0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
56 vues205 pages

Molenbeek Sur Djihad Jean Pierre Martin, Christophe Lamfalussy@le

Transféré par

Angélique Limonche
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
56 vues205 pages

Molenbeek Sur Djihad Jean Pierre Martin, Christophe Lamfalussy@le

Transféré par

Angélique Limonche
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Vous êtes sur la page 1/ 205

« Je ne rêve pas d’un monde où la religion n’aurait plus de place, mais d’un monde où le besoin

de spiritualité serait dissocié du besoin d’appartenance. »


Amin Maalouf,
Les Identités meurtrières
AVANT-PROPOS

Pourquoi des jeunes partis en avant-garde de Molenbeek sont-ils


allés froidement assassiner 130 personnes à Paris le 13 novembre
2015 ? Qu’ont-ils été faire en Syrie ? Que s’est-il passé dans cette
commune bruxelloise au si lourd inventaire extrémiste ? Pourquoi se
sont-ils retournés finalement contre Bruxelles, la ville où ils ont vécu,
le 22 mars 2016 ? Qu’avons-nous raté, nous les Belges ?
Comprendre les causes de cette barbarie est le moteur de notre
enquête, qui a duré plusieurs mois.
On ne peut pas dire que ce livre ait été écrit dans la plus grande
sérénité.
Ce fut un été meurtrier : 49 morts dans une boîte de nuit LGBT
d’Orlando, 45 à l’aéroport d’Istanbul, 292 en plein cœur de Bagdad, 86
un soir de fête nationale sur la Promenade des Anglais à Nice, 80 dans
une manifestation chiite à Kaboul, 57 dans une ville à majorité kurde
de Syrie, pour ne parler que des attentats les plus sanglants attribués à
l’État islamique. Ici et là, des actes isolés, mais téléguidés
mentalement par Daech et son idéologie mortifère, ont semé la terreur
et fait des victimes innocentes. Aux crimes de masse, succèdent les
crimes ciblés sur des personnes qui incarnent la société. L’assassinat
par égorgement du prêtre de Saint-Étienne-du-Rouvray et l’attaque à la
machette contre deux policières de Charleroi ont bouleversé l’opinion
et contraint les autorités à adopter de nouvelles stratégies de sécurité
publique.
Pour être allés de nombreuses fois en Afghanistan, en Irak ou en
Syrie, nous avons vu la montée en puissance de cet islam radical qui
exclut toute altérité et veut imposer un dogme martial. L’incendie
couve depuis des années. Il consume des esprits, prêts à mourir pour
un improbable paradis. La guerre en Syrie, violente et sans issue, a
électrisé ces candidats au martyre, minoritaires certes mais
extrêmement déterminés. Daech nous a déclaré la guerre mais nous
restons unis et solidaires. Tant que nous n’aurons pas trouvé une
solution politique à ce qui se passe en Syrie et en Irak, nous n’en
aurons pas fini avec la vague d’attentats que nous connaissons.
Pourquoi dès lors parler de Molenbeek ? Parce que, chaque fois que
nous sommes revenus du Moyen-Orient et d’autres fronts, nous avons
été les témoins de signes de radicalisation croissants à Molenbeek, et
plus généralement dans les grandes villes belges, ceux-là mêmes que
nous avions observés ailleurs. Le repli identitaire ne conduit pas au
terrorisme, pas plus que le salafisme, qui peut être pacifique. Mais ils
constituent des signaux d’alerte que quelque chose ne tourne pas rond
dans le Royaume de Belgique.
Le même constat peut être dressé dans d’autres pays européens.
D’autres incubateurs de radicalisation, d’autres « Molenbeek »
existent. Ce qui s’est passé dans la commune bruxelloise peut nous
aider à comprendre un phénomène beaucoup plus large, cette attraction
de jeunes Européens, galvanisés par la propagande djihadiste, pour une
guerre qui a priori ne les concerne pas. Celui-ci pose des questions sur
notre propre société, notre rapport à la violence et à la loi, notre justice
procédurière, notre individualisme, nos échecs en matière
d’intégration, notre système éducatif défaillant. Nous sommes en
guerre ? Non, nous sommes au travail. Des tas de chantiers sont
ouverts. Et c’est peut-être Molenbeek, où tout a commencé en ce qui
concerne la Belgique, que nous trouverons des solutions.
1

MOLENBEEK

« Allahou akbar ! » résonne dans l’immense nef de l’église Saint-


Jean-Baptiste. La gloire rendue au Dieu des musulmans dans le
sanctuaire des catholiques de Molenbeek surprend. Le père Aurélien
Saniko, le curé de la paroisse, a accepté d’ouvrir les portes de son
église pour accueillir, à l’abri de la pluie qui n’arrête pas de tomber,
l’iftar, le repas de la rupture du jeûne offert, en ce douzième jour de
ramadan de l’an 1437 de l’hégire, par les autorités communales et les
mosquées de la ville.
La blancheur de l’église se détache dans la nuit. La tour-clocher
octogonale, haute de cinquante-six mètres, domine tous les toits des
petites maisons qui dessinent le paysage du vieux quartier industriel de
Molenbeek. De loin, elle pourrait évoquer le minaret blanc d’un rivage
méditerranéen. Le portique surmonté d’une croix et d’un bas-relief de
saint Jean-Baptiste ne dissipe pas tous les doutes.
Des centaines de tables sont dressées face au chœur. Dans un coin,
autour d’un des piliers qui soutiennent la voûte de cet édifice
majestueux, à l’architecture Art déco, des mères voilées étalent des
victuailles appétissantes et colorées. Dans un souci d’apaisement, de
résilience, les autorités et les responsables associatifs ont voulu
rassembler les Belges et les non-Belges, de toutes origines, de toutes
convictions religieuses et philosophiques, pour partager ce moment
cher à la majorité de la population locale. L’édifice est majestueux.
L’architecte s’est inspiré de la structure des hangars à dirigeables de
l’aéroport d’Orly construits une dizaine d’années plus tôt.
Les invités se sont tus. L’« Allahou akbar » interpelle autant que la
personnalité de l’homme qui vient lire son texte. Mohamed el Bachiri
murmure, comme il dit, au cœur de son épouse, Loubna Lafquiri,
assassinée par Khalid El Bakraoui, le kamikaze du 22 mars dans la
station de métro Maelbeek. Loubna, la jolie et pétillante professeure
d’éducation physique, n’est qu’une des 32 victimes des attentats de
Bruxelles et des 130 du 13 novembre à Paris mais elle vient de
Molenbeek, de cette commune de la région bruxelloise présentée au
monde entier comme une fabrique de djihadistes.
Mohamed el Bachiri relit ce soir de rupture du jeûne la lettre qu’il
avait écrite pour les funérailles de sa bien-aimée :
« Allahou akbar lorsque je souris et que je tends la main à toi le juif,
le chrétien ou l’athée… Allahou akbar de douces pensées pour toi mon
amour et pour toutes les victimes qui vivent à jamais dans notre cœur
et notre mémoire. »
Mohamed el Bachiri n’a pas terminé. Il a écrit un autre texte qui
s’appelle « Djihad ». Il s’adresse à ces guerriers nihilistes et inhumains
qui ont souillé le nom d’Allah et il leur oppose « les djihadistes de
l’amour et de la raison qui savent que la liberté de pensée est un droit
fondamental pour chaque être humain, que le sens de l’existence n’est
pas d’affirmer sa vérité en écrasant celle des autres, que la critique
n’est pas une offense, qu’elle nous incite à la réflexion et à
l’autocritique (…) Que toute croyance qui n’est pas basée sur l’amour
ne peut apporter l’apaisement à ses fidèles ».
Un homme anéanti parle d’amour à ses concitoyens. Certains se
frottent les yeux, laissent échapper une larme. Toute l’assistance se
lève, applaudit. Les mains plongent dans les grands plats et, en silence,
chacun avale une datte pour marquer l’iftar.

Molenbeek ne se laisse pas apprivoiser au premier regard, au


premier passage. Il faut prendre le temps d’arpenter ses rues, de suivre
ses ruelles sinueuses, de buter, au bout d’une impasse, sur le mur d’une
vieille usine en ruine dans laquelle peut se dissimuler un lieu de prière
clandestin ou un loft branché. Molenbeek est multiforme. Elle n’offre
pas un récit linéaire à ceux qui partent à sa découverte.
« Ici, explique un inspecteur de la police, la banlieue est dans la
ville. »
Quelques semaines après les attentats de Bruxelles, une délégation
d’élus locaux de La Courneuve, de Sevran, de Gennevilliers et de
Trappes notamment sont venus découvrir Molenbeek pour comprendre
ce qui s’est passé dans cette ville bruxelloise pour qu’elle devienne un
laboratoire du djihad. Ils ont confronté leur expérience locale à celle de
la maire Françoise Schepmans que les Belges appellent la
bourgmestre. Leur étonnement est perceptible parce que Molenbeek ne
ressemble à aucune autre cité de banlieue.
Dans le Vieux Molenbeek, il n’y a pas de grands immeubles pour
barrer l’horizon. Les rues tissent leur toile autour de la place
communale et du parvis de l’église Saint-Jean-Baptiste. Des maisons
en brique de deux ou trois étages s’alignent modestement le long de
ces rues. Autrefois unifamiliales, ces maisons, au fil du temps, ont été
subdivisées en trois ou quatre petits appartements dans lesquels
s’entassent parfois une dizaine de personnes. Faute d’espace, les
garçons jouent et grandissent dans la rue.
Les rez-de-chaussée aux larges vitrines, encadrées par de belles
boiseries, racontent l’histoire des métiers d’antan. Rue du Comte de
Flandre, une vieille machine à écrire Underwood, des encriers, une
collection de plumes et de stylos décorent un étalage poussiéreux et
plongent les passants qui s’y arrêtent dans la nostalgie d’une lointaine
enfance. La papeterie De Smedt est fermée depuis plus de vingt ans.
Les propriétaires, presque centenaires, ont voulu conserver leur
commerce dans l’état où il se trouvait il y a un siècle, comme s’ils
voulaient perpétuer un monde disparu.
La Grand-Place de Bruxelles n’est distante que de quelques
centaines de mètres de la maison des frères Abdeslam. La rue Antoine
Dansaert, l’antre de la haute couture flamande, s’étend jusqu’au canal
de Bruxelles, la frontière entre les deux mondes.
C’est ce canal, ouvert en 1832 pour acheminer le charbon du sud au
nord de la Belgique, qui a structuré la ville. Cette route fluviale a
accéléré l’essor industriel encouragé au début du XIX e siècle par
Napoléon. Les rues aux noms de villes anglaises – Birmingham,
Liverpool et Manchester – témoignent de ce riche passé. Mais un
siècle plus tard, dans les années 1970, le canal n’a plus été que le
témoin de son appauvrissement. C’est dans cet environnement de
friches industrielles, lointains souvenirs des manufactures de tabac, des
raffineries de sucre, de la moutarderie nationale, des fabriques de
poêles à charbon Nestor Martin et surtout des brasseries où
s’élaboraient la « pils » et la célèbre « gueuze », que les différentes
vagues successives d’immigrés sont venues s’installer et en particulier
les Marocains.
Il est loin le temps où Molenbeek faisait mousser tout Bruxelles. Les
salons de thé et les cafés sans vente de boissons alcoolisées ont
remplacé les estaminets du quartier historique situé dans le bas de la
ville, le long du canal.

En trente-cinq ans, la population de Molenbeek a augmenté d’un


tiers. La moitié des habitants a moins de 35 ans. Un fait exceptionnel
en Europe du Nord. En trente-cinq ans, la population de Molenbeek est
passée de 67 170 à 95 414 habitants, soit 2 % de croissance annuelle.
D’ici 2020, l’augmentation sera de 7,74 % selon les dernières
prévisions. Après la minuscule petite commune de Saint-Josse-ten-
Noode, située dans le cœur de la ville, c’est le taux de progression
démographique le plus élevé parmi les dix-neuf communes de la
région de Bruxelles-Capitale, une des trois régions du très complexe
édifice institutionnel belge.
En dépit de l’exiguïté de son territoire – 161 kilomètres carrés –, la
région de Bruxelles, enclavée en Flandre, a conservé ses différentes
communes plutôt que de constituer une seule agglomération. Ce
particularisme municipaliste n’a rien à voir avec l’histoire de la
Commune, le gouvernement révolutionnaire formé à Paris en 1790. Il
est un héritage belge venu du lointain passé. Il entretient les petits
potentats locaux et ne facilite pas la mise en place d’une politique
rationnelle dans le champ social, économique et bien sûr dans la lutte
contre la criminalité et le terrorisme.
Molenbeek est une petite commune, d’une superficie de
6 kilomètres carrés seulement. Sans comparaison avec Bruxelles-Ville
ou les belles et grandes communes riches et vertes du sud ou de l’est
de la région. Molenbeek appartient au « croissant pauvre » comme
Schaerbeek, Anderlecht et Forest, trois autres localités rendues
célèbres par les terroristes de Paris et de Bruxelles qui s’y sont cachés.
« Ici, à Molenbeek, quarante pour cent des parents ne travaillent
pas », explique Sarah Turine, l’adjointe au maire (l’échevine, selon la
terminologie belge) en charge de la jeunesse et de la lutte contre
l’exclusion sociale. La commune est sous tutelle financière de la
région. Par le passé, elle n’a pas été correctement gérée mais surtout,
elle ploie sous le fardeau social. Les rentrées fiscales sont faibles.
Le tableau est sombre, surtout dans la partie basse de la ville, dans
ces quelques rues du vieux quartier industriel historique. La
bourgmestre explique : « On a laissé subdiviser les logements, on les a
laissés se détériorer. C’est la plus grande densité de population dans un
espace aussi réduit. »
Dans ce microquartier, prisé par les djihadistes, une famille sur dix
habite dans un logement social. Un habitant sur vingt dépend du
revenu d’intégration social. Le taux de chômage est de 41,12 %. Il
grimpe à 52 % chez les jeunes de moins de 25 ans. Et la réputation de
la commune ne facilite pas leur insertion.
« Marquer Molenbeek sur un CV, c’est signer un aller simple pour
toute la vie à l’Onem » (l’Office national de l’emploi), confie,
désabusé, Rachid, pour décrire son univers. Sur un banc, adossés à la
bouche du métro située juste devant l’hôtel de ville, nous entamons
une discussion. Rachid en a marre des journalistes qui lui posent tout
le temps les mêmes questions. Il est méfiant. Notre conversation
tourne en rond et puis dans un regard de défi, il nous jette : « C’est
pour cela que les mecs d’ici ont préféré partir au soleil, en Syrie et en
Irak… »

Une dizaine de jours après les attentats de Paris, Tom Flachet,


l’entraîneur de l’académie de boxe de Bruxelles, un club sportif à
vocation sociale, déclarait au journal néerlandophone De Standaard :
« Ce que nous vivons aujourd’hui n’est pas un problème lié à quelques
personnes. Une génération entière est touchée. Tous ne se radicalisent
pas, mais le phénomène ne s’arrêtera pas si on ne change pas le cadre
de vie des jeunes à Bruxelles. Nous devons leur donner un espoir, un
avenir. » Tom Flachet passe beaucoup de temps avec les « ketjes » de
« Molem ». En dialecte bruxellois, cela signifie les gamins de
Molenbeek. La boxe fait partie de la culture du quartier, de sa violence.
L’un des boxeurs prometteurs du club était Ahmed Dahmani. Le 21
novembre 2015, il a été arrêté en Turquie. Il est soupçonné d’avoir
repéré les cibles parisiennes. Ce Belgo-Marocain de 26 ans avait
préféré d’abord le « shit » à la rigueur des entraînements, et puis
l’argent des autres. L’engrenage infernal. De vols en agressions de plus
en plus violentes, il rejoint la case prison. Placé sous surveillance
électronique, il se fait la belle en Syrie. Un parcours classique.
L’absence d’horizon, le mur de l’indifférence, l’échec justifieraient-
ils le nihilisme et la cruauté de ceux qui sont partis en Syrie ?

L’Institut bruxellois de statistique et d’analyse dresse dans son


dernier rapport un portrait assez sombre de la jeunesse bruxelloise
originaire du « croissant pauvre » et en particulier de Molenbeek : « Le
lien entre la hausse de la délinquance juvénile et le contexte socio-
économique précaire est attesté (…) Les statistiques policières
enregistrent une forte augmentation. Les jeunes sont souvent au cœur
des conflits d’occupation de l’espace urbain. La rue est le lieu de
l’économie de la débrouille pour ceux qui sont privés de ressources
économiques. Elle devient un espace de socialisation et de
reconnaissance par ses pairs à défaut de l’obtenir par l’école ou le
travail (…) Il y a un phénomène d’inégalité d’accès à l’emploi entre
Bruxellois, une discrimination à l’embauche. »

Tout cela est connu depuis des années. En 1987, l’universitaire et


anthropologue flamand Johan Leman tente d’attirer l’attention des
médias sur le désespoir qui ronge sa commune de Molenbeek. À la
télévision publique néerlandophone, il prédit : « Pour ces gens, c’est
tout à fait inacceptable de devoir vivre dans une sorte de ghetto. Si la
situation reste comme elle est pour l’instant, ce serait on ne peut plus
normal qu’une troisième génération de migrants se révolte. »
Quatre ans plus tard, des émeutes éclatent à Forest et Saint-Gilles.
En 1995, Molenbeek s’enflamme comme la banlieue lyonnaise. La
prise de conscience est de courte durée.
Des voitures brûlées aux attentats, il n’a fallu qu’une génération : la
troisième. C’est celle qui en France comme en Belgique n’a pas pu
dans sa revendication identitaire se forger un destin.
En 2014, à l’occasion des cinquante ans de la présence de
l’immigration marocaine en Belgique, la Fondation Roi Baudouin
décide de réactualiser son enquête de 2009 sur les Belgo-Marocains.
91 % des 700 personnes sondées ont la nationalité belge. Le rapport
publié au mois de mai 2016, dans un contexte troublé, est interpellant :
« Contrairement à ce que l’on serait tenté de penser naturellement, le
fait d’être naturalisé belge a un impact négatif sur le sentiment
d’identification à la Belgique et à ses valeurs, sur la participation à la
vie politique et au marché de l’emploi (…) Il est permis de penser, et
les personnes interviewées en tête à tête vont dans ce sens, que les
espoirs déçus engendrent chez les Belgo-Marocains de la frustration et
un repli sur soi. »

En 1964, la Belgique signe une convention bilatérale avec le Maroc.


À travers son ambassade, elle fait diffuser une brochure intitulée Vivre
et travailler en Belgique où elle vante l’accueil réservé aux familles de
travailleurs immigrés, détaille son système d’allocations familiales et
de Sécurité sociale. La brochure énonce le principe de la liberté de
culte mais précise que la religion musulmane n’est pas reconnue. Elle
ne le sera que dix ans plus tard, en 1974.
Les premiers immigrés arrivent dans les mines du Limbourg
flamand et à Bruxelles. L’industrie charbonnière s’épuise. Les
travailleurs sont dirigés vers la métallurgie, le textile, la chimie et
surtout la construction. Ils s’installent à Vilvorde, à Schaerbeek, à
Forest et à Molenbeek, dans toutes ces communes ouvrières traversées
par le canal de Charleroi.
Hamid est un des premiers arrivés. Il prend le soleil sur le parvis de
l’église Saint-Jean-Baptiste. Il est seul sur le banc en pierre. Nous nous
asseyons à ses côtés et engageons la conversation. Il est réservé, non
pas par méfiance à notre égard mais par crainte. Une sorte de réflexe
de survie qui l’a éloigné de ses semblables. Il avoue qu’il ne parle plus
à personne. Il n’a plus confiance en ses anciens concitoyens. Les
premiers attentats de Paris, les seconds et puis ceux de Bruxelles le
font souffrir. Il a acheté et rénové de ses mains un appartement à deux
pas de la maison communale. Ses enfants y ont grandi et maintenant
sont partis vivre ailleurs pour fuir ce qu’il qualifie sans détour de
ghetto. Il y reste parce qu’il n’a pas le choix. Son appartement, en
plein cœur de Molenbeek, a perdu de la valeur mais il est heureux
malgré tout parce que ses trois fils ont réussi dans leur vie
professionnelle et que ses petits-enfants grandissent dans un autre
environnement. Ils ont été préservés de l’influence négative de la rue
et de sa violence.

Que sont devenus ces immigrés marocains et leurs descendants ?


Quel poids ont-ils acquis dans la société belge ? Combien sont-ils ?
Ces questions semblent toujours embarrassantes en Belgique. Il n’est
pas simple d’y voir clair dans les chiffres officiels. Subsiste plus que
jamais la crainte d’être pris en flagrant délit de « stigmatisation ». En
Belgique, la communauté marocaine compterait environ 600 000
personnes, soit près de 5 % de la population totale.
Au 1er janvier 2015, 33,9 % de la population bruxelloise était
d’origine étrangère. Ce chiffre ne tient compte que de la nationalité
actuelle des individus et non pas de leur origine.
À la suite de plusieurs modifications du droit à la nationalité, le
nombre de résidents étrangers ayant acquis la nationalité belge a
fortement augmenté au cours de la première décennie des années 2000.
Ainsi, 71 % des personnes qui avaient la nationalité marocaine sont
devenues belges. Mais elles conservent pour la plupart la double
nationalité. Au Maroc, la perte de nationalité y est promulguée par
décret. Elle est soumise à l’accord du roi. La demande n’est
pratiquement jamais accordée.
Quelle est la situation à Molenbeek ? Selon l’Institut bruxellois de
statistique, à la fin juin 2016, 7,82 % de la population de l’ensemble de
la capitale belge était originaire d’un pays d’Afrique du Nord. Comme
les immigrations en provenance de Libye, d’Algérie et de Tunisie ont
été relativement marginales en Belgique, il s’agit donc majoritairement
d’individus originaires du Maroc. Toujours selon l’Institut bruxellois
de statistique, Molenbeek enregistre la plus grande représentation
d’origine nord-africaine. Johan Leman, l’anthropologue flamand,
estime que 60 % des habitants de la commune sont d’origine
marocaine, auxquels s’ajoutent sans doute des milliers de clandestins.

« J’ai été en Syrie et j’ai vu que tout Molenbeek y était. » C’est


Mohamed Abrini qui le dit aux enquêteurs lors de son audition. Le
Belgo-Marocain de 30 ans, interpellé le 8 avril à Anderlecht, près du
canal, est « l’homme au chapeau », le troisième individu qui a frappé
l’aéroport de Zaventem le 22 mars 2016. L’histoire retiendra
qu’Abrini, qui n’a pas pu ou voulu déclencher la charge explosive de
son sac, s’est enfui tranquillement et a parcouru à pied avec un bob de
touriste sur la tête les treize kilomètres qui le séparaient du centre de
Bruxelles. Abrini et Salah Abdeslam sont deux amis d’enfance,
originaires du même quartier historique de Molenbeek. Ils ont été
filmés ensemble par les caméras de surveillance de la station-service
de Ressons-sur-Matz, près de Compiègne, deux jours avant les
attaques de Paris. Ils ont également loué l’appartement-hôtel à
Alfortville dans lequel plusieurs des kamikazes ont séjourné. Abrini
conduisait aussi la Renault Clio retrouvée à Paris après les attentats.
Près de 90 % des djihadistes belges en Syrie et la plupart des
terroristes de Paris et de Bruxelles sont des binationaux d’origine
marocaine.

De l’autre côté du détroit de Gibraltar, les images des attentats de


Paris et de Bruxelles ont réveillé le souvenir des attaques de
Casablanca en 2003 et de Marrakech en 2011. Dans la rue à Rabat, la
population est incrédule. A l’envoyée spéciale de RTL-TVI, la chaîne
privée francophone belge, les habitants répondent : « Ces gens-là n’ont
rien à voir avec nous. C’est chez vous qu’ils ont été radicalisés. » C’est
le point de vue officiel.
En face de la capitale Rabat, juste à côté de la prison de Salé, se
trouvent les services de renseignements, le FBI marocain. Abdelhak
Khiame, le directeur du Bureau central d’investigation judiciaire,
ouvre rarement les portes de son quartier général à la presse. Il trouve
injuste d’incriminer le Maroc.
« Le terrorisme, dit-il, n’a pas de nationalité, pas de religion et je
pense qu’au niveau de la Belgique, il faudrait d’abord bien contrôler
les endroits de détention et, bien sûr, essayer d’organiser le champ
religieux et ne pas laisser les mosquées naître comme cela dans les
garages. »
Le patron de la lutte antiterroriste marocaine a répété de vive voix
son message au Premier ministre belge et au ministre de l’Intérieur
venus renforcer la coopération judiciaire entre les deux pays et surtout
l’échange d’informations précieuses. Abdelhak Khiame prétend que
ses services avaient repéré Abdelhamid Abaaoud et avaient ainsi
permis le raid dans la planque de Saint-Denis. Les services de
renseignements marocains avaient suivi puis interpellé Yassine
Abaaoud, son frère cadet, à Agadir, quelques semaines avant les
attaques du 13 novembre.
Un proche du Palais royal à Rabat est encore plus sévère à l’égard
des pays européens : « Il s’agit de jeunes de la troisième génération de
migrants, qui ont vécu en marge de la société, en raison de défaillances
dans la politique d’intégration, et qui ont trouvé dans le discours
extrémiste un élément salvateur face à leur misère intellectuelle (…)
De même, la prolifération des armes à feu en Belgique conforte
l’amplitude de la menace provenant de ce pays, notamment de la part
d’une nouvelle génération de repris de justice pour des faits liés au
grand banditisme, au narcotrafic international ou ayant basculé dans le
terrorisme. »
Pour le Maroc, l’État doit intervenir dans le contrôle de la foi, ce qui
est inconcevable en France et en Belgique, deux États gouvernés par le
principe de laïcité et de neutralité.
Le roi Mohammed VI comme son père Hassan II et ses aïeux fonde
sa légitimité, en tant que Commandeur des croyants, sur le religieux.
Le Maroc entend s’occuper de la foi, non seulement de ses citoyens
mais aussi des MRE, les Marocains résidant à l’étranger, même si
ceux-ci ont acquis une autre nationalité. C’est pour cela que le
royaume chérifien tente d’imposer son autorité à travers ses
ambassades, ses services secrets, le Conseil marocain des oulémas
pour l’Europe ou encore le Rassemblement des musulmans de
Belgique. L’État turc fait exactement la même chose et avec un résultat
qui interpelle : très peu d’hommes et de femmes issus de l’immigration
turque en Belgique ont rejoint l’organisation terroriste État islamique.

Le phénomène de radicalisation a directement touché l’Europe dans


les années 1990. Il a connu une première phase d’accélération après
l’invasion de l’Irak en 2003 et puis une seconde en 2012, un an après
le début de la guerre en Syrie. Les premiers départs de djihadistes ont
suscité l’inquiétude des services du contre-terrorisme. En revanche,
certains responsables politiques les ont même encouragés. En août
2012, l’ancien chef de la diplomatie française, Laurent Fabius, avait
estimé que « Bachar el-Assad ne mériterait pas d’être sur terre » et
quatre mois plus tard, à Rabat, il déclarait que « sur le terrain, le Front
al-Nosra fait du bon boulot ». Laurent Fabius faisait référence à la
branche syrienne d’Al-Qaïda qui, par la suite, a perdu son pouvoir
d’attraction au profit de l’État islamique.

Dans le carré musulman du grand cimetière de la capitale belge, à


Evere, à proximité du quartier général de l’Otan, nous retrouvons la
mère de Bilal Hadfi, un des trois kamikazes du Stade de France. Ce
jeune Français d’origine marocaine, né à Bruxelles, n’avait que 20 ans.
Une des enseignantes de son école avait alerté son entourage. Elle
s’était inquiétée de sa radicalisation en janvier 2015, après les attentats
contre Charlie Hebdo. Quand la presse a découvert la photographie de
Bilal Hadfi, elle l’a surnommé le « djihadiste au visage d’ange ».
Tous les vendredis, sa mère, toujours couverte du même manteau
noir et le visage ceint par un voile vert, se recueille sur sa tombe. À
côté de lui, il y a Brahim Abdeslam.
Méfiante d’abord, cette mère finit par se livrer un peu. Elle raconte
l’instant où elle a dû reconnaître à l’Institut médico-légal de Paris le
corps de son fils : « J’ai vu un bel homme, un sourire. Il a cru à ses
convictions. »
Abdelkader, le gérant du Centre Al Jamah, une librairie salafiste
piétiste de Charleroi, se souvient bien de Bilal Hadji. À trois reprises,
avant de partir se faire exploser au Stade de France, il est passé dans
cette librairie. « Il cherchait un livre sur la description du paradis, un
peu comme ces touristes qui regardent les brochures des agences de
voyages pour s’imprégner d’images d’îles paradisiaques. » Abdelkader
doute des convictions de ce kamikaze qui s’est mis en scène dans une
vidéo de décapitation. Fatima est profondément croyante et, pour elle,
le geste meurtrier de son fils n’a rien à voir avec l’islam.

Après chaque attentat, par souci d’apaisement, par manque de


clairvoyance, par culpabilité, par peur ou par conviction, l’affirmation
que tout cela n’a rien à voir avec l’islam ne cesse d’être répétée. Mais
est-elle vraie ?
Loin de Molenbeek, sur le campus de l’Université catholique
francophone à Louvain-la-Neuve, à une quarantaine de kilomètres de
la capitale, un homme a consacré une bonne partie de sa vie
académique à l’étude de l’immigration. Il en est lui-même issu en tant
que fils d’ouvrier italien. Felice Dassetto nous fait part de ses
doutes sur une approche uniquement sociale du radicalisme : « Je
pense qu’il faut vraiment plaider aujourd’hui pour une analyse de la
complexité des motivations et de ces départs au djihad. Certainement,
les faits sociaux peuvent jouer un rôle, mais en même temps les jeunes
au chômage ou en situation difficile ne vont pas tous au djihad. Il y a
donc d’autres facteurs et je pense au facteur religieux. »
Xavier Luffin, professeur de littérature arabe à l’Université libre de
Bruxelles (ULB), incite les musulmans à se demander pourquoi le
texte coranique peut être si souvent utilisé pour revendiquer des actes
meurtriers. Il les invite à cesser de s’enfermer dans des schémas
victimaires : « Il faut arrêter de dire que l’organisation terroriste, ce
n’est pas l’islam. »
L’islam fondamentaliste qui s’est répandu à travers les mosquées
d’Europe à partir des années 1980 a créé un terreau propice au
radicalisme.
« Ceux qui disent ne rien avoir vu sont des menteurs », nous dit
laconiquement le flic belge le plus célèbre de l’antiterrorisme. Alain
Grignard a suivi toutes les affaires qui ont ébranlé la Belgique et la
France depuis le milieu des années 1990. Il est aussi islamologue. Il a
vu les Frères musulmans et les salafistes prendre le contrôle des esprits
et profiter de la vulnérabilité de cette population d’immigrés
marocains. Au cours des premières années de leur installation, ceux-ci
étaient laissés à eux-mêmes, sans leader ou représentant politique. Ils
étaient presque contraints de se raccrocher à leurs traditions culturelles
et religieuses. La majorité d’entre eux provenaient du Rif. Dans cette
région du Maroc marquée par une histoire conflictuelle avec le
pouvoir, par une marginalisation dans la société, la pratique religieuse
était assez conservatrice. Un magistrat qui a passé beaucoup de temps
à écouter ces Marocains rifains nous le confirme : « Ils viennent d’un
monde où l’islam est rude. » Cela a influencé la nature de l’islam qui
s’est développé en Belgique.
L’islam structure aujourd’hui l’espace bruxellois. Il est donc utile de
disposer, en dépit de la réprobation des mouvements associatifs « anti-
islamophobes », d’instruments d’analyse et de compréhension de la
pratique religieuse. Pour préserver le principe fondamental de la liberté
de culte et d’opinion, la collecte des données d’appartenance religieuse
sous forme de recensement n’est pas autorisée en Belgique. Jan
Hertogen, un chercheur de l’Université catholique de Louvain, a
contourné la difficulté en croisant de multiples sources de données
démographiques. Il chiffre, selon une estimation minimale, à 781 887
le nombre de musulmans vivant en Belgique, soit 7 % de la
population. Dans la région bruxelloise, il y aurait 23,6 % de croyants
musulmans. À Molenbeek, 41,2 %.

*
Dans le Vieux Molenbeek, la religion a imposé sa loi. Pendant deux
décennies, les autorités politiques et les organisations issues de la
société civile ont fait mine de ne pas voir l’émergence de cet islamisme
radical. Trois raisons expliquent cette absence de réaction. D’abord le
clientélisme politique, ensuite l’illusion de pouvoir acheter la paix
communautaire en contrepartie d’une inaction déclarée, et enfin la
peur de stigmatiser une partie importante de la population socialement
marginalisée.
Le correspondant de Libération à Bruxelles Jean Quatremer le
résume en une formule : « un déni fascinant ! » Au début du mois de
septembre 2016, dans une interview accordée à l’hebdomadaire Le
Vif/L’Express, il a encore une fois bousculé l’opinion belge : « Quand
tu vas à Molenbeek, tu as un choc culturel et physique. On me rétorque
qu’en France, nous avons les banlieues. C’est vrai, mais ici, c’est au
centre de la capitale. À deux cents mètres de la Grand-Place, tu es en
Arabie Saoudite. Il y a un truc qui ne va pas. Jamais je n’ai vu autant
de femmes voilées dans d’autres villes européennes. Il a fallu que ça
pète dans le métro pour qu’on puisse enfin le dire. Avant, si tu osais en
parler, on te rétorquait tout de suite que tu n’aimais pas la Belgique. »
Au lendemain de la publication de cette interview, un touriste
espagnol nous interpelle. Il demande son chemin. Il s’est égaré à
Molenbeek. La conversation s’engage et, sans détour, mis en confiance
par notre connaissance de sa langue, il nous fait part de sa surprise et
confirme les impressions du correspondant de Libération : « Je n’ai
jamais vu cela ! Je voyage énormément en Europe pour mon entreprise
et jamais, en plein centre d’une capitale, je n’ai vu des terrasses
interdites aux femmes. Jamais, je n’ai vu des petites filles revêtues
d’une sorte de niqab. »

Au bout de la rue Antoine Dansaert et de ses ateliers de stylistes, de


ses restaurants à la mode mis en lumière par les belles façades
d’immeubles à l’architecture haussmannienne, commence la chaussée
de Gand. Elle plonge dans un autre univers, un désordre
méditerranéen, coloré, bruyant, où s’alignent les échoppes de meubles,
d’ustensiles de cuisine, de caisses de fruits et de légumes, de rangées
de tuniques féminines alignées sur des porte-vêtements à roulettes.
Presque toutes les mères et les filles portent le voile. Les hijab, ces
châles qui couvrent la tête et surtout les cheveux et les oreilles, se
vendent deux ou trois euros. L’habit le plus mastour, qui veut dire
« caché » en arabe, est le jilbab pour les femmes ou le jilbaby pour les
petites filles. C’est une déclinaison du niqab. Les couleurs sont
sombres, souvent noires. En quelques années, le voile s’est imposé.
« Il y a des pressions sur les filles, confirme une adjointe au maire. Si
elles ne se voilent pas, on les traite de putes. Par facilité, par manque
de courage, les parents ont suivi. Pourtant, il y a vingt ans, quand je
suis arrivée dans la commune, les familles vivaient à l’européenne. »
Il est rare de croiser une jeune femme, cheveux au vent, et, encore
plus exceptionnel, une femme en robe ou en jupe. Quelques Belges
d’origine ou immigrées des pays d’Europe de l’Est se risquent dans le
quartier à l’affût de bonnes affaires. Les vêtements importés d’on ne
sait où sont bien moins chers que ceux des grandes enseignes à la
mode. Assis à la terrasse des cafés, les garçons suivent des yeux ces
filles qui sont des kouffar, des mécréantes, et qui, pour cette raison,
n’auront jamais les mêmes droits. À Molenbeek, dans le quartier
historique, une fille ne peut pas s’attabler seule ou avec un homme à la
terrasse d’un salon de thé. Une fille ne peut pas prendre par la main
son amoureux. Ce sont les lois de la rue.
Les commerces, les épiceries, les snacks sont régis par la stricte
observance d’un seul principe : halal ou haram, c’est-à-dire licite ou
illicite. Le dimanche, les familles déambulent sur la chaussée de Gand.
Elles parlent en français ou en darija, l’arabe dialectal marocain.
Souvent, les deux langues s’entremêlent. Tous les magasins sont
ouverts alors que pour le reste de la capitale, c’est le jour de repos
hebdomadaire. Les trottoirs sont trop étroits pour la foule qui zigzague
entre les échoppes et les voitures garées en double file. La police
locale a renoncé depuis longtemps à intervenir et à verbaliser les
contrevenants.
À l’entrée de la petite rue piétonne du Prado, autrefois baptisée « la
petite Jérusalem » en raison du grand nombre d’artisans juifs qui s’y
étaient installés entre les deux guerres, un jeune homme, derrière sa
charrette, vend du nougat. Il porte une longue barbe et un qamis, une
tunique, sur un pantalon trois-quarts. Les hommes s’affichent de plus
en plus avec ces habits qui sont portés en Arabie Saoudite, au Qatar, en
Afghanistan et au Pakistan.
Quatre Français bavardent avec le marchand de nougat. Ils viennent
de la région parisienne. L’un d’eux remarque : « Il n’y a pas de Belges
ici. »

Pourtant, le long des berges du canal, à moins de deux cents mètres


de là, des expatriés et des Belges, souvent fortunés, investissent les
lofts et appartements aménagés dans les manufactures et les vieux
entrepôts du siècle dernier. Les agences immobilières mettent en vente
ces biens particulièrement spacieux (plus de 150 mètres carrés) à plus
d’un demi-million d’euros. L’objectif de cette gentrification est de
sortir le vieux quartier historique du ghetto et de recréer de la mixité
sociale. Nous cherchons l’origine des noms de ces nouveaux
Molenbeekois sur les boîtes aux lettres. Elle est bien différente de celle
que nous pouvons lire dans le reste du quartier.

Parmi ces nouveaux habitants qui ont fait ce pari, il y a des déçus.
Teun Voeten est de ceux-là. Il est néerlandais. Anthropologue et
photographe de guerre, il parcourt les régions les plus dangereuses de
la planète pour le New York Times. En 2005, il s’est installé à
Molenbeek. Neuf ans plus tard, en mars 2014, il a quitté son
appartement. Il s’en est expliqué dans une lettre publiée le 21
novembre 2015 par le site Politico : « Molenbeek a déchiré mon cœur.
Quand j’ai choisi d’habiter Molenbeek, ce n’était pas par facilité mais
par idéalisme. Je faisais partie de ces jeunes urbains bobos. Nous nous
sentions comme des pionniers. Mais lentement la réalité nous a
rattrapés. J’ai été le témoin de la montée de l’intolérance. L’alcool
devenait introuvable. Nulle part, il n’y avait un bar ou un café où les
gens de toutes les origines pouvaient se mélanger (…) J’ai été le
témoin d’insultes de la part de jeunes qui crachaient sur votre petite
amie et la traitaient de “sale putain” (…) Il y avait des commerces juifs
chaussée de Gand. En 2008, ils ont été terrorisés, et la plupart sont
partis (…) Le point de rupture a été la rencontre avec un salafiste qui a
voulu me convertir. » Le photographe de guerre conclut : « Tout est
devenu gris. Tout y respire le pessimisme. Le radicalisme et la grisaille
de ma rue m’ont rendu dépressif. Les gens ont besoin de spiritualité. Je
n’ai pas de problème avec cela mais bien avec ces prêcheurs qui
croient détenir toute la vérité et à Molenbeek, il y en a beaucoup. »

Alexandre Laumonier partage ce pessimisme. Il décrit avec tristesse


l’emprise insidieuse des fondamentalistes, la peur qu’ils ont imposée
comme une chape de plomb à la majorité de la population, l’obsession
du « licite » et de « l’illicite ». C’est le quatrième anthropologue que
nous rencontrons pour comprendre l’environnement dans lequel ont
grandi les tueurs de Paris et de Bruxelles. Molenbeek est devenu un
sujet d’enquête, de recherche universitaire.
Alexandre Laumonier est aussi éditeur. Comme des milliers d’autres
Français, il vit à Bruxelles mais, contrairement à ses compatriotes qui
privilégient les plus belles communes de la région bruxelloise, il a
d’abord fait le pari de l’audace et de l’ouverture d’esprit en choisissant
Molenbeek. Aujourd’hui, il a déménagé à Jette, de l’autre côté du
grand boulevard Léopold II. Il habitait rue des Quatre-Vents, là où
finalement Salah Abdeslam a été arrêté le 18 mars 2015.
Comme Johan Leman ou Teun Voeten, Alexandre Laumonier est un
homme curieux et bienveillant à l’égard des autres cultures. Avec une
pointe d’amertume, il nous dit : « J’avais l’impression de vivre dans un
ghetto mental. Au début, quand j’en parlais autour de moi, les gens me
disaient que j’exagérais. Ils ne voulaient pas voir. » Il nous précise
qu’il n’a jamais été agressé. « Je n’ai pas vu de kalachnikovs devant
mes yeux mais j’ai vu un ensemble de choses incompatibles avec les
normes de la vie en société. Au bout d’un moment, cela devient
pesant. » Cela n’a pris que quelques années : « L’identité n’a fait que
se renforcer. La religion est devenue très visible, ostentatoire. Même
les petites filles de cinq ou six ans ont commencé à être revêtues du
voile. » Dans les jours qui ont suivi les attentats de Paris, le
23 novembre 2015, Alexandre Laumonier a écrit un long témoignage
dans le journal Le Monde. Un texte destiné à ses concitoyens qui
découvraient au fil des informations la fabrique belge de djihadistes.

*
À Molenbeek, sur une superficie d’à peine six kilomètres carrés, il y
a 41 lieux de prière dont 25 mosquées. Sur une liste secrète, il y aurait
une vingtaine de lieux de rencontre clandestins qu’auraient fréquentés
plusieurs des terroristes. Quatre mosquées seulement sont reconnues
officiellement et bénéficient à ce titre d’un financement de l’État
belge.
La mosquée Al Khalil, la plus grande, n’est pas dans ce cas. Elle
occupe, avec ses bureaux et son école, tout un îlot du quartier
historique industriel. La salle de prière des hommes est installée dans
un immense hangar… Les femmes ont une entrée séparée de celle des
hommes. Une salle leur est aussi réservée. Elles suivent la prière de
l’imam sur un grand écran.
Pendant le ramadan, la mosquée accueille plus de trois mille fidèles.
« Allahou akbar ! » : au début de chaque prière, une véritable clameur
s’entend dans la rue. Tournés vers La Mecque, les hommes lèvent les
mains jusqu’aux racines des oreilles, les doigts entrouverts ou fermés,
dirigés vers le ciel. Pour la dernière prière, ils se plient en posant les
mains sur les genoux.
L’imam de la mosquée, Cheikh Mohamed Toujgani, est connu mais
aussi controversé. Il parle à peine le français bien qu’il vive en
Belgique depuis un quart de siècle. Un traducteur est présent pour
traduire le prêche. En ce premier vendredi du ramadan, il évoque la vie
exemplaire du boxeur Mohamed Ali qui a incarné la fierté d’être
musulman.
La création de la mosquée Al Khalil remonte à 1978. Ses fondateurs
étaient des Frères musulmans syriens établis à Aix-la-Chapelle, en
Allemagne, juste de l’autre côté de la frontière belge. Ces Syriens
avaient été chassés par Hafez el-Assad, le père de l’actuel président
syrien, qui menait une répression féroce contre les Frères musulmans.
Issam al-Attar, le leader historique des Frères musulmans, s’est établi à
Aix-la-Chapelle en 1978, quatre ans avant le massacre de la population
de Hama par l’armée syrienne. Il est francophone et il séduit les
immigrés marocains d’abord à Verviers, la ville belge la plus proche, et
puis dans la région bruxelloise. C’est ainsi qu’essaime leur idéologie.
Le commissaire Alain Grignard a suivi tout ce processus de contrôle
progressif des communautés musulmanes : « Les liens avec la branche
syrienne des Frères musulmans sont indiscutables. »
Fondée en Egypte en 1928 par Hassan al-Banna, le grand-père du
très médiatique prédicateur Tariq Ramadan, la confrérie ambitionne,
d’abord au Moyen-Orient puis en Europe, de ranimer la foi des
musulmans tout en les éloignant de la modernité occidentale et des
« mécréants ».
C’est ce qui s’est passé à Molenbeek. Le fondamentalisme s’est
progressivement imposé à la majorité des croyants musulmans. Au gré
de ses différents courants doctrinaires, il a enfermé les communautés
musulmanes dans un véritable repli identitaire.
L’imam de la mosquée Al Khalil est arrivé du Maroc en 1984. Sous
son autorité, la mosquée et la Ligue d’entraide islamique, l’association
qui chapeaute cette machine communautaire, sont passées du courant
islamiste Frères musulmans au salafisme d’inspiration saoudienne sous
le regard complice des autorités marocaines. Le cousin de l’imam,
Tahar Toujgani, officie dans une mosquée d’Anvers et il préside
surtout le Conseil européen des oulémas (théologiens) marocains de
Belgique, une association jumelle de l’organe théologique officiel
marocain institué par le roi Mohammed VI.

Nous retrouvons l’imam Toujgani et son traducteur dans son bureau.


Pour nous recevoir, il porte la tenue traditionnelle marocaine : une
djellaba blanche et un tarbouche rouge, un couvre-chef conique en
feutre. Il parle doucement. Il n’élude aucune question mais ses
réponses restent très générales et empreintes de méfiance. La grande
fenêtre s’ouvre sur la rue Delaunoy et la maison du numéro 47, où les
forces spéciales sont intervenues de façon très spectaculaire au
lendemain des attentats de Paris, dans l’espoir d’y trouver Salah
Abdeslam. Pour justifier sa prudence, il se plaint de la couverture
médiatique : « Les journalistes ont fait porter la responsabilité sur les
musulmans. C’était une grande souffrance. » Il parle ensuite de la
stigmatisation, des difficultés de ces jeunes tentés par le djihad :
« Certains enfants se plaignent. Ils sont considérés comme des citoyens
de seconde zone. On les pousse à se révolter d’abord contre leurs
parents et puis on s’étonne qu’ils se révoltent contre le pays. Ces
jeunes sont pessimistes car ils n’ont pas les mêmes choses que les
autres jeunes, alors ils se droguent ou ils se vengent. » Quelle est la
solution qu’il leur propose ? La religion. « Les jeunes qui grandissent
dans l’enseignement de la religion ne sombrent pas. »
L’imam Toujgani disserte longuement sur « l’islam du milieu » qu’il
propose aujourd’hui à ses fidèles. Nous lui faisons remarquer
l’omniprésence du port du voile parmi la population féminine du
quartier. Il nous répond : « Le voile n’est pas une pratique intégriste, il
est inscrit dans l’islam. »
Les deux cousins Toujgani ont une influence bien au-delà de
Molenbeek. Ils siègent au Conseil des théologiens, un organe
consultatif créé par l’Exécutif des musulmans de Belgique, l’instance
représentative officielle des communautés musulmanes. Le vendredi
25 mars 2016, trois jours après les attentats de Bruxelles, ce Conseil
des théologiens a refusé de réciter la Fatiha en hommage aux victimes,
au prétexte que cette prière ne pouvait pas être dédiée à des mécréants,
à des non-musulmans. La Fatiha est la sourate d’ouverture du Coran.
Celle que tous les musulmans doivent connaître par cœur : « Au nom
d’Allah, le tout-miséricordieux, le très miséricordieux. Louange à
Allah, Seigneur de l’univers. Maître du jour de la rétribution. C’est Toi
seul que nous adorons, et c’est Toi seul dont nous implorons le
secours. Guide-nous dans le droit chemin. Le chemin de ceux que Tu
as comblés de faveurs, non pas de ceux qui ont encouru Ta colère, ni
des égarés. » Comme nous l’explique l’islamologue belge Michaël
Privot, la Fatiha n’est pas une prière spécifique pour les défunts mais
elle joue un rôle important dans la vie rituelle des croyants. Ce
converti belge dénonce l’aveuglement de ces savants qui font la loi
dans les communautés musulmanes : « C’était choquant. Comment
ont-ils pu rester dans leur bulle après cette tragédie, comment ont-ils
pu à ce point manquer de compassion ? »
Michaël Privot est sévère à l’égard de ceux qui ont semé les germes
de la haine et du repli identitaire : « L’imam Toujgani a donné le la sur
Molenbeek. Toutes les autres mosquées se sont mises au diapason et
sont entrées en compétition dans une surenchère. Port du voile,
obligation de consommer halal, identité musulmane… Et puis, un jour,
les choses lui ont échappé ! » La détestation de la société a encouragé
les recruteurs et les prêcheurs de haine. Avec un discours bien rodé,
des slogans simples, des formules toutes faites imparables, un islam
« en kit » facile, pratique, ils ont accroché les jeunes. Selon l’ancien
président de l’instance représentative des musulmans de Belgique,
Noureddine Smaïli, « Toujgani est le principal obstacle à la promotion
d’un islam européen ».

Nous entrons dans une petite librairie de la chaussée de Gand. Nous


y trouvons des poupées Barbie recouvertes du niqab, des bandes
dessinées enfantines, la collection des publications du conférencier
Tariq Ramadan et des livres expressément destinés aux femmes. Ces
derniers égrènent des conseils émanant de théologiens. L’un de ces
livres est intitulé La Responsabilité de la femme musulmane et est édité
en Arabie Saoudite.
En tournant les premières pages, nous lisons : « Aujourd’hui,
lorsque la femme exhibe ses attraits (chevelure, cou, poitrine, bras,
jambes, etc.), elle commet un acte de rébellion fort grave à l’égard de
la loi divine (…) Le Prophète a dit que la femme est une intimité.
Quand elle sort de chez elle, le diable la guette (…) Il n’est pas licite à
une femme de serrer la main à un homme qui ne fait pas partie de ses
proches parents. »
Quelques pages plus loin, un paragraphe avertit : « Chère sœur,
méfie-toi des éducatrices non musulmanes à qui tu confies tes enfants
car elles peuvent leur inculquer une éducation contraire à la voie droite
de l’islam dans la croyance, les caractères, les mœurs et bien des
coutumes très éloignées de la morale et de la foi islamiques. »
Cette prescription d’Abdullah Ibn Jarullah Ibn Ibrahim Al Jarallah,
l’auteur saoudien du livre, nous mène à l’autre bout de Molenbeek, au
bord de l’autoroute qui encercle la capitale, le Ring, comme l’appellent
les Bruxellois. Dans un quartier modeste, se trouve une grande villa.
Les portes et le garage sont condamnés par la police. Françoise
Schepmans, la bourgmestre de Molenbeek, a fait apposer des scellés
parce qu’elle soupçonne cette banale association sans but lucratif
(ASBL), dénommée Les P’tits Malins, d’être une madrasa.
« Cette école, dit-elle, est très clairement à vocation coranique. Les
enfants y restent toute la journée. Ils ne fréquentent pas un
établissement scolaire reconnu. Les témoins qui nous ont alertés
accusent cette association d’être un lieu sectaire. »
Les voisins immédiats ne sont guère bavards, comme s’ils avaient
peur de s’exprimer. L’un d’eux affirme avoir vu des femmes en niqab,
vêtues en noir de la tête aux pieds, les mains gantées. Trente-huit
enfants y étaient baignés dans un environnement religieux ultra-
conservateur et enfermés dans ce ghetto mental qui empêche la
coexistence harmonieuse entre les cultures.

