La recherche en psychanalyse à l'Université
Sophie de Mijolla-Mellor
Dans Recherches en psychanalyse 2004/1 (no 1), pages 27 à 47
Éditions Association Recherches en psychanalyse
ISSN 1965-0213
ISBN 2847950303
DOI 10.3917/rep.001.0027
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La recherche en psychanalyse
à l’Université
Sophie de Mijolla-Mellor
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Si l’Université est traditionnellement le lieu de la recherche dans son
association avec un enseignement dit « supérieur », la place qu’y occupe la
psychanalyse n’a en revanche rien d’évident. Au combat militant mené par
Freud pour l’y faire admettre et reconnaître comme une discipline à part entière
et au refus qui lui fut alors, au moins en partie, opposé, a succédé chez les
psychanalystes eux-mêmes une volonté affirmée d’extra-territorialité, fondée
sur la nature même de leur objet, l’inconscient.
L’introduction de la psychanalyse dans le cursus des psychologues cliniciens
de l’Université Paris 7 en 1969 devait être logiquement suivie de la consti-
tution d’un pôle de recherche associé pour permettre à la notion
d’« enseignant-chercheur » de prendre sa pleine dimension. C’est en 1975 que
fut fondé le « Laboratoire de psychanalyse et psychopathologie » dirigé par
Jean Laplanche 1, habilité par le Ministère à délivrer un « Doctorat en psycha-
nalyse », label fort mal reçu par la communauté des analystes, toutes obédiences
confondues ou presque, à cause de l’ambiguïté introduite non seulement avec
le médical, mais avec une autorisation à exercer la cure psychanalytique en
dehors du processus de formation habituel organisé par les Écoles de psycha-
nalyse. Ce dernier, qui rappelle beaucoup plus le travail de l’apprenti-artisan
qui apprend son métier par transmission et non par enseignement, implique
avant tout l’analyse personnelle, laquelle ne pouvait évidemment entrer dans
les compétences de l’Université.
1. Ce dernier avait cependant pris soin de préciser, engagement qui a toujours été tenu depuis,
soit la « détermination explicite non seulement de ne pas dispenser un enseignement technique
de la psychanalyse, mais aussi de ne pas en propager la théorie comme un corps de doctrine
dogmatiquement constitué » (Psychanalyse à l’Université, déc. 1975, tome 1, p. 214).
Recherches en psychanalyse, 2004, 1, 27-47.
28 RECHERCHES EN PSYCHANALYSE
L’École doctorale « Recherches en psychanalyse » qui propose ici le premier
numéro de sa revue appelée à témoigner de la vie et des contenus de la recherche
en psychanalyse à l’Université, s’est construite dans le prolongement de cette
histoire, mais aussi son élargissement et son approfondissement. Il est donc
nécessaire de reparcourir ces questions jamais résolues, car elles touchent au
cœur même de l’objet de la psychanalyse :
Quand, et sous quelle forme peut-on parler de recherche dans ce domaine ?
Comment cette recherche s’est-elle organisée autour de Freud dans les
débuts et ne sommes-nous pas plus ou moins tributaires de cette légende des
origines?
Quelle place occupe une telle recherche au sein de la communauté scienti-
fique et, en l’occurrence, universitaire ?
Qu’attend-on de la clinique : émergence d’un questionnement, mise à
l’épreuve d’une hypothèse ou, plus radicalement, terreau d’où la théorie tente
de s’extraire tout en restant au plus près de l’exemple qui est « la chose même » ?
Toutes ces questions, maintes fois débattues, trouvent à l’Université des
échos et des développements spécifiques, mais aussi des écueils qu’il faut tenter
de mettre en lumière.
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I – APPROCHE LIMINAIRE DE LA NOTION DE « RECHERCHE
EN PSYCHANALYSE »
On peut entendre par « recherche » un « ensemble de travaux visant à l’appro-
fondissement d’un champ de la connaissance tant par des découvertes nouvelles
que par une réflexion historique et épistémologique dans le domaine
concerné 2 ».
J’avais moi-même proposé 3 de reprendre la distinction que fait Freud (Doit-
on enseigner la psychanalyse à l’Université ?) entre :
– Apprendre la psychanalyse, c’est-à-dire la pratique effective de la psycha-
nalyse et d’abord l’expérience qu’on peut en faire dans la cure.
– Apprendre quelque chose sur la psychanalyse.
– Apprendre quelque chose venant de la psychanalyse.
J’entendais « sur » la psychanalyse, comme le fait de s’informer du
« contexte historique de sa découverte et de son élaboration, ainsi que des
notions qui en composent l’appareil théorique, indissociable des conditions
pratiques de leur formation dans la cure elle-même. Mais je soulignais simul-
tanément que cet enseignement, s’il est véritablement reçu, opère une subversion
des repères habituels conscients de celui qui les reçoit. En ce sens, un ensei-
2. Article « Recherche », in Dictionnaire International de la psychanalyse, Paris, Calmann-
Lévy, 2002.
3. Dossier sur la transmission et l’enseignement de la psychanalyse publié dans Cliniques
Méditerranéennes, 1995, nos 45-46.
SOPHIE DE MIJOLLA-MELLOR – LA RECHERCHE EN PSYCHANALYSE 29
À L’UNIVERSITÉ
gnement sur est toujours et sauf s’il est réifié et pétrifié, un « enseignement
venant de la psychanalyse. Cette perspective justifie, ce qui est conforme à la
nature de la transmission d’un objet scientifique vivant, que celui qui transmet
n’en ait pas seulement un savoir livresque mais aussi une pratique.
De même que l’analyste, est supposé être conscient des effets de sa parole
dans l’interprétation, il doit aussi savoir que son discours est « toujours en partie
attendu et entendu comme une interprétation offerte à celui qui vient écouter »
(Piera Aulagnier, Un Interprète en quête de sens, p. 36).
Ce qui concerne l’enseignement est transposable dans le domaine de la
recherche. La recherche « sur » semble impliquer une position d’extériorité
mais ne doit pas être confondue avec une extra-territorialité. Je veux dire par
là que le chercheur « sur » la psychanalyse ne peut en être indemne et mettre
son objet à distance. Et pourtant, il lui faut aussi s’en déprendre pour l’inter-
roger, le relativiser, le mettre à la question, sans concession et sans connivence,
sans effet de fumée langagier en particulier.
On ne peut pas chercher « sur » sans être, à un titre ou un autre (fût-il limité
à sa propre analyse), un chercheur « en », c’est-à-dire un chercheur de la singu-
larité des mécanismes inconscients, tels qu’une cure les révèle.
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La recherche en psychanalyse correspondrait-elle, pour autant à l’idée qu’il
n’est de véritable recherche en psychanalyse que celle conduite par l’analyste
dans l’espace analytique lui-même, qui constituerait une sorte de « laboratoire
in vivo » ? Elle aurait alors le devoir de respecter la spécificité de sa méthode,
soit la libre association, qui répond plus à la logique de la découverte qu’à celle
d’un objectif prévu suivant un programme préétabli.
Cette perspective, séduisante car elle met la méthode en harmonie avec son
objet, peut cependant être questionnée à plusieurs titres. Tout d’abord, on ne
peut pas confondre le mouvement d’investigation de l’analyste vis-à-vis de la
psychanalyse d’un patient avec la recherche en psychanalyse qui inclut néces-
sairement d’autres dimensions ne serait ce que celle de la confrontation avec
la théorie alors que celle-ci est supposée « suspendue » ou « flottante » pendant
l’écoute.
D’autre part, si le sens se trouve, se dévoile en séance, néanmoins ce dévoi-
lement est tributaire d’une quête et on ne peut oublier que dans tout domaine,
scientifique ou autre, « recherche » et « découverte » sont deux faces différentes
d’une même médaille : il faut rechercher pour découvrir, mais on ne découvre
pas forcément ce que l’on cherchait.
