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Rire et savoir dans
Gargantua de Rabelais
Introduction
Vous aurez remarqué que Rabelais ne commence pas par nous
décrire la bonne éducation de Gargantua, non, il commence par la
mauvaise qu’il reçoit avec des précepteurs sophistes. Et avec
humour, il nous la présente avec des justifications insolites,
écoutez par exemple :
Il gambadait, sautillait, se vautrait sur la paillasse un bon moment pour
mieux ragaillardir ses esprits animaux. [...] Après, il se peignait avec le
peigne d'Almain, c'est-à-dire avec les quatre doigts et le pouce, car ses
précepteurs disaient que se peigner, se laver et se nettoyer de toute autre façon
revenait à perdre son temps en ce monde.
On voit bien que beaucoup de choses ne vont pas dans cette
routine matinale ! En nous faisant rire, Rabelais nous prépare déjà
à ce qui sera la bonne éducation humaniste, il dénonce les
mauvaises pratiques, il nous met de son côté, il ouvre notre esprit,
il nous met de bonne humeur, il nous rend disponibles et
réceptifs…
Bref, avant même de nous présenter Ponocrates (le parfait
précepteur humaniste) Rabelais nous fait rencontrer le meilleur
pédagogue qui soit : le rire lui-même. En lisant Gargantua, nous
sommes en quelque sorte instruits par le rire, exactement comme
le gentil géant est éduqué par Ponocrates.
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Problématique
Comment le rire nous éduque-t-il dans Gargantua de Rabelais ?
Pour vous aider à suivre mon raisonnement, je vais annoncer le
plan au fur et à mesure. Mais quand vous aurez besoin de le
récapituler, vous pourrez trouver le texte de la vidéo au format
PDF sur mon site, dans l’onglet Documents.
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I. Un rire généreux et créatif
1. Un rire démesuré
D’abord, impossible de ne pas le remarquer : dans Gargantua, le
rire est partout, démesuré, sans limites. Et c’est peut-être ce qui
lui confère une première qualité éducative : il nous donne
l’exemple de la générosité du savoir, qui se multiplie quand on le
donne, sans limites.
Et si c’était ça justement le premier rôle de ce rire ? Donner un
avant-goût du plaisir de repousser les limites de notre esprit,
savourer ce qui dépasse nos connaissances ? On parle de « plaisir
dionysiaque » pour désigner un plaisir exubérant, comme le dieu
antique du vin et des excès. Le rire est une ivresse qui ouvre notre
appétit de connaissance et de savoir.
C’est exactement ce qui se passe lors de la naissance de
Gargantua. Tout est à la fois drôle, excessif et généreux dans ce
passage : Grandgousier a invité tous les habitants de alentours,
Gargamelle accouche au bout de 11 mois, et comme elle a mangé
trop de tripes, Gargantua doit sortir par l’oreille.
Ce qui rappelle notamment la naissance d’Athéna (déesse de
l’intelligence et de la stratégie militaire) qui sort toute armée de la
tête de Jupiter…
En tout cas, la naissance de Gargantua, c’est la naissance d’un
nouveau Héros, qui nous invite à boire, pour étancher une soif,
non pas de vin, mais de savoir :
Sitôt qu'il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : « Mie ! mie ! »,
mais il s'écriait à haute voix : « À boire ! à boire ! à boire ! » comme s'il
avait invité tout le monde à boire.
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2. Un rire de grande valeur
Le rire Rabelaisien n’est donc pas un simple rire grotesque et
démesuré. Ce n’est que le masque grimaçant qui cache l’acteur, le
contenant qui recèle un savoir précieux…
Voilà le sens de la fameuse métaphore des Silènes, ces petites
boîtes dont Rabelais parle dès le prologue. Il les compare d’ailleurs
à Socrate, le philosophe grec souvent mis en scène par Platon.
Tel était Socrate, parce que, [...] le jugeant sur son aspect extérieur, vous n'en
auriez pas donné une pelure d'oignon [...] Mais en ouvrant une telle boîte,
vous auriez trouvé au-dedans [...] une intelligence plus qu'humaine.
Je fais d’ailleurs un commentaire composé en vidéo de ce
prologue, où Rabelais nous révèle que même les passages les plus
triviaux de son roman cachent en fait un message élevé,
philosophique, voire spirituel.