Molenbeek vit aussi au rythme du Proche-Orient. Le mot


« Palestine » déclenche des réactions émotionnelles. Dans presque
toutes les épiceries et boulangeries, une tirelire à la forme du dôme du
Rocher de Jérusalem rappelle les clients à leur devoir de charité au
profit des organisations humanitaires islamiques et du Hamas, le
mouvement palestinien considéré par les États-Unis comme un
mouvement terroriste. La question du conflit israélo-palestinien est
devenue obsessionnelle. Elle occupe le champ politique local et
national. Elle est entretenue par les leaders religieux et les
mouvements de gauche.
Face à l’entrée de la mairie, sur la place communale, un drapeau
palestinien décore la vitrine d’un cabinet médical et social. Médecine
pour le Peuple est un des leviers de propagande des militants
d’extrême gauche du PTB (le Parti du travail de Belgique). Ce parti a
le vent en poupe et il mène une intense campagne anti-israélienne.
Chaque nouvelle guerre soulève à Bruxelles des réactions
d’antisémitisme.
L’opération « Plombs durcis » de l’armée israélienne contre les
infrastructures du Hamas à Gaza en décembre 2008 et janvier 2009 a
provoqué des émeutes dans la capitale et le départ des derniers
commerçants juifs du quartier historique de Molenbeek.
Ils étaient nombreux chaussée de Gand et rue du Prado. Ce bout de
quartier s’appelait le Petit Jérusalem. Le vieux glacier chez qui le petit
Salah Abdeslam passait tout son temps, pendant les beaux jours de
l’été, a fermé boutique. Au bout de la rue, le dernier couple de
commerçants belge de confession juive s’apprête à faire de même.
Philippe veut surtout préserver son anonymat : « Il faut à tout moment
être sur ses gardes. Le combat n’est pas à armes égales. Ici, je suis
seul. La présence de la police serait encore plus angoissante car elle
ferait de mon magasin une cible. » Philippe n’oubliera jamais la lettre
de menace qu’il a trouvée dans la boîte aux lettres de son magasin de
vêtements un matin d’avril 2002. Il nous la lit, les larmes aux yeux :
« Vous vivez avec les musulmans et vous ne faites rien pour la
Palestine. Le bourgmestre Moureaux dit que cela ne va pas. Si vous ne
faites rien, c’est que vous défendez les juifs. Nous on est la religion du
Dieu tout-puissant. Vous, des chiens. Vous allez payer avec le sang.
Partez de ce quartier. Chrétiens et juifs, partez de ce quartier. C’est le
dernier avertissement. »

La place communale de Molenbeek était le royaume de ces voyous


en chemin pour le djihad. Tout le monde les a un peu connus. Phareed,
grande gueule et faussement potache avec les histoires qu’il raconte
sur Facebook, finit par se laisser apprivoiser après quelques passages
dans sa librairie Salam. Phareed vend l’attirail complet du parfait
salafiste : des livres pieux, de l’encens, du khôl pour noircir le regard
ainsi que des vêtements. Le 24 octobre 2015, en fin de journée, les
deux frères Abdeslam entrent dans le magasin, juste le temps pour
Brahim de choisir avec les conseils de son cadet un long
qamis pakistanais blanc. « Ce n’était pas une tenue qu’il portait
d’habitude. Il est toujours en jeans. Je lui ai demandé s’il allait se
marier. Aucun des deux n’a répondu. Je n’ai pas insisté. » Quelques
jours plus tard, Salah est revenu acheter des bâtonnets de siwak, la
racine extraite du bois d’araq, qui sert de brosse à dents et dont l’usage
était recommandé par le Prophète. Le 13 novembre, Brahim se faisait
exploser au milieu des clients du Comptoir Voltaire. Quatre mois plus
tard, Salah Abdeslam est arrêté spectaculairement à 800 mètres du
magasin, dans la maison de ses cousins, les Aberkan. Grâce à
« Momo », le frère de Salah Abdeslam, Phareed semble tout savoir de
la vie du plus célèbre détenu de France, incarcéré à Fleury-Mérogis. Il
lui a fait parvenir un best-seller de la littérature salafiste intitulé : Ne
sois pas triste.

Le dimanche est le jour du petit marché sur la place communale. Les


vendeurs ambulants tiennent à faire goûter leurs fruits et de grands
morceaux de pastèque. Tous sans exception nous remercient d’être là,
de prendre le temps de bavarder. Nous parlons de ces longues
semaines de l’hiver qui vient de s’achever, un hiver maudit. Les
attentats, les morts, les tueurs et les journées sans fin rythmées par les
hurlements des sirènes des voitures de police.
« C’est bien de venir à Molenbeek. Vous voyez, ce n’est pas l’enfer
ici. On voudrait tellement que les autres Bruxellois oublient un peu
leur méfiance. Ce n’est pas juste de nous faire porter le fardeau de ces
salauds. » Tout en parlant, le marchand lève les yeux et d’un
mouvement de la tête, il désigne le numéro 30, la maison des
Abdeslam. Le Molenbeek mondialement connu ne tient qu’à quelques
rues.

On a oublié que Molenbeek, où ont déferlé pendant des semaines les


équipes de télévision, a vu le cinéma belge prendre son essor par
l’entremise d’un Français. Le relais est aujourd’hui assuré par des fils
de l’immigration marocaine.
Le cinéma belge doit à Alfred Machin, un cinéaste et explorateur
français mandaté par Charles Pathé, d’avoir mis sur pied, en 1912 à la
chaussée de Gand, le premier studio de films en Belgique. Il fait
construire des ateliers et même un petit jardin zoologique sous la
structure du vélodrome dans le domaine du château du Karreveld. Il
tourne La Fille de Delft et surtout Maudite soit la guerre. Ce long
métrage, en couleurs peintes à la main, était prémonitoire. Il a été
réalisé quelques mois avant la Première Guerre mondiale. Alfred
Machin raconte l’histoire d’une guerre entre deux puissances
imaginaires sur fond d’amour impossible. Il montre des batailles de
planeurs et de dirigeables, des scènes de boucherie comme la Grande
Guerre les a vécues. Un vrai film d’anticipation, pacifiste.
C’était au temps du cinéma muet… Bruxelles bruxellait, comme
chantait Jacques Brel. De cette époque, il reste le nom d’une rue : la
rue du Cinéma et la façade Art déco du Forum, la salle de cinéma de la
chaussée de Gand où se donnaient rendez-vous les ouvriers des
manufactures. Dans les années 1920, Le Petit Manchester comptait le
plus grand nombre de salles de cinéma du royaume. Le Corso, le
Crystal Palace, le Prado, l’Alto nourrissent l’imaginaire des nouveaux
réalisateurs qui puisent leurs racines à Molenbeek.
Un siècle plus tard, l’âge d’or est de retour grâce aux enfants des
immigrés. Adil el Arbi et Bilall Fallah ont mis à l’affiche en 2015 le
film Black. Une histoire d’amour impossible entre un Roméo
maghrébin et une Juliette noire. Deux adolescents membres de bandes
urbaines ennemies : les « Black Bronx » du quartier congolais de
Matonge à Ixelles et les « 1080 » de Molenbeek (1080 est le code
postal de la commune). La sortie du film, deux jours avant les attentats
de Paris, a provoqué des scènes d’émeutes. En France, le distributeur a
préféré renoncer à sortir le film « à la suite de son interdiction aux
moins de 16 ans par la commission de classification, et aux réticences
des exploitants de cinéma à le programmer dans le contexte actuel ».

Molenbeek inspire ceux qui y sont nés, y ont grandi et ont bien
tourné. C’est le cas de Nabil Ben Yadir, qui est acteur et réalisateur. En
2009, il a mis en scène Les Barons. Cette comédie aigre-douce raconte
l’histoire de quatre glandeurs qui se réveillent quand ils veulent et qui
traînent leur ennui dans les rues de Molenbeek. Sous le regard
désespéré de leurs familles, ils préfèrent le chômage et les coups
foireux au boulot de poinçonneur à la STIB (l’équivalent bruxellois de
la RATP). Nabil Ben Yadir campe les portraits de ceux qu’il a vus
autour de lui. Un père humilié par son fils, une mère trop laxiste à
l’égard de son garçon, une jeune présentatrice du journal télévisé
affranchie des règles pesantes de la tradition et de la religion.
Au lendemain des attentats de Paris, Nabil Ben Yadir a été sollicité
par les médias pour apporter son témoignage et son éclairage. Dans le
journal Le Soir, il a livré son explication : « On est dans le bac à sable
politique pour savoir qui est responsable. Tout le monde l’est ! Ce qu’il
faut, c’est comprendre pourquoi des jeunes de nos quartiers ou des
banlieues françaises sont prêts à se faire exploser, comment se fait-il
qu’ils n’ont à ce point rien à perdre ? Le problème n’est pas
Molenbeek (…) C’est l’échec des politiques d’intégration. Attention,
cela ne justifie pas la violence. Mais il faut se poser une question :
comment se fait-il que des jeunes qui sont nés ici, ont été éduqués ici,
vivent ici, ne sont jamais considérés comme belges ? Vous savez, je
suis un réalisateur d’origine maghrébine. La première fois qu’on a
parlé de moi comme réalisateur belge, c’était en France, avec le film
La Marche. Il faut comprendre. Il n’est pas trop tard au contraire ! Il
faut le faire pour les gamins qui ont 5 ou 6 ans aujourd’hui. »
Réalisé en 2013, La Marche relate l’histoire de la marche antiraciste
de 1983, partie de Marseille avec quelques participants et arrivée à
Paris avec près de 100 000 personnes. Le film suscite la polémique car
en marge de sa sortie, le rappeur Nekfeu interprète une chanson
diffusée sur YouTube dans laquelle il dit : « Je réclame un autodafé
pour ces chiens de Charlie Hebdo. »

Molenbeek n’est pas qu’un théâtre d’ombres. La municipalité


dispose, bien plus que d’autres, de nombreuses salles de spectacle à la
programmation parfois pointue et prestigieuse. Un exemple : la
Raffinerie, qui abrite, dans un vieux bâtiment industriel, le centre
chorégraphique de la communauté francophone de Belgique. La
compagnie est célèbre dans le monde entier.
Le long du Canal, s’est ouvert un nouvel hôtel branché qui défie les
lois du tourisme, puisqu’il se trouve dans le cœur du Molenbeek où ont
grandi les terroristes. A ses côtés, un nouveau musée vient d’être
inauguré. Le MIMA, le Millenium Iconoclast Museum of Art, a investi
le site d’une ancienne brasserie. Le projet, célébré par les grands
journaux du monde entier, propose de parcourir l’histoire de la culture
2.0 à travers le street art et la vidéographie !
Les visiteurs viennent de tout le pays et bien au-delà. Mais nous
n’avons jamais croisé un jeune du quartier. Où sont les Molenbeekois ?
Ismaël Saidi, l’ancien policier bruxellois devenu écrivain, acteur et
metteur en scène, regrette que les habitants ne soient pas associés à ces
initiatives de prestige : « Cela bouillonne, c’est vrai, mais les
différentes catégories sociales ne se mélangent pas. Les gens des
quartiers pauvres, les Belgo-Marocains, ne sont pas invités. Ils ne
comprennent pas parce qu’ils n’ont pas les codes. C’est pour les
bobos. »
Selon Ismaël Saidi, « le monde culturel, en quête de précieux
subsides publics, se contente d’organiser une fois par an l’une ou
l’autre manifestation, style journée du slam ou du rap, pour se donner
bonne conscience. Cela ne fait que cantonner les plus fragiles dans leur
rôle tout en préservant la culture comme dernier rempart pour les
autres. À l’avenir, il faudra être attentif, sinon le repli identitaire et le
religieux continueront à saper notre société. Il faut savoir que des
associations communautaires organisent des spectacles en séparant les
hommes et les femmes ».
La Maison des cultures et de la cohésion sociale attire davantage les
jeunes du quartier. Le comédien Ben Hamidou y retrouve ses étudiants
en art dramatique. Des filles et des garçons apprennent à s’affranchir
des conventions, à se toucher, à défier les prêcheurs de haine.
Ben Hamidou est un des comparses d’Ismaël Saidi dans Djihad, la
pièce qui raconte l’histoire tragi-comique de trois Bruxellois qui
partent en Syrie. Pour le comédien, « l’art n’est pas un antidote mais il
grandit. Dès qu’on y goûte, on n’est plus pareil. On offre aux jeunes
une ouverture mais il faut arrêter le ghetto ».

De l’autre côté du grand boulevard Léopold II qui coupe la


commune en deux, nous remontons le boulevard Belgica pour nous
arrêter au numéro 26. Un immeuble en coin, de trois étages, en brique
sombre. L’architecture sobre est représentative des années 1930. Il n’y
a aucune plaque commémorative mais c’est bien là, au rez-de-
chaussée, que Jacques Brel a passé une partie de son enfance, de 6 à
13 ans. Le propriétaire, un chauffeur de taxi belgo-marocain, nous le
confirme. Le célébrissime chanteur appartient aussi à l’histoire de
Molenbeek. Lors de la cérémonie dans la cour d’honneur des
Invalides, en hommage aux 130 victimes des attentats de Paris,
Camélia Jordana, Yael Naim et Nolwenn Leroy ont interprété sa
chanson, Quand on a que l’amour.
Des mots d’amour qui n’ont aucun sens pour ces terroristes
islamistes qui ne connaissent que la haine et qui veulent détruire le
monde, à Paris, Bruxelles, Istanbul, Orlando, Bagdad, Kaboul, Nice ou
Saint-Étienne-du-Rouvray.
2

LES FRIPONS DU CANAL

Cela devait être une perquisition tranquille dans une « planque


froide ». Une vérification car les abonnements au gaz et à l’électricité
avaient été annulés un mois et demi auparavant. Une petite maison
jaune, sise au 60 de la rue du Dries à Forest, comme il y en a des
centaines dans ce quartier bruxellois à forte population immigrée non
loin du canal et des usines Audi. Deux étages, plusieurs locataires et à
la fenêtre du rez-de-chaussée, deux pots de fleurs qui semblent
factices.
Mais quand, vers 14 h 15 le mardi 15 mars 2016, un policier percute
au bélier la porte d’entrée, un homme tire une rafale de mitraillette à
bout portant, un autre au fusil à pompe. Une balle déchire le holster du
policier au bélier. Elle emporte le pontet de son pistolet.
Mohamed Belkaïd se trouve dans l’angle de la porte. Positionné de
l’autre côté, il tuerait net plusieurs policiers. Par chance, les quatre
policiers belges et leurs deux collègues français sont abrités du bon
côté. Trois sont légèrement blessés dans l’échange de tirs qui suit.
Belkaïd, blessé, se retranche dans la maison, déterminé à se battre,
tandis que ses comparses s’enfuient par l’arrière de l’habitation. Il est
abattu par un tireur d’élite à 18 h 15 alors qu’il tente de faire feu à
travers la fenêtre. Salah Abdeslam et le dénommé « Amine Choukri »,
porteur d’une fausse carte d’identité belge, sont capturés quelques
jours plus tard à Molenbeek, rue des Quatre-Vents.
Dans la planque de la rue du Dries et à ses abords, les policiers
découvrent deux kalachnikovs, un fusil à pompe, onze chargeurs, des
détonateurs, des portables, des livres religieux en arabe et en français,
et près du corps de Belkaïd, un drapeau de l’État islamique. Sur un
guéridon, non loin de lui, il y a aussi un tafsîr de Ibn Kathîr, un
commentaire du Coran fait par un historien syrien du XIVe siècle qui
est la référence du courant salafiste.
C’est un détail mais important : sur ce classique salafiste, les
policiers retrouvent une empreinte d’Abdelhamid Abaaoud, abattu le
18 novembre 2015 à Saint-Denis. C’est peut-être un indice
qu’Abaaoud a utilisé la planque de Forest avant les attentats de Paris.
Pour les enquêteurs belges, Belkaïd était le « commissaire
politique » et le « garant religieux » du groupe djihadiste qui s’est
attaqué à Paris, puis à Bruxelles. Abaaoud en était le « contremaître ».
Ils partageaient les mêmes lectures, manifestement. En géolocalisant
les communications des terroristes du Bataclan, les enquêteurs ont
acquis la conviction que c’est Belkaïd qui a reçu à Bruxelles, le
13 novembre 2015, le dernier SMS envoyé à 21 h 42 : « On est parti,
on commence ». L’appareil qui a reçu ce message s’est baladé un peu
partout en Belgique, jusqu’à Knokke, avant d’être retrouvé en
possession d’un « presque SDF », affirme un enquêteur.
Difficile d’imaginer que ces deux hommes, au passé délinquant bien
rempli, ont pu devenir les chevilles ouvrières d’une cellule terroriste et
islamiste qui a fait 130 morts à Paris et 32 à Bruxelles. Mohamed
Belkaïd est né le 9 juillet 1980 en Algérie, a vécu en Suède où il a été
condamné quatre fois pour vols et faux documents. Il est passé par la
Belgique en 2014 où des policiers ont fortuitement relevé ses
empreintes dans un groupe d’illégaux algériens contrôlés à la gare du
Midi, spécialisés dans les faux papiers et dans le vol à la tire. Il rejoint
l’État islamique en avril 2014 en passant par le poste de Tall Abyad. Il
a affirmé aux recruteurs de Daech qu’il n’avait pas d’expérience
djihadiste mais qu’il était prêt à une opération de martyre. Abaaoud
était plus jeune. Né le 8 avril 1987, il venait de Molenbeek, issu d’une
famille aisée et commerçante. Il était l’aîné de six enfants. Son père
tenait deux magasins de vêtements. Il l’avait envoyé en 1999 au
collège Saint-Pierre d’Uccle pour qu’il sorte de Molenbeek. Sans
succès, il avait été renvoyé après une année. Et son casier judiciaire est
aussi long que le Danube, persifle un avocat.
Il faut remonter à 2009 pour voir ses premières infractions notifiées
dans la banque de données de la justice belge. Rien de très grave, des
infractions routières, avec déchéance du droit de conduire. Ses ennuis
avec la police ont débuté plus tôt, mais les faits ont été effacés de son
casier judiciaire, comme le veut la loi, pour des délits mineurs. Dès
2010, il est condamné à une peine de travail de 120 heures par le
tribunal correctionnel de Bruxelles pour un vol avec violences où il se
fait passer pour un agent de l’autorité publique.
Abaaoud ne respecte pas les injonctions de la police. Il roule en
voiture malgré la déchéance du droit de conduire. Il ne se présente pas
devant le tribunal. Il devient progressivement un « vaartkapoen », un
fripon du canal en flamand.
Autrefois les Molenbeekois qui défiaient l’autorité ressemblaient à
Quick et Flupke, les héros d’Hergé. Deux mômes insolents qui
narguaient les policiers et l’agent 15 immortalisé par une statue sur la
place Sainctelette à Molenbeek. Elle représente un policier trébuchant
stoppé net par un « vaartkapoen » sortant d’un égout.
Aujourd’hui, ils s’appellent Abdelhamid, Salah, Brahim,
Mohamed… Certains sont français, d’autres belges. La plupart ont la
double nationalité marocaine. Le profil est connu. Petits délinquants,
jeunes en décrochage scolaire et en quête identitaire… Sur les trottoirs
de Molenbeek, entre de courts passages en prison, les liens se créent.
Certains s’enfoncent dans la délinquance, d’autres – la majorité – s’en
sortent.
Abaaoud et Salah Abdeslam se connaissaient bien. Tellement bien
que dans la nuit du 2 au 3 décembre 2010, ils sont pincés par la police
belge dans une piteuse tentative de vol. Un soir où il neige, ils partent
de Molenbeek, avec deux autres comparses, dans l’Opel Corsa de la
sœur d’Abaaoud. Direction : le Brabant wallon, la province riche au
sud de Bruxelles. Ils ont un pied-de-biche, un couteau, un spray
lacrymogène et des cagoules. Leur objectif est de voler des voitures.
Ils se dirigent vers Genval et Limelette, où ils ont repéré deux garages
qu’ils entendent bien « visiter ».
Dans le premier, on vend des pièces pour Alfa Romeo. D’emblée,
l’escapade tourne mal. Darius S., un braqueur albanais, grimpe sur le
toit du garage et passe au travers d’une plaque de Plexiglas masquée
par un demi-centimètre de neige. Il atterrit sur la voiture d’un client et
se blesse. L’alarme du garage se met en route et il remonte sur le toit
en grimpant sur une colonne. Quand les policiers et le garagiste
arrivent sur place, ils sont informés qu’une deuxième tentative de vol
est en cours à Limelette chez Citroën, à six kilomètres de là.
La fuite est de courte durée. Les policiers les retrouveront à Court-
Saint-Étienne, dont un en état d’hypothermie après être passé dans une
rivière. « C’étaient les pieds nickelés, de la petite délinquance sans
grande envergure qui ne révélait en rien ce qu’il allait advenir plus
tard », nous dit l’avocat Alexandre Château, qui défendait Abaaoud à
l’époque.
Les quatre jeunes sont placés en détention préventive. Leur procès à
Nivelles ne tarde pas. Il a lieu au début 2011. Au juge, Abaaoud
déclare qu’il « vit d’air et de lumière ». Son avocat réclame une peine
de travail pour ce jeune « qui a besoin sans doute d’être un peu
cadré ». Ahmet A. s’emmêle les pinceaux : « Je ne suis pas innocent
mais je n’ai rien volé. » Darius S. explique qu’il dépend de l’aide
sociale (alors qu’il a commis sept braquages l’année auparavant) tandis
qu’Abdeslam plaide, avec son avocat, le fait qu’il a un travail stable à
la société de transports bruxellois, la STIB, où il travaille depuis
septembre 2009 comme mécanicien au dépôt des trams à Ixelles.
Le 25 février 2011, ils sont condamnés à un an de prison avec un
sursis de cinq ans. Le juge estime qu’il faut leur donner « une chance »
car aucun d’eux n’a de lourd casier judiciaire. Ils sont libérés
immédiatement, après deux mois et demi de cellule préventive. Mais
pour Salah Abdeslam, dont le casier judiciaire est vierge, ce fait divers
banal a des conséquences plus graves. En janvier, la STIB l’a informé
qu’il était licencié pour « absence injustifiée ».
Pour Abdeslam, la lente descente aux enfers est amorcée. Les
condamnations se succèdent pour des excès de vitesse, des défauts
d’assurance, des voitures non immatriculées, la détention de
stupéfiants et même une affaire de fraude informatique au préjudice
d’un concessionnaire Renault dont on a subtilisé des cartes essence. À
Molenbeek, on s’échange les voitures et les téléphones portables au
point que les policiers ne sont plus sûrs de savoir qui a fait quoi. La
plupart des futurs acteurs de la cellule terroriste sont déjà présents dans
ce réseau de petits caïds de quartier qui ne rêvent que de belles
bagnoles et de « meufs ». Ainsi le 9 avril 2013, la police de Bruxelles-
Capitale-Ixelles contrôle une Clio dans laquelle se trouvent trois jeunes
de Molenbeek manifestement éméchés. Un peu de cannabis est trouvé
dans le véhicule, de quoi rédiger un PV. Il y a là Salah Abdeslam,
Ahmed Dahmani, futur inculpé dans les attentats de Paris et
aujourd’hui détenu en Turquie, et Youssef Bazarouj, qui partira en
Syrie en juillet 2014, comme d’autres membres de sa famille, pour se
battre dans les rangs de l’État islamique sur recommandation de son
ami Abaaoud.
Quant à ce dernier, après l’escapade du Brabant wallon, il accumule
les condamnations : 18 mois de prison en 2011 pour tentative de vol à
Bruxelles, 6 mois pour outrage à un policier en 2012 à Dendermonde,
deux ans pour coups et blessures volontaires en 2014 à Bruxelles, 40
mois en 2014 pour recel, coups et blessures et port d’arme toujours à
Bruxelles, 8 mois en 2014 pour avoir conduit une voiture sans avoir
réussi les examens jusqu’à cette condamnation à 20 ans, le 29 juillet
2015, comme dirigeant d’une organisation terroriste.
Le Belgo-Marocain a été détenu quinze mois à la prison de Forest,
avant d’être libéré provisoirement le 29 septembre 2012.
Désespéré, son père l’envoie à l’université Al-Azhar au Caire pour
le remettre sur le droit chemin. « Il croyait bien faire », explique une
connaissance de la famille. Mais Abaaoud quitte l’Égypte après
quelques mois et se rend en Syrie, selon son frère Yassine : « Quand il
m’a appelé une seconde fois, je lui ai posé des questions, raconte-t-il
aux enquêteurs. Il m’a dit qu’il était en Syrie. Pour faire le djihad, je
pense. Il ne me l’a pas dit texto. Il a dit pour aider les innocents.
Ensuite il est revenu et il avait changé au niveau de son
comportement. »
Son avocat a encore des contacts avec lui au début 2013. « J’ai pu
constater qu’il semblait se rapprocher de la religion. Avec des signes
extérieurs comme le fait de se laisser pousser la barbe, par exemple. Il
m’a indiqué qu’il étudiait la religion. Tout cela n’apparaissait pas
comme des signes de radicalisation. Il n’y avait pas de discours
haineux. Pas de revendications particulières. En fait, on avait plutôt
l’impression que grâce à la religion, il se sortait de la logique de
délinquance qui était la sienne pendant toutes ces années », dit-il à la
télévision publique belge, la RTBF.
Abaaoud porte désormais la barbe, de longs cheveux et d’amples
vêtements. Il a « la coupe du Prophète ». Il parle l’arabe et connaît des
sourates du Coran. Il fait la navette entre la Syrie et la Belgique et, le
20 janvier 2014, il repart en Syrie avec son jeune frère de 13 ans,
Younès. Le père, furieux, dira qu’Abdelhamid l’a bien roulé en
évoquant un voyage au Maroc pour aller voir son grand-père. Quand
les policiers perquisitionnent son logement de Molenbeek, le 23
janvier, ils retrouvent le matériel du parfait cambrioleur : des gants, des
pieds-de-biche, un spray incapacitant, une dague, les clés d’une Audi
volée lors d’un cambriolage à Uccle et, sur la porte de l’appartement,
des inscriptions à la gloire de l’État islamique. La boucle est bouclée.
Le voleur est engagé comme djihadiste.

Le Vieux Molenbeek, où se concentre depuis les années 1960 la


communauté belgo-marocaine, est le creuset idéal pour ce cocktail
explosif de délinquance et de radicalisme islamique que symbolise
Abaaoud. Il n’est pas le seul quartier à problèmes de Bruxelles, mais il
accumule les facteurs qui ont contribué à faire de Molenbeek une
fabrique et une zone de transit de djihadistes.
Molenbeek est l’une des communes les plus jeunes de Belgique. Le
taux de chômage atteint au moins 52 % pour les 20-25 ans dans
certains quartiers. Les écoles sont ghettoïsées. Les petites mosquées
sont nombreuses, en partie incontrôlées. À intervalles réguliers, les
voitures de police sont caillassées le soir, voire incendiées, et dans une
culture d’impunité et de rébellion, fortement influencée par l’esprit
d’indépendance et de fierté du Rif marocain, s’est développée une
culture de défiance et de non-droit.
Côté pile, ce quartier bruxellois est l’un des plus conviviaux de la
capitale européenne. Puisque les logements sont exigus, les habitants
se parlent dans la rue ; les magasins sont ouverts tard le soir ; le trottoir
est un lieu de rencontre.
« Ici, si tu déballes un sandwich devant les autres, tu leur en donnes
la moitié. C’est la solidarité à la maghrébine », s’exclame Hakim Naji,
éducateur de rue. « C’est un petit village. Tu ne trouveras nulle part
une telle convivialité ! »
Côté face, le Vieux Molenbeek est devenu un havre pour toute une
série de trafics – faux documents, armes et drogues – qui constituent la
base arrière d’une criminalité plus lourde.
« Abaaoud avait une certaine aura », explique le commissaire
divisionnaire Johan Berckmans, qui travaille à Molenbeek depuis
1989. « Les jeunes du quartier le voyaient comme un leader en trafic
de drogue. C’étaient plutôt des petits trafiquants. »
La drogue se vend dans la rue ou dans des cafés créés sous la forme
juridique d’associations sans but lucratif (ASBL) ou de sociétés
coopératives à responsabilité illimitée (SCRI). C’était le cas du café
des Béguines, propriété des frères Abdeslam et fermé dix jours avant
les attentats de Paris par un arrêté de la bourgmestre, Françoise
Schepmans. Le café a été vendu 27 000 euros par les frères Abdeslam
avant les attentats. On ignore où est parti l’argent.
Selon le commissaire Berckmans, le trafic de drogue dans la rue – le
« streetdeal » endémique du côté de la station de métro Ribaucourt –
est surtout l’apanage d’illégaux. « Les dealers sont souvent des gens en
séjour illégal. Quand on les pince, ils reçoivent un ordre de quitter le
territoire. »
La présence d’illégaux marocains est sous-estimée en Belgique,
notamment parce qu’elle est très difficile à chiffrer. Au cours de notre
enquête, un haut magistrat nous a glissé qu’on estimait à 50 000 le
nombre d’illégaux venus du Maroc. Aucune institution n’a voulu
confirmer cette estimation. Le seul chiffre attesté – et communiqué –
est le nombre d’illégaux marocains interpellés par la police sur le
territoire belge. En 2015, il y en a eu 3 573 selon l’Office des
Étrangers.
Dans Molenbeek, les illégaux se fondent d’autant plus facilement
que la police n’a qu’une idée imprécise de qui habite où. La
municipalité est comme un hub international où les habitants rentrent
et sortent. Si la communauté d’origine marocaine est omniprésente
(environ 50 000 sur une population de 95 000 selon une estimation de
la police de Molenbeek), une centaine d’autres nationalités sont
recensées. « Depuis l’an 2000, 15 000 nouveaux habitants se sont
installés dans la commune. Chaque année, nous avons 8 000
changements d’adresse. C’est un travail considérable pour la police
locale. Et important : c’est la seule fois où un flic peut rentrer dans une
maison sans mandat », relève le commissaire.
Lorsqu’il a annoncé le renfort de cinquante nouveaux policiers dans
la commune, en février 2016, le ministre de l’Intérieur Jan Jambon a
été très clair : « Je veux qu’on sache qui habite à Molenbeek et dans
quelle maison. Cela peut passer par le porte-à-porte ou encore par la
vérification des factures de gaz ou d’électricité », a-t-il tonné.
Un règlement communal obligeant les habitants à mettre leurs noms
sur la sonnette fait couler beaucoup d’encre. Car les policiers, les
facteurs, les livreurs ne se retrouvent pas dans le dédale des logements
sociaux et des petites maisons ouvrières du quartier du canal, elles-
mêmes subdivisées en minuscules appartements.
« Les illégaux sont dans les cafés et les salons de thé. Ils font du
recel, du trafic de drogue, des ventes à la sauvette, se lamente
Françoise Schepmans. J’ai demandé à la police de les faire partir ainsi
que les prédicateurs. Notre priorité est de tarir le trafic de drogue.
Ensuite nous occuper des mosquées. Enfin, sensibiliser et
responsabiliser les familles. »

De son bureau ovale, la bourgmestre a une vue plongeante sur la


place communale et son numéro 30, mondialement connu pour avoir
hébergé la fratrie Abdeslam. Au plafond, une grande fresque circulaire
datant du XIXe siècle illustre des notables de l’époque, contraste
saisissant avec les femmes voilées et les hommes en djellaba qui
désormais déambulent sur la place.
« Quand je suis devenue bourgmestre, j’ai dit à ma famille que mon
but était de faire revenir Molenbeek à la normalité. Là, c’est raté »,
confie la maire, encore secouée par l’armada de médias qui ont défilé
dans sa commune depuis le fatidique 13 novembre.
Françoise Schepmans estime que le vent a tourné dans les années
1990, lorsque les musulmans de la commune ont eu besoin d’affirmer
leur identité et leur appartenance à l’Oumma. Les choses se sont
accélérées après les attentats du 11 Septembre 2001 aux États-Unis.
Elle a noté un repli communautaire et une affirmation religieuse plus
grande encore.
Les organisations salafistes sont, selon elle, responsables de ce repli.
Elles ont progressivement infiltré certaines mosquées. La commune
abrite 41 lieux de prière, dont 25 mosquées. Or seulement 4 à 5 sont
reconnues par l’organe qui gère l’islam en Belgique, l’Exécutif des
musulmans. La reconnaissance permet à la mosquée de bénéficier d’un
subside de l’État belge et du paiement du salaire de l’imam. Non
reconnues, les mosquées, souvent érigées en ASBL, ont quartier libre
pour trouver leurs propres financements. La seule restriction est
l’obligation d’obtenir l’autorisation du ministre de la Justice ou de son
délégué pour tous les dons en provenance de l’étranger dépassant les
100 000 euros.
Salah Abdeslam ne fréquentait pas les mosquées, assure Mohamed
Laroussi, le directeur général de la Ligue d’entraide islamique,
l’organisation qui est affiliée à la mosquée Al Khalil, la plus grande de
Molenbeek. « Les Abdeslam n’avaient pas le profil de gens qui vont à
la mosquée. Évidemment, on ne sait pas qui rentre et qui sort. On n’a
pas d’officiers qui gardent les entrées. »
Pas le profil ? Sans doute. Les frères Abdeslam avaient d’autres
dieux à adorer. « Salah jouait le beau gosse. C’était un sorteur et un
dragueur. La mode à Molenbeek, c’était le training peau de pêche. Lui,
c’était le pantalon à pinces et le type Lacoste. Il ne parlait jamais de
religion. Son seul problème, c’était qu’il arrivait en retard », se
souvient l’un de ses anciens professeurs à l’Athénée Serge Creuz,
l’une des rares écoles belges à accepter le voile. « Il a fait quasiment
toutes ses années d’études chez nous, comme son frère Brahim. »
Souvent, le frère Mohamed partait le matin à son travail à la maison
communale quand Salah et Brahim revenaient de virées. Jeunesse
désœuvrée, qui vit de petits trafics, va chercher du shit à Amsterdam,
le revend en douce, se lève à 14 heures et se couche à 6 heures du
matin. Les Abdeslam, de nationalité française, vivaient dans un
logement social de la commune depuis 1998 malgré des revenus
importants. Les vidéos qui circulent sur le Net en disent long. Sur
l’une d’elles, on voit les deux frères danser dans des boîtes de nuit
branchées, L’Avenue à Bruxelles et le Carré à Willebroek. Sur une
autre, on voit Brahim, la nuit, tenter maladroitement de fracturer la
machine à sous d’un café avant d’être intercepté par la police.
C’étaient des « enfants rois », éduqués sans limites, formés plus par la
rue que par leurs parents.
Les deux frères ne sont pas respectés par les vrais caïds du quartier.
Du trop petit calibre. « Ici, soit tu ramasses, soit tu donnes. Eux, ils
ramassaient, résume un proche. Brahim n’était pas très malin, Salah
beaucoup plus. »
Faute de trouver un emploi à la mairie, Salah et Brahim décident
alors d’acheter le café des Béguines à quelques rues de la place
communale. « Ils vivaient dans le café, raconte un ancien serveur.
Dans la caisse, je faisais 300 à 350 euros par jour. Et le thé, c’est de
l’eau chaude et de la menthe. Donc c’est 100 % bénéfice. Je touchais
1 300 euros par mois, mon collègue aussi. Le bingo faisait entrer 7 à
8 000 euros par mois. Moitié pour le placeur et moitié pour eux. »
L’autre barman était Hamza Attou, inculpé dans les attentats de Paris
comme convoyeur de Salah Abdeslam.
Au rez-de-chaussée, on servait du thé, du café, des limonades et des
omelettes. Au sous-sol, les frères faisaient venir les gonzesses, jouaient
au poker et buvaient de la vodka.
Malgré ce train de vie très peu islamique, les habitués du café se
branchent sur l’ordi pour regarder les vidéos de Syrie et discutent sur
Skype avec Abaaoud, devenu « Abou Omar el-Belgiki ». L’ex-chef de
bande les mobilise. Il faut venir en Syrie !
Mohamed Abrini est un habitué du café des Béguines. Sur place,
avec un brin de moquerie, tout le monde le surnomme « Brioche »
depuis qu’il a travaillé dans un snack-boulangerie de la rue Ransfort.
Mais c’est un dur. Il a un casier judiciaire très chargé (quelque 45
condamnations pour vol, recel, drogue). Et a souvent bénéficié de la
clémence des juges belges à l’égard de la « petite criminalité ». En
2010 par exemple, il a écopé de quinze mois de prison pour un vol de
vêtements Ferrari à Waterloo. Le tribunal n’a pas jugé bon d’ordonner
son arrestation immédiate.
« C’est quelqu’un qui aime l’argent et qui en a beaucoup
manipulé », lâche un jeune aux enquêteurs. Son aura tient à « un coup
à 200 000 euros ». Abrini est inculpé à la fois pour les tueries de Paris
et les attentats de Bruxelles.

De quand date le basculement du réseau vers l’État islamique ? Vers


2014.
À la fin 2014, raconte sa petite amie Yasmina, Salah tente « plus
d’une fois » de la persuader de partir en Syrie. « Il était convaincu que
nous devions déménager, que ce serait mieux comme cela pour un
couple marié et qu’aussi nos enfants auraient un avenir meilleur. »
Cette année-là aussi, le petit frère d’Abrini est tué en Syrie après
avoir rejoint Abaaoud et l’État islamique. « Mohamed est tombé en
pleurs », raconte sa mère aux policiers belges. Ce fut un élément
déclencheur, a reconnu lui-même Abrini dans un testament rédigé
avant de se rendre le 22 mars 2016 à l’aéroport de Zaventem, où il fut
le seul à échouer dans sa tentative d’attentat kamikaze.
Et tous accusent Abaaoud d’avoir été le principal recruteur du
quartier. « C’est lui le grand fautif. Tout ça c’est à cause de lui, ceux
qui sont morts, ceux qui sont en prison », accuse l’ancien barman des
Béguines.
Les djihadistes de Molenbeek ne sont en réalité que quelques
douzaines de personnes embrigadées d’abord par le recruteur Khalid
Zerkani, puis par Abdelhamid Abaaoud.
Sur les quelque 500 djihadistes belges partis en Syrie, 79 viennent
de Molenbeek.
« Quelques individus, quelques familles, résume le commissaire
Berckmans. C’était un noyau très petit. Mais il a bénéficié d’un réseau
de soutien pour les loger et pour les nourrir. »
Ces quelques familles sont désormais bien connues. Les Abdeslam,
les Abrini, les Aberkan, les Bazarouj et dans la commune voisine de
Laeken, les El Bakraoui et les Benhattal ont toutes en commun d’avoir
plusieurs membres de la famille lourdement impliqués dans le
banditisme ou la délinquance. L’un des cousins des frères El Bakraoui,
les deux kamikazes de Bruxelles, a même été condamné en Irak en
2005 à vingt ans de prison pour terrorisme, affiliation à Al-Qaïda et
usurpation d’identité. Oussama Atar a été libéré en 2012 après une
campagne menée par sa famille, sous le prétexte qu’il était malade du
rein. La campagne pour son rapatriement sanitaire a été relayée les
yeux fermés par plusieurs députés belges et Amnesty International,
avant d’être suivie par les diplomates belges. Atar est revenu en
Belgique en septembre 2012, puis on a perdu sa trace. Selon la justice
belge, il pourrait avoir joué un rôle important dans les attentats de
Bruxelles. Les enquêteurs ont retrouvé chez son frère une clé donnant
accès à l’une des planques de la cellule terroriste, celle de Schaerbeek
où les ceintures d’explosifs ayant servi aux attentats de Paris ont été
confectionnées.
Il règne dans ces familles une loi du silence, une omerta rarement
brisée, sauf au prix d’un courage énorme pour avertir la police d’un
départ imminent pour la Syrie.
Dans certains cas, les départs en Syrie sont une véritable entreprise
familiale. Dans le clan Bazarouj, la fille Fatima est partie à l’âge de 32
ans pour l’État islamique le 13 février 2015, accompagnée de deux de
ses frères, Bilal et Brahim, ainsi que de ses deux enfants, alors âgés de
3 et 5 ans. « Je suis simplement parti travailler ce matin-là. Quand je
suis rentré à la maison en soirée, le choc. Tous les effets personnels des
garçons et de ma femme avaient disparu », témoigne le mari qui a
refusé de quitter la Belgique.
C’est dans leur maison au 47 de la rue Delaunoy que les unités
spéciales de la police fédérale belge effectuent une perquisition très
médiatisée au lendemain des attentats de Paris, croyant que Salah
Abdeslam s’y est retranché, armé d’un gilet d’explosifs. L’information
provient notamment d’une écoute téléphonique d’un des fils Bazarouj.
Se basant sur une information d’un service de renseignements,
plusieurs médias annoncent qu’Abdeslam a réussi à s’échapper
enfermé dans une armoire, ce qui était faux.

*
Alain Grignard, la tête pensante de l’antiterrorisme belge, évoque à
leur propos « des radicaux islamisés plutôt que des islamistes
radicaux ». « C’est une génération en révolte par rapport à une société
à laquelle elle ne se sent pas ou plus appartenir. Ils n’ont pas de culture
religieuse, pas de culture politique, mais ils détestent assez la société
pour aller en Syrie. Quand ces radicaux islamisés rencontrent en Syrie
les islamistes radicaux, c’est un mélange détonant. Et ils en reviennent
comme des hommes nouveaux. »
L’islamologue belge, qui est également commissaire à la division
antiterroriste de la police fédérale belge, a pu écouter l’ensemble du
testament sonore laissé par Ibrahim El Bakraoui dans un ordinateur
abandonné dans une poubelle proche de leur planque de la rue Max
Roos à Schaerbeek. Il en est abasourdi : « Quand vous écoutez son
message d’au-delà, il parle comme un livre, dit-il. Il parle à Maman. Il
lui dit : “Tu diras à Papa de ne plus voter. Car il vote pour le taghout.”
Ces types fonctionnent avec des slogans. C’est la même mécanique
que le marxisme, sauf qu’il y a Dieu aussi. »
Taghout est un mot arabe, qui veut dire « transgresser ». Selon les
interprétations, il exprime les lois différentes que celles qu’« Allah a
fait descendre », les idoles, voire Satan pour le penseur syrien Ibn
Kathîr qui inspirait tant Mohamed Belkaïd. « Et ceux qui ne jugent pas
d’après ce qu’Allah a fait descendre, les voilà les mécréants »,
proclame Allah dans la sourate 5, au verset 44, condamnant les juges
qui ne s’inspirent pas de la loi divine.
Pour Alain Grignard, les Européens qui sont partis en Syrie vivent
un « repli identitaire » qui risque de s’accentuer chaque fois qu’on les
stigmatise. « Plus il y a d’actions de l’État islamique, plus il y a
stigmatisation et montée de l’extrême droite, plus ils seront dans une
position défensive. »
La notion d’Alliance et de Désaveu (al-wala wal-bara) en islam
nourrit ce repli identitaire, surtout dans l’esprit des salafistes. Pour ces
derniers, l’Alliance veut dire être proche des musulmans, les côtoyer
avec amabilité, habiter avec eux, leur porter assistance et les secourir
contre leurs ennemis. Le Désaveu signifie rompre les liens avec les
mécréants, ne pas les aimer, ne pas les soutenir et ne pas vivre avec
eux dans leurs pays, sauf en cas de nécessité. D’autres penseurs sont
plus modérés. C’est le cas de Cheikh Wahba az-Zouhayli, une sommité
dans le monde islamique, d’origine syrienne, parfois critique du
wahhabisme saoudien. Lui parle d’une alliance interdite avec les
mécréants au sens de les prendre pour alliés afin de combattre sa
propre nation, en se soumettant complètement à eux et en espionnant
les musulmans.
Avant le départ pour la Syrie, la plupart des « djihadistes » belges ne
connaissent rien à l’islam et maîtrisent peu l’arabe. En se connectant
sur les innombrables sites salafistes, en écoutant les recruteurs, ils sont
tombés sur une version de l’islam qui les confortent dans une vision
binaire du monde et rédemptrice de leur délinquance.
« Le jeune délinquant sait qu’il est en infraction avec les valeurs
islamiques, écrit Mouedden Mohsin, éducateur à Bruxelles depuis
vingt ans et d’origine marocaine, mais il estime que ce passage est
nécessaire avant que “Dieu” ne le remette sur le “droit chemin”. C’est
là que les recruteurs rodés aux techniques de manipulation entrent pour
faire des dégâts irréversibles. Les recruteurs vont d’abord le rassurer et
le conforter dans sa vision manichéenne de la société et du monde. La
posture victimaire devient dès lors une nécessité. Ils vont aussi
rapidement le renforcer dans ses préjugés (…) par exemple en
affirmant que “les musulmans sont discriminés et humiliés”, en
mettant l’accent sur la question du foulard et les multiples
discriminations visant cette communauté.
« Le basculement ne se fait qu’au dernier moment, poursuit-il dans
les colonnes de La Libre Belgique. On fait miroiter au jeune ce que
serait la vie idéale dans un État idéal : le califat dans la terre de Cham
(la Syrie). Le jeune n’a déjà plus de choix, il est totalement embrigadé.
D’un cancre cancrelat pour une société démocratique qui l’a tant
méprisé, le jeune devient “le révolutionnaire, l’islamiste, le djihadiste”
qui fera gagner l’islam et les musulmans. Alors pourquoi ne pas sauter
le pas ? »
Le fait de basculer dans cet islam rigoriste n’a pas empêché les
recrues belges de continuer à vivre de la façon la plus excessive,
caricatures de la société qu’ils haïssent.
Un mois avant les attentats de Paris, dans la nuit du 14 au 15
octobre, Salah Abdeslam joue pendant des heures dans un casino de
Bruxelles, le Starcasino. Et ce n’est pas son unique sortie dans le
monde du jeu. Il y est allé entre autres avec son ami Ahmed Dahmani.
Sur le plan de la sexualité aussi, les contradictions sont béantes entre
le comportement et la dénonciation des mœurs soi-disant dissolues de
la société occidentale. Ainsi la police a repéré des membres de
Sharia4Belgium dans le quartier des prostituées de la métropole
anversoise, « tandis qu’un djihadiste était à peine revenu de Syrie qu’il
est allé voir un prostitué », raconte une source judiciaire. Il revenait de
cet État islamique où l’on exécute les homosexuels en les jetant du
haut des immeubles.

Les premiers ressortissants belges sont partis pour la Syrie en 2012.


Ils rejoignent une alliance de combattants islamistes, dénommée Majlis
Shura Mujahideen, qui opérait à l’époque sous la coupe d’Al-Qaïda
dans la région d’Alep. Les Belges étaient accueillis par un membre de
Sharia4Belgium, Houssein Elouassaki, dans une villa de Kafr Hamra,
au nord-ouest d’Alep. C’est à partir de cette villa que des combattants
belges, néerlandais et français se regroupent, suivent des cours
d’éducation religieuse et un entraînement militaire. Installés comme
des princes dans l’ancienne résidence d’un bourgeois d’Alep, ils
disposent d’écrans de télévision, d’une PlayStation et d’une piscine.
Selon la Sûreté de l’État belge, le groupe est placé sous la direction
générale d’Amru al-Absi, alias « Abu al-Athir ». Le groupe évolue
dans la mouvance du Front al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaïda,
jusqu’au printemps 2013, avant de faire allégeance à l’État islamique.
Dès le début, le groupe veut instaurer un califat islamique, entreprend
de nombreuses attaques suicides et prône « la décapitation des soldats
d’Assad et des infidèles », indique l’un des djihadistes belges à son
retour en Belgique.
Al-Absi est un chef charismatique, squelettique, qui a compris tout
le potentiel de ces Européens – Belges, Français, Néerlandais,
Allemands – qui arrivent par la frontière turque. Il est l’un des détenus
islamistes que le régime syrien a libéré en mai 2011 dans le cadre
d’une amnistie générale. Al-Absi est un personnage central dans
l’expansion de l’État islamique en Syrie. C’est lui qui a accueilli cinq
jours durant, dans sa base de Kafr Hamra, le chef de l’EI, Abou Bakr
al-Baghdadi, en avril 2013, pour sceller la présence de l’organisation
irakienne sur le sol syrien. S’y retrouvaient les principaux chefs
djihadistes de la Syrie du Nord, selon le témoignage apporté en août
2016 par un membre dissident de l’EI, interrogé par les journalistes
Harald Doornbos et Jenan Moussa.
À cette occasion, al-Absi a invité au moins quatre membres de
Majlis Shura Mujahideen à prêter directement allégeance au
mystérieux chef irakien : trois Belges (Nabil Azahaf, un Bruxellois
connu pour être « le décapiteur », deux hommes originaires de
Vilvorde, Zakaria Asbai et Magomed Saralapov, d’origine tchétchène)
ainsi qu’un Français originaire de Grenoble, Abou Taminah, tué en
juillet 2014.
Le bataillon des étrangers quitte Kafr Hamra vers le début janvier
2014 lorsque la zone est attaquée par l’Armée syrienne libre (ASL),
laquelle veut renverser Bachar el-Assad tout en évitant de voir la Syrie
tomber dans les mains des islamistes. Aucun Belge n’a rejoint l’ASL,
lui préférant les groupes qui ont pour objectif, non pas d’aider la Syrie,
mais d’établir un califat dans les terres musulmanes, voire ailleurs.
Sous l’impulsion de son jeune leader syrien, le Majlis Shura
Mujahideen passe à un demi-millier de djihadistes. Pour avoir été l’un
des premiers à rejoindre l’État islamique, encore embryonnaire en
Syrie, al-Absi est récompensé. Abou Bakr al-Baghdadi le nomme
« émir » de la province d’Alep, puis de Homs. Il devient aussi membre
de la choura – le haut conseil – de l’organisation djihadiste. En
conséquence, une bonne partie des Belges glissent dans les rangs de
l’État islamique, attirés par la loi du plus fort comme dans la culture
des gangs. Ils sont payés le double de ce qu’ils gagnent avec le Front
al-Nosra et l’État islamique (EI) leur offre un bonus si leur famille les
accompagne.
On prête à al-Absi parmi les pires actes de l’EI, tels la capture, le
marchandage et l’assassinat de travailleurs humanitaires et de
journalistes, comme l’Américain James Foley. Ayant suivi des cours
d’informatique à Alep avant la guerre, al-Absi est aussi le responsable
de la branche Média de l’EI qui s’est révélée particulièrement efficace
dans le recrutement des djihadistes étrangers. Al-Absi a été tué en mars
2016 dans une frappe aérienne. Sa mort a été confirmée par Dabiq, le
magazine de l’État islamique, dans sa relation avec les attentats de
Bruxelles.
Un autre chef de guerre que les Belges et Français ont côtoyé dans
le nord d’Alep est Omar al-Shishani, dit « Omar le Tchétchène ».
Reconnaissable à son abondante barbe rousse, il a lui aussi grimpé
dans la hiérarchie de Daech, devenant son ministre de la Défense. Il a
été tué en juillet 2016 en Irak probablement par une frappe américaine
qui visait une réunion de dirigeants du groupe État islamique près de
Mossoul, selon le Pentagone.
À l’origine, explique Alain Grignard, « nous estimions que la
menace la plus grande venait d’Al-Qaïda, car ce groupe voulait
radicaliser des gens pour aller commettre des attentats ailleurs, comme
ce fut le cas avec Mohammed Merah », mais le début de l’intervention
internationale contre Daech en août 2014 en Irak, puis en septembre en
Syrie, a eu pour conséquence de réorienter la stratégie de l’État
islamique contre les pays qui participent à cette coalition. Au réseau
d’Al-Qaïda, qui reste une menace pour les Occidentaux, Daech est
venu s’ajouter, commanditant notamment les attentats de Paris et de
Bruxelles.
L’attaque contre le Musée juif de Bruxelles, en mai 2014, a
cependant été commise plusieurs mois avant le début des frappes
internationales. Son auteur présumé, Mehdi Nemmouche, revenait du
front syrien où il avait été l’un des gardiens des journalistes pris en
otage.
Le rôle de la cellule franco-belge au sein de l’État islamique est
encore peu clair à ce jour, notamment parce que les services de
renseignements occidentaux ont très peu d’informations venant de
l’intérieur de l’organisation. On ignore le rôle exact joué par le
Français Fabien Clain, parti en Syrie avec sa femme et ses trois
enfants. Clain a revendiqué dans une bande audio les attentats de Paris.
On ignore où se trouve exactement Hicham Chaib, qui est l’autre
« vétéran » des djihadistes belges, avec Abaaoud, à avoir acquis des
responsabilités au sein de l’organisation. Cet ancien délinquant
d’Anvers, membre du groupuscule Sharia4Belgium, est devenu une
sorte de « référent religieux à Raqqa », la capitale de Daech.
Interrogé par les policiers, Mohamed Abrini évoque l’ascension
d’Abdelhamid Abaaoud au sein de l’État islamique. « Abaaoud était un
simple combattant mais au fil du temps il est monté en grade pour
devenir émir. Il avait environ mille personnes sous ses ordres,
essentiellement des Belges et des Français, affirme Mohamed Abrini.
C’est donc lui qui gérait les batailles. À plusieurs reprises Abaaoud
m’a demandé de rester, de devenir combattant, mais j’ai refusé. Je ne
voulais pas rester dans un pays en guerre. »

Abaaoud annonce la couleur dans une vidéo sanglante, diffusée en


janvier 2016 mais probablement tournée à l’été 2015 avec plusieurs
kamikazes de Paris. « Si vous envoyez des avions pour bombarder les
musulmans, sachez que l’État islamique vous envoie des chasseurs qui
ont soif du sang des mécréants », lâche-t-il avec son léger accent
bruxellois. Dans la même vidéo, plusieurs djihadistes se livrent à des
décapitations en proférant des menaces contre la société dans laquelle
ils sont nés. Ismaël Omar Mostefaï, le terroriste du Bataclan, originaire
de Courcouronnes (Essonne), déclare avoir reçu « un ordre de notre
émir de combattre dans vos terres ».
« Les cadres européens organisant les opérations depuis la Syrie
(…) savent anticiper nos faiblesses comme ils sont capables de définir
les meilleures cibles », explique le commissaire belge dans une
réponse à un rapport de la police des polices belge, le Comité P.
Pourquoi ? « Parce qu’ils sont en terrain connu. » Ils viennent de
France et de Belgique. « Ils sont comme des poissons dans l’eau »,
poursuit Alain Grignard en utilisant l’image des révolutionnaires de
Mao Tsé-toung qui se fondaient dans les villes et villages de Chine.
C’est ce qu’ont fait Abdelhamid Abaaoud, Najim Laachraoui, les
frères El Bakraoui, Bilal Hadfi, Mohamed Belkaïd et d’autres qui se
sont mêlés au flux des réfugiés à l’été 2015 ou ont utilisé des faux
passeports pour revenir en Europe. Ils n’ont utilisé que du cash – tels
les caïds de Molenbeek où les liasses de billets passent de main en
main – et des cartes téléphoniques prépayées. Des milliers de
passeports vierges ont été volés en Syrie, facilitant leur immersion
clandestine en France et en Belgique.
Même Salah Abdeslam, qui n’est jamais allé en Syrie, est passé
entre les mailles de la police française et belge en se terrant après les
attentats de Paris dans deux planques, d’abord rue Henri Bergé à
Schaerbeek, ensuite rue du Dries à Forest avant de replonger, paniqué,
dans son cercle d’amis à Molenbeek.