Enfin, si le processus de la recherche en analyse est endogène et ne se
confond pas avec la nécessité de prouver vis-à-vis du monde – non analytique
– le bien fondé d’une découverte analytique, il ne faut pas pour autant oublier
que cette nécessité a été un élément moteur pour Freud et que nous lui devons
à la fois la profondeur de son argumentation et la clarté de son style.
Dira-t-on en outre que la nécessité d’une unité profonde entre l’observant
et l’observé rend nécessaire que la recherche en psychanalyse ne quitte pas le
terrain de la cure ? Cet argument, certes justifié, n’est pourtant ni spécifique
30 RECHERCHES EN PSYCHANALYSE
(il en est de même en sciences humaines en général), ni totalement pertinent.
Qui affirmera en effet être le même lorsqu’il écoute un patient et lorsqu’il rédige
un article ou un livre en pensant à la manière dont il va être reçu, entendu,
discuté, etc.?
Si les « découvertes nouvelles » sont inséparables de la clinique, cela ne
veut donc pas dire qu’elles puissent s’y limiter. Tout d’abord, parce que la
clinique elle-même n’est féconde que pour autant qu’elle s’étaye sur une
« théorisation flottante »: pas de clinique sans théorie et vice versa. Et ensuite,
parce que ces « découvertes nouvelles » en psychanalyse ne sont pas disso-
ciables d’une réflexion historique et épistémologique dans le domaine concerné,
donc une recherche « sur » la psychanalyse.
En d’autres termes, si tout analyste dans l’exercice de ses fonctions utilise
sa pulsion de recherche, cela n’en fait pas pour autant un « chercheur ». Ainsi,
la « découverte » par Winnicott de la « transitionnalité » n’est pas le seul résultat
de l’observation de l’usage d’un enfant face à son nounours. Bien au contraire,
si Winnicott a pu observer ce phénomène, c’est parce qu’il avait déjà une théorie
sur la relation entre l’externe et l’interne, le Moi et le non-Moi.
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Alors, comment situer réciproquement clinique et théorie dans le mouvement
de la recherche?
On peut entendre par « clinique » des choses très différentes : le processus
d’une cure (prologue, début, cure elle-même) le moment hic et nunc de la
rencontre : temps d’une séance, moment interprétatif, etc., ou bien le temps
réflexif qui suit (cf. la situation de supervision) et éventuellement le temps en
mise en forme écrite.
On peut entendre par « théorie » des choses très différentes : un modèle
étiologique rendant compte d’un tableau symptomatique (théorie de l’hystérie,
de la névrose obsessionnelle, etc.), une réflexion sur le processus analytique,
ou bien des hypothèses métapsychologiques qui naissent de l’appel à la
« sorcière » là où la théorie, au sens expérimentaliste, fait défaut.
Ces différents niveaux ne sont jamais disjoints et ne peuvent être pensés
séparément. Si on est bien conscient de cela, on comprend que la multidirec-
tionnalité de la théorie rend impossible (ou absurde) une « application » à la
clinique.
La clinique est donc le lieu où se redécouvrent, se mettent à l’épreuve et
en acte les hypothèses théoriques multiples qu’elle a conduit l’analyste à éla-
borer pour pouvoir donner un sens au « ça parle » de l’inconscient. Cette théorie
(ou du moins son fondement, soit l’inconscient) constitue l’hypothèse fonda-
mentale commune entre l’analyste et l’analysant, sans quoi il n’y aurait pas
d’analyse. Le « savoir » de l’analyste sur la théorie et son « expérience » clinique,
seraient vides et inopérants, là où ferait défaut le « savoir » de l’analysant sur
son histoire, ses symptômes et ce qu’il accepte de laisser resurgir en lui dans
le transfert.
SOPHIE DE MIJOLLA-MELLOR – LA RECHERCHE EN PSYCHANALYSE 31
À L’UNIVERSITÉ
Mais l’exercice clinique ne donnera lieu à de la recherche, au sens de la
production d’hypothèses théorico-cliniques nouvelles, que dans la mesure où
de la théorie a été travaillée, investie et interrogée au préalable. Sinon, on
retrouvera imperturbablement et on « appliquera » mécaniquement la théorie à
la clinique, c’est-à-dire qu’on n’en fera pas.
Or, ce savoir est aussi celui dont nous avons hérité. Ne sommes-nous pas
tributaires, non seulement des contenus auxquels sont parvenus les recherches
qui nous ont précédés mais aussi, plus obscurément, de la manière dont elles
se sont menées et des affects qui s’y sont déployés ?
II – L’INCIDENCE DE LA LÉGENDE DES ORIGINES SUR LA
RECHERCHE EN PSYCHANALYSE
Un découvreur peut faire état du moment fécond de sa recherche qui a eu
pour lui une valeur d’une illumination inaugurale. Il est, en revanche, propre à
la psychanalyse que l’histoire de sa découverte se confonde avec l’autobio-
graphie de son auteur. Historien de la psychanalyse, lui-même, Freud souligne
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que son point de vue ne saurait être que subjectif et fondé sur la place qu’il a
lui-même tenue. Autobiographe dix ans après, il constate qu’il n’a rien de plus
à dire sur sa propre vie que ce qu’il a déjà publié à propos de l’histoire du
mouvement psychanalytique ! Tout au plus se propose-t-il de tenter « une
nouvelle formule du mélange entre les exposés subjectifs et objectifs, entre le
biographique et l’historique» 4.
Certes Freud ne s’est pas plus livré à une auto-révélation exhaustive qu’il
n’a communiqué spontanément ses idées même à son très cher ami Fliess à qui
il écrivait au plus fort de leur amitié qu’il aurait eu l’impression « d’envoyer
au bal un fœtus de petite fille de 6 mois » s’il lui avait confié l’état insuffi-
samment construit de ses hypothèses métapsychologiques.
L’autobiographie est cependant partie intrinsèque du contenu de l’œuvre
de Freud, parce que l’autovivisection de l’âme était, comme le montre le rêve
de la « dissection de mon propre bassin » le fonds même de sa découverte.
Il y a là une spécificité indépassable de la recherche en psychanalyse que
tout chercheur expérimente lorsqu’il comprend que le lien théorico-clinique
sur lequel il travaille est d’abord fait de la pâte de son propre contre-transfert
et que c’est à partir de la reviviscence de ses propres affects qu’il peut entendre
son patient.
Mais pour Freud, il y avait aussi autre chose et l’autoprésentation de lui-
même confondu avec sa recherche faisait partie de la stratégie explicative
et démonstrative de son exposé théorique. Cet art de la confidence publique,
4. Ce qui suit a été en partie publié en 1990, dans le n° 118 de la revue Le Coq Héron sous
le titre « Autobiographie de la psychanalyse » et en 1993 dans la Revue internationale d’histoire
de la psychanalyse, tome 6, « Construire son histoire ».
32 RECHERCHES EN PSYCHANALYSE
qui touche plus il est vrai à l’histoire de sa recherche qu’à sa vie personnelle,
est ce qui rend si attachante la lecture de ses textes. On a l’impression d’une
continuité entre les lettres et les écrits publiés, comme si le correspondant était
avant tout un lecteur scientifique (ce qui était d’ailleurs le cas) et le lecteur
anonyme un correspondant inconnu.
Le lien entre l’intime de la vie d’un homme et l’abstrait de sa pensée se
conçoit bien mieux depuis que les notions de la psychanalyse permettent de
l’expliciter. Mais Freud pour sa part en était précocement convaincu au point
de détruire à l’âge de 29 ans, lettres, extraits scientifiques et manuscrits pour
couper l’herbe sous les pieds de ses futurs biographes. Lorsqu’on lit la lettre
où il annonce l’irréparable à sa fiancée, on est partagé entre le respect pour une
telle prescience et l’agacement vis-à-vis de cette suffisance. On oublie du même
coup que Freud, quelles qu’aient été les raisons réelles de son geste, traçait à
ses successeurs une sorte de voie obligée comme si les curieux de la psycha-
nalyse ne pouvaient que devenir freudologues producteurs d’erreurs sur le
« développement du héros ». La curiosité frustrée que Freud lui-même n’avait
pu manquer d’avoir vis-à-vis d’un père dont toute une partie de l’histoire était
extérieure à celle du couple formé avec sa mère, trouvait-elle ici sa revanche ?