Le meilleur exemple de ça, c’est l’épisode du torche-cul où le jeune
Gargantua raconte qu’il a testé et évalué toutes sortes d’objets
incongrus pour mieux essuyer ses fesses.
Derrière cette longue blague scatologique se cache en fait une
vraie question profonde : Comment se débarraser (de façon
plaisante et efficace) de la merde de ce monde ? C’est-à-dire, de
nos passions mauvaises, du péché, du mal ?...
Pour tout savoir sur ce passage, n’hésitez pas à aller voir mon
analyse linéaire en vidéo sur mon site.
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3. Un rire créatif
Mais enfin, le rire gargantuesque va plus loin que le simple
apprentissage ! Il nous libère, il nous invite à sortir des sentiers
battus, il nous invite à utiliser notre intelligence, notre imagination
et notre créativité.
Par exemple, l’immense énumération des jeux de gargantua nous
invite à imaginer des règles, à imaginer des situations cocasses, à
inventer nos propres jeux. Le plaisir dionysiaque se trouve aussi
là, dans le foisonnement et la fantaisie.
Le tapis vert étendu, on étalait force cartes, dés, tablettes et alors il jouait :
au flux, à la prime, à la vole, à la pille, [...] à la chevêche, à je te pince sans
rire, à picoter, à déferrer l'âne, à laïau-tru, à bourri, bourri, zou,
D’ailleurs, un certain nombre d’inventions lexicales de Rabelais
sont maintenant devenues des expressions courantes :
Une guerre picrocholine, un repas pantagruélique, un appétit gargantuesque,
quand viendront les coquecigrues, etc.
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4. Les richesses du rire parodique
Cette créativité du rire qui renouvelle tout ce qu’il touche, est
particulièrement perceptible dans les moments parodiques et
satiriques.
Par exemple, dans l’épisode où Frère Jean défend les vignobles de
l’Abbaye de Seuillé, le registre épique transforme la violence en
plaisir des mots et en références médicales, comme si on se
trouvait soudainement dans un manuel d’anatomie.
Aux uns, il écrabouillait la cervelle, à d'autres, [...] il démettait les vertèbres
du cou, [...] disloquait les reins, [...] déboitait les fémurs, débezillait les
fauciles. [...] Et si quelqu'un se trouvait suffisamment flambant de témérité
pour vouloir lui résister en face, [...] il lui transperçait la poitrine à travers le
médiastin et le coeur.
Autre exemple, le moment où Gymnaste stupéfie ses ennemis
représente bien cette souplesse de l’esprit qui contourne les
obstacles pour mieux parvenir à ses fins.
Tandis qu'il évoluait ainsi, les maroufles en grand ébahissement se disaient
[...] : « Par la Mère Dieu ! C'est un lutin ou un diable déguisé ». [...] Et ils
prirent la route en courant.
Transition
Le rire de Gargantua nous transmet donc généreusement un
savoir précieux, et nous invite même à utiliser notre imagination,
à nous affranchir des règles… C’est là un moment de basculement,
car le rire humaniste de Gargantua met en relief les absurdités
pour mieux les remettre en cause, c’est aussi un rire
dénonciateur !
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II. Un rire dénonciateur et révélateur
1. Rire contre les arguments d’autorité
On dit souvent que le rire est corrosif parce qu’il démonte
instantanément une idée absurde, sans nécessiter une longue
démonstration. C’est donc l’outil idéal pour dénoncer ce qu’on
appelle les arguments d’autorité : la référence à un auteur est
utilisée comme preuve de vérité.
Notre narrateur, Alcofribas Nasier, s’indigne par exemple
comiquement qu’on attribue toujours aux couleurs les mêmes
symboliques, en se référant à un livre unique.
Qui vous dit que le blanc symbolise la foi et le bleu la fermeté ? Un livre,
dites-vous, un livre minable intitulé Le Blason des couleurs, qui est vendu par
les charlatans et les colporteurs ?
Autre exemple, quand Gargantua enfant donne des chevaux de
bois aux invités de son père en leur faisant croire que ce sont de
vrais chevaux. L’épisode se termine par une forte charge satirique,
qui remet en cause l’autorité de l’Église :
— Tu nous as bien bernés, mon mignon. Je te verrais bien pape un jour ou
l'autre.