L’un des djihadistes belges les plus énigmatiques est sans conteste
Najim Laachraoui, l’artificier de la cellule terroriste franco-belge qui
s’est fait exploser à l’aéroport de Bruxelles-National le 22 mars. Les
enquêteurs le considèrent comme un opérationnel, un convaincu et un
dur. La justice, comme un « dirigeant » terroriste.
Originaire de la commune bruxelloise de Schaerbeek, frère d’un
champion européen de taekwondo, il est né à Ajdir, dans le Rif
marocain, le 18 mai 1991. Mais c’est à Bruxelles qu’il se radicalise, à
partir de l’âge de la majorité selon son père, probablement au contact
de la mosquée extrémiste Ettaouba et d’un groupe d’islamistes qui
manifeste plusieurs fois devant l’ambassade de Birmanie en 2012 pour
protester contre l’expulsion de la minorité musulmane des Rohingya. Il
est aussi en relation avec Zerkani, le recruteur de Molenbeek, qui finira
par le convaincre d’aller se battre contre l’armée d’Assad.
Comme souvent dans ces dossiers de terrorisme, la directrice de
l’école catholique qu’il fréquentait n’a rien vu venir : « C’était un bon
élève, sans aucun problème disciplinaire. Il n’a jamais redoublé. » Pas
plus que ses condisciples à l’Université libre de Bruxelles (ULB), où il
abandonne ses études de Polytech vers 2009-2010. Ni le Parlement
européen où il est engagé pour des jobs d’été, ni encore l’aéroport de
Zaventem où il travaille comme intérimaire jusqu’à la fin 2012.
L’un de ses anciens professeurs a cependant remarqué qu’en sixième
secondaire (classe de terminale en France), il s’est mis à porter des
pantalons plus courts, à se laisser pousser la barbe et à ne plus serrer la
main des filles. Il était selon lui sous l’influence du wahhabisme.
« Nous avions eu une longue discussion au cours de laquelle il
manifestait à la fois sa conviction profonde de la supériorité de l’islam
sur le modèle occidental et un ressentiment évident à l’égard de ce
dernier. Je l’ai ponctuée en lui disant qu’il arriverait un jour où son
idéalisme serait mis à l’épreuve, et qu’il fallait qu’il fasse attention à
ne pas s’enfermer dans une vie de fierté et de colère. Avec son grand
sourire, il m’a dit de ne pas m’inquiéter », raconte Bruno Derbaix, qui
à l’époque donnait dans cette école catholique un cours de religions et
de croyances comparées.
Laachraoui a été l’un des premiers à partir vers la Syrie, en février
2013. Le 16 février, il a acheté un billet d’avion Bruxelles-Antalya
pour 142,58 euros. Le lendemain, il était parti. Sur zone de guerre, vite
repéré par Amru al-Absi, il devient le protégé du chef de milice. Il se
rallie avec lui à l’État islamique. C’est là probablement qu’il reçoit un
entraînement aux explosifs. Il devient « Abou Idriss », l’homme de
confiance.
En faisant l’éloge des kamikazes de Bruxelles, le magazine Dabiq
de l’État islamique parle de lui comme d’un « homme unique,
possédant d’excellentes manières, toujours au service de ses frères et
très intelligent ».
Ce que l’EI ne dit pas, c’est que Laachraoui fut le geôlier belge,
avec les Français Mehdi Nemmouche et Salim Benghalem, des quatre
journalistes français – Didier François, Pierre Torres, Édouard Élias et
Nicolas Hénin – et d’autres journalistes, comme l’Américain James
Foley et l’Espagnol Marc Marginedas, pris dans l’étau des groupes
djihadistes du nord de la Syrie. Les ex-otages le décrivent comme un
geôlier moins cogneur que les autres, plus intelligent et chargé de
négocier au nom de l’émir la libération des otages.
« On a eu de longues discussions, y compris des discussions très
théoriques, se souvient Didier François. C’est quelqu’un qui avait lu
beaucoup, qui avait une approche très intellectuelle et très comparative
de l’islam et de la religion catholique. »
Il plaisante avec les otages et apporte les maigres repas à l’heure.
« Une fois, il réchauffa la purée de légumes qui accompagnait nos
exiguës rations de riz, après avoir constaté qu’elle était froide », se
souvient le journaliste espagnol. Mais il n’aurait pas hésité à exécuter
les otages s’il en avait reçu l’ordre, avertissent deux des anciens
otages.
Laachraoui n’avait rien d’un ancien délinquant bruxellois, mais il
était convaincu, à la manière des révolutionnaires russes, de la
supériorité de ses convictions. Il n’avait plus d’intérêt personnel, ni de
sentiments, ni de biens. Il ne portait plus son vrai nom. Il était tout
entier dévoué à la cause du califat, ce paradis rêvé par tant d’islamistes
et qui à chaque fois, comme en Afghanistan, se heurte aux basses
réalités du monde. Cette froide détermination est peut-être ce qu’il y a
de plus effrayant parmi les djihadistes de l’État islamique. Pour
l’islamologue Olivier Roy, cette génération de born-again religieux,
qui a grandi en Europe, se trouve « dans une perspective suicidaire,
nihiliste, non utopiste ». La mort n’a pas d’importance, ni la sienne, ni
celle des autres.
Des caméras ont filmé les trois kamikazes dans le hall de Zaventem
avant l’attentat du 22 mars. Le commissaire Grignard, qui en a vu
d’autres, en est resté bouche bée. « Bakraoui sait que, dans la minute
suivante, il va sauter. Il est rasé. Il sourit. Il est calme. »
3

LE RIF, TERRE DES ANCÊTRES

Au cimetière multiconfessionnel d’Evere, dans la banlieue de


Bruxelles, non loin du quartier général de l’Otan et de l’armée belge, il
y a ce qu’on appelle le carré musulman.
« Dites-moi qui vous cherchez, je vous dirai où il est, dit le
fossoyeur, en train de creuser une tombe, la pelle en main.
— Bilal Hadfi.
— Celui-là, je ne peux pas vous le dire… »
Plusieurs terroristes de Paris et de Bruxelles sont enterrés, sous un
faux nom, dans ce carré ceinturé de haies finement taillées.
« Nous, nous donnons une sépulture, nous ne sommes pas des
barbares, ajoute le fossoyeur. J’ai à peu près 200 enterrements par an.
La plupart des musulmans se font enterrer dans leur pays d’origine.
Une concession de vingt-cinq ans coûte ici 1 200 euros. Mais les
assurances couvrent le rapatriement, via Royal Air Maroc. Lorsque
j’en aurai 500 par an, alors on pourra dire que la communauté
musulmane est intégrée. »
Bilal Hadfi, le kamikaze du Stade de France, est de nationalité
française, mais a grandi à Bruxelles où il fréquente l’une des bandes
urbaines, celle du quartier Versailles. Sa radicalisation a été rapide et a
pris au dépourvu sa mère qui voyait dans les signes annonciateurs –
l’arrêt de l’alcool, de la cigarette et de la drogue ainsi que le jeûne
deux jours par semaine – un élément positif. Le jeune Bruxellois est
parti subitement pour la Syrie le dimanche 15 février 2015, au début
des vacances scolaires du Carnaval, sans aucun avertissement à sa
famille. Au contraire, il a prétexté un voyage au Maroc « pour se
ressourcer » et se recueillir sur la tombe de son père.
Fatima Hadfi, avant même les attentats de Paris, s’en voulait de
n’avoir rien vu venir. Elle s’en veut toujours : « Mon petit garçon
venait juste d’avoir 20 ans. Il vivait comme tout le monde. Il allait à
l’école (…) Il était victime de cette société des regards, des paroles :
“t’es pas le bienvenu ici”, “dégage dans ton pays” », confie sa mère en
décembre 2015 en direct sur une télévision communautaire de
Bruxelles, Maghreb TV. « Il n’a jamais réussi à avoir un travail, il se
faisait contrôler pour rien. On lui disait qu’il était belge quand il était
au Maroc, et qu’il était marocain quand il était en Belgique. »
La famille, qui est originaire de Berkane dans le Rif, a souhaité
pouvoir enterrer Bilal Hadfi au Maroc, auprès de son père. Mais Rabat
refuse de recevoir sur son sol la dépouille de terroristes qu’elle
considère comme relevant de la seule responsabilité de l’Europe. Face
aux demandes répétées des familles, les autorités marocaines sont
restées de marbre.
Le malaise de Rabat est d’autant plus palpable qu’une bonne partie
des djihadistes de Paris et de Bruxelles sont originaires du Rif, la
région de montagnes et de plaines du nord du Maroc que les troupes
françaises et espagnoles avant l’indépendance du Maroc en 1956, puis
le Royaume chérifien, ont toujours eu du mal à contrôler.
En 1958, la population rifaine se soulève. Elle est durement
réprimée par un contingent de 30 000 soldats marocains emmenés par
Hassan II, le futur roi et chef des armées. Ce soulèvement vaut à la
région d’être laissée à l’abandon par Rabat pendant plusieurs
décennies, entraînant une immigration massive des Rifains vers les
houillères du nord de la France et celles de Wallonie, puis dans les
Flandres et aux Pays-Bas et plus tardivement en Espagne.
« Quand on était jeune et qu’on rencontrait des touristes européens,
on voyait des anges », explique l’un de ces immigrants des années
1960.
Ceci explique pourquoi le Benelux et le Nord-Pas-de-Calais
comptent en 2015 près d’1,5 million de « Marocains », qui sont en
majorité rifains. Ces travailleurs à bas salaire ont bien été utiles à la
Belgique, participant à la construction du métro bruxellois, faisant
tourner les charbonnages du pays et les usines textiles de Flandre,
avant leur fermeture. Leurs enfants et petits-enfants se sont
progressivement insérés dans la société belge. Certains ont grimpé
l’ascenseur social en devenant ministres, avocats, journalistes, acteurs
ou médecins. D’autres font tourner l’économie de service comme
garagistes, commerçants, femmes de ménage, éboueurs,
manutentionnaires ou conducteurs de tram.
Ahmed Aboutaleb – le populaire maire de Rotterdam qui a appelé
les islamistes à « dégager » des Pays-Bas après l’attentat contre
Charlie Hebdo – est aussi d’origine rifaine. Comme l’est également
Najat Vallaud-Belkacem, première femme française à un poste de
ministre de l’Éducation nationale.
À l’instar d’autres régions montagneuses de la Méditerranée, les
Rifains ont développé une culture propre où se mélangent fierté et
défiance de l’autorité. « C’est une région très martyrisée, punie par les
colons espagnols et français et par le régime marocain. Cette région est
blessée. Elle a une volonté de revanche », explique Khalil Zeguendi,
qui a émigré en 1968 en Belgique avant de se lancer dans la politique.
En majorité berbères, les rifains parlent pour la plus grande part
l’amazigh et n’aiment pas être considérés comme des Arabes. Leur
société est conservatrice, basée sur un code d’honneur. Elle est restée
très longtemps imperméable à l’islamisme. Traditionnellement, la
femme est confinée au travail à la maison et à l’éducation des enfants.
Les mariages sont parfois très précoces, dès 13-14 ans. Ils se marient
volontiers dans le douar, le cercle familial agrandi.
L’émigration rifaine ne date pas des années 1960. Du temps de
l’Algérie française, les paysans des régions frontalières de l’Algérie
partaient travailler dans les exploitations agricoles des colons. C’est
notamment le cas des grands-parents paternels de Salah Abdeslam qui
a hérité de leur nationalité française.

Trois événements ont permis de prendre conscience de la


marginalisation, de la misère et du rôle historique du Rif.
Le premier s’inscrit dans la longue tradition rebelle des Berbères et
de la répression à leur encontre. En janvier 1984, une révolte
estudiantine à Nador se transforme en révolte de la faim. Les ouvriers,
les chômeurs dénoncent leurs conditions de vie misérables. Si la région
survit, c’est uniquement grâce au transfert de l’argent épargné et
envoyé par les immigrés en Europe. Lors de son discours télévisé du
22 janvier 1984, le roi Hassan II qualifie les émeutiers de awbach,
littéralement « des déchets de la société ». Le roi met en garde les
Rifains en leur rappelant les conséquences de leur soulèvement en
1958, à l’aube de l’indépendance du Maroc. La répression est terrible.
Hassan II fait payer aux Rifains le prix de leur fronde. Il délaisse
totalement le nord du Maroc.
Le deuxième événement est aussi tragique. Dans la nuit du 24
février 2004, un tremblement de terre d’une magnitude de 6,7 sur
l’échelle de Richter détruit Al Hoceïma et les villages environnants. Ce
séisme fait 629 morts et laisse plus de 15 000 sans-abri. Les secours
s’organisent avec le concours du monde entier qui découvre le Rif. Les
projecteurs mettent à nu la situation économique et sociale de cette
région oubliée par le pouvoir.
Le troisième événement marque le signal d’un changement
d’attitude à l’égard de la population rifaine. Le 23 juillet 1999,
Mohammed VI est proclamé roi à la mort de son père. Il s’engage à
sortir le Rif de son isolement mais sans repentance pour les fautes de
son père.
Mohammed VI tente d’inverser la politique de son prédécesseur. Il
se rend en vacances dans le Rif et fait construire des routes pour
désenclaver la région. L’axe Tanger-Casablanca se développe
économiquement. Un projet de port de transbordement pétrolier est en
cours à 40 kilomètres de Nador. Mais le roi a plus de mal avec la
montée de l’islamisme dans l’ensemble du pays, qui est lui aussi, en
partie, un héritage des années Hassan II.
Dans les années 1960-1970 en effet, pour contrer la gauche
contestataire qui s’active dans les universités, l’ancien souverain ferme
les yeux sur le mouvement religieux clandestin de la Jeunesse
islamique (Chabiba islamiya) qui apparaît comme une alternative aux
régimes socialistes. Hassan II reçoit des dons de l’Arabie Saoudite et
laisse des imams salafistes prospérer dans les rues des villes
marocaines.
La Jeunesse islamique se divise en deux courants, l’un légaliste qui
débouche longtemps plus tard sur la fondation de l’actuel Parti de la
justice et du développement, l’autre clandestin qui renonce finalement
à la lutte armée. L’un de ses militants, Kebir Bencheikh, émigre
d’ailleurs en Belgique où il est élu sur une liste centriste, l’ancien parti
social-chrétien, le CDH.
Mais l’islamisme prend racine, y compris dans le Rif, à tel point que
cette région rebelle devient l’une des principales exportatrices de
djihadistes. Sur les quelque 1 500 ressortissants marocains qui sont
partis en Syrie et en Irak, entre 600 et 700 sont originaires du nord du
Royaume, selon une enquête de l’hebdomadaire Jeune Afrique publiée
en décembre 2015.
Les habitants de la région appellent la liaison aérienne entre
Casablanca et Istanbul « le vol de la mort » car il est le premier pas
vers le djihad syrien. Il est facilité par le fait qu’aucun visa n’est exigé
pour aller en Turquie. De même, Fnideq, à 75 kilomètres de Tanger, est
appelée « la ville de Daech » en raison du grand nombre de locaux qui
ont rejoint l’État islamique. L’un d’eux a même figuré dans
l’organigramme du groupe djihadiste avant de mourir en « martyr ».
« Ici, c’est soit le djihad, soit la drogue. Parfois les deux ! » résume un
de ses habitants.

Car la culture du haschisch est l’une des principales ressources du


Rif, avec l’argent ramené par la diaspora. Durant la période coloniale,
le sultan du Maroc avait accordé aux Rifains le privilège de la culture
du kif, devenu haschisch. Le Rif est ainsi devenu, avec l’Afghanistan,
la principale zone mondiale de production de cette drogue. « Grâce à
l’immigration rifaine en Europe, et à la faveur de la crise économique
des années 1980 marquée par la fermeture des mines, certains clans
sont devenus les plus grands exportateurs et distributeurs de haschisch
en Europe. Une véritable “industrie lourde” qui représente 10 à 12
milliards de dollars de chiffre d’affaires par an depuis quarante ans »,
estime l’historien Pierre Vermeren, professeur d’histoire du Maghreb
contemporain à l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Selon le rapport 2016 de l’Office des Nations unies contre la drogue
et le crime (ONUDC), le Maroc est le premier producteur mondial de
résine de cannabis. 47 000 hectares de terres sont consacrés à cette
culture, principalement dans le Rif. Le Maroc alimente surtout
l’Europe de l’Ouest et l’Afrique du Nord. L’Espagne à elle seule
compte pour 26 % des saisies mondiales de haschisch, elle est la
première étape d’un marché qui se dirige essentiellement vers les
Pays-Bas, la Belgique jouant un rôle de transit.
Tous les moyens sont bons pour exporter la résine de cannabis, par
containers, par avions légers et par hors-bord dont les chargements
sont retrouvés dans l’eau par les trafiquants équipés de systèmes GPS.
Le trafic en provenance du Rif est géré par de multiples groupes
criminels, pas uniquement marocains, qui nouent des relations avec
des réseaux criminels locaux. C’est le cas en Belgique, en Allemagne,
en Espagne, en France, en Italie et aux Pays-Bas, selon l’ONUDC.
Pierre Vermeren estime que les polices française et espagnole
« connaissent les familles depuis la période coloniale et suivent les
affaires rifaines à partir des enclaves de Ceuta et Melilla, par où
transitent touristes, marchands, contrebandiers et trafiquants ».
La route de la drogue commence quelques kilomètres après la sortie
de Chefchaouen, dans la cordillère du Rif. La nationale 2 qui va de
Tanger à Oujda, à la frontière algérienne, passe par là. Ketama et, plus
au sud, Taounate produisent plus de 80 % du cannabis du Rif. C’est
une région montagneuse. En hiver, les sommets sont enneigés. La vie
est rude. Les plantations de cannabis sont visibles depuis la route
principale qu’il convient de ne pas quitter lorsqu’on est étranger, nous
raconte un expatrié, détaché au Maroc d’une grande entreprise
parisienne : « Il vaut mieux ne pas être pas être trop curieux, confie-t-
il. La méfiance est grande. Il y a énormément de barrages de contrôles
de la gendarmerie. Les policiers ferment les yeux sur les champs de
cannabis mais soupçonnent les étrangers un peu trop curieux d’être des
trafiquants. Sur la route, on croise des 4 & 4 rutilants, des voitures que
les habitants ne pourraient normalement jamais s’offrir. »
Les champs d’abricotiers, de grenadiers et d’amandiers qui
dessinaient le paysage sont en train de disparaître au profit du
cannabis.
Riki Abdelhak est originaire d’Ajdir, l’éphémère capitale de la
République du Rif entre 1921 et 1927. Il est journaliste, économiste et
il a même été chef de cabinet ministériel au début du règne du nouveau
roi. Sa sensibilité rifaine est à fleur de peau. Il récuse vigoureusement
le lien entre le Rif, la culture du haschisch et le terrorisme : « Selon
Pierre Vermeren, les Rifains, au vu de leur histoire, n’ont trouvé devant
eux que deux portes de sortie : émigrer ou trafiquer (…) Le trafic de
drogue ne peut être endossé par toute une population et sa diaspora
pour la simple raison qu’un vaste territoire du Rif est exploité pour
cultiver le cannabis. »
Molenbeek est jumelée avec Oujda, près de la frontière algérienne.
Cette ville a fourni un gros contingent d’immigrés de la première
heure. Plus tard, sont arrivés ceux de Berkane, la ville des oranges et
des clémentines connues dans toute l’Europe. Cette ville a donné son
nom à la famille Aberkan qui a hébergé dans sa cavale leur cousin
Salah Abdeslam et qui a participé à des filières de recrutement vers la
Syrie.
Selon Mohamed El Hamouti, journaliste et animateur de la radio
AraBel FM qui émet en amazigh (la langue berbère) à Bruxelles, 85 %
des Belgo-Marocains de Molenbeek proviennent du Rif.
« Là-bas, ceux qui cultivent le haschisch sont des agriculteurs
pauvres. Ils n’ont rien à voir avec le terrorisme. » Il ajoute : « Le
problème, ce n’est pas le Rif. C’est le pays tout entier. C’est le Maroc.
La corruption de l’administration, de la population (…) Tu as besoin
d’un papier officiel, tu veux un permis de bâtir dans une zone non
constructible, n’importe quel passe-droit ? Alors tu paies un bakchich.
Cela génère des pratiques contraires à l’État de droit. Cela induit aussi
la criminalité. Et ici, c’est la même chose ! Tu veux un certificat pour
le chômage, pour la mutuelle ? Tu paies. »

La question de la culture du cannabis est encore taboue. Cependant,


le 18 mars 2016, le jour de l’arrestation de Salah Abdeslam, les partis
de la majorité ont organisé à Tanger un colloque pour évoquer la
question de la légalisation du cannabis. C’est donc une reconnaissance
de l’ampleur de ce problème inhérent au Rif.
Sarah Turine, l’adjointe au maire en charge de la jeunesse, reconnaît
que le haschisch constitue bien une des clés de compréhension du
passage de la petite criminalité au banditisme et au terrorisme. Les
éducateurs de rue, les officiers en charge de la prévention du
radicalisme sont confrontés à la consommation de drogue et surtout à
son trafic. Les jeunes apprennent très vite. Ils sont utilisés par les
grands comme guetteurs. Ils signalent la présence de la police avec
toute une série de codes. Petit à petit, ils sont happés par le milieu
criminel.
« À Molenbeek, il y a plusieurs réseaux criminels actifs. Nous le
savons. Mais personne n’en parle », dit-elle.
Cela aussi est un héritage du Rif et de sa culture ancestrale du code
de l’honneur. La loyauté entre « frères » issus du même monde joue un
rôle important dans le recrutement
Il n’y a pas que les adolescents qui s’adonnent à la fumette. À notre
étonnement, les vieux aussi. « J’ai toujours vu mon grand-père et ses
amis fumer du haschisch », nous répond une jeune secrétaire de
l’administration municipale.
Le « kif », c’est une façon pour les adolescents de défier l’autorité.
Avec la drogue ils jouent au gendarme et au voleur dans ce qu’ils
considèrent être leur territoire. Quand on les arrête, ils répondent :
« Vous, vous buvez de l’alcool et c’est permis. Pour nous c’est un
péché. » Dans leur esprit, l’interdiction du cannabis est perçue comme
une preuve supplémentaire de stigmatisation à leur encontre.
Le haschisch baigne l’univers des jeunes, fait rimer, fait rapper.
Parfois, c’est drôle : « La beuh, c’est pas une drogue. C’est une plante.
Donc, je ne suis pas dealer. Je suis fleuriste. »
Parfois, c’est effrayant : « On vend du shit. On fuck leur mère (…)
Je ne suis pas Charlie (…) Ils baissent leur vitre pour draguer, nous
c’est pour tirer. »
À en croire les habitués du café des Béguines, Salah et Brahim
Abdeslam étaient des gens sympathiques. Nancy, elle-même serveuse
de bar dans le quartier, passait souvent boire un coup : « Je ne
comprends toujours pas ce qui s’est passé dans leur tête. » Les
terroristes ont tout fait pour dissimuler le chemin qu’ils avaient
emprunté. Comme l’enseigne publicitaire Jupiler le suggère, les deux
exploitants des Béguines ne proposaient pas que du thé.
Mehdi habite à quelques mètres de là. Régulièrement, il avait
demandé aux deux frères de faire moins de bruit. Il se souvient surtout
de l’odeur : « Ça puait le haschisch à 100 mètres. »
Tous les soirs jusqu’à bien tard dans la nuit, des voitures
s’arrêtaient, klaxonnaient, restaient garées en double file le temps
d’acheter la drogue : « J’ai signalé des dizaines de fois les faits à la
police. En vain. »
Finalement, une descente de la police locale a lieu le 14 août 2015.
Le 4 novembre, l’établissement est fermé pour trafic de stupéfiants et
trouble à l’ordre public.
À la brigade des stups de Molenbeek, les inspecteurs sont prudents.
Ils n’ont pas établi de lien avéré entre les terroristes et le trafic de
drogue. Les Abaaoud et consorts se livraient certes à des petits trafics
de hasch. On vendait des boulettes de quelques grammes sous le
comptoir au café des Béguines, mais pas plus. « J’ai fait des dizaines
de perquisitions. Je n’ai jamais vu le drapeau de l’État islamique. On
ne peut pas dire que l’argent de la drogue à Molenbeek ait servi au
terrorisme », confie un inspecteur.
Pourtant, la résine de cannabis importée du Maroc rapporte
beaucoup d’argent aux trafiquants et à plusieurs familles de la
commune, bien connues des autorités. Le kilo est vendu 200 euros par
le producteur au Maroc. Dans les enclaves espagnoles de Ceuta et
Melilla, il monte à 800 euros. Arrivé en Belgique, il s’élève à
4 000 euros. Divisé en boulettes, il est acheté 10 euros le gramme dans
les coffee shops de Molenbeek. « Faites les comptes, cela fait
245 000 euros de bénéfices pour une cargaison de 25 kilos, tout cela
sans rien faire quasiment », calcule le policier molenbeekois.
Selon lui, les expéditions par « Go fast » – des voitures de luxe
roulant à toute vitesse à travers l’Espagne, la France et la Belgique – se
font plus rares car les autoroutes sont de mieux en mieux contrôlées,
de même que les plaques d’immatriculation. En revanche, la police
décèle de plus en plus des petites livraisons d’une vingtaine de kilos,
cachés dans les essieux des camions ou dans les voitures de Belgo-
Marocains revenant de vacances.
Le cannabis est vendu dans des coffee shops (neuf points de vente
ont été fermés par la police en 2015, dont le café des Béguines) et dans
des associations sans but lucratif, qui servent de paravent à ce
commerce lucratif.
« Nous sommes trop naïfs, nous les Belges, s’insurge-t-il. Nous
avons notre mode de vie. Ici, on naît hors du système. Depuis qu’on
est tout petit. Cela commence par fumer un joint dans la rue. Puis de
tirer une sacoche. De fil en aiguille, le jeune entre dans un système
parallèle. Certains s’en sortent, mais ils veulent déménager de
Molenbeek. Ceux qui entrent dans ce monde parallèle prennent le
risque de tout perdre, d’être condamnés, de payer une amende ou
d’aller en prison. Mais au bout du compte, ils recommencent. »
Face à ce trafic complexe, qui mêle grande criminalité et petits
livreurs, les policiers de la brigade utilisent de plus de plus les écoutes
téléphoniques. Ils sont abasourdis. « Ils parlent de nous comme des
Flamands. Pour eux, le Belge, c’est un Flamand. À l’heure où je vous
parle, nous attendons 28 kilos. Nous mènerons des perquisitions
demain matin », dit-il.
De 2010 à 2015, Molenbeek a connu une augmentation de 38 % des
faits de trafics de stupéfiants. Mais, dans 87,2 % des cas, selon les
statistiques de 2015, les coupables sont trouvés. Jusqu’aux attentats de
Paris, qui ont secoué les autorités belges, l’impunité des islamistes
était bien plus grande. Ceux-ci ont été tolérés pendant des décennies.
4

MOLENBEEK-KABOUL-RAQQA

Depuis les années 1990, Molenbeek est un repaire idéal. Les


islamistes venus d’ailleurs se fondent facilement dans ce quartier à
forte densité immigrée maghrébine. Ils passent inaperçus. Ils
bénéficient de relais. La petite commune bruxelloise est à la fois une
fabrique de djihadistes et joue le rôle d’un « hub », comme un aéroport
qui sert de plateforme pour toutes les destinations.
C’est ainsi qu’ont séjourné entre autres à Molenbeek : Hassan el
Haski, reconnu par la justice marocaine comme l’un des fondateurs du
Groupe islamique combattant marocain (GICM) et condamné par le
tribunal de Madrid pour avoir été l’un des complices des concepteurs
des attentats de Madrid en 2004 ; Mehdi Nemmouche, le principal
suspect de l’attentat au Musée juif de Bruxelles en 2014, et Ayoub el
Khazzani, l’auteur de l’attaque déjouée en 2015 dans le Thalys
Amsterdam-Paris, qui y avait été hébergé chez sa sœur avant de
prendre le train.

Au cœur de la fabrique, nous allons suivre l’histoire mouvementée


de deux femmes. Elles sont impliquées et parfois intimement
imbriquées dans les réseaux djihadistes de ces quinze dernières années.
Elles sont amies et liées par la même exaltation de la mort. Elles sont
nourries par la même détestation du monde qui les entoure.
Fatima Aberkan et Malika el Aroud ont inspiré deux générations de
kamikazes. À travers elles, se tisse un fil de l’histoire du terrorisme en
Belgique et en France. Leur histoire ressemble aux matriochkas, ces
poupées russes qui s’emboîtent les unes dans les autres.
Fatima Aberkan a fait de sa maison, située à Molenbeek, une agence
de voyages vers la Syrie. D’abord pour ses sept enfants nés de trois
mariages. L’aîné, Abdelmouneim Lachiri, arrivé en Syrie en 2013, a
combattu dans la région d’Alep au sein de la katiba, l’unité
combattante des Franco-Belges. Il a rapidement été promu émir dans
les rangs du Front al-Nosra affilié à Al-Qaïda. Il aurait été tué en
janvier 2014. Son frère Yassine Lachiri a rallié Daech.
En dépit de ses problèmes de santé, Fatima Aberkan a, à plusieurs
reprises, emmené ses plus jeunes filles en Syrie, « au Cham, une terre
bénie ». La dernière fois en août 2014. Elle disait à qui voulait
l’entendre : « Y a plus rien à foutre dans ce pays de kouffar, de
mécréants. »
La famille Aberkan est originaire du Rif. Elle est proche des
Abdeslam. Elle est dans le radar des policiers depuis plus de seize ans
et nous ramène à la première génération des « foreign fighters », ces
djihadistes étrangers partis à la fin du siècle dernier en Afghanistan.
Abdelhouaid Aberkan, l’oncle de Fatima, a écopé de plusieurs
condamnations. En 2000, il a conduit à l’aéroport de Francfort un des
deux auteurs de l’attentat suicide contre le commandant Massoud.
L’attentat qui a fait de Malika une épouse de martyr, une icône pour
toutes les générations de djihadistes.
Les deux femmes admirent Ben Laden. L’exaltation du djihad
afghan scelle leur amitié. Fatima Aberkan et Malika el Aroud ont le
même âge. Elles viennent du Rif. Elles ont 4 ans quand leurs pères,
dans la première vague d’immigration, arrivent en Belgique. À l’âge
adulte, elles se « reconvertissent » à l’islam fondamentaliste. Toutes les
deux se sont mariées trois fois.
Les deux amies sont interpellées ensemble le 21 décembre 2007.
Elles mettent la Belgique en état d’alerte maximale. L’Organe de
coordination pour l’analyse de la menace (OCAM), sur la base
d’informations secrètes communiquées par un service de
renseignements étranger, place la Belgique au niveau 4, le plus élevé
de la menace terroriste.
Cette décision signifie que la menace est « sérieuse et imminente ».
Pour la première fois, la Belgique est confrontée à un dispositif
sécuritaire impressionnant. Les festivités de Noël et de fin d’année sur
la Grand-Place de Bruxelles sont annulées. La cellule belge d’Al-
Qaïda gravitant autour de Malika el Aroud est soupçonnée de fomenter
un projet d’évasion du terroriste Nizar Trabelsi, emprisonné en
Belgique, et de vouloir commettre, dans la foulée, des attentats pour
marquer l’Aïd el-Kebir, la fête du sacrifice, la plus importante du
calendrier musulman. Faute de preuves matérielles, les deux femmes
sont relâchées au bout de vingt-quatre heures. Aujourd’hui, elles sont
toutes les deux en prison.
Les deux femmes ont fait connaissance grâce à un personnage
sulfureux qui traverse aussi toute l’histoire du djihadisme des vingt
dernières années. Il se fait appeler Cheikh Bassam. Il dirige le Centre
islamique belge (CIB) à Molenbeek-Saint-Jean. C’est là que Fatima
Aberkan et Malika el Aroud se sont rencontrées.
Bassam Ayachi est franco-syrien. Il fuit la Syrie en 1982 et se
réfugie en France. Le régime du président Hafez el-Assad mène cette
année-là une répression particulièrement meurtrière à l’encontre de la
population sunnite et de l’opposition des Frères musulmans. Bassam
Ayachi est membre de la confrérie. Il acquiert la nationalité française.
Après la faillite de sa petite entreprise de restauration à Aix-en-
Provence, il s’installe à Molenbeek en 1994 où il se présente comme
imam. Il crée une association sans but lucratif, Jeunesse bruxelloise
sans frontière. Un nom inoffensif derrière lequel se cache un
redoutable centre d’endoctrinement salafiste, selon un rapport
confidentiel réalisé par deux inspecteurs de la Brigade de surveillance
et de recherche (BSR) de l’ex-gendarmerie belge.
En 1997, il devient le maître à penser du CIB, une nouvelle
association qui prône le retour à un islam fondamentaliste et le
remplacement de tous les gouvernements « impies » par un seul
régime islamique.
Discrètement, celui qui se fait appeler Cheikh Bassam transforme
son centre de Molenbeek en « safe house », en planque. C’est la
conviction de l’ancien juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière qui a
mené l’enquête sur les attentats de Paris en 1995. Bruxelles devient
une base arrière. La situation géographique centrale de la Belgique et
de sa capitale, l’anonymat garanti par des zones d’habitat densément
peuplées et par la présence d’une forte communauté immigrée
originaire du Maghreb facilitent le déplacement de ces premiers
djihadistes. Ils sont liés au GIA, le Groupe islamique armé algérien, et
à l’organisation dissidente GSPC, le Groupe salafiste pour la
prédication et le combat. Parmi eux figurent Djamel Beghal et Farid
Melouk qui font halte au CIB et y laissent leur empreinte idéologique.
Proche des auteurs des attentats de Paris de 1995, Melouk a été
poursuivi et arrêté en Belgique.
En 1996, le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, dénonce dans le
« 20 heures » de France 2 la complaisance des pays voisins de la
France à l’égard des terroristes : « Dans le domaine de la lutte contre le
terrorisme islamiste, il y a entre un certain nombre de pays et les
organisations terroristes une sorte d’accord qui consiste à dire “vous ne
faites rien chez nous, on vous laisse passer”. Tout le monde sait que
c’est le cas de la Belgique, tout le monde sait que c’est également le
cas de l’Allemagne. Quant à l’Angleterre, on sait que c’est là que se
trouvent tous les dirigeants des mouvements intégristes musulmans
radicaux, tous. »
Beghal et Melouk font, comme Malika el Aroud, le pont entre les
générations. Les vieux et les jeunes. Le site Mediapart a diffusé le 16
mars 2016 une photographie extraite du téléphone portable d’Hasna
Aït Boulahcen, la cousine d’Abaaoud, morte avec lui dans l’assaut de
leur planque de Saint-Denis le 18 novembre 2015. Le cliché, pris en
Syrie, montre Abdelhamid Abaaoud avec Farid Melouk. Ce dernier
avait aussi été photographié en 2010 dans le Cantal, chez Djamel
Beghal, en compagnie de Chérif Kouachi, l’auteur, avec son frère, de
la tuerie de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015.
Toujours soupçonné, jamais pris, Cheikh Bassam développe son
entreprise d’embrigadement. Il exerce de plus en plus une réelle
fascination auprès des jeunes qui ne se retrouvent plus dans les prêches
des mosquées traditionnelles et leur discours moralisateur.
Les affaires ne sont pas pour autant dédaignées. Il accueille un flux
important de migrants clandestins, notamment des Syriens à qui il
promet une régularisation de leurs papiers, tout en les faisant travailler
pour un salaire de misère. Le business le plus rentable est celui des
mariages blancs.
Dans leur langage un peu vert, des policiers bruxellois rédigent un
procès-verbal pour rapporter ces faits graves : « Il nous revient par nos
sources que de nouvelles méthodes d’installation en Belgique de
clandestins sont apparues. Il s’agit de candidats à l’établissement en
Belgique, de sexe féminin, qui contractent un mariage religieux avec
des hommes, établis régulièrement ou naturalisés. Ces candidates se
font engrosser par leur mari et ce dernier reconnaît l’enfant issu de
cette union. Dans la mesure où cet enfant a droit au séjour en Belgique,
vu qu’un de ses parents y est établi, la mère, bien que non légalement
mariée au père de l’enfant, obtiendrait ainsi le droit de résider dans le
pays… »
Le couple le plus célèbre marié religieusement par Cheikh Bassam
est celui formé par deux de ses disciples zélés du CIB : Malika el
Aroud et Abdessatar Dahmane, un éternel étudiant tunisien.
Dans l’ancien entrepôt qui fait office de lieu de prière et de
réunions, l’imam aux yeux bleus et à la longue barbe blanche porte
toujours un qamis blanc. Ses cheveux sont dissimulés sous un grand
turban. Il jouit d’une réputation de gourou. Il semble envoûter ceux qui
l’approchent et ne sont pas sur leurs gardes.
Nous rencontrons pour la première fois ce personnage en janvier
2002 à Molenbeek. Marie-Rose Armesto, la journaliste qui retrace
dans son livre Son mari a tué Massoud l’itinéraire de Malika el Aroud,
est aussi présente. Elle raconte : « Cheikh Bassam continue à parler,
parler, parler… Je ne sais plus ce qu’il dit mais je suis fascinée par le
son de sa voix. Mon cerveau est comme endormi. Il cherche à me
happer, me dominer, m’anesthésier. Il ne me lâche plus du regard
tandis qu’il continue encore et encore à sermonner. Dans un sursaut de
lucidité, je prends conscience du danger. Il comprend que je me bats.
Puis, il décroche ses yeux des miens comme pour dire : voilà, ma
petite, ce que je sais faire, voilà ce que je peux faire de toi. »
À 70 ans, Bassam Ayachi est aujourd’hui le plus vieux djihadiste
parti de Belgique en Syrie. Retourné dans son pays d’origine, il boucle
le parcours de sa vie.
Nous l’avons contacté par Skype. Il a perdu un bras dans un attentat
en février 2015 qu’il attribue à l’État islamique. Ce sont « de vrais
coupeurs de têtes et des falsificateurs de l’islam », dit-il. Devenu juge
islamique dans le nord de la Syrie, à Idleb, il libère ou condamne :
« On applique la loi de la charia. Celui qui tue, on le tue. Celui qui
vole, s’il a volé par agression, alors cela donne deux mois de prison
jusqu’à couper sa main, ou couper sa tête, s’il a tué pour voler… »
Cheikh Bassam a fait partie des Faucons du Cham, un groupe syrien
salafiste qui s’est fondu dans une alliance islamiste, l’Armée de la
Conquête, qui combat à la fois Daech et le régime syrien. Un de ses
fils, commandant de bataillon, est mort au combat. Son principal
disciple molenbeekois, Raphaël Gendron, un Français né à
Montfermeil en Seine-Saint-Denis, a aussi perdu la vie. Le Centre
islamique belge a seulement été démantelé en 2012 après un jugement
du tribunal correctionnel de Bruxelles qui a condamné tous ses
dirigeants sauf l’imam aux yeux bleus. Sa silhouette hante encore les
services de renseignements. Au cours de la Commission d’enquête sur
les attentats, les parlementaires belges ont découvert qu’Oussama Atar
était aussi un vétéran du Centre islamique belge, un disciple de cheikh
Bassam Ayachi. Ce Belgo-Marocain de 32 ans qui se cache derrière le
pseudonyme de « Abou Ahmad » serait l’un des hommes clé des
attaques de Paris et de Bruxelles. Celui qui aurait piloté le groupe à
distance, depuis Raqqa.

Malika el Aroud est considérée comme la pasionaria du djihad. Les


inspecteurs de l’antiterrorisme la décrivent comme une femme
déterminée, vive et dangereuse. Son surnom ? La « Veuve noire ».
Lorsque nous la rencontrons pour la première fois, en janvier 2002,
quelques jours après son retour d’Afghanistan, l’entrevue est de courte
durée. Elle refuse de serrer la main et de s’adresser aux journalistes
masculins. Elle coupe la parole. Ses propos sont durs mais atténués par
la truculence de la langue qu’elle parle avec un fort accent bruxellois.
De son visage, nous ne distinguons que ses deux yeux vifs et
inquisiteurs. Ses cheveux sont dissimulés par le voile du niqab qu’elle
porte pour ne rien montrer de son corps. Ce jour-là, nous ne pouvions
pas imaginer que cette femme allait devenir l’icône des sœurs
djihadistes et inspirer les nouvelles générations. Malika était une
moudjahida de Ben Laden comme les trois filles du commando de
Notre-Dame-de-Paris se considéraient soldates du califat.

Dans le livre qu’elle publie à compte d’auteur en 2003, elle raconte


comment son deuxième mari, Abdessatar Dahmane, mandaté par Ben
Laden, a tué le commandant afghan Shah Massoud. La mort du Lion
du Panshir le 9 septembre 2001 a donné le signal des attaques contre
New York deux jours plus tard. Un coup d’éclat que Malika el Aroud
revendique avec fierté dans Les Soldats de lumière : « Le 9 septembre,
un dimanche, un musulman, un Tunisien de 39 ans, se transforme en
kamikaze avec un complice de la même nationalité. Tous deux font
sauter, à l’instar des Palestiniens, une bombe qui était cachée dans la
ceinture du plus jeune mais en plus une deuxième bombe dissimulée
dans la caméra et qui va atteindre son but : le commandant Massoud.
L’un des deux meurt sur le coup. L’autre sera achevé par balle. Il sera
désigné comme l’instigateur du crime, un criminel pour les grands de
ce monde, et un héros pour les opprimés du tiers-monde. Cet homme,
ce héros, c’était mon mari. J’en suis fière. »
Le livre écrit par Malika el Aroud fait partie des quelques ouvrages
de référence que les apprentis djihadistes se refilent et commentent
dans les lieux clandestins de prière à Bruxelles et en banlieue
française. Les policiers français retrouvent un exemplaire de ce livre
culte dans la bibliothèque de la compagne d’Amedy Coulibaly, le tueur
de l’Hyper Cacher. Le journaliste Karim Baouz évoque la notoriété de
Malika el Aroud dans son enquête sur les filières françaises.
Le parcours de vie de la « Veuve noire » ressemble à celui de
nombreux candidats terroristes. Elle vit son engagement
fondamentaliste comme une rédemption. Elle rachète sa vie et fait
triompher Allah dans le combat qu’elle a dû mener contre le mal. Son
témoignage empreint de naïveté et de justifications coraniques
exhumées opportunément apporte un éclairage sur le cheminement
spirituel des djihadistes.
Dans son livre, elle raconte d’abord sa première vie, celle de la
débauche, d’une longue descente aux enfers : des études médiocres
imposées par un père peu soucieux de réaliser l’ambition de sa fille, la
rupture familiale, la drogue, le sexe et un enfant hors mariage avec un
cousin qui ne respecte aucun engagement. Confrontée à la solitude, à
la fragilité, elle se débat avec ses démons, avec ses remords et cherche
le secours d’Allah pour racheter son passé : « C’est alors que vont
apparaître dans ma vie des phénomènes nouveaux auxquels je ne suis
nullement préparée, que je n’aurais pas pu expliquer à l’époque.
Aujourd’hui, je peux vous dire, aussi insensé que cela puisse paraître,
que le diable a envoyé ses troupes d’acolytes à mes trousses. Il semble
qu’il ait mal digéré mon retour à la pureté (…) J’entends des voix, je
ressens des présences. Des malaises s’emparent de moi chaque fois
que je veux lire le Coran. Des êtres étranges m’attaquent, des
monstres, surtout des chiens. Je me retourne face à eux et, pour me
défendre, je les désintègre uniquement avec cette parole : la ilaha
ilallah (“Il n’y a de Dieu que Dieu”) comme une arme super-
sophistiquée, super-puissante. »
Lors d’un voyage au Maroc, Allah lui apparaît en rêve. À son retour,
elle est happée par un converti belge, surnommé Barberousse. Jean-
François Bastin, reconnaissable à sa longue barbe couleur poil de
carotte, est le bras droit de Cheikh Bassam.

La deuxième vie de Malika commence. Son apparence change. La


jeune femme ne sort plus qu’entièrement voilée : « C’est écrit dans le
Coran », clame-t-elle à ceux qui la croisent dans la rue et s’en
étonnent. C’est le temps de l’endoctrinement, de l’apprentissage du
djihadisme, de l’isolement du monde des kouffar.
Avec ses nouvelles sœurs, elle visionne pendant des heures des
vidéos de prêcheurs violents et antisémites, de guerres en Tchétchénie
et surtout en Palestine. Ces montages grossiers qui montrent des
enfants à l’agonie la font verser des larmes de haine. Le lavage de
cerveau opère, comme le confesse Malika el Aroud à Marie-Rose
Armesto : « J’avais honte de moi. Je me plaignais mais par rapport à
nos frères qui souffrent en Tchétchénie ou en Palestine, je vivais dans
le luxe. Je ne manquais de rien. J’ai compris que je devais bouger pour
que mon cœur ne meure pas. Je ne pouvais plus supporter cette
souffrance que les médias nous cachaient. Rester les bras croisés et ne
rien faire, c’était criminel. »
Les futurs petits soldats d’Oussama Ben Laden s’imprègnent de la
théorie du djihad global. « Rejoindre la caravane », le manifeste du
cheikh palestinien Abdullah Azzam, invite les musulmans du monde
entier à partir en Afghanistan.

Cheikh Bassam présente Abdessatar Dahmane à Malika el Aroud. Et


ils se marient religieusement. Dahmane pense que cela devrait lui
permettre de devenir belge.
L’étudiant, frustré par ses échecs, est déjà dans l’orbite d’une filière
islamiste tunisienne à l’œuvre depuis le milieu des années 1970. Tarek
Maaroufi, l’idéologue de cette filière, s’est fait passer en Belgique
pour un réfugié politique alors que dans son pays, la Tunisie, il est
considéré comme dangereux. Les polices italienne et française le
soupçonnent de préparer des attentats. Selon Marie-Rose Armesto,
« les renseignements français auraient retrouvé sa trace dans la
préparation de l’attentat manqué, en décembre 2000, contre le marché
de Noël de Strasbourg ».
Au CIB, Maaroufi et ses amis préparent le départ des nouveaux
mariés pour l’Afghanistan. Dahmane arrive au pays des talibans à
l’automne 2000. Il s’installe à Jalalabad avec son nouveau nom de
guerre : Abou Obeyda. Malika le rejoint au mois de janvier et se fait
appeler Oum Obeyda. Ils vivent dans l’entourage de Ben Laden. Ils
sont intégrés à la katiba des Franco-Tunisiens.
Parmi eux : Djamel Beghal et l’ex-footballeur Nizar Trabelsi.
Pendant que les hommes s’entraînent dans le camp de Darunta, les
épouses se retrouvent entre elles. Le lotissement, réservé aux
combattants étrangers arabes, est situé à l’écart de la ville dans un
ancien quartier de l’armée russe. « La montagne plus les palmiers ! »
s’exclame Malika el Aroud.
En 2002, en tentant de reconstituer l’itinéraire des tueurs du
commandant Massoud, nous sommes allés à la recherche des traces
laissées par ces expatriés du djihad. Ils vivaient comme des colons. Ils
n’avaient aucun contact avec la population locale de Jalalabad qui les
redoutait et subissait leurs brimades.
Étrange similitude : c’est aussi ainsi que se comportent quinze ans
plus tard les Européens embrigadés en Syrie et en Irak. Sur les réseaux
sociaux, ils publient des « selfies », se mettent en scène au volant de
rutilants véhicules tout-terrain, dans la piscine de belles villas, sur les
terrains d’entraînement avec leurs armes. Une propagande contrôlée
mais encouragée par l’État islamique. Des centaines d’Européens,
fascinés par ce mode de vie inaccessible dans les banlieues, ont ainsi
été recrutés.
En Afghanistan, au mois d’août 2001, les préparatifs s’accélèrent en
vue du 11 Septembre. Trabelsi, Beghal et Dahmane, candidats pour
devenir « martyrs », reçoivent leur ordre de mission et leur cible. Ce
sera la France et la Belgique pour les deux premiers ; le commandant
Massoud pour le troisième.
Nizar Trabelsi quitte sa Tunisie natale en 1988 à l’âge de 18 ans
pour la Belgique avec l’ambition d’entamer une carrière de footballeur
professionnel. Il est d’abord testé au Standard de Liège puis engagé en
Allemagne, successivement au Fortuna Düsseldorf et au Wuppertaler
SV Borussia. Son addiction à la cocaïne brise son élan. De retour en
Belgique, il se laisse embrigader par la filière tunisienne du Centre
islamique belge de Molenbeek. Il y croise Dahmane et el Aroud et en
2000, il s’envole pour l’Afghanistan. Au début de l’été 2001, il rentre
en Belgique.
« Je me suis rendu à plusieurs reprises chez Ben Laden. Il a accepté
que j’offre ma vie pour la cause », dit-il aux policiers belges qui
l’arrêtent à Uccle, en région bruxelloise, le 13 septembre 2001, deux
jours après les attentats de New York. Trabelsi a été dénoncé, sans
doute sous la torture, par Djamel Beghal qui a été interpellé trois
semaines plus tôt à Dubaï. Les services de renseignements français et
américains accusent les deux hommes de préparer un attentat à Paris
contre l’ambassade des États-Unis. Nizar Trabelsi nie cette accusation.
En revanche, il revendique le projet d’attaquer avec un camion piégé la
base militaire belge de Kleine-Brogel où sont entreposées, selon les
informations dévoilées par WikiLeaks, entre dix et vingt bombes
nucléaires tactiques américaines.
À plusieurs reprises nous l’avons contacté par téléphone dans ses
différents lieux de détention. Nizar Trabelsi confirme la version qu’il a
donnée aux enquêteurs. Lors de son procès, le colosse qui se faisait
appeler Abou Qa Qa porte une longue barbe noire. Sur son front, la
tabaâ, la marque du prieur assidu qui se prosterne au sol, est bien
visible. Le tribunal le condamne à dix ans de prison. Le 2 octobre
2013, il est extradé vers les États-Unis.
Pendant toutes ses années de détention en Belgique, Nizar Trabelsi a
un ange gardien en la personne de Malika el Aroud qui continue à
veiller sur lui. Avant d’être elle-même incarcérée en 2010, elle a tenté à
plusieurs reprises avec ses avocats d’obtenir le droit pour Trabelsi de
se marier afin de retarder ou empêcher son extradition vers les États-
Unis. La dernière candidate dénichée par Malika el Aroud était Asmaa,
la belle-sœur de Rachid Benomari, encore un personnage de la
nébuleuse djihadiste. Ce recruteur français avait dirigé une filière de
« combattants » vers la Somalie et la Syrie entre 2011 et 2013. Il a
avoué être parti de Molenbeek. Arrêté au Kenya, il a été ensuite jugé
en Belgique et condamné à vingt ans de prison.

La mission de Trabelsi et de Beghal échoue, mais pas celle du


troisième homme.
Déguisés en faux journalistes, Abdessatar Dahmane et un comparse
tunisien pénètrent dans le cercle du commandant Massoud. Malgré la
méfiance que suscite leur étonnante présence dans le fief du chef de
l’Alliance du Nord, les deux hommes, munis de faux passeports
belges, déclenchent la charge explosive dissimulée dans la caméra
volée quelques mois plus tôt à Strasbourg.
Oum Obeyda entre dans la légende du djihad. Elle devient pour
toujours la femme du martyr. La seule femme qui ait reçu les honneurs
de Ben Laden.
Les réjouissances sont de courte durée. Tout de suite après les
attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis ripostent. Malika doit
fuir. Au bout de trois mois, elle réussit à se faire rapatrier en Belgique
aux frais de l’État.
Le policier qui l’accueille à l’aéroport de Schiphol, aux Pays-Bas, se
souvient de cette furie qui répond avec impertinence et ment
effrontément.
La première audition et les suivantes n’apprennent rien aux
enquêteurs. Malika el Aroud sait que la loi belge la protège. Elle
affirme qu’elle était partie dans un but humanitaire pour aider ses
frères et ses sœurs persécutés : « La police n’a rien à me reprocher.
Aucune loi n’interdit d’aller vivre en Afghanistan. »
Un membre des services secrets ne cache pas son amertume :
« Nous l’avons sortie de là et nous pensions qu’elle coopérerait avec
nous. On a été trompés. »
Faute de preuves suffisantes, la justice belge, en 2003, ne peut la
condamner pour une éventuelle complicité dans l’assassinat du
commandant Massoud.
La « Veuve noire », auréolée de sa gloire, commence sa troisième
vie. Elle reprend du service au CIB. Elle anime des conférences et le
site internet Assabyle.com, qui diffuse des messages de plus en plus
belliqueux, haineux et antisémites. En 2012, quand la justice belge se
penche sur tous les acteurs de la filière de recrutement vers
l’Afghanistan et l’Irak, elle estime que le Centre islamique belge a été
une sorte de succursale d’Al-Qaïda en Belgique.

