier et qu’il voyagerait en Asie ou en Amérique. Les lecteurs
attendraient son nouveau roman avec impatience, et il serait l’ami d’autres
grands écrivains ; il avait pensé à tout cela. Mais il n’avait pas imaginé qu’il en
viendrait à aider des personnes âgées à écrire, dans une petite ville du fin fond de
la Bretagne. De manière surprenante, cette idée le fit plutôt sourire. Il avait hâte
de raconter cela à Delphine ; il aimait tant être près d’elle. Et il allait être père. Il
se rendit compte, avec encore plus de force maintenant, que cela le rendait fou
de joie.
5
Quelques minutes plus tard, il sortit de son sac son manuscrit, L’homme qui
dit la vérité, et le rangea dans la bibliothèque des livres refusés.
© Éditions Gallimard, 2016.
DAVID FOENKINOS
Le mystère Henri Pick
En Bretagne, un bibliothécaire décide de recueillir tous les
livres refusés par les éditeurs. Ainsi, il reçoit toutes sortes de
manuscrits. Parmi ceux-ci, une jeune éditrice découvre ce qu’elle
estime être un chef-d’œuvre, écrit par un certain Henri Pick. Elle
part à la recherche de l’écrivain et apprend qu’il est mort deux ans
auparavant. Selon sa veuve, il n’a jamais lu un livre ni écrit autre
chose que des listes de courses... Aurait-il eu une vie secrète ?
Auréolé de ce mystère, le livre de Pick va devenir un grand succès
et aura des conséquences étonnantes sur le monde littéraire. Il va
également changer le destin de nombreuses personnes, notamment
celui de Jean-Michel Rouche, un journaliste obstiné qui doute de la
version officielle. Et si toute cette publication n’était qu’une
machination ? Récit d’une enquête littéraire pleine de suspense,
cette comédie pétillante offre aussi la preuve qu’un roman peut
bouleverser l’existence de ses lecteurs.
David Foenkinos est né en 1974. Il est l’auteur de quatorze
romans parmi lesquels La délicatesse et Les souvenirs, tous deux
adaptés au cinéma. Ses livres sont traduits en plus de quarante
langues. Son roman Charlotte a obtenu le prix Renaudot et le prix
Goncourt des lycéens en 2014.
DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Gallimard
INVERSION DE L’IDIOTIE, roman, 2002.
ENTRE LES OREILLES, roman, 2002.
LE POTENTIEL ÉROTIQUE DE MA FEMME, roman, 2004 (« Folio », no 4278).
QUI SE SOUVIENT DE DAVID FOENKINOS ?, roman, 2007.
NOS SÉPARATIONS, roman, 2008 (« Folio », no 5001).
LA DÉLICATESSE, roman, 2009 (« Folio », no 5177, « Écoutez lire »).
LES SOUVENIRS, roman, 2011 (« Folio », no 5513, « Écoutez lire »).
JE VAIS MIEUX, roman, 2013 (« Folio », no 5785).
CHARLOTTE, roman, 2014 (« Folio », no 6135,« Écoutez Lire »).
CHARLOTTE. Avec des gouaches de Charlotte Salomon, 2015.
Aux Éditions Flammarion
EN CAS DE BONHEUR, roman, 2005 (« J’ai Lu », no 8257).
CÉLIBATAIRES, théâtre, 2008.
LA TÊTE DE L’EMPLOI, roman, 2013 (« J’ai Lu »).
Aux Éditions Grasset
LES CŒURS AUTONOMES, roman, 2006 (« Livre de Poche », no 32650).
Aux Éditions Plon
LENNON, 2010 (« J’ai Lu », no 9848).
Aux Éditions Albin Michel Jeunesse
LE PETIT GARÇON QUI DISAIT TOUJOURS NON, en collaboration avec Soledad Bravi, 2011.
LE SAULE PLEUREUR DE BONNE HUMEUR, en collaboration avec Soledad Bravi, 2012.
Cette édition électronique du livre
Le mystère Henri Pick de Foenkinos David
a été réalisée le 25 mars 2016 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782070179497 - Numéro d’édition : 299611)
Code Sodis : N81852 - ISBN : 9782072669903.
Numéro d’édition : 299612
Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.