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Mais surtout comment dès lors résister à la tentation de retourner vers son
auteur l’interprétation analytique elle-même qu’il nous a léguée en nous
avertissant qu’elle était issue de sa propre histoire qu’il ne nous avait fait
entrevoir que pour mieux la cacher ?
Si l’entreprise a son charme, dont le moindre n’est pas de nous donner
l’illusion d’une intimité redoublée avec le découvreur de la psychanalyse, elle
n’est pas sans risque. Qu’il s’agisse de l’attaquer, de le défendre ou seulement
de le mieux connaître, la fascination pour la biographie de Freud étendue
à celle des premiers psychanalystes risque aussi de nous amener à perpétuer
la confusion inaugurée par celui-ci entre l’histoire d’une découverte et son
contenu.
On pourrait dès lors considérer comme un symptôme ce retour indéfi-
niment renouvelé sur les moindres circonstances de celle-ci, comme si les
psychanalystes à la suite de Freud ne pouvaient avancer qu’en retrouvant
ses traces.
Mais il faut y regarder de plus près. Ce retour au père fondateur a aussi une
fonction libératrice par rapport à des filiations plus proches. Il peut également
engager à une position novatrice soutenue par l’image à laquelle Freud lui-
même s’identifiait d’un « splendide isolement » étayé sur la conviction d’avoir
raison et le courage moral de supporter pour cela le rejet. (Cf. Selbstdarstellung,
in Autobiographie de la psychanalyse, op. cit.). Ce fut le cas de Lacan fondant
l’EFP le 21 Juin 1964 en ces termes « Je fonde – aussi seul que je l’ai toujours
été dans ma relation à la cause analytique – l’École Freudienne de
Psychanalyse ». Ainsi que le dit Freud dans un autre contexte, il ne sert à rien
pour clamer ses droits à un héritage de se référer à l’ancêtre de Neanderthal.
Sans aller aussi loin, la filiation freudienne assure à la communauté des
SOPHIE DE MIJOLLA-MELLOR – LA RECHERCHE EN PSYCHANALYSE 33
À L’UNIVERSITÉ
chercheurs en psychanalyse une unité relative moins fermée parce que trop
ancienne contrairement à celles qui renvoient à un maître renommé ou à son
propre analyste, quand ce n’est pas les deux à la fois.
C’est parce que Freud est loin de nous et que sa pratique n’est plus la nôtre,
tant dans ses exigences que dans ce qui nous apparaît maintenant des trans-
gressions, que nous pouvons relativiser et donc problématiser ce que nous
entendons par psychanalyse.
Collés à l’expérience qui nous a conduit à nous installer derrière le divan,
nous courrons tous le risque de répéter indéfiniment des signifiants transfé-
rentiels hypostasiés comme des balises de la pratique clinique.
En ce sens, paradoxalement les détracteurs de Freud qui s’acharnent à nous
montrer ses errances et ses faiblesses sont probablement plus utiles à la commu-
nauté analytique que ne le sont les hagiographes. En nous peignant ses erreurs,
ils nous confirment involontairement que c’est bien de la rectification de celles-
ci ou même seulement du trouble qu’elles induisent qu’il peut y avoir recherche
et progrès.
Aller de la découverte de Freud à la recherche actuelle et continuée apparaît
donc comme un mouvement nécessaire parce que nous n’avons pas appris la
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psychanalyse dans des livres, qu’elle ne se réduit pas à des équations, mais
qu’elle est née pour tout analyste dans l’éprouvé du transfert. L’histoire de la
découverte de la psychanalyse est la nôtre non parce que nous la répétons à
l’identique mais parce que ses incertitudes nous engagent dans un retour critique
et donc dans une élaboration de l’illusion transférentielle.
Ce travail n’était pas celui que Freud avec sa légende des origines avait
induit mais cette position historienne a bien pourtant été par lui théorisée comme
telle. Ainsi, la recherche historique en psychanalyse peut attaquer son mythe
des origines au nom de ce travail sur l’illusion que Freud lui-même, revenu de
sa « neurotica », exprimait en ces termes : « Mon erreur avait été du même ordre
que si l’on prenait l’histoire légendaire du temps des rois à Rome, telle que nous
la conte Tite-Live, pour une vérité historique, au lieu de ce qu’elle est, une
forme réactionnelle contre le souvenir de situations et de temps misérables,
sans doute pas toujours glorieux » (Selbstdarstellung, p. 44, op. cit.).
Mais l’entreprise est récente et la communauté analytique a vécu la majeure
partie du siècle qui la sépare de la fondation sur le mode où Freud a situé tout
progrès possible en psychanalyse, c’est-à-dire celui d’un développement. Au
temps de la solitude du découvreur a donc succédé celui de l’école dans laquelle
élèves et collaborateurs vont apporter leurs contributions. « Il s’agissait, écrit-
il, d’une évolution naturelle : la période de latence était terminée et la
psychanalyse était devenue un peu partout l’objet d’un intérêt qui allait en
croissant » (Contribution, p. 97, op. cit.).
Le créateur se confond avec sa création et les collaborateurs se voient de
ce fait contraints de polir la même pierre ou d’aller ailleurs. Nous n’avons pas
échappé dans la suite à ce dilemme qui fait d’une divergence théorique une
opposition doctrinale en attendant d’en faire un clivage institutionnel.
34 RECHERCHES EN PSYCHANALYSE
Dans tous les cas, ces différences sont brandies comme des bannières, certi-
tudes identificatoires propres à soulager le doute qu’engendre la fréquentation
difficile de l’inconscient.
III – LA RECHERCHE PARTAGÉE : LES MINUTES OU L’ILLUSION
D’UN COMMUNISME DES IDÉES ET SA CONTREPARTIE
DANS LE RISQUE DU TOTALITARISME THÉORIQUE
L’expérience des séances du Mercredi de 1902 à 1918 constitue un véritable
échantillon microscopique des questions que pose la recherche en psycha-
nalyse. Il n’est pas question ici de reprendre tout ce qui a pu être écrit à ce sujet
mais seulement de désigner quelques points cruciaux.
Du fait que Freud ne s’inscrit pas lui-même dans un champ de recherche
mais en invente un, « à l’arrière-plan du conscient » comme il l’écrit à Fliess
(10/03/98), il manque et il manquera jusqu’au bout, d’interlocuteurs à sa mesure
et sera destiné à n’avoir que des témoins plus ou moins idéalisés.
Les échanges avec Fliess, cet « interlocuteur interne » (Mijolla-Mellor, S. de,
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in Le Besoin de croire, 2004) ressemblent plus à des congratulations réciproques
qu’à des confrontations critiques et lorsque quelque chose de ce genre s’ébauche,
l’illusion d’un étayage réciproque, autre que le soutien affectif de deux
chercheurs isolés et œuvrant chacun dans son domaine, s’effondre.
La limite que la pensée critique de l’autre constitue pour celui qui peut
toujours craindre de s’égarer dans un délire théorique, c’est en lui-même que
Freud la trouvait dans ce qui me paraît être l’essence même du processus subli-
matoire, c’est-à-dire cette abstinence de l’âme qui privilégie la question sur la
réponse.
À cet égard on peut penser que les autres auraient bien risqué à l’inverse de
l’entraîner dans une auto-certitude mortifère si on lit les Minutes avec le regard
hagiographique d’un Nunberg parlant des disciples du Mercredi en ces termes :
« Ils étaient avides d’apprendre et ils apprenaient très vite ; ils écoutaient avec
une attention extrême tout ce que disait Freud, ils essayaient d’absorber chacune
de ses paroles et ils faisaient cause commune avec lui » (op. cit., tome I, p. 15).
On trouve sous la plume de Nunberg un Freud décrit en termes mystiques
comme un voyant, fixant un point de l’espace lorsqu’il réfléchissait « avec une
intensité et une concentration extrêmes comme s’il voyait quelque chose à cet
endroit » (ibid., p. 19).