En 2003, Cheikh Bassam, qui n’a pas encore pris le chemin de la


clandestinité, marie une deuxième fois Malika el Aroud. Son nouvel
époux est aussi tunisien. Il s’appelle Moez Garsallaoui. Il est de neuf
ans son cadet. Le couple s’installe en Suisse, dans le canton de
Fribourg, pour gérer plus discrètement le site islamiste Minbar SOS
qui diffuse les premières vidéos de décapitations. Le forum du site sert
de plateforme de recrutement.
Le site éveille l’attention des autorités helvétiques qui arrêtent le
couple le 22 février 2005. Malika el Aroud écope de sa première peine
pour « soutien à une organisation criminelle et incitation publique au
crime ». Le 21 juin 2007, le tribunal pénal fédéral suisse la condamne
à six mois de prison avec sursis. Libre, elle repart aussitôt en Belgique.
Son mari, condamné à la même peine mais sans sursis, n’en effectue
que la moitié. Le journaliste suisse Alain Campiotti, qui s’est intéressé
à la personnalité de la « Veuve noire », est revenu récemment sur ce
verdict : « De toute évidence, les juges du tribunal fédéral ne savaient
pas à qui ils avaient affaire quand ils ont légèrement condamné en
2007 Malika el Aroud et son second époux. »

L’année 2005 marque une nouvelle étape pour Malika el Aroud et


son mari. Les poupées russes continuent de s’emboîter les unes dans
les autres, d’un champ de bataille à l’autre, d’une filière à l’autre. Cette
année-là, en Irak, la guerre de la rébellion sunnite contre l’armée
américaine donne une nouvelle dimension à la guerre sainte. L’Irak
devient la nouvelle terre promise des djihadistes.
Le 9 novembre 2005, la Belge Muriel Degauque devient la première
femme kamikaze européenne. Elle fait sauter sa ceinture explosive au
passage d’un convoi militaire américain à Bakouba, une ville située au
nord de Bagdad. L’attentat a échoué. Un seul soldat est légèrement
blessé. Son mari, Issam Goris, est abattu quelques heures plus tard.

Le nom de Malika el Aroud apparaît clairement dans le cercle des


sympathisants qui a donné naissance à la filière irakienne. Selon des
sources concordantes, Oum Obeyda aurait participé au financement de
la filière en organisant en Suisse des transferts d’argent. Elle aurait
aussi conseillé le groupe dirigé par un Belgo-Tunisien, Bilal Soughir,
issu d’une famille où le djihadisme se transmet de père en fils. Faute
de preuve matérielle, Malika el Aroud n’a pas été poursuivie dans le
procès de la filière irakienne qui avait mené Degauque à la mort.
Dans son livre Néo-djihadistes, Claude Moniquet, expert dans
l’analyse du terrorisme et ancien agent de renseignements de la
Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), écrit : « Muriel
Degauque passera à la postérité pour avoir été la première convertie
européenne à se tuer dans un attentat suicide. Mais sa notoriété s’arrête
là. Elle n’est pas beaucoup plus qu’une ombre tragique que l’on
aperçoit, en une trajectoire fulgurante, sur la piste du djihad. »
Si son parcours retient notre attention, c’est pour souligner son
profil. Elle est née à Charleroi en 1967. Elle a une adolescence
chaotique, marquée par la drogue et l’échec scolaire, marquée surtout,
à l’âge de la puberté, par la découverte d’un handicap de naissance :
elle naît sans utérus. « Cette donnée a joué un grand rôle dans son
processus de radicalisation », conclut la première enquête réalisée par
des chercheurs belges à la demande du ministère de l’Intérieur en
2011. Les multiples mariages de Muriel Degauque témoignent de son
instabilité. Son premier mariage est en réalité un mariage blanc, conclu
avec la promesse – jamais tenue – de toucher une forte somme
d’argent pour régulariser la situation d’un couple de Marocains en
séjour illégal.

L’année 2005 marque une nouvelle étape : le passage au djihad


global. Dans son livre Terreur dans l’Hexagone, l’islamologue Gilles
Kepel souligne le rôle fondamental joué par Abou Moussab al-Souri,
l’ancien bras droit de Ben Laden, dans la transformation de la guerre
sainte à cette époque-là. À la fin 2004-début 2005, ce djihadiste né à
Alep en Syrie publie en 1 500 pages un « Appel à la résistance
islamique mondiale ». À l’organisation pyramidale d’Al-Qaïda,
dépourvue d’ancrage de masse dans les populations musulmanes, il
substitue un système d’implantation dans les sociétés où des jeunes
mal intégrés peuvent être endoctrinés. « Nizam, la tanzim », ce qui se
traduit par « le système, pas l’organisation ». Il prône la guerre civile
en Europe, qu’il considère comme le ventre mou du monde face à la
montée de l’islam. Il conseille aux musulmans immigrés de se révolter
et de se préparer militairement pour attaquer l’Occident impie. Abou
Moussab al-Souri théorise les stratégies que l’organisation État
islamique appliquera à la lettre. Il a été arrêté au Pakistan par la
sécurité pakistanaise, remis à la CIA puis transféré en Syrie, son pays
d’origine. Certains affirment qu’en 2011, le régime de Bachar el-Assad
l’aurait libéré avec d’autres islamistes, mais d’autres estiment qu’il est
toujours dans les geôles syriennes.

Contrainte de quitter la Suisse, Malika el Aroud revient en Belgique.


Elle retrouve ses comparses du CIB et se réinstalle à Molenbeek. Les
allocations de chômage lui permettent de poursuivre à temps plein ses
activités sur la Toile. En novembre 2007, son mari part au Pakistan,
dans les zones tribales, frontalières de l’Afghanistan. Un an plus tard,
il devient le coordinateur des filières djihadistes européennes et, sur le
Web, il menace la Belgique : « La solution, mes frères, mes sœurs,
n’est plus les fatwas mais boum. »
Des témoignages fiables attestent qu’il aurait pris en charge pour
leur entraînement au combat au moins six Français auxquels il faut
sans doute ajouter Mohammed Merah, le tueur de Toulouse et de
Montauban. Le monde du djihad est décidément petit…
Pendant que son mari convoie des candidats djihadistes à la
frontière pakistano-afghane, Malika el Aroud est arrêtée le jeudi 11
décembre 2008, à la veille d’un sommet européen à Bruxelles. Elle est
mise sous mandat d’arrêt. Le retour en Belgique des djihadistes pris en
charge par son mari crée la panique. La Belgique passe encore les fêtes
de fin d’année en état d’alerte. Elle est condamnée en 2010 à huit ans
de prison, de même que son mari, jugé par défaut. Garsallaoui n’est
jamais revenu en Belgique et, en octobre 2012, selon des sources
fiables, il aurait été tué par des tirs de drones américains dans le nord
du Pakistan.
Pendant les audiences du procès, Malika el Aroud apparaît les
cheveux au vent, sans le niqab qui masquait toujours son visage. Son
apparence physique a changé mais pas son attitude frondeuse.
À la question du président de la cour de savoir si elle a incité des
musulmans à partir se battre en Afghanistan, elle répond : « C’est vrai
que quand je commentais sur Internet des articles parus dans la presse
à propos des conflits en Afghanistan, je tenais des propos très durs
comme “Allez-y, il faut les tuer, il faut y aller”. »
La pasionaria belge du djihad devrait avoir purgé sa peine à la fin de
l’année 2016. Elle fait l’objet d’une procédure de déchéance de sa
nationalité belge. Tous les enquêteurs et magistrats qui l’ont approchée
disent qu’elle est et restera une source d’inspiration pour toutes les
générations de terroristes.

Un nouveau chapitre s’ouvre à Bruxelles, le 24 mai 2014, avec


l’attentat contre le Musée juif. Les autorités prennent pour la première
fois conscience du danger que représentent les « foreign fighters » de
retour de Syrie.
Il fait beau ce 24 mai après-midi. Nous sommes à la veille des
élections législatives fédérales et régionales. Les enjeux du scrutin sont
importants. La jolie place du Sablon accueille, comme tous les week-
ends, les amateurs d’antiquités et d’art. Ils flânent de boutiques en
galeries, s’arrêtent chez les chocolatiers ou à la terrasse des brasseries.
À 15 h 27, des rafales d’armes de guerre rompent la quiétude des
lieux. Un terroriste vient d’entrer dans le Musée juif de Bruxelles situé
dans la rue des Minimes, à une centaine de mètres de la place. Il tue un
couple de touristes israéliens, une retraitée française qui travaille
bénévolement au musée et le jeune préposé à l’accueil.
À 15 h 29, le tueur sort du bâtiment et disparaît dans les ruelles des
Marolles, le vieux quartier populaire de Bruxelles.
« Je vais mettre Bruxelles à feu et à sang », menace l’auteur
présumé de l’attentat dans un message. Comme Merah, deux ans plus
tôt à Toulouse, le terroriste a voulu filmer l’attentat au moyen d’une
caméra « GoPro », fixée à la bandoulière de son sac. Mais le dispositif
n’a pas fonctionné.
Les images enregistrées par les caméras de surveillance montrent un
tueur déterminé, froid, précis dans ses gestes.
Six jours plus tard, le suspect principal, Mehdi Nemmouche, est
arrêté à la gare routière de Marseille Saint-Charles à sa descente de
l’autocar qui assure la liaison Amsterdam-Bruxelles-Paris-Marseille.
C’est la ligne des dealers. Nemmouche a acheté son billet Eurolines
quatre jours après l’attentat contre le Musée juif. Il affirme avoir logé à
Molenbeek chez un dentiste tunisien.
Les fonctionnaires des douanes sont sur leurs gardes. Dans le sac du
voyageur, ils découvrent une casquette et des armes comparables à
celles visibles sur les caméras de surveillance. Nemmouche est un
délinquant multirécidiviste. La Direction générale de la Sécurité
intérieure (DGSI) a établi à son nom une fiche de surveillance « S ».
Les enquêteurs mettent la main sur un message que Nemmouche, très
probablement, a enregistré plusieurs heures après l’attentat. Le
Français est interpellé puis extradé en juillet 2014 vers la Belgique, où
il reconnaît deux ans plus tard son implication partielle dans les faits.
Il n’est pas un « loup solitaire ».
Quand ce Français d’origine algérienne, né à Roubaix, arrive en
Syrie au mois de janvier 2013, il offre à son nouvel employeur, l’État
islamique, un CV bien rempli. Nemmouche a commencé sa carrière de
« braqueur » à l’âge de 14 ans. Il va de prison en prison. Au centre
pénitentiaire de Toulon-La Farlède, il fait la prière collective lors des
promenades.
Grâce à Daech, Nemmouche inverse les rôles. Il devient le garde-
chiourme des otages Français Nicolas Hénin, Didier François, Édouard
Élias et Pierre Torres entre juillet et décembre 2013. Nicolas Hénin
livre à son employeur, le magazine Le Point, un témoignage glacial sur
la personnalité de Nemmouche : « Quand il ne chantait pas, il torturait.
Il était membre d’un petit groupe de Français dont la venue terrorisait
la cinquantaine de prisonniers syriens détenus dans les cellules
voisines. Chaque soir, les coups commençaient à pleuvoir dans la salle
dans laquelle j’avais moi-même été interrogé. La torture durait toute la
nuit, jusqu’à la prière de l’aube. Aux hurlements des prisonniers,
répondaient parfois des glapissements en français. »

Nemmouche a-t-il joué le rôle d’éclaireur du groupe d’Abdelhamid


Abaaoud ? Il est en tout cas le premier à être renvoyé en Europe avec
la mission de tuer. Cette hypothèse a été soulevée par des journalistes
de la RTBF, la télévision publique francophone belge, sur la base d’un
document qui relate un échange verbal, plus exactement de cris, entre
Mehdi Nemmouche et Salah Abdeslam, le 22 mars 2016. Les attentats
de Bruxelles viennent de se produire. Salah Abdeslam, arrêté quatre
jours plus tôt dans sa cache de Molenbeek, est incarcéré à la prison de
Bruges. Dans le quartier de haute sécurité, la cellule de Nemmouche se
trouve à quelques mètres. Les deux hommes ne peuvent pas
communiquer mais Nemmouche, qui peut regarder la télévision, hurle
à travers les murs, ce qu’il vient de voir : « Brahim et Soufiane, de
Schaerbeek, sont morts. »
« Brahim », c’est l’un des frères El Bakraoui. « Soufiane » de
Schaerbeek, c’est l’autre nom de Najim Laachraoui. Ce sont les
kamikazes de l’aéroport.
Pour les journalistes de la RTBF, « Nemmouche a une longueur
d’avance. Il sait ce que les journalistes ne savent pas encore. S’il est
capable de reconnaître et nommer les auteurs des attentats de Bruxelles
avant tout le monde, c’est bien parce qu’il les connaît ». Nicolas Hénin
reconnaît à son tour Laachraoui comme l’un de ses gardiens.
Le journaliste français a encore évoqué dans ce groupe la figure de
Salim Benghalem. Son nom figure dans la liste établie par le
département américain du Trésor des dix « Specially Designated
Global Terrorists », les terroristes les plus recherchés. Benghalem a fait
partie de la police islamique de l’État islamique. Il aurait participé aux
exécutions.
Benghalem est une vieille connaissance des services de
renseignements. Depuis 2001, il traîne dans la nébuleuse djihadiste. En
prison, il se greffe à la filière des Buttes-Chaumont, un groupe radical
endoctriné par Farid Benyettou, un imam autoproclamé. Chérif
Kouachi suit les cours de cet émir exalté. Dans une vidéo de
propagande, diffusée le 12 février 2015, Benghalem, kalachnikov en
bandoulière, glorifie les frères Kouachi et Coulibaly pour les attentats
contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher. Il lance ce mot d’ordre
prémonitoire : « Tuez-les avec des couteaux. Crachez-leur au
minimum au visage mais désavouez-vous de ces kouffar, de ces
mécréants. »
Selon plusieurs sources, Salim Benghalem pourrait avoir joué un
rôle de premier plan dans ce réseau franco-belge.
Un complice présumé de Nemmouche a été interpellé près de
Marseille en décembre 2014 et ensuite remis à la justice belge. Nacer
Bendrer était en possession d’armes de guerre. Les deux hommes
s’étaient vus à Molenbeek avant l’attentat contre le Musée juif. La
police belge recherche toujours un troisième homme qui a été filmé
avec Nemmouche par des caméras de surveillance.
La Belgique qui pensait être immunisée contre le terrorisme a vécu
un premier attentat. Toutefois, la nature de la cible – la communauté
juive – aveugle, encore une fois, une partie de la population et des élus
politiques qui persistent à croire qu’ils ne seront pas visés.
En revanche, pour les communautés juives de Belgique, cet attentat
est la traduction meurtrière d’un profond climat de haine antisémite sur
lequel les autorités avaient jeté jusque-là un voile pudique pour ne pas
heurter la sensibilité de l’importante population musulmane.
*

« Je ne suis pas Charlie qui insulte ma religion, mon Coran. » Cette


phrase ouvre la page Facebook d’Oum Badr, le nom d’emprunt
qu’utilise, sur les réseaux sociaux, la jeune sœur d’Ayoub el Khazzani.
Elle aussi habite Molenbeek. Le 24 août 2015, son domicile est
perquisitionné ainsi que celui d’un ami de son frère, situé dans le
même vieux quartier. La sœur et l’ami ont hébergé l’assaillant du
Thalys reliant Amsterdam à Paris. Le 21 août 2015, il monte dans le
train à grande vitesse en gare de Bruxelles-Midi et il s’enferme dans
les toilettes. Il visionne une vidéo d’appel au djihad sur un téléphone
qu’il a activé le même jour. Peu après le passage du convoi en France,
il sort des toilettes avec l’arsenal de guerre qui était dissimulé dans son
sac. Grâce à l’héroïsme de six passagers dont deux militaires
américains en vacances, le drame est évité. L’individu prétend aux
enquêteurs qu’il a trouvé les armes dans un parc de Bruxelles et que
l’idée lui est venue de braquer les passagers… Une version fantaisiste
selon François Molins, le procureur de la République de Paris, qui
déclare le 25 août 2015 : « J’ai décidé à ce jour d’ouvrir une
information judiciaire des chefs de tentatives d’assassinats en relation
avec une entreprise individuelle ou collective terroriste. »
L’itinéraire de ce Marocain de 25 ans n’est pas facile à reconstituer.
Le ministre belge de l’Intérieur reconnaît que « l’individu nommé
Ayoub el Khazzani était suivi par les renseignements belges mais il ne
faisait pas l’objet d’une filature 24 heures sur 24 ». Il est fiché en
France. El Khazzani a travaillé trois mois à Saint-Denis avant d’arriver
en Belgique. Depuis l’Espagne, el Khazzani est poursuivi par sa
réputation de radicalisé.
La famille el Khazzani, originaire du Rif, émigre d’abord dans la
banlieue de Madrid et puis à Algésiras, tout près de Gibraltar. Ils
habitent dans le quartier d’El Saladillo. Cela ressemble à Molenbeek.
Trafic de haschisch et mosquées. Taqwa, la mosquée du père et de ses
trois fils, est salafiste. C’est la plus fondamentaliste.
Comme d’autres djihadistes, Ayoub el Khazzani voyage beaucoup.
Dans les pays européens membres de la zone de libre circulation,
l’espace Schengen, il n’a aucun souci puisqu’il bénéficie d’une carte
de séjour espagnole. La France, la Belgique, l’Autriche, l’Allemagne
le voient passer. Sa fiche « S » le trahit à l’aéroport de Berlin d’où il
s’envole, en mai 2015, pour Istanbul et la Syrie. Le Centre d’analyse
du terrorisme (CAT), dirigé par Jean-Charles Brisard, dévoile, dans
une étude publiée par la revue spécialisée américaine Sentinel, les liens
étroits entre l’attaquant du Thalys et Abaaoud. Les services du
renseignement hongrois les ont localisés le 1er août. Ils ont logé au
Swing Hotel de Budapest. El Khazzani prend le train pour Vienne. Les
traces d’Abaaoud se perdent là mais ils ont ouvert pour les djihadistes
la voie de la route des Balkans empruntée par les migrants.

Devant un mur blanc, une étrange forme noire à dimension humaine


bouge et parle. Stéphanie Djato, enveloppée dans son hijab, ne laisse
même pas entrevoir ses yeux. Elle explique sur YouTube la version de
l’incident qu’elle a provoqué la veille et des émeutes qui se sont
ensuivies à Molenbeek.
Le 31 mai 2012, cette jeune femme métisse convertie a refusé de se
soumettre à un contrôle de police. Elle s’est rebellée. Elle a blessé des
policiers pendant que son compagnon organisait une mobilisation par
SMS sans précédent. Les émeutes déchirent la place communale
jusqu’à l’aube. À la manœuvre, Fouad Belkacem, le porte-parole de
Sharia4Belgium. Avec son large keffieh blanc, son qamis tout aussi
immaculé, sa longue barbe hirsute, il semble sortir du Coran. Il
ressemble un peu à Farid Benyettou, l’ancien émir des Buttes-
Chaumont.
Ce jour-là, Belkacem est venu avec son plan « com » très au point
pour recruter les jeunes Molenbeekois. L’objectif de Sharia4Belgium
est simple et inscrit dans son nom : faire appliquer la charia en
Belgique. Ce nouveau venu sur la scène djihadiste est une filiale de la
britannique Sharia4UK, dirigée par Anjem Choudary, une figure
centrale de l’islam radical à Londres.
Belkacem s’est d’abord implanté en Flandre. À Borgerhout, le
« Molenbeek » de la très riche ville portuaire, à Malines et à Vilvorde,
le long du canal Bruxelles-Anvers. Trois ports d’attache des immigrés
marocains. Les liens entre les familles installées dans ces trois villes
flamandes et à Molenbeek accélèrent l’implantation du mouvement
salafiste. Belkacem ne s’encombre pas de théorie. Il propose le Coran
et la charia en kit.
En décembre 2011, au pied de l’Atomium et devant le palais royal
de Laeken, il filme ses clips largement diffusés sur YouTube. Les
séquences vidéo sont provocatrices. Elles font mouche : « Il faut
nettoyer la Belgique du système de l’idolâtrie et des idoles elles-
mêmes. Ensuite, nous démolirons ce symbole, ce monument. Voici le
drapeau qui, si Allah le veut, flottera bientôt au-dessus du Palais
royal. » Il brandit le drapeau noir avec le glaive et l’épée surmontés de
la profession de foi des musulmans.
Sharia4Belgium a joué un rôle d’incubateur. C’est l’organisation
salafiste qui, la première en Belgique, a recruté et envoyé en nombre
des djihadistes en Syrie et en Irak.
Parmi eux, un homme a une fonction très stratégique au sein de
Daech. Hicham Chaib, de son nom de guerre Abou Hanifa al-Belgiki,
a été désigné au poste de chef de la police religieuse à Raqqa, la
capitale de l’État islamique.
Connu pour sa cruauté, ses décapitations et ses crucifixions, Hicham
Chaib, le Belgo-Marocain originaire de Borgerhout, a lancé de
nouvelles menaces contre la Belgique au lendemain des attentats de
Bruxelles. Il a célébré les morts et il en annonce d’autres. Il a mis en
garde la Belgique contre la participation de ses avions de combat à la
coalition internationale.
Les autorités ont mis fin aux activités de Sharia4Belgium en 2012.
Le tribunal correctionnel d’Anvers a condamné le 11 février 2015
Fouad Belkacem à douze ans de prison. La peine a été confirmée en
appel. Le tribunal a jugé que « Belkacem et les autres dirigeants du
mouvement ont sciemment recruté des jeunes gens pour le djihad armé
et qu’ils sont responsables de leur radicalisation et de leur départ en
Syrie ».
Quant à Stéphanie Djato, condamnée par défaut au moment de son
jugement, elle a été interceptée à son retour de Syrie à Zaventem début
mars 2016. Cheveux teints et sans voile, la jeune femme a comparu
devant le tribunal correctionnel de Bruxelles qui a été particulièrement
clément à son égard puisqu’elle s’en sort avec seulement quinze mois
de prison.
5

FATIMA DALTON

« Bonjour, nous sommes les grands-parents de S. et habitons en


France. Nous savons que S. s’est converti à l’islam il y a peu et qu’il
est parti à la grande mosquée en Arabie Saoudite durant quelque
temps, nous ne savons pas exactement. Ensuite, sans rien dire de plus
à ses parents, il est parti avec un petit groupe d’amis pour faire soi-
disant de l’humanitaire en Syrie. Malheureusement, nous sommes
persuadés que des islamistes djihadistes les ont embrigadés dans cette
aventure des fous de Dieu. »
Message à l’un des auteurs du livre. Les grands-parents apprendront
quelques jours plus tard la mort en Syrie de leur petit-fils dans la nuit
du 15 au 16 mars 2013. Le jeune Belge n’avait que 24 ans.

On l’appelle « la mère Dalton » de Molenbeek. Rondelette, le visage


cerclé par son voile, la pasionaria du djihad n’en mène pas large ce 14
avril 2016. Dans l’austère salle de la cour d’appel de Bruxelles, où
l’horloge est encore à l’heure d’hiver, le président vient de la
condamner à quinze ans de prison. Son avocat s’oppose à l’arrestation
immédiate. Elle a encore à charge une fille mineure.
« Vous êtes belgo-marocaine ? s’enquiert le juge.
— Oui », répond-elle.
Elle a donc la possibilité de fuir à l’étranger. La cour n’hésite pas.
L’arrestation est immédiate. Case prison. Sous les sanglots de ses
filles.
On l’a vu, Fatima Aberkan, née en 1961, est au croisement des plus
grandes affaires de terrorisme que la Belgique ait connues. La cour la
condamne ici pour avoir dirigé une filière de recrutement vers la Syrie.
Pas n’importe laquelle : une filière dans laquelle figurent ses propres
fils, dont un n’avait que 14 ans à l’époque. « Dépêchez-vous de faire le
djihad, leur disait-elle, comme cela, vous pourrez mourir en martyrs. »
Le juge Saint-Rémy souligne la « duplicité extraordinaire » de la
prévenue qui présente d’un côté la face d’une « mère aimante » et de
l’autre, celle qui pousse ses fils à partir en Syrie pour « attenter à la
vie ». Il rappelle que l’inculpée a commencé à prôner le djihad global
cinq ans avant le début de la guerre en Syrie.
Quelle famille ! L’ex-mari a été condamné en 2015 à vingt-deux ans
de prison pour le meurtre sordide d’une voisine. Trois fils sont partis
en Syrie. Au moins un y est mort. Le frère de la prévenue a été
condamné à deux reprises dans des dossiers de terrorisme. Et Fatima
Aberkan, mariée trois fois, a biberonné ses sept enfants à l’idée qu’ils
devaient participer à un combat planétaire.
Dans la galaxie djihadiste, le clan familial est la cellule de base.
Beaucoup d’adolescents se sont radicalisés en dépit des avertissements
de leurs parents. Mais d’autres ont grandi dans une culture de la haine
de l’Occident et de la victimisation des musulmans, transmise par leurs
parents.
« Madame Fatima Aberkan a contaminé tout son entourage familial,
en priorité ses sept enfants, explique à son procès le procureur Bernard
Michel. Même après avoir été interpellée, elle a continué à faire
l’apologie du djihad sur Facebook. Aujourd’hui encore, elle apporte
des bouquins sur le djihad à son fils Soufiane Alilou en prison. »
En avril 2016, la justice belge a la main lourde en appel contre
Fatima Aberkan. Mais, à la surprise générale, le séjour de la
condamnée en prison est suspendu quatre mois plus tard. Son avocat a
introduit un pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel. Il obtient qu’elle
soit libérée sous conditions dans l’attente d’une décision de la Cour de
cassation, surchargée et incapable de traiter cette affaire avant
plusieurs mois. L’une des conditions imposées à Fatima Arbekan est de
ne plus se rendre à Molenbeek. Le pourvoi est finalement rejeté en
octobre.

La famille est le premier recruteur pour la Syrie. Une étude du think


tank New America estimait en mars 2016 qu’un tiers des combattants
étrangers avaient des liens familiaux. Quand un frère est parti, d’autres
suivent. Il a tant vanté la vie douce dans les villas d’Alep et sur les
rives de l’Euphrate qu’un exil doré, le hijra, semble inexorable.
Cet embrigadement familial s’étend aux amis. Ainsi Soufiane Alilou
est-il responsable en partie du départ vers la Syrie de Chakib Akrouh,
le futur kamikaze de Paris. Les deux Molenbeekois ont échangé 494
messages dans les six semaines qui ont précédé, en janvier 2013, l’exil
de Chakib Akrouh vers la Syrie.

Pourquoi, comme d’autres villes européennes, Bruxelles a-t-elle été


tant perméable à cette idée de djihad global ?
Il faut, selon un ancien préfet d’une grande école de Molenbeek,
remonter aux années 1990 pour détecter les premiers prédicateurs et
recruteurs. « Les premiers venaient de Londres, explique Bernard
Andries. Ils faisaient du racolage aux abords de l’Athénée. On en a
parlé avec l’ancien bourgmestre Moureaux qui a fait intervenir la
police. Ces gens étaient extrêmement dangereux. Leur discours portait
sur les problèmes de l’intégration. Ils disaient aux élèves : vous n’êtes
pas intégrés, vous êtes exploités. »
C’était l’époque du Londonistan et de la mosquée de Finsbury Park
où les prêcheurs radicaux prospéraient grâce à la liberté d’expression
que les Britanniques chérissent. Londres exerçait un véritable
magnétisme sur les candidats européens au djihad afghan.
À la même époque, la Sûreté de l’État belge s’inquiète des « imams
itinérants », des prêcheurs venus du Maroc, d’Arabie Saoudite, de
Syrie ou d’Égypte qui ne restent que quelques mois dans les quartiers
de Bruxelles avant de disparaître ailleurs. Sans statut, ne parlant
généralement pas le français, ces imams circulent librement dans
l’espace Schengen et sont difficilement détectables par les services de
renseignements.
Ces prédicateurs introduisent en Belgique un islam conservateur,
salafiste, parfois violent et fondamentalement antisémite, en rupture
avec l’idée, qui reste purement académique, d’un islam européen.
L’Athénée Serge Creuz est une école publique fréquentée à 90-95 %
par des jeunes d’origine maghrébine. L’un de ses élèves a été Salah
Abdeslam. Le préfet se souvient que les recruteurs utilisaient des
salons de thé pour harponner les élèves. « Les parents étaient souvent
conscients. Ils n’ont pas démissionné. Ils ont été dépassés », dit-il. Ce
professeur d’origine liégeoise est arrivé en 1986 à l’Athénée. Il a vu
progressivement ses élèves basculer dans un islam conservateur et
antioccidental. « Deux de mes élèves ont fait des études brillantes à
l’Université libre de Bruxelles. Je les ai revues cinq ans plus tard. Elles
étaient complètement voilées. Elles avaient fait un pèlerinage à La
Mecque. »
Tout s’est accéléré avec la guerre syrienne à partir de 2011. Plus
proche que l’Afghanistan ou la Somalie, la Syrie est entrée dans
l’univers des jeunes Maghrébins bruxellois de la façon la plus simple
possible : par la télévision.
Dans les foyers, la chaîne qatarie Al Jazeera diffusait en continu des
reportages sur les victimes de la répression et de la guerre. Ses envoyés
spéciaux étaient les seuls à couvrir de façon extensive l’opposition
armée au président Bachar el-Assad, y compris celle qui était
islamiste. « L’endoctrinement a commencé par la télé, assure un
converti. La plupart des Maghrébins regardent Al Jazeera à Bruxelles.
Et même les chaînes francophones RTBF et RTL-TVI diffusaient en
2012-2013 des documentaires terribles sur les atrocités commises par
le régime. On a ouvert aux candidats au djihad un boulevard énorme. »
Les vidéos djihadistes font aussi un malheur sur Internet. Chaque
groupe de combattants fait sa promotion en ligne, sans filtre ni
contextualisation.
Bassem Hatahet était aux premières loges en Belgique.
Réfugié en Belgique en 1985, via l’Allemagne, ce Syrien est le fils
d’un ancien chef des Frères musulmans syriens. Il a fui son pays lors
de la répression des émeutes de Hama en 1982. Il est devenu dentiste
mais joue dans les coulisses tantôt pour financer le réseau européen
des Frères musulmans, tantôt pour soutenir la révolution en Syrie. Il a
été proche du Conseil national syrien (CNS), un organe de la
révolution syrienne aujourd’hui dissous, dont un tiers des membres
étaient issus de la mouvance des Frères musulmans. Il se dit proche
aussi de l’Armée syrienne libre (ASL), qu’aucun djihadiste belge n’a
rejointe, alors qu’elle était pourtant soutenue par la France et les États-
Unis.
Pour lui, « YouTube a islamisé la révolution. Il n’y avait pas en
Belgique de contre-discours pour contrer cette islamisation ».
« On a tout simplement remplacé Al-Qaïda par Daech, nous dit-il.
N’importe quel jeune mal formé, sans base scientifique, est tombé
dans le panneau. Imaginez que vous avez 19 ans, qu’on vous promet
en Syrie quatre femmes, que vous pourrez sortir avec une arme et que
vous serez fait responsable d’un tribunal islamique… Daech leur a
donné un statut qu’ils n’avaient jamais eu en Belgique ou en France. »
Et ce ne sont pas les appels un peu mous des imams européens –
affirmant sans rire qu’il n’est permis au musulman d’aller combattre
sur un autre territoire qu’avec l’accord de ses parents – qui ont fait
changer d’avis ceux qui rêvaient d’un eldorado syrien. L’appel était
plus fort et plus séduisant que cette parole du Prophète, invoquée en
désespoir de cause par les imams en Belgique : « Retourne auprès de
tes parents et fais-les rire autant que tu les as fait pleurer. »
D’autant que les recruteurs ont utilisé un moyen bien plus moderne
que les prêches à la mosquée : les réseaux sociaux. Une fois leur proie
ciblée, ils lui envoient des SMS pour établir une relation de confiance.
Le recruteur se présente ainsi souvent comme un frère ou une sœur,
« comme quelqu’un qui est à leur écoute, qui a un sentiment très fort
de partage et qui ne va surtout pas les juger », explique le coordinateur
de la cellule de prévention du radicalisme de la ville de Bruxelles à La
Libre Belgique.
C’est sur ce terreau religieux de communication et d’empathie que
les recruteurs ont prospéré à Bruxelles.

*
L’un d’eux fut Khalid Zerkani. « Le plus grand recruteur jamais
arrêté sur notre territoire », estime le parquet fédéral belge. Un barbu
aux cheveux longs, look Demis Roussos, un peu ventripotent et
souvent revêtu d’un training. Un homme de l’ombre qui n’est jamais
allé se battre en Syrie, qui pense que les femmes sont « des objets
inutiles » sur terre, créées pour servir l’homme, et qui refuse de
toucher des objets manipulés par des kouffar.
Zerkani est né en septembre 1973 dans la banlieue de Casablanca,
près d’un port où les marchandises sont détaxées. Son père faisait de la
contrebande. Il s’exile en Europe avec son frère. Vit en Espagne, aux
Pays-Bas, puis en Belgique, ce qui explique qu’il parle l’espagnol, le
néerlandais et le français.
« Il y a chez lui un vieux fond de révolte et d’amertume à l’égard de
la perte de la nation arabe, note un proche. Mais il dit peu sur son
passé. C’est comme s’il avait un secret de famille. »
Dans l’ordinateur de ce Molenbeekois, les policiers retrouvent des
articles tirés d’une revue salafiste et intitulés « 10 étapes pour
démasquer facilement un infiltré » ou « 16 objets indispensables à
posséder avant d’aller en Syrie ». C’est un vrai salafiste djihadiste
convaincu que les musulmans sont persécutés un peu partout dans le
monde, de la Palestine jusqu’à la Syrie, sans oublier la Somalie.
Khalid Zerkani est repéré dès avril 2012 par le service de
renseignements de l’armée belge, le SGRS. Il est suivi par un agent
infiltré et mis sous surveillance plusieurs mois avant d’être arrêté en
février 2014. Il est aujourd’hui en prison, condamné en appel à quinze
ans. Mais pendant des années, ce gourou a sévi dans les rues de
Molenbeek, entouré d’un groupe de jeunes qu’il recrutait dans des
maisons d’amis, à la piscine ou dans des mosquées radicales, comme
celles de Luqman ou d’Al-Nasr, cachées derrière des façades
anonymes d’anciens magasins à Molenbeek. Il logeait ses adeptes chez
lui quand ceux-ci voulaient échapper à leurs parents.
« Une fois, lorsque j’ai salué en passant devant eux, le groupe m’a
demandé si j’avais prié et si j’allais à l’école (…). Après ma mère m’a
dit de ne plus leur parler et même pas de les saluer. Elle avait peur à
cause de tous ces problèmes. Elle les a appelés les barbus », déclare
aux enquêteurs belges Yassine Abaaoud, le jeune frère du tueur de
Paris. Yassine sera condamné en mai 2016 au Maroc pour « apologie
du terrorisme » et « non-dénonciation de crimes terroristes ».
Zerkani a recruté Abdelhamid Abaaoud et Chakib Akrouh, auteurs
des attentats de Paris, ainsi que Najim Laachraoui, l’un des kamikazes
de Bruxelles. On estime qu’environ 70 recrues sont parties à cause de
lui en Syrie, la plupart issues de Bruxelles. Son action a été aussi
néfaste que celle du groupe d’Anvers, Sharia4Belgium, dont le leader
Fouad Belkacem a agi, dans un premier temps, en totale impunité
avant d’être condamné en appel à douze ans de prison en 2016.
Le premier recruteur belge applique à Molenbeek un principe prêté
au mouvement d’origine égyptienne Takfir Wal-Hijra
(« Excommunication et Exil »), à savoir que le vol et la dissimulation
sont autorisés car la fin justifie les moyens. Ce mouvement sectaire
sunnite prône un islam pur contre un monde présenté comme
corrompu. Pour les adeptes de cette nébuleuse, tout est bon, y compris
tuer des musulmans.
« Zerkani estime qu’on peut voler les mécréants, faire la ghanima »,
explique un juge antiterroriste. Dans le discours des djihadistes, la
ghanima est le butin de guerre qu’on ravit aux mécréants. Les femmes
yézidies en font la terrible expérience en Irak. Elles sont considérées
par l’État islamique comme un butin de guerre, à partager par les
combattants. Après la bataille de Sinjar (en Irak) en 2014, un
cinquième de ces femmes sont réservées à la direction de l’État
islamique, de l’aveu même du groupe djihadiste qui le reconnaît dans
son luxueux magazine en ligne Dabiq.
À Molenbeek, Zerkani se contente d’inciter ses recrues à voler. Le
butin est destiné à lui-même ou à financer les départs vers la Syrie.
Une de ses recrues a commis des vols quotidiennement avant de partir
en Syrie. Zerkani fournit aux candidats une somme allant jusqu’à
5 000 euros, une tablette et les coordonnées d’un passeur en Turquie
surnommé « Abou Oussama ». De là lui vient le surnom de « Papa
Noël », l’homme providence. Lorsqu’ils investissent son appartement
de Molenbeek, les policiers mettent la main sur neuf appareils photo,
quatre Caméscopes, deux tablettes, deux ordinateurs portables ainsi
que des monnaies venant de Singapour, du Maroc, d’Oman, de
Tunisie, d’Égypte, du Liban et des Émirats arabes. Curieux pour un
personnage qui n’avait déclaré au fisc belge que 3 500 euros de
revenus en 2009…

Moins médiatisé parmi les recruteurs figure l’Algérien Soufian


Abbar El Houari. Il semble avoir été envoyé de Syrie dans le courant
de 2014 pour recruter en Belgique. Il a été condamné en juillet 2016
par le tribunal correctionnel de Bruxelles à douze ans de prison pour
terrorisme.
Son parcours montre qu’une partie des djihadistes ne renoncent
jamais. C’est un vétéran. Ce quadragénaire est persuadé que les juifs
veulent gouverner le monde. Il parle plusieurs langues (français, russe,
espagnol, arabe et anglais). Il a beaucoup voyagé en Europe, avec des
faux papiers français et italiens. Enfin, il s’est battu dans le maquis de
la vallée de Pankissi en Géorgie d’où était originaire Omar al-Shishani,
l’homme à la barbe rousse que fréquentaient les Belges et les Français
à Alep.
Soufian Abbar El Houari a combattu les forces russes dans les rangs
de la rébellion tchétchène. En 2002, selon les médias algériens, il est
arrêté en Géorgie par les services secrets américains, qui l’envoient à
la prison de Guantánamo où il reste six ans.
Cherchant à réduire le nombre de détenus à Guantánamo,
Washington le remet à l’Algérie en novembre 2008, en même temps
qu’un autre détenu algérien, Ahmed Labed, qui avait été arrêté au
Pakistan. Comparaissant libres, les deux hommes sont acquittés par le
tribunal criminel d’Alger en juin 2012. La justice algérienne se veut
clémente à l’égard des anciens de Guantánamo qui acceptent de se
présenter au tribunal et impitoyable avec ceux qui se sont soustraits à
elle.
Pourtant, les deux hommes ne sont pas des enfants de chœur.
Parti de Hambourg, Ahmed Labed a rejoint Al-Qaïda en Afghanistan
en 2001 et s’y est entraîné avec l’un des planificateurs des attentats du
11 Septembre. Son codétenu n’inspire pas davantage confiance au
département de la Défense américain, qui suggère de le garder à
Guantánamo. Dans une note secrète datée du 11 septembre 2008, les
militaires américains sont formels : « Il est très probable » que le
détenu Abbar El Houari, « s’il est transféré, s’engagera dans d’autres
activités terroristes de soutien », peut-on y lire.
Abbar El Houari réapparaît de fait en Syrie en 2013 et en 2014, où il
dirige au bout du compte une unité de combattants d’une centaine
d’hommes au sein de l’État islamique.
Ce qui est frappant dans son cas, c’est qu’il a été mandaté pour
gagner la Belgique vers l’été 2014 et y accélérer le recrutement et la
récolte de fonds. À Bruxelles, il gère notamment un groupe
d’Algériens en situation irrégulière qui se spécialise dans le vol à la
tire dans les gares et la fabrication de faux documents. Les revenus
constituent le « butin de guerre », la ghanima. Mais en juin 2015, la
Sûreté de l’État le signale au parquet fédéral, indiquant que, depuis un
an, il est en contact avec un autre ancien de Guantánamo, Moussa
Zemmouri, qui vit en Belgique. C’est le début de la fin.

Un autre personnage, plus exalté et plus médiatisé, est Jean-Louis


Denis dit « le soumis ». Ce quadragénaire fut l’un des premiers à tenter
de recruter des jeunes Bruxellois à la gare du Nord.
Sa vie ne fut guère facile. Il a été élevé dans une caravane. Son père
était joueur professionnel, d’origine albanaise. Sa mère a gagné sa vie
en entretenant des toilettes publiques. Une « madame pipi », comme
on dit. Jean-Louis Denis arrête l’école à l’âge de 16 ans et vend des
hamburgers aux abords du stade du Sporting d’Anderlecht, l’une des
communes bruxelloises. Accro au jeu et à l’alcool, Jean-Louis Denis
est même apparu, selon sa famille, perruqué et lunettes de soleil sur le
nez, sur le plateau de France 2, dans une émission de Jean-Luc Delarue
consacrée à l’addiction au jeu.
Bref, la proie idéale. Il se convertit à l’islam vers 2005, en côtoyant
un plongeur dans l’une des plus célèbres brasseries d’étudiants de la
capitale, proche de l’Université libre de Bruxelles, considérée autrefois
comme le temple de la laïcité. En 2008, on le voit distribuer des tracts
hostiles à la démocratie et appelant au djihad dans une des artères les
plus fréquentées à Bruxelles par la communauté arabe. En mai 2011, il
lance une version musulmane des Restos du Cœur, « Aidons les
pauvres », qu’il rebaptisera « Le resto du Tawhid » après une visite un
peu moqueuse des militants de Sharia4Belgium.
Interviewé par de nombreux médias, à la colère de sa mère qui le
supplie de se taire, il est finalement arrêté en décembre 2013, placé en
détention préventive avant d’être condamné à dix ans de prison en
janvier 2016 pour terrorisme.
Jean-Louis Denis était apparu dans les radars de la police en 2009. Il
avait ensuite fait l’objet d’une surveillance plus rapprochée en avril
2013, après que deux élèves de l’Athénée Fernand Blum à Schaerbeek,
sous son influence, furent partis en Syrie.
Le tribunal correctionnel de Bruxelles a estimé que Jean-Louis
Denis était « au centre de la filière » et qu’« il a attiré de nombreux
jeunes en se rendant sympathique auprès d’eux pour ensuite susciter
leur révolte en inventant des ennemis fantasmés ».
Jean-Louis Denis nous promet l’apocalypse. Il est persuadé que la
fin du monde est proche car les mœurs vont à vau-l’eau. Il s’en
expliquera dans une interview à l’hebdomadaire Le Vif, rédigée en
prison. Sa référence est la « prophétie du Minaret blanc » selon
laquelle le prophète Jésus (Issa en arabe) s’installerait bientôt à
Damas, dans le pays de Cham, plus précisément dans la grande
mosquée des Omeyyades. De là, il combattrait l’Antéchrist et tous les
musulmans qui ne suivent pas un islam rigoriste.
Le converti affirme s’être inspiré non pas d’Internet, mais de deux
livres publiés à Paris, Le Bienfait du Cham et La Venue de Jésus sur
terre.
Tous les signes annonciateurs de cette prophétie sont réunis, selon le
détenu. Il cite « les femmes qui se transforment en hommes, les
hommes en femmes, la dépravation des mœurs, les musulmans qui se
laïcisent, qui renient leur foi, les guerres, le chaos, la formation de trois
grandes armées : en Arabie, au Yémen et en Irak-Syrie ».
L’islam de Jean-Louis Denis est proche de celui de l’État islamique
qui s’appuie, lui aussi, sur l’idée de fin du monde pour justifier ses
crimes de guerre.

*
« Les djihadistes salafistes sont des Témoins de Jéhovah violents et
millénaristes », nous explique Michael Devred. Cet autre converti
belge a été condamné en même temps que Jean-Louis Denis, mais est
sorti depuis de prison car il a obtenu le sursis pour ce qui dépasse la
détention préventive. « Pour eux, le monde est foutu. Moi, je fais le
même constat. On voit qu’on arrive au bout du chemin dans de
nombreux domaines : le marché de l’emploi, les délocalisations, les
transgenres, les Gay Prides. Mais, à la différence d’eux, je pense que le
processus de destruction des valeurs peut encore durer cent ans. Il y a
encore de l’humanisme. »
Michael Devred est surnommé « Abourayan » ou « Abou Rayan Ar
Rumi ». Dans son petit appartement, logé sous la toiture d’une belle
demeure bruxelloise, il tente aujourd’hui de refaire sa vie. Il dit que la
prison lui a ouvert les yeux et permis de faire le tri parmi ses amis. Il
aimerait travailler dans le bio. Depuis les attentats de Bruxelles, il est
très actif sur Twitter où il diffuse conseils religieux et commentaires
audio sur l’actualité.
Contrairement à son ancien ami, tout prédestinait ce quadragénaire à
une vie internationale et confortable. Son grand-père paternel était un
agronome réputé dans l’ancienne colonie belge du Congo et un haut
fonctionnaire de la FAO, l’Organisation des Nations unies pour
l’alimentation et l’agriculture. Enfant, il a suivi son père en Arabie
Saoudite, en Égypte, en Tunisie. Son père travaillait également pour la
FAO. Sa mère italienne est issue d’une famille chrétienne
d’Alexandrie, en Égypte.
Identifié comme un enfant à haut potentiel dans les années 1980,
Michael Devred s’est converti à l’islam alors qu’il suivait des cours de
tourisme sur le site universitaire de Louvain-la-Neuve. « À cet âge-là,
j’étais en révolte et j’ai perçu dans l’islam un mouvement
révolutionnaire, balisé, encadré et coordonné. »
Pour de nombreux convertis, l’islam règle tous les aspects de la vie
de façon simplifiée. C’est ce qui constitue son attrait pour des jeunes
en perte de valeurs. « Beaucoup d’entre eux sont à la recherche d’un
kit Ikea, avance-t-il. Le wahhabisme est une approche ultra-technique,
très binaire, qui permet d’adhérer très vite. »
Comme de nombreux musulmans européens, Michael Devred plaide
pour un islam du juste milieu, ce qui lui vaut d’être considéré comme
un traître par les fondamentalistes. Il estime que l’islam n’a pas grand-
chose à voir avec les raisons qui ont incité des Belges à partir en Syrie.
« On est plus dans le domaine de l’anarchisme, de l’émotionnel, de la
vengeance. Beaucoup sont partis révoltés à cause du manque de
réaction des Européens face au drame syrien. D’autres voulaient juste
que les filles de l’école les voient sur Facebook avec une arme et des
cheveux longs. »
Ces jeunes ne fréquentaient pas les mosquées. Les parents, bien,
mais pas eux. Ils fuyaient les prêches pontifiants en français et ne
comprenaient pas ceux qui étaient dits en arabe. C’est donc dans la rue
et les salons de thé que le recrutement a eu lieu.
Un peu partout à Bruxelles, mais surtout à Molenbeek. « C’était le
fief de Zerkani », dit-il. Les recruteurs appuient sur une corde sensible.
Ils savent que certains petits délinquants ont un sentiment de
culpabilité par rapport à la religion de leurs parents. « Beaucoup de ces
petits jeunes pensent qu’ils doivent faire un acte pour se repentir,
explique Michael Devred. Les recruteurs appuient sur cette corde
sensible, sur ce désir de rédemption. On les culpabilise. »
Mais Zerkani était-il à lui seul le recruteur en chef ? Abou Rayan en
doute. Il met en cause un personnage qui a échappé miraculeusement à
la justice belge. Un certain Al-Farssaoui…

Quand on interroge les juges et policiers belges sur Abdelkader Al-


Farssaoui, alias « Abou Jaber », on entendrait une mouche voler. Pour
l’un, c’est « un personnage assez insipide » qui ne mérite pas
l’attention. Pour l’autre, un grand point d’interrogation. En tout cas,
Abou Jaber a disparu dans la nature et n’a jamais été inculpé dans les
dossiers de filière syrienne en Belgique.
Pourtant, son histoire est énigmatique.
Michael Devred assure qu’Al-Farssaoui a cherché à le recruter à
Bruxelles pour le service de communication de l’État islamique. « Il
s’est présenté comme quelqu’un qui travaillait pour Daech, confie-t-il.
Jean-Louis Denis était un aimant, mais d’autres œuvraient dans
l’ombre, profitant de son aura. Quand ils percevaient qu’ils avaient
affaire à un jeune un peu fragile, souvent autoradicalisé sur Internet, ils
mettaient le grappin dessus. Al-Farssaoui était l’un d’eux. »
« Abou Jaber avait le don de bien expliquer les choses, [vu qu’]il
avait déjà envoyé des gens. C’est Abou Jaber qui a parlé directement et
franchement des modalités pour se rendre en Syrie. Il connaissait
toutes les modalités pratiques : comment cela se passe sur place,
comment s’y rendre, comment faire […] À chaque fois que j’avais un
doute, je devais me retourner vers lui pour être réconforté dans mes
pensées, car les autres pouvaient me détourner du bon chemin », révèle
un jeune dans son PV d’audition.
Lors du procès de Jean-Louis Denis en novembre 2015, à la veille
des attentats de Paris, son avocat Sébastien Courtoy crée un incident
en accusant Al-Farssaoui d’être un agent infiltrant de la police fédérale
belge. Car malgré le fait que plusieurs inculpés ont déclaré au procès
qu’ils avaient reçu du Marocain de l’argent (50 euros) et des billets
d’avion pour aller en Syrie, ce dernier n’apparaît pas dans le procès.
L’incident d’audience est assez sérieux pour que le procureur fédéral
en chef, Frédéric Van Leeuw, intervienne en cour pour demander
qu’Abou Jaber ne soit pas entendu.
Dans le droit belge, un magistrat qui révèle l’identité d’un agent
infiltrant en audience publique peut-être condamné pénalement.
Les autorités belges s’expriment peu sur les réseaux d’informateurs
de la police et des services de renseignements. Pourtant, ceux-ci jouent
un rôle crucial qui n’apparaît souvent qu’en cours de procès lorsqu’au
détour d’une phrase, le président du tribunal évoque l’« agent infiltrant
X ». Même aux députés de la commission d’enquête sur les attentats et
à huis clos, la police fédérale refuse de chiffrer le nombre de ses
informateurs et leur salaire, se contentant d’indiquer qu’elle paie, pour
tous crimes confondus, environ un millier de primes par an à ses
informateurs.
Abou Jaber, né à Kénitra au Maroc en 1973, est un personnage
étonnant.
Le quotidien espagnol El Mundo a publié en 2005 et en 2006 des
notes internes des services espagnols de l’Unité centrale de
l’information extérieure (UCIE) prouvant qu’Al-Farssaoui travaillait
pour eux sous le nom de code de « Cartagena ». Al-Farssaoui est
présenté comme l’imam de Villaverde (Madrid), qui a un diplôme en
arabe de l’Université du Maroc, a également étudié l’islam et a
travaillé comme journaliste au Maroc. L’affaire a fait grand bruit en
Espagne car, dans ses notes livrées pendant un an et demi à l’UCIE,
l’indicateur fournira de nombreuses informations sur le groupe
clandestin qui va finalement commettre les attentats de Madrid du 11
mars 2004, qui ont fait 191 morts et près d’un millier de blessés.
Cet indicateur de haut vol était rétribué environ 300 euros par mois.
Il avait également fourni des informations à l’ambassade du Maroc à
Madrid sur tous les citoyens de ce pays qui priaient dans sa mosquée.
Al-Farssaoui réapparaît en 2012 lorsque la justice belge, sur
réquisition des magistrats français, interroge ce dernier alors qu’il
séjourne en Belgique. L’audition à laquelle a eu accès Le Parisien
révèle que Mohammed Merah est allé en Belgique trois semaines
avant de commettre ses tueries de Toulouse et de Montauban. Et qui a-
t-il vu ? Al-Farssaoui, lequel affirme aux enquêteurs belges que Merah
est venu le visiter pour avoir son avis sur des questions religieuses. Le
Français ne parle pas de son projet meurtrier mais échange sur l’islam.
« Il m’a dit notamment que la première femme qu’il aurait serait une
femme du paradis », déclare l’ancien indicateur des services espagnols.
Ce dernier est recommandé à Merah par le chef du groupuscule
islamiste Forsane Alizza, Abou Hamza. Ce groupuscule avait des
relations avec Sharia4Belgium en Belgique. Il a été démantelé après
les tueries de Merah.
À trois reprises donc, Al-Farssaoui s’est retrouvé à des moments
clés au sein de groupes islamistes prêts à passer à l’action. Était-il un
informateur dans les trois cas ? Ou un agent double, travaillant à la fois
pour les islamistes et les forces de police ? Travaillait-il pour la
sécurité marocaine ?
Interrogé au Parlement en février 2016, le ministre belge de la
Justice Koen Geens a fait preuve d’une prudence de Sioux. Chaque
mot est pesé. Le dossier « ne permet pas de considérer qu’Al-Farssaoui
est un policier belge », répond le ministre, qui exclut aussi toute
tentative de provocation de la police belge dans cette filière syrienne,
ce qui est interdit dans le droit belge. « À supposer qu’il soit un
indicateur, on ne peut conclure qu’il ait aidé les candidats au départ en
accord avec les autorités policières ou judiciaires et que son
comportement et celui des services de police infirment l’hypothèse
d’une provocation », conclut-il.

