SQ. 3, Séance 3 L'Abbé PRÉVOST, Manon Lescaut, Partie I.
[de « Je m’arrêtai un moment… » à « … aux yeux des spectateurs »]
1) Introduction
- Auteur (mouvement des lumières) et parcours.
- Le roman éponyme. L'intrigue : un personnage amoureux raconte au narrateur son histoire
tragique avec Manon. Par amour il lui a tout sacrifié jusqu'à son avenir et son honneur.
- Nous en sommes au tout début, juste après l'incipit*. L’homme de qualité vient d’expliquer
dans l’avis au lecteur l’intérêt moral de son récit qu’il donne pour être vraiment arrivé. Puis il
commence à raconter sa rencontre à Pacy avec Manon et Des Grieux (lesquels, dans leur
histoire, en sont à s’embarquer au Havre pour l’Amérique. Plus tard il reverra à Calais Des Grieux revenu en
France ; et ce sera celui-ci qui reprendra quatre pages après tout le récit de son histoire depuis le début [la
rencontre à Amiens : deuxième portrait de Manon, deux ans avant], se faisant narrateur-personnage).
- Il voit ici en premier Manon et c'est l'occasion d'avoir d'elle un premier portrait.
-> Lecture
- Piste de lecture : comment rendre intéressante l’héroïne éponyme ?
- Après le point de vue des paysans (l.1 à 9), nous avons celui d'une vieille femme (l.10 à16),
enfin celui du narrateur lui-même sur Manon (l.17 à 22).
2) Explication linéaire
A) Le point de vue des paysans : Manon parmi d'autres
On constate que Ce que confirme Citations
- Le narrateur* est un personnage, et il est le - Pronom personnel de la - « Je m’arrêtai » (l.1)
personnage principal au début de son récit première personne du singulier
(narrateur homo-diégétique)
- Il est de passage, mais un fait attire son attention ; - Champ lexical de - « m'informer » (l.1), « éclaircissement »
il est intéressé par une foule elle-même intéressée l'information (l.2), « populace curieuse » (l.2), « nulle
attention à mes demandes » (l.2-3)
- Le lecteur se sent proche de ce narrateur qui reste - Préposition de but devant un
verbe à l'infinitif suivie d'une - « pour m’informer (...), mais je tirai
seul avec lui, car aucun personnage ne se détache peu d’éclaircissement » (l.1-2)
pour satisfaire son intention conjonction de coordination
- Tout est noté précisément, comme pour un adversative
- Description avec détails - « qui s’avançait toujours vers
reportage (dans son récit d’Amiens Des Grieux, ne l’hôtellerie » (l.3), « un archer, revêtu
sera pas neutre et ne gardera que le romanesque) réalistes
d’une bandoulière » (l.4)
- Point de vue des paysans : curiosité malsaine
pour les sujets bas : le sort de prostituées. Sa - Vocabulaire dépréciatif
- « tumulte » (l.1), « populace
propre curiosité n'a pas empêché le narrateur de curieuse » (l.2), « en se poussant »
marquer dès le début sa distance critique par (l.3).
rapport à ce voyeurisme
- Le porte-parole de ces paysans est l’archer qui lui - Discours direct
- « Ce n’est rien, monsieur, me dit-il »
délivre une première version de l’histoire
- Le suspens (la curiosité passe au lecteur) porte - Vocabulaire péjoratif, futur de (l.6)
l'indicatif - « filles de joie » (l.7), « nous les
sur l'action puisque l’archer donne la suite ferons embarquer pour l’Amérique »
- L’histoire est prise plutôt vers son dénouement. Il
est original que ce suspens porte non sur la suite - Récit non linéaire et polyptote (l.8).
- « Il y en a quelques-unes de jolies »
mais sur ce qui a précédé. Pourtant Manon n'a (l.8-9), « curiosité » (l.9)
pas encore été identifiée : la curiosité de Renoncour
et du lecteur ne dépasse pas encore l'anecdote
B) Le point de vue d'une vieille femme
On constate que Ce que confirme Citations
- Un voyageur est arrêté en chemin par hasard. - Indications spatiales en - « Je m’arrêtai un moment »
Le lecteur ignore encore Des Gieux, et il va mouvement (l.1), « été arrêté » (l.10)
connaître une héroïne. Tout notre texte est une
attente. - Effet de suspens dans une prop. - « si je n’eusse été arrêté »
- La vieille femme apparaît à Renoncour en subord. circ. de condition à valeur (l.10)
focalisation interne* et fixe son attention concessive
- Sa voix se détache du bruit ambiant - Effet de zoom : le discours - « criant que » (l.12), « De quoi
indirect laisse place au discours s’agit-il donc ? lui dis-je. — Ah !