Si l’indexation du savoir au voir est certaine chez Freud et procède aussi
vraisemblablement de sa formation d’homme de laboratoire, il en devient
sous la plume de Nunberg une sorte d’halluciné de la connaissance au point
que celui-ci prend pour de la sous-estimation personnelle le fait que Freud
parle de « son sens déplorable de la perception dans l’espace », confondant
la représentation d’un espace imaginaire avec la perception d’un espace réel !
(p. 20, ibid.).
SOPHIE DE MIJOLLA-MELLOR – LA RECHERCHE EN PSYCHANALYSE 35
À L’UNIVERSITÉ
Faut-il alors penser que le bénéfice que Freud et la psychanalyse ont pu
tirer de ces soirées du Mercredi tient à tout autre chose ?
Pour Nunberg, la question ne semble pas se poser puisque la théorie sort,
comme Athéna, toute en armes directement du cerveau de Freud. On peut au
contraire penser que cet amalgame de sympathisants hétérogènes et, par
définition ignorant de la psychanalyse, a pu être moteur pour Freud parce qu’ils
venaient d’ailleurs et qu’il fallait donc les convaincre, à la manière de cet
auditoire imaginaire auquel il s’adresse lorsqu’il écrit, qui est tout sauf prêt
à croire n’importe quoi.
La leçon des Minutes est celle de l’exigence constante que représente un
public interdisciplinaire toujours prêt à confronter ce qu’il entend à ses propres
modes de rationalité ou d’appréhension des phénomènes.
Les mêmes devenus psychanalystes ou pensant l’être risquaient de dériver
de concert vers ce que Lou Andreas Salomé nomme, même si c’est pour le
récuser, « un mélange affadi de science et de sectarisme » (op. cit. p. 24) ?
La limite la plus radicale vis-à-vis de la tentation de croire posséder enfin
la solution, Freud la trouvait bien sûr dans la clinique qui pousse en avant la
théorie au rythme des défis et des contradictions qu’elle lui impose voire des
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échecs qu’elle lui inflige. Mais encore fallait-il les reconnaître et les investir
comme moteur de progrès.
Aussi la communication de la recherche dont témoignent les Minutes comme
les correspondances avait pour Freud une autre vertu, celle de l’amener à traquer
chez l’autre cette ambition systématique, ces synthèses molles qu’il n’aura de
cesse de pourfendre quelles qu’en soient les formes. Lorsqu’on relie cette
croisade pour le savoir à ses ambitions de jeunesse de trouver la découverte qui
lui assurerait richesse et notoriété, on peut bien penser que tout un chemin avait
dû être douloureusement et victorieusement parcouru pour parvenir à cette
ascèse de la connaissance. Communiquer avec les autres n’était-ce pas refaire
avec eux l’exercice intellectuel du doute, s’assurer que la gymnastique critique
était en éveil ?
Le caractère contraignant du fonctionnement des réunions de la Société
psychanalytique dans les premières années marque assez cette dimension
d’ascèse intellectuelle.
Certes on y trouve la tentative de transposer dans la recherche en commun
quelque chose du modèle de la cure dans ses injonctions positives (association
libre) et négatives (interdiction de ne pas dire).
Mais surtout à la recherche de l’effet ou à la quête de prestance que comporte
toute prise de parole en public lorsqu’il s’agit d’un texte lu, se substituait, avec
l’improvisation obligée, cet étrange régime de penser seul devant un auditoire
silencieux et attentif et, qui plus est... devant Freud.
À cette prise de risque maximum vécue par l’orateur répondait sur le
même mode l’obligation de parler des auditeurs, favorisant, on s’en doute
la réaction au détriment de l’élaboration, le choc des idées aux dépens de
l’échange policé.
36 RECHERCHES EN PSYCHANALYSE
En lisant les Minutes, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la paralysie
relative dont témoignent la plupart de nos échanges scientifiques, même en
petits groupes, où l’esthétisation du style écrit et lu nous situe à des années
lumières de ces échanges bruts et un peu sauvages.
Je soulignerai un autre point important dans les Minutes qui est le mythe
du « communisme des idées ».
Cette idée apparaît dans une lettre de Freud à Jung (17/4/07) sous la forme
de «eine Art von intellektuellen kommunismus » dans les termes suivants : « Je
dois dire que je tiens pour une forme très respectable (sehr würdige) d’économie
une sorte de communisme intellectuel, dans lequel on ne contrôle pas anxieu-
sement ce qu’on a donné et ce qu’on a reçu ».
Vœu pieux ? On ne peut pas méconnaître l’arrière fond des procès
Fliess/Swoboda dans cette notation, comme si les idées pouvaient permettre
de réaliser une forme de relation dont le caractère idéal n’échappait certes pas
à Freud.
Max Graf retiendra la leçon, notant quatre ans plus tard dans la préface
de son étude sur Wagner : « Les vues que j’expose ici ont lentement germé
à partir d’un échange d’idées incessant avec le professeur Freud et de
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nombreuses suggestions reçues au cours des discussions que nous menions
chez lui. Mon essai est le fruit d’un échange d’idées qui s’est étendu sur
plusieurs années. Il me serait impossible de distinguer les idées qui sont
nées spontanément dans mon esprit de ce que je tiens de l’enseignement
de Freud et de ce que je dois à la critique de mes collègues. Je dédie donc
cette étude au vieux cercle d’amis auquel elle doit le jour, en souvenir des
heures stimulantes vouées en commun à la recherche intellectuelle. » (Minutes,
I, p. 25).
L’amer échec des tentatives historiques en matière de communisme nous
rendent plus sensible au totalitarisme qui le sous-tend que ne pouvait l’être
Freud en 1907. Comment croire qu’il ait jamais pu y avoir là un âge d’or de la
recherche en psychanalyse ? Ce « communisme » révèle lorsque les « dissi-
dences » se profilent qu’il n’a pu exister que lorsqu’il régnait une idéologie
unique et que les frères se partageaient, en un repas totémique renouvelé
tous les mercredis, la pensée du Maître. Telle est du moins l’image qu’en donne
involontairement Nunberg parlant des participants « conviés à une table
richement garnie mais ne pouvant pas tous digérer ce qui leur était offert »
(op. cit., p. 15).
Si on considère que le bénéfice principal de la communication de la
recherche est précisément de l’ordre du penser « contre » qui est toujours un
penser « avec » c’est-à-dire dans un étayage et non dans une fusion, on est bien
loin du « communisme des idées » supposé de ces premiers chercheurs.
Mais pour ce regard hagiographique porté sur les origines du mouvement
psychanalytique le « penser contre » serait au contraire signe de résistance,
d’ambivalence, témoignerait d’une rivalité en vue du pouvoir ou d’une banale
ambition personnelle.
SOPHIE DE MIJOLLA-MELLOR – LA RECHERCHE EN PSYCHANALYSE 37
À L’UNIVERSITÉ
En tous les cas, c’est une fausse note, et les membres qui « essayaient
d’imposer leurs idées au groupe et entravaient par là le travail de la Société
durent finalement démissionner » (Nunberg, ibid., p. 16).
La question qui nous est ainsi transmise entière pourrait se formuler en ces
termes : une institution peut-elle penser ou n’est-elle jamais que le mélange
instable de compromis laissant subsister des écarts de doctrines jusqu’au point
où ceux-ci provoquent des scissions institutionnelles ?
Il est certain qu’à cet égard l’expérience dont témoignent les Minutes vaut
non par un prétendu communisme des idées dont on sait ce qu’il a recouvert
de luttes pour la propriété des idées, la priorité des découvertes et la proximité
à l’égard du Maître, mais au contraire par cet impressionnant mouvement
brownien d’idées lancées dans tous les sens et sur tous les thèmes au gré et selon
la marque de chacune des individualités qui s’exprimaient et échangeaient sans
nécessairement partager ou mettre en commun.