En fin de compte, très peu de recrutements ont eu lieu au sein des


mosquées belges. À Molenbeek comme dans d’autres communes
bruxelloises, les recruteurs, la quarantaine, ont agi dans la rue ou à la
fin des prières. Mais le terrain idéologique a été préparé dans la
mosquée. C’est Farid Abdelkrim, l’ancien Frère musulman français,
qui nous a le mieux expliqué le processus. « Quand un illuminé dit
dans une mosquée que la musique transforme celui qui l’écoute en
singe ou en cochon, cela façonne l’individu. Quand un imam parle le
vendredi des ennemis de l’islam, il plonge le fidèle dans un monde
binaire où il y a les musulmans et les autres. Le gamin sort de la
mosquée, continue la discussion avec d’autres, s’enfonce dans une
posture victimaire ou offensive, et puis quand il rentre chez lui, il va
continuer sa quête sur Internet. »
En Belgique, très peu d’imams ont été condamnés pour avoir
contribué au recrutement de djihadistes. Un cas exceptionnel fut celui
de l’imam de la mosquée d’Al-Nasr, Abderrahim Ajbar, parti en Syrie
dès septembre 2012. Un autre dossier concerne l’ancien imam de la
mosquée Ettaouba à Evere, qui a été acquitté. Lors de son procès,
Mohamed Benajiba a tout nié. Sa femme à qui il imposait de porter le
port du voile ? Faux. La venue dans sa mosquée des gros bras de
Sharia4Belgium ? Faux également. Il prônait un islam radical ? Pas du
tout.
Najim Laachraoui, l’un des coordinateurs des attentats de Paris et
kamikaze à l’aéroport de Bruxelles, fréquentait pourtant sa mosquée,
de même que d’autres islamistes en herbe. Dix jours avant son
arrestation en 2014, l’imam avait fait une recherche sur son ordinateur
en tapant « supprimer disq (sic) dure ». Il avait trouvé des vidéos sur
Internet expliquant comment effacer définitivement les traces de
fichiers informatiques. Aucune trace n’a été trouvée par les enquêteurs
prouvant qu’il a endoctriné le kamikaze de Bruxelles. Il n’a pas été
démontré non plus qu’il avait financé des départs vers la Syrie comme
l’accusation le proclamait. L’ancien étudiant d’Al-Azhar au Caire,
surnommé « l’imam à la voix d’or », était accusé d’avoir été le
dirigeant d’un groupe terroriste. Il a finalement été acquitté en mai
2016.
La justice belge n’a pas davantage inquiété Cheikh Abou Chayma,
qui officiait dans la mosquée de Saint-Josse que fréquentait Muriel
Degauque avant de se faire exploser en Irak. Elle laisse aussi tranquille
l’imam Abdelkader Chouaa, passé de Verviers à Molenbeek, en dépit
du fait que son ex-épouse et l’un de ses fils l’accusent publiquement
depuis 2014 d’avoir poussé des jeunes à partir en Syrie. « On nous a
toujours manipulés, on nous a toujours bouffé le cerveau, le djihad,
c’est une obligation, on est obligés de faire le djihad, mon propre père
a commencé dans les conférences, il s’enfermait dans des maisons, il y
avait des gens qui venaient qui donnaient des conférences », a raconté
le fils à la chaîne de télévision RTL-TVI.
L’une des raisons est que, jusqu’ici, la loi belge condamnait
l’incitation au terrorisme, mais avec l’obligation de prouver que celle-
ci entraînait un risque d’acte terroriste. Le gouvernement a depuis
remédié à cette disposition qui était utilisée à tour de bras par les
avocats de la défense. En juin 2016, le ministre de la Justice Koen
Geens a fait approuver un projet de loi condamnant tout prêcheur de
haine à un maximum de cinq ans de prison, sans l’obligation de
prouver la causalité entre le prêche et l’acte de terrorisme. La
Belgique, qui comme la France expulse les imams étrangers jugés trop
radicaux, s’est ainsi dotée d’une loi jugée liberticide par certains
juristes, mais qui va permettre de condamner plus facilement les
prêcheurs radicaux quelle que soit leur nationalité. C’est une petite
révolution dans un pays qui a toujours toléré les discours extrémistes
pour autant qu’ils ne remettent pas en cause la sécurité publique.
6

L’INCONTRÔLÉ ISLAM DE BELGIQUE

Dans l’imaginaire collectif des Belges, le haut dignitaire qui arrive


le 29 mai 1967 à Bruxelles semble tout droit sorti de Coke en stock,
l’album de Tintin. Le roi Fayçal d’Arabie Saoudite a débarqué ! Venant
de Londres, son avion s’est posé vers 12 h 15 sur le tarmac de
Zaventem. L’aéroport pavoise aux couleurs des deux pays. Le
souverain porte une djellaba noire bordée d’or, sur une tunique
blanche. Il est accueilli en personne par le roi Baudouin, dressé dans
son uniforme kaki de lieutenant-général des forces armées belges. De
nombreux ministres sont présents. L’accueil est triomphal. Malgré le
tragique incendie du grand magasin de l’Innovation, qui a fait 323
morts une semaine auparavant à Bruxelles, la Belgique tient à
accueillir dignement ce monarque saoudien. Il est amené en train
royal, accompagné de sa suite, jusqu’à la Gare centrale de Bruxelles où
débute son séjour.
Pendant quatre jours, c’est une succession de visites de travail, de
réceptions et de dîners de gala. Le soir, les hommes portent la jaquette,
les femmes sont en robe longue et enfilent des gants. Geste
symbolique, le roi Fayçal renonce à son banquet au Hilton et promet
de verser la contrepartie aux victimes de l’Innovation. Hôte d’honneur,
il est installé dans le Palais royal de Bruxelles, où il reçoit en audience.
Le gouvernement belge, alors dirigé par le Premier ministre Paul
Vanden Boeynants, a initié cette visite officielle. En décembre 1966,
Pierre Harmel, le ministre des Affaires étrangères, a proposé au roi
Baudouin que Fayçal soit invité « en raison des intérêts politiques et
commerciaux que présente l’Arabie Saoudite pour notre pays », peut-
on lire dans les archives de la diplomatie belge. Le monarque saoudien
est présenté dans une note diplomatique comme « un chef de file des
souverains modérés et des pays démocratiques qui cherchent à
endiguer le nassérisme et le communisme ». Despote éclairé, « il
dispose d’un pouvoir personnel et de ressources qu’aucun de ses
prédécesseurs du XVIIIe siècle n’aurait osé espérer ».
Comme tous les pays occidentaux, la Belgique s’inscrit dans le
courant anticommuniste de l’époque et veut contrer l’influence des
Soviétiques dans le monde arabe, notamment en Égypte, en Irak, en
Algérie et en Syrie. Le roi Fayçal promeut un projet d’« union
islamique » pour donner le change au panarabisme défendu par les
gouvernements laïcs soutenus par l’URSS. Et puis, il y a les intérêts
commerciaux. Des sociétés belges sont intéressées par la construction
d’égouts en Arabie Saoudite et d’abattoirs à Djeddah. À la réception
donnée par la Fédération des industries belges, les hommes d’affaires
représentaient « 35 000 sociétés industrielles et commerciales »,
claironne un journal saoudien, dépassé par son enthousiasme.
Le roi Fayçal n’est pas venu en Belgique pour déposer des
couronnes de fleurs. Il évite le monument du Soldat inconnu de la
Première Guerre mondiale, passage obligé des visites d’État, car
l’ambassadeur belge à Riyad a fait savoir que « le roi ne peut rendre
visite à des monuments funéraires ». Mais il s’intéresse de près au
nucléaire belge, visite le Centre de Mol et son réacteur d’essai et de
recherche (BR-2) tandis que son frère, le prince Sultan, se rend
rapidement à la Fabrique nationale (FN) d’armes à Herstal, où il reçoit
un pistolet gravé aux armes de l’Arabie Saoudite.
Dans les interviews qu’il accorde à la presse, le représentant de la
dynastie saoudienne ne cache pas son agenda : convaincre les
« croyants en Dieu du monde entier » qu’il ne faut pas pactiser avec
Israël (ce qu’à son grand regret la Belgique a fait un an plus tôt en
signant avec ce pays un accord de coopération technique et culturelle ;
or, l’équivalent lui a été refusé). Le monarque sunnite accorde une
interview à la chaîne de télévision américaine CBS où il déclare que
doit être réglé « notre différend avec Israël de façon à faire disparaître
Israël de la carte du monde ». « Il n’y aura de paix dans la région tant
qu’Israël existera », tranche-t-il, devançant d’une décennie les propos
incendiaires qui seront tenus par l’ayatollah Khomeini, figure de proue
du chiisme.
Dans une note confidentielle envoyée avant la visite royale,
l’ambassadeur belge à Riyad avait attiré l’attention de Bruxelles sur ce
que lui avait confié le vice-ministre saoudien des Affaires étrangères, à
savoir que « le jour où il faudra marcher sur Israël, tous les frères
arabes se retrouveront unis contre l’ennemi commun ».
Curieusement, il n’y a nulle part trace dans les préparatifs et dans le
programme livré à la presse d’un moment clé de cette visite,
rétrospectivement parlant : la cession par la Belgique d’un ancien
pavillon oriental de l’Exposition de Bruxelles de 1851 à une
association internationale sans but lucratif, le Centre islamique et
culturel, qui est basé depuis quatre ans dans un quartier pauvre de
Bruxelles. Le pavillon avait été érigé dans l’un des plus beaux parcs de
Bruxelles, le Cinquantenaire.
La presse sera toutefois invitée à l’événement qui aura lieu le 31 mai
1967 dans l’ambassade d’Arabie Saoudite à Bruxelles. L’ambassadeur
saoudien, Fouad Nazir, n’est autre que le président de cette association,
où l’ambassadeur du Maroc joue également un rôle important. Pierre
Wigny, le ministre de la Justice, est chargé de remettre au roi Fayçal
les clés de ce bâtiment où figure une grande fresque, de 15 mètres sur
100, du peintre belge Émile Wauters, le Panorama du Caire. « Je suis
très heureux de remettre à Votre Majesté les clés de la mosquée du parc
du Cinquantenaire », déclare le ministre Wigny, qui insiste sur la
liberté de pensée et de culte prévalant en Belgique. Il n’est que justice,
ajoute-t-il, que ceux qui ont contribué à la bonne santé de l’économie
belge – les immigrants du Maroc et d’ailleurs – aient un lieu de culte.
La Belgique n’était pas à la pointe du progrès dans la
reconnaissance de l’islam. Dès 1926, la France avait fait construire à
ses frais, à Paris, la Grande Mosquée. Avec son passé colonial en
Afrique du Nord, elle était plus accoutumée à l’islam que la Belgique
avec son Congo. L’islam n’a été reconnu en Belgique qu’à partir de
1974.
L’histoire dit que c’est le très chrétien roi Baudouin qui a pris cette
initiative. On a aussi ajouté qu’il l’avait fait en remerciement du geste
du monarque saoudien en faveur des victimes de l’Innovation. Nous
n’avons pas été autorisés à consulter les archives du Palais, ce qui nous
aurait permis de vérifier s’il y a eu une initiative royale, mais nous
avons retrouvé le compte rendu du Conseil des ministres du 12 mai
1967, qui s’est tenu avant l’incendie.
Lors de ce Conseil, Pierre Wigny, responsable des Cultes, signale à
ses collègues qu’il a reçu la visite de « deux ambassadeurs du monde
arabe », lesquels attirent l’attention sur le fait qu’il n’y a pas de
mosquée en Belgique. Or, poursuit le compte rendu, « l’islamisme
compte 50 000 fidèles en Belgique ». Du fait que « ce culte n’est pas
reconnu, l’État belge ne peut intervenir dans les frais de construction
d’une mosquée ». Mauvaise compréhension de l’islam ?
« L’islamisme » qu’évoque le compte rendu est considéré comme
l’instrumentalisation politique de l’islam, et non le culte. La Belgique
a du mal avec ces termes nouveaux. Entre la fin de la Première Guerre
mondiale et la fin des années 1980, le mot islam n’est recensé qu’une
seule fois (en 1954, à propos du Congo) dans les annales des réunions
de l’exécutif politique belge.
Toujours est-il que le Conseil des ministres décide ce jour-là de
mettre « la mosquée du Cinquantenaire » à la disposition de
l’association présidée par l’ambassadeur saoudien « au loyer de 1 franc
belge l’an, la restauration et l’entretien étant à charge du locataire ».

Si cet événement a tant d’importance dans l’histoire de l’islam


belge, c’est qu’il a été le point de départ de l’influence en Belgique du
courant politico-religieux saoudien, le wahhabisme. Celui-ci se
distingue par une lecture littérale de l’islam, par son aspect rigoriste et
puritain et par la conviction que l’État doit fonctionner selon la loi
religieuse. Il est proche du salafisme, à la différence près que ce
dernier courant aspire à un califat pour tous les croyants tandis que le
wahhabisme se contente de l’autorité d’un dirigeant local – qui peut
être roi d’Arabie – s’il fait respecter la charia.
À son retour à Djeddah, le roi Fayçal est plongé dans la guerre des
Six Jours qui voit l’armée israélienne prendre le dessus en moins d’une
semaine sur les armées jordanienne, égyptienne et syrienne.
Traumatisé, il transmet un message au roi Baudouin, comme aux
dirigeants des pays islamistes et des pays qu’il considère comme ses
alliés (dont la France, l’Espagne et le Venezuela). Il appelle les
croyants « à unir leurs énergies pour libérer le lieu saint de la Grande
Mosquée d’Al-Aqsa où le Prophète fut une nuit transporté par Dieu, de
La Mecque à Jérusalem », et à le sortir « des serres du sionisme
traître ».
En Belgique, les choses avancent pour la mosquée. Un arrêté royal
est signé le 13 juin 1969 accordant une concession de 99 ans sur le
bâtiment au Centre islamique et culturel de Belgique (CICB). Le but
du CICB, affirmaient les statuts, toujours en vigueur, est de « renforcer
la vie spirituelle des musulmans résidant en Belgique », d’ouvrir au
plus vite « une ou plusieurs mosquées » ainsi que des écoles
coraniques.
À l’origine, le CICB est placé sous le contrôle des ambassadeurs des
pays musulmans et du Liban. Mais au fil des ans, le pouvoir de
l’Arabie Saoudite s’accroît. En 1971, l’ambassadeur saoudien Fouad
Nazir obtient, sous la signature du ministre de la Justice Alfons
Vranckx (socialiste flamand), que son mandat puisse être renouvelé
sans fin, alors qu’avant, il était limité à quatre ans. En 1978, la Grande
Mosquée est inaugurée après une longue restauration aux frais de
l’Arabie Saoudite, en présence du nouveau roi Khaled ben Abdelaziz
Al Saoud et du roi Baudouin. En 1979, le ministre des Travaux publics
Guy Mathot (socialiste wallon) accorde une deuxième concession qui
cède à la mosquée le pavillon Horta-Lambeaux, connu pour une
gigantesque sculpture de nus entrecroisés célébrant les « Passions
humaines ». Certains fidèles sont choqués par cette débauche de corps
exposés. Les sponsors de la mosquée veulent en faire un musée d’Art
islamique, un projet qui n’a jamais été entrepris. Et en 1983, sous la
signature d’André Bertouille, ministre libéral de l’Éducation qui
remplace le ministre de la Justice Jean Gol, absent, un arrêté royal
entérine l’entrée par la grande porte de la Ligue mondiale islamique
dans la mosquée du Cinquantenaire. Trois de ses représentants sont
propulsés au bureau exécutif.
Créée en 1962 par le roi Fayçal, la Ligue mondiale islamique
soutient les musulmans dans les pays où ils sont minoritaires et lutte
contre les ennemis de l’islam qui veulent « exciter les musulmans à se
révolter contre la religion, détruire leur unité et leur fraternité ». En
d’autres mots, contrecarrer les régimes arabes laïcs et socialistes qui
étaient alors au pouvoir dans plusieurs pays arabes.
La Ligue est clairement le bras du panislamisme, idéologique et
financier, promu par l’Arabie Saoudite. En 2005, l’ancien directeur de
la CIA James Woolsey estimait que Riyad avait dépensé depuis les
années 1970 près de 90 milliards de dollars pour développer son islam
wahhabite dans le monde. Après la révolution islamique à Téhéran, un
deuxième objectif s’est ajouté : réduire l’influence de l’Iran chiite.
C’est devenu une obsession de Riyad au point que le pays n’hésite pas,
encore aujourd’hui, à fournir des corans, des tapis de prière et à
financer des mosquées belges si elles en font la demande. « Il suffit
d’aller à la Grande Mosquée et de remplir un formulaire », affirme un
membre de l’Exécutif des musulmans, l’organe qui doit gérer l’islam
en Belgique. « Chaque année, des containers arrivent d’Arabie
Saoudite. »
Située dans un des plus beaux parcs de Bruxelles, à deux pas des
institutions européennes, la mosquée est un lieu paisible et familial où
les fidèles viennent prier. Pourtant elle a connu quelques soubresauts.
Le 29 mars 1989, son imam saoudien Abdallah al-Adhal, 35 ans, et
son bibliothécaire tunisien, Salem el Behir, 41 ans, y sont assassinés
par trois hommes masqués. Le meurtre est revendiqué par un
mystérieux groupe libanais, les Soldats de la Vérité, qui affirme avoir
mené cette opération en raison de l’approche modérée de l’imam. Les
conclusions de la juge d’instruction belge sont transmises rapidement à
l’Arabie Saoudite. Le 20 juin, le chauffeur égyptien de l’ambassade
saoudienne à Bruxelles est lui-même assassiné. L’antiterrorisme belge
écarte la thèse du mystérieux groupe libanais et soupçonne un
règlement de comptes à l’intérieur du corps diplomatique saoudien,
l’imam ayant découvert un trafic de fausses factures. Au bout du
compte, l’affaire n’a jamais été élucidée. Et le Maroc a mis le triple
crime sur le dos d’un de ses ressortissants, le Belgo-Marocain
Abdelkader Belliraj, arrêté en 2008 dans le cadre d’un « réseau
terroriste ». Belliraj opérait à Bruxelles dans un milieu chiite pro-
iranien, hostile au régime marocain. Et pour ne rien gâcher, ce
Molenbeekois était agent informateur de la Sûreté belge…
L’autre affaire, plus récente, a été révélée par WikiLeaks. Le site a
mis en ligne des milliers de dépêches diplomatiques saoudiennes. On y
apprend qu’en 2012, le directeur du centre islamique de Bruxelles,
l’imam Khaled al-Abri, est discrètement remplacé par les autorités
saoudiennes à la suite des craintes du gouvernement belge et de la
Sûreté de l’État. Dans les prêches du Cinquantenaire, l’homme parle
de la Belgique comme d’un « pays de kouffar », politise l’islam et
dénonce Israël. Il n’appelle pas à la violence, mais diffuse cette idée
que les fidèles doivent se protéger de la société dans laquelle ils vivent.
Il a depuis été remplacé par un imam d’origine sénégalaise, Galaye
Ndiaye, plus modéré, qui revendique « un islam du juste milieu qui est
compatible avec l’espace européen ». Pourtant les conseils religieux
sur le site internet du CICB portent la marque d’un islam très
conservateur. L’imam recommande aux hommes de baisser les yeux
lorsqu’une présentatrice de télévision, maquillée, apparaît sur une
chaîne de télévision. Il affirme que le port du niqab, interdit en
Belgique dans les lieux publics, « dépend de la conviction intime de la
femme quant à l’obligation de le porter ». Il décourage aussi tout fidèle
qui voudrait travailler dans la vente à crédit de maisons ou de voitures
car la vente à crédit est interdite et « cela revient à en être témoin et à
l’encourager ».
Selon la Sûreté de l’État, « le CICB et ses dirigeants ont nettement
atténué le discours fondamentaliste du Centre et renforcé son caractère
multiculturel ». Ils ont également déploré le départ des jeunes vers le
djihad et condamné les attentats. Mais cette mosquée est,
historiquement, celle qui a contribué à disséminer le salafisme en
Belgique. Une trentaine de mosquées, sur 320 dans le pays, sont
d’inspiration salafiste, avec toutes ses déclinaisons possibles : piétiste,
apolitique, djihadiste. Ce chiffre a doublé en quinze ans.
L’ancien patron de la Sûreté de l’État Alain Winants déclarait en
2012, dans une interview à La Libre Belgique, que le salafisme était
« peut-être plus dangereux qu’un attentat terroriste, car insidieux ». Il
précisait : « Le salafisme prône le rejet des valeurs de l’Occident et le
repli identitaire. Avec pour conséquence que ces personnes se mettent
en marge de la société dont elles rejettent les valeurs. On voit surgir
des comportements qui n’ont pas de place dans notre société :
polygamie, inégalité homme-femme, rejet fondamental de
l’homosexualité, mise en doute de la théorie de l’évolution. »

L’islam n’est pas responsable des attentats de Paris et de Bruxelles,


mais celui qui a été importé en Belgique, en raison de la
méconnaissance de l’islam par les politiques belges et des divisions au
sein de la communauté musulmane, a créé un terreau sur lequel les
radicaux ont prospéré. Les salafistes, les Frères musulmans, les
Tablighis, le Millî Görüş turc, les chiites pro-iraniens ont pris racine en
Belgique, imposant – à des degrés divers – la prédominance de la
religion sur le fonctionnement de l’État. « Nos hommes politiques sont
des bourgmestres de province, ils ne connaissent rien à l’islam ! »
peste un policier chargé de la déradicalisation des jeunes. « C’est au
niveau politique qu’on n’a pas vu l’évolution, confirme un juge
antiterroriste. Nous arrivons comme des pompiers pour éteindre
l’incendie. »
Peu de djihadistes impliqués dans les attentats de Paris et de
Bruxelles ont été radicalisés dans les mosquées. Mais un responsable
de l’Exécutif des musulmans reconnaît que « les mosquées sont un
déclenchement du radicalisme. Elles déclenchent un sentiment
religieux mais ensuite, n’arrivent pas à contrôler les jeunes », qui
poursuivent leur radicalisation ailleurs, sur Internet ou dans la rue.
Pour beaucoup, le déclic a eu lieu dans les années 1980. Ce fut le
début du communautarisme. « Vers la moitié des années 1980, on a vu
les prémices d’un islam plus présent dans les familles », nous raconte
Hamid Benichou, qui fut le premier agent de quartier d’origine
maghrébine de Belgique. « Les imams disaient que nous nous étions
éloignés de l’islam. Puis vers la fin des années 1980, il y a eu les
premiers signes d’un discours islamiste. Sont arrivés des gens du Front
islamique du Salut (FIS) algérien. Ils étaient cultivés. Ils militaient
pour la création d’un État islamique. Des gens du Tabligh, habillés en
djellaba avec un chachia (bonnet en coton) sur la tête, accostaient les
jeunes dans la rue pour les inviter à aller à la mosquée. Subitement,
l’immigré venu en Belgique dans les années 1960, licencié dans les
années 1980 avec les fermetures d’usines et des charbonnages,
entendait des imams dire qu’ils étaient au chômage parce que Dieu les
avait punis et qu’ils s’étaient éloignés de la Voie. Ils étaient accusés
d’avoir laissé leurs femmes travailler et leurs filles s’habiller en
minijupe. Tous les vendredis pendant des années. »
Hamid Benichou en veut aux bourgmestres bruxellois de l’époque
de n’avoir pas pris conscience du problème. Au contraire, ils s’en
remettaient aux imams pour régler les problèmes avec les jeunes issus
de l’immigration. « J’ai entendu un jour une autorité locale dire :
“Parquez-les pour qu’on ne les voie pas”, poursuit-il. Des imams sont
arrivés pour calmer ces jeunes. Les autorités communales étaient
toutes contentes de les avoir invités. Certains imams ne parlaient
même pas français. Il leur fallait un traducteur. Ils ont ligoté ces
citoyens et ils les ont donnés à qui ? Aux mosquées. Ces imams, qui ne
sont pas si bêtes, ont demandé aux communes de pouvoir ouvrir des
mosquées et des écoles coraniques. Les maisons des jeunes pour les
enfants ! Et la mosquée, pour les parents ! Et le problème est réglé…
Quand les papas revenaient à la maison, ils apprenaient à leurs enfants
la haine, le fait que leurs enfants étaient des victimes. C’est cet
endoctrinement qui a amené les Abaaoud et consorts. »
Les années 1980 furent aussi la période des Iraniens, dans la foulée
de la révolution islamique de 1979 qui renversa le shah d’Iran. « La
grande spécialité des Iraniens était d’infiltrer les comités comme faux
réfugiés. Ce fut le cas de l’Association des étudiants iraniens. La
mosquée Rida était leur fief à Anderlecht, près de la place de la
Résistance, explique un ancien policier de l’antiterrorisme. On n’était
pas entendus. Seul un substitut au parquet s’occupait de nos affaires.
En Belgique, on se croyait à l’abri. Aucun responsable ne comprenait
les différentes tendances de l’islam. Mon sentiment est que les
Saoudiens voulaient prendre le contrôle de l’islam en Belgique. »

Jusqu’en 1991, le CICB du Cinquantenaire était le seul interlocuteur


des autorités belges en matière d’organisation du culte musulman.
Plusieurs projets de conseils chargés de gérer l’islam en Belgique
suivirent. Les tergiversations furent longues. « En définitive, il fallut
attendre 1996 pour percevoir un courant favorable à une
reconnaissance plénière du culte musulman tant dans l’opinion
publique que dans plusieurs partis politiques, et ce à la suite du drame
de la petite Loubna Benaïssa », une fillette assassinée à Ixelles par un
pédophile, estime la Fondation Roi Baudouin, dans un rapport publié
en 2004.
Des élections ont lieu en 1998 pour élire les membres du futur
Exécutif des musulmans de Belgique. Près de 48 000 électeurs
musulmans se déplacent. Mais la Sûreté de l’État, qui a le droit de
passer au crible les élus, barre la route à plusieurs d’entre eux
soupçonnés d’être des radicaux. Les tensions entre représentants
marocains et turcs sont grandes. Une crise commence avant même que
l’Exécutif puisse s’installer. Les choses ne se calment pas avant 2005.
Depuis sa fondation, l’EMB a connu sept présidents – un converti,
quatre Belges d’origine marocaine et deux Belges d’origine turque.
« Le drame, estime Mohamed Laroussi, directeur général de la
Ligue d’entraide islamique, liée à la mosquée Al Khalil de Molenbeek,
c’est qu’on a reconnu l’islam en 1974 sans se soucier de la façon dont
on allait l’organiser. Les imams n’ont pas été formés. »
Un vide a été créé, dans lequel des imams venus de Turquie, du
Maroc et d’Arabie Saoudite se sont engouffrés. S’est développé ce
qu’on a appelé l’islam des caves ou des garages. « Au procès de Farid
Melouk en 1999, j’avais plaidé que l’islam des caves que l’on méprise
nous méprisera, rappelle l’avocat Mehdi Abbes, habitué des procès de
terrorisme. C’est l’origine de tout. Si l’islam est reconnu depuis
quarante ans, ayons le courage de dire que la Belgique n’a jamais
souhaité lui donner une place au grand jour. »
Aujourd’hui des règles existent mais elles sont à l’image de la
Belgique : compliquées et partagées entre les différents niveaux de
pouvoir. Contrairement à la France, dont la loi de 1905 interdit toute
subvention du culte, la Belgique finance celui-ci. Le ministère de la
Justice prend en charge les rémunération et pension des imams
reconnus. Le ministère de l’Intérieur accorde les autorisations de
séjour aux imams proposés par des États étrangers, souvent la Turquie.
Les régions sont compétentes pour la reconnaissance des mosquées.
Peu de mosquées toutefois ont fait la démarche d’une
reconnaissance officielle. En région bruxelloise, treize mosquées sont
reconnues alors qu’il y en a au moins soixante-dix. Al Khalil, la plus
grande de Molenbeek, ne l’a pas fait. C’est le cas aussi de la Grande
Mosquée, qui est érigée en association internationale sans but lucratif.
Les mosquées préfèrent nettement le statut très laxiste en Belgique
des ASBL. La loi de 1921 sur les ASBL prévoit certes des règles à
respecter (tenir une comptabilité, publier ses comptes annuels, ses
statuts et ses diverses modifications, tenir un registre des membres, des
assemblées générales et réunions) mais dans la pratique, peu d’ASBL
respectent ces conditions.
Il suffit pour s’en convaincre d’éplucher les dossiers des mosquées
au greffe du tribunal du commerce de Bruxelles. Rares sont celles qui
sont en ordre au regard de la loi. Les comptes, quand il y en a, sont
sommaires. Des sommes d’argent apparaissent et disparaissent.
Certains dossiers sont aussi fins qu’une feuille de papier : ils ne
contiennent que les statuts originaux de l’association.
Ainsi la mosquée An-Nasr de Vilvorde, dans la grande banlieue
bruxelloise, enregistre en 2013 des dons et legs de 296 000 euros et
des cotisations de membres de 90 000 euros qui ont servi notamment à
la rénovation de la mosquée. Mais en 2014, la valeur immobilière
n’augmente pas. « Ces comptes n’ont aucun sens, dénonce le député
centriste Georges Dallemagne (CDH). Il y a des liquidités de
375 000 euros qui disparaissent d’une année à une autre. » La mosquée
Ettaouba d’Evere, où le kamikaze de Zaventem Najim Laachraoui
s’est radicalisé selon sa famille, n’a fourni aucun compte au greffe du
tribunal de commerce depuis des années.
Plusieurs mosquées se sont mises en ordre avec la loi après un coup
de gueule médiatisé du député Dallemagne. La mosquée Al Khalil a
ainsi régularisé sa situation en déposant le 29 janvier 2016 son bilan
2014. On y découvre que le principal lieu de culte de Molenbeek est
assis sur un actif total de près de 2,4 millions d’euros. Plus tard, la
Grande Mosquée a fait de même en déposant trois années de bilans,
desquels il ressort qu’elle a reçu en 2014 pour plus d’un million
d’euros de dons et de subsides.
Selon les experts, le laxisme du système belge a permis à plusieurs
organisations musulmanes de recevoir des dons importants sans le
moindre contrôle fiscal.
En principe, toute libéralité qui émane soit de Belgique, soit de
l’étranger et qui excède le plafond de 100 000 euros doit faire l’objet
d’une autorisation du ministre de la Justice.
L’affaire a tant ému celui-ci, Koen Geens, qu’il a – chose
exceptionnelle – décidé de saisir les procureurs généraux pour qu’ils
diligentent une enquête à ce propos et demandé que le dossier du
financement occulte des mosquées soit suivi par la Cellule de
traitement des informations financières (CTIF), l’organe qui contrôle
en Belgique toute activité financière suspecte, y compris en matière de
terrorisme.

Car de l’argent, il y en a beaucoup. L’Arabie Saoudite n’est pas le


seul pays du golfe Arabo-Persique à financer l’islam belge. Une
enquête de l’hebdomadaire belge Le Vif a révélé qu’en 2014, le Qatar
avait fait un don de 1 081 940 euros à la Ligue des musulmans de
Belgique (LMB). Le don est passé par la Qatar Charity. Cette
association non-gouvernementale est présidée par l’ancien émir du
pays, Cheikh Hamad ben Nasser Al-Thani, connu également pour
avoir fondé la chaîne de télévision Al Jazeera. La Qatar Charity agit
dans le domaine de la pauvreté mais fait aussi du prosélytisme en
finançant la construction de mosquées et d’écoles coraniques dans le
monde.
Le Qatar est le banquier des Frères musulmans, tandis que la
Turquie du président Erdogan en est le soutien politique. L’axe entre
ces deux pays a été vital dans le soutien à des groupes islamistes
opposés au régime de Bachar el-Assad au moment où le champion du
monde arabe, l’Égypte, était en perte de vitesse.
Les Frères musulmans sont une confrérie secrète, née en Egypte, qui
veut islamiser la société et combattre l’emprise laïque occidentale. Ils
sont actifs depuis la fin des années 1980 dans la Fédération des
organisations islamiques en Europe, basée à Bruxelles. Plusieurs pays
– l’Arabie Saoudite, la Russie, l’Égypte, les Émirats – les ont mis à
l’index, les mettant sur le même pied que les organisations terroristes
comme Al-Qaïda. Or les Frères ne cessent de répéter qu’ils sont contre
la violence et condamnent chaque attentat.
« Les Frères musulmans ne jouent pas de rôle dans la radicalisation
mais ils sont très bien structurés, présents partout en Europe, jusqu’en
Russie. Ils cachent leur appartenance. Leur QG européen est à
Bruxelles. Ils font du lobbying afin de se faire reconnaître comme les
seuls représentants de la communauté musulmane », nous dit un expert
belge.
Il est difficile et hasardeux d’identifier qui fait partie de la galaxie
des Frères en Europe et en Belgique. Contrairement aux salafistes, qui
portent volontiers la barbe et le qamis pakistanais, la longue tunique
tombant jusqu’aux genoux, les Frères sont rasés de près et se fondent
dans la société européenne. Ils ne sont pas partisans du djihad mais
entendent donner une place à l’islam dans les sociétés occidentales.
« Ils veulent un islam moderne, une démocratie mais à la manière
musulmane », estime un ancien de l’antiterrorisme. Ils ont fait de
l’entrisme dans presque tous les partis politiques belges. Leur
prosélytisme policé et efficace inquiète bien plus les laïcs belges que le
salafisme. Les militants laïcs se sont battus pendant des décennies pour
restreindre les privilèges de l’Église catholique dans l’État belge, et
voilà que les Frères réclament de la place pour un islam sans frontières
et identitaire…
Selon plusieurs experts, la Ligue des musulmans de Belgique
(LMB) est une émanation des Frères. Elle fait partie d’un réseau
d’associations belges et européennes, dont le point commun est de
présenter les musulmans comme des victimes de l’islamophobie, du
conflit israélo-palestinien et de l’immigration. Ils sont aussi les
champions des accommodements dits raisonnables. Pour eux, la
société occidentale doit s’adapter à l’islam plutôt que le contraire. Le
port du voile, les créneaux horaires pour permettre aux musulmanes de
nager dans les piscines sans la présence d’hommes ou la nourriture
halal font partie de leurs revendications.
Mais c’est la posture victimaire du musulman, si souvent entendue à
Molenbeek après les attentats, qui est leur cheval de bataille. « Les
Frères musulmans nous font comprendre que l’athéisme, le
communisme, l’Occident sont contre la religion de l’islam – la “vérité
vraie” –, qu’une compatibilité est impossible, explique Farid
Abdelkrim, le dissident français de la mouvance. Ils nourrissent ce
discours par les thèmes de la colonisation, l’immigration, la
discrimination, l’affaire du foulard… Cet islam aux allures de bouclier
identitaire construit un “eux contre nous”. Cette vision binaire du
monde est catastrophique. Les questions d’intégration ne peuvent pas
fonctionner ainsi. »
Après un reportage accusateur de la télévision belge sur le thème
« Les Frères musulmans menacent-ils la Belgique ? », nous avons
rencontré Karim Chemlal, vice-président de la LMB. Il dément toute
appartenance de son organisation à la confrérie, même si certains
membres l’étaient, comme Walid Bennami, qui a vécu comme réfugié
politique pendant dix-huit ans en Belgique avant de rejoindre son pays,
la Tunisie, après le Printemps arabe.
« Nous ne sommes pas dans une logique de conversion de la société,
se défend Karim Chemlal. La loi prime. Nous n’avons pas d’ambition
politique. Les mosquées en Belgique sont dans des garages. Je veux
pousser à la légalité et obtenir pour elles un espace qui soit digne d’un
lieu de culte. Le jeune Marocain est perdu. Il n’a plus d’identité. Notre
rôle est de donner un référentiel identitaire qui combine la foi et la
participation à la société belge.
« L’islam a ramené la religion dans l’espace public, poursuit-il. On
doit avoir un message clair, mais aussi de l’ambition. Toutes les
tentatives d’ouverture, comme celles de Tariq Ramadan, sont
considérées comme de l’entrisme (…) Par peur, par ignorance de
l’autre, on est en train d’éliminer l’autre. C’est pour cela qu’il faut
créer un espace de discussion. Notre rôle est de faire sortir les
musulmans de leur cocon. Le début de la radicalisation, c’est de
prendre l’islam comme un facteur d’exclusion. Ce genre de reportage
accroît le repli, le communautarisme car on suppose que ceux qui
prônent l’ouverture sont accusés d’avoir un double agenda. Cela crée
un climat de suspicion. »
Le représentant de la LMB précise que le don reçu du Qatar avait
pour but de créer à Saint-Gilles, une commune bruxelloise, un centre
culturel de 3 000 mètres carrés avec mosquée, centre polyvalent et
espace sportif. Ce projet d’1,6 million d’euros a été refusé par
l’administration qui a fait valoir son droit de préemption sur le
bâtiment pour y construire un centre d’entreprises. « On a dû
rembourser » le Qatar, affirme Karim Chemlal.
Les mosquées bruxelloises ont cependant d’autres projets dans les
cartons. À Forest, un projet d’au moins quatre millions d’euros est en
cours pour créer une école musulmane qui prenne en charge l’enfant
depuis la petite enfance jusqu’à la fin du cycle supérieur. À la manière
de l’Église catholique dans le temps, le centre El Hikma La Sagesse,
qui en est le promoteur, a déjà mis sur pied des troupes scoutes, des
équipes de futsal… et, ce qui est moins dans la tradition catholique,
des clubs de taekwondo, de boxe thaïe et de kung-fu.
Sa troupe scoute est soutenue par un haut magistrat bruxellois, Jean-
François Godbille, qui estime que la meilleure façon de tirer les jeunes
musulmans du communautarisme est de leur jeter des passerelles. Les
scouts d’Europe sont en soutien, en coachant des unités scoutes
musulmanes. « Nous proposons aux parents d’enfants musulmans de
mettre leurs jeunes dans des unités qui réconcilient leur culture et leurs
traditions familiales tout en s’ouvrant à la société de demain et
d’aujourd’hui, en contact avec leurs frères chrétiens. Ce qui offre une
réponse intelligente aux dérives communautaristes », précise-t-il juste
après les attentats de Bruxelles au site français Famille Chrétienne.

Pendant ce temps dans le Vieux Molenbeek, l’école Sainte-Ursule,


couplée avec une école néerlandophone, a abandonné son cours de
religion catholique, le remplaçant par trois heures de « débat ouvert ».
Il n’y a plus que deux ou trois élèves belgo-belges et une écrasante
majorité d’enfants du quartier, de confession musulmane. Pendant les
perquisitions à la rue Ransfort, après les attentats de Paris, la police a
bouclé les professeurs et les élèves à l’intérieur de l’établissement.
Mais, explique le directeur, « cela a été plus facile de gérer l’après- 13
novembre que l’après-Charlie Hebdo. C’était plus tendu ». Après
l’attaque contre le magazine satirique, au printemps 2015, l’école est
vandalisée quatre fois en deux semaines.
À Bruxelles, des musulmans ont refusé de dire « Nous sommes
Charlie ». Ils condamnaient la tuerie mais réprouvaient les atteintes de
l’hebdomadaire satirique au Prophète. Une manifestation a rassemblé
20 000 personnes sous la bannière très générale de « Manifestation
contre la haine et pour la liberté d’expression ».
Non loin de l’école, la mosquée Al Khalil de Molenbeek est
installée depuis des années dans une ancienne brasserie. Il n’y a aucun
signe distinctif. Pas de minaret, pas de plaque. La mosquée se fond
dans le paysage ex-industriel. L’école qui lui est attenante – La Plume
– est tout aussi discrète. À partir de 13 heures ce vendredi, des
centaines de fidèles entrent dans la mosquée comme un flux continu et
s’installent par rangées. Certains se pressent à la première car elle est
la plus appropriée pour la prosternation vers La Mecque.
Au mur, une affiche propose aux fidèles de verser 250 euros par
mètre carré pour la construction de la nouvelle mosquée. Le projet
porte sur 7 000 mètres carrés. Trois imams se relaieront.
« Cela fait longtemps qu’on aurait dû construire cette mosquée. Il y
a vingt-cinq ans. On aurait ainsi évité de devoir prier dans des petits
lieux. Ici, on ne peut même pas faire ses ablutions », glisse un fidèle,
professeur de mathématiques.
Après tant d’années à l’ombre des friches industrielles, l’islam se
sent pousser des ailes en Belgique. Il réclame sa place au soleil.
7

FLUPKE MOUSTACHE, LE MAIRE


HISTORIQUE DE MOLENBEEK

Philippe Moureaux a perdu l’écharpe de maire en 2012 mais son


nom reste associé à toute l’histoire de Molenbeek au cours des trente
dernières années. Quand le nom de la commune bruxelloise est apparu,
avec insistance, dans les heures qui ont suivi les attentats de Paris du
13 novembre 2015, les médias belges et français se tournent vers cet
homme politique socialiste autrefois puissant et accusé d’avoir créé un
incubateur du djihad.
La crainte qu’il inspirait dans les rangs de son parti contrastait avec
la sympathie que suscitait l’usage, très répandu parmi les journalistes
et les caricaturistes, de son surnom « Flupke Moustache » qui faisait
allusion à son épaisse moustache poivre et sel et qui était la traduction
en dialecte bruxellois de « Petit Philippe à la moustache ». C’est aussi
une référence à la bande dessinée belge Quick et Flupke. Deux gamins
des rues impertinents et un agent de police maladroit (l’agent 15)
étaient les premiers héros des aventures dessinées par Hergé.
Depuis son éviction, contre toute attente, à la tête de la commune
dans la foulée des élections locales de 2012 et du marchandage de tous
ses rivaux coalisés contre lui, Flupke Moustache a perdu une partie de
son aura.
« Si Molenbeek est ce qu’elle est, c’est à cause de Moureaux », nous
confie sans détour un policier.
Le 14 novembre 2015, le lendemain des attentats de Paris, Jan
Jambon, le vice-Premier ministre et ministre de l’Intérieur, déclare à
VTM, la télévision privée flamande : « Je vais faire le ménage à
Molenbeek. » Pendant l’été, dans son bureau, entouré par ses
collaborateurs en charge de la lutte contre le terrorisme, il nous
confirme sa première analyse : « La racine du problème, c’est
Molenbeek. Moureaux a été beaucoup trop laxiste avec un électorat
qu’il a voulu préserver. »

Le 17 novembre 2015, le très libéral sénateur belge Alain Destexhe,


membre du parti réformateur du Premier ministre belge, publie une
carte blanche assassine et intitulée « Merci Philippe ! ». Il passe au
crible les vingt années de la gestion municipale du maître de
Molenbeek.
Le sénateur rappelle notamment l’enquête réalisée il y a dix ans par
une journaliste flamande d’origine marocaine, Hind Fraihi, dont le
livre (En immersion à Molenbeek) vient seulement d’être traduit en
français. À l’époque, en 2006, quand le livre est publié en néerlandais,
elle s’est fait tailler en pièces par le bourgmestre. Elle s’est infiltrée
dans la vie de la commune pendant plusieurs semaines. Elle livre un
témoignage effrayant sur la dérive islamiste de la population, sur
l’impunité des prédicateurs, sur le confinement des filles, sur le trafic
de drogue et le contrôle de la rue par les petits caïds.
Selon Alain Destexhe, la responsabilité de cette situation est claire.
Elle incombe à l’ancien bourgmestre de Molenbeek : « Pendant vingt
ans, une sorte d’omerta a régné. Ceux qui tentaient de la briser étaient
traités d’islamophobes ou de racistes. Au cœur de ce système figurait
le puissant Philippe Moureaux, coqueluche des médias, qui a
longtemps exercé un véritable magistère moral et politique sur la
politique bruxelloise. À la fois bourgmestre de Molenbeek, président
de la Fédération socialiste de Bruxelles et vice-président du PS
national, il faisait régner un climat de terreur intellectuelle contre
lequel peu osaient se lever. Bien avant que le think tank Terra Nova,
proche du parti socialiste français, ne le théorise, Philippe Moureaux
avait compris que l’avenir du socialisme bruxellois passait par les
immigrés qui allaient devenir, symboliquement, le nouveau prolétariat,
remplaçant une classe ouvrière autochtone en rapide diminution. »

Avant d’être parachuté en 1981 à Molenbeek pour remettre de


l’ordre dans la section locale du parti, Philippe Moureaux,
parallèlement à sa carrière académique de professeur d’histoire à
l’Université libre de Bruxelles, a déjà entamé une fulgurante ascension
politique dans le sérail socialiste. En 1980, à l’âge de 41 ans, il est
propulsé ministre de l’Intérieur et des Réformes institutionnelles. Il
occupe les plus hautes fonctions ministérielles et laisse dans l’histoire
de la Belgique son nom à la première loi contre le racisme et la
xénophobie, dite « loi Moureaux ».
Au passage, le jeune marxiste s’est converti au « socialisme
démocratique » parce que, écrit-il, « j’y trouvais enfin une volonté
pratique de sortir les gens en difficulté sociale de leur sort
d’exploités ». Dans La Vérité sur Molenbeek, le livre qu’il publie en
mars 2016 pour répondre à ses détracteurs, il raconte en quelques
lignes son parcours d’enfant gâté : « Mon père était notaire et homme
politique libéral. J’ai été initié à l’ABC du marxisme dans la cuisine-
cave de la belle maison où je grandissais (…) “les domestiques”
recrutés par mes parents étaient issus de la classe ouvrière et
adhéraient aux idées répandues par les partis communistes de
l’époque. » Le père de Philippe Moureaux fut un ministre libéral. Sa
mère, Madeleine Blaton, est issue d’une famille d’entrepreneurs, une
des familles les plus riches de Belgique.

Un homme de l’ombre du parti, qui l’a côtoyé pendant quarante ans,


précise quelques anecdotes que lui avait confiées Philippe Moureaux.
Le personnel de maison devait porter des gants blancs. L’éducation
politique du jeune homme n’a pas été faite par son père mais par le
valet portugais. La rupture idéologique avec le cocon familial et plus
tard, la rencontre avec André Cools, le chef autodidacte et autoritaire
du parti socialiste, ont déterminé les engagements de Philippe
Moureaux.
« Lorsqu’il est arrivé en 1981 à Molenbeek, Philippe Moureaux a vu
des vrais pauvres pour la première fois de sa vie », commente un
militant socialiste. Il adopte une attitude paternaliste : « Il veut les
aider comme sa grand-mère aidait les démunis en leur offrant les gants
en laine qu’elle tricotait. » Au début, pour sauvegarder le soutien de la
petite classe moyenne et des ouvriers « belgo-belges », il fait
campagne sur le thème très populaire de « Halte à l’immigration ». En
1993, un an après avoir pris les rênes de la mairie, il déclare encore à
l’hebdomadaire Le Vif : « Les clandestins sont en train de détruire
complètement notre modèle social (…) Le CPAS (le Centre public
d’aide social) de Molenbeek ne peut pas être le CPAS du quart de la
Roumanie, du tiers du Pakistan… »

Dans les premières pages, nous avons esquissé le portrait de cette


commune défigurée par la désindustrialisation. Nous avons montré sa
mue démographique. En trente ans, cette commune bruxelloise a vu
quadrupler le nombre de ses habitants. Le regroupement familial
couplé au flux incessant de nouveaux migrants parmi lesquels des
milliers de clandestins bouleversent l’échiquier politique local.
Philippe Moureaux, en fin stratège et calculateur froid, a rapidement
compris l’énorme avantage que son parti pouvait tirer du réservoir de
voix issues des communautés immigrées. Il impose un virage à la
fédération bruxelloise du parti socialiste qu’il dirige d’une main de fer.
Il est aussi le numéro deux du PS. Sa voix est déterminante.
Le contexte politique est favorable. En 2000, le gouvernement,
dirigé par une coalition de centre gauche et laïque, facilite l’acquisition
de la nationalité belge. Entre 1988 et 2002, 150 000 étrangers
deviennent citoyens belges, donc des électeurs.
Le gouvernement régularise la situation de milliers de migrants
illégaux, ce qui en attire encore davantage. En 2006, les résidents non-
européens acquièrent le droit de voter aux élections communales
(municipales). Selon une enquête réalisée en 2011 par Brussels
Studies, le PS concentre une large frange de l’électorat musulman et
devance tous les autres partis de façon significative. L’un de ses
compagnons de route résume : « Philippe Moureaux fait de ces
migrants naturalisés belges ou non des bataillons électoraux, des
machines à voix. »
Merry Hermanus, un ancien cadre du parti socialiste, l’ami de
trente ans, a raconté dans ses mémoires L’Ami encombrant ses vaines
tentatives pour rappeler à son patron les valeurs du parti. Il se souvient
très bien de la colère et des insultes de Philippe Moureaux en réponse à
une énième discussion sur le danger islamiste : « J’en ai marre laïcard,
tu veux minoriser une population fragilisée alors que tes amis juifs,
eux, peuvent tout se permettre. »
Notre interlocuteur rappelle à l’historien que le vocable « laïcard »
au début du siècle dernier était utilisé par l’extrême droite.

Les premières émeutes de Molenbeek en 1995 ont aussi ébranlé le


bourgmestre.
Désemparé par ce phénomène nouveau – la rébellion de la jeunesse
immigrée –, il se tourne comme d’autres élus belges et français vers les
grands frères qui ont été engagés comme animateurs de quartier et
surtout vers les mosquées. Les Frères musulmans et les salafistes ont
déjà commencé leur travail de sape pour contrôler, sous la houlette de
l’Arabie Saoudite, la vie spirituelle et la vie, tout court, des
communautés immigrées.
En contrepartie, les imams demandent des faveurs aux autorités.
D’aménagements en accommodements raisonnables, ils tissent une
toile invisible d’où, petit à petit, il devient bien difficile de s’échapper.
Comme d’autres élus bruxellois, Philippe Moureaux est accusé d’avoir
acheté la paix sociale et d’avoir ignoré les associations maghrébines
qui plaidaient pour une citoyenneté belge davantage que pour une
identité musulmane.
Le principe d’égalité entre un homme et une femme est aussi
bafoué. Philippe Moureaux s’est défendu d’avoir autorisé l’accès
différencié à la piscine municipale. Pour contourner la loi, une
association sans but lucratif avait loué à son insu les installations
sportives. Dans son livre, l’ancien bourgmestre précise son point de
vue sur la théorie des accommodements raisonnables qui a été mise en
œuvre par les autorités provinciales du Québec et qui a inspiré en
Europe les mouvements de gauche et antiracistes : « Dans la vie
courante, nous pratiquons tous des accommodements raisonnables à
l’égard d’autrui, nous le faisons sans en prendre pleinement
conscience, comme Monsieur Jourdain faisant de la prose sans s’en
rendre compte. Au-delà des gestes individuels, nous pratiquons des
accommodements raisonnables par simple respect (…) En un mot, oui
aux accommodements raisonnables pratiqués pour faciliter la vie
ensemble, non aux accommodements raisonnables qui permettraient de
transgresser la loi qui, dans sa conception, doit être appliquée avec
sagesse, mais clairement de la même façon pour tout le monde. »

Contrairement à Didier Paillard, le maire communiste de Saint-


Denis, qui a annoncé le dépôt d’une plainte contre Le Figaro magazine
à la suite d’une enquête intitulée : « Molenbeek-sur-Seine. À Saint-
Denis, l’islamisme au quotidien », Philippe Moureaux a préféré
prendre la plume. Il a publié La Vérité sur Molenbeek pour répondre
aux accusations portées contre lui. « Je suis blessé par ces tombereaux
d’ordures que l’on tente de déverser sur ma commune. Je suis blessé »,
écrit-il en introduction. Il rappelle qu’il n’était plus aux affaires depuis
trois ans lorsque se sont produits les attentats de Paris.

Dans la salle des fêtes du parti socialiste de Molenbeek, située rue


des Quatre-Vents, non loin de la dernière cache de Salah Abdeslam,
l’ancien bourgmestre présente son livre, sa défense. La séance de
dédicaces montre que sa popularité et son influence restent intactes.
Des journalistes belges et étrangers sont présents au milieu de la
foule des militants. Quelques femmes, surtout jeunes, sont voilées.
Philippe Moureaux est venu en famille. Catherine Moureaux, sa
fille, est assise à ses côtés face à l’auditoire. Elle est députée régionale.
Elle prépare à Molenbeek la succession de son père. Prévenante,
attentive à chaque militant, Latifa Benaicha joue son rôle d’hôtesse et
d’épouse. En 2010, Philippe Moureaux, après avoir divorcé, a épousé
cette jeune femme de trente-cinq ans sa cadette, employée au cabinet
du chef du gouvernement régional bruxellois.

Il réfute les accusations de laxisme portées à son encontre. Pour


prouver sa bonne foi, il relate deux incidents, l’un lorsqu’une femme
avait refusé de lui serrer la main et l’autre qu’on appelle le scandale de
la « femme au niqab ». Cet épisode, plus grave, a provoqué l’attaque
du commissariat de police par le groupe Sharia4Belgium. En 2012,
Stéphanie Djato, surnommée « la femme au niqab », s’était rebellée
lors d’un contrôle de police dans la commune voisine de Jette. Elle
avait refusé d’enlever son voile intégral et avait blessé des agents. Les
militants fondamentalistes de Sharia4Belgium étaient alors revenus à
la charge à Molenbeek. Un de ses anciens adjoints toujours en fonction
se souvient de cette journée d’émeutes. Il qualifie de courageuse
l’attitude du bourgmestre.

La publication de La Vérité sur Molenbeek suscite la polémique.