- Elle a une vision pathétique donc plus haute, direct avec impératif monsieur, entrez » (l.13)
mais elle ne voit pas encore la singularité de - Posture théâtrale tragique - « joignant les mains, et
Manon. Son attitude mime la terreur et la pitié (caricaturale) et lexique burlesque criant » (l.11-12), « barbare »
dont Boileau et Racine avaient illustré le (l.12), « ce spectacle »,
classicisme au siècle précédent [le terme « fendre le cœur » (l.14)
« barbare » qualifiera dans la suite du roman
ceux qui n’éprouveront pas de pitié pour Manon] - Symbole spatial suggérant au
- L’accès est difficile. Le narrateur fait attendre lecteur un parcours pour atteindre - « en perçant la foule » (l.15),
une description au paragraphe suivant en la vraie Manon ; verbe voir ; litote « je vis en effet quelque chose
donnant déjà raison à la vieille dame d’assez touchant » (l.16)
C) Le point de vue de l'homme de qualité
On constate que Ce que confirme Citations
- La fin du texte est enfin centrée sur Manon - Groupe prépositionnel c. circ. de - « Parmi les douze filles »
lieu d'où se distingue l'héroïne (l.17)
- Au milieu de la foule elle est absente (à - Prop. subord. relative explicative
Amiens, au contraire, tout l’espace se videra qui développe le G.N. du gr. prép. ; - « qui étaient enchaînées six à
pour ne laisser que sa présence radieuse). Le prop. sub. conj. circ. de six par le milieu du corps »
narrateur relate son étonnement conséquence (vb au + q parf. du (l.17), « si peu conformes à sa
subj.) articulée à l'adv. d'intensité condition, qu’en tout autre état
- L’homme de qualité a la bonne lecture. Il - Champ lexical de la noblesse je l’eusse prise » (l.18-19)
passe outre le vêtement et le physique pour aller souligné par une nouvelle prop. - « l’air et la figure » (l.18),
au moral. Le respect, et non plus la terreur, sub. conj. circ. de conséquence (vb « premier rang » (l.19), « si
accompagne sa pitié. Dans sa pudeur il voit de la au passé simple de l'indicatif) peu... du respect et de la pitié »
noblesse intérieure articulée à l'adv. d'intensité (l.20-21), « dérober son visage
- Le sens de la vue domine ce portrait : le - Champ lexical du spectacle et des et ses yeux » (l.22)
regard de la foule qui torture Manon ou celui yeux - « sa vue » (l.20), « aux yeux »
empathique de Renoncour, et qui oriente celui du (l.22)
lecteur avant même de croiser Des Grieux
3) Conclusion
- Le lecteur découvre en même temps que le narrateur (l'homme de qualité) un personnage
de jeune femme. Les trois points de vue successifs sur elle opèrent un mouvement qui
l'oriente vers une lecture selon le cœur et l’âme.
- Il faudra attendre la narration de Des Grieux pour savoir le nom de l'héroïne éponyme,
quelques pages plus loin. Elle est pudique ici, à 18 ans, alors qu'elle est effrontée à 16 ans à
Amiens à travers le portrait de Des Grieux. On sait déjà qu'elle a mal agi. Entre-temps la
souffrance l’a grandie. Se repend-elle ? Des Grieux la décrira tout aussi noble au même
point de l’histoire (Hatier, p.260).
- Ce début de récit est construit pour suggérer des hypothèses de lectures : qui est ce
personnage mis en valeur aussi contradictoirement ? Quel a été le crime de cette jeune
femme en position si humiliante ? Le suspens porte autant sur les événements qui ont
précédé que sur l’héroïne éponyme.
Problématique : comment-il est souligné le caractère décisif de cette rencontre ?
1) Un triple portrait, 2) Un narrateur personnage proche du lecteur, 3) Un début in medias res original.
DEFINITIONS :
Incipit* : en latin : « ça commence » ; ce sont les premiers mots d'un récit.
Narrateur* : celui qui raconte l'histoire dans un récit ; par opposition à l'auteur, le narrateur
appartient au texte. C'est la réponse à la question : "qui parle ?". S'il parle en surplomb du
texte il est omniscient, si c'est un personnage qui raconte, il est intra-diégétique.
Focalisation (ou point de vue)* : dans un récit, "angle" selon lequel les événements sont
perçus. C'est la réponse à la question "qui voit ?"
- On a une focalisation zéro si le narrateur omniscient sait tout à la place de ses personnages,
- une focalisation interne si c'est un personnage qui voit,
- une focalisation externe si les personnages sont vus de l'extérieur sans que l'on sache ce qu'ils
pensent.