IV – LA RECHERCHE EN PSYCHANALYSE À L’UNIVERSITÉ
AUJOURD’HUI : MODALITÉS ET ENJEUX
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Je donnerai au terme recherche une signification restrictive limitée à un
projet se donnant pour objectif, à partir de la connaissance des hypothèses
majeures sur une question donnée, de proposer de nouveaux modèles pour
penser cette question.
Restriction nécessaire car on aurait beau jeu d’objecter que la confron-
tation entre la théorie et la clinique, présente à tout moment d’une séance
est déjà en soi une recherche puisqu’il n’y a jamais d’application de la
théorie mais au contraire suspension de celle-ci, mise en latence nécessaire
à l’écoute.
Aussi n’y a-t-il pas non plus de hiatus entre cette recherche empirique
permanente et la Recherche qui procède toujours à la manière du titre bien
connu de l’article de Freud « Un cas de... qui contredisait la théorie de... ».
Mais ce qui distingue une recherche d’une élaboration théorico-clinique,
c’est le temps passé par le chercheur à lire, évaluer, discuter ce que d’autres ont
pu écrire sur le thème qui est le sien. La communauté scientifique virtuelle est
de ce fait très vaste et ne fera que s’accroître avec le perfectionnement des
outils de la recherche lié à l’informatique et aux nouveaux moyens de commu-
nication qui abolissent la distance, au moins en apparence.
Car augmente aussi, dès lors que l’on quitte les frontières du cercle familier
des interlocuteurs habituels, le sentiment d’un éclatement des modèles et des
discours qui confine parfois à une babélisation de la psychanalyse.
Les notions ne peuvent en effet être empruntées de-ci de-là sans les replacer
dans le système et dans la culture locale d’où elles sont issues, ce en quoi la
psychanalyse se rapproche beaucoup plus d’un modèle philosophique que scien-
tifique.
38 RECHERCHES EN PSYCHANALYSE
Cette difficulté est à son comble lorsqu’il s’agit de constituer un index
thématique valable potentiellement pour toute recherche à venir. Comment en
effet le constituer si ce n’est à partir de la théorie qui se voit dès lors requise
de transformer ses hypothèses heuristiques en catégories ustensiles ? Toutes
les discussions qui ont accompagné la constitution de l’index de Hampstead
montrent combien la pratique psychanalytique résiste à un tel traitement de
l’information.
Que reste-t-il du lien nécessaire entre le travail de pensée de l’analyste en
séance et dans sa recherche lorsqu’il lui faut suivre le modèle préconisé, soit :
1 – Conceptualiser et classer le matériel en fonction de la théorie psycha-
nalytique.
2 – Mettre en lumière et réduire les anomalies de la théorie qui se seraient
révélées lors de ce classement.
3 – Réévaluer la clinique en fonction de ces formulations théoriques révisées.
Un tel classement ne peut constituer, sauf pour le chercheur qui l’a établi,
qu’un cadre que sa recherche personnelle amènera précisément à déconstruire
pour édifier autre chose.
D’une manière générale dans le domaine de la psychanalyse, il n’y a de
recherche féconde que grâce au décentrement qui va donner un nouvel axe de
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vision sur un objet qui a déjà été décrit ailleurs et autrement. Les modèles
métapsychologiques ne progressent qu’au rythme de ces singularités conservées
contre une pseudo-scientificité qui amèneraient à des généralités vides. La diffi-
culté de l’autre côté consiste à ne pas cultiver ces singularités comme des
expériences ineffables dont un langage, cette fois pseudo-poétique pourrait seul
rendre compte.
V – LA DIRECTION DES RECHERCHES EN PSYCHANALYSE
À L’UNIVERSITÉ
J’évoquerai ici de manière tout à fait subjective un aspect de ce que j’ai pu
expérimenter en dirigeant ces occurrences à la fois laborieuses, hyperinvesties
et souvent fécondes de la recherche que sont les thèses universitaires en psycha-
nalyse.
Je ne peux que partager le point de vue d’Otto Kernberg lorsqu’il écrit : « Je
ne pense pas que les avancées scientifiques majeures se feront dans les instituts
de psychanalyse – à moins qu’ils ne soient affiliés à des universités – à cause
de cette nécessité d’un environnement interdisciplinaire.
Des voies particulières ouvertes à des chercheurs venant d’autres horizons,
et qui ne deviendront pas des praticiens psychanalystes mais utilisent la théorie
psychanalytique dans leur domaine, ont déjà montré le caractère extrêmement
efficace de l’enseignement psychanalytique» 5.
5. O. Kernberg, « La situation actuelle de la psychanalyse », in Revue Française de
Psychanalyse, tome LVI, 1992, p. 494.
SOPHIE DE MIJOLLA-MELLOR – LA RECHERCHE EN PSYCHANALYSE 39
À L’UNIVERSITÉ
Mais, quelque soit leurs compétences initiales ces chercheurs n’envisagent
de mettre la théorie psychanalytique en interaction avec leur domaine que dans
la mesure où leur analyse personnelle a pu leur apprendre quelque chose à cet
égard.
Plus généralement, qu’ils soient psychologues cliniciens ou psychiatres,
qu’ils exercent ou non la psychanalyse, le sujet que proposent ceux qu’il
convenu d’appeler les « thésards » est lié à leur histoire personnelle, quelque
soit l’habillage abstrait sous lequel il est présenté. Inanalysable dans le contexte
d’une direction de recherche, cette dimension ne doit pas pour autant être
méconnue faute de quoi elle reviendrait comme un retour du refoulé sous forme
d’inhibition.
Tout le travail initial d’aide à la formulation et au recentrement du sujet va
être de constituer, à l’aide des balises théoriques, une aire transitionnelle à
l’intérieur de laquelle l’intime dont le thème choisi est porteur pourra se métabo-
liser en recherche communicable.
Même s’il est vraisemblable que tout travail de recherche quel qu’en soit
le domaine est simultanément une autoconstruction de son auteur, on ne peut
ignorer que cette dimension est multipliée lorsqu’il s’agit d’une recherche dans
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le champ de la psychanalyse.
À cet égard, le chercheur en psychanalyse, qu’il œuvre à l’Université ou
ailleurs, se voit tenu, sinon d’opérer une tabula rasa pour redécouvrir l’édifice
théorique de la psychanalyse dans ce qui en concerne son sujet, du moins de
ré-ouvrir en lui-même cette écoute de l’« arrière-plan du conscient » sans
laquelle toute recherche en psychanalyse se limiterait à une compilation creuse
ou à une redite doctrinaire.
Ceci est nécessaire car la crainte de plus d’une institution psychanalytique
de voir la psychanalyse accaparée par la machine universitaire serait largement
justifiée si la recherche se dissociait de ce qui a été pour chaque chercheur la
matière de son engagement personnel dans l’analyse et s’avérait incapable d’en
prolonger le mouvement continu d’interrogation et de redécouverte.
Ce mouvement prend la suite de ce qui a été pour l’enfant la constitution
de l’énigme face au désarroi initialement généré par la perte de l’évidence et
l’écroulement du sol des certitudes. J’ai tenté de montrer comment, avant la
constitution des « théories sexuelles infantiles », il fallait retrouver cette première
tentative pour suturer l’inconnu magiquement avec des mots et des formules
prenant la valeur de mythes (les « mythes magico-sexuels »).
Ces mots deviennent de véritables formules énigmatiques, et l’enfant
joue à faire comme s’ils contenaient la réponse à l’énigme. Ultérieurement
il se résignera, au moins en partie, à considérer que les explications données
comme « exactes » dans le consensus culturel qui est le sien, sont les seules
qu’il peut partager avec les autres sans être considéré comme ignorant ou
fou. On peut penser qu’il n’aura, en fait, pas renoncé à trouver de vraies
explications, c’est-à-dire des explications qui puissent combler le vide de
l’énigme.
40 RECHERCHES EN PSYCHANALYSE
C’est là où des voies diverses se présentent et c’est là aussi où se fait la discri-
mination de ceux qui seront ou non à l’âge adulte des chercheurs, soit qu’ils
en fassent profession, soit plus banalement que leur pratique quotidienne fasse
pour eux l’objet d’une interrogation renouvelée, les rendant définitivement
inaptes à un usage instrumental des concepts. Mais c’est là aussi où pourront
s’apprécier les qualités de l’apprenti-chercheur, tel qu’on peut le rencontrer
parmi les étudiants. Ces voies diverses pour tenter de fuir face à l’énigme,
quelles sont-elles ?
Tout d’abord le déni de l’énigme: « Circulez, il n’y a rien à voir, rien à
trouver ! » On le trouvera à la racine de pragmatismes en tous genres (« c’est
vrai puisque cela marche ») et, plus généralement, de la pensée opératoire. Cela
n’ira jamais sans une raillerie, qui dénote l’amertume de l’enfant qui ne croit
plus au Père Noël, à l’égard des « intellectuels » qui perdent leur temps en
activités fumeuses et inutiles.
Il y a une autre possibilité, la plus facile et donc la plus dangereuse, la réduc-
tion de l’énigme grâce à un maître-ès-savoir supposé détenir les réponses. C’est
là, bien sûr, où la position de l’enseignant et celle du directeur de recherches
sont glissantes. Enseigner sans imposer un savoir, guider sans enfermer, ne
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jamais apporter de réponses mais aider à mieux formuler les questions... que
d’art maïeutique devrait sous-tendre l’accompagnement des thèses !
Mais il s’agit de chercheurs ! Que dire de ceux qui court-circuiteront toute
recherche par le maniement jamais en défaut des réponses, qu’il s’agisse du
« complexe d’Œdipe » ou de la « forclusion du Nom-du-Père » ? Dans notre
discipline, mais probablement dans d’autres aussi, le conformisme et le psitta-
cisme, signes du renoncement à l’inconfort du doute, sont plus qu’ailleurs à
redouter, parce que la matière psychique qui est objet de recherche peut se faire
infiniment malléable dans le discours qu’on tient sur elle.
Il y a encore une autre possibilité, celle de l’enfoncement dans l’énigme.
Freud dit de l’investigation infantile que sa caractéristique est « de rester sans
conclusion [ce qui] se reproduit également dans le fait que cette rumination (il
s’agit de celle de l’obsessionnel) ne trouve jamais de fin et que la sensation intel-
lectuelle de solution que l’on recherche s’éloigne toujours davantage » (Un
Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910c). Pour l’apprenti-chercheur, la
sensation intellectuelle de nager en eaux troubles, voire de s’y noyer, est au
programme. C’est là où la place du directeur de recherches a son utilité en ce
qu’il peut, en écoutant, repérer mieux que celui qui y est immergé des lignes
de force dans un questionnement ou des points de fuite qui risquent de produire
des effets d’extension indéfinie de l’objet de recherche. L’enfoncement est donc
positif, à condition d’en sortir, mais il est aussi douloureux et peut déterminer
un abandon de la recherche.
Dernier cas enfin, mais il y en a bien d’autres : le déplacement de l’énigme.
J’en donnerai un exemple. Lors d’un récent congrès de psychanalystes sur le
thème de la recherche j’ai eu la surprise, à propos de l’interrogation classique
sur la notion de guérison, de voir proposer de longs développements statistiques,
SOPHIE DE MIJOLLA-MELLOR – LA RECHERCHE EN PSYCHANALYSE 41
À L’UNIVERSITÉ
qui avaient coûté beaucoup de temps et d’énergie aux « chercheurs », sur les
résultats d’un questionnaire où les personnes se prêtant à ce « sondage », après
une analyse, devaient stipuler en quoi, comment et pourquoi elles se sentaient
ou non mieux qu’avant. Ce déplacement de l’énigme explique à mon sens
l’intérêt que les chercheurs avaient porté à leur enquête, mais il n’est pas certain
que les résultats apportent un éclairage à la recherche en psychanalyse, ni même
« sur » la psychanalyse, qui dépasse ce qu’une enquête journalistique est en
mesure de fournir.
Le jeune Freud faisait une confidence à sa fiancée Martha, à une époque où
il n’hésitait pas à stimuler par l’usage de la cocaïne, non seulement ses capacités
d’investigation mais plus probablement le risque dépressif qui est sous-jacent
aux diverses bifurcations que je viens d’évoquer ou qui les expliquent :
« Tu sais, un tempérament de chercheur implique deux qualités fondamen-
tales : sanguin dans la recherche, critique dans le travail » (1960a [1873-1939]).
Je prendrai le terme de « sanguin » au plus près de la métaphore, c’est-à-dire
ce qui fait la chair de la recherche, soit le chercheur lui-même. Il faut toujours
rappeler aux étudiants qu’on n’a jamais, en fait, et malgré les apparences de la
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diversité, qu’un seul sujet que l’on creuse et recreuse en l’abordant par des
biais différents. La raison en est simple : l’objet du chercheur en psychanalyse,
c’est cette énigme autour de laquelle s’est constitué le sens de son existence
singulière. Tout thème de recherche de quelque importance, c’est-à-dire auquel
le chercheur est prêt à consacrer du temps et de la passion, est sa question.
Il fera au fil du temps l’expérience heureuse de la découverte simultanée qu’il
peut trouver quelques réponses qui lui donnent satisfaction et rencontre parfois
les réponses que d’autres ont cherché ou ont exprimé à leur manière. Mais
surtout, il fera l’expérience que ces réponses débouchent à leur tour sur d’autres
questions...
Alors, « sanguin » ? Oui, car fait de la chair même du chercheur, de ses
expériences singulières et, en psychanalyse, du travail jamais achevé de son
auto-analyse, qui prolonge non seulement sa propre analyse mais les analyses
qu’il mène avec ses patients, par le biais de l’analyse du contre-transfert.
Mais Freud dit aussi « critique dans le travail » et c’est le lien indissociable
entre théorie et clinique qui permet le mieux de saisir cet aspect critique dans
notre domaine. La clinique, soit ici la cure analytique, est en effet à la fois le
lieu d’émergence de la théorie et son laboratoire, c’est-à-dire sa mise à l’épreuve.
La clinique n’est jamais seulement une illustration ou une application de la
théorie parce qu’elle déborde toujours sur la capacité explicative de la théorie.
Si elle peut apparaître comme simple illustration, c’est soit que la théorie est
formulée de manière schématique et générale, soit que la clinique n’a pas été
correctement entendue. Il n’y a pas d’écoute clinique possible sans la présence
latente de la théorie, sinon on verserait dans un empirisme pragmatique. Comme
on parle d’attention flottante, on parlera ici, selon le terme proposé par Piera
Aulagnier, de « théorisation flottante ».
42 RECHERCHES EN PSYCHANALYSE
Il n’y a pas de théorie en psychanalyse sans clinique, mais pas non plus
sans théorie préalable, à laquelle l’avancée théorique se confronte et l’écoute
clinique s’éprouve.
Cette théorie (ou du moins son fondement, soit l’inconscient) constitue
l’hypothèse fondamentale commune entre l’analyste et l’analysant sans quoi il
n’y aurait pas d’analyse. Comme je l’ai dit précédemment, le « savoir » de
l’analyste sur la théorie et son « expérience » clinique seraient vides et inopé-
rants là où ferait défaut le « savoir » de l’analysant sur son histoire, ses
symptômes et ce qu’il accepte de laisser resurgir en lui dans le transfert.
On voit ici tout le chemin qui va du besoin de savoir et de l’investigation
enfantine à la recherche adulte... Nul doute cependant que, là encore, l’enfant
est le père de l’adulte ou, plus radicalement encore, que l’enfant et ses capacités
créatrices perdure chez l’adulte-chercheur.
VI – LES « INTERACTIONS DE LA PSYCHANALYSE »
Je poursuivrai mon propos en évoquant ce qui constitue une perspective
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propre à l’École doctorale de « Recherches en psychanalyse » de l’Université
Paris 7, soit la dimension interdisciplinaire et sur ce qui a été pour moi la problé-
matique des recherches que j’ai dirigées depuis maintenant plus de vingt ans
au sein de cette même université dans l’équipe que j’ai créée en 1990,
« Interactions de la psychanalyse ».
La notion de pluridisciplinarité ne se limite pas à une juxtaposition de disci-
plines séparées s’ignorant mutuellement, mais elle met l’accent sur le caractère
pluriel, c’est-à-dire sur un groupe hétérogène comme on parle d’une « majorité
plurielle ». La pluridisciplinarité impliquerait donc une certaine complémentarité
de ses composantes, elles-mêmes indépendantes par ailleurs.
Trouver cette complémentarité n’est évident ni en politique, ni dans le
domaine de la politique scientifique des disciplines, elle peut être recherchée
de diverses manières : On peut par exemple se placer dans une perspective
interdisciplinaire, c’est-à-dire se situer dans les interstices des disciplines, leur
point de contact. Mais le point de contact est aussi le lieu d’une séparation. Être
dans l’interdisciplinaire consiste donc à faire ressortir la différence des
approches disciplinaires vis-à-vis d’un même objet. Par exemple, la notion de
violence peut faire l’objet d’approches historiques, sociologiques, anthropolo-
giques, psychologiques, philosophiques, etc. Chaque discipline fera alors
apparaître sa définition de cette notion et ce qui en découle.
Pour faire ressortir cette diversité, on peut aussi tenter une approche trans-
disciplinaire. On ne s’intéressera pas aux interstices et points de contact, mais
on essaiera de prendre comme objet une aire qui puisse traverser plusieurs
disciplines. Par exemple, la notion d’autorité peut constituer un analyseur
permettant de traverser différents champs (ceux évoqués à l’instant). On
recueillera ainsi sur cette notion une addition d’apports divers, quitte à se
SOPHIE DE MIJOLLA-MELLOR – LA RECHERCHE EN PSYCHANALYSE 43
À L’UNIVERSITÉ
demander si c’est bien de la même chose dont on parle dans ces traversées
diverses.
Alors, pluri ou multidisciplinaire, interdisciplinaire, transdisciplinaire, que
peut rajouter un quatrième terme, celui des « interactions de la psychanalyse » ?
La perturbation féconde que représente l’introduction de la dimension
active de l’inconscient, non plus dans le champ de la cure mais dans les
relations avec les autres disciplines, les sciences humaines et aussi l’art, la litté-
rature, la médecine, le droit et d’autres, permet que se nouent des connections
nouvelles et inattendues. Mais comment faire, quelle méthode peut-on suivre,
pour parvenir à de tels rapprochements et surtout pour leur permettre une
quelconque fécondité ? Comment faire par exemple pour que le point de vue
de la psychanalyse ne soit pas purement et simplement rejeté comme non
pertinent, voire comme impertinent, c’est-à-dire prétendant à un savoir qui ne
serait que du vent, voire à un impérialisme du savoir étayé sur un langage
ésotérique ?
Pour tenter de répondre, je me reporterai à la signification du terme même
de psychanalyse. C’est à la fois, on le sait :
– Un procédé d’investigation.
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– Une méthode applicable dans divers champs.
Commençons par le procédé. Il s’agit, dit Freud, d’un procédé d’investi-
gation pour des processus mentaux qui sont à peu près inaccessibles autrement.
Le procédé c’est l’analyse, c’est-à-dire la décomposition (analuein: délier)
d’une substance en éléments. Mais la métaphore ici renvoie à la chimie. Il s’agit
de trouver les éléments actifs qui composent la substance. La substance ici peut
être un rêve, un acte manqué, un symptôme, ou même un comportement. Les
associations libres sur un élément particulier, le prolongent en lignes enchevê-
trées, avec des points de recoupement nodaux. Après avoir décomposé donc,
on recompose mais on ne parvient pas à la même chose.
On arrive là en effet aux processus, c’est-à-dire à des ensembles de phéno-
mènes qui sont actifs et organisés dans le temps. Par exemple, l’angoisse de
prendre l’avion ou l’ascenseur se comprend comme le résultat d’un certain
nombre de mécanismes qui organisent une angoisse qui concerne autre chose
que les ascenseurs ou les avions. Dans ce cas, le procédé (l’association libre
des idées) conduit à décomposer et recomposer à l’intérieur d’un comportement
(éviter l’ascenseur même s’il faut monter au dixième étage) un processus. Ce
processus, c’est un ensemble de forces et de contre-forces : les pulsions et les
défenses contre les pulsions. Les processus sont inconscients, l’analyse les met
à jour grâce aux associations du patient.
Le procédé d’investigation fonde une méthode, c’est-à-dire une démarche
qui s’appuie sur un ensemble de règles et de principes. La méthode va être une
mise en œuvre, une application des procédés dans un certain but, le plus évident
étant le but thérapeutique qui va demander de tenir compte de la situation
psychique du patient et de ne formuler l’interprétation que dans des termes qui
peuvent être utiles au patient. La méthode, c’est l’interprétation, mais une inter-
44 RECHERCHES EN PSYCHANALYSE
prétation contrôlée et formulée en fonction du but recherché, c’est-à-dire l’amé-
lioration de l’état de souffrance psychique du patient.
Procédé d’investigation, méthode de traitement sont les deux sources à
partir desquelles se constitue la théorie psychanalytique. On comprend pourquoi
celle-ci n’est jamais réductible à un ensemble de lois théoriques, mais se présente
toujours comme du théorico-clinique ouvert à l’investigation et adaptable aux
situations cliniques.
Mais la méthode ne s’applique pas seulement à la thérapie de la souffrance
psychique, elle est en fait applicable aux faits humains, qu’ils soient individuels
ou collectifs, pathologiques ou non. Pour Freud, il était clair d’emblée que la
psychanalyse, en tant que théorie de l’inconscient, devait devenir indispen-
sable à toutes les sciences qui s’occupent de la genèse de la civilisation humaine
et de ses grandes institutions comme l’art, la religion, ou l’ordre social. Il pensait
même que l’utilisation de la psychanalyse pour la thérapie des névroses n’était
qu’une de ses applications et que l’avenir démontrerait peut-être que ce n’était
pas la plus importante. Il va en effet montrer en quoi la psychanalyse intéresse
les sciences du langage, la philosophie, la biologie, l’histoire et enfin l’esthé-
tique. Je ne développerai pas ici ses arguments et commenterai seulement le
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terme d’intérêt, au sens du « être parmi » (inter-esse : cf. H. Arendt).
En parlant de l’intérêt que ces champs du savoir peuvent avoir à utiliser les
données de la psychanalyse, Freud peut donner l’impression d’être impérialiste
alors qu’en fait, il ne fait que prolonger ce qui a été le mouvement même de sa
propre pensée, qui a été « intéressée » par toutes ces disciplines. L’application
de la psychanalyse hors du champ de la cure lui apparaît dès lors en quelque
sorte naturelle. Ainsi, lorsqu’il choisit de travailler sur Léonard de Vinci, Freud
est en train de réfléchir sur les « théories sexuelles infantiles » et les effets
d’inhibition qu’elles comportent. Diverses sources vont coïncider pour l’amener
à travailler sur ce peintre :
– Son intérêt pour l’inhibition qui n’est jamais un manque de désir mais le
résultat d’un conflit de désirs (pour Léonard, le conflit entre l’art et la science).
– Sa rencontre avec un patient qui ressemble à Léonard mais, sans le génie,
comme il l’écrit à Jung.
– Sa réflexion sur les théories sexuelles infantiles, la pulsion de savoir et
son inhibition.
L’application de la psychanalyse à Léonard de Vinci n’est pas gratuite. Il y
a une logique interne qui pousse Freud à ce travail, qui prend de ce fait place
dans les prolongements de la théorie freudienne. Mais il y a plus que cela. Il est
probable que Freud, en tant que découvreur, se sentait des affinités profondes
avec Léonard de Vinci, comme il le dira au sujet de Copernic ou de Darwin qui
ont, comme lui-même, infligé à l’humanité de grandes blessures narcissiques
par leurs découvertes. Ceci concerne cette dimension auto-analytique qui est
indissociable de toute recherche en psychanalyse.