Une phrase en particulier : « La seule chose dont je suis certain, c’est
que, placé au cœur de la société molenbeekoise, j’aurais été informé du
séisme qui se préparait. » Invité par Pascal Vrebos, le chroniqueur de
l’émission politique dominicale de RTL-TVI, à commenter cette
phrase, Charles Michel, le Premier ministre, répond : « Plus personne
n’est dupe de l’immense responsabilité de Philippe Moureaux. »
Les familles des victimes des attentats du 13 novembre sont
choquées par les propos de l’ancien bourgmestre. Samia Maktouf,
l’avocate franco-tunisienne de plusieurs familles, de passage à
Bruxelles le 31 mars 2016, nous confirme qu’elle a déposé non
seulement plainte contre la Belgique mais aussi une demande
d’audition de Philippe Moureaux : « Il s’est promené d’un plateau à
l’autre pour expliquer qu’il n’a pas de responsabilité. Monsieur
Moureaux, vous avez une lourde responsabilité morale, une lourde
responsabilité politique. »
Le 24 mars, soit deux jours après les attentats de Bruxelles, l’ancien
bourgmestre est sur le plateau de France 2 pour une spéciale de « Des
paroles et des actes ». Le présentateur, David Pujadas, lui pose cette
question au cœur de la responsabilité politique des élus en charge des
banlieues et quartiers sensibles : « Niez-vous avoir sous-traité la paix
sociale aux réseaux religieux de certains quartiers de Molenbeek ? »
Réponse : « Quand je suis arrivé à Molenbeek, la police était une
catastrophe. Je suis de gauche, très ouvert, mais ces quartiers
populaires ont droit à la sécurité. Je me suis battu pour qu’il n’y ait pas
de zone de non-droit. » Quand le présentateur lui demande s’il n’a pas
de regrets, il concède : « J’ai peut-être été un peu trop prudent en
matière de mixité scolaire. »
Khalil Zeguendi, un bloggeur, animateur du « Maroxellois »
(contraction de Maroc et bruxellois), militant laïc passé autrefois par le
parti socialiste, se souvient très bien ce soir-là de l’intervention de
Philippe Moureaux. « J’étais en colère, nous dit-il. J’ai ouvert mon
ordinateur et je lui ai écrit une longue lettre : “Tu déclares que tu as vu
monter à la fin de ton mandat des formes d’extrémisme que tu n’avais
pas connues auparavant. À la fin de ton mandat ? Comme pour dire
que durant vingt ans de règne stalinien et despotique, tu n’as rien vu
venir. Tes visites aux plus radicaux des Frères musulmans de la
mosquée Al Khalil ont commencé il y a plus de quinze ans. Tu avais
pour ami et confident l’imam Mohamed Toujgani, patron de ce lieu de
culte… Un imam qui ne pipe pas un mot de français ou de néerlandais.
C’est ce même imam qui préside aux destinées d’un obscur conseil des
théologiens auprès de l’Exécutif des musulmans de Belgique, qui a
refusé la prière de l’absent (des morts) à la mémoire des victimes des
attentats de Bruxelles… parce qu’elles sont mécréantes, a-t-il dit (…)
J’accuse Philippe Moureaux d’avoir chargé ces mosquées de veiller à
assurer la paix des rues à Molenbeek et de leur avoir, en échange, livré
l’encadrement et l’embrigadement rigoriste des enfants musulmans et
permis aux imams de sa commune d’imposer le port du foulard aux
femmes et aux filles molenbeekoises.” »

Dans sa commune, le bourgmestre est le seul maître à bord. Il ne


supporte pas la contradiction ou la mise en lumière de ses pratiques
paternalistes et complaisantes.
Frédéric Deborsu, un journaliste de la RTBF (la télévision publique
francophone), l’apprit à ses dépens. Au printemps 2012, quelques mois
avant les élections municipales, il consacre un magazine à la montée
de l’islam. La réplique est violente. Sur les antennes de Maghreb TV,
une web TV locale, Philippe Moureaux s’en prend au journaliste : « Ce
n’est pas parce qu’il y a quelques personnes qui ont des
comportements que nous n’aimons pas que l’on peut condamner toute
une population ! L’antisémitisme a fait un moment ses succès sur ce
genre de méthodes. C’est comme ça que Goebbels essayait d’attaquer
les juifs, comme maintenant, certains attaquent les musulmans. Les
journalistes ont manipulé l’information. Je constate donc que je n’ai
servi que de faire-valoir à des racistes et à des islamophobes. »
Nos interlocuteurs, en nous rappelant cet incident, nous font aussi
part du profond malaise suscité par la référence à Goebbels. Ils
n’accusent pas Philippe Moureaux, le père de la loi belge contre le
racisme, mais ils observent un climat d’antisémitisme largement
répandu et entretenu par les prêcheurs de haine, les télévisions
satellitaires qui sont allumées dans les foyers en permanence et
certains mouvements de gauche. C’est sous son mandat que les petits
commerçants juifs de la rue du Prado et de la chaussée de Gand ont dû
renoncer à leurs affaires à Molenbeek.

Un événement passé inaperçu à l’époque témoigne de ce climat. En


mars 2013, alors qu’il avait perdu son poste de bourgmestre, Philippe
Moureaux est invité par la section locale de son parti à prendre part à
un débat intitulé : « Et si on parlait librement et sereinement du
sionisme ? » Pour illustrer la conférence, le caricaturiste Zéon, un
dessinateur connu pour ses positions néofascistes et négationnistes,
selon le Centre communautaire laïc juif de Bruxelles, avait remis un
projet d’affiche montrant un juif sanguinaire, mi-religieux, mi-
militaire, dominant le monde. Finalement, la conférence a été annulée.
Quelques jours plus tôt, un député régional issu du parti socialiste de
Molenbeek avait sur Twitter insulté et traité d’« ordure sioniste »
l’expert en contre-terrorisme Claude Moniquet. L’accumulation de ces
faits révèle selon le sénateur libéral Alain Destexhe « la faillite de la
politique que Philippe Moureaux aura menée pendant vingt ans à
Molenbeek (…) Son silence coupable face à la montée de l’islamisme
et sa promotion du modèle communautariste auront engendré le retour
des pires préjugés et stéréotypes antisémites ».

Dans un entretien accordé à Maghreb TV, Philippe Moureaux


commente le 17 janvier 2015 les attentats qui ont frappé Charlie
Hebdo et l’Hyper Cacher. Le Centre communautaire laïc juif dénonce
des propos douteux. Philippe Moureaux affirme que « des gens ont
intérêt à diviser (…) Ces gens, vous en retrouvez à beaucoup
d’endroits malheureusement. Vous avez d’abord une contagion du
problème du Moyen-Orient, du problème israélo-palestinien qui fait
que certains ont intérêt à exacerber les animosités ici comme une sorte
de reflet de ce qui se passe là-bas ». Et d’ajouter : « Vous me direz que
vous pouvez trouver cela des deux côtés. Mais il est évident qu’en
Occident, c’est surtout essayer de répandre la haine de l’arabe pour
justifier la politique de l’État d’Israël, politique qui me paraît
inacceptable. »

Alexandre Laumonier, l’anthropologue français qui nous avait


raconté son déménagement dans une commune voisine pour échapper
à l’atmosphère oppressante du quartier historique de Molenbeek, n’a
pas lu le livre de son ancien bourgmestre. Il est déçu par ses
interventions dans de nombreux médias : « C’est triste pour les
victimes des attentats à Paris et à Bruxelles (…) Très clairement, il a
été le maire de cette commune pendant vingt ans. Il a fait en termes de
communautarisme ce qu’il fallait pour se faire élire. »

Plus de 1 500 ASBL ont été créées à Molenbeek. Parmi elles,


certaines n’avaient pas d’autre vocation que la vente du haschisch.
D’autres sont devenues des madrasas, des écoles de cours coraniques.
C’est surtout l’attribution des logements sociaux qui a permis de
mettre en place un véritable système clientéliste. La nouvelle majorité
locale, qui a éjecté Philippe Moureaux de son siège de bourgmestre en
2012, a commencé à répertorier les bénéficiaires de ces logements et
découvert les passe-droits. En janvier 2014, 45 personnes ont été
identifiées. Alors que 2 000 personnes attendaient un logement social,
certaines disposaient depuis plus de vingt ans de cet avantage réservé
aux plus pauvres. Il ne faut pas aller bien loin de l’administration
communale pour s’en rendre compte. Sur la place communale, un
appartement de 145 mètres carrés est loué pour 450 euros par mois à
une personne aux revenus annuels net de plus de 100 000 euros : « Ces
éléments étaient connus par les services qui n’ont malheureusement
pas été suivis par les échevins (les adjoints au maire). Les bénéficiaires
vivaient dans ces logements alors qu’elles dépassaient très largement
les revenus du logement social et qu’elles avaient largement de quoi se
loger dans le privé », explique Karim Majoros, l’échevin en charge des
logements sociaux communaux.
L’exemple le plus édifiant est celui de la famille Abdeslam. Le
numéro 30, sur la place communale, est devenu l’adresse la plus
médiatisée dans le monde. Les parents de Salah et Brahim Abdeslam
avaient bénéficié d’un appartement social de la commune en 1998. Le
bourgmestre avait été sensible à la situation des parents qui avaient
perdu leur appartement parce que l’aîné, Brahim, y avait mis le feu.
Depuis les attentats, la famille Abdeslam, soucieuse de retrouver sa
tranquillité, a obtenu l’autorisation de déménager dans un logement
social plus discret.

D’arrangements en petits accommodements, Molenbeek-Saint-Jean


devient une commune hors-la-loi. Un rapport adressé au procureur du
Roi en 2011 témoigne de l’impuissance de la police locale et de la
corruption des employés municipaux, dans l’attribution des places
d’exposants lors du marché hebdomadaire. Les vendeurs comme les
clients sont presque tous belgo-marocains. Les policiers locaux
dénoncent la complicité du service municipal en charge de la gestion
du marché et, par peur de provoquer une émeute, renoncent à effectuer
les contrôles.
L’emploi assure aussi la réputation de Philippe Moureaux. Des
candidats éconduits à des petits postes de fonctionnaires nous ont
raconté comment il fallait s’y prendre pour avoir des chances d’être
retenus. Ils évoquent une discrimination à l’envers.

Encore une fois, les Abdeslam n’échappent pas à la règle du coup de


pouce. Mohamed a brièvement été interpellé dans les heures qui ont
suivi les attentats de Paris. Relâché, il a ouvert les portes de
l’appartement familial pour affirmer son innocence et il a prétendu que
son frère Salah « avait sauvé des vies en ne se faisant pas sauter à
Paris ». Le 13 avril 2016, le conseil communal l’a limogé sans
procéder à un licenciement pour faute grave. Mohammed Abdeslam
s’était mis en congé de maladie depuis les attentats. Philippe
Moureaux l’avait engagé en dépit de son passé judiciaire qu’il dit ne
pas avoir été en mesure de vérifier puisque sa condamnation était
postérieure à son engagement. Mohammed Abdeslam avait fait partie
en 2005, alors qu’il avait 18 ans, d’un gang des détrousseurs de
cadavres. Il était ambulancier et selon l’enquête, il dirigeait la bande
des charognards. Il volait des cartes de banque, des téléphones
portables, des bijoux, des portefeuilles aux patients qu’il transportait
vers les hôpitaux. Au moment de sa condamnation en 2010 à deux ans
de prison avec sursis, la présidente du tribunal avait évoqué « un
homme particulièrement dénué de scrupule et de sens moral,
n’apercevant pas la lâcheté de son comportement ». Dans son livre,
Philippe Moureaux parle de Mohammed, dit Momo, « ce jeune garçon
que l’on avait engagé pour le sortir de la rue, qui avait toujours
travaillé correctement et s’était parfois montré un peu foufou mais à
l’opposé du profil de ceux qui sont susceptibles d’être radicalisés ».
Le portrait est cruel. Philippe Moureaux était le premier magistrat de
sa commune et, à ce titre, était responsable, souligne une personnalité
du parti socialiste, qui ajoute immédiatement qu’il serait toutefois
aussi injuste de ne pas pointer la part de responsabilité collective. La
libérale Françoise Schepmans, qui a succédé à Philippe Moureaux,
était son adjointe dans la majorité municipale précédente. À maintes
reprises au cours de nos entretiens, cette dernière a évoqué le déni qui
caractérisait son prédécesseur mais aussi le déni du monde politique
belge : « Au début des année 2000, quand j’attirais l’attention des
responsables de mon parti, le sujet n’intéressait pas. Avec quoi tu
viens ! me répondait Louis Michel, le père de l’actuel Premier
ministre. » La Belgique fermait les yeux et pensait que cette posture
allait l’immuniser contre ce mal qui grandissait.

En rupture avec le train de vie de son enfance, l’ancien maire de


Molenbeek dédaigne les signes extérieurs de richesse. Il habite un
appartement moyen, au cinquième étage d’un immeuble situé dans le
haut de Molenbeek. Cette partie de la commune a échappé à la
« ghettoïsation » du quartier historique. Les habitants se sont opposés à
sa politique de mixité sociale.
La décoration est davantage celle d’un homme né avant la guerre
que celle d’une jeune épouse d’origine marocaine.
L’homme est blessé par les attaques contre sa personne et
Molenbeek. Il parle longuement du contexte géopolitique, du Moyen-
Orient, du Maroc et du Rif, de l’histoire – son histoire – et du rôle
déterminant de l’Arabie Saoudite dans la propagation de l’islamisme.
L’islam était – reconnaît-il – un monde inconnu à l’arrivée des
premiers migrants. Comme dans son livre, il évoque, avec beaucoup de
respect, le soutien et les conseils prodigués par le très controversé
conférencier Tariq Ramadan. « Il peut nous aider à lutter contre le
radicalisme. »
8

LE THÉÂTRE DU MENSONGE

La plupart des procès de terrorisme en Belgique se tiennent dans une


salle du tribunal correctionnel de Bruxelles. Après avoir traversé
l’imposant hall du palais de justice, il faut descendre quelques marches
avant de décliner son identité au sous-sol et passer par une fouille
approfondie. Là, un policier note consciencieusement l’identité de qui
veut pénétrer dans la salle d’audience.
Les caméras sont priées de rester en dehors du tribunal, chaque
inculpé ayant le droit de refuser d’être filmé ou photographié. Mais les
équipes de télévision et les photographes peuvent filmer brièvement la
salle au moment où les juges s’y installent, avant que les détenus ne
soient amenés.
Beaucoup ignorent que la grande fresque qui se trouve derrière les
juges est particulièrement symbolique dans ces procès où il n’est
question, dans l’esprit enflammé de certains inculpés, que de djihad
global devant s’étendre jusqu’à l’Al-Andalus, l’ancien territoire
dominé par les musulmans au sud de l’Europe.
Il s’agit d’un tableau sur toile du peintre belge Émile Wauters (1846-
1933), qui mesure 6,85 sur 7,80 mètres. Wauters, qui avait vécu
quelques années à Paris, était le fils d’un ancien greffier de la Cour de
cassation. Dans ce tableau, prêté par le musée des Beaux-Arts de
Bruxelles, on voit monté sur son cheval le maréchal Sobieski, roi de
Pologne et grand-duc de Lituanie, devant les portes de Vienne en 1683.
Il venait de battre les troupes de l’Empire ottoman. Cette victoire des
troupes catholiques marqua le début du déclin de l’Empire ottoman. Le
pape de l’époque déclara que Sobieski était « le sauveur de Vienne et
de la civilisation occidentale ».
Le hasard veut qu’Émile Wauters soit aussi l’auteur du grand
Panorama du Caire qui décorait le pavillon mauresque du parc de
Cinquantenaire et qui a disparu lors de l’aménagement de la Grande
Mosquée du Cinquantenaire.
Le tribunal correctionnel de Bruxelles est comme une famille qui se
retrouve à chaque procès depuis les attentats du 11 septembre 2001, à
partir desquels s’est accéléré le démantèlement d’innombrables filières
belges vers le terrain du djihad, de l’Afghanistan à la Syrie, en passant
par la Somalie et l’Irak. Cent quarante-quatre condamnations en
matière de terrorisme y ont été prononcées en dix ans, du début 2006
au début 2016.
D’autres procès ont lieu à Anvers, Liège, Termonde, Malines ou
Charleroi, mais Bruxelles reste l’épicentre d’une activité judiciaire qui
est allée croissante depuis le début de la guerre en Syrie. De 13
décisions rendues dans l’ensemble du pays en matière de terrorisme en
2012, on est passés à 117 en 2015. Cette année-là avait été
particulièrement prolifique avec le démantèlement de la filière de
Sharia4Belgium à Anvers (44 condamnations) et de celle de Zerkani à
Bruxelles (29 condamnations).
Juges, avocats, journalistes se retrouvent à Bruxelles dans un
véritable théâtre du mensonge où les djihadistes démentent avec
aplomb ce que les écoutes téléphoniques, malgré le langage codé, les
courriels interceptés et les comptes bancaires épluchés prouvent avec
pertinence.

Nous sommes en octobre 2007. La filière qui a amené Muriel


Degauque, une jeune catholique belge, à se faire exploser deux ans
plus tôt en Irak, est sur le banc des accusés. On y retrouve les Soughir.
Un sacrée famille. Le père tunisien avait été expulsé de Belgique en
1992 pour ses accointances avec les services secrets libyens. Ce
professeur d’arabe et de religion islamique, inscrit comme indigent
dans sa commune de Schaerbeek, avait neuf enfants, deux voitures et
une maison. Il percevait une rente mensuelle des Libyens. La police
perdra la trace des fils, qui réapparaissent ici.
Il y a aussi sur le banc des accusés Nabil K., 32 ans. Ses explications
sont cohérentes, quoique extravagantes. En gros, ce Molenbeekois est
accusé d’avoir été l’un des personnages clés de la filière. Selon la
Sûreté de l’État, qui l’a épinglé bien avant que Muriel Degauque ne se
fasse exploser en Irak, il est proche des Frères musulmans. Et il aurait
perdu son emploi de « steward » dans une commune bruxelloise, parce
qu’il en profitait pour faire du prosélytisme.
Mais l’homme, chemise à carreaux et barbe finement taillée, sait
parler. S’il est allé en Syrie, pays de transit vers l’Irak en 2004, c’est
pour y faire des affaires immobilières. « J’avais entendu qu’on pouvait
y acheter des appartements à 10 000 dollars », dit-il au président du
tribunal, Pierre Hendrickx. S’il participe à un chat sur MSN avec deux
autres inculpés, c’est « par hasard ». Si, sur ce même chat, Kotob, mort
plus tard en Irak, lui promet des vierges au paradis, c’est que celui-ci
l’invite à s’établir sur une terre d’islam. Et s’il traite – dans une
conversation captée sur son portable à l’aéroport de Zaventem – les
chrétiens et les Juifs de « fils de cochons », il trouve que ce n’est pas
« pertinent » dans le cadre du procès.
L’inculpé, qui est accusé de faire partie d’un groupe terroriste, a
réponse à tout. Et il s’énerve même quand le président le questionne
sur son séjour d’un mois en Inde en août 2005. Nabil K. y allait, dit-il,
pour retrouver une jeune fille de la Réunion dont il avait fait la
connaissance sur un site de rencontre. L’affaire fut un fiasco, et
l’homme fut suivi dès son arrivée par des agents secrets indiens à
moto, du moins l’affirme-t-il. « Cela prouve que je n’ai rien à voir
avec le terrorisme. Tout le monde me suit partout, et il n’y a rien », dit-
il.
Le procès montre aussi un fait récurrent dans les affaires de
terrorisme en Belgique : que ses inculpés profitent largement des
allocations de chômage et voyagent malgré tout intensivement. « Vous
avez le même syndrome que les autres inculpés, lui dit le président
Pierre Hendrickx. Quand vous êtes au chômage, vous devenez de
véritables globe-trotters ! » Et pas aux moindres frais : quand l’inculpé
part chercher l’âme sœur à New Delhi, il dispose d’un billet d’avion à
retour « open », soit l’une des plus chères formules de prix,
correspondant généralement à la classe business. Il va aussi deux fois
en Arabie Saoudite, en 2004 et en 2005. Nabil K. sera condamné, en
appel, à trois ans avec sursis.
Le mensonge est tellement généralisé que le 9 mai 2016, lorsque
débute le procès de l’attentat déjoué par la police belge à Verviers, en
janvier 2015, considéré comme la matrice des attentats de Paris et de
Bruxelles, le président Hendrickx, toujours lui, avertit les prévenus sur
un ton paternel. « On ne peut pas vous punir si vous dites des
mensonges… Maintenant, vous êtes de grands garçons… Ce n’est pas
toujours la meilleure façon de se défendre. »
Mené quelques semaines après les attentats de Bruxelles, le procès
révèle l’état de préparation de la cellule franco-belge dès le mois de
novembre 2014, quand elle est mise sous surveillance par la Sûreté de
l’État. Elle combine des djihadistes venus de Syrie, sous la
coordination d’Abdelhamid Abaaoud bloqué en Grèce, et des petits
malfrats habitant, pour l’essentiel, à Molenbeek. Quand les policiers
ont fait irruption dans leur cache de la rue de la Colline à Verviers, le
15 janvier 2015, ils découvrent un véritable arsenal : trois fusils
mitrailleurs, quatre armes de poing, des vestes, casquettes et cravates
de policiers, une housse de gilet pare-balles, entre 500 et 600
cartouches, six talkies-walkies, une somme de 5 050 euros, des
produits chimiques ainsi qu’un petit manuel, partiellement consumé,
qui indique comment fabriquer du TATP, l’explosif des djihadistes de
l’État islamique. « Il y avait là de quoi faire six kilos de TATP, une
bombe énorme », dit le président du tribunal.
La cour juge que la cellule a projeté de commettre un attentat de
grande ampleur en Belgique, probablement déjà contre l’aéroport de
Zaventem. Car, dans l’un des GSM d’Abaaoud retrouvé à Athènes,
figurent des croquis sommaires montrant, au niveau du hall des
arrivées, un personnage poussant un chariot à bagages alors qu’à
distance, patiente un taxi. Les mots « bombe » et « Zaventem » sont
écrits sur les dessins.
Deux djihadistes sont abattus par la police belge, aidée du GIGN.
L’un d’eux crie, avant de s’écrouler : « Il n’y a pas d’autre Dieu que
Dieu ! » C’est la profession de foi en l’islam.
Le troisième djihadiste n’est que légèrement blessé à Verviers et est
arrêté.
Lors de son procès, le rescapé, Marouan El Bali, surnommé « le
Gros », reconnaît être allé à Aix-la-Chapelle et à Lille pour chercher
les deux djihadistes qui reviennent de Syrie. Mais passé ce moment de
franchise, il s’enferme vite dans des dénégations et brode des histoires
à dormir debout. « Je ne m’y connais pas en armes », assure aux juges
cet ancien garde de sécurité. Le frère d’Abaaoud, Yassine ? « C’était
un petit du quartier » de Molenbeek avec lequel il ne frayait pas.
Pourtant, l’enquête prouve qu’il a utilisé le téléphone portable du
gamin.
Le président : « Vous n’êtes pas le Gros ? »
Lui : « Gros… Tout le monde s’appelle gros ! »
Habitués à défier les policiers de leur quartier d’enfance et se
sachant probablement écoutés, les djihadistes utilisent un langage codé
que les enquêteurs décryptent laborieusement. Ainsi, dans la cellule de
Verviers, une « Golf » est une kalachnikov. Un « métal avec deux
pieds » est un fusil avec deux chargeurs. Une « blonde » est une arme
russe. Et du « jus », selon le tribunal, est l’acide chlorhydrique qui
manquait aux futurs terroristes pour fabriquer l’explosif. Ils changent
de téléphone pour brouiller les pistes. Les policiers doivent s’y
reprendre à trois fois pour retrouver les communications entre la
cellule et leur coordinateur à Athènes, Abaaoud.
Malgré son casier judiciaire vierge, Marouan El Bali est condamné à
seize ans de prison.
Rare défaite pour son avocat, Me Sébastien Courtoy, qui a dans le
passé fait libérer sept personnes inculpées comme « dirigeants
terroristes ».
« Le juge Hendrickx tend la main à ceux qui peuvent changer et est
très dur avec les autres, nous disait-il avant ce jugement. La peine
dépend à la fois de ce que vous avez fait et de votre attitude. » À ses
clients, l’avocat conseille de dire la vérité, ou en tout cas, une partie.
« Moi je leur dis : si tu respectes le juge, le juge va te respecter.
Souvent la réalité est moins dégueulasse que le mensonge. » Par cette
tactique, qui n’est pas toujours suivie par ses clients, il affirme obtenir
80 % d’acquittements.
La pratique du mensonge dans les procès de terrorisme reflète la
culture de bande dans laquelle beaucoup de prévenus ont vécu. C’est
en tout cas l’avis d’un procureur qui a une longue expérience de ces
procès. « L’appartenance au groupe est plus importante que le
comportement individuel, explique-t-il. Il est très difficile de dire je ne
suis pas d’accord. Même s’ils ne sont pas d’accord, ils ne dénoncent
pas. » Un enquêteur voit « des liens de sous-culture » à travers
l’omerta qui règne « dans la famille et dans le quartier ».
L’avocat Courtoy estime que les cartes sont tronquées dans un
procès de terrorisme car le « système » est à la fois juge et partie.
Défendre un homme soupçonné de terrorisme est « de la pure
adrénaline », confie-t-il au quotidien La Dernière Heure. « Elle peut se
résumer en une lutte entre le système et l’individu. Dans les affaires de
droit commun – meurtres, viols, etc. –, le système est l’arbitre entre la
victime et l’auteur. En matière de terrorisme, le système est lui-même
la victime. Et il ne peut plus vraiment en être l’arbitre. »
Selon lui, les jugements sont devenus beaucoup plus sévères quand
l’État islamique a pris le contrôle de vastes territoires en Irak et en
Syrie et s’est ensuite retourné contre des pays qui participaient à la
coalition internationale pour l’en déloger. Au début de la guerre
syrienne, plusieurs de ses clients sont partis presque la main sur le
cœur. « L’un de mes clients a pris sa tente, avec ses copains, pour
bivouaquer. Quand il est arrivé, on lui a dit : on vit dans des palais ici !
Il est revenu de Syrie en 2013. Il a été intercepté à Zaventem,
interrogé, puis relâché après vingt minutes. » Son client est toutefois
reparti en Syrie au début de l’année suivante et a été arrêté à la
frontière turque. L’homme a finalement été libéré, sous conditions, en
2015 par la chambre des mises en accusation de Bruxelles.

Me Courtoy fait partie de la bonne dizaine d’avocats belges qui


trustent les clients suspectés de terrorisme. C’est un pénaliste
redoutable, acharné au travail, mais aussi controversé tant il finit, à la
manière de Jacques Vergès, par se ranger du côté de ses clients. Il a été
témoin au mariage de l’une des filles de Cheikh Bassam et a fait le
signe de la quenelle avec Dieudonné, un autre de ses clients.
Formé au collège Saint-Michel, l’école des jésuites de Bruxelles,
puis en droit aux universités de Saint-Louis et de Louvain-la-Neuve, il
sait exploiter la moindre faille de procédure et tout manquement du
parquet à prouver des actes préparatoires ou l’intention de commettre
un délit. Il a ainsi fait libérer en 2013 un Bruxellois chez qui on avait
trouvé tout le matériel pour cultiver 1 100 plants de cannabis, mais pas
le moindre gramme de haschisch. L’homme, avait-il plaidé, avait été
pris de remords et avait renoncé à faire cette culture illégale.
Défenseur de Mehdi Nemmouche, accusé de la tuerie du Musée juif
de Bruxelles, Sébastien Courtoy est persuadé que l’ex-djihadiste est
innocent et qu’il paie pour un autre, qui a pris la fuite. Il en veut pour
preuve que les images de surveillance du musée montrent un assaillant
portant des lunettes noires et qu’il n’y a pas de traces d’ADN de
Nemmouche sur les lieux. « La veille de l’attentat, Nemmouche était à
Molenbeek, chez un dentiste tunisien, à chercher un emploi », affirme-
t-il. L’attentat n’a jamais été revendiqué par Daech.
Sven Mary, Nathalie Gallant, Didier De Quevy, Xavier Carrette,
Dimitri de Béco, Virginie Taelman, Carine Couquelet, Steve Lambert,
Mehdi Abbes, Olivier Martins sont d’autres ténors du barreau
bruxellois qui tentent de défendre des inculpés de plus en plus
indéfendables aux yeux de l’opinion publique. Ce sont eux qui
s’expriment à la télévision, les magistrats de l’antiterrorisme restent
dans l’ombre.
« J’en ai marre du terrorisme, reconnaît Me Gallant. La pression est
énorme. En même temps, il vaut mieux que les avocats dans ces procès
aient les épaules larges. »
Car il faut, souvent en un temps record, plonger dans des dossiers
complexes, s’apprêter à de longues procédures et parfois, recevoir un
courrier de menaces de mort. À Bruxelles, le dossier des attentats de
Paris fait 90 cartons. Les avocats de la défense ont dû le consulter en
48 heures avant la comparution de leur client devant la chambre du
conseil, la juridiction belge qui, notamment, se prononce sur la
détention préventive d’un prévenu tous les mois. Résultat : une course
effrénée dans le palais de justice avant d’arriver devant un juge qui est
lui-même débordé.
Contrairement à la croyance populaire, les avocats spécialisés en
matière de terrorisme ne roulent pas sur l’or. Certains clients ne paient
pas, d’autres sont soutenus par des comités qui organisent des
collectes, rares sont ceux qui peuvent sortir les liasses de billets
comme dans le crime organisé. Les tarifs pour un procès varient de
2 500 à 10 000 euros, selon la durée des affaires. « Mes clients me
paient toujours, raconte une avocate. Mais je fais de la justice sociale.
À ceux qui sont impliqués dans les fraudes fiscales, je demande plus.
Ils paient pour les autres. »
Avocats débordés, justice débordée.
Le 7 juin 2016, les magistrats du pays ont différé le début de leurs
audiences pour protester contre l’état lamentable dans lequel se trouve
la justice belge. La rigueur budgétaire imposée par les différents
gouvernements a affaibli davantage cette institution qui n’a jamais
réussi à se moderniser, principalement à Bruxelles. Des audiences sont
supprimées, faute d’effectifs. Des interprètes ne sont pas payés. Des
infractions ne sont plus poursuivies. En sus, les policiers ont fait grève,
retardant ou écourtant des procès de terrorisme car les détenus ne
pouvaient pas être amenés au palais de justice.
Quelques mois avant les attentats de Paris, le Conseil consultatif de
la magistrature, organe représentatif de l’ensemble des magistrats de
Belgique, soulignait que le budget alloué à la justice correspondait en
Belgique à 0,7 % du PNB (produit national brut), en deçà de la
moyenne des pays de l’OCDE (2,5 %) et de la plupart des pays
environnants (4 %).
Il est vrai que la justice à Bruxelles a hérité d’un encombrant palais,
qui a la réputation d’être le plus grand bâtiment construit au cours du
e
XIX siècle. Conçu en 1862 et inauguré vingt ans plus tard, l’imposant
édifice de l’architecte Poelaert est comparé par l’Unesco aux
Parlements de Londres et de Budapest ainsi qu’à l’hôtel de ville de
Vienne. Un projet de rénovation est en cours, mais il tarde. Des
échafaudages ont été placés il y a si longtemps pour éviter les chutes
de pierres qu’il a fallu les rénover en 2015.
C’est dans le dédale de ses couloirs, au bas de ses ascenseurs
antédiluviens et à l’intérieur de ses salles sans fenêtres, que la
Belgique juge ses djihadistes, devant la presse internationale.
*

Non loin de là, dans un bâtiment anonyme, neuf juges du parquet


fédéral travaillent dans de meilleures conditions, mais à la limite du
burnout. Nous rencontrons l’un d’eux, qui n’a pris que trois jours de
congés en neuf mois. Les dossiers s’empilent sur son bureau, les
classeurs s’étirent sur les étagères, les diagrammes des réseaux
terroristes belgo-français sont épinglés au mur. Avant la création du
parquet fédéral, explique-t-il, le terrorisme était placé sous la
responsabilité d’un seul juge spécialisé dans le grand banditisme. Mais
depuis quelques années, et surtout depuis 2013, les dossiers deviennent
pléthoriques. Une cinquantaine de dossiers étaient ouverts en 2008.
Plus de 310 l’ont été en 2015.
Les magistrats de l’antiterrorisme belge ont été placés sous une
pression considérable après les attentats de Paris. Des milliers
d’informations sont arrivées jour et nuit. « Quand on regarde en arrière
des attentats, tout tombe en place, dit-il. Mais avant, ce n’étaient que
des morceaux de puzzle. Pour chaque information, il faut partir du pire
scénario. Parfois, cela se dégonfle et cela ne mène à rien. »
Le parquet fédéral centralise toutes les enquêtes, et à ce titre, a été
confronté à des centaines de questions des médias belges et
internationaux. Deux juges ont assuré à tour de rôle l’information à la
presse.
Le rôle des médias fut « catastrophique », tranche le juge. « Nous
avons dû gérer autant les fuites que le danger. L’information donnée à
Paris qu’on avait retrouvé l’ADN de Salah Abdeslam nous a obligés à
avancer d’un jour l’opération pour l’attraper à Molenbeek. Il a fallu le
faire un vendredi, entre deux écoles et en pleine rue. »
Un média belge disposait de la même information, mais l’a gardée
pour lui afin de ne pas perturber le cours des opérations. Mis en cause,
l’hebdomadaire français a rétorqué qu’« il arrive parfois que la police
ou les enquêteurs nous demandent de retarder la publication d’une
information pour ne pas mettre en péril une enquête ou une opération
en cours. Cela n’a pas été le cas. Et si cela l’avait été, nous aurions
sans aucun doute pris en compte cette demande, comme il nous est
arrivé de le faire à plusieurs reprises depuis les attentats du 13
novembre ».
Il n’y a pas que les médias français qui ont été accablés de
reproches. Le jour de la capture d’Abdeslam, la télévision privée
flamande avait positionné un camion de transmission en direct à
proximité du lieu de l’intervention, avant l’arrivée des forces de
l’ordre… De même, les enquêteurs et juges reprochent à un quotidien
belge d’avoir diffusé les photos des deux frères El Bakraoui au
lendemain de l’assaut donné par la police à la planque de Forest. Selon
eux, la diffusion de ces photos a contribué à accroître le sentiment de
panique au sein de la cellule djihadiste. Ce serait ce sentiment de
panique, décuplé par les progrès de l’enquête, qui a décidé les
terroristes à commettre un double attentat le 22 mars à Bruxelles plutôt
qu’en France.
« Les photos des Bakraoui… Nous pensons que c’est un paramètre
qui a accéléré le passage à l’acte, avance un haut responsable politique
belge. Ce n’est pas le seul. Nos enquêteurs fermaient les planques les
unes après les autres. Ils fermaient la logistique des terroristes. Ceux-ci
étaient pris au piège. »
« Est-ce sain, utile, que le public connaisse en temps réel le rapport
d’une enquête ? Non. Tout le monde doit se mettre en question. Les
médias comme la police », a réagi un mois plus tard le commissaire
Alain Grignard, conscient que les fuites venaient en grande partie des
rangs de la police.
Les journalistes français dépêchés à Bruxelles après les attentats du
13 novembre ont été très surpris que le parquet fédéral ne donne à la
presse que des informations minimales sur l’enquête. Pendant des
semaines, les rédactions ont reçu de la justice belge des communiqués
qui confirmaient des faits révélés ailleurs et qui se terminaient souvent
avec cette phrase décourageant tout coup de téléphone : « Aucun autre
renseignement ou précision supplémentaire ne sera donné dans
l’intérêt de l’enquête. »
En Belgique, le juge d’instruction, indépendant du pouvoir
politique, maintient un secret quasi total sur son enquête dans la
crainte que sa procédure soit remise en cause devant le tribunal. En
France, le procureur de la République peut livrer à la presse certains
éléments factuels. Il peut « rendre publics des éléments objectifs tirés
de la procédure, ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé
des charges retenues contre les personne mises en cause », affirme le
code de procédure pénale français. De plus, sa fonction est hybride car
il est à la fois magistrat et agent du pouvoir exécutif.
Cette disparité a eu pour conséquence d’avoir deux politiques de
communication pour une seule affaire. Des pans entiers de l’enquête
belgo-française se sont retrouvés dans les mains de journalistes
français. « Quand nous avons vu qu’on avait plus d’informations à
Paris qu’à Bruxelles, nos journalistes sont revenus en France »,
explique le correspondant d’un média français à Bruxelles.
Devant la commission d’enquête à l’Assemblée nationale, François
Molins a reconnu que la collaboration et l’échange d’enquêteurs entre
les deux pays a très bien fonctionné « jusqu’au blocage des relations
survenu en raison des fuites parues de façon répétée dans la presse
française qui ont fortement contrarié les autorités belges et même mis
en danger les actes d’enquête ». L’équipe commune d’enquête
permettait aux Français d’avoir accès rapidement aux écoutes
téléphoniques, aux auditions et aux images de vidéosurveillance
réalisées par les Belges. Mais les juges d’instruction belges ont fini par
hésiter à transmettre des informations, surtout des auditions, car elles
se retrouvaient le lendemain dans la presse française. « Il n’y a pas eu
de suspension officielle, dit-on au parquet fédéral, mais une certaine
réticence. »
Œil pour œil, dent pour dent ? Quatre jours avant sa publication
officielle, la chaîne de télévision publique belge, la RTBF, coiffe sur le
poteau les médias français et dévoile sur son site internet l’intégralité
du rapport rédigé par la commission d’enquête parlementaire en
France. Et le parquet belge, débordé par une tâche à laquelle il n’était
pas préparé, annonce quelques jours plus tard qu’il est à la recherche
d’un porte-parole ayant au moins cinq ans d’expérience dans le
journalisme ou la communication.
9

LA BELGIQUE, UN ÉTAT DÉFAILLANT ?

Molenbeek est le symptôme d’un mal plus profond, celui d’un État
belge dont les ressources n’ont pas cessé d’être réduites depuis
quarante ans au nom de la décentralisation, celui d’une ville,
Bruxelles, qui n’a jamais été aimée, ni par les Wallons, ni par les
Flamands, celui d’un pays provincial, divisé en baronnies, qui abrite
pourtant les deux organisations les plus importantes pour l’Europe,
l’Union européenne et l’Otan.
Depuis les attentats de Paris, des éditorialistes de renom se sont
attaqués à la « petite Belgique » – et ils n’ont pas tout à fait tort.
Le Monde a dénoncé « une nation sans État », appelant les Belges
« à se ressaisir ». Le site américain en ligne Politico.com, en balayant
toute l’histoire du pays, a décrété que la Belgique était un « État
défaillant ». The Economist a tempéré ses collègues : « Il est temps
d’arrêter de critiquer la Belgique. Une grande partie de l’Europe se
trouve dans le même bateau. »
Peut-être la remarque la plus dure est venue de l’éditorialiste du
New York Times, Roger Cohen, qui a jadis travaillé à Bruxelles pour
l’agence Reuters. « Les djihadistes adorent le vide, comme le
démontre la Syrie, écrit-il le 11 avril 2016. La Belgique comme État, et
la Belgique comme cœur de l’Union européenne, sont ce que l’Europe
peut offrir de plus proche du vide aujourd’hui. »
L’éditorialiste n’évoque pas le dynamisme culturel de Bruxelles, ni
l’art de vivre et l’esprit d’entreprise des Belges, mais l’émiettement
des institutions du pays : trois régions (Wallonie, Flandre et Bruxelles-
Capitale), trois communautés (française, flamande et germanophone),
six Parlements, 463 députés et 60 sénateurs pour un peu plus de 11
millions d’habitants, le tout coiffé par un État fédéral faible.
« La Belgique ne fonctionne pas, souligne Roger Cohen, et ce
dysfonctionnement trouve son expression la plus puissante dans sa
capitale, où la géographie flamande et la culture française ne s’alignent
pas. »
Symbole du surréalisme qui règne dans le pays, Bruxelles est la
capitale de la Flandre, mais près de 90 % de ses habitants font leurs
actes administratifs… en français. Champions de la plomberie
institutionnelle, les Belges ont inventé des dizaines de comités de
coordination pour tenter de coordonner le pays, après six réformes
constitutionnelles qui ont largement affaibli l’État fédéral. Rien qu’à
Bruxelles, les domaines communautaires sont gérés entre
francophones et néerlandophones par des commissions au nom aussi
exotique que la CCC (Commission communautaire commune), la
COCOF (Commission communautaire française) ou la VGC (Vlaamse
Gemeenschapscommissie, en néerlandais) dont la grande majorité des
Belges n’ont jamais entendu parler.
Bruxelles s’est développée comme une ville américaine, ses classes
moyennes et bourgeoises quittant progressivement la ville à partir des
années 1960 pour s’installer dans la grande banlieue. Et chaque matin,
des milliers de navetteurs y reviennent dans ses rues venant du Brabant
wallon et du Brabant flamand, et de plus loin encore. Cette réalité
sociologique d’une ville qui a grandi au fil des décennies, la Flandre
n’a jamais voulu la reconnaître, l’enfermant au contraire dans une
ceinture verte et institutionnelle, tandis que la Wallonie installait sa
capitale à Namur. La scission de la province du Brabant, au centre
duquel se trouve Bruxelles, encouragée par les partis catholiques et
socialistes, a définitivement consacré en 1993 la division linguistique
de l’hinterland bruxellois.
« Bruxelles n’a jamais été aimée par la Flandre et la Wallonie,
regrette Françoise Schepmans, la bourgmestre de Molenbeek. On a
essayé de la gérer plutôt institutionnellement qu’économiquement.
Ah ! si on avait gardé le Brabant ! »
La capitale belge a conservé une structure de communes – dix-neuf
– où chaque bourgmestre veille sur ses élus et ses prérogatives. Il faut
des semaines de coordination pour régler les feux de signalisation à un
carrefour si la route est régionale et qu’elle croise une voirie
communale. Six zones de police existent alors qu’il n’y en qu’une à
New York.
Chaque commune disposant d’un nombre assez élevé de logements
sociaux, notamment à Molenbeek où 12 % de l’habitat dépendent du
pouvoir communal, une population pauvre s’est fixée à Bruxelles et
jouxte dans certains quartiers les plus nantis qui travaillent dans les
institutions européennes. Contrairement à Paris, où les quartiers riches
se trouvent au centre de la ville, à Bruxelles, ce sont les plus
défavorisés qui y habitent et, de plus en plus, des jeunes Belges,
Européens et migrants du monde entier qui apprécient la vie
bruxelloise et y trouvent au centre des loyers abordables.
« La véritable caractéristique sociologique de Bruxelles, avance Éric
Corijn, professeur en études urbaines dans une interview à Paris
Match, c’est désormais la diversité, l’hybridité. Cependant, et c’est là
tout le paradoxe de la situation, l’État et les institutions ne
reconnaissent pas ce caractère hybride de la capitale. Bien au contraire,
les communautés flamande et francophone continuent de projeter sur
elle leur propre imaginaire, leur vision des choses très autocentrée.
Raison pour laquelle ces communautés “officielles” créent chacune sur
le territoire de Bruxelles leurs écoles, leurs médias, etc. (…) On
prétend expliquer aux populations d’origine étrangère que le
communautarisme n’est pas la bonne solution, parce qu’il rend la
socialisation plus difficile. D’où la nécessité d’aller vers une société
intercommunautaire. Très bien. Mais qui va leur expliquer cela ? La
communauté flamande ou la communauté française ? »

Les réformes de l’État ont coûté très cher à la Belgique. Selon une
étude faite par le député libéral flamand Rik Daems, les six réformes
institutionnelles, échelonnées entre 1970 et 2011, ont vu les dépenses
cumulées de la Belgique bondir de 210 %. Pendant ce temps, le PIB
n’a progressé que de 131 %. La principale hausse des dépenses a
concerné les Régions (+274 %), qui ont vu leurs compétences s’élargir.
Les dépenses de l’État fédéral, qui conserve les compétences
régaliennes comme la Défense, l’Intérieur ou la Justice, n’ont
augmenté que de 148 %.
« Depuis 1970, les réformes de l’État ont été conçues à des fins
politiques, pas du tout dans une logique d’efficacité, dit cet ancien
ministre dans une interview à La Libre Belgique. Il y avait des
pressions de part et d’autre pour plus de Wallonie et plus de Flandre.
Quand on procède ainsi, avec une base idéologique, et non rationnelle,
on voit le résultat… »
L’industriel Luc Bertrand en a remis une couche en déclarant au
même journal que « le système actuel ne fonctionne pas ». Patron de
l’une des plus grandes entreprises belges, Ackermans & van Haaren,
basée à Anvers, il explique : « Regardez le parcours institutionnel qu’il
faut accomplir pour tenter de faire aboutir un projet d’énergie éolienne,
une énergie propre et qui assure notre autonomie. »
Les Belges apprécient leur système car il donne à la commune, voire
au comité de quartier, un grand pouvoir. Ils se rapprochent
sentimentalement du modèle suisse et craignent le modèle jacobin,
jugé trop autoritaire. En même temps, ils se rendent compte que la
multiplication des niveaux de pouvoir finit par leur coûter très cher.
Ceci a eu des conséquences dans la lutte antiterroriste et dans tous
les ministères qui sont concernés par elle (Intérieur, Justice, Défense)
au niveau fédéral. Quelques exemples.
Pendant des années, la Sûreté de l’État s’est plainte de coupes
budgétaires qui l’empêchaient d’engager le personnel prévu. Malgré le
coup de tonnerre du 11 Septembre, la principale agence de
renseignements belge a perdu près de 140 agents entre 2008 et 2015,
partis à la retraite ou ailleurs, mais jamais remplacés. Cette période
correspond à deux grandes crises, la crise financière mondiale de
l’automne 2008 qui a vu les marchés boursiers s’effondrer et la crise
politique belge de 2010-2011 qui a privé le pays de gouvernement
fédéral pendant le temps record de 541 jours. « À un moment, une
seule personne y était chargée des technologies de l’information et de
la communication (ITC) », souligne un expert européen. De même, la
Sûreté de l’État manque d’arabisants, un problème lancinant déjà
soulevé en novembre 2001 par une commission du Sénat belge. « Le
danger des filières islamistes n’est pas nouveau. Comment comprendre
cet état de fait alors qu’il y a une pléiade de jeunes diplômés d’origine
arabe qui sont au chômage ? » avait lancé Magdeleine Willame-
Boonen, la sénatrice qui avait finalisé le rapport.
Poussé dans le dos par le parti nationaliste flamand (N-VA), en
faveur d’une réduction linéaire des dépenses de l’État fédéral, le
gouvernement de Charles Michel avait prévu initialement en 2014 une
nouvelle coupe de 10 à 15 % à la Sûreté. Avant de se raviser après
l’attentat contre Charlie Hebdo et le démantèlement d’une cellule de
l’État islamique à Verviers, en janvier 2015.
« La sécurité a un prix, je ne sais pas combien de fois que l’ai
répété, mais je n’ai jamais été entendu, regrette Alain Winants, patron
de la Sûreté de 2006 à 2014. J’ai mis en garde à de nombreuses
reprises contre Sharia4Belgium, mais j’ai reçu comme réaction de la
part du gouvernement qu’il s’agissait de clowns avec de longues
barbes. Même s’il y avait peut-être des groupuscules plus dangereux,
ce n’étaient sûrement pas des clowns », ajoute-t-il.
L’attentat déjoué à Verviers, et puis ceux de Paris, ont fini par
convaincre le gouvernement qu’il fallait remettre à flot le service de
renseignements belge. Une quarantaine d’agents, dont des analystes,
ont été engagés par la Sûreté depuis septembre 2015. Près de 130
agents supplémentaires vont être ajoutés en deux ans, d’ici 2017. Mais
le mal est fait. Quand un agent n’est pas remplacé, il faut en former un
autre. Cela prend du temps.
Le Comité R, qui contrôle les services de renseignements en
Belgique, et le Comité P, la police des polices, épinglent deux autres
cas où le manque de budget a eu des conséquences sur l’efficacité de la
lutte contre le terrorisme.
Ainsi le SGRS, le service de renseignements de l’armée, a lui aussi
été soumis à la diète budgétaire à partir de 2008. Il en a résulté un
manque d’effectifs. Des experts spécialisés dans l’ICT ou la
programmation des softwares font défaut. Il n’y a pas eu
d’investissement. Même l’encodage des informations dans la très
complexe banque de données du service est ralenti, faute de personnel.
« Je vais perdre une personne sur cinq d’ici cinq ans. Et en 2015, il n’y
aura aucun recrutement – 24 étaient normalement prévus. Ça va faire
mal ! » lance aux députés en janvier 2015 son patron, le général Eddy
Testelmans. A cause des attentats, le SGRS sera finalement autorisé à
engager vingt-cinq experts en cyber-sécurité et près d’une centaine
d’agents dans les trois ans.
Selon le Comité P, un problème similaire est survenu au sein de la
DR3, la division antiterroriste de la police fédérale belge. Un scanner a
été défaillant pendant plusieurs mois, entre août 2014 et juin 2015,
empêchant l’archivage de nombreuses informations. Le chef de service
avait attiré l’attention en déclarant que ce scanning était « un maillon
essentiel de la gestion de l’information du service ». La DR3 avait reçu
des renforts en agents en 2004, lorsque la socialiste Laurette Onkelinx
était ministre de la Justice. Mais elle était encore en sous-effectifs lors
des attentats de Paris.
Les procès le prouvent : les services de renseignements belges sont à
l’origine de plusieurs enquêtes (filière Zerkani, cellule de Verviers)
capitales pour la justice belge. Leur collaboration avec le parquet
fédéral fonctionne bien. Mais ils restent en sous-capacité en moyens et
en hommes.
C’est en tout cas l’analyse qui est faite dans les grands pays
européens et aux États-Unis. Le FBI et la NSA échangent avec les
Belges toutes sortes de données, dont des écoutes téléphoniques, des
emails et des données de géolocalisation, mais ils estiment que les
Belges ont un problème de capacité et qu’ils n’ont pas assez d’agents
et de technologie pour utiliser toutes les informations que les États-
Unis leur livrent. Ce n’est qu’après les attentats que le gouvernement
belge a autorisé les trois services – Sûreté, SGRS et DR3 – à acquérir
en commun un programme d’analyse des médias sociaux.
« Il n’y a pas de culture de sécurité en Belgique », reconnaît lui-
même le Premier ministre Charles Michel, dénonçant entre les lignes
la politique de la gauche qui n’aurait pas marqué assez d’intérêt pour
la sécurité du citoyen. « Ce n’est pas qu’une question de législation,
c’est une question d’état d’esprit. »
En Belgique, jusqu’aux attentats, les principaux ministres circulaient
librement, sans escorte, ni garde armé. En période électorale, ils
allaient sur les marchés serrer les mains et s’arrêtaient dans les cafés
pour faire causette avec leurs électeurs. Quand ils se déplaçaient en
visite officielle à l’étranger, ils étaient toujours surpris par le
déploiement policier autour d’eux. À l’heure où ces lignes sont écrites,
quatre ministres sont sous protection rapprochée.
« Sleepy Belgium », raille l’éditorialiste du New York Times…
Pourtant, cette insouciance est ancrée dans la tradition d’un pays qui
n’avait jamais connu d’attentat majeur jusqu’au 22 mars 2016. Devenu
indépendant en 1830, le pays est extrêmement tolérant, ouvert au
monde et pro-européen. Il accueille depuis des décennies des réfugiés
politiques, des artistes et des immigrés, attirés par ce petit État libéral
et sans problèmes. Karl Marx, Alexandre Dumas, Victor Hugo,
Auguste Rodin, Rimbaud, Verlaine, Proudhon… ont vécu à Bruxelles.
Plus tard, ce seront le tour d’Espagnols, Italiens, Portugais, Hongrois,
Chiliens, Congolais, Palestiniens fuyant leurs terres, sans oublier les
militants du PKK kurde et de l’extrême gauche turque, à la grande
colère d’Ankara.
Les lacunes des services secrets belges sont si importantes que ceux-
ci collaborent étroitement et depuis des années avec les services
français, lesquels considèrent le territoire belge comme une sorte
d’extension de leur zone d’opération. La police française compte près
de 140 000 agents et ses différents services de renseignements,
quelque 20 000 fonctionnaires. La Sûreté de l’État belge n’en compte
que 600 environ. « Quand la Direction générale de la sécurité (DGSI)
française engage des centaines de psychologues, d’ethnologues ou
d’agents en ITC, la Sûreté n’a qu’un seul agent spécialisé en
technologies de l’information, cela dit tout », résume un observateur
extérieur.
Les espions belges n’échappent pas non plus au morcellement de
leurs services. C’est une tradition en Europe. Historiquement, cette
division est née de la méfiance des gouvernements, après la Seconde
Guerre mondiale, de mettre tout le renseignement sous la
responsabilité d’un seul organisme. Il fallait éviter de centraliser ce
pouvoir dans les mains d’un service qui pouvait devenir totalitaire et
manipulateur. On préféra donc mettre les services en concurrence,
quitte à créer des lourdeurs administratives.
Mais en Belgique, on a poussé le bouchon un peu plus loin en
confiant la tutelle des services de renseignements à trois ministres
différents : la Défense pour le SGRS, la Justice pour la Sûreté de
l’État, l’Intérieur pour la police. Conscient de ce morcèlement, le
gouvernement Michel envisage de fusionner le SGRS et la Sûreté, au
mieux de partager leurs infrastructures et capacités. D’autres évoquent
de placer l’ensemble du renseignement sous la coupe du ministère de
l’Intérieur. Mais des juges renâclent.
Car les juges sont à tous les étages dans le plat pays. Par souci
d’indépendance à l’égard du monde politique, ils ont été placés à des
postes clés de l’antiterrorisme, avec pour mission de protéger le pays
contre les dérives totalitaires. L’intention est belle, mais les
conséquences sont lourdes. « L’antiterrorisme en France est dans les
mains du renseignement, tandis qu’en Belgique, il est dans les mains
du parquet fédéral. Nous sommes obsédés par le contrôle des
magistrats. Il y a trop de magistrats dans le système belge », peste un
haut responsable, qui demande l’anonymat.
Le parquet fédéral diligente les enquêtes sur tous les attentats,
décide ce qui doit être rendu public ou non, et a même le dernier mot
en matière d’identification des victimes. « Nous avons interrogé des
tas de responsables des secours qui sont intervenus après les attentats
du 22 mars à Bruxelles jusqu’au moment où nous avons compris que
le personnage clé était le procureur fédéral, Frédéric Van Leeuw. Il
nous a tout expliqué », raconte, penaud, un membre de la commission
d’enquête belge sur les attentats.
De même, c’est un magistrat qui doit diriger l’OCAM, l’Organe de
coordination pour l’analyse de la menace, qui évalue en Belgique le
risque d’un attentat. La loi prévoit que le directeur ainsi que son
adjoint soient des magistrats alors qu’un policier expérimenté, un
analyste en risques stratégiques ou un criminologue pourraient
parfaitement faire l’affaire. L’ancien patron de la Sûreté, Alain
Winants, était également un magistrat.
L’imprimatur d’un juge peut aussi être nécessaire pour encoder le
nom de suspects djihadistes dans la base de données européenne, le
SIS II.
Certains, comme le ministre de l’Intérieur Jan Jambon, finissent par
rêver d’un modèle à l’anglo-saxonne, plus centralisé. « Une zone de
police, avec dix-neuf bourgmestres », plaide le ministre, tout de suite
accusé de vouloir accroître l’influence flamande à Bruxelles et de
détricoter les pouvoirs des élus bruxellois. Car Jan Jambon est un
cadre de la N-VA, le parti qui veut au final l’indépendance de la
Flandre. Il est revenu d’une visite à New York qui l’a fort
impressionné. D’autres rêvent d’un décloisonnement des services de
renseignements pour faciliter la circulation de l’information. « Au
Royaume-Uni, il n’y a pas de mur, pas de cloisonnement entre le MI5,
le MI6 et la police », loue un officiel d’un service belge.
Le cloisonnement est le talon d’Achille de la plupart des pays
européens en matière d’espionnage. Vieille habitude de la guerre
froide… moins on en dit, mieux c’est. Chaque service thésaurise ses
informations, qu’il a du mal à partager. C’est le cas en Belgique aussi.
Dans un rapport préliminaire confidentiel, le Comité R a estimé que
seulement 6 % des informations sur la Syrie avaient été partagées par
les deux services belges de renseignements. « Il y a peu d’échanges de
documents (notes formelles) entre les services en matière de contre-
terrorisme, même si c’est compensé par des contacts informels »,
relèvent diplomatiquement les auteurs du rapport final.
Au niveau européen, les chefs espions échangent leurs idées au sein
du Club de Berne, lequel a fondé après les attentats du 11 Septembre
un groupe antiterroriste, le GAT, qui regroupe les services de
renseignements intérieurs de tous les pays de l’UE, plus la Norvège et
la Suisse. Le Club est informel. On y discute aussi de criminalité
organisée et de contre-espionnage. Les services partagent leurs
informations de manière bilatérale ou plus. Mais il n’existe pas de
mécanisme de partage de l’information, ni encore moins de CIA
européenne, lointain mirage dont les grands pays ne veulent pas. Lors
de la négociation du traité de Lisbonne, le Royaume-Uni avait fait
ajouter un alinéa déclarant que les États sont les seuls compétents en
matière de sécurité nationale.
Une des grandes faiblesses de l’espionnage belge est l’absence d’un
service extérieur, offensif, comme le BND allemand ou la DGSE
française. Le SGRS déploie des agents à l’étranger mais uniquement
dans les zones où l’armée belge est exposée.
Jusqu’à un projet de loi adopté par le gouvernement au cours de
l’été 2016, la Sûreté de l’État ne pouvait pas de la Belgique écouter un
djihadiste belge se trouvant en Syrie, pirater son ordinateur ou capter
ses emails. Le SGRS n’était pas plus autorisé à utiliser les méthodes
particulières de recherche (infiltration, écoutes, indicateurs) à
l’étranger. Il a été remédié à tout cela par l’actuel gouvernement qui
précise que ces méthodes particulières sont toujours sujettes à la
surveillance d’une commission (BIM), composée de trois…
magistrats.
L’absence d’un service extérieur est cruelle pour les enquêteurs
belges car « leurs » djihadistes se fichent des frontières et circulent
facilement. « Un service défensif, qu’est-ce que cela veut dire quand
tout s’organise à Raqqa ? Faut-il s’arrêter à Arlon ? C’est le nuage de
Tchernobyl qui s’arrête aux frontières, s’écrie l’un d’entre eux. On ne
peut plus être aveugles !»