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2. Le cas du rire satirique
Et en effet, le rire satirique est un excellent repoussoir : il dénonce
les valeurs et les idées que l’auteur conteste. C’est une
déflagration qui brise les préjugés, la méchanceté et la bêtise. Il
laisse deviner en creux les valeurs qui sont réellement défendues
par l’auteur, en créant une complicité avec lui.
Par exemple, le discours des conseillers de Picrochole caricature
les victoires d’Alexandre le Grand et les grands travaux d’Hercule :
Vous passerez par le détroit de Séville et dresserez là deux colonnes plus
magnifiques que celles d'Hercule pour perpétuer le souvenir de votre nom. Ce
détroit sera nommé mer Picrocholine.
La description de l’instruction de Thubal Holoferne est aussi un
parfait exemple de discours ironique et satirique :
Maître Thubal Holoferne [...] lui apprit si bien son abécédaire qu'il le
récitait par cœur à l'envers, ce qui lui prit cinq ans et trois mois.
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3. Un décalage révélateur
Souvent, ce qui provoque le rire est justement ce qui provoque la
surprise : un décalage révélateur, un effet de contraste qui rend
tout de suite visible ce qui relève du bon sens. Par exemple, alors
que les moines se lamentent et chantent en latin, Frère Jean
démolit les ennemis avec son bâton de croix.
Autre exemple de décalage révélateur : face à Eudémon qui
s’exprime parfaitement, Gargantua émet ce qu’on imagine être
un meuglement dépité :
Il s’exprimait avec [...] tant d'éloquence, [...] qu'il ressemblait plus [...] à un
Cicéron [...] du temps passé qu'à un jeune homme de ce siècle. [...] Tout autre
fut la contenance de Gargantua, qui [...] se mit à pleurer comme une vache.
En nous faisant rire des effets néfastes de cette mauvaise
éducation de Gargantua, Rabelais nous prépare à découvrir
ensuite les principes d’une bonne éducation humaniste. Je les
développe d’ailleurs en détail dans une analyse linéaire vidéo que
vous pourrez retrouver avec ses documents.
Transition
En tout cas, c’est par ce jeu de décalage que Rabelais généralise le
rire à travers tout son roman : chaque situation triviale cache un
message symbolique plus élevé.
Par exemple, quand Alcofribas regrette que le texte original soit
brouté par des insectes nuisibles, on devine que derrière cette
image, il parle de la censure. L’humour permet souvent de
dissimuler les messages les plus subversifs…
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III. Un rire philosophique et spirituel
1. Farce et mystère
Pour bien comprendre d’où vient le rire Rabelaisien, il faut que je
vous parle des farces et des mystères.
À la Renaissance, le théâtre s’installe sur le parvis des églises, où
les acteurs jouent de petites saynètes variées. Pour les messages
les plus élevés : les Mystères racontent la vie des Saints, des
paraboles de la bible. Et puis, entre chaque tableau, des farces,
qui sont de grosses blagues triviales, adoucissent l’austérité de cet
enseignement.
Hé bien Rabelais participe parfaitement à cette tradition, sauf qu’il
innove en quelque sorte, parce qu’il entremêle ces deux
dimensions : les blagues scatologiques ont en même temps un
sens symbolique élevé.
Par exemple, quand Gargantua noie la ville de Paris dans son
urine, il le fait « par ris » c’est-à-dire : pour rire ! C’est donc un
véritable baptême par le rire. Or d’un point de vue religieux, le
baptême permet le salut de l’âme. Symboliquement donc, le rire
nous donne accès à ce qu’il y a de plus élevé.
Et alors, logiquement, les parisiens qui échappent à cette
“bénédiction” deviennent automatiquement des universitaires, et
donc, des sophistes, sacrilèges sans le savoir :
Quelques-uns d'entre eux échappèrent à ce pissefort [...] et quand ils furent
au plus haut du quartier de l'université, [...] crachant et hors d'haleine, ils
commencèrent à blasphémer.
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Autre exemple : quand la jument de Gargantua promène les
cloches de Notre-Dame à travers Paris et la province, c’est comme
un rire et une bonne parole qui inondent le pays.
Ce message est subversif à l’époque, parce que les fidèles n’ont
pas le droit de lire Bible directement : ils doivent passer par un
prêtre. Un mouvement dit Évangélique (très mal vu par l’Église)
revendique de lire les textes directement.