Léonard de Vinci, ou Michel Ange, n’ont évidemment que faire des inter-
prétations de Freud. En revanche, la théorie psychanalytique a beaucoup à
SOPHIE DE MIJOLLA-MELLOR – LA RECHERCHE EN PSYCHANALYSE 45
À L’UNIVERSITÉ
gagner à ce que Freud nous parle d’eux plutôt que de ses patients seulement,
parce que nous sommes, face à Léonard ou Michel Ange, dans la même situation
d’extériorité où Freud se trouvait lui-même. De ce fait, l’étude d’une œuvre d’art
ou d’une œuvre littéraire développe et met à l’épreuve la méthode psychana-
lytique. Elle la pousse jusque dans les limites de sa compréhension, mais aussi
la rend plus aisément communicable qu’un cas clinique qui n’est, par définition,
connu que par l’analyste qui en parle.
Voici l’une des raisons pour lesquelles j’ai, pour ma part, proposé le terme
d’« interactions de la psychanalyse » différent de celui d’« applications » de la
psychanalyse. Ce terme souligne qu’avant d’intéresser les autres champs du
savoir ou de la culture, la psychanalyse est elle-même intéressée par ces champs,
dans la mesure où ils sont une partie constitutive d’elle-même. Prise ainsi,
l’application de la psychanalyse hors du champ de la cure n’est pas une
occupation stérile ou un exercice périlleux où on ne retrouverait rien d’autre
que ce qu’on a mis au départ.
Mais cela va plus loin : Je reviens à ce que je disais au début, à propos de
l’inter et de la trans disciplinarité. On peut prendre un objet d’étude, un fait de
société, ou une notion générale, et l’examiner à travers les points de vue spéci-
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fiques de diverses disciplines. On aura ainsi un éclairage multifocal mais dont
on ne tirera pas grand-chose, sauf à s’interroger sur les rapprochements possibles
entre ces éclairages.
Ce que j’entends par « interactions » de la psychanalyse, c’est la confron-
tation des discours tenus par diverses disciplines sur un même objet, telle qu’elle
permet de dégager les spécificités des unes et des autres. Il ne s’agit pas de
rechercher une unité dialogique, ce qui serait illusoire, mais au contraire de
permettre à chaque discipline de débusquer derrière d’apparentes similitudes
notionnelles de réelles spécificités, parfois même des oppositions.
Cette confrontation doit aussi permettre de préciser les méthodes utilisées.
On peut ainsi travailler les emprunts de modèles d’une discipline à une autre
et la pénétration réciproque des concepts. Par exemple, la notion juridique de
procès est présente à de multiples reprises dans l’œuvre de Freud. Ou encore
la notion philosophique de « coïncidence des opposés » peut être rapprochée de
celle du sens opposé des mots primitifs, tel que le linguiste Abel l’a défini. La
psychanalyse va reprendre l’idée qu’une même image puisse exprimer deux
choses opposées, et cela va lui servir à préciser le fonctionnement du rêve qui
ignore le non (négation) et représente un élément par le désir de son opposé.
On pourrait ainsi multiplier les exemples qui sont autant de sujets de thèse
potentiels.
D’une manière générale, on peut dire que la compétence psychanalytique
s’appuie sur trois éléments : ce que la propre analyse de l’analyste lui a appris
sur le fonctionnement de son inconscient ; ce que ses patients lui ont appris du
fonctionnement de leur inconscient ; ce qu’il a appris dans les textes psycha-
nalytiques, qu’il s’agisse de clinique ou de théorie, les deux n’étant jamais
dissociables.
46 RECHERCHES EN PSYCHANALYSE
Je n’hésiterai pas à dire que les interactions de la psychanalyse constituent
une quatrième source d’apport. Elle est précieuse en ce qu’elle permet de
préciser et de relativiser le savoir analytique et sa méthode en les comparant et
en les confrontant à d’autres champs.
En conclusion, il faut rappeler et soutenir que non seulement la recherche
sur la psychanalyse a tout à gagner à s’intégrer dans le vaste domaine des
Sciences de l’Homme mais que la recherche en psychanalyse peut se trouver
renouvelée et provoquée de manière féconde par les résultats qui en sont issus.
Quant aux Sciences du Vivant, c’est essentiellement par le biais de la
médecine ou de la biologie qu’elle peut s’y rattacher, c’est-à-dire du fait que
l’unité psyché/soma implique de prendre en compte la psyché tant d’un point
de vue pratique (la question du rejet des greffes par exemple) que du point de
vue éthique, domaine que les progrès actuels sollicitent de plus en plus. Comme
l’écrivait Freud à Théodor Reik : « J’entends derrière nous résonner les pas de
l’endocrinologie, elle va nous rattraper et nous dépasser. Mais alors même la
psychanalyse sera encore très utile. Car l’endocrinologie sera comme un géant
aveugle qui ne sait où aller tandis que la psychanalyse sera le nain qui lui montre
vers où aller... ».
L’université, est une base privilégiée pour les mettre en œuvre et en pratique
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ces interactions, ajoutant à la recherche « en » psychanalyse et « sur » la psycha-
nalyse, la dimension d’une recherche « avec » la psychanalyse.
Sophie de MIJOLLA-MELLOR
Professeur à l’UFR de Sciences humaines cliniques
Directrice de l’École doctorale Recherches en psychanalyse
Fondatrice de l’équipe interne « Interactions de la psychanalyse »
8 rue du Commandant Mouchotte
75014 Paris
Sophie de Mijolla-Mellor – La recherche en psychanalyse à l’Université
Résumé : L’École doctorale « Recherches en psychanalyse » propose ici le premier
numéro de sa revue appelée à témoigner de la vie et des contenus de la recherche en psycha-
nalyse à l’Université, incitant à reparcourir des questions fondamentales car elles touchent
au cœur même de l’objet de la psychanalyse.
Quand, et sous quelle forme peut-on parler de recherche dans ce domaine ? Comment
cette recherche s’est-elle organisée autour de Freud dans les débuts et ne sommes-nous pas
plus ou moins tributaires de cette légende des origines ? Quelle place occupe une telle
recherche au sein de la communauté scientifique et, en l’occurrence, universitaire ?
Qu’attend-on de la clinique : émergence d’un questionnement, mise à l’épreuve d’une
hypothèse ou, plus radicalement, terreau d’où la théorie tente de s’extraire tout en restant
au plus près de l’exemple qui est « la chose même » ?
SOPHIE DE MIJOLLA-MELLOR – LA RECHERCHE EN PSYCHANALYSE 47
À L’UNIVERSITÉ
Toutes ces questions, maintes fois débattues, trouvent à l’Université des échos et des
développements spécifiques, mais aussi des écueils qu’il faut tenter de mettre en lumière.
Mots-clés: Clinique – Théorie – Méthode – Processus – Cursus – Découverte – Inter-
actions de la psychanalyse.
Sophie de Mijolla-Mellor – Research into Psychoanalysis in Universities
Summary : The French Doctoral School entitled ‘Recherches en psychanalyse’ or
‘Psychoanalytical research’ is presenting here it’s first review that aims at collating information
on and bearing witness to the life and activities of research into psychoanalysis going on in
Universities, thus leading us to readdress some fundamental points that effect the very essence
of the object of psychoanalysis itself.
In which cases and in which forms can we speak of research in this field ? How did this
research become organised around Freud in the early days and are we still more or less tributary
to the legend of those origins ? What is the place of such research in the scientific community
today and more specifically within Higher Education ? What can clinical practice gain from this :
new questionings, testing of hypotheses, or, more radically, a fertile place from which theory
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can grow up and out, while still remaining intrinsically linked with concrete example which is
‘the thing itself’ ?
All these long-debated questions find sounding boards in Universities where they can grow
and branch out, but they also find stumbling blocks there, the very nature and existence of
which it could be useful to shed light on.
Key-words : Clinical practice – Theory – Methods – Processes – Study programmes –
Discovery – Interaction of Psychoanalysis.