Pourtant, la Sûreté a eu le nez fin en étant l’un des premiers services


de renseignements européens à prendre conscience des départs de
djihadistes pour la Syrie.
Dès les années 1980, dans la foulée de la révolution iranienne, le
service s’est intéressé au terrorisme islamiste. Pendant les années
1990, il s’est penché sur l’influence grandissante des Frères
musulmans et des centres salafistes. Quand, en 2012, les premiers
Belges sont partis vers la Syrie, les radars sont au point.
Le 13 avril 2012, le service de renseignements de l’armée, le SGRS,
avertit, selon des documents du procès Zerkani, que « des réunions
séditieuses à visée djihadiste » se tiennent au numéro 107 de la rue de
Ribaucourt à Molenbeek en présence d’un certain « Khalid ». Il est
question notamment de trouver des faux papiers pour permettre à un
ancien imam – celui de la mosquée radicale Al-Nasr, située à 800
mètres de là – d’aller sur zone en Syrie. Quatre jours plus tard, la
Sûreté rédige à son tour une note pour le procureur fédéral confirmant
l’information selon laquelle Khalid Zerkani tente d’enrôler des jeunes
à Molenbeek pour la Syrie. Il loge à l’époque dans l’appartement d’un
certain Gelel Attar où se tiennent des réunions de recrutement.
On apprendra plus tard qu’Attar est un ami d’Abaaoud et qu’il est
parti en Syrie, en janvier 2013, en prenant tout simplement l’avion à
Zaventem. Il voyage en compagnie de Chakib Akrouh, un des futurs
tueurs des terrasses de Paris. Attar revient rapidement en Belgique en
mai 2013 avant de gagner le Maroc, où il est interrogé par les
enquêteurs marocains et belges, et laissé en liberté jusqu’à son
arrestation le 15 janvier 2016 à Casablanca.
Le SGRS et la Sûreté de l’État disposaient donc dès 2012 de
renseignements partiels sur des personnages clés de la filière djihadiste
belge, en particulier sur Abaaoud. Quand, durant l’été, la presse belge
a vent de ces premiers départs, la Sûreté reconnaît dans un
communiqué son « inquiétude », « surtout parce que les personnes qui
reviennent et qui ont effectivement participé à des combats, ont acquis
une connaissance quant à la manipulation d’armes, la stratégie et la
tactique de guerre ». La ministre belge de l’Intérieur, Joëlle Milquet,
prend les choses en main.
Peu de pays occidentaux étaient à ce moment alarmés par le départ
sur zone syrienne de ressortissants salafistes radicaux. La France était
préoccupée par le Mali et, estime l’analyste d’un service belge, les
Européens « percevaient la Syrie comme la continuation du Printemps
arabe en estimant que c’était une insurrection civile contre un
gouvernement dur ». Ce n’est que la proclamation d’un califat par
l’État islamique, le 29 juin 2014, qui a clarifié les choses.
Pourtant, il y avait eu des avertissements. Dès janvier 2011, des
experts comme Salam Kawakibi, un politologue d’origine syrienne,
prédisaient qu’il n’y aurait « pas d’effet domino » dans le Printemps
arabe, chaque régime ayant sa dynamique interne. Dès l’automne
2011, le gouvernement syrien avait évoqué la présence de
« terroristes » venus de l’étranger dans les rangs des groupes rebelles.
Damas y a contribué par une loi d’amnistie, l’été de cette année-là, qui
a libéré des geôles syriennes plusieurs radicaux de haut vol. Mais
personne ne semble avoir entendu l’avertissement de Damas. Son
gouvernement était totalement décrédibilisé aux yeux des
Occidentaux.
Enfin, nous avons pu rencontrer en octobre 2013 à Bruxelles
l’ancien vice-président irakien, le sunnite Tareq al-Hachemi. Celui-ci
s’était réfugié en Turquie après avoir été accusé de « terrorisme » par
le gouvernement irakien, dominé par les chiites. Cette accusation,
« fabriquée » selon l’intéressé, lui valait une notice rouge d’Interpol.
Ce que nous a dit ce jour-là Tareq al-Hachemi était prémonitoire.
L’ancien responsable politique irakien appelait la communauté
internationale à aider son pays à sortir de l’emprise de son Premier
ministre chiite Nouri al-Maliki. « Ce qui se passe dans mon pays ne va
pas se cantonner aux frontières de l’Irak, prédisait-il. 30 % de la
population irakienne vit en dessous du seuil de pauvreté. Elle n’a rien à
manger. Le terrorisme a réussi à engager des jeunes pour seulement
100 dollars car il n’y a pas de travail. Et ils sont en colère contre al-
Maliki. Le terrorisme et la violence trouvent leur origine en Irak, et al-
Maliki en est responsable. »
En raison de la notice rouge d’Interpol, Tareq al-Hachemi n’avait
pas pu ce jour-là parler à Bruxelles devant la commission des Affaires
étrangères du Parlement européen, qui l’avait invité. Sept mois plus
tard, en juin 2014, l’État islamique s’emparait en Irak de la ville de
Mossoul, bénéficiant de complicités sunnites et de l’effondrement de
l’armée irakienne.
Face au désastre et à l’exode de centaines de milliers de personnes,
dont des Yézidis et des chrétiens qui fuient l’avancée et les
persécutions de Daech, une coalition arabo-occidentale se met en place
sous l’impulsion des États-Unis. Les premières frappes contre l’État
islamique ont lieu le 8 août 2014 en Irak et le 23 septembre en Syrie.
Daech exécute ses premiers otages occidentaux.
C’est à ce moment-là que la Belgique lance, le 28 août 2014, un
mandat d’arrêt international contre Abaaoud. Le flux des djihadistes
européens se dirigeant vers la Syrie ne cesse de grandir, attirés par ce
califat qui leur promet le paradis d’en bas et d’en haut. Des photos
d’Abaaoud circulent sur les réseaux sociaux le montrant à la pêche sur
les bords de l’Euphrate, au lac Assad en Syrie, qui contrastent avec la
vidéo retrouvée par l’Armée syrienne libre dans le téléphone portable
d’un djihadiste où on voit le Belgo-Marocain tirer des cadavres de
combattants kurdes à Azaz en Syrie. « Avant, on tractait des jet-skis,
des quads, des grosses remorques remplies de cadeaux, de bagages
pour aller en vacances au Maroc. Maintenant, on tracte les infidèles,
ceux qui nous combattent, ceux qui combattent l’islam », se vante-t-il,
goguenard, coiffé du pakol afghan, dans un mélange de français et
d’arabe.
Arrivé au pouvoir quelques mois plus tôt, le Premier ministre
Charles Michel lit avec effroi les rapports de la Sûreté de l’État. Il se
rend compte de la fragilité des Européens face à ce volume de
combattants étrangers – dont un demi-millier de ressortissants belges,
presque tous marocains. « J’étais très inquiet, nous dit-il, car nous
n’avions pas les capacités pour garantir un risque zéro. »
L’attentat contre Charlie Hedbo, puis celui qui est déjoué à Verviers
en janvier 2015, confirment ses craintes. Un Conseil national de
sécurité est créé, qu’il préside.
L’opération à Verviers est un véritable succès de la police fédérale
belge. Deux terroristes sont abattus, un troisième est maîtrisé.
L’ancienne cité lainière est devenue un foyer islamiste, l’un des rares
en Wallonie. C’est dans le quartier de la gare que se sont établies des
communautés étrangères – pakistanaises, marocaines, afghanes mais
aussi tchétchènes – à la recherche d’un habitat bon marché. Dans ce
bouillon de culture sont venus se greffer des islamistes minoritaires qui
se sont progressivement radicalisés. Mais les trois membres de la
cellule démantelée rue de la Colline sont tous originaires de
Molenbeek.
L’enquête a été menée en un temps record. Elle a été lancée le 18
novembre 2014 par une note de la Sûreté sur le retour en Belgique
d’un homme au profil djihadiste, Souhaib el-Abdi, ami d’Abaaoud, qui
se révélera être l’organisateur et le faussaire de la cellule en Belgique.
Grâce à leurs écoutes, les policiers acquièrent une bonne idée de
l’attentat qui est en préparation. Le 6 janvier 2015, la Sûreté de l’État
identifie la présence d’Abaaoud dans le groupe. Le djihadiste est en
Grèce et tente désespérément de joindre la Belgique. Il commet
l’erreur de téléphoner à son frère Yassine, qui est sur écoute.
Dans une opération digne d’un James Bond, des micros sont même
placés dans la planque de Verviers, grâce à un trou foré dans le
plancher. La DR3 aura ainsi une idée précise du positionnement des
terroristes à l’intérieur de l’appartement au moment où une voiture de
police passe à l’extérieur. À 17 h 42, le 15 janvier, la DR3 intervient.
Appelé en renfort, le GIGN fait sauter la porte d’entrée avec un
explosif dont la police belge ne dispose pas.
Abaaoud, de son côté, échappe aux policiers grecs et à plusieurs
services secrets à Athènes. Nous y reviendrons.
Peu après Verviers, un informateur contacte la police de Bruxelles-
Ouest, dont dépend Molenbeek, pour signaler que les frères Salah et
Brahim Abdeslam auraient l’intention de rejoindre l’État islamique en
Syrie. L’information remonte dans la hiérarchie, mais elle n’est pas
assez creusée par la DR3 débordée. Le parquet fédéral ferme le
dossier, le 8 mai pour Salah et le 11 juin pour Brahim.
L’unité antiterroriste de la police judiciaire fédérale (PJF)
bruxelloise est surchargée de travail. Elle doit continuer l’enquête sur
l’attentat contre le Musée juif, la filière Zerkani, la cellule qui a été
démantelée à Verviers. Au total, 110 dossiers qui pèsent
essentiellement sur les épaules des policiers bruxellois, qui sont à la
base de 85 % des condamnations dans les dossiers de terrorisme en
Belgique.
Jusqu’à l’été 2015, les analyses des services de renseignements
français et belges concordent : la principale menace vise soit des
journalistes, soit des policiers, soit des membres de la communauté
juive. Mais des informations parviennent durant l’été qui indiquent que
Daech s’apprête à frapper en Europe des « soft targets », c’est-à-dire
des cibles mal protégées, plus diffuses dans la population civile.
L’information parvient au début juillet à la police fédérale belge, en
provenance d’un service étranger. Elle est confirmée en août. Elle
indique qu’Abaaoud a été nommé au rang d’émir au sein de l’État
islamique et qu’il a reçu pour mission de diriger un commando de
plusieurs dizaines de djihadistes avec pour objectif de commettre un
attentat en France, en Belgique ou en Allemagne. Ils ont l’intention
d’utiliser des fusils, des armes de poing, des grenades, des missiles
antichars ou des explosifs.
Un djihadiste français, Reda Hame, est interpellé le 11 août à son
retour de Syrie. Aux enquêteurs, il déclare : « Tout ce que je peux vous
dire, c’est que cela va arriver très bientôt. Là-bas, c’était une vraie
usine, et ils cherchent vraiment à frapper la France et l’Europe. » Il
affirme opérer directement pour le compte d’Abaaoud qui lui a
demandé en Syrie s’il est prêt à tirer dans le public d’un concert de
rock européen.
Durant cet été, l’État islamique perd du terrain en Syrie et en Irak.
« Nous pensons à ce moment-là qu’il y a une stratégie d’intensification
des frappes terroristes visant à mobiliser les opinions publiques contre
leurs gouvernements, nous explique le Premier ministre belge. La
stratégie est de créer un cercle vicieux qui verrait les citoyens non-
musulmans devenir de plus en plus islamophobes, ce qui entraînerait
les citoyens musulmans à devenir de plus en plus anti-Blancs. L’idée
est de susciter la haine mutuelle. »
Les attentats de Paris, le 13 novembre, ont constitué, en plus de la
douleur énorme des victimes, un véritable choc pour les autorités
belges. 130 personnes sont assassinées à Paris par un groupe parti de
Bruxelles et personne n’a rien vu venir. Cinq Français, deux Irakiens et
deux Belgo-Marocains font partie du triple commando. Le 16
novembre, le président François Hollande s’adresse solennellement
devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles. « Les actes de
guerre de vendredi ont été décidés, planifiés en Syrie. Ils ont été
organisés en Belgique, perpétrés sur notre sol avec des complicités
françaises. »
La phrase fait mouche. Et la réalité est évidente. Des centaines de
journalistes désertent Paris et filent sur Bruxelles, courant d’une
perquisition à une autre. Le gouvernement belge se met en mode
défense, parle peu mais travaille à de nouvelles mesures antiterroristes.
Le 19 novembre, il annonce 18 mesures supplémentaires à celles qui
avaient déjà été décidées après l’attentat contre Charlie Hebdo et le
magasin Hyper Cacher, dont la possibilité de faire des perquisitions de
jour comme de nuit, le déploiement de 520 militaires, l’extension de la
garde à vue à 72 heures, l’exclusion des prédicateurs de haine,
l’assurance de la case prison pour tout djihadiste revenant de Syrie, le
contrôle systématique de l’enregistrement des passagers d’avions et de
trains à grande vitesse et le déploiement d’une frégate pour escorter le
porte-avions français Charles de Gaulle.
Dans l’ombre, les juges et policiers, français et belges, s’activent,
démentant ce vieux canard qu’ils ne coopèrent pas. Une Équipe
commune d’enquête (JIT – Joint Investigation Team) est créée afin de
permettre une collaboration policière et judiciaire de part et d’autre de
la frontière. Dès le 17 novembre, un capitaine de la Brigade criminelle
de Paris fait rapport à sa hiérarchie sur le suivi de l’enquête belge. Il a
été placé en « mission d’observation » auprès de la police fédérale
belge le 14 novembre. Des fonctionnaires de la DGSI, de la Sous-
direction antiterroriste (SDAT) et de la police judiciaire de Lille sont
aussi présents à Bruxelles.
Quatre jours après les attentats, les enquêteurs possèdent de
nombreuses données sur le seul fugitif du commando, Salah Abdeslam.
Ils ont en main l’historique de sa carte de crédit. Ils connaissent la
géolocalisation de l’une des trois voitures louées par le commando en
Belgique et utilisées à Paris. La Seat Leon a été louée le 9 novembre
2015 par Salah Abdeslam et a quitté Bruxelles le 12 novembre vers 3
heures du matin. Elle s’est arrêtée à Charleroi vers 5 heures dans un
quartier « connu pour le trafic de stupéfiants et d’armes » et repart dix
heures plus tard pour Paris. La Clio a également été louée le
9 novembre par Salah Abdeslam. Ils ont déjà identifié Mohamed
Abrini, qui conduira la Clio jusqu’à Paris.
Les enquêteurs savent aussi qu’Abdeslam a loué à Bruxelles trois
voitures haut de gamme dans les semaines qui précèdent le carnage à
Paris. On saura plus tard que la Mercedes a servi à aller cueillir, en
septembre à la gare centrale de Budapest, l’Algérien Mohamed
Belkaïd et le Belge Najim Laachraoui qui se sont probablement cachés
dans le flot des réfugiés, puis qu’il retourne à Budapest avec une Audi
6 du 14 au 22 septembre et qu’il ira avec une BMW 118 chercher
Osama Krayem le 3 octobre 2015 à Ulm, en Allemagne. Tous venaient
de Syrie et seront impliqués dans les attentats ultérieurs de Bruxelles.

La rapidité avec laquelle l’enquête a été menée après les attentats de


Paris n’empêche pas la Belgique de se trouver sur le banc des accusés :
pourquoi n’a-t-elle rien vu venir ?
La raison de fond est l’insouciance, peut-être la légèreté, dont ont
fait preuve les autorités municipales, régionales et fédérales en tolérant
des groupes extrémistes. Durant quarante ans, les politiques belges se
sont concentrés sur la cuisine intérieure de la Belgique, laissant à
quelques députés ou ministres esseulés les questions internationales
qui leur auraient permis de mieux comprendre ce qui se passait dans
leurs murs.
Les politiques ne se sont pas assez penchés sur les quartiers
d’immigrés comme Molenbeek, préférant la paix civile à des mesures
radicales. Ils ont favorisé le communautarisme et ne se sont pas
inquiétés de Cheikh Bassam, l’ancêtre franco-syrien des djihadistes de
Molenbeek, tant que celui-ci ne menaçait pas la Belgique.
« Cheikh Bassam ne pensait pas mettre une bombe dans le métro de
Bruxelles, car il allait tuer sa famille », remarque son ancien avocat
Sébastien Courtoy. À l’instar des Britanniques qui ne voyaient pas de
menace sérieuse dans les prêcheurs de haine du Londonistan avant les
attentats de Londres en 2005, les Belges croyaient qu’ils allaient rester
indemnes.
Les jeunes musulmans du nord de la France ont toujours apprécié la
Belgique pour sa grande tolérance et ses rares contrôles policiers. Ils
viennent souvent pour passer le week-end ou sortir en boîte. Michael
Devred, le converti belge sorti de prison, s’étonne lui-même de la
tolérance à l’extrémisme qui règne en Belgique. « En France, nous dit-
il, Jean-Louis Denis aurait été arrêté, non pas pour terrorisme, mais
pour apologie de celui-ci, trouble à l’ordre public ou incitation à la
haine. En France, il y a des assignations à résidence. Les gens doivent
pointer trois fois par jour au commissariat. Il n’y a pas cela en
Belgique. L’étau est plus dur en France. C’est une arme à double
tranchant car la pression exercée en France peut amener plus de gens
dans les bras de Daech. »

Les Belges ont le sens de la dérision mais aussi de l’autocritique.


Dès lors, le grand déballage a rapidement commencé sur les erreurs
qui ont été commises avant les attentats de Paris.
C’est la policière Nadia qui a ouvert, courageusement, le dossier en
s’attirant les foudres de sa hiérarchie. Juste après les attentats de Paris,
alors qu’elle est en congé maladie, cette inspectrice de la DR3 contacte
le Comité P, la police des polices. Elle fait de même avec le député
Georges Dallemagne en février 2016. Elle leur fait part d’un incident
troublant. Le soir du 11 juillet 2014 à 17 h 40, elle a averti sa
hiérarchie que les frères Abdeslam sont en voie de radicalisation. Cette
jeune policière, qui affirme parler le berbère et l’arabe, l’a appris d’une
très bonne source à Molenbeek. « Il y a deux frères qui sont en contact
avec Abaaoud, dit-elle. Il est en train de les recruter. Ma source me dit
sa peur pour eux car ils sont jeunes. »
Nadia a suivi la filière normale pour « remonter » l’information :
l’officier traitant, puis le service de garde, qui lui passe celui qui
contrôle les indicateurs, le SIC. Celui-ci ouvre une fiche, qui s’en tient
apparemment à ce qui lui a été dit : deux frères sont en voie de
radicalisation, pas de projet d’attentats. Le renseignement est creusé
mais les frères Abdeslam ne seront pas placés sur la liste des personnes
soupçonnées de vouloir partir en Syrie. Fin 2014, ils ne figurent
toujours pas sur la liste de l’OCAM.
« S’ils avaient été signalés internationalement, il n’y aurait pas eu
d’attentats de Paris », tranche un collègue de Nadia, qui la soutient.
L’affaire provoque un séisme au sein de l’antiterrorisme belge. Les
policiers qui parlent ouvertement sont rares. Et l’accusation est grave.
La presse s’en empare. Le parquet fédéral parle d’informations
« inexactes ». Le directeur général de la police judiciaire, Claude
Fontaine, monte au créneau le 6 mars sur le plateau de la RTBF. Il
parle d’une information « fallacieuse », non recoupée, et regrette que
les critiques s’abattent sur la DR3 à un moment où « l’enquête est
déterminante pour la sécurité publique de notre pays ».
Pire, une véritable campagne de dénigrement est montée contre la
policière. Un quotidien bruxellois titre : « La vie agitée de la policière
Nadia », et détaille les rendez-vous galants qu’elle aurait eus avec un
chef de la police bruxelloise en 2007 et en 2008, alors que celui-ci était
sur écoute dans le cadre d’une enquête sur des malversations
présumées. Dans une réponse à l’enquête du Comité P, la direction de
la police souligne que Nadia a encouru une sanction disciplinaire
lourde pour « consultation illégale » des banques de données à partir
de 2010 et que son habilitation de sécurité lui a été retirée par la Sûreté
en 2015. Tout cela sur fond de relations exécrables au sein de la DR3.
Nadia et son collègue ont déposé en septembre 2015 une plainte pour
harcèlement sur leur lieu de travail.
Il n’empêche, la source de la policière Nadia était pourtant
excellente. Elle aurait dû mener directement aux frères Abdeslam.

Salah et Brahim Abdeslam apparaissent en tout cas dans le radar de


la police bruxelloise en janvier 2015, si l’on en croit un rapport
confidentiel du Comité P. Le 30 janvier, la zone Bruxelles-Ouest, dont
dépend Molenbeek, rédige un PV indiquant que Salah Abdeslam aurait
l’intention de partir en Syrie, que ses valises sont déjà prêtes et qu’il a
parlé à plusieurs reprises avec Abaaoud. Le 9 février, un deuxième PV
concerne son frère Brahim, qui aurait fait un aller-retour vers la Syrie
quelques jours plus tôt.
La double alerte lancée par Bruxelles-Ouest donne lieu à une
enquête et un signalement international par la police judiciaire fédérale
(PJF) de Bruxelles. Brahim, 31 ans, est interpellé le 16 février dans la
rue à Bruxelles, pour détention de stupéfiants mais aussi parce qu’il est
signalé sur la liste terrorisme. On trouve chez lui un livret religieux
condamnant le départ des jeunes musulmans en Syrie et intitulé « La
permission des parents pour faire le djihad ». Salah, 25 ans, est
auditionné par la police locale le 28 février. Il déclare ne pas adhérer à
l’EI. L’enquête porte sur les profils Facebook et les communications
téléphoniques des frères, qui ne mènent à rien. Le numéro fourni par
Salah lors de son audition à la police de Molenbeek ne fait toutefois
pas l’objet de repérages, suscitant la critique du parquet fédéral. Au
bout de l’enquête, selon le Comité P, la DR3 conclut que Salah ne
présente « aucun signe extérieur de radicalisme, que ce soit dans sa
tenue vestimentaire, son allure physique ou ses propos ».
En raison de la surcharge de travail à Bruxelles, les deux dossiers
deviennent « rouges », ce qui veut dire, dans le jargon, qu’ils doivent
être confiés à d’autres antennes régionales de la PJF. Mais la direction
de la PJF de Bruxelles décide de les garder en interne car elle craint de
perdre la main sur des dossiers importants qui la concernent. Les
dossiers sont classés sans suite par le magistrat fédéral – le 8 mai pour
Salah et le 11 juin 2015 pour Brahim –, ce qui signifie que le travail de
la DR3 à leur propos s’arrête immédiatement.
L’inscription des deux hommes dans les fichiers internationaux
n’empêche pas les deux Molenbeekois de voyager. Le 18 mars,
Brahim Abdeslam est à Motril, en Espagne. La Guardia Civil demande
ce qu’elle doit faire puisqu’il figure sur la liste des Foreign Terrorist
Fighters. La réponse à cette question urgente de l’officier de liaison de
l’ambassade espagnole à Bruxelles ne viendra… qu’après les attentats
de Paris. Le 24 mars, le futur kamikaze du boulevard Voltaire est
interpellé à la frontière franco-britannique. Le 14 juillet, il est impliqué
dans un accident de voiture à Vilvorde, en Belgique, en compagnie
d’un ami d’origine roumaine : les policiers trouvent dans sa voiture un
couteau. Le 10 août, il s’envole pour Nador, au Maroc. À l’aéroport de
Zaventem, la police fédérale le contrôle mais omet d’envoyer un
rapport d’information pour avertir de son départ. Salah lui aussi
voyage : Bari en août, Budapest deux fois en septembre et Ulm en
octobre. Il est dans les préparatifs des attentats de Paris.
Pourquoi l’enquête sur les Abdeslam a-t-elle été si faible ? La
direction de la police judiciaire n’a qu’une seule explication : c’est la
surcharge de travail qui pèse sur cette équipe de plus de 150 hommes.
Le parquet fédéral avait été averti de « l’impossibilité d’assumer les
suites d’enquêtes demandées ».

Au cours de l’été 2015, va se dérouler un autre incident qui, révélé


en mars 2016, a failli coûter la tête au ministre belge de l’Intérieur Jan
Jambon et à son homologue à la Justice, Koen Geens. On a appris que
l’un des kamikazes qui s’est fait exploser le mardi 22 mars à l’aéroport
de Zaventem avait été arrêté et expulsé par la Turquie en juillet 2015.
Il est revenu tranquillement en Belgique, malgré son passé judiciaire,
et n’a jamais été inquiété.
Voici ce qui s’est produit, selon les sources turques, néerlandaises et
belges.
En 2010, Ibrahim El Bakraoui est condamné à dix ans de prison par
le tribunal correctionnel de Bruxelles pour une série de délits violents.
Il est notamment impliqué dans une attaque à main armée dans un
bureau de change bruxellois. Alors que les auteurs prennent la fuite, El
Bakraoui fait feu sur la police avec sa kalachnikov. Un agent est
grièvement blessé. L’homme est finalement arrêté par les unités
spéciales. L’affaire avait eu un certain écho. Devant les syndicats
policiers qui pointaient la menace d’un homme capable de tuer en
plein Bruxelles avec une arme de guerre, le bourgmestre de Bruxelles-
Ville, le socialiste Freddy Thielemans, avait déclaré que l’affaire était
certes grave, mais était un fait divers typique des grandes villes.
Quatre ans plus tard, le tribunal de l’application des peines (TAP)
accède à la demande de libération conditionnelle d’El Bakraoui, en
dépit d’un avis négatif du directeur de la prison qui craignait qu’il
récidive. Il est d’abord testé au bracelet électronique pendant quelques
mois, avant d’être libéré sous conditions en octobre 2014. Le TAP
émet des conditions comme l’interdiction de voyager à l’étranger plus
d’un mois, ne pas tourmenter ses victimes et ne pas se rendre dans la
rue où il avait commis les faits.
La justice belge perd sa trace en mai 2015, mais le 11 juin 2015, El
Bakraoui se fait intercepter à Gaziantep, à la frontière turco-syrienne.
La police turque le soupçonne de vouloir rejoindre les rangs de l’État
islamique et prévient, le 26 juin, l’officier de liaison de la police
judiciaire posté à l’ambassade de Belgique à Ankara. La DR3 est
prévenue à son tour. El Bakraoui reste détenu un mois avant d’être
expulsé. Puisqu’il est arrivé en Turquie par un vol en provenance de
Schiphol, il demande à être renvoyé vers les Pays-Bas.
Trente minutes avant le départ de son vol vers Amsterdam, le 14
juillet, les autorités turques avertissent leurs homologues néerlandais et
belges de l’expulsion d’El Bakraoui vers les Pays-Bas dans une note
verbale transmise dans le portail des Affaires étrangères turques. Plus
classiquement, la note est aussi faxée à l’ambassade de Belgique, qui,
en interne, prévient l’officier de police judiciaire en poste.
Ibrahim El Bakraoui est arrivé le 14 juillet à Schiphol sans escorte
policière. Mais personne ne l’attendait, ni les Néerlandais qui
ignoraient sa dangerosité, ni les Belges qui n’avaient pas été informés
par l’officier de liaison d’Ankara. Le candidat djihadiste a pu quitter
l’aéroport néerlandais « comme un Belge normal », annonce, déconfit,
Koen Geens.
Durant ces péripéties turques, la justice belge ignore tout des
voyages du djihadiste. Alerté par l’assistant de justice qui n’a plus de
nouvelles de son client depuis mai, le tribunal constate le 21 août 2015
qu’El Bakraoui ne respecte pas les conditions de sa libération
conditionnelle et la révoque. L’homme est dans la nature. L’a-t-on
seulement recherché ? En tout cas, les Belges n’ont enregistré Ibrahim
El Bakraoui dans le système Schengen que le 12 janvier 2016 avec
l’indication de faire une « surveillance discrète ». Vingt-quatre heures
auparavant, ils avaient reçu des informations enfin complètes de la
Turquie sur les raisons de son arrestation à la frontière syrienne.
L’affaire a fait beaucoup de bruit.
Elle a été révélée par le président turc Erdogan lui-même quelques
heures après les attentats de Bruxelles.
Le 25 mars, les députés belges assaillent de questions trois ministres
belges (Koen Geens, Jan Jambon et Didier Reynders) qui ont décidé de
montrer patte blanche au Parlement. Face à Jan Jambon qui met en
cause l’officier de liaison d’Ankara, de nombreux députés
s’interrogent sur les autres causes possibles de ce fiasco. Mauvaise
communication entre les services ? Inertie au cœur de l’été ? Lourdeur
administrative ? Patrick Dewael, qui préside la commission d’enquête
belge sur les attentats, prédit : « Le passé m’a enseigné que l’on doit
faire attention à ne pas crucifier des gens en public quand ils ne
peuvent pas venir. »
Le 26 mars, l’homme fort de la Flandre, Bart De Wever, sort de sa
tanière anversoise et vilipende les juges qui ont libéré Ibrahim El
Bakraoui après quatre ans seulement de prison. « Les juges sont
beaucoup trop naïfs et gentils, dit-il au journal L’Echo. À Bruxelles,
les cours et tribunaux qui décident sur l’application des peines ont une
vision trop optimiste de la nature humaine. C’est un euphémisme pour
dire qu’ils sont naïfs. Si on tire avec une kalachnikov sur la police aux
États-Unis, je ne pense pas que vous serez sorti de prison après quatre
ans. »

Les enquêteurs belges ne connaissaient que quatre des auteurs des


attentats de Paris avant qu’ils ne soient commis : Salah Abdeslam, son
frère Brahim, Bilal Hadfi et Abdelhamid Abaaoud. Ce dernier était le
seul qui avait la nationalité belge, doublée de la marocaine.
Peu savent que le « vaartkapoen » de Molenbeek a échappé de très
peu à la police grecque et à plusieurs services secrets en janvier 2015 à
Athènes.
Grâce aux écoutes réalisées dans l’enquête sur Verviers, les
enquêteurs belges savaient que la cellule correspondait à Athènes avec
un certain « Omar », qui est identifié comme étant Abaaoud. Le 14
janvier, une commission rogatoire est adressée à Athènes pour
coordonner la capture du ressortissant belge. La CIA a en effet localisé
grâce à la téléphonie les deux planques athéniennes, rue Asteropis et
rue Chomatianou. Mais le lendemain, l’assaut est donné à Verviers et
quand, le 17 janvier, les policiers grecs investissent les lieux, Abaaoud
a disparu. Un deuxième suspect berne les enquêteurs avec ses faux
papiers – Walid Hamam, un djihadiste français originaire de Trappes –
tandis qu’un troisième, Omar Damache, algérien, est arrêté puis
transféré en Belgique où il sera jugé et condamné à huit ans de prison.
Lors de la perquisition, les enquêteurs trouveront un ordinateur
Toshiba avec les croquis pour attaquer un aéroport.
La commission d’enquête française a recueilli à Athènes les
doléances des services de renseignements et de sécurité grecs. Ceux-ci
accusent les services belges de les avoir avertis trop tard de la présence
d’Abaaoud à Athènes. Selon la commission d’enquête française, les
Grecs « ont dû organiser en urgence, dans le centre-ville de la capitale,
une opération d’interpellation de masse, dans la rue, de très nombreux
suspects potentiels dans la zone de bornage du téléphone, qui
communiquait avec la cellule de Verviers ». Les policiers belges
démentent cette version, affirment avoir donné à leurs homologues
grecs tous les renseignements nécessaires et accusent les Grecs d’avoir
tardé à lancer l’opération.
Quoi qu’il en soit, plusieurs services secrets ont été mobilisés pour
tenter de rattraper Abaaoud à Athènes : américains, chypriotes,
britanniques et israéliens, selon la police belge. Mais sans succès.
L’échec des services de renseignements, européens et non
européens, fut si patent qu’un groupe international consacré à Abaaoud
devait se réunir le 13 novembre 2015 dans la matinée. La réunion n’a
jamais été tenue. Le soir même, les attentats de Paris avaient lieu.
Plus tard, le Belgo-Marocain se vantera dans un article du magazine
de Daech, Dabiq, d’avoir berné tout le monde et voyagé en toute
impunité en Europe, réussissant même à atteindre la Belgique après
plusieurs mois de tentatives et cela, avant l’opération de Verviers.
« Grâce à Allah, les kouffar étaient aveugles. J’ai même été interpellé
par un officier qui m’a examiné pour me comparer à la photo, et m’a
laissé passer, sans voir la ressemblance », claironne Abou Omar al-
Belgiki, sans plus de précisions.

Les djihadistes ont manifestement profité de failles dans la


communication entre services européens. L’un des exemples les plus
frappants est le retour de Salah Abdeslam à Bruxelles, au lendemain
des attentats de Paris. Il a été récupéré par ses deux amis de
Molenbeek, Hamza Attou et Mohamed Amri.
Le président Hollande décrète l’état d’urgence à minuit le 14
novembre et la restauration des contrôles aux frontières. À 4 h 12 du
matin, un lien avec la Belgique est établi grâce à la découverte devant
l’entrée du Bataclan d’une Polo de couleur noire, louée dans une
agence à Etterbeek, dans l’agglomération bruxelloise. À 9 h 10, une
patrouille de la gendarmerie de Cambrai contrôle, sur l’autoroute A2,
la voiture des trois Molenbeekois. Lorsque les gendarmes interrogent
la banque de données de Schengen, le SIS II, le passeport présenté par
Salah Abdeslam crée un « hit » : le Belgo-Marocain est bien répertorié
dans le système européen.
Mais il l’est à la rubrique « 36.2 », pour les infractions de droit
commun, et non dans la rubrique « 36.3 », qui concerne les
signalements pour risques à la Sûreté de l’État. Erreur fatale. La
Belgique n’a pas informé le réseau Schengen qu’Abdeslam figure
aussi depuis mars 2015 sur sa liste de l’OCAM qui recense les
suspects djihadistes belges. Le fugitif y est classé depuis mars 2015
dans la catégorie des « candidats comme combattant en Syrie ».
La police belge rappelle la gendarmerie française vers 10 h 45 pour
signaler qu’Abdeslam est un individu radicalisé, candidat au djihad en
Syrie, mais à ce moment-là, la voiture des Belges est déjà loin. « Le
SIS II, au lendemain du pire attentat terroriste connu par la France au
cours de son histoire et en dépit des ordres présidentiels, était
impuissant à bien renseigner la gendarmerie française, contrainte dès
lors de laisser libre le djihadiste », dénonce le rapporteur de la
commission d’enquête française, le socialiste Sébastien Pietrasanta.
La France n’ignorait pas la faiblesse du classement du système
Schengen. En août 2015, après l’attentat déjoué dans le Thalys
Amsterdam-Paris, Bernard Cazeneuve avait appelé les États membres
« à insérer de manière systématique dans le SIS le nom des personnes
suspectées d’être djihadistes, conformément aux dispositions de
l’article 36.3 ».
L’erreur est donc venue de Belgique, où la Sûreté de l’État a botté
en touche en déclarant, après la publication du rapport français, que
l’inscription de Salah Abdeslam dans la liste de l’OCAM impliquait le
signalement automatique dans le SIS. Jusqu’aux attentats de Paris, elle
ne pouvait pas, pour des raisons informatiques et règlementaires,
alimenter directement le SIS. Il fallait passer par le réseau SIREN de la
police belge.
Ce dysfonctionnement d’apparence mineur, mais aux conséquences
majeures pour l’enquête (Abdeslam n’a été retrouvé que quatre mois
plus tard), a amené le gouvernement belge à débloquer des fonds pour
changer le système d’alimentation du SIS et à plaider, au niveau
européen, pour une harmonisation de l’exécution des règles du SIS.
« Quasiment chaque fois, un des protagonistes des différents attentats
que nous avons connus en Europe avait été repéré. La collecte
d’informations n’est pas si mauvaise que cela mais c’est la manière de
partager l’information qui pose problème, constate le Premier ministre
belge. Voilà pourquoi je plaide pour plus d’échange multilatéral du
renseignement. »
D’autres couacs apparaissent dans l’enquête. Juste avant les attentats
de Paris et de Bruxelles, les enquêteurs belges entendent l’autre El
Bakraoui, Khalid, dans une affaire d’achat de chargeurs de
kalachnikov. L’homme est interpellé le 21 octobre 2015, alors qu’il
joue un rôle actif dans la préparation des attentats, notamment en
louant une planque à Charleroi, rue du Fort. Khalid El Bakraoui
mystifie les policiers qui ont pourtant trouvé sur le disque dur de son
ordinateur « de nombreux chants et vidéos glorifiant le djihad armé »,
selon Le Parisien. On sait aussi que Mohamed Abrini est placé sous
surveillance étroite jusqu’aux attentats de Paris. Les policiers belges
pensent qu’il est allé en Syrie à l’occasion d’un voyage en Turquie à la
mi-juin 2015. Il est interrogé à son retour. Il explique qu’il a fait deux
allers-retours à Paris et un voyage à Londres. Mais personne ne voit
quoi que ce soit de sa participation aux préparatifs des attentats. Enfin,
la police fédérale et la Sûreté ont vent à la fin août du retour en
Belgique de Bilal Hadfi. Les policiers le cherchent désespérément, font
une perquisition au domicile de sa mère mais ne parviennent pas à le
localiser. Pendant ce temps-là, le juge d’instruction met le dossier de
Bilal Hadfi de côté, au profit d’autres devoirs plus urgents, selon le
Comité P.
Les enquêteurs belges avaient les éléments du puzzle en main, mais
ils n’ont pas pu le reconstituer à temps. « La Sûreté avait bien tous les
protagonistes en ligne de mire, que ce soit comme criminels ou
personnes radicalisées, mais seul Abaaoud était considéré comme très
dangereux », relève le rapport final du Comité R.

Les critiques qui se sont abattues sur la Belgique après le carnage de


Paris sont légitimes. D’importantes failles sont apparues. Mais ces
critiques ne tiennent pas la route si elles n’accablent qu’un seul pays et
ne tiennent pas compte des succès. Dans chaque pays où il y a eu des
attentats, des failles de sécurité sont apparues, des commissions
d’enquête ont été mises sur pied. En Belgique aussi, une commission
parlementaire a examiné ce qui n’avait pas bien fonctionné. « On en
est bien conscients. Il y a eu des failles partout. Et il est un peu vain de
vouloir sans cesse rejeter la responsabilité des attentats de Paris sur
d’autres pays amis. Ce petit jeu est d’ailleurs bien ce que cherche
Daech : diviser, diviser, diviser. En accablant les Belges de tous les
maux, certains commentateurs sont tombés dans le piège tendu »,
réplique le rédacteur en chef de La Libre Belgique, Francis Van de
Woestyne, à l’éditorial du Monde.
Le commissaire Grignard a été très marqué par les critiques qui ont
déferlé sur sa DR3, dont il est un peu l’âme. Ce Verviétois a aussi du
bon sens. « C’est impossible de ne pas faire d’erreurs. Avec le recul, on
voit toujours des erreurs. Mais les gens malins savent très bien qu’il ne
faut pas frapper sur le voisin. Car ce qui peut arriver à votre voisin
peut vous arriver à vous aussi », nous dit-il deux semaines avant les
attentats du 14 juillet à Nice.
10

DE L’ÉCHEC AU SURSAUT

Clientélisme, pauvreté, communautarisme, zones de non-droit,


faillite, aveuglement, laxisme… Molenbeek-Saint-Jean a accumulé
tous les maux qui ont fait de cette commune surpeuplée et délaissée un
laboratoire du djihad ausculté dans le monde entier. Sur les 543
« combattants belges » répertoriés par le chercheur indépendant Pieter
Van Ostaeyen, 179 proviennent de la région bruxelloise. 79 étaient
domiciliés à Molenbeek. Leurs recruteurs ont été identifiés. Leur profil
est aujourd’hui mieux connu. Entre les voyous et les paumés, tombés
dans la potion salafiste, l’autorité publique a navigué à vue, a fermé les
yeux par crainte de stigmatiser une population marginalisée au cœur de
la capitale européenne.
Aujourd’hui, à Bruxelles comme à Paris, à Berlin, à Londres ou à
Madrid, les gouvernements ont dû réagir d’abord pour assurer la
sécurité de leurs citoyens, ensuite pour neutraliser ceux qui s’apprêtent
à commettre de nouveaux attentats.
À l’échelle européenne, la déradicalisation est devenue un
« business ».
« Des universitaires ou des stratèges en terrorisme débarquent chez
nous et nous disent : “voilà, on a quelques dizaines de milliers d’euros
et on va vous débarrasser de ces terroristes” », nous confirme un
fonctionnaire de Molenbeek.
Ce n’est pas si simple. La prévention du radicalisme est une science
nouvelle. Elle ne peut s’appuyer que sur les hommes et les femmes qui
vont au contact. Les animateurs de quartier, les éducateurs de rue, les
policiers et les enseignants doivent réapprendre à dialoguer, à observer,
à contrer un discours sectaire y compris sur le terrain religieux, en
principe réservé à la sphère privée, à dénoncer aussi, s’il le faut, pour
le bien commun et dans le respect de la loi, des comportements
suspects.
« Pour “déradicaliser”, on n’arrive pas avec une camionnette et une
tenue blanche étanche comme ces hommes qui dératisent un
immeuble », dit encore ce fonctionnaire. Et il continue :
« C’est un travail de haute couture, du sur mesure et donc cela coûte
cher. Il n’y a pas de mode d’emploi. Ce serait tellement facile de faire
“reset” et de réinitialiser un individu comme on le fait avec un PC. »
Dans l’urgence, la priorité est d’empêcher que des nouvelles recrues
passent à l’action violente. Le pari est loin d’être gagné. Les
injonctions sur les réseaux sociaux de l’État islamique, le retour
organisé des « returnees », le mode opératoire des derniers attentats
perpétrés sans arme à feu ou explosif encouragent les candidats au
martyre à passer à l’action.
Le pessimisme de Marc Trévidic, l’ancien juge antiterroriste qui
redoute une année à venir épouvantable, est aussi partagé par de
nombreux acteurs qui sont aujourd’hui en première ligne à Molenbeek
pour faire de leur commune un deuxième laboratoire : le labo
postdjihadiste.

Tous les parcours qui mènent de Molenbeek à Raqqa ne sont pas


identiques. Tous n’ont pas suscité les mêmes réactions, les mêmes
condamnations. Ils posent question et montrent que la justice n’était,
pas plus que le reste de la société, préparée à ce phénomène de
terrorisme global.
Le 15 juillet à l’aube, dans l’aile des femmes de la prison de Mons,
les gardiennes distribuent le petit déjeuner.
« Alors, t’es contente ? » interroge celle qui ouvre la cellule de Julie.
Le ton est hargneux. La jeune détenue ne répond rien. Elle s’est
habituée aux insultes et au mépris. Elle ignore tout de la tragédie qui
s’est déroulée la veille à Nice, des 86 morts assassinés au camion-
bélier par un présumé terroriste qui revendique l’attentat au nom de
l’organisation État islamique.
Julie connaît bien cette organisation qui lui a valu de passer de longs
mois dans cette cellule.
Elle a été condamnée pour participation aux activités d’un groupe
terroriste. Julie est l’épouse de Yassine Lachiri, un artificier de l’État
islamique. Un des « foreign fighters » les plus recherchés. Il a été
condamné en Belgique une première fois à cinq ans de prison pour le
meurtre au sabre et au couteau d’un complice dealer de haschisch, puis
à vingt ans pour sa participation à la filière de recrutement vers la
Syrie en même temps que sa mère, la sulfureuse Fatima Aberkan qui
traverse toute l’histoire du terrorisme de ces dernières années en
Belgique. C’est elle qui a eu l’idée de marier son fils à cette jeune
femme « belgo-belge ».
Qu’est-il arrivé à Julie pour que sa vie bascule dans le djihad ? La
jeune femme est née près de la frontière française il y a vingt-six ans
dans une famille modeste mais aimante. Elle ne fait pas d’études mais
elle travaille. Elle rencontre un jeune et beau sportif marocain sans-
papiers. Elle l’épouse, se convertit à l’islam, lui donne un enfant mais
le bonheur est de courte durée. Une fois sa situation régularisée en
Belgique, le bel athlète quitte sa jeune épouse et la pousse dans les
griffes des islamistes. La vie s’écroule. Julie s’installe à Molenbeek,
rue du Prado, à deux pas de la maison des Abdeslam. Elle est fragile,
influençable. Elle devient une proie pour Fatima Aberkan. Au début de
2015, elle enfile un niqab et rejoint sa nouvelle famille.
À Raqqa, Julie ne reste que trois mois. Son nouveau mari, Yassine
Lachiri, alias Abou Saïf, ne la trouve pas assez musulmane. Elle est
enfermée, battue et livrée avec d’autres jeunes Européennes aux
djihadistes qui choisissent sur catalogue les filles qu’ils violent. Elle
réussit à s’enfuir. Elle est arrêtée par les autorités turques et transférée
vers la Belgique.
Depuis sa détention, elle n’a jamais pu rencontrer de psychologue
pour parler, pour surmonter le traumatisme. Un juge lui a retiré la
garde de son enfant. Les grands-parents sont d’autant plus désespérés
qu’ils ont appris que la chambre des mises en accusation du tribunal de
Bruxelles avait, au début du mois d’août, libéré provisoirement Fatima
Aberkan, l’ex-belle-mère de Julie.

En décembre 2012, Iliass K. quitte l’appartement de sa mère situé


près du vieux quartier maritime de Molenbeek. Il prend la route de la
Syrie. Il vient juste d’avoir 21 ans. Il s’est fait embrigadé par un
recruteur de Sharia4Belgium. Il ne reste pas longtemps sur les champs
de bataille. Il est blessé. Le 6 mai 2013, soit un mois avant son retour,
la police intercepte un appel téléphonique à l’un de ses amis resté en
Belgique.
« Tu sais quoi ? J’ai décapité un mec. Je te jure. Je l’ai fait…
— Pourquoi ? demande le copain.
— C’était un taghout, un idolâtre, un ennemi d’Allah… »
À son retour, Iliass K. a été emprisonné mais il a comparu libre
devant le tribunal correctionnel de Bruxelles. Devant ses juges, le
jeune homme a nié tous les faits qui lui étaient reprochés. Il a prétendu,
selon un scénario préparé et intercepté lors d’une écoute téléphonique,
avoir rejoint les rangs de l’Armée syrienne libre, soutenue par la
coalition internationale.
Le parquet fédéral demandait son arrestation immédiate mais le
juge, le temps que les procédures d’appel soient épuisées, a préféré le
laisser en liberté à condition qu’il ne rejoigne pas une zone de guerre.
Iliass K. ne sort pas beaucoup de chez lui. Sa mère refuse de
répondre aux questions. L’épicier du coin de la rue sait qu’il est allé en
Syrie mais il n’a pas envie d’en dire plus. Des policiers locaux passent
régulièrement pour s’assurer qu’il est toujours bien domicilié chez sa
mère.
Selon le journal flamand Het Laatste Nieuws, Iliass K. n’a jamais
émis le moindre remords ni manifesté de signes de responsabilité.
Le travail des juges est au cœur du dispositif antiterroriste. Il est
particulièrement éprouvant, comme le souligne Marc Trévidic, l’ancien
juge antiterroriste, dans une interview à la RTBF, la télévision publique
belge francophone : « Chaque juge est libre de ses décisions. Je dis
quand même qu’il faut de nombreuses années pour commencer à voir
et à distinguer ceux qui sont dans la dissimulation des autres. Il y a des
gens qui m’ont fait froid dans le dos. »

Les premiers pionniers du djihad ne communiquaient pas par


Twitter, Facebook ou Snapchat. Ils avaient en revanche déjà bien
compris la puissance d’Internet et des forums qu’ils pouvaient relayer
sur leur site. Assabyle.com a servi de plateforme de recrutement à
Malika el Aroud et à Cheikh Bassam, les deux porte-drapeaux du
Centre islamique belge de Molenbeek-Saint-Jean.
Le 21 juin 2006, Abdel Rahman Ayachi et Raphaël Gendron, les
deux animateurs français de ce site islamiste, ont été condamnés à dix
mois de prison pour « diffusion de propos négationnistes et
xénophobes » par le tribunal correctionnel de Bruxelles.
Le site avait diffusé des textes incendiaires, traitant les Juifs de
« lâches », de « sournois » et « d’arrogants », et appelant à la guerre
sainte. L’un de ces textes, adressé à Nicolas Sarkozy et signé par
Cheikh Bassam, faisait l’apologie des attentats kamikazes.
Le site a trouvé au Pakistan un nouvel hébergeur pour poursuivre
ses activités. Les deux prévenus n’ont jamais été emprisonnés. Leur
peine était assortie d’un sursis de trois ans pour la moitié de
l’emprisonnement et comme les peines de moins de six mois ne sont
pas exécutées en Belgique, ils sont restés libres. Ayachi et Gendron ont
été tués en Syrie en 2013.