Rabelais est évidemment proche intellectuellement d’un tel
mouvement, qui bénéficie d’ailleurs de l’appui d’une certaine
Marguerite de Navarre.
2. Un rire qui élève l’âme
Mais s’il est critique vis à vis de l’Église, Rabelais est croyant, et
comme la plupart de ses contemporains, il ne remet pas en cause
ni l’existence de Dieu, ni celle de l’âme. Et ainsi, quand il écrit que «
le rire est le propre de l’homme », il sous-entend que c’est une
manifestation de l’âme. Pour lui, le rire nourrit, agrandit, élève
l’âme.
Or tout se passe comme si le corps de Gargantua, gigantesque, à
géométrie variable, était le reflet d’une âme. Ébouriffé et avachi
sous l’effet d’une mauvaise instruction, rendu grand et fort par
une bonne éducation, sa bouche devient plus vaste qu’une étape
de pèlerinage quand il remporte des victoires.
Le nom même de Gargantua évoque la gorge déployée pour rire :
« quel grand tu as ! ». Et si ce gentil géant était lui-même une
métaphore du rire, de la parole, de l’appétit du savoir ?
Symboliquement habillé de blanc et le bleu, il allie la joie de vivre
et les choses célestes. Le rire du côté de la joie, l’esprit et la
spiritualité du côté du ciel.
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3. Un rire civilisateur humaniste
On a beaucoup parlé de concepts religieux dans cette dernière
partie, mais en même temps, ces débats théologiques (très vifs à
l’époque) s’intéressent à la sagesse et la vérité. Derrière ces
réflexions imprégnées de religion, Rabelais défend surtout un
idéal humaniste civilisateur.
Par exemple, ce qui fait de Frère Jean des Entommeures un bon
moine, ce n’est pas sa capacité à prier, à réciter des psaumes ou à
dire la messe, mais bien sa présence sur le terrain, pour défendre
ses compagnons, sa bonne humeur et son rire :
Mais maintenant, voici quel est notre bon Frère Jean ; voici pourquoi chacun
recherche sa compagnie : il n'est point bigot ; ce n'est point une face de carême ;
il est franc, joyeux, généreux, bon compagnon ; il travaille ; il peine à la
tâche ; il défend les opprimés ; il console les affligés ; il secourt ceux qui
souffrent, il garde les clos de l'abbaye.
À l’inverse, les mauvais moines n’ont plus rien d’humain, et sont
même comparés à des singes :
Le singe ne garde pas la maison comme un chien ; il ne tire pas l'araire
comme le bœuf ; il ne donne ni lait ni laine comme la brebis ; il ne porte pas
de fardeaux comme le cheval. Il ne fait que tout conchier a saccager. C'est
pourquoi il reçoit de tous moqueries et bastonnades.
Mais le rire de Rabelais, même quand il est dénonciateur, n’a rien
de méchant ou de stigmatisant : les sophistes eux-mêmes sont
invités à boire et à rire avec les autres. Il n’y a donc aucune
malveillance dans ce rire, qui doit au contraire constituer un lien
humain :
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Ponocrates fut d'avis que l'on fit reboire ce bel orateur et, vu qu'il [...] les
avait fait rire plus que ne l'eût fait Songecreux, qu'on lui offrît les dix
empans de saucisses mentionnés dans sa joyeuse harangue, [et toutes les]
choses qu'il disait nécessaires à sa vieillesse.
Concusion
Dans Gargantua, le rire est un outil d'éducation et de
transmission : il porte un savoir précieux, des valeurs
fondamentales, il entretient l'imagination, l'inventivité, et un
profond désir d'indépendance.
Mais c'est aussi un rire qui nous invite à faire preuve d'un esprit
critique : il rejette les raisonnements tout faits, les arguments
d'autorité, les raccourcis absurdes... Et donc en creux, il nous
invite à prendre le temps d'expérimenter et de réfléchir par
nous-mêmes.
C'est alors que s'ouvre tout un nouvel horizon : dans Gargantua, le
rire nous donne accès à un univers symbolique particulièrement
riche. À l'intersection de l'âme et du corps, il manifeste toutes les
qualités recherchées par une bonne éducation humaniste :
élévation de l'âme, soif de savoir, sociabilité, enthousiasme créatif.