Les exemples suivants ne se rapportent pas à des actes de terrorisme


mais ils témoignent d’un climat de tension qui a prévalu trop
longtemps à Molenbeek-Saint-Jean et qui a généré l’estompement des
normes de l’Etat de droit.
L’histoire la plus ancienne remonte à 2004. Une patrouille de police
circule sur le grand boulevard Léopold II. A son passage, Mostafa
insulte les deux représentants de la loi :
« Qu’est-ce qu’il y a ? T’as un problème sale con ? Zamel (“pédé”),
viens t’expliquer… »
Les policiers en civil montrent leur carte de service et demandent
ses papiers d’identité au jeune homme. Il se rebelle, appelle à la
rescousse d’autres « jeunes » pour provoquer une émeute tout en
proférant un flot d’injures.
« Sale flic, c’est toi qui dois respecter la loi. Ici, tu n’es pas chez toi.
Sale Belge… »
Les policiers ont dressé un procès-verbal pour incitation à l’émeute,
infraction à la loi sur le racisme, pour coups simples et refus de
présentation d’identité. Ils ont aussi adressé une lettre au procureur du
Roi :
« En trente ans de carrière, nous n’avons jamais rédigé le moindre
PV d’outrage. L’attitude de l’individu décrit est un exemple frappant
d’incivisme qui, à notre sens, doit être poursuivi s’il existe une volonté
d’éradiquer ce genre de comportement portant préjudice à toute la
population et ce, y compris, la population d’origine immigrée. Nous
sommes interpellés par le type d’injure émis par l’individu (“sale
Belge”) alors que l’intéressé possède lui-même la nationalité belge.
Nous nous interrogeons sur la valeur qu’il accorde au fait de bénéficier
de cette nationalité. »

Le 27 juin 2011, le personnel d’une agence de publicité située sur le


territoire de la commune de Molenbeek écrit une lettre au
bourgmestre pour dénoncer l’insécurité permanente :
« Monsieur le Bourgmestre,
Dans un journal publié ce matin, vous affirmez que le débat sur les
problèmes d’insécurité dans votre commune est “basé sur des
mensonges”. Vous n’auriez pas pu nous humilier davantage. Nous
sommes dix collaborateurs de BBDO. L’an dernier, nous avons tous les
dix été victimes de ce que vous nommez prétendument des petits
incidents. Commis par des jeunes qui arrachent violemment notre sac.
Des jeunes qui brisent les vitres de nos voitures. Des jeunes dont les
injures verbales sont devenues telles que nous sortons dans la rue la
peur au ventre. Des jeunes qui se sont même permis de pointer une
arme sur l’un de nos collègues masculins.
Quand vous dites “Bon de quoi parlons-nous au juste ?”, vous nous
décevez et nous faites honte. Car il faut enfin dire la vérité. Ces dix
dernières années, nous avons dénoncé 152 faits concernant des actes
perpétrés contre nos collaborateurs ou notre bâtiment. Oui, 152, dont
10 avec agression corporelle rien que cette année. Est-ce un grand
problème de cohabitation sociale ? Si vous aviez subi ces agressions
vous-même, vous ne parleriez certainement pas de “petits quartiers où
les choses se passent un peu plus difficilement”.
Le vrai problème, c’est que ce que vous faites est insuffisant pour
mettre un terme à cette situation plus que sensible. Plus grave encore :
vous la niez.
Avec nos meilleures salutations. »
Quelques semaines plus tôt, une autre entreprise de publicité,
Mortierbrigade, avait décidé de quitter Molenbeek.

Ces deux événements ont interpellé le Comité P, l’organe


parlementaire chargé de contrôler les services de police. Le rapport est
sévère : « Une police qui n’a pas de contact avec la population, qui
n’ose plus se rendre dans certains quartiers de Molenbeek. La police se
rend dans les quartiers chauds uniquement en cas d’intervention
nécessaire ou d’appel urgent. Sinon, elle n’y met pas les pieds. À cause
de cela, le fossé se creuse avec les citoyens. » Ce rapport a été
divulgué à huis clos au parlement treize jours après les attentats du
13 novembre à Paris.

Parmi les causes de la radicalisation d’une partie de la population


belge d’origine arabe, nombreux sont les universitaires qui pointent la
dimension géopolitique et l’approche, jugée trop prudente, du conflit
israélo-palestinien.
Aux guerres, là-bas, succèdent, ici, les manifestations parfois très
violentes. Les paroles apaisantes de la classe politique qui implore de
ne pas « importer le conflit » ne sont pas entendues.
La parole antisémite s’est libérée. L’analogie est audacieuse mais
suffisamment imagée pour permettre de prendre conscience du risque
qui guette nos sociétés : l’antisémitisme est comparable au canari qui
autrefois au fond de la mine annonçait le coup de grisou.
Après l’attentat contre le Musée juif de Bruxelles, la députée
Viviane Teitelbaum qui siège dans les rangs de l’opposition au
Parlement régional bruxellois a dénoncé dans un livre Je ne suis pas
antisémite, mais… les attaques de plus en plus vives et impunies contre
les membres de la communauté juive de Belgique : « Deux choses
m’ont choquée. D’une part, la problématique de l’antisémitisme dans
les écoles publiques et d’autre part, le silence politique assourdissant
qui sonne l’annonce d’un permis d’attaquer notre société et nos
valeurs. Que ce soit dans les rues ou au sein de l’administration de
Molenbeek, d’Anderlecht, de Forest ou ailleurs. Cette manière de
tolérer l’intolérable. Les écoles sont aujourd’hui “judenrein”, sans
juifs. Les enfants doivent quitter les écoles publiques. »

L’histoire de Tamara, une ancienne employée de l’administration


communale de Molenbeek, est révélatrice : « Je n’ai jamais dit que
j’étais juive, car je ressentais une hostilité latente de la part de mes
collègues. Le lendemain des attentats à Charlie Hebdo et à l’Hyper
Cacher, il y a des gens qui se sont réjouis dans l’administration. Disant
“bien fait pour eux”, parlant de théorie du complot (…) Il y a des
zones de non-droit. On a pu voir “mort aux Juifs” tagué sur les murs.
Un discours antisémite est bien présent, même chez certains
fonctionnaires, un discours lié à l’importation du conflit. Tous ces
événements m’ont fait changer. J’ai vécu à Molenbeek tête baissée. »

À Molenbeek et dans les communes bruxelloises du « croissant


pauvre », les professeurs d’histoire sont souvent désemparés,
abandonnés à leur solitude par des directions d’école qui préfèrent se
taire dans l’espoir d’avoir la paix.
Belen était l’un d’eux. Elle a quitté son métier : « Dans les écoles
bruxelloises, là où il y a une majorité d’élèves d’origine arabe, les
professeurs n’osent plus parler de l’Holocauste. Alors, ils montrent un
film pour ne pas devoir affronter l’hostilité des élèves. »
La députée bruxelloise nous confie les difficultés qu’elle rencontre,
y compris au sein du Parlement régional, quand il s’agit d’évoquer
cette problématique : « Le plus choquant en Belgique aujourd’hui,
c’est l’interdiction de nommer les choses. Par peur de stigmatiser, on
finit non seulement par regarder ailleurs mais aussi par imposer à une
partie de la population de le faire aussi. »

En Belgique, l’introspection historique est douloureuse. L’affaire


Dutroux, du nom de ce criminel qui a violé et assassiné des enfants et
de jeunes adolescentes, a traumatisé la société belge. Plus loin dans
l’Histoire, la collaboration avec l’occupant pendant la Seconde Guerre
mondiale et dans la foulée, la Question royale concernant l’attitude du
roi Léopold III à l’égard du régime nazi ont laissé des cicatrices encore
visibles et expliquent en partie la division et la complexité de ce petit
pays.
Le Premier ministre, Charles Michel, en convient : les stratégies
d’intégration menées depuis trois décennies sont un échec et les
drames d’aujourd’hui en sont les stigmates. « Des responsables
politiques bien ou mal intentionnés ont permis, à force d’indulgence,
de faire croire qu’on pouvait toujours aller plus loin. » Et il précise :
« Ils ont accepté des accommodements raisonnables par rapport aux
valeurs fondamentales, à l’égalité d’un homme et d’une femme, à
l’autorité de l’État, à la place de la religion. »
Philosophe, un magistrat qui en a été le témoin résume en une
phrase toutes ces années perdues : « On a vécu là, les richesses et les
faiblesses inhérentes à la démocratie. »

Et maintenant ? Que fait-on ?

« Il y a de quoi être pessimiste. Le constat est amer », nous dit avec


le ton grave Ismaël Saidi. L’auteur de la pièce à succès Djihad a la
gouaille et le verbe colorés. Il ose une comparaison : « C’est comme le
cancer. Quand tu sais que tu l’as, eh bien tu te soignes. Tu fais la
chimio. C’est douloureux. »
Chacun a sa méthode. Celle du ministre belge de l’Intérieur est
musclée. Le 14 novembre 2015, au lendemain des attentats de Paris,
Jan Jambon annonce : « Je vais faire le ménage à Molenbeek. »
Ismaël Saidi préfère le rire et les larmes. Sa contribution à la lutte
contre la radicalisation est modeste mais exemplaire parce qu’elle mise
sur la citoyenneté, sur l’espoir que vivre ensemble n’est pas une
utopie.
En Belgique, Djihad a été vue par 57 000 spectateurs, dont 30 000
écoliers. La pièce tourne maintenant en France. Elle raconte l’histoire
d’Ismaël, de Ben et de Reda, trois amis d’enfance paumés. À
Molenbeek, ils préparent leur départ en Syrie pour aller tuer les
mécréants. En cours de route, ils vont perdre leurs certitudes.
Lorsqu’il a écrit cette pièce, en 2014, le metteur en scène
n’imaginait pas qu’elle connaîtrait un tel succès et qu’elle serait
considérée comme un outil pédagogique par les ministres belges et
français de l’Éducation nationale. À Trappes comme à Molenbeek ou à
Charleroi, des mères de djihadistes ont pleuré et ont accepté de parler,
de témoigner. Des gamins qui se voyaient avec une kalachnikov dans
les mains et qui n’avaient à la bouche que le mot kouffar n’ont plus ri
des cruelles images qu’ils regardaient en boucle sur Internet.
« Vous voyez, on a encore les moyens de faire bouger les choses. De
faire de cette jeunesse un vrai chaudron de citoyenneté. Il faut casser le
bourrage de crâne des apprentis sorciers du djihadisme », conclut
Ismaël Saidi.

La Belgique et tous les gouvernements européens sont confrontés à


la même équation : d’une part, la répression et la prévention des actes
terroristes ; d’autre part, la sécurité des citoyens et la sauvegarde
fondamentale des libertés publiques.
Le ministre de l’Intérieur, Jan Jambon, a clairement énoncé les
quatre priorités des forces de l’ordre : reprendre le contrôle du terrain à
Molenbeek et dans les autres communes touchées par la vague
djihadiste, suivre les « foreign fighters », assécher les réseaux de
financement criminels et combattre l’économie noire.
L’arsenal répressif a commencé à se mettre en place après les
premiers attentats de Paris contre Charlie Hebdo et les attentats
déjoués de Verviers en janvier 2015.
« Il était temps. J’étais conscient qu’il y avait des carences. On est
allés trop loin dans l’austérité », admet le ministre de l’Intérieur. La
Nouvelle Alliance flamande (N-VA), le parti nationaliste flamand
auquel appartient Jan Jambon, a toujours défendu une approche
politique sécuritaire. La police, les services de renseignements relayés
par leurs syndicats demandaient depuis plusieurs années de nouveaux
moyens en effectifs et en matériel.
« Pendant des années, j’avais l’impression que notre travail
n’intéressait personne, alors que nous réussissions de beaux coups de
filet », nous confie un ancien inspecteur.
Les douze premières mesures sont suivies de dix-huit autres mesures
additionnelles prises au lendemain des attentats du 13 novembre 2015.
Elles vont de la création d’un Conseil national de sécurité au
déploiement de 2 000 militaires, en passant par l’autorisation de
perquisitionner pendant la nuit, la fin de l’anonymat des cartes de
téléphonie mobile prépayées, le renforcement des écoutes
téléphoniques, la mise à jour des banques de données et l’acquisition
de nouveaux logiciels.
« Il y a un travail colossal pour rattraper le retard », admet Denis
Ducarme, député libéral et membre de la commission d’enquête belge
sur les attentats. Et il ajoute : « Il faut continuer pour s’armer face à
ceux qui ont juré de nous terroriser. Il y a des dossiers qui bloquent,
comme la garde à vue. »
En France, la garde à vue peut aller jusqu’à six jours. La moyenne
européenne est de 48 heures. En Belgique, elle est limitée à 24 heures.
Pour les policiers, le délai est souvent trop court pour recueillir les
éléments matériels dont la justice a besoin pour poursuivre un suspect.
Le débat est intense au sein du Parlement.
« Il faut toujours veiller à respecter le point d’équilibre entre la
liberté et la sécurité », précise le député de la majorité.
L’urgence est une autre contrainte, dictée par la peur d’un nouvel
attentat.
L’identification d’un suspect avant son passage à l’action constitue
la priorité des services de renseignements. Des dizaines d’attentats ont
été déjoués partout en Europe.
L’échange des informations et des bonnes idées se heurte parfois
aussi à la culture de nos pays. Contrairement aux Anglo-Saxons, les
Latins rechignent à collaborer avec les autorités.
C’est pourtant de France que Denis Ducarme a ramené dans sa boîte
à idées un projet pilote de la mairie de Paris :
« Ce système expérimental fonctionne bien. Il s’agit de repérer les
“signaux faibles”, les premiers signes de basculement, de
transformation physique et morale d’un individu qui change sa vie,
adopte un comportement en rupture avec son passé et son entourage
familial et professionnel. » Ce projet tente de convaincre les grandes
sociétés de transport, les entreprises de grandes tailles comme celles de
la distribution de signaler tout cas inquiétant à un numéro de téléphone
gratuit.
Au début de l’année 2016, le gouvernement belge a annoncé sa
riposte au niveau local. Molenbeek n’est pas seulement ciblée. Six
communes bruxelloises et une flamande, Bruxelles-Ville, Schaerbeek,
Saint-Josse-ten-Noode, Koekelberg, Anderlecht, Saint-Gilles et
Vilvorde bénéficient d’une attention particulière. Le « Plan Canal » est
mis en route pour combattre l’islamisme et la radicalisation. La police
locale en est le pilier. Elle se voit confier des tâches de renseignement
et de surveillance des personnes soupçonnées de radicalisation.
À Molenbeek, cela se traduit par un renfort de 50 policiers
supplémentaires. Pour une commune de 95 000 habitants confrontés au
défi de la restauration de l’État de droit, ce n’est pas un luxe.
Bernard Clerfayt, le bourgmestre d’une des communes bénéficiaires
de ce « Plan Canal » s’en est vivement pris au ministre de l’Intérieur,
accusé d’avoir, comme ses prédécesseurs, laissé tomber Bruxelles, la
mal-aimée des Flamands : « Savez-vous quels moyens vous accordez
aux polices des grandes villes ? Savez-vous que vous financez plus et
mieux les polices partout ailleurs dans le pays que dans les centres
urbains ? Savez-vous qu’à Bruxelles le nombre de policiers par
habitant, financé par l’État fédéral, a diminué de 20 % alors que la
population y a augmenté de 20 % en quinze ans ? »
Lors de la présentation du « Plan Canal », le ministre de l’Intérieur
suscite la polémique avec cette phrase : « Je veux qu’on sache qui
habite à Molenbeek et dans quelle maison. »
Six mois plus tard, l’objectif est en cours de réalisation. 450
associations sans but lucratif sur les 1 571 que compte la commune ont
été contrôlées : 91 font l’objet d’une procédure judiciaire, 78 ont été
fermées. 5 073 logements ont été inspectés. 589 personnes ont été
radiées des registres communaux de l’état civil et 41 habitations
insalubres ont été mises au jour. La vérification des identités des
personnes, des documents comptables des entreprises, des cotisations
sociales des employés pour lutter contre le travail clandestin, la
fermeture de coffee shops, camouflés en associations sans but lucratif
afin de vendre du haschisch, de lieux de prière et d’écoles coraniques
non règlementaires visent à rétablir la norme. La vérification des aides
sociales perçues par des terroristes et des individus condamnés par la
justice a permis de mettre en lumière un probable financement des
attentats. La mosquée salafiste Luqman, située au cœur du quartier
historique de Molenbeek, est aussi fermée mais ses animateurs restent
actifs sur le Web. Ce lieu de culte était fréquenté par El Khazzani,
Akrouh et Abrini.
En septembre 2015, le procureur général de Bruxelles, Johan
Delmulle, a révélé que la police fédérale avait passé à la loupe les
dossiers de 78 djihadistes. 32 individus avaient indûment perçu des
aides sociales (chômage, allocations familiales, bourses d’études) pour
un montant de 83 157 euros. Parmi ces bénéficiaires, il y avait Salah
Abdeslam, Bilal Hadfi et les frères El Bakraoui. Cité par le Wall Street
Journal, Philippe de Koster, le président de la Cellule de traitement
des informations financières en Belgique (CTIF), révèle que dans
certains cas, les djihadistes ont transféré de l’argent provenant de ces
aides publiques vers des cartes prépayées qui ont été employées lors
des attaques.
« Je veux faire revenir Molenbeek à la normalité », explique
Françoise Schepmans, la bourgmestre, à chacun de ses interlocuteurs.
La tâche n’est pas simple. La population de Molenbeek continue à
mal vivre l’onde de choc des attentats et de leurs médiatisations. La
défiance reste très grande à l’égard des autorités.
« C’est un travail à long terme. Mais dans le quotidien, on sent bien
le repli communautaire. Je suis interpellée quand je croise sur la place
communale ces femmes et même ces petites filles en tenue
religieuse », ajoute la bourgmestre.

Sarah Turine, son adjointe, est une figure importante du parti


écologiste, un parti opposé à la politique gouvernementale. Elle
critique la vision sécuritaire adoptée par les autorités fédérales. « Si on
croit qu’on va lutter contre le terrorisme avec la sécurité, on se met le
doigt dans l’œil, nous dit-elle d’emblée. Toutes les polices arrivent en
même temps. C’est normal de chercher à rétablir la loi, mais cela
n’aide pas à apaiser des populations qui se sentent encore plus
discriminées. »
Islamologue et historienne de l’art, Sarah Turine a vu depuis son
installation à Molenbeek, en 2001, la transformation de la ville, la
propagation du wahhabisme et l’influence des prédicateurs.
« En 2010, j’ai dit que c’était une bombe à retardement et en 2013,
après l’été, après les départs massifs vers la Syrie, j’ai vraiment pris
conscience du danger. Il a fallu rapidement mettre sur pied une
stratégie. D’abord faire prendre conscience aux éducateurs sociaux du
problème. Ils étaient dans le déni. Ils avaient peur d’être perçus comme
déloyaux », explique-t-elle.
Avec ses six maisons de quartier et ses 150 travailleurs sociaux,
l’ASBL paracommunale LES (Lutte contre l’exclusion sociale) est en
première ligne.
Ali, l’un de ses animateurs, confronte son expérience à celle d’élus
de Sevran et de Seine-Saint-Denis, venus en visite à Molenbeek au
début du printemps.
« Mon rôle, c’est d’abord de défricher, de comprendre quand nous
sommes confrontés à un cas de radicalisation. »
Hakim Naji, directeur adjoint des travailleurs sociaux de rue de
Molenbeek, poursuit : « C’est compliqué parce qu’au début, on n’avait
pas la boîte à outils. Par exemple, on n’était pas armés pour répondre à
un discours prêt-à-porter. Il y avait une technicité religieuse que nous
n’avions pas. »

*
La prévention du terrorisme et la déradicalisation sont au cœur des
préoccupations des gouvernements européens. C’est une nouvelle
science sociale. Les spécialistes se pressent dans les municipalités ou
les cénacles européens pour apporter leur expertise, mais comme l’a
bien fait comprendre Hakim, il n’y a pas de recette miracle.
En octobre 2014, le ministère de l’Intérieur crée une cellule
« radicalisme », mais la prévention est une compétence des Régions.
Encore une fois, la complexité institutionnelle de la Belgique retarde la
mise en œuvre d’un programme clair de prévention. Les majorités
politiques sont différentes dans les instances fédérales et régionales.
Les divergences entre la gauche et la droite s’affirment.
Pour ne rien simplifier, des initiatives locales finissent par rendre
incompréhensible un objectif aussi prioritaire. Enfin, la bataille des
experts s’est jouée sur le modèle à suivre en Belgique francophone :
que choisir entre l’expérience conduite au Danemark, en Allemagne,
au Québec, à Bordeaux, à Paris ou à quelques kilomètres, juste de
l’autre côté de la frontière linguistique, à Vilvorde ou à Malines ?
C’est finalement le modèle québécois, de l’autre côté de l’océan
Atlantique, qui sert de fil conducteur au dispositif de lutte contre le
radicalisme dans la partie francophone de la Belgique. « Un centre de
ressources et d’aide aux personnes confrontées à des phénomènes de
radicalisation violente » sera enfin opérationnel au début de l’année
2017. Il s’adresse, d’une part, à toute personne concernée par le
radicalisme violent nécessitant une prise en charge individuelle et,
d’autre part, aux administrations et collectivités publiques
francophones.
Rachid Madrane, le ministre de l’Aide à la jeunesse, des Maisons de
justice, des Sports et de la Promotion de Bruxelles, explique son
objectif : « Je ne pense pas que cela soit possible de reprogrammer
complètement la vision du monde de quelqu’un. On ne fait pas
“delete”. Nous ne sommes pas des ordinateurs qu’on peut reconfigurer
en un clic. Par contre, on peut amener quelqu’un qui serait prêt à
recourir à la violence à renoncer à celle-ci. C’est pourquoi je préfère
miser sur le désengagement de la violence. »
Le budget annuel du centre de prévention est estimé à 1,6 million
d’euros. Des psychologues, des criminologues, des spécialistes des
phénomènes sectaires et du djihadisme constituent l’équipe de prise en
charge. Objectif : « coacher » des individus qui volontairement font
appel au centre ou qui sont contraints par une décision de justice de se
soumettre au processus de désengagement.
La Fédération Wallonie-Bruxelles a choisi le modèle québécois du
Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence pour son
principal outil : une ligne téléphonique confidentielle accessible
24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
La situation entre le Québec et la Belgique n’est pourtant pas
comparable. La province canadienne ne compte qu’une trentaine de
cas de djihadistes partis en Syrie pour une population de 8 millions
d’habitants. C’est davantage l’approche philosophique très progressiste
qui a déterminé le choix des responsables francophones belges.
Herman Deparice-Okomba, le directeur du centre, explique : « Nous
avons constaté que les politiques ultra-sécuritaires dans lesquelles
beaucoup d’argent a été dépensé ne nous protègent plus. Jusqu’alors, la
seule possibilité offerte aux proches des personnes en voie de
radicalisation était d’appeler la police, ce que beaucoup refusent. » Et
il ajoute : « Beaucoup font l’erreur d’associer le phénomène de
radicalisation à l’islam et cela conduit à une stigmatisation de la
population car il existe aussi une radicalisation d’extrême droite ou
d’extrême gauche. »
« Toute cette bonne volonté servira-t-elle à quelque chose ? » Notre
question ne fait pas sourire le ministre bruxellois. « Je ne suis pas très
optimiste, concède Rachid Madrane. La société belge doit faire son
autocritique. On a reproduit des inégalités et en même temps on n’a
pas réfléchi à la place de l’islam. Oui, il faut nommer les choses. Moi,
la Belgique m’a tout donné et si je fais de la politique, c’est pour
montrer que c’est possible d’avoir un parcours positif. »

Dans une lettre écrite sur son blog après les attentats de Bruxelles du
22 mars, Felice Dassetto, l’islamologue de l’Université catholique de
Louvain, s’interroge sur la place de l’islam dans nos sociétés
européennes et sur le débat que cette question doit ouvrir parallèlement
aux multiples initiatives pour prévenir la prévention du radicalisme.
« Les intervenants non-musulmans dans la lutte contre la
radicalisation ont beau se mobiliser et agir pour promouvoir des voies
positives pour l’enfance et la jeunesse, si le monde musulman reste
immobile, s’il ne s’active pas dans le fond et pas seulement en façade,
et ceci, d’urgence, tout le monde risque d’être embarqué encore
pendant longtemps et dramatiquement dans des chemins bien épineux
(…) l’école a beau se mobiliser mais si dans des groupes, dans des
associations, on continue à dire aux jeunes que certains enseignements
ne valent rien face à la doctrine coranique, que l’école et les “autres”
veulent dominer l’islam, que les vérités sont ailleurs, que
l’islamophobie règne en général en Belgique, qu’il faut cultiver la
différence, qu’“il faut en finir avec le vivre-ensemble”, que la
référence à l’islam est bien plus importante que la référence au pays où
l’on vit, alors il ne faut pas se plaindre et pleurer ensuite que ces jeunes
vivent dans une désaffection totale par rapport à la société où ils
vivent. »

« Le problème n’est pas que religieux. Il est aussi identitaire, social


et économique », tient à nous préciser Olivier Vanderhaegen, un géant
à la longue barbe. Ce fonctionnaire de prévention de Molenbeek,
historien et philosophe de formation, a pris ses fonctions au début de
2014. Il a déjà formé des dizaines d’animateurs de rue et accompagné
les familles alertées par le comportement de leurs enfants ou
confrontées à un départ vers la Syrie.
« Ce qu’on essaie de faire, c’est d’abord écouter les familles. Cela
prend beaucoup de temps. Il n’y a pas de profil type dans les parcours
de vie, il y a souvent quelque chose qui s’est brisé dans l’histoire
familiale ou personnelle. »
Ce n’est pas facile de rentrer dans l’intimité des pères ou des mères.
Olivier Vanderhaegen explique à quel point son travail et celui des
psychologues et des assistants sociaux requièrent de la patience et de la
bienveillance. La barrière culturelle et religieuse est un frein. La
culture traditionnelle n’encourage pas l’introspection et les
confidences sur les conflits familiaux.
« Certains préfèrent mentir et nier la réalité plutôt que de devoir
affronter les faits.
— Comment faites-vous ?
— On essaie de rétablir des liens émotionnels entre les parents et les
enfants. On retisse les liens. On travaille aussi sur l’insertion
professionnelle. On ne parle pas de religion car on n’est pas
théologiens.
— Cela porte ses fruits ?
— Oui. On arrive à travailler sur une partie des jeunes qui ne sont
pas en voie de “déshumanisation”. On a évité des départs. Il y en a
beaucoup moins maintenant. Mais peut-être est-ce dû au fait que les
recruteurs principaux ont été identifiés et arrêtés. Le terrain local est
peut-être aussi épuisé. »
Pour combattre le radicalisme, pour réussir à « faire revenir
Molenbeek à la normalité », comme le dit la bourgmestre, il faut des
moyens et des renforts pour les équipes d’animateurs sociaux.
Molenbeek consacre 6,5 millions d’euros à la prévention. Un tiers
de cette somme provient de la commune. Le reste est assuré par le
gouvernement fédéral et la région bruxelloise. Cette somme représente
environ 4 % du budget annuel de Molenbeek.
Si elle devait être comparée aux coûts de tous les attentats et de
leurs conséquences sur l’économie, à l’effort budgétaire entrepris pour
renforcer toutes les mesures de sécurité et les services de police, elle
ne serait que dérisoire.
La tâche est immense mais la prise de conscience, après tant
d’années de déni, permet aujourd’hui l’action. La prévention du
radicalisme est une réalité.
Même s’il se garde bien de manifester un sentiment d’optimisme,
Olivier Vanderhaegen est fier de partager son expérience.
« Avec tout ce qui est arrivé, on a pu valoriser une expertise à
Molenbeek et on espère qu’on continuera à nous accorder du crédit. »
Les jeunes garçons ne sortent pas à Molenbeek pour se faire
exploser… Avec l’été et les vacances, il y a une certaine douceur qui
semble baigner l’atmosphère. Les gens sont plus proches.
Lors d’un voyage de découverte organisé par une association
molenbeekoise de femmes au foyer dans un pays nordique, des mères
ont enlevé le voile qui recouvrait leurs cheveux. Elles ont goûté au
plaisir de la transgression comme si c’était un fruit défendu. Les
animateurs et ces mères qui ont tellement peu l’occasion de franchir
les frontières du canal de Molenbeek ont bien ri de leur audace.
Parfois, il y a de petits signes qui ont une portée bien plus grande
que celle que nous imaginions quand nous en avons été le témoin.
Johan Leman, l’anthropologue et président du centre social le Foyer,
nous rappelle la soirée de rupture du jeûne, un soir de juin, dans la nef
de l’église Saint-Jean-Baptiste de Molenbeek : « Tout le monde en
parle encore. Il s’est passé quelque chose ce soir-là. Des gens ont
compris qu’ils n’étaient plus seuls, qu’ils n’étaient pas montrés du
doigt par tous les autres Belges. »
11

PARIS-BRUXELLES

« Cruel duel celui qui oppose Paris névrose et Bruxelles abruti qui
se dit que bientôt
Ce sera fini
L’ennui de l’ennui
Tu vas me revoir Mademoiselle Bruxelles
Mais je ne serai plus tel que tu m’as connu
Je serai abattu courbatu combattu
Mais je serai venu. »
Dick Annegarn, 1974.

Après les attentats du 22 mars 2016, la chanson Bruxelles de Dick


Annegarn est devenue un hymne de soutien aux victimes. Partagée sur
les réseaux sociaux, elle a été reprise par le chanteur Daan lors d’une
cérémonie qui s’est tenue au Palais royal. Cette ode à la capitale belge
est inscrite dans le cœur des Bruxellois. Elle symbolise à la fois
l’attachement qu’ils lui portent et la comparaison toujours difficile à
tenir avec la Ville lumière. Annegarn l’avait composée après avoir
quitté Bruxelles en 1972, pour Paris. C’était une chanson d’exil. Elle
est devenue si populaire que ce Néerlandais qui chante en français a
été fait citoyen d’honneur de la ville. Quelle autre capitale au monde
récompense ceux qui la quittent et fredonne, dans les temps de deuil,
leur chanson ?
La double attaque contre l’aéroport de Zaventem et le métro à la
station de Maelbeek a fait 32 morts et 340 blessés. Elle n’a pas
vraiment surpris les Belges après des mois d’alertes terroristes et un
« lockdown » de quatre jours en novembre qui a mis la ville à l’arrêt.
Mais elle a traumatisé de nombreuses personnes à qui il a fallu des
semaines avant de reprendre le métro ou de se rendre à un spectacle.
Pourtant, le 26 mars au Cirque royal de Bruxelles, avec la
complicité du chanteur Renaud, le groupe corse I Muvrini prend le
risque fou d’inviter sur scène une chorale de réfugiés syriens venus
soutenir les Belges en chantant en arabe. Chaque réfugié porte sur son
tee-shirt le nom de la ville syrienne dont il est originaire. Le public ne
s’y trompe pas et ovationne les choristes syriens. « Le miracle de cette
Belgique debout, acclamant cette fraternité insoupçonnable, cette
communion tellement précieuse », écrira plus tard le chanteur d’I
Muvrini, Jean-François Bernardini.
Alors que les Belges se retrouvent au pied de la Bourse de Bruxelles
pour se redonner du courage, Daech diffuse sur le réseau crypté
Telegram des chants en arabe à la gloire de ses « lions » qui ont soi-
disant terrassé la Belgique. L’un de ces nasheed est entrecoupé d’un
discours d’Abou Bakr al-Baghdadi. Il est intitulé « Nous avons détruit
la Belgique ». Le message dit qu’il n’y a pas d’accords à passer avec
l’État islamique. Daech menace la police belge et se défend d’être
terroriste. « Et s’ils m’appellent un terroriste, je dirai que l’honneur est
pour moi. Notre terreur est glorieuse. Elle est un appel divin »,
proclame le chanteur.

À l’heure où nous rédigeons ces lignes, l’enquête est toujours en


cours. Un juge belge travaille sur les attentats de Paris et deux sur ceux
de Bruxelles. D’autres sont en soutien, car il faut « fermer des portes »
de plusieurs dossiers annexes. Dix-sept personnes sont inculpées pour
Paris, huit pour Bruxelles. Plusieurs ont été transférées en France, dans
l’attente d’un procès.
Ce qui est sûr, c’est que la découverte, le 15 mars, de la planque de
Forest – à l’origine, une simple vérification –, a semé la panique dans
la cellule terroriste, accéléré l’enquête et décidé les djihadistes à
frapper à Bruxelles plutôt qu’à nouveau la France. Car dans la planque,
les policiers abattent Mohamed Belkaïd, l’un des dirigeants de la
cellule. Couverts par leur chef, « Amine Choukri », venu de Syrie où il
a combattu pour l’État islamique, et Salah Abdeslam s’enfuient par les
toits de l’îlot intérieur. Pris dans la nasse policière, les deux complices
seront interpellés le 18 mars rue des Quatre-Vents à Molenbeek, au
grand soulagement de François Hollande et de Charles Michel, réunis
à Bruxelles pour un sommet européen.
Mais quelques jours plus tard, deux kamikazes à l’aéroport de
Zaventem et un sur la ligne 1 du métro bruxellois semaient la mort.
« Nous sommes passés de la grâce à la douche froide. On attrape
Abdeslam, et le mardi, cela saute », résume un enquêteur.
Les policiers s’étaient intéressés à la cache de Forest car un certain
« Mehdi Vandenbus » avait fait ouvrir le compteur électrique de
l’appartement. Ce nom a éveillé les soupçons. En effet, en juillet 2015,
une importante filière de faux papiers avait été démantelée à Saint-
Gilles, l’une des communes de Bruxelles. L’atelier de la rue des
Fortifications était un vrai laboratoire qui permettait d’imprimer et de
plastifier de faux documents belges, français, italiens et algériens
contenus dans des fichiers et sur des clés USB. Parmi le millier
d’identités contrefaites retrouvées sur place, se trouvait le nom de
« Mehdi Vandenbus », qui s’avérera être Khalid El Bakraoui, le
kamikaze de Maelbeek. Lorsque les policiers avaient perquisitionné le
laboratoire, ils n’avaient trouvé que trois SDF d’origine maghrébine.
Le faussaire en chef, un Algérien de 40 ans, Djamal Eddine Ouali,
avait pris la clé des champs. Il a été arrêté dans la région de Salerne en
Italie le 26 mars puis extradé vers la Belgique, où il figure désormais
parmi les inculpés dans le cadre des attentats de Bruxelles.
Le laboratoire de Saint-Gilles a fourni des faux papiers à la cellule
de Paris et de Bruxelles. Il est possible que Mohamed Belkaïd l’ait
fréquentée en 2014, avant de rejoindre l’État islamique, lorsque sa
présence à Bruxelles est attestée dans un groupe d’illégaux algériens.
Tout ceci montre que la cellule de Paris et de Bruxelles n’est pas
qu’une émanation de quelques petits caïds de la communauté belgo-
marocaine de Molenbeek. En Syrie, les djihadistes se sont rapprochés
par affinité linguistique. Français, Belges, Marocains, Tunisiens,
Algériens ont fait cause commune comme ce fut le cas à Jalalabad, en
Afghanistan, dans la cellule qui allait sous l’ordre d’Al-Qaïda
assassiner le commandant Massoud. En Syrie et en Irak, ces
francophones se sont entraînés et ont combattu sous le drapeau de
l’État islamique. Ils ont acquis des compétences militaires. Ils ont été
en contact avec d’anciens officiers baasistes de Saddam Hussein
rompus à la clandestinité. Ils ont nourri un projet de représailles qui
vise au premier plan la France, accusée de mille maux. Des non-
francophones, comme les deux Irakiens du Stade de France, se sont
portés volontaires pour l’opération martyre. Ils pensent en termes de
guerre tandis que les Européens continuent à vivre plus ou moins
normalement.
De l’enquête sur les attentats de Paris, il ressort que la Belgique était
initialement une base logistique, où la cellule s’est reconstituée vers
septembre 2015 après être arrivée en Europe par des chemins divers.
Les voitures ont été louées en Belgique, la coordination y a été faite en
communication directe et sécurisée avec Raqqa. Les enquêteurs n’ont
pas trouvé de preuves que les armes ont été acquises en Belgique. Puis
la cellule s’est déployée en France.
« Il est certain que les ordres venaient de Raqqa, analyse un
enquêteur. Ce n’était pas du terrorisme maison. »
Les écoutes réalisées dès janvier 2015 dans le dossier de Verviers en
disent long sur la détermination des terroristes et le rôle d’Abaaoud.
Elles révèlent que le groupe devait se mettre en action dès lors que dix
membres de l’État islamique avaient réussi à joindre l’Europe. Ils
devaient ensuite mener des actions multiples en Europe au sein de
cellules étanches. La consigne venait d’un certain « Padre ». Abaaoud
coordonnait.
Dès Verviers, le but était de tuer un maximum de gens, de
« terroriser les croisés », dira Abaaoud dans le magazine Dabiq. La
phrase prend tout son sens dans l’idéologie de l’État islamique. Dabiq
est une bourgade du nord de la Syrie, qui a été occupée par Daech
jusqu’en octobre 2016. S’inspirant d’un hadîth, les djihadistes croient
que c’est là qu’aura lieu la dernière grande bataille entre les forces
musulmanes et l’« armée des croisés ». Mais les frappes aériennes,
sans engagement au sol des armées occidentales, ont mis la prophétie à
plat. L’EI est donc allé chercher les « croisés » là où ils vivent. Une
réunion du haut commandement de l’organisation terroriste, à Raqqa,
au début novembre 2015, fixe la cible.

Paris fut l’étape suivante : 130 morts, plus de 410 blessés. Une
exécution froide, sans état d’âme. Au Bataclan, les terroristes
reprochent à la France de bombarder les civils à Raqqa. Hormis Salah
Abdeslam, dont le gilet d’explosifs n’a apparemment pas fonctionné,
tous sont déterminés à mourir.
Ils auraient dû être plus nombreux car un Algérien et un Pakistanais,
portant de faux passeports syriens, manquent à l’appel. Ils ont été
arrêtés début octobre à Leros, en Grèce. Tout comme les deux Irakiens
du Stade de France, ils ont été recrutés en Syrie par un certain Abou
Ahmad pour participer au massacre de Paris. Sur le faux migrant
algérien, on trouve un numéro de téléphone turc qu’il attribue à Abou
Ahmad, surnommé « l’oncle ». Or ce numéro est retrouvé dans la
poche d’un des kamikazes irakiens du Stade de France, sur un morceau
de papier froissé, ainsi que sur l’un des téléphones portables
découverts dans la cache d’Abaaoud à Athènes.
Tandis que les policiers recherchent désespérément Salah Abdeslam
en Belgique, et que les planques sont découvertes les unes après les
autres, d’autres membres du groupe daechien continuent à fabriquer du
TATP. Najim Laachraoui interroge le quartier général de l’État
islamique. Avec ses comparses, il est planqué tout près de son quartier
d’enfance à Schaerbeek, dans un appartement loué rue Max Roos. De
son ordinateur, il parle en français avec son « émir » en déposant des
messages vocaux sur un cloud que son interlocuteur consulte ensuite.
« Il faut éviter de taper sur la Belgique, dit-il, comme ça, ça reste une
base de repli. » Son obsession est de faire annuler l’Euro de foot 2016
pour infliger « une leçon » et « une grosse perte financière » à la
France.
La France est dans le viseur de l’État islamique depuis septembre
2014 au moins. L’organisation terroriste a toujours fait ce qu’elle a dit.
Ce mois-là, le porte-parole de l’EI, Mohammed Al-Adnani, lance un
appel glaçant à tuer des ressortissants de pays participant à la coalition
internationale contre Daech. « Si vous êtes capable de tuer un infidèle
américain ou européen – en particulier un Français hostile et impur –,
un Australien, un Canadien, ou tout infidèle issu des pays qui se sont
ligués contre l’État islamique, alors placez votre confiance en Allah et
tuez-le, par tous les moyens. Ne consultez personne et ne cherchez de
fatwa de quiconque », décrète l’homme que les services de
renseignements appellent aussi le « ministre des attentats de Daech ».
Dans cette harangue, Al-Adnani s’efforce de dresser les musulmans
contre le reste du monde, évoquant le principe d’al-wala wal-bara, la
loyauté envers les musulmans et l’hostilité envers les infidèles. « Nous
ferons sauter votre Maison Blanche, Big Ben et la tour Eiffel… Nous
voulons Kaboul, Karachi, le Caucase, Qom, Riyad et Téhéran. Nous
voulons Bagdad, Damas, Jérusalem, Le Caire, Sana, Doha, Abou
Dhabi et Amman. Et les musulmans doivent reprendre le pouvoir
partout », ajoute-t-il en mars 2015.
Mais c’est le contraire qui se produit. L’armée syrienne, aidée des
frappes russes, l’opposition armée à Damas et une coalition arabo-
kurde grignotent progressivement du terrain à l’État islamique. Dès
lors, les services de renseignements craignent une montée en flèche
des attaques en Europe, aux États-Unis ou en Turquie.
L’appel d’Al-Adnani est suivi à la lettre par tous ceux qui se
réclament de l’État islamique depuis des mois. Comme des sujets
téléguidés mentalement depuis la Syrie, ils appliquent son permis de
tuer et les modes opératoires qu’il a préconisés, comme le camion fou
à Nice ou l’arme blanche dans l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray.
Les services de renseignements occidentaux estiment qu’Al-Adnani
est le véritable donneur d’ordre des attentats en Europe. Il aurait dirigé
une unité de renseignement au sein de l’État islamique appelée en
arabe Emni et qui est chargée de redéployer en Europe les djihadistes
européens. Abaaoud était l’un de ses lieutenants. Un certain « Abou
Souleiman », de nationalité française, auquel un des kamikazes a fait
référence lors du carnage au Bataclan en serait aussi, de même
qu’« Abou Ahmad », qui serait d’origine syrienne. L’État islamique a
annoncé à la fin août 2016 qu’Al-Adnani avait été tué dans la province
d’Alep.

*
L’enquête sur les attentats de Paris et de Bruxelles révèle aussi que
les terroristes ont fait, à leurs heures perdues dans les planques, des
recherches sur Internet pour imaginer des armes beaucoup plus
mortelles et massives. La cellule s’est intéressée de près au nucléaire
belge. Lors d’une perquisition dans l’appartement de l’épouse d’un des
inculpés de Paris, Mohamed Bakkali, les policiers ont retrouvé une
vidéo de surveillance du directeur du Centre nucléaire de Mol. Ses
allées et venues à bicyclette étaient enregistrées. Des recherches ont
également été faites sur Internet pour examiner des façons
d’empoisonner l’eau. La menace est sérieuse car en Syrie, l’État
islamique n’a pas hésité à utiliser des armes chimiques comme du sarin
et du gaz moutarde. Celles-ci avaient été saisies à l’armée syrienne par
le Front al-Nosra en décembre 2012, puis récupérées par Daech. Des
plans pour militariser des armes biologiques ont également été
découverts dans des ordinateurs ayant appartenu à l’organisation
djihadiste.
Ce n’est pas la première fois que des groupes terroristes
s’intéressent à des armes de destruction massive. Dans le passé, le
Groupe islamique armé (GIA) algérien avait fait des recherches sur la
ricine. D’autres recherches sur le sujet ont été menées dans la vallée du
Pankissi, en Géorgie, puis dans le nord de l’Irak.
Patrick Calvar, directeur général de la Sécurité intérieure (DGSI),
estime que Daech a acquis « une capacité quasi industrielle » en
matière d’armes non-conventionnelles en récupérant ce dont disposait
l’armée de Saddam Hussein ou l’armée de Bachar el-Assad. « Ils
n’hésitent pas à l’utiliser sur le terrain, a-t-il confié à la commission
d’enquête française. S’ils en ont l’opportunité, ils vont exporter ces
armes. La vraie difficulté pour eux est d’y parvenir, notamment à cause
de la dangerosité des produits en question. Aussi, pour l’heure, en
restent-ils à des attaques basiques et, comme vous, je suis persuadé
qu’ils passeront au stade des véhicules piégés et des engins explosifs,
et qu’ainsi ils monteront en puissance. »

Devant cette menace réelle, la France s’est inscrite dès les attentats
de Paris dans une « guerre » contre l’État islamique. Le président
Hollande a fait bombarder le site de Deir ez-Zor, en Syrie, où s’est
entraînée la katiba francophone. En Belgique, le Premier ministre
Charles Michel a refusé tout langage guerrier après les attentats de
Bruxelles. Il a pris soin d’éviter d’alimenter la tension dans la
population et de décourager toute mesure de rétorsion contre la
communauté musulmane.
À intervalles réguliers dans son histoire, la Belgique a été accusée
d’être le ventre mou de l’Europe, où tout est possible et rien n’est
contrôlé. Les attentats de Paris ont montré les limites d’une coupable
insouciance et d’une vision à court terme de la politique belge. Dès
janvier 2015, le gouvernement a musclé son arsenal antiterroriste. Il l’a
étoffé encore plus après les attentats de Paris. Symboles du
changement de cap sécuritaire, les militaires patrouillent dans la rue.
Du jamais vu depuis trente ans.
Bruxelles-Paris, Paris-Bruxelles. En fin de compte, le sort des deux
pays est lié. Ce qui se passe en Belgique a un impact en France. Ce qui
se produit en France touche la Belgique. Et les terroristes ont depuis
longtemps compris qu’ils vivaient en Europe, voyageant d’un pays à
un autre, s’y installant pour de courtes périodes avant de déménager
ailleurs.
« Tout attentat est un échec puisque nous n’avons pas pu
l’empêcher », dit Patrick Calvar.
« Chaque matin, je me demande si un terroriste a échappé à
l’enquête, nous confie un juge antiterroriste belge. Je m’endors avec
ces affaires et je me réveille avec elles. Quand je sors de chez moi, je
vois les gens qui vont travailler et qui passent à autre chose. Pour nous,
ce n’est plus le cas désormais. »
POSTFACE

« J’ai été en Syrie et j’ai vu que tout Molenbeek y était. » Cette


phrase d’Abrini résonne encore dans nos têtes. La commune
bruxelloise a été incontestablement le vivier d’un groupe qui a ramené
la terreur en Europe, dix ans après Al-Qaïda, cette fois-ci au nom de
l’État islamique. Ils ont grandi dans les rues de cette commune, sont
devenus des voyous et ont fini par se transformer en assassins.
Étape sur le chemin du djihad international, Molenbeek a un trop
lourd passif dans l’histoire du terrorisme. Elle est aussi devenue un
symbole. Celui des négligences, de la candeur, de la peur de
stigmatiser, des accommodements idéologiques – bref, de la cécité
politique des autorités belges. Elle a permis à des fanatiques de
prospérer dans une quasi-impunité.
La plupart des membres de la cellule terroriste qui a frappé à Paris et
à Bruxelles se sont radicalisés au contact d’Internet et de la
propagande de l’État islamique, qui a su exploiter la faiblesse de ces
voyous. Mais comme le dit l’un des responsables de l’instance
représentative des musulmans de Belgique, « les mosquées sont un
déclenchement du radicalisme. Elles déclenchent un sentiment
religieux mais ensuite, n’arrivent pas à contrôler les jeunes ».
Dès l’arrivée des premières vagues de l’immigration marocaine, la
Belgique a donné les clés de la représentation de l’islam à l’Arabie
Saoudite. Au fil des années, des prêcheurs, salafistes et fréristes, ont
façonné une vision du monde qui a détaché les fidèles d’un islam
adapté à l’Europe et à ses valeurs essentielles comme l’égalité entre les
hommes et les femmes. Cet islam ultraconservateur a encouragé un
repli identitaire, a entretenu, chez certains, une haine de l’Occident et a
jeté le discrédit sur l’ensemble de la communauté.
Le tableau que nous avons dépeint est effrayant mais Molenbeek
n’est pas un cas isolé. Ailleurs en Europe, d’autres ghettos sont le
creuset de ce radicalisme. Maintenant que nous en avons pris
conscience, il faut apprendre à dépasser nos peurs, à vivre – enfin –
ensemble et à promouvoir un islam européen, pacifié, modernisé et
déconnecté des secousses permanentes du Moyen-Orient.
Car l’onde de choc du conflit syrien n’est qu’un des tragiques
chapitres de ce djihad global.
PETIT LEXIQUE DE LA DJIHADOSPHÈRE BELGO-FRANÇAISE

ABAAOUD, Abdelhamid – Principal recruteur de la cellule franco-


belge qui a frappé à Paris et à Bruxelles, tué en novembre 2015 à
Saint-Denis.
ABDESLAM, Brahim – Kamikaze français, ayant vécu à Molenbeek,
s’est fait exploser boulevard Voltaire à Paris.
ABDESLAM, Salah – Sa veste d’explosifs n’a pas fonctionné à Paris.
Échappe à la police belge pendant quatre mois. Arrêté à Molenbeek
quatre jours avant les attentats de Bruxelles.
ABERKAN, Fatima – La « mère Dalton » des djihadistes de
Molenbeek.
ABRINI, Mohamed – Ami d’enfance des Abdeslam, « l’homme au
chapeau » devait déclencher une troisième charge explosive à
l’aéroport de Bruxelles-National.
AL-ABSI, Amru – Chef des recrues belges, françaises et néerlandaises
en Syrie, facilite le passage du groupe vers l’État islamique, tué en
mars 2016.
AL-ADNANI, Mohammed – Syrien, numéro deux de l’État islamique,
organisateur des attentats à l’étranger, tué en Syrie en août 2016.
ATAR, Oussama – Cousin des frères El Bakraoui, ancien prisonnier en
Irak, inspirateur présumé de la cellule terroriste.
AYACHI, Bassam – Franco-Syrien, pionnier de l’islam radical à
Molenbeek.
BELKACEM, Fouad – Dirigeant de l’organisation Sharia4Belgium,
active surtout en Flandre, dissoute en 2012.
BELKAÏD, Mohamed – Le « commissaire politique » de la cellule des
attentats de Paris et de Bruxelles. D’origine algérienne.
DEGAUQUE, Muriel – Première femme européenne à se faire
exploser en Irak.
DENIS, Jean-Louis – Belge converti, recruteur, condamné pour
terrorisme en 2016.
EL AROUD, Malika – Égérie du djihad à Bruxelles, veuve de l’un des
assassins du commandant Massoud.
EL BAKRAOUI, Ibrahim – Ancien braqueur, se fait exploser à
l’aéroport de Bruxelles-National.
El BAKRAOUI, Khalid – Issu comme son frère du grand banditisme,
kamikaze dans le métro de Bruxelles.
EL KHAZZANI, Ayoub – Auteur de la tentative d’attentat contre le
Thalys en août 2015.
HADFI, Bilal – Français né à Bruxelles, un des trois kamikazes du
Stade de France.
LAACHRAOUI, Najim – Artificier de la cellule franco-belge, un des
terroristes de l’aéroport de Bruxelles-National.
NEMMOUCHE, Mehdi – Principal accusé dans la tuerie du Musée
juif de Bruxelles en 2014.
ZERKANI, Khalid – Principal recruteur de djihadistes à Bruxelles.
REMERCIEMENTS

Nous n’aurions jamais pu écrire ce livre sans le concours


d’innombrables personnes qui ont accepté de répondre à nos questions.
Juges, policiers, avocats, agents du renseignement, responsables
politiques, députés, proches de djihadistes, sociologues, éducateurs et
habitants de Molenbeek… Leur éclairage, sur un sujet aussi délicat, a
été déterminant. Certains ont demandé l’anonymat mais se
reconnaîtront dans les citations que nous leur avons empruntées.
Grâce au travail réalisé par nos collègues de la presse belge et
française, nous avons pu également accéder à des informations
inédites. Ce livre est à ce titre un ouvrage collectif même si les erreurs
éventuelles sont à porter sur le compte des auteurs.
Durant plusieurs mois d’enquête, nous avons joué cartes sur table à
Molenbeek et expliqué l’objectif de notre démarche. Nous avons été
accueillis chaleureusement par ses habitants et responsables. Au-delà
du constat qui est fait dans ces pages, Molenbeek mérite d’être mieux
connue comme une commune vivante et souriante. La grande majorité
de sa population a vécu les événements comme une honte et une
souffrance.
Nos remerciements vont aussi à Charles Dantzig des éditions
Grasset qui nous a donné un bien précieux, à nous qui travaillons
l’actualité au jour le jour : le temps de chercher des informations, de
les nuancer et de leur donner, nous l’espérons, une perspective
historique.
Agnès Nivière, responsable de la correction chez Grasset, nous a fait
des remarques judicieuses.
Un grand merci aussi à Laurence, Bichara et Georges pour leurs
conseils avisés.
Enfin, qu’aurions-nous pu faire sans la patience de Catherine et de
Fabienne qui nous ont soutenus pendant tout ce temps ?
En mémoire, enfin, de Marie-Rose Armesto, qui fut parmi les
premiers à comprendre ce qui allait se passer.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.

© Éditions Grasset & Fasquelle, 2017.

ISBN : 978-2-246-86277-2
TABLE

Couverture
Page de titre
Exergue
Avant-propos
1. Molenbeek
2. Les fripons du canal
3. Le rif, terre des ancêtres
4. Molenbeek-Kaboul-Raqqa
5. Fatima Dalton
6. L’incontrôlé islam de belgique
7. Flupke Moustache, le maire historique de Molenbeek
8. Le théâtre du mensonge
9. La Belgique, un État defaillant ?
10. De l’échec au sursaut
11. Paris-Bruxelles
Postface
Petit lexique de la djihadosphère belgo-française
Remerciements
Page de copyright
Couverture : Christophe Lamfalussy, Jean-Pierre Martin, Molenbeek-sur-
Djihad, BERNARD GRASSET

Vous aimerez peut-